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Jean-Luc Einaudi

La bataille de Paris
17 octobre 1961

Texte intégral
Texte intégral
ISBN 2-02-051061-8
(ISBN 2-013547-7, 1re publication)

Éditions du Seuil, octobre 1991


à Jeannette Griff, 9 ans,
déportée de Bordeaux à Drancy, le 26 août 1942.
Déportée de Drancy à Auschwitz, le 7 septembre 1942.

à Fatima Bédar, 15 ans,


noyée dans le canal Saint-Denis en octobre 1961.
Beaucoup d’entre nous, individus ou peuples, sont à la merci de cette
idée, consciente ou inconsciente, que « l’étranger, c’est l’ennemi ». Le plus
souvent, cette conviction sommeille dans les esprits, comme une infection
latente ; elle ne se manifeste que par des actes isolés, sans lien entre eux,
elle ne fonde pas un système. Mais lorsque cela se produit, lorsque le
dogme informulé est promu au rang de prémisse majeure d’un syllogisme,
alors, au bout de la chaîne logique, il y a le Lager ; c’est-à-dire le produit
d’une conception du monde poussée à ses plus extrêmes conséquences avec
une cohérence rigoureuse ; tant que la conception a cours, les
conséquences nous menacent.

Primo Lévi, préface à


Si c’est un homme(1947)
Le 12 avril 1988, je me rendais au Cimetière parisien de Thiais. Il
pleuvait. J’avais obtenu l’autorisation de consulter les registres
d’inhumation pour l’année 1961. Quand je me présentai, on me conduisit au
« chameau », nom étrange qui désigne la table sur laquelle on pose les
registres. Des employés parlaient des sondages d’opinion concernant
l’élection présidentielle qui devait avoir lieu douze jours plus tard. Des
chocolats circulaient de main en main tandis qu’on s’apprêtait à inhumer et
que des convois mortuaires pénétraient dans l’immense cimetière.
Jour après jour, sur le registre de l’année 1961, les inhumations étaient
mentionnées. Il y avait le nom du mort, parfois son âge, sa provenance.
Quand il venait de l’Institut médico-légal, la morgue du quai de la Râpée,
on avait noté le lieu où le corps avait été trouvé. On avait également indiqué
l’emplacement, dans le cimetière, où l’inhumation avait eu lieu. Je
m’attachai à relever les noms d’origine nord-africaine et je constatai la très
nette augmentation de leur nombre à partir du mois de septembre 1961. J’en
relevai 48 en septembre, 66 en octobre, 42 en novembre, 41 en décembre
(contre 31 et 30 en janvier et mars qui furent pourtant les mois où il y eut le
plus d’inhumations à Thiais en 1961).
Je notai également la très forte proportion de corps en provenance de
l’Institut médico-légal, c’est-à-dire trouvés sur la voie publique et dont la
mort était due à des violences. 21 sur 48 en septembre, 45 sur 66 en
octobre, 26 sur 42 en novembre, 31 sur 41 en décembre. Il n’y en avait eu
que 15 et 11 en janvier et mars. Après la date du 17 octobre 1961, cette
proportion devenait considérable puisque, sur 121 cadavres, 90 provenaient
de l’Institut médico-légal.
Et puis je constatai l’apparition d’une nouvelle catégorie de morts : les
« Inconnus ». Tantôt on avait indiqué « Inconnu musulman », tantôt
« Inconnu FMA » ou encore « Inconnu NA ». Selon la terminologie de
l’époque, FMA signifiait « Français musulman d’Algérie », ce qui était
l’appellation officielle des Algériens. « NA » voulait dire « Nord-
Africain », ce qui pouvait désigner aussi bien un Algérien qu’un Marocain
ou un Tunisien. Parfois, on avait simplement mentionné « X Inconnu ».
J’appris que la « Division 97 », où ces « Inconnus » étaient enterrés, était
une fosse commune réservée aux musulmans.
De janvier à septembre 1961, il n’y avait pas eu d’inhumation d’inconnu.
En septembre, il y en avait eu 1. En octobre, 10 (toutes après le 17). En
novembre, 6. En décembre, 18. Je pus donner un nom à l’un de ces 35
inconnus.
À la date du 24 octobre, il était indiqué « X Inconnu FMA-IML-Bel-
Air ». « Bel-Air » désignait la provenance du corps avant son transfert à
l’Institut médico-légal. Or, dans les archives d’un avocat parisien, maître
Nicole Rein, j’avais trouvé le texte d’une plainte déposée, le 4 décembre
1961, par un Algérien nommé Akkache Mohamed, auprès du procureur de
la République de Paris. J’y avais lu ceci :

Je porte plainte en assassinat contre la police.


Le 28 septembre, mon cousin Akkache Amar, âgé de 45 ans et
demeurant 59 rue des Poissonniers, est sorti de chez lui vers 18 heures
pour faire les commissions. Son fils âgé de 14 ans ne le vit pas revenir.
Il n’a plus eu aucune nouvelle de son père.
Le 7 novembre, j’ai été à la morgue pour voir si mon cousin ne s’y
trouverait pas. Je n’ai pas reconnu son cadavre. Mais l’on me montra
des photos et alors j’ai reconnu mon cousin. Son corps avait été
inhumé le 24 octobre au cimetière de Thiais (Seine). J’ai été au
commissariat de Bel-Air où j’ai appris par le commissaire adjoint que
le corps de mon cousin avait été retrouvé le 29 septembre dans le bois
de Vincennes et qu’il était mutilé. J’ai moi-même vu sur les photos de
la figure de mon cousin des traces affreuses de coups. Il avait la joue
fendue et une oreille presque arrachée. Or, j’ai appris depuis que, le 28
septembre, mon cousin avait été arrêté dans une rafle avec deux
compatriotes dont au moins un est mort assassiné.
Je constitue comme avocats Me Marie-Claude Radziewsky, 106 quai
Louis-Blériot, à Paris et Me Nicole Rein, 135 bd Exelmans à Paris.
Cette plainte était restée sans suite. Après avoir assassiné Akkache Amar,
on avait abandonné son corps sans papiers d’identité. Ainsi était-il devenu
un « Inconnu ».
En examinant la liste des noms figurant sur le registre, je relevai celui de
Abbas Ahmed. Il avait été porté disparu en 1961. J’avais trouvé son nom
dans un rapport interne du FLN, établissant une liste d’Algériens disparus et
qui indiquait à son sujet : « Le frère Abbas Ahmed, domicilié 91 rue du
Dôme à Boulogne, arrêté par la police le 10.10.61 à 2 h du matin, dans sa
chambre, a disparu. »
Je découvris son nom dans le registre du cimetière de Thiais, à la date du
9 décembre 1961. On ne lisait, à côté de son nom, aucune indication de
provenance alors qu’habituellement les corps trouvés sur la voie publique
étaient suivis de l’indication « IML » (Institut médico-légal). Abbas Ahmed
était devenu un mort banal.
J’allais retrouver certains des noms que je relevai sur le registre, du 17
octobre au 31 décembre 1961, sur des listes de victimes dressées à l’époque
par le FLN : 14 exactement. Il s’agissait de Bennahar Abdelkader, Boussouf
Achour, Belkacemi Achour, Deroues Abdelkader, Gargouri Abdelkader,
Hamidi Mohand, Kassouri Areski, Kara Brahim, Lasmi Smail, Meziane
Akli, Merakeb Mohamed, Telemsani Guendouz, Yahiaoui Akli, Zebir
Mohamed.
Selon les rapports internes au FLN, tous avaient été tués par des
policiers. Des précisions étaient apportées sur les circonstances des décès.

Le frère Lasmi Smail, né le 4.1.39 à Tagitount, département de Sétif,


a été tué par la police le 8.10.61 à 15 h 30, par l’inspecteur X. de
Choisy-le-Roi. Au cours d’une rafle le 8.10 au 53 quai Pompadour à
Choisy-le-Roi, quatre inspecteurs arrivés dans une 403 commerciale
appréhendèrent le frère Lasmi : « Levez les mains, mettez-vous contre
le mur. » Il fut fouillé. Il ne possédait qu’une carte de recensement, sa
carte d’identité était en instance. Et, tandis qu’il s’expliquait, il fut
abattu par cinq balles. Un car de police arriva, les frères témoins de la
scène protestèrent, mais ils furent giflés et il leur fut dit que c’était eux
qui avaient commis le crime.
Sur les 197 Nord-Africains que je dénombrai, identifiés et non identifiés,
inhumés à Thiais entre septembre et décembre 1961, combien avaient été
victimes de policiers ?
Tout avait débuté pour moi au début de l’année 1986. J’avais fait,
quelque temps auparavant, la connaissance de Georges Mattéi, qui fut,
pendant la guerre d’Algérie, l’un des principaux animateurs des réseaux de
soutien au FLN. Nous étions devenus amis et trouvions plaisir à bavarder
ensemble autour d’un café. C’est ainsi qu’un jour il en vint à me dire qu’il
disposait momentanément d’archives de la Fédération de France du FLN
concernant les manifestations des Algériens, le 17 octobre 1961, à Paris.
Elles lui avaient été confiées par l’avocat algérien Ali Haroun. Si je le
désirais, je pouvais les consulter.
Je n’ignorais pas que, ce jour-là, il y avait eu, à Paris, une sanglante
répression. Le sujet m’intéressait, car ces événements avaient été étouffés
puis enfouis sous le silence et l’oubli. J’acceptai donc sa proposition, et il
me remit deux épais dossiers. Ce furent toute une époque et de lointaines
voix qui vinrent vers moi. Des morts, des disparus prirent des noms ; des
visages même, car il y avait des photos. Je lus des centaines de témoignages
écrits à la main, souvent difficiles à déchiffrer, car rédigés dans un français
très oral. La plupart du temps, ils avaient été recueillis par des lettrés car, à
cette époque, la grande majorité des Algériens vivant en France ne savaient
ni lire ni écrire en français ; certains ne le parlaient même pas.
Le temps avait abîmé le papier. La rouille avait attaqué les épingles qui
tenaient les feuilles attachées. Visiblement, ces archives avaient longtemps
séjourné dans des lieux humides.
Ces centaines de pages relataient ce qui s’était passé autour du 17 octobre
1961. En général, chaque rapport portait un numéro: 21223, 12112, etc. Ces
numéros matricules situaient la provenance de chaque texte. Des dates
étaient indiquées ; beaucoup de ces rapports avaient été rédigés à chaud.
Leur authenticité me parut certaine. Comme beaucoup d’autres archives,
on les avait oubliés dans d’anciennes caches, en Belgique, depuis 1962.
Certains documents disparurent dans l’inondation d’une cave ; d’autres
furent oubliés à l’occasion d’un déménagement ou d’un décès. Ces
documents-là, eux, avaient survécu aux aléas et aux déchirements qui
avaient suivi l’indépendance algérienne. Ils n’étaient pas destinés à être
publiés, ils avaient été rédigés pour informer la hiérarchie du FLN. Cela me
parut garantir l’authenticité des faits qu’ils rapportaient. Ils échappaient à la
tentation de la propagande.

Je décidai d’enquêter sur ce que fut le 17 octobre 1961.


I

Couvre-feu
1. La guerre en France

Là-bas, en Algérie, la guerre dure depuis bientôt sept ans. Une guerre
que, pendant longtemps, les gouvernements successifs n’ont pas voulu
appeler par son nom. On parlait de « maintien de l’ordre », de
« pacification ». L’ennemi y était appelé « rebelle » ou bien « hors-la-loi »,
car, officiellement, l’Algérie, c’était la France. Ses habitants, après avoir été
des « indigènes », sont maintenant des Français musulmans d’Algérie, des
FMA. Ils ont une carte d’identité française.
Une guerre pourtant, et des plus meurtrières. Elle a déjà fait des centaines
de milliers de victimes algériennes. Une guerre à laquelle, depuis novembre
1954, près de 3 millions de militaires français ont participé. Des cercueils
reviennent en France. Il y en aura 30 000.
Pendant longtemps, jusqu’à l’été 1957, le territoire métropolitain a été
épargné. Cette guerre restait lointaine. Cela ne pouvait pas durer.
En France, la guerre d’Algérie, ce fut tout d’abord une terrible guerre
civile entre les deux mouvements nationalistes rivaux : le Front de
libération nationale, le FLN, et le Mouvement national algérien, le MNA.
Guerre civile sans pitié au cours de laquelle des hommes qui, les uns et les
autres, avaient pour but l’indépendance de l’Algérie s’entre-tuèrent. Chacun
des deux mouvements refusait à l’autre le droit d’exister et voulait contrôler
la masse des 400 000 immigrés algériens vivant en France, source, par leur
travail, de considérables revenus financiers.
Le MNA fut d’abord dominant. Il le devait à l’immense prestige de son
chef, le fondateur historique du nationalisme algérien, Messali Hadj,
longtemps détenu dans les prisons françaises. À partir de 1957, il perdit de
plus en plus de terrain. A Paris et dans la région parisienne, il est
maintenant pratiquement éliminé et son influence réduite à quelques hôtels.
En revanche, il conserve de solides positions dans l’est et le nord de la
France.
Dans certains arrondissements de Paris, cette guerre fut particulièrement
meurtrière. Dans le 18e, elle fit au moins 100 morts entre 1957 et
1958 1 Mitraillages de cafés et assassinats se succédaient. Le commissaire
Paul Roux, qui appartenait alors aux Renseignements généraux, se souvient
que « quand il y avait 3 morts, on disait que c’était le FLN et quand il y en
avait 7, que c’était le MNA. C’était notre premier réflexe, et, souvent,
c’était vérifié après 2 ».
En mai 1959, un rapport interne au FLN signale froidement : « Nous
avons eu 3 éléments messalistes EX... dont 1 interpellé dans la rue. Après
l’avoir interrogé et fouillé, il a avoué appartenir au MNA. » En février
1960, un autre rapport indique : « Nous avons détecté un de nos éléments
qui était avec eux, leur donnait des renseignements sur notre surveillance.
Ce dernier a été puni. » La « punition », dans le vocabulaire du FLN, c’est
la mort.
Cette guerre dans la guerre contribua à désorienter l’opinion publique
française.
Les gouvernements français, pour leur part, cherchèrent à en tirer parti.
Le FLN est persuadé de la collusion du MNA avec la police française. En
février 1959, on lit, dans un rapport interne du FLN :« [...] La police ne
néglige aucune aide aux tueurs. Au 36 rue Petit, que nous avons pris
récemment, la police a arrêté tous nos militants et les a remplacés par des
messalistes [...]. Le MNA s’est manifesté par des fusillades à la rue de
Meaux, le 11e arrondissement [...] la police précédé toujours leurs coups,
ainsi ils ne risquent pas d’avoir d’opposants avec des moyens égaux. »
Jusqu’à l’été 1958, il arriva que des Français, civils ou policiers, soient
victimes des retombées de ces affrontements entre FLN et MNA, mais ils
n’étaient pas directement visés.
C’est au mois d’août 1958 seulement que le FLN lança une offensive
militaire sur l’ensemble du territoire métropolitain. Par son ampleur, elle est
restée unique. De nombreux attentats furent alors commis, notamment
contre des installations pétrolières, à Mourepiane, et des commissariats de
police. À Paris, 3 policiers furent tués, boulevard de l’Hôpital. Le
commissariat du 13e fut mitraillé, la cartoucherie de Vincennes attaquée et 1
policier tué. Les attentats se poursuivirent jusqu’à la fin septembre 1958.
Au cours des diverses opérations, des militaires français, des policiers et des
membres des groupes armés du FLN furent tués. De simples passants
italiens et portugais furent également abattus par des policiers qui les
avaient pris pour des Algériens...
Le 15 septembre 1958, Jacques Soustelle, l’ancien gouverneur général de
l’Algérie, devenu ministre de l’Information du général de Gaulle, échappa
de justesse à un attentat qui le visait.
En engageant ces opérations, le FLN cherchait à soulager ses combattants
sur le sol algérien et à faire prendre conscience à l’opinion française que la
guerre d’Algérie la concernait. Mais, en définitive, elles demeurèrent très
limitées et sans commune mesure avec ce que souffrait l’Algérie. Le
commandant en chef des troupes françaises en Algérie, le général Salan,
n’annonçait-il pas, alors, qu’il y avait chaque jour 100 morts en Algérie ?
Chiffre en dessous de la réalité, car beaucoup d’exécutions sommaires
étaient tout simplement passées sous silence 3.
En fait, le FLN ne voulut jamais porter la guerre sur le sol français. Cela
pour une raison essentielle : 80 % des ressources financières du
gouvernement provisoire de la République algérienne, le GPRA,
proviennent de France. La collecte de l’argent auprès des Algériens vivant
en France est même la principale mission de la Fédération de France du
FLN. Pour la mener à bien, il faut que règne en métropole une situation
suffisamment calme 4.
En juin 1960, le GPRA ordonna même à la Fédération de France de
cesser toute action armée, qu’elle vise des Français ou des Algériens. Mais
la Fédération de France désapprouva cet ordre, et des attentats ponctuels
continuèrent contre les policiers.
2. Le gouvernement français

Revenu au pouvoir depuis le 1er juin 1958, le général de Gaulle a évolué


peu à peu dans sa vision des relations entre la France et l’Algérie.
En mai 1945, c’est le gouvernement provisoire qu’il présidait (et auquel
participaient deux ministres communistes) qui fit bombarder et mitrailler
des populations algériennes, notamment dans le Constantinois, pour
réprimer l’agitation nationaliste. Il y eut des milliers de victimes. C’est de
cette époque que date, dans les milieux nationalistes algériens, la certitude
qu’il faudra, un jour, en venir aux armes.
En retrouvant le pouvoir, il fit intensifier la guerre en Algérie. Il nomma
commandant en chef le général Challe qui, de février à septembre 1959,
engagea des opérations qualifiées de « rouleau compresseur ». Ce furent les
opérations « Couronne », « Courroie », « Étincelle », « Jumelles », « Pierres
précieuses », « Turquoise », « Émeraude », « Topaze »... Opérations très
meurtrières pour les combattants algériens, mais aussi pour les populations
civiles.
De Gaulle dut pourtant constater que ces opérations n’étaient pas venues
à bout de la volonté d’indépendance des Algériens. Au contraire, elles
avaient rapproché les populations du FLN. Et puis, la guerre hypothéquait
gravement la capacité de la France à jouer un rôle actif dans le monde.
De Gaulle en vint d’abord, en septembre 1959, à l’idée
d’autodétermination. Il se heurta alors aux ultras de l’Algérie française, qui
avaient pourtant compté parmi les artisans de son retour au pouvoir. À
Alger, ce fut l’insurrection, les « barricades ». 14 CRS et 8 émeutiers
européens furent tués. De Gaulle reprit la situation en main et réaffirma son
choix en faveur de l’autodétermination.
Cela ne l’empêcha pas d’ordonner l’intensification des combats sur le
terrain. En mars 1960, il se rendit en Algérie pour y effectuer la « tournée
des popotes ». « La guerre peut être encore longue, dit-il aux militaires, il
faut l’intensifier. L’indépendance ? Moi je l’appelle sécession, ce serait le
chaos et la misère... Vous avez à pousser la pacification jusqu’au bout,
c’est-à-dire jusqu’à une victoire des armes 5. »
Trois mois plus tard, il proposait des pourparlers au GPRA. « Une fois de
plus, dit-il, je me tourne, au nom de la France, vers les dirigeants de
l’insurrection. Je leur déclare que nous les attendons ici pour trouver avec
eux une fin honorable aux combats 6... »
En 1958, il gracia tous les condamnés à mort algériens. Mais, par la suite,
quand cela lui sembla utile, notamment pour calmer les ultras, il fit
guillotiner des membres du FLN, en Algérie et en France. Du 6 juillet au 27
août 1960, huit exécutions auront lieu en métropole, à Dijon, Lyon, Paris.
Les évolutions de sa politique amenèrent, en avril 1961, la tentative de
coup d’Etat des généraux Challe, Jouhaud, Salan, Zeller. Une partie
importante de l’armée les suivit, et la menace de guerre civile s’étendit sur
la France. Il y eut des complicités actives dans les plus hautes sphères de
l’État, et beaucoup attendirent de savoir dans quel sens le vent tournerait...
La tentative de coup d’État échoua finalement, et de Gaulle sortit vainqueur
de l’épreuve de force. Des « barricades » et de l’échec du coup d’État allait
naître l’Organisation armée secrète, l’OAS.
Depuis le 23 avril 1961, le président de la République dispose de
pouvoirs exceptionnels. Il a décrété l’application de l’article 16 de la
Constitution. « À partir d’aujourd’hui, a-t-il annoncé, je prendrai, au besoin
directement, les mesures qui me paraîtraient exigées par les
circonstances 7. » L’article 16 restera en vigueur jusqu’au 29 septembre
1961.
Le Premier ministre, Michel Debré, est profondément partisan de
l’Algérie française. Sous la IVe République, en 1957, alors qu’il était
sénateur, son nom a été mêlé à un complot découvert après l’attentat
commis contre le général Salan, alors suspecté de vouloir brader l’Algérie.
Ce fut l’affaire du « bazooka », du nom de l’arme qui a visé Salan et tué un
officier.
En décembre 1957, il justifia publiquement les tentatives de coup d’État
que pourraient commettre les partisans de l’Algérie française. Son journal,
Le Courrier de la colère, reproduisit alors un article déjà paru sous sa
plume dans le quotidien d’Alain de Sérigny, l’Écho d’Alger : « [...]
L’abandon de la souveraineté française en Algérie est un acte illégitime,
écrivait le futur Premier ministre. C’est-à-dire qu’il met ceux qui le
commettent et qui s’en rendent complices hors la loi, et ceux qui s’y
opposent, quel que soit le moyen employé, en état légal de légitime défense
[...]. L’insurrection pour l’Algérie est l’insurrection légitime. » Dans les
temps qui suivirent, de tels propos durent inciter bien des civils et des
militaires à comploter.
Michel Debré est longtemps resté proche de Jacques Soustelle, l’homme
que Le Courrier de la colère, devenu Courrier de la nation, appelait en
1958 « le symbole de la résistance à l’abandon ». Michel Debré a insisté
auprès du général de Gaulle pour qu’il fasse partie de son gouvernement et
l’a nommé ministre délégué auprès du Premier ministre. Jacques Soustelle,
lié aux meneurs des barricades d’Alger, a quitté le gouvernement en février
1960.
Mais l’attachement de Michel Debré à de Gaulle est le plus fort. Il
désapprouve les évolutions successives du président de la République sur la
question algérienne, mais il finit toujours par se rallier. À plusieurs reprises,
de Gaulle le met devant le fait accompli. « Il est déchiré, confie le président
de la République à son ministre de l’Information, Louis Terrenoire, mais il
exécute ce que je décide 8. »
En avril 1961, deux collaborateurs directs de Michel Debré ont été
impliqués dans la tentative de coup d’État : les généraux Petit et Nicot.
En France, Michel Debré est décidé à « détruire » le FLN. En septembre
1958, un article du Courrier de la nation traduit l’état d’esprit de Michel
Debré, alors ministre de la Justice du général de Gaulle, et de son
entourage. Le titre en est : « FLN : capitale Paris. » « [...] C’est une
véritable croisade contre le terrorisme que nous estimons nécessaire », lit-
on. Et l’article se réfère aux croisades de la chrétienté contre l’Islam... Il
dénonce « les complices conscients ou inconscients de la rébellion qui
bêlent à la paix, à la négociation, à la capitulation [...] » et, plus loin,
précise : « Il existe encore, dans les plus hautes sphères politiques, des
hommes qui se refusent à comprendre que nous sommes en guerre
révolutionnaire. Il faut les éliminer [...]. » « Une seule chose compte, lit-on
encore, gagner la guerre révolutionnaire qui nous est faite [...]. Vaincre,
dans la guerre subversive, c’est détruire l’appareil politico-militaire de
l’ennemi et le remplacer par le nôtre. » Il parle des « coupables qu’il faut
châtier de manière immédiate et exemplaire ». Il fixe comme objectifs
d’« assurer le contrôle de la population », de « construire une véritable
organisation de combat », d’« agir efficacement avec les moyens du bord ».
« Les Parisiens, poursuit-il, sont prêts à subir stoïquement trois blocs-notes
de Mauriac à la semaine pourvu qu’ils soient débarrassés des fellaghas. »
Dans son « Bloc-Notes », l’écrivain François Mauriac a fréquemment
dénoncé l’usage de la torture sous la IVe République.
« Lors de mon arrivée à Matignon, écrira Michel Debré beaucoup plus
tard 9, je constate que la rébellion algérienne s’est implantée en France
métropolitaine et qu’elle a mis au point un véritable encadrement de
l’immigration... Mes instructions sont claires : détruire l’ensemble de
l’appareil métropolitain de la rébellion. Les résultats sont sensibles très vite,
mais l’immigration appelée à augmenter du fait d’un besoin de main-
d’œuvre crée un réservoir apparemment inépuisable. »
Roger Frey est ministre de l’Intérieur depuis le mois d’avril 1961. Il est
né, en 1913, à Nouméa, en Nouvelle- Calédonie, dans une famille de colons
très fortunés. En 1940, officier dans le bataillon du Pacifique, il a rejoint à
Londres l’état-major de De Gaulle. « Roger Frey est le pin-up boy du
gaullisme, son leader de charme. Son élégance est toujours irréprochable »,
écrira-t-on de lui 10. Mais on aurait tort de s’en tenir aux apparences. Roger
Frey est un politique qui a du goût pour l’action clandestine.
À Londres, il fit la connaissance de Jacques Soustelle, le patron des
services secrets gaullistes, le Bureau central de renseignements et d’action
(BCRA). Les deux hommes restèrent longtemps très proches. « C’est un
autre moi-même », dira Jacques Soustelle. En 1947, Roger Frey est,
officiellement, trésorier du Rassemblement du peuple français (RPF), parti
fondé par le général de Gaulle et dont Jacques Soustelle est le secrétaire
général permanent. Plus discrètement, Roger Frey est aussi l’un des chefs
du service d’ordre du RPF, puissante organisation paramilitaire de plus de
16 000 membres, comptant de nombreux permanents et s’appuyant sur des
réseaux dans la police et l’armée. Quand, en 1954, Jacques Soustelle
devient gouverneur général de l’Algérie, Roger Frey est son « agent de
liaison » en métropole. En 1957, il appartient à l’Union pour le salut et le
renouveau de l’Algérie française (USRAF), créée par Jacques Soustelle.
L’USRAF est une organisation « ultra » bénéficiant du soutien financier des
milieux de la grande colonisation et recrutant parmi les activistes de
l’Algérie française. À cette même époque, Roger Frey est secrétaire général
des républicains sociaux aux côtés de Jacques Soustelle et de Michel Debré.
La défense de l’Algérie française est l’un des thèmes essentiels des « Rép’
soc’ », qui réclament la formation d’un « Gouvernement de salut public ».
En mai 1958, avec, entre autres, Jacques Soustelle, Michel Debré et
Jacques Foccart, Roger Frey est l’un des principaux organisateurs du
complot qui vise à imposer le retour au pouvoir du général de Gaulle. Il fait
alors la démonstration de ses talents dans le domaine de l’intoxication.
Passé clandestinement en Algérie dans des conditions rocambolesques, il
rédige des messages secrets émis par Radio-Alger pour faire croire au
gouvernement et au président de la République d’alors, René Coty, qu’un
débarquement en métropole des troupes de Salan et Massu entrées en
rébellion était imminent. Le but est de susciter le sentiment du danger pour
amener le pouvoir à capituler 11. Une fois de Gaulle au pouvoir, Roger Frey
assure la coordination des diverses organisations qui le soutiennent. En août
1958, il siège au Comité consultatif constitutionnel, chargé de préparer la
Constitution de la future Ve République. En 1958 encore, Roger Frey
devient le secrétaire général de l’Union pour la Nouvelle République
(UNR), le grand parti gaulliste. À ce poste, il dirige l’action de trois
services : le service politique, le service de la propagande et le service
spécial. Ce dernier, chargé du renseignement et des activités clandestines, a
pour responsable Jacques Foccart 12. Roger Frey parraine par ailleurs la
création du Service d’action civique (SAC), engagé clandestinement dans la
lutte contre le FLN.
Mais Roger Frey, qui, en décembre 1958, affirmait : « [...] La mise en
route du complexe sidérurgique de Bône, l’arrivée du gaz de Hassi R’Mel à
Alger scellent à jamais le destin français de l’Algérie [...] 13 », va suivre
l’évolution du général de Gaulle. Il se séparera de son ami Jacques
Soustelle qui, lui, s’engagera aux côtés de l’OAS. En janvier 1960, lors des
« barricades », et alors que le pouvoir est un moment ébranlé, Roger Frey,
devenu ministre de l’Information, fait partie de ces quelques membres du
gouvernement (Malraux, Buron, Sudreau, Joxe, Jeanneney, Michelet) qui
envisagent de former un cabinet de crise pour soutenir la politique
algérienne du général de Gaulle 14.
En avril 1961, Pierre Chatenet, le ministre de l’Intérieur, est, dit-on,
malade. Roger Frey, ministre délégué auprès de Michel Debré, assure
l’intérim quand se produit la tentative de coup d’État des généraux. Il y fait
face et demeure ministre de l’Intérieur.
Dans le gouvernement Debré, une figure se détache : celle du ministre de
la Justice, Edmond Michelet. Il est lié au Premier ministre par une vieille
amitié, mais des désaccords grandissants les opposent.
Le garde des Sceaux s’est entouré d’anciens compagnons de déportation.
C’est à Dachau qu’il a connu Joseph Rovan et Gaston Gosselin. De la
déportation, ils ont gardé une certaine idée de la dignité de l’homme et sont
restés amis. Joseph Rovan est chargé de mission au cabinet du garde des
Sceaux. Tous deux sont issus du catholicisme social et partagent,
fondamentalement, les mêmes positions 15.
« Messieurs, vous avez un ministre de la Justice qui, quand il voit un
délinquant entre deux gendarmes, a le cœur qui bat pour le délinquant »,
déclara Edmond Michelet devant une assemblée de hauts magistrats peu
habitués à de tels propos, quand il devint garde des Sceaux, en janvier 1959.
« Il faut vous comporter en sachant que vous détenez une partie des futurs
dirigeants algériens » : telle fut la directive que, de son côté, Joseph Rovan
donnera aux directeurs régionaux de l’Administration pénitentiaire. L’un et
l’autre estiment qu’il faut en finir avec les rapports coloniaux. Depuis la
Résistance, Joseph Rovan est resté lié aux milieux de Témoignage chrétien,
très engagés contre la guerre d’Algérie. Il entretient aussi des relations à
France-Observateur, notamment avec le journaliste Roger Stéphane, et
également au journal Le Monde, à qui il a fait parvenir un rapport
confidentiel sur les camps de regroupement en Algérie, rédigé par un jeune
haut fonctionnaire nommé Michel Rocard.
Les désaccords entre le Premier ministre et son garde des Sceaux portent
sur le régime politique des détenus algériens (auquel Michel Debré est
opposé), sur les exécutions de condamnés’à mort algériens (qu’Edmond
Michelet veut limiter au minimum), sur le choix des juges d’instruction. Au
cabinet du Premier ministre, un homme en veut particulièrement à Joseph
Rovan : Yves Rocca. Il est le fils du procureur général de la cour d’appel
d’Alger qui a fait l’objet d’une sanction déguisée après qu’en février 1960,
au lendemain des « barricades », il eut fallu le sommer de faire arrêter Alain
de Sérigny, le directeur de l'Echo d’Alger, pour qu’il s’exécute.
Plus profondément, le garde des Sceaux est, depuis longtemps, partisan
de la négociation avec le FLN. À différents moments, il s’est entouré
d’hommes entretenant des relations dans les milieux nationalistes algériens.
Gaston Gosselin est l’un d’eux. Il connaît Ferhat Abbas, longtemps
président du GPRA. Il connaît aussi Abderahmane Farès, l’ancien président
de l’Assemblée algérienne. Pendant longtemps, ils ont été, l’un et l’autre,
partisans de l’autonomie de l’Algérie. Les échecs de toutes les tentatives de
réforme les ont conduits à rallier le FLN.
Le Premier ministre entrave l’action de Gaston Gosselin 16. Au mois de
mars 1960, sous les attaques répétées, Edmond Michelet doit finalement
céder à la pression de Michel Debré et se séparer de lui. Joseph Rovan
remet alors sa démission. « Si vous acceptez que le Premier ministre décide
des membres de votre cabinet, dit-il à Edmond Michelet, vous serez le
prochain. »
S’étant séparé de ses deux amis, avec lesquels, néanmoins, il reste lié,
Edmond Michelet fait alors appel à Hervé Bourges. Journaliste à
Témoignage chrétien dont il est devenu rédacteur en chef, Hervé Bourges a
fait son service militaire en Algérie et a été profondément bouleversé par
l’usage de la torture. Dans l’esprit du garde des Sceaux, il s’agit de montrer
au Premier ministre qu’il ne capitule pas.
Il arrive que Michel Debré s’exclame : « Le FLN est au cœur de la
France ! Au Conseil des ministres, il y a le FLN ! » De telles déclarations
visent Edmond Michelet et ses proches. Même évincé, Gaston Gosselin
demeure l’objet d’attaques. En juin 1961, le bulletin édité par l’Union
africaine de presse, dont il est rédacteur en chef, est interdit. Son domicile
est perquisitionné et il est lui- même arrêté. Les policiers recherchaient des
documents.
Edmond Michelet est, au gouvernement, le leader de ce qu’il est convenu
d’appeler la tendance libérale.

Un autre ministre agit très discrètement dans le même sens que lui. Il
s’agit du ministre des Travaux publics, Robert Buron. Celui-ci informe la
presse, et notamment le journaliste Albert-Paul Lentin, qui travaille au
quotidien que dirige Emmanuel d’Astier de La Vigerie, Libération 17.
3. La Fédération de France du FLN

La Fédération de France du FLN est dirigée par un comité fédéral de cinq


membres. Omar Boudaoud en est le chef. Amar Ladlani, dit « Kaddour »,
est chargé de l’organisation. Abdelkrim Souici est le trésorier. Saïd Bouaziz
est responsable des groupes armés, l’Organisation spéciale. Ali Haroun, dit
« Alain », est chargé de l’information et du soutien aux détenus. Ces
dirigeants se trouvent le plus souvent en Allemagne ou en Belgique.
Le comité fédéral est placé sous l’autorité du gouvernement provisoire de
la République algérienne. C’est son ministre de l’Intérieur, Lakhdar Ben
Tobbal, qui contrôle la Fédération de France.
Sur le territoire métropolitain, le FLN encadre très étroitement
l’immigration. À partir du mois de juillet 1957 a commencé ce que le FLN
a appelé le « quadrillage ». Systématiquement, dans chaque hôtel, foyer,
bidonville, tout Algérien a dû se déterminer pour ou contre le FLN, et
verser une cotisation. En fait, il n’a pas eu le choix ; s’il tenait à la vie, il n’a
pu que se prononcer en faveur du FLN.
Une organisation très structurée et hiérarchisée s’est ainsi mise en place :
willayas, amalas ou super-zones, zones, régions, secteurs, casmahs,
sections, groupes, cellules. Sur 400 000 Algériens vivant en France, plus de
135 000 sont organisés dans le FLN. Les autres, de toute façon, doivent
cotiser.
Paris et la région parisienne sont couverts par deux willayas. Des
« groupes armés », les GA, ont été créés, regroupant une cinquantaine de
membres et dépendant des chefs de willayas.
Le FLN aspire à contrôler tous les aspects de la vie de l’immigration.
C’est ainsi que fonctionnent des « comités de justice » chargés de régler les
différends entre Algériens et de prononcer des jugements. Les « traîtres » et
les « mouchards » sont une véritable obsession. En 1960, M. Bouki, ouvrier
dans le bâtiment, habite au bidonville des Pâquerettes, à Nanterre. À la suite
d’une dénonciation, il est enfermé dans une baraque du bidonville avec huit
autres Algériens. On l’accuse d’informer la police. Il reste détenu pendant
douze jours avant d’être reconnu innocent et libéré. Les autres, eux, ont été
assassinés. Pas plus que lui, pourtant, ils ne coopéraient avec la police 18.
Chaque mois, des rapports internes du FLN font le point sur la lutte
contre les « mouchards » et dressent un sinistre bilan des exécutions. En
mai 1959, par exemple, un rapport de la Willaya 1 indique : « Au cours de
ce mois, les frères ont puni 9 mouchards ; ce sont des éléments connus
comme indicateurs ; parmi ceux-là se trouve une femme européenne qui
avait dénoncé un comité de région en réunion le mois de mars dernier. Ces
9 éléments ont été EX... après avoir eu le maximum de preuves... Nous
continuerons la détection des MNA et des mouchards et ensuite la
suppression. »
Combien de « mouchards », vrais ou supposés, furent ainsi assassinés ?
On ne le saura jamais. « On avait des informateurs, reconnaît Paul Roux,
mais c’était dur. On en perdait. Certains ne rendaient plus. D’autres ne
rendaient plus parce qu’ils étaient morts 19. »
4. Comment vivent les Algériens ?

Comment vivent quotidiennement les 150 000 Français musulmans


d’Algérie de Paris et de la banlieue parisienne ?
En plein cœur de Paris, dans le 5e arrondissement, entre Maubert et la
Seine, ce qu’on appelle le quartier Saint-Séverin, vivent plus de 4 000
Algériens. Leur vie est à l’image de celles de beaucoup d’autres. Au début
de l’année 1961, des paroissiens de la «Communauté Saint-Séverin »
décident de faire connaître ce que sont les conditions de vie de leurs « frères
musulmans ». Ils y consacrent une brochure. « Ce que nous voulons,
écrivent-ils, c’est, dans la mesure de nos moyens, empêcher que les ponts
ne soient coupés entre les musulmans et nous, en essayant de leur témoigner
notre amitié. C’est aussi attirer l’attention des habitants de ce quartier sur la
présence des Nord-Africains, afin qu’ils s’alarment de la dureté de la vie et
qu’ils se sentent responsables, comme la paroisse tout entière, de
l’existence spirituelle et matérielle de ceux qu’ils côtoient chaque jour 20. »
Deux mondes, en effet, se côtoient et s’ignorent.
Les Algériens du quartier viennent pour la plupart de Kabylie ou des
Aurès. Sauf exception, ils ne sont pas chômeurs. Le plus souvent, ils sont
manœuvres dans le bâtiment. Quand ils le peuvent, ils préfèrent travailler en
usine parce que les emplois y sont plus stables et qu’en hiver il y fait moins
froid. Très souvent, en effet, ils occupent des emplois précaires. Ils
n’appartiennent pas au personnel permanent des entreprises, mais sont
embauchés pour la durée des chantiers. Quand ceux-ci sont terminés, ils
sont licenciés. Les chantiers sont, en général, très éloignés de leur domicile.
Les rafles et les internements administratifs qui s’ensuivent leur font
manquer le travail et ont habituellement pour conséquence leur renvoi.
Leur situation devient dramatique quand, à la suite d’un accident du
travail, ils ne peuvent reprendre leur ancien emploi. Pour la plupart illettrés
ou presque, il leur est difficile d’apprendre un nouveau métier. Certains
suivent des cours du soir.
Le salaire moyen d’un ouvrier du bâtiment est de 42 000 francs. Son
budget se répartit à peu près comme suit : logement, 5 000 francs ;
nourriture, 15 000 francs ; mandat à la famille, 10 000 francs ; transports, 2
800 francs ; vêtements, 4 000 francs ; loisirs, 2 200 francs ; cotisation
forcée au FLN, 3 000 francs.
La très grande majorité des Algériens sont des hommes seuls, célibataires
ou dont les familles sont en Algérie. Ils vivent le plus souvent en hôtel.
Dans le quartier Saint-Séverin, une trentaine d’hôtels hébergent des
Algériens. C’est, dit-on, une clientèle sérieuse, ponctuelle, payant
régulièrement. Certains hôteliers européens se sont d’ailleurs spécialisés
dans le « client algérien ».
Rues Galande, Saint-Jacques ou Xavier-Privas, on trouve l’hôtel type : un
étroit couloir conduit à une cour minuscule, où un escalier extérieur en bois
permet de monter dans les chambres. Les plus favorisés ont une chambre
pour deux, mais il n’est pas rare que quatre garçons s’entassent dans une
même pièce. Certains vivent ainsi depuis dix ans. D’autres encore occupent
le même lit à deux : l’un le jour, l’autre la nuit, selon leurs horaires de
travail. Vivre seul dans une chambre est considéré comme un véritable
privilège. Quand, à la suite d’une hospitalisation ou d’un internement, la
place doit être abandonnée, c’est le drame : comment en retrouver une
autre ? Heureusement, les Algériens s’entraident, et il n’est pas rare que,
lorsque l’un d’eux, pour une raison quelconque, ne peut plus payer, les
autres lui viennent en aide.
Ils aspirent à quitter ces hôtels et à vivre dans une chambre, seuls. Mais
ils se heurtent au refus des propriétaires. Colette de Montagnac et Monique
Ferrière, deux membres de la Communauté Saint-Séverin, l’ont vérifié.
« Lorsque nous cherchons, en dehors du 5e, des chambres pour des ouvriers
musulmans parfaitement capables de verser la somme qu’on leur
demanderait, il nous suffit de dire qu’il s’agit de Nord-Africains pour perdre
toute chance de gagner notre cause 21 »
Quelques familles algériennes habitent également le quartier. Elles
demeurent dans des logements insalubres, rue Xavier-Privas, rue Maître-
Albert. La plupart du temps, parents et enfants s’entassent dans une simple
pièce. Cette situation rend particulièrement douloureuse la condition des
femmes, qui sortent très peu, quelquefois pas du tout. La pièce misérable
dans laquelle elles vivent est, souvent, leur seul horizon.
Quant aux enfants, ceux qui sont d’âge scolaire ont le choix entre courir
les rues et se tenir sagement dans un tout petit coin.
La vie quotidienne des Algériens, ce sont aussi d’innombrables
difficultés administratives. Très souvent illettrés, venus d’un village de
montagne, ils sont projetés dans un monde dont ils ignorent les clés.
L’ouvrier qui a laissé sa famille au pays se noie dans les démarches
administratives, et il est fréquent qu’il perde ses avantages sociaux ou ses
allocations familiales. À la poste, au bureau d’embauche, à la Sécurité
sociale, les imprimés sont pour lui autant d’énigmes. Pour être en règle avec
la loi, il faut avoir une carte d’identité en cours de validité, alors que, dans
le bled, il n’y avait, le plus souvent, même pas d’état civil. Se procurer un
papier, écrire une lettre, remplir un questionnaire suppose que l’on
comprenne parfaitement le français et qu’on sache le parler...
À ces difficultés « normales » s’ajoutent celles qui sont dues à ce qu’on
appelle « les événements ». Elles surgissent le plus souvent la nuit. Des cars
de police s’arrêtent devant l’hôtel. Tous les occupants doivent sortir des
chambres et stationner dans les couloirs et les escaliers pour qu’il soit
procédé aux fouilles et aux perquisitions. Fréquemment, ils sont ensuite
emmenés pour plusieurs jours. À son retour, l’Algérien a souvent perdu son
emploi et, parfois, son logement.
Et puis, il est devenu très difficile de retourner au pays pour y voir sa
famille. Les demandes sont rejetées depuis deux ou trois ans. Certains ne
connaissent même pas leurs enfants.
Les Algériens vivent dans un climat d’insécurité permanente. Ils se sont
repliés dans un isolement forcé. Leurs voisins et camarades de travail
parisiens ne les invitent jamais chez eux et ils constituent un monde
ignorant et ignoré.
Le dimanche, le soir, les Algériens, mais aussi les autres Nord-Africains,
aiment flâner boulevard Saint-Michel, sur les quais, offrir un verre à un
ami, discuter, jouer aux cartes, aux appareils à sous. Mais, de plus en plus,
ils évitent de circuler en groupe pour ne pas avoir d’ennuis. Ils se déplacent
seuls. Bien habillés, ils continuent à fréquenter les bals, mais moins souvent
qu’avant, depuis les premières rafles.
Ils adorent le cinéma, mais comme les films français leur sont souvent
incompréhensibles, ils fréquentent les salles proches de la gare de l’Est qui
projettent des films arabes.
Les Algériens du quartier Saint-Séverin se sentent exilés.

À Nanterre, des milliers d’autres Algériens vivent dans les immenses


bidonvilles de la rue des Pâquerettes, de la rue Alfred-Dequéant, de la rue
de la Garenne. C’est un univers presque exclusivement masculin où, dans
de misérables baraquements faits de tôles et de cartons, on s’entasse à dix
ou quinze, et où, fréquemment, des chauffages de fortune provoquent des
incendies. L’hiver, dans les allées de ces labyrinthes, on enfonce dans la
boue. Dans certaines baraques, de pauvres commerces sont installés :
boucheries, buvettes, épiceries... Les bidonvilles vivent repliés sur eux-
mêmes.
Suzanne Urverg en est le médecin. La plupart du temps, il lui faut un
interprète pour dialoguer avec les malades. Le « docteur Suzanne », comme
on l’appelle affectueusement, a appris à connaître ces gens ; elle leur est
dévouée. Elle a été notamment touchée par l’abnégation de ces hommes qui
envoient en Algérie l’essentiel de leur paie pour aider leurs familles à
subsister.
Les maladies sont très nombreuses et souvent graves : épidémies de
rhumatismes articulaires aigus, angines phlegmoneuses, tuberculoses,
dysenteries, maladies infectieuses diverses... Et pourtant, la plupart des
collègues du docteur Urverg refusent de venir dans les bidonvilles. Ils ont
peur de ces lieux inconnus. Mais est-ce seulement cela ? Certains, à leur
cabinet, ont aménagé deux salles d’attente : l’une pour les Français, l’autre
pour les Algériens 22.
Les Parisiens ignorent ce monde si lointain, situé seulement à un quart
d’heure de voiture des Champs-Élysées...
5. Négociations

Le gouvernement français et le GPRA sont engagés dans un difficile


processus de négociation. On a commencé à se parler tout en continuant à
se faire la guerre. Afin de s’assurer une position de force dans la
négociation, chacun des adversaires cherche à affaiblir l’autre. Les premiers
contacts ont eu lieu à Melun, en juin 1960, sans résultats.
C’est au mois de janvier 1961 que de Gaulle décide d’engager vraiment
les négociations. Lors de son voyage du mois de décembre en Algérie, il a
été témoin du déferlement des foules algériennes favorables au FLN. Il y a
eu des dizaines de morts parmi les manifestants, mais, après six ans de
guerre, preuve est faite que la masse de la population soutient le FLN et
veut l’indépendance. De Gaulle le comprend.
Des contacts secrets sont établis, et, le 20 février, à Lucerne, Georges
Pompidou et Bruno de Leusse rencontrent discrètement Tayeb Boulahrouf
et Ahmed Boumendjel. De profondes divergences opposent les uns et les
autres. Le gouvernement français n’accepte pas l’idée d’indépendance et
conteste la position algérienne sur l’avenir du Sahara. Pour le GPRA, le
Sahara appartient à l’Algérie future. « Le Sahara, pas question ! dit
Pompidou. Le Sahara, c’est une mer, elle a ses riverains ; l’Algérie, c’est un
de ses riverains et la France se doit de les consulter tous 23. »
Début mars, les délégués des deux parties se retrouvent en Suisse. Le
Sahara demeure l’un des points de divergence essentiels.
Le futur président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda, écrira plus tard :
« Pour le Sahara, Pompidou refuse toute discussion sur le fond, n’acceptant
d’aborder que des points techniques : cadres, techniciens, capitaux,
consultations. Il propose la formule suivante : “Proclamation publique du
désaccord quant à la souveraineté populaire du Sahara et renvoi de la
négociation sur ce problème après l’autodétermination.” C’était là un gros
risque pour le futur État algérien, une nouvelle guerre en perspective pour
son remembrement avec l’éventualité de manœuvres par la puissance
occupante auprès des États riverains. Déjà, à l’époque, nos frères marocains
nous pressent de revendications territoriales : Mohamed V, puis plus tard
Hassan II réclament Tindouf et sa région, et Bourguiba la “borne 233”.
Ainsi apparaît la conception gaulliste de 1’“Association” : une Algérie
amputée de son Sahara, avec une présence militaire française gardienne des
privilèges économiques de la France et de ceux de la minorité française.
« Cependant, au cours de ces contacts secrets en Suisse, la partie
française admet que le FLN sera l’interlocuteur unique et que la discussion
sur le Sahara reste ouverte. Le GPRA est d’accord pour entreprendre des
négociations officielles 24. »
Le 30 mars 1961, le gouvernement français et le GPRA annoncent
simultanément, à Tunis et à Paris, l’ouverture de pourparlers le 7 avril à
Évian. Le lendemain, le maire d’Évian, Camille Blanc, est assassiné par
l’OAS, décidée à faire échouer toute négociation.
Le même jour, à Oran, le ministre d’État chargé de l’Algérie, Louis Joxe,
annonce que des négociations auront lieu également avec le MNA. Le
GPRA réplique en annonçant qu’il ne se rendra pas à Évian.
Le 22 avril se produit le coup de force des généraux. De Gaulle est pressé
d’en finir avec l’Algérie. Il renonce à associer une autre tendance que le
FLN aux négociations.
Les négociations s’ouvrent le 20 mai à Évian.

Le gouvernement français veut donner des gages de « détente »,


écrira Benyoucef Ben Khedda. Il fait « dégrouper » une partie des
2 500 000 personnes qui vivent dans les camps de « regroupement »
contrôlés par l’armée française, et libérer 6 000 détenus ; il améliore le
sort des « cinq » ministres du GPRA détenus en France, et déclare
marquer la fin des « opérations offensives ». Il essaie d’obtenir du
FLN l’arrêt des combats qu’il appelle « terrorisme », pour aboutir,
conformément à sa théorie, à une « trêve ».
De notre côté, les combats ne s’arrêtent pas. Nous n’étions jamais
assez méfiants à l’égard du colonialisme. Au demeurant, sans le
combat armé, jamais le gouvernement français n’aurait envisagé de
négociations. De Gaulle admet maintenant que la souveraineté
extérieure est du ressort de l’Etat algérien. Mais pour le Sahara il
maintient son exigence et nos positions respectives demeurent
inchangées.

Les discussions n’aboutissent pas. Les délégués algériens sont divisés. Le


13 juin, les pourparlers sont suspendus. Néanmoins, des contacts sont
maintenus. Saâd Dahlab, qui demeure à Bois-d’Avault, près de Genève,
reste le seul intermédiaire entre les deux gouvernements.
Du côté français, des plans de partition de l’Algérie sont élaborés,
prévoyant le regroupement des Européens dans les régions d’Alger et
d’Oran 25. Le 5 juillet, en Algérie, le FLN appelle à une journée contre la
partition. Il y a 81 morts et 280 blessés parmi les manifestants. Mais, une
fois encore, le FLN a fait la démonstration que la masse de la population est
derrière lui. Dans le courant du mois, de Gaulle déclare : « La France
accepte sans aucune réserve que les populations algériennes constituent un
État entièrement indépendant. »
Le 20 juillet 1961, les deux délégations se retrouvent à Lugrin, en France,
à proximité de la frontière suisse. « Le GPRA ne se faisait pas d’illusions
sur cette deuxième rencontre publique mais sa tactique était claire : rompre
sur le Sahara, écrira B. Ben Khedda. Le thème de l’intégrité territoriale est
plus aisé à comprendre pour l’opinion internationale. Sur le plan interne, il
galvanise davantage les énergies. Dès l’ouverture des discussions, Joxe,
avec souplesse et habileté, réaffirme à Krim le point de vue français. »
Le 26 juillet 1961, la délégation algérienne prend l’initiative de la
rupture. La négociation pouvait d’autant moins éviter l’échec qu’elle se
produit pendant les événements sanglants de Bizerte, en Tunisie.
Bourguiba, voulant récupérer la base aéronavale de Bizerte, a lancé la
population contre elle. De Gaulle a fait intervenir l’armée : on relève plus
d’un millier de morts parmi les Tunisiens. Le président de la République
française démontre une nouvelle fois qu’il sait se montrer très dur.
6. Un préfet de police

Le préfet de police Maurice Papon est né le 3 septembre 1910 à Gretz-


Armainvilliers, en Seine-et-Marne 26. Son père, Arthur Papon, est un ancien
notaire, fondateur des Verreries mécaniques champenoises. Il est allé au
lycée Louis-le-Grand, puis a fait des études de droit, de sciences politiques,
de sociologie et de psychologie. Très tôt, il entre dans la sphère du pouvoir
d’État. Il ne la quittera plus. Il n’a, en effet, que 20 ans quand, le 2 février
1931, il devient attaché au cabinet du ministre de l’Air, le député de Seine-
et-Mame Jean-Louis Dumesnil. Le gouvernement est alors présidé par
Pierre Laval. Le 15 mai 1935, il est reçu au concours de rédacteur à
l’administration centrale du ministère de l’Intérieur.
En 1936, un autre député de Seine-et-Mame, ami de son père, devient
sous-secrétaire d’État à la présidence du Conseil, dans le gouvernement du
socialiste Léon Blum. Il s’appelle François de Tessan. Dans ces années de
Front populaire, le jeune Maurice Papon appartient à la Ligue d’action
républicaine et socialiste, qui s’oppose aux Camelots du Roi et aux
Jeunesses patriotes. Il suivra François de Tessan dans ses différentes
fonctions jusqu’au mois d’août 1939. En juillet 1937, il est attaché au
cabinet du sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères ; en 1938, on le
retrouve attaché au cabinet du sous-secrétaire d’État à la présidence du
Conseil.
D’août 1939 à octobre 1940, il est mobilisé.
Dans la France défaite et occupée, il décide de retourner à la haute
administration. Sa promotion est rapide. Le 16 novembre 1940, il devient
sous-chef de bureau à l’administration centrale du ministère de l’Intérieur.
Le 8 février 1941, le voilà sous-préfet de première classe, directeur de
cabinet de préfet hors cadre. Un peu plus d’un mois plus tard, il est nommé
directeur du cabinet du secrétaire général pour l’administration, au
ministère de l’Intérieur. Le 1er février 1942, il est nommé sous-préfet hors
classe. De toute évidence, Maurice Papon a la confiance de ceux qui
dirigent le ministère de l’Intérieur. Le 26 mai 1942, il devient secrétaire
général de la préfecture de la Gironde, hors classe. Bordeaux a été élevé
depuis peu au rang de préfecture de région. C’est un poste extrêmement
important en zone occupée. Pour y être nommé, il ne suffit pas que Maurice
Papon ait la confiance du gouvernement de Vichy : il lui faut aussi celle des
autorités nazies. C’est à Bordeaux que 50 otages ont été fusillés, le 24
octobre 1941, en représailles aux actions de résistance qualifiées de
« terroristes ». 5 autres l’ont été le 30 avril 1942. Quand il part à Bordeaux,
Maurice Papon ne peut ignorer ce qui l’attend. Le secrétaire général Papon
est le deuxième personnage de la préfecture après le préfet Sabatier qui l’a
apprécié au ministère de l’Intérieur. Il est « délégué pour les affaires
d’occupation, les réquisitions et les affaires juives ». Il coopère
occasionnellement avec les SS qui sont chargés des affaires de police 27.
Sous son autorité, de 1942 à 1944, des centaines de juifs de tous âges,
enfants, femmes, hommes, vieillards, sont internés au camp de Mérignac.
Déportés à Drancy, ils mourront dans les camps d’extermination 28.
Maurice Papon est marié et père de famille, il a deux enfants. Dès le mois
de juillet 1942, il supervise la participation française à la rafle de plusieurs
centaines de juifs. Le 26 août 1942, 81 enfants font partie du convoi pour
Drancy. Le fonctionnaire Pierre Garat, que Maurice Papon, agissant pour le
préfet régional, a chargé de l’organisation des rafles, participe à
l’encadrement du convoi avec 53 gendarmes, 6 officiers et sous-officiers,
16 inspecteurs et un commissaire de police.
Le 21 septembre 1942 se forme un autre convoi pour Drancy ; il
comporte également des enfants. Puis le 26 octobre 1942. Puis le 2 février
1943, le 8 juin 1943, le 25 novembre 1943, le 30 décembre 1943, le 12
janvier 1944, le 13 mai 1944.
Maurice Papon intervient en 1944 en faveur de ceux qu’il appelle les
«juifs intéressants 29 », afin qu’ils puissent échapper à la déportation. Très
peu de personnes, en fait, sont concernées. Les autres partent vers la mort.
Il participe également à la répression contre la Résistance et les Alliés. Le
21 octobre 1942, il adresse la directive suivante aux sous-préfets de Blaye,
Libourne, Langon, aux maires de l’arrondissement de Bordeaux, à
l’intendant de police et au commandant de gendarmerie :
À la suite d’incidents qui ont été portés trop tardivement à la
connaissance de la Feldkommandantur, celle-ci m’invite à vous rappeler les
instructions qui vous ont été données antérieurement dans ma circulaire du
18 mai 1942. Tous les faits particuliers susceptibles d’intéresser les
Autorités allemandes, en particulier tous les événements qui permettent de
conclure à une activité ennemie, comme les descentes de parachutistes, les
actes de sabotage, la préparation d’attentats, etc., ou qui viennent troubler la
tranquillité publique comme les incendies de forêts, les naufrages et les
sinistres de toute nature, doivent être signalés directement et sans délai à la
Feldkommandantur 523, section Bordeaux, 30, rue Descartes, téléphone n°
44-19. En ce qui concerne notamment les descentes de parachutistes, la
Feldkommandantur m’a demandé de vous faire connaître que toute
déclaration qui permettrait la capture d’un parachutiste entraînerait, sur la
demande du déclarant, la libération d’un prisonnier de guerre.
Zélé, le secrétaire général l’est également pour fournir de la main-
d’œuvre aux occupants, et notamment à l’organisation Todt, qui s’occupe
de la construction du mur de l’Atlantique destiné à s’opposer à un éventuel
débarquement allié.
Le 21 septembre 1942, le journal pro-nazi La France de Bordeaux et du
Sud-Ouest fait paraître un communiqué officiel : « Tout Français âgé de
plus de 18 ans et de moins de 50 ans non pourvu d’un emploi régulier
l’occupant au moins 30 heures par semaine est tenu d’en faire la déclaration
à la mairie de sa résidence. » Le 7 octobre 1942, un nouveau communiqué
officiel est publié. Il s’intitule « Le recrutement de la main-d’œuvre pour
l’organisation Todt », et informe que ladite organisation Todt a besoin de
2 500 ouvriers avant le 15 octobre pour exécuter des travaux le long de la
zone côtière, pendant trois à six mois.
Les délais fixés par l’occupant sont courts, le recrutement difficile, les
volontaires rares. Le 8 octobre, un nouveau communiqué officiel paraît dans
la presse collaboratrice. Le ton est menaçant. On y lit : « Les inscriptions
sont reçues dans les mairies. Un pressant appel est fait à tous. L’insuffisance
des inscriptions entraînerait la réquisition d’office. »
Le 9 octobre, nouveau communiqué. C’est la réquisition : « [...] Les
sujets français ou ressortissants français de plus de 18 ans ou de moins de
50 ans susceptibles d’être recrutés par l’organisation Todt sont invités à se
présenter dès à présent, et jusqu’au 11 octobre 1942 inclus, à la mairie de la
commune de leur résidence, porteurs de leur livret de famille et de leur
livret militaire. Les défaillants s’exposent à ne pas figurer dans les
catégories exemptes de la réquisition [...] 30. »
Le vendredi 9, le samedi 10 et le dimanche 11 octobre, le recensement est
effectué dans les mairies. Les résultats sont décevants.
Le lundi 12 octobre 1942, Maurice Papon rend visite au chef de la
Feldkommandantur de Bordeaux, le « docteur » Herbold, pour lui soumettre
une idée : il lui propose l’emploi par l’organisation Todt des prisonniers de
guerre nord-africains internés dans des camps de la région (comme le sont
aussi des prisonniers de guerre sénégalais). Le « docteur » Herbold accepte
la proposition du secrétaire général 31.
Mais les besoins en main-d’œuvre de l’organisation Todt sont importants
et les délais, on l’a dit, très courts. Aussi Maurice Papon ne s’en tient-il pas
là. Les activités du secrétaire général sont ainsi consignées dans un raport
des services préfectoraux :

Mardi 13 octobre (matin) : visite du docteur Wildermuth à la


préfecture. Il est entendu avec lui qu’en attendant le résultat des
démarches entreprises par ailleurs pour obtenir la main-d’œuvre, et en
l’absence d’un nombre suffisant de volontaires, les listes de
réquisitionnés lui seront régulièrement envoyées, jusqu’à concurrence
des besoins en main- d’œuvre de l’organisation Todt.
Après-midi : réunion chez le secrétaire général en présence de
représentants de la Feldkommandantur et de l’organisation Todt, des
représentants du Comité d’organisation des travaux publics et du
bâtiment, en vue d’envisager la passation de contrats entre le
Consortium des entrepreneurs et l’organisation Todt.
Mercredi 14 octobre : visite du secrétaire général au docteur
Wildermuth à la Feldkommandantur de Bordeaux, en présence du
représentant de l’organisation Todt. Celle-ci est prête à signer un
contrat avec le Consortium des entrepreneurs de la région pour 500
ouvriers, le nombre de ceux-ci devant être doublé dans un délai
indéterminé 32.

L’activité déployée par Maurice Papon pour fournir à l’occupant une


main-d’œuvre soumise a été efficace.
En juin 1944, après le débarquement, Maurice Papon est contacté par
Gaston Cusin. Ils se sont connus, en 1938, dans les ministères. Gaston
Cusin va devenir commissaire de la République, désigné par le général de
Gaulle. Maurice Papon lui fournit des renseignements sur l’activité des
Allemands. On laisse entendre maintenant qu’il a appartenu à un réseau de
renseignements...
Le 23 août 1944, Gaston Cusin le nomme délégué dans les fonctions de
préfet des Landes. Le soir même, il ne l’est plus, les résistants s’étant
opposés à sa nomination. Gaston Cusin en fait néanmoins son directeur de
cabinet. Et le 15 novembre 1944, en dépit des réserves du Comité
départemental de libération, Maurice Papon prendra la parole lors d’un
rassemblement de la Résistance où on l’entendra dire : « Je veux rendre
hommage [...] aux malheureux déportés qui ne sont pas encore rentrés. »
Comment un tel reclassement fut-il possible ?
Gabriel Delaunay, président régional du Mouvement de libération
nationale, écrit alors dans La Nouvelle République : « [...] La Résistance a
cru épurer les administrations. Elle a rencontré des gens plus forts qu’elle.
Des fonctionnaires d’autorité ont fait des tours de valse, mais ils y étaient si
habitués que la tête ne leur a pas tourné et qu’ils se préparent maintenant
aux avancements au choix. D’autres, d’épurés qu’ils étaient susceptibles
d’être, sont devenus épurateurs. Ils se gagnent le paradis par la pénitence
des autres. Et ces autres sont quelquefois d’authentiques résistants. Le pire
est que ceux qui essaient de mettre de l’ordre dans ces champignonnières,
où la Résistance est née sous la rosée de septembre, se brisent devant des
garanties de complaisance, et tout se passe comme si un deuxième bureau,
plus mystérieux que l’autre, venait continuer maintenant la politique du
double jeu des maréchalistes intelligents et délivrer des certificats de
civisme. »
Cependant, ce n’est qu’en juin 1958, après des années de démarches
insistantes, que Maurice Papon obtiendra une carte d’ancien « combattant
volontaire de la Résistance ».
Quand Gaston Cusin quitte Bordeaux, Maurice Papon devient, le 26
octobre 1945, préfet hors cadre, chargé de la sous-direction de l’Algérie au
ministère de l’Intérieur. Le 26 juin 1946, il est nommé chef de cabinet du
sous-secrétaire d’Etat à l’Intérieur. Il a alors la réputation d’être proche des
socialistes. Il la conservera tout au long de cette IVe République qui verra
tant de ministres SFIO au pouvoir.
Du 10 novembre au 15 décembre 1946, il appartient à la commission
interministérielle des Antilles. De janvier 1947 à octobre 1949, il est préfet
de la Corse. Le 6 octobre 1949, il est nommé préfet de Constantine. Le
gouverneur général de l’Algérie est alors le socialiste Marcel-Edmond
Naegelen, dont le nom restera dans l’histoire pour les trucages électoraux
qu’il a organisés 33. Les militants nationalistes algériens sont poursuivis.
Le 15 décembre 1951, Maurice Papon devient secrétaire général de la
préfecture de police de Paris. Le préfet de police est alors Jean Baylot.
Jusqu’en 1930, cet ancien postier a été membre de la commission exécutive
de l’Union départementale CGT de la Seine et secrétaire de la Fédération
postale CGT. Il a, dit-on, participé à la résistance, et, en août 1944, il
devient préfet des Basses-Pyrénées, puis préfet de Haute-Garonne en 1946,
et des Bouches-du-Rhône en 1948. Il se trouve à la tête de la préfecture de
police en pleine guerre froide et il y fait preuve d’un violent
anticommunisme. Il opère la réintégration de nombreux policiers révoqués
à la Libération. Dans le même temps, il sanctionne des policiers suspectés
de sympathies communistes. Des policiers qui s’étaient livrés à la chasse
aux résistants voient leur carrière reconstituée et bénéficient d’avancements.
Une association d’épurés, l’Amicale des gradés, a agi pour qu’il en aille
ainsi. Sous l’autorité du commissaire de police Jean Dides, sanctionné à la
Libération, se créent des réseaux souvent formés d’anciens auxiliaires de la
Gestapo, comme, par exemple, Alfred Delarue, alias « Monsieur Charles ».
Celui-ci était entré à la préfecture de police, en 1937, comme inspecteur.
Affecté aux Renseignements généraux, il appartenait à une section chargée
du Parti communiste. Doté d’une mémoire considérable, véritable bottin
vivant, il mit ses connaissances au service des nazis. Il fut responsable
d’une équipe des Brigades spéciales qui tortura des résistants communistes
comme Gabriel Rabot, Charles Grosperrin, Marcel Gargam. Ces hommes
furent ensuite tués par les nazis. En 1946, Alfred Delarue est condamné à
mort, mais sa peine est finalement commuée en détention à perpétuité.
Interné au camp de Noé avec d’autres collaborateurs, il s’en évadera en
compagnie d’une centaine d’autres détenus. Tous seront repris, sauf lui. Le
commissaire Dides et le préfet Baylot lui feront délivrer de faux papiers et
utiliseront ses services.
Jean Baylot crée les compagnies d’intervention, spécialisées dans la
répression des manifestations, et les arme du « bidule », ce manche de
pioche long de 1,10 mètre. C’est sous son règne que, le 14 juillet 1953, des
policiers ouvrent le feu contre des manifestants algériens...
Comme chaque année, au défilé militaire du matin succède, l’après-midi,
une manifestation populaire. Entre la Bastille et la Nation, il y a des
dizaines de milliers de manifestants. À la Nation, ils défilent devant la
tribune où se tiennent les organisateurs. On y aperçoit notamment Marcel
Cachin, le vieux directeur de L’Humanité, Emmanuel d’Astier de La
Vigerie, l’un des anciens dirigeants de la Résistance devenu directeur du
journal Libération, l’abbé Pierre. En fin de manifestation, on voit un
important cortège d’Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés
démocratiques, le MTLD, dont le dirigeant, Messali Hadj, est en prison. Le
cortège du MTLD s’étend sur plus de trois cents mètres. Les Algériens sont
dignes et disciplinés. Ils portent des banderoles et des pancartes.
Il est 17 h 20. Place de la Nation, la fin de la manifestation se disperse
quand il se met à pleuvoir abondamment. Les derniers manifestants
algériens courent, en repliant leurs banderoles, pour se mettre à l’abri. C’est
alors que les policiers casqués se précipitent sur des porteurs de banderoles,
les matraquent, déchirent et piétinent un portrait de Messali Hadj. Les
Algériens se défendent avec les hampes de leurs banderoles et de leurs
pancartes. Les policiers doivent s’enfuir avant d’ouvrir le feu. On entend
une centaine de détonations. Le docteur Bernard Morin voit des policiers,
pistolet à bout de bras, viser froidement leurs victimes 34. Des corps
s’effondrent sous la pluie ; les pavés sont couverts de sang. La fusillade
terminée, des personnes isolées sont matraquées. Des parachutistes ayant
défilé le matin, coiffés de leur béret rouge et vêtus de leur tenue de combat,
se joignent aux policiers pour frapper.
On ramassera 7 morts, tous tués par balles. 6 Algériens et 1 Français.
Isidore Illoul, Amar Tabadji, Maurice Lurot, Abdelkader Draris, Larbi
Daoui, Tahar Nadjene, Abdallah Bacha. On dénombrera également 44
blessés gravement atteints.
Quelques jours plus tard, des milliers de personnes assistent à un meeting
de protestation au Cirque d’Hiver et, le 22 juillet, plus de 20 000 personnes
se rendent aux obsèques des victimes.
Le ministre de l’Intérieur et le préfet de police créent alors une brigade
spécialisée dans la répression des Nord-Africains, la Brigade des agressions
et violences, la BAV, qui succède à la Brigade nord-africaine d’avant
guerre, connue pour avoir fourni certains des principaux auxiliaires français
de la Gestapo.
Lors d’une rafle organisée dans le 5e arrondissement, des Algériens,
arrêtés par la BAV, sont interrogés sur leur participation au 14 juillet et
frappés à la préfecture de police.
Maurice Papon, proche collaborateur du préfet Baylot, s’inspire de son
action. « Homme d’autorité, de courage et de décision », dira-t-il du préfet,
ajoutant : « Trois qualités majeures pour occuper la Cité 35 ».
Quand, en juin 1954, Pierre Mendès France, président du Conseil,
renvoie le préfet Baylot pour le remplacer par André-Louis Dubois,
Maurice Papon quitte aussi son poste. En cette année 1954, Maurice Papon
fait paraître, sous le titre L’Ère des responsables, un « essai sur une
méthodologie de synthèse à l’usage des chefs dans la libre entreprise et
dans l’État ». Il s’appuie pour l’écrire sur son expérience de préfet à
Constantine. Il y parle du « complexe métaphysique et d’une nature presque
biologique qui conduit le musulman à considérer le temps, l’espace, la vie
elle-même avec un sentiment profond d’acceptation et de détachement », et
de la « pluralité d’ethnies et peut-être de biologies » qui existerait, selon lui,
en Algérie.
Le 28 juin 1954, il est détaché en qualité de secrétaire général du
protectorat du Maroc. Il occupera ce poste jusqu’au 7 juillet 1955. S’ouvre
alors pour Maurice Papon une période un peu creuse. On le retrouve, en
janvier 1956, membre du Comité d’étude des marchés d’intérêt national et
de la distribution des produits agricoles et alimentaires au commissariat
général au Plan.
Mais, bientôt, à la faveur de la formation par le socialiste Guy Mollet
d’un nouveau gouvernement, Maurice Papon devient, le 2 février 1956,
conseiller technique au cabinet de Marcel Champeix, secrétaire d’État à
l’Intérieur chargé des affaires algériennes. Puis, très vite, sa carrière connaît
un nouveau bond. Le 2 mai 1956, il est nommé préfet de Constantine,
inspecteur général de l’Administration en mission extraordinaire (IGAME)
pour les immenses départements de l’Est algérien (Bône, Constantine,
Batna, Sétif). Quand il prend en main les destinées de l’Est algérien, sous
l’autorité directe du ministre-résident en Algérie, le socialiste Robert
Lacoste, la guerre d’Algérie entre dans une nouvelle phase. La torture,
pratiquée dès le début du conflit, va se généraliser avec l’application des
pouvoirs spéciaux obtenus par le gouvernement Guy Mollet au mois de
mars 1956. Les pouvoirs de police passent aux mains de l’armée dans les
départements de Bône et de Constantine. L’IGAME Papon dispose de
pouvoirs considérables, puisqu’il exerce le contrôle supérieur et la
coordination générale des pouvoirs civils et militaires dans l’Est algérien. Il
va entourer son action du plus grand secret, et, pour désigner le territoire sur
lequel il règne, certains parlent de « Paponie ».
Maurice Papon encourage le développement d’une guerre totale. Dès son
arrivée, il proclame : « L’heure n’est plus où il faut distinguer les civils des
militaires 36. », et, le 17 septembre 1957, il lance cet appel : « Je demande à
tous les civils de se conduire en soldats [...]. Il n’y a plus de militaires et de
civils. Il ne doit plus y avoir que des soldats 37. »
Sous son autorité, les exécutions sommaires et l’usage de la torture sont
pratiqués par des militaires et des policiers. La torture devient un moyen
habituel, normal, pour obtenir des renseignements.
Jacques Pucheu est alors soldat dans les Aurès. Il est chrétien. Autrefois,
avec son copain Jean Laulhère, il est parti en vélo jusqu’à Rome en espérant
y voir le pape. Au terme d’une année passée dans l’Est algérien, il écrira :
« Les tortures, les exactions, les exécutions sommaires n’étaient pas des cas
exceptionnels ni de simples “excès”. La torture fut employée presque
journellement à la compagnie, comme moyen normal et essentiel de
renseigne ments ; les exécutions sommaires, pratiquées dans les villages
proches du lieu des accrochages, semblaient obéir à un code non écrit mais
régulier et automatique 38. »
Le 18 mars 1957 s’ouvre, devant le tribunal militaire de Constantine, un
grand procès. La Dépêche de Constantine écrit : « 21 terroristes, auteurs de
la plupart des attentats commis à Constantine entre le 20 août et le 30
novembre 1955, répondent de leurs crimes. » On les accuse notamment
d’attentats contre des policiers. « Ces victimes seront bientôt vengées »,
écrit, le 19 mars, le directeur de La Dépêche. Coupables avant même
d’avoir été jugés, ils sont déjà condamnés. Marcel Manville est un de leurs
avocats. Ce communiste antillais connaît déjà Constantine. En 1956, il en a
été expulsé sur l’ordre de Maurice Papon. Il y revient en ce mois de mars,
deux jours avant l’ouverture du procès, accompagné d’un autre avocat,
maître Saint-Cyr, par mesure de sécurité.
Les noms des accusés ont été obtenus par la torture. Eux-mêmes ont subi
des supplices sous lesquels certains ont fait des aveux. C’est le commissaire
Y. et ses services qui ont pratiqué les interrogatoires. Quand le commissaire
vient témoigner, l’avocat le prend en flagrant délit de mensonge. L’incident
est violent. Le soir, l’avocat reçoit un message : « Le négro que vous êtes ne
partira pas vivant d’ici ! » Il en parle à ses amis avocats, qui lui conseillent
de prendre la menace au sérieux. Pendant toute la durée du procès, ses
confrères se relaieront pour l’escorter du tribunal à son hôtel.
Le 13 mars, 13 peines capitales sont prononcées, dont 8 par contumace.
« La nuit tombait, se souvient Marcel Manville. Les Européens étaient à
gauche du tribunal, les familles musulmanes à droite. Et sur les condamnés
étaient braqués les phares des GMC de l’armée et les mitrailleuses. On
prenait les types déjà enchaînés et on les lançait dans un camion. Je pleurais
toutes les larmes de mon corps... »
Le lendemain, il se rend à la prison de Constantine. « Les prisonniers, à
Constantine, étaient battus presque régulièrement. Je peux vous l’affirmer.
Battus. Et, quand il y avait un avocat français, ils n’étaient pas battus. Ils
nous disaient : “Nous avons dix jours de répit.” Les condamnés à mort
avaient, toute la journée et la nuit, les mains enchaînées. »
Marcel Manville repart à Paris et multiplie les démarches pour obtenir la
grâce des condamnés à mort. En décembre, plusieurs détenus lui écrivent,
lui demandant de venir les voir. Maurice Papon lui refuse l’autorisation de
venir à Constantine.
Le 8 janvier 1958, Aouati Mostefa, Zamouche Amor, Mentouri
Belkacem, Benabas Saïd sont guillotinés. Une fois de plus, le président de
la République, René Coty, a refusé la grâce.
Quand on vient le chercher, Zamouche Amor dit aux gardiens : « Vous
allez voir comment meurt un Kabyle ! » et il se bat avec eux. Il est
pratiquement mort quand on le guillotine, la tête sous une serviette mouillée
39.

À Constantine, la police torture systématiquement.


Le 4 mars 1958, Benmeliek Abderrahmane sera lui aussi guillotiné. Il a
été arrêté en août 1956. Son frère, Larbi, a alors 15 ans. Il se souvient 40 :

Un mois après qu’il avait été transféré à la prison civile de


Constantine, on a reçu des billets de visite. On l’a vu au parloir. Il y
avait des barreaux, un espace de deux mètres, et on parlait. Il nous a
expliqué les tortures. Ils l’ont frappé avec des tuyaux de caoutchouc.
Ils lui ont branché des électrodes aux oreilles, sur les parties : ils
versaient de l’eau et, en même temps, ils tournaient la magnéto. Il avait
été ligoté, des pieds et des mains, et ils l’avaient accroché au plafond
avec une corde, la tête vers le sol, pendant plus de douze heures,
jusqu’à ce qu’il s’évanouisse. Ils le décrochaient, l’interrogeaient. S’il
ne répondait pas, ils le remettaient. Jusqu’à ce qu’il parle. Il avait 20
ans. À force d’interrogatoires, il a tout dit sur quelques attentats.

Robert Lacoste est satisfait de la manière dont les choses se passent.


Constantine est donnée en exemple. Le 11 avril 1957, dans une circulaire, il
indique aux IGAME (ils sont trois : l’un pour Alger, l’autre pour Oran, le
troisième pour l’Est) et préfets d’Algérie :

Je signale l’intérêt qui s’attache à l’organisation de centres


d’interrogatoires communs, où l’armée, ainsi que les différents
services de police et de gendarmerie travaillent ensemble en vue
d’accélérer les enquêtes préliminaires ou officieuses. De tels centres
fonctionnent à Orléansville et à Constantine.
L’action qui se mène sous la responsabilité suprême de Maurice Papon
est particulièrement sanglante. « Le nombre de rebelles tombés sous les
coups des forces de maintien de l’ordre s’est accru chaque mois », se
félicite-t-il le 9 octobre 1956 41. Le 17 septembre 1957, à Constantine, il
présente son bilan 42. « La France passe à l’offensive sur tous les fronts »,
lance-t-il, et il annonce qu’en 1956 10 284 « rebelles » ont été tués et 8 032
au cours des huit premiers mois de 1957. Il se félicite également que
117 000 personnes aient été regroupées dans l’Est algérien. Ces
regroupements forcés de populations algériennes sont la contrepartie de
l’extension des zones déclarées interdites. Afin d’isoler les maquisards de la
population, des régions de plus en plus vastes sont déclarées interdites : leur
population est alors déportée dans des camps baptisés « centres de
regroupement ». Puis les zones interdites sont massivement bombardées et
toute vie humaine ou animale y est détruite. L’un des responsables de ces
opérations, le général Sauvagnac, est surnommé « Attila ».
Maurice Papon est un adversaire résolu de toute négociation. Il s’en
prend « aux supplications larmoyantes et aux examens de mauvaise
conscience que pratiquent les charlatans de la négociation à tout prix, de la
paix bêlante et des accusations morbides proférées à la charge de la
France 43 ». « Un de nos meilleurs chefs administratifs de l’Algérie», dit de
lui Robert Lacoste 44. « Jamais la France n’acceptera l’indépendance de
l’Algérie », déclare le nouveau président du Conseil, l’indépendant Félix
Gaillard, en novembre 1957, et il envoie Maurice Papon à l’ONU pour y
défendre la politique française.
La IVe République vit ses derniers jours. Le 13 mars 1958, à Paris, 2 000
policiers se dirigent en manifestant vers l’Assemblée nationale. On entend
crier : « Sales juifs ! À la Seine ! Mort aux fellaghas ! » Le lendemain, sur
proposition du ministre de l’Intérieur, Maurice Bourgès-Maunoury, Maurice
Papon est nommé préfet de police 45. Connu pour ses amitiés pro-SFIO, il
bénéficie d’un préjugé favorable de la part du principal syndicat de police
parisien, le Syndicat général de la police (SGP). Sa dureté répressive lui
attire aussi la sympathie du Syndicat indépendant de la police municipale.
Bientôt, c’est la chute de la IVe République. Et, cette fois encore,
Maurice Papon sait opérer la transition. Il est maintenu dans ses fonctions.
Le « gaullisme » est sa nouvelle profession de foi...
Il fait figure de haut fonctionnaire modèle. On le donne en exemple. En
novembre 1958, il est interrogé par la très officielle Revue de Défense
nationale, qui vante son « humanisme militant ». Le texte de l’interview est
distribué sous forme de brochure. « La fin justifie les moyens », y déclare le
préfet de police, « n’a jamais été une philosophie ; c’est une méthode qui
exige de la lucidité, de l’honnêteté intellectuelle et de la maîtrise de soi.
C’est donc une morale... »
Le 28 août 1958, il organise des rafles massives d’Algériens, à Paris et en
banlieue, à la suite de l’offensive armée du FLN sur le territoire
métropolitain. Plus de 5 000 Algériens sont internés dans plusieurs centres
de détention. L’ancien hôpital Beaujon. Le gymnase Japy, où, le 14 mai
1941, lors de l’opération «Billet vert », près de 4 000 juifs d’Europe
orientale avaient été convoqués par la police française pour « affaire les
concernant », puis transférés vers les camps de Pithiviers et Beaune-la-
Rolande avant d’être déportés vers les camps de la mort. Et puis le « Vel’
d’Hiv’ 46 », où, les 16 et 17 juillet 1942, au cours de l’opération « Vent
printanier », 12 884 juifs, parmi lesquels plus de 4 000 enfants, avaient été
internés, après des rafles opérées par 9 000 policiers français agissant sur
ordre de leurs chefs français, notamment René Bousquet, puis conduits au
camp de Drancy avant de disparaître à jamais.
On parle d’Algériens tués au Vel’ d’Hiv’. Une commission d’enquête est
réclamée. « Allégations mensongères » : telle est la réponse du préfet de
police. On ne saura jamais ce qui s’est passé à Japy et au Vel’ d’Hiv’ en
août 1958.
Le 1er septembre, le préfet de police décrète le couvre-feu pour la
population d’origine nord-africaine par un communiqué qui indique : « Il
est conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs nord-africains de
s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la banlieue
parisienne et plus particulièrement de 21 h 30 à 5 h 30 du matin. »
Peu de voix s’élèvent contre cette décision.
Le FLN demande, malgré tout, aux Algériens de continuer à sortir le soir,
et le couvre-feu tombe peu à peu en désuétude.
En janvier 1959 est créé le centre d’identification de Vincennes, le CIV,
un camp d’internement aux portes de Paris. En dehors de tout jugement, sur
simple décision ministérielle ou du préfet de police, les individus
« suspects » sont « assignés à résidence ». Maurice Papon signe des ordres
d’internement en blanc. Des quotas d’internés sont fixés à l’avance et il est
exigé des Renseignements généraux qu’ils fournissent des noms pour que
les objectifs soient atteints 47.
Rafles, violences à froid se multiplient. Vincennes devient comme une
habitude pour les FMA. Beaucoup finissent par avoir toujours sur eux un
journal, afin, si besoin est, de le poser sur le ciment du CIV et de se coucher
dessus...
Edouard Gente est brigadier au poste de police de l’Hôtel de Ville de
Paris, place Baudoyer. De temps en temps, il est de garde au CIV. Il n’aime
pas y aller. Les bâtiments sont d’anciens garages construits par l’occupant
allemand dans le bois de Vincennes. C’est gris et triste. Il a un peu peur
aussi : si les Algériens se révoltaient ? Dieu merci, se rassure-t-il, ils ne
bougent pas. « J’ai vu des gars, se souvient-il, qui avaient combattu dans
l’armée française pendant la guerre, eh bien ils étaient là comme les
autres... » Si Édouard Gente n’aime pas aller à Vincennes, c’est aussi parce
qu’il a honte. « Ces pauvres types, se rappelle-t-il, les trois quarts étaient là
parce qu’ils avaient été ramassés. Mais qu’est-ce qu’ils avaient fait ? Rien.
Le seul tort qu’ils avaient, c’était d’être nord-africains 48 »

À l’occasion des rafles, des gens disparaissent.


