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TRAVAILLEUR MÉDIATIQUE

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Denis Robert

TRAVAILLEUR MÉDIATIQUE

Résister à la fabrication
du consentement

Portrait furtif par Alain Damasio

Massot Éditions

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Couverture : Quintin Leeds. Illustration : AdobeStock / desdemona72

ISBN papier : 9782380353327


ISBN num : 9782380353310

© Portrait furtif : Alain Damasio


© Denis Robert / Massot Éditions, 2021
Tous droits réservés pour tous pays.
Dépôt légal : octobre 2021.

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À tous ceux qui soutiennent Blast
et qui ont compris qu’il était temps,
À Nell, Loulou et Nina.

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« La propagande est à la démocratie
ce que la matraque est à la dictature. »
Noam Chomsky

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Portrait furtif par Alain Damasio

Denis Robert, son corps parle avant lui, il le devance, il dit


tout. C’est un corps qui prend le monde sur lui, qui l’encaisse
et qui ne peut pas l’encaisser. Il est comme une terre, Denis, il
marque les empreintes, il prend l’eau, il pousse, il est un maquis
à lui tout seul. Lorsque je le lis, que je regarde ses éditos mélan-
coliques et habités, je vois un sanglier qui se prend des balles
d’infos dans la peau – gros calibre, gros sel, flèches et flashs,
des carreaux d’arbalètes –, tout le traverse, tout l’impacte et
il continue pourtant à courir, au pas, à flairer le tubercule, à
bouter des hectares de champs pour y débusquer l’enfoui, qui
fait l’info qui compte, celle qui va changer notre perception des
faits – de ce qu’on nous précadre et préscénarise comme des
événements et des faits.
On ne dira jamais assez ce qu’on doit à des journalistes
comme lui. À leur niaque, à leur probité, à cette espèce de per-
sévérance teigneuse qui va au bout de ce qui doit être dit, révélé
et sorti.
Ce qui m’impressionne le plus chez lui, c’est cette sensibilité
qu’on sent à fleur de paume, ce sens sourcier du toucher, de ce
qui se passe vraiment sous la peau des dépêches, sous la peau de
pêche des intox. Il y met la main, ça brûle ou c’est glacé, acide
ou poisseux, mais quand il la retire, il a une prise.

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Souvent, je me dis, avachi dans mon fauteuil de bureau, à


m’avaler cul sec, comme un shot, ses dix-huit minutes d’analyse
politique : comment il tient encore debout, le mec, en restant
aussi profondément humain, aussi affectif dans son rapport aux
cruautés, aux cynismes, aux magouilles ? Comment il peut de-
meurer aussi poreux au flux crasseux des réseaux, que j’évite
pour ma part si soigneusement, tout en parvenant à en orpail-
ler, sous cinquante mètres cubes de boue, les pépites ? Com-
ment peut-il rester aussi généreux d’approche – et debout ?
Quand il parle, il se tient à la table parfois, il me semble. Il
est ce boxeur cogné, marqué aux arcades, du neuvième round,
qui a encore la lucidité de citer Beckett pour nous dire com-
bien les mots manquent, de passer les pompiers pyromanes de
Fahrenheit et de nous expliquer, d’une saillie, que sous le chaos
afghan, c’est le lithium de nos batteries qui pointe et qui mettra
les talibans au centre du jeu.
Denis Robert, c’est Bob l’Éponge qui aurait un cerveau qui
tourne ; c’est la gauche qui nous reste, intelligente et émou-
vante, qui insiste. C’est le blast d’une déflagration lente qui
contrecarre la stratégie du choc. C’est un homme debout, qui
chancelle sous la férocité de ce monde qu’il a pris sur lui, pour
lui. Pour nous en métaboliser les tensions. Qui chancelle parce
qu’il faut être encore debout, pour pouvoir chanceler. Les
autres, à quelques rares exceptions, ils sont déjà courbés, rassis,
achetés – ou comme au poker, quand la mise monte, eh bien ils
se couchent.
Denis Robert reste cet œuvrier qui fait de l’artisanat « jour-
nalier » au milieu des travailleurs médiatiques et des algorithmes
ouvriers. Il sait que le futur de la presse s’écrit déjà avec des bots
réplicateurs de mèmes et des IA (Irresponsables Artificiels). Il
sait aussi que le sens est lent. Il a besoin d’un corps qui pense

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(ici, le sien) pour se déployer dans nos esprits et devenir corps
à son tour, plus tard, dans nos actes.
Alors il écrit et il parle, pour faire sens. Il le fait à la première
personne du singulier, comme les journalistes gonzo. Pourtant,
ça sonne toujours comme la première personne d’un pluriel, le
nôtre. Nous n’a jamais été un pronom que pour les grammai-
riens. C’est plus secrètement, pour toutes celles et ceux qui se
battent pour changer ensemble ce drôle de monde, un verbe à
l’impératif : « noue ! »
Il y a une parole, dangereuse, qui dit « vise ! », des paroles
qui disent « vis ! » et des paroles qui divisent, dirait le slameur.
Moi j’aime bien les paroles qui lient, et qui libèrent quand
on les lit.
Ainsi va Denis. Ainsi va ce livre, si libre.
Merci.

Septembre 2021
Alain Damasio

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Je suis dans le petit bistrot de mon village. C’est l’été 2021.


Je déjeune avec mon père. Derrière lui, une télévision passe en
boucle le combat perdu de Teddy Riner aux Jeux olympiques,
puis enchaîne sur les derniers chiffres de l’épidémie qui repart
et sur l’état du reconfinement dans certains départements
français d’outre-mer. Pour finir sur des images de manifesta-
tions où des Gilets plus ou moins jaunes énervés par le pass
sanitaire bousculent des journalistes. Depuis que ma mère est
partie, je déjeune autant que je peux avec mon père. J’ai réduit
la cadence à cause de mon nouveau boulot. On ne refait pas le
monde quand on se voit. Je l’écoute me raconter le sien qui se
limite aux morts qui encombrent ses souvenirs, à sa solitude et
à ce que lui raconte la télévision. Et elle en raconte.
La télévision fait partie intégrante de sa vie. Il lit
Le Républicain lorrain tous les jours pour les informations
locales et il est abonné à Canal Satellite. Il a donc une flopée de
chaînes à disposition et d’informations qui arrivent jusqu’à lui.
Mon père, comme de très nombreux retraités, s’est fait fourguer
l’abonnement all inclusive à un tarif prohibitif et il ne sait plus
comment s’en défaire. Bolloré se paie des yachts grâce à cette
rente. Mon père peut se taper des chaînes de cuisine algérienne,
de windsurf, de yoga, Canal frisson, Canal polar, des chaînes

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de golf, de kung-fu, de méditation, d’apprentissage du perse


et du mandarin, alors que son univers télévisuel se concentre
essentiellement sur les informations qu’il regarde en boucle sur
les chaînes tout info et les journaux du soir. Il alterne entre
France 2 et TF1. Il ne manque sous aucun prétexte le journal
régional de France 3. Sa vie est rythmée par les informations
distillées par sa télévision. Il navigue beaucoup entre CNews et
BFM et a une préférence pour la première parce que les débats
y sont plus animés. Dans le village, pour les plus de soixante-dix
ans, c’est souvent pareil. La télé marche en permanence.
La circulation circulaire de l’information, concept cher à
Pierre Bourdieu, n’a jamais autant circulé et endormi les esprits.
L’écran est un derviche tourneur. L’info tourne en boucle, nous
assomme, instille son venin.
Parfois, je perds le fil de ce que raconte mon père pour
suivre les images et tenter de comprendre ce qui se joue devant
moi. Après les infos montrant la météo pourrie et les files de
voitures aux péages, après une pub pour des bagnoles ruti-
lantes, la télévision revient sur ces images où on voit des types
avec une étoile jaune manifester. Sur l’étoile, on discerne en
gros plan la mention « sans vaccin » ou « no vax ». Aussitôt, on
revoit ce vieux rescapé de la rafle du Vel d’hiv à une tribune. Il a
les yeux rouges et montre une photocopie de l’étoile détournée
à la caméra en pleurant. La télévision enchaîne sur un plateau
où quatre invités vont débattre. Parmi eux, une communicante
liée au pouvoir, un journaliste de la chaîne, un député de la
majorité et en duplex un réalisateur très énervé. Ce dernier
vitupère contre l’antisémitisme et la bêtise « des manifestants ».
Là, on est dans le venin. Plutôt que d’analyser les raisons de ces
foules immenses qui grossissent de samedi en samedi, au cœur
de l’été, la télévision fabrique un débat sur leur antisémitisme

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supposé, à partir de quelques connards portant l’étoile. On se


croirait au début des Gilets jaunes quand il fallait absolument
mettre de l’extrême droite là où il n’y avait que de l’extrême
pauvreté et une révolte frémissante.
Bourdieu a écrit sur la télévision et Sur la télévision en 1996.
Deux conférences au Collège de France, suivies d’un petit
livre1. À l’époque, il n’y a pas plus d’une dizaine de chaînes,
si on prend en compte Téva ou RTL9. Léon Zitrone venait de
casser sa pipe, Arte existait depuis quatre ans et LCI pointait
le bout de son nez. La télévision par satellite sera lancée en fin
d’année 1996, ouvrant le bal à la meute. Bourdieu se pose alors
des questions qui paraissent empreintes de naïveté aujourd’hui.
Il se demande comment la télévision pourrait aider la démo-
cratie en informant équitablement. Il s’interroge sur la manière
dont opère la censure. Il promeut l’idée de la diversion. La télé,
en alignant une diversité de faits au profit de ce qu’il nomme
des « informations pertinentes », ferait diversion. Il met en
avant l’audimat qui pousserait les chaînes à s’imiter pour ne
pas perdre pied en se singularisant. Il invoque la fausse pres-
sion de l’urgence et s’en prend très tôt aux débats qui tous se
ressemblent et deviennent des « fast-foods culturels ». On s’y
informe mal. On y pense trop vite. On n’y pense pas.
Surtout, Bourdieu étudie la télévision à l’aune du rapport
dominants-dominés. Il nous explique à quel point le journa-
lisme (de presse écrite), dès ces années-là, perd du terrain au
profit du spectacle télévisuel. La télévision, pour Bourdieu,
devient instrument de domination au profit d’intérêts écono-
miques. Ce n’est pas très original, énoncé ainsi. Mais c’était
la première fois que ce qui apparaît aujourd’hui comme une

1. Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Liber-Raisons d’agir, Paris, 1996.

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évidence était énoncé publiquement avec force. Bourdieu avait


perçu le cauchemar dans lequel nous allions entrer. Il n’en avait
sans doute pas mesuré l’ampleur.
Vingt-cinq années se sont écoulées et ses prédictions sont
largement dépassées. Il faut aujourd’hui regarder la télévision,
et plus généralement la fabrication de l’information, comme le
lieu d’un trafic d’influence.
Je suis donc face à mon père. C’est le pire été que j’ai vécu
depuis vingt-cinq années et les prédictions de Pierre Bourdieu.
Il fait froid, il pleut dans l’Est du pays, alors que la planète
transpire et fume comme jamais ailleurs. Alors que le virus mute
et conserve son mystère et son danger. Les anti-vaccins gagnent
du terrain face à la défaite quasi générale du journalisme et de
la rationalité. C’est la merde, mais je ne veux pas casser le moral
de mon père qui est déjà bien bas. On évoque le FC Metz qui
va reprendre le championnat bientôt. Je lui explique comment
capter les matchs sur Amazon qui vient de rafler le marché de
la Ligue 1. Il me dit que ça ne l’intéresse pas, que c’est trop
compliqué. Il regrette le temps béni où il n’y avait que deux
chaînes avec uniquement les matchs de Saint-Étienne ou de
l’équipe de France en noir et blanc.
— Le reste du temps, si on voulait voir du foot, on allait
dans les stades, dit-il.
Je lui explique que, s’il s’abonne à Amazon, on les regardera
ensemble les samedis soir en buvant un coup. On sifflera ses
dernières bouteilles de Château Lalande à la santé de Jeff Bezos,
l’homme le plus riche du monde avec Bernard Arnault. Filer
des ronds à Amazon me déplaît profondément, mais je n’ai pas
envie que mon père se prive de foot pour cette unique raison.
Bolloré se paie des yachts et Europe 1. Arnault, des musées et
des journaux financiers. Et Jeff Bezos, le championnat de France

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de foot et des fusées pour aller dans l’espace. Le dérèglement


climatique doit aussi jouer sur le cerveau des milliardaires.
Mon père passe au moins huit heures par jour, dès l’automne
et jusqu’au début du printemps, devant sa télévision. Elle entre-
tient avec lui une relation particulière. Le printemps et l’été, il
réduit sa consommation et passe plus de temps dans son jardin.
Mon père est un bon laboratoire de l’influence télévisuelle sur
des cerveaux humains. Malgré ses quatre-vingt-six ans et sa
dépression chronique, il est encore vif d’esprit. Il s’intéresse à la
vie politique. Il a voté de Gaulle, puis Pompidou, puis Giscard,
puis Mitterrand, puis Ségolène Royal, puis François Hollande,
puis Jean-Luc Mélenchon au premier tour, puis Emmanuel
Macron au second. Là, il ne sait pas. Il est comme moi, bien
emmerdé.
Son fils, depuis un peu plus de deux ans, travaille aussi à
la télévision. Il regarde rarement ses émissions car il n’est pas
connecté à Internet et se sent trop vieux pour y comprendre
quelque chose. Parfois, il pousse jusque chez son voisin d’en
haut du village qui travaille à Luxembourg et qui lui montre
certaines de mes émissions. Mes éditos surtout. Et mon père
redescend, pas vraiment rassuré sur la suite des opérations. Et
sur ma santé mentale. Parfois, il essaie de comprendre à quoi
ça sert que j’aille aussi souvent à Paris, alors que j’étais plus
tranquille avant, à écrire mes livres. Je me suis surpris à lui dire
un jour que le journalisme était devenu une industrie, un peu
comme la sidérurgie ou l’agroalimentaire. D’un côté on fabrique
des tôles et des fils d’acier à la chaîne, de l’autre on aligne des
nouvelles sur des chaînes. On lamine à chaud ou à froid, mais
on aplatit tout, on uniformise le produit pour le rendre acces-
sible sans trop d’efforts. D’un côté, on fabrique de la bouffe
génétiquement modifiée, sous plastique. De l’autre, on produit

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des informations insipides, gonflées par des jingles accrocheurs.
On est bombardé d’infos qui nous modifient.
Il y a de moins en moins de marge de manœuvre pour les
journalistes, lui ai-je dit. On est devenu des travailleurs média-
tiques. Moi, c’est comme si j’essayais de développer un artisanat
local. De l’épicerie fine, tu vois, mais moins cher. Les temps se
sont durcis et si je ne m’étais pas lancé, je m’en serais voulu.
Voilà ce que je lui dis. Je lui dis aussi que je sens le danger et
que la situation peut dégénérer :
— C’est électrique, tu ne trouves pas ?
— Comment tu le trouves, Zemmour ? demande mon père.

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« La foule doit être détournée vers des buts inoffensifs grâce


à la gigantesque propagande orchestrée et animée par la commu-
nauté des affaires qui consacre un capital et une énergie énormes
à convertir les gens en consommateurs atomisés et en instruments
dociles de production. Il est crucial que les sentiments humains
normaux soient écrasés ; ils ne sont pas compatibles avec une idéo-
logie au service des privilèges et du pouvoir, qui célèbre le profit
individuel comme la valeur humaine suprême » : cette réflexion
est de Noam Chomsky. Je l’avais étudié comme linguiste à l’uni-
versité, mais le visionnage du long documentaire (167 minutes)
que lui ont consacré en 1992 deux réalisateurs canadiens a été
une source d’inspiration et de prise de conscience2.
Ces bouts d’interviews et de conférence, les mots et les idées
de Chomsky, mais aussi les dénégations de ses adversaires,
m’ont fait prendre conscience du système et du piège en partie
médiatique qui se refermait sur moi. Le rencontrer a changé ma
vie. Comme, à d’autres niveaux et en d’autres temps, la lecture
ou mes rencontres avec Cavanna, Marguerite Duras, Brautigan
ou Truman Capote. Ils m’ont aidé à penser le journalisme et
l’écriture et à gagner de la liberté et de l’indépendance.

2. Chomsky, les médias et les illusions nécessaires (« Manufacturing Consent : Noam


Chomsky and the media »), réalisé par Mark Achbar et Peter Wintonick, est au-
jourd’hui disponible en accès libre sur YouTube.

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Depuis le début, j’ai un titre de travail pour ce que j’entre-


prends : Travailleur médiatique. C’est une combinaison à triple
détente. Les « media workers » sont a priori et à l’origine des
stakhanovistes de la plume. L’expression a été inventée aux USA
au tout début du passage du papier au numérique. Les jour-
nalistes perdaient progressivement leur pouvoir, leur indépen-
dance et un peu de leur vertu. Beaucoup ont été licenciés ou sont
devenus des pisse-copie. Des remplisseurs de vide. L’expression
« travailleurs des médias », qu’on peut transformer en « travail-
leurs médiatiques », dit les bouleversements et les malheurs
d’une profession en perte de repères et d’enracinement. Elle dit
l’asservissement dont nous sommes l’objet, en même temps que
l’exposition que ces travailleurs ont dans l’univers des médias.
Les travailleurs médiatiques sont des travailleurs qui souvent se
montrent, s’exposent et usent de cette médiatisation pour exister.
L’expression renvoie également à l’idée plus générale que les
journalistes appartiennent aussi à une classe sociale et ne sont pas
étrangers aux rapports entre dominants et dominés. « Il fut un
temps où la fabrique de l’ordre social exigeait la production d’un
nombre considérable d’esclaves. Aujourd’hui nous produisons
des salariés autodisciplinés auxquels on reconnaît des libertés
formelles (droit à ceci, à cela) à condition qu’ils ne s’avisent pas
de les tenir pour des droits réels. Pour obtenir ce résultat, il faut
produire en même temps que des biens de consommation maté-
riels, des biens de consommation symboliques, dont l’ingestion,
jour après jour, depuis l’enfance, fait intérioriser au plus profond
des personnalités les dispositions subjectives les plus compatibles
avec l’ordre objectif établi à l’extérieur3 », expliquait le socio-

3. Alain Accardo, « La dialectique du changement dans l’immobilité », sep-


tembre 2020, article de blog sur agone.org.

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logue Alain Accardo. Autrement dit, les journalistes – dans leur
ensemble – sont à la fois des travailleurs médiatiques dépendant
de puissances financières cherchant à imposer des valeurs, des
codes et une domination. Et ils produisent, qu’ils le veuillent
ou non, des « biens de consommations symboliques » qui parti-
cipent à cet endoctrinement.
Résister à l’effet de meute, penser librement, écrire libre-
ment a été un fil rouge pour moi. Disons que je suis un travail-
leur médiatique assumé mais atypique.
En ce début d’été, assis sur le tapis de ma cave devant une
quarantaine de boîtes à archives, je ne me suis jamais autant
senti « travailleur médiatique ». Chacune des boîtes contient
une déclaration fiscale, des fiches de paie, de piges ou de droits
d’auteur. Elles sont classées année après année de 1983 à 2021.
La caisse de retraite me demande de reconstituer ce qu’elle
nomme « ma carrière ». Je reculais l’échéance, mais je n’ai plus
le choix. Je dois faire valoir ces droits à une retraite, dont on dit
qu’elle doit être « paisible et méritée ». L’idée de retraite ne m’a
jamais effleuré. Je n’ai rien vu venir et ne savais pas que j’avais
accompli les cent soixante-sept trimestres nécessaires à l’obten-
tion de ce qui représente souvent un Graal pour le commun des
salariés et des « actifs ». J’ai commencé à travailler l’été de mes
quinze ans, comme ouvrier communal à Fameck, ville-dortoir
de la vallée de la Fensch. Pour moi, cette retraite surprise est
une source d’embarras. J’ai appris que j’étais bon pour la casse,
incidemment, à la suite de mon licenciement d’une WebTV
dont j’avais la direction.

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J’étais peinard en avril 2019, perdu dans mes rêves d’écri-


ture et mes balades en forêt, quand deux émissaires du Média
sont venus me chercher pour me proposer le job de directeur
de leur rédaction. J’avais des livres et des scénarios à écrire,
un documentaire à réaliser, sans compter Citizen Films, la
boîte de production que j’ai montée avec ma fille Nina, à faire
tourner. Mais une part d’inconscience et leur insistance m’ont
fait accepter cette surprenante proposition. Ils m’expliquaient
que si je refusais, leur WebTV, après une énième crise, serait
en faillite. Leurs emplois, en CDD, CDI, comme pigistes ou
intermittents – une trentaine – étaient en jeu. Leur obstination
à me faire venir et la révolte des Gilets jaunes ont joué dans
mon choix. Le traitement subi par les révoltés des ronds-points
dans la presse, les yeux crevés, les mains arrachées et la propa-
gande du parti présidentiel avaient pris de telles proportions
que je ne pouvais pas rester les bras ballants à attendre que les
saisons passent. Depuis ma démission de Libération en 1995,
j’avais une pratique plutôt solitaire du métier. Le Média et ses
deux messagers me donnaient l’occasion de boucler une boucle
entamée quarante ans plus tôt.
Accepter de venir m’enfermer trois jours par semaine
dans un immeuble à Montreuil n’est pas la décision la plus

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raisonnable de ma vie. À l’usage, j’ai pourtant découvert un


outil et un contrepouvoir au potentiel important et réjouis-
sant. J’ai constaté qu’il était possible de fabriquer des contenus
journalistiques et de gagner une audience en s’appuyant sur
les réseaux sociaux. J’ai rencontré une équipe disparate et
motivée, en même temps qu’une situation juridique, comptable
et humaine très compliquée. Dès mon arrivée, j’ai reçu indivi-
duellement la trentaine de permanents (des journalistes, mais
aussi des community managers, monteurs, cadreurs, opérateurs,
réalisateurs, administrateurs…) qui tous vivaient douloureuse-
ment la crise qu’ils venaient de traverser. J’ai signé une lettre
accord où il était convenu que je reprenais le contrat de l’an-
cienne directrice qui venait d’abandonner son poste. J’étais
en confiance et n’ai jamais signé d’autres contrats. J’ai refusé
toute autre responsabilité. Je ne voulais être président de rien,
juste avancer avec le projet éditorial et faire du journalisme.
D’ailleurs, on ne m’a rien proposé d’autre.

On a organisé de nombreuses réunions les premiers jours.


Et je me suis mis au travail, exposant un projet éditorial autour
de la création d’un site qui n’existait pas, des enquêtes, de la
culture et des entretiens avec des personnalités peu présentes
sur les médias mainstream. Ce mot et cette juxtaposition ont
émergé et se sont imposés en dix années environ. Média mains-
tream. L’expression va sans doute bientôt intégrer le diction-
naire des anglicismes qui en disent mieux et plus long que la
traduction française. Courant principal. C’est intéressant de
constater que le mainstream vient du marketing et du monde de
la publicité. On l’utilise pour décrire un phénomène de masse,
une tendance majeure de consommation. Il en va maintenant
des informations comme des autres produits de consommation.

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Les télévisions ou les sites indépendants sur Internet ne sont


pas encore mainstream ou dominants. Ce sont, pour reprendre
la terminologie du marketing, des médias de niche. L’objectif
est de les faire devenir mainstream en bouleversant les règles
du jeu et en gagnant en audience. Ça peut sembler immodeste,
mais en débarquant à Montreuil, j’ai rapidement cette vision
en tête. J’en ai fait part à mes nouveaux camarades, mais j’ai vu
assez vite, à quelques exceptions près, qu’ils n’adhéraient pas
forcément à cette idée. La majorité semblait se trouver très bien
en média de niche.

Je pensais rester un mois ou deux, tant la situation finan-


cière apparaissait bancale et fragile. J’y suis resté dix-neuf mois.
Il a fallu d’abord comprendre comment fonctionnait cette
tribu et comment les productions du Média étaient financées.
Même si, en partie en raison du départ de la précédente direc-
trice, la trésorerie était momentanément exsangue, les revenus
mensuels de l’association Le Média restaient importants. La
dette à rembourser paraissait énorme. Tout cela semble para-
doxal et demande un bout d’explication.

Cette WebTV née en septembre 2017, trois mois après


l’élection présidentielle, a commencé à émettre en janvier 2018.
Les supporters de Jean-Luc Mélenchon voulaient inventer un
site d’informations sur Internet plus proche de leurs aspirations
que ne l’étaient les médias traditionnels. Ce sont en majorité
des militants de gauche et des Insoumis qui ont mis les premiers
sous dans l’appel aux dons : un million sept cent mille euros levé
en quatre mois. Au-delà de l’engagement politique, le succès de
cette campagne montre le besoin d’une information différente
pour un large public. Sophia Chikirou, une proche du candidat

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insoumis à la présidentielle, a pris la tête du Média, avant d’en


être éjectée, six mois après le lancement. En juillet 2018, l’ar-
rivée d’Aude Lancelin, ex-journaliste du Nouvel Observateur,
marque une rupture avec la France Insoumise et Jean-Luc
Mélenchon et une première tentative de retour à un journa-
lisme moins partisan. Le Média fonctionne grâce à des dons à
une association qui finance deux sociétés : une entreprise de
presse et une de production. Les deux sont présidées par des
bénévoles qui sont en même temps appointés par Le Média.
Le président de l’entreprise de presse – Julien Théry, prof
d’histoire à Lyon – est payé par la société de production. Le
président de la société de production – Lucas Gautheron, un
jeune normalien féru d’informatique – est salarié de l’entreprise
de presse comme journaliste. À la tête de l’association, Bertrand
Bernier, ancien producteur de films publicitaires pour magasin
de bricolage, a récupéré le poste de président bénévole, et il
est aussi directeur de production et salarié de la société de
production. Les programmes sont essentiellement diffusés
sur YouTube et sur Facebook. Je découvre, en débarquant à
Montreuil, cette culture et cette économie du don, en même
temps qu’un imbroglio juridique. Je découvre surtout que des
gens paient par milliers pour que naissent des programmes et
des voix différentes de ce que produisent les médias dominants.

En dehors de campagnes spécifiques, l’association Le Média


encaissait chaque mois entre quatre-vingt-dix mille et cent mille
euros de virements par cartes bancaires essentiellement, quand
j’y suis arrivé en avril 2019. Malgré ces dons et ces cotisations
mensuels, la masse salariale, les coûts fixes et les frais de produc-
tion créaient un fort et intenable déséquilibre. Et chaque mois,
Le Média accumulait du déficit. Des adhérents, par centaines,

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demandaient leur remboursement et avaient stoppé les vire-


ments bancaires après la crise provoquée par le départ d’Aude
Lancelin. Mon arrivée a permis, en dix-neuf mois, de rétablir
l’équilibre financier et d’augmenter le nombre d’abonnés au
Média et à la chaîne YouTube qui est passé de cent cinquante
mille à plus de quatre cent mille abonnés. Je l’écris pour poser
un cadre objectif.

Dès mon arrivée, je vais me mettre très vite au travail et multi-


plier les grands entretiens dans une émission baptisée « Tout
peut arriver ». J’essuie les plâtres avec Antoine Peillon, alors
encore grand reporter au journal La Croix, qui publie Cœur de
boxeur4 un livre retraçant la vie et les combats de Christophe
Dettinger, le champion de boxe persécuté par la police et les
emmarcheurs à la suite de son intervention en manifestation où
on le voit boxer à mains nues des CRS armés de matraques et de
boucliers. Suivront des entretiens avec Marc Endeweld, jour-
naliste et auteur du Grand Manipulateur5, sur les coulisses de
l’avènement au pouvoir d’Emmanuel Macron. Puis, j’inviterai
Maxime Renahy, un ex-informateur de la DGSE qui balance sur
l’évasion fiscale. Son livre, Là où est l’argent6, raconte son itiné-
raire de traître. Il se sert de relations amicales ou amoureuses
pour infiltrer des réseaux d’affaires à Jersey et au Luxembourg
et offrir ses informations aux services secrets. J’enchaînerai avec
Christian Eckert, l’ancien ministre du Budget, David Dufresne,
Frédérique Dumas, ex-député LREM ou Marc Eichinger qui,
grâce à notre entretien portant sur les coulisses d’Areva, pourra
publier un livre d’enquête intitulé L’homme qui en savait beau-

4. Antoine Peillon, Cœur de boxeur, Les Liens qui libèrent, Paris, avril 2019.
5. Marc Endeweld, Le Grand Manipulateur, Stock, Paris, 2019.
6. Maxime Renahy, Là où est l’argent, Les Arènes, Paris, 2019.

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coup trop7. Ces entretiens s’inscrivent dans le temps et leurs
audiences ne cessent de grimper sur YouTube. J’en réaliserai
une quarantaine, dépassant les douze millions de vues. Je
découvre la force de cette WebTV et l’influence qu’elle peut
exercer. Nous sommes très prescripteurs en matière d’édition.
Je pousse pour que Le Média ne soit plus perçu comme un
organe de gauchistes attardés mais comme un outil diffusant
des informations fiables. Je vais vers le journalisme et m’éloigne
du politique. Nous devenons un contre-pouvoir. C’est très
compliqué de créer une presse indépendante aujourd’hui.
Beaucoup plus depuis l’avènement d’Internet et le mirage de la
gratuité. Il y en a suffisamment peu pour que je sente une utilité
à ce nouveau travail, pourtant chronophage. Je reviendrai sur
les crises du Média, même si ce n’est pas l’objet de ce récit. Je
fais le service minimal ici pour que les lecteurs comprennent la
situation. Je n’ai plus aucun compte à régler.

« Si dans le principe, il est vrai qu’il n’y a pas de vie démo-


cratique possible sans liberté de l’information, dans son état
actuel la presse est devenue plus un obstacle qu’une aide à une
véritable vie démocratique8. »

7. Marc Eichinger, L’homme qui en savait beaucoup trop, Massot, Paris, 2020.
8. Le sociologue Alain Accardo, in Médias et censure, éditions de l’université
de Liège, Liège, 2004.

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4

Le métier de directeur de rédaction du Média n’est pas


de tout repos. Nous venons de publier, le 7 juillet 2019, sur
notre chaîne YouTube le témoignage de Sami, le fils de Zineb
Redouane. Nous avons demandé à un de nos amis, caméraman
à Alger, de faire l’interview. L’aventure a été compliquée car
la fibre n’est pas développée à Alger et il a fallu physiquement
rapatrier le sujet qui a été monté et soupesé à Montreuil avant
diffusion.

Je suis au Média depuis trois mois. Je découvre les difficultés


et les potentialités du job qu’on vient de me proposer. Je ne
pensais pas tenir aussi longtemps, vu les difficultés financières
de la WebTV, sa mauvaise réputation et la faiblesse de son
équipe journalistique. Ils sont sept, dont cinq au profil junior,
plus commentateurs de l’actualité qu’enquêteurs. Autour, des
stagiaires et des pigistes guère plus expérimentés.
Le fils de Zineb dit son chagrin et sa colère contre l’État
français incapable en six mois de donner la moindre explication
sur les raisons du décès de sa mère. Zineb avait quatre-vingts
ans et donc Sami était son fils. Et Milfet sa fille. Zineb avait
quatre autres enfants : trois sœurs et un frère. Parce que cette
affaire est une affaire d’État et parce que les policiers comme les
magistrats de Marseille ont tenté de masquer la vérité sur cette

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mort, nous nous y sommes intéressés et avons creusé. Au départ


seuls. Puis rejoints par d’autres médias.
La police maintient une version farfelue de la mort de Zineb
Redouane. Ils assurent, sur PV, qu’elle est décédée à la suite d’un
hasard de trajectoire de tir policier de grenade lors d’une mani-
festation. « Un tir en cloche », explique le capitaine de la CRS 50
de Saint-Étienne qui a assuré le service d’ordre à Marseille en
ce début décembre 2019. Le pouvoir vacillait comme jamais et
on sait aujourd’hui qu’Emmanuel Macron envisageait de se réfu-
gier ailleurs qu’à l’Élysée. Un policier pointe donc son arme vers
le ciel et son projectile suit une courbe pour atterrir par acci-
dent dans la seule fenêtre ouverte de l’immeuble de la rue des
Feuillants, et percuter le visage de Zineb. Et la tuer. Voilà pour
la version officielle rabâchée par les CRS, verbalisée par l’IGPN,
mastiquée par le parquet de Marseille et labellisée par le ministre
de l’Intérieur, Christophe Castaner. Un tir en cloche.
Nous savons, grâce à nos sources chez les pompiers de
Marseille et au tribunal, que cette thèse est une invention. Une
version pour les cloches, reprise en boucle par BFM, CNews,
LCI et les télévisions de service public. On est typiquement
dans la fabrication d’une information falsifiée. Si ce jour-là,
l’information sortait selon laquelle un tir policier avait tué une
vieille femme, le pays, déjà en braises, pouvait partir en feu.
La seule observation des photos de Zineb vivante puis morte
montre le mensonge. Nous les avons auscultées, fait analyser
par des médecins, montrées à des experts en armement. Ils sont
unanimes pour dire que le tir était tendu. Certains ajoutent
même que Zineb a été visée. Nous l’avons écrit. Nous avons été
contredits par les CRS de Saint-Étienne et le procureur.
Dans la famille Redouane, les désaccords rendent la défense
de Zineb compliquée. D’un côté Milfet, sa fille, avec laquelle

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Zineb était au téléphone au moment du tir, représente ses


quatre frères et sœurs et a pris pour avocat un jeune Parisien
plus attiré par les caméras et le buzz que par la procédure. De
l’autre, Sami a demandé à un avocat marseillais, procédurier
mais peu médiatique, de le représenter. Entre les deux camps,
pas de dialogue.
Nous avons publié le rapport d’autopsie parisien. Il était
accompagné des photos du corps et de photos de Zineb en vie
juste après avoir reçu le projectile policier. Les photos étaient
éloquentes et montraient qu’une balle en cloche ne pouvait pas
avoir fait ces dégâts et ces fractures sur le visage de Zineb. Le
nez était intact, mais la mâchoire supérieure était fracassée. Seul
un tir tendu arrivant en dessous du nez pouvait provoquer ces
dégâts. Nous aurions pu publier une photo de Zineb vivante
avec ses marques. Milfet, sa fille, n’a pas voulu. Nous lui avons
proposé et soumis un dessin. En conscience, avec ses frères et
sœurs, elle a également refusé. Nous nous sommes inclinés et
n’avons pas publié d’image… jusqu’à ce que Sami, interviewé à
Alger, spontanément, nous montre les photos de sa mère. Les
photos de ses stigmates.
Sami a insisté. Pour lui, les photos du visage tuméfié de
sa mère étaient la preuve ultime des mensonges des autorités
françaises. On le voit donc dans l’interview montrer des photos
sur son portable. Nous avons choisi de mettre en évidence une
photo de sa mère sur son lit d’hôpital avant son opération.
Elle est en vie. Nous avons flouté son regard. L’intérêt était de
montrer les traces des blessures. Une sur la poitrine, l’autre sur
la bouche et sous le nez. Nous ne voulions pas blesser la famille
ou attenter à la mémoire d’une vieille dame décédée.
Nous avons cherché ce qui apparaissait juste. Nous avons
diffusé ce reportage. Aussitôt les réactions ont été violentes

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et nombreuses. Certains nous ont félicités. D’autres nous ont


vertement vilipendés. Milfet en particulier. Nous sommes
sensibles aux arguments qui nous ont été opposés : l’atteinte à la
mémoire d’une morte. « Si c’était votre mère ? » m’a demandé
Milfet, en larmes. La question se pose. Si c’était ma mère, je ne
serais pas heureux de voir son visage même flouté publié sur
Internet. J’en serais peiné. Mais si ma mère avait été tuée par
une balle policière et si des magistrats et des politiques avaient
essayé d’étouffer sa mort, j’aurais fait contre mauvaise fortune
bon cœur et accepté la publication de ces images. Par souci
de vérité. Par nécessité. La photo de Zineb Redouane vivante
au visage bleui et au regard flouté est une information. Notre
rôle et notre honneur, envers et contre tous ceux qui pensent
le contraire, nous poussent à la publier. Nous le faisons sans
volonté de blesser, ni de faire du buzz. Nous le faisons parce
que cette image – si pénible soit-elle à regarder – constitue une
preuve. La preuve d’un mensonge d’État.

Il y a donc eu deux impacts. Dont un, celui qui provoquera


la mort, a été porté à tir tendu. Je voudrais dire ici pourquoi
la mort de cette dame de quatre-vingts ans, le 2 décembre
2018 dans un hôpital marseillais, après que la police lui a tiré
dessus, n’est pas un simple crime ou une bavure policière.
Plusieurs mensonges ont été orchestrés par le pouvoir politique
via le parquet de Marseille et la compagnie de CRS de Saint-
Étienne – la CRS 50 – pour étouffer ce qui aurait pu déclen-
cher une crise sans précédent dans le pays.

Un mois après que Le Média s’est intéressé à la mort de


Zineb, les langues se délient. Mediapart, ASI, Le Monde, L’Obs,
Le Canard enchaîné, La Provence ou Marsactu s’y sont mis.

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Nous avons ainsi appris une foultitude de faits, d’intentions,


de propos, qui éclairent d’une lumière crue les agissements
d’agents de l’État qui auraient dû faire preuve d’une plus grande
neutralité. Deux services, deux personnes sont plus particuliè-
rement en cause. Le capitaine de la CRS 50 de Saint-Étienne et
le procureur de Marseille.

Entendu par l’IGPN, et après avoir vu les photos de ses


hommes – ils seraient cinq à avoir pu tirer –, le capitaine indique
que les tirs ont été exécutés en cloche – ce qui sous-entend que
Zineb a été touchée par hasard. Les photos montrent que cette
version se révèle très improbable. Le capitaine indique ne pas
reconnaître les tireurs. Ça tombe bien, les CRS entendus ne se
reconnaissent pas non plus. Autre souci, les lance-grenades. Le
Canard enchaîné nous apprend qu’on les appelle des cougars.
Cinq hommes, cinq cougars donc. Un par CRS. L’IGPN se
proposait de les expertiser afin de voir lequel pourrait être à
l’origine du ou des tirs. Idem. Le capitaine a expliqué, sur PV,
à ses amis « bœufs-carottes » qu’il n’a ni le temps ni l’envie de
céder ces armes car il en a besoin pour maintenir l’ordre ailleurs.
Il ne veut pas non plus déstabiliser son service. Les super flics
de l’IGPN (de Marseille) n’insisteront pas.

Passons au cas plus épineux du procureur de Marseille. Le


soir du décès de Zineb, et le lendemain à la presse, il a largement
communiqué sur le fait que la mort de la vieille dame n’avait
rien à voir avec les tirs des policiers, mais tout à voir avec ses
antécédents médicaux. Elle serait morte parce qu’elle était âgée
et cardiaque. La grenade n’aurait fait que l’effleurer et l’aurait
asphyxiée. De plus, c’est induit dans ses propos, l’hôpital aurait
mal fait son travail. Mais pas la police. On sait aujourd’hui

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que plus de trois cents grenades et balles de défense ont été


tirées sur les foules marseillaises le 1er décembre 2018, faisant
de ce rassemblement le plus violent de toute la séquence Gilets
jaunes. Zineb est surtout morte parce que des policiers lui ont
tiré dessus. Paf, en pleine poire. Game over.
L’appartement a été nettoyé et des pièces à conviction, des
grenades ou des balles de défense, ont disparu. Des pompiers,
selon l’IGPN, les auraient emportées en souvenir.

La Marseillaise a publié d’édifiantes photographies où on


voit le procureur adjoint de Marseille, André Ribes, en tenue de
ninja au milieu des CRS et des fumées de lacrymos, à proximité
de l’appartement de Zineb. Elles ont fait le tour du tribunal où
les magistrats dans leur majorité ont ouvert de grands yeux. La
question qui se pose est : qu’a confié ce procureur adjoint à sa
hiérarchie ? La hiérarchie est unanime : rien du tout. Ce à quoi
Ribes répond – dans un communiqué – qu’il a tenu informé son
supérieur direct, le procureur. Aucun PV ni note écrite n’a été
signé. C’est donc parole de proc contre parole de proc adjoint.

Je parle pour Zineb. Rien d’autre ne m’intéresse que la


mémoire de cette vieille dame très digne qui se faisait cuire des
légumes. Avant de mourir, elle a répété qu’elle voulait savoir
pourquoi on l’avait visée. Elle a posé cette question à sa fille et à
sa meilleure amie. Elle leur a dit, et Milfet la fille, comme Imen, la
meilleure amie, l’attestent : « Pourquoi il m’a visée, le policier ? »
a demandé Zineb juste avant d’être transportée à l’hôpital.

Selon des sources concordantes, proches de la Chancellerie


où tous les fonctionnaires ne sont pas macroniens, le 2 décembre
2018, le Ministère de la Justice a été alerté par le parquet et le

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35

cabinet du ministre a géré la situation. Il s’est concerté avec le


procureur de Marseille pour se mettre d’accord sur des éléments
de langage. Antécédents médicaux, vieille dame, Algérienne,
responsabilité de l’hôpital. Le procureur s’est exécuté en bon
serviteur, non pas de l’État mais d’un pouvoir vacillant. Un
magistrat pourtant n’est pas content et l’a fait savoir : le procu-
reur général d’Aix-en-Provence. C’est le supérieur hiérarchique
du procureur de Marseille, un ancien militant du syndicat de la
magistrature. On l’aurait tenu à l’écart de cette communication
gouvernementale. On ne voulait pas d’emmerdeur. Pas de voix
dissonante.

On n’en voulait pas non plus dans la police. Christophe


Castaner a communiqué très vite sur les antécédents médicaux
de Zineb et sur la non-responsabilité de la police. Circulez, rien
de grave ne s’est passé à Marseille. Je vous protège, les gars. Tel
est le message gouvernemental en ces temps troubles où l’hy-
pothèse d’un envahissement de l’Élysée n’est plus à écarter.
Pourquoi croyez-vous que le capitaine de la CRS 50 nous fait ce
qui s’apparente à un doigt d’honneur ? « Je n’ai rien à dire. Je ne
veux pas me désolidariser de mes gars », fait-il savoir à l’IGPN.
Cette précipitation à maquiller un homicide en tir en cloche,
cette outrecuidance à banaliser la mort d’une vieille dame n’est
possible que parce qu’à l’Élysée, comme à Matignon, on veille
au grain et on surveille cette affaire marseillaise comme le lait
sur le feu. Qui on ? En première ligne : les deux conseillères
justice d’Édouard Philippe et d’Emmanuel Macron. Ce sont
des copines de promo et de Terra Nova, le think tank socialo-
libéral qui les a fait rencontrer Macron. Depuis, elles sont insé-
parables. Sonya Djemni-Wagner pour l’Élysée à l’époque et
Charlotte Caubel, par ailleurs épouse d’Alexandre Bompard

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le patron de Carrefour, pour Matignon9. Je dis à l’époque
car, heureux hasard, Mme Djemni-Wagner a été parachutée, le
22 juin 2019, place Vendôme pour mieux conseiller et encadrer
la ministre de la Justice, Nicole Belloubet.

Tout cela n’est possible que parce que nous ne sommes plus tout
à fait dans un État de droit. La garde des Sceaux, Mme Belloubet,
prend ses ordres à l’Élysée. Elle s’est opposée à Bruxelles par
exemple à la loi de protection des lanceurs d’alerte. Elle a fermé
les yeux quant à la nomination du procureur de la République
de Paris, Rémy Heitz, par Emmanuel Macron lui-même, contre
l’avis du Conseil supérieur de la magistrature. Ce même procureur,
dans l’affaire Benalla, avait classé sans suite les poursuites contre
le directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, Patrick Strzoda, et
le secrétaire général de l’Élysée Alexis Kohler. Deux grands servi-
teurs non pas de l’État mais de la macronie décomplexée. Celle
que l’ONU classe aujourd’hui au même rang que le Soudan et le
Zimbabwe en matière de violences policières.

Parmi cent cinquante-sept enquêtes internes diligentées par


l’IGPN sur des bavures contre des Gilets jaunes, aucune n’avait
abouti au moment où mourrait Zineb Redouane. Depuis,
le nombre des enquêtes a quadruplé, mais à peine dix sont
passées en conseil de discipline, selon les dernières statistiques
de l’IGPN10. En Algérie, au moins, les policiers ont refusé de
tirer sur les manifestants qui protestaient contre le président
Bouteflika. Il est vrai qu’il en était à son cinquième mandat.

9. Charlotte Caubel a été promue au printemps 2021 directrice de la


protection de la jeunesse.
10. Le Monde, 21 juillet 2021.

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5

Première boîte à archives. Mes salaires d’animateur et d’ou-


vrier communal et mes débuts dans le journalisme. J’ai seize
ans. Je suis en classe de première options maths-physique
au lycée Saint-Exupéry de Fameck. Nous sommes en 1975.
Un ministre nommé René Haby veut faire passer une loi qui
réforme l’Éducation nationale. J’écris un texte pour m’opposer
à cette réforme et à la « marchandisation de l’école » qui vise à
produire des futurs travailleurs et de « la chair humaine pour
les patrons ». Je bâtis mon récit comme un reportage futuriste.
Avec mon copain Doumé, on le photocopie à une cinquantaine
d’exemplaires qu’on placarde clandestinement dans le lycée. Le
texte est signé « Le Canard déchaîné, numéro 1 ». Je demande
à mon prof de maths qui est aussi mon prof principal de le lire
à la classe en faisant comme si c’était un autre qui l’avait écrit.
Mon prof accepte et on lance un mouvement de grève. Un mois
plus tard, je récidive avec un numéro 2 du « Canard déchaîné »
qui dénonce cette fois le système de notation scolaire « injuste
et inégalitaire » et les surveillants de lycée qui sont « comme
des matons ». J’invente une uchronie que je placarde dans les
couloirs du bahut, mais là je suis repéré. Le surveillant général
et le principal convoquent mon père et la mère de mon copain
Doumé. Ils veulent nous virer trois jours, sauf si on renonce
à nos « tracts ». Ils disent à mon père que je pourrais faire

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« journaliste plus tard » mais que pour l’instant j’ai intérêt à
filer droit.

Je file de travers, mais je n’ai pas encore la fibre du journa-


lisme. L’écriture peut être. Cet été-là, je bosse comme animateur
dans un centre médico-psychologique qui accueille des autistes.
C’est intéressant et harassant, mais moins que l’été précédent où
j’avais fait l’ouvrier communal à arracher les mauvaises herbes
dans les cimetières et le long des murs d’enceinte de la cité
scolaire. Qu’est-ce que je m’emmerdais ! J’étais sous les ordres
d’un chef d’équipe qui avait des maîtresses dans plusieurs quar-
tiers de la ville. J’ai mis un peu de temps et beaucoup d’am-
poules aux mains avant de comprendre que mes opérations de
désherbage étaient liées aux domiciles de ses maîtresses. La vie
était assez belle pour lui. Pour moi, c’était moins joyeux. Le
soir, après avoir percé mes ampoules, je notais douloureuse-
ment mes états d’âme dans un cahier que je planquais dans mon
bureau. Le monde est cruel, un jour je me vengerai.

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6

Pendant l’été 2019, on balance des infos de première main


sur la mort de Zineb Redouane. Tout le monde finit par nous
reprendre sans trop nous citer et parfois même en nous confon-
dant avec Mediapart. Quand j’ai lu la dépêche de l’AFP indi-
quant que selon le rapport d’autopsie algérien « révélé par
Mediapart », la vieille dame ne serait pas morte des suites d’une
crise cardiaque mais bien d’un tir tendu des policiers, j’étais
circonspect.

Mais ce qui comptait en premier lieu, c’était que l’info sorte.


La trouver, la vérifier, la sortir, la partager avec le plus grand
nombre. Tiens, abonnez-vous à Mediapart, si vous voulez. Si
vous confondez avec Le Média, tant pis pour vous et tant mieux
pour nous. Mais abonnez-vous aussi à Arrêt sur images et aidez
Reporterre ou Bastamag. Sinon, ne venez pas vous plaindre
ensuite.

En même temps que l’affaire Redouane, nous sortons, grâce


à Maxime Renahy, nos premières révélations sur la gestion
financière de BFM et de son propriétaire Patrick Drahi. BFM,
la télé qui enfonce, chaque samedi, les Gilets jaunes, s’est
construite grâce à des fonds provenant de paradis fiscaux. Ses
bénéfices filent vers ces mêmes paradis fiscaux via une myriade

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40

de sociétés appartenant à Patrick Drahi, son boss. Sociétés dont


on livre les noms et les montants évaporés. Nous montrons
qu’une télé tout info, la plus importante du PAF en audience,
qui communique bon nombre d’informations sur la lutte contre
la fraude fiscale ou nous fait des leçons de morale sur les frais de
bouche de l’Assemblée nationale, s’arrange pour ne pas payer
d’impôt.

Télérama fait le job, une contre-enquête, en alertant Alain


Weil, alors patron de BFM, et Patrick Drahi, le P-DG du
groupe. Ils promettent que tout était légal. On doit les croire
sur parole. Dans une démocratie qui respecte l’équilibre des
pouvoirs, l’AFP aurait dû faire une dépêche. Mais l’AFP n’a
rien fait. Quelques journalistes nous ont repris sur Twitter.
Nous avons attendu en vain la dépêche promise. À un moment,
j’ai fini par appeler un copain qui m’avait assuré que la dépêche
allait tomber, genre : « Le Media.TV attaque BFM ». Et puis
mon copain a fini par m’expliquer qu’un de ses chefs avait
préféré mettre notre enquête prouvant l’évasion fiscale via la
régie publicitaire de BFM sous le tapis : « Tu comprends, vous
n’êtes pas Mediapart et puis…
— Et puis quoi ?
— Et puis Drahi est un gros client, Libé, L’Express, RMC… »

Bien sûr. Je comprends. Je n’ai aucune colère, aucune amer-


tume. Sauf que ce refus de voir où est l’information, c’est la
mort du journalisme. Et un peu de la démocratie.

Le journalisme est mal barré. Trois milliardaires se


tapent dessus – Matthieu Pigasse, Xavier Niel et Daniel
Kretenski – pour savoir qui va lâcher 2 millions pour sauver

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L’Obs ou le laisser mourir. L’Obs avec son passé glorieux. Des


milliardaires qui tiennent aussi Le Monde et ce qui reste de la
rédaction de L’Obs par les cordons de leur Bourse. Mais ce
n’est pas le pire. Ce n’est pas le fond du trou. Le fond du trou,
cette semaine-là, c’était le groupe Ebra-Crédit mutuel.

J’habite à côté de Metz et, depuis que je suis tout petit, je lis
Le Républicain lorrain. D’abord pour les comptes rendus de foot
sur le FC Metz. Dans une autre vie, je me suis opposé à la patronne
de ce journal, Marguerite Puhl-Demange. J’en ai fait l’héroïne d’un
de mes documentaires. Elle était de droite, catholique, détestait
les communistes mais leur donnait la parole. Elle faisait quoti-
diennement un journal de droite, avec une âme, des opinions. Peu
après la mort de Marguerite, en 1999, sa famille a fini par céder
aux caprices et à l’argent du Crédit mutuel qui s’est mis à racheter
tous les journaux de l’est du pays et à devenir, avec six millions de
lecteurs, le plus important média de presse écrite de France. De
Vosges matin à L’Alsace, du Républicain lorrain au Progrès de Lyon,
de L’Est républicain au DNA : au début, les journaux ont gardé
leurs agences locales et leur rédaction éclatée, leurs pages France,
région, département, municipalités, sport… Et puis petit à petit, à
coups de compressions, de regroupements, le journal s’est norma-
lisé, a réduit ses coûts de production au rythme de la perte de ses
lecteurs. On a gardé les pages locales et les pages région en les
resserrant. On a surtout regroupé les infos générales pour les dix
journaux du groupe. On a nommé à la tête de ces infos générales
un rédacteur en chef… Tous les journaux du groupe ont publié les
mêmes infos et chacun fait sa une en concertation avec Paris.

Évidemment, les journaux du groupe Ebra n’ont ni cité ni repris


nos enquêtes sur Zineb Redouane ou sur BFM. Mais ce n’est pas

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un problème. Quand je suis chez moi, je lis Le Républicain lorrain


tous les jours et, à part les pages sportives, le programme télé ou
quelques infos régionales, je me dis que ce journal a décroché de la
sphère du journalisme pour partir ailleurs.

Mon édito revient sur Le Républicain lorrain du lundi 15 juillet


2019. Je montre le journal à la caméra. Ce jour-là – enfin, la
veille –, Emmanuel Macron s’était fait siffler sur les Champs, des
Gilets jaunes avaient été enfermés dans un camp de rétention
pour les empêcher de manifester, on recherchait le corps de Steve
Maia Caniço, victime du tabassage de la police à Nantes. Une
tempête menaçait le gouvernement et La Nouvelle-Orléans, le
soleil cramait les glaces des pôles et les journalistes du Républicain
lorrain – ou plutôt un rédacteur en chef titulaire d’une carte de
presse – vont faire la une de ce journal sur un ours. En peluche.

L’ours s’appelle Teddy Mili et son propriétaire le photogra-


phie dans chaque pays qu’il traverse. Un coup au Groenland.
Un autre en Sardaigne.
Et donc, la une de ce monument de la PQR qui existe depuis
la Libération devient : « L’ours en peluche qui fait le tour du
monde. »

Je me suis dit : « Merde, il doit valoir le coup, cet ours », j’ai


cherché l’article et je l’ai trouvé page neuf, et donc j’ai lu face
caméra. Voilà où en est la presse en Lorraine. Mais bon, j’étais
vers Bordeaux quelques jours plus tôt et c’était un peu pareil
avec Sud-Ouest.

Le lendemain de ce coup de gueule, je suis devant ma télé-


vision, je zappe sur les chaînes d’infos pour voir ce que font les

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confrères et je tombe sur un débat à propos de la démission


de François de Rugy sur LCI, avec des journalistes en plateau.
Les éternels media workers de Valeurs actuelles, un chargé de
com, le représentant d’un think tank. Tous étaient opposés à
un journaliste de Mediapart qui crânement et à juste titre défen-
dait son travail. Il était bombardé de questions sur le thème :
« Êtes-vous sûr que ce soit encore du journalisme et pas de la
délation ? »

Louis de Raguenel, le représentant de Valeurs actuelles11,


tentait d’allumer Mediapart sur les affaires de Sarkozy. Selon
lui, « quoi, bon… bon, rien n’était prouvé du côté de Kadhafi ».
Le Raguenel en question, en dépit de tout ce qui a été écrit et
documenté par Mediapart et d’autres12, prenait la défense des
politiques et de Nicolas Sarkozy. J’ai cherché le CV du journa-
liste en question. Et là, j’ai trouvé un parcours étrange : Louis
de Raguenel, avant d’être journaliste invité des plateaux télé,
était community manager pour la police nationale, puis chargé
de com de Claude Guéant.

Mais ce n’est pas fini, moi qui pensais avoir touché le fond
avec le groupe Ebra, qui vois-je arriver plein écran sur ce même
plateau ? Le rédacteur en chef des infos générales du groupe
Ebra. L’homme qui gère le flux et les choix rédactionnels en
infos générales et politiques de tout le groupe. Pascal Jalabert
est journaliste. Il débat à la télé, comme le font aujourd’hui un

11. Aujourd’hui chef du service politique adjoint, omniprésent chez Europe 1,


poussé par Bolloré, et titulaire d’un rond de serviette à CNews.
12. Lire à ce propos la formidable bande dessinée Sarkozy-Kadhafi - Des
billets et des bombes, écrite par Michel Despratx, Élodie Gueguen, Fabrice
Arfi, Geoffrey Le Guilcher, Benoît Collombat, et éditée par la Revue dessinée
et Delcourt en 2019.

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paquet de journalistes. C’est ce que Bourdieu nomme la circula-


tion circulaire. Pascal Jalabert apostrophe Michael Hajdenberg,
le journaliste de Mediapart, et lui demande l’identité de sa
source dans l’affaire de Rugy.
— Bon, votre enquête, OK c’est bien… Mais maintenant,
vous ne pouvez pas nous laisser sur notre faim. Qui vous a
balancé vos infos ? Allez, dites-le…
Michael Hajdenberg a dû se demander s’il était dans un
sketch d’Hanouna ou si on l’avait transporté dans une autre
galaxie, mais le rédacteur en chef d’Ebra insistait.
— Je sais au moins que c’est un règlement de compte et que
votre source a agi par vengeance. De toute manière, même si
vous ne le dites pas, nous, on va le dire.

Vous avez le droit de respirer, de vous masser le front. Et


de vous inquiéter pour la suite des opérations. Avec des jour-
nalistes comme ce Jalabert, Emmanuel Macron peut rêver
à un cinquième mandat. Comme Bouteflika. Ou Vladimir
Poutine.

Créée en 2012, la médaille de la sécurité intérieure est une


sorte de Légion d’honneur de la police. Jusqu’alors, on remer-
ciait ainsi les militaires ou les policiers blessés dans le cadre de
leur mission, ceux qui avaient fait preuve d’un grand courage.
Christophe Castaner a remis ces médailles le 16 juin 2019.
Michael Hajdenberg le révèle. Parmi les médaillés, on trouve
Grégoire Chassaing, le commissaire qui a envoyé ses troupes
chasser du raveur à Nantes où a disparu Steve Maia Caniço ;
Rabah Souchi, le policier niçois responsable du maintien de
l’ordre le jour où la militante d’Attac Geneviève Legay a failli y
passer. On retrouve également Bruno Félix, le chef des CRS de

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Saint-Étienne, celui qui a refusé de collaborer à l’enquête sur la
mort de Zineb Redouane.

Le parquet de Marseille n’a pas réagi à nos informations.


Les avocats de la famille n’ont toujours pas accès aux dossiers
médicaux, sept mois après la mort de Zineb. Pourtant, une
enquête a été faite, tous les médecins de l’hôpital où elle a été
soignée ont été entendus. Mais tout est bloqué, à la suite de la
requête en dépaysement. Elle a bon dos, cette requête. L’IGPN
a fait son enquête. C’était bizarre qu’une dame soit si griève-
ment blessée et qu’on ne retrouve pas la trace du projectile
dans l’appartement. La version officielle est qu’un pompier de
Marseille se serait souvenu qu’il avait emporté la grenade avec
lui, en souvenir.

Je vais enquêter sur la vie et la mort des ours en peluche.


Ou des nains de jardin. Il me faut un sujet tranquille. Et si je
me débrouille bien, je serai peut-être repris par l’AFP. Je suis
dépité face à l’ampleur des dégâts. Absolument dépité. Où sont
passés les journalistes ?

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Début août 2019, pendant que mes amis bronzent, que leurs
neurones se mettent en mode transat, que les plus fauchés se
demandent s’ils collent des rustines sur leur piscine ou s’ils en
achètent une neuve, où François Ruffin annonce de sa cuisine
qu’il a besoin de souffler, où notre bien-aimé président s’ap-
prête à recevoir Vladimir Poutine à Brégançon, où le cadavre
de Steve remonte à la surface de la Loire, Christophe Castaner
bâille en lisant le dernier rapport du préfet de Bousquet sur
« la stratégie nationale du renseignement ». On me l’a genti-
ment fait parvenir. Sa lecture me plonge dans des abîmes de
perplexité.

C’est ma dissertation de l’été. Je vous demande de soulever


une demi-paupière et d’écouter ma question : sommes-nous
devenu un État policier ? Dans cette question, chaque mot
compte. Le « nous » exprime l’idée d’un collectif. Nous. Vous,
moi, les politiques, les policiers, l’ensemble des forces vives et
moins vives de ce pays. La France, quoi… La France est-elle
devenue un État policier ? Le verbe « devenir » exprime ici un
changement de statut. Le sous-entendu est qu’avant la France
ne l’était pas. Avant l’élection d’Emmanuel Macron. Sous le
règne de François Hollande, de Nicolas Sarkozy ou en remon-
tant plus avant sous celui de Jacques Chirac ou de François

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Mitterrand ou même sous Valéry Giscard d’Estaing, cette ques-


tion aurait-elle été pertinente ? La réponse est non.

Et sous de Gaulle ? Mai 1968 est passé par là. Donc il


faut marquer une hésitation. Peser le pour. Le contre. Et se
souvenir, malgré les coups de matraque, de la lettre que le
préfet Grimaud, chef de la police, a envoyée à ses vingt-cinq
mille subordonnés : « Je m’adresse aujourd’hui à toute la
Maison : aux gardiens comme aux gradés, aux officiers comme
aux patrons, et je veux leur parler d’un sujet que nous n’avons
pas le droit de passer sous silence : c’est celui des excès dans
l’emploi de la force. Si nous ne nous expliquons pas très
clairement et très franchement sur ce point, nous gagnerons
peut-être la bataille dans la rue, mais nous perdrons quelque
chose de beaucoup plus précieux et à quoi vous tenez comme
moi : c’est notre réputation. » Par cette lettre, malgré l’usage
de la violence légitime, malgré la chienlit, Grimaud dédouane
de Gaulle. Mais pas Macron. Car la comparaison est cruelle.
Pour la première fois donc depuis la Libération, sommes-nous
devenus, avec l’élection de ce jeune banquier, un État poli-
cier ? La question emmerdante se pose.

Qu’est-ce qu’un État policier ? Nous sommes soixante-sept


millions de Français. Nous acceptons des règles et un ordre
pour vivre ensemble et nous tenir debout. Plutôt que la défini-
tion du dictionnaire de l’Académie française qui définit l’État
comme le « gouvernement d’un peuple vivant sous la domina-
tion d’un prince ou en République », celle d’Hannah Arendt,
qui remonte à l’étymologie du mot pour définir « l’état de la
chose publique » comme une forme de gouvernement, paraît
plus précise.

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Ce gouvernement doit-il sa survie à sa police ? Autrement
dit, ce pouvoir politique, cette République, dite en marche,
utilise-t-elle sa police, ses techniques de contrôle et de surveil-
lance, jusqu’à l’usage de la force et de moyens violents pour
gouverner ? Cet État macronien se distingue-t-il spécifiquement
par des caractéristiques totalitaires ou l’utilisation de moyens
radicaux pour assurer un contrôle sur les populations ? La
police est-elle soumise aux règles communes de l’État de droit
ou a-t-elle gagné au fil des mois, à coups de petites touches, de
replis successifs, de dérèglements judiciaires, de mansuétudes
médiatiques, un statut privilégié ? – la contrepartie étant le
maintien au pouvoir d’un président défaillant.

Prenez la Russie, manifestation à Moscou, mille trois cents


personnes arrêtées. Regardez comme ça bastonne. C’est terrible
ce qu’il s’y passe. La Chine ou la Russie sont-ils des États poli-
ciers ? À l’évidence oui. Combien y a-t-il eu d’arrestations
arbitraires de Gilets jaunes en France en décembre dernier, de
procès en comparutions immédiates, « d’arrestations préven-
tives » ? Entre décembre et janvier 2019, il y a eu plus de huit
mille arrestations dont mille huit cents condamnations, selon
les chiffres du ministère de l’Intérieur.

Je vais y réfléchir encore, mais je crois bien que nous sommes


entrés, les rangers en avant, dans un État policier.

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Elle s’appelle Marion Esnault. Elle a trente ans. Le


11 septembre 2019, elle sera jugée au TGI de Paris pour vol en
réunion, devant la seizième chambre. Son crime ? Elle a décroché
dans les mairies des 3e et 4e arrondissements de Paris, avec ses
amis manifestants non violents et inquiets de voir la planète se
réchauffer, deux portraits de notre bien-aimé président de la
République une et indivisible. Elle risque cinq ans de prison et
soixante-quinze mille euros d’amende pour avoir réquisitionné
deux cadres qui valent huit euros soixante-dix pièce.
« Je suis fière d’appartenir à ce mouvement climatique qui
sait saisir ces petites accélérations de l’Histoire. Avec cette
campagne Décrochons Macron, nous avons touché une corde
sensible. Ce gouvernement, qui se targue d’être leader mondial
sur le climat, ne respecte même pas les engagements qu’il a pris
à la COP21. Comment accepter cette arrogance dotée d’une
bonne dose d’irresponsabilité ? En désobéissant, écrit-elle sur
son mur Facebook. Nous avons organisé assez de marches,
nous avons signé assez de pétitions, nous avons accepté assez
de petits pas. L’heure des grandes métamorphoses est arrivée,
qu’ils le veuillent ou non. »
Ils sont quarante-cinq décrocheurs à être poursuivis dans
quatorze procès. Ils ont décroché cent dix-neuf portraits de
notre bien-aimé président. Cent trente-six personnes ont été

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auditionnées. Soixante et une perquisitionnées : sept cents


heures cumulées de garde à vue.
« Tous les citoyens qui ont mené ces actions l’ont fait en âme
et conscience. Parce que l’avenir cauchemardesque qui nous
attend nous effraie davantage que des casiers judiciaires. Deux
choix s’offrent à nous : foncer collectivement droit dans le mur
ou freiner ensemble de toutes nos forces. Je continuerai, parce
que je gagne une autre liberté », poursuit Marion qui a choisi de
sacrifier une partie de cette liberté pour avancer.
La seizième chambre du TGI de Paris qui va juger Marion et
ses amis est la chambre spéciale chargée des affaires de terrorisme.

Avant d’être au Média, j’ai travaillé sur le terrorisme.


Al-Qaïda. Daech. Le Bataclan. J’ai lu des dossiers judiciaires,
assisté à des audiences, réalisé un documentaire, interrogé des
prévenus, des condamnés, des magistrats, des avocats. Au fil
des ans, les peines se sont incroyablement durcies. La seule
détention d’un Coran a pu valoir des emprisonnements, tant la
République est revancharde. Et en retard d’une guerre.
Au début du mois de juillet 2019, a été créé un nouveau
parquet antiterroriste. Vingt-six magistrats le composent. Ils
n’étaient que quatorze, avant. À sa tête, la chancellerie a placé
Jean-François Ricard. Ce magistrat, en fin de carrière, a le nom
d’un pastis mais il est tout sauf bon vivant. Il a été à l’école de
Jean-Louis Bruguière dit « l’Amiral ». Le cow-boy de l’antiterro.
On sait, alors que le soufflé est retombé, à quel point les procé-
dures ont été peu respectées. Le cow-boy de l’antiterro devient
shérif à la tête d’une armée de parquetiers prêt à en découdre.

Rien n’est réglé et des attentats peuvent casser la paix rela-


tive régnant depuis la mort de Kadhafi. Le nouveau parquet est

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en place et les magistrats ont les crocs. Vingt-six substituts, c’est


autant de temps de cerveau disponible. Pierre de Bousquet, le
coordinateur national de la lutte contre le terrorisme, construit
la politique de renseignement et de répression à l’aune des
dangers nouveaux qui pourraient toucher la République. Sa
lecture est instructive : « La montée en puissance des mouve-
ments et réseaux à caractère subversif constitue un facteur de
crise d’autant plus préoccupant qu’ils visent directement à
affaiblir, voire à ruiner les fondements de notre démocratie et
les institutions républicaines par la violence insurrectionnelle.
Cela se traduit par des actions violentes contre les personnes
ou contre les biens (blackblocks, pénétration dans les enceintes
protégées, sabotages…), mais aussi par la captation des reven-
dications traditionnelles que ces mouvements s’emploient à
infiltrer afin de les radicaliser. La radicalisation de ces modes
d’action appelle à une vigilance accrue des services de rensei-
gnement dans leur fonction d’anticipation et de défense de
l’État pour prévenir les violences de toute nature et la désta-
bilisation de nos institutions », relève l’ancien préfet – que
j’ai croisé au tribunal en pleine affaire Clearstream, alors qu’il
dirigeait la DST et qu’il obéissait davantage à Dominique de
Villepin qu’à Nicolas Sarkozy. Mais c’est une autre histoire.
Donc Bousquet de Florian parachève son œuvre de sauve-
tage d’une République en danger en insistant sur le fait que :
« L’anticipation, l’analyse et le suivi des mouvements sociaux et
crises de société par les services de renseignement constituent
une priorité à double titre. En premier lieu, parce qu’il est essen-
tiel pour conduire la politique de l’État de connaître les mouve-
ments qui agitent notre vie sociale et a fortiori les courants qui
traversent notre société. De ce point de vue, la connaissance
de la vie locale et le lien à entretenir avec ses acteurs (élus,

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relais associatifs, médias…) sont des enjeux importants pour


les services de renseignement compétents. En second lieu,
les mouvements sociaux et les crises de société trouvant une
traduction particulière dans les expressions de voie publique,
il convient de les anticiper afin à la fois de garantir la liberté de
manifestation et de prévenir les violences qui peuvent accompa-
gner certaines revendications. » Voilà, tout est en place. Alors,
sommes-nous dans un État policier ?
Nos libertés publiques reculent sous le règne sans partage
d’Emmanuel Macron. Jamais la police n’a été aussi violente
contre les militants politiques et les manifestants. Jamais la
police n’a autant été protégée par le pouvoir politique et judi-
ciaire. Jamais la justice et la Chancellerie n’ont été autant inféo-
dées à l’Élysée. Et la presse ? Jamais les médias n’ont été autant
liés dans leur globalité à des puissances financières supportrices
d’Emmanuel Macron.

Le 27 juillet dernier, notre bien-aimé président de la


République une et indivisible a lâché devant une petite foule
attentive quelques mots apaisants. Il a estimé qu’il fallait
encore « redonner un sens à l’action ». « Je ne crois pas que
ce qui a créé la colère sincère d’une partie de la population
soit derrière nous. Je pense qu’il y a une partie à laquelle nous
avons su répondre, et une partie à laquelle nous n’avons pas
encore répondu parce que ça prend du temps. Il y a aussi une
colère à laquelle il n’y a pas forcément de réponse immédiate »,
a-t-il ajouté. « Il y a des problèmes profonds dans notre pays
qui sont liés à l’injustice, aux difficultés économiques qu’on
connaît depuis très longtemps, parfois aux doutes qui existent,
aux défis qu’on a devant nous, liés au vieillissement, au numé-
rique, à l’écologie. Je pense que ceci crée des peurs, parfois ces

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peurs sont exploitées et donc notre défi est d’y répondre »,
a-t-il jeté en se disant « vigilant » et « à la tâche ». « Je pense
qu’il faut continuer à agir concrètement pour nos concitoyens
à la rentrée, c’est ce que j’ai demandé au gouvernement, et à
redonner du sens à l’action parce qu’il faut, non pas chercher à
éteindre les peurs, mais à redonner une perspective, un cap de
ce qui est vivre ensemble entre Français de manière apaisée. »

On peut être inquiet sur ce qui se profile. Car ce président,


choisi par 20 % des Français au premier tour et élu par 43 %
au second, va continuer à faire ce qu’il sait le mieux faire. Casser
les services publics, l’hôpital, la Justice, privatiser tout ce qui
peut l’être, les retraites, l’Éducation nationale, vendre tout ce
qui peut être vendu à ses amis. Les aider à gagner encore plus
d’argent. Taper sur les Gilets jaunes, les ridiculiser. Et s’abriter
derrière sa police et la Constitution. Bon plan. Dans un État
policier brutal – en un mot, une dictature –, je ne pourrais pas
tenir publiquement ces propos. Nous ne sommes pas dans un
État policier aussi frénétique que certaines dictatures d’Amé-
rique du Sud, la Russie ou la Chine. En France, sous le règne
d’Emmanuel Macron, la violence d’État est une tendance lourde
qui s’installe dans le temps. L’État policier est moins visible,
plus doux, plus souriant. Nous sommes dans un État policier
qui se cache. Nous ne sommes dupes de rien. Nous sommes
moins dociles et paisibles que nous en avons l’air. Nous gardons
la mémoire de tout.

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Mon cerveau est parasité par des images subliminales, des


visions étranges, des rapprochements bizarres. Dès que je
vois Emmanuel Macron à la télévision je pense à Neymar
da Silva Santos Júnior. Et réciproquement. Ça a commencé
au début de cet été quand Neymar était encore convales-
cent au Brésil et Macron souffreteux à l’Élysée, et ça n’a fait
qu’empirer.

J’ai essayé d’en sortir, de regarder des matchs de basket, de


faire des pauses, de ne pas lire L’Équipe, de ne pas regarder
BFM, de zapper Bormes-les-Mimosas, mais c’est revenu. Par
exemple, ce matin, je vois une photo de Neymar, bronzé, avec
une nouvelle coupe de cheveux. Il est passé du blond au brun.
Je me dis : « Tiens, comme Macron ». Bien sûr, Macron ne s’est
pas teint les cheveux mais il les a coupés et il est très bronzé. Et
lui aussi mange des pizzas. Comme Neymar.
Pas des pizzas bling-bling au caviar ou des côtes de bœuf
à la feuille d’or comme Ribéry ou Sarkozy. Non, le nouveau
Macron va avec ses amis – une quinzaine – manger simple-
ment en bras de chemise une pizza et une glace dans un esta-
minet sans façons de Bormes-les-Mimosas. C’est l’acte deux
du quinquennat. Macron veut remettre l’humain au cœur de
sa politique. Comme Neymar qui en a marre d’être maltraité

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par ses patrons qataris et souffre de la comparaison avec


Kylian Mbappé qui claque, lui, but sur but. Sans broncher.

Pour ceux qui ne connaissent rien au foot ou qui détestent


ce sport de capitalistes, opium d’un peuple anesthésié, il faut
expliquer le feuilleton qui se joue en cette fin d’été 2019.
Neymar a vingt-sept ans. Capitaine de l’équipe du Brésil, il est
arrivé triomphalement en France à l’été 2017. Un peu comme le
jeune Emmanuel Macron qui, à quarante-deux ans, triomphait
quelques semaines auparavant. Le triomphe eût été total s’il n’y
avait pas eu ces emmerdeurs de Gilets jaunes.

Jaune comme le maillot de Neymar et du Brésil…

Mon cerveau part en sucette et fait des associations. Macron.


Gilet jaune. Brésil. Neymar. Bolsonaro. Même s’il ne se mouille
pas trop, Neymar a souhaité bonne chance à Bolsonaro, le
président qui casse les homos et les arbres des forêts amazo-
niennes. C’était après un match à Marseille en octobre dernier,
juste après son élection : « J’espère que Dieu utilisera notre
président pour aider notre pays », a dit Neymar. Et un peu
plus tard, invité en Israël par Netanyahu et ce même Bolsonaro,
Neymar s’est fait une joie de se déplacer pour serrer la louche
aux deux présidents. Neymar sait où va le vent.

Il a été acheté par le PSG qui appartient comme chacun le


sait aux Qataris. Le plus gros transfert jamais réalisé pour un
joueur professionnel. Deux cent vingt-deux millions d’euros
payés par le PSG au club de Barcelone qui avait déjà l’Argentin
Messi et l’Uruguayen Suarez en attaque. Neymar touche à Paris
un salaire annuel de trente-six millions huit cent mille euros.

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Soit plus de trois millions par mois. Soit cent mille euros par
jour.

C’est un peu moins que Bernard Arnault qui touche, lui,


trente-six millions par jour.

Neymar était bien, au Barça. Mais il voulait changer d’air,


devenir ballon d’or à la place de Messi ou Ronaldo.

Macron était bien chez Rothschild. Il était bien à l’Élysée


puis à Bercy avec ses copains François Hollande et Manuel
Valls. Mais il a voulu changer d’air lui aussi. Neymar a surtout
voulu empocher beaucoup d’argent. Il est conseillé par son
père Neymar senior et par un requin d’agent nommé « Pini »
Zahavi. Pini, c’est le diminutif de Pinhas qui est le raccourci
de « piranhas ». Pini est israélien, copain de Netanyahu, mais
il vit à Londres. Il fait depuis vingt ans les plus gros trans-
ferts de la planète foot. Il n’a même pas une carte d’agent. Il
est intermédiaire. Il travaille dans l’ombre, monte des coups,
ouvre des sociétés offshore un peu partout, touche d’énormes
commissions.

Mais Pini, bien que clandestin, a une morale. « Personne au


monde ne peut dire que je l’ai baisé. Personne. Et ça après plus
de trente ans d’activité. » Il le dit quand il se présente. Il confie
aussi volontiers que sa mère rêvait qu’il soit Premier ministre,
alors que lui voulait « simplement faire quelque chose dans
le football ». C’est ce qu’il a expliqué à Romain Molina dans
La Mano Negra13, un excellent livre admirablement préfacé (par

13. Romain Molina, La Mano Negra, Hugo document, 2018.

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moi), qui décrypte les forces obscures qui contrôlent le foot-


ball mondial. Romain a levé le voile sur Pini. En ce bas monde,
certains journalistes ont encore une utilité. Neymar n’aime pas
les journalistes. Macron non plus. Ils rêvent tous deux d’un
monde sans journalistes ou avec des journalistes pas trop regar-
dants, qui ne posent pas de questions embarrassantes.

En parlant de journalisme, je vous invite à lire un article de


Julie Brabant sur le site d’Arrêt sur images. Elle y révèle les
coulisses du groupe Reworld qui possède une quinzaine de
titres en France dont Grazia, Télé Star, Science et Vie, Closer,
Biba. Deux champions français de la start-up nation, si chère
à Emmanuel Macron et à son ami Xavier Niel, ont racheté ces
journaux et vont en racheter d’autres. Ils gagnent un « pognon
de dingue » en rationalisant les coûts de ces entreprises de
presse. En faisant travailler des robots scribes et des gratte-
papier à Madagascar. Les medias workers de Reworld touchent
entre trente et quarante ariary par mot. Soit entre onze et
quinze euros par jour. Un ariary, c’est 0,0073 centime d’euro.
Un travailleur médiatique de base produit, pour une journée
de travail « normal », en moyenne mille cinq cent mots. Ce n’est
pas une blague. Reworld, qui a embauché l’ancienne ministre de
la Culture de François Hollande, Fleur Pellerin, comme admi-
nistratrice14, fait travailler des stagiaires payés entre cinq cents
et sept cents euros par mois. Le salaire de base pour un jour-
naliste, c’est mille huit cents euros par mois. C’est la tendance
du moment. Sinon, Reworld sous-traite : « À la fin du mois, ils
signent un chèque à un prestataire et ne s’emmerdent pas avec

14. Le Monde, 16 octobre 2019.

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des salariés à qui il faut payer les tickets resto et tout le reste »,
explique un ancien salarié.

Leur première mesure, chaque fois qu’ils ont acheté un


titre, a été de virer les journalistes encartés avec un chèque
pour embaucher des media workers. « On était entassés, avec
un mètre carré de bureau chacun. On avait amené quelques
ramettes de papier dans le déménagement ; on les a à peine
posées que les autres rédactions nous les avaient déjà piquées,
tellement ils n’avaient rien. Quand j’ai demandé des trombones,
on m’a dit de les acheter moi-même et de me faire faire une note
de frais », explique à Julie Brabant un salarié de Reworld. Tout
le papier de trois mille trois cents mots est du même acabit, avec
cette perle que la journaliste a dénichée dans le CV du rédac-
teur en chef du journal Marie France, propriété de Reworld :
« Je manage une équipe d’une vingtaine de collaborateurs, avec
suivi de la qualité éditoriale et de la rentabilité globale. Côté
new business, je développe des stratégies éditoriales pour de
prestigieux clients marques et médias : dispositif multicanal, fil
rouge et opérations spéciales, approche paid-owned-earned. »
Le foot, comme la politique, c’est d’abord de la com. Et les
salariés de ces deux mondes, et ceux qui gravitent autour et
en tirent subsides et bénéfices, ont pour ennemis communs les
journalistes. Ceux qui posent des questions, prennent un peu
de temps pour mettre en cause ce que, d’une manière forcenée,
les communicants essaient de nous vendre. Neymar sait tricoter
avec un ballon mais Pini son agent l’a fait, a monté son image
comme on monte une mayonnaise dorée. Tout est réuni. Ce
qui pervertit le football, ce qui en fait le dernier endroit où on
trade, où en deale, où on empoche un max de thunes en un
minimum de temps. C’est le capitalisme financier, clandestin.

