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4.2.

2 L’examen médico-légal des maltraitances infantiles -


Interview du Docteur Sandra Pannizotto
Aurélien Partoune :
Bonjour à tous. Aujourd’hui, nous allons aborder de nouveau le sujet de la maltraitance
infantile. Je suis ici au service universitaire de pédiatrie du CHR de la citadelle à Liège, et je
vais interviewer le docteur Sandra Pannizzotto, qui est spécialisée dans la prise en charge de
la maltraitance infantile sous toutes ses formes.
Aurélien Partoune :
Bonjour, chère consœur.
Sandra Pannizzotto :
Bonjour.
Aurélien Partoune :
Première question. Nous sommes ici dans ce qu’on appelle la cellule maltraitance. Qu’est-ce
que la cellule maltraitance ?
Sandra Pannizotto :
La cellule maltraitance, c’est une équipe pluridisciplinaire qui existe depuis 15 ans maintenant.
Ici, sur le site de la citadelle, cette équipe pluridisciplinaire [est composée de] psychologues,
assistants sociaux, pédiatres, pédopsychiatres, éducateurs spécialisés, psychomotricien. [Il
s’agit donc] d’une équipe étoffée. Notre travail à deux missions. La première, c’est le dépistage
de toute situation de maltraitance au sein du service universitaire de pédiatrie, mais aussi au
sein de l’institution. [Par] exemple, un collègue d’une autre spécialité qui serait en proie à une
difficulté avec un patient. [Dans ce cas], on réfléchit avec notre collègue à comment travailler
la quiétude de la maltraitance. Notre deuxième mission, c’est la réalisation de bilans médicaux
psychosociaux en maltraitance infantile sous mandat des services protectionnels, c’est-à-dire
soit le SAJ, soit le SPJ. Ce sont des bilans qui durent quatre semaines avec des critères
d’hospitalisation très strictes, puisqu’on se dit que l’hôpital n’est pas un lieu de vie pour
l’enfant, et donc il est important que l’hospitalisation lui soit bénéfique. [Quels sont donc ces
critères ?] C’est un danger grave et imminent qui empêche le bilan de se faire en ambulatoire.
C’est la nécessité d’un milieu neutre, c’est-à-dire d’un endroit où l’enfant va pouvoir se
déposer sans être soumis aux interactions ou à l’influence de la parole d’un adulte qui pourrait
l’influencer. [C’est aussi] l’échec préalable d’un bilan en ambulatoire. Ce qui fait que dans
l’entonnoir, avec tous ces filtres-là, nous avons des situations extrêmement critiques et
sévères que nous prenons en charge dans tous les cas de maltraitance et tous types de
maltraitance.
Aurélien Partoune :
D’accord. Vous avez parlé de ce qui se passe lorsqu’un collègue rencontre des difficultés, une
suspicion de maltraitance. Dans une autre vidéo, nous avons vu ensemble comment repérer
la maltraitance infantile lors de l’interrogatoire d’un enfant, de ses parents, et lors de l’examen
clinique de l’enfant. Concrètement, dans quel genre de situation va-t-on repérer un enfant qui
est suspect de maltraitance infantile ? Est-ce aux urgences, est-ce chez le médecin traitant, à
l’école ?
Sandra Pannizotto :
Il y a tout un tas de voies d’entrée. Cela peut être à l’école — un enfant qui arrive par exemple
avec des bleus ou qui a un comportement qui interpelle parce que son comportement change.
Il faut faire très attention à un enfant dont le comportement change brusquement par
exemple. Cela peut être bien sûr que chez le médecin traitant. Cela peut être un enfant qui a
des brûlures, des lésions, ou bien qui dit des choses qu’il vit à la maison qui sont compliquées.
Cela peut être aux urgences pédiatriques. Cela peut être à la faveur d’une hospitalisation pour
autre chose où on se rend compte que l’enfant, par exemple, vient pour une bronchiolite —
c’est un petit bébé —, mais neurologiquement, il n’a pas l’air d’aller bien. On se dit donc qu’on
va faire d’autres examens. On tombe alors éventuellement sur ce qu’on appelle un trauma
crânien non accidentel et infligé. Toutes ces situations sont des portes d’entrée avec ce qu’on
appelle des lésions sentinelles qui doivent mettre la puce à l’oreille, et à partir de là nous faire
réfléchir sur un mode diagnostic à une potentielle maltraitance.