À cette époque, en Algérie, dans les milieux « ultras », on parle de
remplacer le délégué général du gouvernement, Paul Delouvrier, par
Maurice Papon.
Le 18 mars 1961, devant le Conseil général de la Seine, le préfet de
police dira : « Pendant deux ans, j’ai été inspecteur général de
l’Administration en mission extraordinaire à Constantine, au cours des
années 1956-1958. J’y ai appris à connaître les ressorts de la guerre
subversive. Or, l’un de ceux-ci est la clandestinité. À défaut de celle- ci,
qu’il est impossible d’observer à fond dans un pays comme le nôtre, où
toute action doit se terminer par la saisine de la justice, du moins estimai-je
qu’il fallait entourer de quelque discrétion nos opérations. » C’est cet état
d’esprit qui inspire la création de la Force de police auxiliaire. Créée sur
décision du Premier ministre, Michel Debré, il s’agit d’une police parallèle.
Ses membres, d’origine algérienne, sont encadrés par des officiers français.
Elle agit sous l’autorité directe de Maurice Papon. Les supplétifs
souscrivent un engagement de six mois, renouvelable. Pour obtenir des
renseignements, les officiers français font pratiquer la torture sur les
Algériens arrêtés. Dans le 13e arrondissement d’abord, dans les caves du 9
rue Harvey, du 208 rue du Château-des-Rentiers, puis ensuite dans le 18e
arrondissement, dans les caves des 25, 28, 29 rue de la Goutte-d’Or, on
utilise le supplice de l’eau, de l’empalement sur une bouteille, de
l’électricité, de la broche. Les techniques viennent d’Algérie. Sous la haute
responsabilité de Maurice Papon, la torture s’est installée à Paris. Des
hommes disparaissent. Le préfet de police fait saisir les journaux qui
dénoncent les exactions. Il sait qu’il faut toujours nier l’usage de la torture.
Les suppliciés, blessés, portant la marque des sévices, ne sont pas
présentables et doivent échapper aux regards indiscrets. Certains restent des
semaines au dépôt de la préfecture de police avant d’être internés, sur
décision administrative, dans un des camps qui ont été ouverts sur le
territoire métropolitain, à Saint-Maurice-l’Ardoise (Gard), Thol (Haute-
Marne), Vadenay (Marne), au Larzac (Aveyron). Dans quelques cas,
pourtant, des avocats sont alertés, des plaintes déposées auprès du procureur
Langlois, et des instructions ouvertes. Des experts peuvent alors constater
les traces des sévices. L’Inspection générale des services de la préfecture de
police est chargée par le juge d’instruction de mener les enquêtes pour
séquestration et violences. Des enquêtes que l’IGS, placée sous l’autorité du
préfet de police, ne mènera jamais, en dépit de l’insistance du juge
d’instruction 49.

Maurice Papon a constitué une équipe autour de lui.


Sans aucun doute, le plus proche de tous est le sous-préfet Pierre
Somveille, directeur adjoint du cabinet du préfet de police. Il est l’homme
de confiance de Maurice Papon. Il a gravi les échelons dans son ombre. Les
deux hommes se sont connus à Bordeaux en 1944. Pierre Somveille, qui n’a
que 23 ans quand il devient le collaborateur de Maurice Papon, le suit en
1945, à la sous-direction de l’Algérie au ministère de l’Intérieur, puis, en
1946, au cabinet du secrétaire d’État à l’Intérieur. Il devient le chef de
cabinet de Maurice Papon quand celui-ci est nommé préfet de la Corse, en
1947. En 1949, il part avec lui à Constantine, comme directeur de cabinet.
En 1952, alors que Maurice Papon est secrétaire général de la préfecture de
police, Pierre Somveille dirige encore son cabinet. En 1954, il le suit au
Maroc. Les deux hauts fonctionnaires ne se sépareront qu’en 1955. Pierre
Somveille est alors chargé de mission au cabinet de Pierre Sudreau, qui
s’occupe de la construction et de l’urbanisme pour la région parisienne.
Mais la séparation est brève, puisque, en 1956, dans l’Est algérien, Pierre
Somveille est nommé directeur de cabinet de l’IGAME Papon. Tout
naturellement, il le suit ensuite à Paris.
Pierre Somveille s’occupe de ce qui demande une « certaine discrétion ».

Maurice Legay est, quant à lui, directeur général de la police municipale.


Cheveux blancs, yeux bleus, il ne manque pas d’allure. En mars 1958, lors
de la manifestation des policiers parisiens, il a été physiquement malmené :
des motards lui ont donné des coups de pied au derrière dans la cour de la
préfecture de police.
Plus tard, en 1959, son nom est apparu dans une affaire mettant en
lumière les réseaux organisés autour de la préfecture de police. Il avait
remis un laissez-passer à un trafiquant, propriétaire de boîtes de nuit à
Pigalle, nommé Joseph Casquet, l’autorisant à circuler en voiture avec un
groupe armé. Casquet avait été mis en rapport avec une organisation, le
« Bloc national », constituée d’anciens collaborateurs sous l’occupation, et
dont le projet était d’enlever Pierre Mendès France 50.
Louis Amade est également un personnage clé de la préfecture de police.
Cet ancien directeur de cabinet du préfet de l’Isère en 1940, secrétaire
général de la préfecture de l’Ariège en 1943, est directeur adjoint du cabinet
de Maurice Papon. Ce préfet est aussi poète. Il est l’auteur des paroles de la
plupart des chansons de Gilbert Bécaud 51.
7. Un coordinateur

« Maurice » : tel est le pseudonyme du principal chef FLN de Paris et de


la région. On l’appelle aussi « André ». Ou encore « Lunettes », en raison
des grosses lunettes de myope qu’il porte. Son vrai nom est Mohammedi
Mohand Saddek. Il a le titre de coordinateur de la Fédération de France du
FLN. De taille moyenne, les cheveux coupés très court, il circule avec de
faux papiers d’identité, le plus souvent sous des noms d’Européens. Il s’est
notamment appelé Fournier Marcel Alexandre, né le 7.12.1919 au Havre ;
Postel Lucien, né le 15.3.1928 à Paris ; Cauder Jacques-Émile, né le
24.3.1928 à Lyon. On le prend souvent pour un pied-noir, et il fait attention
à sa façon de parler pour ne pas trahir ses origines. Sa méfiance extrême et
sa maîtrise de l’action clandestine lui ont permis de n’être jamais arrêté.
Pourtant, il est activement recherché sous les pseudonymes de « Lunettes »
et d’« André ».
Il est né en 1930 dans un village de Haute-Kabylie 52. Son père et son
oncle y animaient une école coranique. Il va à l’école primaire française
pendant cinq ans. Pour une population de 40 000 habitants, il n’y a qu’une
école de deux classes. Elle se trouve à une heure et demie de marche de son
village, et il s’y rend à travers la montagne kabyle. Le soir, il fréquente
l’école coranique de son père. Là, il apprend à lire et à réciter le Coran. Le
caïd du village, l’homme des autorités françaises, fait surveiller l’école. Le
père et l’oncle du jeune garçon seront arrêtés à plusieurs reprises. Ils ont
une centaine d’élèves, dont certains sont adultes. Mohammedi Saddek
quitte l’école primaire à l’âge de 12 ans, puis fréquente l’école coranique
jusqu’à 16 ans.
Il se trouve en France lorsque la guerre éclate en Algérie. Au pays, il a
laissé sa femme et un enfant pour venir travailler. Il est un émigrant comme
les autres. Il travaille comme manœuvre, balayeur, ouvrier dans une
fonderie.
En 1955, il commence à militer au FLN, dans la plus grande discrétion.
En 1957, il apprend la mort au maquis de son cousin. Bien d’autres morts
suivront. Deux enfants de ce même cousin sont tués. L’un, prénommé
Mohand, saute sur une mine, en 1959, à l’âge de 14 ans. L’autre, Ahmed,
est abattu par des militaires français, en 1960, lors d’un ratissage. Il avait 12
ans. Sa propre sœur, Saadia, est tuée par des parachutistes cette même
année. Enceinte, elle est éventrée au poignard. Son mari, ses trois frères et
quatre de leurs enfants sont également tués au village de Semmaoun.
Depuis 1959, la femme de Mohammedi Saddek se cache avec son fils en
Kabylie pour fuir d’éventuelles représailles. Lui-même échappe à plusieurs
reprises à l’arrestation. Un soir, alors qu’il s’est réfugié à Nanterre, au
bidonville des Pâquerettes, et marche avec un autre Algérien, il entend
crier : « Halte ! » Ce sont trois policiers en civil. Il sort son pistolet, tire,
réussit à s’enfuir.
Une autre fois, au début de l’année 1961, il est caché chez le docteur
Gabriel Granier, premier adjoint au maire de Saint-Affrique, dans
l’Aveyron, quand des policiers de la DST débarquent dans la petite ville. Ils
font le tour des commerçants en montrant sa photo. Mohammedi Saddek
quitte la ville déguisé en prêtre 53...
Il lui arrive de dormir dans des forêts, et les hasards de l’hébergement lui
réservent parfois des surprises. C’est ainsi qu’il passe une nuit, à Carry-le-
Rouet, chez l’acteur Fernandel.
Ses hôtes ignorent toujours son identité. Et lui, pourtant si prudent, si
méfiant, toujours aux aguets, ne soupçonne pas qu’un de ses anciens
collaborateurs à Marseille a été contraint de travailler pour la police. On
l’appelle « Charles », ou encore « Mourad ». Son nom est Younsi Abdallah.
À plusieurs reprises, les policiers lui ont demandé des renseignements sur le
dénommé « André », sur « Lunettes ». Ils ont du mal à obtenir des
renseignements sur l’organisation du FLN à Paris et comptent sur lui. Mais
il a toujours manœuvré pour ne pas dénoncer Mohammedi Saddek. Un jour,
à Marseille, il s’est fait photographier avec un Algérien qu’il a fait passer
pour lui 54.
Mohammedi Saddek a un agent de liaison, Francine Serfaty. Elle est
venue au soutien au FLN par l’intermédiaire de l’écrivain Georges Arnaud,
l’auteur du célèbre Salaire de la peur. D’une famille juive d’Algérie, elle se
veut algérienne et juive.

Mohammedi Saddek a une grande affection pour un jeune homme de 21


ans qui, durant l’été de 1960, lui a servi de chauffeur. Il s’appelle Jean-
Michel Yung, et il est juif, lui aussi. Un jour, alors qu’ils déjeunent
tranquillement dans un restaurant de Nice, le patron vient vers eux et,
discrètement, leur dit : « Vous savez... ce n’est pas très prudent ce que vous
faites... » Le patron est juif et a vu que le jeune homme porte en évidence
l’étoile de David. Il les prévient que ce n’est pas conseillé dans la région
55...

Mohammedi Saddek a des planques chez des Français. L’une d’elles se


trouve à Villeneuve-la-Garenne, à quelques kilomètres de Paris, chez
l’ancien chef d’un groupe de résistants des Bouches-du-Rhône, Jacques
Meker 56. C’est une camarade de résistance, Madeleine Baudoin, qui lui a
fait rencontrer Mohammedi Saddek. L’ancien chef « terroriste » de
Marseille trouve que le FLN est plutôt mou et ne mène pas assez d’actions.
Il a conservé quelques armes du temps des parachutages du réseau
britannique Buckmaster et veut les remettre au FLN. À Évreux, dans sa
maison de campagne, il montre à Mohammedi Saddek le fonctionnement de
certaines d’entre elles. Il y a un pistolet avec silencieux, du plastic, des
grenades « gammon ». Il prend le silencieux et tire. « Très pratique pour
descendre un flic dans le métro... 57 », dit-il

Mohammedi Saddek a un autre refuge, à Vitry, chez un employé de la


Régie Renault, Georges Lepage, qu’il surnomme « le Gros » 58. Celui-ci a
fait son service militaire en Algérie, en 1947, et en est resté marqué. À
Billancourt, ensuite, il a côtoyé de nombreux militants algériens. Il s’occupe
des salaires des forgerons et de la fonderie, deux des ateliers les plus durs
où travaillent beaucoup d’Algériens. « Le Gros » est l’homme de confiance
de Mohammedi Saddek. La plupart du temps, c’est chez lui qu’il habite.
C’est chez lui aussi que se tiennent certaines réunions de responsables du
FLN, que sont centralisées les cotisations, et que Mohammedi Saddek
vérifie scrupuleusement si le compte y est. Ensuite, Georges Lepage livre
l’argent chez l’ancien président de l’Assemblée algérienne, Abderahmane
Farès, qui, lui- même, le transmet au GPRA.

Mohammedi Saddek est un activiste. Comme la plupart des autres


responsables sur le terrain, il n’a pas beaucoup de culture politique. Il est
chaud partisan des actions armées, et les armes exercent une certaine
fascination sur lui. Il n’a pas de pitié pour ceux qu’il considère comme des
« traîtres ». Un jour, en 1960, il reconnaît devant Madeleine Baudoin la
responsabilité du FLN dans l’assassinat d’un Algérien dont la mort est
évoquée par le journal marseillais Le Soir. « C’était un traître 59 », dit- il. Il
n’hésite pas non plus à faire abattre des policiers considérés comme
« tortionnaires ». Cela relève pour lui de la routine de la guerre.
Un jour du début de l’année 1961, alors qu’un policier vient d’être abattu
à Valence par le FLN, il dit au docteur Gabriel Granier :« C’était un
salaud ! » puis lui demande : « Est-ce que tu crois que ça va nous servir par
la crainte que ça va inspirer ou qu’au contraire ça va nous mettre l’opinion à
dos ? » Le médecin répond : « L’opinion française est en train d’évoluer,
cela risque de la raidir. C’est une erreur. Vous risquez de vous mettre encore
plus l’opinion à dos. » Une discussion s’engage. Pour Mohammedi Saddek,
il faut répandre l’insécurité pour que l’opinion française réagisse, qu’elle
demande la paix 60.
Il est favorable au développement des actions armées en France, à des
opérations de grande envergure, dans le style de celles du mois d’août 1958.
« Nous sommes en mesure d’incendier le territoire français si l’autorisation
nous en est donnée, pense-t-il. L’Algérie est incendiée, pourquoi ne
brûlerais-je pas la France 61 ? »
8. Août 1961, le tournant

Dès les premiers jours du mois d’août 1961, alors que la France est en
vacances et que l’article 16 de la Constitution est toujours en vigueur, les
perquisitions et les rafles s’intensifient à Paris et dans sa banlieue. Elles se
succèdent les unes aux autres. Policiers et supplétifs de la FPA, parfois
accompagnés de chiens, descendent dans les hôtels à toute heure du jour et
de la nuit. Le 7 août, aux 13 rue de l’Échiquier, 83 et 88 rue Quincampoix,
72 rue Saint-Martin, 46 rue Volta, 18 rue de la Mare, les Algériens sont
emmenés, beaucoup sont frappés. Certains, gravement blessés, doivent être
hospitalisés. Au cours des fouilles, des déprédations sont commises dans les
chambres. Ce même jour, la rue Tiquetone et la rue des Gravilliers sont
bloquées de 19 à 21 heures. Des passants algériens sont frappés dans la rue.
Des scènes semblables se répètent tous les jours. Dans la rue, les policiers
ne demandent même plus leurs papiers à ceux qu’ils croient être algériens.
C’est la chasse au faciès. Les individus aux cheveux frisés et au teint basané
sont emmenés, mains sur la tête, dans les postes de police où ils sont
frappés avant d’être expédiés au centre d’identification de Vincennes. Dans
le 18e arrondissement, les supplétifs circulent en patrouilles et frappent les
Algériens qu’ils croisent. À chacun de leur passage, on relève une vingtaine
de blessés.
Les Français qui assistent à ces scènes demeurent, dans leur majorité,
indifférents.
Cette offensive policière se produit alors que le FLN a cessé ses attentats
à Paris et en banlieue depuis plusieurs semaines.
Au sein du FLN, des voix s’élèvent en faveur d’une reprise des
opérations armées. Dans un rapport, un chef FLN de Nanterre écrit : « On
ne doit pas rester dans les circonstances pareilles d’humiliation. Plusieurs
de nos éléments suggèrent une action jusqu’à la victoire finale [...]. Nous
pourrions rencontrer des difficultés dans le cas où on resterait les bras
croisés [...]. Nous demandons un ordre pour la contre-répression et d’armer
tous les éléments de GA. »
Mohammedi Saddek va dans ce sens. Il souhaite le déclenchement de
véritables opérations militaires. Il préconise l’attaque de la poudrière de
Vincennes, un attentat contre l’aéroport d’Orly alors en fin de travaux,
l’attaque du fort de Noisy où sont cantonnés les supplétifs depuis le mois de
juillet. Ces opérations sont refusées par le comité fédéral 62.
Tout au long du mois, les attentats de l’OAS se multiplient sans
encombre. Dans la seule nuit du 23 août, quinze attentats à l’explosif sont
commis à Paris et dans la banlieue. Deux d’entre eux visent des hôtels où
demeurent des Algériens, provoquant des blessés.
Le 24 août, un remaniement ministériel est annoncé. Edgard Pisani
devient ministre de l’Agriculture, Louis Terrenoire est nommé ministre
délégué auprès du Premier ministre. Mais, surtout, Edmond Michelet est
démis de ses fonctions de ministre de la Justice. Il est remplacé par Bernard
Chenot, jusque-là ministre de la Santé. De Gaulle sacrifie Edmond Michelet
pour satisfaire Michel Debré. Cela faisait longtemps que le Premier ministre
et son entourage voulaient en arriver là. Bien sûr, les formes ont été
respectées. Le président de la République a convoqué Edmond Michelet et
lui a demandé : « Michelet, voulez-vous être Premier ministre ? »
Interloqué, Edmond Michelet a refusé, comme prévu. « Ce n’est pas dans
ma vocation », a-t-il répondu. « Alors, a poursuivi de Gaulle, il faut que
vous quittiez le ministère de la Justice. Debré ne veut plus être Premier
ministre si vous restez ministre de la justice 63. » Bien entendu, le président
de la République n’a jamais envisagé sérieusement qu’Edmond Michelet
accepte le poste de Premier ministre. Pour mener à bien sa politique, il a
encore bien trop besoin de Michel Debré.
En cette fin d’août, de Gaulle s’apprête à relancer la négociation avec le
GPRA en faisant une concession décisive sur la question du Sahara, qui
constitue le point de blocage essentiel. Il sait que cela va susciter un beau
tollé et doit à tout prix contraindre Michel Debré - qu’il tient à l’écart de sa
réflexion - à appliquer sa politique pour neutraliser ceux qui, en France et
en Algérie, sont influencés par lui et pourraient se transformer en
comploteurs actifs. Il sait que, de toute façon, Edmond Michelet et ceux
qu’il représente lui demeureront acquis.
Mais, en se séparant d’Edmond Michelet, de Gaulle indique aussi qu’il
accepte un durcissement de la répression contre le FLN. Il faut relancer la
négociation en position de force.
Le 5 septembre, au cours d’une conférence de presse, devant ses
ministres pris au dépourvu, le président de la République reconnaît la
souveraineté du futur État algérien sur le Sahara. Cependant, il se déclare
décidé à y préserver les intérêts français, c’est-à-dire l’exploitation du
pétrole et du gaz, le champ d’essai nucléaire de Reggane, la base militaire
de Mers-el-Kébir. Le Premier ministre n’a pas été prévenu de cette
initiative. Il en désapprouve la forme et le fond. L’ignorance dans laquelle il
a été tenu est une marque de méfiance et, quoi qu’il en soit, il demeure
partisan du maintien de la souveraineté française sur le Sahara et ses
richesses pétrolières. Michel Debré, qui, jusque-là, et même s’il l’a fait à
contrecœur, a accepté les évolutions de la politique présidentielle, décide de
démissionner.
Mais, le 8 septembre, l’OAS tente d’assassiner le général de Gaulle. Il
s’en faut de peu que l’attentat ne réussisse. La fidélité de Michel Debré à la
personne de De Gaulle et les risques de crise majeure le conduisent à
surseoir à sa démission. Sa décision, pourtant, est prise, et il en informe le
président de la République : il quittera ses fonctions dès que possible.
L’OAS a entamé une nouvelle phase de son action. Après l’échec du
putsch d’avril, de Gaulle a repris l’armée en main. Pour qu’elle bascule, il
faut le tuer. L’un des auteurs de l’attentat est immédiatement arrêté. Mais
qui renseigne l’OAS sur les déplacements du président de la République ?
Le commissaire Delarue, un des responsables de la lutte anti-OAS,
parviendra à la conclusion que l’organisation a des informateurs à l’Élysée
même, notamment un officier de gendarmerie 64.
Pendant ce temps, du côté algérien, du 9 au 27 août, se tient à Tripoli, en
Libye, la réunion du Conseil national de la Révolution algérienne (CNRA),
l’instance suprême. Elle a lieu dans un climat de très profondes divisions. À
la tête du FLN, il y a trois hommes forts : le Kabyle Krim Belkacem, vice-
président du GPRA, ministre des Affaires étrangères, chef de la délégation
algérienne dans les négociations avec la France ; Lakhdar Ben Tobbal,
originaire du Constantinois, ministre de l’Intérieur, qui contrôle l’appareil
du FLN ; Abdelhafid Boussouf, ministre de l’Armement et responsable des
services de renseignements.
Entre ces trois hommes, les rapports sont faits d’alliance et de rivalité. À
Tripoli, ils tombent d’accord pour que le président du GPRA, Ferhat Abbas,
soit remplacé. Il est suspecté de manquer de fermeté dans les négociations
avec la France. Durant de nombreuses années, bien avant le déclenchement
de la guerre, il a cherché à obtenir des réformes de la part des
gouvernements français successifs afin de maintenir la possibilité d’une
union entre la France et l’Algérie. Il a exploré toutes les possibilités de
l’action légale. En vain. C’est sous sa présidence que le GPRA a donné
l’ordre à la Fédération de France de cesser toute action armée en France à la
veille des premiers contacts de Melun. Les trois hommes forts du GPRA
sont donc d’accord pour le démettre. Mais aucun d’entre eux ne veut que
l’un des deux autres lui succède. Cette rivalité profite à Benyoucef Ben
Khedda, qui devient le nouveau président du GPRA. « Je me méfiais des
effets de la “négociationnite” alors en vogue, dira-t-il plus tard, et voyais
que seul le renforcement de la résistance pouvait favoriser une vraie
négociation. Je n’étais pas un jusqu’au-boutiste. J’étais pour la paix mais
pas à n’importe quel prix 65. »
Et puis, à Tripoli, éclate aussi la rivalité entre les civils du GPRA et les
militaires de l’état-major général de l’armée des frontières avec, à leur tête,
le colonel Houari Boumedienne. Les militaires refusent la nomination de
Ben Khedda. Leurs représentants quittent la session du CNRA.
Dans la lutte pour le pouvoir, la Fédération de France et son potentiel
financier constituent un enjeu important. Des représentants de l’état-major
se rendent en Allemagne pour tenter de rallier le comité fédéral de la
Fédération de France 66. L’état-major est hostile aux négociations et estime
que l’on s’oriente vers une solution « néo-colonialiste ». En fait, il mise sur
la poursuite de la guerre qui lui permettrait de se renforcer au détriment de
la résistance intérieure déjà très affaiblie. Chacun sait que l’on s’achemine
vers une solution et se prépare à la prise du pouvoir du futur État. Les
tentatives d’alliance avec la Fédération de France échoueront : ses
dirigeants ont pris conscience de leur force.
À Tripoli, Belkacem Krim devient ministre de l’Intérieur du GPRA. Il a
la responsabilité de l’appareil du FLN. Ses origines kabyles le rapprochent
de plusieurs des dirigeants de la Fédération de France (Boudaoud, Ladlani,
Haroun...).
Bien entendu, ces rivalités et ces alliances demeurent secrètes.
« J’héritais de Ferhat Abbas le grave conflit de l’état-major général dirigé
par le colonel Houari Boumedienne, écrira Benyoucef Ben Khedda. Il
fallait reprendre les négociations interrompues à Lugrin en juillet 1961 en
offrant l’image d’un FLN uni. Un déchirement entre nous, dirigeants à
l’extérieur, aurait non seulement exercé des effets démoralisants sur le
peuple mais encouragé de Gaulle à raidir ses positions et à exploiter la
division parmi nous, politique à laquelle il n’avait jamais renoncé. D’où ma
temporisation et celle de la majorité du GPRA en ce qui concerne le conflit
avec Boumedienne, chef d’état-major. Nous ne pouvions réussir à vaincre
les deux difficultés placées devant nous, c’est-à-dire les négociations et la
rébellion de Boumedienne en s’attaquant simultanément à elles, la stratégie
de lutte voulant que face à deux difficultés les efforts doivent être portés sur
la plus importante, le destin de tout un peuple étant en jeu. » Dans le
processus de négociation, Ben Khedda est favorable, à la différence de
Ferhat Abbas, à ce que des pressions suffisamment fortes s’exercent sur le
gouvernement français. Pour négocier, il faut être en position de force :
Charles de Gaulle et Benyoucef Ben Khedda sont d’accord là-dessus.
Dès la clôture de la réunion de Tripoli, des attentats sont commis contre
des gendarmes et des policiers. Le 29 août, à Bezons, un gendarme est visé
par deux Algériens, mais n’est pas atteint. À Petit-Colombes, sur le marché,
le gendarme René Hubert est tué. À Saint-Denis, l’officier de police André
Langlet est blessé par balles. À Paris, l’inspecteur Aimé Curtelin est atteint
de deux balles au ventre. À Paris encore, le policier Charles Batillot est
blessé. Le 3 septembre, à Saint-Denis, le brigadier Pierre Grandjouan est
tué. À Nanterre, la gendarmerie est attaquée, un gendarme est blessé. 11
policiers seront ainsi tués et 17 autres blessés, de la fin août au début
octobre 1961.
À la fin du mois de septembre, de source officielle, on indique que,
depuis quatre ans, sur l’ensemble du territoire métropolitain, 61 membres
de la police ont été tués et 384 blessés. On indique également que, du ler
janvier au 31 août 1961, 460 Algériens ont été tués. Ces attentats, ordonnés
par Mohammedi Saddek, provoquent des désaccords jusque parmi les plus
proches soutiens du FLN. « C’est pas normal que vous foutiez en l’air un
gars qui est devant un poste de police », dit Georges Lepage à Mohammedi
Saddek. « Écoute, Georges, lui répond ce dernier, dans ce commissariat on
a eu des camarades qui ont été arrêtés et on ne les revoit plus. C’est la loi du
talion : œil pour œil, dent pour dent ! - Mais, objecte encore “le Gros”, tu ne
crois pas que ça finit par vous faire du mal ? C’est mal perçu par la
population et même par certaines personnes qui vous soutiennent. - S’il faut
payer la facture, on paiera la facture ! », conclut Mohammedi Saddek 67.
Tout en les justifiant publiquement, le comité fédéral lui-même est agacé
par ces attentats. Le 7 octobre, il donne l’ordre d’y mettre fin. « Nous
donner des précisions sur les policiers abattus, les circonstances, les
mobiles, les noms et les lieux où ils ont été abattus, écrit Kaddour Ladlani
dans une lettre adressée à Mohammedi Saddek. Dans une directive datée du
27.8.61, nous vous avons posé la question, à savoir sur quel principe ou
directive se base-t-on pour abattre des simples gardiens de la paix ? Dans
une autre directive datée du 16.9.61 la même question vous a été reposée,
nous n’avons reçu aucune explication à ce sujet jusqu’à ce jour. Nous vous
demandons de cesser toute attaque contre les policiers et, s’il y a légitime
défense et qu’un policier est abattu, nous fournir un rapport
circonstancié 68 »
9. Police parisienne

L’émotion est considérable dans les rangs de la police parisienne. On y


réclame des condamnations à mort et des exécutions. Les dernières
exécutions de condamnés à mort du FLN ont eu lieu au cours de l’été 1960.
Michel Debré veut de nouvelles têtes, mais le président de la République les
lui refuse. Comment le général de Gaulle pourrait-il, à la fois, négocier avec
le GPRA et faire guillotiner des combattants agissant sous ses ordres, des
prisonniers de guerre ?
Depuis des mois, dans la police parisienne, on parle de « se faire justice
soi-même » et de la formation de commandos.
Au mois d’avril 1961, un dirigeant du Syndicat indépendant de la police
municipale (SIPM), J.-P. Delfaure, écrivait publiquement : « Nous sentons
monter la révolte et personne ne sait ce qui se produira dans les prochains
jours [...] ; si des mesures urgentes n’intervenaient pas à brève échéance la
possibilité subsiste d’organiser des commandos de représailles, car les
policiers parisiens, s’ils sont abandonnés des pouvoirs de tutelle, sont
décidés à “faire face” eux-mêmes 69. » Il réclamait également l’instauration
d’un couvre-feu.
Le SIPM, proche de l’OAS, ne compte que 500 adhérents, mais il est
assez implanté dans certaines unités, les compagnies de district ; ces unités
créées par Maurice Papon sont spécialisées dans la répression. Leurs
membres agissent dans une sorte d’anonymat, car ils ne sont pas affectés à
un secteur géographique donné. Elles sont le lieu de passage obligatoire
pour les nouvelles recrues de la préfecture de police. On y trouve des
anciens d’Indochine, qui en forment l’ossature, et puis de plus en plus de
jeunes qui reviennent d’Algérie. Les policiers de ces compagnies vivent
dans l’attente des interventions, une attente propice à la propagation des
rumeurs.
Le Syndicat général de la police, le SGP, est, de loin, la principale
organisation de policiers parisiens. Il regroupe 9 000 gardiens et brigadiers.
Les dernières réunions de ses délégués reflètent l’extrême tension qui règne
dans la police parisienne. Des délégués réclament une «justice plus
expéditive ». Le 5 septembre, un délégué s’exclame : « Nous en avons
assez, nous pensons que la justice ne fait pas son travail, les auteurs
d’attentats sont condamnés à des peines nettement insuffisantes, faisons-
nous justice nous-mêmes ! » François Rouve, le secrétaire général, lui
répond : « Il est impossible d’aborder le problème de cette manière... Ce
n’est pas l’organisation syndicale ou moi-même qui vont vous engager à ne
pas faire de quartier lorsque vous vous trouvez en face d’un Nord-Africain.
Dans les bagarres, c’est différent, il n’y a pas de conduite toute faite, c’est
l’action qui vous guide [...]. » Et il ajoute : « Nous sommes dépassés par les
événements [...] 70. »
Le 8 septembre, Gérard Monate, l’un des principaux dirigeants du SGP,
écrit au ministre de l’Intérieur pour lui demander une « réglementation
spéciale de la circulation des véhicules automobiles conduits par des
ressortissants nord-africains » et l’« intensification des interpellations et des
opérations de contrôle des sujets nord-africains ».
Le 15 septembre, lors d’une réunion de la commission administrative,
plusieurs intervenants décrivent le climat régnant dans les services :

- « On commence à entendre reparler de régler les comptes soi-même.


Dans mon arrondissement, qui est calme, c’est déjà comme cela. Je me
demande ce que cela doit être dans les services où il s’est passé quelque
chose [...]. Nous avons fait tout ce que nous avons pu. Nous avons demandé
le quadrillage, armes, couvre-feu, etc., choses que, nous, syndicat, n’aurions
jamais dû demander, nous qui sommes des syndicalistes et qui sommes pour
la liberté humaine, et parce qu’il n’est pas juste de faire payer à tous les
FMA les exactions de quelques-uns. Il faut voir comment ils sont traités
dans certains services, à tel point que nous risquons de devenir nous-mêmes
les recruteurs du FLN. Mais allez donc faire comprendre ceci à nos
collègues... »
- « À part quelques gradés qui interviennent timidement pour calmer les
esprits et éviter que les choses ne dégénèrent, personne ne veut prendre de
responsabilités [...]. Il n’y a pas de raisons pour que nous n’assistions à des
faits encore plus graves car il est courant d’entendre dire les camarades
dans certains services : on fera ci, on fera ça et pas de cadeau ! »
- « Le moral du personnel est actuellement assez bas. Il faut le dire
honnêtement, et il est regrettable que des gardiens se laissent aller à dire
qu’ils sont prêts à former des commandos comme je l’ai lu dans France-
Soir [...]. »
- « L’état d’esprit des collègues est bas. Il faut avouer que, devant la
carence de l’administration, les collègues pensent qu’ils devront prendre
l’affaire en main eux- mêmes. »
- « Le moral des collègues est assez bas. Dans les postes, on assiste
parfois à des scènes pénibles et les gradés n’interviennent pas 7l. »

Le 3 octobre, à nouveau, au conseil syndical, des délégués parlent des


« exactions qui risquent d’être commises dans l’avenir». «Nos camarades
en ont assez des notes de service, des discours. Il suffirait de peu de choses
pour mettre le feu aux poudres », dit un délégué. Un autre prédit : « Le
danger permanent qui menace nos camarades les rend nerveux et ils
risquent, si la situation actuelle se prolonge, de commettre des actes
répréhensibles, tels que la constitution de commandos. » « Chacun dit que
dans son service la colère monte, déclare un autre délégué. Au 15e aussi, et
je tiens à prévenir le syndicat que ça ne va pas tarder à éclater 72. »
Georges Moulinet est entré dans la police en 1947. Depuis 1958, il est
gardien de la paix, chauffeur, dans le 18e arrondissement. Il y est le délégué
du Syndicat général de la police.

Le climat était malsain, se rappelle-t-il 73. Cela s’est développé


insidieusement. On a eu tout d’abord des règlements de comptes MNA-
FLN. J’ai commencé à ramasser des morts. Un jour, rue de Chartres, il y a
eu 7 morts. Des Algériens venaient nous trouver. Ils avaient peur. Ils nous
disaient qu’on voulait les racketter. Souvent, deux, trois jours après, on les
retrouvait morts. Je me disais : le gouvernement français devrait les
protéger.
Plusieurs collègues ont été tués sur le 18e. Entre autres, un chauffeur de
ma brigade. Il allait chercher des cigarettes avec son fils. Il n’était pas armé.
Il a vu un règlement de comptes entre deux Algériens ; l’un a tiré, il a
essayé de le ceinturer. Il avait la tête éclatée. Je l’ai transporté. C’était en
1959. Il s’appelait Noirot. Progressivement, dans le service, les esprits se
sont échauffés. On avait pour mission d’arrêter les FMA, comme on disait.
On les palpait, on les faisait monter dans le car. On les emmenait rue
Achille-Martinet, au poste des Grandes-Carrières où il y avait la Brigade
des agressions et violences, la BAV. Le commissariat des Grandes-Carrières
est un immeuble de quatre étages. Au rez-de-chaussée, il y a le poste de la
police en tenue. En dessous, la cave ; c’est là qu’étaient entassés les Nord-
Africains. La cave était une immense pièce, de la superficie du poste.
C’était nu, il y avait du ciment par terre, des waters à la turque. Au premier
étage, il y avait la police judiciaire. Aux 2e, 3e et 4e étages, c’était la BAV.
Le comportement des collègues a commencé à m’écœurer. Il y avait une
forte concentration de Nord-Africains, dans le 18e. On les conduisait au
poste, dans le sous- sol. Ils ont commencé à les maltraiter. J’étais
minoritaire. On me disait : « T’aurais dû être curé, pas flic ! » Je leur
disais : «Celui qui aurait été possesseur d’une arme, je l’admettrais... mais
des travailleurs qui se promènent, non. »
Un soir, la vigie Fleury, boulevard de la Chapelle, a été attaquée. On s’y
est précipités, avec le brigadier. Les collègues étaient à plat ventre. Certains
avaient le PM, le pistolet. Ils nous ont dit que deux Algériens avaient tiré,
qu’ils étaient partis vers la rue de Maubeuge. On avait peur. Boulevard
Magenta, j’ai pris à gauche. On a vu deux personnes qui allaient vers
République. Au milieu du boulevard, je crie : « Haut les mains ! » Ils nous
ont tiré dessus. Ma glace a volé en éclats. J’ai cru que j’étais atteint. Ils se
sont enfuis. Des musulmans ont été arrêtés et conduits rue Fleury. Sur le
coup, s’il y en avait eu un d’armé, je l’aurais descendu sur place... Mais il
n’y en avait pas.
J’arrivais à justifier une réaction sur le coup, mais pas à froid, dans les
postes. Dans le poste, on leur faisait mettre les bras en l’air et la
plaisanterie, c’était de casser les montres avec des manches de pioche. Ils
leur faisaient avaler leur tabac à priser. Nous étions quelques-uns à ne pas
être d’accord. Certains brigadiers y étaient hostiles, également. Je disais aux
collègues : « On est des hommes, pas des bêtes ! » La circonstance
atténuante était que certains collègues se faisaient descendre, mais ils
mettaient tous les musulmans dans le même sac. J’étais chauffeur. On les
conduisait à Vincennes. On les mettait dans un car H55. On les faisait
monter manu militari. Ils étaient agglutinés dans le fond. Il y avait 50 pla‐
ces ; ils en mettaient 80 ou 90. Une fois, l’arrière du car touchait le sol.
Tous les soirs, il y avait des transferts. Des jours, il fallait faire plusieurs
voyages. Il y avait des arcades sourcilières ouvertes, des crânes fendus. Il y
a sûrement eu des crimes de commis. On apprenait qu’à côté du chemin de
fer des riverains de Saint-Ouen s’étaient plaints. Le commissaire de Saint-
Ouen avait appelé celui du 18e pour lui dire : « Si vous voulez régler des
comptes, faites-le ailleurs parce qu’il y a des gens qui protestent. »
Il y avait les harkis à la Goutte-d’Or, sous le commandement du capitaine
Montaner. Il menait ses hommes comme des bêtes. Les harkis s’occupaient
des musulmans qu’on arrêtait. Ce qui se passait dans les caves de la Goutte-
d’Or, je l’ignore. Il paraît que c’était horrible. On entendait dire qu’ils
pendaient des types par les parties. La nuit, dans le 18e, tout Maghrébin
était systématiquement matraqué et, même dans la journée, celui qui passait
à proximité du commissariat était matraqué. Ceux qui se promenaient dans
la rue, dans la journée, étaient raflés. La brutalité des flicards du 18e faisait
sa renommée. Certains collègues éprouvaient une jouissance à les
matraquer. 50 % des collègues appréciaient les violences et les faisaient
eux-mêmes. Sur 350 flics, il y avait 290 adhérents au SGP, mais je ne
pouvais compter que sur une cinquantaine. Bon nombre de collègues étaient
pro-OAS.
On ne rouspétait pas sur le coup, y compris les brigadiers, lorsqu’il y
avait cette fureur. Les brigadiers craignaient leurs réactions. « Je ne peux
plus les arrêter ! », disait un brigadier. Des collègues disaient : « S’il ne
nous laisse pas faire, on lui fait sa fête ! » Les descentes dans les cafés, rue
de la Charbonnière... On faisait irruption. « Mains en l’air ! » Celui qui
rouspétait, c’était sûr... Ils cassaient tout. C’était la sauvagerie. Il suffisait
qu’il y ait des grandes gueules pour qu’ils oublient le minimum d’humanité.
Ils étaient comme des moutons. Il y a eu des moments où les gars étaient
comme fous. Ils se remontaient en parlant de ce qui s’était passé ailleurs,
dans d’autres quartiers. La direction laissait faire. Le patron, le commandant
disaient « Amen ».
René Bellanger est gardien de la paix aux compagnies de circulation.
Cela fait dix-sept ans qu’il travaille à la préfecture de police. Mais il est
surtout secrétaire général adjoint du syndicat CFTC (Confédération
française des travailleurs chrétiens) de la police parisienne. Un syndicat
nettement minoritaire qui réunit entre 5 et 10 % des voix aux élections
professionnelles. La grande majorité des policiers de l’organisation est
vivement hostile à l’idée d’indépendance de l’Algérie et est en total
désaccord avec l’évolution de la confédération CFTC et de l’union
régionale, qui dénoncent la répression. Le syndicat réclame l’application de
la peine de mort. C’est à la CFTC que les supplétifs de la Force de police
auxiliaire ont été inscrits en bloc sur décision du préfet de police et de leur
chef, le capitaine Montaner. L’action des supplétifs ne pose pas de
problème : elle est perçue comme un coup de main donné aux policiers.
René Bellanger est très minoritaire dans son syndicat, et, depuis quelque
temps, il est même considéré par certains comme un ennemi de la
profession. Il désapprouve, en effet, les méthodes de répression. À
Colombes, il y a un brigadier, membre de la CFTC, qui, la nuit, avec son
effectif, ramasse au hasard les Nord-Africains qui circulent. Il les emmène
en car dans la plaine de Gennevilliers, leur attache les mains dans le dos, les
fait mettre à genoux, puis, pistolet sur la nuque, leur dit : « On va te tuer ! »
Au bout d’un moment, sans avoir tiré, il s’en va avec ses hommes,
abandonnant là ses victimes 74. Il s’en vante.

Les sévices contre les Nord-Africains étaient fréquents, se souvient


René Bellanger. Dans les postes de police, le climat aidant, dès qu’on
arrêtait un suspect, on en profitait, sous le prétexte de le faire parler,
pour lui administrer les pires sévices. Je ne veux pas absoudre la
profession, poursuit-il, ni les collègues qui faisaient ça, mais ça serait
une erreur de ne pas tenir compte du climat professionnel où on voyait
nos collègues se faire descendre. Ici, à Paris, à la CFTC, on a eu
plusieurs camarades qui ont été tués dans des conditions assez atroces.
Enflé dans tous les services, cela crée un climat de peur, de méfiance.
Un brigadier a été tué en attendant l’autobus alors que c’était un gars
connu comme n’ayant pas du tout de sentiments racistes, bien au
contraire. Il a été abattu aveuglément. Je faisais la mise en page du
journal de la CFTC ; je n’arrêtais pas de faire des nécrologies 75.
René Bellanger habite à Argenteuil. Le matin, quand il prend l’autobus
en tenue, il est souvent le seul métropolitain parmi les travailleurs nord-
africains. Lorsqu’il quitte la maison, il arrive que sa femme, très inquiète,
lui dise : « Fais attention... » Bien sûr, il n’est pas rassuré et se tient sur ses
gardes. Mais il n’a jamais été menacé.
Le 4 octobre 1961, le SGP, la CFTC, le Syndicat général autonome des
officiers de police forment un Comité permanent de coordination et de
défense, qui revendique, selon ses propres termes, « l’amélioration et
l’augmentation de l’armement et du parc automobile, l’utilisation maximum
de tous les policiers, dans le combat imposé par l’adversaire ». Il demande
également « l’application rigoureuse des lois à l’égard des porteurs d’armes
et des meurtriers de nos camarades », ce qui, en clair, signifie la
condamnation à mort et l’exécution des combattants algériens déclarés
coupables d’attentats contre des policiers. « On avait demandé un
renforcement de la peine de mort, se souvient André Dachaud, alors
secrétaire général du syndicat CFTC de la police parisienne. L’application
de la peine de mort était réclamée, c’était un souhait majoritaire 76.» Le
Comité demande aussi « l’intensification des interpellations de Nord-
Africains et la réglementation de leur circulation ».
Autrement dit, l’instauration d’un couvre-feu.
10. Des cadavres dans la Seine

Dans le courant du mois de septembre 1961, on commence à entendre


parler de cadavres de Nord-Africains retirés de la Seine. Des Algériens. Des
Marocains. Des Tunisiens.
Le 6 septembre, Latia Younès, Tunisien, demeurant 84 rue Rébeval, dans
le 19e, est arrêté. Son corps est repêché le lendemain dans la Seine.
Le 7 septembre, à Saint-Denis, alors qu’il se rend dans un café en
compagnie de deux autres Algériens, Salat Belkacem, né le 16 janvier 1932
à Michelet, demeurant 14 rue de Strasbourg, à Saint-Denis, est appréhendé
par des policiers. Dans le car de police, il est matraqué, puis jeté dans la
Seine à l’île-Saint-Denis. Il réussit à regagner la berge après le départ des
policiers.
Le 10 septembre, vers 21 heures, Chebbah Iddir rentre chez lui, 7 rue
Alfred-Dequéant, à Nanterre. Il a 20 ans. Il est en France depuis un an et
travaille à la SNCF. Un car de police-secours passe. Les policiers
l’interpellent.

Les cinq policiers qui étaient dans le car, raconte-t-il, ne me


demandèrent rien, mais me firent entrer dans le car. Là, ils me
fouillèrent mais ne trouvèrent rien. Les policiers firent une ronde à
Nanterre et à la Garenne. Ils me disaient : « N’aie pas peur, on ne te
fera rien, on va t’emmener au commissariat. » Vers minuit, alors que
nous étions partis vers Colombes, les policiers firent monter dans le
car un de mes compatriotes qui circulait à pied. Il avait peut-être 28
ans, arabe, costaud, aux cheveux foncés et lisses. Il portait un costume
gris. On lui dit aussi qu’il n’avait rien à craindre. Puis le car prit la
direction de la Seine. On s’arrêta près du pont d’Argenteuil, à la Petite-
Seine.
Les policiers firent d’abord descendre mon compatriote. Je voyais à
travers la vitre du car. Ils lui donnèrent des coups de crosse jusqu’à ce
qu’il soit assommé. Puis le chauffeur le prit par les pieds et un autre
par la tête. Ils le jetèrent dans l’eau. Peu après, je vis des petites bulles
apparaître à la surface de l’eau. Mon frère était mort. Ce fut ensuite
mon tour. On me fit descendre, puis un policier me dit : « Combien
paies-tu au FLN ? » Je dis : « 3 500 francs comme tout le monde. » À
ces mots, je reçus un terrible coup de crosse derrière l’oreille droite.
Les policiers s’acharnèrent ensuite sur moi jusqu’à ce que je tombe par
terre. Je savais alors que j’allais mourir noyé. On me prit par les pieds
et les mains et l’on me lança. Je tombais sur une pierre et rebondis
dans l’eau. Mais l’eau froide me rendit quelques forces et j’essayais de
nager. J’avais une veste de velours, c’était trop lourd. Les policiers
m’entendirent et allumèrent leurs phares pour me chercher. Quand ils
me virent, ils se mirent tous à me lancer des pierres. Je suis revenu
vers la rive, apercevant un creux où je me suis caché. J’avais le corps
dans l’eau et avais pu arracher un peu d’herbe pour me mettre sur la
tête. Les policiers me cherchaient toujours avec leurs phares ou avec
des lampes électriques. Comme ils ne me voyaient pas, ils jetaient des
pierres au hasard. Je suis resté ainsi un temps qui m’a paru infini, au
moins une heure et demie. Puis je sentis que j’allais couler et qu’il
fallait que je tente d’arriver à l’autre rive, même si les policiers, qui
attendaient toujours, me tuaient pendant ce temps.
J’ai enlevé ma veste dans laquelle il y avait tous mes papiers et
toutes mes économies, l’ai laissée couler au fond de l’eau, mais au
milieu il m’a semblé entendre siffler une balle. Avec beaucoup de
difficultés, je suis sorti sur l’autre rive. Je marchais en titubant comme
si j’étais saoul. Il y avait un grand pré avec des baraques. J’ai frappé à
une porte. Il était environ 3 heures du matin. Un vieux Français a
ouvert la porte. Il m’a dit : « Que t’est-il arrivé, mon fils ? » Je lui ai
expliqué que c’était la police. Il m’a fait rentrer et m’a soigné. J’ai
couché là et je suis resté jusqu’au lendemain midi. L’homme m’a
accompagné jusqu’à l’autobus et je suis rentré chez moi 77.
Le 11 septembre, à 20 h 20, Boukaiba Mouloud et Zeboudj Mohamed
sont installés au café de l’hôtel où ils demeurent, 3 rue de l’Union, à
Aubervilliers. Des policiers pénètrent dans le café et les emmènent.
Boukaiba Mouloud reçoit des coups. Il est ensuite blessé par balles à une
cuisse et à une main. Inconscient, il est jeté dans l’eau d’un canal, non loin
de Bobigny. Il reprend connaissance au contact de l’eau et est secouru par
des passants qui font appel à la police. Il est transporté à l’hôpital. Le
cadavre de Zeboudj Mohamed sera retrouvé dans un terrain vague, derrière
le poste de police de la porte de la Villette.
Le 15 septembre, vers 22 heures, dans le quartier du Globe, à Stains, trois
Algériens sortent d’un cinéma, à l’entracte, pour fumer une cigarette. Deux
policiers les interpellent, les fouillent, puis les conduisent à pied jusqu’au
poste de police de la ville, annexe du commissariat de Saint-Denis, à côté
de la mairie. Au poste, se trouvent encore trois policiers. Ils commencent à
frapper les trois Algériens. Un car de police arrive. Les policiers les y font
monter. À l’intérieur, ils continuent de les frapper. En passant au Globe, ils
s’arrêtent et font monter un vieil Algérien, âgé de 75 ans, marchand de
cacahuètes. Le car poursuit sa route. Le vieil homme est malmené jusqu’à
Gennevilliers, où il est jeté dans la Seine. Le car repart et, à un autre pont de
Gennevilliers, les trois autres Algériens sont, à leur tour, précipités dans le
fleuve. Ils réussiront à s’en sortir et raconteront ce qui s’est passé.
Le 18 septembre, vers 19 heures, à Nanterre, Berkani Ramdane est
interpellé par cinq policiers à bord d’un car, à proximité du pont de Rouen.
Ils le font monter et circulent dans Nanterre. Vers 20 heures, le car s’arrête
au bord de la Seine. On le fait descendre sur la berge. Deux policiers le
frappent puis l’attrapent par les pieds et les mains pour le jeter à l’eau alors
qu’il a pratiquement perdu connaissance. Il entend cependant le chauffeur
protester et dire que s’ils le tuent il le fera savoir au commissariat. Les
quatre autres policiers sont furieux, mais abandonnent Berkani Ramdane
après lui avoir donné de nouveaux coups de poing 78.
Le 23 septembre, le journal Le Monde signale brièvement : « Le cadavre
d’un Algérien dont on ignore encore l’identité a été retiré de la Seine à
Argenteuil. La victime avait les mains liées dans le dos. »
Le 24 septembre, Ouiche Mohamed, né le 5 juillet 1934 à Sétif et
habitant 17 avenue Gabriel-Péri, à Asnières, est arrêté alors qu’il se rend à
la Sécurité sociale. Douze jours plus tard, on repêchera son cadavre.
Le 26 septembre, à 20 heures, à Gennevilliers, avenue Laurent-Cély, trois
Algériens sont interpellés. Conduits au bord de la Seine, ils sont ligotés
avec de la ficelle, étranglés avec leurs propres ceintures, puis jetés à la
Seine. Deux d’entre eux survivront et seront hospitalisés. Le troisième
mourra.
Le 27 septembre, dans Le Monde, on lit : « Le cadavre d’un Algérien,
Alhafnaoussi Mohamed, est retiré de la Seine, à Bezons. La victime avait
les yeux bandés et portait au cou des traces de strangulation. » Le même
jour, un rapport interne au FLN signale, sans indiquer le lieu, qu’à 22
heures quatre Algériens ont été jetés à la Seine par des policiers après avoir
été ficelés. Deux d’entre eux se sont noyés.
Le 29 septembre, à Aubervilliers, on retire du canal le cadavre de
Chabouki Kassa, demeurant 60 rue de l’Union. Il a été arrêté le 25
septembre.
À Nanterre, le FLN donne consigne aux Algériens de ne plus sortir après
21 heures.
Des faits semblables se produisent dans les premiers jours du mois
d’octobre 1961.
L’abbé Joseph Kerlan habite à Gennevilliers. Il y a quelques années, il a
été envoyé dans le Constantinois, comme prêtre. C’est là qu’il a pris
l’habitude de prendre des notes. Pierre-Henri Simon les a utilisées pour
écrire, en 1957, Contre la torture. Aujourd’hui, il continue de noter.

Le jeudi 5 octobre, écrit-il, une jeune femme algérienne m’a raconté


ce fait : il y a quelques jours, quatre Algériens furent arrêtés à
Gennevilliers, descendus à la mitraillette puis jetés à la Seine. L’un des
quatre Algériens, seulement blessé, réussit à échapper aux recherches
des policiers qui voulaient s’assurer que tous les Algériens étaient bien
morts.
Le samedi 7 octobre, j’ai rencontré un ami algérien et lui ai
demandé s’il avait entendu parler de cette histoire. Il me l’a confirmée
en ajoutant : « Un des quatre Algériens était mon copain. Il travaillait à
la SKF et avait été pris en revenant de son travail : à la SKF, la
dernière équipe sort à 11 heures du soir. »

La centrale thermique de Gennevilliers se trouve au bord de la Seine. Des


péniches y stationnent le long des quais. Ce jour-là, début octobre, Louis
Rubio est en train de manger à la cantine qui se trouve à quelques dizaines
de mètres des quais quand un gars appelle : « Eh ! venez voir ! Il y a des
noyés dans la Seine ! » Tout le monde se précipite au bord des quais. Louis
Rubio aperçoit un premier corps coincé entre le quai et une péniche. Puis, à
quelques mètres, il en voit un second, à l’avant d’une péniche. Les deux
corps, terriblement enflés, sont venus s’échouer là. L’un des deux est en
pantalon et chemise, serrée aux poignets et à la taille. Le pantalon est gonflé
par l’eau. Les visages sont tailladés. La direction de la centrale est
prévenue. Les pompiers viennent retirer les corps.
Le bruit court qu’on en a retrouvé un troisième du côté d’une prise d’eau
de la centrale. Dans la journée, de l’autre côté de la Seine, vers Argenteuil,
des pompiers s’affairent au bord de l’eau. On suppose qu’un autre corps y a
été repêché. Des discussions s’engagent parmi les employés de la centrale :
certains pensent immédiatement à des règlements de comptes entre
Algériens et d’autres soupçonnent la police. En tout cas, pour la plupart,
cela renforce la volonté de voir cesser cette guerre 79.
Les exactions dont se rendent coupables des policiers au cours de ces
semaines sont très nombreuses. Des violences sont commises à l’occasion
des rafles, et l’on va parfois jusqu’à tuer. Bien souvent, on ne demande
même pas leurs papiers aux victimes de l’arbitraire. Elles sont choisies au
faciès. De nombreux Marocains et Tunisiens subissent donc les pires
violences et humiliations, et l’ambassade du Maroc doit multiplier les
protestations auprès du gouvernement français et de la préfecture de police.
Certains policiers sont révoltés par le comportement de leurs collègues.
L’un d’eux, Germain, est délégué du SGP à Vanves. Un jour, bouleversé, il
fait part à Jean Fradet, l’un des dirigeants du syndicat, de son intention de
démissionner de son poste. Il est écœuré. Il a vu ses collègues tout casser
dans un hôtel algérien de Vanves, frapper les locataires et malmener un
enfant. « C’est de la graine de bicot ! », ont-ils dit pour justifier leur acte.
«Je ne peux pas défendre des types pareils », dit Germain 80. Il est vrai que
ce policier est un cas exceptionnel. Au mois de février 1961, à un autre
délégué du SGP qui réclamait une «justice plus expéditive pour les
Algériens », il avait répondu : « Ce sont des gens qui défendent leur pays.
Beaucoup ne seront pas de mon avis, mais qu’ils se rappellent l’époque
1940-1944 où beaucoup de Français se sont fait tuer. Nous sommes
gardiens de la paix, un peu soldats, eux sont des soldats aussi. Ils ont un
idéal, ils le défendent. » Et il avait conclu en disant : « Il se peut qu’un jour
je sois tué par un Algérien. Je lui pardonne d’avance 81. »
11. Couvre-feu

Le 5 septembre 1961, en accord avec le ministère de l’Intérieur, la


préfecture de police annonce que, à la suite de tout attentat, les Algériens
pris dans les rafles seront systématiquement renvoyés en Algérie dans
« leurs douars d’origine ». En fait, ils seront internés dans des camps. Leur
nombre variera, selon le cas, de plusieurs dizaines à plusieurs centaines.
C’est la répression collective. Le journal Le Monde précise que « les
autorités ont voulu, par ces mesures, donner des apaisements
psychologiques aux populations et aux membres de la police. Ceux-ci, de
plus en plus souvent victimes d’attentats, montrent quelque irritation devant
la faiblesse des lois en matière de répression du terrorisme ».
Dès le 7 septembre, 120 Algériens sont « renvoyés dans leurs douars
d’origine ». Des rafles massives se produisent : dans la nuit du 6 au 7
septembre, 643 Algériens sont conduits à Vincennes ; 630 dans la nuit du 8
septembre. Cela continue dans les semaines suivantes. De source officielle,
on indique qu’au cours des mois d’août et septembre, à Paris et en banlieue,
31 000 personnes ont été contrôlées ; 19 375 ont été conduites à Vincennes
et 500 « renvoyées dans leurs douars d’origine ».
Ces rafles sont l’occasion de scènes de violence. Dans une lettre adressée
au préfet de la Seine, Jean Benedetti, le maire de Gennevilliers, Waldeck-
L’Huillier, écrit : Les 11 et 12 septembre, et dans la nuit du 11 au 12
septembre, plusieurs opérations de police ont eu lieu, notamment au 291 et
au 232 avenue du Vieux-Chemin-d’Argenteuil, semant la terreur dans tout
le quartier : des fouilles et des perquisitions ont été assorties de mesures de
violence et de destructions absolument inadmissibles, aussi bien à
l’encontre de Français et de Marocains que d’Algériens. Des commerçants
français et marocains habitant 232 rue du Vieux-Chemin-d’Argenteuil ont
eu leurs marchandises complètement détruites et leur véhicule automobile
mis hors d’usage. Les habitants algériens du 291 ont vu leurs locaux
complètement saccagés, leurs meubles et vêtements détruits, leurs papiers
d’identité et de Sécurité sociale déchirés. Des brutalités et menaces ont été
proférées à l’encontre des habitants du quartier (certains ont dû recevoir des
soins médicaux) [...]. »
Dans la nuit du 14 septembre, quand Leham Saïd et d’autres Algériens
raflés quittent le commissariat des Enfants-Rouges, près du Carreau du
Temple, après y avoir été frappés et piétinés, une quinzaine de policiers leur
assènent des coups de bâton lorsqu’ils montent dans le car qui les conduit à
Vincennes. A leur descente, à Vincennes, ils reçoivent à nouveau des coups
de crosse.
« Il n’y a pas de “rafle”, pour reprendre la terminologie tendancieuse
dont use une certaine presse, écrit Maurice Papon, le 23 septembre, dans le
Bulletin municipal. Il y a des contrôles avec examen d’identité, d’emploi et
de ressources, à l’issue duquel sont seuls retenus les suspects qui sont
soumis à une minutieuse vérification de situation [...]. »
Publiquement, le préfet de police récuse le terme de « rafle », mais à
l’intérieur de la police parisienne, c’est bel et bien, officiellement, de rafles
dont on parle. C’est ainsi que, le 20 septembre, le directeur des services de
la police municipale, Jean Poupaert, a fait parvenir à tous les chefs de
service un communiqué destiné à être diffusé à tous les policiers ; il y est
question de « rafles massives ». Jean Poupaert y indique également : « Ces
mesures, si elles sont bien appliquées - et je ne doute pas qu’elles le soient
-, doivent amener une réduction sensible et rapide - déjà en partie observée
- du nombre des suspects FMA dans les rues de Paris [...]. »
L’hostilité ou l’indifférence à l’égard des Algériens, telles sont les
réactions les plus courantes de la part des Français métropolitains. C’est
ainsi, en tout cas, que les Algériens les perçoivent. « Les frères arrêtés dans
la rue sont mis les mains en l’air et face au mur pendant des heures en se
livrant sur eux à un véritable carnage et ceci devant la population française
qui ne s’émeut pas outre mesure pour marquer sa désapprobation, et c’est le
contraire qui se produit, à croire que c’est une pièce de théâtre, rapporte le
matricule 222. Nous constatons que le peuple français se détourne de nous.
Quand il y a quelqu’un à côté d’un Français, celui-ci s’éloigne ou détourne
la tête. Même les receveurs d’autobus nous attaquent indirectement en
disant : “Ces gens ne travaillent pas mais vivent comme des patrons.” L’un
d’eux a dit : “Nous en avons assez de les voir chez nous.” Dans un café
européen, dix consommateurs parlant de ces événements et faisant allusion
aux attentats sont tombés d’accord de sortir dans la rue et de tordre le cou à
tous les Algériens si cela continuait. »
« Dans les cafés algériens, note le matricule 2222, une brutalité barbare a
été constatée. Plusieurs de nos frères ont été l’objet de tabassages
inhumains. Parfois même devant le public français. Mais aucune réaction de
ce public n’a été constatée. »
« La police organise sans cesse une sorte de chasse à l’Algérien, où qu’il
se trouve, remarque le matricule 2223 [...]. Le pire, c’est que ces gestes sont
approuvés par la majorité des Français qui lancent des regards pleins de
haine, de vengeance et de racisme. »
« La réaction du public français est difficile à connaître, rapporte le
matricule 2234. Ils regardent toujours avec curiosité et nous ne pouvons
enregistrer des commentaires de la part de ceux-ci. »
Cependant, certains Français réagissent. M. Riou habite à Gennevilliers,
14 rue Jean-Pierre-Timbaud. Un soir de la première quinzaine de
septembre, il se trouve devant le café des Platanes quand il voit des
policiers en civil maltraiter des Algériens. Il s’indigne, proteste. Quelques
jours plus tard, le 17 septembre, à 20 h 45, un car de police s’arrête
brusquement à sa hauteur ; des policiers en tenue l’interpellent, lui
demandent ses papiers et lui ordonnent de monter dans le car, qui prend la
direction de Colombes. Il est frappé, puis jeté hors du véhicule, dans un lieu
désert, sans que ses papiers lui soient rendus. À Gennevilliers également, un
médecin du dispensaire de la ville reçoit des menaces de mort. On lui
reproche d’ausculter des Algériens victimes de sévices et de leur délivrer
des certificats médicaux.
Les supplétifs de la Force de police auxiliaire, qui ont vu leurs effectifs
augmentés, multiplient les interventions en banlieue. À Saint-Denis, armés
de mitraillettes, ils pénètrent chez les commerçants, fouillent les passants et
les malmènent dans les rues. Le 2 octobre, ils pénètrent dans un café, 66
boulevard Félix-Faure. Quand ils ressortent, Bouharis Amar gît à terre,
inanimé. Le maire de Saint-Denis, Auguste Gillot, le conduit à l’hôpital.
Dans la soirée, les supplétifs montent dans les autobus pour fouiller les
voyageurs. Des femmes françaises sont giflées. Le maire et d’autres élus de
la ville se rendent au commissariat de police, situé alors en face de la
mairie, pour protester. Un commissaire fait intervenir des policiers en tenue,
qui les matraquent. Le lendemain, dans la salle des fêtes de la mairie, un
millier de personnes se rassemblent pour protester. À la sortie, le
commissaire de police fait contrôler l’identité des participants.
Les supplétifs s’installent également à Nanterre, dans un hôtel situé 278
avenue de la République, dont ils chassent les occupants. Des Algériens
sont torturés dans la cave. On les voit également à Puteaux, Gennevilliers,
Courbevoie, patrouillant, armés, par groupes de dix, cinq sur chaque
trottoir.
Le 2 octobre, dans la cour d’honneur de la préfecture de police, aux
obsèques du brigadier Jean Demoen, victime d’un attentat, Maurice Papon
proclame : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix ! » Aussitôt, dans les
services, ces propos sont interprétés comme un feu vert : l’autorisation est
donnée de tuer autant d’Algériens qu’on voudra à la suite d’un attentat 82.
Après la cérémonie, Maurice Papon reçoit des délégués de policiers. L’un
d’eux, représentant du SGP, lui suggère de prendre « en otages », selon ses
propres termes, les Algériens suspectés d’être membres du FLN.
« C’est une chose à voir», lui répond simplement le préfet de police 83.
Ce même jour, sur l’insistance du SGP qui veut ainsi lui faire sentir le
climat régnant dans les services, Maurice Papon rend visite aux policiers du
8e arrondissement. Ils sont venus nombreux pour l’écouter. Maurice Papon
veut se justifier aux yeux de ses troupes et, pour cela, prend quelques
distances vis-à-vis du gouvernement. Il fait état de ses interventions auprès
des pouvoirs publics, puis se plaint de ne pas avoir obtenu du gouvernement
tout ce qu’il demandait. Il veut donner l’impression qu’il se débat seul. Il
laisse entendre qu’il est satisfait du départ d’Edmond Michelet et déclare
qu’il espère obtenir du nouveau garde des Sceaux ce qu’il n’a pu obtenir du
précédent. « J’ai fait le maximum et je ne peux faire mieux que ce que j’ai
fait, je continuerai à demander tous les moyens nécessaires pour faire face
au terrorisme », affirme-t-il. Puis il assure les policiers qu’il couvrira ceux
qui tireront en se sentant menacés. « J’en prends la responsabilité », ajoute-
t-il. Abordant la question des « commandos », il souligne que « la police ne
peut pas se permettre des actes de terrorisme et que son action doit
conserver un caractère de légalité 84 ».
Ensuite, poursuivant sa tournée, il se rend à Montrouge. Là, devant les
policiers rassemblés, il précise sa pensée. En ce qui concerne les
arrestations, il donne « carte blanche » aux policiers et ajoute : « Vous
n’êtes pas destinés, en tant que gardiens de la paix, à mener une guerre
subversive ; on vous impose une guerre subversive, vous devez être
subversifs aussi dans la guerre qui vous oppose aux autres. » Il dit aux
policiers que,lorsqu’ils se sentent menacés, ils doivent tirer les premiers.
« Vous serez couverts, je vous en donne ma parole. D’ailleurs, lorsque vous
prévenez l’état-major qu’un Nord-Africain est abattu, le patron qui se rend
sur les lieux a tout ce qu’il faut pour que le Nord-Africain ait une arme sur
lui, car, à l’époque actuelle, il ne peut pas y avoir de méprise. » Par ces
dernières paroles, Maurice Papon vise les juges, qu’il trouve trop peu
compréhensifs. Il fait comprendre à son auditoire que les juges ont peur et
remet en cause les verdicts des tribunaux qu’il estime trop cléments. Un
délégué du SGP prend alors la parole et déclare : « Les collègues sont
surexcités, et il est possible qu’un jour ils descendent dans la rue et s’en
prennent à tous les Nord-Africains. » Maurice Papon répond en
recommandant aux policiers de « ne pas commettre d’exactions et de
n’employer que des moyens légaux de répression 85. »
Le message du préfet de police à ses policiers est clair : ils peuvent tuer
des Nord-Africains, ils seront couverts. Mais il faut que les apparences
restent à la légalité.
La tournée de Maurice Papon se poursuit les jours suivants.
Dans la matinée du 5 octobre, un Conseil interministériel se tient autour
de Michel Debré, avec le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, le garde des
Sceaux, Bernard Chenot, le ministre des Armées, Pierre Messmer, le
ministre d’État chargé des affaires algériennes, Louis Joxe. Y participent
également Maurice Papon et le directeur de la police nationale, Jean
Verdier.
Dans l’après-midi, Maurice Papon publie un communiqué :

En vue de mettre un terme sans délai aux agissements criminels des


terroristes algériens, des mesures nouvelles viennent d’être décidées
par la préfecture de police. En vue d’en faciliter l’exécution, il est
conseillé de la façon la plus pressante aux travailleurs musulmans
algériens de s’abstenir de circuler la nuit dans les rues de Paris et de la
banlieue parisienne, et plus particulièrement de 20 h 30 à 5 h 30 du
matin.
Ceux qui, par leur travail, seraient dans la nécessité de circuler
pendant ces heures pourront demander au secteur d’assistance
technique de leur quartier ou de leur circonscription une attestation
temporaire qui leur sera accordée après justification de leur requête.
D’autre part, il a été constaté que les attentats sont, la plupart du
temps, le fait de groupes de trois ou quatre hommes. En conséquence,
il est très vivement recommandé aux Français musulmans de circuler
isolément, les petits groupes risquant de paraître suspects aux rondes et
patrouilles de police. Enfin, le préfet de police a décidé que les débits
de boissons tenus et fréquentés par des Français musulmans d’Algérie
doivent fermer chaque jour à 19 heures.

En outre, dans un ordre du jour qu’il adresse aux services de police,


Maurice Papon ajoute une autre mesure. De jour comme de nuit, « tout
Français musulman circulant en voiture doit être interpellé et, en attendant
la décision du commissaire de police ou du service de coordination des
affaires algériennes, la voiture sera provisoirement mise en fourrière 86 ».
À 17 h 30, il reçoit le Comité de défense de la police. Il déclare
comprendre les raisons qui ont provoqué sa formation et soutenir les points
mis en avant par la délégation. Il communique au Comité les nouvelles
mesures qu’il vient d’arrêter. Elles répondent aux attentes des organisations
de policiers parisiens.
Pour les 150 000 Français musulmans d’Algérie vivant à Paris et dans sa
banlieue, c’est donc le couvre-feu. Cette mesure est fondée sur la
responsabilité collective d’une catégorie de citoyens considérés
officiellement comme Français - catégorie définie par l’origine
géographique et la religion. Dans la pratique, on sait que, pour distinguer un
Français musulman d’Algérie d’un Français dit de souche, les policiers se
fient à l’apparence physique, au faciès. Le couvre-feu, fondé sur la
ségrégation, institue donc le racisme.
Bientôt, tous les Français musulmans d’Algérie se sentent menacés, y
compris les plus chauds partisans de l’Algérie française, comme le député
d’Alger, partisan de l’OAS, Ahmed Djebbour. Celui-ci, qui réclame des
exécutions de membres du FLN, se déclare « choqué par ces mesures
discriminatoires et vexatoires qui frappent aveuglément de pauvres
travailleurs sans, pour autant, mettre un terme aux crimes du FLN ». Trente
parlementaires musulmans appartenant à divers groupes publient un
manifeste dans lequel ils dénoncent « les mesures vexatoires
discriminatoires, pour ne pas dire racistes », qui frappent les Algériens.
En revanche, l’annonce du couvre-feu ne suscite que peu de réactions
dans l’opinion métropolitaine. Fréquemment, on le considère comme un
mal nécessaire. Pourtant, comme le relève le Mouvement contre le racisme,
l’antisémitisme et pour la paix (MRAP), il viole les principes mêmes de la
Constitution de 1958 qui, en son article 2, proclame que la France « assure
l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race
ou de religion ».
Le 10 octobre, Roger Frey reçoit une délégation du Comité de défense de
la police parisienne. « M. Frey confirme son identité de vue avec nos
militants et signale que les premières mesures prises pour tenter de mettre
en échec la rébellion seront renforcées et maintenues tant que les besoins
s’en feront sentir », indique le Comité dans le compte rendu de l’entrevue.
Ministre, préfet de police, syndicats de policiers sont donc d’accord.
Le 13 octobre, le ministre de l’Intérieur intervient à la tribune de
l’Assemblée nationale pour justifier le couvre- feu :

C’est pour épargner aux travailleurs musulmans algériens d’être


confondus avec les membres de l’organisation rebelle que Monsieur le
Préfet de police vient, avec mon accord, de prendre de récentes
mesures pour limiter la circulation des musulmans algériens, la nuit
dans les rues de Paris et de la banlieue parisienne [...]. De plus, la
fermeture des débits de boissons tenus et fréquentés par un certain
nombre d’éléments suspects a été ordonnée chaque soir à partir de
20 h 30. Je sais, par les contacts qu’il m’a été donné d’avoir ces jours-
ci avec les différents syndicats des personnels de la police parisienne,
que toutes ces mesures ont été accueillies avec faveur et apparaissent
comme extrêmement efficaces [...]. Ces mesures [...] n’ont qu’un but
dans cette période difficile : sauvegarder la vie de nos fonctionnaires
de police et, du même coup, faire en sorte que ne soient pas confondus
ceux qui, aux ordres du FLN, se conduisent en criminels et les
travailleurs musulmans et leurs familles. Ces derniers ont soif de paix
et de tranquillité. J’ai pour eux la plus grande estime et aussi la plus
grande pitié, car ils sont les victimes des exactions du FLN [...].
L’essentiel est d’assainir le climat le plus vite possible et de prendre
toutes dispositions utiles pour que ne tombent plus, sous des coups
meurtriers, les meilleurs fonctionnaires de police [...]. Les travailleurs
musulmans comprennent parfaitement la nécessité où je suis non pas
seulement de protéger la police, mais encore de les protéger eux-
mêmes contre le FLN.

Le député de Paris, Édouard Frédéric-Dupont, rapporteur du budget de la


préfecture de police à l’Assemblée nationale, prend également la parole. Le
5 octobre, il a reçu une délégation du Comité de défense de la police, qui lui
a expliqué son programme. Le député réclame des condamnations à mort et
des exécutions : « [...] On peut aujourd’hui, si l’on est FLN, s’offrir à bon
compte la vie d’un policier parisien, proclame-t-il. Il semble que ce soit là
une jurisprudence définitive du droit français qu’un tueur, s’il est FLN, peut
tuer impunément un gardien de la paix français. [...] Combien d’entre eux
ont été fusillés ? Combien ? Voilà la question essentielle qui domine ce
débat. Mesdames, messieurs, pas un seul de ces assassins n’a été fusillé ! »
Il est applaudi à la droite de l’Assemblée.
Depuis l’instauration du couvre-feu, on continue de découvrir des
cadavres de Nord-Africains. Le 7 octobre, on retire de la Seine le cadavre
de Ouiche Mohamed Ben Saïd, âgé de 26 ans, qui avait été arrêté le 24
septembre. Le 7 octobre également, à 22 h 30, Boussouf Achour est arrêté à
la sortie de son travail, avec deux autres Algériens. Étranglé avec sa propre
ceinture, il est jeté dans la Seine. On retrouvera son cadavre à Asnières. Les
deux autres sont frappés, puis ligotés avec des ficelles que les policiers
portent sur eux. Ils sont ensuite précipités dans l’eau. Ils survivront et
raconteront ce qui s’est passé.
Le 8 octobre, vers 1 heure du matin, Benacer Mohand, demeurant 28 rue
Julien-Gallé à Colombes, est noyé. Son corps est retrouvé le 9 octobre au
Pont-Neuf d’Argenteuil, le crâne défoncé. Le commissaire de police de
Colombes conseille à son frère de ne pas chercher à comprendre. À des
commerçants d’Asnières et de Gennevilliers, il dit que ces crimes ne sont
pas l’œuvre de policiers, mais de membres de l’OAS déguisés en policiers...
Le 9 octobre, Tarchouni Abdelkader, qui habite à Choisy-le-Roi,
raccompagne à la gare de Lyon un ami qui retourne en Algérie. On
retrouvera son cadavre, le 11 octobre, dans le bois de Vincennes, le nez
ensanglanté, l’oreille droite presque arrachée, le cou enflé.
Le 10 octobre, dans le canal de Saint-Denis, on repêche le corps de
Merakeb Mohamed, 18 ans. Ce jour-là également, vers 21 h 30, dans un
hôtel d’Issy-les-Moulineaux, lors d’une rafle, des inspecteurs en civil
abattent dans son lit le jeune Merrouache Moussa, 16 ans.
Le 11 octobre, à Saint-Denis, vers 19 h 15, Hamidi Mohand est arrêté
alors qu’il est en train de manger au restaurant d’un hôtel, 119 rue
Ambroise-Croizat. Vers 20 h 30, des policiers viennent à l’hôtel annoncer sa
mort. Son cousin n’est pas autorisé à voir le corps. À Colombes, Hamouda
Mallak meurt noyé.
Le 12 octobre, Mme Bouchebri, une Européenne, est convoquée au
commissariat de Saint-Ouen pour y reconnaître le cadavre de son mari
algérien. Il a été arrêté le 2 octobre. Le même jour, on lit ces quelques
lignes dans Le Monde : « Le cadavre d’un Algérien, M. Lakhdar Loucif,
habitant à Paris, a été retiré de la Seine, quai Carnot, à Saint-Cloud. La
victime, dont le corps paraît avoir séjourné plusieurs jours dans l’eau, avait
reçu une balle de revolver dans la tête. »
C’est par la lecture des journaux que le frère de Lakhdar Loucif apprend
sa mort. Il se rend à la 8e brigade, dans le 16e arrondissement, où il
demande en vain à voir le corps. Un brigadier lui répond que son frère s’est
suicidé par noyade et qu’il a été enterré le 10 octobre. Il refuse cette version
87.

Le 13 octobre, neuf enseignants assurant des cours du soir à l’école


Pasteur de Gennevilliers écrivent au ministère de l’Éducation nationale :
« Nous venons malheureusement d’apprendre qu’un de nos élèves, parmi
les plus assidus et qui fréquentait notre établissement depuis plusieurs
années, a été tué dans la rue, en revenant de nos cours [...]. Nous avons
décidé d’interrompre nos cours jusqu’au retour à une situation normale,
particulièrement jusqu’à la cessation du “couvre-feu” [...]. Nos cours ne
pourront retrouver leur fréquentation et leur efficience qu’avec le
changement complet de la situation faite aux travailleurs nord-africains et
avec l’arrêt de la “chasse aux faciès”. » L’un des enseignants est allé
reconnaître le corps de cet élève à la morgue. Pour qu’il ne serve pas aux
expériences anatomiques des carabins de l’école de médecine, comme c’est
l’usage pour ceux que personne ne réclame, il faudra payer 46 000 francs.
Devenu chrétien depuis peu, ce Kabyle demeurera, malgré tout, musulman
pour l’état civil, et un ami de l’orientaliste Louis Massignon suivra sa
dépouille jusqu’au carré musulman du cimetière de Thiais.
Le 14 octobre, dans le 20e arrondissement, Madou Mohamed est torturé
chez lui, 23 rue des Partants, par des supplétifs. Cela dure de 17 à 18
heures, en présence de sa femme, une Française. Le logement est saccagé.
Les supplétifs emmènent leur victime vers une destination inconnue.
À 20 h 15, dans le 11e, au 5 cité Popincourt, Ferdjane Ouali et Berkane
Hocine dînent ensemble, quand des policiers viennent les arrêter. Le crâne
fracturé, le visage défiguré par les coups, Ferdjane Ouali est tué avant d’être
jeté dans le canal Saint-Martin. Ses papiers et son argent lui ont été retirés.
Berkane Hocine survivra.
Mohamed Badache a 26 ans. Il est né dans le district de Tigounatine où
vivent ses parents, sa femme et sa fillette âgée de 6 ans, qu’il ne connaît pas
encore. Son frère a été tué par des militaires français. Il travaille comme
maçon et habite un hôtel du 15e arrondissement, 35 rue Mademoiselle. Le
15 octobre 1961, vers 20 h 30, il rentre chez lui. À minuit, se souvenant que
sa bicyclette n’est pas attachée, il descend sur le trottoir pour fixer l’antivol.
À ce moment passe un side-car, occupé par deux policiers en uniforme. Ils
dépendent du commissariat du 15e, mais il l’ignore. Le conducteur fait
soudain demi-tour, et son collègue l’interpelle. Ils lui demandent sa carte
d’identité, sa fiche de paie, sa carte de domicile.
Ils se concertent :
- On l’emmène ?
- Oui, on l’emmène...
- Allez, monte, on va au commissariat !
Ils font un long trajet dans la nuit. Vers minuit et demi, le side-car
s’arrête sur un pont, au-dessus de la Seine. Mohamed Badache pense aux
récits de noyades qu’il a entendus ces derniers temps. Le conducteur dit :
« Allons plus loin ! - Si vous voulez me tuer, dit l’Algérien, faites-le ici. »
Les deux policiers rient. « Mais non, on t’emmène seulement à
Vincennes... » Peut-être craignent-ils qu’il ne se mette à hurler. L’un d’eux
lui passe les menottes et les serre très fortement. Le side-car repart, puis
s’arrête dans la forêt de Meudon. Les policiers le font descendre. L’un des
deux se met en face de lui et dit : « Mon frère a été tué en Algérie par les
fellaghas. Les bons vont payer pour les mauvais. » L’autre tient une
cordelette et vient se placer derrière Mohamed Badache. Lorsque ce dernier
sent la corde se serrer autour de son cou, il se débat et roule dans le fossé
avec le policier. Alors qu’il est allongé, face contre terre, les deux policiers
tirent sur la corde. Instinctivement, il glisse deux doigts entre son cou et la
corde. Puis il perd connais sance. Quand il revient à lui, il est seul, crachant
le sang. Ses papiers ont disparu. Son pantalon est baissé. La corde est
toujours serrée autour de son cou. Ses deux doigts lui ont sauvé la vie 88.
À Argenteuil, vers 21 h 30, Dekkar Abdelkader, qui demeure 197 rue
Henri-Barbusse, est appréhendé par des policiers en civil. Mitraillette à la
main, ils sortent d’une 403 de couleur crème. Ils le font monter dans la
voiture où il retrouve trois autres Algériens. Sur les berges de la Seine, ils
sont matraqués, puis jetés à l’eau. Dekkar Abdelkader parvient à se tenir la
tête hors de l’eau, sans bouger, jusqu’au départ des policiers. Les trois
autres Algériens se noieront.
A Nanterre, vers minuit, Haouam Mohamed est appréhendé en revenant
du cinéma. Frappé à la tête avec une crosse de fusil, il est jeté à la Seine. Il
survivra.

Du dimanche matin 15 octobre au lundi matin 16 octobre, 7 heures, 378


Français musulmans d’Algérie ont, officiellement, été interpellés.

Le lundi 16 octobre, à 7 h 45, des policiers pénètrent dans un café


algérien, 4 impasse Questre, dans le 11e arrondissement. Ils cassent les
bouteilles et renversent le comptoir, puis frappent le patron et des clients
algériens qu’ils font sortir. Ils continuent à frapper le patron, qui hurle. De
nombreuses Françaises, qui font leurs courses, s’attroupent pour voir ce qui
se passe. Les policiers s’en vont.
À 8 heures, des policiers pénètrent dans le café algérien du 11 rue
Morand, dans le 11e toujours. Ils ordonnent au patron de mettre les mains
en l’air, puis le frappent à coups de planche dans le dos. Les bouteilles, le
percolateur, une machine à disques sont cassés. De la lessive est versée dans
le couscous et de l’eau de Javel dans l’huile.
À 8 heures également, dans le même arrondissement, d’autres policiers
pénètrent dans le café du 30 rue Vaucouleurs, cassent les bouteilles,
frappent le patron avec un manche à balai, jettent les tables et les chaises
sur le comptoir, arrachent les fils électriques. Après leur départ, le patron,
blessé, téléphone au journal L’Humanité. Personne ne vient.
Vers 19 h 45, boulevard Saint-Michel, M. Sadi, sénateur UNR de Sétif et
officier de police en congé, est interpellé :

Je fus pris par le bras par un brigadier de police qui braquait sur
moi, à 10 centimètres de ma poitrine, un pistolet automatique, tandis
que deux autres policiers me tenaient en respect. Il pleuvait à ce
moment et j’avais les mains dans les poches de mon imperméable.
L’agent m’a alors donné un grand coup sur le bras en me disant :
« Sors tes mains et ne bouge pas, sinon je te descends. » Après une
fouille minutieuse, j’ai pu exhiber ma carte d’identité. Voyant que
j’étais parlementaire, l’agent, sans un mot d’excuses, me dit : « Ça
va. » 89.

