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Anthropologie de la violence extrême :
le crime de profanation

Véronique Nahoum-Grappe

Nous avions utilisé la notion de « violence comprendre ce que nous avions tenté de désigner
extrême » à propos de la guerre en ex-Yougosla- grâce à ce terme de « violence extrême ». À
vie (Nahoum-Grappe 1993). Après une enquête savoir une catégorie de crimes, non seulement
ethnologique effectuée auprès de réfugiés sur le particulièrement graves, mais aussi différents
terrain 1, il désignait pour nous à l’époque ce qui quant à leur sens sur le terrain des autres pra-
ne pouvait être compris seulement en termes de tiques de violence : la cruauté ici semble faire
violence politique de guerre, à savoir toutes les partie du programme que l’on désignera par la
pratiques de cruauté « exagérée » exercées à l’en- suite du terme « purification (ou nettoyage) eth-
contre de civils et non de l’armée « ennemie », nique » (« ethnic cleansing » en anglais ; tra-
qui semblaient dépasser le simple but de vouloir duction littérale du mot čišćenje, qui signifie pré-
s’emparer d’un territoire et cisément « nettoyage »).
d’un pouvoir. Véronique Nahoum-Grappe est anthro- Le crime cruel et absurde

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En 1992, il était difficile pologue à l’École des Hautes Études en déborde la question de la
encore de comprendre pour- Sciences sociales (EHESS). Au sein du violence historique propre-
quoi ces massacres, ces tor- CETSAH (Centre d’Études Transdiscipli- ment dite ; l’écart entre les
tures, ces viols, ces dé- naires, Sociologie, Anthropologie, His- deux semble être inscrit dans
toire), ses recherches s’orientent vers
portations, ces camps de l’anthropologie des pratiques corpo- une évidence de bon sens. Si
concentrations, se multi- relles et de la différence des sexes dans la violence est toujours liée à
pliaient dans ce pays euro- notre société contemporaine. Elle a une effraction destructrice,
péen – pourtant le plus riche publié Le Féminin (1997), et dirigé productrice de plus ou moins
Vukovar Sarajevo… La guerre en ex-
et ouvert des anciens pays du Yougoslavie (1993). Elle travaille de souffrance, la cruauté
bloc communiste. L’article actuellement à un essai sur l’usage poli- ajoute une intention de faire
de Roy Gutman dénonçant tique de la cruauté dans les sociétés souffrir plus encore, et ce
ces pratiques, paru le 2 août contemporaines. « plus » ajoute un coefficient
1992 dans Newsweek et tra- E-mail : nahoum@ehess.fr de souillure, d’avilissement
duit en français l’année sui- à la franche douleur.
vante (Gutman, 1993 ; Gutman, Rieff, 1999), Notre propos ici n’est pas de traiter de ces
apparut à l’époque comme incroyable. crimes d’un point de vue historique ou même du
Une grande méfiance entoura ces informa- point de vue d’une sociologie politique prenant
tions jusqu’à leur confirmation progressive. pour étayage une généalogie de textes. Ce travail
Depuis, le programme de la cruauté politique voudrait plutôt interroger l’écart entre violence et
contemporaine nous a abreuvé de terribles récits, cruauté du point de vue d’un regard ethnologique,
d’horreurs en tout genre dans des contextes hété- discipline qui privilégie la description du sens des
rogènes, dont un historien de la Grèce ancienne actions réelles, toujours inscrites dans une scène
peut écrire en 1999 : « sans aucun doute notre physique matérielle ordinaire. Mais la description
siècle est le plus cruel de tous ceux que la civili- de pratiques réelles dont témoigne les victimes
sation ait connus » (Bernand, 1999, p. 15). pose toute une série de problèmes très spéci-
Nous pouvons maintenant, presque dix fiques, méthodologiques et déontologiques, que
années après nos premières observations 2, mieux nous n’avons pas la place ici de traiter. À ce stade

RISS 174/Décembre 2002


602 Véronique Nahoum-Grappe

de notre étude, il nous est apparu que les textes de concrète, factuelle : ce point de vue est celui de
grande littérature pouvaient être lus anthropologi- l’ethnographe qui traque les conditions maté-
quement et que, bien souvent, leur contenu tra- rielles, les postures des corps, les gestes en temps
gique repose sur cet écart entre violence et réel. En effet, sans ce temps de la description,
cruauté que nous tentons de cerner ici. descriptions multipliées et croisées, vérifiées par
l’historien bien sûr, qui est aussi celui du témoi-
Guerre et crime, l’évidence gnage, on ne peut toucher la « vérité » d’un
d’une différence crime.

