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Etat social actif et fabrique du sujet – AF -1-

L’Etat social actif et la nouvelle fabrique du sujet

Abraham Franssen 1

Publié dans l’ouvrage « La societe biographique : une injonction a vivre


dignement, sous la direction d’Isabelle Astier et Nicolas Duvoux, L’Harmattan,
coll. "Logiques sociales", septembre 2006, 292 p.

A partir de différents terrains sur lesquels se déploient les politiques de l’Etat social actif en Belgique, l’article2 caractérise
les transformations normatives dans les champs des politiques sociales, éducatives et pénales. Qu’il s’agisse du « plan
d’accompagnement des chômeurs », du « contrat d’intégration » auxquels sont soumis les demandeurs d’aide sociale ou des
modalités de libération conditionnelle, c’est bien désormais dans une visée davantage biographique, de construction du
« projet personnel d’insertion » que s’énoncent les finalités et se déclinent les modalités des politiques sociales du sujet.
Si les nouveaux cadres sémantiques de la responsabilisation-projet-gestion de soi se révèlent souvent contraignants et
performatifs, re-configurant les définitions du sujet des politiques sociales (« du chômeur» au « chercheur d’emploi »), il n’en
subsiste pas moins une tension importante entre l’idéologie de l’activation et ses mises en œuvre sur le terrain, comme le
manifeste l’examen plus attentif de l'effectivité des pratiques, faites de bricolages et de résistance passive, des agents et des
bénéficiaires de ces dispositifs.
De plus, cette approche biographique des problèmes sociaux est en consonance avec les préoccupations théoriques et
méthodologiques en vogue dans les sociologies contemporaines du sujet. Ce sont, une nouvelle fois, les relations circulaires
entre les paradigmes et méthodes de l’intervention sociale et ceux des sciences humaines qui se trouvent en jeu. Les affinités
électives entre fabrique sociale et fabrique sociologique du sujet contemporain ne sont pas sans interpellation pour le
« discours savoir » des sociologues…

1 – La prolifération de dispositifs d’activation

Sur le terrain des politiques sociales et du travail social, aux frontières et aux intersections de différents champs
- judiciaire, scolaire, thérapeutique, de la formation et de l’emploi, de l’aide à la jeunesse,…–, on observe depuis
une quinzaine d’années la multiplication de « dispositifs » psycho-socio-(judiciaires) destinés aux publics
désignés ou reconnus comme « précarisés ou exclus », « déficients ou déviants » en vue de favoriser leur « (ré)-
insertion » et leur « autonomie ». Qu’il s’agisse des mesures d’activation dirigées vers les chômeurs, du
traitement de la délinquance juvénile, des modes d’accompagnement des allocataires sociaux ou encore de la
gestion de différentes catégories de justiciables (surendettés, toxicomanes, auteurs d’infraction à caractère
sexuel…), les réponses mises en œuvre dans la gestion des « déficients et des déviants », de ceux qui, parce
qu’ils n’en ont pas les ressources ou n’en partagent pas les normes, sont catégorisés par les pouvoirs publics sur
base d’un travail de « jugement », d’ « évaluation » et de « diagnostic », d’ « enquête sociale » comme « ayant
des problèmes » ou « posant problèmes » à la collectivité, ont en effet profondément évolué. On assiste ainsi
depuis plusieurs années à une importante production, voire prolifération, législative et réglementaire autant
qu’institutionnelle et pratique, qui reconfigure la normativité et les modes de prise en charge et de traitement des
différentes catégories de d’assujettis considérés.
Reformulant et spécifiant la problématique générale de la cohésion sociale, l’« activation » tend aujourd’hui à
désigner les finalités générales d’une diversité de processus (de prévention, de formation, d’intervention, de
socialisation, d’orientation) mis en oeuvre par différents opérateurs sociaux (travailleurs sociaux, éducateurs,
enseignants, placeurs, case manager, gestionnaires de projets, accompagnateurs, médiateurs, conseillers
d’orientation...) vis-à-vis de publics variés : chômeurs (plan d’accompagnement des chômeurs), bénéficiaires du
minimex 3 (contrat d’intégration), élèves en décrochage (sas), jeunes « délinquants » (contrats de sécurité...).

1
Sociologue, Professeur aux Facultés universitaires Saint-Louis à Bruxelles, franssen@fusl.ac.be
2
Le présent article se base sur le travail effectué dans le cadre de la thèse doctorale « La fabrique du sujet : transformations
normatives, crises identitaires et attentes de reconnaissance », Université catholique de Louvain, Facultés de sciences
politiques, économiques et sociales, Département de sociologie et anthropologie, Louvain-la Neuve, 2002, ainsi que les
recherches menées dans le cadre du Centre d’études sociologiques des Facultés universitaires Saint-Louis, en particulier sur
le déploiement des dispositifs socio-sécuritaires et socio-pénaux. La caractérisation des politiques de l’Etat social actif a fait
l’objet d’une première présentation dans FRANSSEN A, Le sujet au cœur de la nouvelle question sociale , La Revue Nouvelle,
Bruxelles, décembre 2003, pp. 10 – 61.
3
Mis en place depuis 1976, le minimex ou minimum de moyens d’existence désigne, en Belgique, l’allocation sociale dont
peut disposer, moyennant enquête sociale, la personne sans autres ressources. C’est l’équivalent du Revenu minimum
d’insertion (RMI) en France. Depuis 2001, le concept de minimex a été remplacé par celui de « contrat d’intégration ».
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Par-delà leur hétérogénéité, ces dispositifs ont en commun leur logique de traitement et de projet individualisé,
la poursuite d’objectifs d’autonomisation des usagers, des formes de contractualisation de l’aide impliquant que
l’usager soit co-producteur du service, l’accent mis sur le milieu de vie. Sur le plan institutionnel, ils mettent le
plus souvent en oeuvre des mécanismes de territorialisation locale, de mise en réseau et en partenariat des
intervenants sociaux. Sur le plan organisationnel, ils impliquent généralement de nouveaux critères d’évaluation
et de subsidiation de l’action (logique de projet, de partenariat, de contrat de gestion par lequel l’Etat confie à des
opérateurs privés, associatifs ou marchands, des missions d’intervention sociale, d’évaluation par les
résultats,...).
Ces évolutions transforment en profondeur les modes classiques d’intervention de l’Etat et de ses institutions.
Pendant longtemps, c’est la référence à « la crise » qui a servi d’impératif catégorique pour justifier les nouvelles
missions et modalités de ce que Robert Castel appelle le « social-assistantiel »4. Depuis quelques années, en
Belgique, comme dans les autres pays européens dans ses différentes variantes idéologiques (« Third Way
promu par le New labour de Tony Blair, Neue Mitte en Allemagne…), le vocable d’« Etat social actif » - par
opposition à l’« Etat-providence » - s’est imposé à partir du champ politique et pour légitimer les nouveaux
modes d’intervention de l’Etat à l’égard des « décrochés » de la société de marché : aux mécanismes assistantiels
et assuranciels de l’Etat providence, réputé « passif », il s’agit désormais d’agréger ou de substituer des mesures
d’incitation et des dispositifs d’accompagnement favorisant l’activation et l’activité des allocataires sociaux sur
un marché de l’emploi lui-même recomposé dans ses exigences, ses injonctions et ses modalités (flexibilisation,
individualisation, mobilisation…).
En Belgique, la réforme du minimex présentée en 2000 et mise en oeuvre au cours des dernières années est
emblématique de la perspective de l’« Etat social actif ». Le projet de réforme a fait, dans un premier temps,
l’objet de vifs débats, tant il est apparu, aux yeux de ses promoteurs comme de ses détracteurs, comme une
inflexion fondamentale de la logique assistantielle mise en œuvre jusque-là par les Centres publics d’aide sociale
(CPAS). L’octroi du minimex était depuis sa mise en place en 1974 assimilé à un ultime filet de sauvetage et à
une dernière protection pour les personnes qui passent au travers des mailles du filet de la sécurité sociale (liée
au statut de travaillerus et financées sur base des cotisations sociales), leur assurant un « minimum de revenus
d’existence » afin de leur permettre de « mener une vie conforme à la dignité humaine ». Si l’obtention du
minimum de moyens d’existence n’a jamais formellement été garanti comme un droit inconditionnel (l’octroi du
minimex restant conditionné à une enquête sociale établissant l’état de besoin et, par ailleurs, les étrangers en
séjour illégal et les demandeurs d’asile ne pouvant prétendre à son bénéfice), l’usage de son octroi a pourtant
bien conduit à le considérer comme un socle minimal de base, qui, depuis son introduction comme principe, a été
rendu accessible à des catégories quantitativement et qualitativement plus larges de demandeurs. Avec la
réforme du « minimex » en « revenu d’intégration », l'esprit de 1974 est renversé : l’obtention du revenu
minimum n’est plus considéré comme un quasi-droit et comme le socle à partir duquel peut se déployer un
travail social plus qualitatif, il n’est envisagé que comme l’une des modalités possibles du « droit à
l’intégration » (les deux autres étant le droit à l’emploi et le droit à un projet individualisé d’intégration
sociale) ; et surtout, il s’agirait désormais d’une modalité conditionnée et conditionnelle. L’octroi d’un minimum
de revenus d’existence, qui serait désormais qualifié de « revenu d’intégration », ne se justifierait que comme la
contrepartie à la disponibilité et à la disposition du demandeur d’aide sociale à accepter un « emploi adapté » ou
du moins à s’engager dans un projet d’intégration sur le marché de l’emploi, « sauf raison de santé ou d’équité ».
D’une responsabilité collective face aux risques encourus par les individus, on glisse vers une stigmatisation de
la responsabilité individuelle. Du droit, établi sur base de l’état de besoin, on passerait – d’aucuns diraient qu’on
reviendrait - au « mérite », évalué par le CPAS sur base des indications du législateur. Alors que la mise en place
du minimex avait été conçue dans une logique d’une extension de la couverture sociale assurée par le système de
sécurité sociale (allocations de chômage, de maladie-invalidité, de pension), le projet de réforme affirme
l’illégitimité, voire quasi l’illégalité de la seule aide financière accordée au « pauvre valide ». En contre-partie, il
affirme désormais la primauté du droit-devoir au travail considéré comme vecteur par excellence de l’intégration
sociale. La possibilité d'un choix du demandeur d'aide sociale à se limiter à l'obtention d'un revenu minimal tend
à être niée et l'activité obligée de l'ayant droit est promue. Comme l’explicite l’exposé des motifs du projet : « Le
droit à l'intégration sociale est assuré par le CPAS lorsqu'il propose un travail à une personne apte. Pour
percevoir le revenu vital, l'intéressé doit en effet être disposé à accepter un travail ». « Il est inacceptable tant
pour le jeune que pour la société de maintenir des jeunes dans une situation de dépendance permanente et sans