Vers 20 h 30, Bennafla Ahmed, professeur d’éducation physique, se


trouve au carrefour de l’Odéon en compagnie d’une jeune fille, Annie
Péron. Sortant d’une 403, un gardien de la paix et un brigadier le frappent,
puis le fouillent avant de lui demander ses papiers d’identité, qu’il leur
montre. Emmené avec la jeune fille au commissariat de police de la place
du Panthéon, il y est frappé au ventre et insulté dès son arrivée : « Sale
raton », « ordure ». Le soir même, il est conduit à Vincennes où, durant
plusieurs heures, il doit rester debout, les bras levés. Chaque fois que ses
bras fléchissent, il reçoit des coups 90. Pendant ce temps, Annie Péron, âgée
de 19 ans, est gardée toute la nuit au commissariat du 5e arrondissement, où
elle est giflée et insultée 91.
12. Boycott

Rapidement, du côté du FLN, on envisage le boycott du couvre-feu. On


se souvient de ce qui s’était passé en 1958, lors du premier couvre-feu
décrété par Maurice Papon. Le 7 octobre, Mohammedi Saddek adresse en
urgence une lettre au comité fédéral :

Nous attendons votre accord pour acheminer les directives


suivantes :
1) Les Algériens ne doivent tenir aucun compte des conseils,
recommandations ou menaces du sieur Papon.
2) En conséquence, les Algériens devront sortir aussi nombreux que
possible à partir de 20 h 30.
3) Toujours dans le même esprit, les Algériens sortiront au contraire
par groupes de trois, quatre ou plus pour se promener le soir après une
dure journée de labeur. En outre, nous pouvons envisager que les
familles algériennes sortiront avec femmes et enfants et ce dans les
agglomérations et quartiers à forte concentration algérienne. Dans ce
cas, vous pouvez et nous devons ici sur place mettre au pied du mur le
peuple français. Les partis politiques et syndicats démocratiques
« conseilleraient » à leurs militants français de sortir aussi nombreux
que possible, à partir de 20 h 30, pour s’intégrer s’il le faut aux
paisibles promeneurs algériens et s’opposer, s’il y a lieu, aux
provocations de la police.
Le 10 octobre, à Cologne, le comité fédéral se réunit pour examiner la
situation créée par le couvre-feu et répondre à cette lettre. Ses membres
considèrent que les autorités françaises ont commis une erreur tactique et
psychologique capitale. Il convient d’exploiter immédiatement cette erreur
auprès d’une opinion publique française que les attentats contre les policiers
ont dressée contre le FLN. L’occasion est donnée de retourner la situation.
Par ailleurs, dans la perspective de la reprise des négociations avec le
gouvernement français, il s’agit de montrer la représentativité du FLN,
comme l’ont fait les manifestations de décembre 1960 et de juillet 1961 en
Algérie. Enfin, dans le contexte des graves conflits internes qui secouent le
camp algérien, les dirigeants de la Fédération de France veulent montrer
leur force. C’est l’avocat Ali Haroun qui rédige le texte des directives que
signe Kaddour Ladlani 92.

Les Algériens boycotteront le couvre-feu. À cet effet, et à compter


du samedi 14 octobre 61, ils devront sortir en compagnie de leurs
femmes et de leurs enfants, en masse. Ils doivent circuler dans les
grandes artères de Paris.
[...] Les commerçants ayant des établissements fixes doivent fermer
durant 24 heures en signe de protestation contre le couvre-feu à
caractère raciste qui est imposé à nos compatriotes cafetiers et
restaurateurs [...].
Au cas où le temps matériel ne vous le permettra pas, déclencher ces
opérations au plus tard à partir du mardi 17.10.61.
[...] Les deux premiers jours de boycott avec participation de toute
la colonie algérienne de Paris et sa banlieue (femmes, enfants, vieux,
jeunes, hommes, etc.) doivent être spectaculaires. A partir du troisième
jour, tous les hommes sortiront normalement comme par le passé,
comme si la mesure du couvre-feu n’existe pas.
[...] Comme il est à prévoir des arrestations ou des internements, il
convient de préparer les femmes à une manifestation avec les mots
d’ordre suivants :
- À bas le couvre-feu raciste,
- libération de nos époux et de nos enfants,
- négocier avec le GPRA,
- indépendance totale de l’Algérie, etc.
La manifestation aura lieu devant la préfecture de police le troisième
ou le quatrième jour après le déclenchement du boycott du couvre-feu.

Le texte se termine par ces mots : « L’opinion publique française étant


retournée contre nous, il nous faut absolument renverser la vapeur et
ramener l’opinion publique à nous [...]. »
Mohammedi Saddek est convoqué, en Belgique, par le chef de la
Fédération de France, Omar Boudaoud. Il traverse la frontière habillé en
mineur. Omar Boudaoud est formel : les manifestations devront se dérouler
pacifiquement. Il répète : « pa-ci-fi-que-ment 93 ! ». C’est un ordre.
« Resterons-nous les bras croisés si la police tire ? », demande Mohammedi
Saddek. Le chef répond : « Quiconque aura ne serait-ce qu’une épingle sur
lui sera passible de la peine de mort 94 !» La menace est claire et souligne la
tendance qu’a Omar Boudaoud à régler les problèmes de façon expéditive.
Au fond de lui-même, Mohammedi Saddek n’est pas d’accord. L’idée
d’avoir à exiger d’hommes désarmés de se laisser frapper sans riposter lui
est pénible. Mais on ne discute pas les ordres. Il fait donc appliquer la
directive. Pas un Algérien ne devra porter sur lui ne serait-ce qu’un canif.
Aussitôt les directives reçues, il met en branle l’appareil du FLN à Paris et
en banlieue.
La date du 14 octobre étant trop rapprochée, le premier jour de boycott
du couvre-feu est fixé au mardi 17 octobre. Le 18, les commerçants feront
grève et de nouvelles manifestations auront lieu. Le vendredi 20, les
femmes manifesteront seules devant la préfecture de police. Les
rassemblements se dérouleront de 20 h 30 à 21 h 30 sur les Champs-Élysées
en direction de la Concorde, de la République à l’Opéra, de l’Opéra vers la
République, sur les boulevards Saint-Michel et Saint-Germain.
Le 14 octobre, Mohammedi Saddek adresse un courrier au comité fédéral
pour l’informer des mesures prises. « Nous ne pouvons pas prévoir la
réaction des sbires de Papon, mais les directives sont formelles. Nous ne
cherchons pas la bagarre. Nous manifestons notre indignation contre les
mesures prises par Papon. » Puis il ajoute : « La Fédération a ses fedayines
et ses GA et la Spéciale pour entreprendre des actions. (Dans le cas
contraire, nous donner des instructions.) » Il envisage des actions armées de
représailles en cas de violences policières. Mais la directive ordonnant de
cesser les attentats contre des policiers est maintenue.
À partir du samedi 14 octobre au soir, l’organisation du FLN est mise en
état d’alerte. Des contacts permanents sont établis, mais l’objectif de
l’alerte demeure, le plus souvent, secret. À Aubervilliers, ce n’est que le
lundi 16 octobre au soir que les responsables apprennent qu’il faudra se
rendre le lendemain à 20 h 30 à l’Opéra, pour manifester pacifiquement.
« Ne provoquer et ne répondre à aucune provocation des forces de
répression et ne faire aucun slogan avant que la police commence à frapper
dans la foule », dit un rapport. « Manifester pacifiquement, note un autre, ne
pas emporter des objets compromettants tels des armes et des couteaux et
même pas des drapeaux. »
Au cours de ces journées, tandis que la population française musulmane
d’Algérie vit à l’heure du couvre-feu, des bruits circulent sur une prochaine
reprise des contacts entre le gouvernement français et le FLN. Le 13
octobre, Le Journal de Genève écrit: «Selon une personnalité proche du
gouvernement français, on prévoit à Paris une série de contacts discrets
avec le FLN dans un proche avenir. »
En Algérie, à Rocher-Noir, où siège la délégation générale du
gouvernement français, le ministre chargé des Affaires algériennes, Louis
Joxe, tient une conférence de presse. Il affirme que toute son action passée a
tendu à favoriser une solution négociée et qu’il n’est pas disposé à changer
de politique. Le journaliste Pierre Dubois écrit, le 13 octobre, dans
Témoignage chrétien : « Il est douteux que M. Debré soit dans le même état
d’esprit. Le Premier ministre ne serait pas encore résigné à un succès des
pourparlers qui ferait du GPRA, à plus ou moins brève échéance, le
gouvernement effectif et internationalement reconnu de l’Algérie. S’il
accepte la reprise des négociations, c’est en escomptant leur échec [...]. Il
est probable que le Premier ministre et son entourage constitueront des
freins, ralentissant l’évolution vers un succès des pourparlers. »
II

Le 17 octobre 1961 à Paris


Ce mardi matin, 17 octobre 1961, dans l’île de la Cité, à la préfecture de
police, Maurice Papon sait depuis quelques heures seulement que les
Algériens de Paris et de la banlieue doivent manifester ce soir à Paris. Le
secret dont le FLN a entouré les préparatifs a été préservé. Roger Chaix, le
chef du Service de coordination des affaires algériennes, le SCAA, a reçu
des informations concordantes selon lesquelles d’importantes
manifestations sont prévues. À la préfecture de police et au ministère de
l’Intérieur, on sous-estime les capacités de mobilisation du FLN. Maurice
Papon réunit ses collaborateurs. Il y a là Jean Gervais et Pierre Somveille
qui appartiennent à son cabinet ; le directeur général de la police
municipale, Maurice Legay ; le directeur de la police judiciaire, Max
Femet ; Roger Chaix, le chef du SCAA.
Le préfet de police dispose de 7 000 gardiens de la police parisienne et de
1 400 CRS et gendarmes mobiles. Au centre du dispositif : les compagnies
de district. Ce soir, aucun rassemblement ne doit pouvoir se former.
Maurice Papon a informé les services du Premier ministre. On lui donne
carte blanche pour interdire toute tentative de manifestation. Au cabinet de
Michel Debré, c’est un homme jeune (il n’a que 34 ans) qui est chargé des
questions de police et de renseignements. Les Français ignorent, pour la
plupart, son nom. Il s’appelle Constantin Melnik. Ce petit-fils d’un médecin
de la famille impériale russe est un ami de Michel Debré qu’il a connu au
Sénat, alors qu’il y était secrétaire du groupe radical. Après avoir appartenu
au cabinet du ministre de l’intérieur radical Charles Brune, en 1952,
Constantin Melnik a également passé plusieurs années au service de la
Rand Corporation, organisme dépendant de l’US Air Force américaine et de
la CIA. Au cabinet de Michel Debré, il a été l’un des plus actifs adversaires
d’Edmond Michelet et de ses compagnons 95.
« L’énigmatique Constantin Melnik, ferme autant que subtil», dit de lui
Maurice Papon 96. Subtil, il l’est, en effet. Ces derniers temps, dans l’espoir
de les influencer, il a pris contact avec certains journalistes de gauche 97.
Par l’intermédiaire d’Arlette de La Loyère, il a fait la connaissance du
rédacteur en chef de France-Observateur, Hector de Galard. De temps en
temps, ils déjeunent ensemble, en compagnie de François Furet. Parfois,
Hector de Galard l’invite chez lui. Leurs relations, à l’insu du directeur de
France-Observateur, Claude Bourdet 98, sont devenues amicales. Même si
chacun garde ses opinions, le journaliste a été séduit par l’intelligence du
proche collaborateur de Michel Debré.
« Ferme » il l’est aussi. Constantin Melnik considère que les
rassemblements prévus pour ce soir sont un « acte de guerre ». Ils doivent
être traités comme tel 99.
Il pleut sur Paris et sa banlieue.
En le constatant, à la cité du Moulin, à Sannois, où il demeure,
« Ramdane », responsable de super-zone du FLN, se dit : « Dieu n’est pas
avec nous. »
À Suresnes, en partant, comme chaque jour, pour l’usine Chausson de
Gennevilliers, Messaoud Aouam sait, lui, qu’il devra se trouver, ce soir à
20 h 30, à l’Étoile. « Il y aura beaucoup de Français qui vont nous voir, lui a
dit son responsable. Il ne faudra pas avoir d’arme sur nous, pas de couteau,
pas de bâton. Même si les policiers nous tapent dessus, il ne faut pas réagir.
Sinon, ils risquent de se servir de ce prétexte pour nous massacrer... »
Dix heures du matin

Paris, 18e arrondissement

Oudina Moussa sort de chez lui, 25 rue de Chartres, pour se rendre à son
travail. Quatre policiers et un brigadier lui intiment l’ordre de mettre les
mains en l’absous la menace d’une mitraillette. Ils le fouillent. En route
pour le poste de police, ils arrêtent trois Algériens dont l’un s’appelle Ferrât
et demeure 32 rue de Chartres. Les deux autres, il les connaît de vue. L’un
habite à la même adresse que Ferrât. L’autre est le frère d’un de ses amis.
Les quatre Algériens sont emmenés au poste de la Vigie. Là, on les fait
rentrer à coups de crosse de mitraillette, à coups de pied et de poing. Dans
la salle, il y a déjà six ou sept Algériens qui gémissent. L’un des policiers
dit à Oudina Moussa : « Tiens, tu as une belle montre », et, d’un coup de
manchette, il le frappe. Il prend la montre et la jette à terre. Un policier le
prend par les pieds, un autre par les mains. À plusieurs reprises, ils le
projettent en l’air et le laissent retomber à terre. Puis, alors qu’il est au sol,
ils le frappent à coups de pied sur tout le corps. Il entend un policier
demander à l’un des Algériens : « As-tu une cigarette ? » L’Algérien lui en
tend une. « Eh bien, mange-la ! » lui ordonne-t-il avant de l’obliger à en
manger deux ou trois autres. On leur fait boire, de force, de l’eau mélangée
à de l’eau de Javel qu’on leur apporte dans des boîtes de conserve. On les
fait boire jusqu’à ce qu’ils vomissent 100.

Paris 15e-rue Tisserand

Au siège du Syndicat général de la police parisienne, les membres de la


commission administrative sont réunis. En l’absence du secrétaire général,
François Rouve, qui prend du repos dans le sud de la France, c’est Gérard
Monate qui assure l’intérim. Il fait le point de la situation. Il ignore que des
manifestations doivent avoir lieu ce soir.

Au cours des audiences que nous avons eues au mois de septembre,


dit-il à ses camarades, aussi bien à la direction générale de la police
municipale qu’au cabinet du préfet et à l’Intérieur, nous avions senti
qu’il y avait un certain scepticisme dans les sphères administratives
concernant le climat qui existait parmi nos camarades à la suite des
nombreux attentats. Nous avons pensé qu’il fallait faire prendre
conscience au préfet de ce climat, et, sur notre insistance, le préfet
descendait dans les services pour prendre contact avec les éléments de
base de la corporation. Le préfet est allé au 8e, au 17e, à Montrouge,
ensuite au 19e, Aubervilliers, Noisy et Saint-Denis. Il nous a dit qu’il
continuerait ses visites. Il s’est malgré tout rendu compte du climat
existant et a pris quelques mesures nouvelles qui permettent, d’une
part, de mieux juguler la rébellion et, d’autre part, d’éviter des ennuis à
des éléments nord-africains qui ne sont pas partie prenante dans
l’affaire, en décrétant le couvre-feu entre 20 h 30 et 5 h 30 du matin.
L’action menée par le bureau avait été appuyée par les délégués qui
avaient reçu des instructions pour faire des délégations auprès de leur
patron et rédiger des motions réclamant des mesures de protection
pour le personnel.
Cette action simultanée a amené le préfet à prendre conscience du
climat existant et a également amené d’autres syndicats à se diriger
vers le SGP.
Le climat qui existe à la police municipale existait également à la
police judiciaire, et le syndicat des officiers de police craignait d’être
débordé ; il en était de même à la CFTC, et c’est ainsi que des contacts
entre ces organisations et la nôtre ont eu lieu [...]. Il faut que nous
prenions des mesures bien déterminées pour assurer la protection de
nos camarades, mais il ne faut pas aller trop en avant et porter atteinte
à l’honneur du corps [...] 101.
Dans la journée, le conseiller technique du ministre de l’Intérieur doit
recevoir une délégation du comité de défense de la police afin de fixer les
modalités d’une augmentation de l’indemnité de sujétions.
Heure inconnue

Thiais-Cimetière parisien

On procède à huit inhumations de Nord-Africains. Tous les cadavres


proviennent de l’Institut médico-légal. Parmi eux, il y a Boussouf Achour,
étranglé, puis jeté à la Seine le 7 octobre par des policiers. Il y a également
Akli Yahiaoui, marié, père d’un enfant, domicilié 29 bis rue de Gergovie,
Paris 14e. Il a été retrouvé à Chatillon, assassiné de deux balles de revolver.

Nanterre-Service social familial nord-africain

À sa permanence, une assistante sociale reçoit un Algérien demeurant


dans un foyer nord-africain de la préfecture de la Seine. L’homme est
gravement malade depuis des mois. La dernière fois qu’elle l’a vu, il y a de
cela quelques semaines, il sortait de maison de repos. Elle est frappée par
son apparence physique ravagée. Il vient de passer huit jours au centre
d’identification de Vincennes. Arrêté devant son foyer, il avait pourtant sur
lui tous ses papiers. Elle lui demande s’il a été maltraité : « Oh ! non,
répond-il, ils ont été gentils avec moi parce que je suis malade. Mais on
couchait sur le ciment. - Avec une couverture ? - Non, on n’a rien. On ne
nous laisse même pas un mouchoir. Et souvent beaucoup n’ont pas de
manteau. On arrose le ciment dans la journée pour nettoyer. » L’homme ne
se plaint pas. « Moi ça va, ajoute-t-il, mais il y en a qui ont des bras cassés
et des blessures à la tête 102 »
Midi

Paris 18e-poste de police de la Vigie

Oudina Moussa et trois Algériens sont relâchés. D’autres sont emmenés


au commissariat des Grandes-Carrières. À la suite des coups reçus, Oudina
Moussa doit se coucher en arrivant chez lui.
Midi trente

Lieu inconnu

Mohammedi Saddek écoute la radio, et ce qu’il entend sur Europe n° 1


l’inquiète. On dit que plusieurs dizaines d’Algériens se sont rassemblés à
l’Opéra et qu’il y a eu des arrestations. La radio précise que ces
manifestants se sont trompés d’heure. Mohammedi Saddek essaie de
comprendre ce qui a pu se passer et rédige une note destinée à Kaddour
Ladlani :

J’ai le regret de vous annoncer que je viens d’apprendre à l’instant


sur Europe 1 que les Algériens ont commencé à manifester ce mardi
17.10.61 et ce à partir de 12 heures dans les quartiers de la Madeleine
et de l’Opéra. Cette manifestation spontanée et par conséquent
incontrôlable a coïncidé avec la grève des chemins de fer à la gare
Saint-Lazare. Dans l’impossibilité de se rendre à leur lieu de travail en
banlieue, les Algériens se sont regroupés pour investir la Madeleine et
l’Opéra et manifester des slogans contre le couvre-feu raciste et leur
foi dans le FLN, etc. Au moment où j’écris ces lignes, je n’ai pas
d’autres renseignements. La radio prévoit déjà que les Algériens
manifesteront vers 18 heures. Nous espérons néanmoins que tout se
déroulera normalement ce soir mardi à partir de 20 h 30.

Certains des Algériens arrêtés sont d’Aulnay-sous- Bois.


Treize heures

« Les ouvriers se rendant au travail ou sortant du travail (équipes) sont


ramassés par la police devant les usines », note un Français dans un rapport.
Ils seront quelques-uns à observer le déroulement des événement sur les
lieux de rassemblement. Pour la plupart, c’est Georges Mattei qui le leur a
demandé. Celui-ci, proche collaborateur d’Henri Curiel, alors emprisonné,
est responsable d’un réseau national de soutien au FLN 103. Mohammedi
Saddek, qu’il rencontre régulièrement, l’a informé, il y a quelques jours, du
projet de manifestation.
Quatorze heures

Dans le journal Le Monde, on peut lire : « Cent soixante Algériens, qui


s’étaient groupés mardi matin entre la Madeleine et l’Opéra pour protester
contre les mesures prises à leur encontre (couvre-feu et fermeture des cafés
musulmans à 20 heures), ont été appréhendés par la police. Ils avaient reçu
la consigne de manifester ce soir entre 18 et 20 heures sur les Grands
Boulevards. »
Quinze heures

Paris 18e

Khederi Ahmed habite au 22 rue de Chartres. Il se trouve au Ciné-Bar, à


côté du métro Barbés, lorsque des policiers entrent dans l’établissement.
L’un d’eux lui demande ses papiers. Ils sont en règle. Le policier le fouille
et lui dit : « Viens avec nous pour une vérification de papiers. » Khederi
Ahmed monte dans le car. Au poste, on lui demande à nouveau ses papiers.
Il est marchand de tapis et exerce son commerce dans les foires et sur les
marchés. En ce moment, il est malade. Lorsqu’ils apprennent qu’il est marié
avec une Française dont il a un enfant, les policiers se déchaînent. L’un
d’eux lui ordonne : « Suis-moi ! », et l’entraîne dans une pièce où ils se
retrouvent seuls. Là, il se jette sur l’Algérien et lui serre le cou avec sa
cravate. Il le frappe à coups de poing et de pied, notamment dans le bas-
ventre. D’autres policiers sont là, maintenant. L’Algérien reste debout. Le
policier s’empare de la mitraillette d’un de ses collègues. « Il ne veut pas
tomber, ce salaud, je vais lui faire la peau ! » s’écrie-t-il. Khederi Ahmed
reçoit un violent coup de crosse dans les reins. Le policier à qui appartient
la mitraillette proteste : « Ne fais pas cela avec ma seringue, rends-la
moi ! », et tente de la reprendre. L’Algérien reçoit deux autres coups de
crosse dans les reins. Un brigadier arrive et lui dit : « Lève-toi, ça suffit
comme ça ! » Il peut à peine marcher. « Je connais ça, ce sont des
comédies ! » dit celui qui l’a frappé, et il lui donne deux coups de pied dans
les reins. L’Algérien hurle de douleur. Le brigadier dit : « Allez, ça suffit
comme ça ! - Je n’arrêterai que si je veux ! » lui répond l’autre, qui se
retourne et frappe d’un coup de pied au bas-ventre sa victime. Khederi
Ahmed est traîné dans une cellule et abandonné à terre. « Debout, face au
mur ! » lui crie celui qui l’a frappé. Il obéit et tente de se relever.
« Regardez-moi comment il est fringué, ce mec-là ! dit le policier à ses
collègues. Moi, je ne peux pas me payer un costume comme le sien ! - Tu as
vu sur ses papiers, répond un autre, c’est un commerçant. Il peut se payer
un costume. » Ils discutent. Le policier parle de tuer tous les Algériens et de
les jeter à la Seine. « Mais ce qui est ennuyeux, dit-il, c’est qu’il faut encore
les y transporter 104... »

Assemblée nationale

À l’ouverture de la séance, le député Ahmed Djebbour annonce que les


députés musulmans ne participeront plus aux séances de nuit tant que le
gouvernement n’aura pas levé le couvre-feu, « par solidarité, dit-il, avec les
travailleurs musulmans qui sont seuls visés par ces mesures qui ne gênent
nullement les tueurs FLN ».

Lieu inconnu

Robert Barrat, correspondant à Paris de l’hebdomadaire tunisien Afrique-


Action, a rendez-vous avec un syndicaliste algérien. « Nous savons qu’il y
aura peut-être des provocations et que la police tirera », lui dit ce dernier,
qui ajoute : « C’est à peu près inévitable. Ça nous coûtera cher, il y aura des
expulsions et des arrestations. Mais les Français sauront que nous sommes à
bout et que la seule manière d’en finir avec notre problème, c’est d’en finir
avec la guerre d’Algérie. »
Seize heures trente

Paris 18e

Le brigadier fait sortir Khederi Ahmed du poste de police. Le policier qui


a frappé l’Algérien est de garde à l’entrée. Il lui donne un coup de crosse
dans les reins. Khederi Ahmed monte dans un car avec d’autres Algériens.
Ils doivent rester à genoux. Le car les transporte au commissariat des
Grandes-Carrières. Dans la cave, des policiers en civil et des motards, dont
certains semblent ivres, frappent les prisonniers à coups de pied et de poing.
Ils visent le ventre. Les Algériens se recroquevillent sur eux-mêmes pour
tenter de se protéger. Ils crient.
Dix-sept heures quarante-cinq

Le dispositif de police se met en place dans Paris. Les interpellations sont


de plus en plus nombreuses. À l’Étoile, au Palais-Royal, au Palais-Bourbon,
le déploiement est particulièrement important.
Dix-huit heures

Sannois, Seine-et-Oise

Amara Majid reçoit la directive d’aller manifester ce soir à 20 h 30 à la


Concorde. Ce n’est qu’à partir de maintenant que la masse des Algériens est
informée du lieu et de l’heure des manifestations. Le secret a été gardé
jusque-là. Tous doivent manifester, de gré ou de force - hommes, femmes,
enfants. On insiste sur le fait qu’il ne faudra provoquer personne et ne pas
répondre à la police. En cas de violence policière, il faudra se contenter de
crier des slogans : « A bas le couvre-feu ! Négociez avec le GPRA ! Vive le
FLN ! Indépendance de l’Algérie ! »
Dix-huit heures trente

Asnières

Place Voltaire, une centaine d’Algériens sont alignés, sous la garde des
policiers et des CRS.

Pont de Neuilly

Un Algérien rentre du travail. Un inspecteur l’interpelle et lui demande


s’il est algérien. « Oui », répond-il. Sans un mot, l’inspecteur lui tire une
balle dans le bas-ventre et s’en va 105.
Dix-neuf heures

Dans les hôtels et les foyers, à Paris et en banlieue, des groupes de


militants du FLN commencent à circuler pour, selon leurs propres termes,
« faire sortir » ou « évacuer » tous les Algériens. Des membres des groupes
armés du FLN contrôlent les hôtels pour s’assurer de la participation
générale. Des « contrôleurs », c’est ainsi qu’ils se nomment, sont chargés de
repérer les Algériens qui voudraient se cacher. Les noms et numéros de
chambres de ceux qui n’iront pas manifester seront notés, afin que leur cas
soit examiné plus tard. Par la force, des Algériens, notamment des
commerçants, sont obligés d’aller manifester. Seuls les vieux et les infirmes
incapables de se déplacer sont autorisés à ne pas aller manifester. « Nous ne
pouvons les faire participer de force, car c’est une force plus majeure... »,
dit un responsable. Par mesure de sécurité, les cadres du FLN ne doivent en
aucun cas aller manifester. On assiste aux premiers départs vers les lieux de
rassemblement : les groupes de 20 à 30 personnes sont encadrés par des
militants. Les Algériens de localités lointaines comme Épinay, Pierrefitte,
Sarcelles partent pour la Concorde. Les manifestants sont fouillés pour
s’assurer qu’ils n’ont pas de couteau.
Dix-neuf heures cinq

Stains

Kerdouh Boudjamaâ arrive à la station d’autobus du Globe. Il y retrouve


environ 150 Algériens. Les chauffeurs d’autobus de la RATP refusent de les
laisser monter. Il décide d’aller à pied jusqu’au barrage de Saint-Denis. Là,
à nouveau, les chauffeurs de la RATP refusent de prendre les Algériens qui
se rendent à la porte de la Chapelle.

Issy-les-Moulineaux

Kassal Belmehal sort de sa chambre d’hôtel. Il attend l’autobus. Un


premier passe, le chauffeur refuse de laisser monter les Algériens. Un
deuxième. Un troisième... Il pourra monter dans le quatrième.

Saint-Denis

Les Algériens commencent à partir pour l’Étoile. Les bus sont pleins, les
taxis aussi. Beaucoup vont à pied. La pluie ne cesse de tomber.
Dix-neuf heures quinze

Argenteuil

Kassimi Brahim prend l’autobus 140. Après le marché d’Argenteuil, des


policiers montent et font descendre tous les passagers supposés être
algériens. Il est fouillé, mains sur la tête. Il ne porte rien qui puisse être
considéré comme une arme. Il est relâché.
Dix-neuf heures trente

Aux portes de Paris, toutes les bouches de métro sont cernées par des
policiers. Les passants au faciès nord-africain sont systématiquement
interpellés, et les Algériens conduits dans des cars de police. Les autobus
doivent stopper et les voyageurs algériens sont arrêtés.

Porte de la Chapelle

Djoughlal Ahmed arrive de Gonesse. Il habite à La Fosse-aux-Moines.

Après l’heure du travail, tous les éléments de notre localité ont


arboré leurs tenues du dimanche et se sont rendus à la gare de Villiers-
le-Bel avec l’intention de prendre le train et de descendre à la gare du
Nord. Mais il y avait un contretemps qu’on n’a pas prévu. Les
cheminots étaient en grève et la gare n’était pas desservie. Donc,
comme nous étions un nombre excessivement élevé, nous nous
sommes mis d’accord pour prendre le bus. Nous étions à peu près une
quarantaine dans chaque bus (il y en avait trois). Nous sommes tous
descendus à la porte de la Chapelle pour prendre le métro, et le point
de ralliement était la place de la Concorde. Hélas, notre vœu n’a pas
été exaucé, des forces considérables de répression étaient concentrées
dans la place de la Chapelle et investissaient les bouches de métro.
Nous n’avons pas eu la possibilité de les éviter et, d’un commun
accord, tout notre groupe, encadré par un responsable, s’est dirigé vers
la bouche de métro, la tête haute et silencieusement. Les forces de
répression sont accourues à notre rencontre, nous ont encerclés et nous
ont poussés vers les cars de police en stationnement sur la place. Nous
marchions en file indienne entre deux haies de policiers armés de
gourdins, quelques-uns tenant leur pistolet-mitrailleur par le canon et
nous assénant des coups sur toutes les parties du corps. Ça a duré
pendant tout le trajet qui nous séparait des cars, approximativement
cent cinquante mètres. Des frères pliaient les genoux sous les coups,
d’autres s’évanouissaient et se relevaient quelques secondes plus tard
sous l’insistance des coups portés. C’en a été ainsi également pendant
tout le temps qu’a duré le trajet pour le poste de police le plus proche.
Là, nous avons trouvé des supplétifs harkis qui ont relayé les policiers.
Ils nous ont bastonnés plus sauvagement encore que les policiers eux-
mêmes. Après contrôles d’identité et de situation, tous les frères
présents ont été emmenés en cars vers une destination inconnue. De
tout notre groupe, il ne restait qu’un regretté Algérien que je ne
connais pas et moi-même. Nous étions tous les deux gravement
blessés 106.

Courbevoie

Amezrar Mehni a pris l’autobus 161 jusqu’à La Garenne-Colombes. Là,


des policiers font stopper le bus. Les Algériens présents sont arrêtés. En
montant dans le car de police, ils sont frappés. Ils sont emmenés au poste de
police de Courbevoie. Là-bas, on les frappe à nouveau, à coups de barre de
fer. Il y a des blessés, dont plusieurs sont âgés. Amezrar Mehni souffre de
l’épaule. Il voit un Algérien mort 107.

Porte de Pantin

Il pleut. Il fait froid. Le bus 151 arrive de Drancy. Cent mètres environ
avant la porte de Pantin, il s’arrête. Des policiers montent et font descendre
tous ceux qui leur paraissent ressembler à des Algériens ; en particulier
ceux qui ont les cheveux bruns et frisés. Des Espagnols, des Italiens disent :
« Attention, je ne suis pas algérien ! » Les Algériens sont conduits aux abris
des bus de la porte de Pantin. Là, il s’en trouve déjà des centaines sous la
garde de CRS et de policiers parisiens armés de mitraillettes. Tous ceux qui
sortent du métro sont également raflés et amenés à cet endroit. Les policiers
sont dépassés par le nombre. Ils bousculent les gens, les poussent, les
frappent à coups de bâton pour les obliger à se tasser. Les Algériens mettent
les mains sur la tête pour essayer de se protéger des coups. Des cars de
police et des autobus de la RATP arrivent. Les cars de police ne suffisent
plus aux arrestations dans Paris. Maurice Papon a donc décidé de
réquisitionner des autobus de la RATP, avec leurs chauffeurs, pour
transporter les Algériens vers les centres de détention. La dernière fois que
des bus parisiens avec leurs machinistes ont été réquisitionnés, c’était en
1942. Les 16 et 17 juillet 1942, plusieurs dizaines de chauffeurs d’autobus
de la Compagnie du métropolitain avaient tranquillement conduit leurs
véhicules, bondés de juifs raflés, devant les portes du Vel’ d’Hiv’ et du
camp de Drancy.
Les policiers font monter les Algériens en les poussant avec leur bâton.
Dans l’autobus, conduit par un employé de la RATP, ils sont insultés,
bousculés par les policiers. Certains n’étaient pas au courant des
manifestations. Ils revenaient simplement du travail. L’autobus roule vers le
centre d’identification de Vincennes 108.

Argenteuil

Au Pont-Neuf d’Argenteuil, des policiers tirent des rafales de mitraillette.


Chaouch Mohamed et Drif El Hocine sont blessés par balles.

Paris 12e

Yahlaoui Larbi rentre de son travail. Il demeure 183 rue de Charenton. Il


descend au métro Diderot. Rue de Chaligny, des policiers l’interpellent. Pris
de panique, il ne s’arrête pas. Une rafale de mitraillette l’abat 109.

Autobus 190
Tahouche Salah descend de l’autobus. Il rencontre d’autres Algériens qui
lui disent : « Il faut faire demi- tour. » Il n’est au courant de rien. « Où est-
ce que vous allez ? » leur demande-t-il. « On va à Paris à la manifestation. »
Il prend l’autobus, puis le métro.

Puteaux

Ahmed Talhy habite à Gennevilliers. Frappé par des policiers, il est


emmené au pont de Puteaux d’où il est jeté dans la Seine. Un Algérien le
repêche et deux Français le conduisent au dispensaire de Puteaux.

Nanterre

En venant visiter des malades au bidonville, le docteur Suzanne Urverg


voit un flot humain qui s’en va manifester vers Paris. Elle a très peur pour
tous ces gens 110. Sur la route, le plus souvent, les chauffeurs des autobus de
la RATP refusent de s’arrêter pour les laisser monter. La foule se dirige en
marchant vers le pont de Neuilly. Idir Belkacem a 18 ans. Il est arrivé en
métropole au mois de mars 1959. Il habite à Nanterre, au 142 avenue de la
Gare. Il est ouvrier spécialisé aux établissements Mérinos, à Nanterre
également. Quand il avait 16 ans, il a été arrêté et conduit à Vincennes. On
l’a interdit de séjour dans la Seine, la Seine-et-Oise et la Seine-et- Mame. Il
a été arrêté une autre fois en 1960 : il n’avait pas respecté l’interdiction de
séjour. Le juge des enfants l’a assigné à résidence pendant une année. Ce
soir, il se rend à la Concorde. Il a quitté son travail vers 16 h 30 et revêtu
ses plus beaux habits : un costume trois pièces, une cravate. Il a ciré ses
chaussures. Il se dit que, puisqu’il s’agit d’une manifestation pacifique, il
n’y aura pas de problèmes avec la police. Et puis, de toute façon, elle aura
lieu en plein Paris : il y aura des passants, des touristes étrangers en grand
nombre. Il est confiant. Avec des copains, il s’est rendu à la station
d’autobus de la Boule, à Nanterre. Le chauffeur de la RATP a refusé de les
prendre. Plus loin, à Nanterre-Plateau, ils ont pu monter dans un bus, sans
problème. Ils ont l’intention de descendre au pont de Neuilly. Le bus
traverse Puteaux. Il roule vers le pont de Neuilly 111.
Étoile

Les bouches de métro des lieux prévus pour les rassemblements sont
cernées par des cordons de policiers en civil et en uniforme. Les Algériens
qui descendent du métro sont conduits vers des cars.
Michel Legris est journaliste au Monde depuis maintenant cinq ans ; il
travaille au service des informations générales, les faits divers 112. Il
s’occupe aussi des affaires algériennes en France. Le directeur du service
lui a demandé d’aller à l’Étoile. Ce n’est pas un lieu que fréquentent
habituellement les Algériens. Cela crée de l’étonnement parmi les passants
et peut-être même, lui semble-t-il, une certaine crainte. Une vingtaine
d’Algériens descendent de chaque rame de métro. À l’intérieur des couloirs
du métro et à la sortie, avenue de Wagram, des agents de police les
attendent, les interpellent, leur font mettre les mains en l’air et les dirigent
vers les cars. Les Algériens se laissent appréhender sans protester. Michel
Legris ne remarque pas de violences particulières de la part des policiers. Il
observe même, dans le couloir du métro, un Algérien tenant un enfant de 2
ans dans ses bras, sa femme en portant un autre de 3 ans et donnant la main
à un troisième de 5 ans ; avant que la famille n’arrive aux escaliers, un
policier en civil leur conseille de faire demi-tour, ce qu’ils font.
Le journaliste Robert Barrat passe à l’angle de l’avenue de Wagram et de
la place de l’Étoile. Il voit une femme algérienne qui se tient, sous la pluie,
contre la grille d’un immeuble, les deux mains, paumes en l’air, à la hauteur
de la poitrine, selon la tradition des suppliants. Sur sa tête, un foulard vert
d’où sortent des tresses noires et les anneaux d’argent qu’elle porte aux
oreilles. Un agent de police tente vainement de la faire circuler et se taire.
Elle crie : « On en a assez des flics tous les soirs, des rafles, des
arrestations, des tortures ! Tuez-nous ! Mais tuez-nous donc ! » Des
passants s’attroupent, partagés entre la curiosité, un début de compassion et
la crainte d’être pris dans une bagarre. Trois jeunes s’approchent et
s’écrient : « Il n’y a qu’à les renvoyer chez eux, tous ces ratons, et fusiller
les meneurs ! » Une femme âgée, bien habillée, prend l’Algérienne par le
bras : « Voyons, rentrez chez vous, ma pauvre dame, lui dit-elle, vous allez
prendre froid, vous risquez d’attraper des coups... - Qu’est-ce que ça peut
me faire les coups ? Vous savez ce qu’ont fait les harkis et vos paras à nos
frères, en Kabylie 113 ? »
L’éditeur François Maspero gare sa moto place de l’Étoile. Il voit des
Algériens sortir du métro et passer au milieu de nombreux policiers armés
de « bidules ». Les Algériens, triés au faciès, sont embarqués
systématiquement dans des cars. La manœuvre est brutale, mais ne donne
lieu à aucune violence spectaculaire.
Un jeune Algérien sort du métro, l’air complètement paniqué. Avant qu’il
soit arrêté, François Maspero et sa femme l’encadrent et l’accompagnent
jusqu’aux Ternes. Le jeune garçon prend l’éditeur pour un policier venu
l’arrêter 114.

Opéra

Eugène Tribout travaille chez Renault, dans un bureau d’études. On lui a


demandé, sans doute Georges Lepage, d’aller à l’Opéra pour observer ce
qui va se passer.
Il connaît l’Algérie. Il y est allé en 1948 pour effectuer son service
militaire comme parachutiste. Pour lui, il n’y avait alors aucun doute :
l’Algérie était terre française, un département français. Mais la vue des
enfants venant mendier leur nourriture à la porte des casernes lui fit penser
que quelque chose n’allait pas. Il était chrétien. A son retour, la lecture de
Témoignage chrétien et de textes d’André Mandouze le fit réfléchir. Puis ce
fut la guerre. Il appartient au Comité pour la paix en Algérie créé par des
techniciens et ingénieurs de Renault. Après le travail, il est venu en
Dauphine à l’Opéra, avec Georges Lepage, puis ils se sont séparés. Il fait
nuit maintenant. Il se poste à proximité d’une bouche de métro. Des
Algériens en sortent. Des jeunes gens, des jeunes filles. Dès qu’ils arrivent,
des policiers en civil, pistolet au poing, prêts à tirer, leur demandent de
mettre les mains sur la tête, puis les poussent vers les autobus de la RATP
qui stationnent juste à côté, sur la place. Aussitôt qu’un autobus est plein,
un autre arrive. Des centaines d’Algériens débouchent ainsi du métro 115.

Boulevard Bonne-Nouvelle
Le photographe Élie Kagan collabore au journal Libération, dont les
locaux se trouvent dans l’immeuble de L’Humanité, boulevard Bonne-
Nouvelle. Il s’aperçoit que des gens, plutôt bruns, commencent à circuler en
nombre sur le boulevard. C’est inhabituel. Il comprend tout de suite que
c’est la manifestation des Algériens qui se prépare. Des policiers surgissent
et matraquent. En face de L’Humanité se trouve une sorte de salle de jeux
avec des flippers et des machines à sous. Des Algériens s’y précipitent pour
se cacher. Des policiers les y poursuivent et les matraquent. Sur le
boulevard, les Algériens s’enfuient. Certains essaient de pénétrer dans
l’immeuble de L’Humanité pour y trouver refuge. Élie Kagan constate alors
que les grilles se ferment devant eux. À une fenêtre de l’immeuble, il
aperçoit un homme qui fait des photos.
Il monte sur son scooter Vespa et fonce en direction de la Concorde 116.
Vingt heures

Paris 20e

Des centaines d’Algériens sont dans les rues. Aux stations de métro
Avron, Bagnolet, Père-Lachaise, Ménilmontant, de longues files
d’Algériens patientent pour faire poinçonner leur ticket. 500 à 600 autres
décident de partir à pied jusqu’à la République.

Paris 18e

Remâche Amar a pris l’autobus à 19 heures à Franconville. À


Clignancourt, avec un autre Algérien, il est monté dans un taxi pour aller à
la Concorde. Non loin du lieu de départ, ils sont tous deux arrêtés par des
policiers et frappés sur place. « J’ai vu quatre de mes frères se faire abattre
froidement et sauvagement, rapporte-t-il. Les policiers leur ont tiré dessus.
Ils étaient sans défense. J’ai vu cinq de nos sœurs autour d’un des morts
qu’elles pleuraient très calmement 117. »

Paris 19e

Mehaffet Djaballah est arrêté au métro Stalingrad par des policiers


français. Après lui avoir ordonné de mettre les mains sur la tête, ils le
frappent à coups de matraque et de pied avant de le faire monter dans le car
où il retrouve une dizaine d’autres Algériens qui ont été frappés eux
aussi 118.
Défense-pont de Neuilly

À proximité du rond-point de la Défense, les Algériens venus de


Nanterre, Colombes, Courbevoie, Puteaux confluent pour former un
important cortège. De temps en temps, le silence est rompu par les cris de
« Vive l’Algérie ! ». Voitures, autobus, camions continuent à circuler.
La pluie fine se met, parfois, à tomber en averse.
Des militants du FLN organisent la circulation. Munis de signaux
lumineux rouges, ils font stopper les véhicules pour laisser passer les
manifestants.
De vieilles femmes algériennes se plaignent ; elles marchent depuis
longtemps déjà, elles veulent prendre l’autobus. La marche se poursuit vers
le pont de Neuilly.

Pont de Clichy

Le gardien de la paix Paul Rousseau a été mobilisé pour venir en renfort


au pont de Clichy. Il est délégué du SGP dans le 10e arrondissement. Ce
soir, il se retrouve avec des collègues qu’il ne connaît pas. Certains relèvent
des compagnies de district ; d’autres, de la réserve Cité ; d’autres enfin
proviennent de différents commissariats. Seules les compagnies de district
ont reçu pour mission d’intervenir. Les renforts n’interviendront qu’au cas
où elles seraient débordées. Paul Rousseau est assis dans un car, en réserve,
à moins de cent mètres du pont, du côté Paris. Quand il arrive, tout est
calme.

Au mois de septembre, il a rédigé un article qui est paru dans le journal


du syndicat, Police parisienne, sous le titre : « Il faut en finir. »

Nous en avons assez ! écrivait-il. Oui, c’est la phrase courante dans


nos services qui est justifiée par le fait que nos camarades tombent
presque journellement, les nerfs sont à fleur de peau. Il faut que les
autorités supérieures tiennent compte du fait que certains éléments du
personnel sont actuellement susceptibles d’accomplir des actes
regrettables, pour venger les collègues tombés à la suite de lâches
attentats. Le problème est grave, car il est difficile de se conduire en
hommes raisonnables lorsque nous subissons et payons les coups
d’une politique à laquelle nous n’avons aucune part à prendre. Mais
croyez-vous qu’emprunter le chemin de la violence aidera à résoudre
une question dont le gouvernement cherche encore la solution
acceptable ? Le combat nous est imposé par l’adversaire, le
gouvernement doit nous donner les moyens de nous défendre et de
nous protéger, il doit également penser que la fin de cette guerre serait
encore plus sage et que la joie reviendrait dans nos familles. Nos
femmes, nos enfants en ont assez de vivre dans l’angoisse. Les
policiers sont des maris et des pères de famille avec des responsabilités
morales comme les autres citoyens. Nous sommes des hommes
conscients de notre tâche pour le maintien de l’ordre et la sécurité,
mais nous n’acceptons pas d’être des cibles vivantes.
Camarades du SGP, ne vous laissez pas aller à des actes qui ne sont
pas en accord avec votre manière de penser, groupez-vous autour de
vos cadres syndicaux, agissez comme des hommes représentant la
justice et non comme des justiciers. C’est en nous donnant la main
dans une même action légale que nous devons faire comprendre à nos
responsables gouvernementaux que nous en avons assez. Chef d’État,
gouvernement, entendez la voix de ceux qui sont chargés de vous
protéger.
Des pères, des mères, des enfants, d’un seul cœur, vous adjurent
d’arrêter cette guerre meurtrière et de négocier pour la paix.

À la suite de cet article, il a reçu, à son domicile, une lettre de l’OAS le


menaçant de mort.
La mort, il l’a déjà frôlée plusieurs fois.

C’était à Belleville, en 58-59, se rappelle-t-il. On faisait des


contrôles, à la sortie du métro. Je vois un Algérien, je lui dis : « Venez
par ici ! » Je les vouvoyais. Je lui demande ses papiers, il me sort un
cran d’arrêt et me le met sur le ventre. Je lui dis : « Moi, j’ai un
pétard ! », et je le dégaine. Le gars n’a pas réagi. S’il avait voulu me
planter, il l’aurait fait. Je n’avais pas de balle dedans, je n’avais jamais
mon pistolet armé. Le mec m’a dit : « T’es le plus fort », et il a lâché
son arme. Je l’ai arrêté pour port d’arme.
Une autre fois, rue du Faubourg-du-Temple, on a été flingués devant
notre car par des Algériens, à coups de mitraillette. J’avais la
mitraillette, j’ai refusé de tirer, car il y avait du monde dans la rue. Je
ne voulais pas risquer d’abattre des gens, dans la rue, qui faisaient
leurs commissions. Si j’avais tiré, j’aurais tué des innocents. Un gradé
a pris la mitraillette, il a poursuivi les Algériens. Il a tiré dans un
couloir et a abattu le litron qu’il y avait sur la table du concierge, au
fond. On se faisait flinguer, mais c’est pas pour ça qu’il fallait tuer tout
le monde.
C’était un soir, se souvient-il encore, il y avait une patrouille de
police et puis des militaires qui passaient dans la rue. Un des militaires
a jeté une grenade sous le car de police. Le chauffeur a vu ça... il a
foncé. À la suite de ça, les collègues ont fait demi-tour, ils ont
poursuivi les militaires, les ont coincés devant la mairie du 10e, et là,
ils se sont aperçus que c’étaient des Algériens. Ils les ont mitraillés sur
place. Il y en a eu quatre ou cinq d’exterminés : coups de mitraillette
dans la tête, à terre. Les collègues n’étaient pas méchants, mais, quand
ils ont vu ça, ils se sont laissés aller... Je n’ai pas approuvé ça.
Quand un Algérien passait devant un poste de police, poursuit-il, il
était arrêté : « Sale fellouze ! », coups de poing sur la gueule. On lui
prend sa musette, on la lui met dans le caniveau, on lui tape dans la
gueule et on lui met des coups de pied dans le ventre. C’était
systématique au moment où il y avait un collègue abattu à Paris. Ça se
voyait facilement dans les commissariats. On le faisait rentrer dans le
commissariat et on le tabassait. Je disais que ce n’était pas normal.
J’étais déconcerté. Il y avait deux, trois excités : ceux-là, il ne fallait
pas les chatouiller. Je leur disais : « Arrêtez vos conneries ! Ne faites
pas ce genre de choses ! » L’Algérien, en me regardant, disait : « J’y
suis pour rien, monsieur... » Je lui disais : « C’est mon collègue qui t’a
tapé dessus, c’est pas moi ! - Mais, t’es policier, pareil... » Et, le
lendemain, on s’étonnait qu’un policier ait été abattu ! On a trouvé sur
des musulmans des noms et des adresses de policiers, en faisant des
contrôles. On savait que ces collègues-là avaient commis telles et telles
choses à tel endroit. Les collègues en question avaient commis des
actes non conformes au rôle qu’ils devaient jouer au sein de la société.
Ils avaient tabassé. Ou bien ils renversaient les marchandises des
sauvettes dans le caniveau ou dans l’égout ; à coups de matraque, de
coups de pied dans le ventre... Quand il y avait des attentats contre des
policiers, je réagissais différemment de certains qui voulaient se
venger. Je souhaitais qu’une paix soit faite pour que nous ne soyons
pas obligés, de notre côté, d’abattre des Algériens. Quand je voyais des
camarades tomber, bien sûr c’était pénible, parce que ça aurait pu être
moi, c’était un camarade, un père de famille qui tombait.
Quant à moi, je ne me sentais pas menacé. Beaucoup rentraient en
civil chez eux, moi, je rentrais toujours en tenue. Dans ma cour, il y
avait des Algériens. Mes enfants jouaient avec leurs enfants. Je rentrais
le soir, je savais qu’il y avait des réunions politiques, mais je ne savais
pas lesquelles, peu importe... Le commissariat de Pantin ne s’y
intéressait pas, ce n’était pas à moi, résident, de m’en occuper. Je
rentrais en tenue, ces Algériens me disaient bonsoir, je leur disais
bonsoir et je rentrais tranquillement chez moi. Je n’étais pas visé. Je ne
commettais pas d’actes, à leur égard, qui m’auraient déconsidéré.

Ce soir, de bouche à oreille, le mot d’ordre circule parmi les policiers :


« On a eu des collègues de tués, il faut bouffer du bougnoule ! Pas de
cadeau, il faut y aller ! » Les policiers de base qui sont là, en réserve, se le
répètent. Quelques brigadiers le disent aussi.
Quant aux officiers, ils annoncent : « Vous interviendrez si vraiment il y a
danger, si ça déborde. Si la sécurité est menacée, vous agirez en votre âme
et conscience. » Personne ne dit : « Surtout, pas d’abus ! »
Peu à peu, des groupes d’Algériens arrivent et forment une manifestation.
Ils commencent à avancer sur le pont. Une centaine de membres des
compagnies de district interviennent. Paul Rousseau assiste, effrayé, à la
scène. « J’ai vu des policiers jeter des Algériens par-dessus le pont, les
frapper systématiquement à coups de matraque, à coups de nerf de bœuf, de
crosse de pistolet. » Leur sauvagerie est telle qu’il se demande s’ils n’ont
pas bu.

J’en ai même vu certains qui ont tiré dedans et qui les ont balancés
par-dessus le pont. Ça, je l’ai vu. Il y a eu des coups de feu, de
nombreux coups de feu. C’était des coups de feu individuels, pas en
rafale, au pistolet. On a prétendu que c’étaient des Algériens qui
avaient tiré sur les policiers et que c’était la raison pour laquelle ils les
avaient jetés par-dessus bord. C’est ce qui a été dit par certaines
autorités. Mais, en réalité, on se débarrassait de gens qui avaient été
tués en les jetant dans la Seine. Le courant les emmenait, ça nettoyait
le crime. Des balles ont ensuite été distribuées aux policiers pour
remplacer leurs chargeurs. Des balles ont été données, le lendemain, à
certains policiers pour qu’ils puissent témoigner qu’ils n’avaient pas
tiré s’ils passaient devant l’IGS ou s’ils étaient interviewés par leur
patron ou dans leur service. Ils avaient le nombre de cartouches
suffisant pour justifier qu’ils n’avaient pas tiré.

Tout va très vite. Les collègues de Paul Rousseau, en réserve, sont


surexcités. Ils voudraient y aller, eux aussi.

Les uns et les autres disaient : « Bon allez, on y va ! on y va ! »


Dans ma réserve, il y avait des gars qui disaient : « Mais, nom de Dieu,
qu’est-ce qu’on attend pour nous faire descendre ? Qu’on bouffe du
bougnoule ! Tous nos collègues qui sont tombés, c’est une honte, il
faut les tuer ! C’est fini, y en a marre ! » Les gars s’excitaient entre
eux.

Paul Rousseau a peur.


Je n’étais pas d’accord mais, si je le leur avais dit, ils m’auraient
cassé la gueule. Mes propres collègues... Ils m’auraient dit : « T’es un
fellouze, t’es une ordure, tu les soutiens, t’as rien à faire chez nous ! »
Je ne connaissais pas les types avec qui je m’étais retrouvé.

Il lui semble que certains pensent comme lui.

On se regardait, mais on n’osait plus rien dire parce qu’on pensait :


on va peut-être passer par-dessus le pont nous aussi. J’aurais dit à un
gars : « Arrête ! » il m’aurait foutu à l’eau. C’est sûr.

Mais, à leur grande déception, ils n’ont pas à intervenir. Les compagnies
de district n’auront pas besoin d’eux.
Quand il descend du car, Paul Rousseau voit le pont de Clichy.

C’était un vrai champ de bataille, c’était dégueulasse. Il y avait du


sang partout, sur le pont. C’était horrible. Il y avait des flaques de
sang. Il y avait du sang sur les rambardes du pont. On a prétendu qu’il
y avait eu des policiers blessés alors qu’on n’en a trouvé aucun de
blessé. C’était pour justifier le sang sur le pont. Des policiers des
compagnies de district sont revenus vers nous. Certains avaient du
sang sur les mains. Ils en étaient fiers. Ils montraient leurs mains et
disaient : « Tu vois, on les a eus, nos bougnoules ! » 119.

Étoile

Il pleut.
Jean Clay, journaliste à Témoignage chrétien sous le pseudonyme de Jean
Carta, voit les Algériens sortir du métro, un par un. Dès qu’ils aperçoivent
les policiers, ils mettent les mains en l’air. On les fouille, on les bouscule,
on leur donne des coups de pied. Ils sont pacifiques. Presque souriants,
trouve-t-il. En quelques minutes, il en voit ainsi arriver un millier. Plus leur
nombre s’accroît, plus les policiers frappent 120. Il entend des passants dire :
« Qu’est-ce qu’ils viennent faire là, ces ratons ? Qu’ils restent chez eux ! »

Champs-Élysées

De nombreux policiers attendent les Algériens aux sorties de métro et les


arrêtent immédiatement. Le long de l’avenue, des Algériens sont parqués
par petits groupes, contre les murs, en attendant les cars.
Des cars bondés descendent à toute allure les Champs-Élysées en
klaxonnant. Direction la Concorde.

Concorde

Quand Élie Kagan arrive place de la Concorde, il voit des Algériens


plaqués, mains en l’air, contre les palissades du ministère de la Marine alors
en réparation. Des policiers matraquent. Il a peur de prendre des photos. Il y
a des policiers partout, armés de mitraillettes. Il descend sur le quai du
métro 121.
Ouazene Saad arrive de Saint-Denis. Sur le quai de la station Concorde,
il voit les CRS...

Il est né en 1931, à Bougie. Enfant, il a connu la faim et, comme


beaucoup d’autres gamins kabyles, il a souvent traîné autour de la caserne
pour y trouver de la nourriture. Le matin, de bonne heure, il guettait les
soldats malgaches ou sénégalais qui lui confiaient 35 centimes pour qu’il
aille acheter leur litron de rouge. Pour paiement de la course, il recevait des
boules de pain. D’autres soldats, en échange de ses services, lui donnaient
du sucre et du café. Pour récupérer un bidon de lentilles ou de petits pois, il
faisait la queue aux portes de la caserne. Tout cela, il le rapportait à la
maison, toujours pieds nus. Il avait aussi la garde d’une chèvre et d’un
bouc, qu’il avait surnommé « Cocomani ». La nuit, parfois, il se rendait
dans la forêt de Gouréa pour y ramasser du bois, malgré les gardes
forestiers qui en interdisaient l’accès. En 1947, son frère aîné émigra pour
la France, à Saint-Denis. Le temps passa sans qu’il donne de ses nouvelles.
Le père partit avec l’intention de ramener son fils et, à son tour, ne donna
plus signe de vie. A l’occasion d’une réunion de famille, Saad, alors âgé de
20 ans, annonça qu’il allait partir à la recherche de son père. Avec les
économies de la famille, il voyagea sur un navire qui s’appelait Le Marigo.
Il découvrit son père, malade, à l’hôpital franco-musulman de Bobigny. La
France lui parut grise, brumeuse. Il avait le mal du pays et repartit en
Algérie. Mais, à son retour, il fut frappé par le dénuement de sa ville natale
qu’il ne regarda plus avec les mêmes yeux. « J’aurais dû rester... », se dit-il
alors avec regret, en repensant à tous ces magasins qu’il avait vus en
France. Il fît la saison des figues et retourna en France à bord du Sidi
Ferruch. Cette fois-ci, il resta. Dans un bal, il rencontra une Française, une
enfant de l’Assistance publique. Ils vivent ensemble depuis 1957.
Ouazene Saad travaille comme ouvrier dans une fonderie. Il vit
maintenant dans la peur. Peur de la police et des harkis. Peur du FLN. Dans
l’autobus 178, qu’il prend chaque jour de l’église neuve jusqu’au rond-point
de la Défense, il lui est arrivé de voir des Algériens abattre d’autres
Algériens. Il connaît deux Algériens, Moktari Rachid et Bengougam Salem,
qui, une nuit, ont été arrêtés par la Brigade territoriale. Ils ont été conduits
au canal de Saint-Denis. Là, les policiers leur ont demandé s’ils savaient
nager. L’un a dit : « Je ne sais pas. » L’autre a répondu : « Je sais. » En
réalité, celui qui avait dit qu’il ne savait pas savait bien nager, et celui qui
ne savait pas avait dit qu’il savait. Les policiers attachèrent les jambes du
premier et lui laissèrent les bras libres. Ils lièrent bras et jambes de l’autre.
Les deux hommes furent précipités dans le canal. Celui qui savait nager
réussit à libérer ses pieds et sauva son compagnon. Ils disparurent du
quartier et demeurèrent cachés à Pierrefitte.
Il a peur. Les responsables du FLN de Saint-Denis sont sans pitié. Les
anciens sont en prison ; d’autres ont pris la relève, plus durs. Il est interdit
de jouer aux courses, de boire du vin, de fumer des cigarettes... Si
quelqu’un est surpris en train de jouer aux courses, il est condamné à une
forte amende. S’il recommence, on le tue. Si quelqu’un boit du vin, il est
frappé. Il est également interdit de jouer aux cartes. Ouazene Saad a
l’impression de ne plus pouvoir bouger.
Il a peur. Les harkis rentrent dans les cafés, ils font ce qu’ils veulent. Un
jour, alors qu’avec sa femme il allait au cinéma, les harkis l’ont frappée,
bousculée, fouillée.
Il a été prévenu vers 18 heures que tout le monde devait se rendre à la
Concorde. Personne ne doit rester à la maison. Il est parti à pied de Saint-
Denis. À la porte de Paris, il a pris le bus. C’était gratuit. À Pleyel, il a vu
plusieurs centaines d’autres Algériens. Il a pris le métro.

Quand il arrive à la Concorde, les CRS sont sur les quais. Ils divisent les
Algériens en deux groupes. Dans les escaliers, il se retrouve collé contre un
mur parmi la foule des Algériens. Installés au milieu des escaliers, les
policiers en uniforme frappent sur les têtes à coups de barre de fer, de
crosse, de matraque. C’est un massacre. Il les voit s’acharner sur des gens
dont le sang gicle de la tête. À la vue du sang, les policiers frappent pour
achever leur victime. Il pense aux abattoirs de la Villette qu’il connaît. C’est
un carnage. Du sang s’écoule sur les escaliers. Autour de lui, des gens
s’effondrent. Il y a des morts. Il reçoit un coup de crosse sur la tête 122.
Sur un quai du métro, Elie Kagan voit les Algériens parqués, mitraillettes
dans les reins. Au-dessus d’eux, il remarque, ironie, le panneau de la
station : Concorde...
Il prend le métro, descend à la station suivante, change de quai, revient
vers Concorde. Il a caché son appareil photo sous sa veste. Quand le métro
s’arrête, les portes s’ouvrent sur un groupe d’Algériens gardés par des
policiers. Il a le temps de faire deux ou trois photos. Le métro repart. Il n’a
pas été vu. À Solférino, sur le quai, il aperçoit un Algérien qui a reçu une
balle dans l’épaule. L’homme est assis sur un banc, la main droite posée sur
son épaule gauche. Il souffre. Élie Kagan photographie. La poinçonneuse de
billets, qui l’a vu faire, accourt et lui dit : « Mais vous savez, monsieur, que
c’est interdit de prendre des photos sur les quais du métro ! » Très
vivement, il lui répond : « Et ce n’est pas interdit de tuer les gens ? Vous
n’avez même pas un geste de sollicitude pour lui essuyer le sang ou lui
donner un verre d’eau et vous me dites à moi que c’est interdit de faire des
photos, alors que je me contente de faire mon métier ! » Dans la rue, les
policiers chargent. Il voit un jeune, militant du PSU, qui distribue des
tickets de métro aux Algériens pour leur permettre de partir plus vite. Rue
de Lille, il voit des policiers frapper, frapper, frapper. Il a peur. Il se cache
dans une pissotière. Les policiers passent devant elle. Il a peur que l’un
d’eux n’entre et ne le voie. Son angoisse est telle qu’il avance la tête vers
l’eau qui coule le long de la paroi pour se rafraîchir... Une fois qu’ils sont
passés, il entend crier : « Non, pas par là ! Par là ! » Et les voilà qui
repassent, casqués. En arrivant sur le pont de la Concorde, il voit, de loin,
des policiers qui lui font signe. « Ça y est, se dit-il, je suis foutu ! Ils vont
me fouiller... » Il récupère la pellicule et, discrètement, la jette. Les policiers
le fouillent, cherchent la pellicule. Ils ne trouvent rien. Plus tard, il la
récupérera sur le quai de la Seine. Il part vers le pont de Neuilly 123.
Pierre Berger, journaliste à Démocratie 61, arrive sur le quai de la ligne
porte de la Chapelle-porte de Versailles. Ce qu’il voit lui rappelle des scènes
dont il a été témoin en 1941. La plus grande partie du quai est interdite aux
usagers. Les Français sont autorisés à monter dans le dernier wagon, mais
pas dans les autres, car des policiers en font descendre les Nord-Africains.
Sur le quai et dans les couloirs qui y mènent, il voit 200 à 300 Algériens, les
mains en l’air. Ceux que des policiers font descendre des wagons sont
fouillés et plaqués contre le mur 124.
Soltani Djelloul voit sur le quai des CRS armés de mitraillettes et de
manches de pioche. Des policiers montent dans les wagons et en font
descendre les Algériens et tous ceux qu’ils prennent pour tels, à coups de
poing. Sur le quai, toujours, il voit une dizaine de corps allongés, inanimés.
« On vous a coincés comme des rats ! » disent des policiers. « Rats »,
« ratons », c’est ainsi que, depuis des années, certains appellent les
Algériens. La « ratonnade », c’est la chasse aux Algériens. « On va vous
fusiller comme les cadavres que vous voyez ici ! » lancent-ils. « Dites au
revoir au FLN ! » Ils poussent les Algériens dans les couloirs de
correspondance où il fait terriblement chaud et où l’air devient irrespirable.
Des gens s’évanouissent 125.
« Mains en l’air ! » entend crier Lakmine Layachi, âgé d’environ 58 ans.
Il se retourne et reçoit un coup de crosse. Il s’effondre.
Ouail Rabah entend des coups de feu venus il ne sait d’où. Mekki
Daoudji Mhamed voit des Algériens tomber sous les balles des gardes
mobiles.

Porte de Versailles-palais des Sports


Dan Sperber a 19 ans. Fils du célèbre écrivain d’origine allemande
Manès Sperber, il est issu d’une famille juive d’Europe centrale. Son
enfance a été marquée par les récits des persécutions des juifs en Allemagne
et de leur internement dans des camps, tandis que les Allemands
continuaient à vaquer à leurs occupations. C’est cette idée-là qu’il se fait de
l’Allemagne.
Pour le jeune homme, l’indifférence, la passivité sont coupables. Il
appartient à un groupe qui aide le FLN, le groupe Nizan. Il demeure chez
ses parents, porte de Versailles. L’arrêt du bus se trouve juste devant le
palais des Sports. C’est le terminus, et il est très fréquenté.
Quand il descend de l’autobus, il voit des Algériens, à quelques mètres
de lui, alignés le long des grilles du parc des Expositions, boulevard Victor.
Des policiers, en armes, les font entrer dans le palais des Sports. Ils ont les
mains sur la tête. Beaucoup, parmi eux, sont couverts de sang. Ils ont
manifestement été frappés. Ils lui donnent le sentiment d’être dans un état
de détresse extrême.
Pendant ce temps, les bus continuent de circuler. Des gens en descendent,
passent à côté de l’entrée du palais des Sports. Personne ne réagit, aucun
attroupement ne se forme. Dan Sperber repasse plusieurs fois devant les
mêmes files d’attente. Tout cela lui renvoie l’image qu’il se fait de
l’Allemagne : ces types en sang, mains sur la tête, debout pendant des
heures, ce camp d’internement et la vie qui continue tout autour comme si
de rien n’était 126.
Vingt heures dix

Ile de la Cité-boulevard Saint-Michel

Il pleut plus légèrement maintenant. Le journaliste René Dazy remonte le


boulevard du Palais. Il longe la préfecture de police. Quelques gardiens sont
là. Rien de spécial. Il se dirige vers le pont Saint-Michel. René Dazy est
reporter d’information générale. Il travaille à Libération depuis 1952. Ce
soir, il n’est pas venu là pour se promener. Au journal, quelqu’un lui a dit
(Albert-Paul Lentin ? le rédacteur en chef ?) qu’il va sans doute se passer
des choses intéressantes 127.
Mohamed Chelli vient de L’Haÿ-les-Roses avec sa femme. Ils se sont
mariés cette année. Ouvrier à la Compagnie des compteurs, à Montrouge, il
vit en France depuis neuf ans. Il s’est bien habillé pour manifester
pacifiquement contre le couvre-feu. Il se souvient d’un autre couvre-feu, en
Algérie celui-là. En mai 1945, âgé de 17 ans, il avait décidé de quitter sa
région natale de Biskra pour se rendre à Bône avec deux amis, à quelques
centaines de kilomètres de là, dans l’espoir d’y trouver du travail. Le
voyage à pied ne leur faisait pas peur. C’est en cours de route qu’éclatèrent
les sanglants événements du 8 mai. Le 10, ils arrivèrent à Guelma, l’un des
lieux où la répression fut la plus meurtrière. C’était le soir. La proclamation
du couvre-feu n’avait guère de sens pour eux. En entrant dans la ville, des
Algériens les arrêtèrent et les emmenèrent chez eux, à l’abri. « Mais vous
ne vous rendez pas compte de ce qui se passe ! Il y a le couvre-feu ! »
Et ils leur parlèrent des massacres qui avaient eu lieu. Les trois jeunes
gens passèrent la nuit en sécurité et reprirent la route le lendemain matin.
Quand ils sortent du métro Saint-Michel, aux environs de 20 heures,
Mohamed Chelli et sa femme aperçoivent des groupes d’Algériens. Ils les
rejoignent. Un cortège s’organise. Ils traversent le pont Saint-Michel. Des
gens sont venus en famille. Ils arrivent à la hauteur du quai du Marché-Neuf
128.

Dans la nuit, René Dazy voit une colonne d’Algériens venir à sa


rencontre. Ils sont environ 200. Il se poste quai des Orfèvres, juste à l’angle
du boulevard du Palais. Il observe. Les manifestants sont jeunes pour la
plupart, mais il voit aussi des vieillards qui ont revêtu leurs habits du
dimanche. Des femmes tiennent leurs enfants par la main. Il n’y a ni cri, ni
drapeau, ni pancarte. Il est frappé par la dignité de ces gens. La colonne
traverse le quai du Marché-Neuf et bloque la circulation. « Allez-y ! » crie
un policier aux automobilistes. « Foncez dans le tas ! » Un autre, la main
sur son bâton blanc, s’exclame : « Ah, si nous étions encore à Van-Khiet, tu
verrais ça 129 ! » Des renforts jaillissent de la préfecture. Des policiers
armés de mitraillettes et de longs bâtons barrent la route. Le cortège
s’arrête. Lachemi, un Algérien de L’Haÿ-les-Roses, s’avance vers les
policiers pour leur expliquer les raisons de la manifestation. « On va t’en
foutre de la dignité, ordure ! » Il est assommé sur place. Les policiers
chargent sur le boulevard du Palais. Mohamed Chelli ne s’attendait pas à
une telle violence. Il ne retrouve plus sa femme. Coincée contre le café Aux
deux soleils, une partie du cortège est matraquée sans pitié. « Allez-y !
Allez-y dessus ! » hurle un gradé. Le sang ruisselle sur les visages. Certains
s’effondrent. Des blessés tentent en vain de se relever. Les manifestants
refluent vers la place Saint-Michel.
Vingt heures trente

Pont de Neuilly-Défense

Mohamed Lamine fait partie de l’immense foule qui arrive au pont de


Neuilly. Ils sont plusieurs milliers, et veulent aller à l’Étoile.

Mohamed Lamine, originaire de Philippeville, est arrivé en France il y a


deux ans. Il avait alors 16 ans. Il a fui l’Algérie par peur d’y être tué par des
militaires français comme l’a été un copain de son âge. Il habite dans un
hôtel du 18e et travaille à Gennevilliers. Trois de ses amis ont disparu ces
derniers temps. Il les connaissait par leurs prénoms : Amar, Ahmed, Salah.

Sur le pont de Neuilly, il voit des policiers, mais aussi des supplétifs, qui
interdisent le passage 130. Les manifestants crient : « Algérie algérienne ! »
Brusquement, dans la nuit, c’est la charge, les matraquages. Des femmes
algériennes avec leurs enfants tentent de passer. Des policiers les frappent à
coups de matraque ou de crosse. Une femme gît à terre, blessée à la tête.
Elle saigne abondamment.
Idir Belkacem et ses compagnons sont en autobus 131. En arrivant aux
abords du pont, il veut descendre. Le chauffeur lui dit : « Vous ne pouvez
pas descendre ici, regardez ce qui se passe dehors... ! » Idir Belkacem
essuie la buée qui couvre la vitre et voit énormément d’hommes, de femmes
et d’enfants, qui veulent à tout prix traverser le pont. L’autobus avance. Il
voit des policiers qui frappent des femmes à terre. Des hommes aussi,
blessés. Des femmes courent, nus pieds ; elles ont perdu leurs chaussures.
Un policier les poursuit, armé d’une matraque. L’autobus traverse le pont.
Grâce à la bienveillance du chauffeur, Idir Belkacem et ses copains
franchissent le barrage de police. Le bus les dépose à la station de métro
Pont-de-Neuilly. Quand il descend de l’autobus pour prendre le métro, Idir
Belkacem entend des rafales de mitraillette.
Sur le pont, Mohamed Lamine voit, autour de lui, des gens tomber. Il
s’évanouit... Il est atteint de trois balles. L’une à un pied, deux autres au
flanc gauche.
Daoui Si Mokrane, en entendant les coups de feu, se couche à terre.
Quand il se relève, il constate qu’il y a trois cadavres à côté de lui. Il ignore
leurs noms, mais sait qu’ils habitaient rue Dubois, à Nanterre.
Des policiers français tirent, des supplétifs aussi. L’un d’eux change à
trois reprises le chargeur de son pistolet.
Au début de la fusillade, un manifestant affirme que les armes sont
chargées à blanc. « Des cartouches à blanc ! » s’exclame un supplétif qui l’a
entendu ; et il tire en rafales. Un autre supplétif se saisit d’un manifestant,
lui loge une balle dans la tête et s’en va 132.
Saïdani Saïd, âgé de 58 ans, né à Dra El Mizan, demeurant 142 avenue de
la République, à Nanterre, est l’un des tués du pont de Neuilly. Tahraoui
Slimane, Khéiri Salem, Saâdoune Moubarek, Ben Fed’ha Meliani sont
quelques-uns des blessés par balles.
Le cortège se disloque. Des gens courent en tous sens, affolés. Des
femmes crient. Des militants tentent d’encadrer le reflux de la foule vers la
Défense. Des Algériens portent des hommes blessés sur leur dos. Une
femme, le crâne fracturé, est emmenée en voiture avec quatre autres
blessés.

Étoile

Sur la place de l’Étoile, il pleut à verse. Josette Brançon est là depuis


environ une demi-heure. Elle observe les événements, les mains enfoncées
dans les poches de son imperméable. Les Algériens sortent du métro, mains
en l’air, ouvertes, pour indiquer clairement qu’ils ne sont pas armés et que
leurs intentions sont pacifiques. Ils sont silencieux. Des policiers en civil les
matraquent systématiquement à coups de crosse de pistolet. Josette Brançon
a l’impression que certains policiers trouvent un plaisir terrible à faire mal,
à massacrer. Un Algérien, blessé, gît à terre, dans des flaques d’eau. Un
Français, d’une cinquantaine d’années, vient à son secours et l’aide à
s’asseoir sur un banc. Un inspecteur, de petite taille, voit la scène et se
précipite. L’homme a à peine le temps de dire qu’il est médecin et ne fait
que son devoir... Le policier le frappe sans hésiter au visage, à coups de
crosse. L’homme s’effondre sur la place de l’Étoile, dans l’obscurité. Josette
Brançon est témoin du plaisir non dissimulé que le policier prend
maintenant à frapper le visage de l’Algérien blessé, toujours avec la crosse
de son pistolet 133.
Ailleurs, sur la place, le journaliste Jean Carta entend un Français crier :
« Mais tirez dedans, bon Dieu ! » Deux jeunes gens préviennent : « Là,
monsieur l’agent, il y en a deux derrière l’arbre ! » Toutes les réactions qu’il
entend sont de ce type. Sauf une : « Cela ressemble exactement aux rafles
des juifs pendant la guerre », dit une voix 134.
Au bout d’une rue, en pleine lumière, près d’un feu rouge, Josette
Brançon aperçoit une Française d’une quarantaine d’années, d’allure
bourgeoise, qui sort de l’argent de ses poches et le tend aux femmes et aux
enfants algériens, en les suppliant : « Prenez de l’argent ! Prenez des taxis et
partez !... Ne restez pas là avec vos enfants ! » Elle répète sans arrêt les
mêmes mots, mais ni les femmes ni les enfants ne prennent cet argent.
Certains la remercient de son geste.
Femmes et enfants sont bousculés, écartés, repoussés par les policiers,
mais, en général, ils ne sont pas frappés. Un policier en civil fait avancer,
devant lui, un enfant de 10 ans, mains en l’air, revolver dans le dos.
Tandis qu’ils continuent à déboucher du métro, les Algériens sont frappés
à coups de crosse sur le crâne et le visage. Puis des policiers en tenue, arme
ou matraque au poing, les poussent vers le centre de la place où des milliers
d’autres sont déjà parqués derrière des barrières métalliques. Des trombes
d’eau s’abattent. Les Algériens sont serrés les uns contre les autres, mains
sur la nuque. Pendant ce temps, d’autres policiers font monter des
prisonniers dans des cars qui partent en klaxonnant.
Dans les rues et les avenues alentour, des Algériens marchent seuls ou en
petits groupes. Ils sont si nombreux que les policiers, débordés, ne peuvent
tous les arrêter. Les Algériens ne ripostent pas aux coups qu’ils reçoivent.
Avenue de la Grande-Armée, on entend des détonations 135.
Avenue de Wagram, Ouazen Abdelmadjid est arrêté et conduit au poste
de police le plus proche. Chaque nouvel arrivant y est entouré par une
dizaine de policiers armés de matraques et de nerfs de bœuf qui le frappent
jusqu’à ce qu’il perde connaissance. Les blessés, que l’on attrape par les
mains et les pieds, sont jetés dans une cellule.
À l’angle de l’avenue de Wagram, une trentaine de femmes et de jeunes
filles algériennes sont entourées d’enfants. Elles hurlent. Une jeune
Française se trouve parmi elles, son bébé dans les bras, qu’une amie
algérienne abrite sous un parapluie. Des agents la font monter dans un car.
Un jeune Français s’interpose. Les agents le jettent dans le car, un revolver
dans les côtes.
Avenues Mac-Mahon et Hoche, rue de Courcelles, aux Ternes, dans de
petites rues, des files d’Algériens, face aux murs, attendent sous la menace
de mitraillettes. Des femmes pleurent, se tordent les mains. Elles appellent
leurs enfants raflés.

Champs-Élysées

Le gardien de la paix Michel Tardiveau est arrivé en renfort à Franklin-


Roosevelt. Il se tient à côté du car. « Un collègue vient d’être tué ! » lui
annonce-t-on. « Les Nord-Africains ont tiré au pont de Clichy, il y a un
collègue tué 136 ! » La fausse nouvelle circule sur les ondes radio de la
police et vient d’être reçue dans le car. Elle se propage aussi de bouche à
oreille.
Sur l’avenue, Berahal Ali est frappé à coups de barre de fer en montant
dans un car. Avant de perdre connaissance, il pense avoir vu cinq morts.
Abderahmani Mohand Akli reçoit des coups de bâton et est blessé par un
coup de pied.
Quand Mahmoudi Ahmed monte dans le car, il reçoit un coup de crosse
de pistolet sur la tête. Le sang coule sur ses chaussures.
Halladj Mohamed est emmené au poste de police des Champs-Élysées. Il
y est matraqué au dos et à la tête.
Boulevard Saint-Michel-Quartier latin

Mohamed Chelli est coincé devant le café Le Terminus, place Saint-


Michel, tassé parmi d’autres Algériens. Les policiers chargent pour la
seconde fois la foule qui ne se défend pas. Les vitres du café volent en
éclats, les tables et les chaises sont renversées. Un policier frappe si fort
qu’il casse son bâton. D’autres cognent avec des nerfs de bœuf. Des
guéridons en fonte sont jetés sur les Algériens. René Dazy entend des
hurlements, des supplications. Un homme est à genoux, tenant à deux mains
son visage sur lequel coule le sang. Il hurle.
Des gens courent dans les rues de la Huchette, Saint-Séverin. Des enfants
sont égarés, des gens sont piétinés. René Dazy voit des flaques de sang, des
souliers, des bérets, des écharpes à terre. Un enfant pleure, il cherche sa
mère.
Jean-Louis Péninou ne connaît pas encore Paris. Jeune étudiant de 19
ans, il est arrivé au mois de septembre. Il habite quai de la Tournelle. Il
longe le quai. A partir de la rue du Petit-Pont, il constate qu’il y à beaucoup
de policiers. Cette forte animation l’attire. Il pense qu’il y a une
manifestation. Une manifestation de Français, forcément. Il s’étonne de ne
pas être au courant et presse le pas. Mais, peu à peu, il sent qu’il s’agit de
quelque chose d’inhabituel, de bizarre. Les policiers ne sont pas ordonnés
comme d’habitude. Il parvient place Saint-Michel. Là, il voit et comprend.
La devanture du café Le Terminus est démolie. Des Algériens gisent à terre.
Des cars de police sont garés devant la fontaine Saint-Michel ; d’autres
barrent le pont. Il voit des policiers frapper des gens. Il n’a jamais vu une
telle violence. Les policiers s’acharnent à coups de bâton. Devant la
fontaine, il voit deux hommes allongés, l’un sur l’autre. L’imperméable de
l’un est complètement déchiré. Avec les mains, ils tentent, tant bien que
mal, de se protéger la tête. Autour d’eux, huit à dix policiers frappent, avec
méchanceté. Les coups qu’ils donnent peuvent tuer. Ils frappent n’importe
où, n’importe comment. Des gens sont à terre tandis que les policiers en
font monter d’autres dans des cars, en les frappant. Dès qu’un Algérien
passe à portée de matraque, il reçoit un coup. Les policiers sont déchaînés.
Plus haut, sur le boulevard, Jean-Louis Péninou aperçoit une masse de
manifestants encore un peu ordonnée. Il règne un immense silence. Il n’a
pas le sentiment que les policiers sont affolés. Ils matraquent
méthodiquement, sans peur apparente. De sang-froid.
D’ailleurs, les Algériens ne se défendent pas. Il entend le choc des coups.
Les cars se remplissent. Ils partent en direction de la préfecture de police et
en reviennent. Il prend par la rue de la Huchette et revient vers le carrefour
Saint-Germain-Saint-Michel. Il voit des gens courir. Rue de la Harpe, en
travers de la rue, deux voitures sont arrêtées et leurs chauffeurs sont sur le
trottoir. Des policiers circulent, à la recherche d’Algériens. Les deux
automobilistes les encouragent : « Ils sont passés par là ! » leur crient-ils.
Sur le boulevard Saint-Germain, par hasard, Jean-Louis Péninou retrouve
des copains de fac. Ensemble, ils aident un Algérien blessé à se rendre dans
une pharmacie du boulevard. Deux autres blessés sont déjà là. Le
pharmacien les accueille. Ensuite, le groupe accompagne quelques
Algériens qui cherchent à se réfugier rue Maître-Albert, dans leur hôtel. À
l’angle de la rue Saint-Jacques et du boulevard Saint-Germain, des garçons
de café, menaçants, interdisent l’entrée de leur établissement. Ils ne
dissimulent pas leur hostilité. La rue est déserte. Jean-Louis Péninou a le
sentiment que personne ne veut chercher à comprendre pourquoi les
Algériens manifestent. La rue, il le sent bien, est hostile 137.
Jean-Philippe Bernigaud, revenu récemment d’Algé rie, travaille pour les
jeunes éditions François Maspero. Son bureau se trouve au sous-sol de la
librairie La Joie de lire, rue Saint-Séverin. Des gens y entrent et en sortent,
apportant des nouvelles. Des Algériens, dit-on, se font massacrer, assommer
à la terrasse des cafés. Jean-Philippe Bernigaud sort pour voir ce qui se
passe. Il n’y a quasiment plus de voitures sur le boulevard Saint-Michel. Le
quartier a dû être isolé. Il n’entend ni cris, ni slogans. Ce qu’il voit, c’est
une chasse à l’homme, au faciès. En bas du boulevard Saint-Michel, et
surtout dans les petites rues, des escouades de quelques hommes en
uniforme se jettent sur des groupes de deux ou trois personnes, ou sur des
isolés. Ils frappent et abandonnent leurs victimes à terre ou le long des
murs, assommées à coups de bâton 138.