Témoignage de Miot,
On peut lire sous la plume de Chateaubriand écri-
commissaire adjoint des guerres
vant l’histoire des campagnes napoléoniennes la
pendant la campagne d’Égypte
phrase suivante : « Le ciel punit la violation des
droits de l’humanité » (Chateaubriand, 1973, 2,
Le 20 ventôse (10 mars 1799) dans l’après-midi,
p. 101). Il faisait référence ici à un horrible mas-
les prisonniers de Jaffa furent mis en mouvement
sacre de prisonniers désarmés commis sur ordre
au milieu d’un vaste bataillon carré formé par les
de Napoléon en Syrie le 10 mars 1799. L’idée de
troupes du Général Bon. Un bruit sourd du sort
crime contre l’humanité qui était en germe dans qu’on leur préparait me détermina, ainsi que
la pensée des lumières, exprimée juridiquement beaucoup d’autres personnes, à suivre cette
par la déclaration des droits de l’homme de la colonne silencieuse de victimes pour m’assurer si
Révolution française, se retrouve dans le Projet ce qu’on m’avait dit était fondé. Les Turcs, mar-
de paix perpétuelle de Kant : « La communauté chant pêle-mêle, prévoyaient déjà leur destinée ;
plus ou moins étroite qui s’est généralisée entre ils ne versaient point de larmes […] Arrivés enfin
les peuples de la terre en est arrivée au point que dans les dunes de sable au sud-ouest de Jaffa, on
la violation d’un droit en un lieu de la terre est les arrêta auprès d’une mare d’eau jaunâtre.
ressentie en tous » (Kant (1795) 1986, 3, 353). Alors, l’officier qui commandait les troupes fit
Mais l’expression « violation des droits de l’hu-

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diviser la masse par petites portions, et ces pelo-
manité » utilisée avec précision à propos d’un tons, conduits sur plusieurs points différents, y
massacre commis en temps de guerre nous furent fusillés. Cette horrible opération demanda
semble ici significative. Il faut lire la description beaucoup de temps, malgré le nombre des troupes
du massacre pour mieux comprendre le sens de réservées pour ce funeste sacrifice, et qui, je dois
l’expression de Chateaubriand dans ce contexte : le déclarer, ne se prêtaient qu’avec une extrême
« Bonaparte ne pouvait invoquer les lois de la répugnance au ministère abominable qu’on exi-
guerre, puisque les prisonniers de la garnison de geait de leurs bras victorieux. Il y avait près de la
Jaffa avaient mis bas les armes et que leur sou- marre d’eau, un groupe de prisonniers parmi les-
mission avait été acceptée » explique l’auteur. Il quels étaient quelques vieux chefs au regard
donne la parole à un témoin : « Cette scène atroce noble et assuré, et un jeune homme dont le moral
me fait encore frémir, lorsque j’y pense, comme était fort ébranlé. Dans un âge si tendre, il devait
au jour où je la vis, et j’aimerais mieux qu’il me se croire innocent et ce sentiment le porta à une
fût possible de l’oublier que d’être forcé de la action qui parut choquer ceux qui l’entouraient. Il
décrire. Tout ce qu’on peut se figurer dans un jour se précipita dans les jambes du cheval que mon-
de sang serait encore au-dessous de la réalité » tait le chef des troupes françaises ; il embrassa les
(Chateaubriand, 1973, 2, p. 98). L’auteur retrouve genoux de cet officier, en implorant la grâce de la
les écrits d’un témoin oculaire qu’il cite intégra- vie. Il s’écriait : « De quoi suis-je coupable ?
lement, en expliquant pourquoi : « Pour affirmer Quel mal ai-je fait ? ». Les larmes qu’il versait,
une aussi douloureuse vérité, il ne fallait rien ses cris touchants furent inutiles ; ils ne purent
moins que le récit d’un témoin oculaire. Autre est changer le fatal arrêt prononcé sur son sort. À
de savoir en gros l’histoire d’une chose, autre l’exception de ce jeune homme, tous les autres
d’en connaître les particularités : la vérité morale Turcs firent avec calme leurs ablutions dans cette
d’une action ne se décèle que dans les détails de eau stagnante dont j’ai parlé, puis se prenant la
cette action. Les voici d’après Miot » (id., p. 99). main après l’avoir porté sur le cœur et la bouche,
La vérité morale d’une action se donne à voir ainsi que se saluent les musulmans, ils donnaient
dans les détails, dans la description de la scène et recevaient un éternel adieu. […] Je vis un
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« Système de surveillance. Chemin de l’abattoir avec de chaque côté des fils électriques comme dans l’arène. »
Légende donnée par des élèves du Collège Jean-Zay, Brignais, Rhône, France, à une photo prise au cours d’une visite scolaire à Auschwitz-Birkenau.

