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LIRE LA LECTURE

Essai de sociologie de la lecture


Collection Logiques Sociales
fondée par Dominique Desjeux
et dirigée par Bruno Péquignot

En réunissant des chercheurs, des praticiens et des essayistes, même si


la dominante reste universitaire, la collection Logiques Sociales
entend favoriser les liens entre la recherche non finalisée et l'action
sociale.
En laissant toute liberté théorique aux auteurs, elle cherche à
promouvoir les recherches qui partent d'un terrain, d'une enquête ou
d'une expérience qui augmentent la connaissance empirique des
phénomènes sociaux ou qui proposent une innovation méthodologique
ou théorique, voire une réévaluation de méthodes ou de systèmes
conceptuels classiques.

Dernières parutions

Isabelle de LAJARTE, Du village de peintres à la résidence d'artistes,


1999.
Brigitte LESTRADE, Travail temporaire : la fin de l'exception
allemande, 1999.
Michel VERRET (avec la coll. de Paul Nugues), Le travail ouvrier,
1999.
Isabelle PAPIEAU, La comtesse de Ségur et lu maltraitance des
enfants,1999.
CHATZIS, MOUNIER, VELTZ & ZARIFIAN, L'autonomie dans les
organisations. Quoi de neuf ?, 1999.

Précédente édition : Éditions Le Sycomore, 1982


© L'Harmattan, 1999
ISBN : 2-7384-8146-9
Jacques LEENHARDT Pierre JÔZS A
Avec la collaboration de Martine Burgos

LIRE LA LECTURE

Essai de sociologie de la lecture

L'Harmattan L'Harmattan Inc.


5-7, rue de l'École Polytechnique 55, rue Saint-Jacques
75005 Paris - FRANCE Montréal (Qc) - CANADA H2Y 1K9
Sommaire
Introduction à la deuxième édition I
Dédicace 11

Première Partie 15
Introduction: Notice historique sur le développement
de la sociologie de la lecture 17
Chapitre I: Histoire et hypothèses de l'enquête 27
1. Le contenu et la forme 29
2. Esthétique et axiologie 30
3. Théorie du roman ou théorie de la lecture ? 32
4. Du mode de lecture 37
5. Systèmes de valeurs et pratiques sociales 40
6. Peut-on enquêter dans le champ des
orientations axiologiques? 42
7. Les systèmes de valeurs sont-ils des
structures 2 42
8. Conscience de groupe ou conscience
nationale? 44
Chapitre II: Les romans et leurs critiques 47
1. Le choix des romans 47
2. Résumés des ouvrages sur lesquels a porté
la présente enquête 49 .

a) Les Choses de Georges Perec 49


b) Le Cimetière de rouille de Endre Fejes 51
3. Réception des Choses par la critique
française. .53
4. Réception du Cimetière de rouille par la
critique française 59
5. Réception du Cimetière de rouille et des
Choses par la presse hongroise 68
Chapitre III: L'enquête: problèmes de méthode 81
I. La composition de l'échantillon 81
2. Les questionnaires 85
3. Le codage 87
4. L'élaboration statistique des données 90
5. Les corrélations 90
6. L'effet de court-circuit 95
7. Les systèmes de lecture 97
a) La lecture phénoménale (Système I) 98
b) Les lectures évaluatives (Systèmes II A et II B) . . 99
c) La lecture synthétique (Système III) 99

Deuxième Partie 101

Chapitre I: Lecture des Choses de Georges Perec


en France 103
1. Distribution socio-démographique des
systèmes de lecture 103
a) Les classes d'âge et les systèmes de lecture 105
b) Mobilité sociale et systèmes de lecture 108
c) Niveau de scolarité et systèmes de lecture 110
2. Analyse de la lecture selon les groupes socio-
professionnels 111
a) Ingénieurs 117
b) Para-intellectuels 125
c) Employés 132
d) Techniciens 139
e) Ouvriers 145
f) Petits commerçants 154

Chapitre II: Lecturi des Choses de Georges Perec


en Hongrie 163
I. L'organisation de la lecture selon les choix
statistiquement majoritaires 163
a) Les quatre premiers faisceaux 163
b) Le cinquième faisceau: les problèmes généraux
de valeur 165
c) Le septième faisceau: le problème des perspectives
et de l'avenir 176
2. Le système des corrélations significatives . . . 181
3. Les lecteurs hongrois et les problèmes de
la société de consommation 185
a) Problèmes sociaux ou Individuels? 186
b) Au nom de quoi? 192
Chapitre III: Comparaison des lectures de l'ouvrage de Perec
en France et en Hongrie 199
I. Bien-être et liberté 199
2. Analyse et moralyse: les conditions
de l'identification 207
Troisième Partie 215

Chapitre I: Comparaison des lectures du Cimetière


de rouille de Endre Fejes en France et
en Hongrie 217
1. Le roman et son référent 217
2. Le bonheur des autres 227
3. Meurtre ou accident? 230

Chapitre II: Lecture du Cimetière de rouille


en Prance 239
I. Distribution socio-démographique des systèmes
de lecture 239
a) Jeunes et vieux 240
b) Mobilité 242
c) Niveau de scolarité . 244
2. La lecture du Cimetière de rouille selon les
groupes socio-professionnels 246
a) Ingénieurs 246
b) Para-intellectuels 252
c) Employés 257
d) Techniciens 262
e) Ouvriers 268
f) Petits commerçants 273
Chapitre III: Lecture du Cimetière de rouille
en Hongrie 277
1. L'organisation de la lecture selon les choix
statistiquement majoritaires 277
a) Particularités de l'étude du matériau hongrois . . . .277
b) Etude thématique par question 279
2. Le système des corrélations significatives . . . . 297
a) Premier système de corrélations 297
b) Deuxième système de corrélations 300
c) Troisième système de corrélations 304
d) Quatrième système de corrélations 307
3. Les lecteurs hongrois et les problèmes du progrès
socio-culturel 308
Conclusions 319
1. Dissemblance des lectures du roman "national"
et du roman "étranger" 319
2. Dissemblance des systèmes de lecture
hongrois 326
3. Dissemblance des structures textuelles objets
de l'enquête 336

Annexes 343
I. Les Choses de Georges Perec 345
1. Enoncés des questions suivis des listes des réponses-
types avec les pourcentages par pays 345
2. Tableau des trois choix de réponse, maxima et
minima, par pays et par question 371
3. Tableaux des corrélations significatives (Chi 2 ) entre
types de réponse 377
a) Les Choses en France 377
b) Les Choses en Hongrie 381
II. Le Cimetière de rouille de Endre Fejes 385
1. Enoncés des questions suivis des listes des réponses-
types avec les pourcentages par pays 385
2. Tableau des trois choix de réponse, maxima et
minima, par pays et par question 409
3. Tableaux des corrélations significatives (Chi 2 ) entre
types de réponse .413
a) Le Cimetière de rouille en France 413
b) Le Cimetière de rouille en Hongrie .419
Lire la lecture
Introduction à la deuxième édition

L'ouvrage dont voici la réédition n'a, depuis sa publication en


1982 et malgré son âge, pas été modifié. Rapport d'une enquête
commencée dans les années soixante-dix, il porte sur la comparaison
d'actes de lecture observés dans deux culture choisies pour leurs
différences. L'idée était de montrer comment, au cours des siècles, se
sont constituées des traditions, ici propres à la France et à la Hongrie,
dans l'éducation et plus généralement la culture, qui rendent comptent
pour partie des modalités selon lesquelles des lecteurs approchent les
romans qu'ils lisent, et comment ces structures profondes sont à leur
tour modifiées par les circonstances sociales où se produisent ces
lectures.
Méthodologiquement, ces enquêtes ont privilégié une approche
qualitative et non directive, en même temps qu'elles ont été fondées
sur un important travail statistique effectué a posteriori sur le
matériau récolté afin de permettre les comparaisons interculturelles
inhérentes au projet. Il s'agissait, sur quelques centaines de lectures
effectives, de cerner de manière différenciée les attitudes face à la
II

lecture, à la littérature, au rôle discrétionnaire de l'auteur, aux voix


narratives et à la liberté dont jouit, ou non, le lecteur de fictions.
Nous avons toujours pensé, et cela reste vrai aujourd'hui, que la
réponse à ces questions dépendait elle-même de la nature des valeurs
sociales et des contenus narratifs impliqués dans les oeuvres objets ch
ces lectures.

Lecture et histoire culturelle

Depuis ces travaux, marqués avant même leur terme par la mort
de Pierre Jôzsa, l'équipe qui les a réalisés a continué ses recherches sur
le plan européen et français. A la demande du Conseil de l'Europe, et
toujours en collaboration avec Martine Burgos, j'ai mené une enquête
dans trois pays européens, l'Allemagne, l'Espagne et la France, à partir
de l'ouvrage d'Agota Kristof Le Grand cahier (Seuil 1986) dont les
résultats ont été publiés dans le rapport " Existe-t-il un lecteur
européen " I .
La perspective de cette recherche était de comprendre comment
l'élaboration fictionnelle des événements historiques, dans ce cas la
Deuxième guerre mondiale, donnait lieu à des actes de lecture
significativement différenciés auprès de publics appartenant à trois
cultures entretenant manifestement, face aux événements historiques en
question, des attitudes distinctes.
Quelle est la marge de manoeuvre de chaque lecteur à l'égard ct
l'histoire que sa nation se raconte ? Quelle est la liberté de chaque
individu par rapport au groupe social, milieu ou classe d'âge, auquel il
appartient ? De quelles élaborations postérieures cette lecture est-elle
le théâtre ?
Ces questions invitaient à reprendre les acquis élaborés dans Lire
la lecture, où l'accent avait tactiquement été mis sur les déterminants
sociaux afin de rompre avec l'idée, dominante alors, que la lecture est
pure affaire de subjectivité. Face à des théories sociologiques qui s'en
tenaient trop souvent à l'idée de répétition dans le cadre d'un
structuralisme statique, nous voulions souligner la contribution cb
l'activité lectrice à la transformation sociale.

Jacques Lecnhardt et Martine Burgos, avec la collaboration de Brigitte Navelet-


Noualhier, Existe-t-il un lecteur européen ? Etude de lecture du roman Le Grand
Cahier d'Agota Kristof, dans le cadre du Carrefour des Littératures Européennes,
Strasbourg, Conseil de l'Europe, 1989, 50 p.
Dl

Nous avons tenté d'approcher ces phénomènes à travers l'activité


imaginaire qu'est la lecture, privilégiant cette fois le libre jeu des
associations, des dérives et des reconstructions que permet l'exercice
privé de la lecture'.

