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Université Lumière - Lyon 2

Faculté des Lettres, Sciences du Langage et Arts. Département des Sciences du Langage.
THÈSE pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L'UNIVERSITÉLUMIÈRE - LYON 2.
Discipline : Sciences du Langage.
Présentée et soutenue publiquement par
Tarek LARGUECH.
Le 28 Juin 2004.

L'effet esthétique dans Désert de J. M. G.


Le Clézio.
Une approche de la narration.

Directeur de thèse : Louis PANIER.

Jury. M. Bruno GELAS – Professeur, UniversitéLumière - Lyon 2. M. Louis PANIER – Professeur,


UniversitéLumière - Lyon 2. M. Alain RABATEL – Professeur, IUFM. de Lyon. M. Jean-Bernard
VRAY – Professeur, Université Jean-Monnet - Saint-Étienne.
Table des matières
Dédicace . . 6
Chapitre 1. Présentation générale de notre travail. . . 7
1. Le livre Désert. . . 7
2. L'ordre dans lequel le lecteur lit les deux textes de Désert. . . 8
3. La définition du "texte". . . 8
3.1. La proposition de base. . . 9
3.2. Les types de liages des propositions de base. . . 10
3.3. Les périodes et les séquences. . . 12
3.4. La structure compositionnelle du texte. . . 12
4. La théorie de l'effet esthétique. . . 13
5. L'effet esthétique dans Désert. . . 20
5.1. Le point de vue. . . 21
5.2. Le narrateur. . . 21
5.3. Le discours rapporté. . . 22
5.4. Le récit. . . 23
5.5. Les personnages. . . 24
5.6 Le temps. . . 29
6. Le support théorique. . . 32
6.1 Le point de vue dans l'optique de A. Rabatel. . . 32
6.2. Les conditions linguistiques pour le repérage et l'attribution du point de vue
(PDV). . . 34
6.3. Le narrateur, le lecteur et le principe de contrat fiduciaire selon A. J. Greimas.
.. 37
6.4. Le discours rapporté selon L. Rosier. . . 37
6.5. Le récit selon F. Revaz. . . 38
6.6. V. Jouve et sa théorie du personnage. . . 40
6.7. Le temps de la fiction pour P. Ricœur. . . 42
Chapitre 2. Le point de vue. . . 44
1. Le point de vue dans le premier texte. . . 44
1.1. Le PDV du narrateur. . . 44
1.2. Le PDV de Nour. . . 45
1.3. Des difficultés d'interprétation liées au point de vue. . . 46
Conclusion. . . 51
2. Le point de vue dans le deuxième texte. . . 51
2.1 Des difficultés d'interprétation liées au point de vue. . . 51
Conclusion. . . 54
Chapitre 3. Le narrateur. . . 56
1. Le narrateur dans le premier texte. . . 56
1.1 Un narrateur non digne de confiance. . . 56
Conclusion. . . 61
2. La subjectivité du narrateur dans le premier texte. . . 62
2.1. Les indices de la subjectivité du narrateur. . . 62
3. Le narrateur dans le deuxième texte. . . 65
-les adjectifs: . . 65
-les comparaisons: . . 65
-le passé composé: . . 65
Chapitre4. Le discours rapporté. . . 69
1. Le discours direct dans Désert. . . 69
Conclusion. . . 77
2. Le discours direct libre, (le DDL). . . 77
2.1 Des difficultés d'interprétation liées au discours direct libre dans le deuxième
texte. . . 79
3. Les discours direct libre et indirect libre dans le premier texte. . . 84
Conclusion. . . 87
Chapitre 5. Le récit. . . 88
1. Qu'est-ce qu'un récit ? . . 88
1.1. Quelques explications concernant le schéma du récit. . . 88
2. Le récit dans le premier texte. . . 90
2.1 Un récit perturbé. . . 90
2.2 L'évitement du récit. . . 98
2.3. Le rôle de la répétition dans la déstabilisation du récit. . . 103
Conclusion. . . 105
3. Un récit dans le deuxième texte ? . . 105
3.1. L'action dans le deuxième texte. . . 107
4. Les Chroniques d'une vie dans le deuxième texte. . . 112
Conclusion. . . 112
4.1. Dépendance du "récit" par rapport aux "Chroniques". . . 113
Chapitre 6. Les personnages. . . 118
1. La description des personnages dans le premier texte. . . 118
1.1 La répétition. . . 118
Conclusion. . . 121
2. La description des personnages dans le deuxième texte. . . 121
2.1 Description soumise à la répétition. . . 121
2.2. La motivation de la répétition dans la description. . . 126
2.3. L'a-fonctionnalité de la description. . . 128
3. Correspondance entre les personnages. . . 129
3.1. Dans le premier texte. . . 129
3.2. Dans Le deuxième texte. . . 131
3.3. Correspondance entre les personnages des deux textes. . . 135
4. La problématique du personnage principal dans le premier texte. . . 138
Le père de Nour. . . 138
5. Les modalités dans le premier texte. . . 147
5.1. Le vouloir. . . 147
5.2. Le savoir. . . 151
6. Le système de sympathie dans le premier texte. . . 154
7. Les personnages dans le deuxième texte. . . 157
7.1. Les changements que connaît Lalla. . . 157
81
7.2. Lalla: un personnage défini par le regard . .. 164
7.3. Importance des sens pour Lalla. . . 170
7.4. Lalla: un personnage conscient de son corps. . . 171
7.5. Lalla en harmonie avec la nature. . . 173
7.6. Lalla: un personnage sartrien. . . 176
7.7. Lalla: un personnage différent des autres. . . 177
7.8. Le savoir de Lalla. . . 179
7.9. Le vouloir de Lalla. . . 184
7.10. Lalla: un personnage animé par des passions contradictoires. . . 187
8. Les autres personnages. . . 188
8.1. Les enfants. . . 188
8.2. La femme. . . 189
8.3. Les habitants de la Cité. . . 191
91
8.4. "Les paumés " et les exclus. . . 193
8.5. Les autres. . . 196
9. Le nom propre dans Désert. . . 197
9.1. Plusieurs noms pour un même personnage. . . 197
9.2. La motivation des noms propres dans Désert. . . 202
9.3. D'autres problèmes liés au nom propre. . . 204
Chapitre 7. Le temps. . . 205
1. L'expérience du temps fictif dans le deuxième texte. . . 208
1.1. Le commencement. . . 208
1.2. Le temps lointain. . . 210
1.3. Le temps permanent. . . 213
1.4. Le temps duratif. . . 217
1.5. Le changement. . . 224
1.6. Le temps vécu dans son opposition. . . 226
1.7. Le temps social. . . 229
2. L'indétermination temporelle dans le deuxième texte. . . 231
3. Les dates dans le premier texte. . . 234
Conclusion. . . 236
4. Les temps verbaux dans Désert. . . 236
4.1. Le temps verbal dans le deuxième texte. . . 237
4.2. Les temps verbaux dans le premier texte. . . 245
5. L'imparfait et le présent: deux temps verbaux proches. . . 260
Conclusion. . . 265
Conclusion. . . 267
L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Dédicace
Je remercie mes parents, pour leur constant soutien; et Louis Panier, pour ses précieux conseils.
Avant-propos.
Si nous avons choisi d'étudier Désert de Jean-Marie Gustave Le Clézio, c'est parce que nous
sommes convaincus que ce livre est destiné essentiellement au lecteur, et persuadés qu'il sollicite
sa collaboration.
Nous n'avons pas la prétention d'affirmer que nous allons épuiser tout le potentiel interprétatif
que recèle ce livre, mais nous pensons au contraire que beaucoup de choses reste à dire; les quelques
études que nous allons mener dans ce travail ne sont qu'une contribution modeste et infime dans
le vaste champ des Sciences Du Langage, et plus spécialement de la Sémiotique littéraire.
Pour ce qui concerne le volet théorique, nous nous sommes appuyés sur les travaux les plus
récents dans les domaines que nous allons étudier; ces travaux permettent en effet de dépasser ce
qui a été entamé antérieurement en affinant un peu plus leur outil méthodologique.
Mais cela ne nous a pas empêchés de prendre nos distances par rapport à certaines de ces
théories dont les postulats se heurtent à des difficultés quand ils sont appliqués à un texte comme
Désert.
Enfin, nous espérons que notre étude permettra de donner un éclaircissement de plus dans la
compréhension de l'ensemble de l'œuvre de Le Clézio.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

Chapitre 1. Présentation générale de


notre travail.

1. Le livre Désert.
Notre étude sur Désert prend pour référence la collection Folio (n°1670), parue en 2000
(1980) dans l'édition Gallimard.
Unepremière lecture de Désert permet de constater que ce livre se présente sous forme
de deux textes en alternance, en apparence indépendants l'un de l'autre. Le procédé de
"l'alternance" tel que décrit par T. Todorov dans Communications n° 8, consiste
à raconter les deux histoires simultanément, en interrompant tantôt l'une tantôt
l'autre, pour la reprendre à l'interruption suivante. (1966: 140)
J. M. Adam dans Le texte narratif donne comme exemple d'alternance le Conte du Graal
de Chrétien de Troyes, où le lecteur dispose de deux textes ayant chacun son héros, en
l'occurrence Perceval et Gauvain:
L'exemple du roman de Chrétien de Troyes mérite d'être développé, car les
aventures séparées mais entrelacées des deux héros comportent, en profondeur,
un évident rapport (ce qui est souvent le cas de ce genre de récits alternés)
(1985: 71)
Une première constatation relève le même mécanisme dans Désert, avec l'alternance de
deux textes ayant chacun un personnage principal (Nour et Lalla); cette alternance entre les
deux textes n'est pas fortuite, et oblige le lecteur à se demander quels en sont les différences
et les points communs, en ce qui concerne:
∙ le point de vue;
∙ le narrateur;
∙ le discours rapporté;
∙ le récit;
∙ les personnages;
∙ et le temps.
Désert commence par le texte caractérisé par un retrait significatif vers la droite, d'où
l'appellation "premier texte", car le lecteur commence par le lire en premier: appartient à ce
texte le personnage principal Nour.
L'appellation "deuxième texte" se justifie parce que ce texte est lu en deuxième lieu, et
contrairement au premier texte, il occupe typographiquement toute la page, sans qu'il y ait
le moindre retrait: appartient à ce texte le personnage principal Lalla.
Le deuxième texte est divisé en deux sections, (ou parties): la première, appelée le
Bonheur, s'étale sur quatorze chapitres, alors que la deuxième s'étalant sur dix chapitres,
est appelée la vie chez les esclaves; il faut préciser aussi que les chapitres dans ce texte
ne sont pas numérotés.
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Le premier texte, lui, n'est pas soumis à la répartition en sections ou parties, mais se
trouve pourvu au début de certains chapitres de dates et de références à des lieux réels
comme au chapitre cinq avec: Oued Tadla, 18 juin 1910, ou au chapitre sept avec Agadir,
30 mars 1912.
Comme pour le roman de Chrétien de Troyes, les deux textes de Désert comportent
"en profondeur" un rapport: ainsi par exemple, le personnage Al Azraq, l'Homme Bleu était
de la tribu de la mère de Lalla (page 119), alors que la mère de Nour est de la lignée de
"Sidi Mohammed, celui qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu", (page 54).
Le lecteur conclut, de ce fait, que les deux textes -à travers Lalla, Nour et l'Homme
Bleu- ne sont pas dépourvus de lien.

2. L'ordre dans lequel le lecteur lit les deux textes de


Désert.
Le lecteur commence par lire:
∙ deux chapitres du premier texte caractérisé par un retrait substantiel vers la droite,
(de la page 7 jusqu'à la page 72);
∙ juste après, il lit successivement quatorze chapitres de la première section du
deuxième texte, (de la page 75 jusqu'à la page 221);
∙ une interruption s'opère au niveau du deuxième texte, et permet au lecteur de relire le
premier texte à travers un seul chapitre, (de la page 222 jusqu'à la page 255);
∙ à partir de la page 259, le lecteur recommence par lire la deuxième section du
deuxième texte, et cela à travers huit chapitres (jusqu'à la page 357);
∙ à partir de la page 358, le premier texte réapparaît à travers deux chapitres, (de la
page 358 jusqu'à la page 385), pour laisser la place ensuite à un seul chapitre du
deuxième texte (de la page 386 jusqu'à la page 396);
∙ juste après le lecteur lit un chapitre du premier texte (de la page 397 jusqu'à la page
407), pour revenir après au deuxième texte à travers son ultime chapitre (de la page
408 jusqu'à la page 423); enfin Désert s'achève et se clôt par le dernier chapitre du
premier texte.
Ce qui fait que le livre s'ouvre et se clôt par le premier texte caractérisé, comme nous l'avons
dit, par un retrait significatif vers la droite; nous notons aussi qu'à partir de la page 397,
le lecteur se trouve soumis à un va-et-vient incessant et accéléré entre le premier et le
deuxième texte.

3. La définition du "texte".
Nous avons décidé d'utiliser la notion de "texte" telle que définie par J. M. Adam, dans le
cadre de sa linguistique textuelle; en effet pour ce théoricien
tout texte est formé par la combinaison-composition d'unités élémentaires. (J. M.
Adam; 1999: 18)
8

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

"Ces unités élémentaires", appelées des propositions, ne sont pas isolées, puisqu'elles
se combinent les unes aux autres pour former des paquets de propositions appelés des
périodes et des séquences. De ce fait, il est évident qu'un
sujet parlant ne communique généralement pas plus par mots isolés que par
phrases ou par propositions non liées. (Ibid.: 24)
Il nous reste encore à définir:
∙ ce qu'est "une proposition" pour J. M. Adam;
∙ et à voir comment à travers le liage des propositions entre elles, se forment les
périodes et les séquences.

3.1. La proposition de base.


Trois critères nécessaires contribuent à former l'unité minimale qu'est la proposition:

a- Un acte de référence générateur d'une représentation discursive.


Il s'agit ici de poser "explicitement un thème ou objet du discours et en développant à son
propos une prédication", (J. M. Adam; 1999: 50).
Ainsi, quand on dispose d'une proposition se posent d'une part:
∙ la question de sa valence: les verbes à une place comme dans "Claude court"; à
deux places comme dans"Claude mange une tablette de chocolat";ou à trois places
dans"Claude donne une tablette de chocolat à Mélanie";
∙ , et d'autre part: sa valeur: d'état"Claude est merveilleuse"; d'action"Claude
téléphone"; ou d'événement "la tornade arrache les tuiles du toit":
Á ce noyau propositionnel s'ajoutent très souvent des constituants
périphériques tant du syntagme nominal que du syntagme verbal. (Ibid. : 50)
Comme exemples de constituants périphériques, il y a les circonstants, et les constructions
détachées.

b- Une prise en charge énonciative (acte d'énonciation).


*les faits de polyphonie: pour la vérité/validité de sa proposition, le locuteur (L) a recours
soit à IL/ELLE-vérité (citations d'autorité), soit à NOUS-vérité (du discours scientifique, par
exemple), ou à ON- vérité (des maximes, proverbes...).
*les différentes sortes de discours rapportés: discours direct, discours indirect,
discours indirect libre...
*les indications d'un support de perceptions et de pensées rapportées: effets de
point de vue reposant sur le perceptif (voir, entendre, sentir, goûter...), et le cognitif (savoir,
connaître).
*les indices de personnes: comme les pronoms, les noms propres, les noms
communs...
*les déictiques spatiaux et temporels: comme hier, demain...cette semaine, je, tu...
*les temps verbaux: le français dispose de plusieurs temps verbaux contribuant à lier
une proposition à une autre.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

*les modalités: les différents types de modalités comme l'assertion, la négation, le réel
et l'irréel, le devoir, le vouloir, peut-être, sans doute...

c- La valeur illocutoire et l'orientation argumentative:


La valeur illocutoire est à lier aux actes de discours à valeur performative comme cette
proposition tirée de l'un des appels de Pétain: "je vous dis qu'il faut cesser le combat" qui
1
est décrite par J. M. Adam comme un acte performatif DIRECTIF .
L'orientation argumentative se trouve, elle, liée à l'axiologisation, ainsi dans l'exemple
qui suit:
[P1] Un inconnu peignait d'ocre les murs du cimetière de Pantin. [P2] Dujardin
2
errait nu par Saint-Ouen-l'Aumône. [P3] Des fous paraît-il .
Dans [P3], on est devant
un point de vue et un jugement (une axiologisation qui disqualifie certains actes
jugés socialement déviants) (Ibid. : 53)
Cette axiologisation constitue en effet une orientation argumentative explicite dans
l'interprétation que doit opérer le lecteur.

3.2. Les types de liages des propositions de base.


Il s'agit de voir ici quels sont les types de "liages" qui permettent aux propositions d'entretenir
des "liens" les unes aux autres, et d'être dans une relation de "combinaison-composition".
Pour J. M. Adam, il existe cinq types de liages:

a- Les liages du signifié:


∙ *la continuité référentielle (anaphores, co-référence):
Exemple: "Ayant terrassé l'afficheur Achille, ils le tirèrent sur toute la longueur
3
de la passerelle d'Alfort-Ville, puis le précipitèrent" .
Dans cet exemple, la continuité référentielle de "l'afficheur Achille" est assurée par une
même anaphore pronominale, en l'occurrence "le".
∙ *l'isotopie:
Dans sa définition de cette notion, J. M. Adam cite A. J. Greimas (Maupassant. Sémiotique
du texte):
L'existence du discours -et non d'une suite de phrases indépendantes- ne peut
être affirmée que si l'on peut postuler à la totalité des phrases qui le constituent
une isotopie commune, reconnaissable grâce à un faisceau de catégories
linguistiques tout au long de son déroulement. (1976: 28)
Exemple:

1
Ibid. : 148.
2
Ibid. : 52.
3
Ibid. : 49.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

"[P1] Entre Deuil et Épinay on a volé 1840 mètres de fils téléphoniques. [2] À
4
Carrières-sur Seine, M. Bresnu s'est pendu à un fil de fer" .
Dans cet exemple, l'isotopie est assurée par:
∙ les "fils" présents dans les deux propositions;
∙ et par la mort présente à travers le nom de lieu "Deuil" dans [P1], et la pendaison de
M. Bresnu dans [P2].
∙ *l'univers de discours:
Cet univers de discours "est attribué à un point de vue anonyme, celui de l'opinion
commune", (Ibid. : 57).
Exemple:
[P1] Selon la théorie de la relativité générale, l'espace pourrait être très courbé,
avec un rayon de l'ordre de la longueur de Plank, soit 10 puissance 35 mètres.
[2] Toutefois nous observons que notre Univers est plat sur des distances de
10 puissance 26 mètres. [P3] Ce résultat d'observation diffère des prévisions
5
théoriques de plus de 60 ordres de grandeur .
L'emploi de "selon" ajouté à la modalisation du conditionnel "pourrait être" prouve que cette
proposition n'est pas prise en charge par le locuteur (L1), mais par un autre locuteur dont
le point de vue est rattaché à la communauté partageant son point de vue et son univers
de discours.
L'emploi du connecteur "toutefois" à partir de [2] confirme que le lecteur se trouve cette
fois-ci devant le point de vue du locuteur (L1) qui réfute la proposition [1]: il s'agit dans [P2]
et [P3] de l'univers de discours de la communauté à laquelle appartient (L1).

b- Les connexions:
Cette connexion entre les propositions est assurée par les organisateurs temporels
comme puis et après; les marqueurs de structuration de la conversation comme bon,
ben, pis...; les marqueurs d'intégration linéaire comme d'une part, d'abord, ensuite...; les
reformulations comme bref, en somme....
Elle peut être assurée aussi par des connecteurs comme certes, mais, or...

c- L'implicitation:
Elle est liée à la "présupposition".
Exemple:
6
"[1] Il n'y pas de bulles dans les fruits. [2] Alors il n'y pas de bulles dans Banga" .
Les deux propositions [P1] et [P2] ne seront comprises que si le lecteur dans une sorte de
travail présuppositionnel, infère la proposition [P3] absente, et qui est: <CAR il n'y a que
des fruits dans Banga>.

d- Les chaînes d'actes de discours:


4
Ibid. : 56.
5
Ibid. : 57.
6
Ibid. : 59

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Comme on l'a vu dans la partie appelée "définition de la proposition de base", toute


proposition comporte un acte illocutoire; et quand le lecteur se trouve devant un ensemble
de propositions liées les unes aux autres formant le texte, ce dernier "peut être considéré
comme constitué de suites d'actes illocutoires", (Ibid. : 60).

e- Les liages du signifiant (rythme):


Ce genre de liage concerne:
∙ les reprises des phonèmes comme les allitérations, les paragrammes...;
∙ les reprises des syllabes;
∙ les reprises lexicales...

3.3. Les périodes et les séquences.


Pour J. M. Adam, l'empaquetage des propositions (leur mise en paquets) donne soit des
périodes, soit des séquences:
L'opération de liage des propositions aboutit à deux grands types de paquets de
propositions: des unités textuelles non typées que l'on appellera les périodes et
des unités souvent plus complexes et typées que l'on appellera les séquences,
(Ibid. : 61).
Les périodes peuvent prendre deux formes: ou bien elles apparaissent sous la forme d'un
regroupement rythmique depropositions et cela par reprises de phonème/graphèmes,
lexèmes, syntagmes entiers; ou bien elles prennent la forme d'un regroupement lié pris en
charge par des organisateurs ou des connecteurs.
Pour ce qui concerne les séquences, J. M. Adam postule qu'il y en a cinq:
∙ la séquence narrative;
∙ la séquence descriptive;
∙ la séquence argumentative;
∙ la séquence explicative;
∙ la séquence dialogale.
Ces séquences peuvent se combiner les unes aux autres: par exemple, on peut avoir dans
un texte une séquence narrative combinée à une séquence descriptive et à une séquence
explicative, ou encore une séquence narrative reliée à une séquence dialogale.

3.4. La structure compositionnelle du texte.


Pour J. M. Adam d'autres critères contribuent encore à construire un texte:
Deux macroliages complémentaires font d'une suite de périodes et/ou de
séquences un texte. (Ibid. : 68).
Ces macroliages complémentaires sont:
∙ les liages compositionnels: ce type de liages concerne la planification;cettedernière
suppose que tout texte est régi par des règles et des plans le catégorisant dans un
genre ou un sous-genre.
Exemple: le théâtre classique était soumis à une structure en actes; ainsi le drame et la
tragédie étaient composés de cinq actes, tandis que la comédie était divisée en trois.
12

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

∙ les liages configurationnels: ce type de liages concerne la macrostructure


sémantique; cette dernière suppose que tout texte forme un tout de sens à travers
un titre qui le résume. De même qu'elle présuppose qu'un texte peut être divisé en
parties formant des unités thématiques.
Les liagesconfigurationnels concernent aussi le macro-acte de discours qui
vise à répondre à une question pragmatique: pourquoi, pour accomplir quel but,
quelle visée argumentative, ce texte a-t-il été produit ? (Ibid. : 79).
Si nous avons choisi de nous baser sur les apports théoriques de J. M. Adam:
∙ c'est d'abord parce que Désert, comme tout texte littéraire, est le résultat de
l'empaquetage des propositions: de la proposition de base nous passons aux
séquences, et enfin nous arrivons aux liages configurationnels;
∙ c'est parce que la définition donnée par ce théoricien concernant la notion du "texte"
nous a paru complète et cohérente;
∙ depuis l'apparition de son étude le Texte narratif (1985), ce théoricien n'a pas cessé
de réfléchir sur une notion difficilement observable, du fait de la multiplicité des
éléments qui entrent dans sa composition, et de l'enrichir par des contributions utiles
pour la théorie textuelle;
∙ de même que par un souci de cohérence méthodologique, nous verrons plus loin que
F. Revaz (1997), s'appuie dans sa définition de la séquence "récit", sur le "texte" tel
que défini par J. M. Adam.

4. La théorie de l'effet esthétique.


Nous posons que tout texte littéraire est nécessairement produit dans l'intention d'être lu
par un destinataire, en l'occurrence le lecteur: en effet, il est impossible de ne pas prévoir
une place ou un rôle au lecteur qui constitue pour W. Iser (1985) l'autre pôle de base, avec
l'auteur, dans l'interaction avec le texte.
Puisque tout texte est produit par un auteur, il est donc normal que tout texte soit ramené
à un lecteur qui contribue à le comprendre et à l'interpréter; c'est ce que constate U. Eco
dans Lector in fabula:
Le texte postule la coopération du lecteur comme condition d'actualisation. Nous
pouvons dire cela d'une façon plus précise: un texte est un produit dont le sort
interprétatif doit faire partie de son propre mécanisme génératif; générer un
texte signifie mettre en œuvre une stratégie dont font partie les prévisions des
mouvements de l'autre. (1985: 69-70).
Après avoir posé le rôle prépondérant du lecteur dans l'interprétation du texte littéraire,
nous allons maintenant déterminer le "profil" de ce lecteur, autrement dit, nous verrons à
la lumière de certaines théories:
∙ s'il s'agit du lecteur empirique déterminé par les circonstances socio-historiques: dans
ce cas c'est la théorie de la réception esthétique qui étudie ce type de lecteur ancré
dans "les jugements historiques", (W. Iser, Ibid. : 15); l'un des représentants de cette
théorie est H. R. Jauss.
∙ ou du lecteur coupé des données extra-textuelles, ancré uniquement dans le texte, et
étudié par la théorie de l'effet esthétique telle que professée par W. Iser.
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Pour ce faire, nous allons faire appel aux positions de quatre théoriciens concernant le
lecteur: il s'agit de U. Eco, de W. Iser, de H. R. Jauss et de P. Ricœur.
Comme nous l'avons vu avec U. Eco:
Un texte est émis pour quelqu'un capable de l'actualiser –même si on
n'espère pas que (ou ne veut pas) que ce quelqu'un existe concrètement ou
empiriquement. (Ibid. : 67).
Il est, donc, clair que pour ce théoricien, le texte demande la coopération d'un lecteur
autre que le lecteur historique appartenant à une époque déterminée: ce lecteur est appelé
Lecteur Modèle (ou le lector in fabula comme l'indique le titre de son livre) qui est
un ensemble de conditions de succès ou de bonheur (felicity conditions), établies
textuellement, qui doivent être satisfaites pour qu'un texte soit pleinement
actualisé dans son contenu potentiel. (Ibid. : 80).
Même constat pour W. Iser qui, dans l'Acte de lecture, exclut le lecteur empirique, et postule
l'existence d'un lecteur implicite qui
n'a aucune existence réelle. En effet, il incorpore l'ensemble des orientations
internes du texte de fiction pour que ce dernier soit tout simplement reçu. Par
conséquent, le lecteur implicite n'est pas ancré dans un quelconque substrat
empirique, il s'inscrit dans le texte lui-même. (1985: 70)
Il apparaît ainsi que pour ces deux théoriciens, le lecteur que demande le texte littéraire est
un lecteur débarrassé de ses déterminations socio-historiques qui risquent de générer une
interprétation non prévue par le texte.
Il existe une autre théorie qui postule le contraire, et refuse l'idée selon laquelle le lecteur
est isolé de son cadre socio-historique; cette théorie est représentée, par exemple, par P.
Ricœur qui, dans Temps et récit III, affirme ce qui suit:
L'idéal-type de la lecture, figuré par la fusion sans confusion des horizons
d'attente du texte et de ceux du lecteur, unit ces deux moments de la refiguration
dans l'unité fragile de la stase et de l'envoi. Cette unité fragile peut s'exprimer
dans le paradoxe suivant: plus le lecteur s'irréalise dans la lecture, plus profonde
et plus lointaine sera l'influence de l'œuvre sur la réalité sociale. (1985: 263)
En effet, le postulat de P. Ricœur se résume ainsi:
∙ le lecteur "s'irréalise" dans le sens où dès qu'il accepte de "s'introduire" dans le
monde tel que représenté par le texte littéraire, il doit suspendre toute référence au
monde réel;
∙ mais en même temps le texte littéraire, en tant que représentation fictive, n'est pas
coupé du monde réel puisqu'il peut influencer sur le lecteur qui appartient à cette
réalité.
H. R. Jauss soutient la même idée dans Pour une esthétique de la réception:
En effet, le rapport entre l'œuvre et le lecteur offre un double aspect, esthétique
et historique. Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique
un jugement de valeur esthétique porté par référence à d'autres œuvres
lues antérieurement. Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite
se développer et s'enrichir de génération en génération, et va constituer à
travers l'histoire une "chaîne de réceptions" qui décidera de l'importance

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

historique de l'œuvre et manifestera son rang dans la hiérarchie esthétique.


Cette histoire des réceptions successives, dont l'historien de la littérature ne
peut se dispenser qu'en s'abstenant de s'interroger sur les présupposés qui
fondent sa compréhension des œuvres et le jugement qu'il porte sur elles, nous
permet tout à la fois de nous réapproprier les œuvres du passé et de rétablir une
continuité sans faille entre l'art d'autrefois et celui d'aujourd'hui, entre les valeurs
consacrées par la tradition et notre expérience actuelle de la littérature. (1978:
45-46)
Dans la dernière citation, "esthétique" suppose qu'à la lecture d'une œuvre littéraire, le public
détient une expérience préalable concernant:
∙ le genre dont elle relève,
∙ la forme,
∙ et la thématique; cette expérience présuppose que le lecteur dispose de
connaissances acquises lors de la lecture d'œuvres antérieures.
Pour ce qui concerne, le genre, une œuvre comme Don Quichotte de Cervantès
suscite chez ses lecteurs toutes les attentes spécifiquement liées aux vieux
romans de chevalerie tant appréciés du public. (Ibid. : p51)
Même remarque pour Jacques le Fataliste de Diderot, dont le début évoque pour le public
7
de cette époque-là, le schéma d'un genre bien connu en l'occurrence le roman de voyage .
8
Nous passons maintenant à la forme et la thématique: nous prenons comme exemples ,
Madame Bovary de G. Flaubert, et Fanny de Feydeau parues à la même époque.
Au niveau de la thématique, ces deuxromans
allaient au-devant de l'attente d'un public nouveau qui -selon l'analyse de
Baudelaire- avait abjuré tout romantisme et méprisait également la grandeur
des passions et leur naïveté: ils traitaient un sujet banal, l'adultère en milieu
provincial et bourgeois. Les deux auteurs avaient su, au-delà du détail attendu
dans les scènes érotiques, donner un aspect frappant et neuf à la relation
triangulaire avant eux pétrifiée par la convention. (Ibid. : p56)
Il est clair que les deux auteurs n'ont rien inventé au niveau de la thématique, puisque le
thème de "l'amour triangulaire", déjà utilisé bien avant eux, a été juste traité sous un jour
nouveau.
Si ces deux romans se rejoignent au niveau de la thématique employée, ils se
différencient par contre au niveau de la forme:
L'innovation formelle de Flaubert -son principe de "narration impersonnelle"-
que Barbey d'Aurevilly attaquait en disant, dans son langage imagé, que si l'on
pouvait construire en acier anglais une machine à raconter elle ne fonctionnerait
pas autrement que Monsieur Flaubert- ce principe d' "impassibilité" devait
nécessairement heurter le même public auquel s'offrait Fanny, avec son contenu
émoustillant présenté sous la forme facile et sur le ton d'une confession. (Ibid. :
57)
7
Exemple tiré de H. R. Jauss, (1978 : 51)
8
Exemple tiré de H. R. Jauss, (1978 : 56)

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

La forme choisie par Flaubert -la "narration impersonnelle"- ne rentrait pas dans la norme
consacrée par les romans antérieurs, et à laquelle s'était habitué le public: la conséquence
en est ce que ce public a préféré Fanny de Feydeau "avec son contenu émoustillant
présenté sous la forme facile".
Ces trois composantes que nous venons de voir: le genre, la thématique, et la forme,
correspondent à l' "esthétique"; cette dernière se trouve liée à l' "horizon d'attente" d'un
public; pour H. R. Jauss cet "horizon d'attente" coïncide avec
tout un ensemble d'attentes et de règles du jeu avec lesquelles les textes
antérieurs l'ont familiarisé et qui, au fil de la lecture, peuvent être modulées,
corrigées, modifiées ou simplement reproduites. (Ibid. : 51).
Pour résumer, disons que l' "horizon d'attente", ce à quoi le public s'est familiarisé, est lié à
tout ce qui évoque la convention, la norme, et le canon.
Après avoir examiné l'aspect "esthétique" dans sa relation avec l' "horizon d'attente",
il nous reste à voir comment l'" histoire" constitue, selon H. R. Jauss, l'autre pôle de base
dans la définition d'un lecteur:
Déjà l'accueil fait à l'œuvre par ses premiers lecteurs implique un jugement de
valeur esthétique, porté par référence à d'autres œuvres lues antérieurement.
Cette première appréhension de l'œuvre peut ensuite se développer et s'enrichir
de génération en génération, et va constituer à travers l'histoire "une chaîne de
réceptions" qui décidera de l'importance historique de l'œuvre et manifestera son
rang dans la hiérarchie esthétique. (Ibid. : 45)
Pour comprendre l'importance de l' "histoire" au niveau de la réception faite par le lecteur,
nous revenons aux œuvres de Flaubert et de Feydeau. Nous avons vu que Madame Bovary
n'a pas été accueillie favorablement à l'époque de sa parution, car l'emploi d'une forme
nouvelle -la forme impersonnelle- heurtait un public qui n'était pas habitué à cette innovation
formelle.
À la même époque, Fanny de Feydeau, a été, elle, plutôt bien accueillie par le même
public.
Ce public trouvait...illustrées dans les descriptions de Feydeau les normes de
la vie élégante et – objets des ses désirs inassouvis- les mœurs des milieux
sociaux qui donnaient le ton; il pouvait se délecter sans retenue de la scène
culminante où lascivement, Fanny séduit son époux...Mais lorsque ensuite
Madame Bovary, après n'avoir été comprise d'abord que par un petit cercle de
connaisseurs puis reconnue comme marquant un tournant dans l'histoire du
roman, atteignit au succès mondial, le public des lecteurs de romans dont elle
avait formé le goût consacra la nouvelle attente, le nouveau canon esthétique qui
rendait insupportables les faiblesses de Feydeau- son style fleuri, ses effets à
la mode, les clichés lyriques de ses pseudo-confessions- et condamnait Fanny,
best-seller d'un jour, à sombrer dans l'oubli. (Ibid. : 57)
Nous voyons donc que la réception de ces deux œuvres a connu une évolution au cours
de l'histoire:
∙ en effet, au début Madame Bovary a été mal accueillie parce qu'elle s'était écartée,
par la forme qu'elle a choisie –la forme impersonnelle- à l' "horizon d'attente" du
public, mais après les canons et les normes ont historiquement évolué, et un autre

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

public, familiarisé à un nouvel horizon d'attente, l'a favorablement accueillie, car elle
était en conformité avec ce nouveau canon esthétique;
∙ Fanny de Feydeau a connu, elle, un cheminement opposé, puisque au début elle
consacrait le canon esthétique en vigueur, mais après elle a sombré dans l'oubli,
puisqu'elle ne véhiculait plus les nouvelles normes, et ne cadrait plus avec l'horizon
d'attente du public.
Il reste maintenant à voir comment pour H. R. Jauss une œuvre littéraire est jugée aussi
bien au travers des normes esthétiques (ou artistiques) que du prisme social:
L'œuvre littéraire nouvelle est reçue et jugée non seulement par contraste avec
un arrière-plan d'autres formes artistiques, mais aussi par rapport à l'arrière-
plan de l'expérience de la vie quotidienne. La composante éthique de sa fonction
sociale doit être elle aussi appréhendée par l'esthétique de la réception en termes
de question et de réponse, de problème et de solution, tels qu'ils se présentent
dans le contexte historique, en fonction de l'horizon où s'inscrit son action.
Comment une forme esthétique nouvelle peut entraîner aussi des conséquences
d'ordre moral ? (Ibid. 76)
Á la dernière question que se pose Jauss, un exemple permettra de mieux comprendre
comment une forme esthétique a des conséquences sur une norme morale et sociale.
Comme nous l'avons vu plus haut, dès sa parution Madame Bovary, n'a pas été accueillie
favorablement, à cause de l'emploi d'une nouvelle forme non encore consacrée par la
norme, et ne correspondant pas à l'horizon d'attenteesthétique du public: cette forme est la
narration impersonnelle (ou impartiale) liée à l'emploi du discours indirect libre. Ainsi dans
ce fragment (en italique) tiré de l'œuvre de Flaubert:
"Elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour, cette fièvre de bonheur
dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux, où tout
serait passion, extase, délire..." le procureur prit ces dernières phrases pour une
description objective impliquant le jugement du narrateur, et s'échauffa sur cette
"glorification de l'adultère"...Or l'accusateur de Flaubert était victime d'une erreur
que l'avocat ne se fit pas faute de relever aussitôt: les phrases incriminées ne
sont pas une constatation objective du narrateur, à laquelle le lecteur pourrait
adhérer, mais l'opinion toute subjective du personnage dont l'auteur veut décrire
ainsi la sentimentalité. (Ibid. : 77)
Ainsi la proposition "elle allait donc enfin posséder ses plaisirs de l'amour" n'est ni un
discours direct, ni un discours indirect, deux formes qui auraient permis au lecteur d'attribuer
clairement cette opinion à Emma; cette proposition apparaît plutôt sous la forme d'un
discours indirect libre qui rend difficile le partage entre les propos du personnage et ceux
du narrateur.
La forme inventée par Flaubert, la narration impersonnelle
rompait avec une vieille convention du genre romanesque: la présence constante
d'un jugement moral univoque et garanti porté sur les personnages. (Ibid. : 77)
Le fait que la narration impersonnelle choisie par Flaubert se défende de tout jugement
moral, et le fait que les propos d'Emma -sous forme de discours indirect libre- n'aient pas été
condamnés explicitement par le narrateur, ont induit le procureur en erreur qui jugea l'œuvre
comme dangereuse pour la moralité publique: c'est en cela qu'une œuvre est jugée tant par

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

rapport à un arrière-plan esthétique qu'un arrière-plan de l'expérience la vie quotidienne, ou


de la morale d'une époque.
Ce genre de travail constitue la caractéristique de la théorie de la réception
esthétique qui s'intéresse à l'accueil réservé:
∙ à la lumière des normes esthétiques que le public (ou le lecteur) a assimilées tout au
long de ses lectures antérieures; ce même public examine si cette œuvre correspond
à son horizon d'attente, ou s'en écarte;
∙ et à la lumière des normes morales en usage dans une certaine époque qui
permettent à ce public de savoir si l'œuvre rentre dans le schéma consacré par la
société.
La théorie de l'effet esthétique représentée par W. Iser (1985) propose une autre approche
qui refuse de voir dans le lecteur une détermination historique et sociale, et pose que le
lecteur ne peut être défini que par le texte: autrement dit ce lecteur est "programmé" et
présupposé par les données textuelles, et par rien d'autre. Ce lecteur
incorpore l'ensemble des orientations internes du texte de fiction pour que ce
dernier soit tout simplement reçu. (1985 : 70).
Suivre les "orientations" du texte permet au lecteur de constituer le sens:
Suivre les instructions du texte, cela veut dire procéder à la constitution du sens
du texte. (Ibid. :14)
Le "sens" est défini comme suit:
Ce sens a tout d'abord un caractère esthétique car il se signifie lui-même; en
effet, quelque chose naît de lui qui n'existait pas auparavant. Il ne peut ensuite se
manifester que comme effet, et cet effet ne peut se définir par rapport à aucune
expérience existante. C'est par l'expérience de la lecture qu'est saisi cet effet
(Ibid. : 52).
De plus, ce sens, sélectionné par le lecteur, n'est pas arbitraire, puisqu'il est prévu par le
texte.
Il est important de souligner que pour W. Iser, sens s'oppose à signification: si le premier
est constitué à travers les données textuelles et ne peut se définir par rapport à aucune
expérienceexistante, le deuxième indique un cadre de référence extérieur au texte:
Si une signification détient sa valeur en tant que telle et trouve à se légitimer par
rapport à un cadre de référence extérieur au texte, cette signification, en tant que
produit du texte, ne peut plus être à proprement parler esthétique. (Ibid. : 52)
Cette différence entre sens et signification permet à W. Iser d'adresser une critique à
l'interprétation classique qui
conçoit le sens comme l'expression de valeurs reconnues collectivement. (Ibid. :
53)
Ces "valeursreconnuescollectivement" renvoient bien sûr à un cadre de référence extérieur,
et ne relèvent plus de l'effet l'esthétique.
Nous avons vu plus haut que U. Eco considère qu'il existe une "coopération" entre le
texte et le Lecteur Modèle; W. Iser, lui, emploie le terme "interaction": dans les deux cas
cela suppose une communication où le texte donne des "instructions", des "directives", "des
indices"...que le lecteur se doit de chercher et découvrir pour qu'il puisse construire le sens
autorisé; pour W. Iser:
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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

La constitution sémantique du texte requiert la participation du lecteur, lequel


doit réaliser la structure qui lui est présentée pour faire apparaître le sens. (Ibid. :
273).
Il est évident donc que dans la relation texte-lecteur il existe bien une communication; pour
ce faire nous prenons un exemple qui permettra:
∙ d'étayer l'hypothèse selon laquelle le texte "communique" avec le lecteur;
∙ et de comprendre par la même occasion ce que veut dire sens pour W. Iser.
Dans Tom Jones de Fielding, l'un des personnages de ce livre, Allworthy, est présenté
comme un homme parfait, contrairement à Blifil qui, lui, est montré comme un hypocrite à
la religiosité simulée: le rôle de "ces signifiants" (la perfection et l'hypocrisie) ne consiste
pas à valoriser la perfection, mais sert surtout à communiquer au lecteur une directive (un
indice) pour qu'il construise un sens (ou un effet) différent de la perfection, en l'occurrence
9
le manque de discernement d'Allworthy qui n'a pas entrevu l'hypocrisie de Blifil .
W. Iser affirme ce qui suit à propos de la communication entre le texte et le lecteur:
À l'aide de ces transformations guidées par les signes du texte, le lecteur finit
par produire l'objet imaginaire...par conséquent, le texte de fiction doit être vu
principalement comme communication, et l'acte de lecture essentiellement
comme une relation dialogique. (Ibid. : 121).
Un autre exemple permettra de démontrer qu'il existe bel et bien une relation interactionnelle
entre le texte et le lecteur du fait que le premier abonde de potentialités qui attendent d'être
réalisées et actualisées par le second.
Quand il lit Ulysse de J. Joyce, le lecteur ne manque pas de rapprocher le cigare de
10
Bloom de la lance d'Ulysse de l'épopée homérique . Mais ce qui pose problème c'est que
le lecteur trouve des difficultés pour relier le cigare et la lance du fait que tous les deux
appartiennent à deux contextes référentiels différents. Cette difficulté est surmontée quand
ce lecteur identifie le rapport entre les deux éléments comme relevant de "l'ironie"; le texte
qui n'a pas formulé explicitement cette ironie, a sollicité le lecteur dans l'établissement de
cet effet (ou ce sens) ironique: d'où une communication entre les deux pôles.
Pour conclure, disons que dans l'optique de W. Iser, l'effet esthétique repose sur trois
pôles: le texte, le lecteur, et l'interaction qui s'instaure entre eux: cette interaction postule
un lecteur coopératif dont le travail consiste à établir un rapport, une coordination et une
synthèse des directives textuelles qui paraissent à première vue isolées et non liées; l'effet
de sens se dégage du fait de ces regroupement et synthèse opérés par le lecteur.
Il n'est pas impossible de voir les deux approches, en l'occurrence la théorie de l'effet
esthétique et celle de la réception se combiner dans l'étude d'un texte littéraire; en effet
comme l'affirme W. Iser un travail atteint un haut degré de scientificité en utilisant ensemble
les méthodes de l'une et de l'autre:
L'esthétique de la réception atteint son plein développement lorsque ces deux
orientations se trouvent combinées. (Ibid. : 5)
Notre étude sur Désert se contentera, par contre, de s'intéresser:
∙ 11
au lecteur implicite celui de W. Iser , présupposé uniquement par le texte, et par rien
d'autre;
9
Exemple tiré de W. Iser, (1985 : 120).
10
Exemple tiré de W. Iser, (1985 : 235).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ nous ne refusons pas le postulat de H. R. Jauss selon lequel le lecteur serait


déterminé par un "horizon d'attente" correspondant aussi bien aux canons
esthétiques accumulés au fil de ses lectures antérieures, que sociaux; mais nous
12
estimons que ce lecteur pourvu d'un "horizon d'attente" constitue une immense
problématique qui mériterait plus que ce modeste travail: en effet cela exige une
étude minutieuse sur l'esthétique à l'époque de la publication de Désert (1980), qui
permettra de juger, par exemple, si l'œuvre de Le Clézio est en conformité avec cette
esthétique, ou si elle s'en écarte, (comme l'a fait H. R. Jauss avec Madame Bovary et
Fanny);
∙ nous pensons que toute œuvre littéraire, qu'elle soit réaliste, surréaliste,
fantastique...n'est pas totalement coupée de son environnement historique, et pose,
de près ou de loin une problématique liée à la réalité;
∙ cette œuvre littéraire présuppose aussi bien un destinateur (l'auteur) qu'un
destinataire (le lecteur), et nous imaginons mal, de ce fait, qu'une œuvre soit produite
pour ne pas être lue.
Dans sa critique adressée aux écoles marxiste et formaliste, H. R. Jauss reproche,
justement, à ces deux tendances d'ignorer la position programmée par chaque œuvre au
lecteur:
Leurs méthodes saisissent le fait littéraire dans le circuit fermé d'une esthétique
de la production et de la représentation; ce faisant elles dépouillent la littérature
d'une dimension pourtant nécessairement inhérente à sa nature même de
phénomène esthétique ainsi qu'à sa fonction sociale: la dimension de l'effet
produit (Wirkung) par une œuvre et du sens que lui attribue un public, de sa
"réception". Le lecteur, l'auditeur, le spectateur –en un mot: le public en tant que
facteur spécifique ne joue dans l'une et l'autre qu'un rôle tout à fait réduit. (Ibid. :
44).

5. L'effet esthétique dans Désert.


Comme nous l'avons vu dans la dernière partie, l'effet esthétique résulte de l'interaction
entre le texte et le lecteur: le premier fournit les directives alors que le deuxième les
sélectionne et les réalise. Cette réalisation opérée par le lecteur donne le sens, ou l'effet
que le texte a cherché à véhiculer.
Nous allons étudier dans cette partie, l'effet esthétique dans Désert en essayant
d'esquisser de façon sommaire ce qui fait l'essentiel de notre travail, en l'occurrence, l'étude
de la problématique:
∙ d point de vue;
∙ du narrateur;
∙ du discours rapporté;
∙ du récit,
∙ du personnage;
∙ et du temps.
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5.1. Le point de vue.


Nous allons voir dans cette partie que si dans certains cas, le lecteur arrive à attribuer le
PDV sans équivoque, et cela soit au narrateur, soit au personnage, il trouve par contre des
difficultés dans d'autres cas, à rattacher certains PDV, à cause de l'absence d'un focalisateur
posé explicitement.
L'observation la plus importante à formuler est qu'en restant "muet", le texte ne coopère
plus avec le lecteur, et que l'idée d' "interaction" avancée par W. Iser se trouve mise en
difficulté.
Cette remarque vaut pour les deux textes qui composent Désert qui ont la particularité
de "plonger" le lecteur dans le désarroi à défaut d'indications linguistiques suffisantes
permettant de compléter son information concernant le focalisateur-source du point de vue.

5.2. Le narrateur.
Ce qui pose problème dans cette partie, c'est qu'aussi bien dans le premier que le deuxième
13
texte le narrateur, en tant qu'instance médiatrice , oublie, multiplie les erreurs, et se
contredit, ce qui fait que le lecteur décide de prendre ses distances par rapport à lui.
Nous allons voir que le lecteur finit par "retirer" sa confiance, en rompant le "contrat
14
fiduciaire " qui le lie au narrateur qui paraît inapte à prendre en charge la narration. En
effet, ce narrateur emploie plusieurs noms pour le même personnage, bascule d'un temps
verbal passé (l'imparfait par exemple) au temps verbal présent ou futur, sans la moindre
justification, n'arrive pas à déterminer le nombre exact des dromadaires avec l'emploi de
"ou" dans l'exemple suivant:
Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires. p7
; si dans le dernier extrait il emploie "dromadaires", quelques lignes après il utilise
"chameaux":
Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes des chameaux...p7
S'il affirme que les hommes (les nomades) marchaient dans un monde étranger:
Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un
monde étranger. p23
, quelques lignes après il se rétracte et se dédit, en affirmant que "c'était leur vrai monde":
Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel...p23
Nous verrons aussi que le lecteur ne peut pas omettre de noter que ce narrateur est
"subjectif", trop même, à travers les multiples traces linguistiques de sa présence dans les
deux textes.
L'effet esthétique (ou de sens) mis en avant consiste à s'interroger sur le degré de
confiance que le lecteur doit accorder au narrateur qui, même en n'oubliant pas et en ne
commettant pas les erreurs comme le fait celui de Désert, peut très bien "trahir" cette
confiance. Pour le dire autrement, disons que le lecteur, mis à part le cas particulier de
Désert, doit s'interroger, à chaque fois qu'il lit un roman, sur le statut du narrateur et sur le
degré de confiance qu'il peut accorder à ce qu'il dit.

13
Pour V. Jouve "l'instance narratrice a pour fonction principale de servir de relais entre le lecteur et les personnages", (1992: 17).
14
Le contrat fiduciaire est une notion empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas: voir plus bas sa définition.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

5.3. Le discours rapporté.


Comme pour la problématique du point de vue, le lecteur se trouve toujours devant cette
impossibilité d'attribuer, dans certains exemples, le discours rapporté (qu'il soit un
discours direct, un discours indirect, un indirect libre ou direct libre), et cela à cause de
l'absence de coopération de la part du texte qui ne fournit pas l'information suffisante: en
effet parfois le lecteur se trouve devant un discours direct libre, ou un discours indirect libre,
15
avec les différentes marques d'énonciation comme les déictiques, les discordanciels de
diverses natures...sans qu'il puisse en déterminer de façon précise la source.
Pour ce qui concerne le discours direct, nous verrons que:
∙ outre l'absence des incises de type: X dit: "je pars", qui laisse le lecteur devant des
DD sans source énonciative (comme nous l'avons vu pour les discours direct et
indirect libres);
d'autres problèmes se posent comme:
∙ la présence de discours directs réduits à un seul mot sans valeur informative;
∙ des DD qui, au lieu de contribuer à libérer la parole ne font que la bloquer avec ces
multiples répétitions dues aux hésitations, les ruptures au niveau des thèmes avec
des personnages qui basculent d'un thème à un autre sans lien les uns avec les
autres comme ce DD entre Lalla et Paul Estève (deuxième texte), où le lecteur passe:
– de la réaction passionnelle de P. Estève: "ça, ça m'a fait quelque chose !
c'est terrible";
– à la phase qui consiste à se présenter (ou le rituel de la présentation):
"c'est ― Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez
français ?":
"Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m'a fait quelque
chose! C'est la première fois que cela vous arrive? Je veux dire, c'est terrible,
avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli
vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c'est # Je m'appelle
Paul, Paul Estève, et vous? Vous parlez français? pp280-281
Même remarque pour ce qui concerne le DD entre Nour et le cheikh (premier texte, chapitre
deux), où la rupture thématique est fréquente à cause des hésitations de Nour.
∙ parfois le DD se trouve réduit à une seule voix sans la coopération de la part de
l'autre: c'est le cas notamment du DD entre Lalla et Paul Estève, où ce dernier parle
seul sans la moindre "réaction" de Lalla, (chapitre deux, deuxième partie);
∙ il y a des DD qui, au lieu de résorber le conflit, contribuent au contraire à l'accentuer
ce qui a pour conséquence de le mener droit à la rupture entre les personnages;
∙ il existe des DD dont une partie se trouve en dehors des guillemets; c'est le cas de
l'exemple de la page 241 où le lecteur ne comprend pas pourquoi les propos du
guerrier aveugle prennent la forme d'un DD, alors que ceux de Nour sont situés en
dehors du même DD:

15
Discordanciel est emprunté à L. Rosier (1999): nous verrons dans l'étude consacrée au discours rapporté ce que recouvre cette
notion.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

"Où est-ce que nous sommes? Est-ce que c'est ici ?" demandait le guerrier
aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très
loin du but. p241
Que ce soit au premier ou au deuxième texte, le discours direct est fortement déstabilisé:
absence d'incises, hésitations, basculement d'un thème à l'autre, ouverture des guillemets
pour les refermer aussitôt, valeur informative insignifiante, réduction à une seule voix et
coopération nulle de la part de l'un des partenaires, accentuation du conflit au lieu de son
"absorption". Nous verrons que l'effet de sens (ou l'effet esthétique) que le lecteur se doit de
sélectionner consiste à poser que le discours rapporté, en tant que l'une des composantes
de base du roman, est sapé pour les diverses raisons que nous avons vues.

5.4. Le récit.
Le lecteur note que le premier texte obéit à la forme narrative, ou constitue un récit, mais des
difficultés d'interprétation surgissent; en effet, la proposition narrative (Pn) actions se trouve
située bien avantles Pn situation initiale et nœud, ce qui va à l'encontre de l'ordre habituel
tel que suggéré par F. Revaz (1997); le problème aussi c'est que le lecteur n'interprète la
Pn actions -posée dès le premier chapitre- comme une Pn actions qu'après que le texte
aura posé les Pn situation initiale et nœud- ces deux dernières Pn sont exposées bien loin
au deuxième chapitre.
Pour résumer disons que les différentes Pn n'apparaissent pas dans l'ordre proposé
par F. Revaz.
Toujours au premier texte, il existe des éléments qui entravent la progression du récit
comme la répétition de certains thèmes au sein du même chapitre, la présence d'éléments
qui n'ont aucun lien causal avec le récit comme cette invocation au chapitre deux qui prend
dix pages (de la page 58 jusqu'à la page 67), la danse (de la page 68 jusqu'à la page 71), les
histoires racontées par l'aveugle au chapitre trois (de la page 230 jusqu'à de la page 232),
les circonstances historiques de la colonisation du Maroc qui occupent presque la totalité
du chapitre cinq...
Le deuxième texte présente une toute autre structure, puisque le lecteur se trouve
devant une multiplicité d'actions dépourvues de lien causal les unes avec les autres, alors
que le récit exige une action "unifiée" avec des sous-actions liées les unes aux autres: il
s'agit dans ce texte non pas d'un récit, mais plutôt des "chroniques de la vie de Lalla".
Il faut dire que le récit n'est pas totalement absent du deuxième texte, mais se
16
trouve dépendant structurellement des chroniques qui occupent le niveau enchâssant :
ces quelques récits qui dépendent des chroniques sont marginaux par rapport à l'économie
générale du texte.
En remarquant que dans les deux textes le récit est fortement perturbé:
∙ puisqu'il n'y a pas d'ordre dans l'enchaînement des propositions narratives;
∙ et que certains éléments viennent occuper la place du récit en l'évacuant, comme
l'invocation au chapitre deux qui prend dix pages, ou les circonstances historiques qui
sont évoquées tout au long du chapitre cinq;
∙ et que dans le deuxième texte le récit reste marginal par rapport à une structure
dominante (en l'occurrence les chroniques);
16
Cette idée de niveaux enchâssé et enchâssant fait allusion aux suggestions de G. Genette (1983): comme nous le verrons
plus loin Genette postule que le niveau enchâssé ne peut exister sans le niveau enchâssant, d'où le constat de dépendance.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

, l'effet esthétique sélectionné par le lecteur consiste en la constatation de la mise à l'écart,


17
et la minoration, dans Désert, de l'un des symboles du roman .

