Vous êtes sur la page 1sur 17

Nobles Blessures

_______________________________

Un homme est grand dans la mesure


où placé entre l’illusion et la douleur
il choisit la douleur.

(Gustave Thibon)

anne.kerjean@club-inte rnet.fr
Nobles Blessures 1

SOMMAIRE

Le Divin Sculpteur Page 2


A ma sœur âme,
des profondeurs, au ciel… Page 5
Ma Coupe de Lait Pur Page 10
Je suis aveugle Page 13

S om m a ir e
Nobles Blessures 2

On ne va pas à Dieu par dépassement


mais par arrachement

(Gustave Thibon)

Le Divin Sculpteur

Un beau jour, où l’inspiration fit une alliance artistique et


spirituelle dans mon jeune esprit, j’entrepris de réaliser une
sculpture du Christ en Croix, sur le modèle du crucifix de mes
parents.

L’habileté manuelle de mon père, qui faisait mon admiration,


développa en moi un goût prononcé pour la création artistique.

Ainsi, dans une joie de communion, le maître en la matière


plaça quelques morceaux de bois, différents outils, et une boîte
de petits clous sur l’établi de son élève, âgée de 9 ans à peine.

La réserve paternelle m’enseigna très tôt le langage mystérieux


du silence. En me quittant, son regard furtivement lancé sur
moi laissa échapper une émotion, comme une cape, elle
m’enveloppa d’amour.

Le Divin Sculpteur
Nobles Blessures 3

Je me souviens des états émotionnels contradictoires s’engendrer le poignet gauche du supplicié, un sentiment fort et contraire à
successivement en moi à chacune des étapes de la réalisation de mon cœur, rendit hésitante la main, transformée, du bourreau.
mon ouvrage : Comme ivre de confusion, je clouais, inconsciente, un dernier clou
dans ses pieds. Un Kyrie s’échappa de mes lèvres… le martyr du
Au commencement, je travaillais le bois pour en dégager la Crucifié s’acheva par une entaille dans son cœur silencieux.
croix de sa matière brute, avec des coups de marteau répétitifs
sur un burin incisif. Sur le sommet du front du Christ, je couronnais son calvaire en
déposant la tige encore verte d’un petit rosier rouge, graduée
Durant la deuxième étape, mon imagination se troubla en de fines aiguilles. Les épines s’engouffrèrent dans ses délicates
considérant la fragilité de la chair, et la dureté du bois. Se rides de bois.
faisant, j’abordais le corps du Christ avec moins d’assurance, Une pique me saisie au doigt, une minuscule boule écarlate
comme travaillant une essence plus précieuse. apparue, un soupir m’échappa, tout est terminé…

Petit à petit, la forme du crucifié apparaissait plus nette et ses


contours détachés de la croix. Le rythme des coups sur son Dans le travail de la matière, dans la pulsion créatrice et
corps et les incisions dans sa chair, firent jaillir de mon cœur spirituelle, une chose inattendue se produisit. Je n’avais pas
écartelé, des sentiments doubles de douleur/création et de anticipé les impressions de cette expérience à la fois concrète,
mort/amour. symbolique et initiatique, mais aussi, sa portée sur ma vie
spirituelle naissante.

Le supplice commença avec l’étape des clous à enfoncer dans la Mon désir de prier devint concret par un lien invisible attaché
chair du Christ. à cet objet, qui renfermait mes sentiments profonds et ouvrait
mon cœur aux prémisses d’une prière éternelle …
La pointe de mes clous étant trop épaisse, j’entrepris, une
fouille inquiète, et fébrile, dans la caisse à outils paternelle pour Face à la Croix du Christ sortie de mes mains, mais aussi de
en trouver de plus fins. Cette recherche engendra un malaise en mon cœur et de mes émotions, je me confrontais à mon propre
moi, d’autant qu’un sentiment de joie jaillit de mon cœur, à la étonnement… Quelque chose m’échappait… Cette sculpture
vue d’une boîte entière de petits clous. n’était pas de moi, pourtant, si intime à moi.

