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À Carine.
À toutes celles et ceux qui ne sont plus là.
À Mathis.
À D.
À nos parents.
« Le mal commence avec l’indifférence et la résignation. »
F H
Ces femmes, ces mères, ces familles nous livrent ici leur
vérité. À travers leur récit, elles nous invitent dans l’intimité de
leur foyer et reviennent dans les bureaux étroits de
commissariats ou de gendarmeries où elles ont tenté de déposer
plainte, parfois en vain. Elles se sont ouvertes, avec pudeur et
courage, pour dire ce qui les rongeait depuis tant d’années.
Seules des femmes victimes d’hommes racontent leur histoire
ici. Selon les statistiques, elles sont les plus touchées par le
fléau des violences conjugales, qu’elles soient physiques,
sexuelles, psychologiques, verbales, économiques ou
administratives. En 2017, 88 % des victimes de violences par un
partenaire enregistrées par les services de police et de
gendarmerie étaient des femmes11. Entre 2011 et 2017, chaque
année, en moyenne, 219 000 femmes se sont déclarées victimes
de violences dans le couple, soit 1 % de celles âgées de 18 à
59 ans vivant en ménage en France métropolitaine12. Moins d’une
sur cinq porte plainte chaque année. Et ce, non sans difficultés.
Parmi les obstacles à franchir, on peut citer le mauvais accueil,
la minimisation des faits, les refus de prise de plainte – illégaux
dans tous les cas, peu importe le motif fallacieux invoqué,
comme l’absence de certificat médical ou le lieu prétendument
inapproprié au dépôt de plainte…
Mutisme imposé
Ainsi maintenues dans un état d’effroi par leur conjoint, ces femmes
n’osent pas appeler à l’aide. Quand elles évoquent la possibilité de
saisir la police ou la gendarmerie, les menaces de leur agresseur
s’accentuent et se précisent. Ce dernier se sert alors de son rôle
dans la société, de son statut, pour intimider sa compagne.
1. Marie-France Hirigoyen, « De la peur à la soumission » dans le numéro « Les
violences conjugales », Empan, vol. 73, no 1, 2009, p. 24-30.
2. L. E. Walker, The Battered Woman, New York, NY : Harper & Row, 1979.
3. Marie-France Hirigoyen, op. cit.
4. L’astérisque après un prénom signifie que le prénom a été modifié.
5. Entretiens du 8 mai et du 23 août 2018.
6. La gendarmerie mobile est différente de la gendarmerie départementale, qui s’occupe
des plaintes, des patrouilles et des enquêtes. Site Internet de la gendarmerie nationale.
7. Art. 40 modifié par la loi no 2004-204 du 9 mars 2004.
8. Jean-Luc Dooms était encore en poste lors de notre entretien. Il a pris sa retraite fin
juin 2019.
9. Art. L4121-4 du code de la Défense.
10. Entretien du 14 août 2018.
11. « Quiconque pouvant empêcher par son action immédiate, sans risque pour lui ou
pour les tiers, soit un crime, soit un délit contre l’intégrité corporelle de la personne
s’abstient volontairement de le faire est puni de cinq ans d’emprisonnement et de
75 000 euros d’amende. » Art. 223-6 du code pénal.
12. Attestation produite face au juge des affaires familiales, 2006.
13. Op. cit.
14. Entretien d’avril 2018.
15. Certificats médicaux datés de 2000 à 2006.
16. Entretien du 30 septembre 2018.
17. Phalanstère : groupe de personnes vivant en communauté, poursuivant une même
tâche ou unies par des intérêts communs. La formule est de Marc Bergère, op. cit.
18. Catherine Bernard, « Femmes de gendarmes, la révolte dans les casernes »,
Libération, 13 décembre 2000.
19. Entretien du 6 juillet 2018.
20. Entretien du 23 avril 2018.
Quelques mois après le premier coup de poing, au cours d’une
dispute, mon conjoint se défoule à nouveau sur moi. Il me met des
claques un peu partout avec la paume de sa main. Je me débats,
j’essaie de le repousser avec mes pieds. Je suis recroquevillée,
bloquée entre le canapé et la table basse en verre. Une poignée de
secondes passe. Il me prend dans ses bras et me dit : « Pourquoi je
me comporte comme ça ? T’es la femme de ma vie, celle avec
laquelle je veux finir mes jours. » Se rend-il compte de ce qu’il me
fait endurer ? Il mesure 1m80, pour 84 kilos. Moi, 1m69 pour 56
kilos. Et, de surcroît, il est entraîné pour que ses mains soient des
armes, plusieurs fois médaillé en sports de combat. Je ne peux pas
lutter. Je ne fais pas le poids, mais je me relève. Après chaque
coup, je suis debout.
Je lui dis que les voisins nous ont forcément entendus et qu’il va
avoir des problèmes. Lui n’a aucune inquiétude. Il m’explique que,
dans la caserne, beaucoup frappent leur femme et que personne ne
dit rien. Il fait même référence à certains de ses collègues que j’ai
déjà croisés.
Nous sommes en 2009. Il me convainc que ces deux écarts
violents sont exceptionnels. L’excuse, cette fois, ce sont ses
difficultés à gérer son travail, entre toutes les manifestations sur
lesquelles il réalise du maintien de l’ordre, les arrestations
domiciliaires, les transfèrements de détenus à haut risque. Il a
beaucoup de pression au sein de la caserne et ne se plaît plus dans
son équipe. Il prend la décision de quitter la gendarmerie mobile.
De mon côté, je me concentre sur notre projet de bébé et sur
l’amour que je continue de lui porter.
Nous partons de la caserne. Il devient gendarme réserviste. Pour
faire des économies et nous permettre d’acquérir un bien
immobilier, nous nous installons provisoirement chez mes parents,
pour l’année à venir. Je remarque que la présence de mes proches
fait disparaître sa violence.
Nous ne sommes pas mariés, mais c’est comme si nous l’étions.