5.5. Les personnages.


Que ce soit dans le premier et le deuxième texte, nous aurons l'occasion de démontrer
que la description des personnages apparaît comme statique, puisque du début jusqu'à
la fin ce sont presque les mêmes indices qui se trouvent employés pour décrire le même
personnage: c'est le cas notamment de Lalla et du Hartani dans le deuxième texte, du cheikh
Ma el Aïnine et du père de Nour dans le premier texte.
Cette technique qui consiste en ce que des indices identiques soient utilisés du début
jusqu'à la fin du texte, pour décrire le même personnage trouve peut-être explication dans le
deuxième texte; en effet nous verrons que, malgré les innombrables clichés qu'il reproduit
dans son laboratoire, le photographe trouve toujours des difficultés à appréhender Lalla, car
il entrevoit un autre être qui la définit:
Il y a quelque chose de secret en elle...qu'on peut voir, mais jamais posséder,
même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence,
jusqu'à la mort. p350 Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il
apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps
derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît
dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. pp350-351
L'effet esthétique consiste à inférer que si le photographe trouve de grandes difficultés à fixer
Lalla à travers ses photos, la tâche de l'écrivain est plus ardue encore, car l'outil qu'il emploie,
en l'occurrence l'écrit, est nécessairement imparfait: la description des personnages basée
sur l'écrit reste donc approximative, et ne peut jamais esquisser un portrait exact; mais il se
trouve que l'emploi répétitif des mêmes indices pour décrire le même personnage pourra
constituer une solution du moins temporaire à cette difficulté de figer le personnage.
Il arrive que certains indices soient communs au moins à deux personnages: ainsi nous
verrons dans le premier texte que le cheikh Ma el Aïnine, le père, le soldat aveugle et
Nour se partagent certaines propriétés, d'où un système de renvoi que nous avons appelé
"correspondance".
Le lecteur se rend compte aussi que les personnages des deux textes se partagent
certains indices ce qui permet de faire le lien entre ces deux textes, d'où un autre type de
"correspondance": ce dernier type suppose que certains indices employés dans le deuxième
texte se retrouvent dans le premier.
L'effet de sens sélectionné par le lecteur pose que les deux textes qui composent Désert
ne sont pas totalement indépendants l'un de l'autre, et que les personnages de l'un renvoient
aux personnages de l'autre.
Nous examinerons aussi le cas de certaines descriptions qui paraissent a-
fonctionnelles: en effet nous verrons par exemple qu'Aamma est un personnage important,
car c'est elle qui a emmené Lalla à l'atelier de Zora pour travailler et ramener de l'argent, et
c'est encore elle qui lui a proposé de se marier avec l'homme riche; mais le lecteur n'a droit
à aucune description d'elle, sauf dans la deuxième partie du deuxième texte pour signaler
brièvement que son visage a changé:
17
Dans Le Clézio, l'écart romanesque, M. Labbé fait remarquer que le récit en tant que symbole du roman, est l'une des composantes
qui s'est trouvée la plus perturbée dans les œuvres de le Clézio.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

Aamma a beaucoup vieilli en quelques mois. Elle a un visage maigre et fatigué,


un teint gris, et ses yeux sont cernés d'un cercle bistre. p265
Aïcha Kondicha qui n'apparaît qu'une seule fois a droit par contre à une description bien
avant Aamma au premier chapitre de la première partie; Aïcha Kondicha n'apparaît pas
comme un personnage important, car elle n'est jamais intervenue dans la vie de Lalla, et
de plus elle disparaît juste après cette description:
Il y a aussi cette femme qui fait peur. Elle n'est pas vieille, mais elle est très sale,
avec des cheveux noirs et rouges emmêlés, des habits déchirés par les épines.
p86
Même remarque pour ce qui concerne Zora la patronne de l'atelier de tapis qui sera décrite
au chapitre douze de la première partie bien avant Aamma. Et même le chien Dib du quartier
Panier se trouve décrit dès son apparition (chapitre trois, deuxième partie), alors que quand
elle apparaît pour la première fois au chapitre premier de la première partie, Aamma n'a
pas été décrite.
Ce qu'il faut remarquer -il s'agit de l'effet esthétique- c'est que dans Désert n'importe
quel personnage peut être décrit sans que sa description représente une importance
capitale pour la suite des chroniques de Lalla.
Dans le premier texte de Désert, le lecteur note que trois personnages peuvent postuler
au statut de personnage principal: il s'agit du père de Nour, du cheikh Ma el Aïnine, et de
Nour lui-même.
La technique du point de vue permet au lecteur de décider que c'est Nour qui est le
personnage principal tout simplement parce que son point de vue (le PDV) s'étale du début
jusqu'à la fin du texte, alors que ceux de son père et du cheikh Ma el Aïnine sont absents.
Outre le critère du PDV, le lecteur est conforté dans son hypothèse que c'est Nour le
18
personnage principal quand il voit que ce dernier s'approprie les rôles actantiels de son
père, en tant que guide, et du cheikh Ma el Aïnine en tant que "pourvoyeur" de la bénédiction:
en plus du point de vue, Nour apparaît comme un personnage doté de modalités, puisqu'il
guide effectivement le soldat aveugle, puis donne la bénédiction au cheikh, ce qui suppose
qu'il détienne un vouloir, un savoir et un pouvoir.
L'effet esthétique mis en avant suppose que le personnage principal constitue une
catégorie problématique, puisque le texte ne le désigne plus explicitement; le lecteur se doit
donc de le découvrir seul en se basant sur certains critères que nous aurons à examiner.
Pour poursuivre notre étude concernant les modalités, nous verrons que le savoir de
Lalla dans le deuxième texte paraît contradictoire ce qui pose difficulté au lecteur: en effet au
chapitre quatorze de la première partie le lecteur apprend que Lalla a décidé de ne jamais
retourner à la Cité:
C'est parce qu'elle sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité. p211
, mais voilà qu'au dernier chapitre du livre, il est déconcerté de lire que Lalla y est finalement
retournée:
Un peu plus loin, sur l'autre rive, commence le sentier qui va jusqu'à la Cité. p413
Le savoir, dans le premier texte, est source d'instabilité pour l'information du lecteur: en
effet au chapitre trois, par exemple, ce lecteur apprend que Nour ne sait pas où il marche

18
Le rôle actantiel réfère à la sémiotique de A J Greimas.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

(page 224), mais il se souvient qu'au chapitre deux ce personnage était au courant de la
destination de leur marche, informé en cela par son père:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt." "Où ?
avait demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa...p49
Le lecteur interprète alors que l'une des caractéristiques des personnages dans Désert est
qu'ils se contredisent, oublient ou se remettent en cause.
La modalité du vouloir permet au lecteur de noter que:
∙ Lalla n'accepte jamais que les autres décident à sa place comme quand sa tante lui
propose de se marier avec un homme riche;
∙ et quand elle accepte le vouloir des autres comme quand le photographe lui propose
de devenir cover-girl, c'est temporairement car à la fin elle finit par le remettre en
question en s'enfuyant;
Cette modalité de vouloir permettra d'établir une comparaison avec un personnage comme
Radicz qui, contrairement à Lalla, refuse d'abord le vouloir de sa mère de le vendre à son
nouveau patron -en essayant de s'enfuir- mais à la fin il l'accepte.
Dans le premier texte, le vouloir des nomades déconcerte le lecteur; en effet dès les
premières pages, il lit ceci:
Ils ne voulaient rien. p8
, et quelques lignes après il lit qu'ils marchent "pour trouver autre chose"; l'emploi de
"choses" est loin de faire avancer le lecteur:
Ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà
parcourus, pour trouver autre chose. p13
Le vouloir des nomades ne sera dévoilé qu'au chapitre deux où le lecteur apprend qu'ils
marchent vers le nord pour trouver la terre, et l'eau; mais au chapitre trois le lecteur est
déconcerté quand il lit qu'un autre vouloir sera mis en avant: les nomades marchent vers
le nord pour mener la guerre sainte contre les Chrétiens (les Français); au chapitre cinq
un autre vouloir sera prêté aux nomades qui marchent vers le nord pour chasser le roi
compromis avec les ennemis: nous pensons que c'est dans la multiplicité des vouloirs que
le lecteur est désorienté.
Le lecteur infère que Désert accorde une grande importance aux modalités dont la
présence permet de cerner de plus près le "profil" des personnages.
Le "système de sympathie" tel que décrit par V. Jouve (1992) est basé sur la dimension
affective générée chez le lecteur, et qui doit être construite et programmée à travers les
indices textuels: ces derniers que nous aurons à étudier plus en détails font que le lecteur
se rapproche des nomades, dont la terre est spoliée, et qu'il déconsidère les Chrétiens qui
usent du pouvoir de l'argent pour conquérir cette terre.
Dans le deuxième texte de Désert, le lecteur prend une part active dans la construction
de la représentation de Lalla; cette représentation se base uniquement sur les données
linguistiques fournies par le texte.
Ainsi Lalla évolue:
∙ physiquement: au premier chapitre de la première partie, elle est décrite comme
"enfant", mais au dernier chapitre du livre, elle est devenue "jeune femme";
∙ psychologiquement: le lecteur se rend compte dans la première partie que Lalla rêve,
et se souvient du désert et de sa mère; la deuxième partie marque une évolution
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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

avec la disparition des souvenirs puisque Lalla affirme que "c'est difficile de se
souvenir" (page 309), alors que les rêves sont remplacés par les hallucinations
comme au chapitre trois. À partir du chapitre sept les rêves resurgissent liés au
désert, ce qui signifie une autre évolution psychologique;
∙ passionnellement: la première partie se caractérise par la domination de l'axe
euphorique puisque Lalla est décrite, dans la plupart des cas, comme heureuse, aussi
bien dans la nature qu'avec d'autres personnages qu'elle aime fréquenter comme
le Hartani ou Es Ser; la deuxième partie marque, elle, un changement au niveau
passionnel avec l'apparition de l'axe dysphorique, en effet Lalla fait de la peur une
"passion" caractéristique à Marseille:
Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y
avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font
des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de
la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts
sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279
Et effectivement le lecteur apprend aux chapitres trois, cinq, et six que Lalla a constamment
peur.
Lalla apparaît donc comme un personnage "dynamique", qui évolue au fur et à mesure
que le lecteur avance dans sa lecture; le lecteur se doit aussi de repérer et suivre ces
évolutions physique, psychologique et passionnelle dans sa tentative de comprendre ce
personnage.
Le regard s'avère être important pour Lalla, et même nous allons jusqu'à dire que Lalla
est définie par ce sens, puisque tout ce qui passe par ses yeux se trouve développé et
détaillé au maximum, témoignant la multiplicité des propriétés rattachées à l'objet focalisé
ou regardé.
Pour résumer, disons que tout est examiné par Lalla du moment que ses yeux
enregistrent la présence d'un objet, de quelle que nature qu'il soit.
Outre le regard, le lecteur note l'importance d'autres sens comme l'ouïe ou le goût qui
sont constamment en éveil: d'où le constat fait par le lecteur que le corps est important dans
la perception qu'a Lalla des choses du monde.
Cette perception du monde génère une sorte d'harmonie avec la nature, et tous les
éléments qui la composent: en effet Lalla se réfugie à la mer quand elle se dispute avec sa
tante (chapitre treize, première partie), elle aime observer le ciel et les nuages, elle passe
la plupart de son temps dans les collines à regarder le soleil, les oiseaux...
Quand elle se trouve à Marseille, Lalla pense à tout ce qui renvoie à cette nature qu'elle
aime tant, mais dont la présence demeure rare à Marseille.
Cette symbiose entre Lalla et la nature est plus manifeste encore quand la jeune femme
s'apprête à accoucher à la fin du livre, où sa plainte se mêle au bruit de la mer:
…sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau
dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de
plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues. p417
Nous verrons aussi qu'un système d'intertextualité sollicite les connaissances du lecteur qui,
à travers des termes comme "nausée", ou "galet", se rend à l'évidence que Lalla renvoie à
Roquentin de la Nausée de J. P. Sartre.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

19
Le lecteur ne manque pas de sympathiser avec Lalla à travers les instructions
textuelles: en effet elle rend visite à Naman quand il tombe malade, alors que les autres
habitants l'oublient (première partie, chapitre treize); elle se contente de suivre les crabes
contrairement aux autres enfants qui veulent les tuer (première partie, chapitre premier)...,
elle compatit au sort des pauvres, tandis que les habitants de Marseille les évitent en
détournant leur regard (deuxième partie, chapitre deux); si elle écoute les histoires de
Naman c'est par pur plaisir, alors que les fils d'Aamma les écoutent pour savoir combien on
gagne d'argent à Marseille; Lalla ne se moque pas de Naman comme le font ses cousins;
elle refuse les préjugés des autres quand ils disent que le Hartani est un mejnoun (possédé
par les démons), que le Soussi est paresseux...
Rien de plus efficace au niveau des stratégies textuelles que d'opposer Lalla aux autres
personnages pour que le lecteur choisisse de sympathiser avec la première.
Le lecteur se rapproche encore plus de Lalla quand elle défend avec véhémence les
petites filles des pauvres, frappées constamment par la patronne Zora (chapitre douze,
première partie), quand elle a failli être violée par un résident à l'hôtel où elle travaille
(deuxième partie, chapitre six)...
Le lecteur sympathise aussi avec les enfants dont fait partie Lalla: en effet Lalla est
décrite à un certain moment de sa vie comme enfant; Lalla comme le Hartani et Radicz sont
des enfants orphelins, et connaissent la rudesse de la vie depuis leur jeune âge; les enfants
sont exploités par les adultes qui les contraignent à travailler comme ces petites filles dans
l'atelier de Zora (première partie, chapitre douze)...
La femme emporte aussi la sympathie du lecteur: en effet elle est maltraitée comme
cette Grecque constamment battue par son mari (deuxième partie, chapitre cinq); elle
est vue comme un objet sexuel: ainsi quand Lalla va voir Asaph pour travailler dans son
épicerie, l'homme n'arrête pas de regarder ses seins, son ventre...(deuxième partie, chapitre
premier)...
Le texte donne aussi des instructions permettant au lecteur de se faire une idée sur la
société dans laquelle Lalla a vécu (la Cité): il apprend ainsi que cette société est imprégnée
encore par la superstition, et la magie, croit dans les esprits et les miracles, craint de parler
des hommes saints comme le fait Aamma qui refuse de parler beaucoup quand il s'agit de
l'Homme Bleu (première partie, chapitre premier).
Le lecteur apprend que cette société est matérialiste, puisque Aamma veut que Lalla
se marie à l'homme au veston, car il est riche et qu'il connaît des gens puissants (première
partie, chapitre treize)..., elle voit dans les relations entre les hommes basées sur les intérêts
puisque les fils d'Aamma demandent à Naman de leur donner l'adresse de son frère à
Marseille, qui peut leur être utile un jour (première partie, chapitre trois)...
Le lecteur se rend compte que le deuxième texte de Désert est une sorte d'hommage
aux pauvres, aux immigrés: en effet il ne faut pas oublier que Lalla est une immigrée qui a
laissé son pays, et se considère comme pauvre:
Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandonner, s'oublier? La ville
est dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme les
enfants des riches. p307
La partie consacrée aux noms propres des personnages permettra de voir que cette
catégorie n'est plus stable, et a perdu de son "assurance" habituelle: en effet nous verrons
que dans une seule page, et à un seul personnage peuvent être rattachés plusieurs noms;
19
La sympathie sollicite la dimension affective du lecteur; voir plus loin V. Jouve (1992).

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

c'est le cas de la femme du cheikh Ma el Aïnine dans l'exemple qui suit avec l'emploi respectif
de "Meymuna Laliyi" et "Lalla Meymuna":
…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première
femme…Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla
Meymuna. p400
L'étude des noms propres permettra aussi de noter l'importance de leur motivation, puisque
parfois le nom d'un personnage se trouve doté d'un sens comme le Bareki, qui a été appelé
ainsi car il a été béni le jour de sa naissance, (chapitre trois, première partie).
Le lecteur se rendra compte aussi que ces noms sont d'origine arabo-musulmane, et
si dans certains cas le sens en est donné, dans d'autres par contre il ne l'est pas, ce qui
pose problème pour un lecteur non arabophone.
Il faut remarquer aussi que dans le deuxième texte, les noms français sont quasi-
absents, à part "Paul Estève", le nom de celui qui a aidé Lalla après son évanouissement
(deuxième partie, chapitre deux).
Le premier texte comporte lui des noms français comme le général Moinier, Mauchamp,
Camille Douls chapitre cinq, et le colonel Mangin (chapitre sept).

5.6 Le temps.
Cette étude sur le temps est divisée en deux parties: la première se propose d'étudier le
temps fictif, ou ce temps tel que vécu par les personnages, tandis que la deuxième consiste
à étudier les temps verbaux.

5.6.1 Le temps vécu par les personnages.


Le moment initial s'avère être important vu la profusion d'expressions relatives à ce moment;
à la fin du livre le lecteur apprend que Lalla donne naissance à un enfant (la naissance est
20
le commencement d'une vie), laissant la possibilité ouverte à d'autres chroniques , et la
promesse d'un autre livre.
Le temps lointain, est regretté car il est irréversible, mais il reste "vivant" à travers les
chants, et les histoires: ainsi par exemple Lalla n'arrive pas une première fois à se souvenir
des paroles de la chanson de sa mère (chapitre neuf, première partie), mais après quand
elle demande à sa tante Aamma de la lui fredonner, elle fond en larmes car la chanson lui
fait revivre enfin des moments passés fort lointains (chapitre onze, première partie).
Le temps permanent est recherché, c'est pourquoi Lalla se hâte souvent pour voir le
Hartani et ses amis les bergers, dans les collines où le temps ne passe pas:
Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le
temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir. p191
Malgré tout, Lalla est bien consciente que ce temps passe, et à défaut de permanence, c'est
un autre temps qui est recherché: il s'agit du temps qui s'étire "lentement" et "longuement";
dans l'exemple qui suit après que l'homme riche est venu une deuxième fois pour l'épouser,
Lalla s'enfuit vers les collines où "son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui
vivrait très longuement, très lentement":
Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans se
retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
20
Nous verrons ce que signifie chroniques dans la partie qui lui est consacrée.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle
sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace
devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
De même que l'emploi abondant d'expressions suggérant l'itérativité comme quelquefois,
chaque fois, souvent...comporte selon nous, l'idée d'un temps duratif.
Il y a aussi ce temps qui est vécu dans son opposition, du fait qu'il se trouve régi par
deux pôles opposés; c'est le cas de l'exemple suivant où lentement s'oppose à vite:
La lumière arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des
immeubles…p387 La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles.
p389
Le temps social est refusé car il se trouve associé à des institutions régies par des normes:
ainsi par exemple la société exige:
∙ que Lalla se marie, à un certain moment de sa vie (chapitre treize, première partie);
∙ que durant le mois du jeûne on ne parle pas, (chapitre onze, première partie);
∙ et qu'on aille chercher l'eau et laver le linge quand le soleil est bien haut dans le ciel:
Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité,
sans se presser, parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail en arrivant. Il faut
aller chercher de l'eau à la fontaine...puis il faut aller laver le linge à la rivière...p85
Le mariage, le travail, et le jeûne sont des institutions sociales qui ont leurs règles
contraignantes: ainsi dans l'exemple de la page 85, Lalla retourne sans presser à la Cité
"parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail".
Nous verrons que les références au temps mesurable restent rares dans le deuxième
texte à part quelques indications comme l'âge de certains personnages (Lalla, les fils
d'Aamma...), et une vague allusion au chapitre premier de la deuxième partie à une pendule
qui figure le temps des mesures.
Généralement, le temps quantifiable est absent, ce qui pose problème au lecteur qui
reste dans l'impossibilité de déterminer avec exactitude combien de temps est passé entre
tel et tel événement: ainsi au chapitre premier de la première partie, s'il lit que Lalla est
venue à la Cité après la mort de sa mère, il ne sait pas par contre quand cette mère est
morte, quand Lalla est venue à la Cité, et enfin combien de temps est passé entre cette
mort et la venue de Lalla à la Cité.
Le deuxième texte de Désert reste "muet" aussi quant à l'époque du déroulement de
ces évènements; mais c'est au lecteur de déterminer cette époque en inférant à travers les
indices disséminés un peu partout dans le texte qu'il s'agit de l'ère moderne avec les moyens
de transports comme l'avion, le paquebot, et la voiture avec une marque très connue en
l'occurrence Volkswagen; les arts contemporains sont présents aussi comme les bandes
dessinées, le cinéma...
Contrairement au deuxième texte, le premier texte comporte des dates comme au
chapitre cinq, mais il n'en demeure pas moins que l'indétermination est présente; en effet
le lecteur ne sait pas par exemple combien de temps a duré la marche des nomades de la
piste du Tindouf (page 233) jusqu'aux monts du Ouarkziz (page 235).

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

Cette indétermination est soulignée encore à travers l'emploi d'expressions comme "un
soir", "depuis des jours"...

5.6.2 Les temps verbaux.


Cette partie nous démontre que l'utilisation destempsverbaux dans le deuxième texte est
soumise à l'instabilité avec ces fréquents passages du présent au passé (le contraire est
vrai aussi), et cela sans raison apparente: ainsi on peut avoir un basculement dans l'emploi
d'un temps verbal à un autre comme dans l'exemple qui suit où le lecteur ne comprend pas
pourquoi il y a emploi du présent "le bateau avance" après une série de verbes au passé:
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas
attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était
enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui
descendait jusqu'à ses pieds. Peut-être qu'ils pensaient qu'elle était pauvre,
ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne
comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire. Ensuite, le bateau
avance lentement sur la mer d'huile, il s'éloigne d'Algésiras, il va vers Tanger.
p409
L'effet de sens sélectionné consiste à poser que l'emploi des temps verbaux dans Désert
n'est pas soumis à la cohérence puisque différents temps peuvent se succéder l'un à l'autre
sans que le lecteur en trouve une explication.
Cette partie permet de voir aussi que le temps verbal présent, qui est le temps-
pivot dans le deuxième texte, comporte différentes valeurs, comme la valeur itérative,
permanente, actuelle......: cette surcharge des valeurs qui peuvent s'enchaîner les unes aux
autres au sein du même paragraphe, interpelle le lecteur qui passe parfois d'une valeur à
l'autre ce qui l'oblige à chaque fois à ajuster son interprétation.
L'effet de sens mis en avant consiste à poser que la multiplication des valeurs du
présent fait que le lecteur se doit de faire beaucoup d'efforts interprétatifs devant le
défilement de ces différentes valeurs.
Le premier texte pose aussi le problème des alternances des temps verbaux: ainsi un
présent de l'indicatif peut succéder à un imparfait, comme un futur de l'indicatif peut se
substituer à un plus-que parfait: nous étudierons en détails ces différentes alternances.
Il y a des exemples où deux temps verbaux différents peuvent être utilisés pour un
même personnage, comme dans l'exemple qui suit:
Plus tard, dans la nuit Nour, se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui
était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage
plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l'homme dit à voix
basse: "Est-ce qu'il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ?"
"Je ne sais pas", dit Nour. Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête
dans la poussière. Nour regardait autour de lui...Alors Nour se couchait sur le
côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme...p244
Dans le dernier extrait, il y a emploi de deux passés simples "se réveilla" et "vit" rattachés à
Nour, mais le lecteur ne comprend pas pourquoi le troisième verbe "se reculait" est conjugué
à l'imparfait.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il y a des cas où le même verbe peut être conjugué à des temps verbaux différents
comme dans les deux exemples qui suivent où à la même page "arriver" se trouve au passé
composé et à l'imparfait:
C'était là qu'ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara.p16 Quand
ils sont arrivés devant les puits devant le mur de pierre…p16
Nous verrons aussi dans le premier texte de Désert que le passé simple et le passé composé
apparaissent comme deux temps verbaux en concurrence, et le lecteur infère à partir d'un
certain nombre d'indices que c'est le passé composé qui finit par prendre le dessus: ainsi
par exemple ce temps verbal inaugure l'incipit, sans la moindre trace du passé simple, alors
qu'à l'excipit le passé simple se trouve entouré d'une série de passés composés. Nous
aurons l'occasion de voir ces indices plus en détails un peu plus loin.
Après avoir démontré que l'imparfait est le temps verbal de base dans le premier texte,
nous verrons aussi que ce temps verbal et le présent -ce dernier est le temps de base dans
le deuxième texte- se partagent une caractéristique importante: celle d'être malléable en
prenant plusieurs valeurs.
Le sens qui doit être mis en exergue consiste à présupposer que désormais ce sont
l'imparfait et le présent de l'indicatif qui forment les pivots d'un texte littéraire comme Désert.

6. Le support théorique.
Il s'agit dans cette partie:
∙ de justifier notre choix dans l'emploi de certaines théories à l'exclusion d'autres;
∙ et de confronter ces théories au texte de Désert: pour le dire autrement il s'agit de voir
si ces théories ne trouvent aucune difficulté dans leur application, ou si au contraire
elles se heurtent à des obstacles insurmontables quand elles sont confrontées à un
texte comme Désert.

6.1 Le point de vue dans l'optique de A. Rabatel.


Nous avons décidé de nous appuyer dans notre étude de la problématique du point de vue
sur les deux principaux travaux d'A. Rabatel, en l'occurrence une Histoire du point de vue
(1997), et la Construction textuelle du point de vue, (1998). En effet, ces deux ouvrages
ont le mérite de ré-interroger une problématique qui n'a pas cessé d'alimenter les débats
théoriques, et de remettre en cause les postulats de l'un des théoriciens auquel on associe
la notion de point de vue, en l'occurrence G. Genette.
A. Rabatel remplace d'abord le terme focalisation consacré par G. Genette, par point
de vue, car il estime que
la notion de focalisation, en linguistique, renvoie plutôt à certains phénomènes
d'emphase ou à la mise en focus de l'information nouvelle, ou sur laquelle porte
le dynamisme communicationnel. (1997: 277, note n°1)
Le deuxième écart théorique introduit par A. Rabatel consiste à exclure de sa typologie la
focalisation externe qui, il faut le dire, reste floue et pose beaucoup de difficultés quand
il s'agit de la mettre en application. A. Rabatel élimine donc du champ de son travail la

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

focalisation externe, et postule par contre l'existence d'un focalisé externe, c'est-à-dire d'un
objet perçu par le focalisateur qui peut être le narrateur ou le personnage.
Exemple:
Cet exemple est tiré du Père Goriot de Balzac:
Rien n'est plus triste à voir que ce salon meublé de fauteuils et de chaises en
étoffe de crin à raies alternativement mates et luisantes. Au milieu se trouve
une table ronde à dessus de marbre Sainte-Anne, décorée de ce cabaret en
porcelaine blanche ornée de filets d'or effacés à demi, que l'on rencontre partout
aujourd'hui. Cette pièce assez mal planchéiée, est lambrissée à hauteur d'appui.
Le surplus des parois est tendu d'un papier verni représentant les principales
scènes de Télémaque, et dont les classiques personnages sont coloriés. Le
panneau d'entre les croisées offre aux pensionnaires le tableau du festin
donné au fils d'Ulysse par Calypso. Depuis quarante ans, cette peinture excite
les plaisanteries des jeunes pensionnaires, qui se croient supérieurs à leur
position en se moquant du dîner auquel la misère les condamne. La cheminée
en pierre, dont le foyer toujours propre atteste qu'il ne s'y fait du feu que dans
les grandes occasions est ornée de deux vases pleins de fleurs artificielles,
vieillies et encagées quiaccompagnent une pendule bleuâtre du plus mauvais
goût. (Exemple tiré d'A. Rabatel; Ibid. : 268)
Pour A. Rabatel des expressions comme: "rien n'est plus triste à voir", "assez mal
planchéiée", "classiques personnages", "marbre bleuâtre du plus mauvais goût", sont
quelques-unes des expressions
qui expriment le dégoût du N. En effet, toute cette description n'est pas focalisée
par un P, puisque aucun personnage n'est alors présent, et susceptible de jouer
le rôle d'observateur. (Ibid. : 268)
Dans le dernier exemple, le focalisé -"le salon" et tout ce qui le compose- est vu de l'extérieur
par le narrateur (N).
En s'inspirant des analyses d'A. Rabatel, nous avons décidé d'écarter du champ de
21
notre étude la focalisation externe, se contentant de constater qu'il y a un focalisé externe
attribuable, soit au narrateur, soit au personnage.
La focalisation zéro, dans la terminologie genettienne, est un concept qui a
l'inconvénient de renvoyer en même temps à une absence de foyer identifiable, et à
une présence de focalisation, variable et multiple; pour l'absence de foyer identifiable, G.
Genette affirme ce qui suit:
Il me semble que le récit classique place parfois son "foyer" en un point si
indéterminé, ou si lointain, à champ si panoramique (la fameux "point de vue de
Dieu", ou de Sirius, dont on se demande périodiquement s'il est bien un point
de vue) qu'il ne peut coïncider avec aucun personnage, et que le terme de non-
focalisation, ou focalisation zéro, lui convient plutôt mieux. (1983: 49)
Alors que pour la focalisation variable, il affirme:

21
-Il faut noter, tout de même, que A. Rabatel garde les termes de "focalisateur" et de "focalisé", tout en excluant "focalisation",
pour les raisons invoquées ci-dessus.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

L'analyse d'un récit "non focalisé" doit toujours pouvoir le réduire à une
mosaïque de segments diversement focalisés, et donc que focalisation zéro =
focalisation variable. (Ibid. : 49)
Il est clair que la focalisation zéro pose problème parce qu'elle renvoie à deux phénomènes
différents qui sont difficilement identifiables au niveau de la pratique; d'où un deuxième écart
par rapport à la théorie de G. Genette.
Ce qui nous a motivés à nous appuyer sur le travail de A. Rabatel, c'est que sa
démarche cherche à réunir les conditions, et les critères linguistiques qui permettent de dire
que le lecteur se trouve devant un point de vue; d'ailleurs l'une de ses critiques adressée
à G. Genette et à ses continuateurs est qu'ils
n'accordent pas suffisamment d'attention à la traduction linguistique de cette
activité de perception à l'origine du PDV. (1998: 8)
Pour résumer, A. Rabatel écarte de sa théorie la focalisation zéro et la focalisation externe;
il conserve la notion d'externe et l'applique au focalisé ou l'objet perçu: ainsi un focalisé
externe peut être attribué soit au narrateur soit au personnage; il pose enfin qu'il y a deux
points de vue dans une fiction romanesque: le point de vue du narrateur, et le point de vue
du personnage (appelé aussi "focalisation interne" dans la terminologie genettienne).

6.2. Les conditions linguistiques pour le repérage et l'attribution du


point de vue (PDV).
Nous allons examiner ici quelques critères de nature linguistique qui contribuent à construire
un point de vue; nous allons en examiner trois:
1. lien entre les propositions P (ces propositions P sont les parties développées du
focalisé) et le sujet de perception et/ ou des pensées;
2. un verbe exprimant un procès de perception et/ ou un procès mental;
Pour A. Rabatel, toute perception comporte un aspect interprétatif (un procès mental), d'où
une sorte d'intrication entre les deux:
Il existe donc des composantes perceptive et cognitive (ou épistémique) qui se
superposent dans la perception. (Ibid. : 21)
Les deux derniers critères (conditions 1 et 2 ) sont formalisables ainsi:
X (verbe de perception et/ ou de procès mental) P
-où X est le terme repère, le sujet focalisateur, ou la source de la perception;
-et P est le terme repéré, ou focalisé, ou l'élément perçu s'étendant en des propositions.
1. Aspectualisation du focalisé, c'est-à-dire que
la perception se trouve comme développée en plusieurs de ses parties, ou
commentée d'une manière ou d'une autre, dans des progressions thématiques,
(A. Rabatel, 1998: 25)
Exemples:
Rovère détailla longuement les jambes. E1 Il en déduisit que c'étaient celles
d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le modelé de la
cuisse, du mollet, que la putréfaction n'avait pas encore gommé. E2 Cloportes,

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

punaises et cafards s'étaient infiltrés sous la soie des bas et y grouillaient en


plaque ondulantes. (Exemple tiré d'A. Rabatel; Ibid. : 16)
Dans cet extrait, le focalisateur est Rovère (symbolisé par X), le verbe de perception est
"détailla", tandis que le focalisé étant les "jambes" de la femme morte, aspectualisées et
développées à partir de E1 et E2. (E1 et E2 sont les propositions P).
Dans l'exemple suivant, le focalisateur est Pierre, le focalisé est le terme "femme", qui
se trouve développé à partir de E1, alors que le verbe de perception est "regarda":
Pierre regarda sa femme. E1 Son visage était d'un ovale parfait et sonregard,
surtout, très intense; elle devait être impatiente de regarder son nouveau visage
dans le miroir. (Exemple extrait d'A. Rabatel; Ibid. : 51)
Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où le focalisateur est "Paul", le verbe est "vit", et
le focalisé est le terme "mine" détaillé à partir de E1:
Paul vit à sa mine que Pierre était rentré tard hier au soir. E1 Teint pâle, yeux
rouges, cernes, tout indiquait la fatigue. (Exemple extrait d'A. Rabatel, Ibid. : 27).
Il est clair donc que pour disposer d'un point de vue (PDV) il faut que le focalisé soit détaillé et
développé le plus possible, autrement dit plus l'aspectualisation du focalisé est développée,
"plus on est assuré d'être face à un PDV", (Ibid. : 30).
Nous avons vu que pour A. Rabatel, tout point de vue (PDV) exige:
∙ un sujet focalisateur;
∙ un procès de perception qui comporte une composante cognitive;
∙ et un focalisé aspectualisé, c'est-à-dire développé au maximum.
Si nous sommes d'accord avec lui pour dire, qu'en partie, un PDV peut être construit à
travers la perception liée au cognitif, par contre nous ne partageons pas son postulat selon
lequel le PDV s'exprime uniquement dans le cadre des "phrases sans paroles", c'est-à-dire
des phrases attribuées à un sujet focalisateur qui n'a "rien dit", (Ibid. : 16):
Ces perceptions (et les pensées qui y sont plus ou moins associées) sont des
"phrases", en ce sens que ces perceptions sont toujours-déjà de la pensée; mais
ces phrases ne sont pas verbalisées par le discours direct, indirect, ou indirect
libre: elles sont donc "sans parole(s)". (Ibid. : 18)
D'autant plus que les exemples qu'il donne pour étayer son hypothèse prêtent à discussion;
il donne cet exemple pour prouver que le PDV est basée sur des phrases non prononcées
par le focalisateur:
E1 Rovère détailla longuement les jambes. E2 Il en déduisit que c'étaient celles
d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le modelé de la
cuisse, du mollet, que la putréfaction n'avait pas encore gommé. E3 Cloportes,
punaises et cafards s'étaient infiltrés sous la soie des bas et y grouillaient en
plaques ondulantes. (Ibid. :18)
Ainsi, pour A. Rabatel, l'emploi du verbe "déduisit", de par son sémantisme, introduit une
phrase "sans paroles", ou une pensée non verbalisée. Mais il suffit de remplacer, par
exemple, "déduisit" par "affirma" pour avoir:
E1 Rovère détailla longuement les jambes. E2 Il affirma à son collègue que
c'étaient celles d'une femme, probablement assez jeune à en juger d'après le
modelé de la cuisse...

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Nous pensons, après la transformation opérée, qu'on est toujours devant un PDV, bien que
"affirma" introduise cette fois-ci des phrases verbalisées. Bref, dans notre optique, un PDV
ne se réalise pas uniquement dans le cadre des "phrases sans paroles", mais se concrétise
aussi dans le cadre des "phrases avec paroles", ou verbalisées.
Nous ne sommes pas d'accord avec lui non plus, quand il affirme qu'un PDV correspond
à l'expression d'une perception:
Le PDV correspond à l'expression d'une perception, dont le procès, ainsi que les
qualifications et modalisations, coréfèrent au sujet percevant et expriment d'une
certaine manière la subjectivité de cette perception. (Ibid. : 13)
Pour étayer son hypothèse, il utilise cet exemple tiré du Parfum de Süskind:
(17) Pour sûr, ce bâtard de Pelissier, avec ses trente-cinq ans, était déjà à la tête
d'une fortune plus grande que celle que lui, Baldini, avait fini par amasser au
bout de trois générations par un labeur obstiné...Ces Diderot, d'Alembert, Voltaire
Rousseau et autres plumitifs dont le nom m'échappe...(Ibid.: 178)
Puis il affirme:
(17) représente les ruminations d'un artisan en déclin, dans un monde
bouleversé par le progrès, auquel il ne sait s'adapter. Il englobe dans les mêmes
vitupérations "ce bâtard de Pelissier", son concurrent heureux en affaires et "ces
Diderot, d'Alembert".... en sorte qu'on est effectivement fondé à considérer (17)
comme un PDV du personnage. (Ibid. : 180-181)
Il est clair que pour A. Rabatel des termes comme "ce bâtard de Pelissier" et "ces Diderot,
d'Alembert" renvoient au PDV du personnage, mais le problème c'est que ces mêmes
termes ne contiennent pas de perception dans leur sémantisme.
En s'appuyant sur la définition que donne le Robert, il affirme lui-même qu'un PDV
comporte une "opinion particulière", (Ibid. : 14), et pour nous, cette "opinion" peut s'exprimer
en dehors de la perception, comme nous l'avons vu dans l'exemple de la page 180.
Selon nous, le mérite de A. Rabatel consiste surtout à avoir posé dès le départ qu'un
point de vue (PDV) ne peut être appréhendé en dehors des données linguistiques, et qu'il
est vain de mettre en place des typologies sans fondements linguistiques, comme celles
de G. Genette (avec la focalisation zéro, et la focalisation externe), qui sont certainement
valables pour certains textes, mais ne le sont pas pour d'autres.
Mais là où nous divergeons de lui, c'est quand il pose qu'un PDV doit s'appuyer sur une
perception, or comme nous l'avons vu à travers l'un des exemples qu'il donne, un PDV peut
très bien être exprimé avec des termes qui n'ont pas de lien avec le procès perceptif.
De même que son postulat, selon lequel, un PDV ne peut se réaliser que dans le cadre
"des pensées non verbalisées" reste faible, car rien n'empêche de disposer d'un PDV sous
forme de discours direct, indirect, ou indirect libre; dans l'exemple qui suit tiré de Désert:
"Rien de sérieux", disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud.
"Un fanatique. Une sorte de sorcier, un faiseur de pluie..." p374 "Un fanatique",
disaient les officiers, "un sauvage, qui ne pense qu'à tuer et à tuer" p375
, des termes comme "un fanatique", "une sorte de sorcier", "un faiseur de pluie" (page 374);
et "un sauvage" (page 375), qui sont insérés dans un discours direct, expriment le point de
vue des militaires sur le cheikh Ma el Aïnine, et pourtant aucune perception n'est évoquée.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

6.3. Le narrateur, le lecteur et le principe de contrat fiduciaire selon A.


J. Greimas.
Nous allons voir dans cette partie que le narrateur multiplie les signaux pour que le lecteur
prenne ses distances par rapport à lui, et qu'il rompe le "contrat fiduciaire" avec une instance
qui, le moins que nous puissions dire, est incapable de prendre en charge la narration en
utilisant différents noms pour un même personnage, se contredit en affirmant une chose
puis quelques lignes après son contraire, n'est pas sûr de sa perception...
Nous verrons plus en détails ces différents indices qui obligent le lecteur à se poser
des questions sur ce narrateur.
Cette notion de "contrat fiduciaire" (ou de confiance) est mise en avant par A. J.
Greimas. Dans le Dictionnaire raisonné (1979), nous en avons cette définition:
Le contrat fiduciaire met en jeu un faire persuasif de la part du destinateur et, en
22
contrepartie, l'adhésion du destinataire .
Cette idée de "contrat fiduciaire" implique de ce fait l'adhésion du "destinataire"; cette idée
de "destinataire", nous avons décidé de l'étendre aussi au lecteur.
Cette adhésion basée sur la confiance suppose aussi que nous croyions dans ce que
l'autre nous dit; A. J. Greimas affirme dans du Sens II :
Le latin credere…couvrait en même temps les champs de signification
aujourd'hui séparés, de croyance et de confiance...La confiance entre les
hommes, établie et maintenue, fondait la confiance dans leur dire sur les choses.
(1983: 116)
Or, en se basant sur plusieurs indices, nous verrons dans Désert que le lecteur ne croit pas
le narrateur, parce qu'il n'a pas confiance en ce qu'il dit.
De même que nous examinerons le postulat de E. Benveniste (1966) selon lequel toute
fiction romanesque (rappelons que pour Benveniste la fiction fait partie de l'énonciation
historique) est régie par un narrateur objectif:
Il faut et il suffit que l'auteur reste fidèle à son propos d'historien et qu'il
proscrive tout ce qui est étranger au récit des évènements (discours, réflexions,
comparaisons). À vrai dire, il n'y a même plus alors de narrateur. Les évènements
sont posés comme ils se sont produits à mesure qu'ils apparaissent à l'horizon
de l'histoire. Personne ne parle ici; les évènements semblent se raconter eux-
même. (1966: 241).
Le problème c'est que Désert contredit cette hypothèse, puisque le narrateur du Désert n'est
pas du tout objectif, et se caractérise au contraire par une subjectivité "envahissante".

6.4. Le discours rapporté selon L. Rosier.


Dans notre étude de cette composante, nous nous sommes appuyés sur l'ouvrage de L.
Rosier (1999) qui a l'avantage d'exposer l'histoire du discours rapporté (et les différentes
formes qu'il prend: le discours direct, le discours indirect, le discours direct libre, et le
discours indirect libre), de l'Antiquité jusqu'aux théories les plus récentes.

22
Entrée "fiduciaire".

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Selon nous, ce qui fait la force de la théorie de L. Rosier c'est qu'elle cherche surtout à
établir un certain nombre de critères linguistiques qui permettent de différencier les quatre
formes que peut prendre le discours rapporté.
Comme nous le verrons, le terme discours renvoie au plan de l'énonciation, c'est-à-
dire à ce plan de la parole, ou de l'actualisation de la langue, et auquel s'est intéressée par
exemple C. Kerbrat-Orecchioni dans son livre L'Énonciation.
Nous verrons que L. Rosier intègre dans ce plan:
∙ les déictiques temporel, spatial, et personnel;
∙ et les discordanciels comme les propositions exclamatives, interrogatives, les
connecteurs comme mais, suivi de certes; peut-être...les morphèmes d'assertion
ou de dénégation à tendance polémique comme: oui, si, non...
Pour ce théoricien toutes ces marques de l'énonciation aident le lecteur à attribuer le
discours et cela quelle que soit la forme qu'il prend.
Nous verrons plus loin, et en détails, les différences entre les quatre formes que peut
prendre le discours rapporté.

6.5. Le récit selon F. Revaz.


Dans notre étude de cette composante, nous nous sommes appuyés sur le travail de F.
Revaz; en effet, son livre les Textes d'action (1997) vient après maintes études concernant
une problématique sur laquelle beaucoup de théories se sont penchées, entre autres la
sémiotique de A. J. Greimas.
F. Revaz introduit ce schéma dans sa définition du récit:

Ce qui différencie le récit des autres types d'actions, c'est justement la proposition
narrative (Pn) "nœud" qui est définie comme ce qui "viole l'immobilité" de la "situation
initiale" (1997: 177), et provoque la "perturbation"; ou encore le nœud c'est ce "point
culminant -l'acmé- suivi d'un dénouement", (Ibid. : 182).
Ce qu'il faut ajouter aussi c'est que ces cinq propositions narratives se suivent dans un
ordre bien précis: on a d'abord la Pn situation initiale, suivie par la Pn nœud, après c'est la
Pn action qui se met en place, pour être suivie de la Pn dénouement, et à la fin la situation
finale.

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

23
Cet exemple extrait de Queneau (1967) permet de faciliter la compréhension et
l'application de ce schéma:
IL FAUT FAIRE SIGNE AU MACHINISTE. La dame attendait l'autobus Le monsieur
attendait l'autobus Passe un chien noir qui boitait La dame regarde le chien Le
monsieur regarde le chien Et pendant ce temps-là l'autobus passa. (Exemple tiré
de F. Revaz; Ibid. : 188)
Cet extrait est un prototype d'un récit avec:
∙ la situation initiale: l'attente (vers 1 et 2);
∙ le nœud: l'évènement qui vient perturber l'équilibre initial (passe un chien noir qui
boitait);
∙ une action: la dame et le monsieur réagissent au surgissement de l'événement (vers
4 et 5);
∙ le dénouement: l'autobus passe
∙ la situation finale: elle est implicite, c'est-à-dire retour à la situation initiale (l'attente du
bus).
Nous allons voir maintenant quelle est la principale critique adressée par F. Revaz à A.
J. Greimas, et qui nous a motivés à adopter ses hypothèses. Pour A. J. Greimas deux
concepts entrent dans la définition de "la narrativité", (ou du récit), et qui sont l'état et la
transformation. Cette hypothèse a été reprise par le Groupe d'Entrevernes dans Analyse
sémiotique des textes:
On appelle narrativité le phénomène de succession d'états et de transformations.
(1979: 14)
Ainsi la transformation, qui est liée à l'état d'un sujet, est définie comme

Le principal reproche adressé par F. Revaz à la sémiotique de A. J. Greimas, c'est


qu'elle considère la transformation comme étant le seul critère qui doit être pris en compte
pour dire qu'on est devant un récit, ou un texte narratif. Or la recette, comme celle de la
24
"soupe au pistou" , ou d'un gâteau, présente elle aussi une transformation, sans qu'elle
relève du "récit", puisque ce dernier se caractérise par la présence du nœud défini comme
ce qui "viole l'immobilité" de la situation initiale; il se trouve que cette perturbation reste
absente dans la recette:
23
Œuvres complètes I; la Pléiade.
24
Étudiée par A. J. Greimas dans du Sens II

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

On constate que le passage de la Situation initiale à la Situation finale se fait


linéairement, sans "déclencheur" d'aucune sorte. En somme, ce qui différencie
radicalement la recette d'un récit c'est bien l'absence totale de perturbation.
Dans la mesure où une recette ne relate pas une série d'actions singulières
s'étant déjà produites une fois, mais un programme potentiel à réaliser autant de
fois que désiré, il paraît évident qu'elle ne peut pas prévoir dans sa structure le
surgissement d'un évènement inattendu, c'est-à-dire un nœud. (1997 : 178)
Il est clair qu'en rattachant les textes procéduraux, comme les recettes, à la narrativité
(ou le récit), la sémiotique greimassienne n'a pas vu qu'une transformation ne donne pas
nécessairement du "récit", et que ce qui différencie le récit ou un texte narratif, d'une recette,
c'est que justement cette dernière est dépourvue de nœud, c'est-à-dire de cet élément
perturbateur.
Nous pensons que l'apport principal de F. Revaz est d'avoir clairement démontré, avec
des exemples à l'appui, que le "récit" peut être étudié de façon rigoureuse et scientifique en
s'appuyant sur des outils qui relèvent de la linguistique textuelle.

6.6. V. Jouve et sa théorie du personnage.


Il nous a paru normal, dans notre étude des personnages, de nous appuyer sur le travail de
V. Jouve l'Effet-personnage (1992) parce que sa perspective cadre bien avec la nôtre en se
proposant d'étudier "la saisie" des personnages opérée par le lecteur:
Nous emploierons le terme "saisie" dans le sens suivant: façon dont le lecteur
appréhende le personnage à l'intérieur de l'univers narratif. (1992 : 56)
Cette citation met en avant l'un des postulats les plus importants de l'approche qui
s'intéresse de près au lecteur, et qui pose que les personnages présentés par le texte
littéraire ne peuvent être "compris" et "saisis" que par le lecteur:
En raison de leur nature linguistique, les contours du personnage ne peuvent
se prêter à une perception directe: ils exigent de la part du lecteur une véritable
"recréation" imaginaire. Le personnage romanesque, autrement dit, n'est jamais
le produit d'une perception mais d'une représentation. (Ibid. : 40)
Le personnage n'est pas construit au hasard des interprétations du lecteur; ce dernier
construit les contours du personnage en s'appuyant sur les instructions données par le texte:
L'œuvre se prête ainsi à différentes lectures, mais n'autorise pas n'importe quelle
lecture. La liberté du lecteur est elle-même codée par le texte...la construction des
signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait sur la base des indications
textuelles. (Ibid. : 15)
Comme le lecteur que nous visons dans notre étude, V. Jouve s'intéresse au lecteur implicite
de W. Iser:
Le narrataire extradiégétique (à ne pas confondre avec le narrataire
intradiégétique qui, lui, est un personnage du récit) se présente comme ce
lecteur virtuel posé à l'horizon de l'œuvre comme hypothèse indispensable.
Ce rôle romanesque, dont l'existence nous paraît évidente, reçoit sa définition
la plus convaincante dans l'œuvre de Iser sous le nom de "lecteur implicite".
Débarrassée de tout empirisme, la notion de "lecteur implicite" renvoie à la
somme des instructions du roman sur la façon dont il doit être lu. (Ibid. : 19)
40

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

Les instructions textuelles attendent donc d'être sélectionnées et actualisées par le lecteur
dont le rôle est présupposé uniquement par le texte.
L'acceptation du système de sympathie imposé par l'œuvre apparaît a priori
comme l'effet d'un contrat. Il y a, comme préalable à la lecture d'un roman, une
sorte d'engagement tacite en vertu duquel le lecteur est prêt à jouer le jeu. Lire,
25
comme le rappelle Grivel , c'est accepter le rôle que nous assigne le texte: "le
récit inclut la participation du lecteur: il lui est notifié qui "aimer", qui "haïr".
(Ibid. : 120)
Ce système de sympathie n'est pas construit arbitrairement, mais est "programmé" par le
texte:
La dimension affective du personnage est d'abord liée aux modalités de sa "mise
en texte". Si l'on sympathise avec Raskolnikov en dépit de son double meurtre,
c'est essentiellement à cause des procédés romanesques. (Ibid. : 121)
Il ne faut pas oublier non plus que la dimension affective que le texte cherche à provoquer
chez le lecteur constitue l'une des parties les plus importantes de la rhétorique qui cherche
à provoquer l'adhésion du lecteur à travers son pathos, (en plus de l'ethos et du logos).
26
La sémiotique de A. J. Greimas nous a aidés beaucoup dans la saisie" des
personnages, et cela à travers les différentes modalités comme le vouloir, le savoir, et le
devoir...Cette sémiotique a bien démontré que l'investissement modal, à côté de la position
syntagmatique dans le parcours narratif, constitue l'une des composantes essentielles pour
27
définir un rôle actantiel; dans le Dictionnaire raisonné lerôle actantiel est défini ainsi:
Les rôles actantiels, ainsi définis morphologiquement (par le contenu modal) et
syntaxiquement (par la position de l'actant), relèvent de la syntaxe narrative de
surface.
La syntaxe narrative de surface s'intéresse aux énoncés d'état et aux énoncés de faire:
Aux relations (qui constituent la base taxinomique de la structure syntaxique
profonde) et aux opérations-transformations (qui s'effectuent sur cette base),
correspondent, au niveau plus superficiel, des "états" et des "faire", formulés en
énoncés d'état et énoncés de faire, les énoncés de faire régissant les énoncés
28
d'état, tout comme les transformations opèrent sur des relations .
Toujours dans le Dictionnaire, la définition donnée de cette syntaxe de surface insiste sur
son caractère anthropomorphe, à l'opposé de la syntaxe fondamentale, logique et abstraite:
Par opposition à la syntaxe fondamentale, conçue sous forme d'opérations logiques,
effectuées dans le cadre d'un micro-univers établi, la syntaxe narrative de surface est
dite anthropomorphe du fait qu'à la suite de la conversion, elle substitue aux opérations
logiques les sujets de faire et qu'elle définit les sujets d'état par leur jonction avec des
objets susceptibles d'être investis de valeurs qui les déterminent. De même, les concepts

25
Ch. Grivel. 1973; Production de l'intérêt romanesque, la Haye-Paris, Mouton.
26
Les ouvrages de base que nous avons consultés dans l'application de la théorie sémiotique sont: Sémiotique. Dictionnaire
raisonné de la théorie du langage (1979), et du Sens II, (1983).
27
Entrée: actantiel.
28
Voir entrée syntaxe narrative de surface.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

de compétence modale et de performance qu'elle met en œuvre n'ont de sens que s'ils
réfèrent à des sujets humains.
Nous aurons recours aussi à cette sémiotique dans notre tentative de définir "l'être du
sujet", à travers la catégorie thymique, ou la passion.
Il faut ajouter que dans l'optique de A. J. Greimas les personnages que nous allons
étudier sont des entités figuratives qui appartiennent au plan discursif.

6.7. Le temps de la fiction pour P. Ricœur.


Comme nous le verrons dans la partie consacrée au temps, notre travail se divise en deux
parties:
∙ le temps tel que vécu par les personnages, ou le temps fictif.
∙ et les temps verbaux.
Dans la première partie, nous appliquerons la méthode de P. Ricœur exposée dans les trois
tomes de Temps et récit.
P. Ricœur part de ce postulat: les apories temporelles auxquelles se sont heurtées tant
de philosophes depuis l'Antiquité, à cause de la nature insaisissable du temps, trouvent une
part de réponse dans les fictions romanesques:
La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule
réplique l'activité narrative...La mise en intrigue, dirons-nous plus loin, répond à
l'aporie spéculative par un faire poétique capable certes d'éclaircir…l'aporie, mais
non de la résoudre théoriquement. (1983 : 21)
Dans le deuxième texte de Désert nous pouvons dire que Lalla se trouve confrontée à une
"problématique" qui se résume ainsi:
∙ elle veut être "conjointe" au temps permanent, ou au temps éternel;
∙ mais elle est consciente malgré tout que ce temps passe, comme dans l'exemple qui
suit où elle veut en vain retenir le temps quand le Hartani avait l'air heureux:
Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu'il y a toujours
un moment où son visage semble se fermer…C'est terrible, parce que Lalla
voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l'air heureux, son sourire, la
lumière qui brillait dans ses yeux. p135
Le fait qu'il soit impossible de retenir le temps, et que la perspective d'un temps permanent
soit inaccessible, constitue la difficulté que rencontre Lalla.
Pour résoudre en partie cette difficulté, Lalla cherche un temps qui certes passe, mais
longuement et lentement: nous avons décidé d'appeler ce temps "le temps duratif".
Ainsi quand l'homme au veston vient une deuxième fois chez sa tante pour la demander
en mariage, Lalla s'échappe vers les collines où elle sent que "tout son corps devenait
semblable à celui d'une géante, qui vivrait très longuement, très lentement":
L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les
cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans
se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle
sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace
42

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Chapitre 1. Présentation générale de notre travail.

devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
Donc, faute de temps permanent, c'est le temps duratif que Lalla cherche et convoite.
De même que cette difficulté est résolue partiellement avec l'emploi abondant
d'expressions relatives à ce temps qui dure comme lentement, et longuement, mais aussi
d'expressions référant à l'itérativité comme quelquefois, chaque fois, souvent...qui, selon
nous, contiennent une certaine idée de durativité, (ou en lien avec le temps duratif).
Pour résume disons que:
∙ dans l'optique de P. Ricœur les difficultés auxquelles se sont heurtées tant de
spécialistes de la catégorie <temps> trouvent une réponse partielle dans une fiction
romanesque;
∙ dans Désert Lalla se rend compte qu'il est l'impossible d'être en "conjonction" avec
29

le temps permanent; et à défaut de ce temps qui est irréalisable à cause de son


irrémédiable passage, Lalla s'attache au temps qui s'étire longuement et lentement.
Pour ce qui concerne les temps verbaux, nous verrons un peu plus loin qu'une théorie
comme celle de H. Weinrich (1973) se heurte à des difficultés inhérentes à son postulat
selon lequel une fiction romanesque (le monde raconté) n'accepte jamais les temps verbaux
comme le présent, et le futur de l'indicatif (le monde commenté); or le premier texte de Désert
s'inscrit en faux contre cette hypothèse, puisque des temps verbaux comme l'imparfait, ou
le passé simple peuvent se combiner à des temps verbaux comme le présent de l'indicatif.
De même que nous nous appuierons sur certaines théories de la temporalité verbale
du français comme celle de C. Vet (1980), et de A. Molendijk (1990) qui nous permettront
de démontrer que l'imparfait et le présent de l'indicatif -les deux temps verbaux de base
dans les deux textes de Désert- se partagent plusieurs points en commun que nous aurons
à exposer un peu plus loin.
Enfin si nous avons choisi de nous appuyer sur la théorie de P. Ricœur -parmi tant
30
d'autres- c'est parce qu'elle a démontré que des trois Mimésis, c'est dans Mimésis II où
les jeux avec le temps sont possibles avec les temps verbaux et le temps tel que vécu par
les personnages.

30
Nous verrons dans la partie consacrée au temps ce que recouvrent ces trois Mimésis.

43

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chapitre 2. Le point de vue.

Nous avons vu avec A. Rabatel (1998) que pour dire qu'il y a un point de vue, certaines
conditions doivent être réunies, en l'occurrence la présence:
∙ d'un focalisateur;
∙ d'un verbe de perception; cette dernière a partie liée à un processus cognitif;
∙ et d'un focalisé aspectualisé, c'est-à-dire développé au maximum.

1. Le point de vue dans le premier texte.


L'objectif de cette étude consiste à démontrer que s'il y a des fragments où il est possible
31
au lecteur d'attribuer le point de vue à un sujet-source , il lui est par contre difficile, voire
impossible, dans certains cas de rattacher le point de vue à un focalisateur précis, faute
d'indication textuelle et linguistique suffisante.

1.1. Le PDV du narrateur.


Dans l'exemple qui suit:
En tête de la caravane, il y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux
de laine, leurs visages masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux
ou trois dromadaires, puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes
garçons. Les femmes fermaient la marche. C'étaient des silhouettes alourdies,
encombrées par les lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts
semblait encore plus sombre dans les voiles d'indigo. p7
, le lecteur se trouve incontestablement devant un point de vue, mais le problème c'est qu'il
ne peut pas l'attribuer à une source à cause de l'absence d'un focalisateur explicite.
Puisque ce fragment ne comporte pas de personnage en position d'observer, le lecteur
32
infère que ce point de vue est attribué, par défaut, au narrateur qui regarde "la caravane".
31
Cette idée de sujet-source (ou focalisateur-source) est empruntée à la sémiotique; pour J. Fontanille "choisir un point de vue,
c'est donc installer d'emblée deux actants élémentaires, définis comme de pures positions relatives, et que nous appellerons donc
des actants positionnels: la source du point de vue, et sa cible." (1999: 45). Ainsi dans cet exemple"L'épicier a vendu une bouteille
de vin à mon voisin", le sujet-source est "l'épicier", tandis que la cible est le voisin, d'où une mise en perspective (ou un point de
vue) attribuée à l'épicier.
32
L'attribution du PDV au narrateur, par défaut, en l'absence d'un personnage, est suggérée par A. Rabatel: "Faudrait-il en
conclure qu'en l'absence de personnage focalisateur disponible, les perceptions et/ou pensées représentées ne seraient plus un
PDV?...Notre démarche repose sur le fait qu'il n'y a pas lieu de considérer différemment des phénomènes linguistiques similaires: dès
lors que l'on se trouve face aux mêmes mécanismes de représentation des perceptions et/ou des pensées, on est fondé à conclure
qu'il s'agit bien d'un PDV. À qui, dès lors, attribuer ce PDV? Il nous semble que ces perceptions et pensées représentées réfèrent
à la subjectivité du narrateur...", (1998: 101).

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Chapitre 2. Le point de vue.

Le focalisé est donc le terme "la caravane" développé et aspectualisé à travers "les
hommes", "les femmes" et "les animaux":
∙ les hommes: enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages masqués par
le voile bleu;
∙ les chèvres et les moutons: harcelés;
∙ les femmes: fermaient la marche;
∙ les silhouettes des hommes et des femmes: alourdies, encombrées par les lourds
manteaux;
∙ la peau de leurs bras et de leurs fronts: semblait encore plus sombre dans les
voiles d'indigo.
Même remarque dans l'exemple suivant:
Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des
hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie. p44
Dans le fragment précédent, si le lecteur ne trouve aucune difficulté à poser qu'il y a un point
de vue, où ce qui est aspectualisé est "l'armée" et ce qui la compose, en l'occurrence "les
hommes", par contre ce même lecteur se heurte à une difficulté quand il s'agit d'attribuer
ce PDV, puisque le focalisateur est absent.
Mais à défaut de présence d'un personnage explicite voyant ces hommes, le lecteur
infère qu'il s'agit ici du PDV du narrateur qui voit sans indication explicite de sa présence:
Les focalisés sont donc:
∙ l'armée: décimée, sans chefs;
∙ les hommes: à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie.
Dans l'exemple qui suit:
Ici il souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tiède qui vient du nord, qui
apporte la brume de la mer. Autour de Tiznit, disséminés comme des bêtes
perdues, les hommes bleus attendent, à l'abri de leurs huttes de branches. p397
, c'est le même mécanisme qui est à l'œuvre puisque aucun focalisateur n'est mentionné.
Comme pour les exemples précédents, le lecteur attribue ce PDV, en dernier recours, au
narrateur qui perçoit deux focalisés, en l'occurrence:
∙ le vent développé et aspectualisé: il souffle, il est mauvais, il vient du nord et apporte
la brume de la mer;
∙ les hommes bleus: disséminés comme des bêtes perdues; et ils attendent à l'abri de
leurs huttes.
Il est inutile de multiplier ce genre d'exemples qui sont nombreux dans le premier texte, mais
le plus important à souligner, selon nous, est qu'en l'absence d'un focalisateur-personnage
explicite, le lecteur se résout à attribuer ce type de PDV au narrateur, par défaut, comme
le suggère A. Rabatel.

