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Une main de femme reposait dans l’herbe humide.

David descendit de
cheval et prit dans la sienne cette main, si belle, si lourde, si dorée, qui se
tendait vers lui. Ainsi débute la dérive perverse qui entraîne un jeune
écrivain dans le sillage de sculpteurs fous.
KÂÂ

CRIANT DE VÉRITÉ

FLEUVENOIR
Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

FRAYEUR
CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II

CHAPITRE III

CHAPITRE IV
CHAPITRE V

CHAPITRE VI
CHAPITRE VII

CHAPITRE VIII

CHAPITRE IX

CHAPITRE X
CHAPITRE XI

RE-COMMENCEMENT

À propos de l’auteur
Copyright d’origine

Achevé de numériser
FRAYEUR

Une collection rouge pour vos nuits blanches


Ouvrage présenté par Juliette Raabe
CHAPITRE PREMIER

C’était une réception mondaine et littéraire, comme il les détestait


exactement. Une centaine de personnes parlaient beaucoup, faisaient
beaucoup de fumée et complotaient à n’en plus finir au sujet de n’importe
quoi : le problème, pour eux, n’était pas l’objet du complot mais qu’on
puisse comploter.
Odeurs de divers parfums, là-bas, un gros type sous un lustre projetait de
la fumée de cigare dans tous les sens en parlant à une jeune femme blonde.
Il se leva, se faufila entre des groupes et atteignit le buffet où on lui
resservit un whisky-Perrier. Ainsi armé, nouveau parcours entre d’autres
groupes pour parvenir à mettre le pied sur le balcon. Quatre étages en
dessous, la nuit et les lumières du boulevard Saint-Germain. L’air était tiède
et les voitures commençaient à se faire un peu rares : Paris s’assoupissait
pour quelques petites heures.
— Mais ! On vous cherche partout, enfin, David !
Il se tourna : c’était son agent d’édition, femme de quarante ans, plutôt
efficace. Juste, David ne voyait pas pourquoi elle éprouvait le besoin de se
vêtir comme une maquerelle chic. Il eut quelques vilaines pensées à son
égard et fit un sourire vague.
— Qui donc me cherche ?
— David, il est question de cette interview au journal de 13 heures, vous
ne vous souvenez pas ? Vous ne pouvez pas laisser passer cela.
— Je ne vois pas que ce soit indispensable, dit David.
— Écoutez, David, vous êtes en passe de devenir, l’année prochaine, un
Goncourt, d’accord ? Si on vous oublie — et vous savez à quel point on
vous oublie vite, dans ce milieu... Je vous ai littéralement construit, David,
non ?
— D’accord, fit David, vaincu et furieux. Mais auparavant, dites-moi qui
est la jolie blonde fringuée « rive droite » qui discute avec le gros type au
cigare.
Elle se tourna, observa le grand salon, avec un air rusé, fit encore :
— Elle vous intéresse, David ?
— Curiosité. Le gros type a l’air de l’emmerder profondément.
— Oui, mais s’il lui achète une de ses sculptures, elle ne peut guère faire
autrement, j’imagine.
— Ah ? Elle fait de la sculpture ?
— Elle s’appelle Sylvie Nuans. Elle expose, en ce moment, dans une
galerie de la rue Jacob, paraît-il.
— Quel genre de sculpture ?
— Écoutez, David, je n’en sais rien et la sculpture, je n’y comprends
rien et ça m’emmerde, alors...
— D’accord, sourit David. Allons voir votre zozo.
— Ce n’est pas un zozo, quand même.
— Sylvie Nuans. Drôle de nom : ce qu’elle fait doit être très nuancé,
non ?
Elle haussa les épaules et le traîna pratiquement jusqu’au journaliste. Ça
ne dura pas trop longtemps. David essaya malgré tout d’être le plus aimable
possible et fut rassuré de savoir que ce « 13 heures » était prévu pour le
mois suivant.
— C’est juste pour savoir si vous êtes d’accord pour le principe.
— Je le suis, je le suis, dit David, la tête ailleurs. Je vous donne mon
téléphone et vous me rappelez ?
— Vous n’habitez pas Paris, à ce que j’ai compris ?
— Ha, ha ! Certainement pas. Quelle horreur !
L’autre sourit poliment d’un air très compréhensif. David fit un petit
signe de la main et s’en retourna vers le milieu du salon en constatant qu’il
avait déjà vidé son nouveau verre. Il trouva qu’il exagérait et la fille blonde
avait disparu pendant qu’il parlait avec les autres.
— Et merde ! dit-il tout haut.
Puis il perçut que le gros type au cigare était devant le buffet.
— Excusez-moi. Je crois bien que c’est vous qui bavardiez avec Sylvie
Nuans, tout à l’heure ?
— Oui, oui, en effet, monsieur ?
— Grandfons. David Grandfons.
— L’écrivain ? Sensationnel. Je suis ravi de vous rencontrer.
Il avait une voix minuscule sortant de ce corps énorme et obèse. Il suait
beaucoup et David lui trouva un regard étrange. La main de David fut
emprisonnée dans une main énorme et trempée.
— Si, si, vraiment, continua la voix minuscule ; j’ai beaucoup aimé
votre roman, euh... Transparences, c’est cela ?
— C’est cela.
— Ah ! c’est une belle soirée. Je m’appelle Jacobucci. Vittorio
Jacobucci, et je n’ai aucun talent artistique.
Il rit d’un rire minuscule et aigu, absolument insupportable. Et ajouta,
l’air narquois :
— J’ai beaucoup d’argent : ça compense.
« Mais peut-être que cela ennuie le grand écrivain que vous êtes qu’on
parle d’argent ?
— Non, répondit David. Je m’en fous. Vous pouvez me dire où est
passée Sylvie Nuans ?
— Oh ! Elle est certainement allée se coucher. Elle a fini par m’avouer
qu’elle trouvait cette réception barbante.
— Elle ne vous a pas dit où elle habitait ?
— Ah ! monsieur le romancier, vous allez vite en besogne ! D’après ce
que j’ai compris, elle loge actuellement à l’hôtel Intercontinental.
« Il faut encore vous dire que je lui ai acheté une de ses œuvres. Le prix
était cosmique, mais c’était tellement superbe.
— Bravo, dit David.
— N’est-ce pas ? Allez voir la galerie où elle expose. Je pense que je
vais lui trouver une galerie superbe à Milan. Elle m’a demandé ça et
comment voulez-vous donc que je le lui refuse ?
— Bien sûr, dit David.
Il avait une envie de quitter ce lieu qui devenait incoercible et ce fut une
vraie joie de retrouver l’air devenu frais.

David se réveilla vers dix heures dans sa chambre du PLM Saint-Jacques,


commanda du café et une orange pressée, but d’abord le jus d’orange et
fuma une cigarette avec le café. Ensuite, il appela l’hôtel Intercontinental,
en se traitant de tous les noms : pourquoi courir ainsi après une silhouette
fugace, lui, le célibataire inconditionnel et endurci ? La réception de l’hôtel
Intercontinental lui fit connaître que Mlle Nuans était partie un quart
d’heure plus tôt, après avoir réglé sa note, et qu’elle n’avait donné aucune
adresse.
Remercier et raccrocher, se raser et se doucher ; laisser tomber et virer de
son crâne l’image déjà floue de Sylvie Nuans.
Lui aussi régla sa note et ne laissa pas d’adresse. Vers dix heures et
demie, sa traction avant Citroën 15 CV six cylindres, modèle 1953, dévorait
son carburant dans les embouteillages du bas du boulevard Saint-Michel et
il se détestait d’avoir envie malgré tout de jeter un coup d’œil sur la galerie
d’art de la rue Jacob. En ce moment, il aurait pu être du côté de
Fontainebleau, voire Sens.
Il ne prenait jamais l’autoroute, estimant que la 15/6 n’était pas faite pour
ça, n’avait pas été conçue pour ça.
— Je suis un type d’un autre âge, quand même, dit-il tout haut.
Mais il ne pouvait nier être ravi d’une façon particulière quand il voyait
les regards des passants se poser sur la grande carrosserie noire. Il trouva
une place libre pour la voiture rue de l’Université et s’en fut à pied dans ce
début d’automne étonnant de tiédeur.
Puis il trouva la galerie où étaient supposées être les œuvres de Sylvie
Nuans, tombant dessus comme son regard, pensant peut-être même à autre
chose, déjà. Et alors, un énorme camion bouchait la rue, stationné devant
cette galerie et on y chargeait des caisses. Galerie vide, le nom de Sylvie
Nuans, en noir sur fond doré, titre de l’exposition « BRISURES DE
CORPS ». Quoi, comme corps ? Quelle sorte de corps ?
Des manutentionnaires ahanaient autour d’une dernière caisse et, derrière
le camion béant sur un entassement intérieur, ça hurlait de coups de klaxons
de diverses couleurs. La porte vitrée de la galerie était ouverte, David la
franchit, se retrouva devant un homme trop bien habillé.
— Monsieur ?
— Bonjour. Je pensais que Sylvie Nuans était là.
— Sylvie ? demanda l’homme aux yeux trop vides. Ah non. Non, elle
n’est pas là. Je crois bien qu’elle prenait l’avion pour Madrid ce matin. Dis-
moi, Henri, elle part bien ce matin pour Madrid, Sylvie ?
Henri parut, il était un gnome luisant.
— Oui, oui, bien sûr. Je crois qu’elle veut être là-bas avant le camion.
David observa le décor, luxueux en présence des objets dont il a besoin
pour exister, sinon, saleté vide et endeuillée, avec le gnome petit en blouse
verte et le type trop bien habillé.
— On peut savoir votre nom ? Comment vous connaissez Sylvie ? Ça,
c’était le type trop bien habillé.
— Grandfons, fit David. David Grandfons. Avec le sentiment de se
répéter, de se haïr. Répétition de quel spectacle ? Avant-première de quoi ?
— Ça sent la poussière, dit David.
— David Grandfons ? L’écrivain ?
— La poussière, mais la poussière de luxe, rassurez-vous.
— Que voulez-vous, maintenant ?
— Rien, répondit David.
— Il ne vous reste qu’à aller à Madrid, courir après votre fantôme,
ricana le gnome.
David jugea qu’il était temps, largement, de quitter ce trou. Restait une
brochure de l’exposition de Sylvie Nuans, quelque chose de luxueux.
C’était posé sur une sorte de truc recouvert de toile de jute dorée. Il s’en
saisit.
— Ça fait cent cinquante francs, dit le gnome.
— Laisse, Henri, laisse monsieur Grandfons. Bonne journée, monsieur
Grandfons.
Il sortit avec sa brochure, David, comme s’il quittait un lieu sans sens,
sans haut ni bas, ni droite ni gauche. Il avait le sentiment pénible d’avoir
failli toucher à de l’inavouable.
Le demi de bière fraîche qu’il but ensuite en fumant une cigarette lui fit
un bien insensé.
— Je romance tout bien trop, soliloqua-t-il.
Il regardait la brochure posée devant sa bière et se percevait comme
parfaitement incapable de l’ouvrir. La couverture était d’un noir mat et on
lisait juste, en petit et condensé au milieu : « BRISURES DE CORPS »,
Galerie Fionna, 15 septembre-10 octobre 1994.
Il termina son demi, se leva pour payer et acheter des cigarettes, sortit
dans le soleil de la rue de l’Université.
— Merde, le bouquin !
Et fit demi-tour sur place.
Le garçon était devant son nez et brandissait le catalogue :
— Hé, monsieur ! Vous avez oublié cela. C’est bien à vous, non ?
David regarda l’homme mince avec la moustache fine et la veste noire,
dit :
— Oui, merci, je l’avais oublié.
Avec le sentiment qu’il aurait vraiment mieux valu oublier ça. A trente
mètres, rassurante, était la traction et ses odeurs particulières, qu’il aimait
tellement. David bafouilla un merci mécanique. L’envie de fuir le prenait
aux tripes.
*

Il ne voulait pas pousser la solide, mais tout de même vénérable


automobile. Il avait donc été obligé de faire étape pour la nuit à Vichy, ville
qu’il détestait parce que l’idée de cure thermale lui était insupportable.
Ça, plus Pétain, c’était complet. Le lendemain matin, le personnage de
Sylvie Nuans travaillait encore son cerveau et il y avait de la pluie. Vichy,
donc, puis Thiers, Ambert, La Chaise-Dieu, Le Puy, routes oubliées des
temps modernes : il aimait ainsi voyager, seul, en écoutant pas mal de
musique et en laissant fuir le temps. Dans Le Puy, à chaque fois, il se
trompait, il faisait beau de nouveau, l’automne ne se décidait pas, au 15
octobre, c’était toujours l’été.
David chantonna, fort juste, une pièce pour piano de Saint-Saëns.
Il était donc heureux, comme d’habitude. Romancier en passe de devenir
célèbre à vingt-huit ans, fort bon pianiste, excellent cavalier, plaisant
beaucoup aux dames, un peu farfelu avec sa 15 CV Citroën et ses nostalgies
bien propres.
Après Le Puy, restait encore environ vingt-cinq kilomètres et il se
retrouverait dans le calme de sa petite planète personnelle, comme il aimait
à dire. Heureux comme d’habitude. Sauf l’étrange Sylvie Nuans.
Évidemment, il y avait cela : l’étrangeté de Sylvie Nuans. Ou bien c’est
lui qui se la décrivait comme étrange. C’était possible aussi. Et pourquoi ne
pas écrire quelque chose de mélancolique sur le thème de la femme croisée
un soir et inoubliable ?
— Cuit et recuit, dit-il à voix haute en doublant un camion poussif. Puis
il tourna à droite, traversa le village où tout le monde salua le retour de la
voiture noire.

Il avait dépensé à peu près la totalité de son héritage pour acheter et


retaper cette ferme auvergnate, en se donnant un mal fou pour surveiller
l’entreprise du Puy qui voulait absolument du neuf au sens béton du mot.
David vivait surtout dans la grande pièce avec la grosse cheminée.
Étaient là le grand bureau encombré, face à la vue sur la vallée et le lac, le
piano demi-queue Pleyel, une table ronde où il prenait ses repas, un canapé
d’angle en cuir soigneusement usé.
Il eut plaisir à allumer un feu inutile, à rire de l’ambiance salonnarde du
parisianisme. Fut certain aussi qu’en cet endroit il ne mettrait pas deux jours
à oublier Sylvie Nuans et ses statues.
— Nuans... A-t-on idée de porter pareil nom ! Quoi, comme statues, au
reste ?
David se souvint qu’il avait laissé le catalogue de la galerie d’art de la
rue Jacob dans la voiture. Au-dessus de lui, il entendit que Judas remuait.
C’était une vraie ferme auvergnate : c’est-à-dire que, construite à flanc de
coteau, les étables étaient au-dessus de l’habitation et on y montait les bêtes
par une sorte de pont de pierre ; ou encore, on les faisait entrer par le haut
de la côte. David s’était bien gardé de toucher à cette coutume ancestrale et
Judas, le trotteur de trois ans qui n’avait pas mis le nez dehors depuis quatre
jours, commençait à piaffer.
Vers six heures du soir, dans le crépuscule, David, chevauchant
Judas — un Judas ravi — respirait les odeurs de la forêt du Devès, vers
douze cents mètres d’altitude.
— Je suis crevé, mon pote Judas, mais ça me fait du bien quand même
de te retrouver. As-tu vu Esmeralda ?
La chatte, Esmeralda. La chatte qui usuellement couchait avec le trotteur
Judas.
Tout cela était idyllique.
L’idyllique commença à prendre une autre tournure au moment où il
terminait de bouchonner Judas en se demandant vraiment où pouvait bien
être passée Esmeralda. Une voiture s’engageait dans la cour et c’était
l’Ami-8 Citroën pourrie de l’abbé Pierre Vézilles.
Tiens ? Le voilà déjà ? Eh bien ! Mon retour aura été vite annoncé.
Pierre Vézilles avait trente ans, portait un blue-jean crasseux, un pull de
marin usé et une barbe très soigneusement peignée et longue. David
l’aimait bien et il y avait entre eux des souvenirs de longues soirées d’hiver
à jouer aux échecs ou bien à parler religion en buvant de l’alcool de myrtille
et de la bière.
— David ? dit l’abbé dans le noir.
— Écurie, je descends. Entre donc.
Quand David fut dans la cour où maintenant on distinguait les choses à
peine, Pierre Vézilles, curé de son état, était toujours immobile au milieu de
la cour.
— Entre donc, voyons.
— Je ne suis pas venu pour boire un coup, David. Il s’est passé quelque
chose de bizarre, durant ton absence.
— Ça n’empêche pas de prendre un scotch, mon cher abbé.
— Si on compte le chien, ça fait trois disparus d’un seul coup.
— Comment ça, disparus ? Qui ?
Pourquoi venir lui raconter ça à lui, David ?
— Des pauvres gens, David. Vraiment des pauvres gens. Les Vanniaux.
Tu sais ? Au bout du village, en allant vers l’Herm Chacornac.
David voyait très bien : des gens jeunes ou bien même très jeunes, très
soignés dans leurs pauvres habits et malgré la pauvreté des pauvres habits.
Jolie, la fille, du reste, se souvenait David. Ils circulaient à Vélosolex, parce
qu’un jour David, écœuré, leur en avait acheté un.
— Je vois, dit-il. Et alors ? Tu viens, on rentre, j’ai froid, maintenant.
CHAPITRE II

Lorsque le visage de l’abbé Pierre Vézilles vint à la lumière de la grande


pièce, David le trouva vraiment blanc. Ça tranchait avec les yeux bleus et la
barbe noire ; ça faisait un visage en somme tricolore.
— Écoute, ce n’est peut-être pas grave. Ils ont peut-être trouvé du travail
au Puy, ou quelque chose comme ça.
— Mais non, on a vérifié, David, tu penses. Non, non, ils sont disparus
depuis trois jours, maintenant. On a retrouvé le Solex au bord d’un affouage
qui leur était alloué.
— Ah ! En effet.
David sortait les verres, pensait à autre chose en vérité, commençait à
tomber de sommeil ; et où donc était passée Esmeralda ?
— Juste une goutte, alors, dit Pierre Vézilles en désignant la bouteille de
scotch.
— Que disent les gendarmes ? Ils ont des chiens, des hélicos, je ne sais
quoi encore. Ils passent leur temps à montrer ça à la télévision.
Pierre Vézilles leva les yeux au ciel :
— Tu ne comprendras décidément jamais, David. Les gendarmes s’en
foutent bien. Ils sont allés faire un tour dans leur 4 L du côté de la coupe où
ils ont disparu, ont vaguement interrogé deux types qui travaillaient dans
une autre coupe à plus d’un kilomètre, ont dit que, de toute façon, les
Vanniaux, c’était pas des gens bien clairs, qu’il fallait attendre un peu quand
même. Il a fallu, je crois, que le maire insiste pour qu’ils l’enregistrent à la
rubrique des « personnes disparues ». A leurs yeux, c’est moitié vagabond
ou sauvage et ça mérite à peine un coup de téléphone.
« Tu comprends, David ? Ce sont des pauvres, simplement des pauvres ;
ça n’intéresse personne. C’est même encore le mieux quand ça disparaît,
non ?
— Derrière la soutane somnole le trotskiste, hein ? Avoue.
— Je ne vois pas ce que ça a de déshonorant, riposta l’abbé.
— Je disais ça pour rire, voyons, Pierre.
L’abbé sourit. David aimait bien quand l’abbé souriait. Ça mettait de la
confiance en toute chose.
Et une sorte d’espoir inattendu. David admirait.
Cette fois, le sourire disparut presque comme il était venu.
— Oui. Ce sont des pauvres.
L’abbé leva les yeux du fond de son verre, fit en regardant David de son
œil bleu :
— Et il y a de plus en plus de pauvres. De plus en plus.
— D’accord, dit David. Et la planète est de moins en moins faite pour
qu’ils y aient place.
— Mon ministère a d’abord pour fonction d’être auprès des pauvres.
— Bien sûr, répondit doucement David. Bien sûr, Pierre.
Cet abbé-là pouvait apparaître d’une effrayante et belle fragilité. Sans
percevoir comment ni pourquoi, il eut le sentiment que ce type-là — qui
devait être un peu son ami — finirait broyé. Ça le mit extrêmement mal à
l’aise, David.
— Reste à dîner, je crois qu’il me reste une boîte de tripoux, essaya
David, presque certain que Pierre Vézilles refuserait.
— Non. Non merci. Tu vois ? Je n’arrive pas même à comprendre
pourquoi je pense ça, mais je crois que c’est parce qu’ils sont pauvres qu’ils
ont disparu.
David dit qu’il ne voyait pas bien le rapport, Pierre Vézilles hocha la tête
comme s’il ne se comprenait pas lui-même. Ensuite, il vida son verre,
refusa tout autre chose et alla vers la porte et sa voiture. David resta sur le
pas de cette porte, face à la nuit, la portière de la vieille Ami-8 claqua, bruit
grinçant du démarreur et ensuite, la lueur jaune des phares. David referma
la porte au moment où la chatte Esmeralda filait entre ses jambes.
— C’est vrai que c’est bizarre, dit David, tout haut. Ce ne sont pas des
gens, les Vanniaux, qu’on kidnapperait pour avoir une rançon. Certainement
pas, en effet.
Il alla s’asseoir face à sa machine à écrire et Esmeralda lui sauta sur les
genoux. Il se débarrassa de ses bottes de cheval avec un grand soulagement.
Esmeralda ronronnait déjà et il ne contemplait rien du tout d’un œil vide.
Au bout d’un moment, il se leva pour aller faire réchauffer les tripoux. Il
était huit heures et quelques, il alluma la télévision, on voyait une statue
brillante, il l’entr’aperçut à peine, puis, ensuite, le visage de Sylvie Nuans.
Ça stoppa net David devant l’écran.
« — Et, donc, après-demain, disait le présentateur, ce sera la même
exposition dans une galerie de Madrid ?
— C’est cela, répondait Sylvie Nuans. »
— Du différé, dit David tout haut.
« — Et vous reviendrez vite à Paris, j’espère ?
— Oh ! Je crois que quelque chose est prévu à Milan, avant. »
David trouva que cette fille était extrêmement belle et fine et tout et tout.
Et que quelque chose ne collait pas : sa voix. Une voix sombre et morne ;
comme la voix de quelqu’un qui vit interminablement un deuil intérieur.
Ça exaspéra David, de la voir ainsi, à la télévision ; il estima qu’elle
venait le traquer jusque chez lui ; du coup, il coupa le sifflet du présentateur
et Esmeralda se mit à miauler. Il se dit qu’il préférait le miaulement
d’Esmeralda à la voix de Sylvie Nuans, voix horrible.
— Elle a une voix de mort ou de morte. Quelle horreur.
Il s’en fut à la cuisine s’occuper de nourrir Esmeralda et de faire chauffer
les tripoux. Il installa un couvert hâtif, déboucha une bouteille de vin
d’Auvergne et décida d’accompagner son repas de la lecture de Bel Ami de
Maupassant.
C’est là que le téléphone sonna. David jura comme à l’habitude, alla
éteindre sous les tripoux, dit « merde », parce que Esmeralda était de
nouveau dans ses jambes, et s’en fut décrocher. Ça faisait le temps de quatre
sonneries et il était trop tard.
— Tans pis.

David allait à cheval sous les frondaisons prenant couleur d’automne et


Judas allait paisiblement dans ces couleurs-là, lui, tout noir. David allait
vers la coupe où avaient disparu les Vanniaux. Par là-bas et pourquoi pas
vers ailleurs ?
Il y eut cette grande allée, à gauche ; Judas avait l’habitude de cette allée,
il prit le trot tout seul. David aimait beaucoup le genre de sentiment de
puissance calme que donne le trot enlevé.
Les affouages étaient à un petit kilomètre à droite, quand on reprenait la
grande forestière. A huit heures du matin, la forêt était calme et belle. Il
ralentit et arrêta Judas au croisement, bien décidé à respirer l’odeur de
feuilles tombantes et à entendre le bruit silencieux et calme de la forêt.
Judas fit un bruit de narines et ensuite hennit et s’ébroua. David le flatta et
lui parla, puis tourna à droite pour s’engager dans la grande forestière.
Calme, calme, calme. Loin des salons parisiens et des agents littéraires.
— Tu sais, Judas ? En rentrant, je vais me faire un petit déjeuner
vraiment très sérieux.
Judas eut l’air de dire qu’il s’en moquait au plus haut point et il y avait
un cavalier à l’autre bout de la grande forestière, à au moins huit cents ou
mille mètres.
Ce cavalier le vit, fit violemment tourner bride à son cheval et disparut
derrière un repli de terrain. Ce fut tellement rapide que David crut avoir
rêvé.
— Ça alors ! C’est qui ?
David poussa des jambes Judas à la suite de ce qu’il croyait vraiment, lui,
David, être une sorte de bizarre fantôme.
— C’est fou, ça. A qui donc peut bien être un tel cheval ? Et qui donc le
monte ?
Il fut à l’endroit où on avait fait volte-face : il y avait des traces de fers
dans les deux sens et « on » était reparti au galop. Vers où ? Mais il est vrai
qu’avec un cheval on peut aller à peu près n’importe où, spécialement dans
une forêt.
— Bien. C’est quelqu’un qui ne voulait pas me rencontrer.
A cheval, on peut aller environ n’importe où, en effet, mais on suit très
bien vos traces.
— Me voilà sur la piste des Cheyennes.
Judas aimait bien lorsque David parlait tout seul.
Un petit kilomètre plus loin, les traces disparaissaient dans une autre
allée, profonde et sombre et qui montait extrêmement.
— Vraiment, Judas ? Tu peux me dire ? D’où vient-il, ton congénère ?
Parce qu’il n’y a rien, par là.
Et puis, par terre, au milieu de l’herbe sur le bas-côté, était une sculpture,
la sculpture dorée d’une main de femme.
Sculpture dorée d’une main de femme, à huit heures du matin, dans
l’herbe verte et mouillée de rosée, vers treize cents mètres d’altitude dans la
forêt de Vebres. David mit pied à terre, prit la main comme si c’était une
main qu’on lui tendait, mais dont le corps serait absent. Une main très
lourde, en or massif, par conséquent. Il tourna cette main dans tous les sens,
admiratif devant la finesse d’exécution, qui restituait de façon affolante
jusqu’aux lignes intérieures et aux empreintes digitales.
Puis David demanda à Judas :
— Ça appartient à qui ? A ce cavalier ? Mais alors, qu’est-ce qui lui
prend de se promener avec des statues en or bizarres (et superbes, je dois
l’avouer) vers huit heures du matin, à cheval, en forêt et de fuir à la
première approche ? Il regarda encore cette main : le réalisme était poussé à
un tel point qu’un ongle fort long était cassé, celui de l’auriculaire et, aussi,
c’était le choix d’une main gauche comme modèle qui l’intriguait.
David mit la sculpture étonnante dans une des fontes de selle et remonta.
Au trot, il était à vingt minutes de chez lui.