J’enfonçais un premier clou dans le poignet droit du Christ. Ce détachement me permis d’accéder au sentiment d’un
Une onde traversa ma chair. En pointant un deuxième clou sur accomplissement mystérieux.

Le Divin Sculpteur
Nobles Blessures 4

Ma sculpture achevée, je décidais de la présenter à mon père. Ce souvenir d’enfance revint à ma mémoire, le jour, où dans mon
Dans sa grande fierté, il m’enjoignit de la montrer à Sœur corps, la présence du Christ se révéla au travers de ses blessures.
Odile, directrice de l’école du Sacré-Cœur dans laquelle je
suivais ma scolarité. Sa demande me déplaisait, mais l’orgueil Il me fallait perdre mon Christ en bois, désespérer de le retrouver, le
paternel était tel, que je n’émis aucune contestation. désirer ardemment pour le gagner Vivant en moi.

Intimidée par l’exposition de mes sentiments révélés par mon Depuis, chaque jour, par touches délicates, Dieu le Père sculpte le
ouvrage, déstabilisée par cette démarche, prolongement de Christ dans mon âme, œuvre secrète de l’intime Amour du Divin
l’orgueil paternel, je franchis à pas hésitants la porte du bureau sculpteur.
de Sœur Odile.

Je me revois tendre mon Christ vers elle.


N’ayant pas le temps d’ouvrir la bouche, j’entendis… :
« Oh ! Merci pour ce joli présent !».

Témoin d’une scène tragique, sous mes yeux incrédules, elle


accrocha Ma Croix sur un mur d’objets hétéroclites, petits
cadeaux de fiers bambins, puis m’abandonna, rougissante et
sans voix…

En relatant partiellement cet évènement à mon Père, (je ne


saurais pas décrire son embarras), je minimisais ma confusion
et cachais la triste destinée de mon Christ exhibé aux regards
spectateurs, exposé comme un trophée de pacotille, perdu sur
un mur d’objets indescriptibles.

Sur le mur désolé de ma chambre je parcourais des yeux la


tapisserie de fleurs laissée vide, de la présence de mon Christ.
Ce vide creusa mon cœur qui recherchera longtemps Sa
Présence. Sa perte transformait mon âme en une œuvre
inachevée...

Le Divin Sculpteur
Nobles Blessures 5

Dans ce monde impur…


il faut se salir les mains ou il faut se les couper,
il est nécessaire que cela ne dure qu’un temps
et que la mort vienne pour délivrer l’ange.

(Gustave Thibon)

A ma sœur âme,
des profondeurs au ciel…

Ma meilleure amie m’invitait régulièrement dans sa famille,


depuis l’âge de nos 10 ans. Ma visite était pour elle l’occasion
de me montrer un objet ayant appartenu à un personnage
illustre d’une ancienne branche de sa Noble lignée. S’en suivait
une présentation détaillée sur l’origine de ce précieux héritage,
de ses caractères, authentique et unique …

A la fin de ce traditionnel historique, je gardais toujours le


sentiment que l’objet conservait une part de mystère auquel je
n’avais pas accès.

Respectueuse, avouant mon ignorance sur la valeur de toutes


ces richesses, je lui exprimais ma reconnaissante pour mon
initiation, témoignage de sa confiance en moi.

Ma noble amie m’introduisait ainsi dans le château de ses


secrets.