4
A savoir : l’existence d’interventions spécialisées (éducative, thérapeutique, disciplinaire…) à destination de certaines
catégories de populations reconnues ou désignées comme déficientes ou déviantes par rapport à l’ordre réglé des échanges
sociaux. CASTEL R. Les métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
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issue qui maintient et renforce l'exclusion ». Par conséquent , « il est important pour les jeunes d’avoir
rapidement une chance de disposer d’une première expérience professionnelle » 5.
En conséquence, la nouvelle loi vise à garantir « le droit à l’intégration sociale à tous les jeunes à partir de leur
majorité », l’octroi du minimex étant considéré comme la preuve d’une non-intégration de la personne, et le
CPAS étant juge des voies que ladite intégration doit prendre dont la mise à l’emploi constitue toutefois la
finalité principale et ultime. Pour certains, il s’agira d’une première expérience professionnelle ; pour d’autres, il
s’agira, par la formation, par des études de plein exercice ou par un parcours social individualisé, d’augmenter
ses chances d’obtenir un premier emploi. En outre, le revenu d’intégration n'est dû (coulé en forme de projet
individualisé d'intégration sociale) que dans la mesure où la mise au travail, qui doit se faire dans les trois mois,
n'est pas concrétisée. De même, les CPAS – centres publics d’aide sociale – ont été requalifiés en centres publics
d’action sociale, « ceux-ci ne devant pas seulement être le dernier rempart contre l’exclusion sociale, ils doivent
surtout être un tremplin vers l'intégration sociale ».
Des reconfigurations similaires sont à l’œuvre à l’égard des différentes catégories d’assujettis sociaux. Avec la
mise en œuvre du plan d’accompagnement des chômeurs, qui double les modalités administratives du régime de
chômage et les formes bureaucratiques de contrôle des chômeurs, c’est désormais de sa personne, et de sa
personnalité, dont le chômeur doit rendre compte et qu’il doit mobiliser. Là où il était soumis à la stigmatisation,
voire à l’opprobre sociale, en devant quotidiennement faire la file de « pointage », il est aujourd’hui reçu dans le
bureau d’une conseillère en insertion ou d’un job coacher qui établit avec lui son bilan de compétence et définit
son projet personnel et professionnel. Ne dites d’ailleurs plus « chômeur », ni même « demandeur d’emploi »,
aux connotations trop passives, mais préférez désormais le vocable de « chercheur d’emploi », dont les
compétences (de présentation de soi, de rédaction d’un CV, d’assertivité…) seront développées par la
participation active aux différents modules du « parcours d’intégration » (« resocialisation », « requalification »,
« recherche active d’emploi »).
Si le terrain des politiques de formation et d’emploi est l’espace privilégié de déploiement des dispositifs
d’activation, le champ pénal lui-même n’échappe pas à la sémantique de la responsabilité des justiciables. Dans
une recherche consacré aux « déplacements des compétences de la justice »6, et portant sur les dispositifs
hybrides (judiciaires -extra-judicaires) de gestion des groupes à risques (abuseurs sexuels, usagers de drogues,
surendettées, élèves en décrochage, mineurs en dangers...) et ce sur base d’ analyses en groupe7 menées avec les
intervenants concernés, nous avons ainsi pu relever la prégnance de la sphère de l’intime sur la scène judiciaire,
les mécanismes de tutelle renforcée qu’elle produit dans le champ socio-pénal sous l’égide des catégories du
risque et les glissements significatifs de la responsabilité des justiciables qui s’y opèrent en conséquence. Le
système pénal est fortement orienté aujourd’hui par des pratiques d’injonction d’activation de sa clientèle (mise
au travail, recherche de travail ou activation à visée formative ou thérapeutique) inscrites dans l’esprit de
responsabilisation. En visant à fournir une alternative partielle ou totale à l’incarcération (ou en s’y ajoutant), un
des effets bénéfiques attendus de ces dispositifs est de réduire les coûts, pour le justiciable, de la sanction pénale,
voire de favoriser une démarche positive d’insertion. Dans le champ pénal, on peut notamment évoquer le
développement de la médiation pénale, les modalités de la probation, l’introduction de la peine de travail
autonome ainsi que les modalités d’exécution des peines que sont la libération conditionnelle et la surveillance
électronique. Différents tant sur le plan juridique que sur la nature de la contrainte qu’ils font peser sur le
justiciable, ces dispositifs ont en commun (sous des formes diverses) de promouvoir la responsabilisation, sous
surveillance, du justiciable dans la préparation ou dans l’exécution de la mesure à laquelle ils sont soumis et son
activation, soit l’utilisation de son énergie à chercher et, si possible, à trouver du travail ou des activités évaluées
comme occupations utiles8.
Aux frontières de l’institution judiciaire également, dans ce qui jadis qualifié d’ « insitutions de socialisation»
caractérisée par un rapport formel à la norme, ce sont désormais les compétences des sujets à reconnaître et gérer
leurs difficultés qui sont visées. Là où l’élève mal élevé qui transgressait le règlement scolaire était passible
d’exclusion, il est aujourd’hui pris en charge par un médiateur scolaire ou confié à un « sas » de resocialisation et
de rescolarisation. Là où la famille maltraitante se voyait déchoir par le tribunal de sa parenté et voyait ses
enfants placés dans une institution d’hébergement chargée de suppléer aux carences éducatives de la famille,
celle-ci se voit aujourd’hui proposé un accompagnement psycho-social, négocié avec la conseillère de l’aide à la
jeunesse et mis en œuvre par un Centre d’orientation éducative.

5
Exposés des motifs du projet de loi concernant le droit à l’intégration sociale, Ministère fédéral belge des affaires sociales,
de la santé publique et de l'environnement. Octobre 2001.
6
de CONINCK F, et al., Aux frontières de la Justice. Aux marges du social, Gent, Story Scientia, 2005.
7
VAN CAMPENHOUDT Luc, CHAUMONT Jean-Michel, FRANSSEN Abraham, La méthode d’analyse en groupe.
Applications aux phénomènes sociaux, Dunod, Paris, 2005.
8
KAMINSKI D., « Un nouveau sujet de droit pénal ? », Coll., Responsabilité et responsabilisation dans la justice pénale,
Bruxelles, De Boeck-Larcier, 2005.
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-2 - Caractéristiques transversales

Ces dispositifs d’activation, souvent confondus et imbriqués, ont en commun d’être des dispositifs de gestion des
précarités, et surtout des précarisés. Ils s’adressent de manière préférentielle et (parfois positivement)
« discriminatoire » aux groupes sociaux et surtout aux individus en déficit d’intégration et de participation
sociale.
Sous la coupole idéologique de l’« Etat social actif » qui vise à légitimer des pratiques qui se sont instaurées de
manière éparse, et ont pu se concevoir elles-mêmes comme autant de bricolages improvisés pour tenter de
colmater les failles et brèches de la société, ces dispositifs ont bien pour finalité explicite d’assurer la « cohésion
sociale » en agissant directement sur les comportements autant que sur les psychismes des « marginalisés » de la
société de marché.
Par-delà la diversité des contextes d’émergence, des modalités institutionnelles, des référents théoriques
mobilisés par les divers dispositifs, ceux-ci constituent-ils pour autant, dans leur enchevêtrement, un « dispositif
global de subjectivation » ? S’il est toujours risqué – depuis les critiques adressées au structuralisme althusserien
des « appareils idéologiques d’Etat » et foucaldien des « dispositifs du pouvoir » – de ramener conceptuellement
la diversité des pratiques et des discours à un instrument unique et d’attribuer à celui-ci une fonction de
reproduction sociale, on peut à tout le moins en dégager une série de caractéristiques transversales à cette
fabrique contemporaine du sujet.

- L’« autonomie du sujet » comme principe de légitimité

La première marque de la nouvelle fabrique du sujet est sans doute qu’elle se légitime et s’exerce désormais au
nom de l’individu lui-même. Dans les différents champs du travail social, éducatif et même au sein des
dispositifs sécuritaires, on observe une même mutation des principes de légitimité : c’est désormais au nom de sa
propre autonomie, à conquérir par l’individu considéré comme déficient, que la relation assistantielle est
motivée. Celle-ci d’ailleurs réfute les qualifications d’ « assistance », de « prise en charge », de « protection »
pour s’énoncer comme accompagnement, soutien, guidance dans le cheminement de l’individu vers la conquête
de son autonomie, dans son développement vocationnel, personnel et professionnel. Ainsi les éducateurs de
l’aide à la Jeunesse sont invités à passer d’un modèle orthopédagogique de normalisation des conduites du jeune
et de substitution à la famille défaillante à un accompagnement qui favorise l’autonomie du jeune et la
réconciliation avec le milieu de vie. Les assistants sociaux sont invités à passer d’une logique d’assistance à des
bénéficiaires définis en fonction de leur appartenance à une catégorie d’ayant-droit à une logique d’insertion, où
l’aide est davantage conditionnée à un projet individuel9. Si elle tend à dissimuler la normativité sociale qui
demeure au fondement de toute intervention, la finalité d’« autonomie » ne doit pour autant pas être comprise
comme individualisme désocialisé, mais au contraire comme capacité de participation sociale – le premier critère
opératoire en étant la sortie du dispositif d’aide, le second, l’insertion sur le marché de l’emploi. Ces injonctions
tendent à reporter sur les individus la charge de leur insertion, et plus globalement de leur production et de leur
gestion de soi. « Sois toi-même, sois autonome » est la nouvelle injonction relayée par les différentes institutions
d’aide qui apparaissent non pas comme apportant directement la réponse au problème identifié (l’emploi, le
revenu, le logement..), mais comme autant de ressources (d’accompagnement, d’écoute, de conseil,
d’information, d’aide logistique, de formation...) à disposition, imposée, de l’individu pour trouver la réponse à
son problème.

