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Chapitre 1

Angleterre, en l’an de grâce 904


La fumée obscurcissait le ciel, en un lourd et épais nuage noir, qui stagnait au-
dessus du village, sous les murailles de rondins de la forteresse, et empuantissait
l’air de l’odeur âcre des chaumes brûlés. De là où elle se trouvait, la dame de
Selsey pouvait presque entendre le crépitement rageur des flammes, sous le
fracas des armes : les haches qui s’abattaient, les chocs des épées entre elles ou
sur les boucliers, et les hurlements terrifiés des femmes.
Plus fort encore, portée par le vent qui lui sifflait aux oreilles tandis qu’elle se
ruait vers les écuries, montait une épouvantable, une inhumaine clameur qui
ressemblait au cri de milliers de loups.
Dans la soupente, désertée par les palefreniers, elle chercha des vêtements,
se déshabilla en hâte, passa fébrilement une chainse sur sa poitrine nue, puis
enfila, tout aussi précipitamment, une tunique courte d’homme sur une paire de
braies. Enfin, elle assura sur son épaule, à l’aide d’une broche, un mantel qui ne lui
arrivait pas tout à fait à mi-cuisses. Par la porte entrouverte, elle gardait un œil sur
le chemin, au-delà de la palissade de pieux taillés en pointe. Les lourdes portes de
bois de la forteresse étaient largement béantes.
Tout le monde avait-il donc fui vers les bois, même son époux ?
Non, sans doute. Elle se corrigea d’elle-même. Etant donné tous les péchés
qui pesaient sur l’âme noire de Ceawlin, il était plus vraisemblable qu’il avait
cherché refuge dans la chapelle.
L’insensé ! Croyait-il donc que ces sauvages ivres de meurtres et de rapines
respecteraient ce sanctuaire sacré ? N’avait-il jamais entendu toutes ces histoires
de moines massacrés, d’églises pillées et de saintes reliques profanées ?
Si, sans doute. Mais à cet instant Ceawlin devait être quand même et plus que
probablement agenouillé sur les dalles à balbutier des prières pour supplier le
Très-Haut de bien vouloir détourner de lui la fureur des hommes du Nord.
Les belles lèvres de la dame de Selsey s’étirèrent en un sourire de dédain.
Pour la réussite de ses projets, il n’était pas mauvais que son seigneur et maître
l’abandonnât à la merci de leurs assaillants. C’était indigne, évidemment, mais
sans doute était-ce mieux ainsi. Il ne méritait, de toute façon, que son mépris.
Elle hésita un instant. Devait-elle refermer et barricader les portes ? Non, et
elle ne mit pas longtemps à s’en convaincre. Les lourds battants, malgré leur taille
et la solidité de leurs ferrures, ne résisteraient pas longtemps aux béliers de la
horde sauvage qui, bientôt, monterait à l’assaut. Mais comme à leur habitude, ils
mettraient d’abord à sac la chapelle, en quête de butin précieux. Elle avait donc un
petit peu de temps devant elle.
Elle se remit à courir entre les bâtiments, satisfaite de l’aisance toute nouvelle
que lui procuraient ces vêtements d’homme. Dans sa fuite, il n’y aurait que des
avantages à circuler ainsi, revêtue d’un habit masculin, tant pour son confort que
pour sa sécurité. Au pire, si par malheur elle était rattrapée, sa mort serait rapide
et miséricordieuse.
Mais il ne fallait pas penser à cela. Elle devait s’échapper. Il le fallait !
Par-dessus son épaule, elle jeta un dernier regard au nuage de fumée qui
plombait le ciel et retourna à l’intérieur de la maison seigneuriale.
Là, les épouvantables clameurs du dehors n’étaient plus audibles et le silence
qui régnait dans le bâtiment vous saisissait, en vous donnant une impression de
sécurité ô combien trompeuse. Son cœur se mit à battre moins vite, son souffle, à
s’apaiser quelque peu. Elle n’avait qu’à prendre une dague et quelques pièces
d’argent, puis à s’enfuir à toutes jambes. Au-delà des portes, il ne lui faudrait qu’à
peine une minute pour rejoindre l’abri sûr de l’épaisse forêt, où elle serait libre et
sauve. Bien malin le barbare qui saurait l’y dénicher !
Ce qu’elle cherchait se trouvait sous le siège du haut fauteuil sculpté du
seigneur, qui formait une sorte de coffre. Elle le savait car Jankin lui avait
candidement révélé l’existence de cette cachette, il y avait plusieurs mois de cela,
sans se douter…
Grand Dieu, Jankin ! Il devait se rendre au village, ce matin. Avait-il pu se
sauver à temps, ou bien gisait-il quelque part, la gorge tranchée, le cours de son
humble et fidèle existence brutalement interrompu ?
Surtout, ne pas penser à cela…
Chassant énergiquement les terribles images qui lui venaient à l’esprit, elle se
rua sous le dais seigneurial et s’accroupit pour aller fourrager sous le siège de son
époux.
La cassette, de petite taille mais fort lourde, se trouvait bien dans sa niche.
Repoussant son mantel pour dégager ses bras, elle l’en tira et la traîna un peu sur
le sol, pour l’ouvrir plus à son aise. Le petit coffre, raclé sur la pierre des dalles,
grinça désagréablement.
Mais ce bruit irritant ne couvrit cependant pas le bruit de pas qui
s’approchaient. La jeune femme sursauta et se retourna, étouffant un petit cri de
frayeur en entendant résonner la voix sèche et railleuse.
— Ainsi, Anfride avait raison. Dame Yvaine de Selsey ne vaut pas mieux que
ces brutes féroces au-dehors. Comme eux, vous ne pensez qu’à me voler !
— Par tous les saints, Ceawlin !
Yvaine se remit sur ses pieds, essayant de calmer les battements de son
cœur, avant de répondre à son mari.
Elle ne releva pas l’allusion à sa perfide belle-sœur. Anfride était aussi
perverse que son frère et l’avait toujours détestée, alors qu’elle-même avait
longtemps essayé, honnêtement, mais en vain, de s’en faire une amie et une
alliée.
Elle avait aussi longtemps redouté son mari et n’avait pu dominer cette crainte
qu’au prix de pénibles efforts. Certes, il ne levait pas la main sur elle, trop
respectueux qu’il était des liens qui apparentaient Yvaine à la puissante maison
royale du Wessex. Car Ceawlin était un couard, cruel, impitoyable pour ses
inférieurs mais servile envers ceux dont la naissance ou le pouvoir les plaçait au-
dessus de lui. Il n’avait en fait d’indulgence qu’envers ses propres vices et sa
malheureuse épouse le savait bien. Quant à elle, elle n’était plus l’enfant apeurée
qu’elle avait été lors de son arrivée à Selsey.
A présent, elle ne ressentait plus que du mépris à son égard.
Il la regardait, ses yeux cruels, mi-clos, allant de son visage à la cassette
posée à ses pieds.
Yvaine, la tête haute, soutint son regard.
— Je ne vous vole rien, Ceawlin. Je ne fais que reprendre ce qui est à moi.
— Et qu’est-ce donc ici qui est à vous, femme ? Rien du tout ! Espériez-vous
donc que je serais tué par ces sauvages, là-dehors, et qu’ils vous
débarrasseraient de moi, vous permettant de faire main basse avec eux sur ma
fortune ?
Il désigna, d’un geste rempli de dédain, le costume masculin d’Yvaine.
— Croyez-vous donc échapper à la mort en vous habillant en garçon ? Votre
visage vous trahira, ma chère, et il est déjà trop tard pour vous réfugier dans la
chapelle.
— Trop tard pour vous aussi, Ceawlin, si vous flânez ici quelques minutes
encore.
Il rejeta la tête en arrière et éclata de rire. Un rire de dément, un absurde
caquètement qui résonna étrangement entre les poutres du plafond de la grande
salle déserte. Yvaine sentit un frisson familier, froid comme la tombe, remonter le
long de son dos. C’était ainsi, à n’en pas douter, que devaient s’esclaffer les
démons. Il était le mal. Il était le diable. Elle devait fuir, mais comment lui
échapper ? La lourde table seigneuriale était à sa gauche et lui, juste en face
d’elle. Si elle faisait le moindre mouvement vers la droite, il se jetterait sur elle,
aussi sûrement qu’un chien de chasse coiffe un lièvre.
— Ah, ah ! gloussa-t-il, comme s’il pouvait lire dans le cours rapide de ses
pensées.
Il se pencha vers elle, son visage presque contre le sien.
— Vous croyez peut-être que je ne sais comment me tirer de cette affaire, ma
mie ? Mais détrompez-vous… j’ai bien un plan : celui de vous échanger contre ma
vie et ma liberté.
Elle le regarda un instant bouche bée, interloquée, avant de pouvoir reprendre
un peu ses esprits.
— Et vous croyez vraiment que je vais rester tranquille pendant que vous
menez votre ignoble marchandage ? Laissez-moi dissiper un peu les brumes qui
obscurcissent votre cervelle, Ceawlin. Je suis revenue pour reprendre mon douaire
avant de m’enfuir d’ici. Mais si je ne puis partir avec mon argent, tant pis, ce sera
sans !
— Partir ! ricana-t-il encore. Quelles billevesées sont-ce là ? Vous ne le
pouvez, je suis votre loyal époux et jamais…
— Mon loyal époux ?
Ces mots jaillirent de sa bouche, sur le ton de la plus totale incrédulité.
L’expression du visage chafouin de son mari, qu’elle avait toujours comparé au
museau allongé d’un rat, lui était intolérable. En pensée, elle revécut les cinq
années qui venaient de s’écouler : les menaces, les incessants manquements au
respect qu’elle subissait de la part des serfs, que leur seigneur poussait, par jeu, à
lui désobéir et, par-dessus tout, la destruction délibérée de ses inestimables
manuscrits ou la disparition aussi systématique qu’inexplicable de tous ses
animaux familiers.
Ces souvenirs étaient autant d’aiguillons, de fouets, sur sa résolution.
L’espace d’un instant, la conscience du danger imminent s’estompa en elle, faisant
place à un torrent d’émotions et de rancœurs si longtemps réprimées qu’elles se
déchaînaient à présent dans toute leur douloureuse fureur.
— Et d’abord, vous, un époux ? Vous ne connaissez pas même le sens de ce
mot. Vous n’avez jamais été le mien et il est temps que ma famille le sache. Je ne
resterai pas plus longtemps ici pour y être éternellement bafouée, humiliée et à
demi affamée, ma seule fonction étant de servir de paravent respectable à vos
vices, à votre dépravation… Je me suis tue jusqu’à présent, mais c’est bien fini.
Vous n’avez ni honneur, ni la plus élémentaire décence. Ecoutez-moi bien, messire
de Selsey : j’irai jusqu’à Rome à genoux, s’il le faut, pour obtenir l’annulation de
notre mariage !
Le silence glacial qui suivit ses propos paraissait encore chargé de
ressentiment et de haine.
Le visage de Ceawlin vira au rouge sang et ses traits se déformèrent sous
l’effet de la fureur.
— C’est ainsi que vous osez me parler ? hurla-t-il. Prenez bien garde à vous,
femme !
— Prenez donc garde vous-même, pauvre fou ! Accordez-vous si peu de prix à
votre vie, que vous restez là à grogner comme un roquet à mes chausses ?
Elle montra la cassette à leurs pieds.
— Voici votre trésor. Prenez-le et filez vous cacher !
Elle fit un pas en avant, désirant quitter la salle sans plus barguigner. Mais, vif
comme l’éclair, il la prit sèchement par le bras, immobilisant son poignet. Yvaine
réprima un petit cri de surprise et ses yeux s’agrandirent, tandis que Ceawlin
resserrait sa prise avec un air de cruauté gourmande.
— Vous voulez donc me quitter, ma mie ? ricana-t-il. Vous débarrasser de
moi ?
Il y avait, dans sa voix, quelque chose de fort différent de ses vexations
habituelles, qui tint Yvaine en alerte. Elle ressentait une terreur glacée.
— N’ayez crainte, vous le serez, gronda-t-il d’un air toujours très menaçant,
mais quand je l’aurai décidé et de la manière que moi, j’aurai choisie !
Il commença alors à la traîner à travers la salle, en direction de la grosse
poutre de chêne, verticale, qui en était le pilier central. De sa main libre, il défit sa
ceinture.
— Vous méritez, depuis longtemps, une leçon de respect… Et vos relations si
huppées ne peuvent plus rien pour vous…
— Vous êtes fou ! s’écria-t-elle en essayant fébrilement de se libérer de sa
poigne de fer.
Mais elle constata avec terreur que, malgré sa mollesse et son corps relâché,
il était beaucoup plus fort qu’il n’y paraissait. Désespérément, elle essaya encore
de lui échapper, ses ongles griffant les phalanges boudinées de Ceawlin. Mais il
lui tordit le bras presque sans effort apparent, puis lui porta un coup de poing
vicieux sur la tempe, la faisant tomber à genoux devant le pilier.
Déséquilibrée, elle tendit instinctivement son autre bras, que son mari saisit
sans coup férir. Il les tira tous les deux sèchement à lui, de chaque côté de la
poutre massive, les réunit et les attacha par les poignets à l’aide de sa ceinture.
Puis il se recula pour jouir du spectacle.
Yvaine secoua la tête pour essayer d’éclaircir sa vision. Que lui était-il donc
arrivé et pourquoi si vite ? Son crâne résonnait encore du coup que lui avait porté
Ceawlin quand elle comprit qu’elle était prise au piège. Devant l’horreur de sa
situation, une peur panique s’empara d’elle et elle se débattit avec plus de
désespoir encore que lorsqu’elle essayait seulement d’échapper à la poigne de
son mari.
— Vous êtes fou à lier ! Lorsque le roi l’apprendra, il…
— Lorsque Edward sera mis au courant, la coupa-t-il, ce sera par moi, dans
une lettre de ma main lui narrant la capture de ma pauvre chère épouse, lors d’un
raid de ces terribles pirates du Nord.
Il rit tout seul à cette perspective et tira vicieusement sur la ceinture.
— Il y a longtemps que j’attends cela, ma chère, oui, bien longtemps… Les
potions d’Anfride n’ont jamais donné le résultat que nous escomptions… mais là,
je tiens la récompense de mes efforts… Et je sens que le rôle de veuf éploré va
m’aller à la perfection !
Toujours indomptée, Yvaine secoua la tête.
— Et croyez-vous, lui dit-elle, que les Vikings vont vous épargner parce que
vous m’aurez livrée à leur bestialité ?
Mais Ceawlin se contenta de rire de nouveau, en retournant s’agenouiller près
de la cassette. L’effet de son rire démoniaque sur les nerfs à vif de la malheureuse
Yvaine fut plus dévastateur encore que les fois précédentes. Elle se força à ne plus
l’entendre et à réfléchir. Que fallait-il faire ? Son mari était au-delà de tout
apitoiement, comme d’ailleurs de toute raison. Elle ne plaiderait pas sa propre
cause et ne le supplierait pas.
Elle tira sur le lien de cuir, sans s’arrêter à la douleur qui la brûlait, comme la
lanière mordait sa chair. Elle le fit tant et si bien que sa peau éclata et qu’un filet de
sang coula le long de son bras. Elle n’y fit pas attention, tordant frénétiquement ses
mains pour tenter d’atteindre la boucle.
Les pas de Ceawlin résonnèrent de nouveau derrière elle. Il revenait, les yeux
luisant d’excitation. Une corde, un gros nœud à son extrémité, pendait dans sa
main. Elle l’aperçut du coin de l’œil, par-dessus son épaule, et une prière apeurée
et fugitive se forma dans son esprit. Ce n’était pourtant pas ce qu’il s’apprêtait à lui
faire qui la terrifiait, faisant monter son cœur dans sa gorge, mais la conscience
d’un bien plus grand danger. Ces barbares, encore au-dehors, qui n’allaient pas
tarder à la découvrir, attachée, impuissante, livrée…
Etre fouettée n’était rien, en regard de ce qu’ils allaient lui faire…
— Vous mourrez, pour cette infamie, siffla-t-elle entre ses dents.
Sa gorge était si serrée qu’elle pouvait à peine parler, mais sa fierté était le
seul de ses biens que Ceawlin n’avait pu lui voler. Jamais elle n’accepterait de
perdre la face devant cette brute dépravée.
Les mains moites de son mari arrachèrent son mantel, puis s’acharnèrent sur
le laçage de sa tunique. Yvaine ne put retenir un frisson de dégoût à ce contact
répugnant et brutal. Très vite, il la lui arracha, ainsi que sa chainse, les repoussant
sur ses poignets, et la dénuda jusqu’à la ceinture.
— Si par malheur tu survis à cette attaque, Ceawlin de Selsey, je jure devant
Dieu qui nous juge que je te tuerai de mes mains, dit Yvaine d’une voix que la rage
et la peur faisaient trembler. Peu importe le temps qu’il me faudra, mais je te
tuerai !
Ceawlin sourit de toutes ses dents. La jeune femme avait la nausée, rien qu’à
contempler, du coin de l’œil, l’air d’excitation intense qu’il arborait sur son visage
rouge.
— Tu vas voir, mon cher cœur, lui susurra-t-il, ce qu’il restera de tes menaces,
quand j’en aurai fini avec toi…
Sur ces mots, il leva le bras.

* * *
La vue d’une femme effondrée contre le pilier central fit s’immobiliser Rorik,
dès son entrée dans la grande salle. Trompé par son inconscience et son
immobilité totale, il crut d’abord qu’elle était morte.
Ce ne pouvait être de la main d’un Viking. Ses hommes étaient encore tous
occupés au pillage de la chapelle ou à combattre quiconque était assez téméraire
pour tenter de s’opposer à eux.
Il ressentit un vague remords à cette idée, qu’il balaya bien vite. Le dieu des
chrétiens, son culte et ses églises ne représentaient rien pour lui, hormis du butin.
Il jeta un regard rapide autour de la pièce, s’attardant sur les tapisseries qui
ornaient les murs de rondins, puis sur le chaudron qui pendait à une crémaillère,
au-dessus de l’âtre circulaire, à sa gauche. Sur la table, on voyait les restes de
préparation d’un repas, hâtivement abandonnés : un couteau de cuisine tombé au
sol, quelques herbes et épices, une jarre de vin renversée, le breuvage se
répandant encore sur les dalles du sol.
Une riche maison seigneuriale, se dit-il, et vide de toute présence humaine, à
l’exception de cette femme…
Malgré l’étendard royal qui flottait sur son toit, il n’avait rencontré aucun garde,
aucun défenseur à l’intérieur de l’enceinte et entre les bâtiments.
Mais s’ils avaient tous fui, qui pouvait-elle bien être, cette créature à demi
effondrée sur le sol, les bras liés autour d’un pilier, dans la pénombre de la vaste
pièce ? Et pourquoi l’avait-on abandonnée ainsi ?
L’épée prête, il s’avança aussi silencieusement qu’un loup en chasse.
Il n’avait fait que quelques pas, quand un rayon de soleil apparut à travers le
conduit de fumée pratiqué dans le toit de chaume et illumina la forme ramassée
sur le sol d’un brillant cercle de lumière. Alors, la jeune femme remua un peu, tout
doucement, comme si la chaleur de l’astre la ramenait à la vie. Très lentement,
comme si elle redoutait de faire le moindre mouvement brusque, elle releva la tête
et regarda droit vers l’homme qui s’approchait.
Or celui-ci ne bougeait déjà plus, arrêté comme devant un mur invisible. Il n’en
avait d’ailleurs pas réellement conscience, non plus que d’avoir baissé son épée,
qui pendait à présent, inutile, au bout de son bras.
Cette femme ne pouvait être une mortelle. C’était une déesse ou une fée. Ses
cheveux, qui cascadaient en boucles sur ses épaules, avaient la couleur chaude du
miel, tandis que la chair de ses bras paraissait d’un or plus pâle. Et ses yeux !
Profonds, étirés en amande, dans un visage d’une telle perfection qu’il semblait un
rêve qui hanterait vos nuits, plutôt qu’une réalité. Ils lui faisaient penser, ces yeux, à
ceux d’un chat sauvage que, par jeu, il avait une fois acculé contre un arbre.
L’animal l’avait regardé avec ce même feu, cette même lueur d’or, qui lui avait fait
lui laisser la vie sauve, incapable qu’il s’était senti alors de l’éteindre, d’étouffer à
jamais cette flamme qui semblait l’essence même de la vie.
Le soleil continua sa course au-dessus du toit et le rayon de lumière disparut.
Ce fut comme si la vision magique s’effaçait. Rorik dut cligner des yeux pour les
accommoder de nouveau à la pénombre. Il avisa alors la ceinture qui liait ses
poignets, le vêtement d’homme relevé sur ses avant-bras, et aussi ses yeux, si
extraordinairement vifs une seconde auparavant, qui semblaient de nouveau
éteints et sans vie.
Elle le regardait pourtant, immobile, comme pétrifiée.
En étouffant un juron, Rorik s’approcha rapidement, s’agenouilla devant elle et,
d’une main hésitante, repoussa les cheveux qui tombaient sur ses joues. On l’avait
battue. Mais ce n’étaient pas les vilains bleus sur son visage, sa pommette
notamment, qui l’émurent le plus.
En baissant les yeux sur ce que la masse des cheveux d’or lui avait jusque-là
caché, il sentit son propre corps réagir avec une ardeur qu’il n’avait jamais
ressentie auparavant. L’espace d’un instant, il en eut le souffle coupé, puis exhala
pesamment.
Elle était nue jusqu’à la ceinture, ses seins se soulevant au rythme difficile et
haletant de sa respiration. Tout son corps tremblait. La terreur qu’elle éprouvait
visiblement, presque palpable, semblait vibrer dans l’air entre eux.
Déjà, en tremblant lui aussi, il avançait sa main, comme pris malgré lui par le
besoin impérieux de la toucher.
Elle était exquise. Petite, délicate, avec une sorte de fragilité sauvage qui
éveillait en lui un écho profond. Lorsque sa main se referma sur un sein à la pointe
rose, il ressentit quelque chose de très fort au fond de lui, comme si une part de
son être le quittait pour s’en aller se donner, à jamais, à cette créature
merveilleuse.
Il releva les yeux pour croiser son regard, résistant de son mieux à l’envie folle
qu’il avait de refermer ses doigts plus encore sur cette chair si douce sous sa
paume. Elle ne dit pas un mot, ne tressaillit même pas, mais dans sa main le cœur
affolé de la déesse blonde battait à tout rompre, comme se débat un oiseau
capturé. Et ses yeux, ses yeux dorés de chat étaient remplis d’une terreur indicible.
Embarrassé, il suspendit son geste et eut la surprise de constater que cela lui
coûtait un effort démesuré, comme s’il se séparait d’un morceau de sa propre
chair. Etait-elle donc une sorcière pour le troubler ainsi ? Bien sûr, il avait déjà
connu le désir, mais comme cela…
Furieux, soudain, il se secoua. Que lui arrivait-il, au nom des dieux ? Il était
venu ici dans un but précis. Et elle, elle était une Anglo-Saxonne. Une ennemie !
Il se pencha de nouveau pour rabattre rageusement la chainse et la tunique sur
le torse de l’inconnue. Il voulait la recouvrir, avant de trancher le lien qui
emprisonnait ses poignets.
Un autre choc l’attendait, car il n’avait pas encore bien vu son dos. Du coup, le
désir le céda en lui au dégoût, à la colère et à la pitié. Lui qui était si souvent resté
impavide au milieu de tant de raids et de batailles, il était écœuré par ce qu’il
découvrait.
Elle avait été cruellement fouettée. Mais pas avec un simple fouet, il le comprit
tout de suite : sa peau n’était pas entaillée comme l’eût fait une lanière, mais
meurtrie, couverte d’hématomes de la nuque jusqu’à la taille. L’œuvre d’une boule
de bois pendue à une corde, peut-être, ou tout simplement d’un gros nœud
pratiqué à l’extrémité de celle-ci. Rorik serra les mâchoires et ses yeux
étincelèrent. Par Thor, il laissait volontiers la bride sur le cou à ses hommes, mais
si l’un d’eux avait osé…
Il se pencha de nouveau pour prendre le visage de l’inconnue dans sa large
main. A voir ses yeux vides, il doutait qu’elle pût parler, mais il tenta de l’interroger
tout de même.
— Qui t’a fait cela, femme ?
Elle ne répondit pas, mais cligna des paupières, et son regard se détourna
vers les coins d’ombre de l’extrémité de la salle. Au même moment, Rorik entendit
à son tour des pas rapides. On s’approchait certainement du rideau de cuir qui
fermait cette porte, là, derrière la grande table.
Il n’était plus temps de mettre la jeune femme en garde. En espérant que le
choc qu’elle avait subi lui ferait conserver le silence, il se dissimula derrière le pilier
et s’immobilisa, l’arme prête.

* * *
Ceawlin repoussa brusquement la tenture et pénétra dans la grande salle, en
dissimulant fébrilement un sac de toile dans sa tunique.
Yvaine le regarda s’approcher dans le brouillard sanglant qui gênait encore sa
vision. Elle se demandait si elle devait crier pour avertir son mari que l’un des
assaillants, un homme du Nord, un Viking, était tapi dans l’ombre, l’épée nue à la
main. Mais cette idée-là s’estompa aussitôt qu’il parla.
— Pas encore découverte, madame ? Bah, c’est peut-être mieux ainsi.
J’aurais adoré voir votre insupportable fierté quelque peu mise à mal par ces
barbares, mais vous comprendrez qu’il serait imprudent que je m’attarde trop
longtemps en ces lieux… Dites-leur que je leur serais reconnaissant de ne pas
brûler la maison seigneuriale, en remerciement du beau cadeau que je leur y
laisse. Il est plus coûteux de reconstruire un tel bâtiment que de remplacer une
femme insolente et dédaigneuse…
— Tu vas pouvoir me le dire toi-même ! répondit le Viking en sortant de sa
cachette.
Le guerrier du Nord regarda la silhouette courtaude et bouffie qui lui faisait
face et, dans un geste à la lenteur étudiée, il pointa son épée droit sur le cœur de
Ceawlin. Ses yeux se rétrécirent au point de n’être plus que deux fentes.
Il sembla à Yvaine que ce regard de glace la pénétrait, elle aussi, jusqu’aux os.
Elle ne fut pas surprise de voir, en un instant, l’expression lubrique de son mari se
métamorphoser en un masque de terreur. Elle constata pourtant, avec surprise,
qu’elle-même n’éprouvait pas la même peur. Seulement une sorte d’attente et de
stupéfaction devant la formidable vision de ce géant nordique, qui venait de…
Oui, que venait-il de faire, exactement ? Elle n’en avait nul souvenir précis. Elle
ne formulait clairement ses pensées que depuis quelques secondes, seulement. Il
lui semblait simplement que la voix du Viking, sonore, profonde et chaude l’avait
tirée d’un abîme de douleur. Elle ne se souvenait pas de ses mots exacts, mais
seulement d’avoir été surprise de constater qu’il l’interrogeait dans sa langue à elle
et que sa voix était comme un velours à la fois rugueux et doux.
Le regard de la jeune femme s’éleva jusqu’au visage du guerrier. Il lui fallut
pour cela lever haut les yeux et embrasser au passage une montagne de muscles
secs et harmonieux. L’homme atteignait presque les deux mètres. Ses longues
jambes étaient vêtues de chausses de laine enfoncées dans des bottes à lacets.
Son torse formidable était protégé par une cotte de maille sans manches et deux
lourds bracelets d’or enserraient ses poignets. Des plaques du même métal
précieux ornaient sa ceinture, le désignant certainement comme un assez haut
personnage. Il n’était pas aisé de discerner ses traits, tant à cause de la semi-
pénombre de la pièce, que parce qu’il portait le casque conique à nasal des
guerriers du Nord, un élément de protection, mais bien propre à inspirer de la
terreur, avec l’arête vive de métal qui barrait le visage et les sombres incrustations
d’onyx au-dessus des yeux. A cause de ce casque également et de son couvre-
nuque, elle n’aurait pu dire si l’homme était blond ou brun. Mais sous le masque
effrayant brillaient des yeux couleur d’un ciel d’hiver, un gris froid et comme délavé,
tandis que sous le nasal sa bouche semblait dure, brutale.
Elle cilla à cette vue, mais le Viking ne la regardait qu’à peine, du coin de l’œil.
Son regard ne quittait pas Ceawlin un seul instant.
— C’est toi qui lui as fait ça.
Ce n’était en aucun cas une question.
La constatation que le Viking ne l’avait pas tué sur-le-champ rendit quelques
couleurs au visage de cendre du sire de Selsey. Il osa même un sourire timide.
— Comment traiter autrement une effrontée qui ose s’opposer à son époux ?
balbutia-t-il, recherchant malgré sa peur à amadouer l’étranger. Peut-être auras-tu
plus de succès que moi, en lui apprenant comment obéir à son maître…
La tête du guerrier eut un mouvement de surprise presque imperceptible, sous
le casque.
— Tu me laisserais prendre ta femme ?
— Oui… oui, bien sûr, si elle te plaît !
Les mots de Ceawlin se bousculaient tant il voulait convaincre.
— Fais d’elle ce que tu voudras. Elle peut être désobéissante, mais vois,
n’est-elle pas désirable ?
Il avançait déjà sa main pour soulever le menton d’Yvaine mais Rorik l’arrêta
net.
— Touche-la encore une seule fois et je te tranche la main !
A cette menace, les yeux de Ceawlin se mirent à rouler follement dans leurs
orbites et il resta ainsi, la bouche ouverte, tandis que le guerrier du Nord abaissait
son épée en direction de son avant-bras.
— Si elle ne suffit pas, regarde…
Sans oser le moindre geste de défense, le lâche tira de sa tunique, en
tremblant comme une feuille, un sac lourdement rempli.
— Voici mon argent, prends-le !
Le Viking ne fit pas un geste pour se saisir de la bourse rebondie.
Le mépris, dans sa voix, se mêlait à la colère.
— Qu’es-tu donc en train de marchander ? Ta vie ? Ton château ? Ou bien
seulement ton bras ?
Il reposa la lame de son épée directement sur le poignet de Ceawlin.
— Que demandes-tu en échange de ton sac plein de pièces ou de joyaux et
de ton épouse maltraitée ?
— Non… non… tu ne comprends pas…
Le bras du misérable tremblait si fort qu’il vint de lui-même s’entailler sur le fil
bien affûté de la lame et qu’un mince trait rouge apparut à la surface de la peau. A
cette seule vue, Ceawlin se mit à glapir comme un porc que l’on égorge et il retira
vivement son bras.
Tranquillement, Rorik pointa de nouveau l’estoc droit sur son cœur.
— C’était la première fois aujourd’hui que je la battais et, aussi, tu dois
savoir… elle est intacte… jamais déflorée…, expliqua précipitamment le pitoyable
sire de Selsey, les mots se précipitant hors de sa bouche par l’effet d’une terreur
indescriptible.
Mais il se calma nettement quand il vit la réaction de surprise du Viking. Yvaine
comprit alors que son mari reprenait confiance et qu’il tentait le tout pour le tout.
Il mouilla ses lèvres desséchées.
— Tes hommes et toi, vous avez déjà mis le village à sac, pillé les échoppes et
la chapelle… Je suis sûr que cette fille et l’argent que je te donne valent plus que
ma vie… Elle vaudra cher, comme esclave, quand tu ne voudras plus t’amuser
d’elle. Tu peux aussi l’offrir à tes hommes. Tu auras sûrement du plaisir à les voir
faire…
Yvaine avait l’impression que l’air, autour d’elle, se chargeait d’une menace
effroyable et glacée. Elle frémit comme si le doigt de la Mort l’avait touchée. Dans
une sorte de brouillard, elle entendit le Viking parler encore, sa voix aussi coupante
que les vents furieux de son pays du bout du monde. Elle sut alors que quiconque
avait pu déclencher une telle colère devait sans doute mourir sur-le-champ.
— Par Thor, rugit-il, je sais que vous autres, Saxons et Angles, êtes un peuple
de traîtres et de menteurs sans foi ni loi, mais comment peux-tu abandonner ta
femme à des guerriers déjà ivres de sang ?
— Mais… n’est-ce pas ce que tu veux ? balbutia Ceawlin en agitant
nerveusement ses bras. Tu brûles, tu pilles… alors, prends-la, oui, emmène-la et tu
verras que je…
Le dernier mot se perdit dans un hurlement étranglé qui dissipa brutalement
les brumes qui obscurcissaient encore l’esprit d’Yvaine. L’étincelle du meurtre
flamboya dans l’œil du Viking et une horreur indicible se lut dans celui de Ceawlin.
L’épée que le guerrier avait jusque-là tenue d’une main ferme et parfaitement
maîtrisée virevolta au-dessus de sa tête et s’abattit avec une force foudroyante.
Lorsque le corps de Ceawlin s’effondra sur le sol, tout près d’elle, Yvaine ne
cilla pas. Elle vit le meurtrier de son mari rengainer son arme et tirer de sa ceinture
une dague affilée. Il se pencha vers elle, un air féroce dans ses yeux froids.
Il allait la tuer, elle aussi, et le plus étrange, c’était qu’elle se sentait vide, sans
crainte ni autre sentiment d’aucune sorte.

* * *
Sa dague tranchante fit merveille sur la ceinture de cuir qui retenait les
poignets de la jeune femme. Soudainement relâchés mais encore engourdis, ses
bras eussent dû retomber lourdement, mais Rorik retint ses deux mains dans l’une
des siennes et s’agenouilla auprès d’elle.
La rage meurtrière l’avait déjà abandonné, mais il ressentit encore un frisson
de fureur en découvrant les blessures sanguinolentes que le cuir avait laissées
dans la chair d’Yvaine. Il dut s’efforcer de modérer le ton de sa voix, comme avec
un animal, pour ne pas l’effaroucher.
— Là… doucement, attention à vos bras…
Elle ne prononça pas un mot et son visage demeura impénétrable, mais il put
constater que le sang circulait de nouveau normalement dans ses membres.
Il arrangea la tunique d’homme de façon à couvrir les seins magnifiques de sa
captive, mais en évitant de laisser le tissu frotter sur les marques de son dos. Puis,
sans un instant d’hésitation, il la prit dans ses bras, la jeta sur son épaule et,
comme si elle était aussi légère qu’une plume, il se redressa sans effort.
En l’emportant hors de la maison seigneuriale, il n’avait aucune intention
particulière. Il savait seulement qu’il ne voulait pas la laisser derrière lui. Pas
comme cela, blessée et abandonnée de tous. Il n’en avait nul remords, nul doute,
ne ressentait même aucun inconfort à cette idée. Peu lui importait qu’elle fût angle
ou saxonne. Et que son propre peuple s’en offusque, s’il le fallait ! Il s’en moquait
bien.
Il avait tué pour elle.
Elle était à lui.
Chapitre 2

Au-dehors, le vacarme la submergea tout de suite, comme un fluide dans


lequel on l’aurait plongée. Voix hurlantes, vrombissement des flammes et, parfois,
un hurlement strident qui s’arrêtait brutalement, comme tranché net.
Jetée à la renverse comme elle l’était sur l’épaule du Viking, la scène dont elle
n’apercevait que des bribes avait la confusion, l’imprécision d’un cauchemar. Elle
vit une femme s’enfuir en courant, poursuivie par deux hommes, et se demanda
vaguement qui était cette malheureuse. L’instant d’après, son regard tomba sur un
cadavre qui gisait au bord de la rivière. Elle le reconnut, et le choc, la détresse
accrue des vagues de douleur lancinantes devinrent impossibles à supporter.
Ce fut comme si sa conscience se fermait, comme lorsqu’on clôt de lourds
volets pour protéger sa maison de la fureur d’une tempête. Elle entendit son
ravisseur parler sèchement aux deux hommes qui cessèrent de poursuivre la
femme et s’éloignèrent l’épaule basse, mais rien de tout cela n’avait de sens pour
elle.
Elle n’avait aucune idée non plus de l’endroit où le géant pouvait l’emmener, et
celui lui était étrangement égal.

* * *
— Rorik ! Qu’est-ce qui te prend de rappeler déjà les hommes alors qu’il reste
encore tant de butin ? Est-ce une riche chapelle que nous sommes venus piller ou
seulement quelques étables ?
Rorik regarda le grand guerrier barbu qui venait vers lui.
— On dirait que tu as déjà collecté ta part, Thorolf, lui répondit-il avec flegme.
— Par Odin, ces bouseux n’ont pas su m’en empêcher !
L’homme éclata de rire et emboîta le pas à Rorik.
— Mais toi, je ne t’ai rien vu prendre encore. Ce n’est pas habituel. Captures-
tu des serviteurs pour les offrir à ta belle-mère ? C’est fort aimable de ta part, mais
songe qu’elle les aura tués au travail en une semaine, à peine…
Le jovial barbu contrefit avec brio une voix de femme impérieuse et aigrelette :
— Fais ci, fais ça… Viens ici, va là-bas… Pas comme cela, âne bâté !
Rorik fit la grimace devant cette magistrale imitation des intonations
discordantes de sa belle-mère.
— Je ne laisserai pas même un chien galeux entre les mains de Gunhild,
grogna-t-il.
Thorolf lança un regard méprisant à la forme jetée sur l’épaule de son
compagnon.
— Alors, tu devrais laisser ce freluquet ici, si tu veux m’en croire… Il ne
supportera pas le voyage !
Rorik soupira.
— Nous avons dû rester trop longtemps en mer, ce doit être pour ça…
Regarde donc mieux, espèce de tête de bois !
Thorolf réagit par une grimace comiquement offusquée, mais il obéit et
remarqua enfin les cheveux d’or qui pendaient jusqu’aux genoux de Rorik.
— Par le marteau de Thor ! Une femme !
— Bien ! Je suis heureux de constater que tu n’as pas encore perdu ton
merveilleux sens de l’observation !
Mais l’ironie ne faisait pas beaucoup plus d’effet au joyeux Thorolf que les
insultes.
— C’est bien la première fois que je te vois enlever une femme depuis des
années que nous menons des expéditions ensemble ! Mieux, d’ordinaire, tu
interdis aux hommes de le faire, dois-je te le rappeler ?
Rorik haussa les épaules, pas le moins du monde gêné par le poids de sa
captive.
— Et… que va dire Othar de… ceci ? demanda encore Thorolf d’un air
entendu.
— Pourquoi en dirait-il quelque chose ?
— Parce qu’il veut toujours ce que tu as et qu’il pense que c’est son droit. Non,
d’ailleurs, c’est faux, il veut davantage… Tu as pris une femme, il en prendra, dix,
vingt, trente, en remplira notre drakkar. Nous allons sombrer, c’est sûr !
— Et où est-il donc, à propos, Othar ? grommela Rorik.
Thorolf étira ses muscles et contourna une meule de foin en flammes avant de
répondre nonchalamment :
— Bah, sans doute en train de pourchasser quelque malheureuse donzelle,
justement… On se demande bien pourquoi, puisqu’il pourrait trouver toutes les
filles consentantes qu’il voudrait le long des côtes danoises, s’il n’a pas la patience
d’attendre notre retour au pays…
Rorik lui lança un regard sévère et Thorolf reprit, un peu embarrassé :
— Je pense comme toi, on ne doit pas les forcer. Tu sais… je ne sais pas si tu
as eu raison d’emmener Othar avec nous…
— Il est mon frère, où veux-tu qu’il soit, sinon avec moi ?
— Eh bien, je pense que…
Un geste bref et impérieux de Rorik l’interrompit net. Ils avaient atteint la plage
où ils avaient échoué leur drakkar et les quatre sentinelles laissées à bord
s’approchaient, reconnaissant leur chef.
Sans s’émouvoir de leurs regards curieux et étonnés, le Viking s’engagea sur
la planche de coupée. Sa captive tressaillit un peu mais n’ouvrit pas la bouche, et il
se dit qu’elle devait être évanouie. Cela valait mieux. Il ne voulait pas lui faire de
mal et redoutait de devoir utiliser la force, si elle tentait de s’évader. Mais lorsqu’ils
seraient en mer ce serait différent : sur un drakkar, pas d’échappatoire possible et
nul abri, si ce n’était un simple prélart en peaux cousues qui protégeait du soleil et
de la pluie.
Il parcourut rapidement du regard les vingt-quatre mètres qui s’étendaient de la
poupe à la proue en forme de tête de dragon et fronça les sourcils devant la tente
rudimentaire, justement, qui n’aurait pas dû être en place alors que les guerriers
étaient à terre.
— Qui a fait monter le prélart, Orn Nez crochu ? demanda-t-il sévèrement.
Un guerrier à la barbe grise, au visage en lame de couteau et au nez en bec
d’aigle, appendice auquel il devait son surnom, s’avança. Il regarda son chef d’un
air de réprobation dégoûtée.
— Ton frère et ses amis ont ramené des femmes… Connaissant tes
instructions à propos des captives, j’ai pensé…
L’œil du vieux guerrier s’attarda un instant sur les cheveux d’or d’Yvaine,
toujours jetée sur l’épaule de Rorik, puis il reprit, imperturbable :
— J’ai pensé qu’il valait mieux les garder cachées jusqu’à ton retour.
Rorik soutint son regard sans mot dire. Il pouvait faire confiance au vieux Nez
crochu pour que celui-ci lui rappelle les règles qu’il avait lui-même édictées. Mais il
savait aussi que le guerrier blanchi sous le harnais ne discuterait jamais ses
ordres devant les autres. Il avait navigué et combattu auprès du père de Rorik
pendant de longues années et lui était fidèle jusqu’à la mort.
Il approuva d’un simple signe de tête et se tourna vers Thorolf.
— Nous nous sommes suffisamment attardés ici. Rappelle les hommes, ami.
Thorolf grogna un vague acquiescement et se dirigea vers la longue corne
d’aurochs qui pendait au mât central. Mais comme son compagnon allait continuer
son chemin vers l’avant, il l’arrêta en lui prenant le bras.
— Je sais que tu ne pouvais pas laisser Othar à Einervik après ce qui s’est
passé, lui dit-il, baissant la voix pour ne pas être entendu par les sentinelles. Mais
fais bien attention, Rorik. Ton frère te jalouse. Il t’a toujours jalousé.
— Bah, cela s’arrangera avec le temps, répondit nonchalamment le chef
viking.
Amusé, il regarda un instant son ami, que sa réponse évasive n’avait pas
rassuré.
— Je te remercie pour ton conseil, en tout cas.
— Oui, soupira Thorolf, je peux voir que tu en prends bonne note…
Il exprima toute sa mauvaise humeur en soufflant puissamment dans la corne.
Le mugissement rageur fit s’envoler les oiseaux de mer qui s’étaient perchés sur la
vergue de la voile carrée du navire. La marée commençait à redescendre. Rorik
examina attentivement le courant, tâchant de déterminer leurs chances d’atteindre
l’embouchure de la Tamise et la haute mer, avant de s’être fait repérer par l’une
des nefs de guerre que feu le roi Alfred, le souverain Wessex d’Angleterre, avait eu
tant de mal à mettre à flots.
En temps normal, Rorik, sûr de ses hommes et des qualités nautiques de son
drakkar, eût accueilli sans déplaisir la perspective d’une telle confrontation. Mais il
n’avait pas soustrait sa captive d’un champ de bataille pour risquer de la perdre au
cours d’une escarmouche navale.
Il s’arrêta un instant devant le prélart pour regarder ses guerriers rejoindre le
navire en toute hâte, répondant à l’appel de la corne. Ils paraissaient d’humeur
joyeuse et chahuteuse, soûlés par l’excitation du combat, braillant des cris de
guerre et se bousculant à la coupée. On pouvait s’attendre à une dispute ou deux,
lorsqu’on partagerait le butin, mais pour l’essentiel, c’étaient des guerriers
éprouvés et disciplinés, qui n’en étaient pas à leur première expédition sous ses
ordres. Tout problème à propos des femmes ne pourrait venir, très probablement,
que de son frère Othar et de ses séides.
Le sourcil froncé, il écarta le pan de peau et pénétra sous le prélart.
Trois femmes et une fillette se blottissaient peureusement les unes contre les
autres, en essayant de se tenir le plus possible à l’écart de lui. Elles le regardaient
les yeux écarquillés, avec divers degrés de haine et de terreur.
Sans s’occuper d’elles, il saisit l’une des enveloppes de cuir qui servaient à
stocker divers objets le jour et de sac de couchage la nuit. Il l’étendit sur les
planches du pont, l’ouvrit aussi largement qu’il le put et y déposa sa captive, sur le
ventre. Elle avait les yeux fermés, mais lorsqu’il tourna sa tête sur le côté et qu’il
posa deux doigts sur son cou, pour prendre son pouls à la carotide, il constata que
le rythme en était à présent lent et régulier. Elle bougea un peu, sans doute pour
rechercher une meilleure position, et un soupir s’échappa de ses lèvres.
Pensif, Rorik regarda le couchage improvisé. C’était le mieux qu’il pût faire,
pour l’instant. Il lui faudrait trouver mieux, quand le drakkar longerait une côte plus
sûre. Au moins, les autres captives pourraient s’occuper d’elle. C’était bien la
seule raison pour laquelle il allait devoir tolérer ces femmes à son bord. Encore
que les termes de leur captivité devaient être dûment fixés et que…
— Sauvage ! Maudit barbare !
Surpris, Rorik releva la tête vers celle qui l’interpellait ainsi. Il n’eût pas été plus
étonné si la tête de dragon en chêne sculpté qui ornait la proue du navire lui avait
subitement adressé la parole. Son regard rencontra celui, furibond, de l’une des
captives, une petite brune bien en chair qui portait une robe de laine bleue,
assortie à la couleur de ses yeux.
— Est-ce la manière dont les hommes du Nord montrent leur virilité ?
demanda-t-elle d’une voix lourde de haine et de mépris. En battant une femme
jusqu’à l’inconscience ?
— Ce n’est pas moi qui lui ai fait cela, grommela-t-il machinalement, avant de
s’interrompre, honteux d’avoir cherché à se justifier devant des prisonnières.
Il se releva brutalement et sa tête alla heurter les peaux cousues du prélart, ce
qui le rendit plus confus encore. Il tourna abruptement les talons et sortit sans
demander son reste, mais en jurant sourdement entre ses dents. Il attrapa un seau
à eau en cuir, le poussa sous le prélart, puis il alla fourrager dans un autre sac.
A bord d’un drakkar de guerre, les soins aux blessés étaient forcément
approximatifs, inconfortables et douloureux, faute de place et de remèdes
appropriés, mais Rorik mettait toujours un point d’honneur à ne perdre un seul
homme au cours de ses expéditions. Il prit un pot d’onguent à la graisse de mouton
et, écartant le pan de cuir, revint le lancer à celle qui l’avait apostrophé.
— Soigne-la et fais de ton mieux, lui ordonna-t-il sèchement avant de laisser
retomber le pan, taraudé par le désir stupide mais impérieux de soigner lui-même
la jeune femme.
Par l’œil mort d’Odin, il lui fallait très vite retrouver ses esprits. Il avait passé
assez de temps comme cela à dorloter cette femme. Il avait un drakkar de guerre
à commander.

* * *
Des images se bousculaient dans l’inconscient d’Yvaine. Visions de
cauchemar du visage lubrique de Ceawlin, taches rouges accompagnant des
piques fulgurantes de douleur, puis le visage de son mari encore, sa bouche
ouverte dans un rire de dément et enfin, comme pour la leurrer d’un faux espoir, la
face honnie disparaissait et voilà que s’avançait, dans une sorte de brouillard, la
silhouette formidable d’un guerrier paraissant sortir tout droit d’une ancienne
légende. Grand, puissant, baigné d’une lumière qui se reflétait sur son casque et
sur la lame nue de son épée.
Elle voulait crier pour l’appeler à son secours, car elle savait qu’il la sauverait
si seulement il pouvait l’entendre. Mais à son grand désespoir, il s’éloignait, la
laissant à l’agonie dans l’obscurité. Alors retentissaient des voix, des timbres
rugueux d’hommes du Nord et puis la nuit se déchirait de nouveau, mais c’était
pour lui laisser entrevoir le cadavre du fidèle Jankin sur la berge. Le chagrin la
submergeait à cette vue et des torrents de larmes coulaient de ses yeux.
— Est-ce moi qui pleure ? murmura-t-elle.
Mais elle ne reconnut pas le son de sa propre voix et n’eut de toute façon
guère le loisir de s’interroger à ce sujet, car d’autres résonnèrent aussitôt à son
oreille, comme des petits souffles, près de son crâne.
— Notre maîtresse ?
— Qu’y a-t-il ? s’écria une autre voix de femme. Elle se réveille ? Elle est
vivante ?
— Paix, voyons ! Elle a parlé. Notre maîtresse, vous m’entendez ?
Ce qu’elle entendait surtout, c’était la rumeur d’un effort, d’hommes qui
poussaient quelque chose, puis, soudain, elle ressentit une sorte de balancement
sous elle.
« On » l’emmenait au loin…
Yvaine se redressa trop brusquement et un cri de douleur passa ses lèvres.
Mais ce cri fut étouffé par la violence même de la vague de douleur qui lui déchirait
le dos. Des nuages noirs se remirent à tournoyer devant ses yeux, obscurcissant
ses sens.
— Oh non, maîtresse, vous devez rester allongée…
Cette voix venait de quelque part, au-dessus d’elle. Yvaine serra les dents et
ouvrit les yeux, regardant alentour. Elle se trouvait sous une sorte de tente faite de
peaux cousues ensemble et une jeune fille, le visage anxieux, se penchait vers elle.
Un peu plus loin, une femme berçait une enfant dans ses bras. Une autre était
assise tout près, penchée sur un rosaire qu’elle égrenait en murmurant
fiévreusement une prière.
La jeune fille qui était agenouillée au chevet d’Yvaine prit de nouveau la parole.
— Il faut vous reposer, maîtresse. Vous avez été blessée. Vous souvenez-vous
de ce qui s’est passé ? Est-ce que ce sont ces barbares qui vous ont fait cela ?
La dame de Selsey cligna des yeux en essayant de reconnaître celle qui lui
parlait avec déférence et compassion.
— Tu me connais donc ? Qui es-tu ?
— Je suis Anna, maîtresse, la fille de l’orfèvre. Vous m’avez parlé une fois que
j’étais venue livrer une boucle de mantel à notre sire…
— Notre sire ?
Un son qui pouvait passer pour un rire lui échappa.
— Il est mort, mon enfant…
La jeune fille acquiesça et se signa.
— Et ils vous ont prise… Nous allons toutes subir le même sort, certainement.
Mais Yvaine l’entendait à peine. Le regard fixe, elle murmura :
— Ils ont tué Jankin, aussi. Un serf. Un pauvre serf, trop simple pour redouter
les menaces de Ceawlin envers ceux qui se montraient bons pour moi… C’était
mon seul ami.
— Eh bien, nous sommes toutes des esclaves sans défense et sans amis, à
présent, fit observer la femme qui tenait un petit enfant dans ses bras.
Son ton était brusque, mais non pas hostile.
— Je suis Britta, précisa-t-elle comme à regret, et cette enfant s’appelle Eldith.
La fillette dédia à Yvaine un sourire timide.
— Ils l’ont prise, elle aussi ? murmura la dame de Selsey. Doux Jésus… je
suppose qu’il nous faut remercier le ciel qu’elle soit toujours en vie…
— Certes, mais pour combien de temps ? gémit Britta. Les Vikings tuent pour
le plaisir. Ils ont massacré mon maître, le père d’Eldith, alors qu’il tentait de fuir.
Yvaine se tourna vers la femme qui murmurait ses prières. Elle ne regardait
pas ses compagnes d’infortune et ne semblait pas même les entendre, mais ses
doigts s’activaient toujours frénétiquement sur son rosaire. Les deux autres
semblaient, par habitude, attendre que leur maîtresse, l’épouse du seigneur,
trouvât une solution qui mît fin à leur angoisse.
« Si elles savaient que je suis encore plus désemparée qu’elles », songea
Yvaine en s’efforçant de contenir un rire nerveux, aussi incongru que désespéré. Il
lui était même difficile de réfléchir, tant la douleur lui cinglait le dos et les épaules à
chaque inspiration.
Pourtant, les autres femmes attendaient toujours.
Elle haussa les épaules.
— Je ne crois pas qu’ils vont nous tuer. Nous vendre, plutôt.
— Alors, nous devrons nous efforcer de tirer avantage de la situation, soupira
Anna en s’adossant confortablement contre le bordé de la coque.
Comme Yvaine, surprise, la fixait en silence, la jeune fille haussa les épaules.
— J’étais à peine plus qu’une esclave dans la maison de mon père, maîtresse,
expliqua-t-elle. Au travail jour et nuit, avec à peine un peu de gruau pour tout repas,
sans rien de mieux à espérer. Vous voyez, l’esclavage n’aura pas grand-chose de
nouveau, pour moi.
— Ni pour moi, reprit Britta. Mais au moins, chez ton père, Anna, tu n’étais pas
obligée de partager le lit du maître. Ce qui pourrait bien changer avant la fin de
cette journée.
— Non !
Tremblante et au prix d’un terrible effort, Yvaine parvint à se mettre debout.
— Jamais ! Jamais je ne me soumettrai à un viol. Il faut nous échapper
pendant que nous sommes toujours sur le fleuve…
— Nous échapper ? Maîtresse, vous n’avez pas totalement recouvré vos
esprits !
— Britta a raison !
Anna se leva à son tour et prit le bras de sa dame.
— Nous sommes sur un bateau de guerre viking et vous êtes blessée…
Par de timides pressions de la main, elle essayait de lui faire réintégrer sa
couche de fortune.
— Allons… il faut vous étendre et réparer vos forces. Dieu sait que vous allez
en avoir besoin…
Yvaine la repoussa fermement. Ce seul geste semblait lui déchirer le dos en
deux, mais elle fit son possible pour rester debout.
— Ecoutez-moi, implora-t-elle. Le bateau bouge très peu. Cela veut dire que
nous devons être toujours sur la Tamise et pas encore en mer. Savez-vous nager ?
Anna la regarda, les yeux ronds.
— Non, mais… Que comptez-vous faire exactement, maîtresse ?
— Je ne serai plus jamais la captive d’un homme, jamais ! Tant pis si je risque
ma vie. Mieux vaut essayer et échouer que…
Elle s’arrêta brusquement, tremblant de tous ses membres, et essaya
d’affermir sa voix.
— Une fois que nous serons en haute mer, nous n’aurons plus aucune chance.
Alors, venez-vous, oui ou non ?
Anna la regarda un instant sans répondre, puis baissa les yeux. Britta haussa
les épaules et se pencha pour murmurer quelques mots à l’oreille de la fillette. La
femme qui priait ne s’interrompit pas, mais se rencogna encore davantage contre
la paroi de peaux cousues.
— C’est bon. Alors, priez pour moi, leur dit simplement Yvaine et, sans une
hésitation, elle écarta le pan d’ouverture du prélart. Elle était à l’extérieur avant
qu’Anna elle-même ait pu la retenir de sa main leste.
La lumière crue, reflétée sur la surface de l’eau, l’aveugla instantanément. Elle
cligna des yeux, y porta la main et vacilla sur ses jambes. Son pied heurta quelque
chose et le choc résonna à travers tout le navire. Elle vacilla encore, cherchant
désespérément à accommoder sa vue.
Ces quelques secondes d’hésitation furent la cause de son échec. Les yeux
de tous, à bord, étaient à présent rivés sur elle. Avant qu’elle ait pu esquisser le
moindre mouvement, elle entendit des pas précipités derrière elle et un ordre
retentit, depuis la poupe :
— Othar ! Rattrape-la !
Paralysée par la peur et à demi aveugle, Yvaine voulut malgré tout se ruer vers
le bastingage protégé par des boucliers de bois. Les mains en avant, elle
cherchait à les atteindre, pour prendre appui du pied sur le plat-bord et sauter à
l’eau. Mais avant qu’elle eût pu s’y agripper, un tonnerre de pas précipités retentit
de nouveau sur les planches et elle sentit, sur sa nuque, le souffle de celui de ses
poursuivants qui était le plus en pointe.
Son instinct, affûté par l’urgence comme celui d’un cerf traqué par les chiens,
l’incita à changer brusquement de direction pour se ruer vers le bord opposé, mais
un autre Viking bondit en travers de son chemin. Pour lui barrer la route, il étendit
ses bras en riant, sa bouche telle un gouffre noir dans son abondante barbe
rousse. Derrière elle, l’homme qui la poursuivait poussa un enthousiaste cri de
guerre ou de chasse, qui lui glaça le sang.
Haletante, elle tenta encore une autre direction de fuite, vers la proue à tête de
dragon, là tout près. Sa poitrine était en feu. L’air lui manquait. Mais le plat-bord, à
la base de la figure sculptée, était là, à sa portée. Ses doigts s’y accrochèrent…
Elle ne vit pas venir celui qui la saisit d’une poigne de fer et ne put retenir un cri
de douleur lorsque son dos heurta le manche d’une rame que ses manœuvriers
avaient abandonnée pour la poursuivre.
Ce cri pénétra Rorik comme une lame et il eut l’impression que la vie
l’abandonnait. Du centre du pont, où il se trouvait, il se rua en avant, franchissant la
distance en une seconde, avec la même fureur que s’il chargeait dans une mêlée
furieuse. D’un geste brutal, il fit voler la main de son frère qui s’agrippait déjà à la
tunique de la jeune femme.
— Je t’ai dit de la rattraper, pas de la tuer ! rugit-il.
Othar le regarda, la surprise et la colère remplaçant instantanément l’excitation
sur son visage.
— Qu’est-ce qui te prend, Rorik ? Elle n’est qu’une captive, laisse-nous rire un
peu !
Sans lui répondre, le chef viking s’agenouilla près d’Yvaine. Elle le regarda,
mais la douleur avait éteint la lueur d’or de ses yeux.
Ouvrant ses bras, il la redressa avec d’infinies précautions.
— Elle est à moi, Othar, dit-il sèchement.
Mais il savait déjà que son frère allait contester ce point.
Il n’était d’ailleurs pas le seul. Une sourde rumeur s’éleva de l’équipage,
comme un avertissement avant la tempête.
Rorik sentit se tendre chacun de ses muscles. Maudit soit le sort ! Par Odin,
pourquoi n’était-elle pas demeurée évanouie jusqu’à ce qu’il ait eu le temps de
prévenir les hommes de sa présence à bord ? Ignorait-elle qu’ils se seraient
précipités sur elle comme une meute de loups, s’il n’était intervenu à temps ?
— Petite écervelée, lui murmura-t-il dans la langue des Saxons d’Angleterre,
croyez-vous donc que périr noyée n’est pas un sort assez horrible, que vous
preniez en plus le risque d’exciter mes guerriers ?
— Moins horrible que de devenir l’esclave de suppôts de Satan ! lui cracha-t-
elle au visage.
Elle essaya d’échapper à sa poigne solide et se débattit, alors que la douleur
de son dos martyrisé était si vive qu’elle était à la fois proche du haut-le-cœur et de
l’évanouissement. La coque du drakkar, sous elle, que les flots ballottaient comme
un bouchon, ajoutait encore à son tourment. Elle finit par s’abandonner et ferma les
yeux.
L’homme du Nord la tenait si fermement qu’elle pouvait sentir la pulsation de
son sang à travers ses doigts. Par la Vierge Marie, qu’il était fort ! Ses mains
puissantes eussent pu la briser en deux, s’il l’avait voulu. Pourtant, il ne lui faisait
pas de mal. Ses gestes étaient protecteurs et… oui, étrangement apaisants.
Comme s’il la comprenait et savait qu’elle n’avait plus la force de résister, car toute
son énergie était mobilisée par la volonté de demeurer consciente.
Elle battit des paupières et plongea ses yeux dans ceux, couleur de glace
bleutée, de son ravisseur.
— Bien, puisque vous pouvez parler, soupira-t-il, comment vous appelle-t-on ?
Les vagues se reflétaient dans ses pupilles. Yvaine serra les dents. Si elle
devait périr dans les flots glacés, au moins se noierait-elle avec sa fierté toujours
intacte.
— Je suis Yvaine de Selsey, cousine du roi Edward, dit-elle d’une voix
hautaine.
Mais elle était toujours abandonnée entre ses bras…
Rorik la prit contre sa poitrine, comme pour l’isoler du monde et, la tête
penchée, se perdit un instant dans la contemplation de ses longs cils recourbés,
des courbes de sa bouche. Il eut l’étrange sentiment que quelque chose s’ouvrait
tout au fond de lui et, alors, il sut. Avec certitude et sans nul doute possible.
Elle était sienne. Cette beauté fière mais blessée, humiliée mais courageuse,
indomptable, était sur terre pour être à lui.
Il ne pouvait penser à rien d’autre, refoulait, même, toute autre idée, toute autre
sensation. Cette émotion, qui l’étreignait, venait d’une région secrète et
mystérieuse de son âme, qui ne s’était pas rappelée à son souvenir depuis bien
longtemps. Mais pour l’instant, un problème urgent se présentait à lui et réclamait
une solution.
Lentement, il leva la tête, faisant face à ses hommes. Plusieurs se
rapprochaient déjà, tels des loups cernant une proie qu’ils savaient faible et sans
défense.
Il les regarda droit dans les yeux, l’un après l’autre, immobile et muet, et ils
refluèrent, une expression embarrassée et contrite sur le visage, au lieu de la
concupiscence que l’on pouvait y voir un instant auparavant. Un retournement aussi
complet et aussi rapide avait quelque chose d’incongru et de comique. La gêne et
la honte de ces rudes guerriers étaient clairement visibles. On eût dit des chiens
que leur maître aurait retenus d’un mot.
Mais d’un mot, il n’en avait pas même été besoin. L’un après l’autre, ils
retournèrent à leur banc de nage et reprirent leurs rames.
Tous, sauf Othar et un de ses fidèles.
— Pas si vite, Rorik ! Comment cela, elle est à toi ? Nous partageons toujours
le butin.
— Le butin, oui. Pas les femmes. Celles qui se trouvent en ce moment à bord
sont toutes sous ma protection. Elles ne seront pas forcées et ne seront pas même
vendues, à moins que j’approuve la transaction.
Les yeux bleu pâle d’Othar, très semblables à ceux de son frère, devinrent
d’une froideur de tombeau. Le jeune homme paraissait prêt à bondir, mais ne s’y
résolvait pas et restait immobile comme s’il hésitait sur la conduite à tenir,
seulement animé de quelques mouvements réflexes. Ce fut l’autre, le Viking à la
barbe rouge, qui fit un pas en avant.
Du coin de l’œil, Rorik vit Thorolf se déplacer également vers eux. A brûle-
pourpoint, il s’adressa à Othar.
— Pourquoi ne prends-tu pas ton tour à la barre ? Conduis-nous jusqu’à la
mer.
Surpris, son frère se détendit lentement, abandonnant sa posture guerrière.
— Tu… tu me laisserais barrer ?
— Pourquoi pas ? Veille à ce que les rameurs tiennent la cadence et fais
envoyer la voile dès que nous serons dans l’estuaire.
Othar hésita, regarda longuement Yvaine, puis se tourna vers Thorolf, qui à
présent se tenait campé auprès de Rorik.
— Tu n’as pas besoin de jouer les chiens de garde, lui dit-il d’un ton méprisant.
Si Rorik veut cette pouliche pour lui, qu’il la garde ! Il y en a d’autres, pas vrai,
Ketil ?
— Oui, et puis nous avons le temps !
Le ruffian à la barbe rouge avait soutenu une seconde le regard de Rorik avant
de retourner à son banc de nage en lançant, à l’attention d’un autre de leurs
acolytes :
— Nous ne resterons pas toujours à bord de ce drakkar, hein, Gunnar ?
Celui qu’il avait interpellé tourna vers lui un visage au sourire édenté.
— Du temps, Ketil Briseur de crânes, oui, c’est du temps qu’il nous faut !
Othar éclata de rire et alla se poster à la longue barre de bois.
— Allez, les hommes, cria-t-il d’une voix forte, poussez sur vos rames !
— Satané petit roquet, jura Thorolf entre ses dents, tu vas voir qu’il va nous
échouer !
— Il peut barrer tant que nous sommes sur le fleuve, lui répondit son chef sur le
même ton, en étudiant la course des nuages dans le ciel, mais garde tout de
même un œil sur lui.
— Je le ferai, mais ne crois pas que l’affaire soit close. Je n’aime pas le
regard de ce Ketil, ni celui de Gunnar. Et un drakkar est un fichu endroit pour se
disputer une femme. Elles n’amènent jamais que des problèmes. Tu l’as dit toi-
même, souvent. Tu devrais bien te débarrasser d’elle. Et des autres, aussi…
— Que veux-tu que je fasse ? Que je les jette par-dessus bord ?
— Non, que tu les débarques où tu voudras. Elles ne nous attireront que des
ennuis et tu le sais !
Rorik serra brièvement les mâchoires.
— Avant que tu continues à pérorer comme un maudit conteur de sagas, lui
répondit-il, péremptoire, il faut que je te montre quelque chose. Viens !
Soulevant Yvaine dans ses bras, il se dirigea à grands pas vers le prélart et en
écarta le pan au moment précis où la jeune fille brune passait la tête pour essayer
de voir ce qui se passait sur le pont. Elle se retira rapidement.
Rorik haussa les épaules et s’adressa directement à elle.
— Nul ne vous fera du mal si vous vous tenez tranquilles, lui dit-il avec humeur.
Nous ne sommes pas tous des monstres !
La jeune fille lui renvoya un regard noir.
— C’est toi qui le dis ! lui répliqua-t-elle.
Il entendit Thorolf soupirer derrière lui :
— Des problèmes… et encore des problèmes !
— Arrête donc de marmonner sans cesse, comme un vieillard !
Il s’agenouilla, déposa Yvaine sur son sac de couchage, la fit se tourner
doucement sur le ventre et souleva la tunique de la jeune femme sur ses reins pour
montrer à son ami ce qu’elle avait subi.
— Alors ?
Thorolf se pencha sur les blessures.
— Par les runes de Futhark ! Qui lui a fait ça ?
— Son mari. Je l’ai tué.
Rorik ne lui laissa pas le temps de commenter cette dernière information.
— Comment veux-tu que je la débarque dans cet état ? Elle n’y survivrait pas.
Sa voix s’adoucit et il toucha doucement ses cheveux d’or en ajoutant :
— Aussi courageuse qu’elle soit…
Thorolf le regarda bouche bée. Il resta bien dix secondes avant de s’en
apercevoir et de refermer sa mâchoire.
— Euh… non, non, sans doute pas, grommela-t-il. Comment a-t-elle dit qu’elle
s’appelait ?
— Yvaine de Selsey.
Rorik se rembrunit.
— Elle dit qu’elle est la cousine du roi d’Angleterre, le fils d’Alfred.
— Le fils de…
Thorolf accusa le coup de cette révélation, avant de rétorquer :
— Mais c’est tout de même une femme !
— Oui. Je sais. Tu me l’as déjà dit.
— Et tu crois que les dieux l’ont mise sur ton chemin pour que tu la sauves ?
Mais par Thor, Rorik, que veux-tu en faire ? Demander une rançon pour elle ? La
battre de nouveau ? La jeter par-dessus bord quand tu seras lassé d’elle ?
Rorik se redressa d’un bond et fit face à son ami, les sourcils froncés.
— Quoi que je fasse d’elle, lui dit-il nettement, ce sera ma décision. Tout ce
que tu as à faire, toi, c’est t’assurer qu’Othar maintient la barre de ce drakkar dans
la bonne direction.
Thorolf soutint le regard de son chef pendant un moment très intense et préféra
s’abstenir de prononcer le mot « problèmes » encore une fois. Rorik n’était
manifestement pas d’humeur à écouter des conseils de mesure et encore moins
des reproches. En fait, son ami paraissait prêt à étrangler de ses propres mains
quiconque se risquerait à lui en prodiguer.
En quittant le prélart, Thorolf pensa, avec inquiétude, à un certain vœu de
vengeance.
Un serment contre le roi d’Angleterre, scellé dans la trahison et le sang, huit
ans auparavant, et que tout Viking de Norvège qui avait un peu d’honneur ne
pouvait oublier.
Il n’avait jamais vu Rorik tirer l’épée contre quiconque ne fût pas un guerrier
comme lui, d’égal à égal, mais peut-être que la dame de Selsey pouvait être
l’instrument de sa vengeance contre le roi félon. Même si user d’une femme dans
ce but allait à l’encontre de tous les principes qui guidaient ordinairement son ami.
S’il devait en être ainsi, songea-t-il sombrement, il ne fallait pas être grand
devin pour voir, à l’avance, se dresser de sombres écueils sur leur route…
Pour ne rien dire des bancs de sable, pas du tout métaphoriques, ceux-là, sur
lesquels le frère de Rorik, ce jeune roquet insupportable, n’allait pas manquer de
les faire s’échouer !