A ma sœ ur âm e,
des pr ofondeurs, au ciel…
Nobles Blessures 6

A demi-mot, je comprenais qu’elle cachait un trésor plus grand Le décor, les personnages, la morale de l’histoire sont mis en scène
encore. Me le dévoiler était pour elle comme une tentation. dans l’art subtile des apparences… la tragédie peut commencer.
L’expression grave de ses phrases inachevées entretenait mon
imagination.
Ma chère sœur, aînée d’un an de plus que moi, sombra dans la
Ce terrible secret, un jour me fut révélé : maladie mentale à l’âge de 15 ans. Elle m’abandonna dans un
Son appartenance à la communauté catholique traditionaliste, deuil impossible.
plaçait sa famille en marge de l’Eglise du Concile Vatican II.
Pour ne pas être l’objet de haine, elle vivait dans ce secret qui Le puits intérieur de son être aspirait mon esprit et me donnait
apportait cette touche de mystère à la vie de mon amie. le vertige. Dans le miroir de son âme, mon visage se déformait
Son trésor découvert m’apparaissait sous la forme de sa piété peu-à-peu, à devenir méconnaissable. Sur l’onde, l’angoisse
radicale : réfléchissait son image mouvante et effrayante de douleur, ses
- elle jeûnait, priait sans cesse, allait à la Messe multiples reflets ondulaient et se brisaient sur les parois de
Tridentine ; pierre. Le reflux de l’onde de choc rejoignait le centre des
- un bout de tissu étrange, qui parfois dépassait de son col profondeurs du puits perdu de sa souffrance.
de chemisier trahissait sa dévotion ;
Comme autant de repères intangibles garants de mon frêle
- sa richesse, s’exprimait dans sa pauvreté même : son lit équilibre, les commandements de Dieu guidaient mes pas dans
n’avait pas de draps, mais de grossières couvertures, ses la marche obscure de ma vie, dans laquelle ma sœur fuyait
jupes bleues plissées étaient éternellement reprisées ; comme une ombre. Pour sortir du labyrinthe de ses pensées,
- les repas de famille se composaient de plats exempts de j’aspirais à la foi de mon enfance, trace d’éternité laissée dans
sophistication ; mon âme cendrée.
- la maison familiale retenait le souffle du temps, tandis
que son jardin libérait l’espace n’étant pas entretenu par En quête de sens, j’empruntais la voie lumineuse de ma noble
manque d’argent. amie, et abandonnais ma sœur à ses ténèbres insondables.
Mon amie serait une autre sœur en esprit ce qui pour moi allait
Elle savait user de finesse, afin de rester dans l’humilité, tout en être salutaire, pensais-je aveuglément.
me montrant la voie royale que je devais prendre pour
atteindre ses nobles vertus ainsi dévoilées. Plus tard, à l’âge de nos 20 ans, elle m’invita un soir, pour
Initiée aux nobles choses, je succombais au charme de son m’annoncer une nouvelle importante : ses fiançailles avec un
esthétique pauvreté. jeune homme d’une noble lignée.
A ma sœ ur âm e,
des pr ofondeurs, au ciel…
Nobles Blessures 7

