Vous êtes sur la page 1sur 66

Didier Müller

Petit cours de cryptographie classique


sous forme d’un roman policier
Préface de l’auteur
Une envie : écrire un « roman didactique » ou un « cours romancé », le livre que vous avez entre les
mains.

Un but : présenter une histoire résumée de la cryptographie classique à travers neuf chiffres choisis
entre l’Antiquité et le début du 20e siècle. Ce livre est couplé avec le site web « Ars
Cryptographica », à l’adresse www.apprendre-en-ligne.net/crypto/ .

Une histoire : un tueur en série laisse des cryptogrammes dans la bouche de ses victimes. Peut-être
est-ce des indices qui permettront de l’arrêter ?

Vous pourrez utiliser ce livre de deux façons. Lisez-le de la première à la dernière page, et vous
aurez un cours de cryptographie romancé. La deuxième manière est plus ludique : ne lisez que la
première page de chaque chapitre, où est présenté le cryptogramme, puis essayez de le déchiffrer
vous-même avant de lire la suite du chapitre.

Le dernier cryptogramme du tueur n’est pas décrypté dans le livre, et il reste un doute quant au
dénouement de l’histoire. Si vous réussissez à résoudre le dernier cryptogramme, vous pourrez lire
la fin du neuvième chapitre sur le site www.apprendre-en-ligne.net/crypto/9/, après avoir introduit
un... mot de passe, évidemment.
Chapitre 1
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Thu, 9 Sep 2004 11:44:42 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : besoin d'aide

Salut Max,
Je sais que tu es à Saint-Pétersbourg pour une dizaine de mois, mais
j'ai besoin de toi! En effet, un meurtre étrange a eu lieu ce matin à
Seleute. Un vieillard a été tué de deux balles dans le coeur. Il était
coiffé d'une couronne de laurier et, dans sa bouche, nous avons trouvé
un message codé.
C'est là que j'ai besoin de toi. Je sais que tu as donné un cours de
cryptographie au Lycée cantonal de Porrentruy et j'ai pensé que tu
pourrais m’aider à déchiffrer le message codé.
La population ne connaît pas encore l'existence de ce message, aussi
je te demande la plus grande discrétion. Voici le message:

UNWER NMNCD NANBC MNENW DNCAX YOXAC NJDAJ RSNUN LXDAJ PNMNU NOJRA
NLNUJ WNMXR CYJBN CANMR OORLR UNMND GKJUU NBMJW BUNLX NDANC LNBCO
RWRRU BDOOR CMJCC NWMAN DWNER LCRVN WRVYX ACNZD RMNCR ANANC UNCXD
ANBCS XDNLN BCMNL RMNMN VJRWS NUNOJ RB

En espérant vivement ta collaboration.


Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

L’atmosphère dans le cybercafé « Quo Vadis » était celle d’une fourmilière : des dizaines de
doigts tapotaient les claviers avec frénésie. Maximilien Bendit et sa compagne Pénélope étaient à
Saint-Pétersbourg depuis le début du mois et ils venaient d’en finir avec les problèmes
administratifs. Cela n’avait pas été facile : heureusement que Pénélope parlait déjà la langue avant
de venir ici, car on ne peut pas dire que les fonctionnaires russes soient polyglottes. Il avait fallu
refaire le test du SIDA dans un hôpital vétuste (car le test fait en Suisse n’était pas valable ici), faire
la queue debout pendant deux heures sans rien dans l’estomac, retourner le lendemain chercher les
résultats, faire des photographies noir et blanc car les photos couleur ne convenaient pas, payer les
cours à l’université, pour enfin obtenir le visa qui allait leur permettre de séjourner dix mois à Saint-

1
Pétersbourg.
C’était la seconde fois qu’ils se rendaient dans ce cybercafé, idéalement situé sur la célèbre
perspective Nevski, presque en face de la cathédrale de Kazan. Il était essentiellement fréquenté par
des étrangers qui voulaient rester en contact avec leur famille et savoir ce qui se passait dans le
monde. La tragédie de Beslan, en Ossétie du Nord, où des terroristes avaient pris en otage mille
deux cents personnes dans une école le 1er septembre, jour de la rentrée des classes en Russie, et
l’intervention de l’armée du 3 septembre « à la russe », ou plutôt « à la Pyrrhus », qui s’était soldée
par la mort de trois cent trente personnes, dont plus de la moitié étaient des enfants, faisait encore la
une des journaux. Mieux valait ne pas être pris en otage dans ce pays, se disait amèrement
Maximilien, car ici la vie des otages n’avait pas plus de valeur que celle des kidnappeurs. Le seul
but du gouvernement était de montrer que les Russes ne cédaient jamais au chantage, quel qu’en
soit le prix.
Pénélope, assise devant un ordinateur voisin, lisait le message qu’une de ses copines lui avait
envoyé du Canada. Au début de leur relation, elle détestait les ordinateurs, jusqu'à ce qu'elle
découvre le courrier électronique et la possibilité d'acheter en ligne, avec la carte de crédit de
Maximilien...
Lui aussi lisait son courrier électronique. Il avait commencé par les messages provenant de sa
sœur, avant d’ouvrir le courriel de son cousin Stéphane. C’était la première fois qu’il le contactait
depuis des années, aussi Maximilien était-il curieux d’en connaître la raison. La lecture de ce
message le laissait songeur. Perdu dans ses pensées, il n'entendait pas que Pénélope lui parlait.
Agacée, elle lui secoua énergiquement le bras.

«Dis ! Tu m’écoutes quand je te parle ?


- Hein ? Désolé ! J’ai reçu un mail qui me perturbe. Regarde...
- Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Peut-être une blague d’un de tes anciens élèves, non ?
- Non, cela vient de Stéphane, mon cousin qui a fait l’école de police scientifique à Lausanne. C’est
très sérieux.
- Et alors ? Qu’est-ce que tu vas faire ?
- Tu connais ma passion pour la cryptographie. Je ne peux pas dire non. Je vais essayer de décrypter
ce message dès notre retour à l’hôtel. »

De : Maximilien Bendit <crypto@apprendre-en-ligne.net>


Date : Thu, 9 Sep 2004 18:52:33 +0400
A : <Stephane.Periat@jura.ch>
Objet : Re: besoin d'aide

Steph,
Je me penche sur le cryptogramme tout de suite. Je t’envoie le
resultat de mes tentatives (ou le non-resultat) des que possible.
Cordialement
P.S. Tu m’excuseras, mais, en Russie, les claviers n’ont pas
d’accents ;-)
--
Maximilien Bendit
http://www.apprendre-en-ligne.net/

Sur le site du « Quotidien Jurassien », il était évidemment question de ce meurtre crapuleux.


Un tel événement ne pouvait pas passer inaperçu dans un canton où presque tout le monde se
connaissait, surtout dans un village d’une septantaine d’habitants comme Seleute. Les journalistes
auront (enfin) du grain à moudre...
Quand ils sortirent du « Quo Vadis », une brise glaciale leur fouetta le visage. Ils traversèrent
la « Nevski Prospekt » et prirent la « Kazanskaya oulitsa » pour retourner à leur hôtel, qui se situait
une centaine de mètres derrière ce Vatican miniature qu’est la cathédrale Notre-Dame de Kazan.

2
Ils n’avaient pas de ligne téléphonique dans leur chambre - la 448 -, ni télévision, ni radio.
Elle était suffisamment grande pour y vivre dix mois sans souffrir de la promiscuité : environ huit
mètres de long sur trois de large. Il y avait une armoire pour les habits, un petit réfrigérateur, un
bureau, deux chaises, deux lits, deux tables de nuit. Les fenêtres occupaient tout un côté de la
chambre et donnaient sur la cour intérieure. L’hôtel avait une centaine de chambres, principalement
occupées par des étudiants étrangers ou des touristes russes.
La literie n’était pas de première qualité : les lits craquaient au moindre mouvement. Par
contre, les femmes de chambre passaient l’aspirateur tous les trois jours, changeaient les draps
chaque semaine et vidaient la poubelle quotidiennement. Dommage qu’elles ne prissent pas la
poussière sur les meubles...
La salle de bain était commune avec la chambre voisine, et on devait acheter soi-même le
papier-toilette. L’eau chaude arrivait de manière chaotique et était reconnaissable à sa couleur
jaune.
Maximilien sortit son ordinateur portable d’un tiroir du bureau et se mit au travail. Il choisit
dans sa bibliothèque multimédia sa chanteuse préférée : Tori Amos. Il ne maîtrisait pas assez
l’anglais pour comprendre les paroles, d’autant plus qu’elles étaient très énigmatiques, mais
qu’importe : cette voix envoûtante et infiniment triste ne cessait de le charmer. Il mit des écouteurs
bon marché pour s’isoler, mais il entendait quand même Pénélope fredonner sur son lit. Elle avait
une mémoire fabuleuse des paroles de chansons ; c’est pour cela qu’un des surnoms qu’il lui avait
donnés était « le juke-box vivant ». Comme cela l’empêchait de se concentrer, il marmonnait dans
sa barbiche. Ses paroles intriguèrent Pénélope qui jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

«Mais qu’est-ce que tu fais ?


- La première chose à faire quand on veut décrypter un message secret : une analyse des fréquences.
- Une quoi ?
- Une analyse des fréquences des lettres. Une grande lectrice comme toi a déjà remarqué que
certaines lettres apparaissent bien plus souvent que d’autres...
- Évidemment, en français, le E, le A, les voyelles en général apparaissent bien plus souvent que le
Z ou le X.
- Exactement ! Et pour me la péter, je peux te dire que c’est le savant arabe Abu Yusuf Ya'qub ibn
Is-haq ibn as-Sabbah Oòmran ibn Ismaïl al-Kindi qui a eu le premier l’idée d’utiliser cette
information pour décrypter des messages, et cela au 9e siècle.
- Abu Yusuf quoi ? Dis, tu te fous de moi ? Toi qui n’es pas capable de retenir un mot russe de plus
de trois syllabes !
- J’avais écrit son nom dans mon cours de cryptographie. Heureusement que j’ai une copie de mon
site sur mon portable...
- Et cette histoire de fréquences est valable pour les autres langues ?
- Oui, enfin plus ou moins. Disons que la répartition des fréquences n’est pas la même, mais que
dans toutes les langues il y a des lettres plus fréquentes que d’autres.
- Tu connais les fréquences pour le russe ?
- Là, tu me colles. Mais il y aurait un moyen amusant de s’en faire une idée : il faudrait acheter un
jeu de Scrabble russe. En effet, dans ce jeu, il y a 100 jetons portant une lettre.
- Merci, je ne suis pas débile. Je sais ce que c’est que le Scrabble !
- Bon ! Eh bien tu as remarqué que plus une lettre est commune, plus le nombre de jetons portant
cette lettre est grand. Et si la lettre est rare, il n’y a qu’un ou deux jetons portant cette lettre.
- Donc, si je te suis bien, il suffit de compter le nombre de jetons portant une lettre pour connaître
approximativement sa fréquence.
- Oui. Si par exemple on compte 12 « A », on pourra dire que la fréquence du « A » est d’environ
12%, puisqu’il y a 100 jetons en tout.
- Tu es un petit malin, toi !
- Pour revenir à notre décryptement, je vais m’y prendre comme al-Kindi et compter les fréquences

3
des lettres du cryptogramme. J’ai écrit il y a quelques mois un petit programme qui va me faire ça
très vite. Regarde !

- Attends ! Je pensais voir des chiffres ! Qu’est-ce que c’est que ces barres bleues ?
- C’est une représentation graphique du résultat. L’ensemble des barres forme ce que l’on appelle
un histogramme. La hauteur de chaque barre est proportionnelle à la fréquence de la lettre
correspondante. Par exemple, le N est la lettre la plus fréquente du cryptogramme avec 43
occurrences.
- Ok. Et alors ?
- Je vais comparer maintenant cet histogramme avec celui de la langue française.
- Et tu vas le trouver où, cet histogramme ?
- Toujours dans mon cours. Comme je ne trouvais pas d’histogramme récent, j’en ai calculé un moi-
même en prenant différents textes français qui contenaient, une fois réunis, 100'000 lettres au
total.
- Et tu as compté ça à la main ? Tu es encore plus fou que je ne le pensais !
- Mais non ! C’est l’ordinateur qui s’est chargé de cette basse besogne.
- Ah d’accord ! Et quel a été le résultat ?
- Attends que je le retrouve... Ah! le voici :

- Je ne comprends plus rien. Pourquoi y a-t-il des nombres à virgule sur l’axe vertical ?
- J’ai simplement divisé le nombre de lettres par 100'000 pour avoir un pourcentage. Tu remarques
que la lettre la plus fréquente en français est le E.
- Quelle surprise... Je te l’avais dit tout à l’heure d’instinct !
- Certes. Mais cet histogramme te donne plus d’informations. On voit bien que, comme tu le disais
si justement tout à l’heure, les voyelles, à part le Y, sont parmi les plus fréquentes. Parmi les
consonnes, ce sont le R, S, T, N et L qui sont les plus fréquentes. On voit aussi deux « trous », un
à l’endroit des lettres J et K, et l’autre sur W, X, Y et Z.
- Il n’y a guère de B et de Q également...
- En effet. Mais revenons à l’histogramme du cryptogramme. On voit que là aussi les lettres ne sont

4
pas uniformément réparties : certaines sont plus fréquentes que d’autres. Certaines sont même
carrément inexistantes. Cela indique que l’assassin a probablement utilisé un système de
chiffrement simple, où chaque lettre est remplacée par une autre, toujours la même. Que constates-
tu d’autre ?
- Ben, il y a aussi des trous. Et comme par hasard un trou de 4 barres et un trou de 2 barres.
- Exact ! Tu es belle, je t’aime ! Allons plus loin et supposons que FGHI correspondent à WXYZ.
Si on répète l’alphabet, J correspond à A, K à B, etc., et le deuxième trou PQ correspond au trou
JK.
- Et tu en déduis ?
- J’en déduis que l’assassin a simplement décalé les lettres de l’alphabet de neuf rangs vers la
gauche, puisque le E du texte clair correspond à un N dans le message chiffré. C’est un bête
chiffre de César !
- Qu’est-ce que César vient faire là-dedans ?
- On a donné ce nom à ce système de chiffrement, car Suétone a écrit, dans son livre « La vie des
douze Césars », que Jules César chiffrait ses messages en décalant les lettres de l’alphabet de trois
rangs vers la gauche. L’empereur Auguste, qui succéda à César, ne décalait, lui, les lettres que
d’un rang.
- Mais tu adores te la péter, ma parole !
- Oui, j’aime bien. Enfin bref, voyons ce que donne le message décrypté :

LENVI EDETU EREST DEVEN UETRO PFORT EAURA IJELE COURA GEDEL EFAIR
ECELA NEDOI TPASE TREDI FFICI LEDEU XBALL ESDAN SLECO EURET CESTF
INIIL SUFFI TDATT ENDRE UNEVI CTIME NIMPO RTEQU IDETI RERET LETOU
RESTJ OUECE STDEC IDEDE MAINJ ELEFA IS

- Ah bravo ! On ne comprend toujours rien !


- C’est parce que l’assassin a groupé les lettres par cinq, comme on le fait habituellement en
cryptographie.
- Pourquoi cinq plutôt que six ou quatre ?
- Je ne sais pas vraiment. Peut-être parce que cinq est généralement la limite au-delà de laquelle on
est obligé de compter les objets.
- Quoi ?
- Si je te montre cinq billes, tu me diras instantanément qu’il y en a cinq. Si j’en mets six, tu devras
compter pour être sûre du nombre.
- Ah bon !?
- Maintenant regarde ce que cela donne si je remets les espaces aux bons endroits :

L'envie de tuer est devenue trop forte. Aurai-je le courage de le


faire? Cela ne doit pas être difficile. Deux balles dans le coeur et
c'est fini. Il suffit d'attendre une victime, n'importe qui, de tirer
et le tour est joué. C'est décidé, demain je le fais!

- Bravo, Maxou ! Tu es rapidement venu à bout de ce message codé ! Pas terrible le chiffre de
César...
- En effet, et pourtant il a duré plus de mille ans. Il faut dire qu’en ces temps reculés, le simple fait
d’écrire constituait déjà un système de chiffrement, puisque seuls les érudits savaient lire. C’est
comme quand je vois des mots russes. Je n’arrive pas encore à les lire aisément parce que je ne
suis pas habitué à l’alphabet cyrillique.
- Mille ans. Pourtant c’est très facile à déchiffrer. Tu n’as même pas besoin de faire d’analyse des
fréquences. Il suffit d’essayer les vingt-cinq décalages possibles.
- Exact. C’est ce qu’on appelle une recherche exhaustive de la clef. Une telle attaque est possible
avec des chiffres qui ont peu de clefs.

5
- Une clef ? Qu’est-ce que c’est ?
- Dans notre cas, la clef est 9 puisqu’on a décalé l’alphabet de neuf rangs. En général, c’est un
nombre, un mot ou une phrase qui permet de chiffrer ou de déchiffrer un message, en utilisant un
certain système de chiffrement.
- En tout cas, c’était facile.
- Tu as raison. Trop facile même, je trouve... On dirait que l’assassin voulait être sûr que quelqu’un
allait décrypter son message. Et, malheureusement, cela ne va guère aider la police, puisque,
apparemment, il s’agit d’un acte gratuit.
- Pourquoi s’amuse-t-il à mettre des messages dans la bouche des gens qu’il tue ? C’est conceptuel !
- Aucune idée, baby. Pour faire parler de lui peut-être. Cela me rappelle le tueur en série qui se
faisait appeler « Zodiaque ». Il avait envoyé des messages chiffrés à la presse. Cela se passait près
de San Francisco à la fin des années soixante, si je me rappelle bien... On a pu déchiffrer certains
messages, mais on n’a jamais retrouvé l’assassin.
- Ah non ?
- Non. Les enquêteurs avaient alors avancé trois hypothèses : soit il était mort, soit il était en prison,
soit il avait quitté la région. En effet, un tueur en série ne s’arrête pas de tuer comme ça...
- Tu penses que le gars de Seleute est un tueur en série ?
- Seul l’avenir le dira.
- Et puis, il y a aussi cette couronne de laurier... Qu’est-ce que cela peut vouloir dire ?
- Je ne sais pas. Peut-être un signe de dérision, la marque d’une vengeance, que sais-je ?
- Moi, je crois que j’ai trouvé ! Tu connais la bande dessinée d’Astérix intitulée « Les lauriers de
César » ? Je pense que le meurtrier voulait nous donner une piste pour nous aider à déchiffrer le
message.
- On n’avait pas vraiment besoin d’aide, mais c’est une possibilité... En tout cas, le message chiffré
et la couronne montrent que le crime a été prémédité. On a affaire à quelqu’un d’organisé, qui,
malgré ce que dit son message, planifie tout dans les moindres détails. Il lui a fallu écrire le
message, le chiffrer, tresser une couronne de laurier. Tout cela prend du temps.
- J’ai une autre hypothèse : le meurtrier voulait vraiment tuer ce vieillard et il a mis le message et la
couronne pour brouiller les pistes...
- Oui. Tout est possible. Je fonce au « Quo Vadis » pour envoyer un e-mail à Stéphane. Il est un peu
tard, mais cet Internet Café est ouvert 24 heures sur 24. »

Ils ne dormirent pas beaucoup cette nuit-là, et pas seulement à cause des moustiques qui
étaient encore voraces à cette période de l’année. Jusqu’aux lueurs du jour, ils échafaudèrent des
dizaines d’hypothèses, toutes aussi farfelues les unes que les autres.
Le lendemain après-midi, Maximilien retourna au « Quo Vadis ».

De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>


Date : Fri, 10 Sep 2004 9:12:48 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : Re : decryptement

Max,
Merci pour ton aide précieuse et tes intéressantes hypothèses.
Je me permettrai de te solliciter à nouveau en cas de besoin.
Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

C’était un message typique de leur famille : épuré.


Pas loin de l’Internet Café se trouvait le magasin DLT (Dom Leningradskoï Targovli) où il y
avait un grand choix de jeux et de jouets. Il acheta un Scrabble russe, histoire d’occuper les soirées
et, de retour à l’hôtel, il put satisfaire sa curiosité sur les fréquences des lettres en russe.

6
«Tu vois Pénélope, dans le Scrabble russe, il y a 102 lettres et deux jetons blancs - qui ne nous
intéressent pas.
- Tu m’avais dit 100 lettres...
- C’est juste. C’est un peu bizarre d’en mettre 102, mais enfin cela n’invalide en rien la méthode.
Diviser par 100 ou par 102, cela ne change pas grand-chose au prix du lait, et en plus le résultat
sera approximatif.
- Comment ça, approximatif ?
- Imaginons - car en fait je n’en sais rien - qu’il y a en réalité 0,1 % de Э et 1 % de Ж, soit 10 fois
plus. Dans le scrabble, ces deux lettres auront un jeton, ce qui pourrait nous faire penser qu’elles
ont la même fréquence dans la langue russe. Il faudrait 1000 ou 10'000 jetons pour avoir des
estimations plus fiables.
- Je vois. C’est une question de décimales...
- Exactement. Je vais maintenant faire un petit tableau où je vais classer les 33 lettres cyrilliques par
nombre de jetons.

Lettres Nombre de jetons


О 10
А, Е 8
И, Н, Р, С, Т 5
В, Д, К, Л, П, У 4
М 3
Б, Г, З, Ы, Ь, Я 2
Ё, Ж, Й, Ф, Х, Ц, Ч, Ш, Щ, Ъ, Э, Ю 1

- Et voilà ! En russe, les lettres les plus fréquentes sont clairement les voyelles O, A et E. À noter
aussi que les huit premières lettres de mon tableau totalisent 10+16+25 = 51 jetons sur 102.
- Intéressant, Maxou ! Même approximatif, ce tableau donne de bonnes indications. Et si on faisait
une partie ? J’ai bien envie de te péter !
- Si tu me prends par les sentiments... »

Maximilien s’est véritablement fait éclater. Il faut dire que cela faisait quatre ans que
Pénélope étudiait le russe à l’université de Genève, alors que lui apprenait le russe depuis une
semaine. Ils avaient commencé les cours à l’Université Herzen de Saint-Pétersbourg, qui se trouvait
tout près de leur hôtel. À raison de vingt-quatre leçons par semaine, sans compter le travail à
domicile, ils n’avaient guère le temps de s’ennuyer. Heureusement qu’ils avaient les week-ends
pour visiter les nombreux musées, palais et monuments de la ville...
Une des choses qui les avaient le plus frappés était le nombre incroyable de Chinois qui
fréquentaient les leçons de russe pour étrangers. Dans la classe des débutants, il y avait six Chinois,
un Finlandais et un Suisse. Les quatre autres groupes étaient aussi composés principalement de
Chinois.

Ils allaient au « Quo Vadis » deux fois par semaine. Après avoir consulté sa boîte aux lettres,
Maximilien prenait toujours un quart d’heure pour se tenir au courant de ce qui se passait en Suisse
et dans le monde, en consultant les journaux en ligne. Il y avait eu beaucoup de tapage dans les
journaux suisses sur le crime de Seleute les deux premiers jours, mais, depuis une semaine, il n’y
avait plus aucun article. Apparemment, l’enquête n’avançait pas.

