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Sénevé

Journal des aumôneries

Le Corps

Rameaux 2009
Sénevé est le journal des aumôneries catholique et protestante
de l’École normale supérieure

« Le Royaume des Cieux est semblable à un grain de sénevé qu’un


homme a pris et a semé dans son champ. C’est bien la plus petite de
toutes les graines, mais, quand il a poussé, c’est la plus grande de toutes
les plantes potagères, qui devient même un arbre, au point que les oiseaux
du ciel viennent s’abriter dans ses branches. » (Mt 13 31–32)
Sénevé

Le Corps
Rameaux 2009

Équipe de rédaction :
Madeleine Carraud et Xavier Lachaume
Le Corps

Éditorial
Publier aujourd’hui un journal d’aumônerie sur le corps peut paraître à beaucoup une
gageure, le discours de l’Eglise semblant montrer un mépris, voire un rejet de la chair. Cette
mauvaise compréhension provient souvent d’une interprétation erronée de certains passages
de saint Paul qui portent à croire que le corps, naturellement faible, entrave l’homme dans
sa progression vers Dieu : “Ceux qui vivent dans la chair ne peuvent plaire à Dieu.” (Epître
aux Romains, 8).

Il n’en est rien : nous voudrions montrer ici la richesse de l’anthropologie chrétienne, de
ce que l’Eglise dit du corps, depuis le récit de la création jusqu’à la récente “théologie du
corps” de Jean-Paul II.
Sur quoi s’appuie-t-on ? Tout d’abord sur le mystère du corps du Christ, Dieu fait chair,
qui confère au corps humain une dignité nouvelle et incomparable. Les premiers articles
détailleront en quoi l’incarnation, la mort et la résurrection du Christ nous ouvrent à l’es-
pérance de la résurrection de la chair.
Le corps n’est donc pas la partie “mortelle” de l’être, opposée à une âme “immortelle”,
et appelée à disparaître définitivement. Il faut ainsi revisiter les fondements de la dualité de
l’homme, corps et âme.
On s’appuie également sur les récents développements consacrés au mariage, à la sexua-
lité et aux relations homme/femme, qui depuis l’encyclique de Paul VI Humanae Vitae (1968)
jusqu’à l’instruction Dignitas Personae (décembre 2008), rappellent la dignité de la per-
sonne humaine et le respect dû à la vie. Cette théologie du corps se veut une vision totalisante
de l’homme englobant toutes ses dimensions, son affectivité, ses pulsions, son intelligence,
son rapport au temps, à Dieu.

Aborder la question du corps implique donc de parcourir nombre de sujets, qui nous
touchent dans le plus intime de notre être, c’est pourquoi nous vous présentons un Sénevé
peut-être trop épais, trop décousu, et trop disparate, mais qui espère au moins vous donner
l’occasion de réfléchir...

Bonne lecture !

Madeleine Carraud et Xavier Lachaume

2
Sommaire

Éditorial . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2

Thème : Le corps 5

« Et le Verbe s’est fait chair... » 6


Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples
Cyril Liaboeuf . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

« Il a pris chair de la Vierge Marie »


Adrienne Hamy . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16

La résurrection de la chair
Antoine Cavalié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 20

Le corps humain et la résurrection


Cosima Flateau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28

L’homme, corps et âme 33


Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?
Jean-Baptiste Guillon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34

Pour une phénoménologie de la chair


Arnaud Perrot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46

Le Corps, temple de l’Esprit-Saint


Emmanuelle Devaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 56

Un modèle médiéval de la subjectivité : la chair


Ségolène Lepiller . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 61

Pour une théologie du corps 65


« Homme et femme Il les créa »
Jeanne-Marie Martin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66

Si Michel Foucault avait pu lire Jean-Paul II...


Jérôme d’Harcourt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75

Commentaire de Humanae Vitae et Dignitas Personae


Delphine Meunier et Clary de Plinval . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79

3
Sommaire

« Vous êtes le corps du Christ » 86


Les Pères de l’Eglise et le corps
Marie-Nil Chounet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87

Le corps du fidèle dans la liturgie eucharistique


Louis Manaranche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92

Le corps à l’épreuve 96
Le corps guéri du miraculé
Graciane Laussucq Dhiriart . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort


David Perrin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101

Le diable au corps
Servane Michel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

Le corps à l’épreuve du numérique


Antoine Cavalié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 119

4
Le corps
« Et le Verbe s’est fait chair... »
Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples

Cyril Liaboeuf

N PEUT SE SENTIR D ’ ABORD très indigne de commenter l’Écriture ; mais nos in-

O dignités ne valent parfois guère mieux que nos satisfactions, et l’on observe des
silences aussi frivoles que les pires des parleries. Non pas certes que nous ne de-
vions être intimidés. Il y eut les Conciles et leurs canons, les Pères et les Docteurs ; puis l’on
se livra aux austérités des sciences historiques et philologiques ; mais un certain « je l’ai
découvert aux simples », après cette mise en respect de l’hérésie et de la fantaisie, persiste à
gêner les respects.

Qui sont ces simples ? Ils nous troublent lorsque nous lisons le verset de Jean : « Oui,
la Parole s’est faite chair, elle s’est abritée parmi nous et nous avons contemplé sa gloire,
gloire que tient de son père un fils unique plein de grâce et de vérité. »1 Car « la lumière
des hommes, lumière véritable qui illumine tout homme, venait dans le monde, elle vint
chez elle et les siens ne l’ont pas reçue ; mais ceux qui l’ont reçue »2 ... Quels sont ceux qui
ont reçu et ceux qui n’ont pas reçu la « parole faite chair » ? Qui sont « les siens » et qui
est ce « nous » ? Quels sont les docteurs auxquels on dissimule et les simples auxquels on
dévoile3 ? Nous ne savons où trouver notre simplicité. Nous pouvons songer nous confier aux
clartés du tome de Léon et aux proclamations de Chalcédoine, aux grands commentateurs
du quatrième évangile. Nous savons leurs noms mais peut-être ne les avons-nous guère lus,
et nous nous disons qu’il n’importe sans doute pas que nous ne les ayons point lus ; si même
nous désirons nous consacrer à leur étude, nous ne doutons pas que d’autres s’en puissent
fort bien dispenser, et ceci pourrait même nous troubler : il y a de la simplicité à se fier aux
docteurs, mais aussi bien devrions-nous pouvoir nous passer du recours.

Les docteurs devaient en quelque manière être des simples eux aussi, si du moins ils
enseignaient rien qui vaille (sans quoi ils n’auraient été que des docteurs, auxquels on dis-
simule). C’est qu’il leur fallait seulement répondre à ceux qui, prétendant savoir et pouvoir
dire, avaient erré, et rétablir par leurs explications au moins le lieu d’une vérité qui, trou-
blée ensuite par des paroles hasardeuses, avait d’abord été connue sans formule. Les simples
étaient alors enveloppés à leur insu dans les formules orthodoxes que le docteur, qu’ils re-
connaissaient obscurément comme l’un de leurs, avait proclamées pour eux, comme ces
foules qu’on voit blotties dans les manteaux largement ouverts des saints sur les tableaux
de la Renaissance. Aux questions importunes, ils rétorqueraient avec un vieux catéchisme
espagnol : « Je l’ignore, mais Notre Sainte-Mère l’Église a des docteurs qui sauront bien
1
Jn. 1, 14, trad. de Jean Grosjean, Le Nouveau Testament, Bibliothèque de La Pléiade, 1971.
2
Jn. 1, 4 ; 1, 9 ; 1, 11-12
3
Cf. Mt. 11,25

7
Cyril Liaboeuf

vous répondre. » Mais si nous lisons les docteurs, nous ne leur demandons peut-être pas tant
d’éclairer Jean que d’offrir matière à d’autres exégèses.

Encore la science des docteurs fut-elle bien près de passer pour une simplicité lorsque
la critique des historiens et des philologues eut produit son effort. On s’était voué à l’ex-
tinction des ferveurs hétérodoxes au nom d’une autre ferveur, mais les savants chorizontes
s’employèrent à désenchanter les textes livrés à leur curiosité infatigable. La tradition semble
alors faite d’adorables simplicités dont nous ne pourrions plus être dupes, et dont nous se-
rions les premiers à n’être pas dupes ; la virtuosité conceptuelle ou métaphorique qui s’y
déploie peut nous charmer, mais elle nous charmera pour elle-même, de sorte que l’admira-
tion qu’elle nous inspire ne nous empêche pas de la séparer des textes dont elle prétendait
livrer l’absolu : les Écritures comme la Tradition sont naturellement pour la pensée scienti-
fique des objets commensurables, entre eux et avec tous les autres textes possibles, de sorte
que l’on étudie chacun pour lui-même.

La critique règne sur des champs de ruines ; elle donnerait, quoique son imparable sé-
rieux ridiculise cet expédient, le goût de l’ironie facile : l’on cherche par exemple à déter-
miner les parts respectives des quatre auteurs principaux du quatrième évangile, à décider
si Jean est ou non le disciple bien-aimé ou si l’un des quatre auteurs — dont un pharisien
et deux gnostiques — a quelque chose à voir avec l’un, l’autre ou aucun des deux, à fixer
les dates respectives des lambeaux qu’on y fait, et à supputer de l’antériorité plausible de
l’un la probable origine médio- gnosticiste de l’autre. La philologie est sans aucun doute un
exercice d’humilité, qui exerce l’esprit aux dépens des prestiges nés de nos lectures « aux
Feuillantines », mais l’on s’imagine peut-être un peu légèrement que l’humilité est de renon-
cer aux grands problèmes dont on n’est pas venu à bout pour de petits problèmes que l’on ne
peut pas mieux résoudre. Il existe bel et bien une paresse sordide et une exécration exaltée
des sciences qui sont toutes deux du plus mauvais aloi, et sans doute ne se satisfait-on guère
de la provocation claudélienne (« Je préfère Moïse à leur mosaïque. »), mais les modernes
peuvent inspirer eux-aussi une certaine défiance, ou — ce qui vaut peut-être mieux — une
certaine désinvolture. « Quant aux exégètes qui se sont enfiévrés sur la formation du texte,
leur curiosité a eu le mérite de ruiner les fausses merveilles qu’avaient accréditées les artistes.
Mais ce qui passe par le texte et le dépasse est plus convaincant que les explications. »4

Rembrandt, La prophétesse Anne scrutant les écritures


4
Jean Grosjean, Le Nouveau Testament, Introduction, p. XVIII, Bibliothèque de la Pléiade.

8
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples

On sait du reste que le caprice de l’interprétation individuelle ou locale n’est pas moins
doctrinaire que les Églises, si bien qu’elles n’auront jamais eu à enseigner la promulgation
des anathèmes ni leur exécution ; le goût de l’individuel — qui n’est souvent que le vulgaire
— n’est peut-être pas moins desséchant que les disquisitions savantes. Mais il faut avoir
quelque chose à dire, et se risquer à le dire (s’il n’y a pas de risque à le dire, c’est qu’on
n’a rien à dire, c’est que c’est là chose dite et déjà reçue). On veut trop montrer qu’on n’est
pas dupe, et l’on craint trop peu de l’être : les candeurs de la colombe ni les prudences du
serpent ne font école. Si des menées sont vaines ou des propos frivoles, ils fondent devant
l’Eternel comme neige au soleil, selon que l’enseignait Gamaliel aux Juifs trop pressés de
persécuter ; mais plutôt que le talent enfoui, mieux valent les talents livrés à la déroute de
nos entreprises ou aux indigences de notre calcul. Aussi improbablement que l’ophrys en
est venu par sélection naturelle à présenter aux insectes pollinisateurs cette figure dont les
botanistes disent superbement « qu’elle fait penser à un abdomen d’abeille, » il n’est pas à
exclure après tout que, même en matière d’exégèse, nos « à-peu-près » voire nos « n’importe-
quoi », pourvu qu’ils nous engagent de bonne foi, nous valent un jour quelque lueur. Les vies
de saints ont de semblables imprudences : l’impulsion reçue d’un évangile ouvert au hasard
et lu de travers change le cours d’un siècle (ainsi François d’Assise). Il faut croire à ce
que Kierkegaard nommait « la contemporanéité du disciple » ; la langue n’a pas davantage à
tourner sept fois dans nos existences qu’elle ne le pouvait in illo tempore.

Nous dirions donc volontiers que c’est un peu ainsi et un peu pour tout cela que « la
Parole s’est faite chair ». Le Christ avait été pendant trente ans un mystère aussi complet et
aussi méconnu que l’orphrys-abeille, et voici qu’il se livre aux malveillances des doctes et à
l’accomplissement des prophéties, aux mépris des foules et aux intelligences contradictoires
de « simples » choisis, de sorte qu’au bout du siècle, Jean peut percer le plafond où cognait
Moïse et nous montrer le Dieu dont il nous dit que « nul ne l’a jamais vu ». Jean Grosjean
traduit5 : « Car oui, justement, le langage de Dieu s’est fait homme. Le langage a dressé sa
tente de nomade parmi nous. »

On procède un peu vite à l’extraction des concepts si bien que l’on finit par tirer du verset
des mots commodes, mais résultant d’un travail essentiellement négatif (il fallait construire
le point qui fût à égale distance des interprétations hérétiques possibles) : et l’on se met à
dire sˆrkwsi , incarnatio, incarnation. Bien entendu les définitions lèvent les doutes, mais
on peut rappeler que la chair hébraïque que le grec rend ici par sˆrx signifiait l’homme
corps et âme, en tant qu’engendré : c’est pourquoi l’on doit entendre le langage s’est fait
homme, et homo factum est, le langage de Dieu se fait homme corps et âme (ce n’est pas
le Verbe dans la chair comme l’âme dans le corps). De même, pour l’habitation du langage
parmi nous, le grec a le verbe skhnw (âsk nwsen) qui calque heureusement la structure
consonantique de l’hébreu šekinah pour désigner la présence de Dieu auprès de son peuple,
avec une allusion à l’arche et à sa tente, nomade comme ceux qui l’adorent et comme Dieu
voulait Abraham6 . À la parole ou au langage de dieu (lìgo , pour lequel les vieilles versions
latines avaient verbum, transcrit plutôt que traduit par le français Verbe, mais aussi sermo ou
ratio connus d’Augustin), à sa présence (âsk nwsen, habitavit), le verset ajoute la gloire (et
nous avons contemplé sa gloire, dìxa, gloria — beauté et splendeur) : le Christ qui prend
5
Cf. Jean Grosjean, L’ironie christique, Commentaire de l’Évangile selon Jean, Gallimard, 1991, pp. 11–23.
6
Ex, 40, 34 ; II Samuel 6,17 dans la Septante ; Ap. 21, 3.

9
Cyril Liaboeuf

vie, corps et âme, d’homme, rassemble ainsi les trois voies par lesquelles se pressentait Dieu
dans l’Ancien Testament, memra’, šekinah et iqar.

Si le langage se fait homme, il n’est pas moins dans les silences que dans les paroles de
cet homme ; on peut rêver longtemps sur sa vie cachée, quand personne ne se doutait encore
de rien, mais elle est omise par Jean qui seul aurait pu l’apprendre de Marie confiée à ses
soins. Les autres évangélistes ont des enfances, mais rien de l’adolescent ni du jeune homme,
qui pourtant déjà était le langage de Dieu ; on soupçonnera seulement son infinie discrétion,
puisque chez lui les gens sont stupéfaits quand pour la première fois il se met à enseigner que
les Écritures l’annoncent. Jean ne dira rien non plus de la transfiguration à laquelle il assista,
si bien que les synoptiques doivent la tenir de Pierre : celui-ci avait été frappé du langage
magnifiant la laine qu’il endosse et voulait monter des tentes pour s’y arrêter, mais Jean
préfère dire une autre gloire, celle d’un langage qui marque le secret privilège des précarités
qu’il épouse : il a dressé sa tente de nomade parmi nous et nous avons contemplé sa gloire.

La Transfiguration

Il prend non seulement le corps, mais ce dont il se vêt et se nourrit, le vivre, le couvert
et leur défaut, la parole et les heures taciturnes : sa splendeur réside dans les intimités qu’il
nous partage, et, détachée des langues sacrées inspirant la crainte révérentielle, elle se confie
au patois galiléen rendu dans le méchant grec de rapports parfois discordants, qui finit par
nous revenir par l’effort acharné d’un cicéronien (et verbum caro factum est). Les Évangiles,
« fidèles par omission7 », ont de ces silences qui nous enseignent, par contagion de celui qui
n’était pas plus le langage quand il prêchait que quand il se refusait (Il y a beaucoup d’autres
choses que Jésus a faites, mais si on les écrivait une par une, je ne pense pas que le monde
contiendrait les livres qu’on écrirait8 ) C’est la chair disposée au langage tâtonnant vers Dieu
qui révèle le langage dont Dieu lui-même est tissu : le Fils, engendré en Dieu et parmi les
hommes, ne quitte pas l’entretien du Père qui était sien dès avant la fondation du monde9 ,
et que nous n’aurions pu connaître par aucun moyen ; c’est la chair de corps et d’âme qui
conjoint parole, présence et splendeur.
7
Cf. les dernières lignes de L’Ironie christique.
8
Jn. 21, 25.
9
Jn. 17, 24.

10
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples

Si le langage est chair, s’il est quelqu’un, si ce quelqu’un ajoute qu’il est la vérité,
c’est que la vérité de nos langages n’est plus à chercher dans l’analyse des propositions
ou dans la critique du jugement, et les vieux rêves d’une langue mieux faite pour la vérité
s’évanouissent. La linguistique moderne a pu opérer une révolution par la pragmatique et
les grammaires de l’énonciation, qui rendent mieux conscient de l’infinie complexité de la
moindre des paroles ; mais le Christ, qui rend à Dieu ce qui est Dieu, lui rend le langage,
ôté à ceux qui voudraient la formule car il n’y a plus de formule. Pilate donnait un peu dans
l’intellectuel, hors de mode à son insu, quand il demanda : Qu’est-ce que la vérité10 ? Car
la vérité était désormais quelqu’un en qui se fier, et non plus quelque système conséquent et
contraignant.
On sent bien que désormais les choses sont à la fois infiniment plus simples et plus
subtiles, sans pour autant qu’on puisse donner la formule ni de cette simplicité ni de cette
subtilité : il y a bien l’affreux pharisien du premier rang et l’humble pécheur du dernier, mais
quoi ? l’on s’imagine fort bien un pharisien du dernier rang qui remercierait le Seigneur de
n’être point semblable aux malheureux du premier ; il y a bien les commandements que le
Christ peut se plaire à faire redire au jeune homme, mais pour lui faire entendre qu’une seule
chose est nécessaire ; il sait se moquer du dimanche, il peut conter un beau mensonge à des
frères certes mal intentionnés, n’en déplaise au philosophe de Königsberg ; et ce perpétuel
défi au bon sens, à faire croire qu’on devrait « maudire son figuier s’il ne donne pas des
abricots au mois de mars. »11
Le verbe incarné ou le langage fait homme n’est autre que le divin langage mis à la merci
de nos simplicités.
Jean Grosjean (1912-2006) est l’auteur d’une œuvre poétique admirable (La Gloire, Elé-
gies, La lueur des jours, Cantilènes, Les vasistas, Les parvis, Si peu, La rumeur des cor-
tèges) et de singuliers récits bibliques (Adam et Ève, La Reine de Saba, Jonas, Le Mes-
sie, Les beaux jours) ; il traduisit Eschyle et Sophocle, Shakespeare, le Coran et les Pro-
phètes, l’Évangile de Jean, l’Apocalypse et les Épîtres catholiques. L’ironie christique est un
chef d’œuvre qui livre la méditation d’une vie sur le texte de Jean. Nous donnons ici à lire
quelques passages de son commentaire du Prologue.

Jean Grosjean

10
Jn. 18, 38.
11
Paul Claudel, Figures et paraboles, « La Mort de Judas », Œuvres en prose, Bibliothèque de la Pléiade,
1965, P. 903.

11
Cyril Liaboeuf

D’abord il y avait le langage (I, 1-18)


[...] Le langage d’un humain comme le langage de l’histoire commence dans l’opacité.
C’est presque comparable au cheminement de l’érèbe, à cette insensible et interminable mon-
tée de l’univers, car la spontanéité humaine se débat d’abord dans l’horreur de l’indicible et
quand le langage humain émerge jusqu’au domaine de l’écriture il garde encore une immense
part nocturne, ne serait-ce que ses postulats (avoués ou non). Tout ce qu’il sait et même ce
qu’il pense ne fait que prolonger les gestes somnambuliques de l’instinct. Tout ce qu’il arrive
à dire s’il dépasse les sciences et les sagesses, n’est que le déploiement littéraire des cris du
dormeur. Mais le langage vivant vient avec sa lumière frapper à la porte de notre nuit. [...]
Le ciel à sa façon racontait la gloire de Dieu, et le ciel ébauchait un texte, il était une sorte
d’affiche du langage. La durée même était la trace de ce langage : Chaque jour en fait le récit
à son lendemain, chaque nuit l’enseigne à la nuit suivante. Mais Adam a été l’inauguration
d’un univers de qualité supérieure. Dieu, avec une sorte d’humour pédagogique, a demandé
à l’homme de chercher à qui parler. L’homme a examiné tous les êtres avec un désespoir
grandissant qui l’a reconduit au fond de son sommeil originel. Il a fallu pour le réveiller,
pour le ramener à sa dimension humaine que Dieu fasse se lever la femme.
Oui, Adam s’est tout de suite aperçu de l’abîme qui le sépare des animaux. Il a sondé
l’espèce d’immense tristesse qu’on lit dans le regard des bêtes dont même au paradis le
langage reste entravé, alors que chez l’humain le plus disgracié on sentira toujours qu’une
sorte d’étincelle de joie divine reste possible. Ce serait un blasphème considérable de préférer
la meilleure bête au pire des humains. Car le langage en personne avait à venir chez les
humains. Jean nous dit : Il est venu chez les siens.
Il n’y a de lumière que dans la vie, mais il n’y a de vie que dans le langage et il n’y a
de langage qu’en Dieu. Or ce langage est venu chez nous, mais notre nuit n’a pas saisi sa
lumière, les gens n’ont pas reconnu leur substrat, les langagiers n’ont pas reçu le langage.
Ce scandale s’appelle le monde. C’est l’énorme bégaiement préhistorique dont la prétendue
histoire universelle n’est qu’un chapitre.
La véritable histoire commence avec ceux qui accueillent le langage, ceux qui se risquent
à se fier à lui. Quelqu’un qui parle est quelqu’un qui se risque à sortir de soi c’est-à-dire à
exister. Et Jean a commencé par nous dire que Dieu ne s’est jamais contenté d’être, qu’il lui
aurait été impensable de ne faire qu’être puisque d’abord il parlait, puisque d’abord il existait
par le langage (Moïse l’avait obscurément pressenti devant le buisson ardent.)
Mais quelqu’un qui écoute est aussi quelqu’un qui se risque à sortir de soi à la rencontre
du langage. Celui qui écoute existe donc aussi. Si celui qui parle devient le langage qui lui
échappe, celui qui écoute, c’est- à-dire celui qui se fie au langage qui lui arrive, devient à son
tour ce langage. Si Dieu puisqu’il parle se risque tout entier dans son langage et si ce langage
de Dieu se risque hors de sa source, Dieu se trouve le seul à entendre son langage, à se fier à
ce langage né de lui, à l’aimer selon qu’il est écrit : Voilà mon fils aimé en qui je me plais.
Et il est aussi écrit : Personne ne connaît le Fils sauf le Père et personne ne connaît le Père
sauf le Fils...
Eh bien, si ce langage vient chez les humains, il n’y vient que pour ceux qui s’y fient. Et
ceux-là le langage leur apporte un étrange pouvoir : la capacité de devenir ses frères puînés,
selon qu’il est écrit : Personne ne connaît le Père sinon le Fils et ceux à qui le Fils le fait
connaître.

12
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples

Chaque humain tire sa naissance de l’inconscience et du désir et du calcul que ses parents
ont mêlés à des doses diverses, mais ceux qui ne se fient qu’au langage n’ont plus d’autre
naissance que celle du langage. Les voilà qui naissent de Dieu comme le langage même.

Le style de Jean n’est ni discursif ni pittoresque. Il a le naturel discret des mouvements


vitaux, leur imbrication, leur ordre profond qui est une démarche de symbiose. C’est une
de ces écritures apparemment simples et, par endroits, légèrement gauches qui doivent leur
déhanchement au fait qu’elles portent la vie, et leur effacement au fait qu’elles servent la
lumière. Aussi Jean, après avoir situé la naissance divine des humains, se met à nous dire la
naissance humaine du langage. Car, oui, justement, le langage de Dieu s’est fait homme.
Le langage a dressé sa tente de nomade parmi nous, dans notre campement de no-
mades. Abraham le premier avait pris conscience que l’installation n’est pas notre nature.
Les meilleurs de son clan sont restés persuadés que l’errance préhistorique devait aboutir,
par-delà les illusions de stabilité, à la conscience que nous sommes des passants, que nous
sommes tissés de temps, que notre vie est un mouvement imprévisible, le mouvement même
du langage. Et le langage en personne est venu, à la fin, partager nos déplacements incertains.
Il a vécu une vie dont il n’a appris qu’à tâtons à deviner et à craindre l’issue (si cette heure
pouvait passer loin de moi...).
Alors, dit Jean, nous avons contemplé sa gloire. Ce nous ce sont surtout les intimes,
certes, mais sans exclure les autres disciples, ni même les foules de ce temps-là dans leurs
jours d’admiration, ni non plus sans doute les lecteurs des textes évangéliques. Ces lecteurs
deviennent, par leur lecture, les contemporains de l’évangéliste qui lui-même par son écri-
ture, redevenait le contemporain de ce qu’il écrivait.
Lui et eux ne font que revivre (plus ou moins) à travers des colorations chaque jour
inattendues, la vie humaine du langage de Dieu. Les incidents et les accidents de leur vie
ne sont que la contemplation de l’aventure historique du langage à travers les facettes de
l’écriture. Les événements quotidiens (infimes ou graves) révèlent ce qu’il y a de sous- jacent
dans le texte. Ce langage en personne n’a-t-il pas appris à ses intimes à lire dans les replis de
l’évangile prénatal qu’avaient rédigé les prophètes ? Et Crusoé dans son île ou Copperfield
dans son enfance font-ils autre chose que contempler la gloire de la lumière vivante dans
l’apparente insignifiance des jours ?
Mais quelle sorte de gloire ? Celle qu’un unique tient de son père. La gloire c’est d’être
connu. Un fils unique est entièrement connu de son père que personne ne distrait de son
fils. Or Dieu n’a de fils que le langage. Le langage est entièrement connu de Dieu. Telle est
la gloire du langage, non pas une gloire qui viendrait des hommes mais celle qui vient du
Seul comme le langage en personne aimera le dire à ceux qui lui reprochent de travailler le

13
Cyril Liaboeuf

dimanche. Il leur dit qu’ils ne peuvent pas se fier au langage puisqu’ils n’ont souci que de
cette contrefaçon de gloire qui émane des parleries humaines. Le langage n’a soif que d’être
entendu de Dieu. Devenu homme le langage demandera d’être encore (ou de nouveau) aussi
entièrement connu de Dieu qu’avant la fondation de l’univers.
L’heureux Jean a été un des premiers et des derniers à voir ruisseler la splendeur intime de
celui qui est entièrement entendu par Dieu, de celui à qui Dieu est entièrement attentif et en
qui Dieu se reconnaît tout à fait. Devenu homme le langage gardait l’exclusivité d’exprimer
Dieu, de dire la divine miséricorde et la divine fidélité, ou comme le traduit le grec : Dieu
fait grâce parce qu’il reste vrai.
Aussi le langage a fait entendre et même voir et toucher cette ténacité à faire grâce qui
est comme la nature de Dieu.
Le Baptiste qui a été le premier maître de notre évangéliste, mais qui était la dernière
page des prophètes, criait à propos du langage : Celui qui me suit me dépasse car il me
précédait. Tel est l’axe de l’histoire du monde en même temps que l’essieu de chacune de nos
biographies. Le langage, comme le temps qui en est la dimension, est toujours en mouvement
pareil aux merveilleuses vapeurs du ciel que poussent les souffles. Les nuages courent et
changent de forme mais d’autres surviennent et dépassent les premiers. Les jeunes années
que nous croyons laisser derrière nous ne font que préfigurer notre grand âge et nous en
retrouvons la lumière à mesure que notre vue baisse. Mais surtout cette vie un peu primitive
que prône l’évangile, cette vie en tout cas assez retardataire, c’est l’avenir de chaque âme (et
peut-être de l’humanité) parce qu’elle est d’avant les plus antiques atomes.
Le langage est fait de successions qui lui donnent un sens, mais on ne peut l’embrasser de
l’extérieur, car on est entièrement dedans, sinon on n’existerait pas. On s’aperçoit seulement,
avec crainte et admiration, qu’il nous dit et qu’il nous prédit. (Il sait quand je m’assois et
quand je me lève, je n’ai pas où aller sans que je le rencontre, aussi bien dans le passé que
dans le futur, car il me succède certes, mais il me précède dans l’espace parce qu’il me
précède dans le temps selon la formulation du Baptiste.)
Notre existence est faite des élans que le langage qui est mouvement nous fait la grâce
de nous imprimer. Chaque parcelle de nos jours est une miséricorde que nous fait le langage
pour répondre à sa miséricorde précédente.
Car Moïse nous enseignait (bravo, vive Moïse, on n’est plus des sots), mais c’est du
Messie que nous tenons toutes les miséricordes. Moïse n’était qu’une de ces miséricordes,
mais le langage est fidèle à les dépasser toutes, une par une.
Puis Jean semble hausser le ton, s’adresser à tous les fidèles, à toutes les cultures, à toutes
les religions, pour dire : Personne n’a jamais vu Dieu. L’acte de Dieu est de parler. Le langage
est son Fils unique, celui qui dit tout à fait sa source. Ce Fils est le seul à connaître sa source.
Cet unique est entièrement dans le secret du Père puisqu’il en est l’expression parfaite. Il est
ce que Dieu se dit pour se connaître. Or le voilà venu chez nous en exégète. Lui seul pouvait
être pour nous l’exégèse de Dieu. Il a traduit en expérience humaine ce que Dieu ne se disait
qu’à lui-même : Si vous me connaissiez, vous connaîtriez aussi mon Père. Celui qui m’a vu
a vu le Père.
Or quand il est écrit : Personne sauf le Père ne sait qui est le fils, mais personne ne sait
qui est le Père sauf le Fils et celui à qui le fils veut bien le dévoiler, c’est juste après qu’a été
dite cette autre parole : Je te loue, Père, d’avoir caché cela aux sensés et aux intelligents et
de l’avoir dévoilé aux simples, ceux qui semblent malhabile au langage et peu doués pour
l’entendre.

14
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le Verbe incarné ou le langage à la merci des simples

Souvent les penseurs viennent buter là comme s’y est buté le judaïsme qui sacrait soit la
matérialité des écritures soit l’idéologie qu’il en tirait alors que ces écritures n’étaient que le
sillage de ce langage qui se mettait à voguer vers les humains et qui allait se traduire en une
vie humaine.
Cette vie humaine aura donc été le langage qui dit Dieu, le langage par lequel Dieu se
parle et se découvre à soi-même de toujours. Ce que les évangiles en rapportent mêle les actes
qui souvent sont des signes et des paroles qui parfois semblent des énigmes, sans oublier les
silences ou les temps morts comme la longue enfance moins consciente ou la lente agonie
indicible. Mais il est assez noté de points pour que se fie à ce Fils ce qu’il y a de simple chez
les humains. Disons que c’est un peu ce ou ceux que tendent à dédaigner toutes les cultures
passées, présentes, à venir et même prétendument chrétiennes.
Jean pense que son texte évangélique ou les textes évangéliques tels qu’il les recentre
sont nécessaires mais suffisants pour qu’à chaque génération soit atteint le fond des cœurs.
L’élan de vie hors de soi (appelé aussi amour parce que comme le langage il suppose quelque
autre) est le mouvement même du langage et sa vertu illuminatrice. Il faut mais il suffit qu’à
chaque génération ce mouvement s’avance à travers le texte évangélique au-devant du simple
fond d’âme de chaque être humain.12

C.L.

12
Jean Grosjean, L’Ironie christique, Commentaire de l’Évangile de Jean, Gallimard, 1991, pp. 11–23.

15
« Il a pris chair de la Vierge Marie »

Marie, cithare de l’Esprit Saint.

Adrienne Hamy

Je suis le rejeton de la race de David, l’Étoile


radieuse du matin.
L’Esprit et l’Épouse disent : « Viens ! ».
Que celui qui entend dise : « Viens ! ».
Et que l’homme assoiffé s’approche,
que l’homme de désir reçoive l’eau de la vie
gratuitement.1

Vierge à l’Enfant d’origine catalane 2

M ARIE nous plonge plus avant dans le mystère de l’Incarnation


L A CONTEMPLATION DE
de Dieu, de Dieu fait homme. Marie est en effet le réceptacle de tous les paradoxes :
comment une vierge peut-elle enfanter et de quoi donc est signe cette Épouse inépousée que
chante l’hymne acathiste3 à la Mère de Dieu, composé en 626 ? Comment d’une mortelle
peut naître l’Immortel ? de l’être fini l’Infini ? de la créature l’Incréé ? de la fille de Sion le
Fils du Père ? Par la Vierge-Mère l’invisible se fait visible, les cieux rencontrent la terre, le
caché se manifeste, l’Un se multiplie. Marie est servante de la divinité et mère de l’humanité,
et dans la faiblesse du Nouveau-Né résident sa Majesté, sa Puissance et sa Volonté. C’est
cette approche dialectique de l’Homme-Dieu qu’exprime le balancement des formules du
Concile de Chalcédoine de 451 : le Sauveur est parfait en divinité... parfait en humanité.
1
Apocalypse 22, 16-17
2
Musée de Marès, Barcelone, dans Vierges romanes. Photographies de Pierre Belzeaux et Jean Dieuzaide
Atelier monastique du Cœur-Meurtry de l’abbaye Sainte-Marie de La Pierre-qui-Vire, 1961.
3
Les rédacteurs de ce Sénevé étant eux-mêmes peu savants sur ce qu’est un hymne acathiste, ils se sont
dits qu’un petit rappel sur ce sujet ne nuierait à personne : l’acathiste à la Mère de Dieu est le premier et le
plus connu des hymnes acathistes, c’est-à-dire littéralement d’une hymne que l’on écoute debout. Celui-ci,
que l’on récite habituellement aux matines certains samedis, a été composé en 626 lorsque le patriarche de
Constantinople consacre la ville à la Mère de Dieu et organise la défense de la cité alors assiégée. C’est lui
qui attribue de nombreux qualificatifs à la Mère de Dieu : Trésor inépuisable, Abîme impénétrable, Merveille
inépuisable...

16
« Et le Verbe s’est fait chair... » « Il a pris chair de la Vierge Marie »

C’est tout le mystère d’amour de la maternité divine que l’on peut retrouver magnifi-
quement exprimé dans l’inscription de Saint-Junien près de Limoges où, sur l’une des faces
du tombeau du saint, est sculptée une Vierge à l’enfant, Siège de Sagesse, entourée des
Vieillards de l’Apocalypse, les témoins du Fils intronisé dans la Gloire du Père :
La Sagesse du Père est au cou de la Mère ;
Du Christ je suis la Mère et je porte mon Père ;
Mère de l’Eternel je porte mon auteur ;
Et mon sein maternel soutient le Créateur.
Pourquoi alors ne pas adopter une posture d’émerveillement : celle de saint Éphrem de
Nisibe4 devant Marie l’Interprète de son Fils, celle de Marie devant la Grâce en son sein, y
appliquant tous les sens, l’ouverture de l’oreille, l’innocence du regard, le chant de la bouche
(dans ces gouttes de louange dont parle saint Éphrem qui, devant la difficulté d’exprimer
l’indicible trouve le chant et y convie toute la Nature).
Car la Vierge Marie, nouvelle Échelle de Jacob (Genèse 28, 12), devient le truchement
du dialogue du Père et du Fils et de l’homme et de Dieu. Par elle qui est enracinée en terre,
Dieu descend à nous et l’homme s’élève dans la contemplation. Devant cet enfantement
inhabituel, l’homme se détourne des choses habituelles de son monde pour se tourner vers
les réalités d’en-haut.
Elle est le trône de la Sagesse (Proverbes 8, 18-19) qui vient sur ses genoux, ce que
représentent les Vierges en Majesté médiévales, siégeant sur un trône, signifiant la force du
Père, et servant elles-mêmes d’assise à l’Enfant-Roi.
Elle est l’Étoile de David (Apocalypse 22, 16-17) et invite l’homme à l’adoration. La
lumière cachée descend dans un corps et la beauté est ainsi manifestée. L’Étoile a une fonc-
tion symbolique, ses apparitions et ses éclipses sont celles du Christ dans son humanité et sa
divinité ; providentielle, elle écarte les meurtriers et convoque les adorateurs ; kérygmatique
enfin, elle annonce le Christ.
Elle est le Buisson ardent ( Exode 3, 1-6) non-consumé où le Dieu Intouché se manifeste
à Moïse, et devient symbole de la conception et de la naissance virginales de Jésus. De même
que le feu divin ne détruit pas la vie végétale du buisson, de même la présence de la divinité
laisse intacte la nature de Marie, qui, sanctifiée, devient source de lumière, feu toujours vif
de l’amour, puisqu’en elle se rend visible le Fils, reflet resplendissant de la gloire du Père,
salut inauguré dans l’Exode et récapitulé dans l’Incarnation.

Autun, Musée Rollin


4
Éphrem de Nisibe, Hymnes sur la Nativité, Introduction F. Graffin sj, Traduction du syriaque F.
Cassingena-Trévedy, osb Cerf, Paris, 2001.

17
Adrienne Hamy

Par l’Incarnation, Marie est récapitulation.

Ève nouvelle, elle renverse les données de l’économie du salut. Par l’Épouse inépousée
des hymnes s’opère une révolution, celle de l’amour et du don gratuit.
Le sein de ta Mère a renversé l’ordre établi :
L’ordonnateur de l’univers y entra riche,
Il en sortit pauvre. Il y entra exalté,
Il en sortit humilié. Il y entra resplendissant,
Il en sortit avec un habit aux misérables couleurs. (XI, 7)
La mère virginale, notre sœur, prend sa revanche sur Ève la petite fille égarée, notre mère.
Par la venue en elle de Dieu fait homme, elle est celle qui inaugure l’Alliance nouvelle, qui
réconcilie l’Homme et Dieu dans l’Homme-Dieu.
Il avait engendré Eve, la Génitrice,
L’homme qui jamais n’engendra
Combien plus digne de foi la fille d’Eve
Qui, sans homme, engendra un enfant ! (I, 15)
S’exprime ainsi l’intime solidarité de Marie avec les hommes. Par son oui, elle rétablit le
commerce du Créateur avec ses créatures et leur rachat fait d’elle le chef d’œuvre de la grâce
qu’elle porte en elle.

Aujourd’hui la divinité s’est empreinte


Dans l’humanité
Pour que l’humanité, elle aussi, fût enchâssée
Dans le sceau de la divinité.(I, 59)

Vierge à l’Enfant, Auvergne, XIIe , Musée du Louvre

18
« Et le Verbe s’est fait chair... » « Il a pris chair de la Vierge Marie »

Par l’Incarnation, Marie est expansion.

Épouse et mère, elle gardait toutes ces choses en elle, pour nous les mieux donner. Le
mystère de l’Incarnation se concentre en effet en Marie, temple élu par la Divinité pour
mieux se dilater et irriguer l’Église, temple du Christ répandu et communiqué. Centre de la
Présence, elle présente un aboutissement de l’histoire du salut. Il est tout à fait signifiant et de
haute portée théologique que les statues romanes de Vierges à l’Enfant soient fréquemment
situées sur l’autel ou dans sa proximité immédiate, là donc où le prêtre consacre le pain et le
vin au corps et au sang du Christ, c’est le cas par exemple de la commande de la Vierge en
or par l’évêque de Clermont, Étienne II (937-984) au clerc Alleaume. Bonne terre vierge de
la foi, elle prépare dans sa chair ce qu’elle annonce dans sa prière.
Du sein virginal
Comme d’un rocher,
La semence a germé
D’où provient la moisson. (IV, 85)
Elle est la porte d’Orient scellée du temple de la Jérusalem céleste (Ezéchiel 44, 2), porte
qu’emprunte l’Emmanuel pour s’offrir à l’humanité par l’Eucharistie, dans le don de son
corps et de son sang à lui donnés par Marie, pour sauver le semblable par le semblable, dans
une prise de possession toute spirituelle et très réelle à la fois de notre personne.
Serait-ce à moi seulement que...
Tu as montré ta beauté ? Que le Père te représente
Et l’Esprit humain aussi ! Habite le Pain
Et ceux qui le mangent ! Dans l’Invisible et le visible
Que ton Église te voie, comme celle qui t’a enfanté. (XVI, 4)

Le sein de la Vierge est enfin Chambre nuptiale de l’union de l’homme à Dieu, Salle des
trésors de grâces, Tombeau scellé de la Résurrection, ainsi étroitement lié à la Conception.

A. H.

19
La résurrection de la chair : une bonne nouvelle pour
aujourd’hui ?

Antoine Cavalié

La Condition de l’homme moderne, H. Arendt fait ce constat saisissant : « ce


À LA FIN DE
qui compte aujourd’hui, ce n’est pas l’immortalité, c’est que la vie soit le souverain
bien. Ce postulat est certainement d’origine chrétienne, mais il ne constitue dans le christia-
nisme qu’une importante circonstance secondaire. »1
Pour H. Arendt, c’est un constat alarmant : nous avons perdu le sens de l’immortalité
(l’immortalité des hauts faits politiques de la polis grecque et de la res publica romaine, celle
de la mémoire des hommes). Pour bien saisir la portée de la remarque, il faut préciser son
sens. Chez H. Arendt, la vita activa, l’activité humaine, se décline en travail, œuvre et action
politique. L’action politique seule vise l’immortalité ; à l’inverse, le travail est littéralement
« sans durée » (le monde des œuvres, lui, est constitué de ce qui dure et permet une continuité
entre générations). Le constat d’Arendt pourrait donc se formuler ainsi : notre action poli-
tique se limite aujourd’hui au souci de préserver la vie, tâche basse et impropre aux hommes
libres, qui devrait être réservée au « travail ». C’est la « victoire de l’animal laborans ». Cette
évolution bimillénaire est le lieu d’une perte du sens. C’est en tant qu’il n’est pas seulement
un travailleur s’épuisant à s’assurer « de quoi vivre » que l’homme est acteur et donne sens
à ses actes et ses engagements. Autoconsommateur, le travail se perd dans l’insignifiance
du fait même de l’épuisement auquel il est condamné, il est ce qui accuse le caractère dé-
vorant de la vie elle-même : réduire l’action de l’homme au travail, c’est réduire le sens de
l’existence à ce qui l’épuise. Dans un monde de progrès techniques fulgurants, le seul désir
de l’homme se réduit inéluctablement à celui de devenir un « travailleur sans travail ». On
pourrait même aller jusqu’à parler d’une idéologie de la vie dans le monde des « démocraties
préventives et assurantielles » qui se soucient uniquement « de la gestion optimale de la vie
et des patrimoines génétiques, de leur conservation et de leur augmentation. »2

Hannah Harendt

Cette idéologie de la vie (bien plus qu’une « culture de mort ») est vouée à faire passer
dans l’insignifiance le sens des ruptures qui marquent toute existence. Rupture de la nais-
sance bien sûr mais aussi rupture de la mort sont noyées dans l’insignifiance d’un processus
1
Calmann-Lévy, coll. Agora, 1983, p. 397
2
Expressions d’O. Abel dans Etudes, Avril 2000, « Elégie à la Résurrection ».