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Le football est son laboratoire ultime. Et Neymar, sa figure de


proue.
Tout allait bien jusqu’au match de Champions League contre
Manchester United. Le PSG s’était baladé au match aller 0-2.
Mais ManU a gagné au retour 3-1. Cette gifle est arrivée un an
après la défaite contre Barcelone. Les Parisiens avaient gagné
4-0 à l’aller et se sont pris six buts au retour dont un de Neymar.
Ce jour-là, les Qataris ont voulu l’acheter. Neymar l’a confié
cet été à un journal brésilien. Cette remontada du Barça est le
meilleur souvenir de sa vie de footballeur. Les supporters du
PSG n’ont pas apprécié et lui ont immédiatement fait savoir.
« Neymar, dégage. » Un peu comme les Gilets jaunes avec
Macron. Neymar. Remontada. BFM. Paris Match. La remontada
du président Macron.
« Macron remonte dans les sondages. Quatre Français sur
dix approuvent maintenant sa politique. Les Français en ont
marre de la chienlit. C’est la première fois depuis les Gilets
jaunes que le président enchaîne plusieurs séquences positives.
C’est pas gagné mais presque », raconte l’hebdomadaire de
Jean-Luc Lagardère.
Neymar est un habile dribbleur. C’est un des meilleurs foot-
balleurs du monde. Mais, en dehors du terrain, Neymar triche
et ment. Et ça commence à se savoir. Chez les supporters, mais
aussi ailleurs. En football, comme en politique, tout est question
d’image. Et là, on peut dire que Neymar a à peu près tout foiré.
En deux ans, sa cote a chuté. Son côté bling-bling, ses virées en
boîte de nuit, son anniversaire cousu d’or, les accusations de
viol portées contre lui. Ses selfies de demeuré. Ses tentatives de
rattrapage avec sa fondation brésilienne. Et dès qu’il l’ouvre, il
dit une connerie. On sent que le QI n’est pas à la hauteur de
sa dextérité au ballon. Neymar a compris la leçon, il la ferme.

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Parfois, n’en pouvant plus, il file une tarte à un supporter.


Depuis son retour en France, il s’entraîne seul et le fait savoir.
Il n’est plus dans l’équipe, et son équipe et son entraîneur font
la gueule. C’est une partie de poker menteur entre les plus gros
clubs de la planète. Qui va lâcher les millions ?

Neymar et son entourage n’en ont rien à faire du football ou


du club où il joue. Ce qu’ils veulent, c’est du flouze, de l’oseille,
de l’artiche. Et pour ça, ils sont prêts à tout. C’est comme
Macron. Avez-vous bien suivi les trucages et les montages en
coulisse de cet été 2019 ? Toute cette communication faisandée
pour faire oublier les Gilets jaunes, la vente d’ADP, les retraites
qu’on va rogner et les dividendes que les actionnaires vont
toucher ? Quarante-six milliards au second trimestre, avec
comme principaux bénéficiaires Total, BNP Paribas, Sanofi.
Tous ces dribbleurs qui pratiquent l’optimisation fiscale et
touchent le CICE. Grâce à Emmanuel Macron, à sa majorité,
qui ont validé la flat tax. Avez-vous suivi les airs empruntés des
macronistes dès qu’il s’agit d’aborder la question chinoise et les
émeutes à Hong Kong ? Et cette pétition signée par une ving-
taine de députés de la majorité, moins couards que leurs collè-
gues mais très emmerdés quand il s’agit de critiquer les Chinois :
« Le silence de la classe politique française est assourdissant
quand des événements majeurs pour l’équilibre du monde se
déroulent et doivent nous interpeller », écrivent-ils avant de
glisser un peu gênés : « En France également le mouvement des
Gilets jaunes nous oblige à plus d’écoute. »

Pas mal comme langue de bois. On se croirait au PSG quand


on demande à son coach ce qu’il pense de Neymar. Avez-vous
vu, à ce propos, la séquence de la visite de Vladimir Poutine à

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Brégançon ? Ce moment où le président russe donne une leçon
de démocratie à notre bien-aimé président sur le mode : « Oui
d’accord, on a un peu secoué nos manifestants mais nous, on ne
les a ni tués ni éborgnés… » Ce passage n’a pas été retenu, ni
traduit par les télévisions françaises.

Sur ces mêmes chaînes, pas d’information sur la pauvreté et


le chômage qui grimpent. Car oui, ils grimpent, contrairement
à tout ce qui a été asséné par les médias grand public depuis le
15 août. Malgré la flexibilité. L’apparente baisse du chômage de
0,2 % est due au recul de l’activité. C’est l’activité qui a baissé et
donc mécaniquement le chômage, mais la part de ceux qui n’ont
pas d’emploi et qui n’en cherchent plus a augmenté. La révéla-
tion vient des limiers d’Alternatives économiques qui le révèlent.
Aucune chaîne d’infos ni aucun journal de vingt heures ne l’a
annoncé, préférant le credo de cette baisse illusoire du chômage.

Les chiffres de l’emploi sont tellement mauvais que Murielle


Pénicaud, la ministre du Travail, a pris comme première déci-
sion de supprimer leur publication mensuelle pour passer à une
publication trimestrielle. Et si tous les journaux pro-Macron ont
titré cet été sur une embellie, c’est d’abord parce qu’il y a eu des
radiations en nombre à Pôle Emploi et des inscriptions pour des
stages et formation. Les inégalités et le taux de pauvreté n’ont
jamais été aussi élevés depuis vingt ans en France. La Croix l’écrit
sur la base des chiffres récents de l’Insee. Je sais, je noircis tout, je
ne suis pas rigolo. Au moins, avec Neymar, on peut rêver. Je suis
prêt à concéder que Neymar balle au pied peut nous apporter
un peu de joie quand il joue libéré. Pas Macron. Là s’arrête le
parallèle. Emmanuel Macron ne jouera jamais libéré.

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10

Je voulais faire durer l’été, les vacances, les mandolines, le


rosé entre copains, les balades en bateau, à moto, à cheval, veau,
vache, cochon, couvée. Et soudain, c’est la rentrée. Septembre
et Perrette qui casse son pot au lait. Pour les cancres, c’est un
poème de Jean de La Fontaine qui commence ainsi :
Perrette, sur sa tête ayant un Pot au lait.
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue elle allait à grands pas ;
Ayant mis ce jour-là pour être plus agile
Cotillon simple, et souliers plats.
Notre Laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait, en employait l’argent,
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée.

J’ai appris cette poésie au CM1 de M. Keime. La rentrée des


classes, c’était le 15 septembre et on avait deux mois et demi
de vacances. À l’époque, la journée de libre, c’était le jeudi.
C’est dingue, comme l’espace de liberté s’est réduit. Comme on
travaille plus pour gagner moins. Depuis ce jour, Perrette est
devenue ma copine. J’étais triste qu’elle casse son pot au lait et
que tous ses rêves s’évanouissent.

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Je ne sais pas si vous avez vu le show d’Édouard Philippe à


l’université d’été de La République en marche, quand il imite
Alain Juppé : « Oui, alors, Alain me téléphone… » Ce n’est pas
Premier Ministre que l’ancien directeur des affaires publiques
d’Areva aurait dû faire, c’est gagman. Comme pour la presta-
tion d’Emmanuel Macron au G7, la presse a été unanime pour
dire qu’Édouard était en lévitation. À l’aise, bronzé, pas une
goutte de sueur malgré le costume et la cravate. Quel numéro
de prestidigitation ! Même si je me doutais qu’il n’allait pas
aborder les questions qui fâchent (la retraite, les violences poli-
cières, la baisse du pouvoir d’achat) je l’ai écouté attentivement.

Je résume : Il faut se rassembler et se projeter. Oublier les


partis. Édifier la société du travail et du dépassement. Être à la
hauteur du défi de la transition écologique. Faire en sorte que
la France reste une puissance… d’équilibre. Et puis il y a eu ce
moment où il a dit qu’à la vitesse verticale qui découlait de l’élec-
tion présidentielle devait se substituer la puissance horizontale de
la concertation.

La veille, Bruno Le Maire, le ministre de l’Économie, répon-


dait à une interview du journal La Croix. Même topo. En moins
décontracté. À la question de savoir si, grâce à notre bien-aimé
président, un capitalisme européen pouvait émerger, le ministre
déplorait l’aspiration à la spéculation. « Le xxie siècle doit voir
le capitalisme européen affirmer son propre modèle avec force,
en combinant justice, développement durable et ambition tech-
nologique, indiquait Bruno Le Maire, avant d’assurer : Nous
sommes forts. Nous sommes le continent le plus riche de la
planète avec quatre cent cinquante millions de consommateurs.
Nous avons des technologies de pointe. À nous de rassembler

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nos forces pour définir ce nouveau modèle économique plus


juste et en faire un modèle attractif. » Comment croire à ces
promesses en carton, à ces fadaises ? Peut-on, sans passer pour
un rabat-joie, leur faire confiance pour lutter contre les paradis
fiscaux ? La spéculation ? Le pouvoir des banquiers ? Comment
résister à cette propagande qui, petit à petit, nous amène pas
très loin d’un point de chute ? Fadaise. Falaise. Veau. Vache.
Cochon. Couvée.

Je me fais souvent cette réflexion en écoutant Pascal


Praud, David Pujadas, Yves Calvi, Patrick Cohen, Apolline
de Malherbe, Jean-Jacques Bourdin, Jean-Pierre Elkabbach,
Laurent Joffrin, tous ceux qui animent nos matinales, nos
soirées, ces débatteurs, penseurs médiatiques, porteurs de
bonne parole. Ne comptez pas sur moi pour hurler avec les
loups de l’Internet qui suent la haine dès qu’on prononce ces
noms. Je veux juste leur demander de réfléchir à cette question
basique : vos propos, votre esprit critique, votre libre arbitre
sont-ils influencés par le salaire que vous touchez ? Ce n’est pas
que vous soyez censuré ou que vous léchiez la main qui vous
nourrit. C’est une question de barrière mentale. Quand Patrick
Drahi vous paie, je pense que vous n’êtes pas aussi libre que
moi qui reçois un salaire de dix-sept mille souscripteurs. Non ?
Et si je suis viré demain, je retourne dans mes forêts cueillir mes
champignons. Me remettre à l’écriture au long cours. Promener
mes chiens. Je me sens donc libre. C’est une responsabilité.
J’essaie de ne pas dire n’importe quoi. De réfléchir. Je peux me
planter.

Patrick Drahi vient de racheter Sotheby’s, le marchand


d’art, pour trois milliards quatre cent millions d’euros.

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Ce sont eux qui vendent Monet, Picasso, ou Banksy et sa toile


qui s’autodétruit. Formidable métaphore de la fumisterie
ambiante. Il y a tellement à dire sur la spéculation dans l’art,
les fondations de milliardaires qui permettent de défiscaliser
à mort et de faire grimper de fausses valeurs. Patrick Drahi,
le principal actionnaire d’Altice, l’employeur d’Apolline de
Malherbe, de Jean-Jacques Bourdin et de mon copain Laurent
Joffrin, est endetté au minimum à hauteur de cinquante
milliards d’euros. Il est le propriétaire de L’Express, de Libé,
de BFM, de RMC et il vient donc d’acheter Sotheby’s pour
faire la nique à Christie’s, le marchand concurrent, propriété
de François Pinault qui lui possède Le Point. Mais c’est anec-
dotique. Drahi, c’est comme Trump. À un moment, le niveau
de leur dette est tel que l’État et les services fiscaux ferment
les yeux. Surtout quand vous avez été le supporter d’Emma-
nuel Macron qui vous a filé SFR.

Donc Perrette rêve de vendre ses œufs pour acheter des


poules, puis ses poules pour se payer un cochon, puis revendant
le cochon, elle rêve d’une vache et de son veau qu’elle imagine
sauter au milieu du troupeau.
Perrette là-dessus saute aussi, transportée.
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée ;
La Dame de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari
En grand danger d’être battue.
Qui a le numéro de téléphone de Patrick Drahi ? Qui peut
m’expliquer pourquoi je ne peux pas emprunter cent mille
euros ? Et lui, avec moins d’argent que moi – si on soustrait
mes dettes de mes revenus je suis plus riche que lui –, lui donc

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peut emprunter cent milliards ? Je fais du mauvais esprit.


N’empêche, si Drahi tombe, BNP Paribas tombe.

Observez le tableau. Toutes les banques sont intercon-


nectées. Et les dettes fabriquent des bulles. Et quand les bulles
explosent, nous remboursons les dettes.
Sur le site de L’Express business, il est indiqué que les CEO
(chief executive officers) et actionnaires de grandes entreprises
américaines vendaient ces derniers jours des actions en masse.
Ils auraient de sérieux doutes sur la pérennité de l’augmentation
constante des marchés boursiers. Fin août donc, ils ont vendu
leurs actions pour un peu plus de six cents millions de dollars par
jour. C’est le cinquième mois de 2019 au cours duquel les plus
grandes sociétés cotées en Bourse ont vendu plus de dix milliards
de dollars en actions. Cela ne s’est produit que deux fois par le
passé : en 2006 et en 2007, juste avant le krach de 2008.

Le fait que de nombreux dirigeants et actionnaires, sur fond


de guerre commerciale entre les USA et la Chine, se précipitent
vers la sortie pourrait indiquer qu’une tempête est imminente.
« Lorsque les initiés vendent, c’est parce qu’ils pensent que la
valorisation est trop élevée et qu’il est temps de prendre leurs
bénéfices. » Même Warren Buffett, le plus grand spéculateur
du monde, vend ses actions en ce moment. Un jour donc,
comme pour Perrette et son pot au lait, tout va s’effondrer.
Car personne ne dira rien. Parce qu’au pouvoir, il y aura des
types comme Emmanuel Macron, Édouard Philippe ou Bruno
Le Maire qui chercheront à nous endormir avec leur raison-
nement bas de plafond, nous faisant croire qu’ils luttent contre
la spéculation et contre les banquiers d’affaires. Alors que ce
sont ces mêmes banquiers qui les ont placés là.

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Dans un récent rapport parlementaire, des députés


emmarcheurs nous ont ressorti le coût de la fraude sociale,
cherchant à la mettre en rapport avec la fraude fiscale. Tout
est grossier et ridicule dans cette tentative qui confond
million et milliard. Quand c’est au bistrot, ce n’est pas très
grave. Mais quand c’est à l’Assemblée et que toutes les télés
reprennent, c’est plus ennuyeux. Emmanuel Macron nous
avait fait le coup au moment des présidentielles. Dans son
programme, il fait le parallèle entre les fraudeurs de la Sécu
et ceux qui émargent aux îles Caïmans. Assurant qu’il allait
lutter contre les deux.
Ce parallèle oiseux entre fraude fiscale et sociale montre le
niveau de ces parlementaires et de ces présentateurs de jour-
naux qui vivent en vase clos et n’ont aucun sens de la mesure et
de l’arithmétique. Un million, c’est six zéros. Un milliard, c’est
neuf zéros.
C’est la rentrée politique. La gauche est en mode puzzle. J’ai
quelque peine à en parler tant ça tire dans tous les sens. Tant
le spectacle de ces leaders insoumis, écolos, communistes, anti-
capitalistes, ouvriéristes est indescriptible. Individuellement, ils
font ce qu’ils peuvent. Mais quand on les regarde avec un peu
de recul, la situation de la gauche est désespérante.
À court d’arguments, de programmes, face à un paysage
politique dévasté, que nous a surtout dit Édouard Philippe à
Bordeaux le week-end dernier ? Nous sommes européens. Et
si vous ne votez pas pour nous, vous aurez l’extrême droite
au pouvoir. Et voilà, on est coincé. Marine Le Pen et son
Rassemblement national se frottent les mains. Avec tous ceux à
droite qui sont déjà dans les starting-blocks. Ciotti, à Beauveau.
Mariani, aux Affaires étrangères. Collard, garde des Sceaux. Et
Le Pen à l’Élysée. Comment en est-on arrivé là ?

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En 2004, Alain Minc reçoit Macron, jeune inspecteur des


finances et lui demande comment il se voit dans trente ans.
Je serai président de la république lui aurait répondu le jeune
blanc-bec. Minc est scotché et lui conseille d’aller faire ses
armes à la banque Rothschild : « Pour faire de la politique, il
faut avoir un peu d’argent de côté et le meilleur moyen d’en
faire, c’est la banque d’affaires. » C’est le début de l’ascension
pour notre bien-aimé président. Et le début de la fin pour nous.
Je n’ai aucune confiance en Emmanuel Macron. Il y a trop de
preuves de son dévoiement et des raisons pour lesquelles ses
amis Patrick Drahi, Arnaud Lagardère, Xavier Niel, Bernard
Arnault ou François Pinault lui ont préparé le terrain. Tous
propriétaires de médias. En 2012, une réunion a eu lieu avant
les présidentielles chez Bernard Attali, le frère de Jacques,
ex-patron d’Air France. Les patrons, soutiens de François
Hollande – il y avait là Gérard Mestrallet de Suez, Jean-Pierre
Clamadieu qui vient de quitter la présidence de Rhodia et Jean-
Pierre Rodier l’ex-patron de Pechiney, Serge Weinberg de
Sanofi et quelques autres – n’ont eu qu’une exigence : Macron.
François Rebsamen le raconte au Monde : « Le message qu’ils
me font passer c’est, si Hollande est élu, dis-lui qu’on n’a qu’une
demande à formuler : que Macron soit secrétaire général à
l’économie. » Et Rebsamen de raconter qu’il voit dans la foulée
François Hollande qui s’étonne : « C’est la seule chose qu’ils
ont demandée ? » Et lui de répondre : « Oui, la seule. »
Toujours dans Le Monde, ce même jour, une tribune de
Michel Guerrin rappelait à notre bon souvenir Stefan Zweig
et le livre écrit juste avant son suicide, Le Monde d’hier15, où

15. Stefan Zweig, Le Monde d’hier : Souvenirs d’un Européen, Le Livre de


Poche, Paris, 1996.

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il dénonçait le nazisme et les complicités ayant permis l’arrivée


d’Hitler au pouvoir. « Personne ou presque n’a bougé, écrit
Stephen Zweig, car chacun était persuadé que la raison l’empor-
terait au nom des valeurs, de la morale et du progrès. Comme
si ça allait de soi. Au contraire cette posture morale brandie par
les élites a provoqué un repli sur soi et la haine des masses silen-
cieuses sans que personne n’ait cherché tant qu’il était temps,
à les comprendre. » Sans comparer l’extrême droite française
qui tient aujourd’hui les mêmes propos sur l’émigration que la
droite dite classique, à un parti nazi, on peut méditer ce que
nous dit Zweig. Surtout alors qu’en Allemagne, une petite ville
de deux mille cinq cents habitants près de Francfort-sur-le-
Main vient d’élire à sa tête un jeune nazi de trente-trois ans
au prétexte qu’il n’y avait pas d’autres candidats. Qui cherche
à comprendre – sans les exploiter – les masses silencieuses,
les prolos, les neuf millions de pauvres, comme les classes
moyennes ; et à résoudre leurs nombreux problèmes ? La ques-
tion risque de nous plomber le moral encore longtemps.

Je reviens à Perrette et son pot au lait. La fin du poème a été


écrite pour Emmanuel Macron. La Fontaine fait de sa laitière
un archétype et insiste sur le fait que beaucoup rêvent comme
elle de châteaux en Espagne. Ou de devenir président de la
République.

Chacun songe en veillant, il n’est rien de plus doux :


Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes :
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais au plus brave un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi [le roi de Perse]

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On m’élit Roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même ;
Je suis gros Jean comme devant.

Je cherche des raisons d’espérer. La Fontaine m’en donne


quelques-unes. Raoul Vaneigem aussi. Dans ce journal
(Le Monde du 31 août 2019), je tombe sur cet entretien avec
le dernier des situationnistes qui prévient : « Tournez la ques-
tion comme vous voulez… Nous n’avons d’autres choix que
d’oser l’impossible ou de ramper comme des larves sous le talon
de fer qui nous écrase. » Oser l’impossible, refondre le droit
de propriété et le droit pour tous d’avoir accès à une justice
égalitaire, repenser la fiscalité, le temps de travail, le rapport
au temps, au climat, au ciel qui ne peut plus attendre, nationa-
liser au moins une banque, pulvériser le système bancaire et la
Macronie. C’est la rentrée des classes et si on ne veut pas finir
gros Jean comme devant, on a intérêt à se bouger. Et à rester
groupé. À garder au fond de l’œil cette braise. Celle qui nous
unit, qui montre que nous ne sommes pas ingénus ou sous leur
charme, qui fait qu’on se reconnaît et qu’on ne succombe pas à
leurs véhémentes incantations. Jamais.

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Retour vers le futur. Avril 1983. Boîte à archives.


Mes salaires d’éducateur et mes débuts dans le jour-
nalisme. Vive les fanzines. J’ai vingt-trois ans et je suis
éducateur spécialisé. J’envisage de démarrer une thèse en psycho-
linguistique, mais pas sûr. Je travaille en prévention dans un
quartier dit « à risques » grâce au diplôme que je viens de passer
et qui m’assure un salaire. Ça permet de me payer une voiture
neuve (une Renault 4) et un loyer à Metz. Je crée un journal
avec mon copain Phil Enselme et quelques autres dont Lefred-
Thouron, Francis Kuntz et des jeunes du quartier où j’officie.
Son nom : Santiag. Logo en lettres rouges, écriture cursive. Le
premier court édito est en ouverture du journal sur une grande
photo en noir et blanc, prise dans un quartier HLM. Un enfant
ouvre très grand la bouche, comme s’il voulait crier sa joie ou
sa colère. On ne sait pas trop. Quelques lignes qui s’achèvent
ainsi : « Beaucoup de gens attendent ce journal. » Pas facile
d’expliquer Santiag. Je relis une lettre : « Des mots, n’en dites
point trop. Ne cherchez pas trop de soutiens. Si vous montrez
votre détermination, l’aide viendra. » Santiag est distribué
en kiosque, tiré à dix mille exemplaires, vendu douze francs
(environ trois euros en monnaie convertie). On obtient une
bourse pour la création d’entreprise et PPDA, alors présenta-
teur du journal d’Antenne 2, annonce au journal du soir « la

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naissance d’un nouveau confrère en Lorraine ». On est super


fiers. On fait du reportage, de l’enquête, on publie des poèmes
et de la bande dessinée. Mon premier reportage, « J’ai vu les
Stones et je me suis paumé », raconte mon périple à Francfort
pour un concert des Rolling Stones. En quittant le stade de foot
où le show avait lieu, je n’ai plus retrouvé mon bus et passé
la nuit avec des soldats américains dans une caserne à fumer
des pétards et à boire des bières. J’y témoignais de la vie de
ces militaires dans ces zones occupées non loin de la frontière
franco-allemande. Le numéro deux de Santiag affichait à sa une
son antimilitarisme et un récit sur l’unité psychiatrique d’un
hôpital militaire : « Choisissez un jeune homme en bonne forme
physique. Placez-le à l’entrée d’un labyrinthe et observez-le. S’il
craque, il gagne son billet de sortie. S’il ne craque pas, il reste
dans le labyrinthe. »

Fin juillet 1982, je me fends d’une tribune que je pourrais


écrire quasiment de la même manière quarante ans plus tard.
C’est troublant de relire ces articles vieux de quarante ans. J’ai
l’impression de ne pas avoir changé. Je suis toujours l’adoles-
cent que j’étais, ou pas loin. Son titre : « Vivant ». Je commence
par disserter sur la définition de « l’actualité », où on retrouve
un peu « d’actuel » et un peu de « réalité ». Puis je m’interroge :
« Que veut dire actuel et qui décide de ce qu’est la réalité ? »
J’enchaîne : « Le 10 mai 1981 fait partie de notre préhistoire.
Le Mundial est largement dépassé. Beyrouth, c’est où déjà ? »
Je glisse une idée : « Il faudrait que l’actualité soit intemporelle,
ça obligerait notre mémoire à ne pas fléchir. » Puis je rentre
dans le sujet : « J’ai été surpris de lire dans un grand quotidien
qu’un bombardier venait de larguer une bombe au napalm sur
une école. Bilan : cent cinquante enfants grillés sur place. Cette

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information occupait cinq lignes en page onze et avait été traitée


en brève. Le Laos était trop loin. Le même jour, les téléscrip-
teurs avaient été encombrés de nouvelles diverses : attentats
terroristes, engueulade PS-PC, mort d’un pilote automobile,
coupe d’Europe de foot. Il faut savoir choisir. Qui choisit ?
Tout n’est qu’une question d’appréciation et d’indépendance.
Parce que nous sommes indépendants, nous pouvons nous
donner cet inestimable droit d’apprécier. » Et Boum, à vingt
ans et quelques, je donne déjà dans la méfiance vis-à-vis des
journalistes et dans le questionnement sur les bases de ce métier
que je ne pratique pas encore.
Je persiste : « Un chômeur se suicide. On peut juger la
nouvelle anodine mais quand on gratte et qu’on apprend des
bribes sur sa vie et qu’il s’appelait Patrick, la donne change.
Patrick peut devenir un symbole. Il n’avait plus le goût du
travail, sa femme venait de le quitter. Il était fragile comme
un iceberg. Il est l’iceberg qui cache les autres. Le nombre
de suicides chez ceux qu’on appelle « les jeunes », augmente.
Pourquoi maintenant plus qu’avant, un nombre croissant
d’hommes et de femmes, dans la fleur de l’âge, décide de se
supprimer ? Que cache cette nouvelle fragilité ? Conjoncture ?
Air du temps ? Crise économique ? On jette un coup d’œil au
Japon, en Allemagne, aux USA, c’est pareil. En URSS, on ne
peut pas savoir, mais on s’en doute. » D’une métaphore, j’ar-
rive à une statistique puis à l’URSS. Le mur ne s’est pas encore
effondré. « Les sociologues et les psychiatres constatent,
expliquent, formulent des hypothèses. Ils parlent de phéno-
mène de société. Les politiques écoutent, prennent des notes,
compatissent, proposent des programmes de lutte antidopage.
Mais la “nouvelle fragilité” gagne du terrain. On se demande ce
que ça cache. » J’ai le sens de la formule, si j’étais prof et que

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je devais noter ce texte, je dirais 16/20. Pas plus. Le sens de la


formule, mais manque d’une envolée. Zut, je n’avais pas vu la
chute :
« Que s’est-il passé dans le monde pendant les vacances, je
n’avais pas la radio ?
— Patrick Dewaere s’est tué.
— Et à part ça ?
— À part ça, rien. »

Pas mal.

Nous collions la nuit dans les rues de Metz, ma ville d’alors,


des affiches sur lesquelles était dessiné un cochon qui dénonçait
« Main basse sur la ville » ou une photo des fondateurs de Santiag
devant la Banque de France qui clamaient : « Le Républicain
lorrain n’a pas acheté 21 % des actions de Santiag. » On reven-
diquait notre liberté et notre indépendance : « Pour ceux qui
courent dans leur tête en laissant aux autres le culte du nombril
et du repos mérité, voici un numéro qui cavale. » Cinq numéros
plus tard, sans que les messageries de presse nous aient versé
un kopeck, on mettra la clé sous la porte. Mais pour plusieurs
d’entre nous, Santiag a ouvert une voie. Lefred-Thouron dessi-
nera ensuite pour La Grosse Bertha, Hara-Kiri puis au Canard
enchaîné. Francis Kuntz intègre l’équipe de Groland. Phil
deviendra Brigitte Boréale, chroniqueuse à PinkTV puis au
« Grand Journal » de Canal+.

L’enquête sur la psychiatrie à l’armée n’a pas plu à tout le


monde. Les Renseignements généraux commenceront à s’inté-
resser à mon cas. Interrogé par un inspecteur qui me demande
si je suis antimilitariste, je réponds : « Non je suis journaliste. »

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Il me fait remarquer que je n’ai pas de carte qui le prouve. Je
pars en Inde et au Sri Lanka cette année-là avec mon copain
Phil. Bombay, Goa, Colombo, Madras, Delhi. Ces trois mois
au pays de Gandhi, Vishnou, Ganesh, des Intouchables et des
junkies opèrent comme la fonction Reset sur mon disque dur
perso. Au retour, je décide d’arrêter l’université et mes études
de psychologie. Ça tombe bien, Jean-François Bizot, le maestro
du mensuel « des années technologiques et gaies », a appelé à la
maison pour savoir si je voulais venir travailler à Actuel. Il avait
vu Santiag et trouvait ça bien. Il avait eu ma mère au téléphone,
qui n’avait pas très bien compris ce que racontait Jean-François.
Un drôle de bonhomme qui baragouinait, tu es sûr que c’est
sérieux ? Après Santiag où j’ai été salarié un an (168,25 points
Arrco16), je débarque donc à Actuel en janvier 1984 (Société
du journal Actuel, points Arrco : 17,52). On était beaucoup
payé au noir, avec Jean-François qui distribuait de petites enve-
loppes « pour nos frais ». J’y reste six mois avant de traverser
Paris pour rejoindre Libération (Société nouvelle de presse et
communication Libération, points Arrco 1984-1985 : 551,76).
Là, ça devient sérieux. On me propose un premier reportage à
Longwy sur les émeutes des sidérurgistes. Je fonce…

16. ARRCO : Association pour le régime de retraite complémentaire des


salariés.

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12

Ah, les journalistes de télévision… Les émissions, les


débats, les live… Leur effet répétitif, la manière dont cette
médiocrité entre dans nos crânes et pollue, même quand on
veut y échapper, notre espace mental… Ah, les boucheurs
d’espace-temps médiatique… Ah, les flics de la télé et de la
pensée. Je veux dire ici ma fatigue devant tant d’énergie, de
temps et d’intelligence perdus dans les limbes de notre enfer
quotidien. Celui qui nous fait sombrer dans cette matière
informe qui occupe notre espace-temps. Cette idéologie molle
faite de renoncements, de logorrhée impensée, de propagande
d’État, de rodomontades, de bombardements d’images et d’im-
pératifs subliminaux. Cette soupe, ces babillages sont parfois
traversés par des éclairs comme ce vivifiant discours de Greta
Thunberg à l’ONU le 23 septembre 2019.

Quand j’ai démarré ces éditos, je n’avais aucune idée de ce


que ça allait donner. Je suis devenu un funambule. Je tiens en
équilibre sur un fil. Il ne faut pas que je regarde en arrière ou
en bas, ni que j’écoute les bruits du dehors, les peigne-toi, les
mets-une veste, les parle-plus-distinctement, les dis-pas-de-
gros-mots, les arrête-avec-les-Gilets jaunes, les fais-court-In-
ternet-ça-ne-tient-pas-plus-de-cinq-minutes… Si j’écoute les
autres, je perds le fil et je suis mort.

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Cette semaine, le déclic a été Dominique Rizet. Le ton de cet


homme-là quand il passe à la télé. Ils étaient cinquante à postuler
à mon panthéon personnel de la tête de Turc cathodique. Je
présente mes excuses par avance aux Turcs. Dominique Rizet
donc, le préposé police de BFM, remplit toutes les cases du
représentant officiel de la propagande de l’État macronien. La
voix de son maître et des Robocops frappeurs. L’élément éner-
vant de nos journées difficiles.

Je voudrais rappeler ici que le Rizet en question, dans le


seul but de montrer qu’il était le premier de la classe, a balancé
la planque (dans la chambre froide du magasin) des otages
de l’Hyper-Cacher en plein direct alors que Coulibaly était
encore dedans flingue à la main. Depuis, il s’est excusé. Et nous
acceptons ses excuses. Mais à sa place, j’aurais fait profil bas,
réalisé un documentaire à petit budget sur les journalistes qui
se plantent ou les origines du djihadisme. Mais non. Quatre ans
plus tard, tout fringant, il vient chaque jour et lendemain et
surlendemain de manif donner sur Télé-Drahi des leçons à la
France entière parce qu’il est copain avec tous les flics de Paris,
et en particulier leurs patrons, avec qui il se vante de communi-
quer régulièrement.

Dominique Rizet, c’est le mec qui dit « fauteur de troubles »


à la place de « manifestant ». Le mec qui, quand il prononce les
mots « Gilet jaune », fait une telle grimace qu’on a l’impression
qu’il a avalé un coléoptère. Quand il présentait « Faites entrer
l’accusé », même si le ton – toujours cet air de connaître la vie
mieux que tout le monde – pouvait agacer, on savait que c’était
une émission de fait divers, sans grands enjeux. Mais là, il nous
prend pour des jambons, quand il confond police et justice,

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journalisme et propagande ; il me fatigue. Rizet est la tête de


gondole du pire de ce que nous fait manger la télévision les
soirs de manif. Et on en mange, des approximations et de la
désinformation.

Dans un de ses livres, L’Exercice a été profitable, Monsieur17,


Serge Daney, dieu mortel de la planète cinéma, expliquait que
« le spectacle de l’informateur était devenu l’info ». Nous étions
en 1993, l’information, ce bien si précieux, était déjà perdue
de vue dans ces journaux télévisés qui progressivement vont
dériver. « L’info », disait Serge Daney, « reste ce lieu où ça sait
absolument, malgré nos efforts pour la rapatrier au niveau des
activités faillibles, humaines, relatives. Et ce lieu a besoin de
serviteurs. Lesquels, très vite, se servent au passage. »

Des serviteurs zélés du pouvoir qui très vite se servent au


passage. 1993-2019. Ah, Serge, si tu revenais…

Sur les grandes chaînes d’infos, personne ne semble avoir


profité de ces avertissements. Tout le monde parle de cette
planète info en faisant croire à ceux qu’ils considèrent comme
leur public, que leur moderne studio est cet endroit où l’info
se sait. Cette info qu’ils condescendent à livrer. Dominique
Rizet et l’armada de dents blanches de BFM nous montrent
une police cool et républicaine au service d’un État fort et à
l’écoute de son peuple. Alors que nous, sur Internet, nous ne
voyons que des coups de matraque. Les arrestations arbitraires
comme celle de cette représentante de la Ligue des droits de
l’homme à Dijon. Les gardes à vue illégales ou la poursuite des

17. Serge Daney, L’Exercice a été profitable, Monsieur, POL, Paris, 1993.

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condamnations iniques. Les preuves que cet État déliquescent
est sourd à la colère de son peuple, nous les avons eues en lisant
l’interview dans Time d’Emmanuel Macron. Avec ce président,
rien n’est jamais évident.

Que nous dit Emmanuel Macron ? Les Gilets jaunes l’ont


aidé à s’améliorer. Mais ce n’est pas ce qui était demandé. Les
GJ n’en ont rien à faire, de la psyché du président. Ce qu’ils
veulent, comme une majorité de Français silencieux, c’est que
leur sort, à eux, soit amélioré. Et de ce côté, rien. Nada. L’essence
augmente jusqu’à atteindre des prix supérieurs à ceux pratiqués
au début de la crise. On augmente la fiscalité des retraités et on
baisse de 8 % sur trois ans les impôts des multinationales et
des grosses PME qui font plus de deux cent cinquante millions
de chiffre d’affaires. On donne cinq milliards d’aides publiques
aux plus grosses start-up françaises. Tranquillement, sans coup
férir. Et ça passe… Un avocat, supporter d’Emmanuel Macron,
s’est réveillé cette semaine : « Quel est ce pays qui, pour encadrer
une manifestation, utilise des armes de guerre ? » interroge-t-il.
Merci à François Sureau pour ce sursaut de clairvoyance.

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« Nous sommes traversés de phrases impensées, de


réflexions-réflexes, d’impératifs faussement évidents. Chacun
peut éprouver, jusqu’à la nausée parfois, cette impression de
creux, de parole machinale, de psychisme inauthentique, en
écoutant son interlocuteur abonder en stéréotypes à la mode
qu’il prend pour expression de sa personne. Mais chacun peut
s’observer aussi, emporté par les mots, cédant malgré soi à la
formule de tout le monde. Ce n’est qu’après coup qu’on ressent
le malaise d’avoir véhiculé des cohérences avec lesquelles on est
en désaccord au plus profond de soi. » François Brune, philo-
sophe et prêtre catholique, mort en début d’année 2019, a écrit
ces lignes dans un livre paru en 199318.

Je suis un funambule, mais je suis aussi un homme en colère.


Disons une colère douce, pondérée, réflexive. Elle se heurte à
l’idéologie ambiante. Cette bouillie molle et néolibérale qui n’a
pas de nom, mais qui dicte ce que les masses doivent penser,
qui façonne notre rapport au monde, à l’autorité, qui ferme
les portes, qui tabasse. Qui cadenasse. Qui nous brûle et qui
nous noie. Sans que, pour l’instant, nous ne sachions comment

18. François Brune, « Les médias pensent comme moi ! » Fragments du


discours anonyme, L’Harmattan, Paris, 1993.

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faire pour résister. Pour converger. Fin du monde. Fin du mois.
Même combat.

Alerte rouge sur les marchés monétaires, la Federal Reserve


est intervenue d’urgence et vient d’injecter cent trente milliards
de dollars pour sauver le système bancaire américain. Je n’ai pas
vu, ni lu grand-chose dans les médias dominants. La FED n’est
pas une agence philanthropique, ni un organisme étatique. Elle
est un consortium de banques commerciales, dont le but est
d’abord le profit. À force de nous faire croire à la croissance
éternelle et de nous pousser à nous endetter, ce système bancaire
et interconnecté est exsangue. Il croule sous les dettes. Là, c’est
cent trente milliards. Mais demain combien ? Contrairement à
la crise de 2008 où les États avaient épongé les arnaques des
banquiers, les ressources de la planète ne permettront plus de
garantir les emprunts. Il faudra aller chercher de l’argent sur
Mars ou sur Jupiter.

Je ne veux pas jouer les collapsologues, mais nos batailles


perdues, nos manifs de Gilets jaunes et les réponses d’un
pouvoir aveuglé par la réussite de ses élites risquent de ne
plus peser très lourd. On va faire comme si tout cela planait
dans l’air. On va poursuivre notre exercice de funambulisme.
Comme si tout allait encore bien.

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Automne 1984. À vingt-cinq ans, je suis au cimetière de


Lépanges-sur-Vologne à l’enterrement de Grégory Villemin.
Le cri de Christine, sa maman, est si déchirant que je l’en-
tends encore aujourd’hui. Je suis le correspondant du journal
Libération dans l’Est du pays et me spécialise dans les faits
divers qui sont très écrits au journal de la rue Christiani. Du
journalisme sociologique et littéraire. Je suis pigiste mais, avec
l’affaire du petit Grégory, j’écris tellement de papiers que
je gagne plus de blé que le patron, Serge July. Il décide de
m’embaucher en CDI. J’obtiens ma première carte de presse.
J’écris rapidement sur tous les sujets. Le sport : je me souviens
d’un match France-Luxembourg où les Luxos s’étaient pris
une branlée et que j’avais titré « Match en pente au pays du
punching football. » Libé m’aura appris à soigner mes titres et
mes accroches. Le social : je prends pendant une semaine le bus
avec les ouvriers de Sollac et je rentre dans l’usine sidérurgique
de Florange où travaillait mon grand-père. J’y raconte la dureté
de ce travail, en particulier celui des écriqueurs qui, alourdis
par des combinaisons d’amiante pesant un bon quintal, brûlent
les impuretés du métal en fusion avec des lance-flammes. Je
ne me plaindrai plus jamais de trop travailler. À l’époque, il y
avait encore des pages « social » et pas de pages « finance » ou
« argent ». Je fais une chronique sur la sexualité, ses gadgets

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et son économie. Je couvre le festival d’Avignon et je vais en


Russie ou au Cameroun. Dans l’Oural, je dénonce, informé par
des élus écolos avant l’heure et dissidents, les creusements de
canaux fluviaux grâce à des explosions nucléaires créant des
petits Tchernobyl avant l’heure. Beaucoup de reprises partout
dans le monde, en particulier aux USA. À Douala, me faisant
passer pour le mari d’une héritière dont le père boxeur vient de
mourir, j’enquête sur l’assassinat de Joseph N’Gan, surnommé
« l’araignée noire » en raison de ses long bras, poids moyen
réputé en Françafrique. J’en profite pour manger du singe avec
le chef de la police de Douala ; il sera viré à la suite de mon
papier où je révèle son implication dans une affaire de pots-
de-vin, mettant en cause un restau français, fermé par la même
occasion. J’ai quelques remords, même si les enquêtes sur la
corruption deviennent mon truc.

À Libé, le rédacteur en chef, Dominique Pouchin, m’appelle


alors « Monsieur Fausse-Facture ». En 1987, je sors sur quatre
pages ma première grosse enquête : « Visitez Toul, son maire,
sa troupe, ses manœuvres ». Une sombre affaire de corrup-
tion et de valises de billets en Meurthe-et-Moselle, compliquée
à démontrer, car les commissions y sont toujours versées en
liquide. Elles permettent de valider ou d’empêcher les habilita-
tions d’implantations d’hypermarchés. Le trafic est immense et
les pots-de-vin filent dans tous les sens. Pour acheter des voix
qui vont voter pour ou contre. Comme le vote est secret, certains
touchent des deux côtés. Les élus, membres de ces commis-
sions, palpent des paquets, mais aussi et surtout les partis, où
les virements utilisent, quand ils sont importants, les voies impé-
nétrables des paradis fiscaux. La France, avec un bon millier
d’implantations, est le pays qui compte proportionnellement le

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plus d’hypers au monde, signe tangible d’une corruption endé-
mique. Les fortunes immenses des grands groupes et de leurs
propriétaires se font dans ces années-là. Pas étonnant ensuite
que les patrons d’hypermarchés essaiment avec les mêmes
méthodes ailleurs : pays de l’Est, Asie, Amérique du Sud. Et
aillent se planquer en Belgique, où le fisc est moins regardant.
Le directeur du développement de Cora ainsi que le numéro un
du RPR en Meurthe-et-Moselle sont inculpés et emprisonnés,
à la suite du papier de Libé qui fera un carton entre Toul et
Nancy ce jour-là. Tout ce que j’avais écrit sera démontré, mais
trop tard. C’est ma première condamnation en diffamation. Je
fais ainsi la différence entre vérité judiciaire et vérité journa-
listique. Je commence à comprendre que si je veux m’en tirer
dans ce métier, il faudra que je sois stratège, et que diffamer
n’est pas forcément un gros mot. Être poursuivi en diffamation
va devenir un signe de bonne santé journalistique. Ce qui n’est
pas toujours l’avis des services juridiques des journaux et des
propriétaires. Je deviens pote avec des juges et des escrocs. Je
lis Cavanna dans Charlie Hebdo et De sang-froid de Truman
Capote. Je me rends compte qu’on peut faire du journalisme
en dehors des journaux et que c’est parfois plus intéressant
et moins toxique. On est moins contaminé par le regard des
autres et les mollesses collectives. On y est plus libre. On sort
des pages étroites et des codes. On se met davantage dans la
tête des gens, des témoins, on cherche à comprendre les méca-
nismes intimes qui poussent à prendre telle décision plutôt que
telle autre. Capote a passé douze ans à écrire De sang-froid. Je
me dis que c’est long.

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Traversé. Rarement j’ai autant eu ce sentiment d’être traversé


par des visages, des mots, des cris, des sourires, des phrases, des
injonctions, des images, des réflexions. Et de me sentir perdu quand
je dois en faire une synthèse. Que penser ? Où atterrir ? C’est peut-
être moi qui change à force d’être ici à écouter et à essayer d’ima-
giner demain. J’essaie d’être attentif à ce qui se passe autour de
moi, de ne pas être manichéen. J’essaie d’être raisonnable, de ne
pas masquer mes émotions et de ne pas en être l’esclave non plus.
Il y a tellement de gens qui parlent pour ne rien dire.

L’usine Lubrizol de Rouen qui a brûlé occupe notre espace-


temps depuis deux semaines, avec la mort de Jacques Chirac et
le terroriste martiniquais qui a planté au couteau de céramique
quatre de ses collègues. Rouen, donc. Pourquoi ai-je ce senti-
ment ancré qu’on nous enfume ? Pourquoi, dès qu’un politique
ou un préfet la ramène pour dire que tout va bien, on ne le croit
pas ? Que ce soit pour une usine qui brûle ou un attentat au
couteau, le mensonge d’État est la première option qui vient.
Sous prétexte d’éviter la propagation d’angoisse collective ou
pour faire croire qu’on nous protège. Castaner et Nunez, les
pieds nickelés de la lutte antiterro et anti-Gilets jaunes, sont
épatants. Dès qu’ils l’ouvrent, on attend la grosse connerie
qu’ils vont dire. Et on n’est jamais déçu.

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Je ne me sens pas en sécurité avec eux aux manettes à


Beauvau. Une fois de plus, nos services de renseignements ont
été défaillants. Là, c’est plus grave que d’habitude car c’est au
cœur du cœur de la police et du renseignement que les faits se
sont déroulés. Le tueur, converti à l’islam, s’était réjoui des atten-
tats contre Charlie. Ses collègues l’avaient dénoncé mais pas par
écrit. Mais la hiérarchie, sans doute pour se couvrir, voulait une
trace écrite. Résultat : quatre morts et l’éternelle rengaine contre
l’islam et le salafisme qui suit chaque attentat. La fermeture des
mosquées. L’enfermement des fichés S. Le retour de Marine et
de toute la clique de faux derches et de bavards qui surfent sur
nos peurs. Là où il faut mettre de la rationalité, être informés
et engager des politiques efficaces, on nous rejoue La Traviata
version flûte et matraque. Comment les croire ? Même Emmanuel
Macron reconnaît que plus personne n’imprime grand-chose. Il
rejette la responsabilité de cet état de fait sur les réseaux sociaux,
les fake news et les commentaires permanents. Mais, en même
temps, il dit que la démocratie a besoin de débat, de dialectique.
La parole aurait un sens. Que la sienne ? Ou la nôtre aussi ?
Bizarrement, en l’écoutant, je me sens coupable. Depuis que
j’ai démarré l’écriture de ces éditos, je suis très critique à l’égard
de ce jeune et fringant président. Quand est arrivé le débat sur les
retraites, j’ai pensé, comme il le martèle, qu’on devrait travailler
plus parce qu’on vit plus longtemps. J’étais tranquillement
installé devant ma télé, avec un verre de blanc, des feuilles et un
stylo. Je me disais : « Soyons indulgents avec Emmanuel Macron,
essayons d’être bienveillants avec le cheminement de sa pensée.
Après tout, peut-être que ce gars-là veut notre bien… »

Le premier grand débat post-Gilets jaunes était organisé


à Toulouse par Jean-Michel Baylet, le patron de La Dépêche,

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opportuniste en chef et grand supporter d’Emmanuel Macron.


Il avait savamment trié les six cents participants annoncés. En
réalité, ils n’étaient pas six cents mais deux cent cinquante
à tout casser. Des copains à moi qui travaillent à Toulouse
m’ont soufflé que le tri avait été très sélectif. Pas d’emmer-
deurs, ni de Gilets jaunes. Le président avait des fiches qu’il
avait potassées. À 19 h 52, j’ai noté qu’il n’aimait pas utiliser
le mot « pénibilité » à propos du travail. Il reconnaissait que
certains travaux pouvaient, à défaut d’être pénibles, provoquer
des troubles « musculo-squelettiques ». Je me suis resservi un
verre de blanc et me suis accroché. Notre bien-aimé président
s’emmêlait parfois les crayons dans les chiffres. Il promet-
tait beaucoup et semblait moins à l’aise que d’habitude. Il a
promis qu’il n’y aurait plus qu’un statut avec un minimum
vieillesse qui passerait de neuf cent soixante-dix à mille euros.
Trente euros d’augmentation. Il l’a répété plusieurs fois.
Trente euros. Il avait l’air de trouver que ça faisait beaucoup.
Parfois il s’énervait et utilisait des mots comme « pipe ». Les
simulateurs qui vous montrent que vous allez avoir des baisses
de retraite avec le nouveau système : c’est « de la pipe ». La
nation investissait pour que je sois en bonne santé et bien
éduqué et actif pour que je paie la retraite de mes aînés. Après
une heure d’émission, j’ai trouvé qu’il partait en sucette avec
la portabilité des droits, l’âge légal et l’âge pivot et surtout
ces règles d’or balancées à tout-va qui voudraient qu’on ne
perde pas d’argent. La règle d’or, c’est lui qui la fera. Et là,
méfiance. Macron est un banquier qui n’a comme credo que
la force du marché et sa volonté tant de fois affichée d’aider
ses amis, les premiers de cordée. Chaque fois qu’une question
plus compliquée lui était gentiment mais précisément posée, il
disait qu’on allait devoir en débattre.

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Un vieux proverbe veut que celui qui a l’or fasse la règle.
Le résultat c’est qu’on se fait avoir. Nous, le peuple. Nous, les
gens qui, après une vie de labeur, dans un monde incertain dont
on prédit la fin de plus en plus souvent, aimeraient manger à
leur faim, faire parfois la grasse matinée, partir en vacances. En
profiter, un peu comme les premiers de cordée.

Bien avant la réforme des retraites, le président et ses amis ont


voté pour la suppression de l’ISF (qui n’a profité qu’à 5 % des
gens les plus riches de ce pays). Il a aussi voté le CICE, le dégrè-
vement fiscal pour les grosses PME, la flat tax, les cinq milliards
d’aide pour les start-up. Maintenant il gère la pénurie. Et serre
la ceinture pour les retraites, les hôpitaux, la Sécurité sociale.
Et pas grand monde pour le contredire. J’ai jeté un œil sur le
programme des festivités politiques du lendemain. Ludovine de
La Rochère, de la Manif pour tous, était sur Europe 1 et sur
CNews. Benjamin Griveaux sur CNews. Nadine Morano chez
BFM. Éric Woerth au Grand Jury RTL-Le Figaro. Nathalie
Loiseau sur France Inter et Franceinfo. Christophe Castaner au
JT de TF1. Nicolas Sarkozy chez Michel Drucker. Agnès Buzyn
sur LCI. Alain Finkielkraut sur BFM le soir. Christiane Taubira
sauvait l’honneur sur France 2. Mais c’était épuisant. On avait
un président de droite. Une télévision de droite. Des chroni-
queurs de droite. J’ai zappé le grand débat sur les retraites et
regardé un vieux Columbo sur TV Breizh. J’étais déprimé.

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Le lendemain, mon copain Mamedy a fait des gnocchis à la


crème. On a dîné ensemble, Mam, Nell, mon fils, et moi. On a
ouvert une bouteille de chardonnay. J’étais toujours déprimé.
Mamedy aussi, mais lui, c’était à cause de Zemmour. La semaine
a été raide. Éric Zemmour a la trouille de voir les homosexuels
blacks et salafistes nous envahir. Et nous remplacer. J’ai dit à
Mamedy que c’était moyennement grave dans la mesure où il
n’était pas homosexuel, ni salafiste.

— Mais Macron ? a demandé Mamedy.


Il veut regarder l’immigration en face. Cette immigration
avec laquelle, selon lui, la bourgeoisie n’a pas de problème. Il
ajoute, d’une manière un peu perfide, que le droit d’asile est
détourné de sa finalité. Bref, Macron, piqué par une mouche
RN, nous trouve trop cools avec les migrants.
— C’est quand même chasser sur les terres du Rassemblement
national, non ? a conclu avec justesse Mamedy.

Comment et pourquoi offrir ces tribunes permanentes à Éric


Zemmour et à Marion Maréchal-Le Pen ? Bravo LCI, bravo
M. Bouygues. C’était open bar pour Marion sur votre chaîne.
Vous ne l’aviez certainement pas prémédité, pressé que vous
étiez à faire de l’audience, mais écouter un discours de Marion

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Maréchal-Le Pen jusqu’à son terme est un exercice finalement


salvateur. C’est comme regarder un film expérimental slovène
des années soixante-dix. Essayez de ne pas vous endormir. C’est
si creux qu’à la fin on se dit : bon, les gens ne vont pas être cons
au point de trouver ce qu’elle dit pertinent.

L’interview la plus assassine de la semaine était à lire dans


Le Point. C’est un politologue et un sondeur qui parle. On le voit
souvent sur les plateaux télé. Stéphane Rozès est un homme calme
et mesuré. Il avait plutôt Macron à la bonne. « Le président fait du
patin à glace sur un lac gelé dont l’épaisseur est très fragile », dit-il.
En gros, s’il se casse la gueule, on est mal. Mais ce n’est pas tout.
« Macron n’est pas juste un ancien banquier ou ancien inspec-
teur des finances. C’est un homme de culture et d’humanité. Il a une
profondeur que n’avaient pas ses prédécesseurs, excepté Jacques
Chirac, François Mitterrand et bien entendu le général de Gaulle »,
ajoute-t-il aussi. Le problème c’est la suite : « Le problème, c’est
qu’il a tellement confiance en lui qu’il pense que son incarnation
et la force performative de son verbe sont suffisantes pour diriger
la nation. » Sous-entendu, elles ne le sont pas. Et enfin, le coup de
grâce : « Le président Macron a réactivé notre dépression natio-
nale, conclut le politologue. Car le malheur français, notre dépres-
sion record dans le monde est de nature culturelle. La France a
besoin, pour rassembler ses diversités, de déployer son génie et
d’exceller […]. Mais Bruxelles oblige la nation à intérioriser des
contraintes de nature technique, comptable, venant de l’extérieur.
C’est cela qui fait notre dépression et notre défiance. Macron avait
dit aux Français que c’était le personnel politique qui faisait notre
malheur. Selon moi, la crise du politique est l’effet et non la cause
de nos problèmes. » D’où l’impuissance de Macron et ses tenta-
tives vaines et anxiogènes d’enfumage. Et notre déprime.

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Mais on ne va pas se laisser abattre pour si peu. Même si
les médias dominants l’ont peu évoqué, des convergences se
font entre Gilets jaunes et militants pour le climat. L’attaque
de centres commerciaux par une armée joyeuse et inventive en
région parisienne faisait plaisir à voir.

Une toile de Banksy vient d’être rachetée chez Sotheby’s


à Londres pour onze millions d’euros alors qu’elle avait été
vendue dix fois moins huit ans plus tôt.
Elle montre le Parlement britannique peuplé de singes. On
aurait pu faire la même image à Paris ou à Melbourne. Pourquoi
l’Australie ? Parce que Banksy s’est fendu d’un message qui
reprenait la citation d’un critique d’art australien appelé Robert
Hugues : « L’art devrait nous faire sentir les choses de façon
plus claire et plus intelligible. Il devrait nous donner des sensa-
tions cohérentes que nous n’aurions pas sinon. Mais le prix
d’une œuvre d’art fait désormais partie de sa fonction, son
nouveau travail consiste à être exposée sur un mur et à devenir
de plus en plus chère. Au lieu d’être un patrimoine commun à
l’humanité comme le sont les livres, l’art devient la propriété
personnelle de celui qui peut se l’offrir. Imaginez que n’importe
quel livre du monde vaille un million de dollars. Imaginez l’effet
catastrophique que cela aurait sur la culture. »

Ce que je trouve artistique et révolutionnaire en ce moment,


ce sont les slogans qui fleurissent dans nos centres commer-
ciaux occupés.

Ensemble, détruisons ce qui nous détruit.

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17

Le 13 janvier 1988, je fais la une d’un nouveau journal qui


sort en kiosque. Le glorieux Rolling Stone, né en 1967, en plein
mouvement « Flower power » du côté de San Francisco. C’est
le temple du gonzo19 journalisme où ont officié plusieurs de mes
héros littéraires comme Tom Wolfe ou Hunter S. Thomson.
Le titre signifie vagabond, bourlingueur. Il fait référence aux
Stones mais encore plus à la chanson de Bob Dylan « Like a
Rolling Stone » et à une autre chanson de Muddy Waters
« Rollin’ Stone » qui a aussi donné son nom au groupe de Jagger
et Richards. Je me suis fait un nouvel ami : Lionel Rotcage qui a
réussi à dealer avec les propriétaires américains de la revue pour
lancer une édition en France. Lionel me lit dans Libé et veut
que je travaille avec lui pour lancer le magazine en France. Il me
donne carte blanche. C’est un rêve de journaliste. Et d’écrivain.
Je peux écrire autant de lignes que je veux, Lionel s’en moque.
« Plus t’es long, mieux c’est », me dit-il. Il a confiance en moi.
J’occupe dix pages du premier numéro avec mes « Mémoires
d’un rat » où je dévoile les coulisses médiatiques et financières

19. Si la déontologie impose au journaliste d’être le plus objectif et neutre


possible quant aux faits qu’il relate, le gonzo journalisme se veut assumer
complètement la subjectivité du point de vue du journaliste. Ainsi, ce dernier
peut se retrouver au premier plan de l’anecdote qu’il raconte ou de l’enquête
qu’il mène. C’est alors au lecteur de faire preuve de recul et d’user de son sens
critique pour faire la part des choses.

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100

de l’affaire de la Vologne : « Voilà comment commence une


saga. Cette histoire pue le cadavre d’enfant. Une odeur que
les charognards aiment bien20. Etc. » Je balance des noms, des
chiffres. Je me fais des tas d’ennemis. Et les menaces tombent.
Mais Lionel est là comme un grand frère survitaminé. Ça le
fait marrer. Le premier numéro est un gros succès avec cent
quatre-vingt mille ventes en kiosque. Pendant deux ans, avant
que la situation se gâte entre Lionel et les propriétaires améri-
cains, le journal est bimensuel. Je vais être de presque tous les
numéros avec de longs papiers sur la corruption et surtout sur
les faits divers. J’écris la nuit, les week-ends. Je vais traîner dans
les Ardennes sur les traces d’une fille qui zigouille ses amants
autour d’une boîte de nuit. J’y rencontre un jeune avocat lillois
avec qui je bois des coups, sans me douter qu’il va devenir le
garde des Sceaux d’Emmanuel Macron. Je retrouve un ancien
condamné à mort qui a braqué des banques et les amants de
Simone Weber qui en a découpé un à la meuleuse à béton.
Je révèle un crime entre militaires sur fond de relation sado-
maso. Ce travail au long cours m’ouvre l’esprit. J’ai vraiment
le sentiment d’avoir pu jouer à Albert Londres. On ne me le
formule pas mais je pense qu’à Libé, on apprécie modérément
cette collaboration. Lionel arrondit les angles avec Serge July.
Je crois qu’ils sont potes. Comme j’habite Metz, je suis relative-
ment distant mais j’adore retrouver Lionel à Paris et déjeuner
avec lui. Il est le fils de la chanteuse Régine et sort avec la fille
du réalisateur John Boorman. Il a un chien qui s’appelle Claude
et mange des glaces. Il fume comme un pompier mais a lâché (je
crois) les acides et la poudre. Lionel a eu plusieurs vies avant le

20. Le papier a été publié dans un ouvrage reprenant mes articles sur l’affaire
de la Vologne : J’ai tué le fils du chef - Affaire Grégory, le roman de la Vologne,
1984-2018, Hugo doc, Paris, 2018.

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magazine. Il a perdu un enfant de onze mois dans un accident


de voiture. Il s’est ensuite perdu en Inde avant de faire fortune
en vendant des jeans, puis des hôtels de luxe pour milliardaires
et de revenir en Europe et en France. Lionel est mort d’un
cancer du poumon en 2006. C’est déprimant. C’est la fin d’une
époque. On se souvient tous de Jean-François Bizot. On oublie
Lionel. Celui qui en parle le mieux, c’est Yves Bigot dans un
papier publié ce 27 septembre-là dans Libé :
« À Adoor, au Kerala, dans la vallée des sept collines, il accède à
la huitième vedanta avec un maître clopeur qui l’initie à “la rivière
circulaire”, concept qui le portera jusqu’au bout, contre douleur
et morphine. En attendant, il est adopté pendant deux ans par
les Indiens Jicarilla du Nouveau-Mexique, que lui ont présentés
Dennis Hopper et Billy Gibbons de ZZ Top, avant de rallier les
Touaregs et les Dogons en ethnoreporter… En juillet 1978, il
présente le festival de Montreux en direct sur Europe 1, où il
réalisera aussi une nuit d’épouvante illustre avec Gainsbourg. La
presse restant sa passion, il lance avec Marshall Chess, héritier du
prestigieux label de blues de Chicago et un temps manager des
Stones, l’édition française de Rolling Stone en 1988. De même,
il dirigera le magazine économique Challenges, ces deux titres
attestant de lui un dauphin notoire du magnat Claude Perdriel.
Une brouille grave mettra fin à l’épisode. Auparavant, il aura
épaulé Bob Geldof, qui dormait chez lui, sur un vieux canapé,
avenue Parmentier, dans l’opération caritative historique Band
Aid, qu’il relaiera en France avec Daniel Balavoine, France Gall
ou Michel Berger. Après le décès de ce dernier, il devient son
légataire, produisant et manageant un temps parallèlement la
carrière de France Gall... »
Je suis un peu long sur Lionel Rotcage, car on a oublié son
travail de dynamiteur dans ces années 90 où tout était possible.

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Lionel a conseillé Jean-Louis Pétriat, le président de GMF,
Havas, le bicentenaire de la Révolution en même temps qu’il
organisait la campagne présidentielle du communiste Pierre
Juquin. Il était « l’ami de Noam Chomsky, mais aussi de Chris
Blackwell, Warren Beatty, Robert Palmer, Nathalie Delon
(avec qui il réalise le film Ils appellent ça un accident), Marianne
Faithfull, Sly & Robbie, Bruce Springsteen, le chef apache Steve
Martinez ou Rickie Lee Jones. Caractériel à gueule d’acteur des
années 50, Rotcage était un esprit extrêmement libre, provo-
cateur, déterminé à outrance, aussi dur avec les autres qu’avec
lui-même, capable de folle générosité comme de colères tyran-
niques, d’élans et de désespoirs. Surtout, il était animé d’une
pensée toujours différente, originale, en diagonale visionnaire »
(Bigot toujours).
Voilà, quand des crétins décérébrés m’emmerdent sur les
réseaux sociaux ou dans ces années 2020, qui ne sont plus très
gaies ni très libres, je me souviens que j’ai été le copain d’un
type comme Lionel et ça me rassure.

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Trente ans plus tard, la France est devenue un pays de


voisins vigilants, de ministres comme Jean-Michel Blanquer
qui observe de trop près les petits garçons qui ne donnent pas
la main aux petites filles. Un pays de regards suspicieux sur
la taille des barbes et la laïcité. Un pays où l’université envoie
des questionnaires visant à traquer les signaux faibles d’islami-
sation. Mange-t-il hallal ? A-t-il cessé soudainement de boire
de la bière ? Porte-t-elle un voile sous son bonnet ? Pourquoi
avez-vous appelé votre chienne Burqa ? Un pays de journalistes
besogneux, de pompiers dépressifs et de policiers matraqueurs
ou suicidaires. Un pays de patriotes pas trop hot qui craignent
leur grand remplacement. Par quoi ? Par qui ? On ne sait pas
vraiment. Des musulmans ? Des juifs ? Des francs-maçons ?
Des sodomites ? Des femmes à barbe ? À voile ? À vapeur ?
Un pays jaune, noir, bleu, blanc, pas rouge. Pas rose. Marron…

Un pays de cons ? Il y en a beaucoup. Et c’est dur de faire le


tri et le ménage. Séparer le bon grain de l’ivraie. L’entrepreneur
du moins-que-rien. Le winner du loser. L’emmarcheur du
mal-emmanché. On a la Sécurité sociale, la retraite à soixante,
non soixante-deux, non soixante-quatre ans. Il y a tellement
de pays qui ne protègent plus leurs vieux qu’on peut s’estimer
heureux. On est tous des futurs vieux. On est tous l’enfant

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qu’on a été. On doit tous avoir cette idée dans la courbure.


Sauf si on est con. Les cons avancent sans penser. Ils vivent le
présent, ont des réflexes pavloviens. Il y a beaucoup de cons
chez les policiers. Chez les journalistes aussi. Un peu moins
chez les pompiers. Il y en a aussi beaucoup chez les salafistes. Il
y a beaucoup de cons partout, quoi. Y compris à l’intérieur de
moi. Des fois, je suis con. Des fois, je dis n’importe quoi. Des
fois, je me demande ce que je fais là à raconter mes salades. À
user de votre patience et de votre temps.
La vie s’écoule si précipitamment. Au Japon, l’âge légal de la
retraite pour ceux qui ne sont pas fonctionnaires, c’est quatre-
vingts ans. De quoi on se plaint ? Ici, on ne travaille pas encore
soixante heures par semaine. On a de jolies montagnes, des
TGV qui arrivent à l’heure. On a des plages somptueuses, des
vallées riantes où paissent des vaches heureuses.

La Sécu, Macron et son nouveau mode de calcul sont en


train de creuser son déficit tellement profond qu’il va nous la
hacher menu. À force, nous n’aurons même plus la force de la
défendre. La retraite. Grâce à la CGT et aux grèves impromp-
tues, le gouvernement est en train de faire machine arrière mais
les salaires ont tellement baissé, l’écart s’est tellement creusé
entre riches et pauvres, que de plus en plus de gens très vieux
travaillent très longtemps pour survivre et finir leur mois. Qui
n’en a pas vu distribuer des journaux ou des publicités le matin
tôt ou le soir tard ?

Noctambules de tous les pays, unissons-nous.

Ces journaux, ceux que distribuent les retraités qui


cherchent à échapper à l’hospice ou à la rue, ne sont plus que

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des attrape-pub. Des attrape-nigauds. À un bout de la chaîne,
on sort les retraités. À l’autre bout, on vire les journalistes.
Bienvenue dans le nouveau monde. Un monde où le papier
ne sera bientôt plus qu’un vestige, une relique périssable. Un
monde de petits boulots, de pigistes au rabais, de pubs qui
nous poussent en permanence à consommer plus. Le monde
de Reworld, le groupe de presse qui fait travailler des esclaves
malgaches payés au mot et des journalistes décérébrés payés à
la génuflexion.

Espérons pour elle que la nouvelle patronne de Reworld,


Fleur Pellerin, ex-ministre « de gauche », aura mieux négocié
son contrat que ses salariés. Le socialisme mène à tout. À un
mariage espagnol avec une riche héritière (Manuel Valls, gros
dragueur), à l’ambassade de France à l’OCDE (Jean-Pierre
Jouyet, gros veinard), à un poste de ministre des Étrangères
Affaires (Jean-Yves Le Drian, gros opportuniste) ou à une
retraite heureuse au bras d’une gonzesse comac (François
Hollande, gros veinard). La liste est si longue que je vais
m’arrêter là.

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Mercredi soir, je me suis dit : « Tiens, je vais regarder le


journal du service public. » France 2. Anne-Sophie Lapix.
Elle a démarré par la machine arrière du gouvernement sur
les retraites. Elle a enchaîné sur la fiscalité des transports qui
pose problème aux compagnies aériennes. Ensuite, il y a eu un
long sujet sur les radars qui allaient démasquer les conducteurs
roulant sans assurance. Et un autre encore plus long sur les
paysans qui allaient obtenir 70 % des aides européennes cette
semaine, plutôt que 50 % l’année dernière à la même heure.
Les paysans interviewés tiraient pourtant tous la gueule. Jamais
contents, les paysans. À 20 h 9 min 30 s, Jean-Paul Chapel est
apparu.

— Oui, bonsoir Anne-Sophie,


— Bonsoir Jean-Paul. Alors, qu’est-ce qu’il en est-il de la
pauvreté en France ?
— Ben, ma bonne dame, c’est pas terrible.
— Ah bon.
— Ben ouais…

Et Jean-Paul Chapel, en 1’ 25”, l’air de rien, va passer au


lance-flamme des heures et des heures de communication
macronienne. De grands débats. D’émissions bidons orchestrées

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par le ban et l’arrière-ban de la République en marche. Bruno


Le Maire et son air compassé, à la poubelle. Gérald Darmanin
et ses saillies pour nous faire croire que tout va mieux dans
le pays, au goulag. Tous ces députés aux ordres, ces Marlène
Schiappa si promptes à jouer du violon sur le thème : « Ah, si
Macron n’était pas là. » Ben s’il n’était pas là, tu ne serais pas
là non plus. Et nous, on serait mieux. On serait moins pauvres.
Ben oui, ce n’est pas moi qui le dis. C’est Jean-Paul Chapel et
les statistiques de l’Insee. Tous pulvérisés par la sécheresse des
chiffres et des courbes énoncées avec ce ton de clergyman qui
fait le job. La France est de plus en plus pauvre. Bientôt dix
millions de Français sous le seuil de pauvreté.

À 20 h 10 min 55 s, Anne-Sophie a enchaîné sans souffler, et


sans qu’on prenne vraiment conscience de ce qui venait d’être
dit, sur le sujet suivant. Les pompiers de Rouen venaient de
découvrir des résultats d’analyses sanguines préoccupants après
leur intervention chez Lubrizol. Les journaux télévisés envoient
parfois du lourd, mais il faut tendre l’oreille. Si j’avais été rédac-
teur en chef d’une chaîne du service public, j’aurais ouvert sur
les statistiques de l’Insee. J’aurais pris cinq minutes pour expli-
quer que non seulement les Français s’appauvrissent plus rapi-
dement depuis qu’Emmanuel Macron est aux manettes, mais
que l’écart se creuse de plus en plus avec les riches qui eux
deviennent de plus en plus riches.
C’est un phénomène mécanique et cybernétique. Une bulle
d’air qui monte au ciel et une masse graisseuse qui reste au sol.
Un blob qui s’étend et coule vers le néant. Au milieu, les classes
de plus en plus moyennes qui se demandent comment tenir leur
rang. Tu parles d’un rang. Une immense rangée de poireaux
victimes de la sécheresse, oui.

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Neuf millions quatre cent mille souffreteux. Il faut être précis


quand on évoque la pauvreté. Avant, pour la calculer, on addi-
tionnait tous les salaires de tous les Français qu’on divisait par
le nombre d’actifs. On obtenait ainsi le salaire médian. Et on le
divisait par deux pour définir le seuil de pauvreté. Maintenant,
on monte la toise à 60 %. Est considéré comme pauvre celui
qui touche moins de 60 % du salaire médian. Mille quarante et
un euros en octobre 2019. Moins que le Smic net qui est à mille
deux cent quatre euros.

Les débrouillards qui ont hérité de la maison de leurs parents,


qui ont un jardin, roulent à vélo peuvent encore s’en tirer avec
mille balles par mois. Ils peuvent s’acheter des clopes, prendre
l’abonnement beIN sport ou récupérer des Nike en solde.
Mais pour les familles sans héritage, ça se passe comment ? Un
couple sans enfant est considéré comme pauvre quand il gagne
moins de mille cinq cent soixante-deux euros par mois. Et un
couple avec deux enfants doit pouvoir s’en tirer avec moins de
deux mille cent quatre-vingt-six euros.

Ils sont donc dans notre beau pays – et Jean-Paul Chapel


nous l’a rappelé – neuf millions quatre cent mille à vivre ainsi.
Cent mille de plus que l’an passé. Et leur nombre augmente et
l’écart se creuse. L’estomac aussi. Et ces statistiques de l’Insee
ne prennent pas en compte les SDF, les invisibles. Un sixième
de la population française est pauvre aujourd’hui.

Les Gilets jaunes viennent de là. Avec deux mille cent


quatre-vingt-six euros par mois, quand vous avez réglé le loyer,
payé l’essence, rempli trois caddies chez Lidl, il ne reste plus
grand-chose pour becqueter. Et il est possible que vos enfants

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aient faim. Je suis étonné de voir à quel point, sur les chaînes
grand public et dans les débats de la télévision, personne ne
dit que si des centaines de milliers de Français, avec autant de
constance presque un an après, malgré les coups, les yeux arra-
chés, les amendes, les flics teigneux, les arrestations arbitraires,
continuent à manifester, c’est parce qu’ils ont faim. Parce qu’ils
sont pauvres et qu’ils voient les riches se goinfrer de plus en
plus. C’est exactement ce que dit, l’air de ne pas y toucher,
Jean-Paul Chapel.

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Dans les montagnes, les glaciers fondent. Sur les plages, les
algues nourries aux pesticides et aux engrais pullulent. Et les
vaches, vous voulez qu’on parle des vaches ? Pas seulement
celles élevées en stabulation. Celles qu’on oblige à pisser du lait
parce qu’on a enlevé leurs veaux. Je déjeunais avec un copain
végane cette semaine. Je sais, personne n’est parfait. Il broyait
du noir et des petits piments avec du chou quand j’attaquais
sans angoisse un bœuf en daube, et nous avons abordé la ques-
tion du fromage. Je lui ai demandé pourquoi il ne mangeait pas
de fromage.
— Les vaches, on est bien obligé de les traire, j’ai fait.
Et j’ai appris à cet instant que non, on n’est pas obligé de les
traire, en tout cas pas à cette cadence-là. Avec cette cruauté-là.
Pour faire du fromage, au rythme où nous en consommons, il
faut enlever des milliers de petits veaux de sous leurs mères
pour qu’elles crachent du lait en pleurant leur bébé perdu.

J’ai regardé « L’Émission politique » avec Christophe


Castaner. Chacun son masochisme. Je l’ai trouvé plutôt bon,
humain. Il a montré une statue en plastique offerte par ses
enfants, touché sous sa chemise le collier que lui a donné sa
maman. Il devait jouer le jeu des médias, exprimer sa sensibilité
qu’on n’avait peu vue jusqu’alors. L’exhibition était obscène

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mais bon, on a vu pire. Il a dit tout le bien qu’il pensait de sa


police. On a très peu parlé des Gilets jaunes, comme si tout le
monde avait admis que le problème était réglé. C’était gênant
de voir des journalistes si peu entreprenants, si peu connectés
au monde. C’était déshonorant pour eux, mais bon. On a vu
pire. Les violences policières ont été renvoyées dos à dos avec
les violences des manifestants. Quinze minutes sur près de trois
heures d’émission.

Dans le conducteur de l’émission, le voile et l’islamisme


radical, c’était le gros morceau. Plusieurs faire-valoir étaient
là pour expliquer que les musulmans étaient des gens bien,
comme les juifs d’ailleurs, mais pas les salafistes, les wahhabites,
les djihadistes. Eux voulaient la mort de l’Occident. Et d’Éric
Zemmour. Et on est reparti pour un tour. Comme dans ce film.
On achève bien les chevaux. Tout ça parce qu’un conseiller
régional RN de Bourgogne, qui ne pense pas plus loin que le
bout de ses rangers, a demandé à une femme qui avait voilé ses
cheveux, de quitter les lieux. Devant les enfants qu’elle avait
accompagnés pour leur montrer comment marchait la démo-
cratie. C’était un voyage scolaire. Et c’est parti comme une
traînée de poudre. Les journalistes étaient soulagés de lâcher
la question des inégalités sociales, de la pauvreté, des neuf
millions quatre cent mille pauvres, pour se vautrer dans cette
guerre larvée entre laïcs et religieux. Ces histoires de voile, de
burkini, de doit-on porter un signe religieux dans un espace
public ? Je m’en fiche. Qu’ils se mettent à poil, en djellaba, en
combinaison de latex, en tchador, je m’en moque.

D’ailleurs, pas besoin d’être salafiste pour cogner sa femme.


D’ailleurs statistiquement, il est possible que les salafistes soient

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beaucoup plus doux que les militaires. Ils lisent le Coran dans
tous les sens, ils pensent qu’il faut vivre comme au temps du
Prophète. Tous les salafistes ne sont pas djihadistes. Il y en a
très peu. Statistiquement. Mais ces questions nous dépassent
en ce moment où les invectives et les procès publics pleuvent.
Laissons vivre ces musulmans radicaux dans ce que d’autres,
dont moi, peuvent considérer comme une aliénation. Tant
qu’ils ne nous pompent pas l’air et qu’ils n’enfreignent pas les
lois de la République. Tout va bien. Vraiment.

Ne tombons pas dans leurs pièges. Ne jouons pas avec ce


feu-là comme le font à dessein les sous-fifres de Marine Le Pen
et les chantres du grand remplacement, aussitôt suivis par les
excités de droite et de la République en marche arrière. Ce
sont de gros balourds. Ils se repaissent de nos faiblesses. De
nos renoncements. De notre opportunisme. Mention spéciale
ici à Vincent Bolloré, yachtman catholique et cathodique, qui se
sent tout-puissant mais qui est surtout petit, très riche mais on
s’en fout. Boycottons CNews, Zemmour et toute cette clique.

Alain de Greef. Mon ami Alain, tu dois te retourner dans ta


tombe. Regarde ce qu’ils font de tes inventions. Regarde ce que
devient Canal. Regarde comme leurs déjections se répandent.
Tu sens ? Ils souhaitent la guerre. Ils poussent à la haine. Ils
sont racistes. Ils sont les meilleurs alliés des prédicateurs djiha-
distes. Comment ne pas le voir ? Ce gouvernement souffle sur
des braises allumées par l’extrême droite et par ses apprentis
sorciers.

« L’arbre veut le calme mais le vent n’en continue pas moins


de souffler », Mao Tsé Toung. Faites tous les règlements que

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vous voulez, mettez-nous en prison. Rien n’arrêtera le mouve-
ment de l’histoire et la marche des peuples. J’ai bien dit la
marche des peuples et pas la République en marche. Ne pas
confondre.

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Pendant qu’on palabre sur des vétilles, des histoires de voiles,


des Bourguignons excités par l’islam (comment la Bourgogne
qui produit de si bons vins peut-elle générer de si piètres repré-
sentants du peuple ?), à Genève, Bruxelles et Vienne, des multi-
nationales sont en train de gagner la partie avec des tribunaux
d’arbitrage taillés sur mesure. Attac et le CCF ont lancé une
campagne pour nous alerter. Les juges qui arbitrent ces conflits
récurrents entre multinationales et États, souvent sans possibi-
lité d’appel, sont sujets à caution. Ils sont surpayés comme les
avocats des compagnies et changent de place à tour de rôle :
un coup ils défendent les États, un autre les multinationales,
et puis parfois, ils jugent. Ce sont des boutiquiers. Il faut d’ur-
gence voter des lois empêchant cette perte de souveraineté.

Les pays, les États-nations, ont signé des accords, le Ceta par
exemple, qui nous obligent nous, citoyens, à ne plus pouvoir
disposer de l’eau, du ciel, de l’énergie, bientôt de l’éducation.
On n’est pas très loin du monde décrit par Alain Damasio dans
Les Furtifs21. Ce monde où même l’éducation est privatisée, où
les villes s’appellent Orange ou LVMH. Où pour survivre, nous
allons devoir entrer en clandestinité.

21. Alain Damasio, Les Furtifs, La Volte, 2019.

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L’Argentine a lâché quatre-vingt-dix millions à Vivendi


pour récupérer un peu d’eau potable. Philip Morris a attaqué
le Togo, le Canada, l’Australie, l’Afrique du Sud. Veolia a fait
payer l’Égypte pour une hausse du Smic. Cargill, le Mexique
pour une baisse sur les sodas. Tampa Electric, le Guatemala
pour un marché défaillant sur l’électricité. Une compagnie
minière canadienne pille la Roumanie. Un groupe nucléaire
suédois réclame près de cinq milliards à l’Allemagne. Barrick
Gold épuise le Pakistan à coups de milliards d’amendes.
Souvenez-vous d’Ecomouv’ en France. C’était une société
italienne qui voulait relever nos empreintes carbone22. Et Vinci
sur nos autoroutes. Et la Française des jeux que Macron priva-
tise. En attendant ADP. C’est toujours la même histoire. On
paie. Ils encaissent. On s’appauvrit. Ils s’enrichissent. Toujours
plus.

« Quand les gros sont maigres, il y a longtemps que les


maigres sont morts… », Lao Tseu.