7
Chapitre 2
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Mon, 27 Sep 2004 14:49:02 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 2e victime

Max,
Notre meurtrier (ou meurtrière, car nous n’excluons pas que ce soit
une femme), a de nouveau frappé. Cette fois-ci, la victime, un enfant
de 11 ans, a été découverte sur la commune d’Épiquerez. Le salaud a
tiré deux balles dans le coeur de l’enfant. Il l’a couronné de fleurs
et a mis dans sa bouche le message ci-dessous :

CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP

Pensant que c’était un texte chiffré à la manière de César, j’ai


essayé de le décrypter avec le programme de ton site qui essaie les 25
décalages possibles de l’alphabet, mais sans résultat. Le meurtrier a
changé de code.

Peux-tu encore m’aider ?

Les journalistes de toute la Suisse nous harcèlent de questions. Ils


n’ont pas mis longtemps à faire le lien entre les deux affaires. Nous
avons dû leur parler des messages codés. Il va de soi que je ne vais
pas leur livrer ton nom sans ton consentement.

L’enfant n’a apparemment aucun rapport avec la première victime, ce


qui semble exclure toute affaire de vengeance et nous oriente vers la
piste d’un tueur en série. Inutile de te décrire la paranoïa qui s’est
installée dans la région. Même la France voisine est en émoi.

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

Pénélope avait lu le message par-dessus son épaule. Ils se regardèrent sans un mot.

8
De retour à l’hôtel, Maximilien alluma machinalement son ordinateur portable, sélectionna
l’album de Tori Amos « Tales of a librarian », mit ses écouteurs et commença le décryptement du
second message. Malgré la musique, il entendait Pénélope vomir aux toilettes. Quand elle en sortit,
elle était blanche comme un linge.

«Mais comment tu fais pour rester aussi calme ! Un gosse a été tué, merde ! Ce n’est pas normal de
rester insensible comme ça ! Tu me fais peur parfois !
- Moi aussi j’ai trop envie de lui abuser la gueule, comme dirait ton frère, et c’est pour ça que je me
mets au travail tout de suite. Je veux qu’on coince ce salaud. Et mon travail sera plus utile que mes
sanglots.
- Tu as raison. Mettons-nous au boulot. Que donne une analyse des fréquences cette fois ? dit
Pénélope en écrasant une larme du plat de la main.
- Regarde par toi-même.

- Ah ! On ne voit plus le trou de quatre colonnes, mais on voit quand même six colonnes vides.
- En effet, ce n’est donc pas un chiffre de César, comme l’avait déjà remarqué mon cousin. On voit
aussi qu’il y a des lettres fréquentes, et d’autres qui le sont beaucoup moins. On peut donc penser
que le tueur a utilisé une substitution monoalphabétique.
- Hein ?
- Une substitution simple, si tu préfères. Chaque lettre du texte clair a été remplacée toujours par la
même lettre : par exemple A par T, B par W, etc. En mathématiques, on appelle cela une bijection,
c’est-à-dire que chaque lettre du clair correspond à une lettre du chiffré, et vice-versa.
- Je vois. Et alors, comment vas-tu déchiffrer ce cryptogramme ?
- En comparant cet histogramme avec celui que j’avais déjà utilisé pour le premier décryptement.
- Alors, c’est facile : le N du chiffré correspond à un E du clair, ensuite Q c’est... euh... ah, il y a un
problème : deux lettres (A et S) ont la même fréquence. Laquelle choisir ?
- Ce n’est pas si simple. Le cryptogramme est un peu court : les statistiques ne sont pas très fiables.
L’histogramme va nous guider, mais il ne va pas nous donner la solution automatiquement. Et
puis, il y a des textes qui ont des statistiques très différentes du français standard. Je pense par
exemple au livre « La disparition ».
- Ah oui, le fameux livre de Perec qui ne contient aucun E.
- Ouais, enfin... sauf dans le nom de l’auteur... Bon ! Il faut bien commencer par quelque chose.
Supposons que le N soit bien un E. Voyons ce que cela donne. J’écris la lettre claire en minuscule
pour qu’on y voie plus... clair ! Ouarf !
- Ton humour est toujours aussi nul !
- C’est ce qu’on appelle « l’art du bide ». Cela demande un certain talent... Allons-y !
CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
e e e e e
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
e e e e e e e e e
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
e e e e e e e e

9
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
e e e e e e e e
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
e e e e e e e
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP
e e e e e e

- On n’est guère plus avancé...


- Certes. S’il avait laissé les espaces aux bons endroits, ce serait plus facile. On remarque quand
même un truc...
- Oui, j’allais le dire. Tu as vu le nombre de fois qu’apparaît la séquence « QQ » ?
- Exactement ! On appelle une séquence de deux lettres, pas forcément identiques d’ailleurs, un
bigramme. J’irai même plus loin. Regarde le tout début du texte ! Que lis-tu ?
- CQQCQQ.
- Oui. À mon avis, il n’y a pas beaucoup de mots français qui commencent avec une telle structure.
Le C remplace sûrement une voyelle et le Q une consonne. Et le seul mot qui me vient à l’esprit
dans notre contexte, c’est...
- ASSASSiner !
- Exactement ! Rem acu tetigisti1 ! Voyons ce que cela donne. Selon notre hypothèse, C devient a, Q
devient s, D devient i, K devient n et P devient r.

CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
assas siner es e nssan srais n e ai sir s es rn a n
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
ar e e ie e nes as in i es e s n e r e i s n ra is n
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
ar i sera e ro aini sn n en rerie n e asen re ri
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
s n e nie a i e e rs er e r en r er
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
e n i e es a es ra i ssa ns ai sser e ra es a
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP
ais a i ene a ra erasi ne e a e r

- Ça n’a pas l’air mal. En tout cas, ça a l’air de ressembler à du français, mon petit Maximilien !
- Tu as raison, mais je ne suis pas petit ! Je crois qu’on tient le bon bout. Je dirais même qu’on a fait
le plus difficile. Maintenant, il n’y a plus qu’à trouver des mots français là-dedans. Je sais que tu
adores les mots croisés, alors vas-y !
- Première ligne : je devine « raisOn » et « PLaisir », ce qui voudrait dire que L devient o, M
devient p et I devient l.
- Bien vu, Pénélope. Essayons !

CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
assas siner les e nssan srais on e lplai sir o sles o rn a on
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
parl e e o ie e nes p as in iles enson pe r e ils on ra ison
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
ar i seral epro aini lsnon en o rerie n e pasen ore opri
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
s o on e niela poli epe o o rs er e r o en r o er
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
el n i o e es a es ra i ssa nslai sser e ra es a
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP
aisla poli ene a rap erasi nele a e r

1
Vous avez mis le doigt dessus.

10
- Et maintenant, on peut presque lire toute la première ligne : « assassiner les GeNs sans raison,
QUel plaisir. Tous les journaux ont parlé »....
- Oh doucement, ma gazelle ! Laisse-moi le temps de mettre tout ça à jour. Donc A devient g, O
devient q, S devient u, R devient t, F devient j et W devient x.

CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
assas siner lesge nssan srais onque lplai sirto usles journ auxon
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
tparl e e o iet e nestp as in ilesg enson tpeur etils ontra ison
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
arqui seral epro aini lsnon ten o rerie n uet pasen ore o pri
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
stout onge niela poli epeut toujo urs er e r o enttr ou er
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
quelq uunqu i o et es a tes gratu itssa nslai sser etra es a
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP
aisla poli ene a ttrap erasi gnele a te ur

- Voilà, Pénélope. Je te laisse le soin de terminer...

CQQCQ QDKNP INQAN KQQCK QPCDQ LKOSN IMICD QDPRL SQINQ FLSPK CSWLK
assas siner lesge nssan srais onque lplai sirto usles journ auxon
RMCPI NVNJL DNREN KNQRM CQZDK DINQA NKQLK RMNSP NRDIQ LKRPC DQLKE
tparl edemo ietce nestp asfin ilesg enson tpeur etils ontra isonc
CPOSD QNPCI NMPLE BCDKD IQKLK RNKEL PNPDN KTSNR MCQNK ELPNE LJMPD
arqui seral eproc haini lsnon tenco rerie nvuet pasen corec ompri
QRLSR JLKAN KDNIC MLIDE NMNSR RLSFL SPQEB NPEBN PELJJ NKRRP LSTNP
stout monge niela polic epeut toujo ursch erche rcomm enttr ouver
OSNIO SSKOS DELJJ NRVNQ CERNQ APCRS DRQQC KQICD QQNPV NRPCE NQFCJ
quelq uunqu icomm etdes actes gratu itssa nslai sserd etrac esjam
CDQIC MLIDE NKNJC RRPCM NPCQD AKNIN ZCERN SP
aisla polic enema ttrap erasi gnele facte ur

- O.K. Maxou. Je lis :

Assassiner les gens sans raison, quel plaisir! Tous les journaux ont
parlé de moi et ce n'est pas fini. Les gens ont peur, et ils ont
raison, car qui sera le prochain? Ils n'ont encore rien vu et pas
encore compris tout mon génie. La police peut toujours chercher.
Comment trouver quelqu'un qui commet des actes gratuits, sans laisser
de traces? Jamais la police ne m'attrapera! Signé: le facteur.

- Allons bon ! Voilà maintenant qu’il s’est donné un pseudonyme : « le facteur ». Il a un humour
aussi noir que le mien. Au moins maintenant, tous les journalistes seront d’accord sur son
surnom... Évidemment, je ne suis pas sûr que les facteurs apprécieront !
- Je ne sais pas ce que tu en penses, mais il me semble que ce cryptogramme n’était pas très difficile
à casser.
- On a eu de la chance que le meurtrier ait commencé son cryptogramme avec un mot aussi
reconnaissable que « assassiner ». J’ai toujours ce vague sentiment qu’il fait exprès, et qu’il veut
que ses messages soient décryptés.
- Mais alors, pourquoi les chiffre-t-il ? Il n’a qu’à écrire des messages en clair !
- C’est une bonne remarque. Manifestement il joue à un jeu, mais je ne sais pas lequel. En
attendant, je suis curieux de voir quel mot-clef il a utilisé pour créer son alphabet de chiffrement.
- Je ne comprends pas...
- Eh bien, généralement, les gens n’arrivent pas à se rappeler par cœur quelle lettre remplace quelle
autre. Alors ils construisent une table par un moyen mnémotechnique. Par exemple, supposons

11
que le mot-clef soit : « criminel », alors la table de chiffrement sera celle-ci :

Clair A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
Chiffré C R I M N E L A B D F G H J K O P Q S T U V W X Y Z

- Je crois que j’ai pigé : tu commences par écrire le mot de passe, sans mettre deux fois la même
lettre, puis tu complètes la deuxième ligne du tableau avec les lettres de l’alphabet restantes, dans
l’ordre alphabétique.
- Tu as l’œil, baby ! C’est la manière la plus simple. Il y en a d’autres. On aurait pu par exemple
compléter la ligne en écrivant les lettres restantes de droite à gauche. Cela aurait évité que les
lettres de la fin de l’alphabet soient identiques dans le clair et dans le chiffré. Voyons maintenant
la grille qu’a utilisée le facteur :

Clair A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
Chiffré C H E V N Z A B D F G I J K L M O P Q R S T U W X Y

- Pourquoi ce sourire, Maxou ?


- Regarde le mot-clef !
- CHEVNZ ?
- N’oublie pas que chaque lettre n’apparaît qu’une fois ! Le mot-clef, c’est CHEVENEZ.
- Quoi ? Le village près de Porrentruy ? Mais le meurtre a eu lieu à Épiquerez !
- Nom d’un puma ! Je pense que Chevenez est le lieu de son prochain crime. C’est pour cela qu’il
chiffre ses messages : pour nous mettre sur sa piste.
- Ce que tu dis n’a aucun sens. Pourquoi ferait-il cela ?
- D’après son message, ce mec (ou cette femme) veut être célèbre - c’est déjà bien parti puisque les
journaux parlent de lui. Le problème, c’est que c’est son personnage - le facteur - qui va être
célèbre, pas lui en tant que personne. Donc, pour que sa « victoire » soit complète, il faut qu’on
l’arrête !
- Comme dans le film « Seven » ?
- Mais oui ! Il aura sa photo dans tous les journaux, on écrira des livres sur lui, on tournera des films
inspirés par lui, on fera des conférences sur son cas. Bref : la gloire ! Et vu le caractère
extraordinaire de ses meurtres, ce sera une gloire quasi universelle, pas seulement locale.
- C’est conceptuel !
- Pas tant que cela. Andy Warhol avait déjà dit que chacun voudrait avoir son quart d’heure de
gloire à la télévision. Pourquoi penses-tu que des milliers de jeunes tentent leur chance à ces
émissions de télé-réalité débiles ?
- Ils veulent être célèbres sans trop se fatiguer, sans doute. Cela marche quelque temps, puis on les
oublie et d’autres prennent leur place. Après le fast-food, voici la fast-celebrity !
- C’est vrai. Et notre facteur en veut plus ! Nous n’avons pas affaire à un tueur en série ordinaire.
D’habitude, un serial killer ne tue pas pour être célèbre (à part peut-être le tueur du Zodiaque dont
je t’ai déjà parlé), mais pour assouvir ses pulsions, réaliser ses fantasmes. Souvent il viole ses
victimes, les fait souffrir. Il a besoin de dominer sa victime, de voir la terreur dans ses yeux, de
sentir que c’est lui le maître et qu’il a le droit de vie et de mort sur elle. On retrouve souvent le
corps de la victime nu, dans une position dégradante, parfois mutilé. Ici rien de tel. Le facteur tue
« proprement », rapidement, sans souffrance. Avec deux balles dans le cœur, la mort est quasi
instantanée. Il les choisit au hasard et ne s’acharne pas sur elles. Au contraire, il les « embellit » en
les coiffant d’une couronne. Leur seul rôle est de servir de boîte aux lettres. Et pourquoi fait-il
cela ? Pour marquer les esprits en déstabilisant les gens et en créant une atmosphère de mystère :
omne ignotum pro terribili2.

2
Tout ce qui est inconnu est terrible.

12
- C’est de la psychologie à deux balles que tu nous fais là !
- Je n’en connais pas d’autre ! Il n’empêche que je trouve que mon hypothèse tient le coup. Non ?
- À moins qu’il ne veuille égarer les recherches afin de pouvoir opérer plus facilement ailleurs.
- Mouais. Moi je reste persuadé que c’est un gars très imbu de lui-même qui s’amuse à jouer au chat
et à la souris avec la police. Le genre de gars qui dira quand on l’arrêtera qu’il avait laissé des
indices pour qu’on le retrouve et que personne n’a été capable de les voir. Oculos habent et non
videbunt3.
- C’est la journée « citations latines » ou quoi ? Quel pourri tout de même ! S’en prendre à un gosse
de onze ans. C’est dégueulasse.
- Il faut absolument le choper aussi vite que possible, car il ne s’arrêtera pas avant qu’il ne gèle en
enfer.
- ... ou qu’un Russe sourie dans le métro. Tu as remarqué que, pour l’instant, il s’en prend à plus
faible que lui : d’abord un vieillard, ensuite un enfant...
- Ouais! On a l’impression qu’il se fait la main sur des cibles faciles.
- Allez Maxou ! Fonce au « Quo Vadis » pour envoyer le message clair à ton cousin. »

Les jours suivants, ils passèrent des heures au « Quo Vadis » à lire les journaux qui voulaient
bien mettre leur contenu en ligne et à regarder les reportages de la Télévision Suisse Romande sur
le web.
Son cousin le tenait au courant des avancées de l’enquête, mais, en fait, les inspecteurs
piétinaient. Et même s’ils surveillaient plus particulièrement Chevenez et les environs, les effectifs
de la police jurassienne n’étaient pas assez nombreux pour assurer une sécurité optimale. Le Jura
n’était pas Saint-Pétersbourg, où au moins un agent de sécurité surveillait chaque bâtiment public -
métro, magasin, théâtre, cinéma, université, restaurant. Le pire allait donc probablement se
produire.

Le mois d’octobre touchait à sa fin et le facteur ne faisait plus parler de lui depuis un mois.
Pénélope et Maximilien avaient maintenant pris leurs marques. Ils avaient trouvé quelques bons
restaurants, la plupart proposant de la cuisine étrangère, ce qui les changeaient du troquet infâme où
ils mangeaient la semaine, le restaurant « Aïmak », qui se trouvait dans le même bâtiment que leur
hôtel. Son seul intérêt était ses prix défiant toute concurrence. La serveuse en chef était désagréable
au possible et ne se gênait pas pour envoyer promener les gens si des groupes touristiques avaient
réservé des places, même s’il restait des tables libres. Le personnel changeait fréquemment : les
serveuses ne tenaient guère plus d’un mois. Les horaires de travail étaient rudes : deux jours de
boulot consécutifs de 9 h à 22 h, suivis de deux jours de repos. Tout ça pour un salaire de misère.
Maximilien aimait particulièrement les « Spaghetti Carbonara » du restaurant « Crocodile »,
qui était situé dans la même rue que leur hôtel, au coin de la rue Gorokhovaïa. Ce n’étaient pas des
Spaghetti Carbonara classiques. Ils étaient nettement meilleurs. Chaque fois qu’ils mangeaient au
« Crocodile », il prenait ces spaghetti pour essayer de trouver la recette de la sauce : il devait y avoir
des champignons et du jambon en quantités plus ou moins égales, un peu de poireau, de la crème et
deux olives noires. Pénélope, elle, adorait la tarte aux pommes avec des zestes d’orange confits et
une boule de glace vanille. En plus, il trouvait dans ce restaurant le journal anglophone et gratuit
« The St. Petersburg Times », qui leur donnait des nouvelles de la ville et du monde.
Ils ne remarquaient même plus cette manie, dans tous les restaurants de Russie, de débarrasser
les couverts aussitôt l’assiette vide, même si les autres convives n’avaient pas encore terminé de
manger. Ils s’étaient aussi habitués à manger à la même heure que les Russes, c’est-à-dire n’importe
quand entre midi et minuit, généralement vers quinze ou seize heures.

3
Ils ont des yeux, et ne verront point.

13
Chapitre 3
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Sat, 30 Oct 2004 12:59:10 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 3e victime

Salut cousin,
Tu avais malheureusement raison. On a retrouvé ce matin sur un chemin
de campagne près de Chevenez le corps d’une femme de 32 ans qui porte
la signature du facteur. Deux balles dans le coeur, une couronne de
fleurs (des roses cette fois-ci) et comme d’habitude un message
chiffré dans la bouche :

E R M N Q A U I D U A S E N F L D N U R A N N C
I E S N T T Q E C R E O M N Z E E S O P A E N S
P A V U O E S U U R A Q N U T C S I L T A R E R
E J N A S J A N D E E U S R S X T E I T U N B E
E E V V N E T P J E I S A R M R S L R E D E A L
E E J U E X Z C E V I C L R O U F I N A N C Q U
O P L M A E U I S L E V T I I E E O A R R N T C
N N S E P A S R O V M E O E N Z C E J U E U E R

Inutile de te demander si tu vas m’aider, je connais déjà ta réponse.


Je compte sur toi. Encore merci.

Un détail qui a peut-être son importance : lors des deux premiers


meurtres, on a retrouvé le message sur du papier blanc. Cette fois-ci,
le message est écrit sur du papier quadrillé, et, de plus, j’ai
respecté dans le mail la disposition particulière du texte.

Les recherches que nous avons effectuées auprès de tous les fleuristes
de la région n’ont rien donné. Nous n’avons aucune trace. Le mode
opératoire reste inchangé. Le tueur tire la première balle dans le dos
de sa victime, il la met sur le dos, lui tire une deuxième balle dans
le coeur, puis il la couronne et met un message dans sa bouche. Ce
mode opératoire particulier nous fait penser que le tueur est peut-
être une femme, bien que les femmes serial killers soient très rares.

Nous n’avons trouvé aucun lien entre les trois victimes. Il semble
bien qu’elles aient simplement eu la malchance de se trouver au
mauvais endroit au mauvais moment.

14
Nos psychologues réfléchissent sur la signification du pseudonyme
utilisé et essaient d’en tirer quelque chose. Ils tentent aussi de
comprendre la signification de la couronne de fleurs. Pour le moment,
ils pensent que c’est une couronne mortuaire, une sorte d’hommage que
le tueur rend aux victimes...

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

«Encore de la psychologie à deux balles... Nil novi sub sole4. Tous des pieds-plats ces psy !
- Tu ne crois pas à cette hypothèse, Maxou ?
- Non. Pour moi, cette hypothèse est aussi ridicule qu’un presse-agrumes électrique. Je pense qu’il y
a quelque chose de plus calculé là-dessous, mais je ne sais pas quoi.
- Et tu penses qu’on peut déduire quelque chose du pseudonyme ?
- On dit que Nomen est omen5, mais à mon avis, on ne peut rien déduire du tout ! De nos jours, tous
les internautes qui fréquentent les forums de discussion ont un pseudonyme. Quand je donnais des
cours du soir pour apprendre à des adultes à utiliser Internet, on allait sur des sites de « chat » pour
essayer de communiquer en direct avec des internautes d’autres pays. Je n’ai jamais compris
l’intérêt de ces « chatrooms », où souvent on ne parle que de cul, mais j’ai remarqué que c’est
cette partie du cours que les gens aimaient le plus. Quand je passais parmi les participants pour
voir comment ils s’en sortaient, j’étais toujours frappé par leur imagination pour trouver un
pseudonyme original, quel que soit leur âge. Et j’avais remarqué que, souvent, ils choisissaient un
pseudonyme de l’autre sexe. En fait, je pense que les gens adorent se faire passer pour quelqu’un
d’autre.
- J’ai lu récemment un article sur les pseudonymes. Un philologue russe du nom de V. G. Dmitriev
en a établi une classification dans un livre paru en 1977. Il a, d’après l’article, défini une vingtaine
de groupes. Il y a les noms de poissons, d’oiseaux, d’insectes, de végétaux, de professions - « le
facteur » appartient à cette catégorie -, de caractéristiques physiques, de nationalités, de lieux. Il y
a aussi les initiales, les anagrammes, les latinismes, les noms de famille traduits dans une autre
langue - par exemple « Smith » qui devient « Kouznetsov » (le forgeron en russe) -, etc.
- J’ai lu le même article. Je me souviens surtout de la deuxième partie, où le journaliste proposait
une expérience en double aveugle. D’une part, il demandait à un psychologue d’essayer de deviner
le profil d’inconnus, qu’il avait contactés au hasard sur Internet, d’après leur pseudonyme. D’autre
part, il demandait à la personne de se décrire. On pouvait alors comparer. Le psy était toujours à
côté de la plaque. Je me souviens en particulier d’une mystérieuse « dame sous un voile noir », qui
d’après le psy était une femme seule, peut-être divorcée, qui avait peur d’une relation sérieuse,
etc., et qui était en réalité... un homme !
- Je suis du même avis. Il a choisi « le facteur » comme pseudonyme simplement parce qu’il met un
message dans la bouche de ses victimes. Curieusement, c’est le premier mot qui vient à l’esprit,
même si les facteurs distribuent les lettres. Ils ne les postent pas...
- En tout cas, Stéphane a l’air inquiet : je le trouve de plus en plus bavard ! Viens, rentrons à l’hôtel,
et mettons-nous au boulot ».