20
« Et le Verbe s’est fait chair... » La résurrection de la chair

que l’on s’évertuera à faire durer par tous les moyens. L’immortalité est précisément la tenta-
tive d’une communauté de surmonter la mort et de lui opposer la mémoire vive des hommes
d’action. À l’inverse, l’idéologie de la vie ne s’intéresse plus qu’à l’homme biologique, sans
se soucier de prendre en compte l’événement central de son émergence ainsi que celui de sa
disparition. Comme le signale O. Abel dans un commentaire de cette citation d’Arendt, « les
nouveaux prêtres sont tous des thérapeutes » dont l’unique souci pourrait être de « maximiser
la Vie ».
L’œuvre d’H. Arendt cherche précisément à rendre tout son sens « au miracle qui sauve
le monde, le domaine des affaires, de la ruine normale, « naturelle », [...] le fait de la natalité,
dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir »3 , qui est vraiment la « bonne nou-
velle » par excellence : « un enfant nous est né ».4 Cependant, pour Arendt, le christianisme
est largement responsable de la sacralisation de la vie au détriment de la dignité du poli-
tique. Le christianisme est accusé d’avoir détourné l’homme du monde en parlant d’éternité
de l’âme de l’homme contre une immortalité des hommes qui seule pouvait donner sens aux
actions humaines. Toujours est-il que la sacralisation de la vie qui découlait dans le chris-
tianisme d’une pensée de l’éternité est aujourd’hui à tel point déconnectée de ce fondement
que l’on peut se demander, avec O. Abel, « si cette idéologie de la Vie n’est pas ce qui reste
du christianisme quand on ne croit plus à la Résurrection, et qu’on n’en garde qu’une forme
affaissée et aplatie ».

Nous voudrions, en partant du même constat, émettre une triple hypothèse : que ce que
nous appelons « Résurrection de la chair » est précisément le lieu où la rupture de la mort
devient à son tour lieu d’un miracle, que ce miracle donne bien sens à l’action de l’homme
ici bas, et que cette action se trouve étroitement unie à la vita contemplativa et ne supporte
pas le partage immortel / éternel.

Au constat alarmant d’Arendt on pourrait d’abord apporter une nuance profonde et un


prolongement nécessaire. Une nuance d’abord : que la vie soit le souverain bien pour nos
contemporains n’est peut être pas uniquement le signe d’une perte de sens. Il semble évident
que le sens de l’incarnation est au cœur de ce qui intrigue la modernité. Habiter son corps, en
faire un lieu d’accueil du monde et de mise en relation, chercher à comprendre l’énigme qu’il
constitue pour moi (suis-je un corps ou ai-je un corps ?), sont des préoccupations marquantes
dans nos sociétés, et il semblerait que se redécouvre ici une éthique de l’incarnation qui est
3
Arendt aime à rappeler cette citation d’Augustin : « initum ut esset homo creatus est » (De civitate Dei, 12,
10), « pour qu’il y eût un commencement, l’homme fut créé. »
4
Ibid. p. 314

21
Antoine Cavalié

assez universelle pour emprunter à la fois aux thématiques de la sagesse épicurienne et aux
philosophies de la personne. Là se situe un lieu de dialogue essentiel entre le christianisme
et la modernité : il faut bien voir que le christianisme lui-même est profondément travaillé
par ces questions. L’idéologie de la vie pourrait bien être l’expression maladroite et désor-
donnée — peut être même désespérée — d’une préoccupation incontestablement légitime et
universelle.
Un prolongement nécessaire : si la sacralisation outrancière de la Vie est l’occasion d’une
perte du sens de la naissance, elle l’est aussi pour la mort. Philippe Ariès notait dans son ar-
ticle « la mort inversée »5 comment s’est perdu le sens d’une éthique de la mort : la consola-
tion du « il ne s’est pas vu partir » remplace le « sentant sa mort prochaine » du XVIIe siècle.
Ariès va jusqu’à faire ce constat sinistre : « la mort d’autrefois était une tragédie, souvent
comique, où on jouait à celui qui va mourir. La mort d’aujourd’hui est une comédie, toujours
dramatique, où on joue à celui qui ne sait pas qu’il va mourir. » Le sens de la rupture se perd :
la mort n’en est vécue que plus douloureusement par ceux qu’elle atteint, étant dépouillée
de ses lieux, de ses mots et de ses gestes ; le travail du deuil ne se voit plus assigné de place
et l’étouffement se mêle à la tristesse. Aveuglement volontaire et désespoir sont aujourd’hui
les deux versants de l’expérience courante de la mort.
Il ne s’agira pas de nous faire les critiques amers de cette situation pour célébrer la sa-
gesse de nos anciens. Je ne suis pas sûr que les chrétiens même échappent à ce constat, et
l’évolution semble profonde. Il s’agira plutôt de quitter l’analyse universelle pour montrer
que la puissance d’affirmation de la Résurrection de la chair est au moins à la hauteur du
désespoir contemporain.

Fra Angelico, Noli me tangerere, Couvent de Saint-Marc, Florence


C’est d’abord sur la « rupture » que constitue la mort que nous voudrions nous pencher.
Inévitablement, la mort est la séparation pour les survivants et l’inconnu pour l’individu. Vue
par autrui, elle est radicalement et douloureusement vécue comme une atteinte à la pérennité
désirée des relations humaines. Pour le mourant, elle est sans nom, ne pouvant être elle-
même vécue. L’angoisse même est bien souvent due à la projection du regard d’autrui sur
ce que je suis ou ce que je serai une fois mort, pas seulement angoisse de ne plus être, mais
angoisse encore que le monde continue sans moi. Quelle bonne nouvelle pourrait entrer dans
cette angoisse ? Quelle annonce pourrait être à la hauteur ?
Nous voudrions montrer que l’affirmation de la résurrection de la chair « prend la mort
au sérieux, dans son terrible laconisme », pour reprendre une expression d’O. Abel. Car une
5
In La maison Dieu , n˚101 cité par B. Sesbouë, La Résurrection et la vie , p.88-89, DDB, 1990

22
« Et le Verbe s’est fait chair... » La résurrection de la chair

des caractéristiques paradoxales de cette résurrection, c’est d’être un lieu de silence, comme
la mort de l’individu est toujours vouée au silence. Comment parler d’une résurrection de
la chair quand nous voyons bien que les corps des défunts se corrompent ? Une résurrection
de l’âme serait plus probable. Pourquoi s’embarrasser du corps ? On peut bien sûr parler de
« corps spirituel » avec saint Paul (1 Co, 15, 44), mais est-ce plus qu’un oxymore, précisé-
ment là pour signifier une limite de nos représentations ?

On pourrait admettre et se représenter une vie de l’âme dans l’éternité, dans la mesure où
l’on assimile aisément l’âme à un élément immatériel, atemporel, qui de lui-même ne serait
pas même mortel. Mais nous devons rectifier cette vision. Dans Face à la mort, Jésus et Paul,
X. Léon- Dufour compare Mt 10, 28 et Lc 12, 4-5. Matthieu écrit : « ne craignez pas ceux
qui tuent le corps mais ne peuvent tuer l’âme, craignez plutôt celui qui peut perdre dans la
Géhenne âme et corps ». L’exégète commente :

« Le texte de Matthieu reflète la tradition sémitique plus exactement que celui


de Luc. En effet, Luc l’a modifié en évitant de dire que l’on peut « tuer l’âme »,
expression incompréhensible pour un Grec qui pense que l’âme est immortelle
par nature ; il suffit alors de dire que l’on ne peut rien faire de plus que de tuer
le corps. De son côté, Matthieu surprend au premier abord : il est le seul, dans
l’ensemble des textes du Nouveau Testament, à distinguer aussi nettement âme
et corps. Ordinairement, on parle tantôt de l’âme comme de la force vitale qui
est donnée et maintenue par Dieu, tantôt du corps comme de la manière qu’a
l’homme de communiquer. Dans les deux cas, l’âme et le corps ne désignent pas
deux éléments qui composent l’homme, mais des aspects complémentaires de
la personne unique. L’homme n’est pas composé d’une âme qui serait « immor-
telle » et d’un corps qui serait mortel ; il comporte deux dimensions : il est âme
en ce qu’il est relié au Dieu créateur par son souffle, il est corps en ce qu’il peut
communiquer avec autrui et avec l’univers. »6

Cette distinction, fondée sur l’Écriture, est essentielle pour bien comprendre le rapport
de l’âme au corps qui se joue dans la résurrection. La primauté de ce que l’on appelle âme,
qui est ici la relation à Dieu, vient informer le corps même comme réseau de relations mon-
daines. Le surnaturel est l’exigence même du naturel. Comme l’écrivait le P. de Lubac dans
Catholicisme (Transcendance) : « la Transcendance que l’homme renie est le seul garant de
sa propre immanence. C’est en s’avouant reflet qu’il acquière une plénitude, et c’est dans
le seul acte de l’adoration qu’il s’assure une inviolable profondeur. » Deux dimensions sont
donc à tenir ensemble.
D’un côté, l’homme ne peut vivre éternellement qu’en plaçant sa foi en Dieu au dessus
de tout, c’est-à-dire que le saut de la foi, les ruptures que constituent des choix aussi radi-
caux que le don de soi, le mariage, les engagements qui constituent nos existences et sont
toujours des sauts dans l’inconnu, toutes ces expériences diachroniques se trouve réellement
exprimées dans la mort que nous sommes tous amenés à traverser. Dans ces ruptures fonda-
mentales se joue la primauté de la relation à Dieu, elles symbolisent toutes, plus ou moins
parfaitement, le mystère pascal.

6
Face à la mort , X. Léon-Dufour, le Seuil, 1979, p. 37

23
Antoine Cavalié

Mais s’arrêter là, c’est faire de la vie éternelle une pure contemplation de Dieu où l’indi-
vidu anéantit sans fin ce qu’il est. Parler de résurrection de la chair, c’est aller bien plus loin,
c’est montrer que c’est dans la corporéité définie comme relation aux autres et au monde
que la transcendance se manifeste, et que c’est dans cette corporéité qu’elle nous fait une
promesse. La diachronie inscrite dans toute relation à Dieu doit donc porter avec elle toute la
synchronie de nos existences. C’est-à- dire qu’à terme, la résurrection de la chair signifie que
ce qui est appelé à participer de la vie divine, ce n’est ni plus ni moins que nos relations, dans
leur quotidienneté, et ni plus ni moins que le monde créé. Définir la corporéité par la relation
vaut à condition de ne pas oublier que le relationnel en l’homme englobe toute la création.
La création est associée à notre corps pour la vie éternelle : « la création en attente aspire à
la révélation des fils de Dieu, si elle fut assujettie à la vanité — non qu’elle l’eût voulu, mais
à cause de celui qui l’y a soumise, — c’est avec l’espérance d’être elle aussi libérée de la
servitude de la corruption pour entrer dans la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Nous
le savons en effet, toute la création jusqu’à ce jour gémit en travail d’enfantement. » C’est
ce que K. Rahner signifie lorsqu’il écrit que « dans la mort, l’âme ne devient pas acosmique,
mais, si l’on peut s’exprimer ainsi, pancosmique. »7
Mais nous touchons ici à un problème majeur de l’après vie : comment se représen-
ter quelque chose qui radicalement nous échappe ? Que seront ces « corps spirituels » des
hommes et des femmes à qui Dieu donnera la « vie en abondance » ? Dans la première lettre
aux Corinthiens, Paul donne une série d’images suggestives qui sont le cœur de l’affirmation
chrétienne de la résurrection de la chair :
« Mais dira-t-on, comment les morts ressuscitent-ils ? Avec quel corps reviennent-
ils ? Insensé ! Ce que tu sèmes, toi, ne reprend vie s’il ne meurt. Et ce que tu
sèmes, ce n’est pas le corps à venir, mais un grain tout nu, du blé par exemple
ou quelque autre semence ; et Dieu lui donne un corps à son gré, à chaque se-
mence un corps particulier. Toutes les chairs ne sont pas les mêmes, mais autre
est la chair des hommes, autre la chair du bétail, autre la chair des oiseaux, autre
celle des poissons. Il y a des corps célestes et des corps terrestres, mais autre est
l’éclat du soleil, autre l’éclat de la lune, autre l’éclat d’une étoile.
Ainsi en va-t-il de la résurrection des morts :
on sème de la corruption, il ressuscite de l’incorruptibilité ;
on sème de l’ignominie, il ressuscite de la gloire ;
on sème de la faiblesse, il ressuscite de la force ;
on sème un corps psychique, il ressuscite un corps spirituel.
S’il y a un corps psychique, il y a un aussi un corps spirituel. C’est ainsi qu’il
est écrit : Le premier homme, Adam, fut un être psychique doué de vie ; le der-
nier Adam est un esprit qui donne la vie. Mais ce n’est pas le spirituel qui paraît
d’abord, c’est le psychique, puis le spirituel. Le premier homme, issu du sol, est
terrestre ; le second homme, lui, vient du ciel. Tel a été le terrestre, tels seront
aussi les terrestres ; tel le céleste, tels aussi les célestes. Et de même que nous
avons revêtu l’image du terrestre, il nous faut revêtir aussi l’image du céleste.
Je l’affirme, frères, la chair et le sang ne peuvent hériter du Royaume de Dieu,
ni la corruption hériter de l’incorruptibilité. Oui, je vais vous dire un mystère :
nous ne mourrons pas tous, mais tous, nous serons transformés. En un instant, en
un clin d’œil, au son de la trompette finale, car elle sonnera, la trompette, et les
7
K. Rahner, Le chrétien et la mort, cité par B. Sesbouë, op. cit. p.97

24
« Et le Verbe s’est fait chair... » La résurrection de la chair

morts ressusciteront incorruptibles, et nous, nous serons transformés. Il faut en


effet que cet être corruptible revête l’incorruptibilité, que cet être mortel revête
l’immortalité.
Quand donc cet être corruptible aura revêtu l’incorruptibilité et que cet être mor-
tel aura revêtu l’immortalité, alors s’accomplira la parole de l’Écriture : La mort
a été engloutie dans la victoire. Où est-elle, ô mort, ta victoire ? Où est-il, ô mort,
ton aiguillon ? L’aiguillon de la mort, c’est le péché, et la force du péché, c’est
la Loi. Mais grâces soient à Dieu, qui nous donne la victoire par notre Seigneur
Jésus-Christ ! » Co (15, 32-57)
Paul reprend une image qui était de l’ordre du miraculeux pour les Juifs : comment un
grain de blé peut donner naissance à l’épi : rien, ni la taille, ni la forme, ni la texture du grain
n’annoncent l’épi. Et pourtant, c’est la même semence. Cette disproportion, Paul l’applique
au destin de l’homme en la grossissant. La semence, chez Paul, c’est bien notre être concret,
corporel. Sous ce vocable, ce qui est ainsi connu nous permet de croire en l’inconnu, irre-
présentable. L’homme sera transformé, mais de l’intérieur de ce qu’il est lui-même. Cette
transformation passe par la mort, elle est suspendue au choix libre de l’homme de dépendre
radicalement de l’Autre. De là le passage d’une corporéité « de la chair et du sang » à un
« corps spirituel » Parler de résurrection de la chair, c’est affirmer que le Royaume de Dieu
est possible, que la création est semence d’une Jérusalem céleste. La différence, la maté-
rialité, la finitude même, qui sont inscrites au cœur des choses créées, nous expérimentons
chaque jour qu’elles peuvent préfigurer le corps spirituel qui sera celui de la création toute
entière.
Claudel a admirablement compris ce passage obligé par la croix, la transformation radi-
cale de la chair qui doit s’opérer dans l’homme. D’où l’oscillation perpétuelle de ses pièces
entre une célébration estivale de l’âme désirante (animus) et un arrachement nécessaire à la
chair qui trouve dans la contemplation de l’hiver sa plus belle évocation (anima) :
« Ainsi le corps de gloire désire sous le corps de boue, et la nuit D’être dissoute
dans la visibilité ! [...]
Ô mon Dieu vous m’avez donné cette minute de lumière à voir,
Comme l’homme jeune pensant dans son jardin au mois d’août qui voit par
intervalles tout le ciel et la terre d’un seul coup, Le monde d’un seul coup tout
rempli par un grand coup de foudre doré !
Ô fortes étoiles sublimes et quel fruit entr’aperçu dans le noir abîme ! ô flexion
sacrée du long rameau de la Petite-Ourse !
Je ne mourrai pas.
Je ne mourrai pas mais je suis immortel !
Et tout meurt mais je croîs comme une lumière plus pure ! » (Deuxième Ode)
« Je suis las de la vanité ! Vous voyez que je suis soumis à la vanité, ne le voulant
pas !
D’où vient que je considère vos œuvres sans plaisir ?
Ne me parlez plus de la rose ! aucun fruit n’a plus de goût pour moi.
Qu’est cette mort que vous m’avez ôtée à côté de la vérité de votre présence
Et de ce néant indestructible qui est moi
Avec quoi il me faut vous supporter ?
Ô longueur de temps ! Je n’en puis plus et je suis comme quelqu’un qui appuie
la main contre le mur.

25
Antoine Cavalié

Le jour suit le jour, mais voici le jour où le soleil s’arrête.


Voici la rigueur de l’hiver, adieu, ô bel été, la transe et le saisissement de l’im-
mobilité.
Je préfère l’absolu. Ne me rendez pas à moi-même.
Voici le froid inexorable, voici Dieu seul ! » (Troisième Ode)
Ces deux mouvements sont étroitement mêlés, et c’est la force du désir que ne cesse de
célébrer Claudel dans sa peinture de la passion : ainsi dans la troisième journée du Soulier
de Satin , l’Ange Gardien demande à Prouhèze d’être une étoile pour Rodrigue. « Séparée ! »
s’exclame- t-elle. « Conductrice » répond l’Ange. La pièce entière évoque ce mystère de
souffrance et de gloire qui conduit une relation charnelle à être semence d’éternité. La trans-
formation de la chair en corps de gloire n’a cessé d’occuper le poète ; c’est ce qui lui fera
inscrire sur sa tombe « ci git la semence de Paul Claudel. »

Paul Claudel

Que notre vie présente soit semence d’éternité implique précisément que, comme l’écrit
F. Varillon :
« Nous construisons, au long des siècles, notre vie éternelle ; et cela, à travers
nos montées, nos progrès et nos décadences. C’est dire que la béatitude d’un
Français ne sera pas celle d’un Chinois, la béatitude d’un homme marié ne sera
pas celle d’un célibataire mais que le Français aura part à la béatitude du Chinois,
celle du célibataire à celle de l’homme marié, et réciproquement. Car l’histoire
d’un Français marié du XXe siècle n’est pas la même histoire que celle d’un
célibataire chinois du XVe . Or c’est tout l’homme de tout homme qui ressuscite,
en ce sens que la charité ou mort volontaire que la résurrection atteint a été
puisée dans une énergie corporelle qui a ses particularités, et qui a passé dans
des relations de parenté, de camaraderie, d’amour et d’amitié propres à chacun.
Tout ressuscite, sauf ce qui est resté en deçà de l’amour, sauf l’égoïsme et le
péché. C’est pourquoi je puis conclure avec une formule qui résume tout : la vie
éternelle est la permanence éternelle, spiritualisée, divinisée, de tout l’homme et
de tout l’univers. »8
La foi en la résurrection de la chair, bien loin de nous éloigner du monde vient donc
donner toute sa valeur à l’histoire de chacun et à l’histoire commune des hommes. C’est ce
que formule admirablement le P. de Lubac dans un de ses Paradoxes : « Avant d’être une
8
F. Varillon, Joie de Croire, Joie de Vivre, p. 191

26
« Et le Verbe s’est fait chair... » La résurrection de la chair

espérance pour l’avenir, la vie éternelle est, pour le présent, une exigence. » La diachronie
de notre relation à Dieu nous fait souvent percevoir une fausse dichotomie entre action et
contemplation : les deux sont étroitement liés : c’est ce que dit bien la résurrection de la
chair qui veut que la discontinuité de la mort soit le lieu d’une continuité plus profonde
encore.

Nous voudrions conclure par une brève méditation sur l’espérance. L’espérance, comme
le dit saint Paul dans le passage que nous avons cité de l’épître aux Romains, est précisément
la vertu qui doit régler notre rapport au monde dans notre temps, le temps de la promesse.
L’amour est la vertu éternelle et la foi est la vertu de l’âme ; l’espérance est bien la vertu de la
chair promise à la vie éternelle : le mouvement même du déjà-là / pas-encore qui caractérise
l’espérance est une autre manière de dire la dialectique entre synchronie et diachronie, entre
continuités et discontinuités, dialectique qui traverse chacune de nos existences et que re-
prend la représentation paulinienne de la résurrection de la chair comme « semence ». C’est
cette espérance qui porte la foi à travers l’existence temporelle, quoique ce soit la foi qui
l’informe. Cette espérance n’est jamais une certitude puisque son accomplissement ne dé-
pend radicalement pas de nous. Le gémissement de la création évoque la dualité de notre
expérience de la matérialité qui est vanité autant que merveille, de nos relations humaines
qui sont lieux de violences incessantes autant que de manifestations de l’amour : cette dualité
ne saurait être « résolue ». Ce que nous avons voulu montrer, c’est que l’annonce chrétienne
de la Résurrection de la chair prend au sérieux la misère de l’homme autant que ses joies.

A. C.

Tympan porte du Sauveur cathédrales d’Amiens 9

9
La partie inférieure du tympan représente la résurrection des corps : les morts, ressuscités, sortent de leur
tombe tandis que des anges jouent de la trompette.

27
Aperçu sur le corps humain dans la perspective de la
Résurrection

D’après Croire de B.Sesboué, s.j.

Cosima Flateau

La résurrection de Jésus et l’histoire : l’homme et son corps

Quelle historicité pour la Résurrection ?

changent de ton quand ils abordent la résurrection de Jésus.


L ES RÉCITS ÉVANGÉLIQUES
Autant la mise en croix et la mort de Jésus étaient publiques, autant la Résurrection
se trouve attestée de manière quasi confidentielle. Il se manifeste seulement à ses disciples.
Le témoignage des apôtres est un témoignage de foi. S’ils ont reconnu Jésus ressuscité, ce
n’est pas seulement avec les yeux du corps, mais aussi avec les yeux de la foi. L’annonce de
la Résurrection présente celle-ci comme un mouvement transcendant du corps de Jésus qui
échappe à la continuité de notre espace et de notre temps, hors desquels nous ne pouvons
pas penser notre existence. Les récits des apparitions montrent que le mode de relation des
apôtres à Jésus a complètement changé. Celui-ci n’est plus un compagnon habituel de leur
vie. Il vit désormais dans un monde « autre ». Nous voudrions pouvoir décrire ce monde, mais
comme il s’agit du monde de Dieu lui-même, il nous échappe totalement. Paul n’hésite même
pas à parler de « corps spirituel », pour souligner la discontinuité entre le corps terrestre et le
corps ressuscité. Nous pouvons donc dire que la résurrection de Jésus n’est pas la réanimation
de son cadavre ni son retour à la vie temporelle, mais une arrachée à notre condition mortelle
et une entrée dans le monde propre de Dieu.

Qu’est-ce qu’un corps humain ?

Qu’est-ce qu’un corps ?


La réalité des corps peut être étudiée selon toute une échelle de points de vue scienti-
fiques. Il y a les corps minéraux, les corps vivants végétaux et animaux. Le corps humain
dépasse toutes les lois de la biologie par sa conscience réflexive, par sa raison, par la capa-
cité de son langage. Tout ce que nous vivons est indissociable de notre corps. C’est par lui
que nous pensons et parlons, par lui que nous entrons en relation avec les autres. C’est avec
notre corps que nous aimons ; les gestes de l’amour passent par lui, tout en exprimant un sen-
timent qui va bien au-delà des sensations corporelles. Notre visage a une mobilité constante
qui nous permet de manifester toute une palette de sentiments délicats par le sourire ou le
rire, les pleurs ou la joie. Notre corps est aussi le lieu de notre souffrance physique et mo-
rale. À mesure que nous avançons en âge, notre corps devient histoire. Il porte les traces des
blessures physiques ou morales reçues. Bref, tout en notre corps est typiquement humain.
Nous n’avons pas un simple corps d’animal sur lequel aurait été greffé un esprit indépen-
dant. Comme disait Péguy, le spirituel en nous est charnel, et le charnel est spirituel. Notre
corps est un corps humain, et donc un corps spirituel.

28
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le corps humain et la résurrection

De la mort à la sépulture
Après la mort de l’homme, son corps devient un cadavre et il est l’objet d’une sépulture.
Le cadavre n’est plus corps du simple fait qu’il n’est plus parlant et signifiant. Il n’est plus le
centre de relations d’une personne humaine. Il reste cependant corps humain pour ceux qui
ont connu et aimé l’être décédé. C’est pourquoi il reçoit une sépulture destinée à la respecter
et à maintenir sa mémoire. Car si la mort de l’être cher apparaît comme une séparation
absolue et définitive, l’ensevelissement respectueux trahit cependant l’espérance que tout ne
soit pas fini.

Quel corps ressuscite ?

Parler de la résurrection des corps, ce n’est porter aucun jugement sur le sort des atomes,
des molécules, des cellules. L’attitude ouverte de l’Église vis-à-vis de la crémation montre
bien que la résurrection n’a rien à voir avec l’état de conservation d’un cadavre. Même si la
crémation apparaît symboliquement comme une forme plus brutale de destruction du corps.
Selon la foi chrétienne, affirmer une résurrection du corps, c’est maintenir une forme de
continuité à travers la discontinuité radicale qui a été montrée entre corps mortel et corps
ressuscité. Cette continuité, pour non représentable qu’elle soit, concerne le corps humain
en tant qu’il est humain, qu’il a été inséparable de notre condition humaine, qu’il est la
récapitulation de toute une histoire et l’expression d’une personnalité complète. Il nous est
dit en même temps que ce corps sera désormais un « corps spirituel », un « corps glorieux »,
incorruptible, par opposition à notre corps inanimé et corruptible. Nous affirmons une réalité
d’espérance et de foi qui va bien au-delà de la notion d’immortalité de l’âme. L’homme
moderne garde-t-il encore la capacité de croire en la Résurrection ? L’homme sait qu’il va
mourir et il vit son existence comme une contradiction tragique entre son destin inéluctable
et son désir de vivre de manière absolue. Dans cette situation où se récapitulent toutes les
limites et les contradictions de sa condition, il ressent un besoin radical de salut que l’on peut
définir ainsi : être sauvé, c’est vivre, vivre tout entier, vivre absolument, avec les autres et
avec Dieu. Dans son authenticité, ce désir est celui d’une libération des limites mortelles de
notre condition, mais non d’une évasion de notre être concret, puisque l’homme désire que
ce qu’il a reçu, vécu et fait de positif garde une valeur de réalité définitive.
On peut donc dire que tout homme est habité par une espérance de sa propre résurrection.
C’est elle qui nous permet de comprendre la résurrection de Jésus et d’y adhérer par la foi,
puisque nous n’avons à notre disposition aucune expérience comparable. Il n’y a pas de foi
sans espérance, comme il n’y a pas d’espérance sans un minimum de foi.

29
Cosima Flateau

Résurrection et réincarnation

Modèle oriental et modèle occidental

Le modèle oriental est pessimiste. Pour l’hindouisme, la réincarnation est un malheur.


Elle n’est pas une libération mais une nécessité. Bien loin d’être une chance, elle est le signe
d’un emprisonnement dans un processus indéfini. L’être humain obéit à la loi universelle du
Karma. S’il a mal vécu, il est enfermé dans un cycle répétitif d’existences. Il ne pourra y
échapper qu’au prix d’une ascèse spirituelle très grande ou d’une vie de désintéressement
absolu, de compassion et de charité. S’il fallait comparer la réincarnation à un aspect du
christianisme, ce n’est pas à la résurrection, mais à un purgatoire qui risque de se changer en
enfer. Le correspondant de la résurrection serait plutôt le Nirvana.
Le modèle occidental de la réincarnation est optimiste. C’est une voie de salut et de
libération. L’échec provisoire d’une première vie n’est pas définitif. La mort est relativement
niée. Loin d’être un passage à l’éternel, elle n’est qu’un relais. Dans une nouvelle existence,
chacun pourra réparer ses méfaits et réussir sa vie. De même, la réincarnation apporte une
réponse au problème du mal. Celui qui souffre paie une dette antérieure. La réincarnation
occidentale est d’ailleurs tout autant fascinée par l’hypothèse de vies antérieures que par
celle de vies ultérieures.
La réincarnation occidentale reprend donc un schème oriental et antique, mais en y inté-
grant des éléments de la tradition chrétienne.

Vers un au-delà de la personne

Selon la logique de la réincarnation, la personne n’est pas une réalité définitive, irré-
ductible. Elle n’est qu’une figure transitoire, la manifestation temporelle d’un grand Tout,
l’énergie du monde, dont elle est issue et avec lequel elle doit fusionner à nouveau. Cela
exige une spiritualité supérieure qui accepte la dépossession absolue de soi et dont le refus
serait le signe d’une attitude insuffisamment dépouillée. Cette conception de l’homme est
solidaire d’une conception de Dieu. Dieu non plus n’est pas une personne au sens occidental
du terme. La relation de l’homme à Dieu ne saurait donc être une relation interpersonnelle
de connaissance et d’amour entre deux partenaires vivants. L’issue ultime de l’existence est
la perte de soi dans le grand Tout.

Y a-t-il compatibilité entre résurrection et réincarnation ?

Il faut reconnaître l’incompatibilité de fait entre la réincarnation et la résurrection. On


peut parler d’une convergence très générale, dans la mesure où ces deux croyances consti-
tuent l’affirmation d’un sens de notre existence, donnent la primauté à l’ordre spirituel et sont
habitées par une espérance. Mais réincarnation et résurrection sont deux univers de pensée
inconciliables, qui divergent pas leur centre de gravité même.
La conception de l’histoire est totalement différente de part et d’autre. L’une est cyclique
et indéfinie, elle propose un éternel retour. Elle inscrit l’histoire dans une loi cosmique de
rétablissement et d’équilibre, de compensation et d’harmonie. L’autre est linéaire et s’avance
vers un accomplissement dans le royaume de Dieu. Elle propose un terme, un achèvement.
De plus, la réincarnation remet en cause l’identité et l’unicité de la personne humaine, en
tant qu’elle est un sujet irremplaçable devant Dieu, capable d’engager son destin par un acte

30
« Et le Verbe s’est fait chair... » Le corps humain et la résurrection

de liberté absolue. L’âme qui se réincarne se trouve réduite quant au statut de principe qui
change successivement de personnalité. La tradition chrétienne nous a donné un sens très vif
de la personne humaine, alors que dans la perspective orientale, la personne est une illusion
dont celle-ci doit prendre conscience. L’aboutissement est la dissolution du sujet.
L’unité et la valeur irremplaçable de la personne tiennent au fait que celle-ci joue son
destin éternel dans une existence terrestre unique qui ouvre sur le meilleur ou sur le pire.
Dans le schéma réincarnationniste, la figure de Jésus perd à son tour son unicité. Son
incarnation n’est plus que la réincarnation d’un être, exceptionnel peut-être par sa sainteté,
mais qui demeure inscrit dans le cycle du destin. Elle apparaît comme un « avatar » des
manifestations du divin.

La résurrection des morts (ou de la chair)

La résurrection du Christ est « pour nous »

La résurrection de Jésus ouvre sur une réalisation du salut qui va de son corps aux nôtres,
afin de les conduire à la résurrection finale. Elle est la promesse en acte de la résurrection de
la chair. La résurrection de Jésus est pour nous ; elle est notre avenir. Elle « symbolise » notre
salut qui consiste dans la plénitude d’une vie définitive, dans la communion de vie et d’amour
avec Dieu lui-même et avec nos frères. Elle en indique à la fois le modèle exemplaire et la
cause.

De l’Incarnation à la résurrection de la Chair

A son tour l’incarnation de Jésus est ordonnée à la résurrection de toute chair. « Si la chair
ne devait pas être sauvée, le Verbe de Dieu ne se serait pas fait chair », écrit Saint Irénée.
Pourquoi en effet celui-ci aurait-il pris en lui une humanité charnelle s’il devait abandonner
l’humanité à la corruption ? De l’Incarnation à la Résurrection, il y a donc une sorte de
« corps à corps » entre le Christ et nous.
Notre chair sera sauvée dans la résurrection comme la chair du Christ, au même titre que
tout ce qui fait notre condition concrète, et avec la même continuité et la même discontinuité
entre notre état présent et notre état futur.

Cette fin des temps est-elle encore crédible ?

Une telle espérance n’a-t-elle pas pour but de nous consoler artificiellement des misères
du temps et de l’histoire ? Nous projetterions dans l’avenir un désir toujours frustré de bon-
heur sans partage ?

31
Cosima Flateau

Nous ne pouvons croire à ces promesses qu’en raison de la venue du Christ, de sa vie,
de sa mort et de sa résurrection. Dans le message chrétien, la foi en la résurrection de Jésus
commande tout. C’est elle qui nous permet d’espérer. Car les choses de la fin sont en même
temps objet de foi et objet d’espérance. L’annonce chrétienne de la fin des temps est capitale,
elle n’est pas séparable de la foi en la personne du Christ, parce qu’elle nous tourne vers
l’avenir et nous oriente vers le présent. Le message chrétien n’est pas rivé au passé. S’il est
inscrit dans ce passé, il concerne le présent et nous ouvre vers l’avenir. Notre Dieu n’est pas
derrière nous, il est devant nous et il est celui qui, dans la personne du Christ, vient vers nous.

C. F.

32
L’homme, corps et âme
Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

Jean-Baptiste Guillon

L EST À PEU PRÈS CERTAIN QUE J ’ AI UN CORPS ; il est à peu près aussi certain que j’ai
I une âme ; ce qui est difficile à cerner, c’est le rapport entre les deux... c’est même le
rapport entre les trois : mon corps, mon âme, et moi. Suis-je la même chose que mon corps ?
ou la même chose que mon âme ? Mon âme est-elle autre chose que mon corps ?
Traditionnellement, il existe deux grandes réponses à ce genre de questions : Matéria-
lisme et Dualisme. Le matérialisme soutient que je ne suis rien d’autre que mon corps :
« mon corps », « mon âme », « moi », tous ces termes se rapportent à une seule et même
chose considérée sous différents rapports. Le dualisme soutient que l’âme est une chose d’un
genre tout à fait différent du corps, une chose qui pense par opposition à une chose étendue
dans l’espace ; mon âme est donc une chose différente de mon corps même si elle a un lien
causal particulier avec lui (par exemple, mon âme souffre quand la partie cérébrale de mon
corps est disposée de telle manière). On peut ensuite soutenir différents types de dualisme
selon que l’on considère que je suis, moi, identique à mon âme, ou plutôt identique à l’union
de mon corps et de mon âme1 . Mais avant de se demander si je suis une âme, ou plutôt
l’union d’une âme et d’un corps, il faut d’abord avoir statué sur la première question, plus
fondamentale ; il faut avoir choisi son camp : êtes-vous matérialiste, ou dualiste ?
Il me semble que beaucoup d’entre nous seraient tentés de répondre les choses suivantes
(ou une partie de ces choses) :

Ni matérialiste, ni dualiste ; c’est une fausse alternative que vous proposez-là, et une
alternative peu attrayante entre Charybde et Scylla. Car que nous propose le dualisme ? Une
entité métaphysique d’un autre âge (de cette époque où la métaphysique stipulait des entités
fictives et ad hoc là où ses capacités d’explications trouvaient ses limites). Et que résout-on
au juste en posant une telle fiction ? Sans doute pas le problème de l’unité d’une personne, car
le dualisme par définition déchire la personne en deux, quelle que soit la version choisie. Si le
dualiste soutient que la personne est l’union du corps et de l’âme, la personne est une chose
essentiellement composite ; mais s’il soutient que je ne suis qu’une seule chose, à savoir mon
âme, il fait de mon corps une sorte d’excroissance facultative, quelque chose avec lequel je
suis dans un rapport d’avoir et non d’être, ce qui d’une part contredit notre expérience du
corps propre comme quelque chose d’irréductible à l’avoir, et d’autre part perd tout le sens
de la résurrection de la chair. Enfin, qu’est-ce que cette âme que posent les dualistes ? A-t-elle
le moindre rapport avec l’« âme » dont parle la tradition spirituelle, à savoir cette dimension
de notre être qui nous rattache à Dieu et fait de nous les objets de l’attention divine ? L’âme
du dualiste est plutôt une entité qui permet de régler le problème des perceptions : douleur
et plaisir ne peuvent pas être des propriétés de la chose étendue ? ils sont donc des propriétés
de l’âme. Les qualités sensibles comme le vert, le froid, le musqué ne peuvent pas être des
1
Il est aussi théoriquement possible pour un dualiste de soutenir que je suis identique à mon corps, tandis
que mon âme est autre chose en rapport étroit avec le corps que je suis, mais à ma connaissance personne n’a
soutenu une telle thèse, et il est de fait difficile d’imaginer des raisons plausibles de la soutenir.

34
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

propriétés de la chose étendue ? Ils sont donc des propriétés de l’âme. Si l’âme était ce genre
de chose, aurait-elle une telle importance spirituelle, Dieu en prendrait-il souci ? Imaginez à
quoi ressemblerait Histoire d’une âme si Thérèse de Lisieux avait eu une telle conception de
l’âme : « Vers trois ans, j’eus ma première expérience de mal de dent : auparavant, j’avais
bien entendu des gens dire qu’ils avaient mal aux dents, mais je ne pouvais me le représenter
sans que cette expérience ait été une affection de mon âme ».

Sainte Thérèse de Lisieux

L’âme des dualistes est de fait quelque chose que nous avons toutes les chances de re-
trouver chez les bêtes, même si Descartes a soutenu le contraire.
Par cet aspect, le dualiste ressemble en fait furieusement au matérialiste, il est incapable
de séparer ce qui fait la grandeur de l’homme du domaine des sensations, de la douleur et
du plaisir : n’appelle-t-on pas « matérialistes » d’ailleurs les personnes qui ne s’intéressent
qu’au plaisir ? Bien sûr, c’est là un sens vague du mot « matérialiste », mais le sens précis
n’est guère plus spirituel : la personne, pour le matérialiste, n’est rien d’autre qu’une chose
physique ! Réduire l’homme à ce qui est infra-humain, c’est là l’intention explicite du maté-
rialiste, mais c’est aussi la conséquence implicite du dualisme.
Rien n’oblige heureusement à considérer que dualisme et matérialisme sont les deux
seules solutions : on peut les renvoyer dos à dos dans leur commune incapacité à reconnaître
l’unité de l’homme centré sur ce qui fait sa grandeur et son union à Dieu. Certes Dualisme
et Matérialisme semblent être les deux seules solutions mais c’est à cause d’une mauvaise
formulation du problème : soit l’âme et le corps sont une seule et même chose, soit ce sont
deux choses différentes. Cette alternative est un sophisme, car considérez ma silhouette et
mon corps : il serait absurde de dire que « c’est la même chose » puisqu’on ne peut pas
remplacer l’un par l’autre dans toutes les phrases (on ne pourrait pas dire « ma silhouette
pèse 50 kg »), mais cela ne veut pas dire du tout que ma silhouette soit une substance séparée
de mon corps ! Elle est la forme de mon corps. De même l’âme est la forme du corps, dit
Saint Thomas : il semble donc que la tradition de l’Église recommande le rejet de la fausse
alternative Dualisme/Matérialisme au profit d’une solution médiane. »

Voilà donc à peu près les réponses que nous serions susceptibles de faire au problème du
Matérialisme et du Dualisme. Peut-être n’y a-t-il personne pour soutenir réellement toutes
ces thèses à la fois, mais pour faciliter la discussion, considérons que le discours précédent
a été tenu par un certain Mathéo. Comme vous vous y attendez peut-être, il y a beaucoup
de points sur lesquels je ne suis pas d’accord avec Mathéo. Pour ne pas me perdre dans
ce problème gigantesque, je me concentrerai sur trois thèses contre lesquelles j’exposerai
un contre-argument, ou plutôt un « squelette » de contre-argument, en vous renvoyant à des

35
Jean-Baptiste Guillon

articles ou des ouvrages plus longs si vous voulez la chair (et pourquoi pas l’âme) des argu-
ments. Voici les thèses de Mathéo que je vais discuter :

– l’opposition dualisme/matérialisme n’est pas une véritable alternative, il y a une troi-


sième voie qui évite les écueils de l’une et l’autre position.
– dualisme et matérialisme sont également incapables de reconnaître et identifier ce qui
fait la grandeur de la personne humaine ; l’un et l’autre sont « réductionnistes ». Donc
s’il fallait réellement choisir entre dualisme et matérialisme, nous serions mal lotis.
– le dualisme n’est pas défendable, ni au niveau théologique (où il pose notamment un
problème pour l’unité de la personne), ni surtout au niveau philosophique (c’est une
métaphysique aujourd’hui totalement dépassée).

I. Ni matérialiste, ni dualiste ?

Mathéo soutient donc que l’opposition dualisme/matérialisme n’est pas une véritable
alternative, qu’il y a une troisième voie qui évite les écueils de l’une et l’autre position.
Malheureusement, une fois qu’on a défini les termes, il est difficile de voir comment une
troisième voie est possible. Mais reprenons progressivement : la manière la plus simple d’ex-
primer l’alternative, comme Mathéo l’a dit lui-même, est de dire « soit l’âme et le corps sont
une seule et même chose, soit ce sont deux choses différentes ». Il me semble que cette ré-
ponse exprime la bonne intuition et pourrait être suffisante si elle ne prêtait le flanc, par son
imprécision, à l’objection que Mathéo n’a pas manqué de faire : « Cette alternative est un
sophisme, car considérez ma silhouette et mon corps : il serait absurde de dire que « c’est la
même chose » [...], mais cela ne veut pas dire du tout que ma silhouette soit une substance
séparée de mon corps ! ».
Il n’est pourtant pas difficile de répondre à cette objection : matérialistes et dualistes
sont en général assez au courant que ma silhouette n’est pas « la même chose » que mon
corps quoiqu’elle ne soit pas une « substance » différente de la substance qu’est mon corps.
Quelle que soit la terminologie qu’on choisisse, il est difficile de dire quoi que ce soit en
métaphysique sans avoir une distinction entre une chose (ou substance) et ses propriétés (ou
modes). Par exemple, la couleur du tapis et la forme enroulée du tapis ne sont pas deux
substances différentes, mais deux modes différents de la même substance. Il peut donc y
avoir plusieurs entités différentes là où il n’y a qu’une seule substance. À partir de cette
distinction, il serait en effet ridicule de dire que mon âme et mon corps sont une seule et
même entité comme il serait ridicule de dire que mon humour et ma susceptibilité sont une
seule et même entité. Mais je ne connais aucun matérialiste ni aucun dualiste qui soutienne
cela. Le matérialiste soutient que toutes les facultés des personnes sont des modes d’une
seule et unique substance qui est une substance matérielle. Le dualiste soutient que pour
rendre compte de toutes les facultés des personnes, il faut (au moins) deux substances.
On peut donc reformuler l’alternative de la manière suivante : « soit l’âme et le corps
dépendent d’une unique substance matérielle, soit ils dépendent de deux substances (au
moins) ». À partir de cette reformulation, on pourrait objecter légitimement que la parti-
tion n’est pas exhaustive : il y a une possibilité qui est laissée de côté, la possibilité que
l’âme et le corps dépendent d’une unique substance non matérielle. Je concède volontiers
que l’alternative entre dualisme et matérialisme à cet égard n’est pas une alternative stricte :

36
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

l’alternative stricte est entre dualisme et monisme, or il y a deux types de monismes. Soit
l’unique substance est matérielle, soit elle n’est pas matérielle ... et alors je suppose qu’elle
est spirituelle. Il y a donc un monisme matérialiste et un monisme spiritualiste. Je doute ce-
pendant que cette troisième possibilité soit de nature à satisfaire Mathéo... et à vrai dire je
doute qu’elle soit de nature à satisfaire qui que ce soit. Elle revient en effet à dire que mon
corps est une simple modification de mon âme et non pas un objet physique ayant une réalité
extérieure. Une telle position idéaliste est particulièrement difficile à défendre... et à croire.
Berkeley fournirait des arguments que je n’examinerai pas ici car je suppose que Mathéo n’a
aucune inclination à accepter une telle thèse.
Donc pour quelqu’un qui admet que le monisme spiritualiste a une plausibilité négli-
geable, l’alternative véritable qui demeure pour rendre compte du rapport entre l’âme et le
corps est bien entre monisme matérialiste et dualisme. Je ne vois à ce stade que deux réponses
que Mathéo pourrait faire contre cette seconde formulation de l’alternative.

