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Faculté des Lettres, Sciences du Langage et Arts. Département des Sciences du Langage.
THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉLUMIÈRE - LYON 2.
Discipline : Sciences du Langage.
Présentée et soutenue publiquement par
Tarek LARGUECH.
Le 28 Juin 2004.
Dédicace
Je remercie mes parents, pour leur constant soutien; et Louis Panier, pour ses précieux conseils.
Avant-propos.
Si nous avons choisi d'étudier Désert de Jean-Marie Gustave Le Clézio, c'est parce que nous
sommes convaincus que ce livre est destiné essentiellement au lecteur, et persuadés qu'il sollicite
sa collaboration.
Nous n'avons pas la prétention d'affirmer que nous allons épuiser tout le potentiel interprétatif
que recèle ce livre, mais nous pensons au contraire que beaucoup de choses reste à dire; les quelques
études que nous allons mener dans ce travail ne sont qu'une contribution modeste et infime dans
le vaste champ des Sciences Du Langage, et plus spécialement de la Sémiotique littéraire.
Pour ce qui concerne le volet théorique, nous nous sommes appuyés sur les travaux les plus
récents dans les domaines que nous allons étudier; ces travaux permettent en effet de dépasser ce
qui a été entamé antérieurement en affinant un peu plus leur outil méthodologique.
Mais cela ne nous a pas empêchés de prendre nos distances par rapport à certaines de ces
théories dont les postulats se heurtent à des difficultés quand ils sont appliqués à un texte comme
Désert.
Enfin, nous espérons que notre étude permettra de donner un éclaircissement de plus dans la
compréhension de l'ensemble de l'œuvre de Le Clézio.
1. Le livre Désert.
Notre étude sur Désert prend pour référence la collection Folio (n°1670), parue en 2000
(1980) dans l'édition Gallimard.
Unepremière lecture de Désert permet de constater que ce livre se présente sous forme
de deux textes en alternance, en apparence indépendants l'un de l'autre. Le procédé de
"l'alternance" tel que décrit par T. Todorov dans Communications n° 8, consiste
à raconter les deux histoires simultanément, en interrompant tantôt l'une tantôt
l'autre, pour la reprendre à l'interruption suivante. (1966: 140)
J. M. Adam dans Le texte narratif donne comme exemple d'alternance le Conte du Graal
de Chrétien de Troyes, où le lecteur dispose de deux textes ayant chacun son héros, en
l'occurrence Perceval et Gauvain:
L'exemple du roman de Chrétien de Troyes mérite d'être développé, car les
aventures séparées mais entrelacées des deux héros comportent, en profondeur,
un évident rapport (ce qui est souvent le cas de ce genre de récits alternés)
(1985: 71)
Une première constatation relève le même mécanisme dans Désert, avec l'alternance de
deux textes ayant chacun un personnage principal (Nour et Lalla); cette alternance entre les
deux textes n'est pas fortuite, et oblige le lecteur à se demander quels en sont les différences
et les points communs, en ce qui concerne:
∙ le point de vue;
∙ le narrateur;
∙ le discours rapporté;
∙ le récit;
∙ les personnages;
∙ et le temps.
Désert commence par le texte caractérisé par un retrait significatif vers la droite, d'où
l'appellation "premier texte", car le lecteur commence par le lire en premier: appartient à ce
texte le personnage principal Nour.
L'appellation "deuxième texte" se justifie parce que ce texte est lu en deuxième lieu, et
contrairement au premier texte, il occupe typographiquement toute la page, sans qu'il y ait
le moindre retrait: appartient à ce texte le personnage principal Lalla.
Le deuxième texte est divisé en deux sections, (ou parties): la première, appelée le
Bonheur, s'étale sur quatorze chapitres, alors que la deuxième s'étalant sur dix chapitres,
est appelée la vie chez les esclaves; il faut préciser aussi que les chapitres dans ce texte
ne sont pas numérotés.
7
Le premier texte, lui, n'est pas soumis à la répartition en sections ou parties, mais se
trouve pourvu au début de certains chapitres de dates et de références à des lieux réels
comme au chapitre cinq avec: Oued Tadla, 18 juin 1910, ou au chapitre sept avec Agadir,
30 mars 1912.
Comme pour le roman de Chrétien de Troyes, les deux textes de Désert comportent
"en profondeur" un rapport: ainsi par exemple, le personnage Al Azraq, l'Homme Bleu était
de la tribu de la mère de Lalla (page 119), alors que la mère de Nour est de la lignée de
"Sidi Mohammed, celui qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu", (page 54).
Le lecteur conclut, de ce fait, que les deux textes -à travers Lalla, Nour et l'Homme
Bleu- ne sont pas dépourvus de lien.
3. La définition du "texte".
Nous avons décidé d'utiliser la notion de "texte" telle que définie par J. M. Adam, dans le
cadre de sa linguistique textuelle; en effet pour ce théoricien
tout texte est formé par la combinaison-composition d'unités élémentaires. (J. M.
Adam; 1999: 18)
8
"Ces unités élémentaires", appelées des propositions, ne sont pas isolées, puisqu'elles
se combinent les unes aux autres pour former des paquets de propositions appelés des
périodes et des séquences. De ce fait, il est évident qu'un
sujet parlant ne communique généralement pas plus par mots isolés que par
phrases ou par propositions non liées. (Ibid.: 24)
Il nous reste encore à définir:
∙ ce qu'est "une proposition" pour J. M. Adam;
∙ et à voir comment à travers le liage des propositions entre elles, se forment les
périodes et les séquences.
*les modalités: les différents types de modalités comme l'assertion, la négation, le réel
et l'irréel, le devoir, le vouloir, peut-être, sans doute...
1
Ibid. : 148.
2
Ibid. : 52.
3
Ibid. : 49.
10
"[P1] Entre Deuil et Épinay on a volé 1840 mètres de fils téléphoniques. [2] À
4
Carrières-sur Seine, M. Bresnu s'est pendu à un fil de fer" .
Dans cet exemple, l'isotopie est assurée par:
∙ les "fils" présents dans les deux propositions;
∙ et par la mort présente à travers le nom de lieu "Deuil" dans [P1], et la pendaison de
M. Bresnu dans [P2].
∙ *l'univers de discours:
Cet univers de discours "est attribué à un point de vue anonyme, celui de l'opinion
commune", (Ibid. : 57).
Exemple:
[P1] Selon la théorie de la relativité générale, l'espace pourrait être très courbé,
avec un rayon de l'ordre de la longueur de Plank, soit 10 puissance 35 mètres.
[2] Toutefois nous observons que notre Univers est plat sur des distances de
10 puissance 26 mètres. [P3] Ce résultat d'observation diffère des prévisions
5
théoriques de plus de 60 ordres de grandeur .
L'emploi de "selon" ajouté à la modalisation du conditionnel "pourrait être" prouve que cette
proposition n'est pas prise en charge par le locuteur (L1), mais par un autre locuteur dont
le point de vue est rattaché à la communauté partageant son point de vue et son univers
de discours.
L'emploi du connecteur "toutefois" à partir de [2] confirme que le lecteur se trouve cette
fois-ci devant le point de vue du locuteur (L1) qui réfute la proposition [1]: il s'agit dans [P2]
et [P3] de l'univers de discours de la communauté à laquelle appartient (L1).
b- Les connexions:
Cette connexion entre les propositions est assurée par les organisateurs temporels
comme puis et après; les marqueurs de structuration de la conversation comme bon,
ben, pis...; les marqueurs d'intégration linéaire comme d'une part, d'abord, ensuite...; les
reformulations comme bref, en somme....
Elle peut être assurée aussi par des connecteurs comme certes, mais, or...
c- L'implicitation:
Elle est liée à la "présupposition".
Exemple:
6
"[1] Il n'y pas de bulles dans les fruits. [2] Alors il n'y pas de bulles dans Banga" .
Les deux propositions [P1] et [P2] ne seront comprises que si le lecteur dans une sorte de
travail présuppositionnel, infère la proposition [P3] absente, et qui est: <CAR il n'y a que
des fruits dans Banga>.
11
Pour ce faire, nous allons faire appel aux positions de quatre théoriciens concernant le
lecteur: il s'agit de U. Eco, de W. Iser, de H. R. Jauss et de P. Ricœur.
Comme nous l'avons vu avec U. Eco:
Un texte est émis pour quelqu'un capable de l'actualiser –même si on
n'espère pas que (ou ne veut pas) que ce quelqu'un existe concrètement ou
empiriquement. (Ibid. : 67).
Il est, donc, clair que pour ce théoricien, le texte demande la coopération d'un lecteur
autre que le lecteur historique appartenant à une époque déterminée: ce lecteur est appelé
Lecteur Modèle (ou le lector in fabula comme l'indique le titre de son livre) qui est
un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies
textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement
actualisé dans son contenu potentiel. (Ibid. : 80).
Même constat pour W. Iser qui, dans l'Acte de lecture, exclut le lecteur empirique, et postule
l'existence d'un lecteur implicite qui
n'a aucune existence réelle. En effet, il incorpore l'ensemble des orientations
internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. Par
conséquent, le lecteur implicite n'est pas ancré dans un quelconque substrat
empirique, il s'inscrit dans le texte lui-même. (1985: 70)
Il apparaît ainsi que pour ces deux théoriciens, le lecteur que demande le texte littéraire est
un lecteur débarrassé de ses déterminations socio-historiques qui risquent de générer une
interprétation non prévue par le texte.
Il existe une autre théorie qui postule le contraire, et refuse l'idée selon laquelle le lecteur
est isolé de son cadre socio-historique; cette théorie est représentée, par exemple, par P.
Ricœur qui, dans Temps et récit III, affirme ce qui suit:
L'idéal-type de la lecture, figuré par la fusion sans confusion des horizons
d'attente du texte et de ceux du lecteur, unit ces deux moments de la refiguration
dans l'unité fragile de la stase et de l'envoi. Cette unité fragile peut s'exprimer
dans le paradoxe suivant: plus le lecteur s'irréalise dans la lecture, plus profonde
et plus lointaine sera l'influence de l'œuvre sur la réalité sociale. (1985: 263)
En effet, le postulat de P. Ricœur se résume ainsi:
∙ le lecteur "s'irréalise" dans le sens où dès qu'il accepte de "s'introduire" dans le
monde tel que représenté par le texte littéraire, il doit suspendre toute référence au
monde réel;
∙ mais en même temps le texte littéraire, en tant que représentation fictive, n'est pas
coupé du monde réel puisqu'il peut influencer sur le lecteur qui appartient à cette
réalité.
H. R. Jauss soutient la même idée dans Pour une esthétique de la réception:
En effet, le rapport entre l'œuvre et le lecteur offre un double aspect, esthétique
et historique. Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique
un jugement de valeur esthétique porté par référence à d'autres œuvres
lues antérieurement. Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite
se développer et s'enrichir de génération en génération, et va constituer à
travers l'histoire une "chaîne de réceptions" qui décidera de l'importance
14
15
La forme choisie par Flaubert -la "narration impersonnelle"- ne rentrait pas dans la norme
consacrée par les romans antérieurs, et à laquelle s'était habitué le public: la conséquence
en est ce que ce public a préféré Fanny de Feydeau "avec son contenu émoustillant
présenté sous la forme facile".
Ces trois composantes que nous venons de voir: le genre, la thématique, et la forme,
correspondent à l' "esthétique"; cette dernière se trouve liée à l' "horizon d'attente" d'un
public; pour H. R. Jauss cet "horizon d'attente" coïncide avec
tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes
antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées,
corrigées, modifiées ou simplement reproduites. (Ibid. : 51).
Pour résumer, disons que l' "horizon d'attente", ce à quoi le public s'est familiarisé, est lié à
tout ce qui évoque la convention, la norme, et le canon.
Après avoir examiné l'aspect "esthétique" dans sa relation avec l' "horizon d'attente",
il nous reste à voir comment l'" histoire" constitue, selon H. R. Jauss, l'autre pôle de base
dans la définition d'un lecteur:
Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de
valeur esthétique, porté par référence à d'autres œuvres lues antérieurement.
Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite se développer et s'enrichir
de génération en génération, et va constituer à travers l'histoire "une chaîne de
réceptions" qui décidera de l'importance historique de l'œuvre et manifestera son
rang dans la hiérarchie esthétique. (Ibid. : 45)
Pour comprendre l'importance de l' "histoire" au niveau de la réception faite par le lecteur,
nous revenons aux œuvres de Flaubert et de Feydeau. Nous avons vu que Madame Bovary
n'a pas été accueillie favorablement à l'époque de sa parution, car l'emploi d'une forme
nouvelle -la forme impersonnelle- heurtait un public qui n'était pas habitué à cette innovation
formelle.
À la même époque, Fanny de Feydeau, a été, elle, plutôt bien accueillie par le même
public.
Ce public trouvait...illustrées dans les descriptions de Feydeau les normes de
la vie élégante et – objets des ses désirs inassouvis- les mœurs des milieux
sociaux qui donnaient le ton; il pouvait se délecter sans retenue de la scène
culminante où lascivement, Fanny séduit son époux...Mais lorsque ensuite
Madame Bovary, après n'avoir été comprise d'abord que par un petit cercle de
connaisseurs puis reconnue comme marquant un tournant dans l'histoire du
roman, atteignit au succès mondial, le public des lecteurs de romans dont elle
avait formé le goût consacra la nouvelle attente, le nouveau canon esthétique qui
rendait insupportables les faiblesses de Feydeau- son style fleuri, ses effets à
la mode, les clichés lyriques de ses pseudo-confessions- et condamnait Fanny,
best-seller d'un jour, à sombrer dans l'oubli. (Ibid. : 57)
Nous voyons donc que la réception de ces deux œuvres a connu une évolution au cours
de l'histoire:
∙ en effet, au début Madame Bovary a été mal accueillie parce qu'elle s'était écartée,
par la forme qu'elle a choisie –la forme impersonnelle- à l' "horizon d'attente" du
public, mais après les canons et les normes ont historiquement évolué, et un autre
16
public, familiarisé à un nouvel horizon d'attente, l'a favorablement accueillie, car elle
était en conformité avec ce nouveau canon esthétique;
∙ Fanny de Feydeau a connu, elle, un cheminement opposé, puisque au début elle
consacrait le canon esthétique en vigueur, mais après elle a sombré dans l'oubli,
puisqu'elle ne véhiculait plus les nouvelles normes, et ne cadrait plus avec l'horizon
d'attente du public.
Il reste maintenant à voir comment pour H. R. Jauss une œuvre littéraire est jugée aussi
bien au travers des normes esthétiques (ou artistiques) que du prisme social:
L'œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste avec
un arrière-plan d'autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l'arrière-
plan de l'expérience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonction
sociale doit être elle aussi appréhendée par l'esthétique de la réception en termes
de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu'ils se présentent
dans le contexte historique, en fonction de l'horizon où s'inscrit son action.
Comment une forme esthétique nouvelle peut entraîner aussi des conséquences
d'ordre moral ? (Ibid. 76)
Á la dernière question que se pose Jauss, un exemple permettra de mieux comprendre
comment une forme esthétique a des conséquences sur une norme morale et sociale.
Comme nous l'avons vu plus haut, dès sa parution Madame Bovary, n'a pas été accueillie
favorablement, à cause de l'emploi d'une nouvelle forme non encore consacrée par la
norme, et ne correspondant pas à l'horizon d'attenteesthétique du public: cette forme est la
narration impersonnelle (ou impartiale) liée à l'emploi du discours indirect libre. Ainsi dans
ce fragment (en italique) tiré de l'œuvre de Flaubert:
"Elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur
dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout
serait passion, extase, délire..." le procureur prit ces dernières phrases pour une
description objective impliquant le jugement du narrateur, et s'échauffa sur cette
"glorification de l'adultère"...Or l'accusateur de Flaubert était victime d'une erreur
que l'avocat ne se fit pas faute de relever aussitôt: les phrases incriminées ne
sont pas une constatation objective du narrateur, à laquelle le lecteur pourrait
adhérer, mais l'opinion toute subjective du personnage dont l'auteur veut décrire
ainsi la sentimentalité. (Ibid. : 77)
Ainsi la proposition "elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour" n'est ni un
discours direct, ni un discours indirect, deux formes qui auraient permis au lecteur d'attribuer
clairement cette opinion à Emma; cette proposition apparaît plutôt sous la forme d'un
discours indirect libre qui rend difficile le partage entre les propos du personnage et ceux
du narrateur.
La forme inventée par Flaubert, la narration impersonnelle
rompait avec une vieille convention du genre romanesque: la présence constante
d'un jugement moral univoque et garanti porté sur les personnages. (Ibid. : 77)
Le fait que la narration impersonnelle choisie par Flaubert se défende de tout jugement
moral, et le fait que les propos d'Emma -sous forme de discours indirect libre- n'aient pas été
condamnés explicitement par le narrateur, ont induit le procureur en erreur qui jugea l'œuvre
comme dangereuse pour la moralité publique: c'est en cela qu'une œuvre est jugée tant par
17
19
5.2. Le narrateur.
Ce qui pose problème dans cette partie, c'est qu'aussi bien dans le premier que le deuxième
13
texte le narrateur, en tant qu'instance médiatrice , oublie, multiplie les erreurs, et se
contredit, ce qui fait que le lecteur décide de prendre ses distances par rapport à lui.
Nous allons voir que le lecteur finit par "retirer" sa confiance, en rompant le "contrat
14
fiduciaire " qui le lie au narrateur qui paraît inapte à prendre en charge la narration. En
effet, ce narrateur emploie plusieurs noms pour le même personnage, bascule d'un temps
verbal passé (l'imparfait par exemple) au temps verbal présent ou futur, sans la moindre
justification, n'arrive pas à déterminer le nombre exact des dromadaires avec l'emploi de
"ou" dans l'exemple suivant:
Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires. p7
; si dans le dernier extrait il emploie "dromadaires", quelques lignes après il utilise
"chameaux":
Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes des chameaux...p7
S'il affirme que les hommes (les nomades) marchaient dans un monde étranger:
Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un
monde étranger. p23
, quelques lignes après il se rétracte et se dédit, en affirmant que "c'était leur vrai monde":
Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel...p23
Nous verrons aussi que le lecteur ne peut pas omettre de noter que ce narrateur est
"subjectif", trop même, à travers les multiples traces linguistiques de sa présence dans les
deux textes.
L'effet esthétique (ou de sens) mis en avant consiste à s'interroger sur le degré de
confiance que le lecteur doit accorder au narrateur qui, même en n'oubliant pas et en ne
commettant pas les erreurs comme le fait celui de Désert, peut très bien "trahir" cette
confiance. Pour le dire autrement, disons que le lecteur, mis à part le cas particulier de
Désert, doit s'interroger, à chaque fois qu'il lit un roman, sur le statut du narrateur et sur le
degré de confiance qu'il peut accorder à ce qu'il dit.
13
Pour V. Jouve "l'instance narratrice a pour fonction principale de servir de relais entre le lecteur et les personnages", (1992: 17).
14
Le contrat fiduciaire est une notion empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas: voir plus bas sa définition.
21
15
Discordanciel est emprunté à L. Rosier (1999): nous verrons dans l'étude consacrée au discours rapporté ce que recouvre cette
notion.
22
"Où est-ce que nous sommes? Est-ce que c'est ici ?" demandait le guerrier
aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très
loin du but. p241
Que ce soit au premier ou au deuxième texte, le discours direct est fortement déstabilisé:
absence d'incises, hésitations, basculement d'un thème à l'autre, ouverture des guillemets
pour les refermer aussitôt, valeur informative insignifiante, réduction à une seule voix et
coopération nulle de la part de l'un des partenaires, accentuation du conflit au lieu de son
"absorption". Nous verrons que l'effet de sens (ou l'effet esthétique) que le lecteur se doit de
sélectionner consiste à poser que le discours rapporté, en tant que l'une des composantes
de base du roman, est sapé pour les diverses raisons que nous avons vues.
5.4. Le récit.
Le lecteur note que le premier texte obéit à la forme narrative, ou constitue un récit, mais des
difficultés d'interprétation surgissent; en effet, la proposition narrative (Pn) actions se trouve
située bien avantles Pn situation initiale et nœud, ce qui va à l'encontre de l'ordre habituel
tel que suggéré par F. Revaz (1997); le problème aussi c'est que le lecteur n'interprète la
Pn actions -posée dès le premier chapitre- comme une Pn actions qu'après que le texte
aura posé les Pn situation initiale et nœud- ces deux dernières Pn sont exposées bien loin
au deuxième chapitre.
Pour résumer disons que les différentes Pn n'apparaissent pas dans l'ordre proposé
par F. Revaz.
Toujours au premier texte, il existe des éléments qui entravent la progression du récit
comme la répétition de certains thèmes au sein du même chapitre, la présence d'éléments
qui n'ont aucun lien causal avec le récit comme cette invocation au chapitre deux qui prend
dix pages (de la page 58 jusqu'à la page 67), la danse (de la page 68 jusqu'à la page 71), les
histoires racontées par l'aveugle au chapitre trois (de la page 230 jusqu'à de la page 232),
les circonstances historiques de la colonisation du Maroc qui occupent presque la totalité
du chapitre cinq...
Le deuxième texte présente une toute autre structure, puisque le lecteur se trouve
devant une multiplicité d'actions dépourvues de lien causal les unes avec les autres, alors
que le récit exige une action "unifiée" avec des sous-actions liées les unes aux autres: il
s'agit dans ce texte non pas d'un récit, mais plutôt des "chroniques de la vie de Lalla".
Il faut dire que le récit n'est pas totalement absent du deuxième texte, mais se
16
trouve dépendant structurellement des chroniques qui occupent le niveau enchâssant :
ces quelques récits qui dépendent des chroniques sont marginaux par rapport à l'économie
générale du texte.
En remarquant que dans les deux textes le récit est fortement perturbé:
∙ puisqu'il n'y a pas d'ordre dans l'enchaînement des propositions narratives;
∙ et que certains éléments viennent occuper la place du récit en l'évacuant, comme
l'invocation au chapitre deux qui prend dix pages, ou les circonstances historiques qui
sont évoquées tout au long du chapitre cinq;
∙ et que dans le deuxième texte le récit reste marginal par rapport à une structure
dominante (en l'occurrence les chroniques);
16
Cette idée de niveaux enchâssé et enchâssant fait allusion aux suggestions de G. Genette (1983): comme nous le verrons
plus loin Genette postule que le niveau enchâssé ne peut exister sans le niveau enchâssant, d'où le constat de dépendance.
23
24
18
Le rôle actantiel réfère à la sémiotique de A J Greimas.
25
(page 224), mais il se souvient qu'au chapitre deux ce personnage était au courant de la
destination de leur marche, informé en cela par son père:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt." "Où ?
avait demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa...p49
Le lecteur interprète alors que l'une des caractéristiques des personnages dans Désert est
qu'ils se contredisent, oublient ou se remettent en cause.
La modalité du vouloir permet au lecteur de noter que:
∙ Lalla n'accepte jamais que les autres décident à sa place comme quand sa tante lui
propose de se marier avec un homme riche;
∙ et quand elle accepte le vouloir des autres comme quand le photographe lui propose
de devenir cover-girl, c'est temporairement car à la fin elle finit par le remettre en
question en s'enfuyant;
Cette modalité de vouloir permettra d'établir une comparaison avec un personnage comme
Radicz qui, contrairement à Lalla, refuse d'abord le vouloir de sa mère de le vendre à son
nouveau patron -en essayant de s'enfuir- mais à la fin il l'accepte.
Dans le premier texte, le vouloir des nomades déconcerte le lecteur; en effet dès les
premières pages, il lit ceci:
Ils ne voulaient rien. p8
, et quelques lignes après il lit qu'ils marchent "pour trouver autre chose"; l'emploi de
"choses" est loin de faire avancer le lecteur:
Ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà
parcourus, pour trouver autre chose. p13
Le vouloir des nomades ne sera dévoilé qu'au chapitre deux où le lecteur apprend qu'ils
marchent vers le nord pour trouver la terre, et l'eau; mais au chapitre trois le lecteur est
déconcerté quand il lit qu'un autre vouloir sera mis en avant: les nomades marchent vers
le nord pour mener la guerre sainte contre les Chrétiens (les Français); au chapitre cinq
un autre vouloir sera prêté aux nomades qui marchent vers le nord pour chasser le roi
compromis avec les ennemis: nous pensons que c'est dans la multiplicité des vouloirs que
le lecteur est désorienté.
Le lecteur infère que Désert accorde une grande importance aux modalités dont la
présence permet de cerner de plus près le "profil" des personnages.
Le "système de sympathie" tel que décrit par V. Jouve (1992) est basé sur la dimension
affective générée chez le lecteur, et qui doit être construite et programmée à travers les
indices textuels: ces derniers que nous aurons à étudier plus en détails font que le lecteur
se rapproche des nomades, dont la terre est spoliée, et qu'il déconsidère les Chrétiens qui
usent du pouvoir de l'argent pour conquérir cette terre.
Dans le deuxième texte de Désert, le lecteur prend une part active dans la construction
de la représentation de Lalla; cette représentation se base uniquement sur les données
linguistiques fournies par le texte.
Ainsi Lalla évolue:
∙ physiquement: au premier chapitre de la première partie, elle est décrite comme
"enfant", mais au dernier chapitre du livre, elle est devenue "jeune femme";
∙ psychologiquement: le lecteur se rend compte dans la première partie que Lalla rêve,
et se souvient du désert et de sa mère; la deuxième partie marque une évolution
26
avec la disparition des souvenirs puisque Lalla affirme que "c'est difficile de se
souvenir" (page 309), alors que les rêves sont remplacés par les hallucinations
comme au chapitre trois. À partir du chapitre sept les rêves resurgissent liés au
désert, ce qui signifie une autre évolution psychologique;
∙ passionnellement: la première partie se caractérise par la domination de l'axe
euphorique puisque Lalla est décrite, dans la plupart des cas, comme heureuse, aussi
bien dans la nature qu'avec d'autres personnages qu'elle aime fréquenter comme
le Hartani ou Es Ser; la deuxième partie marque, elle, un changement au niveau
passionnel avec l'apparition de l'axe dysphorique, en effet Lalla fait de la peur une
"passion" caractéristique à Marseille:
Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y
avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font
des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de
la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts
sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279
Et effectivement le lecteur apprend aux chapitres trois, cinq, et six que Lalla a constamment
peur.
Lalla apparaît donc comme un personnage "dynamique", qui évolue au fur et à mesure
que le lecteur avance dans sa lecture; le lecteur se doit aussi de repérer et suivre ces
évolutions physique, psychologique et passionnelle dans sa tentative de comprendre ce
personnage.
Le regard s'avère être important pour Lalla, et même nous allons jusqu'à dire que Lalla
est définie par ce sens, puisque tout ce qui passe par ses yeux se trouve développé et
détaillé au maximum, témoignant la multiplicité des propriétés rattachées à l'objet focalisé
ou regardé.
Pour résumer, disons que tout est examiné par Lalla du moment que ses yeux
enregistrent la présence d'un objet, de quelle que nature qu'il soit.
Outre le regard, le lecteur note l'importance d'autres sens comme l'ouïe ou le goût qui
sont constamment en éveil: d'où le constat fait par le lecteur que le corps est important dans
la perception qu'a Lalla des choses du monde.
Cette perception du monde génère une sorte d'harmonie avec la nature, et tous les
éléments qui la composent: en effet Lalla se réfugie à la mer quand elle se dispute avec sa
tante (chapitre treize, première partie), elle aime observer le ciel et les nuages, elle passe
la plupart de son temps dans les collines à regarder le soleil, les oiseaux...
Quand elle se trouve à Marseille, Lalla pense à tout ce qui renvoie à cette nature qu'elle
aime tant, mais dont la présence demeure rare à Marseille.
Cette symbiose entre Lalla et la nature est plus manifeste encore quand la jeune femme
s'apprête à accoucher à la fin du livre, où sa plainte se mêle au bruit de la mer:
…sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau
dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de
plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues. p417
Nous verrons aussi qu'un système d'intertextualité sollicite les connaissances du lecteur qui,
à travers des termes comme "nausée", ou "galet", se rend à l'évidence que Lalla renvoie à
Roquentin de la Nausée de J. P. Sartre.
27
19
Le lecteur ne manque pas de sympathiser avec Lalla à travers les instructions
textuelles: en effet elle rend visite à Naman quand il tombe malade, alors que les autres
habitants l'oublient (première partie, chapitre treize); elle se contente de suivre les crabes
contrairement aux autres enfants qui veulent les tuer (première partie, chapitre premier)...,
elle compatit au sort des pauvres, tandis que les habitants de Marseille les évitent en
détournant leur regard (deuxième partie, chapitre deux); si elle écoute les histoires de
Naman c'est par pur plaisir, alors que les fils d'Aamma les écoutent pour savoir combien on
gagne d'argent à Marseille; Lalla ne se moque pas de Naman comme le font ses cousins;
elle refuse les préjugés des autres quand ils disent que le Hartani est un mejnoun (possédé
par les démons), que le Soussi est paresseux...
Rien de plus efficace au niveau des stratégies textuelles que d'opposer Lalla aux autres
personnages pour que le lecteur choisisse de sympathiser avec la première.
Le lecteur se rapproche encore plus de Lalla quand elle défend avec véhémence les
petites filles des pauvres, frappées constamment par la patronne Zora (chapitre douze,
première partie), quand elle a failli être violée par un résident à l'hôtel où elle travaille
(deuxième partie, chapitre six)...
Le lecteur sympathise aussi avec les enfants dont fait partie Lalla: en effet Lalla est
décrite à un certain moment de sa vie comme enfant; Lalla comme le Hartani et Radicz sont
des enfants orphelins, et connaissent la rudesse de la vie depuis leur jeune âge; les enfants
sont exploités par les adultes qui les contraignent à travailler comme ces petites filles dans
l'atelier de Zora (première partie, chapitre douze)...
La femme emporte aussi la sympathie du lecteur: en effet elle est maltraitée comme
cette Grecque constamment battue par son mari (deuxième partie, chapitre cinq); elle
est vue comme un objet sexuel: ainsi quand Lalla va voir Asaph pour travailler dans son
épicerie, l'homme n'arrête pas de regarder ses seins, son ventre...(deuxième partie, chapitre
premier)...
Le texte donne aussi des instructions permettant au lecteur de se faire une idée sur la
société dans laquelle Lalla a vécu (la Cité): il apprend ainsi que cette société est imprégnée
encore par la superstition, et la magie, croit dans les esprits et les miracles, craint de parler
des hommes saints comme le fait Aamma qui refuse de parler beaucoup quand il s'agit de
l'Homme Bleu (première partie, chapitre premier).
Le lecteur apprend que cette société est matérialiste, puisque Aamma veut que Lalla
se marie à l'homme au veston, car il est riche et qu'il connaît des gens puissants (première
partie, chapitre treize)..., elle voit dans les relations entre les hommes basées sur les intérêts
puisque les fils d'Aamma demandent à Naman de leur donner l'adresse de son frère à
Marseille, qui peut leur être utile un jour (première partie, chapitre trois)...
Le lecteur se rend compte que le deuxième texte de Désert est une sorte d'hommage
aux pauvres, aux immigrés: en effet il ne faut pas oublier que Lalla est une immigrée qui a
laissé son pays, et se considère comme pauvre:
Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandonner, s'oublier? La ville
est dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les
enfants des riches. p307
La partie consacrée aux noms propres des personnages permettra de voir que cette
catégorie n'est plus stable, et a perdu de son "assurance" habituelle: en effet nous verrons
que dans une seule page, et à un seul personnage peuvent être rattachés plusieurs noms;
19
La sympathie sollicite la dimension affective du lecteur; voir plus loin V. Jouve (1992).
28
c'est le cas de la femme du cheikh Ma el Aïnine dans l'exemple qui suit avec l'emploi respectif
de "Meymuna Laliyi" et "Lalla Meymuna":
…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première
femme…Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla
Meymuna. p400
L'étude des noms propres permettra aussi de noter l'importance de leur motivation, puisque
parfois le nom d'un personnage se trouve doté d'un sens comme le Bareki, qui a été appelé
ainsi car il a été béni le jour de sa naissance, (chapitre trois, première partie).
Le lecteur se rendra compte aussi que ces noms sont d'origine arabo-musulmane, et
si dans certains cas le sens en est donné, dans d'autres par contre il ne l'est pas, ce qui
pose problème pour un lecteur non arabophone.
Il faut remarquer aussi que dans le deuxième texte, les noms français sont quasi-
absents, à part "Paul Estève", le nom de celui qui a aidé Lalla après son évanouissement
(deuxième partie, chapitre deux).
Le premier texte comporte lui des noms français comme le général Moinier, Mauchamp,
Camille Douls chapitre cinq, et le colonel Mangin (chapitre sept).
5.6 Le temps.
Cette étude sur le temps est divisée en deux parties: la première se propose d'étudier le
temps fictif, ou ce temps tel que vécu par les personnages, tandis que la deuxième consiste
à étudier les temps verbaux.
29
vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle
sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace
devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
De même que l'emploi abondant d'expressions suggérant l'itérativité comme quelquefois,
chaque fois, souvent...comporte selon nous, l'idée d'un temps duratif.
Il y a aussi ce temps qui est vécu dans son opposition, du fait qu'il se trouve régi par
deux pôles opposés; c'est le cas de l'exemple suivant où lentement s'oppose à vite:
La lumière arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des
immeubles…p387 La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles.
p389
Le temps social est refusé car il se trouve associé à des institutions régies par des normes:
ainsi par exemple la société exige:
∙ que Lalla se marie, à un certain moment de sa vie (chapitre treize, première partie);
∙ que durant le mois du jeûne on ne parle pas, (chapitre onze, première partie);
∙ et qu'on aille chercher l'eau et laver le linge quand le soleil est bien haut dans le ciel:
Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité,
sans se presser, parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail en arrivant. Il faut
aller chercher de l'eau à la fontaine...puis il faut aller laver le linge à la rivière...p85
Le mariage, le travail, et le jeûne sont des institutions sociales qui ont leurs règles
contraignantes: ainsi dans l'exemple de la page 85, Lalla retourne sans presser à la Cité
"parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail".
Nous verrons que les références au temps mesurable restent rares dans le deuxième
texte à part quelques indications comme l'âge de certains personnages (Lalla, les fils
d'Aamma...), et une vague allusion au chapitre premier de la deuxième partie à une pendule
qui figure le temps des mesures.
Généralement, le temps quantifiable est absent, ce qui pose problème au lecteur qui
reste dans l'impossibilité de déterminer avec exactitude combien de temps est passé entre
tel et tel événement: ainsi au chapitre premier de la première partie, s'il lit que Lalla est
venue à la Cité après la mort de sa mère, il ne sait pas par contre quand cette mère est
morte, quand Lalla est venue à la Cité, et enfin combien de temps est passé entre cette
mort et la venue de Lalla à la Cité.
Le deuxième texte de Désert reste "muet" aussi quant à l'époque du déroulement de
ces évènements; mais c'est au lecteur de déterminer cette époque en inférant à travers les
indices disséminés un peu partout dans le texte qu'il s'agit de l'ère moderne avec les moyens
de transports comme l'avion, le paquebot, et la voiture avec une marque très connue en
l'occurrence Volkswagen; les arts contemporains sont présents aussi comme les bandes
dessinées, le cinéma...
Contrairement au deuxième texte, le premier texte comporte des dates comme au
chapitre cinq, mais il n'en demeure pas moins que l'indétermination est présente; en effet
le lecteur ne sait pas par exemple combien de temps a duré la marche des nomades de la
piste du Tindouf (page 233) jusqu'aux monts du Ouarkziz (page 235).
30
Cette indétermination est soulignée encore à travers l'emploi d'expressions comme "un
soir", "depuis des jours"...
31
Il y a des cas où le même verbe peut être conjugué à des temps verbaux différents
comme dans les deux exemples qui suivent où à la même page "arriver" se trouve au passé
composé et à l'imparfait:
C'était là qu'ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara.p16 Quand
ils sont arrivés devant les puits devant le mur de pierre…p16
Nous verrons aussi dans le premier texte de Désert que le passé simple et le passé composé
apparaissent comme deux temps verbaux en concurrence, et le lecteur infère à partir d'un
certain nombre d'indices que c'est le passé composé qui finit par prendre le dessus: ainsi
par exemple ce temps verbal inaugure l'incipit, sans la moindre trace du passé simple, alors
qu'à l'excipit le passé simple se trouve entouré d'une série de passés composés. Nous
aurons l'occasion de voir ces indices plus en détails un peu plus loin.
Après avoir démontré que l'imparfait est le temps verbal de base dans le premier texte,
nous verrons aussi que ce temps verbal et le présent -ce dernier est le temps de base dans
le deuxième texte- se partagent une caractéristique importante: celle d'être malléable en
prenant plusieurs valeurs.
Le sens qui doit être mis en exergue consiste à présupposer que désormais ce sont
l'imparfait et le présent de l'indicatif qui forment les pivots d'un texte littéraire comme Désert.
6. Le support théorique.
Il s'agit dans cette partie:
∙ de justifier notre choix dans l'emploi de certaines théories à l'exclusion d'autres;
∙ et de confronter ces théories au texte de Désert: pour le dire autrement il s'agit de voir
si ces théories ne trouvent aucune difficulté dans leur application, ou si au contraire
elles se heurtent à des obstacles insurmontables quand elles sont confrontées à un
texte comme Désert.
32
focalisation externe, et postule par contre l'existence d'un focalisé externe, c'est-à-dire d'un
objet perçu par le focalisateur qui peut être le narrateur ou le personnage.
Exemple:
Cet exemple est tiré du Père Goriot de Balzac:
Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en
étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve
une table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en
porcelaine blanche ornée de filets d'or effacés à demi, que l'on rencontre partout
aujourd'hui. Cette pièce assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d'appui.
Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales
scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le
panneau d'entre les croisées offre aux pensionnaires le tableau du festin
donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans, cette peinture excite
les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur
position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée
en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y fait du feu que dans
les grandes occasions est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles,
vieillies et encagées quiaccompagnent une pendule bleuâtre du plus mauvais
goût. (Exemple tiré d'A. Rabatel; Ibid. : 268)
Pour A. Rabatel des expressions comme: "rien n'est plus triste à voir", "assez mal
planchéiée", "classiques personnages", "marbre bleuâtre du plus mauvais goût", sont
quelques-unes des expressions
qui expriment le dégoût du N. En effet, toute cette description n'est pas focalisée
par un P, puisque aucun personnage n'est alors présent, et susceptible de jouer
le rôle d'observateur. (Ibid. : 268)
Dans le dernier exemple, le focalisé -"le salon" et tout ce qui le compose- est vu de l'extérieur
par le narrateur (N).
En s'inspirant des analyses d'A. Rabatel, nous avons décidé d'écarter du champ de
21
notre étude la focalisation externe, se contentant de constater qu'il y a un focalisé externe
attribuable, soit au narrateur, soit au personnage.
La focalisation zéro, dans la terminologie genettienne, est un concept qui a
l'inconvénient de renvoyer en même temps à une absence de foyer identifiable, et à
une présence de focalisation, variable et multiple; pour l'absence de foyer identifiable, G.
Genette affirme ce qui suit:
Il me semble que le récit classique place parfois son "foyer" en un point si
indéterminé, ou si lointain, à champ si panoramique (la fameux "point de vue de
Dieu", ou de Sirius, dont on se demande périodiquement s'il est bien un point
de vue) qu'il ne peut coïncider avec aucun personnage, et que le terme de non-
focalisation, ou focalisation zéro, lui convient plutôt mieux. (1983: 49)
Alors que pour la focalisation variable, il affirme:
21
-Il faut noter, tout de même, que A. Rabatel garde les termes de "focalisateur" et de "focalisé", tout en excluant "focalisation",
pour les raisons invoquées ci-dessus.
33
L'analyse d'un récit "non focalisé" doit toujours pouvoir le réduire à une
mosaïque de segments diversement focalisés, et donc que focalisation zéro =
focalisation variable. (Ibid. : 49)
Il est clair que la focalisation zéro pose problème parce qu'elle renvoie à deux phénomènes
différents qui sont difficilement identifiables au niveau de la pratique; d'où un deuxième écart
par rapport à la théorie de G. Genette.
Ce qui nous a motivés à nous appuyer sur le travail de A. Rabatel, c'est que sa
démarche cherche à réunir les conditions, et les critères linguistiques qui permettent de dire
que le lecteur se trouve devant un point de vue; d'ailleurs l'une de ses critiques adressée
à G. Genette et à ses continuateurs est qu'ils
n'accordent pas suffisamment d'attention à la traduction linguistique de cette
activité de perception à l'origine du PDV. (1998: 8)
Pour résumer, A. Rabatel écarte de sa théorie la focalisation zéro et la focalisation externe;
il conserve la notion d'externe et l'applique au focalisé ou l'objet perçu: ainsi un focalisé
externe peut être attribué soit au narrateur soit au personnage; il pose enfin qu'il y a deux
points de vue dans une fiction romanesque: le point de vue du narrateur, et le point de vue
du personnage (appelé aussi "focalisation interne" dans la terminologie genettienne).
34
35
Nous pensons, après la transformation opérée, qu'on est toujours devant un PDV, bien que
"affirma" introduise cette fois-ci des phrases verbalisées. Bref, dans notre optique, un PDV
ne se réalise pas uniquement dans le cadre des "phrases sans paroles", mais se concrétise
aussi dans le cadre des "phrases avec paroles", ou verbalisées.
Nous ne sommes pas d'accord avec lui non plus, quand il affirme qu'un PDV correspond
à l'expression d'une perception:
Le PDV correspond à l'expression d'une perception, dont le procès, ainsi que les
qualifications et modalisations, coréfèrent au sujet percevant et expriment d'une
certaine manière la subjectivité de cette perception. (Ibid. : 13)
Pour étayer son hypothèse, il utilise cet exemple tiré du Parfum de Süskind:
(17) Pour sûr, ce bâtard de Pelissier, avec ses trente-cinq ans, était déjà à la tête
d'une fortune plus grande que celle que lui, Baldini, avait fini par amasser au
bout de trois générations par un labeur obstiné...Ces Diderot, d'Alembert, Voltaire
Rousseau et autres plumitifs dont le nom m'échappe...(Ibid.: 178)
Puis il affirme:
(17) représente les ruminations d'un artisan en déclin, dans un monde
bouleversé par le progrès, auquel il ne sait s'adapter. Il englobe dans les mêmes
vitupérations "ce bâtard de Pelissier", son concurrent heureux en affaires et "ces
Diderot, d'Alembert".... en sorte qu'on est effectivement fondé à considérer (17)
comme un PDV du personnage. (Ibid. : 180-181)
Il est clair que pour A. Rabatel des termes comme "ce bâtard de Pelissier" et "ces Diderot,
d'Alembert" renvoient au PDV du personnage, mais le problème c'est que ces mêmes
termes ne contiennent pas de perception dans leur sémantisme.
En s'appuyant sur la définition que donne le Robert, il affirme lui-même qu'un PDV
comporte une "opinion particulière", (Ibid. : 14), et pour nous, cette "opinion" peut s'exprimer
en dehors de la perception, comme nous l'avons vu dans l'exemple de la page 180.
Selon nous, le mérite de A. Rabatel consiste surtout à avoir posé dès le départ qu'un
point de vue (PDV) ne peut être appréhendé en dehors des données linguistiques, et qu'il
est vain de mettre en place des typologies sans fondements linguistiques, comme celles
de G. Genette (avec la focalisation zéro, et la focalisation externe), qui sont certainement
valables pour certains textes, mais ne le sont pas pour d'autres.
Mais là où nous divergeons de lui, c'est quand il pose qu'un PDV doit s'appuyer sur une
perception, or comme nous l'avons vu à travers l'un des exemples qu'il donne, un PDV peut
très bien être exprimé avec des termes qui n'ont pas de lien avec le procès perceptif.
De même que son postulat, selon lequel, un PDV ne peut se réaliser que dans le cadre
"des pensées non verbalisées" reste faible, car rien n'empêche de disposer d'un PDV sous
forme de discours direct, indirect, ou indirect libre; dans l'exemple qui suit tiré de Désert:
"Rien de sérieux", disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud.
"Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie..." p374 "Un fanatique",
disaient les officiers, "un sauvage, qui ne pense qu'à tuer et à tuer" p375
, des termes comme "un fanatique", "une sorte de sorcier", "un faiseur de pluie" (page 374);
et "un sauvage" (page 375), qui sont insérés dans un discours direct, expriment le point de
vue des militaires sur le cheikh Ma el Aïnine, et pourtant aucune perception n'est évoquée.
36
22
Entrée "fiduciaire".
37
Selon nous, ce qui fait la force de la théorie de L. Rosier c'est qu'elle cherche surtout à
établir un certain nombre de critères linguistiques qui permettent de différencier les quatre
formes que peut prendre le discours rapporté.
Comme nous le verrons, le terme discours renvoie au plan de l'énonciation, c'est-à-
dire à ce plan de la parole, ou de l'actualisation de la langue, et auquel s'est intéressée par
exemple C. Kerbrat-Orecchioni dans son livre L'Énonciation.
Nous verrons que L. Rosier intègre dans ce plan:
∙ les déictiques temporel, spatial, et personnel;
∙ et les discordanciels comme les propositions exclamatives, interrogatives, les
connecteurs comme mais, suivi de certes; peut-être...les morphèmes d'assertion
ou de dénégation à tendance polémique comme: oui, si, non...
Pour ce théoricien toutes ces marques de l'énonciation aident le lecteur à attribuer le
discours et cela quelle que soit la forme qu'il prend.
Nous verrons plus loin, et en détails, les différences entre les quatre formes que peut
prendre le discours rapporté.
Ce qui différencie le récit des autres types d'actions, c'est justement la proposition
narrative (Pn) "nœud" qui est définie comme ce qui "viole l'immobilité" de la "situation
initiale" (1997: 177), et provoque la "perturbation"; ou encore le nœud c'est ce "point
culminant -l'acmé- suivi d'un dénouement", (Ibid. : 182).
Ce qu'il faut ajouter aussi c'est que ces cinq propositions narratives se suivent dans un
ordre bien précis: on a d'abord la Pn situation initiale, suivie par la Pn nœud, après c'est la
Pn action qui se met en place, pour être suivie de la Pn dénouement, et à la fin la situation
finale.
38
23
Cet exemple extrait de Queneau (1967) permet de faciliter la compréhension et
l'application de ce schéma:
IL FAUT FAIRE SIGNE AU MACHINISTE. La dame attendait l'autobus Le monsieur
attendait l'autobus Passe un chien noir qui boitait La dame regarde le chien Le
monsieur regarde le chien Et pendant ce temps-là l'autobus passa. (Exemple tiré
de F. Revaz; Ibid. : 188)
Cet extrait est un prototype d'un récit avec:
∙ la situation initiale: l'attente (vers 1 et 2);
∙ le nœud: l'évènement qui vient perturber l'équilibre initial (passe un chien noir qui
boitait);
∙ une action: la dame et le monsieur réagissent au surgissement de l'événement (vers
4 et 5);
∙ le dénouement: l'autobus passe
∙ la situation finale: elle est implicite, c'est-à-dire retour à la situation initiale (l'attente du
bus).
Nous allons voir maintenant quelle est la principale critique adressée par F. Revaz à A.
J. Greimas, et qui nous a motivés à adopter ses hypothèses. Pour A. J. Greimas deux
concepts entrent dans la définition de "la narrativité", (ou du récit), et qui sont l'état et la
transformation. Cette hypothèse a été reprise par le Groupe d'Entrevernes dans Analyse
sémiotique des textes:
On appelle narrativité le phénomène de succession d'états et de transformations.
(1979: 14)
Ainsi la transformation, qui est liée à l'état d'un sujet, est définie comme
39
Les instructions textuelles attendent donc d'être sélectionnées et actualisées par le lecteur
dont le rôle est présupposé uniquement par le texte.
L'acceptation du système de sympathie imposé par l'œuvre apparaît a priori
comme l'effet d'un contrat. Il y a, comme préalable à la lecture d'un roman, une
sorte d'engagement tacite en vertu duquel le lecteur est prêt à jouer le jeu. Lire,
25
comme le rappelle Grivel , c'est accepter le rôle que nous assigne le texte: "le
récit inclut la participation du lecteur: il lui est notifié qui "aimer", qui "haïr".
(Ibid. : 120)
Ce système de sympathie n'est pas construit arbitrairement, mais est "programmé" par le
texte:
La dimension affective du personnage est d'abord liée aux modalités de sa "mise
en texte". Si l'on sympathise avec Raskolnikov en dépit de son double meurtre,
c'est essentiellement à cause des procédés romanesques. (Ibid. : 121)
Il ne faut pas oublier non plus que la dimension affective que le texte cherche à provoquer
chez le lecteur constitue l'une des parties les plus importantes de la rhétorique qui cherche
à provoquer l'adhésion du lecteur à travers son pathos, (en plus de l'ethos et du logos).
26
La sémiotique de A. J. Greimas nous a aidés beaucoup dans la saisie" des
personnages, et cela à travers les différentes modalités comme le vouloir, le savoir, et le
devoir...Cette sémiotique a bien démontré que l'investissement modal, à côté de la position
syntagmatique dans le parcours narratif, constitue l'une des composantes essentielles pour
27
définir un rôle actantiel; dans le Dictionnaire raisonné lerôle actantiel est défini ainsi:
Les rôles actantiels, ainsi définis morphologiquement (par le contenu modal) et
syntaxiquement (par la position de l'actant), relèvent de la syntaxe narrative de
surface.
La syntaxe narrative de surface s'intéresse aux énoncés d'état et aux énoncés de faire:
Aux relations (qui constituent la base taxinomique de la structure syntaxique
profonde) et aux opérations-transformations (qui s'effectuent sur cette base),
correspondent, au niveau plus superficiel, des "états" et des "faire", formulés en
énoncés d'état et énoncés de faire, les énoncés de faire régissant les énoncés
28
d'état, tout comme les transformations opèrent sur des relations .
Toujours dans le Dictionnaire, la définition donnée de cette syntaxe de surface insiste sur
son caractère anthropomorphe, à l'opposé de la syntaxe fondamentale, logique et abstraite:
Par opposition à la syntaxe fondamentale, conçue sous forme d'opérations logiques,
effectuées dans le cadre d'un micro-univers établi, la syntaxe narrative de surface est
dite anthropomorphe du fait qu'à la suite de la conversion, elle substitue aux opérations
logiques les sujets de faire et qu'elle définit les sujets d'état par leur jonction avec des
objets susceptibles d'être investis de valeurs qui les déterminent. De même, les concepts
25
Ch. Grivel. 1973; Production de l'intérêt romanesque, la Haye-Paris, Mouton.
26
Les ouvrages de base que nous avons consultés dans l'application de la théorie sémiotique sont: Sémiotique. Dictionnaire
raisonné de la théorie du langage (1979), et du Sens II, (1983).
27
Entrée: actantiel.
28
Voir entrée syntaxe narrative de surface.
41
de compétence modale et de performance qu'elle met en œuvre n'ont de sens que s'ils
réfèrent à des sujets humains.
Nous aurons recours aussi à cette sémiotique dans notre tentative de définir "l'être du
sujet", à travers la catégorie thymique, ou la passion.
Il faut ajouter que dans l'optique de A. J. Greimas les personnages que nous allons
étudier sont des entités figuratives qui appartiennent au plan discursif.
devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
Donc, faute de temps permanent, c'est le temps duratif que Lalla cherche et convoite.
De même que cette difficulté est résolue partiellement avec l'emploi abondant
d'expressions relatives à ce temps qui dure comme lentement, et longuement, mais aussi
d'expressions référant à l'itérativité comme quelquefois, chaque fois, souvent...qui, selon
nous, contiennent une certaine idée de durativité, (ou en lien avec le temps duratif).
Pour résume disons que:
∙ dans l'optique de P. Ricœur les difficultés auxquelles se sont heurtées tant de
spécialistes de la catégorie <temps> trouvent une réponse partielle dans une fiction
romanesque;
∙ dans Désert Lalla se rend compte qu'il est l'impossible d'être en "conjonction" avec
29
30
Nous verrons dans la partie consacrée au temps ce que recouvrent ces trois Mimésis.
43
Nous avons vu avec A. Rabatel (1998) que pour dire qu'il y a un point de vue, certaines
conditions doivent être réunies, en l'occurrence la présence:
∙ d'un focalisateur;
∙ d'un verbe de perception; cette dernière a partie liée à un processus cognitif;
∙ et d'un focalisé aspectualisé, c'est-à-dire développé au maximum.
44
Le focalisé est donc le terme "la caravane" développé et aspectualisé à travers "les
hommes", "les femmes" et "les animaux":
∙ les hommes: enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par
le voile bleu;
∙ les chèvres et les moutons: harcelés;
∙ les femmes: fermaient la marche;
∙ les silhouettes des hommes et des femmes: alourdies, encombrées par les lourds
manteaux;
∙ la peau de leurs bras et de leurs fronts: semblait encore plus sombre dans les
voiles d'indigo.
Même remarque dans l'exemple suivant:
Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des
hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie. p44
Dans le fragment précédent, si le lecteur ne trouve aucune difficulté à poser qu'il y a un point
de vue, où ce qui est aspectualisé est "l'armée" et ce qui la compose, en l'occurrence "les
hommes", par contre ce même lecteur se heurte à une difficulté quand il s'agit d'attribuer
ce PDV, puisque le focalisateur est absent.
Mais à défaut de présence d'un personnage explicite voyant ces hommes, le lecteur
infère qu'il s'agit ici du PDV du narrateur qui voit sans indication explicite de sa présence:
Les focalisés sont donc:
∙ l'armée: décimée, sans chefs;
∙ les hommes: à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie.
Dans l'exemple qui suit:
Ici il souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tiède qui vient du nord, qui
apporte la brume de la mer. Autour de Tiznit, disséminés comme des bêtes
perdues, les hommes bleus attendent, à l'abri de leurs huttes de branches. p397
, c'est le même mécanisme qui est à l'œuvre puisque aucun focalisateur n'est mentionné.
Comme pour les exemples précédents, le lecteur attribue ce PDV, en dernier recours, au
narrateur qui perçoit deux focalisés, en l'occurrence:
∙ le vent développé et aspectualisé: il souffle, il est mauvais, il vient du nord et apporte
la brume de la mer;
∙ les hommes bleus: disséminés comme des bêtes perdues; et ils attendent à l'abri de
leurs huttes.
Il est inutile de multiplier ce genre d'exemples qui sont nombreux dans le premier texte, mais
le plus important à souligner, selon nous, est qu'en l'absence d'un focalisateur-personnage
explicite, le lecteur se résout à attribuer ce type de PDV au narrateur, par défaut, comme
le suggère A. Rabatel.
du début jusqu'à la fin du texte: c'est ce qui explique que nous avons décidé d'examiner
ici son point de vue.
