Je suis professeur d’histoire-géographie en collège et lycée. C’est un métier en
tension, mais du genre qui recommanderait plutôt de ne pas régulariser les clandestins : il paraît que mes collègues et moi n’y comptons pas que des amis – mais c’est un autre sujet. En tant que professeur d’histoire-géographie, je ne pense pas que l’histoire se répète, ni comme farce, ni comme tragédie, pour reprendre les mots de Marx. Hurler au retour de Pétain, par exemple, dès qu’un responsable politique souhaite valoriser le travail, fortifier les familles et protéger la patrie, m’a toujours paru intellectuellement paresseux et psychologiquement déprimant. Quant à ceux qui se résignent à une apparente répétition de l’histoire (Samuel Paty hier, Dominique Bernard aujourd’hui, qui demain ?), on leur rappellera ce propos, abusivement attribué à Bossuet mais frappé au coin de la sagesse : « Dieu se rit des hommes qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes. » L’histoire n’est pas un « virus du temps » qui se manifesterait par des symptômes, c’est-à-dire des signes plus ou moins mystérieux à décrypter. L’histoire n’a pas de vie propre ; il n’y a pas d’histoire malgré l’homme. Existent en revanche les grands mouvements de l’histoire, la tectonique des phénomènes historiques, avec son lot de subductions, coulissages, convergences, divergences, etc. Et il arrive que deux « plaques » se percutent avec une telle force qu’on a le sentiment que quelqu’un, quelque part, Clio, Vishnou ou El Shaddai, nous envoie un signe et nous dévoile un numineux cours du temps, un fatum auquel il serait vain de vouloir échapper. C’est ce que nous sommes nombreux à avoir ressenti dans la soirée du jeudi 19 octobre 2023. Le même jour, en effet, la justice de notre pays a, d’une main, ordonné de déboulonner, sur l’Île de Ré, une statue en pierre représentant la Vierge Marie et, de l’autre, autorisé une manifestation aux relents antisémites dont le cri de ralliement était « Allah Akbar ». A mes yeux, ce n’est ni un complot, ni une coïncidence – une collision, tout au plus. Ce qui n’interdit évidemment pas d’en faire une lecture, une analyse, une interprétation. On pourrait, par exemple, mettre en regard ce qui apparaît d’un côté et de l’autre : la province attachée aux traditions et la métropole chaotique, l’Île de Ré et l’Île de France, la petite Myriam de Nazareth et le Dieu tout-puissant de la Mecque, la pierre inoffensive et la chair exaltée, l’humilité et l’orgueil, la douceur et la haine, le silence et la fureur, les mains ouvertes et le poing dressé. L’agent de cette collision, ce fut la justice, par la voix du tribunal administratif de Paris d’un côté (pour la manifestation), celle du conseil d’Etat de l’autre (pour la statue). Le conseil d’Etat est en quelque sorte, dans notre pays, la cour suprême du droit administratif ; et dans « conseil d’Etat », il y a…Etat. Ce n’est pas anodin. On pourra toujours dire que dura lex sed lex et que les juges n’ont fait qu’appliquer la loi – et l’on se bercera de l’illusion que n’entre jamais, dans aucune décision, aucun arrêt, aucun jugement, une part d’interprétation subjective du droit. On pourra aussi dire que l’Etat, ou plus exactement, certains personnels de l’Etat, ont choisi sur quelle « plaque » se tenir – ont choisi leur camp. La phrase prononcée le 17 octobre dernier par le président de la République lui-même, le chef de l’Etat, est à cet égard très éloquente : « Jamais il ne sera possible, dans un Etat de droit, d’avoir un système où le risque terroriste est éradiqué totalement. » De quel Etat de droit parle-t-on s’il n’y a plus d’Etat tout court, ou si l’Etat se met au service de ses ennemis, se dissolvant ainsi lui-même ? Non, l’histoire ne se répète pas. Par amour de la raison, il faut continuer à l’affirmer, le professer. Mais, devant la « collision » de ce maudit jeudi 19 octobre 2023, on ne peut s’empêcher de penser à cette phrase écrite par Léon Bloy il y a plus d’un siècle, dans son journal : « L'antisémitisme, chose toute moderne, est le soufflet le plus horrible que Notre Seigneur ait reçu (…) ; c'est le plus sanglant et le plus impardonnable parce qu'il le reçoit sur la face de sa Mère. » (Le vieux de la montagne, Journal 1907-1910)