Boulevard Saint-Germain
La pluie, toujours.
Marie-Lucie Lanfranchi appartient à un réseau de soutien au FLN. Elle
effectue des passages de frontières. Un jour, elle a fait sortir de France un
blessé algérien. Quand il a fallu passer au poste-frontière, le douanier
martiniquais a compris de quoi il s’agissait et a fermé les yeux. Au mois de
juillet, elle a fait passer un condamné à mort qui s’était évadé. Georges
Mattei lui a demandé d’observer les événements tout le long du boulevard.
Au métro Pont-de-Neuilly, dans les couloirs et sur les quais, elle a vu des
policiers munis d’armes à feu ou de matraques poursuivre des Algériens.
Des voyageurs aidaient les policiers en courant après les Algériens pour les
rattraper. Quand elle arrive boulevard Saint-Germain, au carrefour de la rue
du Bac, elle voit des policiers pourchasser des Algériens et les frapper. Elle
entre dans le café L’Escurial, où des Algériens se réfugient. Le patron lui
fait signe de se mettre au bout du bar. Les Algériens ont entre 30 et 40 ans.
Il n’y a aucun signe de violence de leur part. Des policiers entrent dans le
café et les en font sortir. Les consommateurs sont indifférents.
Entre la rue du Bac et la rue des Saints-Pères, les policiers poursuivent
tous les Algériens qu’ils aperçoivent. Certains sont plaqués contre les
murs ; des policiers les fouillent. Ils ne disent rien. À la hauteur de la rue
des Saints-Pères, des Algériens traversent pour s’enfuir alors qu’arrive un
bus. Le chauffeur proteste : « Qu’est-ce qu’ils viennent nous faire chier
ici ! » lance-t-il. Près de la place Saint-Germain-des-Prés, les poursuites
continuent. Des étudiants, bon chic-bon genre, sont là. Une jeune fille
s’exclame : « Chouette ! Ce soir on s’emmerdait ! Enfin du spectacle !» Il y
a des gens dans la rue, mais personne n’intervient ou ne proteste. Entre
Saint-Germain et Odéon, des Algériens sont face à un mur. On les fouille.
Marie-Lucie poursuit son chemin. À Maubert, elle voit des femmes
algériennes. Certaines d’entre elles ont des enfants sur les bras. Elles sont
vêtues de robes traditionnelles de couleur, bleues ou roses. Les mêmes
scènes se répètent, mais les femmes ne sont pas arrêtées. Marie-Lucie
Lanfranchi est surprise par l’absence totale de protestation des Français.
Elle n’a été témoin d’aucune manifestation de générosité 139.

Opéra
Des policiers se précipitent sur Bououden Moktar, lui font mettre les
mains en l’air, lui donnent des coups dans les côtes en lui disant : « Tu es le
bienvenu ! » Avec une centaine d’autres Algériens, il est conduit dans une
bouche de métro. Là, des policiers matraquent et plaisantent entre eux :
« Ça grouille, les ratons, aujourd’hui 140 ! »

République

Dans les couloirs du métro, de très nombreux Algériens se dirigent vers


la sortie. Les Européens qui les croisent sont surpris et inquiets.
Sur la place, il en vient de toutes les directions. Des militants les
empêchent de marcher sur les pelouses. Un cortège se forme et se dirige
vers le boulevard Saint-Martin. Le calme règne. La circulation des voitures
est arrêtée pour permettre le passage du cortège. Les manifestants restent
sur les trottoirs jusqu’au boulevard Saint-Martin. Au début, des Européens,
pris de peur, se sauvent. Des Algériens les rassurent, leur disant qu’ils n’ont
rien à craindre. Malgré tout, les Européens s’éloignent en voyant venir cette
masse d’Algériens. Le cortège s’arrête pour laisser passer une femme qui
pousse un landau avec un enfant. Il y a des femmes et des enfants parmi les
manifestants. On aperçoit même quelques Européennes, probablement
mariées à des Algériens. Il pleut beaucoup. Aucun slogan, la manifestation
est silencieuse. Un ancien combattant de la Seconde Guerre mondiale, qui
n’a plus qu’une jambe, déclare : « J’ai perdu une jambe pour rien, pour la
France, dit-il ; si je dois perdre l’autre, ce sera au moins pour ma patrie. »
Un manifestant qui veut à tout prix crier des slogans est assommé par le
service d’ordre du FLN. Boulevard Saint-Martin, les manifestants, gênés
par les escaliers, occupent le côté droit de la chaussée. Des automobilistes
démarrent en hâte. On entend dire : « Ils ne vont pas faire la loi chez
nous ! » Mais on voit aussi des Français qui applaudissent les manifestants,
dont le nombre est de plus en plus important. 4 000, 5 000 ? Le cortège
s’étend sur trois cents mètres. Certaines femmes portent un enfant. Les
jeunes sont les plus nombreux. Quand le cortège arrive à Strasbourg-Saint-
Denis, il n’y a toujours aucun car de police en vue. On entend maintenant
des slogans : « Algérie indépendante », « Algérie algérienne »,« Libérez
Ben Bella »,« Les racistes au poteau », « Le FLN au pouvoir », « Levez le
couvre-feu ». L’atmosphère est pacifique, presque joyeuse. Les manifestants
accompagnent les slogans en tapant dans leurs mains. Aux terrasses des
cafés, les Français regardent avec étonnement. Une jeune femme algérienne
brandit un parapluie blanc entouré d’une écharpe verte. Parmi les
manifestants, on voit un militaire en uniforme. Des femmes poussent des
« You-You ». Des Parisiens, sortant des cinémas, regardent avec stupeur ce
spectacle totalement inattendu. Le critique théâtral du Canard enchaîné,
Jérôme Gauthier, traverse le boulevard Bonne-Nouvelle pour se rendre au
théâtre du Gymnase, où doit avoir lieu la répétition générale de la pièce
Adieu Prudence. Les manifestants, qu’il trouve paisibles et disciplinés,
ouvrent leurs rangs pour lui laisser le passage 141. Il n’y a aucun incident
tout au long du parcours. Aucune force de police n’est en vue.

Gennevilliers

Jean Goyer finit de dîner. Une pétition circule dans son immeuble. Un
voisin algérien et l’un de ses fils ne sont pas rentrés. La femme se lamente.
On l’a informée que des policiers ont tiré sur son mari et son fils, au pont
d’Argenteuil, alors qu’ils revenaient du travail. Le garçon a sauté dans la
Seine.
Ce soir, Jean Goyer, qui est fonctionnaire à un poste de responsabilité au
ministère de l’Intérieur, est rentré en retard. Il a pris l’autobus 165 à la porte
Champerret. Au pont d’Asnières, sur la petite place de la station de bus, des
gardes mobiles ont arrêté le véhicule et, casqués, crosse en avant, sont
montés. Ils ont fait descendre les Algériens qui se trouvaient là et les ont
fait monter dans des fourgons. Le bus est reparti.
Quand il est arrivé à Gennevilliers, quelqu’un a dit à Jean Goyer qu’entre
Gennevilliers et Argenteuil la police a jeté des Algériens dans la Seine 142.

Asnières

Dans cette ville dont Maurice Bokanowski, ministre des Postes et


Télécommunications, est maire, sont détenus 296 Algériens arrêtés dans la
soirée. 146 d’entre eux se trouvent au commissariat (qui couvre également
Gen- nevilliers). Dans la journée, un Algérien s’y est rendu pour faire une
déclaration de perte de carte d’identité. On l’a gardé. Ce soir, lorsque les
Algériens raflés sont arrivés, il a été frappé comme eux. Il a une côte
cassée, une autre fêlée, une partie du cuir chevelu arrachée, une plaie à la
joue...
Un jeune Algérien, revenu depuis peu du service militaire, a été arrêté
dans la rue, à Gennevilliers. « Ce n’est pas la peine d’avoir fait 28 mois de
service pour la France ! » a-t-il protesté. Il a été frappé. Au commissariat
d’Asnières, avec d’autres, il est enfermé dans une petite pièce où le
chauffage est monté au maximum. Il affirmera, plus tard, qu’un adolescent
de 15 ans y est mort étouffé. Les détenus sont ensuite évacués de cette pièce
pour être enfermés dans une autre, glacée.
150 autres Algériens sont détenus dans les sous-sols du centre
administratif et social, qui dépend de la mairie, en face du commissariat.
Une femme de ménage entend des cris, des plaintes, en provenance du
sous-sol. Par le trou d’une serrure, dans le garage, un employé communal
aperçoit des Algériens, mains en l’air ou sur la tête, que des policiers
frappent 143.
Vingt heures quarante-cinq

Champs-Élysées

Idir Belkacem descend à la station de métro George-V. Il sort avec ses


copains sur l’avenue des Champs-Élysées et voit qu’il y a des policiers
partout, des cars. Il entend des sirènes. Il décide malgré tout d’aller à la
Concorde. Ses compagnons, eux, rebroussent chemin et entrent dans un
cinéma. Alors qu’il passe à côté d’un jardin public, il entend crier, derrière
lui : « Asma ! » Spontanément, il se retourne. Il voit un policier couvert
d’un képi.
- Ah bon ! Tu es un bicot ! Je m’en doutais... Qu’est-ce que tu viens
faire ? D’où est-ce que tu viens ?
- De Nanterre...
- Qu’est-ce que tu fais ici ?
- Comme tout le monde, je ne suis pas le seul Algérien à Paris...
Le policier le bouscule. Il est armé d’une mitraillette et la lui met dans le
dos.
- Je te laisse le choix de l’endroit où tu veux que je te tue.
Puis il appelle deux autres policiers. Ils font traverser l’avenue au jeune
Algérien et le conduisent vers des fourgons en stationnement. Ils le font
monter et s’asseoir à l’avant d’un car. De jeunes Français crient aux
policiers : « Assassins ! Salauds ! » Les policiers les pour chassent, en
tabassent certains. Quelqu’un veut photographier les Algériens arrêtés. Un
policier bouscule le photographe.
Idir Belkacem entend ce dialogue entre deux policiers :
- Qu’est-ce qu’on va faire de tout ça ?
- On va les renvoyer chez eux !
- Mais ils vont crever de faim...
- T’en fais pas ! Leur président va leur faire des fabriques de tamis ; ils
tamiseront le sable du Sahara et le boufferont !
D’autres Algériens sont conduits au car à coups de matraque. À
l’intérieur du car, un policier, armé d’une sorte de planche cassée en deux,
attend les nouveaux venus et leur tape sur la tête. Idir Belkacem voit venir
un Algérien blessé, couvert de sang. On le jette à l’arrière du fourgon. Et là,
le policier lui assène un coup de planche sur la tête. Idir Belkacem voit le
sang gicler jusqu’au plafond du car. Le blessé pousse un cri, puis on ne
l’entend plus.
Les Algériens arrêtés sont jetés, entassés, les uns sur les autres. Quand le
car est plein, le chauffeur démarre. Il se dirige vers la préfecture de police
144.

Boulevard Saint-Michel

Un cortège a réussi à se former. Les Algériens se sont regroupés sur la


partie droite du boulevard et remontent vers le boulevard Saint-Germain.
René Dazy se mêle aux manifestants. « Pourquoi manifestez-vous ? » leur
demande-t-il. Certains ne comprennent pas le français ou font semblant de
ne pas comprendre. « Parce qu’on en a assez », répondent la plupart. « Les
prisons, les tortures, c’est trop, c’est trop », « Pour nos parents, en
Algérie », « Parce que nous ne voulons pas être traités comme des chiens ».
Pour notre dignité », dit un jeune garçon.
François Maspero accompagne leur marche. Ils sont peut-être un millier.
Il reconnaît des visages de voisins, des Algériens habitant l’îlot Saint-
Séverin. Il retrouve son ami Jean-Philippe Bemigaud. Le cortège avance
depuis quelques minutes seulement quand des policiers interviennent à la
hauteur de la rue Serpente, juste avant d’arriver au boulevard Saint-
Germain. Ils tiennent à la main d’énormes bâtons de bois et des sortes de
cravaches. Ils cognent à tour de bras. En quelques secondes, la rue Serpente
et le coin du boulevard Saint-Michel sont jonchés de corps. La circulation a
été interrompue. Le silence s’installe. François Maspero entend le bruit
sourd des bâtons s’abattant sur les crânes. Il n’entend que ça. Avec son ami,
ils sont finalement seuls à rester debout. Jean-Philippe Bemigaud, les mains
dans les poches, crie aux policiers qui assomment : « Assassins ! » Ils se
précipitent vers lui. Un policier lève son bâton pour le frapper. Un gradé
s’interpose en disant : « Non ! Pas les Blancs ! » Les deux amis se font
traiter de « pédales ». Des gens à terre saignent. Certains sont inanimés. Les
policiers embarquent les blessés. Parfois, ils s’acharnent sur eux. En bas du
boulevard Saint-Michel, il y a une pharmacie. François Maspero et Jean-
Philippe Bernigaud y portent des blessés qui saignent, atteints à la tête.
Dans la pharmacie, ils les allongent sur le sol. Le pharmacien, sans doute un
interne ou un employé, se montre correct. Plus tard, ils trouvent des voitures
pour faire évacuer les blessés vers des hôpitaux. Ensuite, ils retournent à la
librairie, où ils accueilleront d’autres blessés.

Opéra

Depuis le début de la soirée, environ 3 000 Algériens ont été arrêtés.


Vingt et une heures

Préfecture de police

Dans son bulletin d’information, Europe n° 1 signale que Maurice Papon


s’est rendu en inspection à l’Étoile. « Les manifestants ont, dans leur
ensemble, obtempéré et la route est directe - comme je l’ai vu moi-même à
l’Étoile - entre la bouche du métro et l’entrée du car de police », écrira-t-
il 145.
Il est, maintenant, installé dans la salle de commandement. Autour de lui,
il y a Maurice Legay et l’état-major de la police municipale. Sur le mur du
fond de cette vaste salle en forme d’amphithéâtre, un plan de la capitale et
de sa banlieue permet de suivre l’évolution des opérations et de fixer la
stratégie. Des voyants de couleur s’allument. Sur des gradins, des
opérateurs munis de claviers rendent compte de la situation. Maurice Papon
suit le mouvement des unités de police, des manifestants, donne des ordres.
Depuis des cars et des voitures, les responsables sur le terrain sont reliés
directement à la salle de commandement par radio. À partir de l’émetteur
central, la salle de commandement peut appeler n’importe quel véhicule de
police. On y entend tous les appels radio qui s’échangent de véhicule à
véhicule. Toutes les liaisons radio sont enregistrées sur bandes. Rien
n’échappe à la salle de commandement. Maurice Papon sait ce qui se fait et
se dit. Il ne peut pas ignorer les fausses informations qui se répandent, selon
lesquelles des manifestants ont tué des policiers. « La salle de
commandement va respirer au rythme des émotions dispensées aux quatre
coins de ce Paris encore si beau, si tendre, si innocent il y a quelques heures
et qui apparaît tout à coup sous la forme d’un monstre maléfique à
maîtriser, écrira-t-il. Le mythe d’Hercule se battant contre l’hydre de Lerne
traverse une seconde l’esprit, assaisonnant notre tension de quelques
réminiscences mythologiques qui aident à la réduire 146. »

Grands Boulevards

André Gaveau, sous-directeur de la police parisienne, circule en voiture


banalisée. Il est le patron du 3e district, basé à la porte de la Villette. En
début de soirée, il se trouvait à la République avec ses effectifs, mais ceux-
ci lui ont été retirés rapidement pour être envoyés sur d’autres secteurs :
l’Étoile, les Champs-Élysées, le pont de Neuilly. Il informe, par radio, la
salle de commandement de ce qu’il voit. Il souligne le caractère pacifique et
discipliné du cortège qui avance vers l’Opéra 147.

Boulevard Saint-Michel

Quand Saigha El Mimoun arrive place Saint-Michel, il voit des vitrines


brisées. Il est accompagné d’un autre Algérien qu’il connaît sous le nom de
Kaci. Celui-ci est fort, un peu impulsif. Il habite Montrouge. Ils se trouvent
tous les deux juste en face du pont Saint-Michel. Dès que des Algériens
sortent du métro, les policiers se jettent sur eux. Saigha El Mimoun dit à
Kaci : « Il ne faut pas réagir. » Des gens se sauvent. Il en voit que l’on jette
à la Seine. D’autres sautent d’eux-mêmes, paniqués. Kaci voit des policiers
frapper une femme, juste à l’entrée du pont. Il se précipite et se bat avec les
agents. Il en met trois ou quatre à terre. D’autres lui tombent dessus et le
font basculer par-dessus le pont. Saigha El Mimoun est arrêté. Dans le car,
il est frappé et perd connaissance 148.
Sur le boulevard, tandis que la pluie tombe avec force, René Dazy assiste
à une nouvelle charge de police devant le restaurant La Source. « Un raffiné
manie son bâton de taille pour mieux casser nez et dents. Un autre estoque
au visage avec un bâton cassé, dentelé comme un tesson. Un gradé s’est
porté en bordure du trottoir avec une longue trique qu’il manie des deux
mains comme une hache d’armes. Il cueille, juste sur l’œil gauche, un vieil
homme enturbanné qui court, plié en deux sous la grêle des coups. Le
gourdin s’abat. Impossible que l’œil n’ait pas éclaté. Le vieil homme porte
la main à son visage et s’effondre d’un bloc. Vivement, le policier traîne par
le bras la frêle carcasse jusqu’au car où elle est balancée sur le tas, puis
retourne se choisir une autre victime. Un Algérien s’enfuit en hurlant, la
mâchoire disloquée ; sa bouche bée comme un trou noir. Un second reste
effondré sur le trottoir, le nez dans le ruisseau. Il saigne, saigne
interminablement. Un policier qui passe lui laboure délicatement les côtes
de la pointe de son soulier. Le corps ne tressaille pas ; le policier s’éloigne
tranquillement 149. »
Après avoir raccompagné quatre Algériens rue Maître-Albert, Jean-Louis
Péninou revient vers la Sorbonne. Là, il voit, lui aussi, au-dessus de la rue
des Écoles, le gradé qui frappe avec un bâton, à hauteur des visages. Il
retrouve quelques copains au café Les Escholiers, leur lieu habituel de
rendez-vous. Ils sont tous sous le choc et veulent organiser une
manifestation. Ils se rendent au 115 boulevard Saint-Michel, siège de
l’Association des étudiants nord-africains, en espérant y rencontrer des
connaissances. À leur grande surprise, l’atmosphère y est très paisible.
Personne n’a participé aux manifestations, comme si elles n’étaient qu’une
affaire d’ouvriers... Ils sont sidérés 150.
Sur le boulevard, un étudiant noir, qui vient d’arriver à Paris pour y faire
des études, dit à René Dazy : « On ne se figurait pas que Paris était comme
ça. »
Les cafés sont éclairés ; on y boit et on y bavarde. Le journaliste voit des
cars bondés d’Algériens ; des bras et des jambes pendent aux portières. À
l’arrière, un policier frappe sur les crânes 151.
Un machiniste de l’autobus 27 fonce sur un groupe d’Algériens qui court
d’un trottoir à l’autre. Un Algérien prend alors René Dazy par le bras et lui
dit : « Tu as vu ce qu’a fait un travailleur de France ? »
Rue de l’École-de-Médecine, un Marocain reçoit des coups de matraque.
Sa femme proteste. « Salope ! » lui crie un policier. Ailleurs, trois policiers
ont aligné deux Algériens contre un car de police, mains en l’air. René Dazy
voit les policiers les assommer. Il prend le métro. Tout s’est passé
extrêmement vite. Il a reçu ces scènes en plein visage, comme dans un
cauchemar. Il est effrayé. En passant à côté du corps inanimé d’un homme
dont le sang s’écoulait dans le ruisseau, il s’est dit : « Je dois porter
assistance à cet homme... mais si je le fais je ne verrai pas la suite. Je vais
me faire embarquer, je ne pourrai pas écrire mon papier et, demain,
personne ne saura ce qui s’est passé. » Il a noté hâtivement ce qu’il a vu,
avec des mots clés, allant d’un endroit à l’autre 152

La Défense

Les manifestants refluent du pont de Neuilly. Ils sont poursuivis par des
policiers qui tirent à nouveau. De leurs fenêtres, des Français jettent des
bouteilles sur les Algériens. Plusieurs vitrines sont cassées, quelques
voitures renversées. Des chauffeurs de taxi qui ne veulent pas prendre
d’Algériens sont giflés par des manifestants 153.
La police saisit des pellicules photographiques.

Boulevard des Invalides

Boulemkahy Abdellah, qui demeure 6 impasse Montonnerre, dans le 15e,


est arrêté. La cage thoracique écrasée, gravement blessé à la tête, il
disparaît.

Gare Saint-Lazare

Les policiers observent les visages. Quand ils croient avoir identifié un
Algérien, ils se précipitent. L’homme est emmené. Certains sont séparés de
leur famille.
Amara Elmahfoud a pris le train à Argenteuil. En descendant, il est
arrêté.
Le brigadier-chef André Hulot, lui, est de contrôle. Il a pour mission
d’intercepter les Algériens. Avec un brigadier, neuf gardiens de la paix,
deux civils, des policiers du premier district, il monte dans les trains qui
viennent de la banlieue. Certains Algériens appréhendés disent qu’ils ont
été menacés et contraints de venir. Ils sont conduits en cars à l’ancien
hôpital Beaujon et à la préfecture de police 154.
Beaujon

Maurice Guillochon fait partie de la compagnie des moniteurs, à l’école


de la préfecture de police située à l’ancien hôpital Beaujon. Les moniteurs
ont pour mission de former les jeunes recrues sur le plan sportif, au tir, au
self-defense, au secourisme. Ils apprennent à manier le « bidule » aux
membres des compagnies de district. Ce soir, les moniteurs, renforcés par
une brigade territoriale, sont chargés de la garde des manifestants. Le stade
de Beaujon est transformé en lieu de détention. Des chevaux de frise ont été
dressés sur le petit stade, dessinant deux grands carrés à l’intérieur desquels
les Algériens sont parqués. L’ancienne chapelle, qui, en temps normal, sert
de gymnase, a été transformée en lieu d’internement.
Le stade est plein. Les policiers qui accompagnent les prisonniers en cars
disent : « Les bougnoules en prennent plein la gueule ! » D’autres
déclarent : « Les bougnoules ont tiré, il y a eu des collègues tués ! » La
fausse nouvelle n’est pas démentie et circule de bouche à oreille. Elle fait
monter la tension. « Ça va être réglé une fois pour toutes, maintenant ils
vont nous foutre la paix ! » Maurice Guillochon apprend que des Algériens
sont jetés dans la Seine, par-dessus les ponts 155.
Vingt et une heures douze

Opéra

Le cortège en provenance de la République parvient aux abords de la


place de l’Opéra, où les arrestations n’ont pas cessé. Sur la place, une
dizaine de militants du groupuscule Jeune Nation, en treillis, affirment que
« c’est le FLN qui commande en France », qu’« on n’est plus chez nous »,
et demandent qu’« on fusille tous les bicots ». Des femmes, plutôt âgées,
répondent : « Pourquoi s’acharner sur ces pauvres malheureux ? Ils ne font
rien de mal, ils sont calmes. Qu’on leur laisse leur pays. » Une cinquantaine
de CRS et gardiens, mousqueton à la main, sur deux rangs, barrent le
boulevard entre la bijouterie Clerc et le magasin Lancel. Un CRS met un
chargeur dans son arme. Quelques mètres seulement séparent les premiers
manifestants algériens des policiers, dont certains ont le pistolet au poing.
Ils portent des gilets pare-balles. La foule, qui s’était rassemblée au
carrefour, s’éloigne. Manifestants et policiers se font face pendant une
dizaine de minutes. Le chef des CRS demande aux manifestants de se
disperser et parlemente avec le service d’ordre FLN.
Vingt et une heures quinze

Boulevard Saint-Michel

Boutaleb Mahmoud tente de protéger deux enfants perdus. Des policiers


l’assomment. Il gît sur la chaussée. Une Française le recueille et le soigne.
Il souffre d’une fracture du crâne.
Gasmi Abderahmane est atteint par une rafale de mitraillette. Il tombe sur
la chaussée. Un car de police arrive et s’arrête au ras de son épaule.
« Ecrase-le ! » crie un policier au chauffeur.

Boulevard Saint-Germain

À Saint-Germain-des-Prés, un Algérien gît sur le trottoir, inanimé. Des


policiers circulent en voiture.
Le journaliste Pierre Berger est occupé à la préparation du numéro de
Démocratie 61. Il entend des clameurs du côté de la rue de Lille. Il se met à
la fenêtre avec ses camarades. Des cordons de policiers et de CRS barrent le
boulevard Saint-Germain, à partir de la rue de Lille. On cherche
manifestement à boucler le quartier. Il observe une cinquantaine
d’Algériens qui marchent tranquillement, scandant, presque à voix basse,
des slogans. Les CRS et les agents chargent. C’est bref. Les manifestants
sont plaqués contre un mur, frappés à coups de poing, de pied, de crosse.
Les agents ont le revolver au poing. L’un d’eux tire. Pierre Berger et ses
compagnons entendent la détonation. Il pense que c’est une balle à blanc.
Mais quelques minutes plus tard, alors que les policiers sont repartis vers le
boulevard Saint-Germain, il voit, dans l’ombre, des corps d’hommes
étendus sur le trottoir. L’un d’eux gît dans le ruisseau. Quelques instants
plus tard, ils seront enlevés 156.
Vingt et une heures vingt

Opéra

Le cortège des manifestants fait demi-tour et remonte en direction de


Richelieu-Drouot, sur le côté droit du boulevard. Les CRS sont à une
dizaine de mètres de lui. Ils suivent lentement, sur toute la largeur du
boulevard, et avertissent qu’ils tireront si les manifestants ne rentrent pas
chez eux. « C’est un comble ! s’indigne un monsieur portant un collier de
barbe. On se croirait à Alger : voilà les CRS qui vont encadrer les fellouzes
maintenant ! » Les manifestants, dont les visages ruissellent de pluie,
continuent de crier leurs slogans et de frapper dans leurs mains. Les CRS
s’arrêtent et prennent position à hauteur du cinéma Le Berlitz. Le cortège,
qui s’étend sur plusieurs centaines de mètres, s’éloigne. La circulation est
interrompue. Les cafés ont fermé. On entend les sirènes des cars qui
emportent des Algériens. Les manifestants évitent les trottoirs où les
passants se font de plus en plus rares. « Ils sont quand même gonflés ! »
disent certains badauds. Il n’y a aucun incident.
Clara et Henri Benoits accompagnent le cortège, sur le trottoir de gauche,
en se tenant le bras, comme deux promeneurs. Ils travaillent chez Renault.
C’est Georges Lepage qui leur a demandé de venir voir. Ils se tiennent en
fin de cortège. À deux cents mètres, dans la nuit, ils voient avancer une
masse sombre. Ce sont des véhicules de police. Ils sont inquiets. Les
véhicules se rapprochent 157.
Le cortège remonte les Grands Boulevards en direction de la République.
Les manifestants sont toujours aussi disciplinés et se tiennent sur la partie
droite de la chaussée. Ils crient des slogans. En les voyant arriver, deux
policiers de garde devant le cinéma Rex se retirent derrière les portes
vitrées. Les manifestants ne les menacent pas 158.
Vingt et une heures trente

Pont de Neuilly

Élie Kagan voit des autobus réquisitionnés et conduits par des employés
de la RATP. Au fur et à mesure que les policiers ramènent des Algériens, ils
les font monter dans les bus. À l’intérieur, les Algériens ont les mains sur la
tête.
Le photographe apprend que des coups de feu ont été tirés à Nanterre.
Après avoir photographié l’un de ces autobus, sur le flanc duquel s’étale
une publicité, « Un mot sur toutes les lèvres - Pschitt bonbons » », il s’y
rend en scooter 159.
Vingt et une heures trente-sept

Boulevard Bonne-Nouvelle

En face de la piscine Neptuna, un car de police stationne. À une dizaine


de mètres de là, la tête du cortège des manifestants s’arrête. Il n’y a aucune
menace contre les occupants du car. Nu-tête, le chauffeur descend de son
siège, se met devant les Algériens, qui ne bougent pas, et tire un coup de
feu en l’air. Les autres policiers descendent et tirent dans la foule 160. On
entend une vingtaine de coups de feu. C’est la panique. Des gens courent en
tous sens, en hurlant. Sur le trottoir, devant la terrasse du café-tabac du
Gymnase, gisent sept corps entourés de chaussures, de bérets, de chapeaux,
de vêtements, de flaques d’eau et de sang. Au pied d’un arbre, deux
Algériens sont couchés sur le côté. Ils saignent et ne bougent plus. À
quelques mètres, cinq corps sont entassés autour d’une table de bistrot 161.
Deux d’entre eux râlent doucement. La pluie a cessé de tomber. Des
manifestants s’enfuient par la rue Thorel. Des bouteilles sont lancées contre
eux depuis les fenêtres.
Clara et Henri Benoits ont entendu les coups de feu. Les cars de police
gris qui suivaient doublent le cortège sur sa gauche, puis s’arrêtent au
carrefour des boulevards Bonne-Nouvelle et Montmartre. Les CRS en
descendent et, sans avertissement, coupent le cortège puis frappent à coups
de gourdin et de crosse devant le Rex et l’immeuble de L’Humanité. Des
hommes à terre sont frappés. Guy Chevalier s’effondre sur le trottoir, le
crâne éclaté par un coup de crosse 162. Il est breton, né à l’île de Batz, dans
le Finistère, il y a 27 ans. Depuis l’âge de 14 ans, il navigue sur des
péniches. Il est employé par l’entreprise Desmarais dont les péniches
sillonnent la Seine entre Rouen (où il demeure) et Paris en transportant du
carburant. Le 16 octobre, la péniche L’Algérie, dont il est le second, est
arrivée à Ivry. Ce soir, trois copains lui ont proposé d’aller sur les Grands
Boulevards. Au Rex, on joue Les Canons de Navarone. Ils ont fait la queue
devant le cinéma. Deux des amis sont entrés dans le hall pour prendre les
billets pendant que les deux autres sont restés sur le trottoir pour fumer une
cigarette. C’est alors que les manifestants sont arrivés. Des employés du
Rex ont tiré les grilles. Guy Chevalier et son copain sont restés sur le
trottoir...
On entend encore sept ou huit coups de feu, espacés de deux secondes en
deux secondes. Près de la sortie du métro Bonne-Nouvelle, un Algérien est
étendu. Des policiers retournent le corps à coups de pied.
Clara et Henri Benoits voient un Algérien tomber sur la chaussée. Il
saigne, sans doute atteint par une balle. Deux compatriotes l’adossent
contre un mur. Du sang coule sur son visage, mais il est conscient. Henri
Benoits et un Algérien le descendent dans le métro, où des policiers
pourchassent d’autres Algériens. Clara, Henri et l’Algérien prennent le
métro avec le blessé. Des voyageurs les observent, les yeux exorbités. Une
ou deux stations plus loin, Clara et Henri quittent le blessé et son
compagnon. Ils remontent sur les Grands Boulevards, où des policiers
continuent à matraquer. Des têtes saignent. Des gens sont étendus devant le
Rex 163.
Georges Mattei a entendu des coups de feu. Il se dirigeait en Dauphine
vers la porte Saint-Denis. Il a vu une masse d’hommes refluer et a juste eu
le temps de manœuvrer pour se garer. Il y a un car de police, du sang sur la
chaussée. Quelqu’un lui dit : « Il y en a eu trois ! » Des Algériens ont les
bras en l’air, face au mur, jambes écartées 164.
À Bonne-Nouvelle, trois Algériens descendent les escaliers du métro,
portant un de leurs camarades ensanglanté. En haut des marches de la rue
Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle, un blessé se plaint. D’autres blessés sont
rassemblés à côté du métro Bonne-Nouvelle, sous la garde de policiers. Sur
le trottoir, où ils sont assis, il y a une flaque de sang. Devant le 23
boulevard Bonne-Nouvelle, cinq Algériens sont étendus. L’un d’eux paraît
mort. Le concierge a bouclé la porte de son immeuble et demande à des
policiers de venir. « Ils sont au moins 150, leur dit-il, avec des femmes, à se
cacher dans l’escalier de mon immeuble. » Des policiers prennent position
devant le porche, tandis que d’autres pénètrent dans l’immeuble avec
précaution. Quelques instants plus tard, une dizaine d’Algériens en sortent,
mains sur la nuque. « On manque de cars pour les évacuer, dit un gradé.
C’est qu’ils sont sortis de partout, et dans le métro ça doit grouiller... »

Au métro Rue-Montmartre, deux étudiantes étrangères aident un blessé.


Des employés du métro refusent de le laisser passer. Sur le boulevard, le
journaliste Jacques Derogy entend ce dialogue :
- Ils l’avaient bien cherché !
- Il faudrait peut-être en transporter à l’hôpital...
- Si vous croyez que, là-bas, ils ont pitié des nôtres.
- Ils étaient armés. C’est eux qui ont tiré sur le fourgon.
-Permettez, j’étais là. Ils se sauvaient et cherchaient refuge dans les
immeubles quand la police a tiré 165.
En sortant des immeubles où ils s’étaient réfugiés, des Algériens sont
matraqués. Deux hommes et une femme, cachés dans un escalier, supplient
un concierge : « Ne dites rien, nous sommes français. » Deux Algériens se
cachent sur le toit d’un immeuble du boulevard.
Raymond Darolle sort de son agence de photos Europress, rue Gabriel-
Laumain, en compagnie d’un autre photographe, André Thèves. Ce soir,
pour la première fois, il dispose d’une pellicule ultrasensible qui n’est pas
encore commercialisée. De Gaulle ne supporte plus les flashs à l’Élysée.
Alors, il a fallu rapidement s’adapter. Il descend à pied la rue du Faubourg-
Poissonnière. Boulevard Bonne-Nouvelle, à côté du théâtre du Gymnase, il
voit six hommes allongés sur le trottoir mouillé. Au premier plan, un
homme de forte corpulence est étendu sur le dos, son imperméable à moitié
ouvert. Il a une fine moustache. Ses yeux sont clos. Il est probablement
mort. D’autres hommes sont assis, dos au mur. Certains sont blessés au
visage. Il les photographie 166.
Quand, la pièce terminée, Jérôme Gauthier sort du théâtre du Gymnase, il
découvre avec stupéfaction des vitrines brisées, des chaussures qui traînent,
des flaques de sang.
Vingt-deux heures

Paris 18e

Martine Laulhère termine ses études de médecine. Elle et son mari, Jean,
hébergent des Algériens depuis déjà un certain temps 167. En 1953, après
son service militaire au Maroc, Jean, qui est chrétien, a voulu mieux
connaître le monde qu’il avait croisé. Il est parti en Algérie, à Souk-Arras,
où il a travaillé comme terrassier avec des Algériens. Il a vécu avec eux
dans un fondouk, une sorte de bidonville, où il a fait la connaissance d’un
dirigeant nationaliste, Badji Mokhtar, qui, se souvient-il, lui faisait penser à
saint François d’Assise. De retour en France, il a vécu dans un hôtel, au 172
rue Nationale, dans le 13e, parmi les Algériens. Ouvrier à la SNECMA, il
passe son BEPC à l’âge de 29 ans et adhère au Parti communiste. Sa carte
lui sera retirée après qu’il eut hébergé des Algériens, à titre individuel
pourtant. Martine, elle, a milité, dans le milieu étudiant, pour la paix en
Algérie. Tahar, un Algérien qu’ils hébergent et dont ils ne connaissent que
le prénom, leur demande parfois d’accueillir d’autres Algériens. Ce soir, il a
dit à Martine Laulhère : « Il faut que tu viennes, il y a eu des
matraquages... »

Ils se rendent à pied dans un café du 18e arrondissement. Dans l’arrière-


salle, il y a beaucoup de monde. L’agitation est grande, il y a de
l’affolement. Des gens entrent, d’autres sortent. Martine Laulhère soigne les
petites blessures. D’autres médecins ont été appelés, des infirmières aussi.
La consigne est de ne pas hospitaliser, par peur des arrestations.
Manifestement, les Algériens ne s’attendaient pas à une telle violence.
Montreuil

Un ouvrier algérien, demeurant dans un hôtel de la rue Étienne-Marcel,


se prépare à partir pour son travail dans une entreprise de la localité. On
frappe à sa porte. C’est la police. Il ouvre. Quatre policiers entrent dans sa
chambre, le fouillent, lui prennent son portefeuille qui contient 16 000
francs. Ils l’emmènent et le font monter dans une 403. Une deuxième
voiture les suit. Aux Buttes-à-Morel, ils le font descendre de voiture et
avancer sous la menace d’un revolver. Au moment même où il tourne la
tête, un coup de feu claque. Son mouvement l’a sauvé. Blessé, il se met à
courir. D’autres coups de feu sont tirés. Il se cache dans un jardin ; les
quatre policiers le cherchent. Réveillés par les détonations, des habitants
commencent à sortir de chez eux. Les quatre policiers abandonnent alors
leurs recherches. Le blessé est hospitalisé salle Morestin à l’hôpital Tenon
168.

Un autre Algérien, Ait Larbi Larbi, demeurant 7 rue Caillié, dans le 18e,
est laissé pour mort dans le bois de Montreuil.

Nanterre

Quand il arrive sur son scooter, le photographe Elie Kagan entend tirer en
rafales. Rue des Pâquerettes, non loin du bidonville, il cache sa Vespa. Il
entend gémir. Un homme gît sur un petit mur, comme arrêté dans le
mouvement qu’il faisait pour franchir l’obstacle. Il est mort. Un autre, juste
derrière lui, est étendu sur le sol, ensanglanté, face contre terre. Il est blessé.
Comme beaucoup de ses compatriotes, il avait revêtu sa tenue du dimanche.
Élie Kagan photographie. Il entend dire : « Laisse, laisse ! Il fait des photos,
laisse-le faire ! » Ce sont des Algériens, cachés, qui attendent qu’il ait fini
pour secourir les blessés et récupérer les morts. Elie Kagan compte trois ou
quatre morts. Les policiers sont à quelques centaines de mètres de là. Quand
il photographie, il les entend crier : « Y a des flashs ! Y a des flashs ! » Une
Volkswagen s’arrête, un type en descend. Sur son imperméable, il porte un
macaron de presse. C’est un journaliste américain qui se met à insulter le
photographe en lui disant : « Mais comment peux-tu faire des photos des
blessés et des morts alors qu’ils souffrent ! -Tu m’emmerdes, je fais mon
métier ! » rétorque Élie Kagan avant d’ajouter : « Si t’es tellement
charitable, on va en prendre un et l’emmener à l’hôpital de Nanterre. »
L’Américain est d’accord. Il aide un Algérien couvert de sang à se relever.
Le visage de l’homme est déformé par un rictus de douleur. Il pleure. Le
journaliste et le photographe l’aident à s’asseoir dans la voiture. Alors que
la Volkswagen s’éloigne, des Algériens viennent ramasser leurs morts. À
l’hôpital, on fait asseoir le blessé dans un fauteuil roulant ; l’employé qui le
pousse s’exclame, le mégot à la bouche : « Et un raton, un ! » Mais Élie
Kagan voit aussi des médecins s’opposer à l’entrée des policiers venus à
l’hôpital pour y interroger ou y rechercher des blessés 169.

Argenteuil

Abadou Lakdar et Hadj Laroussi arrivent au Pont-Neuf. Des policiers en


civil, à bord de deux 403, les appréhendent. Les deux Algériens sont jetés à
la Seine. Abadou Lakdar ne sait pas nager, il meurt noyé. Hadj Laroussi
réussit à sortir de l’eau.

Quartier latin

Au métro Mabillon, des policiers en civil et en uniforme poursuivent


encore les manifestants. Les Français qui assistent à ces scènes paraissent
effrayés et ne répondent pas aux questions que leur posent des touristes
étrangers.1
Europe n° 1 annonce qu’il y a eu 20 000 manifestants à l’Étoile, à la
Concorde, boulevard Saint-Michel, sur les Grands Boulevards, à la
République. Les manifestations ont été canalisées par les organisateurs dans
l’ordre et le calme, dit la radio. Les CRS, gardes mobiles, harkis,
gendarmes, policiers, casqués et armés de mousquetons, sont engagés
contre les Algériens. Des heurts sont signalés.

Porte de Champerret
Amar Mallek sort d’un café. Passe un car de police. Des policiers
entourent Amar Mallek et le font monter. Avec d’autres personnes, il est
conduit, semble-t-il, d’abord au palais des Sports, puis au stade de
Coubertin 170.

Centre d’identification de Vincennes

Venant de l’Opéra, Khederi Ahmed descend d’un car entre deux haies de
gardes mobiles et de policiers qui frappent à coups de pied, de crosse et de
gourdin. Avec d’autres prisonniers, il tombe à terre, couvert de sang. Ceux
qui les suivent les piétinent. Les gardes mobiles disent aux policiers
parisiens : « Ce n’est pas notre travail de balayer le sang. » Les policiers
prennent des seaux d’eau pour nettoyer. Khederi Ahmed gît sur le ciment
171.

Dans les bâtiments du CIV, il y a beaucoup de détenus. Ils sont serrés les
uns contre les autres. Beaucoup sont couverts de sang.

Porte de la Villette

Les locaux du commissariat de police, où siègent habituellement la


Brigade des agressions et violences et les compagnies du 3e district, sont
pleins. Il y a, là aussi, des hommes blessés. Berafaâ El Habib en voit,
étendus sur le sol, ensanglantés, inconscients. Des supplétifs frappent à
coups de bâton, en se relayant, jusqu’à ce que leurs victimes s’évanouissent.
Il ferme les yeux pour ne plus voir.

Préfecture de police

En descendant du car qui l’a conduit dans la cour du 19-Août, Amara


Elmahfoud passe, comme ses compagnons, entre deux rangées d’une
dizaine de policiers chacune. Les policiers matraquent. Ils se sont donné le
nom de « comité d’accueil ». Il reçoit un violent coup dans les reins et voit
un Algérien mort sur place.
Larouci Amar est frappé à la tête et perd beaucoup de sang. Il aide cinq
autres Algériens, gravement blessés, qui mourront plus tard.
Zidani Amar est violemment frappé. Bensmain Mohamed voit un
compatriote à terre, la tête ensanglantée.
La cour est pleine. Des gens étouffent, s’effondrent, évanouis. Le jeune
Idir Belkacem se trouve parmi cette foule. Des policiers frappent avec des
bâtons, à coups de crosse, tandis que des cars amènent de nouveaux
prisonniers. Idir Belkacem voit des hommes tomber sous les coups.
Certains sont gravement blessés, gémissent, couverts de sang. Des policiers
les trainent par les pieds ; d’autres les saisissent par les mains et les jettent
dans un petit car qui démarre vers une destination inconnue.
Dix ou quinze minutes plus tard, le car revient pour en charger d’autres.
Où peut-il aller pour revenir si vite ? À l’hôpital de l’Hôtel-Dieu ? Mais
cette nuit il n’y a que 29 blessés qui y ont été admis 172, et ils provenaient
de divers lieux, du pont de Neuilly notamment. À Vincennes ? Au palais
des Sports ? Ce n’est pas possible, ces endroits sont trop éloignés pour que
le car en revienne si vite.
Parmi les prisonniers, on murmure que les blessés sont jetés dans la Seine
toute proche. La peur est d’autant plus grande que d’autres hommes encore
sont ainsi emmenés et que le car revient tout aussi rapidement avant de
repartir avec un nouveau chargement. Or, ces hommes-là ne sont pas
blessés, tout au contraire : les policiers choisissent de grands gabarits, des
hommes visiblement bien portants. À chaque voyage, ils sont huit ou dix.
Idir Belkacem est maintenant convaincu qu’on les jette dans la Seine. Il
enlève sa cravate, car il a entendu dire qu’on peut se faire étrangler avec 173.

Porte de Saint-Cloud-stade de Coubertin

Quand les Algériens descendent des cars, ils sont accueillis par une
centaine de policiers qui les frappent à coups de poing, de pied, de crosse,
de manche de pioche. Kerdouh Boudjamaâ est frappé à la tête à coups de
matraque. Il voit des morts et des blessés. Beybou Mohamed passe entre
deux rangs de policiers qui tapent. Un Algérien s’effondre, probablement
mort. On l’emporte. Plus tard, un supplétif dira qu’il a été jeté à la Seine.
Larbi Mohamed voit des morts. Des policiers volent à Daouadji Abdallah
les 15 000 francs qu’il a sur lui. Zidani Amar est frappé, puis on lui prend
ses 12 000 francs. Quatre policiers s’acharnent sur Gana Brahim. 8 000
francs lui sont volés. Un commerçant porte sur lui 1 million de francs, en
billets de 50 000 francs l74. Ils lui sont dérobés.
Quand Amara Majid et ses compagnons arrivent, on les oblige à sortir du
car par une fenêtre. Chaque tête qui se présente ainsi est matraquée. Voyant
cela, Amara Majid sort les jambes en avant. On les lui frappe. La rotule de
sa jambe droite est brisée.
Vingt-deux heures trente

Radio Luxembourg fait état de blessés par balles devant le cinéma Rex,
de heurts violents boulevards Saint-Michel et Saint-Germain, avenue de la
Grande-Armée, au rond-point de la Défense, sur les Grands Boulevards.
Des dizaines d’Algériens ont été blessés par balles et des centaines d’autres
ont été matraqués, précise la radio.

Opéra

Des autobus, des cars de la préfecture de police et de CRS sont alignés le


long de la place et de la rue Auber. Des Algériens arrivent, par groupes de
vingt à trente. Les policiers les poussent, les frappent. L’un d’eux est au sol.
Il crie.
En Dauphine, Georges Lepage, Clara et Henri Benoits prennent la rue
Auber vers l’Opéra. Le commissariat de l’Opéra est éclairé. Ils s’arrêtent au
milieu de la rue, à une cinquantaine de mètres, et regardent. Les Algériens
passent entre deux rangées de policiers, mains sur la tête, pour monter dans
les autobus. Ils reçoivent des coups de matraque. Certains s’écroulent. Des
policiers les hissent dans l’autobus et les jettent au fond. Ils marchent sur
les corps en donnant des coups de pied.
Avec d’autres Algériens, Bououden Moktar est resté plus d’une heure,
mains en l’air, sous la pluie, place de l’Opéra. Des policiers les ont frappés
avec des barres de fer et des matraques, sous le regard des passants.
Ensuite, en file indienne, couverts de sang, ils ont été conduits au
commissariat de l’Opéra. À nouveau, il est frappé. Ils sont entassés dans
une cage ; le chauffage est ouvert à fond. Ils réclament de l’eau, et reçoivent
des coups de poing. On les conduit dans la cave en les frappant toujours, et
en les traitant de « sale race », « ratons », « bicots ». Un des policiers
s’émerveille de la résistance des Algériens. Il raconte aux autres qu’en
Algérie il a vu « un raton marcher 16 kilomètres avec trois balles dans le
buffet avant de pouvoir le rattraper pour l’achever ».
Ils sont entassés à 53 dans un car. Les blessés gémissent. On leur
demande de crier « Vive la police ! ». Comme ils ne le font pas, ils sont à
nouveau frappés.

Boulevard Bonne-Nouvelle

René Dazy, après avoir rédigé son article pour Libération, rentre chez lui.
Sur le boulevard, devant le cinéma Gaumont-Théâtre, une énorme flaque de
sang a éclaboussé jusqu’au mur. Deux femmes se penchent.
-Dis, qu’est-ce que c’est... là... ces caillots... de la cervelle ? demande
l’une.
-Non, penses-tu. On l’a opéré des amygdales... répond l’autre en riant.
Des gens discutent.
- Ces gens-là, voyez-vous, ne respectent que la force.
- Ce sont des hommes comme les autres. Il y en a des bons, il y en a des
mauvais. Les flics y sont allés fort.
- La police, elle en a marre de leur servir de cible.
En rentrant chez lui, René Dazy vomit 175.

Préfecture de police

Maurice Papon publie un communiqué.

Dans la soirée du mardi 17 octobre, les formations de la police


municipale renforcées d’escadrons de gendarmes mobiles et de deux
de CRS ont eu à intervenir en de nombreux points de la capitale pour
disperser des rassemblements de musulmans algériens qui, sur
l’instigation de meneurs, avaient l’intention de manifester pour
protester contre les récentes mesures prises par le ministre de
l’Intérieur, M. Roger Frey, et le préfet de police, M. Maurice Papon.
Les principaux points de rassemblement ont été le rond-point de la
Défense, les Grands Boulevards, le pont de Neuilly et certaines artères
de la rive gauche. Les manifestants ont été interceptés au fur et à
mesure de leur arrivée et dirigés sur le centre de triage de Vincennes et
le palais des Sports, à la porte de Versailles. Des engagements sérieux
se sont produits, notamment avenue de Neuilly, boulevard Saint-
Germain, et sur les Grands Boulevards.
Au cours de ces opérations, des coups de feu ont été tirés contre les
membres du service d’ordre qui ont riposté. À 22 heures, on
dénombrait deux morts et plusieurs blessés algériens. Une dizaine de
gardiens de la paix étaient conduits à la Maison de santé. 7 500
musulmans ont été appréhendés. Les opérations de vérification
d’identité et de situation sont en cours. Une grande partie d’entre eux
sera refoulée dès cette semaine sur l’Algérie, ainsi que les
commerçants algériens qui suivraient demain les consignes de grève
du FLN.

Gare Saint-Lazare

Quand la relève de la brigade de nuit arrive, le brigadier-chef André


Hulot est maintenu en service et veut savoir pourquoi. Au poste de police
de la gare, des collègues qui viennent de la préfecture de police lui disent :
« A la Cité, il y a eu des bagarres. Les Arabes se sont révoltés, il y a des
morts parmi eux. », Ils disent que Maurice Papon est descendu dans la cour
de la préfecture de police, accompagné de Maurice Legay. André Hulot
pense d’abord que tout cela n’est pas vrai 176.

Rue des Pyramides

Dans les bureaux de France-Observateur, on s’active au bouclage du


journal. Comme chaque semaine, dans la nuit du mardi au mercredi, au
troisième étage, les lumières sont allumées. Elles le restent habituellement
jusqu’à 2 ou 3 heures du matin. Trois policiers en tenue, peut-être quatre, se
présentent et demandent à voir le directeur de l’hebdomadaire. Claude
Bourdet, accompagné de Gilles Martinet, les reçoit. Les policiers, qui ne
donnent pas leurs noms, sont sous le coup d’une violente émotion : ils sont
complètement bouleversés, rouges, les yeux larmoyants, exorbités. Ils
affirment qu’il y a eu un massacre dans la cour de la préfecture de police,
qu’une cinquantaine d’Algériens y ont été tués et que des corps ont été jetés
dans la Seine.
France-Observateur a déjà été saisi de nombreuses fois. Claude Bourdet
et Gilles Martinet sont donc très méfiants ; ils craignent qu’on ne leur
envoie des provocateurs. Mais l’émotion des policiers qu’ils ont devant eux
est telle qu’ils ne peuvent mettre en doute la sincérité de ce qu’ils disent 177.

Lieu inconnu

Kaddour Ladlani écrit à Mohammedi Saddek, sur un ton lourd de


reproches :

[...] Il faut éviter la « politique de réaction » qui ressort dans vos


rapports. N’oubliez pas que la bataille est dure et surtout longue et que
si l’ennemi a pris des mesures draconiennes et racistes contre la
colonie algérienne en France et particulièrement à Paris, c’est qu’il a
un plan bien déterminé et aussi des moyens, et surtout le TERRAIN lui
est favorable. Le préfet Papon vise à faire sa bataille de Paris comme
Massu la bataille d’Alger. Donc, vous voyez l’enjeu et il nous faut
gagner cette bataille sans grands dégâts.
Sachez aussi que l’opinion publique est contre nous, elle ne
comprend pas les attentats contre de simples gardiens de la paix. Votre
silence sur ce sujet et surtout votre manque de précision quant aux
causes réelles de ces attentats ont été pour une grande partie la cause
de la réprobation unanime de l’opinion française de nos actions [...].
La radio annonce ce soir plusieurs morts et blessés ainsi que 7 500
arrestations. Nous tenir au courant de ces événements et surtout de leur
déroulement [...].
Vingt-trois heures

Concorde

Depuis deux, trois heures, de nombreux manifestants sont entassés dans


les couloirs et les escaliers du métro. Les violences n’ont pas cessé. Il y a
des morts. Les Algériens sont poussés vers la sortie. Quand Soltani Djelloul
débouche sur la place de la Concorde, des policiers se tiennent sur deux
rangées et frappent chaque passant à coups de crosse et de matraque avant
de le faire monter dans les bus de la RATP. Lorsqu’ils sont pleins, les
autobus démarrent vers les centres de détention.

Boulevard Saint-Michel

Des cars de police sillonnent le quartier, à la recherche d’Algériens.

Paris 16e

Georges Mattei est passé par l’avenue de l’Opéra et par l’Étoile. Il a vu


des Algériens, isolés, contre les murs ; d’autres, parqués. Il pense à la
bataille d’Alger et se sent très mal. Il est saisi d’un profond dégoût d’être
français. Au métro Passy, dans un café, il a rendez-vous avec des membres
du réseau qui ont observé les événements. Quand ils arrivent, ils sont sous
le coup d’une profonde émotion. Certains sont, pour la première fois,
confrontés à la violence. La plupart ont connu l’occupation nazie et en ont
conservé des images. Ce qu’ils ont vu ce soir s’y superpose. Les bus, les
rafles... les violences policières. Ils parlent des réactions d’indicateurs dont
ils ont été témoins : « Il y en a un là, monsieur l’agent !... » Certains sont
dans le réseau depuis peu de temps. Ce soir, si on le leur demandait, ils
seraient prêts à transporter des armes pour le FLN 178.
La nuit

Paris 18e

Djoughlal Ahmed et un autre Algérien sont gravement blessés, à la suite


des coups qu’ils ont reçus lors de leur arrestation porte de la Chapelle.

Les policiers nous ont dit qu’ils nous emmenaient chez un docteur.
Nous sommes montés tous les deux dans la voiture. Il y avait le
chauffeur et un agent armé d’une mitraillette. Quand la voiture a
démarré, je ne sais si le policier fut saisi d’une crise de folie ou s’il a
agi par esprit répressif, en tout cas, il avait la bave à la bouche, les
yeux fous. Il élevait son gourdin à hauteur de sa tête et nous l’abaissait
de toutes ses forces sur tous les membres du corps. Le frère qui était
avec moi est tombé évanoui sous les coups. Quand la voiture s’est
arrêtée, le chauffeur est descendu et nous a dit de descendre. Toujours
sous la menace de la mitraillette, nous sommes descendus et ce que
nous avons vu nous a fait entrevoir que notre mort était proche. On a
commencé à faire des prières, nous avons compris. L’eau froide de la
Seine était à 2 mètres. C’est cela le docteur pour mettre fin à nos
souffrances.
On ne pouvait pas bouger, nous avions deux visions hallucinantes, le
canon de la mitraillette et l’implacable eau froide.
Un des policiers a levé sa matraque blanche et commençait ses
sévices. Il nous matraquait dans l’espoir de nous faire perdre
connaissance pour couler plus vite et avoir une mort certaine. Dans un
suprême élan de conservation, le frère algérien et moi nous nous
sommes enlacés et nous avons invoqué nos mères et Dieu à notre
secours. Le policier, fou de haine et voyant que nous étions solidaires
même devant la mort, a porté un coup de matraque si terrible, oui, si
terrible que le cerveau de mon pauvre compagnon m’a éclaboussé la
figure. Je n’ai pu entendre qu’un râle d’agonie, le frère martyrisé est
mort dans mon bras. Voyant cela, le policier m’a assené un dernier
coup sur la nuque. Avant de tomber dans l’inconscience, j’ai entendu
dire le policier : « Ils sont morts, balance-les ! »
Quand j’ai repris la notion des choses, je croyais qu’il pleu vait,
j’étais tout bonnement dans l’eau. Je flottais au ras de l’eau et c’est la
providence si je n’ai pas coulé. Sur la nappe d’eau, il y avait des taches
de sang, mon pauvre compagnon a coulé. La voiture des policiers a
disparu, j’ai pu regagner la rive et, par des efforts surhumains, je
regagne le quai et je retombe dans l’inconscience. Je n’ai pas eu la
notion du temps, je ne sais combien je suis resté évanoui. En tout cas,
j’ai pris mon courage à deux mains et, malgré le sang qui m’aveuglait,
j’ai regagné dans la nuit le foyer de Stains où les quelques frères
rescapés m’ont soigné, revêtu de linge propre et m’ont offert un lit.
J’ai passé le restant de la nuit au foyer et le matin j’ai pu regagner le
domicile mien à Villiers-le-Bel.
Mes frères, je porte à votre connaissance que la répression m’a pris
mon portefeuille et mes papiers d’identité. Ils m’ont aussi pris de
l’argent.
Pour le moment, je ne puis guère circuler puisque je n’ai aucune
preuve justificative de mon identité.
Je n’ai que deux regrets, celui d’avoir perdu mon compagnon de
souffrance et de ne pas avoir vu la manifestation 179.

Saint-Denis

Saïd Aouaz se trouve dans sa chambre d’hôtel, rue Ernest-Renan. Il est


allé manifester à Paris. Il a couru, beaucoup couru. Des blessés par terre,
des cris, des manteaux, des chaussures sur le pavé. Strasbourg-Saint-Denis,
la gare de l’Est... Des groupes se formaient, se dispersaient. Il a réussi à se
faufiler, à échapper aux arrestations. De la porte de Saint-Ouen à Saint-
Denis, il est rentré à pied... En pleine nuit, on frappe à sa porte. Il ouvre. Ce
sont des inspecteurs de police de Saint-Denis. « Habille-toi ! » Il s’habille.
La chambre est fouillée, le matelas déchiré, tout est cassé. Dans l’escalier, il
est bousculé, mais pas vraiment brutalement. Deux autres inspecteurs
attendent dans la voiture. C’est le début d’un long voyage. Ils l’emmènent
dans le 18e arrondissement, rue de la Goutte-d’Or. Des inspecteurs français
l’interrogent. Des supplétifs arrivent. Ils le giflent, puis le matraquent. Un
inspecteur s’y oppose. Les coups reprennent plus tard. Il a des dents
cassées ; il est blessé à la tête. Certains inspecteurs d’origine juive parlent
arabe. Ils modèrent les supplétifs et l’interrogent sans violence. « Si tu ne
peux pas parler en français, tu peux me parler en arabe », lui dit l’un d’eux.
Les supplétifs, de leur côté, refusent de parler en arabe. Parfois, on le laisse
seul avec eux. Le matraquage reprend. Dans la cave de l’ancien hôtel, se
trouvent une vingtaine de personnes dans la même situation que lui. Elles
sont appelées à tour de rôle, pour être interrogées 180.

Saint-Denis

Geghal Ahmed est jeté dans le canal après que des policiers lui eurent
pris ses papiers. Il échappe à la noyade.

Stains

Ce soir, Fatima n’est pas rentrée à la maison.


Adolescente à la longue chevelure très brune, toujours bien habillée,
Fatima Bedar a 15 ans depuis le mois d’août. Elle est née en Algérie, à
Bougie. C’est à l’âge de 5 ans qu’elle est venue en France, avec sa mère.
Son père, Hocine, est ouvrier au Gaz de France. Fait prisonnier en 1940, il
s’est évadé et a participé à la campagne d’Italie. Il a été démobilisé en 1945.
En France, Fatima a eu deux sœurs et un frère. La famille a d’abord
habité Sarcelles et, cette année, elle vient de s’installer à Stains.
Fatima est l’aînée. Elle aide beaucoup sa mère à la maison, s’occupe des
plus petits. Aux yeux de sa sœur, Louisa, elle fait figure de véritable femme.
Souvent, elle accompagne son petit frère, Djoudi, à l’école maternelle. Il est
émerveillé par ses gros dictionnaires. Elle est élève du collège commercial
et industriel féminin, rue des Boucheries, à Saint-Denis.
Ce matin, Fatima et sa mère se sont vivement disputées. Les parents de la
jeune fille ne voulaient pas qu’elle aille aux manifestations. Le ton a
monté ; sa mère, très énervée, a jeté quelque chose dans sa direction. Elle a
voulu retenir sa fille. Louisa a vu sa grande sœur partir en courant.
Ni le lendemain ni les autres jours, Fatima ne reviendra à la maison.
Chaque matin, son père partira de bonne heure pour la chercher. Souvent, sa
mère emmènera Djoudi dans les rues de Stains, à sa recherche. Et puis, un
soir, le père rentrera à la maison, le cartable de Fatima à la main.
Le 31 octobre, on retrouvera le corps de Fatima, noyée, dans le canal de
Saint-Denis 181.
Qui a tué Fatima Bédar ? On ne le saura jamais. Mais ce que l’on sait,
c’est qu’au commissariat de Saint-Denis et au poste de police de Stains,
dépendant de Saint-Denis, des policiers avaient, depuis des semaines, pris
l’habitude de jeter des gens dans le canal et dans la Seine.

Nanterre

On frappe à la porte du docteur Suzanne Urverg. Ce sont des habitants du


bidonville de la rue des Pâquerettes qui viennent la chercher. Ils ont
confiance en leur médecin. Dans le plus grand secret, ils la conduisent au
bidonville pour qu’elle y soigne des blessés. Elle voit sept ou huit blessés
par balles. Certains, très gravement atteints au ventre, doivent être
immédiatement hospitalisés pour éviter la mort. Mais ils ne veulent pas
aller à l’hôpital : ils ont peur que les policiers ne les y trouvent. Ils
voudraient que le « docteur Suzanne » les opère sur place. « Vous voulez
mourir d’une infection ? » leur dit-elle. Elle promet de s’arranger avec
certains internes et médecins de l’hôpital de Nanterre et de l’hôpital Foch
de Suresnes pour qu’aucune déclaration ne soit faite à la police. Contre leur
gré, les blessés sont conduits vers les deux hôpitaux. Ils seront sauvés.
Dans le bidonville, Suzanne Urverg suture des plaies, fait des
pansements, arrête de petites hémorragies. Des morts sont ramenés par leurs
compagnons. Quand Camille Gilles, journaliste à Paris-Presse-
L'Intransigeant, se rendra dans le bidonville, il écrira : « Amar m’entraîna à
travers les ruelles sombres de la médina. Un petit vent frais me piqua le
visage et une sueur froide me parcourut l’échine, quand soudain Amar me
montra, dessous une couverture, le cadavre nu d’un Nord-Africain qui avait
été tué de plusieurs balles dans le corps. “Vois-tu, nos morts, nous les avons
ramenés avec nous, me dit Amar, comme nos blessés. Ils seront enterrés
avec les honneurs qui leur sont dus.” »

Paris 13e

Boulevard Masséna, Mohamed Ben Abdallah rentre chez lui avec


d’autres Algériens. Des policiers les frappent à coups de bâton. Ses
compagnons essaient de le transporter. N’y parvenant pas, ils
l’abandonnent, le croyant mort.

Bois de Boulogne

Appréhendé par des policiers en civil, May Smaïl est frappé dans la
voiture qui l’emmène au bois de Boulogne. Là, il est matraqué et reçoit un
coup de couteau. Il est abandonné. Il reviendra à lui le lendemain et sera
transporté à l’hôpital par un automobiliste belge.

Lieux divers

Aidouni Bachir a été arrêté avenue d’Italie, avec d’autres Algériens.


Emmenés vers Vincennes, ils sont conduits au bord de la Seine et précipités
dans le fleuve. Lui seul réussit à en sortir. Le reste de la nuit, il se cache
dans une usine voisine.
Bourenane Mohamed a été arrêté pendant les manifestations. Des
inspecteurs l’emmènent en 403 jusqu’au bord de la Seine. On lui enfonce
un couteau dans la gorge. Il est jeté dans l’eau. Malgré sa blessure, il
parvient à sortir de l’eau et se réfugie dans un immeuble. Le concierge
appelle une ambulance.
Le patron de l’hôtel situé 16 passage Raguinot, dans le 12e
arrondissement, est jeté dans la Seine par des policiers. Il réussit à en sortir.
Derouag Abdelkader, 28 ans, né à Batna, demeurant 36 rue Jean-Carasso,
à Bezons, meurt noyé. Houbad Lakhdar revient des manifestations. Il est
arrêté et noyé.
Khebach Mohamed et trois autres Algériens sont arrêtés à 23 h 30
boulevard Saint-Michel. Frappés et tenus pour morts, ils sont conduits par
des policiers au pont suspendu d’Alfortville. Là, ils sont jetés dans la Seine.
Moins atteint, Khebach Mohamed survivra. Selon lui, les trois autres sont
très certainement morts.
Laroun Hamadi est emmené par des inspecteurs de police à bord d’une
403. Ils le font descendre sur les quais de la Seine, l’assomment à coups de
crosse et le jettent à l’eau. Il reprend conscience dans la Seine à 2 heures du
matin environ.

Gennevilliers

Messaoud Aouam doit passer la nuit aux Grésillons. Tout à coup, il


aperçoit un car de police. Résigné, il se dit : « Bon, je suis pris, comme tous
les frères... » Deux policiers descendent du car et l’interpellent. Ils ont des
mitraillettes, des gilets pare-balles. Sur le car, il lit : « Police-secours ».
- Les mains en l’air !
- Je ne suis pas armé...
Il tient ses papiers, son livret militaire, à la main. Mais, sans même les
regarder, les policiers lui demandent :
- Qu’est-ce que tu es ? marocain ? tunisien ? algérien ?
- Je suis algérien, monsieur...
- Alors, monte ! Vite !
Dès qu’il est monté dans le car, il leur dit :
-Regardez, voilà mes papiers...
- On n’a pas besoin de savoir !
Il reçoit une volée de coups de bâton. Il aperçoit un Algérien qu’il ne
connaît pas. Cet homme, de forte corpulence, est allongé sur le plancher du
véhicule. Ils lui frappent le ventre. Messaoud Aouam reçoit des coups sur le
visage et sur le corps. Les policiers sont au nombre de quatre : deux d’un
côté, deux de l’autre. « Il faut que je protège ma tête, se dit-il. Peut-être
qu’ils sont énervés... Ils vont nous conduire au poste... ce n’est rien... J’ai
l’habitude de recevoir des coups... il faut que je supporte... » En le frappant,
ils disent : « Espèce de salaud ! Fellagha ! - Mais j’ai fait mon service
militaire, je reviens d’Allemagne... », proteste-t-il. Ils ne veulent rien savoir.
Ils ne le fouillent même pas. Ils frappent. Le car roule maintenant. Quand il
s’arrête à nouveau, Messaoud Aouam aperçoit un autre car. L’endroit est
obscur. Il discerne des arbres tout autour de lui. « Merde ! se dit-il. Ce n’est
pas au poste de police qu’ils m’emmenaient... » Lorsqu’il descend du car,
d’autres policiers sont déjà sur les lieux. Ils attendaient leurs collègues. Il
voit la Seine et comprend qu’on a l’intention de les tuer, lui et son
compagnon d’infortune. « Si je dois me noyer là-dedans, c’est une mort
horrible... Je préfère qu’ils m’abattent à la mitraillette, je souffrirai moins...
Je vais faire quelque chose pour qu’ils me tirent dessus... » Il ne parvient
pas à se tenir debout, à cause des coups reçus. Il ignore où il se trouve
exactement. Dans les environs d’Argenteuil, peut-être ? Une légère pluie
continue à tomber. Le vent souffle. La nuit est obscure.
Il pense à se sauver quand il entend le chef des policiers dire : « En
position ! » Les agents s’alignent. Il est presque soulagé. « Tant mieux, se
dit-il, ils vont nous abattre à la mitraillette et, ensuite, ils nous jetteront... »
Dans l’obscurité, il entend un cri. C’est « le gros », dont il n’a pas vu le
visage. Ils ont dû le frapper. Il se retourne pour voir s’il reconnaît l’un des
policiers. Un éclair surgit alors devant ses yeux. Quand il reprend
connaissance, il absorbe de l’eau. Que lui arrive-t-il ? Un cauchemar ? Il
veut se débattre. Mais ses mains et ses pieds ont été attachés. Il se débat tout
de même et s’éloigne de la rive. L’eau est froide. Il aperçoit des signaux sur
l’autre berge, des torches électriques qui clignotent. Les policiers font signe
à des collègues. Une barque approche. Il y a des vagues, du vent, de la
pluie. Il entend toujours le ronronnement du moteur du car de police, là-bas,
sur la berge. Ceux qui l’ont jeté dans la Seine attendent. D’autres policiers
arrivent en barque. Il entend dire : « Regarde par là ! Il y a quelque chose
qui bouge ! » Il se laisse couler. Il est capable de rester assez longtemps
sous l’eau. Il bouge les genoux. Une voix lui parvient : « Je crois qu’ils sont
bons tous les deux ! Il n’y a plus personne ! »
Ils s’éloignent. Lui se rapproche de la rive, puis s’accroche à un buisson
avec ses deux poignets ligotés, en attendant que les policiers quittent les
lieux. La barque a maintenant rejoint l’autre rive. Il entend le car s’éloigner.
Il réussit à se libérer les mains, et s’en passe une sur le crâne : il y sent des
creux. Il saigne abondamment. « Je ne vais pas survivre, pense-t-il. Je serai
mort avant le lever du jour... » Il pleut. Il tremble. D’une main, il se tient le
menton car ses dents claquent. Il craint qu’on ne l’entende de loin. De
l’autre main, il se tient accroché au buisson. Il a de la fièvre. Il attend l’aube
182.

Porte de Versailles-palais des Sports

Le gardien de la paix Joseph Gommenginger est affecté à la brigade de


nuit du 15e arrondissement. Il est délégué du SGP et membre de la
commission administrative. Lors de sa prise de service, on le désigne
comme chef de car de police-secours. Il doit se rendre d’urgence à la porte
de Versailles pour conduire des blessés algériens à l’hôpital Boucicaut. Le
car quitte la mairie du 15e. Depuis le début de la soirée, de fausses
nouvelles circulent : les manifestants algériens auraient tué des gardiens de
la paix. Quand il s’enquiert du nom des victimes, de leur service, personne
ne peut lui répondre. Dans le car, il entend de brefs appels radio anonymes :
« Tel arrondissement, trois collègues blessés... Quatre collègues tués... 7e
arrondissement, trois collègues blessés, état grave, terminé. » Ce sont de
fausses informations. Rien n’est fait par l’état-major pour les démentir.
Quand Joseph Gommenginger arrive au palais des Sports, il y a là des
cars et des autobus de la RATR Les Nord-Africains qui en descendent sont
accueillis par des policiers à coups de poing, de pied et même de madrier.
Ces collègues appartiennent aux compagnies de district. Il y en a du 6e
district, qui couvre les 14e, 7e, 15e arrondissements et est implanté à l’École
militaire. Ils n’ont pas participé au maintien de l’ordre. Ils étaient en réserve
porte de Versailles, dans des cars, pour garder les musulmans. Ils n’ont pas
reçu de coups. Ils sont dans un état d’extrême surexcitation. Ils ont enlevé
leurs numéros matricules et agissent anonymement. Ils se sont baptisés
« comité d’accueil ». Joseph Gommenginger a conscience que, s’il
s’interpose, il risque d’être lui-même blessé. Dès que les Nord-Africains
descendent du car, un groupe de policiers se précipite sur eux et les
matraque. Certains Algériens sont jetés des cars. Joseph Gommenginger
voit ses collègues enlever aux Algériens leurs portefeuilles, leurs montres.
Il en entend un qui se félicite : « Maintenant, j’en ai assez pour me payer
une voiture... » Joseph Gommenginger, écœuré, le saisit par la cravate. Les
gradés (un officier de paix principal, des officiers de paix, des brigadiers)
sont invisibles. En revanche, le contrôleur général Paris, sous-directeur de
la police parisienne, est présent, en haut des escaliers du palais des Sports.
Il assiste au massacre. Joseph Gommenginger l’interpelle et lui dit : « Mais
faites donc cesser ! Faites quelque chose ! Faites arrêter cette boucherie ! »
Le contrôleur général Paris ne répond pas.
Les Nord-Africains qui gisent à terre, immobiles, sont relevés par Joseph
Gommenginger et par trois gardiens qui l’accompagnent pour être conduits
à l’hôpital Boucicaut. Ils ont été blessés à la sortie du car et souffrent
essentiellement de blessures au crâne et aux mains. Certains ont reçu des
coups dans le ventre et le bas-ventre. Tous sont gravement atteints, certains
sont peut-être morts. À l’hôpital Boucicaut, ils sont déchargés dans la salle
d’attente dont le sol se couvre de sang. Les infirmières sont écœurées,
atterrées par ce qu’elles voient. Le car repart à toute vitesse, d’autres
Algériens inanimés sont ramassés au palais des Sports, le car retourne à
Boucicaut. La navette se poursuit tout au long de la nuit 183.
Idir Belkacem arrive de la préfecture de police. Quand il descend du car,
il a les mains sur la tête. Les policiers ordonnent aux prisonniers de jeter
tout ce qu’ils ont dans leurs poches : portefeuille, papiers, cigarettes, argent.
Le jeune homme voit un policier ramasser un portefeuille et le mettre dans
sa poche. Il y a là un tas de paquets de cigarettes, de boîtes d’allumettes, qui
s’élève à près d’un mètre de haut. Dans les escaliers qui descendent vers
une salle de sport, il voit des policiers en calot, armés de planches et de
matraques. A chaque marche qu’il descend, il est frappé sur les mains. Elles
saignent. Quand il pénètre dans la salle de sport, il découvre des gens
ensanglantés 184.
Daouadji Abdelkader voit devant lui une quarantaine de policiers qui
frappent les Algériens passant au milieu d’eux. Beaucoup s’effondrent ;
ceux qui les suivent leur marchent dessus. Certains ont le crâne ouvert.
Sont-ils morts ? Les montres sont cassées, les vêtements déchirés 185.
Ouazène Saad, gravement blessé à la tête, cherche à éviter de nouveaux
coups. Il a l’impression d’être un animal. Des morceaux de bouteilles
cassées et du fil de fer barbelé ont été installés sur le chemin qui mène des
cars au palais des Sports. Des Algériens, nu-pieds, sont coupés par le verre.
D’autres, raflés dans des hôtels, sont en chemise de nuit 186.
Joseph Gommenginger est bouleversé. Dans trois jours, il écrira au
bureau fédéral de son syndicat :

[...] Il m’a été pénible d’assister à des actes indignes d’êtres civilisés
[...] des actes d’une bestialité révoltante ont été commis de propos
délibéré par des policiers qui n’avaient même pas participé au maintien
de l’ordre lors de la manifestation. Systématiquement, les musulmans
descendant des cars étaient assommés à coups de matraque, jetés au
sol et piétinés. Le nombre de doigts écrasés, de côtes enfoncées et de
fractures du crâne ne se compte plus [...]. Je ne m’étendrai pas sur ce
sinistre tableau d’une sauvagerie inouïe. Il faut cependant se poser la
question : comment des policiers en sont-ils arrivés là ? Toute cette
affaire a été orchestrée sciemment dans la coulisse par ceux qui ont
intérêt à semer le désordre dans la capitale. Dès le début des
manifestations, on a fait courir dans les services le bruit que des
dizaines de gardiens de la paix avaient été tués et qu’il y avait des
centaines de blessés parmi nos collègues. Il va de soi qu’une telle
nouvelle a survolté immédiatement le climat et a incité certains à la
violence. Pourquoi l’administration n’a-t-elle pas démenti
immédiatement ces fausses nouvelles ? Elle en a les moyens et elle ne
l’a pas fait. Il y a donc des responsables à notre tête qui ne sont plus à
leur place 187. D’autre part, je tiens à stigmatiser l’attitude de M. Paris,
contrôleur général du 6e district, qui a assisté à ces actes de barbarie et
qui n’a rien fait pour faire cesser les violences... J’estime que ce
monsieur a failli à son devoir et a fui ses responsabilités de chef. Ici je
parle au nom de la grosse majorité de mes camarades du 15e, car tous
ceux qui ont assisté à ces actes inqualifiables sont écœurés. Face à
cette situation je pense que notre organisation ne peut rester dans
l’immobilisme et qu’elle ne peut se solidariser avec des gens qui ont
déshonoré leur uniforme et abandonné toute dignité humaine 188.
Cette nuit-là, Joseph Gommenginger ne pénètre pas dans les bâtiments du
palais des Sports. Là, sont entassées 6 000 personnes environ, la plupart
blessées et ensanglantées. Beaucoup gisent à même le sol. D’autres
s’effondrent. Quand un interné demande à aller aux WC, il est frappé par
les policiers de garde. Si bien que les prisonniers sont obligés de faire leurs
besoins sur place, au milieu de leurs compagnons.
Dans cette foule, il y a des morts. À coté de Harfouchi Ahmed, un
Algérien gravement blessé à la tête succombe. Douadji Mostefa voit des
policiers mettre le cadavre d’un compatriote dans un sac. Salhi Aïssa voit
d’autres prisonniers transporter deux cadavres.
Des haut-parleurs haranguent la foule. « Si vous êtes venus manifester,
c’est parce que les meneurs du FLN vous y ont obligés... », entend-on. Un
Algérien dit à ses compagnons, dans leur langue : « Je prends le risque de
leur répondre que ce qu’ils disent est faux », et il ajoute : « Je sais que je
vais mourir. » Aussitôt, en français, il crie : « Ce ne sont pas les meneurs du
FLN qui nous y ont obligés, nous sommes venus de notre propre gré pour
lutter contre le couvre-feu raciste... » Un coup de feu le tue sur place. Les
prisonniers observent une minute de silence, puis un brouhaha s’élève de la
foule et des cris : « Algérie indépendante ! », « Libérez Ben Bella ! »,
« Vive le GPRA ! ».
À un autre moment, sur la scène du palais des Sports, un officier
supplétif s’adresse en arabe aux prisonniers : « Pourquoi vous avez
manifesté ? Il faut obéir au couvre-feu ! » « Ferme ta gueule, on n’a pas
besoin de toi ! » lancent des voix, dans la foule. Il menace : « Vous allez
tous passer par mes mains ! » Il donne l’ordre à ses hommes d’évacuer un
coin du palais des Sports et d’y installer un rideau pour le mettre à l’abri des
regards. Un par un, des prisonniers seront appelés et conduits derrière ce
rideau. On ne les verra plus revenir, mais, de temps en temps, venant de cet
endroit, on verra passer des CRS portant un brancard recouvert d’une
couverture.
Dans la nuit, Dan Sperber croit entendre des coups de feu du côté du
palais des Sports. Il se dit qu’il a dû se tromper, qu’il se monte la tête.
III

L’étouffement
1. 18 octobre 1961

Aux premières heures de la matinée du mercredi 18 octobre, les


cheminots, les gaziers, les électriciens sont en grève, à l’appel de leurs
syndicats. Le mouvement est largement suivi à Paris et en province. Les
grévistes réclament des augmentations de salaires.
Le bilan officiel de la journée du 17 octobre est de 3 morts (2
manifestants algériens et 1 Français métropolitain) et de 64 blessés. Du côté
de la police, on parle de 13 blessés, dont l’un dans l’incapacité de reprendre
son activité le mercredi matin. Une dépêche de l’agence France-Presse
indique qu’aucun policier n’a été blessé par balle.
À la préfecture de police, on laisse entendre que d’autres victimes
pourraient être dénombrées, parmi les manifestants, dans la journée.
Officieusement, selon Paris-Jour, on parle d’au moins 20 morts parmi les
Algériens.
Officiellement encore, 30 000 personnes ont manifesté. Sans doute
étaient-elles au moins 40 000 189.
Comme chaque mercredi matin, le Conseil des ministres se réunit à
l’Élysée, sous la présidence du général de Gaulle. Roger Frey fait une brève
communication sur les manifestations de la veille. Il paraît mal informé 190.
À l’issue de la réunion du Conseil, Louis Terrenoire, le porte-parole du
gouvernement, ancien déporté à Dachau, fait une déclaration à la presse. Il
justifie le couvre-feu :

Le FLN a été touché par les mesures limitant la circulation nocturne,


qui ont mis du même coup à l’abri de nombreux travailleurs nord-
africains qui ne demandent qu’à rester paisiblement chez eux et qui ont
pu ainsi échapper et aux convocations et au racket. [...] Sous des
menaces sanglantes, les dirigeants FLN ont obtenu que 30 000 Nord-
Africains obéissent aux ordres de manifester mardi. On a eu
l’impression que là où il n’y eut pas d’échauffourée les pauvres
bougres ne demandaient pas mieux que d’être emmenés au poste de
police. Jamais la police n’a arrêté autant de monde dans la région
parisienne. Le nombre des arrestations atteint, en effet, 11 500.

Contre toute réalité, il parle de 2 policiers blessés par balle. Il annonce


aussi le rapatriement dans les 48 heures de 1 500 Algériens « assignés dans
les douars d’origine », et la mise à disposition du préfet de nouvelles forces
de police 191.
.......................................
Photos :

Métro Solférino.
Solférino : un jeune Français aide un Algérien blessé.
Ensanglanté, l’homme achète un ticket de métro.
Nanterre, rue des Pâquerettes. Sur le mur. un homme est mort.
Un autre, gravement blesse, gémit.
Un journaliste américain a transporté le blessé à l’hôpital de Nanterre.
Un employé hospitalier, mégot à la bouche, s’exclame : « Et un raton,
un ! »
Ahmed Khalfi
DES DISPARUS
Mohamed Khadraoui
Abelmadjid Gacem
Abdelaziz Baali
Mohamed Saïd Ould Saïd
DESDISPARUS
LakhdarGides

.........................................
Dans la nuit, alors que l’Assemblée nationale est en train de discuter des
prix agricoles, le ministre de l’Agriculture, Edgard Pisani, cède la place à
son collègue de l’Intérieur pour lui permettre de faire une déclaration sans
débat sur les manifestations :

[...] Des coups de feu ont été échangés, affirme Roger Frey, qui ont
fait deux morts et huit blessés par balles, ainsi qu’un certain nombre de
blessés parmi le service d’ordre [...]. Des coups de feu ont été
échangés boulevard Bonne-Nouvelle [...]. N’eût été la fermeté et la
stricte discipline des forces de maintien de l’ordre, gardiens de la paix,
CRS et gendarmes, une telle manifestation aurait pu se solder par un
bilan plus sanglant encore que celui que nous avons à déplorer.