* * *
Yvaine dérivait dans un brouillard obscur et douloureux où elle avait perdu la
notion du temps. De loin en loin, elle sentait vaguement que l’on oignait son dos de
quelque onguent à l’odeur répugnante. Une fois aussi, quelqu’un lui présenta une
corne à boire, mais elle était trop faible pour pouvoir seulement absorber une
gorgée. Alors, elle tourna la tête et la corne disparut.
Quelques instants plus tard, une large et forte main vint fermement presser la
corne à boire contre ses lèvres, l’obligea à les entrouvrir et lui versa le contenu
directement dans la gorge. Elle but avidement.
Ensuite, elle avala de bonne grâce le contenu de toutes les cornes qu’on lui
apportait. Le plus souvent, c’était de l’eau mais certaines fois, c’était chaud et
savoureux. Un bouillon parfumé et revigorant. Peu après, elle sombrait dans une
inconscience bienfaisante.
Un peu plus tard, dans un demi-sommeil, elle se sentit portée et déposée sur
une épaisse et moelleuse peau d’ours. Elle soupira d’aise et enfonça sa joue dans
la fourrure, heureuse de ce luxe inattendu. Une main écarta doucement ses
cheveux de son visage. Ce n’était pas la menotte, fine et légère, d’Anna. C’était
cette même main d’homme qui l’avait forcée à boire. Elle se raidit, un peu
effrayée, mais un apaisant murmure la fit se détendre et sombrer de nouveau dans
le sommeil.
Une éternité plus tard, elle revint enfin à elle et ouvrit les yeux. La cruelle et
lancinante douleur qui lui hachait le dos s’était apaisée et ce qu’il en persistait
encore était devenu supportable. Elle ne perdait plus connaissance au moindre
mouvement, comme auparavant. Elle pouvait à présent fixer ses idées, réfléchir.
Mais avec le retour de la conscience vint la terreur. Une peur panique qui
étranglait tellement sa poitrine qu’elle pouvait à peine respirer. Son cœur parut
s’arrêter, puis battit à tout rompre. L’espace d’un bref instant, elle se prit à regretter
qu’il ne se fût pas arrêté pour toujours.
Elle serra bien vite les dents, avalant sa salive pour se délivrer un peu de
l’emprise glacée de l’angoisse, et se força à se redresser pour s’asseoir. Il serait
bien temps d’avoir peur lorsqu’elle connaîtrait le sort qu’on lui réservait et,
d’ailleurs, elle n’était pas seule à l’affronter.
— Louanges à Dieu et à tous les saints du paradis, maîtresse, vous voici de
retour parmi nous !
Rayonnante de soulagement, Anna vint s’agenouiller auprès d’elle et lui tendit
une corne qu’Yvaine accepta avec reconnaissance.
— Où sommes-nous ? balbutia-t-elle avant de boire une gorgée pour
humidifier sa gorge parcheminée.
Sa voix lui parut semblable au bruit d’une vieille serrure rouillée que l’on aurait
essayé de forcer.
— Quelque part au large du royaume des Danes, paraît-il, et en route vers le
Nord, cela, c’est sûr ! Ils tirent le bateau à terre tous les soirs, pour la préparation
des repas. De la soupe et du gruau, le plus souvent. Certains parmi eux restent à
terre toute la nuit mais nous, les femmes, ne sommes pas autorisées à quitter le
bord, à part… quelques minutes, le matin et le soir.
— Oui, renchérit Britta en attirant la petite Eldith contre elle pour lui peigner les
cheveux. Nous sommes forcées de vivre comme des animaux, dans ce maudit
abri tellement étroit que l’on ne peut y bouger.
— Des prisonnières… au milieu d’une prison liquide…, murmura Yvaine.
Mais bien que la panique menaçât encore et à tout moment de s’emparer
d’elle, une pensée vague se forma à la surface de son esprit. Il y avait ce bruit… ce
bruit constant et régulier qui avait disparu. Elle se tourna vers un coin sombre du
prélart. Pourquoi donc ne l’entendait-on plus ? Enfin elle comprit la cause de ce
silence. On ne percevait plus le choc régulier des grains de chapelet, les uns
contre les autres.
— Cette… autre femme, où est-elle ?
Embarrassées, ses compagnes se regardèrent.
— La pauvre… Nous ne savions pas grand-chose d’elle, maîtresse ; elle ne
voulait pas parler, sauf pour psalmodier ses prières. La nuit dernière, elle s’est
levée en silence et s’est jetée à l’eau, malgré les sentinelles. La mer a rejeté son
corps ce matin, et ils l’ont enterrée sur la plage.
Yvaine se signa.
— Puisse Dieu avoir pitié de son âme, murmura-t-elle.
— Oui, c’est un terrible péché que de se donner la mort, reprit Anna. Mais
c’était pour échapper à des barbares, alors elle est plutôt une martyre, que Notre
Seigneur accueillera dans son paradis.
— Mais ils ne lui ont fait aucun mal, intervint Britta. Ils n’en ont fait à aucune
d’entre nous…
Elle réfléchit un instant.
— Certains, bien sûr, ne seraient pas mécontents de prendre leur plaisir,
comme ce voyou aux yeux froids d’Othar et ses deux amis. Vierge Marie, quelles
brutes vicieuses ! Briseur de crânes et Ventre à bière, maîtresse, c’est ainsi qu’on
les surnomme, ces Vikings. Mais ils redoutent Rorik.
— Rorik ?
— Le chef, celui qui vous a capturée…
Britta la dévisagea avec curiosité.
— Ne vous souvenez-vous pas de lui ?
Elle fouilla dans sa mémoire… Un guerrier de haute taille, des yeux perçants
qui la regardaient. Des mains puissantes… Non, elle ne voulait pas se souvenir.
Tout ce qui s’était passé, ce jour-là, dans la maison seigneuriale, relevait du
cauchemar.
Elle secoua la tête, consciente qu’Anna, elle aussi, s’étonnait du temps qu’elle
avait mis à répondre.
Yvaine détourna les yeux. Le pan de peau du prélart avait été laissé ouvert,
pour laisser entrer un peu de lumière sous l’abri. Un beau soleil d’été brillait et
c’était pour elle une distraction très bienvenue.
— Avons-nous le droit de sortir respirer un peu ? demanda-t-elle, soudain
prise du besoin impérieux de quitter l’abri de peaux cousues.
Il lui fallait de l’air, du soleil, pour pouvoir de nouveau réfléchir. Si les hommes
du Nord tiraient chaque soir leur bateau sur la grève, une évasion restait possible.
— Thorolf nous surveille, répondit prudemment Anna.
Elle haussa les épaules et aida Yvaine à se lever.
— Je ne vois pas ce que l’on risque, si on reste près du prélart, derrière les
rameurs. Mais je vous accompagne, au cas où vous vous sentiriez mal.
Yvaine lui sourit en retour et elles sortirent à l’air libre. Là, instantanément, le
sourire de la jeune femme se figea, devant les dizaines de regards curieux pointés
dans sa direction. Elle baissa les yeux et une seule question, incongrue, envahit
alors son esprit : pourquoi les hommes ne ramaient-ils pas ?
Elle trébucha, faillit perdre l’équilibre et la réponse vint, évidente : le drakkar
naviguait sous voile. Son étrave plongeait sous la lame, puis émergeait, et c’était
ce mouvement rapide qui venait de menacer sa stabilité. Surprise, elle se
raccrocha au plat-bord.
Mais un regard sur l’équipage lui apprit que les hommes, loin de s’avancer
vers elle avec des intentions menaçantes, étaient pour la plupart assis, occupés à
la réparation de quelque pièce d’accastillage. D’autres surveillaient des lignes de
traîne. Au grand soulagement d’Yvaine, la plupart ne la regardaient plus, comme si
leur curiosité était pour le moment satisfaite. Elle-même, après quelques regards
timides, n’avait pas le courage de vérifier lesquels, parmi ces rudes gaillards,
menaçaient de s’intéresser encore à elle d’un peu trop près.
— Mon Dieu, soupira-t-elle. J’ai l’impression qu’ils sont des centaines !
Anna lui sourit timidement.
— Je l’ai cru moi aussi, au départ, tant ils me faisaient peur. Mais en fait, ils
sont à peine une quarantaine et ils nous ignorent, la plupart du temps.
Si c’était vrai, Yvaine songea qu’elle devrait peut-être sauter par-dessus bord
tout de suite.
Elle respira profondément, détourna le regard vers la surface de la mer, en
dessous d’elle, et sentit son cœur remonter dans sa gorge.
Plonger dans les vagues depuis le bastingage ne lui servirait à rien. Ce serait
purement et simplement un suicide. Les vagues que fendait la coque effilée du
drakkar s’étendaient, sur bâbord, jusqu’à l’horizon, à perte de vue, sombres,
insondables et mues par une force inépuisable et mortelle. Sur tribord, on
discernait bien vaguement la côte, au loin, mais ce n’était qu’une ligne de sable
battue par les vents avec, derrière, des dunes où des herbes folles semblaient
autant de pauvres âmes errantes appelant à l’aide du fond du purgatoire. Pas
trace de la moindre habitation, pas même une cahute et nul bruit que le ressac,
avec parfois, le cri lugubre d’un pétrel ou celui d’un faucon en chasse au-dessus
des dunes.
La main crispée sur le plat-bord, derrière les boucliers de bois, Yvaine
contemplait avec amertume ce paysage désolé mais, en même temps, elle sentait
la caresse du soleil, sur sa peau. L’air était frais, salé et iodé comme la mer. Les
cris d’oiseaux résonnaient à ses oreilles comme un appel joyeux. Elle était vivante.
Vivante ! Et s’il fallait en croire les autres femmes, aucune d’elles n’avait été
molestée. N’y avait-il pas là, déjà, de quoi se réjouir ?
Elle se tourna vers Anna, heureuse de pouvoir exprimer un peu de
reconnaissance à quelqu’un, comme si cet humble plaisir pouvait restaurer une
apparence de normalité.
— Dis-moi, Anna, lui demanda-t-elle, qu’est-ce donc que tu m’as mis sur le
dos ? Je dois à tes soins de pouvoir être debout ici, à ce bastingage, même si ça
me vaut également d’être regardée d’un œil torve par un ramassis de brutes et de
canailles. C’est un produit miraculeux, mais l’odeur en est vraiment forte. Je
croyais que c’était à cause du confinement dans cette sorte de tente, mais…
Elle tourna la tête derrière son épaule et renifla délicatement.
—… Il semble que je l’ai transportée jusqu’ici avec moi !
Anna se mit à rire.
— Ce n’est que de la graisse de mouton, maîtresse. L’odeur en est puissante,
mais l’effet souverain. Vos blessures s’effacent déjà.
— C’est exact.
Elle avança sa main pour presser, avec reconnaissance, celle de la jeune fille.
— Je te remercie du fond du cœur, lui dit-elle, pour tout ce que tu as fait. Je ne
sais ce qui serait advenu de moi, si tu n’avais pas été là pour me soigner.
J’aimerais… pouvoir te payer tout cela, mais…
— Je n’ai pas besoin de paiement, maîtresse, et d’ailleurs, je n’étais pas seule
à m’occuper de vous. Rorik l’a souvent fait en personne, et en ce moment même…
Elle baissa la voix.
— En ce moment même, il vous contemple…
A cause de ces simples mots, le fragile rideau de normalité derrière lequel
Yvaine tentait de se protéger vola en éclats et se dissipa dans l’air marin. La dame
de Selsey regarda fixement la surface de la mer, en dessous d’elle, les mains
toujours crispées sur le plat-bord.
— Où est-il ? murmura-t-elle.
— A la poupe, répondit Anna sur le même ton. Voulez-vous vous retirer sous le
prélart ?
— Me retirer ?
Yvaine éclata en sourdine d’un rire bref et sans joie.
— Pour quoi faire ? Je devrais plutôt sauter à l’eau et nager jusqu’au rivage,
ne crois-tu pas ?
— Vous avez déjà essayé cela, lui répliqua la jeune fille, nettement. Mais Rorik
aura plongé derrière vous, à peine aurez-vous crevé la surface. Ce qu’il tient, il le
tient bien, croyez-moi !
Elle lui lança un regard sévère par-dessus son épaule.
— Je ne lui ai parlé qu’une fois ou deux, mais… je connais mieux son ami
Thorolf avec qui j’ai pu discuter, et si la moitié seulement des histoires qu’il raconte
sont vraies…
— Des histoires ? Quelles histoires ?
Anna la regarda, l’œil brillant d’excitation.
— Il dit que Rorik n’a jamais été vaincu au combat, même pas la fois où il a
lutté contre un énorme mâle d’ours blanc, blanc comme la glace, seulement armé
d’un couteau. Pouvez-vous imaginer cela, dame ? C’est pour cela que ses
hommes l’appellent le Tueur d’ours. Il porte une canine de l’animal autour du cou,
pendu à un lacet de cuir, et…
— Attends, attends…
Yvaine tendit ses mains pour endiguer un peu le flot de paroles de la jeune fille.
— Ce Thorolf t’a narré un beau conte et toi, innocente, tu l’as cru ! Un ours
blanc comme la glace ? Qui donc a jamais vu une créature aussi fabuleuse ?
— Mais…
— Non, fais-moi confiance. Ce n’est qu’une légende. Une saga, comme ils
l’appellent. J’ai entendu dire que ces barbares en sont friands.
Pour rien au monde elle n’aurait voulu admettre qu’une terreur glacée l’avait
saisie, tout au long de la colonne vertébrale, en l’entendant faire ce récit.
— Mais Thorolf l’a vu de ses yeux, maîtresse, il me l’a dit…
— Allons, ce n’est qu’un récit de bataille, voilà tout. En as-tu déjà entendu un
qui ne fût très exagéré ?
— Ils doivent bien contenir un fond de vérité, se récria Anna avec chaleur, ou
bien nous ne serions pas là, intactes, alors que quarante Vikings sont à quelques
mètres de nous… Que croyez-vous donc qu’il se passerait, maîtresse, si Rorik ne
tenait pas ses hommes ?
La question d’Anna détourna l’attention d’Yvaine de celle de savoir si les
histoires de Thorolf étaient vraies ou fausses et elle songea que si ces ruffians,
dont la seule présence lui donnait envie de retourner se pelotonner tout au fond de
l’abri du prélart, se tenaient si tranquilles, ce ne pouvait être que parce que
l’homme qui les commandait était encore plus brutal, plus cruel et plus sauvage
qu’eux tous.
« Ce chef, ce terrible guerrier, je vais devoir lui faire face, se dit-elle en
tremblant. Si je veux réussir à m’évader, je dois me montrer plus rusée que lui. »
Peut-être ne serait-ce pas si difficile, après tout. Il n’était qu’un païen, un
barbare qui ne voyait probablement pas plus loin que son prochain massacre.
L’affrontement qui les attendait serait d’une tout autre nature que les tueries
auxquelles il était habitué. Elle pourrait probablement le tromper, le convaincre, par
exemple, de laisser les femmes passer les nuits à terre. Alors, si elle pouvait
mettre la main sur une arme…
Elle regarda pensivement le bateau, de la poupe à la proue, s’attardant sur les
barils où l’on conservait les provisions du bord. Rien de tout cela ne pouvait lui être
utile. Des cordages… cette figure de proue sculptée en forme de dragon…
Elle tourna son regard vers la poupe et la longue barre, elle aussi sculptée, en
forme de quelque animal fabuleux, pas un dragon cette fois, plutôt un serpent aux
yeux incrustés de cuivre, qui renvoyaient les rayons du soleil et semblaient donner
vie à l’animal.
Pendant un long moment, elle resta fascinée. Il fallait reconnaître que ces
barbares s’y entendaient à sculpter le bois. Puis elle vit la main posée sur la barre,
large, forte, mais aux doigts longs et fins, qui enveloppait la poignée, maintenant le
navire dans le bon cap.
Yvaine sentit un souffle de brise lui caresser l’épaule et soulever légèrement
ses cheveux sur sa nuque, mais son regard, toujours fixé sur cette main, à la barre,
suivit, comme malgré elle, la ligne de l’avant-bras musclé derrière le bracelet d’or,
puis l’épaule solide et large, puis…
Son regard rencontra celui du Viking, fixé sur elle avec son étonnante intensité
d’oiseau de proie et cette expression singulière qu’elle n’avait pu oublier.
Chapitre 3

Tout se figea. Le temps, la pensée, le mouvement. La longueur entière du


navire les séparait et pourtant Yvaine se sentait paralysée, tout entière sous
l’emprise de son ravisseur, comme s’il la clouait sur place, malgré la distance.
Lorsque, finalement, il se détourna pour s’adresser à un homme qui se tenait non
loin de lui, elle libéra son souffle longtemps retenu et sentit son cœur battre plus
vite, en écho.
— Thorolf vient vers nous, on dirait qu’il veut nous parler, lui souffla Anna. Il ne
faut pas avoir peur de lui, maîtresse, il est plus civilisé que beaucoup d’autres
Vikings.
— Ce sont tous des sauvages, murmura Yvaine, farouche, sans se demander
pourquoi il lui était nécessaire de l’affirmer ainsi. Tous !
— Votre mari, notre sire, était-il donc tellement meilleur, maîtresse ? lui
répliqua tranquillement Anna.
Avant qu’elle pût répondre, un Viking à la barbe blonde s’avança vers elle.
Après avoir échangé un regard avec Anna, il tendit sa main vers Yvaine.
— Venez, lui dit-il.
Ne sachant trop ce qu’il lui voulait, la dame de Selsey recula d’un pas.
— Je ne suis pas à tes ordres, barbare !
Thorolf soupira puis, allongeant le bras, il la saisit par le poignet sans autre
forme de procès et commença à la traîner vers la poupe.
Ce geste surprit Yvaine et faillit la faire trébucher. Quant à y résister…
Elle s’attendait certes à ce que ce ruffian développât une force colossale, mais
pas à cette poigne, qui sans effort apparent la tirait inexorablement vers l’arrière.
Finalement, elle retrouva toute sa voix et son autorité, lorsqu’elle comprit à qui
il l’amenait.
— Lâche-moi immédiatement, espèce de sauvage ! ordonna-t-elle. Je ne suis
pas un sac de marchandises que tu as volées et que tu apportes à ton chef !
pas un sac de marchandises que tu as volées et que tu apportes à ton chef !
Elle pria mentalement pour que le Viking, par association d’idées, n’ait pas
celle de la balancer par-dessus son épaule, la ridiculisant devant les autres
canailles de sa sorte.
— Moins de bruit, belle dame ! lui répondit Thorolf en lui lançant un regard
agacé par-dessus son épaule. Voulez-vous donc faire un esclandre en public ? Je
vous amène voir Rorik, il veut vous parler.
— Et c’est là sa manière de me le demander ? Qui donc lui a appris la
politesse ? Un porcher ?
Thorolf leva les yeux au ciel, murmura quelques mots dans sa langue, puis se
tourna pour faire face à la dame de Selsey.
— Croyez-vous, lui demanda-t-il, que Rorik laisserait son Dragon des mers se
barrer seul, pendant qu’il vous courrait après ? Ah, les femmes ! Des faiseuses de
problèmes, du début jusqu’à la fin !
Il se remit en marche et lui lança, par-dessus son épaule :
— N’allez pas tomber, attention où vous mettez les pieds !
Yvaine se laissa entraîner sans plus rien objecter, proprement stupéfaite de
l’incongruité de cette dernière remarque du Viking, qui s’inquiétait, absurdement,
de sa sécurité ! Pourtant, elle était bien certaine qu’il n’eût pas hésité à la tuer, si
elle avait seulement fait mine de vouloir s’échapper.
Fuir ? C’était bien beau, mais où se cacher ? se dit-elle, pleine d’amertume.
Entre ces trois hommes, là, qui jouaient aux dés, accroupis sous le mât ?
Comme s’ils avaient pu lire dans ses pensées, ils levèrent tous trois la tête à
l’instant même et la regardèrent, attirés par elle comme le papillon par la flamme.
Yvaine frémit et détourna les yeux. Leur rire gras lui rappelait désagréablement
celui de Ceawlin.
— Bah, ignorez-les, lui souffla Thorolf. Même Rorik ne peut les empêcher de
vous regarder.
Et comme, surprise, elle se tournait vers lui, il l’étonna plus encore en lui
souriant aimablement.
— Je pense qu’il serait venu vous parler directement, mais ces parages ne
sont pas faciles et il s’attend à un changement de vent imminent. Vous savez, il n’y
a pas meilleur marin que lui dans toute la Scandinavie !
Eh bien, non, elle l’ignorait. Tout ce qu’elle savait, c’était que le monde entier
était devenu fou, la laissant se débattre dans la plus totale des confusions.
Là, devant elle, proche à la toucher, se tenait le guerrier qui avait hanté ses
cauchemars. Pareil, le casque en moins, à l’image qui restait imprimée dans sa
mémoire. Il lui fallait reconnaître qu’il n’avait rien d’une brute assoiffée de sang, ni
du barbare obtus qu’elle l’avait accusé d’être. Mais tout du héros fabuleux de ces
légendes nordiques qui l’enthousiasmaient tant lorsqu’elle était enfant.
Comment était-ce possible ? se demanda-t-elle en tentant de superposer
mentalement à cette image flatteuse une autre, moins reluisante.
D’abord, il était grand et fort, certes, mais il n’avait pas, à son avis, la beauté
parfaite de ces héros légendaires, ni celle moins surhumaine, qu’elle avait pu
parfois observer à la cour de son cousin, sur les traits de certains paladins. Il était
trop… sauvage, trop peu apprêté pour cela. N’avait-il pas quand même, tout bien
considéré, la beauté des héros de légende ? Que dire alors de l’harmonie de ses
traits, de ses pommettes saillantes, du nez fin et droit, de la mâchoire carrée,
volontaire, des yeux gris et perçants qui vous regardaient bien en face et brillaient
d’intelligence, plutôt que de force brutale.
Pas vraiment beau, cet homme-là ? Allons donc ! Sans parler, sans même
esquisser un mouvement, il vous coupait le souffle.
— Vous avez vite retrouvé vos forces, lui dit-il quand il la vit s’approcher.
Freyja, la bonne déesse, a dû veiller sur vous !
Yvaine sursauta au son de sa voix.
Profonde, avec un timbre rauque qui évoquait l’ombre, la nuit. Elle la troublait,
cette voix, la rendait aussi nerveuse que s’il l’avait touchée.
— Vous pouvez bien invoquer vos dieux païens, lui dit-elle, en rougissant
d’avoir dévisagé Rorik aussi longtemps.
Elle n’avait pas même remarqué que Thorolf les avait laissés seuls.
— Je ne doute pas, acheva-t-elle, qu’ils vous approuvent de capturer
lâchement des femmes sans défense pour les réduire en esclavage !
Rorik leva les yeux vers la vergue, attentif au moindre changement du vent, qu’il
accompagna par un léger mouvement de redressement de la barre.
— Votre mari a voulu vous voir réduite en esclavage, corrigea-t-il calmement.
Pas moi.
Dédaignant de lui répondre, le menton levé en signe de mépris, elle feignit de
s’absorber dans la contemplation des vagues. Mais il l’intriguait bel et bien. Que
Dieu lui pardonne, elle était avide de tout connaître de cet homme, dans les plus
petits détails.
Avide de voir le vent soulever ses cheveux, de le regarder se tenir sur le pont,
ses longues jambes en équerre pour mieux accompagner le mouvement du
bateau, de voir jouer les muscles puissants de son bras sur la barre qu’il tenait
d’une main à la fois ferme et légère, accompagnant la course du drakkar sans la
brider et, même, de scruter les petits plis qui se formaient au coin de ses yeux,
quand il les accommodait à la lumière.
Si sûr de lui, si naturellement mâle. Luttant contre les forces de la nature et les
pliant à sa volonté. Comment pourrait-elle jamais échapper à un tel homme ?
Et le voulait-elle seulement ?
La question venait de surgir dans son esprit avant qu’elle ait pu se censurer
elle-même. Elle sentit ses jambes prêtes à se dérober sous elles.
Rorik émit une sorte de grognement et poussa du pied vers elle un coffre de
bois ouvragé.
— Asseyez-vous, avant de défaillir. Vous devez être morte de faim.
Il se mit à fourrager dans un sac posé à ses pieds. Yvaine se laissa tomber sur
le coffre. Ce n’était nullement une manifestation d’obéissance. Ses jambes
refusaient tout simplement de la porter.
Elle se reprochait amèrement ce qu’elle appelait sa folie. A quoi pensait-elle
donc ? Ignorait-elle qu’elle était la prisonnière d’un Viking ? Il n’allait pas la
promener en mer, puis la ramener sur les côtes d’Angleterre avec un remerciement
poli pour le plaisir de sa compagnie.
Un objet qui ressemblait à une lanière de cuir atterrit sur ses genoux. Elle le
considéra avec une méfiance inquiète, comme s’il se fut agi d’un serpent
venimeux.
— C’est du poisson séché, pas du poison, nota ironiquement son ravisseur.
En entendant cette note d’humour dans sa voix, elle leva les yeux vers les
siens, qui n’étaient plus du tout froids. Il lui sourit. Un sourire lent, à vous briser le
cœur, qui illuminait soudain ses traits sévères, lui conférant une physionomie
agréable et espiègle. Une vision qui vous faisait oublier toute idée d’esclavage et
de filles forcées.
Pourquoi, grand Dieu, aurait-il besoin d’utiliser la violence, pour obtenir ce qu’il
voulait ? Ce sourire aurait fait une esclave consentante de n’importe quelle femme.
C’était comme un baiser, une caresse, un enchantement. Eût-elle un mur de
pierres autour du cœur que ce sourire l’eût détruit, irrémédiablement.
La faim, en effet, avait dû l’affaiblir. Il lui fallait recouvrer ses forces et vite !
Détournant ses yeux de Rorik, elle saisit le poisson, le prit entre ses dents et y
mordit. Puis elle faillit défaillir quand le Viking se pencha vers elle et commença de
délacer délicatement sa tunique.
Elle voulut crier, mais le son s’étouffa dans sa gorge. Elle eut alors le réflexe de
bondir sur ses pieds, mais elle sentit une main solide se poser sur sa nuque pour
la retenir, la clouant littéralement sur son coffre. Le cœur d’Yvaine se mit à battre
follement dans sa poitrine, à un rythme tel qu’elle était certaine qu’il pouvait
l’entendre. Allait-il lui retirer ses vêtements devant tout son équipage réuni ?
— Restez tranquille, ordonna-t-il. Le soleil va faire du bien à votre dos et les
hommes ne peuvent rien voir.
Les doigts de Rorik parurent se desserrer, soutenant sa nuque plutôt que la
maintenant, avec délicatesse. Puis il s’écarta.
Un ineffable soulagement s’empara d’Yvaine, relâchant chaque muscle de son
corps. Il n’allait pas lui retirer ses vêtements. Du moins, pas encore. D’ailleurs, il ne
semblait plus lui accorder aucune attention, tout entier mobilisé par la conduite de
son navire. Il tirait fort sur la barre et lançait des ordres dans sa langue gutturale.
Les hommes s’attroupèrent au pied du mât, halant les écoutes pour réduire la
toile. Yvaine regarda la grande voile rectangulaire et, le cœur toujours battant, se
dit que la décoration de celle-ci n’était pas particulièrement guerrière, ni agressive.
Elle était faite de bandes inclinées rouges et blanches, alternées, rien du noir
sinistre et des dessins effrayants qu’on lui avait si souvent décrits.
Son regard monta plus haut, le long du mât. Une girouette dorée y était
accrochée, sa flèche pour l’instant pointée vers la terre. En dessous, des pavillons
flottaient fièrement sous la brise et plus haut, à la pomme du mât, une petite tête de
dragon stylisée, réplique de la figure de proue, semblait fixer l’horizon de ses yeux
morts.
La lumière était éblouissante. Elle baissa les yeux, vaguement consciente de
la caresse du soleil sur son dos. La chaleur lui faisait du bien, accélérant la
guérison de ses blessures. L’air absent, elle mordit de nouveau dans le poisson
séché.
— Dites-moi, pourquoi donc votre mari a-t-il pris le temps de vous battre au
beau milieu d’une attaque de Vikings ?
Cette question, assénée sans précaution ni préambule, fit à Yvaine l’effet d’un
nouveau coup de fouet.
— Eh bien ? insista Rorik lorsqu’elle lui lança un regard surpris. L’avez-vous
provoqué plus que de raison ? Trompé avec un autre homme ? Qu’avez-vous donc
fait pour être si sévèrement punie, à un tel moment ?
— Oh, bien sûr, je suppose que je suis à blâmer !
L’outrage lui avait, en un instant, rendu toute sa voix.
— Provoqué Ceawlin plus que de raison ? Peut-être. Je me suis constamment
opposée à lui, en effet, durant les cinq années qu’a duré notre mariage.
— Cinq ans ?
Les sourcils de Rorik se rapprochèrent.
— Mais vous deviez être une enfant, quand il…
— J’avais quatorze ans quand je me suis mariée, répondit-elle sèchement. Et
alors ? Quant à avoir été battue, la belle affaire ! Vous autres Vikings faites
sûrement la même chose à vos femmes, lorsqu’elles vous défient, ou pire !
— Dans mon pays, une femme peut divorcer d’un homme qui lui a fait subir ce
que vous avez subi, à moins qu’il puisse prouver qu’elle lui était infidèle, répondit
tranquillement Rorik. Elle peut divorcer si son mari ne ramène pas de quoi faire
vivre le ménage ou se montre paresseux. Et aussi s’il dénude son torse en public.
— S’il dénude son torse en public ?
Elle le regarda d’un air sévère.
— Vous devez me juger bien sotte, si vous croyez pouvoir me faire avaler de
telles sornettes !
L’amusement releva les coins de la bouche du Viking.
— Loin de là ! Je ne vous dis que la vérité. Mon oncle a même utilisé cette
méthode, par ruse, pour se débarrasser d’une épouse à la langue plus affûtée que
sa meilleure hache de guerre. Si un homme dénude son torse en public, c’est
considéré comme de très mauvais goût, une provocation. De la même manière…
Il se pencha encore, et toucha l’une des tresses couleur de miel doré d’Yvaine.
Une caresse si douce et si calme qu’elle ne songea pas à s’y soustraire.
—… Une femme mariée doit couvrir ses cheveux.
— Oh !
Le rouge monta aux joues de la jeune femme. Jusqu’à cet instant, elle n’avait
pas songé à son apparence. A présent et bien étrangement, elle se prenait à
prendre conscience de ce qui lui avait manqué depuis deux jours. Comme du
savon ou un peigne. Elle se demanda si Rorik percevait la persistante odeur de
graisse de mouton qui l’imprégnait et, l’instant d’après, elle regretta de s’être
seulement posé cette question.
— Eh bien, soupira-t-elle, comme pour elle-même, je regrette fort de ne pas
avoir pu divorcer de Ceawlin, ou même d’avoir dû l’épouser. Mais ce mariage
favorisait les projets de mon cousin le roi. Pourquoi parlons-nous de tout cela ?
— Parce que j’essaie de vous connaître mieux. Parlez-moi un peu de votre
cousin…
— Le roi ? Vous voulez que je vous parle d’Edward ? Il vous intéresse donc ?
— Edward ? Oui.
— Mais pourquoi donc êtes-vous… ?
Elle s’arrêta net, frappée par l’évidence. Bien sûr, pour la rançon.
Comment n’y avait-elle pas pensé plus tôt ! Elle tenait là le moyen de sa
liberté. Les Vikings ne pensaient qu’au butin et elle était une prise de grande
valeur marchande.
L’excitation et le soulagement lui firent presque tourner la tête. Elle dut lutter
pour garder son calme et cacher sa satisfaction.
— Que voulez-vous savoir ? demanda-t-elle, des images de pièces d’or et de
joyaux dansant devant ses yeux.
— Tout d’abord, pourquoi votre un cousin vous a-t-il mariée à un lâche et une
brute ?
— Je… Comment ?
— Ma foi, ma question était assez simple. Vous disiez l’avoir épousé il y a cinq
ans. Ce devait être au moment de la mort du roi Alfred, alors ?
— Oui, mais… Elle fronça les sourcils. Comment le savez-vous ?
— C’est de peu d’importance…
— Mais…
— Répondez à ma question.
— Oh, mais bien sûr, tout de suite. A vos ordres, ô grand chef des pirates !
— Vos sarcasmes ne changent rien au fait que je suis effectivement le maître à
mon bord. Parlez !
Yvaine planta ses ongles dans sa paume pour se forcer à la patience. Il était
clair que l’arrogance ne lui serait d’aucun secours.
— Il y a cinq ans, commença-t-elle avec précaution, Edward fut couronné roi du
Wessex. Mais notre cousin Athelwold contesta sa légitimité. Comme il ne trouva
pas d’appui dans le pays, il se rendit chez les Danois, pour tenter de les gagner à
sa cause. Il n’est pas rare, pour les Saxons, d’aller recruter des guerriers chez les
hommes du Nord. Alors Edward a voulu s’allier à un proche d’Athelwold, pour lui
couper définitivement l’herbe sous le pied du côtés des barons d’Angleterre.
Ceawlin était l’un d’eux.
— Voilà donc pourquoi le pavillon royal flottait sur votre forteresse ?
— Oui. Elle haussa les épaules. Ceawlin le voulait ainsi, même si Edward n’y a
jamais mis les pieds. Peut-être pensait-il que proclamer ainsi sa fidélité au roi le
dispensait de tout autre devoir envers lui. Dieu sait qu’il était bien trop lâche pour
combattre d’un côté ou de l’autre. D’ailleurs, Athelwold a été tué l’an dernier à la
guerre, cela n’avait donc plus aucune importance.
— A part le fait que vous êtes restée mariée à un homme qui vous aurait
maltraité tout le reste de votre vie…
Elle bondit sur ses pieds, indignée.
— Vous avez l’audace de me dire cela ? Vous !
— Je ne vous ai pas maltraitée, répliqua-t-il doucement.
— Par tous les saints ! Comment appelez-vous donc le meurtre de mon époux
et mon enlèvement ? Des mesures de faveur ?
— Réfléchissez un peu…
Il l’étudia pendant un long et inconfortable moment avant de poursuivre.
— Vous avez presque été battue à mort. Si votre mari avait survécu, combien
de temps croyez-vous que vous seriez restée en vie, vous-même ? Il y a de
nombreuses façons de tuer une femme, surtout quand elle gît, inconsciente et
inanimée.
Yvaine soutint son regard calme et froid, mais elle ne se sentait plus si
assurée. Certains souvenirs remontaient à sa mémoire. Les potions d’Anfride…
— Ceawlin aurait difficilement pu m’assassiner devant témoins, murmura-t-
elle.
— Quels témoins ? La maison seigneuriale était vide et le serait restée au
moins quelque temps. Certains ne reviennent jamais, après un raid.
— Bien sûr ! Puisque vous avez tout brûlé et tout pillé.
— Tous les nôtres ne brûlent et ne pillent pas, petite…
Sa voix avait pris un ton grave qu’elle avait l’impression de ne pas entendre
pour la première fois. Non… c’était impossible.
— Me croyez-vous aveugle ? lui répliqua-t-elle. J’ai vu et senti la fumée de vos
incendies. J’ai vu votre ami Thorolf chargé d’or et d’argent, je…
Rorik haussa les sourcils.
— Vous vous souvenez de beaucoup de choses, remarqua-t-il, pour quelqu’un
qui était grièvement blessé…
— Je me souviens aussi vous avoir vu tuer, vous-même. Je me souviens de
cadavres gisant au sol. Même une de vos captives s’est jetée à la mer et…
— Vous me blâmez pour cela ?
— N’êtes-vous pas la cause de…
— Non !
Sa voix était devenue sèche et coupante. Ses yeux perçants s’enflammaient
de colère.
— M’accuseriez-vous de l’avoir tuée ?
Yvaine le regarda avec un embarras auquel elle ne s’attendait pas.
— Non, je… je ne saurais… ce serait injuste.
La ligne dure de la bouche du Viking sembla s’adoucir un peu.
— Vous semblez posséder un grand sens de la justice. Cela me surprend,
mais…
Il secoua la tête sans achever sa pensée, puis reprit :
— Vous avez aussi beaucoup de courage. Trop, je l’espère, pour suivre
l’exemple de cette malheureuse…
— Parfois, il faut plus de courage pour mourir que pour se résigner à un sort
indigne…
— Vous savez très bien que je ne vous livrerai jamais à mes hommes malgré
la charmante suggestion de votre mari m’encourageant à agir ainsi.
— Eh bien, il ne vous reste qu’une chose à faire, lui dit-elle, vibrante de défi,
puisque je ne puis être esclave, ni servir de putain à vos canailles, vous n’avez plus
qu’à me violer vous-même !
« Mais par tous les saints, songea-t-elle, s’il y a en toi la moindre once de
miséricorde, alors laisse-moi me jeter à la mer ! »
Il ne se passa rien. Rorik souleva simplement un sourcil.
— Ce n’est pas la proposition la plus ensorcelante que j’ai jamais reçue, dit-il
avec flegme, mais je reconnais que c’est un défi intéressant… Je crois que vous
méritez une bonne leçon.
En un battement de cils, tout le sang se retira du visage de la jeune femme.
— Comme celle que m’a infligée Ceawlin ?
Il fut auprès d’elle, à la toucher, avant qu’elle eût même prononcé le dernier mot
de sa phrase. Malgré elle, Yvaine recula.
— Par le marteau de Thor ! lui dit-il sans élever la voix. Vous ai-je donné la
moindre raison d’avoir aussi peur de moi ? Croyez-vous que je lèverais la main sur
vous, après avoir vu ce que l’autre brute vous a fait ?
— Comment le saurais-je ? lui répliqua-t-elle et elle secoua la tête, essayant
désespérément de rassembler encore assez de courage pour lui tenir tête.
La chose était quasiment impossible. Il était trop près d’elle, trop grand, trop
irrésistiblement mâle. Et puis, à si courte distance, différent, aussi. L’apparence
toujours fière et dure, mais les rayons du soleil, qui jouaient sur sa pommette, lui
faisaient des traits plus doux, des lèvres plus pleines et, bien qu’il la regardât
toujours sévèrement, il y avait une lueur de compassion et de compréhension dans
ses yeux. De l’intérêt et de la curiosité, aussi.
Elle détourna le regard, bien plus troublée qu’elle n’aurait jamais voulu
l’admettre.
— Comment voulez-vous que je sache ce que vous ferez ou ne ferez pas ? se
défendit-elle. Vous m’avez arrachée à ma maison, à mes gens, au domaine dont
j’étais la maîtresse. Je vous ai vu tuer Ceawlin. Même si vous pensiez… il… il ne
m’avait jamais touchée, avant cela, d’aucune manière. Alors…
— Comment ?
Elle vit Rorik se pencher et lui prendre soudainement le visage dans sa large
main, pour mieux plonger son regard scrutateur dans le sien. Yvaine était comme
hypnotisée par la flamme de ses yeux. A la lumière, ils semblaient d’argent.
— Qu’avez-vous dit ? demanda-t-il, stupéfait. Cet homme vous a eue pendant
cinq ans dans son lit et il ne vous a jamais touchée ? Etait-il donc déjà mort, bien
qu’encore vivant ?
— Eh bien, je… Il n’était pas… Enfin, je suppose qu’il avait d’autres intérêts,
bredouilla la jeune femme qui s’empêtrait dans ses explications.
Le temps du langage cohérent était visiblement passé pour elle. Mais Rorik
sembla comprendre à demi-mot quels avaient pu être les « autres intérêts » de
Ceawlin. Sa main s’immobilisa, se crispant un instant, puis il la retira et s’écarta
d’elle.

* * *
Si le mât était soudainement tombé sur lui, il n’eût pas été plus stupéfait.
Il était comme assommé par cette révélation et seuls ses réflexes de marin
aguerri lui permettaient de manœuvrer machinalement la barre sans commettre
d’erreur. Les mots d’Yvaine l’avaient frappé comme un bélier, une muraille. Son
mari n’avait pas menti. Elle était pure, innocente, et elle était à lui.
Par le maître du tonnerre, elle était sienne ! Aucun autre homme ne l’avait vue
nue, n’avait touché sa tendre chair, ne l’avait tenue dans ses bras. Le violent afflux
de sang, dans son bas-ventre, l’avertit que mieux valait ne pas trop y penser, mais
ce qui l’étonnait le plus, c’étaient les violentes émotions qui se déchaînaient en lui :
la tendresse, l’instinct de protection. D’où lui venait donc tout cela ? Bien sûr, il
avait désiré les femmes qui avaient partagé sa couche, ressenti de l’affection pour
une ou deux d’entre elles, mais jamais ainsi. Pas au point d’être, comme en ce
moment, déchiré entre la force de son désir et le besoin, tout aussi impérieux, de
protéger l’objet de ce désir. Fût-ce de lui-même.
Par tous les dieux, il ne fallait pas penser à tout cela. Garder l’esprit vide, ne
plus envisager que des choses… concrètes. Cette barre sous sa main, le sens du
vent, les écueils peut-être cachés, là, sous les vagues. Il se trouvait entre Yvaine et
quarante guerriers. S’il violait la règle qu’il avait lui-même imposée à tous, alors
aucune femme ne serait en sécurité à son bord.
Il assura plus fermement sa main sur le bois sculpté de la barre et son regard
quitta le visage d’Yvaine pour venir se poser sur la tunique masculine qu’elle
portait. Le simple vêtement avait un peu glissé, lui offrant un point de vue tentateur
sur la tendre colonne de son cou et la courbe délicate de son épaule. Ce n’était
pas, certes, la diversion dont il avait besoin et un désagréable soupçon naquit tout
à coup dans son esprit, éloignant pour un temps la tempête de sentiments qui y
faisait rage.
— Pourquoi portez-vous ces vêtements, lui demanda-t-il à brûle-pourpoint. Est-
ce pour contenter les goûts… spéciaux de votre mari ?
Un étonnement outragé flamboya dans les yeux de la jeune femme. Il n’avait
pas su dissimuler, dans sa voix, l’aigreur de son interrogation. La pensée que le
pervers avait pu forcer Yvaine à s’habiller en garçon, dans l’idée, peut-être, de lui
faire l’amour comme à un garçon, annihilait toute sa raison. Il eût aimé pouvoir tuer
de nouveau cette vipère, mais lentement, cette fois.
— Pour contenter… ?
L’étonnement de la jeune femme se mua instantanément en une fureur au
moins égale à la sienne.
— Comment osez-vous ?
— Je… je n’ai pas voulu vous offenser, grommela-t-il, s’efforçant
maladroitement d’éteindre le feu qu’il venait d’allumer.
Mais Yvaine ne l’entendait pas de cette oreille. Du coffre où elle s’était rassise,
elle bondit sur ses pieds et marcha sur lui, bien décidée à lui jeter au visage la
raison pour laquelle elle s’était habillée en homme.
— Je voulais le quitter ! Je voulais retourner chez Edward et j’y serais
parvenue, si vous n’aviez pas fait irruption à ce moment précis. Voleur ! Pillard !
Vous avez même pris l’argent que…
— Quel argent ?
— Ce sac que Ceawlin était si pressé de vous donner, pour avoir la vie sauve.
Il contenait ma dot.
Les yeux de Rorik flamboyèrent de colère.
— Je n’ai nul besoin de votre misérable sac de pièces !
— Eh bien moi, si ! Et maintenant, je n’ai plus…
Elle s’arrêta net, les yeux fixés sur sa propre main gauche, qu’elle venait
d’agiter sous les yeux du Viking. Un lourd anneau d’or, garni de rubis et de saphirs,
ornait son annulaire. Elle s’empressa de le retirer.
— Je n’ai plus rien, acheva-t-elle, à part ceci. Prenez-le.
Elle le lui tendit.
— C’est un bijou de grande valeur. Acceptez-le pour paiement de l’envoi d’un
messager à mon cousin, le roi Edward. Il paiera ma rançon et celle des autres
femmes, je vous le promets. Vous ne serez pas perdant, dans cet échange.
Une lueur dangereuse passa dans le regard de Rorik.
— Que savez-vous de ce que j’ai ou non à perdre, petit chat ? lui demanda-t-il
doucement.
— Rien qui puisse compter, sûrement ! Chacun sait ce qu’est une rançon,
même chez les Vikings ! Prenez ce bijou. Je n’en ai nul besoin à présent que
Ceawlin est mort, et, d’ailleurs, il ne m’a jamais plu.
— C’est votre mari qui vous l’avait passé au doigt ?
— Oui, mais…
Rorik se saisit de l’anneau avant qu’elle ait eu le temps d’esquisser un geste
et, sans même le regarder, il le lança par-dessus bord, aussi loin qu’il le put.
— Qu’il aille donc orner celui des filles d’Aegir, murmura-t-il avec une sauvage
satisfaction.
Comme clouée sur les planches du pont par la stupéfaction, Yvaine regarda le
précieux bijou décrire un orbe gracieux dans les airs, avant de disparaître dans les
flots.
Elle retourna vers Rorik, blanche de rage et ses poings graciles tout serrés.
— Et dire que j’ai pu croire un instant que vous étiez différent ! lui lança-t-elle.
Mais vous n’êtes rien de plus qu’un sauvage, un barbare ignorant, un…
Il s’avança et posa fermement la main sur la bouche de la jeune femme,
verrouillant ses mâchoires par la force de ses doigts.
— C’est assez, lui dit-il avec un calme exaspérant. Vous pouvez bien vitupérer
contre moi tout votre soûl en privé, mais du diable si je vous laisse m’insulter
devant mes hommes.
— En privé ! s’emporta-t-elle, malgré le bâillon de sa main.
Et tout de suite elle se figea, le seul mouvement de ses lèvres contre la paume
de Rorik créant tout à coup en elle une chaleur aussi subite qu’incongrue.
Lui aussi se tendit, comme si elle lui avait porté un coup. Ses yeux se
rétrécirent et une étrange lueur les anima. Puis avec une douceur qui contrastait
grandement avec sa physionomie et l’intensité de son regard, il abaissa sa main
pour aller toucher, caresser, plutôt, la gorge d’Yvaine, là où battait son pouls.
— Oui, en privé, murmura-t-il et elle trembla sans pouvoir se contrôler à l’idée
de ce que semblait promettre cette voix.
— Lorsque vous pourrez ranimer en vous ce feu que cette parodie de mariage
semble y avoir éteint.
Grand Dieu, elle allait s’évanouir ! Ses sous-entendus manifestes alliés à la
douceur de ses gestes mettaient tous ses sens en émoi. Il ne le fallait pas ! Pas
question !
— Oui, reprit-il, comme s’il pouvait lire dans ses pensées, vous allez beaucoup
m’affronter, petit chat, jusqu’à ce que vous me connaissiez mieux. Je sais que je
dois m’y attendre. Mais souvenez-vous tout de même d’une chose…
Ses yeux ne quittaient pas ceux d’Yvaine, pas même le temps d’un battement
de cils.
— Si je vous avais laissée là-bas, je doute fort que vous auriez survécu. Même
si vous aviez pu échapper momentanément à votre mari, jamais…
— Peu m’importe !
Horrifiée à l’idée que le seul homme qui ait pu émouvoir ses sens ne fût rien
de plus qu’un maraudeur qui la considérait à peine mieux qu’un objet dont il
pourrait user à sa guise, elle se recula vivement pour se tenir hors de son atteinte.
— J’aurais pu survivre, lui lança-t-elle, et j’aurais pu rejoindre Edward. Vous
n’aviez aucun droit de m’en empêcher !
— Mais bon sang, je ne vous ai pas…
Elle le coupa.
— Mais vous avez raison sur un point, au moins. Je vous affronterai aussi
longtemps que je le pourrai. Je vous ferai regretter d’avoir jamais posé les yeux sur
moi !
— Savez-vous seulement si je ne le regrette pas déjà ? lui répliqua-t-il
fermement, la réduisant au silence. Les femmes ne font pas partie de mon butin
habituel, je vous l’assure. Mais par les sombres rivages du Hel, lorsque je vous ai
vue évanouie contre ce pilier, j’ai complètement oublié ce que j’étais venu faire là.
Vous étiez humiliée, prisonnière et sans défense. Je n’ai plus pensé que votre
peuple était éternellement en guerre contre le mien.
Sa voix devint rauque, gutturale, à peine humaine.
— Par tous les dieux, j’ai touché votre chair nue et j’aurais voulu vous prendre
là, tout de suite, à même le sol où vous gisiez.
Elle s’en souvenait ! Que le ciel la protège, elle s’en souvenait ! Lorsqu’elle
était attachée, prise au piège, il l’avait touchée et elle s’en souvenait !
Elle restait là, le souffle court, cherchant désespérément en elle la force de lui
tenir tête, de le défier encore. Ses souvenirs l’ébranlaient avec une telle force
qu’elle tremblait, mais son esprit était envahi par une vision plus terrifiante encore
que n’importe lequel d’entre eux. Elle se voyait, nue contre le chef viking, nu lui
aussi, leurs membres mêlés, sa bouche dure près de la sienne, prenant…
Le choc la frappa comme l’eût fait la foudre et elle vacilla sous sa force.
Elle poussa un cri presque muet et tourna les talons pour s’enfuir.
Chapitre 4

Il tendit son bras et la retint par la ceinture de ses braies avant qu’elle ait pu
faire un seul pas.
— Affrontez-moi une fois encore ici, sur ce pont, la prévint-il, et vous verrez
chaque homme de l’équipage se pourlécher les babines en attendant la suite.
Ces mots firent à la jeune femme l’effet d’une gifle en pleine face. Et elle faillit
défaillir lorsque, tirant sur la ceinture, il la ramena contre lui. Elle eut l’impression de
revivre les circonstances de son enlèvement. Certes, il avait remplacé sa cotte de
mailles par une tunique lacée, mais son bras, comme le reste de son corps,
semblait fait d’acier. La chaleur la liquéfiait, et l’odeur salée, masculine, de sa
peau brunie la faisait défaillir.
Désespérant d’échapper à son emprise, elle poussa un cri effrayé, puis se
débattit en soupirant :
— Lâchez-moi ! Mais lâchez-moi donc !
— Si je vous lâche, vous allez perdre l’équilibre. Cessez donc de trembler
ainsi, je ne veux pas vous faire de mal !
— Pensez-vous que je vais vous faire confiance ? Alors que vous me jetez
votre désir en pleine face !
— Ah…
Il resta silencieux un moment.
— J’oubliais que vous ne savez rien des hommes, douce vierge. J’aurais dû
prendre en compte votre complète innocence.
Il se pencha vers elle.
— Voici votre première leçon : nous ne sommes pas très patients quand nous
tenons dans nos bras une femme que nous désirons et que nous ne pouvons
posséder sur-le-champ.
— Laissez-moi vous suggérer un remède efficace à cette pénible maladie :
lâchez-moi tout de suite !
lâchez-moi tout de suite !
Elle vit que la tension qui habitait Rorik se relâchait quelque peu. Il pressa
doucement ses lèvres sur ses cheveux.
— Mais vous tremblez toujours, remarqua-t-il. Difficile de garder le pied marin,
dans cet état.
Par tous les saints ! Après l’avoir terrifiée à lui glacer le sang, voilà qu’il
badinait avec elle !
Dans le maelström d’émotions qui se bousculaient dans son cœur, elle
essayait toutefois de garder un soupçon de fierté et d’amour-propre.
— Je ne vous défierai pas devant vos sauvages, murmura-t-elle, mais je ne
vous donnerai pas non plus la satisfaction de me voir tomber, les quatre fers en
l’air. Et surtout pas à vos pieds !
— Mais si jamais vous tombiez à mes pieds, petit chat, je ne resterais pas
debout à vous contempler. Je vous rejoindrais vite en position allongée…
— Quoi qu’il en soit, grommela-t-elle, le jour où cela arrivera, les anges du
paradis auront des pieds fourchus !
Il éclata de rire et l’embrassa doucement sur la joue.
— Pour cette fois, je veux seulement vous aider à relacer cette tunique. Pas de
crainte à avoir…
— Non, murmura-t-elle, tandis que les battements de son cœur s’emballaient
comme pour la contredire. Pas de crainte à avoir.
Il la relâcha, pas bien sûr de l’avoir convaincue. Il n’en était rien en effet, mais
elle ne pouvait en aucun cas sauter à l’eau avec des jambes aussi faibles. Rien à
craindre, vraiment ? Il ne devait pas avoir grande idée de ce que pouvait redouter
une femme. Et elle non plus d’ailleurs n’y songeait guère, jusqu’à ce jour.
Cette seule idée la fit trembler et frissonner de plus belle.
— Vous ne me rendez pas la tâche facile, grommela-t-il.
Elle l’entendait à peine et ne s’aperçut pas vraiment qu’elle tremblait toujours. Il
lui fallait s’éloigner un peu de lui. Elle devait réfléchir à cette nouvelle menace qui
pesait sur elle, surgie de nulle part. Il avait déjà noué le premier lacet de la tunique.
Il y en avait trois, mais deux suffiraient bien à lui composer une mise décente.
Dès que le deuxième lacet fut noué, elle s’échappa et se mit à courir, le pied si
peu assuré sur les planches mouvantes du pont qu’elle dut bientôt ralentir, de peur
de tomber.
Son cœur battait et son estomac était tout près de se révulser. Seule l’urgence
de s’éloigner de lui l’empêchait de s’effondrer sur place et aussi la proximité de
l’abri du prélart, devant elle, sous lequel elle allait pouvoir disparaître.
« Un refuge ? songea-t-elle. Cette sorte de tente ? Quelques peaux cousues
ne te protégeront pas de lui ! Ne pense pas à cela. Continue à avancer. Vite ! »
Elle vit le mât se dresser devant elle et pensa aux joueurs de dés de tout à
l’heure. Cette fois, ils seraient faciles à éviter. Elle contourna l’obstacle.
Mais un jeune homme se dressa tout à coup devant elle, l’obligeant à s’arrêter
brusquement.
Il lui parut vaguement familier et elle fronça les sourcils, se demandant d’où lui
venait cette impression. Puis, maudissant sa légère hésitation, elle voulut passer
outre.
Mais il étendit son bras et posa sa main sur le mât, lui barrant le passage. Il ne
la toucha pas, mais la détailla du haut en bas d’un regard à l’insolence très
étudiée.
C’en était trop pour Yvaine, après tout ce qui lui était arrivé. Elle lui lança :
— Hors de mon chemin, espèce de maudit païen !
Le Viking rejeta la tête en arrière et éclata de rire.
— Un vrai petit chat sauvage ! s’écria-t-il, sans parler à quiconque en
particulier.
Mais son amusement avait quelque chose de malsain, d’agressif. Il ouvrit la
bouche pour parler encore, quand retentit une voix de tonnerre.
— Laisse-la passer, Othar.
— Tu as entendu la façon dont…
— J’ai dit : laisse-la !
L’ordre avait claqué comme un fouet. Yvaine sursauta. Sans doute Rorik avait-
il laissé la barre à quelqu’un d’autre, car il s’approchait, aussi vif que l’éclair. Elle
frissonna quand il posa sa main sur son avant-bras, mais n’essaya pas d’éviter
son contact.
Othar grimaça de dépit, mais il s’écarta et rougit violemment quand quelques-
uns des hommes les plus proches se mirent à ricaner en sourdine.
Yvaine, elle, n’attendit pas de voir l’effet de l’incident sur ses spectateurs. Elle
se rua vers l’abri du prélart, embarrassée de sentir que Rorik, qui n’avait pas lâché
son bras, dégageait le chemin devant eux. Elle ne cherchait pas à lui échapper. Et
pour cause : elle avait besoin de lui. Sans sa protection, elle n’aurait eu d’autre
échappatoire que de se jeter par-dessus bord, avant que toutes ces brutes ne se
ruent sur elle comme autant de chiens sur un os.
Mais cette protection n’était pas sans contrepartie…
Ne quittant pas le prélart des yeux, elle accéléra son pas, telle une créature
pourchassée qui sent proche la sécurité de son repaire.
— Deuxième leçon, murmura Rorik, lorsqu’ils atteignirent l’abri, quand le gibier
s’enfuit, son prédateur est plus déterminé encore à s’en saisir.
— Je suis sûre que vous me considérez comme d’ores et déjà prise, répliqua
Yvaine sans oser le regarder. Mais même dans ce cas, vous pourriez respecter
mes quartiers de prisonnière.
— Vous êtes encore bien loin d’être prise, jolie captive, et ne le serez, je le
sais, que par la douceur, la persuasion, l’échange…
— Faites-en votre deuil. Vous n’avez rien que je puisse désirer, mis à part le
moyen de ma liberté.
— Petit chaton rebelle !
Il se mit à rire et, glissant sa main jusqu’à la sienne, il entrelaça ses doigts aux
siens, les pressant doucement mais avec insistance, ce qui, pour une étrange
raison, la faisait vaciller sur ses jambes, comme s’il était à deux doigts de
l’allonger sur les planches et de…
Non ! Elle secoua la tête, luttant pour rester de marbre face à la vague
déferlante qui menaçait d’emporter avec elle toute sa résolution.
— De si grands yeux, murmura-t-il. Une si petite main. Bien sûr, vous me
redoutez encore, parce que vous êtes tellement innocente. Mais cela ne durera
pas toujours…
— Vous avez l’intention de me dérober mon innocence ?
— Non, lui répondit-il, nettement. Pas avant, en tout cas, que vous ayez appris
à ne plus me redouter.
— Je n’ai pas peur de vous. Et vous ne me prendrez rien de ce que j’ai décidé
de ne pas vous donner.
Les yeux de Rorik se rapprochèrent brièvement.
« Mais si, tu seras à moi, petit chaton, songea-t-il. Tu le sais déjà, sans vouloir
t’en rendre compte. C’est pourquoi tu te défends autant. »
Mais il ne pouvait le lui dire aussi crûment. Pas alors qu’elle se tenait ainsi,
petite et délicate au milieu de la brutalité des hommes.
Il sentit une douleur ténue lui percer la poitrine, tandis qu’il devait lutter contre
l’urgence, le désir fou de la serrer contre lui, de presser son corps contre le sien et
de soulager un peu le feu qui le dévorait. Mais il voulait voir la même flamme dans
ses yeux et non de la peur. Il la voulait plus que consentante.
Or, comment espérer qu’elle le devienne, alors qu’il l’avait arrachée à sa
maison et à sa terre natale, lui imposant une vie qui ferait reculer beaucoup
d’hommes parmi les plus hardis ?
Rorik secoua la tête. De quel coin obscur de son cerveau venait donc cette
question et à quoi cela rimait-il de se la poser à présent ? Par tous les dieux, allait-
il se mettre à douter de ce qu’il faisait ? Il l’avait prise, capturée. Nul ne pouvait y
revenir et changer ce qui était fait.
Mais à la regarder ainsi, à voir la tendre courbe de sa bouche, à plonger son
regard dans le sien, qui ne cillait pas, ne déviait pas d’un pouce, il ressentait le
besoin impérieux de la contenter, de lui offrir quelque chose, n’importe quoi,
comme une offrande propitiatoire à quelque déesse jalouse et redoutable, pour
s’attirer sa faveur.
Il voulait adoucir, de quelque façon, sa condition présente.
— Aimeriez-vous prendre un bain ? lui demanda-t-il doucement.
Les yeux d’Yvaine s’arrondirent de surprise.
— Un… un bain ?
Malgré son inconfort, il ne put s’empêcher de sourire.
— Ce soir, nous irons nous échouer près de l’embouchure d’une rivière.
Ensuite, nous ne toucherons plus terre jusqu’à ce que nous ayons atteint la
péninsule du Jütland, au bout de deux jours de navigation. J’ai pensé que vous
aimeriez vous baigner.
Se préparant à la pénible sensation de vide qui allait s’ensuivre, il lâcha sa
main.
Yvaine regarda ses doigts. Elle pouvait sentir encore la pression de ceux de
Rorik, une sensation qui était l’écho profond de quelque chose, qu’elle ressentait
en elle. Autre chose, aussi. Le besoin de quelque chose de prosaïque, de
familier… Comme un bain, en effet.
— Sans vous ? Euh…
Elle se mit à rougir violemment et à bafouiller.
— Je veux dire… sans vous pour me garder ?
Rorik éclata d’un rire clair.
— En l’occurrence, douce dame, vous serez mieux sous la protection d’Orn
Nez crochu. Il a des petites-filles plus âgées que vous.
— Il devrait avoir honte, alors, de se trouver sur ce bateau pirate !
— Hum ! Je vois à présent ce que mon oncle voulait dire lorsqu’il parlait de la
langue de ma tante… Ne vous inquiétez pas, petit chaton. Orn ne vous touchera
pas. Il ne sera là que pour assurer votre protection.
— En m’empêchant de m’échapper par la même occasion ?
Le sourire de Rorik disparut instantanément.
— Cela, ma belle, n’y pensez même pas. Ce serait aussi insensé que votre
tentative de vous jeter par-dessus bord, l’autre jour.
Yvaine leva fièrement son menton.
— Je savais parfaitement ce que je faisais. Je sais nager.
— Ah oui ?
Il se remit à sourire, mais avec ironie, cette fois.
— C’est très bien, cela. Mais si vous vous enfuyez chez les Danes, vous ne
serez pas tirée d’affaire, pour autant. Les Saxons d’Angleterre n’y sont pas très
bien vus, ces temps-ci, en raison des efforts de votre très entreprenant cousin. Une
femme seule et aussi jolie que vous l’êtes a toutes les chances d’être enfermée à
vie dans une maison d’abattage. Vous trouveriez que l’esclavage est une
bénédiction, en comparaison.
Comme elle ne répondait rien, il hocha la tête.
— Peut-être que mon offre n’était pas une si bonne idée, après tout.
Mais Yvaine n’allait pas laisser la perspective d’un bain lui échapper. Les
projets d’évasion étaient une chose, mais la possibilité de se débarrasser de cette
horrible odeur de graisse ovine prenait le pas sur tout le reste.
— Même un plongeon dans la mer serait le bienvenu ! soupira-t-elle.
Rorik commençait à regretter de le lui avoir proposé. Mais il hocha de nouveau
la tête et se dirigea vers la sortie de l’abri, incapable de la contrarier.
— Annoncez-le aux autres femmes, lui dit-il. Il vaudra mieux vous baigner
toutes ensemble.
Par l’ouverture du prélart, Yvaine le regarda s’éloigner d’un pas sûr et rapide.
Elle songea qu’il ne devait jamais dévier de sa route, ni abandonner les buts qu’il
se fixait.
Ah, pouvoir compter sur une infime parcelle de cette force, de cette confiance
en soi ! Elle se sentait comme si on venait de la passer sous ces grosses pierres
avec lesquelles les lavandières essoraient le linge. Ses jambes tremblaient et ses
bras restaient ballants, sans force, le long de son corps.
— Maîtresse ? Etes-vous bien ? Vous êtes restée si longtemps à l’arrière que
je me suis inquiétée.
Yvaine se tourna vers celle qui l’interpellait. Soudain, ce fut son corps entier qui
se mit à trembler et non plus seulement ses jambes.
— Anna…
Elle se rua dans les bras de la jeune fille.
— Je viens juste de réaliser… J’ai parlé avec un Viking et…
Elle s’interrompit, secoua la tête.
— Parler ! C’est peu dire. Je me suis disputée avec lui, je l’ai défié, mis en
colère, mais il… il ne…
— Il ne vous a pas fait de mal, c’est ça ?
— Non, il ne m’a pas fait de mal et pourtant…
Elle regardait devant elle, sans rien voir.
— Et pourtant, d’une certaine manière, acheva-t-elle, c’eût été plus facile, s’il
l’avait fait.
Comme Anna la regardait sans comprendre, elle eut un geste d’excuse.
— Je t’en prie, ne fais pas attention à ce que je dis. Ce sont des sottises. Bien
sûr, aucune femme ne souhaite être brutalisée.
— Non, c’est vrai.
La jeune fille la regardait d’un air d’inquiétude autant que d’incompréhension.
— Peut-être devriez-vous vous asseoir, hasarda-t-elle. Nous ne toucherons
pas terre avant une heure ou deux.
— Oui.
Elle se laissa tomber sur la peau d’ours, heureuse du répit qui lui était offert.
L’affrontement avec Rorik l’avait épuisée. Une véritable bataille de mots et de
volontés, qu’elle avait été assez folle pour espérer gagner.
Stupide arrogance ! Vanité aveugle ! Comment avait-elle pu y croire, elle qui
depuis cinq ans avait accepté toutes les humiliations, refusé l’affrontement direct,
appris à ne jamais montrer ni sa colère, ni sa peur, supporté sans mot dire l’aride
et pesante solitude ? D’abord parce qu’elle ne voulait pas donner à Ceawlin la
satisfaction de la voir s’effondrer. Ensuite… par commodité.
La peur l’avait quittée au cours de son premier hiver à Selsey, adolescente
abandonnée, mariée pour complaire à la seule famille qu’elle ait jamais eue. Une
indifférence glacée l’avait remplacée. Totale et de tous les instants. Comme si on
avait enterré son cœur au fond des congères qui, cette saison-là, entouraient la
morne maison seigneuriale de son « époux ».
Le printemps était venu, mais bien plus tard, au bout de cinq années, et il avait
débuté par une vengeance. Des vagues libératrices de peur et de colère l’avaient
submergée. Et aussi quelque chose de tout nouveau. Une sorte… d’urgence. Elle
le ressentait par toutes les fibres de son être, dans chacun de ses nerfs tendus à
se rompre, tant on les avait trop longtemps contraints.
Elle avait besoin d’espace, il lui aurait fallu pouvoir bouger pour se
débarrasser de cette sensation et, pourtant, elle se forçait à rester là, immobile,
tandis que son cœur battait comme des centaines d’oiseaux que l’on aurait
enfermés dans une volière, à l’approche d’une violente tempête.
Cette tempête, d’ailleurs, soufflait bel et bien sous son crâne, et toujours y
revenait, lancinante, la vision de son corps nu sous celui du Viking. Elle poussa
une faible plainte, noua nerveusement ses bras autour de ses genoux, y posa sa
tête et ferma les yeux.
Lui avait-il donc jeté un sort ?

* * *
Les captives se baignèrent dans un bassin naturel formé par un méandre de la
rivière, derrière un vieux chêne dont les branches basses et l’abondant feuillage
donnaient l’illusion d’une certaine intimité. Filtrant à travers les feuilles, le soleil
couchant ruisselait de sa lumière dorée sur la surface scintillante de l’eau. Au-delà,
le ruban d’argent de la rivière descendait paresseusement vers la mer. En deçà,
au contraire, il traversait des forêts et des pâturages. C’était là-bas que se tenait la
promesse de liberté.
Yvaine laissait se perdre son regard au-delà des arbres et comptait les heures
avant la nuit.
Elle avait fini par apaiser un peu son esprit tourmenté, en se persuadant que
Rorik n’avait rien fait d’autre, pour le moment, que l’enlever, après avoir tué un mari
qu’elle haïssait.
Elle n’était pas la première femme à avoir été capturée et ne serait pas la
dernière. Par ces temps troublés, le rapt était chose fréquente. Parfois il servait à
assouvir une vengeance et plus fréquemment à se procurer une femme : épouse,
concubine, esclave ou simple proie du moment. Enfin, enlever une femme riche
pouvait permettre d’obtenir une rançon. Mais Rorik, de toute évidence, n’avait pas
agi dans ce but.
Bien qu’elle ne l’eût jamais admis devant lui, elle savait qu’il lui avait
probablement sauvé la vie, en l’enlevant. Elle ne savait rien des potions maléfiques
qu’Anfride lui faisait avaler, mais il était de fait que par trois fois, au cours des
derniers mois, elle avait souffert de violents maux d’estomac dont elle ne
connaissait pas la cause. C’était d’ailleurs le vif sentiment d’insécurité qu’elle
ressentait depuis lors qui l’avait incitée à « profiter » du raid viking pour tenter de
s’enfuir de Selsey.
Son plan avait échoué, mais cela n’impliquait nullement qu’elle devait devenir
la captive soumise de celui qui l’avait, en somme, libérée d’un mari violent et
pervers.
— Vous êtes bien silencieuse, maîtresse. Avez-vous toujours mal ?
Yvaine lança un coup d’œil par-dessus son épaule à Anna, qui venait de
l’interpeller. Après leur bain, la jeune fille était en train de lui natter les cheveux. La
ration de savon concédée par leurs gardiens avait été chiche, mais au dernier
moment Orn avait mis dans la main de Britta un peigne en os que les femmes et la
petite Eldith pourraient utiliser à tour de rôle. Il avait expliqué qu’un des hommes
d’équipage le lui avait donné pour elles.
— Non, Anna, presque plus du tout, répondit Yvaine. Mais si je suis pensive,
c’est que c’est notre dernière soirée à terre. La prochaine où nous accosterons
sera un royaume hostile aux nôtres.
— Vous ne pensez pas encore à vous échapper, maîtresse ? demanda Britta,
inquiète, en suivant le regard d’Yvaine vers la forêt. Les guerriers que Rorik a
placés en sentinelle nous tournent le dos, mais soyez sûre que leurs oreilles sont
en alerte au moindre bruit.
— Et puis, où iriez-vous ? renchérit Anna. La route est longue jusqu’à Selsey et
vous auriez à traverser la terre des Danes.
Elle termina la tresse en y nouant un bout de tissu arraché à la tunique de sa
maîtresse, avant de se peigner elle-même.
— Nous sommes des captives, mais au moins, on nous protège.
— Oui, sans doute, mais…
Elle ne termina pas sa phrase. Anna avait raison et Rorik, également. Là où
régnaient les ennemis d’Edward, il n’y avait pas grand-chose à espérer et plutôt
tout à craindre. De plus, si, comme il le semblait bien, les autres femmes
préféraient accepter leur destin de captives plutôt que de tenter une évasion, elle
serait seule.
Cette idée la glaçait d’effroi, mais comment aurait-elle pu les convaincre de
s’enfuir, contre leur volonté et avec une fillette, par-dessus le marché ? Le danger,
la peur et la faim seraient leurs seuls compagnons et qui pouvait affirmer qu’elles
n’auraient pas, en pays viking, une meilleure vie que celle qu’elles
abandonnaient ? Anna disait n’avoir été à peine plus qu’une esclave, Britta portait
les stigmates d’une vie de labeur harassant, et quant à la pauvre petite Eldith, étant
orpheline, elle n’aurait d’autre solution, en Angleterre, que de devenir une serve,
pour trouver un abri et ne pas mourir de faim.
Elle seule pouvait aspirer au retour. Mais comment s’y prendre ?
L’ordre leur fut donné de retourner au drakkar avant qu’elle ait pu se décider.
Escortée par leurs gardes, elles sortirent de la forêt. Le bateau était en vue sur
la plage, à quelque distance encore. Yvaine se sentait torturée par l’indécision. Elle
se retournait fréquemment vers la rivière, ralentissant son pas. C’eût été pure folie
de s’enfuir à cet instant : les gardes l’encerclaient et l’eussent rattrapée en un clin
d’œil. Mais cette attente forcée vrillait impitoyablement ses nerfs.
— Vaudrait mieux pas trop traîner derrière, grogna une grosse voix, juste à
côté d’elle. La nuit va tomber et la patience du Tueur d’ours a ses limites…
Yvaine se tourna vers celui qui lui parlait. L’homme avait des yeux d’un bleu
délavé dans un visage craquelé comme une coquille de noix. Il la regardait sans
animosité particulière. Au-dessus de sa barbe grise, son nez, aussi crochu que le
bec d’un oiseau de proie, attirait immanquablement le regard. On ne pouvait
ignorer d’où lui venait son surnom.
— « Tueur d’ours » ? répéta-t-elle en écho, un accent dubitatif dans la voix.
Elle fit mine d’ignorer la réaction de surprise du vieil homme et continua sur le
même ton.
— Vous allez me raconter, vous aussi, qu’il a tué un ours qui était blanc comme
neige ?
— Mais il l’a fait ! Je ne l’ai pas vu, moi-même, mais…
— Non, ni vous, ni personne d’autre, je pense.
— Vous parlez trop vite et sans savoir, belle dame. Du reste, ce n’est pas
correct de douter des exploits du seigneur Rorik, alors qu’il vous traite avec tant de
bienveillance.
— De bienveillance ?
Yvaine émit un petit ricanement méprisant.
— Je n’en vois guère de preuves…
— Vous parlez sans savoir, encore. Une heure en compagnie de Ketil, tenez,
vous ferait changer d’avis…
D’un geste dédaigneux du menton, Orn désigna un groupe d’hommes qui
venait vers eux. Yvaine reconnut les trois joueurs de dés.
— Othar, lui souffla Anna à l’oreille alors qu’elle s’arrêtait. Il me donne la chair
de poule. On ne dirait jamais qu’ils sont frères, n’est-ce pas ?
— Frères ?
Surprise, Yvaine regarda le jeune homme, protégée derrière sa petite escorte.
Elle comprenait à présent pourquoi elle avait trouvé son visage familier, mais elle
ressentait la même impression qu’Anna. Othar était grand et blond, mais il n’était
qu’un pâle reflet de son frère aîné. Son visage maussade n’avait rien de la
noblesse et de la fermeté des traits de Rorik, ni son expression réfléchie et
ouverte. Quant à sa silhouette, elle s’alourdissait déjà, preuve qu’il préférait sans
nul doute la fréquentation des tavernes et des bouges à celle des terrains
d’exercice.
Mais c’était surtout lorsqu’on regardait ses yeux que la différence devenait
manifeste. Ceux de Rorik, gris, pouvaient bien rappeler les froidures de l’hiver
nordique, ils s’illuminaient souvent d’une lueur d’amusement, de colère ou de désir.
Ceux, bleus, d’Othar étaient glacés, morts, sans expression, comme s’il n’était
jamais préoccupé que de lui-même. Mais il avait l’oreille fine et une grimace
mauvaise passa sur son visage quand il entendit la réflexion d’Anna.
— Tu ne seras pas toujours sur ce drakkar, la donzelle, lui lança-t-il, tiens mieux
ta langue ou je te la coupe dès notre arrivée à Kaupang !
Son ami à demi édenté dut trouver cette perspective alléchante. Il sourit
jusqu’aux oreilles, avant de tourner son regard vers Yvaine, que le troisième luron
dévisageait déjà de son œil fixe et froid de serpent venimeux.
— Essaie donc de ne pas gâcher une paisible soirée d’été, Othar, lança le
vieil Orn Nez crochu, avec une autorité impatiente, que les femmes espérèrent
efficace, sans toutefois manifester leur crainte. Nous devons ramener ces captives
à bord avant le retour de Rorik.
— Ne me donne pas d’ordre, vieux, rétorqua Othar. Si tu les as laissées
prolonger leur bain, les conséquences retomberont sur ta tête, non sur la mienne.
— Tu as profité de la vue, Orn ? demanda l’édenté en s’esclaffant de sa propre
plaisanterie.
Mais le troisième larron restait toujours impavide.
— Penses-tu, dit-il lentement, il a bien trop peur de la colère du Tueur d’ours…
Yvaine vit le vieil homme se raidir presque imperceptiblement.
— Et toi, Ketil, répliqua-t-il. N’as-tu donc pas peur de lui, que tu me provoques,
malgré ses ordres ?
Une lueur mauvaise passa dans les yeux du dénommé Ketil, mais il ne
répondit rien.
— C’est à moi que Ketil parlait, Orn…
Une expression faussement accommodante parut sur le visage de l’édenté.
— Nous ne voulons pas d’ennuis, plaida-t-il. Tu sais ce que dit Rorik des
querelles privées, quand on navigue sous ses ordres…
Othar eut un ricanement mauvais et méprisant.
— Tu miaules comme un chaton nouveau-né, Gunnar.
Il s’avança et poussa Orn d’un bras méprisant.
— Hors de mon chemin, vieux barbon, ou je te montre comment faire marcher
tes captives !
Le vieux guerrier ne bougea pas d’un pouce.
— Fais bien attention, Othar, lui répondit-il froidement. Ne crois pas que ton
frère te protégerait en toutes circonstances. Je disais justement à dame Yvaine
que…
— Qui ? Quelle dame ? Je ne vois pas de dame, ici !
Il saisit vicieusement la tresse de la jeune femme pour la forcer à le regarder.
— Elle n’est rien de plus qu’une esclave et je lui apprendrai qui est son maître.
N’est-ce pas, femme ?
Elle le regarda, en effet. Avec un immense mépris.
— Tu n’es pas mon maître et je ne suis pas une esclave !
Othar ricana de nouveau.
— Quand Rorik en aura fini avec toi, tu seras une esclave et rien de plus. Alors,
je prendrai mon tour. Tu crois que cela n’arrivera pas ? Attends un peu !
La tenant toujours par sa tresse, il la saisit à l’épaule pour mieux l’immobiliser,
puis se pencha vers elle, mais elle se débattait déjà. Levant son poing, elle réussit
à lui porter un mauvais coup sur l’oreille, quand elle se sentit soudainement
débarrassée de son agresseur.
Othar avait été soulevé de terre et si vite que la jeune femme faillit en perdre
l’équilibre.
Elle n’eut que le temps de voir, très brièvement, le visage de Rorik déformé
par la colère, avant qu’il ne projette son poing dans le ventre d’Othar. Le jeune
homme, plié en deux sous le choc, tomba sur ses genoux, le souffle coupé.
Avant même qu’il eût touché terre, Rorik se tourna vers les autres
protagonistes de la scène.
— Ramène tout le monde au bateau, ordonna-t-il à Orn. Vous deux aussi,
ajouta-t-il à l’attention des deux séides de son frère. Un mot, un seul, et je vous
abandonne ici, aux bons soins des Danes…
Ni Ketil, ni Gunnar ne répliquèrent. Toute tremblante, Yvaine chercha la main
d’Anna et s’en saisit convulsivement.
Mais d’une main ferme, Rorik les sépara, la tirant par le bras vers lui sans un
regard ni un seul mot.
— Debout ! ordonna-t-il sèchement à son frère.
Othar se remit sur ses pieds en vacillant.
— Tu le regretteras, Rorik, gronda-t-il, toujours à bout de souffle. Lorsque notre
père l’apprendra…
— Silence !
Le jeune homme obtempéra avec une grimace de dépit.
— Il faut croire que je n’ai pas été assez clair, reprit Rorik d’une voix glaciale,
effrayante. Dame Yvaine de Selsey n’est pas une prise de guerre. Elle est mon
hôte. Plus jamais tu ne la traiteras de la sorte. Plus jamais ! Et maintenant,
demande-lui ton pardon…
— Mon pard…
Othar vit son frère dresser son poing au-dessus de lui et il avala peureusement
la suite.
— Je vous demande pardon, dame Yvaine, bredouilla-t-il.
La jeune femme hocha la tête, l’écoutant à peine. Ce jeune roquet lui avait fait
peur, mais il n’était pas le plus important de ses soucis. Lorsqu’il tourna les talons
pour rejoindre le drakkar, elle oublia instantanément l’incident. Le véritable danger
se tenait auprès d’elle et il était autrement redoutable que ce damoiseau, même,
voire surtout, lorsqu’il lui offrait sa protection.
Libérant son bras, elle fit un pas en arrière.
— Votre frère a présenté ses excuses, lui, bien qu’à contrecœur. J’attends
toujours les vôtres…
Rorik la regarda, avec une lueur amusée dans l’œil.
— Vous avez un sens de l’humour ravageur, remarqua-t-il, quoique particulier

Elle le fixa droit dans les yeux à son tour.
— Alors attendez-vous à rire encore. Je vous demande de fixer le prix de ma
rançon. Immédiatement !
— Et vous comptez que je joigne votre bon cousin, le roi Edward, à travers les
airs ?
— Bien sûr que non, envoyez-lui un messager.
— J’attendrai tranquillement sa réponse ici, je suppose ?
Il la reprit par le poignet et se dirigea vers le drakkar.
— Vous avez raison, lui dit-il par-dessus son épaule. Si je n’avais pas dû
régler un problème stupide survenu par votre faute, je rirais probablement de bon
cœur.
— Par ma faute ? protesta Yvaine furieuse de cette injustice. C’est votre idiot
de frère qui…
Il s’arrêta si brusquement qu’elle entra en collision avec lui. Il poussa un juron
étouffé et la détailla des pieds à la tête.
— Par l’enfer du Hel, comment voulez-vous que réagisse un homme, n’importe
que l’homme, lorsqu’il vous voit vous promener ainsi ? Regardez-vous… la tunique
à demi délacée, ces chausses qui vous moulent comme une seconde peau…
Dieux ! Chez nous, on vous traînerait au tribunal pour oser vous habiller ainsi !
— Je n’ai pas demandé à être enlevée ! s’écria-t-elle en tentant de libérer son
poignet. Si vous n’aimez pas la façon dont je suis vêtue, rendez-moi la liberté.
J’aurai grand plaisir à ne plus vous voir !
Rorik laissa échapper entre ses dents un nouveau juron qui heurta les oreilles
innocentes de la jeune femme. La lâchant vivement, il passa sa main dans ses
cheveux, puis se campa face à la mer, les poings sur les hanches.
Elle regarda un moment son dos massif, qu’il lui tournait. Elle regrettait déjà
ses paroles. Elle ne put s’empêcher d’admirer les muscles déliés, les larges
épaules, les hanches étroites, les longues jambes. Un demi-dieu païen face à la
mer, qu’il connaissait si bien. L’incarnation de la force et de la virilité.
— J’étais dans l’intérieur des terres, pour essayer de vous trouver une robe,
soupira-t-il enfin.
Elle eut un sursaut de surprise.
— Mais il n’y avait personne, acheva-t-il. Tout le village avait fui.
Elle le regarda avec méfiance.
— Les Danois ont fui devant vous ? Rien d’étonnant !
Il se tourna vers elle.
— Ce ne sont pas des Danois, mais des Saxons…
— Des Saxons ?
— Oui, une petite communauté de Saxons. Nous commerçons avec eux…
— Vous m’étonnez…
Il eut un bref sourire, qui s’éteignit immédiatement, puis son regard s’éloigna
en direction de son cher drakkar et un silence embarrassé, mais paisible, s’installa
entre eux. Les flots venaient lécher le rivage en vagues indolentes qui mouraient,
l’une après l’autre, sur la grève. Un goéland laissait ses traces dans le sable. Un
peu plus haut, les Vikings avaient allumé un grand feu, afin d’alimenter en braises
les foyers de cuisine. Les flammes qui s’élevaient faisaient trembler l’air du soir,
devant le ciel qui s’embrasait, lui aussi.
Yvaine prit une profonde inspiration, respira l’air iodé et se laissa envahir par
la sérénité du lieu et la beauté du crépuscule. L’espace d’un instant, elle put
presque rêver qu’elle faisait un merveilleux voyage et que son ravisseur était en fait
son protecteur, son champion.
Elle tourna la tête à ce moment et leurs regards se rencontrèrent. Ils avaient
dans les yeux, l’un comme l’autre, une lueur qui ne parlait ni de sécurité, ni de
protection…
Rorik y revint, pourtant.
— Mon frère vous a-t-il fait du mal ? demanda-t-il doucement.
Elle secoua la tête, un peu pour se débarrasser du charme étrange qui l’avait
saisie.
— Dieu, non, aucun ! Il m’a juste un peu tiré les cheveux, c’est tout.
Rorik sourit.
— Même s’il vous en arraché un ou deux, il ne leur a pas fait grand mal !
Il avança doucement sa main et toucha la lourde tresse qui pendait sur ses
épaules.
Elle s’écarta, pour ne pas se laisser aller au trouble qu’il savait si bien faire
naître en elle.
— Je n’ai pas peur de votre frère, dit-elle vivement, c’est un jeune écervelé,
rien de plus.
— En Scandinavie, répondit-il avec gravité, un garçon devient un homme à
treize ans, et Othar en a seize. Je ne puis le traiter comme un enfant et il ne se
conduit pas vraiment comme tel. Malheureusement, sa mère le gâte depuis
toujours et il croit que toutes les femmes doivent le chérir aussi.
— Ah ? On dirait que c’est un défaut qui court dans la famille…
— Ma mère à moi est morte à ma naissance, dit doucement le Viking.
Lorsque mon père a épousé Gunhild, j’avais déjà dix ans et je puis vous rassurer :
ma belle-mère n’a jamais eu la moindre envie de me gâter.
Elle repoussa de toutes ses forces l’émotion qui l’étreignait, à la pensée d’un
pauvre petit garçon sans mère.
— C’est sans doute votre père qui a instillé en vous l’idée que le meurtre et le
rapt sont de plaisants passe-temps d’été…
— Il est vrai qu’Egil a mené de nombreux raids, dans sa jeunesse.
Il sourit brièvement puis son regard devint fixe et lointain.
— Mais il est très malade, acheva-t-il, la voix blanche. Il ne verra pas
l’automne.
— Ah ? Je me demande alors pourquoi vous l’avez laissé…
Elle n’avait pas eu l’intention de paraître critique ou ironique. Elle l’avait
questionné par pure curiosité. A présent, elle se serait volontiers giflée pour son
arrogance.
Il lui lança un rapide regard attristé.
— J’ai fait un vœu, expliqua-t-il brièvement. Allons, venez. Il vous faut de la
nourriture et du repos. Il est temps de retourner à bord.
Le bref enchantement s’était dissipé. Yvaine le suivit sans protester, mais plus
tard, ce soir-là, quand elle fut étendue sur sa peau d’ours, son esprit se trouva
emporté dans un tourbillon de confusion, où ses plans d’évasion se mêlaient à des
questions sans réponse. Elle repensait à cet instant de paix et presque de
complicité qui s’était installé entre eux sur la plage. Elle savait qu’il l’avait ressenti,
lui aussi, et que sa colère s’était alors dissipée aussi vite que la sienne.
Il y avait aussi autre chose. Jamais auparavant, de toute sa vie, elle n’avait
élevé la voix contre quiconque. Mieux, lorsqu’elle était revenue à elle, après sa
capture, elle s’était bien juré de traiter son ravisseur avec le même mépris glacé
qu’elle avait réservé jusque-là à Ceawlin.
Et au lieu de cela, que faisait-elle ? Elle se chamaillait, croisait verbalement le
fer avec lui et lui lançait des piques, encouragée par la certitude qu’il ne lui ferait
pas de mal. Pas sous l’emprise de la colère, en tout cas.
Etait-elle donc folle autant que téméraire, pour faire ainsi aveuglément
confiance au sens de l’honneur d’un pirate ? Pour se conduire avec lui comme si
elle l’avait rencontré en d’autres circonstances ?
De toutes autres circonstances…
Oui, qu’aurait-elle pensé de Rorik si elle avait fait sa connaissance à la cour
d’Edward ? Aurait-elle pressenti son côté dangereux, impérieux, inflexible ? Sans
doute. Ces aspects de sa personnalité étaient trop apparents pour qu’il pût
réellement les dissimuler. Mais comment aurait-elle répondu à ses moments
d’humour, de douceur, voire à ceux où il laissait transparaître des sentiments très
chevaleresques ?
Yvaine frissonna et se pelotonna contre la fourrure. Elle avait un peu froid,
soudain. Pourquoi donc se posait-elle ces questions ? Rorik l’avait enlevée. Il avait
tué son mari sous ses yeux — qu’elle ne regrettât pas cette brute perverse n’entrait
pas, pour elle, en ligne de compte. Il était un païen, un Viking. Il lui avait pris sa
liberté, pour laquelle elle était prête à donner sa vie.
Et ce n’était pas tout. Elle le réalisa à cet instant même. Il avait fait quelque
chose d’autre, quelque chose de plus terrifiant encore que tout le reste. Jamais elle
ne l’aurait cru possible.
Il l’avait ramenée à la vie.
Soudain, s’enfuir lui parut plus nécessaire que jamais.
Chapitre 5