Aurélien Partoune :
D’accord. Vous avez abordé tout à l’heure le sujet de l’abord pluridisciplinaire de la
maltraitance. Et vous avez dit qu’il y avait l’intervention de psychologues et d’assistants
sociaux. On n’a pas encore parlé de la justice. Cela veut-il dire que l’on n’intervient pas
toujours avec la justice face à la maltraitance ?
Sandra Pannizotto :
Effectivement, il faut savoir qu’en Fédération Wallonie-Bruxelles, les situations de
maltraitance, quand elles sont prises en charge par les services protectionnels, et notamment
le SAJ, elles sont régies par un code, qui est le code de l’Aide à la jeunesse, qui date de 1991,
et qui a été retravaillé en 2018. La première notion, c’est la déjudiciarisation et l’aide consentie
Pourquoi ? L’idée, c’est qu’il y a tout un tas de situations de maltraitance qui sont
intrafamiliales, qui doivent être travaillées en intra familiales, mais avec une notion qui est la
notion de systémique. Cela veut dire qu’il y a quelque chose qui dysfonctionne au sein de la
famille, avec des choses qui agissent sur l’enfant. La question c’est, est-ce que c’est possible
de travailler avec cette famille pour que cette maltraitance s’arrête, soit métabolisée aux soins
de la famille, et qu’on puisse alors permettre à l’enfant de continuer à développement
correct ? Il y a des situations où on ne fait pas l’économie d’un signalement à la justice des
maltraitances graves. Sont signalées aux services d’aide à la jeunesse, et également au
parquet, les situations de danger grave et imminent. Il est clair que si un enfant arrive roué de
coups aux urgences, et qu’on veut l’hospitaliser, et que la famille refuse de l’hospitaliser, on
ne va pas dire : « OK, il retourne et on verra lundi. » Donc, à ce moment-là, on a besoin de
s’adjoindre l’aide et des services protectionnisme, et de la justice. Tout ça est à chaque fois
réfléchi dans l’intérêt supérieur de l’enfant, et peut aussi être retravaillé, c’est à dire qu’une
situation dans un premier temps travailler au sein du SAJ dans une notion de déjudiciarisation
peut par après parce qu’on se rend compte, à la faveur d’un bilan comme on fait ici par
exemple, qu’il y a des choses encore plus graves qui qui se révèlent. À ce moment-là [on va
se] dire : « On a besoin aussi d’avoir aussi une sollicitation de la justice. » C’est très clinique.
Aurélien Partoune :
D’accord. Vous avez abordé un point vraiment important, parce que dans la tête des gens,
lorsqu’on parle de maltraitance infantile, beaucoup de gens pensent à des bourreaux
d’enfants. Ici, vous avez parlé de dysfonctionnements dans la famille. Cette image des
bourreaux d’enfants, cela colle-t-il à la réalité ? En général [quel est le profil des parents
maltraitants] que vous rencontrez ?
Sandra Pannizotto :
On peut rencontrer tout un tas de situations diverses. Il est clair que tous les parents
maltraitants ne sont pas des bourreaux d’enfants. On peut voir des maltraitances
extrêmement graves avec un processus très motivé, assez sadique, mais ce n’est pas la
majorité des situations. La première chose à retenir, c’est que la maltraitance, ça existe dans
tous les milieux socioculturels, vraiment toutes les couches de la société, et qu’être maltraité
dans un milieu socioculturel favorisé, c’est un facteur de risque supplémentaire. Pourquoi ?
Parce qu’on serait peut-être, nous intervenants, professionnels, plus rétifs à la diagnostiquer
dans des milieux auxquels on peut s’identifier. Ce que l’on voit comme situation, ce sont des
parents qui sont parfois dépassés, des parents qui sont épuisés, des parents qui ont eux-
mêmes subi des choses compliquées dans leur enfance, qui reproduisent des schémas violents
parce qu’ils ne savent pas comment faire autrement. On peut voir aussi des situations, par
exemple, de passage à l’acte violent, comme dans le cas du bébé secoué. On sait qu’on est
dans la période périnatale, c’est très compliqué. Le bébé vient de naître. Donc toutes ces
situations sont vraiment variées et variables. Cela veut dire qu’il faut travailler ça presque au
cas par cas. Mais non, tous les parents — et heureusement — ne sont pas des bourreaux
d’enfants, parce que sinon notre travail n’aurait pas lieu d’être, puisque notre travail, c’est de
réfléchir à comment est-ce qu’on retravaille une parentalité pour protéger l’enfant, et qu’il
aille bien. L’enfant maltraité, lui, ce qu’il veut, c’est être dans une famille qui prend soin de lui.