Il n’est pas souvent présent à cause de son travail. Je me raccroche
aux moments que nous passons ensemble. Je tombe enceinte. Je
suis heureuse.
Les brimades reprennent fin 2009, pendant ma grossesse.
« Qu’est-ce que t’es grosse. C’est moche une femme enceinte »
sont des phrases que j’entends alors régulièrement. J’ai la sensation
d’être inintéressante et repoussante.
Lors d’une discussion dans laquelle mon point de vue est différent
du sien, il me frappe. Je tombe à terre. Cela fait un an qu’il n’a pas
été violent physiquement. Je suis décontenancée. Il m’avait pourtant
promis qu’il ne recommencerait pas. En plus, il ne boit pas, ne se
drogue pas. Il est pleinement conscient de tous ses actes.
Mon ventre s’arrondit de plus en plus. Comme chaque mois, je
me rends sur la tombe de ma grand-mère. À l’occasion de l’une de
ces visites, il m’accompagne. Sans que je sache pourquoi, peut-être
ai-je passé trop de temps à me recueillir, il m’attrape par les
cheveux et me traîne par terre sur plusieurs mètres. Je sens les
graviers d’une allée du cimetière m’arracher la peau de la paume
des mains. Une partie de mon manteau est déchirée. Je pleure.
Plus tard, il s’excuse. Il me dit qu’il m’aime trop, que c’est pour ça
qu’il me frappe. Tout cela est complètement incohérent, mais je ne
m’en rends pas vraiment compte. Je me raccroche au fait qu’il
m’aime. C’est tout le paradoxe. Je suis humiliée, j’ai mal, mais
quand j’entends qu’il m’aime trop, j’ai la sensation de redevenir cette
princesse que j’étais au début de notre relation. Et pourtant, on
n’aime jamais trop quelqu’un. Il m’aimait mal, certainement, ou pas
du tout, mais je ne l’avais pas encore réalisé.
Nous emménageons dans notre nouvelle maison, dans un village,
le jour de ma sortie de la maternité, à l’été 2010. Je caresse l’espoir
que l’arrivée de notre fils l’apaise. Mais ce n’est pas le cas. Les
justifications des violences sont diverses et variées. Il s’étonne que
je ne maigrisse pas ; quelqu’un ne va pas bien dans sa famille… Il
est très peu présent à la maison. Il accepte beaucoup de missions
de réserve pour la gendarmerie, aussi bien des patrouilles que du
maintien de l’ordre.
Je suis épuisée, mais il ne l’entend pas. Il ne comprend pas ce
qui me fatigue dans ce congé maternité. Devant mes parents, il joue
un rôle protecteur. « Je lui ai dit qu’il fallait qu’elle se repose, mais
elle n’en fait qu’à sa tête », leur affirme-t-il. Parfois, il m’assure qu’il
est conscient du mal qu’il me fait, que ça va s’arranger, qu’il a
besoin de se faire aider. Je l’encourage à aller voir un psychologue.
Quelques semaines après la naissance de notre fils, je suis au lit
et je l’allaite. La canicule est à son pic. Je somnole. Mon conjoint
regarde un film d’action à côté de nous. Je lui demande s’il peut
baisser le son de la télévision. J’ai à peine fini ma phrase que je
reçois un coup de poing dans l’œil gauche. « Tu n’as pas à me dire
ce que je dois faire », me lance-t-il.
Je suis tellement fatiguée que je n’arrive plus à allaiter.
En octobre, nous partons en vacances. Notre fils a trois mois.
Mon conjoint me reproche tout ce que je fais. Le jour du départ, je
nettoie la location. Je range les valises. Il râle car je ne suis pas
assez rapide. Je l’apostrophe : « Si tu veux, tu m’aides et on ira plus
vite. » Sa réaction : me rouer de coups. Il s’arrête un instant. Je
m’enfuis en courant, mon fils dans les bras. Je me réfugie dans un
bar. Je tente de joindre un taxi, puis mes parents. Mais il est déjà là.
Il se confond en excuses une fois de plus et me dit que nous devons
prendre la route.
Je lui explique que je ne veux pas de cette vie pour notre enfant,
que je vais partir et aller en gendarmerie signaler les faits. Il me
répète alors à l’envi que ce sera sa parole contre la mienne. Il
m’affirme que si je vais porter plainte, ses collègues le sauront, et
donc lui aussi. « Ils me croiront moi, quoi qu’il arrive ! J’ai seize ans
de gendarmerie à mon actif, je te le rappelle. Je suis agréé,
assermenté. » Je me sens enfermée. Piégée.
CHAPITRE 2
Les menaces de ces hommes ne sont pas que verbales. Poser son
revolver en évidence dans la pièce où une dispute a lieu revient
parfois à signifier « je vais te buter » ou « je vais me tirer une balle »,
explique la psychiatre Muriel Salmona. Pour certaines de ses
patientes, l’arme a été utilisée comme un moyen d’intimidation
perpétuelle. Dans une situation décrite par la médecin, le conjoint
policier prenait ses balles devant lui, les comptait et chargeait son
arme. Quand sa femme lui demandait pourquoi, il répondait : « Une
balle pour toi, une balle pour chaque enfant. » Il aurait aussi violé sa
conjointe sous la menace de son arme de service. Elle a vécu dans la
terreur pendant plusieurs années, puis a réussi à quitter son foyer
sans déposer plainte, en se cachant avec ses enfants dans des
centres d’hébergement.
Pour les agresseurs, tous les moyens sont bons pour décrédibiliser
la parole de la femme qu’ils violentent. Certains font hospitaliser
abusivement leur épouse. D’autres déposent des plaintes
mensongères au sujet de maltraitances supposées de celle-ci sur
leurs enfants… Les histoires suivantes racontent ce discrédit porté
sur des personnes victimes. Elles m’ont été relatées par des
psychologues, des psychiatres, des membres d’associations, des
avocats. Il n’a pas toujours été possible de retrouver les femmes
touchées.