J’eus le sentiment que je ne la reverrai jamais. A nouveau une Quelques minutes plus tard, je disparaissais à jamais de ce
sœur me quittait. Mais cette noble soeur, allait m’entraîner théâtre d’ombres où ma noble amie jouait le rôle d’un phare
dans un chaos d’une toute autre nature que celui de la folie. sans lumière, où pour ma part, je n’apparaissais qu’à titre de
décor. Je quittais cette scène comme ont atteint un mirage où
Nous parlions donc de fiançailles, de mariage etc. …, quand tout disparait...
dans une gène incompréhensible pour moi, elle articula des
mots qui furent formulés avec un soin particulier et Au long du chemin qui me ramenait chez moi, dans une colère
certainement depuis longtemps préparés : « Tu sais, il aurait éternelle, j’ânonnais lentement dans mes pas incertains, des
fallu, que tu restas vierge ». mots accrochés les uns aux autres comme une chaîne
La confusion me perdit dans l’espace temps du futur antérieur. d’aveugles sur une voie perdue :
Avec les yeux exorbités de l’outragée, reprenant ma respiration, « elle-croyait-que-je-n’étais-pas-vierge ! ».
je lui dis… : « Mais, je SUIS vierge ».
Ses pupilles d’un noir profond s’ouvraient sur un abîme. Sa Arrivée dans ma chambre, je tombais sur mon lit. La solitude
conscience jugeait de l’irréparable regard impur commit sur m’enveloppa d’une chemise de nuit de glace.
une âme irrémédiablement souillée. Sur son masque, je lisais Désemparée, j’ouvris au hasard un passage de la Bible. Mon
mon futur proche. regard soudain captivé, caressa doucement les mots amoureux
Subitement, elle s’agenouilla. et poétiques d’un bien aimé à sa bien-aimée…
Je la regardais glisser sur ses quatre membres jusqu’aux pieds « Tu es toute belle ma bien-aimée, et sans tâche aucune ! Pose-moi
de son lit. Etrangère à la scène qui se déroulait sous mes yeux, comme un sceau sur ton cœur, comme un sceau sur ton bras »…
le temps m’échappait et ma présence aussi. Une sensation me quelqu’un me murmurait ces mots, mon cœur se troubla un
traversa. Le futur antérieur s’arrêta… instant, puis aussitôt… un sentiment violent m’assaillit … :
« Cet amour n’est pas pour moi, je ne suis pas noble ! ».
Dieu est là…
Je claquai la Bible et la jetais au-delà de moi. Le pavé chuta
Dans un langage inaudible, elle entra dans un dialogue avec lourdement avec fracas.
une créature de l’au-delà.
Comme ayant reçu un ordre du Très-haut, le messager « Le premier qui se présente à moi, je me donne à lui. » ai-je explosé
murmurait et s’accordait avec elle sur la marche à suivre pour dans une colère infernale. Je voulais me venger d’elle en me
racheter sa faute. Déliée des chaînes du péché, après sa prière, détruisant, pour qu’un jour, lors du jugement dernier, elle
elle me plaça un lourd pavé gris dans les mains. Cet objet était réalise la portée de son regard sur moi.
une Bible.
A ma sœ ur âm e,
des pr ofondeurs, au ciel…
Nobles Blessures 8

Le démon m’a entendu. Cette proposition vint très vite (d’un Emu, il m’annonça sa conversion au Christ et son mariage avec
communiste l’ami du diable), j’en fus naïvement étonnée. une jeune catholique.

La destruction de mes valeurs passerait par mon corps. Mon Un jour solitaire, il passa la porte d’une église.
mépris était total. Le contexte sordide. J’étais un ange en enfer.
Le démon cherchait à poser son sceau sur mon coeur. Une Avec beaucoup de difficulté, il m’exprima son expérience
blessure narcissique perçait et ouvrait à vif mon orgueil. Le bouleversante, ressentie en ce lieu, de la Présence d’Amour de
sang a coulé et mon ange gardien, seul, a pleuré. Dieu. Je comprenais l’importance pour lui que je l’eusse appris.
Cette rencontre providentielle, dans une foi toute neuve, il
A la pensée de ma noble amie, je plongeais dans une amertume l’espérait. Mais, ma blessure narcissique toujours à vif, brulait
profonde qui me serra la gorge à m’étrangler. Mon humiliation sous des cendres encore incandescentes. Je ne voulais pas
et le sentiment d’avoir été trahie dans la sincérité de mes éprouver sa reconnaissance et, croire que mon autodestruction
sentiments, l’emportaient sur un lucide regard sur moi-même pouvait être pour lui, le prix de sa résurrection. Je buvais
et l’ultime but que je poursuivais : l’Amour de Dieu et de ses encore à la coupe de l’amertume.
Lois. La pureté, était une valeur forte pour moi. Je croyais la
partager avec elle. Jamais, je n’aurai osé aborder ce sujet intime L’ami du diable, dans l’incompréhension de mon âme et de la
sans rougir. violence de mes émotions, éprouvera en esprit la valeur de
l’Alliance Divine, et de sa perte au travers de mes propres
sentiments, mais plus tard, dans la solitude et le désespoir qui
Mon amie épousa son noble officier de Marine. Après son le conduiront à la Source Salvatrice de l’Eglise.
mariage, quelques semaines plus tard, je recevais un courrier de
Brest. A la suite des pleins et des déliés d’une écriture
solennelle, ma lecture se terminait sur la déception de mots Dans ma nuit, je ne voyais plus la lumière aveuglante du Père
dessinés sous une plume océane, allusions (déplacées) de jeune Eternel, et étouffais en moi la plainte déchirante de ma sœur,
mariée suivies de points de suspensions… qui dans le noir d’une nuit cruelle, usant du pouvoir du
désespoir ne finissait pas.