vieillard respectable, dont le ton et les manières éviter le trépas, s’élançaient les uns dessus les
annonçaient un grade supérieur, je le vis faire autres, et recevaient dans les membres les coups
creuser froidement devant lui dans le sable mou- dirigés au cœur et qui devaient sur le champ ter-
vant, un trou assez profond pour s’y enterrer miner leur triste vie. Il se forma puisqu’il faut le
vivant : sans doute il ne voulut mourir que par la dire, une pyramide effroyable de morts et de
main des siens. Il s’étendit sur le dos dans cette mourants dégouttant le sang, et il fallut retirer les
tombe tutélaire et douloureuse, et ses camarades corps déjà expirés pour achever les malheureux
adressant à Dieu des prières suppliantes, le cou- qui, à l’abri de ce rempart affreux épouvantable,
vrirent bientôt de sable et trépignèrent ensuite sur n’avaient point été encore frappés. Ce tableau est
la terre qui lui servait de linceul, probablement exact et fidèle, et le souvenir fait trembler ma
dans l’idée d’abréger le terme de ses souffrances. main qui n’en rend point toute l’horreur. « La vie
Ce spectacle qui fait palpiter mon cœur et que je de Napoléon opposée à de telles pages explique
peins encore trop faiblement, eut lieu pendant l’éloignement que l’on ressent pour lui », ajoute
l’exécution des pelotons répartis dans les dunes. Chateaubriand. L’auteur s’est rendu sur les lieux :
Enfin, il ne restait plus de tous les prisonniers, « j’ai fait le tour de la tombe, jadis monceau de
que ceux placés près de la marre d’eau. Nos sol- cadavres, aujourd’hui pyramide d’ossements » et
dats avaient épuisé leurs cartouches, il fallut frap- quelques lignes après vient la phrase… « Le ciel
per ceux-ci à la baïonnette et à l’arme blanche. Je punit la violation des droits de l’humanité » (Cha-
teaubriand, 1973, 2, p. 99-101).
ne pus soutenir cette horrible vue, je m’enfuis
pâle et prêt à défaillir. Quelques officiers me rap- Le droit de la guerre est violé, l’ordre du
portèrent le soir que ces infortunés, cédant à ce massacre n’a pas de raison, et l’auteur précise que
mouvement irrésistible de la nature qui nous fait rien ne menaçait le futur empereur qui aurait pu
604 Véronique Nahoum-Grappe

le conduire à un tel acte, que nul désir de ven- des faits qui tient à sa description détaillée par des
geance, nul contexte sensé ne pouvait aider à la témoins oculaires dignes de foi, car c’est au creux
compréhension de la décision d’un tel massacre. de cette vérité morale inscrite dans les quelques
La gratuité du crime est un argument de sa heures de la scène que se définit la nature du
cruauté. L’inégalité du rapport de force, accrue crime commis. Nous avons vu que la cruauté ici
elle aussi par la soumission des victimes désar- est liée à sa gratuité et à son injustice, elle s’ac-
mées qui n’ont donc plus le statut de soldats croît avec l’impunité et rend le témoin amer et
ennemis, la jeunesse et la vieillesse de certaines imprécateur. La logique de la malédiction est ici
d’entre elles, leur héroïsme, leur peur, tous ces requise lorsqu’en s’ouvrant une voie d’injustice,
traits concourent à définir le crime et non la le tyran « s’ouvre en même temps une voie de
guerre. Les soldats français répugnent à cette perdition… ». Mais sa visibilité et donc sa dési-
mission, les témoins défaillent. Chateaubriand gnation dans l’espace public ne tiennent qu’à
n’est pas le seul à être indigné, déçu. Napoléon l’écoute d’un récit, facilement étouffé. Laisser du
tombe de son piédestal à cause de sa cruauté. Les champ au récit de cruauté qui prend en compte
corps des victimes, leurs postures, les définissent les détails physiques et matériels de la scène est
comme des êtres humains dans leurs faiblesses et la condition nécessaire de sa perception, de « sa
leur héroïsme : piétiner un être respecté, « trépi- vérité morale » et donc juridique.
gner » sur la terre qui recouvre le corps encore
vivant d’un vieillard vénéré, pour le sauver en le Violence et cruauté :
tuant, offre le souvenir d’une scène inimaginable. phénoménologie d’un écart
Quiconque a entendu des témoignages de survi-
vants à des massacres de masse connaît ce Nous posons ici la question d’une différence
moment effroyable du récit sans échappatoire, le entre deux gestes violents, ou deux sens possibles
contraire du film qui se termine bien. C’est l’in- d’un même geste de violence, du point de vue de
justice qui est la fin de l’histoire, c’est l’impossi-
leurs descriptions concrètes, ethnographiques,
bilité de l’accepter, alors que c’est fait. Un retour,
saisies en situation et dans leur contexte, et non