David estima que cette sculpture de main, le mieux était de dire que
c’était un excellent presse-papiers. Il la posa donc sur une pile de feuilles,
sur son bureau, l’admirant encore.
Puis il alla se confectionner des œufs au plat.
Vers onze heures, il descendit au village à pied, songeant de façon
imprécise à la main et au cavalier. Il faisait doux, il y avait un beau soleil et
il sifflotait quelques bribes de la dernière partition qu’il était en train de
déchiffrer.
David comptait s’y coller une bonne partie de l’après-midi.
A mi-chemin, une vieille Estafette le doubla, stoppa et alla à reculons
vers lui.
— Alors, on se balade, monsieur Grandfons ?
Luc Remaison, fermier de son état. David lui louait les champs qu’il
avait été obligé d’acheter avec la maison.
— Faut en profiter, non ? dit David.
— Ça, c’est sûr. C’est une sacrée belle arrière-saison. Je vous laisse aller
ou bien est-ce que vous montez ? Depuis le temps que je vous dois un
verre...
— D’accord, dit David souriant.
Il monta, l’autre redémarra. Dans la camionnette était une odeur d’étable
et des bidons de lait vides tintinnabulaient à l’arrière.
David se retrouva en conséquence dans le petit bistrot silencieux.
— Dites-moi, monsieur Remaison ?
— Oui ?
— Il y a beaucoup de gens qui se baladent à cheval, dans le secteur ?
Le sourire du lourd paysan auvergnat, lourd de forme mais pas de tête,
s’élargit et une énorme main calleuse s’abattit sur l’épaule de David.
— Ha, ha ! Y a vous, sûr. Au fait, que j’y pense, le pré-bas, vous y
pouvez mettre Judas comme convenu, hein ? Comme vous voulez. Parce
qu’il doit se trouver un peu à l’étroit, là-haut, quand même.
— Oui, bien sûr. Mais le problème, c’est que quand Judas se retrouve
dans un grand pré, après il ne veut plus en ressortir et il faut se mettre à
quatre pour le coincer.
— Ah oui, c’est vrai. C’est pas à l’automne dernier, déjà que ç’avait été
toute une histoire. C’est pas ça ?
— Justement, répondit David. Et je n’ai pas envie que ça recommence.
— Oh ! Les gamins et moi, plus vous... Enfin, vous verrez bien. Vous
prenez quoi ? Ah vous, c’est toujours du whisky. Et un jaune pour moi.
Lucette !
— Il y a moi, monsieur Remaison. Mais qui d’autre ? Ce matin, je
faisais trotter un peu Judas en forêt et...
— Au fait, vous êtes au courant de la disparition des deux Vanniaux.
Jusqu’au chien qu’a disparu. Des pauv’ gens, hein ? Mais bon, quand
même, je trouve que les gendarmes pourraient un peu se bouger le cul, vous
croyez pas ? Après tout, ils sont peut-être pas riches, m’enfin, ils votent.
Non ?
— C’est vrai, répondit David qui avait oublié à quel point Luc Remaison
était un bavard incontinent.
« Je sais, fit-il. C’est dans ce coin-là, par où ils ont disparu, que j’ai vu de
loin quelqu’un à cheval. Lequel, lorsqu’il m’a vu moi a fait demi-tour à
plein galop.
— Ah bon ? Oh ! Ce sera quelqu’un comme vous, qui se balade. Vous
remettez ça ?
— D’accord. Dites-moi, il y a quoi, par là-haut ?
— Oh ! Mais rien. A part des myrtilles. Mais c’est peut-être quelqu’un
qui venait de loin ; un randonneur. Dites, monsieur Grandfons, ça a l’air de
vous préoccuper ?
— Je ne comprends pas pourquoi je l’ai fait fuir, c’est tout.
Et puis David comprit que Luc Remaison lui posait la question par pure
politesse et qu’il n’en avait vraiment rien à cirer des cavaliers entr’aperçus
au matin. Après tout, se dit David, ce doit être lui qui a raison.
La salle du petit café se remplissait, David serrait des mains lourdes et
sympathiques. Ils l’avaient adopté tout de suite : quelqu’un qui faisait le
mouvement inverse de tous les jeunes du village.
— Je viens de croiser les gendarmes, dit un type maigre que tout le
monde appelait « le polak ». Il paraît qu’un hélico va venir pour essayer de
les repérer.
— Il serait temps, dit une autre voix. Il serait temps. L’était pas riche, le
Didier Vanniaux, mais toujours prêt à donner un coup de main. Et on ne
laisse point les gens disparaître ainsi. Hein, monsieur Grandfons ?
— Évidemment, dit David.
Qui pensait : « En faisant le tour par Cayres, en voiture, je dois bien
arriver à savoir qui a des chevaux dans ce coin-là. De l’autre côté de la
montagne, certainement. »
C’était cette sculpture qui triturait le cerveau de David ; il l’admirait et la
trouvait bizarre, quand même. Elle lui procurait un sentiment qu’il ne
parvenait pas à analyser, lui qui, usuellement, passait son temps à
comprendre et décrire ce qui se passait dans la tête des autres.
— Bon, ben c’est pas tout ça, moi je vais y aller, dit Luc Remaison qui
sortait de sa poche un porte-monnaie noir de femme, archaïque et usé.
— Moi aussi, dit David.
Ils réglèrent leur tournée, pendant que derrière eux on en venait à la
question centrale : l’ouverture de la chasse.
David s’en fut vers le presbytère et, comme la vieille Ami-8 était garée
devant, cela voulait dire que l’abbé Vézilles était chez lui.
Pierre Vézilles ouvrit avant même que David n’ait sonné.
— Je t’attendais.
— En lisant quoi ?
— Rien du tout. Je priais.
— La gendarmerie expédie un hélicoptère au-dessus de la forêt dans
l’après-midi. Remonte-moi chez moi, nous déjeunerons ensemble et j’ai
quelque chose de bizarre à te montrer.
— J’ai rendez-vous à l’évêché à cinq heures, ce soir. Depuis le temps
que j’attends ce rendez-vous...
— Ce ne sera pas un festin tel que tu sois encore à table à cinq heures, rit
David.
— D’accord. Et qu’est-ce que ta chose bizarre ?
— Montons, répondit David. Arrête-moi à la boucherie, que je prenne
deux entrecôtes.

— C’est vraiment extraordinaire.


— N’est-ce pas ? fit David depuis la cuisine.
— Extraordinaire. Elle a l’air tellement vraie qu’on dirait que... qu’elle
est vraiment vraie.
Pierre tournait la main dans ses mains.
— Habituellement, fit-il en allant vers la cuisine, habituellement, on
s’interroge sur la question de savoir pourquoi un objet d’art, bien
qu’éloigné de la réalité, la rappelle pourtant étonnamment. Eh bien là, c’est
le contraire, ce qui est impressionnant, c’est qu’on dirait que c’est vraiment
une vraie main. Une vraie en or.
— C’est cela, répondit David. On dirait que c’est une vraie vraie main et
pas une fausse vraie main. Tout y est.
— Oui. Et qui est-ce qui a fait cela ?
David brancha le gril électrique pour les entrecôtes et se tourna vers
Pierre :
— Mais, justement ! Je n’en ai strictement aucune idée.
— Comment ? Mais je pensais que tu avais acheté cela à Paris, moi.
Non ?
— Pierre, je l’ai trouvée ce matin en me promenant en forêt avec Judas.
Elle a dû tomber des fontes d’un autre cavalier qui, d’ailleurs, a pris la fuite
en me voyant arriver.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Ce n’est pas une histoire, Pierre, mon cher abbé. C’est ainsi,
exactement ainsi et plutôt curieux. Non ?
— Et qu’est-ce que tu en penses ?
— Je pense que ce cavalier-là doit bien venir de quelque part et
j’aimerais bien lui restituer sa statue. Lui en demander également la
provenance.
— Eh bien ! Tu as un mystère sur les bras, sourit Pierre. C’est toujours
amusant et moins inquiétant que celui de la disparition de ces pauvres
Vanniaux. Un hélicoptère. Au bout de trois jours ! C’est se moquer, David,
non ?
David était bien d’accord. Ensuite, ils se mirent à parler d’autre chose.
Vers trois heures, l’abbé Pierre Vézilles terminait sa deuxième tasse de café,
se tamponnait bouche et barbe avec sa serviette et se levait. David ne jugea
pas utile de lui demander pourquoi il se rendait à l’évêché.
La chatte Esmeralda se jeta volontiers sur le gras restant des entrecôtes et
David, maintenant, avait le choix entre son piano ou bien se lancer dans une
enquête vaseuse et indécise au sujet d’un cavalier et d’une statuette.
S’il y avait une relation entre les deux, rien de moins sûr, au fond. Il alla
à la fenêtre, admira le spectacle du ciel azuréen par-dessus le lac très au
fond, les couleurs d’automne et le vert foncé immuable des sapins. Vers le
nord-ouest tintaient des cloches de vaches.
— Ce que c’est calme !
Puis il regarda la main, ensuite le piano, la main de nouveau et alla
décrocher une vieille veste en cuir qu’il affectionnait particulièrement.
Fouilla ensuite dans ses cartes, finit par retrouver en râlant l’IGN de
l’endroit, laissa sortir Esmeralda et, ayant fermé à clé, monta dans la 15/6.
Au fond, ça faisait une promenade.
CHAPITRE III

Jusque vers cinq heures du soir, David roula donc plus ou moins au
hasard par des petites routes. A quatre heures, il était tombé sur un club
équestre, un peu avant Saint-Didier-d’Allier.
Il espéra que ça venait de là, ce cheval et son cavalier, mais un homme
fort affable lui assura que personne n’avait loué de cheval si tôt le matin,
que, du reste, c’était la fin de la saison et qu’il n’y avait plus un seul
touriste.
A quatre heures et demie, nouvel espoir dans une sorte de ranch vraiment
crasseux, plus loin et plus à l’est, du côté de Vergezac. Même réponse de la
part, cette fois, d’un jeune homme qui devait boire trop de bière.
Pendant que le soleil se couchait, il se mit à pleuvoir. David but une bière
à Saint-Privat-d’ Allier, déçu mais surpris. C’était un petit café tranquille.
Deux types, au bar, assez jeunes, bavardaient. David mit un moment à
comprendre qu’ils parlaient de la disparition, la veille, d’un jeune garçon.
— L’était trop beau gosse, le Sabin. Il y aura une vieille qui l’aura
kidnappé pour se le sauter, rigola celui de droite.
— Raconte pas de conneries là-dessus, Armand. C’est pas drôle, quand
même.
— Y a qu’à faire une battue au-dessus de Rougeac, vu que c’est par là
qu’il a disparu.
David se dit qu’apparemment ceux-là n’étaient pas au courant des autres
disparitions à moins de quinze kilomètres à vol d’oiseau. Mais, pour eux, ce
devait être comme une autre planète.
David commença à ressentir une sale peur trouble. Évidemment, il
pouvait n’y avoir aucun lien entre la disparition des Vanniaux et celle-ci.
Oui, certes, on pouvait toujours se raconter ça, mais, sans aucunement
savoir pourquoi, David était persuadé du contraire. Et c’était peut-être bien
cette persuasion même qui lui faisait peur.
« Ça ne te concerne pas, ça concerne la police. Pense à autre chose, à ton
piano, par exemple. Ou à ce nouveau roman sur la déchéance que tu as
laissé tomber depuis au moins trois semaines. Voilà, pense à ça et offre-toi à
dîner dans un bon restaurant. Ensuite, retour à la maison, un scotch,
sommeil et debout à huit heures, pour préciser au brouillon la psychologie
de ton personnage central. D’accord, David ?
— « D’accord, répondit David à David. »
Les deux types ébranlèrent leur carcasse vers la sortie sur le plancher gris
et grinçant. Resta donc juste David, qui demanda une autre bière au type
maigre et jovial qui officiait derrière son bar.
— Qui est-ce qui a disparu ? Parce que, si j’ai bien compris...
— Pfouhh, fit l’autre. Un gamin. Mais c’est même pas sûr. A peut-être
fait une fugue, ou bien il en a eu marre de trimer pour son père qui est un
vrai alcoolo. Le Sabin, il a dû se dire qu’il n’allait pas toute sa vie casquer
pour les cuites de son vieux. Moi, je le comprends, hein ?
— Bien sûr, répondit David. Évidemment.
— S’pas ? Moi, je le connais bien, le Sabin. A treize ans, c’t’espèce de
fumier de père Charzel le faisait bosser et l’empêchait d’aller à l’école. Y a
les flics qui sont intervenus, bon, tout un bordel d’histoires de déchéance
paternelle, etc. On va le retrouver au Puy ou à Brioude. C’est un cinglé de
mécanique et un malin : il va bien se faire engager comme arpète dans un
garage et il finira patron, vous verrez.
Bon. David était tombé sur un bavard. Il s’agissait de fuir avant que
l’autre ne décide de le passionner avec sa vie sexuelle ou autre chose de ce
genre.
Il fut sauvé par l’entrée d’autres clients, paya, salua, se retrouva dans la
15/6, alluma et fouilla dans ses Michelin en fumant, cherchant Rougeac. Il
trouva facilement, à deux kilomètres au nord-est de Saint-Privat, en se
demandant bien ce qu’il avait à aller traîner à Rougeac.
Il fit faire demi-tour à la 15/6 qui avait causé presque un attroupement sur
la place de l’église. Fut à Rougeac, dans la nuit et la pluie, et il n’y avait
strictement rien à voir. Six heures et demie du soir et la lenteur des essuie-
glaces de la traction ; faire refaire toute l’électricité en 12 volts et avoir un
moteur d’essuie-glaces à deux vitesses. Ça faisait partie des projets, mais ce
n’était pas gratuit.
Ensuite, il roula au hasard, traversant des pays minuscules et finit par se
retrouver sur la 590 Langeac-Le Puy.
Il prit à droite, vers Le Puy, comme il aurait pu aussi bien prendre dans
l’autre sens. Mais, après tout, pourquoi ne pas dîner chez Sarda, rue
Chênebouterie ? Calme et bon.
David y entra vers sept heures et demie, après avoir traîné un peu à
regarder les boutiques.
Sylvie Nuans, célèbre sculpteur du genre féminin, était installée à une
table au fond en compagnie d’un homme chauve qui tournait le dos à la
porte. David en eut les jambes coupées, ni plus ni moins que coupées.
Ce visage-là lui sauta donc à la figure, réactivant violemment des
sentiments bizarres dans son esprit. Elle devait être à Madrid, non ? Qu’est-
ce qu’elle foutait là ? Venait le narguer chez lui, pas possible autrement.
Comme ivre, il avança entre les tables, mécaniquement attiré par ce
visage. Elle leva les yeux vers lui qui s’approchait et fronça les sourcils.
— Sylvie Nuans, n’est-ce pas ?
— Oui, dit la voix triste et morte sortant de la bouche gaie et vivante.
— Il y a trois jours, nous étions dans le même salon du boulevard Saint-
Germain.
— Oui. Vous êtes David Grandfons, l’écrivain. C’est extraordinaire,
cette rencontre.
Hallucinant était l’écart entre cette voix d’outre-tombe et les yeux qui
souriaient.
— Je suis enchanté de faire la connaissance d’une aussi célèbre
personne, dit l’homme chauve. Je me présente, parce que Sylvie, qui est une
vieille amie, ne le fera pas, sinon. Raymond Massif.
— Raymond est sculpteur, dit la même voix morte. Prenez place à notre
table, voyons.
— Je ne veux pas vous déranger, dit David qui se disait qu’il lui fallait
fuir et aussi : « Mon Dieu, qu’est-ce qu’elle est belle ! »
— Vous allez bien prendre un apéritif ? Nous n’avons même pas encore
commandé, dit Raymond Massif.
« Raymond Massif. Quel drôle de nom. »
— Comment êtes-vous au Puy ?
— Je vais prendre un scotch, dit David. Vous, vous devriez être à
Madrid, non ?
— Ah, vous savez cela.
— J’ai été paralysé, ce soir-là, par mon agent et un journaliste.
« Et quand j’ai pu me libérer, vous étiez partie. »
— Je déteste ce genre de soirée, dit la voix morte. Pas traînante,
pourtant.
— Moi aussi. Mais le gros type avec qui vous discutiez... comment,
déjà ?
— Vittorio Jacobucci. Tu vois qui c’est, Raymond ?
— Bien sûr, dit l’homme qui s’appelait Massif.
Massif devait avoir une large cinquantaine et avait le corps carré
correspondant à son patronyme. Il souriait, mais David lui trouva des yeux
effrayants derrière des lunettes carrées à monture d’argent.
— Et Jacobucci vous a dit quoi ?
— Il m’a parlé de votre exposition. J’y suis allé le lendemain matin et un
camion était en train de la déménager, votre exposition. C’est là qu’on m’a
dit que vous alliez à Madrid la réceptionner.
— Oui. En effet. Mais j’en ai eu marre à l’idée de me taper les salons
madrilènes après les salons parisiens. J’irai peut-être quand même dans une
semaine. Je suis venue me cacher quelques jours chez Raymond.
Elle sourit vaguement.
— Et vous ? Que faites-vous au Puy ?
— C’est là que j’habite. Enfin, à une petite trentaine de kilomètres, vers
Cayres.
— Ah bon ? demanda Raymond Massif. Vers Cayres.
David jugea cette voix menaçante sans comprendre pourquoi. Il but un
peu de son scotch.
— Si je comprends bien, vous habitez également par ici ?
— Raymond est fou. Il vit dans une ruine de château du XIIIe siècle
qu’on atteint par un chemin impraticable.
— Du Xe, en ce qui regarde les fondations, rectifia Massif.

Au bout de deux scotches et de la moitié d’une bouteille de cahors, le


sentiment de pénible et d’étrange s’était éteint dans la tête de David et ça
conversait de charmante façon.
— C’est véritablement Raymond qui m’a appris mon métier, disait
Sylvie Nuans, dont la voix paraissait à David maintenant moins morte.
« Mais, maintenant, Raymond ne veut plus même exposer.
— Pour quoi faire, monsieur Grandfons ? Je vous le demande. Les gens
sont au courant de ce que je fais. Ils se déplacent et je leur vends. A des
Suisses. Beaucoup de Suisses. Des Américains, aussi. Peu de Français. Les
Français ont peu d’argent. Du reste, n’est-ce pas ? C’est surtout à l’étranger
que je suis connu. Et je préfère. Nos compatriotes sont tellement cons,
tellement dépourvus de culture artistique, tellement accrochés à des valeurs
usées jusqu’à la corde ! Mais vous, romancier, vous savez cela aussi bien
que moi, n’est-ce pas ?
David fut soufflé de cette tirade inattendue et ce type-là, même après les
scotches et le cahors, en fin de compte, lui était entièrement antipathique.
D’abord, il ne voyait point ses concitoyens incultes en la matière artistique
et doutait plutôt au contraire du goût des Américains ou bien des Suisses.
David n’osait pas demander quelle sorte de sculpture produisait Raymond
Massif.
— Tu exagères, Raymond. Ce n’est pas parce que les Français sont en
moyenne moins riches que les Suisses ou les Américains qu’ils n’ont pas de
goût.
— Esthétique de pauvre, Sylvie, évidemment. Et pour des pauvres. Vous
ne croyez pas, monsieur Grandfons ?
— Peut-être, dit David, qui ne voulait pas être discourtois.
Il fut onze heures, David se leva, Raymond Massif tint absolument à
payer l’addition, le sentiment de malaise dans la tête de David s’était
énormément amplifié.
Raymond Massif se leva pour aller aux toilettes, sans doute.
— Je veux vous voir en dehors de lui, dit David.
— Je m’en doute bien.
Elle avait l’air las.
— Pourquoi avez-vous cette voix morte ? Qui vous va si mal.
— Vous avez remarqué cela, vous, n’est-ce pas ?
— 71 98 07 22, dit David.
— J’ai une voiture. Vers Cayres, n’est-ce pas ? Vous y devez être
célèbre. Demain midi.
David la regarda, sidéré. Et ne put rien dire de plus : Raymond Massif
revenait déjà, le regard inquisiteur. Maintenant, ce type-là faisait peur à
David, sans qu’il parvint à comprendre pourquoi. Et est-ce que Sylvie
Nuans n’avait pas peur, également ?
Cette dernière question agita son esprit jusqu’à l’entrée de Cayres.

*
La pluie avait cessé. Ils sortirent tous trois du restaurant et David leur fit
un signe de la main, les vit monter dans une Volvo break de couleur sombre
et s’en alla vers sa 15/6, plutôt content, en fin de compte, d’avoir à peu près
gardé son sang-froid.
« C’est qui, ce type ? Qu’est-ce qu’il a donc de si particulier ? Ou bien, il
n’a rien de particulier. »
La traction fut boulevard Saint-Louis, puis longea la place du Breuil.
— Elle a peur du petit gros et je voudrais bien savoir pourquoi.
L’avenue Georges-Clemenceau était déserte, tout, au reste, était désert.
Vers minuit, il coupait le contact de la 15/6 et rentrait chez lui avec le
sentiment d’avoir gâché sa journée.
David s’offrit la dose de pur malt prévue, ajouta un peu d’eau plate et
recommença :
« Oui. Elle a peur du petit gros. Et qu’est-ce qu’elle fout ici ? A un
château en ruines, le petit gros. Massif. On n’a pas idée de s’appeler Massif,
c’est vraiment fou, ça. »
Tout cela était bizarre et malsain, il allait se passer quelque chose et pas
foutu de dire quoi. Il avait le sentiment qu’il disposait de tous les éléments
et ne voyait point comment ceux-ci s’agençaient. Ensuite, il se mit à avoir
une violente envie du corps de Sylvie Nuans. Avec cette envie au ventre, il
alla ensuite soigner Judas et une lune blanche chassait des nuages noirs.
Alors, il eut envie de seller Judas et d’aller ainsi avec le cheval noir dans la
nuit sombre. Qui donc aurait pu l’en empêcher, au juste ? Sauf lui-même,
certes.
Ou encore : monter dans la voiture et aller rendre visite à Sybille, à
Londres. Pas de sens, non plus. Ni Judas dans la nuit, ni Londres. Alors, il
s’adressa à la lune et dit :
— Je veux le corps de Sylvie Nuans.
La lune ne répondit rien du tout et il rentra, ferma la porte. La chatte
Esmeralda était couchée sur les partitions et, à côté d’elle, à côté
d’Esmeralda, était la main et Esmeralda flairait cette main.
David fit des mouvements avec sa tête, des bruits de bouche également et
s’en fut à la cuisine ouvrir une boîte de pâtée pour Esmeralda, chatte qui
détestait le poisson et adorait le chocolat.
Le bruit de l’ouvre-boîtes fit descendre Esmeralda et il la nourrit en
proférant les paroles grotesques usuelles en ces cas-là. (« C’est ma ’Ralda,
ça, c’est ma chérie. ») Après, il décida qu’il lui fallait encore au moins deux
scotches pour éliminer de sa tête toute une quantité de pensées ayant à voir
avec Mlle Nuans.
— Le nom est beau, indiqua-t-il au piano qui avait l’air d’accord sur la
beauté de ce nom.
— Maflans et Nansif, n’est-ce pas ?
Cette fois, David Grandfons, éminent écrivain, était réellement bourré.
— Et encore, déclama-t-il, qui donc aurait le droit de m’empêcher de me
pelotonner sur ce canapé sous une couverture écossaise et somptueuse où
serait bien mon corps parfait ? A proximité de la main.
« Ah oui ! Elle, la main. Au fond, j’ai un corps parfait. Et une tête
parfaite : l’écrivain avait un beau corps, non ? Toi, piano : tu as des
objections ? (Le piano n’avait, là encore, aucune objection à formuler.)
Puis, il s’en fut quérir un gros oreiller, la fameuse couverture écossaise et,
même, eut le courage supplémentaire d’allumer du feu. Vu son état
d’ébriété, ça mit un moment et il faillit se tromper, allumer le feu ailleurs
que dans l’âtre.
Il prononça encore le nom de Sylvie Nuans trois fois, et alla dans la
cuisine pour chercher de la bière dans le réfrigérateur.
Il porta ensuite la bière sur le piano, se souvint d’un thème de jazz qu’il
aimait énormément et en fit une mélodie angoissante.

— L’hélicoptère n’a rien trouvé du tout.


— Que voulais-tu qu’il trouve, abbé ?
David avait ouvert la porte à l’abbé Pierre Vézilles vers neuf heures du
matin. Il était en robe de chambre, David, il bâillait honteusement, se
demandait bien pourquoi il avait jugé bon de picoler ainsi, le café se faisait,
Esmeralda miaulait, Judas piaffait, il y avait un brouillard bleu qui ne
parvenait pas à sortir de la vallée et David estimait que la main en or le
regardait. C’était idiot. Une main n’a jamais regardé personne. Et le
regardait de façon extrêmement douloureuse ; voilà : cette main exprimait
une souffrance terrible. Ça ne voulait rien dire.
— Tu veux du café ?
L’abbé voulait bien. David eut envie de lui parler de la disparition du
gamin du bled. Rougeac, le bled ; Sabin, le gamin. Aussi de Sylvie Nuans
dans un restaurant du Puy, une Sylvie Nuans armée d’un autre type. Tout
cela ne signifiait rien. Ce matin, rien ne signifiait rien.
— Je vais allumer du feu, dit David.
— Oui. David ?
David se tourna vers le regard bleu.
— Que sont-ils devenus ?
— Mais enfin, je n’en sais rien, moi. Je ne les ai pas mangés !
Et l’abbé Pierre Vézilles, soudainement, avait l’air de penser le contraire.
— David : une jeune femme, que j’avais en confession à Ouides... Très
pratiquante, très belle. Et puis qui est morte il y a deux mois. Une leucémie
foudroyante, vingt-cinq ans...
— Saloperie, fit David, qui n’aimait pas la mort des jeunes filles très
belles.
— David, s’il te plaît : elle avait vraiment des mains comme celle-là.
— Qu’est-ce que tu racontes ?
— Si. Des mains comme celle-là. A chaque fois, j’admirais. Lorsqu’elle
est morte, c’est moi qui lui ai joint les mains et je me souviens de cet ongle
cassé.
— Tu débloques, mon cher abbé, tu débloques vraiment, non ?
— Sûrement. Mais cela y ressemble vraiment tellement, en fin de
compte. Tellement.
— Et alors ? demanda David qui commençait à s’exaspérer.
— Alors, rien. Ce n’est vraiment pas à Paris que tu as eu cette
sculpture ?
— Écoute, je l’ai eue exactement comme je t’ai dit. Et, en plus, je ne
comprends rien à l’ensemble et ne vois pas le rapport.
— Moi non plus, David. Excuse-moi. Il n’y en a aucun. Mais c’est une
ressemblance tellement frappante...
— J’observe que l’abbé s’intéresse aux belles mains des belles dames.
— Ne ris pas, David. Tu veux bien ?
— Mais enfin, Pierre : ça devient ridicule, non ?
— Oui, sans doute : mais on dirait tellement sa main. La main de la belle
Judith de Bréguigeon. Si. Tellement.
David observait l’abbé, songeur et bizarre ; un abbé qui avait dû être
amoureux et qui, incapable de se l’avouer, voyait maintenant partout la
main d’une morte. David se jura que, la prochaine fois que Pierre viendrait,
il cacherait cette petite sculpture. A moins que cela ne produise l’effet
inverse de celui recherché, que cet abbé ne se mette à chercher cette main
partout.
— Oui, vraiment. Vraiment sa main.
— Écoute, Pierre : cette main, je n’en ai rien à faire, je te la donne et on
n’en cause plus, d’accord ?
— Mais non ! Je n’en veux pas ! Je ne veux pas ça chez moi.
David commençait à le trouver plutôt chiant. Gentil, mais chiant.
— Bon. Écoute : j’ai quelqu’un à déjeuner à midi et je ne peux pas faire
entrer cette personne dans un tel taudis. Tu vois ?
— Oui, oui, je me sauve.
« Voilà, ça y est, il est fâché », songea David.

David avait fini par la cuisine. Il admira son œuvre, notamment le


nettoyage à l’eau vinaigrée de l’intérieur du réfrigérateur.
Puis, ce fut le moment du scotch, un petit léger, avant de descendre au
village se procurer l’entrecôte adéquate. Au-dessus de lui, Judas hennit,
furieux, sans doute de n’être point allé se promener ce matin. Ensuite,
Esmeralda avait disparu, mais cela était courant. Lorsqu’elle revenait, elle
puait la vache. Il y avait du soleil, l’automne ne se décidait pas et la vallée
était belle.
La main servant de presse-papiers, il la mit dans le placard de l’entrée,
parce qu’il n’avait pas envie de discussion sur la sculpture avec Sylvie
Nuans, qui avait certainement un corps sculptural. Dans les projets de
David, il s’agissait de dénuder le corps sculptural (et comment donc en
serait-il autrement ?) de Sylvie Nuans.
— Existe-t-il quelque corps qui ne soit pas sculptural ? demanda-t-il au
piano.
— Certainement pas, répondit le piano.
— Qu’est-ce qui n’est pas sculptural, hein ? Je te le demande.
Le piano avoua que lui-même l’était ; que toutes ses touches d’ivoire
étaient sculpturales.
— Et combien as-tu de touches, piano ?
Ensuite, David rit, sortit après avoir admiré son œuvre ménagère.
— Tout corps est sculptural. Il n’y a pas de doute à ce sujet.
CHAPITRE IV

Sylvie Nuans observait l’ensemble des choses de David d’un œil critique
et voulait bien un porto. Lui, David, admirait la silhouette d’une extrême
finesse se mouvant au sein de sa maison. Il avait envie de frotter son visage
aux cheveux blonds. Pour David, ça se réduisait environ à cela, la présence
de Sylvie Nuans. Il versa le porto et maintenant elle allait à la fenêtre et
observait le lac en contrebas. Puis elle se tourna, dit :
— C’est amusant, n’est-ce pas ? Que nous nous soyons rencontrés dans
ce restaurant. Vous avez beaucoup plu à Raymond.
— Il est très sympathique, mentit éhontément David.
— En général, dit Sylvie Nuans, je choisis, pour me faire l’amour, des
garçons très jeunes qui ont des corps superbes : oui, c’est cela qui
m’intéresse, au fond. De très beaux corps très jeunes.
David s’attendait à tout, mais pas à ça. Il posa son verre de scotch sur le
piano, répondit seulement :
— Et alors ?
— Mais rien ! Je vous exposais mes goûts, puisque vous avez envie de
me faire l’amour. C’est bien pour cela que vous souhaitiez que je vienne,
non ?
— Oui, dit David, qui avait un sentiment de malaise en train de monter
en lui.
Ce n’était pas tellement la crudité de ses propos à elle qui lui faisait cela
(ce côté-là de la chose était plutôt excitant et érotique). Mais justement, il
lui semblait que cet érotisme-là n’était que la coloration d’autre chose,
quelque chose de plus intérieur et de bizarrement effrayant, mais attirant
aussi.
— Je préférerais, continua-t-elle, que nous fassions l’amour avant
déjeuner.
Que répondre ? David sourit, unique moyen de défense, et s’approcha
d’elle.
Ils se mirent nus. Elle avait un corps à peu près parfait, blond et en même
temps gracile et dur. Jamais David n’avait envisagé qu’il ferait un jour
l’amour de façon aussi froide et il s’apercevait que cette espèce de froideur
technique l’excitait au contraire au plus haut point. Elle était brûlante en
elle-même et cela contrastait avec son visage froid et beau. Lorsqu’il eut un
orgasme, une image passa, fugace, qu’il oublia à l’instant.
Elle aussi, elle avait joui, immobile comme une statue paraissant être
ailleurs et extrêmement loin.
Passèrent cinq minutes, puis, comme si elle revenait d’un autre monde,
Sylvie Nuans demanda :
— On peut déjeuner ? Ça me donne toujours faim.
— C’est pour ça que tu préfères avant de manger ? essaya de rire David.
— Bien sûr.
— Eh bien, je m’y mets.
— David ? J’aimerais revenir demain ; pour la même chose. Tu veux
bien ? Tu es si vivant. Et moi je ne suis qu’entourée de mort, au singulier et
au pluriel.