Des années après, lors de retrouvailles improbables, il me En oraison au pied de la Sainte Croix, sous l’humble éclat d’une
sembla reconnaître l’ami du diable au milieu de nul part, sur bougie chaleureuse, mon regard cherchait dans le contraste des
une île verte entourée d’un torrent de véhicules tourbillonnants ombres animées, la blessure saillante du Cœur du Christ.
et vrombissants.
A ma sœ ur âm e,
des pr ofondeurs, au ciel…
Nobles Blessures 9

Jaillit de la bouche du crucifié une plainte déchirante perça le A trop élever son âme vers la Perfection Divine du Père, l’âme
silence de la nuit, écho éternel de la souffrance de ma sœur. s’éblouie en elle-même et s’aveugle. Elle revêt la perfection de Dieu
Sous l’éclaire d’une émotion, ma blessure encore incandescente pour la confondre avec sa nature imparfaite. Mélange que seul le
subitement prit feu, qui consuma le bois de la Croix dans mon sacrifice permet.
cœur enflammé. Une fontaine d’eau vive purifia les sommets de
mon âme abaissée. Le Fils de Dieu, qui est ce « mélange » d’Humanité et de Divinité a
cette Vocation Véritable de la sauver de cette imposture, dans la
révélation de son Divin Cœur brûlant et blessé d’Amour qui se donne
Une onde de choc vint ranimer mon cœur endeuillé. humblement en s’abaissant jusqu’à son néant.

A la fin de notre heureuse enfance, ma sœur, bien avant que je La communion des pécheurs devient communion des Saints, par
l’eusse compris, avait immolé sa vie de souffrances en Dieu, l’Esprit-Saint, dans l’union à l’Amour humilié et crucifié sur la Croix.
sans retour… Ma mémoire se réveilla dans le souvenir de la
narration bouleversante de ma sœur, du songe mystérieux
d’une nuit :
« Au ciel, je me suis vue sous la forme d’une belle jeune fille resplendis-
sante de lumière. Cette jeune personne, s’était bien moi !» m’expliqua-t-elle
avec difficulté. Puis, elle continua sa narration en précisant, hésitante :
« S’était bien moi, mais en Marie, La Mère de Dieu ».

La jeune fille la visita, afin d’obtenir son consentement pour


une épreuve particulière que Dieu lui proposait de vivre sur
terre. Si elle l’acceptait, elle sauverait de nombreuses âmes de la
damnation éternelle. Elle a répondu « Oui ».
Ma sœur ne se souvenait plus de l’épreuve demandée par le ciel,
lorsqu’elle me rapporta le songe de sa nuit.

Béatrice tomba malade peu de temps après.

A ma sœ ur âm e,
des pr ofondeurs, au ciel…
Nobles Blessures 10

L’âme à la différence du corps


se nourrit de sa faim

(Gustave Thibon)

Ma Coupe de Lait Pur

La table matinale de mon enfance, habillée d’une nappe


joyeuse, portait un collier de bols contenants diverses boissons
aux couleurs bigarrées. Le liquide blanc déterminait la place,
que ma mère me réservait.