Martine Burgos a prolongé cette voie de recherche sur le terrain


encore largement inexploré de la lecture des adolescents. En
collaboration avec Dorothée Rôseberg, alors chercheur à l'Université
Humboldt de Berlin, elle s'est attachée au cas particulier de la lecture
des élèves de l'enseignement professionnel. Il s'en est suivi le
développement d'une méthodologie plus fortement axée sur les
trajectoires scolaires et les histoires individuelles des personnes
interviewées. Cette réorientation méthodologique, rendue nécessaire par
les difficultés d'expression écrite des élèves concernés, a logiquement
conduit à une réflexion critique sur les méthodes d'enseignement de la
lecture littéraire.
La même approche est mise en oeuvre dans une recherche franco-
burkinabe à paraître, basée sur l'ouvrage de science fiction de Lois
Lowry Le passeur' . Il s'agit de la première comparaison des rôles
sociaux de l'individu et de la lecture dans deux contextes culturels
profondément différents, raison pour laquelle elle a été menée en
collaboration avec l'ethnologue Michèle Dacher, spécialiste du Burkina
Faso.
Pour ma part j'ai privilégié ces dernières années l'étude des
représentations sociales de la lecture à partir de la fiction elle-même.
Une histoire sociale fondée sur le témoignage de la littérature peut en
effet utilement contribuer à une sociologie historique des pratiques ct
lecture.
L'ouvrage d'Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture, offre de
façon suggestive mille perspectives dans ce sens, dans la mesure où il
se place sous le précepte, qu'il attribue à l'Empereur Constantin, selon
lequel " la signification d'un texte est amplifiée par les capacités et les

2 Jacques Leenhardt et Martine Burgos, " La lecture, raison et passion


européennes ", Le Français aujourd'hui, n°95, Littératures européennes, Paris, 1991,
pp. 53-60.
3 Martine Burgos, " Ces lecteurs sont-ils des lecteurs ? ", Bulletin des Bibliothèques
de France, Tome 37, N°1, Paris, 1992.
° Lois Lowry, Le Passeur, Paris, Ecole des Loisirs, 1994.
IV

désirs du lecteur Par "capacité", on entend aujourd'hui les


"compétences" 6 du lecteur, le savoir dont il dispose, son
"encyclopédie" pour emprunter l'expression d'Umberto Eco. Par
"désir", Constantin désignait sûrement cette "protension " de l'esprit
vers une vision renouvelée du monde, une manière nouvelle d'organiser
le rapport de l'homme à l'univers pratique et à celui des fins'.
Ces perspectives permettent donc d'étayer le fond symbolique des
attitudes face à la littérature et à la lecture sur lequel s'élève toute
pratique personnelle, comme nous le montrons dans cet ouvrage.

Le savoir par les livres et l'organisation sociale

Durant la dernière décennie, la lecture a cessé d'intéresser les


seuls chercheurs. La montée de formes nouvelles d'illettrisme inquiète
jusqu'aux gouvernements dans la plupart des pays industrialisés. On
s'interroge sur ses conséquences symboliques et sociales.
Il ne serait pas vraisemblable que nous nous posions la question
de la lecture au XXI' siècle sans qu'apparaisse, dans un non-dit dont
toutes les revues culturelles se font l'écho, l'angoisse de la disparition
de la culture du livre. Nous vivons la fin de l'ère Gutenberg, et la place
que prennent les médias audiovisuels nous inquiète.
La plupart des ouvrages spécialisés abordent la question de la
lecture en établissant une distinction nette entre la pratique des livres
de référence, d'une époque, laquelle couvre tous les champs du religieux
au scientifique, et la littérature proprement dite. Presque tous ajoutent
que cette dernière concerne principalement les femmes.
Que cette opinion soit correcte ou non, et on sait combien
l'histoire rétrospective de la lecture est hasardeuse, il faut bien
constater que s'est ainsi construite, puis perpétuée, l'idée d'une dualité
essentielle dans l'usage des livres. En invoquant une lecture féminine,

Alberto Manguel, Une Histoire de la lecture (A History of Reading), trad. par


Christine Le Boeuf, Arles, Actes Sud, 1998, p. 250.
6 Jacques Leenhardt, "De la compétence dans l'activité lectrice", in La lecture
littéraire, Colloque de Reims (1984) sous la direction de Michel Picard, Paris,
Clancier-Guénaud, 1988, pp.302-311.
Sur la notion de "protension" voir Paul Ricœur, Temps et récit, vol. 1, Paris, Le Seuil,
1983 et, sur cet important ouvrage, Jacques Leenhardt, " Herméneutique, lecture
savante et sociologie de la lecture ", in Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz éd.,
'Temps et récit" de Paul Ricoeur en débat, Paris, Cerf, Collection "Procope", 1989,
pp. 111-120.
V

on établit sans le dire une distinction entre une lecture sérieuse et


professionnelle, implicitement considérée comme masculine, dont
l'histoire en Occident moderne s'étend de l'époque des monastères aux
livres d'école contemporains, en passant par l'Encyclopédie, et une
lecture de divertissement et de plaisir, dévolue aux femmes.
La première, masculine et savante, enseignerait aux hommes ce
qui leur est nécessaire pour comprendre et diriger le monde comme
système d'idées et de choses, l'autre, féminine et passionnelle,
n'enseignerait pas mais occuperait un temps libre et surtout une
"sensibilité inemployée" dont Emma Bovary reste le modèle.
Pour être très répandue, comme l'atteste encore récemment le
survol historique de Hans-Martin Gauger dans Die sechs Kulturen in
der Geschichte des Lesens 8, et avoir reçu ses lettres de noblesse des
meilleurs auteurs, cette opposition ne laisse pas de soulever de
nombreux problèmes.
"Lecture masculine" et "lecture féminine" désignent en général la
simple opposition entre les lectures pratiquées par des hommes et par
des femmes, c'est-à-dire par deux catégories sexuellement et
socialement distinctes de personnes. Il me semble au contraire que si
nous devions retenir cette distinction, il faudrait l'appliquer moins aux
personnes qu'à la manière dont la société organise l'activité lectrice en
lui attribuant des fonctions dans l'organisation sociale.
Marivaux n'avait pas attendu Freud pour savoir que nous
possédons tous en nous l'une et l'autre polarité. Si donc par hypothèse,
nous acceptions de faire nôtre cette opposition, ce serait pour indiquer
l'existence de rôles et de fonctions socialement différenciés, que tout un
chacun, mâle ou femelle, peut avoir à remplir à un moment de son
existence. Rousseau, dans ses Confessions, analyse très bien comment
ces polarités (féminité/masculinité de la lecture) furent actualisées par
lui à différents moments de son évolution personnelle, de l'enfant à
l'adulte et à l'écrivain, et comment aussi elles jouèrent des rôles
spécifiques à certains moments de chacune des phases de son
développement intellectuel et social.
Ainsi apparaissent la multiplicité et la complexité des fonctions
que remplit la lecture, considérée sous l'angle de ses modalités, aux
différents moments et dans les différentes circonstances de la vie. Cela

Hans-Martin Gauger, in Paul Goetsch Hrg. Lesen und schreiben im 17. und 18.
Jahrhunderl. Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1994.
VI

éviterait de se laisser obnubiler par l'écran que constitue la division


sexuelle des activités lectrices, qui ne fait que reproduire le vieux
stéréotype du sérieux et du futile, pour ne pas dire celui de l'ennui et du
plaisir.

Lire à l'ère des médias audiovisuels

L'inquiétude actuelle tient donc au fait que l'instrument et


socialisation "masculine" que fut le livre, et qu'il est sans doute
encore, semble céder du terrain face aux nouveaux médias. Or rien
n'interdit de penser que ces fonctions liées aux contenus de savoir
puissent être remplies par d'autres médias que le livre. On pourrait
même arguer des transformations du savoir lui-même, qui met en avant
la complexité des arrangements causals, pour penser que la linéarité
discursive spécifique du livre imprimé, et lu ligne à ligne, n'est pas le
meilleur moyen de développer une intellection elle-même complexe.
Mais si la formation aux savoirs qui ouvrent la voie à la gestion
du pouvoir en société a trouvé et trouvera de quoi se reproduire grâce
aux nouveaux médias, l'autre fonction de la lecture, "féminine"
toujours par hypothèse, paraît à juste titre plus menacée. Elle concerne
en effet moins les contenus de savoir, que des procédures symboliques
qui s'acquièrent dans la lecture, à travers une sorte d'expérimentation
imaginaire de situations sociales fictives.
La lecture des fictions apparaît ainsi comme un laboratoire dans
lequel nous, hommes ou femmes, expérimentons de façon individuelle,
dans le libre jeu avec les possibles, les aspects relationnels de la vie
sociale. Il s'agit donc d'un apprentissage portant non sur les faits ou
les êtres, mais sur leurs relations. Nous ne pouvons en effet jamais
mieux apprendre à nous comporter à l'égard du réseau des relations
propres au monde social qu'en évaluant, à travers l'expérience
esthétique que permet la lecture des fictions, la pertinence de tel ou tel
choix possible.
De quelles lectures parlons-nous donc alors ? De toutes,
édifiantes, éducatives ou divertissantes, car chacune à son heure,
participe aux fonctions sociales essentielles de la lecture. Il s'agit
moins en effet d'opérer une classification des lectures par objet traité,
ou par genre, que de dégager des modes de lecture et leurs fonctions
dans la constitution du citoyen moderne. Nous parlons donc it
l'époque qui s'ouvre avec le XVIII' siècle et l'avènement de l'individu
VII