Face à ces gangues, à cette rapacité qui va s’accélérant, il faut


résister, fonctionner en îlots, en archipels. En rhizomes. Ne pas
craindre la guérilla s’il ne reste que cela. Contre ce qui est dur et
fort, il faut apprendre à être souple et agile. C’est le seul moyen,
pour un média indépendant qui se lance, d’exister. Sa souplesse,
son pouvoir de séduction, son attractivité, la naissance d’une

22. Écomouv’ est une société franco-italienne retenue par l’État français après
un Grenelle de l’environnement pour collecter, à l’aide de portiques placés
sur les autoroutes, les taxes de véhicules lourds et polluants sur l’hexagone.
Elle gérait aussi les autoroutes italiennes et autrichiennes et appartient au
groupe Benetton. Malgré de lourds investissements, le projet sera abandonné
par François Hollande suite aux manifestations de routiers.

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parole différente face aux mastodontes installés. Sa fragilité
peut devenir une force.

« Il est plus intelligent d’allumer une petite lampe que de


se plaindre de l’obscurité. » Lao Tseu toujours. Celle que je
préfère, c’est celle de la rivière. Je la dédie à notre bien-aimé
président et à Christophe Castaner, son dévoué ministre de l’In-
térieur : « Si quelqu’un t’a offensé, ne cherche pas à te venger.
Assieds-toi au bord de la rivière et bientôt tu verras passer son
cadavre. » Pour tous les trolls macronistes qui vont hurler à
l’incitation au meurtre, je ne souhaite évidemment pas la mort
d’un président, ni celle de son ministre. C’est une image, une
parabole. Ce sera lent et compliqué, mais tout peut arriver. J’y
travaille sans haine ni colère, mais avec détermination. Je suis
comme Lao Tseu. J’observe. Je patiente au bord de la rivière.

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Ma mémoire est floue sur ces années entre 1991 et 1993. Mes
boîtes à archives l’ont réveillée. J’étais sur la sellette à Libération
car mon statut de correspondant dans l’Est, qui faisait de plus
en plus de reportages en France et à l’étranger, déplaisait à
une partie de la rédaction. Ce que je peux comprendre. Le
problème est que je ne voulais pas vivre et déménager à Paris.
J’avais droit à un congé formation. Je l’ai pris en même temps
que j’ai repris mes études de psychologie où je les avais laissées
à l’université de Nancy II avec le même prof que j’avais dix ans
plus tôt : Alain Trognon qui m’accueille avec plaisir. Je m’ins-
cris en doctorat de Psychologie sociale et me lance dans un
DEA (Diplôme d’études approfondies) en psycholinguistique.
Mon kif, c’est l’analyse du discours médiatique.

Ça me plaît de changer de monde et de me retrouver au


milieu d’étudiants plus jeunes qui sont très éloignés des ques-
tions que je me pose alors sur la presse, la politique, les affaires.
Au début, c’est bien mais rapidement leurs conversations m’en-
nuient. Je me lance dans des lectures, des analyses de textes.
J’épouse le vocabulaire universitaire. Je retrouve facilement des
marques. C’est comme rouler en vélo. On récupère le langage
et ses tics. Je vais travailler sur l’emballement médiatique.
Mon hypothèse de départ est que les discours médiatiques

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fonctionnent comme les discours de la vie courante avec les


mêmes stratégies de langage.

Introduction de mon mémoire : « En langage équestre,


l’emballement est le moment où le cavalier perd le contrôle
de sa monture et où le cheval abandonnant le galop part dans
une course désordonnée. En sport, on dit d’un athlète qu’il
“emballe” une course quand, dominant l’épreuve, il lui imprime
un nouveau rythme. Qu’est-ce qui fait que certains événements
deviennent des affaires ? Par quelle alchimie, la machine média-
tique s’emballerait-elle soudain ? »

Cette parenthèse universitaire me permet de mieux


comprendre la manière utilisée par un journaliste pour exprimer
son propos, son énonciation. Elle va avoir une incidence sur
la perception de son énoncé. Je lis alors des tas de linguistes,
de philosophes, de sociologues. Je retrouve mes anciens livres
de psycho. J’adore ce sentiment de défricher un territoire. Je
tombe sur les essais du philosophe théologien et catholique
François Brune23 :
« Les événements sont la matière première des médias. Ils
produisent un discours quotidien dont nous nous emplissons
pour le répercuter. Nous avons alors l’impression d’être en prise
avec la réalité, d’en être traversé comme de nous y inscrire », écrit
Brune qui s’interroge sur la nature d’un événement : « La plupart
des événements, dépouillés de la dramatisation du moment, ne
nous semblent plus que des poussières de réalité sans grand
intérêt (...) La toile événementielle que tissent les médias forme

23. Mort en 2019, à quatre-vingt-huit ans, les extraits cités ici sont issus de
« Les Médias pensent comme moi ! » Fragments du discours anonyme, op.cit..

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une philosophie du monde que nous devons partager. Y adhérer


c’est nous faire à notre insu les porte-parole d’un discours
d’époque où nous enveloppons à notre tour les autres. Filtré par
la grille événementielle des médias, le monde apparaît comme
une suite ou un chaos de faits sans lien. »
François Brune note que la sensation « d’impuissance du
citoyen » en face de son époque a une compensation qu’il définit
comme « le sentiment de vivre collectivement » : « Qu’importe
les erreurs, l’événement n’a pas tant à être réel qu’à être événe-
ment, c’est-à-dire rituel d’une manifestation d’époque à laquelle
nous appartenons. Cercle vicieux : l’époque nous est inventée
par un choix d’événements pour que nous nous soumettions à
son ordre. Ce besoin d’appartenance, une fois cultivé, suscite
en nous un besoin journalier d’événements qui nous prouvent
notre existence collective. L’époque devient la représentation
imaginaire qui garantit à la société qu’elle existe. »
La lecture de Brune éclaire la suite de mon parcours jusqu’à
Blast. Si je n’avais pas réfléchi à ces questions lors de cette période
d’apnée universitaire, sans doute n’aurais-je pas tant insisté dans
ma volonté d’un journalisme différent, éloigné de la meute : « À
la surface du discours, il existe une idéologie qui n’a pas de nom,
qui mime sans doute la philosophie profonde de notre culture,
façonnant l’individu moderne, lui dictant ses opinions. »
Je cherche à remonter ce que j’appelle une chaîne médiatique.
Mon obsession est de retrouver l’origine d’un discours média-
tique a priori anonyme et de décrypter l’emballement. C’est une
nouvelle enquête pour moi dans un monde très opaque, mais
pas moins complexe qu’un circuit de sociétés panaméennes.

Ce qu’énonce un journaliste obéit à des règles qui sont


celles des conversations. Je pars de ce postulat. Au fur et à

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mesure qu’un discours journalistique s’élabore, le locuteur-


journaliste rectifie, voile son propos, en fonction de stratégies
dites « illocutoires » cachées, en fonction des autres journalistes
et de la représentation qu’il se forge de son public. Certains
faits peuvent être légalement énoncés. D’autres, en raison de
la loi sur la diffamation, ne le peuvent pas dans une forme
directe, immédiatement repérable. Certaines idées peuvent
être directement émises. D’autres, en raison de phénomènes
de mode ou d’interdits sociaux, doivent être masquées pour
être énoncées. Il faut jouer de ruse, d’ironie pour les émettre.
Le journaliste « joue » le jeu de la conversation. Il recherchera
souvent de la connivence avec son lecteur. Il suggère autant
qu’il énonce. Rien, dans l’énoncé journalistique n’est évident.
Je passe des semaines à tenter d’inventer une méthode de
classification de l’information qui prendrait en compte son
degré de complexité. Une information de premier niveau serait
par exemple une information, chiffrée et très technique, à faible
ambiguïté (bourse, tiercé, météo), occasionnant un minimum
de « négociation de sens ». Plus on monte en niveau, plus l’infor-
mation, contient des sous-entendus, des conditionnels pouvant
être interprétés de plusieurs manières, ouvrant le champ à
des débats. Dans l’énoncé journalistique, le sens se distille, se
négocie au fur et à mesure de l’élaboration du discours.

Ma recherche s’enracine dans l’univers de médias déjà


en crise en ce début des années 90. Crise économique, crise
morale. Un des révélateurs du malaise de la profession de
journaliste a été l’affaire du faux charnier à Timisoara où des
cadavres ont été découverts et filmés à proximité du cimetière.
On les a attribués à tort à la milice de Ceaușescu, le dictateur
roumain. Cette découverte et cette désinformation ont accéléré

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la chute du régime. Puis le traitement de la guerre du Golfe


a suivi. L’émirat du Koweït a mis en scène un document
« amateur » présentant l’entrée des chars irakiens à Koweït-
Ville. Il organise aussi des témoignages bidonnés comme
celui d’une infirmière jurant que les soldats irakiens avaient
débranché des enfants dans des couveuses. Ce reportage, relayé
par les télés américaines, fut décisif pour rallier l’opinion US à
la perspective d’une guerre contre l’Irak. L’infirmière était la
fille de l’ambassadeur du Koweït à Washington… En France,
les affaires politico-financières, le scandale du sang contaminé,
certains faits divers, les affaires de football et d’argent, le suicide
du Premier Ministre Pierre Bérégovoy, ouvrent un débat sur ce
qu’on peut dire ou ne pas dire, sur ce qui est vrai et ce qui est
faux. Ce débat s’élabore d’une manière de plus en plus sensible
à mesure que les scandales naissent, vivent et meurent.

Trente ans avant la post-vérité et les fake news, on baignait


déjà dans ces abîmes. Le vrai ? Le faux ? Le public, déjà abreuvé
d’informations avec l’apparition de nouvelles chaînes et de
nouvelles radios, est de plus en plus troublé par les « bidon-
nages » révélés a posteriori. Serge Daney, alors journaliste à
Libération, est le premier véritable critique des médias. Dans un
ouvrage posthume24, il écrit : « La question qu’il faut poser aux
médias audiovisuels est “qu’est-ce qu’on peut partager avec les
personnages ?” Moi je n’ai jamais brandi de flingue de ma vie
mais à force de voir des polars, j’ai une intuition assez juste des
moments où “ça doit être comme ça” et des moments où c’est
vraiment frimé, stylisé. Le cinéma m’a donné une deuxième
expérience, ni tout à fait concrète, ni tout à fait rêvée, qui

24. Serge Daney, L’Exercice était profitable, Monsieur, op.cit.

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permet de trier entre le mentir-vrai et le mentir-faux. Le cinéma


est du côté du mentir-vrai, la télé du mentir-faux. Or, savoir
quand on nous ment, c’est peut-être notre définition minimale
de spectateur. Ce n’est pas suffisant mais c’est à cette condition
que nous restons humains. »
Le scepticisme du public vis-à-vis des journalistes était déjà
constant dans les sondages de ces années-là. Les présentateurs
de JT passent une partie de leur lancement à critiquer la super-
ficialité des médias, cherchant à se différencier et à montrer leur
authenticité. Mais cette stratégie apparaît souvent comme un
ultime coup de bluff. Serge Daney se sentait perdu devant la
difficulté de maintenir un fil rouge rendant compte d’un suivi
dans le monde « volontairement amnésique » des médias. Il
m’encouragera à aller dans cette direction, de toujours traquer
le vrai, quitte à me marginaliser. Pour Daney, la vérité ne peut
être qu’« irréductible, solitaire, singulière ». Je garde en tête
cette leçon.

Je réussis mon DEA avec mention et me lance dans un


doctorat ((hum, il est toujours en cours…), mais très vite le travail
à Libération et la réalité du métier me rattrapent. Je retourne à
Metz puis à Paris. J’y suis depuis quelques jours quand le réali-
sateur Leos Carax, qui lit mes papiers dans Libé, me demande si
je veux écrire et réaliser le making off de son film Les Amants du
Pont-Neuf. Je me dis que c’est une bonne idée mais je vois mal
mon patron accepter de poursuivre mon congé. Je me trompe.
Je ne sais pas comment Leos ou le producteur du film Christian
Fechner ont pu inverser la tendance, mais July m’appelle un
soir pour me dire qu’il est OK pour que je prolonge mon congé.
Je me retrouve ainsi à Lansargues, un village à proximité de
Nîmes sur le tournage d’un film qui fait polémique car il coûte

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très cher. Leos a reconstitué dans la garrigue le Pont-Neuf. Je
suis chargé de raconter la saga mouvementée du film. Très vite,
je me rends compte que l’histoire d’amour entre Alex (Denis
Lavant) et Michèle (Juliette Binoche) est une fiction largement
inspirée de l’histoire entre Leos et Juliette. Sauf qu’au moment
du tournage, la rupture semble consommée. Je traîne avec les
uns et les autres. J’observe les va-et-vient et je me rends compte
que la comptabilité du film est... relâchée. Les techniciens sont
payés au black. De l’argent vient de Suisse. C’est un peu comme
si les affaires me rattrapaient. Je n’ai aucune envie de rendre ces
histoires publiques, mais Fechner prend peur et demande ma
tête à Leos. Ils règlent les six mois prévus pour le tournage et,
vaguement éberlué, je retourne à Libé où de nouvelles affaires
m’attendent. Je n’ai même pas osé parler à Juliette Binoche qui,
malgré son œil crevé dans le film, est quand même une des plus
belles femmes du monde. Je suis le roi des losers.

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23

L’info.
Ah, l’info.
Comment s’informe-t-on ? Qu’est-ce qu’on sait ? Qu’est-ce
qui reste après que la mer se soit retirée ?

Il y a cette phrase de De Gaulle, lue dans le petit livre de


François Ruffin, que j’ai interviewé et que j’ai oublié au Média.
Le livre, pas François Ruffin. Le Général file la métaphore et
compare le bruit du peuple qui gronde au bruit de la mer. L’idée
de De Gaulle – il parle d’un temps où les communistes étaient ses
alliés, après qu’ils s’étaient battus contre la vermine allemande,
un temps où le PC faisait près de 30 % des voix –, son idée
était la suivante : il faut entendre le message du peuple quand il
ressemble à celui de la mer qui, vague après vague, revient, nous
dit qu’il a faim, qu’il veut plus de justice, qu’il veut de la nour-
riture dans ses assiettes, qu’il veut quelques jours de repos, des
congés payés, la sécurité sociale, qu’il veut plus de liberté.

La houle, les foules. Les boules.

Le peuple, ce n’est pas uniforme. Personne ne peut parler


à sa place. Mais une oreille humaine, au minimum attentive,
peut entendre un bruit quand il est lancinant, répétitif, fort,

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pertinent. C’est le boucan que font les Gilets jaunes. Même


si quelques figures émergent, personne ne peut parler à leur
place. Les Gilets jaunes, c’est le peuple des ronds-points, des
zones industrielles et des Restos du cœur que le jeune Gabriel
Attal – quel chimérique aveu – veut en quelque sorte péren-
niser – car ils soulagent l’État.

Bientôt ce jeune homme-là lancera un crowdfunding pour


financer l’hôpital public. Et son salaire de ministre sera péren-
nisé par LVMH. Après tout, il y aurait une logique. Voyez où
nous en sommes arrivés. À ce moment précis où le gouvernement
a intégré la pauvreté, l’extrême pauvreté, comme une constante
que l’État ne doit plus combattre, mais admettre puisque des
bénévoles sont là. C’est ce que nous dit, non pas avec candeur,
mais avec un parfait cynisme, la réplique miniature de notre
président plénipotentiaire et bien-aimé Emmanuel Macron.

Nous approchons de l’acte 52 des Gilets jaunes. Ces mouve-


ments de foule sont comme les marées. Semaine après semaine,
même si personne entre Boulogne et Saint-Germain ne veut les
voir, ils reviennent et font du bruit. Un sale bruit.

Un bruit qui vous emmerde.

Un bruit que vous ne voulez pas entendre.

Vous n’avez plus d’oreilles pour cela.

Vous qui êtes bouché.

Vous, monsieur le président.

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Depuis que je vous ai vu avec Donald Trump, et je vous ai


vu souvent, j’ai compris pourquoi vous semblez finalement si
proches. Vous vous ressemblez. Cette ressemblance n’est pas
physique, ni strictement politique. Elle tient à l’art que vous
avez de communiquer et de nous violenter.

Vous êtes plus proche, dans cette manière de vous comporter,


de considérer votre pays et ses classes sociales et de jouer avec
le feu et nos nerfs, de Donald Trump que de Charles de Gaulle.

Vous parlez comme un jeune lord éduqué et lui comme un


charretier, mais vous nous emmenez au même endroit.

J’ai mis du temps à l’intégrer tant vous nous avez bluffé avec
vos grands airs et cette manière de mettre la France à toutes
vos sauces. Si vous n’écoutez pas le peuple jaune, bien-aimé
président, écoutez au moins le grand Charles.

J’ai interviewé une dame qui l’a rencontré il y a quelques


jours. Elle s’appelle Marthe Cohn, vit depuis cinquante ans à
Los Angeles. Elle est née en avril 1920 à Metz, ma ville. Un
documentaire sort sur son histoire cette semaine. Cette petite
dame nous a aidés – nous les Français – à vaincre les Allemands
en donnant des informations sur leurs positions, en étant une
espionne juive chez les nazis. Je lui ai parlé pendant plus d’une
heure et à la fin nous avons évoqué la situation politique en
France et aux USA. Elle avait relevé que vous étiez un président
qui avait fait tirer ses policiers au LBD sur les Gilets jaunes.

J’imagine que vous avez vu les statistiques très précises


publiées par la revue scientifique Lancet. Elles ne sont pas à

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votre honneur. Marthe Cohn était inquiète de voir monter l’ex-


trême droite en France. Et nous avons évoqué Donald Trump.
Je ne sais pas vous, mais j’aime écouter ces personnages, surtout
quand ils ont l’âge, l’expérience et l’expertise de Marthe Cohn.
La sourde inquiétude de cette vieille espionne, je la partage à
propos des USA mais aussi de notre pays. Elle a vu les sondages
qui vous placent en tête au second tour face à Marine Le Pen.
Mais vous vous faites grignoter. C’est un peu comme aux States
avec l’hypothèse d’un second tour Trump-Biden. Encore que
Biden soit moins libéral que vous. Imaginez une victoire de
Trump à la prochaine présidentielle. Et une victoire de Marine
Le Pen en France. Les sondages vous rapprochent. Nous
sommes à deux ans de l’échéance et six points vous séparent.
Autant dire pas grand-chose.

J’ai demandé à Marthe ce qu’elle ferait. Elle n’a pas hésité et


m’a confié que si elle votait en France, elle voterait pour vous au
second tour. Entre la peste et le choléra, elle choisit le choléra.
Cette semaine, j’ai aussi bu un verre avec un patron de gauche.
Je ne parle pas des ersatz de gauche molle comme Matthieu
Pigasse ou de vos amis libertariens comme Xavier Niel. Non,
je parle d’un vrai patron de gauche. Un type qui veut aider les
ouvriers, les pauvres et les journalistes fauchés. Un type qui veut
changer le monde. Un patron de gauche, c’est un peu comme
un rhinocéros blanc. C’est très rare.

Une partie de la discussion a tourné autour de la prochaine


échéance présidentielle. Pour lui, comme pour la plupart de
mes amis, les choses sont pliées. En 2022, nous aurons Marine
Le Pen contre Emmanuel Macron. Et Macron va gagner. Mon
ami patron de gauche qui, comme Marthe, est déçu, votera

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pour vous au second tour. Il pense qu’il faut dès maintenant


oublier 2022, choisir le moindre mal et préparer 2027.

La vie est courte et je n’arrive pas à me faire à cette idée. Je


n’arrive pas à admettre que ce duel est la seule échéance et je
ne m’imagine pas voter pour vous. Les deux années qui restent,
plus cinq ans supplémentaires, sept ans avec vous à l’Élysée, à
la télé, sur les marchés, dans des débats de plus en plus grands
et de plus en plus creux. C’est l’angoisse. Et cinq ans de Marine
Le Pen, le bruit des bottes, le réveil de la bête qui dort en elle,
l’incurie. C’est le flip total.

Cette semaine, après les délires voilés, la drague à l’ex-


trême droite, les retraites, on s’attendait à, peut-être pas
un virage à gauche, mais au moins une petite pause dans la
marche présidentielle. Mais non. Monsieur le président de la
République, avec tout le respect que je vous dois, vous réus-
sissez ce tour de force chaque semaine, avec une constance
de métronome, à faire toujours pire. Vous êtes pour moi, qui
préférerais, je vous l’assure, évoquer la fonte des glaces ou
la défaite du PSG à Dijon, une source permanente d’inspira-
tion. Et de désespoir.

Prenons le CICE dont vous n’avez cessé de vanter les


mérites. On apprend cette semaine que le groupe Carrefour et
son P-DG, votre ami Alexandre Bompard, dont l’épouse est
conseillère justice d’Édouard Philippe (j’aime le rappeler, elle a
géré le dossier Zineb Redouane), grâce à vous donc, Carrefour
a empoché sept cent cinquante-cinq millions pour créer deux
cent cinquante-neuf emplois. C’est à désespérer, au moment où
il n’y a jamais eu aussi peu de lits dans les hôpitaux. C’est à

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désespérer au moment où le Samu social déborde et n’a jamais


été autant sous pression.

Prenons l’assurance chômage, où, sous prétexte d’éco-


nomiser trois milliards six cents millions en traquant les
employeurs abusant de CDD, vous allez encore plus précariser
les précaires. Ce n’est pas moi qui le dis, mais Laurent Berger
qui n’est pourtant pas le plus virulent des syndicalistes. Et parmi
ces précaires, ceux qui vont particulièrement souffrir sont
les journalistes. Les pigistes. Les travailleurs médiatiques qui
constituent, ne l’oublions pas, la majorité aujourd’hui de ceux
qui font vivre les télés, les radios, les journaux. Et la pluralité
des opinions. Vous allez donc encore museler, d’une manière
plus efficace que votre foutue loi sur le secret des affaires, la
presse.

Je vous ai suivi lors de votre voyage dans les DOM-TOM où


tout était prévu pour éloigner les journalistes non acquis à votre
cause et les foules de râleurs. Vos opérations de communication
manquent pourtant de professionnalisme. Au final même si la
presse mainstream joue votre jeu et le révèle assez peu, vous
vous faites parfois prendre. C’était flagrant à la Réunion. C’était
encore plus flagrant à Rouen où, en arrivant autour de minuit,
vous pensiez être peinard. Eh bien non…

Vous avez remarqué, je ne vous ai pas parlé de votre tête-à-


tête avec les journalistes de Valeurs actuelles. D’autres s’en sont
chargés. Heureusement pour vous, vos conseillers en com ont
bossé. L’un d’eux a même, si j’en crois une rumeur persistante,
mis en jeu sa démission si vous ne l’écoutiez pas et si vous ne
coupiez pas une trentaine de passages litigieux dans cet entretien.

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C’est la feuille de chou très libérale L’Opinion qui nous l’apprend.


Dans cette première version que vous aviez validée, vous décla-
riez entre autres qu’Éric Zemmour était cool et intelligent et vous
excusiez le conseiller régional Odoul à l’origine de la polémique
sur le voile à Dijon. Il se serait fait « baiser » (ce sont vos mots)
par ? Par qui ? Les médias ? Les associations musulmanes ? On
ne sait pas. Mais vous êtes très indulgent vis-à-vis de ce coup
fourré du Rassemblement national. On se demande pourquoi.

Monsieur le président, vous êtes fourbe. Vous êtes fort avec


les faibles, mais faible avec les forts. Vous êtes le copain qu’on
aimerait ne pas avoir à l’école. Le fayot qui drague les profs.
Vous n’avez pas changé. Aujourd’hui, ce ne sont plus les profs
que vous draguez, mais les milliardaires et les fachos.

Je voudrais revenir à Trump, Bannon, Marine Le Pen.


Pourquoi Steve Bannon ? Parce qu’il est venu souvent en
France, a organisé des formations et des rencontres pour les
cadres du parti nationaliste. La plupart aujourd’hui présentent
bien à la télé, mettent des cravates et des vestes étriquées. Ils ne
crachent plus publiquement sur les Noirs, les juifs et les Arabes.
Encore que, les Arabes, quand ils sont musulmans et en plus
en djellaba ou voilés… Parfois je me demande, la babouche
est-elle un signe religieux ? Non, sérieux.

Il y a eu l’attentat contre la préfecture de police de Paris,


puis le petit film sur la femme voilée à Dijon. Regardons ces
images une ultime fois. Elles ont été tournées par Pierre-Louis
Mériguet. C’est de lui que le coup est parti. J’ai trouvé cette
information dans un article non démenti publié par La Horde,
un site antifa.

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Même si elle a été improvisée à l’arrivée de Fatima E. dans


l’hémicycle, l’intervention du conseiller régional Odoul a été
mise en scène pour produire un effet maximal. À 15 h 40, le
compte Twitter @RN_BFC, chargé de l’actualité des quinze
élus du groupe d’extrême droite à l’assemblée régionale,
indique : « Nos élus quittent l’hémicycle […] après une provo-
cation communautariste. La vidéo arrive sur le compte de
@JulienOdoul. » Dix minutes plus tard, l’intervention d’Odoul
est balancée sur son compte Twitter. Elle ne provient pas de
la captation vidéo faite par les services du conseil régional :
elle a été réalisée par un collaborateur de l’élu, qui a déclenché
l’enregistrement avant le début de l’intervention. Il savait donc
bien ce qu’il allait filmer et le buzz raciste qu’il était susceptible
d’en tirer. Celui qui filme est le chargé de la communication du
groupe RN et de l’animation des réseaux sociaux. Le CV et le
parcours de ce Mériguet qui a quitté Tours pour Dijon laissent
rêveur. Comme son aptitude à fabriquer des fake news. Et à se
faire prendre. Le climat est malsain. D’appel à la vigilance au tir
contre les mosquées, on sent monter cette petite musique. On
sent surtout l’orchestre derrière. La une de Charlie Hebdo – ah,
Cavanna, tu dois pleurer en ce moment – participe à cette
sinistre blague qui voudrait que la France soit envahie soudai-
nement par des femmes voilées. Ce qui n’avait jamais posé de
problème avant.

Un con veut interdire le voile. Un autre con relaie ça sur


Twitter, un journal reprend. Et hop, c’est parti. Allez faire un
tour à Londres, à New York, à Berlin, à Montréal : le voile ne
pose pas de problème. Cette montée en puissance de l’obs-
curantisme en France défie l’entendement. Quand j’entends
ce sénateur Masson se moquer des femmes voilées, j’ai honte

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d’être mosellan, messin. Ce rond-de-cuir qui vit aux crochets
de la République depuis cinquante ans est l’acmé de ce délire
collectif.

L’obscurantisme, c’est la négation du savoir, le rejet de la


rationalité, de l’information. Le refus de reconnaître les choses
démontrées. La propagation de fausses nouvelles. C’est comme
le dit Marthe Cohn : « Goebbels, puis Hitler. Bannon, puis
Trump. » Puis Le Pen et ses copains farceurs de Génération
identitaire que Macron trouve « cools et intelligents » dans l’in-
terview de Valeurs actuelles. Je résume.

Craindre cette république islamique en marche, c’est


alimenter ce débat malsain monté conjointement par le
Rassemblement national et notre bien-aimé président. Janus.
Jekyll et Hyde. Au rythme où nous fonçons dans ce brouillard
poisseux, je crains que le retraité ex-candidat FN qui a tiré sur
la mosquée de Bayonne fasse des émules. Il est le premier d’une
série qui peut-être vous fera gagner l’élection présidentielle,
monsieur le président. Mais peut-être pas. Peut-être qu’à force
de jouer avec cette combustion-là, Marine Le Pen et ses petits
soldats au costume bien mis emporteront la mise.

On est en octobre 1945, le PC a fait cinq millions de voix aux


législatives. Vingt-huit pour cent des suffrages. « Impossible,
dira le général de Gaulle dans ses mémoires, de ne pas entendre
la voix profonde du peuple comme on entend la rumeur de la
mer. »

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Je suis à une place où je vois passer les cadavres sur le fleuve


tourmenté de la Macronie. Comme si c’était le Mississippi.
Savez-vous que dans notre pays, un pauvre sur quatre mourra
avant sa retraite ? Et que plus on est riche, plus on vit vieux ?
Quatre-vingts ans pour les mâles blancs fortunés, âge moyen,
toujours selon l’Insee. Compte tenu de ces statistiques, où sont
la justice, la solidarité, l’équité, dans le projet de réforme du
gouvernement ? Évidemment nulle part. Comment font-ils
pour nous dire avec aplomb le contraire ? La vidéo la plus flip-
pante de la semaine montre à quel point notre pays, ses valeurs,
son contrat social, est en train de basculer. Elle nous vient de
la gare de Bordeaux où des voyageurs et des quidams alignés
contre un mur se font inspecter par les forces de l’ordre qui
jouent de la matraque. Et l’un d’eux est alpagué. Les flics se
sont défendus en assurant que le jeune homme qu’ils venaient
d’arrêter avait balancé « un projectile ». Mais il a été innocenté
de tout jet après trente heures de garde à vue. Avant Bordeaux,
c’était Paris. Contre un autre mur qui permettait le défoule-
ment. Des bas instincts. Je cherchais un film à la mesure de
cette sauvagerie. Un seul : Orange mécanique. C’est d’une telle
évidence. Les policiers tabassant avec leurs tonfas ressemblent
tellement aux cannes utilisées par Alex DeLarge et ses amis
les droogs. Au-delà de ce parallèle facile, le film de Stanley

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Kubrick nous prévient sur le danger et l’échéance qui vient.


La société – faute d’hommes politiques intègres et de services
publics solides – peut vite basculer dans le libéralisme sauvage
et dans l’hyperviolence. J’ai l’impression qu’on y va.
Un ami avocat, après la vidéo de Bordeaux, m’a écrit :
— Si tu as le contact de ce jeune, dis-le-moi, je fonce et je
les défonce.
Je lui réponds :
— Ça devient Orange mécanique dans le pays.
Il enchaîne :
— Ça devient folie pure tout court. Il n’y a plus de limite.
On fait nos bagages ?
Je réfléchis avant de lui glisser :
— Attends, j’ai un édito à finir.
Et là, il m’écrit :
— OK darling, mais rien ne change, tu commentes l’actu et
c’est toujours la même chose qui revient en pire.

Ces derniers temps, j’ai des petits coups de mou. Je ne


vois rien qui pourrait racheter ce président et son gouverne-
ment. Même quand il parle de handicap ou tente de lancer
un débat sur les auxiliaires de vie sexuelle pour les handi-
capés – idée réjouissante – je sens la grosse ficelle, le calcul,
le leurre, l’absence totale de sincérité. Je ne marche plus dans
leurs combines. Je ne suis pas comme Anna Cabana qui a sorti
cette semaine le couplet le plus ahurissant de « lèchebottisme »
télévisuel, à propos de l’intelligence et du charisme infiniment
supérieurs de notre président bien-aimé. C’est tellement beau
que même Blanche Gardin n’oserait pas dans un sketch. Dans
sa bouche, Macron, c’est Kim Jong-un. Notre guide si beau et
si subtil. J’ai aussi vu Robert Badinter dans l’émission « C’est

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à vous ». Au hit-parade de l’indignité, Patrick Cohen arrive à


un sommet. Ce jour-là, ils reçoivent Robert Badinter qui parle
des camps et de la Shoah avec beaucoup de flamme. On est
ému par le vieil homme. Et là, sans prévenir, sans transition,
Patrick Cohen lui montre d’autres images de « violence ». Des
petites têtes de Macron sur des piques dans une manif de Gilets
jaunes. Des images qu’en manif, on a vues cent fois, mille fois.
Tant Macron est détesté par la plèbe. Cohen, après l’horreur
des camps, enchaîne sur l’horreur des Gilets jaunes. Il aurait pu
équilibrer, montrer les policiers tabasser des handicapés, gazer
des enfants, frapper des hommes à terre. Non, il s’émeut du
symbole et Robert, le vieux et respectable Badinter, de tomber
dans le panneau.

C’est baddiwad, ça schlingue dru le gouspin comme disent


les héros de Burgess dans le film de Kubrick. La censure est
tellement forte qu’ils ont inventé un langage à eux, mélange
d’anglais et de russe. Le nadsat. Cette séquence avec Cohen
en pourfendeur des Gilets jaunes donne une furieuse envie de
bogner et de dunger. Tout ce krovvy dans le gulliver. Je ne vis
pas dans le même monde que Patrick Cohen.

J’ai vu un documentaire cette semaine. Il s’appelle « Une


blessure d’âge adulte ». Il passe sur France 3 Île-de-France.
C’est le journal intime d’un manifestant qui, gazé par la
police lors de la manifestation du 1er mai 2018, va sauter d’un
pont pour échapper à leurs coups et se fracturer la tête et la
mâchoire. C’est très émouvant. Le gars remonte le fleuve de
sa vie qu’il n’arrive plus à mener à son terme depuis l’agres-
sion policière. Puis il rencontre d’autres victimes de la police :
Franck, un Gilet jaune qui vit dans sa voiture, Lola, une victime

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de LBD ou Vanessa qui a perdu un œil. Ensemble, ils racontent


le trauma et le sentiment profond d’injustice qui les minent.
On a toujours le choix de ne pas aller en manifestation, de faire
la grève des coups de matraque et de LBD, qu’on soit CRS,
baqueux ou gendarme. Vous n’êtes pas obligés de cogner
les gars. Rien ne vous condamne à cette violence-là. Rien ne
la justifie. Rien. Merci Matteo Moeschler, pour ce très beau
documentaire. Il montre ce que les médias des emmarcheurs
ne montrent jamais. Tous ces garçons, ces filles, jeunes, vieux,
qui continuent chaque samedi, chaque jour, dans les lycées, les
hôpitaux, les centrales nucléaires, les raffineries, à dire non à
Macron et à ce foutu monde qu’il veut nous imposer à coups
de 49/3. S’il y en a un qui a bien compris que ça commen-
çait à chauffer pour son matricule, c’est le Premier ministre,
Édouard Philippe. Il va se présenter aux municipales du Havre
en prévenant qu’il occupera le fauteuil de maire s’il est élu,
quand il sera viré de Matignon. Macron s’en félicite. J’appelle
ça du foutage de gueule. Je lisais hier un papier dans Le Monde
sur le mariage de raison entre les deux amis d’État : « Un mec
qui a été numéro deux pendant vingt ans, il sera numéro deux
pendant toute sa vie, je ne le crains pas », aurait dit Macron à
un sbire qui l’a répété au journaliste du Monde. « On en connaît
des mecs intelligents mais celui-là, il est à dix mille », aurait
dit Édouard Philippe rejoignant la flagorneuse pensée d’Anna
Cabana. On en est là au sommet de l’État, où quatre mecs, des
quadras énarques, blindés, se partagent la tête d’épingle du
pouvoir. Le Prési, le premier et leurs deux secrétaires géné-
raux, deux copains de l’ENA : Alexis Kohler pour l’Élysée,
Benoît Ribadeau-Dumas pour Matignon. « Ce sont des robots,
dénonce l’article. Quand vous allez en réunion avec eux, il
vaut mieux être réveillé. » Ou endormi. J’aurais tendance à la

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flemme face à des types qui sont si sûrs d’eux et qui portent la
France à bout de bras. Ils en ont tellement rien à foutre de rien.
Leur seul drencrom, ce qui occupe entièrement leur rassoudok,
c’est la prochaine élection. Leur messel ultime : faire réélire le
patron. Et ils s’y appliquent à coups de censures et tonfas.

Cette semaine, c’est du meeting parisien de la REM que nous


avons été refoulés. Ce n’est pas la première fois, mais au moins,
c’est clair. On y accepte Minute, Valeurs actuelles, L’Humanité,
Politis, mais aucun média indépendant. Mon copain Serge
Faubert, vous savez, « le petit coup de Bourbon », voulait se faire
accréditer pour la réunion publique des députés LREM autour
de Laetitia Avia qui veut légiférer sur les appels à la haine. Eh
bien, c’est niet. Ils veulent « préserver la sérénité de la réunion ».
« Les liens entre la France Insoumise et Le Média sont connus, ce
n’est pas une presse d’opinion mais de la propagande », explique-
t-on en off. Ben voyons. Moi je serais un militant. Et pas Patrick
Cohen, ni Anna Cabana, ni Léa Salamé. Ni Yves Calvi. Ni Pascal
Praud. Sans trop la ramener, s’il y a un sujet sur lequel ces profes-
sionnels de la politique et des médias n’auront aucune leçon à me
donner, c’est le journalisme. Ces histoires de proximité avec la FI
sont stupides et sans fondement. La situation politique et sociale
de ce pays est intenable. Même le Medef commence à flipper.
Je vois bien la stratégie. Tout le monde l’a vue. Macron contre
Le Pen. Les municipales sont un terrain préparatoire, mais ça ne
marchera pas. Dans deux ans, même un âne pourrait l’emporter
contre ces deux-là. Un âne de droite ou de gauche, peu importe.
Il y a cette électricité dans l’air. Et comme une odeur de guerre
civile. Édouard Philippe l’a bien compris, lui. Il a raison d’as-
surer ses arrières. Le Havre, ses embruns. Sa centrale nucléaire à
proximité. Le bonheur.

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J’ai trente-cinq ans. Nous sommes en janvier 1994.


Libération lance une nouvelle formule avec le double de pages.
Il faut entendre là aussi la voix profonde du peuple. Serge July
qui, telle Jeanne d’Arc, a entendu une voix céleste lui indiquant
de changer de formule, m’a fait quitter Metz et « monter » à
Paris où, avec mon ami Denis Demonpion juste débauché de
l’AFP, on se lance dans des enquêtes tonitruantes. On va large-
ment participer à la création de la jurisprudence Balladur qui
veut qu’un ministre démissionne quand il est mis en cause. On
forme une « dream team » et on fout régulièrement la pâtée au
Monde où Edwy Plenel commence à nous détester (il me le fera
payer plus tard, mais c’est une autre histoire). On fait tomber
Christian Pierret, un édile socialiste qui menace de se suicider
si je continue à écrire qu’il trempe dans une sale affaire. July me
soutient. On fait tomber Alain Carignon, le ministre, maire de
Grenoble, à la suite de l’interview de son directeur de cabinet
qui ne veut pas aller en prison à sa place. Et Gérard Longuet,
le puissant ministre de l’Industrie, qui se positionne comme
premier ministrable d’Édouard Balladur, alors favori de la
présidentielle. Une de mes sources est inspecteur des impôts
dans le Sud. Il s’est rendu compte que la villa de Longuet a
été construite par un entrepreneur meusien à Saint-Tropez, à
côté de celle de son beau-frère, Vincent Bolloré. Problème :

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elle n’a pas été payée alors que l’entrepreneur a de nombreuses


dépenses fiscalement déclarées pour sa construction. Plutôt
que de sortir le scoop et de me prendre une diffamation (aucun
témoin, aucun document), je file l’info à un avocat qui s’arrange
pour l’intégrer à une information judiciaire en cours. On est
dans une guerre de tranchées avec les politiques. Quand une
première perquisition est lancée, Libé titre en une : « La justice
s’intéresse à la villa de Gérard Longuet ». Ce dossier est une
des nombreuses casseroles que traîne le leader de droite et sur
lesquelles je travaille. Le ministre fera pression pour que j’arrête
ces enquêtes et qu’on m’affecte ailleurs, mais July me soutient.
Et Longuet va démissionner. Cette histoire met nos enquêtes
en lumière, mais j’ai une baisse de moral. Je ne suis pas devenu
journaliste pour être un auxiliaire de justice.

Difficile de résumer ces années. Je travaillais, j’écrivais,


je courais (des marathons). J’aimais mon journal. C’était le
début des affaires de corruption internationale. André Cools,
le président du parti socialiste belge, venait d’être assassiné.
Giulio Andreotti paraissait inoxydable, à la tête de la démo-
cratie chrétienne et du gouvernement italien. Michel Rocard
était à Matignon. La France des années quatre-vingt se berçait
d’idées belles et simples : une démocratie saine, des journa-
listes indépendants, des hommes politiques dévoués à la cause
publique. Celle des années quatre-vingt-dix lui emboîtait le pas.
J’avais commencé à enquêter sur le financement du RPR via
les commissions d’urbanisme et de commerce et les pots-de-vin
versés par les hypermarchés. J’avais enchaîné sur Urba, l’offi-
cine liée au Parti socialiste, puis sur les comptes de ce même
Parti socialiste ou du Centre des démocrates sociaux (CDS).
J’aboutissais régulièrement à des comptes en Suisse ou au

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Luxembourg. Le révélateur fut véritablement le financement


du Parti républicain. Trois millions d’euros de commissions
illégales sur un marché à l’export atterrissaient sur un compte,
intitulé PR, à Genève. Les dirigeants de ce parti, au gouver-
nement, obtenaient des marchés à l’étranger et se faisaient
rétribuer.

Chaque fois, j’insistais auprès du journal pour qu’on mette


le paquet sur ces sujets. On bottait en touche :
— Arrête de tout noircir ! Tu fais monter Le Pen.
Je ne noircissais rien. Toutes les semaines, des informa-
teurs – à l’intérieur et à l’extérieur des partis – m’expliquaient
par le menu combien Untel avait touché, pourquoi il menait
telle campagne, comment lui et son parti avaient fait pour
récupérer des fonds. Souvent, je me heurtais à de l’incré-
dulité. Nous étions une petite dizaine à pouvoir monter les
affaires, comme une mayonnaise. La justice ouvrait souvent des
enquêtes dans la foulée. Il fallait du doigté, un réseau fiable,
des amis à l’AFP et dans la magistrature. Nous avons cru que
nous pouvions changer les règles du jeu. Ce n’était qu’appa-
rence. Les hommes politiques, les grosses sociétés, les patrons
et leurs avocats préparaient la contre-offensive. Laisser passer
l’orage, faire tomber certaines têtes, changer des noms de partis
ou de sociétés, inventer des leurres, manœuvrer en douceur
mais fermement. Ils sont arrivés à leurs fins. De nouvelles lois
ont été votées, des magistrats promus, des amnisties décré-
tées, des médias rachetés… Les criminels en col blanc doivent
corrompre les donneurs d’ordre. C’est leur job. Quand on
est journaliste et qu’on essaie de faire son boulot, on est vite
confronté à cette question. Soit on accepte comme une fata-
lité les explications données. Soit on s’interroge sur le pouvoir,

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les prises de décisions, les secrets bancaires. S’interroger, c’est
déjà résister. Résister, c’est déjà combattre. Aujourd’hui comme
hier, un journaliste qui se bat sur ce terrain-là – les affaires – est
atypique. J’étais atypique, anormal, étrange et (relativement)
étranger au reste de la troupe. À l’époque, je n’en savais pas
plus sur les mécanismes mafieux que n’importe qui, même si
j’étais considéré comme un spécialiste. J’étais simplement très
curieux. Au bout de quelques années pourtant, j’ai eu le senti-
ment de tourner en rond. Les valises étaient toujours là mais
la révolution technologique et la libéralisation des marchés
financiers étaient passées et avaient fait exploser les flux vers les
paradis fiscaux. Il y avait comme un trou noir qui aspirait tout :
l’argent, les informations, les identités des bénéficiaires et des
intermédiaires, les commissions et surtout les rétrocommissions.

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Octave Mirbeau est l’auteur d’une pièce célèbre, Les


Affaires sont les affaires, qui met en scène un patron de journal
corrompu. Mirbeau est né le 16 février 1848 dans le Calvados
et il est mort à Paris en 1917, pendant la boucherie générale. Sa
fiche Wikipédia dit : « Écrivain et journaliste influent, pamphlé-
taire redouté, critique d’art et défenseur des avant-gardes, il est
un romancier novateur qui a contribué à l’évolution du genre.
Mais, précise la fiche, après sa mort, il traverse pendant un
demi-siècle une période de purgatoire. Il est trop dérangeant
pour la classe dirigeante, tant sur le plan littéraire et esthétique
que sur le plan politique et social. »

Un jeune lecteur, Raoul Vaneigem, quatre-vingts piges au


compteur, m’a écrit cette semaine de la fin novembre 2019 et a
fait remonter Mirbeau à la surface. Il est l’auteur de cette cita-
tion d’une grande actualité : « Les moutons vont à l’abattoir, ils
ne disent rien et n’espèrent rien. Mais du moins, ils ne votent
pas pour leur boucher qui les tuera, ni pour le bourgeois qui
les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les
moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bour-
geois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit. » Cet
édito est donc dédié aux moutons. Puissent-ils devenir des
loups ou des loups-garous. Mais pas des chèvres, ni des rats.

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La semaine a été dure, plus que la précédente qui déjà avait


été mortelle d’ennuis, de revirements, d’asservissements. Il y a
eu l’immolation d’Anas Kournif. Enfin, on peut mettre un nom
sur ce jeune homme de vingt-deux ans, étudiant, syndiqué, mili-
tant, non dépressif. Ses amis de Solidaires veulent l’anonymiser.
C’est une erreur. Il faut brandir partout sa photo. Anas a donné
sa vie ou presque pour ses amis étudiants et tous les précaires
que rend « encore plus précaires la politique économique
d’Emmanuel Macron ». Qui le dit ? Pas un anarchiste, mais
Louis Gallois, grand patron de soixante-quinze ans, président
du conseil de surveillance de Peugeot, ancien commissaire
général à l’investissement.

Anas brûlé au troisième degré sur 90 % du corps a laissé


une lettre qui, entre autres, dit ceci : « Luttons contre la montée
du fascisme qui ne fait que nous diviser et du libéralisme qui
crée des inégalités. J’accuse Macron, Sarkozy, Hollande et l’UE
de m’avoir tué en créant des incertitudes sur l’avenir de tous
et toutes. J’accuse aussi Le Pen et les éditorialistes d’avoir créé
des peurs plus que secondaires. Mon dernier souhait, c’est aussi
que mes camarades continuent de lutter pour en finir définitive-
ment avec tout ça… »
Anas est placé en coma artificiel depuis deux semaines et
n’est pas près d’en sortir. On ne peut que faire en sorte que son
message ne soit pas détourné.
Il vaut mieux que tu restes dans ce coma qui fait que ton
esprit flotte encore, Anas.
Plutôt que de voir la manière dont les emmarcheurs mini-
misent et dépolitisent ton geste. On est décomplexé chez les
emmarcheurs. Notre président a fait savoir qu’il avait versé
une larme sur le film de Ladj Ly, Les Misérables. Il pleure

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sur un film, pas sur toi. Personne ne pleure sur toi dans cette
République.
Nous si, Anas. Nous, on pleure avec toi et tes amis.

Soyons réalistes. Brûlé à quatre-vingt-dix pour cent au troi-


sième degré, il y a peu de chances que tu en réchappes25… Les
brûlures d’Anas ont détruit sa peau en profondeur, son derme
et son épiderme, sans possibilité de régénération. Quatre-
vingt-dix pour cent de son corps s’est coloré de blanc ou de
noir. Quatre-vingt-dix pour cent de ce qui reste est insensible,
sec et sujet aux infections. Seules des greffes peuvent le sauver.
La société, les médias, les politiques n’ont pas pris la mesure de
cette détresse et de son message.

Une stèle de marbre éclatée, quelques cagettes et voitures


brûlées sont un moindre mal. Montecassino ou pas. Pourquoi
j’évoque cette ville italienne ? Parce qu’un préfet l’a fait avant
moi. Honte à toi, préfet Lallement, de venir parader place
d’Italie avec ces mots et cette morgue qui n’ont rien à voir avec
la République.
Quand les gens du peuple auront repris le dessus, quand la
République reprendra des couleurs, nous te jetterons des cail-
loux, j’hésite pour toi entre la plume et le goudron. Nous te
licencierons et t’enverrons casser des cailloux à Montecassino.

Je sais. La perspective de voir le peuple triompher est encore


lointaine. Mais on ne sait jamais, avec les révolutions. Des fois
elles viennent au moment où on s’y attend le moins. J’étais

25. Deux ans plus tard, Anas Kournif, complètement défiguré, est toujours
vivant. Il est hospitalisé à Lyon.

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samedi place d’Italie pour l’anniversaire des Gilets jaunes. C’est


bien de se rendre sur place pour voir les policiers et les black-
blocks de près, sentir le parfum enivrant des lacrymos. J’y étais
avec ma carte de presse et sans gilet jaune.

C’était un sacré piège, ce rendez-vous place d’Italie. La


manifestation était déclarée et autorisée. Vers dix heures, un
groupe de blackblocks a brûlé quelques palettes opportuné-
ment laissées sur place devant le regard impassible de poli-
ciers qui auraient pu intervenir. Puis il y a eu quelques feux
allumés. La place allait se remplir, malgré le métro interdit,
quand les cordons de gendarmes et de CRS ont bouclé les rues.
Impossible de rentrer. Et de sortir. La nasse. Et c’est là, vers
13 h 30, que tu décides d’interdire la manifestation. Tu l’an-
nonces vers quatorze heures. Bravo, bon timing.

Il y a eu cette stèle du maréchal Juin méticuleusement


détruite par un type très énervé. Les images sont passées en
boucle et ont fait le bonheur des emmarcheurs qui avaient enfin
du grain à moudre pour cracher sur les Gilets Jaunes.

Je me suis demandé, avec les fouilles aux abords de la place,


comment le type avait pu apporter son pied-de-biche. Je me
demande aussi : comment se fait-il avec toutes ces caméras et
la propension que vous avez – vous préfet, vous Christophe
Castaner, vous procureur de Paris – à attraper le moindre Gilet
jaune qui tousse de travers, comment ce jeune homme a-t-il pu
vous échapper ? Je pose la question, c’est tout.
L’hypothèse que j’émets, mais je peux me tromper, c’est
qu’en te levant ce matin-là, préfet Lallement, tu avais déjà ça en
tête. Interdire. Maintenir votre ordre.

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Question maintien de l’ordre, tu as fait très fort.
Question tirs tendus sur la foule, aussi.

La première des violences n’est pas celle des Gilets jaunes.


La première des violences est celle d’un président qui n’a plus
que sa police, ses préfets zélés et ses procureurs dociles, pour
faire barrage à un peuple qui se soulève.
Je comprends qu’Emmanuel Macron ait peur. Il avait mille
fois la possibilité d’arrêter de durcir ce rapport de force. Et de
mettre un peu de douceur et de compassion dans ses propos. Il
semblerait que ce soit trop tard.

Il y a deux types de partisans d’Emmanuel Macron : les


premiers de cordée et les idiots. Pour connaître votre type, véri-
fiez votre compte en banque.

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Boîte à archives. 1995, derniers salaires à Libé.

Un matin, vous vous levez, vous avez derrière vous une belle
carrière et de belles promesses d’avenir. On vous invite à la télé-
vision et au club de la presse d’Europe 1. Dans le milieu vous
êtes craint et respecté. Il vous suffit de passer un ou deux coups
de téléphone et les procès-verbaux tombent dans votre boîte
aux lettres comme des prospectus publicitaires. Les avocats
vous invitent dans les meilleurs restaurants et commencent à
vous raconter leur vie, en sifflant des bordeaux à cent euros
la bouteille. Les juges vous font appeler par un ami commun,
puis vous appellent directement. Les flics font sauter vos PV.
On pense à vous pour une émission télé (« Un concept mêlant
culture et investigation, tu vois ? »). Votre mère est fière de vous
(« C’est dingue, même à la gym, la prof a parlé de toi »). Des
éditeurs vous draguent. Des filles aussi, mais moins. Et brutale-
ment, vous vous dites que ce cirque ne rime plus à rien. Ce n’est
pas un abandon de poste. C’est un éclair de lucidité. J’avais
le code d’accès au système, mais impossible de gagner l’étage
supérieur. Je n’étais peut-être pas suffisamment ambitieux.
Je n’avais pas envie de montrer ma tête à la télé. J’avais trop
lu de romanciers américains. Une distance s’était créée entre
moi et ce milieu. J’étais fatigué, j’avais envie de retrouver mes

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copains à Metz et à Nancy. Ma femme, mes filles. J’avais besoin
de recul. Faire machine arrière était impossible. La corruption,
était, à mes yeux, partout. J’avais besoin d’autres mots, de plus
d’espace qu’une page de journal pour l’expliquer.

Les techniques des corrupteurs étaient fondamentalement


toujours les mêmes. Les approches aussi. Les corrompus trou-
vaient, comme toujours, pire qu’eux pour justifier leur compro-
mission. Seuls les moyens et les hommes changeaient. Au
Canard, à Libé, à L’Express ou au Monde, pour n’évoquer que
les journaux en pointe ces années-là, nous tombions sur les plus
voyants, les plus fragiles, les plus arrogants et les moins puis-
sants. Face au trou noir des affaires, au tourbillon de mots et de
dénégations, le réel ne pesait plus. Films, livres, articles étaient
comme absorbés. Les mots n’avaient plus prise. Je me sentais
impuissant. Je n’étais ni démissionnaire, ni déprimé, ni fataliste.
J’avais juste besoin de souffler, de retrouver de l’énergie et du
champ. J’ai compris que je devais me taire et lâcher la rampe.
Mais quitter Libé et la presse au quotidien m’a pris encore un
peu de temps.

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Joyeux Noël. Bonne année. Bonne santé. Qu’est-ce que je


peux souhaiter d’autres à l’aube de cette année 2020 ? J’ai bien
ma petite idée mais on va dire que j’exagère, que je manque d’ob-
jectivité, que je suis un type perverti par des pensées obscures,
un gauchiste jamais content, un ultragauchiste, un ultra-jaune,
un mélenchoniste, un antisémite. Je dois faire attention à ce que
je dis de sorte que je puisse plaire au plus grand nombre.

Je recommence donc. Je souhaite une bonne année et une


bonne santé à tous les Français et à tous les membres du gouver-
nement à commencer par notre président bien-aimé et plénipo-
tentiaire qui se donne tellement de mal dans son nouveau travail
pour nous sauver la mise. En trente mois, après un départ en
fanfare, rien ne lui aura été épargné. Le pauvre. Toutes ces
manifestations, cette plèbe dans la rue qui crie à l’infamie alors
que jamais un président dans cette Ve République fatiguée,
corrompue, avilie, n’a été aussi jeune, talentueux, attentionné,
intelligent, proche du peuple. Non, proche du peuple, ça ne va
pas… N’a jamais été aussi investi dans sa tâche.

La Ve République a été imaginée et vendue aux Français sur


catalogue et par plébiscite par Charles de Gaulle qui venait de
sauver la France. Et qui payait son électricité à l’Élysée. Elle a

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succédé à la quatrième, qui elle-même et ainsi de suite jusqu’à


1789 où nous avons aboli la royauté. Soixante et un ans qu’on
vit sous cette République présidentielle, avec ce rôle central
donné à l’exécutif et celui de plus en plus mineur octroyé au
Parlement. Jamais un président n’a été autant discuté, disputé,
agoni que l’est Emmanuel Macron. Il y a bien eu Louis XVI,
mais il n’était pas président et on lui a coupé la tête. Quel est
le lien entre le père de la Ve République, le grand Charles, et
son lointain rejeton, le petit Manu ? Il est ténu. L’un semblait
plus intéressé par la grandeur de la France et le service public.
L’autre un peu moins. Mais ils travaillent tous les deux à la
même adresse. Pourquoi Emmanuel Macron, notre bien-aimé
président, fait-il ce travail de fond et de refondation, cette révo-
lution tranquille annoncée dans son livre et son programme, lui
qui a touché deux millions quatre cent mille euros en dix-huit
mois comme banquier chez Rothschild ? Alors que maintenant
il touche dix fois moins à l’Élysée ? Pas pour l’argent. Ni pour
les honneurs. Pas pour faire plaisir à sa femme. Non, il fait ça
pour nous. Pour notre bien à tous. Parce qu’il est persuadé de
la justesse de sa mission. Et de l’importance de sa tâche aux
yeux de l’Histoire. Donc, Président, bonne année.

Juste, s’il vous plaît et sans vouloir m’immiscer, pour-


riez-vous essayer de cogner un peu moins dans les manifs ? Je
sais que ce n’est pas vous directement, mais vous êtes le patron.
Et pour ces histoires de retraite, je sais que vous êtes fatigué
de ces Français qui manifestent, tous ces pizzaïolos de la fonc-
tion publique. Ce n’est pas à la rue ou à la CGT de gouverner,
même avec deux millions de manifestants. Les Français doivent
comprendre qu’il faut travailler plus pour gagner plus. C’est
simple. Ça fait des années qu’on leur explique. Les Français

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qui ont du bon sens le savent. Je voulais juste vous demander


de céder sur cet âge pivot. Soixante-trois et demi, trois quarts
ou soixante-quatre ans ? Qu’est-ce qu’on en a à faire au fond ?
De toutes les manières, vous ferez après ce que vous voudrez.
Et ces histoires de pénibilité ? Lâchez du lest. Évitez les péchés
d’orgueil. Vous êtes le patron. La France a voté pour vous au
second tour de l’élection présidentielle de 2017 à 66 %. Peu
importe qu’il y ait eu 56 % d’abstention et de votes blancs. Peu
importe que les trois quarts de vos électeurs n’aient pas voté
pour vous, mais contre Le Pen. Vous êtes le boss, même avec
20 % de l’électorat. Et cette élection, personne ne pourra vous
l’enlever. C’est la dé-mo-cra-tie.

Je vous souffle juste un ou deux conseils pour les fêtes. Je sais


que vous êtes insensible à la pression et au malheur des autres, et
je vous comprends. Mais j’ai peur qu’en vous braquant, vous ne
vous attiriez en plus les foudres de gens qui n’en ont pas grand-
chose à faire de la retraite et qui en ont marre de galérer pour
se déplacer. L’immense majorité des Français. Ces Français qui
aiment Noël et le père Noël. Et détestent maintenant la SNCF
qui fait pleurer les enfants. Monsieur le président, vous êtes
un peu notre père Noël. Je vous souhaite une bonne année. Si
je pouvais abuser de votre patience encore un peu, j’aimerais
ajouter deux membres de votre gouvernement à ces vœux.

D’abord Christophe Castaner. Bon, vous allez penser que


je manie l’ironie. Mais pas du tout. En fin d’année, au moment
des étrennes, on doit faire preuve de magnanimité et d’in-
dulgence. On remet les compteurs à zéro. Christophe, tu as
raison de soutenir ta police, notre police républicaine. Tu as
eu raison de leur filer en douce la retraite à cinquante-deux

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ans, alors que personne d’autre dans ce pays n’aura accès à ce


régime spécial. Je me mets à ta place. Toi et tes hommes êtes
les derniers remparts entre la plèbe et le président. Et les amis
du président. Vous êtes combien ? Une trentaine au gouver-
nement. Un petit millier entre l’Assemblée, le Sénat et vos
troupes d’emmarcheurs. Une centaine d’ultrariches en France.
Une dizaine de milliers de gens très riches qui continuent à
soutenir la politique économique et fiscale du gouvernement.
Et puis quelques patrons, en particulier les patrons de médias.
Une bonne centaine de journalistes aussi. Si je fais le calcul,
vous êtes vingt ou trente mille à servir ce régime. Et à vous
servir au passage. Allez cinquante mille… Mais attends, c’est
normal de se servir. N’importe qui, à ta place, à votre place,
ferait pareil. Christophe… Depuis qu’Emmanuel, que tu aimes
profondément – tu nous l’as assez dit –, t’a pris sous son aile, tu
lui es dévoué. Tellement. C’est beau à voir cette dévotion. Cette
manière de mettre ton corps et ton phrasé entre lui et nous.
Rien que pour cette abnégation, cette façon de prendre tout
sur toi, les mensonges, les ignominies, les yeux crevés, les mains
arrachées, les traumatismes de ce peuple en furie et en charpie,
chapeau ! Tu mérites amplement ton salaire et tout ce qui va
avec. Tu mérites même ton factotum, Laurent Nuñez. Et puis le
préfet Lallement aussi. Non, vraiment les mecs. Super boulot.
Sans vous, le président serait à oilepé. Vous êtes l’honneur de
ce pays.

Je pourrais continuer mon best of de fin d’année. J’ai telle-


ment de noms et de visages à remercier. Nicole Belloubet.
Muriel Pénicaud. Marlène Schiappa. Élisabeth Borne. Agnès
Buzyn. Sibeth Ndiaye. Ah les filles. Vous êtes des killeuses.
Quand je pense à vous, je vois la garde rapprochée de Kadhafi.

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Je sais, c’est un peu osé. Mais comprenez-moi bien. Vous êtes


une unité d’élite. Je vous écoute. Je vous vois. J’entends tout
ce que vous dites et la manière dont vous l’énoncez. C’est trop
fort. Vous êtes super fortes. Merci du fond du cœur d’aider
notre bien aimé président à mener cette contre-révolution. Sans
vous, il n’y parviendrait pas.

Enfin, je voudrais souhaiter une bonne année à un homme


qui m’est particulièrement cher. Et qui est très cher. Il en a subi
des avanies, ces dernières semaines, lui qui, généreusement, a
offert son corps bien sûr, mais surtout son âme chiraquienne
et pétrie de service public à la France et à notre bien-aimé
président. Pendant dix-huit mois, contre un modeste salaire
de sous-ministre, il a œuvré dans l’ombre pour faire passer
le projet phare de la Macronie. Jean-Paul Delevoye, sois béni
parmi les bénis. Tu aurais pu finir peinard le reste de ta vie, en
buvant des coups avec tes potes, mais on va te ressortir la litanie
de tes emplois non déclarés, de tes mandats non rémunérés, de
l’influence qu’auraient pu exercer sur toi les assurances privées.
Jean-Paul, qu’es-tu allé faire dans cette galère ? La scène, c’est
comme si je l’avais vécue. Emmanuel t’a caressé le dos et au
troisième cognac, tu avais les larmes aux yeux. Tu lui as dit
oui. C’est comme avec Castaner. C’est une histoire d’amour.
Et là, j’imagine ta douleur. Surtout quand tu as vu arriver ton
remplaçant : Laurent Pietraszewski, député en marche du
Nord, ancien salarié de la famille Mulliez qui défiscalise à donf
en Belgique. Les mauvais esprits sont déjà tombés sur lui et ont
repéré qu’il avait palpé l’été dernier soixante et onze mille euros
net pour solde de tout compte de son job de DRH chez Auchan.
Il a pris l’oseille en plus de ses salaires de député emmarcheur
de la première heure. Rien d’illégal. Il est, dit-on, un spécialiste

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du dialogue social. Les médias le rabâchent depuis quelques
jours. Le dialogue social chez Auchan. Comment dire ? Je vous
souhaite à vous aussi une bonne année, monsieur le nouveau
secrétaire d’État chargé des retraites.

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Cavanna a dit : « Il faut mépriser l’argent, surtout la petite


monnaie. » Il a raison. Le temps est venu de prendre le taureau
de la Macronie par ses cornes. Les cornes, depuis l’élection de
mai 2017 et le coup fourré du second tour, c’est nous qui les
portons. Je cherchais une référence, un petit texte à pomper
pour dire mon désarroi face à tant de haine du peuple, tant
de dédain accumulé, tant d’arrogance, tant d’aveuglement, de
vilenies proférées par ces champions de l’arnaque et de l’in-
justice fiscale que sont les emmarcheurs. Ces parlementaires
godillots, ces bonimenteurs gouvernementaux, ces enfumeurs
invétérés ont tenté de cacher la nature profonde de leur
nouveau projet – cette réforme des retraites – pour mieux nous
faire les poches. Qui peut croire une seconde que ce nouvel
avatar macronien peut nous apporter égalité, meilleure vie, plus
grande solidarité ? C’est tout l’inverse. C’est bien pire que tout
ce qui a été tenté jusqu’ici. C’est du cyanure dans le contrat
social.

Emmanuel Macron est un jeune homme bien mis, un cerveau


toujours connecté, un président infatué. C’est avant tout un
banquier d’affaires. Son imagination fonctionne comme celle
d’un expert-comptable et ses rêves sont ceux d’un économiste
de marché. Il est placé à l’Élysée pour tuer l’État-providence et

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y mettre à sa place Larry Fink, le roi de la private equity. Ça, il


ne le dira jamais.
Ce serait trop raide à avaler. C’est pourtant ce qui se profile.
Et c’est ce qui énerve tout le monde. Même Laurent Berger.
Il arrive un moment où les manigances apparaissent au grand
jour. Il n’est pas question avec cette loi de défendre une corpo-
ration, de remettre en cause le vieillissement des populations
ou les règles de l’arithmétique. Il est question de la privatisation
du monde. De celui que construit malgré les vents contraires
Emmanuel Macron. Un monde avec une retraite à deux
vitesses : les super pauvres qui vont grignoter les miettes que
leur donnera l’État. Et les à peu près riches – compter en gros
dix mille euros par mois – qui ne joueront plus le jeu collectif et
vont investir en Bourse via des courtiers comme BlackRock ou
Axa. Larry, mon vieux Larry Fink. Bon appétit.

L’heure est grave. Celles et ceux qui, depuis trois ans, sont
à la tête de ce pays et qui, sous les ordres d’un président dont
le cœur est un algorithme, ont formé un gouvernement et une
majorité au Parlement, ont montré leur visage grâce à cette crise
autour de la question de la privatisation des retraites. Cette
dernière transmutation de la politique macronienne – cette
histoire de rente à vie par capitalisation – n’est qu’un élément
supplémentaire montrant l’inféodation de notre nation aux
forces de l’argent.

Le pays résiste, les Français, malgré les bavures policières, les


coups de matraque, les tirs de Flash-Ball en pleine poire, malgré
les suicides et les morts violentes dont Macron et Castaner sont
in fine responsables. Anas, Zineb, Steve… Les Français par
millions, malgré les frigos vides, les jours de grève non payés,

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les menaces télévisuelles, sont dans la rue. Mais le président


semble s’en foutre et son Premier ministre, à la barbe de plus en
plus trouée et blanche, continue à sourire devant les caméras.
Même si son dos et ses manières apparaissent plus raides. Ils
ont acheté leurs policiers, en leur offrant un régime de retraite
et des primes pour neutraliser, nasser, asphyxier les foules. Le
peuple de Paris, Marseille, Bordeaux, Nantes, Toulouse… Ces
emmarcheurs et ces emmarcheuses ont montré leurs limites et
leur propension à créer le chaos. Ce gouvernement d’amateurs
et cette majorité fantoche ont réduit à néant les corps intermé-
diaires et décidé de pactiser avec l’ennemi. Ici, l’ennemi, c’est
le capitalisme financier, clandestin – celui qui joue en sourdine.
Tous ces fonds spéculatifs, BlackRock, Vanguard, JP Morgan
Asset Management, Axa, Goldman Sachs. Ils observent notre
pays comme une mémé obèse mais affamée mate un aligne-
ment de paris-brest dans une galerie pâtissière. Va-t-on se faire
bouffer ? That’s the question.

Mon ami François Cavanna, dont un livre posthume26,


Crève, Ducon !, sort en janvier, disait : « Quand dans une cage,
on enferme un lion affamé, un homme affamé et une côtelette,
ce n’est jamais la côtelette qui gagne. » Je l’ai un peu adaptée
à la situation du pays : « Si dans une cage dorée, on enferme
un président comme Emmanuel Macron, un requin des affaires
genre Larry Fink, le patron de BlackRock, et un retraité, ce
n’est jamais le retraité qui gagne. »

Nous sommes submergés par la force médiatique de la


République en marche. Infiniment plus que leur nombre,

26. François Cavanna, Crève, Ducon !, coll. « Blanche », Gallimard, Paris, 2020.

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ce sont leurs stratégies sournoises et guerrières, ainsi que l’appui


inconditionnel de la police et bientôt de l’armée, qui nous font
reculer. Leurs medias workers aussi. Nous sommes attaqués de
toutes parts. Mais le dernier mot est-il dit ? L’espérance doit-
elle disparaître ? La défaite est-elle envisageable ?

Je connais la finance, je connais le peuple, je connais la cause


du peuple, je connais mes grands-parents ouvriers, émigrés, je
connais plusieurs amis proches de notre bien-aimé président.
Et je connais le journalisme infiniment mieux que ces petits
princes cathodiques qui nous font la leçon chaque matin et
chaque soir sur les chaînes dominantes en oubliant qui les
paie. Je vous dis ici, les yeux dans ce trou noir qui fait office de
fenêtre sur le monde : rien n’est perdu pour notre beau pays.
Notre histoire et l’alignement des étoiles plaident pour nous.
Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un
jour la victoire.

Car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Elle
n’est pas seule ! Elle a un vaste empire avec elle et derrière elle.
L’empire de tous les vaincus de la terre et du système de retraite.
L’empire des victimes, des précaires, des zonards, des gueux,
des pauvres, des réfugiés, des femmes seules élevant pénible-
ment des enfants, des grévistes de Noël, des chanteurs d’opéra
dépressifs, des acteurs ratés, des joueurs blessés, des syndica-
listes fatigués, des footballeurs aux ligaments croisés décroisés.
Des branleurs. Des branlés. Des ébranlés. Nous pouvons faire
bloc avec les sardines italiennes, les calamars espagnols, les
barracudas allemands, les supporters de l’Ajax d’Amsterdam,
les perdants, les perdus, les amis chiliens, suisses, équatoriens.
Même les communistes luxembourgeois. Et oui, ça existe. Cette

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guerre n’est pas limitée au territoire de notre malheureux pays.


Cette guerre n’est pas tranchée par la bataille de France. Cette
guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les
retards, toutes les souffrances n’empêchent pas qu’il y a, dans
l’univers, tous les moyens pour écraser un jour nos ennemis.
Ici les emmarcheurs et les emmarcheuses, ces faux frères et ces
méchantes belles-sœurs dont nous ne pouvons attendre que
rouerie et cupidité.

Foudroyés aujourd’hui par la force médiatique, policière et


politique, nous pourrons vaincre dans l’avenir par une force
médiatique et politique supérieure. Le destin du monde passe
par là.

Merci à Charles de Gaulle de m’avoir aidé pour cette sortie


directement inspirée de son appel du 18 juin. J’ai remplacé les
Allemands par les emmarcheurs. Et ça marche super bien. Moi,
général de Gaulle, euh, moi actuellement à Londres… Non,
actuellement à Montreuil, j’invite les officiers et les soldats
français qui se trouvent en territoire ou qui viendraient à s’y
trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes. J’invite les ingé-
nieurs, les chômeurs et les ouvriers spécialisés des industries de
l’armement, du bâtiment et de l’agroalimentaire qui se trouvent
en France ou qui viendraient à s’y trouver, à se mettre en
rapport avec les forces de l’esprit, du courage et de la lucidité.
La flamme de la résistance française ne doit pas s’éteindre et ne
s’éteindra pas.

Je souhaite une très mauvaise année à notre président pléni-


potentiaire ainsi qu’à son ministre de l’Intérieur et à tous les
autres ministres, sous-fifres, députés emmarcheurs. Et une

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dernière pour finir. C’est Cavanna qui rince. « Certains ont
grand appétit : si on leur donne à téter, ils boivent le lait puis
dévorent le sein. » Alors méfiance.

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Un journaliste doit, à tout prix, conserver un attribut parti-


culier inhérent à son métier : son regard sur le monde. Ce
sentiment, cette fonction doivent l’habiter en permanence.
Un journaliste doit avoir ses sens toujours éveillés et douter
(mais pas trop). Si la curiosité (et le doute) ne sont plus là, il
n’est plus journaliste. La curiosité ne suffit pas, si elle n’est pas
traversée par une réflexion personnelle, un travail à la limite du
méditatif. Par essence, un journaliste doit aller vite, intégrer le
monde en un clin d’œil. Il ne doit se laisser emporter ni par sa
passion, ni par le regard des autres. C’est un combat perma-
nent entre le monde et soi. Je ne suis pas venu à Libération par
hasard. C’était le journal qui me convenait. J’y étais heureux
et très impliqué malgré la distance (géographique) que j’avais
avec l’équipe. Tout cela a fonctionné très bien jusqu’à ce qu’on
me fasse venir à Paris et qu’on me donne des responsabilités
hiérarchiques. Mais ce ne sont pas les seules raisons qui vont
m’amener à quitter Libé. Les journalistes de Libération, ceux
que je lisais et pour qui j’étais venu, Lionel Duroy, Serge Daney,
Jean Hatzfeld, Pierre Mangetout – pour n’en citer que quatre
parmi des dizaines – écrivaient leurs papiers avec soin. Ils écri-
vaient. La première formule de Libé avait ouvert la voie à un
journalisme de reportage élaboré, littéraire, qui faisait notre
marque de fabrique. Ils passaient leur temps dans les usines,

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ils dormaient chez l’habitant, faute d’argent pour les hôtels.


La compréhension d’un fait divers ou d’un phénomène social
passait par des contacts humains, une immersion. Ce journa-
lisme-là avait faim et soif. C’était l’époque des échanges avec la
base, le petit peuple des prolos, des taulards, des bidasses, des
étudiants. On était tous à la traîne d’Albert Londres. On allait
voir sur place. On faisait d’une histoire minuscule la fresque
d’une époque. Le passage à la nouvelle formule de Libération
sonnait le glas de ce journalisme-là et marquait l’avènement des
journalistes spécialisés en économie, politique, finance. Il fallait
passer du temps à des cocktails et des inaugurations en compa-
gnie de politiques en vue, déjeuner dans les ministères ou avec
des chefs d’entreprise. Les directeurs de communication des
grands groupes préparaient des dossiers de presse et des lance-
ments sur mesure. On devenait comme les autres. C’était le
début de la fin. Le début de la pensée unique et la fin de nos
haricots…

J’étais de plus en plus mal à l’aise avec le boulot à Paris.


Malgré le succès et les affaires qu’on sortait, j’avais des difficultés
à prendre le train chaque lundi et je m’arrangeais pour rentrer
de plus en plus tôt le vendredi, puis le jeudi… Je déprimais dans
mon studio à République. Je me souviens d’un moment parti-
culier où j’avais pris la décision d’expliquer à Serge July que
je voulais quitter le journal. J’en avais marre de la connexion
permanente à l’AFP et à Franceinfo. On se donnait trop d’im-
portance. La vie est ailleurs. C’était mon mantra. J’étais fatigué,
mais je craignais sa réaction, car on s’aimait bien. On était dans
sa voiture et on allait au ministère de l’Industrie où Gérard
Longuet nous avait « invités ». J’avais mûri mes premiers mots :
« Serge, j’ai un truc à te dire. Je ne suis pas fait pour rester à Paris

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et je comprends très bien que tu ne puisses pas accepter que je
continue comme avant. Mais j’ai compris un truc ces derniers
jours. La vie est ailleurs. » Je voulais dire loin du journalisme,
des affaires, des médias et des politiques. Je voulais aller habiter
Oléron, avec ma famille. J’avais repéré une maison. Je m’y serais
probablement ennuyé, mais c’est ce que je voulais. Je me suis
tu. Serge a dû me dire qu’il était content de mon travail, que
le journal était en période de reconversion et de doute, que la
nouvelle formule était en gestation avancée et difficile. Deux
des six concepteurs du nouveau Libé venaient d’annoncer leur
départ pour Le Monde. C’était la trahison ultime. J’ai préféré
différer mon laïus. Dans la Mercedes qui nous menait au
ministère de l’Industrie, du Commerce extérieur, des Postes et
Télécommunications, je n’ai pas eu le courage de lui avouer que
je voulais partir. Libération ne disposait d’aucun enracinement
financier et reposait d’abord sur l’énergie de ceux qui le fabri-
quaient. Je me suis sans doute rendu compte à cet instant de la
fragilité et de la beauté d’un journal comme Libé. De ce Libé-là.
Mes états d’âme étaient à remiser.

Je quitterais Libération un an plus tard, en juillet 1995,


pour écrire des romans et faire des films. La graine de Truman
Capote m’avait mangé le cerveau. Ma rencontre avec Bernard
Barrault, mon éditeur et mon vieil ami depuis trente ans, aussi.
Bernard me poussait à aller vers la fiction. Je vis depuis sur une
crête et suis devenu funambule et équilibriste. Journaliste et
écrivain. D’un côté, le réel. De l’autre, le vrai.

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Dans Senso, le film de Luchino Visconti, la scène d’ouver-


ture est marquante. On est à la Fenice à Venise dans une Italie
occupée par l’armée autrichienne. Dans le théâtre, on reconnaît
les soldats autrichiens à leurs costumes blancs. Ils sont devant
la scène aux premiers rangs. Dans le public, aux balcons, on
sent que la révolte gronde. Des hommes et des femmes, jeunes
pour la plupart, se préparent à une opération. Pas d’armes, ni
de bombes, mais des fleurs et des tracts qui tombent en pluie
sur les soldats interloqués. Senso, ça veut dire « dégoût ». J’ai
besoin de faire mon cinéma en ce début d’année pour démarrer
en douceur et en beauté, histoire de trancher avec la laideur
qui nous poursuit, nous mine et nous démine. Nous donne une
mauvaise mine.

Cette scène d’une révolte pour une cause juste – ici l’indé-
pendance de l’Italie face à l’envahisseur autrichien – est revigo-
rante. Elle montre une intelligence, une solidarité, une manière
de se révolter face à un envahisseur. J’ai souvent pensé au film
de Visconti ces derniers jours, d’abord quand j’ai vu la bouti-
quière sarkozyste de Radio France, Mme Sibyle Veil, devoir se
taire face au chœur des esclaves du Nabucco de Verdi. Puis
quand j’ai vu les avocats jeter leurs robes avec superbe et se faire
bousculer par les gendarmes au palais de justice. Tous les jours,

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entre pompiers, Gilets jaunes et infirmières, nous avons une


occasion de penser à l’ouverture du film de Visconti. Depuis
novembre 2018 et le début du mouvement des Gilets jaunes,
on peut répéter cette phrase : « Je ne sais pas ce qu’il adviendra
de ce mouvement mais… » Mais quoi ? Mais ce mouvement
dure, s’enracine, prend une telle ampleur. C’est magnifique.
Merci à vous manifestants, grévistes, Gilets jaunes, blacks plus
ou moins blocks, vous êtes notre honneur. Le seul moyen que
nous ayons trouvé pour riposter.

Comme souvent, ce pouvoir qui joue sur le temps et nos


épuisements, voudrait isoler le combat contre la réforme des
retraites de tout ce que nous vivons ici en France depuis quinze
mois maintenant. Ce pouvoir joue sur le temps, celui de Noël,
il joue surtout sur la sémantique. Il cherche à nous enfumer
avec ses mots rabâchés à l’infini sur des ondes complaisantes.
Le régime des retraites a été construit, après la guerre, sur la
base d’un régime – général – qui se voulait égalitaire et qui
s’est ajusté au fil des ans pour prendre en compte la pénibilité
des salariés. Notre système solidaire marche et marchait avant
qu’Emmanuel Macron ne s’en mêle. Pour nous troubler, il a
joué sur les mots et inventé le concept bidon « d’âge pivot »
ou celui encore plus frelaté « d’universalité ». Comme si notre
système ne l’était pas assez. Et les emmarcheurs, robots décéré-
brés, de répéter jusqu’au dégoût ce mensonge de l’universalité
visée par la réforme, alors que, non, le système qu’Emmanuel
Macron a en tête n’est pas universel. Il promeut une rupture,
un danger, un retour aux féodalités et aux capteurs d’épargne
retraite privés comme BlackRock.
Normal, vous me direz, la Macronie a placé ses pions partout,
même à la CFDT. Une importante conseillère de Laurent

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Berger, son leader, a été aussi conseillère sociale de Macron.