Saint Thomas d’Aquin

Premièrement, Mathéo pourrait concéder qu’il y a bien, dans notre seconde formulation,
une réelle alternative, mais qu’elle ne correspond nullement à ce qu’on entend habituelle-
ment par « matérialisme » et/ou par « dualisme ». Mathéo pourrait dire par exemple : « Qu’il
y ait une seule ou plusieurs substances, ce n’est absolument pas ça qui est en jeu et impor-
tant. D’ailleurs Thomas, défend l’irréductibilité de l’âme en l’appelant une « forme ». Selon
votre définition, Thomas serait donc un matérialiste ? Cela prouve que vos définitions ne cor-
respondent pas à l’usage courant ». Je ne sais pas si ces définitions correspondent à l’usage
courant, mais elles correspondent à l’usage technique des philosophes (chrétiens ou non) qui
se disent matérialistes. Est-ce que cet usage technique focalise l’attention sur une distinction
sans réelle pertinence ? Est-ce que, selon une telle définition des termes, on pourrait accep-
ter sans problème de se dire matérialiste « comme Saint Thomas » ? C’est tout sauf évident,
car le rapport entre une chose et ses propriétés (ou entre une substance et ses modes) a des
conséquences fondamentales : la chose peut subsister en perdant telle ou telle propriété, mais
la propriété ne pourrait pas subsister sans être la propriété de quelque chose. Par conséquent,
la division entre monisme et dualisme semble très pertinente pour aborder la question de
l’immortalité de l’âme lors de la mort corporelle, et si Thomas est effectivement difficile à
situer dans le débat entre dualisme et matérialisme (la question de savoir s’il est matérialiste
ou dualiste ou autre chose est très débattue), cela révèle plutôt quelque chose de la difficulté
qu’il a eue a réconcilier certaines caractéristiques de l’âme qui l’assimilent à une substance
(comme l’immortalité) et certaines qui l’assimilent à une propriété (le fait d’être « forme du

37
Jean-Baptiste Guillon

corps »)2 . Il me semble donc clair que l’alternative telle que nous l’avons définie a des en-
jeux importants et fait de fait ressortir un élément de la solution thomiste qui a toujours été
considéré comme problématique.
Une deuxième réponse que Mathéo pourrait faire est la suivante : « Votre alternative ne
tient que si l’on accepte le présupposé que toutes les entités sont soit des substances soit
des propriétés, mais on peut mettre en question ce type de modèle métaphysique au profit
d’un système plus complexe ». On peut sans doute tout remettre en question, s’intéresser à la
légitimité du principe de contradiction, etc., mais il y a tout de même des règles d’économie :
avant de remettre en question un principe si fondamental qu’il concerne la charpente d’à peu
près n’importe quelle théorie (comme c’est le cas de la distinction substance/propriété), il
faut vraiment avoir des raisons très puissantes, et il faut ensuite prouver que la nouvelle
solution qu’on propose n’est pas seulement concevable en elle-même mais capable de faire
tout le « travail » théorique que la théorie précédente faisait. Je n’exclus pas totalement une
telle possibilité, mais je ne crois pas qu’on ait ni un substitut dont la viabilité théorique aurait
été établie, ni des raisons très puissantes de chercher un substitut. C’est à cette deuxième
question que je vais m’attacher à présent : y a-t-il de bonnes raisons de chercher une troisième
voie ?

II. Dualisme et Matérialisme ignorent-ils la grandeur de l’homme ?

Si Mathéo cherchait une troisième voie, c’est en partie parce que dualisme et matéria-
lisme sont, d’après lui, « également incapables de reconnaître et identifier ce qui fait la gran-
deur de la personne humaine ». En effet, le matérialiste dit que la personne n’est rien d’autre
qu’une substance matérielle, et l’âme que le dualiste introduit est plutôt un centre de sensa-
tions animales qu’une ouverture à Dieu. L’un et l’autre manquent la conception chrétienne
de l’âme, « germe d’éternité qu’il porte en lui-même, irréductible à la seule matière »3 . Mon
intention ne sera pas ici de montrer que dualisme et matérialisme peuvent tous deux satisfaire
tous les réquisits d’une théorie chrétienne de l’âme et du corps (de fait, je ne pense pas que ce
soit le cas du matérialisme), mais seulement qu’ils peuvent tous deux satisfaire ce réquisit-ci,
à savoir le réquisit de rendre compte de la grandeur de l’homme au sein de la création. Il y
a évidemment un grand nombre d’autres réquisits qu’il faut satisfaire pour être une théorie
chrétienne acceptable, et plus encore pour être une théorie catholique acceptable4 .

Je vais tâcher de répondre à l’objection dans sa version anti-matérialiste, et je montrerai


ensuite que la même réponse exactement s’applique pour la version anti-dualiste. L’argument
anti-matérialiste doit ressembler à peu près à ceci :
2
Pour un autre problème du même genre, voir Plantinga, « Materialism and Christian Belief », p. 101 :
« D’après Thomas, une personne humaine est une substance matérielle avec une partie immatérielle, l’âme.
Thomas dit de cette partie immatérielle qu’elle est elle-même une substance. Par ailleurs, l’âme, cette partie
immatérielle, a la propriété de pouvoir penser (croire, désirer, espérer, décider, etc.), et après la mort, pense
effectivement. Mais Thomas dit également que l’âme est la forme du corps. Une forme, cependant, du moins
autant que je puisse en juger, est, ou est semblable à, une propriété ; et une propriété, vraisemblablement, ne
peut pas penser. Si l’âme est une forme, comment est-elle alors capable de penser ? ».
3
Gaudium et Spes 18, § 1, cf. CEC § 33.
4
Pour être une théorie chrétienne, il faut au moins une théorie qui rende possible la résurrection de la chair,
pour être une théorie catholique, il faut sans doute rendre possible l’état non incorporé de l’âme entre mort et
résurrection et l’animation immédiate de chaque personne par Dieu.

38
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

(1) selon le matérialiste, la personne n’est rien d’autre qu’une substance matérielle
(2) or les animaux ne sont également rien d’autre que des substances matérielles
(3) donc selon le matérialiste, l’homme ne se distingue pas de l’animal
(4) or il est faux que l’homme ne se distingue pas de l’animal
(5) donc le matérialisme est faux.
Ainsi formulé, il est assez clair que l’argument ne marche pas : la seule conclusion qu’on
peut légitimement tirer de (1) et (2) est (3’) « l’homme ne se distingue pas de l’animal par la
substance dont il est constitué ». Mais il peut s’en distinguer de nombreuses autres manières !
Or si l’on n’a que (3’), le réquisit chrétien (4) n’entraîne aucune conclusion anti-matérialiste.
Pour obtenir (5) avec (3’), il faudrait défendre un réquisit plus fort (4’) « il est faux que
l’homme ne se distingue pas de l’animal par la substance dont il est constitué ». (4’) serait
légitime s’il était vrai que ce qu’une chose est fondamentalement dépend de ce dont il est fait
(car il est assurément faux que l’homme ne se distingue pas de l’animal d’une manière fonda-
mentale — quoi que cela puisse vouloir dire exactement). Mais cette thèse n’est pas difficile
à refuser. C’est ce que fait explicitement Lynne Rudder Baker : « ce qu’une chose est fon-
damentalement est souvent déterminé par ce qu’elle peut faire plutôt que par ce dont elle est
faite »5 . En particulier, pour la chrétienne matérialiste qu’est Lynne Baker, ce qui distingue
les corps humains de tous les autres corps matériels dans l’univers, ce sont leurs facultés
personnelles, c’est-à-dire « la perspective en première personne » (ou conscience de soi, ou
faculté de se concevoir soi-même, faculté d’introspection, etc.). Évidemment, en tant que
chrétienne, elle accepte que ce genre de faculté personnelle soit dans certains cas la propriété
d’une substance non matérielle : au moins dans un cas, pour Dieu, probablement dans de
nombreux autres cas pour les anges. Mais rien n’empêche que des substances de natures dif-
férentes (les unes matérielles, les autres immatérielles) aient certaines propriétés en commun
(il est même difficile d’empêcher qu’elles en aient certaines en commun, comme l’existence,
l’identité à soi-même, etc.). Or si une substance matérielle À et une substance immatérielle
B ont en commun la perspective en première personne et que par ailleurs une substance ma-
térielle C et une substance immatérielle D ont en commune l’absence d’une telle propriété,
il semble assez clair que À et B (ou C et D) seront semblables dans un sens plus fondamental
que À et C (ou B et D). Donc (4’) n’est pas vrai, et le matérialiste a les moyens de montrer
une différence fondamentale entre les corps humains (doués de conscience de soi) et tous les
autres corps matériels (dénués de telles propriétés).

Lynne Rudder Baker

L’argument semblera peut-être plus fort dans sa version anti-dualiste :


(1) selon le dualiste, la personne n’est constituée de rien d’autre que d’un corps matériel et
d’une âme immatérielle centre de la sensibilité
5
Lynne R. Baker, « Christians should reject Mind-Body Dualism », in Contemporary Debates in Philosophy
of Religion, ed. by Michael L. Peterson and Raymond J. Vanarragon, p. 334

39
Jean-Baptiste Guillon

(2) d’après le dualiste un animal est également constitué d’un corps matériel et d’une âme
immatérielle centre de la sensibilité6
(3) donc selon le dualiste, l’homme ne se distingue pas de l’animal en vertu des substances
dont il est constitué
(4) or il est faux que l’homme ne se distingue pas de l’animal en vertu des substances dont il
est constitué
(5) donc le dualisme est faux.
Ce qui peut rendre l’argument plus fort ici, c’est que (4) peut être défendu par la carac-
térisation de l’âme comme « germe d’éternité » dans Gaudium et Spes, ou plus globalement
par l’intuition théologique que notre âme est cette part de nous-mêmes qui nous relie à Dieu.
Il semble donc que notre âme soit précisément ce qui nous distingue de tout le reste de la
création. Donc le dualiste a une théorie de l’âme qui n’est pas chrétienne puisqu’il ne permet
pas de dire que c’est par son âme que l’homme se distingue de l’animal. Cet argument serait
bon si la dernière phrase n’était pas ambiguë : « l’homme se distingue de l’animal par son
âme » peut vouloir dire soit (i) « l’homme se distingue de l’animal par le fait qu’il a une âme »
soit (ii) « l’homme se distingue de l’animal par certaines caractéristiques de son âme ». Si le
chrétien était obligé de défendre (i), alors probablement les versions classiques du dualisme
devraient être rejetées. Mais l’Église n’a jamais posé un tel réquisit. Au contraire, l’Église
utilise plutôt un langage aristotélicien ou thomiste selon lequel les animaux ont une âme sen-
sitive tandis que l’homme a une âme rationnelle (et sensitive également bien sûr). Ce n’est
donc pas par le fait qu’il ait une âme, mais par le genre d’âme qu’il a, que l’homme doit se
distinguer de l’animal. Le genre d’âme qu’il a ? ... c’est-à-dire le genre de facultés qu’a son
âme, et le dualiste peut être d’accord sur ce point avec le matérialiste pour dire que ce qui
fait la grandeur de l’homme par rapport au reste de la création, c’est les facultés personnelles
(ou la « perspective en première personne ») dont dispose la substance dont il est constitué.

Il me semble donc que le matérialiste et le dualiste peuvent répondre de manière tout


à fait satisfaisante à l’objection selon laquelle ils seraient incapable de rendre compte de la
suprématie de l’homme sur le reste de la création : ce qui fait cette suprématie, ce n’est pas
qu’il soit constitué de telle ou telle substance, mais c’est le genre de propriétés dont est doté
la substance dont il est constitué.

La création de l’homme, Michel-Ange


6
Il est célèbre que Descartes a précisément nié l’existence d’une âme chez les animaux. Comme tout dualiste
soutient qu’il n’y a pas de sensations sans âme, cela entraînait chez lui la thèse que les animaux ne souffrent
pas, thèse qu’aucun dualiste à ma connaissance ne soutient aujourd’hui.

40
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

III. Le dualisme est-il indéfendable ?

Dans les deux premières parties, j’ai essayé de montrer qu’on était bien obligé de choisir
entre dualisme et matérialisme, et que cette alternative n’était pas un choix entre Charybde
et Scylla puisque l’une et l’autre théorie sont capables de rendre compte de la grandeur de
l’homme au sein de la création. Telle que j’ai décrit la position de Mathéo, j’ai donc répondu
à l’essentiel de ses préventions contre le matérialisme, et je crains qu’un Mathéo convaincu
par mes deux premières parties ne soit plus enclin à choisir le matérialisme que le dualisme,
car ce dernier souffre d’une image de « métaphysique dépassée et indéfendable » dont le
matérialisme ne souffre pas. Je dis que « je le crains » car de fait je ne pense pas du tout que le
matérialisme soit vraiment capable de remplir le cahier des charges d’une théorie chrétienne
(et en particulier catholique) de l’âme. C’est pourquoi je consacrerai cette dernière partie à
défendre le dualisme contre les objections philosophiques et théologiques principales.

Commençons par le niveau théologique. Mathéo avait principalement deux types d’ob-
jections théologiques contre le dualisme : premièrement le dualisme est incapable de rendre
compte du sens spirituel de l’âme comme ce qui nous distingue des autres créatures et nous
rattache à Dieu. J’ai déjà répondu à cette objection : c’est bien « le genre d’âme » que nous
avons qui nous distingue du reste de la création, même si ce n’est pas le simple fait d’avoir
une âme. Cette réponse est tout à fait dans la tradition de l’enseignement de l’Église.
Deuxièmement, le dualisme, dans aucune de ses deux versions, ne rend compte de l’unité
de la personne. Étudions chacune des deux versions à part. La première version du dualisme
dit que la personne est une substance composée de deux autres substances (l’âme et le corps).
Je ne suis pas sûr qu’il y ait contre cela un argument très fort : imaginez mes quatre membres ;
on peut les considérer, pris séparément, comme quatre substances ; mais ils participent tous
les quatre à la constitution d’une même substance. Pour que cette substance composée soit
unifiée, il n’est pas besoin que mes quatre membres soient en fait quatre modes d’une même
substance, il suffit qu’ils soient quatre substances reliées par des relations si étroites qu’ils
constituent ensemble une même substance. De même, la personne peut très bien être une
substance unique et unifiée si les deux substances dont elle est composée sont dans une
relation suffisamment étroite.
La deuxième version du dualisme rencontre le même problème d’une façon un peu dif-
férente : si la personne est identique à l’âme, alors il semble que son unité avec le corps soit
accidentelle, or l’importance de la résurrection de la chair montre bien que, pour le christia-
nisme, le corps ne peut pas être conçu comme une excroissance facultative, une chose que
je peux indifféremment posséder ou ne pas posséder. Ma réponse prend la forme suivante :
s’il y a là une difficulté, c’est une difficulté que rencontre également la théologie chrétienne
indépendamment de toute élaboration philosophique. Donc le fait que le dualisme rencontre
une telle difficulté a plutôt tendance à conforter dans l’idée qu’il est proche d’une théorie
catholique de l’âme. Mais par ailleurs, je ne pense pas que la difficulté soit bien grande. Je
m’explique : la théologie chrétienne distingue entre le jugement particulier (où l’âme, sépa-
rée du corps, va au paradis, en enfer ou au prugatoire) et la résurrection de la chair (où toutes
les âmes sont réunies à leur corps). La réunion de l’âme et du corps est donc à l’espérance
fondamentale de la théologie chrétienne ... et quelque chose qui ne semble pas indispensable
pour être au paradis, c’est-à-dire pour que l’âme individuelle soit dans la jouissance parfaite
de la vision de Dieu.
Nous trouvons donc ici exactement la même tension que dans le dualisme dans sa deuxième

41
Jean-Baptiste Guillon

version : d’une part la personne est identique à l’âme donc peut théoriquement exister sans le
corps, mais d’autre part une âme humaine sans corps semble incomplète. Le parallèle entre
les deux difficultés pourrait suffire à établir que le dualisme deuxième version va dans la
bonne direction. Mais une comparaison peut aider à voir également que la difficulté n’est
pas insurmontable : considérez un corps animal, un corps de chien par exemple. Ce corps
peut continuer d’exister si on lui coupe une patte, deux pattes, voire toutes les pattes. Les
pattes d’un chien ne sont donc pas strictement indispensables à son existence ... mais elles
sont indispensables à sa vie normale. De même le fait d’être uni à un corps n’est pas stricte-
ment indispensable à l’existence d’une personne-âme humaine, mais c’est indispensable à sa
vie normale (ou à ce pour quoi elle est faite). Mais alors pourquoi l’âme au paradis est-elle
bienheureuse si elle ne peut mener une vie normale, si elle est comme un chien sans pattes ?
Ceci n’est plus un problème contre le dualisme mais la réponse à cette question intéressante
pour elle-même ressemble probablement à ceci : parce qu’elle voit et anticipe en Dieu la ré-
surrection des morts ; ce qui veut dire qu’il ne pourrait pas y avoir d’état béatifique de l’âme
sans corps s’il n’y avait pas ensuite une réunion de l’âme et du corps.

Enguerrand Carton, Le couronnement de la Vierge, détail

Pour conclure sur les aspects théologiques, je voudrais souligner que non seulement le
dualisme ne rencontre pas, à ma connaissance, de véritable contre-argument théologique,
mais si l’on accepte qu’il y a une alternative entre dualisme et matérialisme, alors il y a
plutôt une abondance d’arguments théologiques en faveur du dualisme ... à savoir tous les
arguments théologiques contre le matérialisme. Un argument d’autorité direct pourrait être
la deuxième partie de la citation que nous avons faite dans Gaudium et Spes : l’âme est
un « germe d’éternité [...] irréductible à la seule matière ». C’est pourquoi beaucoup de
chrétiens matérialistes cherchent à défendre qu’il existe une version non réductionniste du
matérialisme7 . Un problème moins direct mais plus grave est la difficulté, pour toute théorie
matérialiste, de rendre compte de l’état intermédiaire de l’âme entre la mort et la résurrec-
tion ; de fait, la plupart des chrétiens matérialistes sont non catholiques et ne croient pas
qu’il y ait un tel état intermédiaire. Il est également difficile, pour un matérialiste, de rendre
compte de la doctrine catholique de l’animation miraculeuse de chaque corps humain indi-
7
Je ne discuterai pas de la légitimité de ces positions, pour plus d’information sur ce sujet, vous pouvez
consulter Nancey Murphy « Non reductive physicalism, philosophical issues », in Whatever Happened to the
Soul ? Scientific and Theological Portraits of Human Nature, ed. by Warren S. Brown, Nancey Murphy and H.
Newton Malony (Minneapolis : Fortress, 1998) et la réponse par Paul Flaman, « The Human Soul : À Catholic
Theological Response to Non-Reductive Physicalism », disponible sur la page http :
www.metanexus.net/conference2008/articles/Default.aspx ?id=10463

42
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

viduellement par Dieu8 . Enfin, ce qui est plus grave, il n’est pas évident que le matérialisme
soit réellement compatible avec la résurrection de la chair : en effet, si je suis totalement
détruit (corps et âme) lors de ma mort, comment est-il possible que quelque chose, plusieurs
siècles plus tard, soit identique à moi-même ? Il ne suffit pas de dire que cette chose aura des
souvenirs précis de tout ce que j’ai vécu, car elle pourrait très bien avoir l’impression de se
souvenir, il pourrait même y avoir deux personnes qui aient exactement le même sentiment
de se rappeler en première personne tout ce que j’ai vécu ; dans ce cas lequel serait moi ? Pro-
bablement aucun d’eux, il faut quelque chose de plus pour assurer l’identité de la personne.
Le dualisme offre ce quelque chose en plus, c’est la continuité de l’âme. Pour le matérialiste,
il est difficile de voir ce qui peut faire l’affaire9 . Évidemment les matérialistes chrétiens sont
intelligents et ont des réponses sophistiquées à toutes ces questions. Mon intention ici est
seulement de faire comprendre pourquoi la position chrétienne par défaut (celle qui est à
première vue — probablement à deuxième vue aussi — la plus naturelle et la plus facile à
défendre) est le dualisme, du moins lorsqu’on accepte qu’il n’y a de choix qu’entre dualisme
et matérialisme.
Imaginons que Mathéo soit convaincu par tout ce que j’ai dit jusqu’à présent : les deux
seules solutions métaphysiques vraiment plausibles sont le dualisme et le matérialisme, et
le chrétien semble, à première vue, contraint de défendre une thèse dualiste. Il me semble
que Mathéo risque de se sentir mal à l’aise s’il continue de soutenir une autre thèse qu’il
soutenait (et qui pourrait facilement passer pour une évidence dans certains milieux philo-
sophiques et culturels), à savoir que le dualisme est un système métaphysique étrange qui
appartient à l’histoire des idées et qu’on ne peut plus sérieusement défendre aujourd’hui. Un
point d’information tout d’abord : il est tout simplement faux que le dualisme soit une thèse
qui appartient strictement à l’histoire de la philosophie. Si vous cherchez « dualisme » sous
google, vous trouverez en effet principalement des références (sinon des sites...) antérieurs
au XIXe siècle ; mais si vous enlevez le e, vous tomberez rapidement sur une masse colossale
de références des vingt dernières années10 .

Couverture du livre The Conscious Mind David Chalmers, 1996

Vous ne savez peut-être pas qu’un des plus grands défenseurs contemporains du dualisme
8
Cf. Freddoso, art. cit., p.106-108. Notez que ce problème affecte aussi certaines versions du dualisme qui
tiennent que la substance âme émerge de manière naturelle lorsque telles circonstances physiques sont réunies :
cf. Dean Zimmerman, « Should a Christian be a Mind-Body Dualist », in Contemporary Debates in Philosophy
of Religion, ed. by Michael L. Peterson and Raymond J. Vanarragon, p. 315-327.
9
Pour une réponse matérialiste, voir l’article de Peter van Inwagen, « I Look for the Resurrection of the Dead
and the Life of the World to Come » sur son site : http ://philosophy.nd.edu/people/all/profiles/van-inwagen-
peter/documents/Resurrection.doc
10
Comme sur presque tous les sujets en philosophie, la meilleure référence pour une introduction est l’article
de la Stanford Encyclopedia of Philosophy : http ://plato.stanford.edu/entries/dualism/

43
Jean-Baptiste Guillon

est... un philosophe athée, David Chalmers11 . Ceci pour dire que la situation actuelle du dua-
lisme n’est pas celle d’une position indéfendable à laquelle s’accrochent certains philosophes
religieux conservateurs pour préserver quelque chose qu’ils croient être important pour leur
foi, mais c’est une position philosophique argumentée et respectable, quoique minoritaire si
on considère l’ensemble de la communauté philosophique.
Il faut donc distinguer deux critiques différentes du dualisme : la première consiste à dire
que c’est une théorie indéfendable et qu’il n’y a aucune véritable raison de croire qu’elle
est vraie ; la seconde consiste à dire que, même si elle a des arguments en sa faveur, il y
a des raisons de penser qu’elle est fausse. Je n’aurai pas la place de traiter ici le deuxième
type de critique, et je pense que le premier type est plus susceptible d’intéresser Mathéo12 .
La seule manière de répondre à la première critique est tout simplement de montrer qu’il y
a des arguments très rationnels en faveur du dualisme. Je n’en mentionnerai ici qu’un seul
parmi les cinq ou six principaux, à savoir l’Argument de Connaissance13 . Quoique l’intui-
tion de base de la plupart des arguments dualistes remontent à l’époque classique, la forme
contemporaine de l’Argument de Connaissance est dûe à Frank Jackson14 .
L’intuition de base est qu’on ne peut pas, comme le fait le matérialiste, identifier l’im-
pression de voir du vert à la disposition de mon cerveau lorsque je vois du vert : il y a quelque
chose dans la première que la seconde ne peut pas saisir. Ces quelque chose en plus qu’ont
les impressions sensibles sont aujourd’hui appelés des qualia. Pour rendre compte de cette
intuition, Frank Jackson imagine l’histoire suivante :
Marie est une scientifique brillante qui, pour certaines raisons, a été forcée à
faire toutes ses recherches à partir d’une chambre en noir et blanc et à travers
un écran de télévision en noir et blanc. Elle se spécialise en neurophysiologie
de la vue et supposons qu’elle a acquis toutes les informations physiques que
l’on peut obtenir sur ce qui se passe lorsque l’on voit des tomates mures, ou
le ciel, et qu’on utilise des termes tels que « rouge », « bleu », etc. [...] Que se
passera-t-il lorsque Marie sera libérée de sa chambre en noir et blanc ou quand
on lui donnera un écran de télévision couleur ? Apprendra-t-elle quelque chose
ou non ?

Franck Jackson
11
Son livre sur la question qui a fait date est The Conscious Mind, Oxford University Press, New York, 1996.
12
Je vous renvoie à l’article de la Stanford pour les arguments anti-dualistes.
13
À part l’article de la Stanford, vous pouvez également consulter, pour une présentation plus conviviale, le
chapitre de Peter van Inwagen « The Nature of Rational Beings, Dualism and Physicalism », in Metaphysics,
Boulder, Westview Press, 3rd ed., 2009, p.209-234.
14
« Epiphenomenal Qualia », Philosophical Quarterly, 1982, 32, pp. 127-136 et « What Mary Didn’t Know »,
Journal of Philosophy, 1986, 83, pp. 291-295.

44
L’homme, corps et âme Qu’est-ce que l’âme pour que Tu penses à elle ?

À partir de l’histoire de Marie, l’argument est très simple : si le matérialiste a raison, alors
Marie ne devrait rien apprendre de nouveau car elle a appris tous les faits physiques dans sa
chambre et qu’il n’y a rien que des faits physiques engagés dans la vision des couleurs. Mais
il est excessivement difficile de soutenir que Marie n’apprendrait rien de nouveau. Donc
il est excessivement difficile de soutenir que tous les vécus d’une personne humaine sont
réductibles à des phénomènes physiques ou matériels.
J’ai choisi cet argument parce qu’il est très célèbre et a eu une certaine influence, mais
vous préférerez peut-être d’autres arguments que vous trouverez dans l’article de la Stanford
ou ailleurs, l’Argument de Concevabilité de Chalmers (ou Hypothèse des Zombies, très cé-
lèbre aussi), l’Argument Modal (ou Argument de Concevabilité de Descartes), l’Argument à
partir de l’Identité Personnelle...

Conclusion

Il est probable que je n’aie pas réussi à transformer Mathéo en un dualiste convaincu,
mais je n’avais pas une telle ambition. Mon intention était surtout de faire voir que, d’un
point de vue métaphysique, la position par défaut (contre laquelle il est excessivement diffi-
cile d’argumenter, jusqu’à preuve du contraire) est que le rapport réel entre l’âme et le corps
correspond soit à une certaine version du matérialisme, soit à une certaine version du dua-
lisme. J’espère avoir convaincu Mathéo que cette alternative n’était pas tragique et qu’elle
n’obligeait pas à renoncer à l’unicité et à la grandeur de l’homme au sein de la création. Par
ailleurs, j’ai essayé de montrer pour quelles raisons la position d’un métaphysicien chrétien,
au sein de cette alternative, était le dualisme car le matérialisme pose infiniment plus de
problèmes. Libre à Mathéo ensuite de considérer que ces problèmes peuvent être résolus de
manière parfaitement satisfaisante, plusieurs métaphysiciens le pensent (même si la plupart
de ceux-ci ne se sentent pas contraints à défendre les thèses proprement catholiques).
Enfin, j’espère avoir convaincu Mathéo qu’il n’était pas philosophiquement obligé, de
chercher autre chose que le dualisme, parce que la défense rationnelle du dualisme se porte
assez bien depuis une vingtaine d’année, même si elle a eu un moment de fatigue entre le mi-
lieu du XIXe siècle et le milieu du XXe . Moment de fatigue étrange, d’ailleurs, qui ne tenait
pas à une réfutation patente des arguments classiques : la preuve en est que ces arguments
classiques ont été largement repris dans la période contemporaine (quoique développés et
rendus beaucoup plus techniques). Je ne résiste donc pas au plaisir de citer Leibniz qui offre
un autre type d’argument en faveur des qualia15 :
On est obligé d’ailleurs de confesser que la Perception et ce qui en dépend,
est inexplicable par des raisons mécaniques, c’est-à-dire par les figures et par
les mouvements. Et feignant qu’il y ait une Machine, dont la structure fasse
penser, sentir, avoir perception ; on pourra la concevoir agrandie en conservant
les mêmes proportions, en sorte qu’on y puisse entrer, comme dans un moulin.
Et cela posé, on ne trouvera en la visitant au dedans, que des pièces, qui poussent
les unes les autres, et jamais de quoi expliquer une perception. Ainsi c’est dans
la substance simple, et non dans le composé, ou dans la machine qu’il la faut
chercher.
J.-B. G.
15
Monadologie, §17, cité dans le chapitre cité de Peter van Inwagen, Metaphysics.

45
Pour une phénoménologie de la chair

Michel Henry et la question du corps

Arnaud Perrot

À Charles Guiader

« Il n’est pas le Dieu des morts, mais des vivants. »1

« Sensation du divin :
ce n’est pas l’esprit qui parle à l’esprit,
mais la chair qui parle à la chair. »2

A. Prolégomènes

I. L’horizon dualiste

affirme l’hétérogénéité radicale de l’âme et du


L A MÉTAPHYSIQUE TRADITIONNELLE
corps. La philosophie grecque a fait de ce dualisme la structure fondamentale de son
ontologie : l’âme, substance spirituelle simple, identique à elle-même à travers le temps, est
prisonnière d’un véhicule composé, contingent et soumis au temps, le corps.3 On pourrait
peut-être aller jusqu’à dire que le temps n’a de prise que sur ce qui existe en composition,
que le passage du temps se traduit matériellement par la « décomposition », le desserrement
du composé. L’intemporalité et l’identité de l’âme tiennent sans doute alors à sa simplicité.
L’union de l’âme au corps, mystérieuse, et de fait indicible, est accidentelle, comme le laisse
entendre le mythe platonicien de la chute de l’âme dans le corps, et non essentielle.4 En raison
de leur étrangeté radicale, l’action de l’une sur l’autre oblige à des contorsions intellectuelles
dont la description du rôle de la glande pinéale par René Descartes est le meilleur exemple.5

Il se trouve néanmoins que c’est la tradition métaphysique qui fournit à la théologie


chrétienne, largement hellénisée, l’essentiel de ses concepts en la matière. La métaphysique
se fonde en partie sur l’idée illusoire que la vie intellectuelle ou spirituelle, théorétique, est
une vie séparée du corps, pour autant qu’elle est un voir noétique pur (théôria). Les Pères de
l’Église ne manquent pas de souscrire à cette idée. Dans le proemium de son virulent Contre
Eunome, Grégoire de Nysse fait en ces termes l’éloge de son défunt frère, Basile de Césarée :
1
Mc 12, 27.
2
Paul Claudel, Présence et prophétie, Egloff, Fribourg, 1942, p. 58.
3
Cf. sur ce point la conférence de Michel Henry intitulée « Le concept d’âme a-t-il un sens ? », reprise dans
Phénoménologie de la Vie, tome I, Presses Universitaires de France, Paris, 2003, p. 9.
4
Cf. Platon, Phèdre, 246 a-c.
5
Cf. « Lettre à Meyssonnier » (29 janvier 1640) ou « Lettre à Mersenne » (24 décembre 1640). Descartes y
explique clairement le rôle joué par cette glande dans la distribution des esprits animaux.

46
L’homme, corps et âme Pour une phénoménologie de la chair

« Auparavant il ne touchait à la vie terrestre que par un lien ténu (en oligô tini)
et par le reste semblable aux ombres que constituait son corps (kai skioeidei
tô leipsanô tou sômatos), tandis que par la plus grande part de son être (tô de
pleoni) il s’avançait dans les régions supérieures avec Dieu (symmeteôroporôn
tô theô) ; mais maintenant aussi cette ombre que constituait son corps (tèn skian
ekeinèn tou sômatos), il l’a quittée et l’a laissée à cette vie. »6

Basile de Césarée

Porphyre ne dit pas autre chose de son maître Plotin, qui, rappelons-le, « avait honte
d’être dans un corps (aischynomenô hoti en sômati eiè). »7 L’identité et la subjectivité de
Plotin se trouvent pour ainsi dire dissociées d’un corps, qui lui semble de fait étranger. Le
dualisme, en effet, tourne toujours au désavantage du corps, ce qui est bien compréhensible,
compte tenu des destins respectifs de l’âme et du corps : à l’une l’éternité, à l’autre l’anéan-
tissement.

II. Fortune du dualisme dans la théologie ancienne.

Ce dualisme est à la racine du mythe des deux créateurs qu’on trouve, par exemple, dans
la théologie gréco-égyptienne du Corpus hermeticum.8 Dans le très étrange texte Pupille du
monde, Isis confie à son fils Horus que Dieu a d’abord créé les âmes pour leur bien, mais
que celles-ci se sont révoltées. C’est alors qu’Hermès a créé des corps pour les punir et les
enfermer. On retrouve dans ce mythe la notion de corps-prison chère à la tradition pythago-
ricienne. Ici, comme souvent, c’est à une divinité inférieure que la corporéité de l’homme
est attribuée. Cette idée est encore présente dans la figure de l’archonte apprenti-sorcier chez
les gnostiques et chez un certain nombre d’hérétiques comme Mani, chez qui le corps est
l’office du diable. Ce corps-punition a inspiré l’interprétation allégorique et hétérodoxe de la
mention des « tuniques de peau » (dermatinoi chitônes) dont Dieu revêt Adam et Ève après
la Chute, pour couvrir leur nudité (Gn 3, 21). Dans son Commentaire sur la Genèse, Procope
de Gaza rappelle qu’un certain nombre d’interprètes allégorisants considèrent que la mention
« à notre image et à notre ressemblance » (Gn 1, 26-27) signifie que l’homme a d’abord reçu
une existence incorporelle, spirituelle, et qu’il a ensuite été revêtu d’un corps (subtil ou glo-
rieux) dont il a été privé à cause de son péché. En guise de punition, l’homme s’est vu affublé
d’un corps mortel, que ces exégètes reconnaissent dans les « tuniques de peau » (Gn 3, 21).9
6
Grégoire de Nysse, Contre Eunome, I, § 9.
7
Porphyre, Vie de Plotin, § 1. Nous soulignons.
8
Ps.-Hermès Trismégiste, Fragments extraits de Stobée, Vol. IV, fr. XXIII, 2-63.
9
Procope de Gaza, Commentaire sur la Genèse, 3, 21 (PG 87 1, 220a).

47
Arnaud Perrot

Il semble que l’identification des « tuniques de peau » avec le corps humain apparaisse pour
la première fois chez Philon d’Alexandrie.10 Le philosophe rapporte que Dieu a d’abord créé
l’intellect (nous) nommé Adam, puis lui a conféré la perception sensible et enfin un corps
(« tunique de peau »).11 Mais il n’y a pas chez Philon le Juif l’idée que le corps résulte du
péché. Il appartient, au contraire, au projet initial du Créateur. Ce schéma d’inspiration plato-
nicienne et pythagoricienne (l’âme préexiste au corps, à rebours de la narration biblique) sert
en revanche une conception pessimiste de la vie dans le corps dont se souviendra Porphyre
dans son De l’abstinence, ce qui, curieusement, ne l’empêchera pas de se marier.

Adam et Ève chassés du Paradis, Masaccio, S. Maria del Carmine, Florence

L’idée que le corps résulte de la Chute est en revanche une conception qu’on rencontre
chez le gnostique Valentin et ses disciples.12 Mais il semble que l’on doive la faire remonter à
un courant ascétique chrétien, les encratites (« ceux qui font abstinence », du grec enkrateia,
vertu de qui se possède soi-même), et peut-être à certains cercles de Juifs hétérodoxes in-
fluencés en partie par Philon, comme les cercles baptistes. Pour les encratites, l’homme créé
esprit par Dieu a été revêtu d’un corps au moment de la Chute. Ainsi, l’idée que la corporéité
humaine résulte du péché originel est soutenue par Jules Cassien, encratite alexandrin, qui
méprise pour ces raisons le mariage et interdit la procréation.13 Par voie de conséquence,
le Royaume de Dieu ne peut advenir en l’homme que par une ascèse totale. Le régime
alimentaire que Jules Cassien préconise (abstinence de vin et de viande) est d’inspiration
pythagoricienne, et ne trouve pas de justification évangélique.14

Pour ce qui est de la question du mariage, certains logia du (ou attribués au) Christ
peuvent aller dans ce sens. Je pense, par exemple, à Lc 20, 34-36.15 Cette version consti-
tue en réalité la torsion (volontaire ?) d’un logion contenu dans le premier des synoptiques,
Marc, et démarqué par le rédacteur de l’évangile de Luc. Mc 12, 24-27 dit simplement :
« Lorsqu’on ressucite, on ne se marie pas, mais on est comme les anges dans les cieux. »
10
Cf. Pier Franco Beatrice, « Le tuniche di pelle. Antiche letture di Gen. 3, 21 », La Tradizione dell’enkrateia,
dir. Ugo Bianchi, Edizioni dell’Ateneo, Rome, 1985, pp. 434-482.
11
Philon d’Alexandrie, Legum Allegoriae, III, § 69.
12
Excerpta ex Theodoto, 55, 1. Pistis Sophia , 69.
13
Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 14-15. III, 94-96.
14
Jamblique, Vie de Pythagore, §§ 68-69, justifie en revanche cette pratique au nom de la limpidité de l’esprit.
15
« Les enfants de ce monde se marient. Mais ceux qui seront jugés dignes d’avoir part au monde à venir et
à la résurrection d’entre les morts ne se marient pas, car ils ne peuvent plus mourir : ils sont semblables aux
anges. »

48
L’homme, corps et âme Pour une phénoménologie de la chair

Le célibat devient en Luc une condition sine qua non du salut (ou, du moins, de sa mani-
festation). C’est là la marque d’une option lucanienne absente des autres synoptiques et du
pragmatisme paulinien16 , et dont il conviendrait d’interroger l’origine. La piste essénienne
est sérieuse : le célibat des Esséniens est en effet proverbial dans la littérature.17 Mais la
situation réelle est loin d’être aussi simple. Flavius Josèphe est contraint d’admettre que cer-
tains d’entre eux sont mariés.18 Par ailleurs, les documents conservés des communautés de
Qumrân témoignent en nombre de l’existence du mariage et de la procréation.19

La piste pythagoricienne n’est pas à négliger, car bien qu’aucune des Vies de Pythagore
n’en fasse mention, il semble que le célibat ait été prôné par les héritiers (réels ou suppo-
sés) de Pythagore, et notamment un Apollonios de Tyane.20 Luc fait par ailleurs un usage
conscient de certains autres topoi pythagoriciens dans les Actes des Apôtres, afin de s’attirer
la bienveillance de ses lecteurs Grecs.21 Toujours est-il que Jules Cassien subira, à raison,
les foudres de Clément d’Alexandrie.22 En effet, si les Pères de l’Église distinguent mal ces
ascètes des gnostiques, ils combattent en revanche avec force ces contempteurs du corps. La
tradition de la Grande Église considère en effet le mariage comme le premier degré de la
chasteté et donc comme un bien. Clément d’Alexandrie affirme de surcroît qu’il est légitime
que l’homme soit faiseur d’homme, car il est à l’image de son Créateur. Irénée de Lyon, Hip-
polyte de Rome ou encore Tertullien ne ménagent donc pas leurs attaques.23 Les armes de
ce débat restent malgré tout fournies par la métaphysique grecque, que les Pères contribuent
petit à petit à miner de l’intérieur.

III. Le corps biblique

La distinction de l’âme et du corps, en revanche, n’est sans doute pas biblique. Car la
Bible hébraïque ignore encore la métaphysique grecque. Il y a bien des termes généralement
16
Cf. 1 Co 7, 29-35.
17
Cf. Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, §§ 120-121. Philon d’Alexandrie, Hypothetica, 11, 14-17. Pline
l’Ancien, Histoire naturelle, V, 73.
18
Flavius Josèphe, La Guerre des Juifs, §§ 160-161.
19
1 QSa 1, 4. 1 QSa 1, 9-12. CD 4, 19. CD 5, 2. CD 5, 6-11. CD 7, 6-7. CD 12, 1-2. CD 16, 10-12. 11
QTemple 57, 15-19. 4 QMMT B 80-82. Cf. Roland Bergmeier, Die Essener-Berichte des Flavius Josephus.
Quellenstudien zu den Essenertexten im Werk des jüdischen Historiographen , Kampen, Kok Pharos, 1993, pp.
73-74. Roland Bergmeier a montré que si prescriptions il y a, elles portent sur le choix de l’épouse et sur la
restriction des relations conjugales pour des raisons de pureté rituelle. Ces restrictions peuvent peut-être passer
pour un commandement de célibat aux yeux des observateurs extérieurs, et fournir matière à amplification
à la source judéo-hellénique de Flavius Josèphe. On doit en tous cas voir dans cette description l’écho de
l’existence de deux cercles rituels chez les Esséniens : l’un vit dans une pureté rituelle perpétuelle — c’est
notamment le cas des veufs (veuves), puisque les communautés de Qûmran interdisent le remariage, et de
quelques célibataires volontaires, un peu comme les thérapeutes décrits par Philon d’Alexandrie dans le De
vita contemplativa — l’autre cercle non, avec des degrés différents d’observance rituelle.
20
Philostrate, Vie d’Apollonios de Tyane, I, 13. Nombre d’autres confréries orientales particulièrement admi-
rées des Grecs en raison de leur proximité avec les courants ascétiques pratiquent d’ailleurs le célibat comme
les prêtres égyptiens, certaines communautés perses, ou les Samanaioi indiens décrits par Porphyre dans le De
abstinentia (vraisemblement des moines bouddhistes ou jaïns).
21
Ac 2, 41-47 ; 4, 32-35 ; 5, 12-16. Cf. Justin Taylor, Pythagoreans and Essenes. Structural parallels, Col-
lection de la Revue des Etudes Juives, Peeters, Paris-Louvain, 2004, p. 1.
22
Clément d’Alexandrie, Stromates, III, 92, 1.
23
Cf. Irénée de Lyon, Contre les hérésies, I, 5, 5 ; I, 18, 2 ; I, 30, 9. Hippolyte de Rome, Réfutation de toutes
les hérésies, X, 13, 4. Tertullien, Contre Valentin, 24, 2-3. Sur la résurrection, 7, 6. Contre Marcion, II, 11, 2.
Sur le manteau, 3, 4. De l’ornement des femmes, I, 1,2.

