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À Louna.

À Carine.
À toutes celles et ceux qui ne sont plus là.

À Mathis.
À D.

À nos parents.
« Le mal commence avec l’indifférence et la résignation. »
F H

« J’ai appris que le courage n’était pas l’absence de peur,


mais la capacité de la vaincre. »
N M

« Vous ne devez jamais avoir peur de ce que vous faites


quand vous faites ce qui est juste. »
R P
AVERTISSEMENT

Plusieurs prénoms, noms et lieux de vie de femmes ayant été


victimes de violences conjugales ont été changés à la demande
des personnes concernées, par crainte de représailles ou de
reprise du harcèlement et des violences. En application de
l’article 39 quinquies de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la
presse, leur demande d’anonymat a été respectée. Des
prénoms d’emprunt leur ont été attribués. Elles ont cependant
toutes témoigné sous leur véritable identité dans le cadre des
procédures judiciaires et disciplinaires citées, et la réalité de
leurs témoignages dans ce cadre a été vérifiée.
Des intervenants sociaux, des juristes travaillant dans des
associations, des avocats ont requis l’anonymat pour préserver
les victimes qu’ils accompagnaient. Des policiers et des
gendarmes ont aussi demandé à ce que leur nom soit modifié en
vertu de leur devoir de réserve1, par risque de sanctions
disciplinaires.

Toutes les personnes citées, qui n’ont pas fait l’objet de


condamnation pénale définitive, bénéficient de la présomption
d’innocence.
Quand elles étaient citées ou reconnaissables, nous avons
sollicité leur témoignage dans un souci de respect du
contradictoire.
1. « Le policier est tenu à l’obligation de neutralité. Il s’abstient, dans l’exercice de ses
fonctions, de toute expression ou manifestation de ses convictions religieuses, politiques ou
philosophiques. Lorsqu’il n’est pas en service, il s’exprime librement dans les limites
imposées par le devoir de réserve et par la loyauté à l’égard des institutions de la
République », Art. R. 434-29 du code de déontologie de la police nationale et de la
gendarmerie nationale.
AVANT-PROPOS
par Sophie Boutboul

Au commencement, il y a deux femmes. Fatima Le Griguer et


Alizé Bernard.

Je rencontre la première en février 2017. Fatima Le Griguer


est psychologue. Avec une grande bienveillance, elle évoque
chacune de ses patientes meurtries par des violences
conjugales. Elle les reçoit au service d’accueil des urgences, à
l’hôpital Robert Ballanger, à Aulnay-sous-Bois, en Seine-Saint-
Denis.
Je l’interviewe ce jour-là pour Le Monde. J’écris alors un
article sur les plaintes de femmes violentées, bâclées ou
rejetées, dans les commissariats et les gendarmeries. En cette
fin d’hiver, face à un café fumant, ses cheveux bruns tombant sur
sa blouse blanche, elle m’expose les nombreux obstacles
auxquels ces victimes se heurtent quand elles veulent déposer
plainte. Au terme de notre entretien, elle s’arrête un instant sur le
dossier de l’une d’entre elles. Son conjoint appartenait aux forces
de l’ordre. Son cas s’est avéré d’autant plus complexe. J’ouvre
une parenthèse dans mon carnet de notes. J’y inscris quelques
bribes de phrases que j’entoure à plusieurs reprises au stylo
noir : « Un policier a amené sa femme à l’hôpital. Admise en
psychiatrie à la demande du mari. Alors qu’elle n’avait rien à y
faire. Couverte de coups sur le corps. Menace de l’arme à la
maison. On a pu faire constater les faits, la sortir de cette
hospitalisation sous contrainte en psychiatrie1. »
Fatima Le Griguer doit repartir en consultation. Je lui demande
si nous pourrons nous revoir pour discuter plus longuement de ce
dossier. Elle accepte.
J’aurais pu me dire que cette histoire était une exception, la
laisser à l’état d’idée griffonnée dans un cahier. Mais je n’arrivais
pas à effacer de mes pensées l’image de cette femme acculée,
placée de force dans un service de psychiatrie, parce que la
parole de son mari policier semblait avoir plus de valeur que la
sienne.
Briser le silence pour les victimes de violences conjugales est
déjà d’une difficulté inouïe, mais quand l’auteur de ces violences
est un représentant de l’ordre et de la loi, comment ne pas se
sentir désarmé ?

Dans les jours qui suivent, je contacte des membres


d’associations d’aide aux victimes et des avocats. Tous
m’affirment que le cas relaté par la psychologue n’est pas isolé.
D’autres conjointes de policiers, mais aussi de gendarmes, font
face à des difficultés invraisemblables pour faire valoir leurs
droits. L’obligation de vivre en caserne pour les gendarmes2 et
leur famille ajoute à leur isolement en cas de violences.

Le point commun entre ces femmes : leurs conjoints sont


supposés être ceux vers qui se tourner en cas de danger. Dès
lors, ce qui devrait être une libération et susciter l’espoir de s’en
sortir – appeler les secours, porter plainte – devient une source
d’angoisse supplémentaire. Car les femmes risquent alors de
tomber sur les collègues de leur agresseur, avec la possibilité
que leurs griefs soient minimisés ou ignorés.

Les policiers et les gendarmes sont pourtant censés être les


premiers à connaître la loi et à l’appliquer, leur vocation étant la
protection d’autrui. Mais, apparemment, ils ne la respectent pas
toujours. Pire, en cas de violences dans leur couple, certains
usent et abusent de leur position et de leur statut pour broyer
des femmes déjà anéanties par des années d’emprise.
Sur ce sujet, la législation est pourtant très claire. Les
violences conjugales ont fait leur entrée dans le code pénal
français en 1992, avec l’instauration de la violence sur conjoint ou
concubin comme circonstance aggravante. Le viol conjugal y est
inscrit pleinement depuis 2006, et le harcèlement moral au sein
du couple depuis 2010.

L’époque n’est pas encore à #MeToo quand, en juin 2017, je


propose à Mediapart de travailler sur le sujet, sous l’angle des
difficultés d’accès aux droits pour ces femmes victimes de
violences conjugales. Le site d’information accepte que nous
portions leurs voix ensemble.

Lors de mes recherches, je me rends compte que, dans la


rubrique « Justice », la presse régionale couvre périodiquement
des procès de policiers ou de gendarmes auteurs de violences
sur leur conjointe. Mais personne n’a étudié le sujet dans sa
globalité en France. Il n’y a pas de données chiffrées sur celles
et ceux qui seraient touchés.
Pourtant, depuis le début des années 1990, des chercheurs,
mais aussi des services étatiques étudient, à travers le monde,
les violences conjugales dans leurs rangs. C’est le cas aux États-
Unis, au Canada, en Uruguay, en Afrique du Sud ou en
Angleterre. Ainsi, dès 1990, une psychologue américaine, Leanor
Boulin Johnson, a entrepris des travaux sur la vie de couple dans
les foyers de forces de l’ordre. Lors de sa première enquête,
40 % des 728 policiers sollicités déclaraient avoir commis des
violences sur leurs enfants et leur épouse au cours des six mois
précédant l’étude3.
D’autres chercheurs en sociologie et psychologie ont analysé
cette violence et les moyens d’accompagner les agents et leurs
victimes. Dans certains pays, les institutions policières ou
militaires ont même mis en place des formations, des
procédures de prévention et des protocoles à suivre en cas de
violences conjugales perpétrées par un membre de leur
personnel, comme nous le verrons plus loin. En France, rien de
tout cela n’existe. Le ministère de l’Intérieur, dont dépendent la
gendarmerie et la police4, ne se préoccupe pas de cette
problématique. Celle-ci échappe aussi aux radars des
recherches plus générales sur les violences conjugales menées
sur le territoire.

A contrario, plusieurs rapports et livres se penchent sur le


profond « malaise » ressenti par les membres des forces de
l’ordre. Pas sur celui de la personne qui partage leur vie.
150 000 policiers, dont 72 % d’hommes, et 102 000 gendarmes
actifs et 30 000 réservistes5, dont 82 % d’effectif masculin, sont
chaque jour sur le terrain. Ils jouent un rôle déterminant pour
notre pays, mais leur profession est minée par le manque de
moyens. Ils sont également affectés par le stress et les
traumatismes liés à l’exposition quotidienne à la violence,
inhérente à leur métier. Des reportages et des ouvrages6
s’intéressent à leur épuisement et à leurs conditions de travail
déplorables. Néanmoins, le possible lien entre les difficultés
ressenties au travail et celles pouvant émerger dans leur foyer
n’a pas été examiné.

J’ai pu trouver uniquement la trace d’une étude sur les


épouses de gendarmes, publiée en 2004, par l’historien Marc
Bergère. En consultant les archives de l’institution, il avait alors
réalisé, stupéfait, que des enquêtes de moralité, de voisinage et
d’honorabilité étaient encore conduites au e siècle sur les
futures femmes de militaires. Cela lui a donné l’idée de se lancer
dans cette recherche.
De 1808 à 1978, les gendarmes avaient l’obligation de
soumettre tout projet de mariage à l’autorisation de leur
hiérarchie. Ils doivent encore aujourd’hui rendre compte de la
situation de leur partenaire à leur chef. « À la promiscuité et à la
pression exercée par le contrôle de faits et gestes (des
épouses) en interne, et parfois à l’extérieur, en raison de
l’exemplarité attendue (d’elles), s’ajoute souvent un sentiment
d’isolement7 », note l’historien.

Poursuivant mon travail, je parviens à m’entretenir avec des


femmes de gendarme ou de policier violentées. J’échange
également avec des psychiatres, des médecins légistes et des
membres des forces de l’ordre. Un constat s’impose : un homme
violent armé, représentant de la loi, n’est pas un homme violent
« ordinaire ». Il a à sa disposition des moyens de surveillance et
d’écoute. Comme il connaît parfaitement le déroulement des
procédures de dépôt de plainte, il a la possibilité de les
intercepter ou d’y avoir accès, d’autant plus si un collègue décide
de l’aider. Même sans connaître les agents qui l’auditionnent, il
peut aussi influencer leur opinion, la puissance de son uniforme
et de son poste sacralisant presque sa parole. Une fois que la
procédure est viciée, que les faits remontent aux magistrats
dénaturés, il est beaucoup plus compliqué pour les victimes
d’obtenir une reconnaissance de la justice.

Après plusieurs mois de recherches, je fais la seconde


rencontre déterminante. Celle d’Alizé Bernard. Alizé et son
sourire fulgurant. Alizé et son ardeur à mener son combat de
femme, de mère. Alizé a 32 ans, de grands yeux au bleu intense.
Pendant plusieurs années, elle a été violentée par son ex-
conjoint, ancien gendarme actif, puis réserviste. Elle se bat
aujourd’hui pour être reconnue pleinement victime et pour que
son fils de 9 ans grandisse dans les meilleures conditions
possibles. Quand la fougue d’Alizé laisse place à sa souffrance
toujours intacte, son regard s’assombrit, se perd. Ses gestes se
font plus hésitants.
Avant notre premier entretien, tout ce que je sais d’elle réside
dans un compte-rendu d’audience lu dans Le Parisien8 sur la
condamnation de son ancien compagnon pour violences
conjugales.
Marchant de sa voiture au café où nous nous retrouvons, Alizé
vapote nerveusement sur sa cigarette électronique. Ses cheveux
blonds entourent son visage. Elle s’apprête à livrer son récit. Elle
s’éclaircit la voix et plante son regard clair dans le mien.
Comment résumer en quelques heures des années
d’humiliations, de coups, de menaces et toute la bataille qui a
suivi pour faire valoir ses droits ? C’est l’histoire d’une jeune fille
de 18 ans, séduite par un homme de quinze ans son aîné, qui
s’est avéré violent. Celle « d’un mauvais choix de vie
finalement9 ».
Au cours de leurs dernières années de vie commune, son
compagnon exerçait des pressions pour qu’elle renonce à
déposer plainte : il prétendait que personne ne la croirait, qu’il la
ferait passer pour folle, que ses collègues gendarmes
l’aideraient. Certaines de ses menaces se sont révélées vraies.
Lors de notre rencontre, Alizé m’informe de sa volonté de faire
reconnaître par la gendarmerie et par l’État les injustices dont
elle a été victime quand elle a contacté les secours et voulu
déposer plainte notamment. D’après elle, le statut de son ex-
conjoint l’a empêchée d’avoir les mêmes droits qu’une autre
citoyenne. Elle veut que les procédures changent afin que plus
aucune victime n’ait à subir ce qu’elle a vécu.
Nous prenons conscience, toutes les deux, que les quelques
pages qui vont paraître dans Mediapart10, retraçant son histoire,
mais aussi les parcours tumultueux d’autres femmes en
métropole et outre-mer, seront un premier pas vers un plus vaste
projet. Celui d’alerter sur les situations absolument iniques dont
ces femmes sont les victimes.

Je revois Alizé aux premiers jours du mois de janvier 2018.


Elle souhaite sensibiliser les pouvoirs publics et la justice à la
problématique des violences conjugales chez les gendarmes et
les policiers. L’idée naît alors d’écrire un livre à deux, de nous
allier pour exposer sa lutte à travers son témoignage, et me
permettre de poursuivre l’enquête.

Pendant des mois, régulièrement, nous nous voyons ou nous


parlons au téléphone. Nous revenons à chaque fois sur son
histoire, ce récit intime qui accompagnera les lecteurs et
lectrices tout au long du livre.
Pour remonter le fil de la terreur, Alizé m’a raconté ses
souvenirs les plus sombres. Afin de retracer l’historique des
violences, elle a relu, non sans peine, le jugement du tribunal
correctionnel condamnant son ex-conjoint, les conclusions des
parties civiles et les certificats médicaux des urgences attestant
de ses blessures à la suite des coups reçus. Elle a aussi
réécouté les multiples enregistrements qu’elle avait réalisés de
son compagnon lorsqu’il devenait violent, puis fait retranscrire
par un huissier pour le procès. Elle m’a emmenée voir la maison
qu’elle a dû quitter, où son fils a fait ses premiers pas, mais
aussi où les violences se sont amplifiées. Le lieu de sa fuite
impossible, où elle s’est vue mourir plus d’une fois sous les
coups.
Nous avons continué à échanger à mesure que j’avançais dans
les recherches et les entretiens. Quand j’avais une incertitude sur
le déroulement d’une procédure ou sur le code de déontologie de
la police et de la gendarmerie, pouvoir en discuter avec Alizé
était toujours bénéfique. Après des années de lutte pour être
entendue, elle était passée maître dans ce domaine, vu la
somme de démarches juridiques qu’elle avait dû entreprendre.

Au cours de l’enquête, je me suis aussi entretenue avec des


policières et des gendarmes elles-mêmes victimes de violences
conjugales perpétrées par un membre de leur institution. Elles
enduraient autant de déconvenues. Être violentée par un conjoint
de la même corporation ne facilite pas le signalement des faits.
À l’esprit de corps s’ajoute alors le sexisme pouvant poindre
dans des institutions dominées par les hommes. Si certaines ont
été soutenues par leur hiérarchie, d’autres furent ignorées. Elles
alertent toutes aujourd’hui sur le manque de moyens et de
procédures dédiées aux violences conjugales dans la police et
dans la gendarmerie. Elles sont moins nombreuses à témoigner
ici, mais leur voix n’en est pas moins capitale.

Après des heures passées à écouter attentivement la parole


précieuse et rare de plusieurs dizaines de femmes victimes, j’ai
réalisé que les points communs de leurs histoires étaient
beaucoup trop nombreux. Cela ne pouvait être une coïncidence.
Il s’agissait bien d’un système impliquant la complicité de certains
collègues, d’une partie de la hiérarchie, de l’institution et même
de la justice.

Ce livre, fruit d’un an et demi d’enquête, prouve que, de la


naissance de l’emprise au sein du couple à la dénonciation des
faits, il existe un contexte propice à l’impunité pour ces auteurs
de violences. Des coéquipiers se couvrent. Des supérieurs
hiérarchiques et des juges font parfois preuve d’indulgence et
laissent des victimes sans protection. Des femmes détruites
tentent de s’exprimer depuis des décennies sans que personne
les écoute. Certaines sont encore enfermées chez elles,
paralysées par la peur. D’autres sont mortes sous les coups de
feu d’une arme de service dégainée par un fonctionnaire formé
au tir. D’autres ont vu leurs enfants mourir, le corps criblé de
balles.

Ces femmes, ces mères, ces familles nous livrent ici leur
vérité. À travers leur récit, elles nous invitent dans l’intimité de
leur foyer et reviennent dans les bureaux étroits de
commissariats ou de gendarmeries où elles ont tenté de déposer
plainte, parfois en vain. Elles se sont ouvertes, avec pudeur et
courage, pour dire ce qui les rongeait depuis tant d’années.
Seules des femmes victimes d’hommes racontent leur histoire
ici. Selon les statistiques, elles sont les plus touchées par le
fléau des violences conjugales, qu’elles soient physiques,
sexuelles, psychologiques, verbales, économiques ou
administratives. En 2017, 88 % des victimes de violences par un
partenaire enregistrées par les services de police et de
gendarmerie étaient des femmes11. Entre 2011 et 2017, chaque
année, en moyenne, 219 000 femmes se sont déclarées victimes
de violences dans le couple, soit 1 % de celles âgées de 18 à
59 ans vivant en ménage en France métropolitaine12. Moins d’une
sur cinq porte plainte chaque année. Et ce, non sans difficultés.
Parmi les obstacles à franchir, on peut citer le mauvais accueil,
la minimisation des faits, les refus de prise de plainte – illégaux
dans tous les cas, peu importe le motif fallacieux invoqué,
comme l’absence de certificat médical ou le lieu prétendument
inapproprié au dépôt de plainte…

Les féminicides13 au sein du couple sont également plus


nombreux que les homicides. En d’autres termes, les femmes
meurent davantage que les hommes des blessures par armes ou
des coups de leur conjoint. En 2017, 130 femmes étaient tuées
par leur partenaire, qu’il s’agisse de leur conjoint officiel, non
officiel ou de leur ex-concubin. 21 meurtres d’hommes par leur
partenaire ont aussi eu lieu en 2017, dont aucun au sein de
couples homosexuels14. Plus de la moitié de ces hommes étaient
auteurs de violences conjugales15. 25 enfants ont également été
tués. Les chiffres stagnent d’une année à l’autre. Le dernier
meurtre au sein d’un couple de lesbiennes remonte à 2012, selon
les chiffres du ministère de l’Intérieur.
Dans 32 % des meurtres au sein du couple, les auteurs se
sont suicidés à l’issue de leur crime. Ces affaires-là concernaient
uniquement des hommes.

Le taux de suicide est, d’ailleurs, plus élevé au sein de la


gendarmerie et de la police que dans le reste de la population16.
Cinquante agents de la police nationale et dix-sept de la
gendarmerie nationale ont mis fin à leurs jours en 2017. Mais
parmi ces suicides, cinq ont eu lieu après un féminicide ou une
tentative de féminicide, ou après des meurtres de tiers suite à
des violences conjugales. Dans le détail, durant l’année 2017,
avant de se donner la mort, un policier retraité et quatre policiers
en poste, dont un ex-gendarme mobile, ont tué au total dix
personnes : trois femmes, deux enfants, deux proches de leur
compagne et trois témoins des meurtres.
Le ministère de l’Intérieur semble s’en désintéresser et ne pas
chercher de solutions pour enrayer les féminicides, homicides et
infanticides perpétrés par des agents des forces de l’ordre
laissant des familles endeuillées dans l’incompréhension. Ce livre
veut aussi faire entendre leurs regrets, leur frustration, leur rage,
leur tristesse. Comment se fait-il que, malgré plusieurs dizaines
de meurtres par arme de service dans un contexte de violences
conjugales, il n’y ait pas eu de mesures prises pour protéger des
femmes, des hommes et des enfants en danger de mort ?

Aucune action ciblée n’est entreprise par les institutions pour


fournir un accompagnement dédié aux familles de victimes, aux
rescapés des violences conjugales, mais aussi aux policiers ou
gendarmes auteurs de ces violences. Aucune mesure
conservatoire, aucune proposition de suivi psychologique, aucune
procédure de désarmement ne sont automatiquement mises en
place en cas de plainte pour harcèlement ou violences dans le
couple contre un gendarme ou un policier. Tout dépend de la
décision du chef de service, si l’information arrive jusqu’à elle ou
lui. C’est donc souvent la politique de la débrouille, du cas par
cas, du flottement. Cela place les victimes dans des situations
parfois catastrophiques. Certaines ne sont pas mises à l’abri,
malgré leurs appels à l’aide. Les agresseurs ont alors le champ
libre pour mettre en œuvre leurs menaces de mort.
Quand ces informations remontent aux instances de contrôle
de la gendarmerie et de la police françaises, elles ne les ignorent
pas toujours. L’Inspection générale de la police nationale (IGPN)
et celle de la gendarmerie nationale (IGGN)17 peuvent alors
prendre des sanctions disciplinaires en parallèle des décisions
judiciaires. Mais l’indépendance et l’impartialité de ces instances
sont contestées par des associations, des syndicats de policiers
et des institutions européennes, notamment parce qu’elles se
contrôlent elles-mêmes. Et encore faut-il que les situations soient
portées à leur connaissance.

Les grands absents de cet ouvrage sont les hommes mis en


cause. J’ai essayé de joindre les ex-conjoints de plusieurs
femmes rencontrées, mais ils n’ont pas donné suite à mes
demandes d’entretien.

Pour autant, ce livre ne vise en aucun cas à suggérer que tous


les policiers et les gendarmes sont violents, ou à ternir leur
image. Il pointe les problèmes qui peuvent se poser à leur
partenaire en cas de violences conjugales. Les institutions
entendront peut-être ainsi parler d’un mal trop peu connu dans
leurs rangs, qu’elles peinent à réellement prendre en compte à
l’échelle nationale.
Sans certains policiers et gendarmes consciencieux se battant
aux côtés des victimes, des femmes violentées n’auraient jamais
réussi à aller au bout de leur plainte et de leurs démarches.
Rendre hommage à l’action de ces fonctionnaires est
nécessaire. Ne plus laisser impunis les auteurs de violences et
leurs soutiens l’est tout autant.

Avec cet ouvrage, nous espérons contribuer à la naissance


d’une prise de conscience afin que l’accompagnement de ces
victimes évolue. Pour que leurs agresseurs ne soient plus
épargnés. Pour que ces femmes ne soient plus sacrifiées. Pour
qu’elles ne soient plus réduites au silence par des hommes
censés les protéger.
1. Notes du 2 février 2017.
2. Contrairement aux policiers, les gendarmes ont le statut de militaire. Ils ont l’obligation
d’être disponibles 24 heures sur 24 par nécessité de service.
3. L.B. Johnson, On the Front Lines : Police Stress and Family Well-Being. Hearing
before the Select Committee on Children, Youth, and Families. House of Representatives :
102 Congress First Session May 20 (p. 32-48), Washington DC : US Government Printing
Office, 1991.
4. La gendarmerie nationale est rattachée au ministère de l’Intérieur depuis 2009, mais
une partie de la gendarmerie dépend toujours du ministère de la Défense. Elle est « placée
sous l’autorité du ministre de la Défense pour l’exécution de ses missions militaires,
notamment lorsqu’elle participe à des opérations des forces armées à l’extérieur du
territoire national. Le ministre de la Défense participe à la gestion des ressources humaines
de la gendarmerie nationale et exerce les attributions en matière de discipline ». Art. L3225-
1 du code de la Défense.
5. La réserve opérationnelle de la gendarmerie est constituée de volontaires qui
s’engagent à servir dans les armées. Les réservistes renforcent les unités d’active et les
structures de commandement. Ils contribuent à la sûreté publique. Site officiel de
l’administration française et site de la gendarmerie, service-public.fr,
lagendarmerierecrute.fr.
6. Alain Vincenot, Paroles de flics, le malaise de la police, Romillat, 2002 ; Nadège
Guidou, Malaise dans la police, une profession au bord de l’explosion, Eyrolles, 2012 ; Jean-
Marie Godard, Paroles de flics. L’enquête choc, Fayard, 2018.
7. Marc Bergère, « Épouser un gendarme ou épouser la gendarmerie ? Les femmes de
gendarmes entre contrôle matrimonial et contrôle social », Clio. Histoire‚ femmes et
sociétés [En ligne], 20 | 2004, 20 | 2004, p. 123-134. Et entretien du 28 août 2017.
8. Marjorie Lenhardt, « Le gendarme battait sa femme », Le Parisien, 28 janvier 2017.
9. Entretien du 18 octobre 2017.
10. Sophie Boutboul, « Violences conjugales : les femmes de gendarmes et de policiers
ont le plus grand mal à faire valoir leurs droits » et « La lutte d’une femme de gendarme
pour se protéger des violences », Mediapart, 27 mars 2018.
11. La Lettre de l’Observatoire national des violences faites aux femmes, no 13,
secrétariat d’État chargé de l’égalité entre les femmes et les hommes, novembre 2018.
12. Enquête « Cadre de vie et sécurité 2018 », Insee-ONDRP-SSMSI.
13. Féminicide, mot entré dans le Petit Robert en 2015, est ainsi défini par l’OMS : « La
définition généralement admise du féminicide est l’homicide volontaire d’une femme, mais il
existe des définitions plus larges qui incluent tout meurtre de filles ou de femmes au simple
motif qu’elles sont des femmes… La plupart des cas de féminicides sont commis par des
partenaires ou des ex-partenaires et sous-entendent des violences continuelles à la
maison, des menaces ou des actes d’intimidation, des violences sexuelles ou des
situations où les femmes ont moins de pouvoir ou moins de ressources que leur
partenaire. » En France, ce mot n’est pas défini dans le code pénal et pourtant, en 2014, la
Commission sur la lutte contre la violence à l’égard des femmes du Parlement européen a
appelé « les États membres à qualifier juridiquement de féminicide tout meurtre de femme
fondé sur le genre et à élaborer un cadre juridique visant à éradiquer ce phénomène ».
14. Selon les statistiques du ministère de l’Intérieur, les meurtres au sein de couples
homosexuels restent minoritaires et sont inexistants certaines années. Concernant les
meurtres avec une victime homme et un auteur homme, il y en a eu un en 2016, deux en
2015, un en 2014, un en 2013, un en 2009. Le dernier meurtre au sein d’un couple de
lesbiennes date de 2012. Il y en a aussi eu un en 2011, un en 2008, un en 2009.
15. Étude nationale sur les morts violentes au sein du couple 2017, Délégation aux
victimes, ministère de l’Intérieur.
16. Dans la population générale, on compte 14 suicides pour 100 000 habitants selon
l’Observatoire du suicide, contre 25 pour 100 000 en gendarmerie et 29 pour 100 000 en
police sur les dix dernières années.
17. L’IGPN et l’IGGN ont des missions d’audit, de contrôle des services. Elles veillent
aussi à l’application de la déontologie de la police et de la gendarmerie. Dans ce cadre, elles
peuvent effectuer des enquêtes qui leur sont confiées par les autorités administratives et
judiciaires.
PROLOGUE
par Alizé Bernard

Il est difficile de mettre des mots sur ce que l’on vit, de


reconnaître que l’on est victime de violences conjugales. J’ai
mis beaucoup de temps avant de comprendre ce qui m’arrivait.
Comment aurais-je pu imaginer que cet homme que j’aimais,
représentant de la loi, serait celui qui me détruirait à petit feu ?
Peu à peu, un cheminement s’est fait. J’ai compris que j’étais
emprisonnée dans ma propre vie. J’ai réalisé que si je restais
encore auprès de mon compagnon, aux prochains coups, je
sortirais de la maison sur un brancard, probablement morte.
Mon combat en justice me vaut beaucoup de sacrifices. Je
travaille, mais j’ai dû retourner vivre chez mes parents avec
mon fils. Les procédures me coûtent plus cher que mon revenu
annuel. J’ai fait un choix délibéré : celui d’être représentée au
mieux par une avocate qui maîtrise parfaitement le sujet de
l’emprise dans le couple.
Une seule motivation m’habite désormais : protéger mon
enfant. Mon fils n’a pas à pâtir aujourd’hui des violences que j’ai
subies. Il devrait pouvoir vivre, s’épanouir comme tous les
garçons de son âge, dans l’insouciance. Cette lutte n’est pas
vaine. J’ai espoir d’un avenir serein et meilleur pour nous deux.
À présent, avec cette enquête, je sais que je ne suis plus
seule, que d’autres conjointes de gendarmes et de policiers ont
été confrontées aux mêmes difficultés que moi. C’est rassurant,
mais en même temps affligeant. J’ai le sentiment que nous
vivons dans une zone de non-droit, que nous sommes
méprisées, ignorées par l’institution… Comme un grain de
sable pour l’État.
Pendant des années, j’ai eu peur de parler. Désormais, je n’ai
plus honte. Je ne me sens plus coupable de ce que j’ai vécu,
même si ces années de violences m’ont brisée.
J’écris pour tous ceux qui m’ont dit : « Pourquoi es-tu restée
aussi longtemps avec lui ? Pourquoi n’es-tu pas partie plus
tôt ? » Pour qu’ils saisissent que j’étais enfermée.
Par ce livre, je ne souhaite ni étaler ma vie privée, ni pointer
du doigt mon ex-conjoint, mais alerter les pouvoirs publics sur
le retard de la France en matière de lancement de programmes
et de protocoles encadrant les policiers et les gendarmes
violents dans leur foyer. Il s’agira également de mieux
accompagner les victimes.
Je veux sensibiliser les personnes qui peuvent être
confrontées à un ou une proche en détresse dans cette
situation. Oui, il est possible de s’en sortir face à un homme
violent, qu’il soit policier ou gendarme, mais les obstacles sont
nombreux.
Je garde l’espoir que les choses changent pour nous et pour
toutes les victimes de violences conjugales. Car
malheureusement toutes les femmes n’ont pas la possibilité de
se battre aussi longtemps, de s’endetter. Sortir du silence, c’est
bien, mais arriver à être réellement protégées et entendues,
c’est mieux. L’État doit se rendre compte de sa responsabilité
dans notre prise en charge et des répercussions de ses
défaillances dans nos vies.
J’ai fait le choix de lutter pour rétablir mes droits, plutôt que
de me taire et de subir. Le plus important reste d’épargner et de
protéger les enfants qui sont tout autant victimes que nous.
Si ce livre peut aider la gendarmerie, la police, la justice et le
gouvernement à prendre conscience des dysfonctionnements,
des passe-droits de certains policiers ou gendarmes, à mettre
en place des garde-fous, ce sera une grande victoire.
PREMIÈRE PARTIE

Des familles plus exposées


Hiver 2005. Je croise son regard pour la première fois dans une
boîte de nuit. J’ai 18 ans. Lui quinze de plus. La musique résonne. Il
me parle à l’oreille, me fait rire. Le rythme de sa voix est saccadé.
Nos mains se frôlent lors d’une ou deux danses. À la fin de la
soirée, il me demande mon numéro. Je refuse de le lui donner, vu
notre différence d’âge. Il est en instance de divorce et il a un enfant.
Je vis chez mes parents dans un village de 800 habitants. Je ne
vois pas ce que nous pourrions avoir en commun. Pendant un mois,
il revient souvent dans cette discothèque pour obtenir mon numéro.
Il veut que j’accepte de passer une soirée avec lui.
Je finis par céder. Je trouve ça charmant, tous ses efforts. Et il
me plaît. Début 2006, nous dînons tous les deux pour la première
fois. L’hiver est glacial. Je suis presque collée au chauffage
d’appoint du restaurant. La soirée est agréable, mais je n’imagine
aucun avenir pour nous deux. Nous sommes trop différents : je suis
lycéenne et je passe mon bac, lui est gendarme et papa. Il écoute
du Renaud, quand j’écoute du Martin Solveig.
En le revoyant, je me rends compte que l’on se retrouve tout de
même sur certains points. Nous rions beaucoup ensemble et,
surtout, nos familles sont nos priorités absolues. Je tombe peu à
peu amoureuse.
La première fois que je vais chez lui en caserne, je suis
impressionnée par le dispositif de sécurité à l’entrée. De l’extérieur,
cette ancienne fortification ressemble à une prison. Les murs sont
surplombés de barbelés. Je gare ma voiture sur le parking visiteurs,
passe un premier poste de garde, puis un second. À chaque fois,
j’indique son nom, je donne ma carte d’identité et le numéro
d’immatriculation de mon véhicule.
Des barres d’immeubles côtoient des terrains de sport, non loin
d’un petit bois. Plusieurs centaines de personnes vivent sur place.
Je croise des couples avec des poussettes. J’ai l’impression d’entrer
dans un petit village clôturé.
Il vient à ma rencontre. Dans le hall de son bâtiment, une plaque
en émail m’interpelle. Elle ressemble à celles qui préviennent de la
présence d’un chien méchant sur les portails des maisons. Mais
l’inscription est tout autre. « Les chiens sont autorisés, les femmes
sont tolérées. » Je lui dis que je trouve ça un peu particulier. Lui se
marre : « Cet écriteau est dans tous les bâtiments ! »
Quelques semaines plus tard, il m’invite à passer la semaine à la
caserne. Il vient me chercher chez moi. Je ne veux pas qu’il
rencontre mes parents pour l’instant et je lui demande donc
d’attendre dans la voiture. Alors que je m’attelle à terminer ma
valise à l’étage de la maison, il frappe à la porte et se présente de
lui-même. « Je vais faire attention à votre fille », assure-t-il à ma
mère. Je suis gênée par cette intrusion. C’est trop tôt. Mais je
l’aime. Je l’admire.
Pour lui, je suis alors la plus belle, la plus intelligente, la femme
de sa vie, la huitième merveille du monde. Il prend soin de moi. Je
découvre son hygiène de vie irréprochable. Il pratique plusieurs
sports de combat et fait de l’exercice dès qu’il le peut.
Son premier long déplacement avec la gendarmerie pour des
missions de renfort et de maintien de l’ordre dure un mois. Il
m’envoie des messages chaque jour. Si je sors avec des amis, il
s’inquiète. Pour le rassurer, je ne mets plus le nez dehors jusqu’à
son retour.
Quand je démarre mon BTS de management des unités
commerciales en septembre 2006, je dors dans son appartement de
plus en plus souvent. Je finis par m’installer chez lui.
Il m’explique alors les usages de la vie en caserne. Ou plutôt, les
règles officieuses. Je dois dire bonjour à chaque personne que je
croise. Je ne dois pas trop parler avec les femmes qui se
regroupent en bas avec les enfants car « elles sont médisantes et
font beaucoup d’histoires ». Pour lui, toutes sont forcément des
commères qui vont détourner mes propos et semer la zizanie dans
notre couple. Je ne dois pas non plus discuter plus que nécessaire
avec les hommes pour ne pas avoir « une réputation d’allumeuse ».
Parfois, j’échange avec une conjointe de gendarme en bas de
notre tour. Je la croise quand elle nourrit des chats sauvages. Nous
parlons de la pluie et du beau temps. Cela agace mon conjoint.
Pourtant, à la caserne, on a le sentiment que tout le monde se fait
confiance. L’espace est tellement sécurisé que l’on ne ferme jamais
à clé la porte de chez nous. Nous vivons presque en autarcie.
L’isolation phonique est très faible. J’entends tout ce que font les
voisins : quand ils déjeunent, dînent, quand ils vont aux toilettes,
quand ils mettent en marche leur lave-linge. Je fais avec.
La gendarmerie est très présente dans nos vies. Parfois, il montre
sa carte professionnelle lors de contrôles routiers. Il se gare où il
veut en déposant un petit mot sur son pare-brise à destination
d’éventuels policiers ou gendarmes.
Au printemps 2008, alors que je l’ai rejoint lors d’un déplacement
en Martinique, le jour de mon départ, voulant profiter de moi le plus
longtemps possible, il décide de m’emmener à l’aéroport au dernier
moment avec un véhicule de gendarmerie, le gyrophare allumé.
Il semble libre de faire ce qu’il veut. Du moins, il s’en octroie le
droit. Je trouve son comportement bizarre. C’est contradictoire. Il est
censé faire en sorte que les gens appliquent la loi et lui ne la
respecte pas toujours. Mais je me dis que ce ne sont que des petites
choses pas trop graves.
Des tensions apparaissent entre nous quand j’apprends qu’il a eu
une aventure avec une femme au début de notre relation. Je suis
hors de moi, mais j’encaisse, je pardonne.
Au début de l’été 2008, nous sommes en voiture. L’air est doux.
Je baisse la vitre côté passager. Nous avons un désaccord sur la
présence trop importante d’une de ses anciennes conjointes dans
notre vie. Je lui précise que je ne peux plus vivre avec une autre
femme si présente dans notre couple. « Si ça continue, je vais te
quitter », lui dis-je. Sa réponse : un énorme coup de poing au
niveau de ma joue gauche.
Je suis éblouie par des éclats de lumière cinglante. Déjà
engourdie. Sonnée. C’est la première fois qu’un homme me frappe.
Je lui lance : « Arrête-toi, je veux descendre de la voiture. » Il
ralentit sur le bas-côté. J’ouvre la portière et me laisse tomber dans
le fossé. Mes mains tremblantes s’agrippent aux herbes sèches. Je
suis désorientée. J’ai le sentiment que mon cœur bat dans ma
mâchoire. Je sors mon téléphone de mon jean. Je veux appeler un
taxi, mais je ne sais même pas où je suis. Il se gare plus loin et
revient vers moi. Il s’excuse, m’intime de monter dans la voiture, me
dit que c’est dangereux de rester au bord de la route toute seule. Je
remonte. Je suis sous le choc. Pourquoi m’a-t-il frappée ? « C’est
bon, calme-toi, me dit-il. Tu n’as rien. » Mais je sens que ma
mâchoire est disloquée, je n’arrive plus à articuler. Je lutte contre la
douleur pour lui parler et lui demander de m’emmener à l’hôpital. Il
refuse. Nous irons chez le médecin habituel de la caserne quand
nous rentrerons. Le docteur en question ne peut rien faire pour moi :
il rédige un courrier pour que je sois reçue en urgence à l’hôpital le
plus proche.
Je ne peux plus m’exprimer et mon conjoint explique donc les
circonstances de l’accident aux urgentistes. « Je suis gendarme à la
caserne voisine. J’entraînais ma compagne à la boxe pour lui
apprendre des techniques de combat. Elle s’est mal protégée, a mal
monté sa garde et elle a pris un mauvais coup. Elle doit être
fragile », assure-t-il au médecin. Je suis abasourdie, dans le flou
total, je me demande comment il a pu en arriver à me mettre un
coup. Tout est chamboulé, mais je comprends tout de même qu’il
essaie de se couvrir avec ce mensonge.
Des soignants s’y reprennent à plusieurs reprises pour me
remettre la mâchoire en place. La douleur s’amplifie. Je ne peux
presque plus ouvrir la bouche. Un certificat médical atteste que mon
élocution sera difficile pendant vingt et un jours. C’est la veille de
mon oral d’anglais pour le BTS. Alexandra, une amie de ma
formation, doit dormir chez nous ce soir-là. Elle nous attend devant
le poste de garde. Elle n’a pas le droit de se rendre à l’appartement
sans nous. À notre arrivée, mon compagnon lui explique la même
version qu’aux médecins. Puis il part acheter des médicaments et
faire quelques courses car je ne peux me nourrir qu’à la paille.
Je marmonne. J’arrive à dire à mon amie que ce n’est pas un
accident, qu’il s’est énervé. Elle s’inquiète, me questionne. Je me
confie à elle à demi-mot à propos du coup. Elle me réconforte, mais
je lui fais promettre de garder cela pour elle. Mon compagnon
revient avec une multitude de flacons de parfum. Je refuse ses
cadeaux. Je ne suis pas à vendre. Il s’excuse, s’effondre : « Tu es
la femme de ma vie, je t’aime trop. Je n’ai jamais voulu te faire du
mal. » Il est en larmes et met cela sur le compte d’un deuil récent.
C’est inenvisageable pour moi de rester avec un homme violent et
je le lui dis. S’il l’a été aujourd’hui, il le sera à nouveau. Il m’a fait
tellement peur. Est-ce que le fait que nous vivions en caserne
entourés de gendarmes me retient de partir ? Je ne sais pas. Il me
promet que ça ne se reproduira pas, qu’il va prendre sur lui. « Je
t’aime trop, vraiment, excuse-moi, plus jamais je ne te ferai
souffrir. » Je le crois. Je l’aime aussi.
Je passe mon examen oral sans pouvoir parler. Adieu, mon
diplôme. Je présente pourtant mon certificat médical. Il a fallu que je
bataille pour le conserver. « Jette-moi ça, t’as pas à garder ça »,
m’avait dit mon conjoint, en mettant le papier à la poubelle. Je
l’avais sauvé et caché dans un vieux sac à main, prétextant que je
voulais saisir l’inspection académique.
Quand on me propose quelques mois plus tard un poste de
chargée de clientèle dans une grande ville, il s’inquiète que je fasse
la connaissance de trop de monde, que je me fasse draguer. Il me
conseille donc de trouver quelque chose de plus proche de chez
nous pour que l’on puisse penser à la famille que nous voulons
construire. Je pose ma candidature pour un travail dans ses
critères. Pour y accéder, je dois suivre une nouvelle formation. Il
souhaite alors rencontrer tous les élèves de ma promotion. Il me
dépose et vient me chercher très souvent.
Il ne veut plus que je fume, me pousse à faire plus de sport. Je ne
m’en rends pas compte alors, mais, petit à petit, il régit mon
existence. Je ne vois plus la vie qu’à travers le prisme qu’il
m’impose.
À cet instant-là, je ne comprends pas encore la puissance que
peut représenter un uniforme, une carte de gendarmerie. Je
l’apprendrai à mes dépens.
CHAPITRE 1

Un foyer pas comme les autres

Pesante. Étouffante. La terreur qui a anéanti Alizé pendant des


années touche toutes les victimes de violences conjugales. Elle revêt
une dimension supplémentaire, accablante, quand l’agresseur est
représentant de la loi, formé au combat. Quand le soir ou le matin, en
rentrant de patrouille, il range son arme de service dans sa table de
nuit. Ou au-dessus d’un placard. Quand sa victime sait qu’il a à sa
disposition une matraque, un taser, les numéros de commissaires, de
généraux, de procureurs.

La peur est « un élément essentiel qui permet la mise sous


emprise1 », décrit Marie-France Hirigoyen, psychiatre et victimologue,
spécialiste des ressorts de la violence dans le couple.
Lors de violences conjugales, plusieurs phases se produisent et se
reproduisent. Alizé a vécu ce cycle théorisé par la psychologue
américaine Lenore Edna Walker en 19792. Il fait se répéter plusieurs
étapes : une tension grimpante, un épisode violent, des remords
suivis d’excuses, de justifications, puis une réconciliation, une période
qualifiée de « lune de miel ».
Pour obtenir et conserver le pouvoir, les auteurs de violences dans
le couple utilisent des procédés similaires à l’égard de leur victime :
casser l’estime de soi, isoler, frustrer, intimider, menacer, suggérer
qu’il y aura des représailles, faire du chantage au suicide, harceler,
contrôler, inverser la culpabilité3.
Dès que l’emprise entre en jeu, les relations deviennent
asymétriques. Un degré supérieur de domination semble poindre
quand l’agresseur est gendarme ou policier. Les craintes paraissent
exacerbées pour les victimes. Elles font face à un homme censé
veiller à la protection des citoyens, ayant un devoir d’exemplarité
dans son métier. Une peur insidieuse et constante s’immisce alors
dans leur vie, faisant de leur foyer un foyer pas comme les autres.

Protecteur à l’extérieur, agresseur à l’intérieur

Tenaillée par l’angoisse pendant plus d’une décennie, Aude*4 n’a pu


s’ouvrir à ses proches que très tardivement sur les sévices endurés.
Aujourd’hui, la sexagénaire à l’accent chantant ne semble plus pouvoir
s’arrêter de raconter, de s’indigner. À l’été 2018, dans le petit hall
d’arrivée d’une gare du centre de la France, au milieu des voyageurs
en tongs, elle m’attend les yeux rivés sur la sortie du quai. Ses
cheveux blond vénitien sont retenus en chignon par une barrette. Son
regard est souligné de khôl noir. Nous marchons jusqu’à son
appartement. Puis nous nous installons au milieu des compositions
florales aux tons bleu pastel posées sur chaque meuble de son salon.
« Je veux que la France entière entende parler de mon histoire,
annonce-t-elle. Pendant un quart de siècle, j’ai vécu dans l’insécurité
permanente, absolue. Mon mari était gendarme, mais à la maison il
était tout l’inverse du respect de la loi, alors qu’il mettait toujours en
avant son sacro-saint uniforme5. » Des peintures de femmes
tapissent les murs de son appartement. Dans un cadre posé sur un
chevalet, une photo d’elle, seule, en robe de mariée, les mains
gantées, trône au milieu du salon. Elle a demandé à un photographe
professionnel de faire « disparaître » son ex-conjoint du cliché.
Au début des années 1990, Aude se marie et s’installe en caserne.
Les gendarmes, qui ont un statut de militaires, sont tenus de vivre sur
place par « nécessité absolue de service », devant être disponibles
24 heures sur 24. Leur famille se retrouve ainsi obligée de partager le
quotidien de leurs collègues et de leurs supérieurs hiérarchiques.
Dans un premier temps, Aude y voit plutôt des avantages, comme
la gratuité du logement et la sécurité. Même si elle met du temps à
se sentir vraiment chez elle, elle est heureuse de cette vie de couple
qui débute.
Son mari est gendarme mobile6, une force militaire spécialisée
dans le maintien de l’ordre public, qui peut être amenée à travailler en
métropole et dans les Outre-mer, sur des manifestations par
exemple, ainsi qu’à l’étranger en renfort d’autres brigades.
Au bout de quelques semaines, son époux lui interdit d’utiliser le
robinet d’eau chaude. Il lui demande aussi de récupérer l’eau avec
laquelle elle se lave dans un seau pour s’en resservir ensuite. Il veut
économiser, alors qu’une infime partie de l’eau est à leur charge. Elle
est gênée par ce qu’il lui impose, mais n’ose s’opposer à lui. Elle
travaille alors dans le prêt-à-porter. Durant ses jours de repos, elle
parfait la décoration de leur appartement. Sur le meuble de l’évier, un
peu trop rustique à son goût, elle change des poignées et les
remplace par d’imposantes clés métalliques.
Deux ans après leur mariage, alors qu’elle lave des carottes et des
navets dans leur cuisine, elle utilise une lichette d’eau tiède. Son mari
la surprend et la frappe d’un grand coup sur le crâne. La tête d’Aude
bute contre l’évier, puis contre une des clés qu’elle a si
méticuleusement installées. Elle perd connaissance. Son époux lui
jette de l’eau froide au visage. Mais Aude demeure inconsciente.
« Comme je bavais, il s’est décidé à appeler le médecin. » Le
professionnel de santé pose d’emblée la question des violences
conjugales, mais son mari répond : « Non, mon épouse est folle, elle
ne supporte pas la vie en gendarmerie. » Son conjoint déchiquette en
mille morceaux ce premier certificat médical pour traumatisme
crânien. Il en déchirera bien d’autres.
Par périodes, entre deux épisodes violents, il se repent en la
couvrant de cadeaux, des bijoux le plus souvent. Elle imagine alors un
futur moins sombre, dans lequel ils construiraient ensemble une
maison, décideraient d’avoir un enfant… Mais Aude est vite rattrapée
par la crainte constante des « torgnoles ». Son mari rentre souvent
ivre le soir. Il aime alors se répandre en invectives. Les jours
s’égrènent dans une angoisse constante. « Plus les années
avançaient, plus il me terrifiait, me traitait de “pute” à tout-va, et plus
il devenait certain qu’il ne risquait rien. Il me le hurlait. “Je sais
comment te frapper pour ne pas laisser de traces”, me disait-il
souvent. » Ainsi, il lui inflige des coups sur le sommet du crâne,
dissimulés par son épaisse chevelure, ou lui tord les poignets.
Aude tombe enceinte et les maltraitances continuent. « Il m’a
cassée de partout sans que ça se voie. Il disait que personne ne
pourrait me croire car il se faisait passer pour le plus gentil de
l’escadron. Et moi, je cachais la souffrance que je ressentais. J’avais
épousé un imposteur, un manipulateur. Parfois je lui demandais :
Pourquoi tu te transformes en ogre dès que tu franchis la porte
d’entrée ? »

Mutisme imposé

Après un déménagement en raison d’un changement de poste de


son mari, Aude croise un de ses supérieurs hiérarchiques sur la place
d’armes de la nouvelle caserne. Elle l’interpelle. « Je lui ai fait part de
mes craintes au sujet des violences que je subissais, puisque mon
mari me disait qu’il allait me trucider. Il m’a répondu : “Ne parlez plus
jamais de ça en gendarmerie, rentrez chez vous !” », lance Aude, en
levant la voix et l’index, imitant le gradé en question.
Alerté, ce gendarme a détourné le regard. Pourtant, en vertu de
l’article 40 du code de procédure pénale, tout officier public ou
fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la
connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans
délai au procureur de la République7. Un gendarme vivant en caserne
est-il toujours considéré comme exerçant son travail ? Jean-Luc
Dooms, magistrat, président du tribunal correctionnel de Perpignan8,
qui a déjà jugé plusieurs affaires impliquant des gendarmes ou des
policiers mis en cause pour violences conjugales, analyse : « Si un
gendarme est en service au moment où il reçoit des confidences sur
des violences, il doit prendre contact avec le procureur ou avec son
supérieur hiérarchique. Par contre, s’il est hors service, il n’est pas
soumis aux circonstances de l’article 40. Quoi qu’il en soit, je crois
bien que le gendarme qui recevrait des informations de cette nature à
l’intérieur d’une caserne serait astreint à une obligation de les signaler
à son chef. » C’est bien le cas, puisque le code de la Défense
dispose que les supérieurs, à chaque échelon, doivent veiller aux
intérêts de leurs subordonnés et rendre compte à la hiérarchie de
tout problème qui parviendrait à leur connaissance9. Lionel Delille,
vice-président de l’Association professionnelle nationale militaire
gendarmes et citoyens, confirme que ce gradé n’a pas agi dans les
règles : « Il a tout faux. À partir du moment où l’on a connaissance de
quelque chose d’anormal, sur le plan moral, déontologique et pénal,
on est toujours dans l’obligation d’en avertir l’autorité compétente10. »
Par ailleurs, ce fonctionnaire, en tant que citoyen, n’a pas porté
assistance à une personne en danger, une action répréhensible au
regard du code pénal11.
L’information qu’Aude a tenté de transmettre n’est jamais remontée
à quiconque, permettant à son mari de continuer sa carrière. À la fin
des années 1990, il est muté outre-mer. Là-bas, Aude commence à
se confier au sujet des violences qu’elle subit, quand sa voisine la
questionne sur les hurlements qu’elle entend de chez elle. Cette
femme lui écrira une attestation au moment de son divorce : « Les
cris et les pleurs de leur enfant m’ont incitée à me renseigner auprès
de la mère. Apparemment très gênée et affectée, madame m’a
avoué que son mari se montrait souvent brutal avec elle, ainsi qu’avec
leur fille12. »
Les attestations de plusieurs de ses proches chez qui Aude se
réfugiait certains soirs vont dans le même sens. Le jour de notre
entretien, Aude les sort d’une épaisse pochette bleu foncé dans
laquelle elle conserve précieusement tous les documents liés aux
violences. Elle les relit, en tournant machinalement les bracelets
argentés en forme de manchettes qui entourent ses poignets. « Étant
très unie avec Aude, celle-ci s’est très souvent rendue à mon domicile
pour se confier (…), écrit une autre amie. J’ai constaté à plusieurs
reprises qu’elle portait des traces de violences, comme des bleus.
Monsieur ne se privait même pas devant moi d’humilier son épouse, il
avait toujours quelque chose à lui reprocher13. »
Les violences endurées dans une énième caserne en région
parisienne vont convaincre Aude de s’enfuir. Son mari lui tord les
mains, les doigts, la frappe, tente de l’étrangler. Elle a peur pour leur
fille, qui est aussi témoin de ses insultes. Elle montre ses blessures
dès qu’elle le peut à des médecins et conserve précieusement les
certificats médicaux qu’elle cache un peu partout chez elle. En 2002,
elle évoque les violences avec ses propres employeurs, qui lui
conseillent d’aller déposer plainte. « Je ne voulais pas nuire à mon
mari, car je savais qu’il n’avait que la gendarmerie dans sa vie, je
préférais me mettre à l’abri. Un médecin m’a dit de partir avec ma
fille et je l’ai écouté. » Le généraliste qui a reçu Aude ce jour-là, dans
son cabinet, à deux pas de la caserne, se souvient bien de leur
rendez-vous. « En général, je conseillais aux femmes de prévenir la
hiérarchie militaire, mais là, cela lui paraissait impossible14 », précise-
t-il.
Le divorce n’est acté que plusieurs années après leur séparation.
Entre-temps, le harcèlement de son mari continuant, Aude dépose
une plainte et plusieurs mains courantes au début des années 2000,
accompagnée par le centre d’information sur les droits des femmes
et des familles de sa ville. Elle présente alors cinq certificats
médicaux attestant d’ecchymoses, de contusions, de traumatismes et
d’hématomes dus à des coups sur différentes parties de son corps15.
Ses plaintes ont été classées sans suite. Elle continue de se battre
aujourd’hui pour que ses séquelles physiques et psychologiques
soient reconnues, tout comme son statut de victime.
Dans une lettre, restée sans réponse, écrite début 2018 au
président de la République et chef des armées, Emmanuel Macron,
et à Marlène Schiappa, la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre
les femmes et les hommes, Aude déplore la situation : « J’ai vécu
l’indicible, j’ai porté la honte en moi car mon ex-conjoint était
intouchable, travaillant dans un certain milieu professionnel. (…) Ce
n’est pas chose simple que de parler, d’étaler les violences
conjugales auprès de l’institution. Les épouses qui avaient le courage,
la force, l’audace de le faire dans la “caste” étaient considérées
comme des parias à faire dégager au plus vite. »

L’impression d’être cernée

Même si d’autres métiers de pouvoir existent, les gendarmes et les


policiers ont la spécificité d’être ceux que l’on appelle en cas de
danger. Or, une femme victime de violences de la part de l’un d’entre
eux n’aura pas le réflexe de composer le 17. Le risque serait trop
élevé de tomber sur un collègue de son mari.
La psychiatre Marie-France Hirigoyen évoque le sentiment
d’impuissance de ces femmes. « Le recours au 17 pour calmer
l’agresseur, ce garde-fou que peuvent d’habitude utiliser les victimes
pour apaiser ponctuellement la violence, s’avère ici inexistant. Elles
sont donc beaucoup plus démunies, car elles ne savent pas à qui
s’adresser. Cela renforce le processus d’emprise dont elles sont
victimes : il se révèle encore plus compliqué pour elles de partir et le
cercle vicieux s’entretient16. »
La vie communautaire en caserne, « digne d’un phalanstère17 »,
participe parfois au sentiment d’être prise au piège. Le quotidien peut
déjà y être pesant, avec une intimité difficile et la sensation de ne pas
être considérée, comme l’illustrait en 2000 un article de Libération sur
les femmes de gendarmes18, qui commençait ainsi :
« Elles ne veulent plus être des femmes tolérées. Elles ne veulent
plus que leur courrier atterrisse, selon les us et coutumes des
brigades, sur le bureau de leur gendarme de mari, et non dans la
boîte aux lettres qui a été affectée à leur logement. Elles ne veulent
plus attendre que la réparation d’une fuite d’eau passe par un rapport
rédigé par leur époux, puis transmis à la hiérarchie. Elles ne veulent
plus que la famille et les amis qui viennent séjourner chez eux laissent
leur carte d’identité à l’entrée de la caserne. (…) Elles ne veulent plus
avoir peur de dire ce qu’elles pensent sous peine de porter préjudice
à leur mari. Elles ne veulent plus, tout bonnement, s’entendre dire
qu’elles n’ont rien à dire. Elles veulent être au minimum acceptées et
tordre le cou à la formule gendarmesque : “La femme de gendarme
est tolérée. Le chien est accepté.” »
Les humiliations, les coups, les gifles, les insultes vont donner à
ces femmes le sentiment d’être encore plus isolées. Muriel Salmona,
psychiatre spécialiste du psychotraumatisme, le confirme. Elle a pris
en charge des femmes violentées par des membres des forces de
l’ordre au sein de son cabinet des Hauts-de-Seine, mais aussi de
l’association Mémoire traumatique et victimologie, qu’elle préside.
Toutes avaient l’impression de ne pouvoir faire confiance à personne
et, donc, de ne pas pouvoir aller porter plainte.
Pour les compagnes de gendarmes, l’encasernement est un
facteur de risque supplémentaire d’emprise et d’isolement, appuie la
psychiatre, laissant des victimes totalement livrées à leur agresseur :
« Lui va être dans des bonnes relations avec tout le monde, puisque
les voisins sont ses collègues. Et elle, en territoire hostile, coupée de
ses liens familiaux et amicaux19. »

Minimiser ses violences pour culpabiliser sa victime

Parallèlement à la peur peut naître un sentiment


d’incompréhension, quand le conjoint porte secours, dans son travail,
à des victimes de violences intrafamiliales. Il minore alors ses
propres violences par rapport à celles infligées aux personnes qu’il
prend en charge au quotidien.
Manon*, 36 ans, attend le procès de son ex-compagnon gendarme
mis en cause pour violences conjugales commises contre elle et deux
autres ex-compagnes, prévu pour la fin 2019. « Très rapidement
dans notre relation, il m’a dénigrée sur tout, j’avais peur de rentrer
chez moi. Puis au bout d’un an d’agressions verbales, de “Salope !”,
“T’es nulle au lit”, “Dégage sale pute”, de claques, de tirages de
cheveux, j’ai décidé de sauver ma peau20. » Un élément bouleverse
particulièrement Manon dans la situation de son ex-conjoint : par le
passé, il a eu un rôle de référent, au sein de sa brigade, pour toutes
les affaires de violences intrafamiliales. Il était la personne qui
recevait et orientait les victimes majeures ou mineures de violences
psychologiques, physiques ou sexuelles. À la suite de son dépôt de
plainte en 2018, Manon a écrit au président de la République,
Emmanuel Macron, pour l’alerter sur le fait qu’un gendarme gradé
ayant lui-même été référent pour des dossiers de violences
conjugales puisse agir ainsi. Sa lettre est restée sans réponse. Elle y
relatait notamment un épisode précis : « Quand je lui disais : “Mais tu
t’es occupé des violences conjugales et tu me maltraites, comment tu
peux me faire ça ? Ce n’est pas logique”, il me répondait : “Mais
Manon, les femmes battues, elles ont la tête démolie, pas toi.” »
La psychiatre Muriel Salmona identifie cet élément comme faisant
partie de la stratégie des agresseurs pour culpabiliser leur victime.
« L’agresseur jubile quand il dit à sa conjointe : “Ces femmes-là sont
vraiment victimes, contrairement à toi. Toi, c’est ta faute, tu l’as
mérité.” Cela crée une loi du silence encore plus prégnante pour elle.
Elle ne se sent pas légitime pour se plaindre face à un homme qui se
targue de protéger d’autres femmes violentées et de leur porter
secours », pointe la médecin.

Ainsi maintenues dans un état d’effroi par leur conjoint, ces femmes
n’osent pas appeler à l’aide. Quand elles évoquent la possibilité de
saisir la police ou la gendarmerie, les menaces de leur agresseur
s’accentuent et se précisent. Ce dernier se sert alors de son rôle
dans la société, de son statut, pour intimider sa compagne.
1. Marie-France Hirigoyen, « De la peur à la soumission » dans le numéro « Les
violences conjugales », Empan, vol. 73, no 1, 2009, p. 24-30.
2. L. E. Walker, The Battered Woman, New York, NY : Harper & Row, 1979.
3. Marie-France Hirigoyen, op. cit.
4. L’astérisque après un prénom signifie que le prénom a été modifié.
5. Entretiens du 8 mai et du 23 août 2018.
6. La gendarmerie mobile est différente de la gendarmerie départementale, qui s’occupe
des plaintes, des patrouilles et des enquêtes. Site Internet de la gendarmerie nationale.
7. Art. 40 modifié par la loi no 2004-204 du 9 mars 2004.
8. Jean-Luc Dooms était encore en poste lors de notre entretien. Il a pris sa retraite fin
juin 2019.
9. Art. L4121-4 du code de la Défense.
10. Entretien du 14 août 2018.
11. « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou
pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne
s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de
75 000 euros d’amende. » Art. 223-6 du code pénal.
12. Attestation produite face au juge des affaires familiales, 2006.
13. Op. cit.
14. Entretien d’avril 2018.
15. Certificats médicaux datés de 2000 à 2006.
16. Entretien du 30 septembre 2018.
17. Phalanstère : groupe de personnes vivant en communauté, poursuivant une même
tâche ou unies par des intérêts communs. La formule est de Marc Bergère, op. cit.
18. Catherine Bernard, « Femmes de gendarmes, la révolte dans les casernes »,
Libération, 13 décembre 2000.
19. Entretien du 6 juillet 2018.
20. Entretien du 23 avril 2018.
Quelques mois après le premier coup de poing, au cours d’une
dispute, mon conjoint se défoule à nouveau sur moi. Il me met des
claques un peu partout avec la paume de sa main. Je me débats,
j’essaie de le repousser avec mes pieds. Je suis recroquevillée,
bloquée entre le canapé et la table basse en verre. Une poignée de
secondes passe. Il me prend dans ses bras et me dit : « Pourquoi je
me comporte comme ça ? T’es la femme de ma vie, celle avec
laquelle je veux finir mes jours. » Se rend-il compte de ce qu’il me
fait endurer ? Il mesure 1m80, pour 84 kilos. Moi, 1m69 pour 56
kilos. Et, de surcroît, il est entraîné pour que ses mains soient des
armes, plusieurs fois médaillé en sports de combat. Je ne peux pas
lutter. Je ne fais pas le poids, mais je me relève. Après chaque
coup, je suis debout.
Je lui dis que les voisins nous ont forcément entendus et qu’il va
avoir des problèmes. Lui n’a aucune inquiétude. Il m’explique que,
dans la caserne, beaucoup frappent leur femme et que personne ne
dit rien. Il fait même référence à certains de ses collègues que j’ai
déjà croisés.
Nous sommes en 2009. Il me convainc que ces deux écarts
violents sont exceptionnels. L’excuse, cette fois, ce sont ses
difficultés à gérer son travail, entre toutes les manifestations sur
lesquelles il réalise du maintien de l’ordre, les arrestations
domiciliaires, les transfèrements de détenus à haut risque. Il a
beaucoup de pression au sein de la caserne et ne se plaît plus dans
son équipe. Il prend la décision de quitter la gendarmerie mobile.
De mon côté, je me concentre sur notre projet de bébé et sur
l’amour que je continue de lui porter.
Nous partons de la caserne. Il devient gendarme réserviste. Pour
faire des économies et nous permettre d’acquérir un bien
immobilier, nous nous installons provisoirement chez mes parents,
pour l’année à venir. Je remarque que la présence de mes proches
fait disparaître sa violence.
Nous ne sommes pas mariés, mais c’est comme si nous l’étions.
Il n’est pas souvent présent à cause de son travail. Je me raccroche
aux moments que nous passons ensemble. Je tombe enceinte. Je
suis heureuse.
Les brimades reprennent fin 2009, pendant ma grossesse.
« Qu’est-ce que t’es grosse. C’est moche une femme enceinte »
sont des phrases que j’entends alors régulièrement. J’ai la sensation
d’être inintéressante et repoussante.
Lors d’une discussion dans laquelle mon point de vue est différent
du sien, il me frappe. Je tombe à terre. Cela fait un an qu’il n’a pas
été violent physiquement. Je suis décontenancée. Il m’avait pourtant
promis qu’il ne recommencerait pas. En plus, il ne boit pas, ne se
drogue pas. Il est pleinement conscient de tous ses actes.
Mon ventre s’arrondit de plus en plus. Comme chaque mois, je
me rends sur la tombe de ma grand-mère. À l’occasion de l’une de
ces visites, il m’accompagne. Sans que je sache pourquoi, peut-être
ai-je passé trop de temps à me recueillir, il m’attrape par les
cheveux et me traîne par terre sur plusieurs mètres. Je sens les
graviers d’une allée du cimetière m’arracher la peau de la paume
des mains. Une partie de mon manteau est déchirée. Je pleure.
Plus tard, il s’excuse. Il me dit qu’il m’aime trop, que c’est pour ça
qu’il me frappe. Tout cela est complètement incohérent, mais je ne
m’en rends pas vraiment compte. Je me raccroche au fait qu’il
m’aime. C’est tout le paradoxe. Je suis humiliée, j’ai mal, mais
quand j’entends qu’il m’aime trop, j’ai la sensation de redevenir cette
princesse que j’étais au début de notre relation. Et pourtant, on
n’aime jamais trop quelqu’un. Il m’aimait mal, certainement, ou pas
du tout, mais je ne l’avais pas encore réalisé.
Nous emménageons dans notre nouvelle maison, dans un village,
le jour de ma sortie de la maternité, à l’été 2010. Je caresse l’espoir
que l’arrivée de notre fils l’apaise. Mais ce n’est pas le cas. Les
justifications des violences sont diverses et variées. Il s’étonne que
je ne maigrisse pas ; quelqu’un ne va pas bien dans sa famille… Il
est très peu présent à la maison. Il accepte beaucoup de missions
de réserve pour la gendarmerie, aussi bien des patrouilles que du
maintien de l’ordre.
Je suis épuisée, mais il ne l’entend pas. Il ne comprend pas ce
qui me fatigue dans ce congé maternité. Devant mes parents, il joue
un rôle protecteur. « Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle se repose, mais
elle n’en fait qu’à sa tête », leur affirme-t-il. Parfois, il m’assure qu’il
est conscient du mal qu’il me fait, que ça va s’arranger, qu’il a
besoin de se faire aider. Je l’encourage à aller voir un psychologue.
Quelques semaines après la naissance de notre fils, je suis au lit
et je l’allaite. La canicule est à son pic. Je somnole. Mon conjoint
regarde un film d’action à côté de nous. Je lui demande s’il peut
baisser le son de la télévision. J’ai à peine fini ma phrase que je
reçois un coup de poing dans l’œil gauche. « Tu n’as pas à me dire
ce que je dois faire », me lance-t-il.
Je suis tellement fatiguée que je n’arrive plus à allaiter.
En octobre, nous partons en vacances. Notre fils a trois mois.
Mon conjoint me reproche tout ce que je fais. Le jour du départ, je
nettoie la location. Je range les valises. Il râle car je ne suis pas
assez rapide. Je l’apostrophe : « Si tu veux, tu m’aides et on ira plus
vite. » Sa réaction : me rouer de coups. Il s’arrête un instant. Je
m’enfuis en courant, mon fils dans les bras. Je me réfugie dans un
bar. Je tente de joindre un taxi, puis mes parents. Mais il est déjà là.
Il se confond en excuses une fois de plus et me dit que nous devons
prendre la route.
Je lui explique que je ne veux pas de cette vie pour notre enfant,
que je vais partir et aller en gendarmerie signaler les faits. Il me
répète alors à l’envi que ce sera sa parole contre la mienne. Il
m’affirme que si je vais porter plainte, ses collègues le sauront, et
donc lui aussi. « Ils me croiront moi, quoi qu’il arrive ! J’ai seize ans
de gendarmerie à mon actif, je te le rappelle. Je suis agréé,
assermenté. » Je me sens enfermée. Piégée.
CHAPITRE 2

Le poids des menaces

Se mettre les secours dans la poche. Avoir accès aux procédures.


Ce sont quelques-unes des menaces que les policiers ou gendarmes
violents avec leur conjointe font peser sur elle. Les pressions relatives
à leur fonction semblent émerger lorsque les victimes verbalisent leur
volonté de chercher de l’aide. Elles revêtent un caractère similaire.
D’aucuns réussissent à convaincre leur femme qu’ils feront
disparaître les plaintes, que des collègues les défendront,
témoigneront en leur faveur. D’autres se complaisent dans leur
impunité en leur affirmant que, comme elles n’ont pas porté plainte
les premières fois, ils peuvent recommencer.
Avant d’entrer dans le détail de ces menaces, j’en ai regroupé
certaines, qui frappent par leur concordance. Des phrases toujours
gravées dans la mémoire des victimes, des mois ou des années
après les faits.

« Petit-fils de gendarme, fils de policier, je ne risque rien. C’est ta


parole contre la mienne », un ex-gendarme de l’ouest de la France.

« Si tu m’emmerdes de trop je te supprime… Boum, boum, je te


tue. Si tu me casses trop les couilles, je te dessoude. Si j’avais des
grenades, je t’en mettrais deux dans la bouche. Crois-moi, tu vas
saigner, t’auras du plomb dans la tête », un policier de Loire-
Atlantique, condamné en première instance pour violences et
menaces de mort à six mois d’emprisonnement avec sursis1.
« Vas-y, va porter plainte, c’est moi qui prendrai ta plainte », un
gendarme du sud de la France ayant une habilitation d’officier de
police judiciaire (OPJ)2.

« Je suis assermenté, je suis gendarme, j’ai un très beau salaire.


Tu ne pourras rien faire contre moi, je te ferai passer pour folle », un
gendarme officier de police judiciaire en Nouvelle-Calédonie.

« Tu vas voir, si t’essaies de recourir au système judiciaire, tu vas


t’en prendre plein la figure. C’est à moi qu’on donnera raison, ce sera
classement sans suite », un policier d’Île-de-France.