1.2. Le PDV de Nour.


Comme nous aurons l'occasion de le voir dans la partie consacrée aux personnages, Nour
est le personnage principal dans le premier texte, parce qu'il est le seul dont le PDV s'étale
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du début jusqu'à la fin du texte: c'est ce qui explique que nous avons décidé d'examiner
ici son point de vue.
Dans l'exemple suivant, le focalisateur est Nour, le verbe de perception est "pouvait
regarder", alors que le focalisé est le terme "vallée" qui se trouve aspectualisé:
∙ la vallée: immense; déserte; semblait n'avoir pas de limites; étendue infinie de pierres
et de sable rouge:
Quand la nuit était venue, et que les bêtes avaient fait un trou pour dormir,
Nour pouvait regarder autour de lui, l'immense vallée déserte. En s'éloignant
un peu du campement, en se tenant debout sur la plaine desséchée, Nour avait
l'impression d'être aussi grand qu'un arbre. La vallée semblait n'avoir pas
de limites, étendue infinie de pierres et de sable rouge, inchangée depuis le
commencement des temps. pp224-225
Dans l'exemple qui suit, le focalisateur est toujours Nour, le verbe de perception est
"regardait", et le focalisé est le terme "les hommes"développé: vêtus de leurs manteaux de
laine; assis; éclairé par les feux:
Nour regardait autour de lui, et il voyait les milliers d'hommes vêtus de leurs
manteaux de laine, assis sur la terre, éclairés de loin en loin par les feux. p247
Nous finissons avec l'exemple suivant dans notre démonstration que le lecteur arrive à
attribuer sans difficulté le PDV, puisque aussi bien le verbe de perception "voit", que le
focalisateur "Nour" sont explicites; les focalisés sont au nombre de trois:
∙ la pièce: grande et nue; le sol de cette pièce est de terre battue;
∙ le cheikh: vieux; couché; la tête posée;
∙ Lalla Meymuna: assise à côté du cheikh son mari; enveloppée dans son manteau
noir; son visage est voilé:
Quand ses yeux se sont accoutumés, il voit la grande pièce nue, le sol de terre
battue. Au bout de la pièce, le vieux cheikh est couché sur son manteau, la tête
posée sur une pierre. Lalla Meymuna est assise à côté de lui, enveloppée dans
son manteau noir, le visage voilé. pp402-403

1.3. Des difficultés d'interprétation liées au point de vue.


Nous avons vu dans la partie consacrée au point de vue du narrateur comment le lecteur
se heurte à une difficulté temporaire, quand il se trouve devant un focalisé aspectualisé et
développé, sans qu'il puisse déterminer exactement la source du PDV; comme nous l'avons
vu plus haut avec A. Rabatel un focalisé développé et "expansé" donne nécessairement un
PDV, et puisque aucun personnage n'est mentionné permettant de lui attribuer le PDV, le
lecteur décide à la fin de l'attribuer, au narrateur, par défaut.
Pour ce qui concerne le PDV du personnage Nour, aucune ambiguïté ne vient altérer le
travail interprétatif du lecteur, puisque aussi bien le verbe de perception que le focalisateur
sont mentionnés explicitement.
Ces remarques suggéreraient que tout le premier texte de Désert soit bâti ainsi; or
une étude plus minutieuse montrera qu'il n'en est pas ainsi, puisqu'il y a beaucoup de
paragraphes où des difficultés autrement plus ardues viennent mettre à mal l'interprétation
du lecteur.
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En effet, parfois le lecteur se trouve dans l'impossibilité de déterminer avec exactitude


le focalisateur-source comme dans l'extrait suivant:
Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine, ses paupières
restaient fixes. Il attendait comme cela la première lumière de l'aube, le fijar, la
tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des collines. Quand la lumière paraissait,
il se penchait sur Nour, et il le réveillait doucement, en mettant la main sur son
épaule. Ensemble ils s'éloignaient en silence, ils marchaient sur la piste de sable
qui allait vers les puits. Des chiens aboyaient au loin. Dans la lumière grise
de l'aube, l'homme et Nour se lavaient selon l'ordre rituel, partie après partie,
recommençant trois fois. L'eau du puits était froide et pure, l'eau née du sable
et de la nuit. L'homme et l'enfant baignaient encore leur face et lavaient leurs
mains, puis ils se tournaient vers l'Orient pour faire leur première prière. Le ciel
commençait à éclairer l'horizon. p21
, ce qui pose problème pour le lecteur c'est la proposition qui clôt cet extrait en l'occurrence
"le ciel commençait à éclairer l'horizon": s'il s'agit ici d'un PDV lié à "la lumière", l'attribution,
elle, pose une difficulté. En effet, le lecteur ne sait pas s'il doit affecter ce PDV:
∙ aux deux personnages qui s'apprêtaient à prier, et qui dès qu'ils ont tourné la tête, ont
aperçu que "le ciel commençait à éclairer l'horizon";
∙ au guide seul qui continuerait à regarder "la lumière" sachant que quelques lignes
avant le lecteur a lu que ce personnage "attendait comme cela la première lumière de
l'aube", et que dès que la lumière est apparue il a réveillé Nour: le lecteur disposerait
de ce fait de la continuation du PDV du guide qui regarderait toujours la lumière;
∙ ou au narrateur.
Dans cet extrait, il est évident que l'attribution du PDV lié à la perception visuelle n'est pas
aisée du tout, puisque trois "candidats" y postulent, ce qui pose difficulté dans le travail
interprétatif du lecteur.
Les difficultés liées à l'attribution du PDV se poursuivent, comme dans l'exemple qui
suit:
Le guide marchait contre le soleil, penché en avant, la tête couverte par son
manteau de laine. Les griffes des arbustes déchiraient les vêtements de Nour,
zébraient ses jambes et ses pieds nus, mais il n'y prenait pas garde. Son regard
était fixé devant lui, sur la silhouette de son père qui se hâtait. p26
Dans l'exemple précédent, le problème est lié au focalisé "père" ("guide" et "père" sont
employés pour désigner le même personnage): en effet s'il est dit clairement qu'il est vu par
Nour dans "son regard était fixé devant lui, sur la silhouette de son père qui se hâtait", rien
n'est plus sûr à partir de "le guide" jusqu'à "son manteau de laine" où le lecteur se trouve
certes devant un PDV, mais n'arrive pas par contre à lui trouver une source.
Au début, le lecteur est tenté de lier les deux PDV, et d'inférer que le même personnage
est vu par le même focalisateur Nour; mais si dans le premier PDV "le guide marchait",
dans le deuxième il "se hâtait", d'où le constat qu'il est vu différemment: le lecteur hésite
de ce fait à les lier, et les attribuer à Nour de façon certaine.
Le PDV suivant pose aussi un problème d'interprétation:
Ici, en haut de la colline, près du tombeau de l'homme saint, avec la vallée de
la Saguiet el Hamra qui étendait à perte de vue son lit desséché, et l'horizon
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immense où apparaissaient d'autres collines, d'autres rochers contre le ciel bleu,


le silence était encore plus poignant. C'était comme si le monde s'était arrêté
de bouger et de parler, s'était transformé en pierre. De temps en temps, Nour
entendait quand même les craquements des murs de boue, le bourdonnement
d'un insecte, le gémissement du vent. p28
S'il est évident qu'un PDV est développé dans le paragraphe qui s'étend de "ici, en haut de
la colline" jusqu'à "s'était transformé en pierre", il est par contre difficilement attribué compte
tenu de l'absence d'un verbe de perception et d'un focalisateur explicites.
Deux indices par contre aident le lecteur dans son interprétation: ce sont "le silence
était encore plus poignant" et "Nour entendait quand même les craquements".
Le lecteur ne manque pas de lier les deux indices et infère que puisque Nour entendait
les craquements, c'est lui aussi qui a perçu et constaté auparavant que "le silence était
encore plus poignant", et que par conséquent il se trouve aussi devant le PDV de Nour lié
à la vue, et cela de "ici, en haut de lacolline" jusqu'à, "s'était transformé en pierre".
Mais les choses ne sont pas aussi faciles, puisque aucun verbe de perception se
rattachant au regard n'est évoqué, et le lecteur reste dans l'impossibilité d'attribuer ce PDV
de façon univoque à Nour.
Dans l'exemple qui suit un verbe de perception (regardait), et un substantif (odeur)
renvoient de façon explicite aux points de vue de Nour, liés au regard et à l'odorat:
Chaque soir, à la tombée de la nuit, Nour regardait les voyageurs qui arrivaient
dans des nuages de poussière. Jamais il n'avait vu tant d'hommes. C'était un
brouhaha continu de voix d'hommes et de femmes, de cris aigus d'enfants, de
pleurs, mêlés aux appels des chèvres et des brebis, aux fracas des attelages, aux
grommellements des chameaux. Une odeur étrange que Nour ne connaissait pas
bien montait du sable et venait par bouffées dans le vent du soir...p33
∙ le PDV de Nour lié au regard: " Nour regardait les voyageurs qui arrivaient dans des
nuages de poussière. Jamais il n'avait vu tant d'hommes";
∙ le PDV lié à l'odorat: "une odeur étrange que Nour ne connaissait pas bien montait du
sable et venait par bouffées dans le vent du soir".
Jusque-là rien de spécial, mais là où cet exemple pose problème c'est quand le lecteur note
qu'il y a développement d'un PDV lié à l'ouïe, sans qu'il soit fait mention d'un focalisateur
explicite cette fois-ci: "c'était un brouhaha continu de voix d'hommes et de femmes...mêlés
aux appels des chèvres et des brebis...".
Dans cet exemple, le problème pour le lecteur c'est qu'il est fortement enclin:
∙ à attribuer le PDV lié à la perception auditive à Nour, car il est encadré par les deux
autres PDV,
∙ et à poser que puisque Nour regardait et sentait l'odeur, rien ne l'empêchait
d'entendre le "brouhaha".
Nous pensons que la difficulté reste entière puisque aucun focalisateur n'est mentionné
dans le PDV lié à l'ouïe, empêchant le lecteur de l'attribuer de façon univoque.
L'exemple qui suit pose aussi un problème d'interprétation au lecteur:
Au-dessus de Smara, le ciel était sans fond, glacé, aux étoiles noyées par la
nuée blanche de la lumière lunaire. Et c'était un peu comme un signe de mort, ou
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Chapitre 2. Le point de vue.

d'abandon, comme un signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les
tentes immobiles et dans les murs de la ville. Nour sentait cela surtout quand il
regardait la silhouette fragile du grand cheikh, comme s'il entrait dans le cœur
même du vieillard et qu'il entrait dans son silence. pp38-39
Si le lecteur sait qu'il existe un PDV de "au-dessus de Smara" jusqu'à "dans les murs de la
ville", il reste toujours dans l'impossibilité d'en déterminer la source de façon sûre; mais en
lisant "Nour sentait cela surtout quand il regardait la silhouette fragile du grand cheikh", il
comprend que Nour est la source, puisque:
∙ "cela" réfère à "c'était un peu comme un signe de mort, ou d'abandon, comme un
signe de la terrible absence qui creusait un vide dans les tentes immobiles";
∙ et ce sentiment (sentait), est généré quand Nour a regardé le ciel "sans fond, glacé,
aux étoiles noyées par la nuée blanche de la lumière lunaire".
Pour résumer, disons que la difficulté qui se présente au lecteur est temporaire: en effet ce
dernier doit avancer dans sa lecture pour pouvoir attribuer le PDV à un sujet-focalisateur
explicite.
Dans l'extrait qui suit:
Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la
terre desséchée, autour de la tache noire du puits. La poussière rouge retombait
peu à peu, et les fumées des braseros montaient déjà dans le ciel. p229
∙ si la première proposition est clairement attribuée à un focalisateur explicite (Nour):
"Nour regardait les milliers d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache
noire du puits";
∙ par contre, il lui est difficile de savoir si la deuxième proposition est attribuée toujours
à Nour, et s'il s'agit donc de la continuation de son PDV, surtout qu'il y a changement
au niveau du focalisé (des "hommes" le lecteur passe à la "poussière" et aux
"fumées").
Dans le fragment qui suit, le lecteur se trouve devant un PDV à partir de "Ma el Aïnine", mais
comme dans les exemples précédents, l'attribution lui pose difficulté, car il ne sait pas s'il
s'agit du PDV de Nour qui "s'installa" pour regarder le cheikh, ou devant le PDV du narrateur:
Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin des guerriers du cheikh. Ma el Aïnine
ne dressait pas sa tente. Il dormait dehors, comme les hommes du désert,
simplement enveloppé de son manteau blanc, accroupi sur son tapis de selle.
p243
Nous terminons avec cet exemple:
Quand il s'éveilla, il vit la brume qui descendait lentement le long de la vallée,
comme si la lumière du jour la poussait devant elle. Sur le lit du fleuve, au milieu
des hommes endormis, les femmes marchaient déjà pour puiser l'eau, ou pour
ramasser quelques brindilles. Les enfants cherchaient les crevettes sous les
pierres plates. p253
, où le lecteur note qu'une partie du fragment allant de "il vit" jusqu'à "la poussait devant
elle" est un PDV dont le focalisateur est Nour (le pronom personnel "il" lui réfère), mais note
aussi que dans le fragment qui commence de "sur le lit du fleuve" jusqu'à la fin, un PDV
est développé, sans pour autant qu'un focalisateur explicite soit mentionné; comme pour

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

l'exemple de la page 229, c'est le changement des focalisés qui contribue encore plus à
compliquer la tâche interprétative du lecteur:
∙ le focalisé dans la proposition qui s'étend de "quand il s'éveilla" jusqu'à "devant elle"
est le terme "brume";
∙ les focalisés dans la proposition qui s'étend de "sur le lit du fleuve" jusqu'à la fin sont
les "femmes" et les "enfants".
Il y a d'autres exemples où l'attribution du PDV pose des difficultés temporaires dans le
sens où en l'absence d'un focalisateur personnage explicite, le lecteur infère que le PDV
développé est à rattacher au narrateur par défaut; mais quand ce même lecteur avance
dans sa lecture, il se rend compte après que le PDV en question est en fait attribué au
personnage qu'il a écarté comme le possible focalisateur-source.
C'est le cas de l'exemple suivant:
Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils
descendaient lentement les pentes de sable. Au fond de la vallée, commençaient
les traces de la vie humaine: champs de terre entourés de murs de pierre sèche,
enclos pour les chameaux, baraquements de feuilles de palmier nain, grandes
tentes de laine pareilles à des bateaux renversés. p14
Cet exemple pose problème dans le sens où le lecteur se trouve devant un focalisé détaillé
et aspectualisé sans la mention du focalisateur: le focalisé est la ville de "Saguiet el Hamra"
et ce qui la compose: champs de terre entourés de murs de pierre sèche; enclos pour les
chameaux; baraquements de feuilles de palmier nain; grandes tentes de laine pareilles à
des bateaux renversés.
33
Il clair qu'il s'agit ici d'un PDV du fait même de la présence de l'aspectualisation
, mais le problème c'est qu'aussi bien le focalisateur que le verbe de perception sont
absents; il reste que le verbe "descendaient" peut guider le lecteur dans son interprétation
en supposant qu'en descendant la vallée, les hommes regarderaient en même temps la
ville; mais cette interprétation reste non solidement fondée, car ce verbe ne contient, au
niveau de son sémantisme, aucune relation de loin ou de près avec la perception visuelle.
De ce fait, le lecteur hésite au départ à attribuer ce PDV aux hommes, et décide à la
fin à le rattacher au narrateur, par défaut.
Mais le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, quand il lit quelques lignes
après ceci:À mesure que les hommes descendaient vers le fond de la vallée, la
ville qu'ils avaient entrevue un instant disparaissait...p15
Dans l'extrait précédent, le focalisateur et le verbe de perception sont explicites "qu'ils
avaient entrevu" (où le pronom personnel "ils" réfère aux hommes qui descendaient), et le
lecteur est obligé de réévaluer son interprétation, et infère que les PDV de la page 14 et
15 ont un même focalisateur-source, puisque ce que les hommes ont vu à la page 14 (les
champs, baraquements...), a disparu dans l'extrait de la page 15.
Même mécanisme dans l'exemple qui suit:
La pleine lune apparaissait dans le ciel noir, disque blanc magnifiquement dilaté.
La nuit était froide, malgré toute la chaleur du jour qui était restée dans le sable.
Quelques chauves-souris volaient devant la lune, basculaient rapidement vers le
sol. Nour, étendu sur le sol, la tête appuyée contre son bras, les suivait du regard,
33
"Aspectualisation" dans le sens donné par A. Rabatel.

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Chapitre 2. Le point de vue.

en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans s'en apercevoir, les
yeux ouverts. p35
Si dans le dernier exemple il est dit explicitement que Nour suivait de son regard les
chauves-souris: "quelques chauves-souris volaient devant la lune basculaient rapidement
vers le sol. Nour...les suivait du regard", par contre le lecteur hésite et se demande si ce
personnage a regardé aussi la lune, et s'il est donc la source du PDV suivant: "la pleine lune
apparaissait dans le ciel noir, disque blanc,magnifiquement dilaté".
Le lecteur n'arrive pas à trancher de façon certaine pour ce dernier PDV, car rien
n'indique explicitement que Nour regardait la lune; mais quelques lignes après il lit ceci:
Il chercha des yeux le disque de la lune, et c'est en voyant qu'elle avait
commencé sa descente vers l'ouest qu'il comprit qu'il avait dormi longtemps. p36
Ce dernier exemple éclaire le lecteur qui comprend que le PDV de la page 35 (le PDV lié
au focalisé "la lune") est attribué à Nour, sans équivoque cette fois-ci témoignant cet indice:
"il chercha des yeux le disque de la lune", (page 36).

Conclusion.
Tous les exemples que nous venons de voir posent un problème d'interprétation au lecteur:
en effet ce dernier n'arrive pas dans la plupart des cas à attribuer le PDV de façon certaine
et univoque à cause de l'absence d'indication textuelle explicite concernant le focalisateur-
source; -parfois le travail interprétatif est mis en difficulté temporairement quand le lecteur
décide d'attribuer le PDV au narrateur par défaut, en l'absence d'indication textuelle claire,
mais quand il avance dans sa lecture, il décide de retenir comme focalisateur le personnage
qu'il a exclu: c'est le cas des exemples des pages 14 et 35.
Nous pensons enfin que le texte de Désert ne coopère plus avec le lecteur à défaut
d'indications suffisantes: ceci nous mène à conclure que si ce texte construit un PDV, par
contre il n'en fournit, dans certains fragments, aucune allusion à la source entravant de ce
fait le travail du lecteur.

2. Le point de vue dans le deuxième texte.

2.1 Des difficultés d'interprétation liées au point de vue.


Avant de commencer par procéder à l'analyse, nous rappelons que dans l'optique d'A.
Rabatel pour parler d'un PDV:
∙ il faut avoir un verbe de perception, un focalisateur (quelqu'un qui perçoit), et un
focalisé qui doit être détaillé et aspectualisé au maximum.
Nous allons voir dans les exemples qui suivent comment parfois le lecteur arrive à attribuer
le point de vue aux personnages comme Lalla et Radicz, du fait de la présence explicite du
sujet-source et du verbe de perception.
Ainsi dans l'extrait qui suit, le focalisateur est "Lalla" (le pronom personnel "elle" renvoie
à Lalla), le verbe de perception est "en regardant", et les focalisés sont au nombre de deux:
les termes "la mer" et "la nuée" qui sont aspectualisés et développés:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ la mer: devient mauvaise, gris-bleu comme l'acier;


∙ la nuée: pâle qui cache la ligne de l'horizon:
Elle attend en regardant la mer qui devient mauvaise, gris-bleu comme l'acier, et
l'espèce de nuée pâle qui cache la ligne de l'horizon. p83
Dans l'exemple suivant, le focalisateur est toujours "Lalla", le verbe de perception est
"regarde", et le focalisé est le terme "les mouettes":
∙ les mouettes: volent facilement, sans faire beaucoup d'efforts, leurs longues ailes
courbes appuyées sur le vent, la tête rejetée un peu de côté:
Alors elle s'assoit sur la plage, entre les dunes, et elle regarde la troupe des
mouettes qui vole le long du rivage. Elles volent facilement, sans faire beaucoup
d'efforts, leurs longues ailes courbes appuyées sur le vent, la tête rejetée un peu
de côté. p158
Même remarque dans l'exemple qui suit avec Lalla comme focalisateur, "regarde" comme
verbe de perception, et "les lumières" comme focalisé:
∙ les lumières: bleues, rouges, orangées, violettes...celles qui avancent, celles qui
dansent sur place:
Il y a beaucoup de lumières ! Lalla les regarde en marchant droit devant elle.
Les lumières bleues, rouges, orangées, violettes, les lumières fixes, celles qui
avancent, celles qui dansent sur place comme des flammes d'allumettes. p309
Nous terminons avec cet extrait, où le lecteur se trouve devant le PDV de Radicz (le pronom
personnel "il" réfère à ce personnage) qui regarde la"mer" qui est le terme focalisé:
∙ la mer: si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais déjà tachée par endroits du
bleu et du rose de l'aurore:
...il a couru sans s'arrêter jusqu'au bord de la mer. Il l'a regardée un long
moment, du haut de la route, si belle et si calme, encore grise de la nuit, mais
déjà tachée par endroits du bleu et du rose de l'aurore. p387
Mais les choses ne sont pas aussi évidentes puisqu'il existe des passages –comme dans
le premier texte- où le lecteur se trouve certes devant un PDV, mais se heurte par contre à
une difficulté quand il essaie de l'attribuer à un focalisateur; c'est le cas du fragment suivant
34
où l'un des critères qui entre dans la construction d'un PDV , en l'occurrence le focalisé -
le Hartani- est détaillé et aspectualisé:
Le soleil brûle sur les épaules et sur le visage de Lalla, et elle a du mal à suivre le
berger. Lui ne s'occupe pas d'elle alors. Il cherche quelque chose, presque sans
s'arrêter, un peu penché vers le sol, bondissant de roche en roche. Puis tout d'un
coup il s'arrête, et il met son visage contre la terre à plat ventre comme s'il était
en train de boire. p129
∙ le Hartani: cherche quelque chose, presque sans s'arrêter, un peu penché vers le
sol, bondissant de roche en roche; il s'arrête, et il met son visage contre la terre à plat
ventre comme s'il était en train de boire;
Ce qui pose problème au lecteur, dans le dernier fragment, c'est l'absence du focalisateur-
source de ce PDV.
34
Pour A. Rabatel, le PDV est construit, quand le focalisé se trouve développé, détaillé et commenté, (A. Rabatel; 1998: 25)

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Chapitre 2. Le point de vue.

Dans l'exemple qui suit:


L'ombre gagne vite la profondeur du ciel, tout le bleu intense du jour qui devient
peu à peu noir de nuit. La mer s'apaise, à cet instant-là, on ne sait pourquoi. Les
vagues tombent, toutes molles, sur le sable de la plage, allongent leurs nappes
d'écume mauve. Les premières chauves-souris commencent à zigzaguer au-
dessus de la mer, à la recherche d'insectes. Il y a quelques moustiques, quelques
papillons gris égarés. Lalla écoute au loin le cri étouffé de l'engoulevent. Dans
le brasier, seules quelques braises rouges continuent à brûler, sans flamme ni
fumée, comme de drôles de bêtes palpitantes cachées au milieu des cendres.
Quand la dernière braise s'éteint, après avoir brillé plus fort pendant quelques
secondes, comme une étoile qui meurt, Lalla se lève et s'en va. p151
, s'il est dit clairement que Lalla "écoute au loin le cri étouffé de l'engoulevent", par contre le
PDV lié à la vue est difficilement rattachable au même personnage, à cause de l'absence,
toujours, d'une indication explicite concernant le focalisateur, et cela de:
∙ "l'ombre gagne vite" jusqu'à "il y a quelques moustiques, quelques papillons gris
égarés";
∙ et de "dans le brasier" jusqu'à la fin.
Même remarque dans l'exemple suivant où le lecteur se trouve d'abord devant le PDV
explicite de Lalla, qui commence de "parce qu'elle vient de ressentir le froid de la mer et
du vent", mais par contre le PDV débutant dès "le soleil n'est pas loin maintenant", ne lui
est pas facilement attribuable, du fait qu'il n'est pas dit explicitement que Lalla perçoit la
lueur du soleil:
Lalla frissonne un peu, parce qu'elle vient de ressentir le froid de la mer et du
vent. Le soleil n'est pas loin maintenant. La lueur rose et jaune est en train de
naître derrière les collines de pierres où vit le Hartani. p171
Il est bien difficile au lecteur, dans l'extrait suivant, de rattacher à Lalla le PDV qui commence
de "il y a, en haut du mur", puisque le texte n'indique pas explicitement qu'en s'appuyant
sur le mur, elle regarde les mouvements de la pendule et les voyageurs qui attendent le
signal du départ:
Lalla est triste, parce qu'elle comprend que la jeune femme devra reprendre le
bateau en sens inverse, avec son bébé malade. Mais elle est trop fatiguée elle-
même pour y penser très fort, et elle retourne s'appuyer contre le mur, près de
sa valise. Il y a, en haut du mur, à l'autre bout de la salle, une pendule avec des
chiffres écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. Les
gens ne parlent plus, à présent. Ils attendent, assis par terre, ou debout contre le
mur, le regard fixe, le visage tendu, comme si à chaque claquement la porte du
fond allait s'ouvrir et les laisser partir. p264
Dans les fragments qui suivent, la difficulté qui se présente au lecteur est d'une autre nature:
elle est liée à l'emploi du pronom personnel indéfini "on": ainsi dans l'exemple qui suit il
est évident que le lecteur se trouve devant le PDV de Lalla puisque son nom est évoqué
explicitement "Lalla reste immobile...les yeux grands ouverts", mais ce qui désoriente le
lecteur c'est l'apparition du pronom personnel indéfini on dans "et pourtant on voit des
milliers de points"; ce même lecteur ne manque pas de se demander s'il se trouve toujours
devant le PDV de Lalla, lié à la perception visuelle, ou s'il y a introduction d'un deuxième
PDV celui du narrateur cette fois-ci:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Lalla reste immobile maintenant, la tête renversée en arrière, les yeux grands
ouverts sur le ciel blanc, à regarder les cercles qui nagent sur place, qui se
coupent, comme quand on jette des cailloux dans une citerne. Il n'y a pas
d'insectes, ni d'oiseaux, ni rien de ce genre, et pourtant on voit des milliers
de points qui bougent dans le ciel, comme s'il y avait là-haut des peuples de
fourmis, de charançons et de mouches. p81
La difficulté pour le lecteur, dans le dernier fragment, consiste dans la non-poursuite de
l'emploi du nom "Lalla", ou du pronom personnel "elle", qui aurait donné par exemple "et
pourtant elle (ou Lalla) voit des milliers de points...".
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur se trouve devant un PDV attribué
explicitement à "ils" ("ils" réfère à ceux qui sont présents au dancing): "ils s'arrêtent de
danser...pour regarder Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle..."; mais par contre ce
lecteur ne sait pas si le PDV dans "on ne voit pas ses yeux à cause de l'ombre" est toujours
attribué à ceux qui sont présents au dancing, à cause de l'emploi du pronom personnel "on":
Ils s'écartent, ils s'arrêtent de danser, les uns après les autres, pour regarder
Lalla Hawa. Elle est toute seule dans le cercle de lumière, elle ne voit personne.
Elle danse sur le rythme lent de la musique électrique, et c'est comme si la
musique était à l'intérieur de son corps. La lumière brille sur le tissu noir de sa
robe, sur sa peau couleur de cuivre, sur ses cheveux. On ne voit pas ses yeux à
cause de l'ombre, mais son regard passe sur les gens, emplit la salle, de toute sa
force, de toute sa beauté. p355
Dans l'extrait suivant le lecteur ne sait pas si c'est à Radicz que le pronom personnel "on"
réfère, ou à un autre personnage, surtout que c'est le même focalisé qui est employé "la
lumière du soleil":
La lueur du soleil grandit dans le ciel, au-dessus des arbres, mais on ne le voit
pas encore. On voit seulement la belle lumière chaude qui s'ouvre, qui se répand
dans le ciel. Radicz n'aime pas la journée, mais il aime bien le soleil, et il est
content à l'idée de le voir apparaître. p390

Conclusion.
Comme nous venons de le voir, le lecteur trouve des difficultés dans l'attribution du PDV à
un focalisateur: en effet, bon nombre de passages dans le deuxième texte posent problème
dans le sens où:
∙ le lecteur se trouve devant un PDV où le focalisateur est explicitement mentionné,
mais quelques lignes après, un autre PDV se trouve développé, sans focalisateur
cette fois-ci;
∙ parfois, le travail interprétatif du lecteur est rendu difficile à cause de l'emploi du
35
pronom personnel "on" , puisque au lieu de se trouver devant une structure comme:
X regarde....il entend...
, le lecteur se trouve devant:
X regarde....on entend...
Ce qu'il faut noter aussi c'est que le travail interprétatif du lecteur est brouillé par les
"omissions" du texte qui ne donne pas l'information nécessaire concernant la source du

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Chapitre 2. Le point de vue.

PDV qui, dans plusieurs exemples, reste absente; le lecteur est "mis au défi" de trouver
cette source, mais à chaque fois il se heurte au "mutisme" du texte qui ne fournit aucune
indication, surtout avec l'emploi du pronom indéfini "on" qui brouille encore son travail
interprétatif.
Pour ce qui concerne le volet théorique, le postulat de A. Rabatel selon lequel il y a
deux points de vue -celui du narrateur et celui du personnage:
Notre approche du PDV reposant sur une dialectique du sujet de conscience à
l'origine des perceptions et de la référenciation des perceptions représentées
nous conduit à abandonner la tripartition des focalisations, puisque seuls deux
sujets sont à l'origine des perspectives narratives: le personnage et le narrateur.
(1998: 9)
, cette bipartition suppose que dans un texte, et nécessairement, soit on se trouve devant le
PDV du narrateur, soit celui du personnage; or nous avons vu que dans les deux textes de
Désert, le lecteur n'arrive pas dans plusieurs fragments à attribuer le PDV, ni au personnage,
ni au narrateur comme le suggère le postulat de A. Rabatel.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chapitre 3. Le narrateur.

Nous avons vu dans la partie consacrée au PDV que le narrateur peut voir ou plus
précisément percevoir, ce qui donne à cette instance une fonction liée au point de vue
différente de celle que nous allons étudier dans ce chapitre.
Dans cette partie nous allons examiner une autre fonction du narrateur: c'est celle qui
est liée à la construction textuelle comme la multiplication de plusieurs noms pour un même
personnage, et pour un même espace; l'hésitation dans le choix du personnage principal;
l'introduction d'un personnage pour le "faire disparaître" au même chapitre; l'emploi au sein
du même chapitre et parfois à la même page de différents temps verbaux comme le futur
de l'indicatif à côté de l'imparfait...
Enfin, une autre fonction transparaît dans Désert, et plus spécialement dans le premier
texte: c'est celle relative à l'information véhiculée par le narrateur qui parfois utilise un mot
pour le remplacer quelques lignes après par un autre, ou se contredit dans ses affirmations,
ce qui désoriente le lecteur.

1. Le narrateur dans le premier texte.

1.1 Un narrateur non digne de confiance.


Ce qui attire l'attention dans le premier texte de Désert, c'est la présence d'un narrateur qui
multiplie les "erreurs", et "les oublis" au niveau des traces linguistiques qui font que:
∙ d'abord, le lecteur se trouve désorienté vu la multiplicité de ces indices;
∙ et qu'après, il prenne ses distances par rapport à ce même narrateur, en lui retirant sa
confiance.
Dès l'incipit, le narrateur paraît comme peu sûr de ce qu'il voit puisqu'il n'arrive pas à
déterminer le nombre exact des dromadaires:
Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires. p7
Le doute s'empare encore plus du lecteur quand quelques lignes après, et à la même
page, le narrateur emploie à la place de "dromadaires", les "chameaux" entretenant ainsi
la confusion:
Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes des chameaux...p7
Quelques pages après, la même confusion imputée au narrateur, se répète puisque
"chameaux" succède à "dromadaires":
Un homme guidait les dromadaires...les hommes déchargeaient les chameaux.
p10
Dans l'extrait suivant, le narrateur affirme que les nomades "étaient nés du désert":
Ils étaient nés du désert, aucun autre chemin ne pouvait les conduire. p8

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Chapitre 3. Le narrateur.

, alors qu'une page après, et dans une comparaison il affirme qu'ils "étaient nés du ciel",
d'où le désarroi du lecteur né du manque de rigueur de ce narrateur:
Ils étaient apparus, comme dans un rêve, en haut d'une dune, comme s'ils étaient
nés du ciel sans nuages...p9
Quand il lit que les nomades mangent les herbes maigres avec les animaux, le lecteur
conclut que ces nomades sont dépourvus de nourriture, et ont faim:
Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons, les feuilles d'euphorbe
qu'il partageait avec les hommes. p10
, mais une page après il lit que les femmes préparent la bouillie de mil...ce qui ne manque
de le dérouter, car il se souvient que quelques lignes auparavant il a lu que les hommes
mangeaient l'herbe avec les animaux:
Les femmes allumaient le feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre,
les dattes. p11
Si le narrateur affirme que les hommes (les nomades) marchaient dans un monde étranger:
Plus loin encore, les hommes marchaient dans le réseau des dunes, dans un
monde étranger. p23
, quelques lignes après il se rétracte et se dédit, en affirmant que "c'était leur vrai monde":
Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel...p23
Quand le narrateur affirme au chapitre quatre que:
Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la même apparence. Ils
marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs
vêtements en lambeaux, le regard fiévreux...p361
, cela suppose qu'avant ces guerriers n'étaient pas dans le même état de détresse; or le
lecteur ne croit pas ce que le narrateur vient d'affirmer, puisque ce dernier a oublié ce qu'il
a dit une page avant:
La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes
couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
Au chapitre premier, et à l'incipit, le lecteur se rend compte que le narrateur n'est pas précis
dans le choix du personnage principal: est-ce l'homme au fusil (le père de Nour), qui apparaît
en premier, ou Nour son fils qui est le premier à être pourvu d'un nom propre ?:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté
de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids
de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux leurs habits bleus étaient en lambeaux,
déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau exténué, Nour, le
fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9
Dans le dernier exemple tiré de l'incipit, "l'homme au fusil" est mentionné en premier, bien
avant son fils Nour, et le fait qu'il soit introduit comme étant le seul qui possède un fusil "un
seul d'entre eux portait un fusil" laisse inférer qu'il est important, mais avec cette différence
près qu'il ne porte pas un nom propre, contrairement à son fils: le lecteur reste indécis à
cause du manque de précision du narrateur.
Dans l'exemple précédent la difficulté pour le lecteur se résume ainsi: le père est
introduit le premier et apparaît comme important car il est le "seul" à porter une arme, laissant

57

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

inférer qu'il est le chef guerrier d'un groupe, mais à l'opposé de son fils il n'est pas doté
36
d'un nom propre .
L'imprécision du narrateur sera entretenue tout au long du premier chapitre, et affectera
le savoir du lecteur qui ne sera pas en mesure de décider quel est des deux est le
personnage principal.
Il y a un autre indice qui joue contre la confiance que peut accorder le lecteur au
narrateur: c'est celui relatif à l'attribution de plusieurs noms à la femme du cheikh Ma el
Aïnine créant une instabilité au niveau de l'information du lecteur: ainsi dans l'exemple qui
suit et à la même page, c'est successivement "Meymuna Laliyi" et "LallaMeymuna" qui sont
utilisés par le narrateur:
Meymuna Laliyi, sa première femme...suivie par l'ombre noire de Lalla Meymuna.
p400
Pour l'exemple qui suit, le lecteur passe de "Lalla Meymuna", à "Meymuna" répété deux fois:
Lalla Meymuna s'étend sur le sol pour dormir...Meymuna allume la lampe...sur un
signe de Meymuna, il s'approche...p406
, alors qu'une page après le narrateur réemploie "Lalla Meymuna":
...sans entendre la voix de Lalla Meymuna. p407
Le fait que le narrateur paraît peu précis dans son choix, en basculant d'un nom à un autre
oblige le lecteur à douter de sa capacité à prendre en charge la narration de ce texte.
Il y a un autre indice qui conforte le lecteur dans son hypothèse que le narrateur est peu
digne de confiance: c'est quand ce narrateur multiplie les noms qui affectent le père de Nour:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au
fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. p9
Dans cet extrait (il s'agit de l'incipit), ce personnage est introduit avec "l'homme au fusil",
et le lecteur s'attend à ce que cette dénomination se maintienne tout au long du texte;
effectivement elle se trouve répétée à la page 11:
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour…p11
, mais à cette différence près qu'elle se trouve liée à celle de guide de troupe à travers "celui
qui guidait".
D'autres indices viennent confirmer le fait que le nom pour ce personnage est source
d'instabilité pour le travail interprétatif du lecteur: c'est le cas de l'exemple de la page 19, où
deux noms sont employés successivement, en l'occurrence "l'homme au fusil" et "guide:
Par instants, l'homme au fusil cessait de parler à Nour…p19 Le guide avait posé
son fusil à l'entrée de la tente...p19 Les bras croisés sur sa poitrine, le guide
respirait à peine…Il attendait comme cela la première lumière de l'aube…Dans la
lumière grise de l'aube, l'homme et Nour…p21
, la difficulté pour le lecteur tient:
∙ à l'emploi alterné de deux noms ("le guide" et "l'homme") pour un même personnage,
après celui de "l'homme au fusil" de la page 19,
∙ et à la non-continuité dans l'emploi de "guide", qui aurait pu donner:
36
Le premier nom propre introduit à l'incipit est un signe que le personnage introduit est important.

58

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Chapitre 3. Le narrateur.

Les bras croisés sur sa poitrine, le guide respirait à peine…Il attendait comme
cela la première lumière de l'aube…Dans la lumière grise de l'aube, le guide et
Nour…
Pour résumer, disons que dans le dernier exemple, il y a instabilité dans l'interprétation,
causée par la "non-cohésion" du narrateur, puisque deux noms se trouvent employés pour
le même personnage.
Le tableau suivant rend compte de façon claire, comment en utilisant d'une page à
l'autre un nom différent pour le même personnage, le narrateur se montre inapte à prendre
en charge la construction textuelle:

Page 9. Page 11. Page 19. Page 21.


-l'homme au fusil. -l'homme au fusil. -l'homme au fusil. -le -le guide -l'homme.
guide

Comme pour les noms des personnages (vu plus haut), le narrateur multiplie les noms
se rattachant à l'espace, et le lecteur ne sait pas si les nomades se trouvent à "Smara", à
"Saguiet el Hamra", ou à "la Hamada".
Ainsi dans l'exemple de la page 18 c'est "Smara" qui est employé, mais une page après
(page 19) c'est "Saguiet el Hamra" qui est utilisé:
Derrière les tentes, près des murs de Smara, le vent sifflait dans les branches des
acacias, dans les feuilles des palmiers nains. p18 Quand la nuit venait ici, sur
l'eau des puits, c'était à nouveau le règne du ciel constellé du désert. Sur la vallée
de la Saguiet el Hamra; les nuits étaient plus douces...p19
Même remarque dans les extraits suivants, où successivement "Saguiet el Hamra",
"Hamada","Saguiet", et "Smara" sont utilisés, brouillant l'information du lecteur, qui par la
même prend ses distances par rapport à ce narrateur:
Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes
d'hommes...p22 Le vent avait commencé à souffler, là-haut, sur la Hamada. Dans
la vallée, il s'affaiblissait sur les palmiers...Mais, loin de la Saguiet, le monde
étincelait aux yeux des voyageurs...Les hommes bleus avançaient sur la piste
invisible, vers Smara. p23
Dans les extraits suivants, ce sont "Smara", "Saguiet el Hamra "et "Hamada" qui se trouvent
employés par le narrateur sans aucun souci de sa part de se montrer précis:
Partout, autour de la ville de Smara, c'était le silence infini...p57 ...mais le silence
sur la place, dans la ville, et sur la vallée de la Saguiet el Hamra... Déjà, à l'ouest,
au-dessus des rochers cassés de la Hamada...p58
Il y a une autre façon de discréditer le narrateur auprès du lecteur: c'est quand ce dernier
apprend que Nour a un frère aîné, alors qu'à l'incipit, de ce frère il n'en a jamais été question:
Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant sa
mère et ses sœurs. p9
Ce sont quelques pages plus loin (vingt-six pages après), que ce frère se trouve enfin
introduit:
...Nour était retourné vers la tente de son père, et il s'était assis à côté de son
frère aîné. p35

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Nous n'hésitons pas à voir dans le personnage du frère une source d'ambiguïté générée
par le manque de précision du narrateur à la fin du chapitre deux: en effet et à chaque fois
Nour apparaît avec son père comme au premier chapitre:
∙ où le père apprend à Nour les noms des étoiles, (page 11);
∙ où les deux se dirigent ensemble vers le tombeau de l'homme saint, (page 27);
∙ et quand enfin les deux descendent ensemble la colline, (page 32).
Au chapitre deux, le lecteur note que Nour est accompagné encore une fois de son père,
quand le cheikh Ma el Aïnine les invite à s'asseoir à côté de lui:
Tout près de lui, il avait fait asseoir Nour et son père...p57
Mais grande est la surprise du lecteur, quand il lit à la fin du chapitre deux que Nour se
trouve accompagné pour la première fois de son frère, alors que d'habitude il était toujours
avec son père:
Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé
à marcher sur la route de poussière…p72
Le lecteur, désemparé, ne manque pas de se demander si le narrateur n'a pas oublié de
mentionner "père" à la place de "frère".
Le frère qui disparaît complètement à la fin du deuxième chapitre, n'apparaîtra plus
dans les autres chapitres, ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui se
demande pour quelle raison ce narrateur avait introduit un personnage qui n'a accompli
37
aucune action décisive pour la suite du récit .
Dans les exemples qui suivent les contours temporels se trouvent déstabilisés:
Ils marchaient depuis la première aube sans s'arrêter…p8 Ils étaient partis
depuis des semaines, des mois allant d'un puits à un autre. p10 Ils avaient
marché ainsi pendant des mois des années, peut-être…p12
Ces derniers extraits développent l'incertitude chez le lecteur car le narrateur est incapable
de dire quand les nomades ont commencé leur marche: "la première aube" (page 8), "depuis
des semaines" (page 10), "pendant des mois des années" (page 12).
Le savoir du narrateur se trouve de ce fait comme "parasité" et incite le lecteur à réviser
à la baisse sa confiance en lui.
Le narrateur utilise les dates, et prouve ainsi son souci de précision et de certitude, mais
par contre le lecteur ne comprend pas pourquoi ce même narrateur utilise ces dates dans
certains chapitres (comme aux chapitres cinq, six et sept), et oublie de le faire ou feint de
l'oublier dans d'autres (comme aux chapitres deux, trois, et quatre): le lecteur conclut que
ce narrateur est peu précis et rigoureux, et résout à prendre ses distances par rapport à lui.
Si ce narrateur traduit certains mots non français pour diriger le lecteur dans leur
compréhension, comme "aiun", traduit par "les yeux" (page 13), il ne le fait pas par contre
pour "acéquia" (page 16), et "dzikr" (page 57), laissant le lecteur de ce fait devant des mots
incompréhensibles; ainsi le lecteur se trouve obligé de se méfier de ce narrateur qui, par
simple jeu ou oubli, déstabilise son savoir.
Il y a une autre façon de faire suggérer au lecteur que le narrateur est non digne de
confiance: c'est quand ce dernier passe d'un système temporel à un autre au chapitre deux,
et emploie inexplicablement le temps verbal du présent au beau milieu des temps du passé
(le temps du présent demeure rare et exceptionnel tout au long du deuxième chapitre):
37
"Récit" et "action" sont à comprendre dans la perspective de F. Revaz (voir plus loin la partie consacrée à ces deux notions).

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Chapitre 3. Le narrateur.

L'air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque
sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le
fût d'un arbre. p60 Alors, sans même s'en apercevoir, les hommes et les femmes
prononcent les paroles du dzikr, c'est leur voix qui s'élève chaque fois que la voix
du vieil homme cesse en tremblant. p61
Dans les extraits suivants tirés du chapitre sept, c'est l'irruption du présent, et du futur de
l'indicatif au milieu des temps verbaux du passé, qui surprend le lecteur:
Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais
les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs
chevaux au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de
la poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de
leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est
tendu, ils mourront tous. pp434-435
De même que le lecteur se trouve fortement surpris quand il se rend compte qu'au chapitre
six le temps verbal pivot (ou de base) est le présent, alors que dans les autres chapitres ce
sont plutôt les temps du passé qui sont employés par le narrateur.

Conclusion.
Tous ces exemples amènent le lecteur à conclure que le narrateur, qui a choisi d'être
l'intermédiaire entre lui et le texte, en prenant en charge la construction textuelle, est "indigne
de confiance" selon l'expression employée par W. C. Booth (1970):
Je dirai d'un narrateur qu'il est digne de confiance quand il parle ou agit en
accord avec les normes de l'œuvre. (1970: 52)
Alors que le narrateur indigne de confiance est celui qui est "capable d'erreur", (Ibid. : 52).
Dans du Sens II A. J. Greimas postule que
toute proposition formulée par l'énonciateur repose sur une base épistémique
allant de l'affirmation au doute et de la réfutation à l'admission (des dizaines de
verbes tels que prétendre, présumer, supposer...). Cet acte épistémique, pourtant,
qui sert de prélude à la communication, n'est pas une simple affirmation de
soi, mais une avancée, une sollicitation de consensus, d'un contrat, auxquelles
l'énonciataire donnera suite par une acceptation ou un refus. (1983 : 123)
Il se trouve que dans le premier texte, des verbes comme "douter", ou"prétendre" ne sont
pas explicitement employés, et c'est au lecteur de trouver cette base épistémique à travers
les multiples indices que nous avons examinés plus haut.
Ces indices ont démontré que ce lecteur:
∙ émet des doutes sur les capacités du narrateur à prendre en charge la narration;
∙ et à la fin prend ses distances par rapport à lui;
, ce qui a pour conséquence de rompre la confiance ou le "contrat fiduciaire" entre les deux.
Dans le Dictionnaire raisonné (1979), A. J. Greimas définit ainsi le "contrat fiduciaire":
Le contrat fiduciaire met en jeu un faire persuasif de la part du destinateur et, en
38
contrepartie, l'adhésion du destinataire .
38
Entrée "Fiduciaire".

61

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Or, les indices que nous avons vus font que le narrateur du premier texte n'emporte pas
"l'adhésion" du lecteur.
Enfin, nous pensons que par-delà le cas particulier de Désert, le lecteur ne manque
pas de se poser la question -à chaque fois qu'il lit un texte littéraire -ou de presse, par
exemple- si le narrateur (cette instance-intermédiaire entre ce lecteur et le livre) est digne
39
de sa confiance et de donc de son "crédit" .

2. La subjectivité du narrateur dans le premier texte.


Une autre problématique que pose le premier texte a trait à la présence du narrateur à
travers des marques de nature linguistique qui renvoient à ce que C. Kerbrat-Orecchioni
appelle dans son étude l'Énonciation (2002) "la subjectivité dans le langage".
En d'autres termes, il s'agit de voir comment un narrateur:
∙ 40
pourvu d'un point de vue mais "désincarné", c'est-à-dire non pourvu d'un profil
physique et psychologique, et cela à l'opposé des personnages:
L'embrayage du PDV du narrateur avec des marques implicites et disséminées
s'accommode d'une certaine "désincarnation de l'observateur". (A. Rabatel, 1998:
119)
∙ 41
et ne participant pas de façon explicite à la marche des nomades vers le nord pour
la conquête des terres;
, est pourtant présent par le biais de certaines marques linguistiques de nature diverse
comme les déictiques, les adjectifs, les adverbes, les comparaisons...
Comme C. Kerbrat-Orecchioni, nous nous intéresserons à ces
traces linguistiques de la présence du locuteur au sein de son énoncé, les
lieux d'inscription et les modalités d'existence de ce qu'avec Benveniste nous
appellerons "la subjectivité dans le langage", (2002: 36).

2.1. Les indices de la subjectivité du narrateur.


Le lecteur se trouve donc devant des passages où la présence du narrateur est très
marquante (un narrateur "envahissant" pour ainsi dire), à travers:

-les déictiques ici et ce(s):


Mais c'était leur vrai monde. Ce sable, ces pierres, ce ciel, ce soleil, ce silence,
cette douleur, et non pas les villes de métal et de ciment, où l'on entendait le bruit
des fontaines et des voix humaines. C'était ici l'ordre vide du désert…p23 Ici,
toutes les caravanes s'étaient retrouvées, celles de Larhdaf et de Saadbou...p229
Il est arrivé ici, à la ville de Tiznit, au bout de sa longue marche inutile… Ici il
souffle maintenant, le vent mauvais, le vent tiède qui vient du nord, qui apporte la
brume de la mer. p397
39
Voir la partie "le narrateur, le lecteur et le principe de contrat fiduciaire selon A. J. Greimas."

62

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Chapitre 3. Le narrateur.

-le déictique temporel maintenant:


Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la Saguiet el Hamra, ils
descendaient lentement les pentes de sable. p14 Maintenant d'autres hommes,
d'autres femmes apparaissaient aussi, comme nés de la vallée. p15

-les métaphores et les comparaisons:


Parfois, le lecteur se trouve devant des métaphores et des comparaisons attribuées au
narrateur et qui dénotent sa subjectivité:
C'était un bruit qui allait au-delà des forces naturelles, un bruit qui déchirait le
réel, et qui apaisait en même temps, le va-et-vient d'une scie immense dévorant le
tronc d'un arbre. Chaque expiration douloureuse et profonde agrandissait encore
la plaie du ciel, celle qui unissait les hommes à l'espace, qui mêlait leur sang et
leur lymphe. Chaque chanteur criait le nom de Dieu, de plus en plus vite, la tête
tendue comme un bœuf qui mugit, les artères du cou pareilles à des cordes sous
l'effort. La lumière des braseros et la lueur blanche de la lune éclairaient leurs
corps vacillants, comme si des éclairs sautaient sans cesse au milieu des nuages
de poussière. p69
Il est clair que dans le dernier exemple, le lecteur se trouve devant une série de métaphores
mise sur le compte du narrateur avec:
∙ le "bruit" qui se trouve assimilé à "une scie immense dévorant le tronc d'un arbre";
∙ "l'expiration" qui se trouve associée au verbe "agrandissait", alors que dans un
emploiordinaire et non métaphorique, ils ne se trouvent jamais ensemble;
∙ le ciel se trouve adjoint à "plaie" dans "la plaie du ciel": même remarque puisque dans
un emploi ordinaire ciel n'est jamais associé avec la "plaie".
Nous avons aussi ces comparaisons mises en avant avec "dans la tête tendue comme un
bœuf qui mugit", et "les artères du cou pareilles à des cordes".
Même remarque dans l'exemple qui suit, où les "défilés" sont brûlants comme "les flancs
d'un volcan":
Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées
du Taïssa, le long des défilés brûlants comme les flancs d'un volcan. p245
Ces métaphores et ces comparaisons démontrent que le narrateur -outre ses fonctions
d'observateur-détenteur d'un point de vue, d'informateur du lecteur, et d'organisateur
42
du texte (ou ce que nous avons appelé la construction textuelle) , une autre fonction
transparaît: c'est celle d'un narrateur-sujet du "discours", responsable et origine des
métaphores et des comparaisons.

-les adjectifs:
Les adjectifs renvoient aussi à une subjectivité, et dans notre cas à celle du narrateur:
Mais ce n'était pas de l'eau pour le plaisir, ni pour le repos. C'était juste la trace
d'une sueur à la surface du désert, le don parcimonieux d'un Dieu sec, le dernier
mouvement de la vie. Eau lourde arrachée au sable...p13

42
Pour toutes ces différentes fonctions voir la partie "un narrateur non digne de confiance".

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Dans la maison de boue au toit à demi effondré, le vieux cheikh est couché, allongé sur
son manteau à même la terre battue. La chaleur est suffocante, l'air est plein du bruit des
mouches et des guêpes. p398
Il a laissé passer les premiers cavaliers, puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les
canons d'acier ont commencé à tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit
sinistre...p436

Page 13 Page 398 Page 436


-don parcimonieux, -un Dieu -chaleur suffocante. l'air est -bruit sinistre.
sec; eau lourde. plein du bruit des mouches

Tous ces adjectifs sont mis sur le compte du narrateur et renvoient à sa subjectivité, ce
qui démontre que cette instance se permet aussi de qualifier tel ou tel nom.

-l'adverbe "peut-être":
Le lecteur ne manque pas de remarque que cet adverbe, exprimant la modalisation, est
utilisé fréquemment par le narrateur:
C'était un pays hors du temps, loin de l'histoire des hommes, peut-être, un pays
où plus rien ne pouvait apparaître...p11 Peut-être qu'ils avaient cessé de croire
aux raisons de cette longue marche...p361 Enveloppés dans leurs manteaux
troués, ils regardaient le feu de braise, en clignant des paupières quand le vent
rabattait la fumée. Peut-être qu'ils n'attendaient plus rien maintenant, les yeux
troubles, le cœur battant au ralenti. p429
Cet adverbe démontre que le savoir est incertain, ce qui pose le problème du degré de vérité
affecté au discours de ce narrateur.

-le passé composé:


Selon C. Kerbrat-Orecchioni, ce temps verbal est un temps déictique exprimant la
subjectivité du locuteur, et du narrateur dans notre cas:
la référence déictique est en général explicite dans le cas du PC. (Ibid. : 52).
Comme nous aurons l'occasion de le voir dans la partie consacrée au "temps", le passé
composé est bien présent dans le premier texte de Désert; la preuve est qu'il inaugure les
premières lignes de l'incipit:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par
la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. p7
Les indices abondent, mais nous nous contentons de ces quelques exemples dans notre
démonstration que le narrateur dans le premier texte de Désert est un narrateur dont la
subjectivité est suffisamment débordante pour ne pas attirer l'attention du lecteur.
Dans le cas où on considérerait le premier texte de Désert comme une fiction
romanesque, le postulat de E. Benveniste, selon lequel le narrateur est objectif dans
"l'énonciation historique" (qui englobe entre autres le texte de fiction)où:
il s'agit de la présentation des faits survenus à un certain moment du temps, sans
aucune intervention du locuteur dans le récit. (1966: 239).
, donc le postulat de E. Benveniste ne résiste pas devant un texte comme celui de Désert:
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Chapitre 3. Le narrateur.

∙ qui donne la preuve que le lecteur peut rencontrer un narrateur "non objectif";
∙ et qui apporte un démenti sur sa prétendue non-intervention dans la fiction
romanesque.
Une autre hypothèse –toujours en confrontant l'hypothèse de E. Benveniste au texte-
relèverait que le premier texte de Désert n'est pas de l'énonciation historique, mais tout
simplement du discours témoignant la multiplicité des indices de sa subjectivité.
Une autre hypothèse dirait que le premier texte de Désert pourrait être aussi une sorte
d' "hybride" combinant ensemble énonciation historique -l'objectivité- et discours -c'est-à-
dire la subjectivité.

3. Le narrateur dans le deuxième texte.


Comme le narrateur du premier texte, celui du deuxième texte est présent aussi à travers les
marques de subjectivité que nous avons examinées plus haut, comme l'emploi des adjectifs,
des comparaisons, ou du passé composé en tant que déictique temporel:

-les adjectifs:
Dans les deux exemples qui suivent il s'agit du PDV du narrateur qui voit Lalla: ces deux
PDV sont construits à travers les adjectifs:
Dans les couloirs sombres de l'hôtel...elle est une silhouette à peine visible,
grise et noire, pareille à un tas de chiffons. p292 La lumière est ardente sur ses
cheveux noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son épaule, en
marchant. La lumière est ardente dans ses yeux couleur d'ambre, sur sa peau,
sur ses pommettes saillantes, sur ses lèvres. p332

Page 292 Page 332


- couloirs sombres; à peine visible, grise et -la lumière est ardente; natte épaisse;
noire. pommettes saillantes.

-les comparaisons:
Dans l'exemple de le page 292 (voir plus haut), c'est le narrateur qui est à l'origine de la
comparaison "pareille à un tas de chiffons"; c'est encore lui qui compare Lalla à un vieux
chien dans l'exemple qui suit:
Lalla tourne dans les rues comme un vieux chien noir au poil hérissé, sans
trouver sa place. p303
, et c'est lui qui compare les cités à des "espèces de moisissures", dans l'exemple qui suit:
Les cités ont agrandi leur cercle, espèces de moisissures au creux des
vallées...p416

-le passé composé:

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Ce temps verbal, en tant que déictique temporel selon C. K. Orecchioni, renvoie à la


subjectivité du narrateur:
L'homme est entré dans la maison d'Aamma, un matin, au commencement de
l'été. C'était un homme de la ville, habillé avec un complet veston gris à reflets... Il
est venu avec quelques cadeaux pour Aamma et pour ses fils...p192 Ensuite elle
est partie à travers les rues de la ville, pour ne plus jamais revenir. Elle a voyagé
en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville, de pays en pays. p408
Ces quelques indices de subjectivité démontrent au lecteur que ce narrateur est bel et bien
présent, et cela contrairement au présupposé d'E. Benveniste, selon lequel le narrateur de
la fiction romanesque est défini par son objectivité.
Comme pour le narrateur du premier texte, celui du deuxième texte se montre "indigne
43
de confiance" ; en effet certains indices font que le lecteur prend ses distances par rapport
à lui; ces indices concernent:
∙ le non-maintienn du même nom pour le même personnage, comme pour Es Ser, et
Lalla:
– Es Ser, le Secret:
Le lecteur remarque dans l'exemple suivant que le narrateur emploie, au sein de la même
page, plusieurs dénominations pour le même personnage, ce qui a pour conséquence de
le désorienter: ces noms sont "l'homme", "Es Ser", "l'homme du désert", et "l'homme bleu
du désert":
C'est là que l'homme vient quelquefois à sa rencontre...Mais Es Ser ne vient pas
toujours. L'homme du désert vient seulement quand Lalla a très envie de le voir...
Mais Lalla n'a pas peur des signes, ni de la solitude. Elle sait que l'homme bleu
du désert la protège de son regard...p95
Même remarque pour l'exemple suivant, où le narrateur multiplie, toujours pour le même
personnage, plusieurs noms: "le guerrier du désert" et "le guerrier bleu" pour l'exemple de
la page 201; "le guerrier bleu du désert", "l'Homme Bleu" "Es Ser, le Secret", et "Es Ser"
seul pour l'exemple de la page 202:
C'est le guerrier du désert voilé de bleu, dont elle ne connaît que le regard aigu...
Le guerrier bleu va sûrement venir, maintenant. p201 Le guerrier bleu du désert
doit venir, maintenant... Il y a le regard de l'Homme Bleu, celui qu'elle appelle Es
Ser, le Secret...le regard d'Es Ser est plus brillant que le feu...p202
∙ Lalla:
Comme pour "Es Ser, le Secret", le narrateur multiplie les dénominations pour Lalla:
Lalla se met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre les
photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme
des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumière, et ses
lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire
encore...p347 Il emmène Hawa en avion jusqu'à la ville de Paris, ils roulent en
taxi...Hawa vêtue d'une combinaison de satin noir, Hawa vêtue d'un imperméable
bleu...Lalla se moque de lui...p349
43
Cette idée d'un narrateur "indigne de confiance" est empruntée à W. C. Booth (1970); elle se rapproche aussi du "contrat
fiduciaire" de A J Greimas, (voir plus haut).

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Chapitre 3. Le narrateur.

Exemple de la page 347. Exemple de la page 349.


Lalla; Hawa; et Lalla Hawa. Hawa répété trois fois; et Lalla.

∙ le va-et-vient entre différents temps verbaux:


En remarquant que le narrateur passe brusquement des temps verbaux du passé aux temps
verbaux du présent (le contraire est vrai aussi), sans raison apparente, le lecteur conclut que
ce narrateur, par oubli, par erreur, ou encore par simple jeu, n'est pas digne de sa confiance:
Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n'y a que la mouette blanche qui
vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla
crie: "Ohé ! Ohé ! Prince !" L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-
dessus de Lalla, puis il s'en va très vite, emporté par le vent dans la direction du
fleuve.Alors Lalla reste longtemps sur la plage, rien qu'avec le bruit du vent et
de la mer dans les oreilles. Lalla a mal dormi toutes ces nuits-là, tressaillant au
moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu'on racontait, des filles qu'on
avait enlevées de force, pendant la nuit, parce qu'elles ne voulaient pas se marier.
Chaque matin, au lever du soleil, Lalla sortait avant tout le monde, pour se laver
et pour aller chercher de l'eau à la fontaine. Comme cela, elle pouvait surveiller
l'entrée de la Cité. Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays,
plusieurs jours de suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici
qu'une ou deux fois dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le
plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort,
et par moments il s'éteint complètement...p195
Dans l'exemple précédent, le narrateur emploie le présent, et cela de "mais Lalla ne trouve
pas le vieux pêcheur" jusqu'à "alors Lalla reste longtemps sur la plage", mais juste après
cette dernière proposition, ce sont les temps verbaux du passé que le narrateur emploie,
sans que le lecteur trouve la moindre explication à cette utilisation brusque.
Même remarque dans l'exemple suivant, où des temps verbaux du passé qui s'étendent
de "alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade" jusqu'à "mais Naman
était tout seul", le narrateur bascule vers le présent sans raison apparente à partir de "il
grelotte si fort":
Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est
serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. Elle n'avait jamais vraiment
ressenti cela auparavant, et elle a dû s'asseoir pour ne pas tomber. Ensuite elle
a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du
monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul,
couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que
ses dents claquent, et qu'il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand
Lalla entre dans la maison. p196
En s'apercevant que le narrateur du deuxième texte oublie, se trompe, ou se joue de lui,
avec:
∙ l'emploi brusque d'un temps verbal du présent à la place du temps verbal du passé,
(le contraire est vrai aussi);
∙ et la multiplication des dénominations pour le même personnage comme pour Lalla et
Es Ser;

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

, le lecteur décide de prendre ses distances par rapport à ce narrateur intermédiaire entre
lui et le texte.

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Chapitre4. Le discours rapporté.

Chapitre4. Le discours rapporté.

En s'appuyant sur le travail de L. Rosier, le Discours rapporté (1999), nous avons décidé
d'employer l'expression "discours rapporté" parce qu'elle constitue une catégorie générique
englobant et rassemblant à la fois les diverses formes de discours: le discours direct (DD),
le discours indirect (DI), le discours indirect libre (DIL) et le discours direct libre (DDL).
Commençons tout d'abord par justifier le choix terminologique, toujours, à la suite de
L. Rosier.
En effet, c'est dans son équivalence à l'énonciation -le plan de l'effectivité, ou encore
celui de l'actualisation- qu'il va falloir saisir le mot discours dans l'expression discours
rapporté (DR):
Le discours rapporté apparaît attaché à des notions appartenant spécifiquement
au plan effectif du discours, dans son opposition à la langue. (L. Rosier; 1999: 56)
Pour ce qui concerne le terme "rapporté", elle affirme ce qui suit:
Nous avons décidé de garder le terme rapporté pour des raisons évidentes de
facilité, mais également parce que nous estimons que notre pratique globale du
rapport au dit d'autrui est foncièrement déterminée par l'idée que nous parlons
toujours avec les mots des autres, que nous rapportons à des degrés divers de
l'autre dans notre discours. (Ibid. : 57)
L. Rosier envisage de ce fait le DR comme un phénomène énonciatif particulier, qui
confronte deux énonciations, l'une se rattachant aux paroles du narrateur et l'autre aux
paroles du personnage.
Ainsi dans le discours direct (DD), le lecteur se trouve devant les paroles du personnage
situées à l'intérieur des guillemets –les marques typographiques distinctives du discours
direct- alors que le narrateur est présent à travers "Y a dit", " Y réplique" ...,comme dans:
Y a dit: "je partirai demain".
Pour le discours indirect, une sorte de dépendance s'établit entre le discours rapportant
(celui du narrateur), et le discours rapporté (celui du personnage), à travers un verbe
introducteur, et la conjonction de subordination "que", comme dans: X a dit que Y partira
demain.
Nous nous contenterons pour le moment de cette présentation théorique du discours
rapporté, sachant que nous verrons un peu plus loin ce que recouvrent d'autres types de
discours comme le discours direct libre, et le discours indirect libre, toujours dans l'optique
de L. Rosier.

1. Le discours direct dans Désert.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Comme l'affirme P. Van Dan Heuvel, le discours direct constitue l'un des "organisateurs", et
"l'un des grands moyens", sur lequel est bâtie la fiction romanesque, (P. Van Dan Heuvel;
1985: 145).
Rappelons qu'au niveau structurel, le discours direct "comporte une proposition
introductive (reporting clause) et les paroles rapportées se trouvent entre guillemets", (M.
Juillard, Cahiers Chronos n° 5 : 73), ainsi dans Y a dit: "je partirai demain":
"a dit" est la proposition introductive(reporting clause), alors que les paroles de X "je
partirai demain", se trouvent entre guillemets.
Enfin une dernière remarque s'impose: nous allons étudier dans cette partie le discours
direct (DD), simultanément dans les deux textes qui forment Désert.
Dans l'exemple qui suit tiré du premier texte, un échange se met en place entre Nour,
son père, et un homme, mais le lecteur ne sait pas qui pose les questions et qui y répond,
du fait que les incises (par exemple, un nom propre ou un pronom personnel + le verbe
introducteur) qui l'informent sont absentes; de même que ce lecteur n'est pas en mesure de
déterminer à qui, "moi" et "toi" réfèrent exactement:
Parfois ils avaient croisé quelqu'un qui marchait vers Smara, et ils avaient
échangé quelques paroles: "Qui es-tu ? " "Bou Sba. Et toi ?" "Yuemaïa." "D'où
viens-tu ? " "Aaïn Rag." "Moi, du Sud, d'Iguetti." Puis ils se séparaient sans
se dire adieu. Plus loin, la piste presque invisible traversait des rocailles, des
bosquets, de maigres acacias. pp25-26
Dans les extraits suivants tirés du deuxième texte, le lecteur ne manque pas de se poser la
question sur l'utilité d'ouvrir les guillemets pour les refermer aussitôt vite, d'autant plus que
le contenu de ces DD est réduit parfois à quelques mots sans aucune valeur informative de
type "tu vas voir" pour l'exemple de la page 277, "Regarde !" pour l'extrait de la page 330,
et "Viens" pour l'exemple de la page 331:
Quelquefois, Radicz a repéré quelqu'un, il dit à Lalla: "Tu vas voir." Il va droit vers
le voyageur qui sort de la gare, un peu éberlué par la lumière, et il lui demande
une pièce. p277 …alors elle montre à Radicz la poignée de billets de banque tout
froissés dans sa main. "Regarde !" Radicz ouvre de grands yeux, mais il ne pose
pas de questions. Peut-être qu'il croit que Lalla a volé cet argent, ou pire encore.
p330 Radicz a l'air si malheureux que Lalla a pitié de lui."Viens!" Elle entraîne le
jeune garçon par la main, à travers les remous de la foule. p331
Dans le fragment qui suit une partie du discours direct se trouve en dehors des guillemets
44
sous forme de discours direct libre (le DDL ): "d'où viennent ces bulles ?", et qui plus est,
ne comporte ni un verbe introducteur, ni un nom propre (ou un pronom personnel comme
"il" ou "elle"), rendant ainsi l'interprétation du lecteur difficile:
"Là! Là!… Encore, encore !" "Là, regarde !" "Et là !…" D'où viennent ces bulles ?
Radicz dit que ce sont les poissons qui respirent, mais Lalla pense que ce sont
plutôt les plantes, et elle pense à ces herbes mystérieuses qui bougent lentement
au fond du port. p296
Dans le dernier exemple, outre l'absence d'un verbe introducteur, et d'un nom (ou d'un
pronom personnel), le DD est mis à mal à travers des interventions se caractérisant par leur
brièveté et leur valeur informative dérisoire se réduisant à la répétition de "là" quatre fois,
et de "encore" deux fois.
44
Nous aurons l'occasion d'étudier cette forme de discours un peu plus loin.

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Chapitre4. Le discours rapporté.