Il avait plu quasiment chaque jour du mois d’octobre. Et il pleuvait encore. Il ne faisait pas
encore très froid, mais les fontaines ne coulaient plus. Saint-Pétersbourg se préparait tranquillement
à l’arrivée de l’hiver.

«Bon ! On commence comme d’habitude par une analyse des fréquences, mais je me doute déjà du

4
Rien de nouveau sous le soleil
5
Le nom est un signe

15
résultat...
- Ah bon ?!
- Oui. D’après les indications qu’a, une fois de plus, laissées le facteur, je pense que nous aurons
affaire à une transposition.
- C’est-à-dire...
- Eh bien je pense que cette fois-ci les lettres n’ont pas été remplacées, mais déplacées. Si tu veux,
ce texte est une sorte de très grande anagramme, une « salade de lettres » comme disait le
cryptologue français Bazeries. Mais vérifions cela. »

Maximilien introduisit les lettres du message dans son ordinateur et son programme calcula
leurs fréquences.

« C’est bien ce que je pensais. Regarde, Pénélope ! L’histogramme est très semblable à celui du
français : beaucoup de E, de N et de A, presque pas de W, X, Y, et Z. Ce qui veut dire que c’est
bien une transposition. Le problème est maintenant de remettre les lettres dans l’ordre...
- Ouais, je te souhaite bonne chance !
- Il est vrai que, sans indication, c’est très difficile. Mais la faiblesse des transpositions est que la
personne à qui est destiné le message doit évidemment aussi être capable de remettre les lettres
dans l’ordre, et, par conséquent, il y a toujours une règle qui est utilisée pour faire le mélange,
règle que doit connaître le destinataire.
- Mais tu ne la connais pas...
- C’est vrai, mais le facteur n’a pas écrit le texte de manière linéaire, comme il aurait dû le faire
pour nous compliquer la vie : il a laissé les lettres disposées dans trois carrés.
- Et ça t’aide ?
- Énormément. Enfin, si je vois juste.... Je vais partir de l’hypothèse qu’il a utilisé la méthode de la
grille tournante.
- Késako ?
- On utilise généralement une grille carrée avec un nombre pair de lignes et un cache en carton qui
recouvre la grille. On découpe des fenêtres dans le cache, à des endroits judicieusement choisis, de
manière à découvrir certaines cases de la grille. Quand le dispositif est prêt, on écrit les lettres du
texte clair dans les trous, de gauche à droite et de haut en bas. Quand tous les trous sont remplis,
on tourne le cache d’un quart de tour et on recommence. Quand la grille est remplie, c’est-à-dire
quand on a fait quatre rotations du cache, on recommence une nouvelle grille, etc. Normalement,
quand on a terminé, on recopie les grilles ligne par ligne. C’est cette dernière étape qui a été omise
par le facteur.
- Une grille carrée avec un nombre impair de lignes ne convient pas ?
- Si, mais alors on ne peut pas faire une fenêtre sur la case centrale, puisque quand on tournera le
cache, la fenêtre tournera, mais restera placée sur la case centrale.
- Et combien de fenêtres doit-on ouvrir ?
- Le nombre de cases de la grille divisé par quatre, puis que l’on va effectuer quatre rotations.
- Il me semble avoir déjà vu ce chiffre quelque part dans un bouquin... Un des romans de Jules

16
Verne, non ?
- En effet, c’est dans « Mathias Sandorf » que Jules Verne a utilisé ce chiffre, mais il n’est pas de
son cru. Ce procédé a semble-t-il été inventé par un colonel autrichien du nom d’Edouard
Fleissner von Wostrowitz. On appelle d’ailleurs parfois cette méthode la « grille de Fleissner ».
- Tu as dit qu’on devait faire les trous « judicieusement ». Comment s’y prend-on ?
- J’avais trouvé dans un vieux livre de cryptographie une méthode très élégante pour trouer le
cache. On dessine d’abord la grille sur le cache, puis on numérote les cases de la façon suivante :

1 2 3 4 13 9 5 1
5 6 7 8 14 10 6 2
9 10 11 12 15 11 7 3
13 14 15 16 16 12 8 4
4 8 12 16 16 15 14 13
3 7 11 15 12 11 10 9
2 6 10 14 8 7 6 5
1 5 9 13 4 3 2 1

- Je mets des couleurs pour que tu voies mieux le principe. J’ai ici pris une grille de huit lignes et
huit colonnes, comme le facteur. On doit maintenant faire seize trous (le nombre total de cases
divisé par quatre). Tu ne dois suivre qu’une seule règle : il ne peut pas y avoir deux trous portant
le même nombre. Essayons d’estimer le nombre de caches différents : il y a quatre manières de
choisir le trou numéro 1, quatre de choisir le trou numéro 2, etc. Cela fait donc 4 puissance 16, soit
4’294’967'296 possibilités. En fait, il y en a moins, car certains caches sont identiques par rotation
ou par symétrie. Il faut encore diviser le résultat par six (quatre rotations et deux symétries) pour
avoir une meilleure estimation. Cela nous fait quand même plus de sept cents millions de caches
possibles ! Si on voulait les essayer tous à la main, ou même avec l’aide d’un ordinateur, il
faudrait se lever avant les poules...
- Mais alors comment faire ?
- On va utiliser une technique redoutable qui s’appelle « l’attaque par mot probable ». On l’a déjà
utilisée dans le deuxième cryptogramme quand on avait supposé que le premier mot était
« assassiner », tu te souviens ?
- Oui, je me souviens. Mais quel sera ton mot magique cette fois-ci ?
- Eh bien, j’espère que le meurtrier continue à signer ses messages, et donc je vais essayer de
trouver le mot « facteur » ou « le facteur ». Si j’y arrive, cela voudra dire que je connaîtrai
l’emplacement de sept ou neuf trous sur seize. Ce sera un bon début. »

Pénélope observa attentivement le message du facteur.

« Tu as de la chance : le F n’est pas très fréquent. Il n’apparaît que deux fois dans le cryptogramme.
Et comme c’est censé être une signature, je suppose, si j’ai bien compris le procédé de
chiffrement, que tu vas chercher le mot « facteur » dans la troisième grille. N’est-ce pas ?
- On ne peut rien te cacher. Bon, voyons cette grille. Je vais la recopier sur une feuille et noter à
côté de chaque lettre un numéro de 1 à 16, comme je te l’ai montré tout à l’heure. Nous allons
essayer de faire les trous pour obtenir le cache. »

Maximilien prit une paire de ciseaux et observa silencieusement la grille numérotée. Puis il

17
esquissa un sourire et fit claquer nerveusement les lames des ciseaux.

D N U R A N N C
1 2 3 4 13 9 5 1
E S O P A E N S
5 6 7 8 14 10 6 2
S I L T A R E R
9 10 11 12 15 11 7 3
T E I T U N B E
13 14 15 16 16 12 8 4
S L R E D E A L
4 8 12 16 16 15 14 13
F I N A N C Q U
3 7 11 15 12 11 10 9
E O A R R N T C
2 6 10 14 8 7 6 5
C E J U E U E R
1 5 9 13 4 3 2 1

« Il n’y a qu’un F dans cette grille. Voilà donc l’emplacement de notre premier trou. En lisant de
gauche à droite et de haut en bas, on ne trouve qu’un seul T. Voilà notre deuxième trou. Entre le F
et le T, il nous faut un A et un C, pour former le mot « facteur ». Ce sera forcément le A no 15 et
le C no 11. Le R sera le no 1, obligatoirement. Pour le U, on a deux possibilités : soit le 13, soit le
3. Mais notre F porte déjà le numéro 3. Notre U est donc le numéro 13. Et pour le E, il ne reste
que le no 5. Voilà ! On a trouvé notre mot FACTEUR. Et nos 7 premiers trous sont déjà placés. Ils
portent les numéros 1, 3, 5, 6, 11, 13, et 15.
- Tu peux peut-être mettre un « LE » devant « FACTEUR ». Laisse-moi voir cette grille, Max ! Il y
a trois L dans la grille. Le no 13 ne peut pas faire l’affaire puisqu’il est placé juste avant le F.
Restent les numéros 8 et 11. Comme le no 11 est déjà pris, ce sera forcément le numéro 8. Il reste
deux E entre le L et le F sur la grille : les numéros 15 et 16. Comme la case numéro 15 est déjà
trouée, ce sera le E numéro 16.
- Exact. Tu es belle, je t’aime ! Nous pouvons trouer les numéros 1, 3, 5, 6, 8, 11, 13, 15 et 16.
Donne-moi des ciseaux, que je fasse les fenêtres dans le cache :

D N U R A N N C
1 2 3 4 13 9 5 1
E S O P A E N S
5 6 7 8 14 10 6 2
S I L T A R E R
9 10 11 12 15 11 7 3
T E I T U N B E
13 14 15 16 16 12 8 4
S L R E D E A L
4 8 12 16 16 15 14 13
F I N A N C Q U
3 7 11 15 12 11 10 9
E O A R R N T C
2 6 10 14 8 7 6 5
C E J U E U E R
1 5 9 13 4 3 2 1

18
- Maintenant, il faut encore faire sept trous. Je vais effacer de la grille les numéros que nous avons
déjà troués, puisqu’ils ne peuvent plus être candidats. La fin de la grille ne nous intéresse plus non
plus. En lisant les lettres restantes de gauche à droite et de haut en bas, et en utilisant tous les
numéros, mais sans utiliser deux fois le même numéro, il s’agit de découvrir un mot... ou plusieurs
mots... ou la fin d’un mot. Je te laisse faire...

N R N
2 4 9
O A E S
7 14 10 2
S I T E
9 10 12 7
E N E
14 12 4
S L
4 8

- RASSIEN, comme juRASSIEN !


- Quoi ! Minute que je vérifie... Mais oui, ça joue ! Comment tu as fait ?
- Ben, je regarde « Des chiffres et des lettres » parfois...
- Tu m’étonneras toujours ! En tout cas, grâce à ton flair, on peut terminer notre cache.

D N U R A N N C
1 2 3 4 13 9 5 1
E S O P A E N S
5 6 7 8 14 10 6 2
S I L T A R E R
9 10 11 12 15 11 7 3
T E I T U N B E
13 14 15 16 16 12 8 4
S L R E D E A L
4 8 12 16 16 15 14 13
F I N A N C Q U
3 7 11 15 12 11 10 9
E O A R R N T C
2 6 10 14 8 7 6 5
C E J U E U E R
1 5 9 13 4 3 2 1

- On a déjà la fin du message : « rassien. Le facteur ». Si on tourne le cache d’un quart de tour dans
le sens inverse des aiguilles d’une montre, on aura le segment précédent :

19
D N U R A N N C
1 2 3 4 13 9 5 1
E S O P A E N S
5 6 7 8 14 10 6 2
S I L T A R E R
9 10 11 12 15 11 7 3
T E I T U N B E
13 14 15 16 16 12 8 4
S L R E D E A L
4 8 12 16 16 15 14 13
F I N A N C Q U
3 7 11 15 12 11 10 9
E O A R R N T C
2 6 10 14 8 7 6 5
C E J U E U E R
1 5 9 13 4 3 2 1

- « ncontres de l’arc ju ».
- Et le segment précédent ?
- « dans la rubrique re ». Et le premier segment est « une petite annonce ».
- Ce qui donne donc, pour la troisième grille : « une petite annonce dans la rubrique rencontres de
l’Arc Jurassien. Le facteur. » Maxou, tu es vraiment très fort !
- Il n’y a plus qu’à utiliser ce cache sur les deux premières grilles pour avoir le message complet, en
espérant que le facteur a utilisé le même cache...
- Donne-moi ce cache, je vais le faire ! »

Pénélope prit les deux premières grilles et tourna le cache frénétiquement pour déchiffrer le
message du tueur. Maximilien la trouvait superbe avec ses longs cheveux noirs qui descendaient
jusqu’en bas du dos. Ses grands yeux verts et sa bouche pulpeuse lui faisaient toujours autant
d’effet. Il ne s’était pas offusqué quand elle lui avait quasiment arraché les feuilles des mains.
C’était tout Pénélope : entière et impulsive. Depuis quatre ans, il avait appris à la connaître.

« Tu y arrives, Pénélope ?
- Bien sûr ! Je ne suis pas débile ! Je te lis le message :

MAINTENANT JE PENSE QUE VOUS AVEZ COMPRIS QUE JE NE PLAISANTE PAS. JE


VEUX UNE R / ANÇON DE UN MILLION DE FRANCS SI VOUS VOULEZ QUE J’ARRETE
MES MEURTRES. ECRIVEZ / UNE PETITE ANNONCE DANS LA RUBRIQUE RENCONTRES
DE L’ARC JURASSIEN. LE FACTEUR

- Eh bien, c’est nouveau ça ! Monsieur (ou madame) veut du pognon maintenant !


- L’ « Arc Jurassien » est un hebdomadaire. Je crois qu’il paraît le jeudi. La police aura donc
quelques jours pour faire paraître la petite annonce.
- C’est décidément très à la mode de faire chanter l’État et de communiquer par petites annonces...
- Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
- Tu ne te rappelles pas ? Au mois de mars de cette année, un mystérieux groupe AZF menaçait de
faire exploser des bombes sur le réseau ferré français si l’État ne lui versait pas une somme de je
ne sais plus combien de millions d’euros. Le Ministère de l’Intérieur communiquait avec ce
groupe via les petites annonces du journal « Libération ». Dans les petites annonces, le
pseudonyme des maîtres-chanteurs était « Mon gros loup » et celui du ministère « Suzy ». Il était
dirigé à l’époque par Nicolas Sarkozy. Tu remarqueras la pointe d’humour : SarkoZY - SuZY...

20
- Très drôle... Quel rapport avec notre affaire ?
- Peut-être aucun. C’était juste une association d’idées.
- En tout cas, ta théorie « Je tue pour la gloire » en prend un coup ! Maintenant c’est plutôt « Je tue
pour l’argent ».
- Ouais. Je dois avouer que je ne m’attendais pas à un tel message. Le facteur a décidément l’art de
nous déstabiliser. Remarque que l’argent et la gloire ne sont pas incompatibles.
- En tout cas, question psychologie à deux balles, tu n’es pas mal non plus.
- D’accord ! On a compris ! Je vais envoyer à Stéphane le message décrypté. Au fait, j’ai appris
qu’il y avait une pièce dans l’hôtel avec cinq ordinateurs qui sont connectés à Internet. Je vais
essayer d’envoyer mon courriel depuis là.
- Attends-moi, je viens avec toi. J’attends des nouvelles de ma copine du Canada. »

Ils purent envoyer leurs e-mails sans problèmes. En plus, contrairement au « Quo Vadis », ils
pouvaient envoyer des photos numériques, et tout ça pour le prix de quarante roubles de l’heure au
lieu de quatre-vingts. La connexion était un peu plus lente, mais elle restait quand même
suffisamment rapide.
Le surlendemain, ils retournèrent à la salle Internet de l’hôtel.

De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>


Date : Mon, 2 Nov 2004 15:39:18 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : rançon

Max,
Nous allons faire paraître jeudi la petite annonce suivante :
Mon facteur adoré, je suis d’accord avec ta proposition. Où puis-je
t’envoyer le paquet que tu m’as demandé ? Ruth
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

Maximilien éclata de rire : à une lettre près, Ruth était le nom d’un des cinq ministres
jurassiens, Jean-François Roth ! Il montra ce message à Pénélope en riant. Elle ne comprit pas la
finesse et lui fit sèchement remarquer que, de toute façon, il n’y avait pas de quoi rire. Il ne leur
restait qu’à espérer que le facteur allait succomber à la tentation de l’argent, mais Maximilien restait
sceptique.

21
Chapitre 4
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Thu, 11 Nov 2004 13:22:01 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 4e victime

Max,
Quand est-ce que ce cauchemar va s’arrêter ? On a retrouvé une
quatrième victime dans les environs de Courtedoux, pas très loin du
troisième meurtre. Une fois encore, la victime a reçu deux balles dans
le coeur. Elle était cette fois couronnée de feuilles de vigne. C’est
un jeune homme de la commune. Voici le message qu’on a trouvé dans sa
bouche :

HTBWF DGFSB XPWIY MVERT YBFYL EGHNT WJDAG SRTSJ DUUVQ TTKYO OUIWG
PQNWP MEADA EWHEH HDYTB MOIYE NZOKB OCUAF OXOSW PIEAO BBWNP LFSBM
QBSDG FCIXZ WDYPW OYTYA ZDGAG QMQDX CMWSB XPSHG YGSFT YLKPS BDGKE
WWDGB SICBW IPKNO OVLRF WPRSH PQBJP PARFT YSSCL VZZZO JSGYR FQLKW
VWYYS RTSBO JK

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

«J’aurais préféré que le facteur réponde via les petites annonces...


- Décidément, ton humour est à toute épreuve, mon petit Maximilien.
- Je ne suis pas petit ! En attendant, cette histoire de couronnes de fleurs commence sérieusement à
me taper sur les nerfs. Cela doit bien signifier quelque chose !
- Réfléchissons : d’abord du laurier, ensuite des fleurs, puis des roses et enfin des feuilles de vigne.
Quel est le lien ?
- Je vais tenter une recherche sur le web avec le moteur de recherche Google. Je vais mettre comme
mots-clefs « couronne rose vigne laurier » et voir ce que j’obtiens. Allons-y !
- Qu’est-ce que ça donne ?
- Pas grand-chose : des sites de fleurs, des arrangements floraux, des prénoms. Page suivante : rien
de mieux. Suivante : rien. Suivante... Tiens... Un site sur la mythologie grecque !
- Quoi ? Quel est le rapport ?
- Attends que je regarde. Il est question de la muse Clio qui est couronnée de laurier. Attends un
peu... Plus bas dans la page, on dit qu’Erato a une couronne de roses, Euterpe une couronne de

22
fleurs - il n’est pas précisé quelles fleurs -, Melpomène a une couronne de pampre de vigne... Cela
colle parfaitement ! C’est ça, baby ! Ce fou couronne ses victimes comme les Muses de la
mythologie grecque !
- Oh putain ! Ce malade aurait donc l’intention de tuer neuf personnes, qui symboliseraient les neuf
Muses ? C’est conceptuel ! Vous avez aimé le film « Seven », alors vous aimerez aussi « Nine » !
- J’en ai bien peur. Et rappelle-toi le premier message...
- Le chiffre de César... Eh bien ?
- L’alphabet était décalé de neuf crans. Encore un indice qui nous avait échappé. Cette petite fiente
n’a jamais eu l’intention de s’arrêter de tuer après trois victimes. Il voulait juste s’amuser un peu
et redonner de l’espoir aux enquêteurs. Il a dû bien rire en lisant la petite annonce...
- C’était peut-être aussi un moyen de vérifier que l’on décryptait correctement ses messages.
- Mais oui ! Tu as raison ! Ce gars est vraiment un gros malin. Il va être plus difficile à prendre que
les oreilles d’un âne mort.
- Bon. En tout cas, on a découvert son plan. Retournons dans la chambre pour décrypter ce nouveau
message.
- Il faudrait peut-être manger avant, non ? Si on allait au « Crocodile » ?
- Encore ? Tu n’en as pas marre de manger tes pseudo-spaghetti Carbonara ? J’aimerais mieux aller
au restaurant indonésien « Sukawati » qui se trouve à deux pas.
- Envie de sushis ? Moi je vais plutôt prendre un Bebek Mango. Ce canard à la mangue est vraiment
fabuleux. Et si j’ai encore faim, je prendrai un Kolak Pisang, des bananes dans un lait de coco.
Une merveille. »

De retour à l’hôtel, Maximilien mit sa musique, qui couvrait à peine les miaulements des
chats qui mergotaient6 dans la cour intérieure de l’hôtel depuis des semaines. Les murs de la haute
cour carrée avaient le mauvais goût de beaucoup amplifier les sons. Au début, ils pensaient qu’un
sadique s’amusait à torturer des chats. En fait, c’était simplement la (longue) période des chaleurs.

« Les choses se compliquent, mon aimée. Regarde !

- En effet, cet histogramme est différent des autres. Il n’y a plus de trous ! Et les fréquences sont
plus proches les unes des autres !
- Je pense que le facteur a cette fois-ci utilisé un chiffre polyalphabétique.
- Ça y est ! Il fallait que tu sortes un terme compliqué, juste pour me montrer ta supériorité !
- Mais pas du tout ! Je n’y peux rien si ça s’appelle comme ça !
- Et alors, c’est quoi un chiffre polyalphabétique ?
- Eh bien, c’est un peu compliqué à décrire. Mais l’idée générale, c’est qu’on utilise plusieurs
alphabets de chiffrement au lieu d’un seul.
- D’où le préfixe « poly » qui veut dire « plusieurs » en grec...
- Certes. Les deux premiers messages étaient chiffrés avec un seul alphabet de chiffrement : c’était
6
En parler jurassien, on dit des chats qu’ils « mergotent » quand ils sont en chaleur et qu’ils miaulent
bruyamment.