démocratique et, en dehors des ouvrages "informatifs", de la lecture des


romans.
Dans la formation sociale des citoyens, la lecture remplit la
fonction d'un apprentissage à travers lequel se construit le rapport à
l'autre et aux autres, dans les deux registres social et personnel. Cette
fonction est d'autant plus importante que l'individu moderne se trouve
radicalement isolé, le pouvoir intégratif des communautés et des
groupes sociaux ayant fortement diminué. Il est vrai que les procédures
d'apprentissage par l'exemple et par l'identification à des modèles
fictionnels, peuvent renforcer la spécialisation des rôles sociaux tels
qu'institués par la société. Dans ce sens on peut considérer que
certaines modalités de lecture participent à la reproduction à l'identique
des places et des rôles qui constituent la société. Là n'est cependant pas
leur unique fonction.
La lecture des romans est à la fois une occasion et un temps
pendant lequel nous pouvons, (nous pouvions) faire fonctionner notre
imaginaire en toute liberté, et donc développer les compétences propres
à ce plan de l'être-ensemble social. La qualité de telle lecture implique
des circonstances particulières de temps et de disponibilité. C'est
pourquoi elle a peu de chances de se développer à l'école mais plutôt
dans le secret d'une relation privée à la réalité symbolique de la fiction,
raison pour laquelle les bibliothèques jouent un rôle si différent ee
celui de l'école.
La fonction imaginaire qui se développe particulièrement dans
l'activité lectrice est essentielle à l'élaboration de la vie en société.
C'est elle qui, par l'expérimentation qu'elle permet en toute impunité
imaginaire, ouvre la voie à l'adaptation aux changements. L'exercice de
l'imagination est la ressource dont nous avons besoin dans un monde
en perpétuelle transformation. Il ne fait pas de doute en effet que c'est
la rigidité des imaginaires qui cause les grandes difficultés que
connaissent les sociétés ou les groupes sociaux dont l'entraînement
mental est ritualisé, et donc répétitif, au lieu de favoriser la production
de solutions nouvelles.
De ce point de vue, il se pourrait que les femmes aient ch
meilleurs atouts que les hommes, dans la mesure où leur adaptabilité
sociale, longtemps exigée d'elles par une société où elles étaient
dominées et dépendantes, leur a donné le besoin, et quelquefois aussi le
temps nécessaire, d'exercer à travers la lecture (et ses équivalents que
sont la rêverie, etc.) une ouverture aux mondes possibles de l'univers
social tandis que les hommes n'étaient principalement entraînés qu'aux
mondes idéels et techniques possibles, autrement dit à la spéculation
intellectuelle et scientifique liée aux rituels du pouvoir.
Que nous promet aujourd'hui une société dominée par les
nouveaux médias ? On soulignera sans doute l'avènement de ce qu'on
appelle peut-être abusivement l'interactivité, espérant de celle-ci une
ouverture comparable à celle à laquelle je fais allusion. Il se pourrait
toutefois qu'il ne s'agisse là que d'un leurre, dans la mesure où ces
relations "en temps réel", ne favorisent pas l'expérimentation d'un
temps imaginaire (et non pas réel) où seul notre esprit a le loisir de
vagabonder de façon librement constructive. L'invention de
l'interactivité n'en est pas moins un élément important de la
transformation de notre rapport au savoir et une ouverture réelle vers
l'intégration des mondes possibles à notre monde réel.
L'envahissement des écrans de télévision par des fictions pourra-t-
il pallier la régression de la lecture de fiction, si celle-ci est avérée ?
Là encore on peut légitimement avoir des doutes, même si le
phénomène n'est pas à négliger. En effet, la lecture privée d'un texte
fictionnel se caractérise par une gestion personnelle du temps de
lecture, même si les nombreuses contraintes de la vie quotidienne
interviennent. Ouvrir et fermer un livre de fiction est à cet égard aussi
important que le lire. La suspension d'une action fictionnelle suivie
dans la lecture par la décision de fermer l'ouvrage, est en même temps,
si elle est librement prise, ouverture d'un temps de macération
intérieure. Elle déclenche les mécanismes propres de l'imagination, au
cours desquels l'apprentissage se développe le mieux, et pendant
lesquels le lecteur apprend par les voies de l'exemple et ch
l'identification, à mener sa vie d'homme dans des mondes fictifs. La
très large absence de cette manipulabilité du temps imaginaire dans
l'expérience télévisuelle limite considérablement son efficacité.
On ne saurait conclure ces rapides remarques. Plutôt que d'émettre
un avis inspiré de Cassandre, leur but est d'attirer l'attention des
chercheurs sur des paramètres encore trop souvent négligés de la lecture
des fictions et de l'importance de celle-ci pour la production du lien
social dans des sociétés en pleine mutation.

Jaques Leenhardt
E.H.E.S.S.
Paris, mai 1999
Dédicace

A Pierre J6zsa (1929-1979)

Je dédie ce livre à celui qui le signe avec moi, il en est devenu


l'auteur et le destinataire : curieux dédoublement qu'une mort impor-
tune a placé au coeur de notre amitié et de notre travail.
Je me souviens du dernier trajet que nous avons fait ensemble,
fin décembre 1978. Nous venions de nous mettre d'accord sur les
ultimes questions importantes à régler pour qu'enfin notre livre vît le
jour. Le moment de lui trouver un titre était venu, et déjà sa voiture
nous entraînait vers l'aéroport de Budapest. Nous tournions quelques
mots dans notre tête, afin qu'ils fassent titre. Et pourquoi pas finale-
ment, Essai de sociologie de la lecture ? L'accord s'était fait d'emblée
sur "essai". Nous voulions marquer par ce mot l'inévitable précarité
méthodologique de notre entreprise, et le caractère provisoire de nos
résultats. Je me souviens que revenait le mot Kisérlet qui nous
rappelait le texte célèbre de Lukâcs sur l'essai, comme forme d'un
discours qui s'achemine vers une vérité plus ferme, plus assurée, mais
qui n'y saurait prétendre encore. Ce mot, dans nos deux langues,
indiquait à la fois la fermeté d'une volonté de savoir, et la modestie de
cette entreprise. Cela nous plaisait.
Une ultime poignée de main, ferme comme pour serrer encore
un noeud déjà tissé, scella ces dernières discussions. Le sort, nous
12

l'ignorions, en avait été jeté. Le titre resta au livre, et ce jour fut celui
de la séparation.
En ajoutant cette préface à l'oeuvre commune, je me prends à
songer à cet attachement que nous avions ensemble manifesté pour le
mot "essai". Une certitude nous indiquait qu'il n'y en aurait pas
d'autre pour définir notre travail. Je soupçonne aujourd'hui qu'au-
delà de l'inachèvement et du programmatique, une autre résonance,
une autre association nous attirait en secret vers ce mot.
Pierre Jôzsa était un homme de culture. Une vie mouvementée
au service de causes qu'il avait choisies lui donna de ces longues
vacances que l'on passe à l'ombre de la vie, dans ces lieux retirés
qu'aménagent sommairement les pouvoirs. Il s'y consacra des années
durant à la lecture, je veux dire à la familiarité des livres, et singulière-
ment aux des littératures allemande et française. Lorsque, libéré, il
revint à la vie active, il en traduisit certains dans sa langue. Notre
littérature, mais aussi la sociologie française le retinrent longuement :
il-édita Durkheim et consacra sa thèse 4 Lévi-Strauss. Mais je crois que,
par delà la sociologie, c'est à ce père fondateur de la science de
l'homme, Montaigne, qu'inconsciemment nous pensions, tout en
cherchant un titre.
Nous avions en effet convenu de faire apparaître dans l'intro-
duction ou dans la conclusion de notre livre, lesquelles malheureuse-
ment il n'a pu discuter avec moi, l'importance qu'avait revêtu la
qualité des rapports humains dans l'élaboration d'une recherche com-
parative comme la nôtre. Cela ne nous paraissait nullement accessoire
et comme relevant seulement du domaine de la vie privée ou affective.
Nous pressentions bien plutôt que la situation dans laquelle nous
avions été appelés à travailler, avec ses difficultés propres, révélait
cette intimité des consciences comme un requisit proprement
épistémologique de la recherche. Dans un monde où le. "savoir"
sociologique prend fréquemment le visage abstrait de l'impersonnalité,
et parfois s'en fait gloire, nous étions convaincus, au contraire, de la
valeur heuristique de cette intimité que nous avions construite, dans
laquelle nous nous étions engagés et qui nous aidait à comprendre.
En lui donnant le titre d'Essai nous avions cru désigner en notre
travail seulement l'incomplétude d'une démarche. L'éloignement géo-
graphique, dix années durant, avait nourri tout à la fois la connais-
sance de l'autre et celle de soi, comme cela se passe toujours, je crois,
lorsqu'on parle de "savoir" sociologique. Il avait précisé nos identités
respectives, les avait affinées et enfin rapprochées. Et voilà que,
comme chez Montaigne, nos essais signifient désormais, par delà
l'intimité du travail et de l'amitié, séparation et mort.
13

Je ne voudrais pas conclure sur cette note amère, puisqu'aussi


bien un chercheur survit dans son travail et qu'on s'apprête, à Buda-
pest, à publier de nombreux textes inédits de Pierre Jôzsa. Je ne
voudrais pas non plus que ce qui fut pour moi un dialogue privilégié
laisse dans l'ombre ceux qui y furent associés. Il y a d'abord son
épouse, Judith Jôzsa qui supporte aujourd'hui le plus lourd de la
peine, puis ici, à Paris, dans le cadre du Groupe de sociologie de la
littérature de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, en dehors
de Martine Burgos qui fut associée de bout en bout à cette recherche,
il y eut plusieurs chercheurs : Patrice Delbourg, Ildiko Herman,
Olivier Kaeppelin et Brigitte Navelet-Noualhier, ainsi que de nom-
breux étudiants de l'Université de Paris-VIII qui nous ont beaucoup
aidés de leur collaboration bénévole. Qu'ils trouvent tous, ici, l'ex-
pression de ma reconnaissance.
L'appui financier de la Maison des sciences de l'homme nous
permit d'entreprendre, celui de l'Institut hongrois de la culture et de
l'Ecole des hautes études en sciences sociales de poursuivre et d'ache-
ver cet ouvrage. Ma gratitude va enfin à l'Institute for advanced study
de Princeton, qui m'accueillit généreusement pendant l'année 1979-
1980, dans les mois où j'eus à terminer la mise au point de ce manus-
crit.