Dans l'exemple suivant, le focalisateur est Nour, le verbe de perception est "pouvait
regarder", alors que le focalisé est le terme "vallée" qui se trouve aspectualisé:
∙ la vallée: immense; déserte; semblait n'avoir pas de limites; étendue infinie de pierres
et de sable rouge:
Quand la nuit était venue, et que les bêtes avaient fait un trou pour dormir,
Nour pouvait regarder autour de lui, l'immense vallée déserte. En s'éloignant
un peu du campement, en se tenant debout sur la plaine desséchée, Nour avait
l'impression d'être aussi grand qu'un arbre. La vallée semblait n'avoir pas
de limites, étendue infinie de pierres et de sable rouge, inchangée depuis le
commencement des temps. pp224-225
Dans l'exemple qui suit, le focalisateur est toujours Nour, le verbe de perception est
"regardait", et le focalisé est le terme "les hommes"développé: vêtus de leurs manteaux de
laine; assis; éclairé par les feux:
Nour regardait autour de lui, et il voyait les milliers d'hommes vêtus de leurs
manteaux de laine, assis sur la terre, éclairés de loin en loin par les feux. p247
Nous finissons avec l'exemple suivant dans notre démonstration que le lecteur arrive à
attribuer sans difficulté le PDV, puisque aussi bien le verbe de perception "voit", que le
focalisateur "Nour" sont explicites; les focalisés sont au nombre de trois:
∙ la pièce: grande et nue; le sol de cette pièce est de terre battue;
∙ le cheikh: vieux; couché; la tête posée;
∙ Lalla Meymuna: assise à côté du cheikh son mari; enveloppée dans son manteau
noir; son visage est voilé:
Quand ses yeux se sont accoutumés, il voit la grande pièce nue, le sol de terre
battue. Au bout de la pièce, le vieux cheikh est couché sur son manteau, la tête
posée sur une pierre. Lalla Meymuna est assise à côté de lui, enveloppée dans
son manteau noir, le visage voilé. pp402-403
d'abandon, comme un signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les
tentes immobiles et dans les murs de la ville. Nour sentait cela surtout quand il
regardait la silhouette fragile du grand cheikh, comme s'il entrait dans le cœur
même du vieillard et qu'il entrait dans son silence. pp38-39
Si le lecteur sait qu'il existe un PDV de "au-dessus de Smara" jusqu'à "dans les murs de la
ville", il reste toujours dans l'impossibilité d'en déterminer la source de façon sûre; mais en
lisant "Nour sentait cela surtout quand il regardait la silhouette fragile du grand cheikh", il
comprend que Nour est la source, puisque:
∙ "cela" réfère à "c'était un peu comme un signe de mort, ou d'abandon, comme un
signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les tentes immobiles";
∙ et ce sentiment (sentait), est généré quand Nour a regardé le ciel "sans fond, glacé,
aux étoiles noyées par la nuée blanche de la lumière lunaire".
Pour résumer, disons que la difficulté qui se présente au lecteur est temporaire: en effet ce
dernier doit avancer dans sa lecture pour pouvoir attribuer le PDV à un sujet-focalisateur
explicite.
Dans l'extrait qui suit:
Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la
terre desséchée, autour de la tache noire du puits. La poussière rouge retombait
peu à peu, et les fumées des braseros montaient déjà dans le ciel. p229
∙ si la première proposition est clairement attribuée à un focalisateur explicite (Nour):
"Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache
noire du puits";
∙ par contre, il lui est difficile de savoir si la deuxième proposition est attribuée toujours
à Nour, et s'il s'agit donc de la continuation de son PDV, surtout qu'il y a changement
au niveau du focalisé (des "hommes" le lecteur passe à la "poussière" et aux
"fumées").
Dans le fragment qui suit, le lecteur se trouve devant un PDV à partir de "Ma el Aïnine", mais
comme dans les exemples précédents, l'attribution lui pose difficulté, car il ne sait pas s'il
s'agit du PDV de Nour qui "s'installa" pour regarder le cheikh, ou devant le PDV du narrateur:
Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin des guerriers du cheikh. Ma el Aïnine
ne dressait pas sa tente. Il dormait dehors, comme les hommes du désert,
simplement enveloppé de son manteau blanc, accroupi sur son tapis de selle.
p243
Nous terminons avec cet exemple:
Quand il s'éveilla, il vit la brume qui descendait lentement le long de la vallée,
comme si la lumière du jour la poussait devant elle. Sur le lit du fleuve, au milieu
des hommes endormis, les femmes marchaient déjà pour puiser l'eau, ou pour
ramasser quelques brindilles. Les enfants cherchaient les crevettes sous les
pierres plates. p253
, où le lecteur note qu'une partie du fragment allant de "il vit" jusqu'à "la poussait devant
elle" est un PDV dont le focalisateur est Nour (le pronom personnel "il" lui réfère), mais note
aussi que dans le fragment qui commence de "sur le lit du fleuve" jusqu'à la fin, un PDV
est développé, sans pour autant qu'un focalisateur explicite soit mentionné; comme pour
49
l'exemple de la page 229, c'est le changement des focalisés qui contribue encore plus à
compliquer la tâche interprétative du lecteur:
∙ le focalisé dans la proposition qui s'étend de "quand il s'éveilla" jusqu'à "devant elle"
est le terme "brume";
∙ les focalisés dans la proposition qui s'étend de "sur le lit du fleuve" jusqu'à la fin sont
les "femmes" et les "enfants".
Il y a d'autres exemples où l'attribution du PDV pose des difficultés temporaires dans le
sens où en l'absence d'un focalisateur personnage explicite, le lecteur infère que le PDV
développé est à rattacher au narrateur par défaut; mais quand ce même lecteur avance
dans sa lecture, il se rend compte après que le PDV en question est en fait attribué au
personnage qu'il a écarté comme le possible focalisateur-source.
C'est le cas de l'exemple suivant:
Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils
descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaient
les traces de la vie humaine: champs de terre entourés de murs de pierre sèche,
enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes
tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. p14
Cet exemple pose problème dans le sens où le lecteur se trouve devant un focalisé détaillé
et aspectualisé sans la mention du focalisateur: le focalisé est la ville de "Saguiet el Hamra"
et ce qui la compose: champs de terre entourés de murs de pierre sèche; enclos pour les
chameaux; baraquements de feuilles de palmier nain; grandes tentes de laine pareilles à
des bateaux renversés.
33
Il clair qu'il s'agit ici d'un PDV du fait même de la présence de l'aspectualisation
, mais le problème c'est qu'aussi bien le focalisateur que le verbe de perception sont
absents; il reste que le verbe "descendaient" peut guider le lecteur dans son interprétation
en supposant qu'en descendant la vallée, les hommes regarderaient en même temps la
ville; mais cette interprétation reste non solidement fondée, car ce verbe ne contient, au
niveau de son sémantisme, aucune relation de loin ou de près avec la perception visuelle.
De ce fait, le lecteur hésite au départ à attribuer ce PDV aux hommes, et décide à la
fin à le rattacher au narrateur, par défaut.
Mais le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, quand il lit quelques lignes
après ceci:À mesure que les hommes descendaient vers le fond de la vallée, la
ville qu'ils avaient entrevue un instant disparaissait...p15
Dans l'extrait précédent, le focalisateur et le verbe de perception sont explicites "qu'ils
avaient entrevu" (où le pronom personnel "ils" réfère aux hommes qui descendaient), et le
lecteur est obligé de réévaluer son interprétation, et infère que les PDV de la page 14 et
15 ont un même focalisateur-source, puisque ce que les hommes ont vu à la page 14 (les
champs, baraquements...), a disparu dans l'extrait de la page 15.
Même mécanisme dans l'exemple qui suit:
La pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc magnifiquement dilaté.
La nuit était froide, malgré toute la chaleur du jour qui était restée dans le sable.
Quelques chauves-souris volaient devant la lune, basculaient rapidement vers le
sol. Nour, étendu sur le sol, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard,
33
"Aspectualisation" dans le sens donné par A. Rabatel.
50
en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans s'en apercevoir, les
yeux ouverts. p35
Si dans le dernier exemple il est dit explicitement que Nour suivait de son regard les
chauves-souris: "quelques chauves-souris volaient devant la lune basculaient rapidement
vers le sol. Nour...les suivait du regard", par contre le lecteur hésite et se demande si ce
personnage a regardé aussi la lune, et s'il est donc la source du PDV suivant: "la pleine lune
apparaissait dans le ciel noir, disque blanc,magnifiquement dilaté".
Le lecteur n'arrive pas à trancher de façon certaine pour ce dernier PDV, car rien
n'indique explicitement que Nour regardait la lune; mais quelques lignes après il lit ceci:
Il chercha des yeux le disque de la lune, et c'est en voyant qu'elle avait
commencé sa descente vers l'ouest qu'il comprit qu'il avait dormi longtemps. p36
Ce dernier exemple éclaire le lecteur qui comprend que le PDV de la page 35 (le PDV lié
au focalisé "la lune") est attribué à Nour, sans équivoque cette fois-ci témoignant cet indice:
"il chercha des yeux le disque de la lune", (page 36).
Conclusion.
Tous les exemples que nous venons de voir posent un problème d'interprétation au lecteur:
en effet ce dernier n'arrive pas dans la plupart des cas à attribuer le PDV de façon certaine
et univoque à cause de l'absence d'indication textuelle explicite concernant le focalisateur-
source; -parfois le travail interprétatif est mis en difficulté temporairement quand le lecteur
décide d'attribuer le PDV au narrateur par défaut, en l'absence d'indication textuelle claire,
mais quand il avance dans sa lecture, il décide de retenir comme focalisateur le personnage
qu'il a exclu: c'est le cas des exemples des pages 14 et 35.
Nous pensons enfin que le texte de Désert ne coopère plus avec le lecteur à défaut
d'indications suffisantes: ceci nous mène à conclure que si ce texte construit un PDV, par
contre il n'en fournit, dans certains fragments, aucune allusion à la source entravant de ce
fait le travail du lecteur.
51
52
Lalla reste immobile maintenant, la tête renversée en arrière, les yeux grands
ouverts sur le ciel blanc, à regarder les cercles qui nagent sur place, qui se
coupent, comme quand on jette des cailloux dans une citerne. Il n'y a pas
d'insectes, ni d'oiseaux, ni rien de ce genre, et pourtant on voit des milliers
de points qui bougent dans le ciel, comme s'il y avait là-haut des peuples de
fourmis, de charançons et de mouches. p81
La difficulté pour le lecteur, dans le dernier fragment, consiste dans la non-poursuite de
l'emploi du nom "Lalla", ou du pronom personnel "elle", qui aurait donné par exemple "et
pourtant elle (ou Lalla) voit des milliers de points...".
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur se trouve devant un PDV attribué
explicitement à "ils" ("ils" réfère à ceux qui sont présents au dancing): "ils s'arrêtent de
danser...pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle..."; mais par contre ce
lecteur ne sait pas si le PDV dans "on ne voit pas ses yeux à cause de l'ombre" est toujours
attribué à ceux qui sont présents au dancing, à cause de l'emploi du pronom personnel "on":
Ils s'écartent, ils s'arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder
Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne.
Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c'est comme si la
musique était à l'intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa
robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à
cause de l'ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa
force, de toute sa beauté. p355
Dans l'extrait suivant le lecteur ne sait pas si c'est à Radicz que le pronom personnel "on"
réfère, ou à un autre personnage, surtout que c'est le même focalisé qui est employé "la
lumière du soleil":
La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit
pas encore. On voit seulement la belle lumière chaude qui s'ouvre, qui se répand
dans le ciel. Radicz n'aime pas la journée, mais il aime bien le soleil, et il est
content à l'idée de le voir apparaître. p390
Conclusion.
Comme nous venons de le voir, le lecteur trouve des difficultés dans l'attribution du PDV à
un focalisateur: en effet, bon nombre de passages dans le deuxième texte posent problème
dans le sens où:
∙ le lecteur se trouve devant un PDV où le focalisateur est explicitement mentionné,
mais quelques lignes après, un autre PDV se trouve développé, sans focalisateur
cette fois-ci;
∙ parfois, le travail interprétatif du lecteur est rendu difficile à cause de l'emploi du
35
pronom personnel "on" , puisque au lieu de se trouver devant une structure comme:
X regarde....il entend...
, le lecteur se trouve devant:
X regarde....on entend...
Ce qu'il faut noter aussi c'est que le travail interprétatif du lecteur est brouillé par les
"omissions" du texte qui ne donne pas l'information nécessaire concernant la source du
54
PDV qui, dans plusieurs exemples, reste absente; le lecteur est "mis au défi" de trouver
cette source, mais à chaque fois il se heurte au "mutisme" du texte qui ne fournit aucune
indication, surtout avec l'emploi du pronom indéfini "on" qui brouille encore son travail
interprétatif.
Pour ce qui concerne le volet théorique, le postulat de A. Rabatel selon lequel il y a
deux points de vue -celui du narrateur et celui du personnage:
Notre approche du PDV reposant sur une dialectique du sujet de conscience à
l'origine des perceptions et de la référenciation des perceptions représentées
nous conduit à abandonner la tripartition des focalisations, puisque seuls deux
sujets sont à l'origine des perspectives narratives: le personnage et le narrateur.
(1998: 9)
, cette bipartition suppose que dans un texte, et nécessairement, soit on se trouve devant le
PDV du narrateur, soit celui du personnage; or nous avons vu que dans les deux textes de
Désert, le lecteur n'arrive pas dans plusieurs fragments à attribuer le PDV, ni au personnage,
ni au narrateur comme le suggère le postulat de A. Rabatel.
55
Chapitre 3. Le narrateur.
Nous avons vu dans la partie consacrée au PDV que le narrateur peut voir ou plus
précisément percevoir, ce qui donne à cette instance une fonction liée au point de vue
différente de celle que nous allons étudier dans ce chapitre.
Dans cette partie nous allons examiner une autre fonction du narrateur: c'est celle qui
est liée à la construction textuelle comme la multiplication de plusieurs noms pour un même
personnage, et pour un même espace; l'hésitation dans le choix du personnage principal;
l'introduction d'un personnage pour le "faire disparaître" au même chapitre; l'emploi au sein
du même chapitre et parfois à la même page de différents temps verbaux comme le futur
de l'indicatif à côté de l'imparfait...
Enfin, une autre fonction transparaît dans Désert, et plus spécialement dans le premier
texte: c'est celle relative à l'information véhiculée par le narrateur qui parfois utilise un mot
pour le remplacer quelques lignes après par un autre, ou se contredit dans ses affirmations,
ce qui désoriente le lecteur.
56
, alors qu'une page après, et dans une comparaison il affirme qu'ils "étaient nés du ciel",
d'où le désarroi du lecteur né du manque de rigueur de ce narrateur:
Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d'une dune, comme s'ils étaient
nés du ciel sans nuages...p9
Quand il lit que les nomades mangent les herbes maigres avec les animaux, le lecteur
conclut que ces nomades sont dépourvus de nourriture, et ont faim:
Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d'euphorbe
qu'il partageait avec les hommes. p10
, mais une page après il lit que les femmes préparent la bouillie de mil...ce qui ne manque
de le dérouter, car il se souvient que quelques lignes auparavant il a lu que les hommes
mangeaient l'herbe avec les animaux:
Les femmes allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre,
les dattes. p11
Si le narrateur affirme que les hommes (les nomades) marchaient dans un monde étranger:
Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un
monde étranger. p23
, quelques lignes après il se rétracte et se dédit, en affirmant que "c'était leur vrai monde":
Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel...p23
Quand le narrateur affirme au chapitre quatre que:
Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la même apparence. Ils
marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs
vêtements en lambeaux, le regard fiévreux...p361
, cela suppose qu'avant ces guerriers n'étaient pas dans le même état de détresse; or le
lecteur ne croit pas ce que le narrateur vient d'affirmer, puisque ce dernier a oublié ce qu'il
a dit une page avant:
La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes
couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
Au chapitre premier, et à l'incipit, le lecteur se rend compte que le narrateur n'est pas précis
dans le choix du personnage principal: est-ce l'homme au fusil (le père de Nour), qui apparaît
en premier, ou Nour son fils qui est le premier à être pourvu d'un nom propre ?:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté
de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids
de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux leurs habits bleus étaient en lambeaux,
déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le
fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9
Dans le dernier exemple tiré de l'incipit, "l'homme au fusil" est mentionné en premier, bien
avant son fils Nour, et le fait qu'il soit introduit comme étant le seul qui possède un fusil "un
seul d'entre eux portait un fusil" laisse inférer qu'il est important, mais avec cette différence
près qu'il ne porte pas un nom propre, contrairement à son fils: le lecteur reste indécis à
cause du manque de précision du narrateur.
Dans l'exemple précédent la difficulté pour le lecteur se résume ainsi: le père est
introduit le premier et apparaît comme important car il est le "seul" à porter une arme, laissant
57
inférer qu'il est le chef guerrier d'un groupe, mais à l'opposé de son fils il n'est pas doté
36
d'un nom propre .
L'imprécision du narrateur sera entretenue tout au long du premier chapitre, et affectera
le savoir du lecteur qui ne sera pas en mesure de décider quel est des deux est le
personnage principal.
Il y a un autre indice qui joue contre la confiance que peut accorder le lecteur au
narrateur: c'est celui relatif à l'attribution de plusieurs noms à la femme du cheikh Ma el
Aïnine créant une instabilité au niveau de l'information du lecteur: ainsi dans l'exemple qui
suit et à la même page, c'est successivement "Meymuna Laliyi" et "LallaMeymuna" qui sont
utilisés par le narrateur:
Meymuna Laliyi, sa première femme...suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna.
p400
Pour l'exemple qui suit, le lecteur passe de "Lalla Meymuna", à "Meymuna" répété deux fois:
Lalla Meymuna s'étend sur le sol pour dormir...Meymuna allume la lampe...sur un
signe de Meymuna, il s'approche...p406
, alors qu'une page après le narrateur réemploie "Lalla Meymuna":
...sans entendre la voix de Lalla Meymuna. p407
Le fait que le narrateur paraît peu précis dans son choix, en basculant d'un nom à un autre
oblige le lecteur à douter de sa capacité à prendre en charge la narration de ce texte.
Il y a un autre indice qui conforte le lecteur dans son hypothèse que le narrateur est peu
digne de confiance: c'est quand ce narrateur multiplie les noms qui affectent le père de Nour:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au
fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9
Dans cet extrait (il s'agit de l'incipit), ce personnage est introduit avec "l'homme au fusil",
et le lecteur s'attend à ce que cette dénomination se maintienne tout au long du texte;
effectivement elle se trouve répétée à la page 11:
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour…p11
, mais à cette différence près qu'elle se trouve liée à celle de guide de troupe à travers "celui
qui guidait".
D'autres indices viennent confirmer le fait que le nom pour ce personnage est source
d'instabilité pour le travail interprétatif du lecteur: c'est le cas de l'exemple de la page 19, où
deux noms sont employés successivement, en l'occurrence "l'homme au fusil" et "guide:
Par instants, l'homme au fusil cessait de parler à Nour…p19 Le guide avait posé
son fusil à l'entrée de la tente...p19 Les bras croisés sur sa poitrine, le guide
respirait à peine…Il attendait comme cela la première lumière de l'aube…Dans la
lumière grise de l'aube, l'homme et Nour…p21
, la difficulté pour le lecteur tient:
∙ à l'emploi alterné de deux noms ("le guide" et "l'homme") pour un même personnage,
après celui de "l'homme au fusil" de la page 19,
∙ et à la non-continuité dans l'emploi de "guide", qui aurait pu donner:
36
Le premier nom propre introduit à l'incipit est un signe que le personnage introduit est important.
58
Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine…Il attendait comme
cela la première lumière de l'aube…Dans la lumière grise de l'aube, le guide et
Nour…
Pour résumer, disons que dans le dernier exemple, il y a instabilité dans l'interprétation,
causée par la "non-cohésion" du narrateur, puisque deux noms se trouvent employés pour
le même personnage.
Le tableau suivant rend compte de façon claire, comment en utilisant d'une page à
l'autre un nom différent pour le même personnage, le narrateur se montre inapte à prendre
en charge la construction textuelle:
Comme pour les noms des personnages (vu plus haut), le narrateur multiplie les noms
se rattachant à l'espace, et le lecteur ne sait pas si les nomades se trouvent à "Smara", à
"Saguiet el Hamra", ou à "la Hamada".
Ainsi dans l'exemple de la page 18 c'est "Smara" qui est employé, mais une page après
(page 19) c'est "Saguiet el Hamra" qui est utilisé:
Derrière les tentes, près des murs de Smara, le vent sifflait dans les branches des
acacias, dans les feuilles des palmiers nains. p18 Quand la nuit venait ici, sur
l'eau des puits, c'était à nouveau le règne du ciel constellé du désert. Sur la vallée
de la Saguiet el Hamra; les nuits étaient plus douces...p19
Même remarque dans les extraits suivants, où successivement "Saguiet el Hamra",
"Hamada","Saguiet", et "Smara" sont utilisés, brouillant l'information du lecteur, qui par la
même prend ses distances par rapport à ce narrateur:
Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes
d'hommes...p22 Le vent avait commencé à souffler, là-haut, sur la Hamada. Dans
la vallée, il s'affaiblissait sur les palmiers...Mais, loin de la Saguiet, le monde
étincelait aux yeux des voyageurs...Les hommes bleus avançaient sur la piste
invisible, vers Smara. p23
Dans les extraits suivants, ce sont "Smara", "Saguiet el Hamra "et "Hamada" qui se trouvent
employés par le narrateur sans aucun souci de sa part de se montrer précis:
Partout, autour de la ville de Smara, c'était le silence infini...p57 ...mais le silence
sur la place, dans la ville, et sur la vallée de la Saguiet el Hamra... Déjà, à l'ouest,
au-dessus des rochers cassés de la Hamada...p58
Il y a une autre façon de discréditer le narrateur auprès du lecteur: c'est quand ce dernier
apprend que Nour a un frère aîné, alors qu'à l'incipit, de ce frère il n'en a jamais été question:
Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa
mère et ses sœurs. p9
Ce sont quelques pages plus loin (vingt-six pages après), que ce frère se trouve enfin
introduit:
...Nour était retourné vers la tente de son père, et il s'était assis à côté de son
frère aîné. p35
59
Nous n'hésitons pas à voir dans le personnage du frère une source d'ambiguïté générée
par le manque de précision du narrateur à la fin du chapitre deux: en effet et à chaque fois
Nour apparaît avec son père comme au premier chapitre:
∙ où le père apprend à Nour les noms des étoiles, (page 11);
∙ où les deux se dirigent ensemble vers le tombeau de l'homme saint, (page 27);
∙ et quand enfin les deux descendent ensemble la colline, (page 32).
Au chapitre deux, le lecteur note que Nour est accompagné encore une fois de son père,
quand le cheikh Ma el Aïnine les invite à s'asseoir à côté de lui:
Tout près de lui, il avait fait asseoir Nour et son père...p57
Mais grande est la surprise du lecteur, quand il lit à la fin du chapitre deux que Nour se
trouve accompagné pour la première fois de son frère, alors que d'habitude il était toujours
avec son père:
Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé
à marcher sur la route de poussière…p72
Le lecteur, désemparé, ne manque pas de se demander si le narrateur n'a pas oublié de
mentionner "père" à la place de "frère".
Le frère qui disparaît complètement à la fin du deuxième chapitre, n'apparaîtra plus
dans les autres chapitres, ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui se
demande pour quelle raison ce narrateur avait introduit un personnage qui n'a accompli
37
aucune action décisive pour la suite du récit .
Dans les exemples qui suivent les contours temporels se trouvent déstabilisés:
Ils marchaient depuis la première aube sans s'arrêter…p8 Ils étaient partis
depuis des semaines, des mois allant d'un puits à un autre. p10 Ils avaient
marché ainsi pendant des mois des années, peut-être…p12
Ces derniers extraits développent l'incertitude chez le lecteur car le narrateur est incapable
de dire quand les nomades ont commencé leur marche: "la première aube" (page 8), "depuis
des semaines" (page 10), "pendant des mois des années" (page 12).
Le savoir du narrateur se trouve de ce fait comme "parasité" et incite le lecteur à réviser
à la baisse sa confiance en lui.
Le narrateur utilise les dates, et prouve ainsi son souci de précision et de certitude, mais
par contre le lecteur ne comprend pas pourquoi ce même narrateur utilise ces dates dans
certains chapitres (comme aux chapitres cinq, six et sept), et oublie de le faire ou feint de
l'oublier dans d'autres (comme aux chapitres deux, trois, et quatre): le lecteur conclut que
ce narrateur est peu précis et rigoureux, et résout à prendre ses distances par rapport à lui.
Si ce narrateur traduit certains mots non français pour diriger le lecteur dans leur
compréhension, comme "aiun", traduit par "les yeux" (page 13), il ne le fait pas par contre
pour "acéquia" (page 16), et "dzikr" (page 57), laissant le lecteur de ce fait devant des mots
incompréhensibles; ainsi le lecteur se trouve obligé de se méfier de ce narrateur qui, par
simple jeu ou oubli, déstabilise son savoir.
Il y a une autre façon de faire suggérer au lecteur que le narrateur est non digne de
confiance: c'est quand ce dernier passe d'un système temporel à un autre au chapitre deux,
et emploie inexplicablement le temps verbal du présent au beau milieu des temps du passé
(le temps du présent demeure rare et exceptionnel tout au long du deuxième chapitre):
37
"Récit" et "action" sont à comprendre dans la perspective de F. Revaz (voir plus loin la partie consacrée à ces deux notions).
60
L'air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque
sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le
fût d'un arbre. p60 Alors, sans même s'en apercevoir, les hommes et les femmes
prononcent les paroles du dzikr, c'est leur voix qui s'élève chaque fois que la voix
du vieil homme cesse en tremblant. p61
Dans les extraits suivants tirés du chapitre sept, c'est l'irruption du présent, et du futur de
l'indicatif au milieu des temps verbaux du passé, qui surprend le lecteur:
Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais
les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs
chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de
la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de
leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est
tendu, ils mourront tous. pp434-435
De même que le lecteur se trouve fortement surpris quand il se rend compte qu'au chapitre
six le temps verbal pivot (ou de base) est le présent, alors que dans les autres chapitres ce
sont plutôt les temps du passé qui sont employés par le narrateur.
Conclusion.
Tous ces exemples amènent le lecteur à conclure que le narrateur, qui a choisi d'être
l'intermédiaire entre lui et le texte, en prenant en charge la construction textuelle, est "indigne
de confiance" selon l'expression employée par W. C. Booth (1970):
Je dirai d'un narrateur qu'il est digne de confiance quand il parle ou agit en
accord avec les normes de l'œuvre. (1970: 52)
Alors que le narrateur indigne de confiance est celui qui est "capable d'erreur", (Ibid. : 52).
Dans du Sens II A. J. Greimas postule que
toute proposition formulée par l'énonciateur repose sur une base épistémique
allant de l'affirmation au doute et de la réfutation à l'admission (des dizaines de
verbes tels que prétendre, présumer, supposer...). Cet acte épistémique, pourtant,
qui sert de prélude à la communication, n'est pas une simple affirmation de
soi, mais une avancée, une sollicitation de consensus, d'un contrat, auxquelles
l'énonciataire donnera suite par une acceptation ou un refus. (1983 : 123)
Il se trouve que dans le premier texte, des verbes comme "douter", ou"prétendre" ne sont
pas explicitement employés, et c'est au lecteur de trouver cette base épistémique à travers
les multiples indices que nous avons examinés plus haut.
Ces indices ont démontré que ce lecteur:
∙ émet des doutes sur les capacités du narrateur à prendre en charge la narration;
∙ et à la fin prend ses distances par rapport à lui;
, ce qui a pour conséquence de rompre la confiance ou le "contrat fiduciaire" entre les deux.
Dans le Dictionnaire raisonné (1979), A. J. Greimas définit ainsi le "contrat fiduciaire":
Le contrat fiduciaire met en jeu un faire persuasif de la part du destinateur et, en
38
contrepartie, l'adhésion du destinataire .
38
Entrée "Fiduciaire".
61
Or, les indices que nous avons vus font que le narrateur du premier texte n'emporte pas
"l'adhésion" du lecteur.
Enfin, nous pensons que par-delà le cas particulier de Désert, le lecteur ne manque
pas de se poser la question -à chaque fois qu'il lit un texte littéraire -ou de presse, par
exemple- si le narrateur (cette instance-intermédiaire entre ce lecteur et le livre) est digne
39
de sa confiance et de donc de son "crédit" .
62
-les adjectifs:
Les adjectifs renvoient aussi à une subjectivité, et dans notre cas à celle du narrateur:
Mais ce n'était pas de l'eau pour le plaisir, ni pour le repos. C'était juste la trace
d'une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d'un Dieu sec, le dernier
mouvement de la vie. Eau lourde arrachée au sable...p13
42
Pour toutes ces différentes fonctions voir la partie "un narrateur non digne de confiance".
63
Dans la maison de boue au toit à demi effondré, le vieux cheikh est couché, allongé sur
son manteau à même la terre battue. La chaleur est suffocante, l'air est plein du bruit des
mouches et des guêpes. p398
Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les
canons d'acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit
sinistre...p436
Tous ces adjectifs sont mis sur le compte du narrateur et renvoient à sa subjectivité, ce
qui démontre que cette instance se permet aussi de qualifier tel ou tel nom.
-l'adverbe "peut-être":
Le lecteur ne manque pas de remarque que cet adverbe, exprimant la modalisation, est
utilisé fréquemment par le narrateur:
C'était un pays hors du temps, loin de l'histoire des hommes, peut-être, un pays
où plus rien ne pouvait apparaître...p11 Peut-être qu'ils avaient cessé de croire
aux raisons de cette longue marche...p361 Enveloppés dans leurs manteaux
troués, ils regardaient le feu de braise, en clignant des paupières quand le vent
rabattait la fumée. Peut-être qu'ils n'attendaient plus rien maintenant, les yeux
troubles, le cœur battant au ralenti. p429
Cet adverbe démontre que le savoir est incertain, ce qui pose le problème du degré de vérité
affecté au discours de ce narrateur.
∙ qui donne la preuve que le lecteur peut rencontrer un narrateur "non objectif";
∙ et qui apporte un démenti sur sa prétendue non-intervention dans la fiction
romanesque.
Une autre hypothèse –toujours en confrontant l'hypothèse de E. Benveniste au texte-
relèverait que le premier texte de Désert n'est pas de l'énonciation historique, mais tout
simplement du discours témoignant la multiplicité des indices de sa subjectivité.
Une autre hypothèse dirait que le premier texte de Désert pourrait être aussi une sorte
d' "hybride" combinant ensemble énonciation historique -l'objectivité- et discours -c'est-à-
dire la subjectivité.
-les adjectifs:
Dans les deux exemples qui suivent il s'agit du PDV du narrateur qui voit Lalla: ces deux
PDV sont construits à travers les adjectifs:
Dans les couloirs sombres de l'hôtel...elle est une silhouette à peine visible,
grise et noire, pareille à un tas de chiffons. p292 La lumière est ardente sur ses
cheveux noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son épaule, en
marchant. La lumière est ardente dans ses yeux couleur d'ambre, sur sa peau,
sur ses pommettes saillantes, sur ses lèvres. p332
-les comparaisons:
Dans l'exemple de le page 292 (voir plus haut), c'est le narrateur qui est à l'origine de la
comparaison "pareille à un tas de chiffons"; c'est encore lui qui compare Lalla à un vieux
chien dans l'exemple qui suit:
Lalla tourne dans les rues comme un vieux chien noir au poil hérissé, sans
trouver sa place. p303
, et c'est lui qui compare les cités à des "espèces de moisissures", dans l'exemple qui suit:
Les cités ont agrandi leur cercle, espèces de moisissures au creux des
vallées...p416
65
66
67
, le lecteur décide de prendre ses distances par rapport à ce narrateur intermédiaire entre
lui et le texte.
68
En s'appuyant sur le travail de L. Rosier, le Discours rapporté (1999), nous avons décidé
d'employer l'expression "discours rapporté" parce qu'elle constitue une catégorie générique
englobant et rassemblant à la fois les diverses formes de discours: le discours direct (DD),
le discours indirect (DI), le discours indirect libre (DIL) et le discours direct libre (DDL).
Commençons tout d'abord par justifier le choix terminologique, toujours, à la suite de
L. Rosier.
En effet, c'est dans son équivalence à l'énonciation -le plan de l'effectivité, ou encore
celui de l'actualisation- qu'il va falloir saisir le mot discours dans l'expression discours
rapporté (DR):
Le discours rapporté apparaît attaché à des notions appartenant spécifiquement
au plan effectif du discours, dans son opposition à la langue. (L. Rosier; 1999: 56)
Pour ce qui concerne le terme "rapporté", elle affirme ce qui suit:
Nous avons décidé de garder le terme rapporté pour des raisons évidentes de
facilité, mais également parce que nous estimons que notre pratique globale du
rapport au dit d'autrui est foncièrement déterminée par l'idée que nous parlons
toujours avec les mots des autres, que nous rapportons à des degrés divers de
l'autre dans notre discours. (Ibid. : 57)
L. Rosier envisage de ce fait le DR comme un phénomène énonciatif particulier, qui
confronte deux énonciations, l'une se rattachant aux paroles du narrateur et l'autre aux
paroles du personnage.
Ainsi dans le discours direct (DD), le lecteur se trouve devant les paroles du personnage
situées à l'intérieur des guillemets –les marques typographiques distinctives du discours
direct- alors que le narrateur est présent à travers "Y a dit", " Y réplique" ...,comme dans:
Y a dit: "je partirai demain".
Pour le discours indirect, une sorte de dépendance s'établit entre le discours rapportant
(celui du narrateur), et le discours rapporté (celui du personnage), à travers un verbe
introducteur, et la conjonction de subordination "que", comme dans: X a dit que Y partira
demain.
Nous nous contenterons pour le moment de cette présentation théorique du discours
rapporté, sachant que nous verrons un peu plus loin ce que recouvrent d'autres types de
discours comme le discours direct libre, et le discours indirect libre, toujours dans l'optique
de L. Rosier.
69
Comme l'affirme P. Van Dan Heuvel, le discours direct constitue l'un des "organisateurs", et
"l'un des grands moyens", sur lequel est bâtie la fiction romanesque, (P. Van Dan Heuvel;
1985: 145).
Rappelons qu'au niveau structurel, le discours direct "comporte une proposition
introductive (reporting clause) et les paroles rapportées se trouvent entre guillemets", (M.
Juillard, Cahiers Chronos n° 5 : 73), ainsi dans Y a dit: "je partirai demain":
"a dit" est la proposition introductive(reporting clause), alors que les paroles de X "je
partirai demain", se trouvent entre guillemets.
Enfin une dernière remarque s'impose: nous allons étudier dans cette partie le discours
direct (DD), simultanément dans les deux textes qui forment Désert.
Dans l'exemple qui suit tiré du premier texte, un échange se met en place entre Nour,
son père, et un homme, mais le lecteur ne sait pas qui pose les questions et qui y répond,
du fait que les incises (par exemple, un nom propre ou un pronom personnel + le verbe
introducteur) qui l'informent sont absentes; de même que ce lecteur n'est pas en mesure de
déterminer à qui, "moi" et "toi" réfèrent exactement:
Parfois ils avaient croisé quelqu'un qui marchait vers Smara, et ils avaient
échangé quelques paroles: "Qui es-tu ? " "Bou Sba. Et toi ?" "Yuemaïa." "D'où
viens-tu ? " "Aaïn Rag." "Moi, du Sud, d'Iguetti." Puis ils se séparaient sans
se dire adieu. Plus loin, la piste presque invisible traversait des rocailles, des
bosquets, de maigres acacias. pp25-26
Dans les extraits suivants tirés du deuxième texte, le lecteur ne manque pas de se poser la
question sur l'utilité d'ouvrir les guillemets pour les refermer aussitôt vite, d'autant plus que
le contenu de ces DD est réduit parfois à quelques mots sans aucune valeur informative de
type "tu vas voir" pour l'exemple de la page 277, "Regarde !" pour l'extrait de la page 330,
et "Viens" pour l'exemple de la page 331:
Quelquefois, Radicz a repéré quelqu'un, il dit à Lalla: "Tu vas voir." Il va droit vers
le voyageur qui sort de la gare, un peu éberlué par la lumière, et il lui demande
une pièce. p277 …alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout
froissés dans sa main. "Regarde !" Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose
pas de questions. Peut-être qu'il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore.
p330 Radicz a l'air si malheureux que Lalla a pitié de lui."Viens!" Elle entraîne le
jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. p331
Dans le fragment qui suit une partie du discours direct se trouve en dehors des guillemets
44
sous forme de discours direct libre (le DDL ): "d'où viennent ces bulles ?", et qui plus est,
ne comporte ni un verbe introducteur, ni un nom propre (ou un pronom personnel comme
"il" ou "elle"), rendant ainsi l'interprétation du lecteur difficile:
"Là! Là!… Encore, encore !" "Là, regarde !" "Et là !…" D'où viennent ces bulles ?
Radicz dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla pense que ce sont
plutôt les plantes, et elle pense à ces herbes mystérieuses qui bougent lentement
au fond du port. p296
Dans le dernier exemple, outre l'absence d'un verbe introducteur, et d'un nom (ou d'un
pronom personnel), le DD est mis à mal à travers des interventions se caractérisant par leur
brièveté et leur valeur informative dérisoire se réduisant à la répétition de "là" quatre fois,
et de "encore" deux fois.
44
Nous aurons l'occasion d'étudier cette forme de discours un peu plus loin.
70
Dans l'exemple suivant (tiré du premier texte), le lecteur note que le discours direct a
du mal à s'enchaîner:
"Que fait-tu là ?" demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine,
comme s'il avait été à l'autre bout de la place. Nour hésita. Il se releva sur les
genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu'il n'avait pas le courage de
regarder le cheikh. "Que fais-tu là ?" répéta le vieillard. "Je # je priais" dit Nour;
il ajouta : "Je voulais prier". Le cheikh sourit. "Et tu n'as pas pu prier?" "Non",
dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plaît, donne-moi ta
bénédiction de Dieu." Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa
légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l'embrassa. "Quel
est ton nom?" demanda-t-il, "N'est-ce pas toi que j'ai vu la nuit de l'Assemblée?"
Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère. À ce dernier nom, le visage de
Ma el Aïnine s'éclaira. "Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui
qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu?" "Il était l'oncle maternel de ma grand-
mère", dit Nour. pp53-54
La répétition par le cheikh de "que fait-tu là ?" figure cette difficulté du discours direct à
commencer, à cause du silence de Nour qui ne répond pas à la question.
La difficulté dans ce discours est mise en avant aussi quand Nour hésite à répondre
comme l'indique "Nour hésita", une hésitation qui se trouve matérialisée par la double
répétition du pronom personnel "je", du verbe "prier", et le tiret qui signifie l'absence de
fluidité de la parole "je ― je priais...je voulais prier"; dans cette partie le lecteur conclut
qu'au lieu de contribuer à libérer la parole, le discours direct ne fait que la confiner dans des
hésitations préjudiciables pour la communication entre ces deux personnages.
Ce discours est encore mis en difficulté quand le lecteur note que Nour répond de façon
laconique par un "non" signifiant toujours son hésitation, et qu'il bascule de son vouloir de
prier à sa demande de vouloir bénéficier de la bénédiction du cheikh: cette instabilité au
niveau de la thématique nuit encore au DD.
Au niveau de la structure, une partie du discours direct se trouve narrativisée (c'est-
à-dire prise en charge par le narrateur): "Nour dit son nom, celui de son père et de sa
mère": ce qui désoriente le lecteur c'est que presque la totalité de cet échange a pris la
forme d'un discours direct, mais voilà qu'à la fin une partie des paroles de Nour se trouve
inexplicablement située en dehors du même discours.
Dans le fragment suivant il s'agit d'un échange entre Paul Estève et Lalla, après que
cette dernière s'est évanouie:
...elle tombe, très lentement, comme au fond d'un immense puits, sans espoir
de se rattraper. "Qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…" La voix
crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de l'haleine avant
de recouvrer la vue. Elle est à moitié tassée contre un bas de mur. Un homme
tient sa main et se penche vers elle. "…Ça va mieux, ça va mieux…" Elle arrive à
parler, très lentement.. L'homme la fait asseoir à une table. Il se penche toujours
vers elle. Il est petit et gros, avec un visage grêlé, une moustache, presque pas de
cheveux. "J'ai faim", dit Lalla. Elle est indifférente à tout, peut-être qu'elle pense
qu'elle va mourir. "J'ai faim." Elle répète cela lentement. L'homme, lui, s'affole et
bégaye. Il se lève, il court vers le comptoir, il revient bientôt avec un sandwich
et un panier de brioches. Lalla ne l'écoute pas...L'homme la regarde manger, et
71
son gros visage est encore tout agité par l'émotion. Il parle par bouffées, puis
il s'arrête, de peur de fatiguer Lalla. "Quand je vous ai vue tomber, comme ça,
devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose! C'est la première fois que cela vous
arrive? Je veux dire, c'est terrible, avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les
gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont
même pas arrêtés, c'est # Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous? Vous parlez
français? Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas? Vous avez assez mangé? Voulez-
vous que j'aille vous chercher encore un sandwich?" Son haleine sent fort l'ail, le
tabac et le vin, mais Lalla est contente qu'il soit là, elle le trouve gentil et ses yeux
brillent un peu. Lui, s'en aperçoit, et il recommence à parler, comme il fait, dans
tous les sens, en faisant les questions et les réponses. "Vous, vous n'avez plus
faim ? Vous allez boire un peu? Du cognac? Non, il vaut mieux quelque chose
de sucré, c'est bon quand on est faible, un coca? Ou un jus de fruit? Je ne vous
ennuie pas trop? Vous savez, moi, c'est la première fois que je vois quelqu'un
s'évanouir devant moi, comme ça, par terre, et ça # ça m'a fait un choc, vraiment.
Je travaille # Je suis employé aux P et T., voilà, je n'ai pas l'habitude # enfin je
veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin, voulez-
vous que j'aille téléphoner ?… Elle se lève, et l'homme l'accompagne jusqu'à la
rue. "Vous # vous êtes sûre que ça va aller maintenant? Vous pouvez marcher?"
"Oui, oui, merci", dit Lalla. Avant de partir, Paul Estève écrit son nom et son
adresse sur un bout de papier. "Si vous avez besoin de quelque chose…" Il serre
la main de Lalla. Il est à peine plus grand qu'elle. Ses yeux bleus sont encore tout
embués d'émotion. "Au revoir", dit Lalla. Et elle s'en va le plus vite qu'elle peut,
sans se retourner. pp279-280-281
Comme nous le remarquons, ce fragment est très long, et nous avons jugé utile de le
reproduire presque intégralement pour mieux suivre notre analyse.
Ce discours commence par "qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…": le
problème ici c'est que le lecteur ignore qui est l'origine de ces paroles, à cause de l'absence
d'une incise qui puisse l'informer, de type:
"une femme (ou un homme) + dit".
C'est une page après que le lecteur arrive à rattacher ce fragment à une source: il s'agit
de l'homme qui s'appelle P. Estève, et l'indice est le terme "ail" qui est utilisé aussi bien
au début dans "la voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de
l'haleine", qu'au milieu du fragment dans "son haleine sent fort l'ail".
Le lecteur note dans ce discours un net déséquilibre entre les propositions de Lalla qui
sont courtes, brèves et peu nombreuses (cinq propositions en tout), et celles de P. Estève
qui sont longues et multiples:
∙ les propositions de Lalla: "Ça va mieux" répétés deux fois; "J'ai faim" deux fois;"Oui,
oui, merci"; et "au revoir".
En effet, et à chaque fois, c'est P. Estève qui prend l'initiative dans ce discours et qui parle
presque seul, sans qu'il y ait la moindre réaction de la part de Lalla: "et il recommence
à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses"; de
même qu'une indication comme: "Lalla ne l'écoute pas" indique que Lalla ne coopère pas,
et accentue encore l'effet d'un discours déséquilibré.
72
73
Comme nous l'avons remarqué dans le dernier exemple, le discours direct dans Désert est
tout sauf cette cohérence au niveau de la communication, avec ces multiples hésitations et
interruptions qui finissent par détruire l'un des symboles de la fiction.
Dans le fragment qui suit le discours direct est le lieu des hésitations du photographe qui
éprouve des difficultés à s'exprimer de façon limpide; ces hésitations sont mises en avant
à travers la répétition de "je":"je, excusez-moi, de vous aborder comme cela,.mais je ―";
∙ de "vous êtes" dans "vous êtes entrée" "vous êtes ―";
∙ de "c'était", et "extraordinaire" dans "c'était ― c'était extraordinaire...c'étaitvraiment
extraordinaire":
Quand elle s'approche de la porte, Lalla voit à la table voisine un homme d'une
trentaine d'années, l'air un peu triste. Il se lève et vient vers elle. Il bafouille.
"Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je #" Lalla le regarde bien
en face, en souriant. "Voilà je suis photographe et j'aimerais bien faire des
photos de vous, quand vous voudrez." Comme Lalla ne répond pas, et continue
à sourire, il s'embrouille de plus en plus. "C'est parce que # je vous ai vue,
là tout à l'heure, quand vous êtes entrée dans le restaurant et c'était # c'était
extraordinaire, vous êtes # c'était vraiment extraordinaire. p338
Il y a des DD qui sont réduits à une seule voix où un seul personnage parle sans que l'autre
daigne coopérer avec lui: c'est le cas du DD précédent où Lalla ne parle pas à l'homme:
"Lalla ne répond pas"; c'est le cas aussi de l'exemple suivant (tiré du premier texte) où Nour
pose les questions sans aucune réponse de la part de ses interlocuteurs:
De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers
lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux, il disait: "Salut, salut, tu n'es
pas trop fatigué, veux-tu que je t'aide à porter ta charge ?" Mais eux restaient
silencieux, ils ne le regardaient même pas… pp227-228
Même mécanisme dans l'exemple qui suit où Lalla pose une question sans la moindre
réponse de la part de lavieille femme:
Lalla va s'asseoir à côté d'elle, elle essaie de lui parler. "Vous habitez ici ?"
"D'où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ?" La vieille femme la regarde
sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe
bariolée. p304
Le lecteur se rend compte à travers les derniers exemples qu'en se réduisant à une seule
voix, le discours direct est condamné irrémédiablement à se réduire au silence, en l'absence
de la parole de l'autre.
Dans l'extrait qui suit où il s'agit d'un échange entre Aamma et le policier:
"C'est ta fille ?" "Non, c'est ma nièce", dit Aamma. Il prend tous les papiers et
il les examine. "Où sont ses parents ?" "Ils sont morts." "Ah", dit le policier. Il
regarde les papiers comme s'il réfléchissait. "Elle travaille ?" "Non, pas encore,
Monsieur", dit Aamma; elle dit "Monsieur" quand elle a peur. "Mais elle va
travailler ici ?" "Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n'est pas facile de
trouver du travail pour une jeune fille." "Elle a dix-sept ans ?" "Oui Monsieur." "Il
faut faire attention, il y a beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept
ans." Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle n'a pas compris, et il insiste. Il
parle lentement, en détachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si ça
74
75
la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. "Ça m'est égal", dit-elle. "Je ne
veux pas me marier avec cet homme. Je ne veux pas de ces cadeaux ridicules !"
Elle montre le miroir électrique qui est debout sur son socle, posé sur le sol de
terre battue. "Tu n'as même pas l'électricité !" Puis, tout d'un coup, elle en a
assez. Elle sort de la maison d'Aamma, et elle va jusqu'à la mer. pp193-194
45
Le ton polémique et éristique de ce discours est évident avec la colère de Lalla: en effet à
la volonté de sa tante de la faire marier à l'homme riche, s'oppose la détermination de Lalla
de ne pas épouser cet homme: le lecteur par conséquent que ce discours direct ne résout
pas le conflit, mais accentue les divergences entre les deux personnages, et provoque la
rupture avec la fuite de Lalla de chez sa tante.
Des DD sous le signe de la négation sont fréquents dans Désert, et la plupart du temps
l'adverbe de négation "non" conclut brutalement le discours, et met fin à toute initiative de
le poursuivre: c'est le cas des trois fragments suivants où le guerrier aveugle demande à
Nour s'ils sont arrivés au lieu promis par le cheikh Ma el Aïnine, mais à chaque fois Nour
répond par la négation:
"Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous
sommes arrivés à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" Nour
regardait autour de lui, et il ne voyait que l'étendue sans fin de la pierre et de
la poussière, la terre toujours pareille sous le ciel. Il détachait son fardeau, et
il disait simplement : "Non, ce n'est pas encore ici." Alors, comme chaque
soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre, mangeait quelques
dattes…p234 "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ?" Et puis
il disait: "Dis-moi ce que tu vois." Mais Nour répondait simplement: "Non, ce
n'est pas ici. Il n'y a que le désert, nous devons marcher plus loin." Maintenant,
le désespoir gagnait les hommes...p237 "Est-ce qu'il va me rendre la vue? Est-ce
que je pourrai voir à nouveau ?" "Je ne sais pas", dit Nour. Le guerrier aveugle
gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière. p244
Dans l'exemple qui suit le lecteur ne comprend pas pourquoi les paroles de Radicz sont
rapportées entre guillemets –ces derniers sont le signal distinctif du discours direct- alors
que celles de Lalla se situent en dehors des guillemets, et sont prises en charge par le
narrateur:
"mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. Pourtant, il y a
des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un gâteau,
ou pour aller au cinéma"; "Lalla lui demande pourquoi": Aussi, quand il voit
une jeune femme qui a l'air bien, il pousse Lalla, il lui dit: "Vas-y, toi, demande-
lui." Mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. Pourtant,
il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un
gâteau, ou pour aller au cinéma. "C'est la dernière année que je fais cela", dit
Radicz. "L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris." Lalla lui demande
pourquoi. "L'année prochaine, je serai trop vieux, les gens ne donnent plus rien
quand on est trop vieux, ils disent qu'on n'a qu'à travailler." Il regarde Lalla un
instant, puis il demande si elle travaille, et Lalla secoue la tête. Radicz montre
quelqu'un qui passe là-bas, du côté des autobus. "Lui aussi il travaille avec moi,
on a le même patron." C'est un jeune Noir très maigre qui a l'air d'une ombre…
45
Selon J. M. Adam (1992), "éristique" est un adjectif qui vient de "éris" et signifie "querelle".
76
Radicz hausse les épaules. "Il ne sait pas y faire. Il s'appelle Baki, je ne sais
pas ce que ça veut dire, mais ça fait rigoler les autres Noirs quand ils disent
son nom. Il ne rapporte jamais beaucoup d'argent au patron." Comme Lalla le
regarde étonnée: "Ah oui, tu ne sais pas, le patron, c'est un gitan comme moi, il
s'appelle Lino…" Il connaît tous les mendiants de la ville par leur nom. Il sait où
ils habitent, avec qui ils travaillent, même ceux qui sont plutôt des clochards et
qui vivent tout seuls. p278
Dans le dernier exemple, le discours direct est perturbé du fait qu'une de ses parties (les
paroles de Radicz) relève du discours direct, alors que l'autre partie (les paroles de Lalla)
se trouve en dehors de ce même discours, puisqu'elle est prise en charge par l'énonciateur-
46
locuteur .
Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où le lecteur remarque que la réponse de
Nour se trouve, inexplicablement, exclue des guillemets, et par conséquent du DD:
"Où est-ce que nous sommes? Est-ce que c'est ici ?"demandait le guerrier
aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très
loin du but. p241
Il y a une autre manière de "détruire" le discours direct: c'est quand Lalla décide
47
d'interrompre, sans raison apparente, l'interview qu'elle accorde à une journaliste:
-On dit que vous écrivez des poèmes ? -Je ne sais pas écrire. -Et le cinéma ?
Avez-vous des projets ? -Non. -Qu'est-ce que l'amour pour vous ? Mais tout
à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s'en va très vite, sans se retourner, elle
pousse la porte de l'hôtel et elle disparaît dans la rue. p353
Dans le dernier exemple, le lecteur remarque que le DD est le moment où, au lieu de se
dissiper, la tension au contraire s'accentue et provoque la rupture.
Conclusion.
Comme nous venons de le voir, il y a plusieurs moyens de mettre à mal le discours direct
dans le premier texte de Désert; en effet, il y a une insistance sur la difficulté que rencontre
ce discours soit par l'emploi de la négation qui met fin à toute tentative de le poursuivre,
soit en multipliant les hésitations démontrant que le DD n'assume plus sa fonction de
communication fluide...Mais à notre sens, le plus important à souligner est que l'un des
48
"organisateurs" de la fiction romanesque se trouve subvertie à l'extrême.
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79
Dans l'extrait suivant, les marques du DDL sont deux discordanciels, en l'occurrence la
modalisation à travers "peut-être", et l'interrogation, et cela à partir de "peut-être que c'est
la mer qui regarde":
Lalla recommence à marcher lentement le long du rivage, et elle sent une sorte
d'ivresse au fond d'elle, comme s'il y avait vraiment un regard qui venait de la
mer, de la lumière du ciel, de la plage blanche. Elle ne comprend pas bien ce que
c'est, mais elle sait qu'il y a quelqu'un partout, qui la regarde, qui l'éclaire de son
regard. Cela l'inquiète un peu, et en même temps lui donne une chaleur, une onde
qui rayonne en elle, qui va du centre de son ventre jusqu'aux extrémités de ses
membres. Elle s'arrête, elle regarde autour d'elle: il n'y a personne, aucune forme
humaine. Il y a seulement les grandes dunes arrêtées, semées de chardons, et
les vagues qui viennent, une à une, vers le rivage. Peut-être que c'est la mer qui
regarde comme cela sans cesse, regard profond des vagues de l'eau, regard
éblouissant des vagues des dunes de sable et de sel ? p157
Dans le dernier extrait ce qui aide le lecteur à attribuer ce DDL à Lalla, c'est la présence du
thème du regard aussi bien à l'interrogation: "peut-être que c'est la mer qui regarde", qu'au
début du fragment dans "elle sait qu'il ya quelqu'un partout, qui la regarde".
