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LE LOUP & LE PHENIX,

un conte onirique.

Il y avait une fois un grand loup blanc qui rôdait, par un soir d’orage, à l’orée d’un sombre bois, non loin d’une petite
ferme isolée. Ce loup solitaire était affamé. Profitant de l’obscurité, il franchit la lisière du bois et, à pas feutrés, s’approcha
de la ferme où toutes les portes, fenêtres et contrevents étaient clos. À l’heure du crépuscule, il se glissa entre les ombres
fugaces et se faufila à l’intérieur du poulailler, les babines saliveuses, avide de sang frais et de chair tendre… Or il y avait
là, dans ce poulailler, au milieu des coqs, des dindons et autres canards, un volatile pas tout à fait comme les autres. C’était
un phénix, retenu prisonnier depuis très longtemps par le fermier et sa compagne, qui étaient de fort méchantes gens. En
effet, à chaque nuit de pleine lune, cet extraordinaire oiseau – qu’ils avaient jadis capturé sur une île mystérieuse – versait
une larme qui avait le pouvoir de guérir toute maladie. Le fermier et son immonde mégère recueillaient alors cette larme
fabuleuse dans un petit flacon de verre, rempli d’une eau de roche des plus pures, et s’en servaient pour soigner leurs
furoncles, abcès, et autres pustules. À l’écart des autres oiseaux du poulailler, le phénix reposait sur un petit perchoir tout
rustique, la patte droite enserrée et meurtrie par une fine chaînette en argent dont l’autre extrémité était accrochée au
mur, l’empêchant ainsi de s’envoler.
Ainsi le loup entra-t-il, furtif, ténébreux, à l’intérieur de la bâtisse. Tout était silencieux. Les oiseaux de basse-cour, tran-
sis de froid et effrayés par l’orage, étaient tout recroquevillés et blottis les uns contre les autres, les yeux mi-clos, à moitié
ensommeillés. L’odeur suave de leur peau duveteuse saturait l’atmosphère, et les grondements sourds de l’estomac du loup
se confondaient à l’écho lointain du tonnerre. Il s’avança, d’un bond. Mais au moment de se jeter sur sa première proie
– un pauvre canard galeux et boiteux – son flair affûté perçut un parfum qu’il n’avait jamais humé auparavant. C’était
une fragrance subtile, capiteuse, incroyablement riche et nuancée, comme la senteur de quelque épice rare et exotique. Il
s’immobilisa dans son geste, et chercha des yeux l’origine de ce vertigineux parfum. C’est alors qu’il aperçut l’oiseau aux
mille merveilles. Seul, juché en haut de son perchoir, altier et recourbé, fier dans son humilité, fort dans sa vulnérabilité,
le phénix, avec son somptueux plumage bleu mordoré d’éclats flamboyants, avec ses yeux de rubis nacarat et sa crête aux
teintes nacrées d’arc-en-ciel, trônait là au milieu des immondices, écoutant les sanglots désespérés du vent qui répon-
daient à sa propre souffrance. Inopinément, il tourna sa tête frêle vers l’entrée du poulailler. Il vit le loup. Leurs yeux se
rencontrèrent. Et là, le phénix aurait pu ouvrir son bec et pousser un cri perçant comme l’éclair, à en rameuter tout le
hameau alentour, mais il ne dit rien. Il continua à observer. Dans les fulgurances ambrées des yeux du loup, il avait vu
une beauté grandiose, une noblesse, une féroce liberté, qu’il n’avait jamais vues ailleurs. Il avait reconnu une splendeur
que le loup lui-même ignorait détenir. Le carnassier s’empara du canard boiteux dont il brisa instantanément le cou dans
sa gueule et, muni de sa succulente proie, s’enfuit du poulailler endormi et regagna sa tanière, l’esprit toujours hanté par
la vision sublime du phénix. Et le phénix, lui, continua à écouter les sanglots du vent, en s’imaginant entendre les hurle-
ments d’un loup majestueux…
Le lendemain soir, au crépuscule, le loup revint au poulailler. Il avait faim, certes, et avait trouvé dans cette petite ferme
de quoi se sustenter jusqu’à la fin des rudes frimas de l’automne. Mais surtout, par-dessus tout, il voulait revoir le phé-
nix… Quel était donc cet étrange oiseau ? D’où venait-il, quel chant était le sien ? Quelle saveur avait-il ? Le loup était las
de tous ces gibiers, de ces poulets, de ces canards dont il se repaissait depuis son plus jeune âge… Enfin, il avait trouvé de
la nouveauté : un mets délicat, et de choix ! Il était décidé à goûter cette chair inconnue. Et en entrant dans le poulailler,
le phénix l’attendait, il savait que le loup blanc reviendrait. Les deux s’observèrent, méfiants l’un envers l’autre, au début.
Autour d’eux, les oiseaux d’ordre inférieur sommeillaient. Subjugué par le phénix, le loup s’approcha, lentement, pas à
pas. Son étrange ami ailé le laissa faire. Parvenu en bas du perchoir, le loup leva les yeux vers l’être prodigieux, et le trouva
alors d’une beauté ineffable, incomparable. À la vue de cette beauté d’un autre monde, sa blessure intime s’ouvrit un peu
plus encore et lui arracha un petit gémissement de douleur… Car jadis, au fond du bois, le loup blanc avait été blessé par
la flèche d’une cruelle chasseresse, et il vivait depuis lors avec une pointe d’acier plantée tout au fond de sa chair. Voyant le
sang perler sur le velours lilial de sa fourrure, le phénix fit alors couler de son œil une mince larme, qui vint s’écraser sur
les bordures béantes de la plaie du canidé. Celle-ci se referma aussitôt, sans tout à fait cicatriser vraiment. Et la douleur,
atroce, innommable, qu’il ressentait en lui depuis un temps immémorial, s’estompa alors, jusqu’à presque disparaître,
remplacée par une sensation de paix et de bien-être… Dans sa joie, le loup se hissa sur ses pattes arrière, et vint poser
son museau contre l’aile gracile du phénix. Mais ce parfum, ce nectar capiteux qui émanait de l’être-même de l’oiseau
fabuleux, lui monta à la tête – et, dans un geste irraisonné, né de son instinct bestial, il ouvrit grand la gueule comme
pour dévorer l’hôte prisonnier… Lequel, se dressant comme un scorpion, lui asséna avec son bec une piqûre si violente,
si fulgurante, si venimeuse, qu’il tomba à la renverse dans un glapissement de stupeur, foudroyé par l’effet toxique de ce
dard empoisonné, et s’échappa à toute vitesse du poulailler sous les cris épouvantés des volailles, réveillées par le bruit
de sa chute… Le loup comprit à ses dépens ce soir-là que le phénix n’était pas un simple gibier, mais un prédateur, tout
comme lui.
Quelques soirs passèrent. Les méchants fermiers, alertés par le vacarme des poules, avaient installé un épouvantail dans
la basse-cour, croyant à l’attaque d’un vulgaire renard… Mais le loup n’avait cure de ces subterfuges d’humains. Sa déci-
sion était prise. Il braverait le danger, et reviendrait au poulailler, à l’heure la plus inattendue. Il délivrerait le phénix de
son infâme prison !