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un contre-don du crime renvoyé au criminel est
pas en fonction de leur sens historique après
alors la seule survie possible : « Toujours dans
coup. L’irruption de la violence, au coin d’une
l’histoire marchent ensemble deux choses : qu’un
rue ou d’un écran, au tournant d’une page, avec
homme s’ouvre une voie d’injustice, il s’ouvre en
tout son bruit et sa fureur, et parfois au son des
même temps une voie de perdition dans laquelle,
rires affreux d’une horreur ritualisée, frappe tou-
à une distance marquée, la première route vient
jours par son coefficient d’effraction et d’ébran-
tomber dans la seconde » (Chateaubriand, 1973,
lement, de totale surprise. L’écart entre les théo-
2, p. 244). Dans cette phrase un peu bancale mais
ries de la violence historique et l’événement
très claire, l’auteur ne réclame pas le droit contre
violent lui-même est troublant comme entre le
l’injustice : il est trop tard et ce type de « rêve de
mot « bruit » et l’effet du tonnerre.
recours » est impensable au début du XIXe siècle.
Cette différence de regard, entre le sens his-
Mais une sorte de désir de conviction porte le
torique d’une scène, et son déroulement physique
pessimisme positif de l’auteur : que l’assassin ne
peut se retrouver dans une même expérience : par
l’emporte pas « au paradis », qu’il soit marqué au
exemple, le jeune Chateaubriand, toujours lui, qui
front d’un sceau fatal, frappé lors de la première
a vingt ans en 1789, croise la Révolution fran-
transgression majeure, malgré les triomphes et
çaise place de la Bastille. Voici un premier
succès politiques qui couronnent en réalité l’ha-
regard, producteur d’un premier récit, rédigé
bitude des crimes et massacres du puissant poli-
comme on le sait des années avant la publication
tique. Un admirateur inconditionnel de Napoléon
en 1849 :
aurait passé par pertes et profits ce massacre,
l’aurait minimisé et justifié avec des arguments « Le 14 juillet, prise de la Bastille. J’assistais,
rhétoriques assez plausibles pour semer le doute comme spectateur, à cet assaut contre quelques
dans l’esprit du témoin lointain qui ne sait que invalides et un timide gouverneur : si l’on eût
penser. Mais alors, il faut échapper aux détails, à tenu les portes fermées, jamais le peuple ne fût
la réalité matérielle de la scène jetée avec d’autres entré dans la forteresse. Je vis tirer deux ou trois
moyens un peu sales en vue de fins supérieures. coups de canons, non par les invalides, mais par
Il s’agit alors d’échapper à la « vérité morale » les gardes françaises, déjà montées sur les tours.
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De Launay, arraché de sa cachette après avoir teur pour expliquer ses choix : « Ces têtes,
subi mille outrages, est assommé sur les marches d’autres que je rencontrai bientôt après, changè-
de l’Hôtel de Ville ; le Prévôt des marchands, rent mes dispositions politiques. J’eus horreur des
Flesselles, a la tête cassée d’un coup de pistolet festins de cannibales, et l’idée de quitter la France
[…]. Tout cet événement, si misérable ou si pour quelque pays lointain germa dans mon
odieux qu’il soit en lui-même, lorsque les cir- esprit. » (id., p. 220).
constances en sont sérieuses et qu’il fait époque, Le piège du narcissisme rétrospectif (seul
ne doit pas être traité avec légèreté : ce qu’il fal- notre auteur se dresse, criant « brigands », au
lait voir dans la prise de la Bastille (ce que l’on ne mépris de sa vie sans doute etc.) est assez banal
vit pas alors) c’était, non l’acte violent de l’éman- pour pouvoir être déjoué. Pour notre propos ici
cipation d’un peuple, mais l’émancipation même, – comparer deux souvenirs et en saisir les cadres
résultat de cet acte. » Chateaubriand ([1849] descriptifs respectifs –, le texte suffit : aux histo-
1973, I, p. 217). riens d’en travailler l’assise.
Le passage sur la prise de la Bastille articule
Pouvoir voir, réellement ou après coup, dans descriptions et considérations. Ces dernières effa-
le spectacle des événements (jugés négativement cent la réalité matérielle de la scène aux yeux du
en eux-mêmes par un auteur engagé dans la réac- souvenir (notamment l’épisode de la tête « fra-
tion) leur sens politique qui marque « l’époque », cassée » d’un coup de pistolet) pour privilégier
et pouvoir appréhender leurs « circonstances son sens historique. Et le second passage sur les
sérieuses » : voilà qui change toute l’éthique de la têtes vues de la fenêtre effectue un arrêt sur
perception. Il y a des dégâts, voire du saccage, l’image atroce, et choisit la description de l’hor-
des « excès » peut-être, mais ces violences sont reur toujours investie dans une image du corps
comme réduites et partiellement renvoyées dans martyrisé, qui empêche toute conclusion sur le
l’ombre de ce qui ne vaut pas la peine d’être sens de l’action. En effet, le sens attribué au geste
investi de significations. violent en efface partiellement la violence.
Maintenant la deuxième scène, où le spec- La différence de statut entre les deux récits
tacle physique et matériel des objets produit une