- L’individualisation de l’intervention sociale

Ces finalités autonomisatrices vont de pair avec une individualisation du traitement et de l’accompagnement.
« Parcours d'insertion » basés sur le suivi individuel, voire la « traçabilité » des usagers, dans le domaine de la
formation professionnelle. « Contrat d'intégration » pour les demandeurs d’aide sociale. Obligation de
l’élaboration de « projet pédagogique individualisé » dans le secteur de l’aide à la jeunesse. Pratique du

9
Cette promotion de l’autonomie comme valeur cardinale déborde largement le champ des dispositifs d’insertion stricto-
sensu. Le nouveau décret sur les missions de l’enseignement en Communauté française de Belgique précise que
« l’épanouissement de la personne » est la première mission de l’école. La suppression du redoublement à certains niveaux,
la possibilité d’individualiser les trajectoires scolaires, l’introduction de la participation des élèves vont également dans le
sens de finalités définies en référence à l’autonomie et à l’autodétermination du sujet individuel. Il en va de même pour la
politique d’aide aux personnes handicapées dont le nouveau décret vise à la désinstitutionnalisation de la prise en charge de
la personne handicapée qui doit conquérir son autonomie. On pourrait ainsi multiplier les exemples de cette nouvelle logique.
Partout, il est question d’ « autonomie », de « contrat », d’« évaluation », de « projet », de « négociation », d’
« accompagnement et d’orientation ».
Etat social actif et fabrique du sujet – AF -5-

« contrat » individualisé dans les établissements scolaires. On passe ainsi d’une logique de traitement uniformisé
des individus considérés sous l’angle de leur appartenance à une catégorie prédéterminée à une logique de
traitement personnalisé d’individus davantage appréhendés dans leur singularité et dans leur globalité - du moins
telle est l’intention explicite. Cette individualisation se veut chaque fois plus fine, poussant à une « adéquation »
de l’offre institutionnelle à la demande et aux besoins supposés du bénéficiaire. Ainsi, le « parcours d’insertion »
- dont les différentes étapes (1 – « intégration dans la société et le développement individuel », 2 –
« employabilité », 3 - « qualification », 4 – « mise à l’emploi ») correspondait pourtant déjà à une volonté de
« coller » au mieux à la trajectoire des individus – s’est vu remis en question pour la trop grande « rigidité » et
« linéarité » du « parcours-type » qu’il propose, et a été « recentré sur le bénéficiaire, en privilégiant l’approche
intégrée au détriment de l’approche séquentielle » 10. On s’oriente ainsi vers une logique de « case management
individualisé » où un professionnel négocie un projet avec un usager, et veille au suivi de sa mise en œuvre au
travers des différents dispositifs mobilisés. Parallèlement, la volonté d’établir une « cohérence globale »,
exhaustive et sans discontinuité, des réponses apportées entraîne une « mise en réseau » et une « coordination »
(au niveau communal, sub-régional, régional) de l’offre en vue d’en assurer la continuité et la complémentarité.

- Le projet comme vecteur identitaire de la transformation de soi

Cette individualisation du traitement repose sur la notion de « projet ». Celui-ci est à la fois le « point de départ »
et « le point d’aboutissement » de toute intervention, sa condition et sa finalité. Qu’il s’agisse du chômeur
sommé de définir son « projet professionnel », des jeunes « désoeuvrés » incités à se mobiliser autour d’un
« projet de citoyenneté » – dont dépendra le financement de leur « activité »-, du « mineur en danger » dont il
s’agit de faire émerger et de respecter le « projet de vie », du « projet de quartier » auquel les habitants des
quartiers « à discrimination positive » sont invités à participer, le « projet » constitue la pierre de touche du
travail social et éducatif. Il constitue la condition même de toute intervention à visée psycho-sociale qui, dans la
mesure où elle est orientée vers une adaptation de l’individu, implique que celui-ci s’implique dans la résolution
de « son problème ». De condition au fondement de la relation assistantielle, la « mise en projet » (à « faire
émerger », à « susciter », à « accompagner »… ) en vient à être considérée comme une fin en soi.
Une fois le « projet » acquis, « le plus dur » est fait. La logique de projet implique en effet que le sujet
reconnaisse l’incomplétude de sa situation et l’inadéquation de ses cognitions et comportements, qu’il manifeste
sa disposition et sa disponibilité à s’impliquer dans un processus de « changement », qu’il s’accorde sur des
objectifs à poursuivre – objectifs dont l’intervenant est garant du « réalisme » en aidant « la personne à acquérir
une juste représentation de sa situation, de ses ressources et de ses contraintes ». Bref, par son projet, l’assujetti
se manifeste comme « sujet » et comme « acteur », en devenir, de son devenir. Il consent, reconnaît, acquiesce
ou se soumet au bien fondé de l’intervention dont il est objet, et dont, via la définition de « son projet », il est
investi comme sujet. La référence au « projet » permet ainsi de légitimer l’aide apportée en complétant le mandat
social de l’intervenant d’un « mandat personnel » conféré par « le demandeur » ou à tout le moins « négocié »
avec celui-ci.
Ces injonctions à l’autonomie individuelle et au projet, posées comme impératif absolu et nimbées de la
légitimité des discours critiques (de l’analyse institutionnelle, de l’anti-psychiatrie, de l’éducation permanente :
« respecter la demande », « ne pas imposer », « renforcer les capacités d’action »…) ne s’effectuent pas sans
difficultés et paradoxes. Le paradoxe inhérent à l’injonction paradoxale à l’autonomie se trouve renforcé par le
caractère contraint ou (semi)-contraint de l’aide apportée. Que l’on se situe dans un schéma incitatif où la
participation permet l’accès à des bénéfices secondaires ou que l’on soit plus directement dans un schéma
sanctionnel, où une insuffisante participation entraîne l’exclusion ou des mesures punitives, le travail des
intervenants consiste précisément à surmonter la difficulté de favoriser l’émergence du projet sous contrainte. En
outre, dès lors qu’elle est définie comme norme sociale, l’injonction à l’autonomie a des effets discriminants en
opérant un clivage, au sein des populations désaffiliées, entre ceux qui manifestent un désir et une capacité
d’intégration et peuvent dans une certaine mesure « négocier » un projet de vie et donner un contenu à un projet
d’insertion et ceux qui se révèlent « inaptes », « incapables » ou « rétifs » à la logique du projet.

- Une logique contractuelle et une régulation normative « post-disciplinaire »

Les dispositifs sociaux ne se satisfont plus de garantir les droits et les devoirs de l’usager en fonction de son
appartenance à une catégorie sociale ou institutionnelle prédéfinie (les « élèves », les « chômeurs », les « jeunes
placés »). Ils tendent, sinon à conditionner, du moins à accompagner leur intervention d’une exigence de
performance de la part de l’usager, considéré individuellement. La notion de contrat (dont on peut évidemment
discuter de l’égalité des deux parties qu’il implique, voire la considérer comme un fiction idéologique
mystificatrice) est ainsi au centre d’un nombre croissant de dispositifs. En cela, on peut qualifier la nouvelle

10
« Evaluation du parcours d’insertion », Observatoire Wallon de l’Emploi, décembre 2000.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF -6-

logique de solidarité et de contrôle qui se met en place dans les champs sociaux, éducatifs, et même pénaux, de
« contractuelle ».
Ces recompositions des modes de régulations sociales impliquent par conséquent des formes de dépassement du
mode « disciplinaire » d’exercice de l’autorité, caractérisé par la référence à une norme substantielle, formelle et
hétéro-sanctionnée au profit d’une procéduralisation accrue de l’accomplissement de la norme. Plutôt que d’être
imposée, la définition du « juste » est chaque fois à construire, de manière localisée, situationnnelle et
individuelle, (déformalisation, désubstantialisation, instance de médiation et de participation). Les assujettis
sociaux sont invités à être partenaires et acteurs de leur insertion sociale. Ce nouveau rapport à l’autorité se
manifeste notamment dans la procéduralisation et la juridictionnalisation accrue des rapports entre usagers et
professionnels. On peut également observer cette transformation du mode d’exercice de l’autorité à travers la
mise en oeuvre de nouveaux dispositifs de médiation et de gestion de la norme (médiations, ombudsman,
pratique du contrat) qui se traduisent par le passage d’un mode de socialisation vertical à un mode de
socialisation en apparence plus horizontal, fondée sur la participation des usagers à la définition des objectifs et
à leur évaluation (« auto-évaluation »).
Les nouveaux dispositifs mis en oeuvre dans le champ des politiques sociales peuvent être appréhendés comme
des dispositifs « post-disciplinaires », mais non moins contraignants, de gestion des identités et des
comportements. Si la sanction a cédé, en partie, la place à la médiation et la culpabilisation à la psychologisation,
il s’agit toujours bien de l’exercice d’un contrôle social, d’autant plus efficace et prégnant qu’il s’exerce
désormais au nom de l’autonomie de l’individu.

- De la socialisation à la subjectivation

Avec le primat affiché de l’autonomie et les modalités de sa mise en œuvre, c’est toute la conception de la
socialisation qui s’en trouve bousculée. Alors que celle-ci était classiquement conçue comme une intégration
dans des normes sociales, elle est aujourd’hui définie comme auto-construction de son identité. L’individu
socialement intégré, ce n’est plus tant celui qui est conforme, qui est défini par ses appartenances à des
catégories collectives que l’individu qui fait la preuve de son autonomie, de sa flexibilité identitaire, spatiale,
professionnelle, qui est capable de construire sa place. Le contrôle ne vise plus à la normalisation, mais au
contraire à l'innovation. Dans le modèle industriel de socialisation, on pouvait dire que « plus l’individu est
socialisé, plus il est autonome ». C’est par l’intériorisation de la norme et la contrainte externe que l’individu
pouvait se constituer comme sujet. Aujourd’hui, culturellement, c’est l’autonomie qui est au centre de la
socialisation. Plus l’individu est autonome, plus il est authentique et créatif, plus il sait trouver en lui les
ressources de sa gestion de soi sans se référer à des règles pré-définies, plus il sera considéré comme socialisé.
Car si l’« ancien mode de socialisation » (acquérir des normes, intérioriser ses rôles sociaux) représentait bien un
assujettissement et une subjectivation (en se disciplinant, l’individu devient sujet), de la même manière, le
« nouveau mode de subjectivation » (effectuer un travail sur soi, être créatif, réflexif.. ) constitue bien une
socialisation (être conforme à des attentes sociales, à des critères d’embauche et d’employabilité, etc.....) dont les
exigences sont d’autant plus prégnantes qu’elles sont désormais identifiées à la personnalité même de l’individu
et plus seulement à l’accomplissement de ses rôles sociaux. On peut ainsi observer la manière dont les différents
dispositifs d’insertion professionnelle, de recherche d’emploi, de remise à niveau ne se limitent plus à des
objectifs de formation et de qualification professionnelle, mais donnent ainsi une place accrue aux dimensions du
savoir-être (assertivité, écoute, parole) et du savoir-paraître (présentation de soi, C.V., apparence vestimentaire )
des individus. Bref, la morale de l’authenticité va de pair avec un travail précis de mise en conformité.
Il faudrait bien entendu détailler de manière plus fine les divers outils méthodologiques et pédagogiques qui
concourent à ce processus de subjectivation : l’entretien individuel qui invite le sujet à dire sa « vérité », le
parcours d’insertion qui doit accompagner la construction d’uns trajectoire professionnelle, la pratique du contrat
et l’auto-évaluation qui visent à impliquer le sujet dans son projet, les initiatives de « sport-aventure »
(« escalader le Mont-Blanc », « faire de la voile en haute mer » ) ou de « trekking humanitaire » (« traverser le
désert en 2CV pour apporter des médicaments à un village du Burkina Faso ») qui, en sortant un petit groupe
d’« irrécupérables » de leur « milieu » habituel », en les plongeant dans une « expérience humaine inédite », où
la « solidarité est nécessaire à la survie de chacun », doit permettre à chacun « de se confronter aux autres et à
lui-même »….