Même mécanisme dans l'exemple suivant où le lecteur rattache sans aucune difficulté
le discordanciel exclamatif "il y a tant de rues, tant de noms !" à Lalla, à cause de la répétition
du terme "rues", au début de l'exemple "maintenant, elle a appris le nom des rues", (le
pronom personnel "elle" renvoie à Lalla):
Maintenant, elle a appris le nom des rues, en écoutant parler les gens. Ce sont
des noms étranges, si étranges qu'elle les récite parfois à mi- voix, tandis qu'elle
marche entre les maisons: "La Major La Tourette Place de Lenche..." Il y a tant de
rues, tant de noms ! pp268-269
Dans l'extrait suivant, le discordanciel interrogatif "où aller, où disparaître ?" est attribué à
Lalla qui cherche une cachette, comme avant sa venue à Marseille; ce qui aide le lecteur
à poser cette hypothèse c'est le lien qui s'établit entre les deux propositions à travers
"disparaître" et "cachette":
Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme
autrefois, dans la grotte du Hartani...p328
Dans l'extrait qui suit, la proposition interrogative combinée avec un DDL, est rattachée à
Radicz caché dans la voiture qu'il est en train de voler:
Radicz voit avec netteté les visages des policiers, leurs uniformes noirs. Au
même moment, il sent le regard dur et meurtrier qui l'observe du haut d'un des
balcons de l'immeuble, là où le store vient de se lever rapidement. Faut-il rester
dans la grande voiture, terré comme un animal ? Mais c'est vers lui qui viennent
les policiers, il le sait, il n'en doute pas. Alors son corps se détend d'un bond,
jaillit par la portière. p394
Il est inutile de multiplier les exemples de ce type, qui sont d'ailleurs nombreux: notre objectif
dans les derniers exemples était de démontrer qu'il existe dans le deuxième texte de Désert
des passages de DDL, où le lecteur arrive à leur trouver une source énonciative: en effet
dans tous les cas, les discordanciels comme l'interrogation, l'exclamation, et la modalité
exprimée par "peut-être", ne peuvent référer qu'à Lalla et Radicz.
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Comme nous allons le voir dans la partie consacrée au temps, le premier texte présente
une structure verbo-temporelle originale:
∙ en effet le temps-pivot dans le premier texte est l'imparfait, et le lecteur s'attend de ce
fait à ce qu'il y aurait des DIL, comme nous l'avons vu plus haut avec L. Rosier;
∙ mais nous verrons aussi que le présent de l'indicatif fait son apparition à côté de
l'imparfait, rompant ainsi avec le postulat de H. Weinrich (1973) selon lequel le
présent n'est jamais utilisé dans une fiction romanesque (le monde raconté): le plus
important à retenir, ici, c'est que l'apparition du présent entraîne aussi l'apparition du
DDL.
Dans l'extrait qui suit:
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait la
pointe de la petite Ourse, l'étoile solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, à l'autre
extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l'est, il montrait à Nour le
pont où brillent les cinq étoiles Alkaïde, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda. Tout à fait
l'est, à peine au-dessus de l'horizon couleur de cendre, Orion venait de naître,
avec Alnilam un peu penché de côté comme le mât d'un navire. Il connaissait
toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui étaient comme
des commencements d'histoires. Alors il montrait à Nour la route qu'ils suivraient
le jour, comme si les lumières qui s'allumaient dans le ciel traçaient les chemins
que doivent parcourir les hommes sur la terre. Il y avait tant d'étoiles ! La nuit
du désert était pleine de ces feux qui palpitaient doucement, tandis que le vent
passait et repassait comme un souffle. p11
, le lecteur ne sait pas s'il doit rattacher le DIL sous forme de proposition exclamative "il y
avait tant d'étoiles !":
∙ à Nour qui regarde le ciel;
∙ ou au père qui montre et regarde lui aussi le ciel;
∙ ou tout simplement au narrateur:
Dans l'extrait, les propositions qui prennent la forme d'un DIL sont elles aussi difficilement
rattachables à une source déterminée; ces propositions sont:
∙ l'exclamative: "naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle !
∙ et les deux interrogatives: "que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya, à cap Juby ?";
et "combien d'hommes avaient pu traverser cette région ?":
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois
qu'on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l'irréductible, le
fanatique, l'homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert,
lui, la tête de la rébellion, l'assassin du gouverneur Coppolani. "Rien de sérieux",
disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. "Un fanatique. Une
sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux
du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie." Mais le vieil homme du
désert était insaisissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes
de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de
lui encore, cette fois sur la côte, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les
Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya,
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à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait
avec ses guerriers sur son "territoire", là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet
el Hamra, dans sa "forteresse" de Smara. Impossible de l'en déloger. Et puis il y
avait le mystère, la superstition. Combien d'hommes avaient pu traverser cette
région ? pp374-375
Dans l'extrait précédent, la difficulté pour le lecteur consiste en ce qu'il ne sait pas si les
trois discordanciels sont à rattacher:
∙ à l'état-major qui a déjà prononcé des paroles sous forme de discours direct, et cela
de "rien de sérieux disait l'état-major" jusqu'à "tous les nègres de Mauritanie", et qui
peut être aussi la source énonciative de ces DIL;
∙ ou bien au général Moinier qui peut être également la source énonciative de ces DIL
avec l'emploi de "il pensait".
Dans l'exemple suivant rien n'indique que le discordanciel interrogatif commençant à partir
de "peut-être que le jour où son père et sa mère" jusqu'à la fin, a pour source énonciative
Nour, laissant de ce fait le lecteur dans l'indécision:
Nour ne sentait plus la main du guerrier aveugle agrippée à son épaule. Il
avançait seulement, sans savoir pourquoi, sans espoir de s'arrêter jamais.
Peut-être que le jour où son père et sa mère avaient décidé d'abandonner les
campements du Sud, ils avaient été condamnés à errer jusqu'à la fin de leur
existence, dans cette marche sans fin, de puits en puits, le long des vallées
desséchées ? p362
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Tandis qu'il chevauche avec les officiers, l'observateur civil pense à tous ceux
qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d'Afrique du nord, les
"Chrétiens", comme les appellent les gens du désert# mais leur vraie religion
n'est-elle pas celle de l'argent ? Les Espagnols de Tanger, d'Ifni, les Anglais
de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les
banquiers, tous les hommes d'affaires qui guettent la chute de l'empire arabe,
qui font déjà leurs plans d'occupation, qui se partagent les labours, les forêts
de chêne-liège, les mines, les palmeraies. Les agents de la Banque de Paris et
des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports.
Les affairistes du député Étienne, qui ont créé la "Société des Émeraudes du
Sahara", la "Société des Nitrates du Gourara-Touat", pour lesquelles la terre nue
doit livrer passage aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsaharienne,
transmauritanienne, et c'est l'armée qui ouvre le passage à coups de fusil.
Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent
et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqué contre ceux qui
spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse
que promet la misère de ce peuple ? À côté de l'observateur civil, les officiers
chevauchent, le visage impassible, sans prononcer une parole inutile. Leur
regard est fixé sur l'horizon, au-delà des collines de pierres, là où s'étend la
vallée brumeuse de l'oued Tadla. pp377-378
; en effet, si l'observateur civil est la source du DDL -un DDL qui apparaît sous forme d'une
proposition interrogative (en italique) "l'observateur civil pense à tous ceux qui attendent la
86
chute du vieux cheikh...mais leur vraie religion n'est-elle pas celle de l'argent ?"- par contre,
et à partir de "que peut-il encore, le vieil homme de Smara" jusqu'à "la richesse que promet
la misère de ce peuple ?", le lecteur hésite à considérer ces deux dernières interrogatives
comme se rattachant toujours à l'observateur:
Conclusion.
Que ce soit dans le premier ou dans le deuxième texte, les quelques exemples
examinés démontrent bien que le travail interprétatif du lecteur se heurte à des difficultés
insurmontables, en effet s'il sait qu'il se trouve devant un DDL et un DIL avec des signaux
comme:
∙ la présence des déictiques, et des discordanciels;
∙ l'emploi du temps verbal présent pour le DDL, et l'imparfait pour le DIL;
∙ et l'absence du verbe introductif, et de la conjonction de subordination "que";
, le lecteur rencontre par contre des difficultés d'interprétation parce que le texte ne fournit
pas le chaînon manquant qui permette de compléter son information, en l'occurrence la
source énonciative.
87
Chapitre 5. Le récit.
52
Exemple donné par F. Revaz, (1997: 184).
89
[Pn3] Les cuisiniers de la cour présentaient au jeune prince les mets les plus fins:
des chapons rôtis, des cochons de lait parfumés au romarin, des carpes bien en chair
pêchées dans l'étang du château, des langoustes grillées provenant de mers lointaines, des
fruits exotiques et mille friandises. Le pauvre prince se contentait de hocher la tête, puis se
détournait. C'est alors que le roi fit venir au chevet de son fils les médecins et les savants
les plus brillants de la planète. Ils s'engagèrent dans d'interminables délibérations, inclinant
la tête de-ci de-là; mais, en fin de compte, ils ne purent apporter aucune aide au prince.
Par une nuit où la tempête faisait rage, le roi désespéré était assis au chevet de son fils, ne
sachant plus que faire. Tout à coup, on frappa à la porte du château; les chiens se mirent à
aboyer et les gardes se réveillèrent en sursaut. "Qui est là ?" cria le capitaine, brandissant
sa hallebarde. "Je ne suis que le compagnon du boulanger" répondit une voix claire. "Va-
t-en, sinon..." menaça le capitaine de la garde royale. Mais, à cet instant, le roi arriva en
toute hâte et donna l'ordre d'ouvrir la porte.
[Pn4]"Le prince retrouvera santé et bonne humeur s'il en mange" dit en riant le
compagnon boulanger qui montrait au roi surpris un pain léger et doré. Lorsque le prince
en eut mangé à satiété, il se sentit effectivement mieux. [Pn5] Des messagers répandirent
la bonne nouvelle dans tout le royaume. Le peuple manifestait sa joie et pensait: le pain est
un aliment riche et sain dont les vertus sont bien souvent méconnus...
La situationinitiale, [Pn1] est euphorique: le fils du roi est doté de toutes les qualités:
c'est un élève appliqué, un cavalier rapide, et un bon escrimeur. Cette situation d'équilibre
est tout à coup perturbée par un évènement inattendu; c'est le nœud [Pn2]: une maladie
rend maigre le fils qui ne peut plus manger.
On fait tout pour que le prince recouvre sa santé [Pn3], c'est l'action, cette dernièrese
trouve subdivisée en sous-actions:
∙ les cuisiniers préparent les mets les plus fins, mais le prince "se contentait de hocher
la tête, puis se détournait": premier échec.
∙ le roi a fait venir des médecins et des savants, mais n'ont pas réussi à guérir son fils:
deuxième échec.
Après les deux tentatives échouées, le roi est désespéré.
Une nuit, on frappe à la porte du château: c'est le compagnon du boulanger qui propose
de guérir le prince: il apporte du pain.
[Pn4]:leprinceest enfin guéri après qu'il a mangé le pain, c'est le dénouement.
[Pn5]: retour à la situationinitiale d'équilibre, et d'euphorie liée à la guérison du prince.
Comme nous le remarquons, la situation initiale pose les nomades comme possédant
des terres et des puits; ce qui donne cette formule: le sujet a X, ou le sujet est en
53
"conjonction" avec l' "objet de valeur ".
Le nœud, défini comme ce qui viole et entame l'immobilité de cette situationinitiale, se
résume ainsi: les Chrétiens occupent les terres et les points d'eau qui appartiennent aux
nomades.
Pour avoir des terres et des puits (retour à la situationinitiale), les nomades se doivent
d'accomplir certaines actions (la Pn actions):
∙ ils affluent à la Saguiet el Hamra pour rejoindre Ma el Aïnine: ce dernier projette de
marcher vers le nord;
∙ une longue marche s'ensuit;
∙ les fils du cheikh projettent de combattre les Chrétiens;
∙ deux batailles livrées aux Chrétiens (ou l'affrontement).
53
Cette notion d' "objet de valeur" est empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; pour ce dernier tout "objet" comporte
une "valeur": -"L'objet est comparable au concept dont on ne peut manipuler que la compréhension, étant entendu que celle-ci n'est
constituée que de valeurs différentielles. L'objet apparaît comme un espace de fixation, comme un lieu de réunion occurrentielle de
déterminations-valeurs...En prenant la syntaxe pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour la représentation imaginaire, mais aussi la seule
manière d'imaginer la saisie du sens et la manipulation des significations, on peut comprendre que l'objet est un concept syntaxique,
un terme-aboutissant de notre relation au monde, mais en même temps un des termes de l'énoncé élémentaire qui est un simulacre
sémiotique représentant, sous la forme d'un spectacle, cette relation au monde. Cependant, la saisie de sens, on l'a vu, ne rencontre
sur son chemin que des valeurs déterminant l'objet, et non l'objet lui-même. (A. J. Greimas; 1983: 22-23). Dans le premier texte de
Désert, l'objet est "la terre", qui permet de "vivre" ; "vivre" est de ce fait la valeur rattachée par les nomades à la "terre": -le sujet qui
possède un objet de valeur est en conjonction avec cet objet, on a ainsi un énoncé d'état conjonctif: SO; -alors que le sujet qui est
dépossédé de l'objet de valeur se trouve par contre en disjonction avec cet objet, l'énoncé obtenu est dit énoncé d'état disjonctif: S
O. (Ibid. : 28).
91
92
Dans cet extrait, le lecteur apprend que les <soldats des Chrétiens ont occupé les terres
et les puits, ce qui a obligé les nomades à se déplacer>: comme nous l'avons vu avec F.
Revaz , il s'agit ici d'un élément qui provoque une "perturbation" et rompt l'immobilité de la
situationinitiale.
La proposition narrative "actions" (Pn3)est celle qui pose le plus de problèmes au
lecteur: rappelons qu'elle se résume ainsi:
∙ l'affluence des nomades vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes du cheikh Ma
el Aïnine: sous-action 1;
∙ la longue marche vers le nord: sous-action 2;
∙ la volonté des fils de Ma el Aïnine d'attaquer l'ennemi: sous-action 3;
∙ deux batailles livrées aux Chrétiens: sous-action 4 .
Pour ce qui concerne la sous-action "affluence vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes
de Ma el Aïnine", elle se trouve posée:
∙ dès le début du premier chapitre:
Les hommes, les bêtes, tous avançaient sur la terre desséchée, au fond de cette
grande blessure de la vallée de la Saguiet. p16 Les hommes venaient de l'est, au-
delà des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala...Ils étaient
revenus, chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la grande
vallée de la Saguiet el Hamra...p24
∙ et une partie du deuxième chapitre:
Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el
Hamra. p33
Le problème dans cette proposition narrative:
∙ c'est qu'elle se trouve exposée la première bien avant la situation initiale et le nœud,
ce qui va à l'encontre du schéma présenté par F. Revaz;
∙ le lecteur ne peut pas interpréter "l'affluence des nomades à la ville de Saguiet el
Hamra" comme faisant partie de la proposition narrative actions, que quand il aura lu
le deuxième chapitre où sont exposés la situation initiale et le nœud.
Pour résumer, le problème pour le lecteur se présente ainsi: le statut de "l'affluence vers
Saguiet el Hamra" reste indéterminé, et ne sera interprété comme faisant partie de la
54
proposition narrative (Pn) actions, qu'après l'exposition de la situationinitiale et du nœud
au chapitre deux.
La sous-action "longue marche vers le nord" commence dès la fin du deuxième chapitre:
Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé
à marcher sur la route de poussière, vers le nord. p72
Mais elle pose aussi difficulté pour le lecteur: en effet, elle est anormalement la plus longue
des sous-actions -on peut parler de "mise en avant", "d'emphase" ou "d'amplification" de
cette marche puisqu'elle se poursuit:
∙ au chapitre trois:
54
Le lecteur comprend qu'après l'occupation des terres par les Chrétiens: le nœud au chapitre deux; les nomades affluent vers
Saguiet el Hamra pour s'unir au cheikh dans son projet de trouver d'autres terres: la sous-action 1 exposée au chapitre premier.
93
Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense...p222 Ils ont
recommencé à marcher sur la piste...p229 Comme cela ils ont traversé les monts
du Ouarkziz...La caravane s'étirait sur tout le plateau, d'un bout à l'autre de
l'horizon. p235 Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes
déchiquetées du Taïssa...p245 Au lever du jour, la caravane est repartie,
accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d'Illirh...p248
∙ au chapitre quatre:
Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir
tous...Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360 Ils ont franchi
les montagnes pendant des jours. p363
De même qu'entre le chapitre six où le lecteur apprend que le cheikh se meurt dans la ville
de Tiznit, et le chapitre sept, les nomades ont poursuivi leur marche vers la ville d'Agadir.
Toujours dans la proposition narrative "actions", un autre problème se pose au lecteur:
il a trait au vouloir des nomades, en effet comme nous l'avons vu plus haut, F. Revaz
postule que l'un des fondements de la Pn"actions" est le personnage qui doit être "doté
d'une volonté qui provoque le changement ou tente de l'empêcher, (Ibid. : 75).
Or, "le vouloir" qui sous-tend la Pnactions reste imprécis pour le lecteur, au moins durant
les trois premiers chapitres:
∙ ainsi dès l'incipit, le lecteur est dérouté quand il lit que les nomades "ne voulaient rien"
ce qui sape "le récit" dans l'un de ses fondements:
Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. p8
∙ au même chapitre, et quelques lignes après, un "vouloir" est enfin prêté aux
nomades: ces derniers marchent "pour trouver autre chose", mais l'emploi du terme
"chose" ne fait pas avancer le lecteur qui ne sait pas encore pourquoi les nomades
ont entrepris cette marche:
...alors ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient
déjà parcourus, pour trouver autre chose. p13
Ce "vouloir" est enfin dévoilé au deuxième chapitre où lecteur apprend que les nomades
marchent vers le nord pour être "en conjonction" avec la terre et l'eau:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit..." "Où ?" avait demandé Nour.
"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit; là-bas, il y a de
l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent..."p49
Le lecteur qui croit que le vouloir est cette fois-ci posé définitivement, est vite désorienté
puisqu'il apprend, au chapitre trois, que les nomades se trouvent dotés d'un autre vouloir
qui consiste à marcher vers le nord pour livrer la guerre sainte aux Chrétiens:
Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de
la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa, ceux des puits
du Tassouf, les hommes de Messeïed... tous ceux que la misère et la menace
de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la côte, et qui avaient
appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour
chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Un vouloir qui se trouve confirmé quelques pages plus loin, au même chapitre :
94
95
Quand enfin la bataille entre les nomades et les Chrétiens s'est trouvée "actualisée"
par deux fois aux chapitres cinq et sept, le lecteur est déçu, car il se rend compte qu'elle a
été brève et concise: cette concision de "l'affrontement" peut s'expliquer par le dénuement
des guerriers du cheikh Ma el Aïnine incapables de se battre:
∙ ainsi dans l'exemple qui suit (chapitre deux), l'armée est décrite comme "décimée" et
"sans chefs":
Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des
hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie. p44
∙ dans l'extrait qui suit les guerriers sont "malades", alors que leurs armes sont "hors
d'usage":
Les hommes bleus du désert étaient trop fatigués maintenant, il y avait trop
longtemps qu'ils marchaient et jeûnaient. La plupart des guerriers étaient
fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées.
Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
Cette extrême pauvreté de l'armée est telle qu'elle aura des conséquences sur la sous-
action "affrontement":
Les coups de feu résonnent à nouveau dans le silence torride. Le général Moinier
donne l'ordre de charger vers le creux de la vallée. Les Sénégalais tirent genou
en terre, puis ils courent, baïonnette en avant. La tribu des Beni Moussa a tué
douze soldats noirs avant de s'enfuir à travers les broussailles, en laissant sur le
terrain des dizaines de morts. Alors la troupe des Sénégalais continue sa charge,
vers le bas de la vallée. Les soldats débusquent des hommes bleus partout, mais
ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait. Ce sont des hommes
en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant, qui tombent sur le
sol caillouteux. Des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par
la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse,
tandis que les Sénégalais, en proie à une vengeance meurtrière, déchargent sur
eux leurs fusils, les clouent à coups de baïonnette dans la terre rouge. En vain
le général Moinier fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes
et les femmes fuient en désordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au
milieu des buissons, muets de peur, et les troupeaux de moutons et de chèvres
se bousculent en criant. Partout les corps des hommes bleus jonchent le sol.
Les derniers coups de feu résonnent, puis l'on n'entend plus rien, à nouveau, le
silence torride pèse sur le paysage. p384
Dans le dernier fragment, l'état de pauvreté de cette armée est relayé par plusieurs indices:
∙ ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait";
∙ des hommes en haillons, hirsutes, sans armes";
∙ qui courent en boitant";
∙ des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se
heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse"; la déroute des
possibilité) peut s'actualiser: on a alors "actualisation de la virtualité"; comme elle peut ne pas s'actualiser: "virtualité non actualisée",
(C. Bremond, 1973: 32. Dans notre cas, la sous-action: "attaquer l'ennemi" est demeurée virtuelle.
96
guerriers nomades est telle que le général Moinier a aussitôt fait sonner le rappel à
cause du déséquilibre des forces.
Au septième chapitre, la deuxième bataille sera tout aussi rapidement gagnée par les
Français, parce que leur matériel de guerre est moderne avec des fusils et des mitrailleuses:
Mais c'étaient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche forcée
jusqu'à la ville rebelle d'Agadir – quatre mille hommes vêtus des uniformes, des
tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et
d'une dizaine de mitrailleuses Nordenfeldt. p434
, alors que celui des guerriers nomades est archaïque avec "des lances" et des "fusils à
pierre":
Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade,
brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés
sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le
colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers,
puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d'acier ont commencé à
tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre... Quand les
cavaliers ont compris qu'ils étaient dans un piège, qu'ils ne franchiraient pas
ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c'était trop tard. Les
rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes
et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible
les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mêlant aux
minces filets d'eau. Puis le silence est revenu, tandis que les derniers cavaliers
s'échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil
hérissé par la peur. p436
Le fait que le matériel de guerre des Français soit moderne, alors que celui des nomades est
archaïque a pour conséquence de "condamner" la sous-action "affrontement" à être courte,
et par conséquent à décevoir le lecteur.
La Pn dénouement connaît aussi une perturbation: en effet, en apprenant au chapitre
trois que les nomades n'étaient pas très loin des terres promises et donc de leur but, le
lecteur infère que cette Pn est toute prête à se déclencher:
La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté
des montagnes. Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées des
campements des troupes de Larhdaf et de Saadbou. Quand les hommes se sont
retrouvés, il y a eu un regain d'espoir. Le père de Nour est venu à sa rencontre,
et il l'a aidé à porter sa charge. "Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est
ici ?" demandait le guerrier aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le
désert, et qu'on n'était plus très loin du but. Il y eut une fête cette nuit-là. Pour
la première fois depuis longtemps, on entendait le son des guitares et des
tambours, et le chant clair des flûtes. p241
Dans le dernier exemple, certains indices orientent le lecteur vers l'interprétation que le
dénouement est imminent: "il y a eu un regain d'espoir", "il y eut une fête cette nuit-là", et
"Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très loin du but."
97
Mais voilà que quelques lignes après, le lecteur apprend que la marche des nomades
se poursuivait, laissant suggérer que le processus du déclenchement du dénouement ait
été retardécomme l'indiquent les exemples suivants:
Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa, sur l'étendue de
sable craquelé...p242 Chaque jour, quand le soleil se levait, les hommes étaient
debout. Ils prenaient leur charge sans rien dire...Ils continuaient leur marche vers
le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa...p245
Même remarque dans l'exemple qui suit, où "la fatigue" contraste avec "l'espoir" de
l'exemple de la page 241:
Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des
semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans eau. p246
Le même mécanisme se reproduit une deuxième fois à la fin du même chapitre (le chapitre
trois) quand le lecteur apprend que les nomades sont arrivés en vue de la ville de Taroudant,
et apprend qu'ils "ont compris que le voyage touchait à sa fin"; de même que Nour lui aussi
pensait "que c'était la fin du voyage", et il était "heureux"; tous ces indices contribuent à faire
croire au lecteur que la Pndénouement est toute prête de se réaliser:
Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers
est arrivée au nord, accompagnant un homme à cheval, vêtu d'un grand manteau
blanc. C'était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l'aide de ses
guerriers, et distribuer de la nourriture pour les voyageurs. Alors, les hommes
ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du
grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages pour les bêtes, et
de la terre pour tous les hommes. p250 Nour avait oublié déjà l'impression de
mort. Il était heureux parce qu'il pensait, lui aussi, que c'était la fin du voyage,
que c'était ici la terre que Ma el Aïnine leur avait promise, avant de quitter Smara.
p251
Mais encore une fois, le lecteur se trouve "dérouté", puisque le dénouement n'est pas
accompli (ou se trouve "virtualisé"), témoignant cette indication au chapitre quatre où le
lecteur apprend que les nomades ont poursuivi leur marche, après le refus des habitants
de Taroudant d'ouvrir les portes de leur ville:
Les gens de la ville se méfiaient des hommes du désert, et les portes restaient
fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu s'aventurer du côté des remparts
avaient reçu des coups de feu: c'était un avertissement. Alors, quand il a compris
qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir tous, les uns après les
autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les remparts de la ville impitoyable,
Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360
Par deux fois, le lecteur se trouve désorienté; cet effet-désorientation provient selon nous:
∙ de l'annonce d'une part de la réalisation proche de l'objectif des nomades, et donc de
la réalisation imminente de la Pndénouement,
∙ et d'autre part de la suspension et de la virtualisation de cette Pn.
La Situationfinale se résume ainsi: le renversement s'est opéré et de la possession de la
terre (la situationinitiale) les nomades s'en trouvent dépossédés définitivement.
Si dans la dernière partie, nous avons démontré que le récit est perturbé de l'intérieur, avec
des Pn désorganisées, où:
∙ soit elles ne sont pas conformes à l'ordre du schéma donné par F. Revaz comme
pour la Pn actions (à travers la sous-action affluence à Smara)qui se trouve utilisée la
première bien avant le nœud et la situationinitiale;
∙ soit ces Pn se trouvent virtualisées et suspendues comme nous l'avons vu pour la
sous-action 3 "projet d'attaquer", et le dénouement;
, dans cette partie nous allons démontrer comment des facteurs concourent cette fois-ci à
freiner la progression du récit en occupant sa place pour le remplacer.
Chapitre premier.
Selon nous, la répétition de certains thèmes contribue énormément à ralentir la
progression du récit; cette répétition des thèmes concerne:
∙ la descente des nomades vers la vallée:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés
par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée...p7 Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la
Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes...p14 Les voyageurs
commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d'hommes et de
bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge.
p22
∙ les nomades viennent de tous les points du désert:
Ils étaient venus de tous les points du désert, au-delà de la Hamada de pierres,
des montagnes du Cheheïba et de Ouarkziz...au-delà même des grandes oasis
du Sud, du lac souterrain de Gourara...p15 Les hommes venaient del'est, au-delà
des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala. p24
∙ la halte des nomades:
Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons
s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. Les
hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de laine
brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes allumaient le
feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les dattes. p10 Tous,ils
marchaient sur le sol de pierres et de poussière rouge, ils allaient vers les murs
de la ville sainte de Smara...Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils
s'étaient enroulés dans leurs manteaux de laine...Ils mangeaient, maintenant, la
bouillie de mil arrosé de lait caillé, le pain, les dattes séchées...p18
∙ l'affluence des nomades vers les puits:
Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur
des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de
pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les
bêtes à coups de pierres...Puis chacun a plongé son visage dans l'eau et a bu
longuement. pp16-17 Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet
99
100
d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. p229
Seulement, quand il sentait venir le soir, quand les hommes de Larhdaf et de
Saadbou, loin au-devant dans les vallées, criaient avec leurs voix chantantes
le signal de la halte, le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même
inquiétude: "Est-ce que c'est ici ?..." p234 Chaque soir, le guerrier aveugle disait
à Nour, quand il entendait les cris de la halte: "Est-ce que c'est ici ?..." p237
Le soir même, la caravane atteignit le puits profond, celui qu'on appelait Aïn
Rhatra...Comme chaque soir, Nour alla chercher l'eau pour le guerrier aveugle, et
ils firent leurs ablutions et leur prière. Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin
des guerriers du cheikh...p243 Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de
Sidi Ahmed ou Moussa, le patron des acrobates et des jongleurs. La caravane
s'est installée partout dans la vallée aride. p247 Un soir, tandis que la caravane
s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord...p250
∙ la répétition concernant la détresse, et la misère des nomades:
Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa
tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers
sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs
épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs
visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour
entendait le bruit douloureux de leur respiration... Les femmes marchaient à
côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux,
cheminant lentement, pieds nus sur la terre brûlante. p226 Debout au bord de la
piste, il les voyait marcher lentement, levant à peine leurs jambes alourdies par
la fatigue. ils avaient des visages gris, émaciés, aux yeux qui brillaient de fièvre.
Leurs lèvres saignaient, leurs mains et leur poitrine étaient marquées de plaies
où le sang caillé s'était mêlé à l'or de la poussière...Les femmes n'avaient pas de
chaussures, et leurs pieds nus étaient brûlés par le sable. p227 Arrivait un groupe
d'hommes du désert, des guerriers de Chinguetti. Leurs grands manteaux bleu
ciel étaient en lambeaux. Ils avaient bandé leurs jambes et leurs pieds avec des
chiffons tachés de sang. p228 Les hommes avaient usé leurs chaussures en cuir
de chèvre, et beaucoup avaient bandé leurs pieds avec des lambeaux de leurs
habits, pour arrêter le sang qui coulait. Les femmes allaient pieds nus, parce
qu'elles étaient habituées depuis leur enfance...pp233-234 Maintenant, pour la
première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien
ils étaient las, leurs vêtements en lambeaux, leurs pieds enveloppés de chiffons
sanglants, leurs lèvres et leurs paupières brûlées par le soleil du désert. p252
∙ L'homme aveugle, le compagnon de Nour, répète la même question:
Quand il est passé près de Nour et qu'il a entendu la voix du jeune garçon qui
les saluait, il a lâché le manteau de son camarade et il s'est arrêté: "Est-ce que
nous sommes arrivés ?" a-t-il demandé. p228 ...le guerrier aveugle demandait,
toujours avec la même inquiétude: "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y
sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l'endroit où nous devons
nous arrêter pour toujours ?" p234 Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour,
102
quand il entendait les cris de la halte: "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous
sommes arrivés ?" p237 "Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est ici ?"
demandait le guerrier aveugle. p241
À côté de la répétition qui affecte certains thèmes, le lecteur note qu'il y a d'autres moyens
qui bloquent le récit au troisième chapitre:
∙ c'est quand le soldat aveugle raconte les affrontements entre les Chrétiens et les
Hommes Bleus, la raison de sa cécité, et sa vie dans sa ville natale: cela prend deux
pages, de la page 230 jusqu'à la page 232;
∙ c'est quand Nour fait un rêve: de la page 238 à la page 240.
Pour redire ce qui a été remarqué dans les autres chapitres, et selon nous, tous ces
éléments n'ont aucun lien causal avec le récit, et contribuent ensemble à freiner la
progression du récit, en venant occuper sa place.
Chapitre quatre.
Mis à part la répétition comme dans les deux exemples qui suivent, où les nomades
allaient demander de l'aide aux habitants de la ville de Taroudant:
Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la ville,
pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. p359 Quelquefois,
le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville, pour demander
des terres, des semences, une part des palmeraies. p359
, la légende de Ma el Aïnine racontée par les nomades qui se prolonge de la page 365
jusqu'à la page 368, et la bénédiction qui s'étend de la page 370 jusqu'à la fin du chapitre,
n'ont aucun lien causal avec le récit qui s'articule dans ce chapitre autour de la marche vers
le nord.
Le chapitre cinq dans sa majorité est consacré aux circonstances historiques qui ont
entouré la conquête du Maroc, alors que tout ce qui renvoie au récit est presque totalement
absent de ce chapitre, à l'exception de la sous-action "affrontement" qui se trouve évoquée
de façon concise, à cause de la pauvreté des nomades, incapables de faire face aux
militaires français.
Tout au long du chapitre six, le lecteur apprend que le cheikh se meurt, alors qu'à la
fin du même chapitre Nour lui donne la bénédiction: aussi bien la mort du cheikh que la
bénédiction n'ont aucune relation directe avec le récit.
103
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes de dattes...Le
grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits
enfants malades du ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de
terre mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front...p245 Avec un coin de
son haïk bleu ciel, Ma el Aïnine a essuyé le visage de l'homme. Puis il a passé
la main sur son front, sur ses paupières brûlées, comme s'il voulait effacer
quelque chose. Le bout de ses doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières
de l'aveugle...p371
∙ au chapitre six, c'est au tour du cheikh de recevoir la bénédiction:
Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir de gestes anciens, Nour passe
la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans prononcer une parole.
Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il touche les paupières qui
tremblent d'inquiétude. p405
∙ le chant:
– au chapitre deux, avant leur départ de Saguiet el Hamra, il y avait des
chants:
Comme il approchait du mur d'enceinte de la ville, il entendit grandir le bruit
rythmé de la musique...Nour entendit le son aigre des flûtes qui montait,
descendait, montait, puis s'arrêtait, tandis que les tambours et les rebecs
reprenaient inlassablement la même phrase. p51
∙ au chapitre trois, à l'annonce de l'arrivée imminente aux terres promises par le cheikh,
il y a eu des chants:
Il y eut comme une fête cette nuit-là. Pour la première fois depuis longtemps, on
entendait le son des guitares et des tambours, et le chant clair des flûtes. p241
∙ les femmes qui chantent pour leurs enfants:
– -au chapitre premier:
De l'autre côté du brasero, les femmes parlaient et l'une d'elles chantonnait pour
son bébé qui s'endormait sur son sein. p12
∙ au chapitre deux:
Nour entendait les mélopées douces des femmes qui endormaient leurs bébés.
p34
∙ la détresse des nomades:
– au chapitre deux:
La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et
des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements
déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés
par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. p34
∙ au chapitre quatre:
104
Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la même apparence. Ils
marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs
vêtements en lambeaux, le regard fiévreux et vide. p361
∙ la répétition de la même question par l'aveugle:
– au chapitre troisl'aveugle demande s'ils sont arrivés aux terres promises:
...le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude: "Est-ce que
c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés
à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" p234
∙ au chapitre quatre, il répète la même question:
"Est-ce que nous sommes arrivés, est-ce ici, notre terre ?" demandait toujours le
guerrier aveugle. pp363-364
Conclusion.
Il nous semble que la répétition de certains thèmes joue un rôle déterminant dans "la mise
à l'écart" du récit, en l'empêchant de se développer normalement; en effet, ces thèmes
jalonnent tout le premier texte de Désert, et leur emploi de façon systématique confirme
l'hypothèse selon laquelle ils sont là pour retarder et différer la progression du récit.
De même que l'apparition d'éléments qui n'ont aucune relation avec le récit contribuent
encore à entraver cette évolution: c'est le cas du chant religieux au chapitre deux; des
histoires racontées par l'homme aveugle au chapitre trois; de la légende de Ma el Aïnine au
chapitre quatre; des données historiques qui jalonnent presque tout le chapitre cinq...
Outre l'emploi de la répétition de certains thèmes, et la présence d'éléments qui n'ont
aucune relation causale avec le récit, comme cette invocation qui prend dix pages au
chapitre deux, nous avons vu aussi que le schéma du récit tel que présenté par F. Revaz
s'est trouvé fortement déstabilisé, en effet:
∙ le lecteur lit la Pn actions bien avant les Pn situationinitiale et nœud, alors que dans
le schéma de F. Revaz, les deux dernières Pn sont situées avant l'action;
∙ la Pn actions est certes présente, mais elle est "squelettique", puisque par deux
fois le cheikh a virtualisé l'action de ses deux fils qui voulaient affronter les troupes
57
ennemies, et quand cet affrontement s'est réalisé le lecteur se rend compte qu'elle a
été courte vu le déséquilibre des forces, qui a fait qu'au chapitre cinq le général a vite
fait de rappeler ses troupes;
∙ pour ce qui concernela Pn dénouement, nous avons vu que certains indices font
croire au lecteur que le déclenchement de cette Pn sera imminent, mais quand il
avance dans sa lecture, ce même lecteur se trouve désorienté, car cette Pn a été tout
simplement reportée.
105
une seule action ne signifie pas que celle-ci ne puisse être détaillée en une série
de sous-actions. Ce qui est mis en évidence, c'est plutôt l'impossibilité de suivre
plusieurs actions à la fois. (Ibid. : 141)
Elle ajoute encore:
Somme toute, dans l'expression "action une", si "une" peut être pris dans son
sens numéral, "une" veut également dire "unifiée". L'action, en tant que "tout",
comporte des parties solidaires. (Ibid. : 143).
Cette idée de "solidarité" entre les parties doit être rattachée à la notion de "causalité":
La causalité apparaît comme un critère essentiel de la narrativité...La dimension
causale du récit a pour effet de rendre cohérents, donc compréhensibles, les faits
relatés. (Ibid. : 143)
Il est nécessaire donc que les "parties" (ou les "sous-actions") doivent avoir un "lien causal
les unes aux autres, et cela pour contribuer ensemble à réaliser le même objectif; ainsi:
∙ soit ces"sous-actions" font en sorte que:
– la situation finale soit identique à la situation initiale:
Exemple:
le récit du premier texte de Désert:
*la situation initiale: les nomades ont leur propre terre;le nœud: une perturbation se met
en place avec l'occupation de leur terre par les Chrétiens; les actions: pour avoir une terre
comme avant, les nomades se doivent d'accomplir certaines sous-actions:
-sous-action 1: ils se réunissent dans la ville de Saguiet el Hamra pour rejoindre les
troupes de Ma el Aïnine;
-sous-action 2: ils marchent vers le nord;
-sous-action 3: les fils veulent s'attaquer aux troupes ennemies;
-sous-action 4: les nomades combattent les Chrétiens.
Toutes ces sous-actions sont liées les unes aux autres et contribuent ensemble à
réaliser un seul objectif: les nomades veulent avoir une terre comme dans la situationinitiale.
∙ soit les sous-actions font en sorte que:
– la situation initiale soit différente de la situation finale:
Exemple:
∙ la situation initiale: un homme pauvre vit difficilement sa vie;
∙ le nœud:un jour il découvre la carte d'un trésor caché: il pressent que sa vie peut
basculer;
∙ les actions:
– sous-action 1: il sillonne des régions difficiles d'accès,
– sous-action 2: il combat des monstres,
– sous-action 3: il se doit de faire vite, car d'autres hommes recherchent le
même trésor...mais à chaque fois il franchit les obstacles avec succès, et
obtient à la fin le trésor.
106
Bien que ces sous-actions soient différentes l'une de l'autre, elles agissent par contre
ensemble pour accomplir un seul objectif, en l'occurrence rapprocher l'homme un peu plus
de la richesse.
Il est clair donc que pour disposer d'un récit, il faut surtout que les différentes sous-
actions aient un lien causal les unes aux autres pour donner une action "unifiée".
107
Un jour, Lalla suit le Hartani dans un gouffre (page 126); elle le suit encore quand il
commence à chercher les odeurs (page 129); quand elle termine son travail à la Cité, elle
se dirige vers les collines (page 136); un jour, elle entre avec le Hartani dans l'un des trous
des collines (page 138).
∙ chapitre huit:
Lalla cueille des aiguilles pour le feu préparé par Naman (page 143); elle va chercher la
poix pour que Naman calfate son bateau, Lalla s'assoit pour écouter l'histoire racontée par
le pêcheur (page 145); quand Naman termine de raconter l'histoire, Lalla reste un peu à la
plage puis elle rentre chez elle à la tombée de la nuit, (page 151).
∙ chapitre neuf:
Quand elle va à la mer, elle essaie de se souvenir de sa mère, morte il y a longtemps (page
153); elle continue après à se promener au bord de la mer (page 157); quand elle voit la
grande mouette blanche, elle court derrière elle (page 159).
∙ chapitre dix:
La nuit, quand il pleut, Lalla ne s'empêche pas d'observer les éclairs, et d'écouter la pluie qui
tombe (page 160); un jour elle part avec Aamma pour prendre un bain dans l'établissement
de bains (page 161).
∙ chapitre onze:
Durant tout le mois du jeûne, Lalla voit voir le Hartani dans les collines (page 167); après
le coucher du soleil la famille d'Aamma se réunit pour manger (page 168); un jour, Lalla se
réveille: elle sait que le mois du jeûne est terminé et que c'est le jour de la fête, elle part à
la mer pour se baigner (page 170), puis retourne chez Aamma pour manger les beignets
(page 171); quand le moment de tuer le mouton arrive, Lalla s'enfuit à la mer pour ne pas
voir jaillir le sang du mouton, juste après elle retourne vite pour manger la viande (page
173); elle écoute les histoires racontées par sa tante (page 174); quand sa tante finit de
raconter les histoires, Lalla va à la mer pour observer la nature, puis elle rentre chez elle.
∙ chapitre douze:
L'argent est arrivé à manquer dans la maison: Aamma décide alors d'emmener Lalla dans
un atelier pour travailler; un jour après Lalla se dispute avec la patronne de l'atelier qui
frappe tout le temps les petites filles, et s'enfuit.
∙ chapitre treize:
Aamma propose à Lalla de se marier à un homme riche, mais la jeune fille refuse (page
193); quand elle apprend que Naman est tombé malade à cause du vent de malheur, Lalla
part lui rendre visite (page 196); l'homme riche revient une deuxième fois, mais Lalla s'enfuit
vers les collines; le vieux Naman est mort.
∙ chapitre quatorze:
Lalla décide de s'enfuir vers le désert avec le Hartani, parce que l'homme riche est revenu
plusieurs fois pour la demander en mariage.
∙ Deuxième partie.
– chapitre premier:
108
Lalla se retrouve à Marseille; elle est hébergée chez sa tante Aamma, (page 265); elle
passe ses journées à marcher dans les rues, et à observer les gens venus de tous les pays
travailler à Marseille.
∙ chapitre deux:
Lalla fait la connaissance de Radicz, un mendiant gitan; parfois elle passe la journée avec
lui en regardant les gens qui entrent et sortent de la gare (page 277); Lalla se sent mal, en
voyant tant de pauvres, et elle s'évanouit (page 279).
∙ chapitre trois:
Un policier frappe à la porte de l'appartement d'Aamma pour vérifier les papiers: Lalla se
dispute en lui intimant de partir.
∙ chapitre quatre:
Lalla trouve un travail, dans un hôtel (page 289); le matin, quand les locataires partent
travailler, elle nettoie l'escalier, puis les chambres (page 291); dès qu'elle finit son travail,
elle se promène dans les rues où il y a beaucoup de monde (page 293), après elle se dirige
vers le port (page 294).
∙ chapitre cinq:
Dès qu'elle a fini son travail, Lalla marche dans les rues de la vieille ville (page 300); elle
passe à côté des immeubles où s'entassent des gens pauvres (page 302); elle passe à
côté de la cathédrale (page 305); elle se trouve après dans l'avenue où il y a beaucoup de
monde (page 311); Lalla observe des hommes qui regardent deux prostituées sorties d'un
immeuble (page 313); enfin elle s'enfuit en courant.
∙ chapitre six:
Lalla a décidé de quitter l'appartement d'Aamma, pour vivre seule dans un réduit à l'hôtel
où elle travaille (page 317); un jour, un locataire a voulu abuser d'elle (page 321); quand
elle apprend que M. Ceresola, l'un des locataires de l'hôtel, est mort, elle va chez lui pour
le voir une dernière fois (page 324).
∙ chapitre sept:
Lalla décide d'arrêter de travailler à l'hôtel; elle accompagne Radicz dans un magasin, puis
dans un restaurant; elle fait la connaissance d'un photographe qui lui propose de travailler
comme cover-girl.
∙ chapitre huit:
Lalla est devenue une célèbre cover-girl: ses photos sont partout dans les magazines; le
photographe l'emmène à Paris (page 349); elle accorde une interview à une journaliste
(page 352).
∙ chapitre neuf:
Radicz se promène dans les rues, tôt le matin; il cherche à voler une voiture (page 387); à
mesure que le jour monte, Radicz sent la peur qui augmente (page 391); enfin la portière
d'une voiture s'ouvre (page 391); en même temps une voiture de policiers arrive, Radicz
s'enfuit (page 393), mais un autobus le percute: il est mort.
∙ chapitre dix:
109
Lalla quitte le photographe pour revenir à la Cité, elle donne naissance à une fille, fruit de
son amour avec le Hartani.
Comme nous le remarquons, le deuxième texte du Désert ne dispose pas d'une action
"unifiée"; en effet:
∙ le lecteur se trouve plutôt devant une multitude "d'actions" qui n'ont aucun lien causal
les unes aux autres;
∙ et constate ainsi que ce type d'actions renvoie à un texte autre que le texte de récit tel
que défini par F. Revaz.
Ainsi, dans la première partie, il n'y aucun lien entre:
∙ le premier chapitre où Lalla poursuit un bourdon, joue avec les mouches, court au
bord de la mer, et retourne à la Cité pour travailler;
∙ et le deuxième chapitre où elle part rencontrer Es Ser, le Secret, pour qu'elle voie le
désert à travers ses yeux.
Le lecteur note le même mécanisme entre:
∙ le chapitre trois où Lalla observe les guêpes et les mouches, regarde les feux,
ramasse les brindilles, et demande à Naman de lui dire les noms des villes qui la font
rêver;
∙ et le chapitre quatre où elle va chercher le Hartani dans les collines pour observer
avec lui le ciel et les pierres, et écouter le chant des insectes.
Le lien demeure inexistant aussi entre:
∙ le chapitre dix, où Lalla part avec Aamma à l'établissement de bains;
∙ et le chapitre onze où durant le mois du jeûne, pendant la journée Lalla se trouve
avec le Hartani dans les collines, et le soir, après le coucher du soleil, elle rentre pour
manger avec la famille d'Aamma.
Nous pouvons multiplier les exemples, mais nous pensons que ce que nous avons présenté
est suffisant pour prouver que dans la première partie, les actions sont multiples et sont
dépourvues de lien causal entre elles pour pouvoir construire un récit.
Dans la deuxième partie, le lecteur se trouve devant le même mécanisme avec des
actions privées de lien entre elles:
∙ entre le chapitre premier où quand elle se retrouve à Marseille, Lalla passe ses
journées à marcher dans les rues, ou à observer les gens venus de tous les pays
pour travailler à Marseille;
∙ et le chapitre deux où Lalla fait la connaissance de Radicz, un mendiant gitan, avec
qui elle passe la journée en regardant les gens qui entrent et sortent de la gare.
La même remarque vaut pour le chapitresix où Lalla a décidé de quitter l'appartement
d'Aamma, pour vivre seule dans un réduit à l'hôtel où elle travaille, et le chapitre sept où se
trouvant dans un restaurant avec Radicz, Lalla fait la connaissance d'un photographe qui
lui propose de devenir une cover-girl.
Le chapitre neuf accentue encore l'hypothèse selon laquelle le deuxième texte ne
développe nullement une action "unifiée": en effet dans ce chapitre il s'agit plutôt d'une série
d'actions se rapportant à un personnage autre que Lalla, en l'occurrence Radicz.
110
Il faut souligner quand même que le lien causal n'est pas complètement inexistant, mais
reste marginal par rapport à l'ensemble du deuxième texte de Désert:
∙ entre les chapitres douze et treize: au chapitre douze le lecteur apprend qu'Aamma
emmène Lalla dans un atelier pour y travailler: la cause en est que l'argent est arrivé
à manquer dans la maison:
Lalla connaît bien ces jours-là, quand il n'y a plus du tout d'argent à la maison,
et qu'Aamma n'a pas trouvé de travail à la ville. Même Selim, le Soussi, le mari
d'Aamma ne sait plus où chercher l'argent...p186
Au chapitre treize, le lecteur apprend qu'Aamma propose à Lalla de se marier avec un
homme riche:
"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est
riche, il a une grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants.
Tu dois l'épouser." p193
Le lecteur comprend alors qu'un lien causal unit les chapitres douze et treize: si la tante
propose à Lalla de se marier à l'homme riche, c'est parce que l'argent permettra à sa famille,
en difficulté, de s'en sortir.
Un autre lien causal existe aussi entre les chapitres treize et quatorze: en effet si Lalla
décide de s'enfuir au désert, c'est parce que l'homme riche est revenu plusieurs fois chez
sa tante dans l'espoir de l'épouser:
∙ chapitre treize:
Mais l'homme au complet veston gris-vert est revenu... Lalla s'écarte quand il
passe devant elle, et elle regarde les paquets. L'homme se trompe sur son regard,
il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle
peut, elle s'en va en courant... pp198-199
∙ chapitre quatorze
Quand Lalla a décidé de partir, elle n'a rien dit à personne. Elle a décidé de partir
parce que l'homme au complet veston gris-vert est revenu plusieurs fois dans la
maison d'Aamma... Lalla n'a pas peur de lui, mais elle sait que si elle ne s'en va
pas, un jour il la conduira de force dans sa maison pour l'épouser...p210
Dans la deuxième partie du texte, le lien causal existe aussi:
∙ ainsi si Lalla a décidé de quitter l'hôtel Sainte Blanche où elle a travaillé, c'est parce
que la mort peut venir à tout instant:
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle
ne retournera plus jamais travailler à l'hôtel Sainte Blanche, ni aucune de ces
chambres où la mort peut venir à chaque instant, et vous transformer en masque
de cire...p330
∙ de même que quand elle est devenue une célèbre cover-girl, Lalla affirme au
photographe qu'un jour elle le quittera, à cause de l'enfant qui va naître :
Elle le lui a dit, un jour, alors qu'il s'y attendait, elle lui a parlé doucement
de l'enfant qu'elle porte en elle, qui arrondit son ventre et gonfle ses seins,
111
et: "Un jour, tu sais, je m'en irai, je partirai, et il ne faudra pas essayer de me
retenir..."pp351-352
Et effectivement, Lalla a quitté le photographe au chapitre dix.
Bien que le lien causal ne soit pas complètement exclu, il reste par contre marginal tout
au longdu deuxième texte. Comme F. Revaz, nous sommes tentés d'affirmer que, certes,
on peut "localement" repérer une causalité,
mais la somme des actions ne constitue pas vraiment une action "une". (Ibid. ;
169)
Conclusion.
59
L'histoire de la mort de la mère de Lalla est racontée par Aamma au chapitre onze (première partie): le lecteur y apprend que
la mère est morte à la suite d'une grave maladie.
112
Nous avons démontré que la majorité des actions dans le deuxième texte de Désert sont
dépourvues de liens causals les unes aux autres ce qui, à l'évidence, ne donne pas de récit
qui, lui, exige une action unifiée.
Nous avons vu aussi que la multiplicité d'actions donne un type de texte que F. Revaz
appelle les "Chroniques d'une vie" où il s'agit de relater la vie d'un seul personnage, en
l'occurrence Lalla dans notre exemple.
Le deuxième texte ne relate pas toute la vie de Lalla, mais en énumère quelques étapes
ce qui laisse la porte ouverte de disposer d'un autre livre racontant d'autres étapes de cette
vie.
113
Comme nous le remarquons, ce qui oriente le lecteur dans son interprétation que ces
trois textes adoptent la forme du récit, c'est la présence des deux déclencheurs, "le nœud"
et "le dénouement" qui sont, pour F. Revaz les deux critères déterminants pour pouvoir
parler de récit, (comme nous l'avons vu plus haut dans la partie théorique consacrée à la
définition du récit).
∙ 61
-les récits qui appartiennent au texte enchâssé :
Il y a encore d'autres "récits" dans le deuxième texte: il s'agit de ces histoires racontées par
Aamma et Naman sous forme enchâssée; mais ils restent aussi dépendants de la structure
de base, en l'occurrence les "Chroniques de la vie de Lalla":
Exemples:
∙ le récit du dauphin qui sauve le pêcheur, raconté par Naman (page 84):
Par un jour de tempête, un bateau au bord duquel se trouve un pêcheur, se perd dans
la mer: les nuages sont descendus sur la mer; un vent violent brise le mât du bateau; la
tempête emporte si loin le bateau que le pêcheur ne sait plus où se trouve la côte; le bateau
a dérivé pendant deux jours; les vagues menacent de faire chavirer le bateau; un dauphin
est apparu, il a commencé à guider le bateau; il pousse le bateau avec son front; comme
cela le dauphin et le pêcheur naviguent pendant un jour; la tempête se calme et les nuages
disparaissent ce qui a permis au pêcheur d'apercevoir la lumière de la côte; il a crié et pleuré
de joie; le bateau est arrivé au port.
114
115
Il y a dans la ville un jeune homme qui aime beaucoup Leila, et décide de la sauver: en
effet il a hérité d'un parent magicien un anneau qui donne à celui qui le possède le pouvoir
de se transformer en animal.
Quand la nuit du sacrifice arrive, l'émir se dirige vers la forêt et attache sa fille à l'arbre;
les bêtes commencent à s'approcher de Leila: celle-ci a peur.
Tout a coup, on entend une musique, si belle et pure, que Leila cesse de trembler et
que les bêtes se couchent par terre et deviennent douces comme des agneaux; les liens
se défont d'eux-mêmes et Leila se met à marcher dans la forêt jusqu'à ce qu'elle rejoigne
la maison de son père: la pluie commence à tomber:
116
Cette dépendance vis-à-vis d'une autre structure est significative: elle implique que le récit
n'est plus le pivot du roman, et que désormais d'autres types de textes sont candidats à le
62
remplacer , entre autres les Chroniques d'une vie.
62
Comme l'affirme M. Labbé, "avec le personnage et la représentation du temps, le récit est l'une des composantes majeures du
roman", qui s'est trouvée déstabilisé dans les œuvres de le Clézio; (1999: 165).
117
Nous avons décidé de souscrire à la définition donnée par V. Jouve qui exclut du champ
de son travail:
∙ les "acteurs abstraits" comme l'Esprit hégélien, la Grâce dans les œuvres de Mauriac
ou de Bernanos...,
∙ les objets et les plantes comme "le basilic" et "l'ail", adjuvants éventuels du
programme narratif de "recette de cuisine", comme le fait A. J. Greimas dans son
63
étude consacrée à la préparation de "la soupe au pistou" .
Mais si V. Jouve intègre dans la notion du personnage ces figures humanisées comme
l'extra-terrestre ou l'animal:
Nous ne retiendrons donc comme personnages que les figures
anthropomorphes, étant entendu qu'un extra-terrestre ou un animal
"humanisés"...participent de cette catégorie. (V. Jouve; 1992: 16)
et nous, nous avons décidé par contre de restreindre notre travail aux personnages qui
64
réfèrent à des figures "humaines", et de ne pas retenir les figures "animales", ou autres .
Enfin, si nous avons décidé de nous appuyer sur le travail de V. Jouve c'est parce que
ce dernier s'intéresse à la construction de la représentation du personnage opérée par le
lecteur:
Les figures construites par le texte ne prennent sens qu'à travers la lecture.
(Ibid. :13).
, cette construction n'est pas due au hasard, mais elle est programmée par le texte:
L'œuvre se prête ainsi à différentes lectures, mais n'autorise pas n'importe quelle
lecture. La liberté du lecteur est elle-même codée par le texte...la construction des
signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait sur la base des indications
textuelles. (Ibid. : 15).
De ce fait, le personnage, en tant que l'un des signifiés du texte littéraire, peut faire l'objet
d'une étude minutieuse et détaillée, non sur des critères dus au hasard des lectures, mais
sur des critères bien précis que nous aurons à examiner un peu plus loin.
1.1 La répétition.
64
Cette distinction entre personnage animal et personnage humain est productive dans certains textes, mais pas dans le nôtre.