« Mauvaise mère »
Pour obtenir la garde des enfants ou semer le doute sur la
personnalité de sa victime, l’agresseur peut aussi tenter de la faire
passer pour une mère maltraitante. Avec un poste dans la
gendarmerie ou dans la police, il paraît plus simple d’arriver à
convaincre ses collègues de prendre des mesures de rétorsion
contre sa conjointe.
Le tribunal correctionnel de Perpignan a été témoin d’une affaire
assez emblématique de cette problématique. En mai 2015, un
gendarme était déclaré coupable de faits de dénonciations
calomnieuses : des accusations de maltraitance qu’il avait fomentées
contre son ex-épouse.
Mais avant d’en arriver à un procès, la victime et son avocat, Me
Gérard Christol, ont dû utiliser de multiples recours. Le pénaliste se
remémore le dossier : « Au début, les collègues du gendarme, sa
hiérarchie, tout comme la justice, portaient un regard très favorable
sur cet homme. Il a donc fallu batailler des années pour avoir droit à
une audience. Ma cliente a été très abîmée par ces multiples
procédures14. »
En 2007, harcelée, l’épouse du gendarme opte pour un divorce.
Puis, en 2009, le militaire, alors en poste dans les Pyrénées-
Orientales, force sa fille de 10 ans à faire une déposition contre sa
mère l’accusant de lui donner, ainsi qu’à son petit frère de 4 ans, des
gifles et des coups de pied dans les genoux.
En 2010, la mère dépose plainte pour dénonciation calomnieuse
contre son ex-mari. Sa plainte est classée sans suite. Elle saisit
ensuite le doyen des juges d’instruction avec une constitution de
partie civile. Cela se conclut par un non-lieu. Elle fait appel. En 2013,
la chambre d’instruction de la cour d’appel de Montpellier ordonne
enfin le renvoi de son ex-mari devant le tribunal correctionnel de
Perpignan.
À l’audience, les juges sont revenus sur les faits. La première fois
que la petite fille avait été entendue sur procès-verbal, c’était dans la
gendarmerie où travaillait son père, par ses collègues, et
probablement en sa présence. « Là, avant même la fin de l’audition
de l’enfant, la mère était appelée par la brigade sur son portable, en
numéro masqué, pour lui annoncer que les enfants lui étaient retirés.
Alors qu’aucune décision de justice n’avait été prise », s’indignait le
président du tribunal correctionnel, Jean-Luc Dooms, comme le
retraçait le journal L’Indépendant15. La petite fille était revenue sur
ses déclarations trois semaines plus tard. Elle expliquait qu’elle avait
été influencée par son père et sa nouvelle épouse. Elle affirmait
même que « des violences avaient été exercées contre elle par la
concubine de son père, juste avant la visite chez le médecin, afin
qu’elle puisse exhiber des traces de rougeurs lors de la
consultation16 », révélait le jugement du tribunal correctionnel. « Elle
m’a mis une gifle très fort et j’ai pleuré », disait la petite. Elle déclarait
aussi que son père lui avait montré les geôles de la brigade pour lui
faire craindre un placement dans une famille d’accueil.
Le tribunal notait alors être en présence d’un gendarme
connaissant « parfaitement tous les arcanes de la procédure » et en
usant « pour nuire à la mère de l’enfant ». Les juges précisaient que
la profession de l’auteur des violences devait « conduire à s’interroger
sur la lucidité et les frontières de l’éthique professionnelle, de la
morale familiale et du droit pénal » qui l’avaient guidé.
« Comment peut-on imaginer qu’un gendarme aille déposer plainte
dans son service concernant son enfant ? Il n’y a aucun frein de
déontologie. C’est hallucinant », pointait alors le magistrat Jean-Luc
Dooms.
Le gendarme a été condamné définitivement à trois mois de prison
avec sursis, 3 000 euros d’amende et 3 000 euros à verser à son ex-
épouse au titre du préjudice moral. Six ans auront été nécessaires
pour que cette femme17 soit reconnue victime de dénonciation
calomnieuse et non mère maltraitante.
Mal-être
Un rapport d’enquête parlementaire sur la police et la gendarmerie
remis au président du Sénat le 27 juin 2018, intitulé « Vaincre le
malaise des forces de sécurité intérieure : une exigence
républicaine », évoque « l’état moral globalement dégradé4 » des
personnels. Il met en exergue la nécessité d’un meilleur soutien
psychologique pour aider les gendarmes comme les policiers à
s’ouvrir sur leurs difficultés : « La facilitation de l’accès aux
psychologues, y compris indépendants, afin de préserver la discrétion
des agents concernés, apparaît souhaitable5 », pour qu’au sein des
services tout le monde ne sache pas que vous allez mal.
La police dispose de 88 postes de psychologues, notamment
présents dans le service de soutien psychologique opérationnel
(SSPO), créé en 1996, à la suite des attentats de Paris. Du côté de
la gendarmerie, un réseau de 38 psychologues existe également
depuis 1998, en nombre « fortement insuffisant », selon le Conseil de
la fonction militaire de la gendarmerie (CFMG)6. Par exemple, en
Midi-Pyrénées, les membres du CFMG regrettent de n’avoir que
« deux psychologues pour plus de 4 000 personnels7 ».
Dans leur rapport, les sénateurs décrivent des agents à bout de
souffle, davantage exposés à la violence que par le passé. Ces
fonctionnaires font leur métier avec « une perte de sens, une
démotivation et du découragement8 ». Ils traversent « une véritable
crise, qui met en péril le bon fonctionnement du service public de la
sécurité9 », précise le rapport. Face à l’hostilité de la population, au
manque de moyens, aux baisses d’effectifs, à la politique du chiffre,
aux mauvaises relations avec certaines hiérarchies, ils vivent un
profond malaise. « Leur quotidien a été fortement affecté par
l’accroissement des missions consécutif aux attaques terroristes et
au rétablissement des contrôles aux frontières10 », mais aussi par la
dégradation continue des conditions matérielles de travail.