- La transformation des modes d’action publique : de l’institution au dispositif

Sur le plan des modes d’action des pouvoirs publics, alors que les politiques sociales « classiques » étaient mises
en oeuvre au niveau central, s’appliquant généralement à l’ensemble du territoire national de manière homogène
et standardisée, les « nouveaux dispositifs sociaux de gestion de la précarité » se caractérisent généralement par
une série de caractéristiques et de logiques d’action spécifiques. Les nouvelles politiques et les nouveaux
dispositifs sont décentralisés, promus et financés par l’État, mais mis en œuvre au niveau local (communal,
Etat social actif et fabrique du sujet – AF -7-

sous-régional...). Pour autant, cette décentralisation reste conditionnée à des critères de financement et
d’évaluation dont le pouvoir subsidiant garde la maîtrise. Ils sont territorialisés (quartier, zones...) dans une
logique de « discrimination positive »11. Des politiques d’éducation et d’insertion professionnelle aux divers
dispositifs de sécurisation et d’animation communautaire, la tendance est à l’implémentation locale de dispositifs
qui doivent se déployer au plus près des réalités sociales des groupes cibles circonscrits. Les nouvelles stratégies
de gestion de la précarité, qu’elle soit « socio-économique » ou « socio-pénale », se résument le plus souvent au
traitement spatial du problème (aménagement du territoire, rénovation...) et aux dispositifs d’insertion sociale
locale (développement social dans les quartiers, zone d’initiatives privilégiées et quartiers d’initiatives, zones
d’éducation prioritaire, régie de quartier, mission locale d’insertion, agence locale pour l’emploi, contrat de
sécurité, contrat de quartier...) 12 .
Sur le plan organisationnel, la mise en œuvre de ces politiques et dispositifs implique généralement de nouveaux
critères d’évaluation et de subsidiation de l’action (logique de projet, d’évaluation par les résultats, de
partenariat, de qualité de service...). Ils répondent à une logique contractuelle et de financement par projet, par
opposition à un financement stabilisé d’institutions. La logique contractuelle ne concerne pas que la relation
entre les professionnels et les usagers. Elle tend également à définir le mode de fonctionnement des travailleurs
et de leurs institutions. Ceux-ci et celles-ci aussi sont invités, de manière croissante et contraignante, à définir
leur projet professionnel et institutionnel. Dès lors que le sens de leurs missions ne va plus de soi, il est à
construire réflexivement. L’institution scolaire, par exemple, n’avait pas à définir son projet éducatif et
pédagogique dans la mesure où ses finalités apparaissaient claires et indiscutables ; elles sont aujourd’hui
devenues un enjeu à négocier entre les différents acteurs. Le financement par projet, les procédures d’évaluation
des résultats, les exigences d’une gestion financière contrôlée vont également dans le sens d’une
contractualisation des politiques publiques et de l’introduction d’une ingénierie managériale13. Celle-ci
transforme les commissaires de quartiers en « managers de sécurité » et les travailleurs sociaux en « job
coacher », au risque que les critères d’efficience, animés par le paradigme de la « qualité totale » (tolérance
zéro), prévalent sur les critères de justice et que la rationalité gestionnaire technique élude la question du sens et
de la pertinence même de l’intervention.
Les transformations de l’action publique concernent la décision politique elle-même. Par-delà ses usages
idéologiques, la notion de « gouvernance » indique la recherche de nouveaux modes de légitimation de l’action
publique. La prise en compte du constat sociologique « qu’on ne change pas une société par décret », mais que
les processus de réforme impliquent à la fois, en amont, une construction élargie et un diagnostic partagé des
enjeux et en aval, que les acteurs concernés soient impliqués dans la mise en œuvre et l’évaluation des politiques
qui les concernent, a ainsi déterminé une multiplication des « assises », des « consultations », des « États
généraux », des « tables rondes », en vue de permettre et de susciter la participation des citoyens et des
professionnels à l’élaboration des politiques publiques. Des « contrats de quartiers » au travers desquels les
habitants sont invités à une concertation à propos des aménagements urbains de leur quartier au « grand débat
national sur l’éducation », en vue de déterminer les priorités de la « communauté éducative » en matière
d’enseignement, les dispositifs de « participation citoyenne » font florès. Que l’on y voie, positivement, un effort
louable pour élargir un espace démocratique trop longtemps confiné aux cénacles institutionnels ou
négativement, un symptôme supplémentaire du renoncement à la formulation de véritables choix politiques au
profit d’une pseudo-démocratie d’opinion, qu’il s’agisse de leurres ou d’une refondation de l’agora, ces
dispositifs de consultation et de participation sont à tout le moins indicateurs d’une recomposition des rapports
entre l’État et la société civile.
Bref, le « dispositif » se substitue à l’« institution » et à l’ « administration » comme mode d’action sociale14. Le
déploiement des dispositifs – le terme est désormais consacré dans les discours et les textes officiels - représente
une rupture par rapport à la logique « étatiste » d’une puissance publique se développant et se répandant par des
institutions publiques stables disposant d’une autorité, d’un pouvoir de contrainte et d’une capacité de
vérification normative, instauratrices de l’ordre, à la fois de défense sociale (défendre la société contre les
déviants) et de protection sociale (défendre les individus conte les dérapages et les risques de la vie en société).
En Belgique, ce modèle étatiste a toujours été contrebalancé par l’importance du « secteur associatif privé non-
marchand», dans un contexte de co-existence concurrentielle entre piliers chrétiens et socialistes. Dispersées et
relativement peu professionnalisées, une multitude d’associations – sous la personnalité juridique d’ASBL – ont
ainsi historiquement été présentes sur les différents terrains d’action sociale, de manière « caritative tout
d’abord », « humanitaire » ensuite, terrains que les pouvoirs publics délaissaient ou sur lesquels leur intervention

11
Jacques ION, Le travail social à l’épreuve du territoire, Dunod. Pratiques sociales, 1996.
12
HAMZAOUI M., « Le travail social territorialisé, les nouveaux lieux d’insertion locale », dans L’Europe, entre politiques et
pratiques sociales, Amiens, Éditions de l’Université de Picardie, 103-113, 1996
13
CRAWFORD A. « Partenariat et responsabilité à l’ère managériale », Les cahiers de la sécurité intérieure, 1998, n° 33,
51-87.
14
Pierre ANSAY, « Au-delà de l’administration et de l’institution, le « dispositif », un nouveau concept pour une nouvelle
réalité », La Revue Nouvelle, février 2000, pp. 71-79.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF -8-

était contestée au nom de la défense des principes de subsidiarité et de liberté subsidiée ou de la critique du
modus operandi « bureaucratique » de l’Etat. En cela, la logique du « dispositif » se substitue également à
l’action civile et spontanée des associations qu’elle vise désormais à réguler et ordonner, non pas y substituant
l’action des pouvoirs publics, mais en les intégrant dans un cadre plus large et coordonné d’intervention.
Le dispositif apparaît ainsi comme une forme hybride entre action publique et action associative. Mis en place
par des textes légaux qui fixent des objectifs généraux et définissent une ligne et des critères de financement et
de fonctionnement, il vise en même temps à laisser aux acteurs décentralisés une responsabilité dans la
formulation de leurs « projets spécifiques » et la définition de leurs moyens d’action.
Positivement, on peut voir dans les dispositifs l’émergence d’un nouveau système d’action, évitant les
« lourdeurs » de l’Etat administratif tutélaire tout comme l’amateurisme associatif, et à même de valoriser les
compétences des intervenants sociaux locaux tout comme les aspirations « post-matérielles » et
« différentialistes » des usagers. Négativement, on peut y voir une étape supplémentaire dans le délitement de
l’Etat social, abdiquant de ses responsabilités propres pour les transférer aux acteurs locaux tout en visant, au
travers d’une normativité plus diffuse et processuelle, à étendre son pouvoir de gestion des individus précarisés
et exclus. Les dispositifs constituant autant de « micro-pactes » pour s’occuper des victimes de l’effritement du
pacte social. Cette prolifération ordonnée de dispositifs et leur dissémination dans l’espace sociale et
géographique diluent et fragmentent l’action de l’Etat fonctionnel et administratif, mais également des « grandes
institutions sociales traditionnelles » que sont les mutuelles et les syndicats – qui ne cachent d‘ailleurs pas leur
méfiance à l’égard de la multiplication de ces actions « périphériques ». En cela, la création de dispositifs est
également indicatrice du passage d’une société de travailleurs avec des assurances financées par les cotisations
sociales et gouvernées par des instances de concertation sociale, à une société de supposés citoyens avec des
assistances financées par l’impôt, décidées par les instances politiques et mises en œuvre au-delà et à côté des
automatismes garantis par la loi. En cela également, les dispositifs de lutte contre l’exclusion et l’insécurité
témoignent du glissement des politiques « d’intégration » vers les politiques « d’insertion ». Alors que les
premières « sont animées par la recherche de grands équilibres, l’homogénéisation de la société à partir du
centre », les secondes « obéissent à une logique de discrimination positive. Elles ciblent des populations
particulières et des zones singulières de l’espace social et déploient à leur intention des stratégies
spécifiques ».15
Par la définition idéale et normative du sujet « actif » dont ils se prévalent, par leurs finalités de « mise en
projet en vue de l’autonomie » et leurs modalités procédurales et contractuelles, par leur centrage sur l’individu
déficient, le « groupe à risque » ou le micro-territoire, et par delà leurs objectifs proclamés d’insertion ou de
sécurisation, les dispositifs de gestion de la précarité sont bien porteurs d’un projet d’assujettissement « post-
disciplinaire » de leurs bénéficiaires-destinataires-clients. Redéfinissant l’équilibre des droits et des devoirs entre
les individus et la collectivité politique, ils infléchissent le modèle assurantiel, protectionnel et assistantiel
historiquement constitué dans le cadre de l’« Etat-providence » dans le sens d’une injonction contraignante à la
responsabilité individuelle des individus dans la gestion de leurs « situations personnelles », tissant, autour
d’eux, un réseau de signalement, de surveillance et d’accompagnement psycho-social à la gestion de soi.
3 - Un dispositif global ? En route vers la société biographique