Une cérémonie, secret de mon âme, marquait les premières


heures du jour comme privilégiées et graves. Je portais mon
Bol de Lait Pur à mes lèvres avec des gestes empreints de
solennité.

La douce chaleur de ce fluide me gardait dans le souvenir de


mon lit que je venais de quitter. Son parfum maternel m’aban-
donnait dans un état de semi inconscience. De sa densité lactée,
un léger voile de mariée s’élevait en une danse gracieuse et
aérienne sous mes yeux évanouis. Sa belle nature blanche, et sa
divine courbe, glissaient comme une source de l’éden dans ma
bouche. Sa substance nourricière, grâce divine dans la création
du monde, diffusait dans ma chair ses impressions de vie,
prélude à une renaissance.

M a C oupe de La i t Pu r
Nobles Blessures 11

Le charme de cette nourriture délicieusement pure s’anéantissait Quelques années plus tard, lors d’un goûter auquel j’avais
dès l’apparition de la crème mortelle. A ce moment précis, ma mère convié ma noble amie, (nous avions à peine 20 ans), celle-ci me
entrait dans notre rituel sacré. demanda l’autorisation de tremper son biscuit dans la tasse de
thé que je venais de lui servir. Mon éducation se limitait à bien
Au-dessus de mon bol, ses yeux plongeaient ses rayons pour me tenir, mais pas à m’interdire de tremper mon biscuit dans
repérer la moindre trace de poison mortel. Sous l’effet de son ma tasse. « J’agis ainsi naturellement depuis l’enfance », pensais-je
souffle léger, de multiples rides blanches apparaissaient, et se avec « un vilain » sentiment de vanité.
transformaient en une onde épaisse. Dans ses gestes doux et
simples s’opérait la purification de mon breuvage. A la fin, Vénielle vanité, qui ouvre la voie à de mortels entendements.
complice, elle noyait son sourire aigue marine dans mes
prunelles ravies en me présentant mon bol de lait purifié. A cette même époque, stagiaire dans une mission Catholique, je
participais à un débat improvisé sur l’Eucharistie, initié par
Mon âme viendra au monde ce matin… quelques uns. N’ayant aucune formation théologique, je n’osais
ouvrir la bouche. Mon cœur battait, sous les coups de juge-
Face à l’attention trop grande que je sollicitais parfois, mes ments péremptoires. Seuls mes témoignages enfantins pouvaient
sœurs s’agaçaient contre moi. Chacune réagissant selon son s’offrir, à mes risques et périls. J’y renonçais.
tempérament à mon dégoût douloureux et mon angoisse
excessive : Me noyant dans leurs raisonnements, je retenais seule leur
- Ma cadette, Virginie, irritée par ma soif incompréhen- conclusion : « La Présence Réelle du Christ dans l’Eucharistie est
sible de pureté, trempait son pain beurré dans mon pré- uniquement symbolique. La foi en la Présence Réelle est pour ceux qui
cieux liquide pour le maculer et m’exaspérer ; ne sont pas capables de raisonner sur le sens profond de la symbolique
- Béatrice, l’aînée, compatissante, minutieusement enlevait Eucharistique.»
toutes traces de crème, miettes de pain, et auréoles jaunes
graisseuses laissées par ma cadette ; En sous-sol, dans l’oratoire de la Mission, je me réfugiai auprès
- En désespoir de cause, la plus jeune, Claire, se proposait du Saint Sacrement.
de boire mon lait, ainsi il ne serait pas perdu.
Ecœurée, je le lui abandonnais, dès lors que ma mère ne Sans ombre dans le cœur, j’offris à Dieu le Père, la Croix de
répondait pas à mes appels de détresse. Jésus en réparation pour le manque de Foi des Chrétiens en La
Présence Réelle de Jésus Eucharistie. Dans un retour de tendresse,
Mon âme ne viendra pas au monde ce matin… l’Esprit-Saint, dans mon cœur, m’enseigna sur l’Amour.