Des tactiques professionnelles de contrôle utilisées dans


le couple

Ces hommes sont formés à l’usage de la force et à la surveillance


d’autrui. La violence à laquelle ils s’adonnent peut donc être plus
précise, moins visible. Diane Wetendorf, une Américaine juriste et
conseillère auprès de victimes, étudie depuis vingt-cinq ans les
particularités de cette violence. Elle a réalisé de nombreuses
recherches sur l’OIDV, le sigle américain pour évoquer les agents des
forces de l’ordre impliqués dans les violences conjugales (Officer-
Involved Domestic Violence, en anglais). En 1994, après avoir reçu
plusieurs femmes de policiers à l’association dont elle dirigeait le
service d’écoute, elle a publié un manuel à leur destination3 : « En
tant que victime d’un policier, votre situation est très différente de
celles des autres victimes. (…) En cas de violences conjugales, leur
entraînement à la maîtrise d’un adversaire, à l’utilisation d’armes, à
l’intimidation, peut représenter un risque potentiel de létalité. Ils
utilisent dans leur relation intime des techniques d’interrogatoires
apprises dans leur travail pour faire parler les personnes placées en
garde à vue, pour faire craquer ou manipuler. Cela ajoute un niveau
de danger, de sophistication à leurs violences psychologiques. » Au
cours d’un entretien, depuis sa maison située près de Chicago, dans
l’État de l’Illinois, Diane Wetendorf, désormais retraitée, revient sur la
naissance de son engagement : « Les histoires des premières
épouses de policiers que j’ai rencontrées se ressemblaient tellement.
Un risque de représailles infâmes les avait toutes empêchées de
parler pendant tant d’années. Avec mon association, on a commencé
par distribuer des brochures sur lesquelles était écrit : “Les violences
conjugales sont illégales même si votre mari est policier.” On laissait
le numéro de notre ligne d’écoute et, peu à peu, on a reçu des appels
de tout le pays. J’ai remarqué que plus le grade du conjoint était
élevé, plus les menaces étaient intenses et orientées sur leur
pouvoir4. »

Quand un homme violent travaille au quotidien avec des médecins


légistes, des indics, il peut laisser penser à son épouse qu’il se
servira de ses nombreuses connexions pour la détruire. Il affirme
alors à sa femme qu’il a les moyens de commettre le crime parfait,
de la tuer et de faire passer cela pour un suicide. Il lui assure qu’il
connaît des bandits qui seront d’accord pour se charger du « sale
boulot » à sa place. Et il dit avoir les juges dans sa poche. Azucena
Chavez, psychologue clinicienne exerçant à l’Institut de victimologie à
Paris, suit en consultation une femme de policier ayant subi des
violences sexuelles et psychologiques. La victimologue témoigne des
menaces constantes vécues pendant dix années par sa patiente.
Dans sa tête, son mari représentait non seulement la police, mais
aussi l’autorité et le savoir. Tout ce qu’il disait lui paraissait
incontestable. La psychologue dépeint un vrai processus
d’anéantissement mis en place par le conjoint. « Par sa posture, son
imposture, cet homme a fait en sorte que sa femme ne bouge pas,
qu’elle n’aille pas chercher de l’aide. Il lui disait souvent : “Personne
ne trouvera ton corps. J’ai des copains légistes qui me
soutiendront” », rapporte Azucena Chavez. Le travail que la
psychologue fait avec sa patiente, divorcée aujourd’hui, a notamment
pour but de vaincre ce sentiment d’insécurité ancré en elle. Sa plainte
pour violences, déposée à la suite de son départ du foyer, a été
classée sans suite. Son ex-conjoint exerce toujours des fonctions
dans la police nationale.

Les menaces de ces hommes ne sont pas que verbales. Poser son
revolver en évidence dans la pièce où une dispute a lieu revient
parfois à signifier « je vais te buter » ou « je vais me tirer une balle »,
explique la psychiatre Muriel Salmona. Pour certaines de ses
patientes, l’arme a été utilisée comme un moyen d’intimidation
perpétuelle. Dans une situation décrite par la médecin, le conjoint
policier prenait ses balles devant lui, les comptait et chargeait son
arme. Quand sa femme lui demandait pourquoi, il répondait : « Une
balle pour toi, une balle pour chaque enfant. » Il aurait aussi violé sa
conjointe sous la menace de son arme de service. Elle a vécu dans la
terreur pendant plusieurs années, puis a réussi à quitter son foyer
sans déposer plainte, en se cachant avec ses enfants dans des
centres d’hébergement.

Ce harcèlement méthodique, se servant des moyens mis à la


disposition de la police et de la gendarmerie, consterne les
travailleurs sociaux des centres d’aide aux victimes. Mauricette
Sauvignon, vice-présidente de l’association Solidarité Femmes
Accueil (Solfa), dans les Hauts-de-France, est restée sidérée par les
complications repérées année après année dans les dossiers de
femmes mariées à des membres des forces de l’ordre. « Elles se
retrouvent face à des difficultés inimaginables pour s’en sortir. Ces
hommes usent et abusent de leur pouvoir pour les épier et les
écraser. Ces victimes semblent encore plus détruites que les
autres5. »
L’association Solfa reçoit des femmes dans son accueil de jour
lillois. Elles peuvent y prendre une douche, déposer leurs valises ou
ouvrir une domiciliation en cas de changement d’adresse. Solfa
propose aussi un suivi juridique et psycho-social sur le long terme
dans ses antennes régionales.
Mauricette Sauvignon a gardé en mémoire le cas de l’épouse d’un
policier commissaire divisionnaire6. Elle avait cherché à fuir son mari
en se déplaçant à maintes reprises à travers la France, sans lui
donner son adresse ni ses coordonnées téléphoniques et il la
retrouvait partout. Elle supposait qu’il recherchait son nom dans les
bases de données informatiques de la police.
Il est pourtant proscrit par la loi de lancer des surveillances sans
autorisation via le logiciel d’écoutes judiciaires, la PNIJ – pour
Plateforme nationale des interceptions judiciaires –, à disposition de
la police ou de la gendarmerie7. En plus des écoutes, le service peut
permettre d’identifier des numéros, de mettre en place une
géolocalisation ou de donner accès à des factures détaillées de
téléphone, dites « fadettes ». Cette femme suivie par Solfa n’a jamais
pu avoir la certitude que son ex-mari avait utilisé la PNIJ pour la
pister. Elle espérait qu’une fois à la retraite, il arrêterait de la
harceler, mais cela n’a pas été le cas. Il se targuait alors de lancer
des enquêtes sur elle grâce à des complices parmi ses collègues.
Des voitures de police stationnaient également dans sa rue sans
raison. La dernière fois que Mauricette Sauvignon a vu cette femme,
son ex-conjoint la traquait encore. « C’était terrible. Elle était
désespérée, en dépression, ne sachant plus que faire pour faire
cesser la pression de son ex-mari. »
Une situation quasi identique a été vécue par une patiente de la
psychiatre Marie-France Hirigoyen : en couple avec un policier, elle
souhaitait mettre un terme à leur relation. Ils ne vivaient pas
ensemble, mais « son compagnon hautement gradé se montrait aussi
hautement harcelant ». Elle avait changé de numéro de portable à
plusieurs reprises et il se débrouillait pour récupérer ses
coordonnées. Quelques jours après son déménagement, alors qu’elle
ne lui avait pas communiqué son adresse, il l’attendait en bas de chez
elle.
Certains fonctionnaires sont parfois repérés et sanctionnés. À
Nancy, en Meurthe-et-Moselle, France Bleu détaille comment un
gendarme auteur de violences conjugales a mis en place une
surveillance des appels téléphoniques de son épouse qu’il pensait
infidèle, alors qu’ils étaient en instance de divorce8. Il avait eu accès
aux « fadettes » de son ex-femme, grâce à un collègue d’une autre
brigade, en adressant une réquisition dans le cadre d’une enquête sur
commission rogatoire pour un trafic de stupéfiants. Il s’en était vanté
auprès d’elle et elle avait déposé plainte. Le gendarme et son
complice avaient été condamnés respectivement à quatre et trois
mois de prison avec sursis par le tribunal correctionnel de Nancy, en
septembre 20189. Le premier pour menaces de mort et violences
commises sur sa compagne. Le second pour atteinte à la liberté
individuelle par dépositaire de l’autorité publique et usage de faux. Le
jugement était définitif.
Toujours à Nancy, en mars 2019, un enquêteur de la brigade de
recherches de Metz a été condamné en première instance à huit mois
de prison avec sursis pour avoir consulté les fichiers de la
gendarmerie afin de se renseigner sur son ex-petite amie et pour
l’avoir harcelée. Il n’a pas fait appel de la décision.
Les instances de contrôle de la police et de la gendarmerie disent
être vigilantes à ces utilisations détournées et illégales des outils de
travail. L’Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN)
l’assure : « Si nous recevons l’information qu’un gendarme est allé
interroger les fichiers de la gendarmerie pour des motifs personnels,
pour savoir, par exemple, si sa femme avait un amant, cela entre
dans le cadre d’une infraction pénale, mais aussi disciplinaire. Nous
avons des logiciels qui nous permettent de vérifier toutes les traces
de connexions numériques des fonctionnaires mis en cause. Nous
pouvons ainsi leur demander des comptes10. » Pour ce faire, il faut
que l’information arrive jusqu’aux inspections des institutions.

À l’association Solfa, Mauricette Sauvignon a également été


marquée par les violences imposées à Nathalie*. La structure l’a
hébergée et aidée à se relever, pendant que son ex-compagnon
gendarme continuait de monter en grade au fil des années, tout en la
harcelant.
De sa voix fluette, la quadragénaire confie avoir vécu quatre ans
d’enfer. Aujourd’hui séparée de son ex-concubin, Nathalie a fait sa
connaissance sur un site de rencontres en 2006. Ils échangent des
courriels pendant trois semaines, puis se téléphonent et se voient à
plusieurs reprises. Nathalie le trouve charmant. Elle est séduite. Il lui
propose de vivre avec lui dans son logement de fonction. L’installation
en caserne, dans un tout petit immeuble de quatre appartements, va
tout changer.
Nathalie retrace la manière dont il lui fait alors subir des contrôles
routiers en uniforme. Souvent, quand elle prend sa voiture pour aller
faire les courses, il se plante à l’un des carrefours giratoires par
lesquels elle est obligée de passer et l’arrête. Il lui demande ses
papiers et lui fait passer un test d’alcoolémie devant ses collègues.
À chaque fois, elle se sent humiliée.
Il dépouille même le courrier qu’elle reçoit dans le bureau du
vaguemestre – le gendarme chargé du service postal. Quand elle
tombe enceinte de leur premier enfant, la situation empire : les
violences physiques commencent. « Il me tapait, il ouvrait la fenêtre
de ma chambre et me disait : “Saute, saute, vas-y, comme ça je dirai
que t’es folle”, “Je suis gendarme, tu peux rien faire contre moi. C’est
moi la loi.” Croire qu’un gendarme puisse taper, c’était pour moi
impossible11 », souffle-t-elle.
À plusieurs reprises, durant sa grossesse, son mari la secoue, la
gifle, lui coince la tête derrière une porte, allant jusqu’à lui provoquer
un traumatisme crânien12. Alors qu’elle tient son fils âgé d’à peine un
mois dans ses bras, il la frappe violemment au visage et elle tombe à
la renverse sur leur lit. Son mari vide toutes les balles de son arme,
en laisse une dans la chambre du pistolet13, qu’il pose sur la tempe
de Nathalie en lui murmurant : « La prochaine, elle est pour toi. »
« Parfois, il se collait à moi et faisait comme si nous allions recevoir
tous les deux une balle. “J’espère que tu mourras la première”, me
disait-il. J’en pleure encore en y repensant. » Deux ans plus tard,
l’arrivée de leur second fils accentue sa violence. Il la frappe à
nouveau. Elle pense à déposer plainte, mais craint pour la vie de ses
enfants s’ils se retrouvaient seuls avec leur père à la suite d’un
divorce.
Un soir de 2010, le compagnon de Nathalie brise une bouteille de
vodka et la menace avec le tesson de verre. « J’ai réussi à
téléphoner à mes parents, en disant : “Maman, appelle la police, il
est fou, il va me tuer.” J’ai crié, tambouriné et des gendarmes sont
arrivés. Ils m’ont mise dehors avec mes enfants de deux ans et huit
mois et m’ont dit de prendre un taxi. Ils m’ont sommée de ne pas
ébruiter l’affaire. » Mauricette Sauvignon, alors responsable de
l’antenne Solfa qui accompagnait Nathalie, a contacté un gradé de la
région pour tenter d’obtenir des informations sur son dossier, sans
succès. « Le fonctionnaire avait appelé la caserne pour récolter des
témoignages de voisins gendarmes à propos des faits de cette nuit-
là, mais il m’avait dit : “Personne ne veut parler, je suis désolée” »,
relate Mauricette Sauvignon. Joint par courriel et par téléphone, ce
gradé, aujourd’hui chef d’escadron, « officier Prévention » dans un
autre département, assure ne pas se souvenir de cette affaire. Il
devait revenir vers moi après s’être replongé dans ses archives, mais
ne l’a pas fait malgré mes relances.
Le conjoint de Nathalie n’a stoppé son harcèlement qu’en 2013. Il
n’a pas vu leurs enfants depuis plusieurs années. À 7 ans, le benjamin
surnommait son père « le papa méchant » selon le compte-rendu d’un
entretien avec une psychologue. La professionnelle notait qu’il
évoluait sereinement dans son milieu familial. Elle soulignait
également qu’il ne ressentait plus de stress désormais puisque, pour
lui, son père ne pouvait pas les retrouver. Ce n’est pas le cas de
Nathalie : « Je vis toujours dans la crainte qu’il me surveille, qu’il soit
derrière moi. » Son ex-compagnon est resté en poste, avec une
habilitation d’officier de police judiciaire. Il lui est donc possible de
prendre des plaintes et de diriger des enquêtes.
L’avocate de Nathalie, qu’elle a pu rémunérer grâce à l’aide
juridictionnelle, confirme la symétrie entre le comportement des
policiers ou des gendarmes au travail et celui qu’ils ont en rentrant
chez eux : « Ces hommes représentent l’ordre dans leur quotidien.
Leurs interlocuteurs au travail n’ont qu’une seule possibilité : s’incliner,
se soumettre. Quand ils sont auteurs de violences conjugales, ils se
disent qu’ils sont tout autant en position de dominant chez eux. On a
le sentiment qu’ils pensent : “La loi, c’est moi” même à la maison14. »

Remettre en question le pouvoir de l’agresseur

Beaucoup de femmes restent tétanisées par des menaces si


ciblées. Pour parvenir à s’extirper d’une situation d’emprise, il faut
souvent une aide extérieure. Les paroles d’un tiers peuvent permettre
de se rendre compte que les pressions de son agresseur n’ont pas
toujours d’ancrage dans le réel. C’est ce que souligne Vivianne
Monnier, directrice de l’association Halte Aide aux femmes battues
(HAFB), qui aide les personnes violentées par leur conjoint depuis les
années 1970. Dans les locaux de HAFB à deux pas de la porte de
Montreuil, à l’est de Paris, une plaque « Espace solidarité » sur un
immeuble haussmannien en briques rouges, à l’angle de deux rues,
indique la présence d’un accueil de jour. Les victimes y sont reçues
sans rendez-vous pour de l’accompagnement juridique,
psychologique, mais aussi pour les aider à trouver un logement
d’urgence. En ce jour de septembre, plusieurs femmes attendent sur
les sièges en plastique bleu-vert de la salle d’attente, le regard
anxieux.
Dans le bureau de Vivianne Monnier, les dossiers s’empilent à côté
de son ordinateur. Chaque cas est particulier, mais ceux impliquant
des membres des forces de l’ordre sont encore plus singuliers. « Ces
hommes savent comment se déroule une procédure et cela va leur
servir pour déclencher une peur paralysante chez leur conjointe.
Quand elles veulent partir, ils leur disent : “Je te retrouverai toujours,
j’aurai accès à tout.” Il faut alors arriver à démontrer à la personne
que l’on aide que le pouvoir du monsieur a des limites, qu’elle peut
s’en aller. On les soutient dans cette démarche sur tous les plans –
psychologique, juridique, social15… »
Se questionner sur la véracité des intimidations est alors souvent
une première étape pour sortir de l’emprise. Chaïra M. s’est
longtemps interrogée sur le pouvoir effectif de son compagnon. Dans
les méandres des forums du Web français, je trouve la trace de son
appel à l’aide intitulé « Violences conjugales exercées par un
gendarme » publié sur le site juridique Legavox. Elle cherchait à
l’époque des conseils, comme d’autres femmes ont pu le faire sur
des forums en ligne.
À la suite d’un épisode de violences infligées par son concubin, un
jour de juin 2016, à 9 h 10, Chaïra appuie sur la touche Entrée du
clavier de son ordinateur pour poster un message :

« Bonjour. Mon compagnon est gendarme. Il vient d’être promu et


je suis victime de violences de sa part. Mes blessures et contusions
sont nombreuses.
J’hésite entre le dépôt de plainte et le dépôt de main courante (…).
Il m’a déjà indiqué avoir la possibilité de “faire péter” le dépôt de
plainte de par sa fonction. Il m’a indiqué qu’au pire, il n’aurait que
quelques jours de suspension s’il devait être l’objet d’une plainte pour
violences conjugales caractérisées.
Qu’en est-il réellement ? Que risque-t-il ?
Par avance, merci pour votre aide. Cordialement. »

Deux ans plus tard, attablée à un café parisien, la jeune femme de


34 ans, ingénieure dans le domaine bancaire, se remémore les faits.
Son short rose fuchsia assorti à son vernis à ongles, son exubérance,
son rire sonore lui donnent presque des airs d’adolescente. Derrière
ses lunettes de vue aux larges branches noires, elle semble fouiller
dans sa mémoire. Elle n’a jamais relu le message posté sur le forum :
« Quand je l’ai écrit, je me sentais complètement impuissante,
coincée, j’avais honte, j’étais vraiment totalement démunie, parano
car il travaillait en gendarmerie. En plus, il m’avait dit : “T’inquiète pas,
avec le pouvoir que j’ai, ton dépôt de plainte ne tiendra pas.” Il n’était
pas très gradé. Aujourd’hui, je suis persuadée qu’il disait ça juste
pour me faire taire16. »
Au bout de quelques mois de vie en caserne à deux, son conjoint
change. Il la rabaisse devant ses amis, la dénigre, puis passe aux
gifles et aux clés de bras. Les violences psychologiques et physiques
conduisent Chaïra à se replier sur elle-même. Grande supportrice du
club de football du Paris Saint-Germain, elle n’assiste plus aux
événements sportifs avec ses amis, s’éloigne de sa mère dont elle
est d’habitude si proche.
L’avant-veille de son message sur le forum, elle vient de subir une
soirée de violences. Elle arrive au bureau la mâchoire tuméfiée et le
corps dolent, couvert d’ecchymoses. « Ça ne va pas ? » s’enquiert sa
responsable des ressources humaines, Samia A.
Par téléphone, Samia, qui occupe toujours le même poste dans
l’entreprise où travaille Chaïra, m’indique n’avoir rien oublié de cette
période. Elle a vu Chaïra s’éteindre au fil des mois. L’apercevant
plusieurs fois avec des lunettes de soleil sur le nez toute la journée,
elle questionne même le manager de Chaïra. Il lui répond qu’elle se
met de plus en plus à l’écart, mais qu’elle est toujours aussi
performante dans ses missions.
Ce jour de juin 2016, Chaïra est arrivée dans le bureau de Samia,
les larmes aux yeux, pour lui demander l’autorisation de partir plus
tôt. « Je peux t’aider. Parle-moi », lui assure la responsable des
ressources humaines. En fumant une cigarette à l’extérieur de leurs
locaux, Chaïra lui révèle tout. Elle lui montre les blessures qu’elle a
sur le corps. « Tu te rends compte, il est gendarme, moi je suis une
petite rebeu, lui dit Chaïra. Je ne vais jamais savoir aussi bien
m’exprimer que lui. Il saura exactement quel mot utiliser lors d’une
audition. Surtout qu’il m’a dit que j’aurais des problèmes, qu’il
retournerait tout contre moi. » Samia l’écoute, puis l’encourage à aller
montrer ses blessures à un médecin. « Je lui ai dit qu’elle pouvait
quand même se défendre, que, même gendarme, il n’était pas le roi
de la terre17. » Chaïra suit ses conseils.
Dans le cabinet d’un généraliste, elle raconte sa honte, sa
culpabilité, les coups et les menaces de son conjoint d’intercepter sa
plainte. Le médecin constate la présence d’ecchymoses sur sa
poitrine, sur ses bras, dans son cou, de tuméfactions sous et sur sa
mâchoire18. Il lui propose de rentrer chez elle, comme si tout était
normal, et d’aller porter plainte le lendemain en se rendant au bureau,
pour ne pas éveiller les soupçons de son compagnon.
Chaïra l’écoute. Elle dépose plainte, toujours terrifiée. Son ex-
compagnon recevra un rappel à la loi, une mesure alternative aux
poursuites qui consiste à signifier à l’auteur des faits ses obligations
résultant de la législation. Quand elle aborde ce point, Chaïra blêmit :
« Putain de merde, c’est un gendarme, un représentant de la loi… Il
avait raison quand il disait que rien ne lui arriverait. Le souci, c’est
qu’il risque de refaire la même chose à d’autres femmes, il ne va pas
changer parce qu’on lui dit qu’il a enfreint la loi. Moi, je voulais juste
qu’il comprenne ce qu’il avait fait. » Chaïra est hors d’elle. En tirant
intensément sur sa cigarette, ses joues se creusent. C’est le seul
moment au cours de notre entretien où son sourire si présent
s’effacera de son visage. Elle essuie du bout des doigts les quelques
larmes coulant sur le haut de ses pommettes. La réponse de la
justice ne l’a pas satisfaite, comme c’est le cas pour beaucoup
d’autres victimes dont les cas seront évoqués plus loin. Contacté à
plusieurs reprises, son ex-conjoint n’a pas répondu à mes
sollicitations. Après sa plainte, Chaïra a quitté son ex-compagnon.
Elle se reconstruit désormais.

Comme Chaïra, Martine* a, pendant des années, adhéré au


discours de son mari. La quinquagénaire reste toujours très méfiante
aujourd’hui. Elle ne me donnera pas son numéro de téléphone et je
passerai par l’association qui la suit pour la contacter. Son mari, haut
gradé de la gendarmerie, a obtenu des informations sur ses rendez-
vous avec les services sociaux, sur les lieux où elle se rendait depuis
leur séparation. Elle craint qu’il apprenne que nous nous parlons si
nous échangeons via son téléphone. Elle accepte toutefois que je
m’entretienne avec elle et son avocat.
Au début de leur relation dans les années 1990, son conjoint est
muté et elle quitte son travail et son appartement pour le suivre. Elle
entend alors souvent des propos humiliants, insultants et racistes à
son égard : « Tu n’es rien, tu ne vaux rien. Je suis gradé, moi. Est-ce
que tu n’as pas honte de vivre dans la maison des gendarmes ? » Il
l’appelle « la merde » ou « connasse ». Parfois, il lui donne des
coups de pied dans leur lit et lui lance : « Comme tu es noire, ta peau
ne marquera pas. » Il justifie sa violence par une dépression liée au
travail. Martine lui propose une séparation. Il refuse. Les violences
continuent. Leur fils grandit et voit sa mère maltraitée. Martine n’en
peut plus. Elle cherche un emploi et des alliés pour en parler autour
d’elle. Mais son mari l’en empêche : « Je suis gendarme, moi, et qui
c’est qu’on va croire ? Pas toi, une noire ! » ; « Je te fais passer pour
folle quand je veux ! En gendarmerie, on prend toujours la défense de
l’autre » ; « Comme tu ne travailles pas, tu n’auras pas la garde de
ton fils. » Martine est décontenancée, ne sait pas vers qui se tourner.
Elle tente d’appeler des membres de sa belle-famille pour leur dire
que son mari boit trop, qu’il est violent, qu’il faut l’aider, mais rien ne
vient. « J’avais tellement honte, j’étais très faible19 », déplore-t-elle,
pantelante. Sans emploi, Martine dépend de son mari pour vivre.
En 2015, suite à une nouvelle mutation, un soir, son mari la
pourchasse avec un couteau aux abords de chez eux. Les voisins
appellent le 17. Martine est prise en charge par les pompiers et les
gendarmes. Ils l’emmènent à l’hôpital. Quand les gendarmes lui
demandent si elle veut porter plainte, elle refuse. Son mari lui a
tellement répété qu’il était au-dessus des juges qu’elle ne voit pas
comment une plainte pourra l’aider. « En plus, mon fils m’avait fait
promettre de ne pas déposer plainte. Mon mari lui donnait de
l’argent, il a su le manipuler, lui disant que s’il parlait, s’il était
auditionné, il finirait en prison. »
Son avocat, désigné par l’aide juridictionnelle, suit le dossier de
Martine depuis quelques mois pour la procédure de divorce. À leur
premier rendez-vous, il a vu une femme très réservée s’asseoir face
à son bureau. Après trente minutes d’entretien, elle s’est mise à
pleurer. Elle lui a finalement retracé toutes les violences de son mari.
Son avocat l’a alors orientée vers une association du réseau
Solidarité Femmes20. « Je ne pouvais pas intervenir sans elle et elle
en était encore au stade de penser avoir mérité tout cela21 »,
remarque l’avocat. Une association la prend en charge. « Cette
femme était dévastée, il fallait donc respecter son rythme, le temps
qu’il lui faudrait pour agir, pour que la peur des menaces s’atténue,
souligne l’accueillante, qui l’accompagne toujours. On a bien compris
que la prudence était de mise. Son mari avait les moyens de se
renseigner sur son suivi vu son poste haut placé et ses compétences
informatiques22. » La plainte interviendra finalement en 2018 pour
violences psychologiques. Pour l’instant, ni Martine ni son avocat n’ont
eu de nouvelles à ce propos.

Quand l’entourage raconte le confinement

Il est difficile d’entendre la voix de celles qui restent terrées chez


elle, murées dans le silence, si elles vivent toujours avec leur conjoint.
Parfois, elles parviennent à se confier à des proches, rompant un
bref instant leur isolement. Malheureusement, même si cela arrive, ce
n’est pas pour autant qu’elles seront sauvées. Et leurs familles ou
leurs amis se retrouveront alors bien souvent démunis quant aux
moyens de les aider.

Une juriste d’une association dédiée à la protection des femmes


violentées essaye depuis plusieurs années d’aider une de ses
proches à quitter son domicile. Cette dernière vit en couple avec un
policier officier de police judiciaire (OPJ). En tant qu’OPJ, il est
habilité à prendre des plaintes, à réaliser des enquêtes de flagrance
ou préliminaires, et à placer en garde à vue. La juriste m’a autorisée
à aborder l’histoire de son amie mais en l’anonymisant : « Si vous me
citez nommément et que ce livre tombe entre les mains de son mari –
ce qui ne m’étonnerait pas –, cela la mettra clairement en
danger23. » Le conjoint réalise de nombreuses filatures dans le cadre
de son travail. Il lui martèle qu’il peut connaître ses moindres faits et
gestes. Par conséquent, elle est intimement convaincue que si elle
s’en va, il le saura et la tuera. La quadragénaire s’interdit donc de
prendre rendez-vous avec un avocat pour savoir quelles démarches
elle pourrait entreprendre. « Elle est tellement terrorisée qu’elle
semble paralysée. Avec d’autres militantes, on lui a proposé à
plusieurs reprises de l’exfiltrer de chez elle, mais elle ne veut toujours
pas », se désole la juriste. De surcroît, cet homme jouit d’un crédit de
confiance auprès de leurs proches puisqu’en tant qu’OPJ, il enquête
au quotidien sur des affaires de violences conjugales et sexuelles,
reçoit des femmes, des enfants, les écoute. Il est insoupçonnable.

La confidente d’une femme violentée peut aussi être un membre de


sa famille. Jade* a décidé d’évoquer la situation de sa mère, qu’elle
suppose victime de violences de la part de son père, membre d’une
police municipale et gendarme réserviste. Au départ, quand je
contacte Jade, c’est en sa qualité de professionnelle accueillant au
quotidien des femmes victimes de violences conjugales. Très vite, au
cours de notre entretien, elle s’ouvre sur sa situation personnelle. Elle
soupçonne son père d’être l’auteur de violences physiques et
psychologiques à l’égard de sa mère. Il y a quelques mois, la mère
de Jade est allée voir un médecin généraliste pour qu’il atteste de
ses lésions physiques. Son père, sur la défensive, a alors appelé
Jade pour lui donner sa version de l’histoire : « Ta mère t’a dit que je
l’avais violentée physiquement alors qu’elle est tombée
accidentellement. » Jade a su ensuite que sa mère avait contacté un
membre de la brigade de son père pour signaler ces violences. « Je
voulais qu’elle dépose plainte ailleurs. Mon père est connu, très
apprécié. Ce sont potentiellement ses collègues qu’elle avait eus au
téléphone. Elle ne pouvait rien attendre d’un simple appel. Selon moi,
c’était sûr qu’ils allaient le couvrir24. » La mère de Jade n’a finalement
pas porté plainte, par crainte de ne pas être prise au sérieux. Elle
reste désormais évasive sur le passé. Elle laisse entendre qu’il y a eu
d’autres violences et, en même temps, élude de plus en plus le sujet.
« Cela crée de la distance entre nous. J’aurais aimé qu’elle laisse une
trace écrite de cet épisode », regrette Jade.
Fuir sans saisir la justice

Quand les menaces étouffent la victime, partir sans porter plainte


paraît parfois être la meilleure des solutions. Avant de se lancer, les
femmes prennent, en général, conseil auprès d’associations, mais
aussi auprès de centres d’information sur les droits des femmes et
des familles (CIDFF). Ce réseau de centres a été créé en 1972, à
Paris. Il est composé de juristes, victimologues, psychologues,
conseillers et conseillères en économie sociale familiale, en
parentalité, en insertion professionnelle. Les CIDFF aident chaque
année des milliers de victimes de métropole et des Outre-mer à
défendre leurs droits en justice et à lancer des procédures de
divorces au civil ou de plaintes au pénal.
Axelle Cormier, auparavant juriste dans un centre et désormais
directrice adjointe de l’institut Women Safe situé à Saint-Germain-en-
Laye (Yvelines), a été sollicitée pour épauler une femme de
gendarme dans sa fuite. C’était il y a quelques années, lors d’un
précédent poste dans un CIDFF de Lorient, dans le Morbihan. La
victime vivait dans une zone rurale entourée de gendarmeries et d’un
seul commissariat. « Elle était persuadée que si elle portait plainte,
son mari le saurait vite25 », se souvient Axelle Cormier. Un intervenant
social de la gendarmerie recueille alors son témoignage et constate
ses hématomes. Il veut l’aider à dénoncer les faits, mais le seul
objectif de cette femme est de se sauver. Il respecte sa décision et
la voit donc en cachette. Il l’oriente vers le centre d’information sur les
droits des femmes et des familles auprès d’Axelle Cormier. Pour que
personne ne sache qu’elle se rend là-bas, l’intervenant social de la
gendarmerie lui donne de faux rendez-vous sous le prétexte de
discuter de « chèques-vacances », dont peuvent bénéficier des
militaires selon leurs conditions de ressources. Le professionnel et le
centre lui trouvent un logement social proche de sa famille dans une
autre région. Elle est partie, réglant la problématique de la garde de
leur enfant une fois éloignée et en sécurité.
À Cayenne, en Guyane, Lesley Porte, directrice de l’association
L’Arbre Fromager, une structure offrant écoute et soutien à toutes les
femmes, décrit exactement le même type de situation. Elle a toujours
en mémoire le cas d’une femme guyanaise mariée à un policier de
métropole très haut placé. « Elle avait quitté son mari et avait ensuite
pu divorcer et s’occuper de la question de la garde des enfants26 »,
se souvient Lesley Porte. Les sollicitations des conjointes de policiers
ou de gendarmes au CIDFF de Mulhouse, dans le Haut-Rhin,
concernent aussi, la plupart du temps, le lancement d’une procédure
de divorce, par crainte que les violences n’empirent, avec des
représailles, en cas de plainte. Élodie Schmitt, juriste et coordinatrice
de ce CIDFF, suppose : « Il y a sûrement un chiffre noir de femmes
de policiers ou de gendarmes violentées qui ne saisissent personne,
qui ne disent rien, vu la profession intimidante de leur conjoint27. »

Si les menaces des agresseurs restent parfois verbales, certaines


sont mises à exécution pour empêcher que les victimes ne parlent et
ternissent leur image d’hommes de loi. Faire passer sa conjointe pour
« une folle » ou « une mère maltraitante » permet alors d’affaiblir la
valeur de son signalement.
1. Le prévenu a fait appel. Le jugement n’est pas définitif (jugement correctionnel du
tribunal de grande instance de Nantes, 12 octobre 2018). Ces mots sont issus d’un
enregistrement réalisé par la victime. Ils ont été lus à l’audience publique.
2. La qualité d’officier de police judiciaire (OPJ) s’exerce en gendarmerie et en police à la
suite d’une habilitation du procureur général de la République. Elle permet de prendre des
plaintes, de réaliser des enquêtes de flagrance ou préliminaires, de placer en garde à vue.
3. Diane Wetendorf, Police Domestic Violence : A Handbook for Victims, 1995.
4. Entretiens du 31 juillet 2018 et du 16 mai 2019.
5. Entretien du 25 juin 2018.
6. Commissaire divisionnaire est un des grades les plus élevés dans la carrière d’un
commissaire ; il peut être obtenu après neuf ans de services effectifs. Site Internet de la
police nationale, lapolicenationalerecrute.fr.
7. Art. 77-1-1 du code de procédure pénale.
8. Mohand Chibani, « Le gendarme qui espionnait sa femme condamné à de la prison
avec sursis », France Bleu, 17 septembre 2018.
9. Jugement correctionnel, tribunal de grande instance de Nancy, 17 septembre 2018.
10. Entretien du 4 octobre 2018.
11. Entretien du 9 juillet 2018.
12. Certificat du service d’accueil des urgences d’un centre hospitalier attestant d’un
« traumatisme crânien avec perte de connaissance brève, poussée par son conjoint ».
13. La chambre d’une arme est le « logement placé à l’arrière du canon d’une arme à feu
pour recevoir la cartouche ou la charge avant le départ du coup », selon le dictionnaire
Larousse.
14. Entretien du 24 août 2018.
15. Entretien du 25 septembre 2017.
16. Entretiens du 29 mai 2018 et du 17 août 2018.
17. Entretien du 25 août 2018.
18. Certificat médical du 9 juin 2016.
19. Entretien du 12 juillet 2018.
20. Les 67 associations du réseau Solidarité Femmes accompagnent 30 000 femmes
dans des lieux d’accueil hors hébergement et près de 5 000 victimes – femmes et enfants –
dans des centres d’hébergement spécialisés.
21. Entretien du 20 juillet 2018.
22. Entretien du 12 juillet 2018.
23. Entretien du 3 septembre 2018.
24. Entretien du 2 juillet 2018.
25. Entretien du 21 septembre 2017.
26. Entretien du 25 avril 2018.
27. Entretien du 13 juillet 2018.
En 2011, notre fils n’a encore que quelques mois. J’ai peur qu’il
assiste à des scènes de coups, que cela le traumatise. Je ne veux
pas qu’il me voie à terre.
Je commence à identifier la manière dont les traits du visage de
mon compagnon changent quand il va devenir violent. Son regard
s’assombrit, sa mâchoire se serre, ses maxillaires sont en
mouvement. Dès que je vois ces signes, j’emmène mon fils dans
son berceau, je lui donne une peluche et ferme la porte de sa
chambre pour le protéger.
Peu à peu, mon conjoint repousse mes limites, celles que l’on
s’impose sur ce que l’on peut endurer : les coups ne sont plus un
motif de rupture. Notre fils est là, désormais. Je crains ce qui
pourrait se passer si nous nous séparions. Aurait-il la garde ?
Comment se comporterait-il seul avec lui ?
À la fin de mon congé maternité, nous convenons qu’il est
préférable que je reste à la maison plutôt que de donner mon
salaire à une nourrice. Je ne reprends pas le travail. Cela m’isole
encore plus.
Personne n’est au courant des violences dans mon entourage, à
part mon amie Alexandra. Elle sait pour le premier coup de poing.
Mais je n’ose pas lui en parler à nouveau. J’ai honte, je me sens
minable. Je mérite sûrement ma situation.
Un soir d’hiver, mon compagnon rentre tard d’une intervention. Il
s’assoit sur le canapé. Il me raconte qu’un homme a été arrêté
après avoir sectionné plusieurs phalanges de la main de sa
compagne. Il me fait part de quelques détails de l’interpellation, puis
plante son regard hagard dans le mien : « Tu vois, moi, je ne te fais
pas ça. » Comme s’il voulait que je le remercie !
Quelques jours plus tard, dans notre maison, il me fait tomber
dans l’escalier en me donnant un coup dans le dos. Je me retrouve
au sol, il se met au-dessus de moi et me lance : « Ah t’es pas
morte, va falloir que je recommence. » Quand je lui dis que je vais
déposer plainte s’il continue, il réplique : « De toute façon, je suis
assermenté. Je dirai que ça vient de toi. Ce sera ma parole contre
la tienne. » Je me rends compte qu’il n’a pas tort et je commence à
l’enregistrer pour garder une trace de ses dires, au cas où on me
retrouverait inanimée. J’imagine qu’ainsi, une enquête permettrait
d’accéder à ces fichiers audio et de protéger mon fils face à cette
violence. Pour l’enregistrer, je pose le téléphone à côté de nous.
Parfois, il est dans ma poche ou tout simplement dans ma main.
Je ne peux pas continuer à vivre comme ça. Il faut qu’il aille voir
un psychologue. Je le lui dis. Il accepte, mais ne veut pas y aller
seul. Nous entamons donc une thérapie de couple en mai 2011.
Cela ne donne pas grand-chose. Il assiste à quelques séances avec
moi, puis ne vient plus. J’évoque certaines violences seule avec la
thérapeute, mais je finis par arrêter de la voir, car nous y étions
allés pour lui.
Au mariage d’un membre de sa famille, il me gifle et me dit que je
ne suis pas la bienvenue, qu’il aurait préféré que je ne vienne pas
tellement je suis moche et grosse. Je lui dis qu’il est malade. Je
crains pour l’avenir de notre fils : comment va-t-il se construire dans
ces conditions ?
Je suis chamboulée par les crises de rage de mon compagnon.
Un soir, un de ses amis l’appelle pour lui demander conseil car il
vient de frapper sa femme. Placide, mon conjoint lui répond d’aller
vite en gendarmerie. Il dit que c’est le premier qui porte plainte qui a
raison. Je réalise que je ne vais jamais m’en sortir face à lui, qu’il
risque de faire pareil avec moi. C’est magouille sur magouille. Je
pense à ce qu’il a l’habitude de me marteler : « De toute façon, avec
le caractère que t’as, ce ne sera pas difficile à prouver que c’est toi
qui t’énerves et toi qui me tapes. »
Un matin, après être parti au travail en me disant qu’il m’aime, il
m’annonce par SMS qu’il ne rentrera pas, sans aucune explication
supplémentaire. Il me quitte. Je suis abasourdie. Je pense à une
blague de mauvais goût, mais, non, c’est vrai. La rupture dure deux
mois. Je fête le premier anniversaire de notre fils sans lui.
C’est très compliqué financièrement pendant cette séparation. Il
ne m’aide pas du tout. Je vis avec mes allocations chômage et je
dois rembourser le prêt de la maison et payer l’assurance de la
voiture. Je dépense le reste de mon argent pour mon fils, pour ses
couches, son lait, ses petits pots, et je m’octroie un repas par jour :
des nouilles chinoises à 40 centimes le paquet avec un Babybel. Je
maigris à vue d’œil. Je perds dix kilos en un mois. Mes parents
s’inquiètent. Ma mère semble deviner les violences. Elle me
questionne. Mais je lui mens.
Quelques semaines plus tard, mon conjoint me recontacte et sort
les violons : « Tu es la femme de ma vie, j’ai besoin de toi pour
vivre, je veux voir grandir le petit. » C’est tout ce que l’on a envie
d’entendre quand on se sent seule et dénigrée. S’ouvre à nouveau
une phase de lune de miel 1 , pendant un mois.
Il revient dans notre maison. Il ne faudra pas longtemps pour que
les coups reprennent. Je sais qu’il souhaite s’inscrire dans un club
de tir, mais je trouve des parades pour l’en empêcher. S’il ramène
une arme à feu à la maison, j’ai le sentiment que tout sera fini. Il
m’a déjà dit que, s’il pouvait, il me « dessouderait » ou me
« zigouillerait ».
Je suis paralysée. Je pense à changer d’identité, à fuir à
l’étranger tellement je ne vois pas d’issue.
Après notre séparation avortée, il n’y aura plus que rarement des
accalmies dans ses violences.
Les semaines passent et se ressemblent. Si les jouets du petit ne
sont pas assez bien rangés, il me met une gifle. Si la cuisson du
dîner n’est pas parfaite, il me frappe. Si je ne suis pas d’accord
avec lui, il me menace… Il me rentre dedans comme si j’étais un
meuble. « Ah bah, je t’ai pas vue, t’étais là ? Je t’ai même pas
sentie. » Son regard me traverse comme si je n’existais pas. À ses
yeux, je ne suis plus rien. Et il me le fait sentir par tous les moyens.
Il tient aussi de plus en plus de propos racistes. Ma famille a des
origines algériennes et il me dit que nous ne sommes que des
« bougnoules ». Il me lance souvent aussi : « Quand tu seras
célibataire, tu pourras danser tant que tu veux avec des blacks, des
bougnoules, tu pourras te faire plaisir. » Je ne vis plus, je suis
éteinte. Je suis tout le temps sur le qui-vive, pour rentrer à l’heure,
faire à manger, éviter qu’une dispute n’éclate. J’anticipe tout.
À certains moments, j’ai l’impression qu’il entre dans mon
cerveau. Il arrive même à me persuader que je suis à l’origine des
violences. Sans les enregistrements, je l’aurais cru.
Même s’il n’exerce plus dans la gendarmerie mobile, l’institution
reste très présente dans nos vies. Elle demeure sa famille. Comme
il est réserviste, nous sommes parfois invités à des pots de départ
dans la caserne dont il dépend. Pour ces soirées, il me donne des
consignes : je ne dois pas beaucoup parler et il faut que je reste à
côté de lui ; une vraie plante verte.
En 2013, j’appelle pour la première fois le numéro national dédié
aux femmes victimes de violences, le 3919, mais je suis trop
effrayée, j’ai peur qu’il l’apprenne. Je suis très brève et ne réitère
pas. Quand je lui dis que je vais aller à l’hôpital pour montrer qu’il
me frappe, il me répète que pour avoir un certificat des urgences, il
faut des preuves, quelque chose qui se voit. Il sait que ma peau
marque très peu.
2013 est aussi l’année où je commence à réaliser qu’il a des
relations avec d’autres femmes. En janvier 2014, je découvre ses
nombreux téléphones portables et l’ampleur de sa double vie. Il ne
le supporte pas et me roue de coups. L’épisode de violences me
paraît durer une éternité. Je ne sens même plus la douleur tant elle
est vive et dense. Pour m’aider à rester consciente, je me mets à
compter le nombre de coups de poing et de télécommande que je
reçois. Ce jour-là, je décide de me rendre aux urgences et de parler
pour la première fois à des soignants 2 .
Je reprends contact avec le 3919. Je leur raconte les violences
physiques, mais aussi les pressions psychologiques, les menaces
en rapport avec ses contacts avec des gendarmes. Une écoutante
me dit que je ne suis pas la première à me retrouver dans cette
situation 3 . Elle m’encourage à recueillir le plus de preuves
possible. Je lui dis que j’ai déjà fait des enregistrements. Elle me
conseille d’être très prudente.
En février, lors de mon anniversaire, devant toute ma famille, il
me demande en mariage. Il pleure. Son double visage n’a jamais
été aussi effrayant. Je joue le jeu devant mes proches, puis,
quelques jours plus tard, je refuse sa demande. Je ne suis pas un
chien à qui on balance un sucre pour lui faire plaisir ou pour
détourner son attention. Malgré tout, je reste, mais en espérant
pouvoir le quitter bientôt, en trouver la force et vaincre mes craintes
par rapport à toutes ses menaces.
Je reprends un travail de commerciale. Il ne supporte pas que je
rencontre du monde, que je puisse me faire draguer par des clients,
que je me parfume pour aller au travail. Il fait des réflexions sur ma
façon de m’habiller, me demande pourquoi je mets des talons. Tout
est prétexte à me critiquer.
En avril 2014, il m’inflige à nouveau plusieurs coups de poing.
Comme souvent, j’allume la télévision sur une chaîne diffusant des
clips. Je monte le son pour que notre fils entende le moins possible
le bruit des coups. J’ai une double fracture du nez. Je suis prise en
charge à l’hôpital 4 .
Une fois guérie, je reprends une vie sociale en faisant du sport
dans une association. Je lie de nouvelles amitiés. Il est jaloux. Cela
devient un motif supplémentaire pour se défouler sur moi. Il me dit
qu’un jour, je prendrai un mauvais coup, qu’il me laissera sur le
carreau. « Quand je te fais du mal ça me fait du bien », affirme-t-il.
Et les intimidations continuent. Quand je lui dis que je vais aller
déposer plainte, il m’assure que je ne le pourrai pas, que personne
ne voudra m’entendre. Selon ses dires, ses collègues attesteront
que je suis instable et qu’il n’a pas d’autres moyens que de me
frapper pour me contenir.
1. Plusieurs phases existent dans l’emprise, selon la psychologue Lenore Edna Walker,
dont une période qualifiée de « lune de miel » (op. cit.).
2. Certificat médical du service d’accueil des urgences du 13 janvier 2014 pour
« contusions » à la main droite et aux cuisses.
3. Pour l’année 2016, le 3919 – Violences Femmes Info, numéro d’écoute national destiné
aux femmes victimes de violences, géré par la Fédération nationale Solidarité Femmes – a
recensé 115 appels de conjointes de policiers ou militaires violentées, sur leurs 1 210 fiches
dans lesquelles la profession de l’auteur présumé était renseignée. Sur le reste des 11 961
fiches d’appels pour 2016, l’item « profession » était vide. En 2017, sur 1 328 fiches dans
lesquelles la profession de l’auteur était renseignée, 93 fiches concernaient des policiers,
gendarmes ou militaires. Les écoutantes ne demandent pas la profession du conjoint. Elles
ne la notent que si la victime en parle lors de l’entretien.
4. Certificat médical du service d’accueil des urgences du 18 avril 2014 pour « fracture
des os propres du nez », « traumatisme maxillo-facial », « œdème en masque autour du
nez » suite à « un coup de poing » dans le visage.
CHAPITRE 3

Discréditer pour mieux régner

Pour les agresseurs, tous les moyens sont bons pour décrédibiliser
la parole de la femme qu’ils violentent. Certains font hospitaliser
abusivement leur épouse. D’autres déposent des plaintes
mensongères au sujet de maltraitances supposées de celle-ci sur
leurs enfants… Les histoires suivantes racontent ce discrédit porté
sur des personnes victimes. Elles m’ont été relatées par des
psychologues, des psychiatres, des membres d’associations, des
avocats. Il n’a pas toujours été possible de retrouver les femmes
touchées.

« Elle est folle »

À l’automne 2015, à Aulnay-sous-Bois, la nuit est tombée depuis


plusieurs heures. Le service d’accueil des urgences est en ébullition à
l’hôpital Robert Ballanger, qui couvre plusieurs villes de la Seine-
Saint-Denis. À 2 heures du matin, la porte vitrée de l’entrée
s’entrouvre. Un homme et une femme se présentent à l’accueil. Le
mari précise qu’il est policier dans le département. Sa femme, Anna*,
tient son nez entre ses deux mains, comme si elle avait peur qu’il
tombe. Son regard est perdu. Elle s’assoit sur une chaise à tubulures
métalliques. Elle est épuisée, assommée.
Après une trentaine de minutes, le couple entre dans un box de
consultation. Les médecins constatent un traumatisme nasal à la suite
d’une chute sur une marche d’escalier et relèvent que les faits se
déroulent « dans un contexte de violences conjugales ». Anna,
trentenaire, est étrangère et vit en France avec un titre de séjour.
Son mari évoque les idées suicidaires de sa femme. Elle ne sait pas
quoi dire. Ses pensées s’enchevêtrent. « Elle n’a jamais porté plainte
auprès de la police, son mari étant policier. Elle est isolée, a peu de
contacts avec sa famille », conclut un des médecins. Anna ressort de
l’hôpital avec une incapacité totale de travail (ITT1) d’une semaine.
Deux jours plus tard, son mari la force à revenir aux urgences. Il
doit vite retourner sur une opération policière. Il dit aux médecins être
très inquiet pour sa femme, leur assure qu’elle est hystérique. Il
souhaite qu’elle soit hospitalisée dans le service de psychiatrie. Elle y
est admise sous contrainte, considérée comme délirante et atteinte
de troubles du comportement.
Mais le lendemain, une psychiatre trouve suspect le placement de
cette femme chez qui elle ne décèle aucun symptôme de délire. Elle
est calme et triste. La patiente pleure, demande à sortir. La médecin
juge l’hospitalisation abusive et indique qu’elle n’a pas d’idées
suicidaires. Anna précise à la psychiatre qu’elle est victime de
violences de la part de son mari.
La médecin sollicite l’avis de sa consœur, Fatima Le Griguer, alors
psychologue aux urgences, aujourd’hui coordonnatrice de l’Unité
spécialisée d’accompagnement du psychotraumatisme, à destination,
entre autres, des victimes de violences conjugales. Fatima Le Griguer
se souvient de ses conclusions, au terme de la consultation : « Elle
avait des bleus et des traces de coups sur tout le corps, sur les
genoux, les bras et les poignets. Elle n’avait rien à faire ici. Elle était
victime d’un pervers. Il avait déjà dans l’idée de la faire admettre en
psychiatrie, puisqu’il avait dit, dès sa première visite aux urgences,
qu’elle avait des tendances suicidaires. Il avait utilisé contre elle les
symptômes de son traumatisme dû aux violences2. » À la suite des
diagnostics de la psychiatre et de la psychologue, l’hospitalisation
sous contrainte est levée. Une mesure de protection est mise en
place par l’hôpital : Anna est admise en gynécologie sous X pour
éviter que son mari ne la contacte. Un policier vient prendre sa
plainte, mais aucune copie ne lui en est donnée.
La psychologue Fatima Le Griguer contacte alors par téléphone
l’Inspection générale de la police nationale (IGPN) et leur envoie un
mail dans la foulée pour suivre l’affaire. Elle demande s’il est normal
que sa patiente n’ait aucune trace de son audition ni de ses certificats
médicaux, tous récupérés par la police. Elle leur fait part de son
inquiétude sur plusieurs points : le mari d’Anna est lui-même policier
dans le département, à l’origine de son placement en psychiatrie et
supposément auteur de violences conjugales. « Au vu du caractère
exceptionnel de cette situation, je souhaite m’assurer que tout a été
fait dans le respect de la loi », écrit-elle à la police des polices.
L’IGPN lui répond que cette femme peut demander une copie de sa
plainte. Point barre. Dans le cas de signalements formulés par les
usagers, l’IGPN est parfois amenée à diligenter des enquêtes
judiciaires et administratives. Cela ne semble pas avoir été le cas ici,
puisque la psychologue n’a jamais eu d’autres contacts avec
l’instance.
Hors du service de psychiatrie, Anna consulte une fois de plus les
urgences pour une nouvelle agression qu’elle aurait subie chez elle.
Plusieurs hématomes d’aspect récent au niveau de la fesse droite,
des cuisses, une contusion à l’œil gauche et un choc émotionnel sont
relevés. La cause de ces blessures est toujours la même, selon les
annotations des médecins : violences conjugales. Cinq jours d’ITT
sont donnés à la patiente. « Elle aurait pu terminer en psychiatrie,
shootée aux neuroleptiques, si on n’avait pas été vigilantes »,
souligne Fatima Le Griguer. Anna s’est présentée à quelques rendez-
vous avec la psychologue, puis a cessé le suivi.

« Délirante », « folle » sont des qualificatifs utilisés par certains


conjoints violents pour décrire leur épouse quand ils souhaitent la
dénigrer. Au CHU de Poitiers, dans le service de médecine légale où
sont reçus des patients après leur dépôt de plainte, les soignants ont
déjà entendu des mots similaires. Alexia Delbreil y travaille comme
psychiatre et médecin légiste. Il lui est arrivé d’examiner des hommes
exerçant dans les forces de l’ordre. Ils avaient porté plainte contre
leur conjointe, elle-même autrice d’une plainte à leur endroit. D’aucuns
essayaient de faire valoir une prétendue pathologie mentale de leur
épouse. À quelques reprises, la médecin a entendu de leur part :
« Ma femme est hystérique, j’ai été obligé de lui mettre une claque,
de la tenir fort pour la calmer. » Dans ses comptes-rendus, Alexia
Delbreil fait mention des propos tenus au cours de l’examen. « Quand
ils accusent leur épouse de les avoir violentés, je peux émettre des
doutes si je note une incohérence entre ce qu’ils disent et l’absence
de traces physiques3 », précise la médecin.

Une affaire similaire a secoué un département des Outre-mer au


début des années 2000. Un gendarme prétendait alors que sa femme
voulait attenter à ses jours et qu’elle était agressive à son encontre.
Son épouse, étrangère et isolée, soutenait qu’il était violent avec elle.
La perception de la situation initiale par les gendarmes semble avoir
été biaisée, le mari étant leur supérieur.
Décembre, dans un quartier résidentiel. Le thermomètre affiche
28 °C. La chaleur est sèche. Étouffante. Des cris et des bruits de
vaisselle brisée résonnent dans les étages.
À 13 heures, un gendarme haut placé téléphone à ses
subordonnés. Il leur explique que son épouse a été prise d’une
« crise d’hystérie4 » et qu’il a été contraint de l’évacuer du logement
conjugal. Il envisage de la faire hospitaliser. Onze minutes plus tard,
les gendarmes arrivent sur les lieux. Ils trouvent la femme de leur
chef assise sur le palier. Calme. Elle ne paraît pas, selon eux,
disposée à communiquer. Son mari, en uniforme, leur précise qu’elle
s’en est physiquement prise à lui. Il ajoute qu’elle ne parle pas
français, et qu’elle a déjà effectué des gestes pouvant laisser
craindre une tentative de suicide.
Les gendarmes examinent alors leur supérieur. Dans leur compte-
rendu, ils parlent de lui comme de la « victime », alors qu’aucune
audition de sa femme – toujours prostrée au sol – n’a été réalisée.
Les gendarmes disent remarquer plusieurs « abrasions » sur les
poignets, les joues et la nuque de leur chef, qui ont « pu être
occasionnées à la suite de griffures5 ». Ils rapportent aussi que « les
poignets de madame ne présentent aucune trace particulière6 ».
Pourtant, la présence d’hématomes sur un de ses poignets et de
griffures sur ses mains sera constatée par la police, quelques jours
plus tard, lors de son dépôt de plainte.
Quarante minutes après leur arrivée, les gendarmes joignent par
téléphone la substitut du procureur. Ils lui font part du rapport
hiérarchique qui existe entre eux et le mari, leur supérieur. Elle les
dessaisit au profit de la police judiciaire pour éviter toute collusion. La
femme du gendarme, Jeanne*, ne sera pas entendue ce jour-là,
envoyée dans le service de psychiatrie de l’hôpital de la ville, avant
même l’arrivée sur place des policiers.
À l’hôpital, un médecin établit que Jeanne ne souffre d’aucun
trouble psychiatrique, mais qu’elle est possiblement violentée. Il
l’encourage à contacter l’association Union des femmes. La
présidente de cette association, Rita Bonheur, et son équipe lui
trouvent alors un hébergement d’urgence et une avocate : « On a
compris que c’était l’épouse d’un haut gradé. Elle souhaitait porter
plainte pour violences conjugales. On l’a aidée et on a mené l’affaire
en toute discrétion7. »
Jeanne, la quarantaine, est depuis retournée vivre dans son pays
d’origine. Elle revient sur les faits lors d’un rendez-vous en
visioconférence. Installée dans son salon, elle s’exprime dans un
anglais hésitant. « Le jour où les gendarmes sont venus chez nous, ils
ne m’ont même pas dit bonjour, ils m’ont traitée comme un animal, me
laissant pleurer sur le pas de la porte. Ils ont cru tout de suite mon
mari et ont décrété que c’était moi qui étais violente dans le couple,
alors que c’était lui8. » Elle poursuit : « J’ai été emmenée à l’hôpital,
je ne voulais pas y aller, mais j’avais peur qu’on me violente si je
n’obéissais pas. Mon ex-mari a utilisé son pouvoir pour me nuire. »
Alors qu’elle est à l’hôpital, le jour de la venue des gendarmes, son
mari dépose plainte contre elle pour violences. Quatre jours après, il
réalise un référé9 pour exiger que sa femme quitte immédiatement le
domicile conjugal. L’avocate de Jeanne est restée abasourdie par ces
événements : « Il voulait passer devant le juge aux affaires familiales
en urgence, alors qu’elle était hospitalisée sans motif et de son fait.
Heureusement, j’ai pu demander un renvoi. Si elle n’avait pas eu
d’avocat, vu qu’elle ne parlait pas français et qu’elle était sans emploi,
il y aurait eu un risque qu’elle se retrouve seule et à la rue10. »
De son côté, Jeanne porte plainte quelques jours plus tard,
soutenue par son avocate et par l’association. Dans son procès-
verbal11, elle décrit la naissance de la violence de son mari. Arrivée
sur ce territoire des Outre-mer pour le rejoindre après leur rencontre
sur un site Internet, elle a alors le droit de fréquenter uniquement des
personnes imposées par son époux. Elle atteste qu’il ne l’a jamais
frappée mais qu’il la pousse régulièrement, la maîtrise ou lui enfonce
la tête dans les coussins du canapé pour tenter de l’étouffer.
Un mois après son dépôt de plainte, la décision de classement
sans suite tombe. Jeanne apprend aussi qu’elle fait l’objet d’un rappel
à la loi pour dénonciation calomnieuse. L’Union des femmes organise
alors une conférence de presse, dans laquelle l’association s’étonne
qu’il n’y ait eu ni instruction ni enquête de voisinage. Pourtant, l’époux
a reconnu lors de son audition qu’il avait été obligé de frapper sa
femme pour la « maîtriser12 ». Le gendarme attaque alors l’Union des
femmes pour atteinte à la vie privée et à la présomption d’innocence.
Il est débouté de ses demandes des années plus tard, en 2017.
Quant à Jeanne, elle a quitté le territoire après le classement sans
suite : « Quand j’ai vu que je ne m’en sortirais pas, qu’il avait déjà
lancé la procédure de divorce pendant que j’étais à l’hôpital, qu’il avait
la justice de son côté, j’ai juste voulu partir. Aujourd’hui, ça va mieux.
Je survis. »
Karine Lejeune, encore porte-parole de la gendarmerie nationale
lors de notre échange, n’a pu infirmer ou confirmer l’ouverture d’une
enquête disciplinaire sur ce gendarme. Elle explique seulement qu’il a
fait l’objet d’une « mutation dans l’intérêt du service13 ». Cette mesure
administrative est prise par la hiérarchie, lorsqu’il est considéré que le
militaire n’est plus en mesure d’exercer ses fonctions et son
commandement « dans des conditions sereines et optimales ».

« Mauvaise mère »
Pour obtenir la garde des enfants ou semer le doute sur la
personnalité de sa victime, l’agresseur peut aussi tenter de la faire
passer pour une mère maltraitante. Avec un poste dans la
gendarmerie ou dans la police, il paraît plus simple d’arriver à
convaincre ses collègues de prendre des mesures de rétorsion
contre sa conjointe.
Le tribunal correctionnel de Perpignan a été témoin d’une affaire
assez emblématique de cette problématique. En mai 2015, un
gendarme était déclaré coupable de faits de dénonciations
calomnieuses : des accusations de maltraitance qu’il avait fomentées
contre son ex-épouse.
Mais avant d’en arriver à un procès, la victime et son avocat, Me
Gérard Christol, ont dû utiliser de multiples recours. Le pénaliste se
remémore le dossier : « Au début, les collègues du gendarme, sa
hiérarchie, tout comme la justice, portaient un regard très favorable
sur cet homme. Il a donc fallu batailler des années pour avoir droit à
une audience. Ma cliente a été très abîmée par ces multiples
procédures14. »
En 2007, harcelée, l’épouse du gendarme opte pour un divorce.
Puis, en 2009, le militaire, alors en poste dans les Pyrénées-
Orientales, force sa fille de 10 ans à faire une déposition contre sa
mère l’accusant de lui donner, ainsi qu’à son petit frère de 4 ans, des
gifles et des coups de pied dans les genoux.
En 2010, la mère dépose plainte pour dénonciation calomnieuse
contre son ex-mari. Sa plainte est classée sans suite. Elle saisit
ensuite le doyen des juges d’instruction avec une constitution de
partie civile. Cela se conclut par un non-lieu. Elle fait appel. En 2013,
la chambre d’instruction de la cour d’appel de Montpellier ordonne
enfin le renvoi de son ex-mari devant le tribunal correctionnel de
Perpignan.
À l’audience, les juges sont revenus sur les faits. La première fois
que la petite fille avait été entendue sur procès-verbal, c’était dans la
gendarmerie où travaillait son père, par ses collègues, et
probablement en sa présence. « Là, avant même la fin de l’audition
de l’enfant, la mère était appelée par la brigade sur son portable, en
numéro masqué, pour lui annoncer que les enfants lui étaient retirés.
Alors qu’aucune décision de justice n’avait été prise », s’indignait le
président du tribunal correctionnel, Jean-Luc Dooms, comme le
retraçait le journal L’Indépendant15. La petite fille était revenue sur
ses déclarations trois semaines plus tard. Elle expliquait qu’elle avait
été influencée par son père et sa nouvelle épouse. Elle affirmait
même que « des violences avaient été exercées contre elle par la
concubine de son père, juste avant la visite chez le médecin, afin
qu’elle puisse exhiber des traces de rougeurs lors de la
consultation16 », révélait le jugement du tribunal correctionnel. « Elle
m’a mis une gifle très fort et j’ai pleuré », disait la petite. Elle déclarait
aussi que son père lui avait montré les geôles de la brigade pour lui
faire craindre un placement dans une famille d’accueil.
Le tribunal notait alors être en présence d’un gendarme
connaissant « parfaitement tous les arcanes de la procédure » et en
usant « pour nuire à la mère de l’enfant ». Les juges précisaient que
la profession de l’auteur des violences devait « conduire à s’interroger
sur la lucidité et les frontières de l’éthique professionnelle, de la
morale familiale et du droit pénal » qui l’avaient guidé.
« Comment peut-on imaginer qu’un gendarme aille déposer plainte
dans son service concernant son enfant ? Il n’y a aucun frein de
déontologie. C’est hallucinant », pointait alors le magistrat Jean-Luc
Dooms.
Le gendarme a été condamné définitivement à trois mois de prison
avec sursis, 3 000 euros d’amende et 3 000 euros à verser à son ex-
épouse au titre du préjudice moral. Six ans auront été nécessaires
pour que cette femme17 soit reconnue victime de dénonciation
calomnieuse et non mère maltraitante.

Comment peut-on en arriver ainsi à bafouer les principes mêmes


de sa fonction ? Les conditions de travail difficiles, les traumatismes
liés à la profession, peuvent-ils jouer un rôle dans le déclenchement
de violences à la maison ?
1. L’ITT sert à qualifier pénalement les faits en fonction de « la durée pendant laquelle une
victime éprouve une gêne notable dans les actes de la vie courante (manger, dormir, se
laver, s’habiller, se déplacer, se rendre au travail) ». Sites Internet de l’Institut de victimologie
et du ministère de la Justice, institutdevictimologie.fr, justice.gouv.fr.
2. Entretiens du 2 février 2017 et du 20 juillet 2017.
3. Entretien du 5 octobre 2017.
4. Extrait de l’enquête de flagrance, gendarmerie nationale. Non datée pour préserver
l’anonymat des parties.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Entretien du 3 septembre 2017.
8. Entretien du 31 janvier 2018.
9. « Lorsqu’un litige exige qu’une solution soit prise dans l’urgence par le juge, une
procédure spécifique dite de référé est prévue par la loi. » Site de la Direction de
l’information légale et administrative, vie-publique.fr.
10. Entretien du 5 octobre 2017.
11. Procès-verbal, audition de plainte de Jeanne.
12. Procès-verbal, audition de plainte de Monsieur.
13. Courriel d’octobre 2017.
14. Entretien du 11 octobre 2018.
15. Laure Moysset, « Perpignan : Le gendarme condamné pour avoir menti sur son ex-
femme », L’Indépendant, 2 mai 2015.
16. Jugement du tribunal correctionnel de Perpignan, 30 avril 2015.
17. Contactée, elle n’a pas souhaité revenir sur son histoire si douloureuse.
Même dans les pires moments, j’essaie toujours de me relever.
Cela revient à lui dire : tu ne m’as pas tuée, je continue à vivre, je
suis là. Parfois, mon corps reste à terre, comme ce jour où il me
met un coup en plein crâne. Je sens mon sang couler sur mes
lèvres depuis mon nez. Un léger goût de ferraille s’installe sur mes
gencives.
Fin 2014, je découvre que j’ai des problèmes de thyroïde. Je dois
faire plus d’examens médicaux. Il me brutalise alors et me dit qu’il
espère me voir mourir d’un cancer incurable. Quand je lui dis que je
vais partir, déposer plainte, il me parle de sa crainte de perdre son
travail sur un ton menaçant.
J’enregistre de plus en plus souvent nos conversations. Je les
exporte sur des clés USB. Je les donne discrètement à ma voisine
quand je la retrouve devant le portail de la maison pour fumer une
cigarette. J’ai mis en place cette procédure de conservation des
documents chez elle depuis que mon conjoint a trouvé l’un de mes
enregistrements. Il était pourtant bien caché dans un sous-dossier
de notre ordinateur. « Pourquoi tu gardes des trucs comme ça ?
T’es pas nette ? Tu te fais du mal pour rien », m’avait-il dit. J’avais
tenté de me justifier en affirmant que je n’avais pas fait exprès
d’enregistrer. Il avait supprimé le fichier. Heureusement, j’en avais
une copie.
Début 2015, il m’offre un voyage à New York pour nous deux –
auquel je devrais finalement largement contribuer financièrement.
Sur place, il est exécrable. Nous ne restons que cinq jours, mais il
ne peut pas s’empêcher de me violenter, même là. Un matin, il me
donne des coups dans la chambre d’hôtel. Je m’enferme dans la
salle de bains. Je me réfugie sous la douche. Je l’entends fouiller la
chambre. En sortant, je vois que mon passeport et mon billet de
retour ne sont plus à leur place. Je les cherche partout. Je
commence à essayer de localiser l’ambassade de France pour m’y
rendre et leur signaler le vol de mes papiers 1 . Je demande au
réceptionniste de l’hôtel s’il a vu mon conjoint sortir. C’est le cas. Je
tente de le trouver dans les rues alentour. Une heure après, il
revient. Il me dit que si je veux récupérer mon passeport, je dois lui
dire que je l’aime. Je m’exécute sans conviction. Il se met à plier
mon passeport, à menacer de le faire tomber dans une bouche
d’égout. « Si tu ne dis pas mieux que tu m’aimes, je le jette. » J’ai
dû répondre à son souhait pour l’en empêcher.
Au quotidien, il continue ses menaces. « Si j’avais un couteau, si
on était en Arabie, je t’égorgerais comme une chienne », éructe-t-il
un jour de 2015.
Quand je lui affirme que j’ai de quoi aller déposer plainte, il me
répond : « Va l’prouver. Je suis assermenté. Si j’avais un problème,
je n’aurais pas fait seize ans de gendarmerie. » Ou encore : « Tu
crois que je vais perdre mon boulot pour toi, si je le perds c’est que
je te tue, ce n’est pas plus compliqué que ça. »
Un soir, il est dans notre lit à l’étage. Il me demande : « T’as bien
fermé la porte à clé ? » Je lui rétorque : « À quoi ça sert ? Je vis
avec mon agresseur. » Il ne réagit pas.
À l’été 2015, je décide de reprendre mes études. Cela ne lui plaît
pas, mais je pense à nouveau à moi. Je commence une formation
accélérée d’assistante en gestion des entreprises, l’équivalent d’un
BTS. Lui me dénigre en me disant que je ne vais pas y arriver, qu’il
faut que je sois lucide sur mes compétences.
Une fois, il me fait comprendre qu’il aimerait que je meure. Il me
dit qu’il faut que j’arrête de croire que je suis utile. Je lui réponds :
« J’ai jamais dit que j’étais utile, mais en tout cas, je le suis pour
mon fils, et ça, c’est primordial. » Il m’assure que si je n’étais plus
là, je serais vite remplacée, que mon fils m’oublierait. Je suis
désarçonnée. Je le questionne : « Pourquoi tu veux que je sorte de
sa vie ? » Il réplique que c’est pour arranger tout le monde. Selon
lui, si je me suicidais, lui et mon fils seraient peinards. Il me
propose de m’apporter un couteau pour que je me coupe les veines.
Il me dit qu’il faudra que je le fasse moi-même pour qu’il y ait mes
empreintes et non les siennes… Puis il me conseille, extrêmement
calme, avec une intonation presque douce, de me mettre dans un
bain chaud, de m’endormir tranquillement. Il me précise qu’ensuite,
il déménagera avec notre fils, qu’il sera en sécurité avec les
assurances. Je n’en reviens pas. Je suis hors de moi. Je le lui dis et
j’ajoute : « T’es en train de conseiller à la mère de ton fils de s’ouvrir
les veines et tu crois qu’il sera en sécurité avec toi ? Mais jamais de
la vie je te donnerai ce plaisir. Jamais de la vie je me suiciderai.
Jusqu’au bout, je serai là pour mon fils ! »
Il ne semble même pas m’entendre. Il continue de me dénigrer en
m’affirmant que mon stress ne me fera pas vivre très longtemps de
toute façon, qu’il ira à mon enterrement, car je suis trop abîmée
intérieurement. Mais c’est à cause de lui que je suis dans cet état,
que je vis dans une telle angoisse. Je l’interroge : « Est-ce que je
t’oblige à me frapper ? » Il me répond que non, mais que c’est
jouissif quelque part. Que c’est plaisant de me soulever et de sentir
mon petit corps entre ses mains. Que mon cou pourrait sortir de ma
tête, mais que ce serait « un homicide involontaire », que ce ne
serait pas vraiment de sa faute.
Je n’en peux plus. Je suis assommée par ses propos.
Je lui dis qu’il faut que nous nous séparions. Il refuse. Je veux
partir, mais il me répète que ce n’est pas à moi de décider, car je ne
suis personne. Mon estime de moi est au plus bas. Mais il faut fuir.
Je le sais. Le lendemain soir, je prépare mes affaires et celles de
mon fils en cachette. Je les descends dans la voiture. J’attache mon
fils sur son siège auto. Je verrouille les portes. À peine ai-je mis le
contact qu’il sort et balance sous les roues la poubelle contenant le
verre. Je suis obligée de descendre pour retirer le verre brisé. Il
s’empresse de détacher notre fils et de l’emmener dans la maison.
Je ne peux plus partir. Pas sans mon fils. Je suis pétrifiée.
En janvier 2016, il me violente encore. Je sors de l’hôpital avec
un traumatisme crânien 2 . Quelques jours après, je lui fais à
nouveau part de mon souhait de le quitter et de tout dévoiler aux
autorités. Il appelle alors notre fils dans le salon. Il place ses mains
autour de son cou et mime le geste de lui briser la nuque. Il me
lance : « Tu vois, j’ai juste un quart de tour à faire, et je te détruis. »
Il sait que ma vie, c’est mon fils. C’est viscéral. Je ferais tout pour le
protéger. Il me fait rester sous cette ultime menace de s’en prendre
à notre enfant.
Et les pressions continuent. Il me dit que cela se retournera contre
moi si je porte plainte, que des gradés l’aideront dans ses
procédures pénales et civiles.
Comment vais-je nous sortir de cet enfer ?
Il va falloir fuir pour de bon. Je suis déterminée à tout faire
cesser, mais je suis en plein stage dans mon entreprise pour
terminer ma formation. Je me dis que je vais attendre l’été pour
prendre le temps de mettre en place un plan sérieux et efficace pour
nous mettre à l’abri. Mais le 9 avril 2016, tout bascule.
1. La loi du 4 avril 2006 renforçant la prévention et la répression des violences au sein du
couple pénalise le vol par le conjoint des objets ou documents indispensables à la vie
quotidienne de la victime, tels que des documents d’identité, des documents relatifs au titre
de séjour ou de résidence d’un étranger ou des moyens de paiement.
2. Certificat médical du service d’accueil des urgences, du 01/01/2016 23 h 00 au
02/01/2016 04 h 11, pour « traumatisme crânien sans perte de connaissance » à la suite
d’« une agression par coups de pied et de poing sur les côtes et le dos ».
CHAPITRE 4

Un métier possible vecteur de violences conjugales ?