Cette situation de stress permanent a été accentuée ces dernières
années, notamment par l’assassinat de deux policiers, le 13 juin
2016, à leur domicile. Un attentat revendiqué par l’État islamique.
Quelques mois plus tard, le 8 octobre 2016, deux policiers étaient
attaqués au cocktail Molotov et brûlés dans leur voiture, à Viry-
Châtillon, dans l’Essonne. Cela n’a fait qu’ajouter à la tension déjà
perceptible. Lors du Nouvel An, le 31 décembre 2017, un officier et
une gardienne de la paix étaient frappés par plusieurs personnes à
Champigny-sur-Marne, dans le Val-de-Marne.
Le malaise des gendarmes et des policiers serait aussi dû à leur
impression d’un manque de considération de la part de la population
et des médias, notent les sénateurs. Les relations entre les forces de
l’ordre et les citoyens se sont considérablement tendues à la suite de
plusieurs affaires de violences policières. L’une d’elles concerne la
mort par asphyxie, à la suite de son interpellation, d’Adama Traoré,
24 ans, le 19 juillet 2016, dans les locaux de la gendarmerie de
Persan, dans le Val-d’Oise. La famille d’Adama Traoré se bat
toujours aujourd’hui pour obtenir « vérité et justice ».
D’autres affaires ont contribué à ébranler l’image des forces de
l’ordre, comme celle de Théo Luhaka. Le 2 février 2017, à Aulnay-
sous-Bois, en Seine-Saint-Denis, cet homme de 22 ans était
grièvement blessé lors de son interpellation par des policiers. L’un
d’eux était équipé d’une matraque télescopique avec laquelle il aurait
maltraité le jeune homme. Théo a souffert d’une section de son
sphincter anal et d’une lésion de son canal anal. Un policier a été mis
en examen pour viol et trois autres pour violences volontaires.
La culture du silence
Quelques semaines plus tard, dans une autre brigade près de chez
elle, Marianne dépose une nouvelle plainte. Elle fournit une clé USB
aux gendarmes contenant cinq fichiers audio de plus de 25 minutes
d’enregistrements. Son mari l’y traite d’« étron » et la menace de
mort par téléphone : « Tu te démerdes, tu trouves une solution pour
être réentendue, tu dis que tu as exagéré. Tu désamorces le truc
vite, sinon ça va te péter à la gueule. Je te laisse jusqu’à jeudi soir.
Fais attention. Ça va mal finir. J’ai plus rien à perdre. » La clé USB
est rendue vide à Marianne un mois après. Les gendarmes
s’excusent, lui disent qu’ils ont fait une mauvaise manipulation. Son
avocate prend les choses en main et interpelle la brigade : « Soit
vous faites un écrit attestant de votre erreur de manipulation, soit
vous remettez les fichiers dessus. » Les documents seront finalement
réinstallés sur la clé USB…
Face aux anomalies absurdes qu’elle rencontre, Marianne écrit au
procureur. Entre-temps, un ami gendarme lui dit : « On ne veut pas
de ce dossier. C’est une patate chaude. On se la refile. » Cela ne lui
donne pas vraiment confiance quant au dénouement de ses
procédures. À la suite de sa lettre au procureur, plusieurs témoins
qu’elle a cités sont enfin auditionnés, comme son amie Isabelle*.
Marianne s’est réfugiée chez elle plusieurs fois avec ses enfants, en
2012 notamment. À la brigade, les gendarmes demandent à Isabelle
de revenir uniquement sur les jours de 2017 où des violences ont eu
lieu et non sur les faits prescrits. Isabelle fait fi de leur remarque :
« Je voulais aller au bout de la démarche, car si tout le monde se tait,
on ne va jamais avancer. Ce serait bien d’agir avant qu’il y ait un
drame dans lequel toute la gendarmerie sera fautive17. »
L’ex-conjoint de Marianne a depuis fait l’objet d’une composition
pénale, une mesure alternative aux poursuites. Marianne aurait voulu
contester la décision, mais les frais d’avocat pour le faire étaient trop
élevés. Le divorce est déjà très coûteux. Dans le cadre de la
composition pénale, dans laquelle le président du tribunal de grande
instance de sa ville l’a reconnue victime de violences volontaires et de
menaces de mort, son ex-mari a dû réaliser « un stage de
sensibilisation aux violences de couple ». Il lui a aussi versé
1 200 euros en raison des préjudices corporels et moraux subis.
Effacer une clé USB paraît assez simple, mais qu’en est-il de la
suppression d’une plainte ? Le moment où le conjoint violent est
entendu peut être l’occasion de complicités, qui sont parfois
détectées par la hiérarchie ou la justice. La presse quotidienne
régionale s’en fait l’écho. Dans une bourgade des Hauts-de-France,
un gardien de la paix a été mis en cause pour des violences contre sa
femme, commises début 2018.
La Voix du Nord relatait son procès. Le soir des faits, la femme du
policier avait appelé les secours : son conjoint la menaçait car elle
avait refusé une relation sexuelle. Alcoolisé – il buvait deux litres de
Ricard et un cubi de rosé par semaine –, il avait pris le volant, partant
à sa poursuite, quand elle s’était enfuie chez ses parents. « La
présidente du tribunal a souligné qu’il avait ensuite été pris en charge
par ses collègues, qu’une panne d’électricité avait effacé la plainte et
que le dépistage de l’alcoolémie n’avait été effectué que dix heures
après… Raison pour laquelle l’enquête avait été confiée à l’IGPN18 »,
précisait l’article.
Michaël Larguillet, le journaliste judiciaire ayant suivi l’affaire, se
souvient de la gêne inhabituelle qu’il a sentie au moment de
l’évocation de ces faits au tribunal. « En gros, les collègues avaient
tout fait pour couvrir celui qui n’était pas encore prévenu à l’époque.