M a C oupe de La i t Pu r
Nobles Blessures 12

Sans le savoir, mon « Lait Sacralisé » me préparait à recevoir le Symboliquement, j’amenais ma mère dans un geste salvateur à
Mystère du Rituel de la Sainte Messe, avec innocence et extraire la crème empoisonnée de ma coupe, pour soustraire
gravité dans ce que je pressentais « d’Amour Souffrant » caché son enfant éternel à la mort. Son infinie patience à mon égard,
dans la Sainte Eucharistie. trouvait son origine dans ce langage inconscient, auquel nous
étions toutes les deux réceptives.
Dans le silence de mon oraison, sur l’ostensoir, l’Eucharistie et
la lune ronde dans mon bol, se superposèrent devant les yeux
de mon âme pour ne former qu’une seule lumière, une seule En grandissant, l’Esprit de Dieu m’enseigna le seul et vrai rituel de
nourriture, une seule offrande. Vie et d’Amour : L’offrande Parfaite de l’Amour sur la Croix.

Depuis le fond de ma mémoire, l’écho des mots longtemps Elle a le goût d’une crème épaisse dans un bol de Lait.
étouffés de ma mère résonnaient dans mon esprit comme une
révélation. « … de mon sein a coulé du lait empoisonné. Ta sœur
aînée, qui en a été nourrit, resta plusieurs mois entre la vie et la
mort…. ».

Le sens de la mystérieuse cérémonie que je célébrais depuis


l’aube de mon enfance se dévoila à ma conscience.
Je découvris ce qu’il y avait « d’Amour Souffrant » caché dans
mon Bol de Lait Pur. Je n’étais pas une gamine capricieuse. Je
n’avais pas non plus de bonnes manières innées. Je m’étais
investie de deux souffrances : la culpabilité de ma mère et
l’empoisonnement de ma sœur aînée.

En présentant une offrande pure à mon âme, j’exorcisais le


souvenir traumatique de ma mère nourrissant son premier né
au sein, duquel coulait un poison, pour le transformer en rituel
de vie et d’amour chaque matin : le lait maternel impur/mortel,
en bol de lait pur/vivant. Sa substance s’entachait…, aussitôt
l’angoisse de la mort m’étreignait, et personne n’aurait pu me
forcer à boire ce lait maculé.

M a C oupe de La i t Pu r
Nobles Blessures 13

Les contacts de l'éternel dans le temps


sont affreusement éphémères.

(Gustave Thibon)

Je suis aveugle

La scène de la transfiguration de Jésus sur la montagne, me


rappelle un souvenir poignant.

Il y a quelques années de cela, je visitais ma grand-tante qui


était très âgée.

Ma mémoire me replace dans sa chambre parisienne, avec ses


hautes fenêtres ornées de tentures, lourdes et tombantes sur un
parquet craquant à chaque pas, déterminant notre démarche
qui se faisait précieuse.

Ses meubles antiques, habitaient la chambre de la présence de


nos ancêtres, dont les imposants visages régnaient au centre de
cadres chargés de moulures dorées. Leurs yeux convergeaient
en direction d’une petite chose sur un matelas à même le sol.

Cette humble couche, sur laquelle reposait Antoinette, dans cet


univers bourgeois d'une autre époque, lui ressemblait bien.

J e s uis av eug le
Nobles Blessures 14

En m’approchant vers ce matelas de transit, je découvris un cristallisée sur son passé avec ses chagrins. Elle gémissait et
corps proche de la décomposition, et cherchais en vain une s’effrayait qu’une présence inconnue puisse pénétrer dans sa
personne. nuit.