Elle lui a rédigé des notes sur les retraites. Marie Poissonnier
était militante des jeunes avec Macron. Passons.
Qui a dit : « Quand aujourd’hui on est peu qualifié, quand
on vit dans une région qui est en difficulté, qu’on a une carrière
fracturée, bon courage pour arriver à soixante-deux ans…
Alors on va dire il faut arriver à soixante-quatre ans ? Vous ne
savez déjà plus comment faire à cinquante-cinq ans ? Les gens
vous disent que les emplois ne sont plus bons pour vous… C’est
ça, la réalité… On doit d’abord gagner le combat du chômage
avant d’aller expliquer aux gens… mes bons amis, travaillez
plus longtemps… ce serait vraiment hypocrite… » Qui a dit
ça ? Le 25 avril 2019, lors d’une conférence de presse ? Qui…
Qui ? Tic tac… Je vous le donne en mille, en dix mille, en cent
mille, en un milliard, en trou de la Sécu, je vous le donne en
dollars, en yen, en monnaie de singe… Le gars qui a dit ça, et ce
n’est pas si vieux, neuf mois… le temps d’une gestation. Le gars
qui a eu cette illumination, c’est Emmanuel Macron.
Macron me déprime.
Macron est une machine, un homme programmé pour
détruire ce qui fut fait par nos aînés.
Macron, c’est le tueur placide du Conseil national de la
Résistance.
Macron, c’est Pinocchio et Tartuffe.
C’est le contraire de Stéphane Hessel.
C’est le contraire de la douceur.
Chaque mot qui sort de sa bouche, depuis le début du
mouvement des Gilets jaunes et encore plus depuis les révoltes
contre sa réforme sur les retraites, est la manifestation d’une
stratégie d’évitement. Macron vit dans un monde parallèle,
suspendu, où il nous fait croire qu’il débat, qu’il dialogue, qu’il

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concède. Alors que rien du tout. Pas de chaleur, pas d’humanité.


Pas d’intelligence du cœur. Pas de politique, au fond. Macron
fait mal son métier. Bien sûr, il a été élu. Mais son élection est
un hold-up. Macron dirige ce pays comme une boîte. Nous
sommes sa start-up nation. C’est usant. On va tous y passer. On
va tous crever. Ça va prendre un peu de temps, un peu plus de
temps pour certains que pour d’autres. Mais le scénario est écrit,
intégré. Crève, ducon. À petit feu. Le moment bascule pour
moi. Mon moment Potemkine, ça a été ses vœux et cet instant
où, sans aucune culpabilité, il a évoqué son dialogue social et
républicain. Trop, c’est trop. Quelqu’un qui ment si éhonté-
ment n’est pas digne de nous promettre encore. Nous, les gens
sensés. Nous, le peuple. Nous, ceux qui écoutent et conservent
le minimum de mémoire. Et de décence. D’ailleurs Macron ne
gouverne pas. A-t-il jamais gouverné ? Lui qui dirige, ordonne,
balance des SMS jusqu’à quatre heures du matin pour se lever
à huit. Macron est un bosseur qui use ses collaborateurs. Il
brise même leur libido. C’est raconté dans Gala et dans Femme
actuelle. Macron ne gouverne pas. Il nous soumet. Il ne cédera
rien sur les retraites, ni sur les Gilets jaunes. Il gagne du temps,
envoie son fusible à barbe poivre et sel au casse-pipe. Il joue
la fatigue du camp d’en face. Il est dans un rapport de force
permanent. Il fait des grand-messes protégées par sa police,
mais quand il se déplace, il se cache. A-t-il peur ? Même dans
les rues, quand il quitte l’Élysée, sa voiture est poursuivie par la
plèbe. Mais je ne pense pas que Macron ait peur.
Je n’arrive pas à rester froid et distancié comme je devrais
l’être, face à tant de sournoiserie et d’imposture. Vous serez
peut-être nombreux à penser que j’exagère, que je manque
de recul et de finesse. Peut-être. Les psychanalystes n’ont pas
toujours raison, mais Roland Gori l’a dit et écrit avant moi.

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Macron « se révèle comme l’enfant émerveillé par le château
de sable qu’il construit avec le matériau de la France. Il veut
les Français à son image, il les façonne de son parcours, les
maçonne de ses illusions, les étourdit de ses imprécations27. »
Senso, le film de Visconti, décrit une situation politique
et sociale plus trouble et ambiguë que ce que nous vivons en
ce moment. Car à l’époque les Autrichiens avaient perdu de
leur superbe et, en Italie, c’était surtout les aristocrates qui
cherchaient à retrouver un lustre passé. En France, en 2020,
on pourrait dire que les envahisseurs sont les soldats de la
Macronie. Petits et grands. J’ai une conviction. Ces soldats
et leurs chefs sont beaucoup plus faibles qu’on le croit. Les
mensonges répétés en boucle depuis des mois commencent
à se voir et, dans les manifestations, nous sommes de plus en
plus nombreux et nous avons de moins en moins peur. C’est
mauvais signe pour eux. Ils sont essoufflés, ça se voit, ça se sent.

27. Huffington Post, 14 août 2019.

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J’ai lu ce matin un article réjouissant dans Le Temps, un


quotidien suisse28. Il relate comment le Crédit suisse a porté
plainte contre vingt militants écologistes qui avaient envahi
une banque. Une banque en Suisse. Le Crédit suisse était
sûr de gagner. Pourtant, le président du tribunal de Genève,
M. Philippe Colelough, n’a pas jugé dans le sens du poil.
« Quant aux moyens utilisés, réunir vingt individus sur le trot-
toir, même devant le Crédit suisse, n’aurait pas eu l’impact
déclenché par ce procès. La façon de procéder était donc la
seule susceptible d’obtenir ce retentissement. J’ajoute que les
manifestants ont préalablement écrit à la banque, sans obtenir
de réponse. Quant à des moyens politiques, les parlementaires
eux-mêmes n’arrivent pas à se faire entendre, imaginons ces
jeunes. Enfin, concernant un intérêt prépondérant, le climat
touche à la santé et à la vie alors que le lésé n’a été empêché que
d’user comme il l’entend de son domicile. La pesée d’intérêts va
en faveur des prévenus. J’en conclus que l’acte incriminé était
nécessaire et proportionné. »
Merci monsieur le juge. Je rêve d’une France plus solidaire,
de policiers finissant par baisser leurs matraques. Je rêve de
juges plus ouverts, tolérants et de procureurs qui redeviennent

28. Le Temps, 13 janvier 2020.

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vraiment des représentants du peuple. Du ministère public.
Nous sommes dans une guerre qui tait son nom. La grève, passé
quarante jours, c’est une forme de guerre, où nos ennemis sont
sur les plateaux télé autant qu’à l’Élysée ou dans les cars des
compagnies républicaines de sécurité. Je rêve du jour où ceux
qui ordonnent les frappes et les violences seront jugés, ministres
comme préfets. Eux, comme les policiers qui nous tabassent et
nous mettent ventre à terre, qui brisent nos larynx, ne sont pas
au-dessus des lois. Je ne rêve pas de voir leur tête tranchée.
Juste de sentir leur regard vaciller. Tout vient du bas, ça pousse,
ça pousse et un moment, ça bascule.

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Samedi dernier, je revenais d’un match de basket avec mon


fils, j’étais préoccupé et j’ai failli nous mettre dans le fossé
car il y avait du brouillard entre Rombas et Sainte-Marie-
aux-Chênes. C’était la fin du mois de janvier 2020. Je tenais
bon au Média malgré les embrouilles et les états d’âme des
salariés. Rien n’était élaboré, pensé, dans l’organisation de la
petite structure. Des clans se formaient, avec des non-dits. Je
passais beaucoup de temps à déminer des situations. J’étais à
mi-temps assistante sociale. Je roulais trop vite et mon esprit
était encombré de pensées parasites. J’ai freiné sèchement et
me suis arrêté à quelques centimètres d’un arbre. Cet incident
m’est arrivé au lendemain de celui qui a coûté la vie à Kobe
Bryant, un des meilleurs basketteurs du monde, qui s’est
crashé en hélicoptère, avec Gigi, sa fille de treize ans. Ils reve-
naient d’une compétition de basket et il y avait du brouillard
à LA. C’est mon quinzième édito. Peut-être le dernier. Peut-
être pas. Le précédent a été mouvementé. Il est parti comme
une fusée. Apollo 13. Cinquante mille vues en trois heures sur
YouTube et soudain le mur. Quelques centaines de vues la
quatrième heure. Un peu comme pour une transat, vous êtes
poussé par un vent puissant et soudain, une mer d’huile. Vous
faites du surplace sans comprendre ce qui arrive. Ce n’est pas
un phénomène naturel, ce vent qui s’arrête soudainement dans

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les tubes de YouTube. Je pensais à ce que je devais faire au


Média ce samedi-là en voiture avec mon fils quand j’ai failli me
planter. Allo, YouTube. Pourquoi écrire des éditos ? Mener
des enquêtes, dénoncer la corruption, lancer des débats, si ce
n’est pour donner nos avis et nos informations au plus grand
nombre. On n’a pas choisi de faire bande à part, comme dans
un film de Godard. On n’a pas les moyens de BFM, on n’a
pas de pub, on n’a pas Francis Bouygues, Patrick Drahi ou
Vincent Bolloré, ni la République en marche arrière derrière
nous pour financer nos programmes. On n’a pas la France
Insoumise non plus. Ça fait longtemps qu’on est perdu dans
l’espace politique et médiatique.

Partout, on l’a vu, ça râle, ça manifeste, ça déprime, ça guer-


roie. À l’hôpital, à la radio, chez les égoutiers, les dockers, les
éboueurs, les profs. Même les types qui font des cartes routières.
Le point d’orgue, ce combat contre cette réforme des retraites
mal foutue, mal calculée, fait grimper l’audimat de la colère.
Même le Conseil d’État enfonce le projet de loi. Il aurait été
si facile de la retirer. Mais non, Macron veut nous faire trimer
des années supplémentaires alors qu’il n’y a déjà plus de travail
pour tout le monde. Il veut nous faire accumuler des points
alors qu’on cherche des unités de vie.

Il nous pousse vers le bas, dans le dark side, alors que tout
en haut du gratte-ciel, ses copains spéculateurs ont la retraite à
quarante ans. Et le golden parachute qui va avec, comme dans
Fortnite. Sauf qu’on n’est pas dans un jeu vidéo, on ne veut
pas crever, on veut se la couler douce après une vie de labeur.
Marche ou crève, c’est le message ultime de cette République
d’amateurs et de profiteurs. J’écris pour les grévistes, les

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ouvriers, les cheminots, les pompiers, les profs, les infirmières,


ceux qui se battent et jouent leur survie, non pas pour des privi-
lèges mais pour plus de solidarité. Face à cet État qui veut nous
dépecer.

Comme l’explique Jacques Rancière, c’est plus qu’une ques-


tion de financement. C’est une question de principe : « La
retraite, c’est comment du temps de travail produit du temps
de vie et comment chacun de nous est lié à un monde collectif.
Toute la question est de savoir ce qui opère ce lien : la solidarité
ou l’intérêt privé. Démolir le système des retraites fondé sur la
lutte collective et l’organisation solidaire, c’est pour nos gouver-
nants la victoire décisive. Deux fois déjà ils ont lancé toutes
leurs forces dans cette bataille et ils ont perdu. Il faut tout faire
pour qu’ils perdent une troisième fois et que ça leur fasse passer
définitivement le goût de cette bataille. » J’écris pour pouvoir
citer des philosophes que j’aime bien et qu’on ne voit nulle part
sur les chaînes du grand capital et de la Macronie déliques-
cente. J’écris pour me moquer d’eux et utiliser des mots comme
déliquescent. Macron et ses sbires sont déliquescents. Bientôt,
si on se débrouille bien, ils vont disparaître, se liquéfier. Mais
c’est cinquante-cinquante. On peut perdre la partie aussi. Nos
adversaires sont déterminés et forts. Et durs au mal. Face à eux,
il faut être souple, inventif, collectif et agile.

Je m’y suis mis sans calcul après notre enquête sur la mort
de Zineb Redouane, massacrée après un tir de grenade lacry-
mogène reçu en plein visage. Le tir d’un CRS de Saint-Étienne
couvert par sa hiérarchie, elle-même couverte par Christophe
Castaner. Le mensonge d’État est patent. J’écris, sans haine et
sans colère, la déconfiture en marche. Aussi étrange que cela

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puisse paraître à certains, je ne suis pas un militant. Je ne sais


même pas pour qui je vais voter.
Je dis ici ma manière de voir le monde, de le penser. Et de
panser comme dirait Bernard Stiegler. Je panse donc j’enru-
banne et j’essuie les plâtres.

La semaine dernière, YouTube, appelons un chat un chat,


m’a censuré. Dans un premier temps, la plateforme ne nous a
pas dit pourquoi elle ne faisait plus le partage de notre vidéo,
elle a annoncé qu’elle l’interdisait au moins de dix-huit ans, puis
elle a empêché son partage. Nous avons posé des questions. On
nous a expliqué que ce que j’écrivais n’était pas « approprié » et
donc, par prudence, on préférait en limiter l’usage. Je pourrais
m’en prendre à YouTube qui appartient à Google qui appar-
tient au conglomérat Alphabet qui a son siège au Delaware et
qui a pour actionnaires des milliardaires comme Eric Schmidt
ou Larry Page mais aussi des fonds de la private equity comme
Vanguard, BlackRock ou Fidelity. Eux se rincent grâce à la
pub sur Internet. Et un jour, si on laisse faire Macron, ils vont
subrepticement chaparder l’épargne des Français pour financer
nos points de retraite. Et se rincer encore plus. Emmanuel
Macron n’est rien d’autre que leur petit télégraphiste.

Je me suis creusé la cervelle pour comprendre pourquoi


YouTube France avait mis ce communiqué à la noix après que
nous ayons fait appel de leur décision de nous bloquer : « Après
avoir examiné plus attentivement votre vidéo, nous avons déter-
miné qu’elle risque de ne pas convenir à tous les publics, malgré
le fait qu’elle respecte le règlement de la communauté. Une
limite d’âge a donc été appliquée… » Qu’en termes élégants
tout cela est dit. C’est une atteinte à la liberté d’expression. En

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même temps, je sais, YouTube n’est pas une société philan-


thropique. C’est une entreprise privée. Ils ont le droit de laisser
parler qui ils veulent. Et de limiter les vues de mes éditos. Ce
n’est pas à YouTube que j’en veux. D’ailleurs, je n’en veux à
personne.

Simplement je réfléchis.

Le problème, c’est que je réfléchis en bagnole quand le


brouillard tombe sur les hauts plateaux mosellans. J’ai du mal
à ne pas faire le lien entre cette censure et la loi Avia, du nom
de la députée emmarcheuse Laetitia Avia qui veut nous faire
croire qu’elle lutte contre les propos haineux sur Internet. Un
amendement est passé à l’Assemblée donnant tout pouvoir au
ministère de l’Intérieur et à sa police pour obliger les plate-
formes comme YouTube à retirer en « une heure » tout propos
haineux. Avant, dans le projet de loi, c’était vingt-quatre heures,
ça laissait le temps de contre-argumenter. Pourquoi sont-ils
soudain si pressés, si castrateurs ? Si la plateforme ne s’exécute
pas, elle risque la fermeture. Et l’amendement est passé. Au
Palais-Bourbon, tout passe et tout trépasse. À commencer par
nos faibles espoirs de débat démocratique.

Qu’est-ce qu’un propos haineux ? J’ai entendu plusieurs


syndicalistes expliquer que David Dufresne tenait des propos
haineux contre la police. On peut considérer, si on est le préfet
Lallement, qu’en me moquant de ses mauvaises manières place
d’Italie lors de la manif 52 des Gilets jaunes, j’aurais tenu des
propos haineux à son égard. C’est par ce biais que j’ai interprété
le communiqué de YouTube. La plateforme teste les limites de
la nouvelle loi. Le business est leur seule religion. Zuckerberg a

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rendu visite à Macron pour régler ses petites affaires l’an passé.
On peut penser que YouTube France n’a pas grand intérêt non
plus à déplaire au pouvoir.

L’autre jour, j’écoutais Pascal Praud et sa bande d’éditoria-


listes éclairés : Jacques Séguéla, Jean-Claude Dassier, Élisabeth
Lévy, Bernard Debré, soit la fine fleur de l’intelligence selon
Bolloré. Ils s’en prenaient à Taha Bouhafs et ne voulaient
surtout pas qu’on le considère comme journaliste. Ils étaient
remontés comme des piles. Haineux. Caricaturaux. Le Bouhafs
méritait la prison pour avoir fait un tweet ciblant Macron au
théâtre en début d’épidémie.
Chez Praud, tous étaient favorables à la loi contre la haine qui
venait d’être votée. Ils la réclamaient : « On ne va quand même
pas être contre une loi contre la haine », disait Pascal Praud.
Lumière de nos matinées cathodiques, il implorait une justice
« forte pour aider la police ». Comme si la justice devait être
forte, avant d’être juste. Et son copain Séguéla de renchérir :
« Plus que jamais les médias doivent protéger la police », éruc-
tait le vieil homme. Eux n’ont aucun souci à se faire. Ils ont leur
rond de serviette à la télé. Tous les jours.

C’est peut-être mon dernier édito. Mais peut-être pas. On


est des êtres fragiles. Vous. Moi. Kobe Bryant. On est mortels.
Même Marine Le Pen. Qu’est-ce qu’on est face à la mort qui
peut nous tomber dessus au prochain virage ? À la prochaine
épidémie ? Est-ce si important de se battre contre un État
sourd, aveugle, violent au point, chaque jour de manifestation,
d’envoyer sa police tabasser son petit peuple. Quand Macron
nomme Castaner qui nomme Lallement qui envoie ses troupes
et ses nouvelles grenades charger des grand-mères, des enfants,

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des pompiers… Qu’est-ce que c’est, sinon de la violence dispro-
portionnée ? Quinze mois après la première manifestation des
GJ, on en est toujours là. On est là, on est là, même si Macron
ne veut pas, nous on est là… Pas une semaine qui passe, sans
des centaines de manifs dans le pays. Et je ne compte pas les
grosses manifs. Celles où systématiquement les comptages sont
truqués.

Macron se plaint qu’on puisse le traiter de dictateur. Je sais


qu’on n’est pas en dictature. Il nous fait dire ce qu’on ne pense
pas et ce qu’on n’a jamais dit. Mais on n’est à l’abri de rien
avec ce jeune prince qu’on sent au bord de la crise de nerfs.
Et du départ pour Varennes. La confiance est rompue, mister
président.

Qu’est-ce qui brouillait à ce point mon esprit ce samedi-là ?


Mon dernier édito a été bloqué. C’était finalement bon signe.
On vous censure quand vous devenez vraiment emmerdant.

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Mars 2020. J’ai besoin de silence et de douceur. Trop


de bruit, de vitesse, d’agressivité, de masse d’informations
à traiter. Trop de flou, d’impasse et de no future. Un film
s’impose, d’Ingmar Bergman. Le Silence. Ou plutôt son
souvenir. Deux femmes, un majordome et un enfant se
cherchent dans le silence d’un hôtel alors que dehors des
bruits de guerre rendent nerveux. Pour écrire, je tente de
fuir le vacarme, histoire de faire le tri. Mais le vacarme me
rattrape. Je bataille. Au début, l’intention est brumeuse. Et
puis une image apparaît et se précise. Chaque semaine, je
reviens. Motivé comme jamais. Surtout depuis qu’on me
censure. Je dis « on » parce que je ne sais pas très bien
comment se joue la partition chez YouTube de chez Google.
Qui appelle qui ? Qui fait quoi ?

Tu as vu le machin là comme il grimpe. Shoote-le…

La semaine passée, le titre a pu faire peur. « En marche vers


la guerre civile. » La semaine d’avant c’était : « Vers l’affronte-
ment général ». Je ne sais pas ce qui bloque, mais je suis sûr que
ce ne sont pas des robots qui décident de stopper les partages et
la viralité de ce que j’écris. Ni les images de violence qu’on voit
en pire partout ailleurs.

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Je suis un homme de paix et de dialogue. La guerre civile,


je ne la revendique pas, mais je crains que la politique sauvage,
brisant les services publics, et l’aveuglement de notre bien-
aimé président et de ses ministres dévots ne nous y mènent. Ce
n’est pas moi qui invente les guérillas urbaines. À l’heure où
Christophe Castaner veut interdire l’enregistrement vidéo de
policiers en manifs, profitons-en encore un peu.

On aurait pu choisir la garde à vue d’Éric Drouet, exfiltré du


salon de l’agriculture, ou Jérôme Rodriguez, qu’on embarque à
Lille alors qu’il mangeait tranquillement à une terrasse. Prise illé-
gale de frites. Mais non… Après consultation avec moi-même,
le prix Orange macronique de la semaine est décerné aux
policiers de Rennes qui, pris d’un accès de colère collectif et
immodéré, vont sauter sur un manifestant qui passait. Admirez
le courage de ces hommes en noir qui, avec discernement,
choisissent leur proie, se jettent sur ce dangereux… dangereux
quoi ? Ben, dangereux rien. Le gars manifestait. Il a été frappé,
embarqué. Et relâché. Dommage collatéral. On est tous des
dommages collatéraux de cet État en suspension qui roule sans
permis.

Chômeurs, postiers, cheminots, avocats, étudiants, profs,


toubibs, infirmiers, infirmières, Gilets jaunes, journalistes,
auteurs, chanteurs d’opéra, Bretons, Chtis, Lorrains, Parigots-
têtes-de-veau. Tous. Même certains députés. Avez-vous entendu
la démente diatribe de ce député emmarcheur qui éructe que la
République, « c’est lui et que [nous ne sommes] rien » ? C’est
ce que Nicolas Turquois, le co-rapporteur Modem du projet de
loi de réforme des retraites, a lancé à l’opposition le 25 février
2020. La règle dans leur putain de nouveau monde, c’est la

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flexibilité et la précarité. La protection sociale est devenue un
gros mot. Le CDI, un Graal. Et la retraite, un privilège. Si je dis
que l’impôt va baisser pour les sociétés faisant plus de deux cent
cinquante millions d’euros de chiffre d’affaires, est-ce que je
suis d’extrême gauche ? Si j’ajoute que la France est le seul pays
en Europe à battre le record d’augmentation des dividendes
remis aux actionnaires – soixante-quatre milliards, soit 1,3 %
d’augmentation par rapport à l’an passé –, est-ce que je suis un
militant anticapitaliste ? Et si je raconte que dans l’Amérique
de Trump – vantée par le très sérieux journal Le Point, qui lui
n’est pas militant –, faute d’assurance sociale, les Américains
achètent des détergents pour se soigner, est-ce que je fabrique
une fake news bientôt punissable par la loi ? Non. Je fais mon
job. Je passe des informations vérifiables, en gardant la tête
froide et les idées claires.

Il semblerait que ce que je raconte déplaise. D’où les restric-


tions mises en place par YouTube. J’arrive à quatre-vingt-dix
mille vues en une journée et Anastasie sort ses ciseaux. Je suis
comme un film porno. Interdit aux moins de dix-huit ans. Sauf
que je ne montre pas ma teub. J’essaie de faire fonctionner mon
cerveau. C’est la seconde fois que mes vidéos sont bloquées en
un mois. Il paraît que j’incite à la violence et à la haine. Moi qui
suis doux comme un agneau. Et aussi pudique qu’une nonne.

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S’il y en a un cette semaine qui incite à la haine, c’est DSK.


L’Obs nous apprend qu’il a gagné vingt et un millions d’euros
en cinq ans et qu’il les a planqués dans un paradis fiscal. Ou
Jacques Maire, rapporteur du projet retraite à l’Assemblée. Ce
député a conservé trois cent cinquante-huit mille euros d’actions
Axa, la compagnie d’assurances qui milite pour la capitalisation
des retraites. S’il n’y a pas une obscénité là, un conflit d’intérêts
majeur… J’énerve certaines boutiques. Ils sont nombreux à me
demander de me calmer. Certains de mes amis de longue date
sortent les couteaux. Je vais m’attarder sur les messages de l’un
d’eux. Doumé, mon copain de lycée. Mon vieux pote d’enfance.
Bientôt cinquante ans qu’on se connaît. Et voilà ce que je reçois.

« Salut Denis le justicier, donneur insatiable de leçons en


tout genre… Comment peux-tu soutenir ce crétin de Branco ?
Tu recherches une guerre civile ? On sera définitivement sur
deux barricades opposées… »

Oui, Branco29, c’est à propos de l’affaire Griveaux. J’y revien-


drai. Mon copain poursuit : « Tu crois que tout est permis…

29. Juan Branco. J’ai écrit la préface de son livre : Crépuscule, Massot / Au
diable vauvert, Paris, 2019.

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Je t’informe que tu n’es définitivement plus un ami. Je vais mettre


à la benne les livres que j’ai de toi. J’avais déjà mis directement
à la benne le bouquin de cul que tu avais écrit il y a quelques
années (je ne l’avais pas lu jusqu’au bout tellement c’était raco-
leur). » Ça s’appelle Le Bonheur (en vente partout). Mon plus
gros succès de librairie. Traduit dans vingt-deux pays. L’histoire
d’une passion sado-masochiste. C’était très pornographique. Je
voulais décrire une addiction. J’écoutais Gainsbourg. L’amour
physique est sans issue. J’ai un problème avec les titres. Mon
copain renchérit : « Oui on finira sur des barricades. Je serai sur
celle des bourgeois à abattre. N’es-tu pas toi-même un bour-
geois à abattre ? Je te trouve opportuniste et prêt à tous les buzz
pour faire tourner ton petit business. Et toute cette contesta-
tion et cette violence m’inquiètent fortement… Il poursuit : À
propager ce type de haine, c’est sûr qu’un jour un type dans
ton genre mettra peut-être ma tête au haut d’une pique ! Au
final, t’es pire que Mélenchon et Le Pen réunis. Tu fais tourner
ton journal en jouant sur les peurs et c’est assez dégueulasse.
Propose des solutions plutôt que de dégommer à tout va. Cela
te changera. Je t’en veux de nous faire peur et de vivre de cela.
Écris sur la beauté, l’amour des autres, la nature… Que sais-je ?
Mais bon, la contestation sur tout, il y en a plus que marre. Et
ta photo de profil avec tes doigts en forme de flingue ? C’est
violent. T’es qui ? La police ? James Bond ? C’est pitoyable de
surfer sur les haines. Dégage, connard. »

Écoute Doumé, si Albert Londres débarquait en France


aujourd’hui, où mettrait-il sa plume ? Je nourris donc ta colère
de semaine en semaine. Et tu fais mon inspiration. C’est un juste
partage au fond. On se rend service. Pourquoi je continue ? C’est
souvent violent, les réseaux sociaux. Ou les amis qui préfèrent leur

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tranquillité et Macron à nos années de lycée. Faut être carrossé


chez Chapron pour encaisser leur haine. Et la tienne. Cette
semaine, j’ai été agressé dans le métro. On a essayé de faucher
mon portable. J’ai été agressé dans la rue par une bande de Gilets
jaunes fous furieux qui m’ont traité de « Macron » parce qu’ils
se sentaient trahis par un entretien que je venais de réaliser avec
Étienne Chouard, un prof d’histoire populaire qui a un doute sur
l’existence des chambres à gaz. Et j’ai été agressé par des copains
qui me disent que je suis fou de continuer à soutenir les grèves
et les extrêmes gauchistes. Ils faisaient référence au Téléthon des
grèves que nous avons lancé et qui a remporté un très vif succès.
Tout cela, plus ta lettre, en une semaine, alors que je pourrais
tranquillement aller à la pêche dans la Meuse où un de mes amis
possède un étang. J’hésite.

Henri Chapron fut un célèbre carrossier automobile, mort


en 1978. Célébré par San-Antonio, il a transformé la carrosserie
de la DS en cabriolet. Ces inventions portent des noms déli-
cieux : La Croisette, Le Palm Beach, Le Paris, Le Concorde,
Le Dandy, Le Léman, La Majesty, La Lorraine. D’où l’expres-
sion « carrossé chez » (utilisée plus haut).

L’interview la plus flippante du mois nous vient de Belgique


et de la RTBF, dont l’un des journalistes a réussi à s’entretenir
avec Chomsky. Notre ami Noam compare Trump à Hitler,
prévoit une guerre nucléaire et explique que notre liberté, grave-
ment en danger en raison de la technosurveillance, « n’est pas
de décider les chaussettes qu’on met ». On est bien d’accord.

C’était une semaine merdique. L’affaire Griveaux a pollué


mon espace-temps.

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Juan Branco, Zoé Sagan : qu’est-ce que vous êtes allé foutre
avec Piotr Pavlenski et sa copine ? J’ai passé ma semaine à
oublier de rappeler tous les journalistes qui cherchaient à me
faire entrer dans la photo. Je résume. J’ai écrit la préface de
Crépuscule et aidé Juan Branco à éditer son livre qui deviendra
un best-seller. C’est un livre éclairant sur l’avènement d’Emma-
nuel Macron. À peu près au même moment, j’ai accepté comme
amie Zoé Sagan sur Facebook et lui ai proposé d’écrire sur le site
du Média. Jeudi 13 février, j’ai fait une conférence au théâtre
du Rond-Point avec Juan et l’écrivain de SF pré-insurrectionnel
Alain Damasio. Ensemble, et en présence de Marion Mazauric,
co-éditrice de Juan, et Zoé, on s’est bien amusés. Au repas qui a
suivi, entre la poire et le bordeaux, Juan nous a montré sur son
iPhone le site d’un artiste russe qui voulait mélanger pornogra-
phie et politique. Zoé avait partagé juste avant le message sur
Facebook. Je l’ai découvert le lendemain et, même si je n’ai pas
compris tout ce que Piotr racontait, j’ai vu que ça allait chauffer
pour le matricule du candidat macroniste à la mairie de Paris.

Il se trouve que je connais et que j’aime beaucoup Julia, son


épouse, qui a été mon avocate dans le procès Clearstream en
2009. À la seconde où j’ai vu les vidéos, j’ai pensé à elle. Il se
trouve aussi que j’habite Metz et que j’aurais pu y rencontrer
Alexandra de Taddeo, la copine de Piotr qui a joué de la sextape
avec Benjamin, alors porte-parole du gouvernement. Il se trouve
que je suis supporter du FC Metz et que son père a entraîné
l’équipe. Ça fait quelques coïncidences, mais rien d’essentiel. Je
me suis retrouvé ainsi pris dans un mini-tourbillon. J’ai une rela-
tive habitude de ce genre de bousculade. Elle passe si on reste
calme et si on n’a rien fait de trouble. À l’inverse, des tas d’inno-
cents, en communiquant mal, en étant trop réactifs ou énervés,

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tombent dans le piège des travailleurs médiatiques qui aiment


aller vite et trouver des boucs émissaires. Cette affaire Griveaux
est au départ une histoire de jalousie. L’artiste russe la maquille
habilement en acte politico-artistique, mais c’est d’abord un mec
jaloux qui a de la ressource. Ce qui est arrivé à Benjamin arrive
à des tas de gens, souvent des ados qui se foutent en l’air ensuite
dans un silence glaçant. Il a de la chance que le viol de son inti-
mité suscite un débat qui, au final, le rend sympathique. S’il était
resté candidat à la mairie de Paris, il grimperait dans les sondages.

Dans un pays où les ministres s’envoient des mamours et


des messages politiques dans des émissions de trash TV, où
Morandini, grand branleur devant l’Éternel, présente une
émission sur les médias quotidiennement, comment s’offus-
quer de l’étape suivante ? Vingt jours de palabre pour savoir
si c’est cool de continuer à vivre sous la dictature des réseaux
sociaux. On est dans la circulation circulaire de l’info. La vidéo
de M. Griveaux finira par se perdre dans le grand néant.

La vérité vient de la littérature. Je surfais ce matin sur l’ex-


cellent site en ligne Ernest. Et je suis tombé sur cette citation de
Philip Roth. Dans La Tache, il écrit : « Ce fut l’été du marathon
de la tartuferie : le spectre du terrorisme, qui avait remplacé
celui du communisme comme menace majeure pour la sécurité
du pays, laissait la place au spectre de la turlute ; un président
des États-Unis, quadragénaire plein de verdeur, et une de ses
employées, une drôlesse de vingt et un ans folle de lui, batifo-
lant dans le bureau ovale comme deux ados dans un parking,
avaient rallumé la plus vieille passion fédératrice de l’Amérique,
son plaisir le plus dangereux peut-être, le plus subversif histori-
quement : le vertige de l’indignation hypocrite. »

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On avait oublié Monica Lewinsky et Bill Clinton. On


oubliera Benjamin Griveaux et Alexandra de Taddeo. Tant
mieux pour eux. Cette saga microscopique prend la valeur
que la meute et nos instincts grégaires veulent lui donner. La
Macronie, toujours habile à communiquer et à se venger, trouve
des journalistes complaisants prêts à relayer des délires conspi-
rationnistes. Elle invente de la politique où il n’y a que des
hasards, des petitesses et des violences conjugales.

Il faut manier le sexe avec infiniment d’attention et de


délicatesse car le sexe enferme, plus qu’il ne libère. J’en suis
persuadé. Je ne l’étais pas avant d’écrire Le Bonheur. C’était un
titre ironique. Et j’avais mis en exergue dans mon livre cette
citation de Krishnamurti, retrouvée dans son meilleur livre, De
l’amour et de la solitude30. Il faudrait l’offrir à Piotr Pavlenski et
à Benjamin Griveaux.

« Pourquoi le sexe occupe-t-il tant notre esprit ? Parce qu’il


est l’échappatoire suprême. C’est la voie ultime vers l’oubli de
soi absolu. L’espace d’un instant, au moins pour une seconde,
c’est l’oubli total – et il n’existe pas d’autre moyen de s’oublier
soi-même… Lorsqu’on n’a dans sa vie qu’une seule chose qui
soit la voie royale vers la fuite absolue, on s’y accroche, car
c’est l’unique moment où l’on se sent heureux. Tous les autres
problèmes deviennent cauchemars… On s’accroche donc à
cette unique chose qui donne cet oubli total de soi-même qu’on
appelle le bonheur. Mais lorsqu’on s’y accroche, il se change à
son tour en cauchemar, parce qu’on veut alors s’en libérer. On
ne veut pas en devenir esclave. »

30. Jiddu Krishnamurti, De l’amour et de la solitude, Stock, Paris, 1998.

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La séquence Griveaux et les réactions politiques et média-


tiques qui ont suivi étaient pornographiques. La pornographie
tenait autant à la nature des vidéos distribuées via les réseaux
sociaux qu’à l’obscénité de la démarche puis de l’exploitation
qui en a été faite à des fins politiques. Selon Tiffany Hopkins,
star du porno des années 2000 : « La finalité de la pornographie,
c’est la masturbation. » La quantité de réactions outrées ou
goguenardes, à force de se répéter et de se répondre, devenait
masturbatoire. Mais point d’orgasme final. Le dictionnaire va
un peu plus loin dans sa définition : « Représentation complai-
sante de sujets, de détails obscènes et à caractère sexuel. »
Souvent, quand je cale sur un sujet, je me reporte vers
l’Encyclopædia Universalis. Restif de La Bretonne aurait
utilisé l’adjectif « pornographique » le premier, en 1769. Il
faudra attendre 1842 pour qu’il apparaisse comme un nom
commun. « Pornographie », venu du grec pornê (prostituée)
et graphê (écriture). Le mot vise moins la sexualité que le
discours qui se tient sur elle, la fresque qui la présente, la
symbolise, la sublime ou la dégrade. La pornographie est
avant tout une question de regard. « Dans une lumière
magique, religieuse, esthétique ou fantasmatique, l’acte
sexuel et le jeu des corps sont représentés en tous lieux :
la villa des Mystères à Pompéi, les peintures du Bernin, de
Boucher, de Fragonard, de Füssli, de Bellmer et de mille
autres, l’art sacré de l’Inde, le dessin des Japonais, les
romans de la vieille Chine, les mystères d’Éleusis, telle secte
gnostique comme celle des borborites. Au commencement
même de l’humanité, la sexualité distribue déjà ses images,
par exemple dans les grottes de Lascaux en France ou dans
celles du Piauí au Brésil. » Chaque fois qu’il y a sexualité, il
y a représentation. Donc, pornographie.

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Avec l’affaire Griveaux, nous passons collectivement un
cap. La vidéo de Piotr Pavlenski n’est pas anecdotique. L’artiste
russe – car c’en est un, et plutôt courageux – ouvre un champ
nouveau pour le journalisme. Et pour la vie politique. Sous
prétexte de dénonciation d’une hypocrisie, il réclame in fine
transparence et pureté. Et Juan Branco, devenu son avocat, le
suit sur ce terrain scabreux. Ce qui devient pornographique ici,
c’est moins le sexe de Benjamin que l’utilisation qui en a été faite
par la petite bande, puis les réactions outrées et hypocrites des
éditocrates. L’obscénité médiatique et politique qui a suivi était
totale. Pour connaître les protagonistes de cette affaire, ce qui
prête à sourire, et que personne ne formule précisément, réside
dans le fait qu’au départ Piotr Pavlenski n’avait pas imaginé ce
scénario. Il fouille dans le portable de sa nana et découvre la
vidéo. Elle n’a pas été conçue pour piéger l’homme politique.
Piotr avait simplement les boules de voir sa nana jouer de la
sextape (voire plus, si l’on lit les gazettes) avec un ennemi de
classe. Un bon gros bourgeois macronien. Le reste n’est que
littérature et billevesée.

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36

J’avais une grand-mère. Elle est morte depuis bien long-


temps. Elle perdait la boule. À l’époque on ne parlait pas
encore d’Alzheimer, mais c’est ce qu’elle avait. Avant qu’elle
ne sombre, elle a vécu une période où elle ne supportait pas
la contrariété. Les mauvaises nouvelles l’énervaient. Je l’appe-
lais Mamounette. Sur la fin, elle avait dû être placée dans une
maison médicalisée. J’allais la voir toutes les semaines et je lui
faisais un petit édito de ce qui se passait dans le monde et au
village. Son film préféré, c’était Bambi.

Depuis que tu es partie, Mamounette, les choses sont allées


très vite. Mitterrand est mort mais tranquillement, il n’a pas eu
mal. Ensuite on en a eu trois autres qui n’étaient pas terribles.
Mais le dernier est très bien. Il s’appelle Emmanuel Macron.
Si je t’assure. Il est jeune, intelligent. Il a une jolie femme un
peu plus âgée que lui, mais je te rassure, ils sont mariés et ils
s’aiment d’un amour si puissant que tu n’imagines même pas.

Bon sinon, depuis qu’il est élu, tout va bien. C’est notre Grand
Timonier. Il a créé un grand parti qui s’appelle « La République
en marche ». Il y a eu plein de députés qui ont été élus et qui ont
la majorité. Ils viennent de droite, de gauche et surtout du milieu.
Il y a des médecins, des profs, des chômeurs, des repris de justice,

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des start-upers. Ce sont des types très jeunes qui veulent gagner
de l’argent très vite en souriant toute la journée. Je t’expliquerai,
Mamounette. C’est vraiment cool, tous ces nouveaux députés.
On ne se dispute plus dans l’hémicycle. Il y a bien eu quelques
manifestations de pauvres gens qu’on appelle « les Gilets jaunes »
mais notre bien-aimé président leur a donné dix milliards et ils
se sont calmés. Même si des gauchistes continuent à embêter les
commerçants les week-ends avec des manifestations sauvages,
tout est rentré dans l’ordre. Grâce à la police et aux gendarmes
qui font un boulot formidable.
Ils sont gentils, attentionnés. Ils font un peu peur avec leur
déguisement, mais rassure-toi, il y a des préfets et des contrôles
qui empêchent tous les excès. Pas de violence. Quelques petits
coups par-ci par-là. Mais on ne peut pas faire d’omelettes sans
casser des œufs hein…

Le week-end dernier, il y a eu une manifestation de femmes.


Elles criaient des slogans en rapport à des histoires d’amour
qui finissent mal en général. Tu sais, c’est toujours la même
histoire. Les femmes, tu leur donnes le doigt, elles veulent le
bras. Mais rassure-toi. Le président leur a parlé et elles étaient
très contentes. Tu as vu, comme il est beau avec son col roulé.
Il y a toujours des râleuses, mais bon. Les policiers les ont
raccompagnées au métro. Heureusement qu’ils étaient là.
T’imagines. Toutes ces femmes rentrer seules chez elles, avec
tous ces voyous qui auraient pu voler leur sac. Heureusement
qu’on a de bons ministres. Celle que je préfère, c’est Marlène
Schiappa. Celle-là, elle a toujours des histoires drôles à raconter.
Tu sais ce qu’elle a dit lundi ? Elle a dit que les femmes, c’était
comme l’amour. Oui, je sais c’est dur à comprendre. C’est que
pour fêter l’amour, on a la Saint-Valentin. Donc pour fêter les

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femmes, il faut une journée spéciale. Une Sainte-Valentine,


quoi. Non, elle est vraiment très forte, Marlène. Et puis jolie.
Et c’est la meilleure copine de Brigitte, la femme d’Emmanuel.
Bon, il l’a un peu engueulée au dernier conseil des ministres
parce qu’elle n’avait pas assez travaillé un projet de loi. Mais tu
vois, Mamounette, c’est comme moi quand j’avais des avertis-
sements discipline au lycée. Tu m’engueulais mais au fond tu
savais que j’aurais mon bac.

Sinon, il faut que je te raconte un truc de ouf. Ouf, ça veut


dire fou à l’envers. Tu ne vas pas me croire, je suis sûr que tu vas
dire que j’exagère. Tout ça. Finalement, heureusement que t’es
morte hein. Parce que c’est principalement les personnes âgées
qui partent en premier. Bon, je t’explique… En gros, en Chine,
tu sais qu’ils mangent des chiens mais c’est pas les chiens qui
posent problème. C’est plutôt les cochons, les chauves-souris,
les crustacés, les serpents ou les pangolins. On n’est pas encore
très sûr d’où c’est venu. Mais une épidémie mondiale est en train
de gagner la planète. Le coronavirus. Je te le fais court. Tout
est parti du marché de Wuhan. On ne sait pas très bien si des
chauves-souris ou des pangolins infectés ont transmis leur virus
à l’homme ou si ce sont des crustacés ayant mangé de la merde
de cochon, mais fin décembre des Chinois ont toussé et attrapé
une fièvre de… cheval. Et il y en a beaucoup qui sont morts et
qui ont transmis leur virus. Car les Chinois voyagent beaucoup.
Et le virus aussi. C’est comme un nuage au-dessus de nos têtes.

Et aujourd’hui c’est toute la planète qui tousse.

En Italie, je ne te dis pas le bordel. Des régions entières


sont confinées. Et ça arrive en France. Tout va sûrement être

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bientôt bloqué. Même les matchs de foot. Et la Bourse est en


train de s’effondrer. Le cours du pétrole aussi. C’est un peu la
merde. D’autant que des études assez sérieuses, de Harvard,
expliquent que plus de trois milliards de personnes pourraient
être infectées. Ça ne veut pas dire qu’on va tous mourir. Mais
le taux de mortalité serait de 3 %, ça paraît raisonnable. En
gros, si tout va bien, cent millions à peine d’individus devraient
rejoindre l’au-delà. Là où tu végètes depuis un paquet d’années
maintenant.

Je sais, c’est pas très gai, Mamounette, mais on est trop


nombreux sur terre et ça nous donnera un peu d’espace, non ?
La bonne nouvelle, sinon, c’est qu’il fait de plus en plus chaud.
Chez nous, il n’y a pas eu de neige cet hiver et je vais bientôt
faire pousser des palmiers dans ton jardin. Si, je t’assure, ne
rigole pas.

Bon sinon, tout va pas trop mal.

Ils ont voté une loi pour qu’on travaille un peu plus en étant
payé un peu moins. Mais je vois pas comment on pourrait tenir
à ce rythme vu qu’on vit tous plus longtemps. Encore qu’avec le
coronavirus, ça risque de dégager sec. Mais bon, les députés et
les ministres ont vraiment beaucoup de travail pour nous expli-
quer comment ils vont faire. Mets-toi à leur place. Il y a cette
histoire de calcul de points à laquelle personne ne comprend
rien. Même pas les ministres. Qu’est-ce qu’on se marre…

D’ailleurs on va continuer à rire parce que Manuel Valls veut


revenir en France. Il était allé en Espagne mais ça n’a pas trop
marché. Lui, c’est l’ancien Premier ministre. C’est le gars qui

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nous a mis dans la merde avant qu’Emmanuel Macron ne lui


pique la place. Il l’a fait gentiment hein. Sans heurts. D’ailleurs
ils sont à nouveau copains. Tout se tient. Tous se serrent les
coudes.

Sinon les agriculteurs vivent très bien avec trois cent


cinquante euros par mois. On prépare aussi les élections munici-
pales et comme le président a un peu peur que les gens n’aillent
pas voter pour lui, il a demandé que les directeurs de maison
de retraite puissent voter à la place de leurs pensionnés. Enfin,
je dis à la place. Pas vraiment, mais c’est tout comme. Toi, je
sais, t’aurais voté de Gaulle, même quand il y avait Mitterrand.
Mais bon, c’est fini ce temps-là. Et je t’assure, notre bien-aimé
président, il est un peu comme de Gaulle. Il aime la France
et il n’aime pas les politiciens, la gauche, la droite. Lui, il est
au-dessus de la mêlée. Il est vraiment intelligent. En France, on
n’arrête pas encore les enfants de six ans dans les écoles comme
aux États-Unis. Et on n’est pas pauvres comme en Angleterre.
Et on n’achète pas non plus des esclaves comme en Libye. Et
on ne tire pas sur les migrants qui viennent de Syrie comme
le fait l’armée grecque en ce moment. Nous, on est protégés
par notre police et notre bien-aimé président. Et par l’Europe.
Heureusement qu’elle est là, l’Europe !

Tu me demandes si j’écris toujours dans un journal ?


Libération. Non, c’est fini, Mamounette31.
Il n’y a presque plus de journaux de papier. D’ailleurs cette
semaine, la boîte qui les distribue a expliqué qu’elle était au
bord de la faillite. Mais on s’en fout, Mamounette, on a tous des

31. Je dédie ce chapitre et ces lignes à Maria Serviné, 1907-1986.

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écrans aujourd’hui. Et moi, je travaille depuis un an dans une
WebTV super cool où on va aider notre bien-aimé président à
rester en place. En marche vers l’infini et au-delà. Franchement,
à part lui, je ne vois pas qui pourrait tenir la rampe. Tu verrais
la gauche, Mamounette ! J’ose même pas te raconter. Tu vois
Georges Marchais ? Ben, il n’y a plus de Georges Marchais. Ils
se tirent tous la bourre. Et c’est tant mieux pour Emmanuel
Macron. Lui, s’il n’attrape pas le coronavirus, il a un tapis de
roses devant sa porte…

Là, je dois faire un papier pour expliquer comment les


gendarmes vont avoir le droit, pour notre bien-être à tous, de
contrôler les populations. Savoir notre âge, pour qui on vote,
notre religion, et même nos orientations sexuelles. Si, je t’assure.
Au début, j’ai trouvé ces nouveaux règlements étranges. Mais en
y réfléchissant, c’est vachement bien. Et ça nous permettra de
lutter contre le terrorisme. Et puis aussi contre ceux qui veulent
faire du mal à notre président. Mais ça, je n’ai pas trop le droit
de le dire dans mon papier. Ne le dis à personne, hein. C’est
normal qu’on contrôle les populations. Sinon, elles peuvent
faire n’importe quoi. Bon, Mamounette, on se regarde Bambi si
tu veux. Et pas la mort du cerf, c’est trop triste…

« La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’igno-


rance c’est la force. » George Orwell, 1984.

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J’ai quitté Libération depuis quelques mois. Nous sommes


en décembre 1995. Je termine la relecture des épreuves de
Pendant les affaires, les affaires continuent. Le livre sortira
trois mois plus tard, dans le silence, et deviendra numéro un
des ventes vers l’été, grâce au bouche-à-oreille. Je suis soulagé
d’être allé au bout. J’ai commencé à écrire en juillet au moment
où je quittais Libération. J’avais besoin d’expliquer ce départ à
mes proches qui ne comprenaient pas que je renonce au salariat
pour virer vers l’inconnu (avec deux enfants à charge). Ce livre,
pavé de près de quatre cents pages, est sorti sans trop d’efforts,
alors que j’avais commencé un roman bien avant, en suant sang
et eau. Il n’aurait jamais dû sortir car la machine à écraser s’était
mise en marche. Je ne sais pas si, aujourd’hui, pareil livre pour-
rait exister et passer entre les mailles du filet de la censure et des
lectures d’avocats. Je pense que non.

Il y avait quelque chose d’autodestructeur dans ce récit. Je


ne m’en suis pas rendu compte au moment de sa rédaction.
Pendant les affaires contenait les germes de mon sabordage
comme journaliste salarié d’un grand média et, disons, installé,
reconnu par ses pairs. Après l’avoir écrit, je n’allais plus pouvoir
continuer la même vie, ni travailler et jouer au journaliste comme
avant. Ce livre disait la mort d’un journalisme lié aux affaires et

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aux révélations politico-financières. Et ma disparition en tant


que journaliste dans ce monde-là. Le livre est présenté, à tort,
au moment de sa sortie, comme un livre de journaliste. Le héros
de l’histoire était journaliste, mais celui qui l’écrivait ne l’était
plus. J’étais placé face à un choix : écrire Pendant les affaires ou
devenir ce que sont devenus par la suite de nombreux journa-
listes : des éditocrates ou des « travailleurs médiatiques ». La
tendance, dans la presse, à la télé ou à la radio, était aux papiers
non signés, à l’embauche de pigistes sous-payés et pressés
comme des citrons. Aux États-Unis, on parlait déjà de media
workers.

Jérôme Seydoux et le groupe Chargeurs avaient racheté


65 % de Libération. En 2005, ce sera Édouard de Rothschild
puis le mangeur de médias endetté jusqu’au cou, Patrick Drahi,
en 2013. Je suis parti avant. Autour, le paysage s’est de plus
en plus dévasté et racorni avec d’autres mangeurs de médias
de plus en plus voraces et se désintéressant de la mission d’in-
former. Arnault, Pinault, Bouygues, Kretinsky, Lagardère,
Niel. Tous ont investi dans les médias, non pas pour sauver des
emplois, ni même gagner de l’argent, mais pour exercer une
influence. Je ne vais pas refaire le tableau et jouer du violon sur
les méchants patrons de presse. On – lecteurs, journalistes – a
la presse qu’on mérite. Je ramais sur un roman sur lequel j’avais
beaucoup investi, quand je terminais la rédaction de Pendant
les affaires, presque en dilettante. Comme on jette une dernière
carte au poker. Tout me paraissait perdu. Le spectacle de la
société autant que la société du spectacle, les arrangements
entre « amis », la rouerie des intermédiaires, la cupidité et la
duplicité de mes pairs, l’impuissance des magistrats, la montée
en gamme des multinationales qui achetaient des politiques

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comme des bouteilles millésimées. Et des médias comme des


espaces communicants. L’écriture de Pendant les affaires m’a
aidé à sortir du cercle et du piège que je sentais s’abattre sur
moi.

Le bouquin a été censuré chez un premier éditeur (Plon) et


est sorti chez un second en catimini (Stock, décembre 1995). La
censure était perfide. J’avais touché des à-valoir pour écrire le
livre et l’éditeur ne le sortait pas, mais le bloquait. Il ne voulait
pas non plus que je le rembourse des sommes perçues pour aller
chez un plus petit éditeur. Il a fallu que Laurent Beccaria, alors
directeur éditorial chez Plon, et Claude Durand, le patron de
Stock et de Fayard, exercent une certaine pression et menacent
de rendre publique cette censure pour qu’enfin la situation se
débloque et que je quitte Plon pour Stock. Laurent croyait au
succès du livre, Claude Durand moins. À sa décharge, Olivier
Orban, le patron de Plon, subissait, de son côté, la pression
de plusieurs de ses auteurs, des politiques – Balladur, Madelin,
Longuet, Pasqua – dont certains étaient au gouvernement ou
des patrons en vue, qui tous étaient étrillés dans mon livre.

Sidéré par la quantité d’argent qui filait vers les paradis


fiscaux et l’impuissance des juges à mener leurs investigations,
neuf mois plus tard, je réalisais une série d’interviews de magis-
trats pour un autre livre, La Justice ou le Chaos32, à l’origine d’un
appel à lutter au niveau européen contre la corruption : l’appel
de Genève. Les deux livres seront des best-sellers et assureront
ma liberté d’écrire et la possibilité d’inventer un journalisme
non salarié. Cette année-là, je perds ma carte de presse car l’es-

32. Denis Robert, La Justice ou le Chaos, Stock, Paris, 1996.

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sentiel de mes revenus est constitué de droits d’auteur. Je


trouve cette règle injuste, surtout quand je vois des communi-
cants politiques et des plumes inféodées aux vendeurs d’armes
ou de béton, avoir la carte de journaliste, sous le seul prétexte
qu’ils sont payés par une entreprise de presse.

J’étais au cœur de la machine à corrompre. Je voyais


mourir la libre concurrence, prospérer le capitalisme finan-
cier, sombrer les marchés économiques basés sur l’offre et la
demande, advenir les monopoles puis les oligopoles, grimper
la spéculation, s’affaiblir les États-nations. On m’avait promis
tellement de procès avec Pendant les affaires que je m’y étais
préparé. Bilan : malgré la palanquée de menaces, zéro procès,
mais un nouveau statut de paria. Aux yeux des journalistes en
place, j’étais le type qui crachait dans la soupe. Aux yeux des
types et des nanas qui voulaient une place, j’étais un frimeur, un
veinard, voire un nanti.
En fouillant dans mes archives pour ce livre, j’ai retrouvé
les propos de deux de mes détracteurs qui vont faire carrière
dans la profession. Ce sont deux spécimens rares de travailleurs
médiatiques : Hervé Gattegno et Éric Zemmour. Gattegno33,
aujourd’hui patron de la rédaction de Match et du JDD, s’était
fendu d’un papier assassin dans Le Monde34 où il était un des
journalistes chargé des enquêtes : « Denis Robert a les idées

33. Supporter de Nicolas Sarkozy, il a déposé plainte en diffamation contre


Mediapart qui l’accusait de « s’être beaucoup dépensé » pour assurer la
défense de l’ex-président de la République. Il a été condamné par la Cour
d’Appel de Paris le 19 décembre 2019, jugement confirmé par la Cour de
cassation le 2 mars 2021 : « Une telle participation consciente à une entreprise
de désinformation pour protéger un homme politique est manifestement
contraire aux règles déontologiques de la profession de journaliste, ainsi qu’à
la morale commune », ont noté les magistrats.
34. « Affaires obscures », Le Monde, le 26 juillet 1996.

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noires comme les caisses qu’il recherche et l’argent qui les


remplit. Seul dans un monde qui semble conçu par George
Orwell et filmé par Yves Boisset, le journaliste, pourtant, ne
tient pas toutes ses prométhéennes promesses. Il n’est certes
pas le premier à vider ses carnets de notes dans un livre où,
sous prétexte de dénoncer un système, on s’affranchit de
règles heureusement en vigueur dans la presse. Quelques
noms sont lâchés, certaines pratiques dénoncées, mais les
preuves manquent souvent à l’appel. Lorsque la dénonciation
se fait mécanique, un rien malsaine, certaines pages inspirent
le malaise. » Ben voyons. Pour des raisons qui continuent à
m’échapper, il multipliera ensuite les articles dans Le Monde
pour m’enfoncer sur le dossier Clearstream, visiblement satis-
fait de me voir poursuivi par la justice. Son obsession – avec
son collègue Gérard Davet – était d’expliquer, à longueur d’ar-
ticles, que j’avais dépassé les bornes, pris trop de liberté avec la
déontologie. Avec le recul, la Cour de cassation nous a dépar-
tagés. Passons.

Avec Éric Zemmour, c’est un autre registre. Nous nous


sommes retrouvés lors d’un débat en octobre 1996 sur les
ondes de RTL après la publication de La Justice ou le Chaos.
Il était très agressif m’accusant d’être un journaliste partisan,
gauchiste, chargé de promouvoir une « République des juges ».
L’échange s’était soldé par un « Je t’emmerde gros connard »
auquel Zemmour a répondu de la même manière. Après coup,
j’ai regretté mon emportement, mais avec le recul, je regrette
moins.

Ces légers désagréments sont nettement compensés par les


messages d’encouragement et les conseils de Pierre Bourdieu qui

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m’écrit des petits mots sur des cartons à en-tête du Collège de


France. Il m’appelle après la lecture de Pendant les affaires pour
me féliciter : « Par les temps qui courent, il faut bien essayer
de se faire entendre et crever le ronron médiatique. Vous avez
réussi une fois, j’espère que vous y réussirez une seconde fois. »
J’évoque avec lui la question des paradis fiscaux et l’influence
grandissante des banquiers d’affaires sur la conduite des affaires
des États. « Entre la confiance des marchés et la confiance du
peuple, il faut choisir. La politique qui vise à garder la confiance
des marchés perd la confiance du peuple » écrit Bourdieu dans
un article du Diplo35 où il cherche à se mettre dans la tête de
Hans Tietmeyer, le patron de la banque fédérale allemande.

Si Pendant les affaires a pu aider à être moins amnésique,


j’en suis heureux. Se souvenir que la Lyonnaise des eaux est
devenue Suez puis Veolia. Se souvenir que la Compagnie géné-
rale des eaux, ancêtre de Veolia, via sa filiale SFR, a payé très
cher des publicités au Parti républicain, dont le président était
ministre des Télécoms, pour obtenir le marché du téléphone
sans fil. Se souvenir, à la vue de ces publicités, qui aujourd’hui
vantent le prix des abonnements aux portables et à Canal+, que
Vivendi est une autre émanation de la CGE. Se souvenir qu’à
l’époque, on disait que la rentabilité du téléphone portable était
loin d’être acquise et que le consommateur allait être gagnant
avec la libéralisation du marché de l’eau. Se souvenir que l’eau
et le téléphone, après les hypermarchés, sont les vaches à lait du
système. Et des nids à corruption. Se rappeler qu’à l’époque, les
juges d’instruction faisaient la une des journaux. Aujourd’hui,

35. « L’architecte de l’euro passe aux aveux », Le Monde diplomatique,


septembre 1997.

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ce n’est plus le cas. Les rapports se sont durcis. Les juges dépri-
ment. Le pouvoir de la presse s’est émoussé et, par effet de
vase communicant, celui des politiques s’est renforcé. Derrière
eux, les puissances d’argent, la gratuité d’Internet et la main-
mise des Gafam. Face à eux, les tentatives embryonnaires de
médias indépendants. Aucun manichéisme dans mon propos.
Un constat.

Dans la préface de l’édition de poche, j’écrivais à propos de


Pendant les affaires : « Même si le système a toujours une incre-
vable capacité d’autorégulation, l’aventure du livre contient
un message d’espoir et de révolte. Un livre est le fruit d’une
économie très légère. Il ne coûte presque rien. Et pourtant, il
peut ébranler des édifices. Mais là n’est pas l’essentiel. Un livre
peut changer le regard des gens. » Les livres tiennent encore la
dragée haute et permettent des dérèglements et des surprises,
même si la concentration des éditeurs et leur appartenance aux
mêmes groupes que ceux qui possèdent les télévisions posent
problème. Même si, à la Fnac, dans certains magasins et la
plupart des hypermarchés, on ne présente plus et on vend de
moins en moins d’essais et de livres d’enquête. Les distributeurs
et les vendeurs de livres misent l’essentiel de leur stratégie sur
les romans et la littérature “qui marche”. On file collectivement
un mauvais coton. Notre liberté est fragile. Heureusement, il
reste des libraires et des éditeurs indépendants, des journalistes
et des écrivains qui veulent en découdre avec la morosité et la
fatalité. On a du taffe, comme dirait Arturo Bandini, face à un
mur à construire, dans un roman de John Fante.

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Je me suis réveillé ce matin, après une nuit d’insomnie dans


un état de stupeur et d’incertitude. Je ne savais plus si j’étais
dans la vie réelle ou dans un rêve bien flippant. Je n’avais
pas picolé la veille, ni pris aucune drogue. Pas de gueule de
bois. Il m’a fallu quelques longues secondes pour me rendre
compte que le monde était devenu un capharnaüm géant où
une pandémie mortifère condamnait une partie de l’humanité
à la mort.

— Hey man, ce n’est pas toi qui déjantes, c’est le monde


qui déconne à fond les turbines. Reste debout, ne te recouche
surtout pas. Tu n’es pas devenu timbré en quelques jours. Ils
sont même capables de ça.
— Qui ça, ils ?
— Cherche, tu trouveras.

Nous sommes le lundi 23 mars 2020. Il est midi. Mon fils


dort encore. Il a joué à la Playstation une partie de la nuit.
Puis il a regardé Sex Education sur Netflix. Je ne le fais pas
trop suer avec ses devoirs. Il est en seconde et le lycée ne lui
a pas envoyé grand-chose depuis lundi, sinon des messages
pour dire que le site de son lycée déconnait. Et qu’il fallait
qu’on se débrouille.

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J’ai quitté Montreuil et j’ai de la chance de vivre dans un


environnement paisible, entouré d’un jardin, tout près d’une
forêt où les oiseaux et les écureuils reviennent. Et d’un cime-
tière où mes voisins roupillent pour l’éternité. J’y ai quelques
copains. Mon ami Youri, qui rentre en urgence des USA où
il devait peindre une façade (c’est son métier), m’a envoyé les
dernières photos de Houston avant son départ. On voit des
queues d’acheteurs non pas devant des magasins de bouffe,
mais de flingues. Je suis un sacré veinard, confiné ici en Moselle,
à une dizaine de bornes de Metz, alors que vous êtes nombreux
à en baver en banlieue ou dans des chambres étroites. Autour
de moi, des types, en petit nombre, ont aussi acheté des flingues
pour défendre leurs biens. Et ils le font savoir. Je crains cette
paranoïa qui pourrait s’emparer de certains esprits fragiles si le
confinement durait et si on ne trouvait plus à manger.

Les hypermarchés sont vidés depuis quelques jours. À côté


de chez moi, il n’y a pas trop de queues, ni de masques au Lidl
du coin. Par contre, des queues et des masques, il y en devant
l’hypermarché Cora plus loin. Les camions de produits frais
arrivent, même si un copain m’a prévenu que de nombreux
routiers allaient faire valoir leur droit de retrait. Les aires d’au-
toroute où ils pouvaient se reposer et se doucher leur sont inter-
dites. Vinci et compagnie, sous le règne de Nicolas Sarkozy,
nous ont volés. Les aires d’autoroute ne sont plus des espaces
publics. Et par peur de la pandémie et des frais engendrés par
une surveillance accrue, les aires de repos sont fermées. Je
cherche à comprendre pourquoi.

Un correspondant Facebook me donne un bout d’expli-


cation : « Je travaille à Vinci sans gloire ni rancœur. Je suis

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assez d’accord avec toi sur la cupidité et l’avidité dont fait


souvent preuve ce genre d’entreprise mais, te sachant attaché
à la vérité, il faut se méfier des fausses informations. Sur les
autoroutes, il y a deux types d’aires. Les aires de repos qui
sont gérées en totalité par les entreprises concédantes (Vinci
ou autres Sanef, APRR, etc.) et les aires de service qui sont
gérées par des pétroliers (Total, Agip, Shell, etc..). Ils louent
l’aire au concédant. Toutes les aires de repos sont restées en
permanence ouvertes et je peux te dire qu’on n’a pas baissé
la cadence de nettoyage des toilettes. Je suis bien placé pour
en parler :-). Mais certains pétroliers comme Total ont décidé
unilatéralement de fermer leurs aires avec toutes leurs commo-
dités (w.-c., douche, café…) laissant les pauvres chauffeurs
routiers confinés dans leur camion pendant toute la durée
de leurs pauses obligatoires. On s’est bagarré comme des
chiens avec eux pour qu’ils rouvrent, ce qu’ils ont tous fait,
sauf Total ! » Et mon ami lointain que je remercie ici de pour-
suivre : « Quand j’ai commencé à bosser pour l’autoroute,
l’entreprise appartenait à l’État et était composée de plusieurs
strates de petits chefs arrogants sortis des grandes écoles qui
croyaient tous sortir de la “cuisine à Jupiter” comme disait
Coluche ! Vinci est arrivé et les petits chefs arrogants sont
restés. Vinci en a bien ajouté quelques-uns mais ces derniers
se sont parfaitement entendus avec les anciens. Tous (hommes
ou femmes) sont sortis du même moule et sont le plus souvent
dénués d’humanité et de reconnaissance à leurs subordonnés
et à leur entreprise. Dans la crise actuelle, j’en vois certain(e)s
spéculer sur l’action Vinci pour gagner du fric, sans scru-
pule sur les risques de fragilisation de leur propre entreprise.
De vrais charognards ! ou même pire : des sauterelles ! Ils
viennent, ils harcèlent, ils pillent et ils se cassent ailleurs ! »

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En parlant de Sarkozy (le meilleur ami de Vinci), la vidéo la


plus fun du net reste à mes yeux celle où Carla Bruni fait étalage
de toute sa générosité, de son intelligence et de sa culture de
classe. On est chez LVMH, le 28 février dernier, au début d’un
défilé Dior et Carla se moque des Gilets jaunes. Elle mettra
deux semaines avant de s’excuser. C’est long, deux semaines,
surtout quand on a un cerveau.

La palme de la prise de parole la plus cynique, celle où on


voit que les gens au pouvoir nous prennent pour des billes,
revient une fois de plus à Sibeth Ndiaye qui explique que nous
sommes incapables de nous servir de masques et que ce n’est
finalement pas plus mal que le gouvernement n’en ait pas fait
fabriquer. De sorte que ne pas en mettre nous épargnerait une
contamination. Ben voyons. On est à nouveau chez Orwell.
L’ignorance, c’est le savoir.

Orwell, j’y pense souvent avec ces drones qui nous surveillent
et nous disent de rentrer chez nous quand on se promène en
forêt ou à la plage. Ou ces vieux qu’on verbalise parce qu’ils
n’ont pas « le papier » et font pisser leur chien.

La forêt, c’est le dernier endroit qu’il nous reste si on veut


méditer seul et tranquille, loin du monde. Évitons les clairières.
Cherchons l’ombre.

Cette technosurveillance peut nous inquiéter. On est en


urgence sanitaire. Demain on sera en urgence terroriste. Ou
pré-insurrectionnelle. Après avoir autorisé les fichages, ce
gouvernement promeut les drones. Ils sont prêts à l’emploi.
L’État en a acheté par centaines pour équiper les gendarmeries

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et les commissariats. Depuis que nous sommes confinés, je


cogite plus que d’habitude. J’ai toujours la tête ailleurs. C’est ce
que mes proches disent de moi.

— Putain, à quoi tu penses ? Allô, la planète Corona… ?

Je passe encore plus de temps sur les réseaux sociaux. Je reçois


des centaines de messages qui viennent de partout. D’artistes,
de journalistes, de médecins, de politiques, de chercheurs, de
Gilets jaunes, d’infirmiers, de syndicalistes, de profs, de fous, de
donneurs de leçons, d’avocats, de magistrats, de galeristes, de flics,
d’amis italiens, anglais, américains, tunisiens. Difficile de faire le
tri entre ceux qui prédisent une mutation du virus et une catas-
trophe planétaire et ceux qui pensent que nous sommes déments
de nous protéger ainsi. Difficile d’y voir clair quand on cherche à
comprendre ce qui arrive, quand ce qui nous est proposé vient de
personnalités médicales qui se contredisent avec tant de bonne foi.
Après avoir mis en ligne une de ses vidéos conférences, j’ai discuté
avec le professeur Timsit, chef de la réanimation de l’hôpital
Bichat à Paris, qui s’inquiétait de la catastrophe à venir, craignant
un afflux de malades et une contagion galopante. Tous craignent
cet afflux. Ici, en Lorraine, on est en plein dedans. Les malades
viennent d’Alsace, mais rien n’est encore saturé.

J’ai vu comme tout le monde les vidéos du professeur Raoult,


expert en maladies infectieuses à Marseille. Ils pensent pouvoir
soigner l’infection avec son médicament à base de chloroquine,
un antipaludique. Jusque-là, tout va bien. C’est quand il dit
qu’il ne croit pas que le confinement soit une méthode appro-
priée pour vaincre le virus, et qu’il le range et le banalise au rang
d’une mauvaise grippe que je perds pied.

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J’ai posté une vidéo sur Facebook où j’indique qu’il faut


mieux écouter les chefs de réa ou les médecins en Chine que
l’expert marseillais et je me suis fait allumer. Je ne sais rien de
précis et ne suis pas médecin. Et à la décharge de Didier Raoult,
les vidéos où il banalise le virus sont anciennes. Mais elles
circulent. Ce médecin au look de biker passe pour un rebelle.
On verra la suite.

Qui croire entre Boris Johnson ou Erdogan, qui ne prennent


toujours pas de mesure de confinement et semblent minimiser
l’épidémie et Macron – ou Trump qui vient de se réveiller ? Les
images des corbillards de Bergame qu’on a vues en boucle me
font penser qu’aujourd’hui nous n’avons pas d’autre choix que
le confinement. Sans doute aurions-nous dû nous y prendre
autrement ? Mais ce n’est plus le moment de regretter le passé.
On réglera nos comptes plus tard.
Même si, comme Philippe Juvin, le patron des urgences à
Georges-Pompidou, j’ai les boules. Même si je n’oublie pas que
ce pays, ce président, ce Premier ministre et tous ces emmar-
cheurs ont claqué des fortunes en armes et balles de défense
pour juguler les manifestations et ne sont toujours pas foutus
de fournir des masques aux toubibs et aux soignants pour
nous sauver la vie. Et des kits de test aussi. Contrairement
aux Allemands. Dans Le Monde ce matin, je lis que – grâce
à des dépistages en grand nombre – la pandémie est quasi
jugulée pour l’instant chez eux. Le taux de létalité est 0,3 %
en Allemagne et de 3,6 % en France. Nous, au milieu de ces
torrents d’informations contradictoires, on est un peu perdus.

Ici, en Lorraine, les hôpitaux enregistrent un afflux de


malades qui viennent d’Alsace. Au moment où j’écris, cinquante

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places de réanimation sont occupées sur soixante-quinze


possibles. Bientôt d’autres places se libèreront entre Metz et
Thionville. On devrait arriver à cent dix lits disponibles. Il
est probable que tous ces lits seront occupés avant la fin de
la semaine. Des hôpitaux allemands, d’après Le Républicain
lorrain, ont proposé de nous soulager.

Notre système de santé, attaqué sous Sarkozy, a été dynamité


sous Macron. N’oublions pas que nos personnels soignants – à
niveau de vie comparable – sont parmi les moins bien payés du
monde aujourd’hui.

Je sais que l’union sacrée doit se faire en ce moment, mais


bon, quand je vois Emmanuel Macron ou Édouard Philippe
verser des larmes de crocodile sur les médecins et les soignants
en première ligne, ça me rend nerveux…

Donc, on confine. Et les policiers patrouillent et verbalisent.


Sans masque. J’ai croisé un gendarme dans mon village et on
s’est parlé à distance. Il était dégoûté et en colère. « Écrivez-le,
qu’ils se foutent de notre gueule. » Voilà, c’est fait.

Depuis le confinement, je fais des choses que je ne faisais


plus depuis longtemps. J’ai fait (un peu) la cuisine (riz gluant,
sauce thaïe), joué aux cartes (scopa), au Scrabble, au basket
et au ping-pong. J’ai promené mon chien en forêt. Je me suis
pris la tête avec mon fils parce qu’il ne fout strictement rien, à
part jouer à la Play. J’ai mes amis du Média plusieurs fois par
jour au téléphone ou sur Skype. Nous travaillons moins, loin
ou à mi-temps. Sauf Mathias et moi. Ils sont trois à être restés
sur base à Montreuil pour organiser le travail et les émissions.

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Nos audiences grimpent. Normal, les gens s’emmerdent et


traînent sur le Net. Et on est gratuit. La règle d’or est de ne pas se
toucher, rester à distance, échapper aux postillons, aux miasmes
et aux nuages. On ne sait pas où on va. On est parti pour durer
en fonctionnant de la sorte. Ce sera bien plus long que les deux
semaines annoncées. Les épidémiologistes optent pour un pic
dans deux mois en France. On peut raisonnablement penser
que le confinement pourrait durer plus. Personne ne sait. C’est
le plus inquiétant, cette sensation que plus personne ne maîtrise
son emploi du temps. Même pas les oligarques ou leurs petits
télégraphistes.

Sur les sites conspirationnistes, des dingues commencent


à laisser passer l’idée qu’on aurait volontairement balancé
un virus pour décimer les populations. Ils partent d’une info
vraie – la France a aidé la Chine à créer un labo de recherche
à Wuhan – pour délirer. Il va falloir faire très attention à ces
rumeurs qui, en temps de crise, peuvent occuper soudain tout
l’espace. Elles deviennent vite virales. C’est là que nous journa-
listes avons un rôle important à jouer en ce moment.

Bernard Arnault et ses copains multimilliardaires ont perdu


quelques milliards avec le coronavirus, mais ils vont se rattraper
et il leur en reste un paquet pour nous faire l’obole. Voyez
Arnault qui remédie au manque de l’État en nous filant des
masques. L’État, c’est lui. Il souffle à l’oreille de Macron. Le
service public, c’est lui. J’apprends, par un copain du Canard,
que les masques et les gels soi-disant offerts par Arnault, font
en réalité l’objet d’un prêt. Bernard Arnault se fera rembourser
plus tard. La question à se poser pourrait être : vont-ils se
battre avec autant d’énergie pour aider les hôpitaux publics

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à s’équiper en respirateurs qu’ils l’ont fait pour sauver Notre-


Dame ? Je ne crois pas. En revanche, on va se rendre compte
que l’industrie du luxe ne sert à rien. On n’en a rien à foutre
de ses sacs à main et de ses parfums en période de contagion.
En gros, si Arnault et ses actions s’écroulent en Bourse, je dis
tant mieux. L’épidémie pourra peut-être faire l’écrémage entre
vraies et fausses valeurs ?

On va dire que je suis méchant avec les riches. Ce sont eux


qui nous ont mis dans cette merde en plaçant à la tête du pays
un hyperprésident dont la principale tâche a été de renforcer
sa police, de réduire les impôts des classes supérieures et des
actionnaires et de faire des économies sur les services publics,
les tribunaux, les écoles et surtout les hôpitaux. Le cauchemar
a pris les traits depuis une semaine d’Agnès Buzyn, l’ancienne
ministre de la Santé qui s’est épanchée au lendemain des élec-
tions municipales devant les journalistes du Monde. « Je me
demande ce que je vais faire de ma vie », a-t-elle marmonné,
en posant son sac à main Vuitton, comme si c’était une croix
trop pénible à porter pour une emmarcheuse de la première
heure. Elle ne pleurait pas que sur elle et son destin brisé, mais
sur nous : « Depuis le début je ne pensais qu’à une seule chose :
au coronavirus. On aurait dû tout arrêter, c’était une masca-
rade. La dernière semaine a été un cauchemar. J’avais peur à
chaque meeting. J’ai vécu cette campagne de manière disso-
ciée », ajoute-t-elle, avant de livrer aux journalistes cet aveu :
« Quand j’ai quitté le ministère, je pleurais parce que je savais
que la vague du tsunami était devant nous. Je suis partie en
sachant que les élections n’auraient pas lieu. »
La suite, il faut la lire en se frottant les yeux. Agnès avait
deviné l’épidémie et alerté le président : « Je pense que j’ai vu

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la première ce qui se passait en Chine : le 20 décembre, un blog


anglophone détaillait des pneumopathies étranges. J’ai alerté
le directeur général de la santé. Le 11 janvier, j’ai envoyé un
message au président sur la situation. Le 30 janvier, j’ai averti
Édouard Philippe que les élections ne pourraient sans doute
pas se tenir. Je rongeais mon frein. »

On croit rêver. On ne rêve pas. Si j’y reviens une semaine


plus tard, c’est que cet article d’Ariane Chemin ne passe pas. Les
confidences d’Agnès Buzyn, comme Michel Onfray l’écrit, c’est
de la haute trahison. Il ajoute même : le geste d’une apprentie
génocidaire. Des médecins, en nombre, ont porté plainte.

On entame le dixième jour de confinement. Pas de gros bobo


dans la capsule. Quelques poussées de fièvre vite réprimées à
coup de Doliprane. Je viens de découvrir, en parlant avec un
ami médecin, que j’ai peut-être fait une erreur si par hasard
j’avais contracté le Covid. En faisant baisser la fièvre, je resterais
contagieux. Pourtant après avoir découvert que j’avais 38 °2,
j’ai appelé le 15 et c’est le conseil que m’a donné le médecin de
garde : « Ne surtout pas prendre d’aspirine, de Nurofen ou de
Voltarene, mais gober du Doliprane… » Je me suis exécuté et le
lendemain, ma température était retombée à 36 °5. Sauf que la
fièvre est revenue trois jours plus tard et que là, un ami journa-
liste scientifique m’a conseillé de ne surtout rien prendre : « La
fièvre est un allié naturel, m’a-t-il promis, c’est elle et ton corps
qui combattent le virus, si virus il y a. La prise de Doliprane
pourrait aggraver l’infection. »

C’est lui qui a raison, je crois. Je suis en forme ce matin.


Mon cerveau fonctionne. Je regarde le cauchemar droit dans

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les yeux. Un cauchemar, par définition, ça prend fin. Dans sa
dernière allocution, Emmanuel Macron a évoqué avec prudence
un hypothétique « retour à la normale » pour bientôt, sans
préciser de dates. Après l’épidémie, va-t-on faire comme si rien
ne s’était passé ? Prendra-t-on la mesure de la catastrophe ? Les
matraques continueront-elles à s’abattre sur nous ? Les aides
aux plus démunis continueront-elles à être supprimées ? En
alignant ces questions, je me rends instantanément compte de
leur obsolescence. Tout peut arriver. Le bien, le mal. C’est ça
qui est bien. C’est ça qui est mal. Le réel, l’irréel. « Le réel, c’est
quand on se cogne », disait Lacan.

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Une vidéo m’a donné envie d’écrire autour de cette contagion


au coronavirus et des informations virales qu’elle génère. Des
Chinois sont face à une mer agitée et hurlent. Au loin, dans le ciel,
apparaissent des formes étranges, entre oiseaux préhistoriques
et Godzillas perdus dans la brume. Une bande-son flippante
mélange des cris de baleine et des bruits de turbine. Les Chinois
ont tous des smartphones à la main et photographient cette scène
d’apocalypse. Elle hypnotise. Ça se passe sur Facebook, le réseau
social de Mark Zuckerberg. J’ai essayé de la retrouver pour illus-
trer ce journal. Mais le réseau l’a effacée. Elle reviendra.

C’est assurément un fake inventé par des types talentueux.


Sans doute un DJ pour le son, un vidéaste ou un graphiste pour
les formes. Cette courte vidéo – une minute environ – expose
la folie de notre monde. Elle suscite l’effroi. Pendant quelques
secondes, même pour les esprits les plus cartésiens, le mirage
peut exister. Ces Chinois qui mitraillent, cette mer houleuse,
ces formes étranges. Et puis on raisonne et on revient sur terre.
On regarde par la fenêtre. On réfléchit. Malgré ce soleil, ce
silence, ces arbres, ce vent léger qui nous fouette, une voix loin-
taine nous susurre : « Au fond pourquoi pas ? » On en est là.
Qui aurait pu prédire un cataclysme pareil ? Cette pandémie
qui gagne nos poumons et nos cerveaux ?