Même si ce n’était dit qu’à demi-mot, les faits parlaient d’eux-mêmes.
C’est pour cela que la police des polices avait été saisie. Peut-être
que les policiers avaient simplement mal fait leur travail, mais c’était
peu crédible ici19. » Le gardien de la paix violent a été condamné à
cinq mois de prison avec sursis simple et admis en centre spécialisé
pour des soins. La suite ne dit pas s’il a été suspendu ou s’il a
continué d’exercer comme policier. On ne sait pas non plus si les
collègues présents lors de l’effacement de la plainte et ayant réalisé
le contrôle d’alcoolémie très tardivement ont reçu des sanctions
disciplinaires. L’IGPN a préféré rester muette face à mes demandes
d’informations sur cette affaire.
La disparition mystérieuse de plaintes n’étonne pas le sociologue
Christian Mouhanna, auteur du livre Police, des chiffres et des
doutes20. Il signale un flou dans les règles de recueil des plaintes :
certaines, considérées comme non sérieuses, ne seraient pas
comptabilisées. « Leur enregistrement dépend de l’appréciation
humaine de chaque fonctionnaire qui les reçoit. Peut-être que c’est
une sorte de zone grise en France, quand la femme d’un policier ou
d’un gendarme dépose plainte. »
L’embarras de la justice
Clémence de la justice
L’inertie de la hiérarchie
Pire, l’institution prend parfois des sanctions contre ceux qui ont
voulu offrir leur aide à des femmes en danger. Des mesures
administratives peuvent alors les toucher. À La Roche-sur-Foron, en
Haute-Savoie, Delphine Devigny, la directrice adjointe de l’association
Espace Femmes, qui reçoit 700 femmes par an, a gardé en mémoire
la situation d’une conjointe de gendarme. Les juristes d’Espace
Femmes l’avaient épaulée pour dénoncer les faits auprès du
procureur. « Le seul gendarme qui l’avait aidée était devenu la bête
noire de la caserne. Il avait été poussé à la mutation et placardisé en
attendant15. » De surcroît, la hiérarchie n’avait pris aucune mesure de
précaution contre le mari en attendant la décision de justice. « Ça
nous laisse juste le sentiment d’un cercle vicieux duquel ces femmes
ne peuvent pas sortir », regrette Delphine Devigny.
De tels comportements de la hiérarchie vis-à-vis de personnes
voulant prêter main-forte à des victimes démunies poussent les
suivantes à rester discrètes. Dans l’affaire d’Alizé, certains de ses
soutiens dans les procédures l’aident à avancer dans l’ombre. Dans
le cas d’Annie, cité précédemment, l’assistante sociale exerçant en
commissariat mais ne dépendant pas du ministère de l’Intérieur n’a
pas voulu parler à visage découvert. Les personnes soutenant les
femmes violentées finissent par ressentir la même crainte des
institutions que celles-ci.
Jusqu’à la mort
Un État statique
Malgré les promesses et les alertes, les féminicides, les
infanticides ou les tentatives de meurtres avec arme de service se
poursuivent. La gendarmerie, la police et les ministères de l’Intérieur
et de la Défense n’ont toujours pas décidé de prendre en main le
problème, de mettre en place un suivi psychologique dédié et des
procédures de désarmement automatique ou de contrôle de la sortie
des armes en cas de plainte pour violences ou harcèlement dans un
couple.
L’arme à feu à portée de main est pourtant considérée comme un
facteur de risque de passage à l’acte de meurtre7 dans un couple
déjà en proie aux violences conjugales. Quand un fusil est présent au
domicile, la situation est à fort risque létal, selon Alexia Delbreil,
psychiatre et médecin légiste au CHU de Poitiers. C’est un des
signes alarmants pouvant faire craindre un homicide ou un féminicide,
au même titre que les menaces de mort, de suicide ou la séparation
du couple8. Des situations auxquelles toutes les personnes au contact
des victimes – soignants, associations, forces de l’ordre et
magistrats – doivent être très attentives.
L’année 2017 a été particulièrement meurtrière. Onze personnes
ont perdu la vie tuées par des policiers dans le cadre de morts
violentes au sein du couple. Et cinq des auteurs se sont suicidés
après les faits.
Dans l’Yonne, en mai 2017, une jeune femme de 30 ans a été
abattue par son compagnon, un policier de 31 ans, avec son arme de
service. Il avait déjà été condamné pour des violences sur une
ancienne compagne. Une instruction est en cours pour homicide
volontaire. L’homme est en détention provisoire.
En août 2017, dans le Var, un policier a menacé avec son arme de
service son ex-compagne et ses enfants, avant de tuer le nouveau
compagnon de celle-ci, un de ses amis, et de se suicider. Sa femme
avait pourtant déjà déposé plainte contre lui et une mesure alternative
aux poursuites avait été mise en place.
En septembre 2017, Sindy, 34 ans, était tuée par son conjoint
policier avec son arme de service. Il exécutait aussi deux de leurs
enfants, une fille de 5 ans et un garçon de 3 ans, avant de se suicider
à la gare de Noyon, dans l’Oise. Un de leurs enfants avait réussi à
s’enfuir, aidé par un témoin. Le matin même des meurtres, des
gendarmes avaient été appelés à l’aide par Sindy via le 17. « Ils
s’étaient présentés au domicile, avaient rencontré madame et
monsieur, décrit la procureure en charge du dossier. La situation était
extrêmement calme, aucun cri ou violence n’avait été constaté9. »
Mais Sindy avait tout de même jugé bon de composer le 17. Elle se
sentait donc en danger imminent.
D’autres féminicides suivis de suicides se sont ainsi produits fin
2017, sans usage d’arme de service : celui de Marielle, 50 ans, tuée
avec un fusil de chasse par son conjoint de 69 ans, un policier à la
retraite, dans le Tarn-et-Garonne ; celui de Christine, 44 ans, elle-
même policière à Tulle, en Corrèze, battue à mort par son conjoint
policier, qui exerçait dans le même commissariat qu’elle.