Aurélien Partoune :
Ici, vous abordez vraiment un point clé. Loin de l’image des bourreaux d’enfants, beaucoup de
parents maltraitants sont avant tout des parents dépassés. On comprend dès lors beaucoup
mieux pourquoi la prise en charge n’est pas forcément judiciaire, pourquoi est-ce qu’on fait
intervenir des psychologues, des assistants sociaux, des médecins, sans parler des policiers,
des médecins légistes, ou des magistrats. J’aimerais maintenant aborder avec vous la question
de l’attitude des parents. Comment les parents réagissent-ils lorsqu’on leur dit que leur enfant
est maltraité ?
Sandra Pannizotto :
La première chose qu’on leur dit d’abord, c’est qu’on est inquiets. On est très tracassés pour
leur enfant. Comme nous on est médecins, en tout cas on est soignants, la première chose
qu’on dit, dans le diagnostic aigu — je ne parle pas de bilan où des choses ont déjà été
travaillées —, c’est finalement : « Nous on ne sait pas qui a fait quoi, quelqu’un a fait du mal
à votre bébé, la question c’est : “Comment allez-vous le protéger ?”. » Donc, on commence
par ça. On dit les choses, on nomme les choses en toute transparence. C’est vraiment
important de dire et de ne pas essayer de louvoyer le diagnostic. Il faut vraiment être très
franc et très transparent. On explique. « Mais voilà, cette fracture, ce n’est pas un accident. »
« Cette lésion cérébrale, ce n’est pas un problème de coagulation, c’est une violence qui a été
faite sur votre enfant. » Après comment réagissent-ils ? De nouveau, c’est très variable.
Certains se fâchent, certains nient ou sont dans le même dans le déni, « il ne s’est rien passé »,
ce qu’on appelle les lésions magiques. Ce sont parfois des histoires que l’on [entend]. Un
enfant arrive avec plusieurs fractures d’âges différents, ou plusieurs ecchymoses d’âges
différents, et personne ne sait comment c’est arrivé. « C’est arrivé spontanément. » Alors
qu’on sait que cela n’est pas possible. Les réactions, elles sont variables. C’est tout l’intérêt —
comme vous le disiez très justement — d’avoir des équipes pluridisciplinaires qui peuvent
reprendre ça par après, après l’annonce du diagnostic. Un psychologue, un assistant social,
[une fois le premier moment de sidération passé] peuvent travailler ça en disant : « OK, mais
qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Votre bébé, ou votre petit garçon, ou votre petite fille a subi
des violences. Il va falloir travailler ça. »
Aurélien Partoune :
D’accord. Ici vraiment, on insiste sur un point clé. Quand on écoute le docteur Pannizotto, on
réalise que les mots clés de la prise en charge par l’équipe médicale vis-à-vis des parents, c’est
la neutralité, c’est la bienveillance, c’est une attitude empathique vis-à-vis des parents : les
comprendre avant de les juger, mais aussi de ne pas les juger. Parfois — vous l’avez évoqué
—, il y a des situations dramatiques. Parfois, vous parlez même de parents qui se sont révélés
sadiques, et même particulièrement violents. Dans ce cas-là, on fait appel à la justice. Arrive-
t-il qu’un enfant soit retiré à ses parents et que ses parents ne puissent plus lui rendre visite
ici, à l’hôpital ?
Sandra Pannizotto :
Il faut savoir que si des restrictions de visites sont mises en place, ce sera par le magistrat. Ce
n’est pas le médecin qui décide que tel ou tel parent ne peut pas venir. Cela, c’est la première
chose. Il y a des situations — vous avez parlé de bienveillance, de neutralité, d’empathie —,
moi je rajouterais, malgré tout, le cadre. On est cadrant, c’est-à-dire que la neutralité, elle est
certes bienveillante, mais elle est aussi cadrante. On pose un cadre aux parents, parce que
notre objectif premier, c’est de protéger l’enfant. Il arrive, dans des situations dramatiques —
comme vous l’avez évoqué — que, par exemple, [ça peut être de dire au terme d’un bilan que]
cet enfant ne peut pas rentrer à la maison, c’est trop dangereux. Il va de nouveau subir des
violences physiques, psychologiques, autres, et de donner une orientation de placement,
orientation qui sera alors décidée et appliquée soit par le service de la jeunesse, et puis parfois
déplacement via le magistrat. À ce moment-là, l’enfant ne voit plus ses parents à 100 % du
temps. [C’est] ce qu’on appelle une parentalité qui est partielle. L’enfant aura, par exemple,
des visites médiatisées avec un tiers qui va garantir sa sécurité, qui va garantir le fait qu’il n’ait
pas trop peur, qu’il soit à l’aise lors des moments de rencontre. Et puis, [il y a aussi] des équipes
qui travaillent ça avec la famille pour voir si dans un délai moyen à plus long terme, il est
possible de réintégrer l’enfant en famille. Tout cela est bien évidemment complexe, et doit
être à chaque fois réanalysé. Par exemple, dans le cadre de nos bilans, sous mandat, les
parents ne restent pas à l’hôpital — puisqu’on a vu un cette notion d’entonnoir et de critères
très stricts, donc de situation grave. Les parents viennent rencontrer leur enfant deux fois une
heure semaine, dans ce local-ci d’ailleurs, en visite strictement médiatisée par l’éducateur.