49
Arnaud Perrot

traduits par « esprit » (de vie) et « âme » : ainsi rouah et nephesh. Mais ils ne désignent
pas cette âme substantielle autonome, séparable du corps et susceptible de connaître une vie
propre, comme la psychè de Platon.24 Par rouah et nephesh, l’Ancien Testament n’entend
rien d’autre que l’ensemble des pouvoirs d’agir et de pâtir conférés par Dieu au corps et in-
séparables de lui. Ce peut être la respiration (comme en Ps 104, 29-30), d’autant que le sens
premier de rouah et de la racine *nps est « souffle ». On mesurera alors toute l’ambiguité de
la traduction des Septante : neuf fois sur dix, la Bible grecque choisit de traduire le terme
nephesh par psychè. Le mot certes est dérivé d’un verbe psychô qui signifie « souffler », mais
son sens étymologique est considérablement affaibli par la tradition philosophique, au point
de rendre cette étymon illisible 25 . Ce peut être également la pensée (comme en Jé 10, 14), le
sentiment (comme en Nb 5, 14-15), la motricité (comme en Jé 4, 21), le désir sexuel (comme
en Ez 23, 17-22), etc26 . Sans ces puissances d’agir et de pâtir, il n’y a de corps que par ho-
monymie. Il n’y a plus en réalité qu’un cadavre ou qu’une idole. La Vie est en l’homme
puissance d’agir ou de pâtir. C’est là aussi la racine de sa finitude. Car c’est en la nephesh,
condition de tout sentiment, que s’enracinent par exemple l’expérience de la faim (Pb 27, 7),
de la soif (Ps 107, 9) de la fatigue (Jé 4, 21) et de la douleur (Jb 24, 12). Par opposition, le
cadavre est impuissant (à agir comme à pâtir) : « C’est pourquoi aussi, comme le dira Aris-
tote, on serait plus tenté de supposer qu’un cadavre est encore chair et os, que de supposer
qu’il est encore main ou bras. »27 La main du cadavre, en effet, ne peut plus rien saisir, rien
toucher ni rien sentir. Elle gît dans une impuissance radicale, elle n’est donc plus une main.
Les idoles non plus ne peuvent rien et ne pâtissent rien. « Elles ont une bouche, et ne parlent
point ; elles ont des yeux, et ne voient point. Elles ont des oreilles, et n’entendent point ; elles
ont des narines, et ne sentent point. Elles ont des mains, et ne touchent point ; elles ont des
pieds, et ne marchent point ; de leur nephesh elles ne font entendre aucun son. » (Ps 115, 5-7).
Les idoles sont impuissantes parce qu’elles sont mortes. Il y a en effet entre l’homme et Dieu
une parenté qui est la Vie (rouah) (cf. Ps 104, 29-30) 28 , c’est là l’abîme infranchissable qui
les sépare de l’idole : « Ces statues sont fausses. Il n’y a pas de rouah en elles » (Jé 10, 14).
Yhwh et l’homme ont ceci de commun qu’ils sont vivants.29 L’être du cadavre et de l’idole
est celui d’un gisant. La description du corps vivant (et partant, puissant) qui est l’objet
des poèmes vétéro-testamentaires, « pré-philosophiques », n’a pas pour seule fin d’alimenter
l’érudition par des notes philologiques. Car ce corps vivant qui a le sentiment de lui-même
(douleur, faim, soif, désir, etc.) est véritablement celui que nous connaissons, le nôtre. Nous
ignorons tout du corps des philosophes : corps-prison de Pythagore, corps-tombeau de Platon
ou corps-ombre de Grégoire. Le corps qui se donne à nous de façon immédiate et bien réelle,
24
L’âme de Platon tient son « autonomie » de ce qu’elle est aussi un héritage de la psychè d’Homère qui
n’est autre que le fantôme du mort doué d’une demi-vie dans l’Hadès et de la doctrine de la réincarnation des
Upanishads pré-bouddhiques, introduite dans le monde grec par Pythagore.
25
Cf. Daniel Faivre,Vivre et mourir dans l’ancien Israël, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 44.
26
Cf. Michel Hulin, La Face cachée du temps , Fayard, Paris, 1985, p. 230.
27
Aristote, De la génération et de la corruption, 321a30.
28
Ainsi que le confirmera Paul aux Athéniens, « C’est en elle [la divinité] en effet que nous avons la vie, le
mouvement et l’être. Ainsi d’ailleurs l’ont dit certains des vôtres : ’ Car nous sommes aussi de sa race.’ » (Ac
17, 28). Cette pensée demeure vivace dans l’enseignement de la communauté paulinienne, comme l’indique
cette formule du deutéro-Paul : « Il n’est qu’un seul Dieu et Père de tous, qui est au-dessus de tous, agit en tous
et est en tous » (Ep 4, 6).
29
Il n’est d’ailleurs pas anodin de remarquer que Yhwh dans l’Ancien Testament est un dieu radicalement
étranger à la mort ou, pour mieux dire, aux morts en tant que morts. « Tu leur retires la rouah , ils expirent et à
la poussière ils retournent. Tu leur donnes ta rouah , ils sont créés et tu rénoves la face du sol. » (Ps 104, 29-30).
Où la mort est, Dieu n’est pas.

50
L’homme, corps et âme Pour une phénoménologie de la chair

parce que nous en faisons la pleine et parfois cruelle épreuve à chaque instant de notre vie,
est bien celui-là qui est chanté par l’Ancien Testament. En appelant « âme » les puissances
d’agir et de pâtir du corps vivant, l’Ancien Testament fait de la nephesh et de la rouah l’objet
d’un savoir de soi et non d’une foi. C’est avec cette vérité presque totalement occultée par la
tradition philosophique que Michel Henry renoue par les voies de la phénoménologie.

B. Lectures de Michel Henry

I. La découverte de l’être phénoménologique de l’ego : le « corps subjectif »

La thèse centrale de la phénoménologie henrienne est celle de l’unité de l’être originaire


de l’âme et du corps. Notre corps, en effet, n’appartient pas à la seule extériorité de la trans-
cendance. Notre corps peut nous être donné dans une distance phénoménologique, comme un
objet. Ce mode de donation est celui sous lequel notre corps comme celui d’autrui se donne
à notre regard — on pourrait même dire que sous ce rapport il se donne à nous comme celui
d’autrui. Notre corps, il est vrai, se donne à voir dans la lumière du monde. C’est de ce corps
mis sous les yeux, ob-jeté, dont nous parle la science avec une acuité impossible aux yeux
de la chair, c’est de ce corps transcendant dont elle explore presque infiniment la matière.
Le corps de l’anatomiste est en effet ce qu’il convient d’appeler un corps hyper-visible : il
n’est pas jusqu’à un grain de matière qui ne se donne à la lumière. Mais ce n’est pas là le
mode originaire de donation du corps. Notre corps se donne de façon plus originaire comme
corps subjectif et invisible, comme sentiment de lui-même, c’est-à-dire comme âme, dans
l’épreuve pathétique immanente qu’il fait de lui-même, antérieurement à toute pensée.

Michel Henry

En découvrant que notre corps se donne à nous selon deux modes phénoménologiques,
et partant, l’homogénéité ontologique de l’âme et du corps, Michel Henry peut d’une cer-
taine manière éclairer le mystère de leur union. L’union de l’âme et du corps demeurait, en
effet, non-éclaircie par le dualisme hellénique dans la mesure où il professait l’hétérogénéité
radicale des deux principes. De la façon la plus originaire, en effet, notre corps nous est
donné immédiatement, en l’absence de toute distance, de tout truchement, de tout voir, en
tant que sentiment de lui-même (c’est ce que Maine de Biran appelle la « réflexion »)30 . C’est
cette structure que Michel Henry appelle le « pli » de l’auto-donation. Augustin le dit d’autre
manière : uita est autem unaquaeque ad se ipsam, « or la vie fait corps avec elle- même »31 .
Ainsi, la connaissance originaire que nous avons de notre propre corps ne souffre aucune
30
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, P.U.F., Paris, 1965, p. 17.
31
Augustin, De Trinitate, B.A., II, 11, 18, p. 155.

51
Arnaud Perrot

médiation : la révélation pathétique du corps à lui-même ne se fait que dans et par notre
corps. Le corps subjectif (ou chair), parce qu’il se subit et se souffre lui-même, est à lui-
même l’indubitable contenu de sa révélation. Cette vérité du corps, cette vérité qui s’appelle
la vie et ne cesse de s’oublier elle-même, se dévoile par exemple dans le mouvement que
nous accomplissons. Dans un chapitre important, Michel Henry affirme à raison que l’être
phénoménologique du mouvement ne trouve pas son fondement dans l’écorché. 32 Le corps
qui appartient aux vivants, en effet, n’est pas le corps objectif de la science. Le mouvement
que nous accomplissons ignore tout du corps de l’anatomiste, de la mécanique des muscles
et du squelette. La connaissance du mouvement que nous esquissons et sentons ne fait pas
appel à un savoir de type anatomique, extérieur à lui-même. Il n’y a pas de décalage entre
l’action de se mouvoir et la connaissance de cette action. Mon corps n’est autre dans l’ac-
complissement vivant du mouvement que le mouvement senti dans son accomplissement. Le
corps, sentiment de l’effort, nous est donné dans une expérience interne transcendantale.
Cette révélation du mouvement à lui-même et en lui-même dans l’effort, n’est autre que
l’auto-révélation de l’être phénoménologique de l’ego comme corps subjectif. Car notre
être-chair est celui d’une substance impressionnelle qui commence et finit avec ce qu’elle
éprouve.33 « Notre chair n’est rien d’autre que cela qui, s’éprouvant, se souffrant, se su-
bissant et se supportant soi-même et ainsi jouissant de soi selon des impressions toujours
renaissantes, se trouve, pour cette raison, susceptible de sentir le corps qui lui est extérieur,
de le toucher aussi bien que d’être touché par lui. »34 C’est pourquoi René Descartes admet-
tait la validité de la proposition : « Je me promène, donc je suis. »35 La proposition : « Je
me promène donc je suis », signifie que le fait que « je me promène » est inséparable de
l’auto-révélation pathétique de l’ego : « je suis ». Le sentiment du mouvement, en effet, est
le lieu de l’indubitable donation de soi, et l’être de cet ego n’est autre dans le mouvement
que le sentiment du mouvement, c’est-à-dire le corps subjectif. C’est parce que mon corps
est subjectif, parce que je m’éprouve moi-même dans l’immanence absolue de ce que Maître
Eckhart appelle le « château intérieur », que mon corps échappe pour l’essentiel à la science.
La chair, en effet, est invisible : elle ne se montre pas dans la lumière du monde, et moins
encore sur la table de dissection ou sous l’œil indiscret du microscope. Si le corps objectif
« est précisément comme l’univers, il est ce en quoi l’âme ne peut s’incarner, ce qu’elle par-
court dans son errance sans y trouver habitation ni demeure » 36 , il n’y a d’âme en réalité
que pour autant qu’il y a incarnation, que pour autant qu’il y a chair ou corps subjectif. Le
corps, c’est l’âme.

II. La chair du Christ

L’Incarnation est avec la Résurrection le dogme central du christianisme. « Tout inspiré


qui proclame que Jésus Christ est venu parmi nous dans la chair, celui-là appartient à Dieu. »
32
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, « Le corps subjectif », pp. 71-105.
33
Michel Henry, Incarnation. Une philosophie de la chair , Seuil, Paris, 2000, p. 9.
34
Michel Henry, Incarnation..., pp. 8-9.
35
René Descartes, Cinquième réponse aux Objections de Gassendi, in Méditations métaphysiques , P.U.F.,
Paris, 1970, p. 228. « Car, par exemple, cette conséquence ne serait pas bonne : je me promène donc je suis,
sinon en tant que la connaissance intérieure que j’en ai est une pensée, de laquelle seule cette conclusion est
certaine, non du mouvement du corps, lequel parfois peut être faux, comme dans nos songes, quoiqu’il nous
semble alors que nous nous promenions, de façon que de ce que je pense me promener, je puis fort bien inférer
l’existence de mon esprit, qui a cette pensée, mais non celle de mon corps, lequel se promène. »
36
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 70.

52
L’homme, corps et âme Pour une phénoménologie de la chair

(1 Jn 2). Par Incarnation, le christianisme n’entend rien d’autre que la venue du Verbe divin
dans la chair, c’est-à-dire l’être-chair du Christ : « Et le Verbe s’est fait chair, il a habité
parmi nous, et nous avons vu sa gloire » (Jn 1, 14).
Nombre d’hérésies refusent de confesser la chair du Christ au sens phénoménologique,
c’est-à-dire la réalité subjective de l’Incarnation. Que le Christ ait revêtu un corps de chair
et d’os, une apparence charnelle, cela est admissible à la rigueur (certaines hérésies en font
néanmoins une matière astrale ou psychique). Mais que ce corps fût réellement Lui, que
le Verbe se soit réellement souffert comme chair, cela est insupportable. Les docètes, par
exemple, pratiquant une lecture littérale du prologue johannique, considèrent que le fait que
le Verbe se soit fait chair (sarx) n’implique pas qu’il se soit fait homme. Cette conception
se trouve par exemple illustrée dans l’Évangile de Pierre, condamné à la fin du IIe s. par
Sérapion d’Antioche. Les docètes considèrent que le corps du Christ est une apparence,
qu’il n’est pas véritablement Lui. Par voie de conséquence, les souffrances de la Passion
ne sont donc qu’une illusion. Le divin est ainsi préservé des sévices imposés à la forme
d’esclave (morphè doulou). Les gnostiques, en raison de leur mépris de la matière, tiennent
des propos tout à fait semblables : puisque le corps passe, il ne saurait être rien de réel ; seule
l’étincelle divine demeure. La crucifixion n’a donc aucune espèce de réalité. Et de fait, le
Christ de l’Évangile de Judas apparaît comme la divinité enclose dans l’irréalité du sensible,
et délivrée par la main du disciple bien-aimé, Judas. Judas n’est alors que le complice d’une
évasion réussie. La vérité contenue dans le prologue johannique est tout autre. La tradition
de la Grande Église affirme que pour que l’homme entier fût guéri, il fallait que le Christ
assumât l’homme entier.

Le Christ souffrant dans sa chair, retable d’Issenheim, détail

Le Verbe ne prend donc pas seulement corps (corps objectif), mais chair (corps subjec-
tif), et ce n’est qu’à cette condition qu’il assume en vérité la condition humaine. Car en un
sens, nous sommes tous des êtres incarnés pour autant que nous sommes notre corps, pour
autant que notre corps est subjectif : pour autant que nous sommes chair37 . Cet être-chair qui
est le nôtre se donne à nous dans l’auto-affection originaire de la Vie, douloureuse joie dans
laquelle l’ego se donne à lui-même dans une étreinte pathétique. C’est en cet être-chair qui
tout à la fois se donne et se subit lui-même que s’enracine tout sentiment, celui du mouve-
ment comme de la détente, celui de la joie, celui de la soif, de la faim comme de la douleur,
qui n’est autre que l’être phénoménologique de l’ego lui-même. Mais c’est précisément cette
chair, en tant qu’elle est un corps subjectif, que les hérétiques refusent au Christ. Sa chair ne
serait pas une vraie chair, traversée de désir et de crainte, hantée par la faim et la soif. Que
37
Cf. Michel Henry, Incarnation..., p. 7.

53
Arnaud Perrot

le Christ soit chair, cela ne fait cependant aucun doute au regard des Évangiles canoniques :
le Christ évangélique est soumis à la tristesse (Mc 14, 34 : « Mon âme est triste à mourir »),
à l’angoisse (Mc 14, 33 : « (Il) commence à ressentir angoisse et frayeur »), au chagrin (Jn
11, 33 : « Jésus fut bouleversé d’une émotion profonde »), à la soif (derniers mots en Jn 19,
28 : « J’ai soif »), à la colère et même à une triple tentation (Mc 1, 12-13 ; Mt 4, 1-11 ; Lc 4,
1-13).
La phénoménalité pathétique de la chair du Christ est bien la nôtre : elle se caractérise
bien par sa passibilité, son affectivité, sans laquelle il ne saurait y avoir de Passion. « Car le
Christ n’a rien souffert de leurs mains si rien de ses souffrances n’était réel », ainsi que le
dit Irénée de Lyon : le Christ n’a rien souffert s’il n’était pas chair. C’est là et là seulement
que réside la seule théodicée possible. C’est cette affirmation centrale qui est le c ?ur de la
christologie henrienne : « Ma chair, ma chair vivante est celle du Christ. »38 Et cette chair
du Christ se subissant elle-même ne s’étreint jamais si douloureusement que dans le cri de
déréliction dans lequel le Christ achève son ministère terrestre : « Mon Dieu, mon Dieu,
pourquoi m’as-tu abandonné ? »39

Le Christ ressucité

III. Signes et signification de l’apocatastase

Il faut distinguer l’idée chrétienne de Résurrection de la notion platonicienne d’immor-


talité de l’âme. L’annonce par Paul de la Résurrection est bien ce qui provoque l’hilarité des
membres de l’Aréopage : « Là-dessus nous t’entendrons une autre fois » (Ac 17, 32). Les
Athéniens croient bien en l’immortalité de l’âme, à condition que celle-ci soit un principe
spirituel incorporel libéré de sa servitude par la mort. Mais ce n’est pas là ce qui est annoncé
par le christianisme. La phénoménologie henrienne peut nous aider à formuler la spécificité
et la vérité de l’annonce de Paul. La vie éternelle est bien celle d’un corps relevé par Dieu
au dernier jour. Cette espérance qui est celle des chrétiens ne peut se comprendre que si le
corps est quelque chose de subjectif : autrement dit, si je suis chair. Car ce n’est qu’à ce titre
que le corps peut avoir part à la Résurrection. L’apocatastase n’est pas, en effet, la restitution
souveraine d’un corps objectif à un sujet mystérieusement préservé de la destruction, c’est la
re-création en Dieu et par Dieu de l’unité ontologique de l’être de notre corps, du « Je peux »
qui est l’être du vivant.40
38
Michel Henry, C’est moi la Vérité, Seuil, Paris, 1996, p. 44.
39
Mc 15, 34 ; Mt 27, 46.
40
Michel Henry, Philosophie et phénoménologie du corps, p. 74. Rappelons que l’un des caractères des corps
glorieux chez Thomas d’Aquin est leur agilité.

54
L’homme, corps et âme Pour une phénoménologie de la chair

La foi à la Résurrection est en effet la foi à la Résurrection de la chair phénoménolo-


gique, corps immanent qui n’est autre que la réalité de l’âme, en laquelle s’enracine toute
puissance. Cela, les Grecs sont incapables de le comprendre, car ils récusent jusqu’à la réa-
lité de la phénoménalité pathétique de la chair. L’apocatastasis tôn pantôn n’est autre que
la restitution en Dieu de toutes les puissances de pâtir et d’agir du corps vivant. C’est en ce
sens qu’il faut comprendre les signes de l’apocatastase que sont les miracles du Christ évan-
gélique. Les miracles du Christ ne sont pas une restitution de surface, mais le rétablissement
d’un corps subjectif dont les puissances sont amoindries. Le Christ rétablit l’être de l’ego
comme puissance. Il rend au paralytique la puissance de marcher : « Lève-toi, prends ton
brancard et marche. » (Mc 2, 9) Il rend aux aveugles la puissance de voir (Mt 9, 27-31). La
main du paralysé peut saisir à nouveau (Mc 3, 1-6 ; Mt 12, 9-14 ; Lc 6, 6-11). Le sourd-muet
peut entendre et parler (Mc 7, 31-37). Mais le miracle de la Résurrection de Lazare a quelque
chose de plus radical : car c’est le « Je peux » originaire de la Vie lui-même qu’il restitue (Jn
11, 1-45), autrement dit la puissance des puissances ; ce n’est pas une puissance particulière
que le Christ restitue à Lazare, mais l’ensemble des puissances qui font le vivant. Par op-
position, en effet, la mort est la réduction de l’être à l’impuissance c’est-à-dire à l’état de
gisant. Le judaïsme l’avait figuré dans ce qu’il appelait le Shéol, « un lieu obscur, une sorte
de reposoir ou de matrice où les morts gisent côte à côte avec les non-nés. »41

La guérison du paralytique, iconographie orthodoxe

L’espérance de la Résurrection revient donc à confesser, outre son destin métaphysique,


l’unité originaire de l’être de notre corps. Car Dieu ne saurait restituer à l’homme ce qui,
comme le conçoit le dualisme grec, résiste comme une insupportable force d’interposition
à la vision béatifique du divin. Ainsi donc, Arthur Rimbaud a raison contre le mythe plato-
nicien d’Er le Pamphilien : « Les corps seront jugés. »42 Ce n’est qu’à condition que notre
corps soit subjectivité pure que cette stupéfiante proposition prend sens.

A.P.

41
Michel Hulin, op. cit., p. 221.
42
Arthur Rimbaud, « Adieu », Une Saison en Enfer. Cité par Michel Henry dans Philosophie et phénoméno-
logie du corps, p. 281.

55
Le Corps, temple de l’Esprit-Saint

La conception du corps dans les épîtres de saint Paul

Emmanuelle Devaux

De la méfiance avant tout ?

On peut trouver dans les épîtres de saint Paul de nombreuses expressions qui paraissent
trahir une méfiance voire un rejet du corps ou de la « chair ». On lit ainsi, au septième chapitre
de la lettre aux Romains, une évocation de la lutte intérieure qui déchire l’apôtre, entre ce
que veut sa raison, et ce que son corps lui fait commettre :
« Je suis un être de chair, vendu au pouvoir du péché. Vraiment, ce que je fais,
je ne le comprends pas : car je ne fais pas ce que je veux, mais je fais ce que je
hais... Je me complais dans la loi de Dieu du point de vue de l’homme intérieur ;
mais j’aperçois une autre loi dans mes membres, qui lutte contre la loi de ma
raison et m’enchaîne à la loi du péché qui est dans mes membres. Malheureux
homme que je suis ! Qui me délivrera de ce corps qui me voue à la mort ? »
(15-24)
Le chapitre huit prolonge cette opposition en exhortant les chrétiens à vivre non « selon la
chair », mais « selon l’Esprit », d’autant plus que « ceux qui vivent dans la chair ne peuvent
plaire à Dieu ». Le corps apparaît donc comme un lieu d’asservissement dont il faut à tout
prix chercher à être libéré. On retrouve cette opposition très nette entre la chair et ses mauvais
désirs d’une part, et l’esprit d’autre part, dans plusieurs épîtres de Paul, ainsi dans la Lettre
aux Galates, au chapitre 5 :
« La chair convoite contre l’esprit et l’esprit contre la chair ; il y a entre eux
antagonisme, si bien que vous ne faites pas ce que vous voudriez... Or on sait
bien ce que produit la chair : fornication, impureté, débauche, idolâtrie, magie,
haines, discorde, jalousie, emportement, disputes, dissensions, scissions, sen-
timents d’envie, orgies, ripailles et choses semblables — et je vous préviens
comme je l’ai déjà fait, que ceux qui commettent ces fautes-là n’hériteront pas
du Royaume de Dieu. »

56
L’homme, corps et âme Le Corps, temple de l’Esprit-Saint

De telles affirmations semblent conduire à un puritanisme radical qui doit s’efforcer de


contraindre le corps, de maîtriser ses penchants, pures émanations de péché. Cette pente
n’a pas toujours été évitée, même dans l’Église catholique, et continue à maintenir éloignées
de l’Église des personnes qui l’identifient à une morale contraignante et d’un autre âge. Or,
saint Paul lui-même condamne extrêmement durement les chrétiens qui voudraient retourner
à la loi, ou la refonder. Pour lui, il s’agit d’un contresens grave : « vous avez rompu avec
le Christ, vous qui cherchez la justice dans la Loi » (Gal, 5, 4). Plus loin encore, ils les ac-
cuse d’être « désireux de faire bonne figure dans la chair ». En effet, chercher à être Juste
en respectant une loi, un code de conduite, une morale coercitive, c’est porter « le joug de
l’esclavage », et se passer de la Rédemption, du mystère de la Croix, qui seul justifie. Saint
Paul insiste sur la responsabilité de ceux qui, en exhibant la Loi, faussent le message du
Christ et « bouleversent les âmes ». S’il est très dur à leur égard, il invite au contraire les
chrétiens à l’humilité et à la miséricorde face aux péchés de la chair : « Frères, même dans
le cas où quelqu’un serait pris en faute, vous les spirituels (c’est-à-dire, ceux qui vivent déjà
selon l’esprit), rétablissez- le en esprit de douceur, te surveillant toi-même, car tu pourrais
bien toi aussi être tenté. » (Gal, 6, 1) Dans l’épître aux Colossiens, au chapitre 2, la mise en
garde contre les moralisateurs est à nouveau très nette :
« Prenez garde qu’il ne se trouve quelqu’un pour vous réduire en esclavage par
le vain leurre de la “philosophie”, selon une tradition toute humaine, selon les
éléments du monde, et non selon le Christ... Que personne n’aille vous frustrer,
en se complaisant dans d’humbles pratiques, dans un culte des anges : celui-
là donne toute son attention aux choses qu’il a vues, bouffi qu’il est d’un vain
orgueil par la pensée charnelle, et il ne s’attache pas à la Tête... Ces sortes
de règles peuvent faire figure de sagesse par leur affectation de religiosité et
d’humilité qui ne ménage pas le corps ; en fait elles n’ont aucune valeur pour
l’insolence de la chair. »
Il ne s’agit donc pas de ne voir en l’homme qu’un pur esprit, un ange, enfermé dans un corps
« tombeau », et qui doit retrouver une dignité en se mortifiant et en suivant des prescriptions
très strictes. Cette fausse sagesse résulte d’un jugement humain étriqué qui donne aux actes
charnels et sensibles, aux « choses vues », une importance disproportionnée. Surtout, un tel
discours détourne du Christ le chrétien pour le focaliser sur une morale vaine, comme si
c’était d’elle qu’il devait recevoir le Salut. Pire, de telles pratiques conduisent à l’orgueil et
au mépris et réduisent à néant le message de libération et de charité apporté par le Christ. Il
s’agit d’un mensonge, qui exalte paradoxalement la chair puisque c’est à travers elle, en la
maîtrisant, que les hommes, selon cette morale, cherchent à se glorifier.

57
Emmanuelle Devaux

La liberté des enfants de Dieu

S’il ne s’agit pas de se laisser contraindre par une loi asservissante et sans raison, qui
détourne les hommes du Christ en les décourageant, en les menant à l’orgueil, ou encore
en les faisant fuir, sur quoi s’appuient les mises en garde de saint Paul contre les œuvres
de chair ? Il semble que ce soit la même foi en un Dieu qui libère qui conduise l’apôtre à
rejeter la Loi pour la Loi et les facilités de la chair laissée à elle-même. Son enseignement
est exigeant puisqu’il ne propose pas de morale toute faite et abrutissante du permis et du
défendu, mais refuse tout autant la permissivité. La lettre aux Galates est très claire à ce
sujet : « Vous, en effet, mes frères, vous avez été appelés à la liberté ; seulement, que cette
liberté ne se tourne pas en prétexte pour la chair ; mais par la charité mettez-vous au service
les uns des autres. » (Gal, 5, 13). Libéré par le Christ de la servitude du péché et de celle de la
Loi, le chrétien doit faire face à sa responsabilité, plus exigeante, mais qui seule lui conserve
sa pleine dignité d’enfant de Dieu : « il vous faut abandonner votre premier genre de vie
et dépouiller le vieil homme, qui va se corrompant au fil des convoitises décevantes, pour
vous renouveler par une transformation spirituelle de votre jugement et revêtir l’Homme
Nouveau, qui a été créé selon Dieu, dans la justice et la sainteté de la vérité » (Ephésiens 4,
22).
L’enseignement de Paul repose ainsi sur une très grande espérance : par le baptême, qui
permet à l’homme de bénéficier de la Résurrection du Christ dès sa vie terrestre, le chrétien
est un « homme nouveau », rien n’est plus comme avant, et il ne peut mener une vie semblable
à celle des « païens qui ne connaissent pas Dieu ». Cette grâce issue du sacrifice du Christ,
qui le libère et le transforme, ne doit donc pas être réduite à néant par un attachement trop
vif à ce qui passe. Il s’agit donc de veiller à ne pas se conduire comme ceux qui « ont pour
dieu leur ventre et mettent leur gloire dans leur honte ; ils n’apprécient que les choses de la
terre. Pour nous, notre cité se trouve dans les cieux, d’où nous attendons ardemment, comme
sauveur, le Seigneur Jésus-Christ » (Phil, 3, 19). Les mises en garde contre toutes les formes
d’impureté ont donc pour but d’éviter aux baptisés de se perdre, de retourner aux ténèbres et
aux désordres : il s’agit de conserver le « fruit de la lumière » qui « consiste en toute bonté,
justice et vérité » (Ephésiens, 4, 9). Les conseils moraux de Paul sont tous empreints d’une
grande sollicitude et d’un vrai souci pastoral, et ne doivent pas être coupés de leur visée
profonde qui leur donne tout leur sens. La morale chrétienne n’est donc pas une morale du
permis et du défendu, mais elle s’applique à discerner ce qui fait avancer le chrétien vers sa
plus grande gloire et félicité, et ce qui l’enchaîne. Ainsi, comme le résume la première lettre
aux Corinthiens de manière très nette : « Tout m’est permis ; mais tout n’est pas profitable.
« Tout m’est permis », mais je ne me laisserai, moi, dominer par rien. » (6, 12).

La dignité essentielle du corps humain

En continuant cette lettre, on voit même que si les péchés de chair ne sont pas négli-
geables, et que Paul met souvent en garde les Chrétiens contre eux dans son enseignement,
c’est justement parce que le corps est loin d’être quantité négligeable : « Le corps n’est pas
pour la fornication ; il est pour le Seigneur, et le Seigneur pour le corps. Et Dieu qui a ressus-
cité le Seigneur, nous ressuscitera, nous aussi, par sa puissance... Ou bien ne savez-vous pas
que votre corps est un temple du Saint Esprit, qui est en vous et que vous tenez de Dieu ?...
Glorifiez donc Dieu dans votre corps. » Il ne s’agit donc pas de fuir le corps, de le mortifier

58
L’homme, corps et âme Le Corps, temple de l’Esprit-Saint

pour vivre au maximum comme de purs esprits, au contraire : c’est dans et par le corps que
nous pouvons glorifier Dieu et que nous pouvons être glorifiés, étant temple du Saint Esprit.
Penser qu’il est possible de faire n’importe quel usage de nos corps revient finalement à le
mépriser autant, sinon plus, qu’en le mortifiant et en le comptant pour quantité négligeable.
Pour Paul, les actes posés dans la chair ne sont pas anodins, ils peuvent troubler l’esprit,
priver le chrétien de la paix, de la charité désintéressée, et finalement l’éloigner du Christ.
Surtout, le corps a une dimension sacrée et doit être respecté comme tel : créé par Dieu, il
est le lieu où réside l’Esprit Saint envoyé par le Christ, et il ressuscitera dans la Gloire. La
religion chrétienne est donc très fortement charnelle. Nous croyons en un Dieu qui a pris
chair, qui s’est inscrit dans une généalogie et partage avec nous à ce titre, comme le premier
Adam, un lien par la chair1 : cette fraternité que nous partageons avec tous les hommes, et
qui a pour triste conséquence notre solidarité de fait avec le péché de notre premier père,
nous la partageons avec le Christ qui nous fait ainsi bénéficier des fruits de la Rédemption.

L’homme a souvent tendance à se voir comme un moyen terme entre le plus bas, l’animal,
et ce qui paraît le plus élevé, le pur esprit, l’ange, la chair étant donc ce qui avilit. Mais le
mystère de l’Incarnation transforme cette perspective imaginative. Si la grandeur de l’homme
par rapport à l’animal tient en effet au fait que par son esprit il peut s’élever vers le mystère
divin, l’homme possède également une grandeur que l’ange n’a pas, par sa chair : il est
rejoint par le Christ dans sa chair, et peut ainsi devenir fils de Dieu ; l’homme est au sommet
de la création par son âme et son corps. De la même façon, le mystère central de l’Église
est celui de l’Eucharistie, où le chrétien reçoit dans son corps pour s’en nourrir le Corps du
Christ : la communion la plus intime à Dieu pour le catholique se fait par sa chair, et non par
un pur effort de l’esprit. C’est toute sa chair qui est alors amalgamée à celle du Christ, et qui
nourrit ainsi en elle la vie éternelle. En effet, nous n’attendons pas seulement la vie éternelle
de nos âmes, mais aussi la résurrection de nos corps : « si l’Esprit de Celui qui a ressuscité
Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité le Christ Jésus d’entre les morts
donnera aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous » (Rom, 8, 11).
Ainsi, les mises en garde de Paul contre les œuvres de la chair ne viennent pas d’un mépris
pour le corps, par nature bas et mauvais, mais au contraire d’une espérance extraordinaire
dans ce à quoi nous sommes appelés, et ce à quoi nos corps sont destinés.
1
La lettre aux Romains explique ainsi comment l’espèce humaine a été engagée par le péché d’Adam, et
comment le nouvel Adam l’a rachetée dans sa totalité : « de même que par un seul homme, le péché est entré
dans le monde, et qu’ainsi la mort a passé en tous les hommes, du fait que tous ont péché... combien plus la
grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d’un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion
sur la multitude » (5, 12-21).

59
Emmanuelle Devaux

Conséquences pratiques

Un autre signe de cette importance donnée aux corps se trouve dans la « morale domes-
tique » développée dans plusieurs lettres de saint Paul. Ainsi, dans la lettre aux Ephésiens, il
est recommandé aux hommes « d’aimer leur femme comme leur propre corps ». À première
vue, déterminés par la culture gréco-chrétienne2 dont nous sommes issus, nous lisons cela
avec une certaine gêne, y voyant un rapport de sujétion, pire, un véritable mépris marquée
aux femmes ainsi comparées au corps. Or, en réalité, cette comparaison vient pour expliciter
la comparaison fondamentale : « Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l’Église ».
Il s’agit donc d’un amour démesuré, divin, extrêmement exigeant. Or, le Christ n’a pas aimé
l’Église de manière abstraite, spirituelle et finalement distante, il l’a aimé comme on aime
son propre corps. « Il s’est livré pour elle, afin de la sanctifier en la purifiant... L’homme
quittera son père et sa mère pour s’attacher à sa femme, et les deux ne feront qu’une seule
chair : ce mystère est de grande portée : je veux dire qu’il s’applique au Christ et à l’Église. »
Il n’y a donc pas de mépris, ni même de condescendance dans l’évocation de l’union, y com-
pris l’union charnelle, entre les époux. Au contraire, il s’agit du même mystère que celui de
l’amour du Christ pour l’Église, il s’agit de quelque chose de grand, de divin, qu’il convient
de protéger et de respecter. D’autre part, la comparaison du corps montre que si les époux
doivent être unis d’un tel amour, ils doivent aussi avoir à l’égard de leur corps un tel soin.
Les recommandations de se défaire de ce qui conduit à l’impureté et à la débauche sont ap-
puyées sur cette foi en la haute signification du corps : comme le Christ s’attache à purifier
et à sanctifier son Église, « car il voulait se la présenter à lui-même toute resplendissante,
sans tache ni ride ni rien de tel, mais sainte et immaculée », les hommes doivent « aimer leur
corps » en le sanctifiant, en le purifiant. La lettre aux Thessaloniciens insiste à son tour sur
ce point :
« Et voici quelle est la volonté de Dieu ; c’est que vous vous absteniez d’impu-
dicité, que chacun de vous sache user du corps qui lui appartient avec sainteté
et respect... Dieu ne vous a pas appelé à l’impureté mais à la sanctification. Dès
lors, qui rejette cela, ce n’est pas un homme qu’il rejette, c’est Dieu, lui qui vous
a fait le don de son Esprit Saint. » (4, 3-12)
C’est donc toujours la hauteur du projet d’amour de Dieu sur les hommes qui les rend cou-
pables, s’ils s’en détournent, d’une faute grave : le corps est quelque chose de bon, de saint, il
porte l’Esprit Saint reçu réellement dans les sacrements, et l’usage que les hommes en font,
par exemple les époux entre eux, est porteur d’une signification divine. Vouloir réduire ce
mystère, c’est refuser une dimension spirituelle à son corps et à ses actes, à sa vie en défini-
tive, et manquer d’espérance et de foi, se conduire « comme font les païens qui ne connaissent
pas Dieu ».

E. D.

2
La partie « judaïque » de notre culture, n’a rien, au contraire, pour nous pousser à mépriser le corps. Au
contraire, c’est dans sa chair qu’un Juif vit de la Promesse : son lien à Dieu en tant que membre du peuple élu
est inscrit dans sa chair, son sang, et ne vient pas d’un acte de pensée ou de volonté. Cette promesse est inscrite
enfin intimement dans son corps par le rite de la circoncision.

60
« Un modèle médiéval de la subjectivité : la chair »

Rémi Brague,
Au moyen du Moyen Age, philosophies médiévales en chrétienté,
judaïsme et islam

Ségolène Lepiller
A CHAIR est ici envisagée comme un prisme à travers duquel étudier l’expérience médié-
L vale du Moi et du monde, au service d’un projet général, exprimé dans l’avant-propos :
« ne pas prendre le Moyen Age simplement comme un objet, mais [...] l’écouter comme une
période de l’histoire qui a quelque chose à nous apprendre sur nous ».
Pour ce faire, Rémi Brague postule la post-modernité : celle-ci implique que, à partir
du moment où nous avons quitté la modernité et la téléologie qui l’accompagne — le critère
d’évaluation d’une idée n’est plus sa plus ou moins grande modernité — la pensée médiévale,
pré moderne, n’est plus considérée ni comme dépassée, ni comme devant faire l’objet d’un
retour, à rebours du fil de l’histoire. Nous pouvons alors chercher ce que le Moyen Âge
peut nous apprendre sur la subjectivité, qui peut être considérée comme le centre du projet
moderne.

Un programme de recherches : Heidegger, la subjectivité et la modernité

Ce paragraphe concerne moins la chair que la subjectivité : Rémi Brague y indique que
le lien entre modernité et subjectivité est affirmé avec force par le Heidegger des années 30,
à travers trois textes, les cours « La question de la chose » (semestre d’hiver 1935-1936),
« Le Nihilisme européen. Sur Nietzsche » (second trimestre 1940), et l’essai « L’époque de
l’image du monde » (juin 1938). Heidegger remet en question le présupposé selon lequel
l’homme est un sujet, en se demandant comment il en est devenu un, et inversement, com-
ment la place du sujet, de l’hypokeimenon aristotélicien (substrat auquel sont attribués des
prédicats), en est venue à être assumée par l’homme. Pour lui, le moi est le premier objet
de la certitude : « Le moi qui représente est bien plus essentiellement et plus nécessairement
co-représenté en tout « je représente », en retour vers lequel et devant lequel tout ce qui
est représenté est présenté. ». Autrement dit, la conscience de soi accompagne toutes nos
représentations. Enfin, l’homme devient un sujet dans la mesure où le monde devient une
image.
Toutefois, Heidegger, qui analyse par ailleurs l’ego grec, ne dit rien de l’expérience du
moi entre l’Antiquité et Descartes : la pensée médiévale ne lui sert que de toile de fond sur
laquelle la pensée moderne se détache.

La chair comme critère anthropologique : l’homme et l’ange

L’importance de la nature charnelle de l’homme ne doit pas être sous-estimée : elle per-
met aux médiévaux de placer l’homme sur l’échelle des êtres.

61
Ségolène Lepiller

Au Moyen Age, la définition de l’homme la plus influente est « animale rationale mor-
tale ». Cependant, la pensée médiévale reconnaît d’autres animaux rationnels, les anges.
L’homme est donc à la frontière de deux mondes : dans La Cité de Dieu, IX, 13, 3, Saint Au-
gustin établit une échelle des êtres qui part de la bête, irrationnelle et mortelle, pour arriver
à l’ange, rationnel et immortel, en passant par l’homme, rationnel et mortel. Le musulman
Farabi la remplace cinq cents ans plus tard par un tableau à double entrée qui épuise les
diverses possibilités de composition par l’introduction des djinns, irrationnels et immortels.
Le statut des anges est discuté à travers tout le Moyen Age, mais il est toujours compris
par opposition avec celui de l’homme, avec comme critère la chair : soit les anges sont
incorporels, et l’humanité s’en distingue par la possession d’un corps, soit ils ont un corps
plus pur que celui des hommes, qui est charnel.

Chair et corps

Ce paragraphe est consacré à une série de distinctions et de remarques, dont on peut


rendre compte ainsi :
Chair et corps ne sont pas identiques : la chair est le corps en tant que sensible et corrup-
tible (mortel). Le mot chair (caro) souligne la faiblesse et la fragilité du corps humain, tant
que celui-ci accomplit son pèlerinage terrestre.
Le corps est ce qui fait de nous un individu singulier, tandis que la chair est un principe
de continuité : elle nous relie à la nourriture qui la fait être, à nos parents et à nos enfants de
qui nous la recevons et à qui nous la transmettons et, après la résurrection, au corps que nous
possédions pendant la vie terrestre.
La chair n’est pas intrinsèquement mauvaise, d’après les pères de l’Église, qui rompent
ainsi avec la doctrine néo-platonicienne : l’être mauvais par excellence, Satan, n’est pas
charnel, c’est un pur esprit. C’est toujours l’âme qui entraîne la chair dans le péché.
La chair est même positive :
– Elle n’a pas à être contrebalancée par une dignité spirituelle, car elle est présente dans
le ciel lui-même : nous avons été faits de terre, « l’argile du paradis » (Bernard de
Clairvaux, Sermon sur la vigile de la Nativité, IV, 7).
– Elle rappelle l’homme à sa finitude et à sa mortalité (la chair est faite pour être dé-
chirée) : « je ne nierai pas non plus être charnel. En effet, je suis moi aussi charnel,
vendu au péché, voué à la mort, en butte aux souffrances et aux misères. » (Bernard de
Clairvaux, Sermon sur le Cantique des cantiques, 26, VI, 9).
– Elle permet l’amour : tout amour doit commencer par être charnel, premier pas vers
l’épanouissement final, la charité envers soi-même pour l’amour de Dieu (Bernard de
Clairvaux, De l’amour de Dieu, VIII, 23-24). Elle permet la communion dans l’ap-
partenance à une même espèce, et cette communion par la chair explique la déchirure
provoquée par la mort du frère (voir Bernard de Clairvaux, Sermon sur le Cantique des
cantiques, 26).
– Elle permet l’historicité de l’homme, ce qui lui donne un certain avantage sur l’ange :
tandis que l’ange décide hors du temps ce qu’il sera, bon ange ou démon, et le reste,
l’homme peut tomber mais aussi être racheté et faire mûrir son amour en charité.
(Guillaume de Saint Thierry, De la nature du corps et de l’âme, 2 ; Thomas d’Aquin,
Somme théologique, Ia, q. 93, a. 3).

62
L’homme, corps et âme Un modèle médiéval de la subjectivité : la chair

Chair et conscience : le sens du toucher

La théorie médiévale de la connaissance suppose la nature charnelle de l’homme (contrai-


rement à la théorie moderne, évoquée avec Heidegger) : esprit enveloppé dans la chair et ha-
bitant de la terre, l’homme doit commencer par considérer les choses sensibles pour parvenir
lentement et par étapes là où les anges arrivent sans effort (Bernard de Clairvaux, Commen-
taire du Cantique des cantiques, 5, I, 1-4). On peut caractériser le monde médiéval à partir
du sens du toucher. Dans le toucher, nous percevons à la fois l’objet touché et ce qui nous
fait toucher, la chair pressée contre cet objet, c’est-à-dire nous-mêmes. Nous ne pouvons pas
nous saisir nous-mêmes sans notre corps, c’est un donné phénoménologique de notre expé-
rience du corps. C’est en ce sens que notre corps est fait de terre, et non pas en fonction
de considérations chimiques ou biologiques : la terre est ce que nous sommes obligés de
présupposer, ce que nous ne pouvons pas créer, comme notre corps est celui que nous nous
découvrons sans l’avoir créé.
La subjectivité médiévale dériverait donc du toucher, contrairement à la subjectivité mo-
derne, qui exclut le corps comme ce qui est reçu de l’extérieur et ne peut être construit à
partir de soi-même.

Bernard de Clairvaux

L’humilité comme conscience de la carnalité

Pour les clercs d’Europe occidentale, ces deux notions sont intimement liées : humilis est
étymologisé comme humo clinis, penché vers la terre, et homo est ressenti comme dérivant
d’humus, la terre (cette dernière étymologie est aujourd’hui confirmée par les philologues).
De même, en hébreu, adam est lié à adamah, la terre.
D’un point de vue anthropologique, l’humilité nous fait prendre conscience que nous
sommes des êtres terrestres, habitant le point le plus bas de l’univers, faits de chair et de
sang, et donc en dernière analyse de terre, matériau grossier.
Du point de vue de la théorie de la connaissance, l’humilité est moins un affect que la
connaissance de soi : Bernard de Clairvaux affirme dans De gradibus humilitatis et super-
biae, I, 2, que « l’humilité est la vertu par laquelle l’homme s’avilit à ses propres yeux par
une connaissance de soi qui atteint le sommet de la vérité. »
Du point de vue éthique, l’humilité est une connaissance de soi médiatisée : en se connais-
sant, le Moi reconnaît qu’il ne tient pas son ipséité de lui-même.