Chaque jour, les policiers et les gendarmes peuvent être confrontés


à la mort : quand ils réalisent les premières constatations sur un
corps sans vie lors d’un accident de la route, d’un suicide ou d’un
meurtre, quand ils annoncent le décès d’un enfant à ses parents,
quand ils assistent à une autopsie…
S’ils n’occupent pas des postes administratifs, ils sont sur le
terrain, dans leur brigade ou leur commissariat. La violence émaille
alors leur quotidien lors des enquêtes sur des viols, des trafics de
stupéfiants, mais aussi quand ils assurent le maintien de l’ordre dans
une manifestation. Ou encore quand ils placent une personne en
garde à vue, passent des journées et des nuits en planque pour
surveiller des criminels. Cela n’est pas sans conséquences sur leur
santé physique et psychologique. Et leur vie familiale peut être
touchée par ces difficultés. Dans quelle mesure ces dernières
peuvent-elles favoriser la naissance de violences dans leur foyer ?

Élodie* est gardienne de la paix1 depuis dix ans en région


parisienne. Elle a commencé sa carrière par des patrouilles. Elle
intervenait alors sur des flagrants délits d’agressions ou de vols. Puis
elle a passé plusieurs mois au service des plaintes, avant d’entrer
dans une brigade locale de protection des familles. Ces équipes de
policiers basées dans les commissariats ont remplacé les brigades
des mineurs.
Le visage délicat d’Élodie s’illumine quand elle parle de son métier.
Je la retrouve dans un café face à une gare d’Île-de-France. Si elle
sait bien qu’il y a des « ripoux » parmi ses collègues, elle n’imaginait
pas que certains se servaient de leur statut pour menacer leur
conjointe. Elle me signale néanmoins que la violence des journées de
travail peut ne pas laisser indemne. « On côtoie le plus moche de la
société, entre les agressions, les viols, les meurtres, la torture…
Ramasser des cadavres marque certains d’entre nous pour toujours.
Il faut pouvoir supporter ce que l’on vit. On n’est pas tous égaux
devant ce que l’on voit, mais ça nous lie. C’est pour ça qu’on dit
souvent : “Y’a qu’un flic qui peut comprendre un flic”2. »
En buvant un café glacé à la paille, Élodie précise qu’en tant que
policier, même quand rien ne va chez soi ou au travail, il est très
difficile de faire la démarche d’aller voir un psychologue. « Chez nous,
les psy, c’est super mal vu. On est con, on se dit : si on va le voir,
c’est qu’on est fou. Alors que, pas du tout. On aurait besoin qu’il y en
ait plus, et qu’ils fassent des débriefings de groupe obligatoires après
des interventions tendues sur le terrain. » Élodie n’est pas la seule à
ressentir le besoin d’un accompagnement plus important face aux
missions périlleuses qui occupent au quotidien les forces de l’ordre.
C’est aussi le cas d’Anthony Caillé, secrétaire général du syndicat
CGT-Police Île-de-France. J’ai rendez-vous avec lui à l’union
départementale de la Confédération générale du travail, à Paris. La
pluie tombe sur Paris alors que le printemps approche. Au bout d’un
dédale d’escaliers encadrés de murs grisâtres, Anthony Caillé
m’accueille dans un couloir. Nous nous installons à son bureau. « On
ne peut pas être confrontés toute la journée à des actes brutaux et
s’en sortir s’il n’y a pas plus de choses mises en place pour nous
accompagner. Certes, il y a quelques cellules psychologiques, mais
encore faut-il avoir le temps de s’y rendre au cours de nos journées à
rallonge. La police est un monde âpre : à force de recevoir toute
cette violence, il faut qu’elle sorte à un moment ou à un autre3. »

Mal-être
Un rapport d’enquête parlementaire sur la police et la gendarmerie
remis au président du Sénat le 27 juin 2018, intitulé « Vaincre le
malaise des forces de sécurité intérieure : une exigence
républicaine », évoque « l’état moral globalement dégradé4 » des
personnels. Il met en exergue la nécessité d’un meilleur soutien
psychologique pour aider les gendarmes comme les policiers à
s’ouvrir sur leurs difficultés : « La facilitation de l’accès aux
psychologues, y compris indépendants, afin de préserver la discrétion
des agents concernés, apparaît souhaitable5 », pour qu’au sein des
services tout le monde ne sache pas que vous allez mal.
La police dispose de 88 postes de psychologues, notamment
présents dans le service de soutien psychologique opérationnel
(SSPO), créé en 1996, à la suite des attentats de Paris. Du côté de
la gendarmerie, un réseau de 38 psychologues existe également
depuis 1998, en nombre « fortement insuffisant », selon le Conseil de
la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG)6. Par exemple, en
Midi-Pyrénées, les membres du CFMG regrettent de n’avoir que
« deux psychologues pour plus de 4 000 personnels7 ».
Dans leur rapport, les sénateurs décrivent des agents à bout de
souffle, davantage exposés à la violence que par le passé. Ces
fonctionnaires font leur métier avec « une perte de sens, une
démotivation et du découragement8 ». Ils traversent « une véritable
crise, qui met en péril le bon fonctionnement du service public de la
sécurité9 », précise le rapport. Face à l’hostilité de la population, au
manque de moyens, aux baisses d’effectifs, à la politique du chiffre,
aux mauvaises relations avec certaines hiérarchies, ils vivent un
profond malaise. « Leur quotidien a été fortement affecté par
l’accroissement des missions consécutif aux attaques terroristes et
au rétablissement des contrôles aux frontières10 », mais aussi par la
dégradation continue des conditions matérielles de travail.
Cette situation de stress permanent a été accentuée ces dernières
années, notamment par l’assassinat de deux policiers, le 13 juin
2016, à leur domicile. Un attentat revendiqué par l’État islamique.
Quelques mois plus tard, le 8 octobre 2016, deux policiers étaient
attaqués au cocktail Molotov et brûlés dans leur voiture, à Viry-
Châtillon, dans l’Essonne. Cela n’a fait qu’ajouter à la tension déjà
perceptible. Lors du Nouvel An, le 31 décembre 2017, un officier et
une gardienne de la paix étaient frappés par plusieurs personnes à
Champigny-sur-Marne, dans le Val-de-Marne.
Le malaise des gendarmes et des policiers serait aussi dû à leur
impression d’un manque de considération de la part de la population
et des médias, notent les sénateurs. Les relations entre les forces de
l’ordre et les citoyens se sont considérablement tendues à la suite de
plusieurs affaires de violences policières. L’une d’elles concerne la
mort par asphyxie, à la suite de son interpellation, d’Adama Traoré,
24 ans, le 19 juillet 2016, dans les locaux de la gendarmerie de
Persan, dans le Val-d’Oise. La famille d’Adama Traoré se bat
toujours aujourd’hui pour obtenir « vérité et justice ».
D’autres affaires ont contribué à ébranler l’image des forces de
l’ordre, comme celle de Théo Luhaka. Le 2 février 2017, à Aulnay-
sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, cet homme de 22 ans était
grièvement blessé lors de son interpellation par des policiers. L’un
d’eux était équipé d’une matraque télescopique avec laquelle il aurait
maltraité le jeune homme. Théo a souffert d’une section de son
sphincter anal et d’une lésion de son canal anal. Un policier a été mis
en examen pour viol et trois autres pour violences volontaires.

Les violences sur la population, qui se sont produites pendant la


crise des « gilets jaunes » fin 2018 et en 2019, n’ont pas renforcé les
liens de confiance entre le grand public et les forces de l’ordre – la
mort de Zineb Redouane, 80 ans, en marge d’une manifestation des
gilets jaunes, le 1er décembre 2018, à Marseille, après avoir reçu un
tir de grenade lacrymogène en plein visage par la fenêtre de son
appartement ; les lésions à la tête de Geneviève Legay, 73 ans, à la
suite d’une charge policière lors d’une manifestation interdite à Nice,
le samedi 23 mars 2019 ; les blessures de manifestants et de
riverains liées à des tirs de lanceurs de balles de défense (LBD), à
des grenades et à des coups de matraque… En mai 2019, les
inspections générales de la police nationale (IGPN) et de la
gendarmerie nationale (IGGN) avaient été saisies plus de 240 fois
afin d’enquêter sur des violences policières lors de manifestations de
« gilets jaunes » et de lycéens11. Par ailleurs, le ministère de
l’Intérieur a chiffré à 1 797 le nombre de blessés chez les forces de
l’ordre depuis le 17 novembre 2018, et à 2 448 chez les
manifestants12. Plusieurs autres épisodes de violences ont marqué
l’année 2019, participant à la dégradation des relations entre la
population et les policiers et gendarmes. L’un d’entre eux est la mort
de Steve Maia Caniço, 24 ans, à Nantes. Lors de la Fête de la
musique, à la suite d’une intervention policière controversée, une
dizaine de personnes, dont Steve, avaient chuté dans la Loire. À l’été
2019, ses proches demandaient une enquête indépendante sur les
conditions exactes de son décès. Fin juillet, après avoir retrouvé et
identifié son corps dans le fleuve, une information judiciaire était
ouverte contre X pour « homicide involontaire » par le parquet de
Nantes.

Le mal-être des forces de sécurité intérieure ne date pas d’hier.


Cela fait plusieurs années que des chercheurs s’y intéressent.
Nadège Guidou, docteure en psychologie du travail et des
organisations, a exploré, en 2012, la situation problématique des
policiers dans un livre intitulé Malaise dans la police, une profession
au bord de l’explosion13. Elle y explique que des scènes de violences
peuvent envahir l’esprit des forces de l’ordre et conduire « à la mise
en place de mécanismes de défense facilitant une anesthésie
émotionnelle14 ». Pour continuer le travail sans craintes face à cela, la
psychologue identifie l’adoption d’« une conduite défensive fondée sur
la virilité : “Est un homme, est un homme véritablement viril, celui qui
peut, sans broncher, infliger la souffrance ou la douleur à autrui, au
nom de l’exercice, de la démonstration ou du rétablissement de la
domination et du pouvoir sur l’autre, y compris par la force.”15 » Elle
observe qu’en parallèle se développe « une dépréciation significative
de l’ensemble des valeurs attribuées à la féminité et, par extension, à
la faiblesse : manque de force physique, plainte, évocation d’un
sentiment de peur ou tout simplement de doute16 ».
Un ancien policier ayant quitté ses fonctions au bout d’un an de
terrain, écœuré par la violence quotidienne, confirme les dires de la
psychologue. Attablé devant un café, Éric*, 28 ans, barbe de trois
jours et cheveux châtains courts, évoque son expérience. « Le métier
est dur, donc c’était presque nécessaire d’être insensible. C’est un
travail qui rend vraiment fou. Certains en viennent à ne plus ressentir
aucune peine pour les victimes, explique-t-il. On finit par avoir une
vision du monde déformée, par voir tout en noir. Il y a une
banalisation de la violence. On n’est plus choqué de rien. Dans le
commissariat, je passais à côté de mecs la tête par terre qui se
faisaient taper, j’allais faire des photocopies et je regardais sans
ciller17. » Éric a décidé de quitter la police quand il a remarqué qu’il
devenait lui-même violent. « Au fil des interpellations dans lesquelles
on nous agresse verbalement ou physiquement, il y a une sorte de
tension qui monte et reste en nous. Un jour, au commissariat, une
femme m’a poussé à bout, m’a traité de tous les noms. Je me
retenais mais j’avais juste envie de la frapper animalement. Elle a
continué à me provoquer. J’ai fini par la plaquer au sol. À partir de ce
moment-là, j’ai compris qu’il fallait que je quitte la police, car j’étais
dans un mimétisme dangereux avec mes collègues. » Aujourd’hui,
Éric s’est réorienté et se sent bien plus épanoui dans son nouveau
métier.

Le risque de syndrome d’épuisement professionnel est soulevé par


la psychologue Nadège Guidou. Il augmente au bout de dix années
passées à exercer un travail, selon ses recherches. Depuis les
années 1990, le taux de suicide est plus important dans la police et la
gendarmerie que dans le reste de la population. Mais, avant 2010 et
le lancement d’une étude de l’Institut national de la santé et de la
recherche médicale (Inserm), le gouvernement n’avait jamais jugé bon
de lancer une enquête officielle à ce sujet. « La police voyait l’un de
ses fonctionnaires se suicider chaque semaine et, au lieu d’être
alertée par de tels drames, elle démentait publiquement tout lien
entre les conditions de travail et les passages à l’acte18 », note
Nadège Guidou.
La forte prévalence des suicides désormais établie inquiète la
commission parlementaire : « Si le facteur déclenchant du suicide
peut être d’ordre personnel, comme l’existence d’une vie familiale
déstructurée, une déception affective, des problèmes financiers, une
addiction, une maladie grave, ces éléments interviennent dans un
contexte professionnel qui est décisif19. » Le rapport cite le directeur
général de la police nationale, Éric Morvan, qui a reconnu devant les
sénateurs que « peu d’hommes et de femmes sont exposés dans leur
vie quotidienne à autant de stress traumatique que peut l’être un
policier20 ».
Parmi les facteurs associés au suicide dans la police, une étude de
201521 relevait des troubles de l’humeur, de la personnalité, des
problèmes liés à l’alcool ou à la survenue d’une « rupture
amoureuse ».

Des conséquences sur la vie familiale

Le métier de gendarme ou de policier pourrait-il créer un contexte


propice à l’installation de la violence chez soi ? Le rapport sénatorial
évoque « un quotidien et une vie familiale difficiles » avec « des
rythmes de travail pénibles et déstructurants pour les familles ». Mais
dans ses 177 pages, aucune mention de violences conjugales.
François Grosdidier, sénateur (LR) de la Moselle, rapporteur du
travail de la commission d’enquête, qui a réalisé une quarantaine
d’auditions, précise d’emblée : « On ne nous a jamais parlé, au cours
de nos rencontres, de violences conjugales supérieures à la moyenne
nationale dans les foyers de policiers ou de gendarmes. Il n’y a pas
de soucis particuliers à ce sujet, ni plus ni moins qu’ailleurs en tout
cas. Par contre, on a constaté un nombre supérieur de problèmes
conjugaux comparé au reste de la population22. » Au cours des
entretiens menés, François Grosdidier explique avoir recueilli des
témoignages à propos d’« ambiances familiales dégradées » et des
signalements de nombreux divorces. Selon le sénateur, les
séparations étaient liées à la fois aux conditions de vie des
gendarmes dans des « casernes insalubres et mal isolées » et aux
conditions de travail pénibles, pour les policiers comme pour les
gendarmes. Il a observé, avec son équipe, que ces difficultés
pouvaient également être causées par l’éloignement géographique
d’un des conjoints. Cela touche certains gendarmes envoyés en
mission de renfort pour du maintien de l’ordre dans un autre
département. Les rythmes et les horaires ne permettent pas non plus
de passer suffisamment de week-ends en famille. Sans compter
toutes les tensions de la journée ou de la semaine ramenées chez
soi. En cas de burn-out, la psychologue Nadège Guidou note que
« les difficultés conjugales apparaissent logiquement dans la plupart
de ces situations, du fait d’une indisponibilité générale du conjoint et
de troubles de l’humeur23 ».
Kévin Jorcin, gendarme au grade de maréchal des logis chef,
abonde dans ce sens. Il est vice-président de l’association
professionnelle de militaires de la gendarmerie du e siècle, Gend
XXI24. Il décrit une population fragilisée par un travail prenant,
confrontée à de la violence à longeur de journée. « Les coups et les
brimades au sein d’un couple peuvent toucher tout le monde et donc
tous les grades parmi nous25», note le gendarme.

L’addiction à l’alcool : un signal d’alarme ignoré

Consommer des boissons alcoolisées peut être pour certains un


moyen de relâcher la pression face à l’extrême dureté du quotidien.
Or, cela peut faciliter le recours à la brutalité. « L’alcool ne crée pas
de la violence, mais il donne l’occasion de l’exprimer. Il permet une
libération de la tension interne jusque-là contenue, en créant un
sentiment de toute-puissance », précise la psychiatre Marie-France
Hirigoyen. Sa consommation excessive pourrait donc être perçue
comme un indicateur de danger.
Les bars clandestins des commissariats ont été interdits en 1988
par le ministère de l’Intérieur. Ils se situaient « le plus souvent dans le
sous-sol, étaient tenus par un gardien de la paix proche de la retraite
ou déclaré inapte à la voie publique et légitimaient l’alcoolisation des
pauses et des repas », comme l’a retracé la sociologue Geneviève
Pruvost26.
La prise d’alcool serait pourtant toujours une des stratégies
adoptées par certains policiers pour supporter leur quotidien, le
risque de mort et le soutien faible de la hiérarchie, selon la
psychologue du travail Nadège Guidou. Pour appuyer ses propos,
elle cite une étude menée par l’Assurance maladie et le Comité
français d’éducation pour la santé sur les professions les plus
exposées à l’alcool. Parmi elles se trouvent les fonctionnaires de
police27. Le cas des gendarmes n’est pas évoqué dans l’étude mais
ils sont, dans leur métier, soumis aux mêmes pressions, au même
stress que les policiers, à des relations directes et parfois violentes
avec le public et à des déplacements fréquents. « L’alcool engendre
une anesthésie émotionnelle permettant de réaliser le travail tout en
étant “détaché” de la réalité. Il soude également le groupe autour
d’une pratique socialement virile et offre un moyen de prouver sa
masculinité28 », pointe Nadège Guidou.
Dans la presse quotidienne régionale, plusieurs comptes-rendus
d’audiences évoquent des syndromes de stress post-traumatique,
des dépressions et une forte consommation d’alcool concernant des
policiers ou des gendarmes mis en cause pour violences conjugales.
Ces signaux auraient pu être interprétés par la hiérarchie comme des
risques de danger potentiel dans le foyer29. Mais visiblement, les
appels à l’aide ne sont pas toujours pris en compte avant que la
justice ne soit saisie.
Ainsi, dans un tribunal correctionnel d’Île-de-France, en 2007, un
gendarme était condamné pour violences conjugales, comme le
retraçait Le Parisien30. La procureure évoquait ses conduites
addictives : « On voit bien, dans ce dossier, la difficulté de la situation
de l’épouse qui subit parce que son mari est gendarme, que ça nuirait
à sa carrière, argue la procureure. Une femme qui explique ces
violences par l’alcool, l’aspect fragile de son mari. Mais aucune
violence n’est acceptable. »
En octobre 2016, le site Internet de France Bleu31 relatait le procès
d’un policier de 50 ans exerçant à Pau, dans les Pyrénées-
Atlantiques, condamné définitivement à deux mois de prison ferme
pour des violences commises sur son épouse, après vingt-sept ans
de mariage. Il se disait alcoolique et en état de stress post-
traumatique depuis son envoi sur une scène de crime en 2004. Un
double meurtre avait alors été perpétré à l’hôpital psychiatrique de
Pau : un homme avait égorgé une aide-soignante et décapité une
infirmière. Après cette intervention, l’alcoolisation du policier n’avait
cessé d’augmenter, selon ses dires. Il avait plus de vingt cures de
désintoxication à son actif. Le soir des faits qui lui étaient reprochés
par le tribunal, l’homme avait ingéré le contenu d’une bouteille de
vodka.
Son arrêt maladie avait commencé six mois avant l’audience. Il
était dépeint par son entourage comme « un bon policier », ayant
obtenu ses galons au mérite. « Mais, maintenant, ses collègues ne le
reconnaissent plus. En dehors du service, il se fait arrêter pour
conduite en état d’ivresse, blesse un automobiliste lors d’un accident.
Police-secours intervient régulièrement chez lui pour ramener le
calme. Ses collègues n’ont rien pu faire pour le ramener parmi les
siens », rapportait France Bleu.
Son avocate, Me Béatrice Spitéri, se replonge dans l’affaire. Elle
n’a pas oublié l’addiction notoire de son client. Lorsqu’elle avait été
appelée au commissariat après sa garde à vue, elle avait senti la
gêne considérable des policiers. « Les violences, ce n’était pas beau
pour l’image du fonctionnaire qui est censé donné l’exemple, pointe
l’avocate. En même temps, il fallait trouver une solution pour qu’il
remonte la pente. Pour des raisons qui lui sont personnelles, il n’allait
pas bien ; peut-être était-ce lié à son métier, mais ce n’est pas une
excuse. D’où cette nécessité de mettre en place des soins dès son
arrestation, ce qu’il a fait32. » Sa condamnation a été concomitante à
sa suspension par sa hiérarchie et à son admission au château du
Courbat pour une prise en charge médico-psychologique. Cet
établissement de santé unique en France, situé en Indre-et-Loire, est
dédié à l’accueil des forces de sécurité intérieure.
Un rôle à jouer pour le Courbat ?

Là-bas, on traite les addictions, burn-out ou dépressions touchant


les forces de l’ordre. Ce lieu est géré par l’Association nationale
d’action sociale des personnels de la police nationale et du ministère
de l’Intérieur (ANAS) et financé par l’Assurance maladie. Il dispose de
56 lits. Un portail blanc permet de pénétrer dans le parc de 80
hectares. Une grande allée d’arbres donne accès aux chambres, à la
piscine, aux terrains de basket ou de pétanque.
Au château du Courbat, une liste de questions systématiques sont
posées au patient à son arrivée, au cours d’un entretien individuel
primaire. Mais il n’y en a aucune de prévue afin de savoir si des
violences intrafamiliales existent dans le foyer. « C’est la liberté du
patient de choisir ce sur quoi on va travailler33 », note la directrice,
Sarah Trotet. Si le patient souhaite donc éluder sa condamnation
pour violences conjugales, elle ne sera pas évoquée. L’équipe s’en
tiendra à ce que contient son dossier médical.
En plus des soins délivrés par des médecins addictologues et des
psychologues, les policiers et gendarmes hospitalisés suivent aussi
des programmes de remise en forme physique.
Si l’interview téléphonique avec la directrice du Courbat m’a été
accordée, cela n’a pas été le cas du reportage sur place.
J’emprunterai donc les mots du journaliste Jean-Marie Godard,
auteur du livre Paroles de flics34, pour évoquer ce lieu dont il parle
comme d’un « cocon protégé ». Il décrit le recours des forces de
l’ordre à l’alcool et aux psychotropes comme « une béquille très
destructrice, au point de se mettre eux-mêmes, mais également
parfois leur famille et leurs proches, en danger et de risquer de
perdre leur emploi. Ici, on croise des policiers en convalescence
physique et psychologique, à fleur de peau, minés par un travail qui
les a confrontés à des situations dures, trop dures, jusqu’à ne plus
pouvoir les supporter et finir par “craquer”35 ».
Mais au Courbat, comme chez les sénateurs, personne ne s’est
interrogé sur les possibles liens entre burn-out et addictions, d’un
côté, et violences conjugales, de l’autre.
La violence dans les foyers de forces de l’ordre analysée
à l’étranger

Aux États-Unis, c’est justement l’étude des rythmes de travail et


des burn-out au sein des forces de l’ordre qui a donné lieu, dès 1990,
aux premiers questionnements à ce sujet. La docteure en psychologie
Leanor Boulin Johnson a alors enquêté sur les effets du stress lié au
travail des policiers sur leur vie personnelle et celle de leur
compagne, en leur donnant la parole. Pour ce faire, elle a questionné
728 policiers et 479 épouses de policiers.
Cet intérêt porté aux témoignages des femmes de policiers – quasi
inexistant dans les études françaises – a permis d’ouvrir une réflexion
dans le pays. Leanor Boulin Johnson a même été invitée à présenter
les résultats de son étude devant le Congrès américain, en 1991, à la
Chambre des représentants36. Sur l’échantillon de personnes
entendues, 10 % des épouses faisaient état d’agressions physiques
par leur mari au moins une fois dans les six mois précédant le
sondage. D’autres expliquaient avoir assisté à des violences
physiques sur leur enfant dans ce même semestre. Par ailleurs, 40 %
des policiers affirmaient avoir été « hors de contrôle » et avoir
commis des violences sur leurs enfants et leur épouse au cours de
cette période.
Sans établir de lien direct entre burn-out et violences dans le foyer,
la psychologue analysait le ressenti des policiers et l’impact de leur
vie professionnelle sur leur vie intime. Certains disaient être
émotionnellement vidés, épuisés par leur travail. Ils avaient le
sentiment de vivre dans une autre réalité dans laquelle ils n’avaient
plus d’émotions et traitaient les citoyens comme des objets
impersonnels. « La doléance la plus fréquemment rapportée par les
épouses et par les policiers était leur incapacité à laisser le travail au
bureau. Ils traitaient leur famille comme les personnes qu’ils
arrêtaient, voulant toujours avoir le dernier mot », précisait la
psychologue. Des policiers lui faisaient part d’une crainte
supplémentaire : celle que les agents exerçant dans des
environnements rudes, voire parfois inhumains, puissent
inconsciemment perpétuer cette violence dans leur propre vie.
Aux États-Unis, d’autres études sont ensuite venues appuyer ce
travail, comme celle du chercheur en sciences du comportement
Peter Neidig. Il a publié en 1992 une « investigation préliminaire » sur
les agressions entre époux dans les familles de forces de l’ordre37,
dans laquelle il avait sondé 425 policiers. 40 % d’entre eux
reconnaissaient l’existence de « conflits conjugaux impliquant des
agressions physiques allant de la bousculade à l’utilisation d’un
revolver » dans leur foyer, durant l’année qui venait de s’écouler.
Peter Neidig a aussi travaillé sur les violences conjugales dans
l’armée, en questionnant des civils et des militaires38. Si les violences
« modérées » d’époux à épouses se situaient à peu près au même
niveau dans les deux échantillons, les violences « sévères » étaient
plus élevées parmi les personnes engagées dans l’armée.
2,5 % d’hommes militaires interrogés attestaient avoir commis des
violences sévères sur leur épouse, contre 0,7 % de civils.
Des gouvernements se sont aussi penchés sur les violences au
sein des familles de policiers et de militaires. Le département
américain de la Défense réalise lui-même chaque année un rapport
d’enquête sur les maltraitances envers les enfants et sur les violences
dans le couple dans les foyers de militaires39. Il utilise les données
fournies par le Family Advocacy Program, un programme mis en
place par l’État, dédié à la prévention des violences au sein des
familles de militaires et à la protection des victimes.
Toujours aux États-Unis, un journaliste a publié, en 2015, un livre
d’enquête sur le sujet, intitulé Femme de policier – L’épidemie
secrète des violences domestiques dans la police40.
Au Canada, dès les années 1990, ont également été étudiées les
violences dans les foyers de militaires41, puis dans ceux de
policiers42 ; en Uruguay, un psychologue a analysé le profil
psychologique de policiers condamnés, en lien avec le
gouvernement43 ; en Afrique du Sud, une étude a traité les
spécificités des victimes dans ce milieu44 ; en Grande-Bretagne, des
chercheurs ont publié des dizaines d’études sur les violences
conjugales dans les foyers de militaires45.
Depuis 2015, en Angleterre, le site du ministère de la Défense a
mis en ligne un manuel pour les victimes de violences conjugales
infligées par un conjoint travaillant dans les forces armées, mais aussi
des conseils pour les auteurs et pour la hiérarchie.
Une telle volonté du ministère de la Défense en France aurait pu
déboucher sur une aide pour les victimes de gendarmes violents,
puisqu’une partie de l’institution en dépend toujours. Mais cela n’a pas
été le cas.
Une multitude d’études ont ainsi été réalisées aux États-Unis ou en
Angleterre en trente ans. Malgré cela, les liens de cause à effet entre
la violence dans certains foyers de forces de l’ordre et l’exposition
quotidienne et prolongée à l’horreur au travail n’ont pas été prouvés.
Mais le risque de violences sur conjoint commises par des
gendarmes ou des policiers est au moins reconnu et observé. Il n’est
pas considéré comme un non-sujet ni comme un danger exceptionnel,
isolé, comme le qualifient certains membres des institutions
françaises.

Si ni la police, ni la gendarmerie, ni le gouvernement n’ont pris à


bras-le-corps cette problématique en France, elle n’est pas ignorée
par les professionnels qui reçoivent au quotidien les personnes
concernées.
Dans le cadre d’un accueil thérapeutique destiné à tous les auteurs
de violences conjugales, situé en Indre-et-Loire, Emmanuelle
Doineau, psychologue à l’association Athoba, a pris en charge une
dizaine de policiers et gendarmes depuis 2011. Elle anime notamment
des groupes de parole et de responsabilisation pour les hommes
violents de son département. « Parler de son métier lors d’une
thérapie est important, car choisir d’être gendarme ou policier n’est
pas un hasard. Je pense que ça peut avoir un rapport avec leur
violence : il s’agit d’une profession où ils sont censés avoir de la
maîtrise, une maîtrise qu’ils ne vont peut-être pas avoir dans leur
couple46 », précise la psychologue. Presque tous les fonctionnaires
qu’elle a encadrés sont venus la voir de leur plein gré. D’autres en
avaient l’obligation à la suite d’une procédure judiciaire. « Ceux qui
prennent rendez-vous volontairement sont des gens qui ont envie de
comprendre. Ils ont souvent une histoire un peu traumatique. » Ces
hommes, policiers et gendarmes, suivis par la psychologue, ne
souhaitaient pas se séparer de leur conjointe et voulaient travailler sur
leurs comportements violents pour les contrôler et s’en débarrasser.
Les interventions quotidiennes, le travail sur des meurtres ou des
viols pourraient être à l’origine d’un risque plus élevé de violences
dans les foyers de policiers ou de gendarmes, selon la psychiatre
Muriel Salmona. Elle apporte des précisions sur ce point :
« L’exposition des forces de l’ordre à des situations de danger
entraîne des conséquences traumatiques qui ne sont pas forcément
bien prises en charge par les institutions. Cela occasionne donc un
risque de passage à l’acte violent aussi bien chez soi qu’en service. »
La médecin s’appuie notamment sur des études américaines et
anglaises réalisées auprès de vétérans du Vietnam, d’Irak ou
d’Afghanistan souffrant de stress post-traumatique. Elles montrent
que les taux de violences conjugales sont plus élevés dans leur foyer
que dans ceux du reste de la population47.
Plusieurs éléments sont susceptibles d’expliquer la violence
conjugale : les traumatismes dans l’enfance peuvent, par exemple,
créer une prédisposition. Mais ces comportements répréhensibles se
développent aussi par la reproduction d’agissements de proches, si
l’on s’intéresse à « un autre angle d’approche » se fondant « sur la
théorie de l’apprentissage social », explique la médecin Marie-France
Hirigoyen. « Selon cette théorie, les comportements violents
s’acquièrent par l’observation des autres et se maintiennent s’ils sont
valorisés socialement. Lorsqu’un homme a été élevé par un père
violent, son organisation intrapsychique a été changée, jusqu’à ce que
le recours à la violence fasse partie de son mode de
fonctionnement48 », pointe la psychiatre. « Le facteur de risque le
plus important pour commettre des violences est d’en avoir subi ou
d’y avoir été exposé, ajoute Muriel Salmona. Il y a aussi plus de
risques avec des personnes qui travaillent dans un contexte dans
lequel elles ont du pouvoir. »

La culture du silence

Si les questions de genre, de racisme, de discrimination,


d’addiction ont été abordées par les sociologues français spécialistes
de la police et de la gendarmerie, ce n’est pas le cas des violences
au sein du couple. Pourquoi ce sujet est-il ainsi éludé ?
Le sociologue Jérémie Gauthier réalise depuis plus de dix ans des
enquêtes de terrain dans différents services de police et de
gendarmerie. Selon lui, les raisons sont à chercher du côté de l’esprit
de corps49 qui règne dans la police et la gendarmerie. « Les
institutions font en sorte que ce genre de violences soient tues car
c’est une espèce de tradition de ne pas dénoncer un collègue violent,
que ce soit dans sa famille ou dans son travail. Et les sociologues ne
s’y sont pas intéressés, car l’institution a fait en sorte que ce soit tu.
C’est la culture du silence50. »
Pour tenter de comprendre, je pars à la rencontre d’un policier
parisien, très investi dans la lutte contre les violences conjugales, qui
souhaite rester anonyme. Je le rejoins dans une brasserie, à
quelques centaines de mètres du commissariat où il est affecté. Il se
désole du non-intérêt et du manque de réflexion de la hiérarchie
autour des violences conjugales dans ses rangs. « L’administration
est frileuse lorsqu’il faut documenter la violence conjugale parmi nous.
Il n’y a pas de réflexion en profondeur sur le sujet. Je pense que c’est
notamment dû au fait que la police a encore du mal à se débarrasser
de sa misogynie. Aller enclencher une réflexion sur les auteurs de ce
type de délits parmi nous ne doit donc pas être une préoccupation
pour l’institution. C’est dommage51… » Il poursuit : « On fait un métier
confronté à de telles violences sociales. On voit ce que l’humanité
propose de pire. Puis on peut nous tirer dessus, nous caillasser. Je
ne pense pas qu’être policier puisse créer de fait un mari dominant et
brutal, mais ça peut peut-être aggraver des causes qui existent
déjà. »
Au Centre de recherche sociologique sur le droit et les institutions
pénales (CESDIP), où plusieurs enquêtes ont été menées à propos
de la police, il n’existe pas non plus de travaux sur les violences
conjugales. Christian Mouhanna, le directeur actuel du CESDIP,
estime qu’il s’agit d’un sujet très spécifique. « Il serait difficile de se
pencher dessus sachant qu’on a déjà du mal à travailler sur les
violences policières en milieu ouvert, indique-t-il. Avec l’esprit de
corps, les membres des forces de l’ordre ont l’impression d’être dans
un monde à part, avec une forte solidarité vis-à-vis de l’extérieur52. »
Une chose est certaine, selon le sociologue, la violence conjugale
touche toutes les professions, toutes les classes sociales sans
distinction. Il n’y a aucune raison, pense-t-il, pour que les policiers et
les gendarmes y échappent. « Peut-être même y cèdent-ils avec une
plus grande facilité, car ils ont l’habitude d’intervenir physiquement, ils
sont détenteurs d’armes, de matraques et ils exercent un métier
d’autorité, où l’on prend l’ascendant sur l’autre. “Je dis et on m’obéit.”
Ce sont des gens à qui l’on donne des pouvoirs non normaux, ajoute
Christian Mouhanna. Et ils se rerouvent confrontés aux pires
situations de la société. Dans quelle mesure cela ne modifie-t-il pas
leur vision du monde ? »

En raison d’un corporatisme et d’un code du silence ancrés en eux,


des membres des forces de l’ordre auteurs de violences dans leur
couple croient parfois pouvoir être protégés par leur pairs ou leur
institution. Certains pensent obtenir des traitements de faveur, être
regardés par les autres policiers ou gendarmes avec indulgence,
bienveillance et empathie. Parfois, ils se trompent, mais dans
d’autres cas, ils visent juste. Et cela peut aller plus loin que de la
simple mansuétude. Des plaintes de femmes violentées par leur
conjoint peuvent être refusées, effacées d’un logiciel. Des
informations sur les procédures peuvent être transmises illégalement
aux fonctionnaires mis en cause. Des faits minimisés auprès du
parquet. Des victimes dissuadées d’aller au bout de leur plainte. Tout
cela pour soutenir un collègue hors-la-loi, laissant des femmes et des
enfants sans aucune protection.
1. Gardien de la paix est le premier grade du corps d’encadrement et d’application de la
police.
2. Entretien du 10 mai 2018.
3. Entretien du 9 avril 2018.
4. François Grosdidier, au nom de la commission d’enquête, « Vaincre le malaise des
forces de sécurité intérieure : une exigence républicaine », rapport no 612, tome I (2017-
2018), 27 juin 2018, p. 15.
5. Ibid., p. 28.
6. Le Conseil de la fonction militaire de la gendarmerie a été créé en 1990. C’est
l’instance nationale de la concertation en gendarmerie. Il participe à l’élaboration des
normes internes : emploi des unités, gestion des ressources humaines, soutien,
concertation.
7. Ibid., p. 28.
8. Ibid., p. 15.
9. Ibid., p. 15.
10. Ibid., p. 7.
11. Emmanuel Leclère, « “Gilets jaunes” : y a-t-il des dossiers de violences policières
bloqués par l’appareil judiciaire ? », France Inter, 6 mai 2019.
12. Chiffres du ministère de l’Intérieur au 13 mai 2019.
13. Eyrolles, 2012.
14. Nadège Guidou, Malaise dans la police, une profession au bord de l’explosion, p. 50.
15. Christophe Dejours, Souffrances en France. La banalisation de l’injustice sociale,
p. 114 ; Nadège Guidou, ibid., p. 163.
16. Ibid., p. 142.
17. Entretien du 3 janvier 2019.
18. Ibid., p. 32.
19. Rapport sénatorial. Ibid., p. 24.
20. Ibid., p. 25.
21. G. Encrenaz et al., « Suicide dans la police nationale française : trajectoires de vie et
facteurs associés », Encéphale, 2015.
22. Entretien du 3 août 2018.
23. Ibid., p. 63.
24. Si les gendarmes, en tant que militaires, n’ont pas le droit d’être syndiqués selon
l’article 4121-4 du code de la Défense, ils peuvent, depuis 2014, prendre la parole via des
associations professionnelles de militaires.
25. Entretien du 22 septembre 2017.
26. Geneviève Pruvost, « Ordre et désordre dans les coulisses d’une profession.
L’exemple de la police nationale », Sociétés contemporaines, vol. 72, no 4, 2008, p. 81-101.
27. « Alcool et travail. Prévention des risques liés à l’alcool en milieu professionnel »,
CNAMTS/CFES, 2001.
28. Ibid., p. 140.
29. Judith A. Waters et William Ussery, Police Stress : History, Contributing Factors,
Symptoms, and Interventions. Policing : An International Journal of Police
Strategies & Management. 30. 169-188, 2007.
30. « Un gendarme condamné pour violences conjugales », Le Parisien, 25 avril 2007.
31. Daniel Corsand, « Tribunal de Pau : deux mois ferme pour le policier à la dérive »,
France Bleu, 31 octobre 2016.
32. Entretien du 5 juin 2018.
33. Entretien du 28 septembre 2018.
34. Jean-Marie Godard, Paroles de flics, Fayard, 2018.
35. Op. cit.
36. L.B. Johnson, On the Front Lines : Police Stress and Family Well-Being. Hearing
before the Select Committee on Children, Youth, and Families. House of Representatives :
102 Congress First Session May 20, Washington DC : US Government Printing Office,
1991, p. 32-48.
37. P. H. Neidig, H. E. Russell et A. F. Seng, « Interspousal Aggression in Law
Enforcement Families : A Preliminary Investigation », Police Stud. : Int’l Rev. Police Dev. 30,
1992.
38. R. E. Heyman et P. H. Neidig, « A Comparison of Spousal Aggression Prevalence
Rates in U.S. Army and Civilian Representative Samples », Journal of Consulting and
Clinical Psychology, 67(2), 239-242. 1999.
39. Plus de 378 000 militaires étaient engagés dans l’armée américaine en 2018 et,
depuis 2003, entre 15 000 et 18 000 cas de violences au sein du couple ont été signalés au
Family Advocacy Program. Selon le département de la Défense, deux tiers des auteurs
militaires de violences dans le couple sont des hommes. Department of Defense, Report on
Child Abuse and Neglect and Domestic Abuse in the Military for 2014 and 2016.
40. Alex Roslin, Susanna Hope, Police Wife: The secret Epidemic of Police Domestic
Violence, Sugar Hill Books, 2015.
41. Deborah Harrison, « La violence dans la communauté militaire », Criminologie, 30 (2),
27–45, Les Presses de l’Université de Montréal, 1997.
42. Danielle Sutton, News Coverage of Officer Involved Domestic Violence (OIDV) : A
Comparative Content Analysis, University of Guelph, Ontario, Canada, 2015.
43. Gonzalo Corbo Correa, Estudio de la violencia doméstica cuando es ejercida por
policías, Montevideo, Universidad de la República, 2014.
44. Jennifer Nix, To Protect and Abuse : An exploratory study discussing intimate
partners of police as victims of domestic abuse, The Center for the Study of Violence and
Reconciliation, Seminar No 4, 4, Johannesburg, South Africa, 1998.
45. Harriet Gray, Militarism in the everyday : responses to domestic abuse in the British
Armed Forces, PhD thesis, The London School of Economics and Political Science (LSE),
2015.
46. Entretien du 6 juin 2018.
47. A. Tharp, M.D. Sherman, U. Bowling et al., « Intimate Partner Violence Between Male
Iraq and Afghanistan Veterans and Their Female Partners Who Seek Couples Therapy »,
Journal of Interpersonal Violence, vol. 31, issue 6, p. 1095-1115, December 22, 2014.
Michelle D. Sherman, Fred Sautter, M. Hope Jackson et al., « Domestic Violence in
Veterans with Posttraumatic Stress Disorder who Seek Couples Therapy », Family
Medicine and Community Health (TMED), 2006.
48. Marie-France Hirigoyen. Femmes sous emprise, les ressorts de la violence dans le
couple, Oh ! Éditions, 2005, p. 146-147.
49. Dans la charte du gendarme, publiée en complément de la loi relative à la
gendarmerie nationale du 3 août 2009, l’esprit de corps est défini ainsi : « L’esprit de corps
de la gendarmerie est fondé sur le partage d’une histoire, de valeurs et de traditions
communes. Membre d’une communauté humaine qui transcende la diversité des statuts, le
gendarme est solidaire de ses camarades d’active ou de réserve, des personnels civils et
de leurs familles, notamment lorsqu’ils sont dans l’épreuve. » Il n’est pas défini dans les
textes officiels de la police.
50. Entretien du 3 septembre 2018.
51. Entretien du 4 septembre 2017.
52. Entretien du 17 mai 2018.
DEUXIÈME PARTIE

Des femmes moins protégées


9 avril 2016. Samedi soir. Une énième dispute éclate entre mon
compagnon et moi. Heurtée par un coup de pied, je tombe sur la
poubelle en plastique de la cuisine. J’essaie de me relever. Je n’y
arrive pas. Son corps imposant pèse sur moi. Il me soulève alors,
en me tenant par le cou. Il me bloque la tête et le buste contre
l’évier. Il tient un couteau dans sa main droite. Je sens la lame
froide contre le haut de mon crâne. De son autre main, il m’étrangle.
Puis il éructe : « Je vais te buter. »
J’entends les pas de notre fils de 5 ans à l’étage au-dessus. Il est
seul dans sa chambre. Une unique pensée me traverse l’esprit :
« Que va-t-il lui arriver si on me retrouve en sang, sans vie, dans la
cuisine ? »
Après quelques minutes, mon compagnon finit par desserrer ses
mains de mon cou. Je m’éloigne au plus vite. À bout de forces, le
corps frémissant, je lui dis : « Tu es malade. Il faut que tu t’en ailles,
ce n’est plus possible de vivre comme ça. » Il refuse de partir.
Je lui dis que je vais appeler la gendarmerie. Ça ne peut plus
continuer ainsi. J’essaye de lui faire réaliser que notre fils et moi ne
devons plus subir tout cela.
« C’est invivable. En plus, ça t’est déjà arrivé de me frapper et
que le petit soit là.
— Oui, bien sûr.
— Ça ne t’as pas dérangé ? Un jour, il a même dit à ma mère :
“Papa, il a mis une grosse claque dans la tête à maman.” Il est petit.
Il n’a pas à voir ça.
— Ah ouais, bah c’est pas grave…
— Mais si, c’est très grave qu’il te voie me taper ! Puis là, tu me
menaces avec un couteau, tu trouves ça normal ?
— T’es encore en vie, ça va. Puis va l’prouver, va l’prouver ma
vieille que je t’ai menacée avec un couteau, tu le prouves
comment ? Dis-moi ! T’as une marque ? T’es coupée ? Tu saignes ?
T’as qu’à les appeler, les gendarmes. Je suis agréé, assermenté,
seize ans de gendarmerie, je dirai que c’est toi qui m’as menacé
avec un couteau, que t’es folle… », me lance-t-il à nouveau, avant
de s’installer dans le canapé devant la télévision. Il ponctue ses
intimidations d’une phrase qu’il profère souvent, telle une devise :
« Toujours tricher, toujours gagner ! »
Il tient toujours le même discours. En boucle.
Je ne sais plus quoi faire. Je vais voir mon fils à l’étage pour
m’assurer qu’il va bien. Je lui prépare un croque-monsieur presque
machinalement. Il dîne. Mon conjoint est toujours sur le sofa. J’en
profite pour m’isoler afin d’appeler un ami gendarme. Il me conseille
de téléphoner au numéro de Violences Femmes Info, le 3919, mais
nous sommes samedi soir et il n’y a plus de permanence 1 . Leur
messagerie recommande de composer le 17 en cas de violences.
Je m’exécute. J’explique à l’opérateur du 17 que mon compagnon
s’est calmé, que je ne souhaite pas d’intervention. J’aimerais juste
qu’il garde une trace de mon appel dans mon dossier, pour que je
puisse lancer une procédure après le week-end. Je lui dis que mon
conjoint est un ancien actif de la gendarmerie, toujours réserviste,
mais je refuse de lui donner son nom. J’ai trop peur des
représailles. L’opérateur insiste. Je finis par communiquer nos deux
noms, en réitérant ma demande que la gendarmerie n’intervienne
pas chez nous.
Deux heures après, j’entends plusieurs voitures arriver dans notre
impasse. Je regarde par la fenêtre et reconnais les véhicules bleus
de la gendarmerie. Je me dépêche de monter à l’étage avec mon
fils pour qu’il ne les voie pas. Huit gendarmes frappent à la porte de
la maison. Mon compagnon leur ouvre : « Coucou. Rentrez ! C’est
la miss qui vous a appelés ? Vous voulez boire quelque chose ? »
Son aplomb me glace. Les gendarmes lui demandent où je suis. Ils
me rejoignent.
L’un d’entre eux connaît mon conjoint. Ils ont été collègues en
gendarmerie mobile. Deux agents s’isolent avec moi. Je leur
raconte tout : le couteau, l’étranglement, les insultes. J’évoque avec
eux l’enregistrement dans lequel mon compagnon reconnaît m’avoir
étranglée et menacée avec un couteau. Ils remarquent les rougeurs
sur mon cou.
Une demi-heure plus tard, ils me disent que mon conjoint a trouvé
un endroit où dormir. Je comprends alors que, malgré les violences
avec arme blanche, il ne sera pas placé en garde à vue 2 . Je n’y
crois pas. Je suis sans voix. Le gendarme chargé de l’enquête
m’informe qu’il nous auditionnera le lendemain. Il me téléphonera le
matin pour me donner l’heure de la convocation. Ils partent, me
laissant seule avec mon fils qui dort à l’étage. Et m’indiquent juste :
« S’il revient, vous nous appelez. »
Je nous barricade alors dans la maison. J’ai peur qu’il soit de
retour dans la nuit. Je ferme un à un chaque volet. Je m’assois sur
une chaise dans le salon, faisant face à l’entrée. Et toute la nuit, je
fixe le portail, une gazeuse et un couteau à portée de main. Je
téléphone à mon amie Alexandra et je lui dis : « Si jamais je te bipe
ou t’envoie un message, appelle la police. Tu préviens tout le
monde et moi j’essaierai de me défendre comme je peux. »
Vers 4 h 30, n’y tenant plus, je m’assoupis quelques heures.
À mon réveil, j’appelle mon grand frère pour lui demander de
venir à la maison garder mon fils pendant mon audition. Je lui dis
qu’il s’est passé quelque chose de grave, mais je lui demande de ne
pas me poser de questions jusqu’au soir. Je le retrouverai chez mes
parents. Je leur expliquerai tout.
Je prends ma voiture pour parcourir les six kilomètres qui me
séparent de la gendarmerie. Je me gare sur leur parking face à un
mur ocre et morne. Je tremble. J’ai pris un paquet de cigarettes à
mon frère. J’avais arrêté, mais là, je ne tiens plus. J’en fume une
avant de franchir le portique de sécurité.
Je m’installe dans la salle d’attente, derrière une porte vitrée. Mon
compagnon arrive. Je l’aperçois en train de discuter avec son ami
gendarme – celui qui est intervenu à mon domicile la veille. Mon
cœur s’emballe. Il s’assoit en face de moi. Je tente d’éviter son
regard.
Il me lance : « T’es une belle salope d’avoir fait un
enregistrement. »
« Comment tu es au courant de ça ? » dis-je. Il ne bronche pas.
Mes mains sont moites. Mon souffle est court. J’essaye de me
concentrer pour qu’il ne perçoive pas l’angoisse monter en moi.
Mille questions me passent par la tête : Pourquoi lui ont-ils donné
cette information ? Veulent-ils le protéger ? Est-ce pour qu’il avoue
plus facilement les faits ? Qui est à l’origine de la fuite ? Depuis
combien d’heures, de minutes est-il au courant ? Je comprends que
les choses vont être plus compliquées que ce que je pensais.
Le directeur de l’enquête auditionne mon conjoint pendant que je
suis entendue par une gendarme dans un bureau assez étroit. Je
tremble toujours. Je décline mon identité et reviens avec elle sur les
faits de violences de la veille. À plusieurs reprises, le directeur de
l’enquête vient prendre connaissance de mes propos et repart. La
deuxième fois, il me rapporte quelques déclarations de mon
compagnon et me pose des questions. Je lui rappelle que j’ai un
enregistrement s’il souhaite l’écouter. Il me demande si je veux
porter plainte. Je dis que je suis encore indécise, que j’aimerais
d’abord en parler avec ma famille le soir même pour être sûre
d’avoir leur soutien. Il me répond : « Vous savez, il risque de perdre
son travail. Le mieux serait d’en rester là. Vous vous séparez, vous
faites les choses intelligemment pour votre fils. » J’espérais que les
gendarmes me soutiennent et me rassurent. Au lieu de cela, celui-ci
m’accable en me donnant le rôle de la femme qui va détruire la vie
de son conjoint. J’ai l’impression d’étouffer, de ne pas être une vraie
victime. Je ne peux plus réprimer mes larmes.
La gendarme me questionne pour savoir s’il y a eu d’autres faits
de violences. Je réponds oui, mais je précise que je me réserve le
droit d’en faire mention ultérieurement. Le directeur d’enquête me
redemande si je veux déposer plainte. Vu ma situation précaire,
étant au chômage et en formation, je le questionne sur la possibilité
de prendre le temps de la réflexion et de le recontacter le
lendemain, une fois que mes parents seront informés. C’est
d’accord.
Le procès-verbal d’audition est imprimé. Je dois le relire avant de
signer. À ma grande surprise, il n’est mentionné nulle part que mon
compagnon a utilisé un couteau pour me menacer quand il
m’étranglait la veille. Je le relève. Je reçois une explication
alambiquée : « On le comprend à travers ce que vous dites. »
J’insiste pour que soit écrit noir sur blanc qu’il s’est servi d’un
couteau. La gendarme l’ajoute. Je signe.
On me demande de patienter. Quand mon ex-compagnon sort du
bureau, il a un papier à la main. Je remarque que lui et le directeur
d’enquête se tutoient. J’ai l’impression d’être dans un mauvais film,
que tout est contre moi. Je prends conscience que son statut et ses
connaissances vont jouer en sa faveur.
Dans la salle d’attente, l’officier en charge de l’enquête nous dit :
« Bon, monsieur va retourner au domicile pour récupérer ses
affaires. » Puis le gendarme s’isole avec moi. Il me demande
comment se passe notre vie sexuelle. Je donne une réponse floue.
Je ne comprends pas cette question. Il me dit qu’il faut que je me
concentre sur le bien-être de mon fils, que je me sépare
“proprement”, vende la maison et refasse ma vie. Ses paroles me
laissent interdite.
Quand mon compagnon arrive chez nous, il me tend sa
convocation pour une composition pénale le mois suivant – une
alternative aux poursuites, consistant ici en une amende de
250 euros. Il me nargue : « Tu vois, je m’en sors le cul propre grâce
à mon pote. » Je suis atterrée. Je n’y crois pas. 250 euros pour un
étranglement et une menace avec un couteau… Dans quel monde
vit-on ?
Il repart. De mon côté, je reprends la voiture pour aller chez mes
parents, pour leur parler, enfin. Le soleil déclinant chauffe encore
l’asphalte de leur rue. Je pousse la grande porte en bois de la
maison et je les aperçois. Mon père, ma mère et mon frère sont sur
la terrasse en train de fumer. Je vais embrasser mon fils, qui joue
plus loin dans le jardin, et je reviens près d’eux. Je leur raconte que
j’arrive de la gendarmerie, que j’ai subi de graves violences la veille
et que cela dure depuis plusieurs années. Ma mère se met à
pleurer. Elle pose sa main sur le rebord de la fenêtre pour prendre
appui. J’ai peur qu’elle s’effondre, qu’elle fasse un malaise. Je
m’avance vers elle. Nous nous enlaçons. Mon père et mon frère
écarquillent les yeux. Ils m’écoutent et m’assurent de leur soutien.
Tous seront là pour moi, peu importe ma décision pour la suite.
Je vais déposer plainte. J’en suis sûre désormais. Le lendemain,
en voiture avec une collègue de stage pour un déplacement
professionnel, je rappelle la brigade pour en informer le directeur
d’enquête et prendre rendez-vous. Il me dit que ce n’est pas
possible, que le procureur s’est déjà positionné, que mon ex-
compagnon sera convoqué d’ici quelques semaines. Je lui demande
alors si je peux porter plainte pour les autres faits de violences,
ceux qui m’ont conduite aux urgences tant de fois. Il m’assure que
ce n’est pas non plus envisageable, car ce procès-verbal englobe
tout. Je bredouille. Mais, mais, je n’ai même pas parlé de toutes les
violences hier. Si, si, c’est comme ça, m’affirme-t-il au téléphone. À
peine ai-je raccroché que j’éclate en sanglots dans la voiture.
Sur le moment, je n’ai pas les informations suffisantes pour exiger
qu’il m’entende. Je ne sais pas que refuser une plainte est illégal 3 .
J’apprendrai aussi, plusieurs semaines après, que lorsque des faits
de violences sont constatés en intervention, si la victime a refusé de
porter plainte immédiatement, une prise de contact avec elle doit se
faire 48 heures après, afin de s’assurer, à distance de l’événement,
qu’elle ne souhaite toujours pas réaliser une déposition 4 . En me
documentant, j’ai réalisé qu’il y avait d’autres anomalies dans ma
prise en charge chez moi. Les gendarmes auraient alors dû
m’informer de l’existence d’unités médico-judiciaires pour que
puisse être réalisé un constat de mes blessures physiques et
psychologiques 5 . Ils devaient aussi veiller à ma sécurité 6 et ne
pas me laisser seule toute la nuit. Par ailleurs, le commandant de
brigade, en regardant la procédure, aurait pu se rendre compte de
l’erreur manifeste du non-placement en garde à vue de mon conjoint
et reprendre la main sur le dossier.
Deux semaines après mon audition, alors que je suis en rendez-
vous avec mon avocate – que je peux rémunérer grâce à l’aide
juridictionnelle –, je reçois un appel menaçant de mon ex-
compagnon : « Je suis un petit peu emmerdé, donc heureusement
que je connais du monde, je vais m’arranger d’accord, alors me fais
pas des coups (…) parce que là, ça va vraiment mal se passer. » Il
m’affirme aussi qu’il connaît des officiers supérieurs, qu’il est allé
voir un général, qu’il va tout faire pour ne pas perdre son boulot.
Je me sens oppressée. Je fais écouter le message vocal à mon
conseil, dont le cabinet se situe près d’une brigade de gendarmerie.
Elle me dit d’aller immédiatement déposer une plainte.
« Et si on me la refuse ?
— Impossible ! Surtout, faites bien une plainte et pas un
“renseignement judiciaire7”. »
J’entre dans la brigade, échaudée par le premier refus et par les
menaces de mon ex. Le gendarme m’accueillant ne va pas m’aider
à reprendre confiance en l’institution. Il veut me renvoyer à la
brigade de mon secteur. Je négocie pendant une heure. Je lui
explique qu’ils m’ont mal prise en charge là-bas et que je ne veux
pas déposer plainte chez eux. Je suis décontenancée par son refus.
Devant mon insistance, il téléphone à la brigade en question.
J’entends toute la conversation.
« J’ai Madame Bernard devant moi, qui veut déposer plainte
contre son ex-compagnon. Tu connais le monsieur ?
— Oui, prends un RJ (renseignement judiciaire) et pas une
plainte, et rappelle-moi quand elle est partie. »
On m’a imposé ce renseignement judiciaire déguisé en plainte, or
il a ensuite totalement disparu de la base informatique de la
gendarmerie. Lorsque j’ai souhaité savoir où en était cette
procédure, j’ai découvert que le numéro de procès-verbal en ma
possession correspondait à l’affaire d’une autre personne. La seule
trace qu’il reste de mon signalement aujourd’hui est la copie papier
qu’une gendarme m’a remise discrètement ce jour-là.
Et les ennuis ne se sont pas arrêtés là.
Aucune décision de justice ne permet alors de cadrer la garde de
notre fils. Un après-midi, mon ex-compagnon se permet de venir le
chercher à l’école sans me prévenir. Il l’emmène avec lui. Il est
injoignable. Avec ma famille, nous prenons toutes les voitures à
notre disposition pour partir à sa recherche. Je me rends en
gendarmerie. Il finit enfin par décrocher et ramène notre fils
quelques heures plus tard. Nous sommes dans un vide juridique, en
attente de l’audience avec le juge aux affaires familiales. J’ai peur
pour mon fils. Je ne veux pas le chambouler plus qu’il ne l’a déjà
été par les violences.
Le jour d’un report d’audience au tribunal de grande instance,
mon ex-compagnon est censé être présent avec moi, mais il ne
vient pas. Au lieu de ça, il se rend à l’école de notre fils,
accompagné de gendarmes de la brigade dans laquelle ma
première plainte a été refusée. Ma mère me prévient. Je pars
précipitamment. Mes parents alertent une partie de ma famille afin
de former un cercle autour de mon fils si je ne suis pas à l’heure
devant l’établissement. C’est l’école de mon enfance, celle de mon
village, si calme d’habitude.
J’arrive sur place à temps. Je me présente aux gendarmes. Ils
m’informent qu’en l’absence de « grosse de jugement » (copie
exécutoire d’une décision de justice), mon ex-compagnon peut partir
avec notre fils. Je leur montre ma convocation au tribunal du jour
même. Je leur détaille la situation de violences, le souffle court.
Ils s’isolent avec mon ex-conjoint et me laissent repartir avec mon
fils. En arrivant devant la maison, je m’écroule. J’ai les jambes
coupées. Elles ne me tiennent plus. Ma mère et ma tante me
soutiennent pour franchir la porte d’entrée.
J’appelle la brigade qui m’a reçue quelques jours avant pour faire
un renseignement judiciaire, mais les gendarmes refusent de
m’entendre. Ils me demandent de me rendre à celle qui a obstrué
ma procédure ou à celle du département voisin, dans laquelle mon
ex-conjoint exerce en tant que réserviste. Ce n’est pas concevable.
Je me présente dans une autre gendarmerie. Là encore, un agent
me renvoie sur les brigades en question. Je me lève, les yeux
gonflés de larmes et j’articule : « J’y arriverai ! Mon combat ne se
limite pas à nous protéger mon fils et moi et à faire reconnaître mes
droits en tant que femme victime de violences. S’il le faut, si vous
m’y poussez, je me battrai également contre la gendarmerie. Je ne
lâcherai pas. Chaque personne qui aura refusé de m’auditionner
entendra parler de moi. »
Je suis à bout de forces.
En regardant les textes de loi en rentrant chez moi, je comprends
que je suis dans mon droit, puisque toutes les brigades et les
commissariats ont « l’obligation de recevoir les plaintes pour
infractions, même dans un service territorialement incompétent 8 ».
J’arrive enfin à déposer une main courante le lendemain, en me
rendant dans un commissariat de police à trente kilomètres de chez
moi.
Je sens que mon avocate du moment n’est pas assez réactive. Je
prends contact avec une association, qui me conseille Me Nathalie
Tomasini. Elle a défendu Jacqueline Sauvage et bien d’autres
femmes victimes de violences conjugales. J’obtiens un rendez-vous
avec elle. Nous sommes en juin 2016. Je l’informe des difficultés
que je rencontre. « Vous devez effectuer un dépôt de plainte pour
les violences subies ! » m’affirme-t-elle. Je lui dis que je ne sais pas
où aller. Elle saisit son téléphone, contacte une des brigades qui
m’a déjà reçue et leur impose mon audition. J’ai rendez-vous le
lendemain. Je la mandate sur-le-champ. Je pioche dans mes
économies. Mes parents me proposent aussi leur aide financière.
Je veux faire valoir mes droits, peu importe le prix.
L’accueil des gendarmes est enfin correct. Lors de mon audition,
nous reprenons toute la chronologie des faits depuis le premier
coup de poing. Ils me donnent un récépissé de ma plainte et une
convocation dans une unité médico-judiciaire. Tout cela aurait dû
être fait le soir de l’intervention des gendarmes, deux mois
auparavant, le 9 avril.
1. Le 3919 a une permanence sept jours sur sept, de 9 h à 22 h du lundi au vendredi et de
9 h à 18 h les samedis, dimanches et jours fériés. Avoir un service d’assistance
téléphonique 24 heures sur 24 fait partie des recommandations de la convention du Conseil
de l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des femmes, dite
convention d’Istanbul. Une demande a été faite par la Fédération nationale Solidarité
Femmes, en charge du 3919, pour évaluer le coût d’une telle structure.
2. « Lorsque des actes de violences sont caractérisés, et quelle que soit leur gravité
apparente, il est recommandé que les forces de l’ordre usent pleinement de leur pouvoir
propre de procéder à l’interpellation du mis en cause et à son placement en garde à vue,
dans le respect des dispositions du code de procédure pénale. Dans le cas de figure où
des circonstances exceptionnelles justifieraient de laisser le mis en cause en liberté, les
forces de l’ordre devront également veiller à ce que la sécurité de la victime soit assurée. »
Guide de l’action publique – les violences au sein du couple, novembre 2011. Direction des
Affaires criminelles et des Grâces. Site Internet du ministère de la Justice, justice.gouv.fr.
3. Le refus d’enregistrer une plainte est illégal au regard de l’art. 15-3 du code de
procédure pénal complété par une circulaire du 4 décembre 2000, faisant état de l’obligation
pour la police judiciaire de recevoir les plaintes des victimes d’infractions.
4. Guide de l’action publique – Les violences au sein du couple, guide méthodologique,
Direction des Affaires criminelles et des Grâces, site Internet du ministère de la Justice,
justice.gouv.fr, novembre 2011.
5. Ibid.
6. « Lorsque les circonstances le requièrent, le policier ou le gendarme, même lorsqu’il
n’est pas en service, intervient de sa propre initiative, avec les moyens dont il dispose,
notamment pour porter assistance aux personnes en danger », Art. R. 434-19 du code de
déontologie de la police nationale et de la gendarmerie nationale.
7. En gendarmerie, il n’existait pas alors de « main courante », ce qui est le cas depuis le
1er février 2018. Le procès-verbal de renseignement judiciaire (RJ) était son équivalent en
gendarmerie lorsqu’une personne souhaitait faire consigner certains faits sans déposer
plainte. Le RJ était rédigé à l’intention du magistrat territorialement compétent qui jugeait de
l’opportunité d’engager des poursuites. Interstats Analyse no 17, juillet 2017.
8. Loi du 15 juin 2000.
CHAPITRE 1

Dissuasion et intimidation des collègues

« Pensez aux enfants, madame », « Il ne faudrait pas que votre


mari perde son travail », « Il n’est pas dangereux » : ces mots
prononcés par des policiers ou des gendarmes ont été entendus par
Alizé, Camille*, Caroline, Marianne*, Annie*, d’un bout à l’autre de la
France. Ainsi, ils leur ont laissé le sentiment que tout était fait pour
qu’il n’arrive rien à l’homme qui les avait violentées dans l’intimité de
leur foyer. Comme s’il valait mieux oublier les sévices, rentrer chez
soi et détourner le regard.

