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Aurélien Partoune :
Pour ceux qui nous regardent, il faut savoir qu’en réalité, les bébés ont cela de particulier que
leur tête est très grosse par rapport au reste du corps. En particulier avant l’âge de 1 an, les
bébés n’arrivent pas à tenir leur tête, ou seulement pour la maintenir. C’est pour ça que dès
qu’un parent fait des mouvements un peu violents, s’il secoue l’enfant, la tête va partir en
avant en arrière, faire de grands mouvements. Et le cerveau à l’intérieur du crâne va faire aussi
ces mouvements d’avant en arrière à l’intérieur du crâne, ce qui peut entrainer des lésions
graves, comme on l’a vu. Pour ceux qui nous regardent, imaginons que je ne suis pas médecin,
et mon beau-frère, qui n’est pas un mauvais gars, mais qui a l’air d’avoir du mal à gérer son
bébé et qui est du genre à s’énerver facilement, vient me trouver un peu gêné en disant qu’il
a fait une bêtise. Comment est-ce que moi, non-médecin, je peux reconnaître un bébé qui a
peut-être été secoué ?
Sandra Pannizotto :
C’est difficile parce que soit l’enfant va avoir vraiment des symptômes graves, et on va très
vite se dire : « Ouh la la, l’enfant ne va bien. Il est tout pâle, tout amorphe. » C’est bien sûr
pour un secouement très violent, ce n’est pas en berçant un enfant, ce n’est pas en étant dans
4X4 sur un terrain accidenté où l’enfant est un peu balloté. Non, c’est vraiment un secouement
très violent. L’enfant va avoir des symptômes immédiatement après le secouement.
Aurélien Partoune :
Il ne réagit plus, il a l’air endormi.
Sandra Pannizotto :
D’ailleurs, la caractéristique, c’est souvent la récidive du secouement. L’enfant peut être
moins bien, mais peu récupérer par après. Donc, ça dépend au moment où l’adulte de la
famille, ou chez les amis va voir le bébé. En tout cas, si ce monsieur, ce beau-frère se confie à
nous, je pense que d’abord il faut le remercier pour sa confiance, lui dire : « Ben OK, tu me fais
confiance, mais qu’est-ce qu’on va faire de ça ? Peut-être que ton bébé ne va pas bien. Tu as
peut-être perdu les pédales, mais si on l’emmenait à l’hôpital ? Si on vérifiait qu’il va bien ? »
Et essayer de le conscientiser sur le fait que de toute façon, si c’est fait, c’est fait, mais il va
falloir prendre le bébé en charge. De nouveau, ça ne sert à rien de le juger ou de s’énerver, ou
dire : « Mais qu’est-ce que tu as fait ?! Il ne fallait pas faire ça ! » La personne risque de se
rétracter, ou de se fermer. De nouveau, penser à l’intérêt supérieur de l’enfant, c’est : « Ben
OK peut-être qu’il ne va pas bien, conduisons-le ensemble aux urgences, chez le médecin, et
voyons comment il va ». Et puis après, peut-être proposer à cette personne de travailler sur
sa fatigue, sa colère, ou son dépassement.
Aurélien Partoune :
Ici, on voit encore une fois l’importance de la neutralité, vis-à-vis des parents, de ne pas les
juger, d’être bienveillant, d’être encadrant. Encore une fois, la priorité, c’est l’enfant, ce n’est
pas désigner un coupable, ce n’est pas de réprimer. Face à un bébé secoué, l’urgence, c’est
d’amener l’enfant si possible, avec son ou ses parents, à un médecin, aux urgences, pour faire
le bilan. On a vu que ça pouvait être particulièrement grave. Ici vous avez aussi évoqué le fait
que le secouement doit être particulièrement violent. Ce n’est pas juste le bébé qui ne tient
pas bien sa tête parce qu’on le tient à une main et qu’on doit faire la vaisselle en même temps
— ou que sais —, et le bébé fait comme ça. C’est quelque chose de violent. Est-ce qu’un petit
secouement peut avoir des [conséquences] ? Parce que parfois, les gens s’énervent, les bébés,
ce n’est pas toujours facile à 3 heures du matin.