De fines nuées translucides, comme des écharpes de soie, passaient devant


la lune. Yvaine regarda attentivement le pont par l’ouverture pratiquée entre les
deux pans de peaux cousues, avant de se risquer hors de l’abri. Nerveuse comme
elle l’était, la lumière diffuse lui paraissait aussi éclatante que le plein soleil de
midi, mais si elle attendait que la nuit devînt plus noire, elle n’aurait pas fait plus
d’une lieue que l’aube se lèverait déjà.
Elle resta un instant dans l’ombre du prélart, cherchant du regard les coins
obscurs qui lui permettraient de se dissimuler, en s’efforçant de ne pas penser à
ce qui se passerait si l’un des hommes étendus sur le pont, en deux rangées
parallèles, venait à se réveiller et la découvrait.
Il fallait pourtant bien qu’elle passe, elle n’avait guère le choix. Le drakkar était
venu s’échouer sur le rivage par l’arrière. Si elle sautait de là où elle se trouvait,
elle tomberait juste sous le nez des sentinelles qui veillaient sur la plage. Il lui fallait
donc aller à l’avant, là où la quille était encore immergée de quelques pieds, puis
se laisser glisser à l’eau le plus silencieusement possible, hors de vue des
guetteurs.
Les premiers pas qu’elle fit hors de son abri se déroulèrent sans encombre.
Plusieurs mètres la séparaient encore du premier dormeur. Ensuite, il lui faudrait
espérer que la pittoresque cacophonie de ronflements qui montait vers les étoiles
couvrirait le bruit de ses pas sur les planches grinçantes du pont.
Retenant son souffle et s’attendant à chaque seconde à sentir une poigne
solide l’agripper par l’épaule ou un barbare vociférant surgir de la nuit, elle
progressait sur la pointe des pieds, aussi légère et silencieuse que ces nuages
au-dessus de sa tête. Son but était de parvenir au centre du navire, ou mieux, un
peu plus loin. Là, elle pourrait se laisser glisser dans l’eau peu profonde, s’éloigner
suffisamment pour ne pas être trop visible de la plage, puis nager parallèlement à
la côte jusqu’à ce qu’elle fût suffisamment loin des guetteurs pour oser reprendre
la côte jusqu’à ce qu’elle fût suffisamment loin des guetteurs pour oser reprendre
pied sur le bord et s’enfoncer dans les terres.
Ensuite ? Elle l’ignorait encore. Elle n’avait pas eu le temps de vraiment y
réfléchir. Sa progression silencieuse mobilisait toute son attention.
Sauf une toute petite partie de son cerveau, qui s’obstinait à désapprouver ce
départ et, même, à le regretter.
Elle chassa toute pensée négative en se forçant à compter mentalement ses
pas. Encore quelques-uns et…
Sans un bruit, une ombre surgit dans la nuit. Une main ferme vint se plaquer
sur sa bouche et un corps d’homme au sien. Un rayon de lune brilla, sinistre, sur la
lame nue d’une dague, que son agresseur lui pointa sur le cou.
— Pas un mot, lui chuchota-t-il à l’oreille, ou je te coupe la gorge !
Elle se sentit emportée par-dessus bord, sentit presque instantanément la
caresse des vaguelettes contre ses chausses. La mer était presque tiède, en
comparaison de la glace que semblait charrier son sang dans ses veines.
Pourquoi donc personne ne bronchait-il à bord ? Il lui semblait que si elle avait
fait un dixième du vacarme auquel se livrait son agresseur, elle eût réveillé tout
l’équipage. Au lieu de cela, ils ronflaient tous à qui mieux mieux.
Grand Dieu, il lui fallait réfléchir et vite ! Où l’emmenait-on ? L’homme se
déplaçait rapidement, l’attirant loin des guetteurs, là, sans doute, où l’on ne pourrait
plus les voir ni les entendre. Il ne prononça plus un mot. Yvaine entendait seulement
le bruit de sa respiration haletante mais légère et rapide, pleine d’une excitation
que l’homme avait du mal à contenir. Alors seulement, l’évidence lui apparut.
Il n’agissait pas seulement pour l’empêcher de fuir. Ses intentions étaient bien
plus perfides.
La panique envahit la jeune femme, assez forte pour lui faire oublier la dague
dardée sur elle. Le Viking la tenait par un bras, mais l’autre était libre. Le levant
brusquement, elle projeta son coude dans les côtes de son agresseur, avec toute
la force dont elle était capable. Simultanément, dans un geste similaire, elle le
frappa de son talon, sur le tibia.
La soudaineté de cette attaque prit l’homme par surprise, il lâcha sa bouche et
elle put enfin crier.
Mais à sa grande horreur, le seul son qui en émergea était un petit cri étranglé,
sûrement inaudible à plus de quelques pieds de là.
Avant qu’elle ait pu inhaler suffisamment d’air pour recommencer, elle sentit
son agresseur lui serrer la gorge. Ses oreilles se mirent à bourdonner et un voile
noir passa devant ses yeux. Le Viking la bascula sur le sable et l’écrasa sous son
poids, cherchant fébrilement à délacer sa tunique.
Elle ne vit pas qui était l’homme qui l’agressait. Mais pendant un instant, le
visage de celui que l’on appelait Ketil Briseur de crânes, le fidèle compagnon
d’Othar, s’imposa à son esprit et la révulsa. Le Viking ne devait pourtant pas
chercher à l’étrangler tout à fait, car la sentant s’amollir sous sa main, il desserra
son emprise.
Alors elle cria et, cette fois, son cri déchira la nuit.
L’homme jura sourdement, puis comme on pouvait entendre une certaine
agitation à bord du drakkar, il bondit sur ses pieds et disparut dans l’obscurité.
Yvaine roula sur le flanc et se pelotonna en boule. Elle dut serrer les dents pour
ne pas se mettre à sangloter éperdument. Elle ne pouvait pas se remettre debout
et encore moins s’enfuir. Du reste, elle avait tout oublié de son projet d’évasion et,
lorsque la mémoire lui en revint vaguement, il était trop tard, l’obscurité ne la
protégeait plus. Elle leva les yeux vers le visage de Rorik, dans la lumière
tremblotante de la torche enflammée qu’il tenait à la main. Quelques-uns de ses
guerriers le suivaient, l’arme à la main. Certains tenaient une torche, eux aussi.
Rorik s’agenouilla, la saisit et l’aida à se redresser.
— Avez-vous été enlevée sous le prélart ? demanda-t-il.
Sa voix était sourde et l’on sentait, malgré son calme apparent, la menace de
mort qui pesait sur celui, quel qu’il fût, qui avait osé enfreindre ses ordres et
s’attaquer perfidement à la dame de Selsey.
Yvaine ne put que secouer la tête. Elle ne songea pas même à lui mentir. Cela,
elle le sentait, n’aurait servi à rien. Les yeux vifs de Rorik semblaient pénétrer
jusqu’au fond de son âme. Une lueur de colère les fit flamboyer.
— Etes-vous venue jusqu’ici… de votre plein gré ?
— Mais… non ! Non !
Elle tressaillit devant la fureur contenue de sa voix.
— J’essayais de m’échapper, quand… Je ne sais même pas qui…
Il l’interrompit d’un geste impérieux, tendit sa torche à celui de ses guerriers
qui se tenait le plus près de lui, puis les renvoya tous au bateau par quelques mots
en langue viking.
La nuit se referma sur eux, de nouveau, mais le pâle éclairage de la lune
suffisait à discerner les sentiments que trahissait le visage de Rorik.
— Par Thor, lâcha-t-il entre ses dents, je crois que je devrais faire tâter du plat
de mon épée à votre tendre derrière ! Comment comptiez-vous vous y prendre,
pour vous enfuir ?
— A… à la nage, répondit-elle d’une voix faible.
Peinant à se contenir, il la saisit par les deux bras et la remit debout.
— Ne soyez donc pas stupide ! Petite idiote, je vous avais prévenue. Vous
venez d’échapper, de très peu, à un viol !
En sortant de derrière un nuage, la lune éclaira la lueur farouche de ses yeux et
ses deux mains se crispèrent sur les bras d’Yvaine. Elle crut qu’il allait se mettre à
la secouer comme un prunier.
— Mais lâchez-moi, s’écria-t-elle, la colère lui permettant à propos de
retrouver une contenance.
Elle lui échappa et s’écarta vivement de lui.
— Je me moque bien de vos reproches ! Vous avez dit vous-même qu’il y
avait des villages saxons par ici. J’aurais pu m’y réfugier, chez des gens de bonne
volonté qui m’auraient aidée à retourner d’où je viens. Et même si je n’avais pas
trouvé d’aide, je suis habillée comme un garçon et je peux…
— Par tous les dieux, femme ! Seul un crétin se laisserait berner par votre
ridicule déguisement et il saurait la vérité à l’instant même où vous ouvririez la
bouche !
— Même nue comme au jour de ma naissance, j’aurais tenté de m’enfuir, lui
cria-t-elle en réponse. Me croyez-vous donc si docile que je doive me soumettre à
vos volontés ? Vous me connaissez bien mal !
Il fit un pas vers elle.
— Vous savez que vous m’appartenez, gronda-t-il, que vous êtes à moi, que…
Yvaine tourna brusquement les talons et se mit à courir. C’était inutile et elle le
savait. Même par surprise, elle ne pouvait espérer échapper à Rorik. Mais la
farouche affirmation de possession à laquelle il venait de se livrer l’avait remplie
de panique. Elle s’enfuit donc sur la plage comme si elle avait tous les démons à
ses trousses, avant d’être rattrapée et plaquée au sol. Elle n’avait pas parcouru
plus de quelques mètres.
En la faisant tomber, Rorik se tourna pour protéger la jeune femme du choc,
puis roula sur elle. Pour la deuxième fois de la soirée, Yvaine se retrouva étendue
sur le sable, le souffle coupé sous le poids d’un homme.
Puis le Viking se souleva, libérant sa respiration, mais les cuisses de la jeune
femme restaient emprisonnées entre les siennes. Comme elle essayait encore de
se tortiller pour lui échapper, il lui saisit les poignets et les plaqua au sol.
— Arrêtez cela, lui ordonna-t-il d’un ton calme, qui contrastait beaucoup avec la
colère qu’il avait montrée précédemment. Vous ne pouvez pas lutter avec moi.
Vous ne réussirez qu’à vous faire du mal.
— Qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?
Impuissante, mais essayant encore, par des mouvements convulsifs, de se
débarrasser de lui, elle répliquait par la seule arme un peu efficace qu’elle pouvait
utiliser : la parole, pour réaffirmer sa révolte et son indomptable volonté.
— Vous me voulez du mal, de toute façon. Lâche ! Pirate ! Aucun homme
digne de ce nom ne se servirait ainsi d’une femme !
Les yeux de Rorik flamboyèrent encore.
— Félicitez-vous que je sache pertinemment que c’est la panique qui vous fait
parler, sinon je vous ferais regretter ces paroles !
Il eut un sourire ironique.
— Soyez heureuse aussi que je ne daigne pas prendre de force ce qui est à
moi.
— Je… ne… suis… pas… à… vous. Vous m’entendez, barbare ! Je
n’appartiendrai plus à aucun homme, plus jamais !
Les yeux de Rorik brillaient de plus belle, quand il les plongea dans ceux de la
jeune femme.
— Mais si, vous serez à moi, petit chaton, lui dit-il, la voix rauque. Et avec
confiance. Mais n’ayez crainte, je vous laisserai le temps de vous faire à cette
idée.
— Le temps de… ?
Elle eut un nouveau sursaut, devant une telle arrogance.
— Espèce de fat, insupportable, vaniteux… pirate ! Je vais vous montrer s’il
me faut du temps pour…
Il ne la laissa pas poursuivre. Tenant toujours fermement ses poignets, il se
pencha doucement vers elle. Yvaine le regarda, interdite, couvrir son corps du sien,
et une vague de chaleur l’envahit instantanément. Il ne l’écrasait pas vraiment, mais
elle avait tout à fait conscience d’être immobilisée, impuissante.
Elle essaya vaillamment de se tortiller encore, mais en vain. Elle dut rester
immobile et haletante, le corps de Rorik étroitement collé au sien. Leurs regards
se rencontrèrent de nouveau ; celui du Viking, brûlant et volontaire, le sien,
farouche et rageur.
— Voilà, lui dit-il. Maintenant vous savez. Je pourrais vous prendre, là, tout de
suite, si j’étais vraiment le barbare que vous dites.
C’était vrai, et Yvaine dut le reconnaître en avalant la boule qui venait de se
former dans sa gorge. Allongé sur elle comme il l’était, ses cuisses enserrant les
siennes, elle pouvait sentir qu’il y était indiscutablement prêt. La pression qu’il
exerçait sur son bassin était juste assez précise pour être menaçante.
Elle avala de nouveau sa salive en espérant pouvoir parler.
— Aucun homme honorable ne serait capable de…
Il se mit à rire doucement. Un rire retenu, mais joyeux, qui fit se répandre en
elle une nouvelle vague de chaleur. Elle serra les poings sous les siens pour
combattre cette sensation affolante.
— Innocente ! Aucun homme ne pourrait te tenir ainsi sous lui sans vouloir…
— Non !
— Chut…
Elle sentait son souffle chaud sur ses lèvres.
— Juste un baiser, petit chaton, rien de plus.
— Je vous préviens, si vous essayez de m’embrasser, je… je vous mords !
Il était si près qu’elle devinait son sourire, plus qu’elle ne le voyait.
— Vas-y, la défia-t-il à mi-voix. Mords-moi !
Ses lèvres effleurèrent les siennes et Yvaine eut l’impression qu’elles y
laissaient une traînée de feu. Puis elles s’y posèrent avec une insupportable
douceur.
Le temps s’arrêta. Tout se brouilla. Yvaine essayait désespérément de se
souvenir de quoi elle avait bien pu menacer le Viking, un instant auparavant. Un
voile de trouble et de confusion brouillait son entendement. La bouche de Rorik
était tendre et chaude sur la sienne et offrait un étonnant contraste avec son corps
dur, sa virilité agressivement tendue, tout contre elle.
Elle se demandait comment tout cela allait se terminer et essayait de
rassembler ses forces pour l’éjecter d’au-dessus d’elle, écartelée entre la crainte
d’être prise sans autre forme de procès et la douceur inattendue de son baiser.
Mais, très vite, elle ouvrit pourtant ses lèvres, surprise de constater qu’elle n’avait
plus vraiment le cœur de lui résister.
Puis elle ne put plus penser du tout, car la langue de Rorik venait se mêler à la
sienne, doucement, oh, si doucement…
Un éclair de chaleur la transperça, lui faisant pousser un cri étouffé. Mais
comme elle s’amollissait, le Viking écarta sa bouche de la sienne. Il se dressa
soudain sur ses pieds et la fit se remettre debout, elle aussi.
Yvaine le fixa sans comprendre et lui la regarda un instant avec une
bouleversante intensité. Puis il la poussa doucement vers le drakkar.
— Allons, lui dit-il tout bas, venez…
Interdite, la tête lui tournant, elle fit un pas en avant. La confusion, le choc, la
colère, le trouble se mêlaient en elle au point qu’elle aurait voulu pouvoir hurler sa
détresse. Et dire qu’elle n’avait pas même réussi à s’enfuir ! Des larmes coulèrent
sur ses joues.
Elle les essuya immédiatement, d’un geste rageur. Jamais elle n’avait pleuré,
au plus profond de ses malheurs. Elle n’allait pas commencer aujourd’hui !
Un sanglot lui échappa pourtant. Tout de suite, elle se sentit soulevée dans les
airs.
— Mon Dieu, petit chaton, soupira-t-il, je ne voulais pas vous faire de mal…
Pendant un instant, interdite, blottie dans les bras du Viking, qui l’emportait,
elle ne put formuler une pensée précise. Puis son esprit se dessilla un peu. Avait-
elle bien entendu ? Un païen du Nord qui invoquait Dieu, le Dieu des chrétiens, au
singulier, et non sa myriade de dieux scandinaves ? Un pirate viking qui exprimait
des regrets et prétendait lui apporter du réconfort ?
La stupéfaction et ces questions sans réponse martelèrent son crâne,
menaçant de le faire éclater. Qui était-il donc, cet homme qui l’avait arrachée à sa
maison et à sa patrie, mais qui avait aussi tendrement veillé sur elle, tout le temps
où elle était restée évanouie à son bord ? Qui ne faisait pas mystère de son désir
pour elle et refusait de la libérer, fût-ce contre rançon ? Qui l’avait tenue sous lui,
mais ne l’avait pas forcée ?
L’impérieuse nécessité d’obtenir une réponse à ces questions et à bien
d’autres s’insinua en elle, si fortement que toute prudence, toute méfiance devant
les dangers possibles passa au second plan. La menace même, qui l’avait
conduite à tenter de fuir loin de lui, la poussait maintenant à rester.
— Vous ne m’avez pas fait de mal, lui répondit-elle brièvement. Reposez-moi,
s’il vous plaît, je préfère marcher.
A sa grande surprise, il obtempéra sans protester.
— Et l’homme qui vous a attaquée, a-t-il eu le temps de vous molester ?
— Non, il avait une dague, mais il ne s’en est pas servi, même lorsque j’ai crié.
— Bien sûr que non ! Pour ce qu’il voulait, il vous préférait vivante et puis, vous
auriez même pu lui offrir, une autre fois, en vous sauvant encore, une autre
opportunité.
Il se pencha vers elle, l’air sévère.
— Mais vous ne le ferez plus, n’est-ce pas ?
Yvaine lui rendit son regard en refusant de se laisser intimider.
— Puisque nous appareillons demain pour gagner la haute mer, je ne vois pas
bien comment je le pourrai !
— C’est exact, mais plus je vous connais et moins je me fie à votre prudence

— Cela vous apprendra à vous montrer prudent vous-même, la prochaine fois
que vous enlèverez quelqu’un !
Les coins de la bouche de Rorik se soulevèrent brièvement et Yvaine put s’en
apercevoir, malgré la pâleur du clair de lune. Pour une raison qu’elle ne s’expliquait
pas, elle eut encore quelques larmes aux yeux.
— Je m’en souviendrai, dit-il simplement.
Il redevint vite sérieux pour lui demander :
— Savez-vous qui était votre agresseur ?
— Non, et quelle importance, après tout ? Lorsque vous y repenserez, à froid,
vous serez probablement reconnaissant à cette brute. Après tout, il m’a empêchée
de m’enfuir.
Elle eut l’impression qu’il frémissait. Mais c’était un sentiment étrange, diffus,
car elle ne l’avait pas vraiment vu réagir à ses propos. C’était plutôt comme une
tension dans l’air, qui reflétait celle qui devait animer le Viking et que l’on sentait
presque palpable.
— Ah oui ?
Son ton s’était indéniablement durci.
— Consolez-vous, en tout cas, avec la certitude que même si votre évasion
n’avait été découverte que demain matin, vous n’auriez jamais pu rejoindre
l’Angleterre. Nous vous aurions poursuivie sans répit. Et maintenant, retournons à
bord. Il nous faut prendre du repos.
Du repos, c’était facile à dire, songea-t-elle, lorsqu’elle rejoignit l’abri du prélart
et s’étendit enfin sur sa peau d’ours, à côté de ses compagnes endormies. Elle
remercia mentalement le ciel de n’avoir à leur fournir aucune explication. La tâche
aurait été au-dessus de ses forces. Toute nouvelle tentative d’évasion s’avérant
pour le moment impossible, elle allait devoir consacrer toute son énergie à
convaincre Rorik de demander sa rançon. Et si jamais elle n’y parvenait pas…
Elle repoussa cette idée. Imaginer seulement une telle situation était bien trop
désespérant.
Plutôt, décidément, que d’échafauder de nouveaux plans d’évasion,
impossibles à mettre en œuvre, mieux valait essayer de se trouver un allié à bord
même du drakkar.
Cette nouvelle idée lui apporta une lueur d’espoir, mais celle-ci s’éteignit
presque instantanément. Thorolf et Orn étaient les seuls Vikings en qui elle
estimait pouvoir avoir confiance, or ils étaient tous deux d’une parfaite loyauté
envers Rorik. La seule autre option possible — et elle était particulièrement
désespérée — c’était Othar. Cela pouvait paraître fou et elle n’avait aucune
confiance en lui, mais il était plus jeune qu’elle de trois ans et Yvaine soupçonnait
qu’une grande part de sa forfanterie n’était qu’une pose, destinée à se faire valoir
aux yeux de ses deux misérables acolytes. En l’éloignant un peu de leur influence,
elle pourrait sans doute l’appâter par la perspective d’une forte rançon, en utilisant
au mieux son ressentiment actuel contre son frère.
Bien sûr, avant de tenter quelque chose d’aussi risqué, il serait sage d’essayer
d’en apprendre davantage sur son compte et aussi, en prenant toutes les
précautions, sur celui de Rorik. Après tout, n’était-ce pas avisé que de chercher à
mieux connaître son adversaire ?
Modérément réconfortée par cette conclusion, elle se retourna sur la peau
d’ours et se prépara au sommeil. Elle commencerait ses travaux d’approche dès
le lendemain, par quelques questions polies. Elle se conduirait avec dignité,
refuserait de se laisser entraîner dans la moindre controverse, resterait courtoise,
mais distante.
Enfin, elle ignorerait cette impudente petite voix, tout au fond d’elle-même, qui
lui demandait avec insistance comment il se faisait que le bon sens et la stratégie
se mariaient si aisément avec sa curiosité dévorante.

* * *
— Non, maîtresse, vous ne pouvez vous rendre seule à l’avant alors que votre
agresseur est là, quelque part, qui vous observe, protesta Anna, la mine
renfrognée.
Britta acquiesça vigoureusement du menton. Ses deux compagnes de
captivité avaient été horrifiées lorsque Yvaine leur avait raconté ses aventures de
la nuit, devant un petit déjeuner de gruau et de fruits.
Un peu plus tard, en mettant le nez hors de l’abri, elles avaient découvert que le
drakkar traçait déjà sa route au large. La côte n’était plus visible.
Yvaine détourna les yeux de l’horizon liquide, de la ligne ténue qui séparait la
mer d’avec le ciel, et regarda ses deux compagnes avec un peu d’impatience.
— Il ne va tout de même pas me sauter dessus devant tout l’équipage, Anna,
fit-elle remarquer.
— Nous ne devrions même pas sortir de sous le prélart, grommela Britta.
J’entends vaguement des commentaires et des grasses plaisanteries. Vous
pouvez être sûre que votre agresseur en dit autant que les autres, pour paraître
aussi innocent qu’un bébé.
— C’est vrai, approuva Anna en lançant des regards apeurés par-dessus son
épaule, et comme nous ne savons pas qui il est, mieux vaut les éviter tous.
— Il était grand, dit lentement Yvaine, et portait une tunique de peau. Mais ceci
ne nous renseigne guère : seuls Rorik et Thorolf portent une cotte de mailles et
encore ne les a-t-on vus protégés ainsi que le jour où ils ont pillé Selsey. Sans
doute les ont-ils pris sur le corps de soldats qu’ils ont tués…
Anna secoua la tête.
— Thorolf m’a dit que Rorik les avait fait faire voici longtemps, avant qu’il ne
prenne le commandement de ce navire. Je me demande ce qu’ils faisaient, en ce
temps-là…
— Moi, je m’en moque, répliqua Yvaine, le nez en l’air.
Mais elle se souvint opportunément de sa résolution de la veille et ruina l’effet
de sa fière attitude en demandant :
— Thorolf t’a-t-il confié quelque chose d’autre ?
— Eh bien, hier, je l’ai interrogé sur la situation des esclaves dans la maison
de Rorik, pour tenter de savoir quel sort nous attendait. Il m’a dit que la plupart des
captifs des Vikings pouvaient racheter leur liberté en trois ans, en travaillant plus
longtemps que les autres, chaque jour. Pouvez-vous imaginer cela ? Un maître qui
libère ses serfs ?
— Hmm… les femmes aussi ?
Anna fit la grimace.
— Eh bien, un homme peut racheter la liberté d’une captive, s’il veut l’épouser,
mais…
— Une façon bien onéreuse d’acquérir une femme, dit sentencieusement
Britta. Je me demande ce qui va nous arriver. On va nous marier à d’autres
esclaves, peut-être…
— C’est plus que je ne pouvais en espérer en Angleterre, répliqua simplement
Anna. Jamais mon père ne m’aurait permis de me marier. Je lui étais bien trop
utile.
Yvaine la considéra un instant, d’un air pensif.
— Je suppose que les esclaves libérés sont tout de suite remplacés par
d’autres, enlevés pendant leurs raids ? demanda-t-elle après ce temps de
réflexion.
Anna secoua la tête.
— Thorolf dit que non, pas chez Rorik, et que même il prête souvent de l’argent
à ses anciens esclaves pour leur permettre d’acheter une petite ferme ou un
commerce. Il est le fils d’un jarl, un haut baron, et il est très riche…
— Qu’a-t-il besoin de piller, alors ? Je me souviens, en effet, qu’il a refusé le
trésor de Ceawlin, comme si ce n’était rien. Quant aux femmes, il est clair qu’il n’a
guère besoin d’employer la force pour les attirer dans son lit et…
Elle s’aperçut soudain que ses deux compagnes la regardaient comme si elle
venait d’émettre le désir d’y entrer elle aussi et sentit ses joues s’enflammer.
— Je… je dois savoir ces choses, si je dois vivre chez cet homme…
Et elle tourna les talons, avant de devenir plus rouge encore.
Heureusement pour sa dignité, elle aperçut à cet instant un Viking qui jouait
distraitement avec un bout de cordage et le reconnut. Elle l’appela d’un signe
impérieux du doigt.
— Toi ! Orn… j’ai une faveur à te demander…
Ignorant les protestations étouffées de ses compagnes, elle avança d’un pas
dans sa direction.
Le vieux Nez crochu se redressa, l’air ennuyé.
Yvaine lui dédia son sourire le plus seigneurial.
— Veux-tu avoir la complaisance de m’escorter jusqu’à ton chef ? lui
demanda-t-elle, de son air de châtelaine.
Orn se rembrunit encore.
— C’est que j’ai justement l’ordre de rester ici, dame. Pour veiller à ce qu’il ne
vous arrive rien.
Le sourire d’Yvaine se figea.
— Ah, vraiment ? dit-elle, d’un ton soudain glacial. Alors songe un peu à ce qui
pourrait se produire, si tu ne m’accompagnes pas. A moins que tu espères
m’empêcher de voir le seigneur Rorik ?
Du coin de l’œil, elle vit Anna et Britta se rapprocher peureusement l’une de
l’autre et se prendre par le bras.
Orn poussa un grognement désapprobateur.
— Il est clair, murmura-t-il, que Rorik ne vous a pas punie assez sévèrement,
quand il vous a rattrapée, hier soir.
Comme Yvaine lui lançait un regard assassin, il continua, avec un petit sourire
ravi :
— Mais il est vrai qu’on n’a jamais vu Tueur d’ours lever la main sur une
femme… Allons, venez, belle dame, je vais vous mener à lui.
Yvaine jeta un bref regard de triomphe à ses deux compagnes, visiblement
partagées entre l’admiration pour sa hardiesse et l’attente de la voir durement
châtiée pour son insolence, puis elle suivit le vieil homme.
— Pourquoi dis-tu cela d’un pirate qui nous a toutes les quatre enlevées et
arrachées à notre patrie ?
— Je ne me permettrai pas de juger les motifs du seigneur Rorik en ce qui
vous concerne, mais pour les autres femmes, vous faites erreur : ce sont Ketil et
Gunnar qui les ont capturées et elles peuvent remercier Rorik d’avoir interdit à ces
deux-là d’exercer leurs droits sur elles, tant qu’ils seront à son bord.
— Oh, mon Dieu, murmura Yvaine malgré elle
Et elle parcourut le pont des yeux jusqu’à ce qu’elle ait repéré les deux amis
d’Othar.
Ketil était tourné dans sa direction, mais quand leurs regards se croisèrent,
elle ne vit rien, dans le sien, qui trahît une quelconque dissimulation sournoise. Elle
eut alors la certitude qu’il n’était pas son agresseur de la veille. Les yeux cruels de
Ketil se tournèrent vers Orn et le vieil homme dut sentir vaguement qu’on l’épiait. Il
ralentit son pas, regarda autour de lui et, quand il vit son ennemi, un sourire lent
passa sur son visage et il mit la main à sa dague.
Yvaine sentit ses cheveux se hérisser désagréablement sur sa nuque. Elle
doutait fort que quelqu’un qui portait le surnom de « Briseur de crânes » pût hésiter
à tuer son camarade, mais Orn, lui, était un homme raisonnable et il avait au moins
trente ans de plus que Ketil. Pourtant, sa haine était visible. Que s’était-il passé qui
pût la motiver ?
Elle décida de ne pas fouiller cette question plus avant, pour le moment. Elle
avait bien d’autres soucis, dont le moindre n’était pas ce bond que venait de faire
son cœur dans sa poitrine, quand elle avait aperçu Rorik, debout à la barre. L’effet
que lui faisait sa présence était décidément toujours aussi dévastateur. Le
souvenir — trop précis ! — de ce qu’elle avait ressenti lorsqu’elle était allongée
sous lui, de sa chaleur et de sa virilité menaçait à chaque instant de faire se
dérober ses jambes sous elle.
Elle s’appuya au bastingage en espérant qu’il mettrait son manque d’équilibre
sur le compte du tangage ou du roulis.
— Bonjour, dit Rorik et il lança un regard interrogateur à Orn.
— Ne me blâme pas, grommela le vieil homme, elle a menacé de flâner parmi
les hommes, si je ne l’amenais pas te voir.
Yvaine resta bouche bée de surprise, scandalisée.
— Je n’ai pas menacé de…
Rorik la coupa.
— C’est sans importance…
Il renvoya Orn d’un signe de tête, puis se tourna vers elle.
— Eh bien, vous avez obtenu ce que vous vouliez, soupira-t-il. Ne pouviez-vous
donc attendre que je vienne vous voir ?
Yvaine ne répliqua rien, même si elle dut pour cela se mordre les lèvres. Mais
elle était supposée essayer les bonnes manières et la diplomatie.
— Merci de nous avoir fait donner des fruits, ce matin, lui dit-elle, changeant de
sujet. C’était un changement bienvenu.
Il sourit et une lueur amusée passa dans ses yeux.
— C’est que nous aimons engraisser nos captifs avant de les vendre !
plaisanta-t-il.
La diplomatie menaça de passer par-dessus bord, mais l’occasion de
répliquer était trop belle.
— Ah oui ? Je suppose que vous avez dû piller un verger, pour cela.
— Oui — Il sourit —… Mais c’était un verger danois.
— Je vois…
Elle réprima un sourire.
— Ainsi, vous autres, Vikings, vous vous volez les uns, les autres ?
— Vous croyez que nous ne sommes qu’un seul peuple — de pillards,
naturellement — mais les Norvégiens sont régulièrement en guerre contre les
Danois. Le plus souvent pour des questions territoriales ou de commerce. Nous
sommes d’ailleurs, en ce moment même, sur le point de nous affronter, de
nouveau.
— Pourtant vous avez, les uns et les autres, suffisamment dépecé l’Angleterre
pour ne pas avoir à vous disputer davantage, répliqua Yvaine, mais sans passion,
toutefois.
Elle avait grandi dans cette situation, qui n’était pas nouvelle.
— Les Danois gouvernent l’Angleterre de la Tamise à l’Humber et vous autres,
Norvégiens, au-delà. La ville de York a été rebaptisée Jorvik, et je gage que
beaucoup de bourgades de moindre importance ont elles aussi changé de nom.
Rorik haussa les épaules.
— En usez-vous autrement, vous, les Saxons ? Vos ancêtres ont chassé les
Bretons jusqu’au Pays de Galles et sur le continent. Plus récemment, vous avez
annexé la Mercie.
— Cela s’est conclu par mariage, répliqua Yvaine, indignée. La dame de
Mercie est la sœur d’Edward.
— Oui…
Et un sourire ironique réapparut sur son visage bruni par le soleil.
— Les enfants d’Alfred… vous verrez qu’ils régneront sur toute l’Angleterre, un
beau jour…
— Que voulez-vous dire ?
— Les Danois qui vivent là-bas sont en train de s’assagir. Ils tiennent encore
leur part du pays, mais ils s’y assimilent peu à peu, devenant fermiers ou
commerçants, plutôt que guerriers. Votre cousin unifiera tout ce beau monde un
jour et le rêve d’Alfred deviendra réalité.
Il y avait, dans sa voix, une certaine amertume qui intriguait la jeune femme
mais elle se garda de l’interroger à ce sujet, préférant en venir au sujet qui
l’intéressait plus que tout autre.
— A propos d’Edward, quand comptez-vous lui envoyer un messager pour lui
demander ma rançon ?
— Ah, murmura-t-il, voilà pourquoi vous étiez si pressée de profiter de ma
compagnie…
Au prix d’un immense effort, Yvaine parvint à conserver une attitude polie et
respectueuse.
Rorik fit une moue dubitative.
— Mais je ne me souviens pas vous avoir fait une telle promesse. Je me
trompe ?
— N… non…
Elle serra plus fort, sous ses doigts, le bordé du bastingage.
— Je vous en prie, ne badinez pas avec moi, seigneur. Je comprends que
vous soyez pressé de rentrer en Norvège, puisque votre père est malade. Mais il
n’y a aucune raison, que je sache, que j’entreprenne, moi aussi, un tel voyage.
C’est pourquoi vous m’obligeriez en envoyant immédiatement un message au roi
Edward.
Il leva un sourcil ironique.
— Du beau milieu de la mer du Nord ?
— Non, bien sûr, je voulais dire : quand nous atteindrons le Jütland, vous me
débarquerez et…
— Vous ne voudriez pas toucher terre là-bas…
Le sourire moqueur réapparut.
— Il n’y a rien, tout au long de la côte, que de sombres falaises percées de
grottes. Seuls les dieux savent ce qui peut bien y vivre…
— N’essayez pas de me faire peur avec des histoires de trolls et de géants, lui
lança-t-elle sèchement, perdant patience. Ou encore d’ours au pelage blanc
comme la neige. Je ne suis pas si crédule que…
Elle s’interrompit brusquement en voyant, pendue par un lacet de cuir au cou
du Viking et à côté d’un pendentif en argent qui représentait, elle le savait, un
marteau de Thor, une longue canine recourbée, incroyablement grosse et longue,
qui paraissait très redoutable.
Yvaine avala nerveusement sa salive et décida de changer de tactique.
— Très bien, dit-elle. Je viendrai en Norvège avec vous et quand nous serons
arrivés, vous direz à tous que je viens en visiteuse et vous prendrez des
arrangements pour mon retour en Angleterre.
Il la regarda avec autant de surprise que si elle venait de se métamorphoser,
sous ses yeux, en un très petit et très délicat ours blanc.
— En visiteuse ? Mais que voulez-vous donc visiter ?
— Je voudrais surtout étudier vos légendes nordiques.
— Etudier nos légendes ? répéta-t-il sans paraître comprendre.
— Oui. Je présume que vous avez un barde… Comment dites-vous déjà, un
skald, dans votre maison ? Je voudrais aussi acquérir des manuscrits, pour
remplacer ceux que Ceawlin a vicieusement brûlés dans la cheminée. Il méprisait
les livres et, d’une façon générale, la connaissance.
— Vous parlez donc… ?
Ses yeux se rétrécirent en une mimique d’intérêt.
—… Ah, c’est vrai, Orn m’a dit que vous vous étiez adressée à lui dans notre
langue. Comment l’avez-vous apprise ?
Elle haussa les épaules.
— Comme vous, la mienne, certainement, en parlant avec des voyageurs. En
temps de paix, il y avait toujours beaucoup de Scandinaves, à la cour. C’est un de
vos bardes, qui y séjournait, qui m’a initiée aux sagas.
— Vous savez donc que nous ne pratiquons pas uniquement le meurtre et le
pillage…, insinua-t-il d’une voix redevenue soudain très douce.
— Vous oubliez les enlèvements, lui répliqua-t-elle sèchement, et le fait d’avoir
de bons poètes et des sculpteurs sur bois de grand talent n’excuse pas que l’on
tue des…
Elle s’interrompit, son cœur traversé par une douleur poignante au souvenir du
cadavre du serf Jankin. Comment avait-elle pu l’oublier ? Il était tellement innocent.
Si sincèrement dépourvu de toute malice. Il n’avait pas pu résister aux Vikings et
n’avait même sans doute pas compris ce qui lui arrivait. Le remords envahit Yvaine
quand elle comprit qu’elle avait à peine pris le temps de pleurer la mort, inutile, de
ce pauvre serf qui avait été son seul soutien, son seul ami durant toutes ces
années.
— Que voulez-vous dire, chaton ?
Elle se tourna vers Rorik, sa colère avivée par le surnom affectueux par lequel
il se croyait autorisé à s’adresser à elle.
— Dites-moi, lui demanda-t-elle d’un ton accusateur. Avez-vous tué quelqu’un
sur le bord du fleuve, à Selsey, ce jour-là ?
Le visage du Viking se ferma et il regarda droit devant lui.
— Je n’ai tué que votre mari.
— Pourtant, vous avez tué au cours d’autres raids, je le sais, dit Yvaine, qui
sentait ses yeux se remplir de larmes. Des innocents, qui…
Rorik la vit détourner la tête et se maudit en silence. Que pouvait-il bien lui
dire ? Pas la vérité, en tout cas. Le cousin d’Yvaine, le roi Edward, aurait été par
trop impliqué dans ses révélations. Elle n’aurait pas manqué de s’imaginer qu’il
l’avait capturée pour en faire un appât.
Peut-être était-ce la vérité, après tout. Pendant quelques heures, après qu’il
eut appris qui elle était, peut-être cette motivation s’était-elle, en effet, mêlée à
d’autres, plus ou moins consciemment. Peut-être l’était-elle encore. Tout ce qu’il
savait, c’était qu’il était mû par un besoin si féroce, un désir si ardent que cela
tournait à l’obsession. Comme s’il y avait en lui un vide qu’elle seule était capable
de combler, une faim qu’elle seule pouvait apaiser.
Par tous les dieux, voilà qu’il avait les pensées d’un skald composant une
histoire larmoyante dans laquelle le héros passerait son temps à se languir devant
quelque beauté inatteignable. Il savait ce qui le hantait : le souvenir de sa peau, la
façon qu’elle avait eue de s’abandonner entre ses bras, hier soir, sur le sable de la
plage, la douce innocence qui émanait d’elle et dont il s’était senti comme
enveloppé. Cette merveilleuse pureté, il aurait voulu la lui prendre, pour en être lui-
même régénéré, et qu’ils ne fassent tous deux plus qu’un. Seule la conscience du
dos blessé d’Yvaine, qui lui était brusquement revenue lorsqu’elle avait poussé un
cri étouffé, l’avait interrompu avant qu’il aille plus loin, et tout de suite son ardeur
avait été refroidie, à l’idée de l’irréparable qu’il avait été à deux doigts de
commettre.
Son front se rembrunit soudain à la pensée qu’il devrait laisser la jeune femme
à Einervik, lorsqu’il mènerait ses prochaines expéditions. Alors la solution se
présenta à son esprit, simple, définitive… et immédiate.
— Vous pouvez vous tranquilliser, lui dit-il. Ce raid était le dernier que je
mènerai jamais. C’est dit !
— Mais… pourquoi ?
De nouveau, il hésita. Pourquoi ne pas lui dire la raison de ces expéditions ?
Pourquoi ne pas lui dire qu’elle pouvait être une sorte d’appât ? L’explication
pourrait même, qui sait, la rendre moins hostile et la faire se sentir moins
menacée. Mais même pris dans le tourbillon de ses désirs et de ses manques, il
ne pouvait se résoudre à lui mentir. Pas à elle et pas même par rebond.
— Eh bien, pour vous plaire, lui répondit-il, si du moins la chose est possible,
jolie vierge…
Elle le regarda un moment du coin de l’œil, comme pour essayer de vérifier la
sincérité de Rorik, avant de détourner le regard en direction de l’horizon.
— Je suppose que cela ne me déplairait pas, en effet, dit-elle, sans chaleur
excessive. Je ne souhaite à personne de rôtir en enfer pour ses péchés, pas
même à un ennemi.
Il rit, à la fois amusé et admiratif devant son attitude indomptable et rebelle.
— Vous ne déposez jamais les armes, n’est-ce pas, petit chaton ? Mais vos
études auraient dû vous apprendre que nous autres, Vikings, avons une vue assez
différente de la mort et beaucoup de dieux, pour nous protéger du destin auquel
vous semblez nous voir voués.
— On devrait peut-être commencer à les prier, observa Thorolf, qui,
s’approchant, avait entendu sa dernière phrase. Je sens venir la pluie…
Yvaine se tint coite, tandis que Rorik tournait son attention vers son ami. Elle
ne savait trop comment interpréter le tour qu’avait pris leur discussion. En surface,
cela avait été un affrontement de plus, mais en fait, elle avait eu, à un certain
moment, le sentiment fugace que le Viking avait été à deux doigts de lui révéler
quelque chose, mais que l’occasion en avait été perdue.
— Pas seulement la pluie, répondit flegmatiquement Rorik. En fait, nous
courons droit au cœur d’une tempête…
— Comment ? s’écria-t-elle avec un sursaut de surprise. Et vous restez là à
bavarder avec moi ? Faites donc quelque chose !
— Prends la styri, ordonna-t-il à Thorolf, en utilisant le mot scandinave qui
désignait la barre.
Puis, dans un seul mouvement qui surprit totalement la jeune femme, il se
pencha, la saisit sous les épaules et, ignorant ses protestations étranglées, la
jucha sur ses larges épaules avec autant de facilité que si elle n’avait été qu’une
fillette.
— Regardez donc vers le sud-ouest, lui dit-il en souriant, et dites-moi ce qu’à
votre avis je devrais faire…
Yvaine regarda machinalement dans la direction qu’il lui indiquait, ce qui était
toujours moins dangereux que d’aller se perdre au fond de ses yeux rieurs, et elle
fut terrifiée par ce qu’elle découvrit : d’énormes nuages noirs roulaient sur l’horizon
et venaient vers eux, tels des géants furieux prêts à en découdre en grondant de
colère. A chaque seconde, on voyait naître un éclair hors de leur masse
boursouflée, comme si le dieu du tonnerre s’apprêtait à punir l’insolence des
hommes qui osaient défier sa puissance en courant les mers. A un tel moment,
Yvaine aurait pu croire qu’un tel dieu païen existait bel et bien et qu’il s’apprêtait à
ne faire qu’une seule bouchée du drakkar fragile et si manœuvrier.
— Que la bonne Sainte Vierge ait pitié de nous ! s’écria-t-elle. Qu’allons-nous
faire ?
Rorik ne l’avait pas lâchée, pour la protéger du roulis qui s’accentuait à chaque
seconde.
— Vous, vous allez retourner sous le prélart. Nous, nous allons faire ce qu’il
convient en de telles circonstances.
— Il y a deux possibilités, expliqua Thorolf avec un sourire moqueur. Soit
essayer de fuir à la voile, en espérant que le drakkar filera plus vite que la tempête

— Mon Dieu ! Et quelle est l’autre ?
— Virer de bord, réduire la toile et faire face au vent, répondit Rorik, le regard
toujours fixé vers le sud-ouest. Si nous gardons toute la voile portante, elle sera
déjà en lambeaux quand la tempête ne sera encore qu’à un mille de nous. Nous
allons donc plutôt lui faire face, ce ne sera pas la première fois.
Yvaine se tourna vers lui, en colère.
— Peut-être pas pour vous, mais…
La suite se bloqua dans sa gorge quand il baissa les yeux vers elle.
— Ne vous inquiétez pas, ma douce, lui dit-il avec une sorte de ferveur, son
souffle chaud caressant la joue de la jeune femme. Jamais je ne vous céderai et
pas même à la mer !
Thorolf toussa poliment et Rorik lâcha Yvaine pour reprendre la barre des
mains de son ami. Ses joues avaient un peu rougi, mais la jeune femme était pour
l’instant bien incapable de s’en apercevoir. L’accent de tendresse, dans ses
dernières paroles, la troublait plus encore que la promesse implicite qu’elles
contenaient.
— Thorolf va vous ramener sous le prélart, lui dit-il d’un ton bref. Vous y serez
un peu plus en sécurité, pour l’instant.
— Un peu plus en sécurité… pour l’instant ? répéta-t-elle, inquiète.
Mais déjà Thorolf l’avait prise par le bras et il l’entraîna avant qu’elle ait pu
poser une autre question.
— Soyez gentille de ne pas me créer de problèmes, lui conseilla-t-il, j’en aurai
assez comme ça quand j’irai rejoindre Rorik. Il va nous falloir maintenir le bateau
dans les vagues et, quand la tempête nous frappera, on ne verra plus rien que de
l’eau, dans le ciel comme sur la mer. Deux paires d’yeux ne seront pas de trop,
pour diriger le drakkar.
Yvaine ravala ses protestations et se tut. Visiblement, ces deux-là savaient ce
qu’ils avaient à faire et s’en acquitteraient au mieux. Il fallait se fier à leur longue
habitude et à leur sens de la navigation. Mais pendant l’heure qui suivit, la patience
de la jeune femme fut sévèrement éprouvée par le vent qui soufflait de plus en plus
fort et la coque du navire qui grinçait, ballotté en tous sens par les flots, tel un
bouchon.
Elle se réfugia avec ses compagnes contre le bordage de la coque. Elles
entourèrent la petite Eldith du mieux qu’elles le purent et assistèrent, terrifiées, à la
progression rapide de la tempête, dans un silence qui ne fut brisé qu’une fois,
lorsqu’Anna remarqua, avec un humour plutôt noir :
— Remercions Dieu d’être trop apeurées pour penser à avoir le mal de mer !
— Oui, approuva Britta, c’est toujours ça.
Yvaine ne put qu’approuver en silence. Elle s’agrippa désespérément à l’un
des poteaux croisés qui soutenaient le prélart, alors que l’étrave du drakkar
plongeait dans un trou, et sa tête vint heurter le bordé tout proche, quand la proue
monta à l’assaut de la vague suivante.
Si la mer se creusait encore, les objets allaient être projetés dans toutes les
directions. Comment faisaient les hommes pour traverser de telles tempêtes, dans
ces bateaux ouverts dont la hauteur sur l’eau n’excédait pas le mètre, sauf à la
poupe et à la proue ? Comment pouvaient-ils survivre ?
Elle n’entendait plus rien que le hurlement du vent et le grondement terrifiant du
tonnerre.
Des visions du navire à l’abandon, tout son équipage étant passé par-dessus
bord, la hantaient. Mais avant qu’elle ait pu s’enhardir jusqu’à désobéir à Thorolf,
en sortant de l’abri pour jeter un coup d’œil, deux Vikings écartèrent les pans de
peaux cousues, des sacs de cuir, comme ceux dans lesquels elles dormaient,
sous le bras. Ils ne perdirent pas une seconde en paroles inutiles. Un grand
costaud installa Eldith au creux de son bras, tandis que l’autre enveloppait Anna et
Britta dans les sacs et les entraînait à l’extérieur.
— Attendez, cria Yvaine en bondissant sur ses pieds. Que faites-vous ?
Ils ne répondirent pas et elle fit un bond en avant, se heurtant à Rorik qui
pénétrait à son tour sous le prélart.
Il était trempé des pieds à la tête, mais paraissait néanmoins incroyablement
rassurant, par sa force et son calme.
— Oh, Dieu soit loué, soupira-t-elle en s’agrippant à la tunique du Viking. Mais
au nom du ciel, que se passe-t-il ?
Il couvrit ses mains des siennes, les jambes écartées pour résister du mieux
possible au roulis.
— Nous allons devoir démonter l’abri avant que le vent ne l’emporte. Je vais
vous attacher au mât avec les autres femmes.
— M’attacher ? Non !
De terribles souvenirs affleuraient à sa mémoire.
— Non, je ne veux pas !
— Chut, chaton, personne ne va vous faire de mal.
— Mais…
Les mains de Rorik accentuèrent leur pression sur les siennes.
— Yvaine, écoutez-moi. Ces petits doigts-là ne sont pas assez forts pour
s’agripper pendant des heures. Une seule vague pourrait vous emporter par-
dessus bord.
Sa détermination apaisa les élans de panique qui traversaient la jeune femme.
Il avait raison, elle le savait, mais elle tremblait encore au souvenir de sa détresse,
quand Ceawlin l’avait attachée au pilier de la grande salle, le jour de l’attaque des
Vikings.
— Faites-moi confiance.
Rorik l’enveloppa à son tour dans un sac de cuir et l’entraîna vers l’extérieur.
— Je vous laisserai les mains libres, lui dit-il, conscient des raisons de sa
peur. Ce ne sera pas comme… l’autre fois.
Yvaine le suivit. Elle n’avait de toute façon guère le choix. Elle était entrée,
malgré elle, dans l’univers de Rorik, dans ce monde de la mer qui était le sien. Elle
remettait sa vie entre ses mains.
Il la lâcha un instant pour écarter le pan du prélart, puis s’arrêta net et se
retourna vers elle.
Elle leva les yeux, le cœur battant devant l’intensité des siens.
Il la regardait comme s’il cherchait à graver ses traits dans sa mémoire, pour
l’éternité.
Elle voulut parler et ouvrit ses lèvres, alors il l’attira contre lui avec une ardeur
farouche, désespérée.
Et sa bouche vint recouvrir la sienne.
Chapitre 6

Il l’embrassa comme si elle était sienne et qu’il ne savait pas s’il la reverrait
jamais. La toute-puissance de son désir la submergea instantanément. Ce ne fut
pas, cette fois, un baiser courtois, de découverte. En l’embrassant, c’était comme
s’il la prenait tout entière.
Elle y succomba, s’accrocha désespérément à lui tandis que le vibrant appel
de cette bouche sur la sienne l’amollissait toute, comme si chacun de ses
membres était en coton. Quand le bateau se mit à tanguer, bord sur bord, forçant
Rorik à interrompre leur baiser, Yvaine se serait effondrée sur les planches du
pont, si elle n’était restée accrochée à lui.
Pendant un petit moment d’éternité, son regard pénétrant vint la brûler encore.
Puis, sans un mot, il agrippa la jeune femme contre sa hanche et sortit avec elle de
l’abri, dans la gueule même de la tempête.
Tout de suite, les éléments les assaillirent avec fureur. Grondante, hurlante, la
tornade traversait le ciel comme une âme damnée qui tenterait d’échapper au feu
de l’enfer. Déjà passablement étourdie, tétanisée par le choc, Yvaine n’aurait pu
rester sur le pont sans l’aide de Rorik. Les rafales de vents et les mouvements du
drakkar, qui se cabrait comme un cheval devenu fou, rendaient la station debout à
peu près impossible et les paquets de mer, qu’elle recevait à chaque soubresaut
de la coque sur les vagues géantes, l’aveuglaient complètement.
Pliés en deux, ils atteignirent le centre du bateau. Le mât avait été démonté et
affalé. On pouvait voir les graciles silhouettes de ses compagnes étendues
dessous. Rorik amena Yvaine auprès d’elles. Il la fit s’étendre, elle aussi, et
l’attacha à la solide pièce de chêne par la taille.
— Restez sous le mât aussi longtemps que vous le pourrez, lui recommanda-il.
Oh, j’allais oublier : prenez ceci !
Il lui fit refermer ses doigts sur un objet métallique et, à travers le brouillard des
embruns, elle reconnut le marteau de Thor. C’était certes une amulette païenne,
embruns, elle reconnut le marteau de Thor. C’était certes une amulette païenne,
mais quand elle la tenait d’une certaine manière on eût dit une croix.
Rorik devina sa pensée.
— Peut-être pourriez-vous prier votre dieu des chrétiens, lui suggéra-t-il. Nous
allons avoir besoin de toute l’aide disponible.
Elle leva les yeux, regardant le ciel. Les éclairs zébraient le ciel autour d’eux et
le vent la giflait au visage. L’air tout entier semblait craquant, électrisé par la
tempête. Rorik clignait des yeux sous les décharges lumineuses, le feu de ses
yeux clignotant à l’unisson de ceux du ciel. Ses traits semblaient aussi immuables,
aussi éternels que les éléments eux-mêmes.
Elle songea qu’elle se souviendrait toujours de lui ainsi, combattant pied à
pied les forces furieuses de la mer et du ciel, pour garder les siens en vie.
Il lui caressa doucement la joue et, l’instant d’après, il avait disparu.
Yvaine se tapit dans l’obscurité, se sentant comme si elle avait été elle-même
frappée par la foudre. Comme si, en une seule seconde, son être tout entier s’était
ouvert jusqu’à son âme et que soudain elle s’était rendue, simplement remplie
d’une calme certitude.
Quand la furie de la tempête se déchaîna autour d’elle, elle essaya de se faire
toute petite, se pressant contre le mât comme si elle voulait entrer dans ses fibres.
La longue pièce de bois et le sac de cuir huilé la protégeaient aussi complètement
que possible de l’eau du ciel et de la mer, mais le fracas des vagues sous la
coque paraissait menaçant, terrifiant et horriblement proche. Les planches du
bordé et du pont grinçaient sous elle et autour d’elle, comme si elles allaient voler
en éclats d’un instant à l’autre. Elle se souvenait vaguement avoir entendu dire que
l’ingénieuse conception des navires vikings leur permettait de surmonter les plus
terribles tempêtes, mais le détail de ce qu’on lui avait dit à ce sujet lui échappait
complètement.
Le bruit sourd de la coque précipitée dans un creux de vague haut comme une
colline, puis le sifflement qu’émettait la proue sculptée en fendant l’air, en haut de la
crête, vrillait ses nerfs. Le fracas était assourdissant. Hurlement du vent. Explosion
des coups de tonnerre. Chacun de ceux-ci roulait encore dans le ciel que déjà le
suivant éclatait dans une lumière aveuglante.
Yvaine voulut prier, mais son cerveau semblait rétif. Elle commençait à se
demander si le Tout-Puissant était bien disposé à aider quarante païens à vaincre
la tempête, pour sauver de la noyade quatre malheureuses chrétiennes. Elle
l’espérait, pourtant, car elle n’était pas prête à mourir, encore. Elle voulait que
l’aventure continue, elle voulait…
Il y eut de nouveau comme une pause, un blanc dans sa pensée. Les éclairs et
le tonnerre n’en étaient plus responsables, cette fois, car le cœur de la tempête
s’était un peu éloigné.
Que voulait-elle donc ? Connaître le plaisir avec Rorik ? Davantage de ses
baisers ? Etre serrée dans ses bras comme s’il ne devait plus jamais la lâcher,
comme lors de leur rencontre, lorsqu’il l’avait emportée, évanouie, à bord de son
drakkar de guerre ?
Quelque chose naissait en elle, qui la faisait vibrer. Un sentiment qui, comme
celui qui l’inspirait, était attirant et tentateur. Et c’était comme si « cela » avait
précisément attendu, pour se manifester, ce moment de grand danger où la raison
d’Yvaine ne serait plus aussi vigilante, où elle se protégerait moins de ses
instincts. Et puis, il y avait cette petite question insidieuse…
Pourquoi serait-ce mal, après tout ? Pourquoi ne pas succomber, juste une
fois, et savoir ce que c’était qu’être réellement désirée par un homme ? Il était loin
d’être une brute sans cervelle. Son esprit était tout aussi séduisant que son
apparence physique. Et pourquoi devrait-elle, aussi, protéger sa vertu becs et
ongles ? Elle était veuve, avait rempli ses devoirs d’épouse, et comme elle eût
préféré passer par-dessus bord que de devoir encore subir la loi d’un mari, qui le
saurait ou s’en soucierait jamais ?
Une vague déferlant sur le pont comme un torrent furieux la ramena à la réalité
du moment. Ils pouvaient tous être noyés d’une minute à l’autre. Avant de penser à
un quelconque avenir, Rorik et elle devaient d’abord survivre à cette tempête. Et il
était encore plus en danger qu’elle-même.
Cette pensée lui arracha un cri d’effroi. Elle tenta de lever la tête pour
discerner ce qui se passait, dans l’obscurité et les embruns. Mais c’était
impossible. Elle ne pouvait qu’imaginer Rorik, debout à la barre sans protection
d’aucune sorte, luttant de toutes ses forces contre la mer déchaînée.
Se faisant toute petite dans son médiocre abri, Yvaine se mit enfin à prier avec
ferveur.

* * *
Il n’y avait pas eu un souffle de vent de toute la matinée. Après la violence de la
tempête, ce calme soudain paraissait quasi surnaturel. La voile pendait mollement,
comme les pavillons colorés accrochés à la girouette inerte.
Bien qu’il lui ait fallu écoper quasiment toute la nuit, l’équipage était aux
avirons, par roulement, par quarts, depuis qu’une aube grise s’était levée sur une
mer étale. Les hommes parlaient peu. On n’entendait ni les habituelles
plaisanteries ni les fanfaronnades ou récits d’autres voyages. Seuls, Othar et ses
compagnons discutaient entre eux, ce qui agaçait franchement les autres.
Rorik observait sans mot dire le ciel bas. Il allait lui falloir parler à son frère. Il
savait que ses hommes étaient à cran. La cause en était le manque de sommeil et
le labeur harassant qui avait suivi la tempête. Les marmonnements interminables
d’Othar et de ses séides ne faisaient qu’exacerber la tension qui s’était installée à
bord du navire.
Il se tourna vers Yvaine, qui, assise sur un coffre, discutait avec Thorolf, lequel,
par parenthèse, aurait dû être en train d’assurer la navigation. Les deux autres
femmes étaient assises près de la proue, la fillette entre elles. Le fait qu’elles
fussent restées toutes trois sur le pont, à la vue de tous, pendant que l’on faisait
sécher le prélart, n’était pas pour calmer l’énervement général. Rorik en était bien
conscient, mais, après la tempête, il avait voulu qu’Yvaine demeurât un peu auprès
de lui.
Cette proximité n’avait d’ailleurs pas aidé à le détendre, lui non plus. Elle lui
avait à peine parlé de toute la matinée. Pourtant, elle montrait un intérêt très réel et
bien peu courant, chez une femme, pour les choses de la mer. Mais c’était Thorolf
qui répondait à ses questions.
Rorik grimaça. Par tous les dieux, son désir inassouvi lui jouait des tours. Pour
un peu, il se serait mis à jalouser son ami de toujours, en qui il avait pourtant une
confiance aveugle.
— Alors, demanda-t-il avec impatience, tandis que Thorolf prenait en main une
pierre jaunâtre, notre route ?
Mieux valait se concentrer sur la navigation plutôt que de trop repenser à la
façon dont certaine sorcière aux yeux d’or s’était accrochée à lui lorsqu’il avait pris
sa bouche, hier soir, à ses lèvres si douces…
— La barre toujours comme ça, route au nord-est.
— Comment pouvez-vous le savoir, sans voir le soleil ? demanda Yvaine en
regardant la pierre avec curiosité. Le ciel est trop bas…
Thorolf la lui tendit.
— Voyez, le cristal devient bleu lorsque vous le présentez à l’est. C’est l’effet
de la lumière du jour. Même quand il y a beaucoup de nuages, comme aujourd’hui,
la pierre de soleil nous indique que nous sommes dans la bonne direction.
— N’empêche que j’aimerais un peu plus de vent, grommela Rorik de sa voix
profonde.
Yvaine frissonna en l’entendant et pria pour qu’il ne l’ait pas remarquée. Elle
avait espéré que les pensées choquantes qui lui étaient venues durant la tempête
se dissiperaient une fois le calme revenu. Après tout, elle était alors terrifiée,
craignant même pour sa vie. On ne pouvait exiger qu’en ces circonstances toutes
ses pensées fussent parfaitement rationnelles.
Mais la froide lumière de l’aube avait été impuissante à ramener son esprit à
la raison. La tentation de ne pas résister davantage au désir de Rorik était toujours
là, bien présente, et quand elle essayait de se persuader que le danger et
l’impuissance étaient les seules causes de ses errements, des images se
précipitaient dans son cerveau : le souvenir des larges épaules du Viking lui
cachant le clair de lune lorsqu’il s’était penché au-dessus d’elle, sur le sable de la
plage. Son corps dur et lourd au-dessus du sien. Sa bouche qui pouvait prendre la
sienne avec tant de douceur ou au contraire tant de rage qu’elle perdait toute idée
de résistance et brûlait de se rendre…
Folies ! Oui, des folies et rien d’autre. Elle soupçonnait sa propre fierté de
chercher, par un détour assez tortueux, à la persuader que toute résistance à leur
désir était inutile, puisqu’elle n’avait pas le choix. Ainsi, sans doute, son amour-
propre en souffrirait moins. Mais c’était faux, on avait toujours le choix. Elle pouvait
se battre, aller jusqu’au martyre et à cette ultime évasion qu’était la mort.
Si elle avait été la captive d’un quelconque Ketil, songea-t-elle avec une ironie
pleine d’autodérision, elle n’aurait pas hésité un instant avant de choisir cette voie,
seulement, voilà…
Elle leva les yeux vers Rorik et un écho profond retentit en elle. Non, la mort
n’était décidément pas une option envisageable. Elle doutait même de pouvoir
seulement s’opposer à lui. D’ailleurs, pour l’instant, il paraissait épuisé. Il avait
beau être fort et dur à la fatigue, il était tout de même un être humain.
— Avez-vous pu dormir un peu ? lui demanda-t-elle doucement.
Tout de suite, elle sentit ses joues s’enflammer. Elle devenait folle, à n’en pas
douter. Ni la douceur, ni la compréhension n’allaient pouvoir l’aider à recouvrer sa
liberté.
Les rides profondes qui se creusaient au coin des lèvres de Rorik
s’estompèrent un peu.
— J’irai me reposer quand le vent se lèvera et que nous pourrons mettre à la
voile, lui répondit-il. Alors, nous ne devrions plus être trop loin des côtes du Jütland.
— Tu as toujours été un optimiste, soupira Thorolf en jetant un nouveau coup
d’œil à la pierre de soleil.
— Nous sommes proches de la terre ? s’enquit Yvaine.
— On peut se le demander, répliqua lugubrement Thorolf. Les corbeaux d’Odin
le savent peut-être, mais moi, je l’ignore complètement !
— Les corbeaux d’Odin, répéta Yvaine, je crois que j’ai déjà entendu parler
d’eux… Ils s’appellent Hugin et Mugin, n’est-ce pas ?
— Oui, répondit Rorik, l’un représente la pensée et l’autre la mémoire. Vous
connaissez décidément bien notre culture. Ils volent au-dessus du monde toute la
journée et, le soir, viennent rapporter à Odin ce qui s’est passé. Ainsi, il sait tout.
— Notre Dieu des chrétiens aussi, ne put s’empêcher de remarquer Yvaine, et
sans l’aide de corbeaux…
— Personnellement, je prie Thor, s’empressa de déclarer Thorolf. C’est la plus
populaire de nos divinités. Il y a aussi Freyr, qui protège les moissons, Loki, le
faiseur de troubles, Aegir, le dieu de la mer, dont les filles sont des vagues,
changeantes comme toutes les femmes. Mais vous, dame Yvaine, vous devriez
plutôt invoquer Freyja…
Il se pencha et désigna l’amulette donnée par Rorik et que la jeune femme
avait accrochée à son cou pour ne pas la perdre.
—… Thor n’est pas votre genre.
Yvaine retira rapidement le petit marteau d’argent et le tendit au chef viking.
Celui-ci s’en saisit et lui prit la main au passage. Thorolf se tourna ostensiblement
pour montrer la pierre de soleil aux deux autres femmes. La jeune femme eut le
sentiment qu’il cherchait à leur laisser un peu d’intimité, dans la limite de ce que
pouvait offrir le pont ouvert d’un drakkar.
— Il a raison, murmura Rorik en caressant délicatement les doigts d’Yvaine de
son pouce. Freyja est la déesse qui vous correspond le mieux.
— Ah ?
Elle avala sa salive avec difficulté, constatant que le contact de ce pouce avait
de bien étranges effets sur les battements de son cœur. Elle essaya bien de retirer
doucement sa main, mais sans succès.
— Qui… qui est-ce ?
— Eh bien, d’abord, elle est toujours accompagnée de chats, or votre fylgia ne
peut être qu’un chat…
— Ma fylgia ?
Le pouce de Rorik se déplaçait maintenant vers son poignet et elle avait
l’impression que l’accélération de son pouls était perceptible jusque dans sa voix.
— Ah, oui… un esprit animal ?
— C’est cela, l’esprit animal qui vous accompagne en toute occasion,
expliqua-t-il. Mais Freyja est aussi la déesse de l’amour.
Elle émit une sorte de son étranglé auquel il eût été difficile de donner une
signification précise. Sous son pouce, Rorik sentait en effet s’emballer les
pulsations de la jeune femme et il devait se faire violence pour ne pas appuyer sa
caresse. Il aurait aimé voir ses yeux, mais Yvaine gardait ses longs cils baissés et
son visage légèrement détourné. Elle ne semblait avoir vraiment peur de lui, mais
plutôt se trouver désorientée et prise de vertige, comme si elle se fût trouvée au
bord de quelque précipice.
Une combinaison d’attente inquiète, de désir et d’innocence rebelle, se dit-il.
Quelle plus puissante combinaison pour torturer le cœur et les sens d’un homme ?
La tenir ainsi captive, sa main dans la sienne, était un délicieux tourment. Il voulait
l’apaiser, la rassurer, mais brûlait aussi de la tenir étendue sous lui, comme hier
soir, de lui retirer sa grossière tunique pour accéder enfin à la soie de son corps
nu, de troubler ce regard d’or, si pur.
Il serait incroyablement doux, la caressant, l’excitant impitoyablement, jusqu’à
ce que les tendres courbes de ses seins s’émeuvent sous ses paumes et que
leurs pointes roses se dressent, appelant sa bouche. Alors…
Le bruit sourd des lourdes rames claquant contre le bordé, abandonnées par
leurs servants, le tira brusquement de son rêve.
Plusieurs des hommes avaient abandonné leur poste et en entouraient deux
autres en hurlant des encouragements. Les deux combattants, qui s’étreignaient
dans une lutte furieuse, étaient Orn et Ketil.
Rorik poussa un juron et, lâchant la main d’Yvaine, se rua en avant, mais avant
qu’il ait pu faire un seul geste, le bras de Ketil se détendit et parut repousser Orn. Il
tenait dans sa main une dague à la lame ensanglantée.
Le vieil homme s’effondra au pied de son adversaire, une vilaine mousse
rosâtre au coin des lèvres et sa main crispée sur sa poitrine.
« Il est déjà mort », se dit Rorik et sa rage éclata comme l’éruption d’un volcan.
Il parcourut d’un seul bond la distance qui le séparait de Ketil. On eût dit qu’il volait.
Le compagnon d’Othar virevolta pour lui faire face, menaçant, la dague
toujours levée. Mais Rorik était déjà en position de combat. De son pied botté, il
frappa le poignet de son adversaire et lui brisa les os. Ketil hurla de douleur et
laissa tomber sa dague. Mais avant même que l’arme blanche n’eût rebondi sur le
pont, Rorik avait projeté le tueur contre le bordé du bastingage et lui plaçait la lame
de la sienne sur la gorge.
— Tu as dix secondes pour me dire ce qui s’est passé, rugit-il.
— Seigneur Rorik…
L’appel, presque un râle, venait de l’homme étendu sur les planches du pont.
Avant d’y répondre, le chef viking resta un instant les yeux vrillés sur ceux de Ketil.
La brute grimaçait de douleur, mais il ne cillait pas sous son regard terrible.
— Saisissez-le, ordonna-t-il, et plusieurs hommes se précipitèrent.
Othar et Gunnar n’étaient pas parmi eux, il enregistra le fait mentalement tout
en s’agenouillant auprès d’Orn. Il s’occuperait d’eux plus tard. Quand il en aurait le
temps…
— C’est ma faute, seigneur, soupira le vieil homme, tandis que son chef le
soulevait doucement et l’adossait à son genou.
Cette position parut lui rendre la respiration moins difficile, mais Rorik voyait
bien qu’il n’avait plus que quelques secondes à vivre.
— Je… je l’ai défié.
— Ne parle pas, Orn.
Le vieil homme s’accrochait à sa manche.
— Il a ruiné ma petite-fille… après que Floki… tu sais…
Une quinte de toux le força à s’interrompre.
— Je sais ce qui s’est passé après la mort de ton fils, lui dit doucement Rorik.
C’est pour cela que tu as voulu défier Ketil, pour obtenir réparation.
— Je lui ai… lancé un défi… avant notre embarquement. Je lui ai rappelé… ce
qui s’était passé. Mais je n’ai pas… désobéi à tes ordres. Lui, ce lâche, il a
essayé de me tuer… une première fois, avant que nous nous battions, là…
Il émit une sorte de gargouillis qui pouvait passer pour un rire.
— On dirait… qu’il y a réussi.
— Il le paiera, Orn. Pour toi et pour ta petite-fille. Je te le jure.
Le fantôme d’un sourire passa sur le visage parcheminé du vieil homme.
— Mets mon épée dans ma main, mon fils, dit-il à Rorik. Je meurs au
combat… en quelque sorte.
Le chef viking tourna la tête et Thorolf lui tendit l’arme. Il la prit et referma les
doigts noueux du vieil homme autour de la fusée de l’épée. Ses mâchoires se
contractèrent brièvement quand il s’aperçut qu’Orn ne pouvait maintenir l’arme
sans son aide.
— Prends ta place au Valhalla, Orn Nez crochu, murmura-t-il.
Mais déjà, le vieux guerrier, en un soupir, avait rejoint ses ancêtres au paradis
des braves morts au combat. Il n’entendit même pas la formule sacramentelle.
Rorik étendit doucement le corps sur le pont, puis se releva. Son regard croisa
celui de Thorolf et son ami, le visage grave, hocha la tête en réponse. Il n’avait pas
besoin de mots pour comprendre. La loi était dure sur un drakkar de guerre, la
justice, implacable, il le fallait bien. Mais Rorik, cette fois, n’éprouvait aucun regret
à l’appliquer.
Il se tourna vers les hommes qui retenaient Ketil et leur ordonna d’un ton bref :
— Attachez-le au cadavre.
Le guerrier se mit à crier :
— Othar, tu te dis mon ami ! Dis à ton frère ce qui s’est passé. C’était de la
légitime défense. Orn m’a frappé le premier et je peux le prouver !
Il tourna vivement sa tête sur le côté, montrant une éraflure sur sa tempe.
Rorik le regarda, l’œil froid et sévère.
— Tu cicatrises vite, Ketil, lui répondit-il avec mépris. Cette blessure est déjà
refermée. Tu as dû recevoir ça pendant la tempête.
— Oui, approuva un guerrier. Pour moi, c’est clair. Ketil a voulu saisir sa
chance au combat, pour échapper au jugement qui l’attendait. Et dire qu’il se fait
appeler Briseur de crânes !
Rorik se tourna vers celui qui avait parlé.
— As-tu vu clairement ce qui s’est passé, Grim ?
Mais l’homme secoua la tête en silence et alors un autre s’avança.
— Moi, je peux parler, Tueur d’ours, dit-il d’une voix ferme. Ketil a lancé
quelque chose sur Orn, comme le vieux prenait sa place de rameur. Je n’ai pas vu
ce que c’était, mais Grim a raison, ce n’était pas un combat loyal. Ketil veut utiliser
sa blessure pour faire croire à la légitime défense, mais c’est bien lui, l’agresseur.
Ton frère l’a vu, lui aussi.
— Othar ?
Le jeune homme, très pâle, sortit de derrière le mât. Inquiet, il lançait des
coups d’œil nerveux autour de lui.
— Que vas-tu faire, Rorik ? C’est Orn qui l’a provoqué. Il te l’a dit lui-même.
— Nul homme ne peut en tuer un autre à mon bord et vivre. Peu m’importe la
provocation !
Un sourd murmure d’approbation parcourut l’équipage. Seul Gunnar garda le
silence. Comme Othar, il s’était prudemment réfugié derrière le mât et, à présent, il
regardait Rorik comme s’il redoutait que lui fût appliqué le même châtiment qu’à
son compagnon.
— Eh bien, défie Ketil, lorsque nous serons revenus au pays, proposa
nerveusement Othar.
Ce fut Thorolf qui parla, avant que Rorik eût pu répondre.
— Tu connais nos lois aussi bien que nous, Othar. Le meurtrier d’Orn doit être
lié au cadavre de sa victime et jeté à la mer avec lui.
Un cri étouffé retentit derrière eux.
Rorik se retourna. Yvaine se tenait à quelques pas, les mains devant sa
bouche, horrifiée, puis elle les retira pour balbutier :
— Rorik…
La rage et l’amertume mêlées envahirent le chef viking. C’était la première fois
qu’elle prononçait son nom et il fallait que ce fût en cette circonstance !
Il marcha vers elle.
— Silence ! lui ordonna-t-il. Pas un mot ! Ceci ne vous concerne pas !
Elle le regarda, muette, mais ses yeux horrifiés étaient éloquents. Il la prit par
les épaules et la poussa doucement vers la proue.
— Allez rejoindre les autres femmes, lui dit-il plus doucement, et ne regardez
pas, si notre justice vous lève le cœur.
Yvaine frémit quand il la lâcha mais elle ne se retourna pas. Elle entendit hurler
Ketil tandis qu’on devait l’attacher au cadavre de sa victime, mais perçut à peine le
bruit de sa chute dans l’eau grise et n’obéit pas à l’ordre de Rorik de rejoindre ses
compagnes. Elle resta seule, mais vit Britta cacher dans sa robe le visage de la
petite Eldith, pour que la fillette ne pût assister à l’exécution de la terrible sentence.
Elle se souvint alors que ses deux compagnes étaient les « prises de guerre » de
Ketil et lui eussent appartenu, dès leur débarquement, s’il avait vécu.
Il y eut un grand silence et l’on n’entendit plus que le bruit des vagues contre la
coque. Yvaine ne bougeait toujours pas, respirant à peine. Rorik était bel et bien un
barbare, après tout, issu d’une race de sauvages païens, tellement imperméables
à tout sentiment humain qu’ils n’hésitaient pas à punir un meurtrier en lui infligeant
une mort plus terrible encore que son crime.
Et c’était à cet homme-là qu’elle avait presque consenti à se donner ! Que le
ciel la protège, elle devait avoir été frappée d’une étrange folie ! Une sorte de
démence, qui avait pris sa source dans la dépendance où elle se trouvait vis-à-vis
de lui. Rorik l’avait tirée des griffes de Ceawlin et, maintenant, il était un rempart
entre elle et ses hommes. C’était bien la seule raison logique pour cette…
— C’est sa faute ! Sa faute à elle ! hurla soudain Othar.
Yvaine sursauta et se retourna vivement.
Rorik se dressait entre son frère et elle, si près qu’elle aurait pu le toucher.
Mais ne voulant pas se réfugier derrière son dos, elle fit un pas de côté pour faire
face aux deux hommes.
Thorolf avait renvoyé à leurs postes le reste de l’équipage. Elle sentit Anna et
Britta se rapprocher, elles aussi.
— Je l’ai entendue dire que son dieu aux prêtres pleurnichards valait mieux
que notre Odin, accusa Othar, et toi, tu l’écoutais ! Cette tempête et ce calme
mortel sont sa revanche, et la discorde aussi !
Rorik serra les dents.
— Je te plains d’avoir perdu un ami, lui répliqua-t-il d’une voix sourde. Mais
Ketil s’est condamné lui-même.
— Il avait peur du procès à venir, peur qu’Orn n’engage un meilleur champion
contre lui, à cause de son âge. Il n’était pas sûr de gagner et de prouver son
innocence.
— Cela ne lui donnait pas le droit de…
— Combien de morts faudra-t-il pour que tu te ressaisisses et que tu fasses
jeter cette chienne à la mer ?
— Il n’y aura plus de morts, rugit Rorik en appuyant farouchement sur chaque
mot. Au pire, nous rationnerons l’eau douce, le temps que durera ce calme.
— Pour la partager avec des chrétiennes ?
La voix d’Othar, pleine de haine et de mépris, monta encore d’un ton.
— Elles ne valent à peu près rien comme esclaves et tu nous as interdit de
nous amuser d’elles. Je vote pour qu’on les tue et tout de suite !
— Je n’ai demandé aucun vote, laissa tomber son frère en tournant les talons.
— Non, bien sûr, cria Othar. Tu te moques de mon avis ! Je t’ai conseillé de
nous faire passer l’été en Irlande, comme cela nous aurions pu mener nos
expéditions en Angleterre aussi souvent que nous le voulions, mais au lieu de cela,
tu…
— Terre !
Ce cri, poussé par l’homme de vigie, tomba du haut du mât et coupa net la
tirade d’Othar.
« Dieu merci ! » se dit Rorik, et, instantanément, il sentit ses cheveux se
hérisser sur sa nuque. Pourquoi avait-il pensé cela ? Le christianisme, c’était
terminé pour lui depuis huit ans, depuis…
Il secoua la tête et regarda l’horizon où se dessinait en effet, une fine ligne
sombre, encore lointaine.
— Fais hisser la voile, cria-t-il à Thorolf. Si une petite brise se lève, elle nous
mènera jusqu’à terre.
— Quoi ?
Othar le rejoignit d’un bond.
— Tu es devenu fou ? C’est la côte ouest du Jütland. Tu veux que le bateau
rejoigne toutes les épaves qui gisent ici, au fond de la mer ?
Rorik ne répondit pas tout de suite. Il plissa les yeux pour mieux voir, l’air
pensif. Ces parages étaient en effet réputés comme un vaste cimetière marin.
Beaucoup de navigateurs préféraient se détourner vers le port de Hedeby, sur la
mer Baltique, qui offrait un havre sûr et une route sans écueil. Mais la traversée
s’en trouvait prolongée de deux jours, au moins.
— Nous n’aborderons pas.
— Mais…
— Il n’y a guère de danger, Othar, fais-moi confiance. Par ce temps…
— Quand bien même il y en aurait, Rorik, tu commandes ce drakkar, intervint
Thorolf.
— Très bien ! s’emporta le jeune homme. Ignore une fois encore mes
avertissements si tu veux, mais moi, je sais pourquoi tu agis ainsi !
Il baissa soudain la voix.
— Nous devons rentrer par la route la plus courte, pour que tu puisses profiter
au plus vite de ta putain !
Yvaine eut un sursaut, comme s’il l’avait frappée. Rorik le sentit, malgré la
distance qui les séparait. Les poings serrés, il fit un pas en direction de son frère.
— Non !
Elle bondit en avant, toucha son bras, l’effleura plutôt, mais ce geste à peine
esquissé l’arrêta net.
Il la regarda. Elle était toujours aussi pâle, mais ses yeux ne cillaient pas.
— Ne trouvez-vous pas qu’il y a eu assez de violence, aujourd’hui ? murmura-t-
elle. Et puis, à part pour l’épithète insultante qu’il me décerne, votre frère ne dit que
la vérité. Car c’est bien là votre intention, non ?
Ses yeux, assombris par une émotion intense, soutinrent son regard pendant
quelques instants encore, puis elle détourna la tête, fit un geste vers ses
compagnes et se dirigea vers la poupe.
Pour Rorik, ce fut comme si elle l’avait poignardé.
Il la regarda s’éloigner, ressentant physiquement l’impression que son cœur se
brisait dans sa poitrine. La déchirante sensation le traversait de part en part,
tailladant au passage le lancinant besoin qu’il avait d’elle et la tendresse sans
bornes qu’elle lui inspirait. Il se sentait foudroyé, écartelé, incapable de la chasser
hors de sa vie comme de cesser de la désirer.
Oui, Othar ne se trompait pas. Pour la première fois, il avait hâte de regagner
sa base, car là-bas, il pourrait entraîner Yvaine jusqu’à sa couche et se délivrer de
l’envie furieuse qu’il avait d’elle. Quand il l’aurait prise, il serait exempt, du moins le
pensait-il, du charme étrange sous lequel elle le tenait. Elle deviendrait alors une
tout autre femme. Belle et toujours désirable sans doute, mais qui ne le hanterait
plus jour et nuit avec ce besoin qu’il avait de la chérir et de la protéger.
Et ensuite ? songea-t-il, en notant qu’Othar suivait la retraite d’Yvaine avec une
expression farouche et intense.
Rorik s’était longtemps refusé à envisager ce qui se passerait après leur
retour, au-delà de cette idée plus ou moins consciente de rentrer le plus tôt
possible, mais à présent, il se sentait bouillir, pris tout entier par un féroce désir de
possession qui déferlait en lui, le rendant sourd et aveugle à tout ce qui n’était pas
l’objet de sa passion. L’idée qu’un autre homme pût toucher la dame de Selsey
l’emplissait d’une rage meurtrière, qui aurait suffi à faire de lui un berserker, cette
caste de guerriers à la fureur sacrée, toujours vêtus d’une peau d’ours, de la
tradition nordique.
Il avait déjà durement frappé son frère, plus jeune, moins expérimenté et moins
bien bâti que lui. Il y avait seulement une semaine, il aurait farouchement nié être
capable d’un tel acte et, à présent, il était quasi certain de devoir recommencer
bientôt.
En poussant un soupir rageur entre ses dents, Rorik tourna les talons et
s’avança vers Thorolf.
— Nous allons vers la côte, lui dit-il avant même que son ami ait pu prononcer
un seul mot. Mets davantage d’hommes à ramer. Je veux que ce drakkar avance
plus vite, à moins que tu ne préfères souffler dans la voile ?
— Souffler dans la voile, l’entendit-il grommeler quand il tourna les talons, c’est
la meilleure !