118
Le père.
La description de ce personnage est soumise à larépétition et cela tout au long du chapitre
65
premier ; cette répétition touche:
∙ le regard:
"Il regardait en arrière, vers la tête de la vallée, là d'où venait le vent", (page 19); "il fumait
en regardant droit devant lui", (page 19); "il regardait la brume qui remontait lentement",
(page 20); "ses paupières restaient fixes" (page 21); il "était resté…à regarder bouger les
caravanes" (page 25); "l'ombre emplissait ses yeux", (page 30); "un bonheur qui éclairait
son regard", (page 31).
∙ les sens:
Ses sens sont décrits comme suspendus:
"Il écoutait à peine les bruits doux des voix et des rires des femmes", (page 19);
"Nour lui avait parlé, mais il n'avait pas écouté", (page 25); "mais le guide ne
semblait s'apercevoir de rien…il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim et la
soif", (page 31).
∙ son immobilité:
Il est décrit comme immobile:
"Il se tenait immobile devant la tente", (page 20); "immobile à regarder bouger les
caravanes", (page 25); "immobile" (page 31).
Le cheikh Ma el Aïnine.
Ce personnage apparaît au deuxième chapitre; l"adjectif "grand" se trouve répété dans son
emploi avec le substantif "cheikh":
"le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed et Fadel", (page 35); "le grand
cheikh", (page 359); "il pensait au grand cheikh Ma el Aïnine", (page 430).
Le lecteur remarque dans la description de ce personnage, la répétition qui affecte certaines
de ses caractéristiques:
∙ la couleur blanche.
Celle de son manteau, et de sa silhouette:
*chapitre deux:
"Vêtu d'un simple manteau de laine blanche", (page 37); "silhouette blanche du
vieil homme", (page 40); "manteau blanc du cheikh", (page 53); "Ma el Aïnine…
très blanc", (page 66); "manteau blanc", (page 72).
*chapitre trois: "manteau blanc", (page 243).
65
Comme nous le verrons ci-dessous, le père disparaît presque complètement à la fin du premier chapitre.
119
Conclusion.
Nous avons démontré dans la dernière partie que la description des deux personnages est
répétitive, et cela à travers la reprise de certaines instructions qui font que le lecteur infère
que dans le premier texte cette description est peu évolutive.
Es Ser, le Secret.
La répétition touche la description de ce personnage:
∙ le regard:
– comme la lumière:
"Dont le regard est comme la lumière du soleil, qui entoure et protège", (page
91); "regard qui brille comme une lumière qui ne peut pas disparaître", (page 91);
"elle est heureuse…dans la lumière du regard d'Es Ser", (page 96); "la lueur qui
jaillit de son regard", (page 203).
Quand elle s'est trouvée à Marseille, Lalla a pensé au regard d'Es Ser, qui "la pénétrait
comme la lumière du soleil":
Elle veut le voir aussi, celui qu'elle appelait Es Ser, le Secret, celui dont le regard
venait de loin et l'enveloppait, la pénétrait comme la lumière du soleil. p287
∙ regard de feu:
Il s'agit ici d'examiner tout ce qui renvoie au feu comme "la chaleur", "la brûlure"...:
"le feu de son regard qui voit tout", (page 91); "ses yeux brûlent d'un feu étrange
et sombre…et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur
son corps, comme quand on s'approche d'un brasier...son regard brûlant", (page
95); "elle voudrait arrêter ce regard…pour qu'il cesse sa vengeance, son feu",
(pages 117-118); "son regard sera brûlant comme la lumière du soleil", (page
202); "le regard d'Es Ser est plus brillant que le feu, d'une lueur bleue et brûlante
comme celle des étoiles", (page 202); "la chaleur du regard", (page 203).
Le regard d'Es Ser qui se caractérise aussi par sa puissance:
"son regard plein de puissance", (page 96); "son regard plein de force reste
suspendu au-dessus d'elle", (page 125).
121
Un regard "vif", (page 96); et "aigu", (page 201): sachant que les deux adjectifs sont des
synonymes.
Un regard protecteur: il "entoure et protège", (page 91); il "la protège de son regard",
(page 95); "qui entoure Lalla de son regard", (page 124), "l'enveloppe", (page 125).
Le lecteur remarque donc la répétition des mêmes indices concernant la description de
ce personnage, surtout au niveau de son regard.
Contrairement à Naman (il connaît la mort) et au Hartani (il disparaît complètement,
en s'enfuyant vers le désert), ce personnage reste présent jusqu'à la fin du texte, et cela
à travers son regard:
Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d'elle… p412.
Le lecteur sait bien qu'il s'agit ici du regard d'Es Ser, puisque la propriété "secret" rappelle
au lecteur son nom: Es Ser en effet signifie le Secret.
Le Hartani.
Comme pour les autres personnages, il se trouve lui aussi soumis à la répétition dans sa
description:
∙ les mains:
– première partie, chapitre deux:"de belles mains brunes aux ongles
couleur d'ivoire", (page 108); "ses longues mains", (page 113); "sa
longue main brune aux doigts effilés", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "de longues mains aux doigts minces,
aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus,
et d'un rose un peu jaune en dessous, comme des feuilles d'arbre qui
ont deux couleurs", (page 132); "ses mains couleur d'ombre…le jeu de
ses mains noires", (page 133); "ses longues mains aux doigts souples",
(page 134);
– première partie, chapitre douze: "ses mains sont maigres et puissantes",
(page 186).
∙ les yeux:
– première partie, chapitre quatre: "de grands yeux sombres couleur de
métal…avec un regard qui va droit, qui vous scrute sans crainte", (page
109); "regard sombre", (page 110); "ses yeux brillent fort", (page 111);
"ses yeux noirs", (page 112); "ses yeux de métal sombre", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "ses yeux brillent", (page 127); "son
regard est fixé…çà, ce sont les choses que sait faire le Hartani, comme
cela, sans parler, sans penser, rien qu'avec son regard", (page 128);
"yeux brillants de plaisir…ces choses étaient plus belles quand il les
regardait", (page 129); "ses yeux de métal brillent de plaisir", (page
130); "ses yeux de métal sombre", (page 131); "beau regard de métal…
c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce qu'il
demande", (page 132); "son regard…si lointain";
– première partie, chapitre onze: "ses yeux brillent fort", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "ses yeux sombres", (page 186); "les
yeux fixés au loin" (page 191);
122
– première partie, chapitre quatorze: "ses yeux ont brillé plus fort…
ses yeux fixes", (page 212); "ses yeux brillent très fort, pleins d'une
expression intense", (page 217).
Quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla se souvient des yeux du Hartani:
Le Hartani vêtu de son manteau de bure, aux yeux brillants…p311 C'est son
regard qui vient jusqu'à elle…et le regard du Hartani bouge en elle. p322
∙ le visage:
– première partie, chapitre quatre: "un visage très mince et lisse, un front
bombé", (page 108); "visage noir", (page 109); "la peau de son visage
est sombre et luisante", (page 111); "visage lisse", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "le visage tout éclairé de lumière", (page
132); "le visage…devient dur et fixe", (page 135);
– première partie, chapitre onze: "son visage reste toujours de la même
couleur brûlée…l'ombre de son visage", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "son visage est noir…son visage
impassible", (page 186); "son visage est pur et lisse comme un morceau
d'ébène", (page 191);
– première partie, chapitre quatorze: "visage tendu", (page 212); "son
visage est sombre", (page 217); "son visage...devenu très sombre",
(page 218); "visage tendu", (page 219).
Comme pour les yeux, Lalla se souvient du visage du Hartani, à Marseille (deuxième partie):
"visage très noir", (page 311); "son visage de cuivre noir", (page 322).
∙ le sourire:
– première partie, chapitre quatre: "rire sonore", (page 109); "il sourit",
(page 109); "en souriant", (page 109); "son rire sonore", (page 110); "son
sourire", (page 113);
– première partie, chapitre onze: "son sourire", (page 167).
∙ les vêtements en bure du Hartani:
– première partie, chapitre quatre: "vêtu de sa longue robe de bure", (page
108); "robe brune", (page 109);
– première partie, chapitre sept: "sa grande robe de bure", (page 133);
– première partie, chapitre onze: "manteau de bure", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "robe de bure", (page 191);
– première partie, chapitre quatorze: "robe de bure", (page 217).
Comme pour ses yeux et son visage, Lalla se souvient de ses vêtements, à Marseille
(deuxième partie): "manteau de bure", (pages 311 et 322).
Comme nous l'avons vu pour Lalla, et Es Ser, la description du Hartani est soumise
aussi à la répétition, et cela dans une sorte de tentative de le figer: cette idée de figement
se confirme dans les exemples qui suivent, où c'est l'adverbe "toujours" qui la suggère:
Il est toujours vêtu de sa longue robe de bure effilochée aux manches et au bas
et d'un long linge blanc. p108 Lui aussi reste sans manger et sans boire tout le
jour, mais cela ne change rien à sa façon d'être, et son visage reste toujours de
123
la même couleur brûlée. p167 C'est toujours comme cela; quand elle a très envie
de le voir, il apparaît dans un creux, assis sur une pierre, la tête enveloppée dans
un linge blanc. p186 Lui, il reste toujours comme un enfant…p190 Il est toujours
assis sur un rocher; les yeux fixés au loin…p191
Lalla.
La répétition dans sa description concerne:
∙ les cheveux:
– première partie, premier chapitre: "ses cheveux très noirs sont tressés
par le vent, d'un seul côté", (page 82)
– deuxième partie, chapitre sept: "ses cheveux noirs tombent en lourdes
boucles sur le col de son manteau, étincellent…il y a comme l'éclat
du feu dans le noir des cheveux de Lalla…la lumière est ardente sur
ses cheveux noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son
épaule", (page 332); "la lumière qui jaillit de ses…cheveux", (page 333);
"la lumière de la fenêtre illumine les lourds cheveux noirs", (page 336);
– deuxième partie, chapitre huit: "aux lourds cheveux noirs qui cascadent
sur ses épaules, ou bien lissés par l'eau de mer", (page 346); "les
cheveux noirs", (page 348); "les cheveux tressés en une seule natte
épaisse", (page 349); "la lourde chevelure noire aux reflets cendrés qui
tombe en boucles épaisses", (page 350); "la lourde chevelure", (page
356).
∙ les yeux:
– première partie, chapitre quatre: "ses yeux d'ambre", (page 112);
– deuxième partie, chapitre quatre: "ses yeux pleins de lumière", (page
293);
– deuxième partie, chapitre sept: "ses yeux sont brillants de joie…c'est
le regard de Lalla qui porte la force brûlante du désert…la lumière est
ardente dans ses yeux couleur d'ambre", (page 332); "la lumière qui
jaillit de ses yeux", (page 333); "les yeux de Lalla sont pareils à deux
silex, couleur de métal et de feu…regard dur comme le silex…ses yeux
ne cessent pas de fixer ceux de l'homme", (page 336).
– deuxième partie, chapitre huit:"Hawa au regard d'aigle", (page 346);
"ses yeux en amande, brillants comme des gemmes", (page 347); "les
yeux, immenses taches qui s'approfondissent…les yeux regardent
ailleurs", (page 348); "l'ombre de ses yeux", (page 349); "surtout le
regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière
couleur d'ombre…comme si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par
ces pupilles…,le sourire…qui rétrécit les yeux obliques", (page 350);
"regard étrange…Lalla Hawa qui regarde et qui juge le monde, par ses
yeux…son regard balaie l'horizon comme celui des oiseaux de proie",
(page 351).
∙ le visage (ou la peau) à la couleur cuivrée:
– première partie, chapitre premier: "son visage est couleur de cuivre dans
la lumière du soleil", (page 82);
124
125
"la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses",
(page 350).
Pour ce qui concerne le visage (ou la peau), c'est la propriété "cuivre", ou "cuivré" qui se
trouve mise en évidence:
∙ première partie, chapitre premier: "son visage est couleur de cuivre dans la lumière
du soleil", (page 82);
∙ deuxième partie, chapitre quatre: "son beau visage couleur de cuivre", (page 292);
∙ deuxième partie, chapitre huit: "au beau visage couleur de cuivre", (page 346); "le
beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de l'eau", (page 349); "le
grain de la peau cuivrée", (page 350); "sa peau couleur de cuivre", (page 355); "la
musique est si lente et profonde qu'elle couvre sa peau de cuivre", (page 356).
Les propriétés des yeux se trouvent elles aussi soumises à la répétition:
∙ première partie, chapitre quatre: "ses yeux d'ambre", (page 112);
∙ deuxième partie, chapitre sept: "ses yeux couleur d'ambre", (page 332);
∙ deuxième partie, chapitre quatre: "ses yeux pleins de lumière", (page 293);
∙ deuxième partie, chapitre sept: "la lumière qui jaillit de ses yeux", (page 333).
∙ deuxième partie, chapitre huit:"l'ombre de ses yeux", (page 349); "la lumière
profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d'ombre",(page 350).
La répétition touche aussi des propriétés qui ne sont pas utilisées pour la même partie du
corps: ainsi, les yeux de Lalla sont "couleur de métal", (page 336), pareil pour le visage qui
est "métallique", (page 279): dans ces exemples c'est "métal" et "métallique" qui se réfèrent.
Dans l'exemple qui suit c'est la propriété "ambre" qui se trouve appliquée
respectivement aux yeux et à la peau de Lalla: "ses yeux d'ambre", (page 112) et "sa peau
couleur d'ambre", (page 347).
Comme nous l'avons vu dans la partie consacrée à la description des personnages
dans le premier texte, le lecteur ne manque pas de noter l'importance de la répétition, ou
plus exactement ce que P. Hamon (1998) appelle la "leitmotivité" qui signale et annonce
une description peu évolutive.
Nous pensons que la partie suivante permettra de mieux comprendre la cause de ces
multiples répétitions dans la description: en effet le fait que le photographe trouve une
difficulté à fixer Lalla à travers ces photos ne manque pas de renvoyer le lecteur au même
problème que rencontre l'écrivain en essayant de fixer ces personnages, et la répétition que
nous venons de voir pourrait être justement une réponse, du moins partielle et temporaire,
à cette difficulté.
Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front,
la ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil
et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoile au hasard
sur le papier, quelque chose qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si
on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la
mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique qui creuse les coins des
lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C'est tout cela que le photographe voudrait
prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renaître dans l'obscurité de son
laboratoire. Quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le
sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très
bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se
modifie, se trouble, se couvre d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne
en train de vivre… Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les
pieds larges, les épaules, et la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui
tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et comme si,
par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme,
un autre corps derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre
personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui
tremble. pp349-350-351
Cette difficulté, ou cette impossibilité à figer le personnage, dans le dernier exemple, est
soulignée avec force: "il y a quelque chose de secret en elle...qu'on peut voir, mais jamais
posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence,
jusqu'à la mort", "quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le sourire,
la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très bref instant. Sur la
feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre
d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne en train de vivre", "l'autre personne
apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble".
L'écrivain se trouve devant la même illusion consistant à tenter d'immobiliser le
personnage, et quoiqu'il entreprenne pour l'appréhender -comme à travers la répétition de
certains indices (voir la partie précédente)- ses descriptions n'arriveront jamais à le "fixer",
car il est soumis constamment au changement; d'ailleurs, dans le dernier exemple, il est
bien dit que: "le dessin bouge, se modifie, se trouble…".
Même remarque dans l'exemple suivant qui insiste sur l'idée que ce que les photos
représentent n'est rien d'autre que "forme", "image", c'est-à-dire une représentation
approximative:
Le photographe s'enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe
orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans
le bain d'acide. D'abord les yeux, immenses taches qui s'approfondissent, puis
les cheveux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l'ombre sous le menton.
Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l'autre
côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois,
comme la première fois qu'il a capté la lumière de son regard, au restaurant des
Galères, ou bien quand il l'a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la
vieille ville. Elle lui donne sa forme, son image, rien d'autre. p348
127
Nous pouvons dire la même chose à propos de l'écrivain dont le travail ne donne qu'une
"image" et une transposition approximative de ses personnages, et l'exemple qui suit
accentue encore ce rapprochement entre ces deux métiers:
Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres: elles arrivent de tous
les côtés, qui portent le nom de Hawa sur l'enveloppe… Les lettres disent
quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes qu'écrivent des
jeunes filles qui ont vu la photo de Hawa quelque part et qui lui parlent comme si
elles la connaissaient depuis toujours. Ou bien des lettres de jeunes garçons qui
sont tombés amoureux d'elle, et qui disent qu'elle est belle comme Nefertiti ou
comme une princesse inca, et qu'ils aimeraient bien la rencontrer un jour. Lalla se
met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre des photos qu'il
vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et
sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire
un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète:
"Quel menteur! Quel menteur!" Parce qu'elle pense que ça ne lui ressemble pas.
p347
Le lecteur note bien qu'aux lettres écrites par les jeunes filles et les jeunes garçons,
exprimant leur admiration pour la beauté de Lalla: "belle comme Nefertiti ou comme une
princesse inca", succèdent les photos que le photographe montre à la même Lalla.
Mais cette dernière se met à rire en regardant ces photos "parce qu'elle pense que
ça ne lui ressemble pas"; elle rit aussi de ces lettres, car l'écrit ne peut jamais donner une
représentation exacte et fidèle de l'être humain: c'est ce qui explique que Lalla traite le
photographe et les jeunes de menteurs.
Il apparaît donc que la répétition que nous avons analysée plus haut, et qui concerne
la description de Lalla, n'est qu'une tentative incomplète, ou une demi-solution qui essaie
à travers l'écriture d'esquisser approximativement les contours fuyants et insaisissables du
personnage.
128
129
Après avoir relevé précédemment que la description de certains personnages (le père de
Nour et du cheikh Ma el Aïnine) se trouve soumise à la répétition, il s'agit de voir dans cette
partie comment des indices communs à deux personnages différents, font que le lecteur
conclut à une correspondance au niveau de leurdescription:
∙ entre le père de Nour et le guerrier aveugle:
Le lecteur observe qu'il y a une correspondance dans les termes utilisés pour décrire les
deux personnages:
∙ après que le père a prié dans le tombeau de l'homme saint (au chapitre premier);
∙ et après que le guerrier aveugle avait reçu la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine (au
chapitre quatre).
De même que le lecteur note que les deux personnages ne parlent pas:
∙ le père: "il n'y avait plus de mots non plus", (page 30);
∙ le guerrier aveugle: "il ne parlait pas", (page 371).
∙ *entre le père et le cheikh Ma el Aïnine:
Le lecteur remarque que certains indices se retrouvent d'un personnage à un autre:
Conclusion.
Le lecteur ne peut pas omettre de relever que le texte lui signale, par une sorte de
système de rappel, que différents personnages se partagent certaines propriétés dans leur
description; ce même lecteur conclut de ce fait qu'il y a une sorte de "correspondance" qui
peut être rapprochée de ce que P. Hamon appelle "le leitmotiv": en effet pour le sémioticien
ce procédé "signale une persistance et une certaine fixité", (P. Hamon; 1998: 176).
Nous, nous ajoutons que cette "fixité" dans le premier texte signale un refus évident de
la variété dans la description des différents personnages: c'est ce que nous allons le voir
aussi dans le deuxième texte de Désert.
131
132
, le lecteur se rend compte que certaines propriétés sont reprises pour la prostituée (au
chapitre cinq, deuxième partie):
Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux: courts,
bouclés, ils sont d'un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du
couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée
grasse, comme une apparition surnaturelle.p313
Lalla. La prostituée.
-la lumière presque surnaturelle: p333 - -comme une apparition surnaturelle: p313 -
la lumière de la fenêtre illumine les lourds ses cheveux… sont d'un rouge de cuivre qui
cheveux noirs, fait une flamme autour du étincelle bizarrement à la lumière du couloir
visage de Lalla: p336 derrière elle, et font comme une auréole de
flamme sur sa tête de poupée grasse: p313
Le Hartani n'aime pas la Cité, ainsi il "ne vient jamais à la ville"(page 113), ou encore:
Quand elle arrive aux collines, Lalla regarde si le Hartani est là, mais elle sait bien
que c'est inutile: le berger n'aime pas les gens, et il s'en va quand ceux de la Cité
viennent acheter les moutons. p169
, même remarque pour Es Ser qui veut être seul, et ne peut pas donner la chaleur de son
regard, "quand Lalla est dans la Cité":
Car Es Ser ne peut pas faire entendre son nom, ni donner la chaleur de son
regard, quand Lalla est dans la Cité de planches et de papier goudronné. C'est
un homme qui n'aime pas le bruit et les odeurs. Il faut qu'il soit seul dans le vent,
seul comme un oiseau suspendu dans le ciel. p92
Es Ser parle avec ses yeux, sans le langage articulé des hommes:
Il ne parle pas. Il ne parle jamais. C'est avec son regard qu'il sait parler, car il vit
dans un monde où il n'y a pas besoin des paroles des hommes. p203
, tout comme le Hartani:
Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C'est seulement ce qu'on
veut dire, tout à fait à l'intérieur, comme un secret…Et le Hartani ne parle pas
autrement…il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et
c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce qu'il demande.
p132
Le Hartani se méfie des habitants de la Cité:
Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes
ces choses. Les autres, il s'en méfie…pp130-131
, tout comme les bergers, ses amis:
Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d'abord un
peu à distance, parce qu'ils sont plutôt méfiants… Il n'y a que le Hartani qui
puisse rester avec eux, parce qu'il est berger comme eux, et parce qu'il ne vit pas
avec les gens de la Cité. p137
Le deuxième texte est celui des marginaux: en effet, Es Ser vit dans le plateau de pierres,
où aucun habitant de la Cité ne s'y aventure, tout comme le Hartani qui vit dans les collines,
loin de la Cité; Naman peut être considéré comme un marginal, parce que c'est un Juif qui
vit au sein d'une société à majorité arabo-musulmane, et qu'il habite loin de la Cité:
133
Au lieu d'aller vers la maison d'Aamma, Lalla marche lentement vers l'autre bout
de la Cité, là où vit le vieux Naman. p207
Radicz est un gitan et un mendiant (doublement marginal), et habite loin de la ville:
Il vit très loin, quelque part à l'ouest, près de la voie ferrée, là où il y a de grands
terrains vagues et des cuves d'essence, et des cheminées qui brûlent jour et nuit.
p277
Les personnages dans le deuxième texte de Lalla sont définis par les contraires, et le lecteur
note que cet aspect contradictoire est commun à plusieurs personnages:
∙ comme Lalla qui se sent parfois "bien", et parfois "un peu triste" comme dans
l'exemple qui suit:
Alors, de temps en temps, quand elle se sent bien, qu'elle n'a rien à faire, ou
quand elle est au contraire un peu triste sans savoir pourquoi, elle chante le
mot…p77
Dans l'exemple suivant, elle éprouve le désir de s'approcher du Hartani:
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d'elle, et la lumière de son
regard entre en elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu'à lui, jusqu'à son
règne, être tout à fait avec lui, pour qu'il puisse enfin l'entendre. Elle approche sa
bouche de son oreille, elle sent l'odeur de ses cheveux, de sa peau. p139
Mais quelques lignes après, elle veut "échapper à l'étreinte du berger":
Tout d'un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue
la tête et cherche à échapper à l'étreinte du berger qui maintient ses bras…p140
∙ Es Ser, le Secret:
Il est effrayant quelquefois, et d'autres fois il est très doux et calme, plein d'une
beauté céleste. p95
∙ le Hartani:
Quandil est inquiet, ou quand il est au contraire très heureux, il s'arrête, il pose
ses mains sur les tempes de Lalla…p132
∙ Radicz:
Il y a des jours où ses yeux sont tristes et voilés, comme s'il était perdu dans
un rêve, et que rien ne pouvait l'en sortir. D'autres jours, il est gaiet ses yeux
brillent…p276
∙ le photographe:
Lui, est à la fois heureux et inquiet de recevoir toutes ces lettres. p347
Conclusion.
∙ le lecteur ne peut pas omettre de noter que beaucoup d'indices sont communs à
certains personnages;
∙ le lecteur se rappelle qu'il a rencontré le même mécanisme concernant la
correspondance entre les personnages aux premier et deuxième textes;
134
135
Quand Naman le pêcheur tombe malade à cause du vent de malheur, c'est Lalla qui lui
raconte les histoires, alors que d'habitude c'était lui qui le faisait (voir les chapitres trois et
huit de la première partie du deuxième texte):
D'habitude, c'est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute, mais aujourd'hui,
tout est changé. Lalla lui parle de n'importe quoi, pour calmer son angoisse…
p196
Pareil pour le cheikh Ma el Aïnine qui d'habitude c'est lui qui donnait la bénédiction (voir
les chapitres deux et quatre du premier texte où le cheikh bénissait respectivement Nour et
le soldat aveugle), mais au chapitre six, et juste avant sa mort, il avait reçu la bénédiction
de Nour.
La description de Naman avant sa mort au deuxième texte rappelle le lecteur celle de
Ma el Aïnine au premier texte:
Naman Ma el Aïnine
-Naman était tout seul, couché sur sa natte -le vieux cheikh est couché sur son manteau,
de paille, la tête appuyée sur son bras: p196; la tête posée sur une pierre: p403; -
-son visage est maigre: p196; -il respire visage émacié: p404; -Ma el Aïnine respire
encore, très lentement en sifflant: p207. lentement: p403.
Al Azraq, l'Homme Bleu des histoires racontées par Aamma, dans le deuxième texte,
avait reçu la pouvoir de guérir avec ses mains (page 181):
Il avait reçu le pouvoir de guérir avec ses mains…p181
, comme Ma el Aïnine au premier texte:
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes…Le grand
cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits enfants
malades de ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de terre
mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front…p245
Lalla est présentée à un certain moment de sa vie comme une enfant (page76), tout comme
Nour (page 21), et Lalla est fille d'une "chérifa" (page 89), tout comme Nour qui est fils d'une
"chérifa" (page 54).
Dans le premier texte, Nour est initié par son père (page 11), qui lui apprend les noms
des étoiles, tout comme Lalla qui est initiée par le Hartani (deuxième texte, première partie):
C'est le Hartani qui lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel,
les pierres, les arbustes, à regarder voler les guêpes et les mouches, à écouter
le chant des insectes cachés, à sentir l'ombre des oiseaux de proie et les
tressaillements des lièvres dans les broussailles. p113
Comme Lalla, Nour éprouve de l'angoisse et de la peur:
∙ Lalla:
Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse…p309
∙ Nour:
Il était étonné de voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte
d'angoisse…p34
136
137
∙ les parents de Nour disparaissent à partir du chapitre six, le laissant seul avec les
guerriers bleus:
Le père et la mère de Nour étaient retournés vers le désert. p401
∙ le frère aîné disparaît dès la fin du chapitre deux, tout comme le cheikh Lahoussine
à la fin du chapitre trois, et l'observateur civil qui apparaît une seule fois au chapitre
cinq.
∙ -le général Moinier et le colonel Mangin font leur apparition une seule fois,
respectivement aux chapitres cinq et sept.
Même remarque dans le deuxième texte où le Hartani disparaît lui aussi, après sa fuite vers
le désert, dès la fin du chapitre quatorze de la première partie, pour ne plus réapparaître
ensuite, tout comme Aamma la tante de Lalla qui disparaît définitivement dès le chapitre
six de la deuxième partie, et le photographe qui apparaît aux chapitres sept et huit de la
deuxième partie, mais qui disparaît, après, complètement.
Les fils d'Aamma disparaissent dès le chapitre treize de la première partie, tout comme
le mari d'Aamma qui s'éclipse dès le chapitre douze.
Comme nous venons de le constater, des personnages appartenant au premier texte
renvoient à d'autres faisant partie du deuxième texte, et cela à travers certains indices qui
leur sont communs, permettant d'établir une dimension intertextuelle.
Cette notion d'intertextualité va être étudiée dans la partie où nous allons démontrer que
Lalla renvoie à Roquentin, le personnage de la Nausée de J. P. Sartre: dans Désert nous
avons un autre type d'intertextualité, puisque des personnages appartenant à deux textes
différents, mais entrant dans la composition du même livre, se renvoient aussi à travers les
indices que nous avons vus plus haut.
Conclusion.
Il est clair donc que la description du personnage dans Désert est soumise à la répétition
et à la "leitmotivité" suggérée par P. Hamon (1998): cette leitmotivité est significative d'une
volonté de fixer le personnage, du moins temporairement car, comme nous l'avons vu plus
haut dans la partie consacrée au rapprochement entre le métier du photographe et celui de
l'écrivain, il est impossible de disposer d'une description figée pour le même personnage.
Le père de Nour.
138
Les indices.
Il est le premier personnage qui apparaît à l'incipit:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au
fusil…p9
Il est cité, donc, le premier dès l'incipit, et certains indices font que le lecteur infère qu'il est
un chef guerrier avec une mise en avant du fusil qu'il porte: "un seul d'entre eux portait un
fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci"; "serrée entre ses deux bras";
"le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau", et "l'homme au fusil", (page 9).
Cela constitue un premier indice sur l'importance de ce personnage, puisqu'il apparaît
comme le seul qui se trouve pourvu d'une arme, témoignant l'emploi de "un seul" dans "un
seul d'entre eux": ceci le singularise et le détache par rapport au groupe.
Ce personnage apparaît comme un initiateur détenant un savoir avec le verbe
"montrait" répété deux fois, et "connaissait":
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait
la pointe de la petite Ourse, l'étoile solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, à
l'autre extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l'est, il montrait à
Nour le pont où brillent les cinq étoiles Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda…
Il connaissait toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui
étaient comme des commencements d'histoires. Alors il montrait à Nour la route
qu'ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s'allumaient dans le ciel
traçaient les chemins…p11
Son savoir est tellement large qu'il lui donne le pouvoir de donner des noms aux étoiles: "il
leur donnait parfois des noms étranges".
67
En plus des rôles actantiels de "guerrier" et de "savant", ce personnage cumule un
autre rôle: celui de "guide" (voir exemple de la page 11: "celui qui guidait la troupe").
Le cumul de quatre rôles actantiels: "guerrier", de "père", de "guide" et de "savant",
constitue un indice de plus qui conforte le lecteur dans l'idée que ce personnage postule
au statut de personnage principal.
Dans la lumière grise de l'aube, l'homme et Nour se lavaient selon l'ordre rituel…
p21 L'homme et l'enfant baignaient encore leur face…p21 C'est là que le guide et
Nour s'installèrent d'abord pour prier…p28 Longtemps ils restèrent ainsi, le guide
allongé sur la terre, et Nour accroupi, les yeux ouverts, immobile. Puis, quand
tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son fils. p31
67
Le "rôle actantiel" est une notion empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; ce rôle suppose: -une position de l'actant
à l'intérieur du parcours narratif; -et un investissement modal particulier du même actant. "On appellera rôle actantiel cette double
définition de l'actant syntaxique par sa position et par son être sémiotique : la définition de son "être sémiotique" correspondant à son
statut de sujet d'état (en jonction avec les valeurs modales ou les modes d'existence), tandis que la définition par sa position dans le
parcours signifie que le rôle actantiel n'est pas caractérisé seulement par le dernier programme narratif réalisé et par la dernière valeur
acquise (ou perdue), mais qu'il subsume l'ensemble du parcours déjà effectué, qu'il porte en lui l'augmentation (ou la déperdition)
de son être." Voir les entrées "actantiel" et narratif dans A. J. Greimas, Courtés J. 1979 : Le Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette.
139
Ces quatre exemples montrent bien que le "père" apparaît toujours en première position:
"l'homme et Nour": (page 21); "l'homme et l'enfant": (page 21); "le guide et Nour": (page 28);
"le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi", "l'homme se releva lentement et fit sortir
son fils":(page 31).
Nour apparaît toujours en dépendance par rapport à son père comme dans les
exemples qui suivent avec "il avait fait un signe à Nour" dans l'exemple de la page 25, et
"Nour avait du mal à suivre son père", dans celui de la page 26:
Puis, quand le campement avait été calme, il avait fait un signe à Nour, et
ensemble ils étaient partis le long de la piste…p25 C'était difficile de marcher,
à cause des cailloux aigus qui sortaient de la terre rouge, et Nour avait du mal à
suivre son père. p26
La succession des points de vue concernant le père de Nour constitue un autre indice
prouvant qu'il est le personnage principal; en effet, dans l'exemple qui suit, c'est le narrateur
qui regarde le père (le paragraphe ne fournit pas le nom d'un personnage qui regarde le
68
père, mais le lecteur infère que c'est le narrateur qui perçoit, en lui attribuant le PDV , par
défaut); le focalisé est donc le "père" "expansé" et développé: "visage brun, son nez en bec
d'aigle, ses longs cheveux bouclés couleur de cuivre":
Le soleil éclairait son visage brun, son nez en bec d'aigle, ses longs cheveux
bouclés couleur de cuivre. p25
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur infère qu'il s'agit du PDV du narrateur
puisque aucun personnage n'est cité comme percevant "le père"; le terme "père" se trouve
expansé, comme dans l'exemple précédent:
Il se penchait en avant, prenait de la poussière rouge dans le creux de ses mains
et la laissait couler sur son visage, sur son front, sur ses paupières, sur ses
lèvres. p29
Un autre indice oriente le lecteur dans l'interprétation que ce personnage peut accéder au
statut de personnage principal: c'est quand il se trouve pourvu d'un point de vue, comme
dans l'exemple qui suit, où le verbe de perception "regardait" lui réfère, alors que le focalisé
est tout ce qui annonce l'aube, en l'occurrence "la brume qui remontait lentement le long de
la vallée, vers la Hamada" et la nuit qui "s'effaçait":
Le guide se réveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il
regardait la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada.
La nuit s'effaçait au passage de la brume. Les bras croisés sur sa poitrine, le
guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la
première lumière de l'aube, la fijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des
collines. pp20-21
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le focalisateur est "guide" (le guide réfère au
père) le verbe de perception est "a vu", et le focalisée est le terme "ombre", qui se trouve
développé en "puissante et froide":
68
Voir pour des mots comme "expansé", "développé", et "focalisé", la partie consacrée au point de vue. Rappelons que pour A.
Rabatel, pour avoir un point de vue, il faut un verbe de perception, un focalisateur, et un focalisé "expansé", c'est-à-dire détaillé.
Exemples: (a) Elle vit son père. (b) Elle vit son père partir. Ces deux exemples n'expriment pas de point de vue, bien qu'on ait un
focalisateur à travers le pronom personnel "elle", un focalisé "père", et le verbe de perception "vit"; ce qui manque à ces exemples
pour véhiculer un point de vue, toujours dans l'optique de A. Rabatel, c'est un focalisé "développé" comme dans l'exemple qui suit
(le focalisé développée est en italique): PIERRE déduisit que Jean était malade: il était facilement à vif et se laissait aller à des
mouvements d'humeur inaccoutumés. ( A. Rabatel ; 1998: 26)
140
Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vu l'ombre
puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle. p28
S'appuyant sur un exemple tiré d'une nouvelle qui s'appelle La chatte, V. Jouve affirme qu'en
passant du point de vue du narrateur pour celui du personnage "Camille", le lecteur
investit cette dernière de l'autorité narrative habituellement réservée à l'instance
d'énonciation. (1992: 128)
, et justement, dans notre cas, le lecteur investit le père de Nour de cette "autorité narrative",
puisqu'il se trouve à plusieurs reprises devant son point de vue.
Mais ce même lecteur se trouve pris au dépourvu, quand il se rend compte,
progressivement, que le père n'est pas le personnage principal, parce qu'il disparaîtra
presque complètement dans les autres chapitres, et sera relégué en un simple personnage
comme les autres personnages secondaires et anonymes, sans un véritable rôle actantiel
décisif pour la suite du texte; ce personnage ne conservera que le rôle de "père", et perdra
bien sûr celui de "guide", de "savant", et de "guerrier".
Le fragment suivant, tiré du premier chapitre constitue une sorte d'annonce de
"l'effacement" de ce personnage avec "étranger à l'ordre des hommes", et "n'attendait plus
rien":
Il était plein d'une autre force, d'un autre temps, qui l'avaient rendu étranger à
l'ordre des hommes. Peut-être qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien…
pp31-32
Pour conclure, le désarroi du lecteur vient, d'une part de la multiplication des indices qui
font qu'il interprète que le père est le personnage principal -surtout avec l'indice du point
de vue qui l'investit de l'autorité narrative- et d'autre part de leur absence totale dans les
autres chapitres.
Le cheikh Ma el Aïnine.
Après "l'éviction" du père du statut de personnage principal, le lecteur constate, au deuxième
chapitre, l'apparition d'un autre personnage qui peut postuler à ce statut, en l'occurrence
le cheikh Ma el Aïnine.
De ce fait, il y a des indices qui orientent le lecteur dans cette interprétation:
∙ au niveau de la qualification, le substantif cheikh est accompagné de l'adjectif "grand"
comme dans le "grand" cheikh aux pages 37 et 231.
∙ dès qu'ils sont entrés dans la ville de Smara, les nomades sont allés voir le cheikh
pour le saluer, puis sont restés autour de sa maison, ce qui indique incontestablement
qu'il est important:
Sans cesse il rencontrait de nouveaux voyageurs... Nour s'écartait pour les
laisser passer, et il les regardait marcher vers la porte de Smara. Ils allaient
saluer le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohamed el Fadel, celui qu'on appelait
Ma el Aïnine, l'Eau des Yeux. Tous, ils allaient s'asseoir sur les banquettes de
boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. pp34-35
Dans l'extrait qui suit, le lecteur est conforté dans son hypothèse que le cheikh est important,
puisque son père et son frère sont allés le saluer aussi:
141
142
Alors ses compagnons l'avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de
Smara, parce qu'ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites
par les Chrétiens, qu'il avait le pouvoir de rendre la vue. p231
Cette modalité "il avait le pouvoir de rendre la vue" est doublée d'une autre, en l'occurrence
celle du savoir: le grand cheikh savait guérir les blessures".
Ce pouvoir se trouve réalisé au chapitre quatre, quand le cheikh Ma el Aïnine a rendu
la vue au soldat aveugle:
...et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l'horizon.
p372
Le cheikh apparaît comme initiateur de tous les nomades, et détenteur de la modalité du
savoir, avec les verbes "avait montré" et "avait enseigné", dans l'exemple qui suit:
Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait
personne. Ses mains serraient les grains du chapelet d'ébène, faisant tomber un
grain à chaque expiration de la foule. C'était lui le centre du souffle, celui qui avait
montré aux hommes la voie du désert, celui qui avait enseigné chaque rythme.
p71
Même remarque dans l'extrait qui suit où le cheikh donnait son enseignement:
Alors le grand cheikh s'est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits
de Nazaran, près d'Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la
science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. p367
Il y a d'autres indices qui renforcent l'idée selon laquelle le cheikh est le personnage
principal:
∙ comme le fait que Nour et les hommes sont revenus à la place où il avait prié:
Nour allait s'asseoir à l'ombre de la muraille de boue, quand le soleil déclinait,
et il regardait l'endroit où Ma el Aïnine avait apparu, cette nuit-là, sur la place,
l'endroit invisible où il s'était accroupi pour prier. Quelquefois d'autres hommes
venaient comme lui, et restaient immobiles à l'entrée de la place, pour regarder la
muraille de terre rouge aux étroites fenêtres. p47
∙ quand il s'est arrêté de chanter l'invocation, les hommes l'ont suivi en s'arrêtant de
chanter eux aussi:
La voix de Ma el Aïnine criait maintenant. Puis d'un seul coup elle s'est
interrompue, comme le chant d'un criquet dans la nuit. Alors la rumeur des voix
et des tambours s'est arrêtée elle aussi…p63
∙ le cheikh est toujours assis au "centre" de la place:
Ma el Aïnine était de nouveau accroupi sur la terre battue, au milieu de la place…
p56 Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait
personne. p71
∙ tout le monde recherche la bénédiction du cheikh; c'est le cas:
– de Nour:
"Que fais-tu là? répéta le vieillard. "Je – je priais", dit Nour; il ajouta: "Je voulais
prier." Le cheikh sourit. "Et tu n'as pas pu prier ?" "Non", dit simplement Nour.
143
Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plait, donne-moi ta bénédiction de Dieu."
p53
∙ des nomades:
De temps en temps, des gens venaient vers le cheikh, pour lui demander sa
bénédiction. Lui les recevait, les faisait asseoir à côté de lui…p243 …des
hommes et des femmes bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des
offrandes de dattes… Le grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient
conduit leurs petits enfants malades du ventre ou des yeux. p245
∙ du guerrier aveugle qui demande à Nour si cheikh lui rendra la vue:
Alors ses compagnons l'avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de
Smara, parce qu'ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites
par les Chrétiens, qu'il avait le pouvoir de rendre la vue. p231 "Est-ce qu'il va me
rendre la vue? Est-ce que je pourrai voir à nouveau?" p244
Dans ces derniers exemples, le cheikh apparaît comme un chef religieux, alors que dans
l'exemple qui suit, il apparaît comme un chef militaire avec "pour chasser les étrangers des
terres des Croyants":
…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. p242
En apprenant que le cheikh est un chef religieux, et en même temps qu'il est un chef militaire,
le lecteur ne fait que se rendre à l'évidence qu'il est devant le personnage principal.
Larhdaf renonce à attaquer les ennemis français et espagnols, à cause du refus de son
père le cheikh, et cela constitue un autre indice de l'importance de ce personnage:
Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français
et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la
plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors
Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l'ordre du départ, au large de
Goulimine…p246
Au vouloir de Larhdaf: "Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre
les Français", s'oppose celui de son père, et c'est ce dernier qui a fini par imposer le sien:
"alors Larhdaf a baissé la tête" (le fils a obéi à son père), démontrant, si besoin est, (et c'est
un autre indice) que le cheikh postule au statut de personnage principal.
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le cheikh ordonne à ses deux fils de ne
pas attaquer la ville de Taroudant, et de poursuivre la marche vers le nord:
Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le
cheikh refusait cette violence…Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le
nord…p360
Le lecteur se rend compte, encore plus, que le cheikh est important:
∙ quand il apprend que les nomades racontent ses légendes et ses miracles:
Ils racontaient aussi la légende de Ma el Aïnine...p366 Nour écoutait les récits
des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les
champs arides, et les paroles du grand cheikh...p367
∙ et qu'il lit que ce cheikh se trouve au centre d'intérêt des Français au chapitre cinq:
144
Nour.
L'incipit donne au lecteur un autre personnage qui peut postuler au statut de "personnage
principal": il s'agit de Nour; et les indices sont nombreux.
Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant
sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux
brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9
Le lecteur se rend compte à travers cet extrait de l'importance du regard chez Nour: pour
preuve, il en dispose de deux mentions: "ses yeux brillaient" et "la lumière de son regard
était presque surnaturelle", et comme nous le savons la perception du regard contribue
énormément à construire le point de vue.
Le premier point de vue qui apparaît au premier chapitre est celui de Nour: ainsi dans
l'exemple qui suit, "cherchait" indique que Nour regardait tout autour les palmiers et les
habitations de la ville dans laquelle il entrait:
Nour cherchait les hauts palmiers vert sombre jaillissant du sol, en rangs serrés
autour du lac d'eau claire, il cherchait les palais blancs, les minarets, tout ce
qu'on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait parlé de la ville de
Smara. p14
Un point de vue qui se poursuit, comme dans l'exemple qui suit, où l'on a un verbe de
70
perception "regardait", et deux objets focalisés :
∙ le "jour" développé en "le jour qui emplissait le ciel au-dessus des campements".
∙ et "les perdrix" développés en "des vols de perdrix traversaient lentement l'espace,
remontaient la vallée rouge".
, et un discours indirect libre sous la forme d'une interrogation toujours attribuée à Nour:
70
Sachant qu'au premier chapitre deux points de vue sont en concurrence: celui de Nour et celui de son père; mais comme nous le
savons, le père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre pour laisser la place à son fils.
145
Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait
le ciel au-dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement
l'espace, remontaient la vallée rouge. Où allaient-ils ? Peut-être qu'ils iraient
jusqu'à la tête de la Saguiet…p22
Dans les exemples qui suivent, c'est encore le point de vue de Nour qui est à l'œuvre, ainsi
il observe:
∙ le cheikh au deuxième chapitre:
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme,
immobile entre ses fils malgré la fatigue et le froid de la nuit.p40
∙ les nomades au troisième chapitre:
De temps à autre, Nour s'arrêtait pour attendre la troupe où étaient sa mère et
ses sœurs. Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu
sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les
guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux
sur leurs épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances.
Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable,
Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration. pp225-226
∙ 71
il écoute la légende de Ma el Aïnine:
Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies
qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place
de Chinguetti…Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El
Aaiun, à Ifni…pp367-368
∙ il regarde le visage du guerrier aveugle, au cinquième chapitre:
Quelque part, sur la pente de la vallée, au milieu des buissons d'épines, un jeune
garçon est assis à côté du corps d'un guerrier mort, et il regarde de toutes ses
forces le visage ensanglanté où les yeux se sont éteints. p385
∙ au septième chapitre, il observe les cavaliers du "Lion", l'un des fils du cheikh Ma el
Aïnine:
Par moments, Nour voyait passer les cavaliers, dans leur nuage rouge, entourés
d'éclairs de lumière, les cavaliers du Lion qui brandissaient les lances. p428
72
Le lecteur n'hésite pas à investir ce personnage de "l'autorité narrative " que nous avons
vue plus haut avec V. Jouve, une autorité qui se trouve renforcée et appuyée par l'ampleur
et l'extension de ce point de vue du début jusqu'à la fin du premier texte.
Il y a un autre indice qui prouve définitivement que Nour est le personnage principal:
en effet, le lecteur sait que le père "a perdu" ses trois rôles actantiels de "guerrier", de
"guide", et de "savant" et cela dès la fin du premier chapitre, pour n'en conserver que celui
de "père"; au troisième chapitre, quand Nour rencontre le guerrier aveugle, il devient son
"guide", s'appropriant l'un des rôles de son père:
72
Le lecteur a attribué momentanément cette "autorité narrative" au père durant le premier chapitre, mais il la lui a "retiré", car le
père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre.
146
Conclusion.
Pour conclure, disons que le lecteur se trouve hésitant quant au choix du personnage
principal; en effet, comme nous l'avons vu il y a au moins trois personnages qui y ont postulé:
∙ le père qui apparaît en premier à l'incipit, qui est le seul qui porte un "fusil", et qui
apparaît comme le chef d'un groupe avec "guide", (page 11);
∙ le cheikh Ma el Aïnine qui apparaît comme un personnage central pour la multiplicité
des indices qui orientent le lecteur vers l'interprétation qu'il est le personnage
principal, et surtout parce qu'il est une personnalité historique, qui a vécu réellement à
la fin du dix-neuvième, et au début du vingtième siècle;
∙ et Nour le fils de l'homme au fusil.
Si le père est vite "éliminé" à la fin du premier chapitre, pour n'apparaître que de façon
sporadique et intermittente dans les autres chapitres, le lecteur reste hésitant entre deux
autres personnages: le cheikh et Nour; cette hésitation est vite dissipée, puisque l'un des
critères les plus sûrs et fiables pour trancher, en l'occurrence la technique du point de vue,
fait que le lecteur décide en faveur de Nour dont le point de vue s'étend du début jusqu'à la
fin du texte, et permet ainsi de le doter de "l'autorité narrative".
Le fait que Nour soit pourvu d'un point de vue qui se prolonge jusqu'à la fin du texte,
est significatif de la mise à l'écart du personnage historique, c'est-à-dire de Ma el Aïnine,
et la consécration du personnage fictif.
5.1. Le vouloir.
Pour la sémiotique de Greimas, un rôle actantiel est défini par:
∙ sa position à l'intérieur du parcours narratif,
∙ et son investissement modal.
73
147
Il se trouve que cette dernière composante a une grande importante dans le premier texte,
surtout à travers la modalité du vouloir.
Pour P. Hamon, le vouloir
transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet
virtuel doté d'un programme local ou global et en relation déjà finalisée avec un
objet auquel il attribue une valeur soit positive (il désire l'obtenir), soit négative (il
désire l'éviter), (P. Hamon; 1998: 236).
Nous allons voir que si le vouloir existe dans le premier texte de Désert, il n'en demeure pas
moins que certains indices font que le lecteur soit dérouté.
Dès l'incipit, le lecteur se trouve surpris et désorienté en lisant que les voyageurs n'ont
pas de "programme", et ne manque pas de se demander par conséquent pourquoi les
nomades font le voyage:
Ils ne voulaient rien. p8
Quelques lignes après, on a ceci:
Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d'eux: alors ils marchaient
sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour
trouver autre chose. p13
Après la négation de l'existence d'un "programme", et donc d'un vouloir, voilà que le dernier
exemple démontre que le programme des voyageurs consiste à trouver "autre chose"; mais
cette "chose" reste vague, et ne fait pas avancer le lecteur dans son interprétation.
Le lecteur doit attendre une quarantaine de pages pour que le programme soit enfin
dévoilé:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt."
"Où ?" avait demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa,
vers Souss, Tiznit. Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous qui nous
attendent..." p49
Jusque-là, le lecteur est soumis à une sorte de dévoilement "graduel", puisque de l'absence
totale du programme, constatée à l'incipit, il se trouve enfin devant un vouloir: les nomades
marchent vers le nord à la recherche de la terre et de l'eau.
Au chapitre trois, le lecteur est désorienté puisqu'il apprend que les nomades disposent
d'un autre vouloir: il s'agit de livrer la guerre sainte aux Chrétiens:
Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de
la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa…tous ceux que
la misère et la menace de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la
côte, et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Un vouloir qui sera repris et rappelé quelques pages après (toujours au même chapitre):
Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des
montagnards…tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le
royaume de Dieu. p248
Les choses se compliquent pour le lecteur, qui de la recherche de la terre et de l'eau se
trouve devant un autre vouloir en l'occurrence la guerre que les nomades se devaient de
livrer aux Chrétiens.
148
Il faut dire qu'une contradiction dans le programme "guerre sainte du cheikh contre
les Chrétiens" (exemple de la page 248), ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui
apprend au deuxième chapitre, que le cheikh "n'attendait plus rien" et ne dispose plus de
ce fait d'un vouloir:
Il n'attendait plus rien, maintenant. p71
Le lecteur est bien sûr interpellé par la contradiction entre cette dernière citation, où le cheikh
74
est en "disjonction" avec le vouloir, et la citation des pages 241 et 248 (plus haut), où le
lecteur apprend que le vouloir du cheikh consiste à faire la guerre pour chasser les Chrétiens
des terres des croyants:
…tous ceux…qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route
pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants.
pp241-242
À la fin du chapitre trois, le lecteur apprend que les nomades sont arrivés à la ville de
Taroudant, et qu'ils ont trouvé la terre, et l'eau: d'où le constat fait par le lecteur que le
programme de "la guerre sainte" n'a plus raison d'être, et qu'il y a eu conjonction avec "l'objet
75
de valeur" , pour reprendre A. J. Greimas:
Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait
dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages
pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250
Dans ce fragment, ce qui suggère cette conjonction, c'est: "alors, les hommes ont compris
que le voyage touchait à sa fin", et le lecteur comprend que le véritable programme des
nomades était donc la recherche de la terre et de l'eau: "là où il y aurait de l'eau…et de la
terre pour tous les hommes".
Au cinquième chapitre, le lecteur se trouve encore une fois désorienté, quand il apprend
que les nomades et à leur tête le cheikh ont entrepris la marche pour un autre programme,
en l'occurrence pour renverser le sultan allié des Français (le troisième après celui de la
recherche de la terre, et la chasse aux Chrétiens):
Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et
faire nommer à sa place Moulay Hiba...p382
76
Avec la multiplication des vouloirs pour une seule et même action , le lecteur se trouve
dérouté, puisqu'il ne sait pas exactement pour quelle raison les nomades marchent.
Remarques.
Une sorte de "balancement", caractérise le savoir du lecteur, à partir duquel naît son
désarroi:
∙ tantôt, ce lecteur apprend que les nomades marchent pour "chercher la terre et
l'eau" (chapitre deux), et tantôt il apprend que ces mêmes nomades marchent vers le
nord avec pour programme "la guerre contre les étrangers" (chapitre trois);
∙ ce dernier programme se trouve dans une contradiction, puisque de la négation d'un
vouloir du cheikh à la page 71: "il n'attendait plus rien", le lecteur se trouve devant
74
"Disjonction" et "conjonction" ont pour terme commun jonction: ces notions appartiennent à la sémiotique de A. J. Greimas:
pour ce dernier, dans le cas où un sujet posséderait un objet on parle d'énoncé conjonctif: SO; alors que dans le cas où le sujet est
dépossédé de l'objet on dit qu'on a un énoncé disjonctif: SO.
75
Voir page 126 ce que signifie pour Greimas "l'objet de valeur".
76
"Action" dans le sens que donne F. Revaz (1997): voir à cet égard la partie consacrée au "récit" dans le premier texte de Désert.
149
un vouloir: "le grand cheikh était en route pour la guerre sainte, pour chasser les
étrangers des terres de Croyants": pages 241 et 242.
C'est de la négation et l'affirmation du "vouloir" que le lecteur se trouve désorienté.
À la fin du chapitre trois, ce "balancement" du savoir du lecteur est encore accentué,
puisque ce dernier apprend que les nomades ont trouvé la terre et l'eau, et ne manque pas
de se demander pourquoi (toujours au chapitre trois) il avait été dit qu'ils faisaient le voyage
pour chasser les Chrétiens (page 248).
Un autre programme se met en place, et fait vaciller encore le savoir du lecteur quand
ce dernier apprend que les nomades marchent vers le nord pour renverser le sultan allié
des Français (chapitre cinq, page 382).
Un autre programme anime les personnages dans le premier le texte -rappelons que
pour P. Hamon un vouloir sous-tend un programme: c'est celui relatif à la recherche de la
bénédiction; ainsi:
∙ le père demande la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau:
"Aide-moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J'ai traversé le désert,
je suis venu pour te demander ta bénédiction avant de mourir." p28
∙ Nour cherche la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine:
Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plait, donne-moi ta bénédiction de Dieu."
p53
∙ tout comme les nomades:
C'étaient des hommes nomades du Draa, des bergers en haillons, ou des
femmes bleues qui portaient leurs petits enfants enroulés dans leurs manteaux.
Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir, pour
qu'il calme les plaies de leur corps. p244
, et les fidèles guerriers bleus du cheikh:
Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les guerriers
bleus de la tribu des Berik Al-lah… Les autres sont retournés vers le Sud, vers
leurs pistes, parce qu'ils ont compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, que les
terres promises ne leur seraient jamais données. Mais eux, ce n'était pas de la
terre qu'ils voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vénéraient à l'égal d'un
saint. Il leur avait donné sa bénédiction divine, et cela les avait liés à lui comme
les paroles d'un serment. p399
77
Donc, un autre programme se met en place, et le lecteur ne sait plus quel est des quatre
est le plus important.