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se retrouve dans les manuels d’histoire pour
« vérité morale ». accorder un statut d’événement crucial et signi-
« Quelques jours, après », Chateaubriand est à la fiant à la prise de la Bastille où « le peu » de sang
fenêtre d’un hôtel parisien : « Nous entendons versé s’articule « au beaucoup » de sens produit.
crier “fermez les portes ! fermez les portes !”. Un En revanche, une sorte de survol pudique et sur-
groupe de déguenillés arrive par un des bouts de tout dénué de toute interrogation historienne
la rue. Du milieu de ce groupe s’élevaient deux balaye rapidement les massacres de septembre
étendards que nous ne voyions pas bien de loin. 1792, appelés « mois tragiques » sans en dire
Lorsqu’ils avancèrent, nous distinguâmes deux plus, alors qu’ils furent particulièrement abomi-
têtes échevelées et défigurées, que les devanciers nables en termes de cruautés insensées (Charpen-
de Marat portaient chacune au bout d’une pique : tier, Lebrun, 1987, p. 246).
c’étaient les têtes de MM. Foulon et Berthier. Les révolutionnaires de 1789 qui brandis-
Tout le monde se retira des fenêtres : j’y restais. saient sur leurs piques les têtes du contrôleur
Les assassins s’arrêtèrent devant moi, me tendi- général des finances (Foulon) et de son gen-
rent les piques en chantant, en faisant des gam- dre, pouvaient percevoir comme mission sacrée
bades, en sautant pour approcher de mon visage et vengeresse ce supplice et ces meurtres : en
les pâles effigies. L’œil d’une de ces têtes, sorti
prenant le gendre pour cible, la logique puni-
de son orbite, descendait sur le visage obscur du
tive s’étend aux membres de la famille parfois
mort : la pique traversait la bouche ouverte dont
non impliqués. Ce qui est arrivé à l’enfant de
les dents mordaient le fer : “brigands !” m’écriai-
Louis XVI, mort dans des conditions de véritable
maltraitance, serait aujourd’hui considéré comme
je… » (Chateaubriand, 1973, 1, p. 219).
un crime cruel, non politique. D’une façon géné-
Il n’est point besoin de se poser la question rale et ce, même aux yeux des acteurs, la violence
de la véracité historique de cet épisode. Ce sou- politique perd en précision et en justesse ce
venir écrit plus de vingt ans plus tard lors de qu’elle gagne en extension et en cruauté : lorsque
l’écriture des Mémoires d’outre-tombe doit être les corps martyrisés ne sont perçus comme cou-
pris comme un récit assez significatif pour l’au- pables que par « contamination » à cause des
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liens de parenté ou de proximité sociale avec le que le crime de cruauté touche : il est non seule-
véritable ennemi politique. Mais lorsque la culpa- ment destructible et mortel, mais il est aussi un
bilité de l’ennemi est pensée comme collective et objet privilégié du crime de profanation.
se transmet par contamination aux proches, ce qui
est perçu à l’extérieur ou plus tard comme La matière du sacré
cruauté arbitraire est posée comme juste violence
par les acteurs. On voit ici que la question de la L’expérience du rapprochement physique
cruauté dans le champ politique est liée à la avec le monde réel où se déroule la scène est par-
construction culturelle du corps de l’ennemi, plus fois nécessaire à sa compréhension. Parfois, un
ou moins collectif. Dans le souvenir de Chateau- écrit, une image, un document, produisent cet
briand, le spectacle, au travers d’une fenêtre du effet de réalité toujours lié à une modification des
masque de l’horreur, anéantit le sens historique outils de compréhension. Comme lorsque l’on
du contexte. visite un camp de concentration nazi, et que tout
L’atrocité n’offre plus de place à la moindre à coup, à cause de ce rapprochement physique
compréhension, lorsqu’elle est perçue comme avec la machinerie architecturale du crime contre
outrée et insensée, barbare, « un festin de canni- l’humanité, on découvre avec effroi ce que l’on
bales » – autant partir chez les vrais Indiens, ce savait par cœur.
que fera le jeune Chateaubriand pour d’autres rai- Le concept de « la violence » est théorique,
sons aussi.
mais la scène des violences réelles est hors d’at-
Il est évident que pour un historien ou un
teinte de cette production théorique, son « bloc
sociologue de la pensée politique, ce souvenir de
d’abîmes », selon le beau titre donné par Annie
l’auteur ne suffirait pas comme explication à sa
Lebrun à son travail sur Sade, produit un vertige
« réaction » politique ; tout au plus est-il une jus-
qui déstabilise toute posture.
tification rétrospective. Mais ce qui nous inté-
resse ici, ce sont les différentes manières de lire Lorsque l’on utilise les termes « excès »,
l’irruption de la violence collective dans la rue, « bavures », « erreurs » pour désigner certains
épisodes de grande violence produite par le poli-