Ces évolutions avérées semblent donc conforter la thèse de l’avènement de la« société biographique »,
caractérisée par une nouvelle fabrique du sujet. Désormais la question sociale serait d’abord reformulée comme
un problème d’inadaptations individuelles. Dans un contexte caractérisé par la prolifération des désajustements
entre positions objectives et aspirations subjectives16 et les inégalités multiples, la question sociale - qu’il
s’agisse des conditions de l’emploi, du chômage ou de la relégation scolaire -, tend à être vécue comme
purement individuelle, comme une incapacité et une souffrance intimes, renvoyant chacun à son désarroi
personnel, à ses lacunes et ses ressources, ses stratégies et ses inadaptations. C’est désormais aux individus de se
prendre en charge. Les enjeux ne sont plus seulement matériels ; ils sont identitaires. En fin de compte,
l’inégalité se mesure aujourd’hui aux ressources dont dispose chacun pour construire sa vie, pour affirmer son
identité et être reconnu par les autres. Qui a quelles cartes en main pour participer au jeu social, comment sont-
elles distribuées, qui définit les atouts? Quelles sont les règles du jeu? Sont-elles respectées? L’issue de cette
partie quotidiennement rejouée est connue : jeu gagnant pour les uns, jeu perdant pour les autres, jeu libre pour
les uns, jeu empêché, voir hors-jeu pour d’autres17. En cela, on peut parler d’une société émiettée18, marqué par
l’insécurisation, la précarisation et la flexibilisation des trajectoires sociales, familiales et professionnelles, la
complexification des statuts sociaux, la dés-homogénéisation des catégories d’appartenance et de référence, la

15
Robert CASTEL, Les métamorphoses de la question sociale. Une Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995. p.425.
16
BOURDIEU P. La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
17
DELCHAMBRE J.P. « Désinstitutionnalisation, vulnérabilité et enjeux de reconnaissance », Recherches Sociologiques,
1999/2, pp.23-41.
18
RÉA A. La société en miettes. Épreuves et enjeux de l’exclusion, Bruxelles, Labor, 1997.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF -9-

prolifération et la segmentation des inégalités absolues et relatives. Définie de l’extérieur, relevant de statuts,
d’institutions, de mesures différents entre lesquels s’établit à nouveau une subtile hiérarchie de prestige dans le
mépris, la catégorie des exclus est fragmentée, éclatée, individualisée. Dans un système fondé sur la
compétitivité et la généralisation du paradigme du marché, ceux qui ne disposent pas des ressources pertinentes
s’en trouvent précarisés ou exclus. Au-delà de la participation au « système productif » et au marché de l’emploi,
dans une société de « rapports sociaux de production de soi », les critères et exigences de participation à
l’échange social se sont complexifiés, impliquant que les individus réalisent de manière satisfaisante et conforme
l’injonction à l’autonomie qui leur est faite et/ou à laquelle ils aspirent. D’où les dispositifs d’accompagnement
et d’activation qui prenant en compte la trajectoire de l’individu, à l’écoute de la singularité de son récit de vie,
lui proposant ou imposant le cas échéant une démarche thérapeutique ou de formation, l’incitant et aidant à
redéfinir de manière réaliste son projet (technicienne de surface plutôt que hôtesse de l’air), tente de lui donner le
« coup de pouce », « le tremplin », l’« impulsion19 » subjectivement nécessaires à son insertion.
Cette individualisation du traitement est d’ailleurs loin de ne concerner que les seuls précarisés. Ce qui se
passe dans les marges est à mettre en relation avec ce qui se passe au centre. Aux stages de recherche active
d’emploi proposés aux chômeurs correspondent des séminaires de motivation des cadres ; à la construction de
parcours d’insertion et de projet individualisé des « out » correspondent des stratégies de « career building » des
« in ». Ces différents dispositifs renvoient les uns aux autres en s’articulant au travers d’une configuration
générale ou, in fine, se jouent les rapports entre groupes sociaux au travers de la définition des identités sociales,
de distribution des compétences sociales et d’établissement des hiérarchies symboliques et matérielles.
C’est donc bien dans le contexte contemporain d’une redéfinition des rapports sociaux et des normes culturelles
dans le sens d’une société d’individus qu’il convient d’appréhender la question du sujet. On pense ici
principalement à un processus d’intensification des dimensions et des qualités du rapport à soi, repérable dans
une diversité de phénomènes émergeant dans l’espace public ou privé. Depuis le début des années 80, la plupart
des auteurs décrivent la montée de l'individualisme sous différentes formes, tantôt narcissique20 et aliéné dans la
masse, tantôt sujet autonome caractérisé par une forte réflexivité21. Dans une société caractérisée de manière
croissante par son auto-organisation réflexive, la construction du moi en tant que projet réflexif tend à devenir
l’orientation principale, l’individu devant trouver son identité parmi des stratégies et des options fournies par des
systèmes abstraits22. C’est l’individu lui-même, qu’il soit homme ou femme, qui devient l’unité de reproduction
de la sphère sociale23. On peut ainsi, avec de nombreux auteurs, observer la colonisation du discours courant par
l’éthique de l’authenticité, de l’autonomisation, de la gestion et de la réalisation de soi. L’injonction à
l’autonomie et à l’auto-réalisation est au centre des normes caractéristiques d’un modèle culturel identitaire24.
Sur un versant plus problématique, on pense aux fluctuations, aux aléas et aux errements de l’identité dès lors
qu’elle se trouve de moins en moins liée, dans les représentations courantes, à des attentes de rôles particuliers
dans les registres matrimonial, familial, professionnel, moral et religieux : autant de rôles auparavant déterminés
par des institutions sociales fortes à l’autorité symbolique bien enracinée dans les consciences et désormais en
voie de recomposition. Il peut en résulter pour l’individu une incertitude identitaire et chronique. L’individu
contemporain est incertain, partagé entre le « culte de la performance » et la « fatigue d’être soi » 25, et son
l'expérience doit sans cesse s'inventer sans pouvoir compter sur une hiérarchie des logiques d'action 26. Si l’on
accepte que l’une des caractéristiques majeures de la modernité contemporaine est précisément l’affaiblissement
des récits collectifs et des ordres normatifs qui avaient pour effet de fournir des ressources idéologiques et
symboliques de compensation et de rationalisation aux situations vécues d’exploitation, de domination et de
mépris, il est logique de considérer que cet affaiblissement s’accompagne à la fois d’une montée du ressenti des
situations de mépris et d’une montée des luttes pour la reconnaissance ; celles-ci s’énonçant par ailleurs
davantage comme revendication de la singularité et de la différence, qu’elle soit catégorielle ou individuelle27.
Les dispositifs de gestion des écarts à la norme – centrés sur l’adaptation de l’individu (sa motivation, ses
aptitudes, sa gestion de soi ) - tendent d’ailleurs à consacrer cette singularisation de l’expérience du mépris, en
imputant à l’individu la responsabilité des déficits de reconnaissance qui l’affectent et de leur recouvrement
potentiel. Comme le proclame la brochure de présentation d’un organisme d’accompagnement des chômeurs :

19
« Coup de pouce », « Tremplin », « Impulsion », ou encore « Passerelle » sont les dénominations que se donnent souvent
les organismes d’insertion socio-professionnel…
20
LASCH C. Le culte de Narcisse, Paris, Robert Laffont, 1980.
21
ZOLL R. Nicht so wie unsere Eltern. Ein neues kulturelles Model ?, Westdeutscher Verlag, 1989 (trad. fr. : Nouvel
individualisme et solidarité quotidienne, Éd. Kimé, Paris, 1992).
22
GIDDENS A. Modernity and Self-Identity, Cambridge, Polity Press, 1991.
23
BECK U. Risk society : towards a new modernity, London Sage, 1992. (Éd. originale : Risikogesellschaft : Auf dem Weg in
eine andere Moderne, Frankfort, Suhrkamp Verlag, 1986)..
24
BAJOIT G. Le changement social. Approche sociologique des sociétés occidentales contemporaines, Armand Colin, 2003.
25
EHRENBERG A. L'individu incertain, Calmann-Lévy, 1995
26
Par exemple dans l'expérience des lycéens, voir DUBET Fr. Les Lycéens, Paris, Seuil, 1992.
27
HONNETH A. La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Éd. du Cerf, 2000., p.152.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 10 -

« Changes-toi et le monde changera », et d’indiquer, de manière plus prosaïque, que « Votre personnalité compte
pour 86% dans la décision d’engagement d’un employeur .Or votre personnalité dépend de vos pensées ».
Cohérent, l’organisme propose des stages visant à favoriser « la connaissance de soi et la confiance en soi » et
« l’assertivité », à « contrôler son stress et son poids » et à « gérer ses émotions ».

Est-ce à dire que se trouve corroborée l’hypothèse qu’au travers de la multiplicité confuse des législations,
mesures, constructions discursives, réformes institutionnelles et innovations pratiques, on assiste à la mise en
place d’un dispositif global de gestion des individus déficients et déviants, dominé par le paradigme de la
28
gestion de soi? . La nouvelle fabrique du nouveau sujet (celle procédurale du sujet de l’authenticité se
substituant à celle disciplinaire du sujet de la raison sociale) se révèlerait d’autant plus prégnante que, loin des
technologies frustres des dispositifs institutionnels classiques, elle pourrait compter sur la mise en œuvre de
discours et de techniques plus subtils, empêchant, par la récupération et l’instrumentalisation qu’ils effectuent
des idéaux de l’autonomie et de la responsabilité, toute mise à distance de l’arbitraire social qu’ils exercent et
privant l’« assujetti » de point d’appui critique pour échapper à la « barbarie douce » de leur domination ?29