63
Ségolène Lepiller

Deux problématiques contemporaines et le modèle médiéval de la sub-


jectivité

A partir des dimensions de la subjectivité médiévale dégagées dans les paragraphes pré-
cédents, Rémi Brague envisage la pertinence des idées médiévales pour notre propre philo-
sophie.

Anthropologie

La pensée moderne a fait disparaître les anges ; la rationalité est donc devenue l’apanage
de l’homme, elle le distingue de toutes les autres créatures. Toutefois, la redécouverte philo-
sophique de la chair est décisive : la question est de savoir si la rationalité peut être l’unique
critère de l’humanité. En effet, à ce compte, il faudrait exclure les êtres humains irrationnels
de l’humanité proprement dite, et y faire entrer les ordinateurs, dont la capacité de compter
(reor) leur attribue de fait la rationalité.

Herméneutique

Pour Thomas d’Aquin dans De l’unité de l’intellect, comprendre ne peut être le fait que
d’un individu : l’acte par lequel je comprends n’est ni le même acte que celui par lequel mon
prochain comprend, ni celui d’un principe impersonnel commun à toute l’humanité. Pour
comprendre quelque chose, il faut faire un effort spécial, individuel.
Or, compréhension et connaissance passent par la médiation du dialogue avec le pro-
chain : par la grossièreté de leur chair, les hommes sont incapables de communier dans la
saisie intuitive de la vérité, mais doivent communiquer par le langage. L’herméneutique mé-
diévale, liée au statut charnel de l’homme, a donc une dimension politique : la cité est rendue
possible par la communication (la parole en est une condition), et nécessaire par elle (il faut
que le dialogue continue).

Conclusion

Révéler les points de contact entre la pensée médiévale et la philosophie actuelle, exami-
ner ce que le Moyen Age a à nous apprendre, ne signifie pas faire feu de tout bois pour servir
une mode intellectuelle, mais montrer que la philosophie contemporaine ne doit pas limiter
l’histoire de la philosophie à la pensée antique en négligeant le Moyen Age. Pour ce qui est
de la chair, il apparaîtra dorénavant manifeste que la manière dont elle est pensée et perçue
au Moyen Age est bien loin de l’image que nous nous en faisons : l’expérience de la chair est
centrale pour l’homme médiéval qui, loin de la vilipender ou de la renier, assume sa nature
charnelle et lui reconnaît une dignité.

S. L.

64
Pour une théologie du corps
« Homme et femme Il les créa »

Réflexions à partir de la lecture de Genèse 1-2

Jeanne-Marie Martin

« Dieu créa l’homme à son image,


à l’image de Dieu Il le créa,
homme et femme Il les créa. » (Gn 1, 27)

OSER AUJOURD ’ HUI la question du sens de la différence sexuelle, s’interroger sur

P l’éventualité d’une signification ontologique du fait d’être, de naître ou de devenir


homme ou femme et émettre l’hypothèse de l’existence d’une réalité essentielle du
féminin et du masculin peut sembler à bien des égards une entreprise surprenante, peut-être
sans intérêt, et en tout cas un peu marginale par rapport à nos sujets de réflexion contem-
porains. Nos sociétés, leur culture et leurs systèmes de représentations, largement influen-
cés par les images et discours produits et diffusés depuis quelques décennies par certains
mouvements militants, quelques intellectuels et une grande partie des médias, semblent en
effet habités par un étrange paradoxe. Si la sexualité du corps y est présente de manière
constante, obsédante et obsessionnelle, c’est presque toujours au détriment de son caractère
sexué, considéré comme insignifiant en soi, quand il n’est pas donné à comprendre comme
le signe d’un avilissement, d’une aliénation, voire comme une création de toutes pièces, fruit
d’un imaginaire et d’un arbitraire socio-culturels dépassés ou à dépasser.
A partir de la revendication originaire d’une égalité sociale homme-femme, on en est
venu, à force de radicalisation et sans doute au prix de déformations conceptuelles et de
contre-sens anthropologiques, à poser le postulat philosophique d’une indifférenciation ori-
ginelle et ontologique.
C’est ainsi une forme de négation de l’homme et de la femme qui s’est peu à peu pro-
filée sous le masque d’une unifiante sexualité, tandis que masculin et féminin se trouvaient
relégués au rang de catégories littéraires vieillies, de stéréotypes sociaux archaïques ou de
simples attributs et ornements corporels surdéterminés pour une fin purement sexuelle. De
paire avec les organisations féministes, les adversaires d’une identité sexuée ont pu ainsi en
appeler à l’inanité d’un préjugé social fondé sur de simples conventions arbitraires — homme
et femme apparaissant alors comme les produits d’une histoire et d’un imaginaire social —
et mettre en avant le libre choix humain manifesté dans le libre choix par chacun de son
orientation sexuelle. La négation de la féminité ou de la masculinité déposée en chacun par
des influences socio-culturelles normatives et contraignantes semblait alors la seule garantie
d’une émancipation ouvrant la voie à l’épanouissement individuel. Que l’on se rappelle par
exemple la célèbre formule de Simone de Beauvoir dans le Deuxième Sexe :

66
Pour une théologie du corps « Homme et femme Il les créa »

« On ne naît pas femme, on le devient. Aucun destin biologique, psychique, éco-


nomique, ne définit la figure que revêt au sein de la société la femelle humaine ;
c’est l’ensemble de la civilisation qui élabore ce produit intermédiaire entre le
mâle et le castrat qu’on qualifie de féminin. »
Plus récemment, le courant des Gender Studies qui s’intéresse à la façon dont la civilisa-
tion élabore la différence des sexes se rattache à ce même postulat : si le sexe n’est qu’une
genre, une représentation sociale arbitraire, il serait vain de prétendre réfléchir à une identité
du masculin et du féminin.

Pourtant, en toute bonne foi, nous semble-t-il, et en dehors de toute appartenance phi-
losophique et religieuse, force est de constater que, pour chaque être humain, l’expérience
première du rapport à son propre corps et à sa propre chair passe par la reconnnaissance puis
l’apprentissage de son caractère sexué : nous naissons homme ou femme, traduction en caté-
gories langagières d’une matérialité corporelle à la fois naturelle, première et indépassable.
Par conséquent, l’être que représente ce caractère sexué est toujours premier par rapport au
faire de la sexualité ; la conscience de soi comme homme ou femme est première par rapport
au fait de l’acte qui permet la reproduction. Cette expérience de la découverte de l’identité
sexuelle propre à chacun passe toujours par l’expérience de la différence : l’homme se dé-
couvre homme en reconnaissant qu’il n’est pas femme ; la femme se découvre femme en
reconnaissant qu’elle n’est pas homme. La différence qui est au principe de la conscience de
soi nous révèle donc comme un être naturellement limité et fini par rapport à un autre qui
partage avec nous cette finitude et cette limitation. On perçoit immédiatement que ce qui est
en jeu dans cette différence sexuelle, ce n’est pas la simple évidence de la fonction repro-
ductrice en elle-même, mais bien la conscience de soi dans son rapport à la conscience de
l’autre, révélée par le corps qui se fait à la fois origine, signe et fondement d’une différence
ontologique dont on peut présupposer dès le départ qu’elle est la marque de réalités d’ordre
proprement spirituel. Ainsi, comme l’écrit le cardinal Walter Kasper,
« si le corps est le véritable symbole de l’esprit humain, alors la différenciation
sexuelle est bien une part importante de la personne. Nous ne pouvons pas dire
qu’il existe seulement une différence biologique mineure entre les hommes et les
femmes, une petite différence avec de grandes conséquences sociales. Le sexe
n’est pas une région du corps mais un déterminant de l’ensemble de la personne,
de tout ce qui est humain. »

Le Baiser, Rodin

67
Jeanne-Marie Martin

C’est dans cette affirmation du statut ontologique, essentiel, de la différence sexuelle et


dans l’élaboration d’une théologie du corps qui, à partir de la pensée d’une identité sexuée
éminemment signifiante faisant de l’homme un être de relation révélé à lui-même dans une
prise de conscience de soi qui est prise de conscience de l’autre, conduit à la reconnaissance
de la sacramentalité de l’union de l’homme et de la femme, image de la relation de l’homme à
Dieu, que réside la radicale nouveauté chrétienne dans l’anthropologie et la philosophie de la
différence sexuelle. Ce faisant sont aussi fondés la dignité et le caractère central, fondamental
et sacramentel du corps pour la compréhension de la personne humaine, corps et esprit, façon
de rappeler, s’il en était encore besoin, que le christianisme n’est en aucun cas religion du
pur esprit. Il est bien évidemment difficile d’étudier ces questions sans être amené à de longs
développements sur des thèmes qui, outre le fait qu’ils ne sont pas l’objet du présent Sénevé,
mériteraient un traitement beaucoup plus approfondi (le mariage, la famille, la conjugalité
comme métaphore trinitaire...). Nous nous contenterons ici de proposer quelques réflexions
sur le signification ontologique de la différence sexuelle à partir d’une lecture des deux récits
de la création de l’homme et de la femme que l’on trouve dans les premiers chapitres du livre
de la Genèse.1

Le premier récit de la création de l’homme et de la femme (Gn 1, 24- 31), transmis par
la tradition sacerdotale « élohiste », est chronologiquement postérieur au second, plus ancien
et appelé « récit yahviste ». Il se situe à l’intérieur du récit de la création du monde par Dieu
en six jours, véritable cosmogonie qui présente l’apparition des différents êtres et éléments
selon le plan de Dieu et place l’homme au centre de l’univers ainsi créé.
24
Dieu dit : « Que la terre produise des êtres vivants selon leur espèce : bestiaux,
bestioles, bêtes sauvages selon leur espèce » et il en fut ainsi. 25 Dieu fit les bêtes
sauvages selon leur espèce, les bestiaux selon leur espèce et toutes les bestioles
du sol selon leur espèce, et Dieu vit que cela était bon.
26
Dieu dit : « Faisons l’homme à notre image, comme notre ressemblance, et
qu’ils dominent sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux,
toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent sur la terre. »
27
Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa, homme et femme
il les créa.
28
Dieu les bénit et leur dit : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et
soumettez-la ; dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les
animaux qui rampent sur la terre. »
29
Dieu dit : « Je vous donne toutes les herbes portant semence, qui sont sur toute
la surface de la terre, et tous les arbres qui ont des fruits portant semence : ce
sera votre nourriture. 30 À toutes les bêtes sauvages, à tous les oiseaux du ciel, à
tout ce qui rampe sur la terre et qui est animé de vie, je donne pour nourriture
toute la verdure des plantes » et il en fut ainsi.
31
Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon. Il y eut un soir et il y eut un
matin : sixième jour.
1
Nous nous appuierons essentiellement pour cela sur les catéchèses sur la théologie du corps prononcées
par Jean-Paul II de 1979 à 1984 et réunies dans le volume « Homme et femme Il les créa ». Une spiritualité du
corps, paru aux éditions du Cerf en 2004, ainsi que sur deux numéros de la revue Communio : celui de mars-
avril 1993 « Homme et femme Il les créa » et celui de septembre-décembre 2006 sur « La différence sexuelle »
(et en particulier l’article de J.-B. Edart, « L’androgyne ou la communion des personnes ? »)

68
Pour une théologie du corps « Homme et femme Il les créa »

Ce premier récit replace la création de l’humain, comme homme et femme, dans le cadre
d’un monde bon, voulu par Dieu qui, par son Verbe, ordonne le tohu-bohu originel pour
former et peupler l’univers. Il est par conséquent inséré dans cette temporalité des six jours
nécessaires à la création du monde. Le sixième jour est consacré à la création par Dieu des
êtres vivants terrestres, présentés de manière indifférenciée — « bestiaux, bestioles, bêtes
sauvages » — comme un ensemble assez homogène au sein duquel on ne peut produire
aucune singularisation, ni par branche ou espèce - aucune n’est mentionnée en détail — ni
par genre — dans la continuité avec la création des oiseaux et des poissons le cinquième
jour, on suppose la permanence du commandement divin de fécondité même s’il n’est pas
directement repris, Dieu n’adressant pas la parole aux animaux qu’il vient de créer et le texte
n’évoquant pas la création d’un principe mâle et femelle.
C’est pourquoi la création de l’homme — comme être humain d’abord au verset 26 —
revêt un caractère tout particulier qui rompt avec le rythme du cycle de la création. Ainsi, au
pluriel des « bestiaux, bestioles, bêtes sauvages » vient s’opposer le singulier de « l’homme »,
signe d’une unicité qui répond à l’unité de Dieu. La parole performative qui préside à la créa-
tion de l’homme implique également de manière très nette la relation privilégiée, directe,
établie dès l’origine entre la personne humaine et son créateur. Tandis que l’apparition des
animaux était subordonnée à la formule assez impersonnelle « que la terre produise », celle
de l’homme se signale par l’affirmation pleine et entière de Dieu, sujet agissant dans l’instau-
ration d’une relation inouïe entre le créateur et la créature : « Faisons l’homme à notre image,
comme notre ressemblance ». Dans ce récit d’essence théologique et même métaphysique,
l’être humain, qui n’est pas encore distingué comme homme et femme, est placé au-dessus
du monde : il n’a de ressemblance qu’avec Dieu, et non pas avec les autres créatures au-
dessus desquelles il est placé, seul certes mais sous le regard de Dieu, pour les dominer.

Cependant, c’est seulement au verset 27 que nous est rapportée la pleine réalisation et
la signification parachevée de l’acte posé par le Verbe du créateur au verset 26. « Dieu créa
l’homme à son image, à l’image de Dieu Il le créa, homme et femme Il les créa. » De fait,
au terme d’homme dans son sens générique d’être humain, se substituent l’homme et la
femme : l’humain en tant que tel n’existe plus, il se réalise dans la différence du masculin
et du féminin. Cette substitution appelle trois remarques. D’une part, on peut noter que la
création de l’homme et de la femme n’est pas simplement création du mâle et de la femelle :
au moins dans un premier temps, masculin et féminin sont dissociés de la fin reproductrice
pour prendre leur signification métaphysique originelle d’une dualité ontologique révélatrice

69
Jeanne-Marie Martin

dans sa complémentarité de la totalité de l’humain. Par ailleurs, rappelons que le texte met
bien en évidence l’égale participation de l’homme comme de la femme, dans l’humanité
qui leur est propre, à l’image et à la ressemblance de Dieu, dans une dignité semblable qui
n’annihile en rien leur différence ontologique mais la sublime en en faisant un signe du
divin qui est en eux. C’est à cette occasion que l’on peut tenter une conceptualisation de la
différence et de la relation singulière à l’altérité dont elle est le signe et le fondement. Ainsi,
Peter Henrici, sj, dans l’article du Communio sus-cité, propose-t-il le modèle analogique
pour penser la différence de l’homme et de la femme. Si les termes de complémentarité —
supposant que l’accomplissement de l’humain ne peut se réaliser que dans l’union et mettant
à mal la dignité propre de chaque personne dans son individualité — comme de polarité
— introduisant une forme de hiérarchisation — semblent devoir être écartés, le concept
d’analogie permet de tenir ensemble égale participation à l’humain (par l’égale participation
à l’image et à la ressemblance au divin) et distinction ontologique : le rapport de l’homme à
son humanité est semblable mais non identique au rapport de la femme avec la sienne.

Enfin, dans le cours d’un récit métaphysique centré avant tout sur la relation de l’homme
à Dieu, ce verset vient donner tout son sens à la possibilité et à la réalité essentielle d’un
homme créé « à l’image de Dieu ». Ainsi, il nous apparaît que l’humanité n’étant l’image
de Dieu que dans cette association de la féminité et de la masculinité, elle ne peut être
que confrontée sans cesse à la conscience de son incomplétude et de sa finitude : dans sa
découverte de son identité, dans son effort pour se définir et dans sa conscience de soi,
l’homme ne peut qu’être renvoyé à l’infini « à un autre qui lui est tout aussi inaccessible
qu’il lui est essentiellement désirable et apparenté »2 . À partir de ce verset sont donc posés
tous les jalons d’une théologie de la relation de l’homme à Dieu, fondée sur le rôle central
du corps comme signe de l’aspiration humaine à la transcendance.
« L’expérience de la différence sexuelle devient ainsi le modèle de toute expé-
rience de la transcendance, qui désigne une relation indissoluble avec une réalité
absolument inaccessible ».3
Elle se fait « expression corporelle symbolique de la relation de l’homme à Dieu » 4 . D’où la
récurrence de la métaphore biblique de la relation homme-femme pour signifier la relation
de Dieu avec son peuple et, plus généralement, avec tout homme. C’est seulement ensuite,
à partir du verset 28, qu’apparaît l’impératif de la fécondité : « Soyez féconds, multipliez,
emplissez la terre et soumettez-la ». Le mode d’énonciation de cet impératif permet encore
une fois de souligner le statut particulier de la relation qui s’établit entre l’homme et son
créateur : s’il apparaissait précédemment, pour les autres êtres vivants, sous la forme unila-
térale d’une injonction formulée par le Verbe créateur — « Dieu les bénit en disant » —, il
établit ici un dialogue direct entre l’homme et Dieu : « et Dieu les bénit et leur dit ». Dans
ce don et cette bénédiction de la fécondité, l’humanité se trouve ainsi associée à la puissance
créatrice de Dieu, mais celle-ci ne pourra s’accomplir que dans la rencontre de l’homme
et de la femme, manifestation de l’être à l’image de Dieu. Ainsi homme et femme sont-ils
« l’humanité et l’image de Dieu avant même d’être féconds. »5
2
Voir l’article de Peter Henrici dans Communio de mars-avril 1993.
3
Op. cit.
4
Voir l’article de Francis Martin dans Communio de mars-avril 1993.
5
Op. cit.

70
Pour une théologie du corps « Homme et femme Il les créa »

Après ce premier récit qui présentait la création simultanée de l’homme et de la femme


dans la perspective cosmologique des six jours de la création, le second, en Genèse 2, 18-24,
le complète par une relation spécifiquement consacrée à l’apparition de la différenciation
sexuelle.
18
Yavhé Dieu dit : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. Il faut que je lui
fasse une aide qui lui soit assortie. »
19
Yavhé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux
du ciel, et il les amena à l’homme pour voir comment celui-ci les appellerait :
chacun devait porter le nom que l’homme lui aurait donné.
20
L’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les
bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l’aide qui lui fût assortie.
21
Alors Yavhé Dieu fit tomber une torpeur sur l’homme, qui s’endormit. Il prit
une de ses côtes et referma la chair à sa place.
22
Puis, de la côte qu’il avait tirée de l’homme, Yavhé Dieu façonna une femme,
et l’amena à l’homme. 23 Alors celui-ci s’écria : « Pour le coup, c’est l’os de mes
os
et la chair de ma chair !
Celle-ci sera appelée “femme”,
car elle fut tirée de l’homme, celle-ci ! »
24
C’est pourquoi l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et
ils deviennent une seule chair.

Ce second récit s’ouvre sur le constat de la solitude d’Adam (ici, l’être humain indif-
férencié, traduit en grec par le terme d’anthropos), présentée comme une imperfection et
un signe d’inachèvement qui rompt avec l’ordre bon de la création. Cette solitude d’Adam,
avant de renvoyer au sentiment d’incomplétude de l’homme sans sa compagne, est d’abord
la manifestation de la solitude métaphysique de l’humain : au milieu des autres êtres vi-
vants, l’homme se découvre isolé ; il fait l’expérience de sa différence et de son étrangeté
fondamentales, incapable qu’il est de s’identifier aux animaux qui l’entourent. Cette prise de
conscience de la différence qui s’expérimente à travers le sentiment de solitude fait figure
de première quête identitaire et conduit à la première définition de l’homme comme per-
sonne humaine. La relation qu’il entretient avec cet univers créé n’est donc pas une relation
d’égal à égal, mais de sujet à objet, de dominant à dominé : lorsqu’Adam donne un nom aux
êtres vivants, « la conscience révèle l’homme comme celui qui possède la faculté cognitive à

71
Jeanne-Marie Martin

l’égard du monde visible »6 .


Cependant, cette relation pourtant à l’avantage de l’homme est présentée comme insatis-
faisante : « l’homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les
bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l’aide qui lui fût assortie. » Ce que
désire l’homme dans sa solitude — ou du moins ce que Dieu désire de bon pour lui -, c’est
cet alter ego, cette « aide » avec laquelle pourra s’établir et se vivre pleinement la réciprocité
du don. C’est à ce moment que se produit l’intervention divine décisive qui va permettre de
briser cette solitude originelle. On aurait sans doute un peu tort de voir simplement dans cet
épisode la création de la femme. En réalité, la création de la femme est création de l’homme
et de la femme à la fois car elle se produit à partir de l’humain, Adam, qui s’endort pour se ré-
veiller homme et femme (en hébreu îs et îssâ), au terme d’une opération qui le fait mourir en
tant qu’humanité indifférenciée. Cet acte créateur est décrit avec poésie, alors que l’homme
est plongé dans un profond sommeil, dans cette torpeur (tardemah) qui est souvent, tout au
long de l’Ancien Testament, l’occasion d’une intervention divine qui conduit à la conclusion
d’une alliance de Dieu avec les hommes (pensons par exemple au sommeil d’Abraham)7 . La
création de l’homme et de la femme est donc inscrite dans l’histoire du peuple élu. Remar-
quons également que cette torpeur empêche l’homme d’assister visuellement à la création
de la femme, produit de l’acte créateur de Dieu, du Verbe divin qui seul peut donner la vie :
l’homme ne peut fabriquer lui-même d’autres êtres vivants par simple volonté de puissance,
il ne peut que participer à l’oeuvre créatrice de Dieu en communiant à un mystère dont il
n’est ni le maître ni la source.

Sur le récit des différentes opérations conduisant à la création de la femme en elle-même,


on a beaucoup glosé, notamment pour fonder une prétendue misogynie chrétienne qui ap-
paraît, dès le premier retour au texte, comme un contre-sens complet. Loin de signifier l’in-
fériorité et la subordination d’un être qui serait simplement tiré d’un autre, sans autonomie
propre, le geste de Dieu qui prend la chair du côté de l’homme pour façonner la femme nous
manifeste de manière extraordinaire, dans sa réalité la plus corporelle, leur égalité dans la
dignité de personne humaine et leur mutuelle participation à l’image et à la ressemblance
de Dieu, dans une réciprocité enfin trouvée qui rend possible la véritable communion. Au
contraire des animaux modelés dans l’argile, « la femme est crée sur la base de la même
humanité » que l’homme8 . Comme l’exprime poétiquement la formule bien connue de Mat-
thew Henry, « la femme n’est pas faite à partir de la tête de l’homme pour ne pas le dominer,
ni de ses pieds pour ne pas être piétinée par lui, mais de son côté pour être son égal, sous son
bras pour être protégée et près de son cœur pour être aimée ».

Lorsque Dieu présente la femme qu’il a ainsi créée à l’homme réveillé, pour qu’il lui
donne un nom, nous entendons l’homme parler pour la première fois, et cette parole prend
la forme d’un cri de joie : « pour le coup, c’est l’os de mes os et la chair de ma chair ! ».
Dans la contemplation de l’humanité de la femme, l’homme reconnaît sa propre humanité :
la séparation rend possible le face-à-face et la rencontre, la découverte de l’autre devient
moment fondamental de l’éveil de la conscience de soi. Le chant joyeux d’Adam devant
6
Nous nous appuyons pour cette analyse et celles qui suivent sur la première partie des catéchèses de Jean-
Paul II, consacrées à la lecture des trois premiers chapitres de la Genèse (dans Homme et Femme, il les créa.
Une spiritualité du corps).
7
Op. cit.
8
Op. cit.

72
Pour une théologie du corps « Homme et femme Il les créa »

le présent que Dieu lui fait de la femme comme autre semblable à soi est en même temps
expression profonde de la découverte de soi : « ayant trouvé son identité de don à l’aide
de l’être d’Ève comme don, [Adam] découvrit aussi sa subjectivité »9 . La relation homme-
femme, à travers la différenciation sexuelle inscrite dans la chair, se dessine dès ce moment
sous la forme d’une théologie du don — comme don bienfaisant et béatifique de Dieu qui
devient modèle d’une donation mutuelle des époux : « voici ce qu’est le corps : un témoin de
la création en tant que don fondamental, donc un témoin de l’Amour comme source dont est
né le fait même de donner »10 .
C’est cette reconnaissance originelle par l’homme de la communion de personnes qu’il
forme avec la femme qui permet de fonder, dès ces premiers chapitres de la Genèse, la signi-
fication conjugale du corps et la valeur du mariage indissoluble. Ainsi, l’union de l’homme
et de la femme, loin de reconduire à une indifférenciation antérieure ou à la résolution d’une
séparation essentielle, permet au contraire, dans la reconnaissance du caractère indépassable
de la dualité du masculin et du féminin, de comprendre l’essence de la relation à Dieu comme
désir profond qui ne peut en aucun cas parvenir à une réduction de la différence et de la dis-
tance. C’est de cette manière également qu’elle permet d’accomplir l’humanité de l’homme
et de la femme en réalisant leur vocation ontologique d’être « à l’image et à la ressemblance
de Dieu » car « l’homme est devenu image et ressemblance de Dieu non seulement par sa
propre humanité mais aussi par la communion des personnes que l’homme et la femme
forment dès le début. »

C’est pourquoi la relation du masculin au féminin nous est présentée immédiatement


sous le jour de cette union des corps dans l’acte conjugal qui, procédant d’un choix (au
contraire, par exemple, de la filiation et de la parenté), permet l’unité de chair par la parti-
cipation au mystère de la création, renouvelé dans la fécondité de la procréation humaine :
« l’homme quitte son père et sa mère et s’attache à sa femme, et ils deviennent une seule
chair ». « L’homme et la femme s’unissant l’un à l’autre (dans l’acte conjugal) de manière
si étroite qu’ils forment “une seule chair” redécouvrent, pour ainsi dire, chaque fois et de
manière toute particulière, le mystère de la création et retournent ainsi à cette union dans
l’humanité (“chair de ma chair et os de mes os”) qui leur permet de se reconnaître récipro-
quement et, comme la première fois, de s’appeler par leur nom. »11 Image du Dieu trinitaire,
9
Voir l’article de S. Grygiel dans Communio de mars-avril 1993.
10
Op. cit., note 6
11
Op. cit.

73
Jeanne-Marie Martin

cette union de l’homme et de la femme dans le mariage en vue de la procréation acquiert,


avec la Révélation du Christ, une signification éthique et sacramentelle qu’il serait intéres-
sant de développer plus en détail mais dont le traitement dépasserait les limites que nous
avons fixées à notre propos.

Dans cette compréhension de la différence sexuelle comme ce qui révèle l’homme à lui-
même comme être de relation et l’ouvre à la découverte et à l’apprentissage de l’autre, le
récit de l’Ancien Testament se situe donc aux antipodes du mythe platonicien de l’andro-
gyne comme de la pensée ambiante d’une contingence absolue de la dualité et de l’identité
sexuelle. Pour la théologie chrétienne, le face-à-face de l’homme et de la femme est au
contraire ce bienfait divin par lequel le mystère de la création peut se perpétuer par une ou-
verture à la fécondité dans la relation conjugale scellée par la sacramentalité du mariage : une
fois converti en un amour qui, par le don de la parole engageant l’être dans la donation de soi
et de la volonté, accepte et reconnaît l’autre comme personne, le désir mortifère d’une fusion
qui serait absorption de la différence et volonté destructrice d’autosuffisance se transforme en
appel au don de soi et à la dépendance réciproque ainsi qu’en manifestation de la capacité de
l’homme à la transcendance. C’est alors qu’« il n’y a plus l’homme et la femme » d’après la
chute, ces individus repliés sur eux-mêmes en vue de la satisfaction de leurs égoïsmes, mais
une communion de personnes dont la relation réciproque de don et d’amour devient méta-
phore de l’amour divin, et donc ce par quoi l’homme s’accomplit comme image de Dieu. La
différence sexuelle, « sceau en l’homme du caractère relationnel qui est en Dieu »12 , en vient
donc à se faire la trace dans la chair du mystère de la relation de l’homme à Dieu et de sa
vocation à la communion. C’est ce que signifie avec poésie ce commentaire de la tradition
juive montrant que la différence entre l’homme et la femme, entre l’îs et l’îssâ du récit de la
Genèse, forme en réalité les deux premières lettres du nom divin de Yavhé : « la différence
des sexes devient ainsi symboliquement le lieu de la révélation du divin »13 .

J.-M. M.

12
Voir l’article de J.-B. Edart dans Communio de septembre-décembre 2006.
13
Idem

74
Si Michel Foucault avait pu lire Jean-Paul II...

La vie chrétienne est-elle renoncement ?

Jérôme d’Harcourt

« Je crois que le christianisme a trouvé moyen d’instaurer un type de pouvoir qui


contrôlait les individus par leur sexualité. Or, contrôler la sexualité sans la refu-
ser ni l’interdire, les morales chrétiennes atteignent ce but en faisant du sexe
la source perpétuelle de la subjectivité, la source d’une tentation perpétuelle
pour les individus. [...] Autrement dit, c’est par la constitution d’une subjecti-
vité, d’une conscience de soi perpétuellement éveillée sur ses propres faiblesses,
sur ses propres tentations, sur sa propre chair, que le christianisme est arrivé
à faire fonctionner cette morale, au fond moyenne, ordinaire, relativement peu
intéressante, entre l’ascétisme et la société civile. [...] Mise en place d’un mé-
canisme de pouvoir et de contrôle qui était, en même temps, un mécanisme de
savoir, de savoir des individus, de savoir sur les individus...1

Tout est dit : le christianisme n’est pas parvenu à ses fins par hasard. En instituant un
rapport au corps particulier, qui n’allait pas de soi, l’Église est parvenue à contrôler ses
brebis et à maintenir avec succès sa domination à travers les siècles.
Cette réélaboration du rapport à soi est à inscrire dans le processus par lequel s’est
constituée dans notre culture « la question de la vérité du sujet2 », question qui gouverne
la démarche de Foucault dans ses dernières recherches, notamment son cours au Collège de
France de 1981 à 1982. Il s’y propose d’étudier les formes de subjectivation par lesquelles
les sujets se constituent comme sujets éthiques, définissant pour cela ce qu’il nomme des
« techniques de soi », « [...] procédures comme il en existe sans doute dans toute civilisation,
qui sont proposées ou prescrites aux individus pour fixer leur identité, la maintenir ou la
transformer en fonction d’un certain nombre de fins, et cela grâce à des rapports de maîtrise
de soi sur soi ou de connaissance de soi par soi3 ». Cela le mène à ne pas s’en tenir à une
comparaison des « éléments de code » éventuellement communs au christianisme et à l’Anti-
quité, ce qui reviendrait à résumer la morale au respect d’un système d’interdits, mais bel et
bien à analyser « la manière dont on doit se « conduire », c’est-à-dire la manière dont on doit
se constituer soi-même comme sujet moral agissant en référence aux éléments prescriptifs
qui constituent le code4 ».
Or, le lieu stratégique où se joue la constitution de soi du sujet éthique, c’est le corps ; et
c’est ce rapport à soi que le christianisme remodèle, selon Foucault, en faisant du corps « la
source perpétuelle de la subjectivité ». Il devient en effet un objet de suspicion, parce qu’il est
présenté par nombre de commentateurs et exégètes comme l’occasion d’un écart à la vérité
1
« Sexualité et pouvoir » ; conférence à l’université de Tokyo, 20 avril 1978, Dits et Écrits (DE), Paris,
Gallimard, 2001.
2
L´herméneutique du sujet, Paris, Seuil, 2001, (HS), p. 243.
3
« Subjectivité et vérité », DE n˚304.
4
Histoire de la sexualité, tome 2 : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1994, (UP), p. 37.

75
Jérôme d’Harcourt

et à la conduite droite5 . Ce qu’il est convenu d’appeler la « faiblesse de la chair » devient dès
lors le lieu d’un examen suspicieux. La conscience est forcément une mauvaise conscience,
inquiète, « conscience de soi perpétuellement éveillée sur ses propres faiblesses » qui rend
possible un « mécanisme de pouvoir » et de « savoir », qui est la confession. Il s’agit d’y
établir une « cartographie peccamineuse » du corps6 .
Pourquoi la confession, et plus généralement la direction de conscience, est-elle selon
Foucault le moment important de ce mouvement ? Dans l’économie de Foucault, la confes-
sion constitue le savoir en pouvoir, parce qu’au cours de ce moment de « l’aveu » « le sujet
s’objective lui-même dans le discours vrai7 ». Cela est rendu possible parce que le corps est
devenu le lieu de déchiffrement d’une vérité, d’un savoir, d’une « herméneutique de soi ».
Ainsi, « notre lutte spirituelle doit consister [...] à tourner sans cesse notre regard vers le bas
ou vers l’intérieur, afin de déchiffrer, parmi les mouvements de l’âme ceux qui viennent de
la libido. [...] La pureté consiste à découvrir la vérité en soi8 . »
Quelle est la conséquence éthique de ce nouveau rapport au corps9 ? Là où l’austérité
sexuelle grecque se comprenait comme une stylisation de l’existence, le christianisme fait
selon Foucault du renoncement à soi le modèle de l’accomplissement de soi. L’ascèse mode-
lée par la culture chrétienne tient ensemble soumission à la loi, les sacrifices et renoncements
à telle ou telle partie de l’être qu’elle implique10 , et à partir de là une renonciation à soi et
au réel. Elle met en place une « spirale de la formulation de la vérité et du renoncement à
la réalité » : « Plus nous découvrons la vérité sur nous-mêmes, plus nous devons renoncer
à nous-mêmes ; et plus nous voulons renoncer à nous mêmes, plus il nous est nécessaire de
mettre en lumière la réalité de nous-mêmes. C’est cela — cette spirale de la formulation de
la vérité et du renoncement à la réalité — qui est cœur des techniques de soi pratiquées par
le christianisme.11 »
Que le christianisme ait quelque chose à voir avec une vérité, avec la Vérité, cela semble
difficilement contestable. Mais qu’elle ouvre inévitablement au renoncement à soi et à la
réalité, même si l’on comprend là où il veut en venir, c’est un peu fort de café. Parmi les
nombreux commentaires possibles, je me propose ici d’expliquer pourquoi, catholique, je
ne renonce pas à moi, ni au réel, ni à mon corps, bien au contraire. Je voudrais montrer
pour cela que l’analyse de Foucault — très puissante, c’est certain — est tributaire d’une
certaine conception du corps (associée au péché, ce qui lie en conséquence la sexualité au
mal) qui n’est pas aussi évidente qu’il le soutient12 . La « théologie du corps » développée
par Jean-Paul II dans ses catéchèses données entre 1979 et 1984 me semble à cet égard très

5
Nous nous en tiendrons à renvoyer le lecteur aux exemples de Foucault, notamment à Saint Augustin, La
Cité de Dieu, livre 14, chap. 16, et au fameux exemple de l’exemplarité morale de l’éléphant dans Introduction
à la vie dévote, Livre III, chap. 39, de Saint François de Sales.
6
Sur l’analyse de la domination à l’oeuvre dans la pratique de « l’aveu », dans la confession, voir le cours
du 19 février 75, Les Anormaux, p.155. Voir aussi plus généralement les analyses de « la pastorale ».
7
Pour le dire autrement, en suivant F. Gros, la confession est une des formes majeures de l’obéissance en
tant que production par le sujet lui-même d’un discours où se donne à lire sa vérité.
8
DE, pp. 987-997.
9
Nous ne détaillons pas ici les autres éléments qui ont contribué à l’élaborer, notamment ce que Foucault
nomme « le moment cartésien » qui fait de la connaissance le seul moyen d’accès à la vérité.
10
Cours du 3 mars 1982.
11
« Sexualité et solitude » n˚295, DE.
12
Ce n’est d’ailleurs peut-être pas un hasard si nous n’avons pas vraiment trouvé de justification à la hauteur
de l’importance de cette hypothèse dans ses travaux, voir UP, pp. 22-23.

76
Pour une théologie du corps Si Michel Foucault avait pu lire Jean-Paul II...

précieuse13 .
Contre ce qui relèverait d’une conception manichéenne qui n’est pas celle du christia-
nisme, Jean-Paul II rappelle qu’on ne saurait trouver de condamnation du corps en tant que
telle dans la Bible, par opposition aux vertus de l’esprit. Au contraire, les paroles du « dis-
cours sur la montagne » sont très nettes14 : « Vous avez appris qu’il a été dit : Tu ne commet-
tras pas l’adultère. Eh bien moi je vous dis : Quiconque regarde une femme pour la désirer a
déjà commis, dans son cœur, l’adultère avec elle (à son égard). »15
L’accusation du cœur de l’homme concupiscent ouvre certes sur un appel à l’examen de
soi-même, mais pas sur une condamnation ontologique du corps. Mieux, cette accusation fait
au contraire du corps un élément qui détermine la « subjectivité ontologique » de l’homme et
participe à la « dignité de sa personne » — au même titre que l’esprit. Si la chair nous semble
faible, c’est parce que le péché nous a fait perdre le sens d’une maitrise assumée de notre
corps. Il faut alors mettre en cause la nature pécheresse de l’homme, qui s’exprime par des
actes, et non leur objet, le corps. Le christianisme est donc loin de la mentalité manichéenne
qui lie le corps au mal, ce qui est pourtant l’hypothèse constante de Foucault.

Michel Foucault et Jean-Paul II

Jean-Paul II renverse même les termes du rapport initial : non plus le contrôle des désirs
comme fébrile témoin de la fragilité du corps, mais une dignité du corps appelée à être hono-
rée par la domination de la concupiscence16 . Si l’homme n’est pas complètement déterminé
par la libido, il relève de sa dignité de répondre à l’invitation à dominer la concupiscence, ce
qui n’est possible qu’en affirmant la dignité du corps.
Tout l’enjeu de la théologie du corps est donc de parvenir à dominer la concupiscence
dans le cœur, mais cela doit se traduire dans les actes. La morale sexuelle est en cela un
exercice certain de maitrise de soi, mais qui ne se restreint pas à une négation du corps et de
ses pulsions, c’est le point fondamental établi par Jean-Paul II. Elle ouvre à une perception
13
Je reprends ici brièvement quelques éléments de l’article paru l’an dernier sur la « signification conjugale
du corps », dans le Sénevé sur « la famille », et vous renvoie aux autres articles du présent numéro. Pour les
catéchèses, Homme et femme il les créa : Une spiritualité du corps, édition complète des catéchèses sur le
corps, 1979-1984, Paris, Cerf, 2004.
14
Catéchèse du 22 octobre 1980.
15
Mt 5, 27-28.
16
« L’invitation à dominer la concupiscence de la chair jaillit précisément de l’affirmation de la dignité
personnelle du corps et du sexe et concerne uniquement cette dignité », Catéchèse du 22 octobre 1980.

77
Jérôme d’Harcourt

plus fine de ce qu’on pourrait appeler une positivité insoupçonnée du corps. Il y a une di-
mension du langage du corps, qui est d’un autre ordre que la simple libération des tensions
sexuelles17 : « par la suite elle se révèle graduellement comme capacité particulière d’aimer,
de percevoir et de réaliser les significations du langage du corps qui demeurent absolument
inconnues à la concupiscence elle-même et qui enrichissent progressivement le dialogue
conjugal des époux en le purifiant et en le simplifiant en même temps. »
Où voir un renoncement à soi, au monde et au réel ? La réhabilitation du corps qui com-
mande cette démarche n’ouvre pas sur un appauvrissement des manifestations affectives et
de la relation amoureuse entre des personnes, mais à une approche plus réfléchie et libérée
des instincts, manifestant le langage du corps, qui permet d’aimer l’autre en vérité.

A partir de là, de deux choses l’une. Soit l’on affaiblit le sens du « renoncement » dont
parle Foucault, puisqu’il est difficile de ne pas reconnaître une part de renoncement. Mais
son analyse devient triviale puisque toute modération s’accompagne alors de renoncement.
Soit il faut admettre qu’on ne peut parler de « renoncement à soi » ni de « renoncement
au réel », comme Foucault le soutient, dès lors que ce prétendu renoncement ouvre à la
découverte d’une expression de la subjectivité des sujets, à travers laquelle ils peuvent se
construire et construire leur relation. Tout le travail éthique s’oriente en rapport à une vérité,
mais précisément, comme Foucault le voit pourtant bien, celle-ci n’est pas un donné fixe qui
s’observe comme se respecte un interdit. Elle se déploie, selon la théologie du corps, dans
la mesure même où elle est recherchée. Ce n’est pas un renoncement, cela ressemble même
bigrement à son contraire — nous parlions à l’instant de déploiement. Du contre sens sur la
prémisse, la condamnation du corps, au contre sens sur la conclusion, le renoncement, il n’y
a qu’un pas.
Alors bien sûr Foucault dispose de tout un matériau historique extrêmement convaincant
que nous n’avons pas les moyens d’étudier en détail ; tout au plus pouvons-nous avancer d’un
point de vue conceptuel que s’il avait lu Jean-Paul II il aurait peut-être affiné ses analyses.
Il reste que l’on peut paradoxalement valider, à défaut de sa conclusion, la justesse même
de sa problématique, à savoir celle de la constitution éthique dans le rapport à soi — dans le
rapport au corps.

J. d’A.

17
Catéchèse du 24 octobre 1984.

78
Commentaire de Humanae Vitae et Dignitas Personae

Delphine Meunier et Clary de Plinval


2008 a été publiée Dignitas Personae, instruction de la Congrégation
E N SEPTEMBRE
pour la doctrine de la foi. Ce texte paraît quarante ans après Humanae Vitae (juillet
1968), encyclique de Paul VI et vingt-et-un ans après Donum Vitae (février 1987) publiée
sous le pontificat de Jean-Paul II. Humanae Vitae est rédigée dans le contexte des années
1960 qui voit se développer les techniques contraceptives, au moment où le statut social
de la femme évolue, tandis que se posent des problèmes démographiques et de gestion des
ressources. L’Église mène donc une réflexion sur la dignité de la personne depuis plusieurs
décennies : les progrès techniques et les nouvelles découvertes accomplis par la médecine
l’invitent à prendre position face à une situation qui évolue rapidement — constat explici-
tement fait dans les deux textes — et qui appelle des commentaires. D’où la rédaction en
2008 d’un nouveau texte qui examine précisément les nouvelles avancées médicales. Digni-
tas Personae et Humanae Vitae s’attachent à justifier le fait même que l’Église prenne posi-
tion : les fidèles mais aussi l’opinion publique et les Assemblées législatives des différents
pays attendent des éléments de réflexion sur le sujet. Ces textes ne s’adressent pas à la seule
communauté des fidèles, mais ont, plus largement, une vocation universelle. L’enseignement
moral de l’Église se situe à différents niveaux : il peut proposer des repères pour un plus
grand bonheur et une plus belle unité de vie (amour conjugal, régulation naturelle de la nata-
lité), mais il peut aussi définir des limites infranchissables parce qu’elles relèvent du respect
impératif de la vie (IVG, pilule du lendemain, recherche sur les embryons surnuméraires...).
C’est en se fondant sur des principes théologiques que l’Église affirme la dignité de
l’homme, dignité qui justifie son enseignement tant sur l’amour conjugal que sur les tech-
niques médicales. À cet enseignement sont jointes des recommandations pour en faciliter la
mise en œuvre.