* * *
Les sombres falaises du Jütland paraissaient aussi inhospitalières que Rorik
les avait décrites, mais soit que le danger de ces parages eût été exagéré, soit
que les dieux fussent redevenus plus cléments, le Dragon des mers les longea
sans encombre et, après sa courte traversée du bras de mer appelé Skagerrak,
se présenta devant les côtes du royaume du Nord, la Norvège.
Yvaine se tenait à la proue, avec ses compagnes, regardant le panorama qui
s’étendait devant elles. Tout près, Thorolf, penché au-dessus du bastingage,
sondait le fond à intervalles réguliers à l’aide d’une longue perche de bois.
— Siringeshead, leur dit-il en montrant un gros village aux maisons de bois,
bâtie sur une péninsule. On l’appelle aussi Kaupang. C’est un port de commerce,
actif en été.
Il retira encore une fois la perche de l’eau, regarda le niveau atteint et
l’annonça à voix haute à Rorik.
Yvaine se retourna pour regarder le chef viking debout à la barre, conduisant
d’une main sûre son drakkar vers le chenal d’entrée du port, parmi les vagues qui
battaient les rochers des nombreux îlots de la baie.
A son commandement, on affala, puis on ferla la voile et l’équipage ouvrit les
sabords de nage. Les lourdes rames de bois vinrent frapper le clapot en cadence,
propulsant le navire de leur rythme sûr et puissant.
L’esprit allégé, Yvaine ne voulait plus penser qu’à la situation présente. Elle se
tourna de nouveau vers le port.
Les maisons aux toits de chaumes, certaines entièrement bâties de bois, avec
leurs poteaux sculptés, les autres, partiellement en torchis, occupaient le fond de la
baie. Par derrière, des champs fertiles s’étageaient sur les pentes des collines,
premiers contreforts des majestueuses montagnes qui se dressaient à l’arrière-
plan et devaient servir parfois de refuge, en cas d’attaque ennemie ou de violente
tempête. De loin en loin, sur ces premières pentes, on apercevait une ferme, au
milieu des arbres. Le port paraissait actif et donnait une impression de prospérité.
— On pourrait se croire toujours en Angleterre, dit Anna. Sauf pour les
montagnes…
— On dirait qu’elles sont très hautes et très froides, murmura, impressionnée,
la petite Eldith.
Britta entoura de son bras les épaules de la fillette.
— Ne t’inquiète pas, ma douce, lui dit-elle, rassurante. Je suppose qu’on s’y
habitue…
— Dans quelques jours, tu ne les remarqueras même plus, confirma Thorolf.
Il se tourna vers Yvaine et regarda ses vêtements d’homme, qu’aucune
représentante de son sexe, comme on s’en souvient, n’avait le droit de porter en
Scandinavie.
— Il va falloir que vous restiez sous le prélart, belle dame, la prévint-il. Rorik va
aller vous chercher des vêtements décents aussitôt que possible.
— Il est trop bon ! répliqua ironiquement la jeune femme.
— Vous devriez lui en être reconnaissante, maîtresse, lui lança Britta d’un air
de reproche. Moi, je bénis cet homme-là !
— Que veux-tu dire ? lui demanda Yvaine, surprise.
Britta tourna la tête en direction de Rorik.
— Peut-être ne l’avez-vous pas entendu, maîtresse, expliqua-t-elle, mais après
l’exécution de Ketil, Othar m’a réclamée comme devant lui revenir, comme part de
son butin. Mais son frère l’a forcé à accepter une offre de rachat pour Eldith et moi,
de la part de l’homme qui nous avait prêté un peigne, vous vous souvenez ? Quand
nous nous sommes baignées, l’autre jour. Apparemment, c’est un veuf, dont la
femme et la fille sont mortes de maladie, il y a quelques années…
Un sourire inattendu se dessina sur ses lèvres.
— Il est venu discuter avec moi. Il était gêné, timide, et il a vaguement parlé de
ses « besoins ». Mais j’ai bien compris ce qu’il voulait dire…
— Et cela te fait sourire ? Mais, Britta…
— C’est mieux que d’appartenir à ce voyou d’Othar ou bien d’être séparée
d’Eldith, et que nous soyons toutes deux vendues à un autre. Au moins, Grim a été
honnête avec moi et prévenant, aussi. Il m’a promis… d’attendre un peu, que je
sois… plus à l’aise, avec lui.
— Oui, Rorik m’a promis que j’apprendrais à le connaître mieux, lui aussi,
répliqua Yvaine avec un sourire ironique. Comme si cela faisait une différence !
Anna lui lança un regard surpris.
— Vous trouvez donc que cela n’en fait aucune ?
Yvaine la regarda à son tour, incapable de lui répondre. Oh, pourquoi était-elle
restée auprès de ses compagnes, après le terrible épisode de la mort d’Orn Nez
crochu et la sauvage exécution de son meurtrier ? Pourquoi n’avait-elle pas
harcelé Rorik, voire supplié pour qu’il lui rendît la liberté ? A présent, son destin
s’emballait comme un cheval que nul ne pouvait maîtriser et l’échéance en
devenait de plus en plus certaine, sans qu’elle ne pût rien faire pour l’éviter.
— Je ne sais pas, murmura-t-elle. J’avais fait le vœu de ne plus jamais
appartenir à aucun homme et maintenant… Je ne sais pas.
Britta et Anna échangèrent un regard surpris.
— Que voulez-vous dire, maîtresse ? Que vous le… désirez, à présent ?
— Non, oh, bien sûr que non ! C’est seulement que… Ne croyez-vous pas que
c’est mal, d’accepter ainsi docilement son sort ? Toi, Britta, tu dis que ce Grim est
prévenant, mais il ne te laisse d’autre choix que d’accepter, à plus ou moins brève
échéance, d’entrer dans son lit. Pourtant, tu lui en es reconnaissante. Je ne crois
pas… que ce soit une bonne chose.
— Mais, maîtresse, est-ce que nous avons jamais eu le droit de nous plaindre,
nous autres femmes, parce que les hommes dirigeaient nos vies à leur guise ?
Vous-même, vous êtes la cousine du roi, une dame de haut lignage, mais vous a-t-
on permis de choisir votre mari ou même seulement demandé si vous souhaitiez
vous marier ?
— Mais ce n’est pas la même chose, au moins, le mariage est une chose
respectable.
— Oh, pour cela…
Britta rougit et lança un regard de côté vers « son » Viking, assis à son banc
de rame.
— Grim a évité de prononcer le mot, mais il a bredouillé quelque chose au
sujet d’avoir des enfants ensemble, alors j’ai compris qu’il voulait dire que nous
pourrions nous marier, un jour.
Elle regarda Yvaine.
— Est-ce que vous vous sentiriez mieux, lui demanda-t-elle timidement, si
Rorik avait les mêmes intentions ?
— Non, je ne parlais pas pour moi, s’empressa de répondre son ex-suzeraine.
Embarrassée, Yvaine s’aperçut qu’elle se tenait instinctivement dans une
attitude défensive, les bras croisés contre sa poitrine. Pourquoi se raidissait-elle
ainsi ? Et comment se faisait-il qu’elle n’ait rien remarqué, entre Britta et ce
Viking ?
Sans doute avait-elle été trop préoccupée, à la fois choquée de la
manifestation de barbarie qu’avait été l’atroce punition de Ketil et tourmentée de
ne pas parvenir, à la suite de cet épisode, à vraiment détester Rorik.
Quelque chose d’inexprimable, en elle, la fit soudain trembler. Elle tenta de se
ressaisir, se raidissant encore davantage.
— Je préférerais encore entrer au couvent. Du reste, si je revois jamais
l’Angleterre, ce sera probablement mon seul destin possible. Mais nous sommes
en pays viking et comment pourrais-je accepter de me soumettre à la loi d’un
pirate ? Alors qu’il… que je…
— Peut-être que chez nous, c’est mal, hasarda Britta, qui saisissait mal toutes
ces subtilités, mais ici, nos vies seront différentes… Qui peut en juger ? Pas moi,
en tout cas.
— Moi non plus, approuva Anna. Mais voyez, maîtresse, le désir que Rorik a
de vous a du bon, en ce qu’il a permis qu’il se conduise bien, envers Britta.
— Je ne lui ai pourtant rien demandé à son sujet, ni au tien. Sauf la fois où j’ai
voulu qu’il envoie un messager à mon cousin le roi, pour qu’il paye nos rançons.
C’est là qu’il a jeté à la mer la bague que je voulais lui offrir en paiement de ses
efforts.
— Alors, l’espoir demeure, dit Anna, confiante. Qui sait, dans un mois ou deux,
il aura peut-être abandonné tous ses usages de païen.
Yvaine ne put s’empêcher de sourire à l’évocation de cette perspective peu
probable et son visage s’éclaira.
— Les mœurs chrétiennes paraissent bien loin, à présent, soupira-t-elle.
Puis, en voyant l’attitude inquiète de ses compagnes, elle se détendit et leur
tendit ses mains.
— Pas assez loin, cependant, ajouta-t-elle, pour que je ne puisse prier pour
vous.
— Et nous pour vous, maîtresse.
Le drakkar vint se ranger gentiment le long de la jetée de bois tandis que leurs
mains se joignaient. Non, il n’y avait plus de « maîtresse », plus de dame de haut
rang, plus de fille d’artisan, mais seulement trois femmes qui affrontaient un avenir
incertain, avec un grand courage et une farouche volonté de survivre.
Chapitre 7

Une heure plus tard, dans un silence oppressant, Yvaine contemplait une
baignoire de bois installée sous le prélart, auprès d’un pain de savon et d’un coffre
rempli de vêtements et d’ornements féminins. Tout cela avait été apporté à bord
par un marchand râblé et grisonnant, qui lui avait fait montre d’un respect exagéré
autant qu’ostentatoire.
Sans doute devait-elle de la reconnaissance à celui qui était à l’origine de ses
largesses…
Mais elle se sentait surtout sans défense, loin de chez elle et désespérément
seule. Malgré la sentinelle qui montait la garde sur la jetée, la perspective de
devoir grimper dans ce baquet, toute nue, sans la présence rassurante des autres
femmes auprès d’elle, avait de quoi l’inquiéter.
Elle jeta un coup d’œil à l’extérieur par la fente des rideaux et se gourmanda
elle-même, se jugeant, avec sévérité, bien stupide. Après tous les événements
survenus durant la traversée, aucun homme de l’équipage ne se risquerait plus
près du prélart et encore moins dessous. Elle était en parfaite sécurité.
Pour le moment.
Réprimant un frisson, elle plongea un doigt dans l’eau chaude, s’attendant
presque à en voir jaillir un Viking menaçant et vitupérant. Elle retira sa main en
entendant des pas légers sur le pont.
Le pan de peau s’écarta et une silhouette menue apparut.
— Anna ! s’écria Yvaine en se ruant vers elle pour la prendre dans ses bras.
Mais qu’est-ce que tu… ?
— Rorik m’a rachetée à Gunnar, expliqua la jeune fille en l’étreignant à son
tour. Pour que je devienne votre servante…
Yvaine s’écarta un peu et la regarda sans comprendre.
— Ma servante ?
— Enfin, à ce que j’ai compris. Ils se parlaient dans leur jargon
— Enfin, à ce que j’ai compris. Ils se parlaient dans leur jargon
incompréhensible. Gunnar m’avait emmenée dans une taverne, juste au bout de la
jetée. Il se vantait, disait qu’il allait faire de moi ce qui lui plaisait, mais Rorik est
entré, m’a ordonné de retourner à bord et a donné de l’argent à Gunnar, donc je
suppose que c’est pour de bon.
— Mais pourquoi a-t-il fait ça ?
Anna pinça ses lèvres en un sourire gêné.
— Peut-être que… après la façon dont Othar vous a appelée, l’autre jour, Rorik
a voulu vous rendre… un peu de respectabilité, maîtresse, et affirmer que vous
êtes bien son hôte. Après tout, vous n’êtes pas une fille d’auberge, habituée à
dispenser ses faveurs à n’importe qui. Ou pire encore…
Yvaine la regardait toujours en silence, l’espoir et l’étonnement mêlés dansant
une folle farandole dans sa tête.
Anna avait certainement raison. Rorik ne pouvait guère faire autrement que de
respecter les conventions, si toutefois elles existaient, dans le royaume du Nord,
mais c’était indéniablement un geste délicat de sa part, que de permettre qu’Anna
restât avec elle. Si son seul motif était de ne pas transgresser les convenances, il
aurait pu lui donner comme servante une de ses propres esclaves, ce qui aurait
accru la solitude de la jeune femme au milieu d’étrangers et l’aurait rendue encore
plus dépendante de lui.
A moins, songea-t-elle encore, qu’à la suite de l’accusation lancée par Othar, il
ait imaginé d’adjoindre à Yvaine une servante qui pourrait témoigner que la dame
de Selsey n’avait pas été molestée, lorsqu’il les renverrait toutes deux en
Angleterre, contre rançon.
Le doute s’insinua peu à peu dans son esprit et une vague d’appréhension la
submergea, teintée d’agacement contre elle-même. Que voulait-elle, exactement ?
Souhaitait-elle demeurer captive ? Etre prise, avant même d’être prête à tout
accorder ?
Mais non, d’où lui venaient donc des idées pareilles ? Prête à accorder quoi,
pour l’amour du ciel ? Se soumettre, ce n’était tout de même pas se donner !
D’ailleurs, jamais Rorik ne la forcerait. Si elle n’était sûre d’à peu près rien d’autre,
elle était au moins certaine de cela.
Mais s’il la désirait toujours, combien de temps, elle, pourrait-elle résister à sa
séduction ? S’il la traitait avec des égards et de la tendresse, réussirait-elle à le
tenir à distance, alors que ses émotions s’exacerbaient ? Qu’attendait-elle, à la
fin ? Que voulait-elle ?
— Maîtresse ?
Yvaine cligna frénétiquement des paupières, en s’apercevant soudain qu’elle
dévisageait toujours Anna en silence, depuis plusieurs secondes.
— Voilà ce qu’il en coûte de ne pas poser certaines questions à temps !
soupira-t-elle tandis que le trouble s’insinuait toujours plus profondément en elle.
Pourtant, le seigneur Rorik va apprendre qu’il me les faut, ces réponses, avant que
je puisse prendre certaines décisions…
Ignorant l’expression stupéfaite d’Anna, elle marcha d’un pas décidé vers le
pan de peaux.
— Mais, maîtresse, vos nouveaux vêtements, attendez…
La protestation d’Anna tomba dans le vide.

* * *
Elle le vit tout de suite, appuyé au bastingage, à l’endroit où la proue s’élançait
pour se terminer en tête de dragon. Il n’y avait aucune nonchalance dans son
attitude, ses bras étaient tendus, ses mains agrippées au plat-bord, plutôt
qu’appuyées. Sa tension était presque palpable, mais ce n’était pas la prudence
qui venait de stopper net Yvaine. C’était la surprise.
Disparus, la tunique grossière et le casque à nasal, les bracelets barbares en
or. Rorik portait certes toujours son épée, mais le sauvage guerrier viking avait fait
place à un noble Scandinave. Des chausses de laine brune, enfoncées dans des
bottes lacées, moulaient ses longues jambes. Sa tunique rouge était en laine fine,
entièrement brodée de fils d’or, et une longue cape de fourrure aux reflets bleutés
était accrochée à ses larges épaules par une broche ouvragée.
Le soleil jouait sur ses cheveux bien peignés et, derrière lui, les collines
couvertes de sapins offraient à son profil de médaille un somptueux arrière-plan.
Il apparaissait ainsi dans toute sa gloire, puissant, beau à vous couper le
souffle et incroyablement attirant.
Par contraste, Yvaine s’aperçut qu’elle ressemblait plutôt, elle, à quelque
épave rejetée par la mer.
Confuse, elle voulut se retirer et remettre leur confrontation à plus tard, mais
elle buta contre une rame laissée sur le pont. Elle se raidit, puis se retourna,
certaine à présent qu’il avait remarqué sa présence.
Mais quand elle croisa son regard, les questions qui tournaient dans sa tête
s’effacèrent comme par enchantement devant ce qu’elle put lire dans ses yeux.
Un désir farouche, contenu à grand-peine, qui se communiqua à elle et
l’embrasa instantanément. Sa pensée, son souffle, sa volonté même, menaçaient
d’être réduits en cendres. Elle resta immobile, réalisant en un éclair qu’en fait,
depuis leur première rencontre, Rorik avait su lui communiquer son désir tout en
parvenant à tenir celui-ci en respect, durant tout le temps où ils avaient été en mer.
Certes, il l’avait tenue dans ses bras, l’avait même embrassée, mais ce qui les
saisissait là était différent. Terrifiant, aussi. Car ce qu’elle voyait devant elle,
c’étaient les yeux d’un homme mourant de faim devant les préparatifs d’un banquet
imminent.
— Je… je voulais seulement vous remercier, pour Anna, mais…
Le feu, dans le regard de Rorik, se modéra quelque peu, mais le trouble
d’Yvaine subsista néanmoins. D’ailleurs, les braises qui y couvaient étaient encore
fort vives, quand il la rejoignit en deux enjambées. Il la prit délicatement par le bras
avant qu’elle ait eu seulement le temps de se retirer.
— Et, ajouta-t-elle d’une voix balbutiante, c’était très généreux de votre part de
faire que la petite Eldith puisse rester avec Britta.
— Moi, je suis désolé que vous ayez assisté à ces deux morts violentes.
Elle battit des paupières, mettant quelques secondes, dans son trouble, à
comprendre à quoi il faisait allusion, son esprit comme anesthésié par les
sentiments violents et contrastés qui l’envahissaient à présent. Il était bien difficile
de garder la tête froide, surtout quand la peur se mêlait, ainsi, d’un délicieux frisson
d’excitation.
— Vous êtes désolé ?
Il eut un rire sans joie.
— Entendons-nous. Je ne regrette pas d’avoir condamné Ketil, étant donné les
circonstances. Mais rien de tout cela n’aurait dû arriver. Je savais qu’il y avait une
dette de sang entre Orn et lui et j’ai eu la sottise de l’oublier.
Yvaine sentait bien que la tension, entre eux, voire le danger, était loin d’être
dissipée. Mais il y avait là autre chose, quelque chose d’important, qu’elle
comprenait mal et souhaitait éclaircir.
— Vous ne pouviez l’empêcher, lui dit-elle. J’ai entendu les uns et les autres.
Personne ne se doutait des intentions de Ketil, lorsqu’il a…
Elle eut un frisson et ne put terminer sa phrase.
— J’ai aussi entendu dire, reprit-elle, que vous leur aviez interdit de se parler.
— Seul Ketil en avait l’interdiction. C’était même la condition que j’avais mise
à sa présence à mon bord. Ce fut mon erreur, que de l’accepter. Mon frère Othar
avait demandé que ses amis puissent embarquer avec lui et j’ai cru qu’il se
tiendrait plus tranquille, si je disais oui. Mais ni moi, ni Orn ne nous doutions de
jusqu’où la couardise peut mener un homme.
L’air grave, il regardait dans le vide.
— Ni, de façon plus générale, jusqu’où un homme peut aller dans l’abjection…
Il avait prononcé ces mots quasiment à voix basse, en la tenant toujours par le
bras. Il resta un moment silencieux avant de paraître faire un effort sur lui-même
pour secouer ses idées noires. Lâchant le bras d’Yvaine, il le caressa doucement
du dos de ses doigts et soupira :
— Mais à quoi bon se poser trop de questions ? Ce qui est fait est fait.
« Moi, j’ai besoin d’avoir des réponses », songea-t-elle.
Mais elle garda le silence en regardant le mouvement de la main de Rorik sur
son bras, comme fascinée. C’était, se dit-elle avec une sorte d’amusement
émerveillé, une caresse qu’il aurait pu prodiguer à un faucon de chasse trop
nerveux. Sa main était si puissante qu’elle semblait animée d’une vie propre.
Yvaine devait lutter de toutes ses forces contre la magie de son toucher et la
bienfaisante énergie qui émanait de lui. Mais en lui dévoilant une partie de ses
regrets et de ses doutes, Rorik, consciemment ou non, lui dévoilait un peu de son
âme. Et elle avait désespérément soif de cette connaissance-là.
— Je comprends qu’il faille faire justice, commença-t-elle timidement, mais
pas cette manière horrible de le tuer… attaché au cadavre, incapable de se libérer

— Je sais…
Son visage reflétait une compréhension profonde et non feinte, qui adoucissait
la ligne de sa bouche.
—… Cela vous semble d’autant plus horrible que vous-même avez été
attachée et laissée sans défense… Mais réfléchissez : Ketil n’aurait-il pas eu une
mort plus longue, plus horrible, si je l’avais fait simplement jeter par-dessus bord
sans ses liens et que nous nous soyons éloignés sans plus nous occuper de lui ?
— Il n’y avait pas de vent. Nous ne pouvions nous éloigner très vite…
— Précisément. Auriez-vous supporté de le voir tenter de s’accrocher à la
coque, pour se voir repoussé jusqu’à ce que, épuisé, il lâche enfin prise ?
Comme elle ne répondait rien, il sourit.
— J’ai voulu vous éviter cela, petit chaton. Parce que vous avez le cœur
tendre.
Son moment de faiblesse, de vulnérabilité était déjà passé. Yvaine sentit une
vague de frustration l’envahir.
— Mon cœur est peut-être tendre, mais mon esprit, lui, ne s’en laisse pas
conter ! lui répliqua-t-elle, plutôt sèchement, en lui retirant son bras.
Loin de s’en formaliser, il se remit à sourire et leva sa main pour, de son doigt,
caresser doucement le front de la jeune femme.
— Je sais, murmura-t-il, que cette petite tête est aussi bien pleine que bien
faite. Mais j’espère que je suis dans vos pensées… ou sinon que j’y serai bientôt

Une telle impudente audace laissa la jeune femme un instant bouche bée.
— Vous ne m’avez pas caché que ce n’était pas ma tête, si bien faite soit-elle,
qui vous intéressait, finit-elle par répliquer, et quant au reste…
— Vous ne m’avez pas compris, ma douce. Lorsque je serai dans vos
pensées…
Il leva son autre main et prit la tête aux cheveux d’or entre ses paumes.
— Le reste suivra, tout naturellement…
— Le reste ?
Elle était outrée, mais moins toutefois qu’elle ne souhaitait le lui montrer.
— Comment osez-vous ? Avez-vous donc déjà prévu… ce qui pourrait se
passer… ensuite, espèce de pirate ?
Les lèvres de Rorik s’ouvrirent en un sourire moqueur.
— Il y aura donc une suite ? Savez-vous bien que vous m’enchantez, douce
sorcière, avec tous vos sortilèges ?
Yvaine le regarda, les yeux ronds. Ses sortilèges ? De quoi diable voulait-il
parler ?
— Puissants sortilèges, ricana-t-elle, qui ne m’ont pas protégée de votre
capture, de vos… attentions et, pour finir, de l’esclavage en terre étrangère ! Entre
tous ces enchantements, je ne sais lequel est le plus ensorceleur.
Il avait repris son bras. Elle tenta de se dégager, mais dut se rendre à
l’évidence : pour légère que fût sa main, on ne pouvait lui échapper.
— J’ai mon idée, là-dessus, lui répondit-il, toujours enjôleur. Mais ne vous
inquiétez pas, petit chat, vos beaux yeux se décilleront un jour, quand vous saurez
tout ce qu’il y a à savoir.
— Mais…
— Chut…
Il baissa la tête pour venir baiser sa bouche.
— Vous n’avez pas besoin d’avoir peur, lui dit-il. Je vous veux, c’est vrai, mais
jamais je ne vous ferai de mal, Yvaine…
Dieu tout-puissant, l’avait-elle jamais entendu prononcer son prénom ? Non,
sûrement, car la façon dont il le murmurait, de sa voix un peu rauque, la faisait
trembler des pieds à la tête et vrillait ses pauvres nerfs déjà plus qu’à vif, tandis
que bouillait son sang.
Elle voulait être entourée de la chaleur de ses bras, sentir encore le feu de ses
lèvres sur les siennes. Elle avait eu froid si longtemps. Tellement froid.
La bouche de Rorik, justement, venait effleurer la sienne, puis s’écarter
encore. Enfin, il l’embrassa avec fureur.
Alors les questions, les peurs et les doutes s’évanouirent sous un déluge de
sensations exacerbées. Le feu qu’elle appelait de ses vœux l’envahit tout entière
et elle dut s’agripper aux poignets de Rorik pour ne pas s’effondrer à ses pieds.
Elle le sentit frémir en réponse, perçut la vague de désir qui le submergeait, alors
même que seules leurs lèvres se touchaient. Une étrange sensation s’empara
d’elle, comme si elle se noyait, et sa bouche s’ouvrit plus grande sous la sienne.
Soudain, quelqu’un sauta à bord et, de surprise, ils se séparèrent
brusquement. Rorik leva la tête et ses mains tombèrent des épaules d’Yvaine.
— Pardon de vous interrompre, leur lança Othar d’une voix moqueuse, qui
démentait les regrets qu’il exprimait.
Yvaine l’entendit à peine. Elle ne voyait que Rorik, qui la regardait intensément.
Il se tourna pour faire écran entre elle et son frère.
— Je suis content que tu sois de retour, Othar, lui dit-il calmement. Rappelle les
hommes. Je veux rallier Einervik aussi vite que possible.
— Déjà ? Mais il y a une fille qui m’attend au village et je…
— Tu prendras ton plaisir plus tard, avec une autre.
Le ton sec du chef viking rompit le charme dans lequel Yvaine avait été
plongée. Elle voulut se retirer sous l’abri du prélart, mais s’arrêta net en voyant le
visage de son frère.
— Plus tard ? s’écria celui-ci. Mais cela fait plus d’une semaine que nous
étions en mer !
— Justement, plus vite nous serons rentrés, mieux cela vaudra. Et maintenant,
fais ce que je te dis !
Furieux, mais impuissant, Othar dut obéir.
— Sorcière ! cracha-t-il à Yvaine lorsqu’elle passa près de lui.
Il y avait tant de violence dans sa voix, tant de rage dans ses yeux, qu’elle
revint se réfugier près de Rorik.
— Je ne suis pas une sorcière, murmura-t-elle avec effroi.
— Ça, je n’en suis pas si sûr, remarqua, en souriant, le chef viking.
Puis comme elle le regardait, horrifiée, il expliqua :
— Ne faites pas attention à ce que dit Othar. En fait, les sorcières sont en
général fort respectées, chez nous. Elles voyagent dans tout le pays et vont de
ferme en ferme prédire l’avenir ou préparer des charmes qui garantissent de
bonnes récoltes. Il y en a une qui vient tous les ans à Einervik. Ma belle-mère la
couvre de bienfaits.
Yvaine frissonna devant l’évocation tranquille et sans complexes de pratiques
barbares et païennes. Peut-être ne pouvait-elle pas prétendre être une très bonne
chrétienne, mais elle n’était pas prête pour autant à embrasser le paganisme.
Elle se signa.
— Les prêtres nous enseignent que la sorcellerie est l’œuvre du diable, dit-elle
vertueusement. En Angleterre…
— Mais nous ne sommes plus en Angleterre, l’interrompit-il en se tournant vers
elle. Vous feriez bien de vous habituer à cette idée. Et à propos, qu’attendez-vous
pour vous débarrasser de ces horribles frusques ? Vous avez l’air d’un petit voyou
des rues !
Interloquée, Yvaine battit des paupières avant de baisser les yeux sur sa tenue.
Force était d’avouer qu’il n’avait pas tort. Elle ressemblait à un gamin des ruelles,
un va-nu-pieds, et particulièrement débraillé, qui plus est. Soudain, sans crier gare,
une incroyable envie de rire s’empara d’elle. Il y avait si longtemps que cela ne lui
était arrivé qu’elle avait cru oublier l’effet que cela faisait.
— Oui, lui répondit-elle et elle se mit à sourire. J’ai vraiment l’air d’un garçon.
Elle leva les yeux vers Rorik.
— Il vaut mieux que seul Othar vous ait vu m’embrasser !
Le regard ahuri du Viking, en réponse, était la plus savoureuse des
récompenses. Une retraite stratégique s’imposait. Fière d’elle jusqu’à l’absurde,
elle tourna les talons et disparut sous le prélart.

* * *
— Je t’assure, Anna. Je lui ai répondu cela, juste pour voir la tête qu’il ferait. Et
je n’ai pas été déçue ! Jamais je ne l’avais vu aussi surpris. J’espère seulement
qu’il n’aura pas pris cela pour un encouragement…
Yvaine riait encore en racontant l’incident à sa compagne.
— Oh, je ne crois pas qu’il en ait tellement besoin, lui répondit la jeune fille en
passant dans les cheveux de sa maîtresse un beau peigne ouvragé en ivoire de
morse, qu’elle avait trouvé dans le coffre apporté à bord.
— Rorik est très direct et très sûr de lui, continua-t-elle, mais…
— Mais ?
— Eh bien, je ne sais pas. Parfois, il semble très différent, tout autre. Vous
allez me trouver sotte, mais je ne peux l’expliquer. Thorolf, lui, reste le même tout le
temps.
— Je vois ce que tu veux dire.
Yvaine se pencha pour tirer du coffre une cotte à manches longues, faite du lin
le plus délicat qu’on pût trouver. D’une belle couleur verte, elle était entièrement
plissée. Elle la posa de côté et regarda pensivement la chainse légère, très
finement tissée, elle aussi, qu’elle avait déjà passée.
— Parfois, soupira-t-elle, je me demande si je suis attirée par un ruffian parce
qu’il peut parfois se montrer courtois, doux et honorable, ou bien si j’essaie de me
persuader qu’il est tout cela pour me dédouaner d’être attirée par un ruffian.
— C’est trop compliqué pour moi, je crois que je préfère Thorolf.
Yvaine lui lança un regard surpris par-dessus son épaule.
— Mais, Anna, tu ne m’as jamais parlé de… Est-ce qu’il te plaît ? Et lui, qu’en
dit-il ?
La jeune fille se mit à rougir.
— Vous allez trop vite, maîtresse. Pour l’instant, il sait à peine que j’existe.
Mais je le trouve attirant… à sa manière de ruffian !
Anna regarda Yvaine, heureuse de s’être confiée, et les deux femmes,
ensemble, éclatèrent de rire.
Ce moment de bonne humeur partagée allégea le cœur de l’ex-dame de
Selsey. Elle succomba au plaisir de découvrir ses nouveaux vêtements et tira du
coffre une autre cotte, jaune d’or, celle-là, avec des manches courtes et étroites.
Par-dessous, dans un grand écrin de bois clair, elle découvrit plusieurs bijoux.
— Oh, ces broches en or sont d’un très beau travail, maîtresse, dit Anna, en en
prenant une dans la boîte et en la considérant d’un œil expert. Regardez comme
ces animaux s’imbriquent les uns dans les autres… Et ce collier d’argent et de
pierreries… magnifique !
— Les artisans scandinaves sont parmi les meilleurs du monde, approuva
Yvaine en prenant à son tour une parure d’étincelantes perles de verre. Je vais
porter ceci, se décida-t-elle, avec la cotte jaune d’or et le surcot crème.
— Mais elle est complètement ouverte sur les côtés !
— Non, simplement, le surcot couvre le devant et le dos de la cotte et on
l’attache par deux broches juste sous les épaules. Quant à ceci…
Elle montra une fine chaîne d’or.
— On la laisse pendre à la broche de droite. Les dames y attachent toutes
sortes d’objets, comme les clés de leur maison, par exemple. Nous, nous pouvons
y accrocher ce peigne, par exemple et aussi cette petite bourse de soie.
— Comment savez-vous tout cela, maîtresse ?
— Par les légendes nordiques, expliqua Yvaine en vérifiant que ses vêtements
s’attachaient bien comme il le fallait. On m’en a tellement raconté lorsque j’étais
petite… Mais tu sais, Anna…
Son plaisir de porter de nouveaux vêtements commençait à s’estomper un
peu.
—… Jamais je n’aurais pensé devenir un jour une de ces dames que l’on
enlève. A quoi bon toutes ces parures, puisqu’en dessous je me sens toujours une
Anglo-Saxonne ? Est-ce que ces beaux habits vont me garantir que Rorik
continuera à me respecter ? Bien sûr que non ! Pourquoi n’ai-je pas su le
convaincre, dès le début, de me renvoyer contre rançon à mon cousin le roi
Edward, au lieu de laisser cette situation s’installer ?
— Ne vous tourmentez pas ainsi, maîtresse, lui conseilla Anna. Je doute que
Rorik ait accepté de vous rendre contre rançon, même alors. Je n’ai jamais vu un
homme plus déterminé à posséder une femme.
Yvaine la regarda, inquiète.
— Veux-tu dire qu’il me forcera si je lui résiste ? Que je m’illusionne sur son
sens de l’honneur ?
— Non, qu’il soit un homme honorable ne fait aucun doute. La véritable
question est : pourrez-vous lui résister ? Est-ce de Rorik que vous avez peur, ou
bien de vous-même ?
Yvaine poussa un lourd soupir.
— Tu m’as déjà dit quelque chose comme cela, auparavant, et je n’ai pas su
quoi te répondre, alors. Je ne le sais pas davantage, aujourd’hui.
— Mais vous êtes attirée par lui, vous venez vous-même de le reconnaître.
— Bien sûr, quelle femme ne le serait ? Il est magnifique et il nous protège.
Dieu sait ce qu’il serait advenu de nous si un autre que lui avait commandé ce
navire…
Elle tourna la tête vers l’ouverture de l’abri. Au-delà de ce pan de peaux se
trouvait son avenir… ou bien sa perte. Elle ne savait d’où lui venait cette idée, mais
elle était frappée de son évidence et de sa clarté. Et puis il y avait autre chose, une
autre idée, plus confuse, mais qui semblait lutter pour parvenir à se clarifier, à
s’exprimer.
— Nous parlons beaucoup de l’honneur de Rorik, remarqua-t-elle, mais jamais
du mien.
— Le vôtre ? Mais, maîtresse, il faut un homme, pour garantir l’honneur d’une
femme. Vous, vous n’avez ni père, ni frère, ni mari, ici.
— C’est exact et Rorik est la fois mon protecteur et ma plus grande menace.
Donc, je ne puis envisager d’être à lui sans déchoir. Mon honneur est de ma seule
responsabilité. Ne comprends-tu pas ? Je suis là à me demander ce qu’il va faire
et si je vais succomber, comme si je n’avais pas le choix.
— Mais…
Yvaine s’empressa de poursuivre avant qu’Anna ait pu déceler la moindre faille
dans son brillant raisonnement.
— Je sais, il a dit qu’il me donnerait du temps pour que je m’habitue à l’idée
de lui appartenir. Mais il peut se le permettre, sûr qu’il est que je vais succomber à
son charme ! Edward est trop loin pour me secourir et, lorsqu’on a dû l’avertir, il
était sûrement déjà trop tard. Aucun autre homme ne peut prendre les armes pour
moi. Comment Rorik ne serait-il pas persuadé, à ce compte, que je vais lui
céder ?
— Mais…
— Ce que je dois faire, c’est lui demander de respecter mon honneur, en
suivant mon propre code.
— C’est ce que vous avez fait. Je veux dire, en lui demandant qu’il vous
renvoie à votre cousin.
— Non ! J’ai demandé à être échangée contre rançon, comme si j’étais une
vulgaire marchandise bonne à passer des mains d’un homme à celles d’un autre.
J’ai voulu jouer leur jeu, présenter les choses à leur manière. Très logiquement,
Rorik a refusé, puisque je suis une femme. Aurait-il jeté ma bague à la mer, si
c’était un homme qui la lui avait offerte en gage ? Bien sûr que non ! Et moi, j’ai
accepté sa loi, comme une timide petite captive. Rien d’étonnant à ce qu’il soit sûr
que je vais être à lui.
Anna fronça les sourcils.
— Mais vous disiez que vous étiez dans le doute, que vos sentiments pour lui
n’étaient pas clairs ?
— C’est vrai, ils ne le sont pas. Et en attendant qu’ils s’éclaircissent, je ne me
laisserai pas séduire plus avant. Plus de baisers.
Des baisers ? Interloquée, Anna n’osa relever le mot.
—… Plus de regards comme s’il allait me dévorer toute crue, reprit Yvaine. Je
suis sans doute une femme, mais je suis aussi une personne. Si je dois… avoir
une liaison avec lui, ce sera parce que je le veux…
Elle appuya sa déclaration d’un regard décidé à sa compagne.
— Et pas seulement parce que que je me serais laissé séduire.
— Hmm…
Anna croisa les bras sur sa poitrine et regarda le visage déterminé de sa
maîtresse.
— Et combien de temps lui faudra-t-il, croyez-vous, demanda-t-elle, pour vous
convaincre que vous êtes suffisamment séduite pour désirer avoir cette liaison
avec lui ?
— Probablement pas très longtemps, murmura Yvaine, mais cela, il n’a pas
besoin de le savoir.
— Très bien, alors, soupira Anna en allant ouvrir le pan de peaux. Allons
montrer à ces nordiques que deux femmes saxonnes ne se rendent pas si
facilement. Après vous, maîtresse…
Yvaine respira profondément et sortit du prélart.
Elle faillit heurter Rorik, dès qu’elle eut mis le pied dehors.
Il la tint à bout de bras et l’examina des pieds à la tête.
— Eh bien, demanda-t-elle alors que son cœur bondissait jusque dans sa
gorge et menaçait de rester là à demeure. La dame vous convient-elle mieux que
le voyou des rues ?
Il fronça les sourcils devant l’agressivité à peine voilée contenue dans sa voix.
— Je crois que vous étiez plus en sécurité, habillée en voyou des rues, belle
dame, murmura-t-il.
Une lueur amusée flamba dans ses yeux, très mâle et absolument irrésistible.
Yvaine pinça ses lèvres pour ne pas sourire en réponse. Elle lui avait déjà
suffisamment fait bonne figure jusqu’à présent. Si elle continuait sur cette pente,
Dieu seul savait ce qui se passerait !
— Par tous les saints, s’exclama Anna en découvrant la nouvelle apparence du
Viking. Nous ne sommes pas les seules à avoir changé !
Rorik lui lança un regard amusé.
— Venez avec nous, lui dit-il. Vous devez accompagner votre maîtresse…
Il attira doucement Yvaine près de lui.
—… qui reste auprès de moi.
La relâchant, il lui tendit sa main et la conduisit vers la poupe.
Yvaine se félicita secrètement du répit que lui avait accordé l’intervention
d’Anna et elle s’absorba dans l’observation de la manœuvre d’appareillage.
Il fallait y regarder à deux fois pour reconnaître certains des hommes
d’équipage. Une partie d’entre eux avait été laissée à Kaupang, parmi lesquels
Gunnar, ce dont Yvaine et Anna se félicitèrent, et tous ressemblaient plus à présent
à de respectables artisans ou fermiers qu’à de farouches pirates vikings. Le
tableau formait un étonnant contraste avec le drakkar lui-même qui, lui, conservait
son aspect à la fois utilitaire et guerrier, dans toute sa gloire païenne.
La voile restait ferlée, la manœuvre étant exécutée à la rame, mais deux
flammes de guerre claquaient dans le vent, en haut du mât. Le premier était à fond
rouge, sur lequel était brodé un grand corbeau, ses ailes déployées. Le second,
plus petit, montrait un féroce dragon à la gueule béante.
Sur chacun des deux bords du navire s’alignaient des boucliers de bois, ronds
et peints de rouge et de noir alternés. Yvaine les jugeait un peu petits pour être
réellement protecteurs dans une bataille, mais il était vrai que, plus larges, ils
eussent recouvert les sabords de nage, par lesquels passaient les rames.
L’ensemble du drakkar composait un magnifique tableau que l’on aurait pu
intituler « le retour du guerrier ».
A la poupe, Rorik releva Thorolf à la barre après avoir échangé quelques mots
avec lui, et Yvaine s’assit sur le coffre le plus proche, ses soucis momentanément
oubliés. Elle remarquait même à peine Othar, qui, lui, la dévorait des yeux comme
s’il la voyait pour la première fois, tandis qu’elle laissait son regard errer sur le
pont.
Poussé par ses rameurs, le navire remontait un fjord escarpé. La coque
glissait sur des flots d’un bleu qui semblait fait de lumière, tout autant que d’eau.
Sur les bords, les champs aux riches récoltes cédaient vite la place aux épaisses
forêts de grands sapins qui montaient à l’assaut des pentes et, plus haut encore,
se dressaient, à distance, les orgueilleuses montagnes enneigées dont les pics se
détachaient sur le ciel sans nuage.
On n’entendait que le choc régulier des rames sur l’eau calme et, de temps en
temps, le chant d’un oiseau. Puis, dans l’air cristallin, le son d’une corne retentit,
son écho se répercutant dans les collines, sur deux notes longues et profondes.
Impressionnée par la beauté du décor, Yvaine écoutait la solennité de cet
appel.
— La nouvelle de notre retour est déjà passée, dit Rorik. Venez plus près, ma
douce, nous sommes presque arrivés.
Sa remarque rompit le charme et la ramena sur terre. Elle le regarda, ses nerfs
déjà tendus à l’avance, et sut que le véritable duel, attendu entre eux, ne faisait que
commencer.
— Comment allez-vous expliquer ma présence à bord, lui demanda-t-elle.
Serai-je une prise de guerre ?
Il étendit le bras, la saisit et l’amena contre lui, adossée à sa poitrine.
— Rentrez donc vos griffes, petit chat, lui dit-il doucement. Je n’aurai rien
besoin d’expliquer, il suffira que chacun nous voie ainsi, l’un près de l’autre, pour
savoir que vous êtes à moi.
— Ah oui ?
Elle essaya de se dérober à son emprise, pour découvrir qu’elle n’avait nul
endroit où se réfugier sur le pont et que ses sens eux-mêmes conspiraient contre
elle. Elle voulait rester ainsi, le dos contre son corps, sa chaleur et sa puissance
virile rayonnant en elle. Le besoin de le suivre où il allait, d’être protégée par lui
était si lancinant qu’elle devait le combattre pied à pied.
— Comme ce sera pratique, ironisa-t-elle à contrecœur, en forçant les mots à
sortir de sa bouche. Vous m’installerez avec Anna dans la maison de votre belle-
mère et vous irez et viendrez à votre guise. Après tout nous ne sommes que des
femmes. Des… prises.
Elle se tourna pour lui faire face, alors qu’il la tenait toujours contre lui.
— Et les prises ne pensent pas, n’est-ce pas ? insista-t-elle, farouche. Elles ne
sentent rien, elles…
Elle dut s’interrompre. Un mot de plus et sa voix se serait brisée. Bien sûr, elle
était en colère, mais ses propres mots la cinglaient elle-même impitoyablement,
comme autant de lanières. Si Rorik l’installait comme sa maîtresse, même
potentielle, il n’aurait nulle considération pour elle, nul respect de sa dignité, de sa
fierté.
Le chagrin l’étreignit de sa main de fer. Elle ne pouvait accepter d’être à lui
dans ces conditions, peu importait la courtoisie avec laquelle il l’avait traitée durant
toute la traversée, peu importait combien…
Elle enfonça ses ongles dans sa paume pour ravaler les larmes qui montaient
à ses yeux.
Elle n’entendit pas Rorik exhaler, car ses mots l’avaient atteint en pleine
poitrine, avec la force d’un bélier. Il voulut ouvrir la bouche, pour lui assurer qu’une
concubine avait tout à fait sa place au sein d’une famille scandinave, que cette
position lui assurait presque le même statut qu’une épouse, mais les mots,
étrangement, ne parvenaient pas à passer ses lèvres.
Il baissa les yeux, vers ceux, baignés de larmes, de sa « captive » et comprit,
instantanément, ce qu’il avait fait. Lui qui, de sa vie, n’avait jamais pris une femme
de force, avait arraché une malheureuse jeune femme à son foyer, à sa vie, parce
qu’il la désirait avec une force qui échappait désormais à tout contrôle. Parce qu’il
avait, jusque dans ses tripes, la conviction qu’elle était à lui. Une conviction si
absolue qu’il ne s’était pas même préoccupé des sentiments qu’elle pouvait bien
éprouver.
Oh, bien sûr, son instinct lui avait commandé de l’enlever, de l’arracher à cette
forteresse seigneuriale où elle était si malheureuse. La vue de l’étendard royal, sur
la maison seigneuriale qui était sa prison, l’avait d’abord alerté. Peut-être même
pouvait-il plaider qu’il ignorait qu’elle fût vierge. Mais il n’en demeurait pas moins
qu’il l’avait placée dans une position que sa fierté de femme noble ne pouvait
accepter et que, par là même, il ruinait tous ses chances de…
Il fronça les sourcils et secoua la tête. Ses chances de quoi, exactement ?
Pourquoi ce soudain et terrible sentiment qu’il pourrait bien perdre quelque chose
d’incroyablement fragile et d’infiniment précieux ? Jamais, pourtant, il ne voudrait
rien risquer qui pût lui déplaire. Jamais il ne la forcerait à rien, mais chaque fois
qu’il la touchait, il trouvait en elle une réponse innocente mais bien réelle et si
bouleversante qu’elle menaçait de faire voler en éclats sa maîtrise de soi et de le
ravaler à la sauvagerie de ses ancêtres. Par tous les dieux, comme il la désirait !
Mais son bras se raidissait contre elle, comme s’il voulait la protéger de tous
et surtout de lui-même. Il savait qu’il allait de nouveau, et sans hésiter une seule
seconde, condamner son propre corps à la torture.
Elle n’avait pas laissé couler ses larmes, n’avait pas voulu les laisser plaider
sa cause. Cela, seul, aurait suffi à mériter le respect de Rorik.
— Je sais que tout est nouveau, différent, pour vous… Je ne veux pas vous
presser, murmura-t-il, la voix rauque d’émotion.
Elle ne répondit rien et se contenta de le regarder en silence, si
désespérément vulnérable qu’il sentit son cœur se fendre, comme si la main d’un
géant l’avait broyé. Il voulut parler, la rassurer, mais il entendit, de nouveau,
résonner les deux longs appels de la corne.
Les verts pâturages de sa terre natale s’étendaient devant lui et la foule
s’amassait déjà sur la berge avec des cris de joie et de grands saluts.
Il n’avait plus le temps de se livrer à de longues explications, mais à cet instant,
le désir sauvage qu’il ressentait toujours et cette dévorante tendresse qui
l’emplissait se mêlèrent pour la première fois sans conflit. Il sut, avec certitude, ce
qu’il allait devoir faire.
Abandonnant pour un instant la longue barre de bois sculpté, il prit le visage
d’Yvaine entre ses mains, plongea ses yeux dans les siens et mit dans les
quelques mots qu’il allait lui dire toute la conviction dont il était capable.
— Faites-moi confiance. Pour l’instant, du moins, remettez votre honneur entre
mes mains et laissez-moi faire.
Chapitre 8

Lui faire confiance ? Quel autre choix avait-elle ? Dès l’instant où elle
débarqua du drakkar, elle n’eut plus que la main de Rorik, qui n’avait pas lâché la
sienne, comme appui et comme repère, dans l’océan de bruit et de confusion qui
l’entourait.
Des cris de joie retentissaient à ses oreilles, tandis que l’on retrouvait, qui un
mari ou un fiancé, qui un père, un fils ou un frère. Des amis se donnaient
l’accolade, avec force tapes dans le dos. Des enfants couraient en tous sens dans
la foule, en riant. Il y eut même quelques souhaits de bienvenue adressés à Yvaine,
à laquelle elle ne put répondre, son esprit peinant à les comprendre suffisamment
vite. Elle était encore sous le coup de la dernière phrase de Rorik, qui venait, ô
surprise, de faire allusion à son honneur à elle.
L’équipage se mêlant de plus en plus à la foule, les visages se mirent à
changer d’expression, la joyeuse excitation faisant place à quelque chose de
toujours aussi joyeux, mais de plus serein. La curiosité, alors, monta d’un cran, les
questions fusaient, bourdonnaient dans l’air comme un essaim d’abeilles. Rorik
parvint à s’extraire un peu de la foule et mena Yvaine à travers un pré, en direction
de plusieurs bâtiments de bois aux toits de chaume, au pied d’une colline couverte
de grands sapins. Tout le village les y suivit et ils se trouvèrent portés vers l’entrée
de la maison principale sur une vague de joie et de curiosité.
L’obscurité soudaine aveugla Yvaine. Elle sentit vaguement qu’elle longeait un
corridor et passait une nouvelle porte, puis ils débouchèrent dans une salle, où elle
put voir, de nouveau.
Elle fut surprise de la taille de la pièce où elle se trouvait, plus vaste que la
grande salle de réception du roi Edward, son cousin, à Winchester et plus
luxueusement meublée encore.
Deux rangées de poteaux, sculptés d’animaux et de végétaux étroitement
imbriqués, supportaient la charpente. Entre elles, se trouvait un long foyer ouvert,
imbriqués, supportaient la charpente. Entre elles, se trouvait un long foyer ouvert,
rectangulaire comme un bassin et bordé de pierres qui l’isolaient du plancher. Tout
le long des murs couraient des bancs de bois, assez larges pour que l’on pût y
dormir et agrémentés de fourrures diverses. Au fond de la salle, deux grands
fauteuils de bois sculptés, à haut dossier, où un géant eût pu s’installer à son aise.
Derrière encore, une porte qui, selon toute vraisemblance, menait aux
appartements privés du jarl, le seigneur viking qui vivait ici et dont tout disait la
puissance. Cette porte était encadrée par un banc d’un côté et, de l’autre, par un
énorme métier à tapisser, sur lequel était posé un beau canevas coloré.
La fumée montait en spirales du vaste foyer, mais l’air était étonnamment pur,
grâce sans doute à plusieurs ouvertures carrées pratiquées dans les rondins des
murs. Leurs épais volets de bois étaient ouverts, mais ils étaient trop petits pour
faire entrer beaucoup de lumière dans la salle. L’éclairage venait des lampes en
forme de bol posées sur des piquets solidaires du plancher et où de la mousse
brûlait dans de l’huile. De l’huile de poisson, se dit Yvaine en reniflant délicatement.
Leur lueur tremblotante se reflétait sur un énorme bouclier, orné de plaques d’or et
de pierreries, pendu au mur, à l’aplomb des fauteuils. En son centre, une scène
peinte, très colorée, faisait s’opposer des hommes et des animaux fabuleux dans
une improbable bataille.
En dessous, calé dans son siège et drapé dans une peau d’ours, un vieil
homme regardait, les yeux mi-clos, la foule envahir sa maison.
Yvaine sut tout de suite qui il était, car malgré la maladie il avait dû être
autrefois aussi grand et bien bâti que son fils et parce que son visage émacié
avait eu, elle en était certaine, les mêmes traits harmonieux, ses yeux délavés, la
même étincelle.
Quand Rorik la mena jusqu’à lui et qu’il serra son père dans ses bras, elle fut
surprise de l’émotion visible du jarl.
Puis une femme parla, derrière eux, et un frisson parcourut Yvaine.
— Alors, Rorik, voilà donc pourquoi tu es revenu si vite ?
En se retournant, elle vit deux yeux d’un bleu glacé. Le même regard que celui
d’Othar.
— Bonjour, Gunhild, dit Rorik, sans chaleur excessive.
La mère d’Othar examina la nouvelle venue de la tête aux pieds.
— Qui est cette étrangère que tu nous amènes ? demanda-t-elle. Ses
vêtements sont ceux d’une femme d’ici, mais ton frère me dit qu’elle n’est pas des
nôtres.
— Il a raison, lui répondit simplement son beau-fils.
Ignorant les lèvres pincées de Gunhild, il se tourna vers son père.
— Egil Eiriksson, mon père, je te présente Yvaine de Selsey, ma fiancée.
Un silence stupéfait accueillit cette déclaration, puis, très vite, un tumulte de
murmures choqués et excités monta vers les poutres du toit. Le cri de rage de
Gunhild les couvrit presque.
— Quoi ? s’écria-t-elle.
Yvaine resta muette, les bras ballants et les yeux ronds, à se demander si
Rorik avait bien toute sa raison. Certes, s’ils étaient fiancés, il était naturel qu’elle
vînt en visite dans sa famille, mais tout l’équipage du drakkar savait dans quelles
conditions elle était arrivée à bord : en captive, enlevée en terre ennemie, comme
dans les plus épiques des sagas du Nord.
— Par tous les dieux !
En entendant cette nouvelle intervention, la foule, médusée, fit de nouveau
silence.
— Un Viking ne se fiance pas à une captive !
Othar jouait des coudes pour rejoindre sa mère.
— Il a raison, dit fermement Gunhild. Si tu veux cette fille, prends-la comme
concubine. Pourquoi l’épouser ? Une prisonnière ne peut apporter aucun douaire,
et puis comment savoir si elle est vertueuse ?
Elle lança un regard hautain à Yvaine, avant de se tourner vers son mari.
— L’épouse du fils d’un jarl ne doit pas être une catin, Egil !
Le vieux baron nordique était resté silencieux, le visage si étrangement figé
qu’Yvaine se demanda s’il pouvait encore parler. Mais contre toute attente, une
lueur amusée passa dans ses yeux presque morts et il eut un rire bref.
— Gunhild n’a pas tort, Rorik. Tu as eu cette fille à ton bord, jour et nuit,
pendant plus de deux semaines, et même avec mes yeux fatigués je peux voir que
c’est une beauté…
— Elle est vierge, dit son fils d’un ton bref.
Egil leva ses sourcils en signe de surprise. Mais avant qu’il pût reprendre la
parole, Gunhild attrapa le bras d’Yvaine et l’attira à la lumière d’une des lampes à
huile.
— Comment le sais-tu ? demanda-t-elle, toujours avec le même dédain. Les
Saxons sont de grands menteurs. Regarde-la bien, mon époux. Regarde ses yeux
de chat. Je dis, moi, que cette créature a jeté un sort à ton fils !
— C’est ridicule, Gunhild.
Rorik s’avança et força sa belle-mère à lâcher la jeune femme.
— Tu peux bien régenter cette maison en mon absence, mais n’essaie pas
d’outrepasser ton rang d’épouse de mon père. Je suis son fils aîné.
— Tu ne me feras pas taire. Il s’agit de l’honneur du jarl, justement. As-tu oublié
ce que tu étais censé accomplir, en Angleterre ? Aurais-tu négligé ton devoir de
venger ton cousin ?
Yvaine tressaillit. Ainsi, le raid des Vikings sur Selsey aurait eu d’autres motifs
que le simple pillage ?
— La mission est accomplie, répondit sèchement Rorik. Il y a eu suffisamment
d’Anglo-Saxons tués pour venger la mort de Sitric et celle de ses hommes.
— Je ne t’ai vu occire personne, moi, au cours de ce raid, intervint Othar avec
un air ironique. Et ce n’est pas tout, père. Rorik m’a frappé devant tout l’équipage
et attends un peu que je te raconte…
— Assez !
Egil se redressa avec peine dans son fauteuil et pointa un doigt noueux et
tremblant vers Othar.
— Je ne t’écouterai pas bavasser, mon garçon, dis-moi plutôt ce que tu as fait,
toi, pour aider ton frère à venger Sitric.
— Eh bien, se rengorgea Othar, tout faraud, il y a quelques bâtards de Saxons
qui ont vu leurs femmes et leurs filles payer pour les crimes de ceux de leur race.
La main noueuse d’Egil retomba sur son accoudoir.
— Bah ! Tu crois que violer des femmes est une réponse adéquate à la façon
dont Sitric est mort ? Jeune écervelé ! Tu ferais bien de te souvenir pourquoi tu as
dû quitter le pays et t’embarquer avec ton frère.
— J’ai tué aussi, répliqua le jeune homme, douché par cette réprimande. Un
idiot qui se trouvait en travers de mon chemin. L’imbécile était sur la berge, à
regarder le drakkar, les yeux ronds. Il n’a même pas essayé de se défendre…
Othar haussa les épaules.
— Il faut croire qu’il avait envie de mourir…
— Toi ! C’est toi qui as tué Jankin ?
La révélation d’Othar avait fait sortir Yvaine de la stupeur où l’avait plongée
l’annonce de Rorik.
Elle marcha droit vers le jeune homme, aussi sûre de sa réponse que s’il
l’avait déjà prononcée.
Il la regarda avec dédain.
— Qu’est-ce que j’en sais, femme ? Je ne me suis pas donné la peine de lui
demander son nom.
— Il était mon ami, dit simplement Yvaine. Mon seul ami.
Puis, sans prévenir, elle leva sa main et gifla le jeune homme à toute volée.
Toutes les femmes présentes poussèrent un cri d’effroi et s’écartèrent, mais
c’est une exclamation rageuse que lança Gunhild en se précipitant vers Yvaine,
toutes griffes dehors et prête à lui arracher les yeux.
Anna, que sa maîtresse avait cru perdue dans la foule, voulut s’interposer pour
la protéger, mais Othar, qui venait de sortir de sa stupéfaction d’avoir été frappé
par une femme, la repoussa rudement.
D’un seul coup d’épaule, Rorik envoya son frère voler à terre, puis il saisit les
poignets de sa belle-mère et l’immobilisa.
— Toi qui réclamais vengeance, lui dit-il, une menace feutrée mais bien réelle
dans sa voix, dénierais-tu à cette dame le droit de prendre la sienne ?
Les yeux de Gunhild flamboyaient de colère, mais quand son regard croisa
celui, impérieux, de son époux, Yvaine put la voir changer soudain d’attitude.
Blanche de rage, la fière Nordique dut se composer un visage impassible.
— N… non, Rorik, articula-t-elle avec peine, je ne le lui dénie pas.
Elle libéra sèchement ses bras, tourna les talons et alla s’asseoir sur un banc,
le long du mur.
Egil partit d’un rire grinçant.
— Belle et rare démonstration d’humilité, Gunhild, ironisa-t-il. Reste donc bien
tranquille sur le banc des femmes. Voilà ce qu’il en coûte d’insulter la fiancée de
Rorik !
Il se pencha pesamment sur son accoudoir et regarda avec sévérité son plus
jeune fils, toujours vautré sur le sol.
— Allons, vaurien, lui dit-il, vas-tu te lever ? Tu apprendras qu’un homme doit
toujours se remettre sur ses pieds, même et peut-être surtout s’il n’a pas volé le
coup qui le met à terre. Par tous les dieux, si tu ne peux pas te conduire comme le
fils d’un jarl, tu…
Il s’interrompit soudain, le visage mortellement pâle, et la sueur se mit à couler
de son front. Respirant avec difficulté, il se pencha en avant, la main crispée sur sa
poitrine.
A la grande indignation d’Yvaine, nul ne vint à son secours. Gunhild elle-même
paraissait plus empressée à s’occuper d’Othar, à qui, par gestes, elle était en train
d’intimer l’ordre de quitter la grande salle, que de son mari. Visiblement nerveuse,
elle demeurait sur le banc des femmes, ses mains posées sur ses genoux dans
une attitude ostentatoire de soumission, mais quand elle croisa son regard, Yvaine
y vit une telle haine qu’elle comprit que l’altière Scandinave ne lui pardonnerait
jamais d’avoir giflé son fils adoré.
Tous ceux qui assistaient à la scène regardaient Egil en se poussant du coude
et en échangeant des commentaires à voix basse. Yvaine remarqua que Thorolf se
tenait auprès d’Anna, son bras passé autour des épaules de la jeune fille, et
comprit que le Viking avait dû la prendre sous sa protection après l’incident, quand
Othar l’avait bousculée.
Yvaine s’aperçut que sa paume lui faisait toujours mal après cette gifle
magistrale. Elle lança un regard rapide en direction de Rorik. Il s’efforçait de
demeurer impassible devant son père, mais quand son regard croisa celui
d’Yvaine, elle put y lire une réelle inquiétude et comprit qu’il aimait vraiment le vieil
homme. Mue par une impulsion, elle glissa sa main dans la sienne. Il sourit
brièvement et porta à ses lèvres cette paume qui avait si durement frappé son
frère au visage.
— Eh bien, Rorik, finit par soupirer Egil en s’adossant à son siège, la voix
rauque, les yeux profondément enfoncés dans les orbites, mais sa crise
apparemment passée, est-ce donc un exemple de ce à quoi nous devons nous
attendre, si tu épouses ce petit chat sauvage ?
Rorik sourit. Tenant toujours Yvaine par la main, il tira un banc près du fauteuil
de son père et s’y installa, faisant asseoir la jeune femme auprès de lui.
— C’est vraisemblable, aquiesça-t-il.
Egil eut un rire bref et considéra la dame de Selsey avec une lueur de respect
amusé dans le regard.
— Tu t’attelles à une rude tâche, si tu veux la dompter, remarqua-t-il à voix
basse. Je ne te blâme pas, mais il est de fait que tu n’es pas obligé de l’épouser,
pour cela…
Un air de conviction et d’urgence passa sur son visage parcheminé.
— Si tu veux une épouse, tu devrais songer à la fille aînée d’Harald Snorrisson,
qui est une jeune fille accomplie et te fera de beaux enfants. Sans compter que son
père lui donnera probablement, pour sa dot, cette terre qui jouxte les nôtres…
Mais Rorik secoua la tête.
— Je sais ce que je fais, père.
Egil le regarda un moment, puis poussa un soupir. Paraissant maintenant tout
à fait épuisé, il s’absorba dans un long silence morose.
Pourtant, la foule ne se dispersa pas. On eût dit, songea Yvaine, mal à l’aise,
des badauds devant une estrade de bateleurs. Visiblement, ils guettaient le
moindre mouvement, le plus petit murmure du jarl et vraisemblablement aussi ses
malaises. Elle se demandait comment ils réagiraient si elle déclarait au vieil
homme, comme cela la démangeait, qu’il n’avait pas à craindre que son fils
épousât jamais une captive anglo-saxonne, puisque…
— C’est le sang de ta mère qui t’appelle, murmura Egil, interrompant les
pensées de la jeune femme.
De son banc, Gunhild émit un ricanement désapprobateur. Ce son
désagréable parut tirer le jarl d’une profonde rêverie. Il se redressa sur son siège
et hocha la tête en regardant son fils.
— Qu’il en soit ainsi, lui dit-il. Un homme ne peut échapper au destin qu’ont
tissé pour lui les Norns et, puisqu’elles paraissent bien prêtes à trancher le fil de
ma vie, tu ferais bien de te marier aujourd’hui même.
Il parut réfléchir encore un instant, comme s’il se posait mentalement une
nouvelle question, puis reprit :
— Faisons donc cela tout de suite, en ma présence, et que Thorolf soit ton
témoin.
— Excellente idée, approuva Rorik, j’allais le proposer moi-même.
— Comment ?
Yvaine parut retrouver ses esprits aussi abruptement qu’Egil. Laisser passer
une allusion à d’improbables fiançailles était une chose, mais voir le mariage
s’approcher d’elle dans toute sa réalité en était une autre, et il était temps d’agir.
— Mais je croyais…
Lorsque Rorik se tourna vers elle, elle s’aperçut qu’elle ne savait pas elle-
même ce qu’elle croyait.
Mais si, c’était très clair, décida-t-elle alors que le Viking la regardait d’air
interrogateur. Sous couvert de ménager son honneur, il allait pouvoir obtenir d’elle
ce qu’il voulait.
Cela ne se passerait pas ainsi. Elle ne le permettrait pas.
— Je n’accepterai pas un mariage forcé, chuchota-t-elle, furieuse. Et peu
m’importe ce que pensent vos parents ou vos alliés… Peut-être pourrons-nous
nous fiancer lorsque vous me renverrez à…
— Si vous prononcez le nom de votre cousin ici, l’avertit-il doucement, je ne
pourrai répondre des conséquences…
— Mais…
— La volonté de mon père est tout à fait claire.
— La volonté de votre père ?
La colère faillit la faire bondir sur ses pieds.
— Me croyez-vous sourde et aveugle ? Ce noble vieillard ne souhaite pas plus
que vous m’épousiez que tout le reste de votre charmante famille !
— Ils se feront à cette idée, petit chat, et vous aussi.
C’en était trop pour Yvaine, qui, ne perdant tout de même pas de vue qu’ils
étaient le point de mire de toute l’assistance, murmura entre ses dents :
— Il y a une idée à laquelle vous, vous devrez vous faire, espèce de butor
arrogant et entêté : vous pouvez bien me forcer à vous épouser, je n’en resterai
pas moins une Saxonne d’Angleterre. Je me considérerai comme libre de tout
engagement et vous ferai regretter…
La suite de sa tirade s’étrangla dans sa gorge quand Rorik enveloppa sa
nuque de sa large main et l’attira contre lui. Dans ses yeux brillait une lueur de défi
qui surpassait la sienne.
— Vous pouvez bien rester une Saxonne d’Angleterre, lui dit-il d’une voix
basse, mais profonde, qui devait être audible aux quatre coins de la salle. C’est
votre choix. Mais laissez-moi vous dire qu’avant que le jour se lève, demain matin,
ce butor arrogant et entêté dont vous parlez vous fera vous sentir une femme
mariée et même mariée à un point que vous n’imaginez probablement pas…
Et avant qu’elle ait pu répliquer, il prit sa bouche d’autorité, en un baiser qui
marquait franchement son autorité. Yvaine dut se laisser faire, en fulminant.
Lorsque finalement il releva la tête, tous, dans la salle, éclatèrent de rire et se
mirent à applaudir. Tous, sauf Egil et Gunhild.