S’affranchir des menaces. Dire stop aux violences. Protéger son


fils. Alizé pensait enfin pouvoir se libérer de l’emprise de son
compagnon en signalant les faits à la gendarmerie. Mais chacune des
étapes qui auraient dû lui permettre d’être reconnue en tant que
victime fut entravée.
Au cours de nos entretiens, Alizé essayait toujours de contrôler ses
émotions, de ne pas laisser les souvenirs des insultes, des menaces,
des coups redevenir trop réels. Tout comme ceux des moments où
des gendarmes avaient voulu l’empêcher de faire valoir ses droits.
Pour mieux saisir les répercussions que ces fautes et ces
manquements ont eues dans la vie d’Alizé, il me paraissait
indispensable de rencontrer ceux qui l’ont épaulée depuis le début
des procédures : ses parents.
Alizé est retournée vivre chez eux avec son fils fin 2016. Elle n’a
pas les moyens de s’acquitter d’un loyer, étant donné le prix de
chaque procédure pénale ou civile enclenchée.
Je fais la connaissance de son père et de sa mère sur le pas de la
porte de leur maison, sur la terrasse aux volets bleu ciel où Alizé a
dévoilé ses blessures à sa famille pour la première fois. Dans leur
jardin, un merisier côtoie un trampoline, un petit toboggan jaune et un
figuier feuillu. Leur chien, un cane corso, molosse noir aux pattes
hautes, vient aboyer doucement près de moi.
Le visage fin d’Alizé, ses pommettes saillantes et ses yeux en
amande se retrouvent dans les traits de sa mère, Yasmine. Comme
Alizé, Yasmine est en colère, à cran. Après tous les refus de plainte,
les portes fermées, les parents d’Alizé ont peur en permanence pour
la sécurité de leur fille et de leur petit-fils. « J’ai l’impression d’avoir
été naïve pendant les cinquante premières années de ma vie sur le
rôle des forces de l’ordre dans notre société, s’attriste Yasmine en
vapotant. Je pensais que la gendarmerie était forcément là pour nous
défendre. C’est frustrant de voir que l’ex de ma fille a été si soutenu
par certains de ses collègues dès le départ. Nous, on a travaillé
quarante ans dans une usine, on a payé nos impôts, et on n’a pas le
droit d’être protégés au même titre que tout le monde. On a toujours
été dans les rails, on a toujours respecté la loi. Pareil pour l’uniforme.
Aujourd’hui, je le regarde d’une autre façon1. » Éric, le père d’Alizé,
yeux bleu ciel, barbiche poivre et sel et tatouages sur les avant-bras,
poursuit : « On sera longtemps amochés par le chaos des
procédures. On bout à l’intérieur tellement il y a des failles partout ! »
Pendant des années, Éric n’a pas compris pourquoi sa fille, si
altruiste et joviale en temps normal, s’éteignait, se renfermait. « Je ne
pouvais pas concevoir que quelqu’un œuvrant pour le maintien de la
paix puisse être violent avec sa compagne. Ça me paraissait
impossible. Il a plus de droits et de pouvoir que quiconque. C’est con,
mais il aurait exercé un autre métier, je me serais peut-être plus vite
posé des questions. Et de constater que toute la corporation puisse
le couvrir ensuite, ça me révolte ! » « Ah ! la dictature du paraître »,
appuie le taiseux grand-frère d’Alizé, Alan, qui opine du chef à chaque
parole de ses parents.
Yasmine s’en veut. Elle s’en veut quand elle repense aux suspicions
qu’elle avait eues en tombant sur une facture des urgences dans le
courrier de sa fille. Elle l’avait questionnée sur de possibles violences,
mais Alizé avait répondu par la négative. « J’aurais dû aller au bout
de mes doutes et débarquer chez eux à l’improviste. Quand je pense
qu’il a menacé de la tuer tant de fois… Quand je l’imagine par terre
assommée par les coups… » Yasmine ne peut retenir quelques
larmes, mais elle se reprend bientôt en jouant machinalement avec la
languette d’un sachet de tisane accroché à sa tasse. Son fils la
rassure : « On peut tous se dire ça, mais ça ne sert à rien de
ressasser. » Yasmine acquiesce, lasse.
Alizé aurait pu ne jamais obtenir justice, vu les obstacles dressés
par des gendarmes pour l’en empêcher. Au sein de son cabinet situé
dans le 17e arrondissement de Paris, l’élégante et pugnace avocate
d’Alizé, Me Nathalie Tomasini, s’insurge : « Les procédures sont déjà
extrêmement ardues pour la majorité des femmes victimes de
violences. Et ça l’est d’autant plus quand l’auteur des faits est un
homme censé être là pour sauver. Dans la situation de Madame
Bernard, il y a eu intimidation et défaut d’information dès le départ.
Elle a constaté qu’elle n’arrivait pas à se faire entendre à cause de
collègues plus ou moins lointains de son ex-conjoint et a failli
abandonner. Les gendarmes qui l’ont reçue n’ont pas pris en compte
son intérêt. Ce qui n’a fait que renforcer son ex-compagnon dans sa
position de supériorité. Il avait ainsi toujours l’air de lui dire : “Tu peux
faire tout ce que tu veux, de toute façon, ils vont me couvrir, ce sont
mes potes, et toi, tu vas passer pour une menteuse.”2 »

Une neutralité inexistante dès le dépôt de plainte

Pour Alizé, mais aussi pour nombre d’autres femmes victimes, un


manque d’impartialité s’est manifesté, et ce, à différentes étapes de
l’enquête : intervention des secours, audition, plainte, garde à vue ou
confrontation. Est-ce qu’un policier ou un gendarme accorde plus de
crédit à la parole d’un collègue ? Serait-ce même parfois inconscient
chez les fonctionnaires ? Pourraient-ils être plus enclins à refuser une
plainte contre un membre de leur institution ?
Selon la Commission nationale de déontologie de la sécurité
(CNDS), la réponse est oui. L’autorité administrative indépendante,
créée en 2000, s’est penchée sur ces questions, suite à des saisines
de citoyens après des violences policières. Elle signalait, dès son
premier rapport annuel, des refus d’enregistrer des plaintes contre
des policiers ou des gendarmes dans le cas de coups portés en
service ou de bavures. Cela relevait, selon la CNDS, d’un
« corporatisme qui incite certains agents accueillant du public à se
mettre eux-mêmes dans une situation illégale, simplement pour éviter
qu’une enquête soit menée sur des allégations de comportements
abusifs de la part de leurs collègues3 ». La CNDS affirmait que cette
pratique renforçait le sentiment d’impunité chez certains agents.
Pendant dix ans, jusqu’au transfert de ses missions au Défenseur des
droits4 en 2011, la commission n’a cessé d’alerter sur ce point.
Un policier ou un gendarme doit pourtant accomplir ses fonctions
avec probité et impartialité, ne pas se prévaloir de sa qualité pour en
tirer un avantage personnel, n’accorder aucun privilège pour des
raisons d’ordre privé et donner la même attention et le même respect
à toute personne5.

Camille pensait que son compagnon serait enfin confronté à sa


propre violence si elle déposait plainte. Elle a vite déchanté. Les yeux
embrumés derrière ses lunettes aux fines branches, elle raconte,
encore tremblante, ce qu’elle a vécu. Camille est à l’orée de la
trentaine. La souffrance liée aux traumatismes passés s’entend dans
chacun de ses mots. Elle se perçoit dans son regard en permanence
anxieux.
Au printemps 2017, Camille a déposé trois mains courantes contre
son conjoint policier, pour avoir été giflée, secouée et balancée
contre un mur, et ce, alors qu’elle était enceinte. Puis, ne supportant
plus qu’il insulte leur fille âgée de quelques semaines seulement – il lui
hurlait « Tu fermes ta gueule »6 lorsque celle-ci pleurait la nuit –,
Camille a décidé de partir et de déposer plainte.
Le déclic arrive alors qu’un matin, il l’attrape à la gorge, resserre
une de ses mains autour de son cou, en tenant leur nouvelle-née de
son autre main. à la suite cet épisode violent, Camille informe son
compagnon qu’elle se rendra au commissariat le soir même, à la
suite d’un rendez-vous médical prévu de longue date pour leur fille.
« Tu ne connais rien à la loi. Si tu portes plainte, tu vas voir ce qui va
t’arriver. T’as pas les moyens de te défendre », lui répond son
compagnon, un policier ayant une habilitation d’officier de police
judiciaire.
Vers 20 heures, Camille entre dans le commissariat le plus proche
de chez elle, en région parisienne. Elle y croise son conjoint. Ce n’est
pourtant pas là qu’il travaille. Une fois installée dans un bureau avec
une policière, Camille se rend compte que cette dernière communique
avec l’agent qui s’entretient avec son compagnon. Elle reçoit des
SMS pendant que Camille retrace l’historique des violences. La
policière informe la jeune femme que « le collègue va aussi porter
plainte ». Il l’accuse d’être violente avec lui. Camille est désemparée.
Le policier qui entend son conjoint entre alors dans le bureau où
Camille est en train de témoigner :
« Qu’est-ce que vous allez faire pour votre enfant ? Le collègue
veut que ça se passe bien. Vous avez une fille ensemble, quand
même !
— S’il vous plaît, ne parlez pas de lui comme de votre collègue.
C’est mon compagnon et il m’a frappée », balbutie Camille, en
réprimant un sanglot. Le policier s’excuse et repart.
Camille indique dans sa plainte que sa voisine a assisté à la
strangulation, mais cette dernière ne sera pas convoquée. Les règles
de procédure établissent pourtant qu’un témoin doit être entendu si
son nom est mentionné dans un procès-verbal7.
À la suite de sa plainte, Camille quitte définitivement le domicile. Le
premier soir, elle dort avec sa fille à son bureau. Elles logent ensuite
plusieurs mois dans un foyer de mise à l’abri mère-enfant, avant de
s’installer dans un logement social. Entre-temps, Camille a perdu son
travail. Elle en a récemment retrouvé un nouveau.
L’accès à son dossier pénal laisse Camille stupéfaite. Son ex-
compagnon prétend qu’elle lui aurait tordu les doigts, alors qu’il était
précisément en train d’essayer de l’étrangler.
L’avocate, Isabelle Steyer, n’est pas étonnée de cette défense.
Dans son cabinet du centre de Paris, dans lequel elle reçoit depuis
vingt ans des femmes et des enfants violentés, des centaines de
dossiers parsèment la moquette beige. Parmi les soixante nouvelles
personnes qui la contactent mensuellement pour des violences
conjugales, la pénaliste affirme conseiller deux femmes de policiers
ou de gendarmes chaque mois. Elle n’a jamais reçu de compagnons
de policiers, de policières ou de gendarmes. Femme fine s’exprimant
avec une voix douce, Isabelle Steyer remarque des schémas
similaires dans la manière dont ces femmes sont traitées. « Quand
une plainte est déposée, on retrouve souvent le même mode de
défense des policiers ou gendarmes violents : le monsieur va aussi
déposer plainte pour violences à l’encontre de sa femme. Et dans ce
cas, l’équipe de la brigade ou du commissariat est vite influencée par
ses propos, car un déséquilibre existe entre le crédit accordé à un
représentant de la loi et celui donné à la parole d’un citoyen
lambda. »
Dans l’affaire de Camille, un rappel à la loi8 a été prononcé fin 2017
pour « violences réciproques ». Depuis, courant 2018, Camille a saisi
le procureur de la République de Paris pour contester cette décision.
Elle l’a informé d’un manque de diligence de la part du commissariat
qui l’a reçue au printemps 2017. Elle l’a aussi notifié du fait que des
actes d’enquête, comme la confrontation et la recherche de témoins,
n’avaient pas été effectués par les policiers. Camille est allée elle-
même recueillir des attestations auprès de sa voisine et de ses
proches, jamais entendus par la police. Elle les a annexées à son
courrier et a également prévenu le procureur qu’elle se sentait encore
en danger vu le comportement toujours agressif de son ex-conjoint.
Camille a, de surcroît, précisé au parquet qu’une main courante pour
insultes, postérieures au rappel à la loi, lui avait été refusée. Elle
attend toujours une réponse et réfléchit à saisir la police des polices.
Camille s’en veut aujourd’hui. Elle estime qu’elle aurait dû aller
déposer plainte dans un autre commissariat, plus éloigné encore de
celui où travaillait son conjoint. Elle n’imaginait pas alors que ce
dernier pourrait bénéficier de soutiens en dehors de son service
d’exercice.
Les autorités ne l’imaginent pas non plus, puisque des
délocalisations d’enquête sont possibles uniquement d’un service à un
autre au sein de la police ou de la gendarmerie. Autrement dit, il n’est
pas envisagé que la gendarmerie se saisisse des affaires de la police
et inversement. Pour éviter des conflits d’intérêts, les procédures
peuvent tout de même être déplacées sur suggestion du parquet ou
du chef de service. Dans la police, qui gère les zones urbaines, un
commissariat local pourra être contraint de transmettre un dossier à
la sûreté départementale, voire à la police judiciaire, ou, en dernier
recours, à l’Inspection générale de la police nationale. Mais rien n’est
prévu pour que les affaires sortent de l’une ou l’autre des institutions.
Dans les zones rurales, où les gendarmes officient, on retrouve la
même marche à suivre. Un système de délestage est normalement
mis en place, explique le maréchal des logis chef Kévin Jorcin, vice-
président de l’association professionnelle de militaires Gend XXI.
L’unité limitrophe peut être saisie du dossier. Pour les cas les plus
difficiles, le commandement de compagnie peut décider de faire
appel à la brigade de recherche au niveau départemental, à la
section de recherche au niveau régional ou à l’Inspection générale de
la gendarmerie nationale. « Le fait de délocaliser l’affaire permet la
discrétion, pour préserver les militaires amenés à réaliser des
investigations, parce que je vous dis pas l’ambiance que ça met
d’enquêter sur ses collègues ! Cela permet aussi, normalement, de
garantir une enquête impartiale pour les victimes », remarque Kévin
Jorcin.
Quand une personne de sa corporation est mise en cause, la
vigilance devrait redoubler sur ses propres pratiques d’enquêteur.
C’est le point de vue de Maryvonne Chapalain, ancienne
commandante de police, ayant exercé à la délégation aux victimes9.
« Parfois, on n’imagine pas qu’un collègue, si efficace et sérieux sur
le plan professionnel, puisse agir autrement chez lui. On ne veut pas
accepter qu’il soit auteur d’infractions. On va donc avoir envie de le
croire lui, mais il faut aller au-delà de tout cela et essayer d’en savoir
plus. C’est très compliqué, car la plupart des auteurs de violences
conjugales sont des pervers qui ont, dans leur vie courante, un visage
très sympa. Il y en a plus d’un qui se font prendre à ce jeu-là10. »

Un traitement inéquitable en garde à vue

Si les ex-compagnons de Camille et d’Alizé ont échappé au


placement en garde à vue, d’autres l’ont expérimenté, et dans des
circonstances parfois très favorables. Caroline n’a pas hésité à saisir
immédiatement l’Inspection générale de la gendarmerie nationale
(IGGN), lorsqu’elle a remarqué que son ex-conjoint gendarme
bénéficiait de conditions de garde à vue privilégiées dans une brigade
du Sud-Est, suite à sa plainte pour violences conjugales. Elle
s’indigne : « Il avait son téléphone. J’ai dit au directeur de l’enquête
que c’était comme s’il avait passé la nuit à l’hôtel, que je n’étais pas
sûre que ce soit la même garde à vue pour tout le monde. Ça ne lui a
pas plu ! » Sur place, le gendarme répond à Caroline que son ex-ami
n’est pas dangereux et qu’il n’y a donc aucune raison de lui retirer son
téléphone. Qu’en est-il alors de la privation de liberté inhérente à la
garde à vue ?
À la suite du courrier de Caroline à l’été 2018, l’IGGN lui indique
que des vérifications ont permis de confirmer la présence du
téléphone portable lors de la garde à vue et que « la hiérarchie des
militaires mis en cause en a tiré toutes les conséquences ».
L’instance précise : « Par ailleurs, des mesures avaient été prises en
amont pour s’assurer spécifiquement que l’enquête soit menée en
toute impartialité par des enquêteurs qui n’avaient aucun lien avec la
personne que vous mettiez en cause. »
Caroline n’est pas satisfaite de la réponse de l’IGGN. Si l’instance
reconnaît une faute, elle ne semble pas se soucier des conséquences
que cette garde à vue non conforme pourrait avoir sur les suites
données à sa plainte. Caroline leur a depuis réécrit, fin 2018, pour
leur faire part de ses interrogations à ce sujet : « N’est-il pas
contradictoire de confirmer la présence du téléphone et de parler
d’impartialité en amont de l’enquête ? Dans ces conditions, n’est-ce
pas l’ensemble de l’investigation qui devrait être remise en
question ? » Le chef de l’IGGN lui a rétorqué qu’il ne lui appartenait
pas de lui répondre : « Cette question relève intégralement de la
compétence du procureur car elle a trait au fond de l’affaire. »
Caroline a aussi écrit au ministre de l’Intérieur, Christophe
Castaner, pour lui signaler les faits. « Si je vous écris aujourd’hui,
c’est que je ne veux pas porter la responsabilité d’éventuelles
violences qui pourraient arriver à d’autres femmes ou enfants. » Le
chef de cabinet de M. Castaner, Mathias Ott, lui a répondu quelques
semaines plus tard qu’il transmettait sa demande à la garde des
Sceaux, au préfet et au directeur général de la gendarmerie
nationale, « les principes constitutionnels de la séparation des
pouvoirs et de l’indépendance de la justice » interdisant au ministre
d’intervenir dans une affaire judiciaire. Le procès de l’ex-compagnon
de Caroline devrait avoir lieu d’ici début 2020.
Il me paraissait essentiel d’aborder ce dossier avec le chef de
l’IGGN, Michel Labbé. Après plusieurs semaines d’échanges de
mails, d’allers-retours entre différents services, j’obtiens enfin un
rendez-vous. L’entretien a lieu au siège de la direction générale de la
gendarmerie, à Issy-les-Moulineaux, dans les Hauts-de-Seine, dans
un bâtiment à la façade vert pomme. Dans les étages, au bout d’un
dédale de couloirs recouverts de moquette bordeaux et gris, une
gendarme me conduit dans une grande salle de réunion mise à notre
disposition.
Cadré par la communication, l’entretien n’est pas un face-à-face
avec le chef de l’IGGN, puisque la lieutenante-colonelle Valérie
Florent, « référente égalité professionnelle et diversité » au sein de
l’institution, et la porte-parole de la gendarmerie, Maddy Scheurer, se
joignent à nous.
Dans l’affaire de Caroline, le général Michel Labbé assure avoir
transmis la procédure au procureur de la République pour une
éventuelle sanction pénale du gendarme en question. « Quand, lors
d’une garde à vue, on permet à une personne de garder son
téléphone, d’avoir des contacts avec l’extérieur, de faire en sorte que
des preuves disparaissent ou soient dissimulées, ce n’est même plus
de l’ordre du traitement de faveur, c’est une faute professionnelle11. »
Le chef de l’IGGN a aussi demandé à ce que ces faits fassent l’objet
d’un « retex » – retour d’expérience dans le jargon – dans la brigade
en question. « Il va être rappelé aux gendarmes officiers de police
judiciaire la différence entre l’importance de la dignité en garde à vue
– avoir le droit de se changer, par exemple – et les traitements de
faveur, inacceptables. Le retex peut paraître cosmétique mais je
crois volontiers à ces réflexions », note le général Labbé.

Des défenseurs de prévenus ont aussi remarqué une certaine


bienveillance lors des gardes à vue de leur client. À l’automne 2016,
Alexandre*12, un avocat parisien, se présente dans un commissariat,
en tant que commis d’office auprès d’un gendarme accusé d’avoir
agressé son épouse. Comme à son habitude, il salue son nouveau
client, s’assoit près de lui et lit méticuleusement son procès-verbal. Il
demande à modifier des mots et des tournures de phrases dans
l’audition de son client. Le policier en charge de la garde à vue l’y
autorise. L’avocat est étonné par sa mansuétude. Ce document a
pourtant vocation à être spontané. Il est donc normalement
impossible d’en changer un iota, même si le professionnel du droit
tente parfois de le faire pour certaines bribes de phrases. « C’était
subtil : au lieu de dire “j’étais énervé”, on a obtenu que soit inscrit le
terme “agacé”, se rappelle l’avocat. Si l’on se projette déjà dans la
plaidoirie, cela peut jouer. Ce n’est que mon sentiment, mais avec
n’importe qui d’autre, je suis sûr que le policier n’aurait pas accepté
de retirer un mot13. » Par ailleurs, l’avocat décrit des temps « off »
pendant l’audition, où son client gendarme et le policier dirigeant la
garde à vue évoquaient le métier en se tutoyant et en buvant un café.
Autre coup de pouce pour ce gendarme mis en cause : ses
honoraires d’avocat étaient réglés via la protection fonctionnelle, par
l’institution. Les gendarmes peuvent en bénéficier au même titre que
tous les agents des ministères de la Défense et de l’Intérieur et que
tous les fonctionnaires. Cependant, la protection juridique ne peut
être attribuée que si les faits ont un lien avec le service et ne relèvent
pas d’une faute personnelle de l’agent14. L’aide financière n’est donc
pas censée être utilisée quand un agent est mis en cause pour
violences conjugales. Et pourtant, cela fonctionne ainsi, précise le
chef de l’IGGN, Michel Labbé. La protection fonctionnelle peut être
accordée dans ce cas comme une garantie : « L’agent public est
protégé initialement parce qu’il y a droit en tant que personnel de la
gendarmerie, mais s’il est condamné, la protection fonctionnelle lui
sera retirée. L’État engagera une action récursoire envers son agent
pour qu’il rembourse les frais avancés. » Une inégalité
supplémentaire existe donc : un gendarme supposément auteur d’un
délit pourra être assisté financièrement au moins jusqu’à sa
condamnation définitive, quand sa conjointe devra, elle, se charger de
trouver seule l’argent pour régler ses frais d’avocat.
Alexandre a aussi défendu, en commission d’office, un policier qui
avait menacé son épouse avec son arme de service. Pendant sa
garde à vue au commissariat, il avait le droit de manger et les agents
lui donnaient des cigarettes. « Il n’y a pas de corruption, mais juste un
traitement humain dont tout le monde devrait pouvoir bénéficier. Mes
deux clients gendarme et policier ont échappé à la violence
institutionnalisée qui existe dans les gardes à vue en France. Et leur
audition n’avait pas dépassé 24 heures. C’est sûr que 48 heures en
mangeant un demi-sandwich, c’est plus compliqué moralement. »
Offrir une cigarette à un prévenu n’a rien d’anormal selon
Clémence*, commissaire exerçant en Île-de-France, qui m’a donné
rendez-vous dans son bureau. Elle y épluche chaque jour, avec son
adjoint, les plaintes enregistrées la veille. « Le “café-clope-
tutoiement”, quand on a quelqu’un quatre jours en garde à vue et que
le type se comporte bien, c’est plutôt logique. L’enquêteur lui file une
cigarette, ça ne veut pas dire que c’est son copain. C’est juste une
pratique. On reste des citoyens. En revanche, quand des policiers se
comportent mal dans mon service, je leur dis que l’honneur de la
police c’est d’agir mieux que les voyous, y compris dans la vie privée.
On a peut-être un peu plus de droits, mais on a beaucoup plus de
devoirs que les autres15. »

Ce « café-clope-tutoiement » n’a pas été du goût de Marianne. Elle


a été blessée par la manière dont son ex-mari, retraité de la
gendarmerie, a été traité en audition comme en garde à vue. Après
plusieurs conversations par téléphone, je la retrouve à la terrasse
d’une brasserie, en face d’une gare, dans une ville en bordure d’un
massif montagneux. Le soleil estival diffuse une lumière éblouissante.
Robe blanche, boucles d’oreilles en coquillages, yeux émeraude, elle
commande une limonade et pose son paquet de cigarettes
mentholées près d’elle. Marianne, la quarantaine, est mère de trois
enfants.
Après quelques mois d’arrêt de travail pour stress post-
traumatique et état dépressif, elle a repris son emploi en mi-temps
thérapeutique. De sa voix rauque à la Jeanne Moreau, elle raconte
les baffes, les coups de poing, l’eau jetée à la figure. À la caserne,
elle a toujours entendu dire : « On ne passe jamais au feu vert, mais
à l’orange16. » Comme une incitation à vivre hors la loi.
C’est le père de Marianne qui a décidé de mettre un terme aux
violences subies par sa fille dans le silence. En 2017, il se rend dans
la gendarmerie de son village pour relater les blessures récentes de
Marianne. Il veut porter plainte, mais son audition donne uniquement
lieu à un renseignement judiciaire et les gendarmes ne lui en laissent
pas de copie. Marianne est entendue la semaine suivante pour
confirmer les faits. Elle a le sentiment d’être traitée comme une
« harceleuse affabulatrice » par la gendarme qui la reçoit. Quand
Marianne sort sonnée du bureau, elle aperçoit son ex-conjoint en train
de rire avec ses anciens collègues. Ils sont tous installés autour d’une
table. « Voir mon mari avoir l’air de passer un bon moment avec ses
potes, alors qu’il était censé être entendu pour les violences qu’il m’a
infligées, ça m’a tuée. Il m’a cassé la figure et il boit le café
tranquille », souffle-t-elle, en allumant une cigarette.

Des preuves et des plaintes en danger

Quelques semaines plus tard, dans une autre brigade près de chez
elle, Marianne dépose une nouvelle plainte. Elle fournit une clé USB
aux gendarmes contenant cinq fichiers audio de plus de 25 minutes
d’enregistrements. Son mari l’y traite d’« étron » et la menace de
mort par téléphone : « Tu te démerdes, tu trouves une solution pour
être réentendue, tu dis que tu as exagéré. Tu désamorces le truc
vite, sinon ça va te péter à la gueule. Je te laisse jusqu’à jeudi soir.
Fais attention. Ça va mal finir. J’ai plus rien à perdre. » La clé USB
est rendue vide à Marianne un mois après. Les gendarmes
s’excusent, lui disent qu’ils ont fait une mauvaise manipulation. Son
avocate prend les choses en main et interpelle la brigade : « Soit
vous faites un écrit attestant de votre erreur de manipulation, soit
vous remettez les fichiers dessus. » Les documents seront finalement
réinstallés sur la clé USB…
Face aux anomalies absurdes qu’elle rencontre, Marianne écrit au
procureur. Entre-temps, un ami gendarme lui dit : « On ne veut pas
de ce dossier. C’est une patate chaude. On se la refile. » Cela ne lui
donne pas vraiment confiance quant au dénouement de ses
procédures. À la suite de sa lettre au procureur, plusieurs témoins
qu’elle a cités sont enfin auditionnés, comme son amie Isabelle*.
Marianne s’est réfugiée chez elle plusieurs fois avec ses enfants, en
2012 notamment. À la brigade, les gendarmes demandent à Isabelle
de revenir uniquement sur les jours de 2017 où des violences ont eu
lieu et non sur les faits prescrits. Isabelle fait fi de leur remarque :
« Je voulais aller au bout de la démarche, car si tout le monde se tait,
on ne va jamais avancer. Ce serait bien d’agir avant qu’il y ait un
drame dans lequel toute la gendarmerie sera fautive17. »
L’ex-conjoint de Marianne a depuis fait l’objet d’une composition
pénale, une mesure alternative aux poursuites. Marianne aurait voulu
contester la décision, mais les frais d’avocat pour le faire étaient trop
élevés. Le divorce est déjà très coûteux. Dans le cadre de la
composition pénale, dans laquelle le président du tribunal de grande
instance de sa ville l’a reconnue victime de violences volontaires et de
menaces de mort, son ex-mari a dû réaliser « un stage de
sensibilisation aux violences de couple ». Il lui a aussi versé
1 200 euros en raison des préjudices corporels et moraux subis.

Effacer une clé USB paraît assez simple, mais qu’en est-il de la
suppression d’une plainte ? Le moment où le conjoint violent est
entendu peut être l’occasion de complicités, qui sont parfois
détectées par la hiérarchie ou la justice. La presse quotidienne
régionale s’en fait l’écho. Dans une bourgade des Hauts-de-France,
un gardien de la paix a été mis en cause pour des violences contre sa
femme, commises début 2018.
La Voix du Nord relatait son procès. Le soir des faits, la femme du
policier avait appelé les secours : son conjoint la menaçait car elle
avait refusé une relation sexuelle. Alcoolisé – il buvait deux litres de
Ricard et un cubi de rosé par semaine –, il avait pris le volant, partant
à sa poursuite, quand elle s’était enfuie chez ses parents. « La
présidente du tribunal a souligné qu’il avait ensuite été pris en charge
par ses collègues, qu’une panne d’électricité avait effacé la plainte et
que le dépistage de l’alcoolémie n’avait été effectué que dix heures
après… Raison pour laquelle l’enquête avait été confiée à l’IGPN18 »,
précisait l’article.
Michaël Larguillet, le journaliste judiciaire ayant suivi l’affaire, se
souvient de la gêne inhabituelle qu’il a sentie au moment de
l’évocation de ces faits au tribunal. « En gros, les collègues avaient
tout fait pour couvrir celui qui n’était pas encore prévenu à l’époque.
Même si ce n’était dit qu’à demi-mot, les faits parlaient d’eux-mêmes.
C’est pour cela que la police des polices avait été saisie. Peut-être
que les policiers avaient simplement mal fait leur travail, mais c’était
peu crédible ici19. » Le gardien de la paix violent a été condamné à
cinq mois de prison avec sursis simple et admis en centre spécialisé
pour des soins. La suite ne dit pas s’il a été suspendu ou s’il a
continué d’exercer comme policier. On ne sait pas non plus si les
collègues présents lors de l’effacement de la plainte et ayant réalisé
le contrôle d’alcoolémie très tardivement ont reçu des sanctions
disciplinaires. L’IGPN a préféré rester muette face à mes demandes
d’informations sur cette affaire.
La disparition mystérieuse de plaintes n’étonne pas le sociologue
Christian Mouhanna, auteur du livre Police, des chiffres et des
doutes20. Il signale un flou dans les règles de recueil des plaintes :
certaines, considérées comme non sérieuses, ne seraient pas
comptabilisées. « Leur enregistrement dépend de l’appréciation
humaine de chaque fonctionnaire qui les reçoit. Peut-être que c’est
une sorte de zone grise en France, quand la femme d’un policier ou
d’un gendarme dépose plainte. »

Pression à tous les étages

Même quand une femme est encadrée pour contourner le service


de plainte classique, et ainsi mise à l’abri d’éventuelles fuites ou de
réactions grégaires, des dysfonctionnements font surface à d’autres
stades de l’enquête. Annie en a été victime de la part d’un
fonctionnaire de police de l’IGPN, au moment de la confrontation avec
son ex-mari. Sa prise en charge à la suite du viol et des violences
psychologiques qu’elle affirme avoir subis par son époux policier
s’était pourtant parfaitement déroulée au début.
Je rencontre Annie dans une grande ville du sud de la France. Elle
est élégante dans son haut vert pomme scintillant assorti à son
collier. Visage poupon, coupe courte brune, la quadragénaire affiche
un grand sourire. Sa bonne humeur s’efface quand elle entre dans les
détails du harcèlement, des agressions sexuelles et du viol conjugal
qu’elle accuse son mari de lui avoir infligés. Mariée en 2008, elle a
noté une dégradation de son comportement à partir de 2015, quand il
s’est mis à occuper un poste de nuit. À la même période, il monte en
grade et obtient l’habilitation d’officier de police judiciaire. Les
violences psychologiques et sexuelles commencent alors.
Pendant des promenades entre amis, son mari met brusquement
sa main dans son entrejambe ou dans son soutien-gorge. Annie est
gênée. Elle se confie à sa collègue Aurore*, employée dans la même
entreprise qu’elle et témoin de ces agressions. Quand son conjoint lui
dit un matin, en 2017, qu’il a voulu se jeter d’un pont avec sa voiture,
elle l’emmène chez le médecin. Sa hiérarchie le désarme et lui
propose une hospitalisation au centre de santé du château du
Courbat, dans un délai de quelques semaines. L’homme continue à
oppresser son épouse, exigeant sans cesse d’avoir des relations
sexuelles. Annie porte des serviettes hygiéniques pour simuler ses
règles et le calmer.
C’est l’été. Après une soirée alcoolisée, il lui fait sentir qu’ils doivent
« consommer21 ». Annie lui dit qu’elle n’a pas envie. Dans leur lit, il se
colle à elle. Elle lui dit non. Il écarte ses jambes. Non, non, non. Son
corps se cabre. Elle crie. Il se contente de lui répondre : « Ça ne va
pas durer longtemps. » Et il la pénètre. « J’ai ressenti une grande
douleur. J’avais le sentiment d’être devenue sa chose. Il me
consommait. J’avais mal, je pleurais, mais j’étais pétrifiée. Notre fils a
été alerté par mes hurlements. Il est arrivé dans la chambre, et m’a
dit : “Ça va maman ? Je t’entends pleurer.” Mon ex-mari a continué
son acte, se contentant d’un “Rentre dans ta chambre” à l’intention de
notre petit garçon. »
Annie ne met pas tout de suite de mots sur ce qu’il s’est passé.
Cela coïncide avec la période où son conjoint est envoyé au Courbat.
Il y passe plusieurs semaines, avec le motif de traiter son addiction à
l’alcool et ses pensées suicidaires. Annie appelle plusieurs fois le
centre, envoie un courriel, car elle s’inquiète qu’ils n’abordent pas ses
violences lors de son séjour en psychiatrie, mais toutes ses tentatives
de contact restent infructueuses. Elle aurait aimé pouvoir exposer sa
version de leur situation familiale pour aider son mari au mieux et leur
indiquer qu’il ne s’agissait pas juste d’un burn-out.
Au Courbat, la directrice Sarah Trotet explique pourquoi cela n’a pu
être possible. « Quand le patient est hospitalisé, il est maître de sa
prise en charge et il définit une personne de confiance à prévenir. Si
la famille passe un appel et souhaite parler au médecin, on a
l’obligation de demander l’autorisation au patient. S’il nous dit non, on
ne peut pas communiquer d’éléments à ses proches. » Rien n’aurait
cependant empêché l’équipe médicale du Courbat de prendre le
temps d’expliquer à Annie qu’il ne leur était pas possible de répondre
à ses demandes.
Durant son séjour au Courbat, son mari lui envoie des courriers
disant qu’il a été un « monstre » de l’avoir « violée ». Au retour de
son conjoint à leur domicile en octobre, Annie réalise qu’elle ne se
sent pas en sécurité à ses côtés et verbalise le viol auprès de
plusieurs amis. « Tu n’as pas déposé plainte une première fois, je
peux donc recommencer », lui lance son mari.
La terreur torpillant son sommeil, elle s’installe chaque nuit dans
une chambre séparée, une bombe lacrymogène sous son oreiller. Elle
reste parfois au téléphone avec sa collègue Aurore jusqu’à 3 heures
du matin. Aurore a accepté de revenir sur ces semaines-là : « Annie
pleurait au travail tous les jours et il ne la laissait pas respirer avec
ses appels et messages incessants la journée. Puis, quand elle
rentrait le soir, elle avait peur qu’il recommence à l’agresser. Ça la
rassurait que l’on s’appelle, que je sois à ses côtés, même
virtuellement22. »
Annie décide de quitter la maison avec ses deux enfants. Son mari
lui envoie des centaines de SMS allant tous dans le même sens :
« J’ai été un prédateur sexuel. Ma place est en prison, pour
longtemps, et ça n’arrivera pas. Sauf si tu le veux, tu n’as qu’à
déposer plainte ». Ou encore : « Je comprends pourquoi je te fais
peur. Je t’ai violée et justice ne sera jamais rendue. Ma seule
condamnation sera que je ne te toucherai plus. Je vais continuer à
être policier, voilà encore une incohérence. »
Quelques jours après son départ du domicile, Annie a rendez-vous
avec une assistante sociale pour régler des questions de logement.
Cette dernière l’oriente vers une intervenante sociale du commissariat
où exerce son mari. Annie lui demande un entretien, ne sachant pas
encore si elle va déposer une main courante ou une plainte, mais en
ayant la conviction qu’elle doit alerter la hiérarchie de son époux sur
la situation. « J’ai pensé aux femmes et aux enfants qui pourraient
être reçus par mon mari, quelqu’un qui a commis un viol et qui n’aurait
pas été puni pour ça. Ça me gênait de me dire qu’il puisse continuer
à auditionner des victimes de violences sexuelles. Je me serais sentie
responsable de ne pas avoir signalé les faits, si certaines avaient été
mal prises en charge. »
Pour la première fois, Annie est sur le point d’entrer dans le
commissariat, non pas en tant qu’épouse de policier, mais en tant que
femme victime. Son pas est décidé, même si elle craint de croiser
des collègues de son conjoint. Elle traverse la grande dalle gris clair
qui fait face à la bâtisse moderne et monte les quelques marches qui
conduisent à la porte vitrée et automatisée. Elle s’arrête un bref
instant, prend plusieurs longues inspirations et appuie sur un bouton
vert. Une porte s’ouvre. Il faut attendre dans un sas aux parois
translucides avant que la deuxième porte s’entrebâille. Ça y est, elle
est dans le commissariat. Quelques personnes attendent à l’accueil.
Pourvu que personne ne la reconnaisse. Elle a à peine le temps de
s’asseoir, pianotant sur son téléphone, que l’intervenante sociale vient
la chercher.
Claudine*, l’assistante sociale23, lui propose un café. Annie lui
raconte tout. Pour Claudine, les faits sont clairs : c’est d’un viol
conjugal24 qu’il est question. À la fin de son récit, Annie tient à
apporter une précision.
« Euh, par contre, mon mari est policier.
— Ça ne change rien. Ça ne me pose aucune difficulté.
— Oui, mais il est policier ici.
— Ah… »
Le premier réflexe de Claudine est de demander s’il travaille
aujourd’hui. Ce n’est pas le cas. L’assistante sociale est soulagée.
Claudine, avec qui j’ai pu m’entretenir au commissariat, décrypte sa
propre réaction : « C’était un dossier sensible, qui mettait en cause
quelqu’un de la police. Il fallait donc prendre des précautions. Je
n’allais pas envoyer Madame directement au service des plaintes
classique, l’obliger à re-raconter son histoire à un policier qu’elle
suspecterait d’être proche de son mari, ou de parti pris, avec le
risque que ça puisse fuiter auprès des autres effectifs. C’est pour
cela que j’ai immédiatement joint l’officier référent du groupe25. »
Le gradé comprend tout de suite la spécificité du cas d’Annie.
L’intervenante sociale la tranquillise : l’officier qui va la recevoir a été
muté dans le commissariat depuis moins d’un an, il connaît très peu
son mari. « On a toujours été là pour qu’elle tienne. Ses auditions se
sont faites discrètement, de manière un peu secrète. Quand on
changeait de bureau, on passait par des couloirs cachés », pointe
l’assistante sociale.
À chaque étape, Annie se sent écoutée, entourée. Ses enfants
sont entendus par la brigade des mineurs, puis par l’IGPN, qui a
repris l’enquête sur décision du parquet. C’est là que
l’accompagnement, si rassurant jusqu’alors, a pris un tour curieux.
À la suite de la garde à vue de son mari fin 2017, l’IGPN convoque
Annie pour une confrontation. Son époux est encore en audition
quand elle arrive au commissariat. Un enquêteur de l’IGPN lui
propose de patienter dans son bureau. Annie demande comment va
se dérouler la suite. La réponse du policier la prend de court : « Il va
sûrement être placé en détention provisoire et il va y avoir des
conséquences administratives. Pensez-y, il va perdre son travail, il ne
pourra pas payer de pension alimentaire s’il est révoqué. Il n’aura pas
d’indemnités. » Le policier lui aurait affirmé que si elle ne maintenait
pas sa plainte, la poursuite pourrait être allégée, qu’il repartirait libre.
« Vous imaginez, vos enfants, ils iront le voir derrière les barreaux.
Ce serait sûrement mieux de retirer votre plainte. Pour le bien-être
futur de votre mari. Si vous choisissez de ne pas maintenir votre
plainte, vous pouvez utiliser cette expression pour le justifier. C’est
neutre, ça montre que vous vous inquiétez. » Annie est désorientée.
Elle a déjà l’impression de trahir son mari. Elle a fait un éprouvant
travail sur elle-même pour atténuer la culpabilité qu’elle ressent, pour
se reconnaître victime de viol. Pourquoi lui parle-t-on du bien-être de
son mari et pas de son mal-être à elle ? Après 45 minutes passées
avec ce policier, Annie est entendue pour la confrontation. Au terme
de cette audition, elle retire sa plainte « pour le bien-être futur » de
son mari. Mais elle précise : « Cela ne signifie pas que je reviens sur
les faits. J’ai bien été violée. »
Annie sort du commissariat avec un sentiment d’inachevé et
l’impression de s’être fait avoir. Avec le recul, elle est consciente
d’avoir eu peur que son mari soit emprisonné et elle est persuadée
d’avoir été orientée et manipulée dans sa décision. Une fois la plainte
retirée, son conjoint s’est mis à « fanfaronner », à dire qu’Annie allait
« le payer avec ses inventions de faits imaginaires ». Mais le parquet
a finalement décidé de poursuivre son mari pour viol conjugal au vu
des éléments contenus dans le dossier26. Une instruction a été
ouverte. Il a été mis en examen et Annie a pu se constituer partie
civile pour faire valoir ses droits de victime.
Claudine est consternée par l’attitude du policier de l’IGPN. « Tout
un travail a été fait par les officiers qui ont reçu Annie pour la
rassurer. Nous lui avons montré que nous l’accompagnions dans la
plus grande neutralité même si son mari était policier ici. Je ne sais
pas comment fonctionne l’IGPN, peut-être que cet enquêteur a senti
une faille chez elle, qu’il l’a exploitée, qu’il s’est dit que ça ferait un
dossier en moins… Mais en tout cas, il a été en dessous de tout. »
L’IGPN est censée être l’ultime recours quand des irrégularités sont
repérées dans une procédure, quand un agent fait obstruction à la
bonne prise en charge d’une victime. Ici, ce représentant de l’IGPN a
été lui-même la source d’un dysfonctionnement notoire.
Début 2018, Annie est revenue au commissariat pour une nouvelle
plainte, car son ex-mari continuait de lui envoyer des dizaines de
SMS chaque jour. Il réalise alors un travail de sape et de pression
pour qu’elle dise au juge qu’elle a menti. Les deux affaires sont
séparées. Le tribunal correctionnel a donné raison à Annie à l’été
2018 en condamnant son ex-mari à quatre mois de prison avec
sursis. Il a été déclaré coupable d’avoir, pendant plus de cinq mois,
« procédé à des appels téléphoniques malveillants réitérés, par de
multiples appels et en adressant plus de 5 000 textos dont le contenu
est de nature intrusive, injurieuse ou harcelante, en vue de troubler la
tranquillité27 » de son ex-femme. Le prévenu s’est défendu ainsi face
au président du tribunal : « Je conçois le contenu intrusif. J’ai
malheureusement dérapé sur une période relativement courte28. » Le
magistrat ne s’est alors pas privé de lui rappeler qu’il était aussi sous
le coup d’une procédure dans laquelle il était mis en cause par son
épouse pour un fait criminel. L’instruction au sujet du viol est toujours
en cours. Annie se prépare au procès tout en reprenant le cours de
sa vie. Quant à son ex-mari, depuis la fin de son congé maladie en
2018, il aurait repris le travail dans un autre commissariat de sa
région.

Quand des policiers ou des gendarmes intimident une victime ou


minimisent des faits répréhensibles, les informations transmises à la
justice ne sont pas toujours correctes. Cela peut conduire à une plus
grande clémence lors des sanctions judiciaires. De surcroît, les
magistrats se retrouvent parfois dans une position gênante, devant
poursuivre et enquêter sur des hommes qu’ils côtoient au quotidien
dans leur travail.
1. Entretien du 20 septembre 2018.
2. Entretien du 16 mai 2018.
3. Commission nationale de déontologie de la sécurité, rapport remis au président de la
République et au Parlement, 2009, p. 37.
4. Le Défenseur des droits est une institution indépendante de l’État. Créée en 2011 et
inscrite dans la Constitution, elle s’est vu confier deux missions : défendre les personnes
dont les droits ne sont pas respectés ; permettre l’égalité de tous et toutes dans l’accès aux
droits.
5. Art. R. 434-9 – Probité ; Art. R. 434-11 – Impartialité, code de déontologie de la police
nationale et de la gendarmerie nationale.
6. Entretiens du 21 septembre 2017 et du 19 mars 2018.
7. « Tous témoignages utiles peuvent être recueillis par les enquêteurs pour contribuer à
la manifestation de la vérité. » Guide de l’action publique – Les violences au sein du couple.
Site Internet du ministère de la Justice, justice.gouv.fr, 2011.
8. Le rappel à la loi est une mesure alternative aux poursuites qui consiste à procéder au
rappel de la loi auprès de l’auteur.
9. Inaugurée en octobre 2005, la délégation aux victimes (DAV) est une structure relevant
du ministère de l’Intérieur et rattachée à la direction générale de la police. Elle a pour
mission de « faire évoluer les mentalités et les comportements des policiers et
gendarmes ». Elle est aussi en lien avec l’ensemble des associations de victimes et d’aide
aux victimes. Site de la police nationale, police-nationale.interieur.gouv.fr.
10. Entretien du 23 juillet 2018.
11. Entretien du 4 octobre 2018.
12. L’avocat souhaite rester anonyme en raison de ses devoirs déontologiques.
13. Entretien du 15 mai 2018.
14. Art. L4123-10 du code de la Défense.
15. Entretien du 15 mai 2018.
16. Entretiens du 3 mai et du 16 juillet 2018.
17. Entretien du 24 mai 2018.
18. Michaël Larguillet, « Un gardien de la paix condamné pour violences conjugales », La
Voix du Nord, 16 juin 2018.
19. Entretien du 30 juillet 2018
20. Michalon, 2007.
21. Entretiens du 18 avril et du 26 juin 2018.
22. Entretien du 18 juillet 2018.
23. Salariée d’une association de solidarité et non du ministère de l’Intérieur, bien que son
bureau soit dans l’enceinte du commissariat.
24. Un viol commis par un conjoint est une circonstance aggravante. La peine pour ce
crime peut alors être allongée jusqu’à 20 ans, au lieu de 15 ans.
25. Entretien de juillet 2018.
26. Le procureur de la République décide s’il est opportun d’engager des poursuites,
selon l’art. 40-1 du code pénal, et ce, même si une victime retire sa plainte.
27. Jugement du tribunal correctionnel, extrait des minutes du greffe du tribunal de grande
instance. Le mis en cause n’a pas fait appel. Date non précisée pour préserver l’anonymat
des parties.
28. E.C., « Les SMS étaient malveillants », article de presse non référencé pour
conserver l’anonymat des parties.
Depuis notre séparation, je vis seule avec mon fils dans notre
maison. Avec mon ex-compagnon, nous avons décidé de vendre ce
bien immobilier, mais cela prend du temps.
Je suis sur mes gardes chaque fois que j’arrive dans ma rue,
surtout depuis que ma serrure a été forcée. Les pneus de ma
voiture et de celle de mon père ont aussi été crevés à quinze jours
d’intervalle. Je n’ai aucune preuve de l’origine de ces méfaits, mais
cela me perturbe. Mes parents et mon frère s’inquiètent. Chaque
soir, ils se relaient pour effectuer des rondes en voiture près de
chez moi, pour s’assurer que mon fils et moi sommes en sécurité.
Par ailleurs, je sais que mon ex-conjoint continue d’être armé par
la gendarmerie les jours où il travaille comme réserviste. Je
contourne toujours le département dans lequel il exerce, quand
je dois me déplacer en voiture. Je passe par une autoroute et des
routes de campagne, car je ne veux vraiment pas le croiser. Chaque
fois que j’arrive près de barrages ou de points de contrôle de la
gendarmerie, je mets mon téléphone en mode enregistreur à côté
de moi. Au cas où.
Il profite des appels avec mon fils pour demander à me parler. Il
continue de me menacer. Il m’assure qu’il va me faire passer pour
une folle avec son avocate, que si un procès a lieu je le perdrai. Un
autre jour, il m’affirme que s’il était près de moi, il me défoncerait la
tronche. Les conversations sont tout aussi destructrices qu’avant
notre séparation.
Chaque fois qu’il m’adresse la parole, je doute à nouveau de tout.
Je remets en question mes démarches. Il a encore de l’emprise sur
moi. Mon avocate, Me Tomasini, me recommande alors de mettre
un terme à toute communication avec lui. Elle m’explique que je ne
suis aucunement obligée de répondre à ses sollicitations en dehors
des éléments qui concernent notre fils. Je suis ses précieux
conseils. Peu à peu, je reprends confiance en moi, avec le soutien
de ma famille.
La confrontation entre mon ex-compagnon et moi se tient en
octobre 2016. Je me pose tant de questions : Est-ce qu’il connaît les
policiers qui vont nous auditionner ? Vont-ils donner suite à ma
plainte ?
La veille de l’audition, mes parents décident d’organiser un repas
en famille pour me changer les idées. J’angoisse. Mon corps est
avec eux, mais mon esprit se perd dans ce cauchemar. Un
cauchemar auquel je ne vois pas d’issue. Nous venons de finir
de déjeuner. Je m’assois à même le bitume dans l’encadrement de
la porte de la terrasse pour fumer une cigarette. Le soleil caresse le
sol bétonné. Moi, j’ai froid. La conversation devient un bruit de fond.
Je suis bien. Je ferme les yeux. Je me sens partir… On me parle.
Je ne réagis pas. Je suis en train de faire un malaise. Ma mère
appelle les pompiers car je ne retrouve pas mes esprits. Ils lui
conseillent de desserrer mes vêtements, le temps qu’ils arrivent. J’ai
tellement maigri que, même avec une ceinture, ma mère arrive à
me retirer mon pantalon sans avoir besoin de l’ouvrir. Je suis
transportée aux urgences. J’y reste quelques heures.
Le lendemain, nous arrivons au commissariat avec une
collaboratrice de mon avocate. Je suis nerveuse. La confrontation a
lieu dans un poste de police, le lieu étant fixé par rapport au service
le plus proche du domicile du mis en cause. Mon ex-conjoint est
également accompagné de son conseil. Nous n’échangeons même
pas un regard.
Nous sommes entendus par une policière. Elle l’interroge : « Vous
vous rendez compte que vous avez utilisé des techniques de
combat sur votre compagne ? » Il hoche la tête ou répond à côté,
affichant un calme sidérant. Il ne reconnaît pas les faits de
violences pour lesquels je n’ai pas de certificat médical. Il ne s’en
souvient pas ou dit que je me suis fait mal moi-même, que c’est ma
faute. Pourquoi profère-t-il de telles inepties ? Je ne le comprends
pas. Comment peut-il nier avec autant d’assurance sans assumer
un seul instant ses actes ? Il minimise tout. Il ne sait pas, alors, que
j’ai fait retranscrire plusieurs enregistrements dans lesquels il a
reconnu m’avoir molestée. Nous les communiquons à la policière et
elle les joint à la procédure.
Elle nous demande si notre fils était présent dans ces moments
de violence. Cela a malheureusement été le cas, même si
j’essayais toujours de l’envoyer jouer dans sa chambre quand je
sentais que mon ex-compagnon allait passer à l’acte.
Je ressors de cette confrontation épuisée, l’esprit embrouillé. Je
suis obligée d’allumer le GPS dans ma voiture alors que je connais
parfaitement la route.
Huit jours après cet épouvantable face-à-face, lors d’une
conversation téléphonique, mon ex-conjoint m’apprend que son
procès aura lieu le 27 janvier à 9 heures. Il tente de me faire
culpabiliser en m’affirmant qu’il risque de perdre son travail si la
condamnation est inscrite sur le bulletin n o 2 de son casier
judiciaire (celui dédié aux administrations 1 ). Il me parle de la juge
et de la procureure qui interviendront au procès. Il a visiblement
déjà eu le temps de se renseigner sur elles, alors que moi je n’ai
même pas encore reçu de convocation pour l’audience. Comme
d’habitude, il a toutes les informations avant moi.
Il en profite aussi pour déformer la vérité en m’affirmant qu’il a eu
raison de me quitter. Je lui rappelle que c’est moi qui l’ai sommé de
partir. Mais je me doute qu’il donne une toute autre version à son
entourage. Vu ses dires, j’imagine qu’il raconte plutôt quelque chose
de cet acabit : « Elle a vrillé, les violences n’ont jamais existé. Alizé
les invente pour me nuire, parce que je l’ai quittée pour une autre. »
Je reçois la convocation pour le procès quelques semaines après
son appel. Je suis heureuse que mes efforts aboutissent enfin,
même si je suis déçue de la faible période retenue pour les faits
reprochés. Au tribunal, on ne parlera que de quatre mois de
violences sur les huit ans évoqués dans ma plainte. Les faits jugés
prendront uniquement en compte les périodes au cours desquelles
je me suis rendue aux urgences : du 1er janvier 2014 au 18 avril
2014 et le 1er janvier 2016.
Je me concentre sur la préparation du procès. Mon avocate,
Me Tomasini, multiplie les appels téléphoniques pour me rassurer.
Elle me conseille de venir avec quelqu’un pour me sentir soutenue.
Je ne veux pas que mes parents soient présents. Je préfère les
préserver et demande donc à mon amie Alexandra de m’épauler.
Dans les jours précédant le procès, je n’arrive plus à manger. Le
matin du 27 janvier, j’ai rendez-vous avec Alexandra sur le parking
du tribunal de grande instance. J’ai peur de le croiser. Je tremble.
Alexandra me serre dans ses bras. Elle me donne du courage. Son
sourire est rassérénant. Nous passons le portique de sécurité et
nous nous dirigeons vers la salle d’audience. Des colonnes
soutenant les hauts plafonds en béton brut donnent une allure
romaine à ce bâtiment moderne.
Mon ex-compagnon n’est pas encore là. Il arrive quelques
minutes après, avec son commandant de réserve, un collègue et
une amie. Je ne peux m’empêcher de l’observer, car il rigole,
s’esclaffe. Il a l’air détendu. Moi, je suis au bord de l’implosion.
Comment fait-il pour paraître si serein ? D’autres personnes passent
et le saluent. Il semble connaître du monde au tribunal. Je panique
encore plus.
J’aperçois mon avocate. Nous faisons un point sur le déroulement
du procès et la manière dont elle va aborder les violences. Nous
sommes appelés à entrer dans la salle. Des bancs en acajou sont
alignés les uns derrière les autres. Mon avocate me précède. Elle
m’indique où m’asseoir. Au premier rang : la place de la partie
civile. Alexandra n’a pas le droit d’être à côté de moi. Elle s’installe
donc juste derrière, ses mains toujours en contact avec moi, posées
sur une de mes épaules. La salle est froide et austère. La moquette
et les murs framboise n’y font rien.
À la barre, devant un pupitre noir en bois et verre, celui qui a
partagé dix ans de ma vie répond aux questions de la présidente du
tribunal : « Je suis conscient que mon problème, c’est mon
agressivité. C’est le stress, et le stress, on l’évacue de plusieurs
façons. Pour moi, c’est physique 2 . »
J’essaie de ne pas trop écouter ses réponses qui me
déstabilisent. J’aurais simplement aimé qu’il fasse son mea culpa,
qu’il dise : « C’est vrai, je pétais des câbles, et, en effet, elle a subi.
J’en suis désolé. » J’aurais apprécié qu’il ait ne serait-ce qu’une
once de remords.
La présidente du tribunal me demande si je souhaite prendre la
parole. Je bredouille quelques mots sur ce que j’ai vécu. C’est au
tour de mon avocate de s’exprimer. Elle commence à poser des
questions à mon ex-compagnon. Elle l’interroge sur ses titres en
sports de combat. Il explique qu’il pratique ces activités depuis son
adolescence. Elle lui rétorque qu’il doit donc savoir parfaitement
maîtriser ses coups, avec toutes ses médailles. Il acquiesce avec
un sourire. « Et pourtant… » La voix de Me Tomasini s’élève : « Et
pourtant, Monsieur est monsieur Hulk, une petite pichenette et clac !
Fracture du nez ! » Elle poursuit : « Vous avez des états de services
excellents, des médailles d’honneur, des certificats en karaté. Vous
aviez plein d’atouts pour défendre la veuve et l’orphelin. Et vous
avez employé cette force notoirement reconnue, votre agilité, pour
vous en servir contre une femme qui faisait la moitié de votre taille
et de votre poids, en utilisant votre fils comme outil d’intimidation. »
Mon avocate rappelle aussi que, lors de ses auditions, il a nié
presque tous les faits, ou affirmé ne pas s’en souvenir, m’avoir
simplement repoussée avec ses mains ou bousculée, alors qu’il
m’avait déboîté la mâchoire ou fracturé le nez. Elle mentionne mon
traumatisme crânien consécutif à une agression, mes œdèmes
provoqués par des coups de poing, mes contusions aux mains, au
visage. Elle ne se prive pas de détailler au tribunal toutes ses
insultes, toutes ses menaces.
Pendant sa plaidoirie, je frémis de plus en plus. Les images des
moments de violences défilent dans ma tête. J’ai l’impression que
mon avocate était alors présente avec nous tant elle les décrit de
manière exacte. Je revis tout dans les moindres détails. C’est
insoutenable. Je ne peux retenir mes larmes. Alexandra me glisse à
l’oreille : « Ne t’inquiète pas, je suis là. Ça va aller. »
L’audience est mise en délibéré. Nous attendons le verdict
dehors. J’ai honte de tout ce qui a été dit. Je me sens minable et
pitoyable d’avoir encaissé pendant tant d’années. D’avoir cru en ce
qu’il me disait, en ses belles promesses.
Le verdict tombe : il est condamné à six mois de prison avec
sursis, dix-huit mois de mise à l’épreuve et une obligation de soins,
comme l’avait requis le parquet. Il doit aussi me verser 2 000 euros
au titre des « souffrances endurées ». La justice reconnaît ce que
j’ai vécu. C’est un soulagement. Cependant, il est dispensé de
l’inscription de sa peine au bulletin no 2 du casier judiciaire, pour
qu’il puisse continuer à travailler. Je perçois cela comme un
traitement de faveur. Je ne peux m’empêcher de le comparer au cas
d’une personne qui aurait commis un excès de vitesse : on lui
retirerait son permis, peu importe qu’elle s’en serve chaque jour
pour aller au bureau. On lui dirait qu’elle aurait dû y penser avant,
malgré la difficulté dans laquelle cette sanction pourrait la mettre.
Mais lui, il est épargné.
Je sais que le combat n’est pas fini. Même s’il ne fait pas appel
du jugement, il a déjà lancé une nouvelle procédure pour la pension
alimentaire. J’ai espoir que le juge aux affaires familiales tienne
compte de cette condamnation pour protéger mon fils, victime par
ricochet des violences que j’ai subies, mais il n’en sera rien.
J’ai aussi la ferme intention de saisir de nouveau la justice et la
gendarmerie. Car les faits les plus graves – les violences avec
arme et la tentative d’étranglement du 9 avril 2016 – n’ont pu être
pris en compte au procès, en raison de leur minimisation par les
gendarmes et des refus de plainte.
1. Il existe trois types de bulletins, dont le contenu varie selon la gravité des sanctions. Le
bulletin no 1 est réservé à la justice, le bulletin no 2 est réservé à certains employeurs et le
bulletin no 3 ne peut être délivré qu’à la personne concernée. Site officiel de l’administration
française, service-public.fr.
2. Marjorie Lenhardt, « Le gendarme battait sa femme », Le Parisien, 28 janvier 2017.
CHAPITRE 2

L’embarras de la justice

Le mélange des genres est toujours incommodant. Particulièrement


quand des magistrats se retrouvent face à des prévenus appartenant
aux forces de l’ordre. Cela peut donner lieu à des situations délicates,
car juges et accusés évoluent alors dans les mêmes sphères et
travaillent parfois côte à côte sur des enquêtes.

Confiance. Loyauté. Tels sont les mots qu’emploient les procureurs


pour décrire leurs liens avec les policiers et gendarmes de leur
parquet. Quand ils ont une habilitation d’officier ou d’agent de police
judiciaire, ils sont soumis à une double hiérarchie, celle de leur propre
corps, mais aussi celle du ministère public1. Les procureurs les
aiguillent dans les enquêtes, les décisions de prolongation de garde à
vue et les perquisitions. Les rapports sont alors féaux et presque
féodaux. Tous se rendent ensemble sur les scènes de crime et ont
besoin l’un de l’autre pour avancer. Cela peut créer des liens de
proximité, d’affection, voire d’amitié.
Jean-Luc Dooms, président du tribunal correctionnel de Perpignan,
n’a jamais de cas de conscience quand il doit juger un policier ou un
gendarme pour des violences conjugales ou d’autres délits, puisqu’il
affirme n’avoir que des relations de courtoisie avec eux. C’est un
magistrat dit « du siège ». Ces juges – présidents de tribunal, de
cour d’appel, etc. – sont nommés et sanctionnés par le conseil
supérieur de la magistrature. Inamovibles, ils sont chargés de rendre
les décisions de justice. Les magistrats du parquet sont, eux, choisis
par le gouvernement. Ils dirigent des enquêtes, décident ou non des
poursuites, et requièrent des sanctions lors des procès. Le ministère
de la Justice détient sur eux un pouvoir disciplinaire. Les magistrats
qui tranchent n’ont aucun lien direct avec les forces de l’ordre,
contrairement à ceux du parquet ou aux juges d’instruction2.
Le juge Dooms considère que leur différence de statut peut jouer
un rôle dans les dossiers impliquant des policiers ou des gendarmes.
« Ces affaires sont plus gênantes pour le parquet, estime-t-il, car il y
a un pouvoir hiérarchique dans les deux sens. Ils ont un lien quotidien,
certains disent même consanguin3. »
Dans le dossier d’Alizé, un gendarme officier de police judiciaire a
minimisé les faits face à un procureur exerçant à Beauvais, la nuit du
9 avril 2016. À cause de son compte-rendu inexact, les violences
avec arme n’ont pu être prises en compte lors du procès de son ex-
compagnon en 2017. Ce soir-là, le gendarme a pourtant sous les
yeux l’enquête de flagrance4 qu’il a dirigée une heure plus tôt. Des
éléments précis et circonstanciés y sont inscrits : l’étranglement, la
menace avec un couteau, l’enregistrement en possession d’Alizé.
Mais le « journal de conduite des opérations » de la gendarmerie du
9 avril 2016, à 23 h 19, garde la trace d’informations différentes,
retranscrites ici mot pour mot telles qu’elles y apparaissent :
« À notre arrivée situation calme. Une dispute dans le couple a eu lieu
suite à des reproches entre les deux parties. Une bousculade a eu
lieu sans gravité. »
Le procureur de la République de Beauvais, Florent Boura,
n’occupait pas encore ce poste en 2016, mais il a pris connaissance
du dossier à son arrivée à la mi-2017. Assis à la table ronde qui fait
face à son bureau, en costume noir et chemise blanche, il regrette un
« manque de loyauté5 » de la part du gendarme qui a fait remonter
les informations sur les violences subies par Alizé. Il critique le
traitement qu’elle a reçu par sa brigade de gendarmerie de
proximité et le compte-rendu téléphonique lacunaire. « Il y a eu une
faute professionnelle du gendarme qui n’a pas mentionné au parquet
le couteau, ni l’enregistrement des violences réalisé par
Madame Bernard, ni le fait qu’il y ait eu d’autres violences par le
passé », affirme-t-il. Cela a mené le procureur de l’époque à décider
d’une composition pénale – une simple amende – comme sanction.
Selon la politique pénale du parquet de Beauvais, cette alternative
aux poursuites n’était pas adaptée à la situation, puisqu’elle est
proposée « comme une réponse pédagogique, dans le cas de
violences isolées de faible gravité ». Le procureur Florent Boura
précise : « L’ex-conjoint de Madame Bernard aurait dû être placé en
garde à vue. Et elle aurait dû pouvoir déposer plainte même
48 heures après les faits, car la composition pénale n’est pas une
mesure définitive. En refusant son dépôt de plainte, les gendarmes
ont ainsi décidé de ne pas traiter le dossier. C’est une façon de
l’enterrer. »
La prise de position du procureur de la République de Beauvais est
forte, mais pour autant, malgré ces informations, il n’a pas souhaité
rouvrir l’enquête.
Combien d’affaires sont-elles ainsi analysées par des parquets
sans tous les éléments nécessaires, parce qu’un officier de police
judiciaire décide de minimiser des faits de violences commis par un
collègue ? Impossible de le savoir. Si Alizé ne s’était pas battue pour
se faire entendre, la procédure contre son ex-conjoint se serait
limitée à une sanction pécuniaire pour un « différend familial ».

Être ou ne pas être juge et partie

Quand un officier de police judiciaire en lien avec le parquet est lui-


même mis en cause pour des violences conjugales, les choses se
compliquent. Les procureurs doivent alors juger de l’opportunité des
poursuites, enquêter, requérir, en étant eux-mêmes parties prenantes
d’une relation de travail avec l’intéressé. Pour éviter cela, le code
pénal6 permet au procureur général de dépayser l’enquête dans le
parquet le plus proche, mais cela n’est pas automatique.
Mathieu Bourrette, procureur de la République au tribunal de
Reims, dans la Marne, a eu l’occasion de travailler sur des dossiers
délocalisés. Dans son ancienne juridiction à Vienne, dans l’Isère, son
parquet avait été choisi pour un dépaysement. Un officier de
gendarmerie7 de Valence était poursuivi pour menaces et
harcèlement sur sa conjointe, elle-même gendarme. Il avait été
condamné. « On avait aussi changé de service d’enquête en
saisissant l’IGGN pour faire entendre le gendarme par des gradés au
moins égaux ou supérieurs. Tout s’était bien déroulé. »
L’IGGN, pour la gendarmerie, et l’IGPN, pour la police, peuvent
être saisies par le procureur pour le volet judiciaire des enquêtes, afin
d’éviter tout risque de collusion. Ces instances de contrôle,
surnommées « les bœuf-carottes », ont aussi un rôle disciplinaire et
peuvent lancer, en parallèle, des enquêtes administratives.
Mathieu Bourrette assure qu’il essaie toujours de traiter ces
affaires de la manière la plus objective possible, de les sortir des
commissariats ou brigades locales pour éviter des fuites ou de la
connivence. « Est-ce que l’on y arrive toujours ? Je l’espère. Mais je
n’ai pas le souvenir de problèmes particuliers dans ce domaine8. »
Tout ne se passe pas toujours aussi bien. L’avocat pénaliste Éric
Morain en témoignait dans Le Parisien-Aujourd’hui en France en
novembre 2017 : « Les parquets sont souvent éloignés des réalités
concrètes. Encore ces dernières semaines, à Pau ou à Caen, j’ai
assisté des victimes de faits de harcèlement commis par un
gendarme, supérieur hiérarchique de la plaignante, ou de violences
commises par un conjoint gendarme. Et devinez quel service
enquêteur a été à chaque fois désigné par le procureur local : la
gendarmerie ! Allez expliquer ça à une plaignante qui ne peut plus voir
un képi9… » Me Morain ne m’en dit pas moins lors de notre rencontre
dans son cabinet parisien sur les Champs-Élysées. En jean et
baskets blanches, jetant fréquemment un œil à son compte Twitter
sur son smartphone, il argumente : « Quand le parquet confie
l’enquête à la gendarmerie alors que le mis en cause est gendarme,
les victimes ne peuvent pas s’empêcher de penser que les dés sont
pipés. Malheureusement, dans le cadre d’une enquête préliminaire,
un avocat n’a pas le droit de demander à ce qu’un service en
particulier soit saisi, même s’il se questionne sur la nécessité de le
faire, comme c’était mon cas dans ces affaires10. »
Les situations décrites par Me Morain laissent des victimes dans
une grande détresse. C’est le cas de Valentine*, une jeune femme
fébrile, tout juste la trentaine. Dans son dossier, une procureure a
décidé, en 2017, de dessaisir la police au profit de la gendarmerie.
La police enquêtait pourtant depuis plusieurs semaines sur son ex-
mari gendarme, officier de police judiciaire, et sur le harcèlement
sexuel et les viols conjugaux dont Valentine venait à peine de
témoigner.
Elle a mis des années avant d’oser raconter aux forces de l’ordre
ce qu’elle a vécu au cours de sa vie commune avec son mari. Ce
n’est que deux ans après leur séparation qu’elle décide de parler,
encouragée par une soignante. Cette professionnelle réalise alors un
signalement auprès du parquet, inquiète pour sa patiente et ses trois
enfants. Valentine est convoquée au commissariat. Face à une
policière qui la met en confiance, elle commence à parler de rapports
sexuels non consentis, mais refuse de déposer plainte. La police est
ensuite dessaisie de l’affaire, confiée à la gendarmerie, sans que
Valentine en soit informée. Elle l’apprend par hasard, quand deux
psychologues qui l’ont suivie ces dernières années l’appellent pour lui
dire qu’un gendarme cherche à les voir pour parler de son dossier.
Elle est incrédule : « Je ne comprends pas pourquoi la procureure a
saisi la section de recherche qui a pu croiser mon ex-mari lors
d’enquêtes11. » Il est possible que les membres des deux unités –
celle chargée des investigations et celle où travaille l’ex-conjoint de
Valentine – se soient fréquentés, puisqu’une des missions des
sections de recherche est « l’appui des unités territoriales et des
brigades de recherche, lorsque cet engagement est justifié par la
gravité des faits, leur sensibilité ou leur sérialité12 ».
Contactée, la policière dessaisie de l’affaire n’a pas souhaité
s’exprimer sur le sujet, « les procédures étant confidentielles ». Mais
lorsque cela s’est produit, une amie de Valentine lui avait téléphoné :
« J’ai appelé pour essayer de comprendre. La policière paraissait
gênée. On sentait bien qu’elle avait conscience que c’était violent
pour Valentine de savoir que le compte-rendu de sa première audition
était désormais entre les mains de gendarmes, mais la policière
n’avait pas de maîtrise là-dessus. Valentine avait l’impression que rien
n’était protégé. Le verrou existant – le fait que la police travaille sur
son cas – venait de sauter13. »
L’avocate de Valentine précise : « C’est une procédure habituelle
de dessaisir un service pour un autre, mais ça m’interroge dans ce
type de dossier. Le parquet avait la possibilité de priver quiconque
d’une suspicion de partialité, de couper court à toute question et ne
s’en est pas donné les moyens14. » La conseil de Valentine a
d’ailleurs écrit à la procureure pour s’étonner de cette décision. Un
courrier resté sans réponse.
Finalement, Valentine dépose plainte par écrit, directement auprès
du parquet, avec l’aide de son avocate. À la suite de cela, elle est
convoquée par le gendarme en charge de l’enquête, qui travaille dans
la même zone géographique que son ex-conjoint. Une audition mal
vécue : « Le gendarme m’a dit qu’il y avait forcément des mensonges
des deux côtés dans le dossier. J’ai eu le sentiment qu’il mettait
constamment en doute ma parole, contrairement à la policière qui
avait pleinement reçu mon témoignage. »
La plainte a été classée sans suite à l’automne 2018. Dans l’avis
de classement, la procureure justifie ainsi sa décision : « L’enquête
diligentée avec l’objectivité requise par les services spécialisés de la
section de recherche de X dépendant de la région Y et non du
groupement départemental de la gendarmerie n’a en effet pas permis
d’établir la véracité des faits que vous avez dénoncés. » J’ai pu
joindre par téléphone la procureure qui a pris cette décision. Elle m’a
assuré qu’il était parfaitement normal de saisir la gendarmerie sur
des dossiers qui concernaient un des leurs, car ces fonctionnaires
enquêtaient « plus objectivement15 » sur leurs pairs. « Certains
imaginent qu’une plainte en gendarmerie traitée en interne sera moins
bien traitée, mais ce n’est pas le cas, il n’y a pas de complaisance,
assure la procureure. Les gendarmes sont même particulièrement
sévères vis-à-vis des membres de leur corps. Ils montrent ainsi qu’ils
ne veulent pas des moutons noirs. »
Pourtant, à la lecture du dossier d’enquête – dont j’ai également pu
prendre connaissance –, l’avocate de Valentine a eu un tout autre
sentiment : « Je pense que la procureure n’a pas bien analysé la
façon dont ont été posées les questions au cours des auditions, de
manière très orientée. Normalement, on doit confronter le mis en
cause aux paroles de la victime ; ici, on a l’impression que le contraire
a été fait. C’est un très mauvais prisme. Et la procureure n’a pas l’air
d’avoir pris le soin de vérifier que les personnes citées par ma cliente
avaient toutes été convoquées. Le directeur d’enquête nous avait
assurés que cela serait le cas. » Mais le gendarme n’a finalement
entendu qu’un seul des témoins : une amie de Valentine. Son oncle,
un collègue et une autre de ses proches, dont elle a donné les
coordonnées, n’ont pas été joints. Des attestations rédigées par ces
personnes ont tout de même été produites par Valentine pour étayer
ses propos. La jeune femme n’a pas contesté le classement sans
suite. Elle n’en a plus la force ni les moyens financiers.