Il.
Le loup blanc avait choisi son heure. Il frapperait au moment où le soleil est le plus haut dans le ciel. C’est qu’il comptait
sur l’effet de surprise... Ces humains sont si prévisibles, si loin de leur vraie nature, sauvage. Et cet oiseau... Cette étrange
créature l’intriguait encore plus qu’auparavant, et hantait toujours son esprit, malgré la blessure qu’il lui avait infligée la
veille. Il le convoitait, en même temps qu’il le craignait, à présent. Il rêvait de percer son mystère, de goûter à son essence,
sa quintessence. Et puis, il sentait poindre en lui quelque chose d’indéfinissable, qu’il n’avait jamais connu auparavant.
Une sensation douce et douloureuse à la fois. Qui d’autre que le phénix avait vu son âme et l’avait trouvée belle ?
Quand l’astre du jour fut au zénith, le loup téméraire sortit du bois. En pleine lumière, il glissa tel un serpent jusqu’au
petit poulailler, au péril de sa vie. En effet, il eût suffi qu’un chien, qu’un humain ou l’une de leurs criardes compagnes,
l’aperçût, pour que son sort fût scellé. Mais personne ne le vit.
À l’instant-même où il fit irruption à l’intérieur du poulailler, ce fut un véritable branle-bas de combat : les poules se
mirent à caquetter dans un frou-frou de plumes tourbillonnantes, les oies à brailler, les canards à se précipiter tous azi-
muts... Sans attendre, le loup blanc se dirigea droit vers le phénix, toujours juché, captif, en haut de son perchoir. Celui-ci
l’observa d’un œil perplexe. Alors le loup, posant ses deux pattes devant lui et inclinant légèrement l’échine, fit la révérence
à son ami ailé, dans un geste de reconnaissance de frère à frère, de respect et de fidélité, comme une promesse solennelle.
Jamais plus le loup n’essaierait de mordre le phénix.
Déjà, on entendait les portes et les fenêtres de la bicoque adjacente claquer ; des bruits de pas affolés ; des échos de voix
qui s’élevaient dans le vent : “ Au loup !!! Au loup !!! “
Vite, il fallait agir, maintenant. D’un mouvement leste, le loup saisit la cordelette d’argent qui maintenait l’oiseau prison-
nier, et la brisa net entre ses crocs. Libéré, celui-ci voulut battre des ailes. Mais après tant d’années de captivité, il ne savait
plus comment prendre son envol ! Il essaya, une fois, deux fois... en vain. Alors le loup blanc, avec mille précautions, sans
lui froisser une seule plume, l’enserra délicatement dans sa gueule et s’enfuit avec lui loin du chaos et de la cacophonie,
sous les rayons farouches du soleil.