* * *
Cette joyeuse ambiance s’était prolongée quelques heures, du moins parmi
les serviteurs de la maison seigneuriale, nota mentalement Yvaine en les voyant
évacuer les restes du banquet de mariage. Egil s’était retiré immédiatement après
la cérémonie. Thorolf s’était excusé assez vite, car il n’avait pas encore vu sa
mère, depuis leur retour. Quant à Gunhild, elle était plus morose et renfrognée que
jamais.
De sa place, à côté de Rorik, Yvaine l’observait. Elle occupait la place centrale
du banc des femmes et avait pris un malin plaisir à lui faire savoir que, dès le
lendemain, elle y prendrait elle aussi la sienne, car les femmes vikings ne
s’assoient point parmi les hommes.
La pensée de devoir partager un banc avec cette créature haineuse et même
de devoir vivre auprès d’elle lui faisait monter aux yeux des larmes de rage et
d’amertume. Elle les ravala avec une gorgée de bière, puis reposa un peu
brusquement sa corne à boire sur la table, ce qui la fit vaciller. Instantanément,
Rorik posa sa main sur la sienne pour l’empêcher de la renverser.
— Ne soyez pas si nerveuse, murmura-t-il en se méprenant sur la cause de
son trouble. Je n’ai pas l’intention de vous faire du mal.
Yvaine ferma son cœur et son esprit à la caresse de sa voix, le regardant sans
indulgence. Egil, Thorolf et un autre jarl, qu’on était allé tirer en hâte de sa ferme
des environs, les avaient mariés et, depuis la cérémonie, Rorik lui témoignait la
même attention courtoise qu’auparavant, avec une tendresse plus soutenue
encore. Sûrement, se disait-elle, avec aigreur, pour dissimuler son sentiment de
triomphe.
— Peu importent vos intentions, lui dit-elle. Les miennes sont de ne pas vous
laisser me faire quoi que ce soit.
— N’êtes-vous pas en train d’oublier une donnée importante ? lui dit-il, toujours
très doucement. Nous sommes mariés, à présent.
— Quelques incantations païennes psalmodiées au-dessus d’un pot de bière
ne font pas de moi votre femme.
— Hmm…
Il retira sa main et se leva.
— Je crois que nous devrions continuer cette conversation ailleurs.
Yvaine sauta sur ses pieds et se félicita immédiatement de ne pas avoir trop
mangé, car son estomac menaçait de se révulser.
— Je ne sais pas ce que disent vos coutumes à ce sujet, fit-elle remarquer en
essayant de ne pas avoir, dans sa voix, le moindre accent de supplique, mais
j’aimerais pouvoir rester seule un moment.
Il secoua lentement la tête.
— Voici quelle est notre coutume : des femmes vont vous préparer et vous
escorter jusqu’au lit nuptial…
Il fit un signe à deux servantes, puis parut hésiter avant de toucher doucement
sa main.
— Parmi elles, il faudra qu’il y ait Gunhild, petit chat, lui dit-il doucement, mais
avec une certaine solennité. Je le regrette, mais exclure la femme de mon père de
ce cérémonial serait lui faire une grave insulte.
— Je comprends, lui dit-elle, tout aussi solennelle et en refusant de le regarder.
Lorsqu’elle quitta la grande salle entre Gunhild et les deux autres femmes, il lui
sembla que Rorik la suivait des yeux comme un faucon observe la proie sur
laquelle il va fondre. Quant à elle, elle sentait sa raison et sa logique tout près de
basculer devant autant d’assurance. La certitude tranquille du prédateur, qui sait
que son gibier ne peut lui échapper.
Elle frissonna en longeant un couloir, puis en pénétrant dans une chambre à
l’écart. La première chose qu’elle remarqua, ce fut que la pièce ne possédait pas
d’autre issue que celle par laquelle elle était entrée. Quant à la fenêtre d’aération,
identique à celles que l’on trouvait dans la grande salle, elle était bien sûr trop
petite pour permettre le passage. Elle regarda le grand lit, éclairé par une lampe à
huile posée sur une hampe, derrière un coffre de bois. Il était si vaste qu’il occupait
presque tout l’espace et que l’on ne pouvait y accéder que par un seul côté ou bien
par le pied, l’autre bord et la tête étant contre le mur. Yvaine songea un instant à
ses fantasmes, à bord du drakkar. Quand elle se « voyait » au lit avec Rorik. A ce
souvenir, elle ressentait comme des picotements le long de sa colonne vertébrale.
— Sans doute vous attendiez-vous à prendre ma chambre et les clés de la
maison du jarl, observa Gunhild avec aigreur, dès que la porte se fut refermée sur
elles.
Elle fit signe à la vieille servante qui les avait suivies de commencer à
déshabiller Yvaine. Apparemment, l’autre était restée en sentinelle, dans le couloir.
—… Mais Rorik et vous devrez attendre encore un peu, pour cela…, acheva-t-
elle.
— Je ne souhaite pas vous enlever quoi que ce soit, lui répondit la jeune
mariée avec une parfaite sincérité.
Elle se recula, comme une main griffue s’approchait de ses broches.
—… Et je préférerais me déshabiller moi-même ou bien qu’Anna le fasse, si
vous tenez vraiment à ce rituel…
— Quelle ignorance ! siffla Gunhild, méprisante. Il ne serait pas séant qu’une
Saxonne escorte l’épouse d’un chef viking au pied du lit conjugal. Les femmes
présentes doivent être de confiance, n’est-ce pas, Ingerd ? Il faut qu’elles
s’assurent que vous êtes vierge et que nul autre homme que Rorik ne passera
cette porte. Espérons qu’il ne le regrettera pas, demain matin !
La vieille femme rit servilement à cette remarque, montrant par là qu’elle était
bien une créature de Gunhild, mais elle baissa les yeux lorsque Yvaine la foudroya
d’un seul regard hautain.
— Surveillez-moi, si c’est indispensable, mais ne me touchez pas, lui dit-elle.
Je me déshabillerai seule.
Gunhild haussa les épaules.
— A votre aise. Je ne tiens pas particulièrement à vous servir de femme de
chambre.
Comme Yvaine commençait de retirer ses vêtements, elle se mit à ricaner.
— Regarde ça, Ingerd, lança-t-elle, méprisante. C’est ce que j’ai toujours dit :
ces Saxonnes d’Angleterre sont osseuses et trop délicates. Celle-ci ne me paraît
pas capable de porter des fils, même si Rorik reste assez longtemps ici pour les
lui faire.
— Vous attendez son départ ? demanda Yvaine, qui souffrait de se retrouver
nue devant des yeux hostiles, mais refusait de le laisser paraître.
Tête haute, elle grimpa dans le lit, sous la peau d’ours qu’Ingerd ouvrit pour
elle. Il lui parut étonnamment douillet et confortable, bien que pour le moment elle
n’eût pas la tête à ce genre de détails.
Gunhild lui lança un regard sarcastique avant de quitter la pièce.
— Bien sûr, lui dit-elle, croyez-vous qu’il a fallu huit ans à Rorik pour venger
vingt ou trente hommes ? C’est chose faite depuis longtemps. Il a pris le goût des
expéditions lointaines et il faudra plus que vos pauvres charmes pour le retenir à
Einervik. On verra bien, alors, qui est la maîtresse, ici !
Sur ces mots, elle fit sortir la servante et sortit à son tour, refermant la porte
derrière elle. L’instant d’après, Yvaine entendit tourner la clé dans la porte. Elle se
leva d’un bond et se saisit de sa chainse, qu’Ingerd avait pliée et laissée sur le
coffre. Elle l’enfila rapidement. Les mots acides de Gunhild étaient déjà oubliés,
car elle avait bien d’autres motifs d’inquiétude.
Elle considéra un moment la possibilité de rendre Rorik furieux en se rhabillant
de pied en cap, lui montrant ainsi le peu de cas qu’elle faisait de leur mariage et
de ses coutumes nordiques. Mais elle réfléchit, en se regardant pensivement, que
porter une chainse était un compromis satisfaisant. Certes, elle ne descendait que
jusqu’aux genoux, mais c’était néanmoins un vêtement de nuit assez décent, dans
lequel elle se sentirait moins vulnérable et qui, faute de mieux, constituerait une
barrière qui freinerait un peu les ardeurs de Rorik.
Son estomac se noua d’anxiété et l’appréhension monta en elle, de plus en
plus forte. Seule et sans défense, elle regarda autour d’elle la petite chambre
plongée dans la pénombre. La panique menaçait d’obscurcir également son
esprit, or il fallait qu’elle gardât la tête froide. Il importait de trouver une réponse à
son dilemme. Qu’allait-elle faire ? Tenter de lui résister, rester passive sous ses
caresses ou bien y répondre, avec toute la force du désir qui montait en elle
chaque fois qu’il la touchait ? Continuer à nier le fait qu’ils étaient à présent des
époux était inutile. Rorik se considérait comme son mari et peu lui importait ce
qu’elle pouvait en penser elle-même. Pourtant, il lui avait bien promis de lui laisser
du temps. Etait-ce ainsi qu’il tenait sa promesse ? En la mettant dans son lit après
un mariage à la va-vite, le soir même de son arrivée en pays viking ?
Découragée, elle s’assit sur le matelas. A quoi bon lutter, après tout ? Elle était
assez réaliste pour savoir qu’en Scandinavie, comme ailleurs, les femmes
n’avaient guère voix au chapitre. Il y avait cinq ans de cela, elle s’était résignée à
assumer ses devoirs d’épouse auprès de Ceawlin, bien que la perspective l’en
terrifiait. Mais il l’avait dédaignée.
D’où venaient alors ces frissons qui la parcouraient tout entière, à la seule idée
que Rorik pourrait exiger ses droits d’époux ?
— Espèce d’idiote ! s’exclama-t-elle tout haut, en se relevant d’un bond, les
mains croisées sur sa poitrine.
Elle se sentait parfaitement ridicule. N’était-elle pas déjà prête à se rendre, à
succomber à sa curiosité et à son désir ?
Et à quoi d’autre, encore ?
Elle se mit à marcher de long en large, dans l’étroit espace laissé disponible
par le grand lit.
— La question n’est pas là, murmura-t-elle. C’est la façon dont il m’estime qui
est important. Je ne suis pas seulement une captive qui devrait être
reconnaissante qu’on veuille bien l’épouser et suis plus qu’un ventre à porter des
enfants, plus qu’une intendante susceptible de tenir sa maison. Je suis une
personne, je suis… moi !
Elle accéléra son pas.
— Il m’a déjà enlevée, puis prise au piège de cette maison où je ne suis pas la
bienvenue. Il ne peut mettre toute ma vie en l’air et attendre que je me soumette
sans un murmure ! Il ne va pas prendre mon corps et laisser mon cœur de côté, il
ne va pas…
Oh, mon Dieu !
Elle s’immobilisa brusquement, contre la cloison de rondins. Ses poumons la
brûlaient comme si elle manquait d’air. Elle se tint là, le souffle court, tandis que la
vérité pénétrait son cerveau en la foudroyant sur place. Elle aurait voulu crier pour
s’en libérer. Comment n’avait-elle pas deviné ? Que la Vierge Marie la protège,
comment n’avait-elle pas senti plus tôt que son cœur était bel et bien déjà à
Rorik ?
Dans le noir, elle cacha son visage dans ses mains.
Mais bien sûr, qu’elle le savait ! Depuis la nuit de la tempête, lorsqu’il l’avait
mise en sécurité autant qu’il le pouvait sous le mât couché du drakkar et qu’elle
avait gardé de lui, pour toujours, l’image de ce guerrier de légende, campé face
aux éléments déchaînés.
Dès lors, elle avait su et s’était caché la vérité, l’avait niée, dissimulée sous les
masques commodes de la gratitude, de la dépendance, de tout ce que l’on
voudra… Mais Rorik avait fait voler en éclats l’honneur de la malheureuse Yvaine,
en l’épousant, en la forçant à se confronter à ses craintes et surtout à la pire de
toutes : que l’aimer et succomber au désir de lui, qui la tenaillait, pût la détruire.
Même un mariage ne lui suffisait pas, c’était bien clair, car sans amour
partagé, le désir n’était que ruine de l’âme. Même si le sens de l’honneur de Rorik
l’obligeait à tenir ses engagements, ce devoir risquait bien de lui peser, un jour. A
moins bien sûr que…
Mais pourrait-elle conquérir le cœur du Viking ?
Elle se raidit, les bras le long du corps. La tâche paraissait insurmontable.
Bien sûr, elle ne doutait pas qu’il la protégerait toujours, mais avec le peu de
tendresse qu’il semblait avoir reçu dans sa vie, elle doutait qu’il fût capable
d’aimer.
Pourtant… elle l’avait vu serrer la poignée d’une épée entre les doigts du vieil
Orn mourant avec tant d’émotion qu’il en tremblait, et il avait eu la délicatesse, la
générosité d’arranger au mieux l’avenir d’Anna, de Britta et de la petite Eldith.
D’ailleurs, n’avait-il pas toujours veillé, à son bord, sur leur sécurité ?
Et en ce qui la concernait, n’avait-il pas été déterminé dès le début à la
sauver ? Avec au cœur, elle l’avait bien senti, quelque chose de plus. Pas
uniquement de la courtoisie ou de la gentillesse. Mais aussi de la tendresse,
enfouie, certes, mais bien réelle. Comme en attente…
Elle, elle l’aimait déjà, ce qui ne lui offrait qu’une seule voie. Si elle devait lui
offrir son cœur et sa liberté, alors elle devrait lutter pour avoir une chance de
conquérir son cœur. Même si elle devait pour cela à la fois s’opposer à lui et lutter
contre ses propres instincts.
La clé tourna dans la porte et Yvaine sursauta. Elle entendit Rorik échanger
quelques mots avec quelqu’un dans le couloir, puis il entra, referma derrière lui et,
instantanément, la petite chambre parut se réduire encore aux dimensions d’un
placard.
Yvaine remonta sur la vaste couche et se réfugia, à genoux, sur la peau d’ours
qui servait de couvre-lit.
Devinant vaguement sa forme dans la pénombre, Rorik leva un sourcil surpris,
avant de verrouiller la porte.
— Vous allez passer la nuit accroupie sur le lit ? demanda-t-il, goguenard.
N’est-ce pas pousser un peu loin la timidité virginale ?
Tête haute, elle lui fit face, dans la semi-obscurité.
— Je suppose que vous vous attendiez à me trouver soumise et consentante
dans votre couche, mais je n’ai pas l’intention de m’étendre comme la victime d’un
sacrifice sur un autel païen.
Il eut un sourire narquois.
— Bah, soupira-t-il, je me suis toujours assez peu intéressé aux sacrifices…
Et il commença à défaire sa ceinture.
Yvaine écarquilla les yeux en le regardant faire. Elle se sentait les jambes
quelque peu flageolantes. Elle recula sur ses talons jusqu’au mur de rondins, à la
fois fascinée et inquiète de le voir retirer tranquillement son ceinturon, sa dague et
les poser sur le coffre, puis faire passer sa tunique et sa courte chainse par-
dessus sa tête, avant de les jeter dans un coin.
— Vous savez, lui dit-il d’un ton aimable, vous auriez bien plus chaud sous les
couvertures.
— Non, je vous remercie, dit-elle d’une voix étranglée, en regardant à présent
son torse, ou ce qu’elle pouvait en deviner dans la pénombre.
Mon Dieu, qu’il était musclé ! En dépit de toute sa nervosité, elle ressentait
des picotements dans ses mains, comme si ses doigts brûlaient de se refermer
autour des larges épaules de Rorik pour sentir jouer ses muscles, sous sa peau
tannée. Elle baissa encore les yeux… et rougit violemment. Il n’avait pas encore
enlevé ses chausses, mais celles-ci, très ajustées et non pas informes comme
celles des paysans saxons, ne laissaient que peu de place à l’imagination.
Confuse, elle releva bien vite son regard en essayant de se souvenir des
décisions qu’elle avait prises. Mais elle n’en avait pris aucune. Il ne lui avait pas
laissé le temps d’en imaginer une seule.
— Si vous êtes tellement nerveuse avec moi, remarqua-t-il, j’imagine à peine
ce que cela a pu être quand vous avez épousé ce Selsey, du moins avant
d’apprendre la vérité sur son compte…
Il s’avança d’un pas et s’accouda au bois de lit sculpté, face à elle. Elle se
demanda s’il ne prenait pas cette pose détendue délibérément, pour lui paraître
moins menaçant.
— Vous me surprenez, petit chat, lui dit-il, toujours en souriant. Etes-vous bien
la femme intrépide qui essayait de s’évader alors qu’elle tenait à peine debout et
préférait risquer d’être capturée et violée par les Danes, plutôt que de demeurer
sous ma protection ?
— Belle protection ! Vous m’avez enlevée !
— C’est exact.
Il resta silencieux un moment, les paupières à demi baissées dans une sorte
de rêve intérieur, puis il releva les yeux vers elle.
— Mais c’est le passé et nous ne pouvons y revenir. Ne pourrions-nous le
laisser derrière nous, Yvaine, et repartir de zéro ? Ce n’est tout de même pas
comme si je vous avais arrachée à un doux foyer et à un mari aimant, n’est-ce
pas ?
— Ce n’est pas une excuse !
— Non, sans doute pas. Mais dites-moi, si je n’avais pas tué Selsey, si je vous
avais laissée là-bas, que se serait-il passé ? Vous disiez que jusqu’à ce fameux
jour, il ne vous avait jamais maltraitée. Pourquoi vouliez-vous le quitter alors ?
Elle le regarda avec colère, se demandant pourquoi il se permettait de lui
poser cette question. Décidément, il était bien difficile de se concentrer, en la
présence outrageusement mâle de Rorik, qui faisait vibrer chaque nerf de la
pauvre Yvaine comme les cordes d’une harpe. Sa voix chaleureuse et douce
contrastait tant avec la menace qu’il incarnait, qu’elle en était tout étourdie, comme
si ses sens étaient brouillés et dispersés. Les paroles mêmes de Rorik,
raisonnables et logiques, ajoutaient à sa confusion. N’était-ce pourtant pas ce
qu’elle souhaitait ? Le laisser lui parler, gagner du temps, afin de décider ce qu’il
convenait de faire et ne pas faire ?
— Ceawlin ne m’avait encore jamais battue, c’est vrai, finit-elle par expliquer.
Mais c’est miracle si j’ai pu survivre, dans sa maison, surtout l’hiver. Pour mes
robes, il ne m’a jamais fait donner que les plus mauvais tissus. Je n’ai jamais eu
l’autorisation de faire allumer un feu dans mon logis particulier, où il me confinait,
car il ne voulait pas me voir. La nourriture qu’on m’y apportait était tout juste bonne
à donner aux cochons. L’an dernier, j’ai été malade, plusieurs fois, avant que je
comprenne et refuse d’absorber ce qui n’avait pas été également servi à d’autres

Elle eut un geste las et soupira :
— Cela vous suffit-il ?
Il hocha la tête.
— Vous avez été bien malheureuse en mariage, reconnut-il, mais tous les
hommes ne se conduisent pas ainsi.
— Peut-être pas, mais ne voient-ils pas tous les femmes comme des objets,
que l’on peut prendre et déplacer au gré de ses désirs et de ses ambitions ? Cela
vaut pour moi, pour mes cousines, pour ma mère…
Sa voix se fêla, trahissant qu’elle évoquait un douloureux souvenir.
— Qu’est-il arrivé à votre mère ?
— Elle a été tuée par un de nos voisins, pour la simple raison qu’il avait un
différend avec mon père et qu’il a voulu saisir l’occasion de se venger de lui, un
jour qu’il avait rencontré maman dans les bois. Pour lui, elle n’était… qu’un objet,
par lequel il pouvait atteindre son ennemi. Non que mon père l’ait pleurée bien
longtemps, d’ailleurs, ajouta-t-elle amèrement. Il n’a pas même tenté de la venger.
Dans son désir d’avoir un fils, un héritier, il était bien trop occupé à se chercher une
nouvelle femme.
— Mais vous, vous avez souffert de cette perte, conclut-il doucement. Je suis
surpris que vous évoquiez votre père… Quand vous me parliez de rançon, vous ne
faisiez allusion qu’à Edward.
— C’est qu’il est mort d’une mauvaise fièvre, avant d’avoir pu se remarier.
Alors, je fus élevée dans la maison du roi…
—… Et destinée à vous marier, en temps voulu, à des fins politiques.
Comme seul le silence lui répondait, il continua.
— Donc, si vous étiez restée en Angleterre, que se serait-il passé ? Si vous
vous étiez échappée et aviez demandé l’annulation de votre mariage, ce qui, je le
suppose, était votre intention, qu’est-ce que votre royal cousin aurait pu faire pour
vous ?
— Me marier de nouveau, je pré…
Elle s’arrêta net, soudain consciente de la conclusion à laquelle il voulait tout
doucement l’amener.
— Mais il m’aurait peut-être, au préalable, consultée, s’empressa-t-elle de
corriger.
Elle n’en pensait pas un mot. Autant croire que tous les moines d’Angleterre
allaient renoncer à leurs vœux pour mener une vie de débauche ! Bien sûr
qu’Edward la remarierait séance tenante. Avec un colon dane, probablement, dans
le cadre de sa politique obstinée d’unification du pays.
D’ailleurs à en juger par le regard de Rorik, il n’en était pas dupe.
— Peu importe, en fait, ce que ferait Edward, conclut-elle, péremptoire. C’est
de vous que nous parlons. Vous m’avez vue, vous m’avez voulue, alors vous
m’avez enlevée. Et maintenant…
— Maintenant, je vous protège, en vous donnant la meilleure position possible
dans ma maison. N’est-ce pas ce dont nous parlions, tout à l’heure, à bord du
drakkar ?
— Non, je pensais que vous m’emmèneriez vivre ailleurs et, surtout, je
n’imaginais pas que vous alliez m’épouser.
— Auriez-vous préféré que je fasse de vous ma maîtresse ?
— Oui… Non !
Comment s’expliquer sans se rendre plus vulnérable encore ?
— Ne comprenez-vous pas ? C’est que vous ne me laissiez aucun choix qui
me rend folle ! Comment réagiriez-vous, lui demanda-t-elle avec véhémence, si
vous n’aviez plus aucun contrôle sur votre propre vie ?
Il hocha la tête, l’air grave.
— Je serais aussi furieux et désorienté que vous l’êtes, j’imagine… Mais
comme je vous l’ai dit, ma douce, nous ne pouvons revenir en arrière. Je
comprends ce que vous devez ressentir, mais…
— Alors donnez-moi un peu de temps, implora-t-elle, pleine d’espoir. Le temps
de vous connaître mieux, le temps de m’installer dans ma nouvelle vie…
« Le temps, ajouta-t-elle mentalement, que vous puissiez tomber amoureux de
moi… »
— Yvaine…
— Vous m’aviez promis !
— Mais le temps en question est écoulé, lui dit-il tranquillement. Il s’est achevé
quand nous nous sommes mariés.
— Achevé ?
Elle le regarda un instant, les yeux ronds.
— Achevé ?
La fureur envahit Yvaine sans crier gare, une colère comme elle n’en avait
jamais connue auparavant. Ainsi, il se vantait de comprendre ses sentiments. Il la
savait furieuse et désorientée. Quelle compréhension, vraiment, quelle sensibilité
et comme c’était aimable à lui de daigner le reconnaître ! Furieuse ? Il n’avait
encore rien vu !
— En ce qui me concerne, le sable n’a pas même commencé à s’écouler
dans le sablier. De plus…
Il se pencha en avant, ses mains s’agrippant fermement au bois de lit, le
visage sévère et déterminé.
— Yvaine, l’interrompit-il, nous sommes mariés. Songez bien à ceci : s’il n’y a
aucune preuve de votre virginité dans ce lit, demain matin, votre position dans
cette maison deviendra intolérable, dès que j’aurai le dos tourné. Je ne puis
demeurer ici en permanence, et…
— Peuh ! Des ragots de femmes ? Croyez-vous que cela me fasse peur ? J’ai
eu cinq ans pour m’habituer à les ignorer.
Les mains de Rorik se crispèrent plus encore sur le bois de lit.
— Je comprends votre colère et votre nervosité, insista-t-il. Mais si je dois en
croire ce que vous me manifestez quand je vous embrasse, partager mon lit ne
devrait pas être pour vous une si terrible épreuve !
Il fit une pause et une lueur coquine passa dans ses yeux.
— En fait, j’ai même l’intention de vous donner au moins autant de plaisir que
celui que je pourrai prendre moi-même…
Yvaine ne réfléchit pas. Elle n’avait pas prévu une seule seconde ce qui se
passa ensuite. Ce fut la fureur qui guida sa main. Elle se rua sur la dague de Rorik
et, d’un bond, se mit debout sur le lit, en vacillant un peu, à cause de la mollesse du
matelas sous ses pieds.
— Vous pourriez bien changer d’idée, croyez-moi ! s’écria-t-elle en envoyant
voler le fourreau contre le mur et en brandissant la lame nue.
Interloqué, Rorik lui lança un regard horrifié.
— Par tous les démons du Hel, que comptez-vous faire avec ça ? lui
demanda-t-il sans hausser la voix.
Trop occupée à essayer de conserver son équilibre sur le moelleux matelas de
plumes, Yvaine ne répondit pas. Pas étonnant que ce lit fût si confortable ! Quelle
idée, songea-t-elle, que d’utiliser une telle garniture ! En Angleterre, on mettait de
la paille dans les matelas. Une bien meilleure surface pour se dresser, un couteau
à la main…
— Posez cette dague, Yvaine.
Rorik parlait toujours doucement, mais il avançait aussi, pas à pas, vers le coin
du lit.
En conséquence, Yvaine recula dans le coin du mur de rondins.
— Quand vous m’aurez promis de me laisser du temps.
— Et si je refuse… ?
Il fit le dernier pas de côté, qui l’amena au bord du matelas.
—… Allez-vous me découper en tranches avec cette dague ?
— Non, je… je vais… Ne bougez pas !
Elle fit un grand moulinet du bras, assez maladroit, car ses pieds s’enfonçaient
toujours dans la plume.
— Jésus ! s’écria-t-il, alarmé. Mais posez donc cette chose, avant de vous
faire du mal !
— Comment ?
Elle cligna des yeux, bouche bée.
— Qu’avez-vous dit ?
Ce fut alors qu’il s’élança.
Un instant trop tard, Yvaine fit un bond de côté pour ne pas le laisser se saisir
de son poignet. Mais elle se prit le pied dans le couvre-lit en peau d’ours. Elle
perdit l’équilibre et sentit tout à coup une bizarre sensation sur son genou.
Avec un cri étouffé, elle s’effondra dans les plumes du matelas.
Chapitre 9

— Petite idiote ! jura Rorik entre ses dents, tandis que, un genou sur le lit, il
saisissait le poignet d’Yvaine et lui faisait lâcher la dague.
D’un geste rageur, il fit tomber l’arme sur le sol de terre battue couvert de
paille, puis il saisit la jeune femme par les épaules.
— Qui donc vouliez-vous tuer ? demanda-t-il. Moi ou bien vous-même ?
— Personne ! Et cessez de me tordre le bras ainsi, vous allez me le casser. Je
voulais seulement m’entailler un peu. Mais le doigt, pas le genou…
Elle n’éprouvait pas le moindre remords. Rorik grinça les dents, envahi par une
nouvelle vague de fureur. Elle l’avait fait vieillir d’au moins dix ans en quelques
secondes et n’en avait même pas conscience. N’était le fait qu’elle saignait…
Il baissa les yeux.
— Par Odin ! laissa-t-il échapper.
— Vous ne parliez pas d’Odin, il y a une minute…
Il l’attira plus près et la regarda droit dans les yeux, l’air sévère.
— Ne vous occupez pas de ce que j’ai dit, c’est ce que je pourrais bien vous
faire, qui a de l’importance.
— Bon, je voulais me faire saigner du doigt, mais le genou ira tout aussi bien

Elle le regardait derrière ses cils et il avait quelque mal à déterminer si c’était
avec défi ou simplement avec méfiance. Ah, il ne savait plus s’il devait éclater en
imprécations ou la serrer dans ses bras. Ces deux attitudes lui paraissant
d’ailleurs aussi incongrues l’une que l’autre. Et pendant qu’il hésitait, elle saignait
sur le lit.
Un nouveau juron entre les dents, il lâcha le poignet d’Yvaine, mais saisit
l’ourlet de sa chemise et le déchira d’un coup sec, avec une telle énergie qu’elle
faillit retomber sur le dos.
— Mais… qu’est-ce que vous faites ? s’indigna-t-elle en le voyant déchirer un
— Mais… qu’est-ce que vous faites ? s’indigna-t-elle en le voyant déchirer un
long morceau de tissu.
Puis, comme il nouait ce bandage improvisé autour de son genou, elle poussa
une exclamation de douleur.
— Restez donc tranquille, grogna-t-il, il faut bien arrêter ce saignement, sinon
tout le monde va croire que je vous ai prise avec toute la délicatesse d’un taureau
furieux…
Elle baissa les yeux vers le filet rouge qui coulait du côté de son genou
jusqu’au drap.
— Bah, ce ne sont que quelques gouttes. Et vous devriez être content. Comme
cela, votre charmante famille verra que ma vertu était intacte.
Il prit le menton de la jeune femme entre ses doigts et la força à le regarder.
Il n’aurait pas dû… Sa détermination et sa colère se mirent à vaciller. La
douceur de sa peau, ce tremblement qu’il pouvait sentir sous sa main, et puis cette
rage, cette fureur, comme si elle eût préféré tourner la pointe de sa dague contre
lui…
Comment se mettre en colère contre tant de vulnérabilité alliée à une fierté
aussi indomptable ? Contre tant de courage, tant de détermination à l’affronter,
alors qu’ils savaient pertinemment, l’un et l’autre, qu’il aurait pu la prendre de force
ou même la séduire ! Devant de telles armes, il ne pouvait que rendre les siennes.
Mais par les runes, comme il la désirait ! Il brûlait de la tenir contre lui, de la
prendre encore et encore, peau contre peau, jusqu’à ce qu’elle ne pût plus nier
qu’elle était à lui. Jusqu’à ce qu’elle se mette à hurler de plaisir, dans le plus
bouleversant des aveux.
Cela viendrait. Il se le jura en silence. Même s’il devait pour cela, par Thor !
attendre jusqu’à la fin des temps.
Mais cela n’arriverait pas cette nuit…
Il écarta vivement sa main du genou d’Yvaine, comme pour se punir
violemment du désir qu’il avait d’elle. Sans doute avait-il perdu l’esprit, dès le
premier jour où il avait effleuré le corps de cette femme…
— Ne bougez pas, lui dit-il d’un ton bref. Ne cillez même pas, si vous voulez
que je vous accorde la moindre minute du temps que vous me demandez.
Yvaine fut frappée par l’impressionnante retenue de sa voix. Il était très évident
qu’il se contrôlait à grand-peine. Elle serait bien heureuse s’il lui accordait ne
serait-ce que cinq minutes.
Elle eut bien du mal à ne pas tressaillir lorsque la large main revint sur son
genou, pour terminer le pansement. Il ne lui faisait pas de mal, mais ses gestes
étaient étrangement nerveux et saccadés, bien loin de cette mâle assurance qu’il
affichait toujours.
Il noua le bandage et se releva.
— Voilà, lui dit-il, on le changera demain.
Il se tourna face au mur.
— Mettez-vous sous la couverture, à présent.
Elle obéit, en le regardant du coin de l’œil, comme s’il menaçait de changer
d’attitude d’un instant à l’autre. Il était immobile et les muscles de son dos
trahissaient une grande tension intérieure. Yvaine se sentait partagée entre l’envie
de disparaître sous la peau d’ours et celle de poser sa main sur lui, pour apaiser
cette tension.
— Et… maintenant ? hasarda-t-elle, réfugiée contre le mur de rondins, la
fourrure tirée jusqu’au cou.
Il se tourna, lui lança un coup d’œil, puis se pencha pour ramasser sa dague
sur le sol.
— Eh bien, je ne sais pas, soupira-t-il. Dites-le-moi ! Peut-être pourrions-nous
continuer cette intéressante conversation jusqu’à l’aube ? Qui sait, peut-être alors
me connaîtrez-vous assez pour cesser de me menacer de ma propre dague,
comme si j’avais l’intention de vous égorger…
— Vous représentez bel et bien un danger, murmura-t-elle. Mais je ne crains
pas que vous m’égorgiez.
Il soupira quelque chose entre ses dents, puis se pencha pour poser la dague
sur le coffre. Ceci fait, il se retourna si vite vers elle qu’elle sursauta, surprise.
— Oh, ne craignez rien, lui dit-il, les deux poings posés sur le lit. Lorsque je
vous prendrai, je vous promets que nous serons l’un à l’autre aussi parfaitement
accordés que ce fourreau et cette dague.
Yvaine ne répondit rien. Elle se demanda où et quand cette rencontre « du
fourreau et de la dague » aurait lieu, à présent qu’elle avait peut-être réussi à en
retarder l’échéance. Mieux valait ne pas en parler. Elle se mit à lancer des regards
circulaires autour de la petite chambre, désespérément à la recherche d’un sujet
de conversation.
La lampe à huile dorait de sa lumière l’épaisse fourrure crème dans laquelle
elle enfouissait ses doigts et l’étincelle de l’inspiration jaillit.
— Je… je n’ai jamais vu une peau de cette taille et de cette couleur. De… quel
animal provient-elle ?
Rorik la regarda intensément, apparemment pas dupe de sa tentative, puis il
soupira.
— C’est une peau de grand ours blanc. Ils vivent très loin au Nord, là où il y a
de la glace toute l’année…
— Vous avez vraiment tué une telle créature ?
— Il ne m’a pas vraiment laissé le choix…
Il eut un petit rire sardonique.
— Cette fois-là, j’avais eu plus de chance que vous, avec ma dague.
— Je ne voulais pas m’en servir contre vous, lui répliqua-t-elle.
Son regard revint se poser sur la canine géante qu’il portait à un lacet. Elle eut
soudain envie d’y porter la main et agrippa la peau d’ours pour mieux s’en
empêcher. Elle eût préféré que Rorik remît sa chemise. Plus longtemps il
demeurerait ainsi, torse nu, et plus elle ressentirait l’urgence de le toucher, de
caresser son torse, ses épaules sculpturales et de presser sa joue contre sa peau.
Le doute la saisit. La confusion et le violent appel de sa chair luttaient en elle
contre la prudence et la précaution. Avait-elle bien fait le bon choix ?
— Dites-moi…
Interrompue dans ses pensées, Yvaine sursauta au son de la voix de Rorik.
— Combien de temps vous faudra-t-il pour me connaître mieux ?
— Je ne sais pas… Je… je ne vois pas si loin…
— Vous pensez que j’attendrai indéfiniment ?
— Non, bien sûr que non. J’ai seulement besoin de savoir que vous me voyez
comme je suis et non…
— Ne comprenez-vous pas que je ne vois que vous, depuis des jours entiers ?
Se penchant de nouveau au-dessus du lit, il paraissait vibrer de passion.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire…
— Je ne crois pas que vous sachiez vous-même ce que vous voulez dire. A
moins que vous ne cherchiez à vous venger parce que vous n’avez pas eu le choix
de venir à mon bord.
— Non !
Cette accusation la cingla comme un fouet. Elle ne voulait pas qu’il crût cela.
— J’ai juste besoin d’un peu de temps. Quelques semaines, ou…
— Très bien, vous avez ma parole.
Tout était dit. Il se tourna et moucha la lampe à huile d’un geste rageur de la
main.
Yvaine cligna des yeux dans l’obscurité soudaine. Elle ne parvenait pas à
croire qu’elle avait gagné.
Mais était-ce bien le cas ?
Deux chocs sourds sur le sol lui apprirent que Rorik avait retiré ses bottes. Elle
se pelotonna contre le mur de rondins et se tint parfaitement immobile pendant
qu’il s’étendait à côté d’elle.
Une minute se passa, dans un silence absolu. Yvaine se creusait vainement la
tête pour trouver quelque chose à dire qui pût dégeler l’atmosphère glaciale qui
s’était installée entre eux. Mieux valait, pour cela, ne pas lui faire remarquer qu’il
avait conservé ses chausses, ni lui demander combien de temps il acceptait de lui
accorder comme répit.
Ce silence pesant lui était un supplice. Si elle pouvait espérer que Rorik pût un
jour tomber amoureux d’elle, il n’était après tout pas si déraisonnable de chercher
à le connaître mieux, surtout qu’il était très intrigant de voir un Viking s’exclamer
« Jésus ! » et non pas « Par Thor ! » ou « Par Odin ! » comme il eût été naturel. Et
ce n’était pas tout à fait la première fois…
Elle aurait pu jurer l’avoir entendu plusieurs fois parler de Dieu au singulier, et
une fois même il avait fait allusion à la ville anglaise de Winchester, pourtant à une
bonne journée de marche de la côte la plus proche, en ayant l’air de savoir
pertinemment que c’était là qu’Edward tenait d’ordinaire sa cour. Et lors de son
raid sur la Tamise, n’avait-il pas reconnu, d’un seul coup d’œil, l’étendard royal
flottant sur Selsey ?
Elle tourna la tête vers lui. La petite fenêtre d’aération laissait filtrer un vague
rayon de lune et, ses yeux commençant à s’habituer à la pénombre, elle devinait
vaguement la longue forme allongée de son nouveau mari. Il lui semblait qu’il avait
croisé les mains derrière sa tête, mais il n’en paraissait pas détendu pour autant.
— Rorik ?
Tout de suite, sa voix grave perça l’obscurité.
— Yvaine, je m’attends à passer une très mauvaise nuit. Je suggère que vous
ne la rendiez pas plus intolérable encore en testant ma résistance.
Le silence retomba, plus lourd encore qu’auparavant. Yvaine ne bougeait
toujours pas d’un cil. Elle se sentait de plus en plus mal. Le doute s’insinuait
fortement en elle. Peut-être n’avait-elle pas vraiment réfléchi à toutes les
conséquences, en voulant priver Rorik de ses droits d’époux. Mais comment se
protéger, autrement ? Amoureuse de lui comme elle l’était, comment aurait-elle pu
lui donner son corps, en n’étant pas certaine d’avoir son cœur ?
Elle n’avait pas encore trouvé la réponse lorsque, épuisée, elle sombra dans le
sommeil.

* * *
Elle se réveilla comme elle l’avait fait chaque matin, ces cinq dernières
années. Inquiète et déjà en alerte.
Quand elle ouvrit les yeux, elle vit Rorik qui la regardait, à moins de trente
centimètres d’elle. Il lui faisait face. La lueur du petit matin, qui leur arrivait par les
fenêtres d’aération, faisait briller ses yeux comme des diamants incrustés dans de
la glace, avec toujours cette extraordinaire profondeur, si émouvante, cette
intensité quand il les posait sur elle.
Elle le regarda à son tour, en espérant qu’il ne s’apercevrait pas de ce nœud
qu’elle avait dans la gorge.
Mais bien sûr, il le remarqua. Il eut un froncement de sourcils et avança la main
pour écarter une mèche de cheveux de la joue d’Yvaine.
— Suis-je donc un ogre, dit-il doucement, pour que vous vous éveilliez dans
cette posture ? Ramassée, comme dans l’attente d’un coup ?
Après le silence pesant dans lequel elle s’était endormie la veille, la note de
reproche attristé, dans la voix de Rorik, la remua profondément.
— Non, ce n’est pas vous, s’empressa-t-elle de lui répondre. C’est une
habitude que j’ai prise à Selsey.
— Alors, vous n’avez pas peur de moi, là, tout de suite ?
— N… non.
— Bien !
Il sourit. Se soulevant sur un coude, il reprit la mèche de cheveux qu’il avait
écartée du visage de la jeune femme et l’enroula entre ses doigts.
Yvaine s’écarta pour conserver une certaine distance entre eux et se retrouva
étendue sur le dos, Rorik penchée au-dessus d’elle, en se demandant ce qu’elle
avait bien pu faire pour se retrouver dans une position aussi hasardeuse. Elle était
soulagée que sa colère semblât ne plus être qu’un souvenir, mais pour un homme
qui avait vu sa nuit de noces tourner à la débâcle, il paraissait étonnamment
satisfait.
— Que voulez-vous dire par « bien » ? demanda-t-elle timidement, les sourcils
levés.
— Pour apprendre à me connaître mieux, il va falloir m’accorder un minimum
d’intimité. Ce qui pourrait s’avérer difficile, si vous avez peur de moi.
— D… d’intimité ? Mais…
Elle ne put continuer, sa bouche s’asséchant brusquement. Qu’était-il en train
de se passer ? Allait-elle déjà perdre le mince avantage conquis de haute lutte, la
veille ? Elle avait l’impression qu’il tentait de renverser la situation à son profit.
— N… non, arrêtez ! l’implora-t-elle, comme il se penchait plus près.
Elle pressa sa main sur le torse dur de Rorik et soupira en sentant sa peau
souple et chaude. Elle aurait tant aimé se pelotonner, se nicher dans cette douce
chaleur.
— N’essayez pas de me séduire pour me faire changer d’avis, lui dit-elle d’une
petite voix qu’elle trouva elle-même bien peu convaincante.
— Jamais je ne pourrai espérer une chose pareille, même dans mes rêves les
plus fous, lui répondit-il, une lueur coquine dans l’œil. D’ailleurs, même si j’osais, il
vous suffirait de me dire « non », à n’importe quel moment.
— Et vous cesseriez ?
— Sur-le-champ !
En la tenant toujours captive par le lien ténu de sa mèche de cheveux, qu’il
roulait entre ses doigts, il se pencha et posa sa bouche sur la sienne.
Douceur. Merveilleux frisson de plaisir. Son baiser était déjà une séduction, un
chant des sirènes, un appel à lui rendre les armes. Quelque chose s’ouvrit en elle,
comme éclot une fleur. Elle aurait voulu s’enfoncer profondément dans le matelas
de plumes, sentir le poids de ce corps sculptural sur le sien et la langue de Rorik
pénétrer entre ses lèvres, non pas avec l’urgence, la fureur de leur baiser lors de la
nuit de la tempête, mais avec la douceur presque insupportable de celui qu’ils
avaient échangé sur la plage, au pays des Danois.
Incertaine, avec timidité, elle s’abandonna, perdant instantanément toute
notion du temps. Ses doigts pressés contre les muscles solides de Rorik, elle
n’était plus que sensations délicieuses avec, de nouveau, cette sorte d’étrange
dépendance et cette certitude que sa place était là, tout contre lui, de toute éternité
.
Il interrompit leur baiser pour la regarder, les yeux brillants.
Yvaine voulut parler, mais après quelques tentatives infructueuses, elle
s’aperçut qu’elle ne savait que dire. Les battements du cœur de Rorik, qu’elle
sentait sous sa paume, semblaient avoir annihilé jusqu’à ses pensées.
Mais c’est précisément cette puissante pulsation qui la mit en alerte. Elle était
trop forte, trop rapide. La tension semblait produire des étincelles entre eux, dans
ce petit espace, et les muscles raidis, sous les mains d’Yvaine, paraissaient
d’acier trempé.
— C’est le matin, plaida-t-elle avec une voix douce, comme si elle s’adressait
à un petit enfant et non à la créature mâle et impressionnante qu’elle avait à côté
d’elle. Ce n’est pas… Enfin, nous devrions… nous lever, et…
— Je doute que quiconque, dans la maison, s’attende à nous voir debout en
même temps que les serviteurs…
— Non, mais…
Elle écarta sa main du torse de Rorik, avec une soudaine sensation de froid,
au bout de ses doigts.
— A propos, que suis-je censée faire, dans votre maison, quelles doivent être
mes tâches ?
Il la regarda comme s’il voulait tester sa résistance à son charme, puis affecta
de ne plus s’intéresser qu’à la mèche de ses cheveux, qu’il enroulait de nouveau
autour de son index.
— Gunhild reste la maîtresse de maison. Pourquoi ne pas en profiter pour
vous reposer, afin de récupérer des épreuves de ces derniers jours ? Lorsqu’elle
s’en ira, vous pourrez faire ce que vous voudrez… dans la limite du raisonnable,
bien sûr.
Elle ne releva pas cette allusion. Elle aurait aussi voulu ignorer cette main qui
venait d’effleurer, oh, à peine ! la pointe d’un de ses seins.
— Vous avez l’intention de la renvoyer ?
— Je veillerai à ce qu’elle ne manque de rien, mais je ne peux pas la garder
sous le même toit que vous.
Yvaine réfléchit un moment.
— Et Othar ? Allez-vous l’envoyer vivre ailleurs, lui aussi ?
— Peut-être, dit-il d’un ton absent, en lâchant la mèche de cheveux, puis en la
reprenant tout de suite. Il a surtout besoin de ne pas rester inactif.
— Est-ce pour cela que…
Elle s’interrompit avec un soupir étranglé. Les doigts du Viking venaient de
nouveau d’effleurer ses seins et ceux-ci se dressaient dans un frisson de plaisir,
mais cela avait été si fugitif qu’elle n’était pas sûre qu’il l’eût fait exprès.
— Est-ce pour cela qu’il a dû quitter la Norvège ? A cause de sa paresse ?
Il s’immobilisa et la regarda.
— Vous vous intéressez beaucoup à Othar, soudainement…
Yvaine ne sut que répondre. Bien au contraire, elle avait à peine fait attention à
ce qu’elle disait, seulement attentive à ne pas laisser ses sens devenir par trop
incontrôlables. Mais il apparaissait qu’elle venait d’aborder un sujet délicat.
— C’est votre frère, expliqua-t-elle, et il vit dans cette maison.
Il parut se rembrunir et, dans un mouvement vif qui la prit de court, il se tourna
et quitta le lit. Lui tournant le dos, il ouvrit le couvercle du coffre, sans se
préoccuper des vêtements posés dessus, qui tombèrent sur le sol, et tira une
chainse qu’il enfila derechef.
Yvaine le regarda s’habiller, partagée entre le soulagement et un profond
sentiment de manque. Puis il se tourna vers elle et ce sentiment s’atténua un peu,
car bien que le visage de Rorik fût de marbre, ses yeux n’étaient pas du tout froids,
lorsqu’il les posa sur elle.
— Peut-être vaut-il mieux que vous le sachiez, lui dit-il enfin. Othar a été défié
en combat singulier et il s’est couvert d’opprobre.
La jeune femme s’assit sur le lit en remontant la peau d’ours sur elle.
— Etait-ce un duel, ou bien une simple joute ?
— Un duel.
Il s’assit au bord du matelas et commença d’enfiler ses bottes.
— Il a gravement offensé un homme. Forcé sa femme, c’est du moins ce
qu’elle a prétendu. Selon nos lois, celui qui a été défié doit porter le premier coup,
mais Othar n’a pas réussi à faire couler tout de suite le sang de son adversaire,
alors il a fui. J’ai dû payer un lourd tribut en compensation, pour que la vengeance
de l’offensé n’aille pas plus loin.
— Cela ressemble beaucoup à nos règles saxonnes en la matière, remarqua
Yvaine.
— Oui, mais payer n’a pas été tout à fait suffisant. J’ai dû prendre Othar à mon
bord et lui faire quitter le pays, le temps que les esprits se calment un peu. La
chose est grave : non seulement il a agressé, ou même seulement tenté de
séduire une femme réputée vertueuse, mais il s’est conduit en lâche.
— Mmm… Rien d’étonnant à ce que Ketil et lui aient été amis.
Rorik sourit brièvement. Il se leva, ramassa sa dague et la remit dans sa
gaine, à sa ceinture.
— Pas tout à fait, corrigea-t-il. Ketil, lui, offrait le mariage. Probablement parce
que la famille d’Orn Nez crochu tient une taverne très prospère et que Ketil a vu là
l’occasion d’une vie oisive, avec plus de bière qu’il ne pourrait jamais en ingurgiter.
Quand Orn a refusé sa proposition, Ketil a tout bonnement enlevé sa petite-fille,
pour la forcer à l’épouser.
Yvaine leva un sourcil d’un air ironique, mais rien, sur le visage de Rorik,
n’indiquait qu’il voyait la moindre similitude entre ses propres actions et celles de
l’ami d’Othar.
— Qu’est-il arrivé, alors ?
— Elle l’a fait boire et s’est échappée avant qu’il ne la touche. Mais elle ne
retrouva le chemin de sa maison que le lendemain, si bien que Ketil put se vanter
d’avoir passé la nuit avec elle. Il ne restait plus à Orn, seul homme de la famille
depuis la mort de son fils, l’an dernier, qu’à le défier en duel pour prouver qu’il
mentait.
Yvaine garda le silence, réfléchissant à tout ce que l’on pouvait déduire de ces
deux anecdotes, quant aux mœurs locales. Apparemment, Rorik ne voyait nul mal,
pour lui comme pour n’importe quel autre Viking, à enlever une femme lors d’un
raid, si une fois rentré au pays on se conduisait suivant un code d’honneur assez
strict. Etait-ce parce que les non-Vikings ne comptaient pas, à ses yeux ? Mais
alors pourquoi l’avoir épousée, elle, une Saxonne ?
— Je dois me rendre chez Orn, ce matin, expliqua-t-il. Raconter à sa famille ce
qui est arrivé.
Elle le regarda, ressentant soudain une sympathie pour lui qui effaçait toutes
les questions qu’elle se posait précédemment.
— Je suis désolée, Rorik, lui dit-elle. Je sais comme ce genre de choses est
difficile. Mais ce n’est pas votre faute, vous ne pouviez prévoir ce qui est arrivé,
vous n’êtes pas devin.
Il s’arrêta avant de passer la porte et se tourna vers elle.
— J’aimerais l’être, parfois, soupira-t-il. Cela me serait fort utile.
— Attendez ! s’écria-t-elle, tandis qu’il tournait la clé dans la serrure.
Quand il se tourna vers elle, de nouveau, Yvaine chercha ce qu’elle pourrait
bien lui dire pour le faire rester un moment encore. Ce départ rapide la troublait. Il
était d’humeur changeante ce matin, tendre et câlin un moment, plutôt sec et
expéditif, l’instant suivant. Elle aurait dû être soulagée qu’il ne s’attardât pas
auprès d’elle. Mais pourtant, elle n’avait pas envie de le voir partir encore.
— Rorik, de quoi souffre votre père ? lui demanda-t-elle. Je pourrais peut-être
le soulager.
Il s’éclaira un peu, mais son regard demeura sombre.
— Nos mires disent que son cœur est fatigué et qu’il n’y a rien à faire.
D’ailleurs, il n’accepterait aucune aide. A propos d’aide, ajouta-t-il avant qu’elle ait
le temps de réagir, il va falloir vous passer de celle d’Anna, ce matin. La tradition
veut que Gunhild soit la première personne à entrer dans cette chambre, quand
nous l’aurons quittée.
— Oh…
Yvaine baissa les yeux, ne sachant pas trop si c’était la gêne ou bien le
remords qui faisait rosir ses joues.
— Je peux m’habiller seule, murmura-t-elle.
Il hocha la tête, parut vouloir ajouter quelque chose, mais se tut, ouvrit la porte
et s’en fut.
Lorsque Yvaine parut dans la grande salle, toute activité y cessa brusquement.
Les serviteurs occupés à faire mijoter les marmites sur le feu s’interrompirent et la
regardèrent avec curiosité. La vieille Ingerd cessa de secouer les fourrures qui
garnissaient les bancs et la regarda d’un œil torve. Anna voulut s’avancer vers elle,
mais une autre servante la retint par le bras et lui murmura quelque chose à
l’oreille.
Gunhild se leva lentement de son siège, devant l’écheveau à tapisser, et vint à
sa rencontre avec une lueur mauvaise dans le regard.
Yvaine s’efforca de se montrer polie, quoi qu’il lui en coûtât.
— Le bonjour à vous, Gunhild, lui dit-elle.
— Les salutations seront pour plus tard, répliqua la Scandinave en se dirigeant
vers la chambre « nuptiale », et ne vous donnez donc pas tant de peine…
En apercevant le vieil Egil, qui avait assisté à la scène dans son fauteuil, avec
un petit sourire ironique, Yvaine se dit que les simagrées n’étaient décidément pas
de mise dans cette maison, si elle voulait s’y faire respecter. Elle traversa la salle,
en faisant bien attention de ne pas révéler qu’elle avait un genou bandé.
Instantanément, la tension qui s’était installée dans la pièce disparut. Les
serviteurs échangèrent des sourires de connivence et se remirent au travail. Ingerd
marmonna quelque chose entre ses lèvres, puis la jeune fille qui avait retenu Anna
lui donna un coup de coude et lui dit quelque chose qui la fit rire.
Les traits parcheminés d’Egil s’éclairèrent.
— Viens là, mon enfant, lui dit-il, en lui indiquant un banc auprès de lui. Tu
marches comme si tu avais passé la nuit à chevaucher. A moins que ce soit toi que
l’on ait chevauchée…
Il eut un rire de crécelle rouillée.
— Quoi qu’il en soit, tu ferais bien de t’asseoir…
Yvaine obéit avec un sourire timide.
Il rit encore et se carra dans son fauteuil.
— Ne devriez-vous pas vous reposer, seigneur ? lui demanda la jeune femme.
Elle regardait avec inquiétude la pâleur bleutée des lèvres du jarl. Il lui était
venu à l’idée qu’Egil pourrait répondre à quelques questions qu’elle se posait,
mais elle ne voulait pas que ce soit aux dépens de sa santé bien précaire.
— J’aurai tout le temps de me reposer dans ma tombe, mon petit. Et appelle-
moi Egil. Nous autres, Vikings, nous n’aimons pas beaucoup ces titres ronflants.
On nous donne un nom à la naissance et puis nous gagnons, plus tard, un surnom.
C’est bien assez pour désigner un homme. Enfin, du moins tant qu’il n’a pas des
ambitions royales, comme certains…
Yvaine leva les yeux, intéressée.
— Vous devez parler du roi Harald, je suppose ?
Il la regarda de son œil malin.
— Tu es bien renseignée, fillette. On voit que mon fils ne t’a pas ramassée
dans une taverne. Oui, je parle du roi Harald.
Il ricana de nouveau.
— On l’appelait simplement Harald Blonds cheveux, lorsqu’il annonça au
Gulathing, notre parlement, qu’il se proclamait roi. Mais il n’est qu’un tyran et qu’un
intrigant, si tu veux mon avis. Un voleur de terres, surtout. D’argent aussi, d’ailleurs

Il regarda Yvaine un instant.
— Je sais ce que tu penses, fillette, lui dit-il en souriant toujours. Nous ne
valons guère mieux, te dis-tu, nous les Vikings, qui menons des expéditions au-
delà des mers. Ne proteste pas, je le sais. Mais tu comprendras mieux quand tu
auras vécu un peu parmi nous. Ici, nous vivons accrochés aux fjords. En été, nos
moutons peuvent paître au flanc des montagnes, mais les hivers sont longs et, plus
au Nord, il n’y a rien, que de la glace et de la neige. Seul le peuple des Lapp peut y
survivre, en chassant et en pêchant la baleine. Et Odin sait qu’ils se déplacent
sans cesse, pour y parvenir.
— Alors, vous devez conquérir de nouveaux territoires, conclut Yvaine à sa
place. Ce n’est pas très différent en Angleterre.
— Mais ton pays est fertile et il y a, là-bas, des terres pour tous. Les
malheureux qu’Harald a spoliés n’avaient plus rien, eux. Tous n’ont pas émigré vers
l’Angleterre, tu sais. Ni même vers la Normandie !
— Qu’est-il advenu d’eux ? demanda Yvaine, sincèrement intéressée.
— Ils ont fait leurs bagages et sont partis pour l’Islande. Pas vraiment une terre
de lait et de miel, n’est-ce pas ? Mais la colonie a prospéré. Les gens ont élu leur
propre parlement et leur juge. La justice y est la même pour tous.
— Pourtant, vous, vous êtes resté ?
— Nul ne nous chassera de cette terre où notre famille vit depuis des
générations. Du moins, ajouta-t-il avec un sourire ironique, tant que nous paierons
le roi pour qu’il nous laisse tranquilles…
Yvaine le regarda en se demandant si ce tribut exigé par le roi était aussi une
des raisons des raids de Rorik.
— Oui, nous avons conservé nos droits, murmura pensivement le vieil homme.
Il ramena sur lui la fourrure qui couvrait ses épaules et regarda fixement le feu,
comme s’il pouvait revoir le passé à travers les flammes.
— J’ai craint que mon neveu Sitric, lui, ne s’en aille vers l’Islande. Il fut toujours
un rebelle et Rorik l’aurait suivi jusque dans l’enfer du Hel.
Yvaine l’écoutait en silence, osant à peine respirer. Comme Egil ne parlait
plus, elle demanda, au bout de quelques secondes :
— Mais il n’y est pas parti ?
— Pas en Islande, non. La vie de colon était bien trop calme pour lui. Cette
tête brûlée est allée se mettre au service de Guthrun, le roi des Danes…
Il soupira, secouant la tête.
— C’était l’année où j’ai épousé Gunhild. J’aurais bien cru pourtant qu’il y avait
assez de batailles à la maison pour satisfaire Sitric. Ma nouvelle épouse et lui se
sont haïs dès qu’ils se sont vus et il désapprouvait la façon dont elle traitait Rorik,
surtout après la naissance d’Othar. Il est parti une nuit, sans un mot pour personne.
— Pas même pour votre fils ?
Elle en était surprise, se souvenant que Rorik devait avoir dix ans, à ce
moment-là. Ce cousin rebelle, le défendant contre sa méchante belle-mère, devait
avoir été son héros.
— Non, pas même, répondit sèchement Egil. Sitric savait comment j’aurais
réagi, s’il avait emmené mon fils avec lui. Par le marteau de Thor, il n’était pas
même adolescent encore, quoiqu’il fût aussi fort et aussi brave qu’un guerrier de
deux fois son âge.
Yvaine lui sourit et il grimaça un peu en réponse.
— C’est vrai, je suis fier de Rorik, avoua-t-il d’un ton rogue. Pourquoi ne le
serais-je pas ? Il était déjà capable de mener ses propres combats, alors ne va
pas croire que son cousin l’a abandonné, ou je ne sais quoi ! J’étais fier de Sitric,
aussi. Je l’ai élevé depuis la mort de mon frère et il était comme un fils, pour moi.
— Que lui est-il arrivé ?
— Ah, tu es curieuse, comme toutes les femmes, mais je te préviens que
l’histoire n’est pas bien belle. Disons que Sitric n’a pas trouvé auprès du roi
Guthrun toute l’excitation guerrière qu’il se promettait. C’était justement l’année où
fut signé avec Alfred de Wessex le traité qui permit l’établissement d’une colonie
dans l’est de l’Angleterre. La Danelaw, comme vous l’appelez, vous autres. Sitric
resta au service de Guthrun, mais il était insatisfait. A chacune de ses visites ici, il
parlait de le quitter pour un autre suzerain, ou encore d’armer son propre drakkar.
La dernière fois qu’il est venu, il a emmené Rorik avec lui. Cela se passait quatre
ans après qu’il eut rejoint le roi des Danes.
— Il l’a emmené… en Angleterre ?
— Oui, en Angleterre, et six ans plus tard, Sitric mourut. C’est tout ce que tu as
besoin de savoir pour le moment, fillette. Si Rorik veut t’en dire plus, il le fera. Mais
retiens bien ceci : l’honneur de la famille est tout, pour un Viking. Si un parent est
assassiné, il doit être vengé et cela ne souffre aucune exception. Même si le chef
de famille ou le meilleur de ses fils risque d’être tué à son tour. Même si celui qui a
été assassiné était lui-même dans son tort. Et cette règle ne s’applique pas
seulement aux fils et aux frères, mais aussi aux cousins les plus éloignés, aux fils
adoptifs, comme Thorolf, qui est le mien, et même à tous les hommes ayant
épousé des filles de cette famille. L’honneur, mon petit. Souviens-t’en…
— Yvaine en a grandement le sens, père, lui répliqua Rorik, qui paraissait sur
le pas de la porte. Plus que beaucoup d’hommes…
La jeune femme tourna la tête, son cœur faisant un bond. Il se tenait debout
dans l’embrasure de la porte, grand et puissant, mais lorsqu’il se dirigea vers eux,
ce ne fut pas le farouche guerrier de ses rêves d’adolescente qu’elle vit, mais un
petit garçon qui ignorait la tendresse d’une mère et qui avait grandi parmi les
hommes, soumis à une règle de fer.
Le doute s’insinua de nouveau en elle et faillit faire voler en éclats toute sa
résolution. Quand il fut auprès d’elle, qu’il souleva son menton et lui effleura les
lèvres, elle se demanda si cette brève caresse ne signifiait pas plus qu’un simple
élément de son arsenal de séduction.
— N’est-ce pas, ma mie, que tu as un grand sens de l’honneur ? lui répéta-t-il
doucement.
— Co… comment ?
Egil se mit à rire.
— Qu’as-tu donc fait à cette pauvre fillette, cette nuit, mon garçon ? gloussa-t-
il. Elle peut à peine marcher et un simple petit baiser semble lui faire déjà tourner
la tête.
Yvaine rougit et se redressa de toute sa taille.
— Ma tête est parfaitement claire, je vous remercie, seigneur, dit-elle aussi
fermement qu’elle le put. Nous parlions d’honneur, je crois. C’est un sujet dont j’ai
beaucoup eu l’occasion de discuter, ces derniers temps, et d’ailleurs…
Elle se leva, très digne, comme une grande dame qui se serait égarée dans la
compagnie de paysans lourdauds et salaces.
—… Vous aimeriez certainement vous entretenir seul avec votre fils… Moi-
même, je dois parler à Anna, alors si voulez bien m’excuser…
La confrontation devenait par trop embarrassante. Aussi, ignorant le sourire
ravi d’Egil et celui, interrogateur, de Rorik, elle tourna les talons et retraversa la
salle avec autant de dignité qu’elle put en rassembler.
— Bonjour, maîtresse, lui dit la jeune fille quand elle l’eut rejointe. Comme vous
voyez, ils m’ont mise au travail.
Yvaine hocha la tête. Anna, à l’aide d’un gros galet lisse, repassait les plis
d’une chemise de lin.
— Est-ce que tout va bien ? s’inquiéta-t-elle. Ils ne m’ont pas laissée rester
auprès de vous, la nuit dernière, ni ce matin, et…
— Je vais très bien, Anna, parfaitement bien. Apparemment, c’est leur
coutume, quand la vertu d’une mariée paraît douteuse à la belle-famille de…
chercher des preuves…
— Oh… J’aurais pu leur dire que vous étiez toujours vierge, d’après les
rumeurs qui couraient à Selsey, mais Rorik nous a recommandé, à Thorolf et à
moi, de ne parler à personne de votre premier mariage. Il a dit que cela ferait des
histoires et que mieux valait se taire, puisque tout le monde l’ignorait. A part Britta,
bien sûr, mais elle n’est pas ici.
— Oui, sans doute. Et toi, Anna, ils ne t’ont pas maltraitée, n’est-ce pas ?
— Oh non, maîtresse, j’ai un coin confortable pour dormir, dans la soupente,
au-dessus de l’entrée, et toute la nourriture que je veux. Une des filles m’a montré
comment faire cette sorte de caillé que nous avons mangé au dîner. Ils appellent ça
du skyr. Ce n’est pas mauvais et facile à préparer, une fois qu’on a la recette…
Elle jeta un rapide regard circulaire autour de la pièce et baissa la voix.
— A votre place, maîtresse, chuchota-t-elle sur un ton confidentiel, je me
méfierais de Gunhild. Pendant que vous parliez avec le père de Rorik, elle est
ressortie de votre chambre, l’air aussi aigre que du lait qui a tourné. Et avant cela,
je l’avais vue comploter avec Othar près de la bergerie. Ils chuchotaient comme
des conspirateurs et, quand ils m’ont vue, ils se sont brusquement séparés.
— Sans doute Gunhild a-t-elle été déçue de trouver la… preuve de mon
innocence, dit Yvaine, un peu honteuse en pensant à son genou bandé. Et puis,
qu’elle s’entretienne avec Othar n’a rien de très étonnant. Il est son fils, après tout.
— Ces deux-là sont pareils, croyez-moi, maîtresse. Restez bien sur vos
gardes. La façon dont ils m’ont regardée et se sont séparés n’était pas naturelle.
C’était bien trop… furtif.
Yvaine hocha la tête sans questionner la jeune fille plus avant. Elle avait bien
assez de soucis sans se préoccuper de simples soupçons.
— Egil vient de m’apprendre que Thorolf était son fils adoptif, dit-elle pour
changer de sujet de conversation.
— Oui, le père de Thorolf était l’un de ses meilleurs compagnons, quand il était
jeune, et pendant une tempête il est passé par-dessus bord et s’est noyé. Le jarl a
traité Thorolf comme un membre de sa famille, depuis lors. On dirait qu’il est prêt à
en faire autant avec vous, maîtresse, si on en juge par la façon amicale dont il vous
parle.
Elle en était visiblement tout étonnée.
— Peut-être Egil n’est-il pas aussi féroce qu’il veut s’en donner l’air…
— C’est peut-être aussi l’effet de l’âge et de la maladie, car c’était un grand
guerrier et un rude pillard, à ce que m’a raconté Thorolf. Il a même conservé son
drakkar. Il est amarré dans le fjord, à côté de celui de Rorik.
— Ah oui ? J’irai le voir.
Yvaine jeta un regard circulaire autour de la salle, attentive à ne pas s’attarder
sur Rorik et son père, qui étaient occupés à bavarder ensemble. Une promenade,
voilà qui lui ferait du bien. L’air frais lui éclaircirait les idées.
— Nous avons le temps, avant le déjeuner, et je n’ai pas vu grand-chose des
environs. Veux-tu venir avec moi, Anna ?
— Il faut que je finisse mon repassage, maîtresse. Mais faites bien attention si
vous allez au bord du fjord…
Solennelle, elle levait sa pierre à repasser, comme pour appuyer ses dires.
—… Je ne serais pas surprise, si Othar vous poussait à l’eau.
Yvaine ne put s’empêcher de sourire.
— Il ne l’oserait pas. Et d’ailleurs, je sais nager.
Rorik se pencha en arrière, sur son banc, pour regarder sa jeune épouse
quitter la salle. Elle fit le grand tour, contournant le foyer pour ne pas avoir à passer
devant lui.
Il demeura assis où il était, luttant contre l’envie de bondir pour se lancer à sa
suite et tenter de démanteler le mur de résistance qu’elle lui opposait. Lorsqu’il
l’avait rejointe auprès d’Egil, quelques minutes auparavant, il avait eu l’impression
saisissante de voir les pierres de ce mur s’ériger, l’une après l’autre.
Les plans qu’il avait imaginés tôt ce matin ne lui paraissaient plus si aisés à
mettre à exécution, tout à coup. Il y avait réfléchi en contemplant un rayon de soleil
sur le visage de la belle endormie. Même ainsi, dans l’abandon du sommeil, elle
éveillait quelque chose de très profond en lui. Dans cette lumière dorée sur ses
paupières closes, elle avait un air très doux, plein d’innocence, et Rorik avait
ressenti un besoin d’elle si fort, si impérieux, que le simple souvenir de cet instant
le brûlait encore.
Par tous les dieux, il la voulait à lui, contre lui, il voulait…
— On dirait que le jour baisse. Est-ce déjà le soir ?
Arraché à son rêve, Rorik regarda son père. Ils avaient parlé d’Orn Nez crochu
et de son dernier voyage, puis Egil était tombé dans une sorte de somnolence et
l’avait laissé à ses pensées. A présent, le vieil homme avait le teint gris et respirait
avec difficulté.
— Non, pas encore, père, mais je vais te ramener dans ta chambre. Je crois
que tu as besoin de repos.
— C’était à cause d’Harald, tu sais…
Rorik se leva.
— Quel Harald ? Harald Snorisson ?
— Non, non…
Les mains parcheminées s’agitèrent hors de la fourrure.
— Harald Blonds cheveux. Je le disais à Yvaine. Il voulait des terres et de
l’argent.
— Une ambition assez commune.
— Oui… Tu sais, Rorik…
Il regardait son fils avec intensité, comme s’il plaidait une cause.
— C’est pour ça que j’ai épousé Gunhild. Elle était riche et a apporté
beaucoup d’argent dans notre famille. Assez pour tenir le roi à distance en lui
rachetant des terres. Je l’avais promis à ta mère, vois-tu…
Rorik le regarda avec attention. Il avait le souvenir d’avoir voulu, quand il était
un petit enfant, en apprendre un peu plus sur celle qui lui avait donné le jour, mais
son père n’avait pas voulu lui répondre. Depuis, sa vie avait été bien remplie et il
n’avait plus eu que de vagues pensées pour une mère qu’il n’avait pas connue.
Quant à Egil, il n’avait jamais parlé de sa première épouse, morte en couches.
Jusqu’à la veille.
Rorik se rassit lentement.
— Ma… ma mère ?
— Je… je l’aimais passionnément, murmura Egil. Alors je lui ai promis de ne
plus jamais partir en expédition.
Rorik eut un rire bref.
— Je peux le comprendre…
— Ah, tu l’as promis à Yvaine, toi aussi ?
Egil regarda son fils avec une lueur de compréhension profonde dans le
regard.
— Comme le passé revient nous hanter ! murmura-t-il. Mais Yvaine ne
ressemble pas à ta mère, Rorik. Elle est forte. C’est une lutteuse, une
combattante… Enfin, même après sa mort, j’ai tenu ma promesse. C’était le moins
que je pouvais faire pour réparer mes torts.
Il avait prononcé ces derniers mots si bas que son fils les entendit à peine.
— Ce n’était pas ta faute si elle est morte, père.
— Peut-on jamais en être sûr ? Nos péchés nous suivent, Rorik, et nous
devons les expier. En arrêtant les expéditions de pillage, j’ai dit adieu au butin.
Plus de richesses pour passer les mauvais hivers et acheter de la terre…
— Tu as donc épousé Gunhild, conclut Rorik, ce qui s’est révélé très efficace.
— Oui, elle n’était plus toute jeune et je croyais qu’elle n’était plus en âge
d’avoir des enfants. Mais il ne faut jamais sous-estimer la détermination d’une
femme…
Il saisit le bras de son fils comme pour mieux le convaincre.
— Je n’ai pas voulu lui faire un enfant, mais elle m’a eu. Ou bien la déesse
Loki s’en est mêlée et, maintenant, te voilà en charge d’Othar…
— Bah, j’y suis habitué.
— Non, tu ne comprends pas…
Les doigts noueux du vieillard s’agrippèrent à lui.
— Ecoute-moi, ne lui donne jamais la moindre parcelle de responsabilité. J’ai
demandé que mon drakkar soit remis à neuf. Qu’il le prenne et qu’il…
Il s’arrêta net et son visage devint très pâle, mais sa main serrait toujours le
bras de Rorik avec une force surprenante. Puis Egil émit une sorte de cri étranglé
et il s’affaissa en avant, sans connaissance.
Chapitre 10

A Selsey, Yvaine n’avait jamais eu le droit de quitter l’enceinte de rondins


taillés en pointe de la forteresse seigneuriale, et quand elle se promenait entre ses
bâtiments elle ne voyait rien d’autre que la terre nue. Pas une marguerite et pas
même un brin d’herbe. Ici, au contraire, elle avançait sur un épais tapis d’un vert
tendre et des milliers de fleurs sauvages diffusaient leur parfum dans l’air vif qui
venait de la montagne. Elle s’en réjouissait, emplissait ses yeux de leurs couleurs,
de leur profusion. Des abeilles bourdonnaient, le soleil brillait. C’était merveilleux
de pouvoir se promener ainsi, sans craindre la moindre rebuffade.
L’ironie, le paradoxe de sa situation présente la fit sourire, tandis qu’elle
traversait les prés qui s’étendaient jusqu’au fjord. Quand elle eut atteint le rivage,
elle se retourna vers l’ensemble de bâtiments qu’elle venait de quitter. La maison
seigneuriale, une bergerie et sa laiterie, une vaste grange et son grenier, où
devaient dormir les serviteurs. De longues claies pour faire sécher le poisson. A
quelque distance, on trouvait la hutte d’un forgeron, dont l’occupant maniait
vigoureusement le marteau tandis qu’un poney au poil épais semblait marquer
paresseusement, de sa queue relevée, le rythme des coups sur l’enclume.
Plus loin encore s’étendait la forêt, avec ses grands sapins qui devaient faire
écran, l’hiver, aux vents glacés qui balayaient la vallée. A cette saison-là, l’endroit
devait être plutôt froid et morne, mais on devait néanmoins se sentir bien au
chaud, dans la maison du jarl.
Oui, elle pourrait être heureuse, ici, si Rorik l’aimait.
En soupirant un peu, elle longea le rivage. A quelque distance, des hommes
travaillaient autour d’un drakkar qui devait être celui d’Egil. A côté, le Dragon des
mers se balançait doucement sur ses amarres, ravivant, pour Yvaine, le souvenir
des jours passés à son bord et celui de Rorik debout à la barre, ses yeux gris
brillant dans le soleil, lui parlant, plaisantant, se disputant avec elle et la désirant
tout à la fois.
Déjà alors, sans doute, elle savait ce que serait son avenir, son destin. Peut-
être, si dès le début elle avait mieux écouté son cœur, saurait-elle à présent ce
qu’elle devait faire. Mais que savait-elle de l’amour ? Tout ce qu’elle en
connaissait, c’était par ses rêves d’adolescente, lesquels avaient volé en éclats
devant la triste réalité de son premier mariage. Elle était devenue une sorte de
fantôme, sans espoir et insensible, jusqu’à ce qu’un maraudeur païen entre dans
sa vie avec fracas et y bouleverse tout sur son passage. Le plus étonnant était que,
ce faisant, il lui avait donné plus qu’aucun homme avant lui, avec douceur et
humour. Avec passion, aussi. Alors qu’elle, qui prétendait l’aimer, n’avait fait que
reculer devant son désir.
Yvaine ralentit, de plus en plus songeuse. L’amour ne devrait-il pas couler de
source, sans effort et tout naturellement ?
Un bruit lui fit lever la tête et elle vit un petit bateau s’amarrer à la jetée. La
silhouette qui en descendit était assez singulière pour lui faire momentanément
oublier toutes ses interrogations. Couvert jusqu’aux pieds d’une cape bleue à
capuchon brodée d’étranges symboles, l’inconnu paraissait surgir d’un autre
monde. Il portait de surprenantes chaussures en peau à longs poils dont les lacets,
qui se terminaient par une sorte de clochette en métal, tintaient à chacun de ses
pas. Yvaine ne put en détacher ses yeux durant de longues secondes et ce qu’elle
remarqua ensuite, ce furent les mains de l’inconnu, engoncées dans des gants de
fourrure qui les faisaient ressembler aux pattes de quelque animal. L’une d’elles
tenait une bourse en peau et l’autre, une longue canne au pommeau de cuivre.
Sous le capuchon, deux yeux d’un bleu de gentiane dans un visage parcheminé
par l’âge.
Ce n’était pas un homme, mais une vieille femme…
— Ah, voici l’enfant d’or que j’ai vue dans les flammes. C’est bien, j’arrive à
temps.
La voix était sourde, mais indiscutablement féminine, avec des accents d’une
étonnante douceur. L’inconnue fit disparaître la bourse sous sa cape et avança sa
main pour toucher délicatement l’épaule d’Yvaine.
La jeune femme comprit alors qui était la visiteuse et recula d’un pas.
— Tu as peur de moi, petite ? reprit la voix. Il ne faut pas, voyons !
La vieille sourit.
— Je suis Katyja et je n’annonce jamais que de bonnes choses. Quoique à toi

Son sourire s’effaça un peu.
— A toi, je vais devoir dire ce que j’ai vu. Car tu dois être mise en garde…
— Es-tu la sorcière dont parle Rorik ? demanda Yvaine d’un ton brusque.
Laisse-moi te dire que tu arrives en fait un peu trop tard. C’est plus tôt, qu’il aurait
fallu m’avertir.
Katyja se mit à rire.
— Je lis l’avenir, mon enfant, pas le passé. Mais nous en reparlerons plus tard.
Je viens de loin et, dans cette maison, on m’a toujours accueillie avec de la bonne
nourriture et de la bière fraîche. J’espère que rien n’aura changé.
— Sans doute que non, murmura Yvaine.
Puis, regrettant un peu ses manières abruptes, elle ajouta, avec un sourire
timide :
— Pardon pour mon accueil… En Angleterre, nous n’avons pas l’habitude
d’être abordés par des sorcières…
— L’Angleterre ? Ah, ceci explique le voyage et aussi autre chose… Mais peu
importe, ces choses-là se dévoilent d’elles-mêmes, quand le temps en est venu.
Elle rit de nouveau et prit, accompagnée d’Yvaine, le chemin de la maison.
La jeune femme trouvait ces considérations sibyllines aussi
incompréhensibles qu’inquiétantes. Elle cherchait un autre sujet de conversation,
quand elle vit Anna sortir sur le pas de la porte et, les ayant vues, se mettre à courir
dans sa direction.
— On dirait qu’il s’est passé quelque chose, dit Yvaine, inquiète.
— Le jarl, répondit calmement Katyja. Les Norns vont couper son fil, ce soir.
Yvaine lui lança un regard effrayé, mais avant qu’elle ait pu ouvrir la bouche,
Anna les avait rejointes.
— Ah, maîtresse, s’écria-t-elle. Dieu merci, vous n’êtes pas partie trop loin !
C’est le père de Rorik. Il parlait avec son fils quand, tout soudain, il s’est évanoui.
Votre époux a essayé de le ranimer, mais il a seulement murmuré quelques mots
quand on l’a couché sur son lit…
Elle s’interrompit brusquement en voyant Katyja.
— Ta servante vient d’Angleterre, elle aussi ? demanda la veille femme. Je ne
comprends pas ce qu’elle dit.
Yvaine lui traduisit les paroles d’Anna tandis qu’elles se hâtaient vers la
maison seigneuriale.
Dès qu’elles eurent passé la porte de la grande salle, Gunhild se précipita à
leur rencontre.
— Katyja ! s’écria-t-elle. Les runes soient louées, tu nous visites tôt, cette
année !
— Les dieux protègent ta maison, Gunhild. J’ai rencontré cette enfant, sur mon
chemin.
Il y avait comme une question informulée, dans sa voix, et Yvaine s’aperçut
qu’elle avait omis de se présenter.
—… Mais je serais heureuse d’utiliser mon savoir pour adoucir les derniers
moments d’Egil.
Gunhild lança en direction d’Yvaine un regard dédaigneux.
— C’est la femme de mon beau-fils. Viens, je vais te mener auprès d’Egil.
Katyja acquiesça.
— Nous parlerons plus tard, petite, souffla-t-elle à Yvaine au passage, en
suivant docilement la maîtresse de maison.
— Quelle étrange personne, murmura Anna en regardant les deux femmes
pénétrer dans la chambre seigneuriale. Par tous les saints, qu’est-ce donc, qu’elle
porte aux pieds ?
— Bah, des sortes de chaussures… Ne t’inquiète pas, c’est une sorcière,
mais je ne crois pas qu’elle veuille faire du mal. J’ai même entendu dire que ces
gens-là savent guérir. Bien sûr, nous autres, en Angleterre, nous les craignons
parce que l’Eglise a interdit les…
Elle s’interrompit en constatant qu’Anna la regardait comme si elle venait de
prononcer un blasphème et en conclut que le moment n’était pas venu de lui vanter
les mérites de la sorcellerie.
En concluant d’un simple sourire, elle entra dans la chambre, pour trouver
Rorik et sa belle-mère sur le seuil.
— Vous n’avez pas votre place ici, dit sèchement cette dernière. Laissez donc
mon mari avec les siens.
Yvaine l’ignora et se tourna vers Rorik, posant doucement sa main sur son
bras.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. S’il y a quelque chose que je puisse faire…
— Non…
Son ton était bref, mais il recouvrit sa main de la sienne.
— Il ne vous reconnaîtrait pas, de toute façon, et Ingerd s’occupe de lui. Elle le
soigne depuis le début de sa maladie. Peut-être, étant donné les circonstances,
pourriez-vous superviser le travail des serviteurs, aujourd’hui, pour que Gunhild
puisse rester au chevet de mon père ? Je vous laisse arranger cela toutes les
deux.
Il pressa doucement sa main et retourna dans la chambre.
— C’est bien une idée d’homme, murmura Gunhild, mais cette fois sans trop
de rancœur, que de vouloir que deux femmes dirigent une maison !
— Ce n’est que pour un jour ou deux, dit doucement Yvaine.
Elle ressentait à présent de la compassion pour cette femme qui serait
probablement veuve avant la fin du jour.
— Je vais prier pour qu’Egil guérisse au plus vite, ajouta-t-elle.
Gunhild la dévisagea à travers ses paupières mi-closes.
— Faites comme bon vous semble, lui dit-elle d’un ton neutre. Pour ce que
cela changera…
Sur ces mots, elle tourna les talons et rejoignit la chambre à son tour.