Dans l'exemple suivant (tiré du premier texte), le lecteur note que le discours direct a
du mal à s'enchaîner:
"Que fait-tu là ?" demanda Ma el Aïnine. Sa voix était très douce et lointaine,
comme s'il avait été à l'autre bout de la place. Nour hésita. Il se releva sur les
genoux, mais sa tête resta penchée en avant, parce qu'il n'avait pas le courage de
regarder le cheikh. "Que fais-tu là ?" répéta le vieillard. "Je # je priais" dit Nour;
il ajouta : "Je voulais prier". Le cheikh sourit. "Et tu n'as pas pu prier?" "Non",
dit simplement Nour. Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plaît, donne-moi ta
bénédiction de Dieu." Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa
légèrement sa nuque. Puis il fit relever le jeune garçon et il l'embrassa. "Quel
est ton nom?" demanda-t-il, "N'est-ce pas toi que j'ai vu la nuit de l'Assemblée?"
Nour dit son nom, celui de son père et de sa mère. À ce dernier nom, le visage de
Ma el Aïnine s'éclaira. "Ainsi ta mère est de la lignée de Sidi Mohammed, celui
qu'on appelait Al Azraq, l'Homme Bleu?" "Il était l'oncle maternel de ma grand-
mère", dit Nour. pp53-54
La répétition par le cheikh de "que fait-tu là ?" figure cette difficulté du discours direct à
commencer, à cause du silence de Nour qui ne répond pas à la question.
La difficulté dans ce discours est mise en avant aussi quand Nour hésite à répondre
comme l'indique "Nour hésita", une hésitation qui se trouve matérialisée par la double
répétition du pronom personnel "je", du verbe "prier", et le tiret qui signifie l'absence de
fluidité de la parole "je ― je priais...je voulais prier"; dans cette partie le lecteur conclut
qu'au lieu de contribuer à libérer la parole, le discours direct ne fait que la confiner dans des
hésitations préjudiciables pour la communication entre ces deux personnages.
Ce discours est encore mis en difficulté quand le lecteur note que Nour répond de façon
laconique par un "non" signifiant toujours son hésitation, et qu'il bascule de son vouloir de
prier à sa demande de vouloir bénéficier de la bénédiction du cheikh: cette instabilité au
niveau de la thématique nuit encore au DD.
Au niveau de la structure, une partie du discours direct se trouve narrativisée (c'est-
à-dire prise en charge par le narrateur): "Nour dit son nom, celui de son père et de sa
mère": ce qui désoriente le lecteur c'est que presque la totalité de cet échange a pris la
forme d'un discours direct, mais voilà qu'à la fin une partie des paroles de Nour se trouve
inexplicablement située en dehors du même discours.
Dans le fragment suivant il s'agit d'un échange entre Paul Estève et Lalla, après que
cette dernière s'est évanouie:
...elle tombe, très lentement, comme au fond d'un immense puits, sans espoir
de se rattraper. "Qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…" La voix
crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de l'haleine avant
de recouvrer la vue. Elle est à moitié tassée contre un bas de mur. Un homme
tient sa main et se penche vers elle. "…Ça va mieux, ça va mieux…" Elle arrive à
parler, très lentement.. L'homme la fait asseoir à une table. Il se penche toujours
vers elle. Il est petit et gros, avec un visage grêlé, une moustache, presque pas de
cheveux. "J'ai faim", dit Lalla. Elle est indifférente à tout, peut-être qu'elle pense
qu'elle va mourir. "J'ai faim." Elle répète cela lentement. L'homme, lui, s'affole et
bégaye. Il se lève, il court vers le comptoir, il revient bientôt avec un sandwich
et un panier de brioches. Lalla ne l'écoute pas...L'homme la regarde manger, et
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

son gros visage est encore tout agité par l'émotion. Il parle par bouffées, puis
il s'arrête, de peur de fatiguer Lalla. "Quand je vous ai vue tomber, comme ça,
devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose! C'est la première fois que cela vous
arrive? Je veux dire, c'est terrible, avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les
gens qui étaient derrière vous ont failli vous marcher dessus, et ils ne se sont
même pas arrêtés, c'est # Je m'appelle Paul, Paul Estève, et vous? Vous parlez
français? Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce pas? Vous avez assez mangé? Voulez-
vous que j'aille vous chercher encore un sandwich?" Son haleine sent fort l'ail, le
tabac et le vin, mais Lalla est contente qu'il soit là, elle le trouve gentil et ses yeux
brillent un peu. Lui, s'en aperçoit, et il recommence à parler, comme il fait, dans
tous les sens, en faisant les questions et les réponses. "Vous, vous n'avez plus
faim ? Vous allez boire un peu? Du cognac? Non, il vaut mieux quelque chose
de sucré, c'est bon quand on est faible, un coca? Ou un jus de fruit? Je ne vous
ennuie pas trop? Vous savez, moi, c'est la première fois que je vois quelqu'un
s'évanouir devant moi, comme ça, par terre, et ça # ça m'a fait un choc, vraiment.
Je travaille # Je suis employé aux P et T., voilà, je n'ai pas l'habitude # enfin je
veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin, voulez-
vous que j'aille téléphoner ?… Elle se lève, et l'homme l'accompagne jusqu'à la
rue. "Vous # vous êtes sûre que ça va aller maintenant? Vous pouvez marcher?"
"Oui, oui, merci", dit Lalla. Avant de partir, Paul Estève écrit son nom et son
adresse sur un bout de papier. "Si vous avez besoin de quelque chose…" Il serre
la main de Lalla. Il est à peine plus grand qu'elle. Ses yeux bleus sont encore tout
embués d'émotion. "Au revoir", dit Lalla. Et elle s'en va le plus vite qu'elle peut,
sans se retourner. pp279-280-281
Comme nous le remarquons, ce fragment est très long, et nous avons jugé utile de le
reproduire presque intégralement pour mieux suivre notre analyse.
Ce discours commence par "qu'y a-t-il ? Mademoiselle? Ça va mieux? Ça va ?…": le
problème ici c'est que le lecteur ignore qui est l'origine de ces paroles, à cause de l'absence
d'une incise qui puisse l'informer, de type:
"une femme (ou un homme) + dit".
C'est une page après que le lecteur arrive à rattacher ce fragment à une source: il s'agit
de l'homme qui s'appelle P. Estève, et l'indice est le terme "ail" qui est utilisé aussi bien
au début dans "la voix crie quelque part, très loin de son oreille, elle sent l'odeur d'ail de
l'haleine", qu'au milieu du fragment dans "son haleine sent fort l'ail".
Le lecteur note dans ce discours un net déséquilibre entre les propositions de Lalla qui
sont courtes, brèves et peu nombreuses (cinq propositions en tout), et celles de P. Estève
qui sont longues et multiples:
∙ les propositions de Lalla: "Ça va mieux" répétés deux fois; "J'ai faim" deux fois;"Oui,
oui, merci"; et "au revoir".
En effet, et à chaque fois, c'est P. Estève qui prend l'initiative dans ce discours et qui parle
presque seul, sans qu'il y ait la moindre réaction de la part de Lalla: "et il recommence
à parler, comme il fait, dans tous les sens, en faisant les questions et les réponses"; de
même qu'une indication comme: "Lalla ne l'écoute pas" indique que Lalla ne coopère pas,
et accentue encore l'effet d'un discours déséquilibré.

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Chapitre4. Le discours rapporté.

∙ Les répétitions, attribuées à P. Estève, sont multiples:


– la répétition de "ça" dans "quand je vous ai vue tomber, comme ça,
devant moi, ça, ça m'a fait quelque chose!"; et "comme ça, par terre, et
ça ― ça m'a fait un choc";
– la répétition de "vous" dans "vous, vous n'avez plus faim ? Vous
allez boire un peu ?", et dans "vous ― vous êtes sûre que ça va aller
maintenant ? Vous pouvez marcher ? ";
– la répétition de "je" dans "je travaille ― Je suis employé aux P. et T.,
voilà, je n'ai pas l'habitude ― enfin je veux dire, peut-être..."
Même les répliques de Lalla n'échappent pas non plus à la répétition: "ça va mieux, ça va
mieux"; "j'ai faim... j'ai faim"; "Oui, oui".
Ces répétitions sont significatives pour le lecteur: en effet elles indiquent que le DD dans
Désert n'est pas ce facteur garant d'une progression fluide de la communication, puisqu'il
bloque et freine la parole.
Les interruptions au niveau de la thématique ou du contenu démontrent encore plus
que ce discours direct est mis à mal:
Quand je vous ai vue tomber, comme ça, devant moi, ça, ça m'a fait quelque
chose ! C'est la première fois que cela vous arrive ? Je veux dire, c'est terrible,
avec tout ce monde, là, dans l'avenue, les gens qui étaient derrière vous ont failli
vous marcher dessus, et ils ne se sont même pas arrêtés, c'est # Je m'appelle
Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ? Vous n'êtes pas d'ici, n'est-ce
pas ? Vous avez assez mangé ? Voulez-vous que j'aille vous chercher encore un
sandwich ?
Dans le dernier extrait, le lecteur note le passage:
∙ de la réaction passionnelle de P. Estève: "ça, ça m'a fait quelque chose ! c'est
terrible";
∙ à la phase qui consiste à se présenter (ou le rituel de présentation): "c'est ― Je
m'appelle Paul, Paul Estève, et vous ? Vous parlez français ?".
Après cette phase de présentation, le lecteur note le surgissement d'une autre thématique
liée à la nourriture: "voulez-vous que j'aille vous chercher encore un sandwich ?
La rupture au niveau thématique se poursuit:
∙ en effet des questions de P. Estève pour savoir si Lalla veut manger ou boire quelque
chose:
Vous, vous n'avez plus faim ? Vous allez boire un peu ? Du cognac ? Non, il vaut
mieux quelque chose de sucré, c'est bon quand on est faible, un coca ? Ou un jus
de fruit ?... Je travaille # Je suis employé aux P. et T. voilà, je n'ai pas l'habitude #
enfin je veux dire, peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin.
, le lecteur note le retour à la phase que nous avons appelée la phase de présentation avec
"je travaille ― je suis employé aux P. et T.";
∙ enfin une autre interruption se met en place quand P. Estève propose à Lalla d'aller
voir un médecin: "peut-être que vous devriez quand même aller voir un médecin".

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Comme nous l'avons remarqué dans le dernier exemple, le discours direct dans Désert est
tout sauf cette cohérence au niveau de la communication, avec ces multiples hésitations et
interruptions qui finissent par détruire l'un des symboles de la fiction.
Dans le fragment qui suit le discours direct est le lieu des hésitations du photographe qui
éprouve des difficultés à s'exprimer de façon limpide; ces hésitations sont mises en avant
à travers la répétition de "je":"je, excusez-moi, de vous aborder comme cela,.mais je ―";
∙ de "vous êtes" dans "vous êtes entrée" "vous êtes ―";
∙ de "c'était", et "extraordinaire" dans "c'était ― c'était extraordinaire...c'étaitvraiment
extraordinaire":
Quand elle s'approche de la porte, Lalla voit à la table voisine un homme d'une
trentaine d'années, l'air un peu triste. Il se lève et vient vers elle. Il bafouille.
"Je, excusez-moi, de vous aborder comme cela, mais je #" Lalla le regarde bien
en face, en souriant. "Voilà je suis photographe et j'aimerais bien faire des
photos de vous, quand vous voudrez." Comme Lalla ne répond pas, et continue
à sourire, il s'embrouille de plus en plus. "C'est parce que # je vous ai vue,
là tout à l'heure, quand vous êtes entrée dans le restaurant et c'était # c'était
extraordinaire, vous êtes # c'était vraiment extraordinaire. p338
Il y a des DD qui sont réduits à une seule voix où un seul personnage parle sans que l'autre
daigne coopérer avec lui: c'est le cas du DD précédent où Lalla ne parle pas à l'homme:
"Lalla ne répond pas"; c'est le cas aussi de l'exemple suivant (tiré du premier texte) où Nour
pose les questions sans aucune réponse de la part de ses interlocuteurs:
De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers
lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux, il disait: "Salut, salut, tu n'es
pas trop fatigué, veux-tu que je t'aide à porter ta charge ?" Mais eux restaient
silencieux, ils ne le regardaient même pas… pp227-228
Même mécanisme dans l'exemple qui suit où Lalla pose une question sans la moindre
réponse de la part de lavieille femme:
Lalla va s'asseoir à côté d'elle, elle essaie de lui parler. "Vous habitez ici ?"
"D'où est-ce que vous venez ? Quel est votre pays ?" La vieille femme la regarde
sans comprendre, puis elle a peur, et elle voile son visage avec un pan de sa robe
bariolée. p304
Le lecteur se rend compte à travers les derniers exemples qu'en se réduisant à une seule
voix, le discours direct est condamné irrémédiablement à se réduire au silence, en l'absence
de la parole de l'autre.
Dans l'extrait qui suit où il s'agit d'un échange entre Aamma et le policier:
"C'est ta fille ?" "Non, c'est ma nièce", dit Aamma. Il prend tous les papiers et
il les examine. "Où sont ses parents ?" "Ils sont morts." "Ah", dit le policier. Il
regarde les papiers comme s'il réfléchissait. "Elle travaille ?" "Non, pas encore,
Monsieur", dit Aamma; elle dit "Monsieur" quand elle a peur. "Mais elle va
travailler ici ?" "Oui, Monsieur, si elle trouve du travail. Ce n'est pas facile de
trouver du travail pour une jeune fille." "Elle a dix-sept ans ?" "Oui Monsieur." "Il
faut faire attention, il y a beaucoup de dangers ici pour une jeune fille de dix-sept
ans." Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle n'a pas compris, et il insiste. Il
parle lentement, en détachant bien chaque mot, et ses yeux brillent comme si ça
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Chapitre4. Le discours rapporté.

l'intéressait davantage, maintenant. "Fais attention que ta fille ne finisse pas à


la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup qui sont là-bas, des filles
comme elle, tu comprends ?" "Oui Monsieur", dit Aamma. Elle n'ose pas répéter
que Lalla n'est pas sa fille. Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur
lui, et cela le met mal à l'aise. Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et
le silence devient intolérable. Alors le gros homme éclate, et il recommence,
avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère: "Oui, je comprends, oui,
on dit ça, et puis un jour ta fille sera sur le trottoir, une putain à dix francs la
passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce
que je t'aurai prévenue." Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées.
Aamma reste immobile, paralysée, mais Lalla n'a pas peur du gros homme. Elle le
regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit seulement; "Allez-vous-en."
Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la
bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est
dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et
en un instant il est dehors… pp284-285-286.
, le lecteur remarque qu'il y a insistance sur la peur d'Aamma: "elle dit Monsieur quand elle
a peur", "Aamma ne dit rien", "elle n'ose pas répéter que Lalla n'est pas sa fille", "Aamma
reste immobile", une peur matérialisée par la concision de ses réponses dans la majorité
des cas: "non, c'est ma nièce", "ils sont morts." "oui Monsieur"...
Le lecteur infère de cet extrait, qu'au lieu de contribuer à délivrer la parole, le DD ne
fait que bloquer Aamma en l'enfermant dans sa peur.
Quand le policier enchaîne sur le même sujet concernant le risque qu'encourt une jeune
femme comme Lalla dans les rues: "et il insiste", "comme si ça l'intéressait davantage", "et
il recommence", le lecteur constate que ce discours direct peine à évoluer et progresser,
puisque c'est la même thématique qui se trouve répétée.
De même que ce discours n'est pas fait pour que l'un écoute l'autre, en effet le policier
n'écoute pas Aamma qui, au début, lui a dit que Lalla n'est pas sa fille:
C'est ta fille ?" Non, c'est ma nièce".
, et continue tout au long de ce fragment à utiliser "ta fille" démontrant que le discours n'a
pas accompli sa fonction de compréhension:
Fais attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine...
Enfin, le policier se met en colère: "le gros éclate, et il recommence avec une voix rageuse",
"il crie presque, les veines de ses tempes gonflées": ce discours, basé sur la parole, échoue
à dissiper la peur d'Aamma, provoque la colère du policier, et finit sur un ton conflictuel avec
l'injonction faite par Lalla au policier de quitter l'appartement:
"Allez-vous-en." ...Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est
dehors.
Le fragment qui suit met en relief l'aspect conflictuel dans le discours entre Lalla et sa tante
Aamma:
"Je ne veux pas me marier, jamais !" Aamma reste silencieuse un bon moment.
Quand elle parle de nouveau, sa voix s'est radoucie, mais Lalla reste sur ses
gardes. "Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux me
faire cet affront." Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu'elle découvre pour

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. "Ça m'est égal", dit-elle. "Je ne
veux pas me marier avec cet homme. Je ne veux pas de ces cadeaux ridicules !"
Elle montre le miroir électrique qui est debout sur son socle, posé sur le sol de
terre battue. "Tu n'as même pas l'électricité !" Puis, tout d'un coup, elle en a
assez. Elle sort de la maison d'Aamma, et elle va jusqu'à la mer. pp193-194
45
Le ton polémique et éristique de ce discours est évident avec la colère de Lalla: en effet à
la volonté de sa tante de la faire marier à l'homme riche, s'oppose la détermination de Lalla
de ne pas épouser cet homme: le lecteur par conséquent que ce discours direct ne résout
pas le conflit, mais accentue les divergences entre les deux personnages, et provoque la
rupture avec la fuite de Lalla de chez sa tante.
Des DD sous le signe de la négation sont fréquents dans Désert, et la plupart du temps
l'adverbe de négation "non" conclut brutalement le discours, et met fin à toute initiative de
le poursuivre: c'est le cas des trois fragments suivants où le guerrier aveugle demande à
Nour s'ils sont arrivés au lieu promis par le cheikh Ma el Aïnine, mais à chaque fois Nour
répond par la négation:
"Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous
sommes arrivés à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" Nour
regardait autour de lui, et il ne voyait que l'étendue sans fin de la pierre et de
la poussière, la terre toujours pareille sous le ciel. Il détachait son fardeau, et
il disait simplement : "Non, ce n'est pas encore ici." Alors, comme chaque
soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre, mangeait quelques
dattes…p234 "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous sommes arrivés ?" Et puis
il disait: "Dis-moi ce que tu vois." Mais Nour répondait simplement: "Non, ce
n'est pas ici. Il n'y a que le désert, nous devons marcher plus loin." Maintenant,
le désespoir gagnait les hommes...p237 "Est-ce qu'il va me rendre la vue? Est-ce
que je pourrai voir à nouveau ?" "Je ne sais pas", dit Nour. Le guerrier aveugle
gémit et retomba sur le sol, la tête dans la poussière. p244
Dans l'exemple qui suit le lecteur ne comprend pas pourquoi les paroles de Radicz sont
rapportées entre guillemets –ces derniers sont le signal distinctif du discours direct- alors
que celles de Lalla se situent en dehors des guillemets, et sont prises en charge par le
narrateur:
"mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. Pourtant, il y a
des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un gâteau,
ou pour aller au cinéma"; "Lalla lui demande pourquoi": Aussi, quand il voit
une jeune femme qui a l'air bien, il pousse Lalla, il lui dit: "Vas-y, toi, demande-
lui." Mais Lalla n'ose pas demander de l'argent. Elle a un peu honte. Pourtant,
il y a des moments où elle aimerait bien avoir un peu d'argent, pour manger un
gâteau, ou pour aller au cinéma. "C'est la dernière année que je fais cela", dit
Radicz. "L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris." Lalla lui demande
pourquoi. "L'année prochaine, je serai trop vieux, les gens ne donnent plus rien
quand on est trop vieux, ils disent qu'on n'a qu'à travailler." Il regarde Lalla un
instant, puis il demande si elle travaille, et Lalla secoue la tête. Radicz montre
quelqu'un qui passe là-bas, du côté des autobus. "Lui aussi il travaille avec moi,
on a le même patron." C'est un jeune Noir très maigre qui a l'air d'une ombre…
45
Selon J. M. Adam (1992), "éristique" est un adjectif qui vient de "éris" et signifie "querelle".

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Chapitre4. Le discours rapporté.

Radicz hausse les épaules. "Il ne sait pas y faire. Il s'appelle Baki, je ne sais
pas ce que ça veut dire, mais ça fait rigoler les autres Noirs quand ils disent
son nom. Il ne rapporte jamais beaucoup d'argent au patron." Comme Lalla le
regarde étonnée: "Ah oui, tu ne sais pas, le patron, c'est un gitan comme moi, il
s'appelle Lino…" Il connaît tous les mendiants de la ville par leur nom. Il sait où
ils habitent, avec qui ils travaillent, même ceux qui sont plutôt des clochards et
qui vivent tout seuls. p278
Dans le dernier exemple, le discours direct est perturbé du fait qu'une de ses parties (les
paroles de Radicz) relève du discours direct, alors que l'autre partie (les paroles de Lalla)
se trouve en dehors de ce même discours, puisqu'elle est prise en charge par l'énonciateur-
46
locuteur .
Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où le lecteur remarque que la réponse de
Nour se trouve, inexplicablement, exclue des guillemets, et par conséquent du DD:
"Où est-ce que nous sommes? Est-ce que c'est ici ?"demandait le guerrier
aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très
loin du but. p241
Il y a une autre manière de "détruire" le discours direct: c'est quand Lalla décide
47
d'interrompre, sans raison apparente, l'interview qu'elle accorde à une journaliste:
-On dit que vous écrivez des poèmes ? -Je ne sais pas écrire. -Et le cinéma ?
Avez-vous des projets ? -Non. -Qu'est-ce que l'amour pour vous ? Mais tout
à coup, Lalla Hawa en a assez, et elle s'en va très vite, sans se retourner, elle
pousse la porte de l'hôtel et elle disparaît dans la rue. p353
Dans le dernier exemple, le lecteur remarque que le DD est le moment où, au lieu de se
dissiper, la tension au contraire s'accentue et provoque la rupture.

Conclusion.
Comme nous venons de le voir, il y a plusieurs moyens de mettre à mal le discours direct
dans le premier texte de Désert; en effet, il y a une insistance sur la difficulté que rencontre
ce discours soit par l'emploi de la négation qui met fin à toute tentative de le poursuivre,
soit en multipliant les hésitations démontrant que le DD n'assume plus sa fonction de
communication fluide...Mais à notre sens, le plus important à souligner est que l'un des
48
"organisateurs" de la fiction romanesque se trouve subvertie à l'extrême.

2. Le discours direct libre, (le DDL).


Comme nous l'avons vu plus haut dans l'introduction, le DDL est l'une des formes que peut
prendre le discours rapporté dans un texte fictif.
Pour ce qui concerne les caractéristiques du DDL, nous avons vu plus haut que:
46
Cet énonciateur-locuteur est différent du personnage, et peut être le narrateur dans notre cas.
47
L'interview est l'une des formes que peut prendre le DD.
48
Selon l'expression employée par Van Dan Heuvel (1985: 145).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ "discours" renvoie à la dimension effective de la langue, c'est-à-dire à son


actualisation;
∙ "direct" signifie que le lecteur se trouve confronté au discours du personnage sans
intervention directe de la part du narrateur:
Le style direct restitue textuellement, verbatim, avec le cas échéant ses
particularités individuelles, de prononciation, de syntaxe, ses choix lexicaux et
même ses erreurs, l'énoncé écrit ou oral. (Michel Juillard, Cahiers Chronos n° 5:
72)
∙ pour L. Rosier, ce qui rapproche le DDL du DD, ce sont les "critères énonciatifs"
comme le temps verbal présent, les déictiques temporels de type "maintenant", "à
l'instant", ou personnels comme "je" "vous"..., et les discordanciels que nous aurons
à exposer un peu plus loin; mais à l'opposé du discours direct (DD), le DDL ne
comporte:
– ni le verbe introductif de type: "X dit: "je partirai demain",
– ni les guillemets comme signal du discours direct.
∙ pour ce qui concerne "libre", Anna Jaubert affirme ce qui suit:
L'adjectif libre a d'abord eu le sens purement formel, grammatical, de non
subordonné.(Cahiers Chronos n° 5: 52)
Cela suppose qu'à l'opposé du discours indirect, le DDL (et le DIL aussi) ne comporte ni
le verbe introductif, ni la conjonction de subordination "que", qui permettent tous les deux
d'introduire une proposition subordonnée, comme dans:
"X dit qu'il part".
Il nous reste enfin à voir la différence entre le discours indirect libre (le DIL) et le DDL qui
se partagent la propriété d'être "libre": toujours pour L. Rosier, l'indice privilégié du DIL est
"la présence de l'imparfait", (Ibid. : 281), alors que le présent est la caractéristique du DDL;
∙ au niveau formel ces deux formes se combinent avec tout ce qui renvoie à
l'énonciation comme les déictiques, les discordanciels...
∙ enfin tous les deux apparaissent sans le verbe introductif, ni la conjonction "que".
Pour ce qui concerne les "discordances énonciatives", L. Rosier réfère au terme de
49
"discordanciel" qu'elle a emprunté à la grammaire de Damourette et Pichon :
Seront appelés discordanciels, tous les mots ou locutions permettant d'attirer
le dire du narrateur (rapporteur) vers le dit du personnage (locuteur dont on
rapporte les propos): ils confrontent le discours citant au discours cité. Ces
discordances vont toujours dans le sens d'une actualisation du discours cité.
Elles se rencontrent indifféremment au DD, au DI, au DIL ou au DDL, mais
toujours comme signes actualisateurs. (Ibid. : 153).
Ce qui nous importe ici c'est que, tout comme la deixis, les discordanciels renvoient à la
dimension effective de la langue du discours cité, (le discours cité réfère aux paroles du
personnage).
Exemples de discordanciels donnés par L. Rosier:
49
Pour Damourette et Pichon, la forme discordancielle concerne l'emploi du "ne" de la négation dans sa corrélation avec "pas"
"jamais" "rien"..., voir Des mots à la pensée, (7 tomes).

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Chapitre4. Le discours rapporté.

∙ les connecteurs: mais, suivi de certes; après tout; peut-être...


∙ les ruptures modales: type injonction, exclamation, interrogation.
∙ et les morphèmes d'assertion ou de dénégation à tendance polémique comme: oui,
si, non.
Exemple:
Elle s'était levée, oh descends, c'est qu'il me fait mal avec ses pattes, il me
griffe, ses ongles sont durs, ça aussi c'est la vieillesse. (Danièle Sallenave, Un
50
printemps froid: 15) .
Dans cet exemple, il s'agit d'un DDL attribué au pronom personnel "elle" avec deux
discordanciels, en l'occurrence:
∙ l'exclamation: "oh";
∙ et la modalité sous forme d'injonction: "descends".
Dans cet exemple, il y a d'autres signes qui renvoient à l'actualisation du DDL: d'abord le
déictique personnel "me" qui fait référence à la première personne dans "c'est qu'il me fait
mal" et "il me griffe", et ensuite le déictique temporel présent.

2.1 Des difficultés d'interprétation liées au discours direct libre dans


le deuxième texte.
Comme nous aurons l'occasion de le voir dans la partie consacrée aux temps verbaux dans
Désert, le présent de l'indicatif est le temps-pivot dans le deuxième texte de Désert, dans
le sens où c'est le temps qui domine tout au long de ce texte.
En outre, ce qui nous a motivés à postuler l'existence du DDL:
∙ c'est parce qu'aussi bien les discordanciels que les déictiques sont abondamment
employés dans le deuxième texte, et cela en combinaison avec le temps présent;
∙ et parce que ces discordanciels et ces déictiques ne sont introduits ni par un verbe
introductif, ni par la conjonction de subordination "que", ni par les guillemets.
Dans cette partie, notre tâche consiste à démontrer que s'il existe des passages où il est
relativement facile au lecteur d'attribuer le DDL à une source énonciative, il lui est par contre
impossible de déterminer, dans certains cas, cette source, compliquant de ce fait son travail
interprétatif.
Dans le fragment suivant, le lecteur apprend que Lalla "aime le Hartani", parce que ce
dernier détient un pouvoir dans ses mains, comme celui des magiciens: d'où le constat fait
par le lecteur que la proposition qui apparaît sous forme de DDL dans "peut-être qu'il est
vraiment un magicien", est rattachée à Lalla:
Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses tempes,
comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange, qui
la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle-même, qui la
dénoue, l'apaise. C'est pour cela surtout que Lalla aime le Hartani, parce qu'il a ce
pouvoir dans les paumes de ses mains. Peut-être qu'il est vraiment un magicien.
p132
50
Exemple tiré de L. Rosier (1999: 287).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Dans l'extrait suivant, les marques du DDL sont deux discordanciels, en l'occurrence la
modalisation à travers "peut-être", et l'interrogation, et cela à partir de "peut-être que c'est
la mer qui regarde":
Lalla recommence à marcher lentement le long du rivage, et elle sent une sorte
d'ivresse au fond d'elle, comme s'il y avait vraiment un regard qui venait de la
mer, de la lumière du ciel, de la plage blanche. Elle ne comprend pas bien ce que
c'est, mais elle sait qu'il y a quelqu'un partout, qui la regarde, qui l'éclaire de son
regard. Cela l'inquiète un peu, et en même temps lui donne une chaleur, une onde
qui rayonne en elle, qui va du centre de son ventre jusqu'aux extrémités de ses
membres. Elle s'arrête, elle regarde autour d'elle: il n'y a personne, aucune forme
humaine. Il y a seulement les grandes dunes arrêtées, semées de chardons, et
les vagues qui viennent, une à une, vers le rivage. Peut-être que c'est la mer qui
regarde comme cela sans cesse, regard profond des vagues de l'eau, regard
éblouissant des vagues des dunes de sable et de sel ? p157
Dans le dernier extrait ce qui aide le lecteur à attribuer ce DDL à Lalla, c'est la présence du
thème du regard aussi bien à l'interrogation: "peut-être que c'est la mer qui regarde", qu'au
début du fragment dans "elle sait qu'il ya quelqu'un partout, qui la regarde".
Même mécanisme dans l'exemple suivant où le lecteur rattache sans aucune difficulté
le discordanciel exclamatif "il y a tant de rues, tant de noms !" à Lalla, à cause de la répétition
du terme "rues", au début de l'exemple "maintenant, elle a appris le nom des rues", (le
pronom personnel "elle" renvoie à Lalla):
Maintenant, elle a appris le nom des rues, en écoutant parler les gens. Ce sont
des noms étranges, si étranges qu'elle les récite parfois à mi- voix, tandis qu'elle
marche entre les maisons: "La Major La Tourette Place de Lenche..." Il y a tant de
rues, tant de noms ! pp268-269
Dans l'extrait suivant, le discordanciel interrogatif "où aller, où disparaître ?" est attribué à
Lalla qui cherche une cachette, comme avant sa venue à Marseille; ce qui aide le lecteur
à poser cette hypothèse c'est le lien qui s'établit entre les deux propositions à travers
"disparaître" et "cachette":
Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme
autrefois, dans la grotte du Hartani...p328
Dans l'extrait qui suit, la proposition interrogative combinée avec un DDL, est rattachée à
Radicz caché dans la voiture qu'il est en train de voler:
Radicz voit avec netteté les visages des policiers, leurs uniformes noirs. Au
même moment, il sent le regard dur et meurtrier qui l'observe du haut d'un des
balcons de l'immeuble, là où le store vient de se lever rapidement. Faut-il rester
dans la grande voiture, terré comme un animal ? Mais c'est vers lui qui viennent
les policiers, il le sait, il n'en doute pas. Alors son corps se détend d'un bond,
jaillit par la portière. p394
Il est inutile de multiplier les exemples de ce type, qui sont d'ailleurs nombreux: notre objectif
dans les derniers exemples était de démontrer qu'il existe dans le deuxième texte de Désert
des passages de DDL, où le lecteur arrive à leur trouver une source énonciative: en effet
dans tous les cas, les discordanciels comme l'interrogation, l'exclamation, et la modalité
exprimée par "peut-être", ne peuvent référer qu'à Lalla et Radicz.

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Chapitre4. Le discours rapporté.

Mais comme dans la partie consacrée à la problématique du point de vue (PDV), le


lecteur n'échappe pas à des passages où il se trouve parfois dans l'impossibilité de savoir
à qui tel ou tel discours direct libre réfère.
C'est le cas de l'extrait suivant:
Ici, autour, il n'y a que cela: la lumière du ciel, aussi loin qu'on regarde. Les
dunes vibrent sous les coups de la mer qu'on ne voit pas, Mais qu'on entend.
Les petites plantes grasses sont luisantes de sel Comme de sueur ? Il y a des
insectes ça et là, une coccinelle pâle, une sorte de guêpe à la taille si étroite
qu'on la dirait coupée en deux, une Scolopendre qui laisse des traces fines dans
la poussière; et des mouches plates, couleur de métal, qui cherchent les jambes
et le visage De la petite fille, pour boire le sel. pp75-76
, où:
∙ la présence des déictiques démonstratifs "ici", "cela" et "ça et là", et du connecteur
"mais", combinés au temps verbal présent;
∙ et l'absence du verbe introductif et de la conjonction de subordination "que"
, font que le lecteur interprète qu'il se trouve devant un DDL. Mais le problème c'est que ce
fragment ne donne aucun indice concernant la source énonciative de ce DDL, et le lecteur
hésite dans son attribution, entre "la petite fille" Lalla qui apparaît à la fin, et le narrateur.
Même remarque dans l'exemple qui suit, où la profusion d'indices renvoyant à
l'énonciation fait que le lecteur interprète qu'il est devant un DDL:
Ce qui est étrange, ici, dans la Cité, c'est que tout le monde est très Pauvre, mais
que personne ne se plaint jamais. La Cité, c'est surtout c'est amoncellement de
cabanes de planches et de zinc, avec, en guise de toit, ces grandes feuilles de
papier goudronné maintenues par des Cailloux. Quand le vent souffle trop fort
sur la vallée, on entend claquer toutes les planches et tintinnabuler les morceaux
de zinc, et le crépitement des feuilles de papier goudronné qui se déchirent dans
une Rafale. Ça fait une drôle de musique qui brinquebale et craquette, comme
si on était dans un grand autobus déglingué sur une route de terre, ou comme
s'il y avait des tas d'animaux et de rats qui galopaient sur les toits et le long des
ruelles. Parfois, la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la
ville le lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu'ils sont si pauvres
qu'ils n'ont pas peur de perdre ce qu'ils ont. Peut-être aussi qu'ils sont contents,
parce qu'après la tempête, le ciel au-dessus d'eux est encore plus grand, plus
bleu, et la lumière encore plus belle. En tout cas, autour de la Cité, il n'y a rien
d'autre que la terre très plate, avec le vent de poussière, et la mer, si grande
qu'on ne peut pas la voir tout entière. Lalla aime regarder le ciel. Elle va souvent
du côté des dunes, là où le chemin de sable part droit...p90
Dans le précédent extrait, ces indices sont:
∙ les déictiques démonstratifs: "ici", "cet amoncellement", "ces grandes feuilles", "ça fait
une drôle de musique",
∙ les discordanciels à travers:
– les connecteurs dans: "mais que personne ne se plaint", "surtoutcet
amoncellement", "parfois, la tempête est très dure", "mais les gens font
ça en riant", "en tout cas autour de la Cité, il n'y a rien d'autre"...
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– et le modalisateur peut-être dans "peut-être aussi qu'ils sont contents":


Dans le dernier exemple, le lecteur est tenté de rattacher ce DDL à Lalla dont le nom
apparaît au début du paragraphe commençant à partir de "Lalla aime regarder le ciel": ce
qui aide le lecteur dans cette interprétation c'est la présence du terme "ciel" aussi bien dans
ce paragraphe que dans le précédent qui comporte un DDL sans une source déterminée:
"parfois, la tempête est très dure...le ciel au-dessus d'eux est encore plus grand".
À notre sens, cette dernière hypothèse reste faible, tout simplement à cause de
l'absence d'autres indices (à part "ciel") pour l'appuyer.
Le fragment suivant pose le même type de difficulté d'interprétation au lecteur:
Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est pas
bien sûr du jour qu'on est en train de vivre. C'est un temps déjà ancien, et comme
s'il n'y avait rien d'écrit, rien de sûr. Personne d'ailleurs ne pense vraiment à
cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla y pense souvent,
quand elle va sur le plateau de pierres où vit l'homme bleu qu'elle appelle Es Ser.
C'est peut-être à cause des guêpes aussi. Il y a tellement de guêpes dans la Cité,
beaucoup plus que d'hommes et de femmes. Depuis l'aurore jusqu'au crépuscule
elles vrombissent dans l'air, à la recherche de leur nourriture, elles dansent dans
la lumière du soleil. Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes
pareilles, comme les mots que dit Aamma, comme les visages des filles qui se
retrouvent autour de la fontaine. Il y a des heures torrides, quand le soleil brûle
la peau à travers les habits, quand la lumière enfonce des aiguilles dans les yeux
et fait saigner les lèvres. Alors Lalla s'enveloppe complètement dans les toiles
bleues, elle attache un grand mouchoir derrière sa tête, qui couvre son visage
jusqu'aux yeux…p115
, malgré la présence d'indications qui renvoient à un DDL comme:
∙ "ici, dans la Cité", "personne d'ailleurs ne pense vraiment à cela, ici", "c'est peut-être
à cause des guêpes aussi", "il y a tellement de guêpes","pourtant, dans un sens, les
heures ne sont jamais toutes pareilles"...;
, malgré, donc, la présence de ces indices, le lecteur reste dans l'impossibilité de les
rattacher de façon univoque à Lalla, bien que son nom figure dans "alors Lalla s'enveloppe".
Dans l'exemple qui suit, outre le constat que le point de vue qui commence dès "les
guêpes sont venues, maintenant" jusqu'à "comme des papillons de nuit, et elles meurent",
est difficilement rattachable, car le focalisateur et le verbe de perception ne sont pas
mentionnés explicitement; le lecteur constate aussi que certains indices qui renvoient à un
DDL sont dépourvus d'une source:
La voix étrangère s'éteint en murmurant, elle disparaît dans le feu et la fumée
bleue, et Lalla doit attendre longtemps, sans bouger, avant de comprendre que
la voix ne reviendra plus. Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal,
mais elle ne dit rien, tandis qu'Aamma recommence à découper des lanières de
viande, et à les placer sur le treillis de bois, au milieu de la fumée. "Parle-moi
encore d'elle, Aamma ." "Elle savait beaucoup de chansons, Lalla Hawa, elle
avait une jolie voix, comme toi, et elle savait jouer de la guitare..." Les guêpes
sont venues, maintenant. L'odeur de la viande grillée les a attirées, et elles sont

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Chapitre4. Le discours rapporté.

venues par centaines. Elles vrombissent autour du foyer, en cherchant à se


poser sur les lanières de viande. Mais la fumée les chasse, les étouffe, et elles
traversent le feu, ivres. Certaines tombent dans les braises et brûlent d'une brève
flamme jaune, d'autres tombent par terre, assommées, à demi brûlées. Pauvres
guêpes ! Elles sont venues pour avoir leur part de la viande, mais elles ne savent
pas s'y prendre. La fumée âcre les saoule et les rend furieuses, parce qu'elles ne
peuvent pas se poser sur le treillis de bois. Alors elles vont droit devant elles,
aveuglées, stupides comme des papillons de nuit, et elles meurent. Lalla leur jette
un morceau de viande, pour calmer leur faim, pour les éloigner du feu. Mais l'une
d'elles frappe Lalla, la pique au cou. "Aïe !" crie Lalla, qui l'arrache et la jette au
loin, tout endolorie mais pleine de pitié, parce qu'elle aime bien les guêpes dans
le fond. p177
Dans le dernier exemple, les indices sont:
∙ les discordanciels comme l'exclamation dans "Pauvres guêpes !", et les
connecteurs mais dans "mais la fumée les chasse", et alors dans "alors elles vont
droit devant elles";
∙ et les indices de l'énonciation comme le déictique temporel maintenant dans "les
guêpes sont venues, maintenant"; il faut noter aussi que dans cet exemple, le lecteur
est tenté d'attribuer ce DDL à Lalla dont le nom apparaît dès "Lalla leur jette un
morceau de viande", mais cette interprétation reste peu fondée à cause de l'absence
d'indication suffisante et explicite.
Même mécanisme dans l'exemple qui suit:
Et puis il y a eu le vent de malheur qui a soufflé sur le pays, plusieurs jours de
suite. Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois
dans l'année, à la fin de l'hiver, ou en automne. Ce qui est le plus étrange, c'est
qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne souffle pas très fort, et par moments il
s'éteint complètement et on l'oublie. Ce n'est pas un vent froid comme celui des
tempêtes, au cœur de l'hiver, quand la mer lève ses vagues furieuses. Ce n'est
pas non plus un vent brûlant et desséchant comme celui qui vient du désert, et
qui allume la lueur rouge des maisons, qui fait crisser le sable sur les toits de
tôle et de papier goudronné. Non, le vent de malheur est un vent très doux qui
tourbillonne, qui lance quelques rafales, puis qui pèse sur les toits des maisons,
qui pèse sur les épaules et sur la poitrine des hommes. Quand il est là, l'air
devient plus chaud et plus lourd, comme s'il y avait du gris partout. Quand il
vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout, les petits
enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on l'appelle le
vent de malheur. Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur la Cité, Lalla
l'a tout de suite reconnu. pp195-196
, où nonobstant la présence:
∙ des déictiques comme ici et ce dans "qui ne vient ici", "ce n'est pas un vent froid";
∙ du discordanciel non dans "Non, le vent de malheur";
∙ et des connecteurs non plus dans "ce n'est pas non plus un vent brûlant", et puis
dans "et puis il y a eu le vent de malheur";

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

, le lecteur reste dans l'impossibilité de déterminer de façon précise la source énonciative


de ce DDL.
Dans le DDL qui suit, le discordanciel interrogatif "mais qui est Hawa ?" reste sans
source déterminée puisque le lecteur ne sait pas s'il doit le rattacher au narrateur, ou bien
au photographe qui est présent aussi:
Mais qui est Hawa ? Chaque jour, quand elle se réveille, dans le grand living-
room gris-blanc où elle dort sur un matelas pneumatique, à même le sol, elle
va se laver dans la salle de bains sans bruit, puis elle sort par la fenêtre, et elle
s'en va à travers les rues du quartier, au hasard, elle marche jusqu'à la mer. Le
photographe se réveille, il ouvre les yeux, mais il ne bouge pas, il fait comme s'il
n'avait rien entendu, pour ne pas déranger Hawa. Il sait qu'elle est comme cela,
qu'il ne faut pas essayer de la retenir. Simplement, il laisse la fenêtre ouverte,
pour qu'elle puisse entrer, comme un chat. p346
Il se trouve que quelques pages après, le même discordanciel interrogatif, et par-delà le
même DDL, est répété presque avec les mêmes termes, mais cette fois-ci le lecteur sait
que c'est le photographe qui est l'auteur de ces interrogations:
Il regarde Lalla Hawa, et c'est comme si, par instants, il apercevait une autre
figure, affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son
corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la
profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble. Qui est-ce ? Celle
qu'il appelle Hawa, qui est-elle, quel nom porte-t-elle vraiment ? pp350-351
Si le lecteur sait dans le dernier fragment que c'est le photographe qui se pose la question
sur l'identité de Lalla "qui est-ce ? Celle qu'il appelle Hawa...", il rencontre des difficultés
quand il essaie de trouver la source énonciative du DDL, dans l'exemple de la page 346.
Il est clair que le travail interprétatif du lecteur n'est pas aisé du tout, puisque toutes les
caractéristiques du DDL: les discordanciels, les déictiques, l'absence du verbe introductif et
de la conjonction de subordination "que", et l'emploi du temps verbal présent, sont autant
de signaux d'un DDL, mais le problème c'est que, dans certains exemples le lecteur n'arrive
pas à les rattacher à une source énonciative précise.
En effet, comme pour la problématique du PDV, Désert ne fournit pas l'information
nécessaire pour l'attribution des différents DDL, ce qui va à l'encontre du postulat de
coopération (U. Eco), et d'interaction (W. Iser ) entre le texte et le lecteur.

3. Les discours direct libre et indirect libre dans le


premier texte.
Après avoir examiné le DDL dans le deuxième texte, nous passons au premier texte qui
lui aussi présente des exemples posant des difficultés d'interprétation liées aussi bien au
discours direct libre qu'au discours indirect libre: sachant, comme nous l'avons vu plus haut,
que ce qui différencie le DIL du DDL c'est l'emploi du temps verbal: en effet si le DDL se
combine avec le présent, celui du DIL s'utilise avec l'imparfait; tandis que ce qui rapproche
les deux formes ce sont l'absence du verbe introductif, de la conjonction de subordination
"que", et des guillemets.

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Chapitre4. Le discours rapporté.

Comme nous allons le voir dans la partie consacrée au temps, le premier texte présente
une structure verbo-temporelle originale:
∙ en effet le temps-pivot dans le premier texte est l'imparfait, et le lecteur s'attend de ce
fait à ce qu'il y aurait des DIL, comme nous l'avons vu plus haut avec L. Rosier;
∙ mais nous verrons aussi que le présent de l'indicatif fait son apparition à côté de
l'imparfait, rompant ainsi avec le postulat de H. Weinrich (1973) selon lequel le
présent n'est jamais utilisé dans une fiction romanesque (le monde raconté): le plus
important à retenir, ici, c'est que l'apparition du présent entraîne aussi l'apparition du
DDL.
Dans l'extrait qui suit:
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait la
pointe de la petite Ourse, l'étoile solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, à l'autre
extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l'est, il montrait à Nour le
pont où brillent les cinq étoiles Alkaïde, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda. Tout à fait
l'est, à peine au-dessus de l'horizon couleur de cendre, Orion venait de naître,
avec Alnilam un peu penché de côté comme le mât d'un navire. Il connaissait
toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui étaient comme
des commencements d'histoires. Alors il montrait à Nour la route qu'ils suivraient
le jour, comme si les lumières qui s'allumaient dans le ciel traçaient les chemins
que doivent parcourir les hommes sur la terre. Il y avait tant d'étoiles ! La nuit
du désert était pleine de ces feux qui palpitaient doucement, tandis que le vent
passait et repassait comme un souffle. p11
, le lecteur ne sait pas s'il doit rattacher le DIL sous forme de proposition exclamative "il y
avait tant d'étoiles !":
∙ à Nour qui regarde le ciel;
∙ ou au père qui montre et regarde lui aussi le ciel;
∙ ou tout simplement au narrateur:
Dans l'extrait, les propositions qui prennent la forme d'un DIL sont elles aussi difficilement
rattachables à une source déterminée; ces propositions sont:
∙ l'exclamative: "naturellement, avec les Espagnols, il avait la partie belle !
∙ et les deux interrogatives: "que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya, à cap Juby ?";
et "combien d'hommes avaient pu traverser cette région ?":
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois
qu'on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l'irréductible, le
fanatique, l'homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert,
lui, la tête de la rébellion, l'assassin du gouverneur Coppolani. "Rien de sérieux",
disait l'état-major, à Casa, à Fort-Trinquet, à Fort-Gouraud. "Un fanatique. Une
sorte de sorcier, un faiseur de pluie, qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux
du Draa, du Tindouf, tous les nègres de Mauritanie." Mais le vieil homme du
désert était insaisissable. On le signalait dans le Nord, près des premiers postes
de contrôle du désert. Quand on allait voir, il avait disparu. Puis on parlait de
lui encore, cette fois sur la côte, au Rio de Oro, à Ifni. Naturellement, avec les
Espagnols, il avait la partie belle ! Que faisait-on, là-bas, à El Aaiun, à Tarfaya,
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

à cap Juby ? Son coup fait, le vieux cheikh, rusé comme un renard, retournait
avec ses guerriers sur son "territoire", là-bas, au sud du Draa, dans la Saguiet
el Hamra, dans sa "forteresse" de Smara. Impossible de l'en déloger. Et puis il y
avait le mystère, la superstition. Combien d'hommes avaient pu traverser cette
région ? pp374-375
Dans l'extrait précédent, la difficulté pour le lecteur consiste en ce qu'il ne sait pas si les
trois discordanciels sont à rattacher:
∙ à l'état-major qui a déjà prononcé des paroles sous forme de discours direct, et cela
de "rien de sérieux disait l'état-major" jusqu'à "tous les nègres de Mauritanie", et qui
peut être aussi la source énonciative de ces DIL;
∙ ou bien au général Moinier qui peut être également la source énonciative de ces DIL
avec l'emploi de "il pensait".
Dans l'exemple suivant rien n'indique que le discordanciel interrogatif commençant à partir
de "peut-être que le jour où son père et sa mère" jusqu'à la fin, a pour source énonciative
Nour, laissant de ce fait le lecteur dans l'indécision:
Nour ne sentait plus la main du guerrier aveugle agrippée à son épaule. Il
avançait seulement, sans savoir pourquoi, sans espoir de s'arrêter jamais.
Peut-être que le jour où son père et sa mère avaient décidé d'abandonner les
campements du Sud, ils avaient été condamnés à errer jusqu'à la fin de leur
existence, dans cette marche sans fin, de puits en puits, le long des vallées
desséchées ? p362
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Tandis qu'il chevauche avec les officiers, l'observateur civil pense à tous ceux
qui attendent la chute du vieux cheikh. Les Européens d'Afrique du nord, les
"Chrétiens", comme les appellent les gens du désert# mais leur vraie religion
n'est-elle pas celle de l'argent ? Les Espagnols de Tanger, d'Ifni, les Anglais
de Tanger, de Rabat, les Allemands, les Hollandais, les Belges, et tous les
banquiers, tous les hommes d'affaires qui guettent la chute de l'empire arabe,
qui font déjà leurs plans d'occupation, qui se partagent les labours, les forêts
de chêne-liège, les mines, les palmeraies. Les agents de la Banque de Paris et
des Pays-Bas, qui relèvent le montant des droits de douane dans tous les ports.
Les affairistes du député Étienne, qui ont créé la "Société des Émeraudes du
Sahara", la "Société des Nitrates du Gourara-Touat", pour lesquelles la terre nue
doit livrer passage aux chemins de fer imaginaires, aux voies transsaharienne,
transmauritanienne, et c'est l'armée qui ouvre le passage à coups de fusil.
Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul contre cette vague d'argent
et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal traqué contre ceux qui
spéculent, qui convoitent les terres, les villes, contre ceux qui veulent la richesse
que promet la misère de ce peuple ? À côté de l'observateur civil, les officiers
chevauchent, le visage impassible, sans prononcer une parole inutile. Leur
regard est fixé sur l'horizon, au-delà des collines de pierres, là où s'étend la
vallée brumeuse de l'oued Tadla. pp377-378
; en effet, si l'observateur civil est la source du DDL -un DDL qui apparaît sous forme d'une
proposition interrogative (en italique) "l'observateur civil pense à tous ceux qui attendent la

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Chapitre4. Le discours rapporté.

chute du vieux cheikh...mais leur vraie religion n'est-elle pas celle de l'argent ?"- par contre,
et à partir de "que peut-il encore, le vieil homme de Smara" jusqu'à "la richesse que promet
la misère de ce peuple ?", le lecteur hésite à considérer ces deux dernières interrogatives
comme se rattachant toujours à l'observateur:

Conclusion.
Que ce soit dans le premier ou dans le deuxième texte, les quelques exemples
examinés démontrent bien que le travail interprétatif du lecteur se heurte à des difficultés
insurmontables, en effet s'il sait qu'il se trouve devant un DDL et un DIL avec des signaux
comme:
∙ la présence des déictiques, et des discordanciels;
∙ l'emploi du temps verbal présent pour le DDL, et l'imparfait pour le DIL;
∙ et l'absence du verbe introductif, et de la conjonction de subordination "que";
, le lecteur rencontre par contre des difficultés d'interprétation parce que le texte ne fournit
pas le chaînon manquant qui permette de compléter son information, en l'occurrence la
source énonciative.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chapitre 5. Le récit.

1. Qu'est-ce qu'un récit ?


Dans notre définition du "récit", nous avons décidé de nous appuyer sur le travail de
Françoise Revaz, Les Textes d'action (1997):
∙ parce que ses hypothèses sont claires;
∙ et que son principal ouvrage consacré aux différents types d'action, est venu après
les travaux de P. Ricœur (les trois tomes de Temps et Récit) et de J. M. Adam (Le
Texte narratif, Linguistique textuelle…), consacrés à l'étude du "récit", permettant
ainsi de comprendre les thèses de ces théoriciens, et de les dépasser par des
compléments théoriques.
F. Revaz propose ce schéma dans sa définition du récit:

1.1. Quelques explications concernant le schéma du récit.


Pour ce qui concerne les situationsinitiale et finale, F. Revaz postule ceci: "on ne parlera
"d'état" ou de "situation" que lorsqu'il y a caractérisation effective d'un sujet: le sujet est (ou
a) X; le sujet n'est pas (ou n'a pas) X", (F. Revaz; 1997: 169).
Le nœud et le dénouement sont les "déclencheurs" qui caractérisent le récit par rapport
aux autres types d'action:
∙ le nœud: la définition qu'en donne F. Revaz est empruntée à B. Tomachevski; ce
dernier affirme que lenœud est "l'ensemble des motifs qui violent l'immobilité de la
51
situation initiale et entament l'action", (1965: 274) .
∙ le dénouement: "loin de constituer la "résolution" d'une Situation initiale
problématique, conduit au contraire à une Situation finale encore plus compliquée",
(F. Revaz ; 1997: 177).
Il est clair que pour F. Revaz, on ne parle de "récit" que dans le cas où le nœud et le
dénouement seraient présents:
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Chapitre 5. Le récit.

Composer un récit, c'est donc nouer et dénouer une intrigue. En l'absence de


Nœud et de Dénouement aux bornes de l'action, on ne peut plus parler de forme
narrative, même si la succession des actions présente une unité. (Ibid. : 177)
"L'action", elle, doit être "unifiée" et se caractérise par "la présence d'un agent animé
(personnage humain ou anthropomorphe), doté d'une volonté qui provoque le changement
ou tente de l'empêcher, (Ibid. : 75).
F. Revaz emprunte la notion de "proposition narrative", (notée: Pn1, Pn2, Pn3, Pn4,
Pn5 dans le schéma) à J. M. Adam; elle est définie par ce dernier comme
constituée d'un prédicat (Préd.) et d'arguments-acteurs (A). Le prédicat se réfère
soit aux propriétés des personnages (énoncé d'un état: prédicat qualitatif), soit à
leurs actions (énoncé d'un faire: prédicat actionnel), (J. M. Adam; 1985: 37)
Exemples:
Le grand Schtroumpf est vieux;
Le grand Schtroumpf part en voyage.
(1) se résume ainsi:
Énoncé d'état + A = être vieux (Grand Schtroumpf);
(2) donne ceci:
Énoncé de faire + A = partir (Grand Schtroumpf).
Les cinq propositions narratives que nous venons de voir: les situationsinitiale et finale,
le nœud, le dénouement, et l'action donnent ensemble une séquence narrative, ou un récit.
Nous terminons avec cette dernière remarque en insistant sur le fait que "le récit" ou
"la séquence narrative" n'est qu'une séquence parmi d'autres qui peuvent entrer dans la
composition d'un "texte": ainsi pour J. M. Adam, (1999) "un texte" se compose de cinq types
de séquences, qui sont: les séquences narrative, descriptive, argumentative, explicative, et
dialogale.
Pour ce qui concerne le "texte", J. M. Adam affirme qu'il fait
l'objet d'une théorie générale des agencements d'unités (ce qu'on appellera la
texture pour désigner les faits micro-linguistiques et la structure pour les faits
macro-linguistiques) au sein d'un tout de rang de complexité linguistique plus
ou moins élevé. Cet objet abstrait était celui des "grammaires de textes", il reste,
dans une autre configuration épistémologique, l'objet de la linguistique textuelle.
(J. M. Adam; 1999: 40).
Pour revenir au schéma de F. Revaz, nous pensons qu'un exemple permettra de mieux
comprendre le fonctionnement des cinq propositions narratives (Pn):
52
*L'histoire du prince qui ne pouvait pas manger .
[Pn1] Ilétait une fois un roi qui avait un fils; celui-ci faisait toute la fierté de son père.
Le jeune prince était un élève appliqué, un cavalier rapide comme l'éclair et un escrimeur
surpassant les meilleurs guerriers. [Pn2] Cependant, le bonheur du roi se trouva soudain
troublé. En effet, brusquement, le prince ne put plus prendre la moindre nourriture; il devint
de jour en jour plus blême et plus maigre, à la grande désolation du roi.

52
Exemple donné par F. Revaz, (1997: 184).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

[Pn3] Les cuisiniers de la cour présentaient au jeune prince les mets les plus fins:
des chapons rôtis, des cochons de lait parfumés au romarin, des carpes bien en chair
pêchées dans l'étang du château, des langoustes grillées provenant de mers lointaines, des
fruits exotiques et mille friandises. Le pauvre prince se contentait de hocher la tête, puis se
détournait. C'est alors que le roi fit venir au chevet de son fils les médecins et les savants
les plus brillants de la planète. Ils s'engagèrent dans d'interminables délibérations, inclinant
la tête de-ci de-là; mais, en fin de compte, ils ne purent apporter aucune aide au prince.
Par une nuit où la tempête faisait rage, le roi désespéré était assis au chevet de son fils, ne
sachant plus que faire. Tout à coup, on frappa à la porte du château; les chiens se mirent à
aboyer et les gardes se réveillèrent en sursaut. "Qui est là ?" cria le capitaine, brandissant
sa hallebarde. "Je ne suis que le compagnon du boulanger" répondit une voix claire. "Va-
t-en, sinon..." menaça le capitaine de la garde royale. Mais, à cet instant, le roi arriva en
toute hâte et donna l'ordre d'ouvrir la porte.
[Pn4]"Le prince retrouvera santé et bonne humeur s'il en mange" dit en riant le
compagnon boulanger qui montrait au roi surpris un pain léger et doré. Lorsque le prince
en eut mangé à satiété, il se sentit effectivement mieux. [Pn5] Des messagers répandirent
la bonne nouvelle dans tout le royaume. Le peuple manifestait sa joie et pensait: le pain est
un aliment riche et sain dont les vertus sont bien souvent méconnus...
La situationinitiale, [Pn1] est euphorique: le fils du roi est doté de toutes les qualités:
c'est un élève appliqué, un cavalier rapide, et un bon escrimeur. Cette situation d'équilibre
est tout à coup perturbée par un évènement inattendu; c'est le nœud [Pn2]: une maladie
rend maigre le fils qui ne peut plus manger.
On fait tout pour que le prince recouvre sa santé [Pn3], c'est l'action, cette dernièrese
trouve subdivisée en sous-actions:
∙ les cuisiniers préparent les mets les plus fins, mais le prince "se contentait de hocher
la tête, puis se détournait": premier échec.
∙ le roi a fait venir des médecins et des savants, mais n'ont pas réussi à guérir son fils:
deuxième échec.
Après les deux tentatives échouées, le roi est désespéré.
Une nuit, on frappe à la porte du château: c'est le compagnon du boulanger qui propose
de guérir le prince: il apporte du pain.
[Pn4]:leprinceest enfin guéri après qu'il a mangé le pain, c'est le dénouement.
[Pn5]: retour à la situationinitiale d'équilibre, et d'euphorie liée à la guérison du prince.

2. Le récit dans le premier texte.

2.1 Un récit perturbé.


Nous allons voir dans cette partie que si dans le premier texte les cinq propositions
narratives sont toutes employées pour former le "récit", par contre, leur disposition présente
des écarts par rapport au schéma de F. Revaz, ce qui pose des problèmes d'interprétation
au lecteur.
Une première lecture tendrait à poser ce tableau pour le récit:
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Chapitre 5. Le récit.

Situation initiale. Nœud. Actions. Dénouement. Situation finale.


-Les nomades -Les Chrétiens -Les nomades -Double défaite -Définitivement,
possèdent des (les Français) chassés de leurs des nomades. les nomades n'ont
terres et des puits. donnent la chasse terres, se dirigent plus aucune terre.
aux nomades vers Saguiet el
en occupant Hamra pour s'unir
leurs terres, et à Ma el Aïnine: ce
en contrôlant les dernier projette
puits. de marcher vers
le nord; -Une
longue marche
commence vers
le nord; -les deux
fils du cheikh
veulent affronter
l'ennemi; -deux
batailles contre
les Chrétiens (ou
l'affrontement).

Comme nous le remarquons, la situation initiale pose les nomades comme possédant
des terres et des puits; ce qui donne cette formule: le sujet a X, ou le sujet est en
53
"conjonction" avec l' "objet de valeur ".
Le nœud, défini comme ce qui viole et entame l'immobilité de cette situationinitiale, se
résume ainsi: les Chrétiens occupent les terres et les points d'eau qui appartiennent aux
nomades.
Pour avoir des terres et des puits (retour à la situationinitiale), les nomades se doivent
d'accomplir certaines actions (la Pn actions):
∙ ils affluent à la Saguiet el Hamra pour rejoindre Ma el Aïnine: ce dernier projette de
marcher vers le nord;
∙ une longue marche s'ensuit;
∙ les fils du cheikh projettent de combattre les Chrétiens;
∙ deux batailles livrées aux Chrétiens (ou l'affrontement).

53
Cette notion d' "objet de valeur" est empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; pour ce dernier tout "objet" comporte
une "valeur": -"L'objet est comparable au concept dont on ne peut manipuler que la compréhension, étant entendu que celle-ci n'est
constituée que de valeurs différentielles. L'objet apparaît comme un espace de fixation, comme un lieu de réunion occurrentielle de
déterminations-valeurs...En prenant la syntaxe pour ce qu'elle est, c'est-à-dire pour la représentation imaginaire, mais aussi la seule
manière d'imaginer la saisie du sens et la manipulation des significations, on peut comprendre que l'objet est un concept syntaxique,
un terme-aboutissant de notre relation au monde, mais en même temps un des termes de l'énoncé élémentaire qui est un simulacre
sémiotique représentant, sous la forme d'un spectacle, cette relation au monde. Cependant, la saisie de sens, on l'a vu, ne rencontre
sur son chemin que des valeurs déterminant l'objet, et non l'objet lui-même. (A. J. Greimas; 1983: 22-23). Dans le premier texte de
Désert, l'objet est "la terre", qui permet de "vivre" ; "vivre" est de ce fait la valeur rattachée par les nomades à la "terre": -le sujet qui
possède un objet de valeur est en conjonction avec cet objet, on a ainsi un énoncé d'état conjonctif: SO; -alors que le sujet qui est
dépossédé de l'objet de valeur se trouve par contre en disjonction avec cet objet, l'énoncé obtenu est dit énoncé d'état disjonctif: S
O. (Ibid. : 28).

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Le dénouement "qui conduit au contraire à une Situationfinale encore plus compliquée"


selon F. Revaz,(1997: 177), peut être décrit comme suit: les nomades subissent une double
défaite aux chapitres cinq et sept.
Enfin la situation finale est à l'opposé de la situation initiale, puisqu'un renversement
s'est opéré: les nomades se trouvent définitivement sans terres et sans puits.
Contrairement à ce que laisse transparaître ce tableau , les choses ne sont pas aussi
faciles qu'on ne le pense, puisque des difficultés surgissent pour le lecteur qui note que les
cinq propositions narratives se trouvent perturbées, et n'apparaissent pas dans l'ordre tel
que présenté dans le schéma par F. Revaz.
Ainsi la situation initiale n'est exposée qu'au deuxième chapitre, et cela bien après la
Pnactions:
Ils étaient venus parce que la terre manquait sous leurs pieds, comme si elle
s'était écroulée derrière eux...p46
Le lecteur comprend que cette dernière proposition contient un présupposé: <avant, la terre
ne manquait pas sous les pieds des nomades>; pour résumer, disons que cette situation
n'est pas explicitement exposée par le texte, et c'est au lecteur de la trouver.
Cette situation se caractérisée par "l'euphorie", témoignant ces deux extraits tirés du
chapitre trois:
Le guerrier aveugle continuait à parler, maintenant, mais il ne parlait plus de
la guerre. Il racontait à voix presque basse son enfance à Chinguetti, la route
du sel, avec son père et ses frères.... Il parlait de cela doucement, presque en
chantonnant...p232
Quand l'aveugle se rappelle de sa ville, avant qu'elle soit occupée par les Chrétiens, sa voix
se radoucit, "il parlait de cela doucement", ce qui signifie que cette situation était euphorique.
Même remarque pour l'extrait suivant, où le lecteur note qu'en racontant la vie dans sa
ville avant l'arrivée des Chrétiens, la voix de l'aveugle "chantonnait un peu, comme s'il se
berçait lui-même pour atténuer sa souffrance":
Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre,
mangeait quelques dattes et du pain, puis il s'étendait sur la terre, et il continuait
à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près
du lac Chinchan. Il parlait de l'oasis où l'eau est verte, où les palmiers sont
immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l'ombre est pleine du
chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l'eau. Il racontait
cela avec sa voix qui chantonnait un peu, comme s'il se berçait lui-même pour
atténuer sa souffrance. pp234-235
Le nœud pose problème aussi: en effet comme pour la situationinitiale, il n'est posé qu'au
deuxième chapitre, après la Pnactions:
Les autres cheikhs, les chefs de grande tente, et les guerriers bleus sont venus,
l'un après l'autre. Tous disaient la même parole, la voix brisée par la fatigue et par
la sécheresse. Ils parlaient des soldats des Chrétiens qui entraient dans les oasis
du Sud, et qui apportaient la guerre aux nomades; ils parlaient des villes fortifiées
que les Chrétiens construisaient dans le désert, et qui fermaient l'accès des puits
jusqu'aux rivages de la mer. Ils parlaient des batailles perdues, des hommes
morts, si nombreux qu'on ne se souvenait même plus de leurs noms...p39

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Chapitre 5. Le récit.