23
des chiffres monoalphabétiques.
- « Mono » qui veut dire « unique » en grec...
- Merci. Je te rappelle que moi aussi j’ai fait du grec.
- Ça doit être bien plus compliqué à décrypter.
- Oui, et pour la bonne raison que l’histogramme que l’on a obtenu avec l’analyse des fréquences ne
nous aide pas. Cela vient du fait que le « E » par exemple - mais c’est vrai pour toutes les lettres -
n’est pas toujours remplacé par la même lettre, mais il peut une fois être remplacé par « G », la
fois suivante par « W », et ainsi de suite.
- Oh là là ! Mais c’est quasiment indéchiffrable ça.
- Pendant trois siècles, on l’a cru, mais ces systèmes ont quand même des failles que l’on peut
exploiter. Mais d’abord, il faut trouver le système utilisé. On va calculer l’indice de coïncidence.
- Mais tu fais exprès ou quoi ? Qu’est-ce que c’est encore ?
- L'indice de coïncidence est la probabilité que deux lettres choisies aléatoirement dans un texte
soient identiques. Il a été inventé par le cryptologue américain William Friedman et publié en
1920. Ce type est considéré par les Américains comme le plus grand cryptanalyste - décrypteur ou
casseur de code si tu préfères - du 20ème siècle. Tu veux un peu de théorie ?
- Pourquoi pas ? J’ai toujours adoré les probabilités.
- Imaginons un texte - clair ou chiffré peu importe - long de 100 lettres et qui contient 10 « A ».
Quelle est la probabilité de choisir deux « A » en prenant au hasard deux lettres du texte ?
- Il faut déjà que la première lettre soit un « A » (probabilité 10/100 = 1/10) et que la deuxième soit
aussi un « A » (probabilité 9/99 = 1/11). La probabilité de tirer deux « A » est donc de 1/10 * 1/11
= 1/110.
- Bravo, je vois que tu as de beaux restes de mes cours de maths. Maintenant tu es d’accord que le
principe est le même pour toutes les lettres, n’est-ce pas ? Par exemple, si dans le même texte il y
a 3 « B »...
- Eh bien, la probabilité de tirer deux « B » sera de 3/100 * 2 /99 = 6/9900 = 1/1650.
- Exact. Et quelle est la probabilité de tirer deux « A » ou deux « B » ?
- Il suffit d’additionner les deux probabilités précédentes : 1/110 + 1/1650.
- Parfait. Tu es belle. Je t’aime ! Généralisons. Appelons n le nombre de lettres du texte et n1 le
nombre de « A », n2 le nombre de « B », etc. Pour calculer la probabilité de tirer deux lettres
identiques, il faut donc calculer la somme :

n1(n1-1) + n2(n2-1) + n3(n3-1) + ... + n26(n26-1)

puis diviser le nombre obtenu par n(n-1) pour obtenir l’indice de coïncidence.
- Je crois que c’est clair. Mais à quoi ça sert ?
- Si on prend un texte en français assez long, disons de 100'000 lettres, le calcul de l’indice donnera
à peu près 0.074. Supposons que l’on chiffre ce texte avec une substitution simple (un chiffre de
César ou un alphabet désordonné) : les lettres vont changer, mais la répartition des fréquences
restera la même, et donc l’indice ne changera pas, puisque, dans la formule, on se fiche pas mal
que n1 soit le nombre de « A » ou le nombre de « K ».
- Je comprends. En fait, cela revient à changer l’ordre des termes dans l’addition, mais comme 3+7
= 7+3, le résultat ne change pas.
- Exactement. L’addition est commutative. Donc, si l’indice de coïncidence du cryptogramme vaut
environ 0.074, alors on a affaire à un chiffre monoalphabétique ou à une transposition. S’il est
beaucoup plus petit, disons moins que 0.050, alors on a très probablement affaire à un chiffre
polyalphabétique.
- Et pourquoi ça ?
- Quand toutes les lettres ont la même fréquence, ce qui est plus ou moins le cas dans les chiffres
polyalphabétiques, on trouve un indice de coïncidence de 0.038. Essaie de le calculer, tu verras !
- Ok, donc il faut compter le nombre de « A », de « B », etc. Si tu veux, je t’aide à compter.

24
- Pas la peine, merci. J’ai un petit programme sur mon site qui va me faire ça fissa.
- Toi et tes « petits programmes... »

A B C D E F G H I J K L M
n1 n2 n3 n4 n5 n6 n7 n8 n9 n10 n11 n12 n13
8 15 5 10 8 10 12 7 7 5 7 6 6

N O P Q R S T U V W X Y Z
n14 n15 n16 n17 n18 n19 n20 n21 n22 n23 n24 n25 n26
5 13 13 7 7 17 11 4 5 17 5 15 6

- Voilà ! Il y a 232 lettres en tout. Si on fait le calcul, on obtient un indice de coïncidence qui vaut
0.04183. Cela confirme ce que je disais tout à l’heure : ça ressemble bel et bien à un chiffre
polyalphabétique. Mais lequel ?
- Tu en connais beaucoup ?
- Quelques-uns. C’est Porta qui inventa un des premiers chiffres polyalphabétiques. Puis Vigenère a
mis au point un système plus sûr, qui a connu quelques variantes. C’est le chiffre polyalphabétique
le plus célèbre, celui que l’on a cru indéchiffrable pendant trois siècles.
- Le facteur a l’air d’aller du plus simple au plus compliqué. Commence par le chiffre de Porta !
- Oui, il faut bien commencer par quelque chose... Allons-y !
- Explique-moi d’abord ce système de chiffrement !
- Laisse-moi d’abord faire un tableau... Voilà. Regarde !

a b c d e f g h i j k l m
AB
n o p q r s t u v w x y z
a b c d e f g h i j k l m
CD
z n o p q r s t u v w x y
a b c d e f g h i j k l m
EF
y z n o p q r s t u v w x
a b c d e f g h i j k l m
GH
x y z n o p q r s t u v w
a b c d e f g h i j k l m
IJ
w x y z n o p q r s t u v
a b c d e f g h i j k l m
KL
v w x y z n o p q r s t u
a b c d e f g h i j k l m
MN
u v w x y z n o p q r s t
a b c d e f g h i j k l m
OP
t u v w x y z n o p q r s
a b c d e f g h i j k l m
QR
s t u v w x y z n o p q r
a b c d e f g h i j k l m
ST
r s t u v w x y z n o p q
a b c d e f g h i j k l m
UV
q r s t u v w x y z n o p
a b c d e f g h i j k l m
WX
p q r s t u v w x y z n o
a b c d e f g h i j k l m
YZ
o p q r s t u v w x y z n

25
- Super... Mais je ne comprends rien !
- Porta utilisait 11 alphabets différents, car il y avait moins de lettres à l’époque. Ceci est la version
moderne, avec 13 alphabets de chiffrement - vingt-six divisé par deux. Le premier s’appelle AB,
le deuxième CD, etc. Dans tous ces alphabets, chaque lettre est remplacée par celle qui est juste
au-dessus ou juste au-dessous. Par exemple, dans le premier alphabet, « a » est remplacé par « n »
et vice-versa.
- D’accord. Et « s » est remplacé par « f » et vice versa... Mais comment utilise-t-on ces alphabets ?
- Il nous faut en plus un mot-clef. Prenons par exemple le mot « CRI ». Les lettres du mot-clef
indiquent quel alphabet utiliser.
- Je ne comprends pas. Donne-moi un exemple.
- Imaginons que l’on veut chiffrer le message « dictionnaires » avec le mot-clef « CRI ». Le plus
simple pour comprendre est de répéter le mot-clef au-dessus du message :

C R I C R I C R I C R I C
d i c t i o n n a i r e s

- Pour la première lettre, on utilisera l’alphabet CD, pour le deuxième, l’alphabet QR, pour la
troisième, l’alphabet IJ, pour la quatrième, l’alphabet CD à nouveau, ...
- Bon ça va, j’ai compris ! Je ne suis pas débile ! Donc, avec l’alphabet CD, « d » deviendra « P »,
avec l’alphabet QR, « i » deviendra « N », etc. Le message chiffré sera donc :

C R I C R I C R I C R I C
d i c t i o n n a i r e s
P N Y H N F B I W U M N G

- Tout à fait. Mon petit programme donne le même résultat.


- J’ai bien compris comment chiffrer, mais comment fait-on pour déchiffrer ?
- Si on connaît le mot-clef, c’est facile : on procède exactement de la même façon que pour
chiffrer ! On dit que ces alphabets sont réversibles, car si on chiffre avec le même mot-clef le
cryptogramme, au lieu de rendre le message encore plus difficile à décrypter, on retrouve au
contraire le message clair. Regarde :

C R I C R I C R I C R I C
P N Y H N F B I W U M N G
d i c t i o n n a i r e s

- C’est à cause des « vice-versa » de tes explications ?


- Oui. Le problème c’est qu’ici, le facteur ne nous a évidemment pas laissé le mot-clef...
- Alors comment faire ?
- Ce chiffre a une faiblesse que l’on peut exploiter. Coupons l’alphabet en deux groupes : le premier
comprend les 13 premières lettres, de A à M, et le second les lettres de N à Z.
- Ne dis plus rien ! Je crois que j’ai vu. Une lettre du premier groupe est toujours remplacée par une
lettre du second groupe, et vice-versa.
- Tu es vraiment surprenante. Je t’aime toujours plus... On peut utiliser cette faille pour retrouver le
mot de passe, s’il n’est pas trop long, en utilisant l’attaque par mot probable.
- Tu vas donc à nouveau supposer que les dernières lettres sont « le facteur » ?
- On ne peut rien te cacher. Si c’est bien un chiffre de Porta, à chaque lettre du mot « le facteur »
doit correspondre une lettre de l’autre groupe. Et en regardant par quoi a été remplacée cette lettre,
on peut retrouver l’alphabet de chiffrement.

26
l e f a c t e u r
Y S R T S B O J K
AB YZ CD OP UV QR GH EF MN

- Pas de chance! On n’a pas de répétition. Le facteur a donc utilisé un mot-clef d’au moins neuf
lettres. Supposons pour commencer que son mot-clef contienne neuf lettres et regardons ce que
cela donne avec les neuf lettres qui précèdent la signature :

R F Q L K W V W Y
AB YZ CD OP UV QR GH EF MN
e t e r n e l l e

- « Éternelle » ! Je suis trop fort ! Le mot-clef a bien neuf lettres. Il n’y a plus qu’à remonter
jusqu’au début du texte pour connaître le premier alphabet utilisé. Voilà ! Pour touver le mot-clef,
il faut choisir pour chaque bigramme une des deux lettres proposées :

CD OP UV QR GH EF MN AB YZ

Nom d’un puma !


- Qu’est-ce qu’il y a, Max ? Tu es tout bizarre...
- Tu ne vois pas ? Le mot-clef, c’est... COURGENAY.
- Ton village natal ! C’est pas vrai ! Et que dit le message ?
- Je ne sais pas encore. On pourrait le déchiffrer à la main, mais maintenant que je connais le mot-
clef, j’ai un petit programme - eh oui - qui va le faire beaucoup plus vite. Voilà le message clair :

TA REPONSE NE ME SATISFAIT PAS, RUTH ! DE TOUTE FACON, J’AI CHANGE


D’AVIS. J’AIME TROP TUER POUR M’ARRETER MAINTENANT. CELA ME PROCURE
DES SENSATIONS QUE JE N’AI JAMAIS CONNUES AVANT. JE NE M’ARRETERAI QUE
LORSQUE MON OEUVRE SERA ACCOMPLIE ET J’ATTEINDRAI AINSI LA GLOIRE
ETERNELLE. LE FACTEUR.

- Bon sang, tu avais raison, Maxou ! Ce malade n’est pas intéressé par l’argent, c’est bien la gloire
qu’il recherche, et pas la gloire du champion du monde de lancer de bigorneau. Il l’a écrit noir sur
blanc. Et son oeuvre, on la connaît : tuer neuf « muses ».
- Et on connaît même le lieu de son prochain crime. Ce qui m’enrage, c’est que cela risque de ne
nous servir à rien. On le savait aussi pour la victime de Chevenez et la police n’a rien pu faire. En
attendant, il faut que je téléphone à mes parents pour les prévenir de ne pas se promener seuls dans
la campagne environnante.
- Et pour les autres habitants, qu’est-ce que tu vas faire ?
- Évidemment, il faut faire quelque chose, mais quoi ? On risque de créer la panique en prévenant
tout le monde. D’un autre côté, je ne me pardonnerais jamais de n’avoir rien dit et de penser que
j’aurais pu sauver une victime.
- De toute façon, avec le temps, les gens vont moins se méfier. Il suffira que le tueur attende
quelques semaines. Peut-être même que cela va encore plus l’exciter de voir qu’il peut terroriser
un village sans rien faire.
- En effet, on ne pourra pas l’empêcher de tuer. Au moins les gens auront été prévenus et on pourra
peut-être retarder le tueur.
- Ça va être l’état de guerre à Courgenay : couvre-feu, création de milices avec tous les risques de
dérapage que cela entraîne, contrôles d’identité. Est-ce vraiment à toi de prendre cette
responsabilité ?
- De toute façon, une fois que j’aurai prévenu mes parents, ils préviendront le reste de notre famille,
qui préviendra les voisins, etc. La rumeur va enfler très rapidement et rien ne pourra l’arrêter.

27
Comme dit le proverbe : « un secret connu de plus d’une personne n’est plus un secret ».
- Bon, en gros, qu’est-ce qui est le pire ? La rumeur ou la transparence ? De toute façon, les gens
sauront. S’ils apprennent que la police leur cache des choses, cela risque d’être pire, non ?
- Moi je préviens mes parents et je me fous des conséquences. Je le dirai à mon cousin et la police
décidera s’il faut publier l’information ou pas. À tout de suite ! »

La police a finalement décidé de publier l’information. Comme ils l’avaient prédit,


l’atmosphère était lourde au village : des hommes armés étaient postés sur les routes d’accès,
demandaient les pièces d’identité des gens étrangers au village et notaient les noms. Des patrouilles
de miliciens parcouraient les rues. Les paysans ne travaillaient jamais seuls et emportaient un fusil
avec eux. Les chiens faisaient leurs besoins dans les jardins car leurs maîtres n’osaient plus aller
dans les champs. Courgenay était un village en état de guerre. Et cela risquait de durer quelque
temps.

Cela dura deux mois. Au fil des semaines, le zèle des habitants s’émoussait : les patrouilles
étaient moins fréquentes, les contrôles moins stricts et les chiens retrouvaient leurs anciennes
habitudes.
Maximilien ne tenait plus en place. Les vacances universitaires allaient durer tout le mois de
janvier. Il s’était pris de passion pour la photographie. Le 1er janvier, vers onze heures, quand le
soleil daigna enfin paraître, il partit pour une longue promenade. Les rues étaient étrangement
désertes. La perspective Nevski, d’habitude si encombrée, était vide. La fête du Nouvel-An était la
plus grande fête russe, et de loin. Les feux d’artifice avaient illuminé le ciel jusqu’à deux heures du
matin. Maintenant les Russes dormaient. Il faisait un temps magnifique, bien que la température
avoisinât les -10°C. Maximilien suivit la perspective Nevski en direction de l’Amirauté. Il passa
devant le magasin « Merthens House », le palais Stroganov, traversa la Moïka et dépassa le cinéma
« Barricade ». Là, il traversa la Nevski pour prendre la petite rue qui passait sous l’arche de l’État-
Major et qui débouchait sur la Place du Palais. Un sapin de Noël géant était planté là, en face de la
colonne d’Alexandre et du Palais d’Hiver. Les nettoyeurs terminaient déjà leur travail et les traces
de la fête avaient presque entièrement disparu. Il musarda un moment sur la place pour prendre
moult photographies, profitant du fait que, pour une fois, la place était vide et dégagée de tout
autobus. La froide lumière d’hiver donnait à la ville un charme particulier. Une certaine sérénité
s’en dégageait. Il contourna ensuite l’Ermitage par la gauche pour se diriger vers la Néva. Elle était
en partie gelée. Il traversa le Pont du Palais et ne put résister à l’envie de faire quelques pas sur la
rivière gelée, prudemment, au pied des colonnes rostrales. Cet hiver n’avait pas été très rigoureux et
la glace ne semblait pas assez épaisse pour permettre d’aller vers la Forteresse Pierre et Paul, aussi
renonça-t-il. Soudain, il sursauta. Un coup de canon venant de la forteresse indiqua qu’il était midi.
Il revint sur ses pas et longea le quai de l’université, passant successivement devant le
Kunstkamera - le plus vieux musée de Russie -, l’Académie des Sciences, le bâtiment des Douze
Collèges, puis, plus loin, le Palais Menchikov, et, enfin, juste avant le pont du Lieutenant Schmidt,
les deux sphinx ramenés d’Égypte qui gardaient l’embarcadère de l’Académie des Arts. Il traversa
alors le pont, tourna à gauche et longea le quai de l’autre côté de la Néva pour se retrouver devant la
statue équestre de Pierre Ier - le fameux cavalier de bronze à propos duquel Pouchkine avait écrit un
poème célèbre. Il prit ensuite une rue perpendiculaire à la Néva pour s’approcher de la cathédrale
Saint-Isaac, qui dominait la ville avec son dôme doré, traversa la place au centre de laquelle se
dressait la statue équestre de Nicolas Ier, puis le pont bleu, longea le canal de la rivière Moïka,
entièrement gelée, dépassa le pont rouge, et passa devant l’université Herzen pour revenir sur la
Nevski, à la hauteur du palais Stroganov. Fourbu, des cristaux de glace dans la barbiche, il rentra à
son hôtel, impatient comme un gosse de visionner la septantaine de photos qu’il avait prises avec
son appareil numérique. Elles étaient très belles. Il put s’étendre et faire une sieste réparatrice au
côté de Pénélope, qui avait préféré ne pas se lever du tout. Il était quinze heures. Le soleil allait
bientôt se coucher.

28
Par curiosité, Pénélope avait un jour cherché sur le web la symbolique du chiffre 9. Elle avait
noté ce qui pourrait peut-être les mettre sur la piste du facteur, bien que Maximilien pensait que
c’était un « truc à deux balles » :

9
· Chiffre de la patience, de la méditation.
· Nombre de l'harmonie, il représente l'inspiration et la perfection des idées.
· Symbolise la plénitude des dons, la récompense des épreuves. Le neuf est souvent considéré
comme le nombre de l'initié.
· Neuf est le nombre de celui qui accomplit la volonté divine. Selon la kabbale, c'est aussi le
chiffre de l'accomplissement.
· Les Francs-Maçons en ont fait le nombre éternel de l'immortalité humaine.
· Étant le dernier nombre simple, il est le nombre de finalisation ou de finition; c'est donc le
plus complexe, qui marque le plein épanouissement de la série numérique.
· Dans la mythologie grecque les neuf muses représentaient, par les sciences et les arts, la
somme des connaissances humaines.
· Du fait que le neuf a la curieuse propriété de toujours se reproduire lui-même lorsqu'on le
multiplie par tout autre nombre, il symbolise la matière ne pouvant être détruite.
· Pour les Hébreux, il était le symbole de la vérité.
· Pour les taoïstes, neuf est un symbole de totalité.
· Nombre favorable, associé à l'éternité.

« Tout un programme... », soupira Maximilien.

29
Chapitre 5
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Tue, 18 Jan 2005 11:12:13 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 5e victime

Max,
Toutes les précautions ont finalement été inutiles. On a retrouvé une
cinquième victime sur un des chemins vicinaux de Courgenay, au pied
d’une croix en bois. C’est une vieille dame de la commune. C’est son
petit chien qui a alerté les voisins avec ses hurlements.
Toujours le même rituel. La victime a reçu deux balles dans le coeur.
Elle était cette fois couronnée d’un collier de perles (fausses). Il y
a cependant une petite nouveauté : dans sa main, elle tenait un livre,
« La dame de Pique » d’Alexandre Pouchkine. Voici le message qu’on a
retrouvé dans sa bouche :

451, 463, 369, 289, 358, 20, 178, 345, 497, 227, 72, 99, 110, 465,
295, 449, 27, 200, 6, 92, 474, 30, 265, 23, 425, 296, 30, 253, 256,
17, 406, 402, 242, 176, 248, 119, 224, 245, 470, 102, 456, 30, 410,
156, 208, 318, 128, 46, 432, 39, 199, 194, 129, 97, 453, 82, 392, 3,
272, 452, 406, 341, 333, 452, 265, 214, 258, 140, 507, 39, 222, 397,
191, 96, 234, 273, 265, 386, 309, 320, 341, 350, 413, 386, 204, 115,
433, 311, 42, 370, 229, 97, 453, 479, 228, 354, 78, 172, 468, 419,
124, 20, 509, 134, 286, 31, 25, 63, 97, 411, 342, 297, 285, 303, 117,
411, 121, 242, 94, 295, 467, 300, 283, 292, 423, 337, 452, 240, 270.

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

De : Maximilien Bendit <crypto@apprendre-en-ligne.net>


Date : Tue, 18 Jan 2005 16:44:73 +0300
A : <Stephane.Periat@jura.ch>
Objet : Re: 5e victime

Steph,
Il faut absolument que j’aie ce livre pour decrypter le message. S’il
n’y a pas d’inscription speciale a l’interieur (mais je parie que le

30
livre est neuf), tu peux m’envoyer un autre exemplaire, mais surtout
de la meme edition. Envoie-le par DHL, cela te coutera la peau des
fesses, mais il arrivera dans trois jours (la poste normale mettrait
au moins 3 semaines). L’adresse de mon hotel:

University Hotel
6, Kazanskaya Oulitsa (Plekhanova)
191186 St-Petersburg
RUSSIA
--
Maximilien Bendit
http://www.apprendre-en-ligne.net/

«Qu’est-ce que c’est que ce nouveau code, Maximilien ? Il n’y a que des nombres, et en plus ils
sont presque tous différents !
- C’est une façon très sûre de transmettre des messages privés : on utilise un livre comme clef !
- Putain ! Ça aussi c’est conceptuel !
- Il y a plusieurs manières de faire. On peut par exemple prendre le dictionnaire Larousse 2000, ou
un autre, et indiquer le numéro de la page et la position du mot que l’on veut coder. Par exemple,
on peut coder le mot « amour » par un nombre de 5 chiffres, disons 06115, ce qui signifie page 61,
quinzième mot. Évidemment, il faut d’abord s’être mis d’accord avec son correspondant sur le
dictionnaire et sur le format des nombres. Ici, j’ai utilisé le format p1-p2-p3-r1-r2 (p pour page, r
pour rang), mais pour rendre le code encore plus sûr, on peut très bien permuter les chiffres, par
exemple r1-p3-p1-r2-p2 et le mot « amour » serait alors codé 11056.
- Mais c’est impossible à décrypter, ce genre de code !
- Si on ne connaît pas le livre utilisé, c’est en effet impossible. Et utiliser un dictionnaire n’est pas le
seul moyen. On peut aussi utiliser d’autres livres et coder soit des mots, soit des lettres.
- Par exemple ?
- On dit qu'un tel procédé a été utilisé par Marie-Antoinette pour son courrier avec le marquis de
Bouillé. Le livre choisi était un ouvrage assez à la mode, « Paul et Virginie », paru en 1788. Le
système du dictionnaire fut également utilisé pour les rapports entre Londres et la Résistance, et
par les agents parachutés en France. Un autre exemple célèbre dans le milieu des cryptologues est
« le trésor de Beale ».
- Beale ?
- Tout ce qu'on connaît de l'histoire de ce Thomas Beale a été largement diffusé dans un livre édité
par J. B. Ward (1885) et dont l'auteur a gardé l'anonymat : The Beale Papers. Thomas Jefferson
Beale et un groupe d'aventuriers auraient amassé un énorme trésor et l’auraient enterré dans le
Comté de Bedfort, en Virginie, laissant trois cryptogrammes chez un aubergiste. Ces trois textes
décriraient l'emplacement, le contenu et les bénéficiaires du trésor. Ward donne un déchiffrement
du deuxième texte (le contenu) appelé B2 ; il a été chiffré en utilisant les initiales des mots de la
Déclaration d'Indépendance des États-Unis comme clef. Attends, je vais te montrer sur mon site,
ce sera plus clair. Voici les 100 premiers mots de la Déclaration d’Indépendance des États-Unis :
When1 in2 the3 course4 of5 human6 events7 it8 becomes9 necessary10 for11 one12 people13 to14 dissolve15 the16
political17 bands18 which19 have20 connected21 them22 with23 another24 and25 to26 assume27 among28 the29
powers30 of31 the32 earth33 the34 separate35 and36 equal37 station38 to39 which40 the41 laws42 of43 nature44 and45 of46
nature's47 god48 entitle49 them50 a51 decent52 respect53 to54 the55 opinions56 of57 mankind58 requires59 that60 they61
should62 declare63 the64 causes65 which66 impel67 them68 to69 the70 separation71 we72 hold73 these74 truths75 to76
be77 self78 evident79 that80 all81 men82 are83 created84 equal85 that86 they87 are88 endowed89 by90 their91 creator92
with93 certain94 unalienable95 rights96 that97 among98 these99 are100 [...]
- Voici le deuxième texte (B2), le seul qui a été déchiffré :
115, 73, 24, 807, 37, 52, 49, 17, 31, 62, 647, 22, 7, 15, 140, 47, 29, 107, 79, 84, 56, 239, 10, 26, 811, 5, 196,
308, 85, 52, 160, 136, 59, 211, 36, 9, 46, 316, 554, 122, 106, 95, 53, 58, 2, 42, 7, 35, 122, 53, 31, 82, 77, 250,
196, 56, 96, 118, 71, 140, 287, 28, 353, 37, 1005, 65, 147, 807, 24, 3, 8, 12, 47, 43, 59, 807, 45, 316, 101, 41,
78, 154, 1005, 122, 138, 191, 16, 77, 49, 102, 57, 72, 34, 73, 85, 35, 371, 59, 196, 81, 92, 191, 106, 273, 60,