Se sera là, son seul purgatoire, j’en avais la conviction. Désemparée, je ne savais que faire. Seule, je désirais cet amour
tendre et fort que nous partagions dans une attention mutuelle,
Comment cette corde prête à casser pouvait-elle encore délicate et respectueuse. Une nostalgie profonde me submergea.
contenir la vie, force extraordinaire ou faiblesse absolue ? La tristesse envahit mon cœur.

Le choc fut réel. Ma tante Charlotte, m'avait pourtant averti. Pour la première fois, je me confrontais à la réalité dure et
froide de la mort d’un être, dont l’arrachement imminent
En réalisant qu’Antoinette ne reposait pas dignement sur son s’annonçait dans le murmure d’un ange en moi. Cette âme était
lit disparu, j’étouffais un germe de colère contre ma tante. mon plus tendre amour. La petite fille pleurait.

M’agenouillant sur le bord du modeste matelas blanc, sur Je la revois à la sortie de mes cours de danse, Salle Pleyel. Mon
lequel je découvrais une forme inconnue, mon abaissement me professeur Russe claquait des mains pour signaler la fin de ses
fit goûter au vrai dépouillement de l’être qui tua le mauvais leçons, les notes de musique s’arrêtaient de danser, les portes
germe. s’ouvraient, un vol d’oiseaux s’échappait, l’odeur étouffante des
corps assouplis, mélangée au parfum de la cire, se dérobait dans
Antoinette, je l’avais oublié, n’avait jamais eu de chambre à un appel d’air.
coucher avant celle-ci. Son vieil appartement en « L » n’avait
aucune commodité. Je distinguais alors, une timide silhouette me sourire tendre-
Un divan vert-doré dans la salle de séjour devenait son lit la ment, qui s’avançait vers moi à petit pas, dans ses souliers noirs
nuit. Lors d’heureux dimanches en famille, je me rappelle y vernis. Malgré son allure distinguée et bourgeoise, sa modestie
avoir fait la sieste, et goûter au plaisir de sentir sur mon âme transparaissait dans tous ses gestes.
endormie, se reposer la tendre couverture parfumée de son
amour. Aujourd’hui, est un autre temps.

Antoinette perdit un œil après une opération. Son autre œil Près d’elle, et si loin, j’entamais la prière du Notre Père dans un
avait atteint la cécité complète, si bien qu'elle ne me voyait pas. sentiment de noix vide. Ma foi ne trouvant aucun support ni
Elle n'identifia pas non plus ma voix, car sa conscience restait sur terre, ni au ciel, pour s’élever, je priais dans le souvenir de

J e s uis av eug le
Nobles Blessures 15

ce qui nous liait dans l’amour et ce que nous ne pouvions plus


partager en cet instant. Amour auquel je ne goûterai plus sur
terre, mais en Dieu, je l’espérais.

Soudain, elle se redressa, ouvrit de grands yeux, et s'exclama :

«Oh ! Comme c'est beau !».

Le « O » de sa bouche chanta, une note unique, qui s’envola


telle une ronde sur la partition du temps.

Le reflet d'une lumière, provenant de ma direction, métamorphosa


son visage.
Dans la prière du Notre Père, mon être s’illumina de la
Présence de Dieu. Elle se reflétait sur son âme que je devinais.
Ses yeux aveugles furent éblouis à la vue de cette source
lumineuse et son visage rayonna d’un éclat surnaturel.

La manifestation éphémère de la Gloire de Dieu sur son visage


transfiguré, me transporta sur une montagne.

Pour la dernière fois, je contemplais sa face. Son âme


s’anéantira dans la lumière de Dieu la nuit suivante.

Depuis, je prie même si je ne ressens aucun sentiment d’amour pour


Dieu ou, pour ma sœur âme, sachant maintenant, que je suis aveugle,
je prie pour toi dans une Foi Pure.

J e s uis av eug le
Nobles Blessures 16

à mon époux,
Paris, le 28 septembre 2008

anne.kerjean@club-inte rnet.fr

Vous aimerez peut-être aussi