* * *
— Ton père repose tranquillement, Rorik. Ce ne sera plus très long, je pense.
Katyja entra dans la grande salle et vint s’asseoir sur le siège des visiteurs, en
face du fils du jarl, assis dans le fauteuil de son père. Elle jeta un coup d’œil à
Yvaine, près de lui, et à Gunhild, installée sur le banc des femmes, non loin d’eux,
puis leva un sourcil d’un air intrigué, mais ne dit rien.
Comme celui de la mi-journée, le repas du soir avait été rapidement expédié,
en famille, dans un silence qu’Yvaine n’avait pas osé briser. Dans les recoins de la
salle, les serviteurs chuchotaient entre eux, mais leurs voix ne formaient qu’un doux
murmure.
— Tu devrais aller te reposer un peu, Gunhild, conseilla la vieille Katyja en
reposant sa corne à boire. Ingerd est auprès de lui.
— Plus tard, peut être…
Elle montra l’écuelle vide de la sorcière.
— As-tu mangé ton content, Katyja, veux-tu quelque chose encore ? demanda-
t-elle.
L’intéressée secoua la tête.
— Comme d’habitude, toi et les tiens m’avez bien accueillie. Il est temps pour
moi de vous rendre un peu de vos bienfaits.
— Nous aurions bien besoin de quelques heureux présages, murmura Gunhild.
— Je lirai dans les flammes pour toi, mais d’abord…
Katyja se pencha vers Yvaine.
— Viens, mon enfant, lui dit-elle.
La jeune femme sentit Rorik se raidir.
— Refusez, si vous le voulez, lui dit-il à voix basse. Nul ne vous en tiendra
rigueur.
Mais en regardant en direction de Gunhild, elle comprit que celle-ci comptait
bien qu’elle refusât de se soumettre aux prédictions de la sorcière. Par esprit de
contradiction, elle se leva donc de son siège.
— Ne suis-je pas une Viking, à présent ? souffla-t-elle à Rorik, en lui lançant un
rapide coup d’œil.
Il lui sembla qu’une lueur s’allumait dans les siens, mais il ne répondit rien, se
contentant de lui montrer le foyer, où Katyja se tenait déjà.
En sentant une légère appréhension lui nouer l’estomac, elle se leva et vint se
placer auprès de la vieille femme. Celle-ci lui posa une main sur le visage et lui
ferma les yeux.
— Ne parle pas, lui recommanda-t-elle.
Le silence tomba sur la salle. Même les serviteurs interrompirent leurs
chuchotements, pour écouter et regarder la scène. Au bout de quelques minutes,
Yvaine commença de se détendre. « Tout cela n’est qu’enfantillages », se dit-elle. Il
n’y avait ni formule magique, ni incantations, ni potion à ingurgiter, mais Katyja
semblait être entrée en transes.
Elle rouvrit un instant les yeux pour constater que la sorcière la regardait, les
yeux et le visage vides de toute expression. Puis elle abaissa sa main et parla.
— Tu ne crois pas mes paroles, dit-elle, mais c’est de peu d’importance, car
quand le temps sera venu, tu t’en souviendras et tu seras forte. Ecoute, Enfant d’or.
Je n’ai pas tout vu. Mais il y a un voyage et deux drakkars. L’un qui fuit et l’autre qui
le poursuit. Et avant cela, du danger. Une menace qui surgit du passé. Une chose
encore : ne faiblis pas. Car si la mort t’environne, elle ne te touchera pas.
— Assez, Katyja !
Rorik bondit sur ses pieds et contourna le foyer pour venir prendre Yvaine dans
ses bras.
— Au nom de Thor, qu’est-ce qui te prend de terrifier mon épouse avec tes
histoires de danger et de mort ?
La sorcière recula d’un pas.
— Pardonne-moi, Rorik, mais j’ai l’obligation de la prévenir. Pourtant, il est
bien que tu te dresses ainsi pour la protéger, car toujours, tu le feras.
— C’est mon devoir d’époux, grommela-t-il. Pas la peine de lire les présages
pour le voir !
— Non, pas seulement. Il y a autre chose, que tu ne veux pas reconnaître
encore, mais déjà, vous vous donnez une grande force, l’un à l’autre.
— Tu divagues, femme ! Espérons que tes errements seront de meilleur
augure lors de ta prochaine visite. Pour ce soir, tu en as assez dit !
— Mais, Rorik, elle doit encore lire dans les flammes, intervint Gunhild, qui
avait écouté avidement la prédiction et n’entendait pas que le spectacle
s’interrompît aussi brutalement.
Rorik tourna vers elle un regard glacé.
— Une autre fois, Gunhild. Mon père, ton mari, est à l’agonie. Je vais retourner
à son chevet et ne veux pas laisser mon épouse écouter d’autres stupides
prédictions de mort.
Gunhild rougit de colère.
— Une Viking ne redouterait pas ce que Katyja a à dire, répondit-elle
sèchement.
Puis elle se leva et retourna dans la chambre d’Egil.
Le visage fermé, Rorik se tourna vers la sorcière.
— Merci d’avoir apaisé la souffrance de mon père, lui dit-il. Je te prie de
demeurer auprès du feu cette nuit et de te faire donner toutes les provisions dont tu
auras besoin pour ton voyage.
— Merci, Rorik, et pardonne-moi si je…
Elle fut interrompue par un cri déchirant, venu de la chambre.
Ingerd se précipita dans la salle en pleurant et en tordant ses mains.
— Mort, s’écria-t-elle, le jarl est mort !
Instantanément, une longue plainte psalmodiée monta du banc des femmes.
— Oh, Rorik, soupira Yvaine en l’entourant de ses bras.
Mais il la saisit par les épaules et l’écarta doucement.
— Mon père ne voudrait pas de toutes ces plaintes autour de lui, dit-il d’un ton
bref. Envoyez les serviteurs se coucher et mettez-vous au lit. Je vous verrai demain
matin.
— Mais…
Rorik tournait déjà les talons et Yvaine le regarda s’éloigner. Elle se sentait
comme s’il venait de la gifler. Mais qu’aurait-elle pu attendre d’autre ? Il n’avait pas
besoin d’elle. Ou plutôt il désirait quelque chose d’elle, mais ne voulait pas lui
accorder sa vraie place dans sa vie. Même quand Katyja avait fait son inquiétante
prédiction et qu’il avait bondi pour prendre sa défense, il n’avait parlé que de son
devoir.
N’était-ce pas ce qu’elle redoutait le plus ? Devoir vivre auprès de Rorik, avec,
à jamais, ce sentiment d’être rejetée, sans son amour ?
Tremblante, les yeux pleins de larmes, elle se détourna pour se recomposer
une attitude présentable, avant d’aller faire ce que son mari lui demandait.
La sensation furtive d’une main sur la sienne, aussi légère, pourtant, que la
caresse d’un chat, la fit sursauter.
— Laisse-le aller, mon enfant, lui conseilla la sorcière en souriant. Il n’accepte
pas encore ce qui est. J’aimerais t’aider en t’en révélant davantage, mais seules
les Norns connaissent vraiment notre avenir. Moi, je n’ai que le don de l’entrevoir,
un tout petit peu…
— Les Norns… Ah oui, les trois fileuses ?
— Oui, les trois fileuses assises au pied du puits du destin. Le passé, le
présent et l’avenir. Elles tissent le fil de la vie pour chacun d’entre nous. Et quand
notre temps est révolu, elles le coupent. Mais c’était décidé de toute éternité. Il est
temps de nous retirer, ajouta-t-elle. Fais ce que te dit ton mari, mon petit, et ne
t’inquiète pas : je ne vois peut-être pas tout de ce qui est caché, mais j’ai bien vu
comment il te regarde. Si tu en veux plus, il faudra lui montrer le chemin.

* * *
« Comment faire ? » se demandait Yvaine le matin suivant, tandis qu’Anna
tressait ses cheveux.
Rorik n’avait pas même partagé leur lit, cette nuit-là, bien qu’à un certain
moment elle avait entendu la porte de leur chambre se refermer. Le bruit n’avait
pas été assez fort pour l’éveiller tout de suite et elle l’avait perçu dans une sorte de
rêve, dans un demi-sommeil, prenant doucement conscience d’une présence
auprès d’elle. Mais il n’y avait ensuite plus eu un seul son, ni le moindre
mouvement, et quand elle avait enfin ouvert les yeux, elle ne savait pas exactement
combien de temps après, elle était seule dans la petite chambre, et l’oreiller, à
côté d’elle, était intact.
— Croyez-vous qu’il soit bien sage de sortir, maîtresse ? chuchota Anna en
couvrant ses cheveux d’un foulard de lin fraîchement repassé. Rorik est parti
superviser le creusement d’une sorte de tertre funéraire et je n’aime pas l’idée de
vous savoir seule dehors. Il y a une étrange ambiance, ici, aujourd’hui.
— Je n’irai pas loin.
Elle jeta un regard vers le miroir de métal poli que lui tendait Anna, en se
demandant si elle devait remercier sa servante de la tenir informée des activités
de son mari.
— Est-ce que Katyja est partie ? demanda-t-elle après avoir approuvé son
reflet d’un simple signe de tête.
— A l’aube.
Anna reposa le miroir.
— Gunhild n’a pas apprécié qu’elle soit venue pour vous voir. Cela semble
l’ennuyer plus que la mort de son mari. Je me tiendrais hors de son chemin, si
j’étais vous.
— Rassure-toi, c’est bien mon intention. Je n’ai pas envie d’entendre, une fois
de plus, que ma place n’est pas ici.
— C’est que, maîtresse, vous ne pourrez pas vous rendre utile à quoi que ce
soit. Ingerd a insisté pour faire la toilette mortuaire et nul ne lui a contesté ce droit.
— C’est la dernière chose qu’elle pouvait faire pour Egil, je suppose. Au
moins, sa peine a l’air sincère. Dis-moi, Anna, que penses-tu de cette Ingerd ? Je
la trouve bien étrange.
— Oh, ce n’est qu’une pauvre vieille, inoffensive. Elle est là depuis si
longtemps que les autres serviteurs la traitent avec respect, ce qui la satisfait. Bien
sûr, elle croit toujours tout savoir. Ce matin, elle pérorait, affirmant que le règne de
Gunhild allait continuer, malgré la mort du jarl.
Yvaine haussa les épaules.
— Sa loyauté envers sa maîtresse est bien naturelle. Peu importe, tant qu’elle
ne montre pas d’animosité envers toi.
— Non, pas du tout, et les autres sont très gentils, ce qui est plutôt surprenant,
puisque, après tout, ils prennent leurs ordres de Gunhild. Peut-être ne partagent-ils
pas l’opinion d’Ingerd et espèrent obtenir de vous quelque faveur ? Vous êtes la
maîtresse, à présent…
— Peut-être, répondit Yvaine d’un air évasif.
Le sujet ne l’intéressait guère. Les ragots et les querelles domestiques entre
femmes d’une même maisonnée n’avaient jamais été de son goût et elle n’avait
nulle intention de ravir la place de Gunhild, tant que Rorik n’aurait pas pris des
arrangements pour que celle-ci aille vivre ailleurs. Elle avait appris à ses dépens, à
Selsey, qu’une femme et une seule devait diriger une maison.
— Je vais retourner au bord du fjord, dit-elle en se levant de son siège. Ne
t’inquiète pas, Anna, je ne m’éloignerai pas. Et peut-être verrai-je Rorik, quand il
reviendra.
Mais en entrant dans la grande salle, quelques minutes plus tard, elle sut que
sa promenade devrait attendre un peu. Gunhild n’était nulle part en vue et les
serviteurs étaient inoccupés, n’ayant rien de mieux à faire qu’à papoter, à lancer
des regards curieux vers la chambre du jarl, où l’on voyait s’activer Ingerd, et à
pousser de sourdes lamentations.
L’instinct et l’éducation d’Yvaine prirent le dessus sur ses résolutions. En
quelques minutes, elle remit les serviteurs au travail, pour la préparation du repas
de midi. Rorik ne se montra pas à l’heure du déjeuner et elle lui fit garder sa part,
puis on débarrassa la table et l’on se remit au travail. Un serviteur fut commis au
remplissage des lampes à huile, le sol fut débarrassé des reliefs de nourriture
laissés par les chiens et les deux fauteuils seigneuriaux furent lustrés jusqu’à ce
que leur bois resplendisse. Yvaine fit même dépendre, pour le polir, le gros
bouclier accroché au-dessus et, bientôt, ses incrustations d’or et de pierreries se
mirent à briller à la lumière des lampes.
La jeune femme était si fascinée par ce bouclier et ces figures de dieux et de
guerriers qu’elle en oublia ses projets de promenade jusqu’à ce que le soleil fût à
mi-chemin de son zénith et du point où il disparaîtrait derrière les montagnes de
l’ouest.
Peu importe, se dit-elle, en sortant enfin de la maison pour se diriger vers le
fjord. A cette période de l’année et dans ces parages, les journées étaient fort
longues. Elle était restée enfermée depuis des heures. Il lui fallait un peu d’air et de
solitude.
Mais sur ce dernier point, elle ne devait pas avoir satisfaction, car la première
personne qu’elle vit en traversant le pré fut Gunhild. La veuve d’Egil se tenait,
seule, sur la jetée et la regardait approcher.
Se disant qu’elle pouvait difficilement tourner les talons et s’enfuir dans la
direction opposée, Yvaine se força à lui sourire.
— Je suppose que je dois vous remercier, lui dit Gunhild sans préambule,
quand elle se fut approchée. Ingerd m’a dit que vous aviez tenu les esclaves
occupés, toute la journée.
— Cela m’a semblé la chose à faire, répondit prudemment la jeune femme, qui
se demandait ce qu’Ingerd avait pu raconter exactement à sa maîtresse.
— Oh, ce n’était pas une critique…
Les lèvres de Gunhild s’étirèrent lentement en ce qui devait être un sourire.
— Je vous suis reconnaissante. Il n’était pas question que je puisse rester une
minute dans la maison, avec tous ces gémissements et ces pleurs.
Yvaine se sentit traversée par un courant de sympathie. Peut-être aussi par un
peu de culpabilité. Avait-elle mal jugé Gunhild ? La belle-mère de Rorik avait peut-
être réagi impulsivement à sa venue, puis s’était calmée, la raison l’emportant…
— Voulez-vous venir vous promener avec moi ? lui proposa-t-elle, tout à trac. Il
fait si bon et tout est si calme…
Elle s’interrompit, s’apercevant soudain à quel point les alentours étaient
calmes, en effet.
— Où donc est passé tout le monde ?
— Les hommes sont au tertre funéraire, avec le reste de la famille. J’en viens,
moi-même.
Gunhild la regarda comme si elle attendait une réplique. Comme rien ne
venait, elle reprit, en montrant un petit bâtiment en rondins :
— C’est la cabane de bains. Y êtes-vous déjà allée ?
— Non.
Yvaine lui emboîta le pas, en se demandant si elle devait se sentir exclue de la
« famille » en n’étant pas invitée à rejoindre les autres. Elle décida que non. Elle
avait mieux à faire qu’à regarder toute la journée des fossoyeurs creuser un trou.
Même si toute la maisonnée était présente.
— Vous avez donc un bâtiment spécial pour les bains ?
— Oui, je suis surprise que Rorik ne vous l’ait pas montré. Un bain chaud peut
être si apaisant…
Elle eut de nouveau ce rictus qui lui tenait lieu de sourire.
—… bien que vous sembliez marcher avec moins de difficulté, ce matin.
Yvaine s’efforça de demeurer impassible.
— Nul doute que le bref moment où Rorik vous a rejointe, cette nuit, n’a pas
suffi à vous épuiser. Vous en êtes sûrement satisfaite, puisque votre mariage n’est
que de convenance…
Ainsi, Rorik était bien entré dans sa chambre et l’avait regardée dormir.
Pourquoi n’était-il pas resté ?
— Je ne crois pas que mon mari le trouve de convenance, répondit-elle d’un
ton neutre, déterminée à cacher à Gunhild qu’il pût y avoir quelques ombres au
tableau.
— C’est que vous ne connaissez pas nos coutumes…
Les deux femmes prirent un petit sentier qui montait à flanc de colline.
— Vous étiez intacte, je dois l’admettre. Or, chez nous, coucher avec une
vierge donne au guerrier force et protection dans la bataille.
— J’étais la captive de Rorik. Il n’était pas obligé de m’épouser. Il pouvait me
prendre…
— Oui, il le pouvait.
Gunhild lui lança un rapide regard de côté.
— Nous y sommes. Voyez, le fjord est tout proche, les eaux usées s’y jettent et
une source l’alimente.
Gunhild fit tinter la chaîne métallique qui pendait à sa broche gauche, en
décrochant la clé qui y pendait. Elle l’introduisit dans la serrure et la tourna.
— Nous gardons la cabane de bains fermée pour empêcher les esclaves et
les serviteurs libres de s’en servir comme lieu de rendez-vous. C’est un endroit
retiré.
Ce l’était, en effet. Yvaine jeta un coup d’œil autour de la hutte en rondins. Les
sapins l’entouraient et la lumière y était plus rare qu’au bord du fjord. Le vent
soufflait entre les arbres, un peu lugubrement. Yvaine se souvint, avec une pointe
de remords, qu’elle avait promis à Anna de ne pas trop s’éloigner de la maison du
jarl.
Mais il n’y avait qu’une minute ou deux de marche pour la rejoindre si l’on
passait par la forêt, et puis elle n’était pas seule.
Luttant contre l’indéfinissable sentiment d’appréhension qui l’envahissait, elle
suivit Gunhild à l’intérieur.
La cabane était plus vaste qu’elle ne l’aurait cru et confortable, avec ses peaux
accrochées au mur ou disposées sur des bancs. Un foyer ouvert se trouvait au
coin de la pièce et des chaudrons remplis d’eau pendaient à leurs crémaillères.
Mais c’était la formidable baignoire, occupant presque tout l’espace disponible et
dont le rebord vous arrivait à la taille, qui attirait tout d’abord le regard. On avait
l’impression que toute la maisonnée y aurait tenu à l’aise.
— Par tous les saints ! s’écria Yvaine, amusée. On pourrait presque y nager !
— Pas tout à fait, tout de même, tempéra Gunhild en s’accroupissant pour
ajouter du bois dans le feu. Voulez-vous prendre un bain ? demanda-t-elle en se
relevant. Vous devez être couverte de poussière, avec tout ce ménage. Je vais
vous envoyer des servantes avec des serviettes propres et davantage d’eau
chaude.
Yvaine réfléchit à la proposition. Gunhild se montrait étonnamment aimable.
C’était un peu trop beau pour être vrai et réellement sincère, mais peut-être après
tout avait-elle réfléchi et ne souhaitait-elle pas affronter trop ouvertement l’épouse
du nouveau jarl. Et puis, comment refuser cette fête des sens qu’est un bon bain
chaud ?
— Merci, Gunhild. J’accepte avec plaisir. Pourriez-vous m’envoyer Anna,
aussi, avec des vêtements propres ?
— Bien sûr.
Le sourire en forme de fente réapparut.
— Prenez votre temps. Les hommes ne seront pas revenus de si tôt. Creuser
une tombe viking est long, car la fosse doit pouvoir contenir le drakkar funéraire,
ainsi que les cadavres des chevaux et des chiens d’Egil. Ils seront immolés sur le
tertre.
Yvaine réprima un frisson d’horreur. De par sa connaissance des légendes,
elle savait qu’un homme riche était toujours enterré avec ses armes et diverses
possessions. Parfois, on sacrifiait même des esclaves, pour servir le mort dans
l’au-delà. Mais c’était une chose de le savoir et une autre de l’entendre évoquer
tout naturellement par Gunhild.
La belle-mère de Rorik espérait-elle la voir se déshonorer en provoquant une
scène, lors des funérailles ? La jeune femme se le demandait, tandis que la veuve
prenait congé. Bien qu’elle parût plus aimable, ce matin, il y avait dans ses paroles
quelques accents qui lui donnaient froid dans le dos.
Mais peut-être après tout n’était-ce qu’une simple manière d’être ? se dit-elle
en s’efforçant de se montrer charitable.
Puis elle entendit la clé tourner dans la serrure.
— Gunhild ? appela-t-elle.
Elle s’élança vers la porte, voulut ouvrir le loquet : il était verrouillé. Elle le
regarda un instant sans comprendre puis réalisa enfin ce qui s’était passé. Elle
alla regarder par l’une des petites fenêtres d’aération, mais ne vit rien d’autre que
des sapins.
— Espèce d’idiote ! souffla-t-elle entre ses dents, furieuse contre elle-même.
Elle s’adossa au mur de rondins, se maudissant de s’être laissé piéger ainsi.
Au moins, sa vague appréhension venait de se changer en certitude. Elle était bel
et bien prisonnière, et nul autre que Gunhild ne savait où elle se trouvait. Mais à
quoi rimait de la garder ainsi, à quelques pas de la maison ? La fenêtre était bien
trop petite pour lui offrir une issue, mais elle pourrait crier, appeler à l’aide jusqu’à
ce que l’on vienne la délivrer. Gunhild ne pouvait pas l’ignorer. Alors ? Avait-elle
tourné la clé par distraction, par réflexe ? S’inquiétait-elle à tort ? Les servantes
allaient-elles apparaître au bout du chemin, avec des serviettes et des chaudrons
d’eau chaude ? De toute façon, Rorik ne manquerait pas de s’inquiéter, de poser
des questions, si elle n’était pas de retour avant la nuit. Et si Gunhild avait
simplement voulu protéger son intimité, en empêchant toute intrusion intempestive
avant l’arrivée d’Anna et des autres servantes ?
Elle essaya de se calmer en respirant plus lentement, puis fit le tour de la
cabane et s’arrêta quand elle découvrit trois lampes à huile dans le coin opposé
au foyer. Voilà donc, se dit-elle, comment on s’éclairait pour se laver ici durant
l’hiver, quand il n’était pas question de laisser la porte ou les volets d’aération
ouverts.
Elle allait chercher une brindille enflammée, quand elle entendit la clé grincer
de nouveau dans la porte. Elle se tourna, un sourire de bienvenue aux lèvres, mais
ce sourire s’effaça quand elle vit Othar se glisser à l’intérieur de la cabane.
— Que venez-vous faire ici ? lui demanda-t-elle tout de suite.
Elle se serait giflée, à entendre le ton apeuré de sa propre voix. Elle s’adossa
à la baignoire, agrippa le rebord. Il était inutile de paniquer. Anna serait là d’un
instant à l’autre.
Othar grimaça un sourire et referma la porte d’un coup sec, ce qui fit frissonner
Yvaine.
— Rorik m’a ordonné de me laver avant la cérémonie funèbre de demain,
expliqua-t-il.
Il prit l’air faraud et sûr de lui.
— Je ne m’attendais pas à avoir de la compagnie, mais puisque vous êtes là

— Vous deviez le savoir ! accusa-t-elle.
En était-elle bien sûre ? Othar savait-il vraiment que la cabane de bains était
occupée ? Gunhild n’était peut-être pas seule à en garder la clé. Peut-être le jeune
homme venait-il directement du tertre funéraire. Il avait certes bien besoin d’un
bain. Yvaine pouvait sentir son odeur aigre de sueur et de bière.
— Alors, je vais vous laisser la place, lui dit-elle aussi fermement qu’elle le put.
Elle se força à desserrer ses doigts du rebord de la baignoire et fit un pas en
avant.
Othar ne bougea pas d’un pouce.
— Laissez-moi passer, je vous prie. Si Rorik vous trouve ici, avec moi, il…
—… vous répudiera ? Ne vous inquiétez pas… Si cela se passe bien entre
nous, je m’occuperai de vous.
— Je vais faire comme si je ne vous avais pas entendu et maintenant…
Il fit un pas en avant.
Yvaine jeta un regard en direction de la porte, puis recula, en essayant
désespérément de trouver un moyen de se tirer de ce mauvais pas. Si elle pouvait
amener Othar à s’approcher d’elle encore, à la suivre, peut-être parviendrait-elle à
se ruer au-dehors quand il serait à l’autre bout de la baignoire. Il n’avait pas
verrouillé la porte et l’excès de boisson ralentissait probablement ses réflexes.
A moins que l’alcool le rende plus dangereux, plus vicieux encore… Il était
peut-être plus sage de garder entre eux cet obstacle solide que représentait la
baignoire.
Elle imagina le jeune voyou la poursuivant tout autour, jusqu’à ce que quelqu’un
vînt la secourir.
Elle fit encore un pas de côté et sentit un frisson glacé la parcourir, lorsque son
pied vint buter sur quelque chose de dur.
Elle était prise au piège.
Elle baissa les yeux. L’obstacle qui lui barrait le passage était une sorte
d’escabeau à trois marches, disposé là pour aider à accéder à l’intérieur de la
baignoire. Juste derrière, un gros conduit permettait d’écouler les eaux usées vers
l’extérieur.
— N’espérez pas enjamber cet escabeau et ce conduit avec cette robe
longue, la prévint-il. Vous pourriez vous faire mal…
— C’est vous qui pourriez avoir mal, Othar, l’avertit-elle à son tour, si vous ne
vous en allez pas tout de suite. Anna va arriver avec deux autres serviteurs, d’un
moment à l’autre.
Le sourire du jeune homme s’élargit. Visiblement, cette menace ne l’inquiétait
pas beaucoup.
Yvaine décida d’en essayer une plus précise et plus redoutable.
— Et Rorik ? Vous êtes fou, si vous croyez…
Il se jeta sur elle, son air goguenard se muant en une fureur si soudaine
qu’Yvaine n’eut pas le temps de réagir lorsqu’il l’attrapa par le bras.
— Ne me dites pas cela ! hurla-t-il. Ne me dites plus jamais cela !
Au même instant, une branche résineuse s’enflamma dans le foyer, éclairant le
visage d’Othar d’une lueur rouge, démoniaque.
Elle se mit à crier lorsqu’il l’attira contre lui.
— Je vais te montrer, grinça-t-il, que je suis un homme et plus le petit garçon
que tout le monde croit.
L’estomac de la jeune femme se révulsa lorsqu’elle sentit l’odeur aigre de la
bière, qui chargeait son haleine, mais les mots qu’il prononçait lui rendirent son
sang-froid. Elle était face à un adversaire dangereux, mais non pas un être
surnaturel. C’était la force d’un homme qui tentait de la plaquer contre la baignoire,
pas celle d’un démon.
Elle cria, de nouveau, mais moins de peur que de rage, cette fois. Elle leva
ses poings, en martela la poitrine de son agresseur et ouvrait la bouche pour hurler
encore, quand la porte s’ouvrit violemment.
Rorik bondit à l’intérieur de la cabane, saisit son frère par le col de sa tunique
et, de ce qui paraissait un infime mouvement du poignet, le projeta à l’extérieur.
Stupéfaite, Yvaine vit Othar voler littéralement dans les airs avant de s’écraser
contre un tronc d’arbre, à plusieurs mètres de là. Il s’effondra sur le sol comme un
paquet de linge sale. Elle croyait avoir déjà vu à l’œuvre la force de Rorik, mais il
fallait une puissance phénoménale pour envoyer aussi loin un adversaire presque
aussi grand et lourd que lui-même. Elle le regarda, incapable de contrôler le
frisson qui la saisit.
— Vous a-t-il touchée ? demanda-t-il, glacial.
— N… non, pas comme vous l’entendez.
— Mais il allait le faire ?
Comme elle ne répondait pas, il marcha vers son frère. Yvaine vit la lueur de
meurtre qui brillait dans ses yeux et elle s’accrocha à lui.
— Non, je vous en prie ! Ne le tuez pas ! Je crois qu’il a bu…
— Ivre ou sobre, il n’a pas à s’introduire dans la cabane de bains quand mon
épouse s’y trouve.
Othar se remit sur pied comme il le put et lui cria :
— C’est elle qui m’a donné rendez-vous ici. Pour que je l’aide à s’échapper.
C’était son plan !
Yvaine le regarda, horrifiée. Elle avait presque oublié le vague projet qu’elle
avait nourri un moment, à bord du drakkar, de s’évader avec l’aide d’Othar. Le
jeune homme le lui rappelait comme s’il l’avait deviné, ce qui la remplissait de
honte.
— Non, s’écria-t-elle. C’est Gunhild qui m’a enfermée ici.
Elle se tourna vers Rorik, comme pour le supplier de la croire.
— Je ne sais pas comment Othar a eu la clé. Peut-être a-t-il la sienne, ou bien

Rorik l’interrompit d’un geste.
— Je connais suffisamment ma femme pour savoir que tu mens, Othar, dit-il
d’un ton toujours glacial. Je ne veux personne ici en qui je ne puisse avoir
confiance. Ivre ou non, tu nous as suffisamment infligé ta mauvaise conduite.
Immédiatement après les funérailles, tu quitteras Einervik, pour n’y revenir que
lorsque tu seras devenu un homme responsable.
Les yeux d’Othar s’agrandirent de surprise.
— Tu me bannis ? Tu ne peux pas faire ça !
— Je viens pourtant de le faire. Et maintenant, hors de ma vue, avant que
j’oublie que tu es mon jeune frère et que je t’inflige la leçon que tu mérites.
— Mais…
— Va-t’en !
Othar recula, ouvrant et fermant la bouche comme s’il voulait parler.
— Nous verrons cela ! cracha-t-il enfin avant de disparaître entre les sapins.
Yvaine ne le regarda pas s’éloigner. Toute son attention était tournée vers
Rorik. Il se tourna vers elle et plongea ses yeux au fond des siens. La
détermination qu’elle pouvait y lire avait pour effet, étrangement, de la vider de
toute sa propre force.
— Rorik…
— Ne dites rien.
Les yeux d’Yvaine s’agrandirent. Son cœur se mit à battre à tout rompre,
s’emballant follement, comme il s’approchait. Il mit ses larges mains sur les
épaules de la jeune femme et l’attira contre lui. Elle poussa un soupir étranglé
quand leurs corps se touchèrent. Tous les muscles de Rorik étaient tendus, rigides
comme du marbre. Des sensations inconnues se bousculaient en elle. Avant
même qu’elle ait pu vraiment les analyser, la bouche de son mari viking était sur la
sienne.
Il l’embrassa comme un voyageur mort de soif se désaltère à une source qu’il
n’espérait plus, et quelque chose, tout au fond d’elle-même, brûlait d’étancher cette
soif, de la satisfaire.
— Il fallait que je le fasse, murmura-t-il, la voix rauque, entre deux baisers. Je
ne peux pas supporter de voir un homme vous toucher, alors que moi…
Il frémit et la serra contre lui.
— J’ai besoin d’être sûr que vous êtes à moi… A moi, Yvaine…
Elle ouvrit grand les yeux une seconde, avant qu’il ne l’embrasse encore. Etait-
bien une sorte de désespoir, qu’elle entendait dans sa voix ? Comment en être
certaine, quand tous ses sens étaient en émoi ? Quand il la tenait si serrée contre
lui qu’elle ne savait plus qui des deux tremblait, lequel de leurs deux cœurs
s’emballait le plus vite…
Elle savait seulement que le monde aurait pu sombrer autour d’eux, qu’ils n’en
auraient pas moins continué à s’embrasser.
— Déliez-moi de ma promesse, chuchota-t-il tout près de sa bouche. Je vous
en prie. Je vous en supplie… Je vous veux…
Elle voulut répondre, mais n’y parvint pas. Il l’embrassait avec trop de passion,
trop de ferveur. Elle ne pouvait même plus penser clairement. Elle poussa une
sorte de gémissement et il s’écarta un peu. Suffisamment pour qu’elle puisse
reprendre sa respiration et trembler devant le désir fou qui flamboyait dans ses
yeux. La force déchaînée de ce qu’il ressentait à cet instant la submergeait, elle
aussi. Pourtant, elle n’avait pas peur. Il avait raison. Le moment était venu.
— Rorik…
— Vous savez, n’est-ce pas, que je ne vous ferai aucun mal ?
Oh, ce tremblement, dans sa voix. Cette supplique…
Elle acquiesça d’un hochement de tête et il la serra de nouveau contre lui,
enfouit son visage dans ses cheveux.
— N’est-ce pas que nous avons assez attendu ?
— Oui, Rorik, murmura-t-elle et elle leva une main tremblante jusqu’à sa joue.
Oui, nous avons assez attendu.
Il ne dit rien pendant un long moment, se contentant de la presser contre son
corps dur.
Puis, toujours sans un mot, il la souleva de terre et la porta dans la cabane.
La lueur tremblotante des lampes à huile projetait leur ombre sur les murs de
rondins. Il la posa au sol, près du banc garni de fourrures, et alla rapidement fermer
la porte à clé. Puis il revint et défit les deux broches qui retenaient la surcotte de la
jeune femme.
Yvaine frissonnait en le regardant faire. Il paraissait n’être absorbé que par sa
tâche, par les agrafes à défaire, les tissus à relever, à écarter, à enlever. Pourtant
le désir tendait ses traits et elle sentait bien quel contrôle il devait exercer sur lui-
même pour ne pas lui arracher tout son attirail. Quand il eut délacé sa cotte, ce fut
elle qui retira les manches et la laissa glisser au sol. Elle encore, qui défit les liens
de sa chainse. Il ne la prenait pas. C’était elle qui se donnait.
Elle n’avait rien perdu, pourtant, de sa pudeur, de sa timidité. Jamais encore
elle n’avait été ainsi, presque nue devant un homme. Et lui était toujours habillé.
Elle le regarda, et instantanément le visage de Rorik s’adoucit. Il avait compris
la raison de son trouble. Ses yeux dans ceux d’Yvaine, il retira sa tunique et sa
chainse. Le souffle de la jeune femme se fit plus court quand il prit sa taille et
l’attira contre lui. Son vêtement diaphane n’était pas vraiment une barrière entre le
corps dur et la douceur du sien. Ce nouvel embrasement de ses sens était
presque insupportable. Elle poussa un gémissement étouffé quand il la serra
contre lui et se pencha vers elle.
— Je suis allé à la maison, lui dit-il, la voix rauque, mais vous n’y étiez pas.
— Non, soupira-t-elle, toute au plaisir de se retrouver dans ses bras.
Une étrange satisfaction l’emplissait. Ce n’était pas vraiment étranger à son
désir et, pourtant, c’était autre chose.
Elle ne put s’interroger plus avant. La raison n’était plus de mise quand il la
tenait ainsi contre lui et que ses mains couraient sur elle, fiévreuses et
possessives. Un besoin furieux se mit à éclore. L’urgence d’être à lui, de ne plus
faire ensemble qu’un seul corps, un seul désir. L’amour chantait en elle, éclipsant
tout le reste. Elle était à lui. C’était aussi simple que cela.
— J’étais ici, murmura-t-elle. Je savais que tu viendrais.
Il la souleva de terre d’un seul bras et, de l’autre, étendit les fourrures du banc
sur le sol. Yvaine sentit sa tête lui tourner un instant, mais il la déposa doucement
sur la couche qu’il venait d’improviser, lui retira son dernier vêtement et s’étendit
auprès d’elle.
Elle eut un petit moment d’appréhension, quand il se pencha au-dessus d’elle.
Il était si grand, si étonnamment fort. Ses muscles semblaient faits d’acier trempé.
Mais soudain, elle s’aperçut qu’il tremblait. Sa peau était brûlante, comme s’il avait
la fièvre. Elle était à la merci de sa force, mais tandis qu’il dévorait son corps des
yeux, à la lumière tremblotante de la lampe, elle vit bien que lui aussi était sans
défense devant elle. Dans la bulle de passion qu’ils avaient créée, ils étaient tous
deux vulnérables et chacun possédait un pouvoir sur l’autre.
Elle en savourait la certitude quand, avec un soupir rauque, il enveloppa un
sein de sa main. Une onde de chaleur et d’excitation la parcourut.
— J’ai tant rêvé de te voir comme cela, dit-il tout bas. De te toucher comme
cela…
Elle enfouit son visage dans l’épaule de Rorik.
— Moi aussi, soupira-t-elle à son tour. Cela me brûle, à l’intérieur. C’est très
étrange…
En réponse à cette confession, il eut de nouveau un soupir lourd, presque un
gémissement. La serrant contre lui, il caressa doucement, avec ferveur, sa poitrine,
puis sa main se perdit plus bas, avec la plus délicate des précisions.
Elle poussa un cri de plaisir, se cambra, la tête renversée en arrière, et avec
une plainte il couvrit sa bouche de la sienne.
Yvaine s’attendait à être rapidement prise et essayait de s’y préparer, mais
Rorik n’en fit rien. Il l’embrassa avec une tendresse bouleversante et elle y répondit
sans plus d’arrière-pensée. Ce ne fut que lorsqu’elle se tordit sous ses baisers et
ses caresses, poussant de petits cris étouffés, qu’il couvrit son corps du sien.
Il prit son visage entre ses mains, sans la quitter des yeux, quand il entra en
elle. Elle eut le souffle coupé par l’intensité de son regard à cet instant et par la
merveilleuse intimité de l’acte. Elle eut d’abord un peu mal, comme elle s’y
attendait. En dépit de toutes ses promesses, Rorik était trop puissant pour que
cette première fois ne fût pas du tout douloureuse. Mais la souffrance fut atténuée
par la merveilleuse sensation de le sentir devenir comme une part d’elle-même, la
sauvage excitation de se sentir captive sous lui, l’exaltante joie de se donner ! Une
délicieuse faiblesse envahissait ses membres et ses muscles, tandis qu’il la
pénétrait toujours plus profondément, et la douleur s’estompa, puis disparut tout à
fait. Elle ne sentait plus que sa présence en elle qui l’inondait de plaisir.
Elle cria pour exprimer l’incroyable félicité qu’elle ressentait.
— Oh, dieux ! soupira-t-il.
Il osait à peine continuer, craignant de perdre tout contrôle. Jamais il n’avait
ressenti un tel sentiment de puissance, mêlé à une telle vulnérabilité. C’était elle la
conquérante et lui le pauvre captif, à ses pieds.
— Est-ce que tu es bien ? demanda-t-il, et il reconnut à peine le son de sa
propre voix.
Elle acquiesça ou crut le faire. En fait, elle ne savait plus. Mais il parut avoir
compris et reprit son affolant va-et-vient, doucement d’abord, puis avec une
puissance inimaginable, qui la transporta loin, loin… à la dérive vers un univers
enchanté.
Lovés l’un contre l’autre, ils sentaient leurs cœurs battre follement à l’unisson et
Yvaine avait l’impression que le sien était à deux doigts d’exploser. Tout son corps
n’était plus qu’appétit, que pulsion, que désir.
Elle ferma les yeux, accrochée à lui, sans même s’apercevoir des sons qui
montaient de sa propre gorge et le rendaient fou.
Et finalement, toute cette tension accumulée explosa. Se déchaînèrent alors
des sensations et des émotions d’une intensité qu’elle n’aurait jamais cru possible.
Un plaisir quasiment insupportable et une exaltation sans pareille.
Elle le sentit se tendre encore davantage en elle, entendit la plainte rauque
qu’il poussa et, avec un gémissement, perdit tout contrôle d’elle-même, ne sentant
plus rien que les vagues d’extase qui se succédaient. Au-delà, tout n’était plus que
paix, que douce chaleur, et Rorik la tenait contre lui comme si elle était son seul
bien au monde.

* * *
Elle reposait dans ses bras, en toute confiance.
Il la regardait comme elle émergeait doucement de la stupeur où elle avait été
plongée. Elle s’était donnée à lui avec un tel abandon, une telle passion sincère
qu’il aurait bien pu en perdre la raison. Elle l’avait amené, à force de plaisir, au
bord de l’inconscience.
Il aurait dû être satisfait, comblé, repu.
Il ne l’était pas.
Il regarda les ombres qui tremblaient à la lumière rougeoyante de la lampe,
luttant contre le besoin fou de serrer Yvaine contre lui, de l’éveiller, comme si le
sommeil la lui ravissait. Il la désirait encore et savait qu’il la désirerait toujours.
Mais ce n’était pas uniquement cela, ce sentiment qui le rongeait au-delà de ce
qu’il aurait cru possible. Le besoin de la protéger s’y mêlait, mais pas uniquement,
non plus. C’était… comme si une part de lui-même lui manquait et qu’elle était
cette part.
Elle pouvait le mettre à genoux, à ses pieds.
Comme si elle lisait dans ses pensées, elle battit des paupières, puis ouvrit
les yeux et lui sourit. Ce fut comme si une pointe fine et délicate lui entrait en plein
cœur. Son sourire timide était si doux, si plein de féminité qu’il eût pu, pour de bon,
tomber à genoux.
Il se pencha et enfouit sa tête dans les cheveux d’Yvaine, lui qui, jamais de sa
vie, ne s’était caché de rien, ni de personne.
— Douce sorcière, murmura-t-il, éperdu. Quel mystérieux pouvoir est le tien ?
Il la sentit qui lui effleurait l’épaule du bout des doigts, en une caresse trop
brève.
— Rorik ?
Le trouble perceptible dans sa voix le ramena à la réalité. Elle n’était
aucunement responsable du tumulte qu’elle éveillait en lui. Du moins, pas
intentionnellement. Après cette « première fois », il lui fallait de la tendresse, voire
du réconfort, et non un mari dont la raison semblait vaciller.
Il releva la tête.
— Maintenant, tu es vraiment ma femme, lui dit-il doucement.
Il se morigéna mentalement. Du réconfort, cette brutale affirmation de
possession ?
Mais Yvaine émit une sorte de ronronnement de satisfaction qui aiguillonna
immédiatement son désir. Il eût voulu la prendre tout de suite, sans plus de
précaution. Mais la vue du tout petit filet de sang qui avait coulé à l’intérieur de sa
cuisse l’en dissuada. Bien sûr, qu’il lui donnerait encore du plaisir et de toutes les
manières imaginables ! Mais son désir attendrait qu’elle fût complètement remise.
— Je t’ai fait mal, lui dit-il d’un ton navré, en caressant doucement sa cuisse.
Toutes mes excuses…
Yvaine ressentit un nouveau frisson de plaisir, sous ses doigts.
— Cela n’a duré qu’un tout petit moment, le rassura-t-elle.
— Ce sera plus facile la prochaine fois, Elskling min…
Il prononça ces deux derniers mots si bas qu’elle les entendit à peine, trop
absorbée par la chaleur du corps de Rorik, par la note tendre qu’elle percevait
dans sa voix et par les petits baisers qu’il déposait sur sa gorge. Avait-il dit « ma
bien-aimée » en langue scandinave ? Elle n’en était pas sûre et avait de toute
manière bien trop à faire avec ses propres sentiments pour oser espérer démêler
les siens. Tant de choses étaient survenues, depuis les dernières vingt-quatre
heures, qu’elle ne savait plus que penser.
Pourtant, il lui était permis d’espérer.
— Et puis, par chance, chuchota-t-il près de son oreille, nous avons ici de quoi
apaiser la douleur…
— Oui ?
Elle le regarda un instant sans comprendre.
— Eh bien, mais…
Il captura le lobe de son oreille entre ses lèvres et elle frissonna.
— Par un bon bain… C’est bien ce que tu étais venue chercher ici, non ?
La mémoire revint brutalement à la jeune femme.
— Oh, Rorik, tu ne crois pas que… ?
— Mais non…
Il prit le visage d’Yvaine entre ses mains et la regarda intensément.
— Jamais je ne douterai de toi. Mais… pour ta sécurité, ne reviens pas ici
seule… du moins tant qu’Othar n’aura pas quitté Einervik.
— Je ne le ferai pas, mais… tu sais, Gunhild était avec moi.
— Gunhild ?
Il fronça les sourcils et Yvaine comprit que, aveuglé par sa colère contre son
frère, il n’avait pas vraiment entendu ou compris son explication précédente.
— Oui, elle avait promis de m’envoyer Anna et deux ou trois autres serviteurs,
puis elle m’a enfermée. Peut-être Othar avait-il sa propre clé…
— Il n’en a pas eu besoin, la coupa Rorik. La cabane n’est jamais fermée. On
peut s’y enfermer si on souhaite un peu d’intimité, mais la clé est toujours
accrochée au-dehors.
— Oh…
Yvaine ne souhaitait pas porter de fausses accusations, mais elle ne put
s’empêcher de remarquer :
— Elle m’a dit qu’elle était toujours fermée, pour empêcher les serviteurs de
s’en servir comme d’un lieu de rendez-vous.
Rorik eut un sourire bref.
— Sans doute y a-t-elle surpris un couple d’esclaves qui auraient dû vaquer à
leur travail. Je l’interrogerai à ce sujet. Mais quoi qu’il en soit…
Il regarda les volutes de vapeur qui montaient des chaudrons pendus au-
dessus du foyer, puis revint à elle, son sourire devenu coquin et tentateur.
— Puisque nous sommes là, tous deux, et que l’eau est chaude…
Yvaine éclata de rire, son bonheur tout neuf bouillonnant en elle à le voir
changer d’humeur aussi vite. Elle regarda les chaudrons d’un air de doute.
— Si tu veux que nous nous baignions, se moqua-t-elle doucement, je gage
que ces trois marmites n’y suffiront pas !
La lueur, dans ses yeux, devint très mâle et pleine d’assurance.
— Ne t’inquiète pas, murmura-t-il en se penchant pour effleurer ses lèvres. Il y
aura bien assez d’eau pour ce que j’ai en tête.
Chapitre 11

Gunhild prétendit avoir remis la clé à Othar sur le chemin de la maison, avec
mission de la donner à Anna, parce qu’un incident mineur réclamait sa présence à
la bergerie. Elle avait prononcé des regrets pour la conduite de son fils. Certes, il
lui fallait bien avouer à quel point ce genre « d’enfantillage », sous l’effet de la
bière, était inacceptable.
Rorik avait mis sa belle-mère sur la sellette dès son retour à la maison et les
réponses de Gunhild avaient été éminemment raisonnables et vraisemblables.
Mais Yvaine n’en croyait pas un mot.
Elle y pensait toujours le matin suivant, tandis qu’elle regardait les serviteurs
monter les tréteaux pour le banquet funéraire, mais elle parvint vite à la conclusion
qu’il n’y avait rien d’autre à faire qu’à tirer un trait sur l’incident. Sans une autre
preuve de la duplicité d’Othar et de sa mère, l’intrusion du jeune homme dans la
cabane de bains n’apparaissait que comme un moment de folie passagère,
inspirée par l’alcool. Si elle, Yvaine, faisait mine de ne pas croire aux explications
de Gunhild, ce serait elle qui passerait pour une folle, ou pire, pour une fauteuse de
troubles. Bien sûr, Rorik écouterait ses doutes et ses soupçons, mais comment les
lui exposer, quand ils étaient si vagues qu’elle-même se les expliquait à peine ?
Mieux valait garder le silence et ne plus jamais rester seule avec Othar ou avec
Gunhild, ce qui ne serait guère difficile : ils seraient partis dans un jour ou deux.
D’ailleurs, à dire le vrai, son esprit était occupé par tout autre chose : le doux
souvenir de la passion avec laquelle Rorik l’avait prise, des sensations incroyables
qu’il lui avait procurées, de sa merveilleuse tendresse, ensuite. Et aussi de leurs
jeux, dans la baignoire…
Il avait raison, pensa-t-elle en souriant, il y avait bien assez d’eau pour ce qu’ils
y avaient fait et elle était encore éberluée du plaisir qu’elle y avait pris. Par tous les
saints du paradis, si on lui avait dit, une semaine plus tôt, qu’elle folâtrerait nue
dans quelques centimètres d’eau avec un homme et qu’elle s’abandonnerait avec
dans quelques centimètres d’eau avec un homme et qu’elle s’abandonnerait avec
délices à la découverte de son corps ! Il n’y avait pas un pouce de sa peau que
Rorik n’avait pas embrassé et caressé, et quand, beaucoup plus tard, ils s’étaient
retirés dans leur chambre, elle s’était endormie dans ses bras.
Elle eut un frisson de bonheur et regarda autour d’elle pour voir si personne ne
s’en était aperçu. On lui avait confié la tâche de diriger les quelques serviteurs qui
n’assistaient pas aux funérailles pour préparer le banquet qui suivrait. C’était une
idée de Rorik, qui savait bien que certains aspects de la cérémonie la rebuteraient
et que mieux valait qu’elle n’y assistât pas.
Les attentions qu’il avait pour elle lui réchauffaient le cœur. Elle y pensait sans
cesse, rêvant, assise dans le fauteuil du jarl, sous le prétexte d’équilibrer le tréteau
qui lui faisait face. Rorik n’était peut-être motivé que par le désir physique, pour
l’instant, mais l’avenir s’annonçait limpide et brillant. Aussi brillant que ces joyaux
qui étincelaient sur le grand bouclier pendu au-dessus de sa tête.
En le regardant, elle songea que l’un des arguments qui l’avaient poussée
finalement à suivre Rorik en terre viking était le remplacement de ses manuscrits
détruits. Ce projet, après tout, tenait toujours. Il lui faudrait demander à Rorik de lui
fournir des plumes et du parchemin, afin de pouvoir recopier…
— Vous semblez fascinée par Ragnarök, ma chère sœur, murmura une voix
basse derrière elle. Vous priez pour que meurent nos dieux, sans doute ?
Yvaine se tourna vivement, déjà sur ses gardes par la façon dont Othar
s’adressait à elle. Certes, la loi viking les considérait à présent comme frère et
sœur, ce qui n’avait rien de très plaisant. Son humeur joyeuse de l’instant
précédent s’en trouva nettement affadie.
— Vous autres, Vikings, croyez qu’elle surviendra, lui répondit-elle d’un air de
défi, en regardant autour d’elle pour vérifier qu’elle n’était pas seule avec lui.
Puisque vos dieux ne sont pas immortels…
— Comme vous dites.
Il leva les yeux vers le bouclier.
— Sur la gauche, vous voyez Odin se faire dévorer par le loup Fehrir, tandis
que, en dessous, Thor lutte avec le serpent Midgarthsorm qui a surgi de la mer
pour le combattre. Il sera vainqueur, mais mourra empoisonné par son venin. Peut-
être y a-t-il une leçon à tirer de cela, ma chère sœur…
— Et à droite ? demanda Yvaine.
— Ah, à droite, ce sont des événements plus heureux. Le héros Sigurd tue le
dragon Fafnir. Après avoir bu son sang, il comprend le langage des oiseaux et
ceux-ci lui révèlent où le monstre a caché son or.
— Très intéressant ! Maintenant, si vous voulez m’excuser, Othar, je dois
m’occuper des préparatifs du banquet. Si la cérémonie est terminée, il faut…
— Oh, non, je suis parti avant la fin. Je n’avais pas besoin de voir jeter de la
terre sur le vieux. Il ne m’aimait pas, de toute façon…
Derrière les mots cinglants, Yvaine perçut une grande amertume. Un sentiment
qui semblait dominer entièrement la vie du jeune homme.
— Je suis désolée, lui dit-elle, un peu gauchement. Je suppose que cela vous
a rendu… malheureux…
— Oui, vous me comprenez, n’est-ce pas ?
Il saisit son bras, ses yeux brillant d’une lueur fiévreuse qu’Yvaine considéra
avec à la fois pitié et répulsion. Mais quand elle voulut se libérer, la colère lui revint.
— Je ne voulais pas vous faire de mal, hier, murmura-t-il, mais c’est votre
faute, aussi !
— Commencez par lâcher mon bras, lui ordonna-t-elle, comme on parle à un
enfant pour le forcer à se calmer.
Sentir sa main moite sur elle lui donnait la chair de poule, même si elle pouvait
comprendre son amertume. En tout cas, cela ne signifiait aucunement qu’elle
devait accepter d’avoir des bleus sur le bras.
— Nous avons des invités qui vont arriver, expliqua-t-elle, je dois retourner à
ma tâche.
L’espace d’un instant, elle crut qu’Othar allait la retenir de force. Ses doigts
s’agrippèrent désagréablement un moment encore à son poignet, puis il la lâcha et
recula d’un pas.
— Rorik peut bien croire qu’il m’a banni, cracha-t-il, reprenant son habituelle
mine maussade, mais il reconnaîtra vite son erreur. Vous serez à moi… Tout ici
sera à moi !
Il se tourna et faillit renverser Ingerd, qui s’était approchée sans qu’aucun d’eux
ne s’en rendît compte. La vieille servante tendit vers lui un doigt décharné,
accusateur.
— Maudit soit celui qui veut voler la femme de son frère ! glapit-elle.
— Hors de mon chemin, vieux sac d’os ! grogna Othar en la poussant
rudement de côté.
Or, elle se trouvait au bord de l’estrade sur laquelle les tréteaux étaient dressés
et juste au-dessus du foyer ouvert. Effrayée, elle tenta de se raccrocher à lui, mais
il s’élançait déjà dans la direction d’un groupe d’esclaves, qui se dispersa à son
approche comme autant de souris effrayées. Le pied d’Ingerd se déroba et elle
tomba, bras écartés, sur les pierres brûlantes du foyer.
Yvaine bondit en avant et agrippa en la vieille servante par ses vêtements, la
tirant frénétiquement en arrière. Cette action les fit rouler sur le sol, mais à bonne
distance du feu.
Elle se redressa et renvoya les serviteurs, qui se précipitaient pour l’aider, à
leur tâche.
— Tout va bien, leur dit-elle. Enfin… je crois… Ingerd ?
La vieille femme se plaignait doucement.
— Mon pied est brûlé, gémit-elle. Cela fait mal.
— Laisse-moi regarder.
Elle remonta la robe de la servante sur quelques centimètres et dégagea la
chaussure de cuir souple.
— Là… ton soulier t’a protégé. C’est seulement un peu rouge. Il suffira de
tremper ton pied dans l’eau froide. Ensuite, tu pourras te reposer le reste de la
journée, si tu le veux.
Elle se releva et aida Ingerd à s’asseoir sur le banc le plus proche.
— Je crois que cela vaudra mieux, ajouta-t-elle, car tu as reçu un choc.
Elle hésita.
— Je ne crois pas qu’Othar ait voulu…
— Ah !
Ingerd s’était exclamée avec une telle force qu’Yvaine cilla de surprise. La
vieille servante jeta un regard rapide autour de la salle et sa voix baissa jusqu’à
n’être qu’un murmure.
— Tu es bonne, femme de Rorik, alors je vais te prévenir. Pourquoi laisserais-
je, moi, ce jeune débauché mener à bien ses manigances ?
Elle s’approcha et agrippa le bras d’Yvaine de ses doigts noueux.
— As-tu vu ses yeux ? siffla-t-elle. Fais bien attention, petite. C’est un fou, un
fou dangereux. Ce matin-là… oh, j’ai bien compris qu’il se passait quelque chose
quand nous, les esclaves, avons été envoyés aux champs plus tôt que d’habitude.
La folie… Une telle malédiction n’avait pas frappé Egil, ni son père et son grand-
père avant lui.
— Il y a donc si longtemps que tu es ici, Ingerd ? demanda Yvaine en résistant
à l’envie de dénouer les doigts crochus.
— Oui, longtemps, très longtemps. Je suis vieille, ma fille, et j’ai toujours été
une esclave. Toujours : « Ingerd, fais ci » ou « Ingerd, fais ça ». Mais c’est bientôt
fini…
Une lueur de malice passa dans ses yeux délavés. Elle se pencha plus près.
— Tu es libre, toi, petite Saxonne, parce que Rorik te voulait. Il n’est pas
comme son grand-père. On l’appelait Eirik le juste, celui-là. Il me voulait, lui aussi.
Mais a-t-il été juste avec moi, une fois qu’il eut pris son plaisir ?
La question était embarrassante pour Yvaine, car elle lui faisait toucher du
doigt ce qui aurait été son destin, si Rorik ne l’avait pas épousée.
— Les hommes ne comprennent pas toujours ce qui nous importe, à nous, les
femmes, répondit-elle. Mais je parlerai à Rorik. Je suis sûre qu’au nom de toutes
tes années de service…
— Non, tu ne comprends pas. Gunhild m’a dit que j’allais être libérée. Je lui ai
tout dit hier soir. J’y ai réfléchi toute la journée et je me suis dit qu’il le fallait. Mais je
n’avais pas pensé au garçon…
La vieille femme lança un regard apeuré au-dessus de son épaule, en
entendant des voix résonner dans le corridor qui menait à la grande salle. Elle se
pencha à l’oreille d’Yvaine.
— Ecoute, femme de Rorik, lui chuchota-t-elle. Je ne fais confiance ni à Othar,
ni à sa mère. S’il m’arrive quelque chose, questionne Thorkill. Il était là, ce jour-là. Il
connaît la vérité.
— La vérité ? Mais de quoi parles-tu ?
La vieille femme trembla en voyant s’approcher Gunhild. Elle lâcha le bras
d’Yvaine et s’écarta du banc en glissant de côté, comme un petit crabe effrayé.
Gunhild la regarda, l’air sévère.
— Je croyais que tu devais surveiller le retour des hommes, Ingerd ? dit-elle,
sèchement.
— J’y vais, Gunhild, balbutia la pauvre vieille en se faufilant vers la sortie. J’y
vais tout de suite.
Elle disparut immédiatement en caquetant de pauvres excuses.
Gunhild leva un sourcil étonné.
— Est-ce une impression, demanda-t-elle, ou cette vieille folle devient-elle de
plus en plus stupide avec l’âge ?
— Elle a eu une grande frayeur. Elle a failli tomber dans le feu.
— Cette vieille toupie a fait son temps…
Elle alla houspiller ses autres serviteurs et Yvaine décida de se retirer dans sa
chambre jusqu’au retour de Rorik. Le ton sec et rageur de Gunhild, ses remarques
à propos d’Ingerd la mettaient mal à l’aise. Et puis, les mots de la vieille servante
étaient obscurs, ils comportaient une double menace sur elle et sur la vie d’Ingerd.
Que craignait-elle et qui était ce Thorkill dont elle parlait ? Quel était le sens de tout
ceci ?

* * *
Le banquet de funérailles était presque terminé, lorsque Yvaine s’aperçut
qu’Ingerd n’était pas à sa place habituelle sur le banc des femmes. Elle eut un
sursaut de surprise et en oublia d’admirer Rorik dans son rôle, très formel, de
nouveau maître de la maison.
Elle ne regrettait pas d’être reléguée sur le banc des femmes, au milieu de
cette assistance presque exclusivement masculine. Ainsi, elle pouvait observer
son mari à sa guise, pendant qu’un invité ou un autre racontait les hauts faits, et
aussi les frasques, d’Egil, parmi les approbations et les rires.
Mais comme les serviteurs débarrassaient les tréteaux et que les participants
allaient prendre congé, Yvaine essaya de se souvenir si elle avait vu Ingerd durant
tout le banquet, mais n’y parvint pas.
Elle lança un regard de côté en direction de Gunhild, qui ne semblait pas
s’apercevoir que leurs hôtes, s’ils avaient été parfaitement déférents envers la
jeune épouse de Rorik, n’avaient montré que peu d’attentions pour la veuve du jarl.
Mais elle ne semblait pas s’en formaliser. Au contraire, elle souriait.
Yvaine frémit. Il était étrange de constater à quel point un sourire pouvait être
menaçant, parfois. Particulièrement lorsque cette menace restait informulée,
imprécise. Ingerd avait dû être choquée par l’incident dont elle avait été victime et
s’était sans doute retirée dans sa soupente. Dès qu’elle le pourrait sans manquer
à ses devoirs d’hôtesse, Yvaine s’enquerrait d’elle et lui ferait porter à manger.
Cela ne serait plus très long.
L e jarl qui était assis à côté de Rorik lui donna une claque dans le dos et
s’exclama d’un ton jovial qui résonna aux quatre coins de la salle :
— Tu vas devoir siéger avec nous au Allthing, à présent, et y prendre la place
de ton père. Plus question de passer tes étés à razzier l’Angleterre !
Il y eut un court silence embarrassé. Chacun évita soigneusement de regarder
en direction d’Yvaine. A l’exception de Gunhild, qui la considéra avec une
expression de souverain mépris.
— Ne sois pas si pressé de lancer la succession, Hingvar, lança-t-elle d’une
voix forte, ni si rapide dans tes déductions. Rorik fera mieux de reprendre la mer
que de prétendre devenir jamais le jarl d’Einervik.
Plusieurs têtes se tournèrent dans sa direction.
Rorik, lui aussi, se tourna vers sa belle-mère. Il paraissait seulement
légèrement ennuyé par l’intervention choquante de la veuve de son père, en clôture
des funérailles de celui-ci. Yvaine remarqua qu’Othar, lui, se penchait en avant,
écoutant sa mère avec une attention avide et passionnée.
L’estomac de la jeune femme se noua douloureusement et elle serra ses bras
autour de sa poitrine, comme si elle se sentait subitement menacée par un danger
imprévu. Lorsque Rorik parla enfin, dans le silence, elle tressaillit.
— Que veux-tu dire, Gunhild ?
La veuve prit le temps de poser son couteau et de s’essuyer les mains avant
de répondre.
— Je veux dire, Rorik, que seul un fils légitime peut succéder à son père et
que tu ne l’es pas.
Cette fois, le silence retomba comme un couperet. Ce fut Thorolf qui le brisa,
en bondissant sur ses pieds.
— Quelle est cette folie, femme ? rugit-il. Tu…
Rorik lui imposa silence d’un geste, puis il se pencha pour regarder sa belle-
mère droit dans les yeux.
— Explique-toi, Gunhild, lui ordonna-t-il très calmement, si tu le peux.
— Oh, je le pourrais, répondit la veuve. Mais es-tu sûr que nos hôtes doivent
entendre une histoire aussi scandaleuse que celle que je vais devoir rapporter ?
Un homme âgé, que sa tunique brodée et bordée de fourrure désignait
comme un jarl de quelque importance, s’exprima à son tour, avec autorité.
— S’il existe un doute sur le droit de notre ami à hériter du titre de son père, tu
dois parler, Gunhild, et devant témoin.
— En effet et j’exige qu’il en soit ainsi, intervint Rorik. Ragnald, dit-il à celui qui
venait de parler, je te demande de rester, ainsi que toi, Hingvar. J’ai le pénible
devoir de demander à tous les autres de bien vouloir nous laisser…
Il avait haussé le ton, pour s’adresser à l’assistance entière.
— Merci d’avoir honoré de votre présence la mémoire de notre père et cette
maison.
Les invités qui étaient encore assis se levèrent comme un seul homme,
cachant leur curiosité sous des mines graves et compassées. Gunhild ignora les
regards interrogateurs lancés vers elle et resta assise avec un sourire discret, les
mains jointes, en s’efforçant de composer une attitude parfaitement calme.
Yvaine vit Anna passer près d’elle et réalisa que les serviteurs, eux aussi,
devaient quitter la salle. Prise d’une impulsion, elle lui saisit la main.
— Vois si tu peux trouver Ingerd et ramène-la, lui souffla-t-elle.
Anna acquiesça silencieusement et rejoignit les autres, refermant la porte
derrière elle.
Yvaine pesa le risque d’être remarquée si elle bougeait, car elle eût bien aimé
mettre toute la largeur du banc des femmes entre elle et Gunhild. Ainsi, elle pourrait
se rapprocher de Rorik. Elle n’était pas bien sûre qu’il le souhaitât, mais qu’il le
voulût ou non, il pourrait avoir besoin d’elle et il n’était pas question qu’elle
l’abandonnât dans cette circonstance.
Il échangeait quelques mots avec Thorolf, qui s’était rapproché de lui. Ragnald
et Hingvar se tenaient assis en face d’eux. Othar était affalé au bout de la salle, un
mauvais sourire sur les lèvres.
Rorik tourna l’acier de ses yeux gris vers sa belle-mère.
— Parle, Gunhild. J’espère que tu as une bonne raison pour nous faire
manquer aux lois de l’hospitalité, en un jour pareil.
— Tu en jugeras, Rorik, et en conviendras sans doute : il s’agit de ta mère.
Il fronça les sourcils.
— Que sais-tu de ma mère ? demanda-t-il sèchement. Elle est morte des
années avant que tu ne viennes t’installer à Einervik.
— C’est exact, dit calmement Ragnald, et quand tu as épousé Egil, il n’y avait
plus que lui, ici, qui l’avait connue.
— Faux, lui répliqua Gunhild. Il y avait Ingerd.
— Bah, tout ça n’est que papotages de femmes, grommela Hingvar. Qu’avons-
nous besoin de les entendre ?
— Non, seigneur, ce sont des faits !
Gunhild se leva, vint se placer devant les deux jarls et joignit les mains dans un
geste d’humble supplication.
— Mes seigneurs, j’en appelle à vous, leur dit-elle, une grave injustice est en
train d’être commise en cette maison, contre mon fils et moi. Ce n’est pas Rorik
qui doit hériter du fauteuil de son père aujourd’hui, mais Othar, car il est le seul fils
légitime. Egil ne fut jamais marié à la mère de Rorik.
— Quoi ? s’écria Thorolf.
Yvaine les regarda tous rapidement, l’un après l’autre. Rorik fixait sa belle-
mère, sans ciller. Les deux jarls paraissaient songeurs, mais nullement ébranlés
par les propos de Gunhild. Othar regardait son frère avec une mauvaise lueur de
triomphe, qui glaça le sang d’Yvaine.
« Si cela est vrai, songea-t-elle, pourquoi n’a-t-il rien dit hier soir, lorsque Rorik
l’a banni ? »
— Je ne vois pas de raison de faire tout ce drame, remarqua Ragnald.
D’après nos lois, le fils d’une concubine a les mêmes droits que celui d’une
épouse légitime et doit avoir sa part d’héritage.
Hingvar hocha la tête.
— Oui, quelle différence cela fait-il que sa mère ait été une concubine, ou
non ?
— La différence, répondit sèchement Gunhild, abandonnant le ton de la veuve
bafouée, c’est que c’est Othar qui doit devenir le jarl d’Einervik et non seulement
cela, mais…
— Un instant ! Tu vas un peu vite, Gunhild, lui rétorqua Ragnald, ses épais
sourcils froncés. A ce que je comprends, nous n’avons que le témoignage d’une
vieille femme pour prouver des faits vieux de plus de trente ans. Rorik, ton père t’a-
t-il dit quelque chose qui pût préciser quel statut avait ta mère ?
— Il ne m’en a jamais parlé, répondit Rorik, du moins jusqu’à ce que je ramène
ma femme à la maison. Et alors, il m’a seulement dit qu’il l’avait aimée.
— Aimée ! Gunhild le regarda, blanche de rage. Qu’est-ce que ce vieillard
insensible savait de l’amour ? Moi, il m’a épousée pour la richesse que je lui
apportais et a voulu me dénier le droit d’avoir un enfant !
Sa bouche se déforma en un rictus haineux.
— Maintenant c’est son bâtard qui devrait hériter ! Et dire qu’il parlait
d’honneur…
— Oui, mon père croyait à l’honneur, répondit calmement Rorik. Il n’aurait pas
confié ce genre de secret à une esclave. Et d’ailleurs, si ma mère était une
concubine, pourquoi Ingerd n’a-t-elle pas parlé plus tôt ?
— C’est bien étrange, en effet, reprit Ragnald. Egil se serait confié à une
servante alors que son fils restait dans l’ignorance ? Allons, Gunhild essaie de
nous tromper !
— Il était sur son lit de mort, se défendit la veuve. Pendant le peu de temps où
il a pu parler, elle était seule avec lui. Ensuite, il était sans connaissance et l’est
resté jusqu’à la fin. Ingerd était abasourdie par ce qu’elle venait d’apprendre et elle
est venue se confier à moi, pensant, à juste titre, que je devais en être prévenue.
— Et moi, demanda Rorik avec ironie, je ne devais pas l’être ? N’en avais-je
pas le droit ?
— Tu n’as aucun droit, cracha Gunhild en se tournant vers lui. Car ta mère
n’était pas même une concubine !
Elle pointa sur lui un doigt accusateur.
— Tu n’es rien de plus que le fils d’une esclave, triompha-t-elle. Pire ! Ta mère
n’était pas même une Viking, c’était une Anglaise. Une captive, comme ta femme !
Rorik bondit sur ses pieds.
— Par les runes, Gunhild, j’espère pour toi que tu as la preuve de ce que tu
avances. Puisque Ingerd peut témoigner, qu’elle vienne et qu’elle parle !
A cet instant, on entendit quelques coups frappés timidement à la porte. Tout
d’abord, personne ne bougea, puis Thorolf se leva et alla ouvrir.
Ingerd entra, soutenue par Anna.
Yvaine se sentit soulagée, à la vue de la vieille femme. Ingerd semblait avoir
été interrompue dans son sommeil et lançait à la ronde des regards effrayés, mais
elle était bien vivante.
— Ah, s’exclama Gunhild, te voilà, Ingerd ! Juste à propos. J’allais t’envoyer
chercher.
Elle renvoya Anna d’un geste.
— Nous n’avons pas besoin de toi, ma fille, lui dit-elle, retourne à tes quartiers.
Ignorant cet ordre, Anna se tourna vers Yvaine.
— Maîtresse ?
— C’est bien, Anna, tu peux retourner dans ta chambre. Merci d’avoir amené
Ingerd.
Elle sut tout de suite qu’elle n’aurait pas dû parler. Rorik tourna vers elle un
regard si froid, si distant qu’elle eut l’impression que c’était elle qui était mise en
cause.
— Vous aussi, Yvaine, lui dit-il. Vous n’avez nul besoin d’assister à cela…
— Pour une fois, nous sommes d’accord, Rorik, dit Gunhild avec un sourire
mauvais. D’ailleurs, on peut comprendre pourquoi tu l’as épousée. C’était comme
un appel du sang, n’est-ce pas, qui t’a attiré vers elle ?
Rorik l’ignora et, d’un coup de menton, montra la porte à Yvaine.
— Laissez-nous…
Elle se leva.
— Rorik…
— J’ai dit : laissez-nous !
— Non, lui répliqua-t-elle très calmement.
Sans le quitter des yeux, elle contourna la table pour venir s’asseoir à côté de
lui.
— Vous m’avez dit, reprit-elle, que ma place était auprès de vous. Je suis
votre femme et j’ai le droit de rester.
Une lueur de colère flamboya dans les yeux du Viking, mais la voix apaisante
de Ragnald s’éleva dans le silence.
— Elle a raison, Rorik, lui dit-il, conciliant. Elle vient d’Angleterre, mais tu l’as
épousée selon nos lois et si ce que prétend Gunhild est exact, alors elle aura le
droit de faire casser votre mariage…
— Oh non ! se récria Yvaine. Ce n’est pas ce que je…
— A quoi bon, Ragnald, reprit la voix railleuse et mordante de Gunhild. Ils sont
bien assortis. Ils sont Saxons, tous les deux, après tout !
Un muscle tressautait nerveusement sur la joue de Rorik.
— Nous discutons de ma naissance, Gunhild, répliqua-t-il sèchement, non de
mon mariage.
Il se tourna vers la silhouette voûtée qui se tenait près de sa belle-mère.
— Parle sans crainte, Ingerd, lui dit-il. Qu’as-tu à nous dire ?
La vieille servante se tourna vers lui en tremblant. Elle paraissait si frêle qu’on
avait l’impression que le moindre courant d’air pourrait l’emporter. Yvaine sentait
qu’il était en train de se passer quelque chose d’anormal, comme une
machination. Ingerd allait parler et cherchait ses mots avec précaution. Enfin, elle
commença son récit.
Il était étrange, songea Yvaine en l’écoutant, qu’Egil ait avoué avoir
passionnément aimé la mère de Rorik, mais ne l’avait jamais épousée et l’avait
même obligée à porter un enfant illégitime. Tandis que son cas personnel était
bien différent. Rorik ne l’aimait pas, elle, et pourtant…
— Penses-tu qu’Egil ait pu te mentir, ou exagérer ? demanda Ragnald d’un ton
grave, ce qui ramena Yvaine à la scène qui était en train de se dérouler.
Ingerd secoua la tête.
— Il m’a demandé si je me souvenais d’Alicia. Ta mère, Rorik. Il a marmonné
ensuite quelque chose, que le passé se répétait, parce que tu étais allé chercher
ta femme en Angleterre. Mais toi, tu avais été meilleur que lui, disait-il. Tu avais
épousé Yvaine, alors qu’Alicia était restée une esclave. Il avait honte d’avoir
sacrifié celle qu’il aimait à l’honneur de sa famille et craignait que tu doives en
souffrir. Alors…
— C’est bien, Ingerd, le coupa Gunhild, c’est tout ce que nous avons besoin de
savoir…
Elle éleva la voix pour obtenir l’attention de tous.
— Il ne fait aucun doute qu’Egil avait des remords. Un homme, sur son lit de
mort, pense toujours à ses échecs et à ses fautes. Mais c’est l’avenir qui doit nous
préoccuper à présent, seigneurs, et je veux voir mon fils Othar rétabli dans tous
ses droits et prérogatives.
Hingvar se rassit, l’air embarrassé. Ragnald et lui s’entretinrent un instant à
voix basse. Rorik les regardait. Il restait parfaitement immobile, mais Yvaine
pouvait sentir toute la tension qui l’habitait. Il semblait un fauve prêt à bondir.
Gunhild se penchait avec sollicitude vers Ingerd et conversait avec elle à voix
basse. « Elle joue la comédie, songea de nouveau Yvaine. Mais jusqu’à quel
point ? »
— Mes seigneurs, dit la veuve en interrompant son conciliabule avec la vieille
servante, permettez-moi de renvoyer Ingerd. Elle est âgée, fatiguée et a eu
beaucoup d’émotions, aujourd’hui. Si Rorik a d’autres questions à lui poser, il
pourra le faire demain.
Rorik acquiesça d’un hochement de tête, avant que les jarls aient pu
seulement réagir.
En regardant la vieille femme trottiner hors de la grande salle, Yvaine dut se
retenir pour ne pas se précipiter à sa suite. Elle voulait, elle aussi, interroger Ingerd
et voulait le faire maintenant. Elle était persuadée que, demain, il serait trop tard et
cette certitude menaçait de l’étouffer. Mais elle ne voulait pas non plus abandonner
Rorik dans cette circonstance. Peut-être, après tout, que quelques heures d’attente
ne feraient pas une telle différence ?
Ragnald se leva.
— Rorik, Hingvar et moi, nous pensons que cette histoire est assez sérieuse
pour être portée devant la cour. Je ne peux pas croire qu’Egil ait pu laisser la
question de sa succession aussi incertaine, même si cette esclave, Ingerd, paraît
sincère. C’est à l’Allthing d’en décider.
— Mais en attendant ? s’indigna Gunhild. La prochaine réunion des juges de la
Haute Cour n’aura lieu que dans près d’un an ! Est-ce qu’Othar devra attendre
justice, pendant que le fils d’une esclave venue d’Angleterre est le maître d’un
domaine viking ? Même Thorolf serait plus légitime !
— Ecoute, Gunhild…
Ragnald interrompit l’ami et frère adoptif de Rorik.
— Il faut observer la loi. Quel qu’ait pu être le statut de cette Alicia, il est clair
qu’Egil considérait son fils comme légitime. Rorik a de toute façon droit à une part
de son héritage.
— Je n’ai nullement l’intention de priver mon frère de sa part, mes seigneurs.
Othar se rengorgea en voyant toutes les têtes se tourner vers lui. Il était évident
qu’il savourait cet instant. Puis il se leva avec une arrogance nonchalante.
— Non, mère, laisse-moi parler, dit-il comme Gunhild ouvrait la bouche.
Comme vous tous, j’ai été choqué par ce qu’a fait mon père. Mais Rorik, lui, n’y est
pour rien. Cette maison a toujours été la sienne et j’espère qu’il acceptera de
diriger le domaine pour moi.
Son frère se tourna lentement vers lui. Yvaine ne pouvait voir son expression,
mais elle vit par contre, distinctement, le sourire s’effacer du visage d’Othar, tandis
qu’il reculait d’un pas. Le regard de Rorik revint se poser sur Ragnald et Hingvar.
— Il est inutile, soupira-t-il calmement, de porter nos affaires privées devant la
Haute Cour. Et aussi de perdre notre temps. Ingerd a dit la vérité.
— Quoi ?
La voix de Gunhild s’éleva, proche de l’hystérie.
— Tu savais ? Et pendant toutes ces années, tu…
— Non.
Sa brève réponse la prit de court et la coupa net.
— Je n’en savais rien, il y a quelques minutes. Mais les paroles de mon père,
peu avant sa mort, deviennent tout à fait claires, à présent. Alors…
Il poussa un long soupir et Yvaine sentit passer en elle l’émotion qu’il
ressentait.
—… Je crois à l’histoire d’Ingerd.
— Si tu le dis, Rorik…
Ragnar lança un regard de mépris en direction d’Othar et secoua la tête.
— Mais je ne crois pas, moi, que c’était ce qu’Egil aurait souhaité.
— Alors, il aurait dû y penser plus tôt et agir en conséquence, répliqua
sèchement Rorik.
Il se reprit tout aussi vite, mais Yvaine eut le temps de voir ses poings se
serrer.
Incapable de supporter davantage la tension qu’elle sentait peser sur lui, elle
se pencha et toucha sa main. Mais il s’écarta, la regardant à peine.
— Merci à vous, Ragnald et Hingvar, de nous avoir apporté vos conseils et
toute votre compréhension. Je suis sûr que vous admettrez qu’il est préférable que
nous continuions cette conversation en famille.
— Bien sûr, bien sûr !
Hingvar se leva promptement et se dirigea vers la porte. Ragnald l’imita, mais,
à mi-chemin, il sembla hésiter et se tourna de nouveau vers Rorik.
— Ne décide rien trop rapidement, lui dit-il d’une voix où perçait une vive
émotion. Tu restes le fils de ton père. Si tu as besoin d’un avis, d’un conseil, tu sais
que tu peux compter sur moi. Egil était mon ami.
Puis la porte se referma sur un silence pesant. Pendant de longues secondes,
personne ne bougea, puis Rorik se leva du fauteuil du jarl et Yvaine vit clairement
son visage pour la première fois depuis la fin du banquet.
La fureur semblait figer ses traits, violente et tout juste contrôlée. Mais au fond
de ses yeux, elle vit quelque chose qui lui tordit le cœur. Elle brûlait d’aller vers lui,
de le réconforter, même s’il devait la rejeter d’un geste qui lui ferait l’effet d’un coup
de poignard. Mais elle savait que ce n’était pas le moment.
Rorik désigna le fauteuil et regarda son frère.
— Il te revient, je crois, lui dit-il.
Othar s’avança, l’air mauvais. Il se laissa tomber dans le fauteuil et promena
autour de la salle un regard satisfait.
— Ton calme me surprend, Rorik, triompha-t-il. Es-tu bien sûr que tu ne
connaissais pas la vérité ? C’est toi, à présent, qui risque le bannissement. Je ne
pouvais pas le dire devant Hingvar et Ragnald, ces deux pompeux imbéciles, mais
à moins que tu acceptes de reprendre tes expéditions, pour enrichir nos coffres, tu
devras partir. Nous ne saurions supporter la présence d’un bâtard parmi nous, ton
sang mêlé est décidément par trop vil…
— Je ne donne pas un an à ce domaine pour être ruiné, sous ta direction,
éclata Thorolf, à bout de patience. Je pense qu’Egil ne se faisait aucune illusion
sur ton compte et que c’est pour cela qu’il a gardé le silence. Tu es indigne d’être
jarl et tu viens de le prouver en bannissant Rorik, alors qu’il ne peut…
— Je bannis qui je veux, cria Othar en bondissant du fauteuil. Et tu pourrais
bien être parmi les premiers à partir, Thorolf. Tu as toujours été contre moi, à
rapporter tous mes faits et gestes à mon père et à m’attirer des ennuis !
— Par Thor, ce freluquet est en train de devenir fou !
— Allez-vous-en, Rorik et toi, hurla-t-il, hors de lui. J’en ai assez de vous !
— Non !
Yvaine se dressa, n’y tenant plus, et parla à son tour.
— Ce serait mal. Egil n’aurait pas voulu qu’une telle chose arrive !
— De quoi te mêles-tu, traînée de Saxonne ?
Gunhild se tourna vers elle, vibrante de haine.
— Toi qui nous arrives de quelque taverne ou de quelque bouge, avec tes airs
innocents. J’aurais dû…
— Assez !
La voix de Rorik résonna comme un coup de tonnerre et l’interrompit net.
— Yvaine est peut-être mariée à un bâtard de sang-mêlé, gronda-t-il, mais son
lignage est mille fois plus pur que le tien ! Elle est la cousine du feu roi Alfred
d’Angleterre.
— Bah, nous n’avons pas besoin de sang royal dans cette famille et surtout
pas du tien, bâtard de Saxon ! Ah, pourquoi n’as-tu pas été tué dans quelque raid !
Rorik eut un rire bref et sans joie.
— Voici donc pourquoi tu tenais tant à me voir venger Sitric, tu espérais que je
meure dans l’affaire ? Je me suis longtemps posé la question.
— Ne prononce plus ce nom devant moi, cracha Gunhild. Ton cousin était
comme toi : insolent, arrogant et sans aucune considération pour ce que j’ai pu,
moi, apporter à la famille. D’ailleurs — elle coula un regard vicieux en direction
d’Yvaine — ne vaut-il pas mieux se marier par intérêt que par vengeance ?
— Par vengeance ?
Yvaine regarda successivement Gunhild, puis Rorik. Le chagrin, la colère, tous
les sentiments qui l’avaient traversée depuis une heure cédaient la place à une
peur panique.
— Rorik ?
— Laissez-nous, Yvaine, s’il vous plaît. Nous parlerons plus tard.
— Pourquoi ça, reprit Gunhild, aux anges, lui as-tu donc menti, à elle aussi ?
La pauvre fille ! Elle ne sait donc pas que c’est son royal cousin qui est
responsable de la mort de Sitric ? Mais oui, on dirait bien qu’elle l’ignorait, en
effet !
Othar éclata de rire, sa bonne humeur apparemment retrouvée, grâce à la
tournure que prenaient les événements.
— Mère, ricana-t-il, il y a sûrement une place ici, pour une petite esclave
saxonne de plus… par exemple…
Il ne put ajouter qu’un cri étouffé. Rorik avait bondi, l’avait saisi par le col de sa
tunique et projeté hors du fauteuil. Yvaine ne voulut pas en voir davantage. Elle
quitta précipitamment la salle et se réfugia dans sa chambre, où elle retrouva
Anna, assise sur le coffre à vêtements.
— Je n’y crois pas, lui dit tout de suite la jeune servante.
— Tu as entendu ?
— A la façon dont ils criaient tous, j’aurais difficilement pu faire autrement !
Yvaine sentait les larmes lui monter aux yeux.
Anna se leva et vint prendre sa main.
— Maîtresse, il ne faut pas croire ce que raconte cette harpie. Si Rorik avait
voulu se venger, il vous aurait fait du mal. Il ne vous aurait pas épousée !
— Peut-être ne l’a-t-il fait que parce qu’il avait des remords, balbutia Yvaine.
Ah, je ne sais ce qui est pire : sa haine ou sa pitié !
— Mais, maîtresse, réfléchissez. Cela fait cinq ans que le roi Alfred est mort. A
quoi bon se venger maintenant ?
— Pour suivre le code viking de l’honneur, soupira tristement Yvaine. L’individu
ne compte pas. Un tort a été causé à la famille de Rorik par la mienne et mon
cousin, le roi Edward, est toujours vivant. Donc…
Elle s’interrompit et ferma brièvement les yeux, comme pour ne plus voir la
vérité intolérable.
— Oh, Anna, reprit-elle. Il est évident que Rorik voulait se venger. A bord du
drakkar, déjà, il me questionnait sur ma famille et je me demandais pourquoi il
devenait amer dès que le nom du roi Alfred était mentionné. J’aurais dû
comprendre bien plus tôt que…
Elle dut s’interrompre et s’adosser à la porte, tant les évidences l’assaillaient
avec force. C’était comme autant de coups de poignard, qu’on lui aurait assénés
en plein cœur. Le chagrin lui coupait le souffle et l’aurait submergée, si Anna
n’avait pas été présente. Elle s’accrochait à la main de sa servante comme à une
bouée et sentait son cœur tout prêt d’éclater en mille morceaux.
— Oh, mon Dieu, soupira-t-elle. Il a dû le savoir depuis le début, depuis
l’instant où il a vu flotter l’étendard royal sur Selsey.
Anna fronça les sourcils.
— Quelque chose ne fonctionne pas dans ce raisonnement, dit-elle
pensivement, mais je ne sais pas quoi…
Elle considéra un instant le visage de sa maîtresse.
— Mais vous n’êtes de toute façon pas en état d’y réfléchir. Venez donc vous
asseoir, Dieu sait que vous avez eu votre compte d’émotions pour la journée. Mais
souvenez-vous que Rorik, lui aussi, a été cruellement atteint. Que pensez-vous de
l’histoire qu’a racontée Ingerd ?
— Je n’en sais trop rien.
Elle savait qu’Anna essayait de la distraire de la terrible révélation qu’on venait
de lui faire, même si elle devait, pour cela, évoquer celle, à peine moins sombre,
qu’avait dû affronter Rorik. Mais il fallait lui permettre de se ressaisir, de réfléchir
calmement. Yvaine se demanda si elle en serait capable. Il lui faudrait une volonté
quasi surhumaine pour repousser son chagrin dans un recoin obscur de son esprit,
afin de ne plus avoir, momentanément, à y faire face. Car il ne fallait pas se faire
d’illusions. La douleur restait là, tapie dans l’ombre comme un prédateur à l’affût.
Un prédateur qui aurait dû être repu, cependant, puisqu’il venait de déchirer de ses
griffes et de ses dents le fragile rêve de bonheur qu’elle avait, un temps, caressé.
— Vous croyez qu’Ingerd a dit la vérité ? insista-t-elle.
— Rorik l’a crue.
Sainte Vierge, était-ce donc vrai ? Avait-il vraiment voulu se servir d’elle pour
se venger, dès qu’il avait su à quelle famille elle appartenait ? Qu’il l’ait épousée ne
faisait guère de différence. Quant à Edward…
Edward ne savait pas même qui l’avait enlevée.
Une petite étincelle d’espoir se fit jour, comme un bourgeon hors d’un sol
encore gelé, poussé par la force même de la vie.
Elle s’assit, très droite, se mit à réfléchir.
Ingerd. La mère de Rorik. La vérité sur sa naissance. Yvaine réalisa soudain
qu’il venait de tout perdre. Son nom, sa maison, les fondations mêmes de sa vie.
Et donc…
— Il y a quelque chose qui manque, murmura-t-elle, quelque chose qui fait
qu’Ingerd a peut-être dit la vérité, mais pas toute la vérité.
Anna fronça les sourcils.
— Quelque chose qui manque ? répéta-t-elle. Mais quoi ?
— Je n’en suis pas sûre, mais ce que je sais, Anna, c’est qu’Egil n’aurait
jamais voulu cela. Il était si fier de Rorik ! Je crois qu’il l’aimait, du moins… pour
autant que ces Vikings sachent ce que ce mot signifie. S’il a réellement parlé à
Ingerd, il a dû lui en apprendre davantage.
— Pourquoi ne l’a-t-elle pas dit, alors ?
— Parce que Gunhild l’en a empêchée.
Et tout en parlant, elle revoyait la veuve du jarl penchée vers Ingerd, avec une
fausse sollicitude.
— Anna, dit-elle soudain, très décidée, je crois que nous devons trouver Ingerd
et…
Elle s’arrêta net quand une rumeur, qu’elle entendait très vaguement depuis
quelques minutes, enfla soudain. Au même instant, Anna s’en aperçut, elle aussi.
Des cris de femmes. Des lamentations de deuil.
Chapitre 12

— Par tous les saints, que se passe-t-il ?