Sylvie Nuans était partie très vite après le déjeuner, laissant David déçu
et songeur. A peine trois heures de l’après-midi.
David alla seller Judas et s’en fut paisiblement à cheval vers l’endroit où
il avait trouvé la main, en essayant de trouver un ordre dans le fatras des
événements récents. Le soleil faisait briller les couleurs d’automne.
Et puis, au carrefour où le cavalier avait tourné, une voiture était
stationnée. C’était un 4 X 4 Mercedes, modèle 280 GE, immatriculé
normalement en Haute-Loire.
262 208 F toutes taxes comprises. Jamais vu cette voiture dans le secteur,
David.
— Tu te rends compte, Judas ?
Judas avait l’air de se rendre compte, en effet.
Puis, il vint à l’esprit de David d’inspecter cette voiture, il descendit de
cheval. Judas se mit à brouter les feuilles rougissantes d’un hêtre. David vit
cela, rit, dit tout haut :
— Mais t’es cinglé, mon pauvre Judas. Ça ne doit pas être bon, ça !
Puis il conclut que Judas était un drôle de cheval, quand même.
La voiture n’était pas fermée à clé. David souleva la portière arrière
ouvrant sur le coffre. La sculpture dorée était celle d’un torse masculin.
Juste le torse, sans bras ni tête. Une sculpture de même facture que la main.
Il referma, songeur.
— C’est le type qui a perdu la main. Il doit la chercher. Je comprends de
moins en moins.
Puis le type en question fut là, sur lui presque à l’improviste, avec un
chien ; un danois vraiment effrayant. David vit le dos de Judas frissonner,
puis Judas commencer à se cabrer.
Le type était jeune et blond, extrêmement beau et insouciant.
Il sourit à David, dit :
— J’ai bien peur que Rolf ne fasse peur à votre cheval.
David fit demi-tour, attrapa les rênes de Judas avant que celui-ci ne se
prenne les antérieurs dedans. Puis Judas se calma quand le jeune homme
blond eut fait monter son chien dans la voiture.
— C’est un beau cheval, dit le jeune homme blond qui transportait des
sculptures en or dans son 4 X 4 Mercedes.
— Je l’aime bien. C’est Judas.
— Ah oui. Noir comme ça, ça ne pouvait être que Judas, c’est cela ? Je
m’appelle Dieter. Dieter Neumann.
— Allemand ?
— Non, non. Suisse. Ça s’entend quand même, non ?
— Vraiment à peine. Moi, c’est David Grandfons.
— Comme l’écrivain, ou bien l’écrivain ?
— L’écrivain.
— Félicitations. Et je n’ai pas été foutu de trouver un seul champignon.
— Quand on veut des trompettes de la mort, c’est plus bas vers la
gauche. Et il y en a sûrement encore.
— Dans le creux, alors ?
— C’est ça. Dans le creux.
— David croisa le regard du jeune homme et ce regard était terrifiant et
mort.
— Bon. Eh bien, je vais aller essayer par là. Bonne fin de journée,
monsieur Grandfons.
« Au fait ? Vous vous baladez souvent à cheval, par ici ?
— Assez souvent, oui, pourquoi ?
— Oh, mais pour rien, monsieur Grandfons. Pour rien du tout.
David trouva les mots anodins que ce Dieter prononçait extrêmement
chargés de menace voilée.
David remonta Judas, fit un signe de la main et s’en fut, au pas. Tout le
temps qu’il s’éloigna, il sentit le regard de l’autre planté au milieu de son
dos.
— C’est lui qui a perdu cette main, Judas. Et qui donc fait ces si
curieuses statues ?
David avait le sentiment, un peu plus pénible à chaque instant, que des
choses inquiétantes s’installaient comme autour de lui, sans qu’il en puisse
saisir la signification générale.
Vers sept heures du soir, David travaillait une nouvelle partition de
Chopin, avait plutôt du mal, buvait du scotch avec beaucoup d’eau et
Esmeralda voulait absolument monter sur ses genoux.
A huit heures moins le quart, des phares envahirent la cour et David dit
tout haut :
— Tiens ! Voilà l’abbé. Qu’est-ce qu’il a encore inventé, comme
discours moral ?
David se leva, alla ouvrir et tomba sur un visage ravagé de terreur, blanc
et terrorisé, surgissant de la nuit.
— Qu’est-ce qui se passe, abbé ?
— Je l’ai fait. Je voulais être sûr, je l’ai fait. C’est bien elle, ça ne peut
être qu’elle. Ça lui manque, maintenant, David. Ça lui manque !
La dernière phrase fut hurlée pendant que l’abbé Pierre Vézilles écrasait
de sa main le biceps droit de David.
David prit le poignet du prêtre si sympathique et l’entraîna vers le salon-
bureau.
— Tu mets un peu d’ordre dans tes déclarations, abbé ?
Cet abbé-là avait l’air d’un fou, ou bien encore, ce n’était pas un air : il
était subitement devenu fou.
— David, cet après-midi, je suis allé au cimetière, dans le caveau de la
famille de Bréguigeon. J’en ai les clefs. J’avais emporté de quoi ouvrir le
cercueil de Judith de Bréguigeon et je l’ai ouvert, en effet.
— Tu as fait quoi ? bafouilla David. Non. Tu n’as pas... Tu n’es pas un
prêtre profanateur. Tu (... ?)
— Je n’ai rien profané du tout. David, à Judith de Bréguigeon, il manque
la main gauche.
— Quoi ? T’es complètement cintré, Pierre.
— Sa main gauche a été coupée. Avec une scie, je pense. Tu
comprends ? Je voulais vraiment vérifier ça.
— Comme ça. En plein jour, tu visites des tombeaux pour vérifier.
— David, la nuit, j’aurais eu bien trop peur. Et puis j’avais refermé
derrière moi. De toute façon, la question n’est pas là. Cette main n’est pas
une sculpture, cette main est une main.
— Mais alors... commença David.
Inutile de terroriser Pierre, songea-t-il immédiatement, en se mettant à lui
parler du torse et d’un certain Dieter.
— Alors quoi ?
— Rien. Tu es malade, prends un scotch.
— Tu ne me crois pas, n’est-ce pas, David ?
— Écoute, abbé : je te crois, bien entendu.
— C’est sa main. Y a pas, c’est sa main, Seigneur Dieu tout-puissant.
Au fait ! Tu l’as mise où ?
— Rangée dans un placard. Tu te calmes un peu ?
David servit du scotch, dit enfin :
— Si c’est comme tu penses, qui fait cela ?
— Sais pas. Ne faut-il pas prévenir la police ? J’ai horreur de ces gens-
là, mais quand même, s’obstinait soudain Pierre, ne faut-il pas les prévenir ?
— Il faut d’abord être sûr.
— Mais enfin, je suis sûr, moi.
Il y avait cette scie à métaux dans le garage, songeait déjà David. Et le
torse, nom de Dieu. Et le torse. Et David, maintenant, se souvenant d’avoir
admiré (jalousement) le torse de Didier Vanniaux, torse nu qui maniait la
faux avec dextérité sous le soleil de juin. Didier Vanniaux, récemment
disparu, ainsi que sa femme. Le rapprochement lui fit tellement peur qu’il
versa du scotch à côté du verre de Pierre Vézilles, abbé qui profanait des
sépultures au sujet d’une main en or.
« Oui, se disait David, je crois que c’est le torse de Didier Vanniaux. Et
puis non, c’est impossible. De toute façon, je ne l’ai pas vu en détail, ce
torse. »
On se rassure comme on peut ; un soupçon de lâcheté, devant ce que
l’esprit n’admet pas, voilà qui ne peut nuire.
— Tu vas expliquer aux flics comment tu t’amuses à ouvrir des
cercueils ?
— Je ne suis pas obligé de leur dire que j’ai voulu vérifier.
— Prêtre trotskiste et menteur par omission. C’est ton évêque qui va être
content.
— Et tu trouves le moyen de rire...
David ne répondit pas que c’était un bon moyen de défense quand l’esprit
est agressé. Il voyait aussi qu’il se sentait franchement incapable de mettre
cette main en or dans un étau et de prendre la scie à métaux pour voir de
quoi était fait son contenu : de chair et d’os ?
— Si c’est cela, qui le fait ? demanda David, tout haut.
Il termina son verre et s’en resservit un autre ; un sentiment de malaise
extrêmement pénible montait et envahissait tout son corps.
— Comment veux-tu que je le sache ?
— Les prêtres se donnent usuellement comme médecins des âmes,
répondit David, emphatique et moqueur à la fois. De quelle sorte de
maladie de l’âme s’agirait-il ici ? Ça veut être beau.
Il faillit ajouter, comme contre son propre gré : « et d’ailleurs, ce l’est ;
on ne peut qu’apprécier le résultat, si on ne se demande pas comment ce
résultat est obtenu ».
Cette pensée lui fit peur.
— Écoute, David, cette monstruosité est complètement païenne. Il s’agit
de mettre en scène quoi, au juste ?
— Sais pas. Je vais téléphoner aux flics.
— Ceux d’ici ?
— Qui d’autre ?
— Bon. Si tu veux.

Trois chevrons d’argent, David croyait se souvenir que c’était un


maréchal des logis-chef : celui-là avait des yeux du même bleu que sa
chemise, une barbe noire très précisément taillée qui dessinait le mieux du
monde un beau visage aux traits fermes. Son alter ego faisait pâle figure
molle à côté de lui.
Ce gendarme barbu regardait la main et écoutait avec calme. Puis il dit :
— Et pourquoi voulez-vous que ce soit une main humaine ?
— Parce que c’est une main humaine, dit l’abbé Pierre. C’est la main
gauche de Judith de Bréguigeon. Elle a été enterrée, dans le caveau familial,
le 18 août.
« J’y suis allé voir, gendarme. J’avoue que j’y suis allé voir. Cet après-
midi.
Les yeux bleus bleuirent encore un peu.
« En fin de compte, se dit David, ça ne fait jamais que deux barbus qui se
causent. »
— Vous, un prêtre, vous avez...
— Oui, dit fermement Pierre. J’ai.
— Vous savez ce que ça coûte ? Vous allez vous retrouver en
correctionnelle avec vos histoires aussi macabres qu’à dormir debout.
— Quelqu’un a enlevé la main du corps d’une morte pour en faire une
sculpture, coupa David. C’est le seul problème important.
David, qui ne voyait pas pourquoi l’abbé avait lâché le morceau.
— Bon. D’accord. Et elle est où, cette main ?
— Je vais vous la chercher, dit David.
Il alla prendre un mouchoir dans l’armoire et revint avec la main dans le
mouchoir.
« C’est vrai que c’est véritablement beau, songeait David. Qui donc peut
faire de telles choses ? »
Et comment ne pas songer à Sylvie Nuans et à son copain sculpteur, lui
aussi, le type au nom invraisemblable. Massif.
« Mais, au vrai, pour un sculpteur, c’était peut-être un nom qui
s’imposait ? Et puis non, l’analogie est trop facile, trop évidente. Il faut
chercher partout, sauf de ce côté-là. Et ensuite, merde : laisse donc les
gendarmes faire. »
Il savait aussi qu’il aurait dû parler à ce gendarme du torse dans la
Mercedes, de ce Dieter et de son chien, de l’idée lancinante que cela devait
être le torse de Didier Vanniaux. Et David n’était pas même fichu de dire
pourquoi il n’en parlait pas.
— Sapristi, dit le collègue du barbu en voyant la main. Oh ! excusez-
moi, monsieur l’abbé.
Pierre sourit vaguement.
— Si vous voulez, offrit David, je peux vous procurer une scie à métaux.
— Pourquoi pas ?
C’est le collègue du barbu qui s’y mit. Ils s’installèrent dans la cuisine de
David, sur un morceau de journal.

*
Ce ne fut pas bien long : la scie atteignit très vite quelque chose de dur et
de blanc qui était indiscutablement un os, sitôt qu’elle eut passé une mince
pellicule d’or.
— Vous voyez ? demanda Pierre.
Ils voyaient. Ils dirent qu’ils n’avaient plus qu’à emporter la « chose » et
à prévenir leurs supérieurs hiérarchiques sur un cas singulier.
David et Pierre virent les deux gendarmes monter dans leur 4 L bleue.
David pensait au torse dans la Mercedes et aux disparitions dans le secteur :
cela lui faisait une espèce de peur collante.
— Je vais rentrer, maintenant, dit Pierre au bout d’un long moment
indécis et glauque ; de la pluie fine rayait maintenant les carreaux dans la
nuit et il était temps d’aller soigner Judas et de fermer les volets.
— Reste, dit David. Faisons une partie d’échecs.
— Non, je vais rentrer, vois-tu ? Et je vais prier. Je crois vraiment que
j’ai besoin de prier.
David ne dit pas qu’il avait peur d’être soudainement ainsi, seul et
désœuvré, qu’il lui fallait une présence, que Sylvie Nuans avec sa voix
bizarre était quelqu’un de prodigieusement malsain ; que c’était ce Massif
qui faisait cela et que cette saloperie de Dieter était son complice.
Rien de tout cela ne sortit ; c’était bien enfermé dans la tête de David et
David estima qu’il ne fallait pas que cela en sortit : ce serait trop horrible, si
cette possibilité monstrueuse se mettait à sortir dans le monde et dans la
réalité extérieure.
A moins que ce n’y soit déjà.
David s’en fut soigner Judas, caressa Esmeralda, la nourrit, dit de
nombreuses fois « et merde » en pensant à diverses choses, but du scotch
jusqu’à oublier, oublier spécialement sa propre vie et alla se coucher en
titubant abominablement.
Esmeralda vint se lover contre le dormeur. Le dormeur en question fit
d’intenables cauchemars et se trouva réveillé en sursaut, trempé de sueur :
le dernier cauchemar en date était le corps dénudé de l’abbé Pierre Vézilles,
doré et crucifié.
— Ah, quelle horreur.
4 heures 12 disaient en rouge les chiffres du réveil. David se leva d’un
bond, s’habilla comme un fou. (Esmeralda, devant un tel remue-ménage à
des heures aussi indues, alla se réfugier sous la commode.)
Il fut dans la 15/6, cigarette au bec, à la fois dormant à moitié, pris dans
son cauchemar et absolument éveillé. Une pluie battante éclaboussait le
monde et d’énormes rafales de vent secouaient toutes choses. Au bout
d’une seconde, le pare-brise de la 15 n’était plus que buée. Une peur
épouvantable, cette fois, nouait les tripes de David.
La 15 s’immobilisa devant l’église, noyée elle aussi sous des trombes
d’eau dans les phares. Le presbytère était un peu plus loin à droite. Les
phares illuminèrent aussi la vieille Ami-8 de Pierre, pas rentrée au garage.
David sortit dans ce noir traversé de pluie, songeant qu’il n’avait pas
même pris un imperméable. La lampe-torche dans la boîte à gants de la
traction marchait fort bien. La petite porte de l’église, découpée dans le gros
vantail droit, s’ouvrit sans la moindre difficulté.
— Seigneur ! cria David.
Les rangées de stalles noires et vieillies de bien des prières luisaient
faiblement sous la lampe-torche. Au fond, vers l’autel, la lumière rouge
illuminait faiblement l’harmonium.
Il y avait aussi la gigantesque croix de bois, assurément d’un bois destiné
à braver les siècles, dans le déambulatoire gauche.
David ne voulait pas braquer sa lampe dans cette direction ; puis, la main
de David braqua la lampe, en somme, à la place de David lui-même.
Pierre Vézilles était fixé à cette croix par d’énormes clous qui lui
transperçaient poignets et chevilles. Il portait une couronne d’épines, son
corps était en or et brillait dans la lumière de la torche. Même la barbe était
en or. Effroyable blasphème.
Et alors David Grandfons ne hurla pas, ne fit rien, ne dit rien. Il fut pris
d’un tremblement total, complet et universel, pendant que sa main
persistait, indépendamment de sa volonté, à soutenir la torche qui balayait
ça. Puis sa vue fut brouillée par des larmes et il alluma une cigarette qu’il
trouva sans savoir comment. La continuité entre son cauchemar et la réalité
était la plus atroce chose qu’il eût jamais eu à vivre.
David fuma sa cigarette presque paisiblement et, ensuite, un grand fou
rire lui vint, lorsqu’il se prit à songer à la tête que feraient les gendarmes.
Lorsqu’il eut fini sa cigarette, il l’écrasa calmement du talon gauche,
conçut qu’il avait au moins 40 de fièvre.
— C’est véritablement comme dans le cauchemar, dit-il tout haut. Ou
bien peut-être, suis-je encore en train de dormir ?
Puis, il se mit à suer dans l’église glaciale, incapable de faire le minimum
raisonnable : toucher, pour savoir si c’était la suite du cauchemar ou bien le
froid du réel. C’était hors de question : toucher ça ? Jamais de la vie.
Au bout d’un moment, restant là comme vissé, avec ce silence autour de
lui, David perçut que la lampe-torche commençait à ne plus éclairer, et
alors, il sortit de l’église, la bouche grande ouverte et hagard.
Cette bouche happa de la pluie forcenée qui tombait du ciel et faisait
briller le noir de la traction.
« Ça lui fait un corps de géant, cela lui restitue une beauté infinie. »
Il se faisait rincer copieusement, mais n’y prenait nulle garde. Il finit
quand même par se mettre à l’abri dans la voiture, en revenant à un peu de
raison.
« Voyons ! Je dois prévenir la gendarmerie nationale, faire des choses
comme ça. Oui. Et que vont se dire les gendarmes à mon sujet ? Ne vont-ils
pas me suspecter ? Me suspecter de quoi, en fait ? Quel peut bien être le
dément... ? Ne restons pas sur les lieux. Pierre : quelle horreur... Et n’ai-je
pas su cela à un moment ? »
Ensuite, il finit par tirer sur le démarreur de la traction ; à la jauge, il
restait quarante litres : rouler jusqu’à la mer, revenir bien plus tard ou bien
même jamais ? Ou bien, rouler vers les montagnes, de plus grandes
montagnes que celles de la Haute-Loire ?
Maintenant, le deuil commençait à lui travailler la tête et l’image du
corps crucifié et doré commençait à s’affaiblir un peu.
David se retrouva chez lui sans savoir comment. Judas, sans doute
interrompu dans son sommeil, hennit un peu. Il n’était que cinq heures
vingt du matin.
« Je suis resté combien de temps à contempler ça ? Trois quarts d’heure,
au moins. Et j’ai su cela à un moment : je l’ai vu comme proie pour de
terribles prédateurs. Le torse est manifestement celui de Didier Vanniaux. »
Il se versa une dose de scotch à tuer un âne, qu’il avala pratiquement cul
sec. Et cela ne lui fit aucun bien. Cela lui eût fait du bien de pleurer, mais il
s’en avéra incapable. Il dit juste :
« Ce que c’est beau, cette nudité fine et dorée, la lumière de cet or brille à
jamais dans mon esprit. Il est bien plus vivant que vivant, en vérité. En
vérité, il est d’une vie criante. »
Cette fois, les larmes commencèrent à venir et ensuite, il se mit à vomir
son scotch qui, se restituant, lui brûla la gorge, augmentant le flot de
larmes : il comprit qu’il lui fallait à tout prix écarter de son esprit que cela
était beau.
Pas cette équation-là ; à éviter. Et surgissait doucement dans sa tête la
question abominable et qui l’attirait : M. Vanniaux, elle, qu’allait-il en
faire ? Tellement belle et fraîche sous ses habits si pauvres.
David se haït un court moment, but de l’eau et retourna au scotch. Il
s’effondra sur son lit vers les six heures du matin.
CHAPITRE V

David émergea d’un sommeil effrayant, en sueur, et il était beaucoup plus


de midi. Et ce qui l’avait éveillé était qu’on frappait à la porte. Il estima
qu’il avait dormi comme un mort, dit un certain nombre de mots grossiers
et, passant devant un miroir, se trouva une gueule effroyable : blanc comme
un lavabo bien récuré et les cheveux en bataille.
— David ?
Cette voix était celle de Sylvie Nuans. A Sylvie Nuans appartenait cette
voix si laide. Il ouvrit, dit :
— Je dois avoir l’air complètement séducteur. Tu me permets café et
douche avant toute chose ? Entre tout de même.
— David ? Ça n’a pas l’air d’aller bien.
— J’ai honteusement picolé, hier soir. A quatre heures et demie du
matin, j’ai croisé un prêtre crucifié dans sa propre église, nu et le corps
recouvert d’or. C’était un très joli spectacle en fin de compte.
Les yeux de Sylvie Nuans s’ouvrirent immensément :
— Qu’est-ce que tu racontes ? Un quoi ?
— Tu as très bien entendu. Je vais faire du café. Tu en voudras ?
David s’en fut à la cuisine et s’empara de la cafetière comme un naufragé
d’une bouée de sauvetage.
— Tu es devenu fou depuis hier ?
— Non. Mais je n’exclus pas l’hypothèse que ça ne finisse par arriver.
Oui, oui, c’est très possible, ça. Que je devienne fou.
— Je ne te crois pas : tu me racontes des histoires épouvantables comme
ça ; mais, vois-tu, ce n’est pas bien drôle.
David se tourna vers Sylvie Nuans, demanda :
— Tu connais un type qui s’appelle Dieter ? Dieter Neumann. Il est
suisse, jeune et beau, a un énorme chien danois qui répond au nom de Rolf
et une Mercedes tout terrain immatriculée en Haute-Loire.
— Non, dit Sylvie. Quel rapport ?
David fut incapable de dire si cette voix morte mentait ou non.
— Je l’ai rencontré, hier après-midi en forêt. Il cherchait des
champignons, disait-il.
— Et alors ?
— Rien. Les tasses sont juste derrière toi.
— Je ne connais vraiment personne par ici, à part Raymond... et puis,
toi, maintenant.
— Bien sûr.
— Qu’est-ce qu’il y a, David ?
— Quelqu’un s’est amusé à crucifier un prêtre dans sa propre église,
après avoir recouvert d’or son corps. C’est ça qu’il y a ; tu trouves que ce
n’est pas suffisant ? Ajoutons que c’était sans doute un ami.
Elle avait l’air de commencer à percevoir la réalité de la situation ; ça
avait été long, mais ça commençait à venir, songeait méchamment David.
— Peut-être que ton ami, Raymond Massif, le connaît, lui, ce Dieter.
— Mais pourquoi le connaîtrait-il ?
— Parce qu’il est sculpteur et que le coffre de la Mercedes contenait une
sculpture. Recouverte d’or, également. Comme il n’y a sûrement pas trois
mille sculpteurs dans la région, ils doivent certainement se connaître tous,
non ?
— Une sculpture en or ?
— Je me suis dit que ce pouvait être le torse d’un type d’ici qui a disparu
la veille de mon retour. Avec sa femme, du reste.
La tête de Sylvie Nuans se mit à se balancer de gauche à droite, comme
quelqu’un qui n’admet pas la réalité et la nie en vain. David, maintenant,
pouvait tout aussi bien lui raconter l’histoire de la main de Mlle de
Bréguigeon. Tant qu’on y était.
— Mais enfin, c’est abominable.
— Oui. C’est l’horreur ; mais alors une horreur très froide et
esthétiquement superbe : la laideur de la vie a été gommée et il ne reste que
la pure présence de cette vie morte.
« Tu veux bien téléphoner à ton ami, Sylvie ?
David ne pouvait pas lui avouer comment, un long moment et, sans
savoir pourquoi, il avait associé dans son esprit « tout ça » (comme il disait)
et la figure de Sylvie Nuans ; que, depuis le début, il voyait un rapport entre
ces statues, au fond si criantes de vérité — oui, mais criant quelle
vérité ? — ces statues donc et la voix morte de Sylvie Nuans. Maintenant,
non. Plus maintenant ; mais c’était Raymond Massif vers qui se dirigeait
maintenant ce sentiment. Purement gratuit, sans aucun doute.
David s’aperçut que, par-dessus sa tasse vide, Sylvie Nuans le regardait
comme on regarde une chose inhabituelle ou bien un animal curieux. Oui,
aussi et malgré tout, ce pouvait être elle. David s’aperçut qu’il voulait
surtout que ce ne soit pas elle.

Dieter avait depuis longtemps passé les embouteillages éternels de Lyon


et il n’était que dix heures du matin. Le Maître était furieux d’avoir perdu la
main, mais Dieter estimait que c’était un peu cinglé, de la part du Maître, de
se balader avec cette main dans les fontes de son cheval. Oui, vraiment une
idée bizarre.
Dieter sifflotait (fort juste) le premier mouvement d’un concerto de
Vivaldi pour guitare napolitaine en estimant que ce devait être l’écrivain qui
avait trouvé la main. Peut-être l’avait-il gardée pour lui ? C’était possible,
ça. Et ce serait le mieux : dans cette affaire, la discrétion était tout de même
indispensable et Dieter trouvait le Maître bien souvent trop imprudent.
Il déjeuna à Bellegarde dans un restaurant où il s’était déjà arrêté une fois
et où il savait qu’on ne voyait pas d’objection à la présence d’un énorme
danois dans la salle à manger. Lorsqu’il laissait Rolf dans la voiture, comme
il y était parfois obligé, celui-ci pleurait que c’en était déchirant.
Vers trois heures, il était à la frontière suisse. On ne lui demanda rien de
particulier, mais on aurait fort bien pu : il n’y a aucune raison d’empêcher
de passer une frontière à une belle statue commandée par un honorable
citoyen bernois. Les papiers de Dieter étaient parfaitement en règle ainsi
que les certificats de vaccination pour Rolf. Dieter acheta la vignette qui
permet de circuler sur les autoroutes suisses et mit un long moment pour
traverser Genève. Puis, il se retrouva à rouler à un calme cent quarante
pendant que la pluie se mettait à tomber vers Lausanne. Il ralentit parce
qu’il était facilement en proie au vertige, Dieter, et qu’à cet endroit
l’autoroute surplombe et Lausanne et le Léman : on a presque le sentiment
de flotter sur la ville entre deux tunnels.
Il fut à Berne vers six heures et demie. Le richissime Herr Winzelmann
avait fait fortune dans les assurances, avait cru comprendre Dieter. Superbe
propriété à la sortie de Köniz, tout près du golf.
Dieter retrouva assez facilement : Winzelmann achetait entre une et deux
œuvres par an. La Mercedes s’arrêta dans la nuit et la pluie, devant la
grande grille, et fit des appels de phares.
Les grilles étaient commandées électriquement depuis la maison et une
caméra de télévision surveillait entrées et sorties. Dieter roula sur l’allée
sablée jusque devant la maison et se gara à côté d’une Lincoln Continental
noire du dernier modèle.
Fut sur le perron, sans qu’il s’en rende compte, une mince et petite
silhouette ravissante, une superbe petite Asiatique qui dit en allemand avec
un accent bizarre :
— Vous êtes presque en avance. Herr Winzelmann sera ravi. Je suis sa
nouvelle secrétaire, Le Chinh.
Dieter ne dit rien, alla au coffre, prit la statue du torse, ou plutôt le torse
statufié, à bras-le-corps et monta les marches. A cause du traitement contre
la putréfaction, le torse pesait presque deux fois plus lourd qu’à l’état
naturel.
Dieter fut content de le déposer à l’endroit d’un salon gigantesque où
l’Asiatique lui dit de le mettre.
— Ah ! Superbe, fut-il prononcé en français derrière lui.
Dieter se tourna. Winzelmann était un homme grand et mince, avec des
cheveux blancs et des lunettes à monture dorée. Derrière ces lunettes, des
yeux bleus et morts.
— Vraiment, mon cher Neumann, votre Maître travaille admirablement.
« Le Chinh, offrez un verre à M. Neumann, pendant que je rédige ce
chèque — un chèque comme toujours, n’est-ce pas ? — et, ensuite, offrez
votre corps à M. Neumann.
— Oui, monsieur Winzelmann.
Dieter les regarda, croyant à une mauvaise plaisanterie.
— Mais si, mon cher Neumann, pourquoi ne pas accepter une telle
offre ? Il n’y a que les corps qui soient passionnants. Votre Maître le sait
bien, lui, qui sait les rendre encore plus vivants que vivants. Les âmes sont
tellement nulles, n’est-ce pas ? J’ai donc exigé de Le Chinh qu’elle jette son
âme. Oui. Rien que les corps, monsieur Neumann, les corps vivants et les
corps plus que vivants.
— Si vous voulez, monsieur Winzelmann, mais je ne m’attendais pas à...
— C’est qu’il doit vous rester encore une petite trace d’âme.
L’esthétique du corps de Le Chinh est véritablement remarquable. Il est
seulement dommage qu’il vieillisse.
« Je suis en enfer, en présence du diable », se dit Dieter.
« Et le Maître est seulement le moyen du diable. Non, il n’y a ni dieu ni
diable, il n’y a que des humains. »
— Voilà le chèque, dit Winzelmann. Et maintenant, je vous laisse avec le
corps de Le Chinh.
Les précédentes fois qu’il avait « livré » Winzelmann, cela s’était passé
très différemment. Pourquoi en allait-il autrement aujourd’hui ?
Winzelmann posa le chèque sur une commode du petit salon, un beau
meuble Louis XVI, et referma la porte derrière lui.
Le Chinh se plaça devant lui et ôta d’un seul coup sa robe d’intérieur
blanche. Dessous, elle était absolument nue : un corps lisse et extrêmement
cambré. Comme mécaniquement, elle se tourna, montrant des fesses
superbes, et se pencha en avant.
— On peut aussi me prendre par là, si on le souhaite.
Un effrayant désir s’empara du ventre de Dieter :
— Tu as quel âge ?
— Qu’est-ce que ça fait ? Entre seize et dix-neuf, on ne sait pas trop. Tu
veux jouir comment ? Dans mes mains ? Que moi je n’aie pas le droit de
ressentir le moindre plaisir ?
— Par exemple, dit Dieter, assailli par un monument de perversité.