31
394, 620, 270, 220, 106, 388, 287, 63, 3, 6, 191, 122, 43, 234, 400, 106, 290, 314, 47, 48, 81, 96, 26, 115, 92,
158, 191, 110, 77, 85, 197, 46, 10, 113, 140, 353, 48, 120, 106, 2, 607, 61, 420, 811, 29, 125, 14, 20, 37, 105,
28, 248, 16, 159, 7, 35, 19, 301, 125, 110, 486, 287, 98, 117, 511, 62, 51, 220, 37, 113, 140, 807, 138, 540, 8,
44, 287, 388, 117, 18, 79, 344, 34, 20, 59, 511, 548, 107, 603, 220, 7, 66, 154, 41, 20, 50, 6, 575, 122, 154, 248,
110, 61, 52, 33, 30, 5, 38, 8, 14, 84, 57, 540, 217, 115, 71, 29, 84, 63, 43, 131, 29, 138, 47, 73, 239, 540, 52, 53,
79, 118, 51, 44, 63, 196, 12, 239, 112, 3, 49, 79, 353, 105, 56, 371, 557, 211, 505, 125, 360, 133, 143, 101, 15,
284, 540, 252, 14, 205, 140, 344, 26, 811, 138, 115, 48, 73, 34, 205, 316, 607, 63, 220, 7, 52, 150, 44, 52, 16,
40, 37, 158, 807, 37, 121, 12, 95, 10, 15, 35, 12, 131, 62, 115, 102, 807, 49, 53, 135, 138, 30, 31, 62, 67, 41, 85,
63, 10, 106, 807, 138, 8, 113, 20, 32, 33, 37, 353, 287, 140, 47, 85, 50, 37, 49, 47, 64, 6, 7, 71, 33, 4, 43, 47, 63,
1, 27, 600, 208, 230, 15, 191, 246, 85, 94, 511, 2, 270, 20, 39, 7, 33, 44, 22, 40, 7, 10, 3, 811, 106, 44, 486, 230,
353, 211, 200, 31, 10, 38, 140, 297, 61, 603, 320, 302, 666, 287, 2, 44, 33, 32, 511, 548, 10, 6, 250, 557, 246,
53, 37, 52, 83, 47, 320, 38, 33, 807, 7, 44, 30, 31, 250, 10, 15, 35, 106, 160, 113, 31, 102, 406, 230, 540, 320,
29, 66, 33, 101, 807, 138, 301, 316, 353, 320, 220, 37, 52, 28, 540, 320, 33, 8, 48, 107, 50, 811, 7, 2, 113, 73,
16, 125, 11, 110, 67, 102, 807, 33, 59, 81, 158, 38, 43, 581, 138, 19, 85, 400, 38, 43, 77, 14, 27, 8, 47, 138, 63,
140, 44, 35, 22, 177, 106, 250, 314, 217, 2, 10, 7, 1005, 4, 20, 25, 44, 48, 7, 26, 46, 110, 230, 807, 191, 34, 112,
147, 44, 110, 121, 125, 96, 41, 51, 50, 140, 56, 47, 152, 540, 63, 807, 28, 42, 250, 138, 582, 98, 643, 32, 107,
140, 112, 26, 85, 138, 540, 53, 20, 125, 371, 38, 36, 10, 52, 118, 136, 102, 420, 150, 112, 71, 14, 20, 7, 24, 18,
12, 807, 37, 67, 110, 62, 33, 21, 95, 220, 511, 102, 811, 30, 83, 84, 305, 620, 15, 2, 108, 220, 106, 353, 105,
106, 60, 275, 72, 8, 50, 205, 185, 112, 125, 540, 65, 106, 807, 188, 96, 110, 16, 73, 32, 807, 150, 409, 400, 50,
154, 285, 96, 106, 316, 270, 205, 101, 811, 400, 8, 44, 37, 52, 40, 241, 34, 205, 38, 16, 46, 47, 85, 24, 44, 15,
64, 73, 138, 807, 85, 78, 110, 33, 420, 505, 53, 37, 38, 22, 31, 10, 110, 106, 101, 140, 15, 38, 3, 5, 44, 7, 98,
287, 135, 150, 96, 33, 84, 125, 807, 191, 96, 511, 118, 440, 370, 643, 466, 106, 41, 107, 603, 220, 275, 30, 150,
105, 49, 53, 287, 250, 208, 134, 7, 53, 12, 47, 85, 63, 138, 110, 21, 112, 140, 485, 486, 505, 14, 73, 84, 575,
1005, 150, 200, 16, 42, 5, 4, 25, 42, 8, 16, 811, 125, 160, 32, 205, 603, 807, 81, 96, 405, 41, 600, 136, 14, 20,
28, 26, 353, 302, 246, 8, 131, 160, 140, 84, 440, 42, 16, 811, 40, 67, 101, 102, 194, 138, 205, 51, 63, 241, 540,
122, 8, 10, 63, 140, 47, 48, 140, 288
- Et voilà sa traduction en clair :
I have deposited in the county of Bedford about four miles from Bufords in an excavation or vault six feet
below the surface of the ground the following articles belonging jointly to the parties whose names are given
in number three herewith. The first deposit consisted of ten hundred and fourteen pounds of gold and thirty
eight hundred and twelve pounds of silver deposited Nov eighteen nineteen. The second was made Dec
eighteen twenty one and consisted of nineteen hundred and seven pounds of gold and twelve hundred and
eighty eight of silver, also jewels obtained in St. Louis in exchange to save transportation and valued at
thirteen [t]housand dollars. The above is securely packed i[n] [i]ron pots with iron cov[e]rs. Th[e] vault is
roughly lined with stone and the vessels rest on solid stone and are covered [w]ith others. Paper number one
describes th[e] exact locality of the va[u]lt so that no difficulty will be had in finding it.

- B1 et B3 sont toujours sans solution, malgré les innombrables tentatives. Il y a plusieurs sites sur
le web à ce sujet. De nombreux cryptologues pensent qu'il s'agit d'un canular, mais il existe aussi
des arguments - je ne sais plus lesquels - en faveur de son authenticité.
- En tout cas, cela ressemble beaucoup au message du facteur !
- Et tu comprends maintenant pourquoi il a placé un livre dans la main de la victime : sans ce livre,
il serait impossible de décrypter son message.
- Et cela confirme ta théorie, selon laquelle il veut qu’on déchiffre ses messages. Et peut-être aussi
autre chose...
- À quoi penses-tu ?
- Eh bien, cela fait plusieurs jours que j’y pense, et le livre qu’a choisi le facteur renforce mon idée.
Tu as écrit sur ton site que tu étais en Russie pour une année, non ?
- Oui.
- Et le facteur a choisi le livre d’un auteur russe, qui plus est encore adulé de nos jours, surtout à
Saint-Pétersbourg.
- En effet, il y a des statues de Pouchkine partout, et les profs n’arrêtent pas de dire que c’est le plus
grand écrivain russe !
- Alors je me demande si le facteur n’utilise pas ton site pour chiffrer ses messages ! Et il aurait
choisi le livre « la Dame de Pique » pour te narguer...
- Je n’avais pas pensé à cela, mais c’est possible.
- Et ça ne te dérange pas ?
- Si, bien sûr. Mais du moment que tu mets des informations sur Internet, tu acceptes que n’importe
qui puisse les lire et en faire ce qu’il veut.
- Mais cela fait de toi un peu le complice de facteur...

32
- Quoi ? Non mais tu plaisantes, là ! Je ne suis pas plus complice que tous les cryptologues qui ont
écrit les livres que j’ai utilisés pour construire mon site !
- Non, mais si tu n’avais pas mis ton cours sur Internet, le facteur n’aurait peut-être pas eu l’idée de
commettre tous ces meurtres.
- On a déjà reproché cela à Oliver Stone pour son film « Tueurs-nés ». On a dit que deux jeunes
avaient imité les héros du film pour tuer des gens. Que répondre à cela ? S’il fallait penser à tous
les mauvais usages qui peuvent être faits d’une information, je pense qu’on ne publierait plus rien.
Je suis d’accord que le web est parfois utilisé pour diffuser des informations dangereuses : le mode
de fabrication d’une bombe artisanale par exemple, ou la recette des pilules d’ecstazy. Je ne parle
même pas des sites pédophiles, néo-nazis, extrémistes ou intégristes de tout poil ! Mais comment
imaginer qu’un fou irait tuer des gens et placer des messages codés dans leur bouche ? C’est
comme penser que le test de grossesse de la reine Elisabeth sera encore un jour positif ! C’est
inimaginable !
- En effet, il faut avoir un esprit tordu pour penser à cela... N’empêche que tu lui facilites bien la
tâche.
- Peut-être. Mais, d’une part, il aurait pu trouver ces informations ailleurs, et donc cela ne l’aurait
pas empêché de commettre ces meurtres, et, d’autre part, s’il utilise vraiment mon site pour écrire
ses messages, tant mieux : cela va m’aider à les décrypter, car cela limite le choix des systèmes de
chiffrement.
- Et le fait que la victime ait été trouvée au pied d’une croix, qu’est-ce que tu en penses ?
- Je ne pense pas que cela signifie quelque chose de spécial. Il y a de ces croix partout autour de
Courgenay. C’est une tradition du village : chaque année, à Pâques, on plante une nouvelle croix à
la croisée des chemins vicinaux. Je crois que c’est pour remercier Dieu d’avoir épargné le village
de la grêle, je ne sais plus en quelle année, à l’époque des moissons. Mais les psys trouveront bien
une explication...
- En tout cas, pour ce cryptogramme-là, il va falloir attendre que DHL fasse son travail.
- Oui, trois jours à ronger son frein ! »

L’attente fut longue, car ils avaient congé tout le mois de janvier. C’était d’ailleurs les seules
vacances universitaires de l’année. Les Russes ne fêtent pas Noël, qui tombe le 7 janvier selon le
calendrier orthodoxe. Les fêtes religieuses n’ont pas retrouvé leur place après la fin de l’URSS.
Maximilien venait de finir une série d’examens, surtout pour voir où il se situait par rapport à
la classe, car, ayant pris un congé sabbatique, il étudiait pour le plaisir d’apprendre une nouvelle
langue, et pas pour obtenir un certificat qui, de toute façon, n’avait aucune valeur à ses yeux, la
Russie étant le royaume de la chinde7. Tout le monde trichait, et les professeurs n’avaient pas l’air
de s’en inquiéter : elles (car c’était uniquement des femmes) partaient un quart d’heure au début de
l’examen et laissaient seuls les étudiants dans la classe. Et quand elles revenaient, elles se
plongeaient dans un livre et faisaient la sourde oreille. Certaines encourageaient les élèves en
difficulté à regarder sur leur voisin !
Pénélope avait même entendu dire que l’on pouvait acheter sa note. La note maximale coûtait
500 $, ce qui représentait en Russie deux mois de salaire d’un professeur d’université. En Russie,
un ouvrier de chantier gagne le double ou le triple d’un professeur, et un enseignant d’école
enfantine gagne plus qu’un professeur d’université. Il y avait un moyen mnémotechnique simple
pour se rappeler le salaire moyen d’un prof en Russie : c’était à peu près le même qu’en Suisse, sauf
que l’unité monétaire est différente. Quand on sait qu’un franc suisse vaut vingt-deux roubles...
Une étudiante lui avait dit qu’ici les certificats n’étaient pas très importants pour obtenir un
travail. Comme tout le monde savait comment se passaient les examens, les employeurs faisaient
passer leur propre test aux demandeurs d’emploi. Ces tests étaient très concrets : « Mettez-vous
devant cet ordinateur et écrivez-moi une lettre en espagnol ». On espère évidemment qu’il en va
7
La triche en parler jurassien

33
autrement avec les médecins...
Bizarrement, bon nombre de dames qui s’occupaient de la propreté de l’hôtel avaient des
diplômes universitaires. Une vieille dame d’une septantaine d’années, qui récurait chaque matin
l’escalier, était économiste. La dame qui lavait le linge était dessinatrice technique dans une usine
avant la restructuration. Elle en parlait avec une larme à l’œil. D’autres travaillaient à l’hôtel le
matin et avaient un autre travail l’après-midi. Un Russe leur avait dit un jour : « J’ai besoin de deux
jobs : un pour le pain et l’autre pour le saucisson ».

« La Dame de pique » arriva comme prévu après trois jours. C’était une édition bilingue
russe-français de 1995, chez Gallimard. Il y avait un petit mot de Stéphane :

Max,
Voici le livre utilisé par le facteur. On a gardé l’original pour faire des analyses.
Amicalement
Stéphane
«On a de la chance, Pénélope, ce n’est pas un bouquin très épais : cent treize pages, dont la moitié
sont en russe et ne nous intéressent pas pour le déchiffrement - à moins que le message soit en
russe, mais cela m’étonnerait -, six chapitres, une préface et une conclusion.
- Oui, ce n’est pas le plus long texte de Pouchkine. La « Dame de pique » est une nouvelle très
connue en Russie. Tchaïkovski en a même fait un opéra. D’ailleurs, j’ai vu qu’il y aura une
représentation au théâtre Moussorgski la semaine prochaine.
- Quoi ? C’est dingue ça. Il y a de ces coïncidences... On ira, ça m’intéresse. Au fait, puisque tu as
lu cette nouvelle, peux-tu me dire pourquoi le facteur a choisi ce livre plutôt qu’un autre de
Pouchkine ?
- Ça fait déjà plusieurs mois que je l’ai lu... Attends que je me rappelle... Il y est question d’une
vieille dame qui connaît un secret pour devenir très riche. Il faut jouer trois cartes d’une certaine
façon. Je me rappelle que le « héros » de l’histoire - il faut savoir que dans les romans russes, le
héros est rarement un type bien - va voir la vieille dame pour lui extorquer le secret, mais il
l’effraie tellement avec une arme qu’elle meurt d’une crise cardiaque. À la fin de l’histoire, le gars
devient fou en voyant que la troisième carte qu’il joue est la dame de pique, qui semble avoir le
visage de la vieille dame. En gros, voilà l’histoire. La cinquième victime est une vieille dame, et
une vielle dame meurt dans la nouvelle. C’est peut-être la raison...
- Intéressant ! Bon, si, comme on le pense, le facteur se sert de mon site, il a utilisé la technique qui
consiste à numéroter la position des lettres dans un texte. Reste à savoir quelle est la première
page et quelle est la première lettre...
- Tu ne peux pas faire un petit programme ?
- Ne sois pas si perfide ! Si, je pourrais. Il faudrait entrer tout le texte de « la Dame de Pique » dans
l’ordinateur : il y en a pour des heures. Ensuite, il faudrait procéder systématiquement : prendre la
première lettre du livre, dire qu’elle a le numéro 1, remplacer les nombres du cryptogramme par
les lettres portant le numéro correspondant et regarder si la séquence 283, 292, 423, 337, 452, 240,
270 (les sept derniers nombres du cryptogramme) correspond au mot FACTEUR. Si ça ne marche
pas, on essaie de numéroter à partir de la deuxième lettre du texte, et ainsi de suite. C’est possible,
mais ça prend du temps. Je ne le ferai que si on n’y arrive pas autrement.
- Et comment ?
- En faisant fonctionner nos petites cellules grises, comme disait Hercule Poirot. Le facteur aime
bien les chiffres, le 9 en particulier. Je pensais qu’il commencerait à numéroter à partir du chapitre
9, mais il n’y en a pas. À la page 9, on est au milieu de la préface. Ce n’est sûrement pas ça non
plus.

34
- C’est la cinquième victime, si tu voyais au chapitre 5 ?
- Peut-être. Voyons ça. Nom d’un orang-outan ! Écoute un peu ça. Je te lis le début du chapitre 5 :

Trois jours après la nuit fatale, Hermann se rendit au couvent de ***, où l'on devait
célébrer les funérailles de la comtesse. Bien que n'éprouvant pas de remords, Hermann ne
pouvait étouffer complètement la voix de sa conscience qui lui répétait: « C'est toi le meur-
trier! » À défaut de vraie foi, il avait une multitude de superstitions. Il croyait que la défunte
pouvait exercer une influence néfaste sur sa vie, et résolut d'assister à ses funérailles, afin
d'implorer son pardon. L'église était pleine de monde. Hermann eut beaucoup de peine à tra-
verser la foule. Le cercueil était placé sur un riche catafalque, sous un baldaquin de velours.
[...]

- Bon sang ! J’aurais dû y penser plus tôt ! C’est évident que c’est là ! Le facteur n’aurait pas pu
choisir un meilleur extrait pour son « oeuvre ».
- Je vais essayer. Avec le programme de mon site, ça va chier des braises dans le ventilo. Parce que
numéroter chaque lettre à la main, non merci, surtout si à la fin on se rend compte que ce n’était
pas ça... Mais il faut quand même écrire le texte, puis le message codé. Tu peux me dicter tout ça ?
Ad unguem, car si une seule lettre manque, tout sera illisible !
- D’accord, je te dicte et je vérifie en même temps ce que tu écris. »

Cela leur prit quelques minutes, car il fallait être très soigneux.

« Bon ! Ça y est ! Maintenant je presse le bouton Déchiffrer et voici le message qui apparaît :

LA POLICE BARBOTE, LES JOURNAUX REPANDENT DE L’ENCRE, LES HONNETES


CITOYENS S’ENERVENT, LES LANGUES S’AGITENT, LES CHIENS ABOIENT, MAIS
RIEN N’ARRETE LE FACTEUR.

- C’est bien ça ! On avait vu juste. On est vraiment trop forts !


- Oui, mais... rogntudju ! Quand a lieu l’enterrement ?
- Je ne sais pas. Pourquoi ?
- Mais parce que le facteur y sera ! Rappelle-toi : il utilise les clefs de chiffrement pour faire passer
des messages. Le texte dit : « [il] résolut d'assister à ses funérailles ». C’est clair : il sera à
l’enterrement. Bon sang ! Trois jours se sont écoulés depuis le meurtre. L’enterrement a sûrement
lieu aujourd’hui... Il est peut-être déjà trop tard... Il faut absolument que je téléphone à mon
cousin ! Quelle heure est-il ?
- 19h10 ici, ça veut dire 17h10 en Suisse.
- Crottes et biques et balais de crin ! Trop tard ! À Courgenay, les enterrements ont généralement
lieu à 14 h. Les plus longs offices durent deux heures.
- Il ne reste qu’à espérer que l’enterrement n’a pas eu lieu aujourd’hui...
- Putain, c’est aussi frustrant qu’une pâtisserie russe : quand tu la vois, elle a l’air super bonne, et
quand tu la manges, tu te rends compte qu’il n’y a que de la crème.
- Il ne te reste qu’à écrire à ton cousin le message clair, en lui disant que le facteur a été ou sera à
l’enterrement... C’est tout ce que tu peux faire pour le moment.
- Oui, mais ce n’est plus la peine de se presser maintenant. Le message du facteur est quand même
bizarre : LA POLICE BARBOTE... Ok, c’est clair, et le terme barboter est très méchant, cela fait
penser à des enfants qui barbotent dans la boue. LES JOURNAUX REPANDENT DE
L’ENCRE... Ok, on comprend. LES HONNETES CITOYENS S’ENERVENT... sans doute une
référence aux miliciens qu’il a dû croiser à Courgenay, LES LANGUES S’AGITENT... ça, je ne
comprends pas ! LES CHIENS ABOIENT... allusion au petit chien de la vieille dame ou au dicton
« les chiens aboient la caravane passe ». MAIS RIEN N’ARRETE LE FACTEUR... un peu

35
d’esbroufe pour terminer.
- LES LANGUES S’AGITENT... ça veut simplement dire que tout le monde parle de lui. Je ne vois
pas où est le problème.
- Dans les autres phrases, le facteur désigne les sujets de la phrase de manière directe : la police, les
journaux, les honnêtes citoyens. Et là, tout d’un coup, il utilise une métaphore : « les langues
s’agitent ». Je trouve ça bizarre.
- Ce n’est pas une métaphore, c’est une synecdoque !
- Oh ! Fais pas chier !
- Ça, c’est une métaphore...
- Ce n’est peut-être pas le moment de plagier Audiard ! Blague à part, qu’en pense une littéraire
comme toi, qui a l’habitude de faire des analyses de texte ?
- J’en pense que tu fais de la psychologie à deux balles !
- Tu ne vas pas me piquer mes répliques, en plus !
- Sérieusement. Je pense que tu vas chercher un peu loin... Peut-être parle-t-il de langues parce qu’il
met les messages dans la bouche des victimes, tout simplement. Il est temps que tu ailles écrire un
mail à ton cousin. Ton cerveau commence à surchauffer. »

Le lendemain, Maximilien reçut une longue réponse de son cousin.