Dans cet extrait, le lecteur apprend que les <soldats des Chrétiens ont occupé les terres
et les puits, ce qui a obligé les nomades à se déplacer>: comme nous l'avons vu avec F.
Revaz , il s'agit ici d'un élément qui provoque une "perturbation" et rompt l'immobilité de la
situationinitiale.
La proposition narrative "actions" (Pn3)est celle qui pose le plus de problèmes au
lecteur: rappelons qu'elle se résume ainsi:
∙ l'affluence des nomades vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes du cheikh Ma
el Aïnine: sous-action 1;
∙ la longue marche vers le nord: sous-action 2;
∙ la volonté des fils de Ma el Aïnine d'attaquer l'ennemi: sous-action 3;
∙ deux batailles livrées aux Chrétiens: sous-action 4 .
Pour ce qui concerne la sous-action "affluence vers Saguiet el Hamra pour s'unir aux troupes
de Ma el Aïnine", elle se trouve posée:
∙ dès le début du premier chapitre:
Les hommes, les bêtes, tous avançaient sur la terre desséchée, au fond de cette
grande blessure de la vallée de la Saguiet. p16 Les hommes venaient de l'est, au-
delà des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala...Ils étaient
revenus, chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la grande
vallée de la Saguiet el Hamra...p24
∙ et une partie du deuxième chapitre:
Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el
Hamra. p33
Le problème dans cette proposition narrative:
∙ c'est qu'elle se trouve exposée la première bien avant la situation initiale et le nœud,
ce qui va à l'encontre du schéma présenté par F. Revaz;
∙ le lecteur ne peut pas interpréter "l'affluence des nomades à la ville de Saguiet el
Hamra" comme faisant partie de la proposition narrative actions, que quand il aura lu
le deuxième chapitre où sont exposés la situation initiale et le nœud.
Pour résumer, le problème pour le lecteur se présente ainsi: le statut de "l'affluence vers
Saguiet el Hamra" reste indéterminé, et ne sera interprété comme faisant partie de la
54
proposition narrative (Pn) actions, qu'après l'exposition de la situationinitiale et du nœud
au chapitre deux.
La sous-action "longue marche vers le nord" commence dès la fin du deuxième chapitre:
Le soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé
à marcher sur la route de poussière, vers le nord. p72
Mais elle pose aussi difficulté pour le lecteur: en effet, elle est anormalement la plus longue
des sous-actions -on peut parler de "mise en avant", "d'emphase" ou "d'amplification" de
cette marche puisqu'elle se poursuit:
∙ au chapitre trois:
54
Le lecteur comprend qu'après l'occupation des terres par les Chrétiens: le nœud au chapitre deux; les nomades affluent vers
Saguiet el Hamra pour s'unir au cheikh dans son projet de trouver d'autres terres: la sous-action 1 exposée au chapitre premier.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense...p222 Ils ont
recommencé à marcher sur la piste...p229 Comme cela ils ont traversé les monts
du Ouarkziz...La caravane s'étirait sur tout le plateau, d'un bout à l'autre de
l'horizon. p235 Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes
déchiquetées du Taïssa...p245 Au lever du jour, la caravane est repartie,
accompagnée des Aït ou Moussa et des montagnards venus d'Illirh...p248
∙ au chapitre quatre:
Alors, quand il a compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir
tous...Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360 Ils ont franchi
les montagnes pendant des jours. p363
De même qu'entre le chapitre six où le lecteur apprend que le cheikh se meurt dans la ville
de Tiznit, et le chapitre sept, les nomades ont poursuivi leur marche vers la ville d'Agadir.
Toujours dans la proposition narrative "actions", un autre problème se pose au lecteur:
il a trait au vouloir des nomades, en effet comme nous l'avons vu plus haut, F. Revaz
postule que l'un des fondements de la Pn"actions" est le personnage qui doit être "doté
d'une volonté qui provoque le changement ou tente de l'empêcher, (Ibid. : 75).
Or, "le vouloir" qui sous-tend la Pnactions reste imprécis pour le lecteur, au moins durant
les trois premiers chapitres:
∙ ainsi dès l'incipit, le lecteur est dérouté quand il lit que les nomades "ne voulaient rien"
ce qui sape "le récit" dans l'un de ses fondements:
Ils ne disaient rien. Ils ne voulaient rien. p8
∙ au même chapitre, et quelques lignes après, un "vouloir" est enfin prêté aux
nomades: ces derniers marchent "pour trouver autre chose", mais l'emploi du terme
"chose" ne fait pas avancer le lecteur qui ne sait pas encore pourquoi les nomades
ont entrepris cette marche:
...alors ils marchaient sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient
déjà parcourus, pour trouver autre chose. p13
Ce "vouloir" est enfin dévoilé au deuxième chapitre où lecteur apprend que les nomades
marchent vers le nord pour être "en conjonction" avec la terre et l'eau:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit..." "Où ?" avait demandé Nour.
"Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit; là-bas, il y a de
l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent..."p49
Le lecteur qui croit que le vouloir est cette fois-ci posé définitivement, est vite désorienté
puisqu'il apprend, au chapitre trois, que les nomades se trouvent dotés d'un autre vouloir
qui consiste à marcher vers le nord pour livrer la guerre sainte aux Chrétiens:
Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de
la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa, ceux des puits
du Tassouf, les hommes de Messeïed... tous ceux que la misère et la menace
de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la côte, et qui avaient
appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la guerre sainte, pour
chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Un vouloir qui se trouve confirmé quelques pages plus loin, au même chapitre :

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Chapitre 5. Le récit.

Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et


des montagnards venus d'Illirh, de Tafermit...tous ceux qui voulaient suivre Ma el
Aïnine dans sa guerre pour le royaume de Dieu. p248
Un troisième vouloir différent est prêté aux nomades qui marchent vers le nord pour
renverser le sultan allié des Français:
"Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et
faire nommer à sa place Moulay Hiba..." p382
Nous pensons que la multiplication des "vouloirs" prêtés aux nomades déstabilise le récit,
et désoriente, par conséquent, le lecteur qui ne sait pas exactement pour quelle raison les
nomades ont entrepris leur marche, en effet:
∙ au chapitre premier, et dès l'incipit, le lecteur lit que les nomades "ne voulaient rien",
puis apprend qu'ils marchent pour trouver "autre chose";
∙ au chapitre deux, il lit que les nomades marchent vers le nord pour trouver la terre et
l'eau;
∙ au chapitre trois, les nomades sont dotés d'un autre vouloir, et le lecteur apprend que
le but de leur marche consiste à chasser les Chrétiens de leur terre;
∙ enfin au chapitre cinq, un autre vouloir apparaît: les nomades marchent pour
renverser le roi jugé trop complaisant avec les Français.
La Pn actions se trouve mise à mal aussi, quand par deux fois les fils de Ma el Aïnine ont
voulu passer à l'action en attaquant les ennemis, mais à chaque fois leur père virtualise ces
deux actions en refusant d'affronter les troupes ennemies:
∙ dans l'exemple qui suit c'est Larhdaf qui a voulu se battre contre les Français au
chapitre trois, mais son père a refusé:
Avant d'arriver à la ville, les troupes des fils de Ma el Aïnine sont parties en
avant. Ils sont revenus deux jours plus tard, apportant les mauvaises nouvelles:
les soldats des Chrétiens avaient débarqué à Sidi Ifni, et ils remontaient eux
aussi vers le nord. Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre
contre les Français et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui
campaient sur la plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes
soldats ?" Alors Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l'ordre du
départ, au large de Goulimine, vers la palmeraie des Aït Boukha...p246
∙ dans l'extrait suivant ce sont les deux fils qui ont voulu attaquer la ville de Taroudant,
mais le cheikh a refusé aussi:
Ces terres rouges, ces champs desséchés, ces maigres terrasses plantées
d'oliviers et d'orangers, ces palmeraies sombres, tout cela leur était étranger,
lointain, pareil aux mirages. Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient
attaquer la ville, mais le cheikh refusait cette violence. p360
Dans les deux exemples, la sous-action "attaquer l'ennemi" est restée une virtualité non
55
actualisée .
55
Cette notion de "virtualité" est empruntée à C. Bremond; ce théoricien considère que le récit obéit à une organisation logique
triadique: -une situation qui "ouvre" la possibilité d'un comportement ou d'un évènement (sous réserve que cette virtualité s'actualise); -
le passage à l'acte, ou actualisation de cette virtualité (par exemple, le comportement qui répond à l'incitation contenue dans la situation
"ouvrante"); -l'aboutissement de cette action, qui "clôt" le processus par un succès ou un échec. Ce qui fait qu'une virtualité (ou la

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Quand enfin la bataille entre les nomades et les Chrétiens s'est trouvée "actualisée"
par deux fois aux chapitres cinq et sept, le lecteur est déçu, car il se rend compte qu'elle a
été brève et concise: cette concision de "l'affrontement" peut s'expliquer par le dénuement
des guerriers du cheikh Ma el Aïnine incapables de se battre:
∙ ainsi dans l'exemple qui suit (chapitre deux), l'armée est décrite comme "décimée" et
"sans chefs":
Parfois arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des
hommes à la peau noire presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie. p44
∙ dans l'extrait qui suit les guerriers sont "malades", alors que leurs armes sont "hors
d'usage":
Les hommes bleus du désert étaient trop fatigués maintenant, il y avait trop
longtemps qu'ils marchaient et jeûnaient. La plupart des guerriers étaient
fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes couvertes de plaies envenimées.
Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
Cette extrême pauvreté de l'armée est telle qu'elle aura des conséquences sur la sous-
action "affrontement":
Les coups de feu résonnent à nouveau dans le silence torride. Le général Moinier
donne l'ordre de charger vers le creux de la vallée. Les Sénégalais tirent genou
en terre, puis ils courent, baïonnette en avant. La tribu des Beni Moussa a tué
douze soldats noirs avant de s'enfuir à travers les broussailles, en laissant sur le
terrain des dizaines de morts. Alors la troupe des Sénégalais continue sa charge,
vers le bas de la vallée. Les soldats débusquent des hommes bleus partout, mais
ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait. Ce sont des hommes
en haillons, hirsutes, sans armes, qui courent en boitant, qui tombent sur le
sol caillouteux. Des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par
la fièvre, qui se heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse,
tandis que les Sénégalais, en proie à une vengeance meurtrière, déchargent sur
eux leurs fusils, les clouent à coups de baïonnette dans la terre rouge. En vain
le général Moinier fait sonner le rappel. Devant les soldats noirs, les hommes
et les femmes fuient en désordre, tombent sur le sol. Les enfants courent au
milieu des buissons, muets de peur, et les troupeaux de moutons et de chèvres
se bousculent en criant. Partout les corps des hommes bleus jonchent le sol.
Les derniers coups de feu résonnent, puis l'on n'entend plus rien, à nouveau, le
silence torride pèse sur le paysage. p384
Dans le dernier fragment, l'état de pauvreté de cette armée est relayé par plusieurs indices:
∙ ce ne sont pas les guerriers invincibles qu'on attendait";
∙ des hommes en haillons, hirsutes, sans armes";
∙ qui courent en boitant";
∙ des mendiants, plutôt, maigres, brûlés par le soleil, rongés par la fièvre, qui se
heurtent les uns aux autres et poussent des cris de détresse"; la déroute des
possibilité) peut s'actualiser: on a alors "actualisation de la virtualité"; comme elle peut ne pas s'actualiser: "virtualité non actualisée",
(C. Bremond, 1973: 32. Dans notre cas, la sous-action: "attaquer l'ennemi" est demeurée virtuelle.

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Chapitre 5. Le récit.

guerriers nomades est telle que le général Moinier a aussitôt fait sonner le rappel à
cause du déséquilibre des forces.
Au septième chapitre, la deuxième bataille sera tout aussi rapidement gagnée par les
Français, parce que leur matériel de guerre est moderne avec des fusils et des mitrailleuses:
Mais c'étaient les quatre bataillons du colonel Mangin, venus par marche forcée
jusqu'à la ville rebelle d'Agadir – quatre mille hommes vêtus des uniformes, des
tirailleurs africains, sénégalais, soudanais, sahariens, armés de fusils Lebel et
d'une dizaine de mitrailleuses Nordenfeldt. p434
, alors que celui des guerriers nomades est archaïque avec "des lances" et des "fusils à
pierre":
Les trois mille cavaliers ont chargé en formation serrée, comme pour une parade,
brandissant leurs fusils à pierre et leurs longues lances. Quand ils sont arrivés
sur le lit du fleuve, les sous-officiers commandant les mitrailleuses ont regardé le
colonel Mangin qui avait levé son bras. Il a laissé passer les premiers cavaliers,
puis, tout à coup, il a baissé son bras, et les canons d'acier ont commencé à
tirer leur flot de balles, six cents à la minute, avec un bruit sinistre... Quand les
cavaliers ont compris qu'ils étaient dans un piège, qu'ils ne franchiraient pas
ce mur de balles, ils ont voulu rebrousser chemin, mais c'était trop tard. Les
rafales des mitrailleuses balayaient le lit du fleuve, et les corps des hommes
et des chevaux ne cessaient de tomber, comme si une grande lame invisible
les fauchait. Sur les galets, des ruisseaux de sang coulaient, se mêlant aux
minces filets d'eau. Puis le silence est revenu, tandis que les derniers cavaliers
s'échappaient vers les collines, éclaboussés de sang, sur leurs chevaux au poil
hérissé par la peur. p436
Le fait que le matériel de guerre des Français soit moderne, alors que celui des nomades est
archaïque a pour conséquence de "condamner" la sous-action "affrontement" à être courte,
et par conséquent à décevoir le lecteur.
La Pn dénouement connaît aussi une perturbation: en effet, en apprenant au chapitre
trois que les nomades n'étaient pas très loin des terres promises et donc de leur but, le
lecteur infère que cette Pn est toute prête à se déclencher:
La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté
des montagnes. Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées des
campements des troupes de Larhdaf et de Saadbou. Quand les hommes se sont
retrouvés, il y a eu un regain d'espoir. Le père de Nour est venu à sa rencontre,
et il l'a aidé à porter sa charge. "Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est
ici ?" demandait le guerrier aveugle. Nour lui expliqua qu'on avait franchi le
désert, et qu'on n'était plus très loin du but. Il y eut une fête cette nuit-là. Pour
la première fois depuis longtemps, on entendait le son des guitares et des
tambours, et le chant clair des flûtes. p241
Dans le dernier exemple, certains indices orientent le lecteur vers l'interprétation que le
dénouement est imminent: "il y a eu un regain d'espoir", "il y eut une fête cette nuit-là", et
"Nour lui expliqua qu'on avait franchi le désert, et qu'on n'était plus très loin du but."

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Mais voilà que quelques lignes après, le lecteur apprend que la marche des nomades
se poursuivait, laissant suggérer que le processus du déclenchement du dénouement ait
été retardécomme l'indiquent les exemples suivants:
Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa, sur l'étendue de
sable craquelé...p242 Chaque jour, quand le soleil se levait, les hommes étaient
debout. Ils prenaient leur charge sans rien dire...Ils continuaient leur marche vers
le nord, à travers les montagnes déchiquetées du Taïssa...p245
Même remarque dans l'exemple qui suit, où "la fatigue" contraste avec "l'espoir" de
l'exemple de la page 241:
Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé pendant des
semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans eau. p246
Le même mécanisme se reproduit une deuxième fois à la fin du même chapitre (le chapitre
trois) quand le lecteur apprend que les nomades sont arrivés en vue de la ville de Taroudant,
et apprend qu'ils "ont compris que le voyage touchait à sa fin"; de même que Nour lui aussi
pensait "que c'était la fin du voyage", et il était "heureux"; tous ces indices contribuent à faire
croire au lecteur que la Pndénouement est toute prête de se réaliser:
Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers
est arrivée au nord, accompagnant un homme à cheval, vêtu d'un grand manteau
blanc. C'était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l'aide de ses
guerriers, et distribuer de la nourriture pour les voyageurs. Alors, les hommes
ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait dans la vallée du
grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages pour les bêtes, et
de la terre pour tous les hommes. p250 Nour avait oublié déjà l'impression de
mort. Il était heureux parce qu'il pensait, lui aussi, que c'était la fin du voyage,
que c'était ici la terre que Ma el Aïnine leur avait promise, avant de quitter Smara.
p251
Mais encore une fois, le lecteur se trouve "dérouté", puisque le dénouement n'est pas
accompli (ou se trouve "virtualisé"), témoignant cette indication au chapitre quatre où le
lecteur apprend que les nomades ont poursuivi leur marche, après le refus des habitants
de Taroudant d'ouvrir les portes de leur ville:
Les gens de la ville se méfiaient des hommes du désert, et les portes restaient
fermées tout le jour. Ceux qui avaient voulu s'aventurer du côté des remparts
avaient reçu des coups de feu: c'était un avertissement. Alors, quand il a compris
qu'il n'y avait plus rien à espérer, qu'ils allaient mourir tous, les uns après les
autres, sur le lit brûlant de la rivière, devant les remparts de la ville impitoyable,
Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le nord. p360
Par deux fois, le lecteur se trouve désorienté; cet effet-désorientation provient selon nous:
∙ de l'annonce d'une part de la réalisation proche de l'objectif des nomades, et donc de
la réalisation imminente de la Pndénouement,
∙ et d'autre part de la suspension et de la virtualisation de cette Pn.
La Situationfinale se résume ainsi: le renversement s'est opéré et de la possession de la
terre (la situationinitiale) les nomades s'en trouvent dépossédés définitivement.

2.2 L'évitement du récit.


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Chapitre 5. Le récit.

Si dans la dernière partie, nous avons démontré que le récit est perturbé de l'intérieur, avec
des Pn désorganisées, où:
∙ soit elles ne sont pas conformes à l'ordre du schéma donné par F. Revaz comme
pour la Pn actions (à travers la sous-action affluence à Smara)qui se trouve utilisée la
première bien avant le nœud et la situationinitiale;
∙ soit ces Pn se trouvent virtualisées et suspendues comme nous l'avons vu pour la
sous-action 3 "projet d'attaquer", et le dénouement;
, dans cette partie nous allons démontrer comment des facteurs concourent cette fois-ci à
freiner la progression du récit en occupant sa place pour le remplacer.
Chapitre premier.
Selon nous, la répétition de certains thèmes contribue énormément à ralentir la
progression du récit; cette répétition des thèmes concerne:
∙ la descente des nomades vers la vallée:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés
par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée...p7 Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la vallée de la
Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes...p14 Les voyageurs
commençaient à arriver dans la Saguiet el Hamra, caravanes d'hommes et de
bêtes qui descendaient les dunes en soulevant des nuages de poussière rouge.
p22
∙ les nomades viennent de tous les points du désert:
Ils étaient venus de tous les points du désert, au-delà de la Hamada de pierres,
des montagnes du Cheheïba et de Ouarkziz...au-delà même des grandes oasis
du Sud, du lac souterrain de Gourara...p15 Les hommes venaient del'est, au-delà
des montagnes de l'Aadme Rieh, au-delà du Yetti, de Tabelbala. p24
∙ la halte des nomades:
Le soir, quand le soleil était près de l'horizon et que l'ombre des buissons
s'allongeait démesurément, les hommes et les bêtes cessaient de marcher. Les
hommes déchargeaient les chameaux, construisaient la grande tente de laine
brune, debout sur son unique poteau en bois de cèdre. Les femmes allumaient le
feu, préparaient la bouillie de mil, le lait caillé, le beurre, les dattes. p10 Tous,ils
marchaient sur le sol de pierres et de poussière rouge, ils allaient vers les murs
de la ville sainte de Smara...Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils
s'étaient enroulés dans leurs manteaux de laine...Ils mangeaient, maintenant, la
bouillie de mil arrosé de lait caillé, le pain, les dattes séchées...p18
∙ l'affluence des nomades vers les puits:
Ils se hâtaient vers les puits, sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur
des autres hommes. Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de
pierre qui retenait la terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les
bêtes à coups de pierres...Puis chacun a plongé son visage dans l'eau et a bu
longuement. pp16-17 Les voyageurs commençaient à arriver dans la Saguiet
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el Hamra, caravanes d'hommes et de bêtes qui descendaient les dunes en


soulevant des nuages de poussière rouge. Ils passaient devant les campements,
sans même tourner la tête, encore lointains et seuls comme s'ils étaient au milieu
du désert. Ils marchaient lentement vers l'eau des puits, pour abreuver leurs
bouches saignantes. pp22-23
Après avoir mis en exergue le rôle de la répétition dans le ralentissement du récit, nous
pensons qu'il y a une autre manière de freiner sa progression (toujours au premier chapitre):
c'est quand le lecteur apprend que Nour et son père sont allés au tombeau de l'homme
saint pour prier: ce qui fait problème ici c'est que le lecteur se rend compte qu'il n'y a aucun
56
lien causal entre cette prière qui occupe quatre pages (de la page 26 à la page 28), et
le récit qui, dans ce chapitre, s'articule autour de l'affluence des nomades vers la ville de
Saguiet el Hamra.
Chapitre deux.
Le lecteur observe le même mécanisme dans ce chapitre avec l'emploi de la répétition
qui concerne:
∙ l'état de détresse des voyageurs:
La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et
des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements
déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés
par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. p34 À chaque
heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés par la
fatigue et par la soif, venus du sud par marches forcées, et leurs silhouettes se
confondaient à l'horizon avec les fourmillements des mirages. Ils marchaient
lentement, les pieds bandés dans des lanières de peau de chèvre... Parfois
arrivaient les restes d'une armée, décimée, sans chefs, sans femmes, des
hommes à la peau noire, presque nus dans leurs vêtements en loques, le regard
vide et brillant de fièvre et de folie. p44
∙ la focalisation du cheikh Ma el Aïnine par Nour et les hommes:
Nour ne cherchait pas à entendre les paroles des deux jeunes guerriers; il
regardait de toutes ses forces la figure frêle du vieil homme... Tous les hommes
le regardaient aussi, comme avec un seul regard...p38 Presque sans ciller, il
regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme... Comme Nour, tous
les hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux brûlants de fatigue...p40
∙ l'immobilité du cheikh, et la suspension de ses sens:
Ma el Aïnine ne bougeait pas. Il ne semblait pas entendre les paroles de ses fils,
ni la rumeur continue...p38 ...la silhouette blanche du vieil homme, immobile
entre ses fils...p40 Mais Ma el Aïnine ne semblait pas s'en apercevoir. p41
∙ la focalisation du ciel par Nour:
Au-dessus de Smara, le ciel était sans fond, glacé, aux étoiles noyées par la nuée
blanche de la lumière lunaire. p38 Seule la planète Jupiter apparaissait, figée
dans le ciel glacé. La lumière de la lune avait tout recouvert de son brouillard. p41
56
Pour cette idée de "lien causal ou logique", voir infra dans l'étude consacrée au deuxième texte de Désert.

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Chapitre 5. Le récit.

∙ l'insistance sur l'inquiétude des nomades:


Les jours suivants, l'inquiétude grandit encore dans le campement de Smara.
p43 Mais l'inquiétude grandissait toujours, dans les bruits du campement, dans
les cris des bêtes...p45 L'inquiétude grandissait dans les bouches sèches et dans
les doigts qui saignaient...p46
Et comme pour donner encore un coup d'arrêt au récit:
∙ nous avons la rencontre entre Nour et le cheikh (page 53), et la bénédiction reçue par
Nour; juste après cette bénédiction, le cheikh Ma el Aïnine raconte la vie de l'Homme
Bleu, et sa rencontre avec lui, (de la page 54 jusqu'à la page 56).
∙ un autre coup d'arrêt se met en place dans ce chapitre avec l'invocation ou le chant
religieux, qui prend dix pages (de la page 57 jusqu'à la page 67); enfin après le chant,
c'est la danse ou la transe qui s'ensuit, et cela de la page 68 à la page71.
Le lecteur se rend compte que la rencontre entre Nour et le cheikh, la vie de l'Homme Bleu
racontée par Ma el Aïnine, et l'invocation n'ont aucun rapport causal, de près ou de loin,
avec le récit qui s'articule autour de l'arrivée des nomades à la ville de Saguiet el Hamra pour
rejoindre le cheikh dans son projet de marche vers le nord: il s'agit ici du développement de
tout ce qui entrave et diffère la progression normale du récit.
Chapitre trois.
Comme nous l'avons vu plus haut avec l'analyse de la sous-action "la marche", cette
dernière se trouve amplifiée à l'extrême, puisqu'elle s'étend du chapitre trois au chapitre
sept; cette amplification se trouve mise en avant de façon accentuée au chapitre trois à
travers la répétition de ce thème de la marche qui bloque la progression du récit:
Chaque jour, ils marchaient dans le fond de la vallée immense...p222 Ils ont
recommencé à marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière
rouge...p229 Les jours ont passé comme cela, brûlants et terribles, tandis
que le troupeau des hommes et des bêtes remontait la vallée, vers le nord...
Maintenant ils marchaient sur l'immense plateau de pierres... p233 Comme
cela ils ont traversé les monts du Ouarkziz, en suivant les failles et les lits des
torrents...p235 Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa...p242
Ils continuaient leur marche vers le nord, à travers les montagnes déchiquetées
du Taïssa...p245 Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé
pendant des semaines à travers les montagnes rouges...p246 Ils longeaient
maintenant une vraie rivière, où coulait un filet d'eau. Les rives étaient peuplées
d'acacias blancs et d'aganiers. Puis ils marchaient sur une immense plaine de
sable...p250
∙ la répétition concernant la halte des nomades:
Quand le soleil arrivait au zénith, le vent se levait et balayait l'espace,
chassant des murailles de poussière rouge et de sable. Les hommes arrêtaient
les troupeaux en demi-cercle, et ils s'abritaient derrière les chameaux
accroupis...p223 Ils étaient maintenant au pied des falaises rouges, là où
commencent les mesas du Haua, et la vallée qui va vers le nord. Ici, toutes les
caravanes s'étaient retrouvées, celles de Larhdaf et de Saadbou et les hommes
bleus du grand cheikh. Dans la lumière du crépuscule, Nour regardait les milliers
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

d'hommes assis sur la terre desséchée, autour de la tache noire du puits. p229
Seulement, quand il sentait venir le soir, quand les hommes de Larhdaf et de
Saadbou, loin au-devant dans les vallées, criaient avec leurs voix chantantes
le signal de la halte, le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même
inquiétude: "Est-ce que c'est ici ?..." p234 Chaque soir, le guerrier aveugle disait
à Nour, quand il entendait les cris de la halte: "Est-ce que c'est ici ?..." p237
Le soir même, la caravane atteignit le puits profond, celui qu'on appelait Aïn
Rhatra...Comme chaque soir, Nour alla chercher l'eau pour le guerrier aveugle, et
ils firent leurs ablutions et leur prière. Puis Nour s'installa pour la nuit, non loin
des guerriers du cheikh...p243 Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de
Sidi Ahmed ou Moussa, le patron des acrobates et des jongleurs. La caravane
s'est installée partout dans la vallée aride. p247 Un soir, tandis que la caravane
s'installait pour la nuit, une troupe de guerriers est arrivée au nord...p250
∙ la répétition concernant la détresse, et la misère des nomades:
Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu sur sa
tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les guerriers
sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux sur leurs
épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances. Leurs
visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable, Nour
entendait le bruit douloureux de leur respiration... Les femmes marchaient à
côté des chameaux de bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux,
cheminant lentement, pieds nus sur la terre brûlante. p226 Debout au bord de la
piste, il les voyait marcher lentement, levant à peine leurs jambes alourdies par
la fatigue. ils avaient des visages gris, émaciés, aux yeux qui brillaient de fièvre.
Leurs lèvres saignaient, leurs mains et leur poitrine étaient marquées de plaies
où le sang caillé s'était mêlé à l'or de la poussière...Les femmes n'avaient pas de
chaussures, et leurs pieds nus étaient brûlés par le sable. p227 Arrivait un groupe
d'hommes du désert, des guerriers de Chinguetti. Leurs grands manteaux bleu
ciel étaient en lambeaux. Ils avaient bandé leurs jambes et leurs pieds avec des
chiffons tachés de sang. p228 Les hommes avaient usé leurs chaussures en cuir
de chèvre, et beaucoup avaient bandé leurs pieds avec des lambeaux de leurs
habits, pour arrêter le sang qui coulait. Les femmes allaient pieds nus, parce
qu'elles étaient habituées depuis leur enfance...pp233-234 Maintenant, pour la
première fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien
ils étaient las, leurs vêtements en lambeaux, leurs pieds enveloppés de chiffons
sanglants, leurs lèvres et leurs paupières brûlées par le soleil du désert. p252
∙ L'homme aveugle, le compagnon de Nour, répète la même question:
Quand il est passé près de Nour et qu'il a entendu la voix du jeune garçon qui
les saluait, il a lâché le manteau de son camarade et il s'est arrêté: "Est-ce que
nous sommes arrivés ?" a-t-il demandé. p228 ...le guerrier aveugle demandait,
toujours avec la même inquiétude: "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous y
sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés à l'endroit où nous devons
nous arrêter pour toujours ?" p234 Chaque soir, le guerrier aveugle disait à Nour,

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Chapitre 5. Le récit.

quand il entendait les cris de la halte: "Est-ce que c'est ici ? Est-ce que nous
sommes arrivés ?" p237 "Où est-ce que nous sommes ? Est-ce que c'est ici ?"
demandait le guerrier aveugle. p241
À côté de la répétition qui affecte certains thèmes, le lecteur note qu'il y a d'autres moyens
qui bloquent le récit au troisième chapitre:
∙ c'est quand le soldat aveugle raconte les affrontements entre les Chrétiens et les
Hommes Bleus, la raison de sa cécité, et sa vie dans sa ville natale: cela prend deux
pages, de la page 230 jusqu'à la page 232;
∙ c'est quand Nour fait un rêve: de la page 238 à la page 240.
Pour redire ce qui a été remarqué dans les autres chapitres, et selon nous, tous ces
éléments n'ont aucun lien causal avec le récit, et contribuent ensemble à freiner la
progression du récit, en venant occuper sa place.
Chapitre quatre.
Mis à part la répétition comme dans les deux exemples qui suivent, où les nomades
allaient demander de l'aide aux habitants de la ville de Taroudant:
Chaque jour, le grand cheikh envoyait ses guerriers devant les murs de la ville,
pour demander de la nourriture et des terres pour son peuple. p359 Quelquefois,
le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville, pour demander
des terres, des semences, une part des palmeraies. p359
, la légende de Ma el Aïnine racontée par les nomades qui se prolonge de la page 365
jusqu'à la page 368, et la bénédiction qui s'étend de la page 370 jusqu'à la fin du chapitre,
n'ont aucun lien causal avec le récit qui s'articule dans ce chapitre autour de la marche vers
le nord.
Le chapitre cinq dans sa majorité est consacré aux circonstances historiques qui ont
entouré la conquête du Maroc, alors que tout ce qui renvoie au récit est presque totalement
absent de ce chapitre, à l'exception de la sous-action "affrontement" qui se trouve évoquée
de façon concise, à cause de la pauvreté des nomades, incapables de faire face aux
militaires français.
Tout au long du chapitre six, le lecteur apprend que le cheikh se meurt, alors qu'à la
fin du même chapitre Nour lui donne la bénédiction: aussi bien la mort du cheikh que la
bénédiction n'ont aucune relation directe avec le récit.

2.3. Le rôle de la répétition dans la déstabilisation du récit.


Le lecteur remarque que certains thèmes se répètent d'un chapitre à l'autre, ce qui contribue
encore plus à freiner l'évolution du récit; ces thèmes sont par exemple:
∙ la bénédiction:
– au chapitre deux le cheikh Ma el Aïnine donne labénédiction à Nour:
Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plaît, donne-moi ta bénédiction de Dieu."
Ma el Aïnine passa ses mains sur la tête de Nour, massa légèrement sa nuque.
Puis il fit relever le jeune garçon et il l'embrassa. p53
∙ au chapitre trois, le cheikh donne la bénédiction aux hommes et aux femmes:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes de dattes...Le
grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits
enfants malades du ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de
terre mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front...p245 Avec un coin de
son haïk bleu ciel, Ma el Aïnine a essuyé le visage de l'homme. Puis il a passé
la main sur son front, sur ses paupières brûlées, comme s'il voulait effacer
quelque chose. Le bout de ses doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières
de l'aveugle...p371
∙ au chapitre six, c'est au tour du cheikh de recevoir la bénédiction:
Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir de gestes anciens, Nour passe
la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine, sans prononcer une parole.
Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il touche les paupières qui
tremblent d'inquiétude. p405
∙ le chant:
– au chapitre deux, avant leur départ de Saguiet el Hamra, il y avait des
chants:
Comme il approchait du mur d'enceinte de la ville, il entendit grandir le bruit
rythmé de la musique...Nour entendit le son aigre des flûtes qui montait,
descendait, montait, puis s'arrêtait, tandis que les tambours et les rebecs
reprenaient inlassablement la même phrase. p51
∙ au chapitre trois, à l'annonce de l'arrivée imminente aux terres promises par le cheikh,
il y a eu des chants:
Il y eut comme une fête cette nuit-là. Pour la première fois depuis longtemps, on
entendait le son des guitares et des tambours, et le chant clair des flûtes. p241
∙ les femmes qui chantent pour leurs enfants:
– -au chapitre premier:
De l'autre côté du brasero, les femmes parlaient et l'une d'elles chantonnait pour
son bébé qui s'endormait sur son sein. p12
∙ au chapitre deux:
Nour entendait les mélopées douces des femmes qui endormaient leurs bébés.
p34
∙ la détresse des nomades:
– au chapitre deux:
La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des vieux, des femmes et
des enfants, fatigués par les marches forcées à travers le désert, les vêtements
déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les visages étaient noirs, brûlés
par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de charbon. p34
∙ au chapitre quatre:

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Chapitre 5. Le récit.

Maintenant la troupe des guerriers du cheikh n'avait plus la même apparence. Ils
marchaient avec le convoi des hommes et des bêtes, harassés comme eux, leurs
vêtements en lambeaux, le regard fiévreux et vide. p361
∙ la répétition de la même question par l'aveugle:
– au chapitre troisl'aveugle demande s'ils sont arrivés aux terres promises:
...le guerrier aveugle demandait, toujours avec la même inquiétude: "Est-ce que
c'est ici ? Est-ce que nous y sommes ? Dis-moi, est-ce que nous sommes arrivés
à l'endroit où nous devons nous arrêter pour toujours ?" p234
∙ au chapitre quatre, il répète la même question:
"Est-ce que nous sommes arrivés, est-ce ici, notre terre ?" demandait toujours le
guerrier aveugle. pp363-364

Conclusion.
Il nous semble que la répétition de certains thèmes joue un rôle déterminant dans "la mise
à l'écart" du récit, en l'empêchant de se développer normalement; en effet, ces thèmes
jalonnent tout le premier texte de Désert, et leur emploi de façon systématique confirme
l'hypothèse selon laquelle ils sont là pour retarder et différer la progression du récit.
De même que l'apparition d'éléments qui n'ont aucune relation avec le récit contribuent
encore à entraver cette évolution: c'est le cas du chant religieux au chapitre deux; des
histoires racontées par l'homme aveugle au chapitre trois; de la légende de Ma el Aïnine au
chapitre quatre; des données historiques qui jalonnent presque tout le chapitre cinq...
Outre l'emploi de la répétition de certains thèmes, et la présence d'éléments qui n'ont
aucune relation causale avec le récit, comme cette invocation qui prend dix pages au
chapitre deux, nous avons vu aussi que le schéma du récit tel que présenté par F. Revaz
s'est trouvé fortement déstabilisé, en effet:
∙ le lecteur lit la Pn actions bien avant les Pn situationinitiale et nœud, alors que dans
le schéma de F. Revaz, les deux dernières Pn sont situées avant l'action;
∙ la Pn actions est certes présente, mais elle est "squelettique", puisque par deux
fois le cheikh a virtualisé l'action de ses deux fils qui voulaient affronter les troupes
57
ennemies, et quand cet affrontement s'est réalisé le lecteur se rend compte qu'elle a
été courte vu le déséquilibre des forces, qui a fait qu'au chapitre cinq le général a vite
fait de rappeler ses troupes;
∙ pour ce qui concernela Pn dénouement, nous avons vu que certains indices font
croire au lecteur que le déclenchement de cette Pn sera imminent, mais quand il
avance dans sa lecture, ce même lecteur se trouve désorienté, car cette Pn a été tout
simplement reportée.

3. Un récit dans le deuxième texte ?


Comme l'affirme F. Revaz (1997), la proposition narrative action, doit être "une", mais

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

une seule action ne signifie pas que celle-ci ne puisse être détaillée en une série
de sous-actions. Ce qui est mis en évidence, c'est plutôt l'impossibilité de suivre
plusieurs actions à la fois. (Ibid. : 141)
Elle ajoute encore:
Somme toute, dans l'expression "action une", si "une" peut être pris dans son
sens numéral, "une" veut également dire "unifiée". L'action, en tant que "tout",
comporte des parties solidaires. (Ibid. : 143).
Cette idée de "solidarité" entre les parties doit être rattachée à la notion de "causalité":
La causalité apparaît comme un critère essentiel de la narrativité...La dimension
causale du récit a pour effet de rendre cohérents, donc compréhensibles, les faits
relatés. (Ibid. : 143)
Il est nécessaire donc que les "parties" (ou les "sous-actions") doivent avoir un "lien causal
les unes aux autres, et cela pour contribuer ensemble à réaliser le même objectif; ainsi:
∙ soit ces"sous-actions" font en sorte que:
– la situation finale soit identique à la situation initiale:
Exemple:
le récit du premier texte de Désert:
*la situation initiale: les nomades ont leur propre terre;le nœud: une perturbation se met
en place avec l'occupation de leur terre par les Chrétiens; les actions: pour avoir une terre
comme avant, les nomades se doivent d'accomplir certaines sous-actions:
-sous-action 1: ils se réunissent dans la ville de Saguiet el Hamra pour rejoindre les
troupes de Ma el Aïnine;
-sous-action 2: ils marchent vers le nord;
-sous-action 3: les fils veulent s'attaquer aux troupes ennemies;
-sous-action 4: les nomades combattent les Chrétiens.
Toutes ces sous-actions sont liées les unes aux autres et contribuent ensemble à
réaliser un seul objectif: les nomades veulent avoir une terre comme dans la situationinitiale.
∙ soit les sous-actions font en sorte que:
– la situation initiale soit différente de la situation finale:
Exemple:
∙ la situation initiale: un homme pauvre vit difficilement sa vie;
∙ le nœud:un jour il découvre la carte d'un trésor caché: il pressent que sa vie peut
basculer;
∙ les actions:
– sous-action 1: il sillonne des régions difficiles d'accès,
– sous-action 2: il combat des monstres,
– sous-action 3: il se doit de faire vite, car d'autres hommes recherchent le
même trésor...mais à chaque fois il franchit les obstacles avec succès, et
obtient à la fin le trésor.

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Chapitre 5. Le récit.

Bien que ces sous-actions soient différentes l'une de l'autre, elles agissent par contre
ensemble pour accomplir un seul objectif, en l'occurrence rapprocher l'homme un peu plus
de la richesse.
Il est clair donc que pour disposer d'un récit, il faut surtout que les différentes sous-
actions aient un lien causal les unes aux autres pour donner une action "unifiée".

3.1. L'action dans le deuxième texte.


Dans cette partie, l'objectif de notre analyse consiste à déterminer si le deuxième texte de
Désert:
∙ comporte une action "unifiée" avec des sous-actions solidaires, et postulerait de ce
fait au statut du récit,
∙ ou s'il développe un autre type d'action qui donnerait alors un texte autre que le récit.
Pour ce faire, nous allons suivre la progression de l'action dans tous les chapitres qui
composent les deux parties de Désert:
∙ 58
première partie :
– chapitre premier:
Lalla marche; elle cueille une feuille de plante grasse; elle poursuit un bourdon en courant
(page 75); Lalla écarte les fourmis avec une branche (page 77); elle joue avec les mouches
(page 78); elle se dirige vers la mer (page 79); elle court, puis monte sur les dunes (page
81); elle retourne vers la Cité pour travailler (page 85); elle va vers les dunes pour voir le
ciel (page 90); le matin Lalla va chercher l'eau à la fontaine (page 92).
∙ chapitre deux:
Lalla va dans la direction du plateau de pierre pour rencontrer Es Ser, le Secret, et pour voir
le désert à travers ses yeux.
∙ chapitre trois:
Lalla observe les guêpes et les mouches (page 100); elle regarde les feux, puis ramasse
les brindilles et les rapporte à la maison d'Aamma (page 101); quand Naman vient chez
Aamma, Lalla lui demande de lui dire les noms des villes qui la font rêver (page 102).
∙ chapitre quatre:
Lalla va chercher le Hartani dans les collines (page 108); avec le Hartani, Lalla marche à
travers les champs de pierre (page 110); dès qu'elle termine son travail, elle se dirige vers
les collines pour voir le Hartani, (page 112); elle observe avec lui le ciel et les pierres, et
écoute le chant des insectes (page 113).
∙ chapitre cinq:
Lalla va à la mer (page 115); soudain elle ressent le regard d'Es Ser: elle veut qu'il cesse
sa vengeance.
∙ chapitre six:
Lalla demande à sa tante de lui raconter l'histoire de l'Homme Bleu.
∙ chapitre sept:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Un jour, Lalla suit le Hartani dans un gouffre (page 126); elle le suit encore quand il
commence à chercher les odeurs (page 129); quand elle termine son travail à la Cité, elle
se dirige vers les collines (page 136); un jour, elle entre avec le Hartani dans l'un des trous
des collines (page 138).
∙ chapitre huit:
Lalla cueille des aiguilles pour le feu préparé par Naman (page 143); elle va chercher la
poix pour que Naman calfate son bateau, Lalla s'assoit pour écouter l'histoire racontée par
le pêcheur (page 145); quand Naman termine de raconter l'histoire, Lalla reste un peu à la
plage puis elle rentre chez elle à la tombée de la nuit, (page 151).
∙ chapitre neuf:
Quand elle va à la mer, elle essaie de se souvenir de sa mère, morte il y a longtemps (page
153); elle continue après à se promener au bord de la mer (page 157); quand elle voit la
grande mouette blanche, elle court derrière elle (page 159).
∙ chapitre dix:
La nuit, quand il pleut, Lalla ne s'empêche pas d'observer les éclairs, et d'écouter la pluie qui
tombe (page 160); un jour elle part avec Aamma pour prendre un bain dans l'établissement
de bains (page 161).
∙ chapitre onze:
Durant tout le mois du jeûne, Lalla voit voir le Hartani dans les collines (page 167); après
le coucher du soleil la famille d'Aamma se réunit pour manger (page 168); un jour, Lalla se
réveille: elle sait que le mois du jeûne est terminé et que c'est le jour de la fête, elle part à
la mer pour se baigner (page 170), puis retourne chez Aamma pour manger les beignets
(page 171); quand le moment de tuer le mouton arrive, Lalla s'enfuit à la mer pour ne pas
voir jaillir le sang du mouton, juste après elle retourne vite pour manger la viande (page
173); elle écoute les histoires racontées par sa tante (page 174); quand sa tante finit de
raconter les histoires, Lalla va à la mer pour observer la nature, puis elle rentre chez elle.
∙ chapitre douze:
L'argent est arrivé à manquer dans la maison: Aamma décide alors d'emmener Lalla dans
un atelier pour travailler; un jour après Lalla se dispute avec la patronne de l'atelier qui
frappe tout le temps les petites filles, et s'enfuit.
∙ chapitre treize:
Aamma propose à Lalla de se marier à un homme riche, mais la jeune fille refuse (page
193); quand elle apprend que Naman est tombé malade à cause du vent de malheur, Lalla
part lui rendre visite (page 196); l'homme riche revient une deuxième fois, mais Lalla s'enfuit
vers les collines; le vieux Naman est mort.
∙ chapitre quatorze:
Lalla décide de s'enfuir vers le désert avec le Hartani, parce que l'homme riche est revenu
plusieurs fois pour la demander en mariage.
∙ Deuxième partie.
– chapitre premier:

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Chapitre 5. Le récit.

Lalla se retrouve à Marseille; elle est hébergée chez sa tante Aamma, (page 265); elle
passe ses journées à marcher dans les rues, et à observer les gens venus de tous les pays
travailler à Marseille.
∙ chapitre deux:
Lalla fait la connaissance de Radicz, un mendiant gitan; parfois elle passe la journée avec
lui en regardant les gens qui entrent et sortent de la gare (page 277); Lalla se sent mal, en
voyant tant de pauvres, et elle s'évanouit (page 279).
∙ chapitre trois:
Un policier frappe à la porte de l'appartement d'Aamma pour vérifier les papiers: Lalla se
dispute en lui intimant de partir.
∙ chapitre quatre:
Lalla trouve un travail, dans un hôtel (page 289); le matin, quand les locataires partent
travailler, elle nettoie l'escalier, puis les chambres (page 291); dès qu'elle finit son travail,
elle se promène dans les rues où il y a beaucoup de monde (page 293), après elle se dirige
vers le port (page 294).
∙ chapitre cinq:
Dès qu'elle a fini son travail, Lalla marche dans les rues de la vieille ville (page 300); elle
passe à côté des immeubles où s'entassent des gens pauvres (page 302); elle passe à
côté de la cathédrale (page 305); elle se trouve après dans l'avenue où il y a beaucoup de
monde (page 311); Lalla observe des hommes qui regardent deux prostituées sorties d'un
immeuble (page 313); enfin elle s'enfuit en courant.
∙ chapitre six:
Lalla a décidé de quitter l'appartement d'Aamma, pour vivre seule dans un réduit à l'hôtel
où elle travaille (page 317); un jour, un locataire a voulu abuser d'elle (page 321); quand
elle apprend que M. Ceresola, l'un des locataires de l'hôtel, est mort, elle va chez lui pour
le voir une dernière fois (page 324).
∙ chapitre sept:
Lalla décide d'arrêter de travailler à l'hôtel; elle accompagne Radicz dans un magasin, puis
dans un restaurant; elle fait la connaissance d'un photographe qui lui propose de travailler
comme cover-girl.
∙ chapitre huit:
Lalla est devenue une célèbre cover-girl: ses photos sont partout dans les magazines; le
photographe l'emmène à Paris (page 349); elle accorde une interview à une journaliste
(page 352).
∙ chapitre neuf:
Radicz se promène dans les rues, tôt le matin; il cherche à voler une voiture (page 387); à
mesure que le jour monte, Radicz sent la peur qui augmente (page 391); enfin la portière
d'une voiture s'ouvre (page 391); en même temps une voiture de policiers arrive, Radicz
s'enfuit (page 393), mais un autobus le percute: il est mort.
∙ chapitre dix:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Lalla quitte le photographe pour revenir à la Cité, elle donne naissance à une fille, fruit de
son amour avec le Hartani.
Comme nous le remarquons, le deuxième texte du Désert ne dispose pas d'une action
"unifiée"; en effet:
∙ le lecteur se trouve plutôt devant une multitude "d'actions" qui n'ont aucun lien causal
les unes aux autres;
∙ et constate ainsi que ce type d'actions renvoie à un texte autre que le texte de récit tel
que défini par F. Revaz.
Ainsi, dans la première partie, il n'y aucun lien entre:
∙ le premier chapitre où Lalla poursuit un bourdon, joue avec les mouches, court au
bord de la mer, et retourne à la Cité pour travailler;
∙ et le deuxième chapitre où elle part rencontrer Es Ser, le Secret, pour qu'elle voie le
désert à travers ses yeux.
Le lecteur note le même mécanisme entre:
∙ le chapitre trois où Lalla observe les guêpes et les mouches, regarde les feux,
ramasse les brindilles, et demande à Naman de lui dire les noms des villes qui la font
rêver;
∙ et le chapitre quatre où elle va chercher le Hartani dans les collines pour observer
avec lui le ciel et les pierres, et écouter le chant des insectes.
Le lien demeure inexistant aussi entre:
∙ le chapitre dix, où Lalla part avec Aamma à l'établissement de bains;
∙ et le chapitre onze où durant le mois du jeûne, pendant la journée Lalla se trouve
avec le Hartani dans les collines, et le soir, après le coucher du soleil, elle rentre pour
manger avec la famille d'Aamma.
Nous pouvons multiplier les exemples, mais nous pensons que ce que nous avons présenté
est suffisant pour prouver que dans la première partie, les actions sont multiples et sont
dépourvues de lien causal entre elles pour pouvoir construire un récit.
Dans la deuxième partie, le lecteur se trouve devant le même mécanisme avec des
actions privées de lien entre elles:
∙ entre le chapitre premier où quand elle se retrouve à Marseille, Lalla passe ses
journées à marcher dans les rues, ou à observer les gens venus de tous les pays
pour travailler à Marseille;
∙ et le chapitre deux où Lalla fait la connaissance de Radicz, un mendiant gitan, avec
qui elle passe la journée en regardant les gens qui entrent et sortent de la gare.
La même remarque vaut pour le chapitresix où Lalla a décidé de quitter l'appartement
d'Aamma, pour vivre seule dans un réduit à l'hôtel où elle travaille, et le chapitre sept où se
trouvant dans un restaurant avec Radicz, Lalla fait la connaissance d'un photographe qui
lui propose de devenir une cover-girl.
Le chapitre neuf accentue encore l'hypothèse selon laquelle le deuxième texte ne
développe nullement une action "unifiée": en effet dans ce chapitre il s'agit plutôt d'une série
d'actions se rapportant à un personnage autre que Lalla, en l'occurrence Radicz.

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Chapitre 5. Le récit.

Il faut souligner quand même que le lien causal n'est pas complètement inexistant, mais
reste marginal par rapport à l'ensemble du deuxième texte de Désert:
∙ entre les chapitres douze et treize: au chapitre douze le lecteur apprend qu'Aamma
emmène Lalla dans un atelier pour y travailler: la cause en est que l'argent est arrivé
à manquer dans la maison:
Lalla connaît bien ces jours-là, quand il n'y a plus du tout d'argent à la maison,
et qu'Aamma n'a pas trouvé de travail à la ville. Même Selim, le Soussi, le mari
d'Aamma ne sait plus où chercher l'argent...p186
Au chapitre treize, le lecteur apprend qu'Aamma propose à Lalla de se marier avec un
homme riche:
"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est
riche, il a une grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants.
Tu dois l'épouser." p193
Le lecteur comprend alors qu'un lien causal unit les chapitres douze et treize: si la tante
propose à Lalla de se marier à l'homme riche, c'est parce que l'argent permettra à sa famille,
en difficulté, de s'en sortir.
Un autre lien causal existe aussi entre les chapitres treize et quatorze: en effet si Lalla
décide de s'enfuir au désert, c'est parce que l'homme riche est revenu plusieurs fois chez
sa tante dans l'espoir de l'épouser:
∙ chapitre treize:
Mais l'homme au complet veston gris-vert est revenu... Lalla s'écarte quand il
passe devant elle, et elle regarde les paquets. L'homme se trompe sur son regard,
il fait un pas vers elle, en tendant les cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle
peut, elle s'en va en courant... pp198-199
∙ chapitre quatorze
Quand Lalla a décidé de partir, elle n'a rien dit à personne. Elle a décidé de partir
parce que l'homme au complet veston gris-vert est revenu plusieurs fois dans la
maison d'Aamma... Lalla n'a pas peur de lui, mais elle sait que si elle ne s'en va
pas, un jour il la conduira de force dans sa maison pour l'épouser...p210
Dans la deuxième partie du texte, le lien causal existe aussi:
∙ ainsi si Lalla a décidé de quitter l'hôtel Sainte Blanche où elle a travaillé, c'est parce
que la mort peut venir à tout instant:
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle
ne retournera plus jamais travailler à l'hôtel Sainte Blanche, ni aucune de ces
chambres où la mort peut venir à chaque instant, et vous transformer en masque
de cire...p330
∙ de même que quand elle est devenue une célèbre cover-girl, Lalla affirme au
photographe qu'un jour elle le quittera, à cause de l'enfant qui va naître :
Elle le lui a dit, un jour, alors qu'il s'y attendait, elle lui a parlé doucement
de l'enfant qu'elle porte en elle, qui arrondit son ventre et gonfle ses seins,

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

et: "Un jour, tu sais, je m'en irai, je partirai, et il ne faudra pas essayer de me
retenir..."pp351-352
Et effectivement, Lalla a quitté le photographe au chapitre dix.
Bien que le lien causal ne soit pas complètement exclu, il reste par contre marginal tout
au longdu deuxième texte. Comme F. Revaz, nous sommes tentés d'affirmer que, certes,
on peut "localement" repérer une causalité,
mais la somme des actions ne constitue pas vraiment une action "une". (Ibid. ;
169)

4. Les Chroniques d'une vie dans le deuxième texte.


Nous avons démontré comment le deuxième texte développe une multitude d'actions qui,
dans la plupart des cas, n'entretiennent pas de lien entre elles: à l'évidence, il ne s'agit pas
ici de "récit", parce que tout simplement ce dernier exige une action unifiée dont les parties
entretiennent des rapports de causalité; il nous reste, alors, à déterminer quel est ce type
de texte qui permet d'avoir plusieurs actions en même temps, dépourvues de lien causal,
et se rapportant au même personnage.
Selon nous, le deuxième texte de Désert développe des "Chroniques d'une Vie" du
personnage Lalla; en effet pour F. Revaz
les textes dans lesquels l'unicité de l'acteur est assurée sont les Vies, ou
Biographies, qui ont pour tâche de rapporter les faits et gestes d'une personne,
de sa naissance à sa mort. (Ibid. : 146).
Dans la dernière citation, il est clairement dit qu'il faut avoir un seul "acteur" pour parler de
"vie": pour ce qui concerne le deuxième texte de Désert –et mis à part tout le chapitre neuf
de la deuxième partie qui est consacré à Radicz avec le développement de son point de
vue (Lalla est absente de tout le chapitre, sauf à la fin)- nous pouvons affirmer qu'il est le
prototype de ce texte où on raconte une "vie".
En effet, dans ce type de texte, les actions
sont rapportées sans lien apparent. Tout comme dans une Chronique, seul le
déroulement événementiel apparaît. On a affaire à une énumération de faits qui
se succèdent chronologiquement, mais qui ne s'intègrent pas dans une chaîne
causale...Relater une vie en suivant sa trame événementielle n'est donc pas
encore produire un récit. (Ibid. : 147)
Nous ajoutons encore que dans le deuxième texte du Désert, on ne rapporte pas la vie
entière de Lalla ("de sa naissance jusqu'à sa mort" comme le postule F. Revaz ), mais on se
contente d'en relater quelques étapes: en effet, au dernier chapitre de la deuxième partie,
59
Lalla donne naissance à une fille, mais elle ne connaît pas la mort comme sa mère , ce qui
ouvre la possibilité de disposer d'autres étapes de la vie de Lalla, dans un autre livre.

Conclusion.
59
L'histoire de la mort de la mère de Lalla est racontée par Aamma au chapitre onze (première partie): le lecteur y apprend que
la mère est morte à la suite d'une grave maladie.

112

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Chapitre 5. Le récit.

Nous avons démontré que la majorité des actions dans le deuxième texte de Désert sont
dépourvues de liens causals les unes aux autres ce qui, à l'évidence, ne donne pas de récit
qui, lui, exige une action unifiée.
Nous avons vu aussi que la multiplicité d'actions donne un type de texte que F. Revaz
appelle les "Chroniques d'une vie" où il s'agit de relater la vie d'un seul personnage, en
l'occurrence Lalla dans notre exemple.
Le deuxième texte ne relate pas toute la vie de Lalla, mais en énumère quelques étapes
ce qui laisse la porte ouverte de disposer d'un autre livre racontant d'autres étapes de cette
vie.

4.1. Dépendance du "récit" par rapport aux "Chroniques".


Il faut dire que "le récit", tel que défini par F. Revaz, n'est pas totalement exclu dans le
deuxième texte, mais reste annexe et secondaire par rapport au texte-pivot: en l'occurrence
"les Chroniques (ou les étapes) de la vie de Lalla".
Il y a deux types de récits:
∙ ceux qui appartiennent au texte enchâssant auquel Lalla appartient;
∙ et ceux qui se trouvent enchâssés dans des histoires racontées sous forme orale.
∙ 60
les récits qui appartiennent au texte enchâssant :
Exemples:
∙ *Récit de la page 187:

Situation initiale. Nœuds. Actions. Dénouement. Situation finale.


-Aamma emmène -Zora, la patronne -Lalla se lève, -Lalla s'enfuit de -Elle est "libre"
Lalla travailler donne des coups et ordonne deux l'atelier. maintenant, mais
dans un atelier de de canne aux fois à la patronne ne rapporte pas
tapis, car l'argent petites filles d'arrêter de l'argent à sa tante.
manque dans la quand celles- frapper la petite
maison. ci s'arrêtent de fille; -la patronne,
travailler; -le jour réagit en frappant
d'après, Mina, à Lalla à l'épaule; -
peine âgée de Lalla empoigne la
dix ans, reçoit de canne de Zora, et
violents coups de la brise.
canne: Lalla ne
supporte pas le
comportement de
la patronne.

∙ *Récit de la page 284:

113

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.


Un policier en -Le policier se -Lalla avance Le policer dévale Enfin Aamma et
civil frappe sent mal à l'aise, vers lui, et lui l'escalier. Lalla se trouvent
chez Aamma à cause de Lalla, intime de quitter seules dans
pour vérifier les qui n'arrête l'appartement. l'appartement.
papiers. pas de le fixer
durement de son
regard.

∙ *Récit de la page 320:

Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.


Un jour, Lalla est Il l'a prise par le Lalla a crié: le Il l'a laissée partir. Lalla est sauve,
entrée dans la bras et a voulu la Yougoslave a eu après avoir quitté
chambre d'un faire tomber sur peur. la chambre.
Yougoslave. son lit.

Comme nous le remarquons, ce qui oriente le lecteur dans son interprétation que ces
trois textes adoptent la forme du récit, c'est la présence des deux déclencheurs, "le nœud"
et "le dénouement" qui sont, pour F. Revaz les deux critères déterminants pour pouvoir
parler de récit, (comme nous l'avons vu plus haut dans la partie théorique consacrée à la
définition du récit).
∙ 61
-les récits qui appartiennent au texte enchâssé :
Il y a encore d'autres "récits" dans le deuxième texte: il s'agit de ces histoires racontées par
Aamma et Naman sous forme enchâssée; mais ils restent aussi dépendants de la structure
de base, en l'occurrence les "Chroniques de la vie de Lalla":
Exemples:
∙ le récit du dauphin qui sauve le pêcheur, raconté par Naman (page 84):
Par un jour de tempête, un bateau au bord duquel se trouve un pêcheur, se perd dans
la mer: les nuages sont descendus sur la mer; un vent violent brise le mât du bateau; la
tempête emporte si loin le bateau que le pêcheur ne sait plus où se trouve la côte; le bateau
a dérivé pendant deux jours; les vagues menacent de faire chavirer le bateau; un dauphin
est apparu, il a commencé à guider le bateau; il pousse le bateau avec son front; comme
cela le dauphin et le pêcheur naviguent pendant un jour; la tempête se calme et les nuages
disparaissent ce qui a permis au pêcheur d'apercevoir la lumière de la côte; il a crié et pleuré
de joie; le bateau est arrivé au port.

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Chapitre 5. Le récit.

Situation initiale. Nœud. Action. Dénouement. Situation finale.


-un jour, un -un vent violent -un dauphin -le pêcheur -retour au port: le
pêcheur prend le brise le mât apparaît: il pleure de joie: pêcheur est sauvé
large du bateau qui commence à en effet dans
dérive loin de la guider le bateau une déchirure de
côte: les vagues en le poussant nuage, il a aperçu
menacent de le avec son front la lumière de la
faire chavirer côte

∙ le récit du miracle de la source d'eau, raconté par Aamma (page 123):


Une femme va chercher l'eau à la fontaine; quand elle y arrive elle pleure parce qu'elle
est vieille et sans force, et qu'elle a beaucoup de chemin à faire pour rapporter l'eau chez
elle; tout d'un coup, sans qu'elle l'entende arriver, Al Azraq est debout devant elle; il lui
demande pour quelle raison elle pleure; elle lui explique la cause de sa tristesse: sa maison
est loin et elle n'a plus de force pour porter la cruche; Al Azraq décide de l'aider et il la guide
jusqu'à chez elle; en arrivant devant sa maison, il lui demande de soulever une pierre; en la
soulevant la femme découvre une source d'eau très claire jaillit de sous la pierre; la femme
a remercié son bienfaiteur.

Situation initiale Nœud Action Dénouement Situation finale


Une vieille femme Elle pleure parce Al Azraq fait son La vieille femme La femme n'a plus
est allée chercher qu'elle n'a pas la apparition: quand est retournée besoin d'aller loin
l'eau, loin de sa force de faire un il apprend ce qui chez elle avec pour chercher
maison. long chemin pour rend cette femme l'eau; Al Azraq l'eau, car une
rapporter l'eau triste, il décide lui montre, une source d'eau
chez elle. de l'aider en la source d'eau, coule près de sa
guidant jusqu'à sous une pierre. maison.
chez elle.