— Non, disait Raymond Massif. Non, Sylvie, je ne vois vraiment rien de


ce genre dans mes connaissances. (David tenait l’écouteur).
Silence sur la ligne.
— Bon, tant pis.
— Tu peux m’expliquer ?
— Je t’expliquerai ce soir, Raymond, peut-être.
— Pourquoi est-ce que tu ne le ramènes pas à dîner avec nous ?
— Je vais le lui demander.
David hocha la tête.
— Il est d’accord, dit encore Sylvie.
Une heure et quart de l’après-midi.
— Il ne voit pas qui ce peut être, David.
— J’ai entendu. Il ne doit pas être trop tard pour aller déjeuner dans un
petit restaurant sur la nationale, que je connais.
— Ah ! Alors c’est moi qui t’invite.
Vers une heure et demie, ils commandaient tripoux et aligot. Sylvie
Nuans disait que ça n’allait pas arranger sa ligne et qu’il lui fallait appeler
Madrid dans l’après-midi.
— Tu te remets quand même ? demanda-t-elle.
— Pas vraiment. Non, pas vraiment.
Il but un peu de son scotch, dit ensuite :
— Mais enfin, qui est-ce que ça peut être ?
— Pourquoi n’as-tu pas prévenu la gendarmerie ?
— Ils le sauront bien assez tôt ; ils m’auraient demandé quelles raisons
je pouvais avoir d’aller dans cette église à quatre heures du matin.
— Évidemment, avoua Sylvie Nuans de cette voix à laquelle il ne se
faisait pas.
— C’est beau, en outre.
— Que dis-tu ?
— Que c’est beau.
David voulait lui confier ça : que ces corps vrais et recouverts d’or
l’attiraient.
Par la fenêtre, David vit s’arrêter la Trafic de la gendarmerie et deux
silhouettes en imperméable noir en descendirent. Dont le barbu à qui il avait
confié la main. Et, soudain, David se souvint du nom de ce gendarme ; on le
lui avait dit une fois, il ne se souvenait plus trop quand. Lucas, Daniel
Lucas.
Il entra le premier, suivi d’un autre gendarme ; pas celui de la veille, un
autre, petit et l’air méchant.
Ils vinrent directement vers leur table.
— On a vu votre voiture et on est entrés.
— Oui, c’est ça, dit l’autre, on a vu votre voiture et on est entrés.
Ils jouaient à quoi ? A Dupond et Dupont ?
— Elle se repère facilement, dit Daniel Lucas. On va avoir besoin de
votre déposition, maintenant.
— Maintenant quoi ? demanda David, innocence absolue sur le visage.
— Vous ne savez pas, hein ?
— Asseyez-vous, dit David. Je ne sais pas quoi ?
— Votre ami, l’abbé. Oh ! Comment vous dire ? Jamais vu ça, hein ?
Bon. Comme la main d’hier au soir.
— Mais mis en croix, ajouta l’autre. Y a pas. Mis en croix. Ça nous a
secoués, à la brigade.
David estima qu’il jouait très bien la comédie, en reposant doucement
son verre et en demandant s’ils ne pourraient pas être plus clairs, quand
même ?
— Crucifié, dit le maréchal des logis-chef Daniel Lucas, qui avait une
belle barbe sombre.
« Crucifié et peint en or. Nu... Excusez-moi, mademoiselle.
— Fait rien, dit Sylvie Nuans.
Ils restaient debout, le patron du restaurant à l’autre bout de la salle, vers
son bar : gros, moche, jovial et très curieux. Il faisait semblant d’essuyer
des verres.
« Il y a toujours un type, quelque part, en train de faire semblant
d’essuyer des verres », ricana intérieurement David.
— Ça n’a pas l’air de vous faire gros effet, dit le margis-chef Daniel
Lucas.
— Oui ? Hein, non. Sais pas. C’est trop démentiel. Je ne dois pas suivre,
sans doute. Vous buvez quelque chose ?
Ils se regardèrent, s’assirent enfin. Ils voulaient bien des pastis.
— Ça remue, dans le village. C’est la vieille Mme Vuillet qui est entrée
la première et qui l’a vu.
« S’ils avaient pu, au moins, tenir un propos cohérent », songeait David.
— Vous savez, ça va véritablement faire un sacré scandale. Là, on attend
des types de Clermont-Ferrand ; des flics, quoi.
Tiens ? Eux, ils étaient quoi, pas des flics, sans doute ?
Ensemble confus et amer, à David venait une énorme envie de pleurer.
Pierre, nom de Dieu, Pierre ; une sorte de raz-de-marée d’angoisse montait
en lui.
David commanda un autre scotch et alluma une cigarette. Sylvie Nuans
ne disait rien du tout, observant les deux gendarmes. Elle paraissait se
demander comment on s’y prend pour devenir gendarme.
— Crucifié, hein ? Pourquoi ? demanda David qui commençait à
envisager le « pourquoi » en question.
« La séduction des corps plus vivants que vivants.
— Pardon ? demanda le gendarme dont il ne savait pas le nom.
Et les yeux du maréchal des logis-chef Daniel Lucas, commandant la
brigade de gendarmerie, scrutaient maintenant le visage de l’écrivain Daniel
Grandfons dont le prochain roman serait un Goncourt, inévitablement.
— Plus vivants que vivants, hein ? demanda Daniel Lucas.
— Je ne sais pas pourquoi, ça m’a échappé. Je trouve l’ensemble bizarre.
— Vous voudriez bien ne pas mélanger vos fictions de romancier et la
réalité ? demanda doucement Daniel Lucas.
— Il n’y a pas de mélange. Il y a un type qui trouve que les corps ainsi
tués et peints sont plus vrais que le réel.
— Je peux vous servir ? demanda l’homme qui essuyait beaucoup de
verres.
— On y va. Vous passerez à la brigade ? Parce que l’histoire de la
main...
— Vers les cinq heures ce soir, ça irait ?
— Aucun problème.
Ils se levèrent, remercièrent, disparurent vers la porte et les tripoux furent
là, fumants.
— Tu penses vraiment cela, n’est-ce pas ? Qu’ainsi les corps sont plus
vrais ? Sont leur vérité ?
— Tu es sculpteur ; tu dois envisager cela mieux que moi, non ?
Sylvie Nuans regarda David et puis, dit lentement :
— Oui, peut-être. En effet. David ?
— Oui ?
— J’étais venue pour faire l’amour.
— Tu es contre l’amour après les repas.
— David : qu’est-ce qui se passe, véritablement ?
— Aucune idée. Sans doute de la sauvagerie, non ?
— Et ça ne te fait pas plus d’effet que ça ?
— Sers-toi, ça va être froid ; ce serait dommage. Tu veux du vin
d’Auvergne ? Rouge ou rosé ?
— Plutôt rouge.
Elle paraissait vraiment songeuse ; elle dit enfin :
— David ? Je crois que j’ai déjà vu des sculptures comme ça. Dans une
exposition collective. Je crois que c’était à Beaubourg, il y a deux ans.
Quelque chose comme ça. Oui, ce genre-là. Je me souviens que je trouvais
ça malsain.
Un temps de silence :
— Malsain mais superbe : on aurait dit que l’essence de la vie humaine
était restituée de façon criante. Je ne suis pas bien claire, n’est-ce pas ?
— Si, si. Continue.
— Non, rien de plus. Mais je ne suis pas fichue de me rappeler le nom
du type qui exposait ça. Et puis, d’ailleurs : c’était sans doute autre chose ;
il faudrait un culot sans nom pour exposer ça, en sachant que ce sont
vraiment des corps, n’est-ce pas ?
— Oui et non. Si personne ne songe que vraiment, ce sont des corps.
Tout le fait réside en ceci qu’on prend pour copie ce qui n’est rien d’autre
que la réalité froide d’un corps nu et, par là, véridique.
Le vin d’Auvergne fut doux au palais de David. Dehors, étaient la pluie,
la grisaille, les choses mortelles et belles aussi, peut-être ? Toute la question
était là : est-ce beau ?

— Tu veux bien m’emmener ?


Il était bien plus de dix heures du soir et Le Chinh avait arraché à Dieter
des spasmes fabuleux et terribles : son corps n’était que sueur et
épuisement.
— Il sera d’accord, tu sais. Tu veux bien m’emmener, Dieter ?
Dieter essayait de mettre de l’ordre dans ses idées et mourait de faim,
maintenant. Et maintenant, aussi, elle voulait partir avec lui. Il s’avoua qu’il
serait ravi de l’avoir auprès de lui, comme une petite esclave.
— Je te promets que je serai ta petite esclave, Dieter.
— Va lui demander, répondit Dieter, plutôt anéanti.
Dieter qui voulait jouir encore de ce corps. Il pensait en jouir peut-être
sadiquement.
— Vraiment ? Tu veux bien ?
— S’il est d’accord.
Vers minuit, ils mangeaient dans la dernière brasserie ouverte de Berne et
les yeux de Le Chinh brillaient. Dieter, lui, se demandait pourquoi le diable
lui avait si facilement remis le corps de Le Chinh. Il avait bien une idée,
mais elle était si abominable qu’il préférait n’y pas songer.

Dieter conduisait machinalement sur l’autoroute vers Fribourg, il était


presque midi. Rolf avait longuement flairé Le Chinh et avait jappé une fois
de façon aiguë : Rolf avait adopté Le Chinh et Dieter en était content. Il se
demandait vaguement ce que le Maître penserait d’elle. Par moments, le
sentiment de se faire manipuler lui venait à l’esprit, et puis, cela
redisparaissait. Maintenant, il songeait plutôt à ses études d’architecture
gâchées, à ses parents qui ne savaient où il était depuis environ trois ans, à
des choses de ce genre. Mais enfin, il y avait un beau soleil et c’était
toujours ça de pris, se disait-il bêtement. Aussi, il avait envie que Le Chinh
lui parle de Winzelmann, parce que Winzelmann lui faisait peur et que lui,
Dieter, n’avait pas l’habitude d’avoir peur. En fait, cela ne lui était jamais
arrivé ; du moins, avant de comprendre ce que faisait « Le Maître ». Au
début, avec ce qu’il prenait comme schnouff, ça le faisait plutôt rire et
maintenant qu’il ne se schnouffait plus que rarement et qu’il retournait peu
à peu dans la réalité, la folie dont il était en somme l’assistant commençait à
lui faire peur. Pas encore vraiment absolument, mais ça venait, malgré tout
et, sans doute, plus vite qu’il n’aurait pensé.
Le découpage délicat du corps de ce pauvre culto, corps encore chaud ;
sa femme enfermée dans cette cave ; enfin, la nuit démentielle avec le corps
du prêtre et cette mise en scène infernale dans l’église : tout cela, il l’avait
vécu, la tête engoncée à nouveau dans la coke et ce spectacle insensé se
déroulait comme en dehors de lui.
« La fille, c’est la tête qu’il va vouloir déguiser en statue ; à cause de la
finesse du visage ; sûrement. Et je suis entièrement incapable de lutter
contre cela. Je me réveille un peu, malgré tout. Ce doit être ce
Winzelmann. »
Le Chinh regardait le paysage et avait l’air content.
« Elle est idiote », songea méchamment Dieter.
Ils déjeunèrent à Lausanne. Durant le repas, il essaya de l’interroger sur
elle, mais cela ne donna pas grand’chose. Sans doute, fallait-il se contenter
de la prendre comme elle était. La prendre, voilà. (Il sourit)
Et puis, ensuite, Winzelmann revenait comme une sorte d’obsession.
Pourtant, il n’avait pas prononcé beaucoup de paroles, celui-là.
Vers cinq heures du soir, quelque part entre Genève et Lyon, Dieter en
venait à la conclusion que Winzelmann voulait Le Chinh en statue, que
l’ensemble était monté et prévu entre Winzelmann et le Maître. Il se
demandait s’il laisserait faire cela et Le Chinh caressait la tête de Rolf
reposant sur son épaule.
— Dans quoi donc me suis-je mis ? Dans quel insondable merdier ?
— A quoi penses-tu ? demanda Le Chinh.
— A toi.
— Vraiment ? Tu crois qu’il veut faire de moi une belle statue ?
Dieter en donna un coup de volant et manqua d’emboutir une voiture
venant en face.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Non, mais qu’est-ce que tu racontes ?
— Il est complètement dingue, tu sais, Dieter.
Et Le Chinh regardait les lumières de la ville.
— Et il laisserait bien ouverts tous les orifices de mon corps. Tu me
baiserais encore, en tant que statue dorée, Dieter ?
— Mais enfin, Le Chinh ! Qu’est-ce que tu racontes ?
— Tu sais très bien pourquoi tu me ramènes là-bas.
— Mais rien du tout, hurla Dieter, rien du tout !
— Je ne peux pas lutter, Dieter, tu comprends ? Je me laisserai faire,
comme quelqu’un qui n’est que matière malléable. Je suis corps et
seulement corps : le maximum pensable de la pute. Rien qu’un corps : mais
je me dis aussi, qu’ainsi transformée en statue et chose, je serai éternelle, en
somme.
Dieter se mit à trembler de toutes les parties de son corps. Il allait mettre
Le Chinh en lieu sûr, pas de doute. Mais où ?
CHAPITRE VI

— Je voudrais vous montrer quelque chose d’étonnant, si vous voulez


bien, dit Raymond Massif entre le premier et le deuxième scotch.
David était plutôt abasourdi : au sein de ruines plantées sur une sorte de
pic et surplombant la vallée, Raymond Massif avait cinq ou six pièces, le
chauffage central et un immense atelier. Le reste était des ruines définitives
allant à l’abandon, noirs rochers de basalte installés là depuis jamais.
— La prochaine occupation sera la restauration du donjon, avait-il dit à
David. Mais ça coûte une quantité de fric tellement insolente que je recule.
Évidemment, avoir l’atelier dans le donjon, ce serait être vraiment maître
chez soi, non ?
— Bien sûr, avait dit David.
Et maintenant, Raymond Massif voulait lui montrer quelque chose, il
était huit heures du soir et Sylvie Nuans avait raconté l’ensemble.
— Venez ; je n’ai pas encore montré cela à Sylvie, parce que cela ne
s’est pas trouvé.
Il se leva et ils suivirent. Massif alla dans un couloir et puis tourna à
droite, descendit un escalier de pierre en prévenant que c’était glissant :
salle voûtée et sablée, encombrée d’objets divers, de statues notamment, de
morceaux de pierre brisés qui avaient esquissé une forme ronde et lourde
comme étaient toutes les sculptures de Massif, à ce qu’avait cru comprendre
David. Massif faisait donc des sculptures massives.
Raymond Massif alla vers un emballage en bois, dans un angle : il
s’agissait d’une statue en or représentant un visage féminin extrêmement
beau.
— Merde, laissa échapper David. Encore !
— N’est-ce pas ? Cela y ressemble, non ?
— En effet, répondit David, bien dépassé. En effet.
— J’ai reçu cela au cours de l’été, monsieur Grandfons. Avec une lettre
que je puis vous montrer ; une lettre bizarre.
David n’osait pas toucher le visage d’or. Ça avait vraiment l’air d’être de
même facture.
— J’ai trouvé, à l’époque, que cela avait quelque chose de... comment
dire ? Si, morbide, malsain, mais très beau, indiscutablement très beau.
Vous êtes d’accord, monsieur Grandfons, n’est-ce pas ?
— Je l’ai déjà dit à Sylvie, dit David d’une voix consternée.
David qui ne pouvait s’empêcher de penser que c’était Massif, l’auteur
de ces « sculptures » démentielles ; qu’il montrait ce visage en disant qu’on
le lui avait envoyé pour détourner les soupçons.
David ne voyait pas Massif autrement qu’en menteur de grand talent.
Mais il avait aussi soupçonné Sylvie Nuans, à l’origine. Simplement parce
qu’ils étaient sculpteurs. Ou bien pour autre chose ?
— Remontons, dit Massif. Vous prendrez bien un scotch.
— Bien sûr, répondit David qui se persuadait que Massif était jaloux de
lui.
« Tout cela est insensé. Allons boire son scotch. »
Ils se retrouvèrent installés avec des verres ; Massif alla à un secrétaire,
fouilla dans des papiers, revint avec une lettre dans son enveloppe.
— Tenez : cela était joint à ce visage.
Sur l’enveloppe, tapé à la machine, simplement le nom de Raymond
Massif. Curieusement, la lettre, elle, était manuscrite.
David se moquait beaucoup de la graphologie, cette science qui prétend
dévoiler le caractère des gens à la façon dont ils écrivent. Cette écriture-là
était du genre que les graphologues nomment typographique, parce que les
lettres sont formées comme des caractères d’imprimerie. C’est supposé
démontrer un caractère cultivé et beaucoup d’originalité.
Texte : « Vous êtes le Maître des formes lourdes, positives et lascives, de
la vie et de la matière. Considérez par ce qui est joint qu’il est aussi des
maîtrises plus profondes, car plus négatives de la Vie. »
— C’est fou, admit David.
— N’est-ce pas ?
« Le paquet était posté à Vichy, sans nom d’expéditeur, bien sûr,
poursuivit Raymond Massif.
— Ça ne veut rien dire, dit Sylvie Nuans.
David fut subitement certain que Massif n’avait rien à voir là-dedans.
— Vous aimez le homard ? Et le chablis ?
— Bien sûr.

*
David se réveilla d’une nuit pleine de cauchemars : le jour était gris et
sale et maintenant, au bout de ces cauchemars-là, il était tout aussi certain
du contraire ; que c’était Massif qui faisait cela et qu’il s’amusait à jouer
avec lui ; que lui, David, n’était qu’une marionnette pour il ne savait trop
quoi, manipulée par les lourdes mains de Massif.
— Mais non, dit-il tout seul. Ce n’est sûrement pas son écriture. Ça ne
rime à rien.
Puis, il se mit à penser à l’abbé Pierre Vézilles et à l’incroyable culot du
fou.
Il but du café, fuma un moment, caressa Esmeralda.
A onze heures, une 405 grise entrait dans sa cour. Deux types en
sortirent.
David alla ouvrir. L’un était un grand type maigre à la calvitie naissante,
à la moustache un peu grise, avec un nez fin et des yeux verts. (« Couleur
d’huîtres, se dit machinalement David. ») L’autre était beaucoup plus jeune,
avec un air de s’en foutre assez étonnant.
— Vous êtes monsieur Grandfons ? On enquête sur la mort du prêtre.
— Entrez. Je ne sais pas si je vous serai très utile. Je ne crois pas pouvoir
vous en dire beaucoup plus que ce que j’ai dit aux gendarmes hier soir.
David les précéda, leur désigna des sièges.
— Monsieur Grandfons ? C’est une histoire qui va faire un incroyable
scandale. Vous ne souhaitez pas, sans doute, y voir votre nom mêlé ?
Ça, c’était le type qui avait l’air de se foutre de tout.
David haussa les épaules, voyant très bien où l’autre voulait en venir.
— Ce n’est pas dramatique, si ça doit arriver, ça arrivera. Que voulez-
vous que je vous dise ?
— Ouais. C’est bien à vous la belle 15/6 ? Parce que, la nuit où ce
pauvre prêtre a été... bon, crucifié, elle a stationné devant l’église, votre
voiture, monsieur Grandfons.
David ne s’attendait pas à ça : le type avec l’air de s’en foutre avait
également l’air de s’y connaître en coups bas bien portés.
— Très bien. J’ai vu ça le premier, en effet, et je ne me suis pas senti le
courage d’aller prévenir. Du reste, un bon moment, j’ai cru que je rêvais.
— C’est ennuyeux, ça. Vous auriez dû prévenir, voyez-vous ? Et qu’est-
ce qui vous a pris d’aller à cette église à cinq heures du matin ?
— J’ai rêvé que ça arrivait.
— Ah bon ? (Plus sarcastique, tu meurs.)
Le grand type aux yeux verts n’avait toujours pas prononcé un mot. Il
regardait les choses de David. Puis, à un moment, il fixa David et dit :
— Qu’est-ce que vous nous cachez d’autre, encore, monsieur
Grandfons ?
— Mais rien, à la fin, s’écria David. Qu’est-ce que vous croyez ? Que
c’est moi qui m’amuse à crucifier des prêtres et à faire des sculptures avec
les corps des autres ? C’est ça ?
— Mais non, monsieur Grandfons. On ne croit rien du tout. Croire, ça ne
m’intéresse pas. Savoir, oui, parce que c’est mon travail. Il n’y a rien à
croire : simplement, ne faites pas dans la rétention de preuves : ça vous
rendrait complice.
Évidemment, il y avait le torse dans la Mercedes et le type qui s’appelait
Dieter Neumann. Mais David n’arrivait pas à comprendre pourquoi il ne
voulait pas parler de ça aux flics. Il ne se comprenait pas, mais était ferme
là-dessus : pas question de moufter à ce sujet. Et pourquoi, bon Dieu ?
Confusément, pour protéger l’auteur de ces folies ? Ou bien pour le
découvrir avant la police ? Curiosité morbide de savoir pourquoi « il »
faisait ce travail de dément ?
— Si on avait enquêté un peu plus tôt sur les disparitions signalées, on
n’en serait certainement pas là, contra voluptueusement David.
— Quelles disparitions, monsieur Grandfons ?
— Sais pas. Au fou qui a fait — ou qui continue de faire ça — , il faut
de la matière, non ?
— Vous voulez parler de la disparition de ces gens, là, comment,
Vannier ?
— Vanniaux.
— De la matière, hein ? On dirait qu’« il », comme vous dites, trouve ça
dans des cimetières.
— La mort abominable de Pierre Vézilles, ce doit être sa vengeance, on
dirait. Une vengeance spectaculaire, pour on ne sait trop quoi.
Silence entre eux trois.
Puis les deux flics se levèrent.
— Très bien, monsieur Grandfons : « il » lui faut de la matière, sans
doute. De la matière fraîche, c’est cela ? Les cadavres, c’était au début ?
Maintenant, il améliore son style. C’est ça ?
— Je ne sais pas. J’essaie d’imaginer.
David fut content lorsque la 405 disparut de sa cour. Qui donc, au village,
était allé raconter aux gendarmes qu’il avait vu sa voiture ?

— Je ne suis pas arrivé à leur parler de la Mercedes et du torse, je me


demande encore pourquoi.
Sylvie Nuans portait un pantalon noir et un pull de cachemire rouge, des
bottes rouges également. Elle était superbe.
— Tu ne crois pas, David, que tu joues un jeu dangereux ? Qu’est-ce que
tu recherches, en fin de compte ?
— Sais pas. Je crois que j’ai envie de savoir pourquoi « il » fait ça. Des
abrutis de flics ne le comprendront pas, ils diront juste : « C’est un fou »,
sans voir que c’est beau. En oubliant justement cette dimension où le vrai
est plus vrai que le vrai. Faire des corps ainsi, c’est vraiment tellement
effrayant et... euh... beau. Assurément beau.
— Véritablement, tu veux cela ? demanda Sylvie Nuans.
David ne remarqua qu’à peine comment la voix de Sylvie Nuans
changeait de tonalité, redevenait presque belle.
Sylvie Nuans s’approcha de David et commença à le déshabiller.
Lorsqu’il fut entièrement nu, elle lui dit de s’allonger sur le tapis.
— Tu as déjà essayé avec un homme, David ?
— Non. Il faudrait ?
— Raymond est homosexuel, il aime beaucoup les jeunes gens et il me
demande parfois d’assister à ses ébats. Je dois dire que ça m’excite
énormément.
— Tu voudrais que ton Raymond et moi... ?
— Ah, ah ! Mais non. Tu vas me sodomiser, David, veux-tu ? Et je vais
hurler de plaisir et de mort. Quand on me fait ça, je sais que mon corps se
rapproche de la naissance et de la mort.
Sylvie Nuans s’excitait visiblement déjà sur ses propres paroles. Elle
disparut dans la salle de bains et revint, nue, avec la chair de poule qui
dressait les pointes de ses seins.

— Tu en penses quoi ?
— De qui ? Du romancier ? Qu’il nous cache des trucs. De cette affaire ?
Que c’est une histoire de dingues.
Le commissaire principal Alain Vermeulen décida de s’autoriser un petit
cigare et un cognac. Il n’y avait plus que lui et Paul dans la salle de
restaurant plutôt sinistre.
Il se lissa la moustache grisonnante et chercha du feu.
— Tu veux mon avis ? Ce type-là est un esthète. Il se dit que ces trucs-là
c’est beau, et il a envie de savoir comment c’est venu à un esprit dérangé
d’imaginer de faire ça.
— Pourquoi pas ? répondit Paul. Et alors ?
— Alors, il sait des trucs, a des idées.
— Il y a ce sculpteur. Là, l’Américain. Qui fait un peu la même chose.
— Quoi, la même chose ?
— Des sculptures de femmes : des moulages en polyvinyle. Après, il
peint. Enfin, ça s’appelle un traitement pictural, c’est comme ça qu’ils
disent. Je crois qu’il s’appelle John de Andrea, ce type. Il paraît que ça fait
une espèce de présence bizarre, comme si ce corps-là allait retourner à la
vie. Tu vois ?
— Non, répondit le très calme commissaire principal qui regardait son
adjoint avec une espèce de stupéfaction.
— Mais si, dans la statuaire traditionnelle, on cherche en somme à
mettre le temps hors du temps ; là, lui, il immobilise un instant, mais dans le
temps. On se dit que ça va se réveiller ; j’ai vu l’exposition de ce type, rue
Guénéguaud, à Paris. Avec le moulage en polyvinyle, ça restitue jusqu’au
moindre duvet du corps. Ça y est ?
— Un peu plus. Dis donc, Paul, tu devrais donner des cours. Je ne savais
pas que tu fréquentais les expos.
— Tu peux toujours me vanner, hein ?
— Mais non, Paul, je t’assure. Continue, je t’en prie.
— Eh bien, notre dément a dû trouver encore mieux. Pourquoi un
moulage, si on peut avoir le corps lui-même ?
— Oui. Je commence à voir. Et tu te dis que notre écrivain voudrait
avoir une confirmation de ça, avant que les gros nigauds de flics que nous
sommes ne viennent servietter propre le dément. C’est ça ?
— Quelque chose comme ça. Sauf qu’on n’est peut-être pas forcément
des nigauds complets.
— Je vais demander tout de suite au juge d’instruction de mettre la ligne
de ce mec sur écoute. Tout de suite.
— C’est une bonne idée. On saura, au moins, s’il fréquente des
sculpteurs. On aurait pu, du reste, lui poser la question.
— Oui. Bon. Je crois qu’il pourrait en venir à partager les goûts du
dingue.
— A ce point ?
— Sais pas. On verra bien.
Silence entre eux et arrivèrent les cognacs. La fille paraissait avoir envie
qu’ils déguerpissent.
— Tu sais, commissaire ?
— Quoi ?
— Ça me fout les boules, cette histoire. Je ne peux pas dire que ça me
fasse peur, mais c’est vraiment malsain ; malade, quoi.
Alain Vermeulen, commissaire de police de son état, était bien d’accord.
— Je crois qu’elle a envie qu’on se casse, dit encore Paul.
Ils terminèrent leurs cognacs, payèrent, sortirent dans la rue triste et
détrempée, au milieu de la petite localité. S’en furent à pied jusqu’à la
gendarmerie, sans dire un mot. Alain Vermeulen songeait avec horreur aux
titres des journaux du lendemain.
— Il faut qu’on le trouve vite, dit-il encore.
— J’avais cru comprendre ça.

Dieter ne savait pas où aller, avait envie de schnouff et regardait le beau


visage de Le Chinh, visage destiné à devenir un instant dans le temps. Que
ce visage et cette tête acceptât une destinée telle le bouleversait d’un
sentiment qu’il avait toujours ignoré. Et alors, maintenant, Dieter ne voulait
pas cela pour Le Chinh.
Pour le moment, la Mercedes stationnait sur un parking d’autoroute, juste
après Lyon. De la schnouffe, le Maître lui en procurerait pratiquement
autant qu’il voudrait. Mais il aurait fallu s’arracher de ça, du Maître et de la
volonté du Maître. Dieter s’avouait qu’il était incapable de l’affronter et
laissait le temps passer sans arriver à prendre une décision.
— Il faut sans doute y aller, maintenant, dit doucement Le Chinh.
— Mais enfin ! hurla soudainement Dieter. Enfin, mais est-ce que tu te
rends compte ? Il va faire de toi une statue.
— Herr Winzelmann a promis que je ne souffrirais pas. Que ce serait
doux.
— Tu le savais, alors ? Dis-moi, Le Chinh : tu le savais, quand tu as
demandé si tu pouvais partir avec moi.
— Je te l’ai déjà dit, n’est-ce pas ?
— Et tu veux vraiment ça ?
Elle ne répondit pas et Dieter fut las : il lui restait seulement à continuer
cette route de terreur froide sur laquelle il s’était engagé. Elle le voulait,
aucun doute. Mais fallait-il appeler cela une volonté ?
Dieter fit démarrer la Mercedes, désormais incapable de regarder Le
Chinh qui, elle-même, semblait égarée dans un songe infini.
— Les flics. Il ne me reste que les flics. Je serai en tôle, mais l’esprit au
repos.