Anna bondit vers la porte, Yvaine à sa suite. Elles se précipitèrent dans la
grande salle et la trouvèrent vide.
— C’est dehors ! dit Yvaine, qui s’engouffrait déjà dans le corridor.
Elle cligna des yeux en débouchant dans la lumière de cette fin d’après-midi.
Une foule s’était rassemblée au bord du fjord et c’était de là que montaient les
lamentations.
Thorolf s’en était détaché et venait vers elle à travers le pré.
— Qu’est-il arrivé ? lui demanda-t-elle en courant vers lui.
— Ingerd, répondit-il brièvement. On l’a trouvée dans le fjord.
— Morte ?
Soudain, l’herbe verte du pré parut monter à sa rencontre.
— Hé là ! s’écria Thorolf en la rattrapant avant qu’elle ne s’écroule au sol,
évanouie. Rentrez dans la maison. Toi aussi, Anna.
— Non !
Elle jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.
— Où est Rorik ? Je vous en prie, Thorolf, dites-moi ce qui s’est passé. Anna
et moi, nous allions nous mettre à la recherche d’Ingerd. Pour lui poser quelques
questions.
— Eh bien, elle ne répondra plus à aucune, à présent, dit-il d’un ton bref, en
l’entraînant vers la maison. Malédiction, j’en avais quelques-unes à lui poser, moi
aussi.
— Mais comment est-ce arrivé… ?
— Je ne sais pas encore.
Il l’amena jusqu’à un banc, dans la grande salle, et la fit s’asseoir.
— Apporte-lui quelque chose à boire, Anna, conseilla-t-il. Dame Yvaine est
plus blanche qu’un linge.
plus blanche qu’un linge.
Anna se rua vers la table.
— Il reste de la bière du banquet, tenez, maîtresse.
— Mais je vais très bien !
Malgré sa protestation, elle but quelques gorgées avant de repousser la corne
à boire. Au moins, la bière pourrait-elle dénouer un peu son estomac.
— Thorolf, demanda-t-elle, pressante, où est Rorik ?
— Il est parti dans la montagne.
Il passa nerveusement la main dans ses cheveux et se mit à marcher de long
en large.
— Grâce aux dieux, je peux témoigner l’avoir vu partir, sans quoi Gunhild
l’accuserait d’avoir poussé la pauvre vieille à l’eau !
— Doux Jésus, s’écria Anna, on l’a donc poussée ?
Thorolf, interloqué, regarda Yvaine.
— Vous ne croyez tout de même pas que Rorik…, demanda-t-il, hésitant.
N’est-ce pas ?
— Non, je sais bien qu’il n’aurait jamais agressé Ingerd. Mais il était
tellement… meurtri, blessé. Qu’a-t-il donc fait à Othar, pour que celui-ci le déteste
ainsi ?
— Mais rien, bien au contraire ! Depuis des années, Rorik passe son temps à
tirer son demi-frère de tous les ennuis possibles. Il aurait mieux fait de le laisser
courir à sa perte !
Il se rembrunit encore.
— Il nous faut découvrir comment Ingerd a pu tomber dans le fjord, dit-il
lentement.
— Et surtout si elle y est tombée seule ou si on l’y a aidée, ajouta Yvaine.
Thorolf fronça les sourcils.
— Il vaudrait mieux garder ce soupçon pour vous, dit-il, l’air sombre. Au moins
jusqu’à ce que Rorik revienne et que nous ayons quelques informations.
— S’il revient…
— Si, si, si… Bien sûr qu’il reviendra ! Par les runes, femme ! Il vient de
découvrir que sa mère était une esclave saxonne, laissez-lui donc le temps de se
faire à cette idée. Par Thor, je n’en reviens pas moi-même ! Jamais je n’aurais cru
qu’Egil, entre tous…
— Oui, voilà bien le nœud du problème, Thorolf !
Yvaine tendit vers lui un visage fervent et joignit les mains, comme pour une
prière muette.
— La seule fois où il m’a adressé la parole, expliqua-t-elle, Egil m’a tenu les
propos d’un homme d’honneur. Jamais il n’aurait laissé son fils dans une telle
situation. Ingerd n’a pas tout dit, j’en suis certaine. Et elle avait peur, ajouta-t-elle en
se souvenant de leur dernière rencontre. Elle ne s’est pas noyée toute seule… On
l’a poussée.
Thorolf secoua la tête, peu convaincu.
— En plein jour ? Avec les villageois qui vont et viennent ? D’ailleurs, Othar et
Gunhild sont au milieu de la foule, à présent, ajouta-t-il, mais quand ont retenti les
premiers cris, ils étaient tous deux dans la grande salle, je les y ai vus.
Peine perdue. Yvaine n’écoutait pas.
— Ingerd elle-même m’a prévenue, murmura-t-elle. Dieu me pardonne, j’ai cru
qu’elle délirait, mais c’était l’effet de la peur. Elle ne s’est d’ailleurs confiée à
Gunhild que de longues heures après la mort d’Egil. Elle a dû se demander
longtemps si elle pouvait parler et à qui…
Anna hocha la tête.
— Vous avez raison, j’ai trouvé Ingerd bizarre, ce jour-là. La pauvre vieille !
Sans doute que la fidélité à sa maîtresse a été la plus forte. Quand à Gunhild et
Othar, je les ai beaucoup vus conspirer ensemble. Avant et après l’affaire de la
cabane de bains.
Thorolf les regarda sans comprendre.
— Quelle affaire ? demanda-t-il, ébahi.
Mais elles l’ignorèrent.
— Oui, reprit Yvaine. Nous ne savons pas comment ils s’y sont pris, mais il est
clair que Gunhild et Othar ont tué, ou fait tuer, Ingerd. Te souviens-tu comment elle
était, quand on t’a envoyée la chercher, Anna ? Elle tenait à peine debout. J’ai
d’abord cru que c’était parce que tu la réveillais, mais non, c’était plutôt comme…
— Comme si on l’avait droguée, acheva Anna, pour endormir ses réactions et
sa méfiance.
— Ce qui n’explique pas, par ailleurs, pourquoi Othar a tenté de m’agresser
dans la cabane de bains.
— C’est qu’alors, ils ne savaient rien de la mère de Rorik, maîtresse. Ils
devaient se débarrasser de lui d’une manière ou d’une autre. Le tuer, c’était
dangereux et même la féroce Gunhild y aurait réfléchi à deux fois. Tandis que si
vous aviez été déshonorée, Rorik aurait pu vous répudier et reprendre ses
expéditions guerrières, donc leur laisser le champ libre et peut-être même aller
trouver la mort…
— Bien sûr ! Tu as raison. C’est ce qu’elle a dit à Rorik, tout à l’heure :
« Pourquoi n’as-tu pas été tué dans quelque raid ? »
Thorolf attrapa fébrilement la corne à boire, but une longue gorgée et la
reposa, de l’air d’un homme que deux femmes venaient de laisser quelque peu
perplexe.
— Je n’aurais pas dû rester aussi longtemps avec vous, souffla-t-il. Ecoutez-
moi, vous deux : je vais chercher Rorik. Jusqu’à notre retour, n’allez nulle part et ne
posez aucune question, c’est bien entendu ?
— D’accord, Thorolf, mais attendez une seconde, s’il vous plaît…
Yvaine le retint par le bras comme il tournait déjà les talons.
— Ingerd m’a parlé d’un certain Thorkill. Le connaissez-vous ?
— Thorkill ? Le Viking fit une mimique évasive. Il n’y a personne de ce nom au
domaine, mais c’est un patronyme courant, chez nous. Qui est-il ?
— Je ne sais pas exactement, soupira la jeune femme. Si seulement j’avais pu
parler plus longuement à Ingerd ! Othar venait de la rudoyer et elle a dû se sentir en
danger, parce qu’elle en savait trop. Elle m’a dit que si quelque chose lui arrivait, il
me faudrait trouver ce Thorkill, parce qu’il connaissait la vérité.
Thorolf fronça les sourcils.
— Peut-être que Rorik sait qui il est, mais quoi qu’il en soit, je dois d’abord le
retrouver et seuls les renards d’Odin savent où il a pu se fourrer. Yvaine, vous feriez
bien de retourner dans votre chambre et d’y attendre notre retour. Reste avec elle,
Anna. Je n’aime pas l’idée que tu restes seule, toi non plus.
Anna se mit à rougir légèrement.
— Bien, Thorolf, acquiesça-t-elle d’un ton nettement plus soumis qu’à son
habitude.
Le Viking sourit en lui tapotant la joue.
— Pardon, lui dit-il, si j’ai pu donner l’impression qu’il était honteux que la mère
de Rorik fût une Saxonne…
Il se tourna vers Yvaine.
— Je doute que Rorik y ait pensé quand il vous a rencontrée, mais on ne peut
nier que la façon dont Sitric a été tué le hante depuis des années. Il admirait
énormément son cousin. Je ne l’ai pas connu aussi bien que lui, moi-même, mais
lorsque nous étions enfants, il nous apparaissait comme un héros de légende. Il
aurait été plus à sa place dans une saga que dans la vie réelle.
Il secoua la tête, murmura :
— Quel gâchis !
Et s’en fut.
— Je suppose qu’il a voulu me rassurer, confia Yvaine à Anna tandis qu’elles
s’enfermaient à double tour dans la petite chambre, mais les faits sont là : j’ai
épousé un homme dont l’héroïque cousin a été tué d’une façon apparemment
honteuse par le mien. Mais le roi Alfred était un héros, lui aussi, je te prie de le
croire, et un homme bon : il n’aurait jamais ordonné la mort d’un cœur léger.
— Maîtresse, dit Anna, j’ai peur de Gunhild. Je ne peux m’empêcher de penser
à la mise en garde de cette sorcière, à propos de la mort qui serait autour de vous.
Yvaine eut un léger frisson, mais se reprit bien vite.
— Katyja a vu un voyage. C’était peut-être celui qui nous a amenées ici.
— Et les deux drakkars ?
— Etaient-ce bien tous les deux des bateaux vikings ? Peut-être Edward a-t-il
envoyé une nef à ma recherche mais que son capitaine, ne sachant quelle route
suivre, a dû faire demi-tour. Quant à la mort qui m’entourerait, elle a effectivement
largement fait son œuvre autour de moi…
Mais la jeune fille secoua la tête et soupira :
— Vivement que Rorik et Thorolf soient de retour.
Yvaine acquiesça silencieusement. Elle aussi se sentirait mieux lorsque son
mari serait auprès d’elle, même si elle redoutait l’instant où ils seraient face à face,
de nouveau. S’il devait la regarder encore avec cette expression vide et lointaine,
elle ne savait pas si elle pourrait le supporter.
Comme quelqu’un qui souffre d’une blessure, mais ne peut s’empêcher d’y
toucher, elle savait qu’il lui fallait découvrir la vraie raison qui avait poussé Rorik à
l’enlever, puis à l’épouser.
L’espoir est une fleur particulièrement vivace, quand on est amoureuse,
songea-t-elle. Elle ne pouvait s’empêcher de la cultiver, même si l’indifférence de
Rorik risquait de mettre en cendres ses fragiles pétales.

* * *
Il se tenait appuyé contre le tronc d’un grand sapin et regardait le jour finissant
nimber d’or les cimes des montagnes de l’ouest. A ses pieds, un torrent chantait
sur des rochers moussus et dévalait la pente pour aller se jeter dans le fjord, loin,
en dessous.
C’était là, quand il était enfant, qu’il venait rêver de batailles héroïques et de
voyages en terres lointaines. Là qu’il venait chercher refuge, lorsque le
harcèlement continuel qu’il subissait de la part de sa marâtre devenait par trop
insupportable. C’était un endroit d’une sauvage beauté et Rorik aimait à penser
qu’il l’avait élu entre tous. Ce lieu faisait partie de lui-même, à tel point qu’il savait
qu’il pourrait le quitter pour n’y plus jamais revenir et pourtant y demeurer toujours,
par la seule force du souvenir. Mais ce n’était un refuge et non une personne
vivante. Il n’était pas devenu une part de lui-même en une seule nuit de désir fou,
ne tenait pas son cœur prisonnier dans la paume de sa petite main.
Rorik ferma les yeux et appuya sa tête au tronc odorant.
Puis il sursauta, ses sens, immédiatement en alerte, aiguisés par des années
d’expéditions guerrières. Il avait perçu un bruit de pas, malgré le tumulte du torrent.
— Un peu risqué, non, de venir ici tout seul, lui lança Thorolf quand il le rejoignit
au milieu des sapins. N’importe qui aurait pu t’y surprendre.
— Bah, il n’y a que toi et moi qui connaissons cet endroit.
— C’est curieux, il me semble que lorsque nous étions gamins, la montée était
moins raide…
Comme Rorik ne répliquait rien à cette plaisanterie, Thorolf décida de prendre
le taureau par les cornes.
— Ingerd est morte, lui dit-il.
— Ah ? La pauvre vieille… mais ça n’est guère étonnant. Elle était très âgée et
avec toutes ces émotions…
— L’âge n’est pas en cause. Elle est tombée dans le fjord. Et Yvaine pense
qu’on l’a poussée.
A entendre prononcer ce prénom, Rorik eut l’impression qu’un poignard lui
entrait en plein cœur. Cette sensation était de même intensité que celle qui l’avait
saisi à l’annonce de sa déchéance, mais elle n’était pas de même nature.
Quand il avait appris qu’il n’avait plus aucun droit à Einervik, il avait d’abord
été sous le choc, puis il était parvenu à dissimuler sa vulnérabilité sous un masque
impassible. Pour ce qui s’agissait de ses possessions en ce monde, cela n’avait
pas été trop difficile. En ce qui concernait Yvaine, c’était en revanche au-dessus de
ses forces.
— Pourquoi pense-t-elle une chose pareille ?
— A son avis, Egil en a dit davantage à la vieille, avant de mourir.
Rorik eut un rire sonore et amer, qui fit s’envoler les oiseaux sur leur branche,
au-dessus de sa tête. Il haussa les épaules.
— Par le Hel, que lui faut-il de plus ? Trahi par mon propre père, quelle
revanche, pour elle !
— Je ne crois pas que c’est ce qu’elle pense, lui répliqua calmement Thorolf,
pas plus que je ne crois que tu l’as épousée pour te venger. Mais si tu n’es pas
prêt à écouter la voix de la raison, je peux attendre… pas trop longtemps, tout de
même, j’espère, parce qu’il ne fait pas bien chaud, ici, la nuit.
— Personne ne t’oblige à rester !
Rorik lança un regard sévère à son ami tandis que celui-ci s’installait
confortablement sur l’herbe.
— Après tout, soupira Thorolf, on n’est pas mal, ici, comparé à la pagaille qui
règne à Einervik. Je vais peut-être bien y passer la nuit.
— Pagaille ? Quelle pagaille ? Et par le Hel, s’indigna Rorik, qu’est-ce que tu
fais ici ? Ne t’avais-je pas dit de garder un œil sur Yvaine, jusqu’à mon retour ?
Immédiatement, il s’élança dans le sentier, grillant la politesse à Thorolf et
l’obligeant à courir pour le rattraper.
— Yvaine va bien, pour le moment, lui dit son ami, essoufflé, quand il y fut
parvenu. Je lui ai dit de rester dans sa chambre. Mais je ne crois pas qu’elle
apprécie de me voir prendre ta place comme son protecteur. C’est toi qu’elle a
épousé.
— Je ne lui ai guère laissé le choix, soupira Rorik, ni à ce moment-là, ni à
d’autres. Mais je vais me rattraper.
— Comment cela ?
— Je vais la ramener à son cousin, en Angleterre.
Thorolf le regarda, éberlué.
— Pour demander une rançon ? Mais ne vont-ils pas croire qu’elle a été…
enfin… euh…
— Mais non, pas de rançon !
Il s’arrêta net dans la descente rapide et regarda son ami.
— Pour le reste, je ne sais pas… On verra…
— Mmm… tu devras peut-être retarder le voyage… Tu connais quelqu’un du
nom de Thorkill ?
— Au nom du ciel, qu’est-ce que Thorkill a à voir avec tout ceci ?
— Il existe donc ? Qui est-il ?
— Un vieil homme qui partait en expédition avec Egil, autrefois. Il vit dans une
shieling, en haut de la montagne.
— Et il y vit toute l’année ?
Rorik s’amusa de l’expression horrifiée de Thorolf. Une shieling était une
cabane d’altitude que l’on n’utilisait normalement que l’été, pour surveiller les
troupeaux en estive.
— On dirait que tu n’as jamais passé une nuit dehors en hiver ni que tu ne t’es
jamais trouvé sur le pont d’un drakkar, en pleine tempête. Thorkill aime la solitude
et la liberté. J’en suis venu à l’envier…
Thorolf fit comme s’il n’avait pas entendu cette dernière remarque.
— Eh bien, Ingerd a dit à Yvaine que s’il lui arrivait quelque chose, il faudrait
interroger Thorkill, parce qu’il connaît toute la vérité.
— Quelle vérité ?
— Par le Hel, comment veux-tu que je le sache ? Mais ce que je sais, c’est
qu’Egil n’était pas fou. Voyons, il ne voulait même pas qu’Othar naisse, ce n’était
pas pour lui abandonner tout son héritage à sa mort ! Trouve ce Thorkill et vois ce
qu’il a à dire.
Rorik eut un geste d’impatience.
— Cela ne changera rien au fait que ma mère était une esclave et qu’elle
venait d’Angleterre, maugréa-t-il.
Il resta silencieux un instant, puis ajouta :
— Ce qui explique d’ailleurs deux ou trois choses.
— Lesquelles ?
— Pourquoi mon père n’a pas cillé quand j’ai décidé d’épouser Yvaine. Je
croyais que c’était parce qu’il voulait me voir rester au domaine et qu’il espérait
qu’une épouse me fixerait.
— Sûrement. Je m’accorde avec toi sur ce point. Quels sont les autres ?
— Cela explique aussi pourquoi je n’ai jamais pu rester en place et pourquoi…
je suis toujours retourné vers…
— Vers l’Angleterre ? Je croyais que c’était parce que tu voulais venger Sitric.
— Non, et maintenant, j’ai une nouvelle raison de vouloir partir.
— Oh, je ne cherche pas à te retenir, pour que tu assistes au triomphe de ce
crétin d’Othar ! Comme je compte bien garder un œil sur la gentille petite servante
d’Yvaine et que je pourrai difficilement y parvenir en restant ici, je pars avec vous…
enfin, avec toi.
Pour la première fois de cette journée, Rorik sentit un vrai sourire naître sur
ses lèvres.
— Merci, ami, lui murmura-t-il.
— Pas la peine de me remercier et ne va surtout pas croire que les autres ne
te suivront pas. Que nous importe ton sang anglo-saxon ? Ce sont les Danes qui
sont en guerre avec Edward, à présent, pas nous ! Quant à ta mère, qui sait si Egil
ne l’aurait pas épousée, si elle avait vécu ? Thorkill aura peut-être une idée là-
dessus… Je crois que tu devrais aller le voir, ne serait-ce que pour découvrir ce
qu’Ingerd n’a pas pu dire.
Rorik fronça les sourcils.
— Tu crois qu’elle a été assassinée ?
— Bien sûr, elle a pu glisser et tomber à l’eau, mais Yvaine trouve qu’il y a
quelque chose de bizarre, dans tout ça. Anna et elle m’en ont parlé, mais je n’ai
pas tout compris, notamment ce que la cabane de bains avait à voir avec…
Rorik poussa un juron et se remit en route, en courant presque.
— J’avais oublié ça, expliqua-t-il, tandis qu’ils marchaient. Othar a menacé
Yvaine, à la cabane. Je croyais que c’était seulement parce qu’il avait bu. C’est
pour cela que je l’avais banni. Yvaine m’a juré que Gunhild l’avait enfermée là,
après l’y avoir emmenée…
— Ça ressemble fort à un coup monté pour la déshonorer. C’est donc ça que
voulait dire Anna…
Il siffla doucement entre ses dents.
— Tu ferais mieux d’emmener Yvaine avec toi, acheva-t-il, quand tu iras voir
Thorkill…
— Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à rechercher des preuves d’une
histoire qui n’est que trop évidente. Je dois rassembler un équipage et préparer
mon navire.
— Ça, je peux le faire pour toi pendant qu’avec Yvaine tu iras voir ce Thorkill,
insista lourdement Thorolf. Ce petit voyage vous fera beaucoup de bien, à l’un
comme à l’autre.
Il jeta un regard de biais à son ami, puis examina le ciel d’un air innocent.
— Vous devriez avoir beau temps, dit-il, et cela te donnerait une chance de la
convaincre que tu ne l’as pas épousée pour te venger !
Il se demanda s’il n’était pas allé trop loin et en fut tout à fait convaincu lorsqu’il
vit le regard noir que son ami lui décocha. Rorik lui montra le précipice, au-
dessous d’eux.
— Il y a une façon plus rapide de redescendre de cette montagne, lui dit-il, tu
veux l’expérimenter ?
— Euh… non, merci, Rorik !
Ils continuèrent leur progression, cette fois en silence.

* * *
Ce même silence les accueillit, lorsqu’ils atteignirent la maison seigneuriale.
Ce n’était guère surprenant, car il était tard, et comme le soleil ne se couche
jamais tout à fait, l’été, sous ces latitudes, tout baignait dans une faible lueur
grisâtre.
En murmurant quelque chose à propos de nourriture, Thorolf entra dans la
grande salle, mais Rorik, lui, prit le corridor qui menait à sa chambre. Il n’avait
guère envie de rencontrer quiconque de la maisonnée et manger était le moindre
de ses soucis, pour l’instant.
Il hésita un instant devant la porte close, ne sachant trop à quoi s’attendre.
Après ce qu’Yvaine avait appris dans la grande salle et la façon plutôt sèche dont il
lui avait parlé, l’accueillerait-elle avec des larmes ? Ou avec un visage de pierre ?
Peu importait. Il avait déjà pris sa décision.
Il poussa le loquet et ouvrit la porte. Yvaine était assise sur le bord du lit, ses
mains crispées sur ses genoux. Malgré l’heure tardive, elle était toujours habillée et
coiffée. Elle le regardait d’un air de bête traquée, attendant ce qu’il allait dire ou
faire. Il repoussa brutalement la porte et se força à prononcer les mots qui
passaient si mal.
— Je vous ramène en Angleterre.
Elle battit des paupières et ce fut sa seule réaction.
— Eh bien, reprit-il, étonné de son silence. Vous devriez être satisfaite, vous
qui cherchiez à rejoindre votre cousin, quand…
— Satisfaite ? D’être honteusement renvoyée pour que votre vengeance soit
complète ?
Sa voix était basse, mais il en percevait le tremblement et voyait la pâleur de
ses joues. Se venger ? Il en était bien question. Oh, bien sûr, il avait cru, au début,
que la vengeance n’était pas étrangère à sa décision impulsive de l’enlever.
Penser cela était bien plus facile que de regarder la vérité en face et envisager
quelque chose qu’il ne comprenait pas. Mais il n’était plus temps de se raconter
d’histoires et, du reste, il était incapable de lui mentir.
— Yvaine, je vous jure bien que je n’ai jamais utilisé une femme à des fins de
vengeance. Je vous demande de me croire, sur ce point.
Elle continuait de le regarder, l’air sombre, impénétrable.
— Vous m’avez questionnée sur ma famille, à votre bord, finit-elle par articuler.
Et vous avez reconnu l’étendard royal, qui flottait sur Selsey.
— Oui, mais cela n’avait rien à voir avec une quelconque vengeance. Je sais
bien que ce n’est pas vous qui avez tué Sitric. Et puis, lorsque vous êtes revenue à
vous, j’ai su…
Il se tut brusquement et se détourna, laissant Yvaine à ses tourments muets.
« Qu’est-ce que tu as su ? Que tu me désirais ? Mais me désires-tu seulement
encore ? »
— Pourquoi me renvoyer en Angleterre, alors ? murmura-t-elle.
Il eut l’impulsion de se mettre à marcher de long en large, oubliant que ce
n’était guère possible, dans la minuscule chambre. Elle le vit serrer ses mâchoires.
— Pour ne pas renouveler les erreurs de mon père.
Elle vacilla comme s’il l’avait giflée, chaque mot lui perçant le cœur.
— Bien sûr, dit-elle, éperdue. Vous craignez que vos enfants soient plus
saxons que vikings. Je vous comprends.
— Non, j’en doute, lui répliqua-t-il en se tournant de nouveau vers elle.
Puis il se raidit, une étrange expression dans ses yeux.
— D’ailleurs, dit-il, la voix rauque, vous pourriez déjà en porter un. Vous me le
diriez, si c’était le cas, n’est-ce pas, Yvaine ?
C’était plus un ordre qu’une prière, mais elle acquiesça, bien qu’elle sût
pertinemment que jamais elle ne se servirait d’un tel stratagème pour le retenir.
Il y avait dans sa voix, dans son attitude, quelque chose qui lui redonnait un peu
d’espoir.
Mais non, songea-t-elle comme il se détournait encore et débouclait sa
ceinture. L’espoir était un mot bien trop fort pour qualifier ce vague sentiment.
Pourtant, il avait eu cette attitude et cette voix étrange. Espérait-il avoir un enfant ?
Un enfant à eux ? Mais alors, pourquoi la renvoyer à Edward ?
Tout à coup, elle crut deviner pourquoi et un épouvantable sentiment de défaite
s’abattit sur elle. C’était comme si un voile noir tombait sur le monde et qu’un seul
mot dansait devant ses yeux, en lettres de feu.
Rançon.
Oui, se dit-elle en fermant les yeux, souffrant le martyre, comment ne pas y
avoir pensé plus tôt ? Ne l’avait-elle pas tout d’abord deviné, à bord du drakkar de
Rorik ?
Comme cette explication devenait évidente, dans les circonstances
présentes ! Il allait être banni de sa terre et de sa maison. Il lui fallait de l’argent
pour prendre un nouveau départ. C’était parfaitement logique. Nul n’y trouverait à
redire : par les temps qui couraient, l’enlèvement était devenu un commerce
comme un autre.
Oh ! Dieu, elle n’avait pas la force de lui demander si elle se trompait, ou non.
Une réponse affirmative la détruirait, à coup sûr. Si elle parlait, si elle essayait de
secouer cet étau qui lui broyait le cœur, qui sait si elle n’allait pas aussi se mettre à
pleurer, à crier, à le battre de ses poings ou pire encore, à le supplier de la garder

— Est-ce que Thorolf vous a dit ce qui est arrivé à Ingerd, demanda-t-elle, en
parvenant tout de même à se dominer, et vous a-t-il parlé de Thorkill ?
— Oui, répondit-il d’un air évasif. Et aussi de vos soupçons. Mais à moins
qu’Othar et Gunhild aient pu se trouver en deux endroits à la fois, il est plus
vraisemblable qu’Ingerd ait glissé, en portant un seau, par exemple.
Yvaine secoua la tête.
— Il y a beau temps que personne ne lui demandait plus de porter de lourdes
charges. Elle était trop vieille pour cela.
— Eh bien, elle est allée se promener et elle aura glissé, voilà tout.
— Mais elle n’était pas en état du tout d’aller se promener où que ce soit,
voyons ! Ne l’avez-vous pas vue, lorsqu’elle a quitté la grande salle ? Allez donc
parler à Thorkill et…
— Bon sang ! Mais pour quoi faire ? se mit-il à crier soudain.
— Parce que votre père était un homme d’honneur ! cria-t-elle à son tour, la
colère, en elle, prenant provisoirement le pas sur le chagrin. Jamais il n’aurait
raconté cette histoire à Ingerd, si les faits se limitaient à ce qu’elle a été forcée de
nous dire.
— Oh, vous connaissiez bien Egil, sans doute ? Au bout d’une seule journée !
— Je le connaissais certainement assez pour souhaiter en apprendre
davantage. Si vous ne voulez pas aller interroger ce Thorkill, je trouverai quelqu’un
qui sait où il habite et j’irai moi-même.
— Ne soyez pas ridicule, lui répliqua-t-il, toutefois un peu plus calmement.
— N’est-ce pas plus ridicule encore, de vouloir ignorer ce qui est arrivé à
Ingerd ? Rorik, je…
Les mots lui manquèrent et sa voix se brisa. Ce n’était pas seulement la mort
de la vieille servante qui était la cause de son trouble. Ses émotions étaient sur le
fil du rasoir et se bousculaient en elle : la terreur que Rorik ne veuille plus d’elle se
mêlait au chagrin et à la colère, devant son aveuglement. Il ne pouvait ou ne voulait
pas voir contre quoi elle luttait.
— Yvaine…
Il fit un pas vers elle, hésita puis s’assit sur le rebord du lit, auprès de son
épouse, en prenant bien soin de garder un peu de distance entre eux.
« Comme si j’étais une pestiférée », songea-t-elle, pleine d’amertume.
— Quelle importance si Ingerd n’a pas raconté toute l’histoire, demanda-t-il,
puisqu’il est évident qu’elle a dit la vérité ?
— C’est certainement important, puisqu’on l’a tuée.
— Vous le croyez vraiment ?
— Oui et je découvrirai pourquoi. Rorik, je me sens si coupable ! Si j’avais
mieux tenu compte de ses avertissements, peut-être serait-elle encore en vie.
— Il ne faut pas…
Il eut un rire amer.
— Vous ne pouviez pas savoir quel chaos mon père allait laisser derrière lui.
La douleur perceptible dans sa voix la laissa momentanément interdite. « Il a
tout perdu », se souvint-elle, le cœur battant. Impulsivement, elle se pencha vers lui
et posa sa main sur la sienne.
— Il ne vous aurait pas trahi, lui murmura-t-elle. Je le sais.
Il se leva comme s’il avait été propulsé par une catapulte.
— Cela reste à prouver, grommela-t-il en se dirigeant vers la porte. Mais vous
avez raison, je n’aurai sans doute pas de repos tant que je n’en aurai pas eu le
cœur net. Si vous voulez interroger Thorkill, vous aussi, vous feriez bien de vous
déshabiller et de vous mettre au lit. Le chemin est long jusqu’à sa cabane et vous
aurez besoin d’être parfaitement reposée.
— Merci de votre sollicitude ! s’écria-t-elle. Par tous les saints, Rorik, c’est
pour vous que…
Elle ne put achever sa phrase. D’ailleurs ce n’était pas tout à fait exact. Bien
sûr qu’elle faisait tout cela pour Rorik, mais tout autant pour elle-même. Si elle
devait échouer, elle ne savait pas si elle pourrait le supporter.
— Yvaine…
Il la regardait, surpris, et ce fut alors qu’elle sentit des larmes perler à ses
paupières. Il avança sa main, toucha sa joue…
— Laissez-moi tranquille, se mit-elle à hurler, au bord de l’hystérie, avant de
bondir sur le lit, hors de portée.
Elle essuya ses pleurs d’un revers de main.
— Je ne veux pas de votre tendresse ! Lorsque nous aurons vu Thorkill, vous
pourrez me renvoyer en Angleterre et vous débarrasser de moi. J’en serai
heureuse, vous m’entendez ? heureuse et j’espère…
— Parfait, rugit-il, lui coupant la parole. Vous avez été très claire, calmez-vous
un peu ! Par tous les dieux, on dirait que j’allais vous violer !
Il ouvrit violemment la porte, puis se ravisa et revint chercher sa ceinture.
— Vous n’étiez pas si farouche, hier soir. Mais il est vrai que c’était avant
d’apprendre que j’étais fils d’esclave !
Yvaine sauta sur ses pieds, révoltée par tant d’injustice.
— Seriez-vous fils de roi, lui jeta-t-elle en pleine face, que vous n’en resteriez
pas moins un barbare obtus, incapable de seulement voir ce qui lui crève les yeux !
— Vous avez décidément une haute opinion de votre mari, lui répliqua-t-il.
Mais soyez sans inquiétude. A partir de cet instant, vous pouvez vous considérer
libre de tout engagement envers moi. Je ne vous ennuierai plus. Plus jamais.
La porte claqua derrière lui avec suffisamment de force pour ébranler la
maison tout entière.

* * *

Ils s’embarquèrent à l’aube dans un faerig, une petite embarcation viking à la


ligne élancée, et remontèrent le fjord dans un silence seulement troublé par le bruit
des avirons dans l’eau claire. Quand le soleil fut au-dessus d’eux, Rorik
s’interrompit, le temps qu’ils puissent manger les quelques provisions qu’il avait
emportées.
Hantée par le souvenir des mots cruels qu’ils avaient échangés la veille, Yvaine
tenta de se distraire en regardant le paysage. Ils étaient environnés de hautes
montagnes, dans lesquelles le fjord s’enfonçait profondément. A cet endroit, il
n’était plus qu’un canal rétréci entre les hautes murailles couronnées de neiges
éternelles. Yvaine se sentait comme ensorcelée par tant de sauvage beauté.
Malgré la douceur de l’air, elle frissonnait devant cette splendeur. « Combien
insignifiantes, songea-t-elle, sont nos pauvres existences, devant l’éternelle
splendeur de la terre. »
Un grondement sourd retentit au loin et elle se tourna vers Rorik, effrayée.
— Une avalanche, dit-il simplement en lui tendant un morceau de pain et un
petit fromage de chèvre.
C’était les premiers mots qu’il prononçait depuis la veille.
Il n’était pas revenu dans leur chambre. Yvaine l’avait entendu s’entretenir à
voix basse avec Thorolf, dans le corridor, puis il avait dû attendre le matin sur un
banc, dans la grande salle. Elle était restée seule, sans oser fermer les yeux de
peur que Rorik ne parte sans elle, s’il la trouvait encore endormie à l’aube. Qu’il eût
fini par accepter d’aller voir Thorkill la rassérénait toutefois un peu, mais elle passa
néanmoins le reste de la nuit torturée entre l’espoir que Rorik pourrait renoncer à la
renvoyer en Angleterre et le soupçon déchirant qu’il ne retardait ce voyage que
pour apaiser un peu le remords qu’elle éprouvait de la mort d’Ingerd.
Le silence glacial dans lequel ils avaient passé toute la matinée menaçait de
pulvériser ses pauvres espoirs, comme si tous les rochers de la montagne avaient
dégringolé sur eux.
Ces longues heures lui avaient toutefois permis de réfléchir et de s’interroger.
Si Rorik, comme il le prétendait, se refusait à se servir d’une femme à des fins de
vengeance, agirait-il autrement pour un profit uniquement financier ? D’autres
hommes le pourraient, certainement, sans remords et sans même se soucier de
ce que pouvait en penser l’intéressée. Mais Rorik n’était pas comme eux.
Etait-elle insensée de le croire ? Malgré tout ce qui s’était passé entre eux, elle
ne le connaissait qu’imparfaitement et brûlait d’accéder enfin à cette part de lui qui
lui demeurait obstinément fermée. Etait-il donc si stupide de croire que sa
décision de la ramener en Angleterre n’était due qu’à son sens de l’honneur,
particulièrement exigeant ? Ce qui pourrait vouloir dire qu’il tenait à elle. Mais
quelle femme pourrait bien cultiver un seul brin d’espoir derrière la haute muraille
qu’il tâchait de dresser entre eux ?
Une femme amoureuse, tout simplement, songea-t-elle, en fermant brièvement
les yeux, une femme qui conserverait un peu d’espoir, tout simplement parce qu’il
était intolérable d’envisager autre chose. Peu importait ce qu’il en coûterait. Elle
était prête à tout pour restaurer le lien si fragile qui s’était, vaille que vaille, tissé
entre eux.
— C’est dangereux, cette avalanche ? se hasarda-t-elle à demander.
Rorik secoua la tête.
— Non. Elle est trop loin.
Il se pencha et reprit les avirons, sans la quitter des yeux.
Ne voulant pas trop se livrer, elle détourna les siens et montra les montagnes.
— Cela me rappelle, dit-elle, les récits du barde viking que j’avais rencontré à
la cour d’Edward. Il parlait de la terre des Géants de glace.
— Les Géants de glace vivent dans l’un des trois mondes de la mythologie,
répondit Rorik.
Elle le regarda de nouveau, tandis que le bateau glissait sur les flots.
— L’un des trois mondes ?
— Oui.
Son regard à lui était toujours froid et sans indulgence.
— Nous autres, Vikings, expliqua-t-il, nous avons une légende à propos d’un
Arbre-Monde : Yggdrasil. Sous ses branches se trouve Asgarth, la demeure des
dieux, et en dessous encore, les racines, dont chacune couvre les trois mondes :
Midgarth, le domaine des hommes, celui des Géants de glace, qui sont les
ennemis mortels des dieux, et le Hel, qui est le monde des morts.
— Nous autres, chrétiens, nous croyons aussi à un enfer.
— C’est différent, l’enfer est un endroit dont vos prêtres menacent les fidèles,
pour les garder sous l’emprise de l’Eglise. Le Hel est seulement l’empire des
morts.
— Je n’ai jamais pensé à cela sous cet angle, murmura Yvaine.
Elle se souvenait du gras et cauteleux prêtre de Selsey, tonnant et promettant
la damnation éternelle à quiconque oserait désobéir au seigneur Ceawlin, sans se
soucier de la cruelle tyrannie qu’il imposait à ses gens.
— Certains prêtres abusent de l’ignorance et de la crédulité de leurs ouailles,
mais pas tous… Enfin, tout cela me paraît bien loin, à présent.
— Ne craignez-vous donc rien pour votre âme immortelle ? Depuis des
semaines, vous n’avez pu ni entendre la messe, ni vous confesser. En Angleterre,
notre mariage serait considéré comme nul et vous, en état de péché mortel.
Pensez-vous que votre Dieu vous le pardonnera parce que vous y avez été
forcée ?
— Je n’ai pas le sentiment d’y avoir été tellement forcée, murmura-t-elle.
Elle ouvrit la bouche pour lui demander comment il se faisait qu’il savait tant de
choses sur la religion chrétienne.
— Bah, ne vous inquiétez pas, lui dit-il, nul, en Angleterre, n’aura besoin de
savoir que nous avons été mariés.
Il appuya sur les avirons avec une telle rage que le petit faerig parut faire un
bond en avant.
— Odin seul sait ce que vos prêtres vous feraient s’ils l’apprenaient,
grommela-t-il encore. Ils vous enfermeraient à vie dans un couvent, par l’enfer !
— Le vôtre ou le mien ? demanda-t-elle, pince-sans-rire, ce qui arracha à
Rorik un petit sourire contraint.
Cette petite plaisanterie réchauffa l’atmosphère. Le Viking perdit un peu de
son air farouche et, quand il commença d’évoquer pour elle une autre légende, la
tension entre eux diminua encore.
Quand il amarra le faerig à un rocher du bord, près d’un petit sentier qui
serpentait à flanc de montagne, Yvaine s’aperçut que l’espoir germait toujours
dans son cœur, comme une fleur sauvage.
— Restez près de moi, lui dit-il en prenant sa main et en l’entraînant dans le
sentier.
Elle se sentait déjà réchauffée par ce simple contact.
L’ascension lui fit du bien et libéra son esprit. Elle était ankylosée d’être restée
trop longtemps assise dans la petite barque et le chemin caillouteux, quoique
vertigineux, était assez facile à suivre. De temps en temps, Rorik la soulevait dans
ses bras pour lui faire franchir les passages les plus difficiles. Elle se mit à
compter les secondes qui s’écoulaient avant qu’il ne la reposât à terre et se
demanda si elle s’abusait ou bien si, comme elle en avait l’impression, celles-ci
étaient de plus en plus longues.
Absorbée par ces spéculations, elle ne vit pas que Rorik s’était arrêté. Il s’était
retourné pour scruter le chemin, derrière eux.
— Que se passe-t-il ? demanda-elle en regardant à son tour.
Après tous ces mythes et ces légendes, elle n’aurait pas été surprise de voir
surgir un Géant de glace ou deux, mais le silence des montagnes les entourait,
comme s’ils étaient les seuls êtres vivants au monde.
— Je crois que j’ai entendu quelque chose, dit Rorik. Un autre bateau.
— Celui de Thorkill ?
— Non, nous l’avons vu en passant, il était amarré au bord.
Il écouta attentivement, un instant encore.
— Ce n’était rien, probablement, murmura-t-il enfin. Mais le son porte loin,
dans la montagne.
Mais avant de reprendre sa progression, il examina le terrain avec soin,
détaillant chaque rocher et chaque feuille d’arbre comme si quelque chose — ou
quelqu’un — s’y dissimulait.
Yvaine sentit un désagréable frisson lui hérisser la nuque. A sa connaissance,
seuls Thorolf et Anna étaient au courant de l’existence de Thorkill. Mais si
quelqu’un avait entendu la dispute qu’elle avait eue avec Rorik, hier soir ? Ils
n’avaient pas vraiment parlé à voix basse…
Et si Gunhild avait pu saisir suffisamment de la mise en garde d’Ingerd pour
concevoir des soupçons ? Elle n’était pas bien loin, alors, puisque la vieille
servante s’était aperçue de sa présence et s’était tue. Elle n’avait sans doute pas
pu tout entendre de leur échange, mais sans doute les surveillait-elle.
— Rorik…
— Oui, acquiesça-t-il comme s’il avait suivi le même raisonnement. Nous
sommes suivis. Par ici…
Il la propulsa vers les rochers les plus proches d’une simple détente de ses
bras.
Le cœur battant, Yvaine se retrouva sur une arête rocheuse qui surplombait le
fjord. Elle avait une vue vertigineuse sur le sentier qu’ils venaient d’emprunter,
jusqu’à ce que Rorik la fit s’accroupir derrière lui.
A peine avait-il fait cela qu’un guerrier apparut, venant du sentier. Il était armé
d’un épieu à la pointe effilée et d’une hache d’abordage. Dans ses yeux, Yvaine vit
une froide détermination, qui lui glaça les sangs. Sans un mot, il tira sa hache de
sa ceinture, la leva et brandit son épieu dans un geste menaçant. Il paraissait sûr
de lui et mortellement dangereux.
Rorik avait mis la main à l’épée dès que l’homme était apparu sur le chemin,
mais il ne l’avait pas dégainée, bien qu’il se tînt dans une attitude tout aussi
menaçante que celle de son ennemi.
— Ecartez-vous de moi, lui dit-il sans quitter le guerrier des yeux.
Trop terrifiée même pour trembler, Yvaine se força à obéir, comprenant que
Rorik avait besoin d’espace pour manœuvrer, mais se demandant tout de même
comment il allait bien pouvoir affronter une arme de jet, alors que son épée était
toujours au fourreau. Grand Dieu ! et si l’homme lançait à la fois son épieu et sa
hache ? Mais non, se rassura-t-elle un peu. Le guerrier inconnu ne ferait pas une
chose pareille. Il garderait sa hache pour le combat rapproché, au cas où le jet de
l’épieu n’aurait pas suffi à abattre Rorik. Oh, Sainte Mère de Dieu !
Cette courte prière jaillit de son esprit quand elle vit un sourire triomphant
s’afficher à l’avance sur le visage de l’inconnu. Se détendant soudain, il lança son
épieu droit vers le cœur de son adversaire.
Yvaine n’eut pas même le temps de crier. Dans un mouvement si rapide qu’elle
le perçut à peine, Rorik fit un souple bond de côté, se saisit de l’épieu au vol et le
renvoya avec une telle force que la pointe de bois s’enfonça profondément dans la
poitrine de son agresseur.
L’homme laissa tomber sa hache. Ses yeux s’agrandirent de surprise, il ouvrit
les lèvres et porta la main vers l’épieu qui le transperçait. Mais ses doigts ne
purent atteindre leur but. Il chancela et tomba à terre.
Yvaine se remit en tremblant sur ses pieds. Tout s’était déroulé si vite qu’elle
avait à peine eu le temps d’avoir peur.
Elle tressaillit en entendant une voix résonner derrière eux.
— De toute ma vie, je n’ai connu qu’un seul homme capable de réussir cela. Tu
es bien le fils et l’élève d’Egil Bras-de-fer.
Rorik se retourna.
— Thorkill ! s’exclama-t-il, et il baissa les yeux sur l’épée que le vieil homme
tenait à la main. Tu comptais te servir de cela ?
— Si cet assassin avait réussi son coup, oui.
Il montra l’homme étendu.
— Cette vermine vit encore, dit-il, sans émotion. Tu peux l’interroger sur ses
raisons de t’attaquer ainsi. Il avait sûrement l’intention de te tuer par-derrière.
— Je n’ai pas besoin de l’interroger, répondit Rorik.
Mais après un bref regard en direction d’Yvaine, il se pencha au-dessus des
yeux de l’homme, qui devenaient rapidement vitreux.
— C’est Gunhild qui t’envoie, n’est-ce pas ? lui dit-il.
— Je devais… faire taire Thorkill, ou bien te tuer… et la fille, aussi… si vous
arriviez ici avant moi.
Il montra les dents en une sinistre parodie de sourire.
— La vieille, c’était plus facile…
Le reste se perdit dans un râle et ce fut le silence.
Rorik resta un instant silencieux, un pli amer au coin de sa bouche, puis dans
un geste plus éloquent que n’importe quels mots, il poussa le cadavre du pied
jusqu’au bord du précipice, puis dans le vide.
Après une longue chute, le corps s’abîma dans les eaux sombres du fjord.
Thorkill hocha la tête avec satisfaction.
— Une fin bien méritée pour un misérable tueur à gages, remarqua-t-il.
Yvaine parvint à sortir de la paralysie qui l’avait saisie. Au même instant, Rorik
revint auprès d’elle et, lui passant un bras autour des épaules, demanda
doucement :
— Est-ce que tout va bien ?
Elle ne put qu’acquiescer d’un hochement de tête et il l’attira contre lui.
— Voici ma femme, Yvaine, dit-il à Thorkill. Nous t’apportons la nouvelle de la
mort d’Egil et venons te poser quelques questions.
Le vieil homme regarda la hache abandonnée sur le sol et constata, pince-
sans-rire :
— Des questions d’un certain enjeu, à ce que je vois… Venez, vous êtes les
bienvenus. Ma cabane est juste au-dessus.
Ils reprirent le chemin. Yvaine était reconnaissante à Rorik de ne pas l’avoir
lâchée, de soutenir ses pas hésitants et tremblants. Elle se sentait faible et comme
étourdie, avait l’impression de se mouvoir sous un voile cotonneux. Son mari lui
lança, à la dérobée, quelques regards inquiets, tandis que Thorkill lui parlait, et peu
à peu réconfortée par sa sollicitude elle put reprendre ses esprits et comprendre
ce que disait le vieil homme.
— Je suis triste de la mort d’Egil, Rorik, soupira-t-il, et plus encore des
mauvaises choses qui se sont ensuivies pour toi. Ton père espérait que tu n’aurais
pas besoin de la pierre.
— La pierre ?
— Ah oui, bien sûr. Tu ne sais pas…
— Oh, moi, j’en sais assez. C’est Yvaine qui a voulu que je vienne t’interroger.
Mais puisque nous sommes là, autant apprendre pourquoi Gunhild a pris tant de
soin à essayer de m’empêcher d’accéder à tes informations.
— Bien, mais allons manger, d’abord, dit Thorkill et il leur montra une cabane
de pierre au toit de chaume, à flanc de montagne.
Elle était adossée à la paroi et protégée des chutes de pierres et des
avalanches par un surplomb rocheux. Rorik dut se courber pour entrer, mais
l’intérieur en était confortable. On eût dit une copie plus réduite de la grande salle
d’Einervik.
Comme Yvaine se laissait tomber sur un large banc garni de fourrures, Thorkill
désigna une cruche de bière sur une étagère.
— Verse donc à boire à ta dame, Rorik, lança-t-il. Elle semble en avoir besoin.
Puis il alla soulever, à l’aide d’un torchon, le couvercle d’un chaudron qui
mijotait au-dessus du feu.
— Dis-moi, demanda-t-il encore, comment se comporte ton Dragon des
mers ? Egil m’avait écrit que tu souhaitais en faire allonger le gouvernail…
Appuyée contre le mur, Yvaine écoutait d’une oreille les réponses de Rorik.
Ses sens avaient à peu près repris leur acuité normale, mais après le choc qu’elle
avait subi, elle était heureuse de laisser la conversation s’écouler sans qu’elle y
participe, ce qui lui permettait d’observer leur hôte tout à loisir, tandis que celui-ci
parlait bateaux et navigation avec son époux. Thorkill lui rappelait beaucoup Egil,
bien qu’il parût, à la différence du vieux jarl, jouir d’une santé robuste. Sa peau
était parcheminée, ses mains noueuses, mais il se tenait bien droit sur ses
jambes. Ses cheveux et sa barbe, blancs comme neige, étaient drus, son œil bleu
pétillait d’intelligence et Yvaine ne pouvait s’empêcher de s’étonner que cet
homme si souriant, si amical et si accueillant ait pu, autrefois, razzier les côtes,
piller et tuer.
Mais cela appartenait à un lointain passé. Réchauffée par le bon feu et le
délicieux ragoût qu’il leur avait offert de partager, elle s’abandonnait à la quiétude.
Jusqu’au moment où Thorkill se leva pour aller ouvrir un coffre. Il en tira en objet
enveloppé dans une peau huilée et l’apporta à table.
— Voici ce qu’il te faut savoir, Rorik, annonça-t-il simplement.
Tous ses sens de nouveau en alerte, Yvaine se pencha au-dessus de l’objet
que Rorik était en train de débarrasser de son emballage.
— Mais… c’est une vieille pierre ! s’étonna-t-elle, un peu désappointée.
— C’est une pierre de runes, mon amour, murmura Rorik en tournant l’objet
entre ses mains.
Il s’agissait d’un bloc d’environ trente centimètres de long, aux coins arrondis
et dont les deux faces étaient gravées d’étranges symboles qu’Yvaine reconnut en
effet pour des caractères runiques. Elle savait que l’écriture était peu commune en
terre viking, le vélin y étant si rare que la plus grande part de la transmission y
restait orale. Seules les lois, et parfois une épitaphe sur une tombe, étaient
gravées dans la pierre.
— Pouvez-vous la lire ? demanda-t-elle.
Après un regard à Thorkill, Rorik commença :
— « Apprenez ce que disent les runes. Egil, fils d’Eirik, fils de Rorik, fils
d’Eisner, a eu un fils d’une esclave nommée Alicia. Elle est morte en lui donnant le
jour, mais ce fils a vécu. Il a été reconnu par son père, selon nos lois, comme l’égal
d’un fils légitime. Etant le premier enfant d’Egil, il a droit d’aînesse sur ceux qui
pourraient naître après lui et doit hériter du titre et des domaines de son père, à
charge pour lui d’en effectuer un partage équitable entre lui et ses frères à venir.
Ces runes disent la loi et c’est Gudrik, juge au tribunal, qui les a fait graver. »
Lorsque Rorik eut terminé sa lecture, il y eut un long silence. Il reposa la pierre
et regarda le feu, perdu dans ses pensées.
— C’est cela qu’Egil a révélé à Ingerd, lui dit doucement Yvaine, et que Gunhild
l’a empêchée de nous dire. Cet homme, tout à l’heure…
Rorik posa sa main sur la sienne.
— Je sais, dit-il. Il a tué Ingerd.
— Une pauvre petite vieille, sans défense, soupira Yvaine, indignée. Je suis
contente que vous ayez jeté ce misérable dans le fjord !
— C’est parlé comme une vraie Viking ! s’esclaffa Thorkill. Mais ta femme est
une Anglo-Saxonne, n’est-ce pas, Rorik, comme ta mère ?
— Est-ce que cela compte ? demanda Yvaine en se tournant vers lui. Cette
pierre gravée prouve bien que Rorik est l’héritier de son père, même si sa mère
était une esclave. Oh, ne comprenez-vous pas ? Vous n’êtes plus obligé de quitter
Einervik.
Thorkill intervint.
— Tu allais partir ? demanda-t-il.
— Othar m’a banni. Non pas que cela m’ait beaucoup impressionné, d’ailleurs.
Je serais parti, de toute façon.
— Cette larve ! fulmina Thorkill. J’aurais dû me douter qu’il essaierait de te
causer du tort. Lui, ou plutôt la harpie qui lui sert de mère. Egil, lui, ne devait pas
s’y attendre. Il n’avait pas encore rencontré Gunhild lorsque cette pierre fut gravée.
Mais il a voulu te protéger. Vous comprenez, Yvaine, dit-il en se tournant vers elle,
le fils d’une concubine a des droits, chez nous. Mais l’enfant d’une esclave reste
normalement un esclave. Il appartient aux maîtres de sa mère. Egil ne voulait pas
de cela. Il voulait que Rorik soit son héritier. C’est pourquoi il l’a reconnu
officiellement, ce qui vaut adoption. J’étais témoin, à la cérémonie.
— Je ne savais rien de tout cela, murmura l’intéressé.
— Bien sûr, tu ne peux pas t’en souvenir, continua le vieillard. Il y a vingt-cinq
ans de cela. Tu devais avoir à peu près trois ans. Egil a fait tuer un bœuf et, dans
le cuir de son cuissot, il a fait tailler une botte, comme le veut le rituel. Nous avons
tous introduit notre pied droit, l’un après l’autre, et toi avec nous.
— Cette cérémonie a dû causer quelque émoi, remarqua Yvaine.
Thorkill secoua la tête.
— Egil l’a tenue secrète. Ce qu’il a fait savoir, quand il a pris Rorik auprès de
lui, à Einervik, c’est qu’il avait eu ce fils d’une femme rencontrée et épousée au
cours de ses voyages, mais qu’il l’avait laissée parmi son peuple, car elle ne
voulait pas le suivre en Scandinavie. Après ta naissance, il te fit cacher dans une
ferme lointaine, jusqu’à ce que tu fusses assez grand pour participer à la
cérémonie d’adoption.
— Est-ce qu’il n’aurait pas été plus simple d’épouser ma mère ? demanda-t-il
un peu sèchement. Puisqu’il prétendait l’aimer ?
— Cela, je ne puis le dire, répondit Thorkill, l’air grave. Egil était très fier de sa
position de jarl, très conscient de ses responsabilités. Et puis, tu es né. Son fils. Je
crois que les sentiments qu’il éprouvait pour toi l’ont surpris. C’est alors qu’il n’a
plus pris la mer, plus entrepris aucun raid.
— Un peu trop tard, pour ma mère.
— Bien sûr, mais il ne faut pas oublier qu’à cette époque, nous étions en
guerre contre le roi d’Angleterre. Par les runes ! La terre a toujours été pauvre, ici,
tandis que cette île, là-bas, avec ses royaumes en lutte les uns contre les autres,
n’attendait que l’on veuille se donner la peine de la prendre. Et par Odin, c’est ce
que nous avons fait !
Il leva sa corne à boire, en souvenir des jours glorieux d’autrefois.
— L’année de ta naissance, Rorik, reprit-il, l’un des nôtres gouvernait tout le
nord de l’Angleterre, depuis Jorik, sa capitale, que les Anglo-Saxons appelaient
York. Seul Alfred de Wessex nous résistait. Un grand guerrier et un grand roi. Et tu
n’as pas besoin de me rappeler le souvenir de Sitric…
— Je n’aurai garde, murmura Rorik, de me montrer aussi irrespectueux.
— L’objet de ton respect n’est plus qu’un vieux tas d’os, s’esclaffa Thorkill, et
qui le font de plus en plus souffrir !
Il se leva et s’étira.
— Je dors dehors, durant les mois d’été, c’est bon pour le sang. Ainsi, vous
aurez toute la cabane pour vous, annonça-t-il, le regard pétillant de malice.
Avant que ses invités aient pu seulement ouvrir la bouche, il prit une fourrure
sur le banc, leur sourit et sortit.
— Il aime avoir le sang gelé ? murmura Yvaine.
Elle ne s’était pas attendue à rester seule avec Rorik et ne savait trop que
faire. L’opportunité de renouer le lien physique entre eux s’offrait à elle. Mais
n’allait-il pas la repousser ?
— Peut-être préférerez-vous avoir la cabane pour vous toute seule ?
demanda-t-il en se levant.
— Non…
Rassemblant toute sa résolution, elle leva les yeux vers lui et ajouta tout bas :
— Je veux rester avec toi…
Elle se demanda si Rorik comprenait bien ce qu’elle sous-entendait par cette
petite phrase, car elle ne put rien lire dans ses yeux. Il hocha simplement la tête et
marcha vers la porte.
— Je reviens, lui dit-il, j’ai encore une ou deux questions à poser à Thorkill.
Il referma la porte derrière lui.
Yvaine se donna mentalement du courage en se disant qu’au moins, il ne
refusait pas de coucher sous le même toit qu’elle.
Elle se leva, disposa quelques fourrures au sol pour faire un lit et commença
de défaire ses broches. Elle n’était pas sûre de ce qu’elle allait faire. Folâtrer dans
une baignoire, alors qu’elle était déjà nue, puis s’endormir entre les bras de Rorik
était une chose, mais son cœur remontait dans sa gorge à l’idée de le tenter en
l’attendant assise, nue, auprès du feu, même si sa chevelure, une fois défaite, la
recouvrait jusqu’aux hanches.
Une chose, une seule, lui permettait d’espérer. Une petite phrase dont elle se
demandait encore si elle l’avait bien entendue.
« C’est une pierre de runes, mon amour. »
Ces deux mots permettaient tout. Grâce à eux, elle pouvait espérer qu’il
changerait d’avis et ne la ramènerait pas en Angleterre. Grâce à eux, elle aurait le
courage d’aller jusqu’au bout, de se prouver qu’il la voulait toujours.
Elle ne pensait plus à rien d’autre.

* * *
Rorik entra et referma doucement la porte. Instantanément il se figea de
surprise. Il eut même l’impression que son cœur s’arrêtait.
Elle était la vie même. Elle était toute sa vie.
Yvaine était assise sur des fourrures disposées au sol et se peignait, ses
longues jambes nues repliées. La masse de ses cheveux couleur de miel
retombait sur ses épaules comme une cape de soie, s’écartant parfois dans le
mouvement de son bras pour révéler la courbe affolante de sa hanche ou celle, si
gracieuse, de son dos.
Elle se tourna vers lui en entendant se refermer la porte, ses beaux yeux
grands ouverts, énigmatiques, et il crut bien y voir comme un appel timide mais
pressant.
Il songea que c’était pratiquement ainsi qu’il l’avait vue, à la première
rencontre, hormis le fait que cette fois, elle n’était pas blessée et qu’il n’allait pas la
soulever dans ses bras pour l’emporter au loin.
Il sentit qu’il tremblait, sans que cela le surprenne. Comment aurait-il pu la voir
ainsi et ne pas désirer de toutes ses forces s’imprimer en elle, corps et âme, pour
que jamais elle ne pût l’oublier ?
Il s’avança, tout doucement, comme si le moindre mouvement un peu brusque
risquait de l’effrayer, et il s’agenouilla. Il avança la main pour caresser son visage.
Comme la première fois, songea-t-il.
Même si le regard d’Yvaine n’était pas très assuré, il ne reflétait aucune peur,
et quand il écarta ses cheveux pour révéler les courbes voluptueuses de son corps,
il sut qu’il était perdu à jamais et en fut incroyablement heureux.
Elle frémit un peu sous son regard et sentit le rouge lui monter aux joues. Non,
ce n’était pas seulement l’effet de la chaleur du feu, se dit-il en voyant durcir les
pointes de ses seins. C’était son regard à lui qui en était la cause. Le corps
d’Yvaine l’appelait.
Par tous les dieux, qu’elle était belle ! Il aurait pu rester là à la regarder,
seulement la regarder, pendant des heures, même si le vide de son âme et le feu
de ses reins aiguillonnaient impérieusement son désir.
— Tu n’essaies pas… seulement… de te montrer gentil, avec moi ? murmura-
t-elle.
Surpris, il leva les yeux.
— Gentil ?
Soudain, il ne put plus supporter ce doute, dans ses yeux. Il se remit debout, la
faisant lever avec lui, dans ses bras. C’est sa bouche déjà sur la sienne qu’il
demanda, dans un souffle :
— Et ça, est-ce de la gentillesse ?
Il baisa son cou, sa nuque.
— Et ça ? Ou bien ça…
Il la fit se cambrer et recouvrit de ses lèvres la pointe d’un sein.
Elle se mit à gémir et cessa de penser, de voir et d’entendre. Elle ne fit plus
que ressentir et non pas seulement la caresse merveilleuse qu’il lui prodiguait,
mais aussi les sourds battements du cœur de Rorik, la puissance et la force de
ses bras qui la serraient.
Elle s’accrochait à lui, se collait à lui comme pour tenter d’apaiser cette
lancinante et délicieuse brûlure entre ses jambes. Avec ce qui ressemblait à un
gémissement d’agonie, il s’écarta brièvement d’elle pour se mettre nu à son tour,
sans se soucier des lacets et agrafes, qu’il arrachait presque dans son ardeur.
Yvaine chancela, ses jambes se dérobant sous elle, et se serait affaissée au sol,
peut-être, si elle n’avait été comme amarrée à lui par la seule force de son regard
étincelant de désir.
D’un seul mouvement puissant qui arracha à Yvaine un cri de pure excitation, il
la souleva contre lui et s’étendit avec elle sur les fourrures.
Puis il se redressa soudain, la forçant à le regarder dans les yeux.
— Ecoute-moi, lui dit-il, l’air grave. Je ne veux pas te prendre si tu ne le
désires pas, toi aussi…
Elle entendit les mots, les comprit, mais à peine. Tout cela ne comptait pas. Il
aurait pu ne rien dire du tout et elle n’en aurait pas moins été sienne.
— Je te veux, murmura-t-elle, et elle se plaqua contre lui, dans la plus
pressante et la plus explicite des demandes.
Elle frémissait sous lui, ouverte, douce, exigeante. Oubliant tout ce qui n’était
pas l’urgence de la posséder, il entra puissamment en elle.
Elle poussa un long cri d’extase et il couvrit sa bouche de la sienne, sachant
bien que, plus tard, sa pudeur pourrait s’offusquer à l’idée que Thorkill l’avait peut-
être entendue. Mais pour lui aussi, le plaisir fut trop intense et un grognement
rauque monta de sa gorge. La tenant contre lui, comme si le monde allait
s’effondrer sous eux, il déchaîna toute la force de son désir, jusqu’à la faire crier
encore et encore, tandis que de leurs deux corps en fusion, en extase, naissait une
étincelle de vie.

* * *
Quand les battements de son cœur redevinrent plus réguliers et ses pensées
plus claires, Rorik se dit qu’il avait beaucoup de chance.
Yvaine était encore étendue sous lui, si abandonnée dans le repos qu’on la
sentait à peine respirer. Il releva la tête, se souvenant avec quelle passion il l’avait
prise. Elle était encore neuve en amour et si délicate, si douce. Mais si ardente
aussi, si fluide, si sensuelle sous ses caresses et quand elle s’accrochait à lui.
Il se dressa sur un coude et caressa doucement le ventre de neige qui
semblait onduler légèrement encore.
Elle battit des paupières, ouvrit les yeux, le regarda et lui sourit d’une certaine
manière.
Tout de suite, il fut en elle.
— Tu croyais qu’une seule fois serait assez ? lui murmura-t-il, près de son
oreille. Non… cent fois, mille fois ne seraient pas suffisantes. Jamais.
Non, jamais, songea-t-elle en se laissant envahir par une vague de volupté et
d’extase.
Elle aurait voulu lui parler, pour tenter de se rassurer sur ses intentions, à
présent qu’il connaissait le secret de sa naissance. Mais ce n’était pas le moment,
à l’évidence. Elle ne pouvait penser à rien d’autre, pour l’instant, qu’à la chaleur de
son corps et à la douceur de ses baisers.
L’Angleterre, sa famille, tout cela pouvait bien attendre.
Chapitre 13

Mais Gunhild et Othar, eux, n’avaient pas attendu.


— Partis ? Comment ça, partis ? demanda Rorik à Thorolf en ne voyant pas
paraître son frère et sa belle-mère au souper.
Yvaine et son mari avaient rallié Einervik en fin d’après-midi. En présence des
serviteurs libres et des esclaves de la maisonnée, Rorik avait produit la pierre de
runes et avait relaté les révélations de Thorkill.
Il y avait eu beaucoup d’étonnement et de commentaires, puis, après le
souper, les serviteurs partirent vaquer à leurs affaires et Yvaine se retira dans sa
chambre. Rorik eût aimé pouvoir profiter de ce moment de calme pour avoir un
entretien sérieux avec son frère et sa belle-mère.
— Othar a simplement dit qu’il emmenait Gunhild chez un ami à elle et qu’il
voulait nous voir partis, à son retour.
Rorik eut un ricanement bref.
— Demain matin, observa-t-il, tout le long du fjord, tous sauront ce qui était
gravé sur cette pierre. Ils s’attendaient vraiment à ce que nous partions ?
— En tout cas, le drakkar est prêt, répondit Thorolf avec un haussement
d’épaules. Peut-être espèrent-ils que tu ramèneras Yvaine en Angleterre et qu’à
ton retour toutes leurs machinations seront oubliées. A propos, Ingerd a très bien
pu avoir été assassinée. Anna et moi avons trouvé du sang dans une clairière,
juste au-dessus du fjord, et il y avait un petit trou dans sa cape. Elle a peut-être été
poignardée et poussée à l’eau, ensuite.
— Le meurtrier appréciait aussi les armes d’hast, murmura son ami, il en a
essayé sur nous, bien plus offensives encore.
— Comment, tu veux dire que… ?
— Oui…
Rorik leva sa corne à boire.
— Gunhild a essayé de nous faire tuer et de réduire Thorkill au silence.
— Gunhild a essayé de nous faire tuer et de réduire Thorkill au silence.
— Et moi ? s’exclama Thorolf, furieux. Croyait-elle que j’allais me taire, moi
aussi, quand elle vous aurait tous fait assassiner ?
— Sans doute que non, mais nous tous morts et la pierre détruite, tu n’aurais
pu produire aucune preuve de sa culpabilité et de ses manœuvres. D’autant que
j’avais confirmé, devant témoin, le droit d’Othar à devenir jarl à ma place. Si tu
avais cherché plus loin, qui sait si l’on n’aurait pas retrouvé le shieling de Thorkill
ravagé par un tragique incendie ? Quant aux taches de sang dans la clairière et au
trou dans la cape, qui pourrait prouver qu’ils sont bien le résultat d’un meurtre ?
Non, vois-tu, ce qui m’inquiète…
Il fronça les sourcils en regardant crépiter le feu.
—… C’est qu’ils soient partis tous les deux chez un prétendu ami… Quel ami,
d’ailleurs ? C’est bien étrange, car qu’avaient-ils à craindre, tous les deux ? Soit
nous ne revenions pas et ils avaient gagné la partie, soit il suffisait à Gunhild de
plaider la bonne foi, en soutenant qu’Ingerd ne lui avait pas raconté toute l’histoire.
— Et le meurtrier qu’elle a envoyé à vos trousses ?
— Là encore, il lui suffisait de nier.
— Même sur des présomptions, il y aurait là de quoi les faire tous deux
chasser du pays, à jamais.
— C’est probable, mais je n’ai ni le temps ni l’envie de courir après ces deux
canailles, pour le moment. Laissons-les se terrer dans un coin. Combien de temps
faudra-t-il pour finir de rassembler un équipage ?
— Une journée. J’ai déjà commencé et fait savoir que nous étions pressés.
— Tu as dit à ceux que tu recrutais que nous ne partions pas en expédition de
guerre et qu’il n’y aurait pas de butin ?
— Bien sûr et… à ce propos, Rorik, je voulais te dire… que je voudrais te
racheter la liberté d’Anna…
Son ami le regarda, un demi-sourire aux lèvres.
— Tu as bien réfléchi ?
— Oui. Tu crois qu’Yvaine acceptera de perdre sa servante ?
— Certainement, puisqu’elle restera son amie. Mais il n’est pas question
d’argent entre nous, Thorolf. Quand nous toucherons les côtes d’Angleterre, elles
seront libres, toutes les deux. Tu sais ce que cela signifie, n’est-ce pas ?
Il fixa un instant le feu, sans parler, puis acheva :
— Je te souhaite bonne chance avec ton Anna.
— Merci, mais, Rorik, excuse-moi de te le demander : que vas-tu faire de
Gunhild et d’Othar ? Sans même parler de leurs crimes, tu ne peux pas laisser ton
frère tout diriger ici. Si tu l’avais vu hier… il donnait les ordres les plus insensés, se
contredisait, hurlait après tous et toutes… Parfois je me demande s’il n’est pas…
enfin…
— S’il n’est pas fou ? Peut-être bien que si, répondit très calmement Rorik. Tu
te souviens de ses incontrôlables crises de rage, quand il était petit et qu’il
accusait le monde entier d’être contre lui ? Thorkill m’a raconté que, selon
certaines rumeurs, des ancêtres de Gunhild ont dû être enfermés. Egil le savait et
c’est pour cette raison qu’il ne voulait pas avoir d’enfant avec elle.
— Par le marteau de Thor ! Est-ce qu’Yvaine est au courant ?
— Bien sûr que non. Sur ce point précis, j’ai pris soin d’interroger Thorkill hors
de sa présence. Je ne voulais pas l’effrayer.
Thorolf secoua la tête.
— Malédiction, soupira-t-il. Moi qui n’avais jamais compris pourquoi Egil ne
voulait pas d’autres enfants. Tout est clair, à présent… Que vas-tu faire ?
— Demain, j’irai voir Ragnald, pour vendre le domaine.
— Vendre ?
Thorolf le regarda, les yeux écarquillés.
— Est-ce que ce n’est pas une décision… un peu définitive ?
— Tu sais bien que je ne me suis jamais senti chez moi, ici. Je donnerai à
Othar de quoi vivre correctement avec sa mère, mais…
— Comment, tu vas leur donner de l’argent, après tout ce qu’ils ont fait ?
— Je ne peux pas les laisser sans rien, expliqua Rorik avec une certaine
impatience. D’ailleurs je suis sûr que c’est Gunhild qui a tout manigancé. Othar
n’est qu’un jouet, dans ses mains.
— Le meurtre d’Ingerd reste tout de même impuni.
— Pas tout à fait. L’assassin est mort, et quant à Gunhild elle perd richesse,
pouvoir et réputation. Pour elle, c’est presque pire que le bannissement.
— Mais, et toi ? Tu as besoin d’une base arrière.
Rorik haussa les épaules sans répondre.
Thorolf le fixa un instant sans rien dire non plus, puis il reprit lentement :
— Ragnald voudra sûrement t’acheter Einervik. Le plus jeune de ses fils n’a
pas de terres et songeait à émigrer en Islande avec femme et enfants. Ce serait
une manière de le garder au pays.
— Tout sera donc pour le mieux, approuva Rorik en bâillant un peu. Je vais
rejoindre mon lit, ajouta-t-il en se levant. Tu auras ta part, Thorolf. Egil l’aurait voulu
ainsi.
— Je te remercie sincèrement, mais ce ne sera pas nécessaire.
Contrairement à toi, j’ai fait main basse sur tout l’or et tout l’argent que j’ai pu
trouver, lors de nos raids en Angleterre. Je vais plutôt te suivre pour que tu n’ailles
pas te fourrer dans quelque guêpier…
— Pourquoi irais-je m’exposer à de nouveaux ennuis ? demanda Rorik en
s’éloignant.
— Oui, pourquoi ? grommela Thorolf dans sa coupe à boire.
Il était presque certain de connaître la réponse à cette question, comme à
beaucoup d’autres qui en découlaient. Il savait, par exemple, pourquoi son ami
s’apprêtait à vendre son domaine, sans pourtant faire de projets pour s’installer
ailleurs.
Rorik allait tout à la fois offrir réparation au roi d’Angleterre pour l’enlèvement
de sa cousine et le défier en combat singulier, pour le meurtre de Sitric.
Il allait affronter le roi Edward et, à moins de vouloir tuer le cousin d’Yvaine, il
ne pouvait espérer survivre à la rencontre.