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Cette fois, ce n’est pas un fake mais Le Nouveau Rapport


de la CIA, publié en 200936. L’ouvrage tentait d’imaginer le
monde de 2025. Des agents de la CIA y écrivent un scénario
qui ressemble à s’y méprendre à celui du Covid-19 : « Une
nouvelle maladie respiratoire humaine, virulente, extrêmement
contagieuse, pour laquelle il n’existe pas de traitement adéquat,
pourrait déclencher une pandémie mondiale », projetaient les
experts qui situaient alors ce déclenchement de l’épidémie en
Chine : « Si une maladie pandémique se déclare, ce sera sans
doute dans une zone à forte densité de population, de grande
proximité entre humains et animaux. Comme il en existe en
Chine et dans le Sud-Est asiatique où les populations vivent au
contact du bétail. » Plus troublant, le rapport insistait sur le fait
qu’en « dépit de restrictions limitant les déplacements interna-
tionaux, des voyageurs présentant peu ou pas de symptômes
pourraient transporter le virus sur les autres continents ».
Les auteurs enchaînaient sur le choc économique qui allait
secouer la planète. Ils auraient presque pu nous donner les
statistiques d’effondrement des Bourses. Ils cherchaient pour-
tant une bonne nouvelle dans cette sombre prospective et
avaient fini par la trouver, puisqu’ils indiquaient – en fin d’ou-
vrage – que, grâce à leurs travaux, l’administration Obama
venait de voter d’importants crédits pour créer une unité de
recherche et de lutte contre les pandémies. On aurait pu rêver
d’un vaccin – sauf que Donald Trump a supprimé l’unité en
2018.
La vision diabolique d’un agent de la CIA se réalise donc et
le cauchemar renaît avec des taux de mortalité de plus en plus

36. Alexandre Adler, Le Nouveau Rapport de la CIA. Comment sera le monde


en 2025, Robert Laffont, Paris, 2009.

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élevés. Et des périodes d’incubation de plus en plus longues.
Vingt jours, ai-je lu. Nous sommes onze années plus tard, en
mars 2020. Le président Emmanuel Macron et son Premier
ministre Édouard Philippe viennent d’assigner soixante-six
millions de Français à résidence. Impossible de sortir, sauf pour
faire un footing et promener son chien, seul et à moins d’un
kilomètre de chez soi. Ou faire des courses, masqué, dans des
supermarchés en principe aseptisés.
Hier, un ami m’a envoyé ce SMS : « Nous sommes dans
cette époque extraordinaire où c’est maintenant que se pose
dans les grands médias la question de savoir comment être
confiné alors qu’on est un SDF ? Comment disparaître quand
on n’est déjà plus rien ? Mais encore de trop pour rester sur
place ? Vertige de l’Humanité égarée dans les méandres de la
logique formelle. C’est l’heure de la fin d’un Monde, il ne faut
plus en douter. Il ne peut en surgir que du neuf et du mieux, la
chose est assurée… »
Mon « conseil confinement du jour » pour sauver son âme,
surtout si la journée a été longue, répétitive et vaguement
angoissante. S’allonger sur un tapis avec un léger pétard et
écouter Miles Davis puis Chet Baker. Non, plutôt l’inverse.
Commencer par Chet, c’est plus doux. SMS, d’après Jean-Luc
Godard, ça veut dire « Save my soul ».

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Je suis retourné en forêt pour profiter des derniers rayons du


soleil avec ma chienne Molly. J’ai passé une journée monotone
entre mon bureau et la cuisine, sans lire, sans avoir envie de
reprendre Stranger, la série coréenne entamée sur les conseils de
Loretta. Rien que du temps au téléphone à gérer les affaires en
cours liées au Média (cinq cents messages par jour ces temps-ci)
et à appeler mon père et quelques amis.

Je me suis arrêté près des ruches de mon voisin que, dix ans
après, je ne connaissais toujours pas. Je me suis approché pour
écouter le bourdonnement des ouvrières occupées à faire bouffer
leur reine et le voisin est apparu, sortant de sa cabane de jardin
comme d’une boîte à surprise, craignant sans doute que je ne
maltraite ses abeilles. Nous avons parlé. Il m’a expliqué ses diffi-
cultés à implanter ses ruches de ce côté-ci de la colline en raison du
manque de soleil. Il m’a appris qu’il était sur un couloir d’abeilles
(ça ressemble à un couloir aérien et on peut y poser des ruches
vides qui se remplissent spontanément). Tous les trois ans, il
change ses reines et en « implante » de nouvelles qu’il achète à des
apiculteurs amis, mais il garde les vieilles reines trois jours, histoire
de voir si les nouvelles sont acceptées par la ruche. Il est arrivé que
la nouvelle reine se fasse éjecter. Dans ce cas, la vieille reprend du
service. Sinon, mon apiculteur de voisin l’écrase ou la décapite.

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Si seulement la démocratie était aussi simple, lapidaire et


lumineuse qu’une leçon d’apiculture par un apiculteur doux
et paisible. Si seulement on avait pu garder Mitterrand en vie.
Après l’avoir quitté, je me suis posé au pied d’un arbre au milieu
des feuilles, des mousses et des champignons. M’asseoir avec
Molly couchée à mes pieds rognant un bout de bois, fermer les
yeux, réchauffé par le soleil, rouvrir les yeux. Au douzième jour
de mon confinement, je suis d’humeur paisible et contempla-
tive. Dans l’air flottent des bataillons de spores.

Et soudain, l’idée, aussi fulgurante qu’une lucarne de Messi.


Ce matin j’ai discuté sur Messenger avec un jardinier botaniste qui
m’a raconté une curieuse histoire de fourmis suicidaires. L’histoire
pourrait ressembler à une fable de La Fontaine. La fourmi et le
champignon. Les fourmis travaillaient, mangeaient, capitalisaient
sans se soucier de leur environnement, uniquement préoccupées
à faire grossir leur fourmilière, à faire bouffer leurs larves. Et leur
reine. Une reine fourmi peut vivre quinze ans. Elle est défendue par
des fourmis soldats qui défendent leur territoire. Les fourmis ne
sont préoccupées que par deux choses : protéger leur société très
hiérarchisée, avec leur reine pondeuse au centre de toutes les atten-
tions, et étendre leur territoire. Elles mangent des tas de végétaux,
en particulier des écorces d’arbre et des champignons. Au rythme
où elles bossent, sont obéissantes et organisées, se nourrissent et se
renforcent, elles peuvent parfois casser la baraque, devenir domi-
nantes, se croire immortelles. Un jour, on s’est rendu compte que
certaines de ces fourmis grasses et arrogantes devenaient folles.
Elles grimpaient jusqu’à la cime des arbres et mouraient figées sur
place, incapables de bouger et de respirer.
Pour quelle raison ces suicides collectifs de fourmis ? Un
champignon. Les fourmis avaient exagéré sur les champignons.

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Ces derniers s’étaient vengés. Ce qui arrive aux fourmis domi-


nantes arrive aussi aux sauterelles, aux araignées, aux scarabées.
« Une inflorescence fongique leur sort rapidement du crâne,
[elle] explose en spores et contamine toutes les autres fourmis
en dessous, et ça recommence… », écrit Raphaël Duroy.

La nature est ainsi faite qu’elle se venge sur ceux qui pensent
pouvoir la dominer. C’est comme dans cette nouvelle de
Brautigan où la pelouse de sa mère se vengeait de tous ceux qui
l’avaient maltraitée. La Vengeance de la pelouse, c’est la nouvelle
qui donne son titre au recueil. Sous mon arbre, tel le Dormeur
du val de Rimbaud, je pense à Brautigan, à mon père, aux
fourmis, aux apprentis sorciers de la République en marche.

Et à Rimbaud :

Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,


Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l’herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

Les pieds dans les glaïeuls, il dort. Souriant comme


Sourirait un enfant malade, il fait un somme :
Nature, berce-le chaudement : il a froid.

Je pense à mon fils qui déteste lire et aux vieux qui meurent
dans les maisons pour vieux. J’ai chaud comme un soldat
vivant. Je fais des connexions, comme les banques entre elles.
Je pense à ce type qui vient nous faire la leçon tous les soirs
à la télé avec ses costards bien mis et sa tête d’entraîneur de
foot anglais. Attention, je n’ai rien contre les entraîneurs de foot

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anglais, mais Jérôme Salomon, le directeur général de la Santé,


me fait invariablement penser à cette phrase de Brautigan : « Il
donnait l’impression de n’avoir jamais de sa vie reçu d’autre
courrier que des factures. »

Pendant que Salomon parle et nous dit sa messe,


BNP-Paribas, malgré le coronavirus, lors de son assemblée
générale, a maintenu le versement de ses dividendes, sous l’œil
bienveillant de Bruno Le Maire qui leur a demandé avant tout
la plus grande discrétion.

Depuis la mort de ma mère en juillet 2018, mon père vit seul


dans une grande maison à une trentaine de kilomètres de chez
moi. Entre son jardin, ses deux ou trois copains qui lui restent,
il s’en sortait et commençait à supporter le deuil. Il a quatre-
vingt-cinq ans. Je l’appelle tous les jours depuis le Covid. Donc
beaucoup plus qu’en temps normal. Il est en train de craquer.
Cette nuit, il m’a raconté une histoire étrange. Il s’est réveillé
avec la conviction d’entendre couler un robinet.

— Attention, je ne rêvais pas, me dit-il, j’entendais vraiment


l’eau couler dans mes oreilles.
Il a fait le tour des robinets, ils étaient tous fermés. Mais après
avoir tourné le dernier, le bruit s’est instantanément arrêté.
— C’est bizarre, non ?
— Non, c’est normal papa. Ça me fait pareil parfois…

Mon père vit mal l’impossibilité de croiser du monde,


même s’il ne voyait pas grand monde avant. Il tourne en rond,
ne supporte plus son écran géant et ses chaînes du bouquet
Canal. Même plus de foot à la télé. Et rien que la tête de Jérôme

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Salomon qui compte les morts tous les soirs. Et tous ces vieux
qui tombent comme des mouches autour de lui. Ça finit par le
rendre dingue. Il parle de ma mère, alors qu’il le faisait moins.
Je ne sais plus quoi lui dire. Et là aussi, je repense à Brautigan :
« Rien de ce qu’on peut dire ne rendra jamais heureux le type
qui se sent dans une merde noire parce qu’il a perdu celle qu’il
aime. »

Vingt vieillards viennent de mourir dans un Ehpad dans


les Vosges, douze à Paris à la Fondation Rothschild. On est
parti pour une hécatombe. Dans la bouche de Jérôme Salomon,
l’énumération des victimes du virus ressemble à de la comptabi-
lité lamentable. On est très loin du Mur des lamentations.

Ce matin, j’ai reçu un SMS d’un ami infirmier qui bosse en


gériatrie dans l’Ardèche à Privas. Voilà ce qu’il m’écrit : « J’ai
accompagné trois décès entre huit heures et onze heures. Il n’y
a pas de respirateur, ni de réa chez nous. J’en ai encore mal au
bide. Ils meurent seuls ou assistés d’un soignant comme moi ce
matin, en général un volontaire qui sait encaisser. Ils étouffent,
comme une noyade. Quand tu les as passés à cinq litres d’oxy-
gène, c’est un repère qui t’indique que ce n’est plus qu’une
question d’heures. Les masques qu’on nous donne sentent
le renfermé (tu sais, comme chez les petits vieux qui ouvrent
jamais leur fenêtre). Ils sont reconditionnés dans des boîtes sans
date de péremption. On a cette odeur dans le nez qui donne
envie de vomir. Je ne t’en dis qu’une goutte dans l’océan de
cauchemars. Gigantesque et sans aucune terre à l’horizon. »

La mère de mon père – ma grand-mère donc – est morte


elle aussi dans ce qui ne s’appelait pas encore Ehpad, mais

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c’était bien avant. En 1987. Pas vrai, Mamounette ? C’était


le bon temps où on pouvait mourir en paix… « C’est ce qui
arrive à bon nombre de vieilles personnes dans ce pays. Elles
deviennent si vieilles et vivent si longtemps avec la mort qu’elles
finissent par se perdre quand vient l’heure de mourir vraiment »
(Brautigan encore).

Je pourrais en faire des tonnes sur Macron, son discours


de Mulhouse où il semble découvrir la nécessité de financer
l’hôpital public. En rajouter une grosse louche sur Édouard
Philippe ou Muriel Pénicaud qui veulent nous faire bosser plus
pour gagner moins et profiter de cette contagion si mal gérée
pour envoyer au front et sans masque toute cette troisième
ligne de travailleurs pauvres qui vont devoir nettoyer nos rues,
vendre de la bouffe et cueillir nos fruits.

La sortie de Sibeth Ndiaye sur les profs qui doivent aller


bosser aux champs parce qu’ils ne foutent rien, est une pierre
de plus dans les décombres d’un jardin où plus rien ne pousse.
J’aimerais me moquer d’un homme blanc de cinquante ans, mais
bon, la Macronie nous a pondu Sibeth et elle est inimitable.
Mathias qui a fêté hier ses trente-deux piges (happy birthday,
Mathias) m’a envoyé un message assez juste sur la profondeur
de la porte-parole du gouvernement : « On a tous un ami qui
raconte plus de conneries que nous. Et ainsi de suite jusque
Sibeth Ndiaye. »

Désolé, Sibeth, mais tes sorties font notre miel, à nous


les enfants perdus de ta République en marche. Tu n’as pas
compris que c’était la fin des haricots pour tes copains et toi.
Vous allez un à un quitter le navire élyséen et vous recycler chez

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les amis du président en remerciement des services rendus.
Dans quelques années, on dira de vous que vous ne saviez pas
mettre un masque et que vous n’avez cessé de mentir au peuple,
mais que vous nous avez fait rire. Vous ressemblerez à tous ces
mercenaires dont on a oublié le nom. On s’accommode de tout,
y compris de votre morgue et de ces mensonges à répétition.

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Je fais des courses à Lidl (du rhum, des fruits, de la salade,


des patates, rien que des produits de première nécessité). Dans
la file devant la caisse, des gens devant moi, le regard perdu,
ont tous des problèmes de fin de mois et d’angoisse quant au
nuage sombre qui rôde. Je pense à Brautigan : « Quand je fais
la queue, il y a presque toujours des gens devant moi qui ont
des problèmes bancaires compliqués. Et je suis obligé d’at-
tendre et de supporter ces parodies de crucifixion financière de
l’Amérique. »

Je laisse passer un jour, puis deux. Je vais me promener en


forêt avec Molly, ma chienne. Je m’assois sur une souche. La
vie se résume parfois à une histoire de ruche et de spores. Au
regard souriant d’une caissière fatiguée de chez Lidl. Je ne sais
pas comment nous ressortirons de ce tourbillon ininterrompu.
Malgré les morts, je ne suis pas inquiet. L’air de Paris n’a jamais
été aussi pur. L’eau de Venise est enfin claire et, vu d’avion,
plus de nuage polluant sur la Chine. La nature reprend ses
droits, serais-je tenté de penser en regardant ces spores voler.

Les conservateurs américains, supporters de Donald Trump,


se sont interrogés, comme l’avocat Scott McMillan : « Allons-
nous laisser couler l’économie pour 2,5 % de la population ? »

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Ce dernier a été aussitôt relayé par le gouverneur du Texas,
Dan Patrick, heureux de se sacrifier en tant que grand-père
« pour préserver le bien-être financier de [ses] enfants et petits-
enfants ». Le lendemain, l’animateur de Fox News, Glenn Beck,
évoque « la possibilité de sacrifier des vies pendant l’épidémie
de coronavirus pour sauver les États-Unis et leur économie ».
Je ferme les yeux sous mon arbre. Me voici quelques
semaines en arrière dans un bar plein de jeunes militants de la
République en marche. Des types souriants en costard étriqué
et en pull cachemire avec chemise blanche qui dépasse. Jeunes,
snobs et sûrs d’eux, se défiant de toute idéologie, crachant sur
Hollande et Mélenchon, ils essaient de baratiner des étudiantes
en journalisme visiblement prêtes à coucher avec des types dans
leur genre. On n’est pas très loin de la gare de l’Est. C’était ma
dernière sortie avant le confinement. J’avais rendez-vous avec
un député dissident qui venait de lâcher Macron et me racontait
comment des banquiers spéculaient sur le virus en inventant un
produit financier dérivé appelé « pandemic bonds ». Ces obliga-
tions, inventées six ans plus tôt, arrivent à terme en juillet 2020.
Je repense à ces scènes d’avant, à cette effervescence, à Agnès
Buzyn, à Benjamin Griveaux, à toute la smala. Et à ces fourmis
momifiées. Ils creusent leurs tombes et ne s’en rendent pas
compte. Le seul problème serait qu’ils creusent la nôtre. Dans Il
pleut en amour, Brautigan pousse un court poème qu’il appelle
« La courbe des choses oubliées » :
Les choses s’incurvent lentement hors de vue
jusqu’à disparaître tout à fait.
Après, ne reste plus
que la courbe.

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Après avoir quitté le journalisme grégaire et retrouvé Metz,


je lâche les enquêtes. Les succès de Pendant les affaires et de
La Justice ou le Chaos me permettent de choisir mes projets.
Alain De Greef aimerait que je rejoigne l’équipe de « Nulle part
ailleurs » à Canal, qui cherche à se renouveler. On fait plusieurs
réunions et quelques essais, mais retourner à Paris me bloque
et les paillettes de Canal laissent mon encéphalogramme à peu
près plat. J’apprends à connaître le pape de Canal+. Une amitié
naît entre nous qui se renforcera après son départ de la chaîne.
On aura un magnifique projet ensemble de chaîne documen-
taire, docdoctv, qu’Aurélie Filipetti, la ministre de la Culture
socialiste, plantera lamentablement. Alain, déjà diminué par la
maladie, m’avait prévenu : ne jamais faire confiance à un poli-
tique, fût-il sympathique. Ce qui me navre le plus, avec le recul,
ce sont les rendez-vous au ministère, où on nous fait marner
avec des énarques qui n’en ont rien à foutre. Et Alain restait
patient et souriant.

Je tourne avec Philippe Harel Journal intime des affaires


en cours, qui me fait beaucoup voyager en Europe, en Suisse
surtout où je rencontre des banquiers et des avocats blindés et
suffisants. Lors de mes retours à Metz, je croise régulièrement
dans un bar un photographe qui a longtemps vécu dans la rue

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et qui photographie ses amis SDF. René Taesch me montre ses


images et on décide d’en faire un livre. La confrontation du
monde des riches banquiers avec les SDF de René est brutale,
mais salvatrice. J’ai en tête en permanence la chaîne qui part de
Genève et se termine sur un banc dans les rues de Metz où les
copains de René s’achèvent à la Kro et à la colle. J’écris le texte
qui accompagne ses photos et raconte la vie de ces hommes et
femmes fracassés. Portrait de groupe avant démolition37, livre-
objet avec une couverture en papier kraft, montre l’intimité
et explique les itinéraires de SDF comme on ne les a jamais
vus. « Je n’ai pas voulu faire ce livre pour qu’on verse une
larme, ni pour faire un coup d’édition. Les coups, ce sont les
amis de René qui les prennent. Mon idée était de trouver une
riposte aux spécialistes du fatalisme. Leurs mots ont fini par
endormir en nous toute révolte : marché financier, restructura-
tion, CAC 40… Quand René m’a montré ses photos, j’ai voulu
savoir ce qu’elles cachaient. Tragiquement, ce travail a rendu
dérisoires les discours trompeurs de la plupart des économistes.
Je voudrais faire partager ici le plaisir indicible de la colère qui
remonte en nous. Comme une sève nécessaire », avais-je écrit
dans ma préface.

La sortie du livre fera la une du Monde avec une interview


de René et une plaisante critique de Michel Guerrin : « … Livre
qui ne ressemble à aucun autre… photos brutes, texte fourmil-
lant d’informations, sans pathos, sur la vie quotidienne des SDF.
Tout cela est possible parce que René Taesch a été lui-même
SDF, qu’il reste sur le fil du rasoir… Son travail est une sorte

37. Denis Robert, René Taesch, Portrait de groupe avant démolition, Stock,
Paris, 1997.

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d’anti-journalisme, une chronique intime, tendre et violente,


avec portraits, parcours, jusqu’ici jamais montrés… » René va
gagner un peu de ronds grâce aux ventes du livre et surtout
faire de nombreuses conférences en France et à l’étranger.
Nous ferons, en 1999, un film pour Arte : Le Carnet, qui
raconte comment disparaissent les SDF de Metz, dans la fausse
commune du cimetière de l’Est, à partir du carnet retrouvé et
tenu par le gérant d’une cantine où ils venaient manger. René
sera aussi un des personnages d’Histoire clandestine de ma
région, documentaire-journal diffusé sur Canal qui raconte
mon retour en Lorraine et met en cause ses édiles (Coréalisé
avec Gilles Cayatte, produit par The Factory, c’est mon film
le plus personnel et le plus libre, délié de toutes conventions.)

Même si nos rencontres se sont espacées, nous ne nous


sommes jamais quittés. Je l’aiderai à écrire et à faire publier
un génial récit de sa vie. René griffonnait au stylo des notes et
des poèmes. Un ordinateur était disponible. Il a très vite appris
à taper et s’y est mis. Il a essayé de répondre aux questions
basiques que tout écrivain est en droit de se poser : pourquoi
je suis là ? Qu’est-ce que ma vie ? Que vais-je laisser à ceux
que j’aime ? Pendant sept années, avec des hauts et beau-
coup de bas, René a gratté, imprimé, raturé, a recommencé, a
perdu, retrouvé, a désespéré. Ce qui le gênait le plus n’était pas
d’échouer, c’était les questions souvent ironiques des autres :
« Alors René, ton livre avance ? »

Rue des singes38 est un bijou d’histoire qui raconte avec une
sincérité totale et un souffle incroyable une vie de merde, mais une

38. René Taesch, Rue des singes, Massot, Paris, 2007.

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belle vie. On pense à Sans famille d’Hector Malot, ou aux Ritals de
Cavanna. On pense à Sur la route de Kerouac. Mais c’est du René
Taesch, pur produit du bassin minier lorrain. L’histoire s’enracine
autour de la Rosselle, une rivière noire dans cette contrée entre
Alsace et plaine messine qui aujourd’hui ressemble à un musée.
Elle se poursuit chez d’horribles paysans de Puttelange, à la fron-
tière luxembourgeoise. René est « raflé », comme il l’écrit avant
de se retrouver en foyer et en usine dans les Vosges. Il reprend
goût à la vie dans les communautés babas des années soixante-dix,
sombre en prison, fait dans son froc à Londres, dort dans une
camionnette, part on the road again, avant de finir à la rue. Puis
de se relever grâce à l’art et à la photographie. À une époque où
les hippies douchés par les retours au réel ou les faux anars de
soixante-huit retrouvaient le nid douillet de papa et maman, René
a poursuivi ses rêves d’amour libre, de révolution et de ganja facile.
Il était pauvre et alors ? Il a travaillé, s’est levé tôt, s’est couché tard,
s’est marié, a cherché à s’intégrer, a milité au parti communiste,
a divorcé, a fait des enfants, s’est fracassé, s’est reconstruit, s’est
cultivé, s’est mis à écrire. Rue des singes est un livre qui lève la tête
et dit non à la fatalité. C’est un livre qui résiste. René avait le sourire
et l’énergie d’un dur à cuire. Je n’ai pas eu vraiment le temps de
lui dire qu’il m’avait beaucoup aidé à avancer dans mes combats.
Il était un exemple. Peu de gens l’ont compris. Et je ne suis pas sûr
que lui-même y ait cru. Mais René m’a aidé à me construire et à
être plus fort face à l’adversité39.

39. René Taesch est mort après sa seconde dose de vaccin anti-Covid le
9 mars 2021. Il n’avait pas prévenu les infirmières qu’il était encore en
chimiothérapie. Deux jours avant de mourir, il publiait encore sur Facebook
des photos de ses plateaux-repas à l’hôpital où il fabriquait des yeux avec des
boulettes de viande et inscrivait des sourires plus ou moins prononcés dans ses
pâtes selon son humeur. Sa dernière assiette, signe sans doute prémonitoire,
tirait la gueule.

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En octobre 1999, je rencontre dans un monastère à Sienne


Noam Chomsky, le linguiste que j’avais étudié vingt ans plus tôt
à l’université. Je travaille avec une amie journaliste, Weronika
Zarachowicz, qui parle bien mieux anglais que moi. Nous réali-
sons un livre d’entretiens qui s’intitulera Deux Heures de luci-
dité et sortira deux ans plus tard40. Noam Chomsky était très
décrié, voire interdit de séjour en France, à la suite de ses prises
de position en faveur de la liberté d’expression, y compris pour
les antisémites et les révisionnistes comme Robert Faurisson.
Alors qu’il était reçu régulièrement en Israël. Un paquet d’in-
tellectuels, d’éditeurs et de journalistes voient en lui une sorte
de diable américain susceptible de pervertir les esprits faibles.
Foutaises. Je lui écris une lettre où je mentionne entre autres :
« Très souvent quand on parle de vous ici et je l’ai maintes fois
expérimenté, on ressort la vieille rengaine sur votre négation-
nisme supposé. C’est très énervant pour qui vous connaît un
peu. Chaque fois que j’ai eu à vous citer – et cela m’est arrivé
à de nombreuses reprises dans mes livres et dans un documen-
taire sorti l’an passé au cinéma –, j’ai dû batailler ferme pour
expliquer qui vous étiez en réalité. Un homme éclairé et éclai-

40. Noam Chomsky, Deux heures de lucidité. Entretiens avec Denis Robert et
Weronika Zarachowicz, Les Arènes, Paris, 2001.

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rant. » Il me répond assez vite qu’il est partant pour tenter l’ex-
périence et qu’il est en Italie le mois suivant.

On y va et on pose nos magnétos dans un cloître avec vue sur


un magnifique jardin. Chomsky est très cool quoique psychori-
gide sur certaines questions, comme la justice qui ne peut pas,
selon lui, être indépendante. Sa femme est un peu moins cool et
minute nos entretiens, sans parvenir toujours à ses fins. Tout se
passe bien sauf que je vais ramer ensuite pour trouver un éditeur.
Flammarion, Stock ou Fayard et Claude Durand qui éditaient
mes livres déclinent par peur du qu’en-dira-t-on. Je découvre
à cette occasion les réseaux de Bernard-Henri Lévy qui sont
très puissants. Il se fend d’un papier dans Le Point pour atta-
quer Noam Chomsky et notre livre. Chomsky est très remonté
contre la France et ses intellectuels de pacotille. Il est l’auteur
de sentences amusantes : « En France, si vous faites partie de
l’élite intellectuelle et que vous toussez, on publie un article en
première page du Monde. C’est une des raisons pour lesquelles
la culture intellectuelle française est tellement burlesque. C’est
comme Hollywood. » Je note que ces mêmes éditeurs ayant
refusé le manuscrit se font aujourd’hui des subsides importants
sur les rééditions des livres de Chomsky qui, figure de proue de
l’altermondialisme, est devenu bankable. Vingt ans plus tard, il
passe, y compris en France, pour un des plus grands penseurs
de son temps.

Une de mes premières questions a été de savoir si une de


ses missions était de nous donner des clés pour nous défendre
intellectuellement contre toute idéologie ? Sa réponse
surprend : « C’est une tâche qui incombe à tout un chacun.
En réalité, le rôle des intellectuels – et cela depuis des milliers

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d’années – consiste à faire en sorte que les gens soient passifs,


obéissants, ignorants et programmés. » Chomsky cite volontiers
Ralph Waldo Emerson, essayiste et philosophe américain du
xixe siècle qui influencera les programmes éducatifs des écoles

américaines. « Nous devons éduquer le peuple de sorte qu’il ne


nous attrape pas à la gorge », aurait expliqué Emerson, selon
Chomsky. Autrement dit, il faut rendre le peuple si passif qu’il
ne se retournera pas contre les élites. « Et tel est, fondamentale-
ment, le rôle des intellectuels, dans beaucoup de domaines. Aux
États-Unis, les choses sont dites relativement ouvertement. Des
expressions comme “fabriquer le consentement” ne sont pas de
moi. Je les ai empruntées à Walter Lippmann, la personnalité
la plus marquante du journalisme américain du xxe siècle, qui
était aussi un esprit progressiste. Dès les années 1920, il a attiré
l’attention sur l’importance des techniques de propagande
pour contrôler les masses et fabriquer du consentement. Les
mécanismes de la démocratie telle que nous l’appliquons sont
clairs : le pays doit être dirigé par des citoyens “responsables”,
une avant-garde, ce qui n’est pas sans rappeler le léninisme. Les
autres n’ont qu’à se tenir tranquilles. Pour cela, il faut contrôler
ce qu’ils pensent et les enrégimenter comme des soldats », nous
explique Noam Chomsky entre deux tasses de thé.

Je l’interroge sur son rapport à la vérité. Il est très pragma-


tique sur le sujet : « Un énoncé est vrai quand il correspond à
la réalité. J’utilise le mot “vérité” sans aucune connotation poli-
tique ou spirituelle, d’une manière très simple et très directe.
Les énoncés vrais ne sont pas toujours faciles à élaborer, mais
ça, c’est un autre problème. Quand vous vous approchez d’une
explication exacte, vous vous approchez de la vérité. Il y aurait
bien sûr, d’autres choses à dire, mais on touche là l’essentiel. »

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Comme nous sommes pris par le temps, les questions


touchent assez vite à cet essentiel. Je l’interroge sur sa repré-
sentation du pouvoir : « Les centres de pouvoir résident dans
les pays les plus riches, où ils forment des oligopoles. Les États
les plus puissants, les grandes multinationales, les banques
et les institutions internationales sont liés par des alliances et
des intérêts communs. » Il pointe alors l’OMC (Organisation
mondiale du commerce) comme étant « une arme de guerre
contre la démocratie. Son objectif est de transférer encore
plus de pouvoir entre les mains des dirigeants d’entreprise. »
Selon lui, la transformation majeure de ces vingt-cinq dernières
années a été de céder de plus en plus d’espace et de pouvoir
au secteur privé, au détriment des peuples. « Mais les multi-
nationales ont besoin d’un État puissant pour les protéger »,
ponctue-t-il en citant James Madison, le quatrième président
américain (mort en 1836), qui avait trouvé une formule que
reprend à son compte Chomsky : « Les milieux d’affaires sont
en train de devenir “les instruments et les tyrans” du gouverne-
ment. Ils sont les instruments du gouvernement, qui les utilise à
ses propres fins. Mais ils en sont aussi les tyrans, dans la mesure
où ce sont eux qui tirent les ficelles. » Je lui demande s’il pense
que les multinationales sont plus puissantes que les États. Sa
réponse est nuancée : « Les États et les multinationales ont
un mode de fonctionnement différent. En droit, les grandes
entreprises dépendent du pouvoir de l’État. Aux États-Unis,
les entreprises doivent recevoir une habilitation d’un État de
la fédération, qui peut être révoquée. De même, les entreprises
comptent sur l’État pour amortir leurs risques et maintenir un
climat favorable pour leurs opérations. Ils veulent échapper
à l’effondrement en cas d’adversité trop forte. Une récente
étude technique portant sur les cent premières multinationales

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recensées par le magazine Fortune a montré que toutes avaient
bénéficié d’une substantielle intervention de l’État en leur
faveur, et que plus de vingt d’entre elles avaient été renflouées
ou rachetées pour échapper à la faillite. » Rien n’a changé sous
le soleil, sauf peut-être les concentrations et les fusions entre
multinationales, surtout dans l’énergie et les banques.

« L’entreprise est une institution totalitaire, ajoute Chomsky


qui livre sa définition du néolibéralisme. Les multinationales
modernes sont régies par le principe selon lequel les entités
organiques auraient des droits sur les individus : or, c’est le
même principe qui sous-tend les deux autres grandes formes de
totalitarisme du xxe siècle que sont le bolchevisme et le fascisme.
Tous trois découlent d’une conception radicalement opposée
au libéralisme classique, qui reconnaît aux individus des droits
inaliénables. Les multinationales ont acquis un pouvoir consi-
dérable et jouent un rôle prépondérant dans la vie économique,
sociale et politique. La politique de l’État a consisté à accroître
ces droits, au détriment de la démocratie. C’est ce qu’on appelle
le néolibéralisme : le transfert du pouvoir des citoyens à des
entités privées. Une multinationale n’est jamais responsable, ou
quasiment pas, devant le public. »

Rideau.

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Confinement. Vingtième jour et quelques. Dimanche, il a


fait froid et triste car il n’y avait pas de soleil. Nell a fait des
cookies, sa mère est restée allongée toute la journée. Je suis allé
me balader une heure. J’ai trouvé un endroit impeccable pour
observer la nature. Une échelle de chasseur dans un arbre. J’ai
vu un chevreuil au loin. Les renards et les sangliers reviennent
aussi. En rentrant, j’ai essayé de rattraper le retard sur mes
mails, articles et messages.
Hier, le soleil est revenu nous réchauffer le crâne. C’est
magique ce mouvement des planètes, du soleil et des étoiles.
J’avais commencé à réfléchir à ce cosmos et à ce qui pourrait le
dérégler. J’y voyais un rapport avec l’émergence du Covid-19.
J’étais concentré sur cette intuition et la fièvre persistante de
Sylvie est venue dérégler ma journée. Rien à voir avec l’épi-
démie mais tout à voir avec une sévère infection bactérienne qui
aurait mérité une hospitalisation. Les urgences étant bondées,
après une heure chez son médecin traitant, nous sommes allés
en pharmacie chercher un traitement à base d’antibiotiques et
de morphine. Devant chaque pharmacie à Metz, des queues. En
voiture, on a écouté Stéphane Eicher et la chanson écrite par
Djian, « Déjeuner en paix ».
Dans mon souvenir, c’était l’histoire d’un type qui voulait
déjeuner en paix et que sa femme énervait. Mais pas du tout.

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C’est l’histoire d’une femme qui aimerait déjeuner en paix et


faire un enfant, alors que son mec lui annonce en boucle des
mauvaises nouvelles.
J’abandonne sur une chaise le journal du matin… Les nouvelles
sont mauvaises d’où qu’elles viennent… J’attends qu’elle se
réveille et qu’elle se lève enfin… Je souffle sur les braises pour
qu’elles prennent… Cette fois je ne lui annoncerai pas la dernière
hécatombe… Je garderai pour moi ce que m’inspire le monde…
Elle m’a dit qu’elle voulait si je le permettais… Déjeuner en paix.
Avec l’arrivée du Covid-19, notre vie, notre regard sur le
monde, même nos souvenirs vont muter.
Ce matin, mardi 31 mars 2020, dix heures, Sylvie dort, Nell
émerge de son coma avec son tee-shirt vert (siglé vainqueur),
son éternel short de basket rouge des Bulls et ses claquettes-
socquettes blanches. Ça pourrait être la guerre entre nous, car
il va encore passer des heures à jouer à la Play. Mais j’ai envie
de déjeuner et surtout d’écrire en paix. On se parle par borbo-
rygmes, on se sourit. Il m’assure qu’il va bosser son français.
Sa prof s’appelle Amandine et c’est visiblement la seule qui se
donne un peu de peine pour enseigner Le Clézio et Victor Hugo
à ses élèves. Les autres profs ont la flemme ou des problèmes
de connexion. À moins que Nell ne me baratine. Ce qui n’est
pas impossible.
Cet ordre qui règne entre les rotations de planète, le jour,
la nuit, les supernovæ, les trous noirs, la Terre. Toute cette
machinerie cosmique qui jamais ne se dérègle. Jamais. Ou
presque. J’en parlais à mon copain Jef hier au téléphone.
J’évoquais ce jour sans fin immuable qui revient depuis seize
nuits. Le soleil sous les stores, les pieds sur la moquette, aller
pisser, dire bonjour, se frotter les yeux. Thé ou café ? BFM
qui ronronne sur le grand téléviseur offert à Noël sur lequel

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tu zappes très vite pour aller voir ailleurs. Donc Jef et moi on a
parlé du cosmos, de la Terre, des hommes et des animaux qui la
peuplent. D’habitude on se parle peu quand les semaines sont
normales. Lui donne ses cours à la fac. Je suis ailleurs. Jef est
mon ami. Chaque fois, c’est comme si on reprenait le fil d’une
longue conversation entamée trente ans plus tôt.
Noam Chomsky – quand nous l’interviewions à Sienne – m’avait
raconté qu’il avait un ami israélien avec qui il parlait une fois
par an environ. Chaque fois, ils reprenaient leur conversation à
l’endroit précis où ils l’avaient laissée. Ça se passait sans heurts.
Naturellement. Dans l’entretien que nous avons eu avec lui, je
retiens aussi ces mots qui sonnent toujours juste aujourd’hui : « À
bien des égards, la France est restée repliée sur elle-même depuis
la fin de la guerre. Les Français devraient s’en inquiéter. Prenez les
camps soviétiques. En 1950, tout le monde, du moins en Occident,
connaissait l’existence du goulag. Lorsque les livres de Soljenitsyne
sont arrivés, ce fut important, mais on n’a pas appris grand-chose
qu’on ne savait déjà. En France, au contraire, ce fut une révélation
dont les intellectuels parisiens se sont aussitôt attribué le mérite.
Ils n’avaient que trente ans de retard !… La France est le seul pays
où Eric Hobsbawm a eu autant de difficultés à être traduit [pour
L’Âge des extrêmes]. La France est restée relativement isolée en
philosophie, en littérature et dans certains domaines scientifiques.
C’est un pays très replié sur lui-même, où un certain nombre d’in-
tellectuels se préoccupent peu de ce qui se passe dans le reste du
monde. Je ne parle bien entendu que d’une poignée d’intellectuels
parisiens. Mais ce groupe est très influent. Ils créent leurs propres
mythes sur tout et sur rien, le tiers-monde, le maoïsme, etc. En tout
cas, c’est du dogmatisme, sans prise sur le monde réel. »
J’évoque Chomsky car il revient ces derniers jours hirsute,
barbu, lucide et confiné dans un formidable entretien avec

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le philosophe croate Srećko Horvat (dont le livre vivifiant,


La Poésie du futur, sort chez Zulma) : « On savait depuis long-
temps que des pandémies étaient très probables et on compre-
nait très bien qu’il y aurait probablement une pandémie de
coronavirus avec de légères modifications par rapport à l’épi-
démie de SRAS. Ils auraient pu travailler sur des vaccins, sur le
développement d’une protection contre les pandémies poten-
tielles de coronavirus, et avec de légères modifications, nous
pourrions avoir des vaccins disponibles aujourd’hui », explique
entre autres Noam.

Jef m’a reparlé de cette difficulté à s’ouvrir au monde. Y


compris pour la recherche sur le virus. Il m’a aussi rappelé les
propos du philosophe Gilles Deleuze et sa théorie des catas-
trophes. On a repris le fil de nos conversations. Le Covid-19
apparaît comme une catastrophe, ou comme une anomalie
aberrante, dans un monde régi par le capitalisme qui condam-
nait à mort sa nature en réchauffant la planète. Les dégâts sont
visibles pourtant, avec de plus en plus de pauvreté, des inéga-
lités tellement criardes qu’à chaque nouvelle statistique, on se
demande comment ce système peut perdurer.
Que ce virus soit venu du pangolin ou des chauves-
souris… Toutes les études reconnaissent que ces animaux se
sont rapprochés des colonies humaines car, par la déforesta-
tion, elles étaient trop à l’étroit et en danger dans leur habitat
naturel. Il y a cette précipitation à nous vendre le pangolin que
je trouve suspecte. La chauve-souris aussi, mais moins. J’ai
retrouvé dans ma bibliothèque un ouvrage de David Lapoujade
intitulé Deleuze, les mouvements aberrants41. Deleuze y évoque

41. David Lapoujade, Deleuze, les mouvements aberrants, Minuit, Paris, 2014.

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le peuplement, pas seulement des populations humaines, mais
de tout ce qui compose la nature. Voire le cosmos. Mais il va
plus loin en y intégrant tout ce qui « peuple » la pensée des
hommes. « Quelle est la logique de tous ces peuplements ?
interroge Lapoujade. Poser cette question est aussi une manière
d’interroger leur légitimité. Ainsi le capitalisme : de quel droit
se déploie-t-il sur la terre ? De quel droit s’approprie-t-il les
cerveaux pour le peupler d’images et de sons ? De quel droit
asservit-il les corps ? Aux logiques que le capitalisme met en
œuvre, ne faut-il pas opposer d’autres logiques ? Les mouve-
ments aberrants ne deviennent-ils pas alors les figures d’un
combat contre les formes d’organisation – politique, sociale,
philosophique, esthétique, scientifique – qui tentent de nier, de
conjurer ou d’écraser leur existence ? »
Dans la théorie des catastrophes, le mathématicien René
Thom tentait de modéliser les « discontinuités apparentes »
pour les intégrer dans un schéma plus ample et évolutif, inven-
tant de nouvelles dimensions, de nouveaux paramètres. C’est
un peu l’idée de Deleuze. Quand une catastrophe survient, elle
change l’ordre des choses et le système finit par changer et s’au-
toréguler à nouveau. Une catastrophe rend visible l’invisible et
l’indicible. « Regarde, après un tremblement de terre, on voit
les arbres tomber et leurs racines », disait Jef. Ici, avec le virus,
on voit les caissières, les profs, les infirmières, le service public
qu’on ne voyait plus. On les voit à l’œuvre.
Essayons de voir l’émergence de cette pandémie comme
celle d’une aberration prévisible.

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Un de mes amis est médecin dans un hôpital du Grand Est.


Je l’ai eu longuement au téléphone. Il était en rage et en larmes.
Son réel dépasse les fictions les plus sombres. Une partie de
son personnel s’est mise en maladie. Une autre partie – celle
qui est au front – est mal préparée. Il a dû demander l’aumône
à une banque pour qu’elle lui finance un don de trois cent mille
masques. Et envoyer au front des étudiants mal préparés. « La
décision de fermer les écoles a laissé les cinq cents agents de
mon hôpital sans solution de garde. On a dû se débrouiller
en quarante-huit heures pour créer une crèche et un accueil
interne à l’hôpital. Le rectorat est resté aux abonnés absents.
Les enseignants qui auraient dû venir nous aider ont refusé car
les enfants des hospitaliers sont à risque Covid ! L’incurie est
totale et à tous les niveaux… » Il a récupéré des respirateurs
qui soignent à peine les apnées du sommeil. Ce sont des petits
ventilateurs inadaptés et tout juste bons à traiter les ronfleurs.
C’est de la débrouille à tous les niveaux. L’ARS (agence régio-
nale de santé) est aux abonnés absents et les laisse se débrouiller
avec des stocks de tests, de réactifs et de médicaments Covid-19
en voie d’épuisement. En ce qui concerne les Ehpad, que son
service doit fournir en masques : « Pour une semaine, l’alloca-
tion quotidienne est de cinquante, utilisables pour les patients
et le personnel, alors qu’il y a cent résidents en moyenne.

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Or, en Ehpad, dès que tu as une personne contaminée, tu peux
être sûr que cela se répand comme une traînée de poudre. La
consigne est claire, la personne doit mourir en Ehpad et ne pas
venir emboliser les lits de réanimation des hôpitaux de court
séjour », me dit-il, amer.
C’est de la débrouille à tous les niveaux. Les kits de prélè-
vements et le lot de réactifs sont insuffisants. Les stocks sont
inexistants, alors que certains produits sont bloqués à la fron-
tière. La pharmacie de l’hôpital produit son gel hydroalcoolique
comme il y a un siècle, dans l’attente d’une aide de LVMH.
Le devoir de français de mon fils concerne le discours sur la
misère de Victor Hugo, alors député. Nous sommes en 1848.
Nell trouve ça pas mal. Il y a donc un léger espoir : « Eh bien,
messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas
être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa
sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de
telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays
civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que
je m’en sens, moi qui parle, complice et solidaire et que de tels
faits ne sont pas seulement des torts envers l’homme, que ce
sont des crimes envers Dieu ! » conclut Hugo.
Mon conseil confinement est de profiter de ces longues
journées pour découvrir ou reprendre l’abécédaire de Gilles
Deleuze. Un firmament d’intelligence accessible sur YouTube.

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Le gouvernement est incapable de lancer une campagne de


dépistage, en revanche, il surveille nos campagnes. J’ai reçu ce
matin ce message de mon copain Vincent Galano. Je le livre in
extenso : « Je suis encore sous le choc ! Hier, je suis dans mon
jardin avec mon amoureuse pour planter des arbustes, ma jeune
chienne mange un bâton à trois mètres de moi, quand un bour-
donnement et une voix de mégaphone me font lever le regard,
incrédule, ébahi, sidéré !
J’entendais bien un truc, mais je me disais que c’était un
effet sonore dans le morceau de reggae que je distinguais à
peine, vu que je suis à une vingtaine de mètres de ma véranda.
Et là, je distingue clairement l’engin qui descendait vers moi
de quelques mètres supplémentaires pour que je l’entende
bien : “Vous êtes en présence d’un drone de la gendarmerie
nationale. En raison du confinement, les rassemblements
sont interdits. Veuillez rentrer chez vous. Merci de votre
compréhension.” Quatre ou cinq fois, ce putain de message
de fachos !
Le machin est resté au-dessus de moi jusqu’à ce que je me
cache à l’intérieur. J’en reviens pas ! Un dimanche vers seize
heures, dans mon jardin, à Thiaucourt, mille deux cents habi-
tants. Est-ce que je vais devoir demander l’autorisation pour
aller fermer le poulailler au fond du jardin ce soir ? »

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Sinon, les abeilles refont surface et permettent aux fleurs de


pousser et aux arbres d’avoir plus de fruits, c’est bon signe, cette
nature qui éclot partout. Les saumons remontent les rivières en
Bretagne. Dans les villes, la faune revient. Les canards attaquent
Paris. Les coyotes, San Francisco. Les singes se déploient dans
les villes en Thaïlande, suivis par les éléphants. Le coronavirus
a du bon.
On m’a offert pour mon anniversaire la BO d’Ascenseur
pour l’échafaud. Je l’ai écoutée en boucle. Et j’ai regardé After
life sur Netflix. Ricky Gervais au meilleur de sa méforme racon-
tant l’histoire d’un journaliste au bord du suicide matant les
vidéos de sa femme morte d’un cancer, passant sa vie entre
le cimetière, un père en train de mourir d’Alzheimer et ses
congénères ahuris, obèses ou sous Tranxene. Cette série, c’est
beaucoup plus que ce pitch déprimant. C’est un cri d’amour et
d’humanité.
J’ai eu une semaine de merde où je ne sais toujours pas si les
revues scientifiques sont aux mains des Big Pharma ou pas, si
on pourra se baigner cet été à Oléron ou pas, si on est en bout
d’épidémie ou pas. Une chose dont je suis sûr, les chiffres offi-
ciels sur le nombre de morts du Covid – un peu moins de trente
mille en France – sont en deçà de la réalité. Pour une raison au
moins, les morts des Ehpad ne sont pas comptabilisés. Il y en
a sept mille deux cents en France qui accueillent plus de six
cent mille vieillards. Il aurait été simple en début d’épidémie,
compte tenu de l’hécatombe, de demander à chaque Ehpad de
dire le nombre de victimes quotidiennes sur un fil commun. Et
d’additionner. Ça n’a jamais été fait.
Le JDD fait ce dimanche la promotion du ministre du
Budget qui a le plus servi la soupe aux actionnaires et aux
grandes fortunes depuis trente ans. Dans un publireportage de

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quatre pages affligeantes qui font honte au journalisme, Gérald


Darmanin se pose en défenseur du peuple cherchant à lutter
contre les inégalités.
J’use d’épithètes pour me payer leurs têtes. Je le dis d’em-
blée car je sais ce qui me pend au nez. Vous allez trouver que
j’exagère mais cette loi Avia qui cherche à censurer les propos
dits haineux sur Internet, est une flétrissure. Elle a été votée
au sortir du confinement, alors que cet État est aux prises avec
mille maux et a tant d’autres choses à faire. Est-ce que si je dis
saloperie, je tiens un propos haineux ? Je ne crois pas. Cette loi
est une abjection, une bassesse. Donc, une saloperie.
Imaginez une seconde ce qui est en train de se passer. Les
copains d’Emmanuel Macron possèdent 90 % des médias.
Notre liberté, nous les médias dits « alter », nous la trouvons sur
le Net grâce à des plateformes comme YouTube et Facebook.
Google et Zuckerberg. C’est donc maintenant à ces milliardaires
américains de décider ce qui est un appel à la violence ou un
propos haineux. Ces mêmes milliardaires viennent de s’en mettre
plein les poches grâce à la pandémie… Quatre cent trente-quatre
milliards gagnés pendant que les États crient famine…
J’espère me tromper. Mais à trois reprises déjà, j’ai eu à subir
leur excommunication. Chaque fois mes vidéos ont été censu-
rées car elles étaient censées promouvoir la haine. Ma prise de
conscience s’est forgée petit à petit.
Comment suis-je devenu ce type qui l’ouvre toutes les
semaines ou presque sur Internet et qui voit ses audiences
grimper avec des formats très longs et peu académiques ? Je
suis comme le journaliste joué par Ricky Gervais dans After life.
Un peu moins suicidaire quand même.
On peut me cracher à la gueule, me traiter de socdem, de
suppôt de Mélenchon, de bourgeois, d’écrivain raté, de sale

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gauchiste, de footeux, de branleur, de mauvais écolo, de cryp-


tocommuniste, d’antisémite, de connard, je m’en moque. Dans
mon combat, j’ai des limites qu’Emmanuel Macron semble ne
pas avoir. Il est sans limite. Il est capable de tout. Le coup des
masques qui n’ont jamais manqué. Fallait oser quand même…
Remarquez, le mensonge n’est jamais si grossier. Il a toujours
cette prescience langagière qui consiste à énoncer une énorme
mystification qui n’est pas à proprement parler un mensonge.
Il a sans doute dû rester dans un fond de hangar perdu en
banlieue parisienne quelques dizaines de milliers de masques…
Le fait est que les hauts fonctionnaires de la Santé ne les ont pas
lâchés. Et que des soignants – par dizaines, eux –, y sont passés.
Je veux dire, ils sont morts.
Je veux dire, tenir pareil propos, de la part d’un président, est
une fourberie. Et que penser de cet échange ? OK, le président
va au contact, mais il continue à baratiner les infirmières qui
ne se laissent plus faire… « Quand je fais des promesses, je
les tiens », dit-il. Mieux vaut entendre ça que d’être sourd, lui
répond-on.
Comment ne pas montrer ces images de policiers en éter-
nelle démonstration de virilité ? Là, on est à Aubenas sur le
marché, un homme vient de se faire verbaliser car il ne porte
pas de masque et une jeune fille le défend… Là, on est devant
le tribunal de Paris, une avocate vient de sortir de garde à vue
ses clients, ils sont plus de dix. Et badaboum, les policiers
empêchent le rassemblement à coups de matraque. Je pourrais
en aligner dix des vidéos de cet acabit. Face à ces violences, que
nous reste-t-il d’autre que l’autodéfense ?
Comme l’expliquent le Bondy Blog et la philosophe Elsa
Dorlin : « Faut-il fermer les yeux ou les ouvrir grands et regarder
ce qui se passe, ce qu’est la réalité ? Il ne s’agit pas de rêver à

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ce que sera le monde d’après, mais probablement de prendre


acte qu’il n’y en aura pas si on continue de fermer les yeux et de
passer son chemin comme si de rien n’était. »
Jeff Bezos a gagné près de cinquante milliards depuis le
Covid. Dans le même temps, seize millions de travailleurs améri-
cains ont perdu leur assurance maladie. La fortune du patron
d’Amazon atteindra les mille milliards de dollars en 2026…
Mille milliards de dollars. Comment stopper cette course
infernale au profit qui va tous nous tuer, à commencer par la
planète où nous vivons ? Comment sortir de cette crise sani-
taire, financière, écologique sans faire tomber les plus pauvres ?
En prenant aux plus riches évidemment.
Cette question agite aussi le microcosme français. Geoffroy
Roux de Bézieux, le patron du Medef, appuyé en cela par un
paquet d’emmarcheurs qui rasent les murs, a la réponse. Il
veut nous faire travailler plus pour gagner moins : « Il faudra
bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des
jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise
et faciliter, en travaillant un peu plus, la création de croissance
supplémentaire. »
Monsieur de Bézieux, on n’est pas d’accord. On n’est pas
d’accord non plus pour que l’État donne quatre milliards à
Renault. Je propose qu’on donne ces quatre milliards aux infir-
mières et aux toubibs. Ce n’est pas à nous de payer Renault,
mais à MM. Bouygues ou Ford ou Arnault ou Google. Eux, ils
envoient des ouvriers dans des usines et font de l’argent avec…
Nous, on envoie nos idées dans la rue et on ne fait pas d’argent
avec elles. Merci Léo. On voudrait ralentir, décroître, partager
le temps de travail, tirer les leçons de ce qui nous arrive.
J’ai lu qu’Emmanuel Macron avait téléphoné à Jean-Marie
Bigard après que ce dernier avait poussé un coup de gueule sur

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sa chaîne YouTube. « Je chie sur le président et le président
m’appelle », a-t-il expliqué à Sud Radio. Monsieur le président,
je reste poli. Déterminé, mais poli. J’ai vu que vous passiez
des coups de fil à Éric Zemmour, à Cyril Hanouna, à Patrick
Sébastien, que vous donniez des coups de main à Philippe de
Villiers, à Didier Raoult. Ne m’appelez surtout pas, je ne saurais
pas quoi vous dire. On ne va pas pouvoir tenir comme ça long-
temps, continuer à courber l’échine. Accepter l’inacceptable.
Croire à des promesses, vous regarder dépenser notre argent
pour renflouer les caisses de vos amis. Nous, on veut que vous
remettiez l’ISF, que vous supprimiez la flat tax, que vous aban-
donniez les réformes de l’assurance chômage, que vous nous
rendiez Aéroports de Paris et la Française des jeux. On veut
que vous nationalisiez au moins une banque. J’ai d’autres idées.
Je suis sûr que j’en ai plus que Gérald Darmanin, que vous faites
monter au créneau en ce moment. Vous voyez, je ne dis pas de
gros mots. Je ne vous hais point. Je pense que vous êtes à côté
de la plaque et les dégâts que vous faites commencent à être
visibles malgré vos amis des médias. Et surtout irréversibles.
Pour finir et avant de sortir masqué, je trouve refuge chez
Claude Lévi-Strauss : « Le monde a commencé sans l’homme
et il s’achèvera sans lui. » Ça plane pour nous…

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À la fin des années quatre-vingt-dix, j’écris des romans


inspirés de ma vie, dont un a pour titre Notre héros au travail42, et
qui est la suite de Je ferai un malheur43. J’enchaîne sur un projet
plus ambitieux qui me prendra trois années. Le résultat sortira
en 2003 et aura pour titre Une ville. C’est un roman choral
qui aurait dû faire une série télévisée, mais le projet a avorté
in extremis. C’est souvent ainsi à la télévision. Vous passez un
temps fou à imaginer une histoire, à régler des tas de problèmes
entre des personnages. Et au dernier moment, parce qu’un
directeur change au département fiction, vous vous retrouvez
comme un con. Une ville est mon roman le plus abouti. C’était
beaucoup de travail. Une suite est prévue, que je dois toujours
écrire. Entre-temps, beaucoup plus rapidement, en rénovant
un vieux grenier qui deviendra mon nouveau bureau à proxi-
mité de la gare de Metz, j’écris un roman érotique44 qui se
vendra – en poche surtout – à des centaines de milliers d’exem-
plaires et sera traduit dans une vingtaine de pays. Il paiera une
partie des frais de justice que j’aurai plus tard. Le cul a d’in-
soupçonnables vertus.

42. Denis Robert, Notre héros au travail, Fayard, Paris, 1998.


43. Denis Robert, Je ferai un malheur, Fayard, Paris, 1995.
44. Denis Robert, Le Bonheur, Les Arènes, 2000, Pocket, Paris, 2002.

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Je tourne ces années-là autour du gonzo journalisme. Cette
manière si particulière de transcender le réel qu’ont inventée
les Américains, en particulier Tom Wolfe, Norman Mailer,
Truman Capote. Et surtout Hunter S. Thompson. C’est Johnny
Depp, qui a joué son rôle dans Las Vegas parano, qui a payé
ses obsèques et envoyé ses cendres dans le ciel au canon. « La
vie ne doit pas être un voyage en aller simple vers la tombe,
avec l’intention d’arriver en toute sécurité dans un joli corps
bien conservé, mais plutôt une embardée dans les chemins de
traverse, dans un nuage de fumée, de laquelle on ressort usé,
épuisé, en proclamant bien fort : “quelle virée”. » Dixit Hunter.
Et celle-là qui ouvre pour moi des perspectives : « Si certains se
tournent vers la religion pour y trouver du sens, l’écrivain, lui,
se tourne vers son art pour imposer du sens ou pour extraire
le sens du chaos, et ainsi l’ordonner45. » La fiction, à lire ces
écrivains ricains pour la plupart shootés ou alcooliques, devient
vraiment le meilleur chemin pour dire le réel. J’expérimente.
Ça me plaît.

45. Hunter S. Thompson, Gonzo Highway, Robert Laffont, Paris, 2005.

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En janvier 2000, sans doute pour célébrer le millénaire nais-


sant, j’ai commencé à prendre quelques notes sur mon exis-
tence chaotique et entrepris d’écrire un journal de bord qui
commence ainsi : « Ma vie est compliquée vue de l’extérieur. De
l’intérieur aussi. Écrivain, ce n’est pas un métier. Surtout dans
ce monde de requins, de faisans, de brokers-dealers et de media
workers. » Je tiens un journal pour la première fois de ma vie.
J’ai retrouvé un carnet en moleskine dans mes boîtes à archives
en reconstituant ma sinueuse « carrière », comme ils disent
à la caisse de retraite. Le relire me plonge dans une torpeur
agréable. Ce sont des notes sorties du passé qui me reviennent
en pleine poire. Je relis cette vie et la relie à la mienne. Vingt
années nous séparent. Je vous livre tel quel ce premier passage
que je viens de retrouver. Je trouve ce récit assez drôle.

Nous sommes le 8 mars 2000.


Hier une pigiste souhaitant faire mon portrait pour le quoti-
dien Libération à propos du Bonheur, un livre érotique devenu
best-seller cet été à sa sortie en poche, m’a demandé si j’avais un
rapport avec le journaliste qui écrivait des livres sur les affaires.
J’ai cru qu’elle déconnait. En fait, non. Cette fille avait du mal
à imaginer que nous étions la même personne. J’ai essayé de
lui expliquer qu’il s’agissait de moi, mais que je n’étais plus

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vraiment journaliste. Je lui ai également dit de ne pas se fatiguer


puisqu’à Libé, ils ne prendraient jamais son papier. Vu que Libé
est mon ancien journal, et qu’entre eux et moi, la relation n’est
plus très chaleureuse. La fille était un peu fatigante. Je n’avais
au fond pas envie de lui raconter ma vie. Ni qu’elle fasse mon
portrait. J’ai répondu mollement à ses questions, ai un peu râlé
contre les conneries qu’on leur apprenait à l’école de journa-
lisme. Je crois que je ne lui ai pas donné envie de continuer.
Juste après son appel, j’ai eu un coup de spleen. J’ai regardé les
personnages de mon roman comme des petits êtres sans vie. J’ai
regardé à travers la fenêtre de mon bureau. Je suis resté planté
là dix bonnes minutes à scruter une rue aussi vide que mon
cerveau.
Je devais aller à Paris faire la promotion du Bonheur, et d’un
autre petit livre rouge46 (Revolte.com). La première idée qui
m’est venue, dans le train, c’est que je n’aurais pas dû y aller.
Ça doit m’arriver deux fois par an de me lever si tôt (il était six
heures du matin). J’avais commencé par une radio bizarre. Juste
avant, j’étais allé réveiller Martin qui voulait qu’on travaille
ensemble sur un scénario à partir d’un de mes romans. Martin
a une conception particulière du travail. Je lui donne deux ou
trois idées, et le lendemain il me rappelle en me les redonnant
comme si c’était lui qui les avait eues. C’était très sympathique
et très militant, Radio-Aligre. Pas pire que Radio-Libertaire.
Ils ont lu des passages de mon livre, m’ont interrogé sur les
paradis fiscaux et les clubs d’échangistes. Ce qui n’avait aucun
rapport (encore que, si on réfléchit bien). Il y avait deux écolo-
gistes avec des poils sur les bras qui s’écoutaient parler, un mili-
tant des droits de l’homme avec des poils sous le nez qui lisait

46. Denis Robert, Revolte.com, Les Arènes, Paris, 2001.

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un tract, et un auteur qui avait écrit, lui tout seul, un diction-


naire des grands écrivains. À la fin, il m’a dit qu’il aimerait bien
« réfléchir avec moi à l’aventure d’un dictionnaire de la révolte
et de la subversion ». Quelque chose ne fonctionnait pas dans
cette idée. Mettre la révolte dans un dictionnaire, c’est comme
mettre un habit de communiant à Mike Tyson, une soutane à
Léo Ferré ou enfermer un derviche tourneur dans un cercueil.
Je ne voudrais pas m’enfoncer dans la recherche vaine de méta-
phores. Trop d’écrivains passent leur temps à travailler leurs
métaphores. Pour quels résultats au fond ? Une belle méta-
phore, c’est bien, mais ça ne vaudra jamais une révolution.
J’ai sauté dans un taxi pour aller dans une nouvelle chaîne
de télévision, LCI, chaîne leader sur le câble. C’est là que j’ai
rencontré ma première psychanalyste sexologue dissidente
lacanienne, spécialisée dans l’hypnose. Elle avait écrit un livre
chez Robert Laffont, où elle conseillait les gens pour qu’ils
« s’aiment mieux ». Elle ressemblait à une endive un peu
fanée, portait une chaîne dorée à son pied gauche et des tennis
blanches. Elle faisait une distinction « très nette » entre le sexe
et l’amour. Elle a commencé par dire que la destinée de mon
livre était « la cuvette des toilettes ». Elle a glissé ensuite qu’elle
n’avait jamais eu, « dans sa vie de femme », autant la nausée
en lisant « un… un… livre » (le mot lui écorchait la bouche).
L’animatrice, dont l’idée était de « confronter des auteurs
venant d’horizons différents », était servie. À la fin, la psycha-
nalyste a indiqué que mon cas était pathologique. J’étais, selon
elle, un incitateur à la violence conjugale. Il était clair, selon
elle (qui se faisait payer cent euros par séance pour apprendre
aux gens à s’aimer), que je n’avais jamais vécu de « communion
sexuelle ». La sexologue avait un regard empli de mépris. J’ai
parfois ressenti ce mépris posé sur moi. D’habitude, ce sont des

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ministres, des banquiers, des avocats, des journalistes, ou des


militants du Front national. C’était ma première sexologue. Son
œil inquisiteur et prétentieux devant les caméras de la chaîne la
plus branchée du câble. Puis le regard amusé de l’animatrice
qui avait eu ce qu’elle voulait. Ses remerciements en sortant.
Les écrivains sont souvent perdus. Je n’aurais pas dû y aller. À
partir du moment où tu entres dans le jeu de la société du spec-
tacle, il faut le jouer à fond. Et ne pas se plaindre.

Mon cas est peut-être pathologique. En la quittant, je suis


allé sur un banc, gare Montparnasse. J’ai mangé un sandwich
au jambon blanc, en attendant un journaliste qui voulait que
j’écrive un texte sur Alain Minc qui avait plagié un philosophe
spécialiste de Spinoza. Il me demandait trois feuillets bien
sentis. J’ai dit que je n’avais pas le temps, même pour beaucoup
d’argent. Pourtant Alain Minc est objectivement un ennemi.
Grâce à lui ou à Jean-Claude Trichet, le gouverneur de la
Banque de France, le capitalisme nous apparaît indispensable,
alors qu’il va nous mener à tombeau ouvert vers le néant.

Ensuite, je suis allé chez mon éditeur, où je devais redis-


cuter de mon contrat, et où j’avais rendez-vous avec d’autres
journalistes qui m’ont posé des questions comme « Êtes-vous
marié ? » ou « Quel est votre plus gros mensonge ? » Ils m’ont
aussi demandé si j’avais des regrets dans la vie. À la fin de l’in-
terrogatoire, le photographe a dit que j’étais cool et que j’avais
des super pompes. Il a dit aussi que jamais son père à lui ne
mettrait des pompes comme les miennes. Je me suis pris un
coup de vieux. Un taxi est venu me chercher pour que j’aille
à l’émission vedette de la télé vedette sur Internet. C’était la
toute première télévision du Net. C’était plein de jeunes gens

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en tee-shirts noirs. L’émission était animée par une ancienne


gloire de la télévision que les jeunes appelaient entre eux
« le dabe ». C’était une des premières start-up (Macron était
encore à l’ENA et n’avait rien à voir là-dedans). J’ai passé une
heure et demie avec le dabe et son chien. Il a lu des pages de
mon livre (le rouge, Revolte.com) en transpirant et en buvant
du bordeaux. La télé se trouvait dans de grands bureaux
d’une tour. La start-up employait cent cinquante personnes.
« On en embauche environ cinq par semaine », disait fière-
ment un de ses fondateurs. Il voulait que j’écrive des éditos
pour sa chaîne. (C’est peut-être là que le virus m’est venu. La
start-up a coulé.) Je me souviens être allé au bar de la start-up
où on a fini par boire des verres. Les jeunes animateurs de
la télé tapaient sur le ventre du dabe qui en avait marre de
jouer au vieux sage. Il était en train de me dire qu’il était
bien payé, surtout depuis l’arrivée de Bernard Arnault et de
Vivendi dans le capital de la start-up. Deux mille personnes
regardaient l’émission du dabe tous les jours. J’ai demandé
combien il y avait de rentrées publicitaires, le dabe, emmerdé,
est allé chercher le directeur commercial, un clone de Jean-
Claude Darmon. Ils espéraient des rentrées pub l’an prochain
mais pour l’instant ce n’était pas « encore vraiment ça » : « Ce
n’est pas ça qui compte, a argumenté le clone de Jean-Claude
Darmon, en montrant son dentier, ce qui compte c’est “la
cré-a-tion”. » Là-dessus, ils avaient tous l’air d’accord dans
la start-up. Surtout Mme Darmon qui nous avait rejoints, en
pantalon de cuir. Je suis reparti de là avec une copine et on est
allés dans un restaurant africain où j’ai mangé très épicé. J’ai
bu des cocktails à base de gingembre, mais ça ne m’a rien fait.
J’ai quitté ma copine, un peu bourré, et je suis rentré à mon
hôtel. Le taxi avait l’air déjanté. Il était deux heures du matin.

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Le taxi roulait comme un dingue dans les rues de Paris, et il


s’est fait flasher. Les policiers lui ont demandé ses papiers et lui
ont dit que ça ferait deux mille francs (ce qui représente environ
quatre cents euros, à l’époque on parlait encore en francs)
et deux points en moins. Ce qui tombait mal puisqu’il ne lui
restait que quatre points. « Très bien, m’sieur l’agent », n’arrê-
tait pas de répéter le taxi qui parlait mal le français, vu qu’il était
polonais et natif de Gdansk. J’ai patienté un bon quart d’heure
en discutant avec les flics qui avaient dû remarquer que j’étais
un peu bourré. Et alors ? J’ai le droit. En repartant, le chauffeur
de taxi s’est mis à pleurer comme un bébé. Il a commencé à
me raconter sa vie et sa femme qui habitait Saint-Denis et qui
l’avait quitté il y a trois jours, pour sortir avec un autre taxi qui
était un ami à lui. « Depuis, je marche au Prozac, et je n’ai que
des emmerdements. À croire qu’on m’a jeté un sort », hurlait-il.
Je ne savais pas trop comment me sortir de ce merdier, d’autant
plus que je ne me souvenais plus exactement de l’emplacement
de mon hôtel. J’en avais tellement marre que je lui ai dit de
me poser là. Je lui ai laissé quelques billets et j’ai fait comme
si je rentrais dans un hôtel de la rue de l’Odéon, alors que le
mien était plutôt vers le jardin des Plantes. Il m’a remercié en
pleurant encore plus : « Vous êtes ce qui m’est arrivé de mieux
aujourd’hui. »

Après, j’ai dû rentrer à pied. La vie d’écrivain est ainsi faite.


Des fois, c’est vraiment pas terrible. Je tire de cette histoire
plusieurs conclusions. Quand on est écrivain, contrairement
à journaliste, on peut raconter des histoires avec n’importe
quoi. Ensuite, même si je suis parfois malheureux, je suis mieux
dans ma peau que dans celle du taxi ou du flic qui l’a verbalisé.
Ou même du patron de la start-up. Le problème des livres, ce

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n’est pas seulement de les écrire, c’est qu’il faut se débrouiller
ensuite pour que les gens apprennent qu’ils existent. Intégrer
cette règle quand on démarre dans le métier est un avantage.

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Je ne compte plus les jours de confinement. On ne doit pas


être loin de quarante. On doit en sortir le 11 mai 2020. Le Prési l’a
dit. Et on obéit au Prési. Sinon, la police va sortir les bâtons. En
Espagne ou en Argentine, ils font de la musique ou aident les vieux
à accrocher leurs masques dans les queues. En France, ils filent des
PV ou nous envoient des drones. Parfois même, des gnons. Ou
ils nous mettent en garde à vue quand une banderole déplaît aux
emmarcheurs. Je vais encore me prendre une armée de trolls sur le
dos. Je sais, certains policiers sont gentils et détestent Castaner. Je
sais, je caricature. Mais je fais ce que je veux. C’est mon espace. Je
l’use et j’en abuse. Avant le confinement, YouTube me censurait
dès qu’une image de violence apparaissait. Là c’est calme. Mais je
m’attends toujours à un retour de flamme.

J’écris avec ce sentiment du sursis. Je pensais que la techno-


surveillance et la censure ne m’arriveraient jamais dans ce pays.
Aujourd’hui, je pense que le couperet peut tomber n’importe
quand. Les tensions vont s’exacerber entre eux et nous. Si vous
n’êtes pas convaincu, jetez un œil sur le doc passé cette semaine
sur Arte à propos de la technosurveillance en Chine47. Il faut

47. Sylvain Louvet, Ludovic Gaillard, Tous surveillés : 7 milliards de suspects,


Capa et Arte, 2020.

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refuser de nous soumettre à cette toute nouvelle application qui


sent le contrôle des populations et la restriction de nos libertés.
Si on les laisse faire, ils peuvent nous fourguer n’importe quoi.
La règle de base, c’est au moins de passer par l’Assemblée.
Aucune confiance aux types derrière les écrans. Et en cette
application qui ne sera jamais téléchargée par suffisamment de
Français pour fonctionner.

Ça pourrait être simple, sortir sans effort, mais je mets


de plus en plus de temps à gamberger. Et à trouver mon
angle. Ma petite musique. Une lecture et un film ont para-
sité mes pensées. La lecture, c’est Le Petit Chose d’Alphonse
Daudet. Et le film, c’est Seul contre tous de Gaspar Noé. J’ai
été marqué par ce film que j’ai vu seul dans un cinéma de
Metz l’hiver 1998. Je l’avais perdu de vue. C’est l’histoire d’un
boucher amoureux de sa fille. On est dans sa tête pendant
quatre-vingt-dix minutes en voice over. On est un prolo.
On va se suicider. Ou pas. On a le poids du monde sur nos
épaules. Trois types discutent dans un bar au début du film.
Des looks de pauvres types. Et il y en a un, le truand, qui dit :
« La morale, c’est fait pour ceux qui la tiennent. Les riches.
Et c’est eux qui ont toujours raison et c’est les pauvres qui
trinquent », et le mot « Morale » s’inscrit en grand et en rouge
sur l’écran. Le truand poursuit. Il demande à son voisin s’il
veut la voir sa morale à lui. Le gars hésite. « Tu vas peut-être
regretter, tu vas avoir un peu peur », insiste le truand. Le
gars, une tête d’instituteur divorcé qui s’encanaille au bistrot,
demande à voir. À cet instant, le mot « Justice » s’affiche en
grand sur l’écran. Le truand sort un flingue et dit : « La voilà
ma morale. Celui qui vient avec la sienne de morale et avec son
uniforme, il aura plus de chance à avoir la justice avec lui. Et

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moi, la voilà ma justice… » Ce n’est pas politiquement correct


et le générique est lancé. On voit débarquer notre boucher
joué par Philippe Nahon. Chaque fois que je le voyais dans
un film, j’étais content. Nahon est un grand acteur. Il est mort
la semaine dernière du Covid. Et la cinémathèque rediffuse
en accès libre et limité, pour célébrer ce grand homme, Seul
contre tous. Comme un cadeau que nous ne serons sans doute
pas nombreux à apprécier, tant le film est apparemment sans
morale, dur, sans issue, sauf les derniers mots : « Je t’aime, un
point, c’est tout. » Je spoile, mais on s’en fout.

C’est un film d’amour qui se cache et je ne remercierai


jamais assez mon copain Gaspar de l’avoir écrit et réalisé. Tant
il est radical et improbable : « Chacun sa vie, chacun sa morale.
Et si je devais résumer ma vie. Elle est très simple, c’est celle
d’un pauvre type. C’est une histoire banale qui commence en
France en plein cœur du merdier, au pays des fromages et des
collabos. Cet homme naît en 1939… » Abandonné par sa mère
à deux ans, violé par un curé à dix ans, père résistant commu-
niste mort au camp, notre héros devient carnassier, s’achète
une boucherie, bosse, se fait plaquer par sa femme, se retrouve
seul avec sa fille dont il est amoureux… mais on s’en moque
au fond. Sa fille et cet amour impossible sont le révélateur de
la défaite du boucher, prolétaire trop sentimental qui incarne
la mort de la classe ouvrière. Et l’arrivée de la catastrophe. On
est sous Chirac, déjà rincés par les renoncements de la gauche
sous Mitterrand. On sait qu’il ne s’en sortira pas. Le piège se
referme sur lui. Et sur nous. J’arrête là. Vous allez croire que je
fais dans la critique cinéma. Mais pas du tout. Je sais où je veux
en venir. Je vais faire un édito confiné et « seul contre tous ».
Qu’on écrive des livres sur la mainmise des multinationales ou

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des éditos, on est toujours seul contre tous. Sinon, ça n’en vaut
pas la peine. Quelle est l’utilité de bêler avec le troupeau ?
Cette semaine, sur les réseaux, j’ai vu une des premières chan-
sons de Christophe remaniée à la sauce en marche. J’ai trouvé
cette reprise triste et amusante. J’ai lu dans le Canard enchaîné
une information qui confirmait en tout point celle de mon dernier
édito. Sous le titre « Les vieux ont-ils été privés de réa ? » le
Canard confirme que les agences régionales de santé ont demandé
aux hôpitaux de « limiter fortement » l’admission en réanima-
tion des « personnes les plus fragiles ». Cette semaine, la palme
de la plus grosse connerie du PAF est décernée à Christophe
Barbier qui a lâché que les grosses n’étaient pas corona-
compatibles à la télévision… Celle du plus magnifique triple
salto de retournement de veste à l’inénarrable garçon boucher
du PAF, j’ai nommé Jérôme Salomon, le directeur général de la
santé. Pendant ce temps, on a appris que la prime de mille euros
qu’on avait promis aux petites mains de la grande distribution
allait être sérieusement revue à la baisse. Au même moment,
Bruno Le Maire annonçait que les sociétés qui font des transac-
tions avec les paradis fiscaux ne seraient pas aidées. On lève un
œil, on se dit, tiens, un progrès ! Mais non, c’était une blague que
les députés de la REM ont aussitôt rectifiée…

AXA : trois milliards six cent mille. BNP : trois milliards


neuf cent mille. Total : un milliard huit cent mille. J’ai noté
que, pendant le confinement, les affaires continuaient et que
les sociétés d’assurances, les banques et les groupes pétroliers
distribuaient à leurs actionnaires des dividendes, comme si le
Covid était un épiphénomène qui n’avait pas tué Christophe,
ni Philippe Nahon, ni plus de deux cent mille personnes dans
le monde, chiffre forcément minoré comme le rappelaient le

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Financial Times en Angleterre ou Paris Match en France. Ces


boîtes-là, ces multinationales, leurs actionnaires, les fonds de
pension, les banques d’affaires, ne lâcheront jamais leur pactole.
Forcément, on va les avoir contre nous. Je dis eux. Je dis nous.

Une tribune proposée dans le JDD annonce la couleur :


« Libérons la société pour sortir de la crise. » Elle est signée par
une soixantaine d’universitaires, d’économistes, de lobbyistes,
et de seconds couteaux, comme Hervé Novelli, Gérard Longuet,
Dominique Reynié, Virginie Calmels. Tous notent que l’État a
failli dans la gestion de l’épidémie et réclament moins de taxes,
moins de fiscalité, un retour de la croissance et de la liberté
du marché. « Il n’est pas de démocratie saine sans marché
libre… », ânonnent-ils. Foutaises. Derrière les mots, se cache
une fracture. Cette soixantaine de pisse-copie jettent une sonde
et ouvrent une brèche. Ce seront eux, les globalisateurs, les
partisans d’un libéralisme encore plus échevelé, les fabricants
d’un monde d’après qui sera pire que celui d’avant. Contre
nous, qui voulons ralentir, repenser la croissance et le rapport
de force politique. Ce que rappelle remarquablement le philo-
sophe Bruno Latour sur le site AOC : « Malheureusement, cette
pause soudaine dans le système de production globalisée, il n’y
a pas que les écologistes pour y voir une occasion formidable
d’avancer leur programme d’atterrissage. Les globalisateurs,
ceux qui depuis le mitan du xxe siècle ont inventé l’idée de
s’échapper des contraintes planétaires, eux aussi, y voient une
chance formidable de rompre encore plus radicalement avec
ce qui reste d’obstacles à leur fuite hors du monde. L’occasion
est trop belle, pour eux, de se défaire du reste de l’État-
providence, du filet de sécurité des plus pauvres, de ce qui
demeure encore des réglementations contre la pollution, et,

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plus cyniquement, de se débarrasser de tous ces gens surnumé-


raires qui encombrent la planète. »
J’ai noté que Bolsonaro s’enfonçait dans sa folie destruc-
trice et meurtrière et que Donald Trump poussait le bouchon
toujours plus loin vers le délire et la mort. Lui veut carrément
faire boire de la Javel aux malades. Il a tenté d’expliquer ensuite
que c’était une vanne. Personne n’y a cru. Et Joe Biden s’est
fendu d’un tweet qui en dit long sur le niveau de la campagne
aux USA. Donald Trump a assimilé l’idée que la population
allait sévèrement déguster avec lui, surtout chez les pauvres. Et il
s’en contrefiche. Lui et sa caste ont déjà réfléchi au jour d’après.
Ils sont prêts pour une reprise économique et les protections
qui vont avec. Quartiers surveillés avec milice. Îles privées.
Restaurants, hôtels et casinos pour upper class. Le business
passe avant tout et on vous emmerde. Tel est le message. À un
moment, quand Bernie Sanders grimpait dans les sondages, on
y a un peu cru. Mais le Covid et l’Amérique profonde auront eu
raison du vieux militant. Biden devient l’option B.

J’ai interviewé Frédérique Dumas, une ancienne députée de


la République en marche, une des premières à avoir quitté le
navire. En expliquant, dès septembre 2018, que la Macronie,
c’était le Titanic. J’évoque cet entretien car elle a été proche
de Macron et de Bayrou, a participé en première ligne à sa
campagne. De lui, elle dit qu’elle y a cru car il brisait les codes.
Mais, très vite, la critique devient acerbe et désespérée. « Il
n’écoute personne, dit-elle, fait semblant de prendre les avis,
mais réfléchit selon un logiciel qui lui est propre et auquel
personne [sauf peut-être Brigitte son épouse] n’a accès. Cet
algorithme, ajoute-t-elle, l’a éloigné des préoccupations du
peuple. » Elle cite l’exemple du premier tour des élections

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municipales où, alertée par des proches, médecins inquiets de


la pandémie alors quasi avérée (ce qui sera confirmé par Agnès
Buzyn dans son entretien au Monde), elle lui a envoyé plusieurs
messages le suppliant d’y renoncer. Elle raconte qu’elle était
persuadée qu’il allait repousser ce premier tour en raison des
risques mortels qu’il faisait prendre aux Français : « Il a finale-
ment renoncé, par calcul politique, parce qu’il craignait de ne
pas être compris après le 49/3 et à cause des mauvais sondages. »
Ce qui frappe dans cet échange, c’est le regard porté par cette
femme bien intentionnée sur l’insensibilité pathologique d’Em-
manuel Macron. « Il n’écoute que lui-même », conclut-elle.