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soit en lui donnant un sens qui dépasse son propre
cadre matériel transformé en emblème, voire en tique, la description est prise dans la double
icône (la guillotine), soit en décrivant une image injonction d’avoir à se dessaisir de ce qu’elle est
cruelle dont le sens est comme anéanti par l’hor- obligée de mentionner. Les « excès », relèvent
reur incarnée et exprimée par/dans le corps d’une outrance qui n’ajoute rien, au contraire.
humain. Il suffit d’effacer la séquence descriptive Les « bavures » sont des « saletés » mineures,
du corps martyrisé dans la narration pour retirer exsudées par le corps en sueur de l’événement sur
au récit de violence son effet de cruauté. Cette l’écume de faits – dont la question du sens est
description, par son excès abominable, insensé, déjà nettoyée par ce choix d’appellation. Et les
met en péril le désir de compréhension. Pour cette « erreurs » sont un malencontreux faux pas sur le
même raison, le récit de cruauté peut être utilisé chemin mathématique de la vérité, à corriger
comme effet de chiasme sur la pensée lorsqu’il certes d’un trait de gomme. Dans la réalité du
s’agit de construire un ennemi « bon à haïr ». La régime stalinien par exemple, ces « erreurs » se
même outrance liée au récit de cruauté lui-même, chiffrent à des millions de morts irrémédiables.
sera alors l’argument du faux et en constituera le Ce qui est éliminé du champ de l’expertise,
clou séducteur. Ce qu’il y a d’impossible à « voir c’est la scène de violence elle-même, incarnée
en face » dans le témoignage d’un crime atroce, dans la matérialité de son propre décor se dérou-
c’est l’esthétique de la cruauté elle-même qui lant en temps réel : le rythme trop lent, trop
sera le point de séduction et d’accroche du men- rapide, de l’éternité fugace et lourde de la vie
songe politique. Le récit des cruautés attribuées à quotidienne touche à une invraisemblable plati-
l’ennemi est ainsi la tarte à la crème de toutes les tude. Prendre la vie quotidienne physiquement
propagandes de guerre, indépendamment des ordinaire comme échelle de l’analyse descriptive
vraies atrocités. Le cœur de ce récit de cruauté, ouvre le continent indéfini du présent : le corps
qu’il soit construit ou véridique, ou lieu de trans- humain se retrouve pétri de chair (si l’on ose ce
gression insupportable, qui empêche toute tenta- pléonasme) et pris au piège de son propre fonc-
tive de banalisation ou déréalisation, c’est le tionnement organique. La honte et l’avilissement
corps. Le corps humain constitue cet espace sacré d’une personne « en chair et en os », qui est accu-
Anthropologie de la violence extrême : le crime de profanation 607

lée à ne plus pouvoir se protéger de son propre du travail d’Olivier Razac sur l’histoire politique
fonctionnement organique, sont autant de voies des barbelés (Razac, 2000), outil et signe emblé-
possibles où l’inconfort extrême de la détention matique du totalitarisme du XXe siècle. Des bar-
marque le début d’une profanation. Un exemple, belés « enguirlandés de merde » barrant la
le 9 avril 1945, Georges Petit est déporté : lucarne du wagon plombé ne seraient peut-être
pas jugés représentables, même dans un théâtre à
« Au départ de Compiègne, nous avions été entas-
l’extrême pointe de l’avant-garde. Pourtant, cette
sés par cent par wagon […] Plus nous nous éloi-
image insupportable définit l’inscription du tota-
gnions de Compiègne, plus la chaleur et le
litarisme dans le réel, dans sa production de lai-
manque d’air s’accroissaient. Tout le monde vou-
deur sociale et de souffrance esthétique au sens
lait se tenir debout et, recherchant l’air frais, ten-
littéral du terme, appréhender par tous les sens.
tait de se rapprocher des lucarnes malgré les guir-
Le crime contre l’humanité vue sous l’angle de la
landes d’excréments qui garnissaient les barbelés
première scène réelle commence toujours avec
posés dans les ouvertures (car il fallait bien vider
une première agression du décor, du contexte,
de temps en temps l’unique tinette qui subvenait
qui, en touchant à la dignité de la présence phy-
à nos besoins). Ces décorations nauséabondes
sique, produit un effet de souillure. Avant l’hor-
tempéraient mes tentatives de déambulation entre
reur elle-même, il y a une aura de l’horreur, son
les corps pressés et je finis par ne plus chercher
paysage de barbelé, son « odeur de merde »…
l’air de ce côté. Avais-je le pressentiment de ren-
Mais si la question des barbelés merdeux n’a
trer dans le royaume de la merde ? En tout cas ce
aucune incidence théorique sur la pensée, pour-
premier signe reçut d’amples confirmations tout
tant, d’un point de vue de sociologie phénoméno-
au long de mon séjour en Allemagne : à Buchen-
logique, la question du confort et de son contraire
wald d’abord, dans les latrines rudimentaires ;
est une donnée centrale en tant que cadre de
dans les latrines du petit camp où m’apparut pour
l’imagination politique. Ce sont les crachats, les
la première fois le spectacle effrayant des aligne-
paroles d’injures (sur le ventre de la mère et la
ments de chiasseux atteints de prolapsus du rec-
sexualité des hommes de la famille), les objets
tum ; au “scheisse-commando”, où j’assistais