Le lecteur se rend compte que le programme: "recherche de la bénédiction" est le plus
important; en effet des indices sont à l'œuvre pour étayer cette hypothèse:
∙ après avoir demandé la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau, et prié, le
bonheur éclairait le regard du père de Nour:
77
Rappelons que les trois autres programmes sont: -1- la recherche de la terre et de l'eau; -2- la guerre sainte contre les Chrétiens;
-3- le renversement du roi compromis avec les Chrétiens.
150
Mais au fond de lui il y avait une force nouvelle, un bonheur qui éclairait son
regard. p31
∙ les nomades veulent avoir la bénédiction du cheikh "pour recevoir…un peu d'espoir":
Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir…p244
∙ et l'homme aveugle qui a reçu la bénédiction du cheikh, n'avait plus de souffrance
dans son corps:
Il n'y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux…p
372
Conclusion.
En tant que l'une des caractéristiques du personnage, la modalité volitive se trouve
fortement perturbée dans le premier texte de Désert à cause de la multiplicité des
programmes: l'effet créé provoque des difficultés au niveau du travail interprétatif du lecteur
qui s'est trouvé devant quatre vouloirs différents l'un de l'autre; nous pensons que le vouloir
lié à la recherche de la bénédiction est le plus important puisqu'il est dit clairement dans
l'exemple de la page 399 que les hommes bleus ne voulaient pas la terre: "Mais eux, ce
n'était pas de la terre qu'ils voulaient".
5.2. Le savoir.
Il s'agit, ici, de s'intéresser à tout ce qui renvoie "au savoir" des personnages, qui est parfois
touché par la contradiction; cette contradiction se répercute sur l'interprétation du lecteur
qui se trouve pris au piège de l'affirmation d'une chose, et en même temps de sa négation.
L'incipit commence par le non-savoir des voyageurs concernant leur destination:
Personne ne savait où on allait. p8
Le lecteur remarque bien qu'à l'incipit le "non-savoir" s'ajoute au "non-vouloir" étudié plus
haut, et il ne manque pas de se demander si les personnages qui évoluent dans le
premier texte de Désert correspondent aux personnages rencontrés dans les romans dits
classiques.
Ce non-savoir se prolonge dans les pages qui suivent:
Ils étaient revenus chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la
grande vallée de la Saguiet el Hamra, sans savoir vers où ils allaient repartir. p24
Au chapitre trois, Nour ne sait pas vers où il se dirige:
Mais le lecteur a déjà lu au chapitre deux que Nour était au courant de la destination
de leur voyage, informé en cela par son père, d'où la contradiction:
Les yeux du père de Nour brillaient d'une sorte de joie fiévreuse. "Nous allons
partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt." "Où ?" avait
demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit.
Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent, c'est
Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el Aïnine qui l'a dit, et Ahmed Ech Chems
aussi." p49
Dans les deux derniers extraits, la confusion du lecteur naît de l'affirmation d'une proposition
et de sa négation.
151
Les voyageurs, jusqu'au dernier chapitre, ne savent pas pour quelle raison ils ont
entrepris la marche:
Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici, sur le lit du
fleuve Souss. Peut-être que c'étaient seulement la faim, la fatigue, le désespoir
qui les avaient conduits là, à l'embouchure du fleuve, devant la mer. Où
pouvaient-ils aller ? Depuis des mois, des années, ils erraient à la recherche
d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire
leurs corrals pour leurs moutons. p425
Ce non-savoir est matérialisé par la négation qui accompagne le verbe savoir: "ils ne
savaient pas pourquoi ils étaient venus ici", et par le modalisateur "peut-être".
Mais au même paragraphe, le lecteur apprend que ces mêmes voyageurs ont entrepris
la marche "à la recherche d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs
tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons": cela démontre que les nomades savent
pourquoi ils ont entrepris la marche.
Le désarroi du lecteur naît de l'affirmation du savoir [+savoir], et en même temps de
sa négation [-savoir].
Toujours à la fin du chapitre sept (page 428), le lecteur apprend que les nomades ne
savaient pas:
∙ pourquoi ils ont voyagé;
∙ et contre qui ils allaient faire la guerre:
…ils venaient de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pour quoi et contre
qui ils allaient se battre. p428
Ceci déconcerte le lecteur qui avait lu quelques lignes avant (exemple de la page 425, voir
plus haut) qu'ils ont entrepris la marche:
∙ à la recherche de la terre et de l'eau,
∙ et trois chapitres avant (au chapitre trois: pages 241 et 242) qu'ils allaient faire la
guerre aux Chrétiens:
…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Dans l'exemple qui suit, ce qui appuie l'idée que Nour détient un [+savoir] sur l'arrivée aux
terres promises, c'est l'emploi du futur proche avec l'adverbe "bientôt": "nous allons bientôt
arriver", et du futur de l'indicatif qui indique que "l'arrivée" est certaine d'être réalisée dans
l'avenir: " là où nous ne manquerons pas de rien":
"Sais-tu où nous sommes?" Est-ce que nous sommes encore loin de l'endroit
où nous pourrons nous arrêter?" "Non", disait Nour, "nous allons bientôt arriver
dans les terres que le cheikh a promises, là où nous ne manquerons pas de rien,
là où ce sera comme le royaume de Dieu." Mais il n'en savait rien, et au fond de
son cœur, il pensait qu'ils n'arriveraient peut-être jamais dans ce pays…p231
Mais quelques lignes après, et au même paragraphe, le lecteur note qu'au [+savoir]
s'oppose un [-savoir]: "mais il n'en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu'ils
n'arriveraient peut-être jamais".
152
Il n'est pas rare que certains personnages soient présentés comme étant dans le non-
savoir, et cela par rapport à d'autres personnages et au lecteur qui eux savent; ainsi au
chapitre cinq le lecteur apprend que le cheikh Ma el Aïnine est en "disjonction" avec le savoir:
Savait-il seulement que, pendant qu'il priait et donnait sa bénédiction aux
hommes du désert, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne
signaient un accord qui donnait à l'un un pays nommé Maroc, à l'autre un pays
nommé Egypte ?… Savait-il qu'au moment de l'Acte d'Algésiras qui mettait fin à
la guerre sainte dans le Nord, l'endettement du roi Moulay Hafid était de 206 000
000 francs-or, et qu'il était alors évident qu'il ne pourrait jamais rembourser ses
créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne
combattaient pas pour l'or, mais seulement pour une bénédiction…p380
Le non-savoir du cheikh est relatif aux circonstances qui ont entouré la colonisation du
Maroc avec la signature d'un accord entre les Français et les Anglais donnant "à l'un un
pays nommé Maroc, à l'autre un pays nommé Egypte".
Le non-savoir du cheikh est mis en avant aussi avec l'endettement de l'un de ses fils,
ce qui a pour conséquence d'accentuer encore la domination des Français.
Ce non-savoir est à opposer au savoir du lecteur qui comprend, en lisant ses lignes,
que le cheikh et ses hommes ont déjà perdu la guerre d'avance, à cause de l'argent:
Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans
comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vaincu;
l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid…l'argent
des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données…p379
À la fin du chapitre sept, les guerriers nomades s'apprêtent à affronter les Français pour la
deuxième fois (la première fois c'était au chapitre cinq), et Moulay Sebaa, leur chef sait bien
tout comme le lecteur que les nomades vont perdre:
À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa…regardait avec inquiétude la longue ligne
des soldats des Chrétiens…Il savait que la bataille était perdue d'avance, comme
autrefois à Bou Denib… Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre
de la retraite, mais les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. p343
Le lecteur, comme Moulay Sebaa, sont dans le savoir contrairement aux guerriers qui,
malgré l'appel à la retraite donné par leur chef, "n'écoutaient pas ses ordres".
Au chapitre sept les nomades sont vus par Nour comme étant en détresse "des hommes
sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants...ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim
et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois ":
C'étaient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des Chleuhs vêtus de
leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants.
Nour ne reconnaissait pas les guerriers du désert, les hommes bleus qui avaient
suivi Ma el Aïnine jusqu'à sa mort. Ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim
et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois…
p427
Mais, le lecteur se rend à l'évidence que le "savoir" de Nour est faux, et se souvient qu'à
la "non-soif" et à la "non-faim" des guerriers de l'exemple dernier, s'opposent la "soif" et "la
faim" de ces guerriers:
∙ à l'incipit:
153
Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter, la fatigue et la soif les
enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur
langue. La faim les rongeait. p8
∙ au chapitre deux, où les nomades apparaissent comme:
– harassés" par la soif:
À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés
par la fatigue et par la soif…p44
∙ et rongés par la faim:
C'est la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des
jours qu'ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs n'avaient pas reçu
de nourriture, et les provisions touchaient à leur fin. p359
Comme pour le vouloir, l'instabilité du savoir des personnages a des conséquences sur
l'interprétation du lecteur, à cause surtout de l'affirmation d'une chose et de sa négation.
154
∙ les soldats de Ma el Aïnine sont eux aussi dans un état de détresse, ce qui fait que le
lecteur sympathise avec des guerriers incapables de combattre à armes égales avec
l'ennemi:
Maintenant c'étaient les guerriers de Ma el Aïnine qui allaient en dernier, montés
sur leurs chameaux, et Nour marchait avec eux, guidant le guerrier aveugle.
p242 La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes
couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
∙ les nomades sont accompagnés par des bébés et des enfants:
Le lecteur compatit au sort des bébés, et des enfants dans cette marche forcée à la
recherche de la terre vers le nord:
Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue
sur le dos de leur mère. p8 Les femmes marchaient à côté des chameaux de
bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux... Mais tout à fait en
dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus, les vieillards, les enfants, les
blessés...p226
Le malheur et la détresse sont évidents et indiquent la souffrance des nomades avec "mais
tout à fait en dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus"; cette idée de "souffrance" est
mise en avant par V. Jouve:
Le personnage qui souffre en tant que support privilégié de l'investissement
affectif, occupe une place de choix dans le personnel romanesque. (Ibid. : 141)
, et le lecteur
prendra toujours fait et cause pour le personnage porteur du désir contrarié.
(Ibid. : 140)
Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur des nomades c'est le non-bellicisme du
cheikh qui a refusé de laisser ses fils s'attaquer:
∙ aux Français et aux Espagnols:
Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine pour se battre contre les Français
et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la
plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors
Larhdaf a baissé la tête...p246
∙ et à la ville de Taroudant:
Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le
cheikh refusait cette violence. p360
Quand les nomades arrivent à la ville de Taroudant, à la fin du chapitre trois, il y a eu un
regain d'espoir, avec la promesse d'une nouvelle terre:
Alors les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait
dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages
pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250
Mais voilà qu'au chapitre quatre les habitants de la ville de Taroudant n'ont pas voulu ouvrir
les portes de leur ville, ce qui éveille la pitié du lecteur à l'égard des nomades qui avaient
espéré avoir une terre:
155
156
157
Il y a des enfants qui courent dans la nuit. Ils ont enlevé tous leurs habits et ils
courent tout nus sous la pluie…Lalla voudrait bien faire comme eux, mais elle est
trop vieille maintenant…p161
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur apprend que Lalla est devenue encore
plus âgée qu'avant, ce qu'elle regrette:
Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle
venait juste d'arriver à la Cité…p190
Au chapitre huit de la deuxième partie le lecteur passe de "jeune fille" à une nouvelle
instruction concernant l'évolution physique de Lalla, avec "jeune femme", et cela
Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure,
affleurant le visage de la jeune femme…p350
158
rivage. Sa peur s'est effacée. L'arbre sec, le serpent, le grand champ de pierres
rouges et de poussières se sont effacés…pp156-157
Ce qui aide le lecteur à interpréter ce dernier fragment comme un souvenir ou un rêve,
c'est l'emploi de "quand elle rouvre les yeux", appuyé par "l'arbre sec, le serpent…se sont
effacés".
Mais un autre détail conforte le lecteur dans son hypothèse qu'il est devant ce qui peut
être considéré comme du rêve ou du souvenir: cet indice est "petite fille" qui fait remonter le
lecteur au passé de Lalla (une scène qui a eu lieu antérieurement), puisque ce lecteur sait
bien que l'indice "petite fille" n'est plus utilisé depuis le premier chapitre de la première partie,
et qu'au chapitre sept (première partie) c'est l'indice "jeune fille" qui se trouve employé deux
fois pages 130 et 132, ce qui démontre que ce personnage a grandi.
Deuxième partie.
Ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur dans cette partie, c'est la disparition
des rêves et des souvenirs comme l'illustre l'exemple qui suit, (nous insistons sur le fait
que si ces rêves et souvenirs sont absents tout au long des six premiers chapitres de cette
partie, ils resurgissent par contre à partir du septième chapitre):
Lalla pense un peu au ciel constellé, à la grande nuit du désert, quand elle était
étendue sur le sable dur à côté du Hartani, et qu'ils respiraient doucement,
comme s'ils n'avaient qu'un seul corps. Mais c'est difficile de se souvenir. Il faut
marcher, ici, marcher avec les autres, comme si on savait où on allait…p309
Dans le dernier extrait, il est clairement dit que le fait de se souvenir du désert est difficile
"ici", à Marseille, et le lecteur infère que les rêves sont, eux aussi, inexistants.
Cela constitue un premier changement relevé par le lecteur.
Le deuxième changement s'opère quand le lecteur constate que les souvenirs et les
rêves sont remplacés par ce que nous avons décidé d'appeler "hallucination" (le terme est
choisi par nous, en l'absence d'un terme explicite dans le texte).
Donc, à défaut de souvenirs et de rêves, l'on dispose d' "hallucination", au chapitre trois:
L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela
tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du
vertige s'applique sur elle et l'attire en avant. De toutes ses forces, elle s'agrippe
au divan, elle résiste, son corps tendu à se rompre. p287
Ici, l'hallucination est suggérée à travers: "un entonnoir" qui se forme devant Lalla :
"le vide est grand…que cela tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de
Lalla", et à travers une sorte d'anthropomorphisme, avec "la bouche" qui se trouve dotée
d'intentionnalité humaine: "et la bouche du vertige s'applique sur elle et l'attire en avant".
L'image d'un "entonnoir" se répète au chapitre cinq, relayée cette fois-ci par la "peur":
Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue,
une autre encore. Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs
moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse,
comme si tous les bruits de pneus et de pas traçaient de grands cercles
concentriques sur les bords d'un gigantesque entonnoir. p309
Après "l'hallucination" où Lalla avait éprouvé "le vertige" et "la peur", le rêve marque son
retour à partir du chapitre sept, et renvoie au désert:
159
Elle voit autour d'elle, aujourd'hui, pour la première fois depuis si longtemps,
la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le
silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard
de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les
caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos… Peut-être
qu'elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville
va bientôt se dissoudre, s'évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la
terrible nuit ? p330
La réapparition du rêve lié au désert est mise en avant à travers: "la blancheur éternelle des
pierres et du sable", et "les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes".
78
Voir dans le Dictionnaire raisonné (1979) les entrées euphorie, dysphorie, et axiologie.
160
est contente, parce que Naman vient manger chez Aamma et parce qu'il va raconter de
belles histoires (pages 102 et 145); elle éprouve la même passion quand Aamma raconte
les histoires (page 123).
Quand elle laisse les mains du Hartani toucher son visage, elle éprouve du
bonheur: Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses
tempes, comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange,
qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle, qui la dénoue,
l'apaise. p132
Elle est heureuse quand elle entend la pluie tomber, ou quand elle accompagne Aamma à
l'établissement des bains, parce qu'il "n'y a pas de tâches à faire" (page 162).
Comme nous venons de le dire, l'axe dysphorique est faiblement présent dans la
première partie, sauf à la fin (au chapitre treize):
∙ quand Lalla a eu peur en apprenant qu'Aamma voulait la faire marier à l'homme riche:
Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander
en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa
tête, et son cœur s'est mis à battre très fort. p192
∙ et quand elle est devenue triste car elle a appris que Naman est tombé malade,
toujours au chapitre treize:
Lalla était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allait emmener avec lui.
Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est
serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. p196
Pour conclure, disons que dans cette première partie, la passion se rattachant à Lalla est
située dans l'axe euphorique.
Deuxième partie, "la vie chez les esclaves".
En lisant cette deuxième partie, le lecteur ne manque pas de remarquer que la passion
concernant Lalla, est dominée par l'axe dysphorique:
Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y
avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font
des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de
la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts
sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279
Lalla fait de la peur l'une des caractéristiques de la ville de Marseille: "ici c'est la peur du
vide", et cela contrairement à l'endroit où vivait le Hartani, où c'était uniquement les serpents
79
et les scorpions qui faisaient peur .
Cette peur se trouve présente dans les chapitres deux, trois, cinq et six:
79
La peur est bel et bien présente dans la première partie, mais pas de façon aussi "envahissante" que dans la deuxième partie:
Les grandes mantes religieuses font peur, et Lalla attend qu'elles s'en aillent, ou bien elle fait un détour sans les quitter des yeux…
p78 Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait
peur…p138 La différence entre la première et la deuxième partie est, selon nous, située dans la constatation faite par Lalla: en
effet, dans la première partie, Lalla ne constate et n'affirme rien puisqu'elle ne fait pas de la peur la caractéristique de la vie à la Cité,
contrairement à la deuxième partie où cette peur est considérée comme permanente: …mais ici c'est la peur du vide, de la détresse,
de la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts…p279
161
D'autres indices guident le lecteur dans son interprétation, et prouve que Lalla a connu
une évolution au niveau de la passion avec la domination de l'axe dysphorique: en effet, se
trouvant au port de la ville, Lalla échappe momentanément à la "tristesse" et la "noirceur":
∙ de l'appartement d'Aamma;
∙ de l'hôtel où elle travaille;
∙ et des rues de la ville Marseille:
Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a de noir
et de triste au fond d'elle. Elle ne pense plus à la maison d'Aamma, aux cours
noires où dégoulinent les lessives. Elle ne pense plus à l'hôtel Sainte Blanche, ni
même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent
sans arrêt. p294
Quand elle se trouve dans l'un des boulevards de la ville, elle oublie durant un laps de temps
court la peur, mais après cette dernière revient aussitôt vite:
Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse… Lalla descend
jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore.
Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans
cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse…p309
À partir du chapitre sept, la composante passionnelle évolue encore une fois (comme pour
les rêves et les souvenirs), et c'est l'axe euphorique qui réapparaît:
∙ quand Lalla annonce à Radicz qu'elle a quitté l'hôtel à cause de la mort de M.
Ceresola, l' "ivresse" de liberté se lit sur son visage:
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331
∙ Radicz remarque que Lalla est contente:
Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n'ose pas le lui dire. Ses yeux sont
brillants de joie. p332
Même remarque dans l'exemple qui suit où il y a mise en avant de la joie de Lalla:
Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans
rien dire, comme s'ils allaient vers l'autre bout du monde pour ne plus jamais
revenir. p334
Comme nous le constatons, le chapitre sept marque un tournant, puisque à l'axe
dysphorique (lié à des passions comme la peur, la tristesse, le vide…) succède le terme
opposé, c'est-à-dire l'axe euphorique.
Conclusion.
Nous pensons que le fait qu'un personnage comme Lalla connaît les agitations de la vie
intérieure (les niveaux psychologique et passionnel vus plus haut) la rapproche encore plus
162
du lecteur qui ne manque pas de faire le parallèle entre la vie de ce personnage et sa vie
intime marquée elle aussi par des tourments:
Si l'odyssée de Bloom nous intéresse, c'est en tant que cheminement intérieur
d'une conscience: c'est dans le mouvement même de ce "moi" à la recherche
d'une hypothétique unité que le lecteur se reconnaît.. (V. Jouve; 1992: 135)
Nous pensons que les niveaux passionnel et psychologique confirment que Lalla n'est pas
un personnage à contour "unifié" puisque dans les deux parties composant le deuxième
texte, le lecteur s'est trouvé devant deux facettes formant le même personnage.
Il y a des indices dans le texte qui font que le lecteur interprète le personnage Lalla
comme étant double, c'est le cas de l'exemple suivant:
Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle devient quelqu'un
d'autre, de lointain, d'oublié. p98
, ou dans l'exemple suivant avec "c'est un peu comme s'il y avait deux Lalla":
Elle ne sait pas bien pourquoi elle va dans cette direction; c'est un peu comme
s'il y avait deux Lalla, une qui ne savait pas, aveuglée par l'angoisse et par la
colère, fuyant le vent de malheur, et l'autre qui savait et qui faisait marcher les
jambes dans la direction de la demeure d'Es Ser. p200
Le photographe, lui aussi, entrevoit un autre être en Lalla:
Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure,
affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps; à peine
perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis
s'efface, laissant un souvenir qui tremble. pp350-351 Quand elle a ce regard
étrange, le photographe ressent un frisson, comme un froid qui entre en elle. Il ne
sait pas ce que c'est. C'est peut- être l'autre être qui vit en Lalla qui regarde et qui
juge le monde, par ses yeux…p351
Pour le redire encore une fois, le lecteur se rend compte à travers ces exemples que Lalla
n'est pas une entité "unique" ou "unifiée", mais elle est définie par au moins deux "moi" qui
la définissent.
En effet, nous avons vu plus haut qu'au niveau de la passion, et dans la première
partie c'est l'axe euphorique qui domine puisque Lalla se sent contente et heureuse aussi
bien dans la nature que quand elle se trouve avec Naman ou le Hartani (rappelons que la
première partie est appelée "le Bonheur"), alors que dans la deuxième partie c'est plutôt
l'axe dysphorique qui domine avec le développement de la passion "peur".
Le fait que Lalla ait connu le bonheur dans la première partie, et la peur dans
la deuxième partie prouve que le lecteur s'est trouvé à la fin de sa lecture devant un
personnage "double" qui a connu une double expérience relevant de la passion.
Même remarque concernant les rêves et les souvenirs qui sont présents dans
la première partie, disparaissent dans la deuxième partie pour être remplacés par l'
"hallucination", puis refont surface à partir du chapitre sept.
80
Pour conclure, disons que pour "saisir" Lalla, le lecteur a contribué activement dans
la construction de cette part double aussi bien au niveau psychologique que passionnelle
à travers les différents indices déployés par le texte.
80
Pour V. Jouve la "saisie" est la façon dont on appréhende le personnage à l'intérieur de l'univers narratif...la perception du
personnage comme réalité textuelle. (1992: 56)
163
81
pour disposer d'un point de vue, il faut: -un focalisateur\ou un sujet qui perçoit; -un verbe de perception; -le focalisé perçu
164
En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit dans la brume la grande plaine
déserte, les torrents asséchés. À l'horizon, il y a une vapeur ocre qui s'étale: c'est
le commencent du désert. p127
L'exemple qui suit, conforte le lecteur dans son interprétation que l'observation visuelle
constitue l'une des caractéristiques de Lalla:
Quand elle entre dans la salle qui sert d'atelier, Lalla entend le bruit des métiers
à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les uns derrière les autres, dans la
pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois barres de néon. Devant
les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles
travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits
ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. p187
Tout d'abord, elle commence par noter que l'espace est meublé par des métiers: ces derniers
sont alignés les uns derrière les autres, et ensuite par remarquer que cette salle est allumée
par trois barres de néon.
Ce qui suggère encore que Lalla est dotée d'un grand sens de l'observation, c'est la
présence des chiffres: son œil lui permet d'estimer qu'il y a, à peu près, vingt métiers dans la
salle, mais elle est certaine, par contre, quant au nombre des néons (il y en a trois); (l'œil ne
peut pas compter en une fraction de secondes un nombre élevé d'objets, mais peut compter
un nombre réduit d'objets).
L'observation se poursuit, et Lalla regarde les filles (on a un passage de l'inanimé
comme les "métiers" et les "néons", à l'animé avec "filles"):
∙ les unes sont accroupies, les autres sont assises sur des tabourets, mais toutes
travaillent en exécutant différentes tâches: "elles travaillent vite, poussent la navette,
prennent les petits ciseaux pour couper les mèches, et enfin tassent la laine sur la
trame".
Dans l'exemple qui suit, Lalla entre dans l'appartement de M. Ceresola qui est mort:
Il n'y a personne dans l'appartement, et Lalla avance vers la grande pièce, là où
il y a une table recouverte de toile cirée, avec une corbeille de fruits. Au fond de
la pièce, il y a l'alcôve avec le lit. Quand elle s'approche, Lalla aperçoit Monsieur
Ceresola qui est couché sur le dos, dans le lit, comme s'il dormait. p325
D'abord, Lalla remarque qu'il n'y a personne dans l'appartement, et note en même temps
que cet appartement est "grand". Après, elle observe que cette pièce est meublée par une
table recouverte de toile: la table comporte une propriété: elle est "cirée".
Sur cette table se trouve une corbeille remplie de fruits, puis Lalla ajuste son regard pour
se rendre compte qu'au fond de la pièce: "il y a l'alcôve avec le lit"; enfin on a passage de
l'inanimé (la table, la toile, la corbeille…) à l'humain en apercevant M. Ceresola couché sur
le dos sur le lit: tous ces objets vus en un seul coup d'œil, témoignent d'un sens visuel aigu.
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre,
mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un
instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans des
vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes
immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de
bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335
165
Lalla note bien qu'à l'aspect "sombre" de la grande salle s'oppose les
nappes"éblouissantes" ("éblouir": signifie une lumière vive, à l'opposé de "sombre").
La force d'observation de Lalla se confirme avec le reste de l'exemple, puisqu'en "un
instant, Lalla voit tout, et distinctement":
∙ elle voit des tables dont la forme est "ronde".
Sur ces tables, il y a des vases avec des fleurs roses, des couverts, des verres, et des
serviettes. Ces divers objets ont des propriétés, et cela constitue une autre preuve que Lalla
est un personnage dont le regard enregistre tout jusqu'au moindre détail: les vases sont "en
cristal", les couverts "en argent", les verres sont pourvus de "facettes", et enfin les serviettes
sont "immaculées".
Autour des tables, il y des chaises qui sont pareillement pourvues de propriétés: elles
sont "en velours bleu marine".
Le parquet se trouve aussi sous l'œil examinateur de Lalla qui note qu'il est en "bois
ciré".
Ce qui est important à relever, après avoir étudié ces exemples, c'est que tout ce qui est
observé par Lalla est examiné de manière minutieuse et détaillée, de façon à ce qu'aucune
propriété ou aucun détail ne soit oublié.
Nous pensons, aussi, que l'abondance des propriétés concernant les focalisés (objets
et personnages) constitue un autre indice fiable prouvant que rien n'échappe à l'œil de Lalla:
∙ les objets:
Comme ces tables rondes, et tout ce qui se trouve sur ces tables: des vases en cristal, des
couverts en argent, et encore des verres à facettes, le parquet en bois ciré, (exemple de la
page 335); ou comme la plaine qui est grande et déserte, les torrents qui sont asséchés, et
la vapeur qui est ocre, (exemple de la page 127);
∙ les personnages observés: comme ces filles qui sont vues accroupies ou assises
sur des tabourets, en exerçant différentes tâches (exemple de la page 187); ou
comme ces garçons dans le restaurant, vêtus de blanc, (exemple de la page 335.
Dès que Lalla focalise un autre personnage, le lecteur en a droit une description minutieuse
et détaillée; c'est le cas:
∙ du Hartani:
Il est long et mince comme une liane, avec de belles mains brunes aux ongles
couleur d'ivoire, et des pieds faits pour la course. Mais c'est son visage que Lalla
aime surtout, parce qu'il ne ressemble à personne de ceux qui vivent ici, à la Cité.
C'est un visage très mince et lisse, un front bombé et des sourcils très droits et
de grands yeux sombres couleur de métal. Ses cheveux sont courts, presque
crépus, et il n'a ni moustache ni barbe. p109
∙ la taille: il est long et mince.
∙ les mains: belles et brunes aux ongles couleur d'ivoire.
∙ les pieds: faits pour la course.
∙ le visage: très mince et lisse, un front bombé, pas de moustache, ni de barbe.
∙ des sourcils: très droits.
∙ des yeux: grands et sombres, couleur de métal.
166
Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise.
Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable.
Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux
tout étrécis de colère… Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit
seulement: "Allez vous-en." Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit
une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais
le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le
policier se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla
entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti. pp285-286
Dans le dernier exemple, il y a d'abord une mise en avant du regard de Lalla: "le regard
dur de Lalla", "elle le regardedurement" le "regard de la jeune fille est dur comme du métal,
difficile à soutenir".
Ce regard met "mal à l'aise" le policier: "il ne dit plus rien pendant quelques secondes",
il est "éberlué", "se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla
entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti".
Même remarque dans l'extrait qui suit, mais cette fois-ci avec le serveur dans le
restaurant, à Marseille:
Un homme de haute stature est debout devant leur table… Justement, il va
ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire
d'histoires, quand son regard triste rencontre celui de Lalla, et d'un coup il
oublie ce qu'il allait dire. Le regard de Lalla est dur comme le silex, plein d'une
telle force que l'homme en noir doit détourner les yeux. Il fait un pas en arrière,
comme s'il allait partir, puis il dit, d'une drôle de voix qui s'étrangle un peu:
"Vous…Vous voulez boire quelque chose ?" Lalla le regarde toujours fixement,
sans ciller. "Nous avons faim", dit-elle seulement. "Apportez-nous à manger".
L'homme en noir s'éloigne et revient avec la carte, qu'il dépose sur la table. Mais
Lalla rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme. p336
Il faut dire que Lalla et Radicz sont entrés dans un endroit non réservé à des gens pauvres
comme eux, ce qui explique la décision du serveur de les expulser, mais c'était sans compter
avec le regard de Lalla: quand son regard rencontre celui de Lalla "il oublie ce qu'il allait
dire", "il doit détourner les yeux", "il fait un pas en arrière", "sa voix s'étrangle", il balbutie et
hésite:"Vous…Vous voulez boire quelque chose?".
Le regard de Lalla "est dur comme le silex, plein d'une telle force, elle "le regarde
toujoursfixement, sans ciller", "ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme".
Quand Radicz a eu le hoquet, Lalla lui demande de le regarder dans ses yeux "jusqu'à
ce que son hoquet soit passé":
Il a un peu le hoquet, tellement il a mangé. Lalla lui fait boire un verre d'eau et lui
dit de la regarder dans les yeux jusqu'à ce que son hoquet soit passé. p338
Le photographe remarque que les yeux de Lalla jugent les gens:
Il ne sait pas ce que c'est. C'est peut-être l'autre être qui vit en Lalla Hawa qui
regarde et qui juge le monde, par ses yeux…p351
Il y a une autre manière de suggérer l'importance du regard pour Lalla: c'est quand elle
regarde les autres regarder comme dans l'exemple qui suit:
168
Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre et les seins de
Lalla, avec ses vilains yeux humides, alors elle a dit qu'elle reviendrait demain, et
elle est partie tout de suite.p267
Dans l'exemple précédent, Lalla regarde Asaph qui, lui, regarde son ventre et ses seins
"avec ses vilains yeux humides"; ou encore, dans l'exemple suivant, elle regarde les yeux
de Radicz quand ce dernier la regarde pour la première fois, "mais on ne pouvait pas lire
grand-chose dans son regard": ce qui attire l'attention aussi, c'est le verbe "lire" (dans le
sens de deviner, discerner) qui démontre que Lalla interprète le regard des autres, et lui
attribue de la signification:
…il l'a regardée avec un drôle de regard, pas du tout comme les garçons
d'habitude quand ils voient une fille. Il l'a regardée sans baisser les yeux, et on
ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard, comme dans les yeux des
animaux. p275
Au chapitre cinq (deuxième partie), Lalla observe des hommes "immobiles", qui eux
observent
∙ un immeuble sordide avec une petite porte, peinte en vert, à demi ouverte, et enfin
un couloir éclairé. Les fenêtres de cet immeuble sont sans volets, et ont des carreaux
tapissés de feuilles de papier journal:
Sur l'autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont immobiles, ils ne parlent
pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l'entrée d'un immeuble sordide, une toute
petite porte peinte en vert, à demi ouverte sur un couloir éclairé. Lalla s'arrête,
elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son cœur bat vite, et le
grand vide de l'angoisse souffle dans la rue. L'immeuble est debout, comme une
forteresse sale, avec ses fenêtres sans volets, dont les carreaux sont tapissés de
feuilles de papier journal. p312
∙ et juste après, elle regarde ce que les hommes regardent: deux prostituées dont l'une
est très grande et très forte:
Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande,
au contraire, et très forte… Elle descend lentement la rue, en faisant claquer
ses chaussures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine…Les Arabes
s'approchent d'elle, lui parlent. Mais Lalla n'entend pas ce qu'ils disent. L'un
après l'autre, ils s'éloignent, et s'arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux
femmes immobiles qui fument. p314
Le lecteur ne manque pas de relever que les yeux des autres personnages (encore pour
démontrer que le regard pour Lalla est très important) sont les premiers éléments à être vus
par Lalla c'est le cas notamment:
∙ de Naman:
Mais ce sont surtout ses yeux qui sont d'une couleur extraordinaire, un bleu-
vert mêlé de gris, très clairs et transparents dans son visage brun, comme s'ils
avaient gardé la lumière et la transparence de la mer. C'est pour voir ses yeux
que Lalla aime attendre le pêcheur sur la plage…p83
∙ d'Es Ser (le Secret):
169
Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d'un linge bleu,
comme celui des guerriers du désert…Ses yeux brûlent d'un feu étrange et
sombre, dans l'ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard
qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s'approche d'un
brasier. p95
∙ , ou encore du photographe, au restaurant:
Il a des yeux bleu-gris, très tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla
le regarde avec ses yeux pleins de lumière, et l'homme cherche encore quelque
chose à dire. pp338-339
Exemple de la page 145 Exemple de la page 182 Exemple des pages 270-271
L'ouïe: le moment d'entendre Le regard: il y a de gros Le regard: il y a une brume
une histoire; le bruit des nuages blancs qui circulent; étrange qui flotte au-dessus
vagues de la mer; les mouches les goélands qui glissent de la ville; le soleil descend
et les guêpes qui vrombissent. sur le vent, qui font clignoter déjà du côté de l'ouest; elle
Le regard: en regardant le lumière du soleil; il y a regarde au loin la ville qui
le feu qui fait clapoter la encore quelques guêpes. scintille. L'ouïe: elle entend
poix dans la marmite; la mer L'ouïe: il y a le bruit lent son bruit de moteur; les trains
très bleue; la vieille barque de la mer qui racle le sable qui roulent.
renversée sur le sable. de la plage; et c'est bien de
l'entendre sans la voir; il y a
les cris des goélands; il y a les
bruits des arbustes secs; les
petites feuilles des acacias; le
froissement des aiguilles des
filaos; quelques guêpes qui
vrombissent.
Le sens de l'ouïe se trouve encore fortement mobilisé dans l'exemple qui suit, où Lalla
écoute cinq éléments: les bruits qui viennent des montagnes, les cris des insectes, les
sifflements des bergers, les bruits de craquements de la chaleur, et enfin le passage de vent:
Lalla s'assoit à côté de lui sur une pierre plate, elle écoute les bruits qui viennent
de tous les côtés de la montagne, les cris des insectes, les sifflements des
bergers, et aussi les bruits de craquements de la chaleur qui dilate les pierres, et
le passage de vent. p168
Dans l'extrait qui suit trois sens sont mis à contribution ensemble: ce sont l'ouïe, l'odorat
et le regard:
Quand elle retourne près de la maison d'Aamma, elle entend le bruit clair du feu
qui crépite, elle sent l'odeur exquise de la viande qui grille… Lalla regarde son
visage à travers les flammes et les fumées. p173
Le sens du goût est présent aussi (à côté de celui de l'odorat):
…elle cueille une poignée d'aiguilles pour le feu de Naman le pêcheur, et elle en
met aussi quelques-unes dans sa bouche, pour mâcher lentement, en marchant.
Les aiguilles sont salées, âcres, mais cela se mélange avec l'odeur de la fumée et
c'est bien. p143 La poussière grise laisse un goût de pierre dans la bouche, et il
faut sucer de temps en temps les petites herbes au parfum de citron… p167
Comme nous venons de le voir, les indices sont assez nombreux pour orienter le lecteur
dans son interprétation que les sens sont très importants pour Lalla.
171
Nous pensons que le fragment suivant est clair quant à l'importance du corps:
…il sait des choses que les hommes ne savent pas, il les voit avec tout son
corps, pas seulement avec ses yeux. p129
Cette proposition qui concerne le Hartani: "il les voit avec tout son corps", peut être aussi
appliquée à Lalla, parce que le corps joue un rôle important dans la perception du monde,
et parce que c'est à travers lui que Lalla prend conscience d'elle-même.
Dans l'exemple qui suit, il s'agit de la première expérience sexuelle de Lalla avec le
Hartani, où elle sent le vertige dans son corps, et entend les battements de son sang:
Quand sa peau touche celle du Hartani cela fait une onde de chaleur bizarre dans
son corps, un vertige...Le vertige tourne de plus en plus vite dans le corps de
Lalla, et elle entend distinctement les battements de son sang, mêlés aux petits
cris des chauves-souris. p140
Dans l'extrait qui suit, c'est le corps qui est toujours mis en avant, mais cette fois-ci il s'agit
de l'expérience qu'a eue Lalla de son corps dans l'établissement des bains quand elle était
petite:
Les premiers temps, Lalla avait honte, elle ne voulait pas se mettre toute nue
devant les autres femmes, parce qu'elle n'avait pas l'habitude des bains. Elle
croyait qu'on la regardait et qu'on se moquait d'elle, parce qu'elle n'avait pas
de seins et que sa peau était très blanche… Maintenant, ça lui est égal de se
déshabiller. Même, elle ne fait plus attention aux autres. Au début, elle trouvait
cela horrible, parce qu'il y avait des femmes très laides, et très vieilles, avec la
peau fripée comme un arbre mort, ou bien des grosses, adipeuses, avec des
seins qui ballaient comme des outres, ou bien d'autres qui étaient malades, qui
avaient des jambes abîmées par des ulcères et des varices. p161
Cette expérience avec le corps est liée au désir de Lalla de ne pas se mettre à nu devant les
autres, car elle trouvait cela inhabituel; "elle croyait qu'on la regardait et qu'on se moquait
d'elle", "parce qu'elle n'avait pas de seins et que sa peau était très blanche".
Consciente de son corps, Lalla l'était aussi des autres: "même, elle ne fait plus attention
aux autres. Au début, elle trouvait cela horrible, parce qu'il y avait des femmes très laides,
et très vieilles, avec la peau fripée comme un arbre mort…".
Même remarque dans l'exemple suivant, où Lalla observe le soleil qui pèse sur sa tête:
Le soleil est dur maintenant, il pèse sur la tête et sur les épaules de Lalla, il
fait mal à l'intérieur de son corps. C'est comme si la lumière qui était entrée
en elle le matin, se mettait à brûler, à déborder, et elle sent les longues ondes
douloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se logent
dans la cavité de sa tête. La brûlure de la lumière est sèche et poudreuse. Il n'y
a pas une goutte de sueur sur le corps de Lalla, et sa robe bleue frotte sur son
ventre et sur ses cuisses en faisant des crépitements électriques. Dans ses yeux,
les larmes ont séché, les croûtes de sel font de petits cristaux aigus comme des
grains de sable au coin de ses paupières. Sa bouche est sèche et dure. Elle passe
le bout de ses doigts sur ses lèvres, et elle pense que sa bouche est devenue
pareille à celle des chameaux…p214
La chaleur générée par le soleil fait que Lalla en sente l'effet sur son corps:
172
∙ d'abord sur sa tête et ses épaules avec le soleil "pèse sur la tête et sur les épaules de
Lalla, il fait mal à l'intérieur de son corps";
∙ après c'est au tour de ses jambes, de ses bras, et enfin de sa tête: "elle sent les
longues ondesdouloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se
logent dans la cavité de sa tête";
∙ enfin "les larmes ont séché", et "la bouche est devenue pareille à celle des
chameaux".
Ceci démontre que le corps est un tout, dont les différentes parties comme les jambes, la
bouche, les yeux réagissent ensemble sous l'influence du soleil.
L'exemple qui suit (extrait du même chapitre) prolonge cette idée, puisque "la douleur
monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et des muscles, jusqu'à l'aine":
Par instants, la douleur monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et
des muscles, jusqu'à l'aine. p218
Dans la deuxième partie du deuxième texte, Lalla prend conscience de son corps encore
plus, surtout quand elle se rend compte qu'elle porte un être qui commence à vivre et à
bouger dans son ventre:
Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son
ventre, là où il y a une douleur qui proémine. p327
Même remarque dans l'exemple qui suit où la peur et la rumeur agissent sur son corps:
Il y a des jours où Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que
c'est, comme des coups lourds frappés sur des plaques de tôle, et aussi une
rumeur sourde qui ne vient pas par les oreilles, mais la plante des pieds et qui
résonne à l'intérieur de son corps. p299
Comme nous venons de le voir, plusieurs indices orientent le lecteur dans son interprétation
que le corps est très important pour Lalla.
Lalla aime beaucoup le ciel… Lalla ouvre très grands les yeux, elle laisse le ciel
entrer en elle. pp90- 91
Cela pour ce qui concerne le premier chapitre, mais les exemples se poursuivent dans les
autres chapitres; ainsi elle aime être sur le plateau de pierres (chapitre deux: page 96), elle
aime les guêpes en les laissant voler autour de ses cheveux (chapitre trois: page 100), elle
veut se trouver dans les collines (chapitre quatre: page 112); elle aime suivre le Hartani
dans les sentiers (chapitre sept: page 129).
Cette idée que Lalla se sent bien dans la nature se confirme dans l'exemple qui suit, où
le lecteur apprend qu'elle aime entendre les histoires de Naman assise au bord de la mer:
Ce sont des histoires que Lalla aime bien entendre, comme cela, assise
à côté du vieux pêcheur, en face de la mer, à l'ombre du figuier, quand le vent
souffle et fait battre les feuilles. p107
Dans l'extrait qui suit, Lalla aime écouter les histoires en regardant la mer, en sentant le
vent, et en écoutant les vagues:
Elle est heureuse parce que c'est tout à fait le moment d'entendre une histoire,
comme cela, sur la plage, en regardant le feu qui fait clapoter la poix dans la
marmite, la mer très bleue, en sentant le vent tiède qui bouscule la fumée, avec
les mouches et les guêpes qui vrombissent, et pas très loin, le bruit des vagues
de la mer qui viennent jusqu'à la vieille barque renversée sur le sable. p145
L'extrait suivant véhicule encore cette idée d'un sentiment de bien-être dans la nature:
Elle aime bien marcher sur le sentier très blanc qui serpente entre les collines,
en écoutant la musique aiguë des criquets, en regardant les traces des serpents
dans le sable. p136
Lalla aime aussi le bruit de la pluie, et la lumière des éclairs:
…c'est comme cela qu'elle aime entendre le bruit de la pluie: les yeux grands
ouverts dans le noir, voyant par moments le toit s'éclairer, et écoutant toutes les
gouttes frapper la terre et les plaques de tôle avec violence, comme si c'étaient
de petites pierres qui tombaient du ciel. p160
Après sa fuite de l'atelier de Zora, la patronne qui frappe tout le temps les petites filles
chétives, Lalla se réfugie dans la nature où elle pourra à nouveau regarder les nuages, les
guêpes...:
La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à
l'envers, les guêpes qui s'affairent autour des petits tas d'ordures, les lézards, les
caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. p189
Au chapitre treize (première partie) quand on lui a annoncé qu'Aamma a l'intention de la faire
marier à un homme riche, Lalla refuse, et trouve refuge dans la mer. Puis, quand l'homme
riche est revenu à la maison, elle s'est enfuie, mais cette fois-ci dans les collines de pierres:
L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les
cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans
se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
vers les collines de pierres. p199
Dans la deuxième partie, le lecteur apprend que Lalla est à Marseille, mais son amour pour
la nature reste indéfectible, même si tout ce qui y renvoie, à Marseille, demeure rare, sauf
"un peu de soleil qui entre par les deux fenêtres" de la chambre d'Aamma (page 265), et
174
l'arbre que Lalla peut voir de la chambre de l'un des résidents de l'hôtel où elle travaille,
(page 318).
Comme nous l'avons affirmé, la nature se caractérise par son absence dans la
deuxième partie (du moins pour les sept premiers chapitres), témoignant les deux exemples
qui suivent:
Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme
autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle sentirait la
terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid,
les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des
chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit,
jusqu'aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du
sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer. p286
Ce dernier extrait vient après la dispute de Lalla avec le policier (troisième chapitre,
deuxième partie), et la première chose à laquelle elle pense est la nature avec tout ce qui
la représente: les étoiles, la terre, les cris des engoulevents, les collines…
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Elle pense à l'étendue des plateaux de pierres, dans la nuit, aux monticules de
cailloux tranchants comme des lames, aux sentiers des lièvres et des vipères
sous la lune, et elle regarde autour d'elle, ici, comme si elle allait les voir
apparaître…. Mais il n'y a que cette avenue, et encore cette avenue…p311
Ce dernier extrait démontre que tout ce que Lalla aimait dans la première partie (les
monticules de cailloux, les plateaux de pierres, les sentiers…) a disparu à Marseille
témoignant l'emploi de "Mais il n'y a que cette avenue, et encore cette avenue".
Dès qu'elle termine son travail à l'hôtel, Lalla sort, pour que le soleil chasse et enlève
"tout ce qu'il y a de noir et de triste" (chapitre quatre: page 294), puis elle se dirige vers le
port qui lui rappelle le désert:
Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le
désert. p294
Á la fin de la deuxième partie, une sorte de symbiose unit la nature à Lalla quand cette
dernière s'apprête à accoucher:
…sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau
dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de
plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues. p417 Couchée sur le
côté dans le sable, les genoux repliés, Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent
de la mer. La douleur vient par vagues, par longues lames espacées, dont la crête
plus haute avance à la surface obscure de l'eau, accrochant par instants un peu
de lumière pâle, jusqu'au déferlement. p418
Le lecteur voit bien que cette symbiose dans les deux exemples est réalisée à travers:
∙ sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer";
∙ et la comparaison "la douleur lance des appels…rythmés comme le bruit des
vagues", (page 417).
Même remarque dans l'exemple de la page 418, où cette interaction est mise en avant par
le biais de: "Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent de la mer".
175
176
Par exemple, un père de famille en promenade verra venir à lui, à travers la rue,
un chiffon rouge comme poussé par le vent. Et quand le chiffon sera tout près de
lui, il verra que c'est un quartier de viande pourrie, maculé de poussière, qui se
traîne en rampant en sautillant. p217
Même si les termes ne sont pas identiques dans les deux derniers exemples -en effet, il
n'y a pas de viande, mais des os brisés, et de la peau dans l'exemple de Lalla- le lecteur
n'hésite pas à rapprocher ces deux exemples, parce qu'ils véhiculent la même idée: allusion
à ce qui est déchiqueté, morcelé, et découpé.
Le lecteur remarque aussi la présence de termes comme "exister" dans le deuxième
texte de Désert:
Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l'hôtel, et le veilleur de nuit
qui reste jusqu'au matin, un Algérien grand et maigre… Il est peut-être le seul ici
qui se soit aperçu que Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous l'ombre de
ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumière.
Pour les autres, comme si elle n'existait pas. pp292-293 Mais tous, ils n'existent
pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mangé. Ils n'existent pas, parce qu'ils
ne laissent pas de traces de leur passage, comme s'ils n'étaient que des ombres,
des fantômes. p321
, des termes qui rappellent au lecteur la Nausée:
J'existe. Je pense que j'existe. p140 Exister lentement, doucement, comme ces
arbres…p215
Le lecteur s'est trouvé fortement sollicité dans ses connaissances encyclopédiques pour
établir un rapprochement entre le personnage de Le Clézio et celui de Sartre; selon V. Jouve
le fait qu'un personnage rappelle un autre relève de l'intertextualité; il ajoute ceci:
Du point de vue du lecteur, la figure romanesque est rarement perçue comme une
créature originelle, mais rappelle souvent, de manière plus ou moins implicite,
d'autres figures issues d'autres textes. (Ibid. : 48)
177
Mais Lalla les laisse voler autour de ses cheveux, elle essaie de comprendre ce
qu'elles chantonnent en faisant vrombir leurs ailes. p101
Si elle écoute les histoires de Naman, c'est juste pour entendre les noms des villes qui lui
permettent de rêver:
Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman
de les lui dire, comme cela, rien que les noms…: "Algésiras" "Granada"
"Sevilla" "Madrid". Les garçons d'Aamma veulent en savoir davantage. Ils
attendent que le vieux Naman ait fini de manger, et ils posent toutes sortes de
questions, sur la vie là-bas, de l'autre côté de la mer. Eux, ce sont des choses
sérieuses qu'ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman
l'argent qu'on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture,
combien coûte une auto, s'il y a beaucoup de cinémas. p102
Comme nous le remarquons, Lalla n'apparaît pas du tout opportuniste à l'opposé des fils
d'Aamma qui eux veulent savoir combien on gagne d'argent, combien coûtent les habits...,
et ne voient dans les relations entre les hommes que fondées sur les intérêts: ainsi ils veulent
connaître le frère de Naman qui est resté à Marseille, car il peut leur être utile:
Alors les garçons haussent les épaules, mais ils ne disent rien, parce que Naman
a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour. p103
Les deux fils n'hésitent pas à se moquer de Naman quand ce dernier part, ce qui fait que
le lecteur les déconsidère par rapport à Lalla qui ne dit rien:
Les deux garçons n'écoutent pas trop cela, parce qu'ils ne croient pas le vieux
Naman. Quand Naman s'en va, ils disent que tout le monde sait qu'il était
cuisinier à Marseille, et pour se moquer de lui, ils l'appellent Tayyeb, parce que ça
veut dire: "Il a fait la cuisine". p104
Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur de Lalla c'est quand cette dernière a rendu
visite à Naman tombé gravement malade, alors que personne n'était venu pour l'aider:
Ensuite elle a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y
aurait du monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout
seul, couché sur sa natte de paille...p196
Le lecteur se rapproche un peu plus de Lalla qui ne donne aucun crédit à ce que "les autres"
disent sur le Hartani, en affirmant qu'il est"mejnoun", qu'il sait commander aux serpents…:
Les gens ont un peu peur du Hartani, ils disent qu'il est mejnoun, qu'il a des
pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu'il sait commander aux serpents
et aux scorpions, qu'il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres
bergers. Mais Lalla ne croit pas cela, elle n'a pas peur de lui. p112
, ou qu'il est sourd-muet:
Le fils aîné d'Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu'il est sourd.
C'est en tout cas ce que le maître d'école lui a dit un jour; cela s'appelle des
sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n'est pas vrai, parce que le Hartani
entend mieux que personne. p131
Mais Lalla se démarque d'eux, et refuse leurs préjugés: "Lalla ne croit pas cela", et "sait
bien que ce n'est pas vrai".
De même qu'elle refuse d'accepter ce que dit le fils aîné d'Aamma, quand il prétend
que le Hartani a volé l'or qu'il porte dans un petit sac:
178
Mais Lalla sait que ce n'est pas vrai. L'or, c'est le Hartani qui l'a trouvé un jour,
dans le lit d'un torrent à sec. p136
Ainsi, de tout cela Lalla prend ses distances, et préserve son indépendance par rapport aux
allégations des gens.
Quand la patronne a frappé la petite fille qui a cassé la navette, Lalla a réagi avec force
en lui ordonnant d'arrêter de la battre:
Le jour suivant, pourtant, Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle
recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à
peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle a cassé sa navette, Lalla se lève et dit
froidement: "Ne la battez plus !"
Le lecteur ne manque pas de compatir au sort de la petite fille "toute maigre et chétive" qui
est incapable de se défendre, et le fait que Lalla a osé demander à la patronne d'arrêter de
la frapper, la rapproche un peu plus du lecteur.
Quand sa tante Aamma lui a proposé de se marier avec l'homme riche, Lalla a refusé
et le lecteur apprécie son attitude parce qu'elle veut choisir librement l'homme avec qui elle
vivra toute sa vie:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla. "Ce sera un bon
mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est riche, il a une
grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois
l'épouser." "Je ne veux pas me marier, jamais !" p193
Quand elle se trouve à Marseille, Lalla remarque qu'il y a beaucoup de mendiants, et
contrairement aux gens de la ville, Lalla n'oublie pas de les voir:
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver,
Lalla était très étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de
les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un détour pour ne
pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
p275
Quand elle est devenue une célèbre cover-girl, Lalla distribuait l'argent gagné aux pauvres:
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins
des murs, et elle leur donne l'argent, par poignées de pièces aussi, en appuyant
bien sa main dans la leur pour qu'ils ne perdent rien. p352
En entrant dans la chambre de l'un des locataires pour la nettoyer, Lalla a failli être violée,
et le lecteur sympathise encore plus avec cette jeune femme qui a failli être victime d'un
viol, et qui a su se défendre:
Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de
femmes nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C'est
un Yougoslave, qui s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre,
et il était là. Il l'a prise par le bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais
Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. p321
179
∙ elle ne connaît pas les noms désignant les étrangers qui habitent le quartier Panier, à
Marseille:
Il y a les gens d'Afrique du Nord, les Maghrébins, Marocains, Algériens,
Tunisiens, Mauritaniens, et puis les gens d'Afrique, les Sénégalais, les Maliens…
des gens étranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves, des
Turcs, des Arméniens, des Lithuaniens; Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces
noms, mais c'est comme cela qu'on les appelle, ici et Aamma sait bien tous ces
noms. p283
∙ elle est dans le non-savoir quand elle voit que le visage du vieil homme (qui habite
l'hôtel dans lequel elle travaille) "a été mangé par une maladie terrible", mais le
lecteur sait que cette maladie est la lèpre:
Il y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l'autre bout
du couloir…C'est un vieil homme dont le visage a été mangé par une maladie
terrible, sans nez ni bouche, avec juste deux trous à la place des narines et une
cicatrice à la place des lèvres. p319
Même remarque dans l'exemple qui suit, où Lalla croyait que c'était l'un des membres de la
famille du patron de l'hôtel qui s'occupait du magasin des pompes funèbres:
Quand il y a quelqu'un qui meurt au Panier, c'est le magasin des pompes
funèbres, au rez-de-chaussée de l'hôtel, qui s'occupe de tout. Au début, Lalla
croyait que c'était quelqu'un de la famille du patron de l'hôtel; mais c'est un
commerçant comme les autres. Au début, Lalla pensait que les gens venaient
mourir à l'hôtel et qu'on les envoyait en suite aux pompes funèbres…p322
Dans l'exemple qui suit, Lalla essaie de trouver le nom de la mouette, ce qui prouve qu'elle
est dans le non-savoir:
Lalla lui fait des signes avec les bras, elle essaie de l'appeler, elle cherche tous
les noms, dans l'espoir de dire le vrai, celui qui peut-être lui rendra sa forme
première, qui fera apparaître au milieu de l'écume le prince de la mer aux cheveux
180
de lumière, aux yeux brillants, comme des flammes. "Souleïman !" "Moumine !"