Sylvie Nuans était pelotonnée sous les couvertures et tremblait de tout


son corps. David, en robe de chambre, fumait, l’air hagard, intérieurement
terrifié de l’avoir vraiment sodomisée et d’en avoir retiré un plaisir
prodigieux. Sylvie Nuans avait crié tout au long, les reins cambrés, les
mains serrant le cuivre du lit à le tordre pendant que David, à moitié fou,
allait et venait dans ses reins.
— Tu as mal, risqua enfin David.
— Non. Non. Laisse-moi un peu, David, tu veux bien ?
David s’habilla, il était sept heures du soir, la nuit s’installait. David
caressa les cheveux de Sylvie d’un geste léger, qu’il ne se connaissait pas.
Ensuite, il eut envie d’allumer du feu dans la cheminée et d’être aussi à
des milliers de kilomètres de Sylvie Nuans. « Pourquoi est-ce que,
maintenant, de nouveau, je suis sûr que c’est elle ? Que je la vois en train de
vouloir que je partage cette démence ? Et que moi, j’ai envie de savoir si
c’est bien elle. Elle et Raymond Massif, qui est donc homosexuel ; qu’est-
ce que ça peut bien faire, d’ailleurs, qu’il soit pédé ? »
Il alla chercher du bois, furieux de n’avoir pas eu le temps de monter
Judas. Lorsqu’il revint, elle était debout et habillée, fumait une cigarette.
— Je vais rentrer, David.
— Vraiment ? Tu ne veux pas boire quelque chose, avant ?
Elle fit « non » de la tête et alla vers lui, pour l’embrasser doucement.
— Je ne pense pas venir demain, David. Il faut que j’aille à Madrid,
quand même. Tu comprends ?
David dit qu’il comprenait, soulagé qu’elle s’en aille, Sylvie Nuans.
Qu’elle aille très loin, au vrai.

A huit heures moins le quart, il chantonnait vaguement et ouvrait une


boîte de bisque de homard. Cela lui fit repenser aux homards de Raymond
Massif et il dit « merde » plusieurs fois. Le bruit de l’ouvre-boîtes avait fait
rappliquer Esmeralda.
David lui donna du lait et sirota son scotch, perdu dans ses pensées et
regardant le feu. Ça ne le mena nulle part.
A huit heures et demie, on frappa à sa porte. Jadis, ç’aurait été l’abbé
Pierre. Là, c’était le jeune homme blond avec le chien et la Mercedes. Sauf
que là, il n’avait ni chien, ni Mercedes. La surprise de David fut, toutefois, à
peu près complète.
— Je ne vous dérange pas, monsieur Grandfons ?
— Entrez. Vous êtes venu comment ?
— En taxi. Vous n’avez pas entendu ?
— Non. Mais je devais être dans la cuisine, je suppose. C’est une visite
inattendue, mais entrez, je vous en prie.
David reconnaissait bien Dieter, mais il lui semblait que Dieter avait
changé.
Il avait rencontré un jeune homme plutôt arrogant et inquiétant, il avait
affaire à un jeune homme peureux et soumis.
— En dehors de la police, monsieur Grandfons, je ne vois que vous à qui
je puisse parler. C’est vous qui avez trouvé la main, n’est-ce pas ?

Il n’était pas question qu’ils souffrent. Aucun, du reste, n’avait souffert.


Sauf le prêtre, évidemment ; mais, dans le cas du prêtre, il ne disposait que
de deux heures pour accomplir ce qui n’était pas œuvre d’art, mais pure
vengeance. Et puis, Dieter était trop schnouffé pour lui être vraiment utile.
Il avait été juste capable de l’aider à maintenir le corps durci quand il l’avait
cloué. Que le bruit des coups de marteau, résonnant dans l’église à trois
heures du matin n’ait réveillé personne le surprenait encore.
Sinon, les autres étaient tellement remplis d’inhibiteurs du système
nerveux qu’en dehors des fonctions motrices, ils n’étaient que des zombies.
Il comptait utiliser cette fois un visage et un torse, pour exécuter la
commande de l’Italien et le corps de France Vanniaux correspondait assez
bien à ce qu’il recherchait comme spectacle mort de la vie. Les yeux en
verre d’un bleu foncé feraient une merveille baroque au milieu du visage
d’or. Elle avait aussi un cou mince et fragile, un buste aux seins jeunes. Si,
ça ferait une belle pièce. Une pièce qu’il livrerait lui-même, sans doute.
D’abord, parce qu’il allait lui falloir se séparer de Dieter et, ensuite, parce
qu’il y avait une éternité qu’il n’était pas allé se recueillir dans les musées
de Rome et de Florence.
— Non, vraiment, dit le Maître tout haut, Dieter n’est plus tenable. Que
n’ai-je pas fait, cependant, pour lui ? Mais, maintenant, il est trop abruti de
cocaïne et fait n’importe quoi. Comme d’être incapable de retrouver cette
main.
« Moi qui voulais seulement l’embellir, cette main, et la placer dans le
mausolée de celle que j’ai aimée. Évidemment, je n’aurais pas dû y aller à
cheval, ni me sauver lorsque l’autre cavalier est arrivé. J’ai été stupide.
Il était bien tard, maintenant et il avait bu beaucoup trop de cognac.
Évidemment, il aurait pu commencer tout de suite à vider France Vanniaux
de son sang et, inversement, à injecter dans les artères le produit
d’embaumement spécial à base essentiellement d’hyposulfite de sodium. Et
cela durait toujours très longtemps.
Seulement, le fait que Dieter ne soit toujours pas rentré avec la petite
Asiatique dont voulait Winzelmann, commençait à l’inquiéter et, pour
travailler, il lui fallait avoir l’esprit en paix et être à jeun.
Il descendit voir comment allait France Vanniaux et fut satisfait de la
trouver insensible et proche de la catatonie.
Il la maintenait ainsi par un judicieux mélange de neuroleptiques et de
narcotiques.
CHAPITRE VII

— Vu que, pour l’instant, il ne sort pas de chez lui, notre écrivain et qu’il
ne téléphone pas non plus, ça peut tout de même durer un moment.
Les deux flics étaient installés, plutôt avachis et le maréchal des logis-
chef Lucas les écoutait, immobile et pensif, derrière son bureau gris.
— Rien du tout sur lui aux RG, ajouta Paul. A part deux conneries dans
un groupe plus ou moins maoïste, il y a quinze ans.
Il ricana et Alain Vermeulen l’observa, dit :
— Tu sais bien, Paul, que les RG adorent collectionner ce genre de
souvenirs à la con.
— Il y a la fille, tout de même, dit le chef Lucas, de l’autre côté de son
bureau.
Il avait l’air songeur.
— Quelle fille ? demanda Paul.
— Une fille célèbre, on dirait. Je l’ai vue sur TF1. Tout à fait par hasard,
il y a deux ou trois soirs et c’est la même qui déjeunait avec lui, hier midi.
Je crois qu’il n’y a pas de doute.
— Entre célébrités, ricana encore Paul. Forcément.
— Et elle est sculpteur, dit doucement le chef Lucas.
— HEIN ? beugla Alain Vermeulen. Sculpteur ? Elle est sculpteur cette
nénette ? C’est quoi, son nom ?
— C’est le problème, dit le gendarme, vraiment désolé. Je ne suis pas
foutu de m’en souvenir ; un nom bizarre. Mais vous savez, commissaire ? Il
n’y a peut-être aucun rapport ; je n’y connais rien en sculpture, mais je ne
pense pas que le matériau habituellement employé, ce soit du corps humain.
— Oui, oui, chef, bien sûr, fit Vermeulen d’un ton sucré. Mais il y a
peut-être un rapport quand même.
Il se tourna vers son adjoint :
— Paul, appelle-moi la direction des programmes de TF1. C’était au
journal télévisé, chef ?
— Oui. A la fin du journal.
Au bout de dix minutes au téléphone, Paul raccrocha et dit :
— Elle s’appelle Sylvie Nuans et elle est actuellement à Madrid.
— Ne peut pas être à la fois ici et à Madrid, dit le commissaire
Vermeulen.
Avec l’air de dire que le chef Daniel Lucas s’égarait.
Celui-ci fixa Alain Vermeulen, ayant l’air de comprendre qu’on puisse
trouver le rapprochement vaseux :
— Ce qui me fait penser que c’est bel et bien elle, monsieur le
commissaire et qu’elle est bien ici, c’est la voix. Elle a une voix bizarre.
Très laide et... vraiment unique. Enfin, je trouve.
Paul regarda son chef, dit :
— Le mieux serait de poser directement la question à notre ami
l’écrivain. Non ?
— Paul, tu fais un saut chez lui ? Pendant ce temps-là, je vais flirter avec
les RG pour qu’ils me parlent de cette Sylvie Nuans.
— Je viens avec vous, dit Daniel Lucas à Paul. Ça ne vous ennuie pas ?
— Pas du tout, dit Paul qui trouvait ce gendarme-là sympathique.
— Au fait, demanda encore Paul, quand est-ce que le corps de ce pauvre
abbé sera restitué ?
— On a ordonné une autopsie, dit le chef Lucas. Mais ça servira à quoi ?
A apprendre comment le fou a procédé ?
— Embaumement, dit Alain Vermeulen en haussant les épaules ; mais
comme le dingue n’a évidemment enlevé ni les viscères ni les matières
cervicales, ça n’aurait pas duré longtemps.
Alain Vermeulen embrasa le bout d’un petit cigare, fit :
— Dans le cas de l’abbé, il doit s’agir d’une sorte de vengeance
délirante. En fait, il faut sûrement distinguer le cas de l’abbé de celui des
autres statues. Et on peut toujours téléphoner au juge d’instruction pour
savoir quand l’enterrement pourrait avoir lieu.
— Ce serait bien, fit Lucas. Vous savez ? Les gens du canton sont
terrifiés... Parlent du diable.
— Et alors, chef ? demanda doucement le commissaire au gendarme.
Vous ne trouvez pas, vous, que ça a à voir avec le diable ou je ne sais quoi
d’autre de ce genre ?

— Prenez un whisky, proposa David à Dieter qui avait fini de raconter.


Et de raconter l’ensemble l’avait mis au bord de la crise de nerfs.
Curieusement, David se sentait plutôt mieux, lâchement satisfait que tout
cela n’ait rien à voir avec Sylvie Nuans. D’un autre côté, ce que racontait
Dieter était à peu près insoutenable.
— Ils ne souffrent pas, apparemment. Non : il leur fait prendre des tas de
saloperies et après, ils sont comme des zombies. Il les découpe ensuite
soigneusement, avant que l’embaumement n’ait achevé son œuvre.
David était un peu hagard, quand même. Il versa du scotch à Dieter qui
l’avala d’un trait, puis regarda David :
— Il ne reste qu’à prévenir la police, n’est-ce pas ?
— Sais pas, fit David. Non, je ne sais pas.
Il aurait voulu en parler à Sylvie. Ensuite, il fut pris d’une idée : pourquoi
pas à Massif ? Pourquoi ne pas emmener Dieter chez Massif ? Mon Dieu,
pourquoi donc s’était-il ainsi méfié de Massif ?
— Il les découpe, selon des dessins qu’il fait au crayon spécial, pendant
que se vide le sang.
« Il m’a dit que c’était le même mouvement cardiaque qui vidait le corps
du sang et le remplissait mécaniquement du produit. On voit la mort dans
leurs yeux de zombie venir petit à petit, en même temps que le sang coule
en dehors des corps. Ce qu’il y a de vraiment atroce, monsieur Grandfons,
c’est que ça se passe le plus calmement du monde, sans cri, ni rien.
— Ça fait longtemps que vous êtes à son service ?
— Trois ans. Et la petite Asiatique qui veut devenir statue. Winzelmann
l’a rendue folle. Non, je crois qu’il vaut mieux prévenir la police. J’irai en
tôle, mais j’y reposerai mon âme. Je ne savais pas qu’on avait une âme,
monsieur Grandfons. Il leur vole leur âme, monsieur Grandfons. C’est ça
qu’il fait. Si : appelez les flics.
Bien entendu, c’est à ce moment que les phares de la 4 L de la
gendarmerie illuminèrent la façade de la maison de David.
— Quand on appelle le loup,... Dieter, prenez votre verre et allez dans la
cuisine. Par la porte arrière, vous serez dans la grange du bas, là où je mets
le bois. Vite.
David ne s’était jamais connu aussi impérieux.
— C’est qui ?
— Les flics, précisément. On s’expliquera plus tard.
On frappait à la porte. David alla ouvrir, les fit entrer, observant le
mariage du poulet du SRPJ et du gendarme.
— On ne reste pas longtemps, monsieur Grandfons, fit celui qui était en
civil ; celui qui avait l’air de se foutre de tout. On veut juste savoir si vous
connaissez une demoiselle qui se nomme Sylvie Nuans.
« Ils vont vite, ils vont très vite ; ils sont sur une fausse piste, mais ils
vont vite quand même. »
— Bien sûr. Le chef Lucas sait bien que j’ai déjeuné avec elle hier midi.
Et alors ?
— Elle aurait dû être à Madrid, non ?
— Elle a dû y partir dans la soirée.
— Ah, c’est ennuyeux, ça.
— Je ne vois pas en quoi, répondit David. C’est le fait qu’elle est
sculpteur qui vous fait envisager un rapport ? Voyez-vous, si je puis me
permettre : c’est grotesque, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer.
— On verra ce qui est grotesque dans le cabinet du juge d’instruction, dit
le salaud de flic d’une voix sulfureuse.
— C’est ça, c’est ça, dit David qui se surprenait lui-même, lui si
respectueux de l’autorité, en fin de compte.
— Écoutez, dit le chef Lucas : vous vous rendez bien compte qu’il s’agit
de quelque chose de monstrueux, non ? « Si tu savais à quel point ça l’est,
pauvre gendarme, tu fuirais. Et moi, j’ai maintenant besoin de savoir non
pas comment ça l’est, mais bien pourquoi ça l’est : l’intérêt esthétique de la
chose. Car il y a là un intérêt esthétique évident.
« Mais vois-tu, gendarme, que comprendrais-tu à l’extériorisation
artistique de l’instinct de mort, quand, par la mort, on cherche à fixer la
vie ? »
— Oui, dit David. Et alors : le rapport avec Mlle Sylvie Nuans, S.V.P. ?
— Peut-être aucun.
— Pourquoi pas un autre sculpteur ? Et, d’abord, s’agit-il même de
sculpture ?
Les deux flics se regardèrent :
— Très bien, monsieur Grandfons. Passez une bonne soirée.

Une minuscule lueur clignotait, bleu pâle, au fond des brumes noyant
l’esprit de France Vanniaux. Presque mécaniquement, elle avait gardé dans
sa bouche les médicaments qu’« il » lui avait donnés et les avait recrachés
sur les dalles, sitôt qu’elle avait vaguement senti qu’elle était de nouveau
seule. Et maintenant, l’effet des prises antérieures commençait à
s’amenuiser.
Notamment, elle distinguait des choses et des bribes de mémoire se
réactivaient dans sa tête. Le coup de fusil qui avait tué son petit chien, cela
restait bien et elle voyait le jeune blond dans la Mercedes qui levait la
carabine et Didier qui assistait à ça, impuissant. Ensuite, elle avait mémoire
d’une piqûre à son bras.
Puis, la minuscule lueur bleue s’éteignit presque complètement et elle
resta de nouveau prostrée pendant près d’une heure.
Au bout de cette heure-là, la petite lueur bleue était d’un bleu plus pâle et
elle commençait à avoir le sentiment que son sang à elle coulait bien dans
ces veines qui étaient siennes. Et dans ses artères aussi. France Vanniaux
avait le sentiment qu’on en voulait à ses artères et bien incapable était-elle
de savoir pourquoi cette pensée s’immobilisait dans son esprit.
De nouveau, les brouillards occupèrent son esprit ; mais un moment bien
plus court et elle émergea avec deux idées, ou, du moins, des choses qui
commençaient à ressembler à des idées : la première était qu’elle avait soif
d’horrible façon et la seconde qu’elle pouvait peut-être avoir un peu de
motricité volontaire ; se lever et marcher, quoi.
Et elle parvint à proférer une parole molle : « Où est Didier ? Où est-il,
mon mari ? » Et elle essaya de se lever et c’était la nuit. La nuit, au-dehors.
Parce que cette fois, au-dedans d’elle-même, la lueur bleue était devenue
bien plus grande et blanche. Elle vacilla pour se lever, y parvint, vacilla
encore un peu plus lorsqu’elle fut debout et fila tout droit sur ses jambes
très molles. Elle buta sur quelque chose et son cerveau, encore, était
incapable d’analyser justement ce contre quoi elle avait buté. Elle parvint à
contourner cet obstacle et se mit à chercher un interrupteur.
Son cerveau essaya encore d’estimer que Didier — son mari à
elle — était dans la même pièce, mais n’y parvint pas. Sa main tomba enfin
sur une chose au bord d’une porte et qui était, en effet, un interrupteur.
La lumière fut atroce, abominable et la porte était ouverte.
Elle se retrouva, la porte franchie, dans une pièce blanche. Ça ressemblait
à un hôpital et son cerveau enregistra qu’il y avait de sales odeurs, là-
dedans. A gauche, était un escalier et son corps le monta. Au milieu des
marches, les vapeurs s’emparèrent de nouveau de sa tête, mais, cette fois,
elle parvint à lutter et ce fut victorieux. Ça dura seulement cinq ou six
minutes. Elle avait toujours soif de façon effrayante, la langue comme un
morceau de bois dans une bouche en liège.
Au bout de cet escalier se trouvait un couloir et, à droite, une vague lueur
signalait... Signalait quoi ? Ah si. Une porte, sans doute. Une porte d’un
vieux modèle avec du verre cathédrale et du fer forgé.
Elle alla dans cette direction, la porte était fermée à clé.
Son cerveau lui ordonna, pur instinct de vie, de chercher la clé alentour.
La main dirigée par ce cerveau passa sur des vêtements accrochés à une
patère, sur la droite.
Elle aurait bien voulu ne plus avoir autant mal à la tête. A côté des
vêtements, étaient des choses : ces choses, le même cerveau les analysa
comme un trousseau de clés. A la troisième tentative, cela s’ouvrit sans
grincer et elle fut dehors.
— Mon Dieu, dit le cerveau. De l’air.
Le cerveau ne semblait pas vraiment savoir où était le corps qu’il
commandait. Mais elle referma la porte à clé et jeta le trousseau à travers la
nuit : c’était, sans doute, le côté ironique de ce cerveau-là.
Ensuite, il y avait une allée blanchâtre dans la lumière vague de la nuit et
une grille ouverte. Puis, une route qu’elle prit à gauche, au hasard.
— Soif, dit le cerveau.
Et puis, épuisé, le corps n’obéit plus au cerveau et elle s’effondra sur la
chaussée goudronnée, dans ses pauvres habits et sur ses baskets usés.
Ça dura encore un moment et le cerveau lui disait de se cacher, comme se
cachent les petites bêtes. De se relever et d’aller au moins à l’abri de la
futaie, à deux cents mètres.
Il faisait froid et ce froid faisait du bien à France Vanniaux.
Elle parcourut les deux cents mètres, après s’être relevée, passa un
caniveau boueux qui longeait la route, fut dans les bois.
Elle s’y enfonça. Son cerveau lui disait comment enlever la couche de
feuilles humides et se couvrir des feuilles sèches, en dessous. Elle se terra
donc dans cette odeur d’humus, avec sa soif et son mal de tête.
Elle était libre ; elle dormit dans ces feuilles, la tête posée sur une racine
large, comme jamais elle n’avait dormi.
Ensuite, la pluie vint et mouilla son visage.

*
Les flics partis, David décrocha le téléphone et lui trouva une tonalité
bizarre, plus basse qu’usuellement. Il voulait appeler Massif pour le
prévenir de son arrivée avec Dieter, certain de la nuit blanche.
— Les cons écoutent ma ligne. Il n’y a aucun doute là-dessus.
— Qu’est-ce qui se passe ? demanda Dieter.
— Rien. On se rend dans un endroit calme. Quand tu m’auras dit où est
Le Chinh.
— Dans un hôtel du Puy. Elle m’a promis qu’elle ne bougerait pas.
Monsieur Grandfons ?
— Oui ?
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
— Clarifier la situation, répondit David. Venez, on s’en va.
— Je ne suis pas à la hauteur, c’est cela ?
— Qui y serait, au juste ?
— C’est le néant d’un jour sans fin, monsieur Grandfons.
David le trouva ridicule, mais admit que lui, David, était en train de
devenir fou.
Il poussa presque Dieter dans la 15. Téléphonerait au Puy.
Vingt-deux heures trente, avec tout ça. Et puis, des phares démarrèrent
derrière lui.
Il se souvint qu’il avait un ami qui connaissait très bien un haut
fonctionnaire du ministère de l’Intérieur.
— Ils vont bientôt me foutre la paix, dit David, tout haut.
— Pardon, demanda Dieter.
— Les flics s’amusent à nous suivre. Au fait ? Où est passé votre chien ?
— Je l’ai perdu. En venant, il n’a pas voulu me suivre.
— Et la voiture ? La Mercedes ?
— A cent mètres de... Enfin, de chez le Maître. C’est la sienne, vous
savez ?
David ne voulait pas avoir les flics au train en arrivant chez Massif.
Aussi prit-il en direction du Puy, bien certain de les semer en ville.
Dieter ne disait plus un mot, se laissait faire, remettant une nouvelle fois
sa volonté à quelqu’un d’autre. David gara la 15 devant la gare et vit que les
flics attendaient, en veilleuse, sans se gêner. Ça donna à David une idée
plaisante et Dieter dit que, oui, bien sûr, il l’attendait.
David se retrouva dans le jaune mort de la gare désertée aux odeurs sales.
Il alla droit aux cabines téléphoniques, avec un soudain sentiment
d’urgence, il ne savait pourquoi.
Et il avait froid, dans son blouson de cuir. Mais peut-être pas seulement
parce qu’il faisait froid. Du reste, dans cette gare, il ne faisait pas froid. Ça
puait, point final ; puanteur tiède.
Massif décrocha à la troisième sonnerie, dit :
— Ah ! Bonsoir, monsieur Grandfons.
— Il est un peu tard pour appeler.
— Non, non, monsieur Grandfons, je me couche toujours fort tard.
— Sylvie est partie ?
— Je l’ai mise au train à quatre heures vingt, au Puy. Cela lui permet
d’attraper le Cevenol à Saint-Georges d’Aurac à 17 h 23. Paris, onze heures
et quart et il y a un wagon-restaurant. C’est vraiment le plus confortable.
Qu’est-ce qui se passe, monsieur Grandfons ?
— Je suis au Puy, là. J’aurais voulu vous parler.
— De cette histoire ? Vous avez du nouveau ? Raymond Massif
paraissait soudainement très attentif. Attentif Massif.
— Je crois, dit prudemment, David. Je suis surtout avec quelqu’un de
très instruit de notre affaire.
— Vous m’intriguez, alors, monsieur Grandfons. J’allais manger un
morceau, mais je vous attends.
Et puis, Massif raccrocha.
— C’est bien dans ses manières, dit tout haut David en haussant les
épaules.
Ensuite, il composa le 17 et dit qu’il y avait une voiture suspecte, à
l’angle de la place de la gare, qui stationnait.
Il raccrocha, sourit et retourna à la 15/6.

Lorsque Alain Vermeulen montra sa carte du SRPJ de Clermont-Ferrand


aux deux flics qui avaient bloqué leur 405, la 15/6 était déjà hors de vue.
— On est désolés, monsieur le commissaire, mais...
— Soyez gentils, dit Paul d’un ton doux, cassez-vous. C’est le plus sain.
— Il nous a bien baisés, le romancier. Qu’est-ce qu’on fait ?
— En sais rien, avoua Paul à son chef. Il y a une brasserie qui reste
ouverte tard. On pourrait aller dîner. Pour une fois qu’on ne sauterait pas un
repas... De toute façon, pour ce soir, c’est râpé.
— Oui. Et puis, demain, on le cravate et on le colle en garde à vue, bien
au chaud et chez nous, à Clermont. Ce con nous cache un truc, il n’y a pas
de doute, merde.
En effet, la brasserie était encore ouverte et il y avait même plutôt du
monde.
— On va vraiment au hasard, dit Vermeulen devant son anis gras. J’ai
horreur de ça. Demain, je vais récupérer la liste de tous les sculpteurs du
coin. Il ne doit pas y en avoir des kilos au mètre cube, quand même.
— Tu sais, mon cher chef, c’est une vraie célébrité, ce romancier. Si tu le
colles en garde à vue, c’est toi qui vas devenir une autre célébrité, mais
dans un autre genre.
— M’en fous.
— Bon.
Paul observa les couleurs de son picon-bière et savait comment s’y
prendre avec ce commissaire-là : attendre au plus cinq minutes.
— Bon, Paul, très bien. Tu proposes quelque chose d’autre ?
— De reprendre depuis le début : un homme se promène à cheval dans la
forêt et perd une main en or, celle sur quoi tombe Grandfons. Lequel ne
ment certainement pas sur ce point, sinon il ne l’aurait pas montrée aux
gendarmes. D’où ma question : que foutait cet homme, à cet endroit, avec la
main dorée d’une morte dans ses fontes de cheval ? Réponse : il allait la
porter quelque part. Si on savait où, on pourrait peut-être deviner qui.
— Où, quoi ?
— Où il la portait.
— C’est fin, Paul, c’est fin. On peut essayer ça d’abord.
— Avec une carte détaillée, on pourrait peut-être se mettre à avoir des
idées. Je prends un tartare. Et toi ?
CHAPITRE VIII

Raymond Massif proposa du cognac avec le café et se tourna vers


David :
— Et donc, pour vous, la question est de savoir pourquoi c’est beau, si je
résume ? Et vous voulez savoir pourquoi, avant que la police ne mette la
main sur lui ? C’est bien cela ?
— Disons que vous savez lire dans les têtes. Vous pensez que je suis
complètement fou ?
— Non. Exagérément intellectuel, sûrement, fou, non. Et, voyez-vous,
monsieur Grandfons, je sais qui c’est.
— Pardon ?
— Si. Je sais qui c’est. Ou, du moins, je crois qu’il y a un grand nombre
de probabilités pour que ce soit celui-là.
— Je vous ai déjà dit son nom, interrompit Dieter, en charge d’un verre à
cognac immense.
— Oui. Mais ce n’est pas le vrai nom. Il s’appelle probablement plutôt
Franklin Benson Hurley. Il est américain et la guerre du Viêt-nam lui a
transformé l’esprit. Sylvie, également, le connaît. Elle aurait pu vous le
dire ; peut-être a-t-elle même essayé. Et vous êtes dans la gueule du loup,
monsieur Grandfons. Sylvie et moi, nous le protégeons. Vous n’aviez pas
compris ?
Et Raymond Massif se mit à rire d’un rire lourd. Ses yeux brillaient très
calmement.
— Croyez-vous aussi, pauvre monsieur Grandfons, que cette chère
Sylvie serait partie pour Madrid ? Non, vraiment ? Mais elle est là, mon
cher David. Elle est là ! Qu’est-ce que vous croyez, vous, intellectuel ? J’ai
lu votre roman ridicule : Transparences, c’est cela ? « Ce sont les corps que
Frank rend transparents, Grandfons.
— Vous rigolez, Massif, essaya David.
— Ah bon ? Le petit caniche qu’est Dieter va aller chercher cette jeune
Asiatique qui veut tellement devenir statue. Franklin a décidé de la statufier
ici même, dans mon château, après m’avoir avoué que ce serait son dernier
travail.
David voulut se lever de ce fauteuil de cuir, mais il en fut bien incapable :
jambes coupées. Avec ce que Massif avait mis dans son cognac, ce n’était
pas surprenant.
« Non, pas coupées, interrompues. Mon corps tout entier est
interrompu. »
Dans une sorte de brillance de toutes choses, Sylvie Nuans apparut, mini-
jupe de cuir noir et bottes rouges. Elle riait du bon tour joué à David,
visiblement ravie. Elle s’en fut vers lui, agita la main devant ses yeux.
— Sylvie, dit Massif, tu aurais dû le dire à notre ami trop intellectuel et
qui ne sait pas ce qu’est un corps.
— Ce n’était pas sa lettre, alors ? articula David dont le cerveau,
quoique vacillant, voulait comprendre quelque chose.
— Mais non, bien sûr ! rit Massif. C’était Sylvie, écrivant de la main
gauche. Juste cela. On a trouvé que c’était vraiment très piquant, comme
blague.
« Et, voyez-vous, cher Grandfons, vous qui êtes écrivain : avez-vous
songé à ceci que l’écriture est morte ? Ce que vous faites n’est que de la
mort. Et Franklin fait de la vie. Nous avons un peu comploté, mais pas
méchamment, croyez-le, pour pouvoir vous faire expérimenter cela :
l’œuvre de notre Maître à tous qui fait mourir la mort et retient la vie dans
le mort à tout jamais.
— Vous êtes complètement fêlé, Massif. Complètement.
— Tu as, David, toi-même avoué que c’était beau, coupa Sylvie Nuans.
Non ?
— Vous êtes des assassins, beauté ou pas.
Puis David sentit monter une nausée et vomit un mélange de cognac et de
bile sur lui.
— Demain, vers onze heures, dans la clarté du jour, le très beau corps de
la superbe petite Asiatique brillera de sa vie pour toujours. Et ce pauvre
Dieter qui se met à avoir des remords et croit pouvoir se mettre en travers.
A-t-on idée ?
Sylvie Nuans se servait un scotch et souriait à David d’un sourire venant
du néant.
« Avec quoi ont-ils bien pu me droguer ? Mon cerveau fonctionne
presque normalement et aussi, je suis incapable de bouger. Pourquoi, mon
Dieu, ai-je semé les deux flics ? »
— Pas avant onze heures, continuait Massif. Car avant, Franklin m’a dit
qu’il avait une superbe commande à réaliser, avec un buste splendide et un
très beau visage.
« France Vanniaux, se dit David. Ah, quelle horreur ! La pauvre petite
Mme Vanniaux et je ne puis rien faire. »
— Il est curieux, continuait Massif, qu’aucune des civilisations les plus
raffinées que la terre ait connues n’ait jamais envisagé quelque chose de
similaire à ce que fait Franklin. Les Grecs, par exemple, qui disposaient des
corps splendides de milliers d’esclaves. Ou bien les Chinois, qui ne
confondaient certainement pas civilisation et absence de cruauté. Et
Franklin surmonte tout cela. Comment n’admireriez-vous pas ?
« Nous sommes d’un seul coup au-delà, projetés directement dans le
monde inouï du Beau pur.
— Vous avez vraiment des théories à la con, mon pauvre Massif, et, si ce
n’était pas aussi effrayant, ça me ferait plutôt hurler de rire, en fin de
compte. Déjà qu’en général, les théories sur l’art, c’est plutôt con, mais
alors, vous...
— Il se pourrait bien que, contrairement à ce que j’ai promis à Sylvie, je
vous tue, David Grandfons : après tout, qui ne souhaiterait avoir dans sa
collection la tête d’un écrivain qui faillit être célèbre ?
La voix de Massif sifflait.
— Arrête, Raymond, David doit vouloir aller dormir, maintenant.