Jacques Leenhardt
PREMIERE PARTIE
Introduction
Notice historique sur le développement de la
sociologie de la lecture

Une discipline ne vient pas à l'existence avec les premières


constatations se rapportant à son objet. De fait le questionnement
sociologique du phénomène de la lecture prit forme à la charnière des
XVIIIe et XIXe siècles. Ce n'est cependant que lentement que l'on vit
se constituer une réflexion cohérente autour de trois exigences :
1 — que la lecture soit considérée comme un phénomène spécifique
pouvant ètre interprété d'une manière relativement autonome, et par
rapport à la littérature et par rapport aux autres composantes du
comportement ; de ce point de vue la sociologie de la lecture se
distinguera de la sociologie de la littérature comme de la psycho-socio-
logie culturelle;
2 — que la lecture soit considérée comme un phénomène relevant
d'une étude sociologique;
3 — enfin qu'une description soit effectuée qui mette en évidence
l'aspect social du comportement des lecteurs' .
On ne cherchera donc pas un point de départ absolu à la

1. On notera à cet égard que la collecte de données empiriques n'est pas une
condition sine qua non d'une telle description sociologique, comme en
témoigne l'essai classique d'Adorno sur les auditeurs de musique.
18

sociologie de la lecture. En revanche, il est certain que le XVIlle


siècle, en préparant les esprits à s'interroger sur les voies de la pédago-
gie, lui a donné une bannière sous laquelle elle prendra son essor à la
fin du XIXe siècle. On trouvera par conséquent des sources nombreu-
ses en Angleterre 2 , en Allemagne 3 et en France dans l'ample littéra-
ture pédagogique qui fleurit à ces époques.
Avec le XIXe siècle, l'intérêt pour la formation intellectuelle et
morale des enfants va se doubler d'un intérêt nouveau pour la sociali-
sation des adultes, notamment à la suite des grandes migrations de
population qui suivirent l'essor industriel des grandes puissances capi-
talistes. L'afflux de groupes ethniques variés, en particulier aux Etats-
Unis, constituera au début du XXe siècle une incitation majeure à
réfléchir sur la fonction intégrative de la culture et de la lecture en
particulier.
Comme toutes les sous-disciplines sociologiques, la sociologie de
la lecture a une histoire étroitement liée à la conjoncture socio-politi-
que. On ne s'étonnera donc pas que ce soit en ces années de crise
qu'émerge pour la première fois, de manière organisée, dans le cadre
de la sociologie américaine, une recherche se donnant spécifiquement
pour objet la lecture.
Il faut citer ici les travaux initiateurs de Douglas Waples. Waples
voit principalement dans le phénomène de lecture un indicateur des
attitudes sociales. Encore faut-il que "ceux dont les attitudes ont le
plus d'intérêt pour la sociologie [...] lisent suffisamment pour que leur
lecture révèle leurs attitudes." 5 Waples est donc bien conscient de la
double implication d'une sociologie quantitative de la lecture, et
assurément personne ne pourra jamais démontrer, sur une base quanti-
tative, la pertinence des choix de lectures. Il y faudra une méthodolo-
gie qualitative fondée sur le caractère significatif des systèmes de
lectures (cf. notre l e partie, chapitre III).
Partie intégrante de la sociologie des années 30, l'oeuvre de

2. Voir Heinz Steinberg, "Books and readers as a subject of research in Europe


and America "in Int. So. Sc. J. XXIV/1977/4.
3. Voir l'ouvrage de Bettina Hurrelmann: Jugendliteratur und Bürgerlichkeit,
Paderborn, 1974, qui traite essentiellement .du pédagogue Christian Felix
Weisse et de son Kinderfreund (1776-1782). On y trouvera également une
abondante bibliographie sur le thème.
4. Voir François Furet, Jacques Ozouf, Lire et écrire, Paris, éd. de Minuit, 1977.
5. Douglas Waples, 'Research memorandum on social aspects of reading in the
depression', Social Sciences Research Council, New York, 1937, Bulletin 37,
pp. 199-200.
19

Waples va porter d'abord sur les "gate keepers" de la pratique de


lecture : le pédagogue et le bibliothécaire. Waples a en vue d'être utile
à ces agents de la socialité que sont devenus les intermédiaires du livre
au moment où le consensus social est si fortement malmené, et pour
ce faire il souligne l'importance de leur fonction tout en les aidant à
surmonter les difficultés auxquelles ils se heurtent. Les années de crise
finaliseront plus encore le travail de l'équipe de Waples qui se pen-
chera alors sur le rôle que l'activité lectrice peut remplir en période de
dépression économique et de troubles sociaux : Research memo-
randum on social aspects of reading in the depression (1937).
Il s'agit de trouver dans la lecture de ce que Waples appelle des
livres "panacée" un indice de la capacité des différentes couches
sociales, distinguées par leur revenu et leur niveau de scolarité, de
résister à l'effet dépressif de la crise. La lecture de ces ouvrages, telle
est l'hypothèse, représente une volonté de s'organiser techniquement
et socialement contre la crise : la lecture est ici indice d'une attitude
éthique et pratique que Waples juge positive et susceptible d'aider à
la résolution des problèmes sociaux qui déferlent sur l'Amérique.
Dans What reading does to people (1940), ouvrage écrit en
collaboration avec Berelson, Waples tente une fois encore de mesurer
les effets sociaux de l'activité lectrice, mais l'orientation plus théori-
que de cet ouvrage lui permet d'aborder le phénomène de lecture avec
beaucoup plus de finesse. 11 abandonne l'appareil empirique habituel
du sociologue, s'interroge sur la pertinence des concepts servant à
l'étude de l'information, relie la lecture non seulement à l'organisation
sociale de la machine livresque mais aussi aux systèmes de valeurs
investis dans l'acte de lire et aux attentes psycho-sociologiques des
individus et des groupes. De la sorte, Waples et Berelson posent toutes
les questions qui devaient s'avérer fondamentales pour le développe-
ment d'une sociologie qualitative de la lecture.
Cependant, malgré son caractère novateur, cet ouvrage demeura
sans écho durant l'explosion sociologique de l'après-guerre, et aucune
recherche ne tentera d'éprouver la fécondité des intuitions qui y sont
contenues. On pourrait tenter d'expliquer cette absence d'intérêt, et
sa permanence jusqu'à aujourd'hui, par la mobilisation quasi ex-
clusive de la sociologie de la culture sur les problèmes des communi-
cations de masse. Conçue dans ce cadre, la question de la lecture se
trouvait réduite à la dimension d'une querelle entre media. Le débat
opposait "lecture" à "vision" comme activité à passivité, et plutôt
que d'aller voir comment se développaient dans les différents lieux de
la société les formes de la culture moderne, on préféra s'en remettre à
des dichotomies telles que culture véritable vs. culture de masse. De
20

tels outils notionnels, obnubilés par le formidable pouvoir des produc-


teurs de culture et par l'instance de l'industrie culturelle, perdent de
vue que cette culture produite doit en même temps faire l'objet d'une
acceptation, d'un décodage, d'une transformation, à partir de la prati-
que et du point de vue de ceux qui en vivent et la font vivre.
On ne parlait alors que de consommateurs culturels, et, puisqu'il
y avait une bonne et une mauvaise culture, il devait y avoir une bonne
et une mauvaise lecture parce qu'il y avait une bonne et une mauvaise
littérature. On spécula sur la fin du livre et Gutenberg devint un héros
meurtri.
Dans le même temps, et particulièrement dans les pays où le
système des clubs du livre s'était le plus fortement développé, les
éditeurs, gens pragmatiques, finançaient des études sur la lecture. En
cela ils n'étaient pas seulement mus par la nécessité, récemment
reconnue, de faire face à la demande de formation professionnelle
émanant du monde industriel. Si on se reporte à l'une des recherches
qui s'est le plus avancée dans la voie d'une analyse sociologique qualita-
tive du processus de lecture : Lesere og lesing6 , on prend conscience
que la réception du texte littéraire ne saurait être simplement traitée
selon les schémas de la réception dans le processus de communica-
tion : Oysten Noreng souligne la dépendance de ce processus à l'égard
de ce qu'il appelle une fonction de la conscience et de la connaissance
du récepteur (lecteur). Ainsi, alors même que la lecture est engagée
dans le processus de communication, elle ne laisse pas d'ouvrir sur des
processus complexes d'appropriation et de sélection dont l'analyse
doit nécessairement dépasser le cadre restreint des études sur la
fonction formatrice de la lecture.
De ce point de vue la situation de la sociologie de la lecture en
France n'est pas très différente de celle que nous rencontrons dans les
autres pays d'Europe, occidentale comme orientale. La lenteur avec
laquelle s'est développé l'intérêt pour la lecture comme activité intel-
lectuelle et sensible a été historiquement liée au fait que l'intérêt des
chercheurs avait porté sur le phénomène de l'influence que peut
exercer la lecture sur les conduites et les attitudes et non sur la
spécificité même de l'acte de lire. L'ensemble de cette situation a
bien entendu rendu plus difficile encore la prise en compte de la
lecture des textes de littérature proprement dite, puisque celle-ci
apparaissait comme un objet dont la complexité rendait particulière-
ment difficile toute étude plus ou moins empreinte de finalisme et

6. Oysten Noreng, Lesere og lesing, Den Norske Bokklubben, Norway, 1974.


21

attachée, consciemment ou non, aux catégories de l'utilitarisme.


Baumgartner est à cet égard sans ambiguïté : "Les communications
polysémiques n'ont qu'une faible influence sur la consistance des
systèmes d'attitudes." 7
En tant qu'elle est radicalement polysémique, la littérature ne
saurait donc, apparemment, intéresser le sociologue en quête de savoir
sur les attitudes. S'il accepte de s'en saisir, ce sera comme livre ou
comme document, c'est-à-dire réifiée. On ne s'étonnera donc pas que
la polysémie littéraire (Mehrdeutigkeit) ne soit étudiée par Baum-
gârtner que dans le cadre de la lisibilité (Lesbarkeit) 8 , c'est-à-dire pour
autant qu'elle engendre des difficultés de lecture. La polysémie pro-
pre à la littérature apparaît donc comme un élément négatif par
rapport à une définition transitive du texte comme communication
d'un message. Pour notre part au contraire nous serions plutôt tentés
de faire de cette polysémie la spécificité même du texte littéraire, la
source de sa capacité à signifier et à engendrer le processus complexe
de lecture que nous nous sommes donnés comme objet.
Profondément marquée dès son origine par une préoccupation
presque exclusive pour les effets sociaux du livre, la sociologie de la
lecture, épistémologiquement liée à l'empirisme d'une part et à la
théorie de la communication de l'autre, pouvait difficilement s'évader
hors des limites posées par le quadruple questionnement formulé
naguère par Berelson : Who ? What ? When ? Why ? Le développe-
ment qu'elle connut en France ne devait pas modifier considérable-
ment cette situation.
Vers la fin des années 50 paraît le premier ouvrage de Robert
Escarpit qui, malgré son titre Sociologie de la littérature, 9 n'est pas
sans importance pour le développement de la sociologie de la lecture
en France. A la fin des années 60, paraît l'ouvrage collectif Le livre et
la lecture en France l° qui comprend sous la plume de Jean Hassen-
forder une intéressante contribution sur "Les lecteurs et la lecture".
Il faut noter que, pendant cette période, la recherche sociologique
hongroise se développe de manière plus rapide et cohérente sur notre