III.
Quel curieux spectacle que ces deux êtres solitaires, blessés, que tout un abîme semblait séparer, grelottant côte à côte
dans l’obscurité profonde du bois. Le loup blanc s’était recroquevillé contre le vieux tronc d’un arbre, après qu’il eût
déposé le phénix sur l’une des branches les plus basses d’icelui. Sans se voir, ils se regardaient. Sans le savoir, ils se con-
naissaient déjà.
Lentement, la nuit tomba.
Un froid glacial envahit la forêt.
Alors le phénix, se laissant doucement tomber de son ligneux perchoir, vint se nicher bien au chaud dans le giron du
loup, et les deux s’endormirent ensemble.

IV.
Aux premières lueurs de l’aube, le loup apporta la dépouille d’un lièvre à son ami le phénix. Ensemble, ils se repurent de
cette chair tendre et onctueuse, et cela scella leur lien. Désormais, l’un ne pourrait plus jamais vivre sans l’autre. Ainsi le
croyaient-ils, alors. Et ce furent, des jours durant, de longues courses à toute volée à travers bois et clairières, où le phénix
à la serre meurtrie et à l’aile encore fragile, perché sur le dos de son lupin compagnon, savourait la gifle du vent sur ses
plumes... Ah quelle extase, quelles délices de complicité et de liberté partagées ! Parfois, ils s’arrêtaient près d’un ruisseau
pour s’abreuver côte à côte. D’autres fois, ils s’allongeaient dans l’herbe au soleil ou au clair de lune, et le phénix chantait
au loup des mélopées vertigineuses qui l’emportaient au loin, très loin là-haut là-bas, au-delà des étoiles scintillantes...
Mais après l’automne, vint l’hiver. Le froid, saisissant, fit geler les plantes et les baies dont se nourrissaient les petits ani-
maux du bois, qui étaient le principal gibier du loup et du phénix. Bêtes à plumes et à fourrure se mirent à l’abri dans leurs
nids et leurs terriers. Le règne implacable de la faim étendit son domaine sur toute la sylve... Et un soir, n’y tenant plus, le
ventre grouillant, les babines perlées d’écume, le loup se jeta derechef sur le phénix insouciant et tenta de le dévorer. Ce
dernier, épouvanté, décontenancé, trahi et blessé au plus profond de son être, poussa un cri perçant et s’envola d’un bond.
Ses ailes engourdies et endolories, qui n’avaient pas volé depuis si longtemps, se mirent à battre fort, fort, fort ; son petit
cœur meurtri battait encore plus fort ; tant et si bien que, virevoltant dans les airs, fuyant furieusement là où la terreur
l’emportait, l’oiseau légendaire s’épuisa et tomba.
Lourde fut sa chute. Il s’écrasa dans un massif de ronces dont les cruelles épines le blessèrent. Il resta là, prostré, immobile,
comme mort. De longs instants passèrent, qui lui parurent des lunes. Alors, il se releva. À présent, ses ailes frêles aux
couleurs chatoyantes étaient transpercées d’épines, l’un de ses si beaux yeux était crevé, son crâne empourpré de sang.
Pour survivre, il lui faudrait guérir...
Il sortit des ronces amères et s’avança, titubant, brinqueballant, vers l’ombre fraîche d’un bosquet.
Or se trouvait là, tapi dans les ténèbres, digérant un plantureux repas de charogne, un immonde pourceau. Gros, gras,
puant, éructant, il se roulait dans la fange, tout vautré qu’il était dans l’eau stagnante d’une soue. Quand il aperçut le phé-
nix blessé, ses petits yeux noyés sous la graisse se mirent à luire. À pas patauds et doucereux, l’air guilleret et langoureux,
il s’approcha du bel oiseau et lui dit en sa langue porcine : “ Viens, mon titi trésor, viens ô merveilles entre les créatures,
viens reposer ton front ensanglanté contre la moiteur de mon flanc bien gras. Moi je t’aimerai, je te protégerai, je ferai de
toi mon prince et j’irai pour toi décrocher les astres du ciel ! “. (Mais en son cœur bestial, il se disait en vérité : ‘ Ô débile
volatile, je m’en vais d’abord souiller ton admirable parure, et quand j’aurai bien joui d’avoir maculé tes plumes, titi oiseau,
je te dévorerai tout cru ‘).
Et le phénix, désemparé, apeuré, ne sachant que faire ni où aller, ne sachant comment soigner ses blessures, eut confiance
et alla se réfugier sous le ventre chaud du pourceau.