* * *
Il se passait quelque chose d’anormal.
Sur le pas de la porte baigné de soleil, Yvaine regardait le fjord, où une file de
serviteurs chargeait le Dragon des mers.
Ce qui était étrange, c’est que tout ce que comptait la maison seigneuriale y
était embarqué. Le grand bouclier d’Egil, la peau d’ours blanc, roulée et ficelée.
Même le grand lit sculpté du jarl avait été démonté pour être placé à bord.
Et ce n’était pas tout. Dans la maison, l’intendant soldait les comptes des
serviteurs libres. Des esclaves avaient été libérés. Il était clair que Rorik n’avait
pas l’intention de revenir jamais à Einervik.
Yvaine se maudit mentalement pour s’être endormie, la veille, à l’instant où sa
tête touchait l’oreiller. Même si la chose était bien naturelle, après deux nuits
consécutives de veille. Lorsqu’elle s’était réveillée, au matin, la place de Rorik était
encore chaude dans le lit à côté d’elle, mais son mari et amant avait déjà quitté la
chambre.
Elle regarda vers la jetée et remarqua l’emplacement vide, à côté du Dragon
des mers. Othar avait dû prendre le drakkar d’Egil pour aller se cacher au loin,
avec sa mère.
Peu lui importait. Que ces deux-là aillent au diable et tant mieux s’ils faisaient
un long voyage. Elle aperçut Thorolf qui s’entretenait avec un homme d’équipage. Il
devait être au courant des projets de Rorik, mais Yvaine se dit qu’il était bien
douteux qu’il veuille l’éclairer à ce sujet. De toute façon, malgré toute la sympathie
qu’elle avait pour lui, elle n’avait guère envie de lui parler. Elle était sortie de la
maison pour être seule et faire un peu le point.
Elle se tourna vers la montagne ensoleillée et ses pentes couvertes de sapins.
Peut-être pourrait-elle aller s’asseoir sous un arbre et préparer les questions qu’il
lui faudrait poser à Rorik, quand elle le verrait paraître ?
Le bruit d’une porte qui se fermait la décida et elle se mit à escalader la pente,
avec l’étrange sensation d’une menace diffuse qui lui hérissait un peu les cheveux
sur la nuque.
Quelque chose avait changé. Depuis qu’ils avaient quitté la cabane de Thorkill,
Rorik avait semblé tout entier habité d’une froide et inexorable détermination, qui
faisait frémir Yvaine sans qu’elle pût vraiment la comprendre. C’était comme si
toute la passion qui les avait animés cette nuit-là n’avait été qu’un instant de pur
bonheur arraché à la marche normale du temps. Son mari ne s’était pas montré du
tout froid, le matin suivant, ni distant, mais depuis son réveil, il l’avait traitée avec
une sorte de gravité dans l’attention, qui lui faisait peur.
Pourquoi, au nom de Dieu, voulait-il la ramener en Angleterre ? Se reprochait-il
de l’avoir enlevée ? Que croyait-il donc qu’il lui arriverait là-bas ? Certes, elle n’y
serait pas physiquement menacée, mais tout espoir de bonheur lui serait à jamais
interdit. Il aurait dû savoir ce qui se passerait lorsqu’elle serait de nouveau sous
l’autorité d’Edward.
Elle frissonna. Non, elle n’avait plus aucune raison de rentrer en Angleterre. Il
fallait le faire savoir à son cousin, lui écrire un mot de sa main, dans lequel elle lui
raconterait ce qui s’était passé — enfin, en omettant peut-être quelques détails —
et lui assurerait qu’elle était légalement mariée et consentante.
Le merveilleux moment qu’ils avaient passé dans la cabane de Thorkill l’avait
convaincue que Rorik la désirait encore. Lui non plus n’avait plus de raison de
vouloir quitter Einervik. Pourquoi vouloir couper tous les ponts avec la Norvège ?
Et pourquoi cette idée, que Thorolf avait eu le temps de confier à Anna la veille et
que celle-ci venait de lui rapporter, de vendre Einervik ? Avait-il donc tant besoin
d’argent ?
A moins que…
Grands dieux, avait-il décidé d’offrir à Edward une sorte de… compensation ?
Comme si les deux nuits qu’ils avaient passées ensemble, les plus extraordinaires
de toute son existence, l’avaient en quelque sorte dévaluée à ses yeux ?
Elle s’arrêta dans la pente, croisa frileusement ses bras autour de sa poitrine
et refoula ses larmes. Ce serait pire encore que d’être échangée contre rançon.
Rorik ne pouvait tout de même pas avoir passé ces deux nuits fiévreuses avec elle
et l’avoir prise avec tant de passion, pour en payer ensuite un prix convenu,
comme on salarie les services d’une prostituée…
Mais pourtant, il la ramenait en Angleterre.
Le bruit sec d’une branche qui craquait la ramena à la réalité. Elle regarda
autour d’elle et s’aperçut avec surprise qu’elle s’était bien plus éloignée de la
maison qu’elle ne l’aurait cru et était montée haut dans la forêt de sapins, s’y
enfonçant assez profondément.
Elle se retourna pour voir le fjord entre les grands troncs, et la vue de l’eau
sombre la rassura.
Tout était très tranquille. Elle se tourna encore, pour s’assurer que nul ne la
suivait et se convaincre que ce craquement qui l’avait inquiétée avait dû être le fait
d’un petit animal. La forêt silencieuse paraissait suspendre le souffle de ses
milliers de petits bruits pour écouter avec elle.
Rien.
Elle secoua la tête et fit demi-tour, redescendant la pente. Elle n’était pas
montée en ligne droite. A quoi bon ? Tant que l’on gardait le fjord en vue, il était
impossible de se perdre. Il suffisait de rejoindre sa rive et de la suivre jusqu’à la
maison.
Elle maudit sa nervosité en atteignant l’orée du bois. Othar et Gunhild partis,
qu’avait-elle donc à craindre ?
Mais en regardant la rive, elle s’aperçut qu’elle s’était davantage éloignée
qu’elle l’avait cru. Les bâtiments de la ferme n’étaient plus en vue, cachés par le
relief. Devant elle, à mi-pente, entre le fjord et la forêt, s’élevait un monticule de
terre fraîchement remuée. Elle comprit qu’il s’agissait du tertre funéraire d’Egil.
Nulle pierre tombale ne le surmontait encore, mais sans doute Rorik avait-il
laissé ses instructions pour que l’on en érigeât une.
Yvaine se demanda si, avec le temps, elle aurait appris à apprécier le vieil
homme et décida que oui. Sans doute avait-il commis des erreurs dans sa vie,
mais il les avait chèrement payées, par des années de chagrin et de regrets.
Elle regarda fixement le tertre de terre nue qui, dès l’année suivante, se
couvrirait d’herbe tendre et de fleurs sauvages. Laquelle des fautes de son père,
songea-t-elle, Rorik avait-il donc tellement peur de répéter ?
La douleur explosa soudain dans son crâne. Elle sentit ses jambes se dérober
sous elle et battit des bras pour essayer de retrouver son équilibre. Peine perdue.
Le sol de terre remuée sembla monter vers elle. Elle sentit confusément glisser
des ombres, entrevit un sourire grimaçant, puis ce fut l’obscurité.
Elle sut ce qui lui arrivait dès qu’elle revint à elle et en fut terrifiée jusqu’aux
moelles. Son cœur se mit à battre à tout rompre, alors que la vue lui revenait peu à
peu.
La vision qu’elle avait devant elle était comme une déformation de ce qu’elle
avait vécu, voici peu de temps.
Un drakkar, presque identique au Dragon des mers, mais différent, pourtant.
Un équipage de guerriers vikings, mais clairsemé : une douzaine d’hommes tout
au plus. Et sur le pont un capitaine blond, de haute taille, mais au regard mort, avec
sur le visage un mauvais rictus de triomphe. Yvaine referma immédiatement ses
yeux, terrifiée qu’Othar pût découvrir qu’elle avait repris conscience. La douleur
qu’elle ressentait dans son crâne n’était rien auprès de la panique qui lui serrait le
cœur.
Depuis combien de temps gisait-elle ainsi ? Elle n’en savait rien, mais
étrangement, se poser la question la réconfortait un peu ou du moins l’aidait à
résister à l’impulsion de se jeter tout de suite à la mer. Rorik allait se lancer à sa
recherche. Elle n’en doutait pas un seul instant. Il lui fallait survivre, jusqu’à ce qu’il
vienne la sauver.
Mais où Othar l’emmenait-il ? D’après les mouvements du drakkar, ils étaient
déjà en haute mer.
— Cela fait bien longtemps qu’elle est évanouie. Tu l’as frappée si fort que
cela ?
La voix d’Othar. Les doigts d’Yvaine se crispèrent sur les planches du pont.
— Non… Qui est-ce, au fait ?
Le frère de Rorik ignora la question et décocha un coup de pied vicieux dans
les côtes de la jeune femme étendue. Elle ne put retenir un cri de douleur et, se
sachant découverte, roula sur le côté. Tout de suite, elle se redressa et s’assit,
adossée au bastingage. Au moins, elle avait pu s’éloigner de quelques mètres de
son ravisseur.
Renvoyant l’homme d’équipage d’un geste, Othar s’assit devant elle, sur un
baquet retourné, et lui sourit.
— C’est bien, lui dit-il, comme si elle venait de s’éveiller d’un agréable petit
somme. Je commençais à m’ennuyer, à force de n’avoir personne à qui parler.
Yvaine le regarda un moment sans piper mot. Comment concilier ce sourire
avec la folie d’Othar et les fortes présomptions de meurtre qui pesaient sur lui ?
— Et vos hommes ? finit-elle par demander.
— Ah, je ne peux pas tout leur dire, ils ne comprendraient pas. Vous non plus
sans doute, mais quand je vous aurai tout expliqué, vous me serez reconnaissante.
— Reconnaissante ?
— Pour vous avoir sauvé la vie. Ma mère vous aurait tuée.
— Elle a essayé. Un homme…
— Je sais. Elle vous a envoyé Hjorr. Je lui ai dit que cela ne marcherait pas.
J’ai vu combattre Rorik et ce pauvre Hjorr n’avait aucune chance contre lui. Elle
aurait dû m’écouter.
— Ainsi, vous n’aviez pas fui ?
— Pas loin. Derrière une île à quelques milles, au bout du fjord. Je savais que
vous reviendriez avec la pierre. Mais ma mère hait tellement Rorik qu’elle n’a rien
voulu entendre.
Othar se pencha en avant.
— Je crois, confia-t-il en souriant d’un air diabolique, qu’elle est un peu folle.
Elle ne fait même plus la différence entre Rorik et Sitric. Elle vous hait, vous aussi.
Elle n’est plus ce qu’elle était, alors c’est moi qui commande, à présent…
Tout en Yvaine se hérissait devant sa seule présence et son sourire de
dément. Elle se força cependant à rester impassible.
— Où est votre mère, Othar ?
— Elle est restée dans l’île. Je n’allais pas la laisser vous tuer, n’est-ce pas ?
De plus, elle me croit incapable d’échafauder un plan. Mais elle se trompe.
— Vous avez laissé Gunhild dans une île ?
— Quelque chose comme ça, éluda le jeune homme.
Yvaine sentit un nœud lui étrangler la gorge. Un affreux soupçon l’effleurait, une
idée tellement hideuse qu’elle ne parvenait pas même à l’envisager vraiment.
Othar lui tapota amicalement le bras et sourit de nouveau.
— Je vais donner une bonne leçon à Rorik, dit-il d’une voix suave. J’ai un
bateau, un équipage et je vous ai, vous.
— Où allons-nous ? lui demanda-t-elle d’une voix douce et égale, tâchant de
conserver Othar dans son humeur du moment, point trop agressive et dangereuse.
— En Irlande, cela vous plaira beaucoup. Ma mère, elle, n’était pas d’accord.
J’ai cru qu’elle était de mon côté, mais elle s’est retournée contre moi, comme tous
les autres. Mais pas vous, n’est-ce pas ?
Elle ne sut que répondre. Son esprit battait la campagne. L’Irlande ? Rorik
parviendrait-il à deviner les plans de son frère ou s’épuiserait-il en vain à les
chercher dans toute la mer du Nord ? Il pouvait tout aussi bien prendre n’importe
quelle direction et ne jamais la retrouver.
— Combien de temps cela prendra-t-il ?
— Quelques jours. Nous devons rester en vue des terres. Vous voyez comme
je suis intelligent ? Je ne connais pas la navigation aussi bien que Rorik, alors
nous passerons par les Orcades puis nous ne ferons que de courtes traversées,
d’île en île. Est-ce que ce n’est pas une bonne idée ?
— Si, très bonne.
Othar parut satisfait.
— Je savais qu’elle vous plairait. J’avais envie de vous emmener. Je voulais
vous attirer dans la forêt en vous envoyant un message, mais vous m’avez facilité
la tâche en allant vous promener vers la tombe du vieux…
Yvaine s’éclaircit la gorge.
— Un message ? demanda-t-elle. C’est ainsi qu’Ingerd… ?
— Oui. Ma mère lui a dit de rejoindre Hjorr près du fjord et qu’il lui donnerait sa
récompense…
Il rit affreusement.
— Elle l’a eue, en effet, gloussa-t-il, comme tous ceux qui s’opposent à moi !
Puis son rire se brisa net et il se pencha en avant, les sourcils froncés et l’œil
inquiet.
— Il faudra faire attention à Rorik, vous comprenez, souffla-t-il. Il ne sait pas où
vous êtes, mais il est très fort. Il faudra me dire si vous voyez quelque chose, parce
que je vais être très occupé avec le bateau.
Yvaine approuva d’un hochement de tête pour ne pas le contrarier et quand il
se leva elle fut incapable, durant quelques secondes, d’en faire autant. Il était clair
que le drakkar, tout son équipage et elle-même étaient dans la main d’un fou, qui
n’avait pas une once de l’expérience nautique de son frère.
Yvaine lutta de toutes ses forces contre la panique qui l’envahissait. Elle devait
s’efforcer de rester maîtresse de ses nerfs. Tant que la mer restait calme, il n’y
avait pas de danger immédiat et l’équipage, au moins, paraissait connaître son
affaire.
Elle détailla discrètement les guerriers, du coin de l’œil. Aucun ne lui était
connu. En se souvenant de Gunnar et de Ketil, elle se félicita que l’un soit resté à
Kaupang et que l’autre soit au fond de la mer.
Elle se leva et s’approcha du bastingage. Une fine ligne grise marquait
l’horizon. Ce pouvait être un rang de nuages, comme aussi la côte de Norvège. Le
drakkar faisait route à l’ouest.
Yvaine tâta doucement la bosse encore douloureuse qu’elle avait derrière le
crâne. Ses cheveux étaient toujours tressés, mais le petit foulard qu’elle y avait
noué, à la manière viking, avait disparu. Elle ne se souvenait pas de l’avoir perdu.
A la position du soleil, elle comprit qu’elle avait dû rester évanouie durant de
longues heures.
L’idée d’avoir été touchée par Othar et ses hommes alors qu’elle était
inconsciente lui soulevait le cœur, mais elle s’efforça de n’y plus penser. Elle se
saisit d’une outre accrochée à l’un des boucliers du bastingage et but longuement.
L’eau fraîche lui fit du bien.
« Je survivrai à tout cela », décida-t-elle, les doigts serrés sur l’outre. En mer,
elle était relativement en sécurité. Le danger viendrait lorsqu’ils toucheraient terre.

* * *
Deux jours plus tard, la mer était toujours vide et les yeux d’Yvaine la brûlaient à
force de la scruter. Pour l’instant, en effet, elle avait survécu. Elle n’avait été ni
affamée, ni violée.
Mais par tous les saints, qu’elle était donc épuisée ! Se tenir ainsi
constamment sur ses gardes sapait sa résistance et mettait ses nerfs à vif. Trop
inquiète pour vraiment dormir, elle ne s’autorisait que de brefs assoupissements et
sursautait chaque fois que quelqu’un s’approchait d’elle.
Elle s’était fait une sorte de niche entre deux coffres, non loin de l’endroit, à
l’arrière, où Othar étendait son sac de couchage, en espérant qu’il voudrait bien la
laisser tranquille. S’il ne l’avait pas touchée, pour le moment, le jeune homme la
laissait rarement en paix, bavardant sans cesse, vantant sa propre intelligence et
sa rouerie, quêtant son approbation. Il fallait bien lui répondre pour maintenir sa
bonne humeur et ne pas déchaîner la violence, toujours sous-jacente en lui.
Sa folie effleurait à chaque instant. Quand il houspillait l’équipage pour une
broutille ou que le vent ne tournait pas dans la direction qu’il escomptait. Elle était
dans son regard, comme la fois où il était venu la rejoindre dans la cabane de
bains, et Yvaine redoutait l’instant où elle devrait se retrouver de nouveau seule
avec lui.
Que faire d’autre que ménager sa susceptibilité et faire mine d’acquiescer à
chacune de ses rodomontades ? Son équipage était-il au courant qu’Othar avait
enlevé la femme de son frère ? L’un des hommes, au moins, le savait ; celui qu’elle
avait entendu parler lorsqu’elle était revenue à elle. Pourquoi pas les autres ?
L’aideraient-ils à s’échapper, le cas échéant ? Rien n’était moins sûr, même si elle
les menaçait des représailles de Rorik.
Elle serra frileusement ses bras autour d’elle. Les Orcades n’étaient
vraisemblablement plus très loin. Les hommes demandaient que le drakkar y
relâche, pour s’y approvisionner. Ces îles étaient peuplées de Vikings et donc
sûres, mais Othar semblait rechigner à toucher terre. Devait-elle joindre sa voix à
celles de son équipage et le lui conseiller ? Relâcher les ralentirait et donnerait à
Rorik une chance de les rejoindre, s’il était à leur poursuite. Mais s’ils devaient
passer une nuit à terre, alors Yvaine pressentait qu’elle serait en danger.
Elle ne savait que penser et n’était pas bien sûre que ses prières fussent
encore entendues. Ce qui lui arrivait était-il une punition divine, pour avoir osé
aimer un païen ? Nul doute que les prêtres en jugeraient ainsi, si la question venait
à leurs saintes oreilles.
« Je suis donc une pécheresse, se dit-elle, et le resterai, car je l’aime et je
l’aimerai toujours. Tant pis si cela fait de moi, également, une païenne. »
A cet instant, le visage de la sorcière Katyja revint à sa mémoire, ainsi que ses
mots :
« Il y a un voyage et deux drakkars. L’un qui fuit et l’autre qui le poursuit… Ne
faiblis pas. Car si la mort t’environne, elle ne te touchera pas. »
— Deux drakkars, murmura-t-elle. Oh, Rorik…
Il y avait de la brume sur la mer, des écharpes qui dans la lumière du couchant
créaient des formes vagues et puis soudain…
Elle avait cru voir quelque chose, l’espace d’un instant. Comme si un rayon de
soleil se reflétait sur une surface polie.
Elle essaya de forcer son attention, regarda encore. Rien. Pourtant, elle aurait
juré…
— Nous allons en Irlande, j’ai dit ! cria Othar.
Yvaine se retourna. Le jeune homme était à la barre, mais les autres avaient
abandonné leurs postes et s’étaient rapprochés de lui, en un groupe compact.
L’homme qui l’avait assommée semblait être le meneur et se tenait en avant de
ses camarades.
— On n’est pas venus risquer notre peau, gronda-t-il. Tu ne nous avais jamais
parlé de l’Irlande.
— Eh bien, maintenant j’en parle. Et je suis le chef, Kalf. Le chef !
— Ça se remplace, les chefs, lui rétorqua tranquillement le dénommé Kalf.
Surtout ceux qui mentent. Tu nous as promis du butin…
Il montra Yvaine du pouce et grasseya :
— Il serait peut-être temps de t’exécuter…
Une rumeur d’approbation et de convoitise monta du groupe, si bien qu’Othar
perdit un peu de sa superbe.
— Vous l’aurez votre butin, bredouilla-t-il, et personne ne vous obligera à rester
en Irlande.
Il ajouta, comme traversé, soudain, par une brillante idée :
— Tenez, vous pourrez même prendre ce drakkar.
— Ce serait difficile d’aller où que ce soit sans cela, lui répliqua Kalf avec
mépris. Espèce d’imbécile ! Les Celtes ont chassé nos frères vikings avec l’aide
des Danes, Odin les maudisse ! Si nous débarquons chez eux, ils ne tarderont pas
à nous repérer et à nous mettre en pièces !
— Mais il nous faut aller en Irlande, s’obstina Othar. Rorik n’ira pas nous
chercher, là-bas.
— Rorik ? Pourquoi Rorik nous chercherait-il ? Tu disais que tu l’avais banni.
— Peu importe. Ne voulais-tu pas faire des provisions ?
— Pas en Irlande. Si tu ne mets pas le cap sur l’Angleterre, je le ferai pour toi.
Et je te livrerai aux Danes. Tu n’auras qu’à leur demander de te débarquer en
Irlande. Ça leur épargnera la peine d’avoir à te tuer eux-mêmes !
Othar crispa les mâchoires, mais il était évident, même pour son cerveau
malade, qu’il était seul contre tous.
— Très bien, murmura-t-il, vaincu. Nous irons en Angleterre et nous pillerons
une ville ou deux.
Il n’y eut pas un seul cri de joie ou d’approbation. Les hommes regagnèrent
leur poste dans un silence éloquent et lourd de menace.
Kalf resta un long moment à dévisager Yvaine avant de s’éloigner à son tour.
La jeune femme s’adossa peureusement au bastingage. Le sort lui laissait un
peu de temps. Un petit répit avant de devoir affronter Othar. Ou, peut-être, à mettre
à profit pour tenter de s’échapper, une fois l’Angleterre atteinte. Kalf pourrait-il
accepter de l’y aider ? Il semblait craindre Rorik.
Elle l’ignorait, mais il y avait une chose dont elle était sûre, c’était qu’une fois
de plus elle ne dormirait pas, cette nuit.

* * *
— Ils virent de bord, cria l’homme de vigie, qui avait été envoyé à la pomme du
mât. On dirait qu’ils mettent le cap sur l’Angleterre.
Thorolf fit signe qu’il avait bien entendu et se tourna vers Rorik.
— Tu crois qu’ils nous ont repérés ? lui demanda-t-il.
Rorik gardait les yeux fixés sur la ligne d’horizon.
— Si nos informations sont exactes, dit-il, Othar n’a qu’une douzaine
d’hommes. Il ne peut se payer le luxe d’en envoyer un en tête de mât.
Thorolf vit les mains de son ami se crisper sur la barre avec tant de force qu’il
se demandait si le bois n’allait pas éclater.
— Du moins, je l’espère, acheva sombrement Rorik.
— Allons, reprit Thorolf, je suis sûr qu’elle n’a rien. Ce soir, nous serons assez
près pour les forcer à s’approcher de la terre et, à l’aube, nous les aborderons. Tu
récupéreras Yvaine, saine et sauve.
Rorik ne répondit rien. Oui, il reprendrait celle qu’il aimait. Il lui fallait en être
certain. Toute autre idée le rendrait fou. La seule pensée de la laisser seule, une
nuit encore, parmi ces brutes le révulsait. Tout son instinct lui hurlait de ne pas
attendre et de donner la chasse dès à présent, tant qu’il restait un peu de lumière.
Mais il savait pourtant qu’il devait attendre, car son frère était par trop imprévisible.
S’il allait, s’apercevant qu’il était poursuivi, entrer en crise et s’attaquer à elle, avant
que ses poursuivants ne puissent la délivrer ?
Il la reprendrait. Il le fallait. Il réussirait…
Ou il en mourrait.
Chapitre 14

Des cris percèrent le rideau de sommeil qui s’était abattu sur Yvaine.
L’épuisement, un peu avant l’aube, avait finalement eu le dessus sur sa vigilance.
Tout de suite, elle se redressa. Avant qu’elle eût pu comprendre ce qui lui arrivait,
une main l’empoigna par sa tresse et la mit rudement sur ses pieds.
— Traîtresse, hurla Othar à ses oreilles, vous deviez veiller et m’avertir !
Elle vit son poing se lever, s’abattre et, dans un éclair de douleur, s’écroula sur
le pont. Immédiatement elle voulut se relever : pas question de rester pantelante
aux pieds de cette brute. Mais déjà, il courait d’un bout à l’autre du drakkar, sans
objectif précis.
— Bas les rames, hurlait-il à ses hommes, bas les rames ! Hissez la voile.
C’est à la voile qu’il faut fuir !
Stupéfaite, Yvaine leva la tête vers le mât. La voile était hissée et gonflée à
bloc, depuis plusieurs heures. Ne le voyait-il pas ?
Il repassa près d’elle en soliloquant.
— Non, il faut aborder, aborder et fuir dans les terres. Tu m’entends, Kalf ?
Pourquoi les rames ne sont-elles pas sorties ?
« Sainte Mère de Dieu, songea-t-elle, il est devenu complètement fou ! »
Elle avait elle-même du mal à recouvrer ses esprits. Rampant comme elle le
pouvait, elle alla se pelotonner contre le bastingage, puis se releva à demi pour
regarder ce qui se passait autour du drakkar.
Une masse sombre devant elle, à quelque distance. La terre. Ils mouillaient
dans une large baie, environnée de collines. Et juste devant elle, sur la première
pente, en arrière de la plage…
Elle écarquilla les yeux. Etaient-ce des tentes ? Difficile de l’affirmer, avec
cette brume.
Othar passa à côté d’elle en tenant un coffre, qu’il lança par-dessus bord, sans
se soucier des cris de rage de son propriétaire.
se soucier des cris de rage de son propriétaire.
— Imbécile, finit-il par lui répliquer, le poing levé. Il a mis un bouclier rouge à sa
proue. Il recherche le combat !
Le combat ? Mais qui ?
Soudain, elle le vit. Le Dragon des mers, sous sa voile rouge et blanche qui
claquait au vent, avec sa proue sculptée qui fendait les flots. Effectivement, il
arborait le bouclier rouge en signe de défi et il les rattrapait.
— Rorik ! s’écria-t-elle.
Son cri fut emporté par le vent, mais Othar l’entendit. Il se rua sur elle et voulut
l’entraîner.
— Laisse-la, lui cria Kalf.
Yvaine eut l’impression que le guerrier ne savait pas vraiment qui elle était,
mais commençait à se douter qu’elle n’était pas une captive ordinaire, une fille
indocile qu’Othar aurait enlevée par jeu.
— Tu te conduis comme un imbécile, lui dit-il. Si c’est bien Rorik, il ne doit pas
avoir l’intention de nous combattre en mer, puisque sa voile est hissée.
— Bien sûr que c’est lui, aboya Othar. Crois-tu que je ne reconnais pas le
bateau de mon frère ?
— Bon, c’est donc lui. Alors, tu ferais bien de tout m’expliquer.
— Je suis la femme de Rorik, lança Yvaine. Othar m’a…
— Silence !
La voix du jeune homme était glaciale, à présent. Aussi froide que la dague
qu’il pressait contre la gorge de la jeune femme.
« J’ai déjà ressenti cette peur et ce dégoût, se dit-elle. La nuit où j’ai été
agressée, sur la plage. »
Othar écarta un instant sa dague, força Yvaine à se pencher par-dessus le
bastingage, le poing sur sa nuque, puis tout de suite, elle sentit la lame revenir se
placer contre son cou.
— Pas un geste, intima-t-il à Kalf, ou je lui coupe la gorge.
Comme le reste de l’équipage, l’intéressé s’immobilisa et ne bougea pas plus
qu’une statue.
Yvaine voyait les vagues danser sous ses yeux. Personne à bord ne pouvait
l’aider, mais elle n’allait pas mourir. Pas quand Rorik était si proche.
— Othar, dit-elle dans un souffle, si tu me tues, Rorik te poursuivra jusqu’en
enfer, il…
— Mais je ne veux pas te tuer, ma jolie, ricana-t-il. Je veux seulement retarder
mon frère. Et j’espère que tu te seras noyée, quand il te repêchera…
Sur ces mots, la lame s’écarta encore de son cou et tomba à la mer. Othar,
instantanément, saisit Yvaine par les hanches.
Et il la fit basculer par-dessus bord.

* * *
— Nous le tenons, Rorik. La crainte de devoir nous affronter le pousse à la
côte, comme tu le prévoyais. Il est tombé dans le piège.
Rorik maintint le cap du drakkar, sans répondre à Thorolf et sans quitter des
yeux le bateau de son frère. Le soleil s’était levé à présent et l’éblouissait. Laquelle
de ces minuscules silhouettes, au loin, pouvait bien être Yvaine ?
— S’il est suffisamment préoccupé par la poursuite que nous lui donnons,
expliqua-t-il enfin, il ne pensera pas à lui faire du mal.
Il essayait désespérément de s’en persuader lui-même.
— Elle est vivante, s’écria soudain son ami, la main en visière au-dessus de
ses yeux. Regarde, juste à côté du mât, avec Othar. Mais… Par Odin, il l’a jetée
par-dessus bord !
Rorik donna un coup de barre si violent que le bateau se pencha
dangereusement sur tribord. Au même instant, la tête de la jeune femme disparut
derrière une vague. Rorik agrippa violemment son ami par l’épaule.
— Prends la styri, lui ordonna-t-il en débouclant déjà sa ceinture.
— Attends ! lui cria Thorolf en prenant précipitamment la barre qu’il lui tendait.
Le drakkar avance plus vite que toi. Et puis, Yvaine sait nager. Tout ira bien, je vais
amener le bateau dans le vent…
En retirant ses bottes et sa tunique, Rorik scrutait la surface de la mer.
— Elle doit être empêtrée dans sa robe, répondit-il, et avec ces maudites
broches… Là ! Elle refait surface.
N’y tenant plus, il plongea en une courbe longue et puissante.
Thorolf étouffa un juron en tirant sur la barre. Il venait de comprendre pourquoi
Rorik n’avait pas voulu attendre. Le courant la poussait droit vers eux. Il lui fallait
soit virer de bord, soit louvoyer pour ne pas risquer de la voir disparaître sous la
coque. Deux manœuvres qui prenaient du temps.
Mais Rorik était un excellent nageur. Thorolf pria ses dieux que son ami pût
sauver celle qu’il aimait avant qu’elle ne fût complètement épuisée.

* * *
Le choc de l’eau froide qui se refermait sur elle acheva de rendre à Yvaine
toute sa conscience.
Elle battit vigoureusement des jambes pour revenir à la surface, mais rien ne
se produisit. Sa cotte et sa chainse, gorgées d’eau, entravaient ses mouvements.
Lorsqu’elle essaya de s’en libérer, elle se sentit couler encore et la panique la prit
à la gorge. Elle lutta pour se débarrasser de ses lourdes broches. Elle ne voyait
rien et sa poitrine la brûlait terriblement.
Enfin, l’une des broches s’ouvrit, puis l’autre, et elle put se débarrasser de son
surcot. Au même instant, par miracle, ses chevilles se libérèrent. Sa tête creva la
surface une fraction de seconde plus tard.
Elle chercha frénétiquement le drakkar de Rorik, mais une vague puissante
l’engloutit de nouveau. Quand elle refit surface, elle constata que la mer creusée lui
cachait la côte, mais que le courant semblait l’emporter au large. Certes, elle
pouvait se maintenir à la surface, mais lutter contre la puissance des flots était
impossible. Ses fines chaussures lui semblaient des boulets de plomb à ses
chevilles et sa cotte menaçait à chaque instant de s’empêtrer encore, entravant le
mouvement de ses jambes.
Et puis tout à coup, le Dragon des mers apparut, tout proche. Elle ouvrit la
bouche pour crier, mais une vague la submergea encore et elle avala une grande
gorgée d’eau salée.
Puis un bras solide passa entre les siens par-derrière. Elle se sentit soulevée,
sa tête se posa sur une épaule.
— Tout va bien, ma chérie, mon amour si brave. Je te tiens…
— Rorik…
Elle voulut se tourner, but de nouveau.
— Là, ne bouge pas. Nous y sommes presque.
Et en effet, ils furent tout de suite contre la coque rassurante du drakkar. Des
dizaines de main se tendirent pour la soulever hors de l’eau et la hisser sur le pont.
Un instant plus tard, Rorik enjambait à son tour le bastingage, son corps puissant
ruisselant sur les planches. Immédiatement, il la reprit dans ses bras, paraissant
défier les dieux eux-mêmes d’oser encore les séparer.
— J’avais peur, si peur de ne pas arriver à temps, murmura-t-il. Je t’ai vue
couler à pic et j’ai cru…
Sa voix se brisa et il dut s’interrompre.
— Je suis là, je suis sauve, murmura Yvaine.
Puis elle enfouit son visage dans l’épaule de Rorik et éclata en sanglots.
Il la laissa se calmer un peu avant de soulever son visage et d’essuyer ses
larmes.
— Dis-moi, demanda-t-il, une lueur de glace et d’acier dans ses yeux. Othar a-
t-il essayé de t’étourdir avant de te jeter par-dessus bord ?
— Non, il m’avait frappée, mais un peu avant. Il n’obéit plus à aucune logique. Il
est devenu fou à lier. Rorik… Je crois… j’ai l’impression qu’il a tué Gunhild.
— Oui, nous avons trouvé son corps sur la grève, dans une île, à la sortie du
fjord d’Einervik. Elle avait été étranglée.
— Etranglée ? répéta Yvaine, horrifiée. Dieu ait pitié de son âme !
Elle s’aperçut qu’elle frissonnait et que sa commisération n’en était pas la
seule cause.
— Par le Hel, gronda Rorik à son tour, affalez-moi cette voile et aux avirons,
tous ! Malheur à celui qui tournera la tête vers l’arrière, d’ici que je l’autorise. Je la
lui trancherai moi-même !
Il entraîna Yvaine vers la poupe.
— Viens, mon amour, lui dit-il, il ne faut pas garder sur toi ces vêtements
mouillés. Tu pourras enfiler ma tunique.
Thorolf vint fourrager dans un sac de toile, les yeux pudiquement baissés.
— Il y a un mantel quelque part par là, expliqua-t-il embarrassé.
Il le tendit à Rorik et retourna vers l’avant comme si le diable était à ses
trousses.
Le chef viking défit les derniers vêtements trempés d’Yvaine, en la dissimulant
du mieux qu’il pouvait. Il lui fit enfiler sa chainse et sa tunique, puis la couvrit du
mantel qu’il noua autour d’elle à l’aide d’un bout de filin.
— Il faudra le tenir un peu pour que tu puisses marcher, lui dit-il doucement,
mais c’est toujours mieux que rien.
— Oui, Rorik, mais…
— Tu es épuisée, observa-t-il doucement et il passa gentiment son doigt le
long de sa joue. Tu n’as pas dormi depuis ton enlèvement, n’est-ce pas ?
— Toi non plus, lui répondit-elle sur le même ton, en regardant la ligne de sa
mâchoire et les ombres qui passaient dans ses yeux.
— C’est vrai, je l’avoue, admit-il doucement. Puisque je vivais un cauchemar,
avais-je besoin de le retrouver dans mon sommeil ?
Elle éclata de nouveau en sanglots et, comme il la serrait plus fort dans ses
bras, elle soupira :
— Ce n’est rien… que la fatigue.
— Tu pourras te reposer bientôt…
Du geste, il l’incita à s’asseoir et c’est alors qu’elle remarqua qu’il n’avait
emporté aucun coffre. Il n’y avait guère, à bord, que des hommes et des armes.
Sans doute Rorik avait-il voulu alléger le drakkar au maximum, pour faciliter la
poursuite. C’est donc directement sur les planches du pont qu’elle s’assit.
— Othar ne te touchera plus, à présent, dit Rorik d’un ton déterminé, en
reprenant la barre.
Yvaine sentait la coque vibrer, emportée par l’effort des rameurs. Ses larmes
se tarirent.
— Où allons-nous ? demanda-t-elle.
— A sa poursuite.
— Pour… le ramener en Norvège ?
— Non.
Ce simple mot la fit bondir sur ses pieds, le cœur dans la gorge.
— Rorik, non… Tu ne vas pas le tuer, n’est-ce pas ?
— Othar a signé son arrêt de mort quand il a posé la main sur toi, lui répondit-
il, le regard fixé droit devant lui.
— Mais il ne peut mourir de ta main. Je t’en prie, ne fais pas cela.
Cette fois, il se tourna vers elle.
— Tu t’inquiètes donc du sort d’Othar ? s’enquit-il, surpris.
— Non, c’est toi qui m’importes, répondit-elle d’une voix douce, mais en
soutenant son regard. Il est ton frère et il a perdu la raison. De plus, il n’avait pas
l’intention de me tuer. S’il m’a jetée par-dessus bord, c’était pour te retarder et
t’empêcher de le rejoindre.
— De toute façon, il n’ira pas bien loin, intervint Thorolf, qui se tenait
discrètement à quelques pas en fixant la côte avec attention. Il vient de débarquer,
ajouta-t-il calmement, et il va peut-être avoir quelques ennuis…
Yvaine et Rorik regardèrent à leur tour. Plusieurs colonnes d’hommes d’armes,
venus de la colline, confluaient vers la plage.
— Voilà exactement ce qu’il nous faut, remarqua Rorik avec calme. Tomber au
milieu d’une bataille !
Il se tourna vers ses hommes et leur lança :
— Qu’on décroche le bouclier rouge et hissez le blanc à la place !
— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Yvaine.
— Arborer un bouclier blanc à sa proue signifie que l’on veut parlementer,
expliqua Rorik. Si ces hommes sont des Danes, ils le savent.
— Et si ce sont des Saxons ?
— Alors, il n’y a plus qu’à espérer qu’ils connaissent les usages des Vikings.
— Mon Dieu, Rorik, dit Yvaine, Othar ne vaut pas que…
Elle s’interrompit, quelque chose de particulier ayant attiré son regard. La main
en visière, elle scruta la côte.
C’étaient bien des tentes, que l’on voyait à flanc de colline et au-dessus de la
plus grande…
— L’étendard de Wessex, s’écria-t-elle. Rorik, c’est l’étendard du roi ! Edward
en personne est à la tête de ces hommes !
Pendant ce temps, le Dragon des mers s’échouait doucement sur le rivage.

* * *
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Thorolf à mi-voix alors que, ayant sauté sur
le sable, ils étaient immédiatement encerclés par les hommes d’armes.
— Je pense qu’Edward va vouloir nous poser quelques questions, répondit
Rorik en aidant Yvaine à débarquer. Dis aux hommes de rester à bord. Si l’un
d’eux met la main sur une arme, il m’en répondra.
— Il faudrait encore qu’il en ait le temps, murmura Thorolf en observant la
petite cohorte qui encerclait la plage.
Yvaine, elle, regardait le visage impassible de Rorik et pressentit une menace.
Il avait cet air de résolution résignée qui lui faisait si peur.
— Rorik, lui souffla-t-elle, je parlerai à Edward d’abord, il…
— Non.
Un guerrier vint droit sur eux, l’épée à la main. Il était de haute stature et portait
un casque de cuir qui ne dissimulait pas son visage barbu. Ses yeux vifs
examinèrent le drakkar, s’arrêtèrent un instant sur le bouclier blanc accroché à sa
proue puis vint s’arrêter sur la femme et les deux hommes qui venaient de
débarquer. Echappant à Rorik, Yvaine se rua vers lui et se jeta à ses pieds.
— Edward, non, je t’en supplie, s’écria-t-elle. Votre majesté, s’il vous plaît, ne
tuez personne !
— Yvaine ?
Interloqué, le roi fit un pas en arrière et la fit se relever, l’examinant avec une
évidente surprise.
— Par la croix, c’est toi, ma cousine ? Tout le monde te croyait morte. Le
prêtre de Selsey nous a écrit pour nous dire que tu avais été enlevée par des
Vikings… Le félon qui a voulu te tuer ne nuira plus à quiconque. Qui que puissent
être ces gens, ajouta-t-il en montrant Rorik et Thorolf, je leur dois des
remerciements, pour t’avoir ramenée saine et sauve.
— Oui, mon cousin, approuva Yvaine. As-tu pu voir, de là-haut, ce qui s’est
passé ?
— Suffisamment pour tenir mes hommes prêts quand ces sauvages ont
débarqué. Leur chef offrait de me livrer une certaine « dame d’Einervik », je n’y
comprenais rien et je voyais bien qu’il était fou, mais quand il a prononcé ton
prénom, j’ai su qu’il était ton ravisseur et je l’ai occis.
— Oh, tu as tué Othar, murmura Yvaine en voyant l’épée du roi tâchée de sang.
Au même instant, elle le vit se figer.
— Le bonjour à toi, roi Edward, dit calmement Rorik.
Yvaine se sentit blêmir. Ses oreilles bourdonnaient et elle dut se faire violence
pour se tourner de nouveau vers son mari.
— Rorik…, dit lui aussi très calmement Edward. Tu m’as causé bien des
soucis, ces dernières années, et décimé beaucoup de mes soldats. Mais je
suppose que je dois tirer un trait sur tout ceci, à présent.
— Tu sais pourquoi j’ai fait tout cela.
— Oui, je le sais.
Il leva un sourcil ironique.
— Est-ce terminé ou dois-je finalement payer de ma vie la mort de Sitric ?
— C’est terminé, dit Rorik d’un ton bref. Et ma vengeance ne se serait jamais
étendue jusqu’à toi.
— Tu m’en vois soulagé.
Yvaine secoua la tête, qui commençait à lui tourner, à force de les regarder
alternativement, l’un et l’autre.
— Vous vous connaissez ? murmura-t-elle, stupéfaite.
Ils se tournèrent vers elle avec un bel ensemble et elle eut l’impression qu’ils
avaient tous deux oublié sa présence. Mais en voyant ses vêtements d’emprunt et
ses cheveux trempés, Edward s’écria :
— Mais, ma pauvre cousine, regarde-toi. C’est un miracle si tu es encore
debout…
— Que crois-tu donc, beau cousin ? le coupa-t-elle, les mains sur les hanches.
Je viens d’être enlevée, une fois de plus, jetée à la mer et sauvée par un homme
qui n’écoute rien de ce que je lui dis. Tout cela pour découvrir que lui et toi vous
vous connaissez assez pour échanger des plaisanteries à demi-mot auxquelles je
ne comprends goutte ! Tu voudras donc bien excuser une certaine négligence
dans ma mise et un peu de flottement dans mon humeur !
— Je crois qu’elle va mieux, remarqua Rorik d’une voix égale.
— Je le crois aussi, dit Edward. On dirait que la toute jeune fille que j’ai
envoyée à Selsey est devenue une forte femme.
— En effet, lui répondit Yvaine du tac au tac, et puisque c’est une enfant
innocente que tu as envoyée à Selsey, Edward, tu es en dette avec moi.
— Un instant, ma mie, intervint doucement Rorik en la prenant par le bras. Le
roi, votre cousin, n’est pas habitué à votre manière un peu… directe de négocier.
Laissez-moi en parler avec lui…
Yvaine vit les sourcils d’Edward se soulever de nouveau de surprise.
— Dois-je comprendre, cousine, que tu avais à te plaindre du mari que je t’ai
donné ?
— Pouvais-tu ignorer que l’homme était une brute et un monstre ? répliqua
sèchement Rorik.
L’œil d’Edward flamboya un instant.
— Ah ça, me prendriez-vous tous deux pour un entremetteur de village ?
demanda-t-il avec la même impatience. Cela avait été arrangé entre des
intermédiaires, comme le veut l’usage. Par tous les saints, mon père venait de
mourir ! Le sire de Selsey m’avait été recommandé par mes conseillers et…
Il hésita un instant, devant le regard glacé de Rorik, et acheva, marmonnant
presque :
— Je ne le connaissais pas.
— Alors, laisse-moi t’éclairer, murmura Rorik, la voix dangereusement nette.
Edward fronça les sourcils.
— Mais que veut dire ceci ? demanda-t-il au Viking en haussant le ton. As-tu
donc eu le temps de tout savoir de ma cousine, rien qu’en la repêchant à ton
bord ? Ou bien aurais-je dépêché un peu trop vite celui que je croyais être son
ravisseur ?
— Si tu ne l’avais fait, je l’aurais tué moi-même, gronda Rorik.
— Oh non, Rorik, murmura Yvaine.
Sans la regarder, il la prit par le bras et la poussa vers son cousin, d’une
manière qui serra le cœur de la pauvre jeune femme.
— Allons, sire roi, dit-il, ta cousine ne doit pas rester ici. Y a-t-il une femme, à
ton camp, qui pourrait s’occuper d’elle ?
— Bien sûr ! Je n’y songeais pas…
Il claqua des doigts.
— Wulf ?
L’un de ses guerriers s’avança.
— Escorte dame Yvaine jusqu’au camp. Cette femme qui partage ta tente et
ton lit a à peu près la même taille qu’elle. Je veux qu’elle prenne soin de ma
cousine.
— Mais…, voulut protester l’intéressée.
— Allez, lui dit Rorik d’un ton sans réplique. Il ne va rien se dérouler ici qui
nécessite votre présence.
Mais qu’allait-il donc se passer ?
— Oui, insista à son tour le roi. Ce n’est pas ta place. Nous te rejoindrons
lorsque je me serai occupé du reste de ces pirates.
Elle avait oublié l’équipage d’Othar. Elle se tourna et les découvrit tous en
ligne, à genoux, les poignets liés dans le dos. Pour l’instant, ils étaient tous en vie,
mais…
Elle n’en vit pas plus, Rorik la faisant pivoter d’une main ferme avant qu’elle pût
vraiment comprendre que ce qui ressemblait à un tas de chiffons, au bout de la file,
était le cadavre du pauvre fou.
— Je vois que tu n’obéis pas plus à ton cousin qu’à moi, lui souffla-t-il entre
ses dents. Je ne t’ai pas tirée de l’eau pour te voir attraper mal. Va, ou je te porte
moi-même jusqu’au camp !
Yvaine capitula.
— Très bien, soupira-t-elle, mais seulement si tu me jures que tu ne tueras
personne.
— Je n’ai pas l’intention de trucider qui que ce soit.
Etrangement, cette affirmation ne la rassura pas. Elle se tourna vers son
cousin.
— Edward, me promets-tu de ne plus faire couler le sang ?
— Est-ce ainsi que je devrai payer ma dette ? demanda tranquillement le roi
sans quitter Rorik des yeux. En ne tuant personne qui soit impliqué dans ton
enlèvement ? C’est bien, j’accepte.
— Seul Othar avait l’intention de me faire du mal, expliqua-t-elle. Les autres ne
savaient pas qui j’étais.
Elle savait bien que le roi ne pourrait se satisfaire de cette explication
sommaire, mais au moins pouvait-elle avoir l’esprit en paix, sur le point de savoir
si son mari et son cousin allaient ou non s’entretuer.
Une crainte insidieuse demeurait, cependant : l’ayant ramenée saine et sauve
en Angleterre, Rorik n’allait-il pas reprendre la mer sans un regard, ni un mot pour
elle ?
Elle leva les yeux vers lui.
— Je voudrais vous remercier comme il se doit, seigneur, pour m’avoir sauvé
la vie et avoir veillé sur moi… Plus tard, peut-être…
Le ton était d’une politesse toute mondaine, mais ses yeux délivraient un autre
message.
Rorik releva le coin des lèvres et une lueur amusée parut dans ses yeux. Elle
s’aperçut alors combien ces manières de grande dame pouvaient paraître
absurdes, dans l’étrange tenue où elle se trouvait, avec les gouttes qui tombaient
encore, une à une, de ses cheveux détrempés.
Mais tandis que, très honteuse, elle se troublait, il prit sa main, la porta à ses
lèvres et déposa un baiser au creux de sa paume.
— Ne t’inquiète pas, lui souffla-t-il à l’oreille. Je te rejoindrai. Où que tu sois.

* * *
Plusieurs heures plus tard, elle commençait à douter de ces belles paroles.
Rorik ne l’avait toujours pas rejointe et l’on était venu lui dire que le roi la
demandait.
Elle obéit à la requête royale avec un mélange d’espoir et d’appréhension.
Pourquoi n’avait-elle pas revu Rorik de toute la journée ? Edward, ayant promis de
ne pas le tuer, l’avait-il banni du royaume et avait-il repris la mer sans pouvoir, ou
vouloir, lui dire adieu ? Pourtant sa promesse, « Je te rejoindrai où que tu sois »,
résonnait encore à ses oreilles tandis qu’elle se hâtait vers la tente du roi, sous la
lumière rougeoyante du jour finissant. Elle était reconnaissante du prêt de
vêtements plus conformes à son sexe — un mantel vert et une robe de laine d’un
rose passé — mais se demandait s’ils étaient suffisamment présentables pour
être arborés à une audience royale. Toutefois, elle décida qu’une mise modeste ne
messiérait pas, surtout si l’on pensait à la façon dont elle s’était conduite sur la
plage. Elle mordit ses lèvres pour ne pas sourire à ce souvenir. Qu’est-ce qui lui
avait pris, de parler ainsi à son roi et suzerain ? Elle se souvenait d’Edward à
l’époque où il n’était encore qu’un jeune prince, aimable avec elle, mais assez
distant, comme il seyait à un cousin plus âgé et appelé à exercer un jour de hautes
responsabilités. Depuis, il avait mûri et portait la couronne depuis déjà plusieurs
années. Il était douteux que l’exercice du pouvoir l’ait habitué à l’indulgence.
Elle allait le vérifier bientôt. On écartait pour elle le pan de toile qui ouvrait la
tente royale. Le cœur battant, elle y pénétra.
— Ah ! ma cousine !
Le souverain se leva de son fauteuil, contourna sa grande table de travail et
vint vers elle.
— Edward, où est Rorik ? Que t’a-t-il dit ? Où sont les deux drakkars et leurs
équipages ? demanda-t-elle sans reprendre haleine un seul instant.
Puis, instantanément, elle poussa un soupir effrayé et bredouilla :
— Oh, sire… pardon !
Et elle plongea dans une profonde référence.
Le roi se mit à rire.
— Ne te donne pas cette peine, Yvaine, dit-il avec une pointe de sarcasme. Ne
sommes-nous pas cousins ? Oublions l’étiquette. Je viens de passer l’après-midi
à traiter avec des gens qui devraient m’être reconnaissants de leur laisser la tête
sur les épaules et…
— Qui ?
— Tu vas toujours droit au but… Tu es bien la jeune personne qui m’informait
qu’elle acceptait le mari que je lui proposais pour servir la couronne, mais que je
ferais bien de m’en souvenir !
Il retourna s’asseoir.
— Sache que Rorik m’a raconté tout ce que Ceawlin de Selsey t’a fait. Je me
reproche de ne pas m’être assuré que tu étais bien traitée, mais au nom du ciel,
pourquoi ne m’as-tu pas écrit pour demander de l’aide ?
— Mais je l’ai fait, répondit Yvaine, déçue qu’il n’ait point répondu à sa
question. Ceawlin a déchiré ma lettre et m’a enfermée dans mon logis en me
privant de nourriture. Les serviteurs étaient bien trop effrayés pour pouvoir m’aider.
Et puis… Ceawlin n’a jamais levé la main sur moi qu’une seule fois…
— Oui, c’est ce que m’a dit Rorik.
Il lui désigna un siège avec un brin d’impatience.
— Il m’a aussi raconté tout le reste… Je crois que je ne comprendrai jamais
ces maudits Vikings ! Voilà un homme qui a fait la guerre durant des années
contre son propre peuple, pour venger ce Sitric que seule sa stupidité a fait
pendre, et maintenant que j’ai tué son frère, il me dit que j’aurais dû l’envoyer au
gibet, lui aussi, comme le criminel qu’il était. Incompréhensible !
— Son propre peuple ? Mais en ce temps-là, il ignorait que sa mère était une
Saxonne d’Angleterre.
— Je ne l’entendais pas ainsi. Je le considérais comme l’un des nôtres. Nous
étions amis, Dieu le maudisse ! Savais-tu qu’il a même été baptisé ?
— Comment !
— Ah, tu l’ignorais ? Oui, bien sûr, pourquoi te l’aurait-il dit ?
— Oui, pourquoi ? répéta Yvaine avec amertume.
Mais elle ne pouvait s’offrir le luxe du ressentiment.
— Les Vikings ont un sens de l’honneur très exigeant, se contenta-t-elle
d’expliquer. Comment en est-il venu à être baptisé ?
— Ah, le sujet t’intéresse donc ?
— Pure curiosité, grommela-t-elle.
— Eh bien, quand mon père a signé un traité avec Guthrun, le roi des Danes,
celui-ci a embrassé la foi catholique. Rorik est entré à son service quelques
années plus tard et il a été dûment baptisé, lui aussi. Mais le roi Guthrun est mort
un ou deux mois après. Le traité a été rompu et les alliés vikings des Danes ont
repris leurs expéditions.
— Qu’a fait Rorik ?
— Quand Sitric est parti vers la Normandie, Rorik, lui, a pris la direction de nos
côtes. Il n’avait que vingt ans, alors, et mon père l’avait remarqué car il avait été
envoyé à sa cour comme messager. Il s’est mis alors à partager son temps entre
la Norvège et l’Angleterre. Tu l’as peut-être rencontré, alors, mais bien sûr, tu
n’étais qu’une enfant.
— Que s’est-il passé, ensuite ?
— Pendant l’une des absences de Rorik, il y eut une bataille navale entre des
vaisseaux danes et cinq des nôtres. Nous la perdîmes, mais les Danes eurent de
nombreuses avaries, qui les contraignirent à venir réparer à terre.
— Et ? insista Yvaine.
— Père les fit capturer et ordonna qu’on les pende. Il semble que Sitric et ses
hommes étaient du lot. Lorsque Rorik l’a appris, il a juré de les venger.
— Mais il ne t’a pas personnellement menacé, ni le roi Alfred ?
— Est-ce que cela devrait m’inciter à l’indulgence ? grommela Edward en
tapotant nerveusement l’accoudoir de son fauteuil.
— Il m’a ramenée et… j’ai une dette envers lui. Doublement, puisqu’il m’a
débarrassée de Ceawlin. Je dois m’en acquitter…
Elle regarda autour d’elle, le cœur battant.
— Si du moins, murmura-t-elle, il est toujours ici ?
— Oh, il ne doit pas être loin, soupira le roi. Tu ne vois pas les drakkars, parce
que le Dragon des mers a été tiré au sec, au pied de la falaise, et que Thorolf a
accepté de ramener l’autre en Norvège. Puisque tu as insisté pour que les
vermines qui servaient Othar aient la vie sauve, ils sont à son bord, mais
enchaînés.
A nouveau, Yvaine regarda autour d’elle.
— Je ne sais pas même où nous sommes, expliqua-t-elle.
— Non loin de Chester, expliqua le roi. Je songe à y établir une forteresse.
— Je suppose que Rorik devra attendre ici le retour de Thorolf ?
— Je le suppose aussi.
Edward la regarda un instant sans rien dire et laissa tomber :
— Si nous parlions un peu de ton avenir ?
— Que veux-tu dire ?
— Tu es une riche veuve, ma cousine. Il te faut un mari pour tenir ton rang et
administrer tes terres. J’ai bien l’intention de t’en donner un.
Elle le regarda, horrifiée.
— Tu veux me renvoyer à Selsey ?
— Pourquoi pas ? Ceawlin n’y est plus. Un homme fort et qui n’a pas encore
de terres à lui. Un guerrier avec le dos assez large pour supporter ton ardent
caractère…
— Mais…
Elle ne put prononcer un seul mot de plus, tant sa gorge était serrée. Que
faire ? Révéler à Edward qu’elle était déjà mariée à Rorik ? Il balaierait cette
objection d’un revers de main. N’avait-elle pas dit et répété elle-même que ces
noces païennes n’avaient aucune valeur ?
— Tu auras tout le temps de penser à cela sur le chemin de Winchester,
demain.
— Demain ? Tu me renvoies ?
— Oui.
Il claqua dans ses mains et Wulf parut à l’entrée de la tente.
— Il faut te reposer. C’est un long voyage. Je t’enverrai un message quand tout
sera arrangé.
Il lui donnait son congé. Elle ne pouvait le croire. Elle se leva lentement de son
siège, blanche comme une morte. Non, elle ne devait pas s’abandonner à la
panique. Il y avait sûrement une solution. Il lui fallait seulement la découvrir.
Chapitre 15

Le soleil était déjà couché lorsque Yvaine trouva enfin la tente de Rorik. Des
feux de camp s’allumaient çà et là, répandant alentour la bonne odeur du bois brûlé
mêlée à celle, plus agréable encore, des viandes rôties. Nul ne faisait attention à
elle.
Tenant sous son bras le paquet de vêtements qui lui servait de prétexte, elle
gratta le rideau de cuir qui fermait la tente.
— Entrez.
Un frisson la parcourut quand elle reconnut la voix de Rorik. Le cœur battant à
tout rompre, elle obéit.
Il était assis derrière une table et examinait quelques parchemins. La tente
était en outre meublée d’un lit de camp, d’un coffre et de deux sièges. Sur la table,
un chandelier était déjà allumé.
Rorik leva les yeux à l’entrée de la jeune femme, puis se leva et resta un instant
sans parler.
— J’étais avec Edward, murmura-t-elle, sinon je serais venue plus tôt.
— Tu ne devrais pas être là, répondit-il. Tu vas mieux ?
— Oui, je…
— Tu as l’air bien fatiguée encore…
Doucement, comme timidement, il avança sa main et caressa sa joue.
— Ce que je veux dire… c’est que tu ne devrais pas être… seule avec moi, à
cette heure-ci.
— Il n’est pas si tard, répondit-elle d’une toute petite voix étranglée. Je t’ai
rapporté tes vêtements.
— Merci.
Mais il ne fit pas un geste pour les prendre et resta simplement là, à la
regarder.
— Je suis heureuse que Thorolf ait pu rentrer si vite en Norvège, reprit-elle.
— Je suis heureuse que Thorolf ait pu rentrer si vite en Norvège, reprit-elle.
Anna doit l’attendre avec beaucoup d’inquiétude.
— Oui…
Il jeta un coup d’œil vers la porte.
— Je crois…, commença-t-il, hésitant.
Oh non ! Il n’allait pas se débarrasser d’elle aussi vite. Elle s’écarta de lui avant
qu’il pût prendre son bras, déposa le paquet de vêtements sur une chaise puis alla
s’asseoir sur le lit, en espérant que Rorik ne remarquerait pas son agitation.
Il lui fallait rester calme.
Calme ! Quelle dérision. Comment rester calme, quand sa raison de vivre était
ainsi en jeu ?
— Rorik, demanda-t-elle doucement. Veux-tu me parler de Sitric ?
Il hésita, comme s’il allait lui demander de sortir au plus vite de sa tente, mais il
devait avoir senti sa résolution à y demeurer, car il soupira :
— Que veux-tu savoir ?
— Pourquoi avoir tenu à le venger, pendant toutes ces années, alors qu’il était
le premier responsable de ce qui lui est arrivé ?
Il haussa les épaules.
— Je crois que je vengeais ses hommes, plutôt que lui.
— Je ne pense pas que tu serais parvenu à tuer Alfred, ni Edward.
— Sans doute pas. En fait, j’étais furieux contre Sitric, tout autant que contre
Alfred. Je pensais que tous deux m’avaient trahi. Pour un Viking, la pendaison est
la mort la plus infâmante. Mon père a failli devenir fou quand il l’a su. Sa santé s’est
beaucoup détériorée, dès ce moment-là. Et puis, les hommes de Sitric ne
méritaient pas de finir ainsi. Ils n’avaient fait qu’obéir à ses ordres.
Yvaine sourit tristement.
— Je suppose qu’il faut être un homme et un guerrier, de surcroît, pour trouver
qu’il existe une hiérarchie dans les façons de mourir…
— Je te laisse juge, lui dit-il à mi-voix. Tu en as été tout près toi-même, ce
matin.
— Oui, mais tu m’as sauvée.
— Après avoir été le premier à te faire courir des risques…
Elle fronça les sourcils.
— Comment cela ?
— Rien de tout cela ne serait arrivé si j’étais resté près de toi, à Einervik.
— Rien ne serait arrivé si je n’étais pas partie me promener en forêt et,
surtout, si je ne t’avais pas poussé à aller voir Thorkill. Au fait, comment as-tu su
qu’Othar m’avait enlevée ?
— Un vieux voisin, qui avait navigué avec mon père, a vu passer son drakkar
dans le fjord. Cela l’a surpris et il est venu me prévenir. Je n’ai pas été long à faire
le lien avec ta disparition. Ensuite, nous avons interrogé les gens du village et
appris qu’Othar avait recruté quelques hommes.
Yvaine baissa les yeux.
— Je suppose que je n’aurais pas dû m’aventurer seule aussi loin. J’ai été
frappée derrière la tête, alors que je me trouvais devant la tombe de ton père.
— C’est ma faute et jamais je ne me le pardonnerai.
— Mais non, Rorik. Comment aurais-tu pu deviner ce qu’Othar avait en tête ?
— Peut-être…
Mais le ton de sa voix disait trop qu’il n’était pas convaincu.
— Lorsque nous avons remonté le fjord, jusqu’à l’embouchure, nous avons vu
beaucoup d’oiseaux de mer qui tournaient en criant autour d’un îlot, j’ai bien cru…
Le cœur d’Yvaine se mit à battre.
Car c’était un bien puissant sentiment qui déformait ainsi les traits de Rorik, à
l’évocation de ce souvenir. Elle faillit se lever pour se jeter dans ses bras, mais
c’est lui qui vint soudain s’asseoir à côté d’elle.
— C’était le corps de Gunhild qui avait été abandonné là. J’ai compris
qu’Othar était devenu complètement fou et j’ai d’autant plus redouté…
Elle posa sa main sur la sienne.
— Une fois à son bord, il ne m’a plus touchée, Rorik. Je te le jure.
— Je remercie les dieux pour cela et aussi pour m’avoir fait deviner quelle
route il allait suivre.
Il se leva aussi vivement qu’il s’était assis et alla regarder, sans le voir, le soir
qui tombait sur le camp. La lumière diminuait davantage à chaque minute qui
passait.
— Yvaine, lui demanda-t-il tout bas, sans se retourner, pourquoi t’es-tu
précipitée vers Edward, sur la plage, ce matin ?
— Parce que j’avais peur de ce qu’il te ferait, s’il apprenait que c’était toi qui
m’avais enlevée, à Selsey.
Il hocha la tête, resta silencieux un long moment, puis se tourna vers elle.
— La nuit est presque tombée, je te raccompagne à ta tente.
Croyait-il donc qu’elle allait accepter de rester encore toute une nuit dans
l’expectative ? Elle ne bougea pas d’un pouce.
— Quoi que j’aie pu dire à Edward, il me semble que cela n’a guère
d’importance. Lui et toi, vous paraissiez bons amis.
— Je crois que cela en a bel et bien une. Mais ce n’est ni le lieu ni l’endroit
d’en discuter. Je pense à ta réputation. Au moins, au moment de ton enlèvement,
Anna et Britta t’accompagnaient…
Sa réputation ? A bout de nerfs, elle aurait voulu pouvoir hurler.
— Je ne m’inquiéterais pas trop de cela à ta place, lui dit-elle, en espérant
qu’il ne remarquerait pas le tremblement de sa voix. Lorsque j’ai vu Edward, tout à
l’heure, il pensait déjà à me marier, de nouveau.
Rorik se retourna brusquement pour lui faire face, ses yeux lançant des éclairs.
— Je me demandais si tu allais en parler, dit-il entre ses dents. Edward n’a
pas manqué de m’en avertir, moi aussi. Il a le projet de te voir bien mariée, cette
fois, et en bonne voie de fonder une famille, à ce qu’il dit. Ce qui ne semble pas
soulever chez toi beaucoup d’objections.
— Au début, si, mais…
— Comment ?
— Je dis que…
Il la fit taire d’un geste, marcha vers la porte, rouvrit le rideau, revint vers la
table et se saisit du chandelier. Puis il se tourna vers elle.
— Ne bouge pas, lui dit-il en montrant le lit. Reste là !
— Et ma répu…
Mais il avait déjà quitté la tente. Il revint presque immédiatement et reposa le
chandelier sur la table avec une telle force que le plateau trembla et que les petites
flammes vacillantes faillirent s’éteindre. Yvaine eut beaucoup de mal à réprimer un
sourire.
— Ainsi, tu n’y vois plus d’objection ? demanda-t-il d’un ton bref. Edward veut
te remarier au mieux de ses intérêts et tu n’as pas un seul mot de protestation ?
— Non, car…
Le reste se perdit dans le soupir qu’elle poussa quand il la prit dans ses bras.
— Trois fois déjà, j’ai cru te perdre, lui dit-il sans changer de ton, il n’y aura pas
de quatrième fois.
— Trois ?
Cette fois, elle ne réprima pas son sourire. Le cœur d’Yvaine bondissait de
joie. Rorik la tenait dans ses bras et il tremblait comme s’il avait la fièvre.
— Oui, trois fois. Quand j’ai appris que j’étais le fils d’une esclave, quand
Othar t’a enlevée et quand tu t’es précipitée vers Edward, sur la plage…
Elle jeta ses bras autour du cou de Rorik.
— Mais je t’ai dit pourquoi je l’avais fait.
— Par les dieux…
Il enfouit son visage dans les cheveux de miel de sa bien-aimée.
— J’ai cru que tu voulais me fuir… J’ai pensé… Mais tu parles des projets
d’Edward comme si appartenir à un autre homme t’était égal.
— Parce que je n’étais pas sûre de tes sentiments. J’avais peur d’être
sacrifiée à ton honneur ou, pire encore, que tu n’éprouves que de la pitié pour moi.
Egal ? J’étais désespérée !
— Désespérée ?
Il la regarda au fond des yeux et elle vit dans les siens le jeune homme qu’il
avait été, avant que la vengeance ne marque durablement ses traits.
— Au-delà du désespoir.
Elle toucha timidement sa joue. De vives émotions passaient dans les
prunelles de Rorik : l’amour, la tendresse et le manque.
— Tu t’étais éloigné de moi, murmura-t-elle. Après cette nuit dans la cabane
de Thorkill et aussi ce matin. Il y avait quelque chose en toi que je ne pouvais
atteindre.
— Ne le voulais-tu pas ? demanda-t-il tout bas.
Elle se hissa sur la pointe des pieds et effleura ses lèvres des siennes.
— Je t’aurais suivi jusqu’en enfer, Rorik. Je t’aime.
— J’ai mis longtemps à comprendre combien je voulais t’entendre dire cela,
reconnut-il. Je crois que je t’ai aimée tout de suite, dès que je t’ai vue attachée à
ce pilier, blessée et tellement courageuse. Il a fallu que je perde tout le reste pour
m’apercevoir que tu étais tout ce que je désirais au monde.
Yvaine lui sourit à travers le voile de ses larmes.
— J’avais tant besoin de l’entendre, murmura-t-elle.
— Alors, entends-le. Je t’aime…
Il l’embrassa.
— Elksnan… Bien-aimée…
Il se pencha et l’embrassa avec tant de ferveur qu’elle en perdit toute
conscience d’elle-même. Ils n’étaient plus deux être distincts, mais un seul. Il était
sien, elle était à lui, par leurs deux corps serrés l’un contre l’autre, par les mots
sans suite qu’ils prononçaient, par leurs deux cœurs qui n’en faisaient plus qu’un.
— Je ne te quitterai jamais, murmura-t-il, et jamais je ne te laisserai en
épouser un autre.
— Cela n’arrivera pas…
— Non, par les dieux, je dirai à Edward que tu attends un enfant de moi. Ou
même… Lorsque tu es arrivée, j’étais en train de réfléchir à un nouvel enlèvement.
— Tu m’enlèverais ? Tu défierais le roi d’Angleterre ?
— Bien sûr, si tu m’aimes. J’étais même prêt à le tenter si je n’en étais pas sûr,
car je me disais qu’après tout, il était évident que tu ne me détestais pas.
— Je t’aime. Je n’aime que toi. Mais qu’allons-nous faire ?
Un frottement sur le pan de cuir de la tente les interrompit. Yvaine se figea et
ses doigts se crispèrent sur les épaules de Rorik. Celui-ci la lâcha doucement et
alla ouvrir.
Wulf, le familier du roi, entra. Yvaine se demanda nerveusement depuis
combien de temps il était là et ce qu’il avait pu entendre exactement.
— Seigneur, dit-il en tendant un parchemin, le roi vous envoie ce message.
Il sourit à Yvaine sans paraître surpris le moins du monde de la trouver là.
— Aucune réponse n’est nécessaire, acheva-t-il, et il tourna les talons pour
sortir de la tente.
Rorik déplia le parchemin.
— Que te dit-il ? demanda Yvaine, raidie et s’attendant au pire.
A sa grande surprise, son mari, en lisant, se mit à arborer un sourire très
semblable à celui de Wulf. Puis il rejeta la tête en arrière et se mit, cette fois, à
éclater d’un grand rire.
Interdite, Yvaine se demanda si les nouvelles étaient donc si terribles que son
bien-aimé en avait perdu la raison.
Rorik finit par s’apercevoir de son interrogation anxieuse et il expliqua :
— Edward a décidé que puisque j’avais causé la mort de beaucoup de ses
guerriers, je devais, en réparation, superviser l’organisation de sa marine de
guerre. Pour marquer mon allégeance, il me suggère d’épouser une certaine
veuve de sa connaissance.
— Epouser une certaine… Oh !
Yvaine serra les poings.
— Si j’accepte, je dois me présenter à lui, avec cette fameuse veuve, dans une
heure, pour qu’un prêtre puisse nous marier. Une heure…, répéta-t-il pensivement.
— Je ne lui pardonnerai jamais, explosa Yvaine. Pendant toute la journée, il
nous a joués, nous a tourmentés… Mais pourquoi ?
— Pour me punir, répondit Rorik. Un aveugle aurait pu voir ma réaction à
l’exposé de ses projets. Sachant que les menaces n’auraient pas d’effet, il a usé
d’un stratagème plus subtil pour se venger.
— Mais moi, s’indigna encore Yvaine. Pourquoi veut-il tirer vengeance de
moi ? Que fait-il de mes sentiments ?
— Il les utilise, voyons. Il doit bien rire, en ce moment, en apprenant que tu as
couru me rejoindre sous ma tente.
— Je n’ai pas couru, lui rétorqua-t-elle avec dignité, mais je ne lui pardonnerai
jamais. Jamais ! J’entrerai plutôt au couvent. Cela mettra fin à tous les projets de
mariage que pouvait concevoir Edward. Jamais il n’oserait défier la Sainte Eglise.
C’était ce que je voulais faire, de toute façon, si tu m’avais dit que tu ne m’aimais
pas.
— Mais je t’aime, murmura-t-il près de sa bouche. Je n’aime que toi.
— Et moi, que toi. Fais-moi l’amour, Rorik. Je veux être à toi, là, tout de suite.
Il sourit en montrant le lit.
— Ceci n’est pas notre confortable couche d’Einervik, mais une pauvre
paillasse militaire… bien trop dure pour toi…
Elle sourit. Quelque chose était en train d’éclore en elle, comme une fleur, et de
se répandre comme les eaux d’un ruisseau. La certitude que, toujours, elle
connaîtrait l’amour, la volupté et la sécurité entre ses bras. Il l’aimait. Elle ne voulait
pas attendre pour être de nouveau à lui et, comme il la tenait serrée contre lui, elle
sentait bien que lui non plus.
Semblant deviner ses pensées, il demanda, avec un petit sourire :
— Ne préfères-tu pas attendre que nous soyons mariés ?
— Mariés ?
Elle lui rendit son sourire d’un air innocent, le regardant à travers ses longs cils.
— Tu veux dire, chrétiennement, par le prêtre d’Edward ?
Il sursauta.
— Petite sorcière, tu savais ?
— Mon cousin m’a prévenue, peu avant que je te rejoigne. Mais moi, je voulais
d’abord être sûre de ton amour.
— Je t’aimerai toujours, dans cette vie comme dans l’autre. J’en fais le
serment ici, au moment où nous allons partager cette couche, avant de le répéter
devant un prêtre.
— Alors, je me donne à toi, Rorik d’Einervik, pour l’éternité.
Ensuite, il n’y eut plus autant de paroles prononcées et même plus guère de
mots articulés…

* * *
Au-dehors, tout était calme. Des sentinelles veillaient sur le camp, à quelque
distance. Les chevaux et les chiens somnolaient. Dans le ciel indigo s’allumaient
les premières étoiles. Rorik et Yvaine ne les voyaient pas. Ils reposaient dans les
bras l’un de l’autre.
Lorsque, plus tard, ils rejoignirent la tente royale pour y être dûment mariés, les
flambeaux et les chandeliers, allumés çà et là, illuminèrent leur route, comme s’ils
les guidaient vers leur long et très heureux avenir commun.
TITRE ORIGINAL : THE VIKING’S CAPTIVE
Traduction française : BLANCHE VERNEY
HARLEQUIN®
est une marque déposée par le Groupe Harlequin
LES HISTORIQUES®
est une marque déposée par Harlequin S.A.
Photos de couverture
Sceau : © ROYALTY FREE/FOTOLIA
Bijoux : © DEMIAN-FOTOLIA/ROYALTY FREE
Femme : © GRAPHICOBSESSION/FELIX WIRTH/FANCY/ROYALTY FREE
Réalisation graphique couverture : G. CHILOSI
© 2003, Julia Byrne. © 2007, 2012, Harlequin S.A.
ISBN 978-2-2802-5506-6
Cette œuvre est protégée par le droit d'auteur et strictement réservée à l'usage privé du client. Toute
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