∙ le récit de Balaabilou, raconté par Naman (page 146):


Dans une grande ville d'Orient, il y a un émir puissant qui n'a pour enfant qu'une fille, Leila:
elle est la plus belle, la plus sage et la plus douce fille du royaume; il est arrivé quelque
chose de terrible: cette ville connaît une grande sécheresse:
∙ il n'y a plus d'eau ni dans les rivières, ni dans les réservoirs;
∙ les plantes, les animaux et les hommes meurent de soif;
L'émir fait convoquer les sages pour prendre leur conseil, mais personne ne sait comment
faire pour arrêter la sécheresse; un Égyptien est arrivé dans le royaume: il sait la magie;
l'émir le convoque et lui demande de faire cesser la malédiction.
En regardant dans une tache d'encre, l'Égyptien a peur et se met à trembler; il refuse
une première fois de parler.
Alors l'émir le menace de mort; l'Égyptien parle: autrefois l'émir a puni un homme
faussement accusé d'avoir volé de l'or; cet homme était l'allié des esprits et des démons:
la malédiction qui s'abat sur la ville est l'œuvre de cet homme; pour chasser la malédiction
l'émir se doit de sacrifier sa fille unique; l'émir triste se met à pleurer et à crier de douleur;
l'émir est obligé de donner sa fille en pâture aux bêtes sauvages pour conjurer la malédiction.

115

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il y a dans la ville un jeune homme qui aime beaucoup Leila, et décide de la sauver: en
effet il a hérité d'un parent magicien un anneau qui donne à celui qui le possède le pouvoir
de se transformer en animal.
Quand la nuit du sacrifice arrive, l'émir se dirige vers la forêt et attache sa fille à l'arbre;
les bêtes commencent à s'approcher de Leila: celle-ci a peur.
Tout a coup, on entend une musique, si belle et pure, que Leila cesse de trembler et
que les bêtes se couchent par terre et deviennent douces comme des agneaux; les liens
se défont d'eux-mêmes et Leila se met à marcher dans la forêt jusqu'à ce qu'elle rejoigne
la maison de son père: la pluie commence à tomber:

Situation initiale Nœud Actions Dénouement Situation finale


Un émir puissant La sécheresse -L'émir convoque -les animaux La fille unique est
est à la tête d'un s'abat sur le tous les sages qui s'apprêtent sauvée.
royaume: il n'a royaume: pas du royaume: à dévorer
qu'une seule fille. d'eau ni dans les mais ces derniers Leila, écoutent
rivières ni dans sont dans la musique
les réservoirs; l'impossibilité envoûtante de
les plantes, les de savoir la l'oiseau et se
animaux et les cause de cette couchent; -
hommes meurent sécheresse; -un les liens qui
de soif. jour, un Égyptien, l'attachent à
lui dévoile le l'arbre se défont;
secret de cette -la jeune fille
sécheresse: se dirige vers
il s'agit d'une la maison de
malédiction; - son père; -il
pour conjurer le recommence à
mal, l'émir se doit pleuvoir.
de sacrifier sa
fille unique en la
donnant en pâture
aux animaux; -
un jeune homme
décide de sauver
la fille de l'émir:
avec un anneau
magique hérité,
il se transforme
en un oiseau au
chant envoûtant.

Comme nous le remarquons ces récits enchâssés se trouvent structurellement en


dépendance par rapport à la forme de base dans le deuxième texte de Désert, en
l'occurrence les "Chroniques de la vie de Lalla": cette dépendance de la structure
enchâssée vis-à-vis dela structure enchâssante est confirmée par G. Genette dans
Nouveau discours du récit:
Il est de fait que le récit enchâssé est narrativement subordonné au récit
enchâssant, puisqu'il lui doit l'existence et repose sur lui. (1983: 60).

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Chapitre 5. Le récit.

Cette dépendance vis-à-vis d'une autre structure est significative: elle implique que le récit
n'est plus le pivot du roman, et que désormais d'autres types de textes sont candidats à le
62
remplacer , entre autres les Chroniques d'une vie.

62
Comme l'affirme M. Labbé, "avec le personnage et la représentation du temps, le récit est l'une des composantes majeures du
roman", qui s'est trouvée déstabilisé dans les œuvres de le Clézio; (1999: 165).

117

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chapitre 6. Les personnages.

Nous avons décidé de souscrire à la définition donnée par V. Jouve qui exclut du champ
de son travail:
∙ les "acteurs abstraits" comme l'Esprit hégélien, la Grâce dans les œuvres de Mauriac
ou de Bernanos...,
∙ les objets et les plantes comme "le basilic" et "l'ail", adjuvants éventuels du
programme narratif de "recette de cuisine", comme le fait A. J. Greimas dans son
63
étude consacrée à la préparation de "la soupe au pistou" .
Mais si V. Jouve intègre dans la notion du personnage ces figures humanisées comme
l'extra-terrestre ou l'animal:
Nous ne retiendrons donc comme personnages que les figures
anthropomorphes, étant entendu qu'un extra-terrestre ou un animal
"humanisés"...participent de cette catégorie. (V. Jouve; 1992: 16)
et nous, nous avons décidé par contre de restreindre notre travail aux personnages qui
64
réfèrent à des figures "humaines", et de ne pas retenir les figures "animales", ou autres .
Enfin, si nous avons décidé de nous appuyer sur le travail de V. Jouve c'est parce que
ce dernier s'intéresse à la construction de la représentation du personnage opérée par le
lecteur:
Les figures construites par le texte ne prennent sens qu'à travers la lecture.
(Ibid. :13).
, cette construction n'est pas due au hasard, mais elle est programmée par le texte:
L'œuvre se prête ainsi à différentes lectures, mais n'autorise pas n'importe quelle
lecture. La liberté du lecteur est elle-même codée par le texte...la construction des
signifiés, si elle appartient bien au destinataire, se fait sur la base des indications
textuelles. (Ibid. : 15).
De ce fait, le personnage, en tant que l'un des signifiés du texte littéraire, peut faire l'objet
d'une étude minutieuse et détaillée, non sur des critères dus au hasard des lectures, mais
sur des critères bien précis que nous aurons à examiner un peu plus loin.

1. La description des personnages dans le premier


texte.

1.1 La répétition.

64
Cette distinction entre personnage animal et personnage humain est productive dans certains textes, mais pas dans le nôtre.

118

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Chapitre 6. Les personnages.

Le lecteur ne manque pas de noter une caractéristique essentielle dans la description


despersonnages: certains indices se répètent, soit au sein du même chapitre, soit d'un
chapitre à un autre.
Nous avons décidé d'appuyer cette hypothèse à travers deux personnages: le père de
Nour, et le cheikh Ma el Aïnine.

Le père.
La description de ce personnage est soumise à larépétition et cela tout au long du chapitre
65
premier ; cette répétition touche:
∙ le regard:
"Il regardait en arrière, vers la tête de la vallée, là d'où venait le vent", (page 19); "il fumait
en regardant droit devant lui", (page 19); "il regardait la brume qui remontait lentement",
(page 20); "ses paupières restaient fixes" (page 21); il "était resté…à regarder bouger les
caravanes" (page 25); "l'ombre emplissait ses yeux", (page 30); "un bonheur qui éclairait
son regard", (page 31).
∙ les sens:
Ses sens sont décrits comme suspendus:
"Il écoutait à peine les bruits doux des voix et des rires des femmes", (page 19);
"Nour lui avait parlé, mais il n'avait pas écouté", (page 25); "mais le guide ne
semblait s'apercevoir de rien…il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim et la
soif", (page 31).
∙ son immobilité:
Il est décrit comme immobile:
"Il se tenait immobile devant la tente", (page 20); "immobile à regarder bouger les
caravanes", (page 25); "immobile" (page 31).

Le cheikh Ma el Aïnine.
Ce personnage apparaît au deuxième chapitre; l"adjectif "grand" se trouve répété dans son
emploi avec le substantif "cheikh":
"le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohammed et Fadel", (page 35); "le grand
cheikh", (page 359); "il pensait au grand cheikh Ma el Aïnine", (page 430).
Le lecteur remarque dans la description de ce personnage, la répétition qui affecte certaines
de ses caractéristiques:
∙ la couleur blanche.
Celle de son manteau, et de sa silhouette:
*chapitre deux:
"Vêtu d'un simple manteau de laine blanche", (page 37); "silhouette blanche du
vieil homme", (page 40); "manteau blanc du cheikh", (page 53); "Ma el Aïnine…
très blanc", (page 66); "manteau blanc", (page 72).
*chapitre trois: "manteau blanc", (page 243).
65
Comme nous le verrons ci-dessous, le père disparaît presque complètement à la fin du premier chapitre.

119

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

*chapitre six: "manteau blanc sali", (page 399).


∙ la fragilité.
Il apparaît comme fragile ("frêle", l'un de ses synonymes, est utilisé aussi):
*chapitre deux: "figure frêle du vieil homme", (page 38); "silhouette fragile du grand
cheikh", (page 39); "étrange frêle silhouette du vieil homme", (page 43).
*chapitre six: "silhouette fragile du grand cheikh", (page 406).
∙ la légèreté.
*chapitre trois: "silhouette légère du cheikh", (page 247);
*chapitre six: "son corps si léger", (page 404); "le grand cheikh…si léger", (page 406).
∙ l'aspect fantomatique.
*chapitre deux: "le cheikh…presque fantomatique", (page 66);
*chapitre six: "silhouette…presque fantomatique", (page 400); dans l'exemple qui
suit "transparent" peut être considéré comme un synonyme de "fantomatique": "visage…
presque transparent" (page 404).
∙ les sens sont suspendus.
*chapitre deux: "il ne semblait pas entendre les paroles de ses fils, ni la rumeur continue",
(page 38); "Ma el Aïnine ne semblait pas s'en apercevoir", (page 41); "Ma el Aïnine ne les
voyait pas", (page 42); "Ma el Aïnine ne regardait personne", (page 71).
*chapitre six: "il ne sent même pas le contact de l'étoffe sur son front et sur ses joues",
(page 404).
Le lecteur constate que certains indices concernant la description du cheikh se
répètent: ainsi l'aspect "fantomatique", se retrouve aux deuxième et sixième chapitres;
même remarque pour "la légèreté" qui se trouve reprise aux chapitres trois et six.
La répétition dans la description de ce personnage touche aussi:
∙ le regard.
Ce regard est ailleurs:
*chapitre deux: "il regardait ailleurs au-delà", (page 38); "regard lointain...au-
dessus...au-delà", (page 41); "regard du cheikh qui flottait au loin", (page 46).
∙ son immobilité.
*chapitre deux:
"immobile", (page 38); "ne bougeait pas", (page 38); "immobile", (page 40); "restait
immobile", (page 42); "seul Ma el Aïnine ne bougeait pas", (page 68);
*chapitre trois: "immobile", (page 244).
∙ voix douce et lointaine.
*chapitre deux: "voix douce et lointaine", (page 53); "la voix de Ma el Aïnine résonnait loin
dans le désert", (page 59); "voix faible et lointaine", (page 60);
*chapitre trois: "voix très douce", (page 247); "le vieil homme...en train de chanter
doucement", (page 248).
120

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Chapitre 6. Les personnages.

Conclusion.
Nous avons démontré dans la dernière partie que la description des deux personnages est
répétitive, et cela à travers la reprise de certaines instructions qui font que le lecteur infère
que dans le premier texte cette description est peu évolutive.

2. La description des personnages dans le deuxième


texte.

2.1 Description soumise à la répétition.


Tout comme pour le premier texte, le lecteur ne manque pas de remarquer que certains
indices se répètent dans la description des personnages tout au long du deuxième texte
du Désert: cette description lui apparaît en effet comme peu évolutive à travers des
personnages comme Lalla, le Hartani, et Es Ser.

Es Ser, le Secret.
La répétition touche la description de ce personnage:
∙ le regard:
– comme la lumière:
"Dont le regard est comme la lumière du soleil, qui entoure et protège", (page
91); "regard qui brille comme une lumière qui ne peut pas disparaître", (page 91);
"elle est heureuse…dans la lumière du regard d'Es Ser", (page 96); "la lueur qui
jaillit de son regard", (page 203).
Quand elle s'est trouvée à Marseille, Lalla a pensé au regard d'Es Ser, qui "la pénétrait
comme la lumière du soleil":
Elle veut le voir aussi, celui qu'elle appelait Es Ser, le Secret, celui dont le regard
venait de loin et l'enveloppait, la pénétrait comme la lumière du soleil. p287
∙ regard de feu:
Il s'agit ici d'examiner tout ce qui renvoie au feu comme "la chaleur", "la brûlure"...:
"le feu de son regard qui voit tout", (page 91); "ses yeux brûlent d'un feu étrange
et sombre…et Lalla sent la chaleur de son regard qui passe sur son visage et sur
son corps, comme quand on s'approche d'un brasier...son regard brûlant", (page
95); "elle voudrait arrêter ce regard…pour qu'il cesse sa vengeance, son feu",
(pages 117-118); "son regard sera brûlant comme la lumière du soleil", (page
202); "le regard d'Es Ser est plus brillant que le feu, d'une lueur bleue et brûlante
comme celle des étoiles", (page 202); "la chaleur du regard", (page 203).
Le regard d'Es Ser qui se caractérise aussi par sa puissance:
"son regard plein de puissance", (page 96); "son regard plein de force reste
suspendu au-dessus d'elle", (page 125).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Un regard "vif", (page 96); et "aigu", (page 201): sachant que les deux adjectifs sont des
synonymes.
Un regard protecteur: il "entoure et protège", (page 91); il "la protège de son regard",
(page 95); "qui entoure Lalla de son regard", (page 124), "l'enveloppe", (page 125).
Le lecteur remarque donc la répétition des mêmes indices concernant la description de
ce personnage, surtout au niveau de son regard.
Contrairement à Naman (il connaît la mort) et au Hartani (il disparaît complètement,
en s'enfuyant vers le désert), ce personnage reste présent jusqu'à la fin du texte, et cela
à travers son regard:
Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d'elle… p412.
Le lecteur sait bien qu'il s'agit ici du regard d'Es Ser, puisque la propriété "secret" rappelle
au lecteur son nom: Es Ser en effet signifie le Secret.

Le Hartani.
Comme pour les autres personnages, il se trouve lui aussi soumis à la répétition dans sa
description:
∙ les mains:
– première partie, chapitre deux:"de belles mains brunes aux ongles
couleur d'ivoire", (page 108); "ses longues mains", (page 113); "sa
longue main brune aux doigts effilés", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "de longues mains aux doigts minces,
aux ongles nacrés, à la peau fine et brune, presque noire sur le dessus,
et d'un rose un peu jaune en dessous, comme des feuilles d'arbre qui
ont deux couleurs", (page 132); "ses mains couleur d'ombre…le jeu de
ses mains noires", (page 133); "ses longues mains aux doigts souples",
(page 134);
– première partie, chapitre douze: "ses mains sont maigres et puissantes",
(page 186).
∙ les yeux:
– première partie, chapitre quatre: "de grands yeux sombres couleur de
métal…avec un regard qui va droit, qui vous scrute sans crainte", (page
109); "regard sombre", (page 110); "ses yeux brillent fort", (page 111);
"ses yeux noirs", (page 112); "ses yeux de métal sombre", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "ses yeux brillent", (page 127); "son
regard est fixé…çà, ce sont les choses que sait faire le Hartani, comme
cela, sans parler, sans penser, rien qu'avec son regard", (page 128);
"yeux brillants de plaisir…ces choses étaient plus belles quand il les
regardait", (page 129); "ses yeux de métal brillent de plaisir", (page
130); "ses yeux de métal sombre", (page 131); "beau regard de métal…
c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce qu'il
demande", (page 132); "son regard…si lointain";
– première partie, chapitre onze: "ses yeux brillent fort", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "ses yeux sombres", (page 186); "les
yeux fixés au loin" (page 191);

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Chapitre 6. Les personnages.

– première partie, chapitre quatorze: "ses yeux ont brillé plus fort…
ses yeux fixes", (page 212); "ses yeux brillent très fort, pleins d'une
expression intense", (page 217).
Quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla se souvient des yeux du Hartani:
Le Hartani vêtu de son manteau de bure, aux yeux brillants…p311 C'est son
regard qui vient jusqu'à elle…et le regard du Hartani bouge en elle. p322
∙ le visage:
– première partie, chapitre quatre: "un visage très mince et lisse, un front
bombé", (page 108); "visage noir", (page 109); "la peau de son visage
est sombre et luisante", (page 111); "visage lisse", (page 113);
– première partie, chapitre sept: "le visage tout éclairé de lumière", (page
132); "le visage…devient dur et fixe", (page 135);
– première partie, chapitre onze: "son visage reste toujours de la même
couleur brûlée…l'ombre de son visage", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "son visage est noir…son visage
impassible", (page 186); "son visage est pur et lisse comme un morceau
d'ébène", (page 191);
– première partie, chapitre quatorze: "visage tendu", (page 212); "son
visage est sombre", (page 217); "son visage...devenu très sombre",
(page 218); "visage tendu", (page 219).
Comme pour les yeux, Lalla se souvient du visage du Hartani, à Marseille (deuxième partie):
"visage très noir", (page 311); "son visage de cuivre noir", (page 322).
∙ le sourire:
– première partie, chapitre quatre: "rire sonore", (page 109); "il sourit",
(page 109); "en souriant", (page 109); "son rire sonore", (page 110); "son
sourire", (page 113);
– première partie, chapitre onze: "son sourire", (page 167).
∙ les vêtements en bure du Hartani:
– première partie, chapitre quatre: "vêtu de sa longue robe de bure", (page
108); "robe brune", (page 109);
– première partie, chapitre sept: "sa grande robe de bure", (page 133);
– première partie, chapitre onze: "manteau de bure", (page 167);
– première partie, chapitre douze: "robe de bure", (page 191);
– première partie, chapitre quatorze: "robe de bure", (page 217).
Comme pour ses yeux et son visage, Lalla se souvient de ses vêtements, à Marseille
(deuxième partie): "manteau de bure", (pages 311 et 322).
Comme nous l'avons vu pour Lalla, et Es Ser, la description du Hartani est soumise
aussi à la répétition, et cela dans une sorte de tentative de le figer: cette idée de figement
se confirme dans les exemples qui suivent, où c'est l'adverbe "toujours" qui la suggère:
Il est toujours vêtu de sa longue robe de bure effilochée aux manches et au bas
et d'un long linge blanc. p108 Lui aussi reste sans manger et sans boire tout le
jour, mais cela ne change rien à sa façon d'être, et son visage reste toujours de

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

la même couleur brûlée. p167 C'est toujours comme cela; quand elle a très envie
de le voir, il apparaît dans un creux, assis sur une pierre, la tête enveloppée dans
un linge blanc. p186 Lui, il reste toujours comme un enfant…p190 Il est toujours
assis sur un rocher; les yeux fixés au loin…p191

Lalla.
La répétition dans sa description concerne:
∙ les cheveux:
– première partie, premier chapitre: "ses cheveux très noirs sont tressés
par le vent, d'un seul côté", (page 82)
– deuxième partie, chapitre sept: "ses cheveux noirs tombent en lourdes
boucles sur le col de son manteau, étincellent…il y a comme l'éclat
du feu dans le noir des cheveux de Lalla…la lumière est ardente sur
ses cheveux noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son
épaule", (page 332); "la lumière qui jaillit de ses…cheveux", (page 333);
"la lumière de la fenêtre illumine les lourds cheveux noirs", (page 336);
– deuxième partie, chapitre huit: "aux lourds cheveux noirs qui cascadent
sur ses épaules, ou bien lissés par l'eau de mer", (page 346); "les
cheveux noirs", (page 348); "les cheveux tressés en une seule natte
épaisse", (page 349); "la lourde chevelure noire aux reflets cendrés qui
tombe en boucles épaisses", (page 350); "la lourde chevelure", (page
356).
∙ les yeux:
– première partie, chapitre quatre: "ses yeux d'ambre", (page 112);
– deuxième partie, chapitre quatre: "ses yeux pleins de lumière", (page
293);
– deuxième partie, chapitre sept: "ses yeux sont brillants de joie…c'est
le regard de Lalla qui porte la force brûlante du désert…la lumière est
ardente dans ses yeux couleur d'ambre", (page 332); "la lumière qui
jaillit de ses yeux", (page 333); "les yeux de Lalla sont pareils à deux
silex, couleur de métal et de feu…regard dur comme le silex…ses yeux
ne cessent pas de fixer ceux de l'homme", (page 336).
– deuxième partie, chapitre huit:"Hawa au regard d'aigle", (page 346);
"ses yeux en amande, brillants comme des gemmes", (page 347); "les
yeux, immenses taches qui s'approfondissent…les yeux regardent
ailleurs", (page 348); "l'ombre de ses yeux", (page 349); "surtout le
regard, la lumière profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière
couleur d'ombre…comme si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par
ces pupilles…,le sourire…qui rétrécit les yeux obliques", (page 350);
"regard étrange…Lalla Hawa qui regarde et qui juge le monde, par ses
yeux…son regard balaie l'horizon comme celui des oiseaux de proie",
(page 351).
∙ le visage (ou la peau) à la couleur cuivrée:
– première partie, chapitre premier: "son visage est couleur de cuivre dans
la lumière du soleil", (page 82);

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Chapitre 6. Les personnages.

– deuxième partie, chapitre deux: "son visage est de nouveau couleur de


cuivre", (page 281);
– deuxième partie, chapitre quatre: "son beau visage couleur de cuivre",
(page 292);
– deuxième partie, chapitre sept: "le cuivre rouge de son visage", (page
332); "visage couleur de cuivre", (page 333); "sa peau de cuivre", (page
334); "son visage est pareil à un masque de cuivre lisse", (page 336);
– deuxième partie, chapitre huit: "au beau visage couleur de cuivre", (page
346); "le beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de
l'eau", (page 349); "le grain de la peau cuivrée", (page 350); "sa peau
couleur de cuivre", (page 355); "la musique est si lente et profonde
qu'elle couvre sa peau de cuivre", (page 356).
∙ l'aspect moqueur: cet aspect se voit sur le visage de Lalla:
– deuxième partie, chapitre huit: "elle rit de tout cela, de ces photos",
(page 345); "et ses lèvres au sourire un peu ironique", (page 347); "Lalla
se moque de lui", (page 349); "le sourire...un peu ironique", (page 350).
Remarque.
Comme nous le constatons, la répétition dans la description de Lalla, domine tout au
long du texte: en effet, c'est presque toujours les mêmes parties du corps qui sont focalisées,
en l'occurrence les yeux, les cheveux, le visage...
Même remarque pour ce qui concerne les propriétés: ainsi, le lecteur note la répétition
des propriétés "noir", "lourd", et "épais" pour qualifier "les cheveux" de Lalla:
∙ noir:
– première partie, chapitre premier: "ses cheveux très noirs sont tressés
par le vent", (page 82);
– deuxième partie, chapitre sept: "ses cheveux noirs tombent...il y a
comme l'éclat du feu dans le noir des cheveux de Lalla…la lumière est
ardente sur ses cheveux noirs", (page 332); "la lumière de la fenêtre
illumine les lourds cheveux noirs", (page 336);
– deuxième partie, chapitre huit: "Hawa…aux lourds cheveux noirs", (page
346); "les cheveux noirs", (page 348); "la chevelure noire", (page 350).
∙ lourd:
– deuxième partie, chapitre sept: "ses cheveux noirs tombent en lourdes
boucles sur le col de son manteau, étincellent", (page 332); "la lumière
de la fenêtre illumine les lourds cheveux noirs", (page 336);
– deuxième partie, chapitre huit: "aux lourds cheveux noirs qui cascadent
sur ses épaules", (page 346); "la lourde chevelure", (page 356);
∙ épais:
– deuxième partie, chapitre sept: "la lumière est ardente sur ses cheveux
noirs, sur la natte épaisse qu'elle tresse au creux de son épaule", (page
332);
– deuxième partie, chapitre huit: "les cheveux tressés en une seule natte
épaisse", (page 349);

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"la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui tombe en boucles épaisses",
(page 350).
Pour ce qui concerne le visage (ou la peau), c'est la propriété "cuivre", ou "cuivré" qui se
trouve mise en évidence:
∙ première partie, chapitre premier: "son visage est couleur de cuivre dans la lumière
du soleil", (page 82);
∙ deuxième partie, chapitre quatre: "son beau visage couleur de cuivre", (page 292);
∙ deuxième partie, chapitre huit: "au beau visage couleur de cuivre", (page 346); "le
beau visage couleur de cuivre où la lumière glisse comme de l'eau", (page 349); "le
grain de la peau cuivrée", (page 350); "sa peau couleur de cuivre", (page 355); "la
musique est si lente et profonde qu'elle couvre sa peau de cuivre", (page 356).
Les propriétés des yeux se trouvent elles aussi soumises à la répétition:
∙ première partie, chapitre quatre: "ses yeux d'ambre", (page 112);
∙ deuxième partie, chapitre sept: "ses yeux couleur d'ambre", (page 332);
∙ deuxième partie, chapitre quatre: "ses yeux pleins de lumière", (page 293);
∙ deuxième partie, chapitre sept: "la lumière qui jaillit de ses yeux", (page 333).
∙ deuxième partie, chapitre huit:"l'ombre de ses yeux", (page 349); "la lumière
profonde qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d'ombre",(page 350).
La répétition touche aussi des propriétés qui ne sont pas utilisées pour la même partie du
corps: ainsi, les yeux de Lalla sont "couleur de métal", (page 336), pareil pour le visage qui
est "métallique", (page 279): dans ces exemples c'est "métal" et "métallique" qui se réfèrent.
Dans l'exemple qui suit c'est la propriété "ambre" qui se trouve appliquée
respectivement aux yeux et à la peau de Lalla: "ses yeux d'ambre", (page 112) et "sa peau
couleur d'ambre", (page 347).
Comme nous l'avons vu dans la partie consacrée à la description des personnages
dans le premier texte, le lecteur ne manque pas de noter l'importance de la répétition, ou
plus exactement ce que P. Hamon (1998) appelle la "leitmotivité" qui signale et annonce
une description peu évolutive.
Nous pensons que la partie suivante permettra de mieux comprendre la cause de ces
multiples répétitions dans la description: en effet le fait que le photographe trouve une
difficulté à fixer Lalla à travers ces photos ne manque pas de renvoyer le lecteur au même
problème que rencontre l'écrivain en essayant de fixer ces personnages, et la répétition que
nous venons de voir pourrait être justement une réponse, du moins partielle et temporaire,
à cette difficulté.

2.2. La motivation de la répétition dans la description.


Le lecteur note qu'il y a insistance au chapitre huit de la deuxième partie sur la difficulté que
rencontre le photographe à fixer Lalla à travers ses photos:
Lui, pour ne pas ressentir le vide, va continuer à la regarder encore pendant
des heures, dans la nuit du laboratoire improvisé dans la salle de bains de sa
chambre d'hôtel, attendant en comptant les coups de son cœur que le beau
visage apparaisse dans le bac d'acide, surtout le regard, la lumière profonde
qui jaillit des yeux obliques, la lumière couleur d'ombre. Du plus loin, comme
si quelqu'un d'autre, de secret, regardait par ces pupilles, jugeait en silence.
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Chapitre 6. Les personnages.

Et puis ce qui vient ensuite, lentement, pareil à un nuage qui se forme, le front,
la ligne des pommettes hautes, le grain de la peau cuivrée, usée par le soleil
et par le vent. Il y a quelque chose de secret en elle, qui se dévoile au hasard
sur le papier, quelque chose qu'on peut voir, mais jamais posséder, même si
on prenait des photographies à chaque seconde de son existence, jusqu'à la
mort. Il y a le sourire aussi, très doux, un peu ironique qui creuse les coins des
lèvres, qui rétrécit les yeux obliques. C'est tout cela que le photographe voudrait
prendre, avec ses appareils de photo, puis faire renaître dans l'obscurité de son
laboratoire. Quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le
sourire, la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très
bref instant. Sur la feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se
modifie, se trouble, se couvre d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne
en train de vivre… Il regarde la ligne de la nuque, le dos souple, les mains et les
pieds larges, les épaules, et la lourde chevelure noire aux reflets cendrés, qui
tombe en boucles épaisses sur les épaules. Il regarde Lalla Hawa, et comme si,
par instants, il apercevait une autre figure, affleurant le visage de la jeune femme,
un autre corps derrière son corps; à peine perceptible, léger, passager, l'autre
personne apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui
tremble. pp349-350-351
Cette difficulté, ou cette impossibilité à figer le personnage, dans le dernier exemple, est
soulignée avec force: "il y a quelque chose de secret en elle...qu'on peut voir, mais jamais
posséder, même si on prenait des photographies à chaque seconde de son existence,
jusqu'à la mort", "quelquefois, il a l'impression que cela va apparaître réellement, le sourire,
la lumière des yeux, la beauté des traits. Mais cela ne dure qu'un très bref instant. Sur la
feuille de papier plongée dans l'acide le dessin bouge, se modifie, se trouble, se couvre
d'ombre, et comme si l'image effaçait la personne en train de vivre", "l'autre personne
apparaît dans la profondeur, puis s'efface, laissant un souvenir qui tremble".
L'écrivain se trouve devant la même illusion consistant à tenter d'immobiliser le
personnage, et quoiqu'il entreprenne pour l'appréhender -comme à travers la répétition de
certains indices (voir la partie précédente)- ses descriptions n'arriveront jamais à le "fixer",
car il est soumis constamment au changement; d'ailleurs, dans le dernier exemple, il est
bien dit que: "le dessin bouge, se modifie, se trouble…".
Même remarque dans l'exemple suivant qui insiste sur l'idée que ce que les photos
représentent n'est rien d'autre que "forme", "image", c'est-à-dire une représentation
approximative:
Le photographe s'enferme tout seul dans son laboratoire, sous la petite lampe
orange, et il regarde indéfiniment le visage qui prend forme sur le papier dans
le bain d'acide. D'abord les yeux, immenses taches qui s'approfondissent, puis
les cheveux noirs, la courbe des lèvres, la forme du nez, l'ombre sous le menton.
Les yeux regardent ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa, ailleurs, de l'autre
côté du monde, et le cœur du photographe se met à battre plus vite, chaque fois,
comme la première fois qu'il a capté la lumière de son regard, au restaurant des
Galères, ou bien quand il l'a retrouvée, plus tard, au hasard des escaliers de la
vieille ville. Elle lui donne sa forme, son image, rien d'autre. p348

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Nous pouvons dire la même chose à propos de l'écrivain dont le travail ne donne qu'une
"image" et une transposition approximative de ses personnages, et l'exemple qui suit
accentue encore ce rapprochement entre ces deux métiers:
Le plus extraordinaire de tout cela, ce sont les lettres: elles arrivent de tous
les côtés, qui portent le nom de Hawa sur l'enveloppe… Les lettres disent
quelquefois des choses extraordinaires, des choses très bêtes qu'écrivent des
jeunes filles qui ont vu la photo de Hawa quelque part et qui lui parlent comme si
elles la connaissaient depuis toujours. Ou bien des lettres de jeunes garçons qui
sont tombés amoureux d'elle, et qui disent qu'elle est belle comme Nefertiti ou
comme une princesse inca, et qu'ils aimeraient bien la rencontrer un jour. Lalla se
met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre des photos qu'il
vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande, brillants comme des gemmes, et
sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumière, et ses lèvres au sourire
un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire encore, elle répète:
"Quel menteur! Quel menteur!" Parce qu'elle pense que ça ne lui ressemble pas.
p347
Le lecteur note bien qu'aux lettres écrites par les jeunes filles et les jeunes garçons,
exprimant leur admiration pour la beauté de Lalla: "belle comme Nefertiti ou comme une
princesse inca", succèdent les photos que le photographe montre à la même Lalla.
Mais cette dernière se met à rire en regardant ces photos "parce qu'elle pense que
ça ne lui ressemble pas"; elle rit aussi de ces lettres, car l'écrit ne peut jamais donner une
représentation exacte et fidèle de l'être humain: c'est ce qui explique que Lalla traite le
photographe et les jeunes de menteurs.
Il apparaît donc que la répétition que nous avons analysée plus haut, et qui concerne
la description de Lalla, n'est qu'une tentative incomplète, ou une demi-solution qui essaie
à travers l'écriture d'esquisser approximativement les contours fuyants et insaisissables du
personnage.

2.3. L'a-fonctionnalité de la description.


Il y des personnages qui n'apparaissent qu'une seule fois: c'est le cas notamment d'Aïcha
Kondicha qui se trouve décrite et focalisée par Lalla (chapitre premier, première partie: page
86), mais qui disparaît définitivement, juste après cette même description:
Il y a aussi cette femme qui fait peur. Elle n'est pas vieille, mais elle est très sale,
avec des cheveux noirs et rouges emmêlés, des habits déchirés par les épines.
p86
∙ elle est très sale
∙ ses cheveux: noirs et rouges emmêlés
∙ ses habits: déchirés
Ce qui apparaît en italique constitue les propriétés.

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Chapitre 6. Les personnages.

Le lecteur ne manque pas de remarquer que d'autres personnages autrement plus


66
importants qu'Aïcha Kondicha (c'est le cas d'Aamma, surtout ) se trouvent dépourvus de
description, et se pose par conséquent le problème, selon nous, de "l'a-fonctionnalité" de la
description des personnages dans Désert, puisque tout personnage peut être décrit, sans
qu'il représente une importance dans le parcours de Lalla.
Il faut noter aussi que la description d'Aïcha Kondicha vient juste après celle de Naman
(page 83), ce qui fait croire que les deux personnages sont aussi importants l'un que l'autre;
mais le lecteur se rendra compte que c'est Naman qui est le plus important car il apparaîtra
jusqu'au chapitre treize, alors que Aïcha ne réapparaîtra plus jamais après.
La même remarque vaut pour Zora, la patronne de l'atelier de tapis, qui se trouve elle
aussi décrite, mais disparaît définitivement, juste après sa dispute avec Lalla au chapitre
douze de la première partie:
∙ les propriétés se rattachant à Zora sont:
– "grande", "vêtue de noir", "ses mains grasses", (page 187);
– "elle est pâle, et "grosse",(page 188)
– visage "gras et pâle",(page 189).
Même le chien qui rôde dans le quartier Panier, à Marseille, a droit à une description:
Il y a un chien que Lalla connaît bien. Il est tous les jours au même endroit, en
bas des escaliers…Il est tout noir, avec un collier de poils blancs qui descend sur
sa poitrine. p282
Comme nous l'avons vu plus haut, aucune description ne vient donner au lecteur une idée
sur l'aspect physique de Aamma la tante de Lalla, sauf dans la deuxième partie du deuxième
texte où le lecteur sait qu'elle a changé:
Aamma a beaucoup vieilli en quelques mois. Elle a un visage maigre et fatigué,
un teint gris, et ses yeux sont cernés d'un cercle bistre. p265
∙ visage: maigre et fatigué;
∙ un teint: gris;
∙ les yeux: cernés d'un cercle bistre.
S'il apprend que Aamma a changé, après son séjour à Marseille, le lecteur ne manque de se
demander pourquoi aucune description la concernant n'a été fournie dans la première partie.
De même, le lecteur remarque que des personnages secondaires, qui apparaissent une
première fois pour disparaître pour toujours, comme Aïcha Kondicha ou Zora se trouvent
décrits, alors qu'Aamma n'est pas décrite une seule fois, sauf dans l'exemple ci-dessus.

3. Correspondance entre les personnages.

3.1. Dans le premier texte.


66
Nous considérons Aamma comme un personnage plus important que Aïcha Kondicha tout simplement, car c'est elle qui a
voulu que Lalla travaille à l'atelier de Zora, et c'est elle encore qui lui a proposé de se marier avec l'homme riche…deux "vouloirs" qui
auraient pu changer le cours de la vie de Lalla si elle avait acceptés.

129

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Après avoir relevé précédemment que la description de certains personnages (le père de
Nour et du cheikh Ma el Aïnine) se trouve soumise à la répétition, il s'agit de voir dans cette
partie comment des indices communs à deux personnages différents, font que le lecteur
conclut à une correspondance au niveau de leurdescription:
∙ entre le père de Nour et le guerrier aveugle:
Le lecteur observe qu'il y a une correspondance dans les termes utilisés pour décrire les
deux personnages:
∙ après que le père a prié dans le tombeau de l'homme saint (au chapitre premier);
∙ et après que le guerrier aveugle avait reçu la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine (au
chapitre quatre).

Le père de Nour. Le guerrier aveugle.


-une énergie nouvelle entrait dans son -le visage du guerrier aveugle où une lumière
ventre: p30; au fond de lui il y avait une force nouvelle semblait grandir: p371 -il n'y avait
nouvelle: p31 -il n'y avait plus de souffrance: plus de souffrance: p372 -immobile: p371
p30 -immobile: p31 -comme s'il savait -sa main était devenue légère, comme
ce qu'il devait faire, comme s'il connaissait celle d'un homme qui sait où il va: p372 -il
d'avance le chemin qu'il devrait parcourir: avançait en titubant un peu: p371 -appuyé sur
p31 -l'homme titubait un peu: p32 -il dut l'épaule du jeune garçon: p371
s'appuyer sur l'épaule de Nour: p32

De même que le lecteur note que les deux personnages ne parlent pas:
∙ le père: "il n'y avait plus de mots non plus", (page 30);
∙ le guerrier aveugle: "il ne parlait pas", (page 371).
∙ *entre le père et le cheikh Ma el Aïnine:
Le lecteur remarque que certains indices se retrouvent d'un personnage à un autre:

Le père de Nour. Le cheikh Ma el Aïnine.


-il ne sentait pas le passage du jour, ni la faim, -le vieil homme ne sentait plus la vieillesse, ni
et la soif: p31 -peut-être qu'il n'attendait plus la fatigue, ni l'inquiétude: p71 -il n'attendait
rien: p32 -le guide ne semblait s'apercevoir plus rien: p71 -Ma el Aïnine ne semblait pas
de rien: p31 -immobile: p31 s'en apercevoir: p41 -la figure frêle du vieil
homme, immobile entre eux: p38

Le lecteur ne manque pas de noter encore que:


∙ Ma el Aïnine ne regardait personne", (page 71),
∙ et que le père "n'avait pas écouté" son fils qui lui avait parlé: (page 25): dans les deux
cas, aussi bien les sens visuel qu'auditif sont suspendus.
∙ entre le guerrier aveugle et le cheikh.
Comme le guerrier aveugle, le cheikh est devenu aveugle, et cela à partir du chapitre six:
Nour se souvient du guerrier aveugle, de la main de Ma el Aïnine qui a touché
ses yeux, de son souffle sur la face de l'homme blessé. Maintenant, Ma el Aïnine
connaît la même solitude, celle dont on ne s'échappe pas…p405
Le lecteur dispose des mêmes indices dans la description des deux personnages:
130

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ après que le guerrier aveugle a reçu la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine au


chapitre quatre;
∙ et quand Ma el Aïnine a reçu la bénédiction de Nour au chapitre six:

Le guerrier aveugle. Le cheikh Ma el Aïnine.


-il n'y avait plus de souffrance: p372 - -le visage de Ma el Aïnine semble apaisé,
immobile: p371 libéré de sa souffrance: p405 -immobile:
p244.

∙ entre Nour et le cheikh Ma el Aïnine .


Le lecteur remarque que certaines instructions dans la description du cheikh Ma el Aïnine -
quand il a donné la bénédiction à l'homme aveugle au chapitre quatre -se répètent dans la
description de Nour quand ce dernier a béni le cheikh (au chapitre six):

Nour. Le cheikh Ma el Aïnine.


-Nour passe la paume de sa main sur le front -il a passé la main sur son front: p371 -sans
de Ma el Aïnine: p405 -sans prononcer une prononcer une parole: p371 -le bout de ses
parole: p405 -il mouille le bout de ses doigts doigts mouillé de salive, il a frotté les paupières
avec sa salive, et il touche les paupières de l'aveugle: p371 -il a soufflé doucement sur
qui tremblent d'inquiétude: p405 -il souffle son visage: p371
doucement sur le visage: p405

Conclusion.
Le lecteur ne peut pas omettre de relever que le texte lui signale, par une sorte de
système de rappel, que différents personnages se partagent certaines propriétés dans leur
description; ce même lecteur conclut de ce fait qu'il y a une sorte de "correspondance" qui
peut être rapprochée de ce que P. Hamon appelle "le leitmotiv": en effet pour le sémioticien
ce procédé "signale une persistance et une certaine fixité", (P. Hamon; 1998: 176).
Nous, nous ajoutons que cette "fixité" dans le premier texte signale un refus évident de
la variété dans la description des différents personnages: c'est ce que nous allons le voir
aussi dans le deuxième texte de Désert.

3.2. Dans Le deuxième texte.


Le lecteur ne manque pas de remarquer dans le deuxième texte la répétition des
mêmes instructions, ou indices entre au moins deux personnages; nous avons
décidé d'appeler ce phénomène "correspondance".
Ainsi, dans les exemples qui suivent c'est l'indice "les yeux verts" qui se trouve
repris pour:
∙ Naman le pêcheur:
Naman s'arrête de peindre un instant; les enfants et Lalla regardent son visage
de cuivre où brillent ses yeux verts. p150
∙ le Soussi, le mari de la tante de Lalla (Aamma):
Il est tout petit et maigre, avec de beaux yeux verts…p101

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ l'Algérien veilleur de nuit à l'hôtel où Lalla travaille:


…un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux yeux verts
comme ceux de Naman le pêcheur. p292
∙ et Radicz:
Il a des yeux verts. p276
L'Algérien, le veilleur de nuit, est comme Naman, "grand et maigre":
Naman le pêcheur n'est pas comme tout le monde. C'est un homme assez
grand et maigre…p83 …et le veilleur de nuit…un Algérien grand et très maigre.
p292 L'homme dont le visage a été mangé par "une maladie terrible", a des
mains "agiles": Il ressemble un peu au vieux Naman, il a le même genre de
mains, puissantes et agiles, des mains brûlées par le soleil et pleines de savoir.
pp319-320
, comme les mains de Naman qui "vont vite" et "savent faire des nœuds avec légèreté":
Ses grandes mains brunes aux ongles cassés vont vite, savent faire des nœuds
avec légèreté. p105
Daniel, le jeune qui habite l'hôtel où Lalla travaille,"est très très noir" (page 318), comme
le Hartani:
...Le Hartani se lève et se retourne. Le soleil brille sur son visage noir. p109
Le Hartani a un "visage lisse", et ses mains sont "longues":
Le Hartani n'a pas vraiment de famille, comme Lalla...Lalla aime son visage lisse,
ses longues mains. p113
, tout comme Daniel qui a de "longues mains" et un visage "lisse"(page 319).
Le lecteur se souvient que les bergers, les amis du Hartani:
ont des visages lisses, couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés…p137
, comme le Hartani dont le visage est "très mince et lisse", et le "front bombé" (page 108).
Cette ressemblance entre les bergers et le Hartani est reprise encore au chapitre douze
(première partie):
Autour de lui, il y a toujours les bergers noirs comme lui…p191
Daniel, le jeune noir, a des "dents blanches" (page 319), qui rappellent les incisives de
Radicz qui sont, aussi, "blanches" (page 276).
Radicz a "la peau cuivrée" (page 276), comme Lalla dont le visage est "couleur de
cuivre": (page 333), et comme Naman le pêcheur qui a un "visage couleur de cuivre"( page
150).
Les doigts de Lalla "sont effilés" (page 181) comme ceux du Hartani:
Le Hartani prend la main de Lalla dans sa longue main brune aux doigts effilés…
p113
En lisant ces deux descriptions de Lalla au chapitre sept (deuxième partie):
C'est à cause de toute la lumière qui jaillit de ses yeux, de sa peau, de ses
cheveux, la lumière presque surnaturelle. p333 La lumière de la fenêtre illumine
les lourds cheveux noirs, fait une flamme autour du visage de Lalla, sur son cou,
sur ses épaules, jusque sur ses mains posées à plat sur la nappe blanche. p336

132

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Chapitre 6. Les personnages.

, le lecteur se rend compte que certaines propriétés sont reprises pour la prostituée (au
chapitre cinq, deuxième partie):
Ce qui étonne le plus en elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux: courts,
bouclés, ils sont d'un rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du
couloir derrière elle, et font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée
grasse, comme une apparition surnaturelle.p313

Lalla. La prostituée.
-la lumière presque surnaturelle: p333 - -comme une apparition surnaturelle: p313 -
la lumière de la fenêtre illumine les lourds ses cheveux… sont d'un rouge de cuivre qui
cheveux noirs, fait une flamme autour du étincelle bizarrement à la lumière du couloir
visage de Lalla: p336 derrière elle, et font comme une auréole de
flamme sur sa tête de poupée grasse: p313

Le Hartani n'aime pas la Cité, ainsi il "ne vient jamais à la ville"(page 113), ou encore:
Quand elle arrive aux collines, Lalla regarde si le Hartani est là, mais elle sait bien
que c'est inutile: le berger n'aime pas les gens, et il s'en va quand ceux de la Cité
viennent acheter les moutons. p169
, même remarque pour Es Ser qui veut être seul, et ne peut pas donner la chaleur de son
regard, "quand Lalla est dans la Cité":
Car Es Ser ne peut pas faire entendre son nom, ni donner la chaleur de son
regard, quand Lalla est dans la Cité de planches et de papier goudronné. C'est
un homme qui n'aime pas le bruit et les odeurs. Il faut qu'il soit seul dans le vent,
seul comme un oiseau suspendu dans le ciel. p92
Es Ser parle avec ses yeux, sans le langage articulé des hommes:
Il ne parle pas. Il ne parle jamais. C'est avec son regard qu'il sait parler, car il vit
dans un monde où il n'y a pas besoin des paroles des hommes. p203
, tout comme le Hartani:
Lalla sait que les paroles ne comptent pas réellement. C'est seulement ce qu'on
veut dire, tout à fait à l'intérieur, comme un secret…Et le Hartani ne parle pas
autrement…il regarde Lalla, avec son beau regard de métal, sans rien dire, et
c'est dans la lumière de son regard qu'on entend ce qu'il dit, ce qu'il demande.
p132
Le Hartani se méfie des habitants de la Cité:
Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes
ces choses. Les autres, il s'en méfie…pp130-131
, tout comme les bergers, ses amis:
Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d'abord un
peu à distance, parce qu'ils sont plutôt méfiants… Il n'y a que le Hartani qui
puisse rester avec eux, parce qu'il est berger comme eux, et parce qu'il ne vit pas
avec les gens de la Cité. p137
Le deuxième texte est celui des marginaux: en effet, Es Ser vit dans le plateau de pierres,
où aucun habitant de la Cité ne s'y aventure, tout comme le Hartani qui vit dans les collines,
loin de la Cité; Naman peut être considéré comme un marginal, parce que c'est un Juif qui
vit au sein d'une société à majorité arabo-musulmane, et qu'il habite loin de la Cité:
133

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Au lieu d'aller vers la maison d'Aamma, Lalla marche lentement vers l'autre bout
de la Cité, là où vit le vieux Naman. p207
Radicz est un gitan et un mendiant (doublement marginal), et habite loin de la ville:
Il vit très loin, quelque part à l'ouest, près de la voie ferrée, là où il y a de grands
terrains vagues et des cuves d'essence, et des cheminées qui brûlent jour et nuit.
p277
Les personnages dans le deuxième texte de Lalla sont définis par les contraires, et le lecteur
note que cet aspect contradictoire est commun à plusieurs personnages:
∙ comme Lalla qui se sent parfois "bien", et parfois "un peu triste" comme dans
l'exemple qui suit:
Alors, de temps en temps, quand elle se sent bien, qu'elle n'a rien à faire, ou
quand elle est au contraire un peu triste sans savoir pourquoi, elle chante le
mot…p77
Dans l'exemple suivant, elle éprouve le désir de s'approcher du Hartani:
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d'elle, et la lumière de son
regard entre en elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu'à lui, jusqu'à son
règne, être tout à fait avec lui, pour qu'il puisse enfin l'entendre. Elle approche sa
bouche de son oreille, elle sent l'odeur de ses cheveux, de sa peau. p139
Mais quelques lignes après, elle veut "échapper à l'étreinte du berger":
Tout d'un coup, Lalla ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue
la tête et cherche à échapper à l'étreinte du berger qui maintient ses bras…p140
∙ Es Ser, le Secret:
Il est effrayant quelquefois, et d'autres fois il est très doux et calme, plein d'une
beauté céleste. p95
∙ le Hartani:
Quandil est inquiet, ou quand il est au contraire très heureux, il s'arrête, il pose
ses mains sur les tempes de Lalla…p132
∙ Radicz:
Il y a des jours où ses yeux sont tristes et voilés, comme s'il était perdu dans
un rêve, et que rien ne pouvait l'en sortir. D'autres jours, il est gaiet ses yeux
brillent…p276
∙ le photographe:
Lui, est à la fois heureux et inquiet de recevoir toutes ces lettres. p347

Conclusion.
∙ le lecteur ne peut pas omettre de noter que beaucoup d'indices sont communs à
certains personnages;
∙ le lecteur se rappelle qu'il a rencontré le même mécanisme concernant la
correspondance entre les personnages aux premier et deuxième textes;

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ cette correspondance, nous pouvons la rapprocher de l'idée de "leitmotivité"


suggérée par P. Hamon pour qui elle signale une fixité; cette dernière indique que les
personnages sont saisis exclusivement sous l'angle de l'identique.
∙ enfin nous pensons que Désert dispose d'un même paradigme de termes, (ou d'un
seul paquet de termes), qu'il distribue syntagmatiquement sur différents personnages.

3.3. Correspondance entre les personnages des deux textes.


Après avoir noté la présence d'indices communs entre au moins deux personnages
respectivement:
∙ au premier texte;
∙ et au deuxième texte;
, le lecteur remarque qu'il y a emploi des mêmes indices pour des personnages
appartenant à deux textes différents, d'où un autre type de correspondance.
Ainsi, au premier texte la peau des hommes du désert est "pareille au métal" (page 13),
comme au deuxième texte où le regard du Hartani est "de métal" (page 132), et où les yeux
de Lalla sont "couleur de métal" (page 336).
Au premier texte, le lecteur apprend que les "esclaves harratin essayaient de faire vivre
quelques fèves" (page 16), et le lecteur note bien que le terme "harratin" fait référence au
Hartani du deuxième texte.
La couleur de "cuivre" des visages des filles (page 22) et des cheveux du père de Nour
(page 25) se retrouvent au deuxième texte:
Lalla marche sur le sable…et son visage couleur de cuivre. p82 Naman s'arrête
de peindre…les enfants et Lalla regardent son visage de cuivre…p150
Au premier texte, le cheikh Ma el Aïnine est fréquemment décrit comme "immobile" (pages
38, et 244), tout comme le Hartani au deuxième texte (pages 110 et 167); dans les deux
exemples qui suivent, ce sont les propriétés "blanc" et "léger" dans la description du Hartani
(page 214) qui rappellent au lecteur les mêmes propriétés rattachées au cheikh Ma el Aïnine
au premier texte:
Sa silhouette blanche et légère…p214 Alors Nour, debout près de la porte,
regarde une dernière fois la silhouette fragile du grand cheikh, couché dans son
manteau blanc, si léger…p406
Le regard du Hartani est "si lointain" (page 135), tout comme celui du cheikh Ma el Aïnine:
Ses yeux étaient fixes et son regard lointain…p41
Dans le dernier exemple, le lecteur possède l'indice "fixes" des yeux du cheikh et qu'il
retrouve chez le Hartani:
Cela se voit dans la façon qu'il a de regarder vers l'horizon, avec ses yeux fixes…
p212
Les enfants de la côte du premier texte ont des "cheveux rouges" (page 18): la propriété
"rouges" est reprise au deuxième texte avec les cheveux presque rouges des bergers, les
amis du Hartani:
…et des cheveux d'une drôle de couleur, presque rouges. p137

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Quand Naman le pêcheur tombe malade à cause du vent de malheur, c'est Lalla qui lui
raconte les histoires, alors que d'habitude c'était lui qui le faisait (voir les chapitres trois et
huit de la première partie du deuxième texte):
D'habitude, c'est lui qui raconte les histoires et elle qui écoute, mais aujourd'hui,
tout est changé. Lalla lui parle de n'importe quoi, pour calmer son angoisse…
p196
Pareil pour le cheikh Ma el Aïnine qui d'habitude c'est lui qui donnait la bénédiction (voir
les chapitres deux et quatre du premier texte où le cheikh bénissait respectivement Nour et
le soldat aveugle), mais au chapitre six, et juste avant sa mort, il avait reçu la bénédiction
de Nour.
La description de Naman avant sa mort au deuxième texte rappelle le lecteur celle de
Ma el Aïnine au premier texte:

Naman Ma el Aïnine
-Naman était tout seul, couché sur sa natte -le vieux cheikh est couché sur son manteau,
de paille, la tête appuyée sur son bras: p196; la tête posée sur une pierre: p403; -
-son visage est maigre: p196; -il respire visage émacié: p404; -Ma el Aïnine respire
encore, très lentement en sifflant: p207. lentement: p403.

Al Azraq, l'Homme Bleu des histoires racontées par Aamma, dans le deuxième texte,
avait reçu la pouvoir de guérir avec ses mains (page 181):
Il avait reçu le pouvoir de guérir avec ses mains…p181
, comme Ma el Aïnine au premier texte:
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes…Le grand
cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient conduit leurs petits enfants
malades de ventre ou des yeux. Ma el Aïnine les oignait avec un peu de terre
mêlée à sa salive, il posait ses mains sur leur front…p245
Lalla est présentée à un certain moment de sa vie comme une enfant (page76), tout comme
Nour (page 21), et Lalla est fille d'une "chérifa" (page 89), tout comme Nour qui est fils d'une
"chérifa" (page 54).
Dans le premier texte, Nour est initié par son père (page 11), qui lui apprend les noms
des étoiles, tout comme Lalla qui est initiée par le Hartani (deuxième texte, première partie):
C'est le Hartani qui lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel,
les pierres, les arbustes, à regarder voler les guêpes et les mouches, à écouter
le chant des insectes cachés, à sentir l'ombre des oiseaux de proie et les
tressaillements des lièvres dans les broussailles. p113
Comme Lalla, Nour éprouve de l'angoisse et de la peur:
∙ Lalla:
Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse…p309
∙ Nour:
Il était étonné de voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte
d'angoisse…p34

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Chapitre 6. Les personnages.

En lisant les lignes qui suivent concernant Lalla:


…et elle entend distinctement les battements de son sang…p140
, le lecteur se souvient des mêmes termes au premier texte pour Nour qui "percevait avec
netteté les battements de son sang":
Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les artères de son cou
et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner jusque dans le sol
sous la plante de ses pieds. pp52-53
Nour éprouve le sentiment du vide:
…Nour a senti encore une fois l'impression du vide et de la mort. p250
, tout comme Lalla:
L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela
tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige
s'applique sur elle. p287
Au dernier exemple Lalla sent le vertige, tout comme Nour dans l'exemple qui suit:
Le regard entrait en lui, creusait son vertige. p432
À la fin du premier texte, le lecteur apprend que Nour sentait le regard du cheikh Ma el
Aïnine, après sa mort:
Nour sentait son regard, là, dans le ciel, dans les taches d'ombre de la terre. Il
sentait le regard sur lui, comme autrefois, sur la place de Smara…p432
, et se rappelle que Lalla aussi a senti le regard de l'Homme Bleu dans le deuxième texte:
C'est toujours le même regard qui guide, ici, dans les rues de la Cité; c'est un
regard très long et doux…p414
La nausée ressentie par Nour:
…Nour sentait la nausée dans sa gorge serrée. p437
, se retrouve dans le deuxième texte concernant Lalla:
C'est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa
gorge, qui emplit sa bouche d'amertume. p299
Dans le deuxième texte, il est dit que ceux qui ont quitté leur pays, pour travailler en France,
"sont pareils à des soldats vaincus":
Ils passent un peu courbés, les yeux vides, les vêtements déjà usés par les nuits
à coucher par terre, pareils à des soldats vaincus. p273
, le terme "vaincus" se retrouve au premier texte:
Tous, hommes, femmes, enfants aux pieds ensanglantés, ils avançaient sans
faire de bruit, comme des vaincus, sans prononcer une parole. p227
Les guerriers du désert au premier texte "erraient" à la recherche d'une terre (page 425),
tout comme les immigrés au deuxième texte:
…les Nord-Africains, sombres, couverts de vieilles vestes, coiffés de bonnets de
montagne ou de casquettes à oreillettes; des Turcs, des Espagnols, des Grecs,
tous l'air inquiet et fatigué, errant sur les quais dans le vent…pp272-273
Le lecteur ne manque pas de remarquer, aussi bien au premier qu'au deuxième texte, que
des personnages apparaissent, puis disparaissent; ainsi, dans le premier texte:

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∙ les parents de Nour disparaissent à partir du chapitre six, le laissant seul avec les
guerriers bleus:
Le père et la mère de Nour étaient retournés vers le désert. p401
∙ le frère aîné disparaît dès la fin du chapitre deux, tout comme le cheikh Lahoussine
à la fin du chapitre trois, et l'observateur civil qui apparaît une seule fois au chapitre
cinq.
∙ -le général Moinier et le colonel Mangin font leur apparition une seule fois,
respectivement aux chapitres cinq et sept.
Même remarque dans le deuxième texte où le Hartani disparaît lui aussi, après sa fuite vers
le désert, dès la fin du chapitre quatorze de la première partie, pour ne plus réapparaître
ensuite, tout comme Aamma la tante de Lalla qui disparaît définitivement dès le chapitre
six de la deuxième partie, et le photographe qui apparaît aux chapitres sept et huit de la
deuxième partie, mais qui disparaît, après, complètement.
Les fils d'Aamma disparaissent dès le chapitre treize de la première partie, tout comme
le mari d'Aamma qui s'éclipse dès le chapitre douze.
Comme nous venons de le constater, des personnages appartenant au premier texte
renvoient à d'autres faisant partie du deuxième texte, et cela à travers certains indices qui
leur sont communs, permettant d'établir une dimension intertextuelle.
Cette notion d'intertextualité va être étudiée dans la partie où nous allons démontrer que
Lalla renvoie à Roquentin, le personnage de la Nausée de J. P. Sartre: dans Désert nous
avons un autre type d'intertextualité, puisque des personnages appartenant à deux textes
différents, mais entrant dans la composition du même livre, se renvoient aussi à travers les
indices que nous avons vus plus haut.

Conclusion.
Il est clair donc que la description du personnage dans Désert est soumise à la répétition
et à la "leitmotivité" suggérée par P. Hamon (1998): cette leitmotivité est significative d'une
volonté de fixer le personnage, du moins temporairement car, comme nous l'avons vu plus
haut dans la partie consacrée au rapprochement entre le métier du photographe et celui de
l'écrivain, il est impossible de disposer d'une description figée pour le même personnage.

4. La problématique du personnage principal dans le


premier texte.
Il s'agit dans cette partie d'examiner la problématique du personnage principal, et cela
en s'appuyant sur divers critères: ce qui nous motive à consacrer une partie à cette
problématique c'est parce qu'au moins trois personnages postulent à ce statut, et ils sont:
Nour, son père et le cheikh Ma el Aïnine.
Pour ce qui concerne le terme "principal", nous entendons par là, l'un de ses premiers
sens, à savoir "le premier".

Le père de Nour.
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Chapitre 6. Les personnages.