Sandra Pannizotto :
Comme vous l’avez très bien, il n’y a pas de petits secouements à partir du moment où l’enfant
est maintenu, et va être secoué. Le cerveau, étant proportionnellement beaucoup plus lourd
par rapport au reste du corps, va taper contre la boîte crânienne, et les lésions. Si l’enfant est
secoué, les lésions vont apparaître, évidemment à des degrés divers. Tous les enfants n’ont
pas les mêmes hématomes sous duraux — le sang qu’on décrivait tout à l’heure —, ils n’ont
pas tous la même typographie à l’imagerie. Il n’y a pas de petits secouements à partir du
moment où on décrit un secouement où on tient l’enfant, et où la tête va balloter d’avant en
arrière.
Aurélien Partoune :
Cela arrive souvent ? Vous en voyez beaucoup ici à l’hôpital ?
Sandra Pannizotto :
En moyenne, par an, on en voit quatre ou cinq par an. Ici dans le service, donc sur Liège — il y
a aussi d’autres hôpitaux qui soit nous les réfèrent, soit les prennent en charge —, les chiffres
sont compliqués, parce qu’en maltraitance, il y a ce chiffre qu’on appelle le chiffre noir. On
sait qu’il y a un sous-diagnostic vraiment important des situations de maltraitance. Pour
donner un exemple en France, les études parlent de 250 bébés secoués par an. On pense que
c’est vraiment beaucoup plus. Ce sont des situations malgré tout que l’on rencontre, et il faut
savoir y penser. Souvent, plus on pense au diagnostic, plus on va faire des examens
complémentaires qui peuvent alors amener des diagnostics qu’on n’aurait peut-être pas
suspectés au préalable.
Aurélien Partoune :
Rappelons-le, le chiffre noir, c’est un élément clé encore une fois, non seulement dans la
maltraitance infantile — nous en avons parlé lors de la dernière vidéo -, mais aussi dans la
problématique des violences sexuelles. Il y a, c’est vrai, et malheureusement, des tabous
culturels, et aussi certaines habitudes de société (ne pas se mêler des affaires des autres, avoir
peur de signaler à la justice et aux médecins des faits graves…) qui font que ce genre de
problème est souvent tabou, est souvent passé sous silence. Le silence des victimes, ici nous
parlons d’enfants qui n’ont pas toujours l’âge de parler, et aussi parfois, le silence des proches
qui n’osent pas. J’aimerais maintenant venir avec vous à une question qui est plutôt
d’actualité. Comme chacun le sait, nous sommes en période de pandémie covid-19, on a
parfois parlé dans les médias, d’une possible recrudescence de la maltraitance infantile à
cause de la pandémie, à cause du lock-down, du confinement, des gens qui doivent rester chez
eux. Vous l’avez observé ici à la citadelle ?
Sandra Pannizotto :
Absolument, oui ! On a, au premier déconfinement en mai-juin 2020, on a vu une explosion
des situations qui nous étaient présentées, des demandes de bilan qui nous étaient faites
d’environ 40 %.
Aurélien Partoune :
40 % par rapport à d’habitude rien qu’avec le confinement.
Sandra Pannizotto :
Voilà. Par exemple, ici l’unité hospitalière de maltraitance est composée de six lits. On a dû
passer à 8 pour pouvoir malgré tout absorber — sans pouvoir tout absorber
malheureusement. On a [observé une très forte augmentation]. Chez les tout-petits, les moins
de trois ans, les traumas crâniens, dont on parlait, on a vu qu’on en avait de manière plus
importante. Chez les plus grands, l’allégation d’abus sexuels, les abus sexuels avérés,
effectivement. Pourquoi ? Parce que certaines familles, quand tout s’est arrêté en mars 2020,
il faut quand même bien se dire qu’il y a des équipes qui travaillaient avec ces familles, qui
n’ont plus pu travailler. Les gens ne venaient plus dans les équipes SOS, ne venaient plus nous
voir. Ils n’avaient plus accès à toute cette aide, et à tout ce travail. Tout ça s’est arrêté. L’école
n’était plus là, et donc les enfants ne pouvaient plus se confier. Il n’y avait plus ce regard sur
les enfants. Les gens vivaient peut-être seuls, en famille. On l’a tous vécu, mais quand c’est
compliqué relationnellement, et quand il y a déjà des dysfonctions en termes de relations
familiales, il est clair que ne pas pouvoir aller s’aérer aussi facilement augmente les frictions
et les tensions. Tout cela a mené au fait qu’effectivement, que ce soient nos missions, nous
au niveau de la cellule maltraitance, mais aussi au niveau d’autres équipes, et pas seulement
en Belgique (les confrères à l’étranger également), [nous] avons vu augmenter les situations
de maltraitance.