Pour justifier la mort par balle de manifestants, le ministre de l’Intérieur


dissimule la vérité : il n’y a pas eu d’échange de coups de feu ni de policier
blessé par balle.
Un seul orateur est autorisé à répondre : c’est Roger Souchal, au nom de
l’UNR, le parti gouvernemental. La police, dit-il, a « fait son devoir, rien
que son devoir, tout son devoir, en protégeant la population parisienne des
exactions de ceux qui étaient venus de la banlieue pour former des cortèges
dans les rues de Paris [...] ». Le gouvernement, poursuit-il, « avait le devoir,
en particulier par l’intermédiaire d’une police à laquelle nous devons rendre
hommage... (à cet instant, des applaudissements sont entendus à gauche, au
centre et à la droite de l'Assemblée)... de réprimer des manifestations parmi
les serre-file desquelles se trouvaient certains Européens membres d’un
parti politique que je citais tout à l’heure. Je les ai vus personnellement à la
station de métro Strasbourg-Saint-Denis ». Le parti que désigne Roger
Souchal est le Parti communiste, ainsi accusé d’avoir encadré les
manifestants algériens...
Le député Jean-Marie Le Pen s’exclame : « Arrêtez- les ! »
Dans l’ensemble, les premières réactions de la presse quotidienne sont
franchement hostiles aux manifestants, à l’exception de Libération, de
L’Humanité et de France-Soir qui font état, avec prudence, des violences
policières.
Dans le quotidien communiste, on lit : « Sur ce qu’a été cette tragique
soirée d’hier, nous ne pouvons tout dire. La censure gaulliste est là. Et
L’Humanité tient à éviter la saisie pour que ses lecteurs soient, en tout état
de cause, informés de l’essentiel. »
A la une de France-Soir, on voit une grande photo des manifestants
algériens, boulevard des Italiens. Ils reviennent de l’Opéra. Certains sont en
cravate ; ils agitent la main en souriant au photographe. Au premier plan, un
enfant de 13 ans le regarde. La légende indique : « [...] Dans quelques
minutes, une fusillade va éclater. » Le photographe ne savait pas que
l’enfant s’appelle Touil Ahmed, né le 15 juillet 1948. Il était heureux d’être
là ; comme les autres, il a crié : « Algérie algérienne », « Libérez Ben
Bella »... Puis les policiers ont tiré en l’air en ordonnant : « Les mains en
l’air ! »... Il a pris le métro. Quand il est arrivé chez lui, à Pantin, sa mère et
ses petites sœurs étaient déjà rentrées, mais ses deux grands frères avaient
été arrêtés 192. France-Soir publie aussi une enquête de Henry Pignolet et
de Michel Croce Spinelli, d’où il ressort nettement que la violence est
venue des forces de police. Au pont de Neuilly, selon un témoin, « une
fourgonnette est arrivée, bondée de femmes et de jeunes. Un musulman en
est descendu sous la menace d’un harki. Le FLN tenta brusquement de
saisir sa mitraillette. Le harki tira, tuant un garçon de 15 ans ». Sur les
Grands Boulevards : « [...] les chefs de la manifestation semblent avoir
voulu éviter toute violence [...]. Mais, boulevard Bonne-Nouvelle, ce fut la
tragédie [...]. Le policier a tiré deux coups en l’air. Puis il a fait feu vers les
manifestants. En entendant les coups de feu, des policiers casqués, portant
le gilet pare-balles, sont accourus. Ils ont à leur tour tiré une vingtaine de
coups de feu. » Cependant, dans son commentaire, Jean Ferniot condamne
les manifestations : « En fin de compte, écrit-il, les manifestations
parisiennes d’hier, et les raisons qui les ont provoquées, risquent de servir
les extrémistes des deux camps. Pour le général de Gaulle, alors que l’OAS
multiplie ses provocations et que le FLN étend le théâtre de la violence, le
chemin est très étroit qui, pour mener à un règlement, doit éviter les écueils
dressés par ses adversaires et, parfois, par des serviteurs trop zélés. 193 »
« 20 000 musulmans, encadrés par des meneurs FLN, ont manifesté avec
violence », titre, pour sa part, L’Aurore, qui demande : « Paris est-il donc
livré avec d’aussi piètres protections à qui veut le prendre ? N’avons-nous
pas de ministre de l’Intérieur ? »
« Violentes manifestations à Paris de musulmans algériens », titre Le
Figaro, qui ajoute : « Grâce à la vigilance, à la prompte action de la police,
le pire - qui était à craindre - a pu être évité. » Ce journal donne une version
mensongère des faits : « 21 h 40 : des Nord- Africains tirent sur des cars de
police, à la hauteur du 25 boulevard Bonne-Nouvelle. Les policiers
ripostent. »
« Violentes manifestations nord-africaines hier soir à Paris » : tel est
également le titre du Parisien libéré.
« Ils ont pris le métro comme on prend le maquis... A l’heure du cinéma,
ils attaquent sur les boulevards... Ce sont les prisonniers de la bataille de
l’Opéra », lit-on dans Paris-Presse.
« [...] Des musulmans algériens fortement encadrés ont violemment
manifesté, écrit un rédacteur anonyme de Combat. [...]. Des groupes
sporadiques, entourés vraisemblablement par des tueurs, faisaient irruption
dans le 17e arrondissement [...]. À 20 h 45, 2 500 autres musulmans se
trouvaient encore au carrefour de la Défense se livrant à de nombreuses
déprédations : brisant les vitrines de boutiques et crevant les pneus des
voitures ou même les renversant. Une nouvelle fois, les gardiens de la paix
ont chargé. »
Dans le compte rendu que font les rédacteurs du Monde, on parle de
l’« énervement » des policiers et de « déferlement musulman ». « À
21 h 45, lit-on, des bagarres se déroulent sur le boulevard Bonne-Nouvelle
et le boulevard Poissonnière. Se heurtant à un car de police, les
manifestants envahissent une partie de la chaussée ; les agents tirent des
coups de sommation en l’air [...]. À la hauteur de la rue Malebranche, des
coups de feu sont échangés et des témoins aperçoivent plusieurs hommes en
civil de type nord-africain qui s’enfuient, armés de pistolets-mitrailleurs
[...].» Le chef du service politique, Jacques Fauvet, écrit : « Le FLN ne
manquera pas d’exploiter les sanglants incidents de Paris [...]. Pourtant, il
en porte la responsabilité puisqu’ici et là c’est le terrorisme musulman qui
est à l’origine de ces drames [...]. Les lâches attentats commis au hasard
contre les agents de police ont amené à prendre des mesures, qui sont peut-
être critiquables, mais qui visent à assurer autant la sécurité des musulmans
que celle des agents en évitant aux premiers d’être victimes, comme cela est
arrivé, de mitraillades la nuit. »
Un journaliste américain, Sanche de Gramont, correspondant à Paris du
New York Herald Tribune, fait état, lui, de violences policières : « Un
témoin oculaire, écrit-il, dit que la technique de la police consistait à trainer
un musulman en dehors de la foule, à l’encercler et à le matraquer jusqu’à
ce qu’il perde conscience. Un autre indique qu’il a vu des femmes
musulmanes conduire des manifestations sur le boulevard Saint-Michel et
que plusieurs étaient étendues sous des porches, en train de sangloter, la tête
ensanglantée. Un photographe de l’Associated Press, Joseph Babout, a été
victime de l’énervement de la police. Son appareil photo a été mis en
morceaux, sa chemise arrachée, et il a été battu à coups de poing par la
police alors qu’il essayait de prendre des photos de l’action menée contre
les manifestants. »
Sur Paris-Inter, au cours de l’émission « Inter Actualité », on entend :
« Cris hostiles, slogans FLN, voitures malmenées, retournées. Très vite, les
heurts deviennent inévitables. Des coups de feu claquent chez les
manifestants, les forces de l’ordre ripostent. C’est le scénario dramatique
[...]. Soulignons toutefois que personne parmi le service d’ordre n’a été
blessé par balle [...]. Des meneurs FLN ont transformé, hier soir, en
violences ce qui, à l’origine, ne devait être qu’une manifestation silencieuse
et pacifique [...]. De nouvelles manifestations de musulmans algériens
seraient à craindre pour ce soir, elles seraient cette fois le fait de petits
commandos de choc, dit-on, mais des mesures doivent être prises pour
éviter le retour des désordres d’hier soir. »
À 20 heures, le journal télévisé est présenté par Jacques Sallebert. Il
s’ouvre sur les grèves à la SNCF et à l’EDF. Un sujet de trois minutes et
quatre secondes leur est consacré. Puis vient un sujet sur « les
manifestations musulmanes ». Il est réalisé par Jacques Poux, avec des
images de l’agence United Press et de la télévision française. La caméra
s’attarde d’abord longuement sur la vitrine brisée d’un café, boulevard
Poissonnière. Le tiers du sujet est consacré à cette vitrine, suggérant la
violence des manifestants. Puis, place de l’Étoile, au pied de l’Arc de
Triomphe, on voit des Algériens parqués, mains sur la tête, des policiers
casqués, d’autres portant le képi. On ne voit aucune scène de violence
policière. Cependant, tandis que les Algériens avancent, mains sur la tête,
visages fermés, on aperçoit un motard qui pousse brutalement un Algérien
par-dessus une barrière. Puis, très rapidement, on voit un policier s’avancer
vers un Algérien prisonnier, les mains en l’air. Le policier, que l’on voit de
dos, fait un geste rapide et violent. De toute évidence, il vient de donner un
coup de poing dans le ventre du prisonnier. Dans le métro, d’autres
Algériens ont les mains en l’air. On voit des policiers en civil. Quand les
Algériens sortent du métro, des policiers les conduisent vers un autobus de
la RATP, l’autobus n° 31, sur lequel est écrit : « Service spécial ». À
l’intérieur du bus, les prisonniers ont les mains en l’air. Le bus n° 31
s’éloigne. Le sujet est terminé. Il a duré deux minutes et quatorze secondes.
La télévision française s’attarde plus longuement sur d’autres événements :
la visite à Paris du shah d’Iran et de la princesse Farah, l’interview du
professeur Heim sur les champignons, l’histoire d’un évêque du Nord
passant son brevet de pilote, l’arrivée à Orly des frères Rodrigues...

C’est en écoutant la radio, ce matin, que le gardien de la paix Claude


Toulouse a appris qu’il y a eu des manifestations hier soir. Quand il prend
son service au poste de police d’Auteuil, dans le 16e arrondissement, il est
affecté dans un car de police-secours qui a pour mission de se rendre au
stade de Coubertin et de conduire les blessés les plus gravement atteints à
l’hôpital Corentin-Celton. Certains collègues de sa brigade ont participé à la
répression. « J’en ai mal dans la main... », dit l’un d’eux, rigolard. Certains
se vantent d’avoir jeté des Algériens dans la Seine. « Tu ne sais pas nager ?
On va t’apprendre !... » La rumeur dit qu’à la Cité le préfet de police serait
descendu pour tenter de faire cesser des violences contre des Algériens. Il
se serait fait rabrouer et aurait dû partir... On s’en vante, on se sent fort.
Quand Claude Toulouse arrive au stade de Coubertin, il est effrayé. Il a
l’impression atroce de se trouver devant un tas de viande humaine... Les
détenus, blessés, n’ont reçu aucun soin ; ils ont été purement et simplement
entassés. Des Algériens désignent les plus gravement blessés d’entre eux.
Ces derniers sont emmenés inconscients à l’hôpital Corentin-Celton, deux
ou trois à chaque voyage. Il constate de nombreuses blessures au visage, au
crâne. Les infirmières traitent les policiers de salauds, d’assassins. Claude
Toulouse a honte.
Alors que son car vient d’effectuer un transport de blessés et qu’il arrive
à nouveau au stade, des collègues lui apprennent qu’un Algérien vient
d’être tué. Tout au long de la journée, il transportera une centaine de blessés
graves 194.
Au palais des Sports, dans la matinée, deux Algériens se mettent à crier.
Ils sont abattus. Dans la soirée, les mêmes scènes de violence extrême que
la veille se reproduisent. Plusieurs dizaines de policiers, appartenant à tous
les corps, attendent les autobus de la RATP chargés d’Algériens. Alignés
sur deux rangs, ils sont armés de bâtons, de nerfs de bœuf, de gros souliers,
de crosses de fusil. De temps en temps, les équipes sont relevées. On voit
des pompiers, armés de gourdins, venir leur prêter main forte. Un autobus
arrive. Les Algériens ont les mains sur la tête. Sur une vingtaine de mètres,
ils reçoivent des coups. Les policiers visent notamment le bas-ventre. Un
appelé du contingent, appartenant au service de santé des armées, voit un
Algérien tué à coups de crosse. Les blessés hurlent.
Des prisonniers tombent brutalement sur le sol. Ils sont relevés à coups
de pied et de crosse. Certains souffrent de fractures du crâne, des bras, des
jambes.
Un autre militaire du service de santé assiste à ces scènes. Il a envie de
vomir.
À l’intérieur du palais des Sports, il y a environ 6 000 Algériens.
Beaucoup sont blessés, leurs vêtements tachés de sang. Des soldats
distribuent de l’eau dans des casques lourds. Sur la scène de spectacle, les
prisonniers défilent pour décliner leur identité ; beaucoup ont eu leurs
papiers déchirés.
Derrière le rideau de la scène, une infirmerie a été installée. Un militaire
du service de santé apprend qu’il y a là 50 blessés graves et des morts.
Dans la salle où se trouve Idir Belkacem, en sous-sol, on a installé des
tonneaux pour que les internés fassent leurs besoins. Ils sont bientôt pleins
et commencent à déborder. La salle est légèrement en pente, et les
excréments se répandent sous les détenus. Ils essaient, par tous les moyens,
de s’agglutiner en haut de la salle pour échapper à cette marée immonde.
Finalement, des pompiers interviennent pour procéder à l’évacuation des
excréments au moyen de tuyaux d’aspiration qui passent par des vasistas.
Idir Belkacem remarque un tuyau noir qui, descendant dans la salle, ne sert
apparemment à rien. Bientôt, des internés s’évanouissent. À côté de lui,
deux personnes perdent connaissance. On commence à parler de gaz,
d’asphyxie. Certains affirment qu’un gaz a été envoyé par le tuyau
inemployé. À son tour, Idir Belkacem s’effondre, perd connaissance. Il
revient à lui à l’infirmerie. Un infirmier en tablier blanc lui soulève les
paupières et lui dit : « Salaud, tu as fumé du kif ! 195 » Comme il accuse les
pompiers, l’homme au tablier blanc le gifle et le renvoie avec ses
compagnons de détention. Ceux-ci ont également repris connaissance.
Le gaz. D’autres internés du palais des Sports en font état. Harfouchi
Ahmed : « En plus des tortures physiques, on nous empoisonne
directement. Dans la nourriture du poison et dans l’air du gaz. La plupart de
mes frères sont tombés et transportés évanouis ou inanimés 196. »
« J’ai remarqué en premier une odeur mystérieuse, rapporte le matricule
22122. Beaucoup de gens tombent dans la salle 197. » « Ils ont employé une
poudre qui est soufflée à l’aide d’une machine, indique le matricule 22223.
Tous nos frères qui se trouvaient dans cette salle et tombaient l’un sur
l’autre se sont aperçus que c’est cette poudre 198. »
On parle aussi de gaz au stade de Coubertin. « Ils ont ouvert des tuyaux
qui faisaient sortir des gaz pour nous étouffer, dit Kerdouh Boudjamaâ.
Nous éternuons, nous crachons. C’était terrible 199. » « On a lâché sur nous
un gaz asphyxiant, déclare Bakir Mohamed. Alors, chaque dix minutes il y
a un frère qui tombe. On l’évacue 200. »
Dans son Journal, une assistante sociale du Service social familial nord-
africain, travaillant à Nanterre, note : « Une assistante nous signale qu’il y
aurait eu des gazés, une vingtaine, près de la porte de Saint-Cloud. C’est un
rescapé qui lui en a parlé, bouleversé de toutes les horreurs qu’il avait pu
voir 201. »
Saïd Aouaz, lui, est interné au CIV, à Vincennes. Une nuit, alors que les
détenus dorment à même le sol, il sent une forte odeur de gaz. C’est la
panique. Ceux qui le peuvent grimpent à des poteaux ; d’autres, qui
réussissent à se procurer de l’eau, mouillent des mouchoirs pour se les
mettre sur le nez. Beaucoup tomberont malades, intoxiqués. Ils vomissent,
souffrent de diarrhées. Ils retrouveront la même odeur dans la nourriture 202.
Benhadad Madjid est gravement blessé à la tête. Il se retrouve dans une
sorte de cave, il ne sait où, avec d’autres Algériens. Le sol est inondé.
Parfois, des policiers rentrent avec des lampes électriques. « Ils ont mis du
gaz, dit-il. Tout le monde s’est endormi 203. »
Ce mercredi, a lieu la grève des commerçants algériens. Des membres du
FLN passent pour les obliger à fermer boutique. Les récalcitrants sont
menacés d’amendes, parfois même de mort. Des policiers, de leur côté,
viennent les contraindre à ouvrir, les menaçant de fermeture définitive, de
renvoi en Algérie, s’ils ne le font pas. Certains commerçants, frappés,
devront être hospitalisés. Une fois les policiers partis, des commerçants
ferment à nouveau. D’autres, comme ceux de la rue Maître-Albert, restent
ouverts. Des militants du FLN les passent alors à tabac.
Le soir, les tentatives de manifestation échouent. Le dispositif policier et
la peur rendent impossibles les rassemblements. Les rafles se poursuivent.
La préfecture de police et ses abords immédiats sont le lieu de nouvelles
violences. À 21 h 10, Boulanouar Ahcène, qui habite rue Maître-Albert et
n’est en France que depuis un mois, se dirige vers la Seine. En descendant
sur les quais, en face du jardin de Notre-Dame, il voit une vingtaine de
policiers en tenue avec deux Algériens. Ceux-ci sont frappés ; deux
policiers cognent la tête de l’un d’eux contre un arbre. Boulanouar Ahcène
entend soudain crier : « Mains en l’air ! » Quand ils arrivent près de lui, des
policiers le frappent à coups de bâton et de crosse. Il tombe, un policier le
prend par les mains, un autre par les pieds, et ils le jettent à la Seine 204.
À peu près vers la même heure, deux Algériens sont interpellés par deux
policiers à l’angle de la rue du Petit-Pont et de la rue Saint-Séverin.
Poursuivant leur tournée en car, les policiers arrêtent un autre Algérien qui
tentait de se cacher dans un couloir d’immeuble, rue des Bernardins. Place
Maubert, rue Frédéric-Sauton, des Algériens se sauvent, eux aussi, dans des
couloirs. Rue Maître-Albert et sur les quais, quatre hommes sont arrêtés. Le
chauffeur dit à ses collègues : « Mais pourquoi vous ne tirez pas ? » Les
sept Algériens interpellés sont conduits dans la cour de la préfecture de
police. Ils descendent entre deux rangs de policiers qui, en les insultant, les
frappent à coups de matraque, de pied, de poing. Plus tard, ils doivent
monter dans un autobus de la RATP. Dès qu’un Algérien pose le pied sur la
plate-forme du bus, il reçoit un coup de matraque sur la tête. Tout le long du
trajet vers la porte de Versailles, les prisonniers sont frappés à la tête. Les
gardiens s’acharnent particulièrement sur l’un d’eux. C’est un faible
d’esprit. Chaque fois qu’il reçoit un coup, il sourit 205.
À 21 h 30, Amar Ben Sliman sort du métro à Denfert-Rochereau :
Nous nous sommes dirigés sur l’avenue d’Humaine [sic], raconte-t-il.
Tout à coup nous avons aperçu une 403 sur l’angle de la rue Alésia où
se trouvaient quatre policiers en uniforme. Ils me demandèrent où que
je vais. J’ai répondu je vais où qu’il fallait, mes enfants et ma femme à
côté de moi et de nombreux frères. Le policier m’a donné un coup à la
tête avec son bâton blanc et un deuxième coup. Je suis tombé par terre.
Ma femme et mes enfants criaient. Après qu’ils m’ont battu, j’ai perdu
connaissance. J’avais perdu ma famille, qui criait, tout en se dégageant
du lieu. Comme je ne pouvais pas me relever sur le coup, j’ai attendu
quelques minutes. J’avais des coups sur la tête, sur le dos et l’œil
gauche complètement foutu. J’avais tout le cou plein de sang. Je me
dirigeai vers un taxi. Ce dernier n’a pas voulu me prendre. Après
l’intervention d’un Français avec sa femme, ces derniers ont frappé
celui qui n’a pas voulu me prendre. Ils sont venus me prendre par le
bras chez un autre taxi qui n’a pas voulu lui aussi. Le Français et sa
femme ont menacé le taxi. Ce dernier a été d’accord. Le Français et sa
femme sont venus avec moi. Ils m’ont payé le taxi. Maintenant je suis
dans le lit, complètement cassé. Ma femme et mes enfants sont sains et
saufs 206.

À Colombes, Ahmed Theldjoun est abattu par des policiers en civil,


atteint à la poitrine.
À Argenteuil, place du 11-Novembre, des policiers tirent sur des
Algériens qui attendent le bus. La fusillade fait un mort. 12 personnes sont
jetées dans la Seine.
À Nanterre, dans la nuit, plusieurs centaines d’Algériens n’ayant pu
manifester à Paris reviennent en groupe chez eux. Près de la gare, rue du
Chemin-de-fer, des policiers leur tirent dessus, sans sommation. Le
journaliste américain Sanche de Gramont, correspondant du New York
Herald Tribune, écrira : « À 22 h 30, environ 1 500 musulmans marchaient
dans la plus grande rue de la banlieue industrielle de Nanterre et
rencontrèrent un solide barrage de policiers puissamment armés. Les poli‐
ciers attaquèrent la foule, en brandissant leurs massues. Bientôt, une
fusillade commença et deux musulmans furent tués immédiatement, selon
des témoins oculaires. » Brahim Kara, âgé de 30 ans, est écrasé par une
voiture de police. Il mourra deux jours plus tard, à l’hôpital. Dans la nuit, la
préfecture de police publie un communiqué :

Un seul incident grave à relever : un car de surveillance a essuyé des


coups de feu à Nanterre. Dans la riposte, deux Français musulmans
algériens ont été tués dont l’un porteur de l’arme de l’agression. La
liquidation des autres groupes s’est poursuivie surtout dans la banlieue
ouest jusqu’à minuit.

Quelques protestations commencent à s’élever. Dans la soirée, plusieurs


centaines de travailleurs de Renault ont manifesté dans les rues de
Boulogne. Quarante députés et sénateurs du Rassemblement démocratique
algérien dénoncent une « chasse à l’Arabe honteuse ». Dans un
communiqué, le bureau national du Parti socialiste unifié, le PSU, parle
d’une « répression d’une violence inouïe » et ajoute : « Même si le
gouvernement explique l’attitude de la police par les attentats dont elle a été
victime, le bureau national du PSU affirme que ces attentats sont eux-
mêmes la conséquence de l’effroyable répression qui s’abat sur les
travailleurs algériens depuis des années : arrestations, déportations,
disparitions, tortures, camps de concentration et terreur organisée par les
harkis. »
2. 19 octobre 1961

Le jeudi 19 octobre, le ton de la presse commence à changer. « Avec un


peu de recul, écrit Pierre Viansson-Ponté dans Le Monde, certains faits qui
avaient été mal connus à l’issue des manifestations de mardi soir
apparaissent mieux [...]. La question de savoir si des manifestants algériens
armés ont fait feu sur le service d’ordre demeure très controversée. À
l’issue du Conseil des ministres, mercredi matin, M. Terrenoire avait
indiqué que deux policiers avaient été blessés par balle. Dans la soirée, à la
tribune de l’Assemblée, M. Roger Frey a déclaré que des coups de feu
avaient été “tirés” sur le boulevard de Bonne-Nouvelle et d’autres
“échangés” auprès du pont de Neuilly ; mais s’il a précisé que deux morts et
huit blessés avaient été atteints “par des balles” parmi les manifestants, il
n’a pas précisé la nature des blessures reçues par les policiers. De nombreux
témoins des rassemblements d’Algériens et des débuts des manifestations
affirment qu’à ce stade tout au moins les cortèges n’étaient pas menaçants
et que la démonstration se voulait non violente. »
On commence à parler de « violences à froid ». Dans le même quotidien,
dans un encadré de première page intitulé « Violences inutiles », on lit :
« Autant on peut comprendre les brutalités “à chaud”, autant on doit une
nouvelle fois s’élever contre les violences exercées “à froid” sur les
manifestants arrêtés. »
En éditorial de l’organe central du Parti socialiste SFIO, Le Populaire,
Claude Fuzier écrit : « Les visages de la haine et du racisme que beaucoup
ne voulaient pas voir, enrobés qu’ils étaient de leur bien-être et de leur
civilisation, apparaissent sous l’éclairage brutal des bagarres de rue. Chaque
nuit, depuis des semaines, la chasse au faciès était chose commune dans les
rues de Paris, déconseillées (que le terme est joli) aux ex-Français à part
entière [...]. Il ne semble pas qu’on se soit soucié des sommations d’usage
avant de tirer sur une foule en général bien calme. Mais, n’est-ce pas, ces
diables de “ratons” deviennent indécents à partir du moment où ils
prétendent se lancer vers les beaux quartiers !... » Cela n’empêchera pas le
même Claude Fuzier d’écrire quelque temps plus tard, en souvenir sans
doute de l’ancien compagnonnage entre le préfet de police et la SFIO : « M.
Papon [...]. Un homme affable et brave. Un fonctionnaire dévoué et souvent
humain. Cela dit sans ironie aucune, car c’est vrai. Personne ne peut lui en
vouloir [...] 207. »
Dans Libération, Claude Estier écrit : « Ce qui s’est passé mardi soir en
plein centre de Paris, ce qui se passe chaque jour, depuis plusieurs
semaines, dans certains quartiers n’intéresse pas que les Algériens. Cela
concerne aussi tous les Français [...]. C’est notre honneur de citoyen qui est
en jeu [...]. Nul n’a plus le droit désormais de dire qu’il ne savait pas. »
« Les ignobles », c’est ainsi que, dans le même journal, Henry Bordage
qualifie les grands quotidiens pour leurs réactions de la veille : « Leur vieux
fonds raciste, leur haine latente de l’Arabe se sont donné libre cours », écrit-
il. Libération pose des questions : « Est-il exact que 12 Algériens ont été, la
semaine dernière, précipités à la Seine ? Est-il exact que plusieurs Algériens
ont été retrouvés récemment pendus dans des bois de la région parisienne ?
Est-il exact que, chaque nuit, des Algériens disparaissent sans que l’on
puisse retrouver leur trace dans les prisons ou les centres de triage ? Si tout
cela est exact - et nous avons de bonnes raisons de le croire -, qui sont les
auteurs de ces crimes ? »
Sous le titre « Pourquoi ils manifestent », Claude Bourdet et Gilles
Martinet écrivent, en éditorial de France-Observateur : « La décision du
FLN d’organiser de grandes manifestations en France est à la fois une
décision dangereuse pouvant mener à des incidents tragiques et en même
temps une décision politique positive qui peut donner un autre exutoire que
le terrorisme à la volonté d’action et de protestation des Algériens de
France. Un gouvernement intelligent, loyalement décidé à faire la paix et
servi par une police qui lui aurait été fidèle, l’aurait immédiatement compris
et aurait cherché à légaliser de telles manifestations plutôt que de les
écraser. »
L’Humanité publie une déclaration du bureau politique du Parti
communiste qui affirme que « les forces de répression ont agi dans la
capitale avec une brutalité sans précédent » et « demande la libération
immédiate de tous les emprisonnés et internés du 17 octobre, l’arrêt des
expulsions en Algérie et la levée des mesures discriminatoires prises à
l’encontre des Algériens ». On y lit encore que « chaque travailleur, chaque
démocrate français doit se sentir personnellement menacé par les mesures
de caractère fasciste prises à l’égard des travailleurs algériens, ces mesures
pouvant demain être étendues à eux » et que « le bureau politique demande
que les initiatives soient multipliées en vue d’organiser dans l’unité la lutte
de masse dans les usines et les localités, afin que se réalise concrètement la
solidarité indispensable des travailleurs français et algériens ». Le quotidien
communiste publie également un communiqué de la CGT qui « demande
aux militants et syndicats confédérés d’organiser dans les entreprises et
localités des protestations et des actions de masse pour réprouver les
violences du 17 octobre [...] ».
« Le couvre-feu imposé aux Algériens est certes une mesure sévère, lit-
on dans le quotidien catholique La Croix. Il constitue une discrimination
préventive et, comme telle, odieuse. Pourtant, le gouvernement, tenu de
limiter les attentats terroristes, est obligé de prendre des mesures. À la
violence il oppose la contrainte et la force. Personne ne pouvait croire que
les forces de l’ordre resteraient inactives. La violence appelle la violence
[...]. »
Dans Le Figaro, Louis-Gabriel Robinet écrit pour sa part : « [...] Des
milliers de musulmans se sont livrés, mardi soir, dans la capitale, à des
excès [...]. » Et Paris-Jour proclame : « Paris sera protégé. »
Sur Paris-Inter, on entend le journaliste Jean-Pierre Elkabbach justifier le
couvre-feu : « On ne sait pas encore combien de temps ces mesures seront
maintenues, dit-il. Elles seront en tout cas appliquées jusqu’à ce qu’on
puisse être assuré que le retour à la normale n’entraînera pas de risques pour
des vies humaines. »
Au journal télévisé de 13 heures, pendant plus de quatre minutes, sont
diffusés des extraits de l’intervention faite, la veille, par le ministre de
l’Intérieur à l’Assemblée nationale.
Marcel Defosse, correspondant à Paris du journal bruxellois Le Soir,
remarque : « Il est tristement significatif que ce simple contact entre deux
populations qui demeurent distinctes bien qu’elles vivent depuis des années
côte à côte ait, sur-le-champ, entraîné des incidents d’une gravité et d’une
violence qui n’ont pas de précédent à Paris et qui y ont installé, d’un seul
coup, le climat qui règne depuis des années à Alger ou à Oran. »
Commentant l’intervention de Roger Frey à l’Assemblée nationale, le
correspondant à Paris du journal britannique Daily Telegraph écrit : « M.
Frey ajouta que les “pauvres bougres” étaient trop contents de se rendre
eux-mêmes à la police. Ce n’est pas l’impression que j’ai eue en regardant
la reddition digne de centaines d’Algériens aux policiers armés de
mitraillettes. La manifestation, dirigée contre le couvre-feu qui frappe les
Algériens à Paris, a constitué une victoire morale pour le FLN. »
De son côté, le correspondant particulier du Times de Londres écrit :
« L’importance de la manifestation de la nuit dernière a été plus grande que
certains le pensaient [...]. Les policiers disent qu’on leur a tiré dessus et
qu’ils ont été obligés de riposter. Il est officiellement établi, cependant,
qu’aucun policier n’a été blessé par balle. » Le journaliste britannique
qualifie le couvre-feu de « discrimination raciale arbitraire indiscutablement
intolérable ». « Les manifestations de la nuit dernière, poursuit-il, indiquent
que les sympathies avec le FLN sont plus fortes qu’on l’avait supposé. La
déclaration du gouvernement selon laquelle les Algériens sont sortis
uniquement sous la menace de représailles est contredite par l’attitude de la
masse des manifestants qui, avant que les heurts éclatent, défilaient
joyeusement devant les menaces des policiers armés, les mains en l’air,
criant des slogans FLN et visiblement satisfaits d’éveiller l’attention
amusée du public [...]. »

Aux dépôts d’autobus de Malakoff et de la Croix-Nivert, les ouvriers


refusent de nettoyer les véhicules qui ont été réquisitionnés : ils sont
revenus couverts de sang. A Choisy-le-Roi, le personnel des ateliers du
réseau ferré de la RATP proteste, dans une pétition, contre la réquisition
d’une partie du personnel et du matériel de la RATP. Le syndicat CGT de la
RATP dénoncera la responsabilité de la direction de la RATP qui, selon lui,
« cacha aux machinistes désignés la besogne qu’ils allaient faire ». Si tel est
le cas, ils ont cependant rapidement pu voir ce qu’on leur demandait de
faire, et ils l’ont fait. Il ne semble pas qu’il y ait eu un seul cas de refus
d’obéissance.
Officiellement, 9 260 Algériens sont détenus. 6 600 au palais des Sports ;
860 à Vincennes ; 1 800 au stade de Coubertin et ailleurs.
Dans la matinée, des militaires servent du café aux détenus du palais des
Sports. Les cuisiniers ont uriné dedans. Dans l’après-midi, les locaux du
palais des Sports commencent à être évacués. Le chanteur américain Ray
Charles doit y donner un spectacle le lendemain soir. Les Algériens sont
transférés dans les bâtiments voisins du parc des Expositions. Des violences
« à froid » y sont commises. Des cars amènent encore de nouveaux
prisonniers. Un militaire du service de santé assiste aux arrivées :

[...] Nous sommes aux premières loges. Le matraquage continue. Un


Algérien descend, il tombe. On le ramasse à coups de poing, de pied,
de crosse. Il avance malgré tout. On le fouille. A l'infirmerie, on devra
lui faire des attelles. Il a le tibia et le péroné brisés, le bras cassé. Un
vieillard descend, pas de pitié pour lui. Un autre tombe devant le car,
tous les autres passent sur lui. L’un a une fracture du rocher, il mourra
seul dans un coin. L’autre a la joue ouverte, on voit ses dents. Certains
sont méconnaissables par les coups avant d’arriver ; on n’épargne
personne ; jeunes ou vieux. Tous débarquent comme le bétail de La
Villette... À la fouille immédiatement après, qui a le malheur de
protester reçoit une nouvelle rossée. On les parque ensuite dans de
grands boxes, dans le froid et la poussière 208.

Un médecin militaire, appelé, est envoyé au stade de Coubertin pour y


soigner les internés. Il est arrivé d’Algérie il y a quelques jours seulement ;
il y a vécu, dit-il, l’horreur quotidienne, devenue presque banale à ses yeux.
Et pourtant...

L’entrée du stade franchie, témoigne-t-il, c’est une vision d’horreur


à laquelle, naïvement, je ne m’attendais pas. L’impression est celle
d’un troupeau de bestiaux parqués dans un espace trop étroit, l’odeur
pire que celle d’une étable, l’atmosphère étouffante, lourde d’angoisse.
Les hommes sont au milieu de la salle, cernés de barrières
métalliques ; seul un petit nombre peut s’asseoir. Ils sont bien 800,
pressés comme dans le métro aux heures de pointe. Une seconde salle,
appelée salle des courts de tennis, succède à cette première. La foule
est sur les gradins, 1 200 en tout, et ils ne peuvent s’étendre ni même
bouger. Certains, debout près de grandes colonnes, ont les mains sur la
tête, par brimade.
Dans une dépendance, des inspecteurs de police font un tri ; les
détenus, 10 par 10, sont amenés devant eux et brièvement interrogés.
Certains présentent leurs papiers, d’autres n’en ont plus. J’apprendrai
plus tard que, lors de leur arrivée, on leur a fait vider intégralement
leurs poches : briquets, cigarettes, trousseaux de clefs, portefeuilles
avec leur contenu... J’ai vu des gendarmes et des militaires occupés
encore à choisir les meilleures pièces du butin, fouillant comme des
chiffonniers dans cet amas. Gendarmes et agents de police se partagent
la garde des deux salles.
Je regarde la foule : sales, non rasés, les vêtements déchirés et
maculés de sang, le visage las, les hommes ont l’air humilié,
profondément atteints. Leur aspect me révèle le véritable caractère de
la répression qui est d’abord « chasse au faciès » et qui s’adresse
indistinctement à tous les Algériens, même à ceux qui ne manifestent
pas. L’un me dit avoir été arrêté au sortir de son travail, un autre sur le
chantier dont il est le gardien, par les agents qu’il avait naïvement
appelés pour l’aider à évacuer un clochard installé sur les lieux.
- Conditions sanitaires :
Pendant les premières quarante-huit heures, rien n’était prévu pour
les besoins des détenus. Ils avaient ménagé deux espaces à cet effet au
milieu de la salle et dans un coin. L’odeur était si insupportable que les
agents sortaient de temps en temps respirer quelques gorgées d’air
frais. Rien ne fut jamais nettoyé ; aucune aération de la salle n’était
prévue. C’est seulement le jour de ma permanence que les pompiers
ont monté une bouche, unique, d’aération mobile. Dans la soirée, les
soldats ont installé des tinettes de campagne, au nombre d’une dizaine,
à l’extrémité de la salle ; mais l’utilisation dans une salle fermée de ces
tinettes prévues pour l’extérieur n’a fait qu’empuantir l’atmosphère.
Dans la deuxième salle, il y a dix WC fixes. Les détenus, descendus
des gradins, sont groupés 10 par 10, les mains sur la tête ; à un signal,
les gendarmes les font descendre au pas de course. Un homme tombe,
il est roué de coups de crosse et de coups de pied.
- Alimentation :
Rien n’avait été prévu au départ sur ce chapitre. Après trente-six
heures seulement, des soldats du contingent ont apporté un maigre
repas. De temps en temps, une corvée d’eau apportait une marmite et
chaque détenu qui possédait un quart se précipitait pour avoir un peu
d’eau. J’assiste d’ailleurs à des bousculades indescriptibles : au cours
de l’une d’entre elles, un Algérien tombe sous la poussée violente d’un
gendarme et renverse son quart. Il est injurié et reçoit un coup de
crosse sur la tête pour avoir demandé à bénéficier d’une nouvelle
tournée ; il tombe à nouveau... Les hommes sont terriblement
assoiffés : ils ne peuvent en moyenne boire qu’une fois en vingt-quatre
heures.
- Soins médicaux :
Durant toute la durée de la détention, il n’y eut jamais qu’un seul
médecin et deux infirmières. Nous nous relayons toutes les douze
heures, jour et nuit. L’infirmerie du stade est installée au sous-sol. J’ai
à ma disposition un matériel très réduit : de l’éther, du mercurochrome,
une paire de ciseaux ne coupant pas, non stérilisés évidemment, du
coton, des bandes, du fil et des aiguilles, trois pinces. Pas de
compresses stériles, aucune possibilité d’asepsie, pas d’attelles. J’ai
réclamé dès le matin un complément de matériel que je n’ai pas reçu.
Le tri des blessés est impossible : je passe en blouse blanche près des
barrières et les détenus se précipitent pour me montrer leurs plaies. Les
évacuations des blessés graves ne sont pas simples et sont fonction du
bon vouloir de l’inspecteur principal de service. Parmi les blessés que
j’ai évacués à l’hôpital Corentin-Celton, il y en a quatre pour lesquels
j’ai dû attendre plus dé trois heures. Le commissaire me dit d’ailleurs
tranquillement qu’il préférait garder les cars de police-secours pour de
bons Français éventuellement blessés plutôt que de les attribuer à des
bougnoules. Presque tous les détenus portent les mêmes lésions, et
pratiquement aucun détenu n’est indemne. Faute de temps, je n’ai pu
panser que deux cents blessés environ, mais nous aurions dû en avoir
deux mille. J’ai rencontré surtout des plaies du cuir chevelu, très
contusionnées, souillées, souvent multiples, accompagnées
d’hématomes et d’épanchements de sang coagulé, collant aux cheveux.
La face était souvent atteinte, ecchymoses orbitaires, nasales,
hématomes aux oreilles. Les mains sont tuméfiées avec des fractures
des métacarpes et des phalanges ; la fréquence des lésions des mains
s’explique par le fait que les Algériens, débarquant des cars, passaient
entre deux rangs d’agents qui, avec leurs gourdins, les assommaient au
passage. Ils n’avaient que leurs mains pour se protéger le crâne. J’ai vu
de nombreuses fractures de côtes et je n’avais pas de novocaïne pour
calmer la douleur. Tous avaient des œdèmes des chevilles dus parfois à
la station debout très prolongée, mais aussi, dans un grand nombre de
cas, à des fractures sous-jacentes. J’ai évacué une fracture de jambe
ouverte, restée quarante-huit heures sans soin, signalée par un interné
qui s’étonnait de voir son camarade incapable de se lever. Mes
confrères avaient diagnostiqué les jours précédents de nombreuses
fractures de jambes, provoquées par les gendarmes qui faisaient passer
les Algériens d’une salle dans l’autre en les précipitant dans un étroit
escalier en colimaçon, où ils faisaient des chutes dangereuses.
Un de mes confrères a vu un Algérien, rendu dément par trois jours
de détention dans ces conditions, se précipiter vers la sortie, en criant
qu’il voulait rejoindre ses enfants : il a été abattu sous ses yeux par un
agent de police. Le commissaire principal m’a avoué qu’il n’avait
jamais vu ses hommes se déchaîner avec une telle sauvagerie. Dans
l’enceinte régnait une véritable hystérie qui touchait même les soldats
du contingent. Mes deux infirmiers cependant ont manifesté le même
dégoût que moi devant certaines scènes. Ils avaient pourtant un
comportement raciste au départ qui s’est atténué à la suite de nos
discussions.
Dès mon arrivée, un Algérien, voyant mon costume civil, m’a
demandé si j’étais journaliste : « Il faut dire au monde ce qu’on nous a
fait subir... »
Je suis allé le lendemain successivement à la rédaction de deux
journaux parisiens. On m’a écouté, on m’a promis un article. Rien
n’est paru.
Les faits ne se sont sus qu’une semaine plus tard, quand le stade
Coubertin était déjà fermé 209.
Ce jeudi, de premiers groupes d’Algériens internés sont « renvoyés dans
leurs douars d’origine ». 150 d’entre eux débarquent à Constantine et 250
autres à l’aérodrome d’Alger-Maison-Blanche. La presse, la radio, la
télévision, les actualités cinématographiques sont invitées à assister au
départ de certains d’entre eux à Orly, alors que cette même presse est
interdite d’accès dans les centres de détention. On assiste à une véritable
mise en scène. Pour montrer combien ces prisonniers sont bien traités, on
les installe en classe touriste. On leur sert des hors-d’œuvres variés, une
tranche de roast-beef sauce mayonnaise, des fruits cuits, de la pâtisserie et
des cigarettes...
Au journal télévisé de 20 heures, présenté par Joseph Pasteur, on voit,
pendant une minute et deux secondes, des images d’un départ à Orly. Des
Algériens sortent d’un car, accompagnés de policiers en képis. Il y a des
photographes. Un Algérien a la tête bandée, un autre porte un pansement,
sur la tête également. Mains en l’air, les prisonniers sont fouillés. Ils
montent dans un Super-Constellation de la compagnie Air France. L’avion
roule sur la piste, il va décoller. D’autres sujets sont estimés plus
importants : l’intervention du ministre des Finances à l’Assemblée
nationale, une interview du chanteur Ray Charles, le match de football
France-Belgique.
La réalité de ces renvois dans les « douars d’origine », c’est l’internement
dans des camps en Algérie.

Un matin, vers 4 heures, Abderahmani Mohand, blessé, est emmené à


Orly. Dans l’avion, surveillés par des CRS, les Algériens ont des menottes
aux mains. En arrivant sur le sol algérien, ils sont frappés par des militaires
avec des crosses de mitraillette, des matraques. Il y a des chiens. « On va
tuer tous les fellaghas ! » leur dit-on. Des camions les emmènent d’abord au
camp de Beni-Messous. Abderahmani Mohand est ensuite transféré au
camp de Bordj-Menahié, en Kabylie 210.
Mahmoudi Ahmed, blessé à la tête, est battu à coups de crosse dans le
dos en arrivant à Beni-Messous. Puis il est interné au camp de Michelet.
Les prisonniers couchent par terre, ont froid, sont mal nourris 211.
À l’aéroport de Constantine, Saïd Aouaz et 70 autres Algériens reçoivent
chacun un coup de crosse en descendant de l’escalier de l’avion. Il est
interné au camp de l’Alma : 68 détenus dans un baraquement de quelques
mètres. Au début, ils ne peuvent sortir qu’un quart d’heure par jour. Ils ont
froid et faim 212.
Un jour, après environ un mois passé au centre d’identification de
Vincennes, le jeune Idir Belkacem entend son nom au haut-parleur. En
arrivant au contrôle, on lui annonce son renvoi en Algérie. Il fait partie d’un
important convoi qui se rend à Orly. Certains Algériens descendent à
Constantine, d’autres, comme lui, à l’aéroport de Maison-Blanche, à Alger.
Il est interné dans un camp proche de Médéa, dans une ancienne ferme. La
nuit, il souffre du froid. À proximité du camp, il voit d’anciens maquisards
détenus, que l’on oblige à rester à plat ventre, torse nu, sous des barbelés
que, parfois, un militaire leur enfonce dans la peau 213.
Ils ne quitteront les camps d’internement qu’au moment du cessez-le-feu.

Dans les rues et dans les hôtels, les rafles se poursuivent.


À 11 h 30 du matin, dans le 18e arrondissement, Bouchama Aïssa est
arrêté en sortant de son travail et conduit au commissariat des Grandes-
Carrières. Là, plus de 30 Algériens sont obligés de se mettre en position de
prière musulmane, le front contre le ciment ; ils sont alors frappés dans les
côtes, et certains sont même cravachés. Leurs vêtements sont lacérés à
coups de lame.
Au bidonville de Nanterre, on découvre le cadavre d’un épicier algérien,
Dallouch Mohamed, âgé de 65 ans. D’après la version policière, il aurait été
tué par le FLN pour avoir ouvert son magasin mercredi. Mais, quand un
reporter de France-Soir vient au bidonville, il recueille ce témoignage :
« Le couvre-feu règne même à l’intérieur du bidonville. La preuve, hier, à
23 h 30, un homme sort. Il va boire. L’eau est à 800 mètres de sa maison :
une rafale le couche mort sur le pas de sa porte. Il avait 65 ans. Il s’appelait
Dallouch Mohamed ; son cadavre est resté toute la nuit sur le seuil de son
gourbi. On l’a découvert ce matin. On l’a porté jusqu’à son lit 214. »
Et puis, il se trouve également qu’une assistante sociale était présente
dans le bidonville, la nuit dernière. Elle y veillait une femme sur le point
d’accoucher et dont le mari travaille la nuit. Elle rencontre une collègue du
Service social familial nord-africain qui note dans son Journal ce qu’elle lui
rapporte : « M. me dit que la nuit dernière la police a tué le vieil épicier D.
et a refermé la porte de la baraque sur son corps. Ce matin les gens
disaient : “Il est là, on ne peut pas le sortir. Si on le sort, on dira encore que
c’est nous qui l’avons tué 215.” »
Chaque soir, Jean Goyer prend l’autobus 165 pour rentrer chez lui, à
Gennevilliers. Les voyageurs, ouvriers et employés, s’y entassent jusque sur
la plate-forme, et le receveur, faute de place, doit se tenir sur la dernière
marche. Depuis le 17, des policiers font stopper le bus à l’entrée d’Asnières
et sur les ponts menant à Argenteuil et à Gennevilliers. Ce sont des gardes
mobiles, casqués, mitraillette à la main. Le receveur descend et ils montent,
l’arme en avant. Ils font d’abord descendre tous les voyageurs qui se
trouvent sur l’allée centrale pour les trier au faciès : les supposés Français
métropolitains peuvent passer, les supposés Français musulmans d’Algérie
sont encadrés par deux gardes mobiles et plaqués, brutalement, les mains
levées, face contre un mur. On les oblige parfois à se coucher face à terre.
Quand l’allée centrale est ainsi dégagée, les gardes mobiles contrôlent les
autres voyageurs. « Toi, descends ! » ordonne le garde mobile qui désigne
d’un regard ses victimes. « Toi, descends !... » poursuit-il, tandis que les
autres voyageurs restent dans le bus. Plaqués contre un mur, les passagers
désignés sont fouillés. Ceux qui protestent ou qui ont tout simplement une
tête qui ne revient pas aux policiers doivent se coucher par terre, face au
sol. On les oblige ensuite à tendre leurs papiers d’identité à bout de bras, en
leur interdisant de lever les yeux. S’ils relèvent la tête, ils reçoivent un coup
de crosse. Certains doivent même se déchausser et mettre leurs chaussures
en tas. Ceux qui sont alignés, face au mur, reçoivent également des coups
de crosse dans le dos, sur les jambes, sur les bras, s’ils font mine de se
retourner. Puis le bus repart, emportant ses voyageurs français, soulagés.
Chaque soir, pendant une quinzaine de jours, les mêmes scènes se
répéteront sous les yeux de Jean Goyer. Des voyageurs français
protesteront. Par peur. « Si jamais il y a un Algérien avec une grenade, on
est tous tués... », entend-on dire. Et, certains soirs, des voyageurs français
disent aux policiers : « Tout le monde n’a qu’à descendre et vous ferez votre
contrôle après. » Tous les voyageurs descendent donc. Le tri est fait au teint
de la peau, à la couleur et à la nature des cheveux, à la forme du visage, au
regard, à la forme du nez, à l’épaisseur des lèvres. Les Français certifiés
conformes s’éloignent prudemment et vont attendre, à bonne distance, sur
un trottoir. Quand le tri est fini, ils remontent dans l’autobus, abandonnant
derrière eux les voyageurs raflés 216.
Dans le 15e arrondissement, vers 20 heures, Mohamed Badache, qui n’a
pas participé aux manifestations en raison de son état de santé, se trouve à
son hôtel, rue Mademoiselle, en compagnie d’une quinzaine d’Algériens et
de Français, quand des policiers surgissent. Les Français sont autorisés à
partir. Mains en l’air, les Algériens sont alignés, sous la menace des armes.
Mohamed Badache tend ses papiers. « Ça ne m’intéresse pas ! » dit un
policier, qui le gifle. À coups de pied, on les fait monter dans un car. En
arrivant au commissariat, les mains sur la nuque, Mohamed Badache reçoit
un coup de pied dans le bas-ventre et tombe par terre. Un Algérien se plaint
qu’un policier lui a pris 10 000 francs. Il est matraqué ; à terre, il gît dans
son sang. Des policiers plongent longuement la tête de leurs victimes dans
une bassine d’eau froide en disant : « Et voilà un shampooing ! » Ensuite,
ils les frappent. Quand on les entasse dans un car, à coups de pied, les uns
sur les autres, beaucoup sont blessés 217.
Les Marocains n’échappent pas à ces violences. Vers 20 heures, à la
Défense, Larbi Ben Ali Ben Ahmed est arrêté. Après l’avoir très
violemment frappé, des policiers, croyant l’avoir tué, déposent son corps
dans un terrain vague. Mohand Ben Abdelkader, lui, est arrêté au métro
Clignancourt. Conduit hors de Paris, il est assommé dans un terrain vague
et abandonné inanimé. À Gennevilliers, Akerkouch Brahim est conduit dans
un fourgon au bord de la Seine et précipité dans l’eau.
Le journal marocain Al Istiqlal écrit : « La colonie marocaine est en
danger [...]. Très peu sont épargnés. Même les membres de notre
ambassade, qui jouissent de l’immunité diplomatique, n’osent pas mettre le
nez dehors le soir après 20 heures. Le nom de notre ambassadeur même est
injurié quand une victime déclare se référer à notre ambassade [...]. Deux
ouvriers marocains ont pu, par miracle, échapper à la nage de la Seine dans
la région d’Asnières, là où la police a voulu les faire noyer. C’est transis de
froid qu’ils se sont présentés à notre ambassade pour protester. D’autres
ouvriers marocains d’Argenteuil ont été retrouvés les mains et les pieds liés
au fond de la Seine et la tête trouée d’une balle. Est-ce que cela va
continuer ? La colonie marocaine en France se compose de 80 000
Marocains [...]. Dans la région parisienne, les sévices ne se comptent plus,
les plaintes affluent de toutes parts [...] 218. »
Joseph Pomerleau, touriste américain de 22 ans, né à Waterville, États-
Unis, a, pour son malheur, les cheveux noirs et une fine moustache. Vers
21 h 30, en sortant de son hôtel, près de Solférino, il se retrouve avec un
pistolet braqué sur lui. Parlant très mal le français, il parvient tout de même
à expliquer qu’il est américain, essaie de montrer son passeport. Rien n’y
fait. Collé contre un mur, il est matraqué. Quand il rentre à son hôtel, il lui
manque 50 000 francs. Le lendemain, au commissariat, on lui dira : « Vous
feriez mieux de quitter le pays. Vous ressemblez trop à un Algérien1 219. »
À Boulogne, vers 21 heures, Trachi Mohamed et un autre Algérien sont
arrêtés près du pont de Billancourt. Embarqués dans un car de police, on
leur demande s’ils cotisent au FLN. Trachi Mohamed répond que non, on le
garde. L’autre dit oui, il est relâché. Au pont de Suresnes, Trachi Mohamed
est entraîné sur la berge, assommé et jeté dans la Seine. Un Français l’aide à
sortir de l’eau et le transporte, sur sa mobylette.
Au Conseil municipal de Paris, des questions écrites sont posées au
préfet de police par des conseillers municipaux. « La répétition générale de
la soirée du 17 octobre est pour l’organisation ennemie une épreuve de
force destinée à mesurer la volonté de résistance des forces de l’ordre, écrit
Alain Griotteray. On sait les armes dont dispose le FLN à Paris [...]. Quels
lendemains se préparent le jour où une foule fanatisée utilisera ces armes
dans la capitale ? » Louis-Stanislas Moreau s’étonne que « devant
l’impensable manifestation du FLN à Paris, les services de renseignements
n’aient pas permis à M. le préfet de police d’étouffer cette manifestation
avant qu’elle n’ait vu le jour ». « Pourquoi les CRS avec leurs motos et la
garde républicaine à cheval n’ont pas procédé à une charge systématique
des manifestants ? », demande Pierre Menuet. Les conseillers municipaux
Pierre Devraigne, Jacques Dominati, Alain Griotteray, Dominique Pado,
Foulquier, Pemin, Ribera posent la question écrite n° 1731 : « L’émeute,
manifestation de force décidée par l’ennemi, a semblé surprendre les
pouvoirs publics. En dépit de la réaction exemplaire de la police parisienne,
la population se demande si les forces de l’ordre sont préparées à une lutte
qui s’apparente plus aux combats de rue qu’aux manifestations politiques
classiques. »
Dans la soirée, Maurice Papon publie un communiqué manifestement
destiné à faire monter l’inquiétude et à justifier l’action policière :

Des renseignements parvenus à la préfecture de police de plusieurs


sources laissent craindre que les meneurs et agitateurs du FLN ne
projettent une nouvelle et très prochaine manifestation de masse aux
premiers rangs de laquelle ils pousseraient lâchement les femmes et les
enfants des travailleurs algériens de la région parisienne, derrière
lesquels se tiendraient les terroristes armés.
3. 20 octobre 1961

Le vendredi 20 octobre, des femmes et des enfants algériens tentent de


manifester. Ils doivent se regrouper devant la préfecture de police. La
plupart se font arrêter aux sorties du métro, à la descente des autobus. À
Nanterre, à la sortie des bidonvilles, les femmes sont arrêtées avec leurs
enfants et conduites à la Maison départementale, hospice où sont
habituellement hébergés les clochards et les indigents. De façon générale,
les femmes et les enfants ne subissent pas de violences. Mais au pont de
Neuilly, cependant, les femmes qui veulent prendre le métro avec leurs
enfants sont bousculées et frappées à coups de crosse.
Dans les cars, les femmes, en particulier les plus âgées, poussent des
« You-You », chantent l’hymne national algérien.
Vers midi, la police conduit 450 femmes et enfants à l’hôpital
psychiatrique Sainte-Anne-Henri-Rousselle. Ils sont enfermés dans la
chapelle, sous la garde de policiers armés, en violation des règles de
l’établissement. Une délégation massive de médecins, infirmiers, employés
s’en va alors trouver le directeur et le chef du personnel de l’hôpital pour
exiger le départ des policiers. « Inutile de perdre son temps avec ces gens,
c’est du bétail ! » s’exclame la chef du personnel, désignant ainsi les
femmes et les enfants détenus. Sous la pression, le directeur demande aux
policiers de quitter l’enceinte de l’établissement. Ils resteront devant
l’entrée. Des employés demandent aux femmes si elles souhaitent quitter
l’hôpital. Elles répondent par l’affirmative. Une porte, derrière Sainte-Anne,
est alors ouverte pour qu’avec leurs enfants elles puissent partir à l’insu des
policiers de garde.
Dans d’autres lieux de détention, du lait est servi aux enfants et de la
nourriture est distribuée par les services sociaux de la préfecture de la
Seine. La plupart des femmes refusent de manger, craignant
l’empoisonnement. Elles sont relâchées, avec leurs enfants, dans la nuit.
Maurice Papon fait une déclaration à la presse. « D’une façon générale,
dit-il, les femmes se sont prêtées volontiers à cette mise à l’abri, et je ne
force pas la vérité en disant que beaucoup d’entre elles l’ont même
recherchée. » « Les fatmas ont raté leur défilé », titre Paris-Jour le
lendemain.
Des protestations s’élèvent contre la répression de ces derniers jours.
Dans quelques entreprises, des pétitions circulent, et l’on assiste parfois à
des débrayages. À Gennevilliers, l’union locale CGT appelle à manifester
sans fixer publiquement de lieu de rassemblement. Les militants ont peur.
Avenue des Grésillons, quelques centaines d’ouvriers français, de chez
Chausson, Chenard, Secan, Astra, se rassemblent soudainement. Mais les
policiers interviennent rapidement et matraquent 220.
Le Secours populaire, contrôlé par le Parti communiste, appelle « tous les
gens de cœur » à fournir des boîtes de lait, des couvertures, des vêtements
aux victimes. Selon l’organisation, quelques femmes sont venues proposer
leur sang pour sauver des blessés gravement atteints.
Les protestations proviennent notamment d’organisations juives. L’Union
des sociétés juives de France dénonce les « mesures à caractère raciste
décrétées par les autorités publiques ces jours derniers envers la population
nord-africaine de Paris ». « Nous ne pouvons rester insensibles à ces
persécutions, dit-elle encore, comme l’ont fait certains à l’époque, quand on
nous a imposé le port de l’étoile jaune [...]. Nous, les victimes classiques du
racisme, nous exprimons notre solidarité aux persécutés et nous demandons
qu’aucune mesure de répression collective ne soit appliquée envers la
population nord-africaine. » De son côté, l’Union des juifs pour la
résistance et l’entraide, proche du Parti communiste, déclare : « Les juifs de
France, qui ont tant souffert de la barbarie raciste, sont particulièrement
sensibles à ces procédés qui sont contraires aux traditions humanitaires de
la France et aux Droits de l’homme. Ces derniers événements tragiques
confirment une fois de plus l’urgence de mettre un terme à la guerre
d’Algérie par des négociations. »
« La grande nuit fellagha », titre, à l’opposé, l’hebdomadaire pro-OAS
Rivarol qu’anime l’ancien collaborateur des nazis René Malliavin. « 25 000
fellaghas ont été maîtres du pavé pendant trois heures [...]. Paris a bien
réagi. On ne compte pas les incidents qui ont opposé les nationaux aux
mégères et aux Marie-Chantal qui tentaient de défendre la “juste cause” des
fellaghas [...]. Paris a vécu une nuit affreuse », poursuit Rivarol, qui met en
cause « la responsabilité de ceux qui font de ces sauvages des
“interlocuteurs valables” ».
Dans les lieux d’internement, les violences ne cessent toujours pas.
Guy Hébert est envoyé au parc des Expositions, avec d’autres appelés du
service sanitaire des armées. Son enfance a été marquée par l’occupation
nazie et par la résistance. Son père, résistant communiste, a été tué en 1943,
à la centrale d’Eysses. De ses yeux d’enfant, il a vu les cadavres de 41
habitants de sa ville d’Ussel, massacrés par la division SS Das Reich. Dès
qu’il arrive au parc des Expositions, son souci est d’enquêter. Il regarde, il
écoute et rédige à chaud un témoignage qu’il transmet à son ami, le
philosophe Jean-François Lyotard 221. Le texte paraîtra, sans signature, dans
le numéro 13 du journal Vérité-Liberté, qui sera saisi :

Nous pénétrons dans le parc des Expositions par un porche où un


grand nombre de policiers monte la garde. Une agitation intense règne
à l’extérieur du parc. Des cars de police arrivent ou repartent
accompagnés de motards ; des policiers armés discutent par petits
groupes ou circulent, porteurs d’ordres ou de consignes ; des
inspecteurs en civil, dossiers sous le bras, fendent la foule ; à la limite
de la zone éclairée, des ombres casquées, fusil à l’épaule, surveillent
les va-et-vient continuels. Sous le porche, à droite en entrant, une pièce
est aménagée en salle de photographie ; sur la gauche, un réduit
sombre où, mercredi, un camarade a vu 6 corps allongés. Par le
porche, nous débouchons sur l’immense parc violemment éclairé. Un
brouillard de poussière trouble la vue : le sol est recouvert de sable et
de terre mélangés que des milliers de pas ont soulevés. Une sourde
rumeur plane sur cette foule, mais l’oreille est surprise d’entendre si
peu de bruit. Les grilles servant à maintenir la population lors des
cérémonies officielles délimitent des parcs de quinze à vingt mètres de
côté, séparés par des couloirs de trois à quatre mètres de large, où
circulent les gardiens armés de fusils ou de pistolets-mitrailleurs,
chargeurs engagés. À l’intérieur de ces parcs, 800 à 1 000 Algériens
attendent, les uns debout, pressés contre les grilles, les autres couchés
à même le sol, blottis les uns contre les autres pour lutter contre le
froid. Des waters de campagne, installés autour du parc contre les
murs, répandent une odeur nauséabonde. Sur la droite en entrant, une
tente de 10 personnes sert d’infirmerie et d’hôpital. À gauche, quatre à
cinq rangs de tables couvertes de dossiers constituent le centre de
triage. Un haut-parleur permet de diffuser les ordres.
Un car de police vient d’arriver bourré de musulmans. Un camarade
me fait signe ; nous sortons devant le palais pour assister discrètement
au « déchargement ». Vingt à trente policiers disposés en deux haies
latérales derrière le véhicule sont chargés d’orienter les Algériens vers
l’entrée : entre leurs mains, matraques en bois, en caoutchouc,
planches de bois, nerfs de bœuf. A l’intérieur du car, un policier pousse
les prisonniers à coups de crosse de fusil ou de mitraillette ; s’ils ne
vont pas assez vite, les policiers qui les attendent au bas du marchepied
les tirent violemment et les font tomber sur le béton. Les Algériens se
présentent à la porte arrière des cars, sous la lumière aveuglante des
projecteurs. Ils ont quinze à vingt mètres à franchir, mains sur la tête,
entre le véhicule et l’entrée. Dès leur descente, ils sont frappés à coups
de matraque, de nerf de bœuf, de crosse. Ceux qui, épuisés, tombent
sur le ciment ont droit aux coups de pied dans le ventre, dans les
parties, sur la figure. Pour échapper aux coups, les Algériens se
mettent à courir ; un croc-en-jambe les arrête. D’autres, précipités sur
le ciment, ne se relèvent pas ; ils sont négligemment repoussés sur le
côté.
Nous en distinguons, grièvement blessés, qui se traînent sur les
genoux, sous la pluie des coups ; des jeunes se font casser les doigts et
les avant-bras en se protégeant la tête ; une crosse de fusil se brise
comme du bois sec sur le dos d’un musulman ; le policier se retire
avec un air déçu, les hurlements de peur et de souffrance poussés par
les Algériens achèvent de rendre cette scène irréelle. Un camarade,
écœuré, part vomir, à l’écart.
Ces quinze mètres franchis, les Algériens sont fouillés par des
« bâtons blancs » de la police parisienne. Briquets, lunettes, montres,
ceintures, limes à ongles sont jetés pêle-mêle dans un coin. Souvent,
l’argent est subtilisé en douce. Aucun inventaire individuel n’est
dressé. Les objets jetés, peu à peu recouverts de poussière, piétinés,
deviennent rapidement inutilisables. Des brocanteurs amateurs
apparaissent bientôt. Qui pourrait les empêcher d’opérer ?
La fouille achevée, les Algériens sont orientés aussitôt - sans
recevoir les soins urgents que beaucoup réclament - vers les différents
parcs. De nouveaux coups contraignent les plus indolents à sauter les
barrières en vitesse. L’ensemble des opérations, de l’arrivée du car à la
répartition dans les parcs, n’a pas duré plus de dix minutes, mais dix
longues minutes.
Quelques ordres sont encore échangés, et le car repart vers de
nouvelles missions de transport. Les policiers effacent les traces de
sang sur leurs « outils » et se dispersent. Le calme revient.
Nous rentrons dans le parc. À droite du porche, une tente pour 10
personnes, entourée de grilles, abrite des regards le service sanitaire,
composé d’un docteur et de trois ou quatre infirmiers. De nombreux
policiers vont et viennent autour ou à l’intérieur de l’enceinte. Sous la
tente, des «blouses blanches » s’efforcent de parer au plus pressé.
Deux tables et quelques tabourets composent l’ameublement ; pas de
lits de camp ; des planches et des couvertures isolent du sol les
Algériens dont l’état est grave. Le matériel de soins comprend : alcool,
savon liquide, eau oxygénée, mercuro-chrome, bandes, gaze, quelques
petits ustensiles chirurgicaux. Un infirmier nous dit que tout cela suffit
à peine aux plaies légères. « Pour les blessures profondes, nous
n’avons ni sulfamides ni antibiotiques ; pour soigner les fractures, les
morceaux de bois que nous trouvons sur le sol nous servent d’attelles.
Les hématomes, nombreux faute de soins, risquent d’entraîner des
calcifications. Il y en a qui ne peuvent plus uriner à la suite des coups
qu’ils ont reçus dans le ventre ; il faudrait les sonder, mais nous
n’avons pas de sonde. Ceux qui ont des fractures du crâne ne peuvent
pas être soignés et meurent rapidement. Les bandages que nous
possédons ne suffisent pas à maintenir les thorax enfoncés ou
simplement les côtes cassées. Pour les agités, nous aurions besoin de
calmants en piqûres : les Algériens refusent de prendre les comprimés
de phénergan de peur d’être empoisonnés. Ce sont souvent les
policiers qui s’occupent d’eux. Ils les isolent dans des parcs
individuels et souvent les endorment d’un coup de crosse. (Il y a une
dizaine de ces petites “cellules”, dispersées autour du hall, entourées
de deux ou trois sentinelles, avec, au centre, un Algérien couvert de
sang.) Ceux que l’on nous amène ici, nous les gardons, mais ils nous
empêchent de travailler ; il faudrait les évacuer avec tous les blessés
graves, mais en ce domaine non plus rien de très précis n’est prévu ; en
principe, ce sont les cars de la police qui se chargent du transport
depuis le parc jusqu’aux hôpitaux civils ou militaires, mais la liaison
service de santé-police n’est pas bonne ; quatre ou cinq véhicules
sanitaires devraient veiller en permanence à l’entrée du parc ; il n’y en
a pas un seul ; c’est pourquoi nous sommes tellement encombrés ici. Et
puis, nous aimerions bien savoir ce que deviennent les blessés dont
nous ignorons même le nom. Un simple registre d’infirmerie ne serait
pas inutile. »
De nouveaux Algériens viennent d’arriver ; parmi eux, un vieillard
couvert de sang à cause d’une plaie au cuir chevelu ; un infirmier
aussitôt le prend en charge pour le conduire à l’infirmerie. « Au début,
ça ne se passait pas ainsi ; le service d’ordre refusait les soins
immédiats. Les soldats chargés de la distribution de nourriture - parmi
eux les infirmiers de Vincennes - repéraient dans les parcs les
Algériens blessés et nous les amenaient après avoir sollicité
l’autorisation des sentinelles ; elles n’acceptaient pas toujours. Entre
l’arrivée d’un Algérien blessé et sa découverte au hasard de la
distribution, vingt-quatre heures pouvaient s’écouler et un décès se
produire - une dizaine de morts sont dues à cette négligence. Samedi
matin, nous avons découvert un Algérien blessé à la cuisse par une
balle de mitraillette ; elle est encore logée sous la peau, le blessé n’a
rien dit par crainte de se faire remarquer et a réussi, depuis mardi, à
cacher sa blessure ; combien sont-ils dans ce cas ? Beaucoup ont des
crises nerveuses et deviennent dangereux pour leurs camarades. Les
policiers les font sortir des parcs, et les infirmiers les découvrent
parfois inanimés sur le sol. Certains se jettent aux pieds de policiers et
implorent la mort, comme ce vieillard qui criait en réclamant ses
enfants. »
Deux soldats passent devant nous, transportant un brancard où un
prisonnier gît, inanimé : crise d’épilepsie. Encore un qui ne recevra
aucun soin ; le personnel n’est pas suffisant ; les soldats de Vincennes
se sont portés volontaires une nuit pour aider les infirmiers ; le
lendemain, leur chef les a menacés de prison pour cette initiative.
Le cas des blessés ne suffit pas à donner une idée précise de l’état
sanitaire des prisonniers du parc des Expositions. Il y a ceux qui ont
attrapé froid et qui sont fortement grippés, ceux qui sont tuberculeux,
ceux qui, malades, ont vu leur traitement en cours brusquement
interrompà ; et le danger permanent des germes qui trouvent ici un
terrain de développement favorable.
Entre les premiers parcs et le porche d’entrée, deux camions
militaires viennent de s’arrêter. Des soldats en sont descendus et
s’occupent à les décharger. L’un des camions contient la nourriture des
prisonniers, l’autre des couvertures et des capotes militaires. Il fait
froid ; et les Algériens, peu vêtus au moment de leur arrestation,
remontent frileusement leur col de veste ou de manteau ; cela ne suffit
pourtant pas, la nuit, et les couvertures sont les bienvenues. Mais leur
nombre est insuffisant. Et puis les premières n’ont été apportées que
jeudi matin.
Les soldats, le camion déchargé, s’affairent à préparer les sandwichs
qu’ils disposent dans de grandes panières métalliques. Ils sont
cinquante à soixante, très occupés. « Nous arrivons le matin, vers huit
heures, et nous commençons immédiatement la distribution de café
chaud ; un morceau de pain et un carré de chocolat complètent le petit
déjeuner. Nous ne finissons jamais avant midi ou une heure. Nous
recommençons alors par les premiers servis le matin et nous leur
donnons un sandwich au “singe” ou à la viande, quelques gâteaux secs
ou du pain d’épice, parfois une orange, et de l’eau à volonté. Le
déjeuner ne se termine jamais avant 19 ou 20 heures, et le dîner vers 1
heure du matin, une fois à 5 heures. Ce jour-là, nous avons nourri les
Algériens qui n’avaient rien mangé depuis vingt-quatre et même
quarante-huit heures. Depuis, ils mangent régulièrement et les rations
sont en nombre suffisant. » S’ils se pressent contre les grilles et
cherchent à resquiller pour la nourriture, c’est qu’ils ont faim. Les
soldats leur ont expliqué que les parts n’étaient pas suffisantes ; ils ont
nommé leur propre service d’ordre. Laissant les soldats travailler, nous
nous sommes ensuite promenés au hasard des parcs, parlant avec les
policiers. Les policiers nous ont dit : « On est trop gentils ; pour que
l’on soit débarrassés de tous ces ratons, il faudrait fermer le parc et les
descendre à la grenade ou à la mitrailleuse. Au début, des meneurs
cherchaient à faire des discours ; nous les avons attrapés et nous les
avons “flingués”. Ni vu ni connu. »
A des soldats qui amènent le café : « Alors, c’est pour quand
l’arsenic dans la nourriture ? »
Entre eux : « Il ne voulait pas sortir des waters ; j’ai tiré à travers la
porte. »
Plusieurs avouent : « Nous en avons assommé et fusillé en douce. »
Pour être justes, nous devons ajouter que tous les policiers ne font pas
preuve de la même hargne. C’est de loin la police parisienne qui tire le
plus de satisfaction du matraquage et des sévices exercés sur les
Algériens. Les CRS, quoique brutaux, se montrent plus discrets, et
reconnaissent volontiers que les policiers ont, cette fois-ci, nettement
dépassé la mesure. L’un d’entre eux ira jusqu’à dire que « si les
attentats redoublent de violence sur les commissariats parisiens, ils ne
l’auront pas volé ».
Cette opinion prévaudra samedi matin parmi les sentinelles qui
commencent à redouter une riposte à venir et, dans l’immédiat, un
mouvement de masse des détenus devant lesquels ils commencent à se
sentir désarmés, physiquement isolés dans les travées étroites, et
moralement touchés par la misère accumulée durant ces cinq jours de
détention. Le mercredi, tous les policiers chargeaient les Algériens au
moindre cri ; samedi, ils restent indifférents. Ils disent avoir peur de
cette foule qui commence à sortir de sa prostration. Nous croyons que
c’est là la raison de l’accélération du processus de triage, très lent au
début : l’impossibilité de garder 8 000 hommes dans les conditions
inhumaines du parc, à moins de vouloir provoquer un massacre
collectif. Lorsque nous pénétrons dans le parc, nous n’avons distingué
d’abord que la grande foule silencieuse des détenus pressés contre les
grilles, figés dans une immobilité presque absolue. De temps à autre,
une sentinelle se précipite, et l’on voit le groupe refluer lentement sans
bousculade, devant la menace de la crosse levée, attentif au
mouvement de celle-ci, puis, la menace écartée, revenir aussitôt dans
le même silence, à la même place, sans qu’une brèche se soit ouverte.
Dans les parcs, ils sont entassés, sales, barbué, les vêtements déchirés,
couverts de poussière, de boue et de sang séché, des bandages ou des
mouchoirs hâtivement posés sur les plaies, abandonnés. Aucun bruit,
sinon ce bourdonnement confus de paroles échangées à voix basse et
de pieds raclant le sol. Parfois, un cri, un mouvement, puis le calme à
nou veau. Les policiers n’éveillent aucune curiosité ; les deux mondes
s’ignorent totalement.
Quand nous circulons dans les couloirs, des mains se tendent, des
offres sont faites.
« Soldat, t’as pas une sèche ? Ton mégot, donne-le-moi. Tu pourras
t’en acheter quand tu sortiras. Moi, ça fait quatre jours que je n’ai pas
fumé. »
Un billet de banque, des pièces apparaissent dans les mains
tendues : « Je te donne cinq cents francs pour une cigarette. Allez,
soldat ; t’en as bien une au fond de tes poches. Je sais ce que c’est, je
viens de finir mon service militaire. » Toujours un sourire bienveillant
sur les visages et de gentils remerciements lorsque la cigarette apparaît
enfin. Il nous racontent : « Je suis en France depuis 1937 ; je suis
marié à une Française ; j’ai deux enfants ; j’ai fait la guerre 1939-
1940 ; que me veut-on encore ? Tu crois que c’est humain, ce que les
policiers nous ont fait ? »
« Quand je rentrerai, le patron va me mettre à la porte ; ma femme,
mes enfants, que vont-ils manger ? »
« Ça ne peut pas durer ; qu’ils nous tuent tous ! »
« Au commissariat, ils nous ont enfermés dans une petite pièce, puis
arrosés ; nous sommes restés toute la nuit debout, avec de l’eau
jusqu’aux mollets ; le lendemain, ils nous ont amenés ici. »
Et tout cela sur un ton dépourvu de haine. Ils donnent l’impression
de poser des questions et non de raconter des faits qui les concernent.

Deux autres appelés du service de santé passent parmi les détenus pour
s’occuper des plus gravement atteints. Un Algérien, étendu, souffre d’une
rétention d’urine, à la suite des coups de pied qu’il a reçus dans le bas-
ventre. Il devra attendre le lendemain pour être évacué vers un hôpital. Un
autre a reçu plusieurs coups de matraque sur la tête. Un militaire lui fait un
pansement à l’infirmerie. Pendant ce temps, un Algérien est devenu fou.
Cinq policiers le frappent. À terre, il gémit. Un autre encore est pansé. Une
demi-heure plus tard, il revient à l’infirmerie ; il vient de recevoir un coup
de crosse sur le visage 222.
Au palais des Sports, le récital de Ray Charles commence comme prévu à
20 h 40. Les spectateurs y sont accueillis par des employés vêtus d’un
pantalon noir et d’une veste rouge. 6 000 spectateurs ce soir : la salle est
pleine. Il y en aura 35 000 en cinq jours. Les organisateurs sont soulagés :
ils craignaient que la proximité des Algériens internés ne perturbe le
spectacle. Or, il n’en est rien. Vers 21 heures, les retardataires peuvent tout
de même entendre des chants algériens s’élever du parc des Expositions.
Certains dissertent sur le folklore algérien. À 22 h 30, un journaliste de
Libération, Jacques Flurer, réussit à se faufiler quelques instants dans le
parc des Expositions. Il y entend des cris de douleur 223.
Dans la nuit, Mohamed Badache, arrêté dans son hôtel et gravement
blessé, dénombre cinq morts au parc des Expositions 224.
Bouchama Aïssa, de son côté, est emmené au CIV, à Vincennes. Il y
entend des détenus hurler, comme si on les frappait à mort.

Combien y a-t-il de morts depuis le 17 octobre ?


À Tunis, dans un communiqué, le GPRA parle de près de 50 morts, de
centaines de blessés et de plus de 100 disparitions. Mais, à Paris,
Mohammedi Saddek écrit à Kaddour Ladlani :

Frère,
Au sujet de la manifestation du 17 dernier, des renseignements réels
nous manquent. Donc, nous nous trouvons dans l’impossibilité de
donner le moindre aperçu initialement prévu pour demain, le 21 [...].
Nombreux sont les cadres moyens arrêtés, d’où les difficultés
éprouvées par les permanents pour rassembler les informations que
nous crûmes obtenir immédiatement [...]. Le nombre de morts et
blessés est certainement plus élevé que celui avancé par diverses voies.
Sur cette affaire, nous ne serons définitivement fixés que d’ici une
semaine et même [...] plus, car il va nous falloir rétablir la liaison entre
divers comités et au sein de nombreuses régions, procéder à leur
reconstitution.

Des chiffres circulent parmi les militaires présents porte de Versailles : on


parle de 84 noyés dans la Seine, de 200 morts par balle ou des suites de
mauvais traitements subis dans les centres de détention 225. Une autre
estimation, voisine, fait état d’environ 300 morts dont 70 repêchés dans la
Seine 226.
Des journalistes commencent à se rendre dans les bidonvilles de
Nanterre. Les Français vont découvrir leur existence. Robert Lambotte,
journaliste à L’Humanité, relate ce qu’il voit : « Il faut s’arrêter à chaque
porte, écrit-il. À chaque porte, il y a un drame. On m’entraîne voir une
femme. Couchée sur un grabat, elle geint doucement. Elle est, ou plutôt elle
était, enceinte. Mardi soir, son mari a disparu. Toute la journée, elle a couru
dans les commissariats, à la police. On l’a renvoyée. Et, ce matin, l’enfant
est mort en elle [...]. On se compte, main tenant, dans le bidonville de
Nanterre. Il y a les morts, les blessés, ceux qui sont à Vincennes et ceux
qu’on envoie en Algérie 227. »
Jean-Francis Held, de Libération, est arrêté par des policiers alors qu’il
pénètre dans le bidonville et discute avec des ouvriers marocains. « Les
mains en l’air et pas un geste ! Tournez-vous contre le mur, Libération
aussi ! » ordonnent-ils. On le fouille, on l’insulte, on le menace :
« Attention ! on a la gâchette facile en ce moment... » Au commissariat de
Nanterre, les policiers ne cachent pas leur sympathie pour l’OAS et
promettent de purger le pays des « traîtres » comme lui. Au commissariat de
Puteaux, il est ensuite ainsi présenté : « Vous voyez cette tête de faux
témoin ? C’est un journaliste de Libération. On l’a piqué dans le bidonville
en train de haranguer les bicots, il leur disait de ne rien craindre des
policiers, de ne pas hésiter à tuer. » Après plusieurs heures passées en
cellule, il est relâché 228.

Dans la journée, des Algériens internés sont déportés (par avion ou par
bateau) vers des camps d’Algérie. Certains journaux se font l’écho de la
mise en scène de la veille. « Classe touriste pour les expulsés », titre Paris-
Jour. Dans Le Figaro, on lit : « Les musulmans algériens ont été traités
comme les passagers de la classe touriste. »

Georges Arnold est prêtre. Depuis 1956, il vit dans un hôtel insalubre, à
Saint-Denis, 18 rue des Brise-Échalas, parmi des ouvriers algériens et
tunisiens 229. Il décide d’adresser une lettre à l’archevêque de Paris, le
cardinal Feltin. « [...] Les événements actuels, par leur dureté particulière,
me font un devoir de vous écrire [...] » Il rapporte des faits. Et notamment
ceux-ci : « Quatre Algériens sont libérés de Vincennes à 21 h 30, donc après
le couvre-feu. Un car de police passe, les ramasse pour être dehors à cette
heure-là, les emmène dans la campagne, en plein bois. Là, ils sont tellement
malmenés que l’un d’eux est considéré comme mort, tandis que les trois
autres sont achevés sur place. Le fait a été connu par le survivant, qui est
actuellement à l’hôpital 230. »
Régulièrement, il participe à des réunions avec des assistantes sociales,
des infirmières, des aides familiales, qui appartiennent à l’Action catholique
des milieux sanitaires et sociaux (ACMSS). Elles écriront également au
cardinal Feltin pour l’informer de faits dont elles ont eu connaissance :« [...]
L’une d’entre nous, infirmière, voyageant avec un commissaire de police,
l’entend déclarer : “Moi, j’en ai vu descendre 15 qui refusaient de lever les
bras.” [...] Au cours d’une visite à domicile, un jeune Algérien confie à une
assistante sociale qu’il s’est réfugié chez son beau-frère, il n’ose plus sortir.
Au cours d’une précédente vérification d’identité, ses papiers ont été
déchirés et lui jeté à la Seine [...] Un garçon de 22 ans détenu à la porte de
Versailles a dit à une infirmière : “Oui, pour moi ça va, je n’ai rien, mais j’ai
eu 5 morts entre les bras, oui 5 que j’ai portés.” [...] L’arrestation récente de
nombreux pères de famille a encore aggravé la vie des jeunes, des femmes
et des enfants : perte des salaires, rafle des économies, angoisse de ne pas
savoir où les hommes se trouvent, la préfecture de police et les hôpitaux
refusant de donner toute indication à leur sujet [...] 231. »
4. 21 octobre 1961

Le samedi 21 octobre au matin, Mohamed Mallek est informé par


l’hôpital Broussais de la mort de son frère, Amar. Il se rend à l’hôpital dans
la journée. On refuse de lui laisser voir le corps.
Le lendemain, Saïd Mallek, le frère aîné d’Amar, se rend à son tour à
l’hôpital en compagnie de son frère et de sa belle-sœur, Odette. Il ne croit
pas à la mort d’Amar. Il faut qu’il voie son cadavre. Il le voit en effet. « Le
corps de mon frère était bleu, tout couvert d’ecchymoses, du sang avait
coulé de son nez et de sa bouche et était coagulé. Il avait la tête ouverte,
deux balles dans le flanc, un pansement sur les parties sexuelles et des
traces de lien aux chevilles et aux poignets 232. » C’est ce qu’il écrit au
procureur de la République. De leur côté, Mohamed et Odette Mallek
écrivent : « Nous avons vu le corps de Mallek Amar qui portait des traces
de ligature aux pieds et aux jambes, des coups de crosse sur le visage ; du
sang séché se trouvait aux orifices de sa bouche et de ses narines. Des
pansements avaient été apposés sur ses parties sexuelles. Le nez était
cassé. »
Mohamed se rend dans un commissariat pour recueillir des
renseignements sur les circonstances de la mort de son frère. Il devra
revenir deux fois avant d’être reçu par le commissaire qui, en jouant avec le
briquet d’Amar, lui dit : « Il a fait l’âne, il a voulu s’évader... »
Un avocat, Pierre Kaldor, est contacté.
Saïd et Mohamed retrouvent des témoins, reconstituent les faits. Au stade
de Coubertin, ceux qui allaient aux toilettes en revenaient massacrés. Amar
protesta. Il fut frappé, devant les autres internés, par des CRS qui l’avaient
entouré. Il fut ensuite descendu au sous-sol.
Saïd écrit au procureur de la République : « J’ai appris par un
compatriote de Nanterre arrêté en même temps que mon frère Amar que
celui-ci avait été descendu dans une cave et battu à mort par des policiers.
Ce compatriote a vu sortir le corps de mon frère de la cave, le corps était
dans un tel état que le compatriote ne put l’identifier que par ses
chaussures. » Il porte plainte contre les policiers pour homicide volontaire.
Le 2 novembre 1961, le parquet de la Seine ouvre une information
judiciaire sous le numéro 81.384. Mais, rapidement, le procureur de la
République se déclare incompétent et annonce qu’une information a été
ouverte par la justice militaire. L’avocat comprend tout de suite la
manœuvre : on ne peut pas se constituer partie civile devant un tribunal
militaire. Il ne pourra plus avoir accès au dossier 233.
Saïd Mallek persiste. Il contacte le docteur Bernard Morin, de Saint-
Denis, pour lui demander s’il peut examiner le cadavre de son frère. Le
médecin accepte et, le 7 novembre, se rend en compagnie du professeur
Henri-Pierre Klotz à l’Institut médico-légal où le corps a été transféré. Ils ne
peuvent voir le corps qu’avec difficulté. D’après ce qu’ils constatent, il est
clair que l’homme a été roué de coups. Il en porte des traces. La thèse de
l’évasion et de la mort par balle ne tient pas. Le docteur Morin remarque un
très gros hématome aux parties sexuelles. Aucune trace de blessure par
balle, mais une grosse plaie occasionnée par des coups. Il est, pour eux,
évident qu’Amar Mallek a été tué par ces coups, des coups absolument
terribles 234. Le professeur Klotz écrit :

Le corps du décédé présente de très nombreuses traces de coups et


violences. Il existe sur le visage un hématome au-dessus de l’arcade
sourcilière gauche et un autre sur le front, du côté droit. Sur le crâne,
en arrière, on note une plaie du cuir chevelu qui semble laisser
affleurer une esquille osseuse et s’accompagner d’enfoncement. Il y a
probablement une fracture du crâne, mais il faudrait le vérifier par un
cliché radiologique. On note sur les bras, de chaque côté, des traces de
coups. Enfin, sur l’abdomen, existe, à gauche, juste au-dessous du
rebord des côtes, une grosse plaie béante de la taille d’une main,
laissant passer le pédicule adipeux sous-cutané, le péritoine, le tout
formant hernie à travers cette plaie. A celle-ci correspond
vraisemblablement un éclatement traumatique des organes profonds,
en particulier de la rate 235.