7. Alfred C. Baumgartner Hrsg., Lesen, ein Handbuch, Verlag für Buchmarkt-


Forschung, Hamburg, 1974, p. 236.
8. Il ne s'agit évidemment pas ici du concept barthésien de lisibilité, laquelle est
opposée à la scriptibilité, Cf. S/Z, Paris, le Seuil, 1970, pp. 10-11.
9. Robert Escarpit, Sociologie de la littérature, Paris, P.U.F., Collection "Que
sais-je", 1958.
10. Le livre et la lecture en France, Paris, les Editions Ouvrières, collection
"Vivre son temps", 1968.
22

thème, comme en témoignent les travaux de Matyas Durko, Ernii


Gondos, Péter Jésza, Istvân Kamaràs et Judit Sas.''
C'est vers la fin de cette décennie que s'effectue le développe-
ment mondial de la sociologie de la lecture et qu'apparaissent des
organismes de recherche spécialisés. C'est le moment où sont publiées
aux Etats-Unis les premières enquêtes menées par Rozenberg et White.
Avec les années soixante, la sociologie de la lecture compte déjà au
nombre des disciplines plus ou moins codifiées ; le nombre des publi-
cations qui lui sont consacrées croit constamment et elle se développe
à peu près régulièrement dans tous les pays, comme le prouve l'impor-
tance des bibliographies de Heinz Steinberg.' 2
C'est l'époque où parait le livre de Robert Escarpit Le livre et
le conscrit 13 ainsi que de nombreux ouvrages collectifs comme
celui de Roger H. Smith ed. The American Reading Public" . Crise de
l'enseignement et modernisation de l'enseignement constituent dans
ces années l'un des moteurs les plus efficaces de l'intérêt pour la
sociologie de la lecture, sans oublier que cette période a aussi repré-
senté l'une des phases déterminantes du processus de restructuration
de l'industrie éditoriale. La redistribution des cartes au double plan
des structures économiques et des canaux du pouvoir intellectuel
focalisait un peu partout l'attention sur le livre et son usage.
Malgré cela, la lecture de l'oeuvre d'art littéraire échappait
encore à l'intérêt des sociologues. Certes, on employait le mot lecture
mais il s'agissait de l'achat du livre, de la fréquentation des bibliothè-
ques, du temps utilisé pour lire, de l'intensité d'utilisation de ce
temps, de l'attachement à tel ou tel auteur, des réactions positives ou
négatives à l'égard d'un type d'oeuvre donné, des comportements et
attitudes à l'égard de l'objet imprimé nommé livre, sans que jamais ce
que nous avons appelé l'activité intellectuelle et sensible qu'est la
lecture fût l'objet d'aucune recherche spécifique.

11. Durko, Matyas, Lire et comprendre (en hongrois), Budapest, 1976; Gondos,
Ernô, Typologie des goûts des lecteurs, Budapest, 1975; J6zsa, Péter,
"Capacité esthétique et fausse conscience esthétique" in Effet social des
oeuvres esthétiques, Budapest, 1976; "Le sens du texte" in KiOnyvtéri
Figyelô, Budapest, 1977/3; une douzaine d'articles de Kamaris, Istvén; Sas,
Judit, Des gens et des livres, Budapest, 1969.
12. Heinz Steinberg, op. cit.
13. Robert Escarpit, Le livre et le conscrit, Cercle dela Librairie, Paris, 1966.
14. Roger H. Smith ed., The American Reading Public, What it reads, why it
reads. From inside education and publishing: views of present status, future
trends. The daedalus Symposium, with Rebuttals and Othcr New Material,
R. R. Browker, New York, 1962.
23

Ces remarques ne visent pas à détacher l'activité de lecture de


ses conditions matérielles, psychologiques et institutionnelles d'exerci-
ce. C'est précisément dans la mesure où des recherches en nombre
déjà assez considérable ont été effectuées dans différents pays sur ces
aspects du processus social de lecture qu'il nous a paru opportun de
concentrer notre travail sur le point ultime de la rencontre de l'hom-
me et du livre, sur cette lecture qui met en jeu des paramètres si
nombreux et si difficiles à organiser. Nous nous retrouvons alors
proches de la question que posait Walter Vôlke dans son ouvrage Die
Bedeutung des Lesens, dans lequel il analysait les réponses que 1200
enfants avaient données lors de travaux scolaires à la question :
"Qu'est-ce que la lecture signifie pour l'homme ? ". Mais cette ques-
tion, plutôt que de l'aborder à travers ce que chacun peut en dire à
partir de sa propre expérience, au risque de voir un discours convenu
s'imposer, notamment à des écoliers baignant dans l'atmosphère livres-
que de l'école, nous avons préféré la traiter indirectement à partir
d'une analyse symptomale des lectures effectivement réalisées.
On peut légitimement s'étonner de ce qu'aucune recherche n'ait
été entreprise en ce domaine alors que chacun sait que "l'emploi (en
situation expérimentale) de textes polysémiques accroît l'éventail des
différences entre lecteurs disposant de styles cognitifs différents et
dont les besoins de clarté cognitive sont également différents." 15
Cette simple remarque, articulée ici sur des concepts difficiles à définir
tels que "style cognitif" et "besoin de clarté cognitive", ouvre à elle
seule le champ de la recherche sociologique sur l'activité intellectuelle
et sensible de la lecture. 11 ne s'agit plus en effet de mesurer quantita-
tivement des faits ou de contrôler la transmission d'un message, mais
au contraire de comprendre les effets multiples qui se manifestent
dans le processus de lecture, effets des styles cognitifs sur la matière
textuelle et effets de cette dernière sur les systèmes interprétatifs ; il
s'agit enfin de considérer les effets produits par la situation de lecture
comme un phénomène sociologique propre. La recherche porte dès
lors sur un objet nouveau pour l'analyse sociologique, objet spécifi-
que, que définissent les conditions particulières de l'activité lisante.
Notre volonté de circonscrire un champ spécifique de la socio-
logie de la lecture implique que nous cernions enfin les frontières qui
séparent celle-ci de deux types voisins de recherches : l'esthétique de
la réception et la psychanalyse de la lecture.
Dans une formule lapidaire, Norman Holland définit parfaite-

15. Alfred C. Baumgertner, op. cit., p. 236.


24

ment l'objet sur lequel porte la psychanalyse de la lecture : parlant du


lecteur lisant, il écrit : "He will `make sense' of the text." Faire rendre
sens au texte ou donner sens au texte ? Il s'agit bien pour la psy-
chanalyse comme pour la sociologie de la lecture de saisir la nature
des processus à travers lesquels, confronté à un récit, le lecteur
parvient à lui "donner sens" pour lui, à transformer cette rencontre
avec l'étrangeté en une connaissance, c'est-à-dire en une activité nor-
mée dans laquelle le lecteur ne soit pas perdu. Mais si nous pouvons
être d'accord avec la manière dont Norman Holland pose le problème
de ce qu'il y a à savoir à propos de la lecture, les principes herméneuti-
ques et les postulats explicatifs qui seront mis en oeuvre par lui ne
sauraient correspondre à notre propre approche. S'il est certain que
Five Readers Reading représente, dans le cadre de la méthode psycha-
nalytique, quelque chose comme un équivalent de ce que nous avons
tenté pour fonder une sociologie de la lecture , nous devons, après
avoir reconnu l'importance de ce travail, mettre radicalement en cause
le simplisme théorique qui l'anime, afin de préserver pour l'avenir un
éventuel recours à la théorie psychanalytique dans l'analyse des
processus de lecture. On ne saurait en effet se contenter, dans ce
domaine, d'une théorie du désir, du symptôme et du rêve aussi
sommairement fonctionnaliste : "Ce qui veut dire que quoi que fasse
l'être humain — qu'il rêve, qu'il raconte une histoire, qu'il manifeste
un symptôme, qu'il réalise une vocation, qu'il se fasse un ami — tout
cela il le fait en sorte de réaliser un maximum de plaisir et un mini-
mum de peine dans un minimum d 'effort . ,,16
Mais, en dehors de ces remarques qui conduiraient à une remise
en cause de la théorie psychanalytique sur laquelle se fonde Norman
Holland, on constate dans son travail un glissement sensible qui lui fait
perdre de vue son objet premier, l'activité même de lecture, au profit
d'une activité connexe à la lecture : la libre association, la fantaisie
diurne telle qu'elle est provoquée par le livre et la lecture. En atta-
chant son enquête essentiellement à l'analyse de la chaîne associative,
Holland perd complètement de vue le processus constructif qu'est la
dialectique du sujet, des codes et du texte, pour se replier sur le seul
niveau du fantasme, lequel se révèle toujours finalement pure répéti-
tion de la structure névrotique. De telle sorte que l'interaction du
principe d'identité, caractérisé par sa stabilité, et du principe de
plaisir, caractérisé au contraire par la multiplicité des formes qu'il est

16. Norman Holland, Five Readers Reading, New Haven, Yale University Press,
1975.
25

capable d'inventer, cette interaction qui, à en croire Holland, devrait


constituer la raison des différences de réactions face au texte, aboutit
au bout du conte (sic) à la redécouverte de ce qui avait été déjà codé
dans la chaîne associative par le discours psychanalytique lui-même 17 .
Nous aurons l'occasion de revoir, dans nos conclusions, quel
terrain une étude psychanalytique de la lecture pourrait contribuer à
défricher conjointement avec la sociologie de la lecture, étant entendu
que pour l'instant, malgré l'extrême intérêt des travaux de Holland,
nous ne pouvons y voir qu'une première et souvent rudimentaire
entreprise.
La question des frontières entre l'esthétique de la réception et la
sociologie de la lecture est aujourd'hui l'une des plus débattues.
Depuis les propositions qui ont été faites par les chercheurs de l'Ecole
de Constance et les réponses qui leur ont été apportées notamment
dans l'ouvrage publié sous la direction de Manfred Naumann", une
attention nouvelle a été portée au processus de lecture du point de vue
de ses conditions esthétiques de possibilité. Le concept fondateur de
l'esthétique de la réception est, comme on sait, celui d'horizon d'at-
tente (Erwartungshorizont). Dans la mesure où, disent les esthéticiens
de la réception, l'expérience esthétique de la lecture consiste en une
fusion de deux horizons, celui du texte et celui du lecteur, cette
expérience peut se révéler alternativement en rupture de norme,
normale ou enfin productrice d'une nouvelle norme 19 . Etant donné
qu'il s'agit là d'une analyse essentiellement fondée sur des catégories
esthétiques, la norme, ici constitutive de l'horizon, paraît comme une
pré-conception normative, motivée par des intérêts, des désirs, voire
des expériences passées du sujet lecteur. Dans le discours de
l'esthétique de la réception, ces normes relèvent essentiellement de
systèmes esthétiques de perception. Peu ou pas de compte est tenu
des conditions sociologiques de ces expériences, désirs et besoins.
Ainsi la genèse sociale des formes esthétiques de l'expérience est-elle
laissée dans l'ombre, ou, à tout le moins, mise entre parenthèses. Il ne
saurait être question d'entrer si peu que ce soit dans la discussion des
très nombreux travaux qui ont été publiés dans ces dernières années,