Cette fabrique du sujet prendrait place dans le contexte contemporain de la société d’individus. Pour le résumer
en une formule « bibliographique », la fabrique du sujet contgemporain s’impose au point de rencontre du
« Nouvel esprit du capitalisme » 30 et des « Métamorphoses de la question sociale »31. Au regard des deux
premiers types historiques de régulation des déviances – celui du modèle disciplinaire pénal correspondant à la
citoyenneté politique et celui du modèle « protectionnel » social correspondant à la citoyenneté sociale -, c’est
poser l’hypothèse d’un troisième modèle de gestion des déviances et des déficiences correspondant au type
d’échange généralisé, dominé par le paradigme du marché et des réseaux, qui s’instaure dans une « société
d’individus », à l’heure « P » (« post-moderne », « post-social-démocrate », « post-industrielle » et « post-
conventionnelle » …).
La thèse est d’autant plus tentante et séduisante qu’elle fait écho aux débats et aux tendances en vogue dans le
champ sociologique. Avancé par de nombreux auteurs, à quelques-uns desquels il vient d’être fait rapidement
référence, le thème de la « société biographique» s’est imposé ces quinze dernières années comme un « bien
entendu », au point d’être identifié à la caractérisation même de la seconde modernité dans laquelle les sociétés
modernes avancées seraient désormais résolument engagées32.Cette évidence appelle une double vigilance,
empirique et théorique. Empirique tout d’abord pour tenter de mesurer, derrière la surface lisse des discours
gestionnaire ou critiques, l’effectivité des pratiques sociales ainsi recomposées. La petite musique du social ne
suit pas nécessairement le tempo indiqué par la partition. De ce point de vue, les tensions éprouvées par ceux qui
sont les opérateurs de la fabrique du sujet – les travailleurs sociaux au sens large- peuvent être prises comme
analyseurs des effets paradoxaux des dispositifs biographiques. Théorique et épistémologique ensuite, tant - on
en est averti depuis longtemps dans le champ des sciences humaines - les discours du pouvoir et ceux du savoir
sont souvent complices.
4 - Ruses du sujet et épaisseurs du social

28
Cela reviendrait à dégager, par-delà les dispositifs particuliers mis en place, le dispositif dans le sens fort du concept
analytique proposé par Michel Foucault : « Le dispositif englobe aussi bien les pratiques non discursives que les pratiques
discursives (…) Le ‘dispositif’ inclut les discours, les institutions, les dispositions architecturales, les règlements, les lois, les
mesures administratives, les énoncés scientifiques, les propositions philosophiques, la moralité, la philanthropie, etc. ». À
partir de ces composantes disparates, il s'agit d'établir un « ensemble flexible de relations et de les fondre dans un seul
appareil afin d'isoler un problème historique bien particulier. Cet appareil rassemble le pouvoir et le savoir dans une grille
d'analyse spécifique ». Cela reviendrait à dégager des déclinaisons particulières et des références polysémiques à la gestion
du risque, la grammaire d’un paradigme au sens fort d’un cadre de référence reposant sur un certain nombre de postulats à
partir desquels les problèmes sociaux sont interprétés et traités. DREYFUS H., RABINOW P. Michel Foucault. Un parcours
philosophique, Paris, Gallimard 1984 (trad. fr.), Folio-Essai, 1992, p.178. Le dispositif ainsi entendu se rapproche de
l’acceptation donnée par Luc Van Campenhoudt à la notion de « solution », à savoir : « l’ensemble constitué par une
représentation cohérente des problèmes, une ligne de décisions permettant une politique correspondant à cette représentation,
un ensemble de dispositifs concrets (entendus ici dans le sens d’un agencement matériel de droits, réglementations, agents
institutionnels, procédures techniques …) adéquat pour mettre en œuvre cette politique, une validation par des instances qui
font autorité (comme le droit ou la science), une possibilité d’évaluation et de mesure des résultats, et enfin, une légitimation
populaire. (VAN CAMPENHOUDT L., « L’insécurité est moins un problème qu’une solution », in CARTUYVELS Y.,
MARY Ph. (Dir.) L’État face à l’insécurité. Dérives politiques des années 90., Bruxelles, Labor, 1999, pp.51-66.)
29
Le GOFF J.P. La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, Éd. La Découverte, 1999.
30
BOLTANSKI L., CHIAPELLO E. Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
31
CASTEL R. Les métamorphoses de la question sociale. Une Chronique du salariat, Paris, Fayard, 1995.
32
BECK U. Risk society : towards a new modernity, London Sage, 1992. (Éd. originale : Risikogesellschaft : Auf dem Weg in
eine andere Moderne, Frankfort, Suhrkamp Verlag, 1986).
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 11 -

La thèse d’une emprise quasi totale d’un dispositif de contrôle réticulaire, imposant aux opérateurs sa rationalité
managériale et aux assujettis sa logique de « traçabilité post-disciplinaire », se heurte à l’« épaisseur du social »
et aux « ruses du sujet ». Sur le terrain, le déploiement des dispositifs n’a pas l’efficacité et l’efficience
managériale que leur assignent les projections gestionnaires. Il n’a pas non plus l’emprise totale et l’efficacité
instrumentale que lui prêtent les dénonciations critiques. De la carte des dispositifs, telle que la dessinent les
organigrammes évoquant un contrôle panoptique, au territoire de leur mise en œuvre, il y a souvent un hiatus
important. Cet écart ne tient pas seulement à une rationalité gestionnaire déficiente, au « manque de
professionnalisme » des travailleurs sociaux, à la « dispersion de moyens », aux « lacunes de la communication »
ou à la complexité bricolée des montages décisionnels et institutionnels par lesquels ils sont mis en œuvre. Il est
surtout lié aux jeux des acteurs qui les approprient en fonction de leurs « intérêts » et de leurs idéologies. Les
dispositifs sont ainsi traversés de part en part par le jeu social qu’ils prétendent lisser et fixer.
La fabrique du sujet se « fait » malgré les acteurs et se « défait » dans le jeu de leurs relations inégales. Il se
« fait » malgré eux dans la superposition et la confusion, parfois conflictuelle, de dispositifs ponctuels et de
mesures répondant à des rationalités explicites divergentes (« émancipatrices », « sécuritaires », « pénales »,
« thérapeutiques »). C’est dans cet enchevêtrement, dans lequel se perdent les usagers, les opérateurs et les
gestionnaires eux-mêmes, que se constitue un espace social et institutionnel semi-autonome, assurant, de
manière réticulaire, une continuité de l’intervention sociale par-delà les séquences particulières effectuées par
chaque opérateur. Dans le même temps, le dispositif global ainsi constitué se « défait » dans le jeu des relations
inégales entre les acteurs et les stratégies multiples qui en subvertissent partiellement les finalités gestionnaires
assignées.
Pour les travailleurs sociaux concernés, le déploiement des politiques et dispositifs d’activation a souvent des
effets paradoxaux. Pour une part, les réformes et les innovations promues pour le traitement de la (nouvelle)
question sociale rencontrent leur idéologie professionnelle en relégitimant leur intervention relationnelle et le
registre psycho-social de celle-ci, dans une interaction d’accompagnement en face-à-face. Invitant pour partie à
échapper à un traitement strictement administratif des « dossiers » pour déployer un accompagnement
personnalisé, tout en renouvelant les méthodologies du case work (« bilan de compétence, coaching »), les
dispositifs d’insertion ont permis la construction d’espaces d’affirmation professionnelle, se traduisant dans la
définition de nouvelles identités professionnelles, voire de nouveaux métiers (ne dites plus « assistant social » ou
« travailleurs social », mais « coacher », « conseiller d’insertion », « accompagnateur de projets »…), d’autant
plus valorisés que bénéficiant d’une forte légitimation politique et organisationnelle, par opposition aux
« services sociaux classiques » désormais identifiés à la passivité de l’assistance (le « bancontact du pauvre »).
De même, dans le champ pénal, la reconfiguration institutionnelle et organisationnelle du travail social en justice
dans le cadre des maisons de justice qui se sont vue confiées de nouvelles missions en amont et aval du
processus pénal (guidance et contrôle des justiciables dans les mesures de médiation pénale, probation, libération
conditionnelle…) a offert aux assistants de justice une assise identitaire et un espace d’affirmation
professionnelle plus fort qu’auparavant. De plus, la plupart des dispositifs d’insertion aujourd’hui
systématiquement promus par les acteurs dirigeants correspondent à des innovations et projets-pilotes mis en
œuvre à l’initiative des travailleurs sociaux eux-mêmes qui y ont trouvé un espace pour pallier les insuffisances
du travail social « classique » et pour échapper au cadre routinier du modèle institutionnel qui les frustrait. Qu’il
s’agisse de la logique du contrat, du principe de l’action en milieu ouvert, des pratiques de médiation, du travail
d’accompagnement individualisé en vue de l’insertion, de l’insistance sur le travail en réseau, ces « nouveaux
modes de traitement social » se sont construit dans la contestation et l’alternative au modèle classique avant
d’être progressivement repris comme la nouvelle forme même du social-assistantiel. D’autre part, la mise en
œuvre de l’Etat social actif, la construction des nouvelles catégories qui l’accompagnent, l’identification des
problèmes sociaux comme problèmes catégoriels, voire personnels, et, à un autre niveau, la mise en place des
nouveaux modes de gestion des dispositifs sociaux et de management de leurs travailleurs, sont ressenties, par
ceux-ci, comme une rationalisation accrue du travail social. Cette rationalisation est paradoxale dans la mesure
où elle s’accomplit directement au nom du sujet lui-même. Pour les travailleurs sociaux, comme pour les
usagers, toute la « difficulté » des références au sujet autonome promues par l’Etat social actif est de désamorcer
les possibilités critiques. Comment « s’opposer », dès lors que les ressorts principaux de la contestation –
l’affirmation de l’autonomie du sujet, l’opposition de sa revendication émancipatrice aux obstacles et
impositions qui lui font barrière - sont devenus les principes de légitimation dominants ? Comment « mettre à
distance », dès lors que les dispositifs reposent, du moins en partie, sur l’implication tant des travailleurs que des
usagers, et que toute opposition apparaît comme la manifestation d’un conservatisme ou d’une inadaptation
psychologique ? Comment transgresser la norme dès lors que celle-ci est mobile, négociée et contractualisée ?
C’est sans doute cette emprise diffuse, souvent bienveillante et s’énonçant au nom de principes de légitimité
incontestables, qui est visée par les travailleurs sociaux lorsqu’ils mettent en exergue les « logiques
d’encadrement sécuritaire » ou de « colonisation marchande » du travail social. Ces logiques sont bien présentes,
parfois de manière brutale et caricaturale, mais le thème de la « marchandisation » et celui de l’ « intrusion des
logiques sécuritaires » ne sont pas peut être pas tant à prendre au pied de la lettre que comme l’indicateur de la
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 12 -