Le triple meurtre de Sarcelles, le 18 novembre 2017, a eu la
résonance nationale la plus importante cette année-là. Un policier en
repos, ex-gendarme mobile, tentait alors de tuer sa compagne,
Amélie, 25 ans, qui lui annonçait leur rupture. Il la frappait à coups de
crosse et lui tirait deux fois dessus avec son arme de service,
rapportait Le Parisien-Aujourd’hui en France10. Il avait ensuite abattu
deux témoins qui tentaient de l’empêcher de tirer, avant de tuer par
balle le père de sa compagne et de blesser la mère et la sœur de
celle-ci en ouvrant le feu sur elles. Il a aussi tué le chien de la famille,
puis s’est suicidé.
En 2017, 3 % des féminicides et 8 % des infanticides dans un
contexte de violences conjugales ont été commis par des
fonctionnaires des forces de l’ordre. Pour réaliser ce calcul, ont été
utilisés les chiffres du ministère de l’Intérieur totalisant le nombre de
femmes et d’enfants victimes de violences meurtrières dans le cadre
de violences conjugales et le travail méticuleux du collectif Féminicide
par compagnon ou ex – un groupe de bénévoles qui répertorient les
meurtres de femmes commis par leur conjoint.
Si le ministère de l’Intérieur s’intéresse aux féminicides, d’un côté,
et aux suicides de policiers et de gendarmes, de l’autre, il ne semble
pas vouloir se pencher sur les meurtres qui ont précédé des suicides.
Après le triple meurtre de Sarcelles, Gérard Collomb, alors ministre
de l’Intérieur, était reçu à France Inter pour commenter les faits :
« C’est quelqu’un qui allait se séparer de sa compagne, il ne l’a pas
supporté. Il déraille totalement et comme il est armé, évidemment, il
peut tirer. C’est le drame de la police. » Les journalistes11
demandaient alors au ministre si les policiers continueraient à porter
leur arme hors service, s’il ne fallait pas des verrous pour empêcher
les meurtres de ce type. « Cela demande beaucoup d’attention des
cadres dirigeants de la police à tous les niveaux. Le directeur général
de la police nationale disait ce matin combien effectivement l’action
psychologique était importante, et combien le management des
fonctionnaires devait être quelque chose de très fort. Les policiers
resteront armés, il n’y a pas de problèmes. » Des mots prononcés à
la radio12, sans proposer aucune solution. Des mesures de protection
dédiées à ces victimes-là ? Un désarmement ou un suivi
psychologique obligatoire des fonctionnaires en cas de plainte pour
violences conjugales contre un policier ou un gendarme ? Rien de tout
cela.
La secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les
hommes, Marlène Schiappa, avait alors tweeté, le 19 novembre
2017 : « Ne détournons pas l’attention. Le sujet n’est pas le port
d’armes des policiers. Le sujet, c’est la violence conjugale. Une
femme est tuée tous les trois jours par son (ex-)conjoint : voilà ce qui
doit mobiliser toute notre société ! #féminicides. »
Mais les deux peuvent malheureusement être liés. Il m’aurait paru
intéressant d’interroger Marlène Schiappa à ce sujet. Ma demande
d’entretien a été refusée. « La secrétaire d’État tient par ailleurs à
saluer votre initiative. (…) Malheureusement, les contraintes de son
emploi du temps ne lui permettront pas de vous recevoir13 », m’a-t-on
répondu à la direction de son cabinet.
Stéphanie Lamy, militante féministe et cofondatrice du collectif
Abandon de Famille-Tolérance Zéro, qui avait réagi au tweet de la
secrétaire d’État en novembre 2017, ne comprend pas son
positionnement. « L’impact de l’assouplissement du port d’arme hors
service sur les violences intrafamiliales au sein des foyers de forces
de l’ordre n’a jamais été mesuré. On dirait que c’est un angle mort,
que ceux qui nous gouvernent ne voient même pas les liens entre les
deux, alors que l’on sait que la présence d’une arme à la maison est
un facteur de danger supplémentaire14. »
À la suite des meurtres de Sarcelles, le journal Libération15
évoquait justement un « grand flou » sur les conséquences du port
d’arme en dehors du service pour les policiers. Le journaliste
expliquait que cette mesure n’avait pas été utilisée en deux ans pour
empêcher une seule action terroriste, comme le confirmait au journal
le ministère de l’Intérieur. « Aucun policier en civil n’a permis, grâce à
son arme, de mettre fin à une action terroriste », appuyait Libération.
Dans cet article, il ressortait que les situations dans lesquelles
l’utilisation d’armes hors service était relevée concernaient plutôt des
cas de policiers ayant abattu leur conjointe ou s’étant suicidés.