Savoir mettre de côté ses sentiments amicaux ou l’appréciation


favorable du travail d’un policier ou d’un gendarme, s’il est mis en
cause, reste l’élément central qui permet aux magistrats du parquet
de conserver leur objectivité.
La vice-procureure de la République d’Amiens, dans la Somme,
Anne-Laure Sandretto, parle sans retenue de ce qu’elle peut ressentir
dans de telles affaires. Elle considère qu’être un membre des forces
de l’ordre commettant une infraction peut s’apparenter à une
circonstance aggravante, vu leur devoir d’exemplarité. Elle sait bien
que cela n’est pas inscrit dans le code pénal, mais elle ne peut
réfréner cette pensée.
Je m’entretiens avec elle à la suite du procès d’un officier de police
judiciaire de la gendarmerie début 2018. Ce dossier l’a marquée. Au
tribunal de grande instance d’Amiens, un adjudant-chef est jugé pour
des violences physiques sur son épouse. Les mots de la procureure
résonnent dans la salle d’audience ce 16 janvier, alors que tombe un
léger crachin à l’extérieur du palais de justice. « La situation n’est pas
facile. Je connais les mérites professionnels de cet homme. Je
confirme que c’est un excellent officier de police judiciaire. Mais je me
dois d’examiner honnêtement le dossier », déclarait-elle, lors du
procès, comme le relatait Le Courrier picard16.
L’affaire a été délocalisée dans la Somme. Mais, en pleine
enquête, cet adjudant-chef s’est retrouvé muté dans ce même
département, créant de fait une situation embarrassante pour tous
les protagonistes. « C’était complètement aberrant que sa hiérarchie,
qui pouvait l’envoyer partout ailleurs en France, le place en poste
chez nous. Ils savaient pourtant qu’il serait jugé dans notre ressort.
Ça complexifie la situation. Émotionnellement, c’est délicat de
présenter des réquisitions à propos de personnes que l’on connaît. Et
quand vous déférez un policier ou un gendarme après une garde à
vue pour lui annoncer la suite de la procédure, c’est une pression
énorme. C’est normal de le faire, mais c’est tout de même un
poids17. » Il faut alors être capable de distinguer la réalité des
charges pesant sur la personne de ses qualités professionnelles.
La pression ressentie par les procureurs est aussi liée à
l’anticipation de possibles retombées sur leurs rapports avec les
forces de l’ordre. « C’est une sacrée implication en terme d’images
de requérir contre un policier ou un gendarme, explique la vice-
procureure d’Amiens. On préfère que ce soit le procureur ou son
adjoint qui s’en chargent pour épargner cela à nos collègues
substituts. » Le procureur de la République d’Amiens, Alexandre de
Bosshère, le supérieur d’Anne-Laure Sandretto, acquiesce :
« Comme ce sont des dossiers un peu plus sensibles au regard de
nos relations habituelles avec les services d’enquête, il s’agit
d’assumer la responsabilité de décisions qui peuvent parfois être peu
populaires18. »
Le chroniqueur judiciaire du Courrier picard, Tony Poulain, qui a
assisté au réquisitoire de la procureure Sandretto dans l’affaire citée
plus haut, souligne l’inconfort de la situation du parquet dans ces
procédures. « Sans les policiers et les gendarmes, les procureurs ne
peuvent pas mener les enquêtes, entendre des témoins… Ils ont
besoin d’eux pour travailler. Dans ce dossier, on sentait la volonté du
parquet d’endosser les possibles conséquences des poursuites sur
leurs relations avec les officiers de police judiciaire. Cela permet
d’éviter que les forces de l’ordre aient en tête le nom d’un substitut du
procureur fraîchement nommé dont les réquisitions n’auraient pas plu.
Ils pourraient alors décider de lui mettre des bâtons dans les roues,
en laissant traîner ses demandes d’actes, en mettant de la mauvaise
volonté à les traiter, en trouvant des excuses – pas assez de
voitures, pas assez d’effectifs… Ce qu’ils n’oseraient a priori pas
faire face au procureur de la République ou à son adjointe19. »

Des contrevérités inacceptables

Ce qui a le plus dérangé la procureure Sandretto dans l’affaire de


l’adjudant-chef violent est qu’à aucun moment il n’a reconnu les faits.
Pourtant, de nombreux témoignages et certificats médicaux les
corroboraient. Quand la victime faisait état de coups de tête, de
gifles, de cheveux tirés, il assurait qu’il ne s’agissait que de
bousculades. « Ses mensonges manifestes à l’audience, alors que
tout l’accablait, étaient pour moi incompatibles avec ses fonctions
d’officier de police judiciaire. Car sa parole a plus de valeur que celle
d’une personne lambda dans les dossiers. » Et pour cause : selon la
loi, les procès-verbaux ou les rapports écrits par des officiers et
agents de police judiciaire « font foi jusqu’à preuve du contraire20 ».
Le gendarme a été condamné à six mois de prison avec sursis
sans inscription au bulletin no 2 du casier judiciaire, contrairement aux
réquisitions de la procureure sur ce point. Le jugement est définitif.
L’adjudant-chef continue d’exercer aujourd’hui. Il aurait, depuis, été
déplacé dans un service financier et serait donc moins au contact de
victimes. Mais Anne-Laure Sandretto le croise toujours dans les
couloirs du tribunal et parfois dans le cadre d’enquêtes. La
procureure étouffe un léger rire : « Je peux vous dire que je vais
vérifier trois milliards de fois plus ce qui peut m’être indiqué par ce
gendarme. Désormais, j’ai une suspicion beaucoup plus importante,
un a priori à son égard, que je ne pourrai malheureusement jamais
gommer. »
À Amiens toujours, en mai 2017, un policier brigadier-chef de
44 ans était mis en cause pour des violences qu’il niait sur deux de
ses ex-compagnes. Poursuivi pour des coups de pied, de poing, des
cheveux arrachés, des menaces de mort, il avait écopé d’une peine
définitive de huit mois de prison avec sursis, sans inscription au
bulletin no 2 du casier judiciaire. Le tribunal était ainsi allé à l’encontre
des réquisitions du parquet – notamment une inscription au casier –,
représenté par le procureur de la République, Alexandre de
Bosshère. « On a certes des relations de travail très proches avec
les policiers et les gendarmes, on est dans la même chaîne pénale,
mais les rôles sont bien séparés. En tout cas, je ne me suis jamais
trouvé face à un dossier dans lequel je me disais qu’une victime
n’avait pas eu les mêmes chances que les autres », précise le
procureur de Bosshère. La position du parquet n’est pas toujours du
goût des parties adverses. L’avocat de ce policier, Me Guillaume
Combes, estime que les magistrats ont du mal à faire la distinction
entre le policier et le citoyen. « Le procureur lui a rappelé que son
comportement aurait dû être impeccable au regard de sa fonction,
mais les faits n’avaient pas été commis en service. C’était l’homme
qui avait des problèmes, pas tant le policier21. »
Difficile de mettre de côté un métier qui permet de détenir du
pouvoir et d’être armé. Pour la procureure Bérengère Prud’homme,
aujourd’hui en poste à Saint-Denis, à La Réunion, cela doit forcément
être pris en compte quand il s’agit de trancher. En 2013, dans une
affaire de menaces de mort à l’encontre d’une ex-compagne et de
violences à coups de barre de fer sur un véhicule, Bérangère
Prud’homme, alors représentante du parquet de Quimper, dans le
Finistère, avait poursuivi un gendarme officier de police judiciaire.
Durant le procès, elle avait requis huit mois de prison avec sursis, une
obligation de soins, l’interdiction d’entrer en contact avec la victime,
de séjourner dans le département concerné et de détenir une arme22.
Le tribunal avait suivi ses réquisitions. « L’interdiction de porter une
arme est obligatoire si les faits de violences ont été commis avec
arme23 – ici, la barre de fer. En additionnant cela au fait qu’il était
gendarme, j’avais estimé qu’on ne pouvait pas accepter qu’il reste en
possession d’un pistolet, se rappelle la procureure. Je connaissais
cet enquêteur avec lequel j’avais déjà travaillé. C’est un
comportement qui déçoit beaucoup quand cela arrive24. »

Clémence de la justice

Tous les magistrats n’ont pas la même vision ou le même aplomb


que celles et ceux qui viennent de s’exprimer ici. Les victimes font
alors parfois les frais d’une indulgence de certains à l’égard de leur
agresseur. Cela se produit notamment lorsque des non-inscriptions
au bulletin no 2 du casier judiciaire sont prononcées, laissant des
hommes à leur poste et accentuant parfois ainsi leur violence. Le
procureur d’Amiens, Alexandre de Bosshère, a l’habitude, quoi qu’il
arrive, de faire remonter l’information aux administrations en
application de la loi du 14 avril 2016. Cette loi institue la possibilité
pour le ministère public de les prévenir « s’il estime cette transmission
nécessaire, en raison de la nature des faits ou des circonstances de
leur commission, pour mettre fin ou prévenir un trouble à l’ordre public
ou pour assurer la sécurité des personnes ou des biens ». Libre alors
à la hiérarchie de décider si une condamnation pour violences
conjugales est compatible avec la poursuite de l’activité.
Sabine* a dû se battre pour obtenir une pleine considération de ce
qu’elle avait vécu, subissant dans un premier temps les
conséquences de la non-inscription au bulletin no 2 de la culpabilité de
son ex-conjoint. De sa voix grêle, Sabine prend le temps de peser
chacun des mots si douloureux qui racontent son histoire. Elle a vécu
plusieurs années de violences conjugales – physiques et
psychologiques – qui l’ont ravagée. Elle se souvient encore des
soirées qu’elle passait à pleurer dans les toilettes de son
appartement en caserne, alors que son conjoint gendarme, officier de
police judiciaire, la menaçait de lui faire vivre un enfer si elle déposait
plainte. Mais ce qui a le plus marqué Sabine, c’est la manière dont la
justice a traité son affaire.
En 2008, un tribunal correctionnel déclare coupable son ex-mari de
faits de violences à son encontre, mais le dispense de peine.
« J’avais des fractures, des arrachements osseux à cause de ses
coups, mais il n’a pas été puni. Il m’a alors narguée, tout en
continuant à exercer comme gendarme. Le harcèlement a repris. Il
me suivait en voiture, allait insulter les gens qui m’avaient aidée. Il m’a
tellement ri au nez. Je ne pouvais pas laisser passer une chose
pareille25. » Sabine fait appel de la décision. Elle obtient gain de
cause une année plus tard. La cour d’appel confirme le jugement
précédent sur la déclaration de culpabilité, mais condamne cette fois-
ci son ex-mari à une amende et enregistre la peine sur le bulletin no 2.
Il est alors radié de la gendarmerie, qui a tout de même financé une
partie de sa formation pour un poste dans un autre domaine de la
fonction publique, selon des documents que j’ai pu consulter.
Si c’était à refaire, Sabine ne porterait pas plainte à nouveau. Elle
a subi un tel harcèlement à la suite du procès qu’elle ne met plus
désormais que ses initiales sur sa boîte aux lettres, de crainte que
son ex-mari retrouve sa trace. Elle a même cru perdre ses enfants
quand il a voulu les envoyer en foyer. Son ex-mari a aussi écrit à ses
employeurs pour la diffamer. « Si on m’avait dit par quoi il fallait
passer, je me serais juste enfuie chez mes parents, sans plainte,
avec mes enfants. » Amaigrie de quinze kilos, elle suit aujourd’hui un
traitement médicamenteux pour apaiser ses vertiges. « Je sens que
mon histoire peut être d’utilité publique et j’aimerais une prise de
conscience de l’État. Il y a des gendarmes très bien, mais il y a aussi
de sacrées ordures et il va falloir qu’ils apprennent à les déceler,
ceux-là. C’est compliqué pour l’État d’admettre qu’il y a des
défaillances en son sein. »
Les réponses de la justice surprennent souvent les policiers et les
gendarmes eux-mêmes. Gaétan Alibert, l’un des secrétaires
nationaux du syndicat Sud-Intérieur, par ailleurs référent violences
conjugales au commissariat du 20e arrondissement de Paris, est
sidéré par certaines décisions judiciaires. « Je peux comprendre que
l’on n’inscrive pas au casier judiciaire des fautes commises dans le
cadre du travail, consécutives à des problèmes structurels liés à la
police, comme le manque d’effectifs ou les mauvais ordres donnés. Il
peut s’agir d’un vol, par exemple, parce qu’un policier a des dettes,
ou d’une violence, légitime au départ, mais mal contrôlée lors d’une
arrestation tumultueuse. Dans ces cas-là, octroyer une seconde
chance ne me paraît pas aberrant. Mais les violences conjugales
ne se guérissent pas du jour au lendemain. On sait très bien que les
auteurs vont être réitérants s’ils ne sont pas pris en charge. C’est mal
connaître le phénomène d’emprise que de penser que c’est juste un
fonctionnaire qui a fait une erreur26. » Le policier poursuit sa
réflexion : « Peut-être que les juges ont du mal à nous condamner car
nous sommes des représentants de l’État faisant partie de la même
chaîne pénale. Mais quand un policier bénéficie d’une clémence, c’est
un message aux citoyens : plus vous êtes haut dans la société, plus
vous êtes préservé. On prend alors le risque que les victimes de
violences se disent que ce n’est plus la peine de déclarer les faits au
commissariat. »

Marie* se demande justement aujourd’hui si ses plaintes ont servi à


quelque chose, puisqu’elle n’a pas été mise à l’abri par la justice. Elle
n’a pas eu droit à un procès, mais à une médiation pénale – une
mesure alternative aux poursuites pas même inscrite au casier
judiciaire – pour les menaces de mort, les violences volontaires et le
harcèlement qu’elle affirmait subir de la part de son ex-mari policier.
Elle n’est pas la seule dans ce cas. La plupart des femmes citées
dans les chapitres précédents ayant déposé plainte ont vu leur
procédure classée sans suite, ou bien leur ex-compagnon être
sanctionné par un rappel à la loi ou une composition pénale. Dans la
population générale, sur les 78 400 plaintes pour violences conjugales
traitées par la justice en 2015, 32 % ont été classées sans suite car
l’infraction était « insuffisamment caractérisée ». Parmi les affaires
ayant reçu une réponse pénale, 40 % ont fait l’objet d’une mesure
alternative (rappel à la loi dans plus de la moitié des cas, médiation
dans 19 % des cas, et composition pénale dans 4 % des cas)27.
Finalement, un peu plus d’un tiers des plaintes terminent devant un
tribunal correctionnel et 0,1 % en cours d’assises.
Quand les parquets ne choisissent pas la voie du tribunal, cela peut
parfois aussi augmenter les violences de l’auteur. Marie l’a constaté.
Je la rencontre par un jour gris d’été dans une ville de l’est de la
France. Élancée, en robe légère bigarrée, elle tient la main de son
compagnon actuel. Marie a partagé neuf ans de la vie d’un ancien
militaire entré dans la police. Mais pas n’importe quelle police, celle
du renseignement. Toujours en civil, et toujours son arme au
ceinturon. Grand orateur à l’extérieur, plein d’humour, mais despote
chez lui. Dès les premiers mois de leur relation, il se montre très
jaloux, colérique et violent. Son réflexe : prendre son arme de
service, la mettre sous sa propre gorge dès que quelque chose ne va
pas. Un chantage au suicide et des violences psychologiques qui
s’accentuent à la fin de la grossesse de Marie. « Il m’a rabaissée en
permanence au fil des années. J’ai donc toujours cru que tout était
ma faute, quand il me parlait mal, me séquestrait, me frappait, me
faisait culpabiliser en me disant qu’il allait se suicider. Le jour où je l’ai
vu reproduire ce comportement avec notre fille, j’ai dit stop28. » Elle
demande le divorce en 2014. Quand elle le lui annonce, il s’enferme
dans les toilettes avec son revolver. Marie appelle les pompiers, qui
arrivent sur place avec la gendarmerie. Le service de son mari est
prévenu. Son conjoint est désarmé un temps par sa hiérarchie, qui lui
intime d’entreprendre un suivi psychologique. Le harcèlement de son
mari devient alors constant : il la suit partout, la menace. « Je vais te
détruire, tu vas découvrir la souffrance, je ne te lâcherai pas », lui
aurait-il dit. Il redevient alors violent physiquement en la brutalisant
par des clés de bras. Elle se rend dans une brigade, explique la
situation à un gendarme qui a déjà croisé son mari lors de son appel
aux pompiers. Elle veut déposer plainte, mais le gendarme refuse. Il
s’est pris de sympathie pour son époux et assure à Marie qu’il suffit
de l’appeler pour le calmer. Dès le lendemain, le harcèlement
reprend. Marie change de brigade et peut enfin établir une plainte
pour violences en 2015.
Après une légère accalmie dans le harcèlement et les menaces, la
réception de l’assignation en divorce par son ex-conjoint relance la
machine. Il lui téléphone : « Tant pis si je dois faire de la prison, je te
détruirai, je te buterai si j’apprends que t’as un nouveau mec. » Prise
de peur, Marie prépare quelques affaires pour sa fille et part chez
ses parents. Sur la route, elle croise la voiture de son ex-mari. Elle se
rend compte qu’il les a suivies. Le jour suivant, elle dépose une
nouvelle plainte dans un commissariat. Son ex-mari est entendu et
placé en garde à vue.
Un mois plus tard, le procureur propose à Marie une médiation
pénale, un accord amiable entre l’auteur des faits et la victime.
Depuis 2014, pourtant, en cas de violences conjugales, la médiation
n’est possible que si la victime en fait expressément la demande29 ;
or, ici, ce n’était pas le cas. Marie accepte sans vraiment comprendre
dans quoi elle s’engage. Elle demande à être reçue séparément de
son ex-conjoint, pour sa sécurité. Dans le compte-rendu de son
audition, après un long entretien, le médiateur note : « Madame
demande une reconnaissance pleine et sincère des faits qui sont
reprochés à Monsieur, à savoir les menaces, le harcèlement et les
violences volontaires. Elle souhaite également que Monsieur s’engage
formellement à ne pas réitérer de tels faits, notamment en stoppant
son dénigrement permanent et en reconnaissant que son
comportement violent nuit à leur enfant. » Comment, en ayant pris
connaissance de plusieurs procès-verbaux pour menaces de mort à
répétition et violences volontaires, un procureur a-t-il pu proposer une
médiation pénale ?
Pour le magistrat Luc Frémiot, ex-substitut du procureur général à
la cour d’appel de Douai, désormais à la retraite, qui a fait de la lutte
contre les violences conjugales un de ses combats, la médiation est
significative de la léthargie de certains parquets. « Cette mesure
m’apparaît scandaleuse dans les affaires de violences intrafamiliales.
C’est prohibé et ça continue pourtant. Pour que cela change, il faudra
une volonté des procureurs de ne plus traiter les violences conjugales
comme des contentieux secondaires. Il est évident que la
présentation qui est faite au parquet par les gendarmes ou les
policiers est déterminante. Si l’on est face à des personnels avec une
déontologie parfaite, il n’y aura pas de problèmes30. » Le président
du tribunal correctionnel de Perpignan, Jean-Luc Dooms, acquiesce.
Selon lui, ces mesures sont des ersatz de justice, qui ne laissent
aucune place à un débat contradictoire. « Même si cela plaît
beaucoup à l’institution, les alternatives aux poursuites mettent la
partie civile de côté. » Jean-Luc Dooms est convaincu que l’audition
de la victime par un juge est fondamentale, qu’elle peut l’aider à
prendre conscience que son préjudice est grave. « Avec un rappel à
la loi, il n’y a pas ce recul sur la situation, surtout quand on est reçu
entre un voleur de bicyclettes et un détenteur de barrettes de shit. La
femme violentée est alors doublement victime, du conjoint violent et
de l’institution judiciaire. »
Après la médiation pénale, Marie a continué de se sentir
oppressée par des courriels et des appels de son ex-mari. Elle
réécrit alors au médiateur, qui envoie à son tour un courrier à l’ex-
conjoint pour lui rappeler ses engagements. Pourtant, la loi prévoit
que si, après une médiation, de nouveaux faits similaires sont
commis, le procureur doit mettre en œuvre une composition pénale
ou engager des poursuites31. Le médiateur a-t-il informé le parquet
de ces nouveaux éléments ? Rien ne l’indique. L’ex-époux de Marie
ne s’est pas privé, depuis, de venir l’observer sur son lieu de travail,
ou de lui écrire des mails pour revenir sur les violences.
Est-ce la fonction de cet homme qui a joué ? « C’est quelqu’un qui
sait parler, qui a une certaine aura et personne n’imagine ça de lui,
signale Marie. J’ai le sentiment que l’on minimise les faits de
violences, parce que c’est un policier d’un service spécialisé censé
représenter l’élite de l’élite, un très bon élément. Peut-être qu’il est
efficace dans son travail, mais on ne peut pas laisser des gens
instables avec une arme de service. Ça finira mal. Je crains ses
réactions quand il vient chercher notre fille chez moi. »
Le conjoint actuel de Marie, petits yeux et sourire délicat, assis à
côté d’elle, la soutient du regard. « J’ai connu Marie détruite. Je me
bats à ses côtés. Avant de déposer plainte, elle me disait qu’on ne
pouvait rien faire car il était policier. Aujourd’hui, comme il n’y a pas
eu de réelle justice, j’ai peur pour elle, pour nous, mais je tiens bon.
Je suis là. En tout cas, une des premières choses que j’ai dite à
Marie, c’est : s’il veut te faire du mal, je me mettrai devant toi, je
prendrai la balle pour vous protéger toi et la petite. »
Depuis plusieurs mois, Marie tente de récupérer le compte-rendu
complet de la médiation. Sa demande n’a pas trouvé de réponse.
« Étrangement, le greffier n’en dispose pas, ni le médiateur pénal.
Mon avocate va se déplacer elle-même pour en savoir plus »,
explique Marie. Avec le recul, elle regrette d’avoir accepté cette
mesure alternative aux poursuites : « Mon ex-conjoint ne se sent pas
du tout puni. La justice l’a renforcé dans sa position d’intouchable. »
Contacté, le Service d’information et de communication de la police
nationale (SICoP) a expliqué ne jamais s’exprimer sur des faits
concernant des employés de ses services de renseignement.

En parallèle de la justice, la hiérarchie peut aussi entretenir


l’impunité de ces hommes. Fermant les yeux ou couvrant parfois ses
fonctionnaires, elle expose ainsi leur famille à une recrudescence des
violences.
1. « Le procureur de la République procède ou fait procéder à tous les actes nécessaires
à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale. À cette fin, il dirige l’activité
des officiers et agents de la police judiciaire dans le ressort de son tribunal. » Art. 41 du
code pénal.
2. « Le juge d’instruction peut requérir, par commission rogatoire, tout juge de son
tribunal, tout juge d’instruction ou tout officier de police judiciaire, qui en avise dans ce cas le
procureur de la République, de procéder aux actes d’information qu’il estime nécessaires
dans les lieux où chacun d’eux est territorialement compétent. » Art. 151 du code pénal.
3. Entretien du 14 août 2018.
4. L’enquête de flagrance est menée sous le contrôle du procureur de la République si un
crime ou un délit vient de se commettre. Art. 53 du code pénal.
5. Entretien du 26 septembre 2018.
6. « Lorsque le procureur de la République est saisi de faits mettant en cause, comme
auteur ou comme victime, un magistrat, un avocat, un officier public ou ministériel, un
militaire de la gendarmerie nationale, un fonctionnaire de la police nationale, le procureur
général peut, d’office, sur proposition du procureur et à la demande de l’intéressé,
transmettre la procédure au procureur auprès du tribunal de grande instance le plus proche
du ressort de la cour d’appel. » Art. 43 du code pénal.
7. Dans l’armée, l’échelon des officiers est au-dessus des sous-officiers. L’échelon le
plus haut est celui des généraux.
8. Entretien du 7 juin 2018.
9. Jean-Michel Décugis, « Harcèlement sexuel : La parole doit se libérer, mais dans le
cadre d’une plainte », Le Parisien-Aujourd’hui en France, 21 novembre 2017.
10. Entretien du 19 novembre 2018.
11. Entretien du 8 novembre 2018.
12. « Les unités de recherches de la gendarmerie nationale ». Site de la gendarmerie
nationale, gendarmerie.interieur.gouv.fr.
13. Entretien du 12 novembre 2018.
14. Entretien du 13 décembre 2018.
15. Entretien du 4 décembre 2018.
16. Tony Poulain, « Un gendarme condamné pour violences conjugales à Amiens », Le
Courrier picard, 18 janvier 2018.
17. Entretien du 30 mai 2018.
18. Entretien du 17 juillet 2018.
19. Entretien du 16 octobre 2018.
20. Art. 537 du code pénal.
21. Entretien du 28 mai 2018.
22. « Un gendarme condamné pour harcèlement », Le Télégramme, 21 mars 2013.
23. Peine complémentaire obligatoire selon l’art. 222-44 du code pénal.
24. Entretien du 24 juillet 2018.
25. Entretien du 11 juin 2018.
26. Entretien du 16 mars 2018.
27. Infostats justice, « Le traitement judiciaire des violences conjugales en 2015 », site
Internet du ministère de la Justice, justice.gouv.fr, février 2018.
28. Entretien de juillet 2018.
29. « Lorsque des violences ont été commises par le conjoint ou l’ancien conjoint de la
victime, il n’est procédé à la mission de médiation que si la victime en a fait expressément
la demande. Dans cette hypothèse, l’auteur des violences fait également l’objet d’un rappel
à la loi. » Art. 41-1 du code pénal.
30. Entretien du 7 mai 2018.
31. Art. 41-1 du code pénal.
Depuis plusieurs mois, je répertorie tous les méfaits dont je suis
victime de la part des forces de l’ordre, dans le but d’écrire à
l’Inspection générale de la gendarmerie nationale.
Avec ma mère, nous passons plusieurs heures, installées à la
table de la cuisine, à analyser méticuleusement le code de
déontologie de la police et de la gendarmerie et leur charte
d’accueil. Nous relevons ainsi un à un les manquements des
gendarmes : ceux qui m’ont intimidée, ceux qui ont ignoré mon
statut de victime, refusé mes plaintes… Je veux que ma lettre soit
percutante, qu’elle illustre ce que la gendarmerie m’a fait subir, en
plus des violences.
Je m’interroge aussi sur la légèreté dont a fait preuve la
hiérarchie dans cette affaire. Aucune mesure conservatoire n’a été
prise contre mon ex-conjoint avant le procès.
Pire, l’institution s’est permise de chanter ses louanges sur
Facebook. Étant encore abonnée à la page publique de la
gendarmerie nationale en 2016, j’ai reconnu mon ex-compagnon
dans une de leurs publications, sur une photo qui vantait ses
exploits d’instructeur pour les « préparations militaires
gendarmerie », une formation de deux semaines pour les
réservistes opérationnels.
En parallèle de tout cela, ses supérieurs lui ont rédigé des
attestations élogieuses à produire en justice. Son commandant de
compagnie de réserve a évoqué « un personnel calme, posé,
faisant preuve d’un self-control dans toutes les situations ». Un
lieutenant qui a fait appel à lui pour des missions de sécurité et
d’ordre public l’a décrit comme « une personne digne de confiance
sur qui l’on peut compter en toutes circonstances ». Un de ses
capitaines a fait de même : « J’ai pu très souvent constater sa
maîtrise face à des éléments nerveux, violents et provocateurs (…)
et son profil aimable et sociable. (…) C’est quelqu’un de grande
confiance, d’une maîtrise sans faille et régulièrement cité en
exemple. »
D’autres attestations ont été réalisées après sa condamnation
définitive par son commandant, pourtant présent au procès. Ce
dernier a maintenu ses propos sur son « zèle et son
professionnalisme » déployés pour la formation des 400 personnels
de la réserve opérationnelle de son département. Il affirmait que
mon ex-conjoint avait toute sa « confiance », en tant qu’« élément
moteur, incontournable (…) dont [leur] structure ne pouvait se
dissocier ». Il précisait aussi que mon ex-compagnon allait suivre
une nouvelle formation « pour encadrer comme animateur des
groupes de cinquante jeunes adolescents, pour leur parler
citoyenneté, laïcité et avenir professionnel ». Il mentionnait
également « sa bienveillance, ses gestes tendres et affectueux
envers ses deux fils », alors qu’il ne l’avait aperçu qu’une fois avec
notre enfant. L’avocate de mon ex-conjoint s’en est servie devant le
juge aux affaires familiales pour plaider en sa faveur au sujet de la
garde.
Deux de ses supérieurs ont joint aux attestations leur carte
professionnelle de réservistes de la gendarmerie estampillée
ministère de l’Intérieur. Comment sa hiérarchie, au courant de sa
condamnation, a-t-elle pu continuer à se montrer si laudative à son
égard ? À associer ses qualités professionnelles à des qualités qu’il
aurait en privé ?
Fin mars 2017, je fais part de tous mes questionnements à l’IGGN
1
. J’envoie la missive un peu comme une bouteille à la mer. Peut-
être qu’une personne sera troublée par ce que je décris et
souhaitera m’aider. La réponse arrive au bout de dix jours. Un
colonel m’appelle, puis vient chez mes parents réaliser une
première audition le 30 mai 2017. Je ne suis pas encore en
confiance, je lui pose donc beaucoup de questions. Je l’informe en
préambule : « Si votre but n’est pas de diligenter l’enquête
correctement, dites-le-moi, histoire que ni vous ni moi ne perdions
notre temps. Cela m’évitera de me replonger une fois de plus dans
le récit de ces derniers mois. » Il me rassure, me détaille la
procédure. Je souhaite tout de même avoir les noms et grades de
chaque personne qui va travailler sur mon dossier, pour être sûre
de ne pas me retrouver à nouveau face à des connaissances
possibles de mon ex-conjoint. J’accepte d’être à nouveau entendue.
Deux autres enquêteurs veulent m’auditionner dans les locaux de
la brigade qui a fait défaut lors de ma prise en charge du 9 avril. Je
crains d’y retourner, mais les gendarmes missionnés par l’IGGN
m’assurent qu’ils m’accueilleront eux-mêmes. J’arrive dans ce lieu
qui m’évoque tant de mauvais souvenirs. Je me gare sur ce même
parking, face à ce même mur ocre. J’ai la nausée. Les enquêteurs
viennent à ma rencontre, alors que je sors ma valise de taille cabine
du coffre. Elle contient tous les papiers en lien avec mon affaire.
Un véhicule sort de la caserne au moment où nous nous saluons.
À son bord, j’y vois plusieurs des personnes qui sont intervenues
chez moi le 9 avril. Celles qui m’ont auditionnée et intimidée. Je
prends une grande inspiration et détourne le regard.
J’entre dans la brigade. Les enquêteurs m’indiquent le bureau
dans lequel nous allons nous installer. Il est un peu isolé du reste
des box. L’audition dure plusieurs heures. Nous retraçons à
nouveau tous les faits évoqués dans mon courrier. Les gendarmes
me montrent des planches photographiques sans nom. Ils me
demandent de désigner les différentes personnes qui ont bafoué
mes droits au fil des semaines de procédures.
Ce n’est pas évident, mais dans ma tête je me répète en boucle :
je ne m’écraserai pas, ils ne me font pas peur. En fait, j’ai honte
pour eux. Ce sont des imposteurs qui ne méritent pas cet uniforme.
Nous faisons une pause pour aller fumer. Nous croisons à
nouveau quelques-uns de mes détracteurs. Ils saluent les gradés
qui m’auditionnent. Je garde la tête haute, je les observe, mais eux
passent devant moi sans même me regarder.
À la fin de l’audition, un des gendarmes lance l’impression du
procès-verbal. Le second gendarme va patienter devant
l’imprimante pour que personne ne puisse l’intercepter. C’est fini. Je
souffle.
Quatre mois plus tard, des gendarmes viennent chez mes parents
pour m’informer des résultats de l’enquête. Ceux-ci sont éloquents :
l’IGGN a conclu que le compte-rendu fait par le gendarme au
parquet le 9 avril était erroné, faussant ainsi la décision du
procureur et donc la réponse pénale ; le soir du 9 avril, les
gendarmes auraient dû réaliser une perquisition dans la maison et
une saisie du couteau ; ils auraient dû prendre des photos des lieux
et des marques d’étranglement sur mon cou ; ils auraient dû placer
mon ex-compagnon en garde à vue ; ni le parquet ni les gendarmes
ne savent où est ma plainte pour menaces, transformée en
renseignement judiciaire et jamais transmise à la justice ; mon ex-
compagnon a eu accès à des informations confidentielles que
j’avais données aux gendarmes…
En revanche, je ne suis informée que d’une partie des résultats de
l’enquête qui est censée s’être déroulée dans deux départements.
Tout ce qui concerne les possibles fautes commises dans le second
département – notamment par rapport aux attestations
mensongères – ne m’est pas communiqué.
Je demande aux fonctionnaires venus me présenter ces éléments
si je peux avoir une copie du dossier, mais on m’indique que je dois
faire une demande officielle. Je m’exécute : j’envoie plusieurs
courriers recommandés. Les enquêteurs reviennent finalement à
mon domicile pour m’annoncer le refus de la gendarmerie et me
faire la lecture d’un courrier interne qui dit en somme : « Les
conclusions sont accablantes pour les militaires de la gendarmerie
mis en cause. Dans l’éventualité où Madame Bernard envisagerait
de déposer plainte contre la gendarmerie, cela pourrait créer un
déséquilibre au détriment des droits de la défense et ainsi porter
atteinte au déroulement des procédures engagées devant les
juridictions. » Je ne comprends pas. Je suis pourtant victime et je
devrais avoir un droit complet d’accès au dossier 2 . J’écris
plusieurs fois à l’IGGN pour en demander à nouveau une copie.
Mes courriers restent sans réponse pendant des mois.
C’est bien gentil de reconnaître qu’il y a eu des défaillances du
côté du directeur d’enquête ou de la hiérarchie, mais que fait
désormais l’IGGN pour m’aider à restituer mes droits ? Rien !
Je continue de me battre seule.
1. Courrier d’Alizé Bernard à l’IGGN du 27 mars 2017.
2. « Les conclusions du commissaire ou de la commission chargée de l’enquête publique
sont communiquées, sur leur demande, aux personnes intéressées. » Code des relations
entre le public et l’administration, section 7, art. L134-31.
CHAPITRE 3

L’inertie de la hiérarchie

Ne pas faire de vagues, cacher le problème, l’éloigner. C’est ainsi


que la hiérarchie réagit parfois quand elle prend connaissance d’une
suspicion de violences conjugales commises par un de ses
subordonnés.

Sans la lettre d’Alizé à l’Inspection générale de la gendarmerie


nationale (IGGN), aucune enquête n’aurait été entreprise sur les
conditions dans lesquelles ces auditions avaient été menées. Par
ailleurs, les chefs de son ex-conjoint ne se seraient pas questionnés
sur son maintien dans la réserve opérationnelle de la gendarmerie.
Dans un premier temps, celui-ci a pu continuer à réaliser des
interventions et à animer des formations de self-défense ou de
maîtrise d’un adversaire. « La décision de justice ne lui interdisait pas
d’exercer1 », justifie le lieutenant-colonel Philippe Marestin, du Service
d’informations et de relations publiques des armées-gendarmerie
(Sirpag). Avant qu’Alizé ne saisisse l’IGGN, le paradoxe consistant à
confier à un homme, condamné pour avoir donné des coups à sa
conjointe, le rôle de former des réservistes au combat ne sautait pas
aux yeux du service des ressources humaines de l’institution.
Une contradiction que l’on retrouve dans d’autres dossiers. « Tant
que l’on n’est pas informé, c’est très difficile d’agir, affirme le chef de
l’IGGN, le général Michel Labbé. En revanche, dès lors que nous
sommes saisis de faits de violences, il n’est absolument pas question
de tourner la tête. »
Si les manquements sont reconnus dans l’affaire d’Alizé, toutes
mes questions au général Labbé au sujet des sanctions disciplinaires
prises contre son ex-conjoint et contre les gendarmes ayant commis
des fautes au cours de la procédure obtiennent une fin de non-
recevoir. Je souhaiterais uniquement savoir si les personnels mis en
cause ont été réprimandés pour tous les manquements avérés. Et je
voudrais aussi obtenir des précisions sur les éventuelles auditions des
supérieurs hiérarchiques de l’ex-conjoint d’Alizé ayant fourni des
attestations à la justice. On me répond que je n’ai pas le droit
d’accéder aux données les concernant. Alizé, la victime, demande
ces mêmes informations depuis un an par courrier à l’IGGN2, sans
qu’aucun retour lui soit fait.
Je me permets d’insister. Le lieutenant-colonel Philippe Marestin,
du service communication de la gendarmerie, m’avait annoncé, en
2017, qu’une procédure disciplinaire à l’encontre de l’ex-conjoint
d’Alizé était en cours. Elle visait à le radier de la réserve
opérationnelle de la gendarmerie, m’avait-il dit. Je demande donc si
elle est arrivée à son terme. À l’évocation de ce point, j’observe des
sourires gênés chez mes interlocuteurs, le général Michel Labbé et la
lieutenante-colonelle Valérie Florent, référente égalité :
« Comme je ne suis pas M. Marestin, que je considère que vous
n’entrez pas dans la catégorie des personnes intéressées, je ne
répondrai pas, me rétorque Michel Labbé.
— Mais est-ce que l’on peut annoncer une sanction qui n’est pas
appliquée ?
— Attendez, non, une sanction est toujours appliquée, remarque le
général Labbé. Si vous ne voulez pas appliquer une sanction, vous ne
la prononcez pas.
— Sinon, elle est inventée ou ce monsieur parle trop », embraye
Valérie Florent.
« Ce monsieur », je suppose donc que c’est le lieutenant-colonel
Marestin, désormais chef du bureau médias et réseaux sociaux de la
gendarmerie. Quand je lui ai parlé en octobre 2017, c’est pourtant
l’IGGN qui l’avait autorisé à me communiquer des informations sur le
dossier. On lui aurait même fourni des « éléments de langage » en
vue de notre interview. Et selon mes informations, il avait alors eu
accès au rapport de synthèse de l’enquête. Mais il me sera
impossible d’en apprendre plus. Ce qui n’empêchera pas le général
Michel Labbé d’admettre l’étendue des dysfonctionnements dans le
traitement du cas d’Alizé : « Le dossier d’Alizé Bernard est d’une
grande gravité avec de tels manquements. Ce qui est arrivé est
arrivé. Quand on l’a su, on a vite corrigé les choses par une enquête
approfondie, par l’audition de toutes les personnes impliquées et par
la prise de sanctions. On applique le principe action-réaction. Il n’y a
jamais action-inaction. Et ce dossier nous aide à progresser et à faire
en sorte que cela n’arrive plus jamais. » Pourtant, selon une source
proche de l’enquête, seuls deux gendarmes auraient été sanctionnés
disciplinairement.
Mi-novembre 2018, après des lettres recommandées et des mails
envoyés à de multiples services de l’institution, Alizé a enfin pu avoir
accès aux 186 pages de l’enquête administrative menée dans son
département. Le bureau des recours de la direction générale de la
gendarmerie lui en a remis une copie.
En plus des fautes professionnelles graves de l’officier de police
judiciaire (OPJ), directeur d’enquête – qui a « occult[é] délibérément
la vérité, et (…) bafoué les droits élémentaires de la victime,
minimisant de facto la responsabilité pénale du mis en cause3 » –, un
autre manquement a été relevé par les enquêteurs. « L’OPJ a eu une
attitude ambiguë envers la plaignante, Alizé Bernard. Dans un
entretien en aparté, il lui pose des questions très personnelles,
s’intéressant tout particulièrement à “la vie sexuelle du couple”. Ce
comportement est d’autant plus troublant que ce gradé a déjà fait
l’objet d’une mutation d’office dans l’intérêt du service pour avoir
entretenu des relations intimes avec deux plaignantes en 20154. »
La gendarme qui a auditionné Alizé en avril 2016 a, elle aussi, été
entendue. Elle a reconnu sans détour que la procédure présentait de
nombreux manquements : « À la lecture du dossier, c’est de la
merde, rien n’a été fait5. » La fonctionnaire s’exprime ainsi car elle a
relevé qu’avant même la fin de l’entretien avec Alizé, une réponse
pénale avait été décidée. « De toute manière, j’aurais pu marquer
tout ce que je voulais dans le procès-verbal, l’OPJ ne l’avait même
pas lu avant de prendre contact avec le magistrat. C’est bien la
première fois que j’ai été obligée de m’arrêter dans une audition de
victime car cela ne servait plus à rien6 », poursuit la gendarme, face à
ses collègues missionnés par l’IGGN.
L’enquête administrative de l’instance de contrôle ne concernait pas
directement l’ex-conjoint d’Alizé, mais les gendarmes ont tout de
même jugé bon de rapporter certaines de leurs constatations. Après
avoir lu les retranscriptions des enregistrements effectués par un
huissier pour Alizé, ils estiment que son ex-compagnon y « tient des
propos d’une grande violence (menaces de mort, insultes)7 ». Les
enquêteurs poursuivent ainsi dans le compte-rendu : « Il se prévaut
de certaines de ses connaissances (officiers supérieurs de
gendarmerie), ainsi que de son statut d’ancien gendarme désormais
réserviste, pour intimider et humilier sa compagne. Il va même jusqu’à
revendiquer son “amoralité”. Il use de son statut pour chercher à
intimider ses ex-beaux-parents et son ex-compagne. (…) L’enquête
administrative a permis d’obtenir des éléments sur sa personnalité.
Ces éléments laissent apparaître des tendances perverses et
manipulatrices ainsi que des comportements transgressant les
valeurs d’honneur et de probité8. »
Sollicité, l’ex-compagnon d’Alizé n’a pas souhaité répondre à mes
questions, car il lui paraissait « inutile » de s’exprimer suite à l’article
déjà paru dans Mediapart. Il a tout de même écrit ceci dans son
courriel de refus : « Ma priorité actuelle est de faire le maximum pour
protéger mes fils, ainsi que le nom qu’ils portent, et de faire en sorte
qu’ils ne grandissent pas avec une image totalement erronée de leur
papa9. »
En parallèle, Alizé n’a toujours pas pu en savoir plus sur les
investigations menées dans le département d’exercice de son ex-
conjoint. Pourtant, il apparaît bien, au fil du rapport de synthèse
rendu par les enquêteurs du département d’Alizé, que l’IGGN a saisi,
en avril 2017, le commandant de la région de gendarmerie d’Île-de-
France pour une seconde enquête. Après plusieurs mails échangés
avec le chef de l’IGGN, Michel Labbé, en décembre 2018, Alizé a
appris qu’aucune investigation n’avait été diligentée dans cette zone,
contrairement aux dires des gendarmes venus chez elle. Le chef de
l’IGGN l’a informée que la gendarmerie d’Île-de-France « avait
considéré qu’elle disposait de suffisamment d’éléments pour
déterminer les manquements déontologiques et professionnels
commis, sans ordonner une nouvelle enquête administrative10 ». Une
réponse ahurissante pour Alizé, à qui l’on a laissé penser pendant
plus d’un an que d’autres investigations étaient en cours.

Muter pour ne pas traiter

Sur le terrain, des services préfèrent parfois les mutations aux


sanctions, taire les faits plutôt qu’agir. La gestion de certains auteurs
de violences conjugales, gendarmes ou policiers, par leur institution
respective est déconcertante. La hiérarchie peut déplacer ses
effectifs comme seule réponse, sans donner l’impression de s’être
plongée dans les dossiers. Cela s’est produit pour un gendarme de
43 ans, à Haute-Goulaine, en Loire-Atlantique. Il a été condamné en
juin 2018 à quatre mois de prison ferme, assortis de quatre mois de
sursis et de deux ans de mise à l’épreuve, par le tribunal
correctionnel de Nantes, pour des violences physiques sur sa
compagne, sa fille de 3 ans et sa belle-fille de 12 ans, commises
avec 2,5 grammes d’alcool dans le sang. Il n’a pas fait appel. Déjà en
2015 et en 2016, il avait reconnu devant la justice des violences
envers son épouse. Il avait fait l’objet d’une composition pénale puis
d’une comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité, le
« plaider-coupable » français. La réponse de ses supérieurs avait été
de le muter à deux reprises, maintenant la famille, déjà terrifiée par
les brutalités et les menaces, dans un huis clos, sans leur apporter
de protection.
L’escalade des violences était décrite sur le site de L’Essor, le
journal de la gendarmerie nationale, par l’agence de presse
spécialisée dans la chronique judiciaire Press Pepper : « “On ne
faisait que trembler, on avait du mal à respirer”, témoignera en
audition la belle-fille, qu’il surnommait “La Peste” quand il lui faisait
des “croche-pattes”. En novembre 2015, à Segré, l’adolescente avait
déjà sauté par la fenêtre et s’était réfugiée “chez la capitaine” de la
brigade. Son beau-père avait alors essayé d’étrangler sa mère11. »
Cette tentative d’homicide avait donné lieu aux deux mesures
alternatives aux poursuites. « À la suite de cela, ce “bon enquêteur”
avait été muté à Saint-Macaire-en-Mauges (Maine-et-Loire) ; il avait
ensuite été affecté à Sainte-Pazanne (Loire-Atlantique), où il avait de
nouveau “tout cassé”, selon sa femme. (…) Le soir des faits, à
Haute-Goulaine, ses trois victimes s’étaient enfuies dans la rue en
chaussons et pyjama. Plus tôt dans la soirée, il avait tenu des propos
“surréalistes”, comme l’a prouvé l’enregistrement clandestin fait par
sa femme : traitée de “pauvre débile” et de “pauvre conne”, cette
secrétaire en intérim était invitée par son compagnon à “prendre sa
corde” et “se suicider”… Un “rire sadique” ponctuait ses propos, a
relevé son avocate. (…) Il s’était excusé pour la “méchanceté pure et
dure” de “l’ordure” qu’il avait pu être. (…) L’avocat de la défense avait
rappelé que la hiérarchie de son client avait “entretenu sa
surpuissance” et l’avait “maintenu dans un certain confort” en le
mutant de brigade en brigade. “C’était un très bon enquêteur, il était
demandé… Il en a d’ailleurs joué : face à son problème d’alcool, il
savait que c’était son travail qui pouvait le sauver.” »
Le procès s’est tenu dans une salle quasi déserte à 20 h 30.
Guillaume Frouin, le journaliste auteur de l’article de Press Pepper, se
souvient d’une affaire audiencée dans un climat très tendu. « La
hiérarchie était clairement mise en cause par les différents avocats,
qui constataient que la gendarmerie avait préféré choisir les
mutations à répétition, plutôt qu’une sanction forte d’entrée de jeu12. »
L’« efficacité » du gendarme condamné avait été soulignée tout au
long de l’audience. Il travaillait en unité de recherche, ces services
dédiés aux investigations sur les crimes organisés ou sériels. « Cela
donnait le sentiment que l’institution avait voulu lui octroyer une
seconde ou troisième chance pour le préserver à son poste. Le but
semblait avoir été de donner le moins d’écho possible à cette
affaire », remarque le journaliste.
Au cours de ses années de vie en caserne, ses supérieurs étaient
pourtant aux premières loges des violences. Selon Aurélien Ferrand,
avocat au barreau de Nantes, conseil du gendarme lors de son
procès, suffisamment de signaux auraient pu permettre à ses chefs
de l’arrêter dans la montée de sa violence, notamment par des
sanctions disciplinaires ou des injonctions de soins qui n’arrivèrent
jamais. « Si on avait mis un vrai holà à cet homme, il aurait peut-être
pu se remettre en question plus tôt, appuie l’avocat. Le cumul de
réponses pénales molles et d’absence de sanction prise sur le plan
professionnel ne l’a pas aidé. L’institution a choisi la solution de
facilité, en le changeant de brigade sans ouvrir de procédure
disciplinaire. La mutation, c’est le coup de balai qui sert beaucoup en
gendarmerie. On déplace la difficulté, et ce sera à l’autre caserne de
gérer ça13. » Le militaire errait alors de brigade en brigade en
reproduisant les mêmes comportements dévastateurs. Même si son
avocat sait que les propos et les actes de son client étaient
« abominables », il aurait aimé qu’il bénéficie d’un réel encadrement
de sa hiérarchie. « Mais ça n’intéresse personne, un gendarme
alcoolique qui tabasse sa famille », s’irrite-t-il. L’homme aurait
finalement été « poussé à la retraite » juste avant le procès, selon les
mots de la procureure.
Ici, le triptyque si cher au chef de l’IGGN, « protéger, assister,
réparer », n’a pas été appliqué pour mettre à l’abri les victimes ni
pour empêcher les violences de l’auteur. Le général Michel Labbé
n’est pourtant pas surpris. Il explique que lorsqu’un agent perturbe le
bon fonctionnement d’une équipe, il est possible de le muter dans
l’intérêt du service. « C’est une mesure administrative à prendre pour
répondre au principe d’efficacité, car le chef a l’obligation de faire
fonctionner son service. S’il n’y a pas de décision de justice pour
protéger l’épouse, on ne peut pas déplacer le gendarme et laisser sa
famille à un autre endroit, ce serait un abus de pouvoir de notre part
que le juge ne manquerait pas de sanctionner. » Sans aller si loin, une
orientation de la femme violentée vers un travailleur social pourrait
être une aide pour entamer des démarches lui permettant de quitter
le logement de fonction de son mari, par exemple. Le général Michel
Labbé ajoute tout de même que des mesures peuvent être prises en
parallèle de la mutation : « Il faudrait normalement une sanction et un
accompagnement, comme une thérapie. Parce que ce n’est pas un
comportement naturel d’être violent avec son conjoint. Nous décidons
de cela en écoutant le commandant de formation administrative14 qui
nous fait aussi part de l’engagement du mis en cause dans son
travail. »
Le maréchal des logis chef Lionel Delille, vice-président de
l’association Gendarmes et Citoyens, reste presque sans voix face à
l’utilisation de la mutation dans ce contexte : « Pour moi, en cas de
violences conjugales, c’est ubuesque. C’est l’homme violent le
problème, donc on ne peut pas traiter ainsi la situation. On dirait que
la hiérarchie veut juste s’en débarrasser. »

Des lanceurs d’alerte apeurés

Pire, l’institution prend parfois des sanctions contre ceux qui ont
voulu offrir leur aide à des femmes en danger. Des mesures
administratives peuvent alors les toucher. À La Roche-sur-Foron, en
Haute-Savoie, Delphine Devigny, la directrice adjointe de l’association
Espace Femmes, qui reçoit 700 femmes par an, a gardé en mémoire
la situation d’une conjointe de gendarme. Les juristes d’Espace
Femmes l’avaient épaulée pour dénoncer les faits auprès du
procureur. « Le seul gendarme qui l’avait aidée était devenu la bête
noire de la caserne. Il avait été poussé à la mutation et placardisé en
attendant15. » De surcroît, la hiérarchie n’avait pris aucune mesure de
précaution contre le mari en attendant la décision de justice. « Ça
nous laisse juste le sentiment d’un cercle vicieux duquel ces femmes
ne peuvent pas sortir », regrette Delphine Devigny.
De tels comportements de la hiérarchie vis-à-vis de personnes
voulant prêter main-forte à des victimes démunies poussent les
suivantes à rester discrètes. Dans l’affaire d’Alizé, certains de ses
soutiens dans les procédures l’aident à avancer dans l’ombre. Dans
le cas d’Annie, cité précédemment, l’assistante sociale exerçant en
commissariat mais ne dépendant pas du ministère de l’Intérieur n’a
pas voulu parler à visage découvert. Les personnes soutenant les
femmes violentées finissent par ressentir la même crainte des
institutions que celles-ci.

Des corporations sexistes

Quand les victimes sont elles-mêmes gendarmes ou policières tout


comme l’auteur des violences, la hiérarchie ne les croit pas toujours
et donne parfois l’impression de vouloir s’en débarrasser. Les
supérieurs sont la plupart du temps des hommes, la gendarmerie
comptant 18 % de femmes, et la police, 28 %. Naît alors, souvent,
une certaine solidarité contre les fonctionnaires femmes déclarant
être victimes de harcèlement ou de coups.
Dans le Calvados, Nathalie Perringerard, la directrice du centre
d’information sur les droits des femmes et des familles de Lisieux, qui
traite plus de 10 000 demandes par an, se souvient avoir assisté,
impuissante, à la mutation d’une policière victime de violences. Elle
venait pourtant de déposer plainte contre son conjoint policier. De
plus, ce dernier était soutenu par leurs collègues respectifs dans de
nombreuses attestations produites en justice. « Ce n’était même plus
la corporation de la police, mais la corporation sexiste, dans ce cas.
C’était la double peine pour cette femme16. »

Émilie* a dû affronter des obstacles similaires. Gendarme depuis


treize ans dans le nord-ouest de la France, elle aime être chaque jour
au service des autres. Elle a été mariée à l’un de ses supérieurs
hiérarchiques. Petite brune, fine et pêchue, la jeune femme de 34 ans
carbure au Coca-Cola et enchaîne les cigarettes roulées. Je la
retrouve à la sortie de son travail. Nous nous rendons chez elle. Des
barres d’immeubles en briques rouges s’alignent. On ne se croirait
presque pas dans une caserne. Le portail de sécurité automatique et
les grilles tout autour de l’ensemble le rappellent néanmoins.
Quand les insultes et les pressions de la part de son époux
commencent en 2011, elle travaille dans le même groupement que lui.
Émilie est sous-officier. Son conjoint est officier. Cette position a
compliqué les choses quand elle a voulu signaler les violences
psychologiques qu’elle subissait.
En 2012, la mutation de son compagnon plonge Émilie dans une
grande tristesse. Elle est loin de sa famille, de ses amis. Son mari la
dévalorise de plus en plus. Pourtant, elle a le sentiment de tout faire
pour lui et pour leur fille en bas âge. Un jour, elle se croit seule au
bureau et s’effondre en larmes. Un collègue la prend dans ses bras
et l’embrasse. S’ensuivent beaucoup de messages échangés entre
eux deux. Jusqu’à ce que son mari brandisse, en furie, un courriel
issu de leur correspondance provenant de la messagerie
professionnelle d’Émilie. « Jusqu’à ce qu’il me traite de pute, de
salope, qu’il me dise qu’il allait me tuer. J’ai reconnu que j’avais eu
une petite histoire de quelques semaines avec ce collègue. Je me
suis écrasée car je voulais qu’il me pardonne, mais rien ne justifie ce
qu’il m’a fait endurer17. » Les menaces, les humiliations, les
moqueries deviennent constantes. Émilie a peur. Ne ramène plus son
arme à la maison. Son conjoint se sert de leur enfant pour accentuer
la pression, parfois même en pleine nuit : « On va réveiller ta fille et
lui dire que sa mère n’est qu’une traînée ! » Puis il menace Émilie de
raconter à ses chefs à elle, qui sont ses collègues de bureau à lui,
pour quelle raison c’est une « pute ».
Émilie perd l’appétit et dix kilos avec. Sa famille s’inquiète pour elle.
Son mari lui annonce qu’il aimerait se donner la mort et la tuer. Ses
intentions suicidaires arrivent aux oreilles de ses chefs. Il est
convoqué. Il nie. Les supérieurs d’Émilie ne cherchent pas à
l’entendre. Émilie demande à son mari de quitter leur logement
commun et entame une procédure de divorce. Il continue alors de
l’insulter dès qu’il le peut et d’épier ses déplacements en patrouille.
« J’ai d’abord essayé de régler les choses en faisant appel au
représentant du personnel militaire et à mon commandant de
compagnie. Je leur ai expliqué la situation difficile que je vivais. Ils
m’ont écoutée et conseillée, mais c’est au-dessus, au niveau du
commandant de groupement, que j’ai été complètement rejetée
quand j’ai appelé à l’aide », explique Émilie, en mordillant
nerveusement le bout de ses ongles. Pourtant, selon le code de
déontologie de la police et de la gendarmerie, une des obligations
incombant au supérieur hiérarchique est de « veiller en permanence à
la préservation de l’intégrité physique et à la santé physique et
mentale de ses subordonnés18 ». Émilie décide alors de faire un
signalement via la plateforme Stop-Discri pour dénoncer les
pressions, le chantage et les insultes dont elle s’estime victime de la
part de son mari.
Stop-Discri a été créé par la gendarmerie pour lutter contre les
discriminations et le harcèlement au sein de l’institution à la suite de la
parution du livre d’enquête de Leïla Miñano et Julia Pascual, La
Guerre invisible – Révélations sur les violences sexuelles dans
l’armée française19, en février 2014. Cet ouvrage est centré sur des
témoignages de femmes militaires. Les journalistes y décrivaient
entre autres comment les forces armées – dont la gendarmerie –
préféraient occulter les propos sexistes, les humiliations, le
harcèlement sexuel, les agressions sexuelles et les viols qui se
produisaient en leur sein. Les victimes étaient les premières à en
pâtir. Elles s’interrogeaient alors sur une hiérarchie qui poussait à
dissimuler les faits. « La Grande Muette » portait bien son nom. « Au
cours de notre enquête, on n’a vu aucune histoire dans laquelle les
supérieurs soutenaient les victimes, les encourageaient à porter
plainte20 », se souvient la journaliste Leïla Miñano. Ce livre a permis
une avancée historique : le harcèlement sexuel et le harcèlement
moral ont été inscrits dans le code de la Défense en 2014.
En parallèle de Stop-Discri est aussi née la cellule Themis en
avril 2014. Elle a été mise en place par le ministère de la Défense
pour « lutter contre le harcèlement, les discriminations ou les
violences sexuelles21 » en son sein. Parmi les 75 dossiers traités en
2015, sept étaient liés à des violences conjugales ou à des « coups
envers une femme22 ». Contacté par courriel, le nouveau chef de la
cellule Themis, également contrôleur général des armées, Christian
Giner, m’a fait part de son étonnement que des violences conjugales
aient été traitées par Themis dans le passé. « Nous ne sommes
compétents que pour les infractions sexuelles commises en lien avec
le ministère des Armées. Themis ne s’occupe pas d’affaires de
violences d’ordre privé, même si cela concerne deux militaires. Ou
alors il faudrait que ces violences conjugales aient eu lieu dans une
enceinte du ministère ou à l’occasion du service23… »
Que ce soit pour Stop-Discri ou Themis, les retours des femmes
ayant sollicité ces instances sont plutôt négatifs. « On montrait dans
La Guerre invisible qu’il fallait que les cellules d’écoute soient
indépendantes, que les signalements soient gérés par des
associations spécialisées, pour que cela sorte de la relation
hiérarchique. Mais le ministère a décidé de mettre en place un
dispositif en interne. Ils veulent que ça reste dans l’institution, déplore
Leïla Miñano. Cela crée des situations dans lesquelles les victimes
ont au bout du fil des officiers qui, en plus, ne respectent pas toujours
leur anonymat. » Dans leur livre, Leïla Miñano et Julia Pascual
relataient que les victimes ou les lanceurs d’alerte qui osaient parler
étaient souvent mutés et leurs agresseurs maintenus en poste.
Cette pratique semble malheureusement perdurer. On retrouve des
mécanismes décrits par La Guerre invisible dans l’histoire d’Émilie.
Sa saisine de Stop-Discri fait partie des 151 procédures examinées
par la gendarmerie et l’IGGN en 2016. La réponse qu’elle a reçue l’a
estomaquée. Le chef de l’IGGN de l’époque lui a affirmé par écrit
qu’aucun élément probant n’avait été recueilli. Il lui a indiqué qu’elle
pouvait porter plainte et qu’il serait bien qu’elle veille, à l’avenir, à ne
pas mélanger le professionnel et le privé. Émilie fulmine en tirant une
grande bouffée sur sa cigarette, écrasant presque le filtre : « Mais
comment voulez-vous ne pas mélanger quand votre harceleur est
votre mari, qu’il exerce la même profession que vous et que c’est
votre supérieur ? J’expliquais justement dans ce signalement Stop-
Discri que sa position et son grade étaient devenus des moyens de
pression dont il se servait pour me faire du chantage ou me
contraindre, et on m’a répondu ça… »
Émilie a fini par demander sa mutation dans un autre département
pour se protéger des intrusions de son ex-mari, se rendant compte
que ni l’IGGN, via Stop-Discri, ni ses chefs ne prenaient réellement en
compte ses signalements.
Elle a déposé plainte quelques semaines plus tard, directement
auprès du procureur. Mais entre-temps, son ex-mari a appris sa
demande de mutation, alors qu’il n’était pas censé avoir accès à cette
information. Il en a joué contre elle pour obtenir la garde de leur fille
de 6 ans. Il a produit une attestation d’un de ses supérieurs pour
assurer qu’il avait un emploi du temps bien plus léger que son ex-
femme – alors que sa charge horaire d’officier est censée être plus
élevée que celle d’une sous-officier. Émilie est révoltée qu’un gradé,
supérieur hiérarchique d’elle et de son mari, puisse signer un papier à
en-tête de la gendarmerie pour attester de faits inexacts. Ce
document continue aujourd’hui de lui porter préjudice devant le juge
aux affaires familiales. « Je ne suis pas partie du département par
plaisir mais par nécessité, pour me soustraire à l’emprise de mon ex-
mari. Jamais je n’aurais cru en arriver au point que ma fille ne puisse
plus vivre avec moi. »
En tant qu’officier, son ex-mari s’est aussi permis de faire attester
sur l’honneur des personnes sous son commandement direct de faits
ou de qualités à son propos. « Comment ignorer le lien de
subordination entre eux ? » se renfrogne Émilie. Elle ajoute : « Parce
qu’il fait partie de la même institution, il a accès à des contacts que
n’aurait pas un conjoint civil, ainsi qu’à beaucoup d’informations sur
moi. Je ne subis pas seulement le harcèlement d’un point de vue
personnel, mais bien professionnel. Je trouve cela terrible que la
hiérarchie ne soit pas capable de le reconnaître. » Émilie a été
entendue par l’IGGN pour l’enquête judiciaire. Elle a senti beaucoup
de défiance vis-à-vis d’elle de la part des gendarmes qui l’ont reçue.
La grande sœur d’Émilie en est venue à éprouver un profond
dégoût pour l’institution dans laquelle travaille sa cadette : « On dit à
des personnes qui viennent porter plainte pour violences conjugales :
“Madame, on va vous protéger.” Mais quand ça arrive au sein de la
gendarmerie, parce que ça concerne un mec à un poste de
commandement, on ne s’en occupe pas, on ferme les yeux24. » La
plainte d’Émilie a été classée sans suite. Elle a, depuis, réalisé une
plainte avec constitution de partie civile25, qui entraînera
automatiquement la saisine d’un juge d’instruction.
Fin 2018, les parents d’Émilie ont écrit au directeur général de la
gendarmerie nationale : « À l’heure où des héros mettent la
gendarmerie à l’honneur, nous refusons d’imaginer que de tels
agissements soient dignes d’un officier et qu’ils soient cautionnés ou
passés sous silence par des hommes de haut rang. Monsieur, nous
vous demandons de protéger notre fille, comme elle protège la
gendarmerie et les victimes qui viennent à elle. » L’IGGN leur a
répondu : « Les faits que vous rapportez (…) sont susceptibles, dès
lors qu’ils seraient avérés, de constituer des manquements aux
obligations déontologiques qui s’imposent aux militaires de la
gendarmerie et devraient alors faire l’objet de mesures
administratives ou disciplinaires adaptées. » L’inspection a ajouté que
leurs services allaient « procéder à toutes les vérifications utiles pour
établir la réalité des faits ». Émilie est lasse : « J’ai juste le sentiment
que tous se renvoient la balle et font des réponses convenues. Cela
ébranle ma foi en l’institution que je sers sans faillir depuis tant
d’années. »

Une façon de ne pas aider les victimes consiste donc parfois à


réfuter l’existence d’un problème. Comme dans l’histoire d’Émilie, la
hiérarchie argumente, entre autres justifications, qu’elle ne peut pas
interférer dans la vie privée de son fonctionnaire. « En parlant aux
femmes de problèmes privés ou personnels, les chefs les
encouragent à oublier, à se réconcilier, à arranger les choses
ensemble, impliquant qu’elles sont aussi en faute26 », précise la
juriste américaine Diane Wetendorf, qui réalise depuis vingt-cinq ans
des recherches sur les violences conjugales dans les foyers de
policiers. Le psychologue spécialisé en victimologie Pascal Pignol,
travaillant au Centre hospitalier Guillaume Régnier de Rennes,
complète : « Quand l’image d’une corporation ou d’une institution est
en danger, comme a pu l’être et l’est encore l’Église, la pression se
révèle extrêmement forte sur ceux qui veulent parler. Elle est
exacerbée27. » Il décrit une suspicion systématique s’exerçant sur la
parole des victimes. L’institution va jusqu’à leur faire porter le poids
des sanctions qui attendent leur agresseur, estime-t-il : si elles
parlent, le mis en cause risque de perdre son emploi. Il vaut donc
mieux que la victime pardonne !

C’est ce que Frédérique et Pascale* ont enduré, quand elles ont


voulu signaler les faits.
Lorsque Frédérique a parlé à sa hiérarchie des violences et du
harcèlement de son ex-conjoint, on lui a rétorqué que cela relevait de
la sphère intime. Frédérique l’a entendu et lu dans les réponses à
beaucoup de ses courriers écrits aux différents ministères de
l’Intérieur depuis 2001, à la direction générale de la police nationale
et à la préfecture de police. « Se battre contre un flic, qui plus est
haut gradé, c’est mission suicide28 », résume-t-elle, les traits tirés,
face aux trois cartons de documents qu’elle conserve de ses années
de procédures. Elle en sort plusieurs chemises roses, jaunes et
vertes dans lesquelles elle classe ses courriers. Elle les dépose sur
la table en bois de son salon. Sous ses yeux marron clair, quelques
cernes se devinent.
Juste après sa main courante de 2001 pour des clés de bras, un
coup de pied, un coup de poing infligés par son conjoint, Frédérique
le quitte. Elle se rend alors plusieurs fois à l’Inspection générale des
services (IGS), pour dénoncer les menaces qu’elle affirme subir –
« Tu vas voir, je finirai par t’avoir », lui aurait dit alors son ex-
compagnon –, mais rien ne change. L’IGS prend juste note de ses
mains courantes réalisées en 2001 et 2005 pour violences et
harcèlement.
Les années passent, mais Frédérique ne voit pas le harcèlement
cesser. En 2005, elle saisit la préfecture de police, qui lui répond
qu’« en raison du caractère d’ordre privé de ce contentieux, qui ne
porte pas atteinte à l’image de l’institution policière, et en l’absence
de tout manquement de la part de (son ex-conjoint), il ne (lui)
appartient pas d’intervenir dans ce litige ». Même argument en 2013.
Frédérique ne comprend pas : « Les policiers ont aussi un devoir
d’exemplarité dans leur vie privée, donc leur hiérarchie devrait se
saisir de ces affaires. »
Frédérique aurait aimé une reconnaissance par l’institution de ce
qu’elle a vécu : « Ils pourraient nous dire : “C’est un bon élément,
mais ce qu’il vous a fait vivre n’a rien de normal et nous nous en
excusons.” La moindre des choses aurait été d’ouvrir une enquête
interne et de nous confronter l’un à l’autre. Ce policier a abusé de son
statut pour me harceler et a bénéficié de la léthargie de sa hiérarchie.
La corporation protège sa réputation en sacrifiant les victimes. Et
c’est d’une grande violence pour nous… Ça salit toute la police
d’accepter des choses pareilles. »
Une amie de Frédérique, policière à la retraite, estime que le grade
élevé de l’ex-conjoint de Frédérique l’a placé au rang des
intouchables : « Les loups ne se mangent pas entre eux. Il y a un peu
un système à deux vitesses. Si un gardien de la paix déborde, il aura
une sanction administrative, mais si c’est un officier ou un
commissaire, on va taire le problème. »

Pascale*, quinquagénaire à l’énergie débordante, a reçu un courrier


de l’IGPN semblable à ceux de Frédérique. Son mari occupe une très
haute fonction dans la police. Après des menaces et des violences, il
l’a mise dehors avec leur fille. Elle a signalé ses actes en 2018, dans
une plainte. Outre les violences, il aurait aussi utilisé des moyens de
police pour avoir accès au téléphone de Pascale. Elle en a informé
l’IGPN. Elle leur a fait part également d’un fort risque d’incompatibilité
entre ses fonctions de référent violences intrafamiliales pour la police
et son comportement envers elle et leur fille. « En l’état, l’IGPN ne
donnera pas davantage de suites à vos doléances qui relèvent de la
sphère privée », s’est-elle vu répondre à ses signalements
circonstanciés. La lettre de l’instance prend un tour encore plus
singulier quand le chef de l’unité de coordination des enquêtes de
l’IGPN l’enjoint à une forme de réconciliation avec son mari. « Il a été
porté à notre connaissance que vous vous étiez récemment engagés,
votre conjoint et vous-même, sur la voie de l’apaisement. Nous ne
pouvons que vous encourager à persévérer dans cette voie. S’il était
in fine reconnu coupable d’une infraction pénale, l’administration en
tirerait toutes les conséquences en engageant la procédure
disciplinaire qui s’imposerait. » Or, l’IGPN n’a pas besoin de sanction
judiciaire pour lancer une enquête disciplinaire. Dès lors, pourquoi une
telle frilosité ? « Je ne comprends vraiment pas leurs réponses. J’ai
le sentiment de n’être ni entendue ni protégée29 », soupire Pascale.
Désespérée, elle le leur a fait savoir dans une dernière lettre fin
2018 : « J’ai vécu des menaces, des intimidations, et la vie de ma fille
a été mise en danger… Je vivais quotidiennement dans la terreur. À
cause du haut poste de mon ex-conjoint, je me suis retrouvée à
chaque fois un peu plus isolée, mes interlocuteurs étant démunis et
apeurés. Lors du procès de Jacqueline Sauvage, on lui a reproché de
ne pas avoir alerté les autorités. On ne pourra pas me le
reprocher30. » Pascale attend désormais des nouvelles de la justice.
Sa plainte a été classée sans suite, mais elle a contesté cette
décision. Contactée via le service communication, la police des
polices n’a pas souhaité répondre à mes questions, s’agissant d’une
« affaire en cours ».