"Daniel !" Mais la grande mouette blanche continue à tournoyer dans le ciel,
vers la mer, frôlant les vagues de la pointe de son aile, son œil dur fixé sur la
silhouette de Lalla, sans répondre. Quelquefois, parce qu'elle est un peu dépitée,
Lalla court derrière les mouettes, en agitant les bras, et elle crie des noms au
hasard, pour énerver celui qui est le prince de la mer: "Poulets ! moineaux !
Petits pigeons !" Et même: "Éperviers ! Vautours !"…Mais lui, l'oiseau blanc,
qui n'a pas de nom, continue son vol très lent, indifférent, il s'éloigne le long du
rivage…p159
Lalla ne trouve pas le nom de la mouette: "mais la grande mouette blanche continue
à tournoyer dans le ciel…sans répondre", "mais lui, l'oiseau blanc, qui n'a pas de nom,
continue son vol très lent, indifférent", et Lalla est "dépitée" parce qu'elle n'a pas découvert
son nom.
C'est au chapitre onze qu'enfin Lalla découvre (+savoir) le nom de l'oiseau: il s'appelle
"Haïm":
Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au- dessus
de sa tête, en criant un peu. Lalla lui fait signe, et elle crie au hasard des noms,
pour la faire venir: "Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !
…" Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et
elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille. "Haïm ! Haïm !" crie
encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c'est le nom du marin qui s'est perdu
autrefois, en mer, parce que c'est un nom qui veut dire: l'Errant. p171
Le savoir de Lalla paraît parfois si fluctuant qu'il déstabilise le lecteur: ainsi au chapitre
premier de la première partie, le lecteur apprend que la tante de Lalla est devenue cuisinière
dans un hôpital:
Aamma a dit à Lalla qu'elle a eu beaucoup de chance de trouver cet appartement,
et beaucoup de chance de trouver ce travail de cuisinière à la cantine de l'Hôpital.
p265
, mais au chapitre cinq, il apprend, à travers une interrogative attribuée à Lalla, que la tante
est une femme de ménage avec "en train de passer son éponge sur les dalles noires":
Peut-être qu'Aamma est là, dans la grande cuisine souterraine aux vasistas
crasseux, en train de passer son balai éponge sur les dalles noires que rien ne
nettoiera jamais ? p307
Dans les deux exemples qui suivent, le lecteur apprend que Lalla a acheté son manteau
chez un fripier juif (deuxième partie, chapitre premier), mais dans l'exemple de la page 411,
il est surpris avec l'affirmation que c'est Aamma qui lui a donné le manteau:
Et puis il y a ce manteau marron qu'elle a trouvé chez un fripier juif, près de la
Cathédrale. p268
Maintenant, elle n'a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron
qu'Aamma lui a donné quand elle est arrivée. p411
181
Ces quelques exemples démontrent que Lalla est un personnage qui se remet constamment
en cause, ou qui oublie, d'où l'effet d'instabilité et de fluctuation qui ne manque pas de
84
désorienter le lecteur .
Il y a une autre manière de présenter le savoir de Lalla: c'est quand cette dernière
affirme une chose et son contraire; c'est le cas de l'exemple qui suit où le lecteur apprend
que Lalla affirme qu'elle ne retournera plus à la Cité (chapitre quatorze, première partie):
Les idées se bousculent un peu dans sa tête, tandis qu'elle marche sur les
rochers. C'est parce qu'elle sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité, qu'elle ne
reverra plus tout cela qu'elle aimait bien, la grande plaine aride, l'étendue de la
plage blanche, où les vagues tombent l'une après l'autre; elle est triste, parce
qu'elle pense aux dunes immobiles où elle avait l'habitude de s'asseoir pour
regarder les nuages avancer dans le ciel. p211
, mais à la fin elle y est retournée:
C'est toujours le même regard qui guide, ici, dans les rues de la Cité… Là, rien
n'a changé. Elle marche le long des dunes grises, comme autrefois. p414 Elle
marche maintenant sur le sable dur de la plage, tout près de l'écume de la mer. Le
vent ne souffle pas très fort, et le bruit des vagues est doux dans la nuit… p415
Le tableau suivant permet de mieux saisir les contradictions de Lalla dans le dernier
exemple:
Exemple de la page 211: avant de partir de Exemples des pages 414 et 415: après son
la Cité. retour à la Cité.
-Lalla sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité; -C'est toujours le même regard…dans les rues
-Elle sait qu'elle ne reverra plus l'étendue de la Cité: p414 -Elle marche maintenant
de la plage blanche -où les vagues tombent sur le sable dur de la plage: p415 -et le bruit
l'une après l'autre -Elle est triste, parce qu'elle des vagues est doux dans la nuit: p415 -Elle
pense aux dunes immobiles où elle avait marche le long des dunes grises: p414
l'habitude de s'asseoir
Tout s'oppose dans ce tableau: ainsi, et pour prendre un exemple, la proposition "Lalla
sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité" contraste avec "c'est toujours le même regard…dans
les rues de la Cité", montrant que Lalla est bel et bien retournée à la Cité.
Ce qui confirme encore le lecteur dans son interprétation que Lalla est un personnage
contradictoire (dans l'exemple de la page 211) c'est l'emploi:
∙ du futur de l'indicatif, indiquant que la réalisation du procès est certaine dans l'avenir,
∙ et du verbe "savoir" suggérant toujours la certitude; ces deux emplois appuient l'idée
selon laquelle Lalla est sûre de ne pas retourner à la Cité, mais à la fin le lecteur
apprend qu'elle est y rentrée quand même.
Dans les deux exemples qui suivent, ce qui construit la contradiction, ce sont les deux
expressions: "du bois mort" (page 168), et "du bois vert" (page 173):
84
Le lecteur relève la même remarque pour ce qui concerne Radicz: en effet, il y a "instabilité" au niveau de son savoir dans les
exemples qui suivent, puisque au désir d'aller travailler à Paris, on a, quelques chapitres après, un changement du lieu où Radicz
désire travailler: L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris. p278 Moi j'aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que
le patron préfère l'Espagne. p344
182
Elle a tout son temps, parce que pendant la période du jeûne, il n'y a plus besoin
d'aller chercher de l'eau ou du bois mort pour faire la cuisine. p168 Elle s'assoit
près du feu, pas très loin d'Aamma. Lalla regarde son visage à travers les
flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire,
quand Aamma jette dans le feu une poignée d'herbes humides, ou du bois vert.
p173
Dans les exemples qui suivent la contradiction est bâtie entre le souhait de devenir
"géante"(page 199), mais aussi "petite" (page 339):
"...comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait,
et que tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très
longuement, très lentement". p199 Elle pense qu'elle voudrait devenir si petite
qu'elle pourrait vivre dans un bosquet de ces petites plantes...p339
Au chapitre quatorze (première partie), le lecteur apprend que Lalla a décidé de s'enfuir
vers le désert:
Pourtant, hier, Lalla a dit qu'elle viendrait, et elle lui a montré l'étendue lointaine,
la grande barre de craie qui semble soutenir le ciel, là où commence le désert.
p212
, mais quelques lignes après, le même lecteur lit que Lalla s'enfuit sans savoir où:
Il y a longtemps qu'elle marche. Combien de temps ? Des heures, sans doute,
sans savoir où elle va, simplement dans la direction opposée à son ombre, vers
l'autre bout de l'horizon. p213
Au chapitre sept de la première partie, Lalla rigole à l'idée d'épouser le Hartani, mais au
85
chapitre quatorze elle déclare qu'il est désormais son mari :
À l'idée qu'elle pourrait se marier avec la Hartani, elle se met à rire. p136
Maintenant que c'est toi que j'ai choisi pour mari, plus personne ne pourra
m'enlever, ni m'emmener de force devant le juge pour me marier. p219
Enfin dans l'extrait suivant, Lalla affirme à Radicz qu'elle ne retournera plus à l'hôtel où elle
a travaillé comme femme de ménage:
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle ne
retournera plus jamais travailler à l'hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces
chambres où la mort peut venir à chaque instant...p330
, mais quelques paragraphes après, et au même chapitre le lecteur apprend qu'elle habite
toujours l'hôtel :
"Alors dites-moi où vous habitez ? demande le photographe... "J'habite à l'hôtel
Sainte-Blanche", dit Lalla. pp338-339
Comme nous l'avons déjà dit, c'est dans la contradiction au niveau de la "compétence
épistémique" de Lalla que naît le désarroi du lecteur.
85
Le lecteur note la même contradiction avec Radicz: Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuyé contre la bâche
bleue…p297 Il dit qu'il ne fume jamais devant les autres, mais seulement quand il est dans un endroit qu'il aime. Il dit qu'avec Lalla,
c'est la première fois qu'il fume devant quelqu'un. p340 Ces deux exemples sont évidemment en totale contradiction: à "ensuite ils
fument, une cigarette pour deux" de la page 297, (où le pronom personnel "ils" réfère à Lalla et Radicz), on a l'affirmation de Radicz
que c'est la première qu'il fume devant Lalla.
183
184
La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à
l'envers, les guêpes qui s'affairent autour des petits tas d'ordures, les lézards, les
caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. p189
∙ quand Aamma lui a proposé de se marier avec un homme riche, mais elle a refusé, et
a décidé de s'enfuir de chez sa tante:
"Il va falloir partir". p194
∙ quand elle décide de s'enfuir avec le Hartani au désert:
Elle ne ressent plus la fatigue, ni la douleur, mais seulement l'ivresse de cette
liberté, au milieu du champ de pierres, dans le silence de la nuit. p219
∙ quand elle arrête de travailler à l'hôtel où "la mort peut venir à chaque instant" (page
330):
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331 Il ne faut pas qu'elle hésite,
sinon l'ivresse du vent et de la lumière va partir, les laisser à eux-mêmes, et ils
n'auront plus le courage d'être libres. p334
Nous pensons que la meilleure façon de bien connaître "le vouloir" de Lalla, consiste à
chercher les indices disséminés dans la deuxième partie appelée "la vie chez les esclaves",
où le lecteur se rend compte que Lalla n'est pas contente de son séjour à Marseille, et où
86
transparaît une volonté de quitter la ville pour être en "conjonction " avec un autre objet
tant voulu et recherché:
Elle voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il
n'y ait plus de maisons, plus de jardins, même plus de routes, ni de rivage, mais
un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert. p273
Dans l'exemple qui précède, il est clair que Lalla veut quitter la ville de Marseille avec "elle
voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de
maisons, plus de jardins", et cela pour trouver un endroit comme avant de partir de chez
elle: "mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert."
Dans l'exemple qui suit le vouloir consiste à être entourée par la nuit, à sentir la terre
dure, entendre les craquements du froid et les cris des engoulevents, à marcher jusqu'aux
collines de pierres, comme dans la première partie:
Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme
autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle sentirait la
terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid,
les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des
chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit,
jusqu'aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du
sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer. p286 Elle pense un instant
à l'arbre qu'elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en
racontant des histoires. p303
Dans l'extrait qui précède, Lalla veut être "conjointe" à l'arbre (le figuier) au bord de la
mer comme dans la première partie; dans l'exemple qui suit elle veut trouver une cachette
comme autrefois, en haut de la falaise:
86
"Conjonction" est un terme qui réfère à la sémiotique de Greimas.
185
186
∙ soit elle refuse dès le début le vouloir de l'autre comme quand Aamma propose de la
faire marier à un homme riche:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla. "Ce sera un bon
mari pour toi", dit Aamma… "Je ne veux pas me marier, jamais !" p193
187
mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux. Tout d'un coup, Lalla
ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à
échapper à l'étreinte du berger qui maintient ses bras…pp139-140
Au chapitre onze, le jour où l'on s'apprête de tuer le mouton, et contrairement aux habitants
de la Cité, Lalla n'est pas contente:
Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c'est
la fin du jeûne et qu'on va pouvoir manger sans arrêter jusqu'à ce qu'on soit
repu. Mais Lalla n'arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton… Lalla
s'échappe jusqu'à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton
qu'on tire jusqu'à la place de terre battue…pp172-173
Mais quelques paragraphes après, le lecteur apprend que Lalla est retournée à la Cité:
Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu'il y a au fond d'elle ce désir qui vibre,
cette faim. Quand elle retourne près de la maison d'Aamma, elle entend le bruit
clair du feu qui crépite, elle sent l'odeur exquise de la viande qui grille… Ensuite,
elle appelle Lalla, parce que c'est le moment de boucaner. Ça c'est aussi un des
moments de la fête que Lalla préfère. p173
Une sorte de basculement déroute le lecteur, qui de l'affirmation que Lalla n'est pas contente
de tuer le mouton (l'axe dysphorique), se trouve devant un personnage qui affirme aimer le
moment où l'on boucane la viande du mouton pour la manger(l'axe euphorique) .
Pour conclure, disons que c'est dans l'oscillation entre deux passions opposées que
se construit le désarroi du lecteur.
rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer tous les chiens.
Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres… p168
Dans ce dernier paragraphe, les enfants enfreignent les règles qu'ils doivent respecter
durant le mois du jeûne -des règles que le conservatisme des adultes veille à observer:
∙ en effet, durant ce mois, on "jeûne" avec les mots, on marche lentement, on ne
montre pas les choses ou les gens du doigt, mais les enfants n'arrivent pas à se
conformer à ces règles car elles vont à l'encontre de leur spontanéité, et de leur joie
de vivre: "les enfants oublient de temps en temps qu'on jeûne…Alors ils éclatent de
rire, ou bien ils partent en courant à travers les rues"; et pour les rappeler à l'ordre
"les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres".
En s'appuyant sur des indices, le lecteur se rend compte que l'enfant n'est pas à l'abri des
aléas et des incertitudes de la vie, puisque beaucoup d'enfants ont connu des moments
difficiles, loin d'une vie heureuse, et insouciante: il y a ainsi des enfants-orphelins, comme
Lalla, le Hartani et Radicz qui tous ont été abandonnés par leurs parents.
L'enfance n'est pas à l'abri non plus de la brutalité du monde des adultes puisqu'elle est
présentée comme exploitée et maltraitée à l'image de ces petites filles, frappées par Zora
la patronne de l'atelier de tapis:
Mais la grosse femme vêtue de noir se venge sur les petites filles, celles qui
sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de mendiants, les filles
abandonnées qui vivent toute l'année dans la maison de Zora, et qui n'ont pas
d'argent. p188 ...la grosse femme pâle recommence à donner des coups de canne
à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle
avait cassé sa navette...p189
L'enfance malheureuse est représentée aussi par Radicz qui a été vendu par sa mère à un
patron, parce qu'elle n'avait plus d'argent pour nourrir sa famille; Radicz est devenu après
mendiant, puis voleur, pour connaître enfin la mort au cours d'un vol de voiture:
Avant, je n'habitais pas avec le patron, tu sais. J'habitais avec mon père et ma
mère dans une caravane, on allait de foire en foire…Et puis mon père est mort,
et comme on était nombreux et qu'on n'avait pas assez d'argent, ma mère m'a
vendu au patron et je suis venu habiter ici, à Marseille. p340
Dans le paragraphe qui suit il s'agit de l'enfance malade, dont la santé est précaire et fragile:
Il y a un bruit surtout qui la suit partout où elle va, qui entre dans sa tête et dans
son ventre et répète tout le temps le même malheur: c'est le bruit d'un enfant qui
tousse, dans la nuit, quelque part, dans la maison voisine…p308
89
Le lecteur ne manque pas de compatir au sort de ces enfants qui ont connu déjà la
souffrance, et la rudesse de la vie dès leur jeune âge.
8.2. La femme.
La femme telle que représentée dans la première partie du deuxième texte est différente de
la femme telle que vue dans la deuxième partie:
∙ première partie:
89
Cette idée de compassion est à lier à la notion de "sympathie" développée par V. Jouve, et que nous avons rencontrée plus haut.
189
Le lecteur remarque dans cette partie, la rareté des allusions à la femme en tant qu'objet de
désir, et les deux paragraphes qui suivent en référent de façon rapide et à peine dévoilée:
Les filles lavent leurs jambes et leur visage sous le jet glacé. Quelquefois elles
s'arrosent avec les seaux en poussant des cris stridents. p93 Quand elle arrive
au canal, au centre de la rivière, il y a une marche, et Lalla tombe dans l'eau
jusqu'au ventre; elle se dépêche de sortir, sa robe colle à son ventre et à ses
cuisses. Il y a des garçons sur l'autre rive, qui regardent les femmes relever leurs
robes pour traverser la rivière, et qu'on bombarde à coups de cailloux. p162
Dans les deux exemples qui précèdent, la référence à la femme en tant que désir (nous
insistons sur l'idée qu'il s'agit d'un désir à peine dévoilé) se manifeste quand les filles lavent
leurs jambes, (exemple de la page 93), quand la robe de Lalla colle à son ventre et à ses
cuisses, et enfin quand les femmes relèvent leurs robes pour traverser la rivière, (exemple
de la page 162).
Mais rien de tel dans la deuxième partie, où Asaph le frère de Naman, regarde les seins
et le ventre de Lalla, quand celle-ci s'est présentée pour travailler dans son épicerie:
Quand il a su que Lalla cherchait du travail, ses yeux se sont mis à briller et il est
devenu nerveux… Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre
et les seins de Lalla, avec ses vilains yeux humides…p267
Même remarque dans le paragraphe qui suit, où Lalla trouve, dans l'une des chambres de
l'hôtel où elle travaille, un magazine représentant la femme en tant qu'objet sexuel:
Quelquefois, sur un lit ouvert, Lalla trouve un magazine plein de photos
obscènes, de femmes nues aux cuisses écartées, aux seins obèses gonflés
comme d'énormes oranges; de femmes aux lèvres peintes en rouge clair,
au regard lourd taché de bleu et de vert, aux chevelures blondes et rousses.
pp291-292
Dans l'exemple qui suit, les deux femmes prostituées sont réduites uniquement à de la chair:
Les hommes silencieux regardent, immobiles au bord du trottoir comme des
soldats de plomb, leurs yeux fixés sur le ventre des femmes, sur leurs seins,
sur la courbe de leurs hanches, sur la chair pâle de leur gorge, sur leurs jambes
nues. p314
Et Lalla a failli être violée par l'un des habitants de l'hôtel:
Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l'a prise par le bras et il a
voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. p321
À côté de la femme considérée comme objet de désir, il y a la femme maltraitée, comme
celle qui est battue constamment par son mari:
Et le ménage étranger, lui italien, elle grecque, et l'homme est ivre chaque soir,
et chaque soir il frappe sa femme à grands coups de poing sur la tête, comme
cela, sans même se mettre en colère, seulement parce qu'elle est là et qu'elle le
regarde avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. pp302-303
C'est dans cette "saisie" différente de la femme que le lecteur se trouve sollicité, l'invitant
à considérer les différentes manières dont elle est vue, tour à tour, à la Cité, et à Marseille
(deux mondes opposés) et ne font que renforcer le lecteur dans l'idée que le monde moderne
valorise moins la femme que le monde qui est de l'autre de la mer, en l'occurrence la Cité.
190
191
91
193
194
∙ au premier chapitre:
Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce
sont eux surtout que Lalla regarde. p269
∙ au deuxième chapitre:
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver,
Lalla était étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de les
voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un petit détour pour ne
pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
p275
∙ toujours au deuxième chapitre avec Radicz, un gitan pauvre:
Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de
vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d'homme trop
grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir. p276
∙ au quatrième chapitre:
…il y a des pauvres vêtus de costumes élimés…p293
∙ au cinquième chapitre:
Maintenant, Lalla les voit, de nouveau…: les mendiants, les vieillards aveugles
aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un enfant accroché
à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le visage couvert de
croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les vieilles couleur de
suie, aux cheveux emmêlés…p310
∙ et au huitième chapitre:
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins
des murs, et elle leur donne l'argent…p352
Deux autres indices viennent renforcer le lecteur dans son interprétation que le deuxième
texte de Désert est un hommage aux pauvres (deux indices liés à Lalla):
∙ quand Lalla commence à se promener dans la ville de Marseille, ce sont eux qu'elle
regarde surtout:
…il y a beaucoup de gens pauvres et, ce sont eux surtout que Lalla regarde.
p269
, et contrairement, aux gens de la ville, "elle n'oublie pas de les voir" (page 275), et elle les
cherche pour leur donner de l'argent, (page 352).
∙ ensuite, Lalla se considère comme une pauvre :
92
195
Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les Noirs débarqués des bateaux…
avec pour tout bagage un sac de plage; les Nord-Africains, sombres, couverts de
vieilles vestes, coiffés de bonnets de montagnes ou de casquettes…; des Turcs,
des Espagnols, des Grecs, tous l'air inquiet et fatigué… Lalla les regarde, à peine
cachée entre la cabine du téléphone… pp272-273
, il y a aussi des "Juifs, qui viennent de partout, mais ne parlent jamais tout à fait la
langue de leur pays; "des Portugais…des Italiens…des Yougoslaves…des Arméniens, des
Lithuaniens…", (page 283).
Il y a aussi ce vieil Oranais, l'Espagnole et ses six enfants qui dorment tous dans
la même chambre, le ménage étranger, lui Italien, elle Grecque; et l'enfant de la femme
tunisienne, qui tousse tout le temps (chapitre cinq, deuxième partie); il y a aussi ce jeune
Noir africain Daniel, qui joue au football, et M. Ceresola, un vieil Italien qui connaît la mort
(chapitre six, deuxième partie).
Et le lecteur n'oublie pas que Lalla est elle-même une immigrée qui a quitté la Cité pour
fuir l'homme riche qui voulait se marier de force avec elle.
Tous ces immigrés sont à l'honneur, car ils ont daigné quitter leur terre et leurs familles,
pour chercher fortune ailleurs.
196
blanche que les nappes des tables…Justement, il va ouvrir la bouche pour dire
aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d'histoires…pp335-336
Ce qui démontre que le restaurant n'est pas un lieu pour des pauvres comme Lalla et Radicz,
c'est:
∙ la réaction des clients qui étaient en train de manger: "autour des tables rondes,
les hommes, les femmes relèvent la tête au-dessus de leur assiette et s'arrêtent de
mâcher, de parler. Les garçons restent en suspens, la cuiller plongée dans le plat de
riz, ou la bouteille de vin blanc inclinée un peu";
∙ celle de Radicz qui "n'ose pas regarder autour de lui";
∙ et enfin celle du serveur: "justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants
de partir tout de suite, et sans faire d'histoires".
La ville en tant que symbole de l'autre, est insensible et indifférente aux pauvres:
Ils sont là, au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant des moteurs et
des voix. p310
, elle est "dangereuse" (page 307), et "meurtrière", parce qu'elle a tué Radicz, (page 411).
Les autres ont des "visages effrayants", (page 274); ils sont "sans visage" (page 307),
ou ont des visages "identiques" (page 293); ils "marchent et grondent" sans arrêt (page
294); ils se "pressent" (page 306), et "se hâtent" (page 309).
Enfin, Lalla se rend compte qu'il faut marcher pour ne pas tomber et "pour ne pas être
piétiné par les autres" (page 309).
d'où le constat de l'emploi de deux noms successifs; le même mécanisme se répète dans
l'exemple qui suit, où c'est "Lalla" qui est employé, puis "Hawa":
Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les
couvertures…D'abord, ce n'est pas elle. C'est Hawa, c'est le nom qu'elle s'est
donné…p345
Il arrive que le lecteur rencontre l'emploi de trois noms successifs pour un seul et même
personnage comme dans l'exemple qui suit avec "Lalla", "Hawa" et "Lalla Hawa":
Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très
bêtes…Lalla se met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre
les photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande , brillants comme
des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumières, et ses
lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire
encore…p347
Dans l'exemple qui suit, l'instabilité au niveau de la dénomination se poursuit, puisqu'il y a
passage de "Hawa" à "Lalla Hawa" et puis de "Lalla Hawa" à "Hawa"; et quand le lecteur note
qu'enfin une stabilité se met en place, avec l'emploi double et successif de "Lalla Hawa", et
"Hawa", il se trouve vite désillusionné, car tout simplement un autre nom est utilisé:
Puis elle emmène Hawa dans sa camionnette…Lalla Hawa aime bien voyager
dans la camionnette…C'est un rêve peut-être que vit Lalla Hawa…Le photographe
ne cesse pas de photographier Hawa…Le visage de Hawa…Les yeux regardent
ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa…p348
Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où une stabilité fragile se met en place avec
"Hawa" utilisé trois fois successivement, mais juste après le troisième emploi un autre nom
apparaît avec "Lalla":
Il emmène Hawa en avion…Hawa vêtue d'un imperméable…chaque fois que son
regard rencontre celui de Hawa…Lalla se moque de lui…p349
Même remarque pour l'extrait suivant, avec l'emploi successif du même nom, en
l'occurrence "Lalla Hawa", puis c'est le changement qui s'opère avec "Hawa":
Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux…Lalla Hawa veut traverser ces
endroits très vite…Lalla Hawa s'assoit dans un coin…Au début, les gens ne font
pas attention à Hawa…p354
Dans l'exemple qui suit trois noms différents se trouvent utilisés l'un après l'autre: L'ivresse
de la danse s'étend autour d'elle, et les hommes et les
femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en
suivant le rythme du corps de Hawa… Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a
une étendue sans fin de poussière et de pierres…p356 Lentement sans cesser de
tourner, Lalla s'écroule sur elle-même…p357
Dans tous les exemples qui précèdent, à chaque fois une nouvelle instruction vient
remplacer une autre, créant une sorte d'instabilité au niveau de l'information du lecteur qui
se trouve devant deux, voire trois noms utilisés successivement, au même chapitre.
Enfin, un autre nom vient s'ajouter, toujours pour Lalla, en l'occurrence celui de "Bla
Esm":
198
-Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis née je n'avais pas de nom, alors je
m'appelais Bla Esm, ça veut dire " Sans Nom". -Alors, pourquoi Hawa ? -C'était
le nom de ma mère, et je m'appelle Hawa, fille de Hawa, c'est tout. p353
Dans ce dernier exemple le lecteur enregistre bien ce nouveau nom, mais se trouve en
même temps pris dans la contradiction de Lalla qui nie avoir eu de nom, mais qui affirme
quelques lignes après qu'elle s'appelle "Hawa, fille de Hawa".
Comme pour Lalla, "la mère" de Lalla (la mère de Lalla n'existe qu'à travers les histoires
que raconte Aamma) est affectée par l'instabilité au niveau de la dénomination, qui rend
instable, par la même, l'information du lecteur.
Au chapitre premier de la première partie, Aamma (la tante de Lalla) raconte la
naissance de Lalla, et utilise "Hawa" pour la mère:
"Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c'était peu de temps avant l'été,
avant la sécheresse. Hawa a senti que tu allais venir…p88
, mais quelques lignes après, Aamma utilise un autre nom:
"…elle disait que tu t'appelais comme elle, Lalla Hawa, parce que tu étais fille
d'une chérifa". p89
Le lecteur est bien sûr déconcerté, car à l'affirmation d'Aamma que la mère a donné le
même nom qu'elle à sa fille, en l'occurrence "Lalla Hawa" (exemple de la page 89), il se
rappelle que quelques lignes avant (exemple de la page 88), c'est "Hawa" qui est utilisé
par la même tante.
Au chapitre neuf (première partie), Lalla essaie de se souvenir de sa mère, qui est morte
il y a si longtemps qu'elle a oublié comment elle était, et voilà que cette mère se voit dotée
d'un autre nom, après ceux de "Hawa" et "Lalla Hawa" du chapitre premier: ce nouveau
nom est "Oummi":
Elle dit quelquefois: "Oummi", comme cela, très doucement, en murmurant.
Quelquefois elle lui parle, toute seule…p153
Au chapitre onze (première partie) Lalla demande à sa tante de lui parler de sa mère, et la
tante utilise d'abord, "Hawa" pour désigner cette mère:
"Parle-moi d'Hawa, s'il te plait Aamma", dit encore Lalla…p174
, mais quelques lignes après, Aamma emploie un autre, en l'occurrence "Lalla Hawa":
"Lalla Hawa (c'est comme cela qu'Aamma l'appelle) était plus âgée que moi…"
p174
Un détail rend ambiguë l'information du lecteur dans le dernier exemple: il s'agit de
la parenthèse "c'est comme cela qu'Aamma l'appelle" du dernier extrait, qui suppose
qu'Aamma désigne toujours la mère par "Lalla Hawa"; or le lecteur se souvient qu'au premier
chapitre (première partie) Aamma a utilise "Hawa" seul:
"Quand le jour où tu devais naître est arrivé…Hawa a senti que tu allais venir".
p88
Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, puisqu'il apprend au dernier chapitre de la
deuxième partie que Lalla a décidé d'appeler son enfant qui vient de naître "Hawa":
Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut
vivre, qui suce goulûment son lait. "Hawa, fille de Hawa", pense Lalla…p423
, et se souvient que Lalla "se désigne" ainsi en répondant à une question d'une journaliste:
…et je m'appelle Hawa, fille de Hawa…p353
199
Pour conclure, le lecteur note bien que Lalla, son enfant, et la mère de Lalla (trois
personnages), ont un même et seul nom: "Hawa", et que Lalla et sa mère ont un autre nom
en commun: celui de "Lalla Hawa".
Le lecteur note le même processus d'instabilité du nom propre au premier texte de
Désert: ainsi la femme du cheikh Ma el Aïnine qui n'apparaît qu'une seule fois au chapitre
six, porte en tout trois noms:
∙ dès son apparition deux noms lui sont rattachés "Meymuna Laliyi" et "Lalla
Meymuna":
…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première
femme… Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla
Meymuna. p400
Quelques pages après, le lecteur note une régularité avec l'emploi de "Lalla Meymuna":
Lalla Meymuna est assise à côté de lui… Lalla Meymuna tourne son visage vers
le jeune garçon… Lalla Meymuna est immobile, assise près de l'homme…p403
Une stabilité, bien qu'elle se poursuive dans l'extrait suivant, demeure fragile, puisqu'une
autre dénomination est utilisée, en l'occurrence "Meymuna" seul:
Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la sueur…Nour
s'approche davantage, et il aide Meymuna à soulever Ma el Aïnine…p404
Dans l'exemple qui suit il y a retour à la stabilité avec l'emploi régulier de "Meymuna":
Meymuna allume la lampe à huile…Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de
Meymuna…Meymuna qui tient sa main…p406
, mais cette stabilité n'est que temporaire, puisqu'une page après, "Lalla Meymuna" succède
à "Meymuna":
…sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure…p407
Le lecteur se trouve pris dans une sorte de fluctuation, puisque de "Lalla Meymuna" il passe
à "Meymuna", pour revenir à "Lalla Meymuna"; et quand il croit qu'il y a ancrage et stabilité
au niveau de la dénomination (comme c'est le cas dans les exemples des pages 403 et
406), il est vite pris au dépourvu, car un autre nom fait son apparition.
Le tableau suivant permettra de mieux visualiser cette instabilité dénominative de ce
personnage:
Page 400 Page 403 Page 404 Page 406 Page 407
-Meymuna Laliyi; -Lalla Meymuna: -Lalla Meymuna; -Meymuna: répété -Lalla Meymuna.
-Lalla Meymuna. répété trois fois. Meymuna. trois fois
200
Toujours au même exemple, le lecteur note quelques lignes après, l'utilisation d'un seul nom:
"avec les deux fils…Moulay Sebaa, le Lion"; le lecteur passe ainsi de l'extrême à l'autre
avec d'abord l'utilisation de trois noms, et après l'emploi d'un seul nom.
Même mécanisme pour l'exemple qui suit où de la surcharge affectant la dénomination,
le lecteur bascule, quelques lignes, à un seul nom:
…et son nom a couru sur toutes les lèvres: "Moulay Hiba, celui qu'on appelle
Moulay Dehiba, la Parcelle d'Or, Moulay Sebaa, le Lion." …il a continué à courir
vers l'endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba…p369
Dans l'exemple qui suit, le lecteur remarque que ce personnage:
∙ porte un nouveau nom: "Ahmed" dans "Ahmed Hiba" (ce nom n'est pas nouveau à
proprement parler, car il est déjà utilisé au chapitre deux -page 38- mais le lecteur
le considère comme nouveau par rapport aux exemples des pages 365 et 369, où il
n'apparaît pas):
Ahmed Hiba, celui qu'ils appellent Moulay Sebaa, le Lion…p376
Quelques pages après (page 382), cette instabilité qui touche le nom de ce personnage, est
encore plus marquante, puisque "Ahmed Hiba", de la page 376, est remplacé par "Moulay
Hiba", tandis que "Sebaa" apparaît sans "Moulay" (par rapport à l'exemple de la page 376):
…Moulay Hiba, celui qu'on appelle Sebaa, le Lion…p382
Dans l'exemple qui suit, on a "Moulay Sebaa, le Lion":
Chaque jour, les hommes du désert regardaient vers la citadelle, là où devait
apparaître Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers…p426
, et une page après c'est "le Lion" qui apparaît d'abord seul (avec suppression de son
équivalent en arabe "Sebaa"), et quelques lignes après c'est "Moulay Hiba, Moulay Sebaa"
qui se trouve utilisé:
…et que le Lion allait suivre maintenant… …la rumeur s'est propagée à travers le
campement: "Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi !…" p427
Quelques pages, la dénomination "Moulay Sebaa" (sans sa traduction), est utilisée
régulièrement pages 433, 434 et 435:
Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant…p433 …
l'armée de trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commencé à tourner…À l'écart
du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc…Plusieurs fois, Moulay
Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite…p434 Moulay Sebaa ne pouvait
plus rien…Mais Moulay Sebaa restait immobile…p435
, vu cette régularité le lecteur croit enfin qu'une stabilité est mise en place; mais il est vite
désillusionné, en effet "Moulay Sebaa" disparaît page 437, pour être remplacé par "Moulay
Sebaa, le Lion" et avec sa traduction cette fois-ci.
Le tableau suivant permet de mieux voir la distribution instable des noms pour ce
personnage:
201
Page Page Page Page Page Page Page Page Page Page
365 369 376 382 426 427 433 434 435 437
-Moulay -Moulay -Ahmed -Moulay -Moulay -le Lion; -Moulay -Moulay -Moulay -Moulay
Hiba; - Hiba; - Hiba; - Hiba; - Sebaa, -Moulay Sebaa. Sebaa; Sebaa; Sebaa,
Dehiba, Moulay Moulay Sebaa, le Lion. Hiba, -Moulay -Moulay le Lion.
la Dehiba Sebaa, le Lion. Moulay Sebaa, Sebaa.
Parcelle la le Lion. Sebaa, -Moulay
d'Or; - Parcelle le Lion. Sebaa.
Moulay d'Or; -
Sebaa, Moulay
le Lion; Sebaa,
-Moulay le Lion;
Sebaa, -Moulay
le Lion. Hiba.
93
Voir le Robert. Dictionnaire de la langue française tome II (1987).
202
"On l'appelait Al Azraq parce qu'avant d'être un saint, il avait été un guerrier du
désert, tout à fait au sud…Dieu l'a appelé et il est devenu un saint, il a abandonné
ses habits bleus du désert… Dieu ne voulait pas qu'on le confonde avec les
autres mendiants, et il avait fait en sorte que la peau de son visage et de ses
mains reste bleue, et cette couleur ne partait jamais, malgré l'eau avec laquelle il
se lavait. La couleur bleue restait sur son visage et sur ses mains, et quand les
gens voyaient cela, malgré la robe de laine usée, ils comprenaient que ce n'était
pas un mendiant, mais un vrai guerrier du désert, un homme bleu que Dieu avait
appelé, et c'est pour cela qu'ils lui avaient donné ce nom. Al Azraq, l'Homme
Bleu…" p120
"Al Azraq" veut dire en français "le Bleu", et il est appelé ainsi, car sa peau a gardé la couleur
bleue de ses habits de guerrier du désert.
"Es Ser", veut dire "le Secret": ce personnage est appelé ainsi parce que "personne ne
sait son nom" (page 94), et "nul ne doit savoir son nom" (page 96).
Pour le Hartani, le sens est donné par le texte:
L'enfant était le Hartani, c'est le surnom qu'on lui a donné parce qu'il avait la peau
noire comme les esclaves du Sud. p111
Aamma signifie en arabe "tante paternelle", ou "la sœur de son père", comme indiqué au
chapitre neuf de la première partie, (page 152).
"Le Bareki" que porte l'un des fils d'Aamma, signifie le Béni parce que ce personnage
"a été béni le jour de sa naissance" (page 101), et le Soussi, le mari d'Aamma, est appelé
ainsi, car il vient de la région du fleuve Souss (page 101).
"Ikikr", que porte l'une des filles qui habite la Cité, et que Lalla aime car elle raconte
tout le temps des histoires, signifie "pois chiche" en berbère "à cause d'une verrue qu'elle
a sur la joue" (page 85), et "Oummi", l'un des noms que porte la mère de Lalla veut dire
"mère" en arabe.
Pour ce qui concerne le premier texte, le lecteur se heurte à des difficultés quant à la
signification de certains noms; c'est le cas de "Nour" qui veut dire "lumière" une signification
donnée par le texte, mais difficilement discernable pour un non arabophone:
…ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9
L'un des saints évoqués dans le chant religieux au chapitre deux (page 67) porte le nom de
"Çahabi", c'est-à-dire "le compagnon du prophète:
…Sidi Abderrhaman, celui qu'on appelait Çahabi, le compagnon du prophète…
p67
De même que "el Kaamel" que porte un autre saint signifie "le parfait" (page 67), mais le
texte n'en donne pas le sens de façon claire, à défaut de majuscules comme dans l'exemple
de la page 67:
Sidi Mohamed ech Cheikh el Kaamel, le parfait...p67
"Ech Chems", le nom de l'un des fils de Ma el Aïnine, veut dire "le Soleil" (page 365), et "Ma
el Aïnine" signifie littéralement "l'Eau des Yeux":
"…sa mère l'a nommé Ma el Aïnine, l'Eau des Yeux, parce qu'elle avait pleuré de
joie au moment de sa naissance…" p366
203
C'est le cas aussi d'un autre fils de Ma el Aïnine qui s'appelle "ed Dehiba", et qui signifie
"la Parcelle d'Or", en français (page 38). Ce même fils porte un autre nom, en l'occurrence
celui de 'Sebaa", et qui veut dire en français"le Lion".
94
Il ne s'agit pas d'une coquille, car nous avons vérifié l'orthographe dans une autre édition (Gallimard,1980), et nous avons trouvé
"Ikiker.
95
Celui qui a aidé Lalla après qu'elle s'est évanouie.
204
Chapitre 7. Le temps.
205
temps(Temps et récit I, II, III) sont une sorte de réponse "aux apories" auxquelles se
sont heurtés tant de philosophes comme Aristote, Saint Augustin, Kant, Husserl, et enfin
Heidegger.
Pour P. Ricœur, ses "apories" trouvent une solution partielle dans toute création
poétique, et plus particulièrement dans le récit:
La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule
réplique l'activité narrative. Non que celle-ci résolve par suppléance les apories.
Si elle les résout, c'est en un sens poétique et non théorétique du terme. La
mise en intrigue, dirons-nous plus loin, répond à l'aporie spéculative par un
faire poétique capable certes d'éclaircir…l'aporie, mais non de la résoudre
théoriquement. (Ibid. : 21)
Il reste à préciser comment l'activité narrative arrive à résoudre cette aporie temporelle.
Pour ce faire, P. Ricœur introduit le concept de muthos qui signifie "agencement de
faits", et auquel se rattachent trois traits: "complétude, totalité, étendue appropriée", (Ibid.
: 66).
La complétude exige que l'action soit menée à "son terme", (Ibid. : 71), la totalité qu'il
y ait "un commencement, un milieu et une fin", (Ibid. : 66); alors que l'étendue a trait au
renversement et au passage de la fortune à l'infortune.
Ces trois traits sont dépourvus de toute caractéristique temporelle:
∙ ainsi par exemple, et rien que pour "la totalité", l'accent est mis sur l'absence de
hasard et sur la conformité aux exigences de nécessité ou de probabilité qui règlent la
succession; si la succession peut
être subordonnée à quelque connexion logique, c'est parce que les idées de
commencement, de milieu et de fin ne sont pas prises de l'expérience: ce ne sont
pas des traits de l'action effective, mais des effets de l'ordonnance du poème.
(Ibid. : 66-67)
; pour le dire autrement, disons que pour P. Ricœur "la connexion logique" opérée par le
poème est dénuée de toute temporalité.
Comme nous le remarquons, si le muthos, première étape dans l'élaboration du récit,
est atemporel, c'est un autre concept qui va permettre d'introduire le temps dans la mise en
forme du récit: il s'agit de la mimésis.
Ce dernier concept se divise en trois moments:
∙ la Mimésis I:
C'est l'amont de mimésis II: elle suppose une compétence préalable et une pré-
compréhension du monde de l'action acquise par chaque individu; elle comporte trois traits:
"structurel", "symbolique", et "temporel":
∙ le trait structurel concerne "le réseau conceptuel qui distingue structurellement
le domaine de l'action de celui du mouvement physique", (Ibid.: 88); cette action
implique des buts, des motifs, des circonstances, une interaction, et une issue.
Ces derniers termes sont dans "une relation d'intersignification", (Ibid.: 89), d'où l'emploi du
terme "réseau".
206
∙ le trait symbolique donne à l'action "une valeur relative, qui fait que telle ou telle
action vaut mieux que telle autre", (ibid. : 93); bref, ce sont "ces normes immanentes"
à une culture qui permettent de juger d'une action "selon une échelle de préférence
morale", (Ibid. : 93).
Le dernier trait est temporel, et concerne ce que P. Ricœur appelle le "maintenant
existential", c'est-à-dire ce temps de "la souffrance quotidienne", (Ibid. : 99), ou encore ce
temps de "l'expérience vive".
∙ la Mimésis II:
C'est "la mise en intrigue" à proprement parler; elle est médiatrice à trois titres:
∙ d'abord,
elle fait médiation entre des évènements ou des incidents individuels, et
une histoire prise comme un tout. À cet égard, on peut dire équivalemment
qu'elle tire une histoire sensée de – un divers d'évènements ou d'incidents (les
pragmatad'Aristote); ou qu'elle transforme les évènements incidents en – une
histoire...un événement doit être plus qu'une occurrence singulière. Il reçoit sa
définition de sa contribution au développement de l'intrigue. Une histoire, d'autre
part, doit être plus qu'une énumération d'évènements dans un ordre sériel, elle
doit les organiser dans une totalité intelligible. (Ibid. : 102).
∙ ensuite, la mise en intrigue
compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts,
des moyens...(Ibid. : 102)
, c'est-à-dire tout ce qu'on a vu dans Mimésis I à propos du réseau conceptuel de l'action.
∙ enfin, elle concerne aussi les caractères temporels: c'est quand l'intrigue
transforme les évènements en histoire. Cet acte configurant consiste à "prendre-
ensemble" les actions de détail ou ce que nous avons appelé les incidents de
l'histoire; de ce divers d'évènements, il tire l'unité d'une totalité temporelle. (Ibid. :
103)
∙ la Mimésis III: c'est l'aval de mimésis II
Disons brièvement que cette mimésis
marque l'intersection du monde du texte et du monde de l'auditeur ou du lecteur
(Ibid. : 109)
, et dans notre cas le texte de fiction:
l'œuvre écrite est une esquisse pour la lecture; le texte, en effet, comporte des
trous, des lacunes, des zones d'indéterminations, voire, comme l'Ulysse de
Joyce, met au défi la capacité du lecteur de configurer lui-même l'œuvre que
l'auteur semble prendre un malin plaisir à défigurer. Dans ce cas extrême, c'est le
lecteur, quasiment abandonné par l'œuvre, qui porte seul ses épaules le poids de
la mise en intrigue. (Ibid. : 117)
Pour P. Ricœur, tout texte littéraire présuppose un lecteur et lui prévoit un rôle aussi
important que le rôle assigné à l'instance de production.
207
1.1. Le commencement.
Le commencement constitue un moment important dans le deuxième texte de Désert, pour
preuve sa présence dès l'incipit avec "matin" qui peut être défini comme le commencement
du jour:
Mais la lumière du matin bouge un peu, comme si elle n'était pas tout à fait sûre.
p75
Le lecteur se rend compte de cette importance, surtout à la fin du texte (deuxième partie,
99
chapitre dix), quand naît une fille fruit de l'amour de Lalla avec le Hartani, une naissance
que le lecteur interprète comme le commencement d'une autre vie, et la possibilité de
100
disposer d'autres chroniques :
L'air entre enfin dans ses poumons, et au même instant, elle entend le cri aigu
de l'enfant qui commence à pleurer. Sur la plage, la lumière rouge est devenue
orange, puis couleur d'or. Le soleil doit toucher les collines de pierres, à l'est, au
pays des bergers. p422 Quand l'enfant commence à téter, son visage minuscule
aux yeux fermés appuyé sur son sein, Lalla cesse de résister à la fatigue. Elle
regarde un instant la belle lumière du jour qui commence, et la mer si bleue, aux
vagues obliques...p423
Ces deux derniers extraits démontrent l'importance du moment initial, avec la naissance
de l'enfant le matin -le matin est le début du jour- et l'emploi triple du verbe "commencer":
"l'enfant qui commence à pleurer" (page 422), "quand l'enfant commence à téter" et "la belle
lumière du jour qui commence", (page 423).
98
La partie "l'expérience temporelle fictive", est étudiée par P. Ricœur dans Temps et récit II, 1984.
99
De même que Lalla aime bien écouter l'histoire de sa naissance racontée par Aamma. (page 87)
100
Pour la définition de "chronique", voir la partie appelée "les chroniques d'une vie dans le deuxième texte".
208
Le moment de la journée que Lalla et Radicz préfèrent est le matin, qui rappelons-
le, constitue le début du jour; ainsi pour Lalla "le matin, le ciel est beau", mais quand le
soleil approche du zénith, "le ciel pèse plus lourd" (page 93); et quand elle se réveille tôt,
un matin, croyant que c'est le jour de la fête, elle profite pour voir "les premiers rayons de
soleil" (page 166).
Quand Lalla décide de s'enfuir, c'est le matin qu'elle le fait:
∙ ainsi c'est le matin qu'elle s'est enfuie de chez Aamma vers le désert, avec le Hartani,
et ceci après que l'homme riche est venu une deuxième fois pour la demander en
mariage:
Elle est partie, ce matin, avant le soleil. …et elle s'éloigne de la Cité, le long
du sentier des chèvres, vers les collines de pierres…Mais la lumière du soleil
apparaît peu à peu, de l'autre côté des collines, une tache rouge et jaune qui se
mélange au gris de la nuit. Lalla est contente de la voir…p210-211
∙ c'est aussi tôt le matin, juste avant l'aurore que Lalla s'est enfuie de chez le
photographe, pour retourner chez elle à la Cité (page 408).
Le lecteur apprend que Radicz (au chapitre neuf, deuxième partie), aime cet instant où "le
soleil allume sa première lumière du matin, pure et nette":
Il avance en silence, tout seul dans la grande rue vide où le soleil allume sa
première lumière du matin, pure et nette… La lumière arrive lentement, dans
le ciel d'abord, puis sur le haut des immeubles…Radicz aime beaucoup cette
heure, parce que les rues sont encore silencieuses, les maisons fermées, sans
personne, et c'est comme s'il était seul au monde. pp386-387
Le lecteur note bien tout au long du deuxième texte, la fréquence d'expressions relevant de
tout ce qui tourne autour de l'idée du "commencement":
Ces choses étaient belles quand il les regardait, plus neuves, comme si personne
ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde. p129
Quand Lalla accompagne le Hartani du côté des plateaux, elle descend pour "la première
fois" à l'intérieur de la terre (page 126); et un jour, toujours avec le Hartani, dès qu'elle est
entrée dans une grotte, "au commencement, elle ne voyait plus rien" (page 138).
Après la mort de sa mère et après avoir quitté le désert, Lalla se souvient "des premiers
jours" quand elle s'est installée à la Cité avec sa tante Aamma (page 152), et elle se souvient
aussi de la mer qu'elle a vue pour "la première fois":
Lalla s'assoit dans le sable, face à la mer, et elle regarde les mouvements lents
des vagues. Mais ce n'est pas tout à fait comme le jour où elle a vu la mer pour la
première fois…p153
Tout le chapitre dix de la première partie abonde en expressions renvoyant au
commencement: "quand il commence à pleuvoir", "le vent commence à souffler": (page
160); (page 161): "au commencement cela fait un fracas de métal", "les gros nuages blancs
commencent à s'accumuler dans le ciel"; (page 162): "c'est là qu'Aamma a emmené Lalla,
quand elle est arrivée ici à la Cité, pour la première fois"; (page 163): "les premiers temps
Lalla avait honte d'enlever ses vêtements devant les femmes, "au début elle trouvait les
corps des femmes horribles, "pour la première fois, Lalla entre dans l'eau après les longs
mois de sécheresse; (page 165): Aamma commence à peigner les cheveux de Lalla, après
que cette dernière est sortie de la baignoire.
209
Au chapitre treize, Lalla se souvient que c'était "au commencement de l'été" que
l'homme riche est arrivé chez Aamma pour la demander en mariage, (page 192).
Quand elle se trouve seule, la nuit, dans sa chambre, et qu'elle est prise tout à coup
par un vertige:
pour la première fois elle ressent l'angoisse d'avoir fait mal à quelqu'un qui
dépend d'elle. pp287-288
, et ce "quelqu'un" n'est autre que le bébé qui vit déjà.
Quand elle est entrée pour "la première fois" à l'hôtel Sainte-Blanche pour travailler
comme femme de ménage, elle a failli s'en aller tout de suite:
tellement c'était sale, froid et malodorant. p290
Et "au début", Lalla croyait que les "gens venaient mourir à l'hôtel pour les envoyer ensuite
aux pompes funèbres", (page 322).
Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi; mais nous pensons que les quelques
extraits introduits sont amplement suffisants pour que le lecteur interprète que le moment
initial est un moment capital dans le deuxième texte.
210
Le lecteur note bien, d'après ces quelques exemples, que Lalla et d'autres personnages, ont
conscience d'un temps ancien et lointain qu'ils regrettent, un temps lié à des évènements
qui se sont écoulés irrémédiablement, et sans retour.
Et si ce temps ne reviendra plus jamais, il semble que les histoires racontées par Naman
et Aamma, et la chanson de la mère de Lalla fredonnée par Aamma (au chapitre onze de
la première partie), résistent à l'épreuve du temps qui passe en faisant revivre ce temps
ancien.
Le lecteur détient des indices prouvant qu'en écoutant les histoires et les chansons
liées au temps lointain et passé, Lalla réagit au niveau de la passion:
∙ ainsi elle est contente: "c'est l'histoire qu'elle aime le mieux au monde", quand
Aamma lui raconte l'histoire du miracle de la source d'eau accompli "il y a très
longtemps" par l'Homme Bleu:
C'est l'histoire qu'elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu'elle l'entend,
elle sent quelque chose d'étrange qui bouge au fond d'elle, comme si elle allait
pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s'est passé, il y a
très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec
une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille
au soleil…Sur la place du village il n'y a personne, car le soleil brûle très fort, et
tous les hommes sont à l'abri…p123
Le lecteur note aussi que le désir de Lalla de se transporter dans ce temps ancien, et
de rejoindre le temps lointain, se matérialise au niveau de la temporalité verbale par le
surgissement du présent de l'indicatif, après l'emploi d'un passé composé: "elle pense
comment tout s'est passé , il y a très longtemps…avec une grande place vide où
vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille au soleil…".
Quand elle écoute l'histoire de Balaabilou racontée par Naman, dont les évènements
se sont déroulés "il y a longtemps", (au chapitre huit de la première partie):
C'était il y a très longtemps…ça s'est passé dans un temps que ni moi, ni mon
père, ni même mon grand-père n'avons connu…pp145-146
, Lalla voudrait bien qu'elle "ne finisse jamais":
Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix grave
du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou comme s'il
était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien
que l'histoire de Naman ne finisse jamais…p148
Au chapitre neuf de la première partie, le lecteur apprend que Lalla n'arrive pas à se souvenir
ni de sa mère qui est morte il y a si longtemps, ni des mots de sa chanson:
Elle ne sait pas bien ce qu'elle doit dire, parce qu'il y a si longtemps qu'elle a
même oublié comment était sa mère… Lalla cherche dans sa mémoire la trace
des mots que sa mère disait, autrefois, des mots qu'elle chantait. Mais c'est
difficile de les retrouver. pp153-154
Et quand elle demande à sa tante Aamma (au chapitre onze de la première partie) de lui
répéter ces mots que la mère "chantait":
"Qu'est-ce qu'elle chantait, Aamma ?" "C'étaient des chants du Sud, certains
dans la langue des chleuhs…" p175
, Lalla réagit passionnellement, et ne peut pas s'empêcher de pleurer:
211
Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal…p176
La chanson détient donc ce pouvoir de faire renaître des moments passés, et de déclencher
des passions; et l'effet de cette chanson se poursuit, même quand Aamma a arrêté de
chanter: (toujours au chapitre onze, première partie):
Quand Aamma s'en va, Lalla retire le treillis…p182 Elle entend réellement, à
l'intérieur du bruit de la mer et du vent…la douce voix qui répète sa complainte, la
voix claire mais qui tremble un peu…Elle chante pour Lalla, pour elle seulement,
elle l'enveloppe et la baigne de son eau douce… Mais la voix étrangère fait couler
ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui étaient immobiles
depuis des années…p183
Lalla se souvient enfin des mots de la chanson de sa mère et réagit passionnellement: "mais
la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui
étaient immobiles depuis des années" (page 183), alors que dans l'exemple des pages 153
et 154, n'ayant pas pu se remémorer des mêmes mots, Lalla ne réagit nullement au niveau
passionnel.
Le lecteur remarque bien, donc, dans le deuxième texte, qu'il existe des événements
enfouis dans le passé lointain qui ne refont surface et ne surgissent qu'à l'aide de la chanson
et des histoires: cette chanson et ces histoires s'appuient sur la parole qui se transmet d'une
génération à l'autre:
∙ ainsi la chanson, la mère l'a apprise dans le Sud:
"C'étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants
d'Assaka, de Goulimine… "Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la
mer s'asséchera..." p175
∙ elle est transmise après à la tante Aamma qui la chante à son tour à Lalla (chapitre
onze, première partie); et enfin cette dernière la chante à son enfant qui va naître, (au
dernier chapitre de la deuxième partie):
Même, elle chante un peu pour elle-même, entre ses dents, un peu pour l'enfant
qui cesse de la battre et l'écoute, la chanson ancienne, celle que chantait Aamma,
et qui venait de sa mère: "Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s'asséchera..."
p410
Même remarque pour la chanson "méditerranée" que le lecteur retrouve au chapitre premier
de la première partie (page 77), et au dernier chapitre de la deuxième partie (page 411).