De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>


Date : Sat, 22 Jan 2005 15:02:09 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : enterrement

Max,
Malheureusement, l’enterrement a eu lieu hier. Nous allons interroger
les habitants pour savoir s’ils ont vu quelqu’un d’inconnu. Mais
attention à la délation ! L’église était pleine. Il y avait même des
gens à l’extérieur, malgré le froid. Certains avaient des banderoles.
La télé était là, bien sûr. Je ne te raconte pas la psychose.
Maintenant c’est l’Europe entière qui s’intéresse à cette histoire. Une
équipe américaine est aussi venue tourner un reportage. Même là-bas, au
royaume des serial killers, ils n’ont jamais vu un cinglé pareil.
Evidemment, tout le monde se demande qui décrypte les messages. Les
journalistes ne se contentent plus du « cryptanalyste consultant » que
je leur sers à chaque fois. Certains ont même cité ton nom. Dans un
petit canton comme le nôtre, pas mal de monde sait que tu t’intéresses
au sujet, ne serait-ce que tes collègues du Lycée ou tes anciens
élèves. Heureusement que tu es à Saint-Pétersbourg. Ils n’imaginent
apparemment pas que nous sommes en contact et ils ne savent pas que
nous sommes cousins.
On a fait des recherches sur le livre. Il n’y a aucune empreinte,
aucune trace de salive, aucun moyen de remonter au propriétaire.
Le Dédé de la librairie « Le Pays » se rappelle avoir vendu un
exemplaire à ta copine Pénélope. Les autres libraires du canton ne se
rappellent de rien.
Quant au lieu du crime, on n’a rien pu en tirer, comme d’habitude,
sinon que c’est toujours la même arme.
Quant à nos psychologues, ils sont complètement paumés. Ils prétendent
que c’est un individu d’une grande intelligence, très froid et
déterminé. Probablement un homme d’une trentaine d’année. Super, ça
nous aide vachement!
Encore merci pour ton aide. Malheureusement, je crains que notre
correspondance ne dure encore un certain temps...
Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

36
Il n’y avait pas qu’Hermann, le héros de « la Dame de Pique », qui avait une multitude de
superstitions. Les Russes en général étaient très superstitieux. On pouvait voir en se promenant dans
la ville des gens se livrant à des rituels étranges, caressant des endroits bien précis de statues, jetant
des pièces de monnaies, ou chuchotant à l’oreille d’animaux sculptés.
Chizhik-pizhik, un petit oiseau en bronze, se trouvait vers le pont Panteleïmonovski, pas loin
du Jardin d’Été, perché sur un minuscule socle en contrebas d’un petit pont de pierre et observant la
rivière Fontanka. Il fallait se pencher par-dessus le parapet du pont pour le voir. Le jeu consistait à
lui lancer des pièces sans qu’elles tombent à l’eau. C’était difficile mais pas impossible et il y avait
toujours une file d’attente pour pouvoir jouer. Cette tradition faisait un moins un heureux : le
plongeur qui devait certainement aller récupérer les pièces au fond de l’eau !
Plus visible, la chatte Vassilia dominait les passants de la rue piétonne Malaïa Sadovaïa,
installée à trois mètres de hauteur contre la façade du numéro 8. Là aussi, pour que son souhait se
réalise, il fallait que la pièce qu’on lui lançait ne retombe pas sur la chaussée.
Dans la même rue, dans la cour de l’immeuble numéro 3, se trouvait un chien et une boîte aux
lettres où on pouvait poster son vœu. Mais les Pétersbourgeois préféraient couvrir les murs de la
cour de graffitis colorés.
Sur un des côtés du socle de la statue équestre de Pierre le Grand, située devant le Château des
Ingénieurs, était fixée une plaque de bronze en relief représentant des voiliers. Il y avait aussi une
petite barque avec trois marins. Les pieds du marin du milieu, qui venait d’être repêché par les deux
autres, sont brillants à force d’avoir été caressés par les superstitieux. Beaucoup d’autres statues de
la ville avaient une partie de leur corps ainsi patinée - nez, petit doigt, etc. Par exemple, sur
l’embarcadère de l’Académie des Arts, en contrebas des deux sphinx géants, au bord de la Néva, se
trouvaient deux bancs bordés par un griffon ailé. Sa tête de lion était lustrée à force d’être caressée
par les gens qui lui chuchotaient leur vœu à l’oreille.

37
Chapitre 6
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Mon, 7 Feb 2005 9:55:39 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 6e victime

Max,
Le facteur monte d’un cran dans l’audace : il a cette fois-ci tué un
policier ! On l’a retrouvé à Saint-Ursanne, au bord de la rivière, les
pieds dans l’eau, et la tête couronnée d’une guirlande.
Toujours le même rituel. Notre collègue a reçu deux balles dans le
coeur, une par derrière et une par-devant pour l’achever. Voici le
message qu’on a retrouvé dans sa bouche :

CRBQN NBREM YEHQE GIUTP OAVUQ NNQRR AQMIR VNVFE NAIEM CUYPI YIHIY
FLYMQ TUFTZ WDTYA EFINE FIEZW DTFBG YQEEU RRNQF ENBAZ WUTCB VVLQT
IRJBC DSAOA PMMMI FLRKM NNLNQ CVULX EFBYA CKTRV MNNZO AVGDU KSGWG
TYIEH ZAPYB TZMYE URDRT MOHAE IZMIN JEEMY ELZIR ZMUFF EHLQM YQRNY
GELJA VAQNW LRRNM UXOAV BULMX VBQDQ OFJRA GIMBN NBFEH AAABO OHQIA
CQZXL NPIYA JMEYM DLYCA PBQUL

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

«La police barbote... Tu te rappelles cette phrase du message précédent ? Le facteur n’en finit pas
de nous narguer. Petite question, ma Pénélope adorée. Par quoi commence-t-on ?
- Par une petite analyse des fréquences, sans doute...

38
- C’est un chiffre polyalphabétique, probablement un chiffre de Vigenère puisque c’est le plus
connu, mais c’est encore à vérifier...
- Qui est ce Vigenère, mon Maxilou ?
- Blaise de Vigenère était un diplomate français qui a vécu au 16e siècle. Il se familiarisa avec les
écrits d'Alberti, Trithème et Porta - qui s’étaient tous les trois intéressés à la cryptologie - à Rome
où, âgé de vingt-six ans, il passa deux années en mission diplomatique. Au début, son intérêt pour
la cryptographie était purement pratique et lié à son activité diplomatique. Une dizaine d'années
plus tard, vers 1560, Vigenère considéra qu'il avait mis de côté assez d'argent pour abandonner sa
carrière et se consacrer à l'étude. C'est seulement à ce moment-là qu'il examina en détail les idées
de ses prédécesseurs, tramant grâce à elles un nouveau chiffre, cohérent et puissant. Bien qu'
Alberti, Trithème, Bellaso et Porta en aient fourni les bases, c'est du nom de Vigenère que ce
nouveau chiffre fut baptisé, en l'honneur de l'homme qui lui donna sa forme finale.
- Tu ne m’as d’ailleurs toujours pas expliqué ce chiffre.
- Il utilise le « tableau de Vigenère » ci-dessous.

A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
A A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
B B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A
C C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B
D D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C
E E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D
F F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E
G G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F
H H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G
I I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H
J J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I
K K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J
L L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K
M M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L
N N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M
O O P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N
P P Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O
Q Q R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P
R R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q
S S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R
T T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S
U U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T
V V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U
W W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V
X X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W
Y Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X
Z Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y

- Je vois. À chaque ligne, l’alphabet est décalé d’un cran vers la gauche.
- Oui. On a en fait sous les yeux toutes les clefs possibles du chiffre de César, y compris la clef qui
ne chiffre rien, le A.
- Et comment utilise-t-on ce tableau ?
- Eh bien, justement ! Il y a plusieurs variantes, mais de toute façon, il nous faut un mot-clef.
Prenons par exemple le mot CESAR. Dans le chiffre de Vigenère, les lettres du mot-clef nous
indiquent les lignes du tableau que l’on va utiliser. En fait, je ne garde que les lignes c, e, s, a et r -
je les écris en minuscules pour que ce soit plus clair.

39
A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
a A B C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z
c C D E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B
e E F G H I J K L M N O P Q R S T U V W X Y Z A B C D
r R S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q
s S T U V W X Y Z A B C D E F G H I J K L M N O P Q R

- Prenons maintenant un petit texte à chiffrer... Par exemple, euh...


- Blanche-neige et les sept nains ?
- Ok. Sous le texte clair, je répète le mot-clef autant de fois qu’il le faut, puis je regarde dans mon
tableau la lettre chiffrée qui se trouve à l'intersection de la ligne de la lettre-clef et de la colonne de
la lettre claire.

texte clair B L A N C H E N E I G E E T L E S S E P T N A I N S
mot-clef c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c
texte chiffré D P S N T J I F E Z I I W T C GWK E G V R S I E U

- C’est ingénieux tout en restant simple. Et quel est l’intérêt de ce chiffre ?


- Eh bien, comme tu viens de le dire, ce chiffre est facile à utiliser : le tableau est simple à
construire et à lire. De plus, ce chiffre complique beaucoup la tâche des cryptanalystes, car
l’analyse des fréquences ne sert à rien, du moins dans un premier temps. Regarde : dans mon
exemple il y a quatre N, qui ont tous été chiffrés différemment.
- En effet ! Et je suppose que plus le mot-clef est long, plus le chiffre est difficile à casser.
- Exact. Et quand la clef est aussi longue que le texte clair, il est même absolument indécryptable !
Du moins si la clef est une suite de lettres tirées au hasard...
- Mais alors, pourquoi tout le monde n’utilise pas ce système de chiffrement ?
- Le problème est la distribution des clefs. Si on utilise plusieurs fois la même clef, alors on peut
quand même casser le chiffre. Ce n’est pas facile, mais on peut. Et une fois qu’on a trouvé la clef,
on déchiffre tous les messages aussi facilement que le destinataire. Il faut donc autant de clefs que
de messages, et dans notre société de l’information, où des millions de messages circulent chaque
jour, c’est absolument ingérable. Cependant, ce chiffre est quand même utilisé quand un très haut
degré de sécurité est nécessaire, par exemple pour les communications entre un pays et son
ambassade à l’étranger. Les clefs circulent alors dans la valise diplomatique.
- Bon, d’accord pour le chiffrement. Comment fait-on pour déchiffrer un Vigenère ?
- On utilise le même tableau, mais à l’envers : je parcours la ligne de la lettre-clef jusqu’à ce que je
trouve la lettre chiffrée, puis je regarde quelle est la lettre qui se trouve sur la première ligne sur la
même colonne.

texte chiffré D P S N T J I F E Z I I W T C GWK E G V R S I E U


mot-clef c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c
texte clair B L A N C H E N E I G E E T L E S S E P T N A I N S

Pour chiffrer Pour déchiffrer

40
Le carré jaune représente évidemment le carré de Vigenère.
- Je crois que c’est clair dans mon esprit, mais je suis très curieuse de savoir comment on peut
décrypter un tel message sans connaître la clef...
- Le décryptement d’un Vigenère est un grand classique de la cryptanalyse : il est expliqué sur le
web et dans tous les livres de cryptographie « classique ». Il y a en fait plusieurs techniques. La
première, mise au point indépendamment par Charles Babbage et Friedrich Wilhelm Kasiski au
19ème siècle, consiste à d’abord trouver la longueur de la clef, puis la clef elle-même.
- Et comment fait-on ?
- Tout d’abord, il faut dire que cette méthode marche bien si le message est suffisamment long et la
clef assez courte, car elle est basée sur le fait que certaines séquences de lettres identiques sont
chiffrées de la même façon, du fait que la clef se répète.
- Je ne comprends pas.
- Je te montre un exemple simple. Je vais chiffrer la phrase « Thé russe, thé jasmin, thé de Chine »
avec le mot-clef KILO. Regarde ce qui se passe avec le trigramme « Thé ».

texte clair T H E R U S S E T H E J A S M I N T H E D E C H I N E
mot-clef k i l o k i l o k i l o k i l o k i l o k i l o k i l
texte chiffré D P P F E A D S D P P X K A XWX B S S NMN V S V P

- Les deux premières fois, « thé » a été chiffré de la même façon.


- Si on trouve dans le message chiffré deux trigrammes (ou des séquences plus longues) identiques,
de deux choses l’une : soit la même séquence de lettres du texte clair a été cryptée avec la même
partie de la clef, soit deux suites de lettres différentes dans le texte clair auraient par pure
coïncidence engendré la même suite dans le texte chiffré. La première possibilité est nettement
plus probable, mais elle n’exclut pas la deuxième.
- Ok. Et alors ?
- Alors maintenant, si on suppose que c’est la même partie de la clef qui s’est répétée, on peut
deviner sa longueur.
- Et comment ?
- Si je reprends mon exemple du thé. La première séquence DPP débute à la position 1 et la seconde
débute à la position 9. L’écart entre les deux est de 8. Donc la clef a pour longueur un diviseur de
8 : soit 8, soit 4, soit 2, soit 1.
- En effet, KILO a quatre lettres, mais tu n’as pas trouvé la longueur de la clef, tu hésites entre
quatre possibilités...
- C’est ce que je disais en préambule : ici le texte de mon exemple est trop court. Mais si tu as
plusieurs centaines de lettres, tu ne verras pas apparaître une seule répétition de séquences, mais
plusieurs, et tu auras plusieurs écarts. Par exemple, si tu trouves comme écarts 90, 200, 75, 20 et
45, quelle sera la longueur probable de la clef ?
- Un diviseur commun de ces écarts, donc 5 !
- Tu as tout compris. Ce n’est pas une certitude, mais il y a de grandes chances pour que la clef soit
de longueur 5. On peut confirmer cette hypothèse en utilisant l’indice de coïncidence dont je t’ai
déjà parlé quand on a résolu la quatrième énigme.
- Je ne me souviens plus très bien...
- Je te rappelle juste l’essentiel : quand on calcule cet indice, on trouve un nombre et, d’après la
valeur de ce nombre, on peut déduire si le chiffre est monoalphabétique (IC plus grand que 0.060)
ou polyalphabétique (IC proche de 0.038).
- D’accord, mais je ne vois pas comment on peut trouver la longueur de la clef avec cet indice.
- Comme on l’a déjà remarqué, le chiffre de Vigenère utilise en fait plusieurs alphabets de César à
intervalles réguliers. Si je reprends mon exemple où le mot-clef est KILO, les lettres du
cryptogramme de rangs 1, 5, 9, ..., 4n+1 sont chiffrées avec le même alphabet de César : toutes les
lettres sont décalées de la même façon par rapport à l’alphabet normal. Idem pour les lettres de

41
rangs 2, 6, 10, ..., 4n+2, celles de rangs 3, 7, 11, ..., 4n+3 et celles de rangs 4, 8, 12, ..., 4n.
- Et alors ? Je ne vois toujours pas.
- Si on calcule l’IC pour tout le cryptogramme, on va trouver une valeur proche de 0,038, puisque
c’est un chiffre polyalphabétique.
- Évidemment.
- Par contre, si on calcule l’IC en ne prenant que les lettres de rangs 1, 5, 9, ..., 4n+1, on va trouver
un IC beaucoup plus grand, puisqu’elles ont été chiffrées avec le même alphabet !
- Mais oui, ! Je comprends maintenant. C’est fort ça ! Et dans ton exemple, puisqu’il y a un écart de
4 entre chaque lettre, la clef a une longueur de 4.
- Eh oui ! Avec l’IC, on trouve directement la bonne longueur de clef.
- Qu’est-ce que tu attends ? Utilise un de tes petits programmes et trouve cette longueur de clef !
- J’y vais ! Doucement ! Si je prends le cryptogramme en entier, je trouve une valeur de 0,045, ce
qui confirme le fait que c’est un chiffre polyalphabétique. Si je prends une lettre sur deux, je
trouve un indice de 0,045 ; une lettre sur trois... 0,048 ; une lettre sur quatre... 0,042 ; une lettre sur
cinq... 0,042, une lettre sur six... 0,039, une lettre sur sept... 0,093. Ah, enfin ! je commençais à
désespérer.
- La clef aurait donc sept lettres... Mais comment trouver la clef maintenant ?
- C’est relativement simple, il suffit de résoudre sept chiffres de César en comparant des
histogrammes. Avec ce petit programme que j’ai trouvé sur Internet, ça va aller très vite :

- Eh, mais tu utilises un programme anglais ! Les fréquences ne sont pas les mêmes qu’en français !
- C’est vrai, mais les fréquences se ressemblent suffisamment. Ce qui est surtout important, c’est de
savoir où mettre le E. L’histogramme bleu représente les fréquences des lettres en anglais.
L’histogramme rouge les fréquences des lettres de rang 7n+1 du cryptogramme. Dans ce cas-ci,
l’histogramme rouge semble bien positionné, et par conséquent la première lettre de la clef serait
un A. Voyons les lettres de rangs 7n+2 :

42
- Ici, par contre, il faut décaler l’histogramme vers la gauche pour que la colonne la plus haute
corresponde à la colonne du E de l’histogramme bleu. Allons-y :

- Voilà ! Cela semble bien. La deuxième lettre de la clef serait donc un N. Tu vois en haut à droite
le message se décrypter petit à petit, et en haut à gauche la clef apparaître lettre par lettre.
- C’est super ! Continue...
- Voilà, après les cinq dernières étapes, j’ai trouvé la clef. C’est ANIMAUX !
- Animaux ?! Curieux. Et que dit le message cette fois-ci ?

CET ENTERREMENT ETAIT VRAIMENT TRES EMOUVANT. ET DIRE QUE SI LA


VIEILLE ETAIT MORTE DE SA BELLE MORT L’EGLISE AURAIT ETE A MOITIE
VIDE... TOUJOURS GRACE A MOI, LE CANTON DU JURA EST MAINTENANT CONNU
DANS TOUTE L’EUROPE ET MEME AU-DELA. ON DEVRAIT ME REMERCIER AU LIEU
DE ME TRAQUER. MAIS ENCORE FAUDRAIT-IL SAVOIR QUI JE SUIS. EN
ATTENDANT CONTINUEZ DONC A M’APPELER LE FACTEUR.

- Le chien ! Il était donc bien à l’enterrement, comme tu l’avais pressenti, Max. Et il nous défie en
plus ! Mais à part ça, je ne vois pas trop d’indications pour le prochain meurtre.
- Il faut réfléchir sur le choix de la clef. Pourquoi a-t-il choisi le mot-clef ANIMAUX ?
- En attendant qu’on trouve, tu peux aller envoyer le message décrypté à ton cousin.
- Pas la peine, c’est déjà fait !
- Quoi ? Mais tu viens de le décrypter sous mes yeux...
- En fait, je l’avais déjà décrypté avant de revenir dans la chambre en utilisant une autre technique,
encore plus rapide.
- Dis, tu te fous de moi ?
- Ben non, c’est toi qui as voulu que je t’explique en détails le chiffre de Vigenère.
- Et alors, tu t’y es pris comment ?
- Toujours avec la bonne vieille attaque par mot probable. En fait, c’est une bête équation de
mathématiques. On a clair + clef = chiffré, donc clef = chiffré - clair.
- Je crois que j’ai pigé. Tu as pris les neuf dernières lettres du cryptogramme et tu as « soustrait »
LEFACTEUR pour trouver la clef. Mais comment fais-tu pour soustraire deux mots ?
- En utilisant le tableau de Vigenère d’une autre manière. Comme un dessin vaut mieux qu’un long
discours, regarde.

L Y C A P B Q U L
- L E F A C T E U R
= A U XA N I MA U

43
- Je te dis ce que je comprends. On prend une lettre du clair, on descend dans sa colonne jusqu’à ce
qu’on trouve la lettre chiffrée correspondante, puis on regarde la ligne sur laquelle on se trouve, ce
qui donne la lettre de la clef.
- Parfait.
- Par exemple, si je prends le F de Facteur, je descends jusqu’à ce que je trouve le C, et le C se
trouve dans la ligne du X.
- Et si on a la chance que la clef soit moins longue que le mot probable, on la verra apparaître, peut-
être même plusieurs fois.
- C’est vraiment futé. Mais évidement, il faut connaître un mot du texte clair.
- Oui. Alors que pour l’autre méthode, ce n’était pas nécessaire.
- Je crois qu’on a fait le tour. Reste à trouver ce que le facteur veut dire avec ses « animaux ».
- Tu as une idée, ma Pénélope que j’aime ?
- Non. Pas la moindre. Le seul animal auquel je pense est le petit chien de la vieille dame tuée à
Courgenay.
- Je ne pense pas qu’il y ait un rapport. Le facteur aurait plutôt écrit « Animal » ou « chien » ou
quelque chose comme ça. Mais j’avoue que moi aussi je sèche.
- À propos, il me semble que tu as beaucoup maigri depuis notre arrivée en Russie.
- Oui, et toi aussi. C’est parce qu’on mange moins qu’en Suisse, tout simplement. Les portions sont
plus petites.
- Encore heureux, parce que la bouffe russe, ce n’est pas terrible.
- Non, mais maintenant on connaît quelques bons restaurants étrangers. Ça permet de survivre. Mais
ne me parle plus de manger une fondue ailleurs qu’en Suisse !
- Quoi ! Tu ne m’as toujours pas pardonné la fondue du « Blini Domik » ?
- Non. J’ai commencé à avoir peur au moment même où le serveur nous a dit que cela prendrait
trente minutes. Ça s’est confirmé quand j’ai trempé mon premier bout de pain et qu’il est resté
englué dans le caquelon.
- Et tu crois toujours qu’ils ont chauffé du fromage fondu en portions, genre apéricubes ?
- En tout cas, il n’y avait pas une goutte de vin dans cette fondue. Heureusement qu’ils offraient un
verre de blanc avec. J’ai droit pu le vider dans le caquelon pour essayer d’améliorer ce qui pouvait
encore l’être.
- Et ça a marché, mais cela restait très mauvais. Comprends-moi : quatre mois sans fondue, j’avais
l’espoir que ça soit bon...
- C’était sûrement le pire plat du restaurant, car les blinis étaient excellents. Enfin bref. Je propose
qu’on aille manger quelque chose de bon, pour nous féliciter de nos succès - Nunc est bibendum8.
Il faudra ensuite aller chercher l’inspiration sur le web.
- En espérant que la salle sera ouverte, parce qu’il n’y a pas grand rapport entre ce qui est affiché et
la réalité.
- Certes. C’est la Russie. On verra bien. »

Ils allèrent manger dans un restaurant grec qu’ils avaient découvert la semaine de leur arrivée,
l’ « Oliva », qui se situait dans la rue Bolchaïa Morskaïa, pas loin de la place Saint-Isaac. La
première fois, il était quasiment vide, car il venait d’ouvrir. Mais maintenant, il s’était fait une
solide réputation. Il était de plus en plus fréquenté, et donc, malheureusement, le service était de
plus en plus lent. Les souvlakis d’agneau était le plat préféré de Maximilien et tous les deux
raffolaient du baklava.
Juste à côté de l’entrée du restaurant se trouvait une plaque indiquant le niveau maximum des
eaux lors de l’inondation de 1824, la pire que la ville ait connue. Depuis sa fondation, la ville avait
subi environ trois cents inondations, soit environ une par année. Cette année avait été calme, les
eaux étaient montées, mais n’avaient pas provoqué de gros dégâts, même si les médias occidentaux

8
C’est maintenant qu’il faut boire.

44
avaient prétendu le contraire. Seules les stations de métro proches de la Néva avaient été fermées
quelque temps par précaution.
De retour à l’hôtel, ils constatèrent avec plaisir que le bureau de l’hôtel était bien ouvert et
qu’il y avait deux ordinateurs libres sur les cinq qui se trouvaient dans la salle. Ils ne savaient pas
trop quoi chercher, aussi Maximilien alla-t-il d’abord voir s’il avait reçu de nouveaux e-mails.

45
Chapitre 7
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Mon, 7 Feb 2005 18:47:22 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 7e victime

Max,
Deux le même jour ! On a en effet trouvé une septième victime à
Saulcy, couronnée de lierre (comme la muse Thalie). Ton hypothèse des
neuf muses est maintenant une certitude. Ce qui veut dire aussi que
l’on aura encore deux victimes si on ne met pas la main sur ce tueur
avant.