La politique du cas par cas

Un manque a été relevé par beaucoup de mes interlocuteurs et


interlocutrices : il n’existe pas de procédure officielle commune aux
plus hautes instances de la police et de la gendarmerie pour gérer
ces dossiers. Au fil des affaires, les associations, les avocats et les
victimes, ont remarqué que, si le mis en cause était peu apprécié
dans son travail ou en burn-out, il était sanctionné plus facilement
qu’un gradé à la réputation excellente. Tout cela au détriment des
femmes ou enfants violentés.

Pour en arriver à une radiation ou à un départ de l’institution, cela


peut prendre du temps, comme l’illustrent les histoires suivantes d’un
gendarme et d’un policier, tous deux bardés d’honneurs. Malgré les
nombreuses alertes au sujet de leurs comportements violents, leur
hiérarchie a mis des années à les sanctionner.

Commençons par le gendarme Olivier M., un major – le grade le


plus élevé des sous-officiers – commandant d’une communauté de
brigades, officier de police judiciaire, médaillé bronze, argent et or.
Cet homme est resté en poste jusqu’en 2019, malgré trois plaintes
pour violences, déposées contre lui par trois différentes conjointes en
2002, 2015 et 2018. La dernière a donné lieu à son renvoi devant le
tribunal correctionnel le 22 novembre 2018. Olivier M. a alors été
condamné pour violences conjugales et détournement de scellés à
douze mois de prison avec sursis, avec une privation de droits
civiques et familiaux durant cinq ans31. Il n’a pas fait appel. Esther*,
son ex-compagne, qui a porté plainte en 2018, après six semaines
d’hospitalisation à la suite d’une tentative de suicide, a été soulagée à
l’annonce de ce jugement. Au procès, elle était accompagnée
d’Hélène*, également partie civile et ex-concubine d’Olivier M., à
l’origine de la plainte de 2015.
J’ai rencontré Esther et Hélène à Caen, dans le Calvados. Elles
sont arrivées ensemble à notre rendez-vous. Toutes deux sont
blondes. Sous sa frange, les yeux d’Esther sont soulignés par une
ombre dorée. Les cheveux d’Hélène sont attachés, laissant tomber
quelques mèches autour de son visage. « Pendant cinq ans, on s’est
détestées. Il nous a montées l’une contre l’autre, on s’évitait, retrace
Esther, un regard tendre tourné vers Hélène qui lui sourit. Un jour, il
m’a insultée, giflée, secouée, il a fait mine de me cracher dessus – je
sens encore son souffle. Puis il m’a plaquée contre la fenêtre de la
cuisine, poussée contre un meuble et il m’a lancé avec un regard
noir : “Toi aussi tu vas dire que tu es une victime.” Tout de suite, dans
ma tête, j’ai vu le visage d’Hélène. Il avait passé son temps à me dire
qu’elle était folle, débile, menteuse, mais, depuis le début, elle disait
la vérité sur lui32. »
C’est Esther qui, à sa sortie d’hospitalisation, séparée de son
conjoint après cinq ans de vie commune, a contacté Hélène pour une
rencontre. Elles se sont alors rendu compte de leurs maux communs.
Une fois la plainte d’Esther déposée et l’enquête de gendarmerie
enclenchée, ses deux filles issues d’une précédente union, qui ont été
témoins des violences, ont été entendues. Esther, ancienne huissière,
a aussi mené sa propre investigation et retrouvé trois autres ex-
compagnes d’Olivier M. Deux d’entre elles ont réalisé des
attestations sur l’honneur à propos des violences physiques et
verbales subies, en vue du procès. Une autre a relaté sa tentative de
suicide après des violences. Elle a expliqué les avoir évoquées, il y a
plus de vingt ans, avec le capitaine de compagnie qui supervisait
plusieurs casernes, dont celle où le couple vivait alors. Sans effet.
Aucune mesure de protection n’avait été prise.
Au tribunal, les cas de ces trois ex-compagnes ont été mentionnés,
en plus de ceux d’Esther et Hélène, pour mieux cerner le passif de ce
gendarme. Il a nié les faits, assurant que ses ex-conjointes étaient
toutes « instables ». Me Jean-Marie Agnès, l’avocat d’Esther, a alors
fait état de sa stupéfaction aux juges : « Cinq femmes seraient donc
déréglées, hystériques, folles, menteuses ? Si on y ajoute le
témoignage de deux enfants, nous arrivons à sept menteurs ! Ce
sous-officier major, duquel on est en droit d’attendre de l’intégrité,
frappe cinq compagnes sans le reconnaître. C’est tout simplement
méprisable et ça lui donne le droit de poursuivre son œuvre
destructrice commencée il y a vingt ans33 ! »
Au procès, Hélène s’était constituée partie civile au sujet de
menaces de mort à son encontre rapportées par Esther dans sa
déposition. Esther avait alors relaté qu’il lui avait un jour juré : « Si
jamais mon ex obtient 10 000 euros de prestations compensatoires,
je prendrai mon arme de service et on ne retrouvera ni son corps ni le
mien. » Ces menaces34 ayant été proférées indirectement, une relaxe
a été décidée sur ce point.
« On a uni nos forces à l’audience », se félicite Hélène. « J’étais en
larmes tout le long », se remémore Esther. Hélène lui répétait
« Ça va aller », la soutenait du regard et lui tenait la main. « C’était
comme si c’était ma sœur. Avant on se voulait du mal mais,
désormais, il fallait que je la protège », ajoute Hélène.
Toutes deux en veulent à la gendarmerie. « Pendant vingt ans,
qu’est-ce qu’ils ont fait ? Il avait beau avoir des feuilles de notation
excellentes, la hiérarchie devrait aussi être vigilante à l’aspect
humain, à la personnalité de ceux qui reçoivent ces honneurs »,
précise Esther.
Après la plainte d’une ex-compagne en 2002, alors qu’il n’était pas
encore commandant, des signes de ses violences auraient pu être
détectés. De même, Hélène a vécu plusieurs années dans une
brigade avec cet homme à compter de 2002. « C’est sûr que ses
collègues et leur épouse m’entendaient crier derrière notre porte-
fenêtre. Une fois, j’avais l’œil explosé, il disait que j’étais tombée dans
l’escalier, se souvient-elle. Mais est-ce que nos voisins gendarmes
auraient pu faire quelque chose ? Il était monté en grade, c’était
désormais le commandant de brigade, le chef, il n’y avait personne
au-dessus de lui dans la caserne. Il me disait d’ailleurs : “Va porter
plainte, ça reviendra sur mon bureau.” »
La plainte d’Hélène sera enregistrée en 2015, une fois leur
séparation actée, à la suite du signalement au parquet d’une
soignante inquiète pour elle et son enfant. Malgré les certificats
médicaux de deux médecins généralistes différents attestant de ses
ecchymoses et de ses hématomes, la plainte a été classée sans
suite. La hiérarchie aurait-elle alors pu agir ? Voici la réponse d’un
officier du service de communication de la gendarmerie : « C’est
compliqué quand on entre dans le domaine privé. Mais il y a une
possibilité, en tant que commandant de caserne, de diligenter une
enquête administrative. Dans ce cas-là, je ne sais pas si ses chefs
avaient eu vent des violences. On n’est pas forcément au courant des
plaintes contre ses effectifs, ce qui est dommage. En ce qui concerne
les violences conjugales, j’espère bien que ça remonte jusqu’à nous.
Mais si la justice ne pénalise pas, on ne peut pas virer la
personne35. »
Esther regrette que la gendarmerie n’ait pas entrepris sa propre
enquête disciplinaire. « Il a ainsi pu œuvrer en toute impunité pendant
des années. Comme moi, plusieurs de ses ex-compagnes ont fait des
tentatives de suicide. Il a réalisé un vrai travail de démolition
psychologique sur nous toutes, s’attriste-t-elle. Il m’a plongée dans un
abîme. J’ai encore peur aujourd’hui, d’autant plus que ni lui ni ses
collègues ne semblent avoir pris la mesure de ses actes. »
Esther et Hélène ont notamment été très choquées par deux
articles parus dans Ouest-France en février 201936, faisant état du
« départ à la retraite du major » en présence d’adjudants de la
gendarmerie le saluant en des termes élogieux. Le journal spécifiait
qu’il avait « décidé de quitter ses fonctions ». Après sa garde à vue
en août 2018, Olivier M. s’est mis en arrêt maladie. Il est donc resté
officiellement responsable de sa brigade jusqu’à sa retraite en 2019.
« Je suis outrée par cette tribune officielle qu’on lui a donnée pour
sa retraite. C’est honteux, c’est un coup de poignard, s’insurge
Esther. La gendarmerie prétend qu’elle entend les femmes
violentées, qu’elle est là pour nous, mais nous, on a parlé, et avec ce
pot de départ, la gendarmerie lui a permis de partir avec les
honneurs, avec ses médailles et le discours flatteur d’un ancien
capitaine. J’ai le sentiment que le message de certains gendarmes
présents ce jour-là est “Frappe ta femme, on te soutient quand
même”. » Hélène abonde dans le même sens : « Dans son discours,
l’ex-capitaine a dit : “On peut comprendre qu’il se soit épuisé” dans
son travail. Épuisé d’être violent, oui ! »
Ce pot de départ n’a pas non plus été du goût de certains
gendarmes de la région. L’un d’eux appartenant à la même
compagnie qu’Olivier M. et qui a souhaité conserver l’anonymat vu
son devoir de réserve, confie : « Avec plusieurs collègues, on est très
insatisfaits de la réponse de l’institution. C’est comme si la
gendarmerie se contentait de lui dire : “Tu pars et on n’en parle plus.”
Il n’a pas été radié. Partir à la retraite à taux plein, j’appelle ça un
cadeau et non une lourde sanction. C’est une solution amiable pour
calmer les esprits. Ça m’a mis très mal à l’aise d’apprendre qu’il avait
fait ce pot de départ en uniforme : il a pu bénéficier de la gratuité
d’une salle des fêtes, grâce à son statut de gendarme. Il a eu les
honneurs d’un officier retraité faisant son éloge. Pour nous, les
gendarmes qui travaillons encore sur le secteur, c’est juste
intolérable, surtout qu’en plus des violences, il a aussi été condamné
pour avoir détourné un scellé. J’estime que les valeurs de la
gendarmerie sont bafouées37. »
Du côté du service communication de la gendarmerie, un officier
défend la position de l’institution : « C’était un pot privé, avec un
capitaine à la retraite et des adjudants présents de leur propre chef.
Ce n’était pas un pot de départ officiel. La gendarmerie a sanctionné
disciplinairement ce major avec une mutation d’office et d’autres
sanctions. Cela a précipité son départ à la retraite. En gros, on l’a un
peu poussé dehors. Je ne sais pas où il aurait pu rebondir après ça
et il n’aurait pas pu garder son grade. »
Le gendarme exerçant dans la même région n’en est pas moins
indigné. Il aurait souhaité que la hiérarchie informe tous les collègues
de la zone de la nature des mesures disciplinaires prises à son
encontre, dans un esprit de clarté et d’apaisement. « La
gendarmerie, c’est la Grande Muette, c’est les non-dits. Il y a une
tendance à minimiser certains faits pour donner une image positive de
l’institution. Mais les individus malhonnêtes, qui frappent leur femme,
n’ont rien à y faire. C’est dommage que la gendarmerie ne se
positionne pas toujours à ce sujet. Si je parle aujourd’hui, c’est pour
toutes les femmes qui subissent et qui n’ont pas toujours voix au
chapitre », conclut-il.
Esther et Hélène espèrent, de leur côté, que leur ex-conjoint mettra
un jour un terme à ses comportements destructeurs. Loin de lui, elles
aspirent désormais à se reconstruire.
Contacté via son avocate à plusieurs reprises, Olivier M. n’a pas
répondu à mes questions.

Une situation semblable s’est produite avec un policier, détenteur


d’une médaille d’honneur et ayant vingt-cinq ans de métier à son actif.
En 2013, cet homme est jugé pour « violences avec arme » exercées
à l’encontre de son épouse, à leur domicile conjugal. Les faits
remontent à 2011. Un soir, lors d’une dispute, il la menace avec une
hache, puis se rend au commissariat afin de récupérer son arme de
service. De retour chez lui, il tire deux coups de feu dans la chambre
de sa compagne en présence de leur fille. Une balle passe à
70 centimètres de sa compagne, comme le rapporte le journal La
Nouvelle République38. Il l’intimide alors : « La troisième balle est
pour toi, la quatrième, pour moi. »
Il avait déjà été mis en cause pour des violences sur sa première
épouse, mais aucune mesure de précaution n’avait été prise par ses
chefs pour l’éloigner des armes. Rémi Audebert, dont le cabinet se
situe à Tours, a été le conseil de ce fonctionnaire en 2013, pour son
procès. L’avocat pointe une propension des institutions à vouloir
camoufler les incidents dans un premier temps : « Les hiérarchies de
la police et de la gendarmerie désapprouvent fortement tout ce qui
peut entraîner un trouble. Avec cette affaire comme avec d’autres, on
voit qu’un petit pourcentage de policiers ou de gendarmes, qui n’ont
rien à faire dans ces professions du fait de leur autoritarisme, de leur
violence ou de leur racisme, restent protégés pendant trop
longtemps. Ce sont leurs comportements nocifs réitérés qui obligent
leur hiérarchie à réagir. Il y a une tendance à ne pas vouloir faire de
vagues. Mais le jour où les faits apparaissent au grand jour, comme
pour mon client policier, l’administration lâche alors complètement son
fonctionnaire39. »
Au procès, l’homme a été condamné à dix mois de prison avec
sursis, à huit jours ferme, déjà effectués, au versement de
3 000 euros à son ex-femme et à une interdiction de port d’arme. Il a
été radié de la police à la suite de sa détention provisoire40. Ces faits
de violences auraient peut-être pu être évités si des mesures avaient
été prises suite au signalement précédent de son ex-compagne. Mais
il n’existe pas de directives officielles pour les commissaires et les
chefs de brigade quand un de leurs subordonnés est mis en cause ou
condamné pour violences conjugales. Gaétan Alibert, policier et
secrétaire national du syndicat Sud-Intérieur, s’indigne : « Les
victimes ne vont pas forcément être prises en charge à hauteur du
danger car la réponse se fait à la tête du client. Certaines hiérarchies
vont retirer l’arme du mari par le biais de mesures conservatoires,
d’autres non. Comment fait-on, quand on est victime, pour faire
confiance à l’institution si c’est la loterie ? Ils font du cas par cas. On
a l’impression que, s’il est possible de cacher, les chefs se disent que
c’est mieux. Les procédures disciplinaires devraient être
automatiques en cas d’ouverture de procédure judiciaire. Que
l’administration ait besoin de quelqu’un qui commet des violences
conjugales, j’ai du mal à le comprendre. »

Cette loterie et ce manque de mesures fortes prises par l’institution


indignent Déborah*. Trentenaire fine, blonde et élégante, elle en a fait
les frais. Comme d’autres, elle a eu le plus grand mal à se faire
entendre au sujet des violences de son ex-conjoint policier, avec qui
elle a vécu durant cinq années. « Au début de notre relation, il s’est
rapidement mis à m’insulter, à me dénigrer, à taper dans les murs.
Puis, à me jeter des objets au visage, à tenter de m’étrangler...
Après plusieurs années, je l’ai trompé. Faut dire les choses. Il l’a
découvert. Il s’est remis à cogner dans les murs. Puis sur moi. Et ce,
parfois devant notre petit garçon. J’avais très peur et je me suis
enfuie chez ma famille avec mon fils41 », raconte-t-elle, lors de notre
entretien dans un café en banlieue parisienne. À la suite de son
départ du domicile, en 2018, Déborah retrace enfin son calvaire dans
un procès-verbal, non sans avoir essuyé deux refus de plaintes dans
d’autres commissariats avant cela.
Quelques semaines après, elle dépose trois mains courantes pour
de nouveaux faits de harcèlement, de menaces et de violences. Elle
saisit ensuite l’IGPN. Après un premier courrier resté sans réponse,
Déborah leur écrit à nouveau pour leur faire part d’une menace
supplémentaire de son ex-conjoint. Cette fois-ci, lors d’un rendez-
vous pour discuter de leur enfant, il l’a narguée avec son arme de
service, en lui montrant l’objet, pour lui signifier qu’il n’avait pas été
désarmé par ses chefs.
C’est le Service de déontologie, de synthèse et d’évaluation
(SDSE) qui a pris en charge son dossier, comme elle l’a compris
dans leur réponse, arrivée quatre mois plus tard. Dans ce courrier, le
directeur de la sécurité de proximité de l’agglomération parisienne lui
explique avoir été chargé de traiter ses écrits adressés à l’IGPN
depuis début 2018 : « Vous avez indiqué que monsieur aurait exhibé
son arme de service en votre présence, vous démontrant par ce
geste tout à fait inopportun et non professionnel qu’il ne faisait point
l’objet d’une mesure de désarmement par sa hiérarchie. (…) Sachez
que les faits ont été intégrés dans une procédure administrative
disciplinaire impliquant votre ex-compagnon et que ce dernier a été
invité à adopter un comportement exemplaire en toute circonstance »,
lui a-t-on répondu, la laissant pantoise. Est-ce suffisant de rappeler à
un homme armé et menaçant d’adopter un comportement
exemplaire ? Pour Déborah, la réponse est non. « Il y a quelques
mois, il était vraiment instable psychologiquement. Il m’appelait au
boulot, me disait “je vais me suicider”, faisait le guet en bas de chez
moi à 22 heures. Il demandait à voir son fils dès qu’il avait un jour de
repos. Je le lui amenais car je ne connaissais pas mes droits et il en
profitait pour me violenter. J’ai déménagé trois fois en un an pour
éviter qu’il passe son temps à me suivre et il me retrouvait toujours.
J’ai cherché de l’aide en justice, auprès de l’institution, je n’en ai pas
trouvé et, désormais, il se sent intouchable, encore plus fort. Il reste
impuni », déplore-t-elle. Le conjoint actuel de Déborah, qui nous a
rejointes à la fin de notre entretien, partage son constat :
« L’institution est complètement léthargique. J’ai écrit au président de
la République, au ministère de l’Intérieur, à la secrétaire d’État
chargée de l’égalité entre les femmes et les hommes. Le cabinet de
l’Intérieur m’a répondu qu’il saisissait la direction de la police
nationale, mais on n’a eu aucune nouvelle depuis… »
Déborah a relancé le service de déontologie de la police courant
2018 pour les informer de nouvelles pressions, de filatures et
d’appels téléphoniques répétés de son ex-compagnon. Elle n’a pas
eu de réponse, et ce malgré ses appels chaque mois à la police des
polices.
J’ai également interrogé le service de déontologie de la police au
sujet de leur silence. Leur bureau de presse m’a uniquement répondu
que « la personne à l’origine des signalements avait été avisée des
diligences accomplies42 ». Cela n’est pas le cas, Déborah n’ayant eu
aucun retour à son dernier courrier. Elle a à nouveau saisi le
procureur, qui a classé sans suite sa première plainte à la suite d’un
rappel à la loi pour son ex-conjoint. Déborah a contesté ce
classement, sans succès.
Elle a depuis déposé une plainte supplémentaire, fin 2018, pour
menaces de mort réitérées. « Je vais te planter, fais attention à ce
que tu fais, ça va mal aller », lui aurait asséné son ex-compagnon par
téléphone alors qu’elle était sur son lieu de travail. Elle avait
enclenché le haut-parleur et plusieurs collègues ont donc été témoins
de ces mots, comme ils l’ont attesté par écrit. Son ex-conjoint n’a pas
été convoqué. En revanche, c’est le cas de Déborah, auditionnée car
il l’a attaquée pour dénonciation calomnieuse. Elle a été entendue
durant plusieurs heures par la police pour retracer les dates de
chacune des violences et menaces subies. « Je suis dégoûtée parce
que ça se retourne contre moi. À aucun moment, je n’ai eu
l’impression d’être protégée, ni par la justice, ni par la hiérarchie de
mon ex-conjoint, ni par la police », se désole-t-elle.
Les chefs de son ex-compagnon ont-ils été informés des plaintes,
des mains courantes et de l’enquête disciplinaire contre lui ? Ont-ils
pris des mesures de précaution à son encontre ? On ne le sait pas
aujourd’hui. Quant à la peur, elle n’a toujours pas quitté Déborah.

En temps normal, dans les commissariats comme dans les


brigades, le chef de service organise une réunion de commandement
quotidienne pour prendre connaissance de tous les placements en
garde à vue, des plaintes et mains courantes des précédentes vingt-
quatre heures. Si un policier ou un gendarme est mis en cause dans
sa propre unité, son supérieur est censé le savoir. Mais si la
procédure a lieu dans un autre service, il n’en sera pas forcément
informé. Cela dépendra de l’interlocuteur qui recevra le dossier sur
son bureau.
Les agents de la fonction publique ont l’obligation de rendre compte
à leur supérieur. Le général Michel Labbé, chef de l’IGGN, précise :
« Un bon militaire est tenu au principe de loyauté, c’est-à-dire
d’informer son chef dès lors qu’il est condamné. » Mais comment les
supérieurs hiérarchiques peuvent-ils être sûrs que leur agent leur fera
un compte-rendu d’une condamnation pour des coups portés à sa
compagne ? Et s’il en fait un, ne pourra-t-il pas déformer la réalité, vu
que les auteurs de violences conjugales ne reconnaissent pas
toujours leur responsabilité ? Le général Labbé n’a pas d’inquiétudes
à ce sujet : « Si un militaire ne se sentait pas tenu de cette obligation,
le gradé serait informé par la presse locale. Ne pas en rendre
compte serait s’exposer à une nouvelle sanction. Ceci étant, il y a des
gens qui aiment ça », ironise-t-il.
Chaque chef de service doit donc fixer son propre code de
conduite face à ces méfaits. Roseline P., ex-commissaire de police
ayant exercé pendant trente-cinq ans, assure avoir toujours assumé
son rôle de responsable du comportement de ses fonctionnaires,
avec rigueur et vigilance. Et ce, y compris quand des faits de
violences intrafamiliales lui ont été rapportés. « On est policier 365
jours par an. On est statutairement contraint d’être exemplaire où que
l’on soit et même en congé. Donc, quand j’étais mise au courant de
suspicions de violences sur les enfants ou l’épouse d’un fonctionnaire,
j’agissais immédiatement. Je me questionnais aussi tout de suite sur
ses agissements au travail. S’il est brutal chez lui, est-ce qu’il ne le
serait pas également contre des gardés à vue ou lors
d’interpellations43 ? » Quand la compagne d’un de ses subordonnés,
un gardien de la paix, est venue déposer plainte pour viol dans son
commissariat, Roseline P. a pris l’affaire en main. « Ce fonctionnaire
était écroué 48 heures après. Ce n’est jamais facile d’enclencher la
suspension ou la détention d’un des nôtres, la machine est très
lourde. Certains collègues m’avaient dit “sincèrement, quel
acharnement”, mais il y a toujours des gens qui peuvent vous en
vouloir quand vous mettez en cause quelqu’un de la maison. »
La commissaire à la retraite, qui étudie désormais la victimologie,
insiste sur le devoir, le courage nécessaire pour rendre compte au
parquet et à la hiérarchie, pour aller jusqu’au bout des procédures et
prendre des sanctions disciplinaires qui s’imposent, selon la gravité
des faits. « J’en appelle à la responsabilité des chefs de service. On
est quand même en charge de fonctionnaires qui disposent d’une
arme et d’un pouvoir de contrainte. »
Faire attention au devenir de ses subordonnés quand on est
commissaire fait partie des instructions de la police des polices. La
cheffe de l’IGPN, Marie-France Monéger-Guyomarc’h – désormais à
la retraite, mais encore en poste lors de notre entretien –, insiste sur
le fait qu’aucune affaire n’est étouffée à l’IGPN. Elle m’a reçue dans
son bureau au sein d’un immeuble convexe aux parois de verre rouge,
à Paris. Estampillé « ministère de l’Intérieur », le bâtiment a des
allures de paquebot. Cent dix enquêteurs de l’IGPN y travaillent.
« Chaque chef de service doit pouvoir contrôler si ses effectifs
dérapent. On sait bien que les gens ont une personnalité différente à
la maison et au travail. Les tyrans domestiques existent dans toute la
société et pas juste dans la police et la gendarmerie. On dit toujours
aux chefs de service : faites attention à ce que devient votre
fonctionnaire44. »
Dans la police comme dans la gendarmerie, les condamnations ne
remontent pas à l’Inspection générale, mais plutôt au service des
ressources humaines. « Quand un policier est condamné, une
enquête administrative est faite de façon quasi automatique, et elle
se termine en général par une sanction disciplinaire. » La cheffe de
l’IGPN précise que les gestionnaires des personnels se doivent alors
d’attribuer des postes adaptés aux fonctionnaires selon leur profil et
leur passé. « Le chef a aussi une responsabilité dans ce choix. On ne
laisse pas un alcoolique au bar : il faut mettre les bonnes personnes
aux bons endroits. Dans notre rapport disciplinaire, on peut préciser
qu’il vaudrait mieux éviter, à l’avenir, qu’il soit dans tel ou tel service
en lien avec des victimes. »
Pour insister sur le sérieux avec lequel l’IGPN traite les affaires de
violences conjugales mettant en cause un des leurs, la cheffe de la
police des polices s’appuie sur un exemple. Elle m’expose le cas d’un
signalement récent réalisé par une mère pour sa fille victime de
violences de la part de son conjoint policier. La mère avait écrit sur la
plateforme mise à disposition des usagers sur le site de la police
nationale. « Comme c’était un policier connu pour ce type de faits,
déjà sanctionné disciplinairement et condamné judiciairement pour
violences sur une autre compagne, il est allé en prison sans passer
par la case départ. La police, c’était fini pour lui. » Cette anecdote
illustre néanmoins comment un policier a pu rester en poste malgré
une condamnation et un avertissement donné par sa hiérarchie. Cela
lui a permis de reproduire le cycle de la violence avec une autre
femme, en ayant toujours le statut de policier et le pouvoir que ce
statut implique pratiquement et symboliquement.
De 2015 à 2018, l’IGPN indique avoir lancé 19 enquêtes pour
violences conjugales impliquant un fonctionnaire. « Ces investigations
se terminent très souvent devant des conseils de discipline et avec
des sanctions lourdes. Le policier est là pour aider et défendre le
citoyen et on ne peut pas accepter qu’il porte des coups à son
conjoint », affirme Marie-France Monéger-Guyomarc’h.
Ce point n’est pas une constante. Même quand des faits de
violences conjugales ou d’utilisation de moyens de police pour
surveiller son ou sa partenaire remontent, que l’IGPN ou l’IGGN est
saisie, il peut aussi n’y avoir aucune sanction disciplinaire. Des
policiers poursuivent alors leur carrière sans embûches45. Dans
certains cas, la police des polices pénalise tout de même les
personnes visées, comme l’a exposé Cédric Moreau de Bellaing,
maître de conférences en sociologie du droit à l’École normale
supérieure, dans son livre Force publique : une sociologie de
l’institution policière46. Il a constaté dans les comptes-rendus datant
des années 1990 des conseils de discipline de l’ex-IGPN, l’Inspection
générale des services, « la nette prédominance, dans les faits de
violences sanctionnés, des violences commises hors service. Il
s’agissait, dans leur écrasante majorité, de violences perpétrées sur
concubine, épouse, ou ex-épouse ». Dans les quelques extraits de
dossiers datant des années 1993 à 1999, on pouvait lire : « Le sous-
brigadier a porté des coups à une femme qui voulait mettre un terme
à sa liaison » ou « Le gardien de la paix a exercé plusieurs violences
et menaces à l’encontre de sa compagne alors qu’une mesure de
justice lui interdisait de se rendre au domicile après l’avoir
étranglée ». Ces faits de violences dans le couple « s’échelonnent
depuis des violences entraînant moins de huit jours d’interruption
totale de travail (ITT) jusqu’à des tentatives de meurtre et des viols
(…) auxquelles s’ajoutent des violences perpétrées à l’encontre
d’autres membres de la cellule familiale : enfants, beau-père, etc. ».
Cédric Moreau de Bellaing m’indique que cette question n’était pas
centrale dans son travail : « L’enjeu s’est un peu imposé de lui-même
en épluchant les synthèses des sanctions disciplinaires. Cela m’avait
interpellé. Mais je me suis situé du point de vue des instances de
contrôle, donc je n’ai rien en amont pour celles ou ceux que l’on
dissuaderait de déposer plainte. En tout cas, lorsque ces faits étaient
portés à la connaissance de l’institution de contrôle, les mis en cause
avaient reçu des sanctions47. »
Les chiffres du service communication de la police font état de 70
procédures disciplinaires engagées depuis 2013 pour des violences
conjugales. 67 d’entre elles auraient abouti à des sanctions, pour
moitié d’exclusion temporaire (cela peut s’étaler d’un jour à deux ans),
le reste allant de l’avertissement aux mises à la retraite ou
révocations.
Du côté de la gendarmerie, 15 situations de violences conjugales
commises par des personnels de la gendarmerie seraient portées
chaque année à la connaissance de l’IGGN. Selon l’instance, les
auteurs font l’objet de « sanctions disciplinaires très lourdes, allant
jusqu’à la radiation48 ». Ces chiffres sont le fruit d’une moyenne sur
les années 2015, 2016 et 2017, précise l’inspection. Il n’a pas été
possible d’obtenir les données brutes année par année.

Malgré ces procédures, les sanctions arrivent souvent trop tard et


les premiers signaux de violence ne sont pas toujours pris en
considération. Les supérieurs sont parfois inertes. À leur décharge,
ils n’ont pas de consignes précises à suivre en cas de plaintes contre
un de leurs fonctionnaires. Des policiers et des gendarmes accusés
de violences conjugales peuvent alors se retrouver libres de mettre à
exécution leurs menaces de mort.
1. Entretien du 6 novembre 2017.
2. Courriers d’Alizé Bernard à l’IGGN du 20 octobre 2017 et du 11 janvier 2018.
3. Rapport de la gendarmerie, affaire no 15830 du 9 août 2017, « Conclusions de l’enquête
administrative suite au signalement de Mme Bernard », gendarmerie nationale, ministère de
l’Intérieur, p. 6.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Courriel du 15 novembre 2018.
10. Courriel du 30 novembre 2018 échangé avec Alizé Bernard.
11. Guillaume Frouin, « Un ex-gendarme condamné à de la prison ferme pour avoir frappé
sa femme », Agence Press Pepper, L’Essor, 14 juin 2018.
12. Entretien du 31 juillet 2018.
13. Entretien du 4 juillet 2018.
14. « Les commandants adjoints de région de gendarmerie, commandants des
groupements de gendarmerie départementale ayant le statut de formation administrative,
sont les interlocuteurs des autorités judiciaires et militaires pour toutes les questions
relevant des domaines d’emploi de la gendarmerie nationale. » Art. 1 de l’arrêté du 22 août
2018 relatif aux attributions des échelons de commandement.
15. Entretien du 4 mai 2018.
16. Entretien du 7 mai 2018.
17. Entretiens d’octobre 2018 et février 2019.
18. Art. R. 434-6 du code de déontologie de la police et de la gendarmerie.
19. Les Arènes & Causette, Paris, 2014.
20. Entretien du 26 novembre 2018.
21. defense.gouv.fr
22. « Zéro tolérance dans l’armée pour les violences faites aux femmes », egalite-
femmes-hommes.gouv.fr, 2016.
23. Courriel du 19 décembre 2018.
24. Entretien du 26 octobre 2018.
25. La plainte avec constitution de partie civile ne peut se faire que lorsqu’une plainte
simple n’a pas abouti. Elle entraîne automatiquement la prise en charge de l’affaire par un
juge d’instruction. Site officiel de l’administration française, service-public.fr.
26. Entretien du 31 juillet 2018.
27. Entretien du 23 mars 2018.
28. Entretiens du 13 octobre 2017 et du 23 septembre 2018.
29. Entretiens du 23 juin et du 9 octobre 2018.
30. Lettre à l’IGPN d’octobre 2018.
31. Jugement correctionnel du tribunal de grande instance de Caen, 22 novembre 2018.
32. Entretien du 11 mars 2019.
33. « Un major de gendarmerie condamné pour violences conjugales près de Falaise »,
Les Nouvelles de Falaise, actu.fr, 3 décembre 2018.
34. Ces menaces de mort ont été évoquées publiquement lors du procès.
35. Entretien du 27 février 2019.
36. « Gendarmerie : 200 personnes pour le départ du major Olivier M. », Ouest-France,
6 février 2019.
« Le major commandant prend sa retraite », Ouest-France, 6 février 2019.
37. Entretien du 14 mars 2019.
38. R.C., « Il avait fait feu chez lui… », La Nouvelle République, 16 octobre 2013.
39. Entretien du 12 juillet 2018.
40. À la connaissance de son avocat, l’homme n’a pas fait appel du jugement.
41. Entretien du 7 mars 2019.
42. Courriel du 4 avril 2019.
43. Entretien du 30 juillet 2018.
44. Entretien du 10 avril 2018.
45. Voir à ce sujet le chapitre 13, « Cadavres dans le placard », du livre d’Olivia
Recasens, Jean-Michel Décugis et Christophe Labbé, Place Beauvau, la face cachée de la
police, Robert Laffont, 2006.
46. Économica, Paris, 2015.
47. Entretien du 4 septembre 2017.
48. Courriel du 12 octobre 2018.
Depuis que je l’ai quitté, il ne se passe pas une journée sans que
je vérifie si je ne suis pas suivie. Je ne sors jamais de chez moi
sans être équipée d’une bombe lacrymogène.
Les premières semaines, j’ai eu l’impression de devenir
paranoïaque. Puis des amis gendarmes m’ont eux-mêmes conseillé
d’être prudente. « Tu touches à ce qu’il a de plus cher, son image,
sois vigilante ! » « Fais attention à ta sécurité. » Au début, je ne
voyais pas pourquoi ce serait à moi de raser les murs, alors que
c’était lui qui avait commis des actions répréhensibles. J’avais juste
un souhait : vivre sereinement et que nous soyons en sécurité mon
fils, ma famille et moi. Je n’avais pas envie d’être sur mes gardes
tout le temps. Puis j’ai compris que c’était nécessaire.
Alors, j’ai appris certaines techniques de repérage de voiture avec
un ami gendarme. Il m’a avertie qu’il fallait que je sois plus attentive
quand je descendais de mon véhicule, car c’est le moment où on est
le plus vulnérable. Il m’a suggéré de ne jamais prendre le même
chemin en sortant du travail et de ne pas partir à la même heure.
Je vis désormais comme si j’étais potentiellement toujours sur le
point de me faire agresser. Ces choses font partie de ma vie. Je ne
m’aperçois même plus de cette routine de contrôle. C’est devenu
banal pour moi, autant qu’attacher sa ceinture en voiture. Je le fais
sans réfléchir. C’est même un sujet de plaisanterie avec certains de
mes amis. Quand nous sortons, je remarque les caractéristiques de
toutes les personnes qui circulent autour de nous. Certains de mes
proches sont étonnés, d’autres amusés. Ils m’ont affublée du
surnom « la sentinelle ».
Parfois, cela n’a rien de drôle, comme ce dimanche soir de
janvier 2018. Je rentre du cinéma avec un ami et mon fils. Il fait
nuit. La circulation est dense sur cette route à double sens entourée
de bois. Il y a souvent des accidents ici avec des sangliers et des
biches. Les dépassements sont interdits. Un véhicule déboîte. En
face, arrive un utilitaire. La voiture qui nous dépasse pourrait se
rabattre derrière nous, mais vient à notre hauteur et donne des
coups de volant à plusieurs reprises Nous sommes éjectés sur le
bas-côté. Par chance, il n’y a pas de trou et nous arrivons à freiner
juste avant d’atteindre un tronc d’arbre. Le chauffeur ne s’arrête pas.
Après le choc, nous repartons le plus vite possible. Je pense tout de
suite à relever la plaque d’immatriculation, mais elle est abîmée et
illisible. Je voudrais suivre l’utilitaire mais mon fils est à bord. Je
téléphone au 17 et donne toutes les informations dont je dispose.
Notamment la direction que le véhicule a empruntée. Nous rentrons.
Dès le lendemain, je procède à un dépôt de plainte. Je fais
également une annonce sur Facebook pour alerter sur un véhicule
qui présenterait des dommages sur tout le côté droit. C’était
sûrement un simple délit de fuite, mais j’ai eu très peur. Cela m’a
replongée dans un état de stress sûrement dû aux traumatismes
passés. Mon esprit n’est malheureusement jamais tranquille. J’en
parle d’ailleurs en thérapie depuis plusieurs mois. Mon ressenti est
également lié à ma situation : deux ans après notre séparation, mon
ex-conjoint continue ses pressions. Et cela passe parfois par le biais
de notre fils. En mai 2018, lors d’un appel, il se met à le questionner
pour savoir si un des policiers qui m’a reçue pour des plaintes est
un « copain de maman ». Il se montre tellement insistant que mon
fils me passe le téléphone. Je lui demande d’arrêter de lui faire
subir un interrogatoire. C’est très stressant pour le petit.
Il en profite pour me parler sur un ton menaçant, pour me dire
que je vais payer pour toutes ces procédures. Je ne réagis pas et il
me lance alors : « Tu croyais me faire perdre mon poste de
réserviste avec ta pauvre lettre à l’IGGN ! » Il m’affirme avoir lu mon
courrier. Il a vu ma signature dessus. Il en détient même un
exemplaire. Je n’en reviens pas. Seule l’IGGN détient cette lettre
signée de ma main.
Une fois de plus, j’ai le sentiment de ne pas être protégée par la
gendarmerie. Personne au sein de l’IGGN ne m’a informée que mon
ex-conjoint pourrait avoir en sa possession le document que je leur
ai envoyé. Pourquoi ne pas m’avoir prévenue ? N’était-ce pas de
leur responsabilité de m’avertir au cas où mon ex-compagnon
réagirait mal vis-à-vis de moi en lisant mes propos noir sur blanc ?
Je n’apprendrai que plus tard pourquoi il a pu lire ma missive.
Pendant plusieurs mois, j’ai cru qu’il pouvait encore s’agir d’une
fuite. Mais, en fait, quand un militaire est sur le point d’être
sanctionné à la suite d’une enquête disciplinaire, il a un droit
d’accès aux documents pour organiser sa défense et amener des
éléments contradictoires. J’aurais bien aimé que l’IGGN m’en dise
un mot, pour ne pas me retrouver désarçonnée par ce coup de
téléphone plus que déplaisant.
Durant cet appel, mon ex-conjoint m’indique également que, dans
un passage de mon courrier, je parle d’une information que j’ai
obtenue officieusement sur le traitement des antécédents judiciaires.
« T’as eu accès au TAJ 1 , il va falloir que tu t’expliques. Y’a le nom
d’un policier qui revient souvent dans tes plaintes, c’est bizarre. » Il
me promet que ça va être compliqué pour moi, que je vais être
« emmerdée ». Je tente de m’expliquer, de dire que l’on ne m’a
transmis aucune information confidentielle, de rétablir la vérité. En
vain. Il arrive même à me faire douter de moi, comme quand il me
violentait et m’assurait ensuite ne jamais m’avoir touchée. Il me
perturbe et altère mon raisonnement. Je stresse mais je tente de ne
pas lui montrer.
Je ne veux pas que mon fils subisse les conséquences de tout
cela. Il se trouve que le policier qui a pris une de mes plaintes a
également entendu mon fils lorsque celui-ci m’a rapporté des
épisodes violents chez son père. J’ai le sentiment que mon ex-
conjoint veut fragiliser son témoignage par une autre procédure. Je
suis complètement retournée. Je me replonge dans mes documents
pour relire ce que j’ai écrit dans ma lettre à l’IGGN. Je n’en dors pas
de la nuit.
Quelques jours plus tard, je reçois un appel d’un commissaire, qui
souhaite m’entendre dans le cadre d’une enquête de la police des
polices mettant en cause un de ses fonctionnaires. Le policier visé
est un des seuls à m’avoir écoutée et aidée dans mes démarches,
et c’est celui dont me parlait mon ex-conjoint au téléphone. Je
comprends que mon ex a réalisé un signalement auprès de l’IGPN
par rapport à ma lettre à l’Inspection de la gendarmerie. Je vais être
entendue en tant que témoin. Le rendez-vous est fixé à la mi-
juin 2018. Je me rends au commissariat avec ma valise de
documents. Elle grossit à vue d’œil. Je suis passée d’un bagage
cabine à la taille du dessus.
Le commissaire m’explique pourquoi je suis convoquée, puis
entre dans le vif du sujet.
« Votre ex-conjoint déclare que vous entretenez ou auriez
entretenu une relation intime avec le policier B.L., est-ce le cas ?
— Non, c’est faux, dis-je. Ce ne serait pas très futé de ma part de
m’engager dans une histoire d’amour avec quelqu’un qui me reçoit
pour prendre mes plaintes, sachant que les policiers ou gendarmes
qui ont accepté de m’entendre sont très rares.
— Je note donc vos propos.
— Je tiens à vous préciser que cette accusation est grave,
diffamatoire et calomnieuse à mon encontre, mais aussi vis-à-vis du
policier mis en cause. Je ne connais pas sa vie, mais cela pourrait
lui porter préjudice. Si vous n’êtes pas certain de ce que j’avance,
vous pouvez solliciter une réquisition auprès du procureur afin de
demander un relevé des factures détaillées de nos téléphones
portables pour voir que nous n’avons jamais communiqué. Si nous
avions eu une histoire, il y en aurait forcément une trace. »
Il me questionne ensuite pour savoir comment j’ai eu
connaissance d’informations du fichier du Traitement d’antécédents
judiciaires (TAJ). Je sors d’une de mes nombreuses pochettes le
courrier adressé à l’IGGN pour lui lire ce que j’y ai écrit : « J’ai
obtenu de façon officieuse l’information que le résumé apparaissant
sur le TAJ de mon ex-compagnon ne faisait pas mention de
couteau, ni de la gravité des faits, mais plus d’une querelle. » À
aucun moment, je ne dis que j’ai eu accès au TAJ. Et pour cause, ce
n’est pas le cas.
Je lui fais remarquer que je n’ai menacé personne. Je ne suis pas
non plus membre d’Anonymous, et je n’ai pas hacké le réseau de la
police ou de la gendarmerie.
Pour lui faire comprendre comment j’ai obtenu des précisions sur
le TAJ, je refais un point avec lui sur le déroulement d’une audition
lors d’un dépôt de plainte. « Arrêtez-moi si je me trompe. La
première des choses est de décliner son identité. La deuxième, de
retracer les antécédents pour donner le contexte. Et enfin,
d’annoncer le motif de sa venue. » Il acquiesce. « Lorsqu’une
plaignante vous fait part d’une condamnation, d’un dépôt de plainte
ou d’une intervention du 17, le premier réflexe que vous avez, il me
semble, en tant que policier, est de consulter le TAJ. » Il opine à
nouveau de la tête. « Il se trouve qu’à plusieurs reprises, lors de
mes plaintes, des fonctionnaires m’ont signalé que ce qui figurait
sur ce fichier n’était pas en adéquation avec mon récit. C’est ainsi
que j’ai supposé que les informations transmises avaient été
minimisées. Par conséquent, tous ceux qui m’ont reçue ont pu me
communiquer cette information. Je n’ai donc pas de nom pour vous.
De plus, la première personne à m’avoir parlé du TAJ est mon ex-
compagnon, quelques jours après notre séparation. » Le
commissaire prend note.
Je lui précise que je m’étonne que l’IGPN n’ait pas d’abord
sollicité l’IGGN pour vérifier ce que contenait mon courrier avant de
me convoquer. Cela aurait évité de me faire perdre une demi-
journée de travail. Il s’en désole tout autant que moi. Il me laisse
repartir après deux heures d’audition. Cette enquête administrative a
finalement été classée sans suite 2 . Mais cela m’a épuisée et,
surtout, les menaces de mon ex m’ont replongée dans un climat
d’effroi. Son appel m’a abattue. Je me suis dit que tout était bon
pour m’atteindre.
Je n’ai pas trouvé le sommeil pendant plusieurs semaines.
J’ai alors entamé des démarches pour souscrire une assurance-
vie, car j’étais désemparée de voir qu’il pouvait encore être
menaçant à mon encontre. Je ne l’ai pas souscrite, finalement. Mais
j’ai changé mon testament. J’en suis venue à imaginer qu’il pourrait
m’arriver quelque chose. Pendant quelques semaines, la terreur est
revenue dans ma vie.
1. Le Traitement d’antécédents judiciaires (TAJ) est un fichier commun à la police et à la
gendarmerie, qui regroupe des informations concernant les personnes mises en cause ou
les victimes d’infractions pénales.
2. Attestation du 24 décembre 2018 remise par le commissaire à Alizé Bernard :
« Aucune faute disciplinaire n’a été constatée à l’encontre dudit policier qui a agi dans un
cadre strictement professionnel. »
CHAPITRE 4

Jusqu’à la mort

À 24 ans, Carine s’est sentie tellement en danger qu’elle a pris une


assurance-vie pour protéger son fils de 2 ans. Un mois après, son ex-
conjoint policier, contre qui elle avait déposé plainte, l’arrachait à la
vie, en ouvrant le feu sur elle avec son arme de service.

Quand la justice, la hiérarchie, les institutions, l’État faillissent à leur


mission d’assistance, des femmes, des hommes et des enfants en
pâtissent gravement. Parfois jusqu’à en mourir.

Une mort évitable ?

Le 26 février 2016, Carine est au volant de sa Golf blanche. Son


fils est à l’arrière. Sur la rocade d’Alès, dans le Gard, la voiture de
son ex-compagnon – de qui elle s’est séparée près de deux ans
auparavant – pile devant elle à un rond-point. Il en sort. « Quoi ? » lui
demandet-elle. Elle le voit lever le bras et la viser avec son arme de
service. Elle a juste le temps de porter la main à son visage, comme
pour se protéger. Il tire trois fois en direction de ses yeux, la tuant sur
le coup. Des passants se sont arrêtés. Ils voient l’homme extraire un
enfant du véhicule à trois portes, le faire passer par-dessus sa mère
couverte de sang. Alors que les pots d’échappement de voitures
vrombissent, certains tentent de prodiguer à Carine les soins de
premiers secours, mais il est trop tard.
Son ex-compagnon a alors déjà redémarré son véhicule, en
direction du commissariat d’Alès, où il a précédemment occupé un
poste. Il se rend et avoue les faits. Il est mis en examen pour
assassinat.
Deux ans plus tard, la mère et la grande sœur de Carine, Chantal
et Christelle, ont accepté, en dépit de leur peine, de me rencontrer.
De raconter leurs doutes au sujet de l’inaction de la police et de la
gendarmerie pendant les mois qui ont précédé le décès de Carine.
La jeune femme avait pourtant déposé plainte, appelé à l’aide et
signalé la présence intrusive de son ex-conjoint aux abords de son
appartement.
Christelle, 30 ans, a aujourd’hui la garde du fils de sa sœur Carine,
grâce à une délégation de l’autorité parentale. L’enfant vit avec elle,
son compagnon et leur fille née début 2018. Il est parfois difficile de
répondre aux questions de ce petit garçon aux joues parsemées de
taches de rousseur identiques à celles de sa mère : « Tata, pourquoi
papa il a tué maman ? » Ces interrogations laissent place à celles
des adultes, la plus douloureuse étant : le décès de Carine aurait-il
pu être évité ?
« En tout cas, elle n’est pas restée dans le silence, souligne sa
grande sœur Christelle. Elle a agi, elle a porté plainte. Je sais que ça
lui a demandé beaucoup de courage de parler, car elle avait peur qu’il
lui prenne son fils. C’était une mère aimante, elle faisait tout pour
lui1. » Ouverte, joyeuse, sensible, tels sont les qualificatifs qu’emploie
sa mère pour décrire Carine. La coquette Chantal, cheveux noirs
attachés et trait d’eye-liner noir à la base des paupières, a sept
autres enfants, âgés de 32 à 14 ans. Elle les a élevés dans un esprit
de famille « très soudé2 ». Dans sa maison, des photos de chacun
sont encadrées et posées sur tous les meubles. Un grand portrait de
Carine surplombe le salon. Chantal soupire. « Elle était belle, hein »,
murmure-t-elle avec son accent du Sud.
Christelle songe à sa petite sœur avec beaucoup de tendresse.
« À chaque fois qu’elle entrait dans une pièce, on la voyait, on
l’entendait. Elle rayonnait », sourit celle qui a confectionné avec son
neveu un grand collage de photos de lui et de sa maman.
Carine a rencontré celui qui l’a tuée en 2011. Elle a alors tout juste
20 ans et vit chez ses parents. Il est policier et a dix ans de plus
qu’elle. Elle le présente rapidement à sa mère autour d’un café.
Chantal s’inquiète un peu de leur différence d’âge, mais il lui promet
qu’il va rendre sa fille heureuse. Quand Carine tombe enceinte après
un an et demi de relation, elle souhaite garder le bébé. Lui veut
qu’elle avorte et le fait savoir. Il envoie de nombreux textos à Carine,
mais aussi à ses frères et sœurs. « Un soir, il est même venu à la
maison en colère, se souvient Chantal. Il a commencé à tourner en
rond, à s’énerver, à dire “je ne partirai pas de chez vous tant que
Carine ne décidera pas d’avorter”. Je lui ai demandé de se calmer,
d’être un peu plus doux devant mes enfants. Quand il a cru que
j’appelais mon mari, il est sorti sur la terrasse et j’en ai profité pour
nous enfermer à clé. Il a fini par partir. »
Lors d’une dispute, il aurait même serré ses mains autour du cou
de Carine. Elle s’en était ouverte à son amie Sophie et à sa sœur
Christelle. « Ses appels étaient incessants, précise Christelle de sa
voix douce. Il ne lui laissait pas de répit. Elle ne m’a avoué que plus
tard l’épisode de la tentative d’étranglement en me disant que cela
faisait partie des choses qu’elle ne pourrait pas lui pardonner. »
Carine vit sa grossesse sans lui, aux côtés de sa famille. Elle mène
de front sa formation de monitrice-éducatrice auprès de personnes
en situation de handicap et dégote un appartement pour son fils et
elle. Après l’accouchement, le couple se remet ensemble quelques
mois. « Je pense que ma sœur voulait lui laisser une chance pour voir
s’il y avait un espoir de fonder une famille », dit Christelle. La
séparation définitive est actée à l’automne 2014. Il ne l’acceptera
pas.
Au départ, Carine et son ex-compagnon ne voient pas d’avocat
pour fixer les droits de garde de leur enfant. L’homme débarque
quand il veut chez Carine pour demander à voir son fils. Depuis la
naissance du petit, Carine vit dans un appartement au rez-de-
chaussée d’un immeuble de quelques étages à Saint-Ambroix. Carine
surprend un jour son ex-conjoint caché dans la buanderie qui jouxte
son appartement. Une autre fois, les voisins de Carine appellent le 17
en constatant qu’il l’observe à nouveau. Carine leur a déjà fait part de
sa situation et de ses craintes. Son amie Sophie, qu’elle a connue au
lycée, était présente certains de ces soirs : « Je voyais Carine tous
les week-ends et son téléphone sonnait tout le temps. Un soir, il a
frappé à sa porte. Il était presque minuit et il avait écouté toute notre
conversation caché sous la fenêtre. On avait le sentiment qu’il se
sentait intouchable peu importe les avertissements que Carine lui
donnait3. »
Au cours des vacances de Noël 2015, Carine reçoit chaque jour
des dizaines d’appels et de messages de son ex-compagnon, qui n’a
de cesse de l’épier. Cela fait plus d’un an qu’ils sont séparés, mais il
insiste pour savoir si elle est de nouveau en couple. Début 2016, elle
compose le 17 à plusieurs reprises pour signaler des violations de
domicile. Des gendarmes viennent chez elle, mais leur intervention est
inefficace. « Elle était désespérée, se remémore Christelle, le regard
maussade. Elle m’avait dit qu’elle savait désormais que les
gendarmes ne feraient rien. La seule fois où ils étaient intervenus,
elle m’avait raconté qu’ils avaient tapé sur l’épaule de son ex-
compagnon en lui disant : “T’es de la maison, qu’on ne te revoie plus
là.” Il a donc pu poursuivre son matraquage en menaçant Carine :
“De toute façon, si tu portes plainte, ça n’aboutira pas !” »
Carine n’est pas tranquille. Elle remarque que son ex-conjoint
continue de la suivre régulièrement. C’est à ce moment-là, fin
janvier 2016, qu’elle se renseigne auprès de sa banque pour que son
fils soit protégé s’il devait arriver quelque chose. Personne dans la
famille n’est alors au courant de cette démarche. « Ma sœur était
quelqu’un de très fort, elle ne se plaignait pas, gardait beaucoup de
choses pour elle », souligne Christelle.
Quelques semaines avant de mourir, Carine rencontre un homme,
une idylle à peine commencée. À cette même période, elle se confie
à demi-mot à sa mère une première fois : « Carine m’a fait
comprendre que ça n’allait pas, qu’il se servait du petit comme
excuse pour toujours savoir où elle était. » Chantal lui conseille de
s’entretenir avec une avocate pour établir un droit de garde, ce
qu’elle fait dans la foulée.
Trois jours plus tard, au téléphone, la voix de Carine est différente.
Haletante. Chevrotante. Elle dit à sa mère qu’elle a besoin de la voir.
Chantal l’attend chez elle. Elle lui prépare un café. Les yeux de
Carine s’emplissent de larmes. « Elle m’a dit qu’elle ne dormait plus,
qu’il l’espionnait sans cesse, retrace Chantal. Elle me répétait : “J’en
peux plus maman, je ne sais plus comment faire…” »
Ce jour-là, Carine avoue à sa mère qu’il a déjà été violent avec elle
pendant sa grossesse. Chantal l’encourage tout de suite à déposer
plainte. Carine l’a déjà fait pour harcèlement et violation de domicile
quelques jours auparavant. Mais rien n’a changé. Cela fait même
empirer la situation puisque son ex-compagnon lui demande par de
multiples messages de retirer sa déposition pour ne pas avoir de
problèmes dans son travail.
D’après ce que son ex-conjoint écrit alors à Carine, sa plainte
serait arrivée aux oreilles de son chef de service. Sans pour autant
qu’aucune mesure conservatoire soit prise à son encontre, au sujet
de l’arme de service par exemple. Selon un document juridique, l’ex-
compagnon de Carine aurait pourtant fait l’objet d’un rappel à la loi en
2005, à l’occasion d’une plainte déposée contre lui par une ex-
conjointe pour violences et harcèlement. Pourquoi n’a-t-on pas fait le
lien entre les deux affaires ? Comment cela n’est-il pas ressorti dans
son dossier quand Carine a déposé plainte ? Les mesures
alternatives aux poursuites sont pourtant inscrites dans le fichier
commun à la police et à la gendarmerie, le Traitement d’antécédents
judiciaires (TAJ), qui regroupe des informations concernant les
personnes mises en cause ou les victimes d’infractions pénales.
La veille de son décès, Carine dîne chez ses parents. Elle aide l’un
de ses petits frères à corriger son CV. Chantal garde intact le
souvenir de cette brève et ultime conversation. « Je lui ai demandé
comment ça allait. Comme les enfants étaient là, elle ne voulait pas
trop en dire. Elle m’a répondu : “Si tu savais tout ce qu’il me dit, il est
capable de tout.” Je l’ai regardée. Et je lui ai lancé : “Qu’est-ce que tu
veux dire par de tout ?” Elle m’a juste rétorqué : “Oh, je te raconterai.
De toute façon, on se voit demain.” Et c’était la dernière fois. Elle
avait sûrement d’autres choses à me dire, mais bon… » Chantal fait
une pause dans son récit, bouleversée. Elle boit une gorgée d’eau.
Elle souffle : « C’est dur. Je ne veux pas craquer, mais c’est dur. »
Chantal évoque une douleur toujours intense, comme incrustée en
elle. Les premiers mois, elle se rendait tous les jours au cimetière.
Maintenant, elle y va moins souvent. Elle essaie de privilégier les
souvenirs heureux de Carine. Elle s’accroche à cette image d’elle au
milieu des bottes de foin à la ferme de son mari, le beau-père de
Carine, qu’elle considérait comme son père. Chantal la revoit
adolescente dans les champs de betteraves, puis plus tard, avec son
fils dans les bras, sur le tracteur, riant aux éclats. « Elle adorait venir
à la ferme, petite. Elle voulait transmettre son amour de la nature et
des animaux à son fils. Elle aimait la vie. » Chantal fait de la peinture
sur bois et sur verre pour chasser ses pensées noires. Et elle
s’occupe de ses petits-enfants : la fille de Christelle et le fils de
Carine. Quand elle regarde ce dernier, ce petit bonhomme de 5 ans à
la peau diaphane, elle retrouve les traits délicats de sa fille.
Après l’incompréhension et le deuil impossible, sont venues de
nombreuses questions : « Comment se fait-il que cet homme soit
resté dans la police alors que plusieurs plaintes avaient été déposées
contre lui ? Comment a-t-il pu sortir son arme de service du
commissariat lors d’un jour de congé, sans autorisation et sans que
personne s’en rende compte ? Si la plainte de Carine est arrivée sur
le bureau du commissaire, pourquoi lui a-t-il laissé accès à son
arme ? » se demandent sans cesse la mère et la sœur de Carine.
Elles espèrent que les assises prévues à l’automne 2019 répondront
à ces questionnements qui les hantent chaque jour.
L’ancienne cheffe de l’IGPN, Marie-France Monéger-Guyomarc’h,
détaille la question du désarmement : « L’arme est facilitatrice de
passage à l’acte, que ce soit de suicide ou d’homicide. Quand on est
policier ou gendarme, on a une connaissance de l’arme, elle ne nous
fait pas peur. Désarmer n’est pas un geste banal. Si on a un
fonctionnaire qui est un peu fragile, lui reprendre son arme peut
l’entraîner vers le fond. Certains verront ça comme un soulagement,
d’autres comme un avertissement ou une punition, d’où la nécessité
de faire entrer un psychologue dans la discussion. Cela doit être fait
en connaissance de cause avec un élément à gérer : jusqu’où va-t-on
dans la vie privée ? S’il y a une plainte, il n’y a pas de problème pour
que le chef de service intervienne et désarme. » Mais pour l’ex-
conjoint de Carine, ce principe n’a pas été appliqué.
Le capitaine des sapeurs-pompiers Yves Fage, qui a aidé le fils de
Carine à obtenir le statut de pupille de l’État, suppose : « Peut-être
que Carine n’a pas été prise au sérieux dans ses appels au 17 car
elle mettait en cause un policier. Il est possible qu’il n’y ait pas eu de
communication entre les gendarmes qui ont pris sa plainte et la
police, que l’information soit parvenue incomplète au commissaire. La
police et la gendarmerie semblent en tout cas avoir manqué de
vigilance4. »
Courant 2017, Christelle a saisi l’IGPN pour retracer le parcours de
l’arme de service, pour savoir au bout de combien de jours une arme
sortie sans l’aval de la hiérarchie était censée être repérée. En
juillet 2017, elle a reçu une réponse, attestant que ses remarques
étaient transmises au juge d’instruction. La police des polices a
précisé : « Nous vous indiquons que, depuis les attaques terroristes
récentes, et notamment l’assassinat de policiers, il existe de
nouvelles règles beaucoup plus souples qui autorisent les
fonctionnaires de police à détenir leur arme administrative en tout
temps et en tout lieu. »
Lors du décès de Carine, l’autorisation des policiers de porter leur
arme hors service était en vigueur, puisqu’elle a été adoptée après
les attentats du 13 novembre 2015 dans le cadre de l’état d’urgence.
Mais le port d’arme hors service restait subordonné à l’aval de la
hiérarchie. La mesure a été pérennisée à la suite de l’attentat de
Magnanville, dans lequel deux policiers ont été tués le 13 juin 2016.
Depuis juin 2017, s’est ajoutée la condition d’avoir réalisé au moins un
entraînement de tir au cours des quatre derniers mois5, mais aucun
examen psychologique spécifique n’est requis au préalable.
Insatisfaite de leur réponse, Christelle a réécrit depuis à l’IGPN, en
requérant une explication plus précise : « Plus d’un an pratiquement
après mon signalement, je n’ai pas de retour de votre part. Et je
reste avec cette simple réponse loin d’être suffisante à mon sens et
me laissant le sentiment qu’il est difficile d’établir la vérité quand on
s’adresse à la police. On me parle d’attaques terroristes et
d’assassinats de policiers (qui, pour certains, ont eu lieu après le
décès de ma sœur) mais, en aucun cas, on ne m’indique les
conditions pour avoir droit au port d’arme hors service. » Christelle
n’a pas eu de retour de l’IGPN.
À l’insupportable douleur de la mort brutale de Carine se sont
ajoutées d’autres difficultés. Christelle est tenue de donner des
nouvelles du petit garçon de sa sœur Carine à l’homme qui l’a
abattue, car il est toujours détenteur de l’autorité parentale. « Il nous
a anéantis. Il a brisé notre vie. Et il continue de s’y imposer, de
demander à voir le petit, alors qu’il n’y est pas autorisé par le juge
d’instruction, et d’être présent, au lieu de rester à sa place. »
Christelle interrompt sa phrase pour finir de donner le biberon à sa
fille installée sur sa chaise haute. Elle reprend le fil de ses pensées :
« Le problème, c’est que l’on en vient même à avoir le sentiment qu’il
continue d’être protégé, car il est placé à l’isolement grâce à son
statut de gardien de la paix, pour ne pas être pris à partie par
d’autres prévenus. Il nous a également écrit des lettres à ma mère, à
mes frères et à moi, alors que le juge d’instruction avait mis en place
une saisie sur courrier pour qu’il ne puisse pas entrer en contact avec
quelqu’un d’autre que moi au sujet du petit. Nous l’avons signalé.
Nous étions outrés. Tous les justiciables sont censés être égaux,
mais lui n’a pas l’air d’être un détenu comme un autre. »
Christelle conjugue avec courage sa vie de mère et de tante avec
son travail d’assistante d’éducation dans un lycée. Chaque jour, elle
continue de s’interroger sur ce qui aurait pu être mis en place pour
empêcher la mort de sa sœur. « En France, il y a des choses qui
doivent évoluer au sujet des féminicides. Des vigies doivent être
mises en place pour que plus jamais il ne puisse arriver ce qui est
arrivé à ma sœur. Comment cet homme a-t-il pu continuer à agir en
toute impunité ? Comment pouvait-il encore être policier avec son
passif ? »
Contacté via son avocat par plusieurs courriels et appels à son
cabinet, l’ex-conjoint de Carine n’a pas répondu à mes demandes
d’entretien.