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souillés (des chaussettes sales), les excréments
incrédule, au zèle du SS gardant, sans déplaisir
qui, jetés sur le corps de l’autre jusqu’à le tou-
apparent, des prisonniers qui pataugeaient dans
cher, véhiculent la souillure – d’autant plus sym-
des ruisseaux de merde, dans un autre Kom-
bolique qu’elle est physique et matérielle. Le
mando où un autre fut forcé de manger ses excré-
crime de souillure a ceci de particulier que la
ments parce qu’il avait omis de demander au Pos-
honte est portée par la victime, sous les regards et
ten SS la permission de s’écarter pour se
le rire des bourreaux. Le viol constitue le crime
soulager ; à Langeinstein ensuite, lorsqu’un
de souillure par excellence où l’humeur du corps
matin, courant à l’appel, plusieurs copains
du bourreau est enfoncée de force dans le corps
avaient failli se noyer dans des feuillées recou-
de la victime dont l’identité est alors changée à
vertes d’une trop mince couche de terre. Merde
ses propres yeux.
omniprésente, signature inoubliable pour nous,
La profanation est le viol du sacré : quel est
Français raillés pour leur prétendue malpropreté,
donc le champ du sacré pour la victime ? Son
du régime National Socialiste » (Petit, 2001,
corps, le corps d’autrui dans sa matérialité, sa fra-
p. 27-28).
gilité corporelle physiologique dont la présence
Comment intégrer cette odeur effroyable sociale est toujours une reconstruction qui le per-
dans la thèse théorique sur le génocide ? Pourtant sonnalise, l’habille : autour de ce corps tout ce
le dégoût qui saisit le lecteur à l’idée d’une qui lui donne un nom, tout ce qui l’identifie – un
« guirlande de merde » offre une information pré- couvre chef, un blason, une forme d’habit, un
cise sur ce qu’est le crime de profanation lié à la signe quelconque – sera porteur d’un investisse-
manière dont sont traités les corps que l’on ment « sacré » : tout ce qui touche à cet ensemble
décide de massacrer en masse. La scène réelle du que constitue une personne physiquement pré-
témoignage concernant la quotidienneté de mise sente sur une scène sociale. Tout ce qui le
en œuvre du crime contre l’humanité – du géno- « décoiffe » le déconstruit, le « salit », qui salit ne
cide – est toujours gênante, indécente, pleine serait-ce que son nom, atteint ce sacré non reli-
d’odeurs et d’horreurs que seul le récit narratif gieux qui enveloppe la dignité de la personne
prend en charge. Cette description va dans le sens dans toutes les cultures, et produit la honte avant
608 Véronique Nahoum-Grappe

la souffrance, cette douleur purement sociolo- sacrés pour la victime : le criminel doit avoir
gique. Puis tout ce qui touche à la transmission de accès à cet espace précieux de l’ennemi, pour
cette identité entière, avec le nom, le corps phy- mieux le « toucher », atteindre en lui, au fond de
sique, l’habit, le style, les croyances, les valeurs ses yeux, ce lieu intime de ce à quoi il tient le
publiques, tout cela qui se transmet à la génération plus. La cruauté produit ce coefficient de douleur
suivante par la sexualité, qui passe dans le ventre accrue lorsque l’on porte atteinte à ce qui est
des femmes et se fige sur le dôme d’une tombe sacré pour lui, et qui permet de lui faire mal avec
respectée en temps de paix ; tous ces signes cultu- précision. La violence vise un but extérieur à elle,
rels d’appartenance que le corps humain sexué la cruauté vise la souffrance de la victime, et pour
véhicule avec son « sang » et toutes les autres y arriver avec virtuosité, use du crime de profa-
humeurs du corps, c’est tout cela qui forme les nation contre elle.
cercles concentriques du sacré autour d’une per-
sonne, qui se loge au fond de son regard, et qui est Conclusion :
pris pour cible par le crime de profanation. Le crime de profanation
Le viol d’une tombe et celui d’une femme
sont donc des crimes homologues au plan anthro- comme tentative d’extermination
pologique car ils veulent atteindre une même symbolique d’une communauté
cible, en plein cœur de cet espace du sacré per-
sonnel. L’enfant ou le vieillard qui pouvaient Les différences théoriques, juridiques et philoso-
échapper au crime de violence instrumentale phiques entre, d’une part, la volonté d’extermina-
(celle qui poursuit un but extérieur à elle), tion totale d’une communauté (dont il faut débar-
n’échappent pas au crime de profanation puis- rasser le sol) et, d’autre part, la purification
qu’ils sont tous deux, dans leur corps même, les ethnique productrice de crimes de profanations
porteurs emblématiques d’une transmission : l’un (et où le meurtre de tous ne semble pas néces-
en tant que promesse d’avenir, l’autre en tant que saire) sont évidentes. Mais le regard anthropolo-
preuve d’un enracinement dans le passé, espace gique offre une autre possibilité de penser cette