Le 8 novembre, Saïd Mallek écrit à Maurice Patin, président de la


chambre criminelle de la Cour de cassation et, à ce titre, président de
l’officielle Commission de sauvegarde des droits et libertés recréée en août
19581 236.

Je dépose plainte entre vos mains en assassinat contre les policiers


qui ont tué mon frère. Mon frère a été arrêté le 17 octobre 1961. Son
corps est actuellement à l’Institut médico-légal. Les traces de coups
sont évidentes. Mon frère a été battu à mort [...]. Je vous demande de
vous rendre personnellement avec moi à l’Institut médico-légal
accompagné de deux experts, afin que vous constatiez vous-même cet
assassinat. Ne me répondez pas qu’une information est ouverte et que
cela suffit. La loi vous autorise à faire tout acte d’information
nécessaire et à vous faire communiquer tout dossier judiciaire.

Aucune suite ne sera donnée à cette lettre.


Le 14 novembre, au procès des avocats du FLN, Jacques Vergés et
Mourad Oussedik, le docteur Morin vient témoigner. Il évoque le cas
d’Amar Mallek :

La famille a reçu un avis qu’il s’était évadé, qu’on avait tiré sur lui.
Je l’ai vu avec le docteur Klotz. Ecchymoses multiples de la région
cervicale, blessé à l’abdomen, pas par balles, et une blessure dans les
parties sexuelles qui n’était pas compatible avec la thèse de l’évasion.

Il parle encore d’autres blessés venus à son cabinet. Un homme de 40


ans, entré dans Paris en 1944 à la tête de la division Leclerc, avait une
fracture et trois côtes enfoncées, un autre avait été victime d’une tentative
d’étranglement de la part de policiers ; un troi sième, couvert d’hématomes,
avait perdu beaucoup de sang.

Ces faits ne sont pas isolés, dit le médecin au tribunal. Je dois dire
qu’ils se sont produits non par dizaines mais par centaines. Je me fais
l’interprète des médecins qui accomplissaient avec moi leur mission. Il
s’agit de faits qui nous rappellent ceux que nous avons connus pendant
la guerre. Je suis un ancien interné évadé. En dehors de tout esprit
partisan, j’ai été très impressionné et un peu honteux de ce qui s’était
passé.

En pleine nuit, à la suite de ce témoignage, le docteur Morin est réveillé


par un appel téléphonique anonyme. « Ici l’OAS, dit la voix, tu es
condamné à mort. » L’appel se renouvelle les nuits suivantes. Le médecin
demande une autorisation de port d’arme au commissariat de Saint-Denis.
Sa demande restera sans suite. Des amis assureront sa protection. Les
menaces de mort proviennent du commissariat de police de Saint-Denis 237.
C’est à Amar Mallek que Maurice Papon fait allusion quand, le 15
novembre, devant le Conseil général de la Seine, il déclare :

On m’a parlé également du stade de Coubertin. Il y a eu


effectivement tentative d’évasion. Ne répondant pas aux sommations
du gendarme mobile qui était affecté à la surveillance du camp, la
victime est tombée dans des conditions hélas ! très regrettables, mais
parfaitement conformes aux lois et règlements qui régissent l’emploi
des armes par les forces de l’ordre.

L’avocat Pierre Kaldor n’obtiendra jamais le rapport d’autopsie d’Amar


Mallek. Ou, plus exactement, on lui adressera le rapport d’autopsie d’un
nommé Mallek Saïd, repêché dans la Seine le 29 mars 1961...
Ce samedi 21 octobre, Le Figaro commence, lui aussi, à dénoncer les
« violences à froid ». « Les “violences à chaud”, y lit-on, sont
compréhensibles sinon excusables, mais les “violences à froid” sont
intolérables. Les unes sont le fait de “fonceurs” emportés par l’action, les
autres de lâches qui réagissent sauvagement une fois le danger passé. »
Cependant, on lit aussi : « Les donneurs de leçon à l’État, qui s’efforce de
maintenir l’ordre et la sécurité de tous, sont peut-être les plus choquants. »
Ce même jour, la rédaction en chef du Figaro demande à être autorisée à
envoyer des journalistes dans deux centres d’internement. Cela lui est
refusé.
Tout en continuant à justifier le couvre-feu (« si déplaisante que soit la
mesure, notre gouvernement avait le droit de la prendre, car elle permettait
de sauver la vie de nombreux agents et même celle de nombreux
Algériens ») et les internements (« il était d’abord inévitable que tant
d’hommes arrêtés et retenus pour de nécessaires contrôles d’identité soient
“parqués” de façon fort pénible et rappelant de façon douloureuse certaines
méthodes connues à Paris au moment où les Français n’y faisaient pas la
loi »), le quotidien catholique La Croix écrit : « Il faut réprimer les
brutalités faisant figure de vengeance et qui au surplus ne s’abattent pas
forcément sur les Algériens spécialement coupables. Nous n’insisterons
jamais trop là-dessus d’autant que même certaines morts de mercredi
auraient dû être évitées. »
Des protestations s’élèvent dans les milieux universitaires et intellectuels.
Dans la cour de la Sorbonne, 2 000 étudiants et enseignants se réunissent.
Alfred Kastler, Laurent Schwartz, Jean Amrouche, Louis Aragon, Simone
de Beauvoir, André Breton, Pierre Boulez, Michel Butor, Jean Cassou,
Aimé Césaire, Louis Daquin, Marguerite Duras, Jean Effel, Jérôme Lindon,
Michel Leiris, Maurice Nadeau, Claude Roy, Nathalie Sarraute, Jean-Paul
Sartre, Eisa Triolet, Pierre Vidal-Naquet lancent un appel dont le texte a été
rédigé par Claude Lanzmann :

En restant passifs, les Français se feraient les complices des fureurs


racistes dont Paris est désormais le théâtre et qui nous ramènent aux
jours les plus noirs de l’occupation nazie. Entre les Algériens entassés
au palais des Sports en attendant d’être « refoulés » et les juifs parqués
à Drancy avant la déportation, nous nous refusons à faire une
différence. Pour mettre un terme à ce scandale, les protestations
morales ne suffisent pas. Les soussignés appellent tous les partis,
syndicats et organisations démocratiques, non seulement à exiger
l’abrogation immédiate de mesures indignes, mais à manifester leur
solidarité aux travailleurs algériens en invitant leurs adhérents à
s’opposer, sur place, au renouvellement de pareilles violences.

Cependant, l’homme de la rue reste indifférent à ces appels et


protestations. Et le correspondant parisien du Times peut écrire : « Les
organisations libérales et de gauche ont protesté publiquement, mais ces
protestations ont peu d’écho dans les conversations à bord des trains et des
autobus. » Le dimanche 22 octobre, toutefois, vers midi et demi, quelques
dizaines d’étudiants manifestent au Quartier latin en criant : « Paix en
Algérie ! », « Le fascisme ne passera pas ! », « La rue avec nous ! ».
Durant le week-end, le parc des Expositions et le stade de Coubertin sont
peu à peu évacués. Lorsque les internés ne sont pas « renvoyés dans leurs
douars d’origine » ou transférés au centre d’identification de Vincennes, ils
peuvent regagner leur domicile.
Deux semaines plus tard, le lundi 6 novembre, 1 500 Algériens seront
toujours internés à Vincennes. Ce jour-là, trois parlementaires se présentent
à l’improviste devant les portes du CIV. Ce sont les députés Chandernagor,
Djebbour et Mignot. Le 5 octobre, la Commission des lois de l’Assemblée
nationale a décidé de constituer deux missions d’information ayant pour
objet la visite des lieux de détention en Algérie ainsi que des établissements
pénitentiaires et des camps d’internement métropolitains (Larzac, Thol,
Saint-Maurice-1’Ardoise, Vadenay). L’affaire a débuté à l’instigation de
députés favorables à l’OAS. On dit, en effet, que les détenus de l’OAS sont
maltraités. Le député socialiste André Chandernagor, qui fait partie de la
mission chargée d’enquêter, a obtenu que l’enquête soit étendue à tous les
détenus. Dans l’après-midi du 6 novembre, les trois députés se rendent à la
prison de la Roquette. Quand ils en sortent, ils sont abordés par un homme
qui leur dit : « Il faut que vous alliez à Vincennes... il s’y passe des choses
épouvantables. » Le CIV ne figure pas parmi les lieux qu’ils ont prévu de
visiter. Il n’est pas considéré comme un camp d’internement, et ils ont à
peine idée de son existence. Mais ils se mettent tous les trois d’accord pour
s’y rendre immédiatement. Une fois arrivés, ils essaient d’y pénétrer. Le
chef du CIV leur dit : « Je veux des ordres. - Téléphonez au préfet de
police, répondent les trois parlementaires, et dites-lui que nous voulons
entrer. Si on ne nous laisse pas entrer, nous ferons constater par un huissier
que l’entrée a été refusée aux membres d’une commission parlementaire. »
Maurice Papon se résigne à leur accorder l’autorisation d’entrer. Ce
qu’ils découvrent les laisse éberlués. Ahmed Djebbour est effondré. Dans
un immense baraquement, un très grand nombre d’Algériens sont parqués,
par carrés, à même le sol. Beaucoup d’entre eux sont blessés et n’ont pas
reçu de soins. Les policiers de garde ne sont pas très fiers. Les trois
parlementaires comptent le nombre de détenus : ils en dénombrent 1 500.
Après cette visite, les trois députés ont rendez-vous avec Maurice Papon qui
tient à les voir. Il leur assure que les traces de coups et de violences qu’ils
ont constatées sont la conséquence de la répression effectuée pendant les
manifestations. Il se défend qu’elles puissent provenir de violences
commises après coup 238.
Un rapport est adopté à l’unanimité par la Commission des lois de
l’Assemblée nationale. Le 9 novembre, il est présenté devant l’Assemblée,
par le député UNR Sammarcelli :

Les membres de la mission, déclare-t-il, ont pu constater que


beaucoup de détenus étaient blessés, généralement à la tête, et que
leurs vêtements étaient tachés de sang [...]. Beaucoup de détenus qui
avaient des plaies, notamment au crâne, semblaient ne pas avoir été
soignés et n’avaient eu aucun pansement. Ces constatations ont très
défavorablement impressionné les membres de la Commission qui ont
eu le sentiment que la façon dont était assurée la détention de ces
musulmans ne respectait manifestement pas la dignité humaine.
5. Réactions algériennes

En prenant la décision d’organiser les manifestations, les dirigeants de la


Fédération de France du FLN n’ignoraient pas qu’elles seraient réprimées.
« [...] Il est à prévoir des arrestations ou des internements [...]», avaient-ils
écrit, et ils avaient prévu que les femmes manifesteraient contre ces
arrestations. Mais ils n’avaient pas imaginé que la répression serait aussi
sanglante. Ils ne soupçonnaient pas le degré qu’avait atteint la haine dans
les rangs de la police, ni l’effet qu’y avaient eu les attentats commis contre
les policiers.
L’ampleur de la répression a désorganisé le FLN. Il avait été interdit aux
cadres de l’organisation de participer aux manifestations, mais certains
cadres moyens ont été arrêtés, ou ont disparu à la suite des rafles. « Les
dégâts après les manifestations du 17.10.61 sont importants, écrit
Mohammedi Saddek à Kaddour Ladlani. Nous déplorons à ce jour, entre
autres, l’arrestation du A 12. D’autre part, depuis dix jours, nous sommes
sans nouvelles du CW1B 239.» Pourtant, les dirigeants de la Fédération de
France estiment que l’objectif a été atteint : les manifestations ont démontré
que l’immigration algérienne est avec le FLN.
Le 20 octobre, la Fédération de France adresse un « appel aux Français »,
qui n’a qu’un faible écho dans la presse :

Français, Françaises, travailleurs, étudiants, intellectuels, militants


des partis politiques, des syndicats, des mouvements de jeunesse,
hommes et femmes de toutes opinions et de toutes confessions ! La
Fédération de France du FLN vous appelle solennellement à :
- fraterniser partout, dans les usines, les chantiers, les quartiers, les
universités, avec les travailleurs et tous les émigrés algériens,
- défendre dans la rue, dans les métros, dans les immeubles, dans les
lieux publics, les Algériens qui seraient victimes de mesures policières
discriminatoires,
- exiger du gouvernement français, par des pétitions, des meetings,
des manifestations populaires, des débrayages, qu’il rapporte toutes les
mesures d’exception frappant l’émigration algérienne et en particulier
le couvre-feu raciste,
- exiger la reprise des négociations avec le GPRA en vue de
rechercher une solution pacifique et urgente à ce conflit pour mettre fin
au cauchemar que vivent nos deux peuples.

La Fédération de France justifie les attentats commis contre des policiers.


Le FLN, écrit-elle,

n’a jamais été une organisation anarchique qui exécute un policier


uniquement parce qu’il est policier. Aucune exécution n’est ordonnée
sans que le coupable ait été jugé criminel [...]. Sur chaque assassinat de
nos militants nous constituons un dossier, aussi précis que les
conditions de la lutte clandestine nous le permettent. Après quoi, seuls
sont châtiés, et seuls le seront, les policiers reconnus coupables.

Pour Mohammedi Saddek, l’ampleur de la répression s’explique avant


tout par le caractère pacifique des manifestations. D’autres partagent son
avis. « Nos frères et sœurs n’ont pas riposté suivant les ordres donnés, mais
la colère est grande dans leurs cœurs », écrit le matricule 22233. « Nous
suggérons à l’organisation que nous sommes toujours prêts à reprendre nos
manifestations en nous donnant ordre pour riposter avec quoi que ce soit »,
écrit le matricule 22332. « Nous suggérons d’intensifier nos activités
armées pendant les heures du couvre-feu afin de porter un échec aux
déclarations du ministre de l’Intérieur français se vantant auprès de leur
Assemblée que depuis l’instauration du couvre-feu il n’y a pas eu
d’attentat », écrit, dans son rapport mensuel, le zonal 212.
Mais le comité fédéral de la Fédération de France du FLN ne revient pas
sur son ordre du 7 octobre de cesser les attentats contre des policiers. Et il
n’y en aura plus.
« Quelques hommes sont rentrés dans la semaine du 21 au 28 octobre,
note, à Gennevilliers, le père Joseph Kerlan. Ils sont plutôt mal en point. Ils
sont tous blessés ; ils ont tous reçu des coups sur la tête et ils portent des
pansements. Il faut entendre leurs conversations ; je vous assure que c’est
pénible. Les gars sont très montés contre les Français. Ils sont découragés,
écœurés, et beaucoup ne songent plus qu’à une chose : partir. »
Des familles algériennes se trouvent dans le dénuement le plus complet
après l’arrestation du chef de famille. Le matricule 2223 écrit : « [...]
Actuellement, plusieurs organismes comme le Secours populaire français,
l’assistante sociale de la préfecture de police et le PCF sont en train de
visiter les familles dont le mari est arrêté afin de leur donner une aide, et
beaucoup de familles risquent de s’y prêter, car les maris ont pris tout
l’argent avec eux lors des manifestations, donc à notre avis nous devons
contrecarrer cette action des services psychologiques ennemis dont l’effet
peut être décevant [...]. Nous suggérons de venir en aide immédiatement à
toutes familles dont le mari est arrêté et nécessitant un secours. Nous
faisons remarquer qu’il y a des cas d’urgence. »
6. Cadavres et disparitions

Chaque jour, on retrouve des cadavres.


Un matin, vers 9 h 15, peu après le 17 octobre, le commissaire principal
Jean Arrighi arrive à son bureau. C’est lui le patron du commissariat du 4e
arrondissement, Saint-Merri, qui couvre Saint-Germain-l’Auxerrois, l’Hôtel
de Ville et les quais, l’île de la Cité (où se trouve la préfecture de police) et
l’île Saint-Louis. L’un de ses adjoints, le commissaire Bastide, l’informe
que des corps de Nord-Africains ont été repêchés dans le canal Saint-
Martin, à la hauteur de la Bastille. (Le canal Saint-Martin, qui commence à
Austerlitz, devient bientôt souterrain et passe sous la Bastille.) On a d’abord
découvert 3 corps, puis 5 autres, puis 6, puis 7. C’est finalement environ 40
noyés qui ont été repêchés ce matin 240.
Le canal Saint-Martin n’est pas très éloigné de la préfecture de police.
Est-ce là qu’on a jeté, dans la nuit du 17, des Algériens prisonniers à la
préfecture de police ? S’agit-il des 50 cadavres dont, cette nuit-là, des
policiers ont parlé à Claude Bourdet et à Gilles Martinet ? Cela paraît
vraisemblable. Le nombre de victimes, en tout cas, est voisin.
Le 19 octobre, l’avocat Robert Badinter se trouve dans le bureau de
Maurice Aydalot, président honoraire de la Cour de cassation, l’un des plus
hauts magistrats français. Ils regardent la Seine, et le magistrat dit à
l’avocat : « J’envisage de démissionner, les rapports que je reçois chaque
matin des brigades de police sont pleins de cadavres de noyés 241 » Parmi
eux, il y a Telemsani Guendouz, jeté à la Seine le 17 octobre et retrouvé les
mains liées dans le dos. Il y a Bouchadou Lakhdar, que des hommes en civil
ont emmené dans une 403 de couleur blanche, le 17 toujours. Il y a Arehab
Belaïd, noyé le 18. Il y a Meziane Akli, disparu depuis les manifestations,
dont le visage porte des traces de coups et qui a l’œil gauche crevé.
D’autres corps sont retrouvés dans des bois.
Beaucoup de ces cadavres sont anonymes : on leur a retiré leurs papiers
d’identité.
Officiellement, 40 cadavres sont ainsi découverts immédiatement après le
17 octobre (et 20 autres l’ont été au cours de la première quinzaine
d’octobre) : 27 dans le département de la Seine ; 7 dans les limites du
parquet de Versailles ; 6 dans celles du parquet de Pontoise. Dans les
milieux de la presse parisienne, on parle de 150 corps retirés de la Seine
entre Paris et Rouen 242. De nombreuses disparitions sont signalées.
Pendant ce temps, les arrestations continuent. Jusqu’à la porte des
hôpitaux et parfois même à l’intérieur, des policiers viennent s’emparer de
blessés. Kalache Abdelghani est hospitalisé à la Maison départementale de
Nanterre, salle Raymond, lit n° 34. Le 20 octobre, un policier lui a tiré
dessus ; il a été atteint par deux balles à l’avant-bras droit. Le 31 octobre,
après l’heure des visites, des policiers viennent le chercher et l’emmènent
vers une destination inconnue. C’est la troisième disparition de ce genre à
l’hôpital départemental de Nanterre. L’avocat Pierre Kaldor, informé, alerte
l’opinion. Kalache Abdelghani est retrouvé au CIV où, malgré son état, il
doit coucher par terre.
Ces arrestations sont, parfois, l’occasion de tentatives d’assassinat. Le 24
octobre, à 17 heures, les frères Benadji, habitant 60 rue Sébastien-Mercier,
dans le 15e arrondissement, sont arrêtés par des policiers en civil. Ils sont
emmenés dans le bois de Meudon, où ils sont frappés à coups de barre de
fer et laissés pour morts. Des militaires les découvrent et les conduisent à
l’hôpital Corentin-Celton. Le 2 novembre, Kassouri Areski, domicilié 9 rue
Mademoiselle, dans le 15e également, est arrêté par des policiers, dans son
quartier. On le retrouvera mort, étranglé, dans le bois de Boulogne.
Des gens disparaissent. À Bois-Colombes, dans la nuit du 23 octobre,
Khalfi Ahmed, commerçant en fruits et légumes, sort de chez lui pour
vérifier si les pneus de son camion n’ont pas été lacérés une nouvelle fois,
comme ils l’ont été ces derniers jours. Sa femme n’aura plus de ses
nouvelles... Quatre jours plus tôt, il a été interpellé, vers 18 heures, par un
inspecteur, à proximité du commissariat de Bois-Colombes. Au
commissariat, il a été frappé, puis on l’a jeté sans connaissance dans une
cellule où se trouvait déjà un autre Algérien. Celui-ci l’a ranimé. Vers
minuit, on les a fait sortir de la cellule pour une destination inconnue. Mais
un commerçant français qui se trouvait là a reconnu Khalfi Ahmed et s’est
porté garant pour lui. Au commissariat, il a été à nouveau frappé. On l’a
relâché vers 1 h 30 du matin.
Hamidi Titouche vit avec sa femme au 125 rue d’Aguessau, à Boulogne-
sur-Seine. Le 26 octobre, à 2 h 30 du matin, des inspecteurs viennent
l’arrêter. On n’aura plus de nouvelles de lui.
Mani Yanath disparaît fin octobre, début novembre. Il aurait été arrêté
dans un tabac de la place Saint-Sulpice, et on l’aurait vu, pour la dernière
fois, au CIV. Il est étudiant en sciences économiques et fait partie de
l’Union générale des étudiants musulmans d’Algérie. En décembre 1961, le
président de l’UGEMA lancera un appel pour dénoncer sa disparition ainsi
que celle d’un autre étudiant, dénommé Bouchouka. Cet appel sera repris,
le 16 janvier 1962, par le journal du FLN, El Moudjahid.
7. Protestations

Les protestations se multiplient.


Le 23 octobre, dans Le Figaro, Denis Perier Daville écrit :

Tous les nombreux témoins des manifestations de ces derniers jours


ont pu constater que, sauf de très rares exceptions, les manifestants se
laissaient appréhender sans la moindre résistance. La police ne fait
d’ailleurs état d’aucune arme saisie.
Or, il résulte de diverses indications précises et concordantes portées
à notre connaissance que le nombre de blessés musulmans serait très
élevé. Il convient d’en déduire que nombre de victimes auraient été
frappées après leur arrestation au cours de scènes de « violences à
froid » [...]. Autant on peut approuver les mesures les plus rigoureuses
frappant les meneurs dans le cadre des lois, autant on peut déplorer les
brimades et les violences atteignant l’ensemble d’une communauté
comportant une grande majorité d’honnêtes travailleurs et qui, en
définitive, n’aspirent qu’à la paix.

Ce même jour, à l’appel du Comité anticolonialiste étudiant, plusieurs


groupes d’une cinquantaine d’étudiants manifestent, en fin d’après-midi,
boulevard Saint-Michel, boulevard Raspail et au carrefour Denfert-
Rochereau. Les forces de police sont nombreuses, et les manifestants se
dispersent rapidement.
L’Humanité, Libération, France-Soir, Témoignage chrétien, France-
Observateur, L’Express, Le Monde font paraître des témoignages
accablants.
Le 25 octobre, sous le titre « Les dangers du silence », Louis-Gabriel
Robinet écrit dans Le Figaro : « [...] Des bruits circulent sur des actes
odieux dont les forces de l’ordre se seraient rendues coupables, et ces bruits
vont s’amplifiant à mesure que le silence demeure la règle dans les milieux
officiels. »
Cependant, ce mercredi, jour de sortie des nouveaux films, les actualités
cinématographiques hebdomadaires ne consacrent que très peu de temps
aux événements, taisant complètement les violences policières et les
victimes. Vingt secondes leur sont consacrées par Pathé, trente secondes par
Gaumont, une minute douze par les Actualités françaises.
Dans L’Express, Françoise Giroud se félicite, le 26 octobre, de la montée
des protestations, et y trouve même matière à optimisme sur l’état de la
société française :

Des hommes, des femmes, assez indifférents, pour finir, aux


péripéties de la guerre d’Algérie, et ne préférant point trop penser à cet
enchevêtrement de douleurs, se sont, soudain, émus [...]. Les
manifestations algériennes ont déchiré un instant le nuage de confort
intellectuel derrière lequel vit la plus grande partie du pays. À travers
cette déchirure, quelque chose est timidement apparu : c’est que la
collectivité française de la métropole n’est pas devenue ce que sept ans
d’imposture et de contre-vérités auraient pu en faire. Le champ était
labouré depuis de trop longs siècles. Mais il semble plus urgent que
jamais de persévérer. Tant de mauvaises graines ont été semées [...].

Jean Cau raconte, dans le même hebdomadaire, l’enquête qu’il vient de


mener « chez les ratons » :

[...] Je sors d’un monde insoupçonnable, écrit-il. Ces derniers jours,


je n’ai vu que des visages désertés par le sourire, des yeux tuméfiés,
des dos bleuis à coups de crosse ; je n’ai entendu que des récits où
revenaient, en litanie, les mêmes mots : rafles, coups, tortures,
disparitions, assassinats [...].

« Aux premières heures, lit-on dans La Croix, des précisions avaient été
données officiellement sur le chiffre des morts. Ou bien ceux qui nous les
ont apportées nous ont menti, ou bien ils se sont laissé induire en erreur par
les mensonges des subordonnés, et le résultat est finalement pareil. »
Ce jour-là, salle de la Mutualité, 2 000 étudiants tiennent un meeting
corporatiste. Le représentant des étudiants en médecine s’exclame :
« Devant le racisme contre les Algériens, nous sommes tous des
Algériens. » Il est applaudi.
Maurice Papon interdit un meeting de protestation contre la répression.
Le lendemain, les organisateurs, Jacques Madaule, Jean-Marie Domenach,
Georges Montaron, l’abbé Depierre, le pasteur Roser, Emmanuel d’Astier
de La Vigerie, tiennent une conférence de presse à l’hôtel Moderne. Ils
protestent contre l’interdiction du meeting et annoncent la création d’un
« centre de coordination des témoignages ».
Ce 27 octobre, dans Témoignage chrétien, on lit le récit d’une femme
algérienne blessée lors des manifestations :

Les policiers ont mis en joue mes enfants. Je me suis précipitée pour
arracher l’arme... Alors ils m’ont battue à coups de poing, de crosse de
fusil, l’un m’a prise par les cheveux et traînée par terre... pour me faire
monter dans la voiture qui a des grillages. Et la fusillade a éclaté... Ma
fille a vu devant elle une femme tomber, son enfant accroché sur le dos
(vous savez, comme chez nous) : la même balle les avait transpercés
243.

Dans le même journal, Hervé Bourges, l’ancien collaborateur d’Edmond


Michelet, signe son éditorial sous le titre « Le temps de Tartuffe » :
Oui, écrit-il, c’est une rude leçon que viennent de nous donner les
Algériens de Paris. Rude leçon, parce que jamais ils ne seraient
descendus dans la rue si nous, journalistes, avions su mieux informer
une opinion chloroformée des réalités d’une guerre qui s’est établie sur
notre sol, et si nous, démocrates, avions pu taire nos divergences et
unir nos forces. Je vous le demande : qui, oui qui, à l’appel des partis,
des mouvements, des syndicats, aurait dû défiler et réclamer - au nom
des principes qui ont fait aimer et respecter notre pays dans le monde -
la fin des honteuses discriminations raciales et de la guerre d’Algérie ?
[...] En 1936, dans l’Allemagne hitlérienne, Himmler expliquait aux
juifs que les ghettos avaient été créés de manière à assurer leur
protection. En 1961, M. Papon assure les musulmans que les mesures
du couvre-feu ont été prises « dans leur propre intérêt ». Nous avons
connu le temps où les juifs étaient tenus à porter, en signe distinctif,
l’étoile jaune. A quand l’étoile verte sur les poitrines des Algériens ?

Le 28 octobre, le secrétaire général du Parti socialiste SFIO, Guy Mollet,


déclare, devant le Comité national de la jeunesse socialiste :

En décrétant un couvre-feu à 20 heures à Paris pour les musulmans,


le gouvernement a commis une faute, une double faute. Sur le plan
moral, la discrimination raciale est inacceptable. On ne peut
sanctionner a priori une personne parce qu’elle appartient à une race, à
une nation, à une pensée. Ce n’est pas l’appartenance à une race qui
entraîne une condamnation, mais une faute commise. Sur le plan de
l’efficacité, la décision et les manifestations qui l’ont suivie ont fait le
jeu du FLN.

Il exige une enquête : « Des violences ont été commises dans la


répression et il faut exiger une enquête très sérieuse sur les faits précis de
violences et de sévices [...]. »
« Nuit de troubles à Paris », titre Paris-Match en couverture. Une photo
pleine page montre des Algériens entassés à bord d’un autocar de police.
Elle a été prise par le photographe Georges Ménager. Celui-ci côtoie la
guerre et la mort depuis si longtemps, en Indochine, en Algérie, au Congo,
que ce qu’il a vu ce soir-là ne l’a pas vraiment frappé 244 En pages
intérieures, on voit d’autres photos prises par lui. Il y en a aussi de
Raymond Darolle. Sur une double page, on voit des morts et des blessés sur
un trottoir des Grands Boulevards ; pourtant, Raymond Darolle n’a pas eu
l’impression d’assister à une tragédie et n’a été parcouru d’aucun sentiment
de révolte 245. Les légendes attribuent la responsabilité du drame aux
Algériens. On parle d’une « marée de visages menaçants ».
Le 30 octobre, les unions départementales de la Seine des syndicats CGT,
CFTC, FO, ainsi que le bureau de l’Union nationale des étudiants de France
publient, séparément mais à la même heure, le même appel :

Utilisant des méthodes inadmissibles, la répression policière a fait


des morts et des centaines de blessés [...]. Une répression policière
analogue, nouvelle étape de l’installation d’un régime fasciste en
France, déclencherait une réaction immédiate de l’ensemble des
travailleurs de la région parisienne.

Les syndicats s’en tiennent à cette protestation verbale. Pour la CGT


notamment, principale organisation syndicale française, les revendications
salariales demeurent prioritaires. Le dernier numéro de son journal, La Vie
ouvrière, dirigé par Henri Krasucki, consacre sa première page à la grève
des dockers marseillais... Il faut aller en page 8 pour lire : « Nos camarades
ont manifesté non seulement parce qu’ils sont algériens, mais aussi parce
qu’ils sont ouvriers. La VO leur exprime sa solidarité fraternelle. Elle
s’incline devant leurs morts [...]. »
Ce lundi également, dans les facultés, certains professeurs, comme
Alfred Kastler et Laurent Schwartz, ouvrent leurs cours par une
déclaration : « Si les Français acceptent l’institution légale du racisme en
France, ils porteront la même responsabilité que les Allemands qui n’ont
pas réagi devant les atrocités du nazisme. »
L’union régionale parisienne de la CFTC publie un document qui
s’intitule « Face à la répression » :
Une répression sans précédent se déchaîne depuis trois mois sur la
communauté algérienne de la région parisienne, y lit-on. Destinée à
juguler le terrorisme, elle recourt à des procédés hautement
répréhensibles - et, pour certains, criminels - qui font régner une
véritable terreur policière.

De nombreux faits sont mentionnés :

C’est au niveau du préfet de police, du ministre de l’Intérieur, du


gouvernement et de la présidence de la République qui « assume tous
les pouvoirs » qu’il faut situer la responsabilité de meurtres nombreux
dès avant les manifestations du 17 octobre. Exposés aux coups du
terrorisme, les exécutants ont quelque excuse à perdre leur sang-froid.
Les responsables du maintien de l’ordre n’en ont aucune à tolérer ou
encourager des pratiques inqualifiables.

« Le faisceau de faits et de témoignages convergents est tellement


impressionnant, déclare l’Action catholique ouvrière, qu’il met en cause
bien au-delà de réactions personnelles de policiers débordés dans le feu de
l’action. Que l’on s’arrête, s’il en est temps, sur ce chemin qui, de
complicité en complicité, peut mener jusqu’à Oradour 246. »
Le 31 octobre, des prêtres de la Mission de France lancent un appel
approuvé par le cardinal Liénart, évêque de Lille :

Depuis sept ans, demandent-ils, combien de crimes et de tortures ont


été dénoncés ? Les plus avertis reconnaissaient même qu’il ne
s’agissait pas d’actes isolés et incontrôlables, mais d’une pratique
généralisée dont seule l’intensité était variable. Sous le prétexte qu’il
ne fallait pas nuire à la France, ces faits ont été niés ou excusés ;
parfois même, ils ont été dissimulés sous les plus nobles intentions
[...]. Il n’est donc pas étonnant que cet état de choses ait entraîné chez
beaucoup une asphyxie progressive, ou une perversion de la
conscience morale. Il ne l’est pas non plus que cette gangrène tende à
se généraliser dans les mentalités de nos compatriotes [...]. Pourtant,
c’est l’honneur d’un pays, et finalement sa seule force, d’éliminer les
fautes qui le dégradent et d’en empêcher le renouvellement. C’est ainsi
que se réalise et se sauvegarde le patrimoine moral d’un peuple, fait
des valeurs auxquelles il se réfère, qui caractérisent sa vie et
commandent ses relations avec les autres nations [...]. Celui qui
accepte aujourd’hui que la dignité de l’homme soit bafouée condamne
la personne humaine et du même coup se condamne lui-même à la
dégradation en niant sa propre humanité [...]. Celui qui accepte
aujourd’hui la discrimination, la violence et la mort contre les
Algériens ou simplement leur détention sans aucun chef d’inculpation
personnelle, sans garantie et sans recours, prépare du même coup pour
demain la désagrégation de la société et le même sort pour d’autres
citoyens.

La Fédération protestante de France s’indigne des « traitements


inhumains et méprisants dont beaucoup de manifestants ont été victimes,
même après les manifestations ».
Le grand rabbin de France, Jacob Kaplan, « condamne sans réserve toute
atteinte physique ou morale de la personne humaine ».
Le 1er novembre, à midi, place Maubert, à l’appel du comité Audin (créé
pour faire la lumière sur l’assassinat de l’universitaire Maurice Audin par
des parachutistes à Alger en 1957), du centre du Landy, de Vérité-Liberté et
de Témoignages et Documents, 300 personnes seulement se rassemblent.
« Nous sommes venus aujourd’hui manifester contre le racisme et la
répression policière », déclare Jean-Paul Sartre. À 12 h 15, lors de la
dispersion du rassemblement, une bombe explose, faisant 3 blessés parmi
les manifestants.
Dans l’après-midi, quelques centaines de personnes, répondant à l’appel
du Parti socialiste unifié, se rassemblent place Clichy et manifestent en
direction de la place Blanche. La manifestation, interdite, est conduite par
Édouard Depreux, Alain Savary, Gilles Martinet, Pierre Stibbe. Les
manifestants crient « Halte au racisme », « Paix en Algérie ». 23 d’entre
eux sont appréhendés. Plus tard, en présence d’une centaine de
manifestants, devant le cinéma Rex, boulevard Bonne-Nouvelle, Édouard
Depreux dépose une gerbe « à ceux qui sont morts pour la liberté ».
Il n’y aura pas d’autres manifestations.
Dans son numéro 13 du mois de novembre, le journal Vérité-Liberté
publie des témoignages. L’un d’entre eux porte sur ce qui s’est passé dans la
nuit du 17 au 18 octobre à la préfecture de police. C’est Simon Bouisset,
chercheur au Centre national de la recherche scientifique, qui est à l’origine
de ce texte. Il dirige un laboratoire où travaillent des détachés
d’administration. L’un d’eux est un policier détaché de la préfecture de
police, où il se rend fréquemment. C’est ainsi que, dans les jours suivant le
17 octobre, il apprend ce qui s’y est passé dans la nuit. Bouleversé, il
raconte tout à Simon Bouisset qui lui demande s’il souhaite que son récit
soit rendu public. Le policier accepte, mais à la condition que son anonymat
soit toujours préservé. Simon Bouisset le lui promet et, à son tour, raconte
l’histoire au rédacteur en chef de la revue Esprit, Paul Thibaud, également
directeur de publication de Vérité-Liberté 247. Le témoignage paraît :

Les agents de police étaient très excités et mécontents. Ils avaient


été très impressionnés par les manifestations algériennes et certains,
qui avaient été surpris par la tournure grave des événements,
estimaient avoir été exposés sans organisation et sans ordres ; ce dont
ils faisaient grief au préfet de police. De leur côté, les Algériens,
quoique très dociles, finirent par demander des explications sur leur
sort. C’est alors que certains policiers eurent l’idée de faire une
mauvaise plaisanterie à M. Papon : ils ouvrirent aux Algériens la porte
conduisant aux appartements privés de leur patron. Celui-ci crut à une
mutinerie et à une menace contre sa personne ; il appela des renforts
par téléphone. Il y eut alors un matraquage odieux où les policiers
arrivés de l’extérieur et ceux qui étaient à l’origine de l’affaire
conjuguèrent leurs coups, se servant notamment de bancs pour abattre
les prisonniers. Il fallut « ramasser » de nombreux Algériens pour les
charger dans les voitures de police. En quel état étaient-ils ? « S’ils
n’étaient pas morts, dit notre informateur, c’est qu’ils avaient la
carcasse dure. »

Le journal est saisi, mais Maurice Papon se garde d’intenter un procès.


Les Temps modernes sont également saisis. Sous le titre « La bataille de
Paris », on y lit :

Le préfet de police, dans le but insensé de démanteler l’organisation


du Front pour la région parisienne, a importé les méthodes de Massu
lors de la « bataille d’Alger ». Mais Massu, quand il installait la
terreur, prétextait encore la recherche « à tout prix » du renseignement
dans une ville en guerre. Avec Papon, nous n’avons plus que le visage
nu de la haine raciste. Du ghetto au couvre-feu, des raids de harkis au
lynchage organisé, une logique infernale l’a conduit à ce soir du 17
octobre. Alors, froidement, délibérément, il a donné le signal du
pogrom, il a couvert la ratonnade : il a lâché ses chiens sur les
Algériens comme on lâche les chiens pour la curée.

Le comité directeur de la revue Esprit lance un appel « contre la


barbarie » :

Ce qu’on ne sait pas, ce qu’on entrevoit, ce qu’on saura un jour,


c’est le nombre de ceux qui ont été liquidés en secret : abandonnés
dans les bois ou jetés à l’eau. Ce qui se passait quotidiennement à
Alger s’est donc produit à Paris, et la Seine charrie les frères des
cadavres qui dorment au fond de la baie d’Alger [...]. La ségrégation
d’une catégorie d’hommes, qui d’ailleurs conservent la qualité de
citoyens français jusqu’à ce qu’il en soit décidé autrement, établit chez
nous le système de la répression collective. C’est une décision inique,
sans précédent dans l’histoire de la France moderne, en dehors des
mesures allemandes sous l’occupation. Elle viole la Loi et la
Constitution : la preuve en est que celui qui l’a prise ne l’a fait,
hypocritement, que sous forme de « conseil » aux Algériens, « dans
leur intérêt » [...]. L’horreur organisée gagne la métropole.

La revue Partisans est saisie. Elle contient un article de François


Maspero intitulé « Entre les chiens et les hommes » :

Il n’y a pas de soir, écrit-il, où dans Paris depuis sept ans ne retentit
le cri des hommes que l’on roue de coups jusqu’au coma dans les
paniers à salade de nos braves agents de la circulation ; sur les plus
grandes artères de notre capitale, l’obscène rituel du « contrôle
d’identité » n’attire plus le regard que de quelques touristes allemands
étonnés. Voici deux mois, fin septembre 1961, nous avons été avertis
qu’un rescapé des noyades en séries de la Seine voulait faire une
conférence de presse, donner des détails et des noms. C’était la
première indication précise qui nous parvenait, la première fois que
l’on citait ces pratiques. Il nous a été impossible de réunir le moindre
journaliste stagiaire. Chacun se récusait. Il n’y avait pas matière à
article, paraît-il, et puis c’était dangereux et enfin il y avait la saisie...
Mieux valait continuer à boire sagement la bonne eau de la Seine
polluée de la pourriture de bougnoule [...].

Dans le journal Témoignages et Documents qu’il anime, Maurice Pagat


écrit, sous le titre « Ratonnades à Paris » :

Depuis quelques mois, une répression sauvage frappe les travailleurs


algériens de la région parisienne [...]. Les manifestations de rues de ces
derniers jours sont le résultat direct de ces abominables pratiques [...].
Les dirigeants du FLN font preuve de maturité politique en donnant
maintenant un autre exutoire que les attentats individuels à la volonté
d’action et de protestation des Algériens de France.
Le conseil de l’Ordre des avocats de la cour de Paris dénonce le couvre-
feu et affirme que les Algériens ont été « traités d’une manière qui viole les
notions élémentaires de l’humanité ».
Le 8 novembre, le Mouvement contre le racisme, l’antisémitisme et pour
la paix organise un meeting dans la petite salle Lancry. « Les mauvais
traitements subis par les Algériens m’ont touché personnellement, y déclare
le rabbin Sirat. Je ne puis que me souvenir d’il y a vingt ans, lorsque tout
juif pouvait être emmené dans ces hauts lieux de la civilisation que sont le
Vel’ d’Hiv’ et Drancy. Il faut faire quelque chose pour que cela ne
recommence pas. » « Ce que nous faisons risque d’être tragiquement
insuffisant », conclut-il devant quelques centaines de personnes.
De nombreuses personnalités font parvenir des messages. Dans les jours
suivants, l’ancien ministre François Mitterrand, sénateur de la Nièvre, fait
savoir au MRAP qu’il proteste « contre les discriminations dont souffrent
tant de groupes humains, et en particulier les Algériens de la région
parisienne ».
Le 11 novembre, dans son « Bloc-Notes » du Figaro littéraire, François
Mauriac répond à Jean-Marie Domenach, directeur de la revue Esprit, qui
lui a reproché son silence :

Oui, pourquoi me suis-je tu ? parce que je n’avais pas de preuves ?


Ce serait mentir : j’ai reçu des lettres privées dont l’accent ne trompe
pas. Le vrai est que je me sens recru et saoulé d’une telle horreur
depuis tant d’années que mon premier mouvement n’est plus de
protester comme naguère, ni même de crier, car cela se passe
maintenant sous la présidence du général de Gaulle. Je veux
comprendre. Les guerres entretenues en France depuis le
bombardement d’Haïphong s’étendent en fait à la métropole ; les
policiers sont devenus les combattants d’une lutte sournoise et sans
merci, car c’est d’une guerre raciale qu’il s’agit. Et voici la
conséquence : l’Etat, lui, est devenu dépendant de sa police - de son
armée aussi, de cette armée dont certains organes ont été
démesurément développés par leur fonction répressive : l’esprit de
corps est à la source de tout notre malheur, comme il l’était déjà du
temps de Dreyfus [...].
Comme certains s’étonnent qu’aucune plainte n’ait été déposée contre
aucun journal, le 13 novembre, devant le Conseil municipal de Paris,
Maurice Papon déclare : « [...] On a fait allusion au fait qu’aucun journal
n’était poursuivi. Eh bien, je puis rassurer le conseiller qui a évoqué ce
point : des plaintes en diffamation et en dénonciations calomnieuses sont
déposées, notamment à l’encontre d’un certain nombre d’organes de presse.
Je n’en dis pas davantage pour l’instant : j’ai pour la justice un sentiment de
déférence qui m’oblige à ne pas aller plus avant tant que les dossiers ne
seront pas parvenus sur le bureau de M. le Procureur de la République
[...]. »
Il n’y aura jamais de procès en diffamation contre quelque journal que ce
soit.
Le 21 novembre, l’Union des étudiants juifs de France organise un
meeting de protestation à l’hôtel Moderne.
« Le 17 octobre est devenu le jour de notre honte », écrit, en décembre
1961, Daniel Mayer, président de la Ligue des droits de l’homme, ancien
membre du Conseil national de la Résistance, dans Les Cahiers de la
République que dirige Pierre Mendès France. Il parle de « soirée rappelant
la “nuit de cristal” berlinoise 248 ».

C’est bien de racisme, effectivement, qu’il s’agit [...]. Le racisme


dont les musulmans sont l’objet, dans la vie quo tidienne, est fort
ancien. Et les méthodes de certains policiers, en s’aggravant peut-être,
n’ont pas changé de nature : pour eux, comme pour une grande partie
de la population, l’Algérien - d’une manière générale, l’homme basané
- n’est pas l’égal du Blanc. Ils voient en lui un être inférieur. Dès lors,
tout leur est permis à son égard. Et certaines des attitudes prises à
l’encontre des travailleurs nord-africains de la région parisienne ne
procèdent que de cela : la haine, la volonté de bassement humilier, n’a
pas d’autre origine que la conviction d’être supérieur. Au nom de quels
refoulements antérieurs, de telles passions se déchaînent-elles ?
Combien de fois ces hommes ont-ils dû se sentir humiliés eux-mêmes
pour éprouver une telle joie animale à prendre enfin une revanche
qu’ils habillent mal derrière de grands mots, mais qui n’est pour la
plupart que la possibilité entrevue de se croire enfin au-dessus de
quelqu’un ? Peu importe pour eux les moyens : à défaut d’esprit ou de
supériorité vraie, l’injure, la matraque, le revolver, la noyade, la
strangulation, la pendaison, la terreur, la torture seront les auxi liaires
permettant d’atteindre cette ivresse [...]. Mais tout cela n’a-t-il pas été
possible essentiellement parce qu’aucune sanction n’a été prise, dès le
début, contre les tortionnaires individuels ? [...] Dès le lendemain,
toute la classe ouvrière aurait dû être dans la rue, clamant son horreur
d’actes perpétrés en son nom, puisqu’au nom du « peuple français ». Il
a bien fallu constater que, là où il aurait dû y avoir une colère
collective, il n’y a eu que témoignages individuels. [...] À partir du
moment où l’on accepte que, devant soi, sans que l’on proteste, il soit
dit « raton » ou « bicot » pour Arabe, on accepte Auschwitz et les
fours crématoires. Car on ne fait pas sa part au racisme. Il a sa logique
et son engrenage.
8. L’esprit de corps

Dans les rangs de la police parisienne, l’esprit de corps l’emporte, faisant


régner la loi du silence. La peur fait le reste.
Au commissariat central du 10e arrondissement, rue Hittorf, le gardien de
la paix Paul Rousseau condamne ce qu’il a vu et entendu le 17 octobre. Il
est pris à partie par ses collègues ; certains veulent même le frapper. On lui
dit : « Tu soutiens les assassins ! On devrait tous les exterminer ! » À
plusieurs reprises, il voit des collègues emmener des Algériens arrêtés au
hasard. Avant chacun de leurs départs, il remarque qu’un collègue coupe un
câble de frein d’un vélo ou d’un vélomoteur placé en consigne devant le
poste. Il est convaincu que ces câbles servent à étrangler les Algériens. Il
propose à ses collègues de les accompagner ; ils refusent. On retrouve des
cadavres d’Algériens dans le canal de l’Ourcq ou le canal Saint-Martin,
étranglés avec un câble de frein. Paul Rousseau voit, mais se tait. Il reçoit
des appels téléphoniques au commissariat : ce sont des mehaces de mort de
l’OAS. Il a peur. Un jour, lors d’un rassemblement, un officier le met en
cause, l’accuse d’être communiste (en fait, il est membre de la SFIO). Il
proteste auprès du commissaire, qui lui propose de demander sa mutation. Il
refuse. Il est muté d’office, « dans l’intérêt du service », aux Lilas. On
cherche à le discréditer en le faisant passer pour un proxénète. L’Inspection
générale des services va s’intéresser à lui pendant des mois 249.
Quelques policiers chrétiens appartenant à l’équipe d’action catholique
de la préfecture de police se disent « écartelés ». Le 22 octobre, ils écrivent
au bureau national de l’Action catholique ouvrière pour lui demander son
« soutien spirituel » et sa « compréhension » : « [...] Témoins mieux placés
que quiconque pour connaître, déplorer et réprouver les exactions, violences
de toute sorte des camarades aveuglés plus ou moins collectivement par la
colère, la haine et la peur, obligés de s’affronter à longueur de journée pour
montrer leur désaccord en conscience sans pour autant perdre le contact,
“être chrétiennement avec”... même s’il s’agit de certains services
seulement, engagés dans l’action répressive. Cependant, ils croient trop à
l’ACO, à leur action, à leur présence dans ce milieu providentiel, pour
vouloir actuellement s’évader d’une situation impossible et céder à la
tentation des “mains pures” 250. »
Le 27 octobre, le Comité de défense de la police parisienne, qui regroupe
les principaux syndicats de police parisiens, fait paraître un communiqué
protestant « contre la façon tendancieuse et partisane dont est présentée
l’action des forces de police à l’occasion d’une manifestation qui a été
réprimée comme toutes celles portant atteinte à l’ordre public ». Il ajoute :
« S’il était avéré que des actes regrettables aient été commis, ils ne
pourraient être que le fait d’éléments agissant hors de tout contrôle et au
mépris des ordres reçus et ne sauraient en aucun cas être couverts par les
organisations formant le comité. »
Le Syndicat général autonome des officiers de police de la préfecture de
police fait partie du comité. Dans le journal du syndicat, le secrétaire
général, Étienne, écrit : « On oublie un peu trop facilement, au lendemain
du 17 octobre, les policiers qui ont été assassinés [...]. Des mesures ont été
prises en ce qui concerne la circulation des musulmans algériens [...], ces
mesures étaient non seulement souhaitables mais nécessaires. Que l’on ne
parle surtout pas de discrimination raciale ! [...] Quant à la manifestation du
17 octobre, la police est intervenue, comme elle l’a fait chaque fois que
l’ordre public a été troublé [...]. »
Le 30 octobre s’ouvrent deux procès de policiers pour des faits remontant
à 1959 et 1960. L’un d’eux est inculpé de l’assassinat de l’Algérien Belaïd
Chitti, le 14 septembre 1959. Le 13 octobre, il a été arrêté, en possession de
documents de l’OAS. Il a été remis en liberté. Il est absent à l’audience.
L’autre policier a abattu le jeune Daniel L’Henoret, âgé de 17 ans, dans la
nuit du 1er au 2 janvier 1960, à Gennevilliers. Pour sa défense, il dit : « Je
l’avais pris pour un Algérien. » Il est condamné à huit mois de prison avec
sursis.
Le 31 octobre, un texte anonyme de quatre pages, intitulé : « Un groupe
de policiers républicains déclare 251... », est adressé à la presse. Il dénonce
« les actes odieux » commis le 17 octobre par des policiers. Certains des
faits qu’il rapporte sont avérés, notamment lorsqu’il parle de « corps
piétinés sous le regard [...] de M. Paris, contrôleur général », d’Algériens
« assommés et précipités systématiquement dans la Seine », ou bien encore
de « matraquage intense » dans la cour de la préfecture de police.
Le 1er novembre, alors qu’il craint des manifestations du FLN pour le
septième anniversaire du déclenchement de l’insurrection, Maurice Papon
adresse un « ordre du jour » aux policiers. Il les félicite pour leur action du
17 octobre et des jours suivants : « Lors des manifestations des musulmans
algériens déclenchées par le FLN, vous avez rempli pleinement votre
mission », leur dit-il. Puis, pour se disculper, n’ignorant pas les accusations
qui s’élèvent dans la presse, il ajoute :

Il convient plus que jamais de faire la distinction entre une masse


malheureuse et apeurée et des meneurs qu’il importe de mettre hors
d’état de nuire. Pour que le rôle de la police ne soit pas dénaturé et afin
d’écarter toutes les tentatives de dénigrement entreprises contre elle, je
recommande le plus grand sang-froid et la plus stricte obéissance aux
consignes de vos chefs. Ainsi sera affirmée face à nos détracteurs,
votre fidélité à nos traditions de discipline et d’honneur.

« Nos détracteurs » : le préfet de police entend bien faire jouer l’esprit de


corps contre tous ceux qui veulent savoir la vérité.
Le 7 novembre, le ministre de l’Intérieur porte plainte contre les auteurs
anonymes du tract des policiers républicains pour diffamation envers la
police. Maurice Papon, le directeur général de la police municipale,
Maurice Legay, les contrôleurs généraux Paris et Soreau se portent partie
civile.
Le même jour, le conseil syndical de la principale organisation de
policiers parisiens, le SGP, se réunit, sous la présidence de Gérard Monate.
« Une fois de plus, dit ce dernier, la préfecture de police est mise au
pilori » ; il parle du « procès général intenté contre la préfecture de police »,
puis évoque une rencontre qu’il a eue avec le sénateur socialiste des
Bouches-du-Rhône, Gaston Defferre :
M. Defferre s’apprêtait à faire une déclaration très dangereuse, car il
avait dans son dossier des éléments lui permettant de faire un procès
systématique de la préfecture de police. Le camarade Garzoli et moi
nous sommes rendus au journal Le Provençal pour rencontrer M.
Defferre. Je pense que cette action, qui a été très discutée, a
certainement été bénéfique, car lorsqu’on prend le Journal officiel où
sont imprimés les débats, on voit que M. Defferre a admis que, s’il
s’est produit des gestes incontrôlables, ils étaient le fait d’une minorité
de policiers, et il a reconnu publiquement à la tribune du Sénat que la
police parisienne était, dans sa généralité, constituée par des braves
gens qui ne faisaient que leur devoir [...]. On nous a signalé, poursuit-
il, que dans certains services on risquait d’avoir à plus ou moins brève
échéance des factions et des luttes entre gardiens. Or, si nous devons
veiller à la faction OAS, on vient de découvrir également un Comité de
policiers républicains à la PP qui commence à lancer des tracts [...]. Je
vous demande de rester groupés encore mieux qu’avant et de faire
attention à ne pas vous laisser emporter ni d’un côté ni d’un autre et
surtout à éviter que les camarades en arrivent aux mains entre eux [...].
Il est inutile qu’on se déchire entre nous. Nous devons faire le
maximum pour sauvegarder l’intégrité de la PP [...]. Une commission
d’enquête a été décidée au Sénat, le préfet va essayer de la contrebattre
en faisant ouvrir des informations judiciaires ; il estime que cela est
moins dangereux qu’une commission sénatoriale. Mais il est certain
que plusieurs camarades paieront les fautes qu’ils auront commises ; à
cela nous ne pourrons rien 252.

Puis les délégués interviennent, et une vive discussion s’engage.


- « Lorsque Monate vient dire que certains camarades seront obligés de
payer, je ne suis pas d’accord [...]. Les gardiens doivent être déchargés de
leurs responsabilités, qui doivent être le fait des gradés ; c’est aux gradés de
maintenir leurs troupes en main [...].»
- « [...] Pour une répression soi-disant brutale que nous aurions eue, on
nous menace de sanctions, on réclame une enquête... On vient maintenant
nous reprocher des faits qui ont sans doute reçu l’approbation de tous. Je
suis allé trouver mon patron et je lui ai dit que, s’il ne s’occupait pas du
climat régnant dans le service, je ne répondais plus de mes collègues. Il m’a
répondu que “le préfet trouvait qu’ils n’étaient pas encore assez méchants”
[...]. J’estime qu’il y avait une approbation tacite de la direction et nous ne
devons pas porter le chapeau [...]. »
- « Il est certain qu’il y a eu des exactions de commises. Les Algériens
sont des hommes comme nous ; ils pensent, ils souffrent, ils luttent pour
améliorer leur sort comme nous le faisons ici [...]. Nous devions maintenir
l’ordre. Mais, une fois l’ordre maintenu, pourquoi les tuer à coups de poing
et à coups de pied dans les postes ? Pourquoi les massacrer ? [...]
Évidemment, il y a eu des collègues qui ont été tués. Mais, lorsqu’on ne
veut rien risquer, on ne rentre pas comme gardien de l’ordre, on va chez
Renault. Quand on rentre à la PP, on sait qu’on encourt des risques. Il faut
prendre ses responsabilités. Un couvreur sait qu’il risque de tomber d’un
toit [...]. J’ai vu des scènes épouvantables, des collègues tomber à pieds
joints sur un Nord-Africain à terre, dans le coma. Il y a eu des gestes
inqualifiables que personne ne peut excuser [...]. On commence par les
Algériens, ensuite ce sera les juifs et après les républicains, et tout le monde
y passera. Vous ne vous rendez pas compte où vous allez [...]. Il faut lutter
contre cette guerre. Il y a sept ans que je fais ce que je peux dans mon
service. Il m’arrivera ce qui m’arrivera et tant pis. Les Arabes ont le droit
de vivre comme nous ; tout être a le droit de vivre sur la terre et vivre
correctement. »
- « Au 2e district, à l’occasion de la manifestation, il y a eu des méfaits,
mais ce n’est pas à nous de les dévoiler [...]. Nous devons défendre la
corporation et tous les collègues sans exception [...]. S’il y a eu des ratons
de tués, il n’y en a pas eu assez, parce que le sang de nos camarades ne sera
jamais payé assez cher. »
- « Je n’ai plus grand-chose à dire après l’apologie des criminels qu’on
vient de faire ici. On vient dire que les assassins du FLN sont de braves
gens et nous des assassins [...]. S’il s’est passé des choses le 17 octobre,
c’est la faute de la carence du gouvernement. Qu’on ne vienne pas ici
reprocher aux camarades qui se sont un peu laissé aller d’avoir agi
malhonnêtement. »
- « Nos collègues ne sont pas responsables ; or, s’il y a des sanctions, ce
sont nos collègues qui seront jugés et qui porteront le chapeau [...]. Nos
collègues ne sont que de pauvres lampistes [...]. »
- « On ne peut pas approuver ces exactions, mais nous sommes avant tout
des gardiens de la paix et nous n’avons pas le droit de dénoncer nos
collègues coupables de ces actions. »
-« [...] Croyez-vous que ce soit notre travail de syndicalistes de couvrir
de telles pratiques qui entraînent la fonction policière en dehors de ses
traditions d’honneur et de la légalité ?[...] Il y a des fonctionnaires qui ont
entaché l’honneur de la fonction et nous voulons que la lumière soit faite
[...].»
Joseph Gommenginger dénonce une nouvelle fois ce qu’il a vu le 17
octobre :
- « Des brutalités et des sévices graves ont été commis et personne ici ne
peut le nier. [...] Je vous assure que lorsqu’on voit des gens s’acharner sur
des blessés sans connaissance, avec des membres fracturés, on ne se sent
plus digne d’être un homme. » Et pourtant, même chez lui, l’esprit de corps
est le plus fort : « Il faut avoir le courage de laver son linge sale en famille,
poursuit-il. Cette discussion ne peut évidemment pas être portée dans le
public [...]. Il faut reconnaître que les événements qui se sont déroulés
dernièrement ont créé une division parmi nous [...]. Il nous incombe à nous,
responsables syndicaux, de remonter ce courant de violences, de toutes nos
forces, pour essayer de l’apaiser. Il faut absolument que ceux des nôtres qui
se sont laissé entraîner à des actes regrettables retrouvent leur bon sens et
leur équilibre et si, un jour, ils sont appelés à payer leurs fautes, tant pis
pour eux, mais ce n’est pas à nous de les dénoncer, ce n’est pas à nous,
syndicalistes, d’étaler cette affaire au grand jour. »
- « [...] Vous dites qu’il faut serrer les coudes, faire corps, mais je ne peux
pas serrer les coudes avec des gens comme ça [...], objecte un autre délégué,
ce n’est pas notre devoir d’homme de couvrir tout ce qui s’est passé. Il ne
faut pas dénoncer nos collègues, mais il ne faut pas non plus empêcher la
justice de faire son action [...]. Il ne faut pas se laisser gagner par la panique
parce qu’on parle de commission d’enquête. Les honnêtes gens n’ont rien à
craindre. »
- « [...] J’en connais, au 18e, qui vont un peu fort, et même très fort, qui
sont pourtant de bons SGP. L’administration est très fautive. Elle a
encouragé les fonctionnaires à faire certaines choses en favorisant certaines
exactions. Pendant un mois et demi, du 1er septembre au 17 octobre,
l’administration a laissé faire des agents et brusquement vous auriez voulu
que cela s’arrête ? »
- « [...] Je veux vous faire comprendre que tous les Algériens ne sont pas
des tueurs et qu’il ne faut pas les massacrer. Il y a encore des Algériens qui
refusent de payer leur cotisation au FLN, mais, lorsque vous en trouvez,
vous ne leur faites pas plus de cadeaux qu’aux autres. Même les harkis qui
sont venus à Vanves à la suite de la blessure d’un gardien de la paix l’ont dit
à mes camarades : “Laissez-les tranquilles, s’ils ne sont pas FLN, ils le
deviennent par vos traitements.” Au moment des ratonnades, tout le monde
est maltraité, FLN ou pas ; du moment qu’ils ont les cheveux frisés, cela
suffit pour être suspect et massacré. Le neveu d’un de nos collègues qui a le
teint brun et les cheveux frisés, alors qu’il passait dans la rue, a été
matraqué, emmené dans le car, au poste, maltraité, et, ensuite, sur ses
papiers, on s’est aperçu qu’il était français, né à Guingamp. Il n’y a plus eu
qu’à lui faire des excuses. C’était bien ! [...] »
-«[.. .] Il y a des brigades entières où, bien que les fonctionnaires soient
des SGP, ils se sentent bien gênés [...]. »
- « Il y a eu des exactions, j’en ai vu, mais je ne les condamnerai pas
[...]. »
- « Quelle que soit l’opinion de chacun, il n’est pas question de dénoncer
des camarades. Nous ne sommes pas une maison de mouchards [...]. »
Gérard Monate intervient à nouveau :
- « Il n’a jamais été question de dénonciation [...]. Nous avons pris
position contre la campagne de presse [...]. Pour ce qui s’est passé pendant
la manifestation, tout est couvert par le préfet. S’il y a des sanctions
personnelles, c’est à ce moment-là que nous pourrons intervenir, étudier les
motifs des sanctions, et c’est à ce moment-là que nous pourrons faire le
procès de l’administration ; un acte n’est pas isolé ; l’encadrement est
responsable. Il faut que vous compreniez bien cela. D’après ce que nous
savons, il y aurait une trentaine de cas absolument indéfendables. Il faut
défendre la maison et ses traditions de civisme [...]. Il faut éviter surtout ce
qui se produit dans certains services où la cassure est nette et les camarades
sont prêts à en venir aux mains. »
« Pour ce qui s’est passé pendant la manifestation, tout est couvert par le
préfet », dit Gérard Monate pour rassurer ses camarades du SGP. Maurice
Papon en apporte une nouvelle preuve en répondant, ce jour-là, à une
question écrite des conseillers municipaux communistes de Paris :

Les heurts qui ont eu lieu en certains endroits ont été provoqués par
des militants du FLN qui ont délibérément pris une attitude agressive à
l’égard du service d’ordre [...]. Les unités ont fait preuve de tout le
sang-froid désirable et n’ont eu recours à la contrainte qu’au moment
où la tournure prise par la manifestation, en certains points, constituait
une grave menace pour l’ordre public et risquait, en tournant à
l’émeute, de compromettre la sécurité de la population.

La commission administrative du SGP hésite à se constituer partie civile,


aux côtés du préfet de police, contre les auteurs anonymes du tract « Un
groupe de policiers républicains déclare... ». Le 13 novembre, Le Monde
publie un article de Michel Legris sous le titre « Après la répression des
manifestations musulmanes, un profond malaise règne dans la police
parisienne ». C’est Gérard Monate qui a informé le journaliste. À propos du
tract, on lit : « On comptait bien en haut lieu que tous les syndicats de
police se porteraient eux aussi partie civile, au nom de leurs adhérents. Or,
les syndicats qui composent le Comité de défense, quand on leur demande
leur sentiment à propos de ce tract, répondent : “Ce tract est visiblement
exagéré. Il est faux à 80 %." Ce qui est une manière de convenir qu’il est
vrai à 20 %. Ils sont arrivés à ce sentiment après avoir mené leurs propres
enquêtes. Et le principal d’entre eux, le SGP, hésite à suivre M. Frey. » En
particulier, indique le journaliste, les faits concernant la porte de Versailles
sont exacts pour l’essentiel.
Quand il prend connaissance de cet article, Maurice Papon convoque le
secrétaire général du SGP, François Rouve. Le 16 novembre, celui-ci rend
compte de son entrevue avec le préfet de police et invite la commission
administrative du SGP à se porter partie civile :
Nous avons dit au préfet, rapporte-t-il, que nous ne voulions pas
couvrir de hauts fonctionnaires de la préfecture de police qui auraient
commis des fautes, alors qu’on se disposerait peut-être à prendre des
sanctions contre des fonctionnaires des cadres d’exécution qui
auraient, eux, exercé des sévices [...]. Le préfet nous a dit qu’il tenait
essentiellement, dans une prise de position où l’on devait faire front
contre toutes les attaques, à ne pas se trouver seul et que, la solidarité
ayant toujours joué dans la maison, il tenait à trouver derrière lui les
organisations syndicales et surtout la plus représentative. Il nous a dit
qu’il était capable de faire front seul aux attaques généralisées venant
de l’extérieur mais que, dans ce cas, il ne pouvait pas nous assurer que
nous serions consultés dans des opérations intérieures qui pourraient
intervenir à la suite de ces attaques et des enquêtes qui seraient menées
[...]. Le préfet nous a dit qu’en raison du climat dans lequel les forces
de police ont été mises depuis quelques mois il entendait couvrir tout
ce qui s’est passé à l’occasion de la manifestation. Par contre, si, dans
les jours qui ont suivi, des exactions ont été commises ou des actes
tombant sous le régime de droit commun, à ce moment-là nous verrons
ensemble comment nous pourrons prendre des dispositions.
Il ne doit pas être difficile d’expliquer à nos camarades que si nous
hésitions à nous porter partie civile dans cette affaire, c’est que nous ne
voulions pas couvrir les hauts fonctionnaires nommément désignés aux
dépens des collègues de la base. Je pense que nos camarades
comprendront qu’avant de se porter partie civile on devait avoir des
garanties et engager le préfet à se découvrir 253.

Finalement, le SGP se porte partie civile, aux côtés de Maurice Papon,


contre les auteurs anonymes du texte. Les autres syndicats de la préfecture
de police font de même. La solidarité de la maison a joué. Maurice Papon
peut se prévaloir d’avoir derrière lui la police parisienne.
On ne connaîtra probablement jamais l’identité des auteurs du tract
anonyme.
9. Commission d’enquête

Le mercredi 25 octobre, les suites du 17 octobre et l’attitude de la police


sont à nouveau évoquées en Conseil des ministres. Un rapport de l’IGAME
Michel Massenet, membre du cabinet de Michel Debré, fait état d’une
situation plus grave que ce qu’en dit la presse 254.
« C’est secondaire mais inacceptable », dit le président de la République.
« Tout cela ne serait pas arrivé si on avait exécuté certains FLN condamnés
à mort », regrette le Premier ministre. Le tour de table se poursuit.
Louis Joxe : « C’est fatal, c’est la guerre. »
Maurice Couve de Murville : « Quelle occasion pour nos adversaires aux
Nations unies ! »
Louis Jacquinot : « C’est regrettable, mais il ne faut pas compromettre le
corps de la police dans son ensemble. »
Deux voix s’élèvent en faveur d’une commission d’enquête. « Il faut
faire savoir, dans le communiqué, qu’une enquête est ouverte », propose
Pierre Sudreau. « Ouvrons effectivement une enquête», dit Robert Buron
255. Mais, finalement, rien ne figure au communiqué du Conseil des

ministres. La demande formulée par les deux ministres est rejetée. Par qui,
si ce n’est par le président de la République lui-même ? Le général de
Gaulle ne prendra d’ailleurs aucune position marquante, ni publiquement ni
en privé 256. Il couvre sa police.
A la fin du mois de novembre, des écrivains s’adressent publiquement à
lui. Parmi les signataires, il y a Lucie Faure, Clara Malraux, Charles
Vildrac, Claude Aveline, Jean-Marie Domenach, Jean Duvignaud, Max-Pol
Fouchet, Georges Friedmann, Roger Ikor Jules Isaac, Louis Martin-
Chauffier, David Rousset. Ils lui demandent « si, étant informé des faits qui
rappellent honteusement les pires sévices de l’occupation, il accepte de les
couvrir de sa haute autorité et d’en assumer pour l’histoire la responsabilité
morale et politique ».
Non seulement le gouvernement renonce à créer une commission
d’enquête, mais il s’apprête à s’opposer aux diverses propositions d’élus en
ce sens. Dans différentes assemblées, des voix s’élèvent en effet.
Le vendredi 27 octobre, le Conseil municipal de Paris se réunit en session
extraordinaire, en présence de Maurice Papon. Claude Bourdet, le directeur
de France- Observateur, est aussi conseiller municipal ; il intervient
longuement et pose des questions au préfet de police 257. « Est-il vrai, lui
demande-t-il, que dans la cour d’isolement de la Cité une cinquantaine de
manifestants arrêtés apparemment dans les alentours du boulevard Saint-
Michel sont morts ? Et que sont devenus leurs corps ? C’est vrai ou ce n’est
pas vrai ? » Claude Bourdet se fait ainsi l’écho de ce que lui ont dit les
policiers venus le voir dans la nuit du 17 octobre. Des exclamations, des
protestations, des rires fusent à droite de l’assemblée des élus parisiens. « Il
ne suffit pas de se moquer ! » leur rétorque l’ancien membre du Conseil
national de la Résistance. A ce moment, on entend Maurice Papon : « C’est
en rire bien tristement. » Ce sera la seule réaction du préfet de police aux
questions précises de Claude Bourdet. Il n’y répondra ni ce jour ni plus tard.
Il se gardera également de poursuivre France-Observateur qui reprendra les
questions de Claude Bourdet. Il intentera bien, au début de 1962, un procès
à Claude Bourdet pour « injures à fonctionnaire public », mais pour des
accusations portées contre son action dans le Constantinois 258...
Claude Bourdet dépose une proposition de commission d’enquête :

Une enquête sera menée sur l’ensemble des incidents qui se sont
produits dans la région parisienne entre les manifestants algériens et la
police, par une commission spéciale comprenant une représentation de
tous les groupes du Conseil municipal. Ses membres seront habilités à
recueillir tout témoignage et à interroger tout fonctionnaire et toute
autre personne. La commission fera son rapport au Conseil municipal
au cours d’une session extraordinaire.
Par 43 voix contre 39, le Conseil municipal rejette cette demande.
Lors de cette session, on entend le conseiller Alex Moscovitch dire :

Dans l’esprit de la population parisienne et de ses représentants que


nous sommes, l’efficacité, dans la circonstance, devait prévaloir sur
tous les autres impératifs. Elle a prévalu, et une fois de plus nous
devons exprimer à la préfecture de police et à ses agents le témoignage
de la confiance et de la gratitude de la population de Paris [...]. Ainsi
donc, de paisibles travailleurs musulmans, qui n’avaient d’autre
intention que de défiler pacifiquement, ont été sauvagement massacrés
par des sadiques déguisés en gardiens de la paix ? [...] Mes chers
collègues, on croit rêver ! [...] Tous les agents de l’ennemi doivent être
renvoyés du territoire métropolitain. Voici deux ans que nous
demandons la possibilité de le faire. Ce qu’il nous faut, c’est très
simple et très clair : l’autorisation et suffisamment de bateaux. Le
problème qui consisterait à faire couler ces bateaux ne relève pas,
hélas, du Conseil municipal de Paris.

L’ex-commissaire de police Jean Dides, devenu conseiller municipal et


conseiller général du Centre républicain, est l’un des animateurs du Comité
de Vincennes, organisme sympathisant de l’OAS 259. Il a conservé des
relations dans la police, notamment avec le Syndicat général des cadres de
la préfecture de police et l’Amicale des commissaires. Il prend la parole et
critique le couvre-feu qui, dit-il, se fonde « sur un principe de
discrimination raciale et confessionnelle » et constitue « une manifestation
de racisme contraire à toutes nos traditions ». Il réclame des exécutions de
condamnés à mort FLN et, s’adressant à Maurice Papon sur un ton
compréhensif, demande : « Combien, malgré vos demandes réitérées,
combien, malgré nos demandes renouvelées, ont été jugés, condamnés,
exécutés ? Vous savez combien négatif est ce bilan ! » Il dénonce les
« calomnies » et les « injures » dont serait victime la police.
Maurice Papon justifie l’action de la police : « La police parisienne a fait
tout simplement ce qu’elle devait faire », affirme-t-il. « À la suite de ces
manifestations, poursuit-il, on impute à la police des disparitions ou, disons
le mot, des meurtres purs et simples. » Les cadavres retrouvés sont ceux
d’Algériens victimes du FLN : tel est le système de défense du préfet de
police. « Je poursuivrai activement l’investigation de tout ce qui est imputé
à la police, promet-il. Nous verrons bien, à ce moment-là, où est la vérité et
où sont les diffamateurs [...]. On distille goutte à goutte le poison pour
tenter d’intoxiquer l’opinion et de détruire peu à peu le corps social dans ses
œuvres vives ; hier l’armée, aujourd’hui la police [...]. Cela est grave,
mesdames, messieurs, très grave [...]. Je ne laisserai pas insulter
impunément, même sous la forme d’interrogations prudentes, les membres
des forces du maintien de l’ordre dont la responsabilité m’est confiée [...].
Je ne laisserai pas porter atteinte à l’honneur de la préfecture de police et de
ses hommes [...]. »
Finalement, le Conseil municipal de Paris adopte, par 47 voix contre 30,
une résolution commune des indépendants, du Groupe d’action municipale,
du Centre républicain, de l’UNR et du MRP qui « adresse à la police
parisienne l’expression de sa confiance et de sa gratitude ». Le 30 octobre, à
l’Assemblée nationale, les députés examinent le budget du ministère de
l’Intérieur, en présence du ministre, Roger Frey. Ils parlent reclassements,
indices, équipement des communes. La parole est donnée à Eugène
Claudius-Petit, vice-président de l’Assemblée nationale et ancien dirigeant
du mouvement de résistance Franc-Tireur 260. Il s’adresse à Roger Frey :

Avez-vous compris, devant les résultats, que la décision du préfet de


police plaçait inéluctablement - et c’est ici qu’est le problème et non
pas ailleurs - l’ensemble de la police sur un plan de lutte raciste ?
Il faut appeler les choses par leur nom.
Chaque gardien de la paix ne pouvait plus se déterminer, à cause de
l’ordre reçu et de la décision prise, autrement qu’en tenant compte de
la couleur de la peau, de la qualité des vêtements ou du quartier habité.
Heureux les Kabyles blonds qui ont pu échapper aux réseaux de la
police !
Faudra-t-il donc voir prochainement, car c’est la pente fatale, la
honte du croissant jaune après avoir connu celle de l’étoile jaune ? Car,
mesdames, messieurs, je ne sais pas si vous vous rendez compte de ce
que nous vivons. Nous vivons ce que nous n’avons pas compris que les
Allemands vivaient quand Hitler s’est installé. Tous, maintenant, dans
une évolution implacable, nous nous habituons à appeler
« interrogatoire spécial » ce qui est un interrogatoire avec torture, et
cela depuis des années.
Nous nous habituons, nous avons bonne conscience et nous parlons
d’indices, d’équipements, de sapeurs-pompiers, dans le moment même
où l’essentiel du rôle de la police, donc de notre sécurité, de notre
réalité humaine, de notre réalité sociale, de l’existence de ce qui est la
France, est en cause ! Voilà qu’on arrête sans cause et sans jugement,
voilà qu’on déporte et qu’on remet entre les mains de ceux qui les
persécutaient, de ceux qui les pressuraient, de ceux qui les
poursuivaient, des pauvres types broyés, toujours dans l’engrenage de
la violence, renvoyés d’un côté à l’autre, mais punis, certainement,
parce qu’ils sont sans défense. C’est le contraire de notre civilisation.
Vous avez transformé, par la décision approuvée, la lutte entre des
éléments algériens et des gardiens de la paix en une lutte opposant la
communauté algérienne soudée malgré elle, refermée sur elle malgré
elle, au corps de la police, agissant au nom de la communauté
française, chrétienne et humaniste. Quelle dérision !
Et cela s’est fait sans qu’on s’en aperçoive ! Cela s’est fait sans bruit
et d’une manière toute calme. Parce que nous n’osons plus parler des
choses qui gênent, parce que nous ne voulons plus regarder en face le
rythme de la violence qui s’accroît sans cesse autour de nous et dans
lequel nous risquons d’être engloutis. La bête hideuse du racisme, que
les civilisations, que les institutions ont tant de peine à refouler au fond
du cœur de l’homme et de son esprit et de sa raison, la bête hideuse est
lâchée. Vite, monsieur le Ministre, refermez la trappe !
Un désaveu d’un fonctionnaire, la reconnaissance d’une erreur
ministérielle valent mieux que la mise en route et le maintien en
marche de l’abominable engrenage.
« C’est généreux, la France 261 ! », écoutait-on respectueusement.
Monsieur le ministre de l’Intérieur, la France ne veut pas perdre son
âme.
Le ministre de l’Intérieur est surpris par la vigueur de la mise en cause.
« Très sincèrement, répond-il, monsieur Claudius-Petit, j’estime qu’il eût
été préférable, puisque vous en avez des preuves, m’avez-vous dit, de venir
voir le ministre de l’Intérieur que vous connaissez, qui a pour vous
beaucoup d’estime, de lui apporter ces preuves et de lui faire, dans le
silence de son cabinet, le récit de ces horreurs dont la police se serait rendue
coupable. Il n’est d’ailleurs pas trop tard pour le faire. Je serais heureux que
vous puissiez venir me voir et me donner les preuves dont vous m’avez
parlé. Mais, jusqu’à présent, je n’ai pas encore eu entre les mains le début
du commencement d’une ombre de preuve. »

Mais c’est au Sénat que le ministre de l’Intérieur se heurte aux plus


sérieuses difficultés. Le 31 octobre, Gaston Defferre propose à Roger Frey
la formation d’une commission d’enquête parlementaire :

Je vous place en face du dilemme suivant : ou vous accepterez notre


proposition de commission parlementaire d’enquête et cela prouvera
que vous acceptez comme nous que toute la lumière soit faite et que
vous n’avez rien à cacher ; ou vous la refuserez et cela prouvera alors
que vous avez quelque chose à cacher [...]. Les bruits continueront à
circuler et on parlera d’un nombre de morts et de torturés chaque jour
grandissant.

Le ministre de l’Intérieur accepte d’abord cette proposition, à condition


que la commission d’enquête ne traite pas seulement de ce qu’il appelle les
« incidents d’octobre » mais qu’« elle examine pourquoi et comment tant de
policiers ont été tués par le FLN, qu’elle examine aussi pourquoi et
comment tant de musulmans ont été tués par le FLN ». « Ces cadavres de
noyés, affirme Roger Frey, il y a des années qu’on les trouve dans la Seine !
Ce sont des malheureux qui ont refusé de suivre les consignes du FLN
[...]. »
Gaston Defferre accepte l’extension que demande le ministre de
l’Intérieur. En compagnie du député socialiste Antoine Courrière, il dépose
une proposition de résolution : « Le Sénat décide de nommer une
commission d’enquête sur les événements du 17 octobre 1961 et des jours
suivants qui ont entraîné la mort de plusieurs musulmans algériens. »
Le 9 novembre, le sénateur non inscrit Pierre Marcilhacy est nommé
rapporteur de cette proposition par la Commission des lois du Sénat 262.
Mais, le même jour, le garde des Sceaux, Bernard Chenot, fait parvenir au
président de la Commission des lois une lettre indiquant que la commission
d’enquête envisagée ne paraît pas pouvoir être créée, en raison des
dispositions de l’article 6, alinéa 2, de l’ordonnance n° 58-1100 du 17
novembre 1958 qui prévoient : « Il ne peut être créé de commission
d’enquête lorsque les faits ont donné lieu à des poursuites judiciaires et
aussi longtemps que ces poursuites sont en cours. Si une commission a déjà
été créée, sa mission prend fin dès l’ouverture d’une information judiciaire
relative aux faits qui ont motivé sa création. » Or, dans les limites des
parquets de la Seine, de Pontoise et de Versailles, des informations
judiciaires ont été ouvertes à la suite de la découverte de 40 cadavres de
Nord-Africains après le 17 octobre, dont 27 dans le seul département de la
Seine.
Maurice Papon est l’artisan de cette manœuvre. Jusqu’alors, jamais la
découverte d’un cadavre dans le département de la Seine n’avait provoqué
l’ouverture automatique d’une instruction judiciaire. On ouvrait une
enquête de police, à la suite de quoi une information judiciaire était
éventuellement ouverte. Cette fois-ci, Maurice Papon, craignant la
formation d’une commission d’enquête parlementaire, et pour la mettre en
échec, fait ouvrir des informations judiciaires. Le 30 octobre, à la veille du
débat au Sénat, 27 informations judiciaires sont ainsi ouvertes, toutes le
même jour, à propos de la découverte de cadavres les 18, 19 et 20 octobre.
Maurice Papon estime qu’il est moins dangereux de procéder à des
informations judiciaires que de laisser travailler une commission d’enquête
sénatoriale.
Malgré tout, le 10 novembre, au nom de la Commission des lois, Pierre
Marcilhacy propose au Sénat la formation d’une commission d’enquête de
douze membres, dont le rapport serait rendu public.
Le 13 novembre, au Conseil municipal de Paris, les groupes socialiste et
communiste demandent que le Conseil municipal émette le vœu d’être
associé à cette éventuelle commission d’enquête ou en forme une lui-même.
« [...] Dans la mesure où l’on ne veut pas faire connaître clairement ce qui
s’est passé, déclare Pierre Giraud au nom du groupe socialiste, les
affabulations qui circulent risquent de compromettre encore beaucoup plus
gravement l’honneur, l’autorité et l’homogénéité de la police parisienne et
de permettre à l’opinion publique de prendre pour la réalité de véritables
romans qui sont sans doute, comme tous ceux dignes de ce noim, très
supérieurs à celle-ci [...]. Il y a des cadavres, paraît-il, nous voulons savoir
combien, qui en est responsable. Il y a eu des violences, nous voulons
savoir combien elles ont fait de victimes, qui en est responsable, comment
les choses se sont passées [...]. On parle actuellement de centaines de
cadavres. Qui peut donc en être responsable ? [...] C’est pour mettre un
terme aux calomnies qui courent actuellement dans l’opinion publique que
je souhaiterais notre association à une commission d’enquête [...]. »
Maurice Papon, présent à la réunion, est visiblement agacé. « Y aura-t-il
à l’avenir une remise en cause hebdomadaire des faits et gestes de la police
dans cette Assemblée ? répond-il. En dépit de toutes ces difficultés, et en
dépit des débats auxquels ont donné lieu les journées des 17, 18 et 20
octobre, nous avons depuis poursuivi notre mission et, j’ose le dire, nous
avons obtenu des résultats d’une ampleur et d’une précision telles que nous
pouvons considérer aujourd’hui que nous avons gagné la bataille de Paris. »
La proposition socialiste et communiste n’est pas mise aux voix, une
courte majorité du Conseil municipal ayant décidé de renvoyer le projet de
vœu devant le bureau.
Le 15 novembre, les groupes socialiste et communiste demandent au
Conseil général de la Seine de s’associer à l’éventuelle commission
d’enquête sénatoriale. Maurice Papon répond :

Vous avez parlé de cadavres, dont je suis le premier à déplorer


l’existence et le nombre. J’ai demandé moi-même au parquet de la
Seine l’ouverture d’une information judiciaire chaque fois qu’on s’est
trouvé devant un mort. Ces informations judiciaires sont ouvertes et je
pense que vous ne pouvez pas avoir de meilleure garantie [...]. A
l’issue de ces informations judiciaires, selon les conclusions
auxquelles elles arriveront, nous tirerons, soit des conséquences
pénales - et c’est le tribunal qui se prononcera -, soit des conséquences
disciplinaires, et c’est moi qui les tirerai [...]. Je rappelle ici que le
Sénat en assemblée plénière n’a pris aucune décision encore et qu’on
ne peut pas préjuger la décision qu’il prendra. Par conséquent, à
l’heure où nous parlons, il n’y a pas de commission parlementaire [...].
A supposer que la commission soit instituée, je pose simplement, à
titre théorique, la question de savoir quel sera son champ d’action,
compte tenu précisément des informations judiciaires qui ont été
ouvertes en grand nombre et qui sont d’ores et déjà à l’instruction.