France s’éveilla sous ses feuilles, transie d’un froid humide à l’odeur de
terre. Elle était à cent mètres à peine de la maison de Franklin (dont elle
ignorait le nom, du reste) et l’effroyable idée de la disparition de Didier
s’empara de son cerveau déjà bien ébranlé.
Elle se mit en marche, tenant à peine sur ses jambes. C’était une partie de
la forêt qu’elle connaissait mal, dans ce matin gris et aussi triste que le
contenu de son esprit.
A l’origine, elle était un peu sauvageonne, France Vanniaux, et puis, ça
s’était recouvert de choses plus civilisées, ou du moins, un peu plus
civilisées. Et maintenant, maintenant qu’elle se souvenait comment, en
continuant à travers bois, elle tomberait sur une petite route qui, à gauche,
la ramènerait vers Cayres, maintenant, la sauvageonne réapparaissait et des
idées de cruauté montaient dans son esprit.
Elle trouva en effet la petite route au bout d’environ vingt minutes de
marche, la tête à chaque instant un peu plus brûlante de fièvre. Et, jusqu’à
Cayres, quatre kilomètres, France eut le temps de mettre en place quelques
idées de vengeance. Elle ne savait pas exactement ce que ce type avait fait
de Didier, mais elle était sûre que ce devait être quelque chose
d’abominable.
Elle traversa Cayres à pied sans qu’on prenne garde à elle. Son plan
exigeait un minimum d’aide matérielle et elle pensait savoir très bien où se
procurer celle-ci.
Sur la route vers Le Puy, la troisième voiture s’arrêta, une 205 conduite
par une fille qu’elle ne connaissait pas.
Une fille très gentille qui lui dit qu’elle devait avoir la fièvre et qui voulut
absolument lui payer un café.
Elle lui proposa aussi une cigarette de marque américaine et France, qui
jamais n’avait songé à fumer, accepta. Elle ne s’étouffa nullement et avala
la fumée avec un grand bien-être.
La cousine de Didier habitait avenue Dupuy, juste derrière la gare. Au
Puy, avenue Dupuy. Mais ça n’amusait pas France.
— Vous êtes sûre que vous n’avez besoin de rien ? demanda la fille très
gentille.
— Si. Mais vous ne pouvez pas m’aider.
— Et pourquoi ?
— J’ai besoin de me venger. Et cela ne peut se faire que seule.
Ensuite, France trouva le moyen de faire un sourire étrange à cette fille.
— Vous savez ? dit encore la fille gentille. Vous avez l’air d’être malade.
Et vous voulez vous venger de quoi et de qui ?
— Du type qui a tué mon mari et notre petit chien. On avait une vie
simple, mademoiselle et on ne demandait pas grand’chose. Et alors, « il »
nous a pris, l’autre type — un jeune, lui, celui-là, un jeune, mademoiselle,
s’pas ? — et puis, je ne sais pas où est Didier, mais Didier, lui, il a dû être
tué par l’autre, le grand et vieux qui me donnait des médicaments. Et je ne
sais pas ce qu’il a fait de Didier, mais il n’y a plus de Didier, voyez-vous ?
Je peux avoir une autre cigarette ? Ça n’était pas du plus clair.
— Un autre café, aussi ? Vous avez dormi où ?
— Dans la forêt, sous les feuilles.
La fille dans la 205 se nommait Julie Benaïch. A la rédaction de son
journal parisien, on la nommait « Bébé » et elle était très mécontente de ce
qu’elle avait trouvé sur place, au sujet de cette invraisemblable histoire de
prêtre crucifié et peint en or. Des ragots de village, des flics muets plus
encore que d’habitude. Son papier (téléphoné) ne valait pas bien cher et il y
avait cette affaire de disparition qui n’avait pas vraiment retenu son
attention.
— Plutôt un rhum, répondit France. Oui, ça me réchauffera. Vous êtes
gentille ; je m’appelle France. France Vanniaux.
— Et moi, Julie, dit Julie.
Et puis, Julie, en son for intérieur :
« Mais ? Ce ne serait pas le nom des gens disparus ? » Merde de scoop de
Dieu. Et elle réapparaît comme ça ? »
Julie Benaïch n’avait jamais tâté du rhum à neuf heures du matin. Il était
peut-être temps de s’y mettre ?
— Ah ? demanda France. Vous en prenez un aussi ? Ça remonte le moral
un petit moment, vous savez ?
— Vous ne voulez pas me raconter ?
France la regarda, devenue méfiante.
— Je fais partie des pauvres gens, madame, dit France. Je ne suis rien
d’important ou d’intéressant. On n’est rien. On peut nous prendre, tuer le
chien. Nous prendre pendant qu’on travaille en forêt et alors, il se passe rien
du tout. Et Didier, il voulait un petit garçon, je crois bien.
France but son rhum. Julie en fit autant, en se demandant ce que le
rédacteur en chef penserait s’il apprenait que Julie « Bébé » Benaïch
s’enfilait du rhum, du côté de la gare, au Puy, vers neuf heures du matin.
— Non. Que voulez-vous que je vous raconte ?
France tremblait de fièvre et de froid.
— Qui vous a pris, France ? C’est toute la question.
— Sais pas. Ai senti une piqûre. Et puis, ils ont tué notre petit chien. Et
après, j’étais couchée dans une pièce et un homme venait. A un moment,
cette nuit, il est revenu, pour de nouveaux médicaments et, je ne sais pas
pourquoi, mais je suis arrivée à les recracher. Après, ça a été long, mais je
suis sortie de la maison et suis allée dans le bois, un peu plus loin, pour me
cacher. Sous les feuilles, je crois bien. Vous ne savez pas où peut être mon
Didier ? Oui. Et ils ont tué le petit chien. Je crois que Didier, il le voulait
pour le bébé. N’osait pas me le dire, mais ça devait être pour ça qu’il le
voulait. On l’appelait juste « Ti chien ».
— Vous savez où c’est, France ? demanda Julie doucement.
— Quoi ? La maison de ce type ? Bien sûr. Puisque je vais y retourner et
le tuer.
— Il y a la police, risqua Julie, sans vraiment y croire.
— Hein ? Les Queufs ? Didier disait toujours, pour parler d’eux, « nos
amis les bêtes » ; à chaque fois, ça me faisait rire.
— Ça vous ennuierait de m’y emmener, France ?
— Pour quoi faire ?
Et puis, la lassitude extrême s’empara de la tête et du corps de France.
— Après tout. Pourquoi pas ? Qu’est-ce que ça peut vous faire ?
— C’est mon boulot, France.
— Ah ! répondit France. Ce n’était pas aussi désintéressé que ça, hein ?
— Quand je vous ai offert un café, ce n’était pas intéressé, objecta Julie.
France la regarda, eut de nouveau ce sourire bizarre.
— D’accord, vous avez raison. Ce que je voudrais savoir c’est ce qu’il a
pu faire de Didier.
Vu ce que Julie avait quand même pu apprendre sur place, il n’y avait pas
vraiment d’illusions à se faire. Mais comment expliquer à cette jolie petite
sauvageonne que son mari, plausiblement, avait été transfiguré en statue
dorée ?
— Vous êtes journaliste, alors ?
Parce que, toute sauvageonne qu’elle fût, France Vanniaux savait quand
même de quoi il retournait.
— C’est ça.
— Et pourquoi vous êtes ici ? Parce que vous êtes parisienne, n’est-ce
pas ? La voiture est louée au Puy, mais vous êtes parisienne.
— A cause du prêtre, répondit Julie, machinale.
— Du prêtre ? Quel prêtre ?
— Mais, bien sûr. Vous ne le savez pas ! bien entendu. Mais qu’est-ce
que je suis bête !
Et maintenant, Julie voyait que le lui dire, ce qui était arrivé à l’abbé
Pierre Vézilles, ça amènerait inévitablement France à envisager ce qui avait
pu advenir au corps de son mari.
Elle en avait les jambes sciées, Julie. Elle se leva quand même :
— Vous me promettez de m’attendre cinq minutes ? Je vais chercher le
journal. Vous comprendrez aussi bien que moi. Vous me promettez ?
— Oui, répondit France. Pourquoi ? La réponse est dans le journal ?
Julie revint trois minutes plus tard avec La Montagne et tendit sans un
mot le journal à France. France lut, comprit, devint blanche et essaya de se
lever.
— Bougez pas, dit Julie, certaine que France allait s’évanouir.
— Je ne vais pas tomber dans les pommes ; ne vous inquiétez pas.
Julie réalisa que le mieux était sans doute un nouveau rhum et se mit à
plaindre beaucoup France.
— Oh non, pas Didier, tout de même, pas ça.
— J’espère bien que non, essaya Julie, absolument pas convaincue.
— Qu’est-ce que je fais ? se demandait Julie. Je vais raconter ça aux
flics, tout de même, ou bien est-ce que je me risque à... A quoi, au juste ?
Elle trouvait que les flics, c’était quand même plus rassurant et plus
simple, mais c’était une solution qui ne lui plaisait pas.
— Je vais avoir beaucoup de courage, dit France. Si vous voulez, je peux
vous montrer la maison où j’ai été enfermée. Si vous me promettez de ne
pas en parler aux flics, hein ? Il faut que je sois sûre qu’il a bien tué Didier,
tout d’abord. Et ensuite, je le tuerai. Vous promettez ?
— D’accord, répondit Julie qui se traitait intérieurement de cinglée.
Julie alla payer. Vers dix heures et demie, sa 205 de location était garée à
cent mètres de la maison, après que France lui avait montré où elle avait
dormi, sous les feuilles.
Cette maison était une horreur, construite en moëllons avec des fenêtres
et portes encadrées de briques rouges. Sinistre, assez loin de l’orée d’un
village dont elle ne savait pas le nom.
Près de deux cents mètres au-delà de la maison était garé, isolé, ce qui
sembla à Julie être un 4 × 4 Mercedes.
— Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On attend qu’il sorte, dit France d’un ton ferme. Il va me chercher,
j’imagine. Forcément, il va me chercher, l’ordure.
— Il va sans doute penser que vous êtes allée directement chez les flics.
Plutôt ça, vous ne croyez pas ?
— Dans ce cas-là, il va fuir, ça revient au même.
Julie se dit que, pour une petite sauvageonne (comme elle ne pouvait
s’empêcher de l’appeler) elle ne manquait pas de capacités de
raisonnement. Et aussi, qu’un bon bain lui aurait fait le plus grand bien.
Julie ouvrit la fenêtre de la 205.
— Je sens mauvais, n’est-ce pas ? Mais vous savez, ce n’est pas dans
mes habitudes.
— Je m’en doute.
Julie commençait à bien aimer France ; peut-être parce que, dans le cadre
d’une belle salle de bains en marbre blanc, elle aurait aimé déshabiller
France Vanniaux.
« Si, par-dessus le marché, je me mets à avoir des fantasmes
homosexuels, je nous vois mal barrées. »
— C’est lui. Il sort. Y a pas, c’est lui.
— Cachez-vous, dit Julie.
— Vous aussi, tant qu’à faire.
Un type plutôt grand, avec des cheveux blancs, vêtu d’un imperméable
vert qui lui descendait presque jusqu’aux talons, franchit le portail un peu
rouillé, referma à clé derrière lui et eut l’air soulagé en voyant quelque
chose. Il jeta un regard vers la 205 et Julie se dit qu’il n’était guère facile de
planquer en rase campagne.
Le type s’en fut à la Mercedes. Il portait un attaché-case de belle taille,
presque une petite valise. Il monta dans la Mercedes.
— On va le suivre, on verra bien. Ça vous va ?
— Je veux bien, dit France. Vous savez, je pouvais demander de l’aide à
une personne de ma famille.

— Vraiment, Franklin, je ne vous attendais pas si tôt.


— Je suis obligé d’arrêter tout cela, Raymond, mon cher ami. Non
seulement, Dieter a fui et n’a pas rapporté la petite Asiatique, comme il était
convenu avec Winzelmann...
— Il est ici, Dieter. Et Sylvie est allée chercher votre Chinoise au Puy.
Franklin fit de grands gestes de la main :
— Et, en outre, je ne sais pas comment elle a fait, mais la petite
paysanne a disparu et une voiture paraît me suivre. Cela fait bien des choses
contrariantes.
— Personne ne viendra vous chercher ici, Franklin, voyons. Et c’est un
tel honneur pour moi de vous voir opérer, une si grande leçon. Vous savez ?
Nous avons aussi le romancier plutôt stupide. Avec ce que Winzelmann
vous donnera pour sa petite Chinoise, vous pourrez vous payer un billet
d’avion pour un endroit où vous pourrez travailler tout à fait à l’aise sans
policiers ou choses de ce genre. Aux États-Unis, Sylvie a de nombreux amis
et il y a tant de petites Portoricaines immigrées illégalement... Idéal, non ?
Franklin trouvait Massif bien impérieux, mais ne savait pas trop quoi lui
objecter. Et puis, l’idée de « faire » (car c’est le mot qu’il employait) le
corps complet de cette petite Asiatique le tentait évidemment beaucoup.
— Sylvie et moi nous chargeons de tout, vous le savez bien, Franklin.
N’est-ce pas moi qui vous ai présenté Jacobucci, Winzelmann... ?
— Très bien, alors. Nous pouvons commencer. Simplement, je me
demande quelle est la voiture qui m’a suivi.
Massif ne dit pas que la crucifixion du prêtre était une folie qui allait sans
doute ameuter le pays tout entier : il savait trop qu’il ne fallait pas essayer
de discuter avec Franklin ; surtout maintenant qu’il paraissait commencer à
avoir peur. Ce n’était pas le moment.
— Très bien, Franklin. Je m’occupe de cette voiture. D’accord ? Quelle
voiture ?
— Une 205, je crois que c’est le nom. Et voyez-vous, mon cher
Raymond, je n’ai pas du tout l’intention de retourner aux États-Unis.
Ailleurs, peut-être...
— Comme et où vous voudrez, Franklin, vraiment. Venez, je crois que
Sylvie a préparé la petite Chinoise. Et est-ce que Winzelmann vous a dit
que c’était ce qu’elle voulait, elle ? Devenir statue d’or.
— C’est amusant. Croyez-vous, Raymond, que cela ait à voir avec sa
religion ?
— Je ne sais pas. Peut-être. Je n’y ai pas songé. Cela se passe dans la
grande cave voûtée.
— Superbe, dit Franklin, superbe.
— Je vous rejoins dans un instant.
Massif regarda le dos de Franklin, puis, alla chercher des jumelles,
traversa la cour du château et monta les deux cent trente marches usées du
donjon branlant. Plutôt soufflant, il se mit à fouiller les moindres recoins du
paysage avec ses jumelles. Il y avait une 205 garée sur le bas-côté de la
petite route. Massif hocha la tête :
— Qui donc cela peut-il bien être ? Ou bien un hasard ?
David était de nouveau installé dans un fauteuil, avec un mal de tête
effroyable. Ce fauteuil était installé lui-même devant un lit de cuir où, nue,
était attachée une jeune Asiatique extrêmement belle. Tous les membres de
David étaient incapacités et sa volonté inhibée. Pour le reste, son cerveau
marchait très normalement, sauf qu’il entendait très mal ce que disait Sylvie
Nuans et que tout brillait trop. Il se sentait comme un rat qui voudrait fuir
toute lumière. Les bribes de questions qui commençaient sous son crâne
s’évanouissaient immédiatement comme des écharpes de nuage poussées et
annihilées par le vent.
Stupidement, il se mit soudain à penser que le roman de Marquez, Cent
ans de solitude, était mal traduit dès le titre : Cien anõs de soledad, ça
signifie « cent ans d’isolement ». Puis son esprit intervint en lui faisant
remarquer que c’était peut-être lui qui se trompait.
Son cerveau enregistra ensuite l’arrivée de Dieter, nu également. Et
ensuite, Sylvie Nuans donnant une érection au membre de Dieter. Arriva
par après un type avec des cheveux blancs et une petite valise noire.
Ça parlait autour de lui, dans une sorte de brouillard, sans qu’il fût
seulement à même de poser la question de savoir par quelle démence on le
forçait à assister — paralysé — à ce qui allait être une abomination.
Puis le type aux cheveux blancs s’approcha du sexe dressé de Dieter et le
trancha d’un coup. David vit du sang qui aspergeait le sol et Sylvie Nuans
qui riait. Ensuite, encore, Dieter, plié dans sa mare de sang.
Le cerveau de David enregistrait, aussi impassible qu’une caméra.
L’homme aux cheveux blancs enfonçait une seringue dans cette verge
séparée du corps, y injectant un liquide. Il posa ensuite cette verge sur une
table et caressa les cheveux de la fille allongée nue. Ensuite, il lui fixa un
garrot pour faire ressortir les veines, dans le bras gauche. Ça se passait
vraiment comme pour le don du sang. Et ce sang se mit à tomber dans un
seau, placé par Sylvie Nuans.
Massif entra dans le champ de vision trop brillant de David à ce moment,
disant quelque chose. Et le regard mort de David croisa le regard de la si
jolie fille allongée et, dans ce regard, sans qu’il y pût rien faire, la mort
commençait à apparaître et c’était aussi un regard soumis. Un regard de
soumission à la mort.
L’homme aux cheveux blancs plaçait maintenant un appareil de perfusion
dans le bras droit. Personne ne s’occupait de Dieter, n’y portait plus
d’intérêt que si ce corps-là, châtré et saignant, avait été seulement une
serpillière.

Le commissaire Alain Vermeulen écoutait ce que disait le chef Lucas,


gendarme à la barbe parfaitement taillée, les yeux fixés sur la carte d’état-
major.
— Et donc, disait le chef Lucas, on se retrouve environ nulle part, à cet
endroit de la forêt, sauf, bien entendu, si on veut aller à Ouides, mais en
arrivant directement par la petite route du cimetière... Oh merde ! pfuhh !
Pardon. Mais qu’est-ce que je suis con !
— Mais non, chef ! Surtout pas ! Croyez pas ça, fit Paul de ce ton
sarcastique dont il avait le secret.
— Si, si. Très con. La main de cette fille est enterrée à Ouides. Enfin,
pas la main ! Le reste, plutôt.
— Pas trop vite, chef, fit Paul. On ne vous suit pas.
— Si, si. La main en or trouvée par le romancier est la main d’une fille,
enfin de cette fille que le pauvre abbé... Bon. Vu ?
— Oui, chef, on a vu, dit lentement Alain Vermeulen. Notre cavalier
ramenait la main. C’est ça ? Il l’a laissée tomber de ses fontes et l’écrivain
l’a récupérée.
— Je ne vois pas autre chose, dit le chef Lucas.
— Eh bien, dites donc, chef, dit Paul, on vous tire notre chapeau.
— Un moment, dit le commissaire Vermeulen. Ça signifie quoi, au juste,
de rapporter une main transformée en statue dans un cercueil qu’on avait
profané ?
— Qu’on aimait cette morte. Et que, comme on ne pouvait pas
déménager tout le corps pour lui faire subir le même traitement, on s’est
contenté symboliquement d’une main.
Ça c’était Paul, qui ajouta :
— Ça suppose un type déjà bien abîmé du citron.
— Sans blague ? fit Vermeulen, ricanant. Judith de Bréguigeon, c’est ça,
chef, non ?
Daniel Lucas, maréchal des logis-chef de son état, opina.
— Ils ont une grande maison, genre maison bourgeoise du début du
siècle, à la sortie de Ouides.
— Chef, dit un gendarme par la porte entrouverte. Il y a le capitaine au
téléphone.
— Tu me le passes, évidemment.
Lucas haussa les épaules, dit :
— Il trouve qu’on dépense trop d’essence.
— Ils sont tous comme ça, dit Alain Vermeulen.
Paul le regarda d’un drôle d’air.
Ils se levèrent.
— Vous me tenez au courant, hein ? dit le gendarme.
— Bien sûr, chef. Cette question !
Les deux flics du SRPJ se retrouvèrent dehors sous un ciel des plus
maussades.
— T’es quand même gonflé, hein ! Commissaire.
— En quoi ? demanda Vermeulen.
— Toi qui es certainement le plus grand rationneur d’essence de toute la
police judiciaire française, oser compatir de l’incompréhension des
supérieurs de ce gendarme !
— C’était juste une façon d’être poli, Paul, enfin !
Paul éclata de rire devant tant de mauvaise foi.
— En attendant, il est malin ce chef-là.
— C’est moi qui ai eu l’idée de la carte, rétorqua Paul.
— Eh bien ! Je te dois un demi.
A ce moment-là, on était aux alentours de dix heures du matin. A peu
près l’heure où Julie et France avaient vu Franklin sortir de sa maison.
Mais, de cela, ni le commissaire Vermeulen ni son adjoint ne pouvaient
avoir idée.

— Il y a quelqu’un qui nous observe du haut de cette sale ruine, dit Julie.
Ça avait été très fugace, mais il n’y avait pas de doute. A côté d’elle,
France tremblait de fièvre et de tristesse mélangées. Julie, sans savoir
pourquoi, avait le sentiment d’être soudain en danger. De toute façon, il
fallait soigner France avant qu’elle n’attrape une broncho-pneumonie.
— On s’en va, dit Julie. On ne peut pas attaquer le château à nous deux.
— Il faut trouver un moyen d’y entrer, s’obstina France.
— Il faut savoir chez qui « il » s’est réfugié. Et ensuite, aviser.
Également, il vous faut prendre des médicaments, sinon, vous allez attraper
la crève. Vous tremblez.
— C’est surtout dans ma tête qu’il fait froid. Mais vous avez sûrement
raison.
Julie fit faire demi-tour à sa 205, comme soulagée de quitter l’endroit.
Elle ne mit pas une heure pour trouver un médecin, faire prendre à France
des antibiotiques et, dans le café du petit bled sous le château en ruines,
apprendre que le propriétaire était un sculpteur parisien qui se nommait
Raymond Massif.
A midi et demie, elle forçait France à manger quelque chose dans un petit
restaurant au bord d’une Nationale et téléphonait à sa rédaction les quelques
résultats suggestifs de son enquête.
CHAPITRE IX

— La voiture est repartie, dit Massif.


— Ah ! Tant mieux. Vous voyez ? Le processus de solidification est en
train de se faire. L’intérêt de cette technique est qu’on n’a pas à éviscérer le
sujet.
Franklin avait donné au corps de Le Chinh la pose qu’il souhaitait. Il dit
que, dans l’après-midi, il pourrait poser les yeux et, ensuite, s’attaquer au
vernissage à la peinture d’or.
— C’est sensationnel, dit Sylvie Nuans.
— N’est-ce pas ? Je la trouve très réussie. Mais ce sera vraiment bien
seulement avec l’enchâssement de très beaux yeux bleus. Ensuite, il me
faudra la scalper soigneusement pour fixer la chevelure d’or splendide que
j’ai conçue pour elle.
Franklin se pencha sur le malheureux corps de Le Chinh et arracha, de
son sexe, le sexe de Dieter qu’il jeta au loin.
— De cette façon, voyez-vous ? elle restera toujours ouverte.
— On pourra donc vraiment la pénétrer, demanda Massif, intéressé.
— Mais absolument.
— J’aimerais être un homme, pour pouvoir faire une expérience sexuelle
aussi passionnante, dit Sylvie Nuans.
— Et votre écrivain, au fait ? Que comptez-vous en faire ?
— Mais ! le ramener chez lui, bien sûr.
— Vraiment ?
— Soyez tranquille : il a trop le sentiment de sa propre culpabilité pour
dire un mot de tout cela. Ce sera plutôt amusant de le savoir traînant une vie
de zombie, définitivement assombrie par les demi-souvenirs de ce moment
étonnant.
— Comme vous voudrez, fit Franklin. Vous vouliez donc seulement le
briser ?
— Je le hais, dit Sylvie Nuans.
— On peut savoir pourquoi ?
— Non. Je le hais, voilà tout. Il y en a qui aiment, moi je hais ; c’est
tout.
Elle alla à David, toujours incapable de bouger, avachi dans son fauteuil.
Puis, elle hocha la tête, comme dégoûtée.
— Offre-nous des scotches, Raymond, demanda-t-elle.
— Bien sûr. Et ensuite, nous pourrions peut-être déjeuner ? Si Franck dit
qu’on ne peut rien faire avant un certain temps, on peut très bien aller à ce
restaurant sur la Nationale, non ?
— N’est-ce pas imprudent, Raymond ?
— En quoi ? Il suffit de verrouiller les portes extérieures. Et, pour ce con
de Dieter, ne vous inquiétez pas : il y a bien assez de place pour son corps,
dans ce château.
Il ne dit pas qu’il y aurait aussi de la place pour Franklin, mais il fit un
sourire de connivence discret à Sylvie Nuans.
La disparition de ce fou de Franklin était le mieux pour tout le monde, en
particulier pour lui qui comptait rafler les dollars de Winzelmann et
continuer autre chose ailleurs.
Du reste, Massif en avait assez de flatter Franklin et d’être obligé de lui
passer tous ses caprices. Massif et Sylvie Nuans avaient ce projet dans
l’esprit depuis un moment. Mais la dinguerie du prêtre crucifié avait
précipité les choses.

Ils prirent la Mercedes de Franklin et s’en furent donc innocemment


déjeuner comme les trois amis qu’ils étaient, forcément. Ils ne remarquèrent
nullement la 205 sur le parking du restaurant et entrèrent dans la salle.
Julie vit immédiatement que c’était l’homme qu’elles avaient suivi et
France était de dos. Comme Franklin n’avait jamais vu Julie, il ne se passa
donc rien.
— Ne te retourne surtout pas, dit Julie, tutoyant France sans même s’en
rendre compte. Ton type est installé quatre tables derrière nous, en
compagnie d’un autre type avec une grosse sale gueule — sûrement ce
Massif, et une fille à la gueule trop maigre (enfin, je trouve) qui est une
célébrité quelconque dans les salons parisiens.
France pâlit et laissa tomber le couteau qui avait entamé l’entrecôte.
Julie estimait que, à y regarder de près, France aurait dû devenir folle.
Devant ce visage blanc de haine, elle s’aperçut qu’elle aimait bien la
propriétaire de ce visage ; et pas seulement à cause de ses fantasmes de
salle de bains en marbre.
Julie prit une décision encore un peu plus folle.
— On va finir de manger très vite. Le temps qu’ils soient servis, on va
aller voir si on ne peut pas entrer dans leur saloperie de château. D’accord ?
— On va sortir comment ?
— Par les cuisines, derrière nous. Ils ne te verront pas ; d’accord ?
— On peut essayer, dit France.
« Je suis complètement frapadingue, moi. » estima Julie avec lucidité.