17. N. Holland, op. cit, p. 128.


18. Manfred Naumann et al., Gesellschaft Literatur Lesen, Berlin, 1975.
19. Hans Robert Jauss, "Der Leser als Instanz eincr neuen Gesehichte der
Literatur" in Poetica, vol. 7, 1975. Cf également, Aesthetische Erfahrung
und literarische Hermeneutik I, W. Pink, München, 1977.
26

particulièrement dans le domaine allemand, sur les problèmes de


l'esthétique de la réception. Qu'il nous suffise de dire qu'un dialogue
est ici ouvert, comme avec la psychanalyse, dont l'issue positive serait
représentée à nos yeux par une reprise de l'élaboration du système de
normes retenu par les esthéticiens de la réception de manière à ce
que ce système soit articulé non seulement à des ensembles littéraires
institutionnalisés, mais également à des variables internes à la sphère
esthétique de la littérature, de manière à être étendu au système de
règles de l'institution sociale culturelle et au système axiologique qui
se développe dans les sociétés à partir des bases stratégiques de groupe
et de classe. Comme toute discipline proprement littéraire, l'esthé-
tique de la réception a été tentée, dans ses premiers développements,
par une simple sémiotique du texte qui reconnaissait à l'intérieur de ce
dernier la présence d'un lecteur-destinataire codé dans les figures, elle
tend aujourd'hui, sous l'effet du dialogue dans lequel elle a été
engagée, à diversifier ses approches, ce qui constitue en retour, pour la
sociologie de la lecture, une tâche nouvelle d'analyse des effets sur le
processus de la lecture de l'encodage du lecteur dans le texte.
Chapitre 1
Histoire et hypothèses de l'enquête

En 1965 le jury du prix Renaudot couronnait un ouvrage dont


le sous-titre éclairait singulièrement la sobriété du titre : les Choses,
une histoire des années 60. L'auteur, Georges Perec, sur le mode
littéraire de la chronique, y développait un thème qui faisait alors les
gros titres des revues intellectuelles comme des magazines à grande
diffusion : grâce à lui, la société de consommation, monstre désirable,
était entrée dans la littérature. Un peu plus tard, l'ouvrage paraissait
en langue hongroise, et y remportait un large succès. Ainsi donc, un
ouvrage "sur" la société de consommation s avait été traduit, publié,
épuisé et lu en quelques mois dans un pays où ce type de problème
culturel et social était réputé ne pas être "à l'ordre du jour".
Ce constat valait questionnement, et c'est ainsi que l'idée de
cette enquête comparative vit le jour vers la fin de l'année 1966, dans
le cadre du Groupe de sociologie de la littérature de l'Ecole des hautes
études en sciences sociales. Divers événements en retardèrent la mise
en oeuvre et c'est en 1969 seulement que les deux auteurs de cet

1. On excusera ce raccourci qui ne rend que bien mal compte de l'ouvrage


28

ouvrage se rencontrèrent à Budapest 2 et que commença véritablement


le travail d'élaboration.
L'enquête qui se préparait était donc à la fois internationale et
comparative. Dès les premières consultations, il apparut clairement
qu'elle n'aurait de sens qu'à condition d'être effectivement et entière-
ment bi-latérale, c'est-à-dire qu'il faudrait non seulement analyser la
réception et l'interprétation d'un roman français en Hongrie, mais
également d'un roman hongrois en France, sans parler bien entendu de
la comparabilité des échantillons de lecteurs...
D'emblée nous partagions l'hypothèse que nous allions être
confrontés à une, voire à des pluralités de lectures. Mais une question
délicate demeurait : dans quelle mesure allions-nous pouvoir tenir
compte de ce qu'à défaut de mieux nous pouvions appeler "mécanis-
me d'action spécifiquement esthétique" ? Une démarche empirique
en ce domaine manquait de précédents et il nous parut prudent de ne
pas nous engager dans une telle voie. En effet, si les auteurs sont
nombreux à avoir glosé sur la spécificité littéraire, sur la littérarité des
structures textuelles, aucun consensus, même minimum, ne semble
acquis sur lequel fonder des procédures empiriques. Nous avons donc
résolu d'éliminer cette dimension, non pas toutefois de nos analyses
mais de nos hypothèses. Aucune question ne s'y réfère par conséquent
directement. En revanche, on s'apercevra que malgré l'exclusion que
nous avions consentie, l'analyse du matériau nous a contraints bien
souvent à faire référence à des attitudes liées aux caractéristiques
littéraires des textes étudiés, mais alors avec beaucoup de précautions.
11 fait par conséquent partie de nos conclusions d'appeler le
développement d'un savoir rigoureux sur le mode d'action des struc-
tures littéraires elles-mêmes et nous espérons que notre enquête, sans
apporter de véritables réponses à aucune de ces questions, permettra,
à nous-mêmes ou à d'autres, de formuler dans des recherches ultérieu-
res le problème ainsi posé.
Notre objectif dans cette enquête a donc été de mettre en
évidence la multiplicité et la structure des interprétations données à
des textes que nous appellerons par facilité "romanesques", et cela au
plan des problématiques sociales, politiques, éthiques, philosophiques
qui y sont explicitement ou implicitement développées. Derrière ces
interprétations, nous avons cherché les cohérences idéologiques et les
structures sociales qui en sont la condition de possibilité. Nous ne

2. Pierre Jézsa était alors membre du Centre de recherche de l'Institut national


de la culture (Népnnivelési Intezet) à Budapest.
29

prétendons par conséquent pas être parvenus à cerner de manière


sociologique l'action elle-même de l'objet esthétique, mais nous espé-
rons avoir, à partir de celui-ci, dégagé les systèmes de valeurs par
lesquels l'efficacité esthétique elle-même nécessairement s'effectue.

1. Le contenu et la forme.
Les réserves que nous venons de faire demandent à être quelque
peu développées. Nous sommes en effet confrontés ici à l'une des
principales erreurs de l'analyse et de l'enseignement littéraires tradi-
tionnels, qui avaient "résolu" la question de l'esthétique en séparant le
contenu de la forme, celle-ci étant considérée comme l'enveloppe de
la signification. Que cette dichotomie ait eu pour fonction de n'ac-
corder d'importance, dans ('oeuvre, qu'au contenu (idées philosophi-
ques, morales, sociales) ou que par là on ait voulu maintenir la part du
mystère de l'indicible, rationaliste donc ou irrationaliste, cette opposi-
tion aboutissait à masquer la complexité spécifique de l'oeuvre d'art.
Une des tentatives majeures pour échapper à cette situation apparut
au début de notre siècle avec ce qu'il est convenu d'appeler le
formalisme russe, que la sémiotique de l'art considère encore aujour-
d'hui comme l'un de ses principaux antécédents. A la même époque,
l'oeuvre de Georges Lulcàcs abordait ces problèmes à partir d'une
tradition philosophique différente qui plongeait ses racines dans les
oeuvres de Kant, de Hegel et plus tard de Marx. Avec le tranchant et la
clarté des idées fondamentales, Lukiics affirmait que ce qui était
véritablement sociologique dans l'oeuvre d'art était sa forme : "Die
Form ist das wahres Soziale in der Literatur 3 ."
Avec Lukâcs donc apparaît l'idée que c'est la vie sociale qui
donne sa forme à l'expression esthétique. L'idéalisme de Hegel, avec sa
cohorte de catégories mystiques liées aux différents états du dévelop-
pement de l'Esprit absolu, se trouve ainsi dépassé au bénéfice d'une
analyse historique de la pratique sociale. Par cette conception de la
culture comme activité concrète des entités sociales, l'opposition
entre le contenu et la forme se trouvait dépassée. Désormais l'oeuvre
d'art sera considérée comme partie intégrante de la vie sociale selon la
totalité de ses aspects.

3. G. Lukics, "Remarques sur la théorie de l'histoire littéraire", 1910, traduc-


tion française in Lucien Goldmann et la sociologie de la littérature, Bruxel-
les, Editions de l'Université, 1975, pp. 71-103.
30

Mais si la culture est une pratique plutôt qu'un ensemble d'ob-


jets, si, en elle, se concrétise un faire vivant plutôt qu'un travail mort,
alors ce qui est vrai de l'analyse de la production des oeuvres de
culture doit l'être également de l'effet de ces oeuvres. En abordant le
phénomène social de la lecture comme un processus créateur, comme
un acte par lequel individus et groupes sociaux se parlent et donnent
forme à leurs rapports à l'intérieur de la société globale, nous tournions
le dos à toute possibilité de séparer l'effet du contenu de l'effet de la
forme, nous éliminions l'idée d'une "réception" passive, d'une con-
sommation des objets de culture. Les notions habituelles de la théorie
de la communication appliquées aux oeuvres de culture se trouvaient
de ce fait mises en question également.
Ce n'est pas le lieu de développer nos conceptions concernant la
sociologie de la production des oeuvres littéraires 4 . La notion de
message ne fera pas non plus l'objet d'une critique détaillée. Toutefois
le lecteur en rencontrera les éléments au fil de sa lecture. Pour ce qui
est enfin du phénomène de réception, l'expérience de la sociologie
contemporaine de l'art ainsi que les résultats de travaux effectués
dernièrement en Hongrie, démontrent que l'assimilation intellectuelle
des créations esthétiques s'effectue à travers un processus où l'expé-
rience de la forme détermine et imprègne radicalement l'interprétation
du contenu "idéel" de l'oeuvre s .