Le Conseil général adopte le vœu d’être associé à toute commission


d’enquête.
Le 30 novembre, la demande de commission d’enquête est examinée par
les sénateurs :

Nous pensons que cette commission d’enquête - si le gouvernement


lui donne des facilités au-delà de ce qu’une stricte interprétation de la
loi pourrait permettre - aurait des effets salutaires, dit Pierre
Marcilhacy. Elle serait [...], je crois, dans la ligne de la mission
civilisatrice de notre pays, civilisatrice d’abord pour soi-même [...].
J’ai mission de vous rapporter l’avis favorable de la commission,
d’exprimer le souhait que le gouvernement ne s’opposera pas à cette
mission et lui donnera les facilités qui sont nécessaires, ainsi que le
vœu, que je formule en tant qu’homme, que plus jamais nous ne
voyions de semblables moissons de morts sur les berges de la Seine.
Hélas ! oui, que jamais cela ne puisse se revoir !

Aussitôt, Roger Frey se retranche derrière l’ordonnance du 17 novembre


1958 :

Ainsi donc, un fait nouveau est intervenu depuis ce dialogue


échangé entre M. Defferre et moi-même [...] La commission d’enquête
- je vous le dis très franchement - se trouverait paralysée dès le début,
puisque des informations judiciaires très nombreuses ont été ouvertes
et que, de surcroît, à partir du moment où un fait nouveau, une plainte,
des sévices auraient été signalés à cette commission d’enquête, une
information judiciaire se trouverait automatiquement ouverte. De ce
fait même, la commission d’enquête se trouverait dessaisie [...]. Une
enquête administrative a été ouverte. Je ne vois vraiment pas ce qu’une
commission d’enquête [...] apporterait à la vérité. Je crois, au contraire,
qu’elle ne pourrait qu’amener un peu plus de confusion, un peu plus de
trouble dans les rangs de ceux qui n’ont qu’une mission et qu’un
devoir : servir l’ordre [...]. Les conditions du contrat conclu entre M.
Defferre et moi-même ne sont plus désormais remplies. Cette
commission d’enquête [...] serait mauvaise pour tous et il vaut bien
mieux laisser au ministre de l’Intérieur le soin de prendre les mesures
nécessaires, ce à quoi il s’est engagé solennellement devant vous,
plutôt que de faire un très mauvais travail. C’est pour cette raison que
je vous demande de bien vouloir repousser la création de cette
commission d’enquête.

Jean Bertaud, le président du groupe gaulliste UNR, propose alors la


création d’une mission d’information. Roger Frey appuie cette demande.
Gaston Defferre la rejette. « Une commission parlementaire d’enquête, dit-
il, c’est une commission qui a des droits et à laquelle on ne peut pas refuser
certaines possibilités d’investigation. Une mission d’information [...] est
une commission qui ne dispose que des documents ou des renseignements
qu’on veut bien mettre à sa disposition et rien d’autre. »
La discussion est renvoyée devant la Commission des lois. « Je vous le
répète avec gravité, mesdames, messieurs, à la fin de ce débat : il y a de
tristes morts qui ne doivent pas, si j’ose dire, être oubliés ! » s’exclame
Pierre Marcilhacy.
Le 8 décembre, la Commission des lois entend Roger Frey, et, par 10
voix contre 4 (celles des sénateurs UNR), maintient sa demande de
commission d’enquête. Le 14 décembre, la discussion reprend en assemblée
plénière. « Dans l’esprit de ceux qui ont voté cette demande de commission
d’enquête [...], dit Pierre Marcilhacy, il y a la volonté de faire toute la
lumière possible sur des événements d’autant plus douloureux qu’ils ont un
caractère de mystère. C’est ce mystère que nous voudrions voir dissiper
[...]. Il y a dans cette affaire de pauvres morts ; ces morts, pour certains,
pèsent lourd sur la conscience. »
Roger Frey répète son « opposition absolue à une opération qui ne fera
que jeter un peu de doute, un peu de trouble, un peu de confusion dans
l’esprit et dans le cœur d’un grand nombre de fonctionnaires de police ».
« Je vous demande très instamment, dit-il, de ne pas ajouter aux difficultés
que nous connaissons en recréant les conditions mêmes d’un très lourd
malaise qui est en voie d’apaisement et de règlement. »
« Lorsque les grévistes des services publics, dit Jean Bertaud au nom du
groupe UNR, par les perturbations qu’ils apportent dans la vie économique
du pays, entravent le droit au travail de ceux qui veulent vivre, empêchent
des malades d’être soignés, lorsqu’ils provoquent par des coupures de
courant électrique l’extinction des signaux lumineux avec le risque
consécutif d’accidents, je dis que ceux-là sont aussi fautifs et peut-être plus
répréhensibles que ces agents de police auxquels vous ne pouvez reprocher
qu’une chose : celle d’avoir accompli la tâche que vous leur avez vous-
même confiée. »
À la demande du groupe UNR, le Sénat passe au vote. 79 sénateurs se
prononcent en faveur d’une commission d’enquête, mais 124 la refusent. Il
n’y aura pas de commission d’enquête sénatoriale.
Le 15 décembre, devant l’Assemblée nationale, le Premier ministre,
Michel Debré, dresse un bilan de victoire : « Nous avons pris des mesures
d’ordre général comme le couvre-feu ou le renvoi des indésirables,
proclame-t-il. Et maintenant, après deux mois, l’offensive du terrorisme
FLN en métropole et dans la région parisienne a été pratiquement
enrayée. » Et il ajoute : « Tant qu’il n’y aura pas de cessez-le-feu, il n’y
aura pas de répit dans la lutte contre la rébellion [...]. »
Le 1er janvier 1962, à l’occasion du Nouvel An, Maurice Papon adresse
un ordre du jour à tous les fonctionnaires actifs de la préfecture de police :

Les temps que nous vivons sont difficiles. Ils sont pourtant à la
mesure des hommes que vous êtes. Soldats de l’ordre public, vous
faites face à vos missions avec le sens traditionnel de l’honneur et du
devoir qui est celui de la préfecture de police [...]. Le 17 octobre, vous
avez remporté, au prix de durs sacrifices depuis longtemps consentis,
la victoire sur le terrorisme algérien [...]. Vous savez, notamment après
le 17 octobre, que vos intérêts moraux ont été défendus avec succès,
puisque l’intention des adversaires de la préfecture de police de mettre
en place une commission d’enquête a échoué.

Que devinrent les informations judiciaires invoquées par Roger Frey et


Maurice Papon pour combattre la formation d’une commission d’enquête ?
Il y eut au moins un cas où des policiers, auteurs d’une tentative
d’assassinat, furent formellement identifiés dans le cabinet d’un juge
d’instruction. Le 14 décembre 1961, en effet, dans le bureau du juge
d’instruction Bonnefous, Mohamed Badache, en présence de son avocat,
Charles Ledermann, reconnaît les deux policiers qui, dans la nuit du 15 au
16 octobre, ont voulu l’étrangler. Grâce à l’obstination de Mohamed
Badache, de son avocat, du juge d’instruction, et en dépit de nombreux
obstacles, une enquête a d’abord permis de suspecter deux motards d’une
brigade de nuit du 15e arrondissement qui, cette nuit-là, ont parcouru un
kilométrage nettement supérieur à celui qu’ils devaient normalement
effectuer. Dans le bureau du juge d’instruction, au milieu d’une dizaine
d’autres motards à la physionomie comparable, Mohamed Badache les
désigne comme ceux qui ont essayé de le tuer dans la forêt de Meudon 263.
En 1962 et 1963, toutes les informations judiciaires ouvertes à la suite de
plaintes contre des policiers et de la découverte de cadavres seront closes
par un non-lieu.
Mais, le 27 mars 1962, un employé aux guichets grandes lignes de la gare
d’Austerlitz, André Leprêtre, délégué du personnel CGT, sera condamné à
un mois de prison avec sursis et 50 000 francs d’amende par la 14e chambre
correctionnelle pour outrage à agents de la force publique. Auparavant, il
avait été sanctionné par un blâme assorti d’une réduction de sa prime de fin
d’année. Le 17 octobre 1961, vers 21 heures, il avait protesté contre
l’intervention armée de policiers dans l’enceinte de la gare d’Austerlitz 264.
10. Les morts

Combien y eut-il de morts ? On ne le saura jamais avec exactitude.

Le 6 novembre 1961, après s’être rendus au centre d’identification de


Vincennes, les députés Chandernagor, Djebbour et Mignot se rendent à
l’Institut médico-légal du quai de la Râpée pour y consulter les registres. Le
9 novembre, devant l’Assemblée nationale, le député UNR Sammarcelli,
président de la Commission des lois, présente leur rapport :

La commission a tenté de se livrer à certaines vérifications par la


consultation des registres de l’Institut médico-légal (la Morgue).
L’Institut médico-légal de Paris reçoit les corps de toutes les personnes
décédées sur la voie publique ou décédées de mort violente pour
lesquelles le permis d’inhumer n’a pas été accordé, et cela pour
l’ensemble du département de la Seine. Il a ainsi été constaté que, pour
le mois de septembre 1961, le nombre des Nord-Africains décédés soit
par coup de feu, soit par arme blanche, soit par submersion ou
strangulation, ou simplement à la suite de coups reçus ou de chute,
s’élevait à 51, alors que, pour le mois d’octobre, le nombre s’élevait à
92. Cependant, la consultation des registres n’a pas fait apparaître un
plus grand nombre de morts violentes après le 17 octobre qu’avant
cette date. Par contre, les chiffres les plus importants de corps de Nord-
Africains amenés à l’Institut médico-légal, à la suite de mort violente,
furent de 67 en juin 1958 et de 67 également en novembre 1957. Il
résulte donc des constatations faites à l’Institut médico-légal que le
mois d’octobre 1961 a comporté un chiffre plus élevé de 30 unités que
le chiffre maximum relevé durant les trois dernières années.
Les observations des trois députés sont insuffisantes. Ils ont, en effet,
limité leur examen au registre du mois d’octobre. Or, beaucoup de victimes
des 17 et 18 octobre n’ont été découvertes que plus tard. Pour avoir une vue
plus exacte, il aurait fallu qu’ils puissent consulter les registres de
novembre, mais aussi de décembre. En décembre 1961, on continua, en
effet, à inhumer, au cimetière de Thiais, des victimes de la répression du
mois d’octobre, et c’est d’ailleurs pendant ce mois-là que l’on procéda au
plus grand nombre d’inhumations d’inconnus. Par ailleurs, les observations
des trois députés se sont cantonnées au seul département de la Seine. Or, on
découvrit également des cadavres en Seine-et-Oise. Enfin, l’Institut
médico-légal relève de l’autorité de la préfecture de police. On ne peut donc
considérer ses registres comme absolument dignes de confiance. En dépit
de ces graves insuffisances, le rapport confirme qu’octobre 1961 a été le
mois le plus meurtrier depuis 1957.
Il y a bien des moyens de faire disparaître des corps, et la confusion créée
par les internements dans des camps en France et en Algérie favorise
disparitions et dissimulations.
Quand ils ont visité le centre d’identification de Vincennes, le 6
novembre, les trois députés ont compté eux-mêmes le nombre d’internés
265. Dans son rapport, le député Sammarcelli mentionne le chiffre de 1 500

détenus. Or, dans ce même rapport, le député fait également état d’une note,
émanant de la préfecture de police, qui indique : « [...] Le 6 novembre,
1 710 Français musulmans se trouvaient hébergés à Vincennes [...]. » Il ne
s’y arrête pas, et ce chiffre, semble-t-il, passe inaperçu. Le rapporteur UNR
ne se demande pas, et personne ne le fait, ce que signifie cette troublante
différence de 210 détenus. Pourquoi la préfecture de police annonce-t-elle
un nombre d’internés aussi nettement supérieur à celui qu’ont constaté les
trois députés ?
Le 12 novembre, à nouveau devant l’Assemblée nationale, Roger Frey
réaffirme : « À la date du 6 novembre, le centre d’identification de
Vincennes hébergeait 1 710 individus. » Personne ne réagit.
Pourquoi cette différence de 210 internés ? A-t-on voulu dissimuler des
morts en en faisant des « assignés à résidence », comme cela s’était fait à
Alger, en 1957, quand le général Massu y exerçait les pouvoirs de police ?
Certains des hommes qui figuraient sur des listes d’internés avaient en fait
été assassinés. C’est ce qu’avait pu constater alors Paul Teitgen, chargé des
affaires de police à la préfecture d’Alger. En pleine « bataille d’Alger », cet
ancien résistant, déporté à Dachau, compagnon d’Edmond Michelet, qui
s’opposait aux méthodes du général Massu, décida de vérifier par lui-même
ce qu’étaient devenus les « assignés à résidence ». Dans ce but, il se rendit
au camp de Paul-Cazelles et y constata que le tiers des détenus supposés
manquaient à l’appel. Ils avaient « disparu ». Poursuivant ses recherches, il
établit qu’à Alger, sur 24 000 «assignés à résidence», 3 024 avaient ainsi
disparu266.
En 1961, à Paris, il n’y a pas de Paul Teitgen. Et il n’y aura pas non plus
de commission d’enquête pour chercher à connaître l’identité des 210
internés en question, et vérifier où ils se trouvent réellement.
En novembre 1961, le journal Vérité-Liberté indique : « Les services de
l’Inspection générale de la police estiment à 140 le nombre des morts à la
suite de la manifestation du 17 octobre. » Pierre Vidal-Naquet a eu cette
information par l’administrateur-gérant de France-Observateur, Maurice
Laval, qui lui-même a été renseigné par un membre du service de presse de
la préfecture de police 267.
En novembre et décembre 1961, la Fédération de France du FLN procède
au recensement du nombre des victimes. Mohammedi Saddek, qui
centralise les informations, dénombre 327 morts et disparus 268. Mais il
n’est pas impossible que certains de ces disparus aient été, en fait, déportés
et internés en Algérie. Tenant compte de cette hypothèse, Omar Boudaoud
et Ali Haroun, deux dirigeants de la Fédération de France, estiment le
nombre de morts à 200 269.
C’est une évaluation très vraisemblable 270. Et il se trouve qu’elle
correspond aux mystérieux 210 « hébergés » de Vincennes.
11. Cessez-le-feu

On pouvait craindre que la répression du 17 octobre, par sa violence et


son ampleur, ne remette en cause la reprise des pourparlers entre le
gouvernement français et le GPRA. Il n’en est rien. Dès le 20 octobre, à
Tunis, on annonce pour les prochains jours une importante déclaration du
président du GPRA, Benyoucef Ben Khedda. On signale le retour en Suisse
d’un des principaux négociateurs algériens, Taieb Boularouf. Le 21 octobre,
on lit, dans Le Journal de Genève : « Les premiers résultats des contacts
indirects qui ont repris récemment entre la France et le FLN, par
l’intermédiaire de la Suisse, sont jugés à Paris intéressants mais insuffisants
[...]. » Le 22 octobre, à Tunis, le ministre de l’Information du GPR A,
Mohamed Yazid, affirme : « Notre politique de négociations ne comporte
aucun préalable d’aucune sorte [...]. »
Le 24, à Tunis, Benyoucef Ben Khedda s’adresse à la presse :

La répression se déchaîne maintenant, avec une ampleur sans


précédent, en territoire français ; les patriotes algériens sont tués,
arrêtés et expulsés pour avoir manifesté pacifiquement leur volonté de
libérer leur pays et de s’opposer aux mesures de discrimination raciale
qu’on leur fait subir [...] Va-t-on laisser se poursuivre indéfiniment une
guerre qui entre dans sa huitième année et se résigner aux dangereux
déferlements qu’elle engendre sans cesse, alors que les conditions
d’une paix rapide sont à portée de la main ? Aujourd’hui, c’est la
France elle-même qui convient que notre cause est fondée et que notre
indépendance est non seulement possible mais qu’elle constitue la
solution nette et digne au conflit. Il y a là une évolution que nous ne
saurions sous-estimer, persuadés que nous sommes qu’elle pourrait, en
toute logique, précipiter la fin de la guerre et permettre à la paix de
s’instaurer au plus vite [...]. Sur la question fondamentale de l’avenir
de l’Algérie, les points de vue français et algérien se sont rapprochés,
donnant à une éventuelle négociation des bases plus précises et plus
sûres [...]. Il est possible aujourd’hui de promouvoir une solution
rapide du conflit et il existe pour y parvenir une méthode qui nous
ferait aux uns et aux autres une économie de temps et de sacrifices, et
permettrait d’instaurer immédiatement la paix [...]. Le gouvernement
provisoire de la République algérienne est prêt à reprendre contact
avec le gouvernement français en vue de la reprise de la négociation
sur des bases sérieuses.

Le 28 octobre, à Bâle, en Suisse, les discussions secrètes reprennent pour


deux jours. Du côté français, il y a Bruno de Leusse et Claude Chaillet. Du
côté algérien, Mohamed Benyahya et Rédha Malek. Les délégués français
font part de l’inquiétude du général de Gaulle devant ce qu’ils appellent les
« mouvements de foule » du 17 octobre. « Dans l’intérêt des négociations,
nous nous devions de ne pas relâcher cette pression », écrira plus tard
Benyoucef Ben Khedda. Les délégués français estiment que les entretiens
pourraient se terminer fin novembre et le cessez-le-feu être proclamé début
1962.
Il le sera le 19 mars 1962.
IV

La mémoire
« Que restera-t-il dans la mémoire des Parisiens, des Français, de cette
tragique soirée du 17 octobre 1961 ? », demandait Paul Thibaud, dans la
revue Esprit, au mois de décembre 1961 :

[...] Les monstres psychologiques qui, le 18 octobre, montraient


leurs faces hideuses en première page de certains journaux du matin,
ces monstres ont regagné leurs tanières dans l’inconscient collectif.
Que reste-t-il ? Au bout de quelques semaines, les mécanismes de
colmatage commencent à jouer. Réfracté à travers l’indifférence
ambiante, l’événement tend à devenir tout simplement un de ces tristes
scandales policiers qui, sous les récentes Républiques, ont remplacé les
joyeux scandales financiers de la IIIe.

En fait, pour de nombreuses années, il n’allait rien rester, ou presque,


dans la mémoire des Français.

À la fin du mois d’octobre 1961, Jacques Panijel commence à tourner


clandestinement Octobre à Paris. Le tournage se poursuit jusqu’au mois de
mars 1962, sous couvert d’un film sociologique sur le travail des immigrés.
Jacques Panijel n’est pas un cinéaste professionnel. Le cinéma est la
passion de ce chercheur en biologie qui a obtenu le prix Jean-Vigo pour La
Peau et les Os. Sous l’occupation nazie, il a rejoint le maquis dans le
Vercors et la Maurienne. Pendant la guerre d’Algérie, il fait partie du
comité Audin. Il est également l’un des animateurs du journal Vérité-
Liberté. Il a multiplié les contacts, directs et indirects, avec des metteurs en
scène pour qu’un film soit réalisé sur la guerre. Les uns ont refusé ; d’autres
n’ont pas répondu ; d’autres encore ont fait savoir qu’ils n’avaient pas le
temps. Pas un seul metteur en scène connu ne portera alors témoignage sur
ces années terribles.
Le 17 octobre au soir, quand il arrive chez Pierre Vidal-Naquet pour
participer à une réunion du bureau du comité Audin, Jacques Panijel est
bouleversé par ce qu’il a vu sur les Champs-Élysées. Ses amis du comité
l’encouragent à faire un film. 10 millions de centimes sont réunis. Il
bénéficie de l’aide technique d’une trentaine de professionnels des milieux
du cinéma et de la télévision pendant le tournage. On procède à des
reconstitutions dans les bidonvilles de Nanterre. Des gens témoignent, des
rescapés des noyades parlent. Le film, d’une durée de soixante-dix minutes,
se termine sur ces mots : « Qu’est-ce qu’il faut encore pour que tout le
monde comprenne que tout le monde est un youpin, que tout le monde est
un bicot [...] ? »
La première projection a lieu le 9 octobre 1962 au Ciné-Club Action,
dans le 18e arrondissement. La police intervient et saisit la pellicule. Le
pouvoir veut imposer l’oubli.
Des copies du film sont faites en 16 mm, quelques- unes en 35 mm. Le
film sera projeté clandestinement. Il sera saisi à plusieurs reprises.
Il faut attendre le mois de mai 1968 et le souffle de liberté qui parcourt
alors le Quartier latin pour qu’Octobre à Paris soit projeté dans une salle de
cinéma. On peut le voir au studio Luxembourg, en alternance avec La
Bataille d’Alger de l’Italien Pontecorvo. Mais, bientôt, l’interdiction frappe
à nouveau. Des copies circulent, on projette le film à l’occasion de réunions
militantes dans les années soixante-dix, mais, peu à peu, les copies
s’égarent. En 1970, le cinéaste René Vauthier observe une longue grève de
la faim pour que le film obtienne un visa de censure. Il obtient gain de
cause, mais Octobre à Paris ne sera pas pour autant distribué dans le circuit
commercial. En 1981, il est question qu’Octobre à Paris soit diffusé à la
télévision. Finalement, il ne le sera pas 271.

Peu de temps après les événements, la journaliste Paulette Péju écrit


Ratonnades à Paris. Pour raconter le 17 octobre, elle s’appuie
essentiellement sur les comptes rendus de presse et publie certaines plaintes
déposées par des Algériens. François Maspero fait composer le livre par un
imprimeur de Colombes nommé Cari, vieux libre-penseur très indépendant.
Le brochage doit être réalisé à Montrouge. Un jour, la police téléphone au
brocheur pour savoir s’il a reçu le tirage. Il répond par l’affirmative et
prévient aussitôt l’éditeur. François Maspero se précipite pour récupérer le
tirage, le jette en vrac dans une voiture et réalise le brochage chez lui 272.
Mais seuls quelques rares exemplaires pourront être lus, car Ratonnades à
Paris est aussitôt saisi.
Au mois de janvier 1962, la télévision belge envoie une équipe de quatre
personnes effectuer un reportage pour l’émission « 9 Millions »,
l’équivalent de notre « Cinq Colonnes à la une ». Des interviews de
François Maspero, de Jean Carta, de responsables FLN de la Goutte-d’Or
sont réalisées. Quand des policiers français se présentent pour saisir la
pellicule et le son, il est trop tard : ils ont été envoyés en Belgique. L’un des
membres de l’équipe, arrêté à son hôtel de la rue Jacob, sera interdit de
séjour en France. Le film est monté en Belgique. Son titre : Les Algériens à
Paris. Après l’avoir visionné, le directeur de la télévision belge, M.
Wangermée, décide de ne pas le diffuser. En mai 1962, dans la revue de
cinéma Positif, Louis Seguin écrit : « On ne saurait être assez pessimistes
sur les possibilités réelles de faire, même à l’étranger, un film sur les
Algériens d’aujourd’hui. »

Un autre événement tragique va contribuer à effacer le souvenir du 17


octobre. Le 8 février 1962, à l’appel des partis de gauche et des syndicats,
se déroule une manifestation contre l’OAS. L’opinion publique est
bouleversée par l’attentat qui a défiguré une enfant, Delphine Renard. Au
métro Charonne, alors que les manifestants se dispersent, les policiers
chargent. C’est la bousculade. Des gens sont piétinés à l’entrée de la bouche
de métro. Des policiers jettent sur eux des grilles d’arbres et des grilles
d’aération. Ils matraquent les corps amassés, tirent des grenades. On relève
9 morts, dont plusieurs femmes et un jeune garçon de 16 ans. Tous sont
français. Le 15 février 1962, le rédacteur en chef de L’Express, Philippe
Grumbach, écrit :

Nous connaissons le nom d’un des principaux exécutants du


massacre. C’est le même qui, le 17 octobre 1961, a tué de ses mains un
Algérien dans un commissariat de Paris. Il milite au sein de l’ancien
syndicat du commissaire Dides. Puisqu’une enquête est ouverte, nous
en attendons les résultats avec confiance. Le nom que les enquêteurs
de L’Express ont réussi à apprendre en moins d’une semaine, nul doute
que les enquêteurs officiels le sachent déjà - sinon, nous le tenons à
leur disposition. La parole est maintenant à la justice.
La justice ne demandera rien au rédacteur en chef de L’Express.
Une foule immense de 500 000 personnes se presse aux obsèques des
victimes de Charonne, alors qu’il n’y a eu aucune manifestation d’ampleur
après le 17 octobre, dont les victimes algériennes ont été enterrées à la
sauvette. Boulevard des Filles-du-Calvaire, Mohammedi Saddek a rendez-
vous avec Georges Mattei. Ils regardent passer l’imposant cortège. Georges
Mattei pense aux morts algériens du mois d’octobre et se dit, avec un
sentiment de malaise, que les Français ont « choisi entre les morts ».
Mohammedi Saddek, lui, prononce ces mots terribles : « Tu vois, ce qu’il
faudrait maintenant, c’est jeter une grenade 273 ! »
Au moment des discours, seul le représentant de la CFTC, Robert
Duvivier, évoque les morts algériens.
Charonne restera dans la mémoire collective des Français, tandis que
l’oubli recouvrira octobre 1961.

Au cours des années soixante-dix, le souvenir en est cependant préservé


dans les milieux PSU et « gauchistes », actifs à l’époque, et par quelques
personnalités. C’est ainsi que le 4 décembre 1972, lors d’un procès intenté
contre L’Express et le journaliste Jacques Derogy par un commandant de la
police parisienne, Elie Bisserbes, l’avocat Robert Badinter évoque le 17
octobre en ces termes :

Ce qu’il reste maintenant de cela, ce sont les témoignages, ce sont


les photos, ce sont les rappels qu’on me fait, à moi, lorsque je quitte
notre pays et que je vais dans une conférence internationale de juristes
où l’on me dit : « Chez vous aussi, ça a eu lieu à Paris, ces crimes-là »,
et je me tais [...]. Alors, je comprends que maintenant, après neuf ou
dix ans écoulés, ça pèse lourd encore. Cela pèse lourd encore, mais
cela a eu lieu, et je le dis contre ceux qui ont pris les décisions, ce n’est
pas des unités spécialisées, ce n’est pas des hommes que l’on aurait
choisis, élevés, dressés, comme une espèce de défi à l’humanité, à
cette chasse ignoble, c’est toute la police parisienne qu’on a mobilisée
ce soir-là pour faire ça [...]. Quelques-uns chez vous, dans la police,
ont fait leur devoir. Mais les autres ?... Les autres ! poussés, excités,
combien d’entre eux ont perdu ce jour-là le sens même de l’humanité
[...]. Cette nuit-là, aussi longtemps que nous en conserverons la trace,
il demeure que non seulement au parc des Expositions mais dans les
commissariats de police [...] on a tué, on a torturé, on a frappé à mort
des hommes qui étaient venus sans armes, eux aussi poussés, je le sais
bien, par des raisons de haute politique.

En 1972 également, Pierre Vidal-Naquet rappelle ce que fut le 17 octobre


dans son livre La Torture dans la République 274.En juin 1972,à la Cour de
cassation, au cours d’un colloque consacré à la torture, il déclare, devant
des magistrats : «[...] On aboutit à cette chose épouvantable dont certains
d’entre nous se souviennent encore avec honte, au pogrom anti-algérien du
17 octobre 1961, aux Algériens jetés dans la Seine, pendus dans les bois,
tandis que d’autres étaient, en présence de M. Papon, matraqués à mort dans
la cour de sûreté de la préfecture de police 275. »
En 1973, dans le film d’André Harris et Alain de Sédouy, Français, si
vous saviez, Pierre Vidal-Naquet évoque à nouveau l’assassinat de 50
Algériens dans la cour de la préfecture de police.
Pour sa part, la revue Historia Magazine, dans la série « L’histoire de la
guerre d’Algérie » que dirige le journaliste 6ves Courrière 276, publie, le 22
octobre 1973, un article intitulé « Le sang coule à Paris ». Le rédacteur en
chef du magazine, Jean Fontugne, qualifie le couvre-feu de « sévères
mesures de police » et parle de « heurts inévitables avec les forces de
l’ordre ». Sur une photo, on voit des Algériens effondrés au pied d’un mur :
« Les Algériens ne songent plus à crier “Libérez Ben Bella”, lit-on en
légende. Ils cherchent plutôt à se faire oublier. » L’auteur de l’article, Denis
Baldensperger, parle de « coups de feu échangés », de « sanglantes
échauffourées » et, s’en tenant au nombre officiel de victimes, ajoute : « Les
brutalités policières ont-elles été gratuites ou bien ont-elles pour origine le
fait que les manifestants étaient armés ? Le débat paraît impossible à
trancher. » Cependant, pour faire bonne mesure, il écrit également : « Il
suffisait, ce 17 octobre, d’avoir la peau basanée, la chevelure noire et
bouclée et la prunelle sombre pour être traité en paria et persécuté. »
Georges Mattei n’oublie pas, lui non plus. Il sera à l’origine de la lutte de
la mémoire contre le silence, l’oubli et le mensonge dans les années quatre-
vingt.
Le 3 octobre 1980, un attentat antisémite contre la synagogue de la rue
Copernic, lors de la prière du vendredi, fait 4 morts et une trentaine de
blessés. Le 7 octobre, 200 000 personnes manifestent contre ces crimes,
dans le consensus général, droite et gauche confondues. Le président de la
République est Valéry Giscard d’Estaing, le Premier ministre Raymond
Barre et le ministre du Budget s’appelle Maurice Papon. L’ancien ministre
de l’Intérieur, Roger Frey, préside quant à lui le Conseil constitutionnel
depuis 1974. Il sera le premier des « neuf sages » jusqu’au 21 février 1983
277.Quant à Pierre Somveille, il est, depuis le 3 mai 1976, préfet de police. Il
le restera jusqu’au 8 août 1981.
Dix-neuf ans après les événements, Georges Mattei se révolte contre
cette bonne conscience « antiraciste » qui a oublié les morts d’octobre 1961.
Il se rend au journal Libération, qui, au début des années soixante-dix, a
repris le titre du quotidien d’Emmanuel d’Astier de La Vigerie disparu dans
les années soixante. Jean-Louis Péninou, qui, lui non plus, n’a pas oublié,
est devenu un journaliste influent du quotidien que dirige Serge July. Il
partage la réaction de Georges Mattei. Le 17 octobre 1980, le quotidien titre
en gros caractères : « Il y a dix-neuf ans, un massacre raciste en plein
Paris. » On lit : « Aujourd’hui, 17 octobre, un souvenir sinistre remonte [...].
Tout, tout, a été fait pour imposer l’oubli de ce soir où Paris fut raciste et où
sa police chassa le faciès dans les rues. Et on y est parvenu. » À l’intérieur,
un titre court sur deux pages : « Il y a dix-neuf ans, le 17 octobre 1961. »
« Vite, vite, on organisa le silence autour de la boucherie », écrit Jean-Louis
Péninou, qui, pour souligner le poids de l’oubli et de l’ignorance, ajoute :
« Avant d’écrire ces lignes, il m’a fallu, cinq fois, expliquer, dans les
couloirs de Libération, ce qui s’était passé le 17 octobre 1961. Même à
Libération. » «Les chefs des assassins sont toujours parmi nous, poursuit-il.
M. Papon n’était que préfet de police, il est aujourd’hui ministre de Giscard.
Couvert par l’amnistie, et l’oubli de la honte. » On lit dans le même numéro
un témoignage sur le parc des Expositions paru en novembre 1961 dans
Vérité-Liberté, et un article de Georges Mattei.
Quelques jours plus tard, Les Nouvelles littéraires, que dirige Jean-
François Kahn, publient un article intitulé : « Non, vous ne rêvez pas. Cela
s’est vraiment passé à Paris il y a dix-neuf ans. » « Et pourtant nous
savions, écrit Jean-François Kahn. J’étais journaliste depuis deux ans. A
Paris-Presse-L’Intransigeant, le 18 octobre, les premières informations
nous parvinrent, faisant état de cadavres d’Algériens retrouvés pendus dans
les bois de la région parisienne ou repêchés, noyés dans la Seine. Pas un
mot dans le journal [...]. Je ne pouvais rien y faire. Mais je n’en tire pas la
conclusion que je fus tout à fait innocent de ce silence. »
L’année suivante, Libération repart à l’assaut de l’oubli et titre, le 17
octobre 1981 : « Le 17 octobre 1961 à Paris, c’était le massacre des
Algériens. » Trois pages du numéro sont consacrées aux événements, avec
des articles de Jean-Louis Péninou et de Jean-Louis Hurst 278. « Vingt ans
après, écrit Jean-Louis Péninou, il n’existe toujours aucun récit d’ensemble
détaillé de la plus sanglante manifestation populaire qu’ait connue la
capitale au cours de ce siècle, en dehors des journées insurrectionnelles
d’août 1944 [...]. Vingt ans après, la peur du souvenir ferme toujours
certaines archives décisives. On aurait pu penser que l’arrivée au pouvoir en
1981 des socialistes allait en faciliter l’ouverture. Hélas ! Sollicité
d’autoriser la consultation des synthèses policières réalisées en octobre
1961, le nouveau préfet de police, Jean Perrier, nous a fait savoir, il y a
quelques jours, qu’il faudrait attendre encore quarante ans pour y accéder.
Au ministère de l’Intérieur, on s’est refusé à intervenir auprès du préfet ou à
communiquer les propres archives de la police nationale. Avec MM.
Defferre et Monate, le ministère de l’Intérieur compte pourtant aujourd’hui
deux personnes qui jouèrent un rôle clé à l’époque. » Gérard Monate est
alors, en effet, conseiller au cabinet du ministre de l’Intérieur, Gaston
Defferre.
Ce même samedi, sous le titre « Une nuit sanglante », Le Monde publie
un article de Philippe Boucher, rappelant brièvement les faits. Mais, surtout,
à 20 heures, Patrick Poivre d’Arvor ouvre le journal d’Antenne 2 par ces
mots : « Il est bon que l’actualité se penche sur ses anniversaires. Premier
exemple... » François Mitterrand se trouve ce jour-là aux États-Unis pour la
célébration de la participation des troupes françaises à la bataille de
Yorktown, il y a deux siècles. « Anniversaire glorieux, continue le
présentateur. Tous ne le sont pas. Prenons celui-ci : 17 octobre 1961. On ne
peut pas dire qu’à l’époque l’information ait bouleversé la presse [...].
Quelques photos, quelques mètres de films, c’est tout ce qui nous reste
[...]. » Suit un sujet de quatre minutes et demie. L’auteur en est le
journaliste Marcel Trillat. Pendant une semaine, Georges Mattei l’a aidé. En
1961, Marcel Trillat était militant de l’Union nationale des étudiants de
France, et il a distribué à cette époque une brochure dénonçant ce qui s’était
passé. Il se souvient aujourd’hui de la difficulté rencontrée alors pour tenter
de briser le mur d’indifférence. Plus tard, il a vu le film de Jacques Panijel.
Il conserve de cette époque un souvenir douloureux et considère qu’un
journaliste a le devoir de rappeler ces événements au même titre que ceux
d’Oradour. En septembre 1981, Pierre Desgraupes, qui l’a connu à l’époque
de « Cinq Colonnes à la une », lui confie la responsabilité du service
« société » du journal d’Antenne 2. Marcel Trillat n’a pas oublié. Pour lui,
parler du 17 octobre, c’est aussi une façon de dire que dorénavant on
traitera des sujets gênants. Au sein de la rédaction d’Antenne 2, beaucoup
ignorent ce qui s’est passé il y a vingt ans. Il constate une grande curiosité.
Personne ne s’opposera à la réalisation de son projet.
Pour la première et unique fois, des millions de téléspectateurs entendent
parler pendant quelques minutes de ces événements. Un Algérien raconte la
façon dont des policiers les ont jetés à la Seine, lui et ses compagnons ;
Georges Mattei, filmé sur les Grands Boulevards, rapporte ce qu’il a vu ;
Eugène Claudius-Petit parle d’une « politique raciste qui était du même
ordre que celle que nous avons connue sous l’occupation ». Aussitôt après
l’émission, de nombreux coups de téléphone parviennent à Antenne 2 :
protestations, injures, menaces. Marcel Trillat recevra des lettres d’injures
et des menaces de mort 279.

Est-ce, en ce vingtième anniversaire, l’entrée du 17 octobre 1961 dans


l’histoire ?
En 1983, dans la collection « Série noire », paraît un livre de Didier
Daeninckx intitulé Meurtres pour mémoire. L’action se situe le 17 octobre
1961. Ce livre de fiction sera vendu à plus de 100 000 exemplaires en sept
ans.
En 1985, l’éditeur Ramsay publie Les Ratonnades d’octobre de Michel
Levine. L’auteur y reproduit des interviews de témoins des événements.
Le jeudi 17 octobre 1985, à 18 heures, le mouvement « SOS-Racisme »
organise un rassemblement au pont de la Tournelle. 200 personnes
seulement sont au rendez-vous. Harlem Désir déclare au journal Le Matin :
« Il est grand temps de lever le voile [...]. Savoir, comprendre ce qui s’est
passé, c’est travailler à ce que cela ne puisse pas se reproduire [...]. En
France, la guerre d’Algérie a une grande responsabilité dans les réactions
antimaghrébines que nous connaissons. Ce n’est pas par le silence gêné que
nous réglerons le problème. »
Dans son édition du samedi 19 juillet 1986, dans la série « Chronique des
années 60 », Le Monde publie, sur une pleine page, un article de l’historien
Michel Winock, intitulé « La nuit d’horreur et de honte ». Il se termine sur
ces mots : « Pour la légende du gaullisme, le silence de l’Élysée en ces
jours-là est resté comme une meurtrissure. »
Mais, en 1987, paraît aux éditions Hachette un gros ouvrage, L’Aventure
du XXe siècle. Il est rédigé sous la direction de l’ancien ministre de
l’Information du général de Gaulle devenu académicien, Alain Peyrefitte. À
la page 803, on lit l’incroyable article suivant : « Manifestation algérienne à
Paris - 21 septembre. Plusieurs dizaines de milliers d’Algériens se sont
livrés hier à Paris à une violente manifestation qui a dégénéré en véritable
émeute. Dans le quartier des Grands Boulevards, de nombreuses voitures
ont été brûlées, des magasins saccagés. La police a mis plusieurs heures à
rétablir l’ordre. Il y aurait plusieurs morts du côté des manifestants. Le
nom bre des policiers blessés est important. »
Dans les Mémoires du général de Gaulle, on cherchera vainement trace
du 17 octobre 1961. Tout comme dans celles de son fidèle Michel Debré,
Premier ministre jusqu’en avril 1962. Devenu membre de l’Académie
française, celui-ci publie, en 1988, ses souvenirs de Premier ministre.
Apparemment, Michel Debré ignore tout du 17 octobre 1961. À moins que,
comme beaucoup de simples citoyens, il ne confonde les sanglants
événements d’octobre avec ceux de Charonne. Michel Debré écrit, en effet :
« La police résiste aux provocations, mais, le 8 février, un drame éclate au
métro Charonne où des manifestants, pourchassés par des agents qui
paraissent appartenir aux forces de l’ordre, se pressant à la porte d’une
station de métro fermée, provoquent une affreuse bousculade. On déplore
une dizaine de morts... L’enquête que je demande à Roger Frey établit, sans
aucun doute possible, que la police ne peut être soupçonnée, mais d’où
viennent les faux agents responsables de ce drame ? C’est plus tard qu’une
explication sera donnée, qui me paraît conforme à la réalité. Des
extrémistes, inspirés par l’OAS, ont voulu faire couler du sang. J’aurai en
1981 à rétablir cette vérité contre une affirmation officielle qui voudrait
faire peser la responsabilité des “centaines” de morts de Charonne sur la
police, le gouvernement ou le général de Gaulle 280. »
Personne en fait n’a jamais prétendu qu’il y ait eu des « centaines » de
morts à Charonne. En revanche, on parla effectivement de « centaines de
morts » en référence à octobre 1961. Tout laisse donc penser que Michel
Debré amalgame les deux événements. Mais l’ancien Premier ministre est-il
si mal informé ou sa mémoire est-elle si défaillante qu’il confonde les
deux ?
Concernant Charonne, la version officielle fournie par Roger Frey veut
que les responsables de la tuerie soient les manifestants eux-mêmes et des
membres de l’OAS déguisés en policiers. Version visant à disculper la
police parisienne et, surtout, ses chefs. Le même type d’explication circule,
ici et là, à propos du 17 octobre : le massacre serait l’œuvre de partisans de
l’OAS. Elle est reprise notamment par Jean Lacouture dans sa remarquable
biographie de De Gaulle : « L’OAS ne se manifeste pas seulement par la
bombe et l’assassinat. Son action prend les formes les plus diverses. L’une
d’elles est la répression, conduite par les cadres d’une police de plus en plus
infiltrée par l’organisation de Raoul Salan, d’un défilé de travailleurs
algériens dans Paris, le 17 octobre 281. » Cette version minimise la
responsabilité du pouvoir d’alors et de son préfet de police, dont Michel
Debré écrit, en 1988 : « Maurice Papon, dont le dévouement à l’État mérite
de ma part de grands éloges 282. »
Maurice Papon demeura préfet de police longtemps après octobre 1961 .
jusqu’au 12 janvier 1967 exactement. Preuve de la confiance dont il
bénéficiait. Son successeur, Maurice Grimaud, sans chercher à savoir ce qui
s’était vraiment passé en 1961, constata qu’à la préfecture de police on
considérait que la répression de la manifestation relevait des « mauvaises
affaires » et que tout cela s’était produit pendant une « sale période ». Ën
mai 1968, Maurice Grimaud vécut dans la hantise que de tels événements
ne se reproduisent 283. Et c’est en y songeant que, le 29 mai 1968, il
s’adressa à « toute la maison » pour « parler d’un sujet que nous n’avons
pas le droit de passer sous silence : celui des excès dans l’emploi de la
force ». « Frapper un manifestant à terre, dit-il, c’est se frapper soi-même
en apparaissant sous un jour qui atteint toute la fonction policière. Il est
encore plus grave de frapper des manifestants après arrestation et lorsqu’ils
sont conduits dans les locaux de police pour y être interrogés. »
Avant de devenir ministre du Budget de Raymond Barre, le 5 avril 1978,
Maurice Papon fut notamment président-directeur général de la Société
nationale de constructions aéronautiques Sud-Aviation et devint l’un des
dirigeants du parti gaulliste, l’UDR, dont il fut trésorier national, membre
du bureau exécutif et député du Cher. Quand l’UDR devint RPR, il fit partie
de son comité central. Il continua également à gérer ses intérêts financiers
aux Verreries mécaniques champenoises, fondées par son père.
En 1983, après des révélations du Canard enchaîné de 1981, il est
inculpé de « crimes contre l’humanité », pour le rôle qu’il joua dans la
déportation des juifs à Bordeaux 284.
En 1988, il fait paraître un livre intitulé Les Chevaux du pouvoir consacré
à son passage à la préfecture de police. Dans un chapitre intitulé « La
bataille de Paris », il consacre plusieurs pages au 17 octobre 1961. « La
bataille de Paris est gagnée », conclut-il. « Le 17 octobre 1961, se situe la
grande entreprise d’intimidation au cours de laquelle l’émeute recherchée
tourne court. » Maurice Papon n’a aucun regret. Il n’a pas changé. Ses
propos sont les mêmes qu’alors. Les manifestants ont tiré, la police a
riposté, il y a eu 3 morts (dont, écrit-il, « un civil européen dont le cœur a -
semble-t-il - cédé sous l’émotion... »), jamais des policiers n’ont noyé
d’Algériens (« Que de complicités faudrait-il, qui rendent absurde
l’hypothèse », ajoute-t-il), les corps retrouvés sont ceux de victimes du
FLN. « Un monstre maléfique », « cette marée écumante », « des vagues
algériennes » : c’est par ces mots qu’il évoque les femmes, les enfants, les
hommes qui manifestèrent ce jour-là dans les rues de Paris.
Pour la première fois, il nie qu’il y ait eu des morts dans la cour de la
préfecture de police. Il affirme s’y être personnellement opposé aux
violences : « J’invite les cadres à reprendre en main des hommes gagnés par
la colère [...]. Je n’aurai pu empêcher quelques horions inutiles qui vont
nourrir la malveillance, mais rien d’irréparable ne s’y est passé, en dépit des
150 morts prétendument dénombrés par Claude Bourdet 285. » Jamais il ne
fut question de 150 morts dans la cour de la préfecture de police, mais de
50, et les témoignages convergent pour penser qu’une fois encore Maurice
Papon dissimule la vérité. Pourquoi ne nia-t-il pas, en octobre 1961, quand
Claude Bourdet l’interrogeait directement ?
Je dois dire que j’ai longuement hésité. Devais-je ou non chercher à
rencontrer Maurice Papon ? Il était clair, à la lecture de son livre, que son
témoignage ne m’apporterait aucune information nouvelle sur les faits.
Mais ne fallait-il pas que je le fasse réagir à ce que j’avais appris ? Je lui
écrivis pour solliciter un entretien. Le 19 janvier 1990, il me fit répondre
par sa secrétaire : « Monsieur M. Papon quittant Paris pour une assez
longue absence m’a chargée d’accuser réception de votre lettre du 26
décembre 1989. En attendant qu’il lui soit possible de vous rencontrer, il
vous prie de bien vouloir prendre contact avec M. le préfet, Roger Chaix,
ancien directeur des Renseignements généraux de la police nationale, et qui
fut le collaborateur le plus proche de M. Papon, lors de la période qui vous
intéresse. M. Roger Chaix a été prévenu à cette fin [...]. »
Je rencontrai donc Roger Chaix, l’ancien chef du Service de coordination
des affaires algériennes à la préfecture de police. Il m’avait fixé rendez-
vous au siège de l’association Sécurité et paix publique. Grisonnant, plutôt
rond, d’apparence aimable, il est resté lié à Maurice Papon qu’il a aidé à
rédiger son livre. Comme je lui parlais des corps retrouvés dans la Seine,
des interventions de Gaston Defferre, de Claude Bourdet, d’Eugène
Claudius-Petit, il me répondit : « Je m’inscris en faux. Les recensements
qu’on a faits à l’Institut médico-légal n’ont pas permis de retrouver le
nombre de morts dont on a parlé. Le nombre de morts algériens est dans la
moyenne des morts habituels. Il aurait fallu que ce mois-là il n’y ait eu
aucune violence du FLN. » Il conclut en me disant : « Il n’y a pas eu de
morts finalement... pas plus qu’en mai 1968 286. »
J’avais vu le proche collaborateur de Maurice Papon : il n’y avait pas eu
de morts en octobre 1961.

En 1988, Constantin Melnik, l’homme chargé des affaires de police au


cabinet de Michel Debré, publia lui aussi ses souvenirs 287. Devenu un
personnage influent du monde de l’édition française, Constantin Melnik
évoque dans cet ouvrage « la très dure répression que nous fûmes contraints
d’effectuer à Paris lors de la manifestation musulmane du 17 octobre
1961 ». Il revendique cette répression. « Une manifestation de rues de leur
part, écrit-il, s’inscrivait dans la logique de la conduite des hostilités,
constituait, qu’on le veuille ou non, un acte de guerre. Acte de guerre qui
devait être considéré et traité comme tel. [...] S’il m’arrive d’éprouver de la
honte devant certains événements de cette guerre, celui-là ne m’en inspire
aucune, quels qu’aient été sa violence et ses atroces mais inévitables
dérapages. » À la différence de Maurice Papon, Constantin Melnik
reconnaît que des « exactions » ont été commises mais, ajoute-t-il aussitôt,
ce sont des « éléments isolés » qui en sont responsables. « Personne n’a
découvert encore le moyen de faire la guerre sans verser le sang », conclut-
il. Combien de morts ? « Cent ? », demande-t-il, semblant retenir ce chiffre.
Constantin Melnik reconnaît également que les supplétifs de la Force de
police auxiliaire pratiquèrent la torture. « Les violences des harkis, telles
qu’elles furent dévoilées par Témoignage chrétien, les sartriens Temps
modernes ou Vérité pour 288 de Pierre Vidal-Naquet, sont, hélas, grosso
modo conformes à la réalité », écrit-il. Mais il ajoute aussitôt : « Elles ne
m’inspirent pourtant aucune honte ou remords. »

À lire ces articles et ces livres, on pourrait penser que l’oubli est vaincu
et que le problème n’est plus aujourd’hui que d’établir ce qui s’est vraiment
passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants. Mais est-ce si sûr ? Au mois
d’août 1990, pour la première fois à une heure de grande écoute, une chaîne
de télévision française, FR3, diffuse une série d’émissions consacrées à
l’histoire de la guerre d’Algérie. Ce documentaire d’origine britannique a
été réalisé par Peter Batty. Il n’y est pas question du 17 octobre. Mais les
photographies qu’il présente pour illustrer la répression de la manifestation
du 8 février 1962 à Charonne sont celles qu’avait prises Élie Kagan le 17
octobre 1961. Preuve que l’ignorance et l’oubli pèsent toujours de tout leur
poids.
Quant au secret, il reste la consigne des autorités. C’est ce que j’ai pu
vérifier.
En 1987, le préfet de police, nommé par le gouvernement de Jacques
Chirac, s’appelait Jean Paolini. J’avais demandé à pouvoir consulter les
registres de l’Institut médico-légal pour l’année 1961. Ne prenant pas la
peine de me répondre par courrier, le cabinet du préfet de police me
téléphona le 12 février 1987 pour me dire que les registres de l’Institut
médico-légal n’étaient pas consultables. « Ce n’est pas possible, me dit-on,
il y a des renseignements confidentiels. Il faut attendre soixante ans. »
En 1989, le préfet de police, nommé par le gouvernement de Michel
Rocard, s’appelait Pierre Verbrugghe. J’avais à nouveau demandé à pouvoir
consulter les registres de l’Institut médico-légal. Le 21 avril 1989, une lettre
du chef de cabinet du préfet m’indiquait : « J’ai le regret de vous faire
savoir qu’en application de la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 sur les
archives il ne m’est pas possible d’accorder une suite favorable à votre
requête. »
J’avais également demandé à pouvoir consulter les archives de la
préfecture de police concernant le 17 octobre 1961 et les jours suivants. Le
21 juin 1989, le chef de cabinet du préfet me répondait : « J’ai le regret de
vous faire connaître que, malgré tout l’intérêt que présente votre requête, il
ne me paraît pas possible de déroger aux dispositions de la loi du 3 janvier
1979 sur les archives qui, en l’occurrence, interdisent la communication de
documents ayant moins de soixante ans. »
J’avais aussi écrit au ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, dont le père,
Louis Joxe, fut ministre du général de Gaulle, afin de pouvoir consulter les
archives de son ministère sur le sujet. Le 10 mars 1989, le cabinet du
ministre m’écrivait : « [...] Les archives concernant les manifestations
algériennes du 17 octobre 1961 ne sont communicables qu’au bout de
soixante ans [...]. » On me précisait que toute demande de dérogation devait
être adressée à la direction des Archives de France et on me précisait : « [...]
Les services du ministère de l’Intérieur n’ont remis aux Archives nationales
qu’un seul carton concernant des “exactions policières en 1961” (MI 1455,
versé par les Renseignements généraux). Il ne vous en apprendra peut-être
pas plus que ce que vous savez déjà. »
Je demandai néanmoins une dérogation à la direction des Archives de
France. Le directeur, Jean Favier, me répondit : « J’ai le regret de vous faire
savoir que je ne puis vous autoriser à consulter l’article MI 1455 versé par
le ministère de l’Intérieur aux Archives nationales. »

Je rencontrai d’anciens ministres du général de Gaulle pour qui le 17


octobre 1961 n’évoqua rien ou presque.
Le 27 février 1987, j’avais rendez-vous avec Edgard Pisani, alors
conseiller du président de la République François Mitterrand. En octobre
1961, il était ministre de l’Agriculture, et, le 18 octobre, c’est lui qui avait
dû s’effacer pour laisser la parole, à la tribune de l’Assemblée, à son
collègue Roger Frey pour qu’il puisse justifier la répression de la veille. La
date du 17 octobre n’éveilla d’abord aucun souvenir en lui. « Je n’ai pas la
mémoire descriptive », me dit-il, puis, réfléchissant, il ajouta : « Il y a
quelque chose dans ma mémoire, au deuxième degré, dans une strate de ma
sous-mémoire. » Peu à peu, le souvenir sembla lui revenir ; il réfléchit
longuement, les mains sur les yeux. « Je garde le souvenir d’avoir été
bouleversé... très... dit-il. Je suis un peu bouleversé par cette évocation...
C’était sorti de ma mémoire. Ma mémoire est sélective... Il y a un trou, je
sais que j’ai eu une réaction, mais je ne sais plus laquelle... Vous avez
remué quelque chose. C’est en train de remonter. Je commence à retrouver
des émotions d’alors, je n’en suis pas à retrouver des scènes. Il y a quelque
chose qui existe dans ma mémoire, il y a des impressions. L’impression qui
demeure est que ce n’était pas clair. Il y avait sans doute une provocation et
la volonté de donner une leçon. » Ne pouvant aller au-delà, Edgard Pisani
me proposa de le contacter à nouveau quelques jours plus tard. « Je sais
comment fonctionne ma mémoire, dans les quinze jours ça va me revenir »,
m’assura-t-il. Quand, le 12 mars 1987, je lui téléphonai, comme convenu, il
me dit : « Au fond de ma mémoire... je n’ai rien trouvé. »
Le 6 février 1990, j’étais reçu par Maurice Couve de Murville. L’ancien
ministre des Affaires étrangères du général de Gaulle me déclara qu’il
n’avait « strictement aucun souvenir ». Comme je lui rappelais ce qui s’était
passé alors, il me dit : « Ce n’est qu’un incident dans le règlement de
l’affaire algérienne » et parut surpris que je puisse consacrer un livre à un
tel « incident ».
« Aucun souvenir », ce fut aussi la réponse que me fit parvenir, le 22 mai
1989, André Fosset, sénateur des Hauts-de-Seine et questeur au Sénat :
« J’étais effectivement au conseil de la société d’exploitation du parc des
Expositions en 1961 et il est arrivé qu’à différentes reprises la préfecture de
police ait réquisitionné une partie des locaux du parc, mais je n’ai jamais eu
connaissance de la destination qu’elle donnait à ces réquisitions qui
s’appliquaient à des locaux très éloignés du bureau d’exploitation. Je ne
peux donc vous donner aucun souvenir de ces affaires. » Pourtant, le 31
octobre 1961, André Fosset était intervenu au Sénat pour déclarer : « [...] Il
n’est ni admissible, ni explicable, ni tolérable par conséquent, que des
sévices puissent s’exercer sur des personnes dominées par le service d’ordre
[...]. Trop de témoignages, trop de déclarations concordantes - j’en ai
personnellement recueilli plusieurs que je pourrais communiquer à une
commission d’enquête - pour que nous ne soyons pas fondés à penser que
certains éléments de la police ont outrepassé scandaleusement les limites
que peut expliquer l’énervement de l’action. »
« Aucun souvenir », ce fut encore la réaction de Maurice Gérard, ancien
dirigeant du Syndicat national des personnels en tenue de la police
nationale. « Je dois vous avouer que je n’ai aucun souvenir de cette journée
du 17 octobre 1961 », m’écrivait-il le 1er mars 1990, ajoutant : « [...] Nous
avions pour principe de ne pas juger le comportement des différentes
formations appelées à intervenir dans la région parisienne... »
Mais je rencontrai aussi le silence chez certaines des victimes. Le
souvenir est, en effet, parfois si douloureux qu’il en est insupportable.
Durant de nombreuses années, les sœurs et le frère de Fatima Bédar,
noyée dans le canal Saint-Denis, crurent que la jeune fille s’était suicidée.
Dans la famille, on faisait le silence complet sur les causes de sa mort. Les
enfants, cherchant à comprendre, avaient trouvé une explication : le suicide.
Leur sœur s’était suicidée parce que leur mère l’avait grondée... Un jour
pourtant, leur mère dit à des amis : « J’avais une autre fille... Pendant la
guerre d’Algérie, on l’a mise à l’eau. » Mais Louisa, la jeune sœur de
Fatima, témoin de la conversation, ne prêta pas attention à ces propos. Plus
tard, quand elle trouva son premier emploi, sa mère lui demanda à plusieurs
reprises, inquiète : « Il n’y a pas d’eau, à côté ? » Ce ne fut qu’en 1985,
vingt-quatre ans après le drame, que Louisa apprit que Fatima ne s’était pas
suicidée. En lisant un article de Didier Daeninckx, elle découvrit le nom de
sa sœur dans une liste de victimes du 17 octobre. Quand elle interrogea son
père, il lui répondit : « Oui, c’est vrai, elle a voulu aller aux manifestations.
On aurait dû l’accompagner. On aurait dû y aller. C’est de notre faute. »
Quand, plus tard, son fils lui demanda s’il voulait m’apporter son
témoignage, il répondit : « Il ne faut pas revenir sur le passé 289. »
C’était aussi ce que pensait une autre victime, Benhadad Madjid.
Le 19 septembre 1987, à 8 h 30, je pris le train à Alger. Je partais à la
rencontre de Benhadad Madjid. On m’avait dit de lui qu’il avait été blessé
le 17 octobre. Dans ma recherche des témoins, j’avais décidé de le
rencontrer. Le voyage fut long. Je changeai à Beni-Monsour et pris la
direction de Bougie. J’étais en Grande-Kabylie, dans un paysage
montagneux. Le train avançait lentement, péniblement, passait parmi des
cactus géants, traversait des champs d’oliviers, croisait des mulets, des
enfants qui allaient à l’école ou en revenaient. Il faisait très chaud. Un taxi
me conduisit jusqu’au village en face duquel on voyait un massif
montagneux. J’arrivai en début d’après-midi. Un jeune garçon me guida
jusqu’à la maison. Sous nos pas, la poussière se soulevait.
Benhadad Madjid ignorait que je venais. Le jeune garçon l’appela. Je vis
venir un homme marchant très lentement, parlant d’une voix très faible. Il
souffrait de la tête. Son œil droit était mort. J’avais en face de moi un
vieillard de 51 ans qui ne supportait pas la lumière du jour. Il fut d’abord
réticent. Il ne parlait jamais de ce qui lui était arrivé, me dit-il. Il ne voulait
pas revenir sur le passé. Cela l’épuisait. Pourtant, il accepta de me raconter,
car, dit-il, je venais de loin. Au long de son récit, il se tint fréquemment la
tête, tant elle lui faisait mal. Il dut prendre des cachets pour atténuer sa
douleur. Parfois, sa voix n’était plus qu’un souffle que je discernais à peine.
Il me raconta que, le 17 octobre 1961, avenue de l’Opéra, un policier en
civil avait pointé un pistolet sur son visage. Un CRS lui avait assené un
coup de mousqueton à la tête. Il avait ensuite subi d’autres violences, dont
un coup de crosse à l’œil. Il perdit connaissance. Il reprit à demi conscience
dans une cave dont le sol était inondé. Ses compagnons, pour lui éviter
d’être étendu dans l’eau, l’avaient installé sur leurs vêtements. Par la suite,
il fut emmené au parc des Expositions et à Vincennes. Gravement atteint à
la tête et à la colonne vertébrale, il avait perdu un œil. Après
l’indépendance, il rentra chez lui et fut hospitalisé.
Il avait fait de gros efforts pour me parler, pour puiser au fond de sa
mémoire. À la fin de son récit, il était exténué. Le lendemain matin, il me
dit qu’il n’avait pas pu trouver le sommeil. En réveillant sa mémoire,
j’avais ravivé sa souffrance. « Je ne veux plus me souvenir », me dit-il.
Le silence fut le refuge de nombreux travailleurs algériens. Après
l’indépendance, beaucoup d’entre eux retournèrent en Algérie, avec au
cœur l’espérance d’une vie nouvelle. Les autres restèrent en France.
Certains y revinrent, faute de travail au pays.
Peu de temps après les journées d’octobre 1961, un journaliste belge se
rendit dans les bidonvilles de Nanterre. Il demanda à ses habitants : « Entre-
t-il dans vos intentions de rester en France pour y travailler quand l’Algérie
sera indépendante ? - Jamais ! lui répondit-on. Notre Algérie sera un pays
où il y aura du travail pour tous, où la prospérité sera partagée honnêtement,
un pays de justice ! » Rapportant ces propos, le journaliste commentait :
« Ne sont-ils pas naïfs, ces gens ! »
Rapidement, en effet, ce fut la désillusion. De sanglantes rivalités se
développèrent pour la prise du pouvoir. L’Algérie tomba sous le joug de
l’armée et de la bureaucratie. Dès 1962, l’ex-Fédération de France se trouva
du côté des vaincus et il fallut éviter de l’évoquer. Dans le courant de l’été
1962, les nouveaux maîtres du FLN s’opposèrent à la parution d’un petit
livre écrit par Paulette et Marcel Péju sur le 17 octobre. Prêt pour
l’impression aux Editions François Maspero, il ne vit jamais le jour 290. La
vie, l’action, les souffrances de l’immigration algérienne en France furent
passées sous silence. On vit même se développer le mépris à l’égard des
immigrés.
Cependant, en 1968, le 17 octobre fut proclamé journée nationale de
l’émigration et, chaque année, en France, l’Amicale des Algériens en
Europe, couverture du FLN, organisa des commémorations qui, à leur
manière, entretinrent le souvenir. Souvenir officiel, toutefois, célébré sans
que la parole soit donnée à ceux qui avaient été les vrais acteurs de ces
événements 291.
En France, grandirent les enfants des hommes et des femmes qui avaient
vécu cette tragédie. D’autres naquirent. Ce sont les « beurs » d’aujourd’hui.
Certains ont conservé la mémoire d’octobre 1961, l’histoire de leurs
parents, leur histoire. En quête de leur propre identité, ils veulent savoir et
veulent que l’on sache ce qui se passa alors.
En octobre 1961, Farid Aichoune a 10 ans. Le 17 octobre, il voit revenir
des voisins, blessés. Le 20 octobre, sa mère l’emmène manifester à Paris.
Ils sont arrêtés place du Châtelet, devant un magasin Prénatal, puis relâchés
le lendemain... Bientôt, l’enfant semble oublier. À l’école, on lui parle de
Charonne. À la maison, ses parents n’évoquent plus le passé. L’adolescent
manifeste contre la guerre du Vietnam. Il participe à Mai 68, aux barricades.
Le 17 octobre a quitté, apparemment, sa mémoire. Et puis, un jour, alors
qu’il a une vingtaine d’années, il lit quelques lignes sur le sujet. Sa mémoire
se réveille. Il se souvient de Prénatal et interroge sa mère : c’était pendant
les manifestations d’octobre 1961, lui dit-elle. Il dévore alors tout ce qu’il
peut trouver sur la guerre d’Algérie 292.En 1979,il crée le journal Sans
frontière. En octobre 1980 et 1981, le journal, qui se diffuse à 15 000
exemplaires, publie des articles sur le 17 octobre.
En 1985, Nacer Kettane écrit un roman, Le Sourire de Brahim 293. Le
premier chapitre s’intitule « Octobre à Paris ». C’est le 17 octobre que le
sourire de Brahim a disparu, lorsque son frère a été tué.
En 1986, Mehdi Lallaoui écrit lui aussi un roman, Les Beurs de Seine 294.
Kaci, l’un des personnages, y évoque le 17 octobre devant Farida et Katia :

« Ça alors, c’est dingue ! s’exclama Farida surprise par la nouvelle.


Mais pourquoi un événement aussi important, personne n’en a jamais
parlé dans les livres ou dans des films ? Pourquoi il n’y a pas de traces
de tout cela ? [...] Ils n’ont jamais existé, reprit Farida, marquant un
temps d’arrêt. Oui, ils n’ont jamais existé... ce n’étaient que des
Algériens. Des indigènes, comme ils appelaient nos parents. »

Les plus récents manuels d’histoire destinés aux lycéens continuent, pour
la plupart, à ignorer le 17 octobre 1961. Il en est un, cependant, où l’on peut
lire : « [...] Le 17 octobre 1961, les forces de l’ordre tuent à Paris près d’une
centaine d’Algériens 295. »

16 octobre 1990. Radio-Beur organise une émission sur le 17 octobre


1961 animée par Farid Aichoune. Radio-Beur est, dit-on, la plus importante
radio communautaire de France.
17 octobre 1990. Le Mouvement des beurs civiques organise un
rassemblement au métro Charonne. Il y a 200 personnes. Une heure avant le
rassemblement, Abdel, l’un des organisateurs, attend à la sortie du métro.
De l’autre côté du boulevard, des policiers en tenue l’observent tout en
discutant. Deux d’entre eux traversent soudain et se dirigent vers lui :
contrôle d’identité. Le faciès.
Dix ans après
À la mémoire de Georges Mattei
En écrivant ce livre, paru il y a dix ans, j’avais l’ambition d’établir les
faits aussi solidement que possible, afin qu’ils ne puissent plus être
officiellement niés comme c’était le cas jusqu’alors. Je ne me doutais pas
qu’il allait produire des effets jusqu’à aujourd’hui et me faire passer, d’une
certaine manière, du rôle de narrateur à celui d’acteur dans la suite lointaine
des événements.
Cette parution coïncida avec le trentième anniversaire du 17 octobre
1961 et rencontra aussitôt un certain écho. Une mobilisation militante,
organisée par des associations, des syndicats, donna lieu à diverses
manifestations. Depuis, chaque année, un rassemblement est organisé sur le
pont Saint-Michel, en mémoire des hommes qui y furent jetés à la Seine.
Une nouvelle étape était ainsi franchie dans la remise en cause du silence
qui avait entouré ce crime. En Algérie, où ce livre a été depuis réédité, le 17
octobre fut particulièrement commémoré cette année-là. Il est vrai qu’un
ancien dirigeant de l’ex-Fédération de France du FLN, Ali Haroun, faisait
alors partie du gouvernement algérien. Je dois dire que j’espérais une
réaction de Maurice Papon afin que la vérité puisse encore progresser.
Pourquoi pas un procès, comme le personnage avait pris l’habitude de le
faire au cours des dernières années ? J’y étais prêt, n’ayant rien écrit à la
légère. L’ancien préfet de police s’en garda. Il continuait à mentir avec
cynisme. Le 13 octobre 1991, interviewé par Jean-Pierre Elkabbach, qui lui
disait : « On a raflé ceux qui sortaient des métros, ceux qui sortaient des
autobus, et on les a envoyés où ? Au palais des Sports et à Coubertin... », il
l’interrompait pour affirmer : « Bien sûr et ceux-là n’ont pas eu à se
plaindre et j’aime mieux vous dire qu’ils étaient bien contents ».
Concernant les Grands Boulevards, il prétendait : « Les coups de feu qui
ont été tirés, ils ont été tirés par le FLN, ils n’ont pas été tirés par les
gardiens de la paix. » L’ex-préfet de police opposait son livre Les Chevaux
du pouvoir à La Bataille de Paris.
En 1992, je fus sollicité pour participer à la réalisation d’un
documentaire. Dans un premier temps, ce projet ne rencontra aucun intérêt
auprès des chaînes de télévision françaises et ce fut pourquoi il fut produit
par la chaîne britannique Channel 4 et réalisé par un Britannique, Alan
Hayling, et un Australien, Philippe Brooks. Ensuite seulement, une chaîne
française, France 3, s’associa au projet. Récompensé par un prix
international, le FIPA d’Or, ce documentaire, Une journée portée disparue,
fut d’abord diffusé en Grande-Bretagne puis, ultérieurement, dans une
émission animée par Bernard Rapp.
Pendant ce temps, l’instruction du procès intenté à Maurice Papon en
raison de son action criminelle de 1942 à 1944 contre les juifs de la région
bordelaise, n’en finissait pas. Je me suis toujours senti solidaire du si long
combat mené par Michel Slitinsky, rescapé de ces rafles devenu maquisard
et sans qui aucune poursuite n’aurait jamais vu le jour contre celui qui était
devenu ministre de la Ve République. Michel Slitinsky n’a jamais oublié les
victimes algériennes de Maurice Papon. Nous avions tenu ensemble une
réunion publique à la Sorbonne en 1991 pour témoigner de cette solidarité
fondamentale.
En juin 1994, alors que le journaliste Dominique Jamet demandait à
Papon : « Que pensez-vous du procès qui vous est fait ? », celui-ci, posant à
la victime comme il sait si bien le faire, répondait : « C’est un “procès de
Moscou” et je suis presque fier d’en être la cible. À quoi dois-je la haine qui
me vise ? Est-ce à la malheureuse bousculade de Charonne ? Est-ce aux
morts mythiques du 16 octobre 1961, alors que les seuls cadavres qu’on a
jamais retrouvés dans la Seine sont ceux des militants du MNA tués par le
FLN ? » Il persévérait obstinément dans le mensonge.
Dans le courant de l’été 1997, j’étais d’abord contacté par Gérard
Boulanger, l’un des avocats des parties civiles dans le procès intenté à
Maurice Papon, pour témoigner devant la cour d’assises dans le cadre de
l’examen de sa carrière. Le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié
entre les peuples (MRAP) effectua la même démarche. Je donnai mon
accord, d’autant plus que cela reçut l’approbation de l’ensemble des parties
civiles. J’estimais, en effet, qu’il était de ma responsabilité de témoigner,
dans ces circonstances, de ce que j’avais pu apprendre de l’action de
Maurice Papon. Je mesurais la gravité de ma décision et le poids des
responsabilités qui reposaient ainsi sur moi. Je fus convoqué pour le 16
octobre 1997, c’est-à-dire quelques jours seulement après l’ouverture de ce
procès historique. La veille, interrogé par un avocat des parties civiles,
Maurice Papon avait parlé du 17 octobre 1961 en ces termes : « On a fait du
17 octobre un tableau polémique et évidemment exclusivement orienté
contre ma personne [...]. La répression s’est réduite à prier les Algériens de
monter dans les cars et les autobus. Ils ne se sont d’ailleurs pas fait prier
pour se soustraire à cette manifestation [...]. Il n’y a pas eu de mort par arme
à feu par la police mais par les groupes d’assaut du FLN. S’il n’y avait pas
eu d’Algériens jetés dans la Seine... Il y a eu effectivement des Algériens
jetés dans la Seine. Mais comment cela s*est-il passé ? Les cadavres
récupérés, les identifications ont été faites, et ces identifications ont montré
que tous ces Algériens jetés dans la Seine - il n’y en avait pas des milliers
mais trop, il n’y en aurait eu qu’un ça aurait été trop - que ces Algériens
étaient des tenants du PPA. C’étaient des dissidents du FLN et les
commandos FLN les ont fait disparaître de cette manière, en les jetant dans
la Seine et en les imputant sur notre dos [...]. Aucun des morts repêchés
dans la Seine n’est imputable aux services de la préfecture de police [...].»
Le 16 octobre, deux témoins, cités par la défense de Maurice Papon,
avaient pris la parole avant moi. Pierre Messmer, ministre des Armées en
1961, déclarait :«[...] Si j’en crois les services de renseignements de sécurité
militaire de l’époque, cette noyade a été en grande partie la responsabilité
d’agents du FLN qui ont profité de la manifestation pour liquider leurs
adversaires [...].» L’ex-commissaire de police Jean Caille : « [...] Les
manifestants musulmans s’étaient massacrés entre eux. »
Mon témoignage débuta ainsi : « Les hasards du calendrier de votre cour
d’assises ont voulu que je me présente devant vous alors qu’il y aura
demain trente-six ans un massacre était commis à Paris et en banlieue
parisienne sous la responsabilité de Maurice Papon. » Puis je m’engageais
dans un long exposé où j’évoquais l’action de Maurice Papon en Algérie, de
1956 à 1958, puis à la tête de la préfecture de police. Je me basais sur
l’enquête menée pour la rédaction de mon livre mais aussi sur de nouveaux
éléments recueillis depuis. Concernant le nombre des victimes d’octobre
1961, je disais : « Je pense, quant à moi, après les recherches que j’ai pu
faire, qu’il y a eu, durant cette période, un minimum de 200 morts,
vraisemblablement environ 300. » On remarquera que je parlais de
« période » et non strictement du 17 octobre : cela signifiait que
l’estimation que je faisais du nombre de victimes englobait non seulement
cette date mais aussi les journées qui avaient précédé et suivi. Je terminais
mon témoignage en rappelant les dernières paroles du film de Jacques
Panijel, Octobre à Paris : « Est-ce qu’on va enfin comprendre que tout le
monde est un youpin, que tout le monde est un bicot ? Tout le monde. »
Puis j’ajoutais : « M. Papon voulait que la vérité ne puisse pas se faire.
Finalement cette vérité a fait son chemin... Je suis venu ici en mémoire de
ces victimes algériennes, enterrées comme des chiens dans la fosse
commune réservée aux musulmans inconnus du cimetière de Thiais. Et
aussi en mémoire des morts de Charonne. »
Jean-Marc Varaut, l’un des avocats de Maurice Papon, déclarait alors :
« Je dois dire que la défense, en ma personne, se reproche de n’avoir pas
prévu l’importance que pourrait prendre le procès dans le procès », et
Maurice Papon s’exclama : « La frontière de la stupéfaction a été très
largement franchie cet après-midi. » Des questions me furent posées et
j’abordais en particulier la question de l’emploi de la torture durant la
guerre d’Algérie.
Mon témoignage avait été suivi par un public très nombreux et par une
multitude de journalistes, français et étrangers, qui en rendirent compte
aussitôt. Le caractère historique du procès de Maurice Papon lui donna un
retentissement considérable. Pour la première fois, on entendit parler du 17
octobre 1961 dans tous les journaux télévisés et dans toute la presse. Ce
crime que l’Etat français de 1961 avait tenté de dissimuler à jamais
ressurgissait. Les familles des victimes juives de Papon avaient voulu que
soient aussi connues ses victimes algériennes.
Les réactions furent nombreuses. Le ministre de l’Intérieur, Jean-Pierre
Chevènement, annonça, dès le lendemain, la création d’une mission chargée
de faire l’inventaire des archives de la préfecture de police sur le 17
octobre. Le secrétaire général du RPR, Philippe Seguin, mit en cause le
procès, qu’il accusait d’être une sorte de complot dirigé contre le gaullisme.
A qui la faute si un Papon a pu devenir l’un des principaux dirigeants du
parti gaulliste ?
Je devais revenir une seconde fois devant la cour d’assises pour y être
confronté avec l’ancien responsable du Service de coordination des affaires
algériennes, Roger Chaix, témoin de Maurice Papon. Cette confrontation
eut lieu le 21 octobre 1997. Roger Chaix dut reconnaître le caractère
pacifique des manifestations mais nia qu’il y ait eu un grand nombre de
morts. Je maintenais quant à moi mes déclarations et ajoutais : « [...] Je le
répète, ce qui s’est passé était un massacre [...]. »
La parole fut donnée à Maurice Papon qui se plaignit d’avoir été
« sauvagement pris à partie » et se livra à une suite de mensonges proférés
avec aplomb et cynisme : « Il y a bien eu 3 morts dont un qui était
cardiaque et n’a pas résisté à l’émotion. Paix à son âme [...]. Et puis, il y a
eu les 300 morts de Bourdet [...]. Lorsqu’il m’a interpellé, il m’a dit 300
morts, alors je me suis levé et j’ai dit 30 morts ! Et il m’a répondu c’est
pareil... [...] Imputer des crimes aux gardiens de la paix est inimaginable. Ce
ne sont pas des sauvages. [...] » En conclusion, Maurice Papon prétendit
qu’à travers lui c’était la France qui était visée : « Mais à la France, tant que
j’aurai un souffle, je ne laisserai pas toucher ! »
Au mois d’avril 1998, Maurice Papon était reconnu coupable de
complicité de crime contre l’humanité et condamné à dix années de
réclusion criminelle pour son action de 1942 à 1944. Il introduisait un
pourvoi en cassation. Ayant comparu libre, il le demeura en attendant le
résultat de ce recours.
En mai 1998, Le Figaro révélait le contenu du rapport commandé par
Jean-Pierre Chevènement au lendemain de mon témoignage devant la cour
d’assises de Bordeaux et réalisé sous la direction du conseiller d’État
Mandelkem. Censé avoir pour but de faire l’inventaire des archives de la
préfecture de police, ce rapport présentait le grave défaut de reprendre trop
facilement à son compte la version policière des événements et, concernant
le nombre des victimes, concluait : « On reste au niveau des dizaines, ce qui
est considérable mais très inférieur aux quelques centaines de victimes dont
il a parfois été question. » C’était une remise en cause du bilan mensonger
de la préfecture de police de 1961 mais, également, une critique à peine
voilée de mon travail.
Aussitôt, Maurice Papon crut pouvoir utiliser ce rapport à son profit. Au
mois de juillet 1998, il m’intentait un procès pour diffamation « envers un
fonctionnaire public en la personne de Maurice Papon, préfet de police en
octobre 1961 » et demandait ma condamnation à un million de francs. En
conclusion d’un article publié dans Le Monde du 20 mai 1998, en réaction
au rapport Mandelkern, j’avais écrit : « Si, après des travaux menés
librement par des chercheurs indépendants, ayant accès à toutes les sources,
il apparaissait que je me suis trompé, et si, comme le prétend Dieudonné
Mandelkem, le bilan de cette répression se révélait beaucoup moins
important que ce que j’ai pu écrire et dire, c’est volontiers que je le
reconnaîtrais. Mais, pour le moment, je persiste et signe. En octobre 1961, il
y eut à Paris un massacre perpétré par des forces de police agissant sous les
ordres de Maurice Papon. » Dans le texte de la citation directe demandant
ma condamnation, celui-ci et sa défense n’hésitaient pas à déclarer à propos
du rapport Mandelkem :« [...] Ce rapport a mis à néant les imputations de
M. Jean-Luc Einaudi en constatant, conformément d’ailleurs aux
déclarations du préfet de police à l’époque devant le Conseil municipal de
Paris de ce que les victimes des événements se comptaient non par
centaines mais au plus par dizaines. » Il suffisait de se reporter au compte
rendu officiel du Conseil municipal de Paris du 27 octobre 1961 pour
constater que jamais Maurice Papon n’y avait présenté un quelconque bilan
des victimes des manifestations du 17 octobre et que, tout au contraire, ce
qui caractérisait ce Conseil municipal c’était l’absence complète de réponse
aux questions précises qui lui furent alors posées.
Mais peu importait : Maurice Papon continuait à agir conformément à sa
vieille pratique du mensonge d’Etat et de la manipulation. Le but réel de ce
procès tardif était de me faire condamner puis de chercher à tirer partie de
ma condamnation éventuelle au profit de son pourvoi en cassation. Je
considérais que ce procès était l’occasion, pour la première et sans doute
unique fois, que les événements de 1961 soient enfin examinés en toute
lumière devant la justice française. Mais les conditions dans lesquelles cela
allait avoir lieu étaient malgré tout scandaleuses et révélatrices de l’état de
notre société face à cette histoire puisque je comparaissais comme accusé et
Maurice Papon comme plaignant ! Le monde à l’envers. J’avais la ferme
détermination d’inverser la situation. J’allais attaquer et non me défendre.
Ce procès se déroula devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de
Paris les 4, 5, 11 et 12 février 1999. Ce fut l’occasion d’un affrontement,
d’un moment de vérité comme je l’avais souhaité. Papon, présent, put tout à
loisir exposer sa version mensongère. Son avocat, Jean-Marc Varaut, avait
eu tout le temps, cette fois-ci, de se préparer. L’ancien préfet de police fit
venir ses témoins : notamment Pierre Messmer, Pierre Somveille, Raymond
Montaner, Roger Chaix. De mon côté, défendu par Pierre Mairat, je
répondis aux nombreuses questions qui me furent posées par le tribunal et
la défense de Papon, je fis venir à la barre des témoins directs des
événements et je produisis auprès du tribunal des dizaines d’autres
témoignages écrits et de nombreux documents. Le caractère mensonger de
la version officielle du 17 octobre 1961, exprimée jusqu’alors par l’ex-
préfet de police, éclatait en plein jour ainsi que la barbarie et l’ampleur du
crime. A l’issue des débats, le ministère public, par la bouche du substitut
Vincent Lesclous, dut déclarer que mon travail avait contribué à « faire
sonner les douze coups de l’histoire » et employa le terme de « massacre »
pour désigner ce qui s’était produit.
Ainsi, pour la première fois depuis 1961, un représentant de l’État
reconnaissait solennellement la réalité du massacre commis par des
membres des forces de police. Une étape décisive, irréversible, venait d’être
franchie contre le mensonge d’État. Néanmoins, le représentant du Parquet
dédouanait en partie l’ancien préfet de police de sa responsabilité dans ce
massacre et, en conclusion, demandait ma condamnation « de principe ».
Ayant la parole en dernier, je déclarais que non seulement je maintenais ce
que j’avais écrit mais j’ajoutais que les victimes de ce massacre avaient été
choisies en fonction de leur appartenance réelle ou supposée à une
communauté humaine définie en fonction de critères racistes, en
l’occurrence l’apparence physique, le faciès. Je qualifiai cela de crime
contre l’humanité.
Le 26 mars 1999, le tribunal rendait son jugement qui déclarait
notamment : « Les éléments produits conduisent à retenir que certains
membres des forces de l’ordre, relativement nombreux, ont agi avec une
extrême violence, sous l’empire d’une volonté de représailles, dans le
climat d’exaspération qui résultait des multiples attentats commis contre les
fonctionnaires de police dans la période précédente ;
- que cette violence n’était pas justifiée par le comportement des
manifestants ce soir-là ;
- qu’elle s’est exercée non seulement “à chaud” lors de la manifestation
elle-même, mais également “à froid”, dans les centres d’internement
hâtivement constitués pour accueillir les personnes arrêtées ;
- que le nombre des victimes a été important, en tout cas largement
supérieur à celui du bilan officiel. » J’étais relaxé au bénéfice de la « bonne
foi » et Maurice Papon débouté. Celui-ci et sa défense, qui étaient sûrs de
l’emporter sur le terrain juridique de la diffamation, avaient échoué.
Quelque temps après ce jugement, le 5 mai 1999, un communiqué du
Premier ministre indiquait que « dans un souci de transparence, et par
respect pour les victimes et leurs familles, le Gouvernement a décidé de
faciliter les recherches historiques sur la manifestation organisée par le FLN
le 17 octobre 1961 et plus généralement sur les faits commis à l’encontre
des Français musulmans d’Algérie durant l’année 1961 ».
Au mois d’août, on prenait connaissance d’un rapport sur les archives de
Justice remis plusieurs mois auparavant à la garde des Sceaux, Élisabeth
Guigou, par Jean Geronimi, avocat général à la Cour de cassation. Ce
rapport évaluait à 48 le nombre des morts des 17 et 18 octobre 1961 et à
142 le nombre des morts en septembre et octobre, dont 110 corps repêchés
dans la Seine, mais indiquait que ces nombres, établis à partir des archives
judiciaires, étaient très vraisemblablement inférieurs à la réalité. Dans le
même temps, des initiatives se multipliaient en faveur de la reconnaissance
officielle du massacre. Un appel « contre l’oubli » fut lancé par des
universitaires et allait recueillir des centaines de signatures d’élus, locaux,
nationaux, européens.
Le 4 novembre 2000, le Premier ministre, Lionel Jospin, évoquait « les
événements tragiques du 17 octobre 1961, qui ont provoqué la mort à Paris
de dizaines d’Algériens ».
Mais dans le même temps, à l’occasion de la célébration de son
bicentenaire, la préfecture de police, dirigée par Philippe Massoni,
continuait à passer sous silence le 17 octobre 1961 et allait jusqu’à déclarer
qu’au cours de cette période « la police fut constamment à pied d’œuvre
pour assurer la paix publique ». De ce côté cela témoignait d’une certaine
continuité.
Il est un autre domaine où la publication de ce livre a eu des
conséquences imprévues : la question de l’accès aux archives publiques. Je
n’en ai, pour ma part, jamais attendu je ne sais quelle révélation absolue de
la vérité. Il s’agit de sources, parmi d’autres, demandant à être confrontées à
d’autres sources et notamment aux témoignages oraux. On le sait après
avoir lu ce livre : lors de mes recherches, toutes mes demandes de
consultation d’archives auprès du ministère de l’Intérieur et de la préfecture
de police s’étaient heurtées à des refus. On m’avait opposé un délai de
soixante ans. À partir de 1991, l’ouverture des archives est devenue une
revendication formulée chaque année lors des commémorations. La réponse
à cette question est devenue un signe de la volonté du pouvoir politique de
continuer à entretenir le mensonge d’État ou bien, au contraire, de faciliter
les recherches. Jusqu’en 1997, toutes les démarches entreprises se
heurtèrent à des refus. En juillet 1997, j’écrivis au Premier ministre d’alors,
Lionel Jospin, pour lui demander de faciliter l’accès aux archives sur les
événements de 1961. En octobre 1997, lors de mon témoignage devant la
cour d’assises de la Gironde, je déclarais : « [...] Il faudra que la vérité soit
faite sur ce qui s’est passé alors et dont M. Papon porte la responsabilité
personnelle directe. C’est une des raisons pour lesquelles, depuis plusieurs
années, il y a une demande qui s’élève pour que les archives, celles de la
préfecture de police et d’autres, soient ouvertes, car il y a un impératif
besoin de vérité sur ce qui s’est passé à ce moment-là [...]. »
Juste après mon témoignage, alors que je sortais de la salle d’audience,
des journalistes se dirigèrent vers moi pour m’annoncer que la ministre de
la Culture, Catherine Trautmann, venait d’annoncer sa décision d’ouverture
des archives relatives au 17 octobre 1961. Cette annonce spectaculaire mit
ensuite beaucoup de temps à commencer à entrer dans les faits et se heurta
à de multiples obstacles. Pour qu’une dérogation soit accordée par les
Archives de France, encore faut-il que l’administration versante donne
d’abord son accord. En ce qui me concerne, le ministère de l’Intérieur, le
Parquet de Paris s’opposèrent d’abord à ce que je puisse obtenir une
dérogation. La Présidence de la République refusa que j’aie accès aux notes
prises lors des Conseils des ministres. Et puis il faut aussi que les
administrations et ministères versent effectivement leurs archives, ce qui est
loin d’être le cas pour certains d’entre eux, notamment le ministère de
l’Intérieur. Par ailleurs, la préfecture de police bénéficie d’un statut spécial,
scandaleux, qui lui permet de ne pas verser ses archives aux Archives de
France et de les gérer elle-même comme bon lui semble. Jusqu’à la fin de
l’année 2000, je continuai à me heurter au refus obstiné du préfet de police
Massoni de m’autoriser à consulter les archives de la préfecture de police.
Or, depuis déjà plus de deux ans, un autre chercheur, Jean-Paul Brunet,
avait obtenu cette autorisation. Il est vrai que M. Brunet était engagé dans
une démarche critique vis-à-vis de mon travail. Mettant à profit la
bienveillance de la préfecture de police, il publia, en octobre 1999, Police
contre FLN - Le drame d’octobre 1961. Ayant basé de façon quasi exclusive
son livre sur les archives de police, M. Brunet s’y montrait fort complaisant
vis-à-vis de la version policière. Le principe de l’égalité de traitement entre
les chercheurs était grossièrement bafoué par le préfet de police. Il aura
fallu des protestations et un recours hiérarchique sur le terrain juridique,
basé sur la rupture du principe d’égalité, auprès du ministre de l’Intérieur,
Daniel Vaillant, pour que je puisse finalement avoir accès aux archives de la
préfecture de police et poursuivre mes recherches.
Quoi qu’il en soit, tout cela contribua à alimenter un débat sur la
nécessité d’une nouvelle loi sur les archives publiques, qui permettrait aux
citoyens d’y avoir accès dans des délais beaucoup plus rapides et dans des
conditions excluant clientélisme et discriminations. Cette question de
l’accès aux archives est trop souvent abordée comme une affaire de
« spécialistes », à régler entre archivistes et historiens labellisés, jaloux de
leurs territoires et soucieux d’entretenir de bonnes relations avec leurs
fournisseurs d’archives. Or, il s’agit d’une question politique qui concerne
les droits fondamentaux de tous les citoyens dans leur rapport à l’Etat et qui
touche au fonctionnement de notre démocratie : les citoyens ont-ils ou non
le droit, et même le devoir, de chercher à savoir ce que l’État a commis et
commet en prétendant agir en leur nom ?
Lors du procès que m’a intenté Maurice Papon, et alors que l’accès aux
archives du Parquet de Paris m’était encore refusé tout en étant accordé à
Jean-Paul Brunet, je pris l’initiative d’inviter deux conservateurs des
Archives de France, Brigitte Laîné et Philippe Grand, à bien vouloir
témoigner devant la Justice de ce qu’ils avaient pu constater dans le cadre
de leur activité professionnelle. Considérant la gravité des faits en cause (un
massacre) et les anomalies qu’ils observaient dans le traitement de mes
demandes de dérogation, ils estimèrent l'un et l’autre qu’il était de leur
devoir civique de témoigner devant un tribunal où Maurice Papon voulait
me faire condamner et faire triompher sa version mensongère. L’une vint
témoigner à la barre, l’autre le fit par écrit. Ni l’une ni l’autre ne portèrent
atteinte au secret professionnel ou à la vie privée des personnes.
Pourtant, au lendemain même de leur témoignage et à la seule lecture du
Monde, leur hiérarchie réagit immédiatement par la menace de sanctions
disciplinaires voire de poursuites pénales. Dans le même temps, le cabinet
du maire de Paris d’alors, Jean Tibéri, réclamait des sanctions. On leur
reprochait d’avoir enfreint le « devoir de réserve ». En réaction à ces
menaces, un mouvement de soutien s’exprima, considérant que ces deux
conservateurs étaient plus à féliciter qu’à blâmer pour avoir contribué à la
recherche de la vérité sur un moment particulièrement grave de notre
histoire. Une inspection fut diligentée par la ministre de la Culture,
Catherine Trautmann. Une pétition, dite des Conservateurs généraux,
circula dans la plus grande discrétion pour dénoncer « la violation
caractérisée des règles administratives et de la déontologie professionnelle
des archivistes commise par deux conservateurs des Archives de Paris » et
faire pression sur le gouvernement. Les mêmes affirmaient « faire
abstraction du fond du débat sur les événements de 1961 et des opinions
que les protagonistes de cette affaire peuvent susciter ». Peu importait le
massacre d’Algériens.
Finalement, la ministre de la Culture écarta toute sanction. Cependant, la
direction des Archives de Paris, dont j’appris qu’elle avait entravé mes
demandes de dérogation, se distingua par son hostilité envers les deux
conservateurs et multiplia les brimades à leur égard, les privant de leurs
moyens de travail et organisant leur mise en quarantaine. Deux ans après
leurs témoignages devant la Justice, cette situation scandaleuse continuait.
Comme on peut en juger, rien n’a été simple mais, quels qu’aient été les
difficultés, les blocages, les manœuvres, la recherche de la vérité s’est
poursuivie au cours de la décennie écoulée. Non seulement l’occultation du
massacre n’est désormais plus possible mais des pas en avant ont été
effectués dans le sens d’une reconnaissance par l’État français.