Les indices.
Il est le premier personnage qui apparaît à l'incipit:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau… Nour, le fils de l'homme au
fusil…p9
Il est cité, donc, le premier dès l'incipit, et certains indices font que le lecteur infère qu'il est
un chef guerrier avec une mise en avant du fusil qu'il porte: "un seul d'entre eux portait un
fusil, une carabine à pierre au long canon de bronze noirci"; "serrée entre ses deux bras";
"le canon dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau", et "l'homme au fusil", (page 9).
Cela constitue un premier indice sur l'importance de ce personnage, puisqu'il apparaît
comme le seul qui se trouve pourvu d'une arme, témoignant l'emploi de "un seul" dans "un
seul d'entre eux": ceci le singularise et le détache par rapport au groupe.
Ce personnage apparaît comme un initiateur détenant un savoir avec le verbe
"montrait" répété deux fois, et "connaissait":
L'homme au fusil, celui qui guidait la troupe, appelait Nour et il lui montrait
la pointe de la petite Ourse, l'étoile solitaire qu'on nomme le Cabri, puis, à
l'autre extrémité de la constellation, Kochab, la bleue. Vers l'est, il montrait à
Nour le pont où brillent les cinq étoiles Alkaïd, Mizar, Alioth, Megrez, Fecda…
Il connaissait toutes les étoiles, il leur donnait parfois des noms étranges, qui
étaient comme des commencements d'histoires. Alors il montrait à Nour la route
qu'ils suivraient le jour, comme si les lumières qui s'allumaient dans le ciel
traçaient les chemins…p11
Son savoir est tellement large qu'il lui donne le pouvoir de donner des noms aux étoiles: "il
leur donnait parfois des noms étranges".
67
En plus des rôles actantiels de "guerrier" et de "savant", ce personnage cumule un
autre rôle: celui de "guide" (voir exemple de la page 11: "celui qui guidait la troupe").
Le cumul de quatre rôles actantiels: "guerrier", de "père", de "guide" et de "savant",
constitue un indice de plus qui conforte le lecteur dans l'idée que ce personnage postule
au statut de personnage principal.
Dans la lumière grise de l'aube, l'homme et Nour se lavaient selon l'ordre rituel…
p21 L'homme et l'enfant baignaient encore leur face…p21 C'est là que le guide et
Nour s'installèrent d'abord pour prier…p28 Longtemps ils restèrent ainsi, le guide
allongé sur la terre, et Nour accroupi, les yeux ouverts, immobile. Puis, quand
tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son fils. p31

67
Le "rôle actantiel" est une notion empruntée à la sémiotique de A. J. Greimas; ce rôle suppose: -une position de l'actant
à l'intérieur du parcours narratif; -et un investissement modal particulier du même actant. "On appellera rôle actantiel cette double
définition de l'actant syntaxique par sa position et par son être sémiotique : la définition de son "être sémiotique" correspondant à son
statut de sujet d'état (en jonction avec les valeurs modales ou les modes d'existence), tandis que la définition par sa position dans le
parcours signifie que le rôle actantiel n'est pas caractérisé seulement par le dernier programme narratif réalisé et par la dernière valeur
acquise (ou perdue), mais qu'il subsume l'ensemble du parcours déjà effectué, qu'il porte en lui l'augmentation (ou la déperdition)
de son être." Voir les entrées "actantiel" et narratif dans A. J. Greimas, Courtés J. 1979 : Le Dictionnaire raisonné de la théorie du
langage, Paris, Hachette.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Ces quatre exemples montrent bien que le "père" apparaît toujours en première position:
"l'homme et Nour": (page 21); "l'homme et l'enfant": (page 21); "le guide et Nour": (page 28);
"le guide allongé sur la terre, et Nour accroupi", "l'homme se releva lentement et fit sortir
son fils":(page 31).
Nour apparaît toujours en dépendance par rapport à son père comme dans les
exemples qui suivent avec "il avait fait un signe à Nour" dans l'exemple de la page 25, et
"Nour avait du mal à suivre son père", dans celui de la page 26:
Puis, quand le campement avait été calme, il avait fait un signe à Nour, et
ensemble ils étaient partis le long de la piste…p25 C'était difficile de marcher,
à cause des cailloux aigus qui sortaient de la terre rouge, et Nour avait du mal à
suivre son père. p26
La succession des points de vue concernant le père de Nour constitue un autre indice
prouvant qu'il est le personnage principal; en effet, dans l'exemple qui suit, c'est le narrateur
qui regarde le père (le paragraphe ne fournit pas le nom d'un personnage qui regarde le
68
père, mais le lecteur infère que c'est le narrateur qui perçoit, en lui attribuant le PDV , par
défaut); le focalisé est donc le "père" "expansé" et développé: "visage brun, son nez en bec
d'aigle, ses longs cheveux bouclés couleur de cuivre":
Le soleil éclairait son visage brun, son nez en bec d'aigle, ses longs cheveux
bouclés couleur de cuivre. p25
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur infère qu'il s'agit du PDV du narrateur
puisque aucun personnage n'est cité comme percevant "le père"; le terme "père" se trouve
expansé, comme dans l'exemple précédent:
Il se penchait en avant, prenait de la poussière rouge dans le creux de ses mains
et la laissait couler sur son visage, sur son front, sur ses paupières, sur ses
lèvres. p29
Un autre indice oriente le lecteur dans l'interprétation que ce personnage peut accéder au
statut de personnage principal: c'est quand il se trouve pourvu d'un point de vue, comme
dans l'exemple qui suit, où le verbe de perception "regardait" lui réfère, alors que le focalisé
est tout ce qui annonce l'aube, en l'occurrence "la brume qui remontait lentement le long de
la vallée, vers la Hamada" et la nuit qui "s'effaçait":
Le guide se réveillait avant les autres, il se tenait immobile devant la tente. Il
regardait la brume qui remontait lentement le long de la vallée, vers la Hamada.
La nuit s'effaçait au passage de la brume. Les bras croisés sur sa poitrine, le
guide respirait à peine, ses paupières restaient fixes. Il attendait comme cela la
première lumière de l'aube, la fijar, la tache blanche qui naît à l'est, au-dessus des
collines. pp20-21
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le focalisateur est "guide" (le guide réfère au
père) le verbe de perception est "a vu", et le focalisée est le terme "ombre", qui se trouve
développé en "puissante et froide":
68
Voir pour des mots comme "expansé", "développé", et "focalisé", la partie consacrée au point de vue. Rappelons que pour A.
Rabatel, pour avoir un point de vue, il faut un verbe de perception, un focalisateur, et un focalisé "expansé", c'est-à-dire détaillé.
Exemples: (a) Elle vit son père. (b) Elle vit son père partir. Ces deux exemples n'expriment pas de point de vue, bien qu'on ait un
focalisateur à travers le pronom personnel "elle", un focalisé "père", et le verbe de perception "vit"; ce qui manque à ces exemples
pour véhiculer un point de vue, toujours dans l'optique de A. Rabatel, c'est un focalisé "développé" comme dans l'exemple qui suit
(le focalisé développée est en italique): PIERRE déduisit que Jean était malade: il était facilement à vif et se laissait aller à des
mouvements d'humeur inaccoutumés. ( A. Rabatel ; 1998: 26)

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Chapitre 6. Les personnages.

Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vu l'ombre
puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle. p28
S'appuyant sur un exemple tiré d'une nouvelle qui s'appelle La chatte, V. Jouve affirme qu'en
passant du point de vue du narrateur pour celui du personnage "Camille", le lecteur
investit cette dernière de l'autorité narrative habituellement réservée à l'instance
d'énonciation. (1992: 128)
, et justement, dans notre cas, le lecteur investit le père de Nour de cette "autorité narrative",
puisqu'il se trouve à plusieurs reprises devant son point de vue.
Mais ce même lecteur se trouve pris au dépourvu, quand il se rend compte,
progressivement, que le père n'est pas le personnage principal, parce qu'il disparaîtra
presque complètement dans les autres chapitres, et sera relégué en un simple personnage
comme les autres personnages secondaires et anonymes, sans un véritable rôle actantiel
décisif pour la suite du texte; ce personnage ne conservera que le rôle de "père", et perdra
bien sûr celui de "guide", de "savant", et de "guerrier".
Le fragment suivant, tiré du premier chapitre constitue une sorte d'annonce de
"l'effacement" de ce personnage avec "étranger à l'ordre des hommes", et "n'attendait plus
rien":
Il était plein d'une autre force, d'un autre temps, qui l'avaient rendu étranger à
l'ordre des hommes. Peut-être qu'il n'attendait plus rien, qu'il ne savait plus rien…
pp31-32
Pour conclure, le désarroi du lecteur vient, d'une part de la multiplication des indices qui
font qu'il interprète que le père est le personnage principal -surtout avec l'indice du point
de vue qui l'investit de l'autorité narrative- et d'autre part de leur absence totale dans les
autres chapitres.

Le cheikh Ma el Aïnine.
Après "l'éviction" du père du statut de personnage principal, le lecteur constate, au deuxième
chapitre, l'apparition d'un autre personnage qui peut postuler à ce statut, en l'occurrence
le cheikh Ma el Aïnine.
De ce fait, il y a des indices qui orientent le lecteur dans cette interprétation:
∙ au niveau de la qualification, le substantif cheikh est accompagné de l'adjectif "grand"
comme dans le "grand" cheikh aux pages 37 et 231.
∙ dès qu'ils sont entrés dans la ville de Smara, les nomades sont allés voir le cheikh
pour le saluer, puis sont restés autour de sa maison, ce qui indique incontestablement
qu'il est important:
Sans cesse il rencontrait de nouveaux voyageurs... Nour s'écartait pour les
laisser passer, et il les regardait marcher vers la porte de Smara. Ils allaient
saluer le grand cheikh Moulay Ahmed ben Mohamed el Fadel, celui qu'on appelait
Ma el Aïnine, l'Eau des Yeux. Tous, ils allaient s'asseoir sur les banquettes de
boue séchée, autour de la cour de la maison du cheikh. pp34-35
Dans l'extrait qui suit, le lecteur est conforté dans son hypothèse que le cheikh est important,
puisque son père et son frère sont allés le saluer aussi:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Nour reconnut la silhouette du vieil homme. C'était le grand cheikh Ma el Aïnine,


celui qu'il avait déjà aperçu quand son père et son frère aîné étaient venus le
saluer, à leur arrivée au puits de Smara. p37
∙ le cheikh se trouve vu ou focalisé par Nour à maintes reprises comme dans l'exemple
qui suit, où le terme focalisé "cheikh" se trouve développé avec: "il regardait de toutes
ses forces la figure frêle du vieil homme":
Il regardait de toutes ses forces la figure frêle du vieil homme, immobile entre
eux, et dont le manteau éclairé par la lune faisait une tache très blanche. p38
Dans l'exemple qui suit, le verbe de perception est "regarder", le focalisateur est toujours
Nour, et le terme "cheikh" se trouve développé en "l'étrange frêle silhouette":
Quand son père toucha son épaule, Nour se leva et s'en alla lui aussi. Avant de
quitter la place, il se retourna pour regarder l'étrange frêle silhouette du vieil
homme...p43
Même remarque dans l'exemple suivant avec "Nour continuait à regarder le vieil homme"
qui confirme encore le lecteur dans l'idée que le cheikh est le personnage principal:
Nour continuait à regarder le vieil homme assis près du tombeau blanc, en train
de chanter doucement, dans le silence de la nuit, comme s'il berçait un enfant.
p248
∙ le cheikh se trouve vu ou focalisé par Nour et par les nomades ensemble, à travers
"comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui":
Nour pensait que seul lui, Ma el Aïnine, pouvait changer le cours de cette nuit,
calmer la colère de la foule d'un geste de la main, ou au contraire, la déchaîner,
avec seulement quelques paroles qui seraient répétées de bouche en bouche,
et feraient grandir une vague de rage et d'amertume. Comme Nour, tous les
hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux brûlants… Ils attendaient, presque
sans bouger, les yeux fixes, guettant un signe. Mais Ma el Aïnine ne semblait pas
s'en apercevoir. pp40-41
Outre le fait que le cheikh se trouve focalisé par Nour et les hommes nomades dans ce
dernier exemple: "comme Nour, tous les hommes regardaient vers lui, avec leurs yeux
brûlants", il y a une autre indication à travers laquelle le lecteur infère que le cheikh est
un personnage principal (toujours dans l'exemple de la page 40): c'est la présence de la
modalité du "pouvoir" dont il se trouve pourvu: "Nour pensait que seul lui, Ma el Aïnine,
pouvait changer le cours de cette nuit, calmer la colère de la foule d'un geste de la main,
ou au contraire, la déchaîner"; une modalité qui se trouve réalisée quelques lignes après,
puisque la rumeur des nomades a cessé:
Le vieil homme restait immobile, comme s'il pensait à autre chose… Enfin il
sortit de sa robe son chapelet d'ébène et il s'accroupit dans la poussière, très
lentement, la tête penchée en avant. Puis il commença à prier…Bientôt, comme si
ce simple geste avait suffi, la rumeur avait cessé, et le silence vint sur la place…
pp42-43
La modalité du "pouvoir" se retrouve, encore au troisième chapitre, et le lecteur infère encore
que le cheikh est le personnage principal:

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Chapitre 6. Les personnages.

Alors ses compagnons l'avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de
Smara, parce qu'ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites
par les Chrétiens, qu'il avait le pouvoir de rendre la vue. p231
Cette modalité "il avait le pouvoir de rendre la vue" est doublée d'une autre, en l'occurrence
celle du savoir: le grand cheikh savait guérir les blessures".
Ce pouvoir se trouve réalisé au chapitre quatre, quand le cheikh Ma el Aïnine a rendu
la vue au soldat aveugle:
...et son regard était plein de la lumière dorée du soleil qui touchait l'horizon.
p372
Le cheikh apparaît comme initiateur de tous les nomades, et détenteur de la modalité du
savoir, avec les verbes "avait montré" et "avait enseigné", dans l'exemple qui suit:
Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait
personne. Ses mains serraient les grains du chapelet d'ébène, faisant tomber un
grain à chaque expiration de la foule. C'était lui le centre du souffle, celui qui avait
montré aux hommes la voie du désert, celui qui avait enseigné chaque rythme.
p71
Même remarque dans l'extrait qui suit où le cheikh donnait son enseignement:
Alors le grand cheikh s'est installé dans la ville sainte de Chinguetti, au puits
de Nazaran, près d'Ed Dakhla, pour donner son enseignement, car il savait la
science des astres et des nombres, et la parole de Dieu. p367
Il y a d'autres indices qui renforcent l'idée selon laquelle le cheikh est le personnage
principal:
∙ comme le fait que Nour et les hommes sont revenus à la place où il avait prié:
Nour allait s'asseoir à l'ombre de la muraille de boue, quand le soleil déclinait,
et il regardait l'endroit où Ma el Aïnine avait apparu, cette nuit-là, sur la place,
l'endroit invisible où il s'était accroupi pour prier. Quelquefois d'autres hommes
venaient comme lui, et restaient immobiles à l'entrée de la place, pour regarder la
muraille de terre rouge aux étroites fenêtres. p47
∙ quand il s'est arrêté de chanter l'invocation, les hommes l'ont suivi en s'arrêtant de
chanter eux aussi:
La voix de Ma el Aïnine criait maintenant. Puis d'un seul coup elle s'est
interrompue, comme le chant d'un criquet dans la nuit. Alors la rumeur des voix
et des tambours s'est arrêtée elle aussi…p63
∙ le cheikh est toujours assis au "centre" de la place:
Ma el Aïnine était de nouveau accroupi sur la terre battue, au milieu de la place…
p56 Assis au centre de la place, dans la poussière, Ma el Aïnine ne regardait
personne. p71
∙ tout le monde recherche la bénédiction du cheikh; c'est le cas:
– de Nour:
"Que fais-tu là? répéta le vieillard. "Je – je priais", dit Nour; il ajouta: "Je voulais
prier." Le cheikh sourit. "Et tu n'as pas pu prier ?" "Non", dit simplement Nour.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plait, donne-moi ta bénédiction de Dieu."
p53
∙ des nomades:
De temps en temps, des gens venaient vers le cheikh, pour lui demander sa
bénédiction. Lui les recevait, les faisait asseoir à côté de lui…p243 …des
hommes et des femmes bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des
offrandes de dattes… Le grand cheikh leur donnait sa bénédiction, car ils avaient
conduit leurs petits enfants malades du ventre ou des yeux. p245
∙ du guerrier aveugle qui demande à Nour si cheikh lui rendra la vue:
Alors ses compagnons l'avaient emmené vers le nord, vers la ville sainte de
Smara, parce qu'ils disaient que le grand cheikh savait guérir les blessures faites
par les Chrétiens, qu'il avait le pouvoir de rendre la vue. p231 "Est-ce qu'il va me
rendre la vue? Est-ce que je pourrai voir à nouveau?" p244
Dans ces derniers exemples, le cheikh apparaît comme un chef religieux, alors que dans
l'exemple qui suit, il apparaît comme un chef militaire avec "pour chasser les étrangers des
terres des Croyants":
…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. p242
En apprenant que le cheikh est un chef religieux, et en même temps qu'il est un chef militaire,
le lecteur ne fait que se rendre à l'évidence qu'il est devant le personnage principal.
Larhdaf renonce à attaquer les ennemis français et espagnols, à cause du refus de son
père le cheikh, et cela constitue un autre indice de l'importance de ce personnage:
Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre les Français
et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la
plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors
Larhdaf a baissé la tête, et le grand cheikh a donné l'ordre du départ, au large de
Goulimine…p246
Au vouloir de Larhdaf: "Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine, pour se battre contre
les Français", s'oppose celui de son père, et c'est ce dernier qui a fini par imposer le sien:
"alors Larhdaf a baissé la tête" (le fils a obéi à son père), démontrant, si besoin est, (et c'est
un autre indice) que le cheikh postule au statut de personnage principal.
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le cheikh ordonne à ses deux fils de ne
pas attaquer la ville de Taroudant, et de poursuivre la marche vers le nord:
Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le
cheikh refusait cette violence…Ma el Aïnine a donné le signal du départ vers le
nord…p360
Le lecteur se rend compte, encore plus, que le cheikh est important:
∙ quand il apprend que les nomades racontent ses légendes et ses miracles:
Ils racontaient aussi la légende de Ma el Aïnine...p366 Nour écoutait les récits
des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies qui recouvraient les
champs arides, et les paroles du grand cheikh...p367
∙ et qu'il lit que ce cheikh se trouve au centre d'intérêt des Français au chapitre cinq:
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Chapitre 6. Les personnages.

…la tête de la rébellion, l'assassin du gouverneur Coppolani. "Rien de sérieux ",


disait l'état-major, à casa, à Fort-Trinquet, à Fort- Gouraud…"Un faiseur de pluie,
qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa…p374
"La tête de la rébellion" et "qui a entraîné derrière lui tous les loqueteux du Draa" sont
autant d'indices sur le fait que le cheikh est le dirigeant des nomades, et donc qu'il est le
personnage principal.
En plus des divers indices que nous venons de voir, d'autres viennent appuyer le lecteur
dans sa conviction que le cheikh est le personnage principal, en effet:
∙ ce personnage apparaît fréquemment aux chapitres deux, trois, quatre et six;
∙ et le lecteur sait à travers ses connaissances encyclopédiques que le cheikh a existé
69
réellement, et est donc un personnage historique .
Malgré la profusion d'indices qui orientent, temporairement, vers l'interprétation que le
cheikh est le personnage principal, le lecteur se rendra compte que le cheikh n'en est pas
un, pour la simple raison que son point de vue n'est pas étendu, et demeure rare; par
conséquent ce personnage n'est pas investi de "l'autorité narrative", comme on l'a vu plus
haut avec le père de Nour.

Nour.
L'incipit donne au lecteur un autre personnage qui peut postuler au statut de "personnage
principal": il s'agit de Nour; et les indices sont nombreux.
Derrière le troupeau exténué, Nour, le fils de l'homme au fusil, marchait devant
sa mère et ses sœurs. Son visage était sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux
brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9
Le lecteur se rend compte à travers cet extrait de l'importance du regard chez Nour: pour
preuve, il en dispose de deux mentions: "ses yeux brillaient" et "la lumière de son regard
était presque surnaturelle", et comme nous le savons la perception du regard contribue
énormément à construire le point de vue.
Le premier point de vue qui apparaît au premier chapitre est celui de Nour: ainsi dans
l'exemple qui suit, "cherchait" indique que Nour regardait tout autour les palmiers et les
habitations de la ville dans laquelle il entrait:
Nour cherchait les hauts palmiers vert sombre jaillissant du sol, en rangs serrés
autour du lac d'eau claire, il cherchait les palais blancs, les minarets, tout ce
qu'on lui avait dit depuis son enfance, quand on lui avait parlé de la ville de
Smara. p14
Un point de vue qui se poursuit, comme dans l'exemple qui suit, où l'on a un verbe de
70
perception "regardait", et deux objets focalisés :
∙ le "jour" développé en "le jour qui emplissait le ciel au-dessus des campements".
∙ et "les perdrix" développés en "des vols de perdrix traversaient lentement l'espace,
remontaient la vallée rouge".
, et un discours indirect libre sous la forme d'une interrogation toujours attribuée à Nour:

70
Sachant qu'au premier chapitre deux points de vue sont en concurrence: celui de Nour et celui de son père; mais comme nous le
savons, le père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre pour laisser la place à son fils.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Accroupi dans le sable, immobile, Nour regardait lui aussi le jour qui emplissait
le ciel au-dessus des campements. Des vols de perdrix traversaient lentement
l'espace, remontaient la vallée rouge. Où allaient-ils ? Peut-être qu'ils iraient
jusqu'à la tête de la Saguiet…p22
Dans les exemples qui suivent, c'est encore le point de vue de Nour qui est à l'œuvre, ainsi
il observe:
∙ le cheikh au deuxième chapitre:
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil homme,
immobile entre ses fils malgré la fatigue et le froid de la nuit.p40
∙ les nomades au troisième chapitre:
De temps à autre, Nour s'arrêtait pour attendre la troupe où étaient sa mère et
ses sœurs. Il s'asseyait sur les pierres brûlantes, le pan de son manteau rabattu
sur sa tête, et il regardait le troupeau qui avançait lentement sur la piste. Les
guerriers sans monture marchaient courbés en avant, écrasés par les fardeaux
sur leurs épaules. Certains s'appuyaient sur leurs longs fusils, sur leurs lances.
Leurs visages étaient noirs, et à travers le crissement de leurs pas dans le sable,
Nour entendait le bruit douloureux de leur respiration. pp225-226
∙ 71
il écoute la légende de Ma el Aïnine:
Nour écoutait les récits des miracles, les sources jaillies du désert, les pluies
qui recouvraient les champs arides, et les paroles du grand cheikh, sur la place
de Chinguetti…Il écoutait la légende de ses combats contre les Espagnols, à El
Aaiun, à Ifni…pp367-368
∙ il regarde le visage du guerrier aveugle, au cinquième chapitre:
Quelque part, sur la pente de la vallée, au milieu des buissons d'épines, un jeune
garçon est assis à côté du corps d'un guerrier mort, et il regarde de toutes ses
forces le visage ensanglanté où les yeux se sont éteints. p385
∙ au septième chapitre, il observe les cavaliers du "Lion", l'un des fils du cheikh Ma el
Aïnine:
Par moments, Nour voyait passer les cavaliers, dans leur nuage rouge, entourés
d'éclairs de lumière, les cavaliers du Lion qui brandissaient les lances. p428
72
Le lecteur n'hésite pas à investir ce personnage de "l'autorité narrative " que nous avons
vue plus haut avec V. Jouve, une autorité qui se trouve renforcée et appuyée par l'ampleur
et l'extension de ce point de vue du début jusqu'à la fin du premier texte.
Il y a un autre indice qui prouve définitivement que Nour est le personnage principal:
en effet, le lecteur sait que le père "a perdu" ses trois rôles actantiels de "guerrier", de
"guide", et de "savant" et cela dès la fin du premier chapitre, pour n'en conserver que celui
de "père"; au troisième chapitre, quand Nour rencontre le guerrier aveugle, il devient son
"guide", s'appropriant l'un des rôles de son père:

72
Le lecteur a attribué momentanément cette "autorité narrative" au père durant le premier chapitre, mais il la lui a "retiré", car le
père disparaît presque complètement à partir du premier chapitre.

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Chapitre 6. Les personnages.

"Viens, c'est moi qui te guiderai maintenant."p229 Il marchait sans se plaindre, et


depuis que Nour le guidait, il n'avait plus peur de se perdre. p234
À la fin du chapitre six, et avant que le cheikh Ma el Aïnine ne meure, Nour lui donne la
bénédiction, "s'emparant" ainsi de l'un des rôles du cheikh, en l'occurrence celui de chef
religieux comme nous l'avons constaté dans la partie consacrée à ce personnage:
La souffrance que ressent Nour est si grande qu'il voudrait s'en aller, quitter cette
maison d'ombre et de mort, s'enfuir en courant sur la plaine poussiéreuse, vers
la lumière dorée du couchant. Mais soudain, c'est dans ses mains qu'il ressent
la puissance, dans son souffle. Lentement, comme s'il cherchait à se souvenir
de gestes anciens, Nour passe la paume de sa main sur le front de Ma el Aïnine,
sans prononcer de parole. Il mouille le bout de ses doigts avec sa salive, et il
touche les paupières qui tremblent d'inquiétude. p405
Ce cumul de deux rôles actantiels, qui avaient été l'apanage d'autres personnages, constitue
un autre indice illustrant que c'est Nour qui est le personnage principal.

Conclusion.
Pour conclure, disons que le lecteur se trouve hésitant quant au choix du personnage
principal; en effet, comme nous l'avons vu il y a au moins trois personnages qui y ont postulé:
∙ le père qui apparaît en premier à l'incipit, qui est le seul qui porte un "fusil", et qui
apparaît comme le chef d'un groupe avec "guide", (page 11);
∙ le cheikh Ma el Aïnine qui apparaît comme un personnage central pour la multiplicité
des indices qui orientent le lecteur vers l'interprétation qu'il est le personnage
principal, et surtout parce qu'il est une personnalité historique, qui a vécu réellement à
la fin du dix-neuvième, et au début du vingtième siècle;
∙ et Nour le fils de l'homme au fusil.
Si le père est vite "éliminé" à la fin du premier chapitre, pour n'apparaître que de façon
sporadique et intermittente dans les autres chapitres, le lecteur reste hésitant entre deux
autres personnages: le cheikh et Nour; cette hésitation est vite dissipée, puisque l'un des
critères les plus sûrs et fiables pour trancher, en l'occurrence la technique du point de vue,
fait que le lecteur décide en faveur de Nour dont le point de vue s'étend du début jusqu'à la
fin du texte, et permet ainsi de le doter de "l'autorité narrative".
Le fait que Nour soit pourvu d'un point de vue qui se prolonge jusqu'à la fin du texte,
est significatif de la mise à l'écart du personnage historique, c'est-à-dire de Ma el Aïnine,
et la consécration du personnage fictif.

5. Les modalités dans le premier texte.

5.1. Le vouloir.
Pour la sémiotique de Greimas, un rôle actantiel est défini par:
∙ sa position à l'intérieur du parcours narratif,
∙ et son investissement modal.
73

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Il se trouve que cette dernière composante a une grande importante dans le premier texte,
surtout à travers la modalité du vouloir.
Pour P. Hamon, le vouloir
transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet
virtuel doté d'un programme local ou global et en relation déjà finalisée avec un
objet auquel il attribue une valeur soit positive (il désire l'obtenir), soit négative (il
désire l'éviter), (P. Hamon; 1998: 236).
Nous allons voir que si le vouloir existe dans le premier texte de Désert, il n'en demeure pas
moins que certains indices font que le lecteur soit dérouté.
Dès l'incipit, le lecteur se trouve surpris et désorienté en lisant que les voyageurs n'ont
pas de "programme", et ne manque pas de se demander par conséquent pourquoi les
nomades font le voyage:
Ils ne voulaient rien. p8
Quelques lignes après, on a ceci:
Les hommes savaient bien que le désert ne voulait pas d'eux: alors ils marchaient
sans s'arrêter, sur les chemins que d'autres pieds avaient déjà parcourus, pour
trouver autre chose. p13
Après la négation de l'existence d'un "programme", et donc d'un vouloir, voilà que le dernier
exemple démontre que le programme des voyageurs consiste à trouver "autre chose"; mais
cette "chose" reste vague, et ne fait pas avancer le lecteur dans son interprétation.
Le lecteur doit attendre une quarantaine de pages pour que le programme soit enfin
dévoilé:
"Nous allons partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt."
"Où ?" avait demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa,
vers Souss, Tiznit. Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous qui nous
attendent..." p49
Jusque-là, le lecteur est soumis à une sorte de dévoilement "graduel", puisque de l'absence
totale du programme, constatée à l'incipit, il se trouve enfin devant un vouloir: les nomades
marchent vers le nord à la recherche de la terre et de l'eau.
Au chapitre trois, le lecteur est désorienté puisqu'il apprend que les nomades disposent
d'un autre vouloir: il s'agit de livrer la guerre sainte aux Chrétiens:
Il y avait beaucoup d'hommes et de bêtes, car aux hommes et aux troupeaux de
la caravane du grand cheikh s'étaient joints les nomades du Draa…tous ceux que
la misère et la menace de l'arrivée des Français avaient chassés des régions de la
côte, et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Un vouloir qui sera repris et rappelé quelques pages après (toujours au même chapitre):
Au lever du jour, la caravane est repartie, accompagnée des Aït ou Moussa et des
montagnards…tous ceux qui voulaient suivre Ma el Aïnine dans sa guerre pour le
royaume de Dieu. p248
Les choses se compliquent pour le lecteur, qui de la recherche de la terre et de l'eau se
trouve devant un autre vouloir en l'occurrence la guerre que les nomades se devaient de
livrer aux Chrétiens.

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Chapitre 6. Les personnages.

Il faut dire qu'une contradiction dans le programme "guerre sainte du cheikh contre
les Chrétiens" (exemple de la page 248), ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur qui
apprend au deuxième chapitre, que le cheikh "n'attendait plus rien" et ne dispose plus de
ce fait d'un vouloir:
Il n'attendait plus rien, maintenant. p71
Le lecteur est bien sûr interpellé par la contradiction entre cette dernière citation, où le cheikh
74
est en "disjonction" avec le vouloir, et la citation des pages 241 et 248 (plus haut), où le
lecteur apprend que le vouloir du cheikh consiste à faire la guerre pour chasser les Chrétiens
des terres des croyants:
…tous ceux…qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route
pour la guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants.
pp241-242
À la fin du chapitre trois, le lecteur apprend que les nomades sont arrivés à la ville de
Taroudant, et qu'ils ont trouvé la terre, et l'eau: d'où le constat fait par le lecteur que le
programme de "la guerre sainte" n'a plus raison d'être, et qu'il y a eu conjonction avec "l'objet
75
de valeur" , pour reprendre A. J. Greimas:
Alors, les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait
dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages
pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250
Dans ce fragment, ce qui suggère cette conjonction, c'est: "alors, les hommes ont compris
que le voyage touchait à sa fin", et le lecteur comprend que le véritable programme des
nomades était donc la recherche de la terre et de l'eau: "là où il y aurait de l'eau…et de la
terre pour tous les hommes".
Au cinquième chapitre, le lecteur se trouve encore une fois désorienté, quand il apprend
que les nomades et à leur tête le cheikh ont entrepris la marche pour un autre programme,
en l'occurrence pour renverser le sultan allié des Français (le troisième après celui de la
recherche de la terre, et la chasse aux Chrétiens):
Ils marchent vers le Nord, vers la ville sainte de Fez, pour renverser le sultan, et
faire nommer à sa place Moulay Hiba...p382
76
Avec la multiplication des vouloirs pour une seule et même action , le lecteur se trouve
dérouté, puisqu'il ne sait pas exactement pour quelle raison les nomades marchent.
Remarques.
Une sorte de "balancement", caractérise le savoir du lecteur, à partir duquel naît son
désarroi:
∙ tantôt, ce lecteur apprend que les nomades marchent pour "chercher la terre et
l'eau" (chapitre deux), et tantôt il apprend que ces mêmes nomades marchent vers le
nord avec pour programme "la guerre contre les étrangers" (chapitre trois);
∙ ce dernier programme se trouve dans une contradiction, puisque de la négation d'un
vouloir du cheikh à la page 71: "il n'attendait plus rien", le lecteur se trouve devant
74
"Disjonction" et "conjonction" ont pour terme commun jonction: ces notions appartiennent à la sémiotique de A. J. Greimas:
pour ce dernier, dans le cas où un sujet posséderait un objet on parle d'énoncé conjonctif: SO; alors que dans le cas où le sujet est
dépossédé de l'objet on dit qu'on a un énoncé disjonctif: SO.
75
Voir page 126 ce que signifie pour Greimas "l'objet de valeur".
76
"Action" dans le sens que donne F. Revaz (1997): voir à cet égard la partie consacrée au "récit" dans le premier texte de Désert.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

un vouloir: "le grand cheikh était en route pour la guerre sainte, pour chasser les
étrangers des terres de Croyants": pages 241 et 242.
C'est de la négation et l'affirmation du "vouloir" que le lecteur se trouve désorienté.
À la fin du chapitre trois, ce "balancement" du savoir du lecteur est encore accentué,
puisque ce dernier apprend que les nomades ont trouvé la terre et l'eau, et ne manque pas
de se demander pourquoi (toujours au chapitre trois) il avait été dit qu'ils faisaient le voyage
pour chasser les Chrétiens (page 248).
Un autre programme se met en place, et fait vaciller encore le savoir du lecteur quand
ce dernier apprend que les nomades marchent vers le nord pour renverser le sultan allié
des Français (chapitre cinq, page 382).
Un autre programme anime les personnages dans le premier le texte -rappelons que
pour P. Hamon un vouloir sous-tend un programme: c'est celui relatif à la recherche de la
bénédiction; ainsi:
∙ le père demande la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau:
"Aide-moi, esprit de mon père, esprit de mon grand-père. J'ai traversé le désert,
je suis venu pour te demander ta bénédiction avant de mourir." p28
∙ Nour cherche la bénédiction du cheikh Ma el Aïnine:
Il prit les mains du vieil homme. "S'il te plait, donne-moi ta bénédiction de Dieu."
p53
∙ tout comme les nomades:
C'étaient des hommes nomades du Draa, des bergers en haillons, ou des
femmes bleues qui portaient leurs petits enfants enroulés dans leurs manteaux.
Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir, pour
qu'il calme les plaies de leur corps. p244
, et les fidèles guerriers bleus du cheikh:
Autour de la maison en ruine, quelques hommes sont assis. Ce sont les guerriers
bleus de la tribu des Berik Al-lah… Les autres sont retournés vers le Sud, vers
leurs pistes, parce qu'ils ont compris qu'il n'y avait plus rien à espérer, que les
terres promises ne leur seraient jamais données. Mais eux, ce n'était pas de la
terre qu'ils voulaient. Ils aimaient le grand cheikh, ils le vénéraient à l'égal d'un
saint. Il leur avait donné sa bénédiction divine, et cela les avait liés à lui comme
les paroles d'un serment. p399
77
Donc, un autre programme se met en place, et le lecteur ne sait plus quel est des quatre
est le plus important.
Le lecteur se rend compte que le programme: "recherche de la bénédiction" est le plus
important; en effet des indices sont à l'œuvre pour étayer cette hypothèse:
∙ après avoir demandé la bénédiction de l'homme saint dans le tombeau, et prié, le
bonheur éclairait le regard du père de Nour:

77
Rappelons que les trois autres programmes sont: -1- la recherche de la terre et de l'eau; -2- la guerre sainte contre les Chrétiens;
-3- le renversement du roi compromis avec les Chrétiens.

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Chapitre 6. Les personnages.

Mais au fond de lui il y avait une force nouvelle, un bonheur qui éclairait son
regard. p31
∙ les nomades veulent avoir la bénédiction du cheikh "pour recevoir…un peu d'espoir":
Ils voulaient voir le cheikh, pour recevoir un peu de force, un peu d'espoir…p244
∙ et l'homme aveugle qui a reçu la bénédiction du cheikh, n'avait plus de souffrance
dans son corps:
Il n'y avait plus de souffrance, et maintenant, son visage était calme et doux…p
372

Conclusion.
En tant que l'une des caractéristiques du personnage, la modalité volitive se trouve
fortement perturbée dans le premier texte de Désert à cause de la multiplicité des
programmes: l'effet créé provoque des difficultés au niveau du travail interprétatif du lecteur
qui s'est trouvé devant quatre vouloirs différents l'un de l'autre; nous pensons que le vouloir
lié à la recherche de la bénédiction est le plus important puisqu'il est dit clairement dans
l'exemple de la page 399 que les hommes bleus ne voulaient pas la terre: "Mais eux, ce
n'était pas de la terre qu'ils voulaient".

5.2. Le savoir.
Il s'agit, ici, de s'intéresser à tout ce qui renvoie "au savoir" des personnages, qui est parfois
touché par la contradiction; cette contradiction se répercute sur l'interprétation du lecteur
qui se trouve pris au piège de l'affirmation d'une chose, et en même temps de sa négation.
L'incipit commence par le non-savoir des voyageurs concernant leur destination:
Personne ne savait où on allait. p8
Le lecteur remarque bien qu'à l'incipit le "non-savoir" s'ajoute au "non-vouloir" étudié plus
haut, et il ne manque pas de se demander si les personnages qui évoluent dans le
premier texte de Désert correspondent aux personnages rencontrés dans les romans dits
classiques.
Ce non-savoir se prolonge dans les pages qui suivent:
Ils étaient revenus chargés de vivres et de munitions, jusqu'à la terre sainte, la
grande vallée de la Saguiet el Hamra, sans savoir vers où ils allaient repartir. p24
Au chapitre trois, Nour ne sait pas vers où il se dirige:
Mais le lecteur a déjà lu au chapitre deux que Nour était au courant de la destination
de leur voyage, informé en cela par son père, d'où la contradiction:
Les yeux du père de Nour brillaient d'une sorte de joie fiévreuse. "Nous allons
partir bientôt, notre cheikh l'a dit, nous allons partir bientôt." "Où ?" avait
demandé Nour. "Vers le nord, au-delà des montagnes du Draa, vers Souss, Tiznit.
Là- bas, il y a de l'eau et des terres pour nous tous, qui nous attendent, c'est
Moulay Hiba, notre vrai roi, le fils de Ma el Aïnine qui l'a dit, et Ahmed Ech Chems
aussi." p49
Dans les deux derniers extraits, la confusion du lecteur naît de l'affirmation d'une proposition
et de sa négation.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Les voyageurs, jusqu'au dernier chapitre, ne savent pas pour quelle raison ils ont
entrepris la marche:
Pour la plupart, ils ne savaient pas pourquoi ils étaient venus ici, sur le lit du
fleuve Souss. Peut-être que c'étaient seulement la faim, la fatigue, le désespoir
qui les avaient conduits là, à l'embouchure du fleuve, devant la mer. Où
pouvaient-ils aller ? Depuis des mois, des années, ils erraient à la recherche
d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs tentes et faire
leurs corrals pour leurs moutons. p425
Ce non-savoir est matérialisé par la négation qui accompagne le verbe savoir: "ils ne
savaient pas pourquoi ils étaient venus ici", et par le modalisateur "peut-être".
Mais au même paragraphe, le lecteur apprend que ces mêmes voyageurs ont entrepris
la marche "à la recherche d'une terre, d'une rivière, d'un puits où ils pourraient installer leurs
tentes et faire leurs corrals pour leurs moutons": cela démontre que les nomades savent
pourquoi ils ont entrepris la marche.
Le désarroi du lecteur naît de l'affirmation du savoir [+savoir], et en même temps de
sa négation [-savoir].
Toujours à la fin du chapitre sept (page 428), le lecteur apprend que les nomades ne
savaient pas:
∙ pourquoi ils ont voyagé;
∙ et contre qui ils allaient faire la guerre:
…ils venaient de leurs champs, de leurs villages, sans savoir pour quoi et contre
qui ils allaient se battre. p428
Ceci déconcerte le lecteur qui avait lu quelques lignes avant (exemple de la page 425, voir
plus haut) qu'ils ont entrepris la marche:
∙ à la recherche de la terre et de l'eau,
∙ et trois chapitres avant (au chapitre trois: pages 241 et 242) qu'ils allaient faire la
guerre aux Chrétiens:
…et qui avaient appris que le grand cheikh Ma el Aïnine était en route pour la
guerre sainte, pour chasser les étrangers des terres des Croyants. pp241-242
Dans l'exemple qui suit, ce qui appuie l'idée que Nour détient un [+savoir] sur l'arrivée aux
terres promises, c'est l'emploi du futur proche avec l'adverbe "bientôt": "nous allons bientôt
arriver", et du futur de l'indicatif qui indique que "l'arrivée" est certaine d'être réalisée dans
l'avenir: " là où nous ne manquerons pas de rien":
"Sais-tu où nous sommes?" Est-ce que nous sommes encore loin de l'endroit
où nous pourrons nous arrêter?" "Non", disait Nour, "nous allons bientôt arriver
dans les terres que le cheikh a promises, là où nous ne manquerons pas de rien,
là où ce sera comme le royaume de Dieu." Mais il n'en savait rien, et au fond de
son cœur, il pensait qu'ils n'arriveraient peut-être jamais dans ce pays…p231
Mais quelques lignes après, et au même paragraphe, le lecteur note qu'au [+savoir]
s'oppose un [-savoir]: "mais il n'en savait rien, et au fond de son cœur, il pensait qu'ils
n'arriveraient peut-être jamais".

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Chapitre 6. Les personnages.

Il n'est pas rare que certains personnages soient présentés comme étant dans le non-
savoir, et cela par rapport à d'autres personnages et au lecteur qui eux savent; ainsi au
chapitre cinq le lecteur apprend que le cheikh Ma el Aïnine est en "disjonction" avec le savoir:
Savait-il seulement que, pendant qu'il priait et donnait sa bénédiction aux
hommes du désert, les gouvernements de la France et de la Grande-Bretagne
signaient un accord qui donnait à l'un un pays nommé Maroc, à l'autre un pays
nommé Egypte ?… Savait-il qu'au moment de l'Acte d'Algésiras qui mettait fin à
la guerre sainte dans le Nord, l'endettement du roi Moulay Hafid était de 206 000
000 francs-or, et qu'il était alors évident qu'il ne pourrait jamais rembourser ses
créanciers ? Mais le vieux cheikh ne savait pas cela, parce que ses guerriers ne
combattaient pas pour l'or, mais seulement pour une bénédiction…p380
Le non-savoir du cheikh est relatif aux circonstances qui ont entouré la colonisation du
Maroc avec la signature d'un accord entre les Français et les Anglais donnant "à l'un un
pays nommé Maroc, à l'autre un pays nommé Egypte".
Le non-savoir du cheikh est mis en avant aussi avec l'endettement de l'un de ses fils,
ce qui a pour conséquence d'accentuer encore la domination des Français.
Ce non-savoir est à opposer au savoir du lecteur qui comprend, en lisant ses lignes,
que le cheikh et ses hommes ont déjà perdu la guerre d'avance, à cause de l'argent:
Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans
comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vaincu;
l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid…l'argent
des terres spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données…p379
À la fin du chapitre sept, les guerriers nomades s'apprêtent à affronter les Français pour la
deuxième fois (la première fois c'était au chapitre cinq), et Moulay Sebaa, leur chef sait bien
tout comme le lecteur que les nomades vont perdre:
À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa…regardait avec inquiétude la longue ligne
des soldats des Chrétiens…Il savait que la bataille était perdue d'avance, comme
autrefois à Bou Denib… Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre
de la retraite, mais les guerriers des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. p343
Le lecteur, comme Moulay Sebaa, sont dans le savoir contrairement aux guerriers qui,
malgré l'appel à la retraite donné par leur chef, "n'écoutaient pas ses ordres".
Au chapitre sept les nomades sont vus par Nour comme étant en détresse "des hommes
sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants...ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim
et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois ":
C'étaient, pour la plupart, des hommes des montagnes, des Chleuhs vêtus de
leurs manteaux de bure, des hommes sauvages, hirsutes, aux yeux flamboyants.
Nour ne reconnaissait pas les guerriers du désert, les hommes bleus qui avaient
suivi Ma el Aïnine jusqu'à sa mort. Ceux-ci n'avaient pas été marqués par la faim
et la soif, n'avaient pas été brûlés par le désert pendant des jours et des mois…
p427
Mais, le lecteur se rend à l'évidence que le "savoir" de Nour est faux, et se souvient qu'à
la "non-soif" et à la "non-faim" des guerriers de l'exemple dernier, s'opposent la "soif" et "la
faim" de ces guerriers:
∙ à l'incipit:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter, la fatigue et la soif les
enveloppaient comme une gangue. La sécheresse avait durci leurs lèvres et leur
langue. La faim les rongeait. p8
∙ au chapitre deux, où les nomades apparaissent comme:
– harassés" par la soif:
À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés
par la fatigue et par la soif…p44
∙ et rongés par la faim:
C'est la faim qui rongeait les hommes et faisait mourir les enfants. Depuis des
jours qu'ils étaient arrivés devant la ville rouge, les voyageurs n'avaient pas reçu
de nourriture, et les provisions touchaient à leur fin. p359
Comme pour le vouloir, l'instabilité du savoir des personnages a des conséquences sur
l'interprétation du lecteur, à cause surtout de l'affirmation d'une chose et de sa négation.

6. Le système de sympathie dans le premier texte.


Cette notion de "sympathie" est mise en exergue par V. Jouve dans son étude
L'effet-personnage dans le roman: elle inclut la participation du lecteur en provoquant son/
ou ses sentiment(s); ou pour le dire autrement le texte littéraire notifie au lecteur qui "aimer"
et qui "haïr"; ce système de sympathie repose donc
sur la participation du lecteur orientée et déterminée par le montage textuel. (V.
Jouve; 1992: 122)
Pour V. Jouve, il y a trois codes qui entrent dans la composition du "système de sympathie":
il s'agit du code narratif, affectif et culturel; pour notre part nous allons nous intéresser dans
cette partie au code affectif défini ainsi:
Le code affectif provoque un sentiment de sympathie pour les personnages.
(Ibid. : 132)
Il y a dans le premier texte du Désert beaucoup d'indices qui font que le lecteur "sympathise"
avec les nomades en se rapprochant d'eux:
∙ le fait qu'ils se trouvent en état de détresse:
– ils ont faim et soif:
Ils portaient avec eux la faim, la soif qui fait saigner les lèvres, le silence dur où
luit le soleil...p9
∙ ils sont harassés par la fatigue, et portent de maigres fardeaux:
À chaque heure du jour arrivaient de nouvelles cohortes de nomades, harassés
par la fatigue et par la soif, venus du sud par marches forcées, et leurs
silhouettes se confondaient à l'horizon avec les fourmillements des mirages. Ils
marchaient lentement, les pieds bandés dans des lanières de peau de chèvre,
portant sur leur dos leurs maigres fardeaux. p44

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ les soldats de Ma el Aïnine sont eux aussi dans un état de détresse, ce qui fait que le
lecteur sympathise avec des guerriers incapables de combattre à armes égales avec
l'ennemi:
Maintenant c'étaient les guerriers de Ma el Aïnine qui allaient en dernier, montés
sur leurs chameaux, et Nour marchait avec eux, guidant le guerrier aveugle.
p242 La plupart des guerriers étaient fiévreux, malades du scorbut, leurs jambes
couvertes de plaies envenimées. Même leurs armes étaient hors d'usage. p360
∙ les nomades sont accompagnés par des bébés et des enfants:
Le lecteur compatit au sort des bébés, et des enfants dans cette marche forcée à la
recherche de la terre vers le nord:
Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans la toile bleue
sur le dos de leur mère. p8 Les femmes marchaient à côté des chameaux de
bât, certaines portant leurs bébés dans leurs manteaux... Mais tout à fait en
dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus, les vieillards, les enfants, les
blessés...p226
Le malheur et la détresse sont évidents et indiquent la souffrance des nomades avec "mais
tout à fait en dernier venaient ceux qui n'en pouvaient plus"; cette idée de "souffrance" est
mise en avant par V. Jouve:
Le personnage qui souffre en tant que support privilégié de l'investissement
affectif, occupe une place de choix dans le personnel romanesque. (Ibid. : 141)
, et le lecteur
prendra toujours fait et cause pour le personnage porteur du désir contrarié.
(Ibid. : 140)
Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur des nomades c'est le non-bellicisme du
cheikh qui a refusé de laisser ses fils s'attaquer:
∙ aux Français et aux Espagnols:
Larhdaf voulait quand même aller à Goulimine pour se battre contre les Français
et les Espagnols, mais le cheikh lui a montré les hommes qui campaient sur la
plaine, et il lui a demandé seulement: "Est-ce que ce sont tes soldats ?" Alors
Larhdaf a baissé la tête...p246
∙ et à la ville de Taroudant:
Malgré leur désespoir, Larhdaf et Saadbou voulaient attaquer la ville, mais le
cheikh refusait cette violence. p360
Quand les nomades arrivent à la ville de Taroudant, à la fin du chapitre trois, il y a eu un
regain d'espoir, avec la promesse d'une nouvelle terre:
Alors les hommes ont compris que le voyage touchait à sa fin, car on arrivait
dans la vallée du grand fleuve Souss, là où il y aurait de l'eau et des pâturages
pour les bêtes, et de la terre pour tous les hommes. p250
Mais voilà qu'au chapitre quatre les habitants de la ville de Taroudant n'ont pas voulu ouvrir
les portes de leur ville, ce qui éveille la pitié du lecteur à l'égard des nomades qui avaient
espéré avoir une terre:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville,


pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. Mais il
n'y avait pas assez de terres pour eux-mêmes, disaient les notables, de la tête
du fleuve jusqu'à la mer les terres fertiles étaient prises... Chaque fois, Ma el
Aïnine écoutait la réponse des notables sans rien dire, puis il retournait sous
sa tente, dans le lit du fleuve. Mais ce n'était plus la colère, ni l'impatience qui
grandissaient maintenant dans son cœur. Avec la venue de la mort, chaque jour,
et le vent brûlant du désert, c'était le désespoir qu'il partageait avec son peuple.
p360
Pour ce qui concerne les Chrétiens (ou les Français), les indices sont nombreux pour les
déconsidérer auprès du lecteur:
∙ ils apparaissent comme des agresseurs:
– ils occupent les terres d'autrui, ferment l'accès aux puits, et apportent la
guerre:
Ils parlaient des soldats des Chrétiens qui entraient dans les oasis du Sud, et
qui apportaient la guerre aux nomades; ils parlaient des villes fortifiées que
les Chrétiens construisaient dans le désert, et qui fermaient l'accès des puits
jusqu'aux rivages de la mer. p39
∙ ils encerclent les campements des nomades, tuent ceux qui leur résistent, et enlèvent
les enfants pour les mettre dans leurs écoles, et leur apprendre une nouvelle culture:
Ils parlaient aussi des troupes de soldats chrétiens, guidées par les noirs du
Sud, si nombreuses qu'elles couvraient les dunes de sable d'un bout à l'autre de
l'horizon. Puis les cavaliers qui encerclaient les campements et qui tuaient sur
place tous ceux qui leur résistaient, et qui emmenaient ensuite les enfants pour
les mettre dans les écoles des Chrétiens. pp39-40
∙ ils attaquent et pourchassent les caravanes des nomades, et brûlent leurs villages:
...les soldats des Chrétiens qui avaient attaqué les caravanes, qui avaient brûlé
les villages, qui avaient emmené les enfants dans les camps. Quand les soldats
des Chrétiens étaient venus de l'ouest, des rivages de la mer, ou bien du sud,
des guerriers vêtus de blanc montés sur des chameaux, et des hommes noirs du
Niger, les gens du désert avaient dû fuir vers le nord. pp230-231
∙ ils complotent en usant du pouvoir de l'argent pour diviser et spolier les richesses des
nomades:
Le vieux cheikh est resté seul, prisonnier de sa forteresse de Smara, sans
comprendre que ce n'étaient pas les armes, mais l'argent qui l'avait vaincu;
l'argent des banquiers qui avait payé les soldats du sultan Moulay Hafid et leurs
beaux uniformes; l'argent que les soldats des Chrétiens venaient chercher dans
les ports, en prélevant leur part sur les droits de douane; l'argent des terres
spoliées, des palmeraies usurpées, des forêts données à ceux qui savaient les
prendre. p379
Comme nous le constatons tous ces indices concourent ensemble à orienter le lecteur dans
la construction du système de sympathie; en effet:

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ il compatit avec les nomades qui connaissent la souffrance et le malheur;


∙ et déconsidère le colonisateur (les Chrétiens) parce qu'il est à l'origine de cette
souffrance.
Ces indices, donnés uniquement par le texte, doivent être sélectionnés par le lecteur dans
sa compréhension des personnages.

7. Les personnages dans le deuxième texte.


Avant de procéder à l'étude des personnages dans le deuxième texte, nous pensons comme
V. Jouve que le lecteur participe activement dans la construction des personnages:
Le lecteur a ainsi une part active dans la création des personnages: il est absent
du monde représenté, mais présent dans le texte -et même fortement présent- en
tant que conscience percevante. (Ibid. : 39)
Soulignons aussi que cette construction -ou cette "re-création" du personnage fictif faite
par le lecteur- s'appuie sur des données de nature textuelle: en effet il faut insister sur
l'idée que cette construction n'est pas envisageable en dehors des directives et instructions
programmées et prévues par le texte.
Dans ce qui suit, nous allons voir comment Lalla est un personnage à contours
complexes, du fait qu'elle évolue progressivement au fur et à mesure que le lecteur
progresse dans son "appréhension" de ce personnage.

7.1. Les changements que connaît Lalla.


Le lecteur ne manque pas de noter que Lalla se trouve soumise au changement physique
psychologique, et passionnel, et cela tout au long du texte; le travail du lecteur consiste alors
à découvrir ces évolutions au fur et à mesure de l'avancement de sa lecture, en s'appuyant
sur les instructions données par le texte:

7.1.1. Sur le plan physique:


À l'incipit (page 76), Lalla est décrite comme: "petite fille" et "enfant": ces deux indications
sont suffisantes pour que le lecteur comprenne que ce personnage est une enfant.
Lalla-enfant connaît un changement, et évolue physiquement et cela respectivement,
au chapitre sept:
…il pose ses mains sur les tempes de Lalla, c'est-à-dire qu'il les tend de chaque
côté de la tête de la jeune fille…p132 …l'odeur de chèvre et de mouton du Hartani
se mêle à l'odeur de la jeune fille…p140
L'information nouvelle dont dispose le lecteur est "jeune fille" qui confirme ce changement:
en effet il est évident que "jeune fille" est plus âgée qu'une "enfant" ou une "petite fille".
D'autres indices viennent renforcer le lecteur dans l'idée que Lalla est un personnage
qui évolue physiologiquement; ainsi dans l'exemple qui suit, tiré du chapitre dix, Lalla veut
courir nue comme les enfants sous la pluie, mais son âge ne lui permet plus de le faire:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il y a des enfants qui courent dans la nuit. Ils ont enlevé tous leurs habits et ils
courent tout nus sous la pluie…Lalla voudrait bien faire comme eux, mais elle est
trop vieille maintenant…p161
Même remarque dans l'exemple qui suit, où le lecteur apprend que Lalla est devenue encore
plus âgée qu'avant, ce qu'elle regrette:
Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle
venait juste d'arriver à la Cité…p190
Au chapitre huit de la deuxième partie le lecteur passe de "jeune fille" à une nouvelle
instruction concernant l'évolution physique de Lalla, avec "jeune femme", et cela
Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure,
affleurant le visage de la jeune femme…p350

7.1.2. Sur le plan psychologique:


Pour V. Jouve, le fait que le lecteur se trouve devant les rêves lui permet de pénétrer dans
la vie intime du personnage, et de "sympathiser" avec lui:
Pénétrer le rêve d'un personnage, c'est communiquer avec lui dans ce qu'il a de
plus intime. (Ibid. : 139)
et nous, nous ajoutons aux rêves, les souvenirs qui aussi eux ouvrent également sur la vie
intime du personnage.
Comme pour l'aspect physique, Lalla connaît un changement au niveau psychologique,
et cela en comparant la première partie, appelée "le Bonheur", à la deuxième partie qui
s'intitule: "la vie chez les esclaves".
Première partie.
Dans cette partie, le lecteur remarque que les rêves et les souvenirs sont fréquents; au
chapitre deux, le souvenir de Lalla se rapporte au désert:
Lalla voit devant elle…le grand désert où resplendit la lumière… Elle voit d'autres
formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des femmes, des chevaux, des
chameaux, des troupeaux de chèvres… Elle voit cela, car ce n'est pas un rêve,
mais le souvenir d'une autre mémoire…p98
, et au chapitre treize elle rêve, toujours du désert:
Lalla le regarde de toutes ses forces, qui avance dans son rêve… Elle voit ce qu'il
y a dans le regard de l'Homme Bleu. C'est autour d'elle, à l'infini, le désert qui
rutile et ondoie…p203
Au chapitre neuf, Lalla essaie de se souvenir des mots que sa mère prononçait avant sa
mort:
Lalla cherche dans sa mémoire la trace des mots que sa mère disait, autrefois,
les mots qu'elle chantait. p153
Et au même chapitre, elle se souvient, ou rêve d'une scène quand elle était petite:
La petite fille marche vers l'arbre, lentement, sans savoir pourquoi, elle
s'approche du tronc calciné, elle le touche avec ses mains. Et d'un seul coup,
la peur la glace tout entière: du haut de l'arbre sec, très longuement, un serpent
se déroule et descend… Mais quand elle rouvre les yeux, il n'y a personne sur le

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Chapitre 6. Les personnages.

rivage. Sa peur s'est effacée. L'arbre sec, le serpent, le grand champ de pierres
rouges et de poussières se sont effacés…pp156-157
Ce qui aide le lecteur à interpréter ce dernier fragment comme un souvenir ou un rêve,
c'est l'emploi de "quand elle rouvre les yeux", appuyé par "l'arbre sec, le serpent…se sont
effacés".
Mais un autre détail conforte le lecteur dans son hypothèse qu'il est devant ce qui peut
être considéré comme du rêve ou du souvenir: cet indice est "petite fille" qui fait remonter le
lecteur au passé de Lalla (une scène qui a eu lieu antérieurement), puisque ce lecteur sait
bien que l'indice "petite fille" n'est plus utilisé depuis le premier chapitre de la première partie,
et qu'au chapitre sept (première partie) c'est l'indice "jeune fille" qui se trouve employé deux
fois pages 130 et 132, ce qui démontre que ce personnage a grandi.
Deuxième partie.
Ce qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur dans cette partie, c'est la disparition
des rêves et des souvenirs comme l'illustre l'exemple qui suit, (nous insistons sur le fait
que si ces rêves et souvenirs sont absents tout au long des six premiers chapitres de cette
partie, ils resurgissent par contre à partir du septième chapitre):
Lalla pense un peu au ciel constellé, à la grande nuit du désert, quand elle était
étendue sur le sable dur à côté du Hartani, et qu'ils respiraient doucement,
comme s'ils n'avaient qu'un seul corps. Mais c'est difficile de se souvenir. Il faut
marcher, ici, marcher avec les autres, comme si on savait où on allait…p309
Dans le dernier extrait, il est clairement dit que le fait de se souvenir du désert est difficile
"ici", à Marseille, et le lecteur infère que les rêves sont, eux aussi, inexistants.
Cela constitue un premier changement relevé par le lecteur.
Le deuxième changement s'opère quand le lecteur constate que les souvenirs et les
rêves sont remplacés par ce que nous avons décidé d'appeler "hallucination" (le terme est
choisi par nous, en l'absence d'un terme explicite dans le texte).
Donc, à défaut de souvenirs et de rêves, l'on dispose d' "hallucination", au chapitre trois:
L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela
tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du
vertige s'applique sur elle et l'attire en avant. De toutes ses forces, elle s'agrippe
au divan, elle résiste, son corps tendu à se rompre. p287
Ici, l'hallucination est suggérée à travers: "un entonnoir" qui se forme devant Lalla :
"le vide est grand…que cela tourne la tête et creuse un entonnoir devant le corps de
Lalla", et à travers une sorte d'anthropomorphisme, avec "la bouche" qui se trouve dotée
d'intentionnalité humaine: "et la bouche du vertige s'applique sur elle et l'attire en avant".
L'image d'un "entonnoir" se répète au chapitre cinq, relayée cette fois-ci par la "peur":
Lalla descend jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue,
une autre encore. Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs
moteurs rugit sans cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse,
comme si tous les bruits de pneus et de pas traçaient de grands cercles
concentriques sur les bords d'un gigantesque entonnoir. p309
Après "l'hallucination" où Lalla avait éprouvé "le vertige" et "la peur", le rêve marque son
retour à partir du chapitre sept, et renvoie au désert:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Elle voit autour d'elle, aujourd'hui, pour la première fois depuis si longtemps,
la blancheur éternelle des pierres et du sable, les éclats coupants comme le
silex, les étoiles. Loin devant elle, au bout de la grande avenue, dans le brouillard
de lumière apparaissent les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les
caravanes qui se mêlent au grouillement des gens et des autos… Peut-être
qu'elle rêve en marchant, à cause de la lumière et du vent, et que la grande ville
va bientôt se dissoudre, s'évaporer dans la chaleur du soleil levant, après la
terrible nuit ? p330
La réapparition du rêve lié au désert est mise en avant à travers: "la blancheur éternelle des
pierres et du sable", et "les mirages, les dômes, les tours, les minarets, et les caravanes".