Des bribes de volonté éparses commençaient à s’associer péniblement


dans la tête de David et il entendait quelqu’un gémir. Mais tout demeurait
encore brouillé, comme sous l’effet d’une énorme cuite. Devant lui, était le
corps allongé, superbe, nu et plein de grâce dans cette mort atroce. Et puis
là-bas, à droite, des gémissements. Toujours ces gémissements-là. Peut-être
qu’ils étaient là depuis le début, mais c’est seulement maintenant qu’il
commençait à les percevoir.
Au bout d’un nouveau laps de temps, David sentit qu’il pouvait envisager
de se lever, même si la partie critique de sa pensée était toujours en panne.
Il essaya donc de se lever, parvint en effet à s’arracher du fauteuil. Et alla
en vacillant vers la source des gémissements.
— Je suis encore vivant, disaient les gémissements. Sans sexe,
désormais, mais vivant.
Le cerveau de David analysait cette voix, ça lui disait quelque chose,
malgré tout. Puis, tout vacilla et David se retrouva par terre à proximité de
la table avec le corps nu.
— C’est un cauchemar. Dans les cauchemars, ça finit par s’arrêter. Et
puis là, ça ne doit pas être un vrai cauchemar, puisque ça continue. Ou bien
encore, c’est parce que c’est un vrai cauchemar que ça continue et donc, les
vrais cauchemars sont de faux cauchemars. Et aussi, les vraies statues sont
de fausses statues.
Parce qu’il y avait une histoire de statue qui surgissait des brumes
brillantes, dans sa tête.
David parvint à se relever et il avait sous les yeux le corps nu et couvert
de sang de Dieter.
Il eut une suée effrayante et une soif infernale.
— Faut sortir de là, dit Dieter. Et les tuer tous. Ils m’ont châtré,
monsieur Grandfons. Et qu’est-ce que vous faites là ?
David ne répondit pas. Il n’en savait vraiment rien, au juste.
— Je suis châtré, mais pas mort, monsieur Grandfons. C’est drôle :
j’aurais pensé que Massif voulait vous couper la tête. Oui : je crois que
c’était ça : avoir votre tête dans sa collection. Il a dû changer d’avis, hein ?
Et puis, Dieter, aussi, parvint à se lever, avec des croûtes de son propre
sang et une horrible plaie entre les jambes.
— Encore un peu et j’arriverai à penser, réussit à proférer David à voix
haute et presque intelligible.
Dieter mettait ses vêtements sur son corps brisé et encroûté de sang.
— Réveillez-vous, monsieur Grandfons. Je souffre bien moins qu’on
aurait pu penser.
— Ma tête, répondit David. Qu’est-ce qu’ils ont fait à ma tête ?
David fut content : il y avait du « il » autour de lui. Dans un moment,
sûrement, la réalité extérieure reprendrait corps.
Dieter parvint à finir de s’habiller. Il vit quelque chose dans un angle et
comprit que c’était son sexe. Il se baissa, l’embrassa et le mit dans sa
poche : il comptait le faire sucer à Sylvie Nuans. Il souffrait, mais avait les
idées claires, lui, au moins. Ou bien, c’était cette souffrance même qui lui
clarifiait les idées. Ça faisait un duo : une tête torturée sur un corps mou et
un corps déchiré portant une tête aux idées claires. Dieter évita de regarder
le corps de Le Chinh et arriva même à soutenir David, quand il jugea
possible de monter l’escalier.
— Châtré, mais vivant. Mal mais pas tant que ça. C’est drôle d’être sans
sexe ; peut-être que ma voix va changer. Mais ma vie, elle, va changer.
Dans quel fond du néant sommes-nous donc ?
La loque physique qu’il poussait et qui se nommait David Grandfons
répondit :
— Par définition, le néant n’a pas de fond.
Dieter n’envisageait pas de mener une discussion métaphysique. Il
voulait surtout sortir de ce trou d’horreur et fuir très loin, infirme à vie.
Et un grand pan de confusion s’effondra dans la tête de David. Il put
prendre une profonde inspiration et parvint même à se souvenir qu’il avait
une montre au poignet, à regarder l’heure.
— Je vais y arriver tout seul, maintenant, dit-il.
Se soutenant ainsi plus ou moins, ils furent en haut de l’escalier et la
porte était ouverte. Il était deux heures moins vingt à la montre de David.
David en qui revenaient les images du trotteur Judas et de la chatte
Esmeralda.
— On est où, dans cette horreur ?
— Chez Massif, répondit Dieter. Chez cette espèce d’ordure de
Raymond Massif, avec la salope qui s’appelle Sylvie et le monstre nommé
Franklin. « Le Maître », ah, ah, ah ! Le Maître !
De rire lui fit mal et il cria un peu.
Ils débouchèrent dans l’atelier de Massif, comme des hommes ivres.
Dieter laissa David qui vacillait de moins en moins et essaya d’aller ouvrir
la porte-fenêtre donnant sur la cour devant le reste des ruines. La 15/6 de
David y stationnait toujours. Dieter avait comme projet de foutre le camp
avec cette 15/6 en traînant son propriétaire. Il soupçonnait d’avoir besoin
d’être soigné.
— Peut-être qu’on peut m’en greffer une, de queue, quand même ? non ?
Ce ne serait pas la mienne, mais ça serait bien quand même.
La porte-fenêtre était solidement fermée, avec ce genre de verrou pour
lequel il faut une clé de chaque côté, pour ouvrir.
— Merde, dit Dieter. Merde, on ne dirait pas comme ça, mais c’est
salement bien verrouillé, monsieur Grandfons ? On ne peut pas sortir, je
crois bien.
Ensuite, Dieter fit un nouvel effort, de mémoire, cette fois, et finit par se
souvenir que Massif était propriétaire d’un pistolet automatique qu’il
cachait sous le bar. L’y avait-il laissé ?
— Oh, nom de Dieu, dit Dieter. Qu’est-ce que ce serait bien.
Il y alla, fouilla, mit la main sur un petit Beretta modèle 84, arma, revint
à la porte-fenêtre, tira une première balle dans la serrure.
Derrière lui, David avait trouvé un fauteuil.
— Il est comme un putain de zombie et moi, je suis châtré. Et on tient
debout quand même.
La balle suivante ricocha et alla se promener dans une armoire.
— Et merde. Je n’y arriverai pas. Il termina la serrure à bout touchant.
— Venez, on prend votre voiture.
— Je vais y arriver. Il y a d’autres serrures ?
— Je m’occupe du vantail, mettez-vous au volant.
Ce fut atroce pour David de manœuvrer la grosse traction de ses bras
mous. Derrière lui, il y eut de nouvelles détonations et un bien immense
l’envahit quand, dans le rétroviseur, il vit les vantaux ouverts. Il recula,
s’arrêta au niveau de Dieter qui s’assit dans la voiture, épuisé, le Beretta
toujours à la main.
Vingt minutes plus tard, ils étaient au Puy.
— On va essayer d’aller jusque chez moi, dit David. J’ai un copain
médecin qui viendra et ne dira rien du tout. Ça vous va ?
David jugeait que ce n’était pas bien fameux, mais ne voyait pas
vraiment d’autre solution.
— Vous savez, Dieter ? C’est drôle, mais, premièrement, j’ai envie de
vous tutoyer et deuxièmement, je crois bien que j’ai faim.
Et puis, David tourna la tête vers Dieter, vit du sang qui coulait et Dieter
mort, certainement, le regardant.
— Oh non, dit David au volant de sa belle 15/6. Oh non !
— Je ne suis pas mort, dit Dieter. Non. Mais je crois que l’hémorragie
recommence. Votre copain toubib...
— Dans un quart d’heure, maintenant.

— C’est ouvert, dit Julie.


Elle laissa la 205 et France, alla observer les vantaux et trouva par terre
deux douilles.
Avança ensuite vers ce qui paraissait être une serre, s’avérait en fait un
atelier, la porte avait été forcée en même façon, parce qu’il y avait, là aussi,
des douilles par terre, au nombre de trois.
Derrière elle, France la rejoignait.
— Il y a quelqu’un qui est sorti en force. Regarde.
— C’est peut-être Didier ? Oui, c’est peut-être Didier, non ?
— Pourquoi pas ? dit doucement Julie. Oui, pourquoi pas ?
Puis, elles avancèrent dans leur visite et se retrouvèrent dans la cave
voûtée où attendait toujours le corps de Le Chinh.
France mit un temps à comprendre, tourna autour et se mit à hurler de
façon continue et monotone. Julie la gifla, puis elle traîna presque France
dans cet atelier, chercha un téléphone et n’en trouva point. (Massif cachait
son téléphone dans un placard : il trouvait ça très inesthétique, Massif ; et,
bien sûr, Julie n’allait pas se mettre à fouiller tous les placards.)
— Ils vont remonter : on file à la gendarmerie, nom de Dieu.
Elle tira France et courut à la 205. Et, derrière la 205, un 4 X 4 Mercedes
bloquait la route. Massif en descendit, avec une cravache de chasse à la
main.
Julie fut terrorisée par le sourire sous les lunettes.
— Ah ! Mais c’est aussi ma petite paysanne, dit Franklin. Avec une très
jolie fille, en sus. Ce serait plaisant de sculpter un corps fouetté, cher
Massif. Car, au fond, n’avons-nous pas le temps ? Je crois que Jacobucci
adorerait cette idée un peu sadique. Jacobucci aime que l’idée de mort soit
un peu teintée d’érotisme, tout de même.
Julie sentit l’horreur envahir son esprit, essaya de fuir vers l’intérieur, se
tourna, glissa, s’effondra.
Le hurlement de France recommença : infiniment plus aigu. France
Vanniaux était définitivement paralysée d’angoisse.

— Alors, comme ça, tu es journaliste ? demandait Sylvie Nuans à Julie.


Julie ne répondit pas. Ils l’avaient attachée par les poignets à la voûte de
la cave et ses pieds touchaient à peine terre.
Sylvie Nuans, cravache en main, tournait autour d’elle, pendant que
Franklin, tout à son affaire, était en train d’enchâsser des yeux bleus dans
les orbites de Le Chinh.
France, elle était accablée par l’horreur.
— C’est très sadien, ma chère Sylvie, disait Massif sur le ton de la
conversation.
— Dans Sade, on abîme les corps, Raymond, vous le savez bien.
Franklin, au contraire, les embellit.
— Oui, oui. Mais voyez comment Franklin a cette idée superbe de corps
fouetté.
Julie était directement au milieu du cauchemar, s’avouant à elle-même
qu’elle l’avait bien cherché et que, pour le moment, il n’y avait aucune
issue.
La cravache s’abattit alors sur les seins de Julie pour la première fois,
avec une extrême violence. Ce qui fut peut-être pire que la douleur, c’était
ce qu’il y avait dans les yeux de sa tourmenteuse. Julie n’avait encore
jamais rencontré dans des yeux la haine gratuite et pure et cette rencontre
était la plus terrifiante.
Sinon, elle avait décidé de crier le plus possible et jusqu’à épuisement.
Sylvie Nuans tournait autour d’elle presque en dansant.
— Je crois, dit Massif, que si vous vous mettiez nue, ma chère Sylvie,
cela provoquerait en moi une excitation sexuelle.
— Ah oui ! fit Franklin qui finissait de placer les yeux bleus, ce serait
intéressant. Pas complètement nue, peut-être ; mais les seins à nu,
assurément : il n’y a pas de raison de ne pas colorer d’un peu d’érotisme
votre haine, ma chère.
Jamais Julie n’avait entendu des gens parler du sexe avec cette sorte de
détachement. Les coups de cravache, quatorze pour le moment, la brûlaient
atrocement, mais la vraie atrocité était dans ces paroles froides.
— Pourquoi haïssez-vous ? essaya-t-elle de demander.
— Je dois avoir l’instinct de mort assez développé. Cela vous va, comme
réponse ?
— Oui, répondit Julie, qui était en train de se résigner à sa terreur
montante, qui dévastait toute sa tête.
Sylvie Nuans ne portait aucun soutien-gorge sous son chemisier.

— Nous sommes confus de venir troubler votre chagrin, madame de


Bréguigeon, dit le commissaire Alain Vermeulen. Mais notre enquête nous
force à vous demander qui aimait votre fille. Je sais bien que ça peut
paraître une drôle de question.
C’était une dame déjà assez âgée, mince et digne, avec de grands yeux
bleus, vêtue d’un tailleur qui, se dit Alain, devait véritablement venir de
chez Chanel.
Salon au mobilier vieillot et puissante odeur de cire.
— Mon mari d’abord, ma fille ensuite ; vous savez, on ne peut plus
guère troubler mon chagrin, comme vous dites, monsieur le commissaire.
« Et si cela a à voir avec la mort monstrueuse de notre cher abbé
Vézilles...
— Ça a, madame, fit Paul. Ça a sûrement.
— Mais, asseyez-vous, messieurs.
Puis, assez fort :
— Louise, faites donc un peu de café pour ces messieurs.
La soubrette à l’œil endormi qui leur avait ouvert apparut pour dire :
— Oui, madame.
— Nous ne voulons pas déranger, dit Alain, ennuyé.
— Mais pas du tout. D’ailleurs, j’en prendrai bien une petite goutte,
moi-même.
Elle fixa un endroit qui devait être très éloigné au-dessus de la tête des
deux flics.
— Oui... après la mort de mon mari, Judith s’est mise à ne plus vouloir
voir grand monde. Alors, hormis l’abbé Vézilles lui-même qui venait
déjeuner régulièrement tous les mardis et puis Bernard Palens qui est notre
notaire... Qui d’autre encore ? Mon Dieu, oui, il y a bien Franklin, mais je
ne vois pas...
— Qui est Franklin, madame ? demanda Paul.
— Ah ! un homme que la guerre du Viêt-nam a rendu — on dirait,
intérieurement mort. Voilà. Il est revenu aux États-Unis, mais je crois qu’il
ne supportait plus ses compatriotes. Alors, il s’est mis à voyager en Europe.
Judith l’avait rencontré lors d’un séjour en Allemagne ; à Cassel, si mes
souvenirs sont bons. Oh ! Je ne crois pas qu’il songeait à épouser Judith, ou
quoi que ce soit de ce genre. Non, non, c’était une sorte d’amitié charmante
entre les deux, de complicité, voyez-vous ? Et puis, il avait trente ans de
plus qu’elle.
La soubrette apporta le café, fit le service dans des tasses en Limoges.
— Oui, n’est-ce pas ? Il parlait beaucoup d’art, Franklin, souvent très
intéressant, d’ailleurs.
— Sans sucre, merci madame, fit Paul.
— Il habite toujours la région ? demanda Alain Vermeulen.
La soubrette aux yeux languides savait sûrement faire des tas de choses,
mais le café, vraiment pas. Alain avala héroïquement sa tasse de boue.
— Oh oui ! sûrement, je ne vous ai pas dit, mais Judith l’avait invité ici,
au retour d’Allemagne. La région lui plaisait beaucoup et il y est resté. Il a
acheté une maison, très laide, d’ailleurs, à sept ou huit kilomètres d’ici.
— Quel âge a-t-il ?
— Franklin ? Cinquante-cinq ans, à peu près.
— Et son métier ?
— D’après ce que nous avions compris, au Viêt-nam, il avait été
pharmacien dans un hôpital de campagne. Mais, voyez-vous, il parlait assez
peu de ces choses-là. Si j’en parle au passé, d’ailleurs, c’est que je ne l’ai
pas revu depuis un moment.
Elle se tut un instant, termina sa tasse de café, dit encore :
— Oui, au fait. Il est venu me voir après l’enterrement de Judith, un
après-midi. Et depuis, plus rien. Mais, messieurs, je ne vois aucunement de
rapport avec l’épouvantable mort de l’abbé.
— Nous non plus, madame, en effet, dit Alain qui ne souhaitait pas lui
faire peur.
Ils s’enquirent de l’adresse de Franklin, saluèrent cérémonieusement et la
laissèrent à sa tristesse et à ses souvenirs.
Une fois dans leur voiture, Paul dit d’un ton peu convaincu :
— Ce pourrait être ce Franklin, tout de même.
— On va aller le voir.
— Ouais. Je crois bien nos déductions très fumeuses.
— Tes déductions, Paul, corrigea Alain.
— Bon. Mes déductions.
Alain actionna le démarreur, dit :
— Paul ?
— Oui ?
— Pour faire ce genre de trucs, là, euh ! de sculptures, ça doit supposer
certaines connaissances, en anatomie, en chimie et en pharmacologie, non ?
— Oui, évidemment.
— Et ce Franklin est pharmacien, mon petit Paul.
— Appelle-moi comme tu veux mais pas « mon petit Paul ». D’accord ?
— Oui, oui. Mais ce Franklin est pharmacien.
— Ouais... On ferait mieux d’essayer de mettre la main sur notre
romancier, mon grand Alain.
Ils rirent, trouvèrent très facilement la maison de Franklin, effectivement
isolée en bout de village.
— C’est vrai qu’elle est moche, putain, fit Paul. Et avec ce crachin de
merde qui se met à tomber, c’est complet.
— Tu vas voir ?
Paul se sortit de la voiture, alla sonner, essaya d’ouvrir la porte sur le
jardin minable, nota que tous les volets métalliques d’un vilain rouge
étaient fermés, haussa les épaules, revint à la voiture.
— Il n’est pas là et peut bien être environ n’importe où.
— Quelle merde, fit Alain, qui avait de plus en plus le sentiment de
s’enfoncer dans il ne savait trop quelle sorte de marécage d’où émergeraient
des plantes carnivores très terrifiantes.
— Tu en fais une tête.
— Ça ne me plaît pas du tout, Paul. Vois-tu ? Allons voir le romancier.
Si ça se trouve, il est tout bonnement rentré chez lui ? Mais avant, on va
demander à Interpol des renseignements sur ce Franklin. Il vit de quoi,
d’abord, ce type ?
— Si tu veux, fit Paul. On peut déjà demander au service des cartes
grises s’il a une voiture, ce type. Nos nouveaux amis les gendarmes nous
auront cela en deux minutes, sans qu’il nous faille appeler chez nous.
— D’accord, direction gendarmerie nationale et ensuite, notre poète.
— Oui. Et avant, un demi. Parce que le café de la vieille dame...
— Ah oui ! dit Alain. Oui, en effet.
CHAPITRE X

David regardait Dieter sans le voir, Dieter allongé sur le canapé de


David, face au piano, Dieter abruti de calmants, Dieter châtré.
Ça laissait presque David indifférent ; enfin, pas vraiment, mais le reste
était tellement plus effrayant que ça passait presque au second plan. Par
moments, il fixait le téléphone, pensait « police » et s’avérait incapable
d’appeler.
Tout ce qui avait à voir avec cette folie le paralysait absolument en même
temps que, paradoxalement, il s’évertuait à oublier.
Le médecin était venu, avait été horrifié, avait fait semblant d’admettre
les explications fumeuses de David, était reparti après avoir bien travaillé.
David trouvait que, oui, vraiment, il avait travaillé très très bien.
Il avait installé Dieter dans le canapé et, maintenant, depuis près de huit
heures, il était assis sur cette chaise, à peu près catatonique. A un moment,
Esmeralda avait miaulé, il s’était levé, avait donné à manger à la chatte et
s’était mis ensuite à la caresser en pleurant : Sylvie Nuans lui avait cassé
son âme. Alors, il était allé chercher un rasoir-sabre et avait ouvert la gorge
de la chatte en la caressant. Il avait le pantalon aspergé de ce sang et le petit
corps à la fourrure tricolore gisait sur les dalles de la cuisine.
Ensuite, une partie de son esprit lui avait rappelé comment Dieter avait
mis le pistolet automatique de Massif dans la boîte à gants de la 15/6. Ce
Beretta en main, il s’en était allé auprès du trotteur Judas, avait enfoncé le
canon dans l’oreille droite et appuyé sur la queue de détente. Le cheval
s’était effondré d’un seul coup. Restaient encore à détruire le piano et la
15/6. Mais il était retourné à sa chaise, devenu complètement fou, décidé à
détruire tout ce qu’il aimait.
Puis vint l’aube et un peu de lumière grise. Il se leva, parcourut la cuisine
du regard, dit :
— Mon Dieu, Esmeralda. Mon Dieu, ma ’Ralda. Mon Dieu, Judas.
La bouteille de scotch, sur la table était aux trois quarts pleine.
Il remplit de scotch à moitié un verre à bière, ajouta de l’eau du robinet,
but et recommença trois fois l’opération.
Ensuite, le téléphone sonna. Le brouillard suscité dans son esprit par
l’alcool ne l’empêcha pas d’aller décrocher.
— Comment va notre romancier ? demanda Sylvie Nuans.
— J’ai tué la chatte et le cheval.
— Vraiment ? Pas encore brisé le beau piano ? Avec une hache,
monsieur Grandfons. Avec une hache.
— Oui, répondit David. Oui. Avec quoi d’autre qu’une hache ?
— N’est-ce pas ? Bonne journée, monsieur Grandfons.
Et, de nouveau, la tonalité.
— Oui, dit tout haut David. Oui, il me faut une hache. Ensuite, avec un
mélange d’essence et d’huile, je devrais parvenir à brûler la voiture. Et
alors, il n’y aura plus rien des êtres et des choses qui étaient ma vie. Et je
retournerai vers Sylvie Nuans et toute cette beauté essentielle des corps durs
et dorés.
Il raccrocha le combiné qu’il tenait toujours en main, se tourna, glissa, se
prit les pieds dans le tapis et s’étala en hurlant.
Dieter ne manifesta pas la moindre réaction : il était mort deux heures
plus tôt.

André Thibaud finit de placer la réglette de renvoi sur le répartiteur du


central de Cayres. Il referma la porte avec soin et remonta dans la
camionnette bleue de France-Telecom. Son compère en écoutes
téléphoniques depuis dix ans pour le compte du SRPJ local, l’inspecteur
principal Gérard François, ressemblait plus à un savant fou qu’à un policier,
avec sa barbe hirsute, sa calvitie, ses lunettes carrées de myope grave et ses
chemises froissées sous d’extravagants costumes en provenance du siècle
dernier.
Savant fou, du reste, il l’était d’une certaine façon, car c’était un très
ingénieux constructeur d’écoutes en tous genres. Il démarra, dit :
— Tu ne crois pas quand même qu’il était utile de nous faire venir
jusqu’ici pour un truc aussi facile ?
— Tu sais bien comment est le commissaire, répondit André Thibaud :
chacun son job.
Le plus simple, pour eux, avait été de s’installer dans la poste désaffectée
et d’utiliser une ligne tout aussi désaffectée, de sortir la valise de
surveillance et puis d’attendre, après avoir fait les connexions nécessaires.
Ça sonna chez David Grandfons à onze heures sept. En dix ans
d’expérience commune, ils en avaient entendu, les deux flics, ils en avaient
enregistré des propos inquiétants, des projets de détournement de fonds ou
des menaces de proxénètes du genre sadique, etc. Mais alors là, ils étaient
un peu sciés quand même : on a beau être blasé...
Ils se regardèrent, atterrés. Gérard François dit :
— Appelle le commissaire chez les képis. Il doit être fourré avec eux. il
a l’air de les aimer particulièrement, ces temps derniers.
André Thibaud sourit : Gérard François exécrait les gendarmes et
supportait donc excessivement mal que son chef, le commissaire
Vermeulen, « farfouillât » (comme il disait) avec eux.
— Appelle, merde !
André Thibaud appela donc et on lui dit que le commissaire Vermeulen
était, semblait-il, allé boire un verre avec son adjoint au café sur la place.
Au ton du gendarme, on sentait que celui-ci était réprobateur.
— Allez le chercher, fit Thibaud d’une voix calme. Et vite, avant que le
mec n’ait cassé le piano !
— Pardon ? demanda le gendarme. Quel piano ?
— Dis-lui qu’il se magne, bordel de Dieu ! fit l’inspecteur Gérard
François ; il ajouta qu’il avait horreur de la folie, qu’il l’avait entendue
parler et qu’elle rôdait tout près.
— Soyez gentil, mon vieux, magnez-vous, dit Thibaud qui avait froid
dans cette pièce aux odeurs de vieille poussière.
Gérard François se leva, dit :
— Reste ici, au cas où il y aurait d’autres appels, aussi dingues que
celui-là. Moi, je vais le chercher.

Le commissaire Alain Vermeulen remonta la mèche qui demeurait au


milieu de sa calvitie précoce et jugea définitivement que cette bière était
bien trop amère.
Il était entendu que, si M. Franklin B. Hurley avait une automobile, on
leur en communiquerait la marque et le numéro avant midi.
— Une autre mousse ? suggéra Paul.
— Non, merci. Vraiment trop amère.
Paul n’avait pas l’air de juger cette bière si amère, car il allait en
commander une nouvelle au moment où Gérard François pénétrait dans le
petit café sombre.
— Les képis nous ont dit que vous traîniez ici, dit-il en ricanant. Il faut
se dépêcher avant qu’il n’ait terminé son piano. S’il n’est pas trop tard. Pour
le reste... Il est devenu franchement cinglé, votre type. Ou bien il l’était déjà
et ça s’est accéléré.
— Terminé son piano, hein ? ricana Paul. Gérard, je sais bien que toi et
Thibaud, à force d’espionner les conneries des autres, vous êtes en passe de
devenir cintrés... Piano, hein ?
— Confonds pas tout, Paul. Ce n’est pas nous qui sommes cintrés, mais
votre écrivain qui a déjanté.
— On te suit, Gérard. Paul, tu boiras cette bière plus tard.
Il y avait trois cents mètres à faire jusqu’à l’ancienne poste et il
pleuvotait. Alain Vermeulen avait une soudaine envie de soleil, d’air pur, de
choses de ce genre.
— C’est quand même un sacré putain de trou, dit Paul.
— Ah ? fit François. Tu as remarqué ça, mon cher collègue ?
Ils commençaient à faire sérieusement chier Alain, ses subordonnés. Ils
étaient l’un à l’endroit de l’autre comme chats et chiens, et qu’y pouvait-il,
lui, Alain, s’ils étaient réciproquement jaloux ? C’était d’un con...
Ils furent dans la pièce sinistre de l’ancienne poste. Thibaud fumait une
gauloise et buvait de la Kronenbourg en boîte qui dégoulinait plus ou moins
dans sa moustache.
— Pas de nouvel appel de frappée pour le frappé, dit-il. J’ai réécouté en
vous attendant. Je trouve que ça vaut son pesant de cacahuète.
— Envoie, fit Alain Vermeulen d’un ton sec.
Paul le regarda, faillit dire quelque chose de sarcastique, jugea bon de
s’abstenir, se contenta de :
— Il est rentré chez lui, alors, notre écrivain, c’est pas croyable, ça.
— Il se pourrait qu’on n’ait rien compris, Paul, dit doucement Alain.
— Bon. Vous écoutez, ou pas ? demanda Gérard François.
— Vas-y, vas-y.
André Thibaud enclencha le mouvement des bobines du magnétophone
d’un doigt expert, fixant les autres flics d’un air extrêmement dur à travers
la fumée de sa gauloise.
— J’aime pas la folie, monsieur le commissaire.
Alain regarda André Thibaud qui n’appelait jamais personne par ses
titres ou fonctions, l’appelait « Vermeulen » sans plus de complication.
— Gérard l’a déjà dit. Tu nous envoies la littérature, oui ou merde ?
« Comment va notre romancier ?
— J’ai tué la chatte et le cheval.
— Vraiment ? Pas encore brisé le beau piano ? Avec une hache,
monsieur Grandfons. Avec une hache.
— Oui, oui. Avec quoi d’autre qu’une hache ?
— N’est-ce pas ? Bonne journée, monsieur Grandfons. »
Et ensuite, la tonalité, — quelque chose de froid et mort.
— Merde, dit Paul.
— Ça peut se dire comme ça, ricana Gérard François, ça peut se dire
comme ça, en effet.
— C’est qui, la gonzesse qui appelle ? demanda Alain Vermeulen qui
commençait à être vraiment excédé par les piques que s’envoyaient avec
régularité ses deux subordonnés.
— Sais pas, mais il y a une gonzesse. C’est quoi cette histoire de
dingues ?
Ça, c’était Paul.
— Les propos de fou, ça fait toujours bizarre. Hé ! hé ! répondit Gérard
François.
— Vous savez quoi, vous deux ? dit Alain Vermeulen. Vous allez arrêter
les frais ; sinon j’en prends un pour taper sur l’autre. On est bien d’accord ?
Gérard : toi et Thibaud, vous pouvez vous tirer, rendre la bagnole à France-
Telecom et le reste. Rapport, à mon bureau, après-demain.
Puis :
— Tu viens Paul ? On va voir notre margis-chef avec cette cassette.
— On est partis, dit Paul, plus ricaneur que jamais.
Alain se dit que, si jamais Paul faisait un pied-de-nez à Gérard, il lui
casserait lui-même la figure sitôt sortis de ce putain de poste. Mais Paul
s’abstint.
Ils furent tous deux à la gendarmerie, il n’était encore qu’onze heures et
demie. Franklin B. Hurley avait un 4 X 4 Mercedes immatriculé en Haute-
Loire.
Le margis-chef Daniel Lucas avait la barbe toujours aussi bien peignée et
les yeux toujours aussi bleus.
— On balance un avis de recherche pour cette Mercedes, monsieur le
commissaire. Non ? Couleur bordeaux ou lie-de-vin. Ce n’est pas pareil ?
— Demandez chez Mercedes, ricana Alain Vermeulen. Leurs catalogues
de nuances de peinture, chef. Ça nous fera sûrement gagner du temps.
— Excusez-moi.
Vermeulen bâilla de façon inattendue, sourit, dit qu’il détestait cet
ensemble incohérent, dit injustement que les gens des RG étaient
d’incomparables nullités, puis :
— Quelle est cette gonzesse, putain ?
— Ce ne serait peut-être pas mal si le chef écoutait la bande, suggéra
poliment Paul qui connaissait son patron et qui voyait sa colère gonfler
confortablement, colère blanche de celui qui est dans l’impossibilité d’agir.
— Fais, Paul. Fais.
Daniel Lucas écouta, en effet, dit :
— Bon. Pas de doute. C’est la voix de la gonzesse avec laquelle il
mangeait au restaurant avant-hier.
— On fonce, merde, brailla Alain Vermeulen, conscient que ce qui était
en gestation depuis un bon moment maintenant allait se matérialiser sous
ses yeux de façon glacée, muette et sépulcrale.
Puis, tout doucement :
— J’ai bien peur de commencer à comprendre.
Il rota le goût âcre de la bière amère, dit quand même :
— Je croyais cette salope à Madrid.
Le margis-chef avait déjà rameuté son monde et était au volant de son
Trafic, avec deux autres gendarmes. Cette précipitation exaspéra encore un
peu Alain. Ils n’avaient plus qu’à suivre.
Ils furent chez David au moment où, venant de très loin, le son d’une
cloche balançait l’angélus dans le vent et la bruine à travers tout l’horizon
triste.
La voiture de David Grandfons était là et des coups furieux paraissaient
provenir de l’intérieur de la maison.
Sortis des voitures, les trois gendarmes et les deux flics étaient perplexes.
Paul dit :
— Vous croyez qu’il s’en prend à son piano ?
Un des trois gendarmes, un jeune type, jugea malin de sortir son Beretta
de service.
Le chef Lucas eut un sourire désolé, dit :
— Tu veux bien arrêter tes conneries, Duroy, et ranger ça ? Ha, si ça
pouvait se traiter à coups de flingues, ce que ce serait bien, ce que ce serait
reposant.
— Vous avez bien raison, chef, dit Alain au milieu de la cour détrempée.
Ce serait reposant.
— Oui, fit Paul. Oui, vraiment.
Et il regarda Lucas avec estime. Lui non plus n’avait pas l’habitude
d’avoir de l’estime pour la gendarmerie.
A l’intérieur de la maison, les coups qui avaient un instant cessé avaient
repris de plus belle. Comme si celui qui les assenait avait fait une pause.
C’est Lucas qui bougea le premier, monta jusqu’à l’écurie à la porte
ouverte, vit le corps affalé du trotteur Judas, ressortit, dit d’une voix morne :
— Ils l’ont rendu complètement fou, complètement cinglé. Qu’est-ce
qu’on ne va pas trouver, là-dedans ?
A ce moment, l’angélus décida de cesser ses coups contre le vent. Dans
la maison aussi, les coups avaient cessé de nouveau.
— Il a bien tué son cheval.
Daniel Lucas avait un sourire vague de désarroi.
Paul vit ce sourire de désarroi, hocha la tête.
— Ça me paraissait un type plutôt sain, plutôt la tête sur les épaules,
pour un écrivain, poursuivit le chef Lucas, lequel avait le sentiment de
prononcer un éloge funèbre ou quelque chose de ce genre.
— Eh bien ! La gonzesse à la voix pénible aura trouvé la faille dans sa
tête, répondit Alain Vermeulen. Et voilà tout.
— Et pourquoi ? Et quelle faille ?
— Demande à un psychiâtre, Paul.
Il alluma une cigarette avec bien du mal à cause du vent, dit :
— Vous venez ? Qu’on aille mesurer l’ampleur des dégâts ?
Puis, Alain Vermeulen s’en fut à la porte, frappa, patienta un peu,
recommença, enfin prit du recul et expédia son pied au niveau de la serrure
avec une force extrême que jamais le maréchal des logis-chef Lucas
n’aurait soupçonnée chez ce type maigre aux allures somnolentes. Paul vit
l’étonnement sur la figure du gendarme, ricana : il connaissait, lui,
l’incroyable puissance de son patron, soigneusement cachée.
Alain Vermeulen, une fois la porte enfoncée, se retrouva face à un type
armé d’une hache, visiblement complètement plein et qui le menaçait avec
son outil.
— Calmez-vous, monsieur Grandfons, c’est fini. Vous allez vous
reposer, maintenant.
Ils se tourna vers Lucas, derrière lui, dit :
— Chef ? Ça ne vous ennuierait pas de faire appeler une ambulance ?
— J’y vais, dit le gendarme qui avait cru bon de sortir son arme de
service.
Ensuite, Vermeulen avança au milieu du gâchis, pendant que David, armé
de sa hache, reculait. Il y avait un superbe pleine-queue Pleyel entamé à
coups de hache, du sang et le petit corps d’une chatte dans une mare du
même sang sur le pavage en pierre.
Paul s’approcha, dépassant Lucas, tordit le bras de David et la hache
chuta à terre.
— Laissez-moi finir, vous n’êtes pas chez vous, hein ? hurla David. Je
puis bien faire ce que je veux de mes choses.
Il bavait, postillonnant au nez de Paul qui essayait de le contenir.
— Hein ? Oui ? Vous êtes quoi ? La SPA ? Vous venez pour Esmeralda
et Judas ? Mais cassez-vous, meeeerde !
Le chef Daniel Lucas regardait tout cela, entendait les propos de David,
tout raide dans l’entrée, presque comme machinalement au garde-à-vous.
Paraissait venir en lui un sentiment qu’il pensait n’avoir jamais connu, celui
d’une infinie tristesse. Tristesse s’emparant donc de ce qu’il y a sous le képi
au galon d’argent d’un gendarme.
— Et merde, dit-il.
— Nous sommes bien d’accord, lui dit Paul.
— Monsieur Grandfons ? essayait à ce moment Alain Vermeulen qui
sentait bien que c’était perdu d’avance, monsieur Grandfons ? Qui est-ce et
où sont-ils ?
— Je vous ai dit de vous casser ; j’ai encore à brûler la voiture. Ce sera
long, et je suis fatigué maintenant. Mais enfin, j’en ai pratiquement fini.
Mais enfin ! Tirez-vous. Je suis chez moi, tout de même !
Il avait cessé, malgré tout, de se débattre dans les bras de Paul. Paul le
lâcha et David alla s’effondrer sur son tabouret de piano, au milieu des
éclats de bois précieux.
Paul tendit son paquet de cigarettes à l’écrivain aux cheveux collés par la
sueur démentielle.
Paul, encore, dans un silence de mort, alla soulever la couverture sous
laquelle gisait Dieter, vit, grinça des dents et comprit.
— Alain ?
Et il était rare que Paul appelât le commissaire par son prénom.
— Oui, répondit machinalement Vermeulen qui essayait de mettre un
peu d’ordre dans le chaos.
— Ce type-là est mort. Mort et puis, également, châtré.
— Ah oui, dit David. Oui, châtré. Ils l’ont châtré ; n’est-ce pas ? Pour
mettre sa queue dans le vagin de la petite Asiatique ; pour qu’elle reste
ouverte à jamais.
Le commissaire, son adjoint et le chef Lucas de la gendarmerie nationale
se regardèrent. Tous trois avaient les yeux plissés et rétrécis. Dans une sorte
de communion inattendue, ils comprenaient sans avoir besoin de se le dire
qu’ils avaient subitement envie, une effrayante envie, de voir des choses
colorées et belles, des femmes jeunes, des restaurants fleuris.
— Qui fait cela, monsieur Grandfons ? demanda Alain Vermeulen,
commissaire de police de son état. Qui, s’il vous plaît ?
Lucas restait comme paralysé, les autres gendarmes, dehors, devaient
attendre. Il n’était pas encore une heure de l’après-midi, mais ils avaient
tous le sentiment d’être là à traîner depuis un bon siècle. Ils étaient flics ; ils
avaient vu le plus répugnant dans ce que l’humanité sait fabriquer. Mais
jamais encore ils n’avaient entendu que les fondements de l’horreur fussent
des prétentions esthétiques et le reste du tremblement.
Paul, qui n’était définitivement plus surpris de rien, voyait son chef
presque à genoux devant l’écrivain et quasiment supplier :
— Qui, s’il vous plaît ?
— Je ne sais pas. Je vous assure que je ne sais pas. Ce que je sais, c’est
qu’elle me tient très fort dans ses bras et qu’ils ne me haïront point.
— Qui ? Qui ne vous haïra pas, monsieur Grandfons ?
— Eux. Eux trois. Je ne veux pas qu’ils me haïssent. Elle me hait, elle
les hait. Pas eux, mais les autres, les autres.
« Elle hait tous les autres et c’est pour cela qu’elle est si belle. Oui, pas
de doute, pour cela même, justement.
Paul alla à la cuisine, vida un fond de scotch dans un verre et le porta à
David, suggéra doucement :
— Sylvie Nuans ?
— Ah, oui, oui, bien sûr. Sylvie. Qui donc voulez-vous d’autre, à la fin ?
— Et elle est où ? demanda le chef Lucas qui, paraissant sortir de sa
paralysie, avançait dans la pièce.
Paul haussa les épaules, trouva que le corps de Dieter commençait peut-
être à sentir, alla au calepin près du téléphone et trouva facilement « Sylvie
N. » et un numéro d’appel qui commençait par l’indicatif de la Haute-Loire.
C’est le chef Lucas, se bougeant enfin, qui fit asseoir David plus
confortablement.
— Je me demande ce qu’on rédigera comme rapport, dit-il.
— Ha, ha-ha ! Oui, en effet. Moi aussi, répondit Alain.
David contemplait son piano à jamais fracassé et perdu. Il les regarda,
dit :
— Elle m’a fait tuer ma petite ’Ralda. Et mon trotteur, Judas parce
qu’elle voulait cela comme preuve d’amour : elle veut la partie vivante de
ma vie. Vous voyez ?
— Bien sûr, je comprends, répondait Alain Vermeulen, pendant que Paul
appelait pour savoir qui était l’heureux propriétaire de ce numéro de
téléphone.
Il est à peine une heure dix. Le chef Lucas fume une gauloise et on ne
sait pas à quoi il pense, observant David Grandfons au visage couvert de
larmes. Paul regarde son patron qui, visiblement, n’a pas envie de parler.
Les ambulances arrivèrent vers une heure et demie.