Voici le message qu’on a retrouvé dans sa bouche :

ZQYZR IJHAA AAAAA UQDNE AQFEK IHZKF LGYCO ZSENF MSHWE EJFAF VQALS
WAOXY EBLKK TTOTH ICGKA ICAAD VGGAF MMORZ SHEKB UROJE VUOKZ IDDAK
BHORB ICZEC SQAAD TCOPZ LQHTO UIYMO UCOPB YIORS EQFLY ZDORS VRORB
MOOSE VRKLO VUZQK BHORB ICZEC SQAWV UMVDO BJOMG SCOMA IFBQG IHSWO
ZBYRQ FMORO VDSRZ IOENM IUGAH XGGAF IMHRO ZDOMZ MEYAQ EHCCK ZERAH
BQASY UQAMO XDESO ZUKAF TAFAE EQSLZ MEYED YJUSF EQKTF IHBAA TUCKO
WASLB IEYEZ VQRAH BQASY UQAMO XDESO ZUKAF TAFQY VCSJS BUZAB XCKCL
YDOWH ZQFNO UBSOY IBBQK UBBQK UTOTH ICGKA ICAAD VGGAF MMORZ SHRAH
EQBZE ZSSMY VBLEH EQKTF IHBAA TUCKO JQYHY ZQDQO UMOAF KGBAK ZUQXO
RQOBY HUQLO SD

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

Pénélope avait regardé par-dessus son épaule :

«Saulcy ? Je ne sais même pas où c’est !


- Je t’avoue que je ne sais pas trop non plus. Je vais voir si je trouve une carte du Jura sur le web.
Avec Swissgeo, je devrais pouvoir trouver ce village...Voilà. Ce n’est pas très loin de St-Brais,
dans les Franches-Montagnes.
- Pas très facile à lire, cette carte...
- Si j’avais su... J’ai une superbe carte du canton de Jura chez moi, avec les... Oh putain !

46
- Euh... non ! Moi c’est Pénélope...
- Hein ? Non, non ! Je crois que j’ai une idée pour les animaux !
- J’ai du mal à te suivre...
- Sur la carte que j’ai chez moi figurent les écussons de toutes les localités du canton.
- Et alors ?
- Alors je sais qu’il y a une oie sur l’écusson de Courgenay - d’ailleurs le sobriquet des habitants de
Courgenay c’est les Ouayes - les Oies en patois. Et je sais aussi qu’il y a un ours sur l’écusson de
St-Ursanne.
- Cela fait déjà deux animaux. Et les autres villages ?
- On doit sûrement trouver ça sur le web. Je me rappelle avoir vu l’année passée un site
extraordinaire : atlasgeo.ch, il me semble. Attends ! »

Maximilien commença à agiter sa souris dans tous les coins de l’écran avec une rapidité telle
que Pénélope avait presque mal au cœur en voyant les pages défiler à toute vitesse.

« Oui, c’est ça ! On trouve sur ce site des drapeaux du monde entier et je sais que l’on peut voir les
écussons de toutes les localités du canton. Un boulot incroyable ! Je vais les télécharger sur ma
clef USB, ainsi que la carte géographique du canton, et on regardera ça tranquillement sur mon
portable. »

Ils retournèrent dans leur chambre. Maximilien avait pour une fois un pas très rapide, ce qui
ne lui ressemblait pas du tout. Généralement tout le monde le dépassait dans la rue, et ses collègues
lui disaient sans arrêt qu’il avait l’air fatigué, ce qui l’exaspérait au plus haut point. « Je
m’économise », leur répondait-il.

« Bon, Pénélope, je crois qu’on tient quelque chose. Voici les écussons des sept villages où le
facteur a « posté » ses lettres, dans l’ordre chronologique : Seleute, Épiquerez, Chevenez,
Courtedoux, Courgenay, Saint-Ursanne, et le tout dernier... Saulcy.

- Bon sang, ça devient agaçant, mais je reconnais que tu avais encore raison : il y a un animal sur
tous les écussons.
- Ce qui implique...
- ... que le facteur choisit les lieux de ses crimes. Il tue à un endroit précis, en fonction de l’écusson
du lieu.
- J’allais le dire. Il y a une logique sous-jacente. Si tu regardes bien, tous ces écussons ont un autre

47
point commun.
- Lequel ? Tous les animaux regardent vers la gauche ?
- Oui, d’accord, mais il y a quelque chose d’autre, de plus subtil...
- Les animaux ont l’air méchant ?
- Ouais, si on veut. Non, baby. La langue ! Tous ces animaux tirent la langue. Tu te rappelles que le
facteur avait écrit dans son cinquième message : « les langues s’agitent ».
- Mais oui, et tu avais failli nous pondre un oeuf cuit dur tellement cela t’intriguait.
- Je crois qu’on a découvert quelque chose d’important : le facteur tue dans des localités
jurassiennes qui ont sur leur écusson un animal qui tire la langue.
- Et il y en a beaucoup ?
- En tout, j’en compte quinze : Develier, Mettemberg, Saulcy, Soulce, Courrendlin, Charmoille,
Chevenez, Courgenay, Courtedoux, Courtemaîche, St-Ursanne, Seleute, La Chaux-des-Breuleux,
Épiquerez et Les Genevez. Alors comment a-t-il choisi neuf villages parmi ceux-là ? Vu le côté
sophistiqué du gars, il y a sûrement une raison...
- C’est peut-être le moment de regarder la carte de géographie que tu as imprimée. Regarde, Max !
Pendant que tu travaillais avec les écussons, j’ai noté d’un chiffre les endroits des sept meurtres.

- Très intéressant ! Jusqu’à ce matin, on avait l’impression que le tueur décrivait plus ou moins un
cercle, mais la victime de Saulcy change tout !
- Ne me dis pas que tu penses que le tueur va « dessiner » un neuf sur la carte...
- Eh bien si ! C’est exactement ce que je pense...
- Putain ! Ce gars est vraiment obsédé par le chiffre 9. Mais alors... en prolongeant la queue du neuf
sur la carte, on pourrait peut-être deviner les lieux de ses prochains crimes !
- Oui, et c’est ce qu’on va faire... Bon, alors, en supposant que notre tueur termine son neuf et qu’il
reste dans le Canton du Jura, il ne reste plus que deux communes qui ont un animal tirant la langue
sur leur écusson : par ordre d’apparition probable, Les Genevez et La Chaux-des-Breuleux, dont

48
voici les écussons respectifs :

- Sur la carte, ça donne quoi ?


- Regarde, ça joue parfaitement. Ma main à couper que c’est là qu’auront lieu les deux derniers
crimes.

- À moins qu’on l’arrête avant...


- Mais il faudrait qu’on ait de la chance, car on a déjà vu que savoir le lieu du prochain crime ne
suffit pas à l’empêcher.
- Bon, ben je crois qu’on a fait le tour. Reste à déchiffrer le message.
- Ouais, mais moi je suis mort. Je préfère faire ça demain matin, après une bonne nuit de sommeil.
- Quoi ? Mais tu es fou ! Il faut décrypter ce message le plus vite possible.
- Je te dis que je suis vanné. Mais je ne t’empêche pas d’essayer, si tu veux. Moi je dors. Je ne vais
pas risquer un claquage du cerveau.
- Ok. Dors. De toute façon il est trop tôt pour moi. Je n’ai pas sommeil. »

Avant de tomber dans les bras de Morphée, il vit Pénélope s’agiter avec un papier, un crayon,
et même son ordinateur. Elle qui a horreur de ces machines !
Le lendemain matin, Pénélope dormait profondément lorsqu’il se réveilla. Ils avaient toujours
été décalés de deux heures, et, malheureusement, les deux heures de décalage entre la Suisse et la
Russie n’avaient rien changé. Maximilien adorait la regarder dormir. Ses petits pieds dépassaient du

49
lit et ses orteils bougeaient comme les doigts d’un chat qui rêve. Elle avait laissé un mot sur la
table :

Maxou,
Tu me connais, je n’ai pas pu attendre. J’ai donc analysé le texte comme tu me l’as montré. Voici
l’histogramme des fréquences :

Cela fait penser à un chiffre polyalphabétique, ce qui a été confirmé par l’indice de coïncidence
(0,04824). Le test de Friedman donne une longueur de clef de 5. Je me suis dis que c’était encore un chiffre
de Vigenère puisque les victimes ont été tuées le même jour, mais malheureusement, je n’arrive à rien en
essayant le mot probable « facteur ». J’ai essayé toutes les positions possibles avec ton foutu programme.
Alors soit il n’a pas signé son message comme d’habitude, soit ce n’est pas un chiffre de Vigenère.

Ta Pénélope qui t’aime très fort

Pénélope se réveilla vers dix heures. D’habitude elle restait couchée et lisait ses livres russes -
elle en avait acheté une bonne soixantaine -, mais là, elle ne tenait pas en place.

« Alors Maxou, tu as pu décrypter le message du facteur ?


- Oui, assez facilement.
- Quoi ? Ne me dis pas que je me suis cassé le cul deux heures pour rien ?
- Bien sûr que non ! Tout ce que tu as fait, je l’aurais certainement fait aussi. Tu m’as fait gagner
beaucoup de temps.
- Qu’est-ce qui coinçait ?
- Ce n’était pas un chiffre de Vigenère, mais une variante : le chiffre de Beaufort. En fait, le tableau
est le même mais on chiffre et on déchiffre selon un autre schéma :

Pour chiffrer selon Beaufort Pour déchiffrer selon Beaufort

- Je vois. La lettre chiffrée ne se trouve plus dans le tableau, mais sur la première ligne. Et la lettre
claire se trouve sur la première colonne au lieu de la première ligne.

50
- Tout à fait. Pour voir si tu as compris, chiffre à nouveau « Blanche-neige et les sept nains ».
- Eh là ! Minute ! Avec Beaufort, je dois prendre le grand tableau, je ne peux pas supprimer des
lignes comme avec Vigenère !
- Eh non. C’est normal, puisque les lettres de la clef sont dans le tableau et non plus sur la première
colonne...
- Ouais. Bon, j’y vais :

texte clair B L A N C H E N E I G E E T L E S S E P T N A I N S
mot-clef c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c e s a r c
texte chiffré B T S N P V A F W J WA O H G YMAWC J R S S E K

- Parfait. Tu es une excellente élève.


- Et pour décrypter, tu t’y es pris comment ?
- Technique du mot probable, comme avec le chiffre de Vigenère, à une petite différence près. En
effet, chiffrer avec Beaufort, cela revient à appliquer l’équation clef - clair = chiffré. Donc, pour
trouver la clef, il faut utiliser l’équation clef = chiffré + clair.
- Et que dit le message ?
- C’est un « poème ». Et tu remarqueras aussi que notre tueur a signé un peu différemment cette
fois-ci. Au début j’ai utilisé « le facteur » et ça ne marchait pas. Par contre, avec le mot
« facteur », j’ai trouvé le mot-clef « muses ».
- Qui contient cinq lettres comme je l’avais trouvé !
- Oui. Voici le poème :

Neuf belles muses se promenaient, un bouc encorna Clio – il n'en resta


que huit.
Huit belles muses se promenaient, un ours dévora Euterpe – il n'en
resta que sept.
Sept belles muses se promenaient, un renard enragé mordit Erato – il
n'en resta que six.
Six belles muses se promenaient, un chien errant égorgea Melpomène –
il n'en resta que cinq.
Cinq belles muses se promenaient, une oie attaqua Polymnie – il n'en
resta que quatre.
Quatre belles muses se promenaient, un ours avala Terpsichore – il
n'en resta que trois.
Trois belles muses se promenaient, un bélier fonça sur Thalie – il
n'en resta que deux.

Une poésie encore inachevée du facteur.

- Putain, quel malade ! Mais... une petite minute ! Ce poème me rappelle quelque chose... J’y suis.
« Les dix petits nègres » !
- On ne dit pas « nègre », on dit « personne de couleur » !
- Je parle du roman d’Agatha Christie, inculte ! J’avais tellement aimé ce roman que j’avais appris
la comptine du début par cœur :

Dix petits nègres s’en furent dîner, l’un d’eux but à s’en étrangler – n’en resta plus que neuf.
Neuf petits nègres se couchèrent à minuit, l’un d’eux а jamais s’endormit – n’en resta plus que huit.
Huit petits nègres dans le Devon étaient allés, l’un d’eux voulut y demeurer – n’en resta plus que sept.
Sept petits nègres fendirent du bois, en deux l’un se coupa ma foi – n’en resta plus que six.
Six petits nègres rêvassaient au rucher, une abeille l’un d’eux a piqué – n’en resta plus que cinq.
Cinq petits nègres étaient avocats à la cour, l’un d’eux finit en haute cour – n’en resta plus que quatre.
Quatre petits nègres se baignèrent au matin, poisson d’avril goba l’un – n’en resta plus que trois.
Trois petits nègres s’en allèrent au zoo, un ours de l’un fit la peau - n’en resta plus que deux.

51
Deux petits nègres se dorèrent au soleil, l’un d’eux revint vermeil – n’en resta plus qu’un.
Un petit nègre se retrouva tout esseulé, se pendre il s’en est allé – n’en resta plus… du tout.

- En effet, je crois qu’on peut parler de plagiat !


- Mais je ne vois pas où le facteur veut en venir.
- Il y a plusieurs hypothèses :
1. Il veut être sûr que l’on comprendra bien le sens de son « oeuvre ». Il doute peut-être de notre
capacité à comprendre ses messages. En tout cas, maintenant, c’est plus que sûr, il y aura neuf
morts.
2. Il veut nous faire comprendre quelque chose d’autre en faisant référence au roman d’Agatha
Christie. Il se passe quoi dans ce roman ?
- Pour faire simple, dix personnes, au passé pas très clair - elles ont été acquittées lors d’un procès -,
sont invitées sur une île. Puis elles sont assassinées les unes après les autres. Ce qui est fort, c’est
qu’à la fin de l’histoire, tout le monde est mort, car l’assassin - l’un des dix invités - s’est suicidé.
- Peut-être que le facteur a l’intention de se donner le tour et d’être la neuvième victime...
- ... ou de nous le faire croire pour qu’on abandonne les recherches.
- Le bougre insinue le doute, comme à son habitude. Bon, en tout cas, j’ai un long courriel à écrire à
mon cousin. Les dernières vingt-quatre heures ont été riches en enseignements, mais on ne sait
toujours pas qui est le facteur... »

Un mois et demi passa sans que l’affaire évolue. Les policiers ne trouvaient rien, malgré les
renforts des spécialistes venus de Suisse et des États-Unis. Le facteur était très méticuleux et ne
laissait aucun indice sur les lieux du crime. Les morts étaient toujours retrouvés au bord des routes,
si bien qu’il n’y avait même pas une empreinte de pas.

À Saint-Pétersbourg, les jours étaient enfin aussi longs que les nuits. La glace et la neige
commençaient à fondre. On voyait sur les trottoirs de gros morceaux de glace, de la taille d’une
pastèque, qui étaient tombés des toits. Maximilien avait lu dans le « St. Petersburg Times » que
cette année, une soixantaine de personnes avaient été admises à l’hôpital après avoir reçu une
stalactite de glace sur la tête ! Comme quoi il n’y avait pas que dans le Jura que l’on pouvait se
trouver au mauvais endroit au mauvais moment...

52
Chapitre 8
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Fri, 25 Mar 2005 9:00:12 +0100
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 8e victime

Max,

Charmant Vendredi-Saint ! On a trouvé une nouvelle victime aux Genevez


(comme tu l’avais prédit), avec une couronne d’étoiles sur la tête.
Comme ce fut le cas à Courgenay, une promeneuse n’avait pas tenu
compte des avis de prudence...
Mais cette fois-ci, la victime n’est pas morte. Elle est dans un coma
profond, mais elle vit encore. Peut-être a-t-elle vu le tueur. Elle se
trouve aux soins intensifs à l’hôpital de Bâle. On espère qu’elle s’en
tirera. Son anomalie anatomique l’a sauvée : elle a le coeur à
droite (oui, ça existe ; en fait tous les organes sont inversés, ça
s’appelle un situs inversus). On l’a su parce qu’elle portait une
médaille autour du cou pour signaler cette anomalie.
Voici le message qu’on a retrouvé dans sa bouche :

LZMVB IQEVY EHVYE HXBCA TBTQY MDTEH VYDHJ ZTLTQ YMDTT DNMPS BCGAB
CMZOP ISINP CQBXM BICAC GCBBX DTQEC FYMMV XPACJ CHTBI MVHCF ZTRVY
XPLTA QCBHQ COICH TATVP TDQBL EQNZL TLPNI RQHCQ PYMTB TBVEG NSQDN
ZPCUH GCYIY MPCBN IBCQT BVEYM YRPQC ONBPS URGAQ OKTBT EQSNC MBQEK
HLEIZ LXM

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

Le rituel était immuable : avant de commencer à décrypter un texte, il fallait que Maximilien écoute
la musique de Tori Amos. Elle avait justement produit un nouvel album, et, par chance, il était
disponible en Russie, pour le plus grand plaisir de Maximilien et le désespoir de Pénélope qui, elle,
était fan de Lynda Lemay. Plus incroyable encore, pour une fois cela ne semblait pas être un CD
piraté, contrairement aux autres albums de Tori Amos, qui étaient tous des copies grossières : les
pirates ne prenaient même pas la peine de faire des pochettes qui ressemblaient aux originales. Il y
avait aussi un CD qui s’appelait « Unauthorized » : c’était un enregistrement pirate d’un de ses

53
concerts. Les auteurs avaient eu la gentillesse de prévenir sur la pochette que la qualité du son
n’était pas excellente ! Tous ces albums se trouvaient évidemment dans un grand magasin de
musique tout ce qu’il y a d’officiel.
Le plus incroyable pour un occidental était le marché des DVD. Ils étaient à peu près tous
piratés, sauf les films russes. C’est bien simple, les films étrangers étaient disponibles en DVD
avant d’être projetés dans les salles ! Et impossible de reconnaître un pirate d’un original avant de le
visionner : même prix, même jaquette. La qualité de l’image était mauvaise, et il n’était souvent pas
possible de choisir la langue. Par contre, les prix défiaient toute concurrence... En fait, les DVD non
piratés, ils le comprirent plus tard, portaient un autocollant particulier, une sorte de gage de qualité.
Une fois, ils trouvèrent côte à côte dans un magasin deux DVD du même film russe, apparemment
identiques, mais un coûtait le triple de l’autre. Quand Pénélope demanda pourquoi il y avait une
telle différence de prix, le vendeur dit que le cher était un original et l’autre une copie pirate
autorisée !

«Bon ! Rebelote ! Une analyse des fréquences et un test de Friedman pour commencer.

- Le test de Friedman donne comme valeur 0.05128. Trop faible pour être une substitution
monoalphabétique. D’un autre côté, l’histogramme est trop irrégulier pour être une substitution
polyalphabétique. D’ailleurs, j’ai essayé différentes longueurs de clef, comme je l’avais fait pour
les deux chiffres précédents, et je n’ai pas trouvé de longueur plausible. Il doit s’agir d’un autre
type de chiffre, et l’absence complète du W me met la puce à l’oreille...
- Ah bon ! Il y a d’autres types de chiffres ?
- Oh oui, il y a encore les chiffres polygrammiques.
- J’étais sûre que tu allais me ressortir un terme technique !
- Ne t’énerve pas ! Je t’explique. On ne substitue plus une lettre à une autre, mais un groupe de
lettres à un autre groupe de lettres. L’absence du W me ferait pencher pour un chiffre de Playfair.
- Et comment ça marche ?
- Le chiffre de Playfair a été popularisé par Lyon... Playfair, mais en fait il a été inventé en 1854 par
Sir Charles Wheatstone, un des pionniers du télégraphe électrique. Encore une injustice de
l’histoire... Les mathématiques en sont pleines : par exemple, le triangle de Pascal a été découvert
cinq siècles plus tôt par le chinois Zhu Shi Jie. Pour en revenir au chiffre de Playfair, on dispose
les vingt-cinq lettres de l'alphabet dans une grille carrée. Cette grille est la clef.
- Merci pour la préface historique, mais je t’arrête tout de suite : il y a vingt-six lettres dans notre
alphabet !
- Certes, mais on enlève le W qui est une lettre très rare en français. En cas de besoin, on le
remplace par deux V. Les anglophones, eux, préfèrent se passer du J.
- D’où l’absence du W dans l’histogramme...
- Exactement. La méthode de chiffrement est très élégante. On chiffre le texte par groupes de deux
lettres en appliquant les quatre règles suivantes :

54
Règle 1. Si les deux lettres sont sur les coins d'un rectangle, alors les lettres chiffrées sont sur les
deux autres coins. Dans mon exemple, OK devient VA, BI devient DC, GO devient YV.
La première des deux lettres chiffrées doit être sur la même ligne que la première lettre
claire.
Règle 2. Si deux lettres sont sur la même ligne, on prend les deux lettres qui les suivent
immédiatement à leur droite : FJ sera remplacé par US, VE par EC.
Règle 3. Si deux lettres sont sur la même colonne, on prend les deux lettres qui les suivent
immédiatement en dessous : BJ sera remplacé par JL, RM par ID.

B Y D G Z B Y D G Z B Y D G Z
J S F U P J S F U P J S F U P
L A R K X L A R K X L A R K X
C O I V E C O I V E C O I V E
Q N M H T Q N M H T Q N M H T
Règle 1 Règle 2 Règle 3

Règle 4. Si le bigramme est composé de deux lettres identiques, on insère une nulle (usuellement
le X) entre les deux pour éliminer ce doublon.

- Mais comment le destinataire connaît-il la grille ?


- Généralement, on se met d’accord au préalable sur un mot-clef. On remplit la grille d’abord avec
les lettres du mot-clef, puis avec le reste des lettres de l’alphabet.
- Ah oui ! Je me rappelle. On avait déjà utilisé ce truc pour créer un alphabet désordonné. Et pour
déchiffrer ?
- On applique les mêmes règles à l'envers...
- Oh là là ! C’est hyper-compliqué !
- Un peu au début, mais avec de l’entraînement, cela va assez vite. En tout cas, c’est plus simple
que le génitif pluriel en russe !
- .. ou que les verbes de mouvement ! Et pour décrypter, je suppose que c’est l’horreur ?
- Oui et non. Cela dépend. La méthode consiste à reconstituer la grille de chiffrement, ou une grille
équivalente - car plusieurs grilles engendrent le même chiffrement.
- Et comment fais-tu ? Tu as un petit programme ?
- Eh bien non, figure-toi. Cette fois-ci ce sera uniquement avec la tête, car il faut utiliser la
technique du mot probable, deviner des mots. Et cela, un ordinateur n’est pas capable de le faire.
- Bon ! Eh bien au boulot, mon vieux !
- Je ne suis pas vieux ! Je vais déjà regrouper les lettres deux par deux et supposer, une fois de plus,
que notre assassin a terminé son message par « le facteur ». Cela nous donnera peut-être déjà
quelques indications.

LZ MV BI QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH VY DH JZ TL TQ YM DT TD
et ie
NM PS BC GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI CA CG CB BX DT QE CF YM MV XP
ur ie
AC JC HT BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB HQ CO IC HT AT VP TD QB LE QN
ei
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
xm ef ac te ur

N’oublions pas que si EI ↔ CA, alors on a aussi IE ↔ AC.