Quand Mediapart l’avait interrogé pendant la campagne des


présidentielles sur ses motivations, Emmanuel Macron avait
répondu que, s’il était motivé par la cupidité, « [il n’aurait] pas
choisi de quitter la banque d’affaires ». Ou alors, ajoutait-il, « je
serais un être complexe, voire pervers ». On sentait au moment
de l’interview, à son regard et à ses gestes, qu’il se posait sincère-
ment la question. Nous aussi. Et nous nous la posons toujours.
Emmanuel Macron est-il capable de perversité pour arriver à
son but ?

Un copain qui l’a croisé dans sa période banquier d’affaires


m’a écrit un long mail cette semaine : « Vous prenez Macron
par le mauvais bout. Si vous voulez le rendre dingo, traitez-le
pour ce qu’il est : UN PETIT CHOSE. » Et mon copain d’ar-
gumenter : « Le gars devient number one à quarante ans. C’est
l’âge d’homme. On a, normalement, une vie, une expérience, des
aventures. Toi et moi, on avait eu plusieurs vies à quarante ans.
Et lui ? Rien… La seule chose notable, qu’à droite on va quali-
fier de perversion, est qu’il a épousé sa prof qui avait l’âge de sa

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mère, une femme mariée qui plus est. Tout cela s’est noué dans
une ville bien provinciale et traditionnelle – Amiens. Macron,
c’est un petit garçon jamais sorti du jardin de sa maman. À faire
du théâtre, du piano et bien apprendre ses leçons. Parfois aller
skier à Bagnères chez ses grands-parents. »

Ce message m’a trotté dans la tête toute la semaine. Au


point de relire le livre d’Alphonse Daudet que je n’avais plus
ouvert depuis le collège. C’est magnifique, ce livre, pas une
ride. Il commence ainsi : « Je suis né le 13 mai 1826, dans une
ville du Languedoc où l’on trouve, comme dans toutes les villes
du Midi, beaucoup de soleil, pas mal de poussière, un couvent
de carmélites et deux ou trois monuments romains. Mon père,
M. Eyssette, qui faisait à cette époque le commerce des foulards,
avait, aux portes de la ville, une grande fabrique dans un pan de
laquelle il s’était taillé une habitation commode, tout ombragée
de platanes, et séparée des ateliers par un vaste jardin. C’est
là que je suis venu au monde et que j’ai passé les premières,
les seules bonnes années de ma vie. Aussi ma mémoire recon-
naissante a-t-elle gardé du jardin, de la fabrique et des platanes
un impérissable souvenir, et lorsqu’à la ruine de mes parents il
m’a fallu me séparer de ces choses, je les ai positivement regret-
tées comme des êtres… » Comme Alphonse Daudet, Macron,
avant de prendre l’Élysée, n’avait qu’une ambition : devenir
écrivain. C’est d’ailleurs confirmé par son épouse Brigitte à
longueur d’interviews. Il choisit la politique en surprenant son
monde et sa famille. Comme poussé par les circonstances et des
relations…

Comme Emmanuel Macron, Daniel Eyssette – le petit


Chose, double d’Alphonse Daudet – grandit dans la bourgeoisie

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de province. Son imaginaire s’y forge et il s’invente une vie


riche en rebondissements. Jusqu’au jour où l’usine paternelle
fait faillite. La dégringolade est rapide, les Eyssette doivent
s’exiler à Lyon et leur situation précaire conduit vite à l’éclate-
ment de la famille. Daniel découvre alors la vie et les inégalités
sociales. Bien qu’adolescent puis jeune adulte, il se sent encore
très enfant et a hérité du surnom de « petit Chose » par ses
professeurs qui ne se remémorent jamais son nom. À l’âge où
Alphonse se prend des coups, Emmanuel, lui, se tape sa prof.
Mais, comme Alphonse, c’est un adolescent romantique. Là
s’arrête la comparaison. Le petit Chose était humain, tendre,
altruiste, incapable de calcul. Le petit Chose ne se rêvait pas
en Jupiter. Il ne cherchait pas la puissance. Le petit Chose se
serait fait écraser la main par Donald Trump et n’aurait pas
répondu agressivement à Bolsonaro. La question de grandir,
d’être confronté au monde, à la rue, à la pauvreté, n’a jamais
vraiment existé pour Emmanuel Macron.

« À vingt ans j’étais dans un contexte où j’ai vu un gars se


faire écrabouiller entre deux chars pour une bêtise, un autre, sa
poitrine imploser d’une balle de Famas. Cela faisait huit ans que
je voyais mon père mourir en se décomposant d’année en année
pendant que ma mère devenait folle, poursuit mon copain. Je
ne dis pas que c’est l’idéal, loin de là, mais ce genre d’épreuves
et d’autres m’ont bâti à la masse. » Il énumère ses expériences
professionnelles qui vont l’amener à monter son entreprise et à
voter Macron. Aujourd’hui, déçu, inquiet, il jette : « Macron,
c’est rien. C’est monsieur no trace, son seul vrai fait d’armes
avant l’Élysée, ce sont des deals comme Nestlé. » Quand il
était banquier d’affaires chez Rothschild entre 2008 et 2012,
Emmanuel Macron a aidé au rachat de la filiale « lait infantile »

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d’un groupe pharmaceutique et s’est pris une commission


au passage. Il a également conseillé la famille propriétaire
d’Ouest France et la société des rédacteurs du Monde quand le
journal a été recapitalisé. On connaît la suite, après avoir séduit
les vieux patrons de la banque d’affaires et du groupe Nestlé,
il met dans sa manche Jacques Attali puis François Hollande.

C’est léger, comme CV, pour devenir président. Pourtant il


y parvient, sans complot, grâce principalement à trois « amis » :
Bernard Arnault, Xavier Niel et Patrick Drahi, qui ont joué avec
lui comme au poker. Fillon se fait piéger, Juppé hésite, Sarkozy
ne comprend pas qu’il est cuit. Manuel Valls est détesté au PS
et honni à gauche. François Hollande a peur de se prendre une
raclée. Et Marine Le Pen joue à fond son rôle de repoussoir.
Grâce à ses amis, Emmanuel multiplie les unes de magazines et
les articles complaisants. Et le tour est joué. Tout est résumé par
la soirée à la Rotonde, le territoire des gigolos et des nouveaux
riches à Paris. Emmanuel Macron est arrivé là où il est avec si
peu d’appuis politiques qu’à l’heure de faire un gouvernement
il n’avait personne ou presque. Et encore moins de remplaçants
en cas de problème. Sauf des bras cassés. On paie l’addition
aujourd’hui. Et on paie cher. Et on n’a pas fini de payer.

Ce qui se prépare sur le déconfinement peut prendre les


allures d’une tragédie. C’est très différent, quelques clus-
ters – ces foyers d’infection – quelques jours avant le confine-
ment général au 15 mars, et 6 à 10 % d’une population touchée
la veille d’un déconfinement, même prétendument sélectif.

Tous les observateurs informés sentent que la situation peut


déraper vite et fort. Même le conseil scientifique prend ses

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distances. Après avoir lancé un confinement général et auto-
ritaire (le cap d’un million d’amendes devrait être franchi),
Macron et son adjoint éjectable, Édouard Philippe, ont donc
décidé de s’appuyer sur les maires et les conseils régionaux.
Ils pourraient ainsi transférer leurs responsabilités et ne plus
assumer seuls les conséquences de dérapages attendus. Ce
que ne sont pas forcément prêts à encaisser ces milliers d’élus
rudoyés par la Macronie. Tant la manœuvre est grossière. Et
nous, qu’allons-nous faire ? Les observer sans broncher nous
surveiller, nous envoyer au front sans masque, nous achever ?
Je crois que nous avons assez subi. Leur morale est faite pour
les riches et les nantis qui veulent à tout prix préserver leurs
privilèges. Elle n’est plus la nôtre.

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Ce matin, je me suis réveillé dans du coton. J’ai mis un pied


au sol encore vaseux et sans repère. J’avais dû dormir pendant
deux mois, avec quelques phases de réveil. Et puis, somnolent,
j’ai ouvert le volet. Le temps était plus gris que d’habitude, avec
une tempête qui faisait craquer les arbres. Comme si le vent
d’ouest voulait nous revigorer ou nous alerter. J’ai allumé les
infos. Véran, Nunez. Sibeth. J’ai aussitôt éteint. Je savais ce qu’ils
allaient dire. Le cauchemar continue. Je jette un œil au portable
et sur Messenger cette première image attendue et prévisible de
métro bondé posté par SUD-Rail Paris Nord : « La catastrophe
sanitaire est en marche, gestes barrières impossibles, ce gouver-
nement est irresponsable. » Non seulement il est irresponsable.
En plus, il va tout faire pour l’organiser et l’inscrire dans les
tables de la loi. Cette irresponsabilité. J’éteins.

Je ne sais pas si nous sommes le premier jour du reste de


ma vie et de mon déconfinement. Ou le cinquante-sixième
jour de mon confinement, soit le vingt-deux mille six cent
trente-deuxième jour de ma vie. Je choisis l’option deux. Ici
zone rouge, à part les autorisations à ne plus remplir pour
moins de cent kilomètres, pas de grand changement. Ah si…
Le masque devient obligatoire dans les magasins et les trans-
ports. Il faut donc en trouver. Je suis allé acheter les miens au

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Match d’Ars-sur-Moselle où je fais des courses souvent, j’ai


donc une carte de fidélité qui me permet d’être prioritaire sur
les masques. Match appartient au groupe belge Cora. Mais
c’est pareil dans toute la grande distribution. Une inflation. Il
fallait s’inscrire sur une liste d’attente pour récupérer une boîte
à vingt-neuf euros quatre-vingt-dix pour cinquante masques en
papier fabriqués en Chine. C’est dix fois le prix normal. Et leur
présence soudaine dans tous les bacs est douteuse. On doit s’es-
timer heureux d’en récupérer sans faire trop la queue.

Ce soir, j’irai voir mon père pour la première fois depuis


deux mois. On tiendra nos distances. On sifflera une bouteille
en mangeant du gruyère et du foie gras, mais il n’y aura pas
de foot à la télé. Deux mois de solitude n’auront pas changé
grand-chose pour lui. Si ce n’est cette menace qui rôde et le fait
flipper, surtout depuis que son voisin, le père Beluche, est mort.
Passé quatre-vingts ans, la mort est une vieille copine à qui on
parle secrètement et de plus en plus souvent. La vie ressemble à
une partie de Fortnite. Si on veut gagner, il faut rester le dernier
et se terrer en regardant les autres partir. Le virus est un accé-
lérateur de particules et de pensées morbides. La télé est sa
complice qui nous endort.

Si je veux savoir ce que pense la télévision, il suffit que j’ap-


pelle mon père :
— La situation est quand même compliquée. C’est excep-
tionnel ce qu’on vit. Tu penses qu’un autre aurait mieux fait à
la place de Macron ?
— Oui papa, un autre aurait mieux fait. C’était pas si difficile.
— Même Le Pen ?
— Non, faut pas exagérer.

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— Même Mélenchon ?
— Bien sûr.
— Il est toujours énervé quand il parle à la télé.
— Faut dire, ils sont un peu énervants avec lui, non ?
— Allez, on arrête de parler de politique, ça me fout le
cafard.

Le virus a ceci d’intéressant qu’il brise notre rapport à l’hor-


loge. Tic. Tac. Tac. Le temps se déconfit et nous pousse à une
introspection et à une projection. Qu’est-ce qui a merdé pour
qu’on en arrive à cette déconfiture ? De quoi demain sera fait ?
Peut-on rêver d’un monde meilleur ? Rien que poser la ques-
tion nous déprime. On sent que la réponse est non. On sent que
si on n’entreprend rien de fort, de collectif, (allez, lâchons-le)
d’insurrectionnel, ce sera pire. « La catastrophe, c’est que les
choses continuent comme avant », disait Walter Benjamin.

Ce pouvoir, malgré la liste impressionnante de ses erreurs,


de ses mensonges, de ses reculades, de ses manipulations, ne
lâchera rien et va poursuivre son travail d’abaissement de nos
valeurs, de nos capacités à résister, à nous regrouper, à nous
défendre. À nous autodéfendre. Vous avez vu cette histoire
de scission orchestrée par un sous-groupe d’emmarcheurs à
l’assemblée ? Il paraît que le président n’est pas content. On
est triste pour lui. Lui qui se donne tant de mal pour nous
convaincre qu’il maîtrise la situation. Et qui nous fait tant
flipper quand on le voit partir en vrille, en bras de chemise et
en Robinson Crusoé face à des artistes sous le charme. Mais
en même temps… Comment dire ? Je reviens aux députés.
Est-il humainement possible de continuer à assumer tant d’in-
conséquences si on a un minimum de respect pour sa fonction

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et l’histoire de ce pays ? Jean Jaurès était député. Léon Blum


était député. Ambroise Croizat était député. Aimé Césaire était
député. Ça avait une autre gueule, non ? Disons que cette tren-
taine de sous-fifres du macronisme qui vont se placer à gauche
du Modem, donc à droite du PS, n’ont aucun projet de séces-
sion. Alexis Poulin résume bien cette situation de la REM en
la raccrochant à la tribune mollassonne de Nicolas Hulot, qui
revient par la petite porte pour se poser en recours…
Comment peut-on être député emmarcheur aujourd’hui
sans avoir honte ? Sans assumer qu’on n’est là pour obéir aux
ordres du patron et pour toucher sa pitance ? Un papier dans
Libération qui remonte à juin 2017 avait tout prévu : c’est le
secrétaire d’État chargé du numérique, Mounir Mahjoubi, qui
expliquait : « Il faudra trouver un moyen de scénariser une
pluralité de tendances entre nous pour qu’il y ait un semblant
de débat. Il ne faudrait pas que le seul débouché pour les idées
soit la rue. » Ben voyons.
On m’a judicieusement envoyé ce matin cet entretien d’août
2017, toujours dans Libé, du philosophe Frédéric Gros qui
expliquait si bien nos facultés à obéir quand nous avons peur,
mais aussi la nécessité de désobéir si on veut rester vivant :
« Un des secrets de l’obéissance, c’est qu’obéir nous permet de
déposer auprès d’un autre le poids de cette liberté trop lourde
à porter. Cette déresponsabilisation est un phénomène puissant
dans nos sociétés technologiques et complexes dans lesquelles
les chaînes de commandement sont diluées. On accepte des
choses terribles mais on se dit pour se rassurer : “Au fond,
ce n’est pas moi”, “On m’a demandé de le faire”, “De toute
manière, un autre l’aurait fait à ma place !” » Ces derniers jours
ont été denses. En plus de mon job au Média, j’ai lu et préfacé
un épais livre sur la firme BlackRock qui doit sortir en juin chez

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Florent Massot. Son titre ? BlackRock, une puissance secrète


s’empare de votre argent, un livre d’Heike Buchter.

Pendant qu’on s’occupe de l’épidémie, on oublie que


BlackRock est un virus très dangereux à long terme. Il grignote
nos vies, nos intimités, nos comptes en banque. Il travaille dans
l’ombre. BlackRock prospère comme la mafia. Moins on en
parle, plus ça agit. Et Larry Fink, son patron, soixante-huit ans,
air lisse de clergyman, est un parrain qui cache son jeu pour
mieux nous faire les poches. Larry est un libertarien. Il pense
qu’on devrait travailler au moins jusqu’à soixante-huit ans,
parce que le travail est, selon lui, épanouissant. Larry, c’est l’art
d’ignorer les pauvres et d’enrichir les riches. Emmanuel Macron
l’aime beaucoup. Il a reçu ce champion du monde toutes caté-
gories des retraites par capitalisation et son staff discrètement à
l’Élysée début juillet 2017. Ça aurait dû nous mettre en alerte.
Larry Fink est – de loin – le plus puissant financier de Wall
Street. Le coronavirus lui a fait perdre mille milliards de dollars,
ce qui représente deux fois moins que ce qu’ont perdu les
sociétés cotées en Bourse dans le monde. Malgré ces pertes, la
Federal Reserve vient de faire appel à BlackRock pour sauver
l’économie américaine. Le livre d’Heike Buchter suit la montée
en puissance du patron de BlackRock et nous permet de
mesurer l’ampleur du danger. BlackRock ne répond jamais aux
questions des journalistes et pèse sept mille milliards de dollars,
compte près de quinze mille salariés, prodigue ses conseils et
investit l’argent de ses clients dans les sociétés d’une centaine
de pays. Les gouvernements nationaux et l’Europe l’ont laissé
se développer grâce à deux activités qui se nourrissent l’une et
l’autre à notre détriment. BlackRock fait du conseil en investis-
sement et BlackRock informe les banques et les États en ayant

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accès aux informations secrètes des comptabilités de ces mêmes


banques et États. BlackRock est juge et partie. Le conflit d’inté-
rêts est patent. BlackRock est un putain de virus qui se nourrit
de nos faiblesses et de nos compromissions. Devenu to big to
fail. Trop gros pour tomber. La force et l’arme de BlackRock
s’appelle Aladdin. Son intelligence artificielle. C’est elle qui a
gagné le marché récent de conseil pour l’environnement à la
Commission européenne. Aladdin gagne de jour en jour en
autonomie. Elle dépassera très vite toute intelligence humaine.
Et le scénario noir de 2001, l’Odyssée de l’espace – réalisé par
Kubrick en 1968 –, cette idée que la machine va prendre le pas
sur l’homme, se trouvera peut-être accompli. Les lignes de code
du programme Aladdin n’ont pas d’égales sur la planète numé-
rique. Aladdin grandit quotidiennement. Depuis vingt ans, près
d’un millier d’analystes fabriquent l’IA la plus performante
du monde. Tous les discours politiques, les relevés de cartes
bancaires, nos consommations, transitent par Aladdin : « Six
mille ordinateurs exécutent des centaines de millions de calculs
par semaine, écrit Heike Buchter. Une installation à rendre la
Nasa jalouse. »
Les valeurs brassées par Aladdin en une année ont été esti-
mées à dix-huit mille milliards de dollars. BlackRock, sans la
maîtrise d’Aladdin, n’est rien. BlackRock conseille la FED, la
BCE, Airbus, Exxon, JP Morgan, Apple. Est un actionnaire
important des principales entreprises du CAC 40 français.

On est dans une émission de télévision. Larry Fink, son


costard passe-partout, ses cravates et ses lunettes cerclées d’or,
est assis aux côtés d’un gestionnaire de hedge funds, un vieux
loup de Wall Street : Carl Icahn. Il faut se méfier des vieux
loups, surtout quand ils sont riches, car ils se sentent parfois

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pousser des ailes. Face à un Larry Fink qui n’en croit pas ses
oreilles et se tasse de plus en plus, Carl Icahn énonce, hilare,
que Larry Fink est comme un conducteur de bus qui roule
sans freins et bourré. Larry se demande ce qu’il est venu faire
dans cette galère. Nous aussi, mais il faut se méfier, surtout des
milliardaires, surtout quand ils partent en roue libre et n’ont
rien à perdre. Ils peuvent parfois dire la vérité48.

48. Pour en savoir plus : Denis Robert, Larry et moi, Massot, Paris, 2020.

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Hier soir, j’étais fatigué. Je n’avais pas envie d’écrire, ni de


lire. Je voulais oublier le virus. J’ai regardé Touche pas au grisbi,
de Becker, avec Ventura et Gabin. Audiard n’est pas aux dialo-
gues, mais c’est tout comme, Albert Simonin a écrit le bouquin
dont le film est inspiré. L’histoire de deux amis, Max et Riton,
un malin et un sentimental. On oublie souvent qu’on doit aussi
à Simonin Le Cave se rebiffe et Les Tontons flingueurs. Soit, que
du bonheur. Quand je regarde ces vieux films, il y a toujours un
moment où je compte les morts. Chaque film en noir et blanc
est un tombeau. Je me demande ce que Gabin aurait pu dire ou
faire de ce qu’on vit aujourd’hui. Filer des baffes… Le film était
diffusé sur C8 chez Bolloré qui nous fourgue des pubs à tout va.
J’étais en train de me faire avoir pour la dixième fois par cette
histoire de truands au grand cœur quand une pub m’a ramené
au virus. On y voit un panoramique de Paris avec des gens qui
applaudissent et une voix off nous glisse : « Imaginez que chaque
applaudissement soit un don. » Puis arrive une cagnotte avec ce
slogan « Protège ton soignant.com ». Des entrepreneurs de la
french tech – soixante-dix – ont lancé l’opération. Ils ont tous
des CV à voter Macron. Six millions ont déjà été récoltés pour
pallier les insuffisances du gouvernement. La barre est à sept.
De nombreuses stars de cinéma nous offrent de passer quelques
heures avec elles sur un tournage contre un peu d’argent. C’est

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une affaire qui tourne. Ils ont acheté des masques, payé des frais
de douane, des agrafeuses (vingt), des ciseaux (trois cents), des
bladder scanners (cinq), des surblouses (trente-sept mille deux
cents), des frites de piscine (quatre cent huit), des machines à
café, des respirateurs, des kits de test, des milliers de plateaux-
repas. Rien que des choses très concrètes et utiles (sauf les
frites de piscine). Brigitte Macron a appelé plusieurs stars dont
Nabilla et Patrick Bruel pour les remercier. Gérald Darmanin
est très content. Lui aussi a fait la promo d’une cagnotte pour
venir en aide aux entrepreneurs.

Je n’arrive pas à être sensible à ces initiatives. La ficelle est


grosse. S’il y a eu tant de morts dans les Ehpad, si on manque
de masques et de surblouses, si l’hôpital public est dans cette
merde noire, il le doit à ceux qui n’ont pas entendu les cris,
les démissions, et ont regardé couler le navire en détournant
le regard. Macron, Buzyn, Philippe, Darmanin, Le Maire. Je
n’arrive pas à trouver cool l’attitude de ces vedettes de cinéma
qui se sont nourries sur la bête et se réveillent aujourd’hui pour
offrir au populo une journée de tournage ou un déjeuner en
leur compagnie. Ce n’est pas de cela qu’on a besoin. On aurait
aimé que vous soyiez là plus tôt pour soutenir les mouvements
de lutte, de révolte. Pour ne pas vous planquer derrière vos
statuts d’artistes désengagés. C’est trop tard maintenant, de
venir faire le beau.

Vincent Lindon y a mis le temps. Il la joue solo, mais il fran-


chit la ligne juste avant que ça bascule. Et sa vidéo en est à
bientôt cinq millions de vues : « Bonjour, je m’appelle Vincent
Lindon » est une sorte de voiture-balai de la Macronie. Le
bilan implacable dit par l’acteur qui a soutenu le Modem fait de

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sérieux dégâts chez les emmarcheurs. Ce n’est pas Besancenot
ou Mélenchon qui inventorient. C’est un copain de François
Bayrou. Ce genre de vidéo, c’est de l’acide, ça fait son chemin
dans les consciences. Cinq millions de vues… Rien que pour ça.
Merci, Vincent.

Quand je vous disais que ma semaine avait été rude. J’ai revu
un vieux Sergio Leone qui m’a filé le bourdon. Il était une fois la
révolution… La révolution, je ne sais pas si on va la faire, mais
depuis plus d’un mois, nous sommes un petit groupe à travailler
à inventer notre manière de résister et de désobéir. De quoi
demain sera fait ? Peut-on rêver d’un monde meilleur ? Rien
que poser la question me déprime. Si on n’entreprend rien de
fort, de collectif, ce sera pire. Malgré la liste impressionnante de
ses erreurs, de ses reculades, de ses manipulations, ce pouvoir
ne lâchera rien et va poursuivre son travail de sape et d’écra-
sement. Macron a déclaré que nous étions en guerre. Nous
l’avons pris au mot et décidé de nous défendre et de résister à
la connerie ambiante et à la technosurveillance. À Singapour,
des robots surveillent les parcs et vont bientôt balancer un gaz
paralysant sur les mauvais citoyens. Bientôt, ce modèle spon-
sorisé par BlackRock et la République en marche sera dans
nos jardins, nos rues, nos forêts. Faites risette. Black Mirror is
watching you.

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J’ai beau démarrer le millénaire à courir après les gonzos,


très vite le réel me rattrape, quand je rencontre Ernest Backes et
Régis Hempel, mes insiders de l’affaire Clearstream. Le premier
est un des concepteurs du système de compensation bancaire
né au cœur du Luxembourg, le second est l’ancien responsable
informatique de la firme, Luxembourgeois pur sucre lui aussi.
Tous deux ont été virés salement et ont une revanche à prendre.
Ce qu’ils me racontent est tellement énorme et planétaire que
j’ai du mal à y croire. J’ai démarré dans le métier avec l’envie de
courir à la manière d’Albert Londres : « Mettre la plume dans
la plaie », aller où personne ne va, prendre le risque d’informer,
de s’ouvrir aux autres puis de transmettre. J’étais pourtant dans
une phase de renoncement quand, vers le milieu de l’année
1999, je les ai rencontrés. J’ai consacré de longues semaines à
tenter de comprendre ce que Backes et Hempel me racontaient,
à trier ce qui était démontrable et ce qui ne l’était pas. Une
grande partie de ce qu’ils me confiaient était convaincante et
s’appuyait sur des documents incontestables. Les « criminels
financiers » étaient « prenables ». Il devait être possible de
retracer leurs virements. Leurs secrets étaient archivés dans les
entrailles électroniques de cette bête étrange, la chambre de
compensation internationale Clearstream. Des mois durant, j’ai
fouillé. J’ai recoupé et enregistré des témoignages (banquiers,

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informaticiens, avocats, policiers, traders, administrateurs). J’ai


interpellé des actionnaires, des hommes politiques, envoyé des
lettres recommandées et des mails aux personnes que je mettais
en cause.

Heureusement, je n’étais pas seul à mener cette enquête.


À mes côtés, mon poteau Pascal Lorent, un caméraman et
monteur belge, né à Charleroi, qui va coréaliser avec moi Les
Dissimulateurs, le premier volet de notre travail sur la multi-
nationale luxembourgeoise. Deux ans de boulot, une tren-
taine de témoignages filmés. À la remise du manuscrit49, j’avais
le sentiment du travail bien fait. C’est là que les embrouilles
ont commencé. La bombe sort le 1er mars 2001. On accuse
Clearstream d’être une pompe à finance des paradis fiscaux, le
repaire de toutes les banques mafieuses ou presque de la planète
et l’émanation d’une volonté des plus grandes banques de cacher
leurs transactions les plus secrètes et les plus pourries. C’est une
industrie de la magouille planquée au Luxembourg, au cœur
de l’Europe. On est à l’épicentre de l’hypocrisie politique et
de nos endormissements. Je suis poursuivi en diffamation par
le P-DG de Clearstream et quelques-unes de ses marionnettes,
mis en examen en France et au Luxembourg. André Lussi, le
P-DG, sera viré ainsi que son état-major quelques mois après la
sortie du livre, mais les poursuites se multiplient contre Backes,
Hempel et moi. Je me défends par des livres (quatre) et plus
tard une bande dessinée, L’Affaire des affaires50 (sept cent trente
pages au compteur). Je réalise aussi des documentaires, dont un
second coréalisé avec Pascal. L’affaire Clearstream racontée à

49. Denis Robert, Révélation$, Les Arènes, Paris, 2001.


50. Denis Robert, L’Affaire des affaires, Dargaud, Paris, 2016.

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un ouvrier de chez Daewoo. C’est un bras de fer assez inégal
et une partie de la presse me tourne le dos. Pour échapper à
la déprime, je deviens artiste contemporain. Une galerie vend
mes toiles et gagne bien plus d’argent que moi, mais à l’époque
je ne m’en doute pas encore. Je me dis que je suis né sous une
bonne étoile.

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Je voudrais parler de Guy. Sans lui, je ne serais pas là. Peut-


être même que je ne serais pas allé au Média et que j’aurais
continué ma vie d’écrivain entre mon bureau et mon jardin, à
pondre un livre tous les ans, à me taire face au poids du monde
et de nos renoncements, et à n’en penser pas moins. À ne pas
m’engager. Quand j’étais dans la merde et que j’avais contre
moi les chiens de garde du système, Guy s’est défoncé pour
moi. Ça n’a l’air de rien, mais ça a changé la donne. Guy, c’était
un homme généreux et indomptable. Je pense à lui souvent, et
surtout ces derniers jours.
Regardez les humoristes, les types et les nanas qui font du
one man show et qui sont promus dans les médias, qui font des
cartons sur YouTube ou sur Rire et Chansons. Certains essaient
de passer la rampe, mais la plupart sont politiquement décéré-
brés et aussi courageux que François Bayrou.
Ça fait plusieurs années que Guy me manque, que ses longs
messages téléphoniques me manquent. Plusieurs années qu’il a
pris un chemin de traverse. Il était fatigué. Comme si les salope-
ries du monde avaient eu raison de son cerveau, de son courage
et de son humour. Il a fini ses shows et ses revues de presse avec
François Hollande, Berlusconi et Poutine. Depuis, on a gardé
Poutine mais on a récupéré Trump, Bolsonaro et Emmanuel
Macron…

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Je me demande ce qu’il aurait pu dire sur notre bien-aimé


président…
Le gamin aux deux bagouses là, le môme survolté qui s’est tapé
sa prof… J’ai dîné l’autre jour à l’Élysée avec Manu et Brigitte,
je n’ai pas pu en placer une… Non, le gars, c’est un malade…
J’ai un ami psychiatre qui était inquiet pour nous… C’est quoi,
sa maladie ? j’ai demandé… Trouble accentué de la personna-
lité narcissique… À la fin du repas, Macron a voulu m’écrire un
sketch… Il trouvait que niveau humour, j’étais bien mais que lui
aurait pu faire mieux…
Bon, j’avoue, je suis sur un fil. Moi, imitant Bedos, qui imite
Macron. C’est tendu, c’est tendu, comme le string de Roselyne
Bachelot… Non, là je fais du Bigard, ça ne va pas… C’est une
blague sexiste… Je vais m’en prendre plein la gueule… Et
puis, humoriste, ce n’est pas mon métier. Il y a déjà Guillaume
Meurice, Blanche Gardin. Christophe Castaner…
Je ne pourrai jamais rivaliser avec Christophe Castaner. Je
ne sais pas qui lui écrit ses sketchs mais depuis le début c’est
de la haute voltige. C’est aérien. Mais Castaner s’en fout. Lui,
il médaille les flics qui cassent les Gilets jaunes. C’est du triple
salto permanent. Et ça se finit en apothéose avec sa sortie sur
la police qui aurait mal fait son travail, à la suite de la mani-
festation pour Adama Traoré. Personne chez les manifestants
antiracistes n’a cru à son revirement et les flics ont fait grave
la gueule. En y réfléchissant, je sais qui lui a écrit son dernier
sketch.
— Bon, écoute Christophe. Il y a un flic à Minneapolis qui a
planté un Noir en mettant son genou sur sa gorge pendant huit
minutes quarante-cinq secondes…
— Où ça ?
— Laisse tomber, c’est en Amérique.

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— Faut pas que ça s’embrase et faut trouver une parade


rapido… Je sais les syndicats de police ne vont pas être
contents… Je sais, on tient grâce à eux… Mais on s’en branle…
Tout évolue… Là, on a un gros problème… Si demain on ne
calme pas le jeu… On a deux cent mille gosses dans les rues…
—…
— Non, pas question d’envoyer Nuñez… Tu as dit que tu
m’aimais… Donc prouve-le, mon Cricri.
Et hop.
On va épuiser les stocks de grenades pour LBD. Ensuite
on prendra des tasers. On abandonne l’étranglement et puis
on le remet. Comme plantage intégral, il se pose là, le ministre.
Ça démarre au poker, ça finit à la morgue. Ça pourrait faire
sourire, sauf que la politique du tandem Macron-Castaner fait
des éborgnés, des mains arrachées, des morts. Donc, après
avoir bien réfléchi, pesé le pour et le contre, envoyé au front
par Emmanuel Macron, lâché, immédiatement après sa déclara-
tion, par Laurent Nuñez qui vise sa place… Il a fini par pondre
la synthèse qui tue : « La suspension du policier sera systé-
matiquement engagée pour chaque soupçon avéré de propos
raciste. »
Un soupçon avéré, ce n’est plus un soupçon. Je ne vais
pas refaire ici une analyse sémantique. Clément Viktorovitch
l’a faite avant moi. Je dis ça mais Viktorovitch est très bon. Je
suis souvent critique avec les travailleurs médiatiques. Pour
une fois qu’il y en a un qui fait le job. Il a démarré chez Pascal
Praud. C’est dire s’il part de loin. Je regarde de temps en temps
ses émissions sur CNews. C’est no limit. C’est pompé à fond
sur Fox News. Que des mecs et des nanas de droite et d’ex-
trême droite. Et un ou deux clowns pour simuler la pluralité.
D’ailleurs droite-extrême droite, ça ne veut plus rien dire, les

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digues ont lâché depuis longtemps. C’est un mélange perma-


nent chez Bolloré. Une partouze. Ciotti, Zemmour, de Villiers,
Julien Odoul…
Odoul, c’est le conseiller régional RN qui avait monté
l’opération voile en Bourgogne. Le bon petit Blanc musclé qui
met de l’huile sur le feu tout le temps. Il a table ouverte chez
Bolloré. CNews, c’est aussi Morandini le suceur de… de glace,
poursuivi pour corruption de mineurs. Sur CNews, il y a Jean-
Claude Dassier, Élisabeth Lévy, Charlotte d’Ornellas, Robert
Ménard, les chroniqueurs de Valeurs actuelles, de L’Incorrect
et Ivan Rioufol.
Pascal Praud et les gros beaufs qui occupent l’antenne avec
lui, c’est la banalisation du mal, comme dirait Hannah Arendt.
Le point d’orgue de la semaine écoulée a été l’invitation faite
à Marion Maréchal-Le Pen. Tapis de fleurs pour l’immaculée
fasciste qui se pose en Blanche persécutée par les hordes de
l’Anti-France, les négroïdes et autres islamistes envahisseurs
qui, non contents de casser du flic, piquent aussi l’argent de la
Sécu.
Ne rigolez pas, « négroïde », c’est le mot qu’utilisent les flics
de Marseille régulièrement dans leur PV. Merci à Mediapart
pour le papier qui nous le raconte. Et ça n’a pas ému grand
monde. Même la présidente du tribunal de Marseille trouve
ça normal. Interrogée sur les faits, Isabelle Gorce tente d’en
minimiser la gravité. Selon elle, « l’emploi du terme “négroïde”
par les policiers relève davantage d’un manque de vocabulaire,
d’une pauvreté du langage. Il ne faut pas y voir la manifestation
claire d’un préjugé raciste. »

Ça n’a l’air de rien, ce blanc-seing judiciaire, ces télés qui


s’ouvrent à la fachosphère et cette permissivité langagière. Mais

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on glisse. Le curseur bouge jour après jour. La gauche devient


l’extrême gauche. Les manifestants ou les infirmières qui jettent
des cailloux, des terroristes. À côté de Marion Maréchal, sa
tante Marine ressemble de plus en plus à une gaulliste sociale
et mesurée, Papy Jean-Marie à un vieux socdem acariâtre et
l’ex-socialiste Castaner apparaît presque sympathique et
tempéré. Là-dessus sont arrivées les banderoles de Génération
identitaire, protégées par la police qui n’est pas raciste mais un
peu quand même. Là-dessus les syndicalistes policiers – pas
tous mais un bon paquet – y sont allés de leurs menaces et de
leurs tweets bien pourris. Moi, je n’ai rien contre les flics répu-
blicains, gardiens de la paix, les policiers comme mon copain
Jean-Louis Arajol… Là-dessus ont débarqué les hordes de
Tchétchènes qu’on laisse s’amuser trois nuits à Dijon avec les
dealers rebeus et le tour est joué. L’Anti-France va violer nos
femmes et manger notre pain noir. Macron joue sur du velours
et prépare sa réélection.

Sa conférence de lundi dernier, c’était n’importe quoi.


La pensée vidée de toute substance. Le bruit des lèvres qui
masque le bruit des bottes : « Ayons ensemble cette volonté
de conquérir, cette énergie du jour qui vient… Nous allons
retrouver pleinement la France… Les temps imposent de
dessiner un nouveau chemin… Je ne crois pas que surmonter
les défis qui sont devant nous consiste à revenir en arrière. » Du
Ripolin sur les errances de son gouvernement et les morts du
Covid.
Le gag de la semaine écoulée, voire du mois, je l’ai lu dans le
JDD. L’interview de Jean-François Delfraissy, le boss du conseil
scientifique, le gars qui a squatté l’oreille de Macron pendant le
confinement et qui nous explique aujourd’hui que, plutôt que

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d’embastiller tout le monde, il aurait peut-être dû privilégier les


plus de soixante-cinq ans. Un gag à cinq cents milliards. Fallait
diriger un cirque plutôt qu’un conseil scientifique, docteur…
Et Jérôme Salomon devant les parlementaires. Vous avez
vu ? C’est dingue, notre capacité d’oubli. Macron veut main-
tenant faire travailler plus les ouvriers qui ont déjà beaucoup
donné et les vieux qui vont devoir trimer plus pour gagner
moins. Il nous ressort en loucedé sa réforme des retraites. Il
protège ainsi ses amis, ses sponsors et creuse l’écart entre les
citoyens au rabais… et les autres. Les ministres, les adhérents
du Medef. Bernard Arnault, Larry Fink… Macron est entouré
d’économistes libéraux qui ne jurent que par le marché, qui
trustent les plateaux télé et qui n’ont aucun doute sur sa réélec-
tion. Pourquoi n’écoute-t-il pas Esther Duflo, prix Nobel
d’économie, française, qui ne comprend pas qu’on ne rétablisse
pas l’ISF ?
Non, Macron est sûr de lui. Il simule sa démission pour jouer
au loup. Vous savez, on crie au loup et un moment on n’y croit
pas et on se fait enfler. D’autant que Mélenchon, pas dans le bon
tempo, veut désarmer la police. Ce n’est pas tout à fait ce qu’il a
dit. Mais c’est comme ça que tout le monde l’a repris. On est grave
dans la merde. Putain, Guy, reviens. Dis-moi comment finir ?
Comment redonner espoir au peuple, aux pauvres, aux prolos,
aux retraités, aux humanistes, à la gauche, aux verts, aux rouges,
aux roses, aux ultrajaunes, aux sans-opinion, aux extrêmes-
extrêmes-gauchistes, aux blackblocks, aux communistes, aux
écologistes décroissants, aux branleurs, aux abstentionnistes, aux
dégoûtés, aux résistants, aux nouveaux résistants ? Comment
faire entendre notre voix qui n’est que raison ?
Comment résister à toutes ces idées nauséabondes que
Pascal Praud et ses amis bien-pensants nous mettent dans la

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tête ? Excuse-moi Pascal, mais la banalisation du mal, c’est
laisser parler Marion Maréchal-Le Pen et ne jamais la reprendre
quand elle accumule les contre-vérités. Lis Hannah Arendt cet
été. Ça te fera du bien. Arrête avec les livres de De Villiers.
Sur l’Europe et Schuman, c’est un tissu d’invraisemblances.
Zemmour, c’est pareil. Il est condamné pour incitation à la
haine. Il rabâche à longueur de journée les mêmes statistiques
bidons sur les banlieues et l’islam, avec cet air sûr de lui et ce
sourire en coin… Putain, Guy. Je fatigue. Comment t’aurais
chuté toi ? Finalement, tu as eu raison de te tirer. Ta mémoire
ne pouvait pas en engranger davantage. Tu t’es battu jusqu’au
bout contre les racistes et la situation n’a fait qu’empirer. Le
disque dur était trop plein. On va se battre. On va les défoncer,
tous ces connards. Allez Guy, une dernière pour la route…
Guy ? Tu m’entends ?

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On a enterré Bedos en Corse. Il a eu droit à des obsèques à sa


hauteur. Lui aussi a été victime du Covid, parti dans la solitude.
Il nous laisse inconsolables, mais gais. « On va t’emmener où tu
voulais, c’est toi qui dictes le programme, c’est toi qui conduis sans
permis. D’abord à l’église Saint-Germain, tu n’étais pas très pote
avec les religions, mais les églises, ça t’emballait. Puis on t’envole
en Corse, dans ce village qui te rendait un peu ta Méditerranée
d’Alger », a écrit Nicolas, son fils. Au même moment, j’ai enterré
mon oncle Aldo à Rosselange. D’abord, dans une église où on est
deux par banc. Puis, au cimetière où chaque tombe ou presque
sent le Rital et la pastasciutta. Aldo Fratesi était le frère de Tina,
ma mère qui a calanché deux ans avant. C’était des Italiens
venus de Pesaro avec leurs parents, Rosa, Lazare. Elle, tenait une
pension où les ouvriers venaient manger. Lui, bossait à la mine
de fer. Aldo a suivi le chemin paternel et sidérurgique. Il était
attaquant au FC Rosselange. Il était dingue de foot, supporter
du FC Metz. Il était gentil. Il n’aurait pas dû mourir comme ça.
Ce n’est pas son âge. Quatre-vingt-quinze ans. C’est la
façon. Aldo est mort dans un Ehpad à Thionville. Sa mort ne
sera pas comptabilisée dans la litanie des morts du Covid. Mais
Aldo, comme Guy, est une victime collatérale de la politique
de santé publique qu’Emmanuel Macron voudrait qu’on oublie
aujourd’hui.

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Aldo Fratesi était Covid négatif mais il était fatigué et ne
se nourrissait plus trop. Alors les médecins l’ont perfusé et
l’ont posé dans un lit avec une perf de glucose sans coussin de
décharge, sans matelas anti-escarre, sans patch de morphine.
Enfin, je dis « les médecins ». À Thionville, dans cet Ehpad
public, il n’y a qu’un médecin et deux infirmières pour cent
cinquante malades. Aldo a tenu trois semaines en serrant les
dents et en ridant le front. Il était méconnaissable avec, entre
les yeux, la ride du lion. Quand on souffre, on contracte telle-
ment les muscles du front qu’à force, elle se creuse et marque.
À force. Trois semaines de souffrance, monsieur Macron.
Je n’aurais jamais imaginé qu’en France, on puisse encore
aujourd’hui mourir ainsi. Guy, Aldo. Seuls. Perdus face à la
nuit. La ride du lion, monsieur Macron.

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55

On est en 2006. J’ai quarante-huit ans. J’ai commencé à enquêter


sur Clearstream en 1999. Et les premières plaintes sont tombées en
avril 2001. Depuis, le flot est quasi ininterrompu. Toute ma vie est
mangée par ces plaintes. Je sais pourtant depuis le début que j’ai
raison. Donc, je me bagarre et je refuse de céder à leur chantage.
Et je fais d’autres choses aussi. En 2005, j’ai rencontré un agent de
joueurs de foot qui me raconte les dessous des transferts de joueurs
entre l’Italie, la France et la Grande-Bretagne. Les histoires de
dopage de stars du ballon, dont la morphologie a changé, pas seule-
ment en faisant de la musculation. Les journalistes qui mélangent
parfois les genres pour tirer des bénéfices de certains transferts, en
prennent pour leur grade. Mais ce sont surtout les présidents de
club, les intermédiaires et certains coachs en vue qui en prennent
pour leur grade. J’enquête dans ce milieu où les langues se délient
encore moins que chez les banquiers luxembourgeois. « Vic est
agent de footballeurs en Angleterre. Il voulait me raconter le milieu
du terrain. Tout ce que nous, les footeux de base, ne voulons pas
savoir : les coulisses, les porteurs de valises, les seringues dans
les vestiaires, les faux contrats, l’omerta du ballon. Il m’a initié à
leurs règles. J’ai tout enregistré. Et je me suis lancé… » J’en fais
un roman gonzo Le Milieu du terrain51 qui raconte mon désamour

51. Denis Robert, Le Milieu du terrain, Les Arènes, Paris, 2006.

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du football. Le livre déclenche les foudres de plusieurs personnes


mises en cause. Des plaintes tombent. Je suis presque blasé. Un des
plus véhéments est Alexandre Bompard, alors patron des sports
de Canal, qui veut laver l’affront que je fais à Hervé Mathoux, son
protégé que j’allume gentiment en indiquant qu’il est associé à un
agent de joueur. Je balance aussi sur le service des sports de Canal
dont je dénonce les dérives de certains chroniqueurs et leurs liens
avec des clubs. Je les appelle les costumes rayés52. Je ne peux pas
défendre le livre autant que je le voudrais, occupé que je suis par
la bagarre Clearstream. L’agent des joueurs, dont je tais l’identité,
ne me lâchera pas. Il nous donne suffisamment d’indices et de
documents pour gagner nos procès. Un à un, nos détracteurs se
déballonnent. La forme du livre, mêlant fiction et réel, évite l’af-
frontement trop direct.

L’année suivante, pour évacuer la pression et faire plaisir


à un très vieil ami, je me lance dans un show chorégraphique
avec Thierry Baë, maître de tai-chi et danseur émérite.
Ensemble, nous allons jouer un spectacle où Thierry m’initie
à la danse contemporaine. On se marre bien. Les spectateurs
aussi, lors d’une vingtaine de représentations un peu partout
en France. Même Télérama trouve ça bien : « Pour trouver
un second souffle, le danseur entreprend un voyage initia-
tique à travers une série de pratiques alternatives (tango,
tai-chi ou encore chant lyrique…), que les modes déversent
par vagues sur le devant de la scène. Au risque de s’y perdre

52. Alexandre Bompard est un énarque proche de Macron, ex-inspecteur des


finances. Il a dirigé Europe 1 avant de prendre la tête du service des sports de
Canal entre 2005 et 2008. Il a ensuite dirigé la FNAC pour atterrir à la tête
de Carrefour. Il est aussi le mari de la magistrate ex-conseillère d’Édouard
Philippe, Charlotte Caubel. (Cf. chapitre 4.)

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et d’abandonner carrément le plateau à un non-danseur


débauché pour l’occasion, en l’occurrence Denis Robert. Le
journaliste, essayiste et réalisateur peut maintenant ajouter
la comédie (versant pince-sans-rire) à son curriculum vitæ.
Quant à Thierry Baë, il mérite la palme de l’inventivité rési-
liente », note la critique Cathy Blisson en février 2007 à
propos de Thierry Baë a disparu.

J’aurais pu continuer si Clearstream ne m’avait pas rattrapé.

J’ai retrouvé une lettre de Bernard Barrault, mon éditeur.


Elle n’est pas datée. Elle doit remonter à cette période. Plus
de trente ans que Bernard me supporte, qu’il me soutient
et m’encourage, qu’on passe des heures au téléphone ou au
restaurant, qu’il attend de moi le roman sur lequel je m’impli-
querai sans compter en ne faisant qu’écrire. Je relis : « Denis,
en sortant du restaurant, la lettre que je voulais t’écrire était
claire dans ma tête. Aujourd’hui, c’est moins évident. Tenter
de concilier les forces violentes et antagonistes qui t’habitent
en les inscrivant dans une œuvre littéraire relève de l’exploit.
Écrire des romans, c’est un peu comme dresser des tigres,
si j’ose cette comparaison. Le genre romanesque est la cage,
le vocabulaire et la grammaire sont les fouets et les animaux
sauvages sont les fées et les monstres qui peuplent l’imaginaire
du dompteur. Le roman est le numéro que l’écrivain présente
au public. Pour en terminer avec cette comparaison oiseuse,
disons que pour dompter les tigres, il faut y consacrer sa vie.
Ce n’est pas ce que tu fais. Tu es, dans le désordre, enquê-
teur, romancier, journaliste, cinéaste, scénariste, créateur de
BD, peintre, danseur, acteur et j’en passe sans compter ta vie
personnelle… »

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C’est un bon résumé de ce que sont mes tentatives perma-
nentes visant à faire cohabiter le travailleur médiatique qui
grogne en moi et l’écrivain solitaire qui lui demande de la
fermer. Tous deux bougent et pensent selon des rythmes diffé-
rents. Je développe une forme de schizophrénie. Bernard me
propose, dans son courrier, de faire un pas en arrière en trou-
vant « une forme littéraire qui réussisse à exprimer la richesse et
l’extrême complexité de [mon] existence ». Il poursuit : « Dans
cette hypothèse, je sais que tu as le matériau mais je sais aussi
que tu n’as pas encore trouvé la forme. Tu pars du principe que
c’est en travaillant que la forme apparaît. Et là, je suis embêté
parce que je ne suis pas sûr de ça. D’où l’embarras. »

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« Un anarchiste est un homme qui traverse scrupuleuse-


ment entre les clous, parce qu’il a horreur de discuter avec les
agents… », Georges Brassens.

Une équipe d’astronomes vient de découvrir un signal


lumineux venu de l’espace qu’ils ont baptisé FRB 121102. Le
signal – un éclair d’énergie – s’allume pendant quatre-vingt-dix
jours et reste invisible soixante-sept jours. Pour revenir ensuite.
Le phénomène est intervenu cent fois, avec la régularité d’un
métronome, depuis 2007. Personne n’arrive à comprendre,
même si tous pensent à la même chose. Un Alien avec une
lampe de poche ? Non, je déconne. L’hypothèse la plus plau-
sible est qu’une galaxie d’étoiles au champ magnétique intense
émettrait des rayons X surpuissants. Des chercheurs d’une
université new-yorkaise auraient détecté la source des éclairs à
un demi-milliard d’années-lumière de la Terre. Personne n’ar-
rive cependant à expliquer la régularité de métronome avec
laquelle les signaux interviennent.

La dernière fois où 98 % de la vie sur Terre a disparu


remonte à soixante-six millions d’années. C’était l’époque
des dinosaures. Un astéroïde est tombé, creusant du côté du
Mexique un cratère de cent quatre-vingt-quinze kilomètres de

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circonférence et envoyant des gaz et des poussières sur toute la


planète. Le gaz, c’était principalement du méthane. Ce matin,
je regardais la vidéo d’un paléontologue qui expliquait que
ce méthane avait tout contaminé. Bien plus que l’astéroïde.
La Terre était devenue irrespirable, grise, à 98 % morte. Si,
soixante-six millions d’années plus tard, je suis là pour vous
en parler, c’est la preuve que malgré tout, on s’en est sorti. On
s’en sort toujours. Enfin, toujours, je ne sais pas. Et pour les
dinosaures, c’est râpé.

Le problème, c’est le méthane. Le Monde d’hier annonçait


qu’il avait atteint en 2020 un niveau inégalé, et augmenté de près
de 10 % en dix ans. Cet afflux génère un effet de serre et une
augmentation de la température de trois ou quatre degrés. C’est
le début de la fin de nombreuses espèces végétales et animales.
Dont la nôtre. L’espèce humaine. Il pourrait nous arriver la
même chose qu’aux dinosaures : l’extinction. On en était là.
Ou plutôt j’en étais là dans mes réflexions quand sont arrivés
la bonne mine et le bon accent du terroir de Jean Castex. Les
commentateurs étaient emmerdés parce qu’ils avaient passé des
jours et des unes de journaux à dire à quel point son prédéces-
seur Édouard Philippe était sympa et populaire. La com tour-
nait autour d’un gimmick simple : l’ex-dircom d’Areva n’est
pour rien dans le bordel ambiant, Macron a tout fait. Les Gilets
jaunes éborgnés, les morts des Ehpad, la flat tax, l’abandon de
l’ISF, la privatisation d’ADP. Tout ce qui a plombé les trois
premières années du quinquennat, ce n’était plus Édouard
Philippe, mais Emmanuel Macron. Je pensais à lui pendant le
discours laborieux de Jean Castex hier à l’Assemblée. Le bel
Édouard et sa femme, tranquilles, en train de siroter une petite
coupe au Havre avant leur départ dans les Seychelles.

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— Putain, trois ans, tu sais que j’en ai bavé, chérie, mais


bon, je suis parti juste à temps.
— Oh oui, amour, tu es formidable…
— Non mais je t’assure, le petit, j’allais finir par le savater.

Avec Castex, ce sera beaucoup plus calme. Je l’écoutais lui


et son bon sens paysan, son retour à la France du terroir et
des territoires, sa lutte contre l’islamisme radical, les minorités
ultraviolentes dans les manifestations. Et je pensais au taux de
méthane qui grimpait. La veille, je m’étais tapé son patron face
à Léa Salamé et à Gilles Bouleau. Je suis consciencieux. Avant
mon nouveau job, jamais je n’aurais regardé une allocution du
14-Juillet. J’aurais lu un bouquin ou je serais allé cueillir des
marguerites dans les champs. Oui, bon, je n’ai pas regardé le
défilé des militaires.

C’est mon côté Brassens. Le jour du quatorze juillet / Je reste


dans mon lit douillet / La musique qui marche au pas / Cela ne
me regarde pas. Est-ce que vous avez vu les mains recroquevil-
lées de Macron pendant l’interview ? Comme Mitterrand exac-
tement. Je suis sûr qu’avant son oral, il se passe en boucle les
vidéos du daron. La France. La modernisation du pays. Les six
cents jours pour réussir.

— Cette détestation de vous-même, vous comprenez pour-


quoi ? demande Léa, un brin énamourée quand même…
— Euh oui, j’ai laissé paraître quelque chose que je ne crois
pas être…
— Vous trouvez ça injuste ? demande Miss Glamour…
— Oh les critiques, même si in petto je peux considérer
qu’elles sont injustes, elles font partie du jeu démocratique…

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In petto… dans le fond de son cœur. Cet homme a un cœur


et il nous le fait savoir. C’est sa première mission quand il
rencontre des journalistes. Ou des Gilets jaunes. Léa Salamé et
Gilles Bouleau ont été choisis par Emmanuel Macron en toute
liberté de la presse pour l’interview du 14-Juillet.

— Et les « Mort à Macron » avec votre tête au bout d’une


pique ? C’est insupportable, non ? demande Bouleau.

Ce n’est pas Macron qui est insupportable. Ce sont les


questions. Cette psychologisation du débat. Cette amnésie
permanente sur les trois ans écoulés. Que voulez-vous qu’ils
répondent ? Euh non, pas tête sur une pique, ce n’est pas gentil.
Mais au fond je les comprends. Je me suis comporté comme un
chien avec eux. Je leur ai piqué leur blé. J’ai laissé gagner plein de
dividendes à mes copains d’en haut. C’est la moindre des choses
que de me mettre en haut d’une pique, non ?
Ces questions qui n’en sont pas, et les sourires qui vont avec,
lui permettent de reprendre pied.
— Oui, Léa, je suis d’accord avec vous. La brutalité ne
devrait pas faire partie de la vie démocratique. Mais que voulez-
vous ? Nous sommes dans un pays qui doute de lui-même, qui
baigne dans ses passions tristes.

Léa et Gilou démarrent le boulot. Ensuite, sur les plateaux,


les copains chroniqueurs achèvent le job. Notre bien-aimé
président plénipotentiaire a un boulevard devant lui. Il peut
aligner les poncifs. La modernisation du pays qu’il veut rendre
plus fort, plus indépendant. Les réformes qu’il a menées
tambour battant en donnant le sentiment qu’elles n’étaient pas
justes. Réinstaurer le dialogue social. Chérir la cause juste du

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combat féministe. Je le cite. Parce que quand on l’entend en


direct, on ne se rend pas bien compte : « Je chéris cette cause
juste de la lutte contre les violences et de l’égalité effective entre
les sexes, mais je chéris encore plus ce qui peut faire de notre
démocratie une démocratie plus forte encore, celle de ne pas
céder à l’émotion constante. »

Je dois aborder un sujet qui fâche. Darmanin. Gérald


Darmanin. Voilà un mec, un petit mec, petit ministre, petit direc-
teur de cabinet d’un député homophobe, petit télégraphiste de
Sarkozy, petit branleur devant l’éternel. Oh je dis ça, je sais c’est
vulgaire. Mais ce n’est pas moi qui suis vulgaire. C’est Darmanin
et Macron. La vulgarité est là. Dans cette nomination. Je ne parle
pas de l’affaire de viol. Il n’est pas avéré. Je parle du deal fait par
ce petit ministre qui négocie ouvertement avec une jeune femme
un passe-droit contre un plan-cul. Darmanin l’a confessé pour
échapper à l’accusation de viol. Elle était consentante pour une
faveur contre un appartement. Je ne l’ai pas pénétrée contre son
gré. Je lui ai donné un coup de main, si je puis dire. Mais le deal,
c’était qu’ensuite hop… Hop quoi ? On veut des détails. Je ne
sais pas moi. Une turlute ? Allons-y, c’était dans les journaux.
Appelons un chat, un chat et une pipe, une pipe. On sait juste
que ça s’est mal passé et qu’ensuite il lui a proposé une séance de
rattrapage ! Donc le mec est élu député maire de Tourcoing. Une
femme vient le voir, lui dit : OK vous m’aidez et ensuite euh…
ben… Enfin vous voyez quoi… Là-dessus, le président vient
raconter une histoire encore plus dingo. Oui, donc, j’ai discuté
avec Gérald « d’homme à homme si je puis dire ». Et je l’ai cru.
Et donc je l’ai nommé ministre de l’Intérieur.
Une tribune parue hier dans Libé, écrite par Virginie Martin
et Laurence Rossignol, pose d’une manière plus philosophique

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et moins imagée le problème de cette foutue nomination.


L’affront fait aux femmes et aux hommes qui aiment les
femmes. Mais, Macron toujours habile et louvoyant se rattrape
avec Roselyne Bachelot. Quoi ? Juste avant Darmanin, j’avais
nommé Roselyne à la culture. C’est une féministe, elle… Et
j’ai mis Dupond-Moretti garde des Sceaux. Oui, ben c’est ma
femme qui est allée voir son spectacle. Elle l’a trouvé génial. Et
donc je l’ai appelé. Et voilà. Bon casting, non ?

La seule chose qui pourrait nous sauver aujourd’hui, ce


serait des Aliens avec une lampe de poche. Ils débarquent. Ils
les embarquent tous vers une autre galaxie. Ou sur la Lune.
Et on les regarde à la télé grâce au satellite. Comme dans « La
Ferme des célébrités ». J’essaie d’être léger mais c’est dur.

Darmanin. Je n’en reviens pas. Comment un type aussi


mauvais, arrogant, de droite dure, puis molle, puis dure
parvient à être ministre de l’Intérieur. Il y a une histoire qu’avait
racontée Christian Eckert, quand Darmanin l’a remplacé au
budget. Eckert faisait ses cartons. Il devait le lendemain serrer
la louche de Darmanin, limite lui claquer la bise. Passation de
pouvoir classique. Mais Darmanin a fait appeler Eckert en lui
demandant de ne pas être là car il n’était que secrétaire d’État
au Budget et lui avait le rang de ministre. Eckert s’est cassé
soulagé. Mais l’anecdote campe le personnage. Sa suffisance,
son arrogance. Ça campe aussi Emmanuel Macron qui a besoin
de serviteurs qui ensuite se serviront. Bachelot à la Culture
après avoir fait de la lèche à Macron comme chroniqueuse sur
LCI, a raconté sur Franceinfo comment sa nomination s’était
passée. Elle qui rêvait de chanter comme la Callas. Et là, un
dimanche Jean Castex l’appelle :

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— Ma chérie j’ai un plan pour toi.


— Un plan ?
— Non pas un plan à la Darmanin…
— Mon Jeannot, j’ai dit que la politique, c’était fini pour
moi… Je sais, je ne les fais pas, mais j’ai soixante-dix ans quand
même…
— Non mais attends, j’ai pensé à la Culture…
— Tu me fais craquer là…

Elle l’a raconté à Franceinfo… Texto… Moi, c’est Éric


Dupond-Moretti qui m’a bluffé. Je l’ai connu avant qu’il ne
soit connu. C’était un avocat qui, pour ne pas payer des notes
d’hôtel et parce qu’il était fauché, dormait dans sa voiture. Ils
ne sont pas nombreux dans ce pays à être à son niveau aux
Assises. Deux ou trois, guère plus. Je vais peut-être en étonner
certains, mais Dupond-Moretti est, à mes yeux, la surprise de ce
nouveau gouvernement. Je me suis demandé pourquoi il avait
accepté le job. J’ai appelé quelques-uns de ses copains. Éric
s’emmerdait comme avocat. Il avait fait le tour. Il s’emmerdait
tellement qu’il avait décidé d’être acteur et chroniqueur sur
Europe 1. La lose totale. Il commençait à donner son avis sur
tout et n’importe quoi. Il avait aligné les perles sur les Gilets
jaunes, les lanceurs d’alerte, les journalistes fouille-merde,
les « gonzesses hystériques ». Éric n’a pas hésité une seconde
quand Macron l’a appelé. Garde des Sceaux, lui qui a tant
dézingué la magistrature, il en rêvait. Je ne sais pas combien
de couleuvres il va avaler ? J’attends la prochaine manif, le
prochain nassage du préfet Lallement, le prochain tir de LBD.
Je prends un pari. Pas sûr que Lallement fasse le poids. Macron
devra composer. Dupond-Moretti aussi, mais moins. Ça va
mettre du piment dans les six cents prochains jours qui nous

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restent avant la présidentielle. Dupond-Moretti, c’est Lino
Ventura dans Les Tontons flingueurs. Ça va finir façon puzzle.

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Ce qui va finir façon puzzle, c’est mon histoire avec


Le Média. Les rapports étaient tendus pendant l’été 2020
entre la direction, une partie de la rédaction et moi, mais je ne
m’attendais pas à une lettre me destituant de ma fonction de
direction en arrivant en septembre. Je ne vais pas entrer dans le
détail des griefs qui me sont faits. Un management « violent »,
une vision « trop verticale » de ma fonction, une « mauvaise
gestion » de mon temps de travail. Début octobre 2020, après
que le journal Le Monde a fait état dans un article de tensions au
Média et de mon éviction, je me suis fendu d’un dernier édito
dans lequel j’essaie de mettre des mots sur la cabale dont j’es-
time être l’objet. Je prends à témoin les sociétaires qui financent
Le Média et demande un vote et un arbitrage. Projet contre
projet, pour sortir des petits arrangements entre amis.

« Je suis resté silencieux trop longtemps, pensant que nous


déchirer publiquement était la pire des solutions. Trop d’ar-
ticles malveillants, d’accusations infondées sur les réseaux
sociaux et sur le forum m’obligent à prendre la parole pour
me défendre. » Je mets en avant le projet journalistique et poli-
tique que je porte depuis mon arrivée et rappelle que notre
raison d’être reste la nécessité d’informer. J’enchaîne sur le
côté clanique et peu démocratique du Média où trois ou quatre

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personnes, à la fois pigistes ou salariés et bénévoles, mélangent
les genres et concentrent les pouvoirs sans possibilité de
contrôle. « C’est parce que j’ai voulu changer les règles de ce
jeu et la ligne éditoriale qu’on cherche à m’évincer. J’ai été naïf,
je le reconnais, concentré à faire du journalisme, je n’ai rien
vu venir. » Je décris ensuite le fonctionnement interne avant
d’expliquer que j’ai adoré y travailler. « Une partie des gens
qui veulent que je parte sont des idéologues, des dogmatiques.
L’autre partie craint qu’on prenne leur place. Dès qu’une
compétence arrive, ils prennent peur. J’ai bousculé leurs codes.
Alors ils ont inventé une fable… Je serais soudainement devenu
un harceleur. Un type qui voulait que les journalistes travaillent
et qui était autoritaire. Je serais générateur d’angoisse. Quand
vous voulez tuer votre chien, dites qu’il a la rage. C’est exacte-
ment ce qui m’arrive. Je suis con. J’aurais dû le voir venir. Eux,
les champions de la gauche radicale, me l’ont fait à la Macron.
Leur petit 49/3. En douce. Pendant l’été. »

Cette lettre ne provoquera aucun vote des sociétaires, mais


mon licenciement pour faute grave, sans indemnités. L’affaire
est aux prud’hommes. Je n’ai pas de rancœur aujourd’hui. Alea
jacta est.

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58

2008. Boîte à archives quasi vide. Peu de revenus.

Les affaires continuent et me prennent la tête. Je passe du


temps dans les tribunaux et les cabinets d’instruction en France,
au Luxembourg. Même en Belgique. À cause des plaintes de
Clearstream, mais aussi d’une banque russe et d’une banque
luxembourgeoise. Je distingue nettement la série de hasards et
de rencontres qui m’ont fait passer d’une relative quiétude à un
état d’anxiété. Je sais d’où je viens. Pour le reste, cette période
est longue comme un lendemain de cuite. J’écris des livres. Ils
me sauvent et me consument. C’est à cause d’eux que j’en suis
là. Mais je les remercie. Les livres me sauvent. Les toiles aussi.
J’ai trouvé refuge dans une galerie d’art et j’imprime des listings
de Clearstream sur des toiles que je tague.

Clearstream a attaqué. Comme un rouleau compresseur.


Les banques – la Banque générale du Luxembourg, Fortis,
la Menatep – ont suivi, de plus en plus agressives. Tous ces
procès, l’énergie dépensée. Le temps qu’ils me prenaient. En
dix années, quatre étages d’une bibliothèque et une trentaine
de boîtes à archives se sont remplis de documents et de missives
à caractère judiciaire ou coercitif. Ça déborde. Une trentaine
de procédures en diffamation, uniquement pour Clearstream.

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Plusieurs millions d’euros de dommages et intérêts me sont


réclamés. Quand les procédures s’éteignent en France, d’autres
apparaissent en Belgique, en Suisse, au Luxembourg. Les
mêmes mots, les mêmes accusations débiles. Le civil, le pénal.
Puis les mises en examen. Et ça passe.

Les hommes et les règles, autour de moi, ont comme glissé.


J’étais attaquant, je suis devenu cible. Dans le paysage, j’étais
anachronique. Les procédures étaient des armes contre moi.
Elles m’étouffaient, me marginalisaient. Je n’ai jamais voulu
cette marginalité. On me l’a imposée. Un papier du Monde
particulièrement dégueulasse, « L’imprécateur du dossier
Clearstream53 », me le rappelait si j’avais tendance à oublier.

Des mois et des années encore. Quelque chose commençait


à mourir. Appelons ça « légèreté » ou « naïveté ». Je n’en garde
pas d’amertume. Je suis différent. J’ai peut-être fait des erreurs,
je me suis peut-être mal battu. À un moment, Clearstream a
voulu transiger, il aurait fallu que je contredise mes témoins. J’ai
refusé. Je sais ce que j’ai vu. J’ai appris les lâchages, les trahi-
sons, les retournements de veste, les silences gênés. J’aurais
voulu passer à autre chose, c’était impossible. Cette affaire de
corbeau et de listings falsifiés m’est tombée dessus. Un escroc,
Imad Lahoud, est entré dans ma vie et a ajouté des noms sur
les listings originaux. Je maîtrisais à peu près la situation, mais
à mesure que la presse égrainait les révélations, les évènements
m’échappaient. L’emballement médiatique, politique et judi-
ciaire a transformé l’affaire originelle en un sombre règlement
de comptes entre industriels et politiques. J’étais au cœur d’un

53. Le Monde, 11 mai 2006.

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complot que j’ai mis du temps à décrypter. Cette nouvelle


affaire portait le même nom que l’autre. Clearstream. Pourtant,
elles n’avaient rien à voir. Clearstream 1, c’était mon enquête et
la mise en cause de la multinationale. Clearstream 2, c’était un
règlement de comptes né au sein d’EADS. Pendant un an, mes
mails ont été piratés. Les services secrets m’ont filé, surveillé.
Ma maison a été perquisitionnée. Mes téléphones et ceux de
mes proches, écoutés. On a détourné mon travail, maquillé mes
documents, fabriqué des faux comptes rendus sur ma vie et
mon emploi du temps. On les a diffusés. Tout cela afin de régler
des comptes qui me dépassaient. Clearstream s’est servi de cette
affaire de corbeau pour redoubler de brutalité à mon égard. Je
n’ai pas lâché prise. J’ai cherché à comprendre les raisons et les
acteurs de ces manipulations. J’ai continué à écrire, à interroger.

En décembre 2006, je me suis retrouvé devant deux juges


d’instruction de la galerie financière. Deux magistrats gris
comme leurs costumes, leur greffière tapait comme un éclair, le
représentant du parquet, un jeune homme qui sortait toutes les
heures informer sa hiérarchie qui informait le garde des Sceaux
qui informait le Premier ministre qui informait l’Élysée, mon
avocat, le génial Michel Zaoui, et moi en retour d’insomnie. La
pièce était écrite par d’autres que nous. Les juges, comme dans
un procès kafkaïen, parlaient d’une voix grave en lisant des
phrases enregistrées sur l’écran de leur ordinateur. Ils avaient
passé des journées entières à préparer leurs centaines d’inter-
rogations invraisemblables. J’étais de l’autre côté du miroir. Je
sentais ce que pouvaient ressentir les victimes. Les deux juges
s’étaient réparti les rôles. L’un était le faux gentil. L’autre le
faux méchant. J’étais censé avoir peur. J’étais juste atomisé
par tant d’hypocrisie et de connerie. Le faux gentil, après que

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mon avocat eut plaidé, a annoncé, avec solennité, que j’étais
mis en examen pour avoir recelé le vol de documents bancaires
secrets. Le juge a énuméré des noms de personnes qu’il m’était
interdit de rencontrer et m’a demandé si j’avais « quelque chose
à ajouter ? » J’ai dit que je préférais être dans ma peau que dans
la leur. Je me souviens que Michel m’a filé un coup de pied sous
la table et nous sommes sortis. Je me souviens que j’ai allumé
une clope. Je n’avais plus fumé depuis longtemps. Je venais de
passer onze heures dans ce bureau.

Je voulais comprendre comment j’en étais arrivé à cette


extrémité, remonter à la source de ces ressentiments, en sortir
sans me renier. J’ai toujours conçu mes livres comme des objets
de connaissance et de recherche. Je n’avais plus envie d’écrire.
J’ai donc trouvé refuge dans une galerie d’art pour soigner ma
gueule de bois.

Un écrivain doit penser et écrire contre le pouvoir et le


cynisme. Je voulais faire de mes toiles un espace médiatique et
artistique. Je ne me résignais à rien. Je cherchais une issue. « Un
écrivain doit fracasser le miroir car c’est de l’autre côté de ce
miroir que la vérité nous fixe des yeux », a écrit Harold Pinter.
De l’autre côté, j’avais l’impression d’y être.

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En octobre 2020, je quitte définitivement Montreuil pour


retrouver mes forêts. Je suis un peu sonné par la violence des
attaques contre moi, l’ampleur de la trahison et de ma naïveté,
mais je me remets assez vite à mes livres et à un projet de docu-
mentaire laissé en carafe. L’expérience du Média a créé un
manque, d’autant que mon départ a provoqué une crise interne
entre salariés et un départ massif de sociétaires. Très vite, l’idée
de créer une nouvelle WebTV et un site d’information sans les
casseroles et les boulets du Média s’impose.

En janvier 2021, à soixante-deux ans, je décide que je m’em-


merde dans mon bureau à écrire mon prochain roman. Je n’ad-
mets toujours pas la violence de cet État contre les Gilets jaunes
et la gestion de la crise Covid. Je ne supporte plus les commen-
taires médiatiques des chaînes tout infos, les mensonges de ce
gouvernement, la docilité des travailleurs médiatiques et les
débats avec mes copains où chacun aimerait changer le monde,
mais ne sait pas par quel bout. Avec une bande de fous, je lance
le projet « Blast, le souffle de l’info ». Et je me remets à écrire
des éditos.

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Je n’en reviens pas. Six mois. C’est comme si je sortais d’une


hibernation. Je les ai quittés en juillet dernier après la mort
de Guy Bedos. Je les retrouve quelques jours après celle de
Jean-Pierre Bacri. Dans Place publique, le dernier film qu’il a
écrit avec Agnès Jaoui, il joue le rôle d’un animateur télé qui
ressemble à Thierry Ardisson. En pire. Il est jaloux et cynique
alors que son ex, jouée par Agnès Jaoui, est encore pleine d’il-
lusions. Et il y a cette tirade où son personnage se moque du
personnage joué par Agnès Jaoui. Elle veut qu’il invite, dans
son émission, une victime de la dictature :
— Qu’est-ce que tu veux que ton Afghane vienne foutre
dans mon émission ? Tu crois que ça l’intéresse le public ? Le
public, il en a marre de la misère du monde. Le public, il veut
du pain et des jeux, lui répond Bacri.
— Qu’ils crèvent les faibles, ils n’avaient qu’à être forts,
ironise Jaoui.
— Voilà, c’est comme ça depuis la nuit des temps. Il y a des
lions et des gazelles, des plus forts et des plus faibles. Et ça ne
changera jamais, que tu le veuilles ou non ! jette Ardisson-Bacri.
— Arrête, dit-elle en se bouchant les oreilles.
— Je ne me fais aucune illusion, contrairement à toi. Ce
n’est peut-être pas politiquement correct, mais c’est comme
ça.

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Ce dialogue synthétise l’époque et la télévision. C’est une des


raisons pour lesquelles on a eu envie d’inventer Blast. Claquer
le baigneur aux cyniques et aux aquoibonistes. Six mois. C’est
long et court à la fois. Six mois sans suivre les actualités, sans
cette toxicité qui vous engourdit le cerveau. C’était un peu
comme des vacances. Mouvementées, les vacances. J’ai bien
décroché de l’actualité. De toute façon, c’était tous les jours
pareil. Macron nous parle comme à des enfants, nous gronde et
nous menace. Sa police le protège. Il fait le fier. Viens te battre
si t’es un homme… Trump, Bolsonaro, Poutine. La valse des
dictateurs aux journaux télévisés. Des États de plus en plus
autoritaires, largués. Violents.

Le virus qui a toujours un coup et un variant d’avance sur


nous. Nous, les moutons. Et les labos de la Big Pharma qui
se goinfrent. Je ne suis pas anti-vaccin, même si les méthodes
et la cupidité du laboratoire Pfizer – celui qui nous fourgue
en ce moment ces doses à haute fréquence et à prix exorbi-
tants – sont répugnantes. Je cherchais un mot à la hauteur de
mon dégoût. Une information sortie en Belgique, grâce à des
hackers, est passée inaperçue en France, malgré un papier dans
Le Monde. Elle est le fruit d’une enquête de l’agence euro-
péenne du médicament. Ils se sont rendu compte que Pfizer
trichait sur le dosage de ses ampoules. On achète des fioles avec
des concentrations d’ARN prévues dans les essais cliniques
entre 69 et 81 % et Pfizer les dilue pour nous les fourguer à des
dosages entre 51 et 59 %. Le vaccin perd donc autour de 15 %
de son efficacité. Mais on en vend plus. Quel cynisme ! Quelle
rapacité ! Si on ne me dit rien, si on ne me contrôle pas, roule ma
poule. Je facture et j’encaisse. Pfizer, dont les principaux action-
naires sont BlackRock, Vanguard et State Street, va vendre deux

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milliards de doses dans le monde en 2021 et encaisser autour


de cinquante milliards de dollars, alors que les études étaient
en grande partie financées par les États, qu’ils avaient une assu-
rance de débouchés et que les contrats signés les rendent juri-
diquement irresponsables. On peut raisonnablement estimer la
marge nette de Pfizer autour de quinze milliards, même s’ils
vont tout faire pour la cacher. C’est ce qu’on appelle une très
bonne affaire. Pourquoi sommes-nous si lâches et peu scrupu-
leux avec eux ?

Dans la série, ni vu ni connu, je t’embrouille. J’ai une autre


question à poser. Elle concerne le prix du gel hydroalcoo-
lique. Pourquoi le paie-t-on, en France, deux fois le prix d’un
shampoing ? Alors qu’il est plus simple et moins cher à fabri-
quer – quatre ingrédients à assembler pour un gel et vingt pour
un shampoing ?
C’est une question idiote, mais j’ai un copain pharmacien et
ma science est récente.

J’ai beaucoup de mal à m’y remettre. Je suis comme un vidan-


geur de fosse septique dépressif. Et sceptique. Par quel bout
commencer le nettoyage ? Je vous ai quittés avec Agnès Buzyn,
Christophe Castaner et Sibeth Ndiaye qui cherchaient du boulot.
Ces trois-là ont marqué les annales par leur incompétence et
leurs mensonges. Le président les a remerciés. Appelons ça le
prix du silence et des trahisons. Il a envoyé la première à l’OMS
avec un salaire de quinze mille euros net d’impôt. Et la troisième
chez le leader suisse du travail intérimaire Adecco où elle pourra
se reposer, réfléchir et capitaliser sur l’ubérisation de la société.
Quant à Christophe Castaner, nouveau patron des emmarcheurs
à l’Assemblée, il a trouvé un remplaçant pire que lui à l’Intérieur.

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On ne pensait pas que ce fût possible. Mais Gérald Darmanin


quand même… Si Castaner se contentait de peloter et de danser
après les manifs Gilets jaunes, Darmanin fréquente les clubs
échangistes et le confie sur PV pour échapper à une accusation
de viol. Je n’ai rien contre les partouzes. Partouze qui veut. Mais
bon, Gérald, tu as raté ta vocation. Tu devrais faire des films
pornos et arrêter de nous les briser avec ta morale, ton ordre
républicain et ta technosurveillance.

Les Gilets jaunes passent aujourd’hui sous les radars des


médias. Et s’il n’y avait pas Serge d’Ignazio et ses photos, on ne
saurait même pas que le mouvement continue. En Argentine, il
y avait ces mères qui défilaient inlassablement pour dénoncer
la dictature. Ici nous avons les Gilets jaunes qui rappellent à ce
pouvoir sourd que la France, Covid ou pas, n’a jamais été aussi
pauvre et inégalitaire.

Les mille personnes les plus riches du monde ont retrouvé


leur niveau d’avant la pandémie en neuf mois alors qu’il va
falloir au moins dix ans aux personnes les plus pauvres pour
se relever. Les milliardaires français ont bénéficié d’une reprise
exceptionnelle : leur fortune s’est reconstituée à hauteur de
cent soixante-quinze milliards d’euros, dépassant le niveau
d’avant la crise ! C’est la troisième plus forte progression après
les États-Unis et la Chine.

Cent soixante-quinze milliards d’euros, c’est deux fois le


budget de l’hôpital public français.

Cinq millions trois cent mille personnes vivent en France


avec moins de huit cent quatre-vingt-cinq euros par mois.

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Fin 2020, huit millions de Français étaient bénéficiaires de
l’aide alimentaire, deux millions cinq cent mille de plus qu’avant
la crise !

Et pourtant, moins de 1 % du plan de relance est dédié à la


lutte contre la pauvreté, tandis que des milliards d’euros ont été
versés aux entreprises sans contrepartie.

Merci Oxfam pour ces stats qu’on a peu vues sur BFM.

Les cinémas fermés, les théâtres clos, les concerts annulés.


Rien n’a jamais démontré que ces lieux de paix et de culture
étaient contaminants. En revanche, on sait aujourd’hui qu’on
n’a jamais eu pire ministre de la Culture que Roselyne Bachelot.
Même l’insignifiant Franck Riester faisait davantage illusion.
Avant, on avait Malraux, on avait Jack Lang. Je sais, il vieillit
mal et ferait mieux de la tourner sept fois avant de chercher des
excuses aux auteurs d’inceste. Quand même, comme ministre
de la Culture de Mitterrand, il existait. Il nous rendait fiers d’être
en France. Même Frédéric Mitterrand sous Sarkozy faisait le
job. Là, sous Macron, on touche le fond. On est méprisé. On
a disparu. Françoise Nyssen a acheté la concession. Franck
Riester a creusé la tombe. Et Roselyne Bachelot nous fait la
totale, elle balance la terre, pose le marbre et la croix. Dans un
gloussement. Ci-gisent les artistes, victimes du coronavirus, de
la veulerie de Roselyne Bachelot et du mépris gouvernemental.