Les rêves et les souvenirs permettent également de faire revivre des moments du
passé lointain, qui semblent "ensevelis" pour toujours, mais qui reviennent après une longue
disparition; ainsi au chapitre deux (première partie), Lalla se souvient du désert d'où elle
est partie il y a longtemps:
Elle ne connaît pas celui qu'elle appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d'où
il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu'il porte avec lui, dans
son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du
Sud, des terres sans arbres et sans eau. p97 Lalla voit devant elle, comme avec
les yeux d'un autre, le grand désert où resplendit la lumière… Alors, pendant
longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain,
d'oublié. Elle voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des
212
femmes, des chevaux, des chameaux…elle voit la forme d'une ville, un palais de
pierre et d'argile…p98
Le lecteur observe bien dans les derniers exemples que ce souvenir se rapporte à un
temps lointain témoignant l'emploi de "lointain" dans l'exemple de la page 98: "elle devient
quelqu'un d'autre, de lointain".
Même remarque au chapitre treize de la première partie, où Lalla fait un rêve qui se
rapporte au passé lointain, toujours en rapport au désert "c'est un rêve qui…existait ici sur
le plateau de pierres longtemps avant elle":
C'est un rêve qui vient d'ailleurs, qui existait ici sur le plateau de pierres
longtemps avant elle, un rêve dans lequel elle entre maintenant, comme en
dormant, et qui étend sa plage devant elle… Le vent l'emporte sur la route sans
limites, l'immense plateau de pierres où tourbillonne la lumière. Le désert déroule
ses champs vides, couleur de sable, semés de crevasses… Mais Lalla ressent le
bonheur, parce qu'elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage…p204
101
Dans les deux derniers exemples, Lalla veut être en conjonction avec ce temps lointain
témoignant son état passionnel: "Lalla ressent le bonheur" (page 204), et elle aime
rencontrer Es Ser "parce qu'il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur
des pays de dunes et de sable, du Sud...".
101
"Conjonction" dans le sens donné par A. J. Greimas: dans notre exemple Lalla veut être en conjonction avec l'objet de valeur
"temps lointain".
213
102
La plage que Lalla aime beaucoup est un espace où c'est la permanence qui domine,
ainsi:
∙ sur le chemin qui la mène vers la Cité, Lalla reconnaît "ses propres traces dans le
sable" qui ne se sont pas effacées, (page 77).
∙ elle remarque qu'il y a toujours des fourmis "où qu'on s'arrête" à la plage, (page 77).
∙ elle "est heureuse" quand le vent est là, (page 79), et qu'il "bondit sans cesse au-
dessus de la mer", (page 80).
∙ et elle "va s'asseoir, toujours à la même place, là où il y a un poteau de bois pourri qui
sort de l'eau", dans l'attente de Naman, (page 83).
Dans l'exemple dernier, les expressions qui renvoient à cette permanence sont: "ne se sont
pas effacées", "toujours", "sans cesse", et "toujours".
Les personnages que Lalla aime fréquenter sont décrits parfois avec une mise en avant
de la permanence qui les affecte; c'est le cas notamment de Naman qui "va toujours pieds
nus":
Il va toujours pieds nus, vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise
blanche trop grande pour lui qui flotte dans le vent. p83
Et dès qu'elle s'est enfuie de chez sa tante (chapitre treize, première partie), après qu'elle
avait appris qu'Aamma avait l'intention de la faire marier à un homme riche, Lalla s'est dirigée
vers la mer pour voir Naman assis "toujours" à la même place:
…elle marche sur la grande plage, à la recherche du vieux Naman. Elle voudrait
bien qu'il soit là, comme toujours, assis sur une racine du vieux figuier, en train
de réparer ses filets. Elle lui poserait toutes sortes de questions, au sujet de ces
villes d'Espagne aux noms magiques…p194
Quand Naman tombe malade, Lalla note que "son visage est devenu d'un blanc un peu
gris", mais ses yeux ont "toujours" cette couleur de la mer, (page 196).
Quand elle voit le regard d'Es Ser, elle se rend compte qu'il brille comme une lumière
"qui ne peut pas disparaître":
C'est un regard qui vient de l'autre côté des montagnes…qui brille comme une
lumière qui ne peut pas disparaître. p92
Es Ser la regarde "continuellement" dans les collines de pierres (page 95); même chose
dans l'exemple suivant où malgré son départ son regard reste par contre "suspendu":
Et l'ombre de l'Homme Bleu se retire, silencieusement, comme elle était venue,
mais son regard plein de force reste suspendu au-dessus d'elle…p125
Et le regard d'Es Ser est toujours présent jusqu'à la fin du deuxième texte, au chapitre dix
de la deuxième partie:
Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d'elle…p412
Bien que dans l'exemple dernier le nom d'Es Ser ne soit pas évoqué, c'est l'emploi de la
propriété "secret" qui lui réfère, parce que "Es Ser" en arabe veut dire "secret"; dans les
extraits précédents des expressions comme "qui ne peut pas disparaître", "continuellement",
"suspendu" et "à nouveau" sont autant d'indices qui signalent cette permanence tant
recherchée par Lalla .
Quand le Hartani se trouve décrit, c'est la permanence qui est à l'œuvre: ainsi le lecteur
apprend qu'il "est toujours vêtu de sa longue robe de bure", (page 108).
102
Quand elle apprend que sa tante a l'intention de la faire marier à un homme riche, Lalla trouve refuge à la plage.
214
215
Et quand elle s'enfuit de chez sa tante, Lalla se réfugie dans les collines de pierres,
et c'est la permanence qui est mise en avant encore: ainsi, "ici, le soleil brûle toujours
plus fort" (page 199); elle retrouve "les traces anciennes, que le vent et le soleil n'ont pu
effacer" (page 200); "ici, il n'y a pas d'herbes, il n'y a pas d'arbres ni d'eau, seulement la
lumière et le vent depuis des siècles (page 200).
"Toujours", "les traces anciennes que le vent et le soleil n'ont pu effacer", et "depuis des
siècles" sont autant d'expressions qui suggèrent cette permanence.
Dans la deuxième partie, cette permanence est toujours présente: ainsi il y a cet
Algérien qui salue "toujours" Lalla, et lui parle "toujours"cérémonieusement, et Lalla l'aime
car il a des yeux comme ceux de Naman:
...un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux yeux verts
comme ceux de Naman le pêcheur. Lui salue toujours Lalla, en français, et il lui
dit quelques mots gentils; comme il parle toujours cérémonieusement avec sa
voix grave, Lalla lui répond avec un sourire. p292
Lalla aime aussi ces deux frères noirs qui habitent l'hôtel où elle travaille, et qui sont
"toujours" gais (pages 318), et ce vieil homme car il ressemble à Naman, et est "toujours
poli et doux" (page 319).
Quand Lalla devient cover-girl, le photographe "ne cesse pas" de la photographier,
regarde"indéfiniment" son visage (page 348), photographie "sans se lasser" son beau
visage, et prend "toujours davantage de photos" (page 349).
Le lecteur note aussi que des termes comme "immobile", et "assis", ou une
expression comme "sans bouger" se trouvent utilisés fréquemment dans la description des
personnages, et il ne manque pas de les relier avec l'idée de la permanence du temps:
∙ ainsi Lalla est "immobile" (pages 81, 91, 126 et 206), Naman est "assis" (page 105)
comme Lalla (page 85), le Hartani est "assis" et "ne bouge pas" (pages 109 et 191),
il reste "immobile" (pages 110, 167 et 213), Lalla "ne bouge pas" (page 201); même
remarque pour Es Ser qui ne bouge pas, (page 203).
Quand Lalla part retrouver le Hartani dans les collines, les deux "restent immobiles, assis
sur les rochers", (page 112); et le Hartani:
lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel, les pierres, les
arbustes...p113
, et Lalla pourrait rester ainsi dans les collines, à côté du Hartani sans bouger jusqu'à la nuit:
Elle est si bien ainsi qu'elle pourrait rester tout le jour, jusqu'à ce que la nuit
emplisse les ravins, sans bouger. p114
Quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla se souvient du Hartani immobile
dans le désert:
De toutes ses forces, elle scrute l'ombre, comme si son regard allait pouvoir
ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues... le Hartani, tel qu'il
était, immobile dans la chaleur du désert...immobile devant elle, comme s'il
attendait la mort...p287
, et remarque que Radicz "reste assis pendant des heures" sans bouger à regarder droit
devant lui", (page 276).
Quand elle va au port, qui lui rappelle le désert: Elle devient comme un morceau
de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile...p294
216
Les dunes du désert qu'elle voit dans son rêve, et qu'elle aime tant, sont comparées à des
vagues "immobiles" (page 97), et l'air dans les collines où elle se réfugie pour échapper à
l'homme riche, est "immobile" (page 200).
À part le fait que le lecteur dispose d'indices sur le type de temps que Lalla cherche,
en l'occurrence le temps permanent:
Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le
temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir. p191
, il y a un autre indice, selon nous, qui est encore plus décisif: il s'agit de la présence de
la même idée de permanence:
∙ à l'incipit avec cette lumière qui est toujours présente au bord de la mer:
Ici, il n'y a que cela: la lumière du ciel, aussi loin qu'on regarde. p75
∙ et à l'excipit, avec l'adverbe "toujours":
Ici, il finit toujours par venir quelqu'un, et l'ombre du figuier est bien douce et
fraîche. p423
217
, où "long" est l'une des propriétés se rattachant au temps, alors que "doux", démontre que
le temps qui dure et se prolonge, est ce temps tant convoité par Lalla.
Dans l'exemple suivant, l'homme riche revient dans la maison d'Aamma dans l'espoir
d'épouser Lalla, mais cette dernière s'échappe:
L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les
cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans
se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle
sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace
devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
, et se réfugie dans les collines de pierres où elle sent son corps devenir comme celui d'une
géante, "qui vivrait très longuement, très lentement".
Au chapitre onze (première partie), "Lalla aime bien jeûner", car elle s'aperçoit que le
temps s'étire:
Ce qui est long, et lent, ce qui fait vibrer l'impatience dans le corps des hommes
et des femmes, c'est le jeûne... Lalla aime bien jeûner pourtant, parce que, quand
on ne mange pas et qu'on ne boit pas pendant des heures, et des jours, c'est
comme si on lavait l'intérieur de son corps. Les heures paraissent plus longues,
et plus pleines, car on fait attention à la moindre chose… Même les jours sont
plus longs, c'est difficile à expliquer, mais depuis le moment du lever jusqu'au
crépuscule, on dirait parfois qu'il s'est passé un mois tout entier…pp166-167
Dans le dernier exemple, cette impression d'un temps qui s'étire est forte, et est relayée au
niveau de la figure de style par la répétition de la propriété "long" qui insiste sur l'idée que
Lalla est convaincue que le temps s'allonge durant ce mois: "ce qui est long", "les heures
paraissent plus longues" et "même les jours sont plus longs".
Quand elle se trouve avec le Hartani dans les collines, Lalla se sent "si bien" puisqu'un
bref instant semble être "si long":
Elle est si bien ainsi qu'elle pourrait rester tout le jour... Cela dure un bref instant,
mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise le vertige. p114
Quand elle a passé toute une journée dans le plateau de pierres avec Es Ser, Lalla a eu
l'impression que cette journée s'est allongée en des jours et des mois:
La journée a été si longue, là-haut, sur le plateau de pierres, que Lalla a
l'impression d'être partie depuis des jours, des mois peut-être…Tout d'un coup,
elle pense qu'il y a peut-être réellement des mois qui ont passé, là-haut sur le
plateau de pierres, et qui n'ont semblé qu'une seule et longue journée. p207
Comme nous venons de le voir dans les exemples précédents, c'est l'expérience du temps
telle que vécue par Lalla qui est mise en évidence: en effet, le lecteur interprète que "l'objet
103
de valeur " recherché par ce personnage est ce temps qui se prolonge et s'étire.
Il y a d'autres indices encore qui orientent le lecteur dans son interprétation que Lalla
cherche ce temps qui se prolonge; comme l'emploi régulier des adverbes "lentement" et
"longuement", et de l'adjectif "lent": aussi, Lalla aime les scolopendres "lentes" (page 77);
103
"Objet de valeur" en référence à la sémiotique de A. J. Greimas.
218
elle aime Naman, et elle l'attend "longtemps" (page 83); et elle aime l'avion qui avance
"lentement", et reste "longtemps" à le regarder (pages 86 et 87).
Dans son rêve lié au désert qu'elle aime tant, elle voit des dunes qui bougent
"lentement" (page 97), même chose au chapitre treize de la première partie où elle rêve du
désert avec les "lentes" vagues des dunes (page 203), et le vent "lent" (page 204).
Elle demande à Naman de lui épeler "lentement" les noms des villes des histoires qu'il
raconte (page 102), et pense "longtemps" à ces beaux noms (page 104).
Quand elle rentre à la Cité, elle le fait sans "se presser" et "lentement", car elle sait
qu'elle aura du travail à faire, (page 85).
Le point noir -c'est-à-dire l'épervier- glisse "lentement", et Lalla le regarde
longtemps, le cœur battant. Elle n'a jamais rien vu d'aussi beau que cet oiseau.
p127
, et continue à regarder "les cercles lents" faits par le point noir dans le ciel (page 128);
elle a tellement admiré cet oiseau qu'elle rêve qu'avec le Hartani, "lentement" ils tracent de
grands cercles (page 128).
Les personnages que Lalla aime n'échappent pas non plus à cette "lenteur":
∙ ainsi la voix de l'Homme Bleu qu'elle aime rencontrer est "lente" (page 124); et quand
elle accompagne le Hartani dans les collines, le garçon s'assoit "lentement" sur les
pierres (page 127).
Quand le Hartani pose ses mains sur les tempes de Lalla, et reste un "long moment" ainsi,
elle sent une "impression étrange qui la remplit de bonheur" (page 132).
Naman a une façon particulière de dire "lentement" mlaaoune (page 147), et quand il
termine de peindre son bateau, il s'en va en marchant "lentement" (page 151).
Pour ce qui concerne le non-humain (animaux, la mer...), le lecteur observe la même
chose: ainsi les mouettes passent "lentement" (page 158), et au milieu du vol:
il y a une mouette que Lalla connaît bien, parce qu'elle est toute blanche...Elle
passe lentement au-dessus de Lalla, ramant lentement contre le vent...p158
Lalla aime l'eau:
Ce qui est bien, quand l'eau est tombée du ciel comme cela pendant des jours
et des nuits, c'est qu'on peut aller prendre des bains d'eau chaude, dans
l'établissement de bains...p161
, et "quand elle glisse dans le fond de la baignoire...elle reste un long moment, comme cela
sans bouger" (page 164).
Lalla aime le bruit de la mer qui est "lent":
Il y a le bruit lent de la mer qui racle le sable de la plage, et c'est bien de
l'entendre sans la voir...p182
, et aime regarder les feux d'herbe qui brûlent "longtemps", (page 142).
Il semble que les collines est un espace où Lalla aime y être "conjointe", car
c'est là qu'elle sent qu'elle devient comme une géante qui "vivrait très longuement, très
lentement" (page 199), et quand elle s'y réfugie, après que l'homme riche est venu une
deuxième fois pour la demander en mariage:
219
∙ elle marche "longtemps" dans le plateau "sans presser" (page 199); elle monte
"lentement" (page 200), et "marche lentement" (page 201), la musique que chantait
sa mère dure "longtemps" (page 205), et enfin elle redescend "lentement" de ces
collines (page 206)
Dans la deuxième partie, cette idée d'un temps qui passe "lentement" et "longuement" se
poursuit, en effet:
∙ Lalla remarque que Radicz reste "pendant des heures" à regarder droit devant lui
(page 276) et Lalla l'aime, car il rit "longtemps" (page 277).
Quand elle termine son travail à l'hôtel, Lalla se dirige vers le port qui lui rappelle le désert
qu'elle aime tant, et elle marche "lentement", (page 294):
Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le
désert...Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a
de noir et de triste au fond d'elle. p294
, puis elle suit les cargos qui glissent "lentement" (page 295), et enfin elle contemple les
mouettes qui passent "lentement" (page 298).
Toujours à Marseille, Lalla se souvient du Hartani aux "gestes lents et longs comme la
démarche des antilopes" (page 311).
Quand elle rentre à la Cité (chapitre dix, deuxième partie), elle marche
"lentement" (page 413), elle perçoit le regard "long" d'Es Ser (page 414), elle regarde
"longuement" le figuier (page 416); et avant qu'elle accouche, elle gémit selon le rythme
"lent" de la mer (page 418).
Ce qui attire l'attention dans la deuxième partie du deuxième texte de Désert, c'est que
contrairement à ce que fait Lalla qui marche ou s'assoit, les habitants de Marseille, eux, se
hâtent et marchent "vite" comme dans les exemples qui suivent:
Il y a aussi quelque chose que Lalla aime bien faire: elle va s'asseoirsur les
marches des grands escaliers, devant la gare... Il y a ceux qui s'en vont, qui se
hâtent...p271
Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées... Lalla
marche sur le trottoir, elle voit tout cela...p293
Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes
des bars...p306
Les exemples qui montrent des hommes qui se pressent et se hâtent, sont nombreux dans la
deuxième partie du deuxième texte, comme dans les pages 275, 292, 309, 312, 354...; mais
il est inutile de les évoquer tous, en effet nous avons voulu démontrer que contrairement à
Lalla qui recherche le temps qui passe lentement et longuement, les habitants de Marseille
eux se hâtent et marchent vite.
1.4.1. L'itérativité.
Nous pensons que ce désir d'un temps qui s'étire sans pour autant qu'il y ait passage rapide,
est relayé au niveau des indices linguistiques par la profusion d'expressions traduisant
l'idée de l'itérativité. Mais avant de commencer par procéder à l'analyse de ce phénomène
temporel dans le deuxième texte, nous introduisons cette citation de G. Genette à propos
du récit itératif:
220
222
Conclusion.
Nous avons vu dans les dernières parties qu'un certain type de temps est recherché par les
personnages, et plus spécialement par Lalla; ce temps est:
∙ le temps du commencement;
∙ le temps lointain;
∙ le temps permanent;
∙ et le temps duratif qui se trouve lié aussi à l'itérativité à travers les multiples
expressions que nous avons examinées.
Pour ce qui concerne "le temps du commencement", nous avons vu que son importance
résulte de la possibilité de disposer d'autres "étapes d'une vie" avec la naissance de l'enfant
de Lalla à la fin du deuxième texte de Désert: en effet comme nous l'avons constaté dans la
partie appelée "les chroniques d'une vie", les chroniques racontent la vie d'un personnage,
et rien n'empêche de disposer d'autres "chroniques", et donc d'un autre livre, après cette
naissance.
Les personnages regrettent "le temps lointain", parce qu'il est synonyme d'irréversibilité,
mais les chansons et les histoires permettent de le revivre intensément au niveau de la
223
passion: c'est le cas de Lalla qui, d'abord, n'arrive pas à se souvenir des mots de la chanson
de sa mère, mais quand elle demande à sa tante Aamma de la lui fredonner, elle pleure.
Le "temps permanent", tant recherché, est impossible, parce que son passage est
irrémédiable, c'est pourquoi Lalla se réfugie dans les collines, et les plateaux là où le temps
certes passe, mais "lentement" et "longuement"; c'est ce que nous a motivé à consacrer
une partie appelée le "temps duratif".
Enfin, avec la profusion dans l'emploi d'expressions de type itératif, nous estimons que
dans l'itérativité, il y a une certaine idée "durativité" d'où le lien que nous avons établi entre
ces deux parties.
Nous pensons que toutes ces expériences vécues par les personnages (et surtout par
Lalla) ont pour but:
∙ de s'interroger d'abord sur la problématique du temps qui a retenu l'attention de tant
de philosophes et de d'écrivains qui n'ont pas cessé depuis l'Antiquité de réfléchir sur
une catégorie difficilement appréhensible;
∙ comme nous l'avons vu plus haut avec P. Ricœur, le temps figuré dans le texte
narratif permet, plus ou moins partiellement, de résoudre les apories temporelles
auxquelles se sont heurtées maintes théories philosophiques;
∙ enfin, étant donné que tout texte est produit dans le but d'être lu, toutes ces
expériences du temps vécues par les personnages permettent au lecteur de méditer
sur son temps.
1.5. Le changement.
Comme pour le temps lointain, ou le temps duratif, Lalla vit le temps dans son changement;
ainsi elle est bien consciente que ce temps passe, surtout quand elle s'est rendu compte
qu'elle a grandi:
Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle
venait juste d'arriver à la Cité. p190
Ce fragment constitue à notre sens un exemple-type du temps vécu dans son caractère
changeant par Lalla. Il permet aussi d'introduire ce que nous proposons d'appeler le
changement lié au temps.
L'exemple suivant démontre que Lalla refuse le temps qui s'écoule, car il est synonyme
de changement, témoignant aussi son état passionnel: "ce sont ces mots-là…qui lui font
mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas revenir ":
"Oummi! Oummi!" C'est cela qu'elle crie, elle entend clairement sa voix
maintenant, sa voix déchirée...Mais ce sont ces mots-là qu'elle entend, à l'autre
bout du temps, et qui lui font mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas
revenir. p155
L'exemple qui suit:
Lalla pense au premier voyage, vers Marseille quand tout était encore neuf,
les rues, les maisons, les hommes…Elle pense à Radicz le mendiant, au
photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres.
p411
, illustre de façon claire qu'un changement s'est produit avec l'opposition entre "neuf" et
"ombre": il faut insister aussi sur le rôle important des temps verbaux qui matérialisent ce
224
changement avec l'imparfait dans "était neuf" et le passé composé avec "sont devenus des
ombres".
À titre d'exemples, nous citons pêle-mêle, comme relevant essentiellement du
changement temporel:
Lalla ne retrouve pas la carcasse de métal rouillé au dernier chapitre de la dernière
partie (page 415) qu'elle a vue au chapitre premier de la première partie (page 76).
Naman est focalisé par Lalla, page 83, sans le moindre indice sur sa vieillesse, mais
au chapitre trois (première partie, page 102), le lecteur apprend que "le vieux Naman est
trop vieux".
Au chapitre dix de la première partie (page 161), Lalla se voit comme devenue trop
vieille pour faire comme les autres enfants, qui courent nus dans la rue tandis qu'il pleut.
Au chapitre douze (première partie, page 186), un changement s'est opéré, puisque
l'argent a manqué dans la maison d'Aamma, et la tante emmène Lalla travailler dans un
atelier.
Au même chapitre (page 190), le lecteur apprend que Lalla regrette que les choses
aient changé pour elle, après sa dispute avec Zora:
C'est comme si elle était devenue grande tout d'un coup, et que les gens avaient
commencé à la voir…Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment
petite…p190
Après qu'elle a appris qu'un homme est venu la demander en mariage (chapitre treize,
première partie), un bouleversement s'est opéré dans la vie de Lalla, qui pense que
"aujourd'hui, plus rien n'est pareil", (page 194).
Quand elle fuit la maison d'Aamma qui exige qu'elle se marie à un homme riche, Lalla
constate que Naman n'est pas dans la plage, comme auparavant, quand il racontait pendant
des heures des histoires qu'elle aime bien écouter, (page 194).
Elle constate aussi que la radio et les boîtes de conserve offertes par l'homme riche
ont été respectivement démolie et mangées, ce qui est un autre changement (page 195);
enfin Naman, qui est tombé malade à cause du vent de malheur qui a soufflé sur la Cité,
connaît la mort: cette dernière est un signe de changement, en tant que passage de la vie
à la non-vie (page 211).
Quand Lalla et Aamma se rencontrent à Marseille, Lalla note que sa tante "a beaucoup
vieilli en quelques mois", (page 265).
De même que Lalla elle-même s'est transformée à Marseille:
…Lalla s'est transformée. Elle a coupé ses cheveux court, ils sont ternes,
presque gris. p268
Le changement que connaît Lalla la touche aussi physiquement, et le lecteur apprend qu'elle
est devenue enceinte, (page 288).
Lalla a connu du changement au niveau de son travail: en effet, une première fois elle
est devenue femme de ménage, puis met fin à ce métier; après elle devient cover-girl, et
met aussi un terme à cette carrière.
Le vieux soldat oranais qui s'est battu contre les Allemands, les Turcs et les Serbes
(page 302), tout comme M. Ceresola, sont des figures du temps qui est passé et de la mort
qui s'approche:
225
Dans le fragment qui suit, une contradiction ne manque pas d'attirer l'attention du
lecteur, et elle concerne toujours le temps: en effet d'une part Lalla "ne se souvient plus du
temps où elle est arrivée…", mais quelques lignes après il lit qu"elle se souvient du jour où
elle est arrivée à la Cité pour la première fois":
C'est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps
qu'elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée… Chaque fois
que Lalla revient des dunes et qu'elle voit les toits de tôle ondulée et de papier
goudronné, son cœur se serre et elle se souvient du jour où elle est arrivée à la
Cité pour la première fois. p87
Même processus dans l'exemple qui suit:
La nuit, la lune apparaît au bord des collines de pierres, toute ronde, dilatée.
Alors Aamma sert la soupe de pois chiches et le pain, et tout le monde mange
vite; même Selim, le mari d'Aamma, celui qu'on appelle le Soussi, se hâte de
manger… Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu
fébrilement, mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler
le silence du jeûne. Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les
mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds…
p168
S'il n'y pas de règle stricte pour ce qui concerne la façon avec laquelle on doit manger après
le jeûne: "tout le monde mange vite", par contre, on marche "lentement" durant tout le mois
du jeûne.
Dans l'exemple qui suit, au verbe "ils ralentissent", s'oppose le verbe "s'en vont"
accompagné de l'adverbe "vite":
Les gens passent devant elle sans s'arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s'ils
allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance
dans ses yeux qu'ils s'en vont vite, parce que ça leur fait peur. p300
Même remarque dans les deux exemples suivants, où Radicz note que d'abord la lumière
arrive "lentement", puis elle grandit "vite":
La lumière arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des
immeubles…p387 La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles.
p389
Au chapitre six (deuxième partie) le lecteur remarque qu'il y a développement dans le
fragment qui suit, d'un portrait en opposition entre le jeune noir Daniel qui habite l'hôtel où
Lalla travaille, et d'autre part le vieil homme malade: le lecteur y voit dans ces deux portraits
successifs, une opposition qui renvoie le lecteur à la notion du temps avec, d'une part, la
jeunesse, et d'autre part la vieillesse:
Celui que Lalla aime bien, c'est un jeune Noir africain qui habite avec son frère
dans la petite chambre du deuxième étage… Il y aussi un vieil homme qui vit
dans une chambre très petite, à l'autre bout du couloir. pp318-319
Les fragments qui suivent démontrent encore que Lalla "appréhende" le temps dans son
caractère oppositif:
Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est
pas bien sûr du jour qu'on est en train de vivre. C'est un temps déjà ancien, et
c'est comme s'il n'y avait rien d'écrit, rien de sûr. Personne d'ailleurs ne pense
227
vraiment à cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla
y pense souvent… Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes
pareilles, comme les mots que dit Aamma…p115
Dans ce dernier exemple, l'opposition se trouve mise en avant à travers "pourtant", qui
introduit "lesheures ne sont jamais toutes pareilles", et que le lecteur ne trouve pas de
difficulté à opposer à "les jours sonttous les jours les mêmes".
Même idée dans l'exemple qui suit, où le Hartani part parfois au sud, pendant plusieurs
jours, mais pour Lalla, c'est "comme s'il n'était parti que quelques instants":
Quand il part, c'est vers le sud qu'il va, dans la direction du désert…Il s'en va
plusieurs jours comme cela…Puis il revient un matin…comme s'il n'était parti que
quelques instants. p113
Dans l'exemple qui suit, c'est le contraire qui se produit, puisque "un bref instant" paraît si
"long":
Elle sent le mouvement lent de la respiration du berger, elle est si près de lui
qu'elle voit avec ses yeux, qu'elle sent avec sa peau. Cela dure un bref instant,
mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise par le vertige. p114
Ce qu'il faut noter dans ces exemples, c'est que Lalla détient un savoir sur ce temps, et est
consciente du fait que ce temps est régi par deux pôles paradoxaux: "mais Lalla y pense
souvent" dans l'exemple de la page 115, et "cela dure un bref instant, mais il semble si long
qu'elle en oublie tout le reste" dans celui de la page 114.
Pour Lalla les guêpes volent "lourdement", tandis que les mouches volent "vite" (page
100); les fils d'Aamma mangent "vite" (page 101), alors que Naman le fait "lentement" (page
102).
Dans l'exemple qui suit, d'une part, le lecteur apprend que le Hartani ne bouge pas, et
est debout, mais juste après il apprend qu'il bondit:
Il est simplement assis sur une grosse pierre...il ne bouge pas... Puis tout d'un
coup, il bondit en arrière, il se met à courir...p109
L'épervier que Lalla observe est d'abord "immobile", mais après il glisse "lentement" (page
127).
Le Hartani reste "un long moment", les mains posées sur les tempes de Lalla (page
132), fait naître des images avec ses mains "pendant longtemps" (page 133), mais aussi
Lalla "ne reste jamais très longtemps avec le Hartani", car il y a toujours un moment où son
visage change (page 135).
Si le lecteur lit que "le soleil décline vite" (page 144), il lit aussi quelques lignes après
que "le soir descend lentement" (page 146).
Quand Lalla rencontre l'homme riche, venu une deuxième fois pour la demander en
mariage, elle "bondit aussi vite" et "marche le plus vite qu'elle peut" (page 199), mais
quand elle se trouve dans les collines où elle se réfugie, elle monte le long du lit "sans se
presser" (page 199), et "lentement, elle monte vers le plateau de pierres" (page 200).
Le lecteur note que l'opposition temporelle se poursuit dans la deuxième partie, et à
notre sens deux chapitres, plus particulièrement, mettent en avant le caractère paradoxal
du temps: il s'agit des chapitres neuf et dix:
Le chapitre neuf:
228
Ce chapitre est plein de ces contradictions qui caractérisent le temps; en effet, dès le
début de ce chapitre, le lecteur apprend que Radicz avance "sans hâte" (page 386), mais
quelques lignes après et avec la montée du jour, le lecteur a ceci: "la hâte maintenant efface
un peu l'angoisse", toujours pour ce qui concerne le même personnage (page 391).
Radicz regarde "un long moment" la mer, mais juste après "il s'est souvenu qu'il n'avait
plus beaucoup de temps devant lui" (page 387).
Si à la page 387, le lecteur apprend que la "lumière arrive lentement", quelques pages
après, il note que "la lumière grandit vite" (page 389).
Radicz "s'arrête" pour écouter les oiseaux (page 388), mais quand la lumière
commence à grandir, Radicz "doit faire de grands efforts pour ne pas s'arrêter" (page 389).
Le lecteur lit cela aussi, où "ralentir" s'oppose "à battre plus vite":
Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garçon sent son cœur ralentir, puis
battre plus vite...p389.
Si au début Radicz marche "lentement" (page 387), et avance "lentement" (page 389), à la
fin par contre, il se met "à courir" (page 394), et "ses jambes courent" (page 394).
Le chapitre dix:
Ce chapitre aussi est plein de ces oppositions qui concernent le changement lié au
temps: ainsi quand elle commence à marcher dans la Cité, Lalla reconnaît la bâtisse des
bains publics (page 413), mais en avançant un peu elle ne reconnaît plus les maisons ce
qui démontre qu'il y a eu un changement (page 413); quand elle se dirige vers les dunes,
elle note que "là, rien n'a changé", et elle reconnaît "tous les creux, tous les sentiers, ceux
qui mènent aux collines..."(page 414), mais "la vieille carcasse qui sortait ses griffes et ses
cornes" que le lecteur a rencontrée au début du chapitre premier de la première partie (page
76) a disparu (page 415); si Naman n'est plus là, car il est mort, par contre le figuier est
toujours là:
Des hommes sont morts, des maisons se sont écroulées, dans un nuage de
poussière et de cafards. Et pourtant, sur la plage, près du figuier, là où venait
le vieux Naman, c'est comme si rien ne s'était passé. C'est comme si la jeune
femme n'avait pas cessé de dormir. p416
Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre. Bientôt, les
hommes et les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes… ils vont marcher
dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs de leurs autos et de
leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux méchants. C'est pour
cela qu'il y a ce regard, cette menace. Radicz n'aime pas le jour. Il n'aime que la
nuit, et l'aurore, quand tout est silencieux, inhabité, quand il n'y a plus que les
chauves-souris et les chats errants. p390
, le temps social se trouve associé, pour Radicz, à la reprise de l'activité humaine avec les
cheminées qui commencent à dégager de la fumée, les hommes et les femmes qui "vont
ouvrir leurs portes", et "mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions":
Radicz "n'aime pas le jour" parce qu'il est synonyme de la reprise de tout ce qui renvoie au
social: "Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre".
Nous pensons que le meilleur exemple qui puisse éclairer le lecteur dans son
interprétation que Lalla n'accepte pas ce temps (Radicz non plus pour l'exemple vu plus
haut), est celui tiré du chapitre premier de la première partie:
Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité,
sans se presser, parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail en arrivant. Il faut
aller chercher de l'eau à la fontaine, en portant un vieux bidon rouillé en équilibre
sur la tête, puis il faut aller laver le linge à la rivière -mais ça, c'est plutôt bien,
parce qu'on peut bavarder avec les autres…p85
Dans cet exemple, deux indices orientent vers l'interprétation que nous venons d'avancer,
en l'occurrence que le temps social est mal accepté:
∙ Lalla retourne "sans se presser" car elle sait qu'elle va avoir du travail en rentrant à
la Cité: en effet, le travail est une institution réglée par plusieurs normes, puisque dès
que le soleil est haut dans le ciel, on rentre à la Cité pour travailler.
∙ la présence de la modalité déontique dans "il faut aller chercher", et que Lalla accepte
contre son gré, parce qu'elle remet en cause sa liberté.
Ce temps social est lié à ce qu'on ne doit pas faire non plus durant tout le mois de jeûne (le
"jeûne" est lié à une autre institution qui a ses propres règles): en effet tout le monde s'arrête
de travailler, d'aller à l'école, de boire et de manger, et cela du lever jusqu'au coucher du
soleil; et quand Lalla voudrait parler, elle se souvient qu'on ne doit pas troubler le silence
du jeûne:
Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement,
mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du
jeûne. p168
La modalité déontique est présente à travers "il ne faut pas troubler le silence du jeûne", et
est liée au temps social qui régit tout comportement.
C'est ce temps aussi qui impose à Lalla de se marier à un certain moment de sa vie:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme" dit Lalla. p193
; le mariage est une autre institution qui se caractérise par la présence de la modalité
déontique, et Lalla le refuse.
Pour résumer, le temps social vécu par les personnages, est refusé:
∙ par Radicz, car il est lié à l'activité humaine du travail, une activité par définition
sociale: exemple de la (page 390).
230
Il y a, en haut du mur, à l'autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres
écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. p264
Mais après, de cette pendule, aucune autre mention ne sera évoquée, comme pour évacuer
ce temps de la mesure.
Au chapitre neuf de la deuxième partie, le lecteur apprend que Radicz est en avance
"de trois, quatre minutes" par rapport aux policiers qui le poursuivent, parce qu'il était en
train de voler une voiture (page 395): ces trois ou quatre minutes renvoient encore à ce
temps mesurable.
Le lecteur sait aussi que la mère de Lalla est morte "le sixième jour", après qu'elle est
tombée malade, (page 179).
Les références au temps quantifiable sont également indiquées à travers l'âge de
certains personnages comme Lalla qui a dix-sept ans (page 297); Radicz qui a quatorze
ans, et les fils d'Aamma avec Ali, le cadet, qui a quatorze ans, et l'aîné le Bareki, qui dix-
sept ans (page 101).
Le lecteur sait aussi qu'approximativement, neuf mois sont passés entre le dernier
chapitre de la première partie où Lalla a fait l'amour avec le Hartani et le dernier chapitre de
la deuxième partie quand elle donne naissance à son enfant.
Comme le lecteur l'aura noté, les mentions au temps mesurable, ou au temps du
calendrier sont quasi-absentes, mais il existe des indices qui aident le lecteur à situer les
événements du deuxième texte de Désert dans un monde que le lecteur comprend et
interprète comme "moderne":
Les indices: les allusions à l'art contemporain comme le cinéma (pages 134 et 353), les
bandes dessinées avec des héros comme "Mickey Mouse", "Donald", "Maciste", "Tarzan",
"Akim" et "Roch Rafale", (page134), et l'art photographique à travers les clichés de Lalla
devenue cover-girl, au chapitre huit de la deuxième partie.
Les moyens de transport modernes comme l'avion, le train, l'auto, le paquebot,
l'autocar, le camion, y sont présents, et même une marque bien connue de voitures, en
l'occurrence celle de "Volkswagen", (page 348).
Le téléphone figure aussi comme moyen de communication de l'ère moderne (page
347).
Il y a aussi les boissons gazeuses comme "Fanta" (page 184).
La radio, l'électricité et le miroir électrique (chapitre douze de la première partie), la
Coopérative (page 138), les raffineries (page 118), le magasin avec les vêtements et les
maquillages (chapitre sept, deuxième partie), le dancing (chapitre huit, deuxième partie),
les immeubles et les villas (chapitre premier, deuxième partie), l'Hôtel où Lalla a travaillé
comme femme de ménage (deuxième partie), les tunnels, les boulevards, les carrefours
(deuxième partie )…constituent autant d'indices sur ce monde moderne.
Les quelques références historiques peuvent diriger le lecteur: ainsi ce dernier sait
que M. Ceresola est venu d'Italie, parce qu'il n'aimait pas Mussolini (page 324) dans une
référence à l'entre Deux guerres mondiales; il sait aussi que le vieux soldat oranais s'est
battu contre les Allemands, les Turcs, et les Serbes en référence à la Première guerre
mondiale (page 302); dès qu'elle a commencé à se promener dans les rues de Marseille
(deuxième partie), Lalla est frappée par le flot énorme d'immigrés venus des différents pays
(surtout d'Afrique, et d'Europe du sud et de l'est), et le lecteur comprend qu'il s'agit de la
vague d'immigrés venus en France pour y travailler, après la Deuxième guerre mondiale.
232
Ce qu'il faut noter c'est que ces références au temps moderne sollicitent le lecteur à
coopérer activement, à défaut d'indices explicites, et cela en l'obligeant à recourir à ces
connaissances encyclopédiques.
Le lecteur dispose d'une autre preuve que le temps mesurable et quantifiable est
écarté dans le deuxième texte, puisque le lecteur se heurte à des difficultés concernant
la détermination temporelle: autrement dit le lecteur se trouve parfois dans l'impossibilité
d'établir de façon précise:
∙ combien de temps s'est écoulé entre deux évènements;
∙ et combien de temps a duré tel ou tel événement:
Nous pensons que l'extrait qui suit illustre notre propos, puisque Lalla ne sait pas depuis
combien de temps elle marche -et le lecteur non plus-:
Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de
cette musique ? Elle ne le sait plus. p311
Exemples:
Le lecteur apprend que c'est à la Cité que "Lalla est venue habiter, quand sa mère est
morte" (page 87), mais il ne sait pas exactement quand la mère de Lalla est morte, et quand
Lalla est venue à la Cité, et combien de temps est passé entre les deux évènements.
Au chapitre premier (page 83), une description de Naman évoque son aspect physique,
mais aucun détail n'est fourni quant à son âge, cependant au chapitre trois, le lecteur détient
cet indice: "le vieux Naman est trop vieux" (page 102): cela fait que le lecteur se demande
combien de temps est passé entre le premier et le troisième chapitres pour que Naman
devienne "vieux".
Le lecteur apprend que Naman a vécu à Marseille, mais le fragment suivant ne manque
de surprendre: "et puis de toute façon la vie a dû changer depuis le temps où il vivait là-bas,
avant la guerre", (page 102): le problème, ici, pour le lecteur c'est qu'il ne sait pas:
∙ de quelle guerre il s'agit,
∙ et combien de temps s'est écoulé entre ce séjour à Marseille, et le moment où Naman
en parle.
Au chapitre premier, il y a deux instructions qui font que lecteur interprète que Lalla est
une enfant: "petite fille" et "enfant" (page 76); et au chapitre sept, il y a cet indice: "jeune
fille" (page 130), ce qui prouve que Lalla a grandi, mais le problème reste le même, puisque
le lecteur ignore combien de temps est passé entre le chapitre premier et le chapitre sept.
Même remarque pour les deux exemples qui suivent: en effet au chapitre dix, il y a
cette information: "elle est trop vieille maintenant", (page 161); et au chapitre douze: "elle
regrette le temps où elle était vraiment petite" (page 190): ces deux exemples posent le
même problème: puisque Lalla a grandi, le lecteur ne manque pas de se poser la question
combien de temps est passé entre ces deux évènements.
Au début du chapitre onze, le lecteur apprend que c'est le mois du jeûne, mais il ne sait
pas, par contre, combien de temps a duré ce mois; de même, toujours au même chapitre,
il n'y a aucune indication sur le temps exact qui est passé entre le jour où Aamma a acheté
le mouton (page 169) et le jour du sacrifice de ce mouton.
Au chapitre treize, le lecteur apprend que c'est "au commencement de l'été" que
l'homme au veston est venu chez Aamma pour demander Lalla en mariage (page 192),
mais le lecteur ne peut pas déterminer précisément de quel été il s'agit.
233
Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa, sur l'étendue de
sable craquelé...p242 Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé
pendant des semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans
eau. p246 Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de
guerriers est arrivée au nord...p250 Depuis des jours, les gens du désert étaient
ici, au sud de la ville fortifiée, et ils attendaient quelque chose. p426
Cette indétermination est mise en avant aussi à travers la multiplication concernant le début
exact de la marche des nomades: en effet, le lecteur se trouve au début du chapitre premier
devant trois indications temporelles différentes concernant le début de cette marche:
Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter...p8 Ils étaient partis depuis
des semaines, des mois...p10 Ils avaient marché ainsi pendant des mois, des
années, peut-être...p12
Conclusion.
Le lecteur remarque que, contrairement au deuxième texte, le premier texte de Désert
dispose de dates référant au temps mesurable; mais paradoxalement, et malgré la présence
de ces dates, le premier texte, tout comme le deuxième, développe tout de même
l'indétermination temporelle qui a pour effet de rendre l'interprétation de lecteur plus difficile.
Nous rappelons que pour P. Ricœur les temps verbaux sont étudiés dans le cadre de
104
la mimésis II, où la séquence "récit" prend forme.
Pour P. Ricœur, le système des temps verbaux est indépendant du temps
phénoménologique, ou du temps quotidien:
Cette indépendance du système des temps du verbe contribue à celle
de la composition narrative à un double niveau: à un niveau strictement
paradigmatique (disons: au niveau du tableau des temps du verbe dans une
langue donnée), le système des temps offre une réserve de distinctions, de
relations et de combinaisons dans laquelle la fiction puise les ressources de sa
propre autonomie par rapport à l'expérience vive...En outre, à un niveau qu'on
104
P. Ricœur étudie le phénomène des temps verbaux dans la patrie appelée "Les jeux avec le temps", (P. Ricœur; Temps
et récit, 1984).
236
237
humide de l'ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous
l'eau. Le boyau s'enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c'est la
première fois qu'elle descend à l'intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa
main, et cela lui donne du courage. p126
En procédant à l'analyse de l'exemple précédent, le lecteur se rend compte que:
∙ d'abord il y a un seul emploi du temps verbal du présent avec "la lumière est belle";
∙ immédiatement après c'est le plus-que-parfait qui est utilisé avec un seul emploi:
"Lalla n'avait jamais fait";
∙ le présent marque son retour avec une série de verbes qui s'étale de "c'est une
lumière très claire" jusqu'à "il y a des endroits pour voir la lumière";
∙ cette série de verbes au présent sera substituée de façon brève par "le Hartani a
conduit" qui constitue l'unique emploi du passé composé, puisque juste après c'est
le temps verbal du présent qui marque son retour, et cela de "c'est un gouffre qui
s'ouvre" jusqu'à "il faut bien savoir le passage".
∙ ce va-et-vient entre les temps verbaux du passé et celui du présent se poursuit,
puisque les temps du passé réapparaissent avec "le Hartani a pris la main de Lalla",
et "il l'a guidée".
∙ après ces deux passés composés, le temps verbal du présent resurgit, pour être
employé, cette fois-ci, de façon régulière dans les pages suivantes.
Dans le dernier exemple, c'est de ce va-et-vient entre les différents temps verbaux que le
lecteur se trouve déconcerté.
Dans l'exemple qui suit, c'est un autre type d'alternance qui est à l'œuvre:
Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au
commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d'un coup, elle
s'est mise à crier: "Hartani ! Hartani !" Le berger est revenu en arrière, il l'a
prise par le bras, et il l'a hissée à l'intérieur de la grotte. Alors, quand la vue
lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu'on
n'en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d'ambre,
de cuivre... Le Hartani s'est assis sur une grande pierre plate, au centre de la
grotte, et Lalla s'est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière
éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte,
il y a l'ombre, l'humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau
de pierres, la lumière blesse les yeux. C'est comme d'être dans un autre pays,
dans un autre monde. C'est comme d'être au fond de la mer. Lalla ne parle pas,
maintenant, elle n'a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de
la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d'ombre.
pp138-139
Dans l'exemple précédent, le lecteur note que:
∙ de "Lalla est entrée" jusqu'à "ensemble, ils ont regardé", une série de verbes se
trouve conjuguée au passé composé et à l'imparfait;
∙ mais à partir de la proposition qui commence de "ensemble, ils ont regardé la lumière
éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte", le lecteur est surpris du passage
brusque du passé composé: "ils ont regardé", au présent à partir de: "la lumière
éblouissante qui entre".
238
Dans l'extrait qui suit, le lecteur est dérouté par le surgissement brusque du présent dès
"ensuite le bateau avance", après une série de verbes conjuguée au passé:
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas
attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était
enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui
descendait jusqu'à ses pieds. Peut-être qu'ils pensaient qu'elle était pauvre,
ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne
comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire. Ensuite, le bateau
avance lentement sur la mer d'huile, il s'éloigne d'Algésiras, il va vers Tanger.
Sur le pont brûlent le soleil et le sel, et les gens sont massés à l'ombre...Certains
chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse, une chanson nasillarde
et triste, puis le chant s'éteint, et on n'entend plus que les trépidations de la
machine. p409
Le chapitre treize de la première partie présente le même mécanisme d'alternance, mais
autrement plus complexe, puisqu'il y a une instabilité liée un va-et-vient incessant dans
l'emploi de différents temps verbaux: en effet de la page 192 jusqu'à la page 193, le lecteur
note que ce sont les temps verbaux du passé qui sont utilisés: "elle a appris", "Lalla est
entrée", "Lalla parlé"..., mais ce lecteur se trouve surpris quand il s'aperçoit que le temps
verbal du présent surgit brusquement, à partir de "le jeune garçon s'en va":
Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander
en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa
tête, et son cœur s'est mis à battre très fort… "Mais je ne veux pas me marier !"
a crié Lalla. "Tu n'as rien à dire, tu dois obéir à ta tante", a dit le Bareki. "Jamais,
Jamais !" Lalla est partie en criant, les yeux pleins de larmes de rage. Puis elle
est revenue dans la maison d'Aamma. L'homme au complet veston gris-vert était
parti, mais les cadeaux étaient là. Ali, le plus jeune fils d'Aamma, écoutait même
de la musique…Quand Lalla est entrée, il l'a regardée d'un air sournois…Lalla a
parlé durement à Aamma: "Pourquoi as-tu gardé les cadeaux de cet homme…?"
Le fils d'Aamma a ricané. "Elle veut peut-être se marier avec le Hartani !" "Sors!"
a dit Aamma . Le jeune garçon s'en va avec le transistor. "Tu ne peux pas
m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla… Aamma reste silencieuse un bon
moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s'est radoucie, mais Lalla reste sur
ses gardes. "Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux
me faire cet affront." Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu'elle découvre
pour la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. pp192-193
À partir de "s'en va" (page 193), le présent est employé régulièrement, et cela jusqu'au début
de la page 195, pour laisser la place quelques lignes après aux temps verbaux du passé:
L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s'en
va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve. Alors Lalla reste
longtemps sur la plage, rien qu'avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles.
Les jours suivants, personne n'a plus parlé de rien, dans la maison d'Aamma,
et l'homme au complet veston gris-vert n'est pas revenu. Le petit poste de radio
à transistors était déjà démoli, et les boîtes de conserve avaient été toutes
mangées. Seul le miroir électrique en matière plastique est resté à l'endroit où
on l'avait posé, sur la terre battue, près de la porte. Lalla a mal dormi toutes
239
ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu'on
racontait, des filles qu'on avait enlevées…Chaque matin, au lever du soleil, Lalla
sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher l'eau à la fontaine.
Comme cela, elle pouvait surveiller l'entrée de la Cité. pp194-195
Dans ce dernier fragment, quelques lignes après l'emploi du temps verbal du présent:
"l'oiseaublanc fait encore quelques passages", "Lalla reste longtemps sur la plage", le
lecteur remarque le surgissement des temps verbaux du passé, c'est-à-dire du passé
composé, et de l'imparfait: "personne n'a plus parlé", "était déjà démoli", "Lalla a mal dormi",
"elle se souvenait", "Lalla sortait"...
Ce va-et-vient se poursuit, puisque c'est le temps verbal du présent qui réapparaît,
toujours à la page 195:
Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans
l'année...Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne
souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement et on l'oublie...p195
L'emploi de ce présent dure jusqu'au début de la page 196, pour laisser la place après aux
temps verbaux du passé:
Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout,
les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on
l'appelle le vent de malheur. Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur
la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui
avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l'estuaire de la rivière…Lalla
était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allaient emmener avec lui.
Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est
serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. Elle n'avait jamais vraiment
ressenti cela auparavant, et elle a dû s'asseoir pour ne pas tomber. Ensuite elle
a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du
monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul,
couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que
ses dents claquent, et qu'il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand
Lalla entre dans sa maison... Elle s'assoit à côté de lui et elle lui parle...p196
Dans le dernier extrait, sont employés successivement:
∙ le présent, de "quand il vient" jusqu'à "c'est pour cela qu'on l'appelle";
∙ l'imparfait, et le passé composé de"quand il a commencé" jusqu'à "Naman était tout
seul";
∙ et puis le présent encore une fois, et cela à partir de "il grelotte si fort".
À partir de la page 196, et jusqu'à une grande partie de la page 198, c'est le présent qui
domine, mais encore une fois il se trouve substitué après par les temps verbaux du passé:
Il y a beaucoup de gens qui souffrent du vent de malheur, les pauvres, les enfants
très jeunes. Quand elle passe devant leurs maisons, Lalla entend leurs plaintes,
les voix geignardes des femmes, les pleurs des enfants, et elle sait que là aussi,
peut-être, quelqu'un va mourir. Elle est triste, elle voudrait bien être là, de l'autre
côté de la mer, dans ces villes qu'elle a inventées pour le vieux Naman. Mais
l'homme au complet veston gris-vert est revenu…Il est revenu dans la maison
d'Aamma, et il a rencontré Lalla devant la porte. Quand elle l'a vu, elle a eu peur,
240
et elle a poussé un petit cri, parce qu'elle était sûre qu'il reviendrait, et qu'elle
appréhendait ce moment-là. L'homme au veston gris-vert l'a regardée avec un
drôle d'air. Il a des yeux fixes et durs, comme les gens qui commandent, et la
peau de son visage est blanche…Il porte d'autres sacs qui contiennent des
cadeaux. Lalla s'écarte quand il passe devant elle, et elle regarde les paquets.
pp198-199
Dans l'exemple précédent, le temps verbal du présent se trouve utilisé de "il y a beaucoup
de gens" jusqu'à "elle est triste"; mais à partir de "mais l'homme au complet veston gris-vert
est revenu" jusqu'à "l'a regardée", ce sont des temps verbaux du passé qui sont employés,
pour laisser la place après au présent de "il a des yeux fixes": à partir de cette dernière
proposition, le lecteur note que le présent est employé régulièrement.
C'est de cette forte instabilité au niveau de l'emploi des temps verbaux du passé et du
présent que naît le désarroi du lecteur.
Le lecteur note la même complexité dans l'exemple qui suit, tiré du chapitre deux de la
deuxième partie; en effet, et d'abord, ce sont les temps verbaux du passé qui apparaissent
avec "c'est là qu'elle a vu Radicz":
C'est là qu'elle a vu Radicz. Il était assis tassé dans une encoignure de porte, il
s'abritait comme il pouvait du vent et de la pluie fine...p275
, et leur emploi se poursuit jusqu'à la page 276, et cela jusqu'à "ensuite elle l'a revu souvent",
pour laisser la place après au présent dont la brusque apparition avec "il reste assis" et "il
aime bien Lalla", déroute le lecteur:
C'est comme cela que Lalla a fait sa connaissance. Ensuite elle l'a revu souvent,
dans les rues, près de la gare, ou bien dans le grand escalier quand le temps le
permettait. Il reste assis pendant des heures, à regarder droit devant lui, sans
faire attention aux gens. Mais il aime bien Lalla, peut-être à cause de l'orange. Il
lui a dit qu'il s'appelait Radicz, il a même écrit le nom par terre avec une brindille,
mais il a eu l'air étonné quand Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire. Il a de beaux
cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite
moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau
sourire parfois, qui fait briller ses très blanches. Il porte un petit anneau à l'oreille
gauche, et il prétend que c'est de l'or…Lalla aime le voir, au hasard, dans la rue,
parce qu'il n'est jamais tout à fait le même. p276
∙ dans l'exemple qui précède les temps verbaux du passé réapparaissent avec "il lui
a dit qu'il s'appelait Radicz" jusqu'à "Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire", mais le
retour à l'emploi du présent, à partir de "il a des yeux verts", marque une nouvelle
instabilité.
C'est cette instabilité dans l'emploi des temps verbaux, qui est à la source de l'instabilité
de l'information du lecteur.
Même observation dans l'exemple qui suit:
C'est alors qu'il entend le bruit des policiers qui arrivent. Il ne les a pas vus venir,
peut-être même qu'il ne les a pas entendus vraiment, le bruit doux des pneus sur
le gravier goudronné de l'allée circulaire, le froissement du store qui se soulève,
quelque part sur la façade immense et silencieuse du building blanc de lumière;
peut-être que c'est quelque chose d'autre qui l'a alerté, tandis qu'il était la tête en
241
Conclusion.
Selon nous, la principale idée à retenir c'est que si l'information du lecteur se trouve
fortement déstabilisée, c'est parce que l'emploi des temps verbaux est instable et irrégulier,
et ne semble pas obéir à une règle.