prégnance ressentie d’une logique de contrôle qui spécifie leur rôle d’opérateurs sociaux comme agents
d’insertion, emprise qui est à la fois celle qui pèse sur les travailleurs et celle qu’ils sont amenés à exercer sur
leurs publics.
Face à celle-ci, le discours des travailleurs sociaux constitue, au-delà de la gestion identitaire, une forme de
distanciation et de résistance. Résistance subjective tout d’abord qui tient à la dynamique du sujet lui-même et à
son exigence de ne pas être réduit aux rôles prescrits, résistance idéologique ensuite, dans la manifestation d’un
désaccord politique face à la violence des rapports sociaux contemporains et au rôle qu’ils sont amenés à y jouer,
résistance professionnelle aussi et surtout, comme défense d’un espace d’autonomie professionnelle face aux
logiques hiérarchiques et bureaucratiques rendues plus subtiles par l’introduction d’une gestion plus
managériale, programmée et réflexive des services sociaux. Si la résistance des travailleurs sociaux aux velléités
gestionnaires prend parfois un caractère explicite, en s’appuyant et se légitimant notamment sur les ressources
procédurales et critiques (bourdivines, foucaldiennes, habermassiennes) à leur disposition, elle s’énonce souvent
mezzo voce au travers du discours de la plainte. Ces « réticences », voire cette résistance, s’opèrent également au
niveau des pratiques, dans les multiples arrangements par lesquelles les travailleurs aménagent les missions et
modalités qui leur sont prescrites, dans les multiples stratégies d’aménagement, de contournement et de
détournement par lesquelles ils parviennent à rendre compatible l’introduction de nouvelles injonctions avec les
contraintes internes et externes de leur rôle, et à préserver ainsi leur zone d’autonomie professionnelle. Ainsi par
exemple, dans la mesure où la mise en oeuvre du « contrat d’intégration » à conclure avec le demandeur d’aide
sociale implique que l’assistant social justifie ses pratiques, établisse des objectifs à atteindre et à évaluer, il aura
tendance à privilégier, dans la nomenclature des objectifs à atteindre, ceux qui lui « permettent de ne pas
dévoiler leur intimité avec le bénéficiaire et de maintenir le voile d’ombre à l’égard du contrôle institutionnel »,
et à justifier la non-conclusion, croissante, d’un contrat d’intégration pour des motifs d’ « équité » - l’observation
fine montrant que cette rubrique recouvre à la fois des raisons d’opposition idéologique et de surcharge du
travailleur social33. Pour les assujettis sociaux et les justiciables, cette résistance, dès lors qu’elle est inaudible, se
fait sourde, sur le mode de la ruse. C’est le constat des « pseudo-accords », scellés de manière consensuelle par
la famille réunie dans le bureau de la conseillère de l’aide à la jeunesse, et détricotés dans une dispute sur le
trottoir d’en face, des justiciables « trop lisses pour être honnêtes », des « projets qui font flop », répondant
pourtant à la « demande des jeunes », « élaborés avec eux », dans un luxe procédural de concertations et de
négociations pour « respecter leur désir », mais qui, le jour « J », laissent l’animateur attendre le bus tous seul.
Entre les différents acteurs d’un contexte d’intervention sociale, s’élabore ainsi un jeu complexe de transactions
identitaires et de dynamiques d’instrumentalisation réciproque.
C’est ainsi aussi que l’on peut comprendre l’oscillation des usagers, et en particulier des jeunes qui sont les plus
expressifs d’entre eux, entre rage et instrumentalisation : la rage de ressentir une domination sourde et une
volonté de contrôle derrière certaines des initiatives prises « pour eux » et en leur nom, mais dont ils sont
rarement les premiers bénéficiaires, (d'où parfois les envies de « casse », dirigées à l'encontre même des
institutions « qui leur veulent du bien »), l'instrumentalisation des ressources ainsi mises à leur disposition et
dont, tout en « profitant », ils ne sont pas dupes .
A un niveau plus principiel, en tant que référence culturelle, la figure du sujet autonome constitue un principe de
légitimité au nom duquel s’opposent les acteurs sociaux. Si la première finalité proclamée du système scolaire en
Communauté française de Belgique est désormais « l’épanouissement du jeune », c’est également au nom de ce
principe que des élèves et des groupes de pressions vont contester des décisions des établissements scolaires. Il
en va de même dans les relations entre CPAS et usagers à propos de la référence à la « dignité humaine ».
C’est dire que les dispositifs de gestion du social sont traversés de part en part par le jeu social (dynamique des
interactions, rapports de force, luttes idéologiques…) qu’ils prétendent lisser et individualiser. La « fabrique » -
contrairement à l’usine ou à l’entreprise – se situe entre le façonnage artisanal et la production en série, entre
interventions directes de l’opérateur humain et rationalisation des procédures de production. Et c’est bien dans
cette tension, où les dispositifs normatifs et techniques n’ont pas totalement évacué les subjectivités agissantes,
que se déploient la dynamique concrète des rapports sociaux. Comme toute fabrique, celle du sujet, suscite des
attitudes et des micro-stratégies de « sabotage » et de « freinage », sinon de conflits ouverts, de la part de ceux
qui en sont les opérateurs et de ceux qui en constituent la « matière première » vivante.

5- Ecueils et balises d’une sociologie du sujet


Plus que pour les travailleurs sociaux, c’est sans doute pour les sociologues que l’interpellation du sujet se révèle
la plus déstabilisante. Confrontée à une mutation sociale et culturelle (à moins qu’il ne s’agisse tout simplement
d’une extension de tendances présentes dès l’aube de la modernité) dont une des catégories centrales est

33
Geneviève LACROIX, « Contrat d’intégration et intégration du contrat. L’expérience d’une innovation méthodologique au
sein d’un CPAS urbain », mémoire de licence, Faculté Ouverte pour Formateurs d’Adultes (FOPA), Université Catholique de
Louvain, juin 1998.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 13 -

précisément celle de « sujet individuel », l'analyse sociologique a, par glissements successifs, mais de manière
nette, opéré une véritable « révolution copernicienne » dans ses cadres théoriques, ses objets d’analyse et ses
angles méthodologiques : centrage sur les « expériences » plutôt que sur les « luttes sociales », sur les micro-
blessures identitaires (de position) générées par la lutte de places plutôt que sur les identifications collectives (de
condition), fondées sur la lutte des classes, attention au « souci de soi » plutôt qu’aux appareillages du pouvoir.
De la caractérisation des conditions collectives, on est passé à l’approche biographique. Plus même, le
sociologue ne résiste plus à la tentation de s’engouffrer dans le sujet, d'en faire la clinique, de l'accompagner
dans ses névroses et sa quête d’authenticité. Dans le même temps, c’est la posture sociologique qui se trouve
déboulonnée. : de la prétention à un savoir vrai et émancipateur, dans un paradigme du « dévoilement » en
rupture avec le « sens commun », on passe à une reconnaissance des compétences discursives et pratiques
ordinaires des sujets, dans un processus de « validation inter-subjective » des connaissances. Si la sociologie a
participé de la mise en récit de la modernité industrielle, en retour l’estompement des méta-récits légitimateurs
qui en ont constitué la trame n’est pas sans effet sur la posture et sur la position sociologique : c’est son récit
propre et son magistère du social qui sont menacés. D’où la tentation d’accompagner, éventuellement en en
systématisant la grammaire, les micro-récits des individus. Les années 80 et 90 ont ainsi été marquées, en
sociologie comme dans les autres champs des sciences humaines, par « le retour de l’acteur », ou à tout le moins
par une attention accrue à la subjectivité des acteurs, voire des individus singuliers.
On pourrait détailler la manière dont les sciences de l'homme actuelles (et pour s’en tenir à la discipline
sociologique, les différents courants d’une sociologie du sujet : sociologie clinique, sociologie de l’expérience,
sociologie de la reconnaissance, voire sociologie de l’égo) ne correspondent plus au projet de maîtrise du « sujet
de la Raison sociale », mais contribuent plutôt au processus de production du « sujet de l’authenticité ». Sur le
plan méthodologique, l’entretien compréhensif 34 et le récit de vie35 accompagnent la préoccupation croissante et
désormais quasi dominante, pour la prise en compte du sujet individuel. En cela, les nouveaux concepts et
paradigmes des sciences humaines (sociologies du sujet et de la construction de soi), autant que les démarches
méthodologiques qui ont introduit ces dernières années une approche plus biographique des problèmes sociaux 36
insistant davantage sur la dynamique des trajectoires individuelles que sur le poids des catégories collectives, se
définissent en résonance avec la sphère des politiques et les pratiques sociales, elles aussi soucieuses
d’« accompagnement individualisé », de « mise en autonomie », d’« élaboration d’un projet personnel ». Aux
interpellations concrètes – singularité, réflexivité, subjectivité – de sujets refusant toute assignation à résidence
sociologique (« Ne me met pas dans une petite boîte avec une étiquette » dit le jeune interviewé au sociologue
qui l’interroge), la tentation est forte de répondre de manière expressive, par l’écriture, de raconter des histoires
plutôt que de réifier des modèles. Dans la narration, la production de récits d’expérience ou de vie, c’est bien le
cheminement réflexif et compréhensif d’une singularité qui est central, comme affirmation de l’irréductibilité
d’un point de vue pourtant situé et contextualisé. Cette démarche narrative, stimulée par le chercheur, ne fait
d’ailleurs que redoubler celle des intervenants sociaux souvent amenés à proposer aux jeunes qu’ils ont pour
mission de socialiser, d’insérer, d’éduquer, de former…. la mise en récit ou en scène de leurs propres
expériences biographiques.
Ces affinités électives, voire ces effets de renforcement mutuel et de circularité des discours d’autant plus
marquées dans le contexte culturel d’une société caractérisée par une double réflexivité, où la norme classique de
la rupture épistémologique s’estompe au profit de l’idée d’une continuité des catégories savantes et des
catégories de sens commun,. Boltanski parle à ce propos de « sociétés critiques au sens où les acteurs disposent
tous de capacités critiques » 37 et « ont accès, bien qu'à des degrés inégaux, à des ressources critiques et les
mettent en oeuvre de façon quasi permanente dans le cours ordinaire de leur vie ». La tendance au partage des
ressources critiques est renforcée par la diffusion des savoirs des sciences sociales, en particulier sans doute
auprès des professionnels des secteurs scolaire, social, thérapeutique et judiciaire. En caractérisant la modernité
contemporaine comme « doublement réflexive », Giddens met également l’accent sur les interdépendances entre
savoirs scientifiques et savoirs profanes, dans un processus de va-et-vient entre l'univers de la vie sociale et le
savoir sociologique, où celui-ci se modèle en s’alimentant des savoirs profanes en même temps qu’il remodèle
l'univers social38. Sans même nous étendre sur le rôle de pourvoyeurs intellectuels des penseurs qui ont
directement contribué à l’armature conceptuelle de l’Etat social actif39, la sémantique de l ‘individualisation et de