Jean-Luc Einaudi
Annexes
I. 5 octobre 1961.

Note de service n° 149-61 du directeur général de la police municipale,


Maurice Legay, destinée à la hiérarchie

« Je vous communique ci-dessous le texte d’un ordre du jour que vient de


me faire parvenir M. le préfet de police et qui annonce la mise en
application de mesures qui rendront plus facile le contrôle du milieu FMA.
Vous voudrez bien le porter à la connaissance du personnel placé sous
votre autorité en le faisant lire à trois appels et en le faisant afficher dans les
postes et locaux de vos services. »

Ordre du jour de Maurice Papon :


« Dans le cadre des mesures prises pour neutraliser le terrorisme algérien
et accroître la protection des personnels de police, j’ai décidé de prononcer
le couvre-feu, pour les Français musulmans d’Algérie, de 20 h 30 à 5 h 30
du matin.
D’autre part, les débits de boissons tenus et fréquentés par les Français
musulmans doivent être fermés à partir de 19 heures.
Enfin, tout Français musulman circulant en voiture doit être interpellé et,
en attendant la décision du commissaire de police ou du Service de
coordination des affaires algériennes, la voiture sera provisoirement mise en
fourrière.
Cet ensemble de dispositions doit faciliter les contrôles des services de
police et l’efficacité de leurs surveillances, dans de meilleures conditions de
sécurité pour le personnel. »
II. 7 octobre 1961.

Circulaire n° 43-61 du directeur général de la police municipale


concernant la « circulation des Français musulmans algériens »

« M. le préfet vous a communiqué, dans son ordre du jour du 5 octobre


1961, les mesures qu’il avait prises pour neutraliser le terrorisme algérien et
accroître la protection des personnels de police.
La présente circulaire a pour objet de préciser les modalités d’application
de ces mesures.

1. Couvre-feu.
Le couvre-feu est applicable pour les Français musulmans algériens de
20 h 30 à 5 h 30 du matin. Ceux qui seront interpellés pendant ces heures
sur la voie publique devront être conduits au poste, pour être dirigés sur le
centre d’identification de Vincennes.
Toutefois, ceux d’entre eux qui seraient obligés, pour des raisons
professionnelles, de se trouver dehors pendant la durée du couvre-feu, soit
qu’ils se rendent sur leur lieu de travail ou qu’ils en reviennent, doivent
représenter une attestation de leur employeur visée par le service
d’assistance technique aux Français musulmans algériens. Ce visa est
valable un mois. À l’issue de ce délai, il doit être renouvelé. Il reste bien
entendu que ce laissez-passer ne devra pas être considéré comme valable si
le Français musulman algérien qui le présente est manifestement soit hors
de l’itinéraire qu’il doit normalement suivre pour aller ou revenir de son
travail à son domicile, soit dans un temps où sa présence sur la voie
publique ne peut s’expliquer par l’horaire de son travail.

2. Circulation des Français musulmans algériens en voiture.


Les mesures exposées ci-dessous sont applicables aux Français
musulmans algériens circulant en voiture en tout temps.
Les Français musulmans algériens propriétaires, conducteurs ou
passagers des véhicules automobiles interpellés sur la voie publique, de jour
comme de nuit, seront conduits dans les postes de police. Ils seront mis à la
disposition des commissaires de police avec les véhicules qu’ils occupaient
qui seront pris en consigne.
La stricte application de cette réglementation constituerait pour certains
Français musulmans algériens une gêne particulière dans l’exercice de leur
profession.
Pour pallier ces inconvénients, des laissez-passer seront remis aux
intéressés. La validité de ce titre est fixée à un mois. Toutefois, les véhicules
dont les conducteurs présenteront un laissez-passer devront néanmoins faire
l’objet sur place d’une vérification de leur utilisation. Les occupants
français musulmans algériens, autres que le conducteur titulaire du laissez-
passer, devront être interpellés, conduits au poste et mis à la disposition du
commissaire de police.
Il convient de préciser que ces instructions ne sont valables qu’autant que
l’affaire ne se présente pas au principal comme devant être traitée par
procès-verbal. Dans ce cas, le commissaire de police de quartier ou de
circonscription de banlieue est saisi conformément aux règles habituelles et
il est bien évident alors que la production du laissez-passer ne doit pas
empêcher de retenir le véhicule et de mettre les Français musulmans
algériens qui l’occupent, y compris le titulaire du laissez-passer, à la
disposition du commissaire de police.
Je rappelle pour terminer que l’ensemble de ces instructions (couvre-feu
et circulation en automobile) ne sont pas applicables :
-aux élus français musulmans d’Algérie,
- aux hauts fonctionnaires sur présentation de leur carte professionnelle
(Conseil d’État, Cour des comptes, Corps préfectoral, administrateurs civils
des ministères, etc.),
- aux agents de la RATP sur présentation de leur carte de service,
- aux facteurs en tenue d’uniforme,
- aux personnels de l’Assistance publique sur présentation de leur carte
professionnelle,
- aux Marocains et Tunisiens sous réserve de la vérification de leur titre
de nationalité,
- aux étudiants français musulmans d’Algérie sur présentation de leur
carte d’étudiant et après contrôle de leur activité. »
III. 10 octobre 1961.

Circulaire du comité fédéral de la Fédération de France du FLN

« Cher frère,
reçu votre courrier du 7.10.61.
Après étude de la situation créée par les nouvelles mesures répressives
prises (couvre-feu, transferts en Algérie, exécutions sommaires de
compatriotes) et après avoir pris connaissance de votre rapport du 7 octobre
1961, le comité fédéral a pris les décisions suivantes :
Les mesures énumérées doivent être combattues énergiquement par une
action en trois phases :

1re phase
1) Les Algériens boycotteront le couvre-feu. A cet effet, et à compter du
samedi 14 octobre 1961, ils devront sortir en compagnie de leurs femmes et
de leurs enfants, en masse. Ils doivent circuler dans les grandes artères de
Paris. Exemple : Champs-Élysées, boulevards Saint-Michel, Saint-Germain,
Montmartre, etc.
2) Les commerçants ayant des établissements fixes doivent fermer durant
24 heures en signe de protestation contre le couvre-feu à caractère raciste
qui est imposé à nos compatriotes cafetiers et restaurateurs. Cette fermeture
aura lieu le lendemain du boycott massif, c’est-à-dire le dimanche 15
octobre 1961.

Observations :
a) Vous devez faire votre possible afin d’appliquer les points ci-dessus
aux dates indiquées. Au cas où le temps matériel ne vous le permettra pas,
déclencher ces opérations au plus tard à partir du mardi 17.10.61. L’action
des commerçants devra toujours se faire le lendemain de l’action de boycott
massif.
b) Les deux premiers jours de boycott avec participation de toute la
colonie algérienne de Paris et sa banlieue (femmes, enfants, vieux, jeunes,
hommes, etc.) doivent être spectaculaires. À partir du troisième jour, tous
les hommes sortiront normalement comme par le passé, comme si la mesure
du couvre-feu n’existe pas.
c) Les cadres importants, permanents, recherchés doivent éviter toutes
ces manifestations par mesure de sécurité.

3) Comme il est à prévoir des arrestations ou des internements, il


convient de préparer les femmes à une manifestation avec les mots d’ordre
suivants :
- À bas le couvre-feu raciste,
- Libération de nos époux et de nos enfants,
- Négocier avec le GPRA,
- Indépendance totale de l’Algérie, etc.
La manifestation aura lieu devant la préfecture de police le troisième ou
le quatrième jour après le déclenchement du boycott du couvre-feu. À cette
occasion, faites votre possible pour faire participer le maximum de femmes
algériennes, faites en sorte que la manifestation soit encadrée par des
militants expérimentés, évitez les provocations de tous bords.
4) Durant toute cette première phase, l’action de boycott sera soutenue
par une action d’éclaircissement de l’opinion grâce à la diffusion massive
du papier qui vous parviendra expliquant notre position et dénonçant le
couvre-feu raciste et toutes les mesures répressives récemment prises par
Papon. Nous vous rappelons que nous attendons les précisions
indispensables pour la rédaction de ce papier.
Nous insistons sur la nécessité de nous envoyer d’extrême urgence tous
les renseignements concernant les exécutions sommaires déjà citées dans
votre dernier rapport ainsi que les méfaits dont se sont faits responsables les
policiers abattus.

2e phase
Selon les développements de la première phase de l’action qui se
déroulera à Paris, il est à prévoir l’extension de l’action à l’ensemble de la
France. À cet effet, nous prévoyons le programme suivant :
1) Action de solidarité sous forme de manifestation des femmes
algériennes devant les préfectures des grands centres de province avec les
mêmes slogans ci-dessus.
2) Pour votre information : les autres services de la Fédération
développeront une action d’information et d’explication auprès des partis
politiques, syndicats, milieux universitaires, personnalités de gauche, etc.,
pour leur demander le soutien approprié.

3e phase
Déclenchement d’une grève générale de tous les Algériens. La durée de
la grève est de 24 heures. Le lundi est à suggérer. Les commerçants
participeront à cette grève générale par la fermeture de leurs établissements.
Pour information : les détenus algériens dans toutes les prisons feront la
grève de la faim le même jour que la grève générale. Les étudiants feront la
grève des cours si ceux-ci auront commencé.

Observations générales
Mettre en application la première phase qui concerne la région parisienne
seulement. Au fur et à mesure du déroulement de chaque action, nous tenir
au courant par des rapports détaillés.
Après l’application de la première phase, ne passez à la deuxième puis à
la troisième qu’après directive expresse de la Fédération.
Fraternellement, Kr. »
IV. 19 octobre 1961.

Mohammedi Saddek répond aux insistantes demandes d’explications du


comité fédéral de la Fédération de France du FLN concernant les attentats
commis contre des policiers

« Informations
En réponse à la note reçue le 10.10.61 - directives générales n° 2 - et par
laquelle vous nous rappelez la directive datée du 27.8.61 soit : sur quel
principe ou directive nous nous basons pour abattre de simples gardiens de
la paix, nous déclarons que seuls les policiers tortionnaires sont châtiés, des
preuves irréfutables ayant été maintenues contre eux.
Ci-joint deux rapports différents gardés entre nos mains pour agir au
moment voulu et confirmant nos dires.
Nulle action n’a été encore entreprise à l’égard de ces assassins en
application du paragraphe C de la note du 10.10.61 1.
Fraternellement. »

Le premier rapport concerne la mort de Laoussel Larbi. Il est constitué


de trois textes provenant du matricule 21334 2
- Premier texte :
« Victime de l’ennemi.
Selaoui Larbi âgé de 35 ans. Décidé le jeudi 19.5.61 à 0 h 25 rue des
pasnoyaux face au n° 11. Il a était tué par un agent de police en iniforme en
quittant son service à minuit. Abite 14, passage des Riviers, Bt n° 4 :
Escalier E
Ce frère a été un peu en état d’ivresse en premenant dans la rue sans
veste. Il a sur lui qu’un pul over. Il a était assissiné froidement 3, donc il ne
portei aucune arme sur lui. Tuer de 4 balles mort sur le coup, une
témoignante femme française elle était sur le bord de sa fenêtre n° II en
disant aux policiers pourquoi vous le tué comme un chien. C’est n’ai un
souvage. Les policiers ont lui répondu : ferme ta fenetre où ont vas te
descendre comme lui.
Ce frère mort a eu déjà une dispute avec cet agent ayant longtemps, c’est
pour cela qu’il a tué lâchement.
Ce frères est un chef de groupes. Après que les policiers sont arriver ils
l’ont fouiller sans rien trouvé sur lui. Donc quant le panier à salade est
arriver les policiers ont demandé si l’ont rien trouver dans ses poches.
Comme y avait rien les inspecteurs ont été chercher un cran d’arrêt dans
leur voiture et ils l’ont mis dans la poche de la victime comme quoi c’été lui
qui pocéder le couteau.
Cette victime il avait de l’organisation sur lui ce jour lâ donc il est parti
avec la somme de 3 éléments en cotisation. »

- Le deuxième texte est daté du 10.6.61. C’est le témoignage d’une


Française :
« Nous avons été témoin mon mari et moi-même il y a quelques jours
d’un drame sous nos fenêtres. Un agent de police a tué un Algérien de six
balles. La voiture de ronde est venue à passer tout de suite après. Un agent
en civil est descendu. Il a regardé le corps qui était tombé sur le côté dans
une mare de sang. Aussi ce même agent en civil a ouvert son couteau, il l’a
jeté sous la poitrine de la victime et a retourné le corps sur le ventre pour
couvrir l’arme blanche. Et tout cela avant l’arrivée du commissaire
principal. Je pense qu’il a fait ce geste pour couvrir l’agent de police. Je
vous fais quand même cette confession, car je n’ai pas voulu leur crier mon
dégoût, car j’avais peur de représailles.
Finalement, le commissaire principal est arrivé. Il a fait son constat, a
fouillé le mort, a trouvé dans la poche à revolver une feuille de paie et un
billet de 10 000 francs. Le corps a été transporté à 3 heures du matin.
Voici enfin tous les détails que je puis vous donner sur ce que j’ai vu. »

- Le troisième texte est également daté du 10.6.61 et est intitulé :


« Rapport sur l’assassina du frère Laoussel Larbi par un agent de police
français » :
« Nous établissons la déclaration du témoignage du frère Houri Maktsar
et son épouse domiciliés 11 rue Panoyaux 20e.
Le frère Houri nous déclare comme suit :
le lundi 19/5 vers 0 h 30, j’ai entendu des détonations de revolver en
nombre de 6 coups, je me trouvais aulit. Lorsque j’ai entendu ces coups je
me suis relever et je regardais derrière les carreaux de ma fenêtre ; voyant le
corps gisant au sol sans avoir perçu le meurtrier. Un quart-d’heure plus tard,
une prairie blanche de la police arriva sur le lieu du meurtre. 3 policiers en
civil et 2 habillés décendirent de la voiture, l’un des policiers en civil
déclara au meurtrier : qu’est ce qui se passe ? Celui-ci lui répond ; il m’a
menacé.
L’agent en civil se retourna vers le corps et le fouillât ne trouvant rien sur
lui, se retourna vers le meurtrier et lui dit : “Imbécile, il a rien sur lui !”
Ce même agent ouvra la portière de la voiture et tira un poignard puis le
mit sous le corps du frère Larbi. Quelques instants plutard un autre car de
police arriva à son tour sur le lieu. Le Brigadier de ce dernier cars déclara la
même chose aux agents se trouvant sur le lieu : “Qu’est-ce qui se passe ?”
Le même agent en civil lui répond qu’il vient de menacer un de nos
camarades. Le Brigadier de ce dernier cars le fouillât à son tour et trouva le
poignard que le civil lui a mis sous le corps. Celui-ci déclara ensuite : “hâ
ça m’étonnerait pas, mais enfin maintenant il ne pourra plus s’en servir”,
tenant entre ses mains 1 fiche de paie du frère Larbi et 1 billet de 10 000
francs sans autres papiers. La circulation fut de suite interdite : il y avait 2
européens de passer, eux ont été fouillés, puis leur ont dit de ne plus revenir.
Ces 2 européens dessendirent vers le boulevard, puis ils reviennent pour
voir ce qui se passe. Les policiers les ont rechassé de nouveau. Un autre
passager aussi vient de passer. C’était un de nos frères que je connais que de
vue, fut arrêté à son tour et 5 minutes plus tard fut relâcher. Vers 2 h 30 à
3 h le corps fut charger sur les voitures de police et repartirent.
Voilà ce que notre frère Houri nous a déclaré sur l’assassinat du frère
Laoussel Larbi.

2e Kasma. »

Le deuxième rapport est daté du 5.6.61


« Je vous signale un événement qui s’est produit le 5.6.61 à 23 heures au
poste de police qui se trouve rue de l’étoil 17e. Voila le 5.6.61 à 22 heures
je suis pris dans une rafle dans le café d’une frère avec 3 autre element.
Nous étions entasser avec d’autre frère dans le car comme des sardine. La
police a user de tou leur brutalité et aucun de nous a protesté en cour de
route. En arrivant au poste de police, après nous avoir fouillés et pris nos
fichiers 3 agent nous ont accompagné aux cellules qui sont déjà presque
complet par nos freres et nous étions tous rentré saufe un frère qui est le
dernier qui est parti boire de l’eau au robinet qui se trouve juste en face de
la cellule. A ce moment là un agent lui a dit : Vas t’en ne bois pas et attend
tu vas voir demain !
Alors le frère lui a répondu : demain tu me couperas la tête. Aussitôt les 3
agents se sont précipités sur lui après avoir bien fermer la porte de la cellule
sur nous et ils ont commencé à le tabasser à 3. Le frère avec son sang froid
et son courage énergique il s’est défendu en se mettant en position de lutte.
Son premier coup de poing donné au menton d’un agent qui a été bien
secoué et son képi est tombé plus loin, tout en se défendant contre les deux
autres agents. Après le frère s’est reculé en peu en arriére en position de
garde et s’arrête en disant aux 3 agents qui n’ont pas le courage de
s’approcher de lui ni de bouger : “le plus fort de vous enlevera sa ceinture et
viendra s’expliquer”.
À ce moment là un agent a pris son pistolé et a tiré à bout portant sur le
frère qui est tombé sec tout en urlan et se torture de douleur par terre.
Apres un Brigadier est venu dire aux 3 agents : qu’est ce qui se passe ?
L’autre a répondu : Oh, une balle dans le corps et c’est tout ! Et de là ils
l’ont pris dans la grande salle où se trouve leur bureau et une demi heure
après on a entendu le frère hurler. Après nous ignorons où ils l’ont emmené.
À 3 heures 10 du matin quand le car est arrivé pour nous amener à
Vincennes et après avoir tous monté dans ce car un Brigadier a ordonné à 2
agents de monter avec nous pour nous garder. Ceux ci ont refusé de monter
avec nous par peur. Alors entre Brigadier et policier il y avait des disputes.
Un Brigadier leur a dit : “Alors maintenant il faut qu’on demande les
volontaires pour faire un devoir !”
En conclusion, le policier qui a tiré sur le frère nous essaierons par tous
les moyens de repérer son adresse. D’ailleurs nous avons quelques détails
sur ce cas mais nous vous mettrons au courant après justification.
Après avoir mis au courant son frère le lendemain il a été demander des
renseignements au poste de l’étoile. Qu’est-ce qu’il est devenu son frère ?
Mort ou vivant ? À quel hôpital il est hospitalisé ? Ils lui ont répondu : nous
ne savons pas et on s’en fout de ton frère ! Après il est revenu demander
auposte de la rue Clairant. Ils lui ont dit : le cas de ton frère ne s’est pas
passé ici. Ton frère est à l’hôpital Diot, Paris 1er. Il a été voir là-bas. 3 fois
ils veulent pas le laisser rentrer le voir. Le gardien lui a dit seulement : ton
frère est vivant, il a été blessé par coup de feu et aussi à la tête par coups
d’autres objets. »

Suivent des renseignements sur la victime.


« Nom : SNP
Prénom : Ali Ben Abderahmane, né présumé en 1940 au village Haouche
Biskra.
Adresse : 17 passage petit cerf.
Situation famille : célibataire. »

1. Le paragraphe C de cette note du comité fédéral, rédigée le 7 octobre 1961 et reçue le 10, indique :
« Nous vous demandons de cesser toute attaque contre les policiers et, s’il y a légitime défense et
qu’un policier est abattu, nous fournir un rapport circonstancié » (NdA).
2. L’orthographe de ces textes a été respectée (NdA).
3. J’ai pu vérifier qu’il n’existait aucune trace de cet assassinat dans la presse de l’époque (NdA).
V. 27 octobre 1961.

Extraits de l’intervention de Claude Bourdet au Conseil municipal de


Paris

« [...] Vous me direz encore qu’il y a eu dès le début de la guerre des


règlements de comptes entre Algériens, des liquidations de dénonciateurs,
etc. C’est-à-dire des crimes que la police ne pouvait pas tolérer, quelle que
fût sa politique. Oui, mais il y a pour la police bien des façons d’agir et dans
les premiers temps on n’a pas vu se produire du côté policier ces extrêmes
violences qui ont été employées ultérieurement.
Ce que je dis, c’est qu’à un certain moment on a estimé que cette action
de la police ne suffisait pas. On a estimé qu’il fallait qu’à la guerre à
outrance menée contre le FLN en Algérie répondît la guerre à outrance
menée contre le FLN en métropole. Cela s’est traduit par une terrible
aggravation de la répression, par la recherche par tous les moyens du
renseignement, par la terreur organisée contre tous les suspects, par des
camps de concentration, les sévices les plus inimaginables, la “chasse au
raton”.
Je dis, monsieur le préfet de police, que vous-même avez par‐
ticulièrement contribué à créer ainsi, au sein d’une population misérable,
épouvantée, une situation où le réflexe de sécurité ne joue plus. Je dis que
les consignes d’attentats contre la police étaient plus faciles à donner dans
un pareil climat de désespoir. Je dis que, même si de telles consignes
n’existaient pas, le désespoir et 1’indignation suffisaient souvent à
provoquer des attentats spontanés, en même temps qu’à encourager ceux
qui, au sein du FLN, voulaient en organiser. Je dis qu’on a alimenté ainsi un
enchaînement auquel on n’est plus capable de mettre fin.
C’est bien ce danger qu’un haut fonctionnaire craignait quand il cherchait
à s’opposer à l’installation des harkis à Paris et en banlieue, sachant que ce
n’était pas seulement sur ces harkis eux-mêmes que leurs exactions
retomberaient, mais aussi sur les policiers français et sur la population
métropoli taine. C’est très bien de s’incliner devant les policiers qui
tombent, mais il me semble que les exposer un peu moins au danger
vaudrait mieux !
[...] Je pense, monsieur le préfet de police, que vous avez agi dans toute
cette affaire exactement comme ces chefs militaires qui considèrent que leur
propre succès et leurs propres mérites se mesurent à la violence des
combats, à leur caractère meurtrier, à la dureté de la guerre ; c’était la
conception du général Nivelle pendant l’offensive du Chemin-des-Dames,
et vous savez que l’histoire ne lui a pas été favorable. C’est cette conception
qui a été aussi la vôtre à Constantine et c’est elle que vous avez voulu
importer dans la région parisienne, avec les résultats que l’on sait [...]. »
VI. 31 octobre 1961.

« Un groupe de policiers républicains déclare... » (extraits)

« Ce qui s’est passé le 17 octobre 1961 et les jours suivants contre les
manifestants pacifiques, sur lesquels aucune arme n’a été trouvée, nous fait
un devoir d’apporter notre témoignage et d’alerter l’opinion publique. Nous
ne pouvons taire plus longtemps notre réprobation devant les actes odieux
qui risquent de devenir monnaie courante et de rejaillir sur l’honneur du
corps de police tout entier.
Aujourd’hui, quoique à des degrés différents, la presse fait état de
révélations, publie des lettres de lecteurs, demande des explications. La
révolte gagne les hommes honnêtes de toutes opinions. Dans nos rangs,
ceux-là sont la grande majorité. Certains en arrivent à douter de la valeur de
leur uniforme.
Tous les coupables doivent être punis. Le châtiment doit s’étendre à tous
les responsables, ceux qui donnent les ordres, ceux qui feignent de laisser
faire, si haut placés soient-ils. Nous nous devons d’informer.

Quelques faits, le 17 octobre...


Parmi les milliers d’Algériens emmenés au parc des Expositions de la
porte de Versailles, des dizaines ont été tués à coups de crosse et de manche
de pioche par enfoncement du crâne, éclatement de la rate ou du foie,
brisure des membres. Leurs corps furent piétinés sous le regard bienveillant
de M. Paris, contrôleur général.
D’autres eurent les doigts arrachés par les membres du service d’ordre,
policiers et gendarmes mobiles, qui s’étaient cyniquement intitulés “comité
d’accueil”.
À l’une des extrémités du pont de Neuilly, des groupes de gardiens de la
paix, à l’autre des CRS, opéraient lentement leur jonction. Tous les
Algériens pris dans cet immense piège étaient assommés et précipités
systématiquement dans la Seine. Il y en eut une bonne centaine à subir ce
traitement. Ces mêmes méthodes furent employées au pont Saint-Michel.
Les corps des victimes commencent à remonter à la surface journellement
et portent des traces de coups et de strangulation.
À la station de métro Austerlitz, le sang coulait à flots, des lambeaux
humains jonchaient les marches des escaliers [...].
La petite cour, dite d’isolement, qui sépare la caserne de la Cité de l’hôtel
préfectoral était transformée en un véritable charnier. Les tortionnaires
jetèrent des dizaines de leurs victimes dans la Seine qui coule à quelques
mètres pour les soustraire à l’examen des médecins légistes. Non sans les
avoir délestées, au préalable, de leurs montres et de leur argent. M. Papon,
préfet de police, et M. Legay, directeur général de la police municipale,
assistaient à ces horribles scènes. Dans la grande cour du 19-Août, plus
d’un millier d’Algériens était l’objet d’un matraquage intense que la nuit
rendait encore plus sanglant.

Quelques autres...
À Saint-Denis, les Algériens ramassés au cours des rafles sont
systématiquement brutalisés dans les locaux du commissariat. Le bilan
d’une nuit récente fut particulièrement meurtrier. Plus de 30 malheureux
furent jetés, inanimés, dans le canal après avoir été sauvagement battus.
À Noisy-le-Sec, au cours d’un très ordinaire accident de la route, une
Dauphine a percuté un camion. Le conducteur de la Dauphine, un Algérien,
gravement blessé, est transporté à l’hôpital dans un car de police. Que s’est-
il passé dans le car ? Toujours est-il que l’interne de service constate le
décès par balle de 7,65. Le juge d’instruction commis sur les lieux a été
contraint de demander un supplément d’information.
À Saint-Denis, Aubervilliers et dans quelques arrondissements de Paris,
des commandos formés d’agents des Brigades spéciales des districts et de
gardiens de la paix en civil “travaillent à leur compte”, hors service. Ils se
répartissent en deux groupes. Pendant que le premier arrête les Algériens, se
saisit de leurs papiers et les détruit, le second groupe les interpelle une
seconde fois. Comme les Algériens n’ont plus de papiers à présenter, le
prétexte est trouvé pour les assommer et les jeter dans le canal, les
abandonner blessés, voire morts, dans des terrains vagues, les pendre dans
le bois de Vincennes.
Dans le 18e, des membres des Brigades spéciales du 3e district se sont
livrés à d’horribles tortures. Des Algériens ont été aspergés d’essence et
brûlés “par morceaux”. Pendant qu’une partie du corps se consumait, les
vandales en arrosaient une autre et l’incendiaient.
Ces quelques faits indiscutables ne sont qu’une faible partie de ce qui
s’est passé ces derniers jours, de ce qui se passe encore. Ils sont connus
dans la police municipale. Les exactions des harkis, des Brigades spéciales
des districts, de la Brigade des agressions et violences ne sont plus des
secrets. Les quelques informations rapportées par les journaux ne sont rien
au regard de la vérité.
Il s’agit d’un impitoyable processus dans lequel on veut faire sombrer le
corps de police. Pour y parvenir, les encouragements n’ont pas manqué.
N’est-elle pas significative la manière dont a été appliqué le décret du 8 juin
1961 qui avait pour objet le dégagement des activistes ultras de la
préfecture de police ? Un tel assainissement était pourtant fort souhaitable.
Or, on ne trouve personne qui puisse être concerné par cette mesure ! Pour
sauver les apparences, 62 quasi-volontaires furent péniblement sollicités qui
obtiennent chacun trois années de traitement normal et, à l’issue de cette
période, une retraite d’ancienneté... Ce n’est là qu’un aspect de la
complaisance du préfet. En effet, au cours de plusieurs visites dans les
commissariats de Paris et de la banlieue, effectuées depuis le début de ce
mois, M. Papon a déclaré : “Réglez vos affaires avec les Algériens vous-
mêmes. Quoi qu’il arrive, vous êtes couverts.” Dernièrement, il a manifesté
sa satisfaction de l’activité très particulière des Brigades spéciales de
districts et s’est proposé de doubler leurs effectifs. [...]
Le climat ainsi créé porte ses fruits. La haine appelle la haine. Cet
enchaînement monstrueux ne peut qu’accumuler les massacres et entretenir
une situation de pogrom permanent.
Nous ne pouvons croire que cela se produise sous la seule autorité de M.
le Préfet. Le ministre de l’Intérieur, le chef de l’État lui-même ne peuvent
les ignorer, au moins dans leur ampleur. Sans doute, M. le Préfet a-t-il
évoqué devant le conseil municipal les informations judiciaires en cours. De
même, le ministre de l’Intérieur a parlé d’une commission d’enquête. Ces
procédures doivent être rapidement engagées. Il reste que le fond de la
question demeure : comment a-t-on pu ainsi pervertir non pas quelques
isolés, mais, malheureusement, un nombre important de policiers, plus
spécialement parmi les jeunes ? Comment en est-on arrivé là ?
Cette déchéance est-elle l’objectif de certains responsables ? Veulent-ils
transformer la police en instrument docile, capable d’être demain le fer de
lance d’une agression contre les liber tés, contre les institutions
républicaines ?
Nous lançons un solennel appel à l’opinion publique. Son opposition
grandissante à des pratiques criminelles aidera l’ensemble du corps de
police à isoler, puis à rejeter ses éléments gangrenés. Nous avons trop
souffert de la conduite de certains des nôtres pendant l’occupation
allemande. Nous le disons avec amertume mais sans honte puisque, dans sa
masse, la police a gardé une attitude conforme aux intérêts de la nation. Nos
morts, durant les glorieux combats de la Libération de Paris, en portent
témoignage.
Nous voulons que soit mis fin à l’atmosphère de jungle qui pénètre notre
corps. Nous demandons le retour aux méthodes légales. C’est le moyen
d’assurer la sécurité des policiers parisiens qui reste notre préoccupation. Il
en est parmi nous qui pensent, à juste titre, que la meilleure façon d’aboutir
à cette sécurité, de la garantir véritablement, réside en la fin de la guerre
d’Algérie. Nous sommes, en dépit de nos divergences, le plus grand nombre
à partager cette opinion. Cependant, nous le disons nettement : le rôle qu’on
veut nous faire jouer n’est nullement propice à créer les conditions d’un tel
dénouement, au contraire. Il ne peut assurer, sans tache, la coopération
souhaitable entre notre peuple et l’Algérie de demain.
Nous ne signons pas ce texte et nous le regrettons sincèrement. Nous
constatons, non sans tristesse, que les circonstances actuelles ne le
permettent pas. Nous espérons pourtant être compris et pouvoir rapidement
révéler nos signatures sans que cela soit une sorte d’héroïsme inutile. Nous
adressons cette lettre à M. le Président de la République, à MM. les
membres du gouvernement, députés, sénateurs, conseillers généraux du
département, aux personnalités religieuses, aux représentants de la presse,
du monde syndical, littéraire et artistique.
Nous avons conscience d’obéir à de nobles préoccupations, de préserver
notre dignité d’hommes, celle de nos familles qui ne doivent pas avoir à
rougir de leurs pères, de leurs époux.
Mais aussi, nous sommes certains de sauvegarder le renom de la police
parisienne, celui de la France. »

Quelle est l’origine de ce texte ?

François Rouve, le secrétaire général du SGP, pense d’abord à une


provocation du Syndicat indépendant de la police municipale. À tel point
qu’une nuit une équipe de policiers du SGP s’introduit dans les locaux du
SIPM pour y vérifier les machines à écrire. Mais les caractères ne
correspondent pas à ceux du texte dactylographié.
Peu à peu, François Rouve va se convaincre que les auteurs de la
déclaration sont des policiers communistes. « Je suis sûr que ça vient de
là », dit-il à son fils, Jean, qui, plus tard, lui succédera à la tête du SGP 1.
C’est aussi la conviction d’un autre dirigeant du SGP, Jean Fradet. « Ce
tract est l’œuvre des policiers communistes. C’est une certitude », dira-t-il,
ajoutant : « [...] Il dit la vérité. Incontestablement, il dit la vérité 2. »
Gérard Monate, autre responsable du SGP, pense à une provocation. « On
n’a jamais su la valeur de ce tract qui a jeté le trouble. Il citait des faits
réels. Il apparaissait comme une provocation. Ce tract a été fait exprès pour
susciter une réaction des syndicats. Papon voulait prouver que les syndicats
étaient avec lui 3. »
Jean Chaunac est, lui, un policier communiste. Il appartient également à
la direction du SGP. « Ce texte n’est pas d’origine communiste », affirmera-
t-il, avant d’ajouter qu’il a pu vérifier que ce qui y est écrit « pour
l’essentiel, c’est vrai ». « Ce tract, dira-t-il, a dû être fait par des
fonctionnaires qui ont cru se démarquer ainsi. Il est mal venu. Il a servi de
prétexte à Papon pour rameuter autour de lui les organisations syndicales. Je
comprends que des gens aient eu la nausée. Sur l’essentiel, le tract est
crédible. Ma première réaction a été de considérer que ce texte pouvait être
une provocation, qu’il faisait le jeu de Papon 4. »
1. Témoignage de Jean Rouve, avril 1986.
2. Témoignage de Jean Fradet, le 18 août 1986.
3. Témoignage de Gérard Monate, le 16 avril 1986.
4. Témoignage de Jean Chaunac, le 11 avril 1986.
VII. Liste nominative de tués et de disparus

En ce qui me concerne, j’ai pu établir une liste nominative de tués et de


disparus, à partir de trois sources : une partie des rapports internes de 1961
du FLN, les registres du Cimetière parisien de Thiais, la presse.
Voici 74 noms de personnes tuées par noyade, balles, ou des suites de
violences policières, au cours des mois de septembre, octobre, novembre
1961.
Voici aussi 66 noms et l’adresse de deux anonymes, tous disparus, pour la
plupart à partir des 17 et 18 octobre 1961.

Tués
ABADOU Abdelkader Noyé, date indéterminée
ABADOU Lakhdar Noyé le 17.10.61
ABBAS Ahmed Arrêté le 10.10.61 ; inhumé le 9.12.61
ACHEMANNE Lamara Tué le 17.10.61
ADRAR Salah Tué le 12.9.61
AIT LARBI Larbi Tué le 17.10.61
AKKACHE Amar Tué le 28.9.61
ALHAFNAOUSSI Mohamed Retiré de la Seine le 27.9.61
AREHAB Belaïd Tué le 18.10.61
BARACHE Rabah Retrouvé noyé le 30.9.61
BEDAR Fatima Noyée, repêchée le 31.10.61
BEKEKRA Abdelghani Tué par balles, date indéterminée
BELKACEMI Achour Tué par balles le 18.10.61 ; inhumé le 7.11.61
BENACER Mohand Tué le 8.10.61
BENNAHAR Abdelkader Tué par balles, date indéterminée ; inhumé le 7.11.61
BOUCHADOU Lakhdar Noyé, retiré de la Seine le 21.10.61
BOUCHEBRI Arrêté le 2.10.61 ; décès annoncé le 12.10.61
BOUCHRIT Abdallah Tué par balles, date indéterminée
BOUSSOUF Achour Noyé le 7.10.61 ; inhumé le 17.10.61
CHABOUKI Kassa Arrêté le 25.9.61 ; repêché le 29.9.61
CHAMBOUL Abdelkader Tué le 2.10.61
CHAOUCHE Rabah Tué par balles, date indéterminée
CHEMLOUL Amrane Tué le 3.10.61
CHEVALIER Guy Tué le 17.10.61
DAKAR Ali Noyé, date indéterminée
DALOUCHE Ahmed Tué par balles ; inhumé le 12.12.61
DAOUI Si Mokrane Tué le 17.10.61
DEROUAG Abdelkader Noyé le 17.10.61
DEROUES Abdelkader Tué le 17.10.61 ; inhumé le 31.10.61
DJEBALI Mohamed Arrêté le 15.9.61 ; tué, date indéterminée
DOUIBI Salah Tué le 17.9.61
FERDJANE Ouali Noyé le 14.10.61
FERHAT Mohamed Tué par balles, date indéterminée
GARGOURI Abdelkader Tué par balles, date indéterminée ; inhumé le 10.11.61
GARNA Brahim Tué le 18.10.61
GUENAB Ali Arrêté et tué le 3.10.61
GUERRAL Ali Tué par balles, date indéterminée
HABOUCHE Belaïd Tué le 22.9.61
HAGUAM Mohamed Noyé, date indéterminée
HAMIDI Mohand Tué le 11.10.61 ; inhumé le 18.10.61
HAMOUDA Mallak Tué le 11.10.61
HOUBAD Lakhdar Noyé le 17.10.61
KARA Brahim Blessé le 18.10.61 ; mort le 20.10.61 ; inhumé le 31.10.61
KASSOURI Areski Arrêté le 2.11.61 ; inhumé le 9.11.61
KELIFI Repêché le 30.10.61
KOUIDJI Mohamed Date indéterminée
LAMARE Achemoune Tué le 17.10.61
LAMRI Dahmane Tué le 5.10.61
LAROUSSI Mohamed Noyé, date indéterminée
LASMI Smaïl Tué le 8.10.61 ; inhumé le 10.11.61
LATIA Younès Noyé le 6 ou 7.9.61
LOUCIF Lakhdar Noyé, date indéterminée
MALLEK Amar Arrêté le 17.10.61 ; décès annoncé le 21.10.61
MAMIDI Mohand Tué le 11.11.61
MEHDAZE Cheriff Tué le 27.9.61
MERAKEB Mohamed Tué le 2.9.61 ; repêché le 10.10.61 ; inhumé le 21.10.61
MERRAOUCHEMoussa Tué le 10.10.61
MESSADI Saïd Tué le 27.9.61
MEZIANE Akli Disparu le 17.10.61 ; inhumé le 25.10.61
MEZIANE Mohamed Tué le 17.10.61
OUICHE Mohamed Tué le 24.9.61
SAADADI Tahar Date indéterminée
SAIDANI Saïd Tué le 17.10.61
SLIMANI Amar Date indéterminée
SMAIL Ahmed Tué le 27.9.61
TARCHOUNI Abdelkader Tué le 9.10.61
TELDJOUN Aïssa Noyé, date indéterminée
TELEMSANI Guendouz Tué le 17.10.61 ; inhumé le 4.11.61
THELDJOUN Ahmed Tué le 18.10.61
YAHLAOUI Akli Tué par balles, date indéterminée ; inhumé le 17.10.61
YAHIAOUI Larbi Tué le 17.10.61
ZEBIR Mohamed Tué par balles ; inhumé le 7.11.61
ZEBOUDJ Mohamed Tué le 11.9.61
ZEMAN Rabah Tué le 11.9.61

Disparus

ABBES Si Ahmed le 18.10.61


ACHAK Elkaouari le 18.10.61
ADJENEC Hocine date indéterminée, octobre 1961
AISANI Mohamed le 17.10.61
AITZAID Mehena le 17.10.61
ALILOU Saïd le 29.9.61
AOUMAR Saïd le 17.10.61
ARABI Achour le 17.10.61
BAALI Abdelaziz le 17.10.61
BELAHLAM Rabah date indéterminée, octobre 1961
BELHOUZA Areski date indéterminée
BEN ABDALLAH Mohamed le 17.10.61
BEN ABDEL Halim le 17.10.61
BENOUAGUI Omar le 20.10.61
BERBEHA Rabah le 18.10.61
BOUCHOUKA date indéterminée
BOUKRIF Saïd le 17.10.61
BOULEMKAHY Abdellah le 17.10.61
BOUMEDDANE Rabah le 17.10.61
BOUSSAID Ahmed le 17.10.61
CHAOUCHE Rabah le 17.10.61
CHELLI Lounis date indéterminée
CHEMINE Azouaou le 17.10.61
CHERBI Areski le 17.10.61
DEH AS SE Aïssa le 10.10.61
DRIF Akli le 17.10.61
FERHI Saïd le 10.10.61
GACEM Abelmadjid le 17.10.61
GHEZALI Ahcene date indéterminée, octobre 1961
GIDES Lakhdar le 17.10.61
GUATATRA Ali le 17.10.61
HADJ ALI Saïd le 17.10.61
HAMDANI Hocine le 17.10.61
HAMIDI Titouche le 26.10.61
IOUALALENE Kassi le 17.10.61
IZEROU Saïd le 17.10.61
KALFOUNI Ahmed le 18.10.61
KAKHAL Ahmed le 21.10.61
KETFFA Mohamed le 17.10.61
KHADRAOUI Mohamed le 17.10.61
KHALFI Ahmed le 23.10.61
LAAZIZI Cherif le 17.10.61
LAMCHAICHI M’Hamed le 18.10.61
MEDJAHI Abdelkader le 17.10.61
MEDJAHDI Abdelkader le 17.10.61
MERMOUCHE Rabah le 18.10.61
MESSAOUDI Saïd le 17.10.61
MESZOUGUE le 17.10.61
METRAF Chabane le 18.10.61
MILIZI Hocine le 17.10.61
MOUDJAB Mohamed le 15.10.61
OULD SAID Mohamed Saïd le 17.10.61
OUZAID Mohand le 17.10.61
REFFAS Mohamed le 14.10.61
SADI Mohamed le 22.9.61
SALHI Djeloule le 17.10.61
SI AMAR Akli le 18.10.61
SLAMAN Rachid le 20.10.61
SOUALAH Mustapha le 17.10.61
TEBAL Tahar date indéterminée, octobre 1961
YALI Amrane le 20.10.61
YANATH Mani fin octobre-début novembre 1961
YEKERE Chabane le 17.10.61
YOSFI Mabrouk le 17.10.61
X (domicilié 121, rue Georges-Triton, Gennevilliers) le 17.10.61
X (domicilié 37, avenue Lot-Communaux, Gennevilliers) le 17.10.61
Sources

Pour mener à bien cette enquête, je me suis notamment appuyé sur les
archives internes de la Fédération de France du FLN, les archives du
Syndicat général de la police parisienne, la presse française et étrangère, les
comptes rendus officiels des débats au conseil municipal, à l’Assemblée
nationale, au Sénat, les archives de maître Nicole Rein, de maître Pierre
Kaldor.

Entre 1986 et 1990, j’ai recueilli, en France et en Algérie, le témoignage


oral des personnes suivantes :
Bouchema Abbes, Farid Aichoune, Abderahmani Mohand Akli,
Messaoud Aouam, Saïd Aouaz, Georges Arnold, Joseph Aulnette,
inspecteur divisionnaire A..., Madeleine Baudoin, Djoudi Bédar, Louisa
Bédar, René Bellanger, Madjid Benhadad, Larbi Benmeliek, Clara Benoits,
Henri Benoits, Jean-Philippe Bemigaud, Robert Bonnaud, Omar Boudaoud,
Simon Bouisset, Salem Boukhezzar, Claude Bourdet, Hervé Bourges,
Josette Brançon, Serge Cappé, M. Chabannes, Roger Chaix, André
Chandernagor, Jean Chaunac, Mohamed Chelli, Eugène Claudius-Petit,
Maurice Couve de Murville, André Dachaud, Raymond Darolle, René
Dazy, commissaire Jacques Delarue, Saigha El Mimoun, Anita F..., Jean
Fradet, Ali Frik, Hector de Galard, André Gaveau, Édouard Gente, Joseph
Gommenginger, Gaston Gosselin, Jean Goyer, Gabriel Granier, Maurice
Grimaud, Maurice Guillochon, Ali Haroun, Guy Hébert, André Hulot,
Belkacem Idir, Élie Kagan, Pierre Kaldor, Joseph Kerlan, Mohamed
Lamine, Marie-Lucie Lanfranchi, Martine Laulhère, Jean Laulhère, Charles
Ledermann, Djilali Leghima, Michel Legris, Albert-Paul Lentin, Georges
Lepage, André Leprêtre, Ahmed Mahmoudi, Saïd Mallek, Pierrette Mallek,
Marcel Manville, Pierre Marcilhacy, Gilles Martinet, François Maspero,
Michel Massenet, Georges Mattei, Constantin Melnik, Georges Ménager,
Gérard Monate, Bernard Morin, Georges Moulinet, Marcel Omet, Saad
Ouazene, Jacques Panijel, Marcel Péju, Jean-Louis Péninou, Edgard Pisani,
Jean Poirier, Paul Rousseau, Jean Rouve, Paul Roux, Joseph Rovan, Louis
Rubio, Mohammedi Saddek, Dan Sperber, Michel Tardiveau, Louis
Terrenoire, Claude Toulouse, Eugène Tribout, Bernard Tricot, Marcel
Trillat, Suzanne Urverg, Jean-Michel Yung, Mohamed Zighout.

Illustrations
Les photos reproduites dans le cahier central et sur la jaquette de
couverture ont été réalisées par Élie Kagan, le 17 octobre 1961, à
l’exception des photos de disparus, qui proviennent des archives de la
Fédération de France du FLN.
Notes

1. Témoignage de Mohand Akli Benyounes, dit « Daniel », ex-responsable FLN du 18e


arrondissement, octobre 1981.
2. Témoignage de Paul Roux (ex-commissaire aux Renseignements généraux), le 11 février 1987.
3. Voir à ce sujet l’enquête que j’ai menée sur un des principaux centres de torture d’Algérie à cette
époque : La Ferme Améziane, Paris, L’Harmattan, 1991.
4. Témoignage d’Ali Haroun, 14 juin 1986. Sur la Fédération de France du FLN, on pourra lire La
Septième Willaya, d’Ali Haroun, Paris, Editions du Seuil, 1986.
5. Propos rapportés par le ministre de l’Information du général de Gaulle, Louis Terrenoire, dans De
Gaulle et l’Algérie, Paris, Fayard, 1964.
6. Allocution télévisée du général de Gaulle, le 14 juin 1960.
7. Allocution du général de Gaulle, le 23 avril 1961.
8. Témoignage de Louis Terrenoire, le 19 juin 1987.
9. Michel Debré, Mémoires, t. 3, Paris, Albin Michel, 1988, p. 216.
10. Merry et Serge Bromberger, Les Treize Complots du 13 mai, Paris, Fayard, 1959.
11. Ibid.
12. Louis Guéry, Les Maîtres de l’UNR, Paris, Éditions du Monde ouvrier, 1959.
13. Conférence de Roger Frey, le 19 décembre 1958, au théâtre des Ambassadeurs.
14. Jean Lacouture, De Gaulle, t. 3, Le Souverain, Paris, Éditions du Seuil, 1986.
15. Témoignage de Joseph Rovan, le 3 mai 1990.
16. Témoignage de Gaston Gosselin, le 19 décembre 1986.
17. Témoignage d’Albert-Paul Lentin, le 26 novembre 1986.
18. Témoignage de M. Bouki, le 12 novembre 1986.
19. Témoignage de Paul Roux, le 11 février 1987.
20.Ton prochain : les frères musulmans, février 1961, publication de la Communauté Saint-Séverin.
21. Ibid.
22. Témoignage de Suzanne Urverg, le 15 février 1990.
23. Propos rapportés par Benyoucef Ben Khedda dans Les Accords d’Évian, Alger, Editions OPU,
1986.
24. Benyoucef Ben Khedda, ibid.
25. Alain Peyrefitte fut l’un des principaux auteurs de ces projets. Il publia alors une série d’articles
dans Le Monde, sous le titre « Faut-il partager l’Algérie ? ».
26. Sur Maurice Papon, on pourra lire les ouvrages de Michel Slitinsky. L’Affaire Papon, Paris,
Éditions Alain Moreau, 1983, et Le Pouvoir préfectoral lavaliste à Bordeaux, préface de Serge
Klarsfeld, Éditions Wallada, 1988.
27. Dans son ouvrage La France de Vichy (Paris, Éditions du Seuil, 1973), l’historien américain
Robert O. Paxton rappelle que « ce sont les SS et non plus l’armée allemande qui sont chargés, à l’été
1942, des opérations de police en France » (p. 219).
28. De 1942 à 1944, 1 680 juifs furent arrêtés, parmi lesquels 223 enfants. En 1988, l’avocat Serge
Klarsfeld a pu établir une liste nominative de plus de 600 de ces déportés.
29. Lettre de M. Papon à M. Dubarry, fonctionnaire chargé des questions juives, le 12 janvier 1944.
Cette lettre commence par ces mots : « La discrimination entre Juifs et Aryens étant faite et ayant
donné satisfaction... » (voir Michel Slitinsky, L’Affaire Papon, op. cit., annexe XXI).
30. La France de Bordeaux et du Sud-Ouest, 7, 8, 9 octobre 1942.
31. Rapport des services préfectoraux (archives de Michel Slitinsky).
32. Ibid.
33. Sur cette période, on pourra lire notamment l’ouvrage de l’historien algérien Mahfoud Kaddache,
Histoire du nationalisme algérien, Alger, SNED, 1980.
34. Témoignage du docteur Bernard Morin, le 3 octobre 1986.
35. Maurice Papon, Les Chevaux du pouvoir, Paris, Plon, 1988, p. 27.
36. Déclaration de Maurice Papon, le 17 mai 1956.
37. Conférence de presse à la préfecture de Constantine.
38. Témoignage de Jacques Pucheu, « Un an dans les Aurès », Les Temps modernes, septembre 1957.
39. Témoignage de Marcel Manville, le 6 août 1987.
40. Témoignage de Larbi Benmeliek, le 30 septembre 1987.
41. Discours, à Constantine, lors de l’inauguration d’une nouvelle cité. « Nos forces [...] ont détruit
les bandes », déclare-t-il encore à cette occasion.
42. Conférence de presse tenue à la préfecture de Constantine aux côtés du général Loth.
43. Déclaration de Maurice Papon, le 27 juillet 1956, lors des obsèques de trois militaires, tués dans
une embuscade.
44. Discours de Robert Lacoste devant l’Assemblée nationale, le 27 novembre 1957.
45. C’est Jean Chapel qui succède à Maurice Papon au poste d’IGAME pour l’Est algérien. De 1942
à 1944, Jean Chapel occupait le poste de directeur de cabinet du préfet régional de Bordeaux.
46. Sur la rafle du Vel’ d’hiv’, on peut lire le livre poignant de Maurice Rajsfus, Jeudi noir, Paris,
L’Harmattan, 1988 ; La Grande Rafle du Vel’ d’hiv’, de Claude Lévy et Paul Tillard, Paris, Laffont,
1967 ; Les Guichets du Louvre, de Roger Boussinot, Paris, Denoël, 1960.
47. Témoignage de Paul Roux, le 11 février 1987.
48. Témoignage d’Édouard Gente, novembre 1986.
49. Lettre du juge d’instruction Braunschweig à l’inspecteur général des services à la préfecture de
police, le 28 juin 1961. Réponse du directeur, inspecteur général des services à la préfecture de
police, le 17 juillet 1961 : « [...] Il ne m’a pas été possible, jusqu’à ce jour, de mener à bonne fin
l’exécution desdites enquêtes. »
50. Confession de Joseph Casquet dans L’Express du 12 novembre 1959. Le 19 novembre 1959,
L’Express écrivait : « Jusqu’à présent, les stupéfiantes révélations de Joseph Casquet, que Le Figaro
et Le Monde ont relevées en exigeant des mises au point officielles, n’ont pu faire l’objet d’aucun
démenti. » Il n’y aura jamais de démenti.
51. Le 23 mai 1989, Louis Amade, toujours conseiller technique auprès du préfet de police,
m’écrivait : « J’ai pour principe de ne pas parler des affaires administratives auxquelles ma vie à la
PP m’a donné de participer même et à plus forte raison si elles furent historiques. »
52. Témoignage de Mohammedi Mohand Saddek, le 16 septembre 1987.
53. Témoignage de Gabriel Granier, le 23 novembre 1987.
54. Au mois de juin 1962. après la fin de la guerre, Younsi Abdallah sera assassiné sur ordre du
comité fédéral de la Fédération de France du FLN. Étranglé, il sera jeté dans le canal d’Aubervilliers.
Mohammedi Saddek sera l’organisateur de ce meurtre.
55. Témoignage de Jean-Michel Yung, le 1er décembre 1987.
56. Témoignage de Madeleine Baudoin, le 3 février 1988.
57. Ibid.
58. Témoignage de Georges Lepage, le 14 décembre 1988.
59. Témoignage de Madeleine Baudoin, le 3 février 1988.
60. Témoignage de Gabriel Granier, le 23 novembre 1987.
61. Témoignage de Mohammedi Mohand Saddek, le 16 septembre 1987.
62 . Ibid.
63. Témoignage de Joseph Rovan, le 3 mai 1990.
64. Témoignage du commissaire Delarue, le 3 février 1987.
65. Benyoucef Ben Khedda, Les Accords d’Évian, op. cit.
66. Sur les conflits internes au FLN, voir Mohammed Harbi, « Le FLN, mirage et réalité », Jeune
Afrique, 1980.
67. Témoignage de Georges Lepage, le 14 décembre 1988.
68. On lira en annexe la réponse faite, le 19 octobre 1961, par Mohammedi Saddek.
69. Police municipale, avril 1961.
70. Procès-verbal du conseil syndical du SGP (5 septembre 1961).
71. Procès-verbal de la commission administrative du SGP (15 septembre 1961).
72. Procès-verbal du conseil syndical du SGP (3 octobre 1961).
73. Témoignage de Georges Moulinet, le 16 mai 1986.
74. Témoignage de René Bellanger, le 30 mars 1987.
75. Ibid.
76. Témoignage d’André Dachaud, le 30 novembre 1988.
77. Plainte de Chebbah Iddir auprès du doyen des juges d’instruction de Paris pour tentative
d’assassinat (29 octobre 1961).
78. Plainte de Berkani Ramdane auprès du doyen des juges d’instruction (1er novembre 1961).
79. Témoignage de Louis Rubio, le 18 avril 1988.
80. Témoignage de Jean Fradet, le 18 août 1986.
81. Compte rendu du conseil syndical du SGP (7 février 1961).
82. Témoignage de Gérard Monate, le 16 avril 1986.
83. Compte rendu de Dupary, procès-verbal du conseil syndical du SGP (3 octobre 1961).
84. Compte rendu d’André Hulot, délégué du SGP du 8e arrondissement, procès-verbal du conseil
syndical du SGP (30 octobre 1961).
85. Compte rendu de Boutet, délégué du SGP de Montrouge, procès-verbal du conseil syndical du
SGP (30 octobre 1961).
86. Voir le texte de cet ordre du jour en annexe, la circulaire du directeur général de la police
municipale concernant la « circulation des Français musulmans algériens ». On pourra constater que,
dans ces textes, le préfet de police et le directeur général de la police municipale parlent
explicitement de couvre-feu.
87. Plainte du frère de Lakhdar Loucif (11 décembre 1961).
88. Libération, 26 octobre 1961, et témoignage de Charles Ledermann, avocat de Mohamed Badache,
le 11 septembre 1986.
89. Témoignage de M. Sadi, Le Monde (19 octobre 1961).
90. Plainte de Bennafla Ahmed (19 octobre 1961).
91. Plainte d’Annie Péron (19 octobre 1961).
92. On lira le texte intégral en annexe.
93. Témoignage de Mohammedi Saddek, le 16 septembre 1987.
94. Témoignage d’Omar Boudaoud, le 15 avril 1987.
95. Témoignage de Gaston Gosselin, le 19 décembre 1986.
96. Maurice Papon, Les Chevaux du pouvoir, op. cit.
97. Témoignage d’Hector de Galard, le 1er mars 1988.
98. Témoignage de Claude Bourdet, le 1er mars 1988.
99. Voir Constantin Melnik, 1 000 Jours à Matignon, Paris, Grasset, 1988, et son témoignage, le 18
février 1988.
100. Plainte de Oudina Moussa auprès du procureur de la République de Paris (30 octobre 1961).
101. Procès-verbal de la commission administrative du SGP (17 octobre 1961).
102. Journal d’une assistante sociale du SSFNA, 17 octobre 1961.
103. Sur Henri Curiel, on lira le livre de Gilles Perrault, Un homme à part, Paris, Éditions Bernard
Barrault, 1984.
104. Plainte de Khederi Ahmed auprès du doyen des juges d’instruction (27 octobre 1961).
105. Rapport du matricule 121332 (octobre 1961).
106. Témoignage de Djoughlal Ahmed, le 22 octobre 1961.
107. Témoignage de Amezrar Mehni, le 22 octobre 1961.
108. Témoignage de M. Chabanne, le 27 septembre 1987.
109. Rapport de la Willaya 1 (octobre 1961).
110. Témoignage de Suzanne Urverg, le 15 février 1990.
111. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
112. Témoignage de Michel Legris, le 23 mars 1988.
113. Robert Barrat, Afrique-Action, 19 octobre 1961.
114. Témoignage de François Maspero, le 10 septembre 1986.
115. Témoignage d’Eugène Tribout, novembre 1988.
116. Témoignage d’Elie Kagan, le 16 septembre 1986.
117. Témoignage de Remâche Amar, octobre 1961.
118. Plainte de Mehaffet Djaballah auprès du procureur de la République de Paris (24 octobre 1961).
119. Témoignage de Paul Rousseau, le 10 juillet 1986.
120. Témoignage de Jean Carta publié dans Témoignage chrétien, le 27 octobre 1961.
121. Témoignage d’Élie Kagan, le 16 septembre 1986.
122. Témoignage d’Ouazene Saad, le 26 juin 1988.
123. Témoignage d’Élie Kagan, le 16 septembre 1986.
124. Témoignage de Pierre Berger, Démocratie 61, le 19 octobre 1961.
125. Témoignage de Soltani Djelloul, le 22 octobre 1961.
126. Témoignage de Dan Sperber, le 24 juin 1987.
127. Témoignage de René Dazy, le 10 mai 1988.
128. Témoignage de Mohamed Chelli, le 28 mars 1988,
129. Témoignage de René Dazy, Vérité-Liberté, n° 13, novembre 1961.
130.Témoignage de Mohamed Lamine, le 14 avril 1987.
131. Témoignage dTdir Belkacem, le 2 octobre 1987.
132. Rapport du matricule 22332, octobre 1961.
133 Témoignage de Josette Brançon, le 31 octobre 1986.
134. Jean Carta, Témoignage chrétien, 27 octobre 1961.
135.Libération, 18 octobre 1961.
136. Témoignage de Michel Tardiveau, le 9 septembre 1986.
137. Témoignage de Jean-Louis Péninou, le 6 juillet 1987.
138. Témoignage de Jean-Philippe Bernigaud, le 19 février 1987.
139. Témoignage de Marie-Lucie Lanfranchi, le 2 octobre 1986.
140. Plainte de Bououden Moktar auprès du doyen des juges d’instruction de Paris (30 octobre
1961).
141. Le Canard enchaîné, 8 novembre 1961.
142. Témoignage de Jean Goyer, le 29 mars 1988 (Jean Goyer est un pseudonyme).
143. La Voix populaire, journal local d’Asnières, Gennevilliers, 2 novembre 1961.
144. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
145. Maurice Papon, Les Chevaux du pouvoir, op. cit., p. 211.
146. Ibid.
147. Témoignage d’André Gaveau, le 21 novembre 1990.
148. Témoignage de Saigha El Mimoun, le 3 juin 1988.
149. René Dazy, Vérité-Liberté, novembre 1961.
150. Témoignage de Jean-Louis Péninou, le 6 juillet 1987.
151. Témoignage de René Dazy, Vérité-Liberté, novembre 1961.
152. Témoignage de René Dazy, le 10 mai 1988.
153. Rapport du matricule 22322, 21 octobre 1961.
154. Témoignage d’André Hulot, le 4 novembre 1986.
155. Témoignage de Maurice Guillochon, le 13 octobre 1986.
156. Témoignage de Pierre Berger, Démocratie 61, 19 octobre 1961.
157. Témoignages de Clara et Henri Benoits, le 3 novembre 1988.
158. L’Humanité, 19 octobre 1961.
159. Témoignage d’Elie Kagan, le 16 septembre 1986.
160. L’Humanité, 19 octobre 1961.
161. Jacques Derogy, L’Express, 19 octobre 1961.
162. L’Humanité, 19 octobre 1961.
163. Témoignages de Clara et Henri Benoits, le 3 novembre 1988.
164. Témoignage de Georges Mattei, le 4 mars 1987.
165. Jacques Derogy, L’Express, 19 octobre 1961.
166. Témoignage de Raymond Darolle, le 3 mai 1989.
167. Témoignages de Martine et Jean Laulhère, le 2 février 1988.
168. La Voix de l’Est, journal local de Montreuil, 10 novembre 1961.
169. Témoignage d’Élie Kagan, le 16 septembre 1986.
170. Témoignages de Saïd et Pierrette Mallek, le 10 septembre 1986.
171. Plainte de Khederi Ahmed auprès du doyen des juges d’instruction (27 octobre 1961).
172. Témoignages de médecins, lors d’une réunion du Secours populaire, le 6 novembre 1961.
173. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
174. Pour évaluer la valeur de ces sommes, on se rappellera que le salaire moyen d’un ouvrier du
bâtiment est de 42 000 francs.
175. Témoignages de René Dazy, Vérité-Liberté, novembre 1961 et 10 mai 1988.
176. Témoignage d’André Hulot, le 4 novembre 1986.
177. Témoignages de Claude Bourdet, le 19 mai 1986, et de Gilles Martinet, le 17 décembre 1986.
178. Témoignage de Georges Mattéi, le 4 mars 1987.
179. Témoignage de Djoughlal Ahmed, le 22 octobre 1961.
180. Témoignage de Saïd Aouaz, le 28 décembre 1988.
181. Témoignages de Djoudi Bédar, le 12 décembre 1987, et de Louisa Bédar, le 29 janvier 1988.
182. Témoignage de Messaoud Aouam, le 16 avril 1987.
183. Témoignage de Joseph Gommenginger, le 7 juin 1986.
184. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
185. Témoignage de Daouadji Abdelkader, octobre 1961.
186. Témoignage d’Ouazène Saad, le 26 juin 1988.
187. Le 7 novembre 1961, lors d’une réunion du conseil syndical du SGP, Joseph Gommenginger
reviendra encore sur les faits : « Au soir de la manifestation, dira-t-il, les bruits les plus alarmants ont
circulé et ont été répandus dans les services. On parlait d’une vingtaine de morts et d’une centaine de
blessés parmi les nôtres. Ces faits, j’en ai demandé la confirmation à un sous-directeur qui m’a dit
tout ignorer mais savoir qu’effectivement les bruits circulaient. Pourquoi l’administration n’a-t-elle
rien fait pour démentir ces bruits immédiatement ? Elle en avait les moyens, soit par télétype, soit par
radio, soit par téléphone. »
188. Lettre de Joseph Gommenginger au bureau fédéral dn SGP (20 octobre 1961).
189. Selon le recensement effectué par la Fédération de France du FLN dans les jours qui suivent.
190. Témoignage de Louis Terrenoire, le 19 juin 1987.
191. Des années plus tard, Louis Terrenoire sera président de l’Association de solidarité franco-arabe.
192. Témoignage de Touil Ahmed, octobre 1961.
193. France-Soir, 18 octobre 1961.
194. Témoignage de Claude Toulouse, le 7 avril 1986.
195. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
196. Témoignage de Harfouchi Ahmed, octobre 1961.
197. Rapport du matricule 22122 (octobre 1961).
198. Rapport du matricule 22223 (octobre 1961).
199. Témoignage de Kerdouh Boudjamaâ (octobre 1961).
200. Témoignage de Bakir Mohamed (octobre 1961).
201. Journal d’une assistante sociale du SSFNA, 23 octobre 1961.
202. Témoignage de Saïd Aouaz, le 28 décembre 1988.
203. Témoignage de Benhadad Madjid, le 19 septembre 1987.
204. Témoignage de Boulanouar Ahcène, le 22 octobre 1961.
205. Rapport du matricule 121332 (23 octobre 1961).
206. Témoignage écrit d’Amar Ben Sliman, le 23 octobre 1961.
207. Le Populaire, 31 octobre 1961.
208. Témoignage chrétien, 27 octobre 1961.
209. Témoignage rendu public au Colloque international sur la guerre d’Algérie, tenu les 2, 3, 4
février 1962 à Rome.
210. Témoignage d’Abderahmani Mohand, le 23 septembre 1987.
211. Témoignage de Mahmoudi Ahmed, le 23 septembre 1987.
212. Témoignage de Saïd Aouaz, le 28 décembre 1988.
213. Témoignage d’Idir Belkacem, le 2 octobre 1987.
214. France-Soir, 21 octobre 1961.
215. Journal d’une assistante sociale du SSFNA, 19 octobre 1961.
216. Témoignage de Jean Goyer, le 29 mars 1988.
217. Témoignage de Mohamed Badache, Libération, 30 octobre 1961.
218. Al Istiqlal, 21 octobre 1961.
219. New York Herald Tribune, 19 octobre 1961.
220. Témoignage de Joseph Aulnette, le 19 mars 1988.
221. Témoignage de Guy Hébert, le 1er février 1989.
222. Témoignage d’un militaire du service de santé, Témoignage chrétien, 27 octobre 1961.
223. Libération, 21 octobre 1961. .
224. Témoignage de Mohamed Badache, Libération, 30 octobre 1961.
225. Témoignage d’un appelé sous les drapeaux depuis le début du mois de septembre 1961, le 20
octobre 1961 (archives de la Mission de France).
226. Témoignage d’un dominicain, appelé, appartenant au service de santé, le 24 octobre 1961
(archives de l’Action catholique ouvrière).
227. L’Humanité, 21 octobre 1961.
228. Libération, 21 octobre 1961.
229. Témoignage de Georges Arnold, le 7 février 1989.
230. Lettre de Georges Arnold au cardinal Feltin, le 20 octobre 1961.
231. Lettre de l’ACMSS, diocèse de Paris, au cardinal Feltin, le 1er novembre 1961.
232. Témoignage de Saïd Mallek, le 10 septembre 1986.
233. Témoignage de Pierre Kaldor, le 25 juin 1986.
234. Témoignage du docteur Morin, le 3 octobre 1986.
235. Certificat du professeur Klotz, fait à Paris le 7 novembre 1961.
236. Une première Commission de sauvegarde des droits et libertés individuels avait été créée en mai
1957 par Guy Mollet. Celle qui lui succéda, en août 1958, devait être obligatoirement présidée par Je
président de la chambre criminelle de la Cour de cassation.
237. Un jour de 1972, le mari d’une des malades du docteur Morin vient voir celui-ci. L’homme est
alcoolique. Il se met à pleurer et dit : « Vous savez... vous avez tellement bien soigné ma femme... je
vais vous faire un aveu... les menaces de l’OAS, c’était nous au commissariat de police de Saint-
Denis » (témoignage du docteur Morin, le 3 octobre 1986).
238. Témoignage d’André Chandernagor, le 13 janvier 1987.
239. Lettre datée du 28 octobre 1961.
240. Témoignage du commissaire principal Jean Arrighi à Yves Malaterre, étudiant en histoire, le 19
décembre 1981.
241. Plaidoirie de Robert Badinter devant la 17e chambre du tribunal correctionnel de Paris, 4
décembre 1972.
242. Déclaration de Claude Bourdet au conseil municipal de Paris, le 27 octobre 1961.
243.Témoignage recueilli par Marcelle Mazeau, qui écrit : « Les séquelles ne sont pas belles à voir,
j’en tremble. »
244. Témoignage de Georges Ménager, le 22 mars 1989.
245. Témoignage de Raymond Darolle, le 3 mai 1989.
246. 10 000 exemplaires de cette déclaration de l’ACO seront saisis par la police, le 7 novembre
1961, à l’Imprimerie commerciale, à Cherbourg.
247. Témoignage de Simon Bouisset, le 24 juin 1986.
248. Dans la nuit du 9 au 10 novembre 1938 et dans la journée suivante, sur l’ordre du chancelier
Adolf Hitler, des forces de police allemande et des bandes de SS et de SA se livrèrent à un pogrom
contre les juifs d’Allemagne. 20 000 hommes, parmi lesquels des vieillards et des adolescents, furent
internés dans des camps de concentration, notamment à Buchenwald, près de Weimar.
249. Témoignage de Paul Rousseau, le 10 juillet 1986.
250. Lettre de l’équipe d’action catholique de la préfecture de police au bureau national de l’ACO, le
22 octobre 1961.
251. On lira en annexe, le texte dans sa quasi-intégralité.
252. Extraits du procès-verbal de la réunion du conseil, syndical du SGP (7 novembre 1961).
253. Extraits du procès-verbal de la réunion de la commission administrative du SGP (16 novembre
1961).
254. En 1957, Michel Massenet avait écrit un petit livre publié par Bernard Grasset, Contre-poison
ou la morale en Algérie, dans lequel il cherchait à minimiser la réalité de la torture en Algérie. « Des
cas de torture sont prouvés, étiquetés, vérifiés, écrivait-il. Ils demeurent cependant exceptionnels et
contraires aux directives du haut commandement [...]. Rien n’est plus mensonger qu’un témoignage
véridique et personnel présenté comme une image d’ensemble. » Le 1er mars 1988, Michel Massenet
me confirma qu’il avait joué un rôle en octobre 1961 mais se refusa à m’en dire plus, se retranchant
derrière sa fonction de membre du Conseil d’État.
255. Propos rapportés par L’Express, 2 novembre 1961. Le 2 octobre 1986, Pierre Sudreau
m’écrivait : « Je suis malheureusement dans l’incapacité de vous donner des précisions sur les
manifestations algériennes d’octobre 1961. Je n’ai en effet conservé aucune note personnelle à ce
sujet. »
256. Témoignages de Louis Terrenoire, le 19 juin 1987, et de Bernard Tricot, ex-conseiller du général
de Gaulle pour les affaires algériennes, le 2 juillet 1988.
257. Voir en annexe les extraits de cette intervention.
258. Le 28 décembre 1961, dans France-Observateur, Claude Bourdet écrit que Maurice Papon fut, à
Constantine, en 1956-1958, « l’un des plus féroces artisans de la répression ». Le procès aura lieu le
8 février 1964, devant la 17e chambre correctionnelle. Le 21 février 1964, Claude Bourdet sera
relaxé.
259. Le 16 novembre 1961, lors d’un meeting du Comité de Vincennes autorisé par le préfet de
police, Jean Dides proclamera : « Gloire au général Salan ! » devant une assistance scandant :
« OAS ! OAS ! »
260. Témoignage d’Eugène Claudius-Petit, le 20 mai 1986.
261. Formule que le général de Gaulle employa lors d’un discours en Algérie, le 4 juin 1958.
262. Témoignage de Pierre Marcilhacy, le 4 novembre 1986. « Je ne pouvais croire à la version
officielle », me dit-il alors.
263. Témoignage de Charles Ledermann, le 11 septembre 1986.
264. Témoignage d’André Leprêtre, le 23 mars 1990.
265. Témoignage d’André Chandernagor, le 13 janvier 1987.
266. Témoignage de Paul Teitgen, le 4 mai 1983. Voir mon livre Pour l’exemple, Paris, L’Harmattan,
1986.
267. Témoignage de Pierre Vidal-Naquet, le 27 avril 1991 ; témoignage de Maurice Laval, le 30 mai
1991.
268. Témoignage de Mohammedi Saddek, le 16 septembre 1987.
269. Témoignage d’Omar Boudaoud, le 15 avril 1987. Témoignage d’Ali Haroun, le 14 juin 1986.
270. Voir en annexe la liste nominative de tués et de disparus.
271. Témoignage de Jacques Panijel, le 20 mai 1986.
272. Témoignage de François Maspero, le 10 septembre 1986.
273. Témoignage de Georges Mattei, le 4 mars 1987.
274. Pierre Vidal-Naquet, La Torture dans la République, Paris, Éditions de Minuit, 1972. Réédité en
1975 par les Éditions François Maspero.
275. Texte paru dans Face à la raison d’État, Paris, Éditions La Découverte, 1989.
276. Dans son ouvrage paru en 1971, Les Feux du désespoir, qui clôt sa série sur la guerre d’Algérie,
Yves Courrière ignore le 17 octobre 1961.
277. Le 13 février 1991, j’écrivis à Roger Frey afin de le rencontrer pour recueillir son témoignage.
Ma lettre resta sans réponse.
278. Jean-Louis Hurst fut l’un des rares déserteurs français lors de la guerre d’Algérie. Sous le
pseudonyme de « Maurienne », il a publié Le Déserteur, Paris, Éditions de Minuit, 1960.
279. Témoignage de Marcel Trillat, le 10 octobre 1990.
280. Michel Debré, Gouverner, Paris, Albin Michel, 1988, p. 289.
281. Jean Lacouture, De Gaulle, t. 3 . Le Souverain, op. cit., p. 207.
282. Michel Debré, Gouverner, op. cit., p. 290.
283. Témoignage de Maurice Grimaud, le 23 mars 1987.
284. Le 15 décembre 1981, un jury d’honneur, constitué à la demande de Maurice Papon, concluait
ainsi sa sentence adoptée à l’unanimité : « Le Jury d’Honneur [...] considère que le rôle de Monsieur
Papon comme secrétaire général de la Gironde de mai 1942 à la Libération doit être apprécié au
regard de la conduite de la préfecture régionale de Bordeaux durant cette période.
Constate que cette préfecture, sans faire preuve du zèle honteux de ses dirigeants précédents, a
cependant exécuté les ordres du gouvernement de Vichy et des autorités allemandes, notamment en
ce qui concerne les mesures discriminatoires et criminelles dont les Juifs étaient les victimes, se
contentant, par des initiatives personnelles, et même parfois courageuses, d’en atténuer certains
effets.
Estime que Monsieur Papon, dont la responsabilité, bien qu’elle ne paraisse pas la plus engagée, doit
tout de même être retenue, a dû concourir à des actes apparemment contraires à la conception que le
Jury se fait de l’honneur et qui, à juste titre, choquent la sensibilité française, mais qu’il convient
toutefois de situer dans le contexte de l’époque, d’autant plus que plusieurs d’entre eux n’ont pas eu
la portée ou les effets que leur révélation peut laisser croire aujourd’hui.
Conclut néanmoins qu’au nom des principes qu’il croyait défendre, et faute d’avoir été mandaté par
une autorité qualifiée de la Résistance pour demeurer à son poste, Monsieur Papon aurait dû
démissionner de ses fonctions au mois de juillet 1942. »
285. Maurice Papon, Les Chevaux du pouvoir, op. cit., p. 212.
286. Témoignage de Roger Chaix, le 9 février 1990.
287. Constantin Melnik, 1 000 Jours à Matignon, op. cit.
288. C. Melnik confond Vérité pour, qu’animait Francis Jeanson, et Vérité-Liberté, qu’animaient
notamment Pierre Vidal-Naquet et Paul Thibaud.
289. Témoignages de Djoudi Bédar, le 12 décembre 1987, et de Louisa Bédar, le 29 janvier 1988.
290. Témoignage de Marcel Péju, le 5 février 1990.
291. En 1986, pour commémorer le 25e anniversaire du 17 octobre 1961, Abdelkader Djeghloul,
alors rédacteur en chef de l’hebdomadaire de l’Amicale des Algériens en Europe, Actualité de
l’émigration, demanda à diverses personnes, dont Pierre Vidal-Naquet, Didier Daeninckx et moi-
même, de rédiger un article. J’écrivis « Non-lieu ou l’assassinat d’Amar Mallek ». Quand le numéro
spécial de cet hebdomadaire parut, s’y trouvait également une interview de l’avocat Jacques Vergés
qui se préparait alors à assurer la défense de Klaus Barbie. « [...] la Cour de cassation [...], déclarait
l’avocat, devra dire si le crime contre l’humanité est seulement le crime commis par des nazis contre
des juifs, ou bien s’il concerne également ce crime beaucoup plus grave, beaucoup plus actuel,
beaucoup plus effrayant pour l’avenir, le crime commis par les impérialistes contre les peuples en
lutte pour leur libération. » Cette phrase me parut totalement inacceptable et je ne pouvais tolérer,
sans réagir, que ce que j’avais écrit paraisse à côté de tels propos. Pierre Vidal-Naquet et Didier
Daeninckx eurent la même réaction que moi et nous adressâmes une lettre commune à Actualité de
l'émigration en demandant sa publication : « [...] Maître Vergés, disions-nous, s’inscrit très
clairement par cette déclaration dans le courant qui nie ou qui minimise la réalité du génocide
hitlérien. Nous ne pouvons l’accepter. Mais votre responsabilité est, elle aussi, engagée [...]. »
292. Témoignage de Farid Aichoune, le 17 octobre 1990.
293. Nacer Kettane, Le Sourire de Brahim, Paris, Denoël, 1985.
294. Mehdi Lallaoui, Les Beurs de Seine, Paris, Arcantère, 1981.
295. Il s’agit du manuel d’histoire de terminale, publié en 1990 par les Éditions Nathan, sous la
direction de Jacques Marseille.

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