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Je dois reprendre l’entraînement, retrouver mon rythme.


Redevenir la machine que j’étais à m’éveiller avec Google
News, à enchaîner sur CNews pour m’achever avant midi avec
Le Monde et L’Obs. Et ça, c’était l’apéro. Je dois me repro-
grammer pour analyser ce que les autres ont retenu du monde
et de ses images. Et leur renvoyer mon acmé sans maudire et
sans faiblir. J’ai dit acmé et pas acné. Je précise pour ceux qui
me chercheraient des noises ou des boutons.

Le monde, au fond, n’est fait que d’images plus ou moins


animées. Nous les recevons. Elles impriment nos cerveaux.
Certains humanoïdes résistent à la réalité de ces images. D’autres
y succombent. Le chemin est difficile. Y croire. Ou pas. La seule
attitude possible est de les intégrer comme des représentations du
monde. La question n’est pas d’y croire, mais de les questionner.
La réponse n’est jamais blanche ou noire. Oui ou non. Un ou zéro.
La réponse est toujours embrumée. Plus le sujet est délicat, plus la
brume est épaisse. Et plus le temps et sa décomposition sont un
élément essentiel pour le journaliste. Prendre le temps pour lever
des voiles. Et dévoiler. J’aperçois aujourd’hui ce qui émerge.

Un enfant de quinze ans achevé au marteau par une bande


de sauvageons. Ils font le bonheur des rubricards police et de la

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droite extrême. Vous les avez vus bicher aux JT et dans les talk-
shows. Ils avaient enfin devant leurs yeux humides la preuve
que la France devait être d’urgence reprise en main. C’est ce
discours qu’on entend partout. Les sondeurs nous le rappellent.
Ce sera Macron ou Le Pen. La Droite sauvage et cosmopolite
ou la Droite disciplinaire et nationale.
Où est la douceur ? Où est la tolérance ? Où sont les contra-
dicteurs ? Où se cache l’espoir ? Quand est-ce qu’on rigole un
peu ?

Écrire, c’est porter un regard sur le monde. Ce regard


dépend de l’endroit où je suis et du paysage en face de moi. Je
parle et j’écris porté par les sociétaires et les abonnés de Blast.
Vous êtes quatre mille rassemblés en à peine deux semaines. Et
on avance comme une armée grossissant de jour en jour. Il reste
un mois de campagne. Je n’exagère pas. J’y crois à fond à cette
entreprise de presse solidaire. Chaque centime versé sera entiè-
rement réinvesti dans l’outil de travail. On ne se verse aucun
dividende chez Blast. Il faut qu’on soit vingt-cinq mille cette
année pour tenir face à la déferlante qui se profile en face. Nous
allons peser aussi lourd que les médias mainstream. Ceux des
milliardaires et de la propagande d’État.

Ça me fait sourire, ces mots. J’ai un petit côté Lénine. Sans


le dogme, ni la barbiche. My name is Vladimir Ilitch and I want
to kill the propaganda.

Mais voyez-vous, quand le groupe de presse tenu par


Arnaud Lagardère et Bernard Arnault se voit prêter quatre cent
soixante-cinq millions d’euros par l’État macronien, comment
ouvrir, je ne sais pas moi – disons Paris Match ou le Journal

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du Dimanche – et y lire un sondage flatteur pour Macron ou


un article s’attaquant à Anticor, et ne pas voir là le degré zéro
du journalisme ? La manifestation avérée d’une soumission ?
L’association Anticor fait le boulot que le ministère public ne
fait plus. Ne fait pas. Et Anticor est attaqué par les petits soldats
du journalisme d’État. Je les connais par cœur. J’ai grandi avec
et je les ai vus dériver. Et devenir incontinents. Rivés à leur
salaire, à ce qui leur reste d’honneur. La profession se paupé-
rise. Je sais. Ce n’est pas une raison pour écrire et dire tant de
conneries ne visant qu’un seul objectif. Conserver Macron.
Si on s’amusait à faire la liste de ceux qui tirent leur épingle
du jeu de la pandémie et de ses conséquences, et la liste de
ceux qui en crèvent, on verrait que les sacrifiés sont ceux que
l’ultralibéralisme rêve de réduire à la précarité et à l’esclavage.
Pour les prédateurs, Bezos ou Zuckerberg là-bas, Arnault ou
Bolloré ici, all is okay ! Ce gouvernement travaille bien. Macron
est taillé pour le job. Anticor, comme Blast, sont des cailloux
dans les mocassins du pouvoir.

Ce pouvoir ridicule et déliquescent. Vous avez vu Jean Castex ?


Ce Premier ministre est un gag ambulant. Une plaisanterie perma-
nente. Une permanente. Comme celle de ma mère. Un mélange de
flou et de cheveux figés. Jean Castex, l’homme laqué. Jean Durex,
celui qui préserve son patron. Ce clown blanc. Chaque fois que
je le vois, je me dis que Dupontel nous fait une blague. Sors de ce
corps, Albert. La plaisanterie a trop duré. On n’en peut plus de ces
vannes lourdingues et à rallonge, de ce comique de répétition qui,
à force de se parodier, finit par nous rendre malades, neurasthé-
niques, soliloquants. On fatigue, Albert…
On pourrait même devenir violent. Comme chez ces Bataves
qui ne supportent pas le couvre-feu.

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J’ai envie de lire un court poème de Brautigan. D’une certaine


manière, nous vivons et nous mourrons à nouveau. C’est le titre
et la première phrase du poème.
Je me demande pourquoi ça ressemble à un autre
commencement
Tout mène à quelque chose d’autre, alors
je crois que je vais repartir
À zéro
Peut-être apprendrai-je quelque chose de neuf
Peut-être pas
Peut-être sera-ce le même recommencement
Le temps passe vite
Sans raison
Parce que tout recommence
encore et encore
je ne vais nulle part
où je ne sois
déjà allé.

Et ça continue encore et encore. C’est que le début d’accord


d’accord.

Là, ce n’est plus Brautigan. C’est Cabrel…

Quelque chose vient de tomber


Sur les lames de ton plancher
C’est toujours le même film qui passe.

Tout doit couler de source ici comme dans un film d’Agnès


Jaoui et de Jean-Pierre Bacri. J’ai le goût des autres. En plein
Covid persistant, en pleine distanciation sociale, l’expression

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brille d’un éclat renouvelé et précieux. « Le Goût des autres
nous rappelle à quel point ce pli putride, qui insiste en nous,
lequel considère l’autre comme une source contaminante,
comme un suspecté infecteur à bloquer d’un geste barrière,
ce pli détruit toute appétence à la rencontre, tout élan vers
l’échange, toute envie de partager un moment, un verre, une
bise, un rire rayonnant. » C’est mon copain Alain Damasio qui
a écrit ça et, comme chute, c’est vachement bien.

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Fin 2009, je vais être relaxé dans l’affaire pénale où j’étais


mis en examen pour le recel de vol de secret bancaire. Le
tribunal reconnaît que je n’ai rien à voir et à faire avec les mani-
pulations des fichiers. Je suis, au contraire, celui qui a permis le
décryptage de l’affaire. La réalité avance souvent masquée. Elle
n’apparaît jamais nue devant nous. Pour l’appréhender, il faut
observer, mesurer son épaisseur, s’interroger, interroger, l’in-
terroger, travailler sur les liens, les connexions. Lever des voiles.
C’est le boulot du journaliste que de décrypter et rendre compte
de la réalité. C’est un travail solitaire. C’est un artisanat. Plus le
monde est interconnecté, contradictoire, indécis, confus, plus
le travail de journaliste devient nécessaire. La réalité « démas-
quée » prend généralement vie à travers les médias.
En 2008, je fais ma première exposition à Paris dans une
galerie de la rue Lepic. L’expo s’appelle « Recel de vol ».
Toutes les toiles sont vendues ou presque. Le galeriste est
content, moi aussi. C’est une forme de recyclage. Les types qui
achètent mes toiles sont, pour certains, traders ou luxembour-
geois. Des huissiers en achètent aussi. En 2009, je réitère, puis
2010, 2011, 2012. Mon travail d’artiste, quel est son rapport au
réel ? Comment peut-il lui aussi rendre compte de la réalité du
monde ? Le déclic s’est opéré à un moment où la réalité que
j’avais démasquée était étouffée. Elle était devenue inaudible

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dans les médias. Le vrai pouvoir est de masquer ce qui a été
révélé, raconte une de mes toiles. Le secret bancaire est un droit
de l’homme riche, dit une autre. Un type avec un regard d’artiste
sera toujours plus fort qu’une multinationale, scande une troi-
sième. Je me dis que ça ferait un bon titre pour un livre...
Quand la justice a reconnu (plus clairement on ne peut pas)
la valeur de cette réalité démasquée, j’ai senti un poids en moins
et une plus grande liberté pour taguer mes toiles. Je pouvais
à nouveau m’exprimer librement à peu près partout. Je conti-
nuais à creuser, à réfléchir, à défricher ce champ artistique. Ce
nouveau territoire. Une galerie est pour moi un lieu où l’art
devient média. Je cherche. Je gratte. « L’investigation est un art,
soyons des artistes », a dit Tom Wolfe. J’ai toujours un crayon,
un stylo, un clavier, une craie grasse, sous la main. J’ai toujours
ce sentiment d’être dans le money time d’une histoire ; d’une
vie.

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Regardez ma mine réjouie. Regardez mes mains de travailleur


médiatique. Regardez mes yeux rieurs mais fatigués. Pourquoi
croyez-vous que je me présente devant l’œil d’une caméra ?
Qu’est-ce qui peut me motiver ? Me faire sortir de la douce torpeur
de ma vie à la campagne entre ruisseaux à grenouilles et forêts
luxuriantes ? Montrer ma tête sur des écrans de smartphones ? Je
n’aime pas ça. Exhiber mon érudition ? Je ne suis pas érudit. Je
n’ai même plus le temps de lire les livres qu’on m’envoie, depuis
que je me suis remis à nager avec les squales et grands requins noirs
de l’actualité. Ceux qui racontent le monde tous les jours. Viols.
Incestes. Covid. Macron. Le Pen. Confinement. Vaccin. Véran.
Vous l’entendez, ce bruit entêtant ? Cette musique qui pénètre nos
cerveaux. De nos matins radio bavards à nos nuits zapping insom-
niaques. C’est un bruit qui finit par créer chez nous une somno-
lence et des réflexes quasi pavloviens. On voudrait que le bruit
s’arrête. Mais tous les jours au réveil, le bruit reprend. Même dans
nos rêves, le bruit s’est installé.

Vous serez bientôt dix mille à vous être abonnés à Blast.


Vous êtes notre assurance vie. Si on fait Blast ensemble, c’est
pour inventer une autre musique. Et d’abord construire un mur
antibruit. Accéder au silence. Puis faire entendre doucement des
voix et des sons différents. Et progressivement monter le son.

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Je ne sais pas si vous avez remarqué la concomitance de


plusieurs événements.
La condamnation de l’ancien ministre de la Défense,
François Léotard. La relaxe de l’ancien Premier ministre,
Édouard Balladur. La condamnation de l’ancien président de la
République, Nicolas Sarkozy. La réforme de la Justice de l’an-
cien avocat, Éric Dupond-Moretti. Le renvoi en correctionnelle
du magnat de la presse et des containers, Vincent Bolloré. Les
attaques répétées contre l’association anticorruption Anticor.
La publication par le consortium des journalistes de l’enquête
sur les comptes cachés des fraudeurs français à Luxembourg.
La révélation d’un sondage accablant pour notre confiance
en la justice de ce pays. Moins d’un Français sur deux y croit
encore. Il n’y a que les journalistes qui font pire. Tout cela s’est
déroulé dans les deux semaines qui viennent de s’écouler.

Je vais secouer le shaker médiatique. Et en faire un édito à


boire lentement. Ce sera mon cocktail du jour. Appelons-le le
Bollosarko ou le Bloody corrupt. Le Gin flouz ou le Moretti
dry.

La Cour de justice de la République a été inventée, sous


François Mitterrand, pour juger les ministres en exercice.

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Et surtout pour les protéger. Elle existe toujours. L’affaire date


de 1995. On est en 2020. Vous vous souvenez de l’attentat de
Karachi. Beaucoup pensent qu’il est la réponse à des rétrocom-
missions sur des ventes d’armes, qui ne sont pas revenues au
Pakistan. Qu’à cela ne tienne, après vingt-cinq ans d’instruc-
tion, malgré le renflouement de ses comptes de campagne
grâce à un virement opportun de dix millions d’euros, le vieux
Balladur, quatre-vingt-onze ans au compteur, a été relaxé alors
que son ministre de la Défense de l’époque, le fringant François
Léotard, soixante-dix-huit ans aujourd’hui, a été condamné à
cent mille euros d’amende et à deux ans avec sursis. Léotard est
fou furieux. Et on le comprend. « J’ai honte pour la justice fran-
çaise », a-t-il dit en apprenant sa condamnation. Nous aussi, on
a honte. On a souvent honte quand on pense à elle. Souvent,
mais pas toujours.

Au même moment, après sept années de procédure, Nicolas


Sarkozy était condamné dans un des dossiers qu’il traîne depuis
qu’il a raté la marche et l’immunité présidentielles. Lui, c’est
vingt millions d’euros qui ne sont pas justifiés dans ses frais de
campagne, sans compter les dollars de Kadhafi. Mais ce n’est
pas pour ces casseroles que la justice l’a rattrapé. C’est pour une
petite histoire de corruption. Là, les juges ont écouté pendant
trois semaines les suspects s’ébattre et se débattre. Ils ont été
convaincus du fait que l’ancien président était un corrupteur,
qu’un magistrat de la Cour de cassation était corrompu et
qu’un avocat avait joué les intermédiaires. Écouter un avocat,
ce n’est pas ce qu’on fait de mieux en démocratie. S’appeler
Paul Bismuth non plus. Dès l’annonce du verdict, on a eu droit
à la tournée des popotes, aux attaques en bonne et due forme
sur les plateaux télé. Le summum de l’obscénité étant Nicolas

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Sarkozy, comme en pantoufles, dans le salon de son copain


Martin Bouygues, à TF1. Il n’a pas accusé les juges d’être des
petits pois, comme autrefois. Non, là c’était justice de classe.
Juge haineux contre monarque immaculé. Regardez comme je
suis innocent. Tout le monde est si méchant avec moi. Quand
la justice le relaxe, elle est juste. Et quand elle le condamne, elle
est partiale. Faudrait savoir.

Idem avec le meilleur ami de Sarkozy, Vincent Bolloré. Vous


vous souvenez de ces temps bénis où, juste élu, Nicolas était
allé se reposer sur le yacht de Vincent. C’était cool. C’était très
nouveau riche. Après avoir corrompu le président togolais,
Vincent Bolloré, qui a fait l’essentiel de sa fortune en exploitant
les zones portuaires en Afrique, pensait s’en tirer à bon compte
en négociant un plaider-coupable. Vous savez, cette manière
qu’ont trouvée les hommes d’affaires pour échapper à la justice
des hommes tout court.
— C’est combien pour ma faute ? Dix millions ? Allez, j’ar-
rondis à douze et on va se finir au bar… Un Moretti dry ?
Tout était calculé. Mais c’était compter sans la mauvaise
blague d’une juge petit pois bis qui a refusé l’entourloupe. Le
patron de Vivendi, de Morandini et d’Hanouna, celui qui veut
passer les journalistes de Canal+ sport à la gégène, n’avait pas
prévu d’être ainsi rattrapé lui aussi par la patrouille. Visage
fermé, poings serrés, personne ou presque n’avait imaginé ce
scénario.

Avouons-le, revanchards comme nous sommes, nous, le


petit peuple, avons été surpris – agréablement surpris —–
par ces sursauts de l’institution. C’est tellement rare. Nicolas
Sarkozy comme Vincent Bolloré ont eu droit à leur service

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de presse. Leur presse de service. Leurs petits soldats et leurs


petits pois. Le Parisien, Match, le JDD, CNews, LCI, BFM,
Le Figaro, Le Point, Les Échos… Bolloré, Lagardère, Arnault,
Pinault, Dassault, Bouygues… On ne va pas mordre la main de
celui qui nous nourrit… Et allez, on repart pour un tour… Le
bruit, toujours le bruit…

Il existe un joli assemblage de mots dans le vocabulaire


judiciaire. Ministère public. Dans chaque tribunal, un procu-
reur représente ce ministère public. Il intervient en principe
pour sauver du marasme et de la corruption l’intérêt général.
Il décide de l’ouverture ou non d’information judiciaire quand
des soupçons pèsent sur des élus ou des grands patrons. On a
pris l’habitude dans ce pays, sous le règne de Nicolas Sarkozy
mais encore plus sous celui d’Emmanuel Macron, de voir ce
ministère public se coucher face aux pouvoirs. Et devenir un
ministère amer. Un parquet, c’est fait pour ramper, non ?

En matière judiciaire, la République est en marche arrière


depuis si longtemps que plus personne ou presque n’y croit,
à ce ministère public. Alors des associations portées par des
milliers de militants se sont mises à pousser face aux inerties.
Elles sont devenues nos ministères publics. Elles pallient les
manques. Vous avez essentiellement Sherpa d’un côté, pour
toutes les affaires étrangères. Et Anticor de l’autre pour tout
ce qui concerne la France intramuros. Tous les trois ans, on
leur donne une carotte et un bâton. La possibilité de se consti-
tuer partie civile dans des dossiers, histoire de pousser les juges
à instruire. C’est ainsi qu’Alexis Kohler, le deuxième cerveau
d’Emmanuel Macron, ou Richard Ferrand, le président de l’As-
semblée nationale, se sont retrouvés rattrapés par de troublantes

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affaires de conflits d’intérêts. Éric Dupond-Moretti, aussi. Rien


ne présage du devenir de ces procédures qui, à l’évidence, vont
durer, durer…

Avec du recul, on voit bien l’utilité d’Anticor. Nous faire


croire un peu, encore, à une justice vouée à l’intérêt général.
À celui du petit peuple. Mais voilà, cette année, sous Macron,
la donne a changé. Ce pouvoir aux aguets ne veut pas donner
son habilitation à Anticor. Mais il ne sait pas comment s’y
prendre car il craint le tollé. Et la fessée. Anticor, ce n’est pas
rien, c’est six mille adhérents partout en France. Quatre-vingt-
neuf groupes locaux. Ce sont cent quinze instructions ouvertes,
grâce à l’abnégation et la volonté de militants anticorruption.
Alors ce pouvoir tergiverse. Il hésite, envoie Castex le casca-
deur au casse-pipe. Ce pouvoir monte des coups. Il faut salir
par tous les moyens Anticor. Ce n’est pas très compliqué de
trouver deux ou trois râleurs en interne et de monter une opéra-
tion avec des titulaires de carte de presse complices.

Oui, mais ça ne suffit pas. Il faut salir, trouver des histoires


de fric. Et là, bingo. Il se trouve qu’à Anticor, un milliardaire
donne des ronds en douce. Enfin, anonymement. C’est son
droit. Il ne veut pas que son nom apparaisse. Le deal se fait
sans aucune contrepartie. Ce n’est pas un deal. C’est un don. Le
mystérieux donateur est féru de bridge et de mathématiques. Il
a fait fortune en vendant des brevets à Microsoft, puis a investi
dans l’immobilier et les affaires un peu partout dans le monde,
à Singapour comme à Luxembourg. La belle affaire. Il pourrait
claquer son blé en allant chasser la Ferrari à Monza, la girafe en
Afrique ou la partouze de luxe aux îles Moustic. Personne ne
trouverait rien à redire. Lui préfère filer un pourboire à Anticor.

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En gros et pour faire court, la France de Macron, de Drahi et de


Bolloré lui fait horreur. Elle le dégoûte. C’est son droit. Lui, il
aimait bien Giscard et il apprécie Montebourg.
— Putain, mais tu le connais ce gars ?
— Ben oui, je le connais, il a voulu financer Blast aussi et il
a sans doute donné des ronds à d’autres médias opposés à ce
pouvoir déliquescent. Pas des sommes folles.
— Combien il vous a donné ?
— Vingt mille en dons pour la campagne. Vingt mille sur
huit cent mille : ça va non ? Est-ce que ça fait de moi un jour-
naliste corrompu ? Est-ce que ce donateur qui veut garder
l’anonymat peut ou va exercer une quelconque influence sur
mon travail ? Non pas. D’ailleurs, monsieur le milliardaire, si
vous voulez ajouter cent mille, moi je les prends. Ça paiera nos
frais de justice quand on nous fera des procès. Ça paiera nos
enquêtes aussi… Et je lance un appel à tous les milliardaires.
Allez-y, faites des dons. L’argent, c’est le nerf de la guerre.

Dans le camp d’en face, chez ceux qui attaquent Anticor.


C’est quatre cent soixante-cinq millions d’euros qu’ils ont
touchés en prêt cautionné par l’État macronien. Et près de huit
cents millions de facilités de crédit. Je ne parle que du groupe
Lagardère. Quel est le journal le plus virulent depuis le début
contre Anticor ? Le JDD. Comme c’est bizarre. Ce même JDD
défend bec et ongles Macron et Sarkozy. Ce même JDD dont
le directeur de la rédaction, sarkophile énamouré, vient d’être
définitivement défait par la Cour de cassation. Mediapart l’avait
accusé de travailler en service commandé. Hervé Gattegno
avait porté plainte en diffamation. Il a perdu. « Une telle parti-
cipation consciente à une entreprise de désinformation pour
protéger un homme politique est manifestement contraire aux

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règles déontologiques de la profession de journaliste, ainsi qu’à


la morale commune », a tranché la Cour.
Encore une fois, la justice fait son job et pas les journa-
listes. Le JDD, CNews. Ce n’est plus du journalisme. C’est
de la propagande. Les mecs et les nanas qui y bossent ont des
cartes de presse, d’accord. Mais ce sont eux, les militants. Pas
nous. Eux et nous, on ne fait pas le même boulot. Ils touchent
des salaires – et des gros salaires – pour faire plaisir aux prési-
dents. Nous, on monte Blast pour – entre autres – emmerder
les présidents. On n’est pas nombreux à se battre et à résister.
Il faut nous soutenir contre l’armée des petits soldats de cette
presse pro-gouvernementale. L’histoire du mauvais procès fait
à Anticor est une formidable illustration du rouleau compres-
seur contre lequel on doit se rebeller.
Bientôt, vous verrez, ils vont attaquer Blast car la prési-
dente d’Anticor a participé avec une vingtaine d’autres amis à
la création de ce média libre et indépendant. Parce qu’on a en
commun cette sainte horreur de la corruption. Parce que tout
est corruption autour de nous. Et que c’est de plus en plus dur
de se faire entendre. Et je sais de quoi je parle. Tout journaliste
est corruptible. C’est très facile de franchir la ligne. Il suffit d’un
moment de relâchement. Et vous êtes fait. Après, impossible de
revenir en arrière.
On a imaginé Blast pour résister à cette décomposition endé-
mique et au trafic d’influence qui gangrène l’univers médiatique.
Observez bien le deux poids deux mesures. Pendant qu’on
cherche des poux dans la tête d’Anticor pour des sommes ridi-
cules – des dons de cinq mille euros par mois depuis moins de
deux ans –, on oublie les montagnes d’optimisation fiscale qui
filent à Luxembourg. Le Monde a sorti l’affaire en France. Mais
c’est dans un journal luxembourgeois apprécié des milieux

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financiers que j’ai trouvé les informations les plus intéressantes.


Elles concernent Xavier Niel, le premier supporter d’Emmanuel
Macron, le copropriétaire du Monde, de Télérama, de L’Obs, de
Nice Matin, d’Atlantico. Selon notre décompte, « Xavier Niel
est le bénéficiaire effectif de plus de cent sociétés, dans quinze
pays (dont onze européens, plus les États-Unis, le Maroc, l’Al-
gérie et les Comores), et actionnaire dans quatre-vingt-dix-huit
autres sociétés, dont vingt-cinq holdings, la grande majorité
commençant par NJJ, comme Niel, John et Jules – le nom de
son père et les prénoms de ses deux fils », relate Paperjam.
« Et parmi ces sociétés plusieurs », comme le révèle cette
fois Le Monde, « ont un siège à Luxembourg. »
Plus généralement, parmi les sociétés de la base OpenLux,
plus de huit mille « ont pu être reliées à des propriétaires fran-
çais et ont été créées récemment, après le scandale fiscal des
LuxLeaks de 2014 », explique Le Monde.
Le Luxembourg, vieille connaissance. Vieille immunité.
Pourquoi laisser faire ? Ne faudrait-il pas enquêter sur ces
sociétés ? Et puis, tant qu’on est sur Niel, pourquoi ne pas
pousser sur Bernard Arnault, Arnaud Lagardère et Vincent
Bolloré ? Tous ces amis et ces sponsors de la République en
marche ?
Si Anticor n’obtient pas son habilitation sur la base de cette
campagne inique et orchestrée, ce sera table ouverte pour tous
les champions de la défiscalisation. Ceux qui s’offrent des jour-
nalistes comme on se paie une pute. On en est là.
La Justice. Je parle de l’institution. C’est ce qui fait tenir le
pays. C’est un jeu d’équilibre. La championne toutes catégories
de l’humour cette semaine, c’est Élisabeth Borne, la ministre du
Travail. Celle qui envoie au RSA deux millions d’intermittents
et de précaires. Elle est de gauche. Prière de ne pas rire trop

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fort. Ça pourrait réveiller les morts… Les Français peuvent
avoir faim, avoir des problèmes de virus, de vaccin, des fins de
mois difficiles. L’assurance chômage peut les matraquer. C’est
ce qui se passe en ce moment. Et ça passe. Ça gueule un peu,
mais la police est là pour amortir. Mais si la justice craque et si
l’injustice devient la règle, c’est foutu. Ce pouvoir le sait et joue
avec nos nerfs.
L’affaire Anticor est bien plus qu’un symbole. C’est un
rapport de force et un point bascule. Voyons de quel côté va
pencher la balance… Tic. Tac.

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Parallèlement à la campagne de dénigrement d’Anticor,


une nouvelle cabale est en train de se monter contre l’équipe
de Blast et contre moi. Elle intervient à quelques jours de la
fin de la campagne de financement, freinant soudainement les
contributions. Maxime Renahy, que j’ai interviewé au Média
(voir page 23), que nous avions accueilli, intégré et qui a été
le premier salarié de Blast, nous a enregistrés à notre insu.
Remontant des bandes audio, juxtaposant des sons, il les
diffuse sur les réseaux sociaux, laissant croire que je pourrais
m’enrichir sur le dos des investisseurs et des donateurs et qu’un
milliardaire nous finance. Tout est faux. Produire de l’info coûte
cher, mais aucun milliardaire, à ce jour, ne nous a financés.
Nous sommes à la recherche de mécènes mais n’en avons pas
encore trouvés. Au moment où Maxime a écrit ses messages
orduriers et diffamatoires, j’étais bénévole (et lui, je le répète,
salarié). Aujourd’hui encore, mes revenus depuis que je suis
engagé dans cette entreprise de presse sont inférieurs à ce que
je gagnais précédemment. De plus, nous sommes une coopé-
rative. Nos comptes sont publics et contrairement à d’autres
médias, nous reversons tout ce que nous gagnons pour nous
développer. Je ne comprends pas ce concours de pureté, cette
nouvelle traîtrise, ni ce revirement, encore moins le sens de cette
attaque largement sous la ceinture. Toute l’équipe est comme

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hébétée. Je cherche une explication. Nous sommes sans doute
des victimes collatérales de la campagne menée par le pouvoir
macronien contre Anticor, afin que l’association anticorruption
n’obtienne pas son habilitation. Élise Van Beneden, sa prési-
dente, fait partie des membres fondateurs de Blast. Elle est à
l’origine de nombreuses plaintes contre des ténors de la REM
et des proches du président de la République, à commencer
par Éric Dupond-Moretti mis en examen, après une plainte
d’Anticor, pour « prise illégale d’intérêt » en juillet 2021. Élise
aussi est dénigrée dans les vidéos de Renahy diffusées sur les
réseaux sociaux. Blast et moi déposons une plainte en diffa-
mation et une autre pour la falsification des bandes contre
l’ex agent de la DGSE. Les procédures judiciaires, longues et
coûteuses, suivent leurs cours. Je commence à penser que j’at-
tire les traîtres et les emmerdements. Ou que je gêne certaines
personnes bien placées et bien cachées. Sinon, quelle explica-
tion ? La jalousie et le coup de folie d’un homme ? Je n’y crois
pas. L’expérience était, quoi qu’il se passe, insolite et salvatrice.
J’ai compris à cette occasion à quel point nous étions fragiles et,
à certains égards, naïfs.

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Avril 2020. Vous êtes devant votre écran de smartphone,


tombé sur moi car un type vous a envoyé un lien. Vous vous
dites : « C’est qui déjà, ce mec ? » Vous avez plusieurs hypo-
thèses. Vous pouvez m’associer à un syndicat, à une religion, à
un milliardaire, à un homme politique. Tout faux. Je ne suis d’au-
cune caste, d’aucun parti. Vous pouvez me traiter de gauchiste
si ça vous chante. Vous pouvez me reparler de Clearstream ou
de l’affaire de la Vologne… Bon écoutez, je suis le gars qui avec
ses dix mille amis a lancé Blast, en dépit des intempéries et des
méchants virus. Et ceci est mon premier édito depuis la fin de
la campagne de financement. Nous sommes le souffle de l’info.
Nous sommes une force montante. Nous sommes par vous
portés.

J’ai tardé à vous donner des nouvelles. Mais vous n’imaginez


pas le boulot. On veut construire un gratte-ciel. Il faut que les
fondations tiennent le choc. Gratter un édito, c’est comme
gratter la terre. Il faut creuser, puis trouver un enchaînement
malin et puissant. Ça demande un minimum de recul et le sens
du verbe. Là je fais le beau, mais c’est casse-gueule comme
exercice. D’ailleurs je peux me casser la gueule. D’autant plus
que je choisis toujours des sujets limites. Des sujets qu’on me
demande de ne pas traiter. Sinon, ce n’est pas marrant. Surtout,

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fais gaffe avec les blagues, tout le monde ne comprend pas ton
humour… Fais gaffe avec les souverainistes, ils ne sont pas tous
anti-européens. Fais attention quand tu parles d’argent. C’est un
sujet tabou. Fais gaffe avec Jadot, Montebourg et Mélenchon.
Ah non, pas Xavier Bertrand… Fais gaffe avec les juifs et les
antisémites. Fais gaffe avec les islamistes, les djihadistes, les
macronistes… Non, pas les macronistes quand même… Si,
fais très attention, tu n’as pas vu la une de Siné mensuel ? Solé
dessine un Macron ricanant avec une bagouse et un pif un peu
pointu et bingo, Bernard-Henri Lévy et Raphaël Enthoven
sortent la MPD, la machine à poncifs dégueulasses. Et Solé,
l’ami de Gotlib, l’irréprochable Solé, devient la réincarnation
de Je suis partout. Le journal nazi qui dénonçait les juifs. Ces
deux cuistres accusent le journal de Siné dirigé par la très résis-
tante et impeccable Catherine Weil Sinet de cette ignominie. Je
pourrais en faire des caisses sur ce sujet, mais je préfère arrêter
là, même s’il y a des bourre-pifs qui se perdent…

Bourre-pif, c’est pas antisémite ça ?

Prenez Viry-Châtillon et l’affaire de la bande de jeunes gens


décérébrés qui enflamment deux voitures de police, avec des poli-
ciers à l’intérieur. Toute la semaine, les chaînes d’infos, leurs chro-
niqueurs de droite, les syndicats de police énervés et les politiques
pressés de surfer sur la vague sécuritaire nous ont rabâché que les
juges étaient trop cléments ou n’étaient pas assez solidaires de nos
forces de l’ordre. L’indignité judiciaire versus la douleur des poli-
ciers. Ce vieux serpent de mer lénifiant sur le supposé laxisme de
la justice. Allez dire ça aux Gilets jaunes jugés en flag. Allez dire ça
à Rémi Fraisse. Allez dire ça à Zineb Redouane, à Cédric Chouviat,
à Steve Maia Caniço. Et à tant d’autres…

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Pourquoi cette ignorance crasse ? Comment oublier, à ce


point, ce qu’est un État de droit ? Que l’indépendance des juges
du siège est un pilier de notre démocratie ? Comment perdre
de vue que le doute doit profiter à l’accusé ? Que l’enquête des
policiers sur l’agression de Viry-Châtillon était bâclée, partiale ?
Voyez cette séquence révélée par Mediapart où on entend très
distinctement un policier avouer qu’il n’a rien contre le suspect,
mais qu’il faut le serrer quand même. Les juges ont jugé en leur
âme et conscience et ont acquitté huit innocents. Les policiers
peuvent se pourvoir en cassation s’ils ne sont pas contents. Et
basta.

La loi « sécurité globale » vient de passer à l’Assemblée. On


glisse. Nos libertés sont atteintes. Celle d’informer d’abord, car
on ne pourra plus reproduire la photo d’un policier qui tabasse
un manifestant… Celle d’avoir une vie privée aussi, car n’im-
porte quel drone pourra nous suivre et nous fliquer… On glisse
vers de plus en plus de police et de moins en moins de justice.
Emmanuel Macron qui n’a pas les moyens de sauver l’hôpital
vient d’embaucher dix mille policiers supplémentaires. Et de
débloquer deux millions huit cent mille euros cette année pour
surveiller nos écrits sur les réseaux sociaux. Comment nommer
un État et un président qui durcit à ce point sa politique de
surveillance et de répression ?

Harry Truman disait : « Chaque fois que vous avez un


gouvernement efficace, c’est une dictature. » Certes, mais ici, le
gouvernement n’est pas efficace.

« Il n’y a pas de dictature de transition », disait Robert Aron.


J’ai bien dit Robert et pas Raymond… On n’est peut-être pas

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en dictature, mais on dérive chaque jour et de plus en plus loin


sur les chaînes tout info, où l’extrême droite a maintenant table
ouverte. Et n’est plus contredite. Tous les jours, sur CNews
surtout, on frôle l’outrage démocratique. Et le déni de réalité.
Regardez avec quelle complaisance sont traités les invités natio-
nalistes et xénophobes. Et avec quelle condescendance on traite
les autres.

Le monde est violent. Les jaloux, les cyniques, les haineux,


les fachos bas de plafond, les élus RN relookés dans leurs
costumes tout neufs piaffent d’impatience. On les sent jouir
après tant d’années où ils ont été maltraités. Ils sont partout.
Mais je m’éloigne. Revenons aux choses sérieuses. Le sens de
l’équilibre, du temps de cerveau disponible. De l’instinct, de la
tolérance, une bonne connaissance de l’actualité. De la littéra-
ture aussi. Et du cinéma. Balzac. Dewaere. Macron. La gauche.
La corruption. Le business. La justice. La police. La vie, la mort
de la planète. Je vais brasser large et ramer sévère. Oh les belles
âmes qui arrivent si difficilement à croire au mal… Vous ne
sentez pas ce vent mauvais ? Ce parfum de compétition qui
tourne à l’aigre ?

Le football est une métaphore et un laboratoire du capita-


lisme. Ce qui s’y invente, ce rapport très spécial entre suppor-
ters, propriétaires de clubs et professionnels du terrain laisse
présager de ce que nous allons devenir. Comment nous allons
être mangés. Nous, les amateurs. Nous, les petits joueurs du
capitalisme mondialisé. Nous, les footeux. Le problème, ce
n’est pas le jeu ni le ballon, c’est ce qu’ils en ont fait. Ce dévoie-
ment. Le problème, ce n’est pas le capitalisme, c’est ce qu’ils en
font. La corruption s’est généralisée dans ce beau pays, dirigé

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par un président clientéliste qui a voulu interdire Anticor pour


faire plaisir à ses amis. Heureusement Jean Castex, après des
mois d’hésitation et un lobbying intense, n’a pas cédé aux pres-
sions de l’Élysée. Le vent mauvais, toujours.

J’aime le foot. Tout petit déjà, ma main dans celle de mon


père, quand je gravissais les marches de Saint-Symphorien,
c’était l’extase. J’allais voir mes idoles en short et maillot grenat.
Metz-Saint-Étienne. Metz-Nantes. Metz-Nancy.
Quand on est môme, la magie opère toujours. La semaine,
on a lu les comptes rendus de match et la vie du club, et le
samedi, on arrive au stade. Il y a le murmure de la foule, la
montée des marches. Puis le rectangle vert éclairé comme une
piste aux étoiles. Et l’attente du gémissement collectif quand
le but est marqué en pleine lucarne. Ce vacarme si plaisant.
Ensuite, on rigole au bistrot avec les vieux et on refait le match.
Et on attend le samedi suivant, l’oreille collée à la radio. On est
biberonné à des rituels ancestraux, nous les footeux. Bien sûr,
on vieillit. On regarde le foot à la télé. On vit mal sa captation
par Jeff Bezos ou Vincent Bolloré. Quarante balles, l’abonne-
ment à Canal+ multisport. Va te faire voir ailleurs, Bolloré. On
a les boules de voir les Qataris rafler la mise et nous faire croire
qu’ils aiment le même sport que nous. La Coupe du monde
peut-elle avoir lieu dans leur pays ? Trop de corruption pour
emporter la mise, trop d’esclaves à Doha.

Mais on tient le choc. On enfile les matchs comme des perles


de rendez-vous ratés. On s’accroche. On n’arrive pas à appeler
le stade de Lyon, Groupama stadium, ni celui de Nice, Allianz
Riviera, ou celui de Marseille, Vélodrome Orange. On n’arrive
pas. On résiste. On se dit que Mbappé a peut-être le melon

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mais quand il prend de vitesse n’importe quel défenseur anglais


ou allemand, c’est quand même pas mal. On est conscient des
dérives. On voit bien qu’on est en train de tuer un à un tous nos
rêves d’enfant.

Pourquoi je dis ça ? Quel est le rapport ? Le rapport, c’est


ce parallèle que j’essaie de faire. Le foot. Le capitalisme. Le vent
mauvais. Cette super ligue faite par les riches pour encaisser
encore plus de droits télé a fait couler tellement d’encre ces
derniers jours. Souvent, on m’a interrogé là-dessus. Le capita-
lisme. L’hypercapitalisme… Tu n’es pas anticapitaliste, toi ? Et
j’avais une formule… Le capitalisme, c’est comme l’air qu’on
respire ou le football. Tu auras beau essayer de le virer, de
le pulvériser. Il reviendra par la petite porte. Comme un gaz
asphyxiant. C’est ce que j’avais trouvé. C’était une formule. Un
peu creuse, et clinquante, j’en conviens, mais elle me permet-
tait d’éviter le débat de fond. De détourner l’attention. Pas
envie de palabrer sur la redistribution des richesses. Dans ce
monde complètement détraqué où la lutte contre les microbes
a remplacé la lutte des classes, le foot reste l’opium d’un peuple
asservi. Je sais.
Mais je m’égare.

Le problème du foot, c’est ce que les oligarques, les


banquiers, les investisseurs, les propriétaires de club en ont fait.
Grâce aux agents et, en bout de chaîne, aux joueurs. Du spec-
tacle. Du rutilant. Du sans-âme. Du huis clos. Du combat de
gladiateurs. De la pornographie. Voilà, c’est ça. Le côté répé-
titif et débandant d’un match vendu par les pubards de Canal
comme un must absolu. Avec des bruits de foule enregistrés.
Et des caméras partout. Va te faire voir ailleurs, Bolloré. On

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retrouve toujours les mêmes aux manettes. Je veux dire, les


mêmes profils. Des multimilliardaires, des magnats de Wall
Street. Et en foot, comme dans la vie, on a trop laissé faire. On
s’est laissé berner par leur propagande. Nous, les prolétaires du
ballon et du cash-flow.

Un des problèmes du capitalisme, c’est qu’il est devenu


financier, qu’il a oublié l’industrie et les ouvriers. Un autre
problème du capitalisme, c’est que nos ressources ne sont pas
illimitées. Et puis, on le voit bien maintenant, le capitalisme et
sa course au profit ont pourri la planète. Malgré les promesses
lancinantes, plus rien n’est régulé. Et les richesses accumulées
penchent toujours du même côté.

En France, en 2021, grâce aux réformes de notre bien-aimé


président, le CICE, le retrait de l’ISF et tout le package, grâce à
celui qui nous fait croire qu’il est supporter de l’OM alors que,
bon, vous l’imaginez dans le virage nord… Grâce aux emmar-
cheurs et à leur délire de start-up nation, nous sommes arrivés
à un stade très élaboré du capitalisme. Et particulièrement
vicieux. Une excroissance qui veut que, malgré la pandémie et
les morts, les riches soient de plus en plus riches et les pauvres
de plus en plus pauvres. Tout cela sous nos yeux endormis.

D’un côté, un million de pauvres en plus, on a allègrement


franchi la barre des dix millions en 2021. Et en face, les 10 %
les plus riches ont gratté vingt-cinq milliards. Ni vu ni connu, je
t’embrouille. Passons. Ces histoires de riches, de pauvres, c’est
toujours la même rengaine. Peut-être, mais l’écart se creuse. Le
foot nous endort. Le basket aussi. Et les séries sur Netflix. Vous
avez vu Le Serpent ? Et Le Jeu de la dame ? Et Lupin avec Omar

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Sy ? Est-ce que ça va pouvoir durer ? Est-ce que le peuple va


continuer à regarder docilement les fortunes gonfler chaque
année dans le classement Forbes ? a accepter le spectacle avilis-
sant des nantis paradant sous nos yeux humides en une de
Match ou de BFM Business ?

J’ai vu passer une information décapante. Elle concerne


Mark Zuckerberg. Essayons d’imaginer la vie d’un homme
qui dépense vingt-trois millions de dollars pour sa sécurité.
Deux millions par mois. Sa vision du réel devient quoi, dans ce
contexte ?
En équivalent humain, c’est en gros cinquante gardiens à
payer par mois. Frais compris. H24/J7. Les patrons de multina-
tionales en sont là. Ils ont peur. Ils se protègent.

En 2006, j’ai écrit un livre sur le football. Le Milieu du


terrain. J’y racontais mon désamour du ballon. La manière
dont ce sport glissait vers une inhumanité, vers l’oubli des
supporters et des prolos du samedi qui claquaient leur paie
pour un billet, une bière et une saucisse. Le foot, grâce à
Canal+, beIN, RMC, est devenu un sport d’abonnés, de gens
aisés et bien-pensants. Une affaire de marques et d’asservisse-
ment. Extrait : « Le milieu du terrain est composé en majorité
de faiseurs et de faisans, y compris chez les joueurs. Malgré
tout, je continue à être rivé devant mon poste quand Lyon,
Marseille ou l’équipe de France sortent du tunnel et entrent
dans le rectangle lumineux. Il faudrait qu’un psychanalyste
m’aide à découvrir ce qui fait que je continue un samedi sur
deux à lâcher quelques billets pour aller voir le FC Metz se
faire étriller... Après tout, mieux vaut aller voir un match que
payer un psy, non ? »

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Quinze ans et quelques champions leagues se sont écoulés


et les plus gros clubs de la planète, la Juve, ManU, le Réal se
sont réunis pour inventer une ligue professionnelle en circuit
fermé avec douze clubs toisant les autres, jouant ensemble en
vase clos, draftant des footballeurs à gros salaires. Annonceurs,
droits télé exorbitants, pur spectacle télévisuel, jeu du cirque
numérique : on est arrivé avec ce coup de force financier à une
quintessence du foot-spectacle. Une acmé capitalistique. Ils ont
temporairement échoué, mais le phénomène est intéressant par
ce qu’il révèle. Cet inéluctable glissement vers le mercenariat.
Puis le néant. Puis vers l’implosion du système.

Cet épisode, qui a vu les supporters, surtout anglais, sortir


leurs piques, était une sonde. Ils y reviendront. Je note deux
choses. D’abord que les douze clubs « les plus riches » étaient
surtout les plus endettés. C’est ça, le paradoxe du capitalisme.
Vivre et mourir à crédit. Comme dans un roman de Louis
Ferdinand. Ou dans les entreprises de Patrick Drahi. Ensuite,
les tenants du foot, ceux qui ont eu très chaud aux fesses ces
derniers jours, ont fabriqué le venin qui les tuera. En foot comme
à la guerre et dans les affaires, on se vend au plus offrant sans
affect, sans mémoire de l’endroit d’où on vient. On dessèche le
monde. On le tue à son profit. On se barde et on se garde. On
s’attend au pire. On prépare des milices. On se replie.

Le football peut aujourd’hui péricliter et mourir parce qu’il


joue trop perso. C’est la leçon de cette histoire. Le capitalisme
aussi peut mourir. C’est la bonne nouvelle de l’histoire, non ?
Pas sûr… Car rien ne se fera sans catastrophe. Bientôt plus
d’éléphants, plus de tigres, plus d’oiseaux, plus de glaciers. La
course aux profits va tout faire sauter. Il suffit d’observer les

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dégâts qu’ils font un peu partout sur la planète. Cette Terre qui
brûle et ce vent mauvais qui peut finir par tout emporter.

« Quand le dernier arbre sera abattu, la dernière rivière


empoisonnée, le dernier poisson capturé, alors le Visage pâle
s’apercevra que l’argent ne se mange pas », Sitting Bull.

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Le 3 février 2011, j’ai cinquante-deux ans. La Cour de cassa-


tion me blanchit de toutes les accusations portées contre moi
par Clearstream et son avocat Richard Malka. Bénédicte Litzler,
mon avocate54, est aussi heureuse que moi. On a bien travaillé.
Elle m’a accompagné sans mollir pendant toutes ces années.
Les magistrats, en cassant les condamnations pour diffamation,
créent une jurisprudence qui aide les journalistes dans leur
procès contre des plaintes trop liberticides. L’arrêt est accablant
pour Clearstream. Tout cela a été rendu possible grâce à mon
glorieux comité de soutien et à cette bataille longue, coûteuse,
menée par mes infatigables ami(e)s Rémi, Jef, Pépé, Lefred,
Kleude, Yan, François, Pascal, Corine, Danièle, et aux dizaines
de milliers de gens qui m’ont soutenu. Beaucoup avaient lu mes
livres ou vu les documentaires. Ça aide.

La plus haute juridiction française m’a rendu justice dans


le conflit qui m’opposait à la multinationale et à ses affidés.
Intégralement et définitivement. Longtemps qualifiée de
« controversée » par les chargés de communication de la firme
et des journalistes pressés de m’envoyer au bagne, mon enquête

54. Bénédicte Litzler secondait Michel Zaoui et l’a remplacé car Michel a été
victime d’un AVC en 2009.

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est validée. Mes livres55 et documentaires – retirés des bacs à


cause des procès – ressortent.

Loin du tumulte, après avoir pesé l’ensemble des éléments


du dossier, les magistrats prennent à revers ceux qui m’atta-
quaient : « L’intérêt général du sujet traité et le sérieux constaté
de l’enquête, conduite par un journaliste d’investigation, auto-
risaient les propos et les imputations litigieux », soulignent-ils.
Ces trois lignes valent toutes les médailles. Plus une seule
phrase, plus aucun commentaire de mes livres et films ne peut
être jugé diffamatoire. Le curseur vient de gravir un cran en
matière de liberté d’expression. En France, plusieurs avocats
s’appuieront sur ces arrêts dans le cadre de dossiers oppo-
sant journalistes et puissances financières. Il aura fallu dix ans
pour mesurer l’aveuglement des dirigeants de Clearstream qui,
dès 2001, ont porté plainte en diffamation contre moi. Ils se
retrouvent face à une vérité judiciaire nouvelle. La multina-
tionale luxembourgeoise n’est pas la seule à avoir déposé des
plaintes contre moi. La Menatep, une banque russe, propriété
du magnat Mikhaïl Khodorkovski, et la Banque générale de
Luxembourg, aujourd’hui filiale de BNP Paribas, ont aussi
multiplié les plaintes en France et à l’étranger. Elles ont égale-
ment perdu leurs procès.

Dans un univers financier où les transactions ont été déma-


térialisées, les chambres de compensation jouent le rôle de
facteurs qui opèrent à la vitesse des fibres optiques et de notaires
high-tech qui archivent et garantissent les échanges. Grâce

55. Tout Clearstream, Les Arènes, Paris, 2011, est édité à cette occasion. Il
reprend mes trois livres-enquêtes : Révélation$, La Boîte noire et Clearstream,
l’enquête, Les Arènes, publiés respectivement en 2001, 2002 et 2006.

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aux progrès de l’informatique, le montant des ordres d’achat


et de vente s’est démultiplié. En quarante années, le siège de
Clearstream n’a pas déménagé de Luxembourg, où les juges
n’ont jamais été regardants et où les responsables politiques se
montrent très protecteurs. En 2011, la firme annonçait avoir
enregistré dans ses comptes 11,4 billions d’euros de valeurs :
onze mille quatre cent milliards d’euros de valeurs appartenant
aux clients de Clearstream ainsi consignés dans les disques durs
des ordinateurs du Kirchberg, le quartier d’affaires à proxi-
mité de l’aéroport de Luxembourg. Par comparaison, pour
« sauver les banques » en 2008, l’État français avait lâché trois
cent soixante milliards de prêts. À l’époque, je m’étais demandé
pourquoi Clearstream n’avait pas été mise à contribution dans
de telles opérations. Je me le demande toujours.

Des courriers, des listings, des microfiches, des témoignages


par dizaines, la plupart ayant été filmés, ont permis de mettre
au jour un système de transactions opaques, l’effacement orga-
nisé de ces transactions, l’ouverture de comptes au profit de
multinationales, la probabilité forte d’une double compta-
bilité, l’hébergement de banques mafieuses ou liées au terro-
risme, l’absence de contrôle des autorités luxembourgeoises,
la complicité des auditeurs, le licenciement du personnel qui
refusait de procéder à des manipulations comptables. Pour la
première fois, les contours et les secrets d’une finance paral-
lèle ont été dévoilés. Nous sommes au centre du débat sur la
régulation du capitalisme. Les archives de la firme constituent
un outil précieux dans la lutte contre la criminalité financière.
Clearstream a toujours su habilement détourner l’intérêt des
journalistes ou des politiques. Seul moment de panique, la sortie
de mon premier livre avait conduit une centaine de députés

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européens à réclamer la création d’une enquête parlementaire.


Le commissaire néerlandais Frits Bolkestein (dont on a appris,
plus tard, qu’il était lié financièrement au groupe pétrolier
Shell et à la banque russe Menatep, deux clients importants de
Clearstream) avait rejeté cette idée, car le Luxembourg était,
selon lui, « un État souverain » et « lui seul pouvait enquêter ».
Poilade. En dix années, les dirigeants de la firme n’ont jamais
répondu à aucune question au sujet de leur comptabilité et des
complicités internes.
Pendant dix ans, j’ai affronté soixante-deux procédures
judiciaires, supporté des centaines de visites d’huissiers. Les
banques m’ont demandé en dommages et intérêts de quoi ruiner
ma famille sur plusieurs générations. Le point culminant de
leur arrogance et de la compromission de l’appareil médiatique
a été atteint le 22 octobre 2008. Ce jour-là, Clearstream achetait
un encart publicitaire dans Le Monde pour me proposer une
transaction. Rappelant que je venais de me faire condamner en
diffamation, concluant à l’« inanité » de mes « prétendues révé-
lations », constatant que la vérité était « établie », elle proposait
de cesser les poursuites et de me dédommager si j’acceptais de
retirer mes pourvois. J’étais victime, selon eux, de mon « propre
acharnement » à les diffamer « sans relâche depuis sept ans ».
Dans une lettre ouverte à son P-DG, M. Jeffrey Tessler, j’avais
décliné cette proposition. Le Monde a enfin publié un article
chaleureux d’une page, en juin 2011, reconnaissant cepen-
dant la victoire d’« un marginal de l’info ». Désormais, je n’ai à
nouveau plus que des amis.

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Pierre Desgraupes animait en 1967 « Lecture pour tous »,


l’émission phare de l’ORTF sur la littérature. Desgraupes
y tressait les louanges de Paul Nizan, l’auteur des Chiens de
garde. Nizan, mort en 1940, était décrit comme un « écrivain en
colère contre les philosophes et les bourgeois libéraux de son
époque ». Il ajoutait : « C’est parce qu’il est désagréable qu’il
faut le lire. » Je pense souvent à Nizan quand j’ai des baisses
de régime. Nizan avait raison de dénoncer ses pairs en 1932.
Il était seul contre tous. Ou presque. Sartre l’a défendu. Nizan
est un modèle d’opiniâtreté, d’éthique, d’intransigeance et de
liberté. Ça tournait dans ma tête. Nizan pensait qu’écrire et
être journaliste pouvait changer le monde. Mais il était lucide.
Il savait le monde trop lourd et trop mou. Pour lui, le monde
ne ressemble pas à un mur « qu’on flanque par terre pour en
monter un autre beaucoup plus beau, mais plutôt à un amas
sans queue ni tête de gélatine, à une espèce de grande méduse
avec des organes bien cachés ». On est au cœur de mon sujet.
Comment nous en sortir dans ce monde amnésique et fuyant, où
ceux qui devraient être indépendants et libres sont les premiers
à baisser les bras et les écoutilles ? Les journalistes, mais aussi
des philosophes et les grands écrivains mous et enfermés dans
leur répugnance à tremper leurs mains dans le cambouis de
l’actualité. Cette gélatine tournait dans ma tête quand je suis

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passé devant Bernard-Henri Lévy interviewé par Claire Chazal


sur France 5. C’était plus que l’exercice de flagornerie usuel.
C’était gélatineux à souhait, plein de suffisance et d’omissions.
C’était le dixième passage de BHL à la télévision en une semaine
et la seconde fois sur cette chaîne. Des invitations pour un livre
mineur qui recycle, dans un style pompeux, ses piges dans Paris
Match. Piges pour lesquels il a été payé, sur lesquelles il fait faire
un documentaire financé par le service public. J’en passe et des
pires. Une excellente enquête du magazine Capital vous en dira
davantage sur la manière dont le philosophe télévisuel utilise le
service public, Arte, le CNC et son entregent pour financer ses
films dix fois plus et mieux que les documentaristes de base.
BHL, c’est l’anti-Nizan. C’est le bourgeois libéral dans
toute sa suffisance. C’est le business de la fausse vertu. Il a écrit
un jour un livre tentant d’accabler la gauche dite radicale :
Le Grand Cadavre à la renverse. Peu de gens ont relevé qu’il
détournait ainsi l’idée de Sartre qui avait utilisé cette métaphore
pour décrire la gauche communiste qui avait calomnié Nizan.
BHL, c’est fatigant et répétitif. Dès qu’il pond un livre, il est
partout. Quand il commet un livre plus un doc en même temps,
c’est double peine. Sa présence quotidienne dans des télés et
radios complaisantes marque le symptôme de la perte de tout
sens critique et de l’abrutissement total des medias workers.
Vous me trouvez méchant ? Même pas. BHL veut la mort de
Blast. Même si la plainte en diffamation qu’il a déposée contre
nous, et plus particulièrement contre moi, m’ennuie par le temps
et l’argent qu’elle coûte – les plaintes, j’en ai soupé – je vis cette
épreuve judiciaire à cent mille euros le ticket plus trois mille euros
d’astreinte si on ne retire pas notre article (c’est ce qu’il nous
réclame), comme le signe qu’on ne s’est pas trompé dans notre
enquête sur le Qatar. J’ai beaucoup réfléchi avant de publier le

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premier article sur les pots-de-vin de la Qatar connection. Nos


documents, si on s’y attarde, montrent le niveau de corruption
de ce petit territoire trop pressé de conquérir la planète. J’ajoute,
mais c’est mon espièglerie, que déplaire à ce point à BHL est un
gage d’indépendance et de qualité journalistique dans cet univers
médiatique où on lui déroule le tapis rouge partout.
Tout a commencé quand Bernard Nicolas et Thierry Gadault
m’ont alerté à propos de la réception de documents administra-
tifs prouvant l’implication du Qatar dans le déclenchement de
la guerre en Libye et dans « l’achat » de la Coupe du monde
de football. Des lettres échappées du ministère de l’Économie
qatari qui avaient atterri dans leur boîte mail cryptée. Un mois
qu’ils travaillaient sur le sujet. Quand Blast s’est lancé, nous
avons, dès les premiers jours, créé un pôle enquête. Bernard
et Thierry ont fait partie des premiers à nous rejoindre. Je les
connais tous deux depuis une vingtaine d’années. Bernard est
réalisateur de documentaires. Son dernier sur la rééducation
des homosexuels vient d’être rediffusé sur Arte56. Bernard est
un enquêteur au long cours. Il a déterré l’affaire de l’assas-
sinat du juge Borel, a travaillé sans faillir sur le faux suicide
de Robert Boulin. Thierry a été rédacteur en chef du Nouvel
Économiste. Il a écrit une dizaine de bouquins et multiplié les
enquêtes autour du nucléaire, d’EDF et de son patron, Henri
Proglio, qui l’a poursuivi en diffamation et a perdu ses procès
contre lui. C’est un des meilleurs spécialistes des questions liées
à l’énergie. Ils sont à l’origine de cette Qatar connection et ce
ne sont pas des perdreaux de l’année. Ni des va-t-en-guerre.
Si vous saviez le temps que ça prend, de publier ce genre d’ar-
ticles où nous n’avons que des coups à prendre. Pourquoi se

56. Homothérapies, conversion forcée, 2019, disponible en VOD sur Arte.tv.

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lancer dans ce genre d’aventures ? Pour se payer BHL ? Carla


Bruni ? ou Michel Platini qui reste, à mes yeux de Lorrain ému,
le meilleur footballeur du monde ex aequo avec Maradona ?
On prend ces risques car c’est l’honneur d’un journaliste d’aller
déterrer des dossiers que tous ont intérêt à cacher. Tous, sauf
ceux qui aiment le football ou qui pensent que le déclenche-
ment de la guerre est sujet à questions.
Le jour où j’ai consulté leurs documents, je me suis gratté la
tête. On est sur un fil ténu. Quatre personnes y sont citées : BHL,
Carla Bruni-Sarkozy, Laurent, le fils de Michel Platini, et une
personne, disons morale, puisqu’il s’agit d’une ONG. Chaque
fois, nous livrons un document où l’émir du Qatar demande à son
ministre de l’Économie qui demande à son directeur du Trésor
d’établir des chèques ou des virements pour des personnalités
françaises. Mais d’autres lettres existent qui mettent en cause des
personnalités de plusieurs pays dans d’autres dossiers. Au centre
de nos investigations, la manière dont le Qatar, caillou désertique
de moins de trois millions d’habitants, quatrième producteur de
gaz au monde, exerce et joue de son influence au Moyen-Orient
dans les conflits armés, mais aussi comment il phagocyte le foot-
ball mondial, du PSG à l’organisation de la Coupe du monde.
Qui aurait parié un kopeck sur le Qatar à l’aube des années 2000 ?
C’est une question de fond à laquelle nos documents apportent
une réponse. Ces documents et ceux que nous allons continuer à
diffuser, sauf interdiction judiciaire, sont importants. Ce ne sont
pas des faux et encore moins des faux grossiers. Il était de mon
devoir, avec les précautions d’usage, de les publier. Je n’ai aucun
regret à ce jour, même si, la semaine précédant leur diffusion,
j’ai eu des doutes. Je suis directeur de publication. Le type qui
balaie la salle avant d’éteindre la lumière. C’est tombé sur moi.
C’est tout sauf un plaisir, dix ans après la tempête Clearstream,

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de revoir les huissiers débarquer chez moi. Mais c’est aussi parce
que j’ai l’expérience de la multiplicité des procédures bâillons
que j’ai fini par publier l’enquête de Bernard et Thierry. Je n’ai
pas agi légèrement. Je les ai beaucoup interrogés. J’ai retravaillé
avec eux la forme des articles. Trois sont parus à ce jour et un
quatrième est sous presse. Puis un cinquième. À l’origine de
toutes les affaires de ce type, il y a une source. Et la source peut
trahir ou avoir été trahie. Mon hésitation portait sur cela. Notre
source passe par un intermédiaire que nous connaissons et en
qui nous avons toute confiance. J’ai identifié la source et compris
ses motivations. Cette source possède ces documents depuis
plusieurs années. C’est sur notre insistance que les premiers sont
sortis. Pour des raisons de géographie et de confidentialité, les
documents sont des photographies. Notre source n’a aucune
animosité, ni rapport avec les personnalités françaises citées dans
les documents. Elle est en revanche en opposition – j’allais dire
en guerre – contre l’émir du Qatar et sa politique internationale
et nationale. Elle prend de gros risques à fournir ces informations.
À réception des documents, nous les avons fait traduire et
analyser par une traductrice qui a vécu au Qatar et travaillé
dans un cadre proche de celui du ministère de l’Économie.
C’est la première qui nous a dit que les documents étaient
correctement rédigés, dûment signés et similaires aux lettres à
en-tête officiel qu’elle avait pu voir quand elle vivait à Doha.
Nous les avons ensuite donnés à un de nos amis, un agent,
appelons-le l’agent X. Il a longtemps travaillé pour un service
de renseignements. Il a confié nos documents à trois experts
différents. Tous liés à des agences de renseignements de trois
pays différents. Les expertises sont revenues positives. Rien ne
permettait de mettre en cause l’authenticité des lettres. De plus,
les dates correspondaient à la présence des uns et des autres au

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Qatar et étaient cohérentes par rapport aux événements suisses,


parisiens ou libyens sur lesquels nous travaillions. Chacun des
montants figurant sur les ordres de l’émir rendait cohérente une
histoire. Celle de la guerre en Libye où le Qatar voulait le départ
de Kadhafi. Comme celle de la Coupe du monde de football où
le Qatar avait intrigué pour obtenir, à la surprise générale, l’or-
ganisation de cette coupe du monde dans un désert sans stade.
N’oublions pas que des instructions sont ouvertes en France
et à l’étranger sur ces affaires. Nous avons également montré
nos documents à des policiers qui ont attendu leur publication
pour s’en emparer. Avant de publier, il nous a fallu replacer ces
documents dans leur contexte. Les dates sont importantes pour
comprendre pourquoi l’émir du Qatar aurait souhaité remer-
cier financièrement Untel ou Untel.
Pour le document concernant BHL, la date de la demande
de virement, le 25 octobre 2011, était sujette à interrogations.
On s’est demandé ce qui pouvait justifier un hypothétique
cadeau de l’émir à ce moment-là. Quand on reprend les articles
de l’époque ou les livres écrits sur le Qatar, on trouve une
réponse : le Qatar a été directement impliqué dans la guerre
en Libye et a essayé d’installer au pouvoir à Tripoli les Frères
musulmans, confrérie islamiste que l’émir protège et soutient
depuis plusieurs décennies. Nous avons contacté plusieurs
spécialistes du Qatar et de la Libye. Comme Christian Chesnot
et Georges Malbrunot, les deux journalistes longtemps otages
en Irak. Ils sont les mieux informés sur ce pays. Ils nous ont
confirmé que ces documents ne les étonnaient pas, qu’ils en
connaissaient des similaires et que le Qatar avait joué un rôle
majeur dans le déclenchement de la guerre en Libye.
Bernard Nicolas avait réalisé au printemps 2011 un repor-
tage de plusieurs semaines en Libye et avait la certitude que les

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informations de massacres de masse annoncées par Al Jazeera,


la chaîne d’information créée par l’émir du Qatar, informations
reprises notamment par BHL pour justifier l’intervention mili-
taire de la France, étaient fausses. Nous n’avons jamais eu la
moindre preuve d’un massacre ou de ces bains de sang annoncés
partout avec les yeux larmoyants par BHL. Nous avons publié
son article sur le site de Blast. En même temps, nous avons
cherché à savoir si BHL était en lien avec le Qatar en Libye. Là
aussi, la réponse est positive : BHL connaît un des représentants
locaux du Qatar, un Libyen nommé Waheed Burshan, qu’il a
rencontré au tout début de la guerre. Le groupe de rebelles
qui a reçu les armes françaises après son intervention auprès
de Nicolas Sarkozy est aussi un groupe soutenu par le Qatar.
Toutes ces informations publiques n’ont jamais été démenties.
Aucun journaliste français n’a interrogé BHL dans ses semaines
de promo sur ces questions, alors que nos articles étaient parus
et remportaient un grand succès d’audience malgré la jeunesse
du site. Après son passage avec Apolline de Malherbe sur BFM,
plusieurs amis ont tenté de poster des liens vers l’article de Blast
dans les commentaires YouTube. Ils ont été systématiquement
effacés au bout de quelques secondes. Alors qu’ils n’étaient ni
agressifs ni violents, contrairement à d’autres commentaires qui
eux restaient.
Notre enquête est minutieuse. Nous avons pris le temps
nécessaire pour avoir tous les éléments en main avant de décider
si nous pouvions publier ces documents. Nous avons contacté
tous les protagonistes de cette histoire au minimum deux jours
avant parution. Laurent Platini et Carla Bruni ne nous ont pas
répondu. En revanche, l’ONG et BHL ont démenti via des mails
sibyllins. Lors de la rédaction, nous avons été prudents et mesurés
dans les termes utilisés. À aucun moment, nous n’affirmons que

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BHL a demandé ce cadeau ou a encaissé ce chèque. Nous nous


contentons de dire que l’émir du Qatar a souhaité faire ce cadeau
et nous nous interrogeons sur les motivations de l’émir. Le plus
important, selon moi, est que nous avons essayé de joindre BHL.
Je ne comprenais pas pourquoi le très fortuné BHL aurait eu
besoin d’un cadeau de six millions d’euros. C’était prendre un
risque. Nous nous posons réellement la question et lui avons
posée en le prévenant d’une parution imminente. Plutôt que
d’appeler Bernard et Thierry, ou de me joindre, BHL a cherché
à jouer de son influence. C’est très désagréable. Un ami éditeur,
joint par BHL, m’a appelé une heure avant parution pour me
mettre en garde. Un ami avocat a fait la même chose à deux
reprises alors qu’il avait eu BHL entre-temps. À tous deux,
j’ai indiqué que BHL n’avait qu’à m’appeler. S’il l’avait fait et
m’avait donné un bout d’explication, j’aurais au moins retardé la
parution. Pour seule réponse, par ces amis interposés, il m’a fait
savoir qu’il avait toujours été opposé aux dirigeants qataris. Ce
que je savais faux. Deux jours plus tard, l’assignation tombait.
BHL refusait de nous parler, mais avait sorti la machine à faire
peur57. Nous avons contacté l’ambassade du Qatar et, par écrit,
l’avons informée que nous disposions de ces documents, sans que
cela entraîne de réactions. Enfin, si : une. Deux jours après notre
appel et la publication de nos documents, le ministre qatari de
l’Économie de 2013, celui qui, lorsqu’il était directeur du Trésor,

57. Le procès a eu lieu le 16 juin 2021 au TGI de Paris. Nous nous sommes
défendus, aidés par Julien Kahn, notre impeccable avocat. BHL ne s’est pas
présenté à l’audience, prétextant un « fâcheux contretemps ». Son défenseur,
Alain Jakubowicz, a lu une lettre où le philosophe dit son traumatisme. Le
22 septembre 2021, le tribunal a rendu son jugement et a débouté BHL,
le condamnant à nous verser trois mille euros de dommages et intérêts. Ce
dernier a fait appel.

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avait reçu mission d’exécuter les virements réclamés par l’émir,
était licencié et emprisonné. Pour des faits de corruption.
Au total, nous avons publié cinq articles sur ce qu’on appelle
entre nous « la suite qatarie ». C’est joli. C’est presque musical.
Voilà où nous en sommes. Nous allons continuer, du mieux que
nous pouvons, à vous informer. De nouveaux documents nous
sont parvenus.

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« […] On ne peut pas vouloir réformer une société en perdi-


tion si l’on ne s’attaque pas aussi aux dégâts et aux destructions
qui sont en train d’être infligés à l’imagination, à la culture et au
langage… », Jacques Bouveresse.

Et je rumine. Écrire est d’abord un exercice de rumination. Et


parfois d’illuminations. Mon cerveau mange des monceaux d’in-
formations. C’est mon herbe à moi. Je veux dire. Je la mâche et
la remâche. Je ne la fume pas. Je zappe, je lis et je regarde passer
les trains. Au départ, je suis plutôt éteint. J’ai rarement été aussi
découragé par ce que je vois. Il m’arrive de recracher quand c’est
vraiment dégueulasse. Et c’est souvent dégueulasse. Mais il faut
tenir. À la fin, il subsiste un goût étrange. Mélange de sucre et
d’acide. C’est difficile en ce moment de trouver chemin et énergie
dans le bordel ambiant. Trop de fumée. Trop de mélanges. Trop
d’incohérences et d’incompétences. Trop de petits princes égocen-
trés qui ne pensent qu’à tirer leur épingle d’un jeu de plus en plus
trouble. On a été servi. On est rassasié. Sur ces derniers mois, le
pire du pire, pour moi, a été la manifestation policière devant l’As-
semblée nationale du 19 mai 2020. Où la gauche, qui n’en deman-
dait pas tant, s’est encore fracassée. À une tribune, on a quand
même entendu des syndicalistes réclamer la fin de l’État de droit.
C’est un comble. Un État sans droit s’appelle une dictature.

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Pour souffler, je regarde des films qui m’éloignent de l’actua-


lité. Pour mieux la comprendre et l’appréhender. Par exemple
M. Smith au Sénat, de Franck Capra, le naïf candidat poussé par
les oligarques goguenards, qui se révèle récalcitrant. Ou Z, de
Costa Gavras, où le chef de la police interdit aux journalistes de
prendre des photos. Ça ne vous rappelle rien ? Parfois, on croit
percevoir une bonne nouvelle. J’ai par exemple revu Gandhi,
avec Ben Kingsley à son meilleur niveau. La révolte de la plèbe
qui prend conscience de sa force contre l’envahisseur anglais.
J’en étais là, à me poser des questions sur l’avenir et notre inca-
pacité à organiser toute révolte. À voir la gauche s’émietter en
mode « perdu pour perdu ». Les fictions me ramènent au réel
et à Jacques Bouveresse, mort le 9 mai dernier à quatre-vingt-un
ans. « Le “réel” n’est plus qu’un produit fabriqué, conven-
tionnel, utilitaire et transitoire de la science et de la technique,
et la réalité de l’homme est celle d’une place vide : il n’y a de
toute façon plus d’homme, il n’y a plus que ses symptômes »,
écrivait-il.

La fiction aide à contenir le réel. Celui qui en parle le mieux,


c’est encore un Suisse : Jean-Luc Godard. Dans une interview
relayée par France Culture en 2019, il explique : « La démo-
cratie moderne, en faisant de la politique un domaine de pensée
séparé, prédispose au totalitarisme… Ben voilà, on est dans le
totalitarisme. C’est donc à cause de la langue qui n’est pas le
langage… » L’apogée du modernisme ou plus précisément
cette volonté forcenée chez Emmanuel Macron de passer pour
moderne et de séduire les jeunes avant l’élection de 2022 a été
le show scénarisé, et en aucun cas spontané, qu’il a livré avec
les youtubeurs McFly et Carlito. Leurs mots. Ce vocabulaire.
Ces mimiques. Même le concert de metal à la fin. Toute cette

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com sent l’arnaque à plein nez. Et ça marche : les plus jeunes,


biberonnés – j’allais dire décérébrés – au selfie et à TikTok,
le trouvent cool, Manu. Depuis Mitterrand, qui n’était pas
moderne même en 1981, nous glissons vers ce totalitarisme.
Cette demande d’autorité qui semble émaner du peuple. Alors
qu’on le prépare à cette perspective. Le peuple. Il aura fallu
trente ans pour que de nouvelles croyances infusent. La peur,
l’insécurité, le racisme. Chirac a joué la charnière, puis Sarkozy
et Hollande ont poursuivi l’œuvre de destruction politique.
On a peopolisé la politique. On l’a éloignée du social, de l’éco-
nomie, de la finance. On l’a isolée. On l’a ensuite distribuée à
tous. Avec des bouffons en passeurs de plat. Cyril Hanouna est
devenu « le meilleur intervieweur politique de France ». Celui
que la ministre Marlène Schiappa voit en arbitre du second tour
des présidentielles. Le processus paraît inéluctable. Macron
achève de boutonner l’uniforme qui lui ira parfaitement le
moment venu. À lui ou à l’autre qui attend, quelle différence ?
Vous l’entendez, le bruit des bottes et celui des Flash-Ball qui
va avec ?

Ce qui est intéressant dans le propos de Godard, c’est la


juxtaposition qu’il fait entre modernisme et totalitarisme en
mettant au milieu la langue. Cette manière qu’ont les journalistes
de cour, ces leaders médiatiques du nouveau monde, de nous
laver le cerveau, nous le retourner avec leur nouvelle logorrhée.
Ce qui compte, c’est la logorrhée. L’afflux. L’engourdissement.
On ne pèse plus très lourd, nous, les résistants. On est cerclés,
catalogués, enclavés. On nous prend avec des œillères et des
pincettes. Les autres journalistes, ces travailleurs médiatiques
qui polluent les antennes, se présentent volontiers comme des
enquêteurs, des spécialistes de l’analyse et du « décryptage »

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de l’actualité. Il faut les écouter parler. Ils ne cessent par leur


discours apparemment « safe », d’inventer des dangers et des
solutions à ces dangers. Ils nous mettent, à force, réellement en
danger. Ils sont chargés de préjugés, encombrés de jugements,
alourdis de préceptes. Ils répandent une vision du monde
anxiogène, clivante et tellement idéologique. Tellement plus
idéologique que la nôtre. Une vision libérale qui pose comme
obligatoire la domination d’une classe de super riches, super
intelligents, super intégrés, super cultivés. Non, pas super
cultivés. Super riches, c’est suffisant.

Sans aucun doute, cette vision du monde répond à une


charte plus ou moins consciente, écrite et pensée par ceux qui
les emploient. Et qui veulent continuer à grimper dans les clas-
sements de Forbes. Vous avez vu que Bernard Arnault a, un
instant, dépassé Jeff Bezos. Un Français champion du monde
des milliardaires. Tu parles d’une aubaine. Sinon, Bernard
Arnault possède Le Parisien, Les Échos, Radio Classique. Il
est actionnaire à 40 % de Challenges. Et en s’appuyant sur
Lagardère, il lorgne sur Match et le JDD. Pour Europe 1, ça
semble compromis car Bolloré lui est passé devant. Bolloré
est plus franc. Arnault louvoie. Bolloré fonce à droite toute,
avec messe le dimanche à la télé, campagne antiavortement,
Zemmour partout et des flics et des cathos intégristes avec rond
de serviette sur les plateaux télé. Ne vous moquez pas. Sur
Canal ou sur CNews, avec Bolloré, on ne se cache plus. Dans
les manifs, on demande maintenant aux reporters d’éviter de
filmer les violences policières. Sur leur table, le lundi en arri-
vant, ils ont Valeurs actuelles. On n’y trouve jamais L’Huma
ou Politis. Le Figaro est trop à gauche, à CNews. Pas étonnant,
dans ce contexte, que des flics s’opposent à l’État de droit en

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demandant de foutre en l’air le Conseil d’État ou le Conseil
constitutionnel. Ces attaques permanentes, ces idées nauséa-
bondes s’impriment de plus en plus dans l’opinion. On est
comme dans un jeu vidéo. Nos unités de vie démocratique
s’amenuisent. Bientôt, grâce à Bolloré, des militaires factieux
vont menacer de prendre les armes ou s’attaquer aux juifs qui
tiennent les médias…

« Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y


prendre de manière violente. Les méthodes du genre de celles
d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement
collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même
plus à l’esprit des hommes » : Günther Anders a écrit cela dans
L’Obsolescence de l’homme en 1956. Il poursuit : « L’idéal serait
de formater les individus dès la naissance en limitant leurs apti-
tudes biologiques innées. Ensuite, on poursuivrait le condition-
nement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la
ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu
inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée
est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se
révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de
plus en plus difficile et élitiste. Que le fossé se creuse entre le
peuple et la science, que l’information destinée au grand public
soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif. »
Bienvenue à Gattaca.

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Que nous murmurent les débats médiatiques et autres talk-


shows incessants ? Ils disent le déclin du pays, de l’Europe et la
nécessité d’un retour de l’ordre. Ils affirment que l’ordre aurait
disparu, ils rabâchent que c’était mieux avant. Nous sommes
en permanence mis en garde face à ce déclin. Faire la politique
ne fait plus partie des préoccupations centrales de la société.
La politique s’est diluée, liquéfiée en un large fleuve qui noie
nos rêves et nos aspirations. Elle est devenue secondaire, même
si ce qui en reste renaît tous les cinq ans au moment de l’élec-
tion présidentielle. Tout semble ici écrit pour nous amener vers
plus d’ordre et plus d’autorité. Plus de richesse pour les nantis.
Plus de pauvreté pour les prolos. L’abstention galopante et la
lente dilution de la gauche – qui, selon les sondages, ne pèse
plus qu’un quart des opinions – conduisent à la disparition de
toute révolte collective et populaire. On part battu. On peut
faire illusion mais qui croit encore en un sursaut si ce ne sont
quelques utopistes ?
Le football devrait nous endormir en juin avec la coupe
d’Europe qui s’annonce intéressante. Deschamps a donc
rappelé Benzema. La France débarque avec une attaque de feu
et un hymne qui vient casser l’ambiance. Enfin, je dis « casser ».
Moi, ça me plaisait bien, Youssoupha. En 2006, le rappeur s’en
prenait à Zemmour et à Marine Le Pen. C’est marrant comme

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les choses changent. Quinze ans séparent l’hymne des Bleus et


la chanson anti-FN. Et voilà comment le football devient un
instrument politique. Une fois de plus. Et comment la couleur
de peau exacerbe soudainement à nouveau les tensions. Vous
avez vu les pubs pour les paris sportifs ? Un coup on y met de
l’opéra, un autre on reprend l’hymne de Liverpool. Tu ne seras
jamais seul. Tu parles. C’est de la pub black, blanc, pognon,
beur. Ça met de la politique, du modernisme, de l’individua-
lisme, de la mafia, des pelles roulées par des filles qui font partie
du décor et qui sont carrossées par LVMH. Ça vante l’idée que
l’important, c’est de faire vrombir et de se faire reluire dans de
grosses caisses, de devenir le caïd de son quartier et de gagner
un max de thunes. Pour le reste, la politique, la société, on t’em-
merde. Tout se brouille à nouveau.

C’est de plus en plus dur de résister aux pulsions, aux


outrances, à la pub et aux communicants. À McFly et Carlito. Ces
deux benêts de la République en marche arrière. Normalement
je devais commencer mon édito par le courrier d’une lectrice :

« Bonsoir,
Je me permets de vous contacter car je pense que vous êtes
un homme intègre et juste. Je vous suivais sur Le Média et main-
tenant sur Blast, vous avez dénoncé et vous continuez toujours
de dénoncer le mal qui ronge notre société.
D’habitude je prends les choses avec une certaine philoso-
phie et une distance mais aujourd’hui je suis très en colère et
j’ai peur pour ma fille et je pense que le racisme jusque-là larvé,
caché, commence à sortir et à s’exprimer.
Ma fille a été invitée cet après-midi à l’anniversaire d’une
camarade de sa classe, elle arrive et une des convives l’a agressée

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verbalement en lui disant, je cite : “Je suis raciste, je déteste les
Arabes et les Noirs.”
Ma fille n’a pas réagi, elle est restée jusqu’à la fin de la petite
fête.
La question est la suivante : en France, en 2021, que doit-on
faire ? Comment lutter contre ce fléau qui veut scinder la société
en deux : entre les Gaulois et les autres ? Pouvez-vous faire un
éditorial dans ce sens ? Je vous en saurais gré.
Bonne soirée. »

Voilà, je ne suis pas sûr d’être intègre et juste, ni d’avoir


répondu à votre question. Mais j’ai essayé…

« L’homme de masse […] doit être traité comme ce qu’il


est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un trou-
peau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon sociale-
ment, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé,
combattu. Toute doctrine mettant en cause le système doit
d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux
qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels » :
Günther Anders.