55
- On n’est guère plus avancés...
- Il faudrait trouver un mot avec les bigrammes UR et IE dedans. Pénélope, je t’écoute ! Tu es plus
douée que moi pour ça...
- Une minute... Rappelle-moi quelle sorte de couronne portait la victime !
- Une couronne d’étoiles.
- La muse qui porte une couronne d’étoiles est URanIE. Ça pourrait coller... Essaie voir !
LZ MV BI QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH VY DH JZ TL TQ YM DT TD
et an ie
NM PS BC GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI CA CG CB BX DT QE CF YM MV XP
ur an ie
AC JC HT BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB HQ CO IC HT AT VP TD QB LE QN
ei an
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te na
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
xm ef ac te ur

- Bon début ! Continue !


- Je me demande si, par hasard, le facteur n’a pas ajouté une ligne à son poème plagié sur les dix
petits nègres. Si c’est le cas, la fin de la phrase doit sûrement être « bla bla Uranie, il n’en resta
plus qu’une ».
- Tu as raison, ma Pénélope Joli Cœur. Essayons...
LZ MV BI QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH VY DH JZ TL TQ YM DT TD
et qu an ta rn ie us es us es se
NM PS BC GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI CA CG CB BX DT QE CF YM MV XP
ur an ie il ne nr es ta pl us qu un
AC JC HT BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB HQ CO IC HT AT VP TD QB LE QN
ei an un eq
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te li us na
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
us xm at ef ac te ur

- Magnifique. Je continue sur ma lancée... Tu dois pouvoir placer le début de la phrase « Deux
belles muses se promenaient bla bla ».
- En effet, on peut placer cette phrase, en faisant attention à la lettre L redoublée de « belles » : il
faudra écrire « belxles ».
LZ MV BI
QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH
JZ VY DH TL TQ YM DT TD
et qu an
ta au de ux rn ie sm us es de
lx ux be le sm us es se
NM PS BC
GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI CA CG
DT CB BX QE CF YM MV XP
pr om en
ai en ur an ie il
es ne nr ta pl us qu un
AC JC HT
BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB HQ CO
AT IC HT VP TD QB LE QN
ei an ux un el ne eq
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te le li us na
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
us om xm ai at ef ac te ur

- Ça prend forme dis donc ! Qu’est-ce qu’on peut encore ajouter ?


- L’emblème des Genevez est un coq. On pourrait essayer la phrase : « Deux belles muses se
promenaient. Un coq bla bla Uranie - il n’en resta plus qu’une ».

LZ MV BI QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH VY DH JZ TL TQ YM DT TD
et qu an ta ux de ux de rn ie re sm us es de ux be lx le sm us es se

56
NM PS BC GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI
CA CG CB BX DT QE CF YM MV XP
pr om en ai en tu nc oq ur an
ie il ne nr es ta pl us qu un
AC JC HT BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB
HQ CO IC HT AT VP TD QB LE QN
ei an ux un el ne eq
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD
NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te le er li us na
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
re us om xm ai si er at ef ac te ur

- On est coincés. Je ne vois plus quoi faire, Maxou.


- Ça ne fait rien. C’est à moi de jouer maintenant. On en sait assez pour essayer de reconstituer la
grille de chiffrement. Avec toutes les paires de bigrammes qu’on a trouvées, cela ne devrait pas
être trop difficile. L’idée est d’utiliser les lettres déjà placées dans la grille pour en ajouter d’autres
petit à petit. Le problème, c’est le début. Mais comme la grille est souvent construite à partir d’un
mot-clef (et le facteur a toujours utilisé des mots-clefs jusqu’à présent), il arrive très souvent que
les trois dernières lettres XYZ occupent les trois dernières places de la grille, car ces lettres sont
rares en français.

On va donc partir de En utilisant la paire


cette hypothèse : LX ↔ JZ, on peut
placer J et L :
J L
X Y Z X Y Z

En utilisant la paire En utilisant les paires


ZL ↔ TE, on peut E MZ ↔ TU, et E
placer E et T : T VY ↔ UX, on peut M T
J L placer M, U et V : J L
X Y Z U V X Y Z

En utilisant la paire En utilisant la paire


YM ↔ UA, on peut E TQ ↔ SM, ou E
placer le S : M S T MV ↔ QU on peut M Q S T
J L placer le Q : J L
U V X Y Z U V X Y Z

En utilisant la paire En utilisant la paire


DT ↔ ES, on peut D E BT ↔ ER, on peut B D E
placer le D : M Q S T placer B et R : M Q R S T
J L J L
U V X Y Z U V X Y Z

En utilisant la paire P N En utilisant la paire P I N


XP ↔ UN, on peut B D E BI ↔ AN, on peut A B D E
placer N et P : M Q R S T placer A et I : M Q R S T
J L J L
U V X Y Z U V X Y Z

57
En utilisant la paire P I N O En utilisant la paire P I N O C
IS ↔ OQ, on peut A B D E AC ↔ EI, on peut A B D E
placer le O : M Q R S T placer le C : M Q R S T
J L J L
U V X Y Z U V X Y Z

En utilisant la paire P I N O C En utilisant la paire P I N O C


EF ↔ HL, on peut H A B D E GA ↔ AI, on peut H A B D E
placer F et H : M Q R S T placer le G, mais on F G J L
F J L doit d’abord permuter M Q R S T
U V X Y Z les lignes 3 et 4. U V X Y Z

Et donc la dernière P I N O C
case est occupée par H A B D E
le K. F G J K L
M Q R S T
U V X Y Z

- Et voilà la grille de chiffrement. On peut vérifier avec les autres paires si cela joue, et on peut
même deviner le mot-clef, qui est...
- Pinoch !?
- Presque... N’oublie pas que certaines lettres manquent : celles qui apparaissent plusieurs fois dans
le mot.
- Pinocchio !
- Eh oui. Omnis homo mendax9... Mauvais, ça !
- Oui, il continue à instiller le doute.
- Bon ! On peut maintenant terminer le décryptement en utilisant la grille :

LZ MV BI QE VY EH VY EH XB CA TB TQ YM DT EH VY DH JZ TL TQ YM DT TD
et qu an ta ux de ux de rn ie re sm us es de ux be lx le sm us es se
NM PS BC GA BC MZ OP IS IN PC QB XM BI CA CG CB BX DT QE CF YM MV XP
pr om en ai en tu nc oq pi co ra ur an ie il ne nr es ta pl us qu un
AC JC HT BI MV HC FZ TR VY XP LT AQ CB HQ CO IC HT AT VP TD QB LE QN
ei ln em an qu ep lu sq ux un el ig ne am on po em eq ui se ra ec ri
ZL TL PN IR QH CQ PY MT BT BV EG NS QD NZ PC UH GC YI YM PC BN IB CQ
te le ci nq ma it ou ts er ax al or sa cx co mp li vo us co nx na it
TB VE YM YR PQ CO NB PS UR GA QO KT BT EQ SN CM BQ EK HL EI ZL XM
re za us xs im on xn om xm ai si ls er at to pt ar dl ef ac te ur

- Écoute bien, mon aimée, je te lis le huitième message :

Et quant aux deux dernières muses :


Deux belles muses se promenaient, un coq picora Uranie – il n'en resta
plus qu'une.
Il ne manque plus qu'une ligne à mon poème qui sera écrite le cinq
mai. Tout sera alors accompli.
Vous connaîtrez aussi mon nom, mais il sera trop tard.
Le facteur.

- Ce serait clair si le mot-clef n’était pas Pinocchio... Parce que là tout est possible : il peut mentir
sur la date, sur le fait que tout sera accompli ou qu’il va donner son nom. Il peut même ne pas
mentir du tout ! Bluff ou double bluff ?
9
Tout homme est menteur.

58
- Ce gars est vraiment très malin : on croit piger quelque chose, et l’instant d’après tout est remis en
question. Comment comprendre un type comme ça ? »

La semaine après Pâques, des copines de Pénélope étaient venues de Suisse lui rendre visite.
Cela permit à Pénélope et Maximilien de se reconnecter avec le monde occidental, et d’apprendre la
mort du Pape Jean-Paul II. Il faut dire qu’ici, en Russie, cette mort était passée presque inaperçue,
car les orthodoxes n’aiment pas le Pape, et, de toute façon, la fin de l’Union soviétique était trop
récente pour que la religion ait repris ses droits.
Au moins, les Russes restauraient maintenant leurs magnifiques églises et ne les utilisaient
plus comme hangars, comme ce fut le cas pour la plus belle église de Saint-Pétersbourg : la
cathédrale du Sauveur sur le « Sang-versé ». Étranges Russes, qui n’avaient pas hésité à construire
une église à l’endroit précis où le tsar Alexandre II fut victime d’un attentat en 1881, quitte à
empiéter sur le canal Griboïedov. Cette église était la plus époustouflante qu’ils eussent visitée.
D’habitude, dans les églises occidentales, les couleurs étaient ternes, car le temps avait fait son
oeuvre. Celle-ci était flambant neuve, les couleurs étaient vives, ils se seraient crus à l’intérieur
d’une bande dessinée. Les murs étaient entièrement tapissés de mosaïque, car cela résistait mieux
aux grands changements de température que des grandes fresques.
Étranges Russes vraiment, qui construisirent et détruisirent plusieurs fois la cathédrale Saint-
Isaac. Et que trouvait-on maintenant à l’intérieur de la quatrième version ? Un musée consacré à...
l’histoire de la construction de la cathédrale Saint-Isaac !

De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>


Date : Sun, 24 Apr 2005 17:12:53 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : demi-miracle

Max,

La victime miraculée du facteur est sortie du coma ce matin.


Malheureusement, elle n’a pas vu son agresseur. Elle se rappelle
cependant avoir croisé un couple d’amoureux et un jeune homme qui
promenait son chien, mais elle ne peut décrire personne précisément.
Elle devra rester aux soins intensifs probablement encore plusieurs
semaines.

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

59
Chapitre 9
De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>
Date : Thu, 5 May 2005 23:34:48 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : 9e victime (et dernière ?)

Max,

Comme prévu, il y a eu un mort à la Chaux-des-Breuleux, mais il y a du


changement pour cette victime : une seule balle dans le coeur, et le
revolver dans la main du mort. On a retrouvé ses papiers sur lui : un
jeune homme de 20 ans, domicilié dans la région.

Et tiens-toi bien : les balles trouvées dans les 8 autres victimes


proviennent de ce revolver.

Pour le reste, le mort avait une couronne dorée (Calliope), et voici


le message qu’on a retrouvé dans sa bouche :

VGGAF FVGGF GFFXV XVFXG FFXDX GXGFD XGVFX FFGVG XFXFX AFGFG FGXGF
XVDFV FFVDF DFXFF XGFXF XVVXG FVXGG GVGFF FFFFX FDFAF ADGFF VDVGV
VVDFG FGGGG GVGXA DVFFV FXGVX VGFGF DDFFD FGFFF DFGVF XGFXF FFGFF
FVFDF VFVFF VFDGX FDVDV DFDFG FVFGF ADFFG VGFVV FVGVG FFFVF AXVFG
VVFVX FVAGG XVFGX DFXXX FGFVD DFVVD FVGFD VXVFD FAXFF FVAFX FVFVF
GGGFF VGFFX FFAXG FXVDD DFVVF VDGGG FXGFD VFFAD GXGFF FFDDF AVGFG
FDXFX VDGFG FGFGX AFADG XDDAX GDXVX FAXXV GFFVG VVDDF GFVGD FFFAG
DAGFF FVGFF FGFGD VFFGX

Moi, je suis prêt à parier que la victime est notre facteur, qui s’est
suicidé pour finir en beauté. Il faisait partie des suspects que nous
avions interrogés après l’enterrement à Courgenay. C’est vraiment
rageant.

Nous allons perquisitionner son appartement demain vendredi. Je t’en


dirai plus samedi. En attendant, je te souhaite plein succès pour
cette nouvelle et probablement dernière épreuve !

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

60
« Enfer et putréfaction !
- Qu’est-ce qu’il y a, Maxou ?
- C’est un chiffre ADFGVX !
- Et alors ?
- Alors ? C’est simple ! Je ne sais pas décrypter ce chiffre !
- Ne t’énerve pas et commence par m’expliquer ce système...
- C’est un Allemand, Fritz Nebel, qui a inventé ce chiffre pendant la première guerre mondiale. Il
s’est inspiré du carré de Polybe, un historien grec qui a vécu au 2 e siècle avant Jésus Christ !
L’idée est d’utiliser un carré 6x6 que l’on remplit avec les lettres de l’alphabet et les chiffres de 0
à 9 - ce qui fait bien 36 caractères. On repère ensuite ces lettres grâce à un système de
coordonnées, un peu comme aux échecs, avec les lettres A, D, F, G, V et X (d’où le nom du
chiffre).
- Et pourquoi ces lettres-là plutôt que d’autres ?
- A l’époque, les transmissions se faisaient en Morse. Pour réduire au maximum le risque d’erreur
des transmissions, Nebel a choisi des lettres dont les codes Morse sont très différents les uns des
autres. »

Maximilien attrapa un crayon et se mit à griffonner deux tableaux.

« Tiens, voilà un exemple complet, car c’est difficile à expliquer dans le vide.

A D F G V X
A c 1 o f w j
D y m t 5 b 4
F 7 a 2 8 s p
G 0 q h x k e
V i 3 u l 6 d
X v r g z n 9

Clair v i e n s m e v o i r a 1 5 h 3 0
Antigramme XA VA GX XV FV DD GX XA AF VA XD FD AD DG GF VD GA

- Je ne vois rien de bien compliqué ! C’est une bête substitution simple...


- Oui, mais ce n’est pas fini. Le message est ensuite surchiffré avec une transposition. Pour ce faire,
on choisit un mot ou une phrase-clef, par exemple JE T’AIME, que l’on écrit sur la première ligne
d’un autre tableau. On remplit ensuite le tableau ligne par ligne, et, s’il manque des lettres, on
rajoute ce qu’on appelle des nulles : ce sont des lettres sans signification choisies parmi A, D, F,
G, V et X. Ensuite, on permute les colonnes du tableau de façon à ce que les lettres de la première
ligne soient classées par ordre alphabétique.

J E T A I M E A E E I J M T
X A V A G X X A A X G X X V
V F V D D G X D F X D V G V
X A A F V A X F A X V X A A
D F D A D D G A F G D D D D
G F V D G A D D F D G G A V

Il ne reste ensuite plus qu'à lire les lettres de haut en bas et de gauche à droite. Le cryptogramme

61
final est : ADFAD AFAFF XXXGD GDVDG XVXDG XGADA VVADV.
- Donc, si je comprends bien, il y a deux clefs : le tableau carré pour substituer et un mot-clef pour
transposer ? Et pour déchiffrer, on applique simplement le procédé à l’envers, je présume ?
- Oui. On remet les colonnes dans l’ordre et on lit le message ligne par ligne. Il faut juste supprimer
les nulles éventuelles. Par contre, je n’ai jamais lu un seul livre où on explique comment décrypter
ce chiffre. Ce que je sais, c’est que Georges-Jean Painvin, le Français qui a pu casser ce système, a
passé plusieurs mois dans une maison de repos après la guerre, ce qui ne l’a pas empêché de vivre
jusqu’à l’âge canonique de nonante-trois ans... Jusqu'à la levée du secret militaire, il n'avait jamais
parlé à quiconque de ses travaux de cryptologie au service de l'Armée. Le secret militaire fut si
bien gardé pendant toutes ces années que Nebel ne sut qu'en 1967 que son chiffre avait été cassé,
ce qui fut pour lui une immense et fort désagréable surprise.
- Cinquante ans plus tard !
- Oui. En France, les travaux effectués par le Service du Chiffre sont considérés comme secret
militaire pendant cinquante ans. Étonnant personnage que Painvin. Premier prix de violoncelle au
Conservatoire de musique de Nantes en 1902, ancien élève de Polytechnique (sorti major de la
promotion 1905) et de l'École des Mines de Paris, il fut ensuite professeur de géologie,
paléontologie et chimie. Pendant la première guerre mondiale, il décrypta deux cent quarante
messages allemands. Il entama ensuite une brillante carrière industrielle dans l'électrométallurgie.
Il fut décoré officier de la Légion d'honneur en 1933, commandeur en 1963 et promu à la dignité
de grand officier en 1973.
- Impressionnant ! Le plus étonnant est qu’il n’ait pas fait carrière dans le chiffre.
- Le problème, c’est que, puisque le secret a été gardé cinquante ans, il n’y a pas eu - que je sache -
de publications détaillées sur la manière dont Painvin s’y était pris. Il n’a de loin pas décrypté tous
les messages allemands. Il fallait que plusieurs transmissions aient été interceptées le même jour et
qu’elles aient à peu près la même longueur. Selon William Friedman, il y a trois façons viables de
s’attaquer à ce chiffre et toutes nécessitent au moins deux messages avec des similarités (début
identique, longueur identique). Le malheur est que nous n’avons qu’un seul message.
- Donc... on est foutus !
- Peut-être pas ! D’après ma théorie, le facteur a sûrement laissé des indices pour trouver les deux
clefs de chiffrement. Mais où ? Je vois deux méthodes pour décrypter ce message : retrouver les
clefs ou utiliser l’ordinateur, outil que n’avaient ni Painvin, ni Friedman.
- Et comment ?
- Comme tu l’as dit quand je t’ai montré ce chiffre, la grosse difficulté est de savoir comment les
lettres ont été transposées. S’il n’y avait pas cette transposition, ce chiffre serait assez facile à
casser.
- Mais comment trouver cette transposition ?
- Nervus rerum10 ! On ne sait même pas la longueur de la clef pour la transposition. Si on me
demandait de deviner, je commencerais par essayer une longueur de 9, car ce chiffre est un
véritable leitmotiv pour le facteur. Si c’est bien 9, il y a 9! = 362'880 manières de transposer.
- Une paille !
- Évidemment qu’à la main, ce n’est pas possible. Je pourrais essayer d’écrire un programme qui
teste toutes les transpositions possibles et qui élimine les transpositions qui manifestement ne sont
pas plausibles, parce que les fréquences des bigrammes sont trop éloignées de la théorie. Mais je
ne sais pas si c’est facile - j’en doute un peu. Inutile de dire que cette méthode ne marchera jamais
si la clef est trop longue...
- Mais c’est l’horreur ! Même si l’ordinateur ne garde que cent transpositions plausibles, il te faudra
encore un temps monstrueux pour trouver la bonne.
- Tu as malheureusement raison. Mais comment trouver les clefs, si tant est que le facteur nous les
ait communiquées ?
10
Le nerf des choses, le nœud du problème

62
- Je ne sais pas. Il y a peut-être une autre méthode...
- Je vais proposer à mon cousin l’autorisation de mettre à disposition du public tous les
cryptogrammes du facteur et les découvertes que nous avons faites. Peut-être que quelqu’un va
pouvoir le décrypter. Ça avait marché avec le Tueur du Zodiaque !
- C’est une bonne idée. Maintenant que le facteur a terminé son oeuvre, il n’y a plus de risque de
panique. Et en plus, comme effet collatéral, cela va faire exploser le nombre de visiteurs de ton
fameux site !»

De : Stéphane Périat <Stephane.Periat@jura.ch>


Date : Sat, 7 May 2005 16:16:12 +0200
A : <crypto@apprendre-en-ligne.net>
Objet : Re: Re: 9e victime (et dernière ?)

Max,

Nous avons perquisitionné le domicile de notre 9e victime et probable


tueur. Ce gars avait un petit appartement dans la vieille ville de
Porrentruy, en face de la fontaine de la Samaritaine. Il vivait seul,
mais recevait pas mal de monde chez lui, d’après ses voisins. Ce que
nous avons trouvé dans sa chambre renforce ma conviction : des
dizaines d’articles de journaux sur l’affaire du facteur, et dans sa
bibliothèque des livres de cryptographie et un livre sur la
mythologie. Le premier signet de son navigateur était ton site Ars
Cryptographica.

A part ça, il n’a pas laissé de message ou de testament.

Tu as mon autorisation pour mettre en ligne les messages du facteur,


maintenant que l’affaire est terminée. Mais n’oublie pas que tout le
monde se doutera maintenant que tu es notre cryptanalyste
consultant... Si tu n’arrives pas à décrypter ce message, tant pis, je
ne pense pas qu’il nous apprendra grand-chose de plus.

Cordialement
--
Stéphane Périat, police scientifique jurassienne

« D’après Stéphane, acta est fabula11. Il semble sûr de lui, mais j’ai une désagréable impression de
déjà-vu, Pénélope. Tout cela est trop beau. Cela me rappelle le film « Basic Instinct » - un de mes
films préférés.
- Parce qu’on voit Sharon Stone nue ?
- Pas seulement... On pense que la tueuse en série est la psychologue, qui a été tuée à la fin du film,
car tout ce que la police trouve chez elle l’accable. Mais en fait, la tueuse est bel et bien l’écrivain
joué par Sharon Stone, qui a probablement mis ces objets compromettants chez la psy - elle et
l’écrivain se connaissaient et avaient eu une relation ambiguë quelques années auparavant. Ce que
la police a trouvé chez la neuvième victime ne constitue pas une preuve : moi aussi j’ai plein de
bouquins de cryptographie, des livres de mythologie et de films avec des serial killers.
- Si ce n’est pas lui, qui est le tueur ? Ton cousin Stéphane ?
- On n’est pas dans un roman policier où l’on sait que l’un des suspects est le coupable ! Ici, on n’a
jamais eu de suspects, ou plutôt on en a eu des dizaines. Et toutes nos découvertes ne nous ont
jamais permis de nous rapprocher suffisamment de lui.
- Et pourquoi le facteur aurait-il tué ce gars ?
- C’était peut-être son complice, ou alors un ami qui a découvert la vérité, ou alors, quelqu’un à qui
11
La pièce est jouée.

63
il voulait nuire, ou alors quelqu’un pris au hasard. Je n’en sais rien ! Mais je sens qu’il y a une
embrouille...
- Si ce n’est pas lui, cela va à l’encontre de ta fameuse théorie « Je tue pour être célèbre ».
- Toute théorie est tôt ou tard remplacée par une théorie moins fausse ! Peut-être qu’au début il
avait bien l’intention de se tuer, et qu’au fil des mois il a changé d’avis ou qu’il n’a pas eu le
courage de se supprimer... Peut-être qu’il a encore soif de tuer, ailleurs, plus tard, autrement...
- Ça fait beaucoup de peut-être.
- C’est vrai. Ce type s’est tellement joué de nous que je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il a
encore un coup d’avance. Je redoute un « coup du cavalier », comme disent les Russes. Même
avec le faisceau de présomptions que la police a contre lui, je n’arrêterai pas de penser à cette
affaire avant d’avoir décrypté ce dernier message, même si cela me prend des mois, car je suis sûr
qu’il contient des informations très importantes, contrairement à ce que pense mon cousin. »

...............

Chère lectrice, cher lecteur,

La fin de ce chapitre est disponible sur


Internet, mais pour pouvoir la lire,
vous devrez d’abord entrer comme mot
de passe le premier mot du dernier
message du facteur.

L’adresse du site est :


www.apprendre-en-ligne.net/crypto/9/

64

Vous aimerez peut-être aussi