La dignité de la personne humaine

Humanae Vitae et Dignitas Personae rappellent quelle est la vocation de l’homme, car
c’est bien cette vocation qui fonde et légitime la dignité attachée à la personne humaine.
Dignitas Personae, dans la première partie consacrée aux « aspects anthropologiques,
théologiques et éthiques de la vie et de la procréation de la vie humaine », évoque les deux
dimensions, humaine et divine, de l’homme qui sont à l’origine de la valeur inviolable de
celui-ci. Si la raison requiert le respect pour l’être humain, les données de la foi viennent
renforcer cette exigence de respect. En effet, par le mystère de l’Incarnation, le Christ af-
firme la dignité du corps : « Le Christ n’a pas dédaigné le corps ; il en a pleinement révélé le
sens et la valeur : ‘en réalité, le mystère de l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mys-
tère du Verbe Incarné’ », reprenant Gaudium et Spes. En même temps, le Christ fait homme
atteste que l’homme est appelé à être fils de Dieu, à participer de la nature divine. Huma-
nae Vitae propose également cette « vision globale de l’homme », « vision intégrale de sa
vocation » : la vocation de l’homme est non seulement naturelle et terrestre, mais aussi sur-
naturelle et éternelle (§7). L’encyclique oppose cette vision intégrale aux visions partielles
d’ordre biologique, psychologique, démographique ou sociologique que l’on peut avoir de
l’homme.

79
Delphine Meunier et Clary de Plinval

Cette valeur inviolable de l’homme qui trouve son fondement dans une vision complète
de l’homme s’applique à tout être humain sans distinction. « En l’homme, créé à l’image
de Dieu, se reflète, à chaque phase de son existence, le visage de son Fils unique » rappelle
Dignitas Personae (§ 8), qui poursuit en citant Évangelium Vitae :
« Cet amour infini et presque incompréhensible de Dieu pour l’homme révèle
jusqu’à quel point la personne humaine est digne d’être aimée en elle-même,
indépendamment de toute autre considération — intelligence, beauté, santé, jeu-
nesse, intégrité et ainsi de suite. En définitive, la vie humaine est toujours un
bien, car "elle est dans le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa pré-
sence, une trace de sa gloire" ».
Il faut par conséquent exclure tout critère de discrimination « sur la base du développement
biologique, psychologique, culturel ou de l’état de santé ».
Cette valeur inviolable est attachée à l’homme dès les premiers moments de son exis-
tence : le corps de l’être humain n’est jamais réductible à l’ensemble de ses cellules. Di-
gnitas Personae se situe par rapport à Donum Vitae, en reprenant le « critère fondamental
d’éthique » formulé par cette précédente instruction :

« Le fruit de la génération humaine dès le premier instant de son existence, c’est-


à-dire à partir de la constitution du zygote, exige le respect inconditionnel mora-
lement dû à l’être humain dans sa totalité corporelle et spirituelle. L’être humain
doit être respecté et traité comme une personne dès sa conception, et donc dès
ce moment, on doit lui reconnaître les droits de la personne, parmi lesquels en
premier lieu le droit inviolable de tout être humain innocent à la vie ».

Ces textes de nature théologique ne définissent pas l’embryon comme personne, mais
affirment que l’embryon a la dignité propre à la personne. Si on ne peut détecter dans l’em-
bryon la présence d’une âme spirituelle, de fait la réalité de l’être humain ne connaît aucun
saut qualitatif dans son développement avant et après sa naissance : on n’observe « ni un
changement de nature ni une gradation de la valeur morale, car il possède une pleine quali-
fication anthropologique et éthique. »

Le mariage, participation au mystère de communion

C’est dans le cadre de cette anthropologie et de cette théologie que s’inscrit l’enseigne-
ment de l’Église sur le mariage, la sexualité conjugale et la procréation. « Dieu, qui est amour
et vie, a inscrit dans l’homme et la femme la vocation à une participation spéciale à son mys-
tère de communion personnelle et à son oeuvre de Créateur et de Père » nous dit Donum
Vitae. Comment l’homme et la femme répondent-ils à l’appel de Dieu dans le mariage ?
Le mariage est un sacrement, c’est-à-dire qu’il est un signe concret de l’amour de Dieu :
les deux époux, en s’unissant l’un à l’autre pour la vie, deviennent le reflet de l’amour
trinitaire pour chacun des hommes. Le mariage, qui « représente l’union du Christ et de
l’Église », est donc une « sage institution du Créateur pour réaliser dans l’humanité son des-
sin d’amour ». De quelle façon ? « Par le moyen de la donation personnelle réciproque, qui
leur est propre et exclusive, les époux tendent à la communion de leurs êtres en vue d’un mu-
tuel perfectionnement personnel pour collaborer avec Dieu à la génération et à l’éducation
de nouvelles vies. » (Humanae Vitae, § 8).

80
Pour une théologie du corps Commentaire de Humanae Vitae et Dignitas Personae

Dans cette lumière apparaissent les notes et les exigences de l’amour conjugal. C’est
un amour pleinement humain, c’est-à-dire à la fois sensible et spirituel. Plus qu’un simple
transport d’instinct et de sentiment, c’est un acte de la volonté libre. C’est ensuite un amour
total : les époux partagent généreusement toutes choses, sans réserve ni calcul. C’est encore
un amour fidèle et exclusif jusqu’à la mort, cette exigence étant source de bonheur profond
et durable comme le montrent de nombreux exemples de couples. C’est enfin un amour
fécond, qui ne s’épuise pas dans la communion entre époux, mais est destiné à se continuer
en suscitant de nouvelles vies.

Le Pérugin, Le mariage de la Vierge

L’amour conjugal ainsi défini donne aux époux une mission de paternité responsable.
Paul VI revient sur cette notion mal comprise. Les époux ont bien un devoir de paternité
responsable, mais au sens où :
– par rapport aux processus biologiques, ils doivent connaître et respecter leurs fonc-
tions ;
– par rapport aux tendances de l’instinct et des passions, il leur faut les maîtriser par la
raison et la volonté ;
– par rapport aux conditions physiques, économiques, psychologiques et sociales, ils
sont tenus de choisir en leur âme et conscience soit de faire grandir la famille soit
d’éviter une nouvelle naissance ;
– par rapport à l’ordre moral objectif, ils doivent reconnaître pleinement leurs devoirs
envers Dieu, eux-mêmes, la famille et la société, dans une juste hiérarchie des valeurs.
Les époux doivent donc conformer leur conduite à l’intention créatrice de Dieu, exprimée
dans la nature du mariage et de ses actes.
L’Église insiste sur la double signification de l’union charnelle des époux : lire le langage
du corps dans la vérité (Jean-Paul II) nous révèle tout simplement que, « par sa structure
intime, l’acte conjugal, en même temps qu’il unit profondément les deux époux, les rend
aptes à la génération de nouvelles vies » (§11). Dieu a noué un lien indissoluble entre l’union
et la procréation, marquant ainsi l’unité fondamentale entre amour et vie. Si un seul et même
geste permet la communion d’amour et le don de la vie, dissocier les deux porte donc atteinte
à l’unité de notre personne. De plus, « user du don de l’amour conjugal en respectant les lois
du processus de la génération, c’est reconnaître que nous ne sommes pas les maîtres des
sources de la vie humaine ».
Paul VI rappelle que, selon ces principes, sont à exclure l’interruption volontaire de gros-
sesse, même pour des raisons thérapeutiques, la stérilisation directe, ainsi que toute action

81
Delphine Meunier et Clary de Plinval

qui rendrait la procréation impossible (que ce soit un but ou un moyen) sauf s’il s’agit de soi-
gner une maladie de l’organisme bien sûr. Comment donc faire pour réguler les naissances ?
L’Église recommande l’intervention de l’intelligence pour ces questions, mais toujours dans
le respect de l’ordre établi par Dieu. Si pour des raisons sérieuses (d’ordre physique ou psy-
chologique) ou des circonstances extérieures, les conjoints doivent espacer les naissances, ils
peuvent alors tenir compte des rythmes naturels et user du mariage uniquement dans les pé-
riodes infécondes. Dans ce cas, l’union charnelle n’est réalisée qu’en vue de la communion,
mais les époux ont recours à une disposition naturelle et n’empêchent pas le déroulement des
processus naturels.
En outre, tandis que la contraception artificielle a des conséquences non désirables (infi-
délité conjugale, abaissement général de la moralité, outil potentiellement dangereux dans les
mains des autorités publiques...), le choix de la régulation naturelle des naissances apporte
beaucoup à un couple : apprendre à modifier son comportement et non sa physiologie, ban-
nir l’égoïsme, respecter la femme en ayant souci de son équilibre psychologique et physique
(elle n’est pas considérée comme un simple instrument de jouissance égoïste), accepter son
conjoint dans son entièreté sans lui demander de réduire une partie de lui-même, remettre la
tendresse à l’honneur dans la relation conjugale (avec l’alternance de temps d’attente et de
retrouvailles), renforcer le dialogue...
Par là, l’Église veut défendre la dignité des époux et rappeler au monde que la vie tient de
la rencontre et de l’amour d’un homme et d’une femme. Dignitas Personae est là pour nous le
redire : la spécificité des actes personnels qui transmettent la vie et le respect inconditionnel
dû à tout être humain sont les deux critères de l’éthique de la science biomédicale. C’est
dans cet esprit que sont encouragées ou rejetées les diverses techniques médicales autour de
la procréation.

Giotto, Le mariage de la Vierge

L’homme, « collaborateur du Créateur »

L’Église manifeste dans ces textes le souci de prendre position devant les progrès scien-
tifiques. Dans Dignitas Personae, la Congrégation pour la Doctrine de la Foi rappelle que
l’enseignement moral de l’Église n’est pas uniquement constitué d’interdictions, comme on
se plaît souvent à le dire. L’Instruction de 2008 est très claire sur les progrès de la médecine
et de la science qu’il faut encourager :
« non seulement les activités cognitives de l’homme méritent d’être estimées,
mais aussi ses activités pratiques, comme le travail et l’activité technologique.

82
Pour une théologie du corps Commentaire de Humanae Vitae et Dignitas Personae

Grâce à ces dernières, l’homme participe au pouvoir créateur de Dieu. Il est


appelé à transformer la création, en ordonnant les nombreuses ressources en
faveur de la dignité et du bien-être de tout l’homme et de tous les hommes, et à
être aussi le gardien de sa valeur et de sa beauté intrinsèque. » (§36)
Il convient de souligner la différence qui existe entre participer au pouvoir créateur de Dieu
et se substituer à ce pouvoir créateur. Humanae Vitae parle des époux comme des « collabo-
rateurs du Créateur » (§1) et rappelle que « nous ne sommes pas les maîtres des sources de
la vie humaine, mais plutôt les ministres du dessein établi par le Créateur » (§ 13).
Dignitas Personae affirme que « les techniques qui apparaissent comme une aide à la
procréation "ne sont pas à rejeter parce qu’artificielles. Comme telles, elles témoignent des
possibilités de l’art médical. Mais elles sont à évaluer moralement par référence à la dignité
de la personne humaine, appelée à réaliser sa vocation divine au don de l’amour et au don de
la vie" », reprenant les propos de Donum Vitae. En se référant à ce critère et aux fondements
théologiques énoncés dans la première partie, la Congrégation soutient les techniques médi-
cales qui permettent de guérir une pathologie, et les rejette lorsqu’elles portent atteinte à la
dignité de la personne, ou aboutissent à la suppression d’êtres humains. Sont ainsi condam-
nés les procédés qui se substituent à l’acte conjugal, tels que fécondation hétérologue ou
fécondation artificielle homologue ; en revanche les techniques qui sont comme « une aide à
l’acte conjugal et à sa fécondité » sont permises (par exemple le traitement hormonal de l’in-
fertilité d’origine gonadique, le traitement chirurgical de l’endométriose, la désobstruction
des trompes).
A la lumière des principes affirmant la dignité de la personne, sont condamnées la fécon-
dation in vitro, l’injection intracytoplasmique de spermatozoïdes (ICSI), la congélation des
embryons et des ovocytes, la réduction embryonnaire, l’interception (élimination de l’em-
bryon avant implantation) et la contragestion (élimination de l’embryon à peine implanté).
Semblables procédés sont condamnés soit qu’on les emploie pour éliminer des êtres malades
ou handicapés, instaurant par là même « une grave et injuste discrimination qui conduit à ne
pas reconnaître le statut éthique et juridique des êtres humains affectés de graves maladies
et handicaps » (§22), soit qu’ils impliquent la dissociation de la procréation du contexte in-
tégralement personnel de l’acte conjugal et l’instrumentalisation de l’être humain au stade
embryonnaire. À propos de l’ICSI, Dignitas Personae rappelle le jugement porté par Do-
num Vitae sur la fécondation in vitro « opérée en dehors du corps des conjoints, par des
gestes de tierces personnes dont la compétence et l’activité technique déterminent le succès
de l’intervention : elle remet la vie et l’identité de l’embryon au pouvoir des médecins et
des biologistes, et instaure une domination de la technique sur l’origine et la destinée de
la personne humaine. Une telle relation de domination est de soi contraire à la dignité et à
l’égalité qui doivent être communes aux parents et aux enfants. La conception in vitro est le
résultat de l’action technique qui préside à la fécondation ; elle n’est ni effectivement obte-
nue, ni positivement voulue, comme l’expression et le fruit d’un acte spécifique de l’union
conjugale ».

Enfin Dignitas Personae, toujours en référence aux mêmes principes, aborde les ques-
tions de thérapie impliquant la manipulation d’embryons ou du patrimoine génétique hu-
main. Est déclarée licite la thérapie génique somatique, interventions ciblées sur des secteurs
déterminés de cellules, avec des effets limités au seul individu traité. En revanche la thérapie
génique germinale — qui corrige des défauts de façon à ce que les effets thérapeutiques obte-

83
Delphine Meunier et Clary de Plinval

nus soient transmis à l’éventuelle descendance — est condamnée pour le risque d’eugénisme
dont elle est porteuse et pour la domination de l’homme sur l’homme qu’elle instaure (qui
serait habilité à décider quelles sont les bonnes modifications ?). Elle traduit un refus de la
personne humaine en tant que créature marquée par la finitude.
Comme souvent dans les encycliques ou documents du même genre, l’Église explique la
légitimité de sa prise de parole. Dans Dignitas Personae comme dans Humanae Vitae, elle
justifie son intervention en expliquant que les nouvelles circonstances l’incitent à s’exprimer
et en se référant à son rôle de Magistra et de Mater.
Les progrès scientifiques et les évolutions sociales posent des questions nouvelles, no-
tamment bioéthiques, auxquelles l’Église est tenue de répondre. C’est sa mission. En effet,
l’Église est Magistra au sens où elle a été instituée par le Christ pour guider les hommes vers
Dieu. À ce titre, elle est dépositaire et interprète de la loi naturelle et divine : ce n’est pas
elle qui invente des normes morales, mais elle les lit dans la nature à la lumière de l’Évan-
gile. Paul VI écrit au paragraphe 4 de Humanae Vitae : « Aucun fidèle ne voudra nier qu’il
appartient au Magistère de l’Église d’interpréter la loi morale naturelle. [...] Jésus Christ, en
communiquant à Pierre et aux apôtres sa divine autorité, et en les envoyant enseigner ses
commandements à toutes les nations, les constituait gardiens et interprètes authentiques de
toute la loi morale : non seulement de la loi évangélique, mais encore de la loi naturelle,
expression elle aussi de la volonté de Dieu, et dont l’observation fidèle est également néces-
saire au salut. » Si le lexique employé dans l’encyclique et dans l’instruction peut paraître
surprenant (ainsi les termes « devoir », « licite », « illicite », « condamnation »...), il ne doit
pas rebuter le lecteur. Éclairé par sa foi, avec le secours de l’Esprit, tout fidèle est appelé à
comprendre cet enseignement et à le faire sien. Il est non seulement invité à en comprendre
le sens, mais aussi à le mettre en pratique selon l’esprit, c’est-à-dire avec amour.

Jésus et la femme adultère, par Pieter Perret, d’après Pieter Bruegel

Mais l’Église est aussi et surtout Mater : elle cherche à aimer avant de porter un jugement.
En cela elle prend exemple sur Jésus lorsqu’il rencontre des pécheurs, telle la femme adul-
tère. Comme une mère l’Église se veut accueillante et aimante, comme une mère elle désire
le meilleur pour ses enfants, et veut le leur faire connaître. Toutes les « interdictions » qu’elle
énonce sont fondées sur la « reconnaissance et la promotion des dons que le Créateur a don-
nés à l’homme, tels que la vie, la connaissance, la liberté et l’amour » (DP §36). « Derrière
chaque « non » se reflète, dans l’effort de discerner entre le bien et le mal, un grand « oui » à
la reconnaissance de la dignité et de la valeur inaliénable de chaque être humain, particulier
et unique, appelé à l’existence » (Dignitas Personae, §36). Après avoir rappelé aux hommes

84
Pour une théologie du corps Commentaire de Humanae Vitae et Dignitas Personae

les exigences de la loi divine, l’Église se montre Mater en les encourageant dans la voie
d’une honnête régulation de la natalité, même au milieu des difficiles conditions actuelles.
Elle ne peut avoir, vis-à-vis des hommes, une conduite différente de celle du Rédempteur :
elle connaît leur faiblesse, elle a compassion de la foule, elle accueille les pécheurs ; mais
elle ne peut renoncer à enseigner la loi qui est en réalité celle d’une vie humaine rendue
à sa vérité originelle et conduite par l’Esprit de Dieu. L’Église sait bien que ces exigences
sont élevées, que leur mise en pratique requiert beaucoup d’efforts, individuels, familiaux et
sociaux, et elle rappelle à tous la miséricorde du Christ, lui qui est venu non pour juger mais
pour sauver. Ainsi invite-t-elle les couples ayant du mal à observer la morale chrétienne à
vivre du sacrement pénitentiel et à persévérer avec humilité.
L’Église lance de nombreux appels, en direction des différents acteurs de l’Église et de
la société : il relève de sa tâche pastorale de guider chacun selon la loi morale dans les
circonstances qui sont les siennes. Dans Humanae Vitae comme dans Dignitas Personae,
elle met chacun devant ses responsabilités, médecins, chercheurs, pouvoirs publics, prêtres et
évêques, époux et dit clairement quelles attentes elle a envers eux. Ainsi ces textes donnent-
ils à tous, avec douceur et fermeté, des conseils pratiques précis, en vue d’un entraînement
mutuel vers le bien. À leur lecture, on ne peut qu’être touché par l’amour qu’y manifeste
l’Église pour ses fidèles, à travers ses exigences et sa compassion.
Au terme de cette lecture associée de Humanae Vitae et Dignitas Personae, si l’on a
mieux compris la position de l’Église sur ces questions difficiles — voire si on l’a fait sienne,
on peut néanmoins se demander que faire de cette conviction. Car tout un chacun n’est pas
confronté à des choix éthiques majeurs au cours de son existence (IVG, FIV, recherche sur
des embryons surnuméraires...). Il faut alors revenir au fondement de ces convictions : c’est le
Christ lui-même et son amour pour chacun qui sous- tend l’enseignement moral de l’Église.
Comme le rappelle Dignitas Personae (§8) en citant Benoît XVI, « cet amour infini et presque
incompréhensible de Dieu pour l’homme révèle jusqu’à quel point la personne humaine est
digne d’être aimée en elle-même, indépendamment de toute autre considération — intelli-
gence, beauté, santé, jeunesse, intégrité et ainsi de suite. En définitive, la vie humaine est
toujours un bien, car « elle est dans le monde une manifestation de Dieu, un signe de sa
présence, une trace de sa gloire »
Selon Paul VI, toute personne de bonne volonté est capable de comprendre le bien-fondé
de l’enseignement moral sur la sexualité mais chacun a besoin de la grâce divine pour le
mettre en pratique. Si on saisit ne serait-ce qu’un peu le sens de la morale et de l’éthique
chrétiennes, il reste que son principe, le « respect inconditionnel dû à tout être humain »
(DP), ne fonde pas toujours nos actes, dans la vie quotidienne. Apprendre la miséricorde,
essayer de porter un jugement non sur les personnes, mais sur leurs actes, « promouvoir une
nouvelle culture de la vie », travailler « en faveur de la dignité humaine et du bien-être de
tout l’homme et de tous les hommes » (DP), telle est la mission du chrétien. L’encyclique
et l’instruction sont un appel pressant à l’action pour la défense de la vie, et nous exhortent
à ne pas désespérer devant l’ampleur de la tâche, car la victoire est acquise : « Le regard
de l’Église est en réalité plein de confiance car « la vie vaincra : pour nous, cela est une
espérance certaine. Oui, la vie vaincra, car la vérité, le bien, la joie, le véritable progrès sont
du côté de la vie. Dieu, qui aime la vie et la donne avec générosité, est du côté de la vie ». »
(DP § 3)

D. M. et C. de P.

85
« Vous êtes le corps du Christ »
Quelques réflexions sur l’expérience du corps
chez les Pères de l’Église

Interview du père Alexandre Siniakov

Marie-Nil Chounet
« Hésychaste (de hésychia : silence, paix, douceur de l’union avec Dieu) est celui qui
cherche à circonscrire l’incorporel dans le corporel ... La cellule de l’hésychiaste, ce sont
les limites mêmes de son corps. Il y a là une demeure de sagesse. » (Jean Climaque, L’échelle
sainte, 27ème degré). Les hésychiastes, ermites des premiers siècles témoignent dans leurs
apophtegmes d’une expérience singulière du corps : il s’agit d’aimer Dieu intégralement,
de toute sa personne, par la chair et l’esprit. Les pères de l’Église font donc l’expérience
d’un amour charnel du Christ : l’eros se convertit en agapè. C’est ainsi que Jean Climaque
dit « Que l’éros physique soit pour toi un modèle dans ton désir de Dieu. » (L’échelle sainte,
26ème degré). Le cœur est ce lieu du corps appelé à devenir conscient de sa résurrection dans
le Corps du Christ. Dans la prière incessante du cœur il s’agit de s’incorporer le nom de Jésus,
de s’y tenir afin d’écarter les « dialogismoi » (suggestions, impulsions) qui hantent l’esprit.
L’ascèse n’est pas un combat contre le corps mais un travail de transfiguration du corps :
la résurrection commence dès ici-bas. Ainsi Diadoque de Phocée exprime bien comment
le corps est appelé à connaître Dieu, c’est à dire dire à l’aimer jusque dans ses sensations
(« même de ses os ») et combien cette amour est à la fois en continuité avec le désir et en
rupture avec lui :
« Celui qui aime Dieu par la sensation du cœur, celui-là a été connu de lui ; dans
la mesure, en effet, où l’on reçoit au secret de l’âme l’amour de Dieu, on devient
l’ami de Dieu. C’est pourquoi, désormais, un tel homme vit dans une ardente
passion pour l’illumination de la connaissance, jusqu’à ce qu’il sente par la
sensation même de ses os, ne se connaissant plus lui-même, mais transformé
tout entier par l’amour de Dieu. Sans trêve désormais, le cœur brûlant du feu de
l’amour, il reste uni à Dieu par un désir irrésistible, arraché qu’il fut une fois à
lui-même par l’amour divin. »
L’existence est traversée par une dynamique de résurrection dont le corps est le lieu
privilégié car, condamné effectivement à la déchéance et à la mort, il est appelé pour le
croyant dans la résurrection à devenir « corps de gloire ». Mais si cette dialectique de la
chair et de l’esprit a une dimension existentielle, qui se manifeste dans l’ascèse, elle n’a pas
de dimension ontologique : les Pères de l’Église ne cessent de réaffirmer, contre ceux qui
feraient du christianisme un « platonisme pour le peuple » que l’homme est un maillage serré
de chair et d’esprit qui ne peut être séparé. L’homme n’a pas un corps mais il est son corps au
sens où son corps symbolise, exprime son esprit. Ainsi les Pères appellent-t-ils constamment
à unir plus profondément par l’ascèse et la prière notre nature humaine, à l’image de Dieu.
C’est d’abord dans la liturgie que chacun fait, en communauté, l’apprentissage de son corps
comme corps ressuscitant dans la participation eucharistique au corps du Christ. Mais cette
participation est appelée, et c’est là l’originalité du propos des Pères, à se renouveler dans
tous les champs de l’existence, à tout moment et en tout lieu : en effet la transfiguration du
« corps de mort » en « corps de gloire » commence dès ici-bas.

87
Marie-Nil Chounet

Nous avons rédigé cette article sous forme d’ « interview » du Père orthodoxe Alexandre
Siniakov, supérieur du Collège Saint-Basile. Nous lui avons proposé des textes des Pères de
l’Église (et un texte de Theillard de Chardin qui entre en résonnance avec certains textes
des Pères) sur le corps auxquels il a très librement réagi. Nous nous sommes appuyés pour
rédiger ce texte sur le livre d’Olivier Clément Corps de mort et de gloire.

« Des esprits sans corps ne seront jamais des hommes spirituels, mais c’est notre en-
tière réalité, c’est-à-dire le composé âme-chair, qui, recevant l’Esprit de Dieu, constitue
l’homme spirituel. », Irénée de Lyon, Contre les hérésies, V, 8, 2

Ce n’est pas le christianisme qui a inventé la dualité de l’homme, à la fois esprit et ma-
tière : le récit de la création de l’homme dans le livre de la Genèse présente déjà l’homme
comme l’union du limon de la terre et de l’esprit de Dieu. Les Pères de l’Église seront fi-
dèles à la vision biblique de l’homme, qu’ils le croient composé de deux ou de trois éléments
(corps, âme et esprit). La nouveauté de la conception chrétienne de l’homme est de croire que
cette dualité physique n’est pas un passage, ni la conséquence d’une chute, ni une épreuve
temporaire, mais l’état définitif de l’humanité. Autrement dit, le corps est une composante
tout aussi importante de la nature humaine que l’âme ou l’esprit. Sans corps, l’homme n’est
plus un homme. Il n’est plus ce « second univers » en qui la matière rejoint le monde invi-
sible. « L’homme est autant l’âme que le corps », ne cessera de répéter Épiphane de Chypre
(Ancoratus, 56) Ainsi, pour les chrétiens, la corporéité et la matérialité de l’homme ne sont
pas un accident de l’histoire de la création, mais font partie du dessein originel de Dieu.
Grégoire de Nazianze fut un des Pères de l’Église qui l’a exprimé avec le plus de clarté. En
décrivant la création de l’univers visible et invisible, avant l’apparition de l’homme, il dit
ceci : « Jusque-là l’esprit et le sensible, si distincts entre eux, restaient dans leurs propres
limites et portaient en eux-mêmes la majesté du Verbe Artisan du monde ; ils louaient si-
lencieusement la grandeur de l’œuvre et ils en étaient les hérauts répandus partout. Il n’y
avait pas encore la fusion des deux ni le mélange des contraires, qui sont le signe distinctif
d’une sagesse plus grande ». Les mondes sensible et spirituel se rencontrent dans l’homme
qui est créé pour cela précisément : « C’est pourquoi, dit Grégoire, le Verbe Artisan organise
un être vivant composé des deux, je veux dire la nature visible et la nature invisible : c’est
l’homme... Puis cet homme, un second univers, grand dans sa petitesse, il le place sur la
terre comme un autre ange, un adorateur formé d’éléments opposés, un contemplateur de la
création visible, un initié de la création invisible, un roi de ce qui est sur la terre, un sujet de
ce qui est en haut, un être terrestre et céleste, éphémère et immortel, visible et intelligible,
intermédiaire entre la grandeur et la bassesse, à la fois esprit et chair : esprit pour l’action
de grâces, chair pour l’orgueil, l’un afin qu’il demeure à jamais et glorifie son créateur,
l’autre, afin qu’il souffre, et qu’en souffrant il se souvienne de ce qu’il est et soit corrigé
s’il ambitionne la grandeur, être vivant dirigé ici-bas et en marche vers un autre monde, et,
comble du mystère, par son penchant vers Dieu il devient un Dieu » (Discours 38, 11).

88
« Vous êtes le corps du Christ » Les Pères de l’Eglise et le corps

Cette dualité originelle de l’homme n’est plus le dualisme platonicien. L’Église, suivant
le récit de la Genèse, considère que le corps et l’âme sont constitués simultanément pour
donner naissance, par leur union, au « roi de l’univers ». « Par la supériorité qui vient de
l’âme, par l’apparence même du corps, Dieu dispose les choses de telle sorte que l’homme
soit apte au pouvoir royal », écrit Grégoire de Nysse (La création de l’homme, 4). Le corps
n’est pas une prison de l’âme, mais un des éléments originels de la nature humaine qui,
comme le dit Grégoire de Nysse, fait que « l’homme a naturellement la double jouissance
de Dieu par sa nature divine, des biens terrestres par la sensation qui est du même ordre
que ces biens » Même si certains docteurs chrétiens continuent à considérer l’âme, sans le
corps, comme le reflet de la gloire de Dieu, la tradition chrétienne voit l’image de Dieu dans
l’homme tout entier, corps et âme. Irénée de Lyon est le porte-parole de cette vision intégrale
de l’homme : « C’est l’homme entier et non une partie de l’homme qui est selon l’image.
L’homme achevé est un ensemble qui forme une unité composée de l’âme, qui reçoit l’Esprit
du Père, et qui est une avec la chair modelée selon l’image de Dieu. » (Contre les hérésies,
V, 6, 1). Il sera suivi par Épiphane de Chypre qui en voudra beaucoup à Origène de refuser
que le corps humain soit autant l’image de Dieu que l’âme.

« Aujourd’hui, la splendeur divine, dans sa diffusion infinie, brille pour les apôtres
sur le mont Thabor ... D’un corps terrestre rayonne la lumière divine, d’un corps mortel
jaillit la gloire de la divinité ... Le divin triomphe et fait participer le corps à sa propre
splendeur et gloire. Dieu s’est fait porteur de la chair pour que l’homme puisse devenir
porteur de l’Esprit. » Saint Athanase d’Alexandrie, De l’incarnation, 8

89
Marie-Nil Chounet

« Divisés en personnalités bien tranchées, par quoi un tel Pierre, ou Jean, ou Tho-
mas, ou Matthieu, nous sommes comme fondus en un seul corps dans le Christ en nous
nourrissant de son corps unifiant. » Cyrille d’Alexandrie, Sur Jean, 11, 11

En parlant des deux natures — divine et humaine — du Christ, les Pères comparent
souvent cette dualité à celle de l’homme. Dans le Christ, la divinité a « fusionné » avec
l’humanité, comme auparavant la chair et l’âme furent réunies dans l’homme. À partir de
là, la dualité de la nature humaine est une figure de la divino-humanité du Seigneur. Cette
comparaison a engendré quelques dérives « monophysites ». Néanmoins, elle a l’avantage de
« réhabiliter » une fois de plus le corps et d’en souligner le caractère essentiel pour l’homme.

« Le monde est un... Car le monde spirituel dans sa totalité se manifeste dans la
totalité du monde sensible, exprimé mystiquement par des images symboliques pour
ceux qui ont des yeux pour voir. Et le monde sensible tout entier est secrètement trans-
parent au monde spirituel tout entier, simplifié et unifié par les essences spirituelles.
Dans celui-ci est celui- là par les essences, dans celui-là est celui-ci par les symboles, et
l’œuvre des deux est une. » Maxime le Confesseur, Mystagogie, 2 (PG 91, 669)

L’Eucharistie — partie centrale de la liturgie chrétienne — repose sur la foi en l’incarna-


tion du Verbe de Dieu d’une part et sa résurrection dans la chair d’autre part. La communion
au Corps et au Sang du Christ n’aurait aucun sens si le passage de la divinité dans un corps
d’homme n’était que provisoire. Par notre participation à l’Eucharistie, nous témoignons de
notre conviction que le Verbe s’est adjoint de façon réelle et définitive la nature humaine
dans sa totalité, à savoir le corps doté d’une âme raisonnable. Et c’est pourquoi, communier
au corps humain du Christ, c’est communier à sa propre divinité qui, depuis que Jésus est
né de Marie, ne peut plus en être séparée. Saint Grégoire de Nazianze défend avec beaucoup
de véhémence le caractère irrévocable de l’unité entre le Verbe de Dieu et la chair assumée :
« Si quelqu’un vient à dire que le Christ a maintenant quitté sa chair sacrée, que sa divinité
est dépouillée de son corps, qu’il est et qu’il viendra sans ce qu’il a assumé, que celui-là ne
voie pas le gloire de son avènement ! » (Lettre 101, 25). L’iconoclasme byzantin a beaucoup
marqué l’Église en Orient pour cette même raison : refuser de représenter le Christ dans
son corps humain, c’est refuser de croire qu’il est devenu un vrai homme et qu’il reviendra
dans cet aspect humain. La vénération des icônes a fini par triompher et l’Église orientale
célèbre encore cet évènement comme « le triomphe de la foi orthodoxe » en l’incarnation de
Dieu. Jean Damascène résume merveilleusement le sens théologique de l’icône : « puisque
l’invisible, s’étant revêtu de la chair, est apparu visible, qu’on représente la ressemblance de
Celui qui s’est manifesté » (PG XCIV, 1239).
« De même que le corps du Seigneur fut glorifié sur la montagne, transfiguré dans la
gloire de Dieu et dans la lumière infinie, de même les corps des saints seront glorifiés et
resplendiront comme l’éclair... « Je leur ai donné la gloire que tu m’as donné » (Jean 17,
22). Comme d’innombrables cierges s’allument à un seul feu, ainsi les corps de tous les
membres du Christ seront ce qu’est le Christ ... Notre nature humaine est transformée dans
la plénitude de Dieu, elle devient toute entière feu et lumière. », Pseudo-Macaire, Homélie
15, 38 (PG 34, 602)

90
« Vous êtes le corps du Christ » Les Pères de l’Eglise et le corps

« Comme un éclair jaillissant d’un pôle à l’autre la présence silencieusement accrue


du Christ dans les choses se révèlera brusquement ... Comme la foudre, comme un
incendie, comme un déluge, l’attraction du Fils de l’Homme saisira, pour les réunir ou
les soumettre à son Corps, tous les éléments tourbillonnants de l’Univers. ». Theillard
de Chardin, Le milieu divin, Paris 1957, p. 196

La prière pour les défunts occupe une place très importante dans la liturgie orthodoxe.
Or, dans les textes des offices funèbres, on distingue assez nettement plusieurs « couches ». Il
y a, d’une part, de très nombreuses supplications pour « le repos de l’âme » des défunts : c’est
la formule en quelque sorte la plus populaire. Et il y a, d’autre part, les textes plus profonds,
notamment du samedi des défunts précédant le début du Carême de la Pâque, où l’Église
demande au Seigneur de « placer à sa droite » les défunts qui ressusciteront, dans leurs corps,
au moment de sa seconde venue. La foi en la résurrection du Christ — Dieu devenu homme
— est le cœur du message de l’Église. Alors, prier pour « le repos de l’âme » des défunts
est, certes, tout à fait utile, mais ne concerne qu’une étape relativement insignifiante de la vie
d’un être humain. La mort a toujours été conçue dans le christianisme comme la dissolution
de sa nature, c’est-à-dire la séparation de l’âme et du corps. Elle est en même temps le
bref passage de la vie terrestre à l’ère eschatologique inaugurée par le retour du Christ et
la résurrection universelle. Les apôtres ont cru et annoncé que la résurrection de Jésus est
prémice de la résurrection de tous les hommes. Et la résurrection signifie précisément les
« retrouvailles » de l’âme et du corps et la transfiguration de ce dernier en un corps de gloire.
Plutôt que de prier pour le repos de l’âme, alors que la mort l’a temporairement séparée de
son corps, il est donc plus logique de souhaiter aux défunts qu’à leur résurrection ils soient
placés à la droite du Christ avec tous ceux qui, pendant leur vie terrestre, ont su voir et servir
dans leur prochain Dieu lui-même, devenu homme.

M.-N. C.

Théophane Le Grec, La Transfiguration,


début XVe siècle, Galerie Tretyakov, Moscou.

91
Le corps du fidèle dans la liturgie eucharistique

Louis Manaranche

à la messe pour la première fois, quel retraitant assistant

Q
UEL ENFANT SE RENDANT
à un office monastique, quel spectateur de la messe de minuit ou de quelque autre
événement religieux télévisé, n’a pas été frappé par la gestuelle, de prime abord
complexe, qui se déploie dans la liturgie ? Ce qui chez certains peut susciter une émotion
esthétique disposant à une attention accrue aux mystères célébrés et, partant, à la foi même1 ,
sera pour d’autres un spectacle d’intérêt inégal mais n’exprimant rien de plus que les rares
survivances d’un patrimoine religieux bientôt totalement muséifié. Il y en a enfin, et ce ne
sont pas les moins nombreux, pour qui le langage liturgique et ses apparentes lourdeurs,
tant dans ses dimensions corporelles que vestimentaires ou musicales, est un frein à l’amour
de l’Église. Nous ne pouvons pas en un article traiter de tous les aspects extérieurs de la
liturgie, dont il y a fort à dire, mais puisque notre foi en Jésus-Christ est une foi en un Dieu
incarné et qu’à la messe, « participant réellement au Corps du Seigneur dans la fraction du
pain eucharistique, nous sommes élevés à la communion2 avec lui et entre nous »3 , nous
voudrions proposer une réflexion sur le corps des fidèles dans la liturgie eucharistique, et sur
sa richesse expressive.

Le premier degré d’assistance est la présence physique. Le chrétien est appelé par l’Église
à être corporellement présent, le dimanche, au repas eucharistique, renouvellement du Sacri-
fice de la Croix et action de grâce ecclésiale. Le catéchisme de l’Église catholique le dit en
ces mots : « Le commandement de l’Église détermine et précise la loi du Seigneur : le di-
manche et les autres jours de fête de précepte, les fidèles sont tenus par l’obligation de parti-
ciper à la messe. L’Eucharistie du dimanche fonde et sanctionne toute la pratique chrétienne.
C’est pourquoi les fidèles sont obligés de participer à l’Eucharistie les jours de précepte.
La participation à la célébration commune de l’Eucharistie dominicale est un témoignage
d’appartenance et de fidélité au Christ et à son Église. Les fidèles attestent par là leur com-
munion dans la foi et la charité. Ils témoignent ensemble de la sainteté de Dieu et de leur
espérance du Salut. Ils se réconfortent mutuellement sous la guidance de l’Esprit Saint ».4 .
Le chanoine Osty, dans une présentation de Missel pour les fidèles de 1962, résumait ainsi
l’importance de la présence physique à la messe : « Si le sacrifice de la messe est réellement
le sacrifice de la croix qu’il applique, la première démarche du chrétien sera d’y assister. [...]
1
« Dieu m’a subitement saisi et il m’a ramené vers l’Église, en utilisant pour me capter mon amour de l’art,
de la mystique de la liturgie, du plain-chant » (Huysmans, J.K. : La Cathédrale).
2
« Puisqu’il n’y a qu’un pain, à tous nous ne formons qu’un corps, car tous nous avons part à ce pain
unique » (1. Cor. 10, 17)
3
Deuxième concile du Vatican, Lumen Gentium, De Ecclesiae Mysterio, Cap. VII.
4
Les catéchismes de nos grands-parents utilisaient cette expression inspirée du Décalogue : « Tous les di-
manches la messe ouïras, et les fêtes qui te sont de commandement ».

92
« Vous êtes le corps du Christ » Le corps du fidèle dans la liturgie eucharistique

Nous devons y être pour offrir le Christ en sa passion et recevoir de lui, en action de grâce,
l’immense bienfait de notre rédemption ». À l’heure de la multiplication extrême des moyens
de télécommunication, l’exigence de présence physique — pour les chrétiens qui le peuvent
objectivement — rappelle que c’est là notre présence la plus signifiante et la plus propice à la
participation vraie. Elle seule permet, selon les mots de saint Jean Chrysostome, de lancer le
cri à Dieu d’un seul cœur. Au-delà de la seule pratique ecclésiale, cette obligation physique
nous invite à réfléchir sur notre propre rapport au corps, à la manière dont on l’habite, à sa
dignité et sa primauté dans les relations interpersonnelles.

Le concile Vatican II va néanmoins au-delà de la seule présence et approfondit ainsi un


aspect que l’action pastorale des prêtres avait souvent eu bien du mal à ancrer dans les es-
prits des ouailles : il s’agit de la participatio actuosa, que l’on peut traduire, non sans une
légère perte de sens, par « participation active » : « La Mère Église désire beaucoup que tous
les fidèles soient amenés à cette participation pleine, consciente et active aux célébrations
liturgiques, qui est demandée par la nature de la liturgie elle-même et qui est, en vertu de son
baptême, un droit et un devoir pour le peuple chrétien »5 . Il n’est désormais plus question de
laisser les trois ou quatre premiers rangs s’appliquer à vivre intimement la messe, munis de
missels précieux pour la compréhension tant de la lettre et de l’esprit des rites que de leur or-
donnancement, quand le reste du troupeau au mieux prie pieusement, bercé par les mélopées
grégoriennes et les effluves d’encens, au pire vient trouver à se fiancer. Le mouvement de re-
nouveau liturgique avait été amorcé depuis au moins le début du XXe siècle, d’abord par une
redécouverte du grégorien accompagnant un nouvel accent mis sur les textes scripturaires,
surtout dans les communautés monastiques, puis lentement dans les paroisses. Cette restau-
ration liturgique par le haut fut encouragée par la piété eucharistique du pape Pie X et surtout,
dans ce même esprit d’élagage révélateur, par Pie XII réformant en profondeur les offices de
la Semaine Sainte, en 1956, replaçant notamment la Vigile Pascale de son étrange horaire
matinal au cœur de la nuit du Samedi Saint au jour de Pâques. D’autres actions avaient été
menées, davantage à la base, quoique avalisées par les autorités. Il s’agit par exemple de la
messe dialoguée, où les fidèles et le prêtre récitaient notamment le Pater ensemble, des litur-
gies simplifiées mises à l’honneur tant dans le scoutisme que dans des paroisses pionnières
5
Deuxième concile du Vatican, Sacrosanctum Concilium, Constitutio de Sacra Liturgia, Cap I.

93
Louis Manaranche

comme le Sacré-Cœur du Petit-Colombes. Vatican II est donc venu parachever un mouve-


ment déjà ancien, en l’articulant plus explicitement à la Tradition, notamment des Pères.
L’objectif de participation active, d’offrande ensemble avec le prêtre, et non seulement par
ses mains, de la victime pascale, passait dans l’esprit des pères conciliaires par le chant et
les gestes communs, marquant l’unité des fidèles entre eux et avec le célébrant in persona
Christi capitis qui exprime et signifie sacramentellement l’unité du Corps entier.

Cela implique que soient définis les gestes communs à l’assemblée, synecdoque de l’Église
universelle. Il conviendrait de commencer par des considérations sur l’attitude corporelle
propice à la prière : la respiration, la station qui convient... Ces points ne seront pas dévelop-
pés car on trouve une multitude d’ouvrages, souvent écrits par des moines ou des moniales,
nous indiquant comment prier concrètement avec notre corps. En revanche, les différentes
éditions du Missel romain rénové nous offrent d’intéressantes prescriptions sur les attitudes
à adopter, modulées selon la tonalité propre de chaque moment de la liturgie eucharistique,
tout en marquant son unité organique. La Présentation Générale du Missel Romain de 2002
l’exprime ainsi : « Les gestes et l’attitude [...] du peuple doivent viser à ce que toute la cé-
lébration manifeste une belle et noble simplicité, que soit perçue la signification vraie et
plénière de ses diverses parties et que la participation de tous soit favorisée. » Ainsi met-
on l’accent, outre sur la participation active déjà évoquée, sur la beauté et la simplicité des
gestes, humble reflet de la magnificence de la liturgie angélique6 qui doit tenir une double
exigence qui souvent fait basculer exclusivement d’un côté ou de l’autre. Entre la danse,
toute entière du côté d’une beauté expressive composée, et la spontanéité prosaïque du quo-
tidien se situe la gestuelle de la liturgie eucharistique, célébration dans et pour le quotidien
d’un Sacrifice unique qui transcende l’Histoire. Les fidèles ne sont pas des spectateurs ni des
figurants mais des acteurs, au sens fort, de la liturgie. Ainsi l’Église demande-t-elle à tous et
non au seul clergé d’être « attentifs à ce qu’établit la pratique léguée du rite romain et ce qui
concourt au bien commun spirituel du peuple de Dieu, plutôt qu’aux penchants ou jugement
privés ». Il s’agit là du seul moyen d’adopter une « attitude commune, observée par tous les
participants (qui) est un signe de l’unité des membres ». On peut ainsi rappeler le rôle à cet
6
Deuxième concile du Vatican, Sacrosanctum Concilium, Constitutio de Sacra Liturgia, Cap I. : « Dans la
liturgie terrestre nous participons par un avant-goût à cette liturgie céleste qui se célèbre dans la sainte cité de
Jérusalem à laquelle nous tendons comme des voyageurs, où le Christ siège à la droite de Dieu comme ministre
du sanctuaire et du vrai tabernacle ; avec toute l’armée de la milice céleste, nous chantons au Seigneur l’hymne
de gloire ».