— Achevez-moi, demandait Julie.


Son corps n’était plus qu’une plaie, une déchirure universelle.
— C’est impossible, ma chère. Franklin a besoin que vous soyez vivante
pour vous solidifier, voyez-vous ?
— J’ai peur qu’il ne soit tout de même bien tard, objecta Massif sur un
ton conciliant. (Il ne voulait pas heurter Sylvie Nuans, voyons.) Franklin en
a terminé avec le beau corps asiatique. Mais je crains tout de même un peu
la police. Le mieux serait que nous prenions la camionnette et que nous
demeurions un temps chez Winzelmann ou Jacobucci.
« Et Franklin, jamais, n’aura le temps matériel de procéder sur ce corps
torturé et sur la petite paysanne. Qu’en pensez-vous, Franklin ?
Franklin passait un peigne dans la chevelure d’or qu’il avait fixée après
avoir scalpé Le Chinh et admirait son œuvre ; très content, surtout, des yeux
bleus.
Massif comptait tuer Franklin et en balancer le corps dans un quelconque
ravin.
— Vous n’avez sans doute pas tort, mon cher Raymond. Livrons à
Winzelmann, en effet, ce qui lui a été promis.
Franklin s’approcha de Julie, prit un œil critique :
— Évidemment, c’est dommage. Cela aurait fait quelque chose
d’intéressant. L’idée y est, tout de même.
Dans la brume de sa douleur, avec des larmes séchées et de la bave sèche
à la commissure des lèvres, Julie regardait les fous. Sa mort lui semblait
extrêmement proche, maintenant.
— J’aurais aimé la couper en morceaux, à la fin, dit Sylvie Nuans.
Quelque part dans l’angle de vision droit de Julie, il se manifestait que
France Vanniaux avait cessé d’être léthargique, paralysée et terrorisée ;
qu’elle se levait, même. (Ils étaient tellement sûrs de la terreur qu’ils
inspiraient qu’ils n’attachaient pas leurs victimes potentielles ; du reste,
Franklin trouvait que ce n’était pas esthétique : cela nuisait au bel
agencement qu’il recherchait.)
— Venez, voyons, Sylvie, disait Franklin. Nous avons encore à charger
cette pièce superbe dans la camionnette et il y a beaucoup de route qui nous
attend. Et ne tuez pas la femme : cela ne rime à rien. Cela n’est pas
conforme au beau. Laissons aussi la petite paysanne. Le monde est rempli
de jolies petites paysannes.
Son propos s’arrêta net à ce moment : France Vanniaux venait d’enfoncer
en entier la longue lame d’un scalpel dans les reins de Franklin, juste au-
dessus de la ceinture.
Puis, France Vanniaux retira le scalpel de la plaie et menaça Massif.
Massif essaya de la surprendre en contournant le corps-objet de Le Chinh.
Sylvie Nuans, elle, tenta de s’approcher, avec la cravache.
Toute la haine de France Vanniaux s’était en somme concentrée dans sa
main tenant l’un des épouvantables outils de Franklin.
Franklin poussa un hurlement de fauve torturé. Alors France sauta sans
élan par-dessus le corps en or de Le Chinh et cria d’une façon
incroyablement féroce. Depuis combien de temps cette férocité traînait-elle
en elle, s’accumulant ?
Elle n’en savait plus rien. Elle grimpa sur le corps durci de Le Chinh et
se jeta, scalpel en avant, sur Massif : le scalpel traversa l’œil et déchira le
cerveau.
France Vanniaux sortit le scalpel de la plaie monstrueuse qu’était l’œil
crevé et se mit à hurler. Seulement, ce hurlement était de joie absolument
pure.
Sylvie Nuans comprit la force effrayante de la petite paysanne rompue au
transport du bois et aux travaux des champs ; elle comprit aussi que cette
force naturelle était redoublée de celle d’une haine tellement folle qu’elle
était sans doute plus forte que la sienne.
Et, dans son coma de souffrance, Julie, attachée, paralysée par les
douleurs, voyait que la haine de l’une était pourchassée par la haine de
l’autre.
Sylvie Nuans fouetta l’air de sa cravache pour interdire tout assaut du
scalpel. Le scalpel fila seulement une longue estafilade sur son bras gauche
et elle monta comme une folle l’escalier. Pas le temps de prendre ses
affaires, le temps de rien. Juste fuir la haine qu’elle avait elle-même
provoquée.
Elle fut dans la cour, fut à sa voiture. Elle prit juste son manteau et son
sac au passage. Ne serait-ce que pour recouvrir ses seins nus, ce manteau
doux et beau.
France Vanniaux était déjà derrière elle, cependant.
Elle se jeta dans sa voiture, démarra et manœuvra comme une folle
poursuivie par une autre folle, emboutit la Mercedes de Franklin et essaya,
d’une embardée, d’écraser France Vanniaux sous ses pneus.
Celle-ci sauta de côté, la voie fut libre.
France Vanniaux regarda la voiture disparaître vers Le Puy, à la vitesse
d’un raz-de-marée, jugea-t-elle, en regrettant de ne pas savoir conduire.
— L’aurais suivi jusque chez le Diable, dont elle est une Créature.

Détachée, Julie s’effondra dans les bras de France. Dans son regard
morne étaient les corps de Franklin, de Massif qui aurait bien voulu tuer
Franklin pour s’approprier l’argent de Winzelmann et le beau corps d’or de
Le Chinh.
Pas même étonnée d’être vivante ; trop abrutie de coups de cravache.
— Merci, dit-elle à France.
France rit. Ça, c’était inattendu.
— On revient d’où ?
— De chez le Diable, je crois bien. Avant, ça me semblait des sornettes
pour enfants...
— Je peux avoir à boire ? demanda Julie. Quelque chose de fort me
ferait du bien.
Puis elle fondit en larmes, sachant que son corps blessé ne pouvait être,
pour l’instant du moins, couvert de vêtements, fussent-ils les moins
rugueux.
— Et elle ? demanda-t-elle à France au milieu de ses larmes.
— Elle, elle s’est enfuie. Je ne suis pas parvenue à la rattraper.
— Ah, fit seulement Julie.
Elle parvint à monter dans ce qui avait été le soi-disant atelier-salon de
Massif. France trouva du scotch, en versa à Julie qui se moquait bien d’être
nue et qui se mettait à chercher un téléphone. Pas de téléphone.
— Devait être le genre à mettre son téléphone dans un placard, cette
ordure. Non. Pas une ordure. Je ne sais pas comment dire.
— Essayez de mettre vos habits, dit France.
— Oui. On revient de loin, n’est-ce pas ?
— Ils t’ont fait très mal, hein ? Pendant longtemps, j’ai cru que je ne
pourrais jamais rien faire. Et puis j’ai vu cet outil et ça m’a donné du
courage. Je les ai tués tous les deux, je suis contente.
France laissa un temps :
— Maintenant, je me sens forte.
L’esprit de Julie était aussi assommé de coups que son corps. D’avoir été
ainsi suspendue lui avait fait surgir d’horribles crampes et maintenant que la
circulation reprenait normalement, c’était presque plus insupportable
encore. L’alcool ingéré accélérait sans doute le processus.
Julie alla à un fauteuil et France redescendit dans le lieu où gisait,
parfaitement belle, une petite Asiatique qui avait voulu être belle pour
l’éternité. Elle trouva les vêtements de Julie, remonta, aida Julie à les
passer, pendant que celle-ci serrait les dents.
— Le téléphone doit être dans un placard. Les flics, ce serait bien,
maintenant.

Alain Vermeulen observait Julie en silence.


France, sur le fauteuil à côté, avait les bras croisés, comme si on allait la
frapper. Vermeulen vit cela, dit :
— Ne vous inquiétez pas, madame Vanniaux, c’est fini. Et que voulez-
vous donc qu’on vous reproche ? Comme cas de légitime défense, il me
paraît difficile de trouver mieux.
France Vanniaux n’avait pas l’air de vraiment savoir ce que pouvait bien
être la légitime défense, mais ce flic-là était assurément sympathique. Elle
pensait très fort à Didier, voilà tout. Pas vraiment au reste ; elle s’en
moquait un peu, du reste. Sauf peut-être de la journaliste qui était peut-être
son amie.
— Je ne m’inquiète pas, monsieur.
Ça se passait deux jours après qu’Alain Vermeulen, Paul et six
gendarmes avaient pénétré dans l’espèce de ruine de Massif et qu’après la
folie de David Grandfons, Alain avait pu découvrir la folie qui avait causé
cette folie. Plusieurs étages de démence, en somme.
Et deux jours d’hôpital pour Julie. France était restée auprès d’elle tout le
temps, sans pleurer ni rien, tenant seulement longtemps la main de Julie
allongée dans son lit blanc.
— Toutes les cicatrices ne s’effaceront pas avec le temps, avait dit un
jeune toubib à Julie. Un jeune toubib un peu effaré.
— La chirurgie esthétique, ça existe, avait répondu Julie, très lasse et qui
ne voulait que boire de l’eau minérale et dormir.
Maintenant, il y avait du soleil, le soleil pâle mais encore doux de
l’automne : ça rendait presque gai le bureau du SRPJ de Clermont-Ferrand.
Alain Vermeulen proposa du café et elles acceptèrent bien volontiers.
— Je n’aurais jamais imaginé une chose pareille, malgré tout, dit-il
encore, comme gêné.
— On l’a retrouvée ? demanda soudain France.
Elle voulait parler de Sylvie Nuans, bien entendu.
— Non. Pas pour le moment.
— Et la fille qu’ils ont... euh...
— On ne sait pas qui c’est. Immigrée clandestine, très certainement. Il y
a peu de chances qu’on découvre son identité.
— C’est moi qui m’occuperai des frais : il lui faut une sépulture décente,
dit Julie.
Julie pensait, en effet, et bien à tort du reste, qu’elle avait été responsable
de cette mort abominable, parce qu’elle avait voulu mener sa petite enquête
seule, sans appeler la police au moment où elle avait rencontré France
Vanniaux.
— Vous savez ? Cette Sylvie Nuans ? On lui mettra la main au collet à
un moment ou à un autre.
« A moins que je ne l’attrape avant toi, flic, pensa Julie au fond d’elle-
même. Ça se peut bien aussi. »
Cette pensée modifia les traits de Julie sans qu’elle y prît garde et Alain
Vermeulen songea :
« Ça a des moyens, les journalistes. J’ai idée qu’elle va essayer de mettre
la main sur cette dingue. Après tout, je la comprends. »
— On peut s’en aller ? demanda France.
— Bien sûr. Juste, je vais vous demander de signer vos dépositions
qu’on doit avoir fini de taper.
Elles se retrouvèrent toutes deux dans la rue, sous le soleil.
— Tu vas faire quoi, maintenant ? demanda Julie.
— Je ne sais pas. J’aurais voulu la retrouver et lui crever les yeux moi-
même. Vous ne souffrez pas trop ?
Julie nota que France avait repris le vouvoiement, en fut triste.
— Je croyais qu’on se tutoyait. Moi aussi, je voudrais la retrouver. Je
connais des gens dans son milieu.
Julie regarda France, plantée au milieu de son trottoir, désemparée.
— Tant mieux, si tu connais des gens. Elle a fait mal à ton corps ; moi,
c’est ma vie qu’elle a cassée. Parce que le Mal, c’est elle. Les deux autres,
ceux que j’ai tués, c’était seulement des dingues. Elle, non ; elle, c’est le
Mal, le Mal tout net et rien de plus. Et comment vais-je faire, maintenant,
pour retourner au pays et y être sans Didier ? Comment ?
— Viens avec moi à Paris.
Cela sortit de la bouche de Julie avant même que son esprit ait vraiment
acquiescé à l’idée.
— Je n’ai rien, à part mille cinq cents francs sur un livret de Caisse
d’épargne. Comment voulez-vous que je vive à Paris, Julie ?
Encore le vouvoiement, pensa Julie, qui répondit :
— J’ai un grand appartement, des fringues à n’en plus finir et je connais
bien assez de monde pour te trouver un boulot.
— Je ne sais rien faire, à part couper du bois.
— Allez, France, viens. Je t’invite à déjeuner, et j’espère que cette fois,
ça finira mieux que la fois précédente.
Alors, France Vanniaux sourit un peu.
CHAPITRE XI

Dans l’esprit comme aplati par les tranquillisants de David, et ce


maintenant depuis deux mois, surnageait un nom. Par moments, il en
perdait la trace dans les brumes de son cerveau et ensuite, ça revenait de
façon brillante.
Au bout de deux mois dans le service de neurologie du professeur Stern,
il put commencer à sortir et on réduisit sérieusement les doses.
Des gens vinrent le voir, son agent la première, qui fut terrifiée de voir
David horriblement maigre et les yeux hagards.
— Je vais tout recommencer, disait David doucement. Je ne sais pas où
je me suis égaré. J’ai besoin d’argent, de calme.
« Judas et la chatte ; quelle démence. Elle a failli parvenir à me rendre
absolument fou.
— On fait un tirage de ton bouquin en collection poche, David. Ça te
fera bien assez de fric pour le moment.
— Je vais retourner chez moi. Ça peut paraître curieux, n’est-ce pas ?
Mais il n’y a que là-bas que je pourrai fermer une parenthèse. Avec le même
piano, le même trotteur et la même chatte.
— Vous croyez vraiment ?
— Vraiment. C’est une question de vie ou de mort, ni plus ni moins. Et
aussi : qui donc est Winzelmann ?
— Je ne sais pas. Pourquoi ?
— Pour rien.
Le professeur Stern reçut de la préfecture de la Seine les papiers
indispensables pour que David puisse sortir un jeudi matin du mois de
janvier : lui comprenait pourquoi David voulait retourner au même endroit,
boucler une sorte d’anomalie du réel, ne trouvait pas stupide du tout l’idée
de David.
David prit donc, l’avant-dernier vendredi de janvier, un train pour Le
Puy, avec cette sorte de douceur intérieure qui est le sentiment même de la
convalescence. Et dans la nuit venue, avec un peu de neige qui fondait, il
prit un taxi et se retrouva chez lui, vers neuf heures du soir. La paix, pour
une grande part régnait déjà dans son esprit.
Il paya son taxi, éprouva le besoin de toucher la pierre du mur, respira
longtemps l’air glacé.
Puis il entendit un cheval qui s’ébrouait et poussait un petit
hennissement.
Ça dura un instant minuscule et il fut certain d’avoir rêvé.
Il trouva ses clés, entra chez lui, alluma la lumière : un piano Pleyel
absolument identique au sien trônait exactement là où avait été jadis celui
qu’il avait détruit lui-même.
Et, de façon stupide, il dit, tout haut, mais pas fort :
— ’Ralda ?
Et ’Ralda apparut, sortant de la cuisine.
David Grandfons hurla, se baissa pour caresser une chatte qui n’était
aucun fantôme de chatte.
— Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ? Et le hennissement de tout
à l’heure ? Attends, ’Ralda, attends un peu.
David est ressorti comme un fou, est monté à l’écurie et a allumé. Le
trotteur Judas était là et bien là. David Grandfons s’est alors mis à trembler
de tous ses membres. Il est retourné dans la maison, a décroché le téléphone
pour dire au professeur Stern qu’en fait il ne s’est jamais rien passé du tout
et que l’abbé Pierre Vézilles ne saurait tarder à faire son entrée pour
raconter des choses évangélico-trotskistes. Puis, David a raccroché : il ne
souhaite pas que le professeur Stern le fasse de nouveau interner.
David trouva la lettre vers onze heures du soir, au moment où il percevait
que le pelage d’Esmeralda n’était pas exactement le pelage d’Esmeralda.
Presque le même, mais pas exactement. Que son piano n’était pas non plus
exactement son piano, parce qu’il n’était pas accordé tout à fait de la même
façon.
La lettre était placée sous son oreiller, papier simplement plié en quatre :
J’ai essayé de te faire partager ma folie et ma haine. Cela n’a pas
marché et sans doute est-ce tant mieux. Aussi ai-je essayé de réparer, le
mieux que j’ai pu. Ce ne sera pas exactement la même chose, mais j’ai bon
espoir que cela y ressemble suffisamment.
C’était signé « Sylvie N. ».
Nouveau remue-ménage dans la tête de David.
— Très bien, fit-il tout haut. Mais elle ne remplacera jamais ni l’abbé
Pierre Vézilles, ni Didier Vanniaux, ni rien de cet ordre.
Il décida de boire un nouveau whisky et passa une excellente nuit.
Vers dix heures du matin, une 4 L délabrée et verte (ce qui témoignait
que c’était une vieille voiture de l’ONF, rachetée aux Domaines) parut dans
sa cour.
En sortit un jeune blond qui monta les marches et vint sonner à sa porte.
David alla ouvrir : le jeune blond avait de grands yeux clairs et une croix en
argent brillait sur son parka usé.
— Monsieur Grandfons ? Je suis content de voir que vous êtes revenu au
pays. Je m’appelle Pierre Wassieux. Je remplace le malheureux abbé
Vézilles.
Ce type-là, jugea David, avait, de façon extrêmement pénible pour lui,
absolument les mêmes yeux que Pierre Vézilles. Et s’appelait Pierre tout
autant.
— Qu’est-ce qui, ainsi, recommence, presque le même ? Ou plutôt, non,
exactement le même.
— Pardon ? demanda le jeune homme blond aux yeux bleus et doux.
— Non, non, rien. Entrez donc. Voulez-vous du café ?
— Je ne veux pas vous déranger ; on m’a dit que vous étiez un bon ami
de l’abbé Vézilles, n’est-ce pas ?
— Oui. Sans doute.
Et il n’avait rien à dire de plus, David. L’autre lui parla du pays et de lui-
même, pour dire des choses anodines, du genre « Vous avez une vue
superbe ». Vers onze heures, David l’invita à dîner pour le lendemain soir
après lui avoir demandé s’il savait jouer aux échecs. Et, comme de bien
entendu, l’autre savait jouer aux échecs.
Lorsque la 4 L pourrie eut disparu de la cour, David décida de seller
Judas (n° 2) et celui-ci avait l’air content d’aller prendre l’air, pendant que
David se demandait quelles accointances Sylvie Nuans avait ainsi pu
trouver au pays, — au pays, nécessairement — pour ainsi tout remplacer.
Sans qu’il y prenne vraiment garde, mécaniquement, en somme, il mena
ce Judas-là vers les affouages où, — et c’était une éternité passée,
déjà — avaient disparu les Vanniaux. Cette fois, c’était dans la neige et le
soleil était hivernal ; sinon, c’était presque la même chose que lorsqu’il
avait vu ce cavalier faire demi-tour.
Et il fut sur ce chemin et il y avait un cavalier à l’autre bout. Un cavalier
qui le vit et fila par là-bas où l’autre cavalier avait filé, jadis.
— Non, dit David. Non.
Le soleil et la luminosité qui éclatait sur la neige s’emparèrent de sa tête
comme une ivresse inattendue vous prend. Inattendue ou inespérée ?
— Vraiment, Judas-qui-n’est-pas-Judas ? Tu peux me dire ? D’où vient-
il, ton congénère, ou bien celui semblable à ton congénère ? Parce qu’il n’y
a rien par là. Décidément rien.
Et puis, par terre, dans la neige et sur le bas-côté, était une sculpture, la
sculpture dorée d’un visage d’homme.
Ce visage ressemble étonnamment à quelqu’un que David connaît.
Il le connaît tellement qu’il le rencontre à chaque fois qu’il croise un
miroir.
RE-COMMENCEMENT

L’ASSASSINAT D’UN HOMME D’AFFAIRES BERNOIS POURRAIT


DÉBOUCHER SUR UN SINGULIER TRAFIC D’ŒUVRES D’« ART ».
De notre correspondant à Berne

« L’assassinat, dans des conditions que l’enquête de la police fédérale


hélvétique n’a pas encore élucidées, de Heinrich Winzelmann, dans sa
propriété de Köniz, dans la banlieue de Berne, remet sous les feux de
l’actualité l’affaire dramatique de la mort de l’abbé Vézilles et des
sculptures de corps (voir nos éditions des 17, 20 et 21 octobre). Il semble
bien en effet que certains objets découverts dans la propriété fort luxueuse
de l’assureur seraient de même nature que ceux fabriqués abominablement
par un Américain dans la région du Puy-en-Velay, à partir de parties de
corps humains. L’enquête de la police fédérale semble s’orienter vers les
milieux des marchands d’œuvre d’art du nord de l’Italie, notamment à Turin
et Milan. L’émoi, bien compréhensible, dans les milieux politiques de la
capitale fédérale est immense, vu le rôle politique, mal défini mais efficace,
de la victime.
Il semble que deux femmes aient été vues au volant d’une voiture
immatriculée en France, peu de temps avant la tombée de la nuit, à
proximité du lieu du meurtre. »
Sylvie Nuans replie Le Monde qui lui arrive avec à peu près six jours de
retard, allume une cigarette et boit le fond de sa tasse de thé, encore tiède.
Puis, elle contemple un moment la plage. A Copacabana, c’est l’été, elle est
brune et se nomme Fabricia Teixça, citoyenne brésilienne. Ensuite, elle se
lève et décroche le téléphone : Pour avoir la France, c’est plutôt long, mais
elle a le temps.
Après de longues séances d’orthophonie, sa voix a changé ; ses cheveux
sont du brun brillant qu’elle a enfin pu retrouver et la chirurgie esthétique
lui a affiné le nez, agrandi les yeux pâles et rétréci un tout petit peu la
bouche : elle est parfaitement méconnaissable et, donc, David ne pourra pas
la reconnaître. Sauf les yeux, peut-être ? Mais justement...
KÂÂ
Kââ, agrégé de philosophie, a une prédilection inquiétante pour les
personnages troubles fascinés par le mal. On lui doit plusieurs thrillers
fulgurants.
Le Code de la propriété intellectuelle n’autorisant, aux termes de l’article L. 122-5,
2° et 3° a), d’une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à
l’usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d’autre part,
que les analyses et les courtes citations dans un but d’exemple et d’illustration,
« toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite » (art.
L. 122-4).
Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait
donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.
© 1995, Fleuve Noir
ISBN 2-265-05000-8
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