2. Esthétique et axiologie.
Nourrissant peu d'illusions quant à la possibilité de sonder
directement l'effet esthétique des romans que nous avions choisis
comme objet de notre enquête, nous avions renoncé à aborder fronta-
lement ce problème. Mais pouvions-nous, après avoir affirmé le carac-
tère de totalité de la communication esthétique, nous en tenir à une
démarche partielle, uniquement préoccupée de formulations axiologi-
ques ?
Cette interrogation légitime appelle une remarque : les systè-

4. Cf. sur ce point, Jacques Leenhardt, "L'approche sociologique" in L. Navet


éd., Tendances principales de la recherche dans les sciences sociales et
humaines, deuxième partie, tome premier, Esthétique et Sciences de l'art,
sous la direction de Mikel Dufrenne, Paris, La Haye, New York, Mouton
Ed./UNESCO, 1977, pp. 101-110.
5. Cf- en particulier, Pierre Jôrsa, Etudes en sociologie de l'art, Institut de la
culture, Budapest, 1978.
31

mes de valeurs qui ont été les objectifs déclarés de notre recherche se
sont révélés, à l'examen, difficilement réductibles à leur seul "contenu
idéel". En effet, comme tout système, ils impliquent une mise en
ordre, une hiérarchisation, une organisation des contenus, qui dépas-
sent de très loin le plan d'une simple typologie des contenus. A vrai
dire les systèmes de valeurs que nous avons explorés ne se donnent
nulle part à connaître indépendamment d'une mise en forme, en
dehors par conséquent de ce par quoi se défmit l'esthétique même. Si
nous avons pu analyser le processus de lecture selon les mêmes
méthodes que nous avions utilisées pour analyser les phénomènes de
création culturelle, c'est qu'à travers la force structurante des systè-
mes de valeurs se repérait l'efficace proprement esthétique dont ils
sont les opérateurs. Ainsi nous ne pouvons ni prétendre avoir sondé
l'effet esthétique lui-même, ni imaginer que nous nous sommes trou-
vés en face de simples énoncés de valeurs.
11 ne fait aucun doute en effet que les caractéristiques de notre
recherche la situent assez loin des habituelles enquêtes sur les "orienta-
tions de valeurs". Nous avons fait lire à nos interviewés des romans, ce
qui a provoqué en eux une expérience esthétique complexe. En
revanche ce n'est pas directement cette expérience que nous avons
sondée, mais exclusivement les prises de position suscitées par les
romans à la suite de cette expérience esthétique telles qu'elles furent
formulées en des énoncés discrets que nous avons enfin nous-mêmes
tenté de reconstituer en systèmes. Ainsi nous n'avons pas commis
l'erreur de nous imaginer que les réponses à nos questions étaient
indépendantes de la totalité de l'effet esthétique du roman, mais,
dépourvus des moyens de désigner cet effet lui-même, nous en avons
simplement, en quelque sorte, effectué la mise entre parenthèses, non
pour restaurer la dichotomie contenu/forme, mais pour que puisse
apparaître en pointillé dans notre propre discours ce lieu encore pour
nous difficile à cerner : l'effet esthétique.
Nous avons pleine conscience qu'en aucun cas les réponses
obtenues ne sont le résultat d'un simple travail "intellectuel" pouvant
être mené à bien indépendamment de ces objets spécifiques que sont
les romans que nous avons donnés à lire ; nous savons par conséquent
que la masse de textes que nous avons recueillie est la retombée, au
niveau discursif, d'une expérience esthétique qui ne peut être saisie
dans sa totalité. D'ailleurs s'il fallait une preuve supplémentaire de
l'indissolubilité des éléments de l'expérience de lecture, notre enquête
la fournirait qui, s'étant de façon délibérée placée au plan des con-
tenus idéels, a vu affluer une large information inscrivant les contenus
32

axiologiques et idéels dans la dynamique d'une perception globale et


esthétique.

3. Théorie du roman ou théorie de la lecture ?

La nécessité où nous nous sommes trouvés d'élaborer une typo-


logie des modes de lecture confrontait notre travail, par sa seule
existence, à la définition même du roman comme genre et aux
théories élaborées à ce sujet. Quel type de contradictions ou de
coïncidences existe-t-il entre ce que les théoriciens du roman ont
défini comme l'essence de ce genre et l'usage qui en est fait par nos
lecteurs ? La formulation que donne Hegel dans son Esthétique aux
caractéristiques générales du roman nous servira d'autant mieux de
point de départ, qu'elle s'applique parfaitement à l'analyse du roman
de Perec utilisé dans notre enquête.

" (...1 Ce romanesque n'est autre chose que la chevalerie, cette


fois prise au sérieux et devenue un contenu réel. La vie
extérieure, jusqu'alors soumise aux caprices et vicissitudes du
\hasard, s'est transformée en un ordre sûr et stable, celui de la
société bourgeoise et de l'Etat, de sorte que ce sont main-
tenant la police, les tribunaux, l'armée, le gouvernement qui
ont pris la place des buts chimér'ques poursuivis par les
chevaliers. De ce fait, la chevalerie .les héros des romans
modernes a subi, elle aussi, une profonde transformation. Ce
sont des individus qui s'opposent, avec leur amour, leur
honneur, leurs ambitions, avec leurs aspirations à un monde
meilleur, à l'ordre existant et à la réalité prosaïque qui, de
toute part, dressent des obstacles sur leur chemin. Impatients
de ces obstacles, ils poussent leurs désirs et leurs exigences
subjectifs jusqu'à l'exagération, chacun vivant dans un monde
enchanté qui l'opprime et qu'il croit devoir combattre à
cause de la résistance qu'il oppose à ses sentiments et pas-
sions, en lui imposant une conduite et un genre de vie dictés
par la volonté d'un père, d'une tante, par les conditions
et les convenances sociales [...] Or, dans le monde mo-
derne, ces aspirations et les luttes auxquelles elles
donnent lieu sont propres à ce qu'on appelle les années
d'apprentissage, et tout leur intérêt vient de la valeur éduca-
tive qu'elles présentent pour l'individu, en l'enrichissant
d'expériences pratiques. L'aboutissement de ces années d'ap-
33

prentissage consiste dans l'assagissement du sujet qui s'aper-


çoit que sa combativité, son esprit d'agression ne mènent à
rien d'utile, que le mieux qu'il ait à faire, c'est adapter ses
désirs et ses manières de penser aux conditions de la vie
réelle, s'intégrer dans celle-ci pour s'assurer ainsi un appui
ferme, un point de départ rationnel pour des expériences
ultérieures. Quels qu'aient été ses démêlés avec le monde,
quelque âpre qu'ait été la lutte qu'il lui a livrée, il n'en finit
pas moins le plus souvent par épouser la jeune fille qui lui
convient, par embrasser une carrière et par devenir un philis-
tin comme les autres.)...) 6 ."

Cette définition met au centre du roman le destin d'un individu,


considéré comme aventure et comme maturation ; elle constitue la
base de toutes les analyses du roman d'éducation (Bildungsroman)
auquel implicitement elle se réfère.
C'est assurément le Lukâcs de la Théorie du roman qui a
développé avec le plus de maîtrise les indications données par Hegel.
Dégageant non seulement les caractéristiques anecdotiques du roman
(structure de la quête démonique du héros problématique), Lukâcs a
montré dans les procédés littéraires mèmes, les marques de l'essentia-
lité propre au genre romanesque. C'est cela qu'on rencontrera dans les
textes ultérieurs tels que "Raconter ou décrire" (1936) 7 où les catégo-
ries empruntées jadis à l'idéalisme hégélien seront reprises dans une
perspective marxiste.
C'est dans la même lignée que se situent les analyses de Pour une
sociologie du roman de Lucien Goldmann. Centrée sur la figure du
personnage romanesque et sur l'analyse socio-historique de sa défini-
tion psycho-philosophique, cette tentative prend appui sur la
catégorie de la dégradation pour penser la quête de l'essentialité et de
l'authenticité dans le roman. Comme Lukâcs, Goldmann tente de
dresser une typologie historique des formes de cette quête, utilisant le
rapport au monde comme discriminant :

"[...) comme l'économie libérale, l'univers du roman classi-


que ne connaît qu'une valeur explicite : l'individu et son
développement dans un inonde qui lui est à la fois apparenté

6. Hegel, Esthétique, t. 5, "L'art romantique", Paris, Aubier-Montaigne,1964,


pp. 125-127.
7. G. Lukâcs, "Raconter ou décrire", traduction française in Problèmes du
réalisme, Paris, L'Arche, 1975.
34

et étranger. C'est pourquoi le roman est à la fois une biogra-


phie et une chronique sociale. [...] L'univers du roman
classique a en effet une structure relativement homologue à
celle qui régit l'ùnivers de la vie quotidienne des hommes
dans le secteur économique où il est aussi thématiquement
dominé par la seule valeur manifeste et universelle de l'éco-
nomie libérale : l'autonomie de l'individu et le développe-
ment de ce demier a ."
Or il ne fait aucun doute que rus théories du roman renvoient
aux univers romanesque% 'spécifiques. du XIX e siècle d'une part et,
d'autre part, à l'expérience irtime des individus de cette même
époque. Ce n'est pas le lieu ici de désigner le moment exact à partir
duquel une autre problématique a pu avec succès s'exprimer dans les
textes littéraires, mais il est certain que depuis environ un siècle s'est
développée une pratique littéraire, et dans une moindre mesure une
théorie, accordant une place de plus en plus réduite à la notion de
personnage, aussi bien comme axe de l'écriture que comme fonction
explicative au regard de la structure sémantique des textes. Une
nouvelle théorie du roman sembla alors, dans les années 50, en mesure
de remplacer la précédente. Théorie du roman ou théorie de
l'anti-roman, comme certains préférèrent l'appeler, elle insistait sur la
dépendance où se trouvait la définition même du roman par rapport
au modèle romanesque du XIXe siècle. Certains baptisèrent nouveau
roman cette production nouvelle en lui fixant de nouveaux centres
d'intérêt :
"Le destin du monde a cessé pour nous de s'identifier à
l'ascension ou à la chute de quelques hommes, de quelques
familles. Le monde lui-même n'est plus cette propriété pri-
vée, héréditaire et monnayable, cette sorte de proie qu'il
s'agissait moins de connaître que de conquérir [...] Avoir un
nom c'était très important, sans doute, au temps de la bour-
geoisie balzacienne E...] Notre monde aujourd'hui est moins
sûr de lui-même, plus modeste peut-être puisqu'il a renoncé à
la puissance de la personne, mais plus ambitieux aussi puis-
qu'il regarde au-delà. Le culte exclusif de l'"humain" a fait
place à une prise de conscience plus vaste, moins anthropo-
centriste 9 ."