Cela veut dire qu’il n’y a pas de moment où l’enfant est seul. Si l’enfant est plus petit, si c’est
un bébé, il y a besoin d’établir un lien, en tout cas de le garder, et donc là le cadre peut être
élargi si ça ne met pas l’enfant en danger. Mais effectivement, il y a des moments où les
parents n’ont plus accès à leur enfant suite au placement.
Aurélien Partoune :
Un peu plus tôt, vous avez parlé de l’intérêt supérieur de l’enfant, une expression
intéressante. Qui détermine l’intérêt supérieur de l’enfant ? Qu’est-ce que c’est ?
Sandra Pannizotto :
Qui le détermine, ça, c’est compliqué. D’abord, la loi, la Convention internationale des droits
de l’enfant. Il y a les valeurs morales, et il y a aussi l’intérêt supérieur de l’enfant sur le plan
médical. Par exemple, qu’est-ce qui est bon pour l’enfant ? Qu’est ce qui est bon pour lui à un
moment T ? Cela peut être variable.
Aurélien Partoune :
Mais les grandes lignes alors ? On sait qu’un enfant a besoin de soins, qu’il a besoin d’une
alimentation, qu’il a besoin d’un environnement approprié, stable, rassurant, qu’il a besoin
d’aller à l’école. Vis-à-vis des parents, un enfant a-t-il toujours besoin de ses deux parents ?
Est-ce qu’on essaie de le maintenir le plus possible avec ses deux parents ? Comment cela se
passe-t-il par exemple ? Ses frères et sœurs aussi, on peut imaginer.
Sandra Pannizotto :
Il y a des situations où — et de nouveau, c’est très clinique — l’enfant dans son intérêt ne
reste pas avec un des deux parents, parce que ce parent [commet] des violences graves,
qu’elles soient physiques ou psychologiques. On se dit donc : « Ce parent-là, l’enfant ne peut
pas retourner chez lui, par exemple. » Une autre notion, c’est quand on a des fratries, au terme
du bilan, ils ont forcément des âges différents. Doivent-ils rester ensemble ? On essaie de tout
faire pour les garder ensemble, mais parfois ça n’est pas possible. On réfléchit à ce qui est bon
pour eux. Parfois, il y a des fratries où on se dit qu’être un peu séparé, ce n’est pas plus mal.
Avoir des moments entre frères et sœurs, mais ne pas être 100 % ensemble, parce que
l’histoire familiale fait « que ». C’est assez variable, et de nouveau, très clinique et réfléchi. On
voit ici que la notion de l’intérêt supérieur de l’enfant est une notion… Il y a évidemment des
bases communes sur l’hygiène, l’alimentation, la scolarisation, mais c’est quelque chose qui
doit être hautement personnalisé. Dans tous les cas, on essaie au maximum de garder l’enfant
dans sa famille, à moins qu’elle ne soit manifestement dysfonctionnelle.
Aurélien Partoune :
J’aimerais maintenant aborder la question des soignants. On sait que parfois, il y a beaucoup
de colère, et beaucoup de tristesse face à un enfant qui est maltraité. Est-ce que la prise en
charge psychologique, c’est aussi pour les soignants ? Y a-t-il parfois des difficultés dans votre
équipe ?
Sandra Pannizotto :
Les équipes qui spécifiquement travaillent la maltraitance doivent être avant tout formées.