Des alertes inaudibles

Avant que Carine ne soit tuée, d’autres familles endeuillées se sont


posées des questions similaires. Elles ont essayé de sensibiliser les
gouvernants aux féminicides et infanticides commis par des membres
des forces de l’ordre.
En 2014, Aurélie, elle-même policière, a vu son ex-compagnon
policier tuer leur fille de 4 ans, Louna. Il a utilisé son arme de service
pour lui tirer dessus, avant de se donner la mort. Aurélie et sa famille
ont alors interpellé le ministère de l’Intérieur de l’époque sur le
problème de la possession d’arme dans un contexte de violences
conjugales et sur la nécessité d’un meilleur encadrement
psychologique des forces de l’ordre. Des promesses leur ont été
faites, mais rien n’a changé.
Aurélie a aujourd’hui 40 ans et elle est toujours policière. À sa
demande, elle ne porte plus d’arme ni d’uniforme depuis la mort de sa
fille. Elle a bien voulu revenir sur ce jour de mai 2014 qui a bouleversé
son existence. Aurélie m’a proposé que l’on se retrouve chez elle,
dans sa nouvelle maison, où elle habite avec son conjoint et leur fils
né il y a un an. À côté de la porte d’entrée, dans le salon, une vitrine
est dédiée à Louna, avec des bougies, des photos, et sa peluche
préférée, un Bourriquet, cet âne bleu, grand ami de Winnie l’ourson.
Nous nous installons autour de l’îlot central de la cuisine. Sur le
frigo, un calendrier daté de 2014 affiche une photo de Louna devant
un pupitre d’écolière. La petite blonde avait les yeux d’un bleu aussi
clair que ceux de sa maman. Aurélie ouvre la porte de la terrasse
pour que ses deux chiens de chasse, Jina et Miss Tea, n’aboient pas
trop pendant notre entretien. Xavier, le conjoint d’Aurélie, avec qui elle
était déjà en couple au moment du meurtre de sa fille, policier lui
aussi, part coucher leur fils pour une sieste.
« Ce qui m’a dégoûtée, en 2014, quand cela s’est produit, c’est
que l’on n’en parle pas plus aux infos. J’ai eu le sentiment que,
comme il était policier, on étouffait un peu les questionnements sur
son acte. Il y a eu très peu de choses dites sur le fait qu’il n’était pas
censé avoir son arme de service ce jour-là, car il sortait de stage et
enchaînait ensuite sur un congé. Les gendarmes m’ont informée que
son commissaire avait affirmé dans une première audition qu’il avait le
droit d’avoir son arme, puis dans une autre audition qu’il aurait dû la
déposer. Mais je n’ai jamais eu de confirmation écrite de cela6 »,
déplore Aurélie, qui porte le prénom de sa fille tatoué sur son poignet
gauche.
Aurélie a fait la connaissance de son ex-compagnon en 2007 au
sein du commissariat où ils travaillaient tous deux. Ils emménagent
ensemble en 2008. Aurélie change de service entre-temps. Très vite,
la violence s’immisce dans leur couple. Des insultes sont proférées –
« salope », « cuisse facile » –, accompagnées de gifles
immédiatement suivies de remords, d’excuses, de « t’es la femme de
ma vie ». Voyant que cela continue pendant sa grossesse, Aurélie
veut mettre un terme à cette relation en 2011, quelques semaines
après la naissance de leur fille. Le couple se réconcilie un temps,
l’homme ayant promis de changer de comportement. Cela ne dure
pas. Quand elle lui dit qu’elle va déposer plainte, il parvient à la
persuader qu’elle n’a rien à dire qui puisse faire l’objet d’une plainte.
En 2012, elle lui annonce leur séparation définitive. Mais il reste
dans leur maison pendant six mois, le temps de trouver un
appartement. « La cohabitation de l’horreur », se remémore Aurélie.
Quand il ne tente pas de l’étrangler, de la violer, il lui fait des clés de
bras. « Nos armes étaient parfois à la maison – comme nous en
avions le droit. Un jour, il a pris la mienne et l’a pointée contre lui en
me disant “Tue-moi, tue-moi”. »
Le lendemain, au travail, ses collègues remarquent qu’Aurélie est
dévastée. « Ils me voyaient tout le temps en pleurs. » Le
commissaire la convoque. Elle lui raconte tout. Il insiste pour savoir
dans quelle ville son ex-conjoint exerce. Aurélie refuse de lui donner
l’information. Il tente de la rassurer : « Vous avez travaillé dans un
service de dépôt de plaintes. Vous savez que les femmes violentées
craignent de porter plainte, mais il faut le faire, et on sera là pour
vous. » Entre deux sanglots, Aurélie le supplie de ne pas agir, de ne
pas contacter la hiérarchie de son ex-conjoint. « Le souci, quand on
est sous l’emprise de quelqu’un, c’est que l’on est terrifié de ce qui
pourrait arriver si on parle, pointe Aurélie. Et malheureusement,
j’avais trop peur qu’une plainte le mène au pire. Mon chef a été très à
l’écoute, il a essayé de me convaincre de laisser une trace écrite. Il
m’avait même donné son numéro personnel. Est-ce qu’il aurait pu
faire un signalement ? C’est compliqué, je l’ai dissuadé de toute
action tellement j’étais terrorisée. » Le conjoint actuel d’Aurélie,
Xavier, complète : « Le commissaire a dû culpabiliser après, c’est
sûr. Mais les chefs sont un peu seuls face à leur responsabilité, ils
ont tellement de choses à gérer. »
Est-il normal qu’aucune procédure ne soit prévue pour aider les
chefs de service à gérer une situation comme celle-ci, impliquant l’un
de leurs subordonnés ? La réponse officielle des institutions
françaises est « affirmatif » ! Elles considèrent ne pas avoir besoin
de proposer un soutien spécifique aux commissaires ou
commandants pour ce type d’affaires.
Aux États-Unis, pour que les responsables se sentent encadrés
dans ce domaine, l’Association internationale des chefs de police
(IACP), basée en Virginie, a édicté, en 2003, un protocole à suivre en
cas de violences conjugales perpétrées par des policiers. Dans les
régions où il est appliqué, le chef de service doit immédiatement faire
un rapport s’il est mis au courant de faits de violences impliquant un
de ses fonctionnaires. Il doit aussi proposer à son subordonné un
suivi avec un psychologue ou un psychiatre spécialisé. Une autre des
recommandations est d’aller chercher de l’aide auprès de référents
dans le service, de manière confidentielle, pour trouver les moyens
de stopper une éventuelle escalade des violences.
En Uruguay, depuis 2015, un protocole similaire existe. En cas de
signalement, la confiscation de l’arme à feu du policier mis en cause
est obligatoire, tout comme la prise en charge psychologique de
l’agent.
Aurélie ne sait pas si de tels dispositifs auraient changé le cours
des événements pour elle, mais cela aurait peut-être pu alléger le
poids qui pesait sur les épaules du commissaire qui l’a reçue. Il était
alors pris entre son souhait de l’aider et le fait qu’elle l’implore de ne
pas agir.
Après ce rendez-vous avec son chef, Aurélie évite de mentionner à
nouveau le sujet au bureau. Et pourtant, le harcèlement continue.
Comme son ex-compagnon travaille la nuit et qu’il veut voir leur fille le
plus possible, il vient tous les jours chez elle. Il habite à côté. Il la
traque, s’obstine à savoir si elle refait sa vie. Le jour de la Saint-
Valentin de 2013, il l’appelle en pleine nuit pour qu’elle vienne
récupérer sa fille.
Pendant deux ans, à chaque fois qu’il lui ramène Louna, elle entend
des « T’es la femme de ma vie » ou « T’es qu’une salope ». Jusqu’à
ce qu’elle rencontre Xavier, son compagnon actuel, et qu’elle en
informe son ex-conjoint. Il redouble alors de paroles violentes : « Il te
l’a mise bien profonde », « Va te faire baiser par ton policier ». Début
2014, Aurélie est épuisée par ses brimades constantes. Elle veut
récolter des preuves pour déposer plainte. Elle télécharge une
application sur son téléphone pour enregistrer toutes ses
conversations. Elle se confie à ses parents au sujet du harcèlement
qu’elle subit. Ils n’en savaient rien.
Le 8 mai 2014, son ex-compagnon vient chercher leur fille à
13 heures. Il la ramène à 20 heures comme prévu. La petite de 4 ans
monte à l’étage se préparer pour sa douche. Son ex-conjoint
interpelle Aurélie : « Je ne veux pas que tu présentes quelqu’un à
Louna », « Tu as tout détruit ». Aurélie veut fermer la porte d’entrée,
mais il l’en empêche. Il la fait tomber d’un coup de pied sec dans les
chevilles. Elle proteste, s’époumone, mais il l’étrangle et la gifle. Il lui
met son arme sur la tempe : « Si tu cries, je te tue. » Il la menotte,
les mains dans le dos.
Leur fille pleure. Elle descend les escaliers toute nue, prête à
prendre sa douche, et dit : « Mets pas maman en prison. » Aurélie
essaie de l’apaiser : « Ne t’inquiète pas mon bébé, c’est un jeu. » Son
ex-compagnon intime à Aurélie de lui donner le code de son
téléphone. Elle refuse. Il les contraint toutes deux à grimper les
escaliers jusqu’aux chambres. Il redemande à Aurélie le code en
pointant son arme vers Louna, qui hurle : « Attaque pas maman,
attaque pas moi, pas pistolet. » Aurélie obtempère et donne le code
de son portable. Il l’étrangle alors si fort qu’elle perd connaissance
durant quelques secondes.
Pendant ce temps-là, il lit ses messages échangés avec Xavier,
puis décide de l’appeler. « Espèce d’enculé, tu touches pas à mon
ex-femme ! » Aurélie et sa fille crient. « Je hurlais : “Enlève-moi les
menottes !” pour que Xavier entende, mais mon ex-conjoint avait
raccroché. Il m’a étranglée à nouveau, et bâillonnée à moitié avec du
scotch qu’il a sorti de l’une des poches de son manteau. » Son ex-
compagnon regarde Aurélie, puis lui dit : « Tu sais que c’est allé trop
loin. Je vais aller en prison… » Elle répond : « Mais non, je ne dirai
rien. Louna non plus, je te le jure. S’il te plaît, ne nous fais pas de
mal. » Aurélie embrasse sa fille, lui dit qu’elle l’aime fort et supplie
l’homme une fois de plus de les laisser partir. « S’il te plaît, ne fais
pas ça ! Louna, c’est ma raison de vivre. » Il lui rétorque : « Tu sais
que je suis obligé de l’abattre. » Il ordonne à Louna d’aller dans sa
chambre. Aurélie le suit en trébuchant. « Je criais de toutes mes
forces. Je lui disais d’arrêter. Je l’ai vu mettre l’oreiller devant ma fille
à hauteur de son visage. Je le suppliais, je l’implorais d’arrêter. “S’il te
plaît, on ne dira rien… Arrête ! Arrête !” J’ai entendu la détonation et
j’ai vu Louna tomber vers l’arrière. Puis il a à nouveau tiré sur elle. J’ai
pensé que c’était mon tour. J’ai couru, dévalé les escaliers. J’ai réussi
à sortir, mais j’étais bloquée au portail. J’ai entendu plusieurs
détonations. J’ai vu mon voisin et j’ai crié : “Il a tiré sur Louna, il a tiré
sur Louna” et Xavier est arrivé. »
Xavier était à la gare, marchant vers le domicile d’Aurélie, quand il
a reçu le coup de téléphone. Il se souvient avoir couru aussi vite qu’il
a pu, puis avoir entendu les coups de feu. « Aurélie me disait qu’il
avait tué Louna, mais on espérait qu’elle soit toujours en vie. On n’est
tellement pas prêt à ça. C’est surréaliste. »
Après quelques heures d’attente devant la maison, les gendarmes
leur ont annoncé le décès de Louna et de son père, qui s’était suicidé
après avoir tiré huit balles dans le corps de sa fille avec son arme de
service.
S’en sont suivis pour Aurélie des centaines de jours et de nuits de
brouillard passés sur la tombe de Louna. Elle escaladait parfois les
murs du cimetière en pleine nuit pour être près d’elle. « Si tu n’avais
pas été entourée après le drame, tu serais morte », estime Xavier.
« C’est sûr, ajoute Aurélie. Et ce n’est pas grâce à l’administration,
mais grâce aux collègues, à la famille, aux amis qui m’ont soutenue,
et grâce à toi que je suis là. »
Après le meurtre de Louna, Aurélie a été hébergée chez ses
parents pendant un mois, sa maison étant placée sous scellés. Le
décès de son ex-compagnon a éteint toute possibilité d’action
publique. Pas d’auteur, pas d’enquête. Aurélie a demandé à avoir
accès au dossier via son avocate, pour pouvoir prendre connaissance
des autopsies et voir si des éléments concernant la possession de
l’arme de service de son ex-conjoint étaient présents. « Il n’aurait pas
dû l’avoir à l’époque, on n’était pas en état d’urgence. Mais dans le
dossier, il n’y avait rien à ce sujet », s’attriste-t-elle.
Près de trois mois après les faits, le 24 juillet 2014, le père
d’Aurélie a écrit au ministre de l’Intérieur de l’époque, Bernard
Cazeneuve : « Je souhaite attirer votre attention sur ce qui, pour vous
et pour beaucoup, est un fait divers, mais pour notre famille, un
meurtre horrible perpétré par un policier. (…) Le 8 mai dernier, un
policier tuait froidement, avec son arme de service, notre petite-fille
âgée de 4 ans devant notre fille, Aurélie, de laquelle il était séparé
depuis deux ans. Vous ne pouvez imaginer les dernières trente
minutes de la vie de notre petite-fille qui criait et pleurait en
demandant à son père “fais pas mal à maman” avant que ce policier
ne lui tire huit balles dans le corps. (…) Vous avez été capable lors
de faits divers tragiques de manifester votre soutien, alors que dans
notre cas, tout aussi dramatique et impactant votre ministère, aucune
manifestation n’a été faite. » Le père d’Aurélie interpellait le ministre
sur plusieurs problèmes : la détection des comportements violents
pour des fonctionnaires armés, la vigilance dans les recrutements sur
la santé mentale des futurs policiers, la question du port de l’arme de
service en congés. « Qu’en est-il de la responsabilité de l’État vis-à-
vis des armes de service ? » écrivait-il.
Bernard Cazeneuve, futur Premier ministre, répondait ainsi le
15 septembre 2014 : « Je comprends vos interrogations quant aux
conditions dans lesquelles un tel acte a pu être commis par un agent
de la force publique avec son arme de service et quant aux moyens
que se donne la police nationale pour détecter les risques
comportementaux des futurs agents susceptibles de l’intégrer lors
des recrutements. » Sur la problématique de l’arme de service, le
ministre précisait que des instructions avaient été adressées « à
l’ensemble de la hiérarchie policière pour que l’arme professionnelle
soit déposée dans les locaux de travail pour les personnels devant
s’absenter du service pour des périodes supérieures au repos
cyclique ou hebdomadaire ».
En matière de recrutement, le ministre assurait alors avoir
demandé à ce que les jurys de concours soient mieux formés et
laissent plus de place à l’évaluation psychologique. Contacté, Bernard
Cazeneuve n’a pas souhaité revenir sur ce dossier, « n’ayant pas
accès aux archives du ministère de l’Intérieur ».
Manuel Valls, alors Premier ministre, en copie du courrier du père
d’Aurélie, avait assuré avoir demandé à ce que ses interrogations
soient transmises à l’IGPN. Aucune mesure spécifique n’apparaît
toutefois avoir découlé de ces courriers, et les meurtres par arme de
service dans un contexte de violences conjugales continuent.
Aujourd’hui, Aurélie a repris son travail de policière. Elle
souhaiterait prendre part à des actions de sensibilisation à destination
de son institution autour de cette problématique. « Je ne veux pas
que mon histoire soit utilisée pour dire que tous les policiers tapent
leur femme, mais pour lancer des réflexions cohérentes pour le futur.
Moi, je me suis engagée dans la police pour aider les gens, pour être
utile, et nous sommes nombreux ainsi. Ceux qui sont violents dans
leur foyer sont des brebis galeuses. Il faudrait pouvoir les déceler
dès le recrutement et mieux contrôler leur accès à leur arme. »

Un État statique
Malgré les promesses et les alertes, les féminicides, les
infanticides ou les tentatives de meurtres avec arme de service se
poursuivent. La gendarmerie, la police et les ministères de l’Intérieur
et de la Défense n’ont toujours pas décidé de prendre en main le
problème, de mettre en place un suivi psychologique dédié et des
procédures de désarmement automatique ou de contrôle de la sortie
des armes en cas de plainte pour violences ou harcèlement dans un
couple.
L’arme à feu à portée de main est pourtant considérée comme un
facteur de risque de passage à l’acte de meurtre7 dans un couple
déjà en proie aux violences conjugales. Quand un fusil est présent au
domicile, la situation est à fort risque létal, selon Alexia Delbreil,
psychiatre et médecin légiste au CHU de Poitiers. C’est un des
signes alarmants pouvant faire craindre un homicide ou un féminicide,
au même titre que les menaces de mort, de suicide ou la séparation
du couple8. Des situations auxquelles toutes les personnes au contact
des victimes – soignants, associations, forces de l’ordre et
magistrats – doivent être très attentives.
L’année 2017 a été particulièrement meurtrière. Onze personnes
ont perdu la vie tuées par des policiers dans le cadre de morts
violentes au sein du couple. Et cinq des auteurs se sont suicidés
après les faits.
Dans l’Yonne, en mai 2017, une jeune femme de 30 ans a été
abattue par son compagnon, un policier de 31 ans, avec son arme de
service. Il avait déjà été condamné pour des violences sur une
ancienne compagne. Une instruction est en cours pour homicide
volontaire. L’homme est en détention provisoire.
En août 2017, dans le Var, un policier a menacé avec son arme de
service son ex-compagne et ses enfants, avant de tuer le nouveau
compagnon de celle-ci, un de ses amis, et de se suicider. Sa femme
avait pourtant déjà déposé plainte contre lui et une mesure alternative
aux poursuites avait été mise en place.
En septembre 2017, Sindy, 34 ans, était tuée par son conjoint
policier avec son arme de service. Il exécutait aussi deux de leurs
enfants, une fille de 5 ans et un garçon de 3 ans, avant de se suicider
à la gare de Noyon, dans l’Oise. Un de leurs enfants avait réussi à
s’enfuir, aidé par un témoin. Le matin même des meurtres, des
gendarmes avaient été appelés à l’aide par Sindy via le 17. « Ils
s’étaient présentés au domicile, avaient rencontré madame et
monsieur, décrit la procureure en charge du dossier. La situation était
extrêmement calme, aucun cri ou violence n’avait été constaté9. »
Mais Sindy avait tout de même jugé bon de composer le 17. Elle se
sentait donc en danger imminent.
D’autres féminicides suivis de suicides se sont ainsi produits fin
2017, sans usage d’arme de service : celui de Marielle, 50 ans, tuée
avec un fusil de chasse par son conjoint de 69 ans, un policier à la
retraite, dans le Tarn-et-Garonne ; celui de Christine, 44 ans, elle-
même policière à Tulle, en Corrèze, battue à mort par son conjoint
policier, qui exerçait dans le même commissariat qu’elle.
Le triple meurtre de Sarcelles, le 18 novembre 2017, a eu la
résonance nationale la plus importante cette année-là. Un policier en
repos, ex-gendarme mobile, tentait alors de tuer sa compagne,
Amélie, 25 ans, qui lui annonçait leur rupture. Il la frappait à coups de
crosse et lui tirait deux fois dessus avec son arme de service,
rapportait Le Parisien-Aujourd’hui en France10. Il avait ensuite abattu
deux témoins qui tentaient de l’empêcher de tirer, avant de tuer par
balle le père de sa compagne et de blesser la mère et la sœur de
celle-ci en ouvrant le feu sur elles. Il a aussi tué le chien de la famille,
puis s’est suicidé.
En 2017, 3 % des féminicides et 8 % des infanticides dans un
contexte de violences conjugales ont été commis par des
fonctionnaires des forces de l’ordre. Pour réaliser ce calcul, ont été
utilisés les chiffres du ministère de l’Intérieur totalisant le nombre de
femmes et d’enfants victimes de violences meurtrières dans le cadre
de violences conjugales et le travail méticuleux du collectif Féminicide
par compagnon ou ex – un groupe de bénévoles qui répertorient les
meurtres de femmes commis par leur conjoint.
Si le ministère de l’Intérieur s’intéresse aux féminicides, d’un côté,
et aux suicides de policiers et de gendarmes, de l’autre, il ne semble
pas vouloir se pencher sur les meurtres qui ont précédé des suicides.
Après le triple meurtre de Sarcelles, Gérard Collomb, alors ministre
de l’Intérieur, était reçu à France Inter pour commenter les faits :
« C’est quelqu’un qui allait se séparer de sa compagne, il ne l’a pas
supporté. Il déraille totalement et comme il est armé, évidemment, il
peut tirer. C’est le drame de la police. » Les journalistes11
demandaient alors au ministre si les policiers continueraient à porter
leur arme hors service, s’il ne fallait pas des verrous pour empêcher
les meurtres de ce type. « Cela demande beaucoup d’attention des
cadres dirigeants de la police à tous les niveaux. Le directeur général
de la police nationale disait ce matin combien effectivement l’action
psychologique était importante, et combien le management des
fonctionnaires devait être quelque chose de très fort. Les policiers
resteront armés, il n’y a pas de problèmes. » Des mots prononcés à
la radio12, sans proposer aucune solution. Des mesures de protection
dédiées à ces victimes-là ? Un désarmement ou un suivi
psychologique obligatoire des fonctionnaires en cas de plainte pour
violences conjugales contre un policier ou un gendarme ? Rien de tout
cela.
La secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les
hommes, Marlène Schiappa, avait alors tweeté, le 19 novembre
2017 : « Ne détournons pas l’attention. Le sujet n’est pas le port
d’armes des policiers. Le sujet, c’est la violence conjugale. Une
femme est tuée tous les trois jours par son (ex-)conjoint : voilà ce qui
doit mobiliser toute notre société ! #féminicides. »
Mais les deux peuvent malheureusement être liés. Il m’aurait paru
intéressant d’interroger Marlène Schiappa à ce sujet. Ma demande
d’entretien a été refusée. « La secrétaire d’État tient par ailleurs à
saluer votre initiative. (…) Malheureusement, les contraintes de son
emploi du temps ne lui permettront pas de vous recevoir13 », m’a-t-on
répondu à la direction de son cabinet.
Stéphanie Lamy, militante féministe et cofondatrice du collectif
Abandon de Famille-Tolérance Zéro, qui avait réagi au tweet de la
secrétaire d’État en novembre 2017, ne comprend pas son
positionnement. « L’impact de l’assouplissement du port d’arme hors
service sur les violences intrafamiliales au sein des foyers de forces
de l’ordre n’a jamais été mesuré. On dirait que c’est un angle mort,
que ceux qui nous gouvernent ne voient même pas les liens entre les
deux, alors que l’on sait que la présence d’une arme à la maison est
un facteur de danger supplémentaire14. »
À la suite des meurtres de Sarcelles, le journal Libération15
évoquait justement un « grand flou » sur les conséquences du port
d’arme en dehors du service pour les policiers. Le journaliste
expliquait que cette mesure n’avait pas été utilisée en deux ans pour
empêcher une seule action terroriste, comme le confirmait au journal
le ministère de l’Intérieur. « Aucun policier en civil n’a permis, grâce à
son arme, de mettre fin à une action terroriste », appuyait Libération.
Dans cet article, il ressortait que les situations dans lesquelles
l’utilisation d’armes hors service était relevée concernaient plutôt des
cas de policiers ayant abattu leur conjointe ou s’étant suicidés.
J’ai sollicité une interview du ministre de l’Intérieur, Christophe
Castaner, et de son secrétaire d’État, Laurent Nuñez. Ma requête a
été refusée. La conseillère « presse et communication » de la place
Beauvau m’a uniquement autorisée à faire parvenir par courriel des
questions au service du ministère, et non aux intéressés. Au sujet des
procédures automatiques de désarmement en cas de plainte pour
violences conjugales, le ministère de l’Intérieur a répondu que
« c’était à l’autorité hiérarchique de prendre une telle décision,
d’initiative, ou sur proposition du médecin mandaté, pour s’assurer de
l’aptitude professionnelle du fonctionnaire ». Le ministère a ajouté :
« L’arme de service est retirée dès qu’il y a le moindre doute. » Cela
est malheureusement faux. L’histoire de Carine le démontre. Serait-il
envisageable qu’une circulaire soit envoyée à tous les services de
police et de gendarmerie pour éviter que, malgré des signalements,
des membres des forces de l’ordre restent armés ? Les services du
ministère de l’Intérieur considèrent qu’« il existe déjà de nombreuses
dispositions sur le port de l’arme de service, le sujet étant très
encadré ». Les membres du collectif Féminicide par compagnon ou
ex sont dubitatives : « On a le sentiment que l’État ne se résout pas à
se “séparer” d’un policier ou d’un gendarme, en le désarmant et en le
rendant non fonctionnel, pour une histoire d’ordre privé, selon eux16. »
En juillet 2019, à la suite d’une manifestation contre les féminicides,
la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les
hommes, Marlène Schiappa, semblait avoir changé de position au
sujet du port d’arme. Sur France Inter, au lendemain de l’annonce du
Grenelle des violences conjugales devant se tenir du 3 septembre au
25 novembre 2019, elle réagissait ainsi au sujet d’un meurtre : « Je
ne peux pas entendre qu’une femme ait déposé six plaintes et que
son mari, accusé de violences conjugales, garde un permis de port
d’arme, et puisse se rendre chez elle et décider de la tuer17. » Un pas
vers une des demandes des associations ? Des familles et proches
de 35 victimes de féminicides ont depuis réitéré, dans une tribune18,
la nécessité de la mise en place d’une mesure de confiscation des
armes à feu et des armes blanches pour tous les auteurs de
violences conjugales. Si une telle mesure voyait le jour, elle
s’appliquerait de fait aux policiers et gendarmes violents dans leur
foyer.

En décortiquant les archives de la presse régionale et en


s’appuyant sur le travail du collectif Féminicide par compagnon ou ex,
on repère des féminicides régulièrement perpétrés par des hommes
des forces de l’ordre et ce, dès 1979. Par ailleurs, sur les dix
dernières années, je n’ai pu recenser dans les articles de presse
qu’un meurtre d’un policier commis par sa conjointe policière. C’était
en 2011, à Bagneux, dans les Hauts-de-Seine. Une gardienne de la
paix avait tiré sur son compagnon avec son arme de service, avant
de se suicider, dans un contexte de séparation. Un policier a par
ailleurs tué son ex-compagnon à l’été 2019, comme relaté plus bas.
Le but n’est pas ici de faire une liste exhaustive des meurtres
perpétrés par des policiers ou gendarmes, mais d’en citer quelques-
uns pour qu’ils ne soient plus passés sous silence.
Durant l’été 1979, à Paris, un commissaire de police tirait sur son
épouse avec son arme et était condamné à quinze mois de prison
avec sursis. « La crosse de son arme était gravée d’une croix
gammée et d’un aigle hitlérien », relatait le média d’information en
ligne Bastamag dans une enquête sur les morts consécutives à des
interventions policières19.
En 1998, un gendarme maréchal des logis, chef à la brigade
d’Audierne dans le Finistère, tuait sa femme et leurs deux enfants de
12 et 18 ans avant de se suicider avec son arme de service.
En 2009, Béatrice, 38 ans, était abattue par son mari, brigadier-
chef de police, avec son arme de service dans leur appartement. Il
avait tiré mortellement sur l’enfant du couple, un garçon de 4 ans, et
sur sa fille âgée de 10 ans, née d’un premier mariage. Il avait ensuite
mis fin à ses jours.
Toujours en 2009, un gendarme de la brigade d’Argenton-sur-
Creuse faisait feu sur son amie et ses parents avec une arme
personnelle, avant de la retourner contre lui. La femme de 42 ans
avait été tuée et ses parents blessés.
En 2011, Mylène, âgée de 22 ans, mourait d’une balle dans la tête
tirée par son compagnon policier, dont elle était en train de se
séparer, à Carrières-sous-Poissy, dans les Yvelines. L’ancien policier
a été condamné en mai 2018 à dix ans de réclusion pour violences
volontaires ayant entraîné la mort. Un arrêt définitif.
En 2012, un brigadier-chef du commissariat d’Échirolles, dans
l’Isère, a assassiné avec son arme de service sa compagne Isabelle,
44 ans, mère de trois enfants. Il a été condamné à dix-huit ans de
réclusion criminelle20.
En 2014, Laurence, 40 ans, a été tuée sur un parking par son mari,
commandant de gendarmerie à Briey, en Meurthe-et-Moselle, avec
son arme de service. Il s’est ensuite suicidé. Elle venait de lui
annoncer leur séparation. Ils avaient deux enfants.
En 2015, une jeune femme de 19 ans était grièvement blessée de
deux balles dans le visage. Son compagnon, un gendarme adjoint
dans un peloton de surveillance et d’intervention de la gendarmerie,
avait tenté de la tuer avant de se suicider. Il avait récupéré son arme
de service, la veille des faits, alors qu’il était en repos pendant quinze
jours.
Au moment de boucler ce livre, alors que l’année 2019 s’annonçait
encore plus meurtrière pour les femmes violentées, un féminicide
ayant lieu tous les deux jours désormais en France, deux féminicides,
une tentative de féminicide et un homicide de plus ont été commis par
des policiers. Le 18 février 2019, un fonctionnaire de 50 ans exerçant
au commissariat de Laval, en Mayenne, a abattu son ex-compagne
avec son arme de service, avant de se suicider. La victime était âgée
de 45 ans et mère de trois enfants, nés d’une précédente union. Ils
n’étaient plus en couple depuis environ un an, comme le rapportait un
proche à Ouest-France21. Le 5 avril 2019, à Avignon, dans le
Vaucluse, Céline, une femme de 32 ans, policière municipale, était
tuée par son ex-petit ami, policier municipal également, avant qu’il ne
se suicide avec son arme. Elle avait mis fin à leur histoire un temps
auparavant, selon les informations de France Bleu22.
Un homicide par un policier sur son ex-compagnon a également été
commis fin juin 2019. Dylan, 23 ans, gardien d’immeuble, a alors été
tué à Jouars-Pontchartrain, dans les Yvelines. Son ex-conjoint, un
policier de 24 ans, a été écroué. En garde à vue, il a reconnu lui avoir
porté des coups de couteau mortels. Il a été mis en examen pour
homicide volontaire et placé en détention, indiquait le parquet de
Versailles au Parisien23.

Le 28 août 2019, un policier de Saône-et-Loire, âgé de 46 ans,


était placé en détention provisoire, soupçonné d’avoir voulu tuer deux
de ses collègues, dont son épouse, en percutant sa voiture sur un
parking. Il était alors mis en examen pour « tentative
d’assassinats »24.

En dépit de l’accumulation de faits meurtriers – qu’il est impossible


de tous citer ici –, le gouvernement et les institutions ne s’intéressent
pas – ou très peu – au port d’arme des policiers et gendarmes sous
le prisme des violences conjugales. L’idée de mettre en place des
protocoles qui prendraient en compte la problématique des violences
intrafamiliales dès le recrutement et la formation des forces de l’ordre
ne fait pas non plus son chemin auprès des plus hautes instances de
la police et de la gendarmerie, qui semblent restées sourdes aux
innombrables alertes.
1. Entretien du 30 avril 2018.
2. Ibid.
3. Entretien du 8 mai 2018.
4. Entretien du 23 mai 2018.
5. Salomé Legrand, « Une circulaire durcit les conditions du port d’arme hors service pour
les policiers », Europe1, 21 juin 2017.
6. Entretien du 19 août 2018.
7. Alexia Delbreil et Jean-Louis Senon. « L’homicide conjugal : question de prévention ? »
Le Corps en lambeaux : Violences sexuelles et sexuées faites aux femmes, Presses
universitaires de Rennes, 2016.
8. Alexia Delbreil, « Le repérage des signes pouvant faire craindre un homicide conjugal »,
décembre 2014.
9. Entretien du 25 juin 2018.
10. J. Constant, F. Naizot et J.-M. Ducos, « Sarcelles : itinéraire du policier devenu
meurtrier », Le Parisien-Aujourd’hui en France, 20 novembre 2017.
11. La question était posée par les journalistes Ali Baddou et Carine Bécard. Émission
« Questions politiques » présentée par Ali Baddou sur France Inter, en partenariat avec Le
Monde et France Info, 19 novembre 2017.
12. « Les policiers “resteront armés” hors service, déclare Gérard Collomb après le triple
meurtre de Sarcelles », Francetvinfo.fr, 19 novembre 2017.
13. Courriel du 28 septembre 2018.
14. Entretien du 23 octobre 2018.
15. Frantz Durupt, « Quelles conséquences a eu l’autorisation du port d’arme en dehors
du service pour les policiers ? », Libération, 21 novembre 2017.
16. Courriel du 3 avril 2018.
17. Frédéric Métézeau, « Marlène Schiappa : la loi modifiée à l’automne pour généraliser
le bracelet électronique anti-rapprochement » France Inter, « Le Grand Entretien », 8 juillet
2019.
18. « Ces meurtres auraient pu être évités » : les familles et proches de 35 victimes de
féminicides proposent des mesures contre les violences conjugales, Francetvinfo.fr,
19 juillet 2019.
19. I. du Roy et L. Simbille, « En quarante ans, 574 morts à la suite d’interventions
policières. », Bastamag.net, 2018.
20. « Assises : 18 ans de réclusion criminelle pour le policier grenoblois », France Bleu,
19 décembre 2014.
21. J. Jean-Bart et J. Bescond, « Près de Laval. Le policier aurait tué son ex-compagne
avec son arme de service », Ouest-France, 19 février 2019.
22. M.-A. Lavaud, « Les autopsies confirment le féminicide après la mort des deux
policiers municipaux à Avignon », France Bleu, 10 avril 2019.
23. Mehdi Gherdane, « Yvelines : un policier écroué pour le meurtre de Dylan, son ex-
compagnon », Le Parisien et AFP, 30 juin 2019.
24. « Une femme et son amant blessés : le policier incarcéré », Le Journal de Saône-et-
Loire, 31 août 2019.
TROISIÈME PARTIE

Des solutions à élaborer


Je ne regarde plus la télévision depuis longtemps. Mais quand j’ai
su qu’un téléfilm sur l’histoire de Jacqueline Sauvage était diffusé, je
n’ai pas pu faire autrement que de le voir. Les jours qui suivent, la
ligne téléphonique de mon avocate, Me Tomasini – qui était aussi la
sienne –, est en dérangement.
J’arrive enfin à joindre par mail une de ses collaboratrices pour lui
parler de ma procédure civile en cours. Elle m’informe que tout le
cabinet participera à la manifestation du 6 octobre 2018 pour agir
contre les violences conjugales. Elle m’incite à m’y joindre.
C’est un jour où mon fils doit aller chez son père. Le soir, il faut
que je sois au point de rendez-vous à 18 heures. Je ne suis pas
sûre d’avoir le temps de faire l’aller-retour à Paris dans la journée,
mais j’ai le sentiment que je dois me rendre à cette manifestation.
Bien sûr, ce n’est pas ma présence qui changera quoi que ce soit.
Cependant, plus nous sommes nombreuses à nous mobiliser, plus
nous avons de chances de faire évoluer les textes législatifs.
Je dépose mon fils à 10 heures auprès de son père, puis un de
mes amis m’emmène à Paris. J’évoque avec lui tout ce que j’ai
traversé. Heureusement que j’ai eu le soutien de mes proches, que
j’ai pu être hébergée avec mon fils chez mes parents. Certaines
n’ont pas cette possibilité, ce qui peut mettre un terme
prématurément aux démarches engagées en justice.
Je lui raconte aussi que j’ai décidé de poursuivre les différentes
brigades qui ont été défaillantes dans mes prises en charge. Si tout
avait été fait correctement dès le départ, nous n’en serions peut-être
pas là. Beaucoup de personnes sont responsables de l’inertie qui a
entouré mes procédures. Et j’arriverai à le faire reconnaître par
l’État. Comme je le dis à mon ami, j’ai pris de l’assurance au fil de
ces dernières années : on me ferme la porte, je passe par la
fenêtre, et ce jusqu’à obtenir justice…
Dans la voiture, les enceintes crachotent une chanson de la
rappeuse Diam’s. Je demande à mon ami si on peut augmenter le
son. Ce morceau me rappelle mes 19 ans et l’insouciance que
j’avais avant de m’installer avec mon ex-compagnon. Je me
surprends à fredonner, puis à chanter à tue-tête : « Dans mes rêves,
mon mec m’aime et me rend belle, bam bam bam bam… Si t’as les
critères, laisse-moi ton e-mail ! » Nous explosons de rire. Ça fait un
bien fou.
La voiture s’arrête. Nous sommes arrivés. Nous allons déjeuner,
puis nous filons sur le lieu du rassemblement devant l’ancien palais
de justice de la capitale. Mon ami me donne rendez-vous deux
heures plus tard au même endroit. « Allez, courage ! » me sourit-il.
Cela me rassure qu’il se charge de me raccompagner, car je sais
que je serai à l’heure pour récupérer mon fils.
La foule est dense et majoritairement constituée de femmes.
Certaines tiennent des pancartes à la main : « Tuer une femme,
c’est criminel, pas passionnel » ou « Sauvons celles qui sont encore
en vie ». D’autres ont des traces de mains ensanglantées sur la
bouche. Je frissonne, fébrile.
Muriel Robin, qui a incarné Jacqueline Sauvage à l’écran, est à
l’origine de cette manifestation. L’avantage de sa notoriété publique
est qu’elle oblige l’État à communiquer sur ce fléau. J’écoute avec
attention les interventions de plusieurs femmes violentées. C’est
poignant. Certaines retracent leurs histoires, leurs démêlés avec la
police ou la justice. D’autres prennent la parole pour évoquer la
nécessité de mettre en place plus de formations pour les policiers et
les gendarmes dans l’objectif de mieux prendre en charge les
victimes. Toute sensibilisation est bonne à prendre. Seulement,
dans mon cas, comme pour les autres femmes d’agents de la force
publique, je ne sais pas si cela suffira à nous faire entendre.
Au cœur de la foule, je me sens parfois un peu à part.
À un moment, Muriel Robin se saisit d’un mégaphone et demande
que l’on se tienne tous et toutes la main pour lever ensemble nos
bras vers le ciel. Je suis envahie d’une incroyable énergie, remuée
par ce moment de soutien. Les clameurs sont si intenses.
Les personnes présentes commencent à se disperser. Je croise
la collaboratrice de mon avocate. Nous discutons rapidement de
mon dossier. Une femme s’approche. Elle s’excuse d’avoir écouté
notre conversation et me demande si je suis représentée par Me
Tomasini. Nous parlons longuement. Elle est éducatrice. Elle subit
des violences psychologiques et n’a pas encore quitté son mari. Elle
a peur de ce que sera sa vie après. Nous nous embrassons au
moment de nous quitter, les yeux embués.
J’arrive enfin à saluer Me Tomasini, qui achève tout juste une
interview. Trois femmes viennent à sa rencontre. Elles veulent des
renseignements. La plus jeune a moins de 20 ans. Elle a des
difficultés à se défaire de l’emprise de son petit ami. Mon avocate
doit partir. Elle me demande de continuer la conversation avec cette
famille. Elle leur explique que cela fait quelques années qu’elle me
représente, que j’ai été victime, que je me mobilise pour les
femmes. Je suis un peu gênée par le rôle qu’elle m’assigne car je
ne suis pas sûre d’être la mieux placée pour orienter cette jeune
fille. Je l’écoute tout de même mettre peu à peu des mots sur des
violences qu’elle n’arrive pas à nommer pour l’instant. J’ai
l’impression de me revoir à 20 ans, après le premier coup. Je lui
parle, lui donne quelques conseils, puis la serre dans mes bras. Je
dois y aller. Je vais rejoindre mon fils.
Dans le sillage du cortège, quelques pancartes jonchent le sol. En
marchant vers la voiture, je repense à cette adolescente qui a
courageusement pris la parole pendant la manifestation. Elle a été
témoin des violences conjugales que sa mère a vécues. Son
intervention m’a bouleversée, car elle m’a fait penser à mon fils. Je
crains qu’il soit tout autant meurtri. Je sais qu’il gardera en lui un
traumatisme lié aux violences auxquelles il a assisté tout petit.
Il y a quelques semaines, mon fils a tenu des propos assez
violents à l’école. Il a exprimé un mal-être à l’idée d’aller chez son
père. Sa maîtresse a réalisé une « information préoccupante 1 »,
un signalement au président du Conseil départemental. Je me suis
sentie démunie, car le jugement du juge aux affaires familiales
m’oblige à le remettre à son père. Comment faire pour préserver
mon enfant ?
J’ai écrit au président de la République, Emmanuel Macron, à son
épouse, Brigitte Macron, et au procureur de la République pour les
informer de mon malaise. Le cabinet du président m’a répondu
rapidement, m’indiquant qu’il transmettait mon dossier au préfet et à
la ministre de la Justice. Mais je n’ai jamais eu de réponse du
procureur. J’ai également rencontré des assistantes sociales et
contacté plusieurs brigades et commissariats pour trouver une
solution afin de préserver notre enfant et de ne pas rompre le lien
avec son père.
Il est de mon devoir de protéger mon fils, afin qu’il grandisse pour
devenir un homme heureux, bienveillant et confiant. Je suis
malheureusement confrontée à l’appréciation humaine lors des
jugements, à l’impact que mon ex-compagnon peut avoir sur nos
interlocuteurs, grâce à ses amis gendarmes qui effectuent des
attestations en sa faveur. Je n’ai pas ce poids !
Depuis le début de mes procédures, je me documente
énormément. J’ai pris connaissance de la convention du Conseil de
l’Europe sur la prévention et la lutte contre la violence à l’égard des
femmes, aussi appelée convention d’Istanbul. La France en est
signataire depuis 2011 et l’a ratifiée en 2014. Dans son préambule,
il est écrit que « les enfants sont des victimes de la violence
domestique, y compris en tant que témoins de violences au sein de
la famille ». Dans ce texte, les traumatismes vécus par les enfants
témoins de coups, d’insultes, d’agressions sexuelles sont
considérés comme tels. Ils ne sont pas occultés.
En France, la loi du 14 mars 2016 relative à la protection de
l’enfant dispose que l’autorité parentale peut être totalement retirée
en dehors de toute condamnation pénale, « notamment lorsque
l’enfant est témoin de pressions ou de violences, à caractère
physique ou psychologique, exercées par l’un des parents sur la
personne de l’autre ». Par ailleurs, en août 2018, a été instituée
comme circonstance aggravante la présence d’un enfant mineur lors
de violences conjugales.
J’ai le sentiment que la justice française rechigne à appliquer
certaines de ses législations. Il serait bien de mieux former les
juges aux affaires familiales, les juges pour enfants et les
enquêteurs sociaux mandatés par la justice pour les préconisations
de droit de garde. Il faudrait qu’ils sachent tous que l’enfant est
aussi victime des violences exercées sur sa mère ou son père. Je
ne me suis pas du tout sentie entendue sur ce point.
Pourtant, certains magistrats, comme le juge pour enfant Édouard
Durand, tentent de sensibiliser leurs pairs. « L’impact des violences
conjugales est d’autant plus sévère lorsque l’enfant est petit,
notamment quand il n’a pas encore acquis le langage, explique
Édouard Durand. Les scènes de violences s’inscrivent dans sa
mémoire traumatique. (…) En maintenant des rencontres sans
protection entre les parents, on permet à l’agresseur de maintenir
l’emprise sur sa famille, même dix ans après la séparation 2 . »
Malheureusement, je n’ai pas eu la chance de tomber sur un
magistrat comme lui. Dès que mon avocate ou moi voulions
mentionner les violences conjugales dans les procédures civiles, il
m’était reproché de vivre dans le passé. À la sortie des audiences,
mon avocate s’exaspérait : « Pourquoi croire autant ce que dit un
père alors que l’on a démontré précédemment qu’il avait minimisé
et reconnu seulement à demi-mot ses violences sur vous au pénal ?
Les juges devraient avoir tendance à croire celles qui ont crié haut
et fort ce qu’elles subissaient et qui ont eu gain de cause, comme
vous. Je commence à avoir du mal à le dire tellement je le répète
tout le temps : un mari violent ne peut pas être un bon père ! On
peut parler pendant des heures, mais si on ne met pas en place un
vrai budget pour lutter contre les violences conjugales par des
formations pour tous ceux censés faire respecter la loi,
on n’avancera pas. »
Cela n’est pas simple non plus de faire comprendre au juge aux
affaires familiales qu’il y a une incidence du passé sur le présent.
Je mène un combat contre la gendarmerie pour que l’institution
admette sa faute quant à la façon dont les violences que j’ai subies
ont été minimisées. Je n’ai pas été reconnue pleinement victime et
mon enfant non plus, notamment à cause de la négligence de
certains gendarmes et de leur volonté délibérée d’occulter des faits.
Mais les juges refusent que je parle de tout cela dans mes
procédures civiles au sujet de la garde.
Un jour, quand il avait six ans, juste après la séparation, mon fils
m’a dit : « Maman, les gendarmes, ils arrêtent les méchants. Si
papa est méchant avec toi, qui va l’arrêter lui ? » Je n’ai jamais su
quoi lui répondre.
Quelle confiance va-t-il accorder à l’uniforme en grandissant ?
Le juge pour enfants a ordonné en 2018 une mesure d’action
éducative en milieu ouvert (AEMO), qui consiste en l’intervention
d’éducateurs spécialisés chez moi et chez mon ex-conjoint. Le
motif : le « conflit parental » est trop important. Je ne comprends
pas que l’on parle de « conflit » quand j’ai été reconnue victime de
violences. Dans ce cadre, une médiation m’a été proposée, que j’ai
refusée. Forcément, aujourd’hui, je n’ai plus envie de parler avec
mon ex, mais je le fais pour notre enfant. Tout ce que je veux, c’est
qu’il se sente bien et entouré.
Début 2019, une mesure alternative à la médiation « visant à un
travail sur la coparentalité » m’a été fortement suggérée par les
services du pôle éducatif judiciaire. J’y ai consenti même si je n’ai
aucune envie de me retrouver enfermée une heure chaque mois ou
chaque trimestre dans une pièce avec mon ex-conjoint. Cela me
dérange moins de lui parler par le biais du téléphone ou encore lors
des passations pour notre fils, car nous sommes dans un lieu public
et ouvert. Une telle mesure d’aide à la coparentalité ne devrait
même pas m’être proposée : les dispositions de l’article 48 de la
convention d’Istanbul proscrivent le recours aux modes alternatifs de
résolution des conflits en matière de violences conjugales. Cette
disposition a été reprise dans le cinquième plan de mobilisation et
de lutte contre les violences faites aux femmes de 2017-2019,
comme l’a rappelé mon avocate dans un courrier aux éducateurs en
charge de mon dossier.
En attendant, je rassure mon fils comme je le peux. Sans entrer
dans le détail, je lui ai précisé que, dans le schéma typique d’une
vie de famille, on pouvait se disputer. Par contre, je lui ai dit que la
violence ne devait pas exister. Je lui ai expliqué que je ne pouvais
pas lui en dire plus, car il avait déjà vécu bien trop de choses
difficiles pour son jeune âge.
Je conserve toutes les pièces, pour qu’il puisse se faire son
propre jugement à l’âge adulte. S’il le souhaite, tout sera à sa
disposition. Heureusement, depuis quelques mois, les
choses semblent s’apaiser dans les relations que mon fils entretient
avec son père. J’espère que cela se maintiendra dans le temps.
Et d’ici là, j’aimerais que l’État et la gendarmerie reconnaissent
leur responsabilité dans les difficultés que j’ai rencontrées et la
précarité dans laquelle tout ceci nous a plongés.
1. « Une information préoccupante est une information transmise à la cellule
départementale pour alerter le président du Conseil départemental sur l’existence d’un
danger ou risque de danger pour un mineur. La finalité est de déterminer les actions de
protection et d’aide dont ce mineur et sa famille peuvent bénéficier. » « Enfants en danger »,
Eduscol, site Internet du ministère de l’Éducation et de la Jeunesse, eduscol.education.fr.
2. Agathe Ranc, « L’enfant n’est pas seulement témoin des violences conjugales, il en est
victime », Le Nouvel Obs, 9 février 2018.
CHAPITRE 1

Une formation lacunaire

« Vous allez vivre au cœur de notre société, protéger et aider la


population. » C’est ainsi que sont accueillis les futurs élèves
gendarmes. Durant leur apprentissage, ces hommes et ces femmes
sont censés grandir, s’enrichir, recevoir des conseils pour gérer leur
stress, leur violence, mais des lacunes existent encore.
Dans leur mot de bienvenue aux élèves, les commandants des huit
écoles de gendarmes adjoints volontaires et de sous-officiers1
insistent sur l’importance de l’exemplarité et de la probité. À l’école
de Chaumont, en Haute-Marne, le colonel Pierre Bouquin interpelle
ainsi les futurs sous-officiers commençant leurs huit mois de
formation : « Vous allez défendre les intérêts de la Nation, traquer
ceux qui nuisent à la tranquillité publique et participer au maintien de
l’équilibre, qui permet aux habitants d’un pays de vivre sereinement et
harmonieusement2. » À l’école de Tulle, en Corrèze, le colonel
Stéphan Thevenet salue les « valeurs de fidélité, d’honneur et de
discipline3 » dont tout militaire est porteur. « Le cérémonial militaire
en est l’expression, il entretient l’esprit de corps et la fraternité
d’armes », ajoute-t-il.
La Direction centrale du recrutement et de la formation de la police
nationale proclame elle aussi son antienne dans le guide qu’elle édite
à destination des élèves gardiens de la paix, qui entament leurs
douze mois de cours et de stages : « Pro patria vigilant », « Ils
veillent pour la patrie4 ». Il est rappelé aux élèves que l’action des
policiers s’inscrit dans le respect de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen et dans son article 12 : « La garantie des
droits de l’homme et du citoyen nécessite une force publique. Cette
force est donc instituée pour l’avantage de tous et non pour l’utilité
particulière de ceux à qui elle est confiée. »

Des filtres dans le recrutement ?

Si une personne violente avec son ou sa conjointe se présente aux


épreuves d’entrée de la police ou de la gendarmerie sans qu’il y ait
eu de procédure judiciaire contre elle, il sera sûrement difficile pour
les examinateurs de détecter sa violence. Il n’y a pas d’entretien
individuel avec un psychologue avant d’entrer en école, à part pour
les postes de commandement ou demandant des compétences
précises.
Élodie, policière francilienne, se rappelle le contenu des écrits et
des oraux passés il y a dix ans, dont les épreuves n’ont pas changé :
« Au concours des gardiens de la paix, il y a des QCM, une
dissertation, des tests psychotechniques et puis, à l’examen oral, il y
a un psychologue dans le jury, qui interprète nos réponses. L’entretien
dure une demi-heure, mais je ne pense pas que l’on puisse déceler
une pathologie ou un comportement dérangeant en si peu de
temps. »
En gendarmerie, c’est assez similaire, note Lionel Delille, vice-
président de l’Association professionnelle nationale militaire
gendarmes et citoyens. Les sous-officiers passent uniquement des
tests de personnalité et un entretien individuel avec un officier
instructeur. « Rien de transcendant donc. Il y a des choses qui ne se
voient sûrement pas au recrutement. On pourrait peut-être faire
plus. » Comme Lionel Delille est négociateur, il a rencontré un
psychologue clinicien et un psychologue du travail avant son
intégration à ce poste. Mais cela ne concerne qu’une minorité de
fonctionnaires.

L’apprentissage de la violence
L’utilisation de la force est étudiée en école de police et de
gendarmerie dans le cadre de l’exercice du futur métier. Dans un
article de recherche de 2009 intitulé « Comment la violence vient aux
policiers ?5 », le sociologue Cédric Moreau de Bellaing retrace son
immersion auprès de deux promotions d’élèves gardiens de la paix à
l’École nationale de police de Paris (ENPP). Il a analysé les cours
pratiques et théoriques au sujet de l’usage de la force.
Les retours d’expérience à la suite des premiers stages des élèves
policiers font émerger les premières interrogations sur leur capacité à
canaliser leurs émotions. Il s’agit alors, comme le soulignent les
instructeurs, de « ne pas confondre la force publique au service de
tous et la “vengeance privée” ». Une mise en garde est alors
formulée contre un « usage commun, sans affect et sans
questionnement, de l’arme à feu ». Dans son étude, le sociologue
pointe le manque de précisions apportées en école sur la violence :
« L’usage de la force est ici indexé aux situations, mais rien ne vient
en déterminer de manière principielle les conditions et les limites,
hormis la nécessité bien vague d’être proportionnée. (…) Avant
d’apprendre “correctement” à en user, il faut d’abord apprivoiser le
fait de pouvoir l’exercer. Or il s’agit là d’une première mission confiée
à l’école : rendre l’usage de la violence ordinaire, sans pour autant
qu’il soit banal. » Trois qualités sont alors mises en avant pour que
l’emploi de la force soit légitime : une absence de motif personnel,
l’exécution d’une mission légale et une mesure proportionnée de sa
mise en œuvre.
D’autres cours portent sur les conditions d’intervention dans des
situations spécifiques comme les différends familiaux. Sont aussi
évoquées les solutions alternatives au recours à l’agressivité
physique. Mais personne ne semble mentionner alors les conflits qui
peuvent se produire chez soi et la manière d’y réagir sans que cela
ne se termine par des violences.

Les mois passés en école sont identifiés par d’autres spécialistes


comme une formalité dans l’apprentissage de la violence. C’est le cas
de Mathieu Rigouste, chercheur en sciences sociales à l’université
Paris VIII-Saint-Denis, auteur de La Domination policière : une
violence industrielle6. Selon lui, la formation à la violence a lieu
surtout au quotidien, une fois sur le terrain, au contact des collègues.
« L’institution est capable de produire des personnels auteurs
d’actions néfastes tout en tenant un discours théoriquement opposé
sur les lois de la République. Elle inculque des gestes de coercition,
comme les coups de poing, tout en expliquant qu’il ne faut pas les
employer sur les citoyens. Par exemple, il y a des choses qui sont
vues et montrées aux nouveaux effectifs lors d’arrestations réelles,
comme la clé d’étranglement, alors qu’elle est interdite en théorie.
Certains s’y entraînent donc sur la population, car cela n’a pas été
possible en formation. Ils utilisent même une expression pour le fait
d’étrangler une personne jusqu’à la faire tomber dans les pommes :
“éteindre quelqu’un”. »
Mathieu Rigouste évoque également une culture « viriliste », dans
laquelle il faut soumettre le corps de l’autre en permanence. « Les
policiers ou les gendarmes s’autorisent alors à gifler, à mettre la tête
dans le mur, à infliger des coups aux corps des non-blancs et des
femmes… On retrouve, chez les forces de l’ordre, les usages
dominants du pouvoir de la société, liés à la classe sociale, au genre
ou aux couleurs de peau. »

Si la formation en gendarmerie aborde également, comme en


police, l’usage de la force en intervention, Laura*, gendarme depuis
quinze ans, pointe des manques dans le programme des écoles de
sous-officiers. Avec le recul, elle aurait aimé qu’on leur explique
comment repérer les comportements dangereux. À 34 ans, cette
mère de deux enfants travaille dans une brigade départementale. Elle
a été victime de violences conjugales et d’appels malveillants de son
ex-conjoint, ancien gendarme, condamné définitivement en 2016 et
2017 par un tribunal correctionnel. « En école, on apprend des
techniques d’intervention, mais on ne va jamais se poser de questions
sur notre personnalité, sur notre manière de réagir si on était
confronté à de la violence chez nous7 », m’expose Laura en
grignotant un pain au chocolat, dans sa maisonnette située au sein
d’une caserne aux airs de quartier résidentiel. « Peut-être qu’en
l’abordant, cela m’aurait aidée à mettre moins de temps à réaliser
que mon mari avait un gros problème de violence, mais aussi de
consommation massive d’alcool. Peut-être que je me serais sentie
plus légitime pour en parler à nos collègues. » Laura venait de sortir
de l’école de sous-officier quand elle a commencé à fréquenter son
ex-conjoint. Elle a parlé à sa hiérarchie et a saisi la justice après huit
ans de violences.

Manque de connaissances sur les violences intrafamiliales

Dans la formation initiale, des fonctionnaires soulignent d’autres


insuffisances dans les cours sur les violences conjugales. « On a
quelques modules sur les violences faites aux femmes qui nous
donnent des clés, mais ce n’est pas suffisant, remarque Gaétan
Alibert, secrétaire du syndicat Sud-Intérieur, représentant des agents
du ministère de l’Intérieur. L’administration a parfois tendance à se
gargariser de ce qui est fait. Mais on part de très loin, on n’est
encore qu’au début du chemin. »
Gaétan Alibert a lui-même complété ses acquis pédagogiques par
de la formation continue, dont un stage de trois jours portant sur les
violences conjugales et un autre de trois jours sur les violences sur
mineurs. Cela lui a donné accès au statut de référent violences
conjugales8. « Les collègues sont surchargés de travail, ils ont donc
du mal à se libérer du temps pour de la formation continue. Le mieux
serait que l’on puisse avoir accès au même contenu dès l’école de
gardien de la paix et d’officier9. L’idée serait de savoir comment
sensibiliser à grande échelle aux violences faites aux femmes et aux
enfants tous les membres des forces de l’ordre, pour qu’ils prennent
cela en compte dans leur pratique professionnelle. Au syndicat, nous
pensons qu’il faut une formation plus longue, d’au moins un an et demi
pour les gardiens de la paix, pour vraiment changer la mentalité
policière. Car il y a encore trop de collègues qui reçoivent mal les
victimes de violences. »
Ces manques peuvent engendrer une méconnaissance de ses
propres comportements. En voici une illustration lors d’un stage de
responsabilisation pour auteurs de violences conjugales, organisé par
le centre d’information sur les droits des femmes et des familles de
Mulhouse, dans le Haut-Rhin. Un policier, condamné pour violences
sur sa conjointe, expliquait aux intervenants qu’il ignorait que la
violence psychologique était sanctionnée par la loi. « En plus de
l’avoir infligée à son ex-compagne, il se rendait compte qu’il avait
renvoyé des victimes venues déposer plainte pour ce motif », signale
la coordinatrice du centre, Élodie Schmitt.
Ce défaut de connaissances a aussi été noté par Delphine Devigny,
directrice de l’association Espace Femmes, en Haute-Savoie. Elle
organise chaque année des formations dans le département pour des
policiers et des gendarmes au sujet des violences faites aux femmes.
« Certains considèrent qu’une gifle n’est pas répréhensible, ou que
priver son épouse de carte bleue au prétexte qu’elle dépenserait
n’importe comment n’est pas une violence économique10. Ce sont
pourtant des violences conjugales. Donc on reprend tout cela
ensemble. On leur dit que, comme ces violences concernent tout le
monde, il est aussi possible qu’il y en ait chez eux. »
Pour combler ces carences, d’autres formations, semblables à
celle animée par Espace Femmes, sont organisées avec des
associations, à destination de la police et de la gendarmerie.
Au printemps 2018, dans une salle de classe aux murs gris quelque
peu délabrés, située en périphérie d’une grande ville de France, des
cadets de la République et des adjoints de sécurité11 assistent à un
cours intitulé « Sensibilisation aux spécificités des violences faites aux
femmes en direction de la police nationale ». La journée est
coanimée par trois associations. « Une femme sur dix, ça vous fait
penser à quoi ? » lance une intervenante, alors que la salle reste
muette. « Ça veut dire que vous en avez aussi dans votre entourage.
Et s’il y a des victimes autour de vous, il y a également des
agresseurs. »
Après le visionnage de plusieurs vidéos montrant une femme
malmenée par son conjoint, chacun s’exprime sur ce qu’il a ressenti.
« C’est le genre d’homme qui s’en prend aux plus faibles. J’ai
beaucoup de mépris pour lui », commente un adjoint de sécurité.
« C’est révoltant la manière dont il se comporte », ajoute un autre.
« Il y a des profils types d’hommes violents ? » s’enquiert une jeune
adjointe de sécurité. Une intervenante rétorque : « Non, ce sont des
“Monsieur Tout-le-monde”, de toutes les catégories
socioprofessionnelles. » Un cadet reprend la parole : « Ce n’est pas
lié à un manque d’autorité dans la vie ? Dans le métier ? » Une
psychologue répond : « Non, il y a des hommes violents avec leur
épouse qui ont des métiers avec beaucoup d’autorité et l’inverse est
aussi vrai. »
Cette journée a lancé des questionnements qui n’avaient pas été
abordés par le passé dans les douze mois de formation des cadets
de la République, partagés entre un lycée professionnel, une école
de police et un stage, ni dans les douze semaines d’école des
adjoints de sécurité, complétées de deux semaines de stage. Les
associations qui organisaient cette formation ont, depuis, perdu la
subvention qu’elles recevaient chaque année du fonds interministériel
de prévention de la délinquance. Elle ne pourra donc
malheureusement plus avoir lieu.

Climat d’impunité

La misogynie latente lors des formations serait aussi un des


problèmes à résoudre. Les écoles de l’armée, dont celles de la
gendarmerie nationale ouvertes aux femmes en 1983, inculqueraient
elles-mêmes du sexisme. Les journalistes Leïla Miñano et Julia
Pascual l’ont démontré dans leur enquête La Guerre invisible12. Les
autrices expliquent notamment comment certaines écoles sont le nid
de violences sexistes : « La formation est déterminante pour
l’institution : en plus des connaissances académiques, elle permet la
transmission de “comportements, attitudes et savoirs pratiques”,
piliers de la culture militaire. D’où qu’ils viennent, les instructeurs,
gardiens traditionalistes, voire catho-traditionalistes, ont pour mission
de pétrir les corps et surtout les esprits des futurs officiers de valeurs
qui irrigueront toute l’institution. (…) Vis-à-vis des féminines (les
femmes militaires), le pli s’appelle misogynie13. » La journaliste Leïla
Miñano analyse aujourd’hui : « On les éduque à exercer des
discriminations. Ce qui fait que même des personnes qui ne seraient
pas sexistes sont susceptibles de le devenir. »
Dans les formations, « les instructeurs, toutes armes confondues,
peuvent aussi abuser de leurs pouvoirs14 ». Les journalistes ont entre
autres enquêté sur le harcèlement sexuel vécu par une élève
gendarme de la part de son supérieur, dans l’école de gendarmerie
de Montluçon, dans l’Allier. Pendant deux ans, cette jeune femme
avait subi brimades sur brimades. Son instructeur lui avait fait croire
qu’il allait la violer, en la bâillonnant et la plaçant de force dans le
coffre de sa voiture. Lorsque l’élève s’était plainte, l’adjudant-chef
avait simplement été muté.
Les journalistes se sont aussi penchées sur le cas d’un instructeur
de l’école de Tulle, en Corrèze, mis en cause par vingt-huit élèves
gendarmes pour harcèlement sexuel et agressions sexuelles. Une
enquête avait été diligentée et le militaire sanctionné d’un blâme par
son ministère de l’époque15, en 2005. Cet homme avait été condamné
définitivement par la cour d’appel de Limoges, en 2006, qui avait
confirmé sa culpabilité et ramené sa peine d’un an de prison ferme à
six mois. Il lui avait également été interdit d’exercer toute activité de
formateur.
Vu les difficultés à se faire entendre que rencontrent les femmes
gendarmes victimes d’agressions sexuelles d’instructeurs, il est
légitime de se demander si cette atmosphère d’impunité ne peut pas
jouer un rôle insidieux dans le façonnage de la pensée des
gendarmes en formation. Il serait logique que leur vie en école et
l’ambiance qui y règne les influencent dans leur relation avec leur
partenaire, et également dans leurs rapports aux femmes, hommes
ou enfants vivant dans leur foyer.

L’esprit de corps est un autre des piliers mis en valeur dans la


formation. Cela pourrait peut-être expliquer la difficulté à aborder, à
l’école, la possibilité d’arrêter un de ses collègues pour violences
sexuelles ou violences conjugales. Une mauvaise interprétation est
parfois faite de ce qu’est l’esprit de corps, estime Lionel Delille, de
l’association Gendarmes et Citoyens. Selon lui, le corporatisme
inculqué ne doit pas être confondu avec le fait de passer sous silence
des délits, voire des crimes : « La cohésion, que l’on découvre en
école, c’est quelque chose d’important chez nous et de positif de mon
point de vue, car cela permet d’avoir une solidarité, une fraternité.
Cela veut dire que l’honneur de l’institution prime sur le reste. Mais ça
n’a rien à voir avec du copinage malsain. Si quelqu’un est défaillant,
on n’a pas à le couvrir. Ce serait aller à l’encontre de nos valeurs
fondamentales et être alors dans la délinquance. »
Gaétan Alibert, du syndicat de police Sud-Intérieur, complète : « À
l’école, on est les uns sur les autres tout le temps, cela participe à
construire notre unité. On se prépare à un métier très prenant
physiquement et mentalement, qui nous confronte à ce que la société
a de pire. On a donc besoin de se serrer les coudes. Il doit aussi y
avoir des contre-pouvoirs. Parfois, c’est de l’intérieur que l’on peut
dire que les choses ne vont pas, mais quand on le signale, on peut
être blacklisté par ses chefs. En formation, on nous abreuve de
belles paroles sur la déontologie, sur l’éthique, mais on ne nous
apprend pas qu’il est très difficile dans la police de dire non ou de
dénoncer un acte illégal. Cela demande des ressources et du
courage d’aller à l’encontre de ses collègues. »

Sensibiliser les forces de l’ordre dès l’école

Aux États-Unis, certaines unités de police ont décidé qu’il fallait


prendre en considération l’éventualité de violences conjugales, et ce,
dès les premiers jours de formation. C’est un des sujets abordés
dans le protocole « Violences conjugales commises par des
policiers16 », lancé en 2003 par l’Association internationale des chefs
de police (IACP) : « Quand ils candidatent pour intégrer les forces de
l’ordre, les futurs policiers doivent être clairement informés de la
position de tolérance zéro de la police au sujet des violences
conjugales commises par des agents. » En plus d’informations
transmises aux élèves, il est recommandé que leur passé soit
analysé. Un psychologue doit aussi établir leur profil psychologique en
se focalisant sur la recherche de possibles tendances violentes.
Environ 25 % des bureaux de police américains auraient adopté le
protocole.
Mark Wynn, policier retraité, a exercé vingt et un ans au Nashville
Metropolitan Police Department. Il a collaboré au développement de
ces recommandations. Il garde aujourd’hui la même gravité dans sa
voix qu’en 1995, quand il a signalé à son chef l’importance de
travailler sur la particularité de la violence conjugale exercée par des
policiers. Il l’a alors convaincu qu’il fallait mettre en place une équipe
dédiée aux violences intrafamiliales dans leur commissariat avec un
axe de travail sur les policiers qui en étaient les auteurs. « On a
réalisé que nous ne pouvions plus ignorer le problème, qu’il n’était
plus possible de rester dans l’inaction face à des policiers agresseurs
dans leur foyer. Il fallait regarder de plus près notre recrutement et
notre façon de former17 », pointe Mark Wynn, désormais consultant.
Son site Internet le montre arborant la même moustache que pendant
ses années au SWAT, une unité d’élite de la police américaine.
Une fois les policiers intégrés à l’institution, l’IACP encourage
« chaque service à prendre contact avec leur conjoint ou les
membres de leur famille pour leur présenter le dispositif ». Chaque
unité doit ensuite s’engager sur le long terme « dans des
programmes d’informations ciblés et réguliers envers les partenaires
des policiers, en leur rappelant leur contact dédié dans le service et
la politique de l’institution sur les violences conjugales ».
Mark Wynn souligne l’importance de ces informations à destination
de la famille de l’agent. Les chefs leur font ainsi savoir que leur porte
est ouverte. « Les agresseurs disent souvent aux victimes que les
policiers ne les croiront pas si elles viennent signaler les faits. Nous
devons donc expliquer aux conjointes, dès l’arrivée de leur mari dans
la police, que c’est faux. Pour que les victimes viennent se confier à
nous, il faut qu’elles sachent que nous assurerons leur protection et
non celle de leur compagnon. »
Au cours de la formation, le protocole précise qu’un module doit
être suivi par les agents pour « détecter les problèmes de violences
conjugales chez tous les policiers ». Ce cours s’adresse aux
employés de tous grades « car la violence dans le couple peut aussi
toucher les chefs de service ». Le protocole prévoit la mise en place
d’assistance psychologique si des signalements ont lieu avant le
premier acte de violence. L’agent en question doit alors être envoyé
vers des médecins spécialistes, et ce, de manière confidentielle. À
partir du moment où un fait répréhensible se produit, deux enquêtes
sont censées être lancées en parallèle : une judiciaire et une
administrative. « On apprend aussi aux élèves à reconnaître les
signaux de mal-être et de possibles violences dans le couple »,
précise Mark Wynn, qui a animé des conférences en Angleterre, en
Irlande ou en Autriche pour sensibiliser les institutions à ce sujet.
Comment reconnaître, justement, les appels à l’aide ou les
indices ? L’Américaine Diane Wetendorf, qui a formé des membres
d’associations, des juristes et des policiers à la problématique, a listé
plusieurs signes qui devraient déclencher une vigilance accrue de la
part de l’entourage et des supérieurs hiérarchiques. Elle les
répertorie sur son site Internet en annexe de ses nombreuses
recherches sur les agents des forces de l’ordre impliqués dans les
violences conjugales. « Ce ne sont que des indicateurs, mais
l’existence de plusieurs d’entre eux peut justifier une observation plus
fine d’un employé18. » La chercheuse, qui a été invitée à présenter
son travail à l’unité d’analyse comportementale du FBI à Quantico, en
Virginie, en note plusieurs : « Quand il dit de son épouse qu’elle est
mentalement instable ou folle ; qu’il parle d’elle à ses collègues
comme d’une “pute” ou d’une “salope” ; quand il parle de ses
nombreux problèmes à la maison en remettant toujours la faute sur
sa femme ; quand il l’appelle constamment et ne supporte pas qu’elle
ne soit pas joignable ; quand il a souvent des égratignures, des
éraflures sur les mains, les bras ou le visage ; quand il fait un usage
excessif de la force en intervention ; quand il demande à des
collègues de contrôler les véhicules de la famille ou d’amis de sa
compagne ; quand il s’énerve facilement ; qu’il déplace son arme de
service dans sa voiture ou qu’il l’emmène chez lui au lieu de la laisser
au bureau ; quand sa consommation d’alcool augmente… »
Dans l’optique de la politique menée par l’association IACP, des
policiers de Floride ont réalisé un partenariat avec l’Institut d’études
sur les violences intrafamiliales de l’université d’État de Floride. Ils ont
lancé, en 2009, une boîte à outils de prévention pour les policiers
impliqués dans des violences conjugales. Le but : intervenir en amont
des violences dans le couple, via plusieurs modules de formation
gratuits en ligne, à destination de tous les policiers. Un des objectifs
est d’encourager ceux qui remarqueraient dans leur quotidien des
signes précurseurs de possibles violences à chercher de l’aide avant
de devenir agresseurs dans leur foyer.
Une vidéo d’introduction montre Walter Mc Neil, commissaire en
Floride, vêtu d’un uniforme bleu marine, s’adressant face caméra aux
policiers du pays : « Il est important que tous les policiers s’assurent
que leurs actions à la maison soient dignes. “La prévention des
violences commence chez soi” est le message de cet apprentissage.
Je suis heureux de pouvoir affirmer que la majorité des policiers ne
sont pas brutaux dans leur foyer. C’est primordial, car vous êtes des
modèles pour les communautés dans lesquelles vous exercez. (…) Je
sais à quel point vous êtes courageux, je sais que vous risquez votre
vie chaque jour, mais cela demande une autre forme de bravoure de
refuser de tolérer parmi nous les policiers violents avec leurs
proches. Tout comme de demander de l’aide si vous en avez besoin.
Ayez ce courage19. »
Cette formation continue a été suivie par plus de 100 000 policiers,
selon l’université qui en a la charge.
En cherchant sur le Web français, il n’existe pas de vidéo similaire.
Aucun commissaire ou haut gradé de la gendarmerie ne s’adresse
publiquement à ses effectifs en les encourageant à lutter contre les
violences conjugales chez eux.
Et pourtant, ces modules seraient à l’origine d’une évolution chez
les policiers qui les suivent. Dans le cadre d’une étude examinant
leurs effets, les chercheurs de l’université d’État de Floride ont réalisé
un sondage auprès de 852 policiers. Après avoir suivi la formation, la
probabilité qu’ils procèdent à l’arrestation d’un agent auteur de
violences conjugales passait de 26 % à 47 %. Quant à celle de poser
à la victime des questions spécifiques sur l’historique des violences,
elle augmentait de 41 % à 72 %20. Il y a donc un effet bénéfique pour
toutes les victimes.
Si les écoles françaises de police et de gendarmerie apprennent
aux forces de l’ordre en devenir que la violence conjugale est hors la
loi, elles ne mentionnent pas directement dans leur cursus la
problématique de violences dans les couples impliquant un policier ou
un gendarme.
Aurélie, elle-même policière, victime de violences conjugales et
dont la fille de 4 ans a été tuée par son ex-compagnon policier – son
histoire a été évoquée précédemment – aimerait intervenir en école
de police. Elle souhaiterait ainsi attirer l’attention des futurs
fonctionnaires sur les violences intrafamiliales chez les agents des
forces de l’ordre. « Cela fait plusieurs mois que j’y pense, mais je n’ai
jamais osé le proposer à l’institution. J’aurais aimé ainsi sensibiliser
les nouvelles recrues à l’écoute, à l’importance d’une bonne
orientation vers les bons services, en racontant mon histoire. Cela
permettrait de sortir de la théorie pour entrer dans le vif du sujet.
J’aime aider les gens. Je pense que partager ce que j’ai vécu pourrait
peut-être faire évoluer certaines choses, permettre même un meilleur
accueil de toutes les femmes violentées au moment des plaintes. »

L’ajout, dans les formations, de modules de prévention


spécifiquement liés aux violences intrafamiliales serait une première
étape pour épauler les personnels des forces de l’ordre et leur
famille. Ces derniers seraient aussi en droit d’exiger que des
structures voient le jour pour les aider à ne plus se taire face aux
violences.
1. Les gendarmes adjoints volontaire (GAV) sont des jeunes de 17 à 26 ans en contrat
pour une durée maximale de cinq ans, qui secondent les sous-officiers. Le GAV est le
premier échelon en gendarmerie. Viennent ensuite les sous-officiers, puis les officiers et les
généraux.
2. Livret d’accueil – formation initiale. École de gendarmerie de Chaumont.
Gendarmerie.interieur.gouv.fr, 2016.
3. Livret d’accueil – formation initiale. École de gendarmerie de Tulle.
Gendarmerie.interieur.gouv.fr, 2017.
4. Guide de l’élève gardien de la paix en formation initiale. Direction centrale du
recrutement et de la formation de la police nationale, 2018.
5. C. Moreau de Bellaing. « Comment la violence vient aux policiers. École de police et
enseignement de la violence légitime », Genèses, 75, 2009.
6. La Fabrique, 2012.
7. Entretien du 24 septembre 2018.
8. 163 policiers ont ce statut de référents violences conjugales sur le territoire.
9. L’officier de police appartient au corps de commandement et suit une formation de dix-
huit mois.
10. Les violences conjugales peuvent aussi être économiques : privation de ressources
financières et maintien dans la dépendance. Site officiel de l’administration française,
service-public.fr.
11. Les cadets de la République suivent une formation en alternance, qui leur permet, à la
fin de leur scolarité, de devenir automatiquement adjoints de sécurité. Les adjoints de
sécurité sont des contractuels de droit public, qui assistent les policiers dans leur mission.
Ces postes, accessibles sans condition de diplôme, permettent de passer le concours de
gardien de la paix.
12. Op. cit.
13. Ibid., p. 106.
14. Ibid., p. 120.
15. La gendarmerie était alors placée sous la tutelle du ministère de la Défense. La
gendarmerie n’est rattachée au ministère de l’Intérieur que depuis le 1er janvier 2009.
16. Domestic Violence by Police Officers, Model Policy, 2003.
17. Entretien du 23 juillet 2018.
18. Site Internet de Diane Wetendorf, « Officer-Involved Domestic Violence (OIDV)
Warning signs », abuseofpower.info.
19. The National Prevention Toolkit on Officer Involved Domestic Violence and Human
Trafficking. Site de l’université d’État de Floride, nationaltoolkit.csw.fsu.edu.
20. Karen Oehme, J.D., Daniel Saunders, Ph.D., and Stephanie Grace Prost, A Study of
the National Prevention Toolkit on Officer-Involved Domestic Violence (OIDV) : Examining
Training Effects, MSW, 2016.
CHAPITRE 2

Des dispositifs pour les victimes et les auteurs

Alizé, comme les autres femmes violentées s’exprimant ici, voudrait


que la gendarmerie, la police, la justice reconnaissent qu’elles ont des
besoins spécifiques.