8. Lucien Goldmann, la Création culturelle dans la société moderne, Paris, Gon-


thier-Denoel, 1971, pp. 101-103.
9. Main Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Paris, Gallimard, 1963, p. 28.
35

Avec cette théorie et les textes de fiction qui l'accompagnaient,


était dénoncée la désuétude du schéma romanesque dix-neuviémiste,
balzacien. On en appelait alors à une nouvelle sensibilité, àl'exigence
d'un nouveau type de rapport au monde reléguant bien loin les
efficacités narratives du passé. Théorie pour notre temps, la théorie du
nouveau roman impliquait un nouveau lecteur, tablait sur des modes
nouveaux de perception et de jouissance.
La question nous était alors posée de savoir si nous allions
constater chez nos lecteurs l'apparition de ces nouveaux modes de
sensibilité ou si, au contraire, nous serions confrontés à la rémanence
de modèles littéraires aujourd'hui rejetés par toute une frange d'écri-
vains. Par là seraient mis en question d'une part le parallélisme du
développement des structures de "création" et de réception des textes
littéraires, d'autre part l'efficacité, aujourd'hui, des nouvelles struc-
tures textuelles. Il serait intéressant à cet égard d'utiliser dans une
enquête à venir un texte de cette modernité littéraire.
En ce qui concerne la présente étude, nous avons simplement
obtenu une indication latérale sur cette question dans la mesure où la
structure du mode de lecture centré sur le personnage, et donc tradition-
nelle, s'est avérée déterminante dans l'ensemble du matériau recueilli
alors même que la matière littéraire proposée n'orientait pas toujours
la lecture dans ce sens. Nous verrons dans le cours de notre travail
quels éléments d'explication nous pourrons suggérer afin de com-
prendre ce phénomène. Toutefois, étant donné la manière dont a été
conçue notre recherche, il nous sera cependant difficile de distinguer
ce qui ressortit aux habitudes de lecture et aux modèles transmis par
l'école d'avec ce qui désigne immédiatement une structure et une
efficacité proprement idéologiques.
En tout état de cause, nous sommes parvenus à démontrer que
les mêmes romans sont lus de plusieurs manières différentes. Cela
atteste donc que les lecteurs eux-mêmes, d'une certaine manière.
"écrivent" ou "ré-écrivent" à leur propre usage le "roman lu" de telle
sorte que ce qu'ils tirent du roman, ce qu'ils en font ne dépend pas
tant du texte du roman que de leurs propres structures psychiques et
idéologiques. Ainsi, de la même manière que la sociologie du roman
montrait les rapports qu'entretient la structure romanesque avec les
structures sociales et les systèmes idéologiques, nous pouvons déduire,
à partir des données de notre enquête, les caractéristiques propres
aux systèmes idéologiques régissant la conscience des lecteurs et la
fonction de ces systèmes au sein des groupes et des classes constituant
la société dans son ensemble.
Sans vouloir anticiper sur ce qui sera le corps même de nos
36

analyses, nous pouvons dès à présent, par référence à ce que nous


avons rappelé des théories sur le roman, désigner par leurs traits les
plus généraux les deux types d'accommodation fondamentaux que nous
avons rencontrés au cours de notre recherche' °.
Le premier correspond assez bien à la définition du roman
donnée par le jeune Lukâcs dans sa Théorie du roman. Certains lecteurs
organisent leur approche autour de la figure de véritables "héros" :
dans leur lecture, ils ordonnent la matière textuelle selon les catégories
du destin individuel, de la morale héroïque et de la psychologie du
moi. En revanche, le second type d'accommodation se rapprocherait
plutôt de ce que le même Lukics dit du roman historique:

"Le sujet principal du roman [...] est la société, la vie sociale


des hommes en interférence continuelle avec la nature qui les
entoure et qui sert de base à leur activité sociale, avec les
différentes institutions ou coutumes sociales qui transmet-
tent les rapports des individus dans la vie sociale' t ."
Dans un tel roman, "1.1 le conflit ne se présente pas en soi
mais avec ses connexions sociales objectives largement dévelop-
pées en tant que partie d'une vaste évolution sociale' 2 ."
Non plus centrée sur la figure du héros romanesque et de son
destin, cette lecture accommode sur des phénomènes globaux, sociaux,
qui constituent le cadre, c'est-à-dire pour ce lecteur la réalité profonde
des événements narratifs. Pourquoi ces deux types d'accommodation
définis par leur point de focalisation ? Pourquoi plus de Hongrois
pour manifester le premier et plus de Français, le second ? A vrai dire
ces questions ne recevront pas de réponse autonome dans notre
travail. En effet, s'agissant d'objets esthétiques, aucune procédure de
perception de caractère formel ou intellectuel ne peut être tenue pour
suffisante. Nous examinerons donc toujours comment celles-ci sont
articulées à des systèmes de valeurs. Cela explique qu'après avoir
ébauché, au paragraphe suivant, une typologie des modes de lecture,
formes développées de ce que nous venons d'examiner sous le terme
"type d'accommodation", nous abandonnerons cette typologie, quitte

10.Par "accommodation" nous entendons le point de focalisation auquel se fixe


l'attention du lecteur dans le parcours qu'il effectue parmi les contenus
structurants du roman.
11. G. Lukics, le Roman historique, Paris, Payot, 1977, p. 154.
12. Mid., p. 159.
37

à la reprendre dans d'éventuelles recherches axées strictement sur le


problème des formes d'intellection, et nous nous tournerons vers des
systèmes où valeurs et formes sont articulées, ce que nous nommerons
systèmes de lecture (cf 0 partie, chapitre III).

4. Du mode de lecture.

En examinant nos Annexes, on s'apercevra que nous avons


posé aux interviewés, à propos de chacun des deux romans, un certain
nombre de questions qui visent à une explication d'un moment de
l'action ou d'un aspect du comportement des personnages. A propos
du Cimetière de rouille, nous avons demandé par exemple : "Pourquoi
Jànos Hâbetler commet-il le crime ? Pourquoi les mariages des filles
Hâbetler se soldent-ils tous par un échec?" ou, à propos des Choses,
nous avons posé la question: : "Pourquoi Jérôme ne travaille-t-il pas
en Tunisie ? Qu'attendent Jérôme et Sylvie de leur séjour en Tuni-
sie ? " etc. Ces questions exigeaient donc des interviewés une interpré-
tation à divers niveaux du contenu de ces romans et la mise en
rapport, éventuellement, de différents moments de la narration. C'est
à partir de ces interprétations, et singulièrement de la forme que
prenait leur argumentation, que nous avons pu dégager les principaux
modes de lecture. Prenons pour exemple la question du meurtre de
Zentay' par Jénos Hâbetler dans le Cimetière de rouille Parmi d'au-
tres réponses, retenons les trois suivantes qui nous sont apparues
typiques :
1 — "Le meurtre s'explique parce que Zentay, à force de critique, a
déclenché la colère de Jànos Hâbetler."
2 — "Le meurtre s'explique parce que Jànos Hâbetler était un meur-
trier en puissance, c'était dans sa nature. D'une sensibilité exacerbée, il
était toujours prompt à des colères excessives."
3 — "Parce qu'en parlant de la famille, Zentay touche le point faible
de Jànos ; parce que le meurtre est le symbole de l'ultime tragédie de
la famille ; parce que pour Jànos Hâbetler ce crime, comme solution
imaginaire, est la seule issue qu'il puisse envisager à une situation
insupportable : il s'agit en réalité d'une sorte d'acte suicidaire."
Comme on le voit, ces trois réponses ne se distinguent pas par
des prises de position divergentes à caractère idéologique ni par des
systèmes de valeurs sous-jacents opposés. Au contraire, à l'intérieur
même de chaque catégorie, les différentes réponses peuvent présenter
des divergences idéologiques. Ce n'est donc pas en nous plaçant sur le
plan des valeurs que nous avons différencié ces trois types de
38

réponse. La notion de mode de lecture que nous avons avancée est


destinée précisément à voir dans cette attitude l'un des discriminants
des systèmes de lecture.
Ainsi les répondants du premier type se contentent de la simple
reproduction des faits apparus dans la narration : en réalité, ils ne
cherchent aucune cause aux événements ni aux comportements des
personnages. Ils enregistrent en cours de lecture les péripéties de
l'action et se maintiennent dans leurs réponses au plan des simples
faits. Nous avons donc désigné ce mode de lecture par le terme de
lecture factuelle ou lecture phénoménale.'
Les réponses que nous avons classées dans le deuxième mode
présentent la particularité d'expliquer faits et comportements par le
caractère des personnages ou par la dynamique de leurs rapports
réciproques. Un tel mode de lecture s'entoure toujours d'une nuance
émotionnelle nette, voire forte. Cette catégorie de lecteurs manifeste
dans ses prises de position une tendance constante à élire et exclure les
personnages du roman, choix et rejets qui sont liés à l'importance
pour ces lecteurs du processus d'identification. Comme nous l'avons
signalé plus haut, il est apparu en toute clarté que le processus
d'identification, que certains écrivains et théoriciens de la littérature
contemporaine ont voulu éliminer, se trouve encore au centre des
principaux modes de lecture apparus lors de notre enquête. Nous le
désignerons comme mode de lecture identifico-émotionnelle.
Le troisième mode de lecture que nous avons mis en évidence ne
cherche pas, comme le second, à dépasser le simple enregistrement des
faits par une réaction subjective, mais tente une interprétation englo-
bante des situations, sonde les causes et désigne les conséquences.
Nous nommerons ce mode, lecture analytico-synthétique.
Il convient de ne pas confondre les trois modes de lecture que
nous venons d'analyser avec les deux types d'accommodation décrits
plus haut. Ceux-ci se distinguaient par la nature de leur point de
focalisation : les personnages ou les constellations sociales. Les
modalités pour leur part sont fondées sur la nature du rapport du
lecteur au matériau narratif. Il s'agit de savoir si l'interprétation est
définie par le rapport personnel du lecteur avec les protagonistes ou
par un travail mental de caractère analytico-synthétique présentant
un certain degré d'autonomie et visant à dégager des articulations
conçues comme propres au matériau narratif lui-même. Il appa-
raîtra à l'évidence que ce travail analytico-synthétique lui-même peut
être orienté soit vers les personnages, soit vers les constellations sociales.
Ainsi, pour reprendre la question concernant le meurtre dans le

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