7.1.3. Sur le plan de la passion:


Nous entendons par "passion" ce que A J Greimas désigne par catégorie thymique:
Une catégorie sémantique peut être axiologisée par la projection, sur le
carré qui l'articule, de la catégorie thymique dont les termes contraires sont
dénommés /euphorie/ vs /dysphorie/. Il s'agit d'une catégorie "primitive", dite
aussi proprio- ceptive, à l'aide de laquelle on cherche à formuler...la manière
dont tout être vivant, inscrit dans un milieu, "se sent" lui-même et réagit à son
environnement, un être vivant étant considéré comme un "système d'attractions
et de répulsions". (1983 : 93)
Cette "catégorie thymique" concerne le "sujet d'état" et non "le sujet de faire": en effet si
ce dernier est défini par la relation de transformations (ce sujet dispose d'une compétence
modale et d'une position syntagmatique), le premier se caractérise par la relation de jonction
avec les objets de valeur (ce sujet est dit "doté d'une existence modale"):
Le sujet de faire se présente comme un agent, comme un élément actif, cumulant
en lui toutes les potentialités du faire; le sujet d'état, au contraire, apparaît
comme un patient, il recueille, passif, toutes les excitations du monde, inscrites
dans les objets qui l'environnent. (Ibid. : 97).
Il s'agit donc dans cette partie d'examiner la "passion" de Lalla, d'étudier cette part du sujet
d'état pour voir comment les deux termes /euphorie/ vs /dysphorie/se répartissent tout au
long du texte.
Rappelons que dans le Dictionnaire raisonné "euphorie" est définie comme le terme
positif, alors que "dysphorie" est le terme négatif: tous les deux renvoient à l'axiologie:
On peut considérer que toute catégorie sémantique, représentée sur le carré
sémiotique (vie/ mort, par exemple), est susceptible d'être axiologisée du fait
de l'investissement des deixis positive et négative par la catégorie thymique
78
euphorie/dysphorie .
Première partie, "le Bonheur".
Nous pouvons dire que cette première partie est dominée par l'axe euphorique (l'axe
dysphorique est faiblement présent) puisque Lalla est présentée comme" heureuse" (un
terme qui revient fréquemment): en effet, elle est heureuse quand le vent arrive (page 79),
et quand elle se trouve sur le plateau de pierres dans l'attente d'Es Ser (page 96); elle

78
Voir dans le Dictionnaire raisonné (1979) les entrées euphorie, dysphorie, et axiologie.

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Chapitre 6. Les personnages.

est contente, parce que Naman vient manger chez Aamma et parce qu'il va raconter de
belles histoires (pages 102 et 145); elle éprouve la même passion quand Aamma raconte
les histoires (page 123).
Quand elle laisse les mains du Hartani toucher son visage, elle éprouve du
bonheur: Et Lalla sent la chaleur des paumes contre ses joues et contre ses
tempes, comme s'il y avait un feu qui la chauffait. C'est une impression étrange,
qui la remplit de bonheur à son tour, qui entre jusqu'au fond d'elle, qui la dénoue,
l'apaise. p132
Elle est heureuse quand elle entend la pluie tomber, ou quand elle accompagne Aamma à
l'établissement des bains, parce qu'il "n'y a pas de tâches à faire" (page 162).
Comme nous venons de le dire, l'axe dysphorique est faiblement présent dans la
première partie, sauf à la fin (au chapitre treize):
∙ quand Lalla a eu peur en apprenant qu'Aamma voulait la faire marier à l'homme riche:
Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander
en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa
tête, et son cœur s'est mis à battre très fort. p192
∙ et quand elle est devenue triste car elle a appris que Naman est tombé malade,
toujours au chapitre treize:
Lalla était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allait emmener avec lui.
Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est
serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. p196
Pour conclure, disons que dans cette première partie, la passion se rattachant à Lalla est
située dans l'axe euphorique.
Deuxième partie, "la vie chez les esclaves".
En lisant cette deuxième partie, le lecteur ne manque pas de remarquer que la passion
concernant Lalla, est dominée par l'axe dysphorique:
Elle ne savait pas bien ce qu'était la peur, parce que là-bas, chez le Hartani, il n'y
avait que des serpents et des scorpions, à la rigueur les mauvais esprits qui font
des gestes d'ombre dans la nuit; mais ici c'est la peur du vide, de la détresse, de
la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts
sur les sous-sols affreux, puants, qui semble monter des cours obscures…p279
Lalla fait de la peur l'une des caractéristiques de la ville de Marseille: "ici c'est la peur du
vide", et cela contrairement à l'endroit où vivait le Hartani, où c'était uniquement les serpents
79
et les scorpions qui faisaient peur .
Cette peur se trouve présente dans les chapitres deux, trois, cinq et six:

79
La peur est bel et bien présente dans la première partie, mais pas de façon aussi "envahissante" que dans la deuxième partie:
Les grandes mantes religieuses font peur, et Lalla attend qu'elles s'en aillent, ou bien elle fait un détour sans les quitter des yeux…
p78 Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait
peur…p138 La différence entre la première et la deuxième partie est, selon nous, située dans la constatation faite par Lalla: en
effet, dans la première partie, Lalla ne constate et n'affirme rien puisqu'elle ne fait pas de la peur la caractéristique de la vie à la Cité,
contrairement à la deuxième partie où cette peur est considérée comme permanente: …mais ici c'est la peur du vide, de la détresse,
de la faim, la peur qui n'a pas de nom et qui semble sourdre des vasistas entrouverts…p279

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Chapitre deux Chapitre trois Chapitre cinq Chapitre six


Elle ne savait pas bien Et pour la première fois Mais aujourd'hui, Alors, soudain, la peur
ce qu'était la peur… elle ressent l'angoisse même le dôme rose lui revient sur Lalla, la
mais ici c'est la peur d'avoir fait mal à fait peur…p301 Alors, peur qui brûle la peau:
du vide, de la détresse, quelqu'un qui dépend tout d'un coup, la peur p326
de la faim… p279. d'elle. p288 revient…p309

D'autres indices guident le lecteur dans son interprétation, et prouve que Lalla a connu
une évolution au niveau de la passion avec la domination de l'axe dysphorique: en effet, se
trouvant au port de la ville, Lalla échappe momentanément à la "tristesse" et la "noirceur":
∙ de l'appartement d'Aamma;
∙ de l'hôtel où elle travaille;
∙ et des rues de la ville Marseille:
Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a de noir
et de triste au fond d'elle. Elle ne pense plus à la maison d'Aamma, aux cours
noires où dégoulinent les lessives. Elle ne pense plus à l'hôtel Sainte Blanche, ni
même à toutes ces rues, avenues, boulevards où les gens marchent et grondent
sans arrêt. p294
Quand elle se trouve dans l'un des boulevards de la ville, elle oublie durant un laps de temps
court la peur, mais après cette dernière revient aussitôt vite:
Ici, pendant un instant, Lalla ne sent plus la peur, ni la tristesse… Lalla descend
jusqu'au bout de l'avenue, puis elle remonte une autre avenue, une autre encore.
Il y a toujours les lumières, et le bruit des hommes et de leurs moteurs rugit sans
cesse. Alors, tout d'un coup, la peur revient, l'angoisse…p309
À partir du chapitre sept, la composante passionnelle évolue encore une fois (comme pour
les rêves et les souvenirs), et c'est l'axe euphorique qui réapparaît:
∙ quand Lalla annonce à Radicz qu'elle a quitté l'hôtel à cause de la mort de M.
Ceresola, l' "ivresse" de liberté se lit sur son visage:
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331
∙ Radicz remarque que Lalla est contente:
Radicz la regarde et la trouve belle, mais il n'ose pas le lui dire. Ses yeux sont
brillants de joie. p332
Même remarque dans l'exemple qui suit où il y a mise en avant de la joie de Lalla:
Lalla est contente de marcher, comme cela, en tenant la main de Radicz, sans
rien dire, comme s'ils allaient vers l'autre bout du monde pour ne plus jamais
revenir. p334
Comme nous le constatons, le chapitre sept marque un tournant, puisque à l'axe
dysphorique (lié à des passions comme la peur, la tristesse, le vide…) succède le terme
opposé, c'est-à-dire l'axe euphorique.

Conclusion.
Nous pensons que le fait qu'un personnage comme Lalla connaît les agitations de la vie
intérieure (les niveaux psychologique et passionnel vus plus haut) la rapproche encore plus

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Chapitre 6. Les personnages.

du lecteur qui ne manque pas de faire le parallèle entre la vie de ce personnage et sa vie
intime marquée elle aussi par des tourments:
Si l'odyssée de Bloom nous intéresse, c'est en tant que cheminement intérieur
d'une conscience: c'est dans le mouvement même de ce "moi" à la recherche
d'une hypothétique unité que le lecteur se reconnaît.. (V. Jouve; 1992: 135)
Nous pensons que les niveaux passionnel et psychologique confirment que Lalla n'est pas
un personnage à contour "unifié" puisque dans les deux parties composant le deuxième
texte, le lecteur s'est trouvé devant deux facettes formant le même personnage.
Il y a des indices dans le texte qui font que le lecteur interprète le personnage Lalla
comme étant double, c'est le cas de l'exemple suivant:
Alors, pendant longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle devient quelqu'un
d'autre, de lointain, d'oublié. p98
, ou dans l'exemple suivant avec "c'est un peu comme s'il y avait deux Lalla":
Elle ne sait pas bien pourquoi elle va dans cette direction; c'est un peu comme
s'il y avait deux Lalla, une qui ne savait pas, aveuglée par l'angoisse et par la
colère, fuyant le vent de malheur, et l'autre qui savait et qui faisait marcher les
jambes dans la direction de la demeure d'Es Ser. p200
Le photographe, lui aussi, entrevoit un autre être en Lalla:
Il regarde Lalla Hawa, et comme si, par instants, il apercevait une autre figure,
affleurant le visage de la jeune femme, un autre corps derrière son corps; à peine
perceptible, léger, passager, l'autre personne apparaît dans la profondeur, puis
s'efface, laissant un souvenir qui tremble. pp350-351 Quand elle a ce regard
étrange, le photographe ressent un frisson, comme un froid qui entre en elle. Il ne
sait pas ce que c'est. C'est peut- être l'autre être qui vit en Lalla qui regarde et qui
juge le monde, par ses yeux…p351
Pour le redire encore une fois, le lecteur se rend compte à travers ces exemples que Lalla
n'est pas une entité "unique" ou "unifiée", mais elle est définie par au moins deux "moi" qui
la définissent.
En effet, nous avons vu plus haut qu'au niveau de la passion, et dans la première
partie c'est l'axe euphorique qui domine puisque Lalla se sent contente et heureuse aussi
bien dans la nature que quand elle se trouve avec Naman ou le Hartani (rappelons que la
première partie est appelée "le Bonheur"), alors que dans la deuxième partie c'est plutôt
l'axe dysphorique qui domine avec le développement de la passion "peur".
Le fait que Lalla ait connu le bonheur dans la première partie, et la peur dans
la deuxième partie prouve que le lecteur s'est trouvé à la fin de sa lecture devant un
personnage "double" qui a connu une double expérience relevant de la passion.
Même remarque concernant les rêves et les souvenirs qui sont présents dans
la première partie, disparaissent dans la deuxième partie pour être remplacés par l'
"hallucination", puis refont surface à partir du chapitre sept.
80
Pour conclure, disons que pour "saisir" Lalla, le lecteur a contribué activement dans
la construction de cette part double aussi bien au niveau psychologique que passionnelle
à travers les différents indices déployés par le texte.
80
Pour V. Jouve la "saisie" est la façon dont on appréhende le personnage à l'intérieur de l'univers narratif...la perception du
personnage comme réalité textuelle. (1992: 56)

163

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81

7.2. Lalla: un personnage défini par le regard .


Pour commencer, nous proposons cet exemple comme introducteur à cette partie:
Ils sentent sur leurs visages se poser le dessin des constellations comme s'ils
n'étaient plus que par leur regard…p220
Dans cet exemple, le pronom personnel "ils" réfère à Lalla et le Hartani; et nous, nous
ajoutons et considérons que Lalla seule n'est que par son regard, et cela sans "comme si".
Pour V. Jouve
les personnages focalisateurs sont ceux qui attirent notre attention sur un objet,
un évènement ou un autre personnage à travers leur propre regard. (Ibid. : 127)
, et le fait que Lalla soit sélectionnée pour attirer l'attention du lecteur sur un focalisé
quelle que soit sa nature, crée ce que V. Jouve appelle "une identification" du lecteur au
personnage.
Le lecteur ne manque pas de noter que Lalla est dotée d'un grand sens de l'observation,
qui lui permet de construire son point de vue:
Lalla attend, comme tous les matins, assise à l'ombre du grand figuier. Elle
regarde la mer grise et bleue où avancent les crêtes pointues des vagues.
Les vagues tombent sur la plage, en suivant un chemin un peu oblique; elles
déferlent d'abord à l'est, vers le cap rocheux, puis à l'ouest, du côté de la rivière.
Enfin elles déferlent au centre. Le vent bondit, attrape des paquets d'écume et les
projette au loin, vers les dunes; l'écume se mêle au sable et à la poussière. p85
Dans cet exemple, Lalla observe le focalisé "la mer" et ce qui la compose, en l'occurrence
les vagues et l'écume:
∙ la mer" est développée à travers sa couleur: le matin, la mer est "grise et bleue".
Lalla voit que les vagues se déplacent vers l'est, puis à l'ouest, et enfin au centre. Elle
observe encore que le vent "attrape des paquets d'écume", les projette dans les dunes pour
se mélanger avec le sable.
Ce que nous notons d'abord, dans cet exemple, c'est une sorte de gradation dans
l'observation où Lalla passe de l'élément le plus grand à l'élément le plus petit: de "la mer",
elle passe à "la vague", qui est une partie de la mer, puis elle arrive à "l'écume" qui est elle-
même une partie de la vague.
Dans l'exemple qui suit, elle regarde l'espace:
∙ dans le sens du bas: elle aperçoit dans la brume la plaine et les torrents; et son sens
aigu de l'observation lui permet de se rendre compte que cette plaine est dotée de
deux propriétés: celles d'être "grande" et "déserte"; tandis qu'elle note que les torrents
sont "asséchés".
∙ puis dans le sens "horizontal", elle note qu'il y a une vapeur qui s'étale, et dont la
couleur est "ocre"; après avoir observé tout ceci, Lalla conclut que c'est là que le
désert commence:
81
On a vu avec A. Rabatel comment le regard est très important dans la construction du point de vue. Pour ce théoricien,

pour disposer d'un point de vue, il faut: -un focalisateur\ou un sujet qui perçoit; -un verbe de perception; -le focalisé perçu

doit être développé et "extensé" à travers des propositions; (A Rabatel; 1998).

164

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Chapitre 6. Les personnages.

En bas, tout en bas de la falaise, elle aperçoit dans la brume la grande plaine
déserte, les torrents asséchés. À l'horizon, il y a une vapeur ocre qui s'étale: c'est
le commencent du désert. p127
L'exemple qui suit, conforte le lecteur dans son interprétation que l'observation visuelle
constitue l'une des caractéristiques de Lalla:
Quand elle entre dans la salle qui sert d'atelier, Lalla entend le bruit des métiers
à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les uns derrière les autres, dans la
pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois barres de néon. Devant
les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des tabourets. Elles
travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les petits
ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. p187
Tout d'abord, elle commence par noter que l'espace est meublé par des métiers: ces derniers
sont alignés les uns derrière les autres, et ensuite par remarquer que cette salle est allumée
par trois barres de néon.
Ce qui suggère encore que Lalla est dotée d'un grand sens de l'observation, c'est la
présence des chiffres: son œil lui permet d'estimer qu'il y a, à peu près, vingt métiers dans la
salle, mais elle est certaine, par contre, quant au nombre des néons (il y en a trois); (l'œil ne
peut pas compter en une fraction de secondes un nombre élevé d'objets, mais peut compter
un nombre réduit d'objets).
L'observation se poursuit, et Lalla regarde les filles (on a un passage de l'inanimé
comme les "métiers" et les "néons", à l'animé avec "filles"):
∙ les unes sont accroupies, les autres sont assises sur des tabourets, mais toutes
travaillent en exécutant différentes tâches: "elles travaillent vite, poussent la navette,
prennent les petits ciseaux pour couper les mèches, et enfin tassent la laine sur la
trame".
Dans l'exemple qui suit, Lalla entre dans l'appartement de M. Ceresola qui est mort:
Il n'y a personne dans l'appartement, et Lalla avance vers la grande pièce, là où
il y a une table recouverte de toile cirée, avec une corbeille de fruits. Au fond de
la pièce, il y a l'alcôve avec le lit. Quand elle s'approche, Lalla aperçoit Monsieur
Ceresola qui est couché sur le dos, dans le lit, comme s'il dormait. p325
D'abord, Lalla remarque qu'il n'y a personne dans l'appartement, et note en même temps
que cet appartement est "grand". Après, elle observe que cette pièce est meublée par une
table recouverte de toile: la table comporte une propriété: elle est "cirée".
Sur cette table se trouve une corbeille remplie de fruits, puis Lalla ajuste son regard pour
se rendre compte qu'au fond de la pièce: "il y a l'alcôve avec le lit"; enfin on a passage de
l'inanimé (la table, la toile, la corbeille…) à l'humain en apercevant M. Ceresola couché sur
le dos sur le lit: tous ces objets vus en un seul coup d'œil, témoignent d'un sens visuel aigu.
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est sombre,
mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes. En un
instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans des
vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes
immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de
bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335
165

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Lalla note bien qu'à l'aspect "sombre" de la grande salle s'oppose les
nappes"éblouissantes" ("éblouir": signifie une lumière vive, à l'opposé de "sombre").
La force d'observation de Lalla se confirme avec le reste de l'exemple, puisqu'en "un
instant, Lalla voit tout, et distinctement":
∙ elle voit des tables dont la forme est "ronde".
Sur ces tables, il y a des vases avec des fleurs roses, des couverts, des verres, et des
serviettes. Ces divers objets ont des propriétés, et cela constitue une autre preuve que Lalla
est un personnage dont le regard enregistre tout jusqu'au moindre détail: les vases sont "en
cristal", les couverts "en argent", les verres sont pourvus de "facettes", et enfin les serviettes
sont "immaculées".
Autour des tables, il y des chaises qui sont pareillement pourvues de propriétés: elles
sont "en velours bleu marine".
Le parquet se trouve aussi sous l'œil examinateur de Lalla qui note qu'il est en "bois
ciré".
Ce qui est important à relever, après avoir étudié ces exemples, c'est que tout ce qui est
observé par Lalla est examiné de manière minutieuse et détaillée, de façon à ce qu'aucune
propriété ou aucun détail ne soit oublié.
Nous pensons, aussi, que l'abondance des propriétés concernant les focalisés (objets
et personnages) constitue un autre indice fiable prouvant que rien n'échappe à l'œil de Lalla:
∙ les objets:
Comme ces tables rondes, et tout ce qui se trouve sur ces tables: des vases en cristal, des
couverts en argent, et encore des verres à facettes, le parquet en bois ciré, (exemple de la
page 335); ou comme la plaine qui est grande et déserte, les torrents qui sont asséchés, et
la vapeur qui est ocre, (exemple de la page 127);
∙ les personnages observés: comme ces filles qui sont vues accroupies ou assises
sur des tabourets, en exerçant différentes tâches (exemple de la page 187); ou
comme ces garçons dans le restaurant, vêtus de blanc, (exemple de la page 335.
Dès que Lalla focalise un autre personnage, le lecteur en a droit une description minutieuse
et détaillée; c'est le cas:
∙ du Hartani:
Il est long et mince comme une liane, avec de belles mains brunes aux ongles
couleur d'ivoire, et des pieds faits pour la course. Mais c'est son visage que Lalla
aime surtout, parce qu'il ne ressemble à personne de ceux qui vivent ici, à la Cité.
C'est un visage très mince et lisse, un front bombé et des sourcils très droits et
de grands yeux sombres couleur de métal. Ses cheveux sont courts, presque
crépus, et il n'a ni moustache ni barbe. p109
∙ la taille: il est long et mince.
∙ les mains: belles et brunes aux ongles couleur d'ivoire.
∙ les pieds: faits pour la course.
∙ le visage: très mince et lisse, un front bombé, pas de moustache, ni de barbe.
∙ des sourcils: très droits.
∙ des yeux: grands et sombres, couleur de métal.
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Chapitre 6. Les personnages.

∙ les cheveux: courts, presque crépus.


∙ de Radicz, quand il est vu pour la première fois par Lalla:
Il a de beaux cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts,
et une petite moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout
un beau sourire parfois, qui fait briller ses incisives très blanches. Il porte un petit
anneau à l'oreille gauche, et il prétend que c'est de l'or. Mais il est pauvrement
vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de vieux tricots enfilés les
uns par-dessus les autres, et un veston d'homme trop grand pour lui. Il est pieds
nus dans des chaussures de cuir noir. p276
∙ les cheveux: beaux, très noirs et raides.
∙ la peau: cuivrée.
∙ les yeux: verts.
∙ la moustache: petite, et elle fait comme une ombre au-dessus de ses lèvres.
∙ le sourire: beau.
∙ les incisives: très blanches.
∙ le pantalon: vieux, taché et déchiré.
∙ les tricots: vieux, et enfilés les uns par-dessus les autres.
∙ un veston: trop grand.
∙ les pieds: nus dans des chaussures de cuir noir.
Après avoir quitté définitivement l'hôtel où elle a travaillé comme femme de ménage, et dès
qu'elle a vu Radicz, Lalla a noté que ce dernier a changé physiquement, et le lecteur a droit
à une description après ce changement: "Lalla a du mal à le reconnaître, parce que le jeune
garçon est devenu semblable à un homme":
À l'angle d'une rue, près de l'escalier qui conduit à la gare, Radicz le mendiant
est debout devant elle. Son visage est fatigué et anxieux, et Lalla a du mal à le
reconnaître, parce que le jeune garçon est devenu semblable à un homme. Il
porte des habits que Lalla ne connaît pas, un complet veston marron qui flotte
sur son corps osseux, et de grandes chaussures de cuir noir qui doivent blesser
ses pieds nus. p330
∙ le visage: fatigué et anxieux
∙ le corps: osseux
∙ les pieds: nus
∙ le complet veston; marron
∙ les chaussures: grandes et de cuir noir
Ces éléments focalisés qui se trouvent développés en propriétés (en italique) sont en fait
des indices destinés au lecteur dans son interprétation que Lalla est un personnage dont le
regard examine et inspecte tout ce qui passe par ses yeux.
Nous avons remarqué, à travers ces exemples, que Lalla observe tout et cela dès que
son œil commencer à focaliser (et cela quelle que soit la nature du focalisé: un homme, un
groupe d'hommes, des tables, une falaise, le visage..).
Ce que nous avons voulu démontrer aussi, c'est que le regard définit Lalla, et qu'il
constitue l'une des indices essentiels pour "saisir" ce personnage.
D'autres exemples viennent appuyer l'idée que le regard est très important pour Lalla,
comme dans l'extrait qui suit:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise.
Il ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable.
Alors le gros homme éclate, et il recommence, avec une voix rageuse, les yeux
tout étrécis de colère… Elle le regarde durement, elle avance vers lui et elle lui dit
seulement: "Allez vous-en." Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit
une insulte. Il va ouvrir la bouche, il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais
le regard de la jeune fille est dur comme du métal, difficile à soutenir. Alors le
policier se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla
entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti. pp285-286
Dans le dernier exemple, il y a d'abord une mise en avant du regard de Lalla: "le regard
dur de Lalla", "elle le regardedurement" le "regard de la jeune fille est dur comme du métal,
difficile à soutenir".
Ce regard met "mal à l'aise" le policier: "il ne dit plus rien pendant quelques secondes",
il est "éberlué", "se lève brutalement, et en instant il est dehors, il dévale l'escalier. Lalla
entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti".
Même remarque dans l'extrait qui suit, mais cette fois-ci avec le serveur dans le
restaurant, à Marseille:
Un homme de haute stature est debout devant leur table… Justement, il va
ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire
d'histoires, quand son regard triste rencontre celui de Lalla, et d'un coup il
oublie ce qu'il allait dire. Le regard de Lalla est dur comme le silex, plein d'une
telle force que l'homme en noir doit détourner les yeux. Il fait un pas en arrière,
comme s'il allait partir, puis il dit, d'une drôle de voix qui s'étrangle un peu:
"Vous…Vous voulez boire quelque chose ?" Lalla le regarde toujours fixement,
sans ciller. "Nous avons faim", dit-elle seulement. "Apportez-nous à manger".
L'homme en noir s'éloigne et revient avec la carte, qu'il dépose sur la table. Mais
Lalla rend le carton, et ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme. p336
Il faut dire que Lalla et Radicz sont entrés dans un endroit non réservé à des gens pauvres
comme eux, ce qui explique la décision du serveur de les expulser, mais c'était sans compter
avec le regard de Lalla: quand son regard rencontre celui de Lalla "il oublie ce qu'il allait
dire", "il doit détourner les yeux", "il fait un pas en arrière", "sa voix s'étrangle", il balbutie et
hésite:"Vous…Vous voulez boire quelque chose?".
Le regard de Lalla "est dur comme le silex, plein d'une telle force, elle "le regarde
toujoursfixement, sans ciller", "ses yeux ne cessent pas de fixer ceux de l'homme".
Quand Radicz a eu le hoquet, Lalla lui demande de le regarder dans ses yeux "jusqu'à
ce que son hoquet soit passé":
Il a un peu le hoquet, tellement il a mangé. Lalla lui fait boire un verre d'eau et lui
dit de la regarder dans les yeux jusqu'à ce que son hoquet soit passé. p338
Le photographe remarque que les yeux de Lalla jugent les gens:
Il ne sait pas ce que c'est. C'est peut-être l'autre être qui vit en Lalla Hawa qui
regarde et qui juge le monde, par ses yeux…p351
Il y a une autre manière de suggérer l'importance du regard pour Lalla: c'est quand elle
regarde les autres regarder comme dans l'exemple qui suit:

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Chapitre 6. Les personnages.

Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre et les seins de
Lalla, avec ses vilains yeux humides, alors elle a dit qu'elle reviendrait demain, et
elle est partie tout de suite.p267
Dans l'exemple précédent, Lalla regarde Asaph qui, lui, regarde son ventre et ses seins
"avec ses vilains yeux humides"; ou encore, dans l'exemple suivant, elle regarde les yeux
de Radicz quand ce dernier la regarde pour la première fois, "mais on ne pouvait pas lire
grand-chose dans son regard": ce qui attire l'attention aussi, c'est le verbe "lire" (dans le
sens de deviner, discerner) qui démontre que Lalla interprète le regard des autres, et lui
attribue de la signification:
…il l'a regardée avec un drôle de regard, pas du tout comme les garçons
d'habitude quand ils voient une fille. Il l'a regardée sans baisser les yeux, et on
ne pouvait pas lire grand-chose dans son regard, comme dans les yeux des
animaux. p275
Au chapitre cinq (deuxième partie), Lalla observe des hommes "immobiles", qui eux
observent
∙ un immeuble sordide avec une petite porte, peinte en vert, à demi ouverte, et enfin
un couloir éclairé. Les fenêtres de cet immeuble sont sans volets, et ont des carreaux
tapissés de feuilles de papier journal:
Sur l'autre trottoir, il y a quelques hommes. Ils sont immobiles, ils ne parlent
pas. Ils regardent vers le haut de la rue, l'entrée d'un immeuble sordide, une toute
petite porte peinte en vert, à demi ouverte sur un couloir éclairé. Lalla s'arrête,
elle aussi, et elle regarde, cachée derrière une voiture. Son cœur bat vite, et le
grand vide de l'angoisse souffle dans la rue. L'immeuble est debout, comme une
forteresse sale, avec ses fenêtres sans volets, dont les carreaux sont tapissés de
feuilles de papier journal. p312
∙ et juste après, elle regarde ce que les hommes regardent: deux prostituées dont l'une
est très grande et très forte:
Puis en haut de la ruelle marche une autre femme. Celle-ci est très grande,
au contraire, et très forte… Elle descend lentement la rue, en faisant claquer
ses chaussures à hauts talons, elle arrive à côté de la naine…Les Arabes
s'approchent d'elle, lui parlent. Mais Lalla n'entend pas ce qu'ils disent. L'un
après l'autre, ils s'éloignent, et s'arrêtent à distance, les yeux fixés sur les deux
femmes immobiles qui fument. p314
Le lecteur ne manque pas de relever que les yeux des autres personnages (encore pour
démontrer que le regard pour Lalla est très important) sont les premiers éléments à être vus
par Lalla c'est le cas notamment:
∙ de Naman:
Mais ce sont surtout ses yeux qui sont d'une couleur extraordinaire, un bleu-
vert mêlé de gris, très clairs et transparents dans son visage brun, comme s'ils
avaient gardé la lumière et la transparence de la mer. C'est pour voir ses yeux
que Lalla aime attendre le pêcheur sur la plage…p83
∙ d'Es Ser (le Secret):

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Elle ne voit de lui que ses yeux, parce que son visage est voilé d'un linge bleu,
comme celui des guerriers du désert…Ses yeux brûlent d'un feu étrange et
sombre, dans l'ombre de son turban bleu, et Lalla sent la chaleur de son regard
qui passe sur son visage et sur son corps, comme quand on s'approche d'un
brasier. p95
∙ , ou encore du photographe, au restaurant:
Il a des yeux bleu-gris, très tristes et humides comme les yeux des chiens. Lalla
le regarde avec ses yeux pleins de lumière, et l'homme cherche encore quelque
chose à dire. pp338-339

7.3. Importance des sens pour Lalla.


Lalla apparaît au lecteur comme un personnage dont les sens (en plus du regard) sont bien
développés; témoignant ces exemples:
Lalla ne peut plus penser à rien d'autre qu'à ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce
qu'elle sent. p420
Ce dernier exemple démontre bien que Lalla est un personnage dont les sens sont toujours
en éveil, puisqu'elle ne pense "qu'à ce qu'elle voit, ce qu'elle entend, ce qu'elle sent".
Aamma parle un peu, par instants, en préparant la viande, et Lalla l'écoute, en
même temps que les craquements du feu, les cris des enfants qui jouent autour,
et les voix des hommes; elle sent l'odeur chaude et forte qui imprègne son
visage, ses cheveux, ses vêtements. pp173-174
, le sens auditif est fortement sollicité, attendu que Lalla écoute en même temps sa tante qui
raconte l'histoire, "les craquements du feu, les cris des enfants qui jouent autour, et les voix
des hommes"; le sens de l'odorat vient s'ajouter à l'auditif avec "elle sent l'odeur chaude
et forte".
Dans les trois exemples qui suivent, le lecteur ne manque pas de noter que deux sens
s'activent ensemble; il s'agit du regard et de l'ouïe:
Elle est heureuse parce que c'est tout à fait le moment d'entendre une histoire,
comme cela, sur la plage, en regardant le feu qui fait clapoter la poix dans la
marmite, la mer très bleue, en sentant le vent tiède qui bouscule la fumée, avec
les mouches et les guêpes qui vrombissent, et pas très loin, le bruit des vagues
de la mer qui viennent jusqu'à la vieille barque renversée sur le sable. p145
Quand elle a trouvé un coin où il n'y a pas trop de chardons ni de fourmis, elle
s'étend sur le dos, les bras le long du corps, et elle reste les yeux ouverts sur
le ciel. Il y a de gros nuages blancs qui circulent. Il y a le bruit lent de la mer qui
racle le sable de la plage, et c'est bien de l'entendre sans la voir. Il y a les cris
des goélands qui glissent sur le vent, qui font clignoter le lumière du soleil. Il y
a les bruits des arbustes secs, les petites feuilles des acacias, le froissement
des aiguilles des filaos, comme de l'eau. Il y a encore quelques guêpes qui
vrombissent autour des mains de Lalla, parce qu'elles sentent l'odeur de la
viande. p182 Elle monte tout à fait en haut des collines, si loin qu'on voit à peine
la mer, comme une tache bleu sale entre les cubes des immeubles. Il y a une
brume étrange qui flotte au-dessus de la ville, un grand nuage gris, rose et jaune
170

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Chapitre 6. Les personnages.

où la lumière s'affaiblit. Le soleil descend déjà du côté de l'ouest, et Lalla sent la


fatigue qui envahit son corps, le sommeil. Elle regarde au loin la ville qui scintille,
elle entend son bruit de moteur, les trains qui roulent, qui entrent dans les trous
noirs des tunnels. p270-271

Exemple de la page 145 Exemple de la page 182 Exemple des pages 270-271
L'ouïe: le moment d'entendre Le regard: il y a de gros Le regard: il y a une brume
une histoire; le bruit des nuages blancs qui circulent; étrange qui flotte au-dessus
vagues de la mer; les mouches les goélands qui glissent de la ville; le soleil descend
et les guêpes qui vrombissent. sur le vent, qui font clignoter déjà du côté de l'ouest; elle
Le regard: en regardant le lumière du soleil; il y a regarde au loin la ville qui
le feu qui fait clapoter la encore quelques guêpes. scintille. L'ouïe: elle entend
poix dans la marmite; la mer L'ouïe: il y a le bruit lent son bruit de moteur; les trains
très bleue; la vieille barque de la mer qui racle le sable qui roulent.
renversée sur le sable. de la plage; et c'est bien de
l'entendre sans la voir; il y a
les cris des goélands; il y a les
bruits des arbustes secs; les
petites feuilles des acacias; le
froissement des aiguilles des
filaos; quelques guêpes qui
vrombissent.

Le sens de l'ouïe se trouve encore fortement mobilisé dans l'exemple qui suit, où Lalla
écoute cinq éléments: les bruits qui viennent des montagnes, les cris des insectes, les
sifflements des bergers, les bruits de craquements de la chaleur, et enfin le passage de vent:
Lalla s'assoit à côté de lui sur une pierre plate, elle écoute les bruits qui viennent
de tous les côtés de la montagne, les cris des insectes, les sifflements des
bergers, et aussi les bruits de craquements de la chaleur qui dilate les pierres, et
le passage de vent. p168
Dans l'extrait qui suit trois sens sont mis à contribution ensemble: ce sont l'ouïe, l'odorat
et le regard:
Quand elle retourne près de la maison d'Aamma, elle entend le bruit clair du feu
qui crépite, elle sent l'odeur exquise de la viande qui grille… Lalla regarde son
visage à travers les flammes et les fumées. p173
Le sens du goût est présent aussi (à côté de celui de l'odorat):
…elle cueille une poignée d'aiguilles pour le feu de Naman le pêcheur, et elle en
met aussi quelques-unes dans sa bouche, pour mâcher lentement, en marchant.
Les aiguilles sont salées, âcres, mais cela se mélange avec l'odeur de la fumée et
c'est bien. p143 La poussière grise laisse un goût de pierre dans la bouche, et il
faut sucer de temps en temps les petites herbes au parfum de citron… p167
Comme nous venons de le voir, les indices sont assez nombreux pour orienter le lecteur
dans son interprétation que les sens sont très importants pour Lalla.

7.4. Lalla: un personnage conscient de son corps.

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Nous pensons que le fragment suivant est clair quant à l'importance du corps:
…il sait des choses que les hommes ne savent pas, il les voit avec tout son
corps, pas seulement avec ses yeux. p129
Cette proposition qui concerne le Hartani: "il les voit avec tout son corps", peut être aussi
appliquée à Lalla, parce que le corps joue un rôle important dans la perception du monde,
et parce que c'est à travers lui que Lalla prend conscience d'elle-même.
Dans l'exemple qui suit, il s'agit de la première expérience sexuelle de Lalla avec le
Hartani, où elle sent le vertige dans son corps, et entend les battements de son sang:
Quand sa peau touche celle du Hartani cela fait une onde de chaleur bizarre dans
son corps, un vertige...Le vertige tourne de plus en plus vite dans le corps de
Lalla, et elle entend distinctement les battements de son sang, mêlés aux petits
cris des chauves-souris. p140
Dans l'extrait qui suit, c'est le corps qui est toujours mis en avant, mais cette fois-ci il s'agit
de l'expérience qu'a eue Lalla de son corps dans l'établissement des bains quand elle était
petite:
Les premiers temps, Lalla avait honte, elle ne voulait pas se mettre toute nue
devant les autres femmes, parce qu'elle n'avait pas l'habitude des bains. Elle
croyait qu'on la regardait et qu'on se moquait d'elle, parce qu'elle n'avait pas
de seins et que sa peau était très blanche… Maintenant, ça lui est égal de se
déshabiller. Même, elle ne fait plus attention aux autres. Au début, elle trouvait
cela horrible, parce qu'il y avait des femmes très laides, et très vieilles, avec la
peau fripée comme un arbre mort, ou bien des grosses, adipeuses, avec des
seins qui ballaient comme des outres, ou bien d'autres qui étaient malades, qui
avaient des jambes abîmées par des ulcères et des varices. p161
Cette expérience avec le corps est liée au désir de Lalla de ne pas se mettre à nu devant les
autres, car elle trouvait cela inhabituel; "elle croyait qu'on la regardait et qu'on se moquait
d'elle", "parce qu'elle n'avait pas de seins et que sa peau était très blanche".
Consciente de son corps, Lalla l'était aussi des autres: "même, elle ne fait plus attention
aux autres. Au début, elle trouvait cela horrible, parce qu'il y avait des femmes très laides,
et très vieilles, avec la peau fripée comme un arbre mort…".
Même remarque dans l'exemple suivant, où Lalla observe le soleil qui pèse sur sa tête:
Le soleil est dur maintenant, il pèse sur la tête et sur les épaules de Lalla, il
fait mal à l'intérieur de son corps. C'est comme si la lumière qui était entrée
en elle le matin, se mettait à brûler, à déborder, et elle sent les longues ondes
douloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se logent
dans la cavité de sa tête. La brûlure de la lumière est sèche et poudreuse. Il n'y
a pas une goutte de sueur sur le corps de Lalla, et sa robe bleue frotte sur son
ventre et sur ses cuisses en faisant des crépitements électriques. Dans ses yeux,
les larmes ont séché, les croûtes de sel font de petits cristaux aigus comme des
grains de sable au coin de ses paupières. Sa bouche est sèche et dure. Elle passe
le bout de ses doigts sur ses lèvres, et elle pense que sa bouche est devenue
pareille à celle des chameaux…p214
La chaleur générée par le soleil fait que Lalla en sente l'effet sur son corps:

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ d'abord sur sa tête et ses épaules avec le soleil "pèse sur la tête et sur les épaules de
Lalla, il fait mal à l'intérieur de son corps";
∙ après c'est au tour de ses jambes, de ses bras, et enfin de sa tête: "elle sent les
longues ondesdouloureuses qui remontent le long de ses jambes, de ses bras, qui se
logent dans la cavité de sa tête";
∙ enfin "les larmes ont séché", et "la bouche est devenue pareille à celle des
chameaux".
Ceci démontre que le corps est un tout, dont les différentes parties comme les jambes, la
bouche, les yeux réagissent ensemble sous l'influence du soleil.
L'exemple qui suit (extrait du même chapitre) prolonge cette idée, puisque "la douleur
monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et des muscles, jusqu'à l'aine":
Par instants, la douleur monte des pieds, traverse les jambes, le long des os et
des muscles, jusqu'à l'aine. p218
Dans la deuxième partie du deuxième texte, Lalla prend conscience de son corps encore
plus, surtout quand elle se rend compte qu'elle porte un être qui commence à vivre et à
bouger dans son ventre:
Lalla se relève, elle marche en titubant, les mains pressées sur le bas de son
ventre, là où il y a une douleur qui proémine. p327
Même remarque dans l'exemple qui suit où la peur et la rumeur agissent sur son corps:
Il y a des jours où Lalla entend les bruits de la peur. Elle ne sait pas bien ce que
c'est, comme des coups lourds frappés sur des plaques de tôle, et aussi une
rumeur sourde qui ne vient pas par les oreilles, mais la plante des pieds et qui
résonne à l'intérieur de son corps. p299
Comme nous venons de le voir, plusieurs indices orientent le lecteur dans son interprétation
que le corps est très important pour Lalla.

7.5. Lalla en harmonie avec la nature.


Le lecteur se rend compte que Lalla est un personnage qui se sent à l'aise dans la nature,
ou pour le dire autrement disons qu'il y a une sorte d'interaction et d'harmonie entre Lalla
et les éléments qui composent la nature; c'est ce que démontre le premier chapitre de la
première partie où Lalla aime les fourmis, les hannetons…:
Il y a toujours des fourmis, où qu'on s'arrête… Mais Lalla les aime bien tout de
même. Elle aime aussi les scolopendres lentes, les hannetons mordorés, les
bousiers, les lucanes, les doryphores, les coccinelles, les criquets pareils à des
bouts de bois brûlés. pp77-78
, joue avec les mouches (page78). Elle aime le vent:
Le vent n'attend pas. Il fait ce qu'il veut, et Lalla est heureuse quand il est là,
même s'il brûle ses yeux et ses oreilles, même s'il jette des poignées de sable à
sa figure. p79
Lalla admire l'épervier (page 80), et une sorte de complicité s'instaure entre Lalla et la mer
qui l'appelle:
Ensuite la mer l'appelle à nouveau. p81
Elle court derrière les crabes (page 82), et aime beaucoup regarder le ciel:
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Lalla aime beaucoup le ciel… Lalla ouvre très grands les yeux, elle laisse le ciel
entrer en elle. pp90- 91
Cela pour ce qui concerne le premier chapitre, mais les exemples se poursuivent dans les
autres chapitres; ainsi elle aime être sur le plateau de pierres (chapitre deux: page 96), elle
aime les guêpes en les laissant voler autour de ses cheveux (chapitre trois: page 100), elle
veut se trouver dans les collines (chapitre quatre: page 112); elle aime suivre le Hartani
dans les sentiers (chapitre sept: page 129).
Cette idée que Lalla se sent bien dans la nature se confirme dans l'exemple qui suit, où
le lecteur apprend qu'elle aime entendre les histoires de Naman assise au bord de la mer:
Ce sont des histoires que Lalla aime bien entendre, comme cela, assise
à côté du vieux pêcheur, en face de la mer, à l'ombre du figuier, quand le vent
souffle et fait battre les feuilles. p107
Dans l'extrait qui suit, Lalla aime écouter les histoires en regardant la mer, en sentant le
vent, et en écoutant les vagues:
Elle est heureuse parce que c'est tout à fait le moment d'entendre une histoire,
comme cela, sur la plage, en regardant le feu qui fait clapoter la poix dans la
marmite, la mer très bleue, en sentant le vent tiède qui bouscule la fumée, avec
les mouches et les guêpes qui vrombissent, et pas très loin, le bruit des vagues
de la mer qui viennent jusqu'à la vieille barque renversée sur le sable. p145
L'extrait suivant véhicule encore cette idée d'un sentiment de bien-être dans la nature:
Elle aime bien marcher sur le sentier très blanc qui serpente entre les collines,
en écoutant la musique aiguë des criquets, en regardant les traces des serpents
dans le sable. p136
Lalla aime aussi le bruit de la pluie, et la lumière des éclairs:
…c'est comme cela qu'elle aime entendre le bruit de la pluie: les yeux grands
ouverts dans le noir, voyant par moments le toit s'éclairer, et écoutant toutes les
gouttes frapper la terre et les plaques de tôle avec violence, comme si c'étaient
de petites pierres qui tombaient du ciel. p160
Après sa fuite de l'atelier de Zora, la patronne qui frappe tout le temps les petites filles
chétives, Lalla se réfugie dans la nature où elle pourra à nouveau regarder les nuages, les
guêpes...:
La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à
l'envers, les guêpes qui s'affairent autour des petits tas d'ordures, les lézards, les
caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. p189
Au chapitre treize (première partie) quand on lui a annoncé qu'Aamma a l'intention de la faire
marier à un homme riche, Lalla refuse, et trouve refuge dans la mer. Puis, quand l'homme
riche est revenu à la maison, elle s'est enfuie, mais cette fois-ci dans les collines de pierres:
L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les
cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans
se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
vers les collines de pierres. p199
Dans la deuxième partie, le lecteur apprend que Lalla est à Marseille, mais son amour pour
la nature reste indéfectible, même si tout ce qui y renvoie, à Marseille, demeure rare, sauf
"un peu de soleil qui entre par les deux fenêtres" de la chambre d'Aamma (page 265), et

174

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Chapitre 6. Les personnages.

l'arbre que Lalla peut voir de la chambre de l'un des résidents de l'hôtel où elle travaille,
(page 318).
Comme nous l'avons affirmé, la nature se caractérise par son absence dans la
deuxième partie (du moins pour les sept premiers chapitres), témoignant les deux exemples
qui suivent:
Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme
autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle sentirait la
terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid,
les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des
chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit,
jusqu'aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du
sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer. p286
Ce dernier extrait vient après la dispute de Lalla avec le policier (troisième chapitre,
deuxième partie), et la première chose à laquelle elle pense est la nature avec tout ce qui
la représente: les étoiles, la terre, les cris des engoulevents, les collines…
Même remarque dans l'exemple qui suit:
Elle pense à l'étendue des plateaux de pierres, dans la nuit, aux monticules de
cailloux tranchants comme des lames, aux sentiers des lièvres et des vipères
sous la lune, et elle regarde autour d'elle, ici, comme si elle allait les voir
apparaître…. Mais il n'y a que cette avenue, et encore cette avenue…p311
Ce dernier extrait démontre que tout ce que Lalla aimait dans la première partie (les
monticules de cailloux, les plateaux de pierres, les sentiers…) a disparu à Marseille
témoignant l'emploi de "Mais il n'y a que cette avenue, et encore cette avenue".
Dès qu'elle termine son travail à l'hôtel, Lalla sort, pour que le soleil chasse et enlève
"tout ce qu'il y a de noir et de triste" (chapitre quatre: page 294), puis elle se dirige vers le
port qui lui rappelle le désert:
Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le
désert. p294
Á la fin de la deuxième partie, une sorte de symbiose unit la nature à Lalla quand cette
dernière s'apprête à accoucher:
…sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer, qui vient à nouveau
dans ses oreilles. La douleur va et vient dans son ventre, lance des appels de
plus en plus proches, rythmés comme le bruit des vagues. p417 Couchée sur le
côté dans le sable, les genoux repliés, Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent
de la mer. La douleur vient par vagues, par longues lames espacées, dont la crête
plus haute avance à la surface obscure de l'eau, accrochant par instants un peu
de lumière pâle, jusqu'au déferlement. p418
Le lecteur voit bien que cette symbiose dans les deux exemples est réalisée à travers:
∙ sa plainte monte, se mêle au bruit ininterrompu de la mer";
∙ et la comparaison "la douleur lance des appels…rythmés comme le bruit des
vagues", (page 417).
Même remarque dans l'exemple de la page 418, où cette interaction est mise en avant par
le biais de: "Lalla gémit à nouveau selon le rythme lent de la mer".

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

7.6. Lalla: un personnage sartrien.


En lisant le deuxième texte de Désert le lecteur ne manque pas de relever que l'emploi
82
de certains termes renvoie à la Nausée , de Jean Paul Sartre, et à son personnage
Roquentin: c'est ce qui nous a motivé dans l'hypothèse que Lalla est un personnage sartrien.
Dans l'extrait qui suit Lalla aime entendre les noms des villes:
Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman
de les lui dire, comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de
voir les choses qu'ils cachent: "Algésiras Granada Sevilla Madrid". p102
, alors que Roquentin, lui, aime prononcer les noms des villes:
Quelquefois, dans mon récit, il arrive que je prononce de ces beaux noms qu'on
lit dans les atlas, Aranjuez ou Canterbury...je rêve sur des mots, voilà tout. p54
En s'enfuyant vers le désert avec le Hartani, Lalla découvre un galet de la mer:
Mais quelquefois, sur la terre poussiéreuse, au hasard, il y a un caillou rond, gris
et mat, un simple galet de la mer, et Lalla le regarde de toutes ses forces; elle le
prend dans sa main et elle le tient serré pour se sauver. Le caillou est brûlant,
tout strié de veines blanches qui dessinent une route en son centre, où viennent
se ramifier d'autres routes fines comme des cheveux d'enfant. En le tenant dans
son poing, Lalla va droit devant elle. p216
, comme Roquentin qui lui aussi découvre un galet au bord de la mer:
...je me rappelle mieux ce que j'ai senti, l'autre jour, au bord de la mer, quand je
tenais ce galet. C'était une espèce d'écœurement douceâtre. Que c'était donc
désagréable ! Et cela venait du galet, j'en suis sûr, cela passait du galet dans mes
mains. Oui, c'est cela, c'est bien cela: une sorte de nausée dans les mains. p25
Dans le dernier extrait Roquentin sent la nausée, comme Lalla dans l'exemple qui suit:
C'est comme une nausée, qui monte du centre de son ventre, qui vient dans sa
gorge, qui emplit sa bouche d'amertume. p299
Dans le livre de Sartre, il y a emploi de termes comme "vide" et "vertige": "à présent je me
sentais vide" (page 18); "je me sentais vide" (page 94); "comme un vertige" (page 140); des
termes que le lecteur retrouve dans le deuxième texte de Désert:
L'ombre reste opaque, le vide est grand, si grand, dans la chambre, que cela
tourne et creuse un entonnoir devant le corps de Lalla, et la bouche du vertige
s'applique sur elle et l'attire en avant. p287
Quand elle a terminé son travail, et après avoir eu l'expérience de la nausée, Lalla voit des
taches rouges de sang, et des "choses blanches mêlées aux taches rouges, comme des
cartilages, des os brisés, de la peau":
Par terre, il y a plusieurs taches rouges comme le sang, où rôdent des mouches.
La couleur rouge résonne dans la tête de Lalla… Il y a de drôles de choses
blanches mêlées aux taches rouges, comme des cartilages, des os brisés, de la
peau…p300
, tout comme Roquentin quand il voit, dans une sorte d'hallucination un "chiffon rouge", et
un "quartier de viande":
82
-J. P. Sartre; la Nausée, Paris, Gallimard, 1965.

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Chapitre 6. Les personnages.

Par exemple, un père de famille en promenade verra venir à lui, à travers la rue,
un chiffon rouge comme poussé par le vent. Et quand le chiffon sera tout près de
lui, il verra que c'est un quartier de viande pourrie, maculé de poussière, qui se
traîne en rampant en sautillant. p217
Même si les termes ne sont pas identiques dans les deux derniers exemples -en effet, il
n'y a pas de viande, mais des os brisés, et de la peau dans l'exemple de Lalla- le lecteur
n'hésite pas à rapprocher ces deux exemples, parce qu'ils véhiculent la même idée: allusion
à ce qui est déchiqueté, morcelé, et découpé.
Le lecteur remarque aussi la présence de termes comme "exister" dans le deuxième
texte de Désert:
Les seuls qui la connaissent ici, ce sont le patron de l'hôtel, et le veilleur de nuit
qui reste jusqu'au matin, un Algérien grand et maigre… Il est peut-être le seul ici
qui se soit aperçu que Lalla est une jeune fille, le seul qui ait vu sous l'ombre de
ses chiffons son beau visage couleur de cuivre et ses yeux pleins de lumière.
Pour les autres, comme si elle n'existait pas. pp292-293 Mais tous, ils n'existent
pas vraiment, sauf le vieil homme au visage mangé. Ils n'existent pas, parce qu'ils
ne laissent pas de traces de leur passage, comme s'ils n'étaient que des ombres,
des fantômes. p321
, des termes qui rappellent au lecteur la Nausée:
J'existe. Je pense que j'existe. p140 Exister lentement, doucement, comme ces
arbres…p215
Le lecteur s'est trouvé fortement sollicité dans ses connaissances encyclopédiques pour
établir un rapprochement entre le personnage de Le Clézio et celui de Sartre; selon V. Jouve
le fait qu'un personnage rappelle un autre relève de l'intertextualité; il ajoute ceci:
Du point de vue du lecteur, la figure romanesque est rarement perçue comme une
créature originelle, mais rappelle souvent, de manière plus ou moins implicite,
d'autres figures issues d'autres textes. (Ibid. : 48)

7.7. Lalla: un personnage différent des autres.


83
Il y a dans le deuxième texte des indices récurrents qui font que le lecteur "sympathise "
avec Lalla, et se rapproche encore plus d'elle, et cela dans sa différence par rapport aux
autres.
Ainsi, si les enfants suivent les crabes c'est pour les chasser, alors que Lalla les suit
sans leur faire du mal:
Mais elle n'essaie pas de les attraper, comme font les autres enfants; elle les
laisse se sauver dans la mer...p82
Même remarque dans l'exemple qui suit où Lalla laisse les guêpes inoffensives voler autour
de ses cheveux, et cela contrairement aux enfants qui cherchent à les tuer:
Ensuite les guêpes arrivent, parce qu'elles ont senti l'odeur de la viande de
mouton en train de cuire dans la marmite en fer. Les autres enfants ont peur
des guêpes, ils veulent les chasser, ils cherchent à les tuer à coups de pierres.
83
"Sympathie" est à prendre dans le sens donné par V. Jouve: elle est liée à "la dimension affective" qui fait qu'émotionnellement,
le lecteur se rapproche ou s'éloigne du personnage: cette sympathie est construite à travers les données textuelles.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Mais Lalla les laisse voler autour de ses cheveux, elle essaie de comprendre ce
qu'elles chantonnent en faisant vrombir leurs ailes. p101
Si elle écoute les histoires de Naman, c'est juste pour entendre les noms des villes qui lui
permettent de rêver:
Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent à Naman
de les lui dire, comme cela, rien que les noms…: "Algésiras" "Granada"
"Sevilla" "Madrid". Les garçons d'Aamma veulent en savoir davantage. Ils
attendent que le vieux Naman ait fini de manger, et ils posent toutes sortes de
questions, sur la vie là-bas, de l'autre côté de la mer. Eux, ce sont des choses
sérieuses qu'ils veulent savoir, pas des noms pour rêver. Ils demandent à Naman
l'argent qu'on peut gagner, le travail, combien coûtent les habits, la nourriture,
combien coûte une auto, s'il y a beaucoup de cinémas. p102
Comme nous le remarquons, Lalla n'apparaît pas du tout opportuniste à l'opposé des fils
d'Aamma qui eux veulent savoir combien on gagne d'argent, combien coûtent les habits...,
et ne voient dans les relations entre les hommes que fondées sur les intérêts: ainsi ils veulent
connaître le frère de Naman qui est resté à Marseille, car il peut leur être utile:
Alors les garçons haussent les épaules, mais ils ne disent rien, parce que Naman
a un frère qui est resté à Marseille et qui peut leur être utile un jour. p103
Les deux fils n'hésitent pas à se moquer de Naman quand ce dernier part, ce qui fait que
le lecteur les déconsidère par rapport à Lalla qui ne dit rien:
Les deux garçons n'écoutent pas trop cela, parce qu'ils ne croient pas le vieux
Naman. Quand Naman s'en va, ils disent que tout le monde sait qu'il était
cuisinier à Marseille, et pour se moquer de lui, ils l'appellent Tayyeb, parce que ça
veut dire: "Il a fait la cuisine". p104
Ce qui contribue encore à rapprocher le lecteur de Lalla c'est quand cette dernière a rendu
visite à Naman tombé gravement malade, alors que personne n'était venu pour l'aider:
Ensuite elle a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y
aurait du monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout
seul, couché sur sa natte de paille...p196
Le lecteur se rapproche un peu plus de Lalla qui ne donne aucun crédit à ce que "les autres"
disent sur le Hartani, en affirmant qu'il est"mejnoun", qu'il sait commander aux serpents…:
Les gens ont un peu peur du Hartani, ils disent qu'il est mejnoun, qu'il a des
pouvoirs qui viennent des démons. Ils disent qu'il sait commander aux serpents
et aux scorpions, qu'il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres
bergers. Mais Lalla ne croit pas cela, elle n'a pas peur de lui. p112
, ou qu'il est sourd-muet:
Le fils aîné d'Aamma dit que le Hartani ne sait pas parler parce qu'il est sourd.
C'est en tout cas ce que le maître d'école lui a dit un jour; cela s'appelle des
sourds-muets. Mais Lalla sait bien que ce n'est pas vrai, parce que le Hartani
entend mieux que personne. p131
Mais Lalla se démarque d'eux, et refuse leurs préjugés: "Lalla ne croit pas cela", et "sait
bien que ce n'est pas vrai".
De même qu'elle refuse d'accepter ce que dit le fils aîné d'Aamma, quand il prétend
que le Hartani a volé l'or qu'il porte dans un petit sac:
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Chapitre 6. Les personnages.

Mais Lalla sait que ce n'est pas vrai. L'or, c'est le Hartani qui l'a trouvé un jour,
dans le lit d'un torrent à sec. p136
Ainsi, de tout cela Lalla prend ses distances, et préserve son indépendance par rapport aux
allégations des gens.
Quand la patronne a frappé la petite fille qui a cassé la navette, Lalla a réagi avec force
en lui ordonnant d'arrêter de la battre:
Le jour suivant, pourtant, Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle
recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à
peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle a cassé sa navette, Lalla se lève et dit
froidement: "Ne la battez plus !"
Le lecteur ne manque pas de compatir au sort de la petite fille "toute maigre et chétive" qui
est incapable de se défendre, et le fait que Lalla a osé demander à la patronne d'arrêter de
la frapper, la rapproche un peu plus du lecteur.
Quand sa tante Aamma lui a proposé de se marier avec l'homme riche, Lalla a refusé
et le lecteur apprécie son attitude parce qu'elle veut choisir librement l'homme avec qui elle
vivra toute sa vie:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla. "Ce sera un bon
mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est riche, il a une
grande maison, à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants. Tu dois
l'épouser." "Je ne veux pas me marier, jamais !" p193
Quand elle se trouve à Marseille, Lalla remarque qu'il y a beaucoup de mendiants, et
contrairement aux gens de la ville, Lalla n'oublie pas de les voir:
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver,
Lalla était très étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de
les voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un détour pour ne
pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
p275
Quand elle est devenue une célèbre cover-girl, Lalla distribuait l'argent gagné aux pauvres:
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins
des murs, et elle leur donne l'argent, par poignées de pièces aussi, en appuyant
bien sa main dans la leur pour qu'ils ne perdent rien. p352
En entrant dans la chambre de l'un des locataires pour la nettoyer, Lalla a failli être violée,
et le lecteur sympathise encore plus avec cette jeune femme qui a failli être victime d'un
viol, et qui a su se défendre:
Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de
femmes nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C'est
un Yougoslave, qui s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre,
et il était là. Il l'a prise par le bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais
Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. p321

7.8. Le savoir de Lalla.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Nous rappelons que dans la perspective de A. J. Greimas, l'investissement modal constitue


l'une des composantes rattachées au "rôle actantiel", et nous pouvons dire que le savoir (ou
la compétence épistémique) représente l'une des modalités qui définit un "rôle actantiel".
Lalla est un personnage en devenir, dont les connaissances ne sont pas encore
achevées, c'est pourquoi elle apparaît au lecteur dans la position d'une initiée vis-à-vis du
Hartani:
C'est lui qui montre à Lalla toutes les belles odeurs, parce qu'il connaît leurs
cachettes… Le Hartani a montré à Lalla comment il faut faire. Autrefois, elle ne
savait pas. Autrefois, elle pouvait passer à côté d'un buisson, ou d'une racine, ou
d'un rayon de miel sans rien percevoir. p130
, et de Naman:
Naman sait très bien faire le feu, et Lalla regarde tous ses gestes avec attention,
pour apprendre. p143

∙ elle ne connaît pas les noms désignant les étrangers qui habitent le quartier Panier, à
Marseille:
Il y a les gens d'Afrique du Nord, les Maghrébins, Marocains, Algériens,
Tunisiens, Mauritaniens, et puis les gens d'Afrique, les Sénégalais, les Maliens…
des gens étranges, qui ne ressemblent pas aux autres, des Yougoslaves, des
Turcs, des Arméniens, des Lithuaniens; Lalla ne sait pas ce que veulent dire ces
noms, mais c'est comme cela qu'on les appelle, ici et Aamma sait bien tous ces
noms. p283
∙ elle est dans le non-savoir quand elle voit que le visage du vieil homme (qui habite
l'hôtel dans lequel elle travaille) "a été mangé par une maladie terrible", mais le
lecteur sait que cette maladie est la lèpre:
Il y a aussi un vieil homme qui vit dans une chambre très petite, à l'autre bout
du couloir…C'est un vieil homme dont le visage a été mangé par une maladie
terrible, sans nez ni bouche, avec juste deux trous à la place des narines et une
cicatrice à la place des lèvres. p319
Même remarque dans l'exemple qui suit, où Lalla croyait que c'était l'un des membres de la
famille du patron de l'hôtel qui s'occupait du magasin des pompes funèbres:
Quand il y a quelqu'un qui meurt au Panier, c'est le magasin des pompes
funèbres, au rez-de-chaussée de l'hôtel, qui s'occupe de tout. Au début, Lalla
croyait que c'était quelqu'un de la famille du patron de l'hôtel; mais c'est un
commerçant comme les autres. Au début, Lalla pensait que les gens venaient
mourir à l'hôtel et qu'on les envoyait en suite aux pompes funèbres…p322
Dans l'exemple qui suit, Lalla essaie de trouver le nom de la mouette, ce qui prouve qu'elle
est dans le non-savoir:
Lalla lui fait des signes avec les bras, elle essaie de l'appeler, elle cherche tous
les noms, dans l'espoir de dire le vrai, celui qui peut-être lui rendra sa forme
première, qui fera apparaître au milieu de l'écume le prince de la mer aux cheveux
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Chapitre 6. Les personnages.

de lumière, aux yeux brillants, comme des flammes. "Souleïman !" "Moumine !"
"Daniel !" Mais la grande mouette blanche continue à tournoyer dans le ciel,
vers la mer, frôlant les vagues de la pointe de son aile, son œil dur fixé sur la
silhouette de Lalla, sans répondre. Quelquefois, parce qu'elle est un peu dépitée,
Lalla court derrière les mouettes, en agitant les bras, et elle crie des noms au
hasard, pour énerver celui qui est le prince de la mer: "Poulets ! moineaux !
Petits pigeons !" Et même: "Éperviers ! Vautours !"…Mais lui, l'oiseau blanc,
qui n'a pas de nom, continue son vol très lent, indifférent, il s'éloigne le long du
rivage…p159
Lalla ne trouve pas le nom de la mouette: "mais la grande mouette blanche continue
à tournoyer dans le ciel…sans répondre", "mais lui, l'oiseau blanc, qui n'a pas de nom,
continue son vol très lent, indifférent", et Lalla est "dépitée" parce qu'elle n'a pas découvert
son nom.
C'est au chapitre onze qu'enfin Lalla découvre (+savoir) le nom de l'oiseau: il s'appelle
"Haïm":
Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au- dessus
de sa tête, en criant un peu. Lalla lui fait signe, et elle crie au hasard des noms,
pour la faire venir: "Hé ! Kalla ! Illa ! Zemzar ! Horriya ! Habib ! Cherara ! Haïm !
…" Quand elle crie le dernier nom, la mouette penche sa tête et la regarde, et
elle se met à faire des cercles au-dessus de la jeune fille. "Haïm ! Haïm !" crie
encore Lalla, et elle est sûre maintenant que c'est le nom du marin qui s'est perdu
autrefois, en mer, parce que c'est un nom qui veut dire: l'Errant. p171
Le savoir de Lalla paraît parfois si fluctuant qu'il déstabilise le lecteur: ainsi au chapitre
premier de la première partie, le lecteur apprend que la tante de Lalla est devenue cuisinière
dans un hôpital:
Aamma a dit à Lalla qu'elle a eu beaucoup de chance de trouver cet appartement,
et beaucoup de chance de trouver ce travail de cuisinière à la cantine de l'Hôpital.
p265
, mais au chapitre cinq, il apprend, à travers une interrogative attribuée à Lalla, que la tante
est une femme de ménage avec "en train de passer son éponge sur les dalles noires":
Peut-être qu'Aamma est là, dans la grande cuisine souterraine aux vasistas
crasseux, en train de passer son balai éponge sur les dalles noires que rien ne
nettoiera jamais ? p307
Dans les deux exemples qui suivent, le lecteur apprend que Lalla a acheté son manteau
chez un fripier juif (deuxième partie, chapitre premier), mais dans l'exemple de la page 411,
il est surpris avec l'affirmation que c'est Aamma qui lui a donné le manteau:
Et puis il y a ce manteau marron qu'elle a trouvé chez un fripier juif, près de la
Cathédrale. p268
Maintenant, elle n'a plus rien que ses vêtements, et le manteau marron
qu'Aamma lui a donné quand elle est arrivée. p411

181

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Ces quelques exemples démontrent que Lalla est un personnage qui se remet constamment
en cause, ou qui oublie, d'où l'effet d'instabilité et de fluctuation qui ne manque pas de
84
désorienter le lecteur .
Il y a une autre manière de présenter le savoir de Lalla: c'est quand cette dernière
affirme une chose et son contraire; c'est le cas de l'exemple qui suit où le lecteur apprend
que Lalla affirme qu'elle ne retournera plus à la Cité (chapitre quatorze, première partie):
Les idées se bousculent un peu dans sa tête, tandis qu'elle marche sur les
rochers. C'est parce qu'elle sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité, qu'elle ne
reverra plus tout cela qu'elle aimait bien, la grande plaine aride, l'étendue de la
plage blanche, où les vagues tombent l'une après l'autre; elle est triste, parce
qu'elle pense aux dunes immobiles où elle avait l'habitude de s'asseoir pour
regarder les nuages avancer dans le ciel. p211
, mais à la fin elle y est retournée:
C'est toujours le même regard qui guide, ici, dans les rues de la Cité… Là, rien
n'a changé. Elle marche le long des dunes grises, comme autrefois. p414 Elle
marche maintenant sur le sable dur de la plage, tout près de l'écume de la mer. Le
vent ne souffle pas très fort, et le bruit des vagues est doux dans la nuit… p415
Le tableau suivant permet de mieux saisir les contradictions de Lalla dans le dernier
exemple