94
« Vous êtes le corps du Christ » Le corps du fidèle dans la liturgie eucharistique

égard des servants d’autel, dont les attitudes constituent de précieuses indications pour le
peuple. La P.G.M.R. donne le détail des gestes prescrits7 .

Ces considérations sont non seulement souvent ignorées dans nos communautés parois-
siales, mais même rejetées au nom de la liberté du fidèle d’adopter la position de son choix ;
la prière eucharistique, par exemple, entraîne la plus grande variété d’attitudes alors même
que l’unité du corps ecclésial devrait s’y manifester de la manière la plus belle. On voit para-
doxalement d’autres usages se restaurer, tels que le signe de croix au Sanctus... Il convient de
ne pas idéologiser cette question. Il n’est pas plus louable d’imposer son « penchant privé »
dans le sens de restauration que dans celui d’une table rase ; c’est néanmoins parfois le cas
dans nos assemblées. Nous sommes à la fois appelés à une humble obéissance et à être ac-
teurs d’une tradition liturgique vivante qui entraîne évolutions, retours, questionnements...
Toutefois, il me semble que nous devons garder deux mots clefs en tête : ascèse, vis-à-vis de
nos préférences et de nos goûts, et unité, qui sans doute peut ne pas vouloir dire unanimisme
mais doit en tout cas faire de l’assemblée une vraie parcelle d’Église.

Ainsi, le spectateur du début de l’article, sans forcément saisir plus aisément le sens de
tel ou tel geste, pourra goûter, par la vision d’un seul et unique Corps en prière, quelque
chose de la beauté du seul geste qui compte, invisible, celui du Christ qui Se donne à Son
Église et en fonde le mystère.

L. M.

Messe des Cendres à Notre-Dame de Paris

7
« Les fidèles se tiennent debout depuis le début du chant d’entrée [...] jusqu’à la collecte ; au chant de
l’Alléluia [...] avant l’Évangile ; pendant la proclamation de l’Évangile ; pendant la profession de foi et la prière
universelle ; ainsi que depuis l’invitation « Prions ensemble au moment... » [...] Ils sont assis pendant les lectures
[...] et le psaume ; à l’homélie et pendant la préparation des dons pour l’offertoire ; ainsi que, selon l’opportunité,
pendant qu’on observe un silence sacré après la communion. Ils sont à genoux pour la consécration, à moins
qu’une raison de santé, l’exiguïté des lieux ou le grand nombre des assistants ou d’autres justes raisons ne s’y
opposent [...] Là où il est de coutume que le peuple demeure à genoux depuis la fin du Sanctus jusqu’à la fin de
la prière eucharistique et à la fin de la communion [...] il est louable de conserver cette coutume ».

95
Le corps à l’épreuve
Le corps guéri du miraculé

Graciane Laussucq Dhiriart


dans les Évangiles de nombreux récits de miracles de guérison du Christ :
O N TROUVE
miracle de la belle-mère de Pierre1 , du paralytique2 , du lépreux3 , des démoniaques4 ,
de l’aveugle-né5 , de l’homme à la main sèche6 , de l’hémoroïsse7 , etc. Ces miracles du Christ
s’appliquent à différentes situations du corps souffrant de l’homme : la maladie (dans le cas
de la belle-mère de Pierre qui est fiévreuse, du lépreux, de l’homme à la main sèche, de
l’hémoroïsse), le handicap (le paralytique et l’aveugle), la mort (la fille de Jaïre8 et Lazare9 ),
la possession (les démoniaques). Par le fait même qu’ils « guérissent » indistinctement de
la maladie (à laquelle peut être assimilé dans une certaine mesure le handicap), de la mort
et de la possession, les miracles soulignent un lien fort entre ces trois états : la mort est
la fin de la maladie et la maladie est au corps ce que la possession est à l’esprit. Le lien
est d’autant plus étroit que la possession « spirituelle » s’accompagne généralement d’une
faiblesse corporelle, tels les cas du démonique muet10 , du démoniaque épileptique11 , ou de
la femme courbée12 . La maladie, la mort et la possession sont trois blessures de l’humanité,
trois obstacles à la vie en plénitude, qui affectent l’homme dans son corps et son esprit.

La guérison de l’aveugle-né

De la même façon, la guérison opérée par le Christ est à la fois corporelle et spirituelle :
en touchant le malade, le Christ lui dit « tes péchés te sont remis ». C’est d’ailleurs la foi du
malade dans le Christ et son abandon à sa volonté qui permettent le miracle : « si tu le veux,
tu peux me sauver », « mais dis seulement une parole et je serai guérie ». Ainsi le miracle est
une réponse à une demande du malade et est conclu par cette parole du Christ : « ta foi t’a
1
Mt 8, 14-15 ; Mc 1, 29-31 ; Lc 4, 38-39
2
Mt 9, 1-8 ; Mc 2, 1-12 ; Lc 5, 17-26
3
Mt 8, 1-4 ; Mc 1, 40-45 ; Lc 5, 12-16
4
Mt 8, 28-34 ; Mc 5, 1-20 ; Lc 8, 26-39
5
Jn 9
6
Mt 12, 9-14 ; Mc 3, 1-6 ; Lc 6, 6-11
7
Mt 9, 18-26 ; Mc 5, 21-43 ; Lc 8, 40-56
8
Mt 9, 18-26 ; Mc 5, 21-43 ; Lc 8, 40-56
9
Jn 11, 1-43
10
Mt 10, 32-34 ; Mt 12, 22-24 ; Lc 11, 14-15
11
Mt 17, 14-21 ; Mc 9, 14-29 ; Lc 9, 37-42
12
Lc 13, 10-17

97
Graciane Laussucq Dhiriart

sauvé ». La guérison du corps est donc étroitement liée à celle de l’âme, ce qui correspond
d’ailleurs à l’assimilation entre la maladie et le péché, vision très forte dans la culture juive
comme le montre le récit de la guérison de l’aveugle-né où la cécité est perçue comme une
conséquence du péché. Dans la Bible, la maladie est un signe de la colère de Dieu, une des
malédictions qui frappent le peuple infidèle à l’Alliance. C’est cette dimension de pénitence
(maladie) et de réconciliation (guérison) qui fait que Jésus n’est pas un simple thaumaturge :
il n’est pas venu simplement pour guérir les maladies de ses contemporains mais pour sauver
le monde du péché :
« Jusqu’à toi vient toute chair
avec ses œuvres de péché ;
nos fautes sont plus fortes que nous
mais toi tu les effaces ». (Psaume 66)

Et c’est parce qu’il a pris sur lui l’expiation des péchés qu’il a pu soulager les hommes
des maux corporels qui sont la suite et la peine du péché :
« Il a pris nos infirmités et s’est chargé de nos maladies » (Is 53, 4).

La résurrection de Lazare

Mais comment comprendre exactement ces miracles du Christ ? Il me semble que ceux-ci
sont trop souvent édulcorés dans leur réalité même, ou, pour parler plus précisément, qu’ils
sont généralement l’occasion d’une lecture « symbolique » qui y voit à la fois des manifesta-
tions de la puissance de Dieu (« dunameis ») et des signes de sa miséricorde (« semeia »). Ces
significations sont belles et bonnes, mais semblent bien souvent glisser sur l’aspect corporel
du miracle, c’est-à-dire sur sa réalité première, immédiate. Or en même temps que le Christ
remet les péchés, il revivifie un corps précis. La guérison corporelle est-elle une simple mé-
taphore de la guérison spirituelle ? Une image ? Un symbole ? Il me semble qu’elle n’est
pas seulement une « traduction » physique d’une guérison spirituelle, ou du moins pas avec
ce rapport de hiérarchie que sous-entend la notion de traduction, mais qu’elle est à prendre
concrètement et qu’elle compte à part entière. L’attention au corps guéri du miraculé inspire
les trois remarques suivantes.

— La guérison apparaît d’abord comme la réalisation concrète de la restauration de la


Création. Elle est la rénovation de la Création, le retour à l’ordre premier, l’ordre d’avant la
faute : l’aveugle voit, le sourd entend, le démoniaque chante les louanges du Seigneur, etc.

98
Le corps à l’épreuve Le corps guéri du miraculé

Le corps du miraculé est le corps devenu pleinement corps, sans plus de faiblesses, d’in-
suffisances ou de dysfonctionnements, le corps parfait d’une certaine façon. Ce qui pourrait
sembler une dérogation aux lois de la nature (la cécité ou la lèpre guéries par la salive du
Christ sur les yeux de l’aveugle ou l’imposition des mains) est en fait un retour à l’ordre.
Les miracles du Christ sont des restaurations de la Création : Jésus ré-informe du dedans ce
qui était déformé, il rétablit des lois naturelles abîmées, il n’invente pas un ordre nouveau,
ne viole aucune loi (ne fait pas repousser une jambe par exemple), mais restaure un ordre
troublé.
Le fait que Jésus accomplisse certains miracles le jour du shabbat peut d’ailleurs donner
à penser : ce jour de repos commémore l’achèvement de la Création ; les miracles accomplis
ce jour-là ne signifient-ils pas l’avènement d’une création toute nouvelle ? Non pas nouvelle
en ce qu’elle serait autre et passerait par la substitution à l’ancienne ou la destruction de
celle-ci, mais nouvelle dans le sens de « renouvelée » : les miracles achèvent la Création, la
mènent à sa réalisation pleine.

— Pour celui qui est guéri, le miracle est une réalité immédiate : son corps est vraiment
guéri. La guérison a, avant tout, pour lui et pour tous ceux qui l’entourent, une existence
effective et non symbolique ; elle est prise d’une certaine façon « au premier degré ». Le
miracle manifeste ainsi l’importance que revêt notre corps aux yeux du Seigneur, à l’opposé
de toute tentation d’interprétation platonisante du christianisme. En effet, dans le miracle le
Christ ne dissocie pas l’âme du corps : il ne « se contente » pas de remettre les péchés de
l’âme mais guérit aussi le corps blessé. Le miracle manifeste ainsi l’union du corps et de
l’âme : « le corps est le temple du Saint-Esprit » ; et s’il manifeste cette union, c’est parce
qu’il en est un effet : c’est parce que les deux sont intimement liés que le miracle peut être
à la fois guérison corporelle et spirituelle. Par le miracle, le Christ affirme l’appartenance
du corps à la pleine réalité de l’homme. C’est l’homme tout entier qui est sauvé et le corps
lui aussi est appelé à ressusciter. La guérison corporelle n’est donc pas un symbole de la
guérison des péchés, une image, un mode d’expression de la volonté divine, mais une réalité
indissociable de celle-ci.
Cette importance accordée au corps nous pousse à rapprocher le miracle des sacrements
qui sont autant de marques de sollicitude de l’Église pour le corps, et notamment du sacre-
ment des malades qui est dédié au corps souffrant, tandis que le sacrement de réconciliation
est dédié à l’âme pécheresse. C’est le Concile de Trente, en 1551, qui a insisté sur la possibi-
lité toujours ouverte d’une guérison corporelle, et non uniquement spirituelle, du sacrement
des malades.

Le Greco, Jésus guérit le paralytique à la piscine de Bethséda

99
Graciane Laussucq Dhiriart

— Enfin, la guérison miraculeuse est une anticipation sur le Royaume de Dieu, de deux
manières : d’abord, parce qu’en vainquant la mort et la maladie et en chassant les démons, le
Christ s’oppose au règne de Satan et ainsi sauve les hommes et établit le Royaume, ensuite
parce que le corps guéri est l’annonce de la chair de gloire, la promesse des corps glorieux.
Le corps du malade miraculé est intimement uni à celui du Christ, par sa souffrance qui le
configure à celui du Christ lors de la Passion, puis par sa guérison qui rappelle la Résurrection
du Christ. Le miracle est, pour le pécheur guéri, une anticipation de la Résurrection. Le
miracle est le signe que la force du salut est déjà à l’œuvre, que le Royaume est déjà là.
« [ ...] et ils rendirent gloire au Dieu d’Israël »13

G. L.-D.

13
Mt 15, 31 : émerveillement de la foule devant les nombreuses guérisons du Christ près du lac de Galilée.

100
L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort

David Perrin

Couronne des vieillards : les enfants de leurs enfants ;


Fierté des enfants : leur père
Les Proverbes, 17-6

ton prochain comme toi-même. » (Lv, 19-18). Le commandement de


«T U AIMERAS
Dieu implique qu’il faille d’abord s’aimer soi-même totalement avant de pouvoir
aimer son prochain dans la même totalité. Le vieillissement est une des épreuves les plus
douloureuses et les plus difficiles de l’amour de soi et par là même de l’autre. Il est un
obstacle qui arrive très tôt sur le chemin de l’amour. Combien d’enfants n’acceptent pas la
fatigue des parents, la lenteur naissante de leurs gestes et de leur esprit, l’imprécision ou
la répétition des souvenirs... ? Combien de conjoints n’acceptent pas de voir vieillir l’aimé
au quotidien ? Combien d’entre nous n’acceptent leurs propres rides et le flétrissement de
leur corps ? Avec la vieillesse, naît l’angoisse de ne plus être aimé parce que l’on n’est plus
désirable. Elle marque le plus souvent la fin d’une relation heureuse à l’autre et à soi-même
et parfois même le début d’une haine ou d’une peur de son propre corps. La vieillesse révèle
ce scandale, que nous n’avons peut-être jamais aimé mais toujours désiré, que nous sommes,
à présent que la jeunesse nous quitte, autant dégoûtés de nous-même que de l’autre, mais
aussi qu’il est injuste que nous ne nous aimions pas ainsi. La vieillesse serait alors un défi
à l’amour, l’occasion d’une purification de nos sentiments et le lieu d’une révélation sur
notre propre être. Mais ce constat témoigne déjà d’une certaine acceptation du vieillir que
la plupart de nos contemporains n’envisage ni ne formule clairement. Pourquoi aujourd’hui
avons-nous autant de mal à comprendre la vieillesse et la rejetons nous aussi violemment ?

Notre société est placée devant la vieillesse comme devant sa pire angoisse car elle a
identifié d’une façon extrêmement forte et nouvelle la vieillesse et la mort. Que la vieillesse
soit conçue comme une altération de notre être, une mort prochaine ou à petit feu de notre
corps et de notre esprit, qu’à l’horizon du vieillir se trouve le mourir, ne sont pas choses
nouvelles. Le changement radical réside dans le fait que le rêve d’éternelle jeunesse qui
signifie un désir d’immortalité et un déni de la mort ait quitté la sphère de la fiction et soit
devenu ouvertement un moteur de la recherche et de la technique scientifique et médicale.
La mortalité est aujourd’hui niée comme telle, c’est-à-dire comme fait même, naturel et
définissant notre humanité d’un point de vue métaphysique, anthropologique, symbolique et
social. Je reprendrai l’interrogation de Céline Lafontaine dans un article de la revue Etude,
« La condition postmortelle » :
Exécutrice testamentaire de la déconstruction occidentale, la condition postmor-
telle pourrait bien être l’héritière désignée de la postmodernité. Au delà du jeu de
mots, il faut bien voir que certaines tendances sociétales actuelles nous obligent
à considérer le concept de postmortalité autrement que sous l’angle de la simple
formule rhétorique. A l’heure où la déconstruction biotechnologique a pris le pas
sur la philosophie en renversant les frontières entre vivant et artifice, on assiste
à l’apparition de nouvelles formes de représentation de la mort et de ses limites
qui tendent à nier son inexorabilité. [...]

101
David Perrin

Qu’en est-il d’une société où la mort passe du statut de socle ontologique à


celui de contingence historique ? D’une société engagée dans une lutte pour en
finir avec la mort, à tel point que chaque décès prend les allures d’une défaite
scientifique ? Où le fait d’être mortel relève d’une logique événementielle, plu-
tôt que d’un phénomène naturel ? Où le vieillissement est considéré comme une
maladie ? Où la volonté de prolonger indéfiniment la vie ici-bas se substitue au
désir d’atteindre l’immortalité dans l’au-delà ? Où c’est l’évolution technoscien-
tifique plutôt que la mort qui se présente comme l’horizon inéluctable ? Enfin,
d’une société où l’eschatologie s’est définitivement dissoute dans la technolo-
gie ? Non seulement une telle société marquerait une rupture fondamentale sur
le plan anthropologique en détruisant l’ordre générationnel qui fonde l’histoire
humaine, mais, sans la perspective de la mort, le sens donné à la procréation et à
la transmission subirait également une transmutation radicale — sans parler du
statut accordé à la subjectivité. Sur le plan sociologique, on peut penser qu’une
telle société instituerait une nouvelle forme de vivre-ensemble centrée sur l’ob-
session de la santé et du contrôle sécuritaire. Le déséquilibre démographique
ainsi provoqué aurait comme contrepoids idéologique le culte communément
partagé de la jeunesse éternelle. Plus fondamentalement encore, une telle so-
ciété ambitionnerait de s’extraire du lourd carcan de la mortalité en franchissant
les frontières de l’espèce humaine. 1

La vieillesse comme fléau et maladie

Ce n’est qu’aujourd’hui que la quête d’une Fontaine de Jouvence prend « une forme
scientifique ou pseudo-scientifique », comme en témoignent les débats théoriques autour du
clonage et de l’immortalité génétique, le développement de la médecine régénérative, le pro-
longement artificiel de la vie et la pratique croissante de la cryogénie surtout en Amérique.2
1
J’emprunte dans cette partie l’essentiel de mes réflexions à l’excellent article de Cécile Lafontaine dont je
suis le mouvement, « La Condition postmortelle. Du déni de la mort à la quête d’une vie sans fin. » Etudes,
Octobre 2008, p. 327-335
2
La cryopréservation a pour but de suspendre l’évolution des cellules et de pouvoir les remettre en mouve-
ment par la suite. Elle est utilisée pour conserver le sperme, les tissus. La cryonie ou la cryopréservation des
humains en est encore à ses débuts et est vue par les scientifiques avec beaucoup de scepticisme, voire comme
une pseudo-science car il n’est pas encore possible de réveiller ce que l’on congèle : les cellules et les organes

102
Le corps à l’épreuve L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort

La médicalisation de la mort rend plus incertaines et malléables les frontières de la mort.


Ainsi, « loin d’apparaître comme le phénomène inéluctable et irréversible qui jadis attes-
tait l’écoulement du temps, la mort devient multiple et plurielle, sujette à un prolongement
indéfini. Extraite de ses contours symboliques et religieux, elle apparaît désormais comme
un processus biologique complexe, décomposable en une série d’étapes physiologiques liées
soit à une cause accidentelle, soit à la simple usure temporelle. »3 Nous assistons en ef-
fet à une conception nouvelle de la mort qui, tout en masquant son mystère métaphysique,
religieux et aussi naturel, en la réduisant à un ensemble de mécanismes biologiques que
l’homme serait capable de combattre ou suspendre, augmente l’incompréhension et le senti-
ment d’un échec absurde. La vie éternelle et la jeunesse serait un nouveau supplice de Tantale
où l’homme, à force de croire qu’il a, à portée de main, la possibilité de vaincre la vieillesse
et la mort, risque en définitive de devenir fou, devant une réalité qu’il ne comprend plus, et
devant laquelle il s’exaspère en la refusant. Cette nouvelle conception contribue par ailleurs
à renverser les valeurs, sur le plan des croyances, en faisant naître l’illusion que l’au-delà se
trouve dans l’ici-bas. Cécile Lafontaine met bien en évidence le fait que le « rêve d’immor-
talité s’incarne dans une entreprise terrestre qui évacue toute transcendance normative » :
La modernité occidentale, en détruisant le socle ontologique de la mort par le
biais d’une déconstruction biomédicale, a abouti à la dissolution de l’idée même
d’immortalité dans un présent illimité. Là se situe, à mon sens, l’émergence de
la condition postmortelle. La condition postmortelle recoupe certaines des ten-
dances les plus radicales du monde contemporain. Du remodelage biotechnolo-
gique du corps à la chirurgie plastique, du sujet virtuel des réseaux au cyborg ;
du transhumanisme au refus du procréer, il est possible de voir à travers la di-
versité de ces manifestations empiriques, une même logique sociétale à l’œuvre.
La notion de postmortalité se réfère plus spécifiquement à la volonté affichée de
vaincre techniquement la mort, de « vivre sans vieillir », de prolonger indéfini-
ment la vie.4
Alors même que l’espérance de vie prolongée (oscillant autour de quatre-vingt ans) est
devenue un symbole de modernité et de progrès, la vieillesse, telle qu’elle est aujourd’hui
conçue et vécue dans notre société marquée par le déclin de la fécondité et de la mortalité, est
“victime” d’une révolution mentale et technique qui tend à la dégrader. Les conséquences du
vieillissement de la population ont atteint nos structures mentales et sociales non préparées
à cet événement.5 Le premier changement marqué par Clive Seal, professeur à Cambridge,
dans un article intitulé The transformation of Dying in Old Societies, est « le retranchement
de la mort dans la province du grand âge ». La baisse de la mortalité maternelle et infantile,
l’élévation de la longévité permettent aujourd’hui l’amalgame de la mort et de la vieillesse.
L’auteur soutient que cette association transforme non seulement notre manière de concevoir
s’abîment durant les changements de température. En effet, des micros-cristaux de glace se forment dans les
cellules à cause de l’eau qu’elles contiennent en elles ; durant la phase de décongélation ces cristaux abîment
les cellules, dont celles du cerveau, c’est pourquoi on ne peut pas réveiller les personnes en état de stase.
3
Ibid., p. 329
4
Ibid., p. 330
5
Les événements de la canicule en 2003, par exemple, ont révélé les dysfonctionnements du système de
santé français et le retard des services de l’Etat mais également une dégradation certaine du lien familial envers
les personnes âgées, comme en témoigne le nombre impressionnant des corps non réclamés par les familles. (À
la date du 24 août, en région parisienne, ce sont encore 300 corps non réclamés par les familles qui attendaient
une inhumation à Rungis et dans des camions frigorifiés à Ivry-sur-Seine.)

103
David Perrin

la mort, mais aussi la façon de mourir et l’expérience que nous avons pu avoir de la fin
de vie. Dans cette perspective, la vieillesse est à combattre comme une certaine mort en
avance. Il s’agit alors d’en retarder les effets. C’est la mission de la biogérontologie qui,
depuis les années quatre-vingt-dix, vise à comprendre et maîtriser les processus biologiques
du vieillissement :

Dans une perspective ouvertement anti-âge, la biogérontologie rejette l’idée glo-


balement admise selon laquelle la sénescence est un phénomène naturel inévi-
table, et la mort une nécessité biologique. Elle repose plutôt sur la conviction
qu’il est scientifiquement possible d’intervenir sur le processus de vieillisse-
ment pour en décélérer les effets ou, dans une optique encore plus optimiste,
de le contrecarrer radicalement. Se situant à l’échelle cellulaire et moléculaire,
la biogérontologie oscille entre deux grandes façons d’expliquer scientifique-
ment la dégénérescence due à l’âge. La première hypothèse soutient que c’est
un phénomène programmé génétiquement par l’évolution, tandis que la seconde
postule qu’il s’agit plutôt d’une retombée accidentelle de la sélection naturelle.
Selon cette dernière hypothèse, la sénescence serait une erreur de la nature et
n’aurait aucune fonction particulière du point de vue de l’évolution. Elle se-
rait simplement due au fait que la sélection naturelle favorise la reproduction.
Cela expliquerait pourquoi, dans des conditions naturelles, très peu d’individus
— et cela vaut pour la plupart des espèces animales, y compris pour l’humain
— atteignent ou dépassent l’âge de la reproduction. Pour le bioéthicien Arthur
L. Caplan, cet argument justifie à lui seul que l’on considère le vieillissement
comme une maladie, et non comme un phénomène naturel. Du point de vue
des biogérontologistes, qu’il soit le résultat d’une programmation génétique ou
la conséquence imprévue des lois de l’évolution, le vieillissement constitue un
fléau mortel que la science se doit de combattre.6

A l’horizon de cette technique, se trouve clairement manifesté le désir d’immortalité.


L’homme d’aujourd’hui refuse le cadre évolutif de l’espèce humaine, pour accéder à la
condition postmortelle. La médecine de soins, comme la gériatrie qui se concentrait sur
l’étude et le traitement des maladies liées à l’âge, est dépassée par une médecine nouvelle
visant la performance et l’optimisation des capacités biologiques individuelles afin de pal-
lier « les erreurs de la nature ». La conséquence anthropologique et sociale directe de cette
évolution mentale et technique, qui fait de la déconstruction biomédicale de la mort et de la
lutte contre le vieillissement ses chevaux de bataille, est le processus d’isolement et de dé-
valorisation des personnes âgées. « Ainsi la vieillesse, est-elle désormais assimilée à un état
pathologique », conclut Cécile Lafontaine. Dans cette optique, l’évidence même du passage
du temps est remise en cause. Le développement massif des produits paramédicaux (crèmes
antirides, vitamines, diètes, programmes d’exercice, viagra...) est le premier degré de cette at-
titude infantile de révolte et d’angoisse. La mort elle-même devient absurde puisque aucune
raison, même biologique, ne la justifierait. Elle est devenue une affaire strictement indivi-
duelle, se déclinant sous la forme de droit, voire de choix. La vieillesse et la mort restent
cependant encore plus effrayantes en raison même de cet amalgame, de cette volonté de ne
plus les regarder en face et de faire avec et à partir d’elles.

6
Ibid., p. 332.

104
Le corps à l’épreuve L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort

Réévaluer la vieillesse à la lumière biblique

Face à ce constat, nous sommes dans l’obligation naturelle et spirituelle de réévaluer la


vieillesse, d’entendre à nouveau ce qu’elle a à dire de l’humanité et de la vie. Dans cette
perspective, il ne s’agit pas de maintenir un prétendu modèle de vieillesse antérieur à la
deuxième moitié du XXe siècle, mais de réaffirmer un certain nombre d’évidences naturelles
et d’universaux anthropologiques, sociaux, symboliques et religieux, afin que l’homme n’ou-
blie pas qui il est et ce qu’il doit à la nature. La tâche de refondation sociale et spirituelle
qui doit accompagner le vieillissement de la population et l’évolution de la technique bio-
médicale est immense et ne peut être qu’esquissée dans cet article. Je me contenterai pour
cela de quelques remarques sur la vieillesse, en rappelant certains impératifs essentiels, à la
lumière de la révélation biblique. Il me semble en effet que les Écritures sont les gardiennes
particulières de son honneur et de sa grandeur, la mémoire que nous sommes aujourd’hui en
train de perdre volontairement.

François Boucher

Reconnaître dans les traits ridés du vieillard notre visage et dans son corps fatigué, dimi-
nué, notre propre corps, c’est nous révéler à nous-mêmes et apprendre à nous aimer tels que
nous sommes et serons. Admettre dans l’impotence du vieillard le devoir de l’enfant à l’aider
et l’aimer, c’est prendre nos responsabilités et respecter nos devoirs minimaux. Reconnaître
la noblesse du « grand âge » et la pertinence de sa parole, c’est profiter d’un enseignement de
vie et porter des fruits. C’est ainsi, que nous pourrons justifier cette sentence des Proverbes
« Couronne des vieillards : les enfants de leurs enfants ; fierté des enfants : leur père » (Pr,
17-6). Si nous voulons être la couronne de nos pères, nous ne devrons pas les rejeter loin de
nous mais être à leurs côtés, si nos pères veulent la fierté de leurs enfants, ils devront nous
offrir des exemples de sagesse et de courage. Au cœur de ces recommandations se trouve
l’unité de vie que l’homme doit avoir, l’unité de l’amour qu’il doit à lui-même et à l’autre.
La révélation biblique est essentielle dans ce cheminement. La figure du vieillard est consa-
crée par Dieu et chargée d’un rôle majeur. Un très bref parcours de ces figures, à travers les
Livres Sapientiaux, l’Apocalypse et les Évangiles éclairera un peu, je l’espère, l’aura biblique
particulière attachée aux vieillards.
Les Livres Sapientiaux nous rappellent tout d’abord de ne pas oublier la sagesse des
anciens et la place d’honneur que nous leur devons. Ils nous mettent à leur écoute. Le Livre
des Proverbes recueille en effet les paroles de vie des vieux sages d’Israël, adressées aux
plus jeunes : « Mon fils, garde mes paroles conserve chez toi mes préceptes. Garde mes
préceptes et tu vivras, que mon enseignement soit comme la pupille de tes yeux. Fixe-les

105
David Perrin

à tes doigts, inscris-les sur la tablette de ton cœur. » (7, 1). Le fils est élevé dans la crainte
de Yahvé. On l’incite à la sagesse, la justice et l’amour du plus faible. L’expérience et le
vécu donnent de facto au vieillard l’autorité et la sagesse dès lors qu’il a suivi, malgré les
erreurs et les blessures de la vie, le chemin de justice de Dieu. Les Livres Sapientiaux mettent
en effet en lumière l’unité nécessaire de vie, la continuité qui doit régner en l’homme pour
faire face à toutes les étapes de son existence, afin que, comme Job, fidèle à Dieu en toutes
circonstances même dans la souffrance et l’incompréhension, chacun de nous puisse mourir
« chargé d’ans et rassasié de jours » (Job, 42,17). La vieillesse apparaît dans la Bible comme
l’aboutissement d’une sagesse exercée tout au long d’une vie et tournée à chaque instant
vers Dieu.7 Celle-ci peut enfin s’enseigner sans risque, puisque la vieillesse, ainsi vécue, est
à la fois sa condition de possibilité et sa garante. Loin d’être, comme aujourd’hui, une étape
rejetée hors du chemin digne et légitime de la vie humaine, elle est conçue, au contraire,
comme le temps d’une possible sagesse, d’un enseignement pour les générations plus jeunes
et comme le résultat d’une longue et difficile conversion des cœurs. Les Livres Sapientiaux
nous apprennent aussi beaucoup dans leur façon de tenir à la fois les souffrances de la vie
infligées par le mal, les épreuves douloureuses que Dieu tolère, et la sagesse, la force de vie
donnée par Dieu lui-même pour les surmonter. La maladie et la vieillesse font partie de ces
épreuves ; et nous ne pouvons nous permettre, comme nous l’apprend le Livre de Job, de les
justifier, en invoquant le péché de celui qui les subit. Les Livres Sapientiaux ne nient pas le
tragique de l’existence mais ouvrent dans cette nuit un chemin lumineux qui permet de la
traverser et de l’habiter. Il ne s’agit pas d’idéaliser la vieillesse en la présentant sous un jour
essentiellement heureux mais de voir comment elle peut être le point d’aboutissement d’une
longue relation à Dieu ou le temps d’une conversion tardive mais plénière au Créateur. La
vieillesse fait partie intégrante du parcours terrestre de l’homme. Elle n’est pas une mort déjà
présente, mais au contraire un lieu de vie que l’homme peut traverser avec l’aide de Dieu, au
même titre que les autres âges de son existence.

L’éclairage de l’Apocalypse est également essentiel dans la compréhension que nous


devons avoir de la vieillesse. Dans la vision de Jean, vingt quatre vieillards siègent autour du
trône : « vêtus de blanc, avec des couronnes d’or sur leurs têtes » (4, 4). Leur rôle, nous dit la
Bible de Jérusalem, est sacerdotal et royal : ils louent et adorent Dieu, lui offrent les prières
des fidèles, l’assistent dans le gouvernement du monde et participent à son pouvoir royal. Ils
sont en chœur avec les quatre Vivants et les anges :

« Et chaque fois que les Vivants offrent gloire, honneur et action de grâces à
Celui qui siège sur le trône et qui vit dans les siècles des siècles, les vingt quatre
vieillards se prosternent devant Celui qui siège sur le trône pour adorer celui
qui vit dans les siècles de siècles ; ils lancent leurs couronnes devant le trône
en disant : « Tu es digne, ô notre Seigneur et notre Dieu ; de recevoir la gloire,
l’honneur et la puissance, car c’est toi qui créas l’univers ; par ta volonté, il
n’était pas et fut créé. » (4,9)

7
La Sagesse de Salomon indique qu’il n’y a pas d’heure pour commencer à en vivre. L’auteur en fait son
épouse pour la vie : « Je décidai donc de la prendre pour compagne de ma vie, sachant qu’elle me serait une
conseillère pour le bien ; et un encouragement dans les soucis et la tristesse : j’aurai à cause d’elle gloire parmi
les foules et, bien que jeune, honneur auprès des vieillards. » (Sagesse de Salomon, 8, 9). Le refus contemporain
de vivre aujourd’hui de la sagesse empêche de fait un rapport pacifié aux épreuves par l’absence de préparation.

106
Le corps à l’épreuve L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort

L’adoration perpétuelle de l’Agneau témoigne de leur sagesse parfaite. Leur rôle de trans-
mission relève d’une mission spéciale confiée par Dieu. C’est en effet un des Vieillards qui
enseigne Jean sur la foule immense qu’il aperçoit : « Ce sont ceux qui viennent de la grande
épreuve : ils ont lavé leurs robes et les ont blanchies dans le sang de l’Agneau. » (7,14). Que
les Anciens choisis par Dieu soient des passeurs nous permet de comprendre le rapport que
nous devons avoir à la vieillesse et à nous-mêmes. Cette fonction concerne la plupart des
prophètes et des vieillards dans la Bible. Zacharie, réduit au silence devant le miracle d’un
enfantement qu’il n’attendait plus, marque le passage de l’Ancien Testament au Nouveau.
Syméon et Anne ont aussi attendu « dans le jeûne et la prière » (Luc 2, 29) la délivrance et le
salut. Ces personnages éclairent de façon très forte la grandeur et la beauté de la vieillesse,
temps où l’homme doit accepter d’être passeur, prophète et patient témoin d’un monde qui
n’est plus et d’un monde à venir. C’est à eux que revient la charge de faire la transition entre
le monde ancien et le monde présent, tout en étant tendus vers le Royaume futur. Malheur
à nous si nous ne les écoutons pas ou refusons d’aller vers eux. Car nous serons tous, un
jour ou l’autre, ces vieillards dans l’attente de la mort et de la consolation. Reste à savoir
si nous aurons eu assez de sagesse dans notre vie et assez de foi dans notre attente du ciel
pour reprendre, en toute confiance, les mots de Zacharie : « Maintenant, Maître Souverain, tu
peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix ; car mes yeux ont vu ton salut,
que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations et gloire de
ton peuple Israël. » (Luc 2, 29).

L’extrême vieillesse : la mort refusée aux vieillards

Nous voyons, à travers le trop rapide parcours biblique effectué, que la vieillesse sage-
ment vécue, celle qui porte des fruits éternels, ne se conçoit pas sans que la mort soit à son
horizon comme la porte vers le Royaume de Dieu. Cette attitude est une acceptation humble,
patiente et soumise de l’homme à son créateur. La mort est attendue comme une délivrance
qui ne remet pas en cause la beauté et la grandeur de la vie passée, mais qui permet le repos
mérité d’un corps et d’une âme ayant vécu dans la justice de Dieu. La promesse de la mort
autorise d’une certaine manière, au cours de sa vie, le don total de soi. Elle en est même
la condition de possibilité. Jean Giono exprime parfaitement, me semble-t-il, ce paradoxe
d’une mort attendue qui permet le développement courageux et charitable de soi tout au long
de l’existence :

107
David Perrin

Seule, cette promesse certaine de paix autorise tous les courages, toutes les au-
daces. Les travaux que je m’impose, si j’avais l’effroyable certitude d’être obligé
de me les imposer éternellement, quel désespoir ! Et tout de suite après, quel
infernal désir de l’ignoble. Heureusement, on me demande peu ; on ne me de-
mande qu’à ma mesure. Il suffit que je tienne le coup pendant quelque temps,
puis je pourrai me reposer et me reposer infiniment. Ce repos et cet infini sont
certains. Quelle paix de le savoir ! Quelle faiblesse, si, sachant cela, je n’osais
pas ! Si pendant ce temps je n’avais pas le courage d’affronter ! Douceur infinie
de ne plus être pendant que je lutte avec ce qui est. [...] J’accepte ma sensibilité,
ma misère de jouir et de souffrir sans repos, parce qu’un terme est assigné à
cette misère. Je suis ainsi traité avec tant d’égards que je peux croire à ma qua-
lité. Je ne suis pas corvéable sans merci ; immanquablement le jour vient où j’ai
fini d’être. C’est preuve de ma noblesse et de la justice qui la reconnaît. [...] Je
n’ai pas peur de vivre, au contraire, je vis mieux depuis que j’aime le repos qui
suivra.8
Il ne nous importe pas ici de discuter de la nature du repos accordé et de l’au-delà envi-
sagé par Giono mais simplement de noter comment est affirmé le lien étroit entre la bonne
vie et la mort, entre le courage de vivre, de vieillir et celui de mourir. Au terme d’une longue
existence, la mort peut alors être vécue, non comme une lâche échappatoire, mais comme
une juste rétribution de la nature et comme un lieu où peut s’exercer aussi la grâce de Dieu.

Aujourd’hui cependant, nous devons admettre que beaucoup de nos vieillards entrés dans
une extrême vieillesse, une vieillesse de la vieillesse, ne trouvent plus facilement le chemin
de la mort et du repos en paix. Il ne s’agit pas ici d’entrer en profondeur dans les débats
autour de l’acharnement thérapeutique, des méthodes biomédicales pour maintenir en vie le
plus longtemps possible, mais de montrer simplement que la mort est d’une certaine manière
refusée à des vieillards. Au-delà des soins nécessaires, leur corps et leur cerveau, réclament
de fait leur fin naturelle. Nous sommes dans cette situation terrible de l’Apocalypse où la mort
se dérobe aux hommes : « En ces jours-là, les hommes rechercheront la mort sans la trouver,
ils souhaiteront mourir et la mort les fuira ! » (Ap 9, 6) Si la médecine actuelle parvient grosso
modo à maintenir en vie le corps, plus longtemps que celui-ci ne le ferait naturellement,
dans un équilibre précaire avec les maladies rémanentes et les déficiences irréversibles, en
8
Postface à Angelo, oeuvres romanesques complètes, Tome IV, éditions publiées sous la direction de Robert
Ricatte, Gallimard, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, 1971-1983, p. 1182

108
Le corps à l’épreuve L’angoisse de la vieillesse et le refus de la mort

revanche, elle ne parvient pas à maintenir le cerveau dans la même santé. Les démences
séniles de ceux qui perdent leur mémoire mais aussi leur raison, sont les conséquences d’un
divorce nouveau entre l’esprit et le corps. La vie du corps est prolongée au détriment de
celle de l’esprit. La maladie d’Alzheimer ou la détérioration des capacités intellectuelles et
mémorielles de ces extrêmes vieillards, toujours plus nombreux, se font en effet à l’intérieur
d’un corps réduit et souffrant que l’on parvient à faire durer. Le vieillard est peu à peu privé
de la conscience de lui-même. Les familles sont alors confrontées progressivement à un être
dessaisi de son identité et n’ont plus de lui petit à petit que sa part objective et organique.
Avec les traumatismes du cerveau, on assiste à un changement radical de la personnalité et
du rapport des familles à ce proche qui devient un inconnu. Cela n’empêche bien sûr pas
l’amour mais lui donne un nouveau visage. Jean Giono, dans Mort d’un Personnage, en
raconte les transformations à travers le dévouement de chaque instant d’un petit-fils pour sa
grand-mère, entrée dans une vieillesse cachectique :
J’avais très bien compris qu’il était inutile de l’aimer pour moi et que la seule
chose utile était de l’aimer pour elle-même. Il fallait faire disparaître tout son
appareil romantique qui m’embarrassait et sous lequel elle était condamnée à
pourrir vivante. Telle que je l’avais connue, elle devait disparaître. Il ne s’agissait
plus de la conduire à travers les rues de Marseille ; il ne s’agissait plus de guetter
le regard furtif qui s’allumait dans son œil quand il était bien en face de ce rond
qu’elle avait tracé avec son doigt autour de mon front et de mes yeux ; il ne
s’agissait plus de l’aimer pour son visage de porcelaine, son mystère, sa fuite et
le serrement de cœur qu’elle me donnait ; il ne s’agissait plus de l’aimer pour
ce qu’elle me donnait ; il s’agissait de l’aimer pour lui donner. Il fallait la voir
de façon très objective pour pouvoir, précisément, faire exactement les choses
indispensables à son bonheur. C’était ça, l’amour. Que c’était difficile ! 9
Être capable d’amour, à ce stade de l’existence de l’autre, demande une longue prépa-
ration des êtres. Il est impossible s’il n’est pas fait dans une structure familiale stable et
aimante, bâtie sur des universaux spirituels, anthropologiques et religieux. La famille est en
effet cette cellule de base décisive, unique, qui permet, seule, de faire face, avec tout l’amour
nécessaire, à ces nouvelles situations causées par les progrès de la médecine. Pour résumer,
il ne s’agit pas de nier le fait que les démences séniles ont toujours existé et qu’« être un
vivant, c’est être exposé à une altération qui peut aller jusqu’à la destruction, et cela (c’est ce
qui fait du cerveau un organe singulier), en entraînant une perte radicale, sans entraîner né-
cessairement la mort, au sens de la disparition de l’organisme »10 . Mais il faut, en revanche,
admettre que l’extrême vieillesse, permise aujourd’hui par les progrès médicaux, favorise la
multiplication de situations de souffrance inédites dans l’histoire de l’humanité. Il faut tout
d’abord bien comprendre que le traitement médical dispensé aux vieillards est lourd, exté-
nuant, et ne permettra jamais un retour à la santé définitive. Une fois encore, croire qu’un
traitement complet de chaque déficience et maladie chez le vieillard est possible et nécessaire
relève d’un délire d’immortalité et d’un refus de voir la finitude humaine en face. L’extrême
vieillesse ne se « soigne »pas comme on soigne une jeunesse malade. Il est impossible de
demander à un vieillard en fin de vie de supporter, physiquement et moralement, les mêmes
9
Jean Giono, œuvres romanesques complètes, éditions publiées sous la direction de Robert Ricatte, Galli-
mard, “Bibliothèque de la Pléiade”, Paris, 1971-1983, tome IV, p. 214
10
Frédéric Worms, “Ce qui est atteint dans le cerveau. Le moment du vivant (II)” Esprit, L’universel dans un
monde post-occidental, février 2009, p. 204

109
David Perrin

traitements que l’on donnerait à un enfant en pleine croissance. Le nécessaire doit toujours
s’ajuster, à la fin, au moyen que la nature donne à chaque âge de la vie.
Le deuxième niveau inédit de souffrance se situe au niveau familial, comme nous l’avons
esquissé plus haut. C’est en effet la première fois que des personnes âgées de 70-80 ans
doivent s’occuper de leurs parents encore vivants, de 95 ans et plus. L’extrême vieillesse
place les enfants déjà âgés, et la plupart du temps déjà souffrants, dans une situation nouvelle
de responsabilité tardive envers leurs parents, qu’ils ne peuvent plus même physiquement
assumer. Le rôle des petits-enfants devient alors essentiel. L’éclatement du tissu familial et
générationnel empêche cependant aujourd’hui un tel soutien. Dans ces temps où l’on cherche
à couper les liens naturels et spirituels entre l’amour et la fécondation, entre les pères, les
mères et les enfants dès l’origine puis au cours de l’éducation, entre les grands et arrières
grands-parents et leur descendance, le discours de l’Église sur la famille trouve, une nou-
velle fois, une importance majeure. Face à cette situation d’ensemble, une réflexion générale
majeure à tous les niveaux, éthique, philosophique, religieux, social et politique est néces-
saire. La voix chrétienne doit se faire entendre alors de façon lumineuse. L’Église est en effet
appelée à veiller dans la nuit, grâce aux lumières de la raison et de la Révélation, et à ne pas
laisser les plus faibles et les plus âgés dans la solitude.