243
∙ pour l'exemple de la page 166, et dans la même proposition, le lecteur note que
"quelquefois" et "aujourd'hui" se succèdent, le premier exprimant l'itérativité, le
deuxième l'actualité:
Quelquefois Lalla se réveille le matin, le cœur battant, avec de drôles de
fourmillements dans les bras et dans les jambes, parce qu'elle croit que c'est
aujourd'hui le jour. p166
∙ pour l'exemple suivant, c'est le présent duratif qui est à l'œuvre avec "lentement", puis
c'est le présent itératif avec "chaque matin":
Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au- dessus
de sa tête...trace encore un cercle, puis elle s'en va dans le vent, le long de la
plage, vers l'endroit où se rassemblent les autres mouettes, chaque matin...p171
Le lecteur note que l'emploi des différentes valeurs du présent (à part celle d'actualité) se
poursuit dans la deuxième partie du deuxième texte comme dans l'exemple qui suit avec
l'itérativité exprimée à travers "quelquefois" répété deux fois (page 284); quelques lignes
après, c'est le présent duratif avec "lentement", et le présent actuel avec "maintenant" qui
sont employés successivement (page 285):
Quelquefois, la nuit, on est réveillé par le bruit d'une bataille dans les ruelles...
Quelquefois aussi viennent les gens de la police, ils arrêtent leur grande auto
noire en bas des escaliers et ils vont dans les maisons, surtout dans celles où
vivent des Arabes et des gitans... p284 Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle
n'a pas compris, et il insiste. Il parle lentement, en détachant bien chaque mot, et
ses yeux brillent comme si ça l'intéressait davantage, maintenant. p285
Même mécanisme dans les extraits suivants tirés du chapitre huit où le présent lié à
l'énonciation est mis en évidence avec l'emploi doublé de "maintenant" (page 345), mais
quelques lignes après (page 346), c'est le présent itératif qui est employé avec "chaque
jour", et "quelquefois".
Une autre valeur du présent se trouve utilisée page 346: il s'agit de la permanence avec
"toujours" employé deux fois:
Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les
couvertures des journaux... Maintenant, Hawa est partout, sur les pages des
magazines, sur les planches de contact...p345 Chaque jour, quand elle se
réveille, dans le grand living-room gris- blanc... Quelquefois elle ne rentre qu'à
la nuit. Elle se glisse à l'intérieur de l'appartement par la fenêtre...Il est toujours
ému quand il la voit, parce que son visage est si plein de lumière et de vie...Il croit
toujoursqu'il a beaucoup de choses à lui dire...p346
Toujours au même chapitre, le présent itératif marque son retour avec "chaque fois" et
"quelquefois", mais quelques lignes après et à la même page, c'est le présent exprimant
l'actualité qui apparaît à travers "maintenant":
Chaque fois que le photographe lui donne de l'argent -le prix des heures de pose-
Hawa prend les billets de banque, en choisit un ou deux, et elle lui rend le reste.
Quelquefois même, c'est elle qui lui donne de l'argent, des poignées de billets et
de pièces qu'elle sort de la poche de sa salopette... Maintenant, partout on parle
de Hawa. À Paris, les journalistes viennent la voir...p352
244
Comme nous le remarquons à travers ces quelques exemples, le lecteur se trouve confronté
à des difficultés: en effet les différentes valeurs du temps verbal présent n'apparaissent
jamais isolées l'une de l'autre, mais parfois se succèdent l'une à l'autre au sein du même
chapitre, d'où:
∙ un effet de surcharge de valeurs demandant à chaque fois de la part du lecteur un
effort supplémentaire d'interprétation à cause de l'apparition d'autres valeurs, en
l'occurrence les valeurs durative, permanente, et itérative, à côté du présent de
l'actualité.
Cette concurrence est mise en avant encore dans la partie appelée "l'expérience du temps
fictif" (voir plus haut), où nous avons constaté qu'il y a quête et recherche:
∙ du temps "permanent": présent + toujours, par exemple;
∙ du temps "duratif: présent + lentement, par exemple, et cela à l'opposé de son
passage.
De même que l'étude du temps "itératif" nous a permis de constater la profusion d'emploi
d'expressions renvoyant à cette idée.
246
Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre,
mangeait quelques dattes et du pain, puis il s'étendait sur la terre, et il continuait
à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près
du lac de Chinchan. Il parlait de l'oasis où l'eau est verte, où les palmiers sont
immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l'ombre est pleine du
chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l'eau. Il racontait
cela avec sa voix qui chatonnait un peu...pp234-235
Le lecteur note le même mécanisme dans l'exemple suivant, où le présent avec "vers
le paysoù il y a des nuages" et le passé composé avec "la caravane de Ma el Aïnine
est arrivée" (deux temps commentatifs pour Weinrich) sont employés conjointement avec
l'imparfait "il voyait":
Il voyait alors, surgis comme des mirages, les villes extraordinaires aux palais de
pierre blanche, les tours, les dômes, les grands jardins ruisselants d'eau pure, les
arbres chargés de fruits, les massifs de fleurs, les fontaines où s'assemblaient
les jeunes filles aux rires légers... D'où venait cette voix, si claire, si douce ? Nour
sentait son esprit glisser encore plus loin, au-delà de ce ciel, vers le pays où il y
a des nuages noirs chargés de pluie, des rivières profondes et larges où l'eau ne
cesse jamais de couler... Là grondentles bruits mystérieux de l'orage, là règnent
le froid, la mort...C'est de là que vient l'ordre nouveau, celui qui chasse les
hommes bleus du désert, qui fait naître la peur de toutes parts... La caravane de
Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté des montagnes.
Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées...pp238-239-240
Même remarque pour l'exemple qui suit, où à un temps narratif "on marchait" succède un
temps commentatif à partir de "qui frappe le crâne":
On marchait dans la lumière qui frappe le crâne, la nuque, qui fait vibrer la
douleur dans les membres, qui brûle jusqu'au centre du corps... On n'entendait
que le bruit de son cœur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince
derrière les tympans. pp361-362
Le passé composé, un temps commentatif, inaugure le chapitre cinq avec "ont quitté", mais
juste après c'est l'imparfait qui est employé avec "commandait", et le plus-que-parfait "avait
quitté", qui sont tous les deux catégorisés dans les temps narratifs, par H. Weinrich:
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier
qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins... Le
même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté
la ville de Zettat pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les
rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. p373
L'emploi des temps narratifs se poursuit aux pages 373 et 375, mais voilà qu'à la page 376,
un autre temps verbal surgit appartenant au "monde commenté" de H. Weinrich: il s'agit du
présent dont l'emploi se poursuit jusqu'à la fin de la page 378; page 378 marque toujours
l'emploi d'un temps commentatif avec le passé composé "a été trahi", et quelques lignes
après c'est un temps du "monde raconté" qui apparaît avec l'imparfait: "les chefs sentaient":
pour H. Weinrich, ces deux temps ne peuvent pas apparaître ensemble:
Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l'état-major de
l'armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le "fanatique" est acculé, d'un côté
la mer, de l'autre au désert. le vieux renard va être obligé de capituler. p376 Le
247
vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les
tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression
des Chrétiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils
traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à
Ouadane, ils occupaient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine
avait d'abord donné son enseignement. pp378-379
L'emploi de l'imparfait, et du plus-que-parfait se poursuit jusqu'à la fin de la page 380, pour
laisser la place après au présent:
Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la vallée du fleuve Tadla,
devant le gué, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur
soumission aux officiers français. Les fumées des feux de camp montent dans
l'air du soir, et l'observateur civil regarde, comme à chaque étape, le beau ciel
nocturne qui se dévoile lentement. p381
Au chapitre sept, le lecteur se trouve devant un temps narratif avec l'imparfait, mais aussi
un temps commentatif avec le passé composé:
Immobile sur son cheval qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes
étranges qui avançaient lentement vers le fleuve comme à l'exercice. Plusieurs
fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers
des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux
au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de la
poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de
leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est
tendu, ils mourront tous. Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des
larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l'autre côté du lit du fleuve
desséché, le colonel Mangin a fait disposer les mitrailleuses à chaque aile de son
armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront
vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des
mitrailleuses les balaiera, et il n'y aura plus qu'à donner le coup de grâce, à la
baïonnette. pp434-435
Un autre temps commentatif fait son apparition dans l'exemple précédent: c'est le futur de
l'indicatif à partir de "quand la ronde s'achèvera", pour laisser la place après à l'imparfait
"Moulay Sebaa ne pouvait plus rien", et quand le lecteur croit que ce va-et-vient est enfin
terminé, voilà que quelques lignes après, le futur refait son apparition avec "quand les
cavaliers maures chargeront".
Pour conclure, disons qu'une instabilité se met en place à chaque fois qu'un temps
commentatif (comme le présent ou le futur) succède à un temps narratif (comme l'imparfait
ou un plus-que-parfait ), ce qui a pour conséquence de désorienter le lecteur, qui s'aperçoit
que ces passages temporels sont assez rares par rapport à l'économie générale du premier
texte.
De même que nous avons démontré les limites d'une théorie comme celle de H.
Weinrich qui se heurte à des difficultés insurmontables quand elle se trouve confrontée à
des textes, comme Désert, qui mettent en difficulté ses présupposés.
248
Pour poursuivre ce qui a été dit dans la dernière partie sur l'effet-instabilité, nous allons nous
intéresser dans cette partie à une autre façon de créer l'effet-instabilité: c'est quand le lecteur
se trouve devant une variation dans les temps verbaux qui affecte un même personnage.
Ainsi dans l'exemple suivant, une série de verbes au plus-que-parfait se trouvent
rattachée aux "voyageurs", mais le lecteur ne comprend pas pourquoi cette série est
interrompue brusquement par l'emploi de l'imparfait "attendaient":
Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s'étaient enroulés dans leurs
manteaux de laine, ils attendaient la nuit. p18
Dans l'extrait suivant, un imparfait "savait" est rattaché à "Nour" au beau milieu d'une série
de verbes conjuguée au passé simple attribuée toujours à Nour; ce que le lecteur ne
comprend pas c'est qu'il n'y a pas continuation dans l'emploi du passé simple:
Nour se leva, et vit que son père et son frère n'étaient plus sous la tente...Nour
commença à marcher sur le chemin de sable...Il n'y avait aucun bruit, comme si
tous les hommes étaient endormis, mais Nour savait que les hommes n'étaient
pas sous les tentes... Quand il approcha des murs de la ville, Nour entendit la
rumeur des hommes. Il vit, un peu plus loin, la silhouette...p36
De la page 49 jusqu'à la page 52, une série de verbes employée au passé simple réfère aux
activités de Nour: "resta", "marcha", mais cette série est interrompue par le surgissement
brusque et inexplicable d'un verbe à l'imparfait: "percevait" (toujours référant aux activités
de Nour) pour revenir après au passé simple avec "arriva":
Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le
vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous
ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. Le bruit de la musique des
flûtes s'éteignait ici, dans cette cour déserte, comme si Nour était à l'autre bout
du monde. Tout devenait immense, tandis que le jeune garçon marchait vers le
centre de la place. Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les
artères de son cou et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner
jusque dans le sol sous la plante de ses pieds. Quand Nour arriva près du mur
d'argile, à l'endroit où le vieil homme s'était accroupi pour dire sa prière, il se jeta
sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. pp52-53
Dans l'extrait qui suit, c'est le même mécanisme qui est à l'œuvre, puisque des verbes
se rattachant à Nour sont employés au passé simple: "se réveilla" "vit", mais voilà qu'un
imparfait est employé de façon inexplicable "se reculait", pour revenir après au passé simple
avec "dit Nour", et enfin à l'imparfait "regardait", "se couchait", ce qui accentue encore
l'instabilité:
Plus tard, dans la nuit Nour, se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui
était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage
plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l'homme dit à voix
basse: "Est-ce qu'il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ?"
"Je ne sais pas", dit Nour. Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête
dans la poussière. Nour regardait autour de lui...Alors Nour se couchait sur le
côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme...p244
L'extrait qui suit, tiré du chapitre trois, présente une structure autrement plus complexe du
fait de la succession de trois temps verbaux pour un seul personnage (Nour), sans qu'il y ait
poursuite de l'emploi de l'un d'eux: ainsi d'abord c'est le passé composé qui est utilisé avec
249
"a senti" (page 250), après c'est l'imparfait qui apparaît avec "marchait" et "respirait" (page
251), et enfin c'est le passé simple qui se trouve employé avec "se mit", "secontenta" (page
251):
Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une
fois l'impression du vide...p250 Nour marchait sur les galets de la rivière...Nour
respirait cette odeur pour la première fois... Même quand un taon le piqua tout
à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le
chasser de la main. p251
Dans l'exemple qui suit, au passé composé avec "se sontarrêtés" et "ils l'ont regardée"
succède l'imparfait "sentaient", tous rattachés aux voyageurs:
Les voyageurs se sont arrêtés dans la vallée, en contrebas de la ville, et ils l'ont
regardée longtemps, avec amour et crainte à la fois. Maintenant, pour la première
fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient
las...p252
Deux temps verbaux sont employés pour Ma el Aïnine: d'abord (page 374) c'est le plus-
que-parfait avec "avait juré" et "il avait disparu", après, et à la page 377, c'est un autre
temps verbal qui apparaît, en l'occurrence le présent de l'indicatif avec "peut-il encore, le
vieil homme":
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois
qu'on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l'irréductible, le
fanatique, l'homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert...
On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle. Quand on
allait voir, il avait disparu...p374 Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul
contre cette vague d'argent et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal
traqué...p377
Le lecteur se trouve dérouté dans l'exemple suivant, puisque pour un même personnage,
"Moulay Sebaa", il y a emploi de l'imparfait avec "regardait" "savait" "regardait", puis du
passé composé avec "a essayé", pour retourner ensuite à l'imparfait avec "ne pouvait plus":
À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait
avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens... Il savait que la
bataille était perdue d'avance, comme autrefois... Immobile sur son cheval
qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient
lentement...Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la
retraite... Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur
emplissaient déjà ses yeux. pp434-435
Dans cette partie, l'objectif était de démontrer que le lecteur s'est trouvé pris dans une sorte
de balancement causé par l'emploi de différents temps verbaux pour un même personnage,
et ce qui accentue encore ce balancement, c'est que ce lecteur n'arrive pas à expliquer ces
variations qui semblent n'obéir qu'à l'arbitraire.
250
Ainsi dans les deux extraits qui suivent, le verbe "marcher", qui réfère au même pronom
personnel "ils" ("ils" renvoient aux nomades), est conjugué à l'imparfait, puis au plus-que-
parfait:
Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter… p8 Ils avaient marché
ainsi pendant des mois, des années, peut-être. p12.
Même remarque dans les deux exemples qui suivent, où le verbe "arriver", conjugué à
l'imparfait et au passé composé, se trouve lié au même pronom personnel "ils" ("ils" réfère
aux nomades):
C'était là qu'ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara.p16 Quand
ils sont arrivés devant les puits devant le mur de pierre…p16
Même mécanisme dans les exemples de la page 34 et 51, où le verbe "sentir" est utilisé
respectivement à l'imparfait et au passé simple, et cela pour le même personnage (Nour):
Nour parcourait le campement, se faufilant entre les tentes. Il était étonné de
voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte d'angoisse, parce qu'il
pensait, sans bien comprendre pourquoi, que beaucoup de ces hommes, de ces
femmes et de ces enfants allaient bientôt mourir. p34 Mais, à l'ombre des tentes,
Nour aperçut les formes humaines: les vieillards, les malades qui tremblaient de
fièvre malgré la fournaise, les jeunes femmes qui tenaient dans leurs bras des
bébés et qui regardaient devant elles avec des yeux vides et tristes. Encore une
fois, Nour sentit son cœur se serrer…pp50-51
Dans les deux extraits qui suivent, le verbe "regarder" se trouve employé à l'imparfait et au
passé simple, toujours pour Nour:
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil
homme...p40
Nour regarda au-dessus de lui, à l'endroit où d'ordinaire on voyait les sept étoiles...p41
Il s'agit dans les deux exemples suivants de l'emploi du verbe "grandir" au passé simple
et à l'imparfait, rattaché à "l'inquiétude":
Les jours suivants, l'inquiétude grandit encore dans le campement de Smara. p43
Mais l'inquiétude grandissait toujours, dans les bruits du campement... p45
Même remarque dans les deux extraits suivants où le verbe "résonner", conjugué au passé
simple et à l'imparfait, est lié à la "voix":
Quand Ma el Aïnine commença à réciter son dzikr, sa voix résonna bizarrement
dans le silence...p57 La voix de Ma el Aïnine résonnait loin dans le désert...p59
Dans l'exemple suivant, c'est le verbe "boire" qui se trouve conjugué successivement au
passé composé et à l'imparfait, pour deux personnages différents, en l'occurrence Nour et
l'aveugle:
Nour s'est penché vers l'eau, et il a bu à longs traits, sans reprendre son souffle.
À genoux au bord du puits, le guerrier aveugle buvait aussi avidement. p230
Au chapitre trois, le démonstratif "ce" combiné avec le verbe "être", est utilisé une première
fois à l'imparfait, et une deuxième fois au présent,:
C'était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l'aide des ses guerriers
p250 C'est au matin que Nour fut ébloui. p253
Toujours au même chapitre (chapitre trois), le démonstratif "ce", combiné avec le verbe
"être" et lié à la particule de négation "ne", est conjugué au présent, mais aussi à l'imparfait:
251
Mais ce n'est que le surlendemain qu'ils sont arrivés..p250 Ce n'était pas l'odeur
aigre et froide..p254
À partir de la page 368, le verbe "attendre" est conjugué au passé simple et à l'imparfait,
attaché aux "nomades": "attendirent"et "attendaient"; même remarque pour le verbe "courir"
employé au passé composé et à l'imparfait qui réfère au même pronom personnel "il" ("il"
renvoie à l'homme aveugle)"; tandis que l'expression "continuer à" se trouve d'abord au
passé composé"a continué à courir", puis à l'imparfait "continuait à courir" (toujours pour
l'homme aveugle):
Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à
l'abri de leurs tentes et dans les huttes de branches. Le vent chaud de l'été
les couvrait de poussière, mais ils attendaient... pp368-369 Quand le guerrier
aveugle a entendu son nom, il s'est mis à trembler, et des larmes coulaient de
ses yeux brûlés. Il a couru droit devant lui, les bras écartés... ...l'aveugle courait
de toutes ses forces, en butant sur les pierres... ...et il a continué à courir vers
l'endroit...mais l'homme continuait à courir en criant...p369
Nous finissons avec l'exemple suivant où le verbe "chevaucher" appliqué à "l'observateur",
est d'abord à l'imparfait, puis au présent de l'indicatif:
Tandis qu'il chevauchait aux côtés des officiers, l'observateur se souvenait
du voyage de Camille Douls...p375 Tandis qu'il chevauche avec les officiers,
l'observateur pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. p377
252
∙ au passé simple, on a un déroulement total ou complet des phases d'un procès, c'est-
à-dire le début, le milieu et la fin:
ramassa son fardeau, mais sans le nouer autour de sa poitrine. Il prit la main du
guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. pp228-229
Le même mécanisme se poursuit dans l'exemple suivant où c'est le passé composé qui est
utilisé, "est arrivée", rattaché à "la caravane" (page 240), pour ensuite laisser la place au
passé simple avec "la caravane atteignit" (page 243):
La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté
des montagnes. p240 Le soir même, la caravane atteignit le puits profond...p243
Même mécanisme dans les deux exemples qui suivent, où "Nour" se trouve pourvu des
deux temps verbaux:
Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore
une fois l'impression du vide...p250 Même quand un taon le piqua tout à coup à
travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de
la main. p251
Les deux exemples qui suivent sont les derniers à appuyer notre hypothèse selon laquelle
le passé simple, et le passé composé se trouvent en concurrence, puisque le même sujet
"ils" se trouve rattaché au passé composé avec "ils sont entrés", puis au passé simple avec
"arrivèrent":
De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et
ils ont marché vers le nord... Quand ils arrivèrent devant la grande ville de
Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher...p368
Il y a des indices qui prouvent au lecteur qu'entre ces deux temps verbaux, c'est le passé
composé qui prend le dessus, et finit par supplanter le passé simple; en effet, à l'incipit c'est
le passé composé qui est utilisé dès la première ligne du texte, alors que le passé simple
y est totalement absent:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par
la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. p7
106
À l'excipit, le passé simple est présent à travers un seul emploi" fut ", submergé et entouré
qu'il est par de nombreux passés composés: "ont creusé", "ont enterré", "ont placé", "ont
recommencé":
Le lendemain, dès l'aube, les hommes et les femmes ont creusé d'autres tombes
pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils
ont placé de gros cailloux du fleuve. Quand tout fut fini, les derniers hommes
bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud...p438
D'autres indices encore prouvent que le passé composé est bien plus important que le
passé simple dans le premier texte; en effet, comme nous l'avons vu à l'incipit, c'est le passé
composé qui est utilisé, et se trouve employé encore une fois à partir de la page 16, tandis
que le passé simple n'apparaît qu'à partir de la page 26:
Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la
terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de
pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier...pp16-17 Tout à
coup, ils s'arrêtèrent...Puis ils recommencèrent...pp26-27
106
Nous n'avons signalé aucun autre emploi du passé simple à travers tout le chapitre sept dont est extrait cet exemple, à part ce "fut".
254
255
tirés du chapitre trois où tout d'abord c'est le passé composé qui est employé à la page 228
et une partie de la page 229:
Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules,
et il a placé la main du guerrier sur son manteau...p228 Ils ont recommencé à
marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge, vers le
bout de la vallée... Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le
nouer...Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. p229
Comme nous le remarquons dans ce dernier exemple, c'est le passé simple qui succède
au passé composé à partir de "quand Nour futreposé" jusqu'à "ils marchèrent", mais voilà
qu'une page après c'est le passé composé qui réapparaît sans aucun autre emploi du passé
simple:
Nour s'est penché vers l'eau, et il a bu à longs traits...Quand il a été rassasié,
il s'est assis au bord du puits... Nour a cherché un instant son père et sa mère,
sans les voir...Nour a choisi l'endroit pour la nuit, près des troupeaux. Il a posé
son fardeau, et il a partagé un morceau de pain de mil et des dattes... L'homme a
raconté lentement...p230
Même remarque dans l'exemple qui suit, où un seul emploi du passé simple se trouve
entouré par une série de passés composés:
Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa...La
caravane s'est installée partout dans la vallée aride...Seuls le cheikh et ses
fils, et ceux de la Goudfia sont restés dans l'enceinte... Ce soir-là, il y eut
une prière commune sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont
rassemblés...p247
Même constat pour l'extrait suivant, puisque, successivement, c'est le passé composé, et
le passé simple qui sont employés, mais à la fin c'est le passé composé qui marque son
retour, et sera employé régulièrement et cela jusqu'à la fin du chapitre quatre:
De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils
ont marché vers le nord, allant de village en village... Quand ils arrivèrent devant
la grande ville de Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher et ils établirent leur
camp...Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger,
à l'abri de leurs tentes et dans les huttes... Enfin, le troisième jour, les fils de Ma
el Aïnine sont revenus. À côté d'eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de
haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes
les lèvres... p368
Il est clair que les indices sont assez nombreux pour orienter le lecteur dans son
interprétation que le passé composé est bien plus important que le passé simple: en effet il
apparaît, d'après les quelques exemples que nous avons examinés, qu'à chacune des ses
apparitions, le passé simple se trouve vite remplacé par le passé composé.
256
Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les
bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes.
Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochait à leurs toisons sales. Un
homme guidait les dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant
comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait
aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la
faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement,
descendant vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre Mais le vent, la
sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau
fuyaient lentement, descendaient vers la vallée sans eau, sans ombre. Ils étaient
partis depuis des semaines, des mois, allant d'un puits à un autre, traversant les
torrents desséchés qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines de
pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons,
les feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil
était près de l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait démesurément,
les hommes et les bêtes cessaient de marcher. p10
Même remarque dans l'exemple qui suit, où des verbes conjugués au passé composé se
trouvent "cernés" par des imparfaits:
Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d'heures qu'ils
attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris,
dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits,
sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont
arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se
sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que
les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage
dans l'eau et a bu longuement. C'était comme cela, les yeux de l'eau au milieu du
désert. Mais l'eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand
ciel glacé de la nuit. Tandis qu'il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui
l'avait chassé de puits en puits. L'eau trouble et fade l'écœurait, ne parvenait pas
à étancher sa soif. C'était comme si elle installait au fond de son corps le silence
et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L'eau était immobile
dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles
et la laine des animaux. À l'autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs
chevelures. pp16-17
L'extrait suivant est tiré de la fin du chapitre deux, et le lecteur se rend compte que l'emploi
du passé composé n'est que temporaire, puisque l'imparfait fait son apparition et clôt les
dernières lignes de ce chapitre démontrant, si besoin est, que ce temps verbal finit par
"prendre le dessus" sur les autres temps verbaux:
Quand le jour est venu, à l'est, au-dessus des collines de pierres, les hommes
et les femmes ont commencé à marcher vers les tentes. Malgré tous ces jours
et toutes ces nuits d'ivresse, personne ne ressentait la fatigue. Ils ont sellé les
chevaux, roulé les grandes toiles de laine des tentes, chargé les chameaux. Le
soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à
marcher sur la route de poussière, vers le nord. Ils portaient sur leurs épaules un
ballot de linge et de vivres. Devant eux, sur la route, d'autres hommes et d'autres
257
terre. Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la
recherche des crevettes. Il plaçait aussi des pièges faits avec des lacets d'herbe
et des brindilles, pour capturer les lièvres et les gerboises, mais souvent les
renards étaient passés avant lui. pp358-356
Si au début du chapitre cinq, c'est le passé composé qui est employé en premier, il se trouve
vite relayé, et submergé par plusieurs emplois de l'imparfait:
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier
qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de
fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction
de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier,
deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait,
vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers. p373
Même remarque dans l'exemple qui suit tiré de la même page, où c'est le plus-que-parfait qui
inaugure ce nouveau paragraphe, mais sa présence demeure brève et éphémère, puisque
c'est l'imparfait qui prend après le relais:
Le même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait
quitté la ville de Zettat, pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer
les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. Devant les soldats, la
terre nue s'étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du
ciel. Le vent ardent de l'été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la
lumière comme une brume. Personne ne parlait. Les officiers à l'avant poussaient
leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l'espoir d'échapper un
peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l'horizon, pour voir
ce qu'il y aurait: l'eau, les villages de boue, ou l'ennemi. pp373-374
Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi, mais les extraits que nous avons choisis sont
plus que suffisants pour appuyer notre hypothèse selon laquelle l'imparfait est le temps-
pivot dans le premier texte.
Il y a d'autres indices encore plus déterminants qui prouvent au lecteur que ce temps
verbal est le temps dominant dans ce texte:
∙ à l'incipit, et dès les premières lignes, l'on enregistre uniquement deux emplois du
passé composé, mais après c'est l'imparfait qui le remplace:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés
par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il
y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages
masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires,
puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes
fermaient la marche. C'étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les
lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore
plus sombre dans les voiles d'indigo. Ils marchaient sans bruit dans le sable,
lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du
désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes
des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur
leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans
259
la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient.
Personne ne savait où on allait. pp7-8
∙ à l'excipit, le lecteur remarque, qu'après l'emploi d'un seul passé simple, et d'une
série de passés composés, c'est l'imparfait qui est employé systématiquement, et finit
par clore les dernières lignes du dernier chapitre du premier texte:
Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur
la piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n'avoir pas de fin. Nour
marchait avec eux, pieds nus, sans rien d'autre que son manteau de laine, et un
peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les
derniers hommes libres...p438 Chaque soir, leurs lèvres saignantes cherchaient
la fraîcheur des puits, la boue saumâtre des rivières alcalines. Puis, la nuit froide
les enserrait, brisait leurs membres et leur souffle, mettait un poids sur leur
nuque. Il n'y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l'étendue de la
terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau. Chaque
jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers
le sud, là où personne d'autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mêmes
gestes, ils effaçaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excréments.
Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s'en allaient,
comme dans un rêve, ils disparaissaient. p439
260
∙ le présent à valeurde futur: comme dans"dès que j'ai des nouvelles de lui, je vous
informe".
On a aussi le présent de vérité générale, et le présent d'habitude ou de répétition.
L'imparfait aussi peut prendre plusieurs valeurs: C. Touratier en donne les différentes
valeurs, (1996: 112):
∙ l'imparfait des descriptions et des fonds de décor; l'imparfait des commentaires
et des explications qui contribue à expliciter la logique interne du récit, l'imparfait de
rupture qui se présente après un passé simple et fait avancer le récit, contrairement
à l'imparfait de description.
Il est évident que ces deux temps verbaux se caractérisent par leur malléabilité dans le sens
où l'un et l'autre peuvent prendre plusieurs valeurs à la fois.
D'autres linguistes encore, spécialistes de la temporalité verbale en français, ont établi
que le présent etl'imparfait de l'indicatif sont proches l'un de l'autre.
C'est le cas notamment de C. Vet qui, dans Temps, aspects et adverbes de temps
en français contemporain, a démontré que le système verbal en français est bâti sur deux
centres: le présent et l'imparfait
qui sont les seuls temps par rapport auxquels on peut former un temps indiquant
l'antériorité et un temps indiquant la postériorité. (1980 : 31)
Le premier sous-système dont le centre est le présent, coïncide avec le moment de la parole
(s), alors que le second, dont le centre est l'imparfait, est antérieur à ce point (s): les deux
temps qui sont les deux points de référence sont désignés par le symbole rx.
Ainsi le passé surcomposé (PSC), le passé composé (PC), le passé récent (PREC)
sont antérieurs au présent (PR), tandis que le futur proche (FPRO), le futur antérieur (FA),
et le futur (FUT) sont postérieurs au présent.
Le plus-que-parfait surcomposé (PQPS), le plus-que-parfait (PQP), le passé récent du
passé (PRECP), sont antérieurs à l'imparfait, alors que le futur proche du passé (FPROP),
le futur antérieur du passé (FAP), et le futur du passé (FUTP) sont postérieurs à l'imparfait.
Le schéma suivant illustre de façon clair cette répartition entre les différents temps:
261
∙ la durativité:
– lentement et continûment (ou continuellement);
* le premier texte:
Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient.
Le vent soufflait continûment, le vent du désert...p7
∙ le deuxième texte:
Lalla marche lentement...p75 Il n'y a que l'homme bleu du désert qui la regarde
continuellement...p95
∙ la permanence:
– toujours:
* le premier texte:
Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ,
traçant des cercles de plus en plus étroits...p24
∙ le deuxième texte:
Le Hartani n'y pense pas non plus. Lui, il reste toujours comme un enfant...p190
∙ l'itérativité:
– tantôt...tantôt:
* le premier texte:
Il parlait, tantôt à voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant...p29
∙ le deuxième texte:
Tantôt elle suit les quais, en regardant la silhouette des cargos; tantôt elle
remonte les grandes avenues...p266
∙ de temps en temps:
– le premier texte:
De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers
lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux...pp227-228
∙ le deuxième texte:
Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse...p409
∙ parfois:
– le premier texte:
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes...p245
∙ le deuxième texte:
...on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des
prisonniers...p301
∙ de temps à autre:
– le premier texte:
263
Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant
pour l'endormir, ou un vieillard qui toussait. pp247-248
∙ dans le deuxième texte:
Le mari d'Aamma mange lentement...et de temps à autre il s'arrête de manger
pour lécher les gouttes d'huile...p172
∙ chaque jour:
– le premier texte:
Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la recherche
des crevettes...p358
∙ le deuxième texte:
Chaque jour, Lalla sort avant que sa tante soit réveillée...p269
∙ quelquefois:
– le premier texte:
Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville,
pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. p359
∙ le deuxième texte:
Quelquefois c'est Naman le pêcheur qui vient manger dans la maison
d'Aamma...p102
Le lecteur remarque aussi que ces deux temps verbaux ont une forte propension à s'insérer
dans les séquences descriptives (en italique) :
∙ le premier texte; rappelons que le temps verbal qui domine dans ce texte est
l'imparfait:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté
de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids
de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux,
déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau extenué, Nour, le
fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était
sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard
était presque surnaturelle. p9 Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la
vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable.
Au fond de la vallée, commençaientlestracesde la vie humaine: champs de terre
entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements
de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux
renversés. p14 D'autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C'étaient
les guerriers bleus du désert, masqués, armés de poignards et de longs fusils,
qui marchaient à grands pas, sans regarder personne. Les esclaves soudanais
vêtus de haillons portaient les charges de mil ou de dattes, les outres d'huile.
Des fils de grande tente, vêtus de blanc et de bleu sombre, des chleuhs à la peau
presque noire, des enfants de la côte, aux cheveux rouges et à la peau tachée,
264
des hommes sans race, sans nom, des mendiants lépreux qui n'approchaient
pas de l'eau. pp17-18 La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des
vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers
le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les
visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de
charbon. Les jeunes enfants allaient nus, leurs jambes marquées de plaies, leurs
ventres dilatés par la faim et la soif. p34 Lentement la lumière apparaissait dans
le ciel, rose, puis couleur d'ambre, comme cela, jusqu'à ce que le bleu éclatant
soit partout. La lumière crépitait sur les murs de boue, sur les terrasses, sur
les jardins d'orangers, et sur les grands palmiers. Plus bas, les terrains arides,
traversés par les acéquias, étaient d'un rouge presque violacé. p254
∙ le deuxième texte; dans ce texte c'est le présent qui est le temps-pivot:
Le vent froid de la mer serre ses narines et brûle ses yeux, la mer est immense,
bleu-gris, tachée d'écume, elle gronde en sourdine, tandis que les lames courtes
tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du grand ciel.
p79 Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d'abord
un peu à distance, parce qu'ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses,
couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d'une drôle de
couleur, presque rouges. C'est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur
peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises
de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. p137 Il y a les femmes
surtout, les gitanes vêtues de leurs longues robes à fleurs, le visage voilé de
noir, et on ne voit que leurs yeux brillants et noirs comme ceux des oiseaux.
p279 Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est
sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes.
En un instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans
des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes
immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de
bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335
Conclusion.
Notre objectif dans cette partie était de démontrer que le lecteur ne peut pas ne pas observer
certains phénomènes liés à l'emploi des temps verbaux dans Désert comme:
∙ l'emploi du présent et du futur de l'indicatif au beau milieu des temps verbaux du
passé dans le premier texte, et le surgissement des temps du passé avec le présent
de l'indicatif dans le deuxième texte;
∙ l'utilisation de différents temps verbaux pour un même personnage, parfois au sein de
la même page;
∙ -la variation dans l'emploi de différents temps verbaux pour un même verbe, d'une
page à l'autre;
∙ l'absence à l'incipit du passé simple, et l'emploi de l'un de ses concurrents -le passé
composé- est significatif de la mise à l'écart du premier.
265
De même que cette étude avait démontré qu'aussi bien le présent que l'imparfait de l'indicatif
sont deux temps verbaux proches, puisqu'ils se combinent avec les mêmes expressions de
temps, et qu'ils se trouvent parfois insérés dans des séquences descriptives.
266
Conclusion.
Nous avons déjà affirmé dans l'avant-propos que Désert est une œuvre qui sollicite
fortement le lecteur, en cherchant sa "collaboration" interprétative, et il ne sera pas inutile,
à notre sens, de voir si les autres œuvres de Le Clézio réclament aussi une collaboration
active de la part du lecteur.
Toutes les études que nous avons menées dans notre travail ont démontré que le
lecteur est un "pivot" incontournable, dont l'interprétation est constamment requise pour
mettre en place le sens que cherche à véhiculer Désert: en effet pour ce qui concerne le point
de vue (PDV), nous avons démontré que ce lecteur trouve des difficultés dans l'attribution
de certains PDV, et cela parce que le texte n'en fournit pas la source; même remarque
pour ce qui concerne le discours rapporté -avec les différentes formes qu'il peut prendre
comme le discours direct, le discours indirect libre et le discours direct libre- puisque la
source énonciative fait parfois défaut.
Pour ce qui concerne la partie consacrée au "récit", notre objectif était de démontrer
que le lecteur ne peut pas ne pas remarquer que les deux textes "enchâssants" de Désert
offrent deux structures différentes, l'une de type narratif -dans le premier texte- et l'autre de
type "chroniques".
Dans la partie "personnages", le lecteur participe activement dans la construction de
la représentation des personnages, et cela à travers les indices fournis par le texte: ainsi
par exemple le premier texte ne donne pas explicitement le personnage principal, et c'est
au lecteur de le "trouver", en sélectionnant certains critères comme les modalités, le point
de vue qui s'étale du début jusqu'à la fin...
Enfin, la partie consacrée au "temps" a été divisée en deux sections: la première au
temps tel que vécu par les personnages (ou "le temps fictif" selon P. Ricœur), a permis de
constater que c'est au lecteur d'observer que le temps recherché par Lalla est ce temps
qui ne passe pas; mais cette dernière est bien consciente que ce temps est impossible
c'est pourquoi elle veut être conjointe au temps qui dure "longuement" et lentement"; pour
ce qui concerne la partie consacrée aux temps verbaux, l'emploi dans une même page,
de différents temps verbaux pour un même verbe, l'exclusion du passé simple à l'incipit,
la domination de l'imparfait et du présent de l'indicatif, respectivement au premier et au
deuxième texte...sont significatifs pour le lecteur.
Nous pensons que d'autres pistes restent à exploiter, concernant toujours la
problématique du lecteur; en effet notre travail s'est contenté de s'intéresser au lecteur
présupposé uniquement par le texte, alors qu'il a laissé de côté le lecteur déterminé par les
données historiques, et tel qu'étudié par H. R. Jauss.
Autrement dit, il est possible de voir si à sa publication, Désert est conforme aux
conventions romanesques de l'époque, assimilées par le lecteur (ou le public): nous
rappelons que pour H. R. Jauss le lecteur détient un savoir concernant les normes
esthétiques acquises tout au long de ses lectures antérieures, ce savoir lui permet de juger si
l'œuvre qu'il lit est en conformité avec les canons esthétique en cours, ou si elle s'en écarte.
267
Une étude pourrait exploiter cette piste en essayant de déterminer d'abord quelles
sont les conventions romanesques admises, et de voir après, si Désert s'en inspire ou s'en
écarte.
Nous pensons qu'il est possible aussi de procéder à la comparaison de Désert avec une
œuvre d'un autre écrivain, catégorisée par les critiques comme obéissant aux conventions
(Balzac par exemple) pour voir si le livre de Le Clézio les rejette comme l'affirme M. Labbé:
Considérées comme entraves à la recherche, les conventions romanesques sont
rejetées dans une violence identificatoire qui vise toute autorité. (1999: 259-260)
, ou s'il les respecte.
Nous estimons aussi que le mérite d'un livre comme Désert est de mettre à rude
épreuve certaines théories dont les présupposés méthodologiques sont certes applicables
à certains textes, mais difficilement exploitables dans d'autres:
∙ pour ce qui concerne la problématique du point de vue (PDV), nous avons vu qu'une
théorie comme celle de A. Rabatel, postule que dans un texte, un PDV ne peut être
attribué qu'au narrateur ou au personnage, mais elle se heurte à une difficulté quand
elle se trouve appliquée à un texte comme Désert puisque nous avons vu que si le
lecteur sait qu'il se trouve devant un PDV, il n'arrive pas par contre à lui trouver un
focalisateur ou une source dans la majeure partie des cas;
∙ même remarque pour ce qui concerne la problématique du discours rapporté (avec le
discours direct libre et le discours indirect libre) où la théorie de L. Rosier considère
qu'un discours direct libre ou indirect libre est attribuable -à travers les discordanciels
comme marques de l'énonciation vues plus haut- uniquement au personnage:
Seront appelés discordanciels tous les mots ou locutions permettant d'attirer
le dire du narrateur (rapporteur) vers le dit du personnage (locuteur dont on
rapporte les propos): ils confrontent le discours citant au discours cité. Elles
se rencontrent indifféremment au DD, au DI, au DIL, ou au DLL, mais toujours
comme signes actualisateurs. (1999: 153).
; mais cette théorie n'arrive pas à expliquer des exemples dans Désert où le lecteur se
trouve certes devant un DDL ou un DIL, avec les discordanciels, sans qu'il soit sûr que ces
actualisateurs renvoient uniquement au personnage;
∙ pour ce qui concerne le récit, (ou la composante narrative), le schéma de F. Revaz -
vu plus haut- est fortement déstabilisé puisque le premier texte de Désert présente la
proposition narrative (Pn) actions bien avant les Pn situation initiale et nœud, alors
que le schéma de F. Revaz situe les deux dernières Pn bien avant celle de l'action.
Nous pensons que ces dernières observations sont suffisantes pour démontrer qu'un texte
comme Désert oblige certaines théories à se mettre en cause, et à se réévaluer, parce que
tout simplement leurs présupposés se heurtent à des difficultés insurmontables.
Annexes.
Récit de la page 84:
Naman raconte l'histoire d'un dauphin qui a guidé le bateau d'un pêcheur jusqu'à la
côte, un jour qu'il s'était perdu en mer dans la tempête. Les nuages étaient descendus sur la
mer et la recouvraient comme un voile, et le vent terrible avait brisé le mât du bateau. Alors
la tempête avait emporté le bateau du pêcheur très loin, si loin qu'il ne savait plus où était la
côte. Le bateau avait dérivé pendant deux jours, au milieu des vagues qui menaçaient de la
268
faire chavirer. Le pêcheur pensait qu'il était perdu et il récitait des prières, quand un dauphin
de grande taille était apparu au milieu des vagues. Il bondissait autour du bateau, il jouait
dans les vagues comme font les dauphines d'habitude. Mais celui-ci était tout seul. Puis,
soudain, il avait commencé à guider le bateau. C'était difficile à comprendre, mais c'était ce
qu'il avait fait: il avait nagé derrière le bateau, et il l'avait poussé devant lui. Quelquefois,
le dauphin s'en allait, il disparaissait dans les vagues, et le pêcheur pensait qu'il l'avait
abandonné. Puis il revenait, et il recommençait à pousser le bateau avec son front, en
battant la mer de sa queue puissante. Comme cela, ils avaient navigué tout un jour, et à
la nuit, dans une déchirure de nuage, le pêcheur avait enfin aperçu la lumière de la côte.
Il avait crié et pleuré de joie, parce qu'il savait qu'il était sauvé. Quand le bateau est arrivé
près du port, le dauphin a fait demi-tour et il est reparti vers le large, et le pêcheur l'a regardé
s'en aller, avec son gros dos noir qui luisait dans la lumière du crépuscule.
Récit de la page 123:
C'était une femme qui allait chercher une cruche d'eau à la fontaine. Personne ne se
souvient plus de son nom maintenant, parce que cela s'est passé il y a très longtemps.
Mais c'était une très vieille femme, qui n'avait plus de forces, et quand elle est arrivée à la
fontaine, elle pleurait et elle se lamentait parce qu'elle avait beaucoup de chemin à faire
pour rapporter l'eau chez elle. Elle restait là, accroupie par terre, à pleurer et à gémir. Alors
tout d'un coup, sans qu'elle l'ait entendu venir, Al Azraq était debout à côté d'elle...La vieille
femme continuait à pleurer, alors Al Azraq lui a demandé doucement pourquoi elle pleurait...
La vieille femme lui a dit sa tristesse, sa solitude parce que sa maison était très loin de
l'eau et qu'elle n'avait pas la force de rentrer en portant la cruche...Ne pleure pas pour cela,
a dit Al Azraq, je vais t'aider à retourner chez toi. Et il l'a guidée par le bras jusque chez elle,
et quand ils sont arrivés devant sa maison, il lui a dit simplement: soulève cette pierre au
bord du chemin, et tu ne manqueras plus jamais d'eau. Et la vieille femme a fait ce qu'il a
dit, et sous la pierre, il y avait une source d'eau très claire qui a jailli, et l'eau s'est répandue
alentour, jusqu'à former une fontaine plus belle et plus fraîche que nulle autre dans le pays.
Alors la vieille femme a remercié Al Azraq, et plus tard, les gens sont venus de tous les
environs pour voir la fontaine, et pour goûter de son eau, et tous louaient Al Azraq qui avait
reçu un tel pouvoir de Dieu.
Récit de la page 145:
En ce temps-là, il y avait dans une grande ville de l'Orient un émir puissant qui n'avait
pour enfant qu'une fille, nommée Leila, la Nuit. L'émir aimait sa fille plus que tout au monde,
et c'était la plus belle jeune fille du royaume, la plus douce, la plus sage, et on lui avait
promis tout le bonheur du monde...Alors il est arrivé quelque chose de terrible dans ce
royaume, continue Naman, il est arrivé une grande sécheresse, un fléau de Dieu sur tout le
royaume, et il n'y avait plus d'eau dans les rivières, ni dans les réservoirs, et tout le monde
mourait de soif, les arbres et les plantes d'abord, puis les troupeaux de bêtes, les moutons,
les chevaux, les chameaux, les oiseaux, et enfin les hommes qui mouraient de soif dans
les champs, au bord des routes, c'était une chose terrible à voir, et pour cela qu'on s'en
souvient encore...L'émir de ce royaume était triste, et il a fait convoquer les sages pour
prendre leur conseil, mais personne ne savait comment faire pour arrêter la sécheresse.
Alors est venu un voyageur étranger, un Égyptien, qui savait la magie. L'émir l'a convoqué
aussi, et lui a demandé de faire cesser la malédiction sur le royaume. L'Égyptien a regardé
dans une tache d'encre, et voici qu'il a eu peur tout à coup, il s'est mis à trembler et a refusé
de parler. Parle ! disait l'émir, parle, et je ferai de toi l'homme le plus riche de ce royaume.
Mais l'étranger refusait de parler, Seigneur, disait-il en se mettant à genoux, laisse-moi partir,
ne me demande pas de te révéler ce secret...Alors l'émir s'est mis en colère et il a dit à
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l'Égyptien: parle ou c'en est fait de toi. Et les bourreaux s'emparaient de lui et sortaient déjà
leurs sabres pour lui couper la tête. Alors l'étranger a crié: arrête ! Je vais te dire le secret
de la malédiction. Mais sache que tu es maudit!
Alors l'Égyptien a dit à l'émir: n'as-tu pas fait punir autrefois un homme, pour avoir volé
de l'or à un marchand ? Oui, je l'ai fait, a dit l'émir, parce que c'était un voleur. Sache que
cet homme était innocent, a dit alors l'Égyptien, et faussement accusé, et qu'il t'a maudit, et
c'est lui qui a envoyé cette sécheresse, car il est l'allié des esprits et des démons.
Que faut-il faire pour arrêter cette malédiction, demanda l'émir, et l'Égyptien le regarda
droit dans les yeux: sache qu'il n'y a qu'un seul remède, et je vais te le dire puisque tu m'as
demandé de te le révéler. Il faut que tu sacrifies ta fille unique, celle que tu aimes plus que
tout au monde. Va, donne-la en pâture aux bêtes sauvages de la forêt, et la sécheresse qui
frappe ton pays s'arrêtera. Alors l'émir s'est mis à pleurer, et à crier de douleur et de colère,
mais comme il était homme de bien, il a laissé l'Égyptien partir librement. Quand les gens du
pays ont appris cela, ils ont pleuré aussi, car ils aimaient Leila, la fille de leur roi. Mais il fallait
que ce sacrifice se fasse, et l'émir a décidé de conduire sa fille dans la forêt, pour la donner
en pâture aux bêtes sauvages. Pourtant il y avait dans le pays un jeune homme qui aimait
Leila plus que les autres, et il était décidé à la sauver. Il avait hérité d'un parent magicien
un anneau qui donnait à celui qui le possédait le pouvoir d'être transformé en animal, mais
jamais il ne pourrait retrouver sa forme première, et il serait immortel. La nuit du sacrifice
est arrivée, et l'émir est parti dans la forêt, accompagné de sa fille...
L'émir est arrivé au milieu de la forêt , il a fait descendre sa fille de cheval et il l'a
attachée à un arbre. Puis il est parti, pleurant de douleur, car on entendait déjà les cris
des bêtes féroces qui s'approchaient de leur victime...Dans la forêt , attachée à l'arbre, la
pauvre Leila tremblait de peur, et elle appelait son père au secours, parce qu'elle n'avait
pas le courage de mourir ainsi, dévorée par les bêtes sauvages...Déjà un loup de grande
taille s'approchait d'elle, et elle voyait ses yeux briller comme des flammes dans la nuit.
Alors tout d'un coup, dans la forêt , on a entendu une musique. C'était une musique si belle
et si pure que Leila a cessé d'avoir peur, et que toutes les bêtes féroces de la forêt se
sont arrêtées pour l'écouter...la musique céleste résonnait dans la forêt, et en l'écoutant, les
bêtes sauvages se couchaient par terre, et elles devenaient douces comme des agneaux,
parce que le chant qui venait du ciel les retournait, troublait leur âme Leila aussi écoutait
la musique avec ravissement, et bientôt ses liens se sont défaits d'eux-mêmes, et elle s'est
mise à marcher dans la forêt, et partout où elle allait, le musicien invisible était au-dessus
d'elle, caché dans le feuillage des arbres. Et les bêtes étaient couchées le long du chemin,
et elles léchaient les mains de la princesse, sans lui faire le moindre mal...Alors Leila est
revenue au matin vers la maison de son père, après avoir marché toute la nuit, et la musique
l'avait accompagnée jusque devant les portes du palais. Quand les gens ont vu cela, ils ont
été très heureux, parce qu'ils aimaient beaucoup la princesse. Et personne n'a fait attention
à un petit oiseau qui volait discrètement de branche en branche. Et le matin même, la pluie
a commencé à tomber sur la terre..
Récit de la page 187:
C'est un de ces jours-là qu'Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis. C'est
de l'autre côté de la rivière, dans un quartier pauvre de la ville, dans une grande maison
blanche aux fenêtres étroites garnies de grillage. Quand elle entre dans la salle qui sert
d'atelier, Lalla entend le bruit des métiers à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les
uns derrière les autres, dans la pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois
barres de néon. Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des
tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les
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petits ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. La plus âgée doit
avoir quatorze ans, la plus jeune n'a probablement pas huit ans. Elles ne parlent pas, elles
ne regardent même pas Lalla qui entre l'atelier avec Aamma et la marchande de tapis. la
marchande s'appelle Zora, c'est une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans
ses mains grasses une baguette souple avec laquelle elle frappe les jambes et les épaules
des petites filles qui ne travaillent pas assez vite, ou qui parlent à leur voisine.
"Est-ce qu'elle a déjà travaillé?" demande-t-elle, sans même un regard pour Lalla.
Aamma dit qu'elle lui a montré comment on tissait, autrefois. Zora hoche la tête. Elle semble
très pâle, peut-être à cause de sa robe noire, ou bien parce qu'elle ne sort jamais de son
magasin. Elle marche lentement jusqu'à un métier inoccupé, où il y a un grand tapis rouge
sombre à points blancs.
"Elle va terminer celui-ci", dit-elle.
Lalla s'assoit, et commence le travail. Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la
grande salle sombre, en faisant des gestes mécaniques avec ses mains. Au début, elle est
obligée de s'arrêter parce que ses doigts se fatiguent, mais elle sent sur elle le regard de
la grande femme pâle, et elle reprend aussitôt le travail. Elle sait que la femme pâle ne
lui donnera pas de coups de baguette, parce qu'elle est plus âgée que les autres filles qui
travaillent. Quand leurs regards se croisent, cela fait comme un choc au fond d'elle, et il y a
une étincelle de colère dans les yeux de Lalla. Mais la grosse femme vêtue de noir se venge
sur les plus petites, celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de
mendiants, les filles abandonnées qui vivent toute l'année dans la maison de Zora, et qui
n'ont pas d'argent. Dès qu'elles ralentissent leur travail, ou si elles échangent quelques mots
en chuchotant, la grosse femme pâle se précipite sur elles avec une agilité surprenante, et
elle cingle leur dos avec sa baguette. Mais les petites filles ne pleurent jamais. On n'entend
que le sifflement de la baguette et le coup sourd sur leurs dos. Lalla serre les dents, elle
penche sa tête vers le sol pour ne pas voir ni entendre, parce qu'elle voudrait crier et frapper
à son tour sur Zora. Mais elle ne dit rien à cause de l'argent qu'elle doit ramener à la maison
pour Aamma. Seulement, pour se venger, elle fait de travers quelques nœuds dans le tapis
rouge.
Le jour suivant, pourtant, Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle
recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute
maigre et chétive, parce qu'elle avait cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement:
"Ne la battez plus !"
Zora regarde un moment Lalla, sans comprendre. Son visage gris et pâle a pris une
telle expression de stupidité que Lalla répète:
"Ne la battez plus !"
Tout à coup le visage de Zora se déforme, à cause de la colère. Elle donne un violent
coup de canne à la figure de Lalla, mais la baguette ne la touche qu'à l'épaule gauche, parce
que Lalla a su esquiver le coup.
"Tu vas voir si je vais te battre !" crie Zora, et son visage est maintenant un peu coloré.
"Lâche ! Méchante femme !"
Lalla empoigne la canne de Zora et elle la casse sur son genou. Alors c'est la peur qui
déforme le visage de la grosse femme. Elle recule, en bégayant:
"Va-t'en ! Va-t'en ! Tout de suite ! Va-t'en"
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Mais déjà Lalla court à travers la grande salle, elle bondit au-dehors, à la lumière du
soleil; elle court sans s'arrêter, jusqu'à la maison d'Aamma. La liberté est belle...
Quand Aamma revient, vers le soir, elle lui dit simplement:
"Je n'irai plus travailler chez Zora, plus jamais."
Récit de la page 284:
Chez Aamma, le policier va s'asseoir sur le divan de skaï qui sert de lit à Lalla, et elle
pense qu'il va faire un trou, et que ce soir, quand elle se couchera, il y aura encore la marque,
là où le gros homme s'est assis.
"Nom ? Prénom ? Nom de la tribu ? Permis de séjour ? Permis de travail ? Nom de
l'employeur...Il dit à Aamma :
"C'est ta fille ?"
"Non, c'est ma nièce", dit Aamma.
Il prend tous les papiers et il les examine. "Où sont ses parents ?"
"Ils sont morts."
"Ah", dit le policier. Il regarde les papiers comme s'il réfléchissait.
"Elle travaille ?"
"Non, pas encore, Monsieur", dit Aamma; elle dit "Monsieur" quand elle a peur....."Fais
attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup
qui sont là-bas, des filles comme elle, tu comprends ?"
"Oui Monsieur, dit Aamma. Elle n'ose pas répéter que Lalla n'est pas sa fille.
Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise. Il
ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros
homme éclate, et il recommence avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère:
"Oui, je comprends, oui, on dit ça, et puis un jour ta fille sera le trottoir, une putain à
dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce
que je t'aurai prévenue."
Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées. Aamma reste immobile, paralysée,
mais Lalla n'a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et
elle lui dit seulement:
"Allez-vous-en."
Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche,
il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du
métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors,
il dévale l'escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti.
Récit de la page 320
Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de femmes
nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C'est un Yougoslave, qui
s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l'a prise par le
bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. Il
l'a laissée partir en lui criant des injures.
Bibliographie.
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