V.
Blotti sous l’abdomen flasque du pourceau qui le couvait tel un trésor, le phénix s’endormit. Là, il rêva. Il rêva d’Âmour ab-
solu, d’espaces infinis au-delà de tout horizon, de mers turquoise et de ciels céruléens ; son âme voyagea hors de son corps
meurtri, jusqu’à des empyrées fabuleux, jusqu’aux plus hauts sommets de la féérie, jusqu’aux apogées les plus numineux...
Et tandis qu’ainsi il sommeillait, le pourceau, lui, l’observait indécis. Avait-il jamais vu pareille splendeur ? Malgré ses
plumes froissées, malgré ses meurtrissures, le phénix endormi semblait rayonner de l’intérieur. C’était un spectacle fasci-
nant que cet être brisé dont les plaies béantes laissaient s’épancher tant de Vie. Le pourceau s’émerveilla de l’aura ineffable
de sa proie. Il s’enivra de son plumage aux mille éclats. Il l’envia, le détesta... Et il l’aima.
Délicatement, de son groin, il recouvrit ses plaies de boue pour l’aider à cicatriser. Quand le phénix se réveilla, il lui ap-
porta des petits lézards et des insectes à manger. Et peu à peu, jour après jour, le phénix commença à guérir. Il devint de
plus en plus beau, de plus en plus radieux. Son poitrail s’arrondissait, ses plumes se paraient de couleurs nouvelles, plus
vives encore qu’auparavant. Il était devenu pareil à un Soleil.
Et ce Phénix, reconnaissant envers son bienfaiteur de l’avoir secouru et soigné, s’était mis à aimer icelui d’un amour ten-
dre, pur et simple comme la rosée du matin, malgré son aspect repoussant.
Mais dans le cœur du pourceau, couvait un feu secret... Que pouvait donc lui trouver un être sublime comme celui-ci ?
Lui qui était si laid, si sale, si maladroit. Non, cet oiseau-là ne l’aimait pas pour ce qu’il était. Ce n’était pas possible ! S’il
restait, c’était par intérêt, par confort. Pour abuser de ses faveurs...
Un beau soir, le pourceau cessa d’aimer le phénix.
Avant de s’en aller à tout jamais, il se tourna, dédaigneux, vers feu l’objet de son désir, et lui dit en sa langue porcine : “
Va-t’en, oiseau de malheur, perfide volatile ! Tu n’es point de ce monde ; va-t’en donc, oiseau immonde ! “.
Et sans plus un regard en arrière, il partit.

VI.
Effroi ; douleur ; désespoir...
Le pauvre phénix se tenait là, interdit, désemparé... Son seul ami l’avait délaissé. Seul, il se retrouvait tout seul, au milieu
de ce bois maudit. Lui, le seul et unique spécimen de son espèce ! CRR...AC. Ce son parcourut toute la forêt, courant de
cime en cime. C’est qu’au fond de sa petite poitrine, le cœur du phénix venait de se briser.
Il s’envola.
Planant haut au-dessus des cimes des arbres, il aperçut une clairière au centre de laquelle se dressait un cèdre majestueux.
Droit vers lui il alla.
Il se posa au sommet du cèdre altier, et se nicha au milieu des hautes branches ; là, il s’apprêta à mourir. Avec son bec, il
se mit à déchirer l’écorce de l’arbre et s’enduisit tout le corps de sa sève fragrante. Puis, usant d’un souffle igné dont il avait
le secret, et jetant un ultime regard vers les étoiles lointaines, il mit feu à ses propres plumes. Haut s’éleva la flamme, très
haut au-dessus de sa frêle silhouette.
Ses plumes magnifiques ne furent plus que cendres ; sur la peau à vif, le sang affleura et crépita. Bientôt, les chairs aussi se
mirent à brûler. Ce feu-là était inextinguible. Le phénix, dans les affres d’une douleur indicible, se consuma de l’intérieur.
Tel une torche enflammée, il chut du haut de l’arbre et son corps, déjà calciné, s’écrasa en contrebas.
Mais les légendes ne disent pas toujours vrai. Parfois, les phénix ne renaissent pas de leurs cendres. Le nôtre ne se releva
pas ; il était mort. À lui-même, et à ce monde.