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L’après-Clearstream me laisse groggy. Vous êtes sur un ring


depuis dix ans, à vous lever chaque matin, pour boxer contre
un adversaire coriace et mieux armé que vous. Et un jour de
février 2011, l’arbitre siffle la fin du combat et lève votre bras :
Victoire aux points. Clap-clap. Applaudissements. Au revoir
monsieur. Le jour d’après, vous vous levez comme tous les jours
et vous êtes debout à boxer dans le néant. J’ai eu un peu de mal
à atterrir, mais le sentiment qui dominait était la joie et le sourire
aux lèvres permanent. Dès que j’avais un coup de mou, les trois
lignes de la cour de cassation revenaient et je me disais « merde,
j’ai quand même cloué le bec à tous ces tordus ». Enquête
sérieuse de bonne foi servant l’intérêt général. J’étais plutôt
fauché, mais j’avais tenu bon. J’avais gagné. C’était fini. J’avais
en revanche du mal avec l’écriture. Bernard, mon éditeur, avait
décrété que je devais m’y remettre : Tu es mûr pour l’écrire, avec
juste ce qu’il faut de rage, de rire et de tendresse. Je calais sur un
drôle de livre58 que j’avais en tête et qui finira par exister six ans
plus tard. Je voulais qu’il soit à la troisième personne et l’am-
bition était de raconter ce qui nous traverse l’esprit quand on
vit une situation amoureuse, familiale, professionnelle, toutes
nos pensées secrètes. Cette manière que nous avons de choisir,

58. Denis Robert, Les Rapports humains, Julliard, Paris, 2017.

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d’avancer, de réfléchir, de nous laisser emporter silencieuse-


ment par des forces antagonistes. J’avais cinq lignes en tête.
Elles n’ont jamais changé en six ans. Le livre démarre ainsi :
« Ce soir, je n’ai pas regardé le foot à la télé. J’ai filé une baffe à
mon fils pour la première fois de ma vie et de la sienne. J’ai eu
un coup de fil d’un chargé de programme qui me dit qu’on a
la meilleure audience pour un documentaire depuis très long-
temps (alors que je n’y suis pour pas grand-chose). J’ai fait un
footing avec deux chiens accrochés à ma ceinture… »

Avec Nina, ma fille, on venait de créer Citizen films et on


se mettait à écrire des documentaires et à monter des projets
pour les télévisions, surtout France 3 où on avait plus de liberté
qu’ailleurs. Loulou, mon autre fille, était à New York où elle
démarrait le mannequinat, sans savoir qu’elle était d’abord écri-
vain. Ça viendra plus tard. De mes trois enfants, Loulou a sans
doute le plus souffert de mes absences et de la folie Clearstream.
Je culpabilise toujours un peu avec elle de mes absences. Bref.
On démarre un premier film avec Nina qui raconte l’histoire
d’une grève ouvrière dans le bassin houiller. La plus longue
grève de l’histoire de France. Le film, Les Munch soudés à
jamais, sortira en mai 2013 et fera la tournée des stations régio-
nales de France 3.
L’histoire se passe au cœur du bassin houiller lorrain. Elle
commence en septembre 1980 par une grève dans une usine
fabriquant des charpentes métalliques à Hombourg-Haut, un
joli village fortifié qui tranche avec les cités minières des envi-
rons. Le patron, René Munch, habitait à quelques kilomètres
de l’usine et connaissait le prénom de chacun de ses employés.
Ils étaient cent trente à travailler là parfois dix-sept heures par
jour. La grève commence sous la présidence de Valéry Giscard

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d’Estaing. Elle s’achève sous celle de François Mitterrand. À
l’époque, la majorité des employés de Munch étaient syndiqués.
Personne ne parlait de mondialisation. Un noyau dur d’une
quinzaine d’ouvriers va occuper l’usine pendant neuf cent
quarante-sept jours, pour sauver leur emploi. Ils n’y parvien-
dront pas. Un patron voyou allemand anéantit leurs espoirs
au début de l’année 1985. Les bâtiments ont été démolis. On
aurait pu oublier cette occupation si l’un des meneurs de cette
lutte n’avait eu l’idée de filmer ce combat de l’intérieur, enregis-
trant ses camarades à mesure que le conflit s’enlisait. Il s’appelle
Norbert Klein. Nous avons retrouvé Norbert et les protago-
nistes de ce conflit. Trente ans plus tard, les mines ont fermé
et l’extrême droite occupe le terrain laissé par le parti commu-
niste et saccagé par les promesses socialistes. Le combat des
Munch est-il reproductible aujourd’hui ou est-ce un vestige du
passé ? Le film essaie de répondre à cette question. Tout à la
fin, on filme une longue séquence très émouvante où les Munch
sont réunis pour un barbecue. Il fait grand soleil et le bassin
houiller a des airs de riviera. Quelque chose de joyeux les unit.
Pas seulement le souvenir d’un combat, mais surtout ce que
ce combat a généré. La satisfaction d’avoir tenu si longtemps,
ensemble. Ce plaisir si particulier d’appartenir à un groupe, à
une classe. Après trente ans de luttes, de renoncements et de
soumission aux marchés financiers, les Munch nous rappellent
qu’un ouvrier qui résiste à l’injustice, au fatalisme et à la violence
du monde préserve son âme, son identité et reste un homme
digne et généreux.

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En 2011, grâce à Virginie Vernay, je retrouve Cavanna que j’avais


perdu de vue depuis Santiag, quand il était venu à Metz pour nous
aider à lancer notre fanzine. Je le rencontrais souvent vers Maubert
et on buvait des tisanes en terrasse. J’étais ému de le retrouver. On
discutait aussi dans sa piaule rue des Trois-Portes, à quelques pas de
l’endroit où se sont toujours réunies les équipes de Charlie Hebdo et
d’Hara-Kiri. Il me raconte sa vie, ses engueulades avec Choron, ses
souvenirs très précis, l’Italie, Nogent, ses parents, sa vie de famille,
ses maîtresses. Je revois Jeanjean, son ami d’enfance qui habite
Nogent, Bob Siné et Delfeil de Ton. Je relis ses bouquins. Je n’ai
pas vraiment de fil rouge. On se voit et on se parle à neuf reprises
entre février 2011 et fin janvier 2014, date de sa mort. On parle tran-
quillement. Parfois je l’enregistre. Parfois, sa voix est si cassée par la
maladie que ça ne sert à rien de poser un micro. Parfois je prends
des notes dans le train du retour. Cavanna n’est animé par aucune
colère. Un peu de tristesse, de la lassitude. Le sentiment de s’être fait
avoir et le dépit de n’avoir pas suffisamment résisté.
Le film s’appellera Cavanna. Jusqu’à l’ultime seconde j’écrirai
et sortira en mai 2015. On sera sélectionné au César du meilleur
documentaire l’année suivante59. Cavanna a été, à sa manière, un

59. Un magnifique coffret DVD contenant en bonus le dernier entretien de


Bob Siné et d’autres, Willem, Delfeil de Ton, Sylvie Caster, a été édité pour
l’occasion.

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maître en journalisme. Un défricheur. Une tête de pont. Avant


de mourir, il dira son désespoir d’avoir été spolié par celui qui
a pris sa place à Charlie Hebdo et par l’avocat de son journal
en qui il avait confiance. Juste après les attentats de Charlie,
Philippe Val, le repreneur du journal, et Richard Malka, son
avocat, occupent les écrans de télévision.
J’enrage que personne ou presque ne soit au courant de
cette sale histoire de l’éviction de Cavanna et de Choron. Je
me lance dans ce que je sais faire et que je croyais avoir aban-
donné : une enquête sur la trésorerie et les coulisses et l’histoire
cachée de l’hebdomadaire qui a bercé mon adolescence. L’idée
du livre avait germé six mois plus tôt dans les locaux du Nouvel
Observateur en juillet 2014. Delfeil de Ton va me faire une révé-
lation. Je venais de quitter Siné qui m’avait raconté sa victoire
judiciaire contre ceux qui l’avaient viré de Charlie en lui faisant
un procès pour antisémitisme. Val en tête. Cavanna était mort
depuis six mois. J’étais dans le bureau de Delfeil. La discus-
sion roulait sur divers sujets jusqu’à ce que je l’interroge sur la
position de Cavanna à Charlie Hebdo, après que Val a repris le
titre. Je m’étonnais de sa paresse à réagir aux accusations d’an-
tisémitisme portées contre Siné. Delfeil, en soupirant, est alors
revenu sur un pan méconnu de l’histoire de Charlie Hebdo.
Le procès diligenté par le professeur Choron contre Val
pour contrefaçon, au moment où ce dernier a voulu prendre
Charlie Hebdo en 1992. « Comme il n’y avait pas de propriété
intellectuelle du titre, explique Delfeil de Ton, Malka a joué sur
le droit d’auteur. L’astuce était de dire : “Cavanna a inventé le
titre Charlie Hebdo, c’est lui son propriétaire intellectuel.” À
partir du moment où Choron était exclu, c’était gagné pour Val
et Malka. Siné avait la même version. “C’était tordu, mais j’ai
signé un papier, sans trop hésiter. Pour toute notre génération,

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c’est Cavanna le père. C’est quand même lui qui a forcé la presse
à s’ouvrir, à être un peu moins bête.” » Delfeil poursuit : « On
s’est arrangé avec la vérité. Cavanna était notre inventeur, notre
maître vénéré, notre inspirateur. Sans lui, nous ne serions pas
là. Personne ne serait là… Mais Val ne l’entendait pas de cette
oreille. Dans sa nouvelle société, les parts n’appartenaient pas à
Cavanna. Il y avait donc un journal, Charlie Hebdo, où Cavanna
n’était rien. » Après une hésitation, Delfeil ajoute : « Il n’est
rien mais il aura finalement droit à un pourcentage sur le chiffre
d’affaires… Et ça lui rapportait… C’est un scoop, ce que je te
dis là, mais je peux te le dire puisque Cavanna est mort et qu’il
ne m’en voudra pas… c’est 0,44 %. C’est un chiffre ridicule,
mais c’est un chiffre qui lui permettait d’assurer le minimum. »
Cavanna n’avait que la retraite de la Sécurité sociale et aucune
complémentaire. « Val et Malka lui donnaient un pourcentage
tellement faible que ça lui faisait pas assez d’argent pour vivre,
donc il fallait qu’il écrive. Comme il n’y avait pas de débouchés
dans la presse pour lui, il n’y avait que Charlie Hebdo. Donc
il y a écrit toutes les semaines. En additionnant les piges de
Charlie Hebdo et son pourcentage, son loyer pour le titre, il a
vécu normalement, il ne s’est pas enrichi, il vivait très modeste-
ment, Cavanna… » Et Delfeil de conclure : « Ça leur permet-
tait de tenir Cavanna. Il ne pouvait pas trop les mettre en cause
publiquement. Il avait quand même besoin de ces revenus pour
vivre. »
Cavanna, l’inventeur de Charlie Hebdo, touchait autour de
deux mille cinq cents euros par mois, en écrivant toutes les
semaines une chronique, jusqu’à plus de quatre-vingt-dix ans.
Pendant que Philippe Val en gagnait quinze fois plus en ayant
pris sa place. Dans Mohicans, je raconte comment Charlie Hebdo,
grâce essentiellement aux caricatures de Mahomet, a rapporté

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à ses actionnaires 2 564 170 euros de dividendes entre 2005


et 2007. C’était juste avant la revente du titre à Riss et Charb,
qui seront les secondes victimes de ces arrangements. Car ils
achèteront un journal sans trésorerie avec très peu de lecteurs.
Val et Cabu avaient 40 % chacun des parts. Val touchait, avant
son départ en 2009 à France Inter (grâce à Sarkozy), dix mille
deux cent quarante-sept euros de salaire net chaque mois. C’est
donc trente-huit mille sept cent trente-sept euros en moyenne
qu’il a perçus mensuellement, lors de ses trois dernières années
à Charlie. Il faut ajouter à cela le bénéfice de la vente des
bureaux de la rue de Turbigo, dont il était le copropriétaire. Il
les louait à Charlie. Pas de petit profit. Selon un agent immo-
bilier, le prix d’achat des bureaux, compte tenu de la surface,
oscillait entre deux et trois millions d’euros. Pourtant Cavanna
n’était pas envieux, ni en colère. Juste triste et amer de s’être fait
« blouser » comme il aimait à le confier. La culpabilité surtout
de n’avoir pas vu se monter le piège consistant à lui prendre,
en abusant de sa confiance, ses journaux, Charlie d’abord mais
aussi Hara-Kiri. « Je n’aime pas les combats de papier. Je n’au-
rais jamais dû céder aux avances de Val et Malka. Je n’ai rien
vu venir. Après, j’étais coincé. On était tous coincés. Le seul
qui avait vu juste, c’est Choron. J’aurais dû l’écouter. Mais
c’était trop tard. » Ce sont quasiment les derniers mots de notre
dernier entretien. Il était habité par cette certitude que la mort
allait clore le chapitre. Et basta.
Ceux que je mets en cause – Val et Malka en tête – vont
chercher à interdire le livre en menaçant de porter plainte, en
multipliant les pressions sur l’éditeur. En vain, car Bernard
Barrault, mon éditeur, a tenu bon. Mohicans sort dans la
douleur, en novembre 2015. Il porte en en-tête cette citation
de James Baldwin : « Si vous changez, ne serait-ce que d’un

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millimètre, la perception de la réalité des gens, vous pouvez
changer le monde. » Entre Choron et Cavanna, la guerre froide
a duré longtemps après l’affaire Val. « Les deux Mohicans
prennent des nouvelles par amis interposés. Et comment il
va ? Choron est sur un coup, Cavanna sur un livre… Le bruit
des glaçons contre le bruit des pages… Imaginons les lieux
deux secondes… La nuit, l’hiver, la lueur des lampadaires, la
cour silencieuse de la rue des Trois-Portes… Choron dans sa
cave, à ne pas dormir… Cavanna, à cinquante mètres, un étage
au-dessus, dans son rez-de-chaussée, à sucer son stylo… Leurs
pensées, leurs cauchemars, leurs souvenirs, leur silence60… » Le
livre ne change pas grand-chose pour Val et Malka qui vont
continuer à être invités partout sur les plateaux. Jamais les
travailleurs médiatiques ne les interrogent sur leurs agissements
pendant ces années Charlie. Tant pis, c’est la loi du genre dans
ce pays. J’ai fait ce livre sans trop me faire d’illusions, je l’ai écrit
pour la mémoire de Cavanna, de Choron, de Siné et de toute la
bande. J’en suis heureux. Et basta.

60. Denis Robert, Mohicans, Julliard, Paris, 2015, p. 191.

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Bonjour à tous, bonjour à « toutses61 », je vous présente


l’édito de Blast, le média que détestent Bernard-Henri Lévy,
Emmanuel Macron, Marine Le Pen, Vincent Bolloré et Raphaël
Enthoven. Ne me demandez pas pourquoi ils nous détestent.
Contentez-vous de me croire. Personnellement, contraire-
ment à Raphi Enthoven, inutile de me menacer d’une chaise
électrique pour choisir entre Jean-Luc Mélenchon et Marine
Le Pen. Vous avez vu son tweet ? « S’il fallait choisir entre les
deux, et si le vote blanc n’était pas une option, j’irais à 19 h 59
voter pour Marine Le Pen en me disant, sans y croire, “plutôt
Trump que Chavez” », a écrit le philosophe qui se torture les
méninges pour que dalle. Les bourgeois petits et grands – et
Raphi en est le digne porte-parole, ont tellement peur de
Jean-Luc Mélenchon et des Insoumis qu’ils sont prêts à se jeter
dans les bras de Marine Le Pen et du RN. C’est – à peu de chose
près – ce qui s’est passé avant la Seconde Guerre mondiale.
Pour la bourgeoisie de 1938, le nazisme était un rempart contre
le communisme. Les hommes apprennent peu de leur histoire.
Et particulièrement les « intellectuels » médiatiques, ces
imbéciles à peu près nuls en tout, comme dirait mon copain

61. La formule est reprise du JT, journal « à la con » de Blast, de Bruno


Gaccio, présenté par Aude Gogny-Goubert et Patrick Chanfray. https://
www.blast-info.fr/

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Pacôme Thiellement. Ils croient tout savoir et occupent telle-


ment d’espace. Ce sont des ventilateurs. Sauf que ce n’est pas
de l’air qu’ils brassent, mais de la brume. La formule « Plutôt
Hitler que Blum ! » a été prononcée par Emmanuel Mounier au
moment des accords de Munich, dans un article d’octobre 1938
de la revue Esprit, intitulé « Les lendemains d’une trahison ».
Le philosophe catholique, contrairement à nos philosophes
cathodiques, attaquait les ennemis du Front populaire, qui
fricotaient de plus en plus avec les fascistes, il concluait son
article par ces mots : « On ne comprendra rien au comporte-
ment de cette fraction de la bourgeoisie, si on ne l’entend pas
murmurer à mi-voix plutôt Hitler que Blum ! »

L’avantage avec Raphi Enthoven, c’est qu’il dit tout haut


ce que des dizaines d’éditorialistes et d’invités des chaînes tout
info murmurent plus bas. Moi, même avant torture, je choisis
Mélenchon. J’ai voté Mélenchon aux dernières présidentielles,
comme un peu plus de sept millions de personnes. Ça repré-
sentait 19,58 % du corps électoral. Chaque fois qu’on insulte
Mélenchon, c’est un peu sur ses électeurs qu’on crache. Et il y
avait 78 % de votants en 2017. Je préférais alors Benoît Hamon
et sa promesse de revenu universel, mais j’ai voté Mélenchon.
Et j’en veux beaucoup à Benoît Hamon de ne pas avoir lâché
la rampe au second tour quand il a vu qu’il était loin derrière.
Avec ses 6,38 % de voix, s’il s’était désisté, la gauche passait
devant tout le monde. Depuis, on va de mal en pis. J’en veux
aussi à Mélenchon – la République, c’est moi – de ne pas avoir
su s’ouvrir aux autres. Mais, passons. La gauche est en miettes
et c’est déprimant. Dimanche, dans le bureau de vote de mon
village, il y avait trois listes à gauche. C’est surtout le parti des
abstentionnistes qui a écrasé la bataille. 22 % en 2017. 66 % en

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405

2021. Et plus de 82 % chez les 18-35 ans. C’est une épidémie


de paresse et de dégoût. Les jeunes n’y croient plus. Et ça va
être très dur de remonter la pente.

Bon, je vais arrêter de parler politique. D’ailleurs on m’a


prévenu. Dans ton édito, tu parles de tout ce que tu veux, mais
surtout tu évites de faire de l’humour avec la politique. Personne
ne comprend le second degré. Ce n’est pas léger, la politique.
C’est lourd, si lourd. L’humour, c’est ce qu’il y a de plus dur
dans la vie. Après l’amour. Même si généralement l’un ne va pas
sans l’autre. Un mec ou une nana avec une belle gueule mais pas
drôle, au bout d’un moment, on s’emmerde.

Je vais faire un large travelling arrière sur la semaine écoulée.


Je parlerai de saumon, de Gilets jaunes, de rave parties, de riches
et de pauvres, du travail des enfants, des élections, de Lagardère,
de Bolloré, d’Europe 1, de télévision et de notre bien-aimé
président. Et je ne parlerai pas du procès que nous a fait BHL
parce qu’on a écrit que l’émir du Qatar voulait le dédommager
pour service rendu en Libye. Non, en revanche j’ai décidé, pour
un juste équilibre du temps de parole, de lire un article paru
dans Paris Match à sa gloire. Huit pages lui sont consacrées.
Je remercie Mme Émilie Lanez, reporter à Paris Match et auteur
Grasset, comme BHL qui en est une figure tutélaire, pour son
talent et son gros potentiel comique.

L’article démarre par une mise en bouche. On va pouvoir


mesurer l’objectivité de la journaliste. Je lis : « Dans la tasse de
porcelaine fume un thé à l’hibiscus rouge. Bernard-Henri Lévy y
verse une pile de glaçons. » Si le thé fume, c’est qu’il est chaud.
Pourquoi y ajouter des glaçons ? On est face à un homme plein

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de contradictions. Le gars se fait un thé fumant. Et il y met des


glaçons. Une pile. Je poursuis ma lecture : « Regard de charbon,
voix basse, silhouette svelte, une beauté altière l’a sculpté, négli-
geant presque ses sept décennies écoulées. » Là, on sent la jour-
naliste énamourée. On sent surtout que BHL a soixante-douze
piges. Et que la fille ne sait pas trop comment le dire sans le vexer.

Je l’ai lu dans Courrier international un article paru dans


un journal canadien, Hakai, selon lequel les saumons sauvages
étaient victimes de l’aquaculture. Ils meurent anémiés car
contaminés par un virus développé chez les saumons d’élevage.
Ce virus a été découvert au Canada en 2011. On promettait
alors qu’il resterait cantonné à la Colombie-Britannique. Grave
erreur. Dix ans plus tard, la situation empire à tel point que
tous les saumons pourraient bientôt être infectés. « La chro-
nologie et les similitudes génétiques font penser que le virus
a été introduit dans le Pacifique par des œufs de saumon de
l’Atlantique importés de fermes salmonicoles norvégiennes »,
explique le magazine.

Pendant que les saumons crèvent, les enfants eux se crèvent.


Un enfant sur dix travaille à l’échelle mondiale. Un rapport de
l’ONU vient de démontrer que le travail des enfants a augmenté
à cause de la pandémie. C’est la première fois en vingt ans que
la courbe repart à la hausse, principalement dans les mines en
Afrique. Et en Inde, où au moins trente mille enfants ont perdu
un père ou une mère, mort du Covid. En 2020, ils étaient cent
soixante millions forcés de travailler, soit huit millions quatre
cent mille de plus qu’en 2016. Et ça grimpe. L’ONU avertit que
la situation risque de se dégrader encore, si rien n’est fait pour
aider les familles qui plongent dans la pauvreté.

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« Nous perdons du terrain dans la lutte contre le travail


des enfants », explique Henrietta Fore, la directrice générale
de l’Unicef, au Monde. « Les fermetures d’écoles, secousses
économiques et budgets nationaux en recul liés au confinement
poussent les familles à faire des choix cornéliens. » Le phéno-
mène frappe plus les garçons, qui étaient quatre-vingt-dix-sept
millions à travailler, que les filles, soixante-trois millions, au
début de 2020.

Pendant qu’un enfant sur dix trime, que les saumons crèvent,
les revenus des milliardaires ont augmenté d’une manière verti-
gineuse. Surtout les milliardaires français. Pendant ce temps
donc, BHL nage et boit de l’hibiscus… C’est une fleur qui a de
nombreuses vertus. Elle réduit le cholestérol et les triglycérides,
aseptise les voies urinaires, facilite le transit. Le secret de BHL
tient peut-être dans cette infusion. Je continue ma lecture de l’in-
vraisemblable papier de Match : « Debout tous les matins à cinq
heures, ayant banni de sa vie toute musique hormis celle de son
épouse, l’artiste Arielle Dombasle, il travaille. “Une mécanique
et une intelligence somptueuses”, confie son éternel ami Jean-
Paul Enthoven. » Oui, le monde est petit, c’est le père de Raphi,
celui qui a peur des bolcheviques… La journaliste est aussi allée
interviewer Alain Minc (dit le plagiaire), celui qui s’est toujours
trompé dans ses prévisions macroéconomiques. Minc explique
que BHL est « un intellectuel incroyablement laborieux et doué
d’une grâce rare ». Laborieux, ça veut dire que le mec n’a pas
une intelligence naturelle. Il bosse beaucoup pour paraître intel-
ligent. Mais comme il a la grâce… Moi, si dans un papier un de
mes potes balance ce genre de conneries, je deviens fou. Je lui
dis arrête, ils vont tous se payer ma tête. Mais là non, ça passe
comme du beurre. Ou de la crème. Fouettée. La fille suit donc

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BHL et relève une scène de son film où le philosophe million-


naire, buveur de thé à l’hibiscus, nage le papillon dans la rivière
Rukochek au Kurdistan. Il y en a qui vont à la piscine. Lui va
au Kurdistan. Et je lis : « Personne ne nage le papillon, encore
moins à soixante-douze ans. On vérifie, on questionne [la fille a
enquêté] : BHL ne nage que le papillon, plus éprouvant et plus
esthétique que le crawl, même dans sa piscine à Marrakech, où
[accrochez-vous] deux magnétophones l’attendent, un à chaque
bout du bassin. Pas une seconde à gâcher. Le monde brûle… »
Le type nage, enregistre une phrase, renage dans l’autre sens,
enregistre une phrase. On imagine la scène. Le papillon. Les
deux magnétos. BHL au milieu.

D’habitude, les hommes politiques exagèrent et jouent sur


les statistiques pour tirer la réalité dans leur direction. Prenez
Adrien Quatennens, le numéro deux de la France Insoumise.
Sur Franceinfo, il est venu expliquer que grâce à la pandémie, la
fortune des quarante-deux milliardaires français avait augmenté
de 55 % en un an. Eh bien, il s’est trompé. Cette fortune a
augmenté de 68 %. Depuis 2005, le palmarès des milliardaires
est dominé par le patron de LVMH, Bernard Arnault. Il pèse
cent vingt-trois milliards d’euros, selon le dernier classement de
Forbes. Pendant quelques heures, le 24 mai dernier, Bernard
le Magnifique est lui-même devenu l’homme le plus riche du
monde, par le jeu de la Bourse, devant Jeff Bezos (d’Amazon
et qu’on va bientôt lancer dans l’espace), Elon Musk (le boss
transhumain de Tesla et de Space X) et Bill Gates (de la fonda-
tion du même nom rattrapé depuis peu par un divorce de ouf.
Sa femme, la belle Melinda, aurait en effet découvert que,
malgré ses lunettes et son air niais, le petit génie de Microsoft
partouzait avec Epstein. Même chez les milliardaires…).

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Viennent ensuite dans le classement français les indétrô-


nables fortunes des familles Bettencourt-Meyers et Pinault. Au
total, le top 10 est resté inchangé cette année et tous les milliar-
daires listés ont vu leur fortune augmenter. Tiens, François
Pinault. Encore un ami de BHL. Ce dernier s’est fendu d’un
article dithyrambique sur la bonté de Pinault qui ouvre un
musée dans l’ancienne Bourse du Commerce de Paris. Oui,
l’investissement dans l’art, il n’y a rien de tel pour défiscaliser.
Cet entre-soi devient gênant. Je vous lis BHL, là, dans le JDD,
qui appartient comme Match au groupe Lagardère dont on ne
sait plus bien qui, de Bernard Arnault ou de Vincent Bolloré,
va finalement tirer les ficelles. Visiblement Bolloré est en train
de tout rafler… Donc, le papier de BHL, sobrement titré « Le
Doge de Paris », on lit : « À François Pinault que je connais
un peu, depuis toujours et assez bien depuis ce déjeuner,
novembre 1980, de l’avenue des Ternes où mon père avait ses
habitudes et où lui, François, avait prédit, contre à peu près
tout le monde, la victoire de Mitterrand, j’ai surtout envie de
demander… »

Si j’étais le rédacteur en chef du JDD, je lui aurais demandé


de faire des phrases plus courtes. Va à l’essentiel, Bernard-
Henri, ne perds pas ton lecteur. On est en train de se demander
s’il connaît François Pinault depuis peu, depuis toujours ou
assez bien, quand sa question arrive : « Où en êtes-vous avec
la beauté ? » Il y a des scuds qui se perdent, non ? Qu’est-ce
qu’on en a à faire, d’où en est François Pinault avec la beauté ?

Puisque j’évoque les scuds. J’ai relevé dans Libération cette


info glaçante : un drone a abattu pour la première fois un homme
sans intervention humaine. Un rapport de l’ONU le révèle. Un

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drone militaire a attaqué et tué un homme en Libye de manière


autonome. Le rapport indique que les forces du vieux général
Khalifa Haftar (opposé au gouvernement d’entente nationale
libyen), jugé trop pro-américain par les islamistes, ont été
« pourchassées » par des drones de type Kargu-2. Ce drone
turc embarque des caméras de reconnaissance faciale et une
intelligence artificielle. Il est capable d’identifier une cible. Ici,
un lieutenant d’Haftar en a fait les frais. Les drones, comme
dans Terminator, ont mené leur attaque « sans qu’il soit besoin
d’établir une connexion des données entre l’opérateur et la
munition », écrivent les auteurs du rapport. En d’autres termes,
les drones ont agi sans qu’un homme leur donne aucun ordre.
Ils étaient programmés pour tuer. Vaut-il mieux un drone, un
CRS ou un gendarme balançant une grenade ? On peut parier
qu’avec des préfets comme Lallement à Paris ou Berthier en
Ille-et-Vilaine, des drones vont bientôt être programmés pour
surveiller des manifs ou viser les amplis dans les rave parties.
Peu importent les bavures. Ce sera plus clean et plus efficace
que les haches et les gourdins. Ce qui s’est passé à Redon le
week-end dernier est à pleurer de rage. Les gendarmes avaient
l’ordre d’arrêter la fête par tous les moyens. Ils ont nassé et tiré
des grenades sur le millier de fêtards qui étaient venus célébrer
à leur manière la mémoire de Steve Caniço. Puis ils ont défoncé
les amplis.

Deux ans déjà. À l’époque, c’était déjà la Fête de la musique.


Je ne sais pas qui a donné l’ordre aux gendarmes d’être aussi
violents et stupides ? Le parquet ? La préfecture ? Darmanin ?
Macron ? Les deux ? Les quatre ? Les jeunes fêtards n’ont pas
voulu bouger et on les comprend. Ils étaient là pour Steve dont
on sait aujourd’hui – la justice a pris son temps – qu’il est mort

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noyé à la suite d’une attaque policière à Nantes. Là, la fête avait


lieu pas très loin, en Bretagne. Comment manquer à ce point
de discernement ? C’est comme si ce pouvoir, ce procureur, ce
préfet, ces gendarmes avaient décidé de cracher sur la tombe
de Steve Caniço. Les postillons sont aussi pour nous, monsieur
le président. Pourquoi ce durcissement ? C’est un calcul pour
capter l’électorat de droite. Pendant ces élections régionales,
partout où on a montré sa force et où on a fait croire que l’ordre
et la sécurité dominaient nos libertés, les candidats générale-
ment LR sont arrivés en tête. Et le RN a reculé. Pas sûr que
ce soit une si bonne nouvelle quand on voit que leurs thèmes
ont été repris par la droite dite républicaine. Quand vous voyez
Redon, vous vous dites, normal que les jeunes soient dégoûtés
et ne votent plus. Normal que les vieux aient la trouille. On les
entretient dans cette trouille.

Les télés d’abord. Vous avez vu les temps de parole comparés


entre droite et gauche. Soixante-dix-huit à vingt-deux. On croi-
rait un score de rugby. Et encore, on ne compte pas le temps
de parole des éditorialistes. Et le champion toute catégorie de
la droitisation du pays reste Vincent Bolloré. Le type qui a fait
fortune en achetant des ports en Afrique et dont la société est
mise en examen pour corruption. Ça y est, après avoir fait le
ménage à Canal, sur iTélé et sur CNews, Bolloré a mis la main
sur Europe 1. Et déjà, la purge commence. Les enregistrements
clando de la DRH. Le flicage. La pensée unique. L’interdiction
de faire des blagues sur Zemmour…
On est très mal barré. Ce même Zemmour compare
Papacito, le youtubeur facho, aux Deschiens. Putain, Papacito,
est-ce qu’à Blast aussi tu veux nous faire la peau ? Il n’a pas dû
être très content des résultats du premier tour des régionales,

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le président. La pire branlée électorale s’est jouée dans le Nord


du pays où pas moins de cinq de ses ministres et secrétaires
d’État, Agnès Pannier-Runacher, Éric Dupond-Moretti, Gérald
Darmanin, Alain Griset (le ministre des PME) et Laurent
Pietraszewski, secrétaire d’État aux retraites, portaient la liste
de la REM. Bilan : 9,1 %. En face, tout seul, Xavier Bertrand
a fait 42 %. C’est la honte intégrale. La banane du siècle. Les
cinq devraient démissionner, raser les murs, mettre des fausses
barbes, des lunettes noires. Ben non, ils repartent comme en
quarante. On va les inviter sur les plateaux pour deviser sur
la démocratie et justifier la réforme des retraites qu’Emmanuel
Macron veut faire passer. Coûte que coûte. Tous se préparent
à l’annonce de la candidature de leur lider maximo pour une
récidive présidentielle. On a vu que des drones pouvaient agir
sans intervention humaine. Je propose qu’on fasse pareil pour
les présidentielles. Après tout, perdue pour perdue, la démo-
cratie fera illusion.

Les discours d’Emmanuel Macron ont été soumis à une intel-


ligence artificielle. Une équipe de chercheurs en linguistique a
été capable de prédire un discours qu’il pourrait potentielle-
ment prononcer, pour sa candidature à l’élection présidentielle.
Alors je vous le fais : « Face aux nationalistes, au populisme,
à la tentation du repli, je veux incarner le choix de l’espoir,
du progrès et de la réconciliation. » C’est une machine qui a
fabriqué ce discours. C’est du pur macronisme. Le mot « récon-
ciliation », qui commence par un « r », est ici important. « Le
secret du macronisme tient dans cette lettre “r”, puisqu’il s’agit
d’assortir des mots du mouvement, marqués un peu à gauche,
par le préfixe “r”, qui renvoie lui au passé, plus à une sensibilité
de droite. » C’est un linguiste qui explique ça.

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« C’est de l’enfer des pauvres qu’est fait le paradis des


riches », disait Victor Hugo.
J’aimerais qu’Emmanuel Macron et Éric Zemmour méditent
cette citation indépendante de toute machine.

Je voudrais finir avec la chute du papier de Match sur BHL.


On atteint là un sommet indépassable. Après avoir bu son thé
à l’hibiscus et nagé pendant trois heures en papillon, BHL est
rentré chez lui et a eu envie de sauver la France en allant acheter
des excédents de vaccin Moderna en Israël. Trois millions de
doses. Il a appelé Netanyahu, l’affaire devrait aboutir. Enfin
on ne sait pas. BHL est parti au Bangladesh. À son retour,
entre deux thés et quelques heures de papillon dans la Seine,
il a emmené le fils du commandant Massoud chez Macron puis
chez Anne Hidalgo. Il est rentré chez lui, même pas fatigué.
Arielle, son épouse, lui a fait un massage des pieds. La jour-
naliste de Match était là quand BHL lui a chuchoté : « La
France est un grand truc tout de même. » C’est ce qui est écrit à
l’avant-dernière ligne du papier. La journaliste conclut sur une
ultime question qu’elle pose là comme un glaçon dans une tasse
de thé fumant : « Surtout avec son aide ? » demande-t-elle. Je
ne sais pas si vous avez suivi. Pour la journaliste de Match, si la
France est grande, elle le doit en partie à BHL.

Je voudrais adresser mon amical salut à ceux qui résistent


encore à Bolloré et essayent de sauver Europe 1 ou ce qu’il
en reste. C’est de plus en plus difficile de résister à la violence
du management de Bolloré qui veut clairement faire, partout
où il passe, des médias à sa botte, partisans, très marqués à
droite. Les travailleurs médiatiques qui sont salariés d’un de ses
titres doivent partager ses valeurs, courber l’échine ou partir.

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La précarité du métier rend les journalistes de plus en plus
vulnérables. Bon… je vais me faire un thé à l’hibiscus. C’est
par rapport à mon cholestérol. Tout n’est peut-être pas à jeter
chez BHL.

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En 2018, j’enchaîne sur une dernière enquête écrite avec


Catherine Le Gall, une journaliste bretonne (personne n’est
parfait). Je n’ai plus envie de travailler seul. Je pars d’une colère
en recevant ma facture de gaz par Suez. Au moindre retard,
je me prends des pénalités et ça m’énerve car je sais que cet
argent va enrichir entre autres Albert Frère, un milliardaire qui
a su jouer de son influence sur Nicolas Sarkozy pour empo-
cher la mise et faire son beurre sur la chaleur des pauvres. Je
tire sur ce fil et tombe sur la vente de Quick orchestrée par
la Caisse des dépôts et consignations au profit de ce même
Frère et du milliardaire canadien Paul Desmarais. L’argent de
Quick servira à acheter Suez. Comme toujours, ce que nous
découvrons devient énorme, compliqué et inaudible pour un
large public. Enquêter, c’est se perdre dans une jungle. On en
sort épuisé. Ensuite il faut raconter le chemin. Les Prédateurs,
avec le sous-titre Des milliardaires contre les États, sort dans un
relatif silence62 (au Cherche-Midi, 2018). On est snobé par les
journalistes mainstream, mais je suis invité au Média. Ça tombe
bien, je viens de m’abonner. C’est la première fois que je mets
les pieds dans leurs locaux à Montreuil, sans me douter qu’un

62. Catherine Le Gall, Denis Robert, Les Prédateurs. Des milliardaires contre
les États, Le Cherche-Midi, Paris, 2018.

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an plus tard j’en prendrai la direction et découvrirai la censure
sur YouTube, la perfidie des emmarcheurs. Mais aussi celle des
journalistes du Média qui me font de grands sourires.

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Le 16 novembre 2018, alors que mes copains à Paris me


fatiguent à dire que les Gilets jaunes sont des fachos et que la
propagande d’État se met en branle pour tuer le mouvement
dans l’œuf, je me fends d’un court texte de soutien, où je fais
revenir le fantôme de mon oncle Gaby : « J’avais un oncle il
s’appelait Gaby. Je l’aimais bien. Il était gazier. J’étais gau-
chiste. Il avait un grand poster de J.-M. Le Pen dans son garage.
On buvait des bières en réparant des bagnoles. Passons. Des
années plus tard, j’avais fait un grand papier dans Libé pour
expliquer comment le FN et Le Pen arrivaient à monter la tête
de types bien comme Gaby. Deux pages. July (Serge) le patron
m’avait félicité genre : ‘‘Enfin un journaliste qui ne les prend
pas avec des pincettes.’’ Pourquoi je parle de Gaby et pour-
quoi je pense à lui en ce moment ? À cause des Gilets jaunes.
Gaby bossait à Gaz de France (son cousin, mon pater, bossait
à EDF). Ils bossaient sept jours sur sept sans trop compter.
Il y avait les lignes à réparer, les tuyaux à aligner. La chaleur
des pauvres à assurer. Ils étaient fonctionnaires. On partait en
vacances dans les tentes bleues de la CCAS63. Passons. Pour-
quoi j’en viens à évoquer ce passé vermoulu ? Le Gilet jaune…

63. La Caisse centrale d’activités sociales est l’organisme qui gère les activités
sociales dont les séjours de vacances, les assurances et la restauration
d’entreprise des agents des industries électriques et gazières en France.

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L’injustice fiscale. La plupart des éditorialistes et des politiques


n’y comprennent que dalle à cette colère. Emmanuel Macron
et son armée de républicains en marche ont compris, eux. Et
ils commencent à flipper. À passer des consignes. À jouer de
la carotte et du bâton. Vu d’ici, c’est pitoyable. Je ne sais pas
ce qu’il adviendra de ce mouvement basique et populaire, si la
stratégie du pouvoir va fonctionner, mais cette colère n’a rien à
voir avec le réchauffement climatique et très peu avec le diesel.
Les gens à l’origine du Gilet jaune le disent depuis le début. Ils
en ont assez d’être pris pour des pigeons, des vaches à traire,
des décérébrés du bulbe, des sans honneur. Ils veulent se ré-
volter. Ils se révoltent. Gaby bossait à Gaz de France donc. Il
y a usé sa santé. Il est parti à la retraite sans se douter qu’on
allait vendre Gaz de France à Suez en 2007. Quand je dis
vendre, je déconne. Offrir serait plus adéquat. Une histoire de
prédateurs et d’hommes politiques très compromis. Sarkozy,
Hollande, Villepin, Royal, Copé, Longuet… Tous vont œuvrer
avec des responsabilités diverses à cette prédation consentie.
Je ne vais pas développer ici (lisez notre livre, Les Prédateurs,
en vente partout). Tonton Gaby casse sa pipe. GDF devient
Engie. Méthode Suez, extrême capitalisme. On pressure et on
défiscalise à mort. Non seulement se chauffer devient un luxe
mais Engie, avec la bénédiction des politiques, Macron de chez
Rothschild en tête, envoie ses bénéfices au Luxembourg (vingt-
sept milliards en 2015, passez l’info à Google). L’État français
se prive de deux milliards d’impôts. Alors que nous, cochons
de payeurs, on raque. On raque. Et on regarde passer les trains
et les prédateurs qui se goinfrent. Et on ne doit rien dire. Et
on doit – sous prétexte de réchauffement climatique, sous pré-
texte de récupération politique – fermer sa gueule. Ben non. Ce
qui se prépare ici, c’est une Jacquerie. Le message est clair et

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éminemment politique. Les pauvres en ont marre d’avoir froid,
de jouer du crédit le quinze du mois, de faire des demi-pleins.
Alors qu’à la télé, ils entendent chaque jour se raconter une
histoire qui n’est plus la leur. Alors que leur président déroule
le tapis rouge à ceux qui ne paient pas d’impôts, Frère, Desma-
rais, Bolloré, Arnault… Ceux qui font croire qu’ils nous sont
indispensables, qu’ils sont des premiers de cordées. Foutaise.
Demain, avec le fantôme de Gaby, je serai Gilet jaune à donf.
Les beaufs et les cols blancs de Saint-Germain n’ont rien com-
pris, ce n’est pas un mouvement marqué à droite. Ni vraiment à
gauche. C’est punk. No future dans ce monde-là. »

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Retour vers le présent. Juillet 2021.

Le week-end dernier, en préparation aux Jeux olympiques


tokyoïtes où nous avancerons masqués et sans public, la team
USA de basket s’était branchée sur un match facile. Le Nigeria.
C’était une bonne mise en jambes pour la star Kevin Durant et
ses amis vedettes de la NBA. La party avait lieu à Las Vegas,
haut lieu du strass et du stress. Temple du capitalisme et du
faux-semblant. J’aurais bien lâché un billet pour voir ce match
dont le scénario était écrit d’avance. Un peu comme une élec-
tion française ou une finale des chiffres et des lettres opposant
un agrégé en maths et un agriculteur bio. Lors de leur dernière
confrontation, aux JO de Londres en 2012, les US avaient
normalement écrasé les Nigérians cent cinquante-six à soixante-
treize : quatre-vingt-trois points d’avance.

Les Ricains ont commencé mollement. Et puis, la mécanique


s’est mise en branle. Les commentateurs étaient normalement
condescendants. Jamais les US ne pouvaient perdre ce match.
Tout roulait. Les frères africains déroulaient pourtant un jeu léché
et rapide, shootant anormalement bien à trois points, plusieurs
joueurs nigérians arpentent aussi les parquets de la NBA, c’était
normal qu’ils aient appris… un peu… mais pas trop quand

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même… Et puis il y a eu un fait de jeu très improbable… Kevin


Durant s’est fait contrer… Le rebond de la mort signé Precious
Achiuwa, un petit gars de Port Harcourt. Deux mètres zéro six,
quand même. Boum… La machine ricaine s’est grippée…

Les Nigérians ont gagné de trois points. Personne, sauf un


yoruba sous acide, n’aurait parié un kobo sur la victoire des plus
faibles. Et pourtant. La glorieuse incertitude du sport offre une
jolie métaphore. Peut-on croire en une glorieuse incertitude de
la vie politique ? Qui va contrer la team Macron-Le Pen-Bolloré-
Drahi-Zemmour qui encombre nos écrans depuis des mois ?
Ce match de basket et cette improbable victoire sont pour moi
la meilleure nouvelle de la semaine écoulée. Il n’y en a pas eu
d’autres. Le reste était absolument merdique.

Emmanuel Macron nous a menacés, en imposant sa réforme


des retraites qu’il veut privatiser. Ou blackrockiser. Ce qu’il
ne dit jamais mais qui est son principal dessein. Il a également
balancé froidement qu’il voulait faire passer sa réforme de l’as-
surance chômage retoquée par le Conseil d’État car trop inéga-
litaire. Pas de pause chez le Robocop de la glose libérale. Il
veut surtout nous imposer la vaccination. Il commence par le
personnel médical, puis va enchaîner avec les enfants à partir de
douze ans, malgré toutes les promesses passées…
Je ne vais pas épiloguer sur le sujet. Tout le monde en parle
et se déchire. Je suis vacciné, mais imposer la vaccination de
force, surtout après la politique menée en matière de santé
depuis le début du quinquennat, me semble être une hérésie.

Donc, malgré tout, Macron grimpe dans des sondages taillés


sur mesure. Il grimpe aussi grâce à Éric Zemmour qui continue

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chaque soir à prêcher sur CNews. J’allais dire à hanter nos


écrans tel le Nosferatu de Murnau.

Zemmour qui louvoie…


Et la météo qui nous foudroie.
Le prix du gaz qui en fait de même, sans que nous
bronchions…
Nous sommes un peuple soumis.
Semaine merdique où les ours blancs continuent à en baver
sur une banquise de plus en plus rétrécie et chaude. Les Belges,
eux, érigent des monuments à la gloire des Waffen SS. Quoi ?
Vous ne me croyez pas ? Lisez ce papier paru dans le Standaart64
et repris par Courrier international. Un écrivain américain, Lev
Golinkin, a dénoncé le scandale enfoui sous des tonnes de
mauvaise foi. En 2018, tenez-vous bien, la ville de Zedelgem a
sciemment érigé un monument à la gloire des nazis. La Ruche
de la Liberté. C’est assez moche. Moins que la Harley de Johnny
que veut nous refourguer en douce la Ville de Paris. Mais bon,
Johnny n’était pas un Waffen SS. Vaut-il mieux un monument
moche et nazi ou un monument moche ?

Quand même, si on n’est pas vigilant, tout est possible.


Surtout le pire.

Sinon, le variant delta nous épie et n’est pas près de nous


lâcher…
La Chine nous épie et n’est pas près de se lâcher.
Le Luxembourg ne nous épie pas, mais nous pille avec
constance.

64. https://www.standaard.be/cnt/dmf20210704_97453778

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Quarante-deux mille huit cents millionnaires y habitent


quand même… Prenez deux secondes pour réfléchir… Six
cent mille habitants ; 15 % de la population millionnaire…
En France, on a dix millions de pauvres. Soit, pareil, mais
dans l’autre sens… 15 % de Français vivent sous le seuil de
pauvreté…

Réfléchissez aussi à cette manchette du magazine Challenges…


Là, on ne parle plus des super riches. Il s’agit des cinq cents
premières fortunes françaises qui ont pris 30 % de bénéfice
pendant le Covid. Le ruissellement fonctionne chez les million-
naires. Mais il s’arrête là. Elle est pas belle, la vie sous Macron ?
Et ce ne sont pas les 15 % de taxe des multinationales
encensés par Bruno Le Maire au dernier G20 qui vont la rendre
moins belle.
À ce propos, je m’en remets à Thomas Piketty. Il faut taxer
beaucoup plus pour que le système fonctionne et qu’un peu de
richesse soit redistribuée…
« Comme l’a montré l’Observatoire européen de la fisca-
lité, la France pourrait appliquer un taux minimal de 25 % sur
les multinationales, ce qui lui rapporterait vingt-six milliards
d’euros par an, soit l’équivalent de 10 % des dépenses de santé.
Avec un taux de 15 %, à peine plus élevé que le taux appliqué
en Irlande (12,5 %), la mesure devient inoffensive, les recettes
seraient d’à peine quatre milliards. »

À Blast, nous avons beaucoup travaillé depuis l’incroyable


fiasco des dernières élections, sur le dossier Adrexo. Les
mensonges proférés par les dirigeants de la boîte de distribu-
tion de prospectus publicitaires. Mais aussi par les politiques
venus à leur rescousse. Plusieurs salariés ou anciens dirigeants

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d’Adrexo nous ont parlé. L’affaire est autrement plus grave que
ce que le pouvoir ou les médias dominants en disent. Ou plutôt
taisent. D’abord, on le sait aujourd’hui, ce ne sont pas vingt et
un mille prospectus, comme le soufflait Marlène Schiappa, qui
n’ont pas été distribués, mais pas loin de vingt millions si l’on
prend en compte les professions de foi des départementales et
des régionales. Sept régions et plus de cinquante départements
sont affectés par la gabegie Adrexo.
Le Figaro l’annonce : onze millions d’électeurs français au
minimum ont été affectés. Onze millions sur quarante-huit
millions. Vingt-trois pour cent du corps électoral. Ce n’est pas
une mince affaire. C’est un sabotage. Le pire, dans cette halluci-
nante saga naissante, ce sont les dénégations des emmarcheurs
au plus haut sommet de l’État. Ils ont délibérément choisi cette
société bancale pour organiser le scrutin. Et – c’est un fait
majeur – ils ont fait ce choix sciemment.

J’accuse ici tranquillement – nous l’avons suffisamment


documenté, et nous le documenterons encore – Gérald
Darmanin, mais aussi Bruno Le Maire et bien sûr, en tête de
gondole, Emmanuel Macron de nous prendre pour des cons,
des naïfs, des décérébrés. Ils nous mentent éhontément.
Le silence gêné qui entoure cette affaire relève d’une hypo-
crisie crasse.
Tous trois – Macron, Le Maire, Darmanin – connaissaient
la société Adrexo et ses dirigeants. Et ses difficultés financières.
Et son incapacité à répondre à l’offre publique. Et depuis long-
temps. Près de dix ans pour Emmanuel Macron.

Dès 2012, alors qu’il était banquier chez Rothschild, il s’est


occupé de la vente d’une partie d’Adrexo qui appartenait alors

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au groupe Ouest France. Pourquoi personne ne s’en étonne ? Il


s’est à nouveau occupé de ce dossier – plus indirectement – en
2016, alors qu’il était ministre de l’Économie de François
Hollande, avant de passer le relais à Gérald Darmanin, son
ministre du Budget, puis à Bruno Le Maire. Tous trois, qui
gardent le silence pour l’instant, vont justifier cette protection
d’Adrexo par le CIRI, le comité interministériel de restructu-
ration industrielle, en raison du sauvetage de l’emploi. Pas loin
de vingt mille CDI, dont une majorité de temps partiels quand
même, étaient en jeu. Placés sous perfusion d’argent public, ils
ont persévéré. Jusqu’au bouquet final.

Pas grave, si les salariés d’Adrexo, esclaves modernes de la


distribution gratuite, étaient sous-payés. Pas grave, si les diri-
geants d’Adrexo avaient déjà été condamnés pour travail dissi-
mulé ou s’ils se prenaient des salaires de nababs. Pas grave, si
les plis n’étaient pas distribués. Il fallait bien faire des marges.
Et les marges, dans ce milieu, se font grâce à la non-distribu-
tion. Qui va vérifier ?
Difficile de ne pas mettre en rapport ce choix illogique
d’Adrexo et cette volonté farouche chez Macron de retarder
les élections régionales. Il craignait une déroute et un mauvais
signe avant la présidentielle. Là, on ne peut pas lui donner
tort.

« Un jour, Emmanuel Macron veut changer la date de la


présidentielle pour l’avancer, le lendemain il veut changer la
date des régionales pour les reculer. Les élections, ce n’est
pas un jeu de dés ! Derrière les élections, c’est le peuple, et
le peuple, on le respecte », avait alors fustigé Xavier Bertrand,
fatigué de voir l’Élysée intriguer pour retarder ces régionales.

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Ce pouvoir aux abois survit grâce aux sondages et à une


propagande effrénée, mais perd des voix à chaque élection.
Emmanuel Macron a fait de l’abstention sa principale stratégie.
Le candidat des emmarcheurs représente ces nouveaux riches,
cette classe dite dominante pour qui le peuple doit s’abstenir
de voter. Les jeunes surtout. Car si le peuple votait et était
informé, il ne mettrait aucun bulletin dans l’urne pour ceux qui
défendent les intérêts de ces nouveaux riches. Ceux qui font la
une de Challenges ou vont se planquer au Luxembourg. Trente
pour cent de bénéfice pour les cinq cents premières fortunes de
France. Si le peuple était informé, il ne voterait pas pour des
partis qui défendent les intérêts de ces nantis.

Cette stratégie de l’abstention a été mise en œuvre aux États-


Unis qui ont élu Trump et créent aujourd’hui des camps retran-
chés pour milliardaires. L’affaire Adrexo vient nous réveiller.
Les fake news lâchées jusqu’au Sénat sont trop énormes. Les
mensonges proférés par les chantres de la Macronie et tous ses
supporters dans des médias complices et complaisants, tous
ces relais, ne suffisent plus. On est quelques-uns à résister. Et
ce qu’on dénonce est implacable. Je ne fais pas d’idéologie ici,
mais du journalisme.

Comme dirait mon copain et avocat Bertrand Mertz : « La


classe dominante a beau surenchérir dans le mensonge, le peuple
mord de moins en moins à l’hameçon. » Le dissuader d’aller
voter est l’ultime moyen de garder le pouvoir politique. Le
pouvoir économique, elle le détient de toute façon. Et si toutes
ces stratégies échouent, il restera la carte de l’extrême droite à
laquelle elle – la classe dominante représentée par Emmanuel
Macron – va pouvoir recourir. Même si l’argument sent le

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moisi. La politique sécuritaire menée par notre président et sa
garde rapprochée se confond trop avec celle du Rassemblement
national.

« Ceux qui peuvent renoncer à la liberté essentielle pour


obtenir un peu de sécurité temporaire, ne méritent ni la liberté
ni la sécurité. »
Benjamin Franklin, An Historical Review of the Constitution
and Government of Pennsylvania, 1759.

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J’ai toujours combiné livres et films. Ça embête mes éditeurs


et ma productrice de fille, Nina, mais ces dernières années,
disons que j’ai eu besoin de ces deux activités pour avancer.
Après les Munch et Cavanna, j’enchaîne sur des documentaires
compliqués à financer comme Une vie d’Annette65, le portrait de
l’extraordinaire Anne Beaumanoir, sauveuse de juifs pendant la
guerre, membre clandestine du FLN, médecin pied-rouge qui
sera sous-ministre de la Santé dans le premier gouvernement
Ben Bella. Puis, plus difficile encore, on réalisera, avec Nina et
mon autre copain belge, Yves Lespagnard, Ennemis publics66,
sur les victimes collatérales de la politique sécuritaire en matière
de terrorisme.
La voix off du début donne l’ambiance : « Je ne suis pas un
spécialiste du terrorisme et n’ai aucune prétention à le devenir.
Je suis journaliste, écrivain. J’essaie de m’informer au mieux. En
recoupant les sources et les avis. Depuis les attentats de 2015, le
climat est pesant, l’état d’urgence permanent. Les arrestations
de djihadistes, leurs condamnations, les fichages S et les assigna-
tions à résidence sont censés nous protéger. Parmi les figures
du terrorisme, ces trois-là sont en liberté surveillée et affolent

65. Nina et Denis Robert, Une vie d’Annette, Citizen films, France 3, 2018.
66. Nina et Denis Robert, Yves Lespagnard, Ennemis publics, Citizen films,
France 3, 2019.

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les compteurs des moteurs de recherche sur Internet. Farouk
Ben Abbes y est décrit comme le chaînon manquant entre les
attentats du Caire et du Bataclan, Kamel Daoudi comme l’in-
formaticien de Ben Laden et Farid Benyettou comme le mentor
des tueurs de Charlie Hebdo. J’ai cherché à savoir qui se cachait
derrière ces visages et pour quelles raisons les médias, la justice
ou les politiques les présentaient comme des monstres tempo-
rairement endormis. Après tout ce qu’Al-Qaïda et Daech nous
ont fait subir, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi, s’ils
étaient aussi dangereux, on ne les enfermait pas. C’est une
question naïve à laquelle je n’ai pas eu de réponse convaincante.
J’ai décidé d’en faire un film. »
J’en ai marre des emmerdements et des procès, mais ça doit
être plus fort que moi. Aller où personne n’a envie d’aller.

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Blast s’est lancé fin mars 2021. On a récupéré, en deux mois,


malgré les vents contraires, pas loin d’un million d’euros donné
par dix mille contributeurs, qu’on surnomme nos « blasters ».
C’est une société coopérative à intérêt collectif. Les comptes
sont publiés. Ce que nous recevons est entièrement investi dans
les salaires, le développement et l’outil de travail. Une vingtaine
d’emplois ont été créés, principalement des journalistes en CDI
et des pigistes réguliers. Treize mille personnes se sont abon-
nées au site. Deux cent quarante mille personnes étaient abon-
nées à notre chaîne YouTube fin août. L’audience ne cesse de
grimper. Je ne sais pas si ce sera suffisant pour tenir et nous
développer, car la masse salariale, nos achats en matériels et
l’aménagement de nos locaux coûtent cher. Aucune banque ne
nous fait de crédit. Aucun milliardaire n’est actionnaire chez
nous.

Pour ceux qui ont lu Balzac et sa Comédie humaine, on se


souvient généralement de la première partie de son propos
quand il évoque les « belles âmes » qui fréquentent les cafés
parisiens où Lucien de Rubempré, son héros aux illusions
perdues, teste sa capacité d’intégration. Ces belles âmes – jour-
nalistes, écrivains, hommes politiques, artistes, femmes du
monde, influenceurs en tout genre – devisent et moralisent

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dans un pays déjà gangrené par une endémique corruption des


cœurs et des esprits : « Les belles âmes arrivent difficilement à
croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant
de reconnaître l’étendue de la corruption humaine », écrit
Balzac. Il ajoute : « Puis, quand leur éducation en ce genre est
faite, elles s’élèvent à une indulgence qui est le dernier degré du
mépris. » C’est très fort, cette manière chez Balzac de décrire la
pleutrerie maquillée en cynisme. Mais ce n’est pas tout. Comme
en lévitation, il assène pour conclure : « On arrive à la divine
mansuétude que rien n’étonne et ne surprend, de même qu’en
amour on arrive à la quiétude sublime du sentiment, sûr de sa
force et de sa durée, par une constante pratique des peines et
des douceurs. » Il décrit ainsi des êtres secs, à l’âme dissoute
dans un abyssal néant, mus par leur seule ambition.

Avec Balzac, on croit parler de politique, de journalisme et


de pouvoir et on déboule sur le boulevard des sentiments et
des passions. Lucien de Rubempré débarque d’Angoulême et
s’essaie au journalisme à Paris. Une aristocrate s’entiche de lui,
mais il lui préfère une comédienne. Il fréquente les cénacles,
il est intelligent, beau garçon, mais pas au point de résister au
petit Paris. Il écrit pour des journaux de droite et de gauche, les
républicains, les royalistes. Il est sans fondement, sans valeurs.
Il finit par s’endetter pour entretenir sa maîtresse et tenir un
rang qui n’est fait que d’apparences. Corrompu mais lucide, il
se ruine, veut mourir avant de se vendre à un faux prêtre qui fait
de lui son pantin. Chez Balzac, tout est bon. Surtout le cochon.
Dès qu’on arrive dans la saleté humaine, dans la petitesse des
hommes et des femmes, la plume balzacienne traverse le temps
et nous renvoie à notre humaine condition et à la difficulté de
vivre librement dans une société qui n’a finalement guère évolué

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en deux cents ans. Les inégalités entre riches et pauvres restent


importantes, les journalistes comme les juges cherchent souvent
à plaire au pouvoir. Balzac observait les débuts du capitalisme.
Nous vivons sa décrépitude. Les héros balzaciens se débattaient
dans un pays où les ouvriers étaient méprisés. On ne les consi-
dère guère mieux dans la start-up nation d’Emmanuel Macron.
Ils avaient Adolphe Thiers, nous avons Jean Castex.

La littérature permet de mieux lire le réel et le monde qui nous


entoure. Je suis une sorte de Rubempré aux yeux de certains. Je
suis resté provincial, mon père s’appelle Lucien. Là s’arrête la
comparaison. J’ai quitté les journaux ou les télévisions qui m’of-
fraient une vitrine, un salaire alléchant et un statut social, pour
choisir l’écriture, la solitude, mes amis et ma liberté. Je n’ai jamais
vendu mon âme et j’ai perdu très peu de mes illusions.

Nous créons une télévision sur Internet, en même temps


qu’un site d’information, qui ont pour but de mettre à nu
ce pouvoir (si nous n’avions pas cette ambition, ce ne serait
pas amusant). Nous entreprenons cela à un an d’une élection
présidentielle qui semble, aux yeux de la plupart des médias
dominants, acquise à un candidat de droite libérale ou une
candidate de droite nationaliste. Ce serait perdu d’avance pour
les autres. Nous entreprenons cela alors que l’épidémie perdure
et que partout dans le monde la planète brûle. Ici au soleil voilé
du Grand Est, dans un département toujours secoué par la
pandémie, je devrais faire preuve d’économie, de prudence,
voire d’obséquiosité envers mes pairs. Mesurer mes propos,
éviter les affrontements, oublier ma liberté pour être fin stra-
tège. Ce n’est ni mon genre ni mon style. J’écris. Je n’ai que cet
art ou presque à soumettre. Je travaille sans filet.

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Blast est un média naissant, libre et indépendant, affranchi


de toute pression industrielle ou financière. Chaque mot
compte. La corruption, je la connais. De mes premiers papiers
dans le Libération des années quatre-vingt où je dénonçais les
fausses factures de la grande distribution à mon dernier livre
sur BlackRock et la compromission de cette République en
marche qui cherche à privatiser tout ce qu’elle touche : routes,
énergie, médias, hôpitaux, aéroports… À plusieurs reprises,
dans ce chemin qui mène à Blast, j’ai croisé des corrompus et
des corrupteurs, des manipulateurs, des traîtres et des esprits
faibles. Ne les imaginez pas vêtus de noir, avec des valises de
billets et des yeux mi-clos. Les corrupteurs sont généralement
cachés comme le père Vautrin chez Balzac. Les miens avaient
des têtes d’avocats médiatiques ou d’éditeurs en vue. Des mora-
listes. Ils auraient eu une place de choix dans les splendeurs et
les misères des courtisanes. La corruption est un mot qui ne
vieillit pas. Elle est un mal endémique.

Nous avons publié plusieurs révélations sur l’argent des


Qataris corrompant la France et une partie de ses élites. Nous
avons sorti une affaire de trafic d’influence au Centre national
de la musique et le scandale Adrexo, du nom de la société qui a
si mal délivré les professions de foi lors des dernières élections.
Ce scoop devrait valoir l’éjection du ministre Gérald Darmanin.
Mais les temps ont changé. Un ministre ne démissionne plus,
même s’il est coupable d’un parjure.

Les journalistes de CNews et d’Europe 1 travaillent pour


Vincent Bolloré. Ceux de BFM et de L’Express pour Patrick
Drahi. Ceux de LCI et de TF1 pour Francis Bouygues. Ceux du
Parisien ou des Échos pour Bernard Arnault. Et cetera. Nous, à

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Blast, nous travaillons pour édifier le peuple afin qu’il échappe
au maximum à la propagande orchestrée par ces hommes puis-
sants qui pensent qu’un carnet de chèques peut tout acheter.
Cette ambition peut paraître immodeste. On peut se planter.
Mais qui ne tente rien ne récupère pas grand-chose. Ne me
demandez pas de faire dans l’emphase et la grandiloquence à
quelques lignes de passer la ligne. Et la main. Je me trouve,
au bout de ce périple, assez cohérent. Et plutôt content d’être
arrivé à la fin de ce livre qui devait être court et léger. Mais qui
pèse pas loin d’une tonne. L’écrire a mangé une grande partie
de cet été 2021. Ce qui m’embarrasse assez peu car je déteste
les plages où tout le monde s’agglutine, les randonnées en
montagne quand il pleut, les terrasses où le plastique vous colle
aux fesses et les transats où la position n’est jamais la bonne
pour lire un livre. Ou pire, un journal. Je crois que je déteste les
vacances, autant que l’idée de prendre une retraite.

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C’est une pièce de Beckett, elle s’appelle Oh les beaux


jours. C’est un souvenir qui remonte de très loin. Madeleine
Renaud, splendide et douce comédienne, est postée sur une
dune de papiers journaux. Les actualités et les bruits du monde
remontent jusqu’à elle. Elle a son sac posé et regarde l’horizon.
Elle peut voir ainsi venir. Elle est coincée là-haut et elle souffle :
« Les mots vous lâchent, il est des moments où même eux vous
lâchent. »
Au bas du monticule qui ressemble à un mamelon – c’est
ainsi que Beckett l’avait imaginé –, avec elle, Winnie, dépassant
comme un têton, un homme est assis de dos. Il ne voit rien venir
lui. Willie bronze et maugrée. C’est l’été. Il est en costume de
bain. On imagine que c’est un Français. Normal qu’il râle. C’est
un antivax ou un supporter de foot. Mais je m’égare.
Étendue d’herbe brûlée s’enflant au centre en petit mamelon.
Maximum de simplicité et de symétrie. Lumière aveuglante.
Une toile de fond en trompe-l’œil très pompier représente la
fuite et la rencontre au loin d’un ciel sans nuages et d’une plaine
dénudée. Enterrée jusqu’au-dessus de la taille dans le mamelon,
au centre précis de celui-ci, Winnie. La cinquantaine, de beaux
restes, blonde de préférence… C’est ainsi que Beckett décrit son
décor et son héroïne. Une femme engoncée et emprisonnée qui
habite l’espace par peur du silence. Et qui scrute l’horizon en

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attendant Godot, qu’on vienne la sortir de son trou ou la fin de


l’histoire.
Elle me fait penser à ma mère. Ou à moi en cette fin d’été
qui ressemble à un milieu d’automne. Je ne voudrais pas le voir
finir mais se réchauffer. Je n’ai pas pris de vacances. Je veux
dire, je ne me suis pas « vidé la tête » comme disent certains de
mes amis.
— T’as fait quoi en août ? Tu ne t’es pas vidé la tête ?
— Non, c’est grave ?
J’aurais peur de ne plus pouvoir la remplir après. Dans les
questions qu’on m’a posées cet été, une autre est revenue en
boucle :
— Et t’as pris quoi comme vaccin ? Pfizer ? Moderna ?
AstraZeneca ?
— Euh Pfizer…
— Et t’as pas eu mal ?
— Non, pas trop.
C’est devenu un sujet de conversation banal, comme si on
vous interrogeait sur votre voiture et sa consommation ou votre
opérateur téléphonique. T’en es content de SFR ?
— Je n’ai pas envie de parler du vaccin. Viens, on regarde
l’horizon.
— Tu ne vois rien venir ? Tu n’entends pas les gens qui
crient au loin. T’as peur de parler du vaccin ?
— Non. Je n’ai pas peur du vaccin, ni d’en parler.
Au loin, quand je scrute l’horizon, je vois surtout des
flammes, des feux de forêts, des ouragans, des Grecs qui
hurlent, des Algériens qui crament, des Brésiliens et des Indiens
qu’on enterre, des avions qui fuient, peuplés de militaires en
treillis et d’enfants en larmes. Je vois des talibans armés et des
femmes cadenassées. Je vois des infos bidonnées à la force des

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Kalachnikov. Je vois Kaboul qui fume et Biden qui fuit avec


son visage remodelé. America first. Pour le coup, c’est plutôt
America à la ramasse. America, liftée. America, je me taille.
Les talibans vont maintenant devenir les propriétaires des
plus grands gisements de lithium du monde. La demande va
être multipliée par quarante dans les vingt ans qui viennent.
C’est une manne. Comme le pétrole. Pas étonnant que les
Qataris soient sur le coup.

En cette fin d’été 2021, des musiciens et des femmes se font


massacrer et donc la presse s’émeut. Mais cette présence ne
durera pas. Les talibans vont bientôt avoir plein d’amis. Sauf
à vraiment faire n’importe quoi comme liquider ce musicien
paisible qu’était Fawad Andarabi, le chanteur de la vallée d’An-
darab. La musique y est interdite. On le savait. Mais le lithium,
on ne savait pas.

Sans lithium, la transition écologique en Europe et les batteries


partout dans le monde, on peut oublier. D’où l’importance
stratégique de l’Afghanistan. Pour la drogue et le lithium, les
talibans sont des dealers hors pairs. Et pour le terrorisme, on
nous explique que non. On nous explique que les talibans vont
lutter contre Daech aux côtés des Occidentaux. En gros, chez les
méchants, il y a une gradation. On n’est pas obligé de les croire,
eux qui sont maintenant équipés d’armes américaines.

Un chef taliban vient de débarquer à Kaboul en provenance


directe de Doha. Le Qatar. La presse en France s’en est-elle
étonnée ? Elle était trop occupée à couvrir la venue de Lionel
Messi, racheté par ces mêmes Qataris. Non seulement, ils ont
financé la guerre en Libye, maintenant l’arrivée des talibans en

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Afghanistan, mais ils ont acheté la coupe du monde. On le sait.
On l’a écrit, documenté. Blast est attaqué pour avoir osé publier
nos documents. On écrit dans un désert à la Beckett. En plus,
ils vont la faire. Cette coupe. Et si les footeux ont trop chaud,
on ajoutera une clim. Histoire de bien réchauffer la planète.

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Fin juillet, je suis allé au cinéma. C’était une parenthèse


enchantée dans un monde en vrac. En sortant je l’ai noté sur
Facebook : « Je ne me souviens plus de ma dernière fois au
cinéma. Deux ans ? M’asseoir sur du velours rouge devant le
rectangle blanc me manquait. Hier, je suis allé voir Annette de
Leos Carax. Quand les comédiens chantent dans un film, ça
me gonfle assez vite. Je manque de ce romantisme-là. Mais avec
Annette, j’ai marché, de la formidable scène d’ouverture à la
chute finale. On est dans un cinéma unique, partageur, intri-
guant et magique. Je ne vais pas épiloguer sur l’histoire, les
décors, la qualité du texte et du scénario, les deux comédiens
stars, cette idée d’enfant poupée, ce que dit de profond le film
à propos de l’art, de l’amour et de l’humour, la bande son déca-
pante des Sparks. Tout est juste, fluide, cohérent. Merci Leos
pour ce temps suspendu, cet opéra tragique, loin des foules, de
l’abrutissement et de la laideur. Mais si près quand même. »
C’était une bonne nouvelle. J’avais utilisé le pass pour entrer au
cinéma. Je n’étais pas un nazi pour autant. Ben si. Je m’en suis pris
plein la tronche. Huit cents commentaires. Une majorité étaient
positifs. Mais les commentaires négatifs, des dizaines, étaient
violents. Heureusement que je suis vacciné contre la connerie.
Florilège de la haine ordinaire sur les réseaux : « Donc le pass
sanitaire pour toi c’est ok... j’en prends note… Tu déconnes Denis !...

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Ainsi commence le fascisme… Typiquement l’omerta d’homme de


gauche, d’un collabo… Que les choses soient claires : les fascistes
d’hier nous tuaient. Alors que ceux d’aujourd’hui n’entendent que
nous empêcher de vivre... Shame on you. Vous êtes bien plus vichy-
ready que vous aimeriez le penser… Le cinéma de Monsieur Robert
demande le pass, j’ai vérifié… Je crois sérieusement qu’avec vous,
nous avons touché un sommet d’abjection… Votre cerveau n’a plus
le nom de ‘‘cerveau’’, c’est de la marmelade, à un tel point de débi-
lité ! Vous êtes cramé du ciboulot… Autant en temps normal parler
culture est un plaisir mais là ce n’est pas parler culture, c’est montrer
à tous qu’on a joué le jeu de Macron… Aimer un film et cautionner
une loi félonne peuvent très bien procéder du même acte. Faut
juste être conscient deux minutes… Les faits et rien que les faits :
un gars qui va au cinéma, raconte un film qu’il a aimé et qu’il n’a
pu aller voir que parce qu’il s’est plié au diktat illégitime d’un pass
non nécessaire… Les béni-oui-oui du macronisme qui te justifient
tout, on connaît, et on a la sulfateuse qui va bien... Le nudge sur
patte du nom de Denis Robert, va au cinéma et nous le fait savoir…
Sacré influenceur, le suceur dissimulé de Macron… Vous comptez
continuer votre petite vie tranquille avec votre pass de facho comme
si de rien était ? … Aveugle aux ghettos, aux injustices, à la perver-
sité, aux menaces, aux morts économiques, sanitaires que cela
engendre ? Aveugle au monde fasciste à deux vitesses dont il signe
l’avènement ? Vous ne comptez pas boycotter tout ce qui utilisera
cette infamie ? »
Il faudrait que je choisisse mon camp. Je n’ai pas envie d’hurler
à la dictature à cause du pass. La réforme contre l’assurance
chômage ou la privatisation des retraites me paraissent plus graves
et plus attentatoires à nos libertés que ce pass sanitaire. Je n’y étais
pas favorable pour ne pas créer une inégalité entre citoyens et
parce que je ne trouve pas juste de faire porter aux restaurateurs

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ou aux employés de salles de cinéma la responsabilité de ce flicage.


Je ne suis pas non plus favorable à la vaccination obligatoire, ni à la
politique du tout vaccinal promue par le conseil scientifique. Lire
et s’informer prend du temps, surtout quand on navigue en zone
trouble. Aujourd’hui, le pass comme le virus et ses variants sont là.
On est piégé. Poussé par des laboratoires pressés de vendre leurs
produits, ce gouvernement s’est lancé dans une vaccination totale
qu’il est incapable de mener à son terme. Maintenant, le virus nous
rattrape. Il s’adapte, mute. On doit donc augmenter les doses. On
a créé un monstre et lancé une guerre d’usure où garder la tête
froide est la condition minimale de survie.
Le QI moyen de la population mondiale, qui a mécanique-
ment augmenté depuis la guerre, aurait diminué au cours des
vingt dernières années. C’est ce qu’on appelle la théorie de Flynn,
du nom d’un professeur néo-zélandais. Interrogé récemment par
Le Monde, il explique : « Nos enfants sont plus bêtes que nous, et
les leurs risquent bien d’être encore plus stupides. » Pour arriver
à ces conclusions, le chercheur a étudié les résultats des tests d’in-
telligence de plusieurs pays, particulièrement les États-Unis. « Je
fais référence au fait qu’aux États-Unis, les gens lisent moins de
grande littérature et connaissent moins d’histoire, du coup ils ne
peuvent pas utiliser leur intelligence critique pour questionner ce
que leurs leaders leur disent sur le monde moderne (par exemple
sur l’invasion de l’Irak). Cette tendance semble augmenter quelle
que soit la courbe du QI. » Selon Flynn, la France serait encore
relativement épargnée. Pas sûr, à lire les réseaux sociaux…
Le niveau d’intelligence mesuré par les tests diminuerait,
selon Flynn et d’autres chercheurs67 dans les pays les plus déve-

67. Ils sont cités dans un documentaire d’Arte de Sylvie Gilman et Thierry de
Lestrade diffusé en 2017 : Demain, tous crétins.

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loppés. L’explication principale serait la perte de vocabulaire.
Les mots qu’on cherche ou qu’on ne cherche plus et qui dispa-
raissent. Puis l’évaporation des subtilités linguistiques qui
permettaient de formuler une pensée complexe. La disparition
progressive des temps (subjonctif, imparfait, futur, participe
passé) donne lieu à une pensée presque toujours au présent,
incapable de projection. Plus le langage est pauvre, plus la
pensée disparaît. Relire Orwell, Bradbury et Beckett…
« Il faut sans cesse se jeter du haut d’une falaise et se fabri-
quer des ailes durant la chute », disait Ray Bradbury, l’auteur
de Fahrenheit 451, le livre d’anticipation où les pompiers tali-
bans brûlaient des livres pour effacer la mémoire des popula-
tions futures.
Quand je me penche, dans des sables un peu mouvants,
en bas, je vois des hommes qui s’ébattent dans un cloaque de
poncifs, de statistiques frelatées et de mots usés. Ces hommes
font peur, pataugent dans cette peur, s’en nourrissent. Comment
peut-on être Éric Zemmour, Éric Ciotti, Manuel Valls, Gérald
Darmanin ? Crédibilité zéro mais on s’en fout. Tout le monde
s’en fout. Le cirque a repris. Il faut repartir au combat. C’est
dur de se confronter en permanence, comme on le fait à Blast,
avec nos petits bras, à cette bêtise, à cette répétition de l’his-
toire, à cette propagande permanente, avec un crescendo dans
la violence, l’oubli, l’angoisse du lendemain, la dépossession.
Ce mot correspond à ce qui nous arrive. Dans les usines,
les écoles, les champs, les vignes, dans l’industrie, le sport, la
culture, les services publics, les médias. Nous sommes dépos-
sédés. On décide pour nous. Notre territoire et nos libertés se
réduisent. Le monde se privatise et on cherche des issues. On
est dépossédé quand on a renoncé.

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Je suis désolé, j’ai été plus long que prévu. C’est souvent
comme ça avec les livres. On sait comment ils partent. On
ne sait pas bien où ils arrivent. J’ai été plus long que prévu.
Je suis désolé pour mes proches, Nell, Sylvie, mon père qui
attend depuis un mois que je lui installe Amazon prime pour
ses matchs de foot. Mais il fallait que j’aille au bout de mon
intuition. J’ai tout laissé en plan pour y arriver, à commencer
par mes boîtes à archives et ces fameux manques à combler que
me réclame la caisse de retraite. Si je n’avais pas eu ce boulot
en cours, je ne me serais pas penché, comme je l’ai fait, sur ce
passé. Je n’ai aucune nostalgie. Je me suis bien marré. Si, si…
Je vous assure. Et je ne suis qu’à la moitié de ma vie (en gros).

Dans Oh les beaux jours68, Samuel Beckett fait donc dire à


Winnie, son héroïne perdue pour la cause et pour les hommes,
en particulier le sien, que les mots lui manquent. En attendant
qu’ils reviennent, elle se coiffe, se fait les ongles. Ce souvenir
de théâtre est douloureux et léger comme l’air qu’on respire.
Winnie cherche ses mots comme je cherche les miens. Tu ne
vois rien venir ? Si, mais parfois les mots me lâchent ou me font
la gueule. Ce que je sens flotter, c’est une sale odeur. Winnie

68. Samuel Beckett, Oh les beaux jours, Minuit, Paris, 1975.

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interpelle Willie, son vieux mari, mais il s’est effondré, abattu
par le soleil et la logorrhée de sa femme. Winnie insiste, cherche
une réponse. Elle implore son aide. Elle aimerait les retrouver,
ces mots. Mais il se tait. Elle finit par souffler : « Pas vrai, Willie,
que même les mots vous lâchent par moment ? Qu’est-ce qu’on
peut bien faire alors, jusqu’à ce qu’ils reviennent ? »

Bonne question, Winnie.

Le ciel assombri et la quantité d’emmerdements qui pointent


paraissent trop immenses pour les contenir en quelques mots,
quelques lignes. Beaucoup ont déjà été rabâchés dans les jour-
naux et les commentaires médiatiques. Comment retrouver
les mots-flèches qui font mal, qui révèlent et qui sont âpres ?
Comment écrire le monde sans être par lui emporté ? Comme
rester debout et lucide dans ce bordel radioactif ?

Perso, je vais me servir un verre.

Allez, salut.

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Massot Éditions s’engage en imprimant ce livre en France.

Composition : L’atelier des glyphes


Fabrication : Catherine Labrousse
Préparation : Florence Collin
Relecture : Magali Bertrand
Suivi éditorial : Youssef El Mabsout

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