Aurélien Partoune :
D’accord. Avec encore une fois, vous l’avez peut-être déjà entendu dans les médias, la
problématique du covid-19 n’était pas purement médicale. Ce n’est pas qu’un problème aux
soins intensifs, ce n’est pas qu’un problème de gens qui ont souffert, ou qui sont décédés de
l’infection. Cela a été un problème de société, c’est un problème de santé publique, avec des
répercussions sociales. Vous l’avez évoqué, il y a eu malheureusement, ici aussi dans le service
de pédiatrie, un manque de place, un manque de ressources humaines et financières pour
faire face à la demande de la maltraitance. J’aimerais terminer avec vous avec une question
peut-être un peu plus personnelle. Vous avez parlé de l’importance de la motivation. Nous
avons tous, nous qui travaillons avec les victimes de violences, un petit quelque chose qui nous
motive à travailler. On sait la maltraitance infantile, c’est un sujet qui est très dramatique.
Qu’est-ce qui vous a poussé à faire ce métier ?
Sandra Pannizotto :
Le hasard d’une rencontre clinique. Il n’y a probablement pas de hasard, mais le déclic s’est
fait suite à une situation clinique d’un enfant de quatre mois qui est arrivé à ma garde avec
des ecchymoses d’âges différents, dans un contexte familial où on voyait bien qu’il y avait
beaucoup d’amour, pas mal de ressources du côté des grands-parents, mais des difficultés du
côté des parents. Et de là, l’enfant est resté hospitalisé. Il y a eu un signalement, et c’est
comme ça que j’ai commencé à collaborer avec les équipes qui étaient déjà en place.
Pourquoi ? Je crois qu’il y a… qu’est-ce qui nous mobilise ? La volonté d’aider, la volonté de ne
sauver personne, mais de remettre peut-être des familles sur des rails, et d’offrir une
possibilité aux enfants de développement correct. Oui, je pense que… et le travail en équipe !
Moi, vraiment ce que ça m’a apporté au fil du temps, c’est — vous le disiez très justement —
la nuance, le non-jugement, la capacité de positionnement. Parfois, il faut savoir dire : « Stop
maintenant, ça suffit, l’enfant est en danger. » Je me positionne, je dis mes inquiétudes, et je
fais ce qu’il faut. À d’autres moments, on est plus ambivalent en équipe, on décortique plus la
systémique, et on se rend compte que tout ça finalement, c’est de l’humain. On apprend aussi
beaucoup sur nous-mêmes au contact des familles.
Aurélien Partoune :
Merci, c’est un très beau message. Je vous remercie beaucoup. Je [connais] votre charge de
travail, je sais que vous n’avez pas beaucoup de disponibilités. Merci beaucoup d’avoir
répondu à nos questions, et de nous avoir appris.
Sandra Pannizotto :
Merci à vous. Je terminerais donc par quelques mots clés, quelques messages à retenir de
cette interview. Nous avons vu d’abord l’importance d’une prise en charge pluridisciplinaire.
La justice n’intervient pas toujours. Le médecin légiste n’intervient pas toujours. La prise en
charge passe aussi par des médecins, des assistants sociaux, des psychologues. On l’a vu, les
parents maltraitants ne sont pas tous des bourreaux d’enfants. Ce sont souvent des parents
dépassés, et la prise en charge doit se caractériser par de la bienveillance, de la neutralité dans
cette histoire, un encadrement des parents, et un accompagnement des parents, le tout dans
l’intérêt supérieur de l’enfant. Nous avons eu aussi un petit accent sur le syndrome du bébé
secoué, et ses conséquences parfois gravissimes. Nous avons enfin parlé aussi des soignants,
de tous ceux qui, comme vous qui nous regardez, et comme nous aujourd’hui, travaillent avec
les victimes de violence. L’importance d’avoir une bonne motivation, l’importance de trouver
la juste distance par rapport à la victime, et l’importance de savoir accompagner cette victime
dans son processus de guérison. Je vous remercie pour votre attention. J’espère que vous avez
trouvé cette vidéo intéressante, et je vous dis à la prochaine.