VII.
Pendant ce temps-là, le loup blanc, que le phénix avait fui tantôt, regrettait cruellement son geste irréfléchi. Il rôdait dans
le bois, seul, perdu, désespéré... Sans son ami le phénix, il n’avait plus personne sur qui compter. Il avait perdu l’être qu’il
appréciait le plus au monde. Il errait donc de çà de là, plein d’une amère nostalgie.
Un soir, en passant dans la clairière au milieu du bois, celle où s’élevait un cèdre majestueux, il huma une odeur de chair
brûlée. Curieux, il s’approcha furtivement de la source de cette odeur étrange. Et là, il reconnut son ami, son compagnon,
le fabuleux phénix dont les braises luisaient encore faiblement sous la lune.
D’une patte tremblante et hésitante, le loup tapota le petit cadavre, comme pour le réveiller... Mais le phénix était mort
depuis longtemps déjà.
Alors, dans ses entrailles carnassières de loup, une vive et exquise douleur pointa. Quelque chose d’étrange, d’inattendu,
dont il se surprit lui-même. Lui qui avait toujours vu le monde à travers ses yeux à lui, le vit aussi soudain à travers les
yeux (désormais clos à tout jamais) du phénix ; et c’est alors qu’il le VIT vraiment, dans toute sa beauté fragile, dans toute
sa joie souffrante. Pour la première fois de son existence, le loup AIMA.
Aussitôt, sa blessure intime se referma, complètement.
Quelques gouttes d’eau salée perlèrent au coin de ses yeux ; il n’y prêta point attention. Et les gouttelettes devinrent un
mince filet ; et le filet un ruisseau ; et le ruisseau un torrent ; et le torrent, un fleuve... Toute la forêt résonna et trembla
des hurlements désespérés du loup.
Or, ce que vous ignorez, c’est que la flèche qu’avait jadis tirée sur le loup la cruelle chasseresse (qui était aussi magicienne)
était une flèche-fée. Celle-ci avait le pouvoir de transmuer l’homme en bête, et la bête en homme, ou en toutes sortes de
créatures fabuleuses. Toutefois, il fallait pour cela qu’elle soit activée par l’amour le plus pur et authentique.
Et au fur et à mesure que le loup s’épanchait en sanglots sur le cadavre de son ami, une curieuse métamorphose s’opérait.
D’abord, son fin museau se transforma en bec pointu. Puis ses pattes arrière se raccourcirent et se dotèrent de serres
Toujours l’eau coulait de ses yeux, qui se rétrécirent et se moirèrent de reflets adamantins. Son blanc pelage laissa place à
un plumage nivéen, et sa tête s’orna d’une huppe aux couleurs de l’arc-en-ciel...
Ô merveille des merveilles ! Voilà que le loup blanc était devenu, lui aussi, un phénix !
Et ses larmes, devenues désormais magiques, vinrent toucher le cadavre de son cher et tendre ami qui, brusquement, se
mit à frémir. Peu à peu, les chairs se régénérèrent. Les os se reformèrent, les plumes repoussèrent. Le phénix mort ouvrit
à nouveau les yeux à la lumière.
Il vit son nouveau compagnon, son semblable, son frère, et fut saisi d’une joie immense !
Les deux oiseaux chantèrent.
Leurs voix, à l’unisson, comme un geyser, s’élevèrent dans les airs en mille arpèges voluptueux. Et ce chant était une sym-
phonie de notes himalayennes, modulées en parfaite synchronie, virevoltant à l’infini...
Ils s’étreignirent mutuellement par les serres, et ensemble s’envolèrent. Blanc et bleu s’entremêlèrent dans une voltigeante
danse nuptiale, et ils se hissèrent jusqu’au firmament ; et leur amour fut tel qu’ils se catastérisèrent en ces deux astres
connus aujourd’hui sous le nom de Vénus et Jupiter.

FIN.

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