Dans les formations, on se doit de travailler ça, réfléchir à « qu’est-ce qui me mobilise à
travailler en maltraitance » dans ma propre histoire. On n’est pas tous des enfants maltraités
bien heureusement, mais on a tous vécu des choses plus ou moins difficiles, ou plus ou moins
compliquées, ou plus ou moins gaies. Il y a toujours quelque chose qui nous mobilise. On ne
vient pas pédiatre en maltraitance, ou médecin légiste pour rien. Il y a toujours quelque chose
qui nous pousse. Dans les équipes, on est formés à mettre de la juste distance, à ne pas se
laisser envahir par l’émotion de l’enfant ou du parent, parce que sinon on ne travaillerait pas
bien. On serait constamment soit dans la colère, soit dans la tristesse. Or, il faut réfléchir, il
faut analyser. Cela ne veut pas dire qu’on n’est pas touchés. Mais ce qu’il est très important
d’avoir, c’est ce que l’on appelle des « supervisions des équipes » pour ses équipes
pluridisciplinaires où régulièrement, cinq ou six fois pendant l’année, l’équipe se retrouve avec
un tiers, une autre personne qui ne fait pas partie de l’équipe, qui est formée malgré tout à la
maltraitance, et qui réfléchit : « Tiens, cette situation-là, elle a suscité la crise dans l’équipe,
c’était compliqué, pourquoi ? » Pour justement pouvoir mettre les choses à plat, réfléchir et
garder cette distance qui permet de fonctionner sur du long terme.
Aurélien Partoune :
D’accord. Ici, je pense que vous abordez vraiment une notion clé pour tous ceux qui nous
regardent, et qui s’intéressent aux victimes de violence, à la victimologie. C’est cette notion
de juste distance. Toujours garder la juste distance par rapport à la victime ! Ni trop proche,
ni trop loin, [de sorte que] la victime se sente écoutée, se sente encadrée, mais sans pour
autant que vous soyez trop touché, et sans pour autant qu’elle ne se sente envahie dans son
espace personnel. Vous avez aussi abordé la question — et c’est vraiment un élément très
important pour tous ceux qui, comme nous ; gérons les victimes de violence —, c’est cette
idée qu’on ne doit pas rester seul. On agit en équipe, et on travaille en équipe, surtout face
aux situations les plus dramatiques. J’aimerais maintenant revenir avec vous sur une notion
que vous avez évoquée très brièvement, c’est le syndrome du bébé secoué. La plupart des
gens qui nous regardent ont déjà entendu parler de ce fameux syndrome. Qu’est-ce que le
syndrome du bébé secoué ?
Sandra Pannizotto :
Le syndrome du bébé secoué, c’est un traumatisme crânien grave de l’enfant qui va de 0 à
2 ans. La moyenne d’âge, c’est quatre mois et demi, mais c’est variable. En fait, ce qui se passe,
c’est que l’enfant, donc le bébé — et on peut discourir sur comment ça arrive et pourquoi —
est tenu par les bras ou sous les aisselles, et est secoué violemment. La tête du bébé le cerveau
va aller taper contre le crâne qui fait office de plan dur, et va occasionner des lésions. Il y a ce
que l’on appelle la rupture des veines pont (les petites veines qui sont entre les ménages et le
cerveau) qui vont se rompre. Le sang va donc se déverser autour du cerveau, et ça va donner
des symptômes aigus, des convulsions, des apnées, parfois des vomissements, un enfant qui
va moins bien, qui est plus irritable. Dans ces conditions-là, le diagnostic est très souvent posé
en salle d’urgence. On peut aussi y voir associer des hémorragies rétiniennes, c’est-à-dire des
hémorragies que l’on peut voir au fond d’œil, et qui sont parfois associées à d’autres lésions
de maltraitance. C’est donc un syndrome grave, c’est vraiment un traumatisme crânien grave.
Auréline Partoune :
Grave à quel point ? Jusqu’où cela peut-il aller ?
Sandra Pannizotto :
Cela peut aller jusqu’au décès. Certaines études montrent qu’il y a en moyenne 10 % de décès,
voire peut-être même 30 %, parce qu’on pense que tous les syndromes du bébé secoué ne
sont pas diagnostiqués.
Aurélien Partoune :
Et à part le décès, [quels sont les autres syndromes ?]
Sandra Pannizotto :
Des séquelles neurologiques, des séquelles visuelles, comme des cécités, ou en tout cas des
troubles visuels importants.
Aurélien Partoune :
Un bébé qui reste aveugle alors ?
Sandra Pannizotto :
Qui peut rester aveugle, qui peut parfois se retrouver en fauteuil roulant parce qu’il développe
des lésions cérébrales.
Aurélien Partoune :
Ah oui, un handicap moteur.