Vers des solutions adéquates

« C’est tout de même l’État qui laisse les choses empirer, s’agace
Alizé. Le gouvernement propose des solutions pour les victimes de
violences conjugales qui ne sont pas toujours applicables à ce que
nous vivons. » Installée sur le canapé du salon de la maison de ses
parents, face à une cheminée dans laquelle crépite un feu de bois,
Alizé tapote sur son ordinateur. Elle cite un exemple de procédé
inadapté à leur situation : le « téléphone grave danger », un portable
disposant d’une touche dédiée, permettant à la victime de joindre, en
cas de danger imminent, un service de téléassistance accessible
24 heures sur 24 et relié directement à la brigade ou au commissariat
local. Il est aisé de comprendre pourquoi, dans le cas d’Alizé, cela
n’aurait pas fonctionné. Depuis son premier appel au 17, elle n’a plus
confiance en sa gendarmerie de proximité, et ses parents non plus,
puisque plusieurs membres de cette brigade l’ont lésée dans ses
droits. Et malheureusement, le « téléphone grave danger » ne
fonctionne pas toujours : deux femmes violentées en ayant bénéficié
ont été tuées par leur conjoint en 20181.
Sur son écran d’ordinateur, Alizé visionne un extrait du discours du
président de la République, Emmanuel Macron, datant du
25 novembre 2017, journée internationale pour l’élimination de la
violence à l’égard des femmes. Il consacrait alors « grande cause
nationale » l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce même jour,
il avait annoncé la création d’une plateforme de signalement en ligne
pour les victimes de violences, de harcèlement ou de discriminations,
pour parer aux mauvais accueils en gendarmerie et en commissariat.
Ce système a été mis en place un an plus tard, le 25 novembre 2018.
Son but : permettre aux victimes, depuis chez elles, d’échanger sous
la forme d’une « discussion interactive et instantanée avec des
policiers ou des gendarmes formés et disponibles 24 heures sur 24
et 7 jours sur 72 ». Si la personne souhaite déposer plainte, la
plateforme transmet ensuite l’information à la brigade ou au
commissariat de quartier. « La première question posée à l’internaute
concerne son code postal. Cette information renvoie l’utilisateur vers
un interlocuteur police ou gendarmerie en fonction de sa zone
d’habitation », détaillait le ministère de l’Intérieur dans le journal
20 Minutes3.
Mais Alizé signale : « Ce n’est en rien une plateforme que j’aurais
osé ou que j’oserais saisir, car il n’est pas possible de savoir sur qui
l’on va tomber. Peut-être que l’on sera correctement orientée et
informée, mais peut-être que le policier ou le gendarme derrière
l’écran connaîtra notre agresseur. Il pourrait le contacter et lui dire :
“C’est bizarre, j’ai rendez-vous avec ta femme.” » Une brigade
numérique similaire, disponible 24 heures sur 24, existe en
gendarmerie depuis le 27 février 2018, compétente, elle, pour tous
types d’infractions. Elle a reçu 75 000 demandes en un an. Le service
communication de la gendarmerie insiste sur son efficacité : « Si une
femme nous signale via cette brigade que son conjoint gendarme est
violent, on enverra cela directement à l’IGGN et à la hiérarchie du mis
en cause, et là, ça ne passera pas par les petits copains qui sont en
brigade et qui peuvent refuser la plainte4 », précise un officier presse.
Mais ce service est encore peu connu du grand public.
Que faire alors pour que les femmes de policiers ou de gendarmes
violentées ne se sentent plus dédaignées par le gouvernement et les
institutions ? Pour qu’elles soient réellement protégées et mises à
l’abri de réflexes corporatistes ?
Frédérique, ex-conjointe de policier, violentée, citée
précédemment, a décidé il y a plusieurs mois de sensibiliser elle-
même le directeur général de la police nationale (DGPN), Éric
Morvan. À la suite de la parution des articles dans Mediapart, dans
lesquels elle témoignait déjà, Frédérique lui a envoyé le lien
des publications. Dans son courriel, elle lui demandait aussi un
rendez-vous pour lui exposer son cas et ses idées de garde-fous. Je
souhaitais m’y rendre avec elle, mais le Service d’information et de
communication de la police nationale (SICoP) n’a pas accepté.
Frédérique m’a donc raconté cet entretien, qui s’est tenu en
mai 2018 : « Le directeur a été très à l’écoute. Je pense qu’il est très
conscient du problème. Il m’a affirmé qu’il signait sans hésitation
toutes les sanctions disciplinaires à l’encontre de policiers violents qui
passaient en conseil de discipline. Je lui ai dit que, selon moi, la seule
chose qui restait à accomplir en interne était de faire évoluer les
mentalités. Car nombre de policiers violents passent au travers des
mailles du filet grâce à la complicité de leurs collègues. Je lui ai
expliqué que mon propos était de permettre, par ma triste
expérience, d’améliorer les procédures internes. J’ai donc essayé de
lui donner des pistes de réflexion. Par exemple, une obligation de
soins dès les premiers signes de violences intrafamiliales avérés ou
raisonnablement suspectés chez un fonctionnaire, ainsi qu’un retrait
de l’arme de service. »
Sans le savoir, Frédérique a suggéré des idées reprenant les
procédures existant à l’étranger. J’ai voulu m’entretenir avec le
directeur général de la police nationale (DGPN) pour savoir ce qu’il en
avait pensé, mais cette interview ne m’a pas été accordée par le
service communication car je m’étais déjà entretenue avec la cheffe
de l’IGPN. L’IGPN est pourtant une des directions chapeautées par le
DGPN – au même titre que celles de la sécurité publique ou de la
police aux frontières, par exemple. Cet entretien aurait donc permis
d’avoir une vision globale de tous les services commandés par
M. Morvan.

S’inspirer de l’étranger

Aux États-Unis et en Angleterre, des protocoles précis sont déjà en


place. Des procédures à suivre sont édictées pour les chefs de
service et pour les agents, dans le but de favoriser une meilleure
prise en charge des victimes.
Lors de mon rendez-vous à la direction générale de la gendarmerie
nationale, j’ai évoqué leur existence. Mes interlocuteurs et
interlocutrices prenaient activement des notes. Le chef de l’IGGN, le
général Michel Labbé, ne paraissait pas contre. « Je peux volontiers
croire qu’il faut effectivement mieux protéger ces victimes, mais je ne
suis pas assez expert pour dire par quels biais. Peut-être que des
expériences étrangères pourraient nous aider à progresser. Il faudrait
avoir une réflexion globale et complète pour être certains qu’en
passant d’un système A à un système B, il n’y ait pas de régression
mais uniquement des progrès. Cela dit, ce n’est pas le rôle de l’IGGN
de s’en occuper. » Pourtant, sur le site de la gendarmerie, les
objectifs principaux de l’IGGN sont édictés ainsi : « Éclairer le
directeur général de la gendarmerie nationale dans ses décisions en
lui donnant une vision la plus objective possible de l’état de
l’institution ; entretenir la confiance des citoyens et de leurs élus
envers la gendarmerie et garantir la capacité de cette dernière à
concourir à l’État de droit5. » Entamer une réflexion à ce sujet pourrait
donc éventuellement entrer dans les compétences de l’instance.
Au cours de notre entretien, le chef de l’IGGN a également tenu à
mettre en avant ce qui existait déjà pour accompagner les victimes,
en laissant la parole à la lieutenante-colonelle Valérie Florent,
référente nationale égalité professionnelle et diversité. Elle me
présente le plan d’action pour l’égalité professionnelle mis en place
par la gendarmerie depuis 2014. Je pensais être là pour parler de
violences conjugales. Je peine donc à comprendre le lien dans un
premier temps. Le voici : grâce à ce plan, « la gendarmerie s’engage
à lutter contre les violences, les discriminations et le harcèlement ».
Valérie Florent m’a même imprimé une brochure envoyée par la
gendarmerie à l’ensemble de ses personnels. J’examine le document.
Je vois qu’il mentionne un rappel des sanctions pénales encourues
par les auteurs de discrimination, que ce soit du « sexisme, de
l’homophobie, ou du racisme ». Je suis interloquée. Pourquoi me
présente-t-on une brochure sur les discriminations, un sujet bien
évidemment primordial, mais qui n’est pas celui sur lequel je
travaille ? Je fais remarquer qu’il n’y a aucune mention de violences
intrafamiliales dans ce dépliant. Ce document n’a pas vocation à
s’adresser à des femmes civiles mariées à des militaires, puisqu’il est
envoyé uniquement au personnel de la gendarmerie. Il peut, à la
rigueur, intéresser les couples de gendarmes qui l’ont reçu, mais
dans tous les cas, il n’évoque pas les violences conjugales. Nulle part.
Pourquoi donc ?
Le général Labbé me répond : « En résumé, vous nous demandez
si on pourrait refaire la même plaquette en inscrivant “violences
conjugales” au lieu de “discriminations” ? » Il me semble qu’il ne s’agit
pas seulement d’un problème de dépliant, mais bien de savoir si la
gendarmerie serait prête à réaliser de la prévention à ce sujet et à
mettre en place de véritables mesures de protection pour les
victimes. J’explique au général Labbé qu’il pourrait entre autres être
précisé sur une nouvelle plaquette : « Si vous êtes auteur de
violences conjugales et que vous exercez dans la gendarmerie, vous
n’avez pas plus de droits que les autres. » « Et pas moins »,
m’interrompt Valérie Florent. J’acquiesce : « Et pas moins. Mais
visiblement, c’est surtout la partie “pas plus” qui n’est pas claire pour
tout le monde. » Elle reprend : « Si, c’est clair. Quand on a
connaissance d’un manquement, il est sévèrement sanctionné, d’une
part par la justice, et d’autre part par la gendarmerie. Mais on ne va
pas mettre un gendarme derrière chaque gendarme pour vérifier.
L’administration ne peut pas faire plus qu’un employeur classique. »
Ce n’est pas l’approche retenue à l’étranger.
Les institutions américaines ou anglaises estiment, elles, qu’elles
doivent contrôler les violences conjugales dans leurs rangs, pour ne
pas subir d’effet de ricochet, comme une perte de crédit aux yeux de
la population civile. Le policier américain retraité Mark Wynn en
témoigne : « Si vous n’avez pas une politique claire pour gérer les
agents des forces de l’ordre impliqués dans des violences conjugales,
vous risquez de ruiner la confiance que vous accordent les autres
citoyens. Il faut montrer explicitement au grand public que ce n’est
pas toléré parmi nous. En utilisant tous nos moyens pour que ces
enquêtes aboutissent, cela permet aussi que les violences conjugales
dans le reste de la population soient encore plus prises au sérieux. »
La confidentialité des procédures est aussi le maître-mot outre-
Atlantique. Kévin Jorcin, de l’association professionnelle de militaires
de la gendarmerie du e siècle, évoque un autre manquement à ce
sujet : « Nous avons un problème au niveau du respect de la
déontologie et du secret professionnel de nos assistants sociaux, qui
sont sous l’autorité d’un militaire dans la caserne. Les victimes de
violences vont peu se confier à eux, de crainte que ce ne soit pas
confidentiel. Ce serait souhaitable qu’ils soient totalement autonomes,
pour gagner en confiance et en discrétion dans l’aide apportée. »
Dans l’affaire d’Annie, racontée précédemment, l’intervenante sociale
qui l’a épaulée et accompagnée très efficacement n’était pas salariée
du ministère de l’Intérieur, mais indépendante.

Des répercussions pour toutes les victimes de violences


conjugales

En France, aucune mesure ne vise à éloigner automatiquement du


public des fonctionnaires mis en cause ou condamnés pour violences
conjugales. Le fait que ces personnes soient parfois maintenues à
leur poste peut engendrer des difficultés dans la prise en charge de
toutes les autres victimes.
À l’association Solfa, à Lille, les salariés soutiennent souvent les
personnes violentées lorsqu’elles déposent plainte. Une employée a
été très affectée par les propos tenus par un policier. Elle
accompagnait alors une femme dans un commissariat pour déclarer
les violences de son mari. Son conjoint n’exerçait ni dans la police ni
dans la gendarmerie. La victime était d’origine maghrébine, tout
comme la salariée de l’association présente pour la soutenir. Le
policier a lancé à la femme venue témoigner : « Mais, madame, c’est
normal chez vous, ça ! » L’assistante sociale a répliqué : « Peut-être
chez vous mais pas chez nous. » Quand il a tendu le procès-verbal à
la victime pour qu’elle le relise, l’intervenante sociale a vu le nom du
policier qui les recevait. Elle s’est souvenue immédiatement qu’elle
avait reçu sa conjointe plusieurs fois à l’association. Cette dernière lui
avait fait part des violences de son mari. Ce policier accusé de
violences chez lui prenait donc d’une façon complètement
inappropriée la plainte d’une victime. « En plus, nous avions fourni des
attestations à l’épouse de ce policier pour qu’elle puisse prouver
devant le juge qu’elle était prise en charge à l’association pour des
violences. Il savait sûrement que c’était Solfa qui avait aidé sa
conjointe. Donc cela n’a pas dû le pousser à bien accueillir les autres
femmes envoyées au commissariat par notre structure6. » Ce cercle
infernal est insupportable à vivre pour les employés des associations,
comme cette intervenante, qui tentent chaque jour d’aider au mieux
les victimes.
L’Américaine Diane Wetendorf alerte sur ce problème depuis les
années 1990 : « Les associations qui épaulent les femmes de
policiers ou de gendarmes peuvent être la cible de représailles, ce
qui peut impliquer des mauvais traitements pour les autres victimes
suivies par leurs salariés et bénévoles. »
Ce comportement désespère Élodie, policière depuis dix ans,
ayant travaillé en brigade locale de protection des familles : « Si un
policier est lui-même violent chez lui, c’est triste, mais c’est logique
qu’il soit bien bourrin avec les personnes qu’il reçoit. Il doit s’en foutre
d’ailleurs. Quand on en arrive, en tant que flic, à taper sur la tronche
de sa femme, je ne pense pas que l’on ait l’intelligence de se mettre
à la place de celles et ceux qui viennent porter plainte. C’est
dommage, car nous nous devons d’être exemplaires dans notre
travail, on ne peut pas interpeller un mec pour violences conjugales et
faire la même chose le soir chez soi. »
En France, l’idée qu’un fonctionnaire accusé de violences
conjugales soit automatiquement écarté d’un poste au contact de
victimes ne semble pas logique pour les plus hautes instances de la
police et de la gendarmerie, elles-mêmes en perte de crédit dans la
population.

L’IGGN et l’IGPN remises en cause

L’indépendance des inspections des institutions est largement


questionnée par les victimes elles-mêmes, par leur famille, par des
syndicats de policiers, des gendarmes, des chercheurs7 et par des
associations.
Les enquêteurs de l’IGGN comme de l’IGPN ne prennent en charge
eux-mêmes que les cas les plus graves ou mettant en cause de très
haut gradés. Ils délèguent donc parfois leurs enquêtes
administratives ou judiciaires à des gendarmes ou policiers locaux.
Cela a été le cas dans l’affaire d’Alizé, pour les investigations menées
dans deux départements. En nommant des gendarmes de ces
circonscriptions pour faire des recherches sur leurs pairs, l’IGGN ne
pouvait pas ignorer qu’il y avait des chances qu’ils connaissent les mis
en cause.
Ordonner des auditions de gendarmes ou de policiers par des
membres du même corps et fréquentant la même zone géographique
peut malheureusement conduire à un manque de partialité dans les
investigations. Mais, dans certains cas, l’IGGN et l’IGPN ne semblent
pas prendre en compte ce risque.
Déjà en 2010, Didier Migaud, le président de la Cour des comptes,
s’inquiétait de la « vision partielle » de l’IGPN et de l’IGS (avant leur
fusion en une seule IGPN), qui « à la différence de certaines de leurs
homologues européennes sont toutes deux placées sous l’autorité
directe du responsable des forces de police soumises à leur pouvoir
d’enquête8 ».
Sur le terrain, d’aucuns militent même pour la disparition de ces
instances. Gaétan Alibert, policier, secrétaire national de Sud-
Intérieur, exprime la position de son syndicat sur la suppression de
l’IGPN et son remplacement par une autorité indépendante,
composée de policiers, d’avocats, de magistrats, d’universitaires et
de citoyens. « Comment peut-on avoir confiance en une
administration qui se contrôle elle-même ? Une structure soumise à
l’autorité du ministère de l’Intérieur ne peut être impartiale, selon
nous. Sans remettre en cause l’intégrité des collègues de l’IGPN, il
s’agit d’une question de principe démocratique. Une instance
indépendante dans chaque région française permettrait peut-être aux
femmes victimes de violences de la part de policiers – idem pour les
gendarmes – d’avoir moins peur de la saisir, de ne plus craindre le
risque d’empathie pour le mis en cause en audition. »
Dans un autre syndicat9, le constat est similaire. Anthony Caillé,
secrétaire général du syndicat CGT-Police Île-de-France, souhaiterait
l’instauration d’une autorité totalement indépendante du ministère de
l’Intérieur, sous la tutelle d’un autre ministère.
L’IGPN ne voit pas les choses de cet œil-là. Son ancienne cheffe,
Marie-France Monéger-Guyomarc’h, assure que leur dispositif
garantit « le mieux la liberté et l’indépendance ». « Nous ne sommes
pas juges et parties, car l’IGPN ne tranche pas. Elle propose
uniquement des sanctions qui sont ensuite prises par les membres du
conseil de discipline composé de représentants du personnel et de
l’administration. Qui mieux qu’un de ses pairs peut dire “là, vous avez
violé des obligations et vous n’êtes plus digne de faire partie de la
police” ? Nos enquêteurs connaissent la maison tout en ayant une
vision externe des services dont ils ne sont pas membres. Ils ne sont
alors pas affectivement impliqués et ne peuvent pas être
instrumentalisés. Ce qui permet d’amener un dossier le plus objectif
possible. » Interrogée par le journal Libération sur la nécessité de
réformer l’institution pour la rendre statutairement indépendante , la
nouvelle cheffe de l’IGPN, Brigitte Jullien, déclarait en août 2019 :
« Ce que je signe, il n’y a que nous qui le voyons. Je ne suis jamais
commandée. Donc on n’est peut-être pas indépendants parce que je
suis effectivement nommée par le ministre de l’Intérieur. Mais, que je
sache, le Défenseur des droits est aussi nommé par le président de
la République. »10 Et Libération de souligner une nette différence
entre les deux instances : le Défenseur des droits, autorité
administrative indépendante veillant au respect des droits et libertés,
dispose lui d’un mandat irrévocable.
Le son de cloche est le même du côté de l’IGGN et de son chef
Michel Labbé : « Il n’y a pas plus indépendant, même si le système
peut dysfonctionner. »
Et pourtant, ces instances ne convainquent pas. Et ce, notamment
quand il s’agit de traiter des violences en service commises par des
policiers ou des gendarmes. Dans son dernier rapport sur les
violences policières, l’association de défense des droits de l’homme
ACAT (Action des chrétiens pour l’abolition de la torture) évoquait une
« indépendance contestée11 ». Elle suggérait la création d’un
organisme sans aucun lien avec les institutions pour parer aux refus
de plaintes, à la dissuasion, et aux autres formes de pression que
vivent les victimes de violences policières quand elles tentent de se
faire entendre. L’association décrivait dans son rapport des procédés
d’intimidation similaires à ceux notés par les femmes victimes de
violences conjugales de la part d’un membre des forces de sécurité
publique.
La juriste Aline Daillère a réalisé ce rapport de l’ACAT. Elle était
alors responsable des programmes police-justice de l’association.
« Nous avions pu constater que les enquêtes sur les violences
policières n’étaient pas toujours approfondies, se rappelle-t-elle.
Quand elles étaient menées par l’IGPN ou l’IGGN, ce qui était rare, le
travail paraissait parfois plus poussé, mais il était toujours diligenté
par des personnes appartenant à la même corporation. Il serait
préférable que la France s’inspire de modèles paritaires et
pluridisciplinaires comme au Québec12. »
Dans la province canadienne, les inspecteurs des services de
police sont des policiers et des gendarmes retraités, ainsi que des
personnes ayant une formation universitaire en droit, administration,
criminologie, sociologie… Le Québec dispose d’un commissaire à la
déontologie des policiers, nommé par le gouvernement parmi des
avocats admis au barreau depuis au moins dix ans. Un « tribunal
administratif spécialisé qui assure la protection des citoyens dans
leurs rapports avec les policiers13 » a également été mis en place.
Dans plusieurs pays européens, des instances indépendantes
« généralement rattachées aux parlements » existent, détaille le
politologue spécialiste de la police, Sébastien Roché, sur le site
d’information Arrêt sur images. L’article précise : « C’est par exemple
le cas en Belgique du Comité P., opérationnel depuis 1993, dont les
membres sont nommés par la Chambre des représentants et dont le
président est magistrat de profession. Dans d’autres pays, l’instance
d’enquête est chapeautée par une branche de l’exécutif qui n’est pas
le ministère de l’Intérieur. Au Danemark, par exemple, la présidence
de l’Autorité indépendante des plaintes concernant la police (Den
Uafhængige Politiklagemyndighed) est constituée d’un juge de la
Haute Cour, d’un avocat, d’un professeur de jurisprudence et de deux
représentants de la société civile, nommés pour cinq ans par le
ministère de la Justice. »14
Amnesty international partage le constat d’un manque d’objectivité
des instances de contrôle françaises, de l’IGPN comme de l’IGGN.
L’association dénonçait déjà en 2009 « une procédure qui ne
respecte pas les normes internationales relatives au caractère
impartial et indépendant des enquêtes sur les violations des droits
humains, qui disposent qu’elles doivent être menées par des
enquêteurs compétents, impartiaux et indépendants vis-à-vis des
suspects et de l’organe qui les emploie15 ». Les suggestions de
l’ACAT et d’Amnesty international s’appuient sur le protocole
d’Istanbul édicté par les Nations unies pour investiguer efficacement
sur la torture ou sur les traitements cruels, inhumains ou
dégradants16. Même si les violences conjugales ne font pas partie de
la torture d’un point de vue légal, un organe indépendant pourrait tout
de même servir aux victimes.
Le Conseil de l’Europe17 rejoint ces associations sur ce point. Selon
un de ses anciens commissaires aux droits de l’homme, Nils
Muižnieks, « de nombreuses enquêtes sur les violations des droits de
l’homme commises par des membres des forces de l’ordre sont
inefficaces, car ce sont souvent des membres de ces mêmes entités
qui enquêtent sur les actes de leurs collègues, et parce qu’il existe
parfois un “code du silence” incitant ces agents à protéger l’un des
leurs. La création de mécanismes indépendants de plaintes contre la
police, tels qu’il en existe au Royaume-Uni, en Irlande et au
Danemark, pourrait être l’une des solutions à ce problème18. »
Sans connaître toutes ces considérations, Yasmine, la mère
d’Alizé, dresse le même constat : « C’est essentiel qu’il y ait une
structure qui ne dépende ni de la police ni de la gendarmerie, pour
que les enquêteurs se détachent de l’émotionnel, que ce ne soit plus
de l’entre soi. Qu’ils ne puissent plus se protéger en échange d’un
service rendu. »

Des procédures automatiques en justice

En parallèle de ce besoin d’impartialité au plus haut, naît aussi celui


d’une plus grande vigilance apportée à ces dossiers en justice.
Pour plusieurs associations, il faudrait des délocalisations
automatiques pour le parquet, comme pour le service d’enquête, si un
gendarme ou un policier est mis en cause pour violences conjugales.
C’est en tout cas l’opinion de Delphine Devigny, la directrice adjointe
de l’association Espace Femmes : « Parfois le parquet est dépaysé,
mais il retransmet au service où travaille le fonctionnaire concerné.
J’ai traité un cas comme cela récemment avec une femme de
gendarme. Depuis que la brigade locale a été saisie, il ne se passe
plus rien. Pourtant, au début, on pensait être bien partis avec la
délocalisation du parquet. Puis maintenant, on dirait que la procédure
est bloquée. On a le sentiment qu’il n’y a pas de solution. Peut-être
serait-il possible que le ministère de la Justice fasse une note aux
procureurs pour qu’ils soient extrêmement vigilants à ce sujet et ne
saisissent jamais les brigades locales pour ces cas délicats. »
Une des autres problématiques auxquelles les juges devraient être
attentifs au civil comme au pénal est la rédaction d’attestations
mensongères par des collègues. Aux États-Unis, les policiers utilisent
même un terme pour en parler entre eux : le “testilying”, mélange des
verbes témoigner (testify) et mentir (lie). Le New York Times a
mentionné cette occurrence pour la première fois en 199419 dans ses
pages au sujet d’un rapport sur plusieurs policiers new-yorkais ayant
menti sous serment pour protéger des collègues. Dans l’affaire
d’Alizé et dans celle d’Émilie, des attestations considérées par les
victimes comme contenant des informations erronées ont été
produites par des collègues de leur ex-conjoint. Alizé et Émilie
estiment qu’ils s’en sont servis, au civil et au pénal, pour donner du
poids à leur version des faits. Souvent, ces attestations ne sont pas
remises en question par les juges, alors qu’elles peuvent être
biaisées à cause de l’esprit de corps et des liens de subordination.

Des groupes de parole dédiés

En complément d’une plus grande attention de la justice, il serait


judicieux que ces victimes particulières et ces auteurs de violences
puissent avoir accès à des espaces de parole pour s’exprimer et se
reconstruire.
Aux États-Unis, de 1995 à 2002, l’Américaine Diane Wetendorf a
animé un groupe de parole à destination des conjointes de policiers
violentées. « La personne qui m’a succédé quand j’ai pris ma retraite
ne l’a pas maintenu, raconte Diane Wetendorf. Ça m’a brisé le cœur,
car c’était le seul qui existait dans le pays. Cet espace était très
précieux pour ces femmes. Elles pouvaient échanger avec d’autres
qui avaient ressenti les mêmes craintes de se rendre à la police, qui
avaient subi les mêmes surveillances intempestives, les mêmes
menaces… En plus, elles ne voulaient pas aller dans les groupes
réunissant toutes les victimes de violences, par crainte de faire peur
aux autres femmes, de les décourager de déposer plainte. »
En France, aucun groupe similaire n’existe, mais de nombreux
centres d’aide aux victimes seraient favorables à leur mise en place.
C’est le cas de Women Safe, une association qui prend en charge
des femmes victimes de tous types de violences – sexuelles,
physiques, économiques, torture, mutilation… Dans leurs locaux,
situés dans l’enceinte de l’hôpital de Saint-Germain-en-Laye, dans les
Yvelines, infirmières, médecins, psychologues, juristes et avocats ont
déjà suivi les dossiers de plusieurs conjointes de policiers et de
gendarmes violentées et ont pu observer les difficultés liées à ce
statut.
Frédérique Martz, la directrice de Women Safe, qui a accueilli près
de 2000 femmes et enfants victimes ou témoins de violences depuis
la création de la structure en 2014, a l’habitude d’organiser des
groupes de parole ciblés en fonction de traumatismes communs.
« Cela a beaucoup de sens de se regrouper par profil d’auteurs ou
de victimes, pointe-t-elle. Organiser un groupe à destination des
victimes de violences conjugales d’un conjoint exerçant dans les
forces de l’ordre nous paraîtrait logique et nécessaire. Cela
permettrait à ces femmes de partager ce qui les angoisse, leurs
craintes précises, aussi bien par rapport à l’arme qu’aux menaces
que représente le corporatisme20. »
Par ailleurs, Christelle, qui a perdu sa sœur Carine, tuée par son
ex-compagnon violent en 2016, et dont l’histoire a été racontée
précédemment, réfléchit à créer une association. « Je voudrais
m’adresser aux compagnes ou ex-compagnes de policiers ou de
gendarmes violents pour les réunir. Ce sera aussi pour toutes les
femmes qui ont le sentiment que les services de police ou de
gendarmerie ne les ont pas prises au sérieux dans leur plainte. J’ai le
sentiment que plus nous en parlerons, plus on aura une chance que
les choses changent. » Dans ce but, Christelle a accepté d’intervenir,
le vendredi 8 mars 2019, au cours du débat national engagé par le
gouvernement, lors d’une discussion sur la place des femmes dans la
société française, animée par la députée (LREM) du Gard, Annie
Chapelier. « Quand la députée a dit que les forces de l’ordre étaient
de plus en plus formées pour agir face aux violences, cela m’a fait
grincer des dents. J’ai rappelé ce qu’avait vécu ma sœur et ce que
d’autres conjointes de gendarmes et de policiers violentées
enduraient toujours. J’ai aussi évoqué les nombreux féminicides qui
continuaient de se produire malgré les plaintes et les alertes de
victimes. ». Christelle a créé une page Facebook portant le nom de
« Combats ». D’autres victimes ont eu la même idée qu’elle. Peut-
être se rejoindront-elles ainsi dans leur lutte commune.
Pour mieux entendre la parole de ces femmes violentées par des
policiers ou des gendarmes, une association ou une ONG pourrait
peut-être mettre en place une plate-forme web sécurisée, avec
l’appui de juristes, d’intervenants sociaux, de psychologues et
psychiatres partenaires, qui les écouteraient et les renverraient vers
des associations sensibilisées à cette problématique précise. Mais,
pour cela, il faudrait déjà que l’État, l’Europe, les mécènes attribuent
plus de moyens financiers aux associations d’aide aux victimes de
violences, celles du réseau Solidarité Femmes, les centres
d’information sur les droits des femmes et des familles (CIDFF),
l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au
travail (AVFT), le Collectif féministe contre le viol (CFCV) et bien
d’autres, toutes ces structures qui œuvrent au quotidien pour les
femmes. Certaines ne peuvent plus assurer des formations faute de
financements, d’autres menacent de fermer leur structure car leurs
subventions ne sont pas renouvelées. Et les victimes sont les
premières à en pâtir.

Il n’existe pas non plus de groupes de parole destinés aux auteurs,


policiers ou gendarmes, qui craindraient leur propre violence ou
seraient déjà passés à l’acte. J’avais demandé à Sarah Trotet, la
directrice du Courbat, l’établissement de santé dédié à l’accueil des
forces de sécurité intérieures, si un atelier avait déjà vu le jour à ce
sujet au centre. Ce n’était pas le cas courant 2018. Mais, lors de
notre interview, Sarah Trotet avait manifesté de l’intérêt pour les
études réalisées à l’étranger sur les violences conjugales perpétrées
par les forces de l’ordre. Elle souhaitait en savoir plus. Cela augure
peut-être du développement de projets en ce sens au Courbat.
Beaucoup de structures, de protocoles sont à imaginer en France.
Pour ce faire, il faudra écouter les victimes, enquêter, lancer des
recherches, et ce, en veillant à le faire dans la plus grande
transparence envers la population.
1. Iris Ouedraogo, « Violences conjugales : le “téléphone grave danger” est-il un outil
efficace ? », JDD, 4 juillet 2018.
2. Discours du président de la République à l’occasion de la journée internationale pour
l’élimination de la violence à l’égard des femmes et du lancement de la grande cause du
quinquennat, 25 novembre 2017.
3. Hélène Sergent, « À quoi va ressembler la nouvelle plateforme de signalement des
violences sexistes et sexuelles dévoilée ce mardi ? », 20 Minutes, 27 novembre 2018.
4. Entretien du 27 février 2019.
5. « Présentation de l’IGGN », site Internet de la gendarmerie nationale,
gendarmerie.interieur.gouv.fr.
6. Entretien du 26 avril 2018.
7. Lire à ce sujet la tribune de Sébastien Roché, politologue, directeur de recherche au
CNRS : « Affirmer que la police des polices est indépendante est faux », Le Monde, 27 juin
2019.
8. Pascal Ceaux, « La police des polices épinglée par la Cour des comptes », L’Express,
17 janvier 2012.
9. J’ai contacté d’autres syndicats de policiers, mais ils n’ont pas répondu à mes
demandes.
10. Willy Le Devin, Ismaël Halissat, Interview « On ne dit pas “circulez, y a rien à voir” » :
entretien musclé avec les dirigeants de l’IGPN, Libération, 4 août 2019.
11. Aline Daillère, « L’ordre et la force : enquête sur l’usage de la force par les
représentants de la loi en France », ACAT, mars 2016.
12. Entretien du 1er juin 2018.
13. « La déontologie policière », site du ministère de la Sécurité publique, Canada,
déontologie-policière.gouv.qc.ca.
14. Justine Brabant, « À l’étranger, des IGPN plus indépendantes et plus transparentes »,
Arrêt sur images, 2 août 2019.
15. « Des policiers au-dessus des lois », Amnesty International, amnesty.org, 2 avril
2009.
16. « Protocole d’Istanbul. Manuel pour enquêter efficacement sur la torture et autres
peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants », site Internet du Haut
commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, ohchr.org, 2005.
17. Le Conseil de l’Europe est une organisation intergouvernementale regroupant
aujourd’hui 47 États membres dont les 28 États membres de l’UE. Il a été créé par le traité
de Londres du 5 mai 1949. Un de ses objectifs principaux est de défendre les droits de
l’homme.
18. Nils Muižnieks, « Les violences policières – une menace grave pour l’État de droit »,
site du Conseil de l’Europe, coe.int, 25 février 2014.
19. Joe Sexton, « New York Police Often Lie Under Oath, Report Says », The New York
Times, 22 avril 1994.
20. Entretien du 31 octobre 2018.
CHAPITRE 3

En finir avec la politique de l’autruche

Étudier et documenter la violence subie par des conjointes et des


conjoints de fonctionnaires de la police et de la gendarmerie, ainsi
que les obstacles rencontrés pour se faire entendre, serait une étape
essentielle pour avancer dans une réflexion sur les moyens de les
aider.
En France, il n’existe pas d’enquête de victimation1 se proposant
de recueillir leurs paroles, ni d’étude interrogeant des gendarmes,
des policiers et leur famille sur l’existence possible de violences dans
leur foyer. L’État et les instituts de recherches sociologiques n’ont pas
jugé opportun, pour l’instant, de lancer de tels projets.
Les enquêtes de victimation permettent de pondérer les
statistiques de la police et de la gendarmerie évaluant la prévalence
de certains crimes ou délits. Par exemple, depuis 2007, l’Insee
conduit chaque année une enquête intitulée « Cadre de vie et
sécurité ». Son objectif est de connaître les faits de délinquance
dont les ménages et leurs membres ont pu être victimes dans les
mois précédant le passage du chercheur. Renée Zauberman,
sociologue au CNRS, est l’une des premières à avoir travaillé sur ces
études en France. Elle décrit ainsi leur importance : « La statistique
policière compte les incidents, accessoirement les suspects, alors
que ces enquêtes évaluent la prévalence de la victimation, précisent
les périmètres et les caractéristiques des populations touchées. Ces
différences permettent ainsi d’explorer ce qui se passe entre le
moment où quelqu’un s’estime victime et celui où le policier enregistre
éventuellement l’incident2. »

Entamer une réflexion sur le sujet intéresserait le secrétaire du


syndicat CGT-Police Île de France, Anthony Caillé. Il déplore un
système toujours très archaïque dans la police : « On essaie de
féminiser l’équipe de direction du syndicat car la police est un monde
très patriarcal, et nous pensons qu’avec la parité, il sera ainsi plus
simple d’amener de tels sujets. Les violences faites aux femmes sont
une composante sur laquelle on a très peu travaillé, alors que c’est
primordial. Je reçois pourtant beaucoup de collègues qui viennent me
voir pour des soucis à la maison. Je ne connais pas un flic autour de
moi qui ne soit pas séparé ou divorcé. Ce n’est pas pour ça qu’il y a
forcément eu des violences conjugales, mais cela vaudrait le coup
d’en savoir plus. »
Le syndicaliste souligne l’importance de la transparence à ce sujet,
pour que ne se reproduise plus ce qu’il avait vécu, impuissant, en tant
que toute jeune recrue de la police. Il était alors nouveau dans un
groupe police-secours. En patrouille, lui et ses coéquipiers étaient
appelés pour une intervention chez un homme ayant tiré sur son
épouse. « Il se trouve que c’était un collègue. Il avait ouvert le feu
avec son arme de service, heureusement sans toucher sa conjointe,
notamment grâce à son fils qui l’avait désarmé. Sa compagne était
écroulée sur le canapé, paniquée. J’étais le moins gradé du groupe.
On m’a mis à l’écart. Comme le mec mis en cause était à six mois de
la retraite, je crois que les chefs lui avaient juste dit de rendre son
arme et de partir en vacances jusque-là. Aujourd’hui, si cela
m’arrivait, je le placerais directement en garde à vue, j’appellerais le
parquet et je laisserais le procureur faire son travail. Mais ce jour-là,
on a réglé ça sans moi. » La pression du groupe, la faible expérience
et le fait de ne pas avoir en tête de marche à suivre claire au sujet
des violences conjugales dans la police ont sûrement joué un rôle
dans le dénouement de cette histoire.
D’autres soulignent qu’il serait idéal que des autorités
indépendantes s’emparent du sujet, comme ce gardien de la paix
parisien : « Le Défenseur des droits pourrait travailler cette question,
la creuser. Il y a peut-être une responsabilité de l’administration, il
faut réfléchir là-dessus. » Plusieurs des femmes citées, comme
Frédérique et Aude, ont contacté le Défenseur des droits. Je l’ai fait
également, mais l’instance n’a pas souhaité s’exprimer sur des
dossiers en cours.

Il serait nécessaire que les violences conjugales au sein de couples


LGBTQI+ impliquant des policiers, des policières et des gendarmes
soient aussi étudiées. Mickaël Bucheron, qui représente les agents et
agentes des forces de l’ordre LGBT au sein de l’association Flag !,
dont il est le président, n’a jamais été saisi par des collègues victimes
de violences conjugales. « Cela ne veut pas dire qu’il n’y en a pas
parmi les gays et les lesbiennes, pointe le policier. Mais,
malheureusement, la question des violences conjugales dans les
couples LGBT sera un sujet d’avenir, qui devra faire l’objet de
discussions et de travaux. On n’est pas à l’abri. Je suis convaincu que
c’est beaucoup plus courant que l’on ne l’imagine, mais signaler des
violences conjugales, déposer plainte, si en plus, on n’a pas fait son
coming out, peut être encore plus compliqué. »

J’ai pu demander par mail aux services du ministère de l’Intérieur


ce que leur inspirait le besoin de transparence exprimé par des
victimes et des associations, au sujet des plaintes déposées et des
enquêtes administratives ouvertes contre des membres des forces
de l’ordre pour des violences conjugales. Le ministère m’a répondu un
peu à côté, comme si ma question avait été tout autre : « Des règles
existent déjà, mais policiers et gendarmes doivent être traités comme
les autres citoyens quand il s’agit de comportements répréhensibles
sans lien avec leur activité professionnelle3. »
Le manque de transparence ne surprend pas ceux qui demandent
depuis plusieurs années des informations claires sur les violences
commises en service. « Il y a une grande opacité du ministère de
l’Intérieur, note la juriste Aline Daillère, autrice du rapport de
l’association ACAT “L’ordre et la force”. On ne connaît pas le nombre
de plaintes déposées contre des personnes dépositaires de l’ordre
public. En revanche, on obtient facilement le nombre de plaintes pour
des violences exercées contre les forces de l’ordre. » Aline Daillère
ne s’est jamais penchée sur les violences conjugales commises par
des policiers ou des gendarmes. Mais elle est interpellée par l’idée,
lors de notre entretien. Elle est aussi interloquée par les similitudes,
que nous relevons ensemble, entre les obstacles qui se posent aux
victimes de violences policières et ceux qui se dressent devant celles
de violences conjugales commises par un policier ou un gendarme.
Pêle-mêle, nous notons : les nombreux refus de plainte, la solidarité
des collègues, les attestations mensongères, les menaces de
représailles, la parole plus valorisée du policier ou du gendarme…
Dans son rapport, la juriste soulignait aussi le manque de
transparence en matière disciplinaire au sujet des violences
policières. Comme pour les violences conjugales. Si l’IGGN et l’IGPN
ont bien voulu me donner quelques chiffres, les instances n’ont pas
souhaité me laisser avoir accès aux dossiers, ni entrer dans le détail
des moyennes qu’ils établissent eux-mêmes. Cela ne permet donc
pas de savoir précisément combien de plaintes et de signalements
mettant en cause des fonctionnaires ont été enregistrés. Une des
recommandations de l’ACAT à la police et à la gendarmerie, ainsi
qu’au gouvernement français, est de rendre publics le nombre
d’enquêtes administratives ouvertes et les taux de sanctions
disciplinaires prononcées contre les agents des forces de l’ordre.

Ne pas cacher des faits de violences à la population constitue un


élément clé pour avancer sur les dossiers mettant en cause des
représentants de la loi. En Angleterre, le gouvernement s’essaie à la
transparence sur le pan militaire du sujet. En juillet 2018, le ministre
de la Défense, Tobias Ellwood, annonçait son intention de
« s’attaquer aux violences conjugales dans les foyers de militaires
pour réduire la prévalence et l’impact de ces violences et augmenter
la sécurité et le bien-être des victimes affectées4 ». Dans un
document de 17 pages, le ministre et le gouvernement ont délivré leur
stratégie dédiée aux violences conjugales dans la communauté de la
défense. Ils se sont engagés à mettre en place des actions dans les
cinq années à venir dans un plan pour 2018-2023. Le ministre a
expliqué vouloir faire naître une prise de conscience sur les violences
conjugales affectant ses effectifs. Dans ce sens, il souhaite mettre en
place des formations et des protocoles pour assurer la sécurité des
enfants, des femmes et des hommes touchés. Il a également insisté
sur sa volonté de transparence : « Récupérer et traiter des données
sur nos agents violents et leur famille affectée sera inestimable pour
identifier les facteurs de risques de violences conjugales, dont
certains sont peut-être exacerbés par la vie de militaire. Avoir des
chiffres nous permettra aussi d’évaluer l’impact de nos mesures de
prévention pour améliorer nos pratiques », indique le gouvernement.

Dans certains pays, l’État accepte de partager ses données. En


Uruguay, en 2010, Gonzalo Corbo Correa, un psychologue clinicien, a
fait sa thèse sur le sujet des violences conjugales exercées par les
policiers. Il avait sollicité le ministère de l’Intérieur pour des
autorisations d’entretiens avec des ex-policiers emprisonnés à la suite
de condamnations pour violences conjugales. Le gouvernement lui
avait alors demandé de pousser ses recherches dans la perspective
de proposer une réponse de soins à ces personnes violentes dans
leur foyer.
En 2015, Gonzalo Corbo Correa a publié un livre5 sur ses
recherches. Il m’a fait part de ses liens avec le ministère de
l’Intérieur : « Au départ, ils m’ont proposé leur aide pour mon travail,
en me donnant accès à certaines de leurs informations. J’ai travaillé
pendant cinq ans sur le sujet, coordonné les premiers groupes de
thérapie avec des policiers incarcérés6. » Les rapports entre le
psychologue et le gouvernement ne sont plus au beau fixe en raison
de diverses divergences, mais il y a eu une prise de conscience liée
aux études de Gonzalo Corbo Correa. Cela a permis à l’État d’affiner
sa politique en cas de dépôt de plainte contre un policier, avec plus
ou moins de succès. Le gouvernement a aussi travaillé sur la prise en
charge proposée aux victimes. Et les ministres de l’Intérieur qui se
sont succédé depuis 2010 ont reconnu publiquement la réalité de la
problématique de la violence conjugale au sein des forces de l’ordre.
Même si les politiques de lutte contre ce fléau en Angleterre, aux
États-Unis ou en Uruguay n’ont pas permis d’éradiquer les violences,
les institutions comme les États ont au moins le mérite d’essayer de
les affronter. Le policier américain retraité Mark Wynn milite depuis
plusieurs années pour une réelle divulgation des données au sujet des
violences conjugales dans les rangs de la police. « Le problème c’est
que, pendant longtemps, l’institution a voulu garder cela secret. Les
commissariats eux-mêmes ne faisaient pas remonter les
informations. Elles ne pouvaient donc pas être partagées avec la
population et les chercheurs. Et même aujourd’hui, ces derniers n’ont
pas accès aux vrais chiffres, à savoir, combien de fois un policier a
été accusé ou poursuivi pour des violences conjugales. Il serait
pourtant crucial que les sociologues puissent se plonger dans les
données réelles de chaque commissariat. Mais malgré nos
demandes, conjointement avec l’association des chefs de police,
nous n’arrivons pas à obtenir cette transparence. »

Même sans toutes ces informations à leur disposition, les


chercheurs américains continuent de dévoiler des chiffres inquiétants.
En 2005, une étude7 de la psychologue américaine Leanor Boulin
Johnson confirmait les conclusions auxquelles elle était déjà arrivée
quinze ans plus tôt. Elle avait de nouveau interrogé un panel de
policiers sur leur débordement d’autorité dans leur travail et chez eux.
Parmi les 435 agents entendus, plus de 40 % rapportaient avoir
« perdu le contrôle » et avoir été violents avec leur conjointe dans les
mois précédant l’étude.

Et en France, qu’en est-il ? Ce livre a tenté d’apporter des


éléments de réflexion et de réponse en donnant la parole à des
femmes qui souffraient en silence depuis trop longtemps. Pour que la
douleur des victimes et les injustices qu’elles ont vécues soient enfin
reconnues.
Il n’est désormais plus possible de les ignorer.
1. Selon le CNRS, l’enquête de victimation désigne la technique suivante : interroger des
gens, échantillonnés de façon à représenter la population d’un pays, d’une région, d’une
ville, sur les infractions dont ils ont été victimes.
2. Renée Zauberman, « Les enquêtes de victimation », CNRS, 2015.
3. Courriel du 27 novembre 2018.
4. « No defence for abuse : domestic abuse strategy 2018-2023, a strategy to tackle
domestic abuse within the defence community », site Internet du gouvernement du
Royaume-Uni, Gov.uk, juillet 2018.
5. Gonzalo Corbo Correa, Violencia con uniforme : Cuando el denunciado por maltratar a
su pareja es un policía, Ediciones Universitarias, Unidad de Comunicación de la Universidad
de la República, 2015.
6. Entretien du 2 août 2018.
7. L.B. Johnson, M. Todd & Subramanian, « Violence in Police Families : Work-Family
Spillover », G. Journal of Family Violence, 2005.
CONCLUSION
par Sophie Boutboul

En achevant ce livre, je ne peux m’empêcher de penser aux


femmes qui sont encore terrorisées chez elles. Certaines ne savent
pas où trouver de l’aide et craignent pour leur vie, pour celle de leurs
enfants. Je ne peux m’empêcher de penser également à celles et
ceux qui ne sont plus là, aux petites filles et petits garçons dont la vie
a été soufflée, parce qu’un homme en avait décidé ainsi.

Oui, aujourd’hui, des femmes meurent tuées par leur conjoint


policier ou gendarme. Elles avaient pourtant lancé l’alerte. Mais elles
n’ont pas été entendues, car leurs témoignages, leurs plaintes ont été
étouffés, et leur parole écrasée, dénaturée.

Pendant des mois, j’ai fait la connaissance de femmes – ou de


leurs proches, quand elles n’étaient plus là. J’ai écouté leurs histoires
si intimes ; dans l’atmosphère chaleureuse d’une maison du Gard
dans laquelle résonnaient les premiers pleurs d’un nouveau-né ; dans
un appartement de l’Aude ; dans le jardin d’une maison de Seine-et-
Marne ; dans des logements de caserne du sud à l’ouest de la
France ; dans les cafés de plusieurs gares ; dans une voiture garée
sur un parking ; à la terrasse d’une boulangerie d’une ville côtière…
Elles étaient là. Prêtes à parler, à raconter ce qui les révoltait.
Certaines n’avaient jamais pensé à partager leur vécu avec qui que
ce soit, d’autres n’avaient pas osé franchir le pas.
Sans le savoir, ces femmes avaient traversé beaucoup d’épreuves
communes, elles avaient les mêmes craintes pour l’avenir de leurs
enfants. Leur indignation face à l’absence de réponses des
institutions était partagée. Chacune s’évertuait de son côté à les faire
réagir sans succès. Leurs récits si douloureux m’étaient toujours
contés avec beaucoup de retenue.

Un après-midi, à la fin de plusieurs heures d’entretien sur le canapé


de son salon, une femme m’a demandé à voix basse : « Qu’est-ce
que vous en pensez ? Vous me croyez ? » Sans doute était-ce la
conséquence des remises en question perpétuelles de ses dires par
les collègues de son conjoint et par l’institution.

Parfois, l’émotion était telle qu’il fallait savoir arrêter de prendre


des notes, lever le stylo, pour écouter simplement les paroles de mes
interlocutrices. Certaines plaies étaient encore à vif, ouvertes,
béantes.

Je n’ai pas pu retracer ici l’histoire de toutes les femmes avec


lesquelles je me suis entretenue, mais je les remercie d’avoir accepté
de me confier un pan aussi difficile de leur vie.

Le combat d’Alizé n’est pas terminé. Elle est encore dans les affres
des procédures et espère pouvoir un jour en sortir, reprendre une vie
« normale », vivre ailleurs que chez ses parents, ne plus regarder
derrière elle à chaque instant. Elle sait que ce livre dans lequel elle
s’exprime en son nom risque de l’exposer à la rancœur de son ex-
compagnon et des gendarmes qui l’ont malmenée. Mais elle voudrait
que tout le monde comprenne que cet ouvrage n’est pas dirigé contre
lui ou contre eux. Elle l’a entrepris pour toutes celles et ceux qui ont
souffert de pareilles violences et qui en souffrent encore en silence.
Les femmes ayant livré leur histoire pour cette enquête souhaitent
simplement que leurs droits soient respectés. Elles aspirent à ce que
la gendarmerie, comme la police et l’État, se rendent compte des
obstacles insensés qu’elles ont dû affronter. Qu’ils prennent
conscience de leur souffrance occultée, des injustices subies parce
que l’auteur de leurs blessures appartenait à ces institutions. Qu’ils
réalisent qu’un risque de violences, de meurtres, de féminicides,
d’infanticides, d’homicides continuera d’exister pour d’autres familles
dans ces foyers si particuliers si rien n’est fait. Ignorer leur spécificité
est une erreur.

Certaines victimes ne sont plus là pour retracer ce qu’elles ont


enduré. D’autres ont échappé à la mort. Des enfants ont péri. Fermer
les yeux sur leurs histoires est impossible.

Depuis trop longtemps, des femmes sont doublement victimes, des


violences conjugales, mais aussi de la négligence, de l’aveuglement
ou du dédain des institutions. Il est urgent qu’il y ait une réaction au
sommet de l’État français et que des mesures soient rapidement
mises en œuvre pour accompagner les victimes. Pour que leur lutte
ne soit pas vaine. Pour mettre fin à l’impunité. Au déni généralisé.
Pour que des vies de femmes et d’enfants cessent d’être broyées.

À ceux qui affirment que ces cas sont isolés, à ceux qui ferment les
yeux, à ceux qui disent que les supérieurs hiérarchiques et les
gouvernants ne peuvent pas tout savoir, il est maintenant clair que,
même une fois l’alerte lancée, les mesures de protection et de
prévention qui s’imposeraient ne sont pas toujours prises. Elles
doivent l’être à présent.

Trop de violences ont été et sont encore ignorées, laissant les


cadavres s’accumuler.
Le silence est désormais rompu.
ÉPILOGUE
par Alizé Bernard

Comme actuellement aucune structure n’existe pour nous,


victimes de violences d’un conjoint gendarme ou policier, je me
permets de m’adresser ici aux femmes qui l’ont été ou le sont
toujours. Avec ma triste expérience, je voudrais leur donner – vous
donner – quelques conseils. Certains peuvent aussi s’appliquer à
toutes les personnes violentées.

Si vous le pouvez, en étant très discrète, procédez à des


enregistrements et mettez-les en lieu sûr (dans un dossier caché
dans votre ordinateur, sur une clé USB que vous laissez chez un(e)
ami(e) ou un parent…). Les enregistrements audio sont recevables
en matière pénale grâce à la jurisprudence notamment 1 . Mais ils
ne le sont pas au civil. Mon ex-conjoint a déposé plainte contre moi
pour ces enregistrements, mais l’affaire a été classée sans suite.

Si vous pouvez sortir de chez vous, rendez-vous dans une unité


médico-judiciaire (UMJ). Ces structures, qui se trouvent la plupart
du temps dans des hôpitaux, doivent désormais recevoir les
femmes même sans plainte préalable, selon les annonces faites par
le président de la République, Emmanuel Macron, en 2018, même
si cela n’est pas encore acté 2 . Certaines UMJ, comme celles
situées au CHU de Bordeaux et à l’hôpital Jean-Verdier de Bondy,
en Seine-Saint-Denis, réalisent déjà des dossiers conservatoires.
Elles recueillent ainsi les preuves et les gardent pendant plusieurs
années jusqu’à ce que la victime décide éventuellement de déposer
plainte.

Confiez-vous à votre entourage. Ou du moins, essayez. Je sais


que ce n’est pas facile.

Pourquoi parler maintenant ? Pourquoi pas avant ? Après tous


ces mois ou toutes ces années de violences écoulées, on se dit que
l’on peut attendre encore un peu. Mais, si vous attendez encore, il
sera peut-être trop tard. Vous avez le droit de dire ce que vous
subissez. Il n’y aura jamais de bon moment pour le faire. Lorsque
vous vous en sentirez capable, partez et ce jour-là, partez avec vos
enfants.

Quand vous déciderez de signaler les faits, écrivez directement


au procureur pour votre plainte, afin d’éviter de passer par un
commissariat ou une brigade.
Si vous êtes déjà allée en commissariat ou en gendarmerie et que
vous avez été mal reçue, vous pouvez décrire ces
dysfonctionnements à l’IGPN ou à l’IGGN. Je vous conseille de
réaliser un courrier circonstancié, en citant, pour chaque
manquement, les articles de loi et du code de déontologie de la
police et de la gendarmerie qui ont été enfreints par les
fonctionnaires vous ayant accueillie. Par exemple, dans mon
premier courrier à l’IGGN, je leur précisais qu’on ne m’avait pas
considérée comme une victime en refusant plusieurs de mes
plaintes, ce qui est une infraction à la loi française et à l’article
R.434-20 sur l’aide aux victimes de leur code de déontologie. Je les
alertais aussi sur le fait qu’un gendarme m’avait indiqué que si je
déposais plainte, mon ex-conjoint risquait de perdre son travail.
Cela s’apparentait à un défaut de probité et d’impartialité, pourtant
mis en valeur dans le même code de déontologie aux articles
R.434-9 et R. 434-11.
Je vous conseille tout cela aujourd’hui, car j’aurais aimé que
quelqu’un m’aide ainsi il y a trois ans. J’aurais aimé que l’on me
rassure, que l’on me dise qu’un jour, j’arriverais au bout de mon
combat. Je n’y suis toujours pas, mais grâce à vous qui m’avez lue,
à toutes celles et ceux qui témoignent à mes côtés dans ce livre, je
me sens désormais moins seule.

Je voulais aussi vous dire que cela arrive de tomber amoureuse


d’un homme violent. Ce n’est en aucun cas de votre faute. Ce n’est
pas inscrit sur son front. Ce n’est pas non plus une confidence qu’il
vous fera lors de votre premier rendez-vous.
C’est normal de ne pas partir, à la première main levée. Normal
de croire qu’il ne recommencera pas ; il l’a promis. En plus, il a l’air
si sincère…
C’est normal d’espérer qu’il changera et normal de finir par
accepter ses excuses diverses et variées. C’est un éternel
recommencement. C’est normal de culpabiliser, d’avoir honte. Mais
la honte doit changer de camp.
C’est normal de se renfermer, de s’isoler. Ne pas parler, avoir
peur sont des réflexes humains. C’est normal de chercher en vain à
comprendre ce qui lui passe par la tête, d’où lui viennent ses accès
de violence. Mais sachez-le, vous n’avez rien fait de mal. Tout cela
n’est pas de votre faute, même s’il vous répète le contraire.
C’est normal d’être sidérée, d’occulter des faits, de faire des
amnésies traumatiques. Votre cerveau ne fait alors que se protéger.
Ce qui n’est pas normal, c’est qu’il n’y ait personne pour nous
aider quand on décide de parler. Que l’on refuse nos plaintes, que
l’on nous regarde avec dédain. Que des membres des forces de
l’ordre minimisent ce que nous vivons. Que des femmes, des
hommes, des enfants meurent parce que certaines d’entre nous
n’ont pas été prises au sérieux.
Ce qui n’est pas normal, c’est qu’il y ait encore régulièrement des
féminicides et des tentatives de féminicides.
Ce qui n’est pas normal, c’est qu’en 2019 un adjudant-chef de la
brigade de Ressons-sur-Matz dans l’Oise, condamné définitivement
à six mois de prison avec sursis, après avoir giflé et jeté sa
compagne à terre, ne soit pas radié de la gendarmerie, mais
uniquement muté dans un autre département 3 .
Ce qui n’est pas normal, c’est qu’en 2019, quand un policier tente
de tuer son épouse en lui jetant de l’acide au visage et la viole,
avant de se suicider, la justice parle de « contexte probable de
frustration, consécutif à un relâchement amoureux dans le couple
depuis plusieurs mois 4 », plutôt que d’évoquer clairement une
tentative de féminicide.
Ce qui n’est pas normal, c’est que les spots de prévention du
gouvernement disent lutter contre les violences conjugales, nous
poussent à sortir du silence, alors que peu de professionnels de la
police et de la gendarmerie sont réellement formés pour recueillir
notre parole. Pire, certains font disparaître des procès-verbaux ou
refusent de nous entendre.
Ce qui n’est pas normal, c’est que leurs refus nous fassent nous
remettre en question, que nous en venions alors à nous demander
si nous sommes légitimes dans notre démarche, à nous sentir
coupables.

Vous, proches, amis, familles, collègues, vous pouvez aider les


femmes en détresse, nous aider, nous parler, nous soutenir, pour
que de telles violences ne puissent plus exister. Ou du moins,
qu’elles ne restent plus impunies.
Voilà, je pense que j’ai tout dit. Cela n’a pas été facile de raconter
cette partie de ma vie, de mettre de côté la honte que j’ai ressentie
pendant tant d’années. Mais la révolte a pris le pas sur le reste. Et
l’amour que je porte à mon fils a été mon moteur pour réaliser ce
retour sur mon passé.

Maintenant, il faut que les choses changent, que les institutions,


l’État français, celles et ceux qui nous gouvernent s’emparent du
sujet pour agir.
Considérez-nous.
Ne détournez plus le regard sous prétexte que les hommes qui
nous violentent rendent service à l’État.
Ne laissez plus des femmes et des enfants mourir sous les coups
ou sous les balles.
Ne nous laissez plus craindre ainsi la mort à chaque instant.
Protégez-nous, enfin.
1. Dans l’affaire Bettencourt, le 31 janvier 2012, la Chambre criminelle de la Cour de
cassation a jugé que « les enregistrements audio obtenus à l’insu d’une personne sont
recevables en justice en tant que preuve afin de porter plainte contre cette personne au titre
d’infractions pénales dont elle se serait rendue coupable et sans que le droit au respect de
la vie privée ni même la violation du secret professionnel puisse valablement constituer une
limite ».
2. Possibilité de réaliser des prélèvements au sein des unités médico-judiciaires sans
dépôt de plainte préalable, Question écrite no 07809 de Mme Annick Billon (Vendée – UC)
publiée dans le JO Sénat, senat.fr, 22 novembre 2018.
3. Alexis Bisson, « Oise : le gendarme traîné sur le capot de la voiture… de son adjudant-
chef », Le Parisien, 13 mars 2019.
4. Suzelle Gaube, « Le policier aurait violé sa femme avant de l’attaquer à l’acide », Paris-
Normandie, 8 mars 2019.
REMERCIEMENTS

Remerciements d’Alizé Bernard

Ce livre aura été, je pense, un complément de ma thérapie.


Mes premières pensées vont à mes parents, pour leur soutien
infaillible sans lequel je n’aurais jamais pu m’engager dans ce projet.
Je les en remercie du fond du cœur. Je remercie mon fils pour son
indulgence pour les quelques moments que ce projet a pris sur notre
temps.
Un grand merci à Sophie Boutboul, ma talentueuse coéquipière sur
cet ouvrage, pour son engagement, son courage, sa bienveillance,
son professionnalisme. Une merveilleuse rencontre.
Merci à toutes ces femmes qui ont permis l’élaboration de ce livre
grâce à leurs témoignages poignants. L’union fait la force. Cet écrit
est le nôtre. C’est un reflet de nos combats.
Merci à mes proches, ma famille, avec une mention particulière
pour Coralie, ma cousine. Merci à mon frère pour son soutien. Merci
à ma famille du Nord, comme la nomme mon fils, pour son appui.
À mes amis qui après toutes ces années sont devenus bien plus. À
ma famille de cœur, Alexandra, Jennifer, Roxane, Kévin, Vincent,
Sébastien.
Je remercie le cabinet B & T Associés et plus précisément mon
avocate Me Nathalie Tomasini, cette experte des violences
conjugales.
Merci à Anne-Lise, Céline, Déborah, Jérôme, Laurence, Catherine,
Sandrine, Caroline, Michaëlla, Sophie, Muriel, Marlène, Marie,
Christophe, Benjamin, Philippe, Florence, René, Christelle, Charles,
Agnès, Sophie, Lisa, Marie-Claire, Christine, Alexandra, Françoise,
Christophe, Karen, Myriam, Stéphane, ainsi qu’à tous ceux que je n’ai
pas cités et qui ont été très importants pour moi.
Je remercie ces rares gendarmes et policiers qui ont effectué leur
travail correctement, et qui honorent le port de l’uniforme.
Merci à Chloé Deschamps, notre éditrice, et à Olivier Nora,
président-directeur général des éditions Grasset & Fasquelle, de
nous avoir accordé leur confiance sur ce projet « coup de gueule »,
de s’être ralliés à notre cause, en acceptant ce format hybride. Merci
également à Pierre Marlière et Christophe Bataille pour leur présence
et leur soutien. Merci à Agnès Nivière. Merci à Jean-François Paga
pour la couverture. Merci à Myriam Salama.
Je remercie toutes les personnes qui ont participé de près ou de
loin à l’élaboration de ce livre.

Remerciements de Sophie Boutboul

Cette enquête n’aurait pas pu exister sans la confiance que m’ont


accordée tous les témoins de ce livre. Des femmes ont accepté de
me raconter les moments les plus douloureux de leur vie, de repenser
à ceux qui les avaient écrasées, humiliées, traquées, ou à ceux qui
avaient tant fait souffrir leurs proches jusqu’à leur ôter la vie. Elles se
sont ainsi parfois mises en danger de représailles, ou en danger de
perdre leur travail quand elles étaient elles-mêmes gendarmes ou
policières. Un immense merci à elles. Elles ont toute ma gratitude.
Merci à toutes les directrices, juristes, assistantes sociales,
psychologues, si impliquées dans leur travail pour accompagner les
femmes violentées dans les centres d’information sur les droits des
femmes et des familles (CIDFF) de métropole et des Outre-mer,
dans les associations du réseau Solidarité Femmes. Merci aux
psychiatres et aux psychologues engagées. Merci aussi à
l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au
travail (AVFT). Merci aux assistantes sociales exerçant en brigade ou
en commissariat qui aident les femmes à travers la France.
Merci aux policiers, aux policières et aux gendarmes qui ont
accepté de témoigner dans ce livre de manière anonyme ou non.
C’est aussi grâce à leur engagement sans faille pour les victimes que
certaines femmes sont bien reçues aujourd’hui dans des
commissariats et des brigades de France.
Merci à tous les médecins urgentistes, légistes, à tous les avocats,
à toutes les avocates, aux magistrats et magistrates, à toutes les
associations que j’ai contactés sans pouvoir forcément les citer dans
le livre. Leurs orientations et leurs éclairages ont été très précieux.
Merci aux journalistes de la presse régionale d’avoir écrit sur cette
problématique avant tout le monde. Merci à Victoria. À Isabelle
Steyer, pour ses points de vue et son engagement. À Anne Bouillon
et à Ghada Hatem. Merci à Fatima Le Griguer de m’avoir mise sur le
chemin de l’enquête.
Merci à Virginie Roels et à Mathieu Delahousse d’avoir pris le
temps de me conseiller.
Merci à Benjamin Dauchez et Magaly Lhotel.
Merci à François Bonnet d’avoir cru en ce sujet un jour de juin 2017
à Rennes. Merci à l’association Profession Pigiste de nous avoir mis
en lien par le biais des 48 heures de la pige.
Merci à l’avocate Nathalie Tomasini de m’avoir permis de
rencontrer Alizé Bernard.
Merci aux membres du collectif Les Incorrigibles pour leur soutien,
même de plus loin. Une pensée particulière pour Alexia Eychenne,
pour ses relectures, pour ses mots et son soutien si précieux. Une
pensée plus spéciale pour Julia Deck, pour ses avis toujours si
tranchés et efficaces (et pour ses romans magiques), pour son
soutien constant. Merci également à Anne-Laure Lemancel et
Christine Lamiable.
Merci à Eugénie Baccot pour son écoute dans le bus 66 et pour le
temps qu’elle a consacré au livre.
Merci à Leïla Miñano pour ses précieux conseils, pour ses
enquêtes inspirantes. Merci d’avoir toujours trouvé le temps de
répondre à mes nombreuses interrogations.
Un immense merci à Cécile Andrzejewski, ma « camarade de
galère », pour son enthousiasme dès que je lui ai parlé du projet et
pour son sourire toujours si rassurant, puis pour le soutien, l’échange
de plans. Merci pour tout, pour l’aide jusqu’au bout !
Un immense merci à Ariel C. d’avoir pris le temps de nous lire
avant la sortie !
Une pensée spéciale pour Lénaïg Bredoux.
Un grand merci aux amis et amies de l’institut de journalisme
Bordeaux-Aquitaine (IJBA), Cécile, Aurélie, Aurore, Clémence, Cyril,
Clément L., Claire, Clément C., Julien, Julian, Maxence, Antoine,
Boris, Anthony, pour tout ce que nous avons partagé et partageons
encore.
Merci aux Bostoniens, aux quatre Maxime, à Claire, Sarah P.
Un immense merci à mes amies de toujours, Maïa, Charlotte,
Louise, Laura, Sarah, Anh Dao, Cécilia. Merci à Léa et à Tess. Une
pensée spéciale pour Charlotte C., pour son soutien constant, ses
conseils, ses sourires qui m’ont fait tenir. Un immense merci à Louise
B. de m’avoir mise sur la trace d’une femme incroyable et de m’avoir
écoutée et si bien conseillée. Un grand merci à Michel et Elsa
G. pour leur regard et leur soutien. Merci à ma famille, Gérard,
Angélica, Évelyne, Gilbert, Hélène, Jerôme, Louise, Eugénie,
Ludivine, Floriane, Chantal, Mim, Hanna, Cécile B., Benjamin, Alice,
Didier, Michèle, Zaïa, et à tous ceux que je n’aurais pas cités. Un
immense merci à Didier qui m’a encouragée, relue, portée. Merci
également à la famille D. qui se reconnaîtra.
Merci à Chloé Deschamps, notre éditrice, pour son
accompagnement, ses encouragements et son énergie. Merci de
n’avoir jamais cessé de croire en nous. Merci également à Pierre
Marlière et Christophe Bataille pour leurs mots et leurs regards
soutenants. Merci à Jean-François Paga pour les photos et la
couverture. Merci à Agnès Nivière et à Myriam Salama, ainsi qu’à
toutes les personnes ayant travaillé sur le livre.
Merci à Olivier Nora, président-directeur général des éditions
Grasset & Fasquelle, d’avoir tout de suite compris notre projet quand
nous sommes arrivées dans son bureau un jour d’hiver et de l’avoir
soutenu jusqu’au bout.
Merci à mes parents pour leur soutien constant, pour les
relectures, pour les coachings téléphoniques, pour tout. Les mots me
manquent pour vous dire à quel point vous avez su m’épauler au
cours de ces deux années et tout au long de ma vie.
Merci à Antoine. Pour tes paroles toujours si rassurantes, pour ton
regard, pour ta présence, tes attentions au quotidien, pour tout ce
que tu m’apportes chaque jour… Merci.
Enfin, cette enquête doit tout à Alizé Bernard, une femme en lutte.
Son courage ne cessera de m’impressionner. Merci à elle de m’avoir
fait confiance pour retracer son histoire.
Photo de couverture : JF Paga.

ISBN : 978-2-246-81882-3

Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation


réservés pour tous pays.

© Éditions Grasset & Fasquelle, 2019.

Ce document numérique a été réalisé par PCA


TABLE

Couverture
Page de titre
Dédicaces
Exergues
Avertissement
Avant-propos, par Sophie Boutboul
Prologue, par Alizé Bernard

Première partie
DES FAMILLES PLUS EXPOSÉES
1. Un foyer pas comme les autres
2. Le poids des menaces
3. Discréditer pour mieux régner
4. Un métier possible vecteur de violences conjugales ?

Deuxième partie
DES FEMMES MOINS PROTÉGÉES
1. Dissuasion et intimidation des collègues
2. L’embarras de la justice
3. L’inertie de la hiérarchie
4. Jusqu’à la mort

Troisième partie
DES SOLUTIONS À ÉLABORER
1. Une formation lacunaire
2. Des dispositifs pour les victimes et les auteurs
3. En finir avec la politique de l’autruche

Conclusion, par Sophie Boutboul


Épilogue, par Alizé Bernard
Remerciements
Copyright

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