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qu’il s’agit de « nettoyer » aussi, en éradiquant la différence : le « nettoyage » choisit des signes et
vieille souche, la petite pousse et le germe dans le des cibles à massacrer, à saccager et à profaner,
ventre maternel… La matière du sacré, c’est tels qu’il ne semble pas utile au bourreau de tuer
donc le corps lui-même, physique donc person- systématiquement chacun des membres de la
nel, en « chair et en os », donc tout entier né et communauté visée sur la planète entière. Défaire
vivant, portant son nom et son ombre sur la terre. une naissance collective est un projet qui peut
La description qu’effectue Chateaubriand tenter soit un imaginaire « nazi » qui programme
des têtes au-dessus des piques produit un effet de l’extermination totale de l’être collectif visé (et y
révulsion parce qu’il s’agit du visage humain inclut aussi, portés à leur comble, les crimes de
défiguré dans sa matérialité organique. Non seu- profanation pour dépersonnaliser la victime), soit
lement il y a meurtre, mais aussi avilissement. l’imaginaire du « purificateur ethnique » qui éco-
Cette implication du corps humain physique est nomise les morts réelles grâce à l’efficacité du
la marque distinctive de ce que nous appelons ici crime de profanation qui, en touchant le corps
crime de souillure. réel de l’un, détruit l’espace moral de tous, et
Ce qui est évacué des analyses théoriques constitue donc une tentative de tuer l’identité
lorsqu’il s’agit de donner un sens au crime qui est communautaire. D’un point de vue fonctionnel,
lié à la vie politique collective, c’est précisément le nettoyage par la souillure, qui vise non pas
cette dimension de souillure, c’est-à-dire de la seulement une victoire sur le terrain, mais un
prise en compte du corps humain, non seulement anéantissement de l’identité historique et collec-
dans la description mais aussi dans l’analyse des tive de l’autre à ses propres yeux, est le génocide
faits. Or, la distinction s’impose, à l’écoute des du pauvre si l’on ose dire, à portée de tout petit
témoignages des victimes de crimes contre l’hu- pays qui ne peut ambitionner la conquête et le
manité, entre ce qui relève de l’usage de la vio- nettoyage absolu de la planète entière. Du point
lence et ce qui relève de l’usage politique de la de vue de la victime qui n’a que faire des typolo-
cruauté, appelée ici crime de souillure. La défini- gies, le crime de profanation touche sa personne,
tion du crime de profanation est donc liée à la sa définition d’être humain, et lui fait regretter
question de la définition des espaces et objets d’être né.
Anthropologie de la violence extrême : le crime de profanation 609

Notes

1. Cette enquête ethnologique utilisée parut dans Le Monde, guerre. Le nombre d’experts en
sur le thème « Alcool et guerre » 13 janvier 1993. mission d’observations issus
(IREB, Institut de Recherche et d’institutions internationales
d’Études sur les Boissons, 2. L’ensemble des dossiers hétérogènes (ONG, ministères
et EHESS, École des Hautes Études d’enquêtes de la Commission des variés, agences de renseignements,
en Sciences Sociales) fut effectuée Droits de l’Homme de l’ONU et les missions parlementaires, etc.), plus
de 1992 à 1995 en Bosnie et travaux d’enquêtes du Tribunal ou moins mandatées officiellement,
Croatie, à raison de quatre pénal international de La Haye venus du monde entier, n’a pas été
voyages par an d’environ un mois. confirment maintenant les dossiers encore évalué, mais on estime que
L’article où la notion et témoignages que de nombreuses ce conflit fut l’un des plus
de « violence extrême » fut ONG ont récoltés tout au long de la « expertisés » de la planète.

Références

BERNAND, A. 1999. Guerre et Public Should Know, New York, NAHOUM-GRAPPE, V. 1999.
violence dans la Grèce antique, Kenneth Anderson. « Guerre et différence des sexes,
Paris, Hachette. les viols systématiques en ex-
KANT, E. 1986. Œuvres Yougoslavie. 1991-1995 », dans
CHATEAUBRIAND, A. 1973. philosophiques, tome 3, Paris, Farge A. et Dauphin C. (dir.),
Mémoires d’outre-tombe, 3 tomes Gallimard, La Pléiade. De la violence et des femmes,
(texte de l’édition originale 1849), Paris, Albin Michel, p. 175-204.
Paris, Librairie Générale
Française. NAHOUM-GRAPPE, V. (dir.) 1993. PETIT, G. 2001. Retour à
Vukovar Sarajevo… La guerre en Langenstein. Une expérience de la

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GUTMAN, R. 1993. Bosnie. Témoin ex-Yougoslavie, Paris, Esprit. déportation, Paris, Belin.
d’un génocide, Paris, Desclée de
Brouwer. NAHOUM-GRAPPE, V. 1997. RAZAC, O. 2000. Histoire politique
« L’usage politique de la du barbelé. La prairie, la
GUTMAN, R. ; RIEFF, D. (dir.) cruauté », dans Héritier F. (dir.), tranchée, le camp, Paris,
1999. Crimes of War. What the De la violence, Paris, Odile Jacob. La fabrique.

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