Sandra Pannizotto :
Tout à faire. Des retards mentaux, des difficultés d’apprentissage. C’est très vaste en fait. Cela
peut être très grave sur le plan neurologique, parfois même plus ténu. À titre d’exemple, il
faut savoir qu’en France, un enfant diagnostiqué avec un traumatisme crânien grave
syndrome du bébé secoué sera suivi jusqu’à sa majorité environ, jusque 21 ans, puisqu’on sait
que — y compris quand ils grandissent, et même à l’âge adulte — ils peuvent avoir des troubles
de motricité fine, de coordination, de l’apprentissage, de concentration qui peuvent être liés
à ce syndrome. On voit que les symptômes sont vraiment très très larges.

Aurélien Partoune :
Pour ceux qui nous regardent, il faut savoir qu’en réalité, les bébés ont cela de particulier que
leur tête est très grosse par rapport au reste du corps. En particulier avant l’âge de 1 an, les
bébés n’arrivent pas à tenir leur tête, ou seulement pour la maintenir. C’est pour ça que dès
qu’un parent fait des mouvements un peu violents, s’il secoue l’enfant, la tête va partir en
avant en arrière, faire de grands mouvements. Et le cerveau à l’intérieur du crâne va faire aussi
ces mouvements d’avant en arrière à l’intérieur du crâne, ce qui peut entrainer des lésions
graves, comme on l’a vu. Pour ceux qui nous regardent, imaginons que je ne suis pas médecin,
et mon beau-frère, qui n’est pas un mauvais gars, mais qui a l’air d’avoir du mal à gérer son
bébé et qui est du genre à s’énerver facilement, vient me trouver un peu gêné en disant qu’il
a fait une bêtise. Comment est-ce que moi, non-médecin, je peux reconnaître un bébé qui a
peut-être été secoué ?
Sandra Pannizotto :
C’est difficile parce que soit l’enfant va avoir vraiment des symptômes graves, et on va très
vite se dire : « Ouh la la, l’enfant ne va bien. Il est tout pâle, tout amorphe. » C’est bien sûr
pour un secouement très violent, ce n’est pas en berçant un enfant, ce n’est pas en étant dans
4X4 sur un terrain accidenté où l’enfant est un peu balloté. Non, c’est vraiment un secouement
très violent. L’enfant va avoir des symptômes immédiatement après le secouement.
Aurélien Partoune :
Il ne réagit plus, il a l’air endormi.
Sandra Pannizotto :
D’ailleurs, la caractéristique, c’est souvent la récidive du secouement. L’enfant peut être
moins bien, mais peu récupérer par après. Donc, ça dépend au moment où l’adulte de la
famille, ou chez les amis va voir le bébé. En tout cas, si ce monsieur, ce beau-frère se confie à
nous, je pense que d’abord il faut le remercier pour sa confiance, lui dire : « Ben OK, tu me fais
confiance, mais qu’est-ce qu’on va faire de ça ? Peut-être que ton bébé ne va pas bien. Tu as
peut-être perdu les pédales, mais si on l’emmenait à l’hôpital ? Si on vérifiait qu’il va bien ? »
Et essayer de le conscientiser sur le fait que de toute façon, si c’est fait, c’est fait, mais il va
falloir prendre le bébé en charge. De nouveau, ça ne sert à rien de le juger ou de s’énerver, ou
dire : « Mais qu’est-ce que tu as fait ?! Il ne fallait pas faire ça ! » La personne risque de se
rétracter, ou de se fermer. De nouveau, penser à l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est : « Ben
OK peut-être qu’il ne va pas bien, conduisons-le ensemble aux urgences, chez le médecin, et
voyons comment il va ». Et puis après, peut-être proposer à cette personne de travailler sur
sa fatigue, sa colère, ou son dépassement.
Aurélien Partoune :
Ici, on voit encore une fois l’importance de la neutralité, vis-à-vis des parents, de ne pas les
juger, d’être bienveillant, d’être encadrant. Encore une fois, la priorité, c’est l’enfant, ce n’est
pas désigner un coupable, ce n’est pas de réprimer. Face à un bébé secoué, l’urgence, c’est
d’amener l’enfant si possible, avec son ou ses parents, à un médecin, aux urgences, pour faire
le bilan. On a vu que ça pouvait être particulièrement grave. Ici vous avez aussi évoqué le fait
que le secouement doit être particulièrement violent. Ce n’est pas juste le bébé qui ne tient
pas bien sa tête parce qu’on le tient à une main et qu’on doit faire la vaisselle en même temps
— ou que sais —, et le bébé fait comme ça. C’est quelque chose de violent. Est-ce qu’un petit
secouement peut avoir des [conséquences] ? Parce que parfois, les gens s’énervent, les bébés,
ce n’est pas toujours facile à 3 heures du matin.
Sandra Pannizotto :
Comme vous l’avez très bien, il n’y a pas de petits secouements à partir du moment où l’enfant
est maintenu, et va être secoué. Le cerveau, étant proportionnellement beaucoup plus lourd
par rapport au reste du corps, va taper contre la boîte crânienne, et les lésions. Si l’enfant est
secoué, les lésions vont apparaître, évidemment à des degrés divers. Tous les enfants n’ont
pas les mêmes hématomes sous duraux — le sang qu’on décrivait tout à l’heure —, ils n’ont
pas tous la même typographie à l’imagerie. Il n’y a pas de petits secouements à partir du
moment où on décrit un secouement où on tient l’enfant, et où la tête va balloter d’avant en
arrière.
Aurélien Partoune :
Cela arrive souvent ? Vous en voyez beaucoup ici à l’hôpital ?
Sandra Pannizotto :
En moyenne, par an, on en voit quatre ou cinq par an. Ici dans le service, donc sur Liège — il y
a aussi d’autres hôpitaux qui soit nous les réfèrent, soit les prennent en charge —, les chiffres
sont compliqués, parce qu’en maltraitance, il y a ce chiffre qu’on appelle le chiffre noir. On
sait qu’il y a un sous-diagnostic vraiment important des situations de maltraitance. Pour
donner un exemple en France, les études parlent de 250 bébés secoués par an. On pense que
c’est vraiment beaucoup plus. Ce sont des situations malgré tout que l’on rencontre, et il faut
savoir y penser. Souvent, plus on pense au diagnostic, plus on va faire des examens
complémentaires qui peuvent alors amener des diagnostics qu’on n’aurait peut-être pas
suspectés au préalable.
Aurélien Partoune :
Rappelons-le, le chiffre noir, c’est un élément clé encore une fois, non seulement dans la
maltraitance infantile — nous en avons parlé lors de la dernière vidéo -, mais aussi dans la
problématique des violences sexuelles. Il y a, c’est vrai, et malheureusement, des tabous
culturels, et aussi certaines habitudes de société (ne pas se mêler des affaires des autres, avoir
peur de signaler à la justice et aux médecins des faits graves…) qui font que ce genre de
problème est souvent tabou, est souvent passé sous silence. Le silence des victimes, ici nous
parlons d’enfants qui n’ont pas toujours l’âge de parler, et aussi parfois, le silence des proches
qui n’osent pas. J’aimerais maintenant venir avec vous à une question qui est plutôt
d’actualité. Comme chacun le sait, nous sommes en période de pandémie covid-19, on a
parfois parlé dans les médias, d’une possible recrudescence de la maltraitance infantile à
cause de la pandémie, à cause du lock-down, du confinement, des gens qui doivent rester chez
eux. Vous l’avez observé ici à la citadelle ?
Sandra Pannizotto :
Absolument, oui ! On a, au premier déconfinement en mai-juin 2020, on a vu une explosion
des situations qui nous étaient présentées, des demandes de bilan qui nous étaient faites
d’environ 40 %.
Aurélien Partoune :
40 % par rapport à d’habitude rien qu’avec le confinement.
Sandra Pannizotto :
Voilà. Par exemple, ici l’unité hospitalière de maltraitance est composée de six lits. On a dû
passer à 8 pour pouvoir malgré tout absorber — sans pouvoir tout absorber
malheureusement. On a [observé une très forte augmentation]. Chez les tout-petits, les moins
de trois ans, les traumas crâniens, dont on parlait, on a vu qu’on en avait de manière plus
importante. Chez les plus grands, l’allégation d’abus sexuels, les abus sexuels avérés,
effectivement. Pourquoi ? Parce que certaines familles, quand tout s’est arrêté en mars 2020,
il faut quand même bien se dire qu’il y a des équipes qui travaillaient avec ces familles, qui
n’ont plus pu travailler. Les gens ne venaient plus dans les équipes SOS, ne venaient plus nous
voir. Ils n’avaient plus accès à toute cette aide, et à tout ce travail. Tout ça s’est arrêté. L’école
n’était plus là, et donc les enfants ne pouvaient plus se confier. Il n’y avait plus ce regard sur
les enfants. Les gens vivaient peut-être seuls, en famille. On l’a tous vécu, mais quand c’est
compliqué relationnellement, et quand il y a déjà des dysfonctions en termes de relations
familiales, il est clair que ne pas pouvoir aller s’aérer aussi facilement augmente les frictions
et les tensions. Tout cela a mené au fait qu’effectivement, que ce soient nos missions, nous
au niveau de la cellule maltraitance, mais aussi au niveau d’autres équipes, et pas seulement
en Belgique (les confrères à l’étranger également), [nous] avons vu augmenter les situations
de maltraitance.
Aurélien Partoune :
D’accord. Avec encore une fois, vous l’avez peut-être déjà entendu dans les médias, la
problématique du covid-19 n’était pas purement médicale. Ce n’est pas qu’un problème aux
soins intensifs, ce n’est pas qu’un problème de gens qui ont souffert, ou qui sont décédés de
l’infection. Cela a été un problème de société, c’est un problème de santé publique, avec des
répercussions sociales. Vous l’avez évoqué, il y a eu malheureusement, ici aussi dans le service
de pédiatrie, un manque de place, un manque de ressources humaines et financières pour
faire face à la demande de la maltraitance. J’aimerais terminer avec vous avec une question
peut-être un peu plus personnelle. Vous avez parlé de l’importance de la motivation. Nous
avons tous, nous qui travaillons avec les victimes de violences, un petit quelque chose qui nous
motive à travailler. On sait la maltraitance infantile, c’est un sujet qui est très dramatique.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce métier ?
Sandra Pannizotto :
Le hasard d’une rencontre clinique. Il n’y a probablement pas de hasard, mais le déclic s’est
fait suite à une situation clinique d’un enfant de quatre mois qui est arrivé à ma garde avec
des ecchymoses d’âges différents, dans un contexte familial où on voyait bien qu’il y avait
beaucoup d’amour, pas mal de ressources du côté des grands-parents, mais des difficultés du
côté des parents. Et de là, l’enfant est resté hospitalisé. Il y a eu un signalement, et c’est
comme ça que j’ai commencé à collaborer avec les équipes qui étaient déjà en place.
Pourquoi ? Je crois qu’il y a… qu’est-ce qui nous mobilise ? La volonté d’aider, la volonté de ne
sauver personne, mais de remettre peut-être des familles sur des rails, et d’offrir une
possibilité aux enfants de développement correct. Oui, je pense que… et le travail en équipe !
Moi, vraiment ce que ça m’a apporté au fil du temps, c’est — vous le disiez très justement —
la nuance, le non-jugement, la capacité de positionnement. Parfois, il faut savoir dire : « Stop
maintenant, ça suffit, l’enfant est en danger. » Je me positionne, je dis mes inquiétudes, et je
fais ce qu’il faut. À d’autres moments, on est plus ambivalent en équipe, on décortique plus la
systémique, et on se rend compte que tout ça finalement, c’est de l’humain. On apprend aussi
beaucoup sur nous-mêmes au contact des familles.
Aurélien Partoune :
Merci, c’est un très beau message. Je vous remercie beaucoup. Je [connais] votre charge de
travail, je sais que vous n’avez pas beaucoup de disponibilités. Merci beaucoup d’avoir
répondu à nos questions, et de nous avoir appris.
Sandra Pannizotto :
Merci à vous. Je terminerais donc par quelques mots clés, quelques messages à retenir de
cette interview. Nous avons vu d’abord l’importance d’une prise en charge pluridisciplinaire.
La justice n’intervient pas toujours. Le médecin légiste n’intervient pas toujours. La prise en
charge passe aussi par des médecins, des assistants sociaux, des psychologues. On l’a vu, les
parents maltraitants ne sont pas tous des bourreaux d’enfants. Ce sont souvent des parents
dépassés, et la prise en charge doit se caractériser par de la bienveillance, de la neutralité dans
cette histoire, un encadrement des parents, et un accompagnement des parents, le tout dans
l’intérêt supérieur de l’enfant. Nous avons eu aussi un petit accent sur le syndrome du bébé
secoué, et ses conséquences parfois gravissimes. Nous avons enfin parlé aussi des soignants,
de tous ceux qui, comme vous qui nous regardez, et comme nous aujourd’hui, travaillent avec
les victimes de violence. L’importance d’avoir une bonne motivation, l’importance de trouver
la juste distance par rapport à la victime, et l’importance de savoir accompagner cette victime
dans son processus de guérison. Je vous remercie pour votre attention. J’espère que vous avez
trouvé cette vidéo intéressante, et je vous dis à la prochaine.

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