D. P.

110
Le diable au corps

Possession, souffrance et péché dans Sous le Soleil de Satan de


Bernanos1

Servane Michel

« Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart.
C’est à travers nous que depuis des siècles et des siècles
la même haine cherche à l’atteindre, c’est dans la pauvre chair
humaine que l’ineffable meurtre est consommé. » 2

OMAN DE LA SOUFFRANCE ], de la révolte et du désespoir, Sous le Soleil de Satan tra-


R duit ces phénomènes de la vie psychique et spirituelle dans leur dimension physique.
La force de l’œuvre vient en grande partie de l’incarnation des questions qu’elle pose car,
pour Bernanos, « le problème de la Ve [...] est le problème de la Douleur »3 . Et, chez Mou-
chette et Donissan, la douleur exprime l’emprise du péché — de Satan — sur toute la per-
sonne : pour la première, le vice est l’échappatoire à la vie médiocre que lui réserve sa
condition petite-bourgeoise dans un village de l’Artois ; chez le second, nouveau Curé d’Ars
angoissé par « l’universel péché », il signifie l’incompréhensible pouvoir accordé au Prince
de ce monde pour s’opposer à Dieu à travers ses créatures : terrible et désespérant spec-
tacle, qui fait « pleurer d’impuissance devant le mystère de la souffrance humaine, d’un Dieu
outragé dans l’homme, son refuge »4

Corps, chair, passion : la signification psychique et surnaturelle du corps


humain

Les personnages de Sous le Soleil de Satan sont présentés avant tout par leur corps, un
corps qui souffre ; cependant, malades, blessés, presque difformes parfois, leur douleur est
toujours le cri d’une âme, la protestation contre un dérèglement de la vie. Seuls semblent
ne pas souffrir ceux pour qui la vie ne pose aucun problème, les bourgeois engoncés dans
leur bonne conscience, « niais vaniteux que la vie déçoit [...] et dont l’impuissance aime à
refléter son néant dans la souffrance d’autrui »5 [ce sont les parents de Mouchette, « négo-
ciants irréprochable, » le docteur Gallet, deuxième amant de Mouchette, l’abbé Sabiroux,
« né fonctionnaire et moraliste », à la conscience « nette comme le feuillet d’un grand livre,
sans ratures et sans pâté »6 ]. D’où leur incapacité à interpréter cette souffrance autrement
1
Un grand merci à Cécile Lambert pour sa belle leçon d’agrégation sur ce thème, qui a été l’origine et la
base de travail de cet article. Les notes renvoyant à un nombre correspondent au numéro de la page dans ce
livre.
2
221.
3
Bernanos, Lettre à F. Lefèvre, dans Essais et écrits de combat, t.1, p. 1052
4
223.
5
22.
6
203.

111
Servane Michel

que comme un simple disfonctionnement biologique, qu’une vie saine et rangée suffirait à
résorber. Ainsi jugent-ils du cas Mouchette : si à seize ans Germaine Malorthy a déjà eu
deux amants et un enfant mort-né, ses crises de nerfs, ses angoisses et ses délires ne sont à
leurs yeux que la conséquence au mieux de « troubles mentaux », au pire d’une « hygiène
déplorable »7 . Pas un - parents, amants — n’y perçoit la souffrance d’une jeunesse flétrie,
d’une passion trahie, d’un désir d’absolu privé d’espérance. La même réduction du moral
au physique ou au psychique revient — avec une charge satirique plus virulente — chez les
raisonnables confrères et supérieurs de l’abbé Donissan : dans ses crises morales ils n’in-
criminent que son « organisme surmené ». Le lien corps-esprit est également biaisé dans
les deux cas : le discours hygiéniste réduit la souffrance morale à la douleur, brise ce faisant
l’unité du corps et de l’âme en refusant de voir dans le corps souffrant la personne qui souffre
et dont l’intériorité s’exprime aussi — inconsciemment — par la douleur
Ce discours erroné sur le corps tient pourtant une place marginale dans le roman. Si le
langage du corps n’est pas compris par les personnages secondaires — cible le plus souvent
de l’ironie du narrateur — il joue un rôle central dans la communication entre les êtres qui
connaissent la profondeur de la souffrance. Chez eux bien souvent le corps se substitue à
la parole : gestes, mouvements imperceptibles ou timbre de la voix expriment, mieux que le
langage articulé, la rencontre des âmes et ainsi s’instaure un véritable « dialogue des corps »8 ,
où seule parle la chair. Tel est le point culminant de la scène centrale entre Mouchette et
Donissan, où le prêtre, à qui est accordée la grâce de voir l’âme de la jeune fille « à travers
l’obstacle charnel »9 , lui révèle l’impasse où elle s’enfonce en s’obstinant dans le vice. Ce
passage décrit l’éveil de conscience morale chez Mouchette, mais moins sous l’effet d’un
discours que sous l’impulsion physique de la parole dans sa dimension charnelle. Les mots
du langage articulé s’effacent au profit d’un flux sensible, de cœur à cœur, qui consume en
elle le péché tourmentant sa chair pour permettre un retour à la vie spirituelle :
« Que le péché qui nous dévore laisse à la vie peu de substance ! Ce qu’elle
voyait se consumer au feu de la parole, c’était elle-même ne dérobant rien à
la flamme droite et aiguë, suivie jusqu’au dernier détour, à la dernière fibre de
chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable, reçue dans les
entrailles, elle sentait croître ou décroître la chaleur de sa vie, cette voix d’abord
distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un
visage ami dans un effrayant rêve, puis de plus confondue avec le témoignage
intérieur, le murmure déchirant de conscience troublée dans sa source profonde,
tellement que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme un
seul jet de sang vermeil. Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore. »10
L’image du sang jaillissant suggère que la parole du prêtre opère comme une incision
chirurgicale dans la chair de la jeune fille empoisonnée par le mal, pour rendre à la vie
véritable sa libre circulation. Cette métaphore organique renvoie aux images bibliques du
sang comme symbole de la vie, des entrailles comme siège de la conscience livrée au regard
de Dieu ; la parole du prêtre, telle celle du Créateur, pénètre jusqu’aux entrailles, jusqu’à
la division du corps et de l’esprit. Il semble que la parole du prêtre remplisse ici un rôle
analogue à celui du sacrement : canal de la grâce de Dieu en acte dans l’âme de Mouchette,
7
49, 219.
8
C. Lambert.
9
SSS, 173 (216). Le premier chiffre indique la page de l’édition Pocket et le second celui de l’édition Pléiade.
10
(201).

112
Le corps à l’épreuve Le diable au corps

elle lui fait découvrir sinon le repentir, du moins la possibilité d’une libération de l’angoisse
ailleurs que dans le mal.
Il est clair que Bernanos, sensible par ailleurs aux apports de la psychanalyse dans la
compréhension du lien entre corps et âme, pousse cependant plus loin la lecture psychique
du corps qui exprime, au-delà de l’inconscient, le surnaturel. Dans ce roman centré sur « la
tentation du désespoir »11 , le surnaturel est vécu comme le combat, non pas entre chair et
esprit, mais littéralement entre Dieu et Satan. Et ce combat se déroule, en même temps que
dans l’âme, dans la chair de l’homme où depuis l’Incarnation le Créateur rejoint sa créature.

Les proies de Satan : le corps comme lieu du combat spirituel

À travers ces deux êtres aux prises avec le péché, le roman exprime le caractère central
de la souffrance physique dans la vie spirituelle, que ce soit dans l’aspiration à la sainteté
comme dans la tentation du mal absolu. En effet le pouvoir du « Prince de ce monde » a pris
depuis l’Incarnation et la Rédemption une force accrue : toute atteinte à la chair blesse le
corps du Dieu-Homme, si bien que, « depuis des siècles le peuple humain est mis sous le
pressoir, notre sang exprimé à flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit
de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risée... »12 . C’est pourquoi le vice du pécheur13
comme l’expiation du saint traduisent dans la chair humaine la lutte de Dieu et de Satan pour
la possession des âmes14 .

Vouée au mal par désespoir, Mouchette s’adonne au vice avec passion et volupté. Or le
romancier s’arrête moins à analyser en elle les formes et les conséquences du « péché de
chair »15 qu’à rendre la fascination presque charnelle qu’exerce le vice en lui-même sur la
jeune fille. Ici apparaît la double originalité de Bernanos : il refuse l’image philosophique
et théologique de l’âme prisonnière des plaisirs de la chair, tout autant que le thème roman-
tique de la beauté du diable. Le goût mystérieux de l’avilissement, la délectation au goût de
11
C’est le titre de la seconde partie.
12
222.
13
Tout péché, même non traduit corporellement, exprime l’unité de la chair et de l’esprit : « chaque mensonge
était un nouveau délice dont sa gorge était resserrée comme d’une caresse » (89).
14
Cf citation mise en épigraphe.
15
Elle n’intervient que dans la deuxième partie du roman, à travers le personnage de Saint-Marin, caricature
acerbe d’Anatole France, figure emblématique de l’écrivain charnel et sceptique.

113
Servane Michel

cendre, le vertige de l’animalité, son incompréhensible nostalgie16 ont peu à voir avec l’at-
trait sublime et éclatant du Mal qui subjugue les héros d’un Barbey d’Aurevilly. Si la jeune
fille désespérée cherche dans le vice la libération, c’est que le mal, comme le bien, est aimé
pour lui-même, et servi 17 , c’est par le même élan de tout l’être qui en porte d’autres vers
la sainteté. En effet il ne s’agit pas chez elle d’une fascination d’ordre intellectuel pour un
absolu exaltant et désirable, mais plutôt du mouvement le plus intime de l’être, du besoin
amoureux de renoncer à soi pour se donner à l’autre — lequel se traduit dans la chair autant
que dans les désirs les plus spirituels. Le don d’elle-même qu’elle fait à Satan s’apparente
dès lors à une union mystique : cette mystique ingénue, petite servante de Satan, sainte Bri-
gitte du néant »18 , se donne au Diable comme les saints à Dieu et, comme chez eux, ces
noces ont un effet physique : dans la surexcitation nerveuse de son angoisse désespérée, leur
consommation lui apporte la paix.
« Il vint et, sitôt venu, l’agitation de Mouchette cessa par miracle, son cøeur
battit lentement, la chaleur revint par degrés, son corps et son âme ne furent
qu’attente ferme et calculée. »19
Parallèlement, la lutte spirituelle de Donissan contre Satan s’exprime essentiellement à
travers son corps qui trahit, pour qui sait le lire, les batailles intérieures, la résistance et l’as-
saut, les victoires et les échecs, la confiance et le désespoir. Ainsi l’abbé Menou-Segrais,
ce remarquable clinicien des âmes20 , peut-il lire sur le visage de son vicaire les signes phy-
siques, chaque jour plus évidents, d’une volonté tendue à se rompre21 . Il ne s’agit pas des
symptômes d’un état intérieur, mais de l’une des manifestations de la vie surnaturelle : le
corps se dépense autant que l’âme dans le combat de la sainteté. La scène de la lutte avec
Satan est à cet égard un épisode décisif : la prise de possession du prêtre par le Diable22 —
qui lui apparaît incarné dans le personnage d’un maquignon — prend la forme d’une ren-
contre, d’un véritable corps à corps où attaque et riposte se traduisent presque uniquement
sur le mode physique.
« Il [Satan] marchait de long en large, avec agitation, avec colère, gesticulant,
mais sans s’écarter de plus de quelques pas. C’est que l’abbé Donissan le suivait
çà et là de son regard ténébreux. Et maintenant les lèvres ne remuaient plus dans
sa face immobile23 . »
Seul ce détail suggère que la victoire qui vient d’être remportée sur Satan est due à la
prière du prêtre.
Cette rencontre marque un tournant dans l’évolution du combat spirituel de Donissan ;
sa lutte, désormais, ne se réduit plus à son combat contre lui-même et vise également Sa-
tan à l’œuvre dans les âmes. En Mouchette, lors de la deuxième vision qu’il a de son âme,
ses yeux ne découvraient plus maintenant que l’ennemi, vautré dans sa proie24 . Il est à cet
16
178.
17
178.
18
168 (213).
19
Ibidem.
20
164.
21
90.
22
« Il m’a envoyé vers toi pour t’éprouver » (135). C’est en fait la curiosité de Donissan qui ensuite le livre
à proprement parler à Satan, sur le modèle du péché originel du désir de connaissance.
23
131.
24
59.

114
Le corps à l’épreuve Le diable au corps

égard significatif que le roman, après cet épisode charnière, ne décrive plus directement les
mortifications du jeune prêtre, puis du saint de Lumbres : la violence du combat contre son
propre péché se fait plus intérieure. Pour autant la part du corps n’en est pas réduite ; seule-
ment le point de rencontre entre lutte intérieure et souffrance physique se déplace et prend
un sens nouveau : la rage froide qui avait poussé le jeune vicaire de Campagne à se déchi-
rer la chair fait place à un abandon de sa personne au martyre quotidien du confessionnal,
véritable épreuve autant physique que morale : Encore un coup, il était leur proie. Il ne leur
échappera plus. Il reste debout, dans l’épaisse nuit, sa haute taille pliée en deux, la nuque
au plafond de chêne, cherchant son haleine. Il abandonne à la souffrance un corps inerte,
humilié, sa dépouille. Sa stupide patience lasserait le bourreau25 — le bourreau étant évi-
demment Satan qui, à travers l’effrayante monotonie du péché26 use sa foi et son espérance
en faisant de ce dernier une salissure physique : l’angoisse de toucher sans cesse les plaies
les plus obscènes du cœur humain, le désespoir de tant d’âmes damnées, l’impuissance à
les secourir et à les étreindre à travers l’abîme de la chair27 représentent la véritable cause
de son épuisement physique et moral. La possession diabolique se fait ainsi plus insidieuse,
plus perverse : le premier désespoir de Donissan était une révolte contre le plaisir charnel,
ressenti comme une tromperie du démon pour détourner l’âme d’un Dieu qui ne se donnerait
que dans l’abnégation totale ; la seconde tentation du désespoir, celle qui poursuit toute sa
vie le saint de Lumbres, met moins en cause la chair elle-même que sa contamination par
le péché. Ce dernier, désordre spirituel avant tout, défigure pourtant aux yeux de Donissan
le corps du pécheur — le sien propre et celui de ses pénitents — jusqu’à en faire le simple
support d’un lassitude désespérée28 . Vice et souffrance physique se révèlent alors comme
une même intrusion diabolique dans la personne tout entière : Vous me portez dans votre
chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence — dans le triple recès de vos tripes — moi,
Lucifer...29
Certes, le saint de Lumbres ne renonce pas pour autant à la mortification corporelle —
et non la moindre — mais celle-ci est évoquée indirectement, avec une sorte de pudeur, de
discrétion qui en font l’une des manifestations de l’intimité du saint avec son Dieu.

25
245.
26
194.
27
209.
28
197.
29
130.

115
Servane Michel

La souffrance, lieu d’intimité avec le divin ?

L’omniprésence de la souffrance dans le roman témoigne des interrogations du romancier


sur le sens spirituel à donner à cette amère compagne de toute vie humaine. Vécue et pensée
sur le modèle de la Passion du Christ, elle échappe à toute explication rationnelle. La réponse
de Dieu au cri de révolte poussé par l’homme souffrant n’est pas une argumentation ni même
une explication, mais un nouveau scandale : la folie de la Croix, le spectacle révoltant de
l’innocence persécutée. Accepter la souffrance ne relève donc pas d’une résignation fataliste,
moins encore d’un calcul des mérites et des peines. Ce n’est plus sur le mode de l’intellection
que le chrétien envisage la souffrance, mais dans une perspective de communion.
« Le sacrifice de la Croix n’est plus seulement un sacrifice compensatoire, car
la justice n’est plus seule intéressée, n’étant pas la seule outragée : au crime
contre l’Amour, l’Amour répond à sa manière et selon son essence, par un don
total, infini. Où se fera donc l’union du créateur et de la créature, de la victime
et du bourreau30 ? Dans la douleur, qui leur est commune à tous les deux. [...]
Douleur incompréhensible tant qu’on ne sait voir en elle que la juste rétribution
de la faute. Elle est cela, sans doute. Elle est autre chose aussi. Elle est le pain
que Dieu partage avec l’homme. Elle est l’image temporelle de la possession
divine à laquelle nous sommes appelés. Pourquoi vous effrayez-vous de paroles
si simples par quoi j’essaye de rendre sensible une vérité élémentaire : à sa-
voir que Dieu demande à ses amis privilégiés ce qu’il a donné lui-même, une
souffrance de surcroît ? »31
C’est dans cette perspective — qui correspond à la position traditionnelle de l’Église —
qu’il faut comprendre la mortification telle qu’elle apparaît à la fin du roman dans la vie du
saint de Lumbres : cachée, discrète, elle fait partie de la vocation propre de Donissan, comme
elle l’était chez le curé d’Ars.
Pourtant Bernanos, si net et tranché dans ses réflexions théoriques, n’esquive pas la po-
lémique dans la représentation romanesque de son « saint ». De fait il s’est toujours défendu
d’avoir voulu écrire une hagiographie. « Mon saint de Lumbres n’est pas un saint : mettons, si
vous voulez, que c’en est le manuscrit encore informe »32 . C’est pourquoi l’interprétation des
mortifications de l’abbé Donissan est loin d’être univoque. Les deux scènes qui l’évoquent
manifestent la finesse du regard porté par le romancier sur lui. Si dans la première la pé-
nitence du jeune prêtre est décrite dans toute sa sanglante violence, la seconde, à la fin du
roman, ne fait que les évoquer indirectement, par les traces qu’en voient dans sa chambre un
trio de visiteurs sceptiques : un prudent chanoine, un jeune médecin forte tête et un écrivain
agnostique. Le contexte est clairement polémique, et Bernanos n’esquive pas la difficulté du
problème. La mise au point par le brave curé semble tout à fait raisonnable : Mon vénérable
ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santé ! Dieu me garde de blâmer
son zèle ! Mais je dois dire que ces violences contre soi-même, non pas prescrites, seulement
tolérées, furent néanmoins regardées par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctifi-
cation, et trop souvent le scandale des faibles ou la risée des impies.33 Cependant le discours
30
Le parallèle entre ces deux expressions pose un problème d’interprétation. Il me semble qu’il faut les relier
à ce qui est dit plus haut du péché comme “déicide” : en renouvelant à chaque péché l’acte de mise à mort du
Christ, l’homme se fait “bourreau” de Dieu, et le Créateur accepte ainsi de devenir la victime de sa créature.
31
Bernanos, Lettre à F. Lefèvre, dans Essais et écrits de combat, t.I, p. 1052-53.
32
Bernanos, Interview de 1926, idem, p. 1043.
33
262.

116
Le corps à l’épreuve Le diable au corps

de ce prêtre médiocre34 est nettement mis à distance par l’ironie permanente dont use le nar-
rateur à son égard. Si Bernanos souligne ailleurs l’ambivalence de la pénitence corporelle,
le danger qu’elle peut représenter pour l’âme éprise d’absolu, il récuse ici l’argumentaire
hygiéniste, les raisons raisonnables de ce bon prêtre, [...] né fonctionnaire et moraliste35 .
L’homme de Dieu doit moins craindre à cet égard la maladie ou l’incompréhension que le
diable, qui utilise tous les moyens pour s’infiltrer dans l’âme ardente : il est dans l’oraison
du Solitaire, dans son jeûne et sa pénitence36 .
Néanmoins la dénonciation la plus forte de l’erreur de Donissan n’est pas dans les com-
mentaires explicites du narrateur ; elle transparaît dans la longue scène de discipline où le
jeune prêtre, à la fois ébloui et effrayé par les exigences de la sainteté, prend la décision
d’éteindre en lui la joie mystérieuse qu’il ressent soudain, cette inexplicable suavité qui
marque la première étape de l’ascension mystique : « [...] Non ! Le mouvement de la grâce
n’a pas cet attrait sensuel... Il lui faut déraciner cette joie ! [...] Son visage, maintenant glacé,
reflète dans le regard sombre la détermination d’une violence calculée. »37 Le froid est, dans
tout le roman, la signature de Satan, sa marque propre : c’est donc déjà le diable qui est à
l’œuvre, en ces débuts du parcours de Donissan, pour lui faire haïr sa propre chair et l’amener
ainsi au refus de l’espérance. Ce plaisir charnel ressenti un instant, signe de l’amour divin
promis à la personne tout entière, corps et âme, est rejeté par Donissan comme diabolique.
Il n’envisage son don à Dieu que sur le mode du renoncement, de la négation de soi. Le
romancier dénonce donc ici le motif qui pousse Donissan à se mortifier : la haine de soi, la
méfiance envers une manifestation physique de la tendresse de Dieu.
La véritable faute de Donissan, celle qui jusqu’au bout fait douter de son salut, est en
effet sa méfiance envers l’amour, envers l’amour incarné de Dieu. Jamais il ne s’adresse au
Christ et, lorsqu’il regarde la croix, ce n’est jamais qu’une croix sans Crucifié — c’est-à-dire
la souffrance sans l’amour38 . Or la seule acceptation possible de la douleur est celle qui garde
les yeux fixés sur la Croix, et c’est pourquoi la tentation la plus dangereuse n’est pas tant la
haine du corps — celle que traduisaient à ses débuts ses effrayantes macérations — que le
désespoir qui l’eût conduit de la haine du péché au mépris et à la haine du pécheur.39
À cet égard le désespoir de Donissan s’oppose radicalement à celui de Mouchette qui,
pour la conduire au suicide, n’en laisse pas moins ouverte la possibilité d’une rédemption.
Ses noces mystiques avec Satan signent l’échec de son expérience de l’amour humain :
blessée dans sa chair d’adolescente, deux fois trahie par la médiocrité pleine de suffisance
des hommes, elle ignore à qui elle fait l’offrande suprême d’elle-même, mais elle la fait par
amour, par besoin de se donner. Mouchette savait aimer40 - à la différence de Donissan,
dont l’amour pour les pécheurs est sans cesse fragilisé par sa haine du péché et son manque
d’espérance. Or c’est dans la souffrance physique que Dieu rejoint Mouchette :

« Parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce ! Mais quand
il se retire tout à coup, le hurlement qui s’élève de la chair déçue doit étonner
l’enfer ! [...] La componction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitée un
34
263.
35
203.
36
108.
37
102.
38
Ph. Le Touzé, Le mystère du réel dans les romans de Bernanos, p. 59.
39
183.
40
20.

117
Servane Michel

moment, n’était plus qu’une souffrance entre ses souffrances41 .


Cependant son ultime souhait exprimé, celui d’être transportée à l’église pour y mourir,
laisse supposer que cet appel de Dieu a finalement été plus fort que la paix muette, solitaire,
glacée, comparable à la délectation du néant42 que lui avait apportée son union avec Satan.
L’ambiguïté de la sainteté de Donissan — « le saint de Lumbres » aux yeux de tous,
pauvre prêtre à ses propres yeux, ayant renoncé à son salut même — invite à réfléchir au
mystère de la souffrance : elle demeure envers et contre tout le témoignage muet et presque
inconscient de la chair du misérable — chair sanctifiée par l’identification au corps suppli-
cié du Rédempteur — quand tout le reste n’est que révolte sous l’emprise du Prince de ce
monde : « Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole im-
pie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre
élection, héritée de nos pères, plus active que le feu chaste, incorruptible... »43 Ici Bernanos
retrouve Baudelaire :

« Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés. »44

S. M.

41
167-168.
42
168.
43
283.
44
Baudelaire, Les Fleurs du Mal, « Bénédiction » (section « Spleen et Idéal », I).

118
Le corps à l’épreuve du numérique

Antoine Cavalié
Nous nous proposons quelques brèves réflexions sur le rapport au corps induit par le
numérique, réflexions tirées de la revue Esprit de mars/avril 2009, « Homo numericus ». Nous
tenons à préciser qu’il s’agit d’un état des lieux et non d’une réflexion critique sur les données
rassemblées. Nous échapperons ainsi à la fausse nécessité de choisir entre optimisme et
pessimisme sur l’évolution de la technique à l’heure du numérique.

L’évolution de la technique et l’imaginaire du corps

Dans un entretien sur l’histoire du corps dans la culture technologique, Georges Viga-
rello, historien1 , note l’influence décisive que les modèles technologiques ont pu exercer sur
la représentation du corps. Il marque plusieurs étapes dans l’information de l’imaginaire du
corps par la technologie. Ainsi, l’alambic et son modèle de la distillation et de l’épurement
à la Renaissance donne à penser l’affinement des humeurs censées devenir plus aériennes,
plus subtiles au niveau du cerveau. Plus tard, le corps-machine cartésien triomphe dans les
images de la mécanique développée au XVIIe (automates, horloges, systèmes de pompes...).
Par la suite, la machine à vapeur au XIXe siècle enracinera le thème de « l’entraînement »
dans le rapport au corps : l’athlète sera alors un modèle, lui qui par l’exercice de son corps
parvient à la parfaite maîtrise de ses mouvements. Mais avec la découverte de l’équivalent
mécanique de la chaleur dans les années 1820, mouvements et fonctions deviennent des ef-
fets. Le monde des machines à feu est alors un monde suppléant, dans une certaine mesure,
le corps de l’ouvrier : le corps lui-même se trouve décentré par la technique, et bientôt on ne
peut plus penser les capacités du corps sans leur supplément d’âme technologique. Tous ces
apports techniques modifient effectivement le rapport au corps.

Leonard de Vinci, L’homme de Vitruve

Avec l’apparition de l’électricité, un nouveau modèle se met en place : « les qualités


de coordination, d’ajustement, de dépense nerveuse vont s’imposer par exemple dans le
monde du travail, comme dans d’autres milieux : l’obsession portera sur la synchronisa-
tion des gestes, leur équilibre, leur ajustement, leur mise en harmonie. L’arrière plan devient
1
Il a codirigé récemment Histoire du corps aux éditions du Seuil avec Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine

119
Antoine Cavalié

ici l’image de la machine nerveuse. » Georges Friedmann, dans son livre de 1956, Le Tra-
vail en miettes, montre bien que la coordination des gestes est au cœur de l’ergonomie. « Le
dispositif demeure ici dominé par la commande : celle censée coordonner les gestes, les im-
pulser, les diriger. Cette machine ne fait que rendre circulables les instructions d’un système
nerveux central : elle privilégie la dynamique allant du centre à la périphérie » (p.156)2 .

Tout change avec les micro-ordinateurs ; ceux-ci « font remonter l’information, centra-
lisent ce qui vient de la périphérie pour mieux le faire remonter vers le centre. » Cette dyna-
mique n’apparaît que dans les années 80-90. Un nouveau rapport au corps se dessine alors,
centré sur la notion de flux : flux de la commande et de l’information. « Des flux d’infor-
mation innombrables viennent vers nous et il faut les gérer. [...] Si dans le système de la
coordination nerveuse, nous devions parvenir à adapter une gestualité pour répondre à une
stimulation, dans le système informationnel nous devons « prendre conscience » des mes-
sages avant de réagir pour mieux s’adapter. » Voilà ce que devient l’ergonomie : il s’agit
d’apprendre à interpréter un écran.
Dans cette situation, le rapport du sujet à son corps propre se trouve modifié, au-delà
même de ses activités. L’auteur suggère que notre corps est essentiellement en « situation
d’écoute ». L’exemple de l’évolution du rapport à la fatigue le montre bien : « dans un
contexte hautement informatisé, la fatigue devient insaisissable, tout en se déplaçant. L’in-
dividu ne la cerne plus, alors qu’elle est présente pourtant. La charge de travail devient une
charge mentale et la fatigue devient une sorte de No man’s land, fait d’épuisement men-
tal et de questions sur soi. Interminables questions sur « ce que j’ai », sur des symptômes
impalpables et « menaçants ». Un malaise peut émerger, aussi pesant que flou. » (p.157)
Un triple changement induit par le numérique retient l’auteur. D’abord le numérique est
aujourd’hui ce qui nous situe. C’est là que nous trouvons où nous sommes, ce qui s’est passé,
et dans une certaine mesure, ce que nous devons faire. Ensuite, il faut voir que le numérique
ne va pas sans un « culte du corps » qui pourrait lui paraître opposé. Le numérique rend
anonyme la personne et dissout ce qui auparavant caractérisait la personne (l’appartenance
à un groupe, à de grands collectifs, à de grandes références généralisées). Nous sommes
« de plus en plus déterminés par la limite de notre corps. C’est bien la formule d’un indivi-
dualisme défini par l’incarnation éminemment concrète et charnelle de chacun. Ces limites
représentent de plus en plus ce que l’individu est : d’où un travail, bien évidemment plus
important qu’auparavant, sur l’entretien de soi et la définition physique de soi. » Troisième
changement majeur : « la révision du travail sur soi. » « L’enjeu n’est plus forcement de faire
des efforts importants en dépensant de l’énergie. L’enjeu est plutôt le fait de soigner l’uni-
vers des sensations et de l’intime [...] Le but est toujours de « trouver » ou de « retrouver » les
bonnes sensations. L’univers corporel est devenu massivement celui de l’écoute. » (p.159)

Plus loin, l’auteur récuse l’idée que la machine prenne la place du corps. Contrairement à
ce qu’annonçait toute une littérature, le numérique n’est pas « l’adieu au corps » redouté ; le
numérique porte avec lui « la tentative de percevoir les messages du « dedans », les percevoir
de mieux en mieux, les percevoir jusqu’à l’extrême, jusqu’à l’illusion sans doute même. »
De même, le phénomène récent des « avatars » (c’est-à-dire un personnage représentant l’uti-
lisateur : l’avatar peut se réduire à un portrait, comme sur un forum ou dans une messagerie
instantanée, ou encore être un véritable acteur interactif, contrôlé par l’utilisateur dans des
2
Toutes les paginations de l’article font référence à la revue Esprit de mars-avril 2009

120
Le corps à l’épreuve Le corps à l’épreuve du numérique

jeux vidéos) marque bien que les personnages numériques, tout idéalisés qu’ils sont, restent
incarnés. On pourrait même dire que c’est le « corps propre » (l’expression est de Merleau-
Ponty) qui est recherché à travers ces technologies. (p.161)

Vivre dans son corps à l’âge du virtuel : du hacker à l’avatar

Dans un autre article, Patrice Flichy, sociologue, poursuit cette réflexion. Il examine la
question du corps dans le numérique à travers trois usages de l’informatique.
Les hackers tout d’abord : chez ces jeunes capables de passer des jours et des nuits
sur leurs machines, on assiste à un désir de transfigurer le corps dans la machine. Ainsi,
dans un roman cyberpunk, les Synthérétiques, Pat Cadigan montre comment Mark, un jeune
constamment branché sur le réseau, malgré les faibles signaux que lui envoie son corps qui
lui demande de revenir, a toujours plus de mal à rejoindre la réalité. Un jour, à la suite
d’une « surchauffe intercrânienne », sa conscience est transférée sur le réseau. Il peut ainsi
quitter définitivement son corps qu’il exècre. « Mais derrière cet abandon du corps de chair,
commente P. Flichy, se cache en fait une volonté de faire corps avec la machine, de fusionner
avec elle. [...] En substituant une machine à son corps, le hacker se débarrasse des limites
imposées par la chair, il démultiplie ses possibilités d’action, amplifie ses sensations. En
prenant la place de la machine, il peut même espérer devenir immortel » (p. 165). Mais cette
espace de possibles infinis est le lieu d’une expérience toujours passive : pour reprendre
l’expression du grand auteur cyberpunk W. Gibson dans sono- roman Neuromancien, il n’est
plus que « le passager derrière ses yeux. »
Mais on peut encore imaginer un rapport à l’informatique qui prenne en compte la totalité
de la personne. C’est notamment le travail informatique sur le graphisme qui permet cette
prise en compte. Ainsi, il faut savoir que les interfaces graphiques dites conviviales, celles
que nous utilisons sous Apple ou Windows notamment, nos pointeurs manipulés directement
par notre main grâce à l’indispensable souris marquent un tournant dans le numérique. Ces
manipulations font que « l’engagement du corps de l’utilisateur est aujourd’hui réel, ce qui
n’était pas le cas autrefois. C’est le résultat de toute une tradition de recherche venant no-
tamment de Donald Norman qui a souhaité « défendre les attributs humains à l’époque de la
machine. » » (p.167)

Couverture de la revue Esprit de mars-avril 2009

Dans un troisième temps, l’auteur examine comment l’informatique engage le corps dans
un nouveau type de communication. Il s’appuie notamment sur Second life, ce monde virtuel

121
Antoine Cavalié

dans lequel chacun peut circuler avec ses avatars. Se dégagent ici deux grandes oppositions
entre l’identité et l’altérité d’une part, et entre l’anonymat et la vie sociale de l’autre. D’un
côté, on voit que l’expérience du numérique est très paradoxale et oscille entre les deux ex-
trêmes que sont l’invention d’un corps d’avatar complètement déconnecté de la réalité du
joueur d’une part et l’identité radicale de l’avatar et du joueur d’autre part. On voit davan-
tage d’expériences mixtes. Les un(e)s n’hésitant pas à se rajeunir, où à changer de couleur
de cheveux, quand les autres utilisant les codes vestimentaires en vigueur dans leur travail
pour recréer dans le virtuel un milieu où pourront aussi s’échanger des informations profes-
sionnelles. D’un autre côté, on voit un large éventail s’ouvrir entre d’une part le choix de
l’anonymat complet qui permet de développer des interactions sans aucun contrôle social,
en fonction des désirs seuls et d’autre part les occasions de sociabilité qu’offre le monde
virtuel. Mais là encore, pas d’opposition frontale. On pourrait dire, en combinant les deux
couples d’oppositions que le virtuel nous transfère dans le monde de la fiction, qu’il est le
roman de gare et le cinéma hollywoodien du XXIe siècle. La différence majeure restant que
la littérature mobilise l’imagination quand le virtuel numérique demande une pure passi-
vité ; le cinéma reste aussi éloigné de ces expériences dans la mesure où, tout en permettant
l’identification des jeunes hommes avec Cary Grant ou des jeunes femmes avec Bette Davis,
il restait une structure d’intrigue contraignante face à laquelle le spectateur devait se situer ;
dans le numérique, tous les paramètres tendent à être réversibles. Il n’y a plus de règle du
jeu, le jeu est précisément d’inventer toujours de nouvelles règles.
L’auteur peut alors conclure : « Sur l’internet, le corps est l’instrument d’une hybridation
entre le réel et le virtuel. » (p.174)

« Le manifeste Cyborg », quel humanisme ?

Un troisième article a retenu notre attention : l’étude de Delphine Gardey, historienne


et sociologue, sur le Manifeste Cyborg de Donna Haraway (publié en 1985 dans Socialist
Review). Le concept de cyborg (« cybernetic organism ») est né dans les années 60, pour
désigner le possible (et aujourd’hui réel) mélange d’organisme et de technique que consti-
tuera l’homme de demain. Dans son Manifeste, D. Haraway prend acte de l’advenue d’une
monstruosité dont elle voudrait faire le lieu d’un nouvel humanisme. Le texte a eu un vif
succès aux Etats-Unis et dans le monde entier : la France seule est restée à l’écart de ce
mouvement. Par sa vive remise en question des valeurs universelles et des notions de sujet,
de nature, de science et de culture, l’auteur de l’article parle d’un « trouble » suscité par ce
type de littérature dans la République des sciences.

Donna Haraway

122
Le corps à l’épreuve Le corps à l’épreuve du numérique

En choisissant la forme du manifeste, D. Haraway « prend le féminisme, le marxisme et


l’humanisme à bras le corps et tente, avec le cyborg, de figurer la postérité de ces utopies
et, ainsi, de l’utopie elle- même. » (p. 208) Et l’auteur de citer le Manifeste : « La fin du
XXe siècle, notre époque, ce temps mythique est arrivé et nous ne sommes que chimères,
hybrides de machines et d’organismes théorisés puis fabriqués ; en bref, des cyborgs. Le cy-
borg est notre ontologie : il définit notre politique. Le cyborg est une image condensée de
l’imagination et de la réalité matérielle réunies, et cette union structure toute possibilité de
transformation historique. Dans la tradition de la domination masculine, raciste et capita-
liste, tradition du progrès, tradition de l’appropriation de la nature comme ressource pour les
productions de la culture, tradition de la reproduction de soi par le regard des autres — la
relation entre organisme et machine fut une guerre de frontières. »
En situant sa réflexion dans l’imaginaire collectif qu’est la science-fiction d’un « « ailleurs »
défini comme « spéculativement factuel », un « présent absent mais (peut-être) possible » »
(p. 217), D. Haraway tente de déplacer la frontière entre « soi » et les « autres ». Il s’agit pour
elle, comme l’explique l’auteur de l’article, de « travailler la figure des autres inapproprié(e)s,
une façon d’apprendre à réaliser une unité « poético-politique sans s’appuyer sur une logique
d’appropriation » et d’aller vers « l’inappropriable » » (p.217). Le rapport au corps est donc
considérablement transformé. « La figure du cyborg se situe dans un au-delà des corps, et de
leurs ancrages naturels, un au-delà du sexe mais aussi de la régulation hétérosexuelle de la
reproduction [...]. D. Haraway voit dans ce déplacement des limites et capacités dites « natu-
relles » de l’encorporation — en dépit de la mort du sujet ou grâce à lui — une issue nouvelle
pour la capacité d’agir et de transformer le monde. »
La réflexion d’Haraway se veut aussi socialiste (voire postsocialiste), en livrant un diag-
nostic sur le capitalisme fin de siècle. Elle parle d’un nouveau stade du capitalisme « marqué
par la place de l’économie du travail à domicile et l’apparition d’un nouveau prolétariat.
Mutation des corps, essor des technologies, déplacement des frontières, vont de pair avec de
nouvelles formes d’exploitation. Mais la spécificité de l’apport de D. Haraway est de pointer
la dimension quasi organique de cette métamorphose. » (p. 214)

Haraway, dans des publications ultérieures, sera sensible aux dimensions négatives de
l’évolution, qui voit la célébration masculine de l’invulnérabilité à travers « un système de
communication militarisé, basé sur les technosciences dans sa conception capitaliste et im-
périaliste » ainsi que la commercialisation du vivant. Elle s’opposera à ces tendances et dé-
fendra les nombreux mouvements militants dans le domaine de l’informatique et du logiciel
libre, de la santé ou de l’écologie au nom d’un « cyborg féministe, fluide, perméable et
hybride » (p.213). « D. Haraway voit finalement dans ces années une sorte d’apothéose de
l’humanisme technologique qui pose la question de la place anthropologique de l’humain
dans ce New order Inc. où la nature devient une marque déposée et où l’homme prétend
s’autogérer. » (p. 215)
Pour appuyer cette lutte qui se veut humaniste, Haraway, héritant des thèses des so-
cial studies of science, vient contester les dichotomies science/culture et nature/culture. « La
nature n’est pas « l’autre » qui offrirait l’origine, le réapprovisionnement et le service. Ni
mère, ni nourrice, ni esclave, la nature n’est pas matrice, ressource ou encore outil pour la
reproduction de l’homme. » (in The Promises of Monsters : A regenerative Politics for In-
appropriated Others) Cette affirmation iconoclaste est pourtant à la source d’un humanisme
qui manifesterait

123
Antoine Cavalié

« la multiplicité et la prolifération de ces entités incertaines, ces êtres hybrides,


tels que oncomouse — la souris de laboratoire — souris génétique dont la modi-
fication est une marque déposée en même temps qu’un standard de production.
Explorant les formes de vie, le vivant et ses extensions et refigurations multiples,
D. Haraway propose un bestiaire du monde contemporain, une ménagerie mons-
trueuse où la seule certitude est le caractère incertain de l’ontologie des êtres et
des choses. » (p. 215)
Il s’agit bien de promouvoir un humanisme qui n’aurait plus son vis-à-vis dans la figure
matricielle de la nature généreuse, mais dans l’altérité radicale du monstre produit par la
technologie, monstre dont la vie étrange doit nous conduire à un renouveau de notre rapport
à l’altérité, constitutif de toute éthique. Delphine Gardey commente : « « L’extension du
domaine de la lutte » doit donc faire avec cette humanité ouverte, humanité « au sens large ».
Prendre la mesure de cette « étendue du vivant », c’est aussi rompre avec l’anthropocentrisme
et envisager des modes d’existence qui posent d’emblée la question de la relation. » Et de citer
Judith Butler dans Défaire le genre : « Pour que l’humain soit humain, il doit être en relation
avec ce qui est non-humain, avec ce qui certes est hors de lui, mais dans son prolongement,
en vertu de son implication dans la vie. Cette relation avec ce qu’il n’est pas constitue l’être
humain en tant qu’être vivant, de sorte que l’humain excède sa frontière dans l’effort même
qui vise à l’établir. »
Dès lors ce nouvel humanisme va se fonder sur la notion de connexion pensée comme
« parenté » (kinship) : il s’agira d’être responsables de nos machines, du vivant, de nos « com-
pagnons d’espèces ». D. Haraway veut « provoquer des effets « de connexion d’incarnation,
de matérialisation et de responsabilité » (in The Promises...). Et l’auteur de l’article de com-
menter : « Loin des obligations du sang (famille, race) ou du gène, il s’agit d’inventer la pos-
sibilité d’un monde partagé qui repose sur le fait d’être « responsables les uns des autres »
— dans une acception de ce qui compte comme les « uns et les autres » élargie. » Elle ajoute
plus loin : « La revendication d’un artifactualisme — les organismes ne sont pas nés, ils
sont fabriqués dans les pratiques technoscientifiques ; il n’y a pas de dénaturation mais des
formes de productions historiques et particulières de la nature — permet de considérer la
nature comme le lieu où reconstruire une « culture publique » ou un « espace commun ». (p.
217) La nature n’est plus alors autre chose que la culture même, et l’absolue contingence de
ses modèles conduit à une éthique des limites de la relation de l’homme à l’altérité.
Au moment de conclure, Delphine Gardey pose la question : n’est ce pas là « une tentative
ultime pour une ultime mise en connexion ? Une tentative ultime pour une ultime lecture
humaniste de la société technoscientifique et la définition des mondes possibles et communs
pour ceux qui y coexistent ? » (p.217) Il s’agit de savoir si le Manifeste, de par sa forme
littéraire hautement périssable, sa provocation et son ton prophétique, peut être autre chose
qu’une tentative d’une « utopie monstrueuse » risquant à tout moment de sombrer dans la
plus sombre dystopie.

En guise de conclusion

Telles sont les évolutions décisives qui se jouent dans le numérique aujourd’hui. Cer-
taines peuvent nous effrayer, susciter notre incompréhension. Nous voudrions poser quatre
questions. Qu’est ce qui relève déjà dans notre quotidien d’une marque numérique sur notre
rapport au corps (et à travers lui, au monde qui se voit, qui se touche, qui se parcourt, qui

124
Le corps à l’épreuve Le corps à l’épreuve du numérique

s’éprouve dans l’espace-temps) ? Qu’est ce qui est de l’ordre de la fuite du réel de l’illusion
dans ces évolutions, et quel moyen le chrétien a-t-il de s’en préserver et de lutter contre un
envahissement probable de l’humain par la machine ? Enfin, qu’est ce qui dans ces nouveau-
tés peut être mis au service de l’homme, dans sa chair qui est chair de relations promise à
l’éternité ?

A. C.

125
Prochain Sénevé :

Le Royaume

À vos plumes !

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