J’ai sollicité une interview du ministre de l’Intérieur, Christophe
Castaner, et de son secrétaire d’État, Laurent Nuñez. Ma requête a
été refusée. La conseillère « presse et communication » de la place
Beauvau m’a uniquement autorisée à faire parvenir par courriel des
questions au service du ministère, et non aux intéressés. Au sujet des
procédures automatiques de désarmement en cas de plainte pour
violences conjugales, le ministère de l’Intérieur a répondu que
« c’était à l’autorité hiérarchique de prendre une telle décision,
d’initiative, ou sur proposition du médecin mandaté, pour s’assurer de
l’aptitude professionnelle du fonctionnaire ». Le ministère a ajouté :
« L’arme de service est retirée dès qu’il y a le moindre doute. » Cela
est malheureusement faux. L’histoire de Carine le démontre. Serait-il
envisageable qu’une circulaire soit envoyée à tous les services de
police et de gendarmerie pour éviter que, malgré des signalements,
des membres des forces de l’ordre restent armés ? Les services du
ministère de l’Intérieur considèrent qu’« il existe déjà de nombreuses
dispositions sur le port de l’arme de service, le sujet étant très
encadré ». Les membres du collectif Féminicide par compagnon ou
ex sont dubitatives : « On a le sentiment que l’État ne se résout pas à
se “séparer” d’un policier ou d’un gendarme, en le désarmant et en le
rendant non fonctionnel, pour une histoire d’ordre privé, selon eux16. »
En juillet 2019, à la suite d’une manifestation contre les féminicides,
la secrétaire d’État chargée de l’égalité entre les femmes et les
hommes, Marlène Schiappa, semblait avoir changé de position au
sujet du port d’arme. Sur France Inter, au lendemain de l’annonce du
Grenelle des violences conjugales devant se tenir du 3 septembre au
25 novembre 2019, elle réagissait ainsi au sujet d’un meurtre : « Je
ne peux pas entendre qu’une femme ait déposé six plaintes et que
son mari, accusé de violences conjugales, garde un permis de port
d’arme, et puisse se rendre chez elle et décider de la tuer17. » Un pas
vers une des demandes des associations ? Des familles et proches
de 35 victimes de féminicides ont depuis réitéré, dans une tribune18,
la nécessité de la mise en place d’une mesure de confiscation des
armes à feu et des armes blanches pour tous les auteurs de
violences conjugales. Si une telle mesure voyait le jour, elle
s’appliquerait de fait aux policiers et gendarmes violents dans leur
foyer.
L’apprentissage de la violence
L’utilisation de la force est étudiée en école de police et de
gendarmerie dans le cadre de l’exercice du futur métier. Dans un
article de recherche de 2009 intitulé « Comment la violence vient aux
policiers ?5 », le sociologue Cédric Moreau de Bellaing retrace son
immersion auprès de deux promotions d’élèves gardiens de la paix à
l’École nationale de police de Paris (ENPP). Il a analysé les cours
pratiques et théoriques au sujet de l’usage de la force.
Les retours d’expérience à la suite des premiers stages des élèves
policiers font émerger les premières interrogations sur leur capacité à
canaliser leurs émotions. Il s’agit alors, comme le soulignent les
instructeurs, de « ne pas confondre la force publique au service de
tous et la “vengeance privée” ». Une mise en garde est alors
formulée contre un « usage commun, sans affect et sans
questionnement, de l’arme à feu ». Dans son étude, le sociologue
pointe le manque de précisions apportées en école sur la violence :
« L’usage de la force est ici indexé aux situations, mais rien ne vient
en déterminer de manière principielle les conditions et les limites,
hormis la nécessité bien vague d’être proportionnée. (…) Avant
d’apprendre “correctement” à en user, il faut d’abord apprivoiser le
fait de pouvoir l’exercer. Or il s’agit là d’une première mission confiée
à l’école : rendre l’usage de la violence ordinaire, sans pour autant
qu’il soit banal. » Trois qualités sont alors mises en avant pour que
l’emploi de la force soit légitime : une absence de motif personnel,
l’exécution d’une mission légale et une mesure proportionnée de sa
mise en œuvre.
D’autres cours portent sur les conditions d’intervention dans des
situations spécifiques comme les différends familiaux. Sont aussi
évoquées les solutions alternatives au recours à l’agressivité
physique. Mais personne ne semble mentionner alors les conflits qui
peuvent se produire chez soi et la manière d’y réagir sans que cela
ne se termine par des violences.
Climat d’impunité
« C’est tout de même l’État qui laisse les choses empirer, s’agace
Alizé. Le gouvernement propose des solutions pour les victimes de
violences conjugales qui ne sont pas toujours applicables à ce que
nous vivons. » Installée sur le canapé du salon de la maison de ses
parents, face à une cheminée dans laquelle crépite un feu de bois,
Alizé tapote sur son ordinateur. Elle cite un exemple de procédé
inadapté à leur situation : le « téléphone grave danger », un portable
disposant d’une touche dédiée, permettant à la victime de joindre, en
cas de danger imminent, un service de téléassistance accessible
24 heures sur 24 et relié directement à la brigade ou au commissariat
local. Il est aisé de comprendre pourquoi, dans le cas d’Alizé, cela
n’aurait pas fonctionné. Depuis son premier appel au 17, elle n’a plus
confiance en sa gendarmerie de proximité, et ses parents non plus,
puisque plusieurs membres de cette brigade l’ont lésée dans ses
droits. Et malheureusement, le « téléphone grave danger » ne
fonctionne pas toujours : deux femmes violentées en ayant bénéficié
ont été tuées par leur conjoint en 20181.
Sur son écran d’ordinateur, Alizé visionne un extrait du discours du
président de la République, Emmanuel Macron, datant du
25 novembre 2017, journée internationale pour l’élimination de la
violence à l’égard des femmes. Il consacrait alors « grande cause
nationale » l’égalité entre les femmes et les hommes. Ce même jour,
il avait annoncé la création d’une plateforme de signalement en ligne
pour les victimes de violences, de harcèlement ou de discriminations,
pour parer aux mauvais accueils en gendarmerie et en commissariat.
Ce système a été mis en place un an plus tard, le 25 novembre 2018.