34
KAUFMANN J.Cl. L’entretien compréhensif, Paris, Nathan, 1996.
35
BERTAUX D. Les récits de vie, perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, (Collection 128, n°122), 1997.
36
DEMAZIERE D., DUBAR Cl. Analyser les entretiens biographiques, Paris, Nathan, 1997.
37
BOLTANSKI L., THEVENOT L. De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, 1991.
38
GIDDENS A. Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan, 1994 (trad. fr.), p.49.
39
Sur base du constat de la « crise » (de légitimité, financière, d’efficacité) de l’Etat providence, Pierre ROSANVALLON
invite à repenser l’ « Etat passif –providence » en « Etat service », visant « à donner à chacun les moyens spécifiques
d’infléchir le cours d’une vie, de surmonter une rupture, d’anticiper une panne », et ce, en s’appuyant notamment sur la
connaissance plus fine des « facteurs de risques » et sur la prise en compte de la trajectoire individuelle de la personne. Pierre
ROSANVALLON, La nouvelle question sociale. Repenser l’Etat-providence, Paris, Seuil, 1995. Anthony GIDDENS, The
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 14 -

l’activation du social, tout comme celles du « réseau » ou de la « gestion des risques », a cheminé entre discours
pratiques, théorisations scientifiques et légitimation politique, au risque d’un renforcement circulaire des grilles
interprétatives des acteurs, des chercheurs et des décideurs.
Ce faisant, les catégories d’analyse risquent de rester dépendantes des catégories idéologiques et culturelles (hier
celles de raison sociale, aujourd'hui celle de sujet individuel), concourrant ainsi au processus de légitimation du
« sujet de l’authenticité ». Après avoir été parfois tentés d’écrire une histoire sans sujet et de décrire une société
au déni des subjectivités, les sociologues ne risquent-ils pas de succomber aux apories d’un sujet sans historicité
et sans épaisseur sociale ?
Dans une perspective critique, voire polémique, plus politique qu’épistémologique, on peut également souligner
les risques de dérives d’un centrage privilégié sur le sujet. Tout d'abord, le risque est de reporter sur l'individu la
charge de la stabilisation du monde. Que, de manière croissante, le « système social » apparaisse comme une
machine autorégulée dans les replis de laquelle les individus tentent de se raconter des petits récits d'autonomie,
justifie-t-il que l'on privilégie les subjectivités individuelles au détriment d'une analyse des rapports sociaux ? En
privilégiant l'expérience individuelle, et surtout, en effectuant l'analyse à ce niveau, une telle sociologie ne risque
t'elle pas d'être totalement idéologique - au sens d'une dissimulation-légitimation des rapports sociaux? Coller au
plus près des subjectivités individuelles risque ainsi de contribuer à reporter sur l'individu le poids de la gestion
des tensions sociales. Un peu à la manière de ces organismes d'insertion socio-professionnelle destinés, texto,
« aux personnes éprouvant des difficultés psychologiques dans la recherche d'un nouvel emploi, aux personnes
qui vivent mal leur travail, n'arrivent pas à le garder, IMPULSION ASBL permet une pause, une écoute, un
soutien pour aller vers une insertion socio-professionnelle plus adéquate et harmonieuse ». En aval, le danger
est de limiter la portée de « la voix du sujet » (le cri, le silence...) à une fonction thérapeutique ou argumentative
dans le champ clos d'un « espace d'interlocution », là où elle est légitimation, résistance, dissidence, protestation
dans l'espace social et politique.Il s’agit par conséquent de situer la construction du sujet dans le jeu des rapports
sociaux.
Faute de quoi, la sociologie du sujet se condamne à analyser l'écume, ignorant la vague qui la porte, et les digues
sur lesquelles elle se brise. Toute théorie correspond à des préoccupations émergeantes dans le champ social. Le
« retour du sujet » qui caractérise les orientations des sciences sociales depuis une quinzaine d'années n'est pas
fortuit, pas plus que ne l'était le matérialisme historique au 19ème siècle, le structuro-fonctionnalisme au faîte de
l'empire américain des années 50, l’actionnalisme militant et prophétique de la société optimiste des années 70.
Ironiquement dit : de la même manière que les anciens modernes, tout investis de leur rôle prophétique, ont
contribué, par leurs théorisations, aux discours des Sujets Historiques (Mouvement Ouvrier, État, Partis…), les
nouveaux modernes, tout gonflés des émois de l’individu contemporain, sont théoriquement rénovés pour en
accompagner les ébats, pour l'aider à devenir sujet40, en se frayant sa propre voie dans un univers post-moderne,
procédural et éclaté. A la réification sociologisante opérée par la sociologie classique – ou du moins sa vulgate -
risque de succéder la liquéfaction psychologisante qui découle d’un centrage premier sur le sujet. A l’hypostasie
du sujet dans la tradition sociologie risque de succéder son hypertrophie dans les approches contemporaines, ou
du moins dans les usages sociaux et politiques qui en sont fait.
Par-delà les mouvements de balancier, ici trop grossièrement accentués, du récit sociologique, il s’agit de se
doter d’une conception générale à même de relier « subjectivité » et « rapports sociaux », « monde vécu » et
« système ». Face aux transformations contemporaines, il ne convient ni d'entonner l’ode post-moderne à la
complexité décourageant toute ambition explicative, ni de s’engouffrer dans une sociologie du sujet qui n'aurait
de sociologique que le nom : il est important au contraire de ne pas renoncer à une sociologie qui explique le
social par le social, qui propose une explication et une compréhension des phénomènes en les situant dans la
structure et la dynamique des rapports sociaux entre des acteurs aux positions inégales. Cela implique de prendre
en compte la dualité du sujet:
- D'une part, la définition même des catégories d'analyse et des figures du sujet, est toujours une production et un
enjeu des rapports sociaux. Il est par conséquent possible d’en envisager la production sociale et les variations
socio-historiques et de mettre l'émergence culturelle de ces nouvelles figures du sujet en relation avec les

Third Way: the renewal of social democracy, Cambridge, Polity Press, 1998. Selon Giddens, la troisième voie se réfère à un
cadre de pensée et d’action politique qui tente d’adapter la social-démocratie à un monde qui a fondamentalement changé lors
des deux ou trois dernières décennies. C’est une troisième voie dans le sens où c’est un essai pour dépasser tant la vieille
social-démocratie que le néo-libéralisme.
40
S’interrogeant sur la « fonction » de la sociologie clinique, de Gaulejac avoue sa tension et sa perplexité entre son « utilité
clinique » et sa contribution à « l’idéologie contemporaine du sujet ». « Face à l’éclatement du social, de la famille, des
différentes institutions, face à la montée de l’individualisme, du narcissisme, face à la crise du travail, du politique, … on a
enfin trouvé un recours. Et ce recours, c’est le sujet lui-même, qui prend la place de Dieu (et de la société) comme créateur de
son existence, comme producteur de la société, comme entrepreneur de sa vie, comme révélation de son « soi intime ».
Vincent de GAULEJAC, « Le sujet entre l’inconscient et les déterminismes sociaux in Actes du 14 ème Forum professionnel
des psychologues, Le Corum – Montpellier, Editions Hommes et perspectives, 1997, p.57.
Etat social actif et fabrique du sujet – AF - 15 -

évolutions des « équipements collectifs de production de la subjectivité », et de situer celles-ci dans la


transformation-transaction des rapports sociaux et des identités entre les groupes sociaux.
- D'autre part, l'individu n'est pas totalement défini par le miroir social. Il a une capacité d'auto-définition.
Assujetti, déterminé, limité par les relations sociales qui le constituent, il a aussi une capacité de réponse, de
création, de résistance - plus ou moins forte, mais jamais absente. Il est par conséquent possible de partir du
sujet, entendu comme personne concrète capable de réflexivité et d’action sur lui-même et sur les autres, et de
considérer le « travail » qu'il effectue sur lui et vis-à-vis d’autrui, la manière dont il se raconte son histoire, des
stratégies et des pratiques qu'il met en oeuvre pour exister socialement et individuellement ;
« Il y a donc deux sens au mot « sujet »: sujet soumis à l'autre par le contrôle et la dépendance, et sujet attaché à
sa propre identité par la conscience ou la connaissance de soi"41 ou, de manière plus précise selon l’expression de
Frédéric Gros commentant Foucault : « Le sujet est le pli des procès de subjectivation sur des procédures
d’assujettissement, selon des doublures, au gré de l’histoire et des contextes sociaux, plus ou moins
recouvrantes »
L’enjeu théorique, et méthodologique42, est dès lors d’inscrire la dynamique identitaire du sujet réflexif dans le
jeu des rapports sociaux,dans une démarche visant à inscrire les questions subjectives, intimes ou « privées » -
celles de l’identité, de la honte, du mépris, de la reconnaissance - comme enjeu des relations sociales
interpersonnelles et des rapports sociaux de domination et de conflit. L’analyse des « rapports sociaux de
production de soi » prend une urgence et une nécessité particulière dans le contexte d’une société où la figure du
sujet individuel est centrale. Dans une société qui tend vers une intégrale des flux décodés43, il y à la fois, d’une
part, extension et approfondissement de l'emprise des rapports sociaux sur les subjectivités et, d’autre part,
radicalisation de l’affirmation du sujet à son auto-construction dans ses rapports avec les autres, dans un double
mouvement d’assujettissement et de subjectivation.

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41
M. FOUCAULT, cité par B. PEQUIGNOT, PEQUIGNOT B., Pour une critique de la raison anthropologique, Paris,
L'Harmattan,1990..
42
On songe ici notamment aux méthodes d’analyse en groupe qui visent à articuler des exigences souvent présentées comme
contradictoires : la prise en compte des savoirs locaux et la construction de savoirs globaux, la montée en puissance des
enjeux de reconnaissance et l’importance des enjeux de connaissance, la conscience de la pluralité des vérités sociales et
l’exigence d’établir une vérité scientifique, la mobilisation de la réflexivité des individus et la prise en compte des limites de
la subjectivité, la singularité des expériences individuelles et la construction collective des phénomènes sociaux, la
procéduralisation du rapport à la norme et la prégnance des normes substantielles, la rupture épistémologique et la continuité
entre savoirs ordinaires et savoirs savants, les compétences pratiques et les compétences scholastiques, les attentes d’égalité
morale entre les individus et la prise en compte des rapports de force, l’engagement et la distanciation... Ces couples
d’oppositions constituent autant d’axes de tension qui traversent tout à la fois la caractérisation de la modernité
contemporaine, l’expérience actuelle des individus... et le travail sociologique. Non que le dispositif de l’analyse en groupe
ait la prétention absurde de constituer la pierre philosophale de la quête sociologique, mais elle propose un cadre
méthodologique pour articuler et travailler ces tensions. Sur ce point, voir VAN CAMPENHOUDT L., CHAUMONT J-M.,,
FRANSSEN A., La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, Dunod, Paris, 2005
43
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