Son but : permettre aux victimes, depuis chez elles, d’échanger sous
la forme d’une « discussion interactive et instantanée avec des
policiers ou des gendarmes formés et disponibles 24 heures sur 24
et 7 jours sur 72 ». Si la personne souhaite déposer plainte, la
plateforme transmet ensuite l’information à la brigade ou au
commissariat de quartier. « La première question posée à l’internaute
concerne son code postal. Cette information renvoie l’utilisateur vers
un interlocuteur police ou gendarmerie en fonction de sa zone
d’habitation », détaillait le ministère de l’Intérieur dans le journal
20 Minutes3.
Mais Alizé signale : « Ce n’est en rien une plateforme que j’aurais
osé ou que j’oserais saisir, car il n’est pas possible de savoir sur qui
l’on va tomber. Peut-être que l’on sera correctement orientée et
informée, mais peut-être que le policier ou le gendarme derrière
l’écran connaîtra notre agresseur. Il pourrait le contacter et lui dire :
“C’est bizarre, j’ai rendez-vous avec ta femme.” » Une brigade
numérique similaire, disponible 24 heures sur 24, existe en
gendarmerie depuis le 27 février 2018, compétente, elle, pour tous
types d’infractions. Elle a reçu 75 000 demandes en un an. Le service
communication de la gendarmerie insiste sur son efficacité : « Si une
femme nous signale via cette brigade que son conjoint gendarme est
violent, on enverra cela directement à l’IGGN et à la hiérarchie du mis
en cause, et là, ça ne passera pas par les petits copains qui sont en
brigade et qui peuvent refuser la plainte4 », précise un officier presse.
Mais ce service est encore peu connu du grand public.
Que faire alors pour que les femmes de policiers ou de gendarmes
violentées ne se sentent plus dédaignées par le gouvernement et les
institutions ? Pour qu’elles soient réellement protégées et mises à
l’abri de réflexes corporatistes ?
Frédérique, ex-conjointe de policier, violentée, citée
précédemment, a décidé il y a plusieurs mois de sensibiliser elle-
même le directeur général de la police nationale (DGPN), Éric
Morvan. À la suite de la parution des articles dans Mediapart, dans
lesquels elle témoignait déjà, Frédérique lui a envoyé le lien
des publications. Dans son courriel, elle lui demandait aussi un
rendez-vous pour lui exposer son cas et ses idées de garde-fous. Je
souhaitais m’y rendre avec elle, mais le Service d’information et de
communication de la police nationale (SICoP) n’a pas accepté.
Frédérique m’a donc raconté cet entretien, qui s’est tenu en
mai 2018 : « Le directeur a été très à l’écoute. Je pense qu’il est très
conscient du problème. Il m’a affirmé qu’il signait sans hésitation
toutes les sanctions disciplinaires à l’encontre de policiers violents qui
passaient en conseil de discipline. Je lui ai dit que, selon moi, la seule
chose qui restait à accomplir en interne était de faire évoluer les
mentalités. Car nombre de policiers violents passent au travers des
mailles du filet grâce à la complicité de leurs collègues. Je lui ai
expliqué que mon propos était de permettre, par ma triste
expérience, d’améliorer les procédures internes. J’ai donc essayé de
lui donner des pistes de réflexion. Par exemple, une obligation de
soins dès les premiers signes de violences intrafamiliales avérés ou
raisonnablement suspectés chez un fonctionnaire, ainsi qu’un retrait
de l’arme de service. »
Sans le savoir, Frédérique a suggéré des idées reprenant les
procédures existant à l’étranger. J’ai voulu m’entretenir avec le
directeur général de la police nationale (DGPN) pour savoir ce qu’il en
avait pensé, mais cette interview ne m’a pas été accordée par le
service communication car je m’étais déjà entretenue avec la cheffe
de l’IGPN. L’IGPN est pourtant une des directions chapeautées par le
DGPN – au même titre que celles de la sécurité publique ou de la
police aux frontières, par exemple. Cet entretien aurait donc permis
d’avoir une vision globale de tous les services commandés par
M. Morvan.
S’inspirer de l’étranger
Le combat d’Alizé n’est pas terminé. Elle est encore dans les affres
des procédures et espère pouvoir un jour en sortir, reprendre une vie
« normale », vivre ailleurs que chez ses parents, ne plus regarder
derrière elle à chaque instant. Elle sait que ce livre dans lequel elle
s’exprime en son nom risque de l’exposer à la rancœur de son ex-
compagnon et des gendarmes qui l’ont malmenée. Mais elle voudrait
que tout le monde comprenne que cet ouvrage n’est pas dirigé contre
lui ou contre eux. Elle l’a entrepris pour toutes celles et ceux qui ont
souffert de pareilles violences et qui en souffrent encore en silence.
Les femmes ayant livré leur histoire pour cette enquête souhaitent
simplement que leurs droits soient respectés. Elles aspirent à ce que
la gendarmerie, comme la police et l’État, se rendent compte des
obstacles insensés qu’elles ont dû affronter. Qu’ils prennent
conscience de leur souffrance occultée, des injustices subies parce
que l’auteur de leurs blessures appartenait à ces institutions. Qu’ils
réalisent qu’un risque de violences, de meurtres, de féminicides,
d’infanticides, d’homicides continuera d’exister pour d’autres familles
dans ces foyers si particuliers si rien n’est fait. Ignorer leur spécificité
est une erreur.
À ceux qui affirment que ces cas sont isolés, à ceux qui ferment les
yeux, à ceux qui disent que les supérieurs hiérarchiques et les
gouvernants ne peuvent pas tout savoir, il est maintenant clair que,
même une fois l’alerte lancée, les mesures de protection et de
prévention qui s’imposeraient ne sont pas toujours prises. Elles
doivent l’être à présent.
ISBN : 978-2-246-81882-3
Couverture
Page de titre
Dédicaces
Exergues
Avertissement
Avant-propos, par Sophie Boutboul
Prologue, par Alizé Bernard
Première partie
DES FAMILLES PLUS EXPOSÉES
1. Un foyer pas comme les autres
2. Le poids des menaces
3. Discréditer pour mieux régner
4. Un métier possible vecteur de violences conjugales ?
Deuxième partie
DES FEMMES MOINS PROTÉGÉES
1. Dissuasion et intimidation des collègues
2. L’embarras de la justice
3. L’inertie de la hiérarchie
4. Jusqu’à la mort
Troisième partie
DES SOLUTIONS À ÉLABORER
1. Une formation lacunaire
2. Des dispositifs pour les victimes et les auteurs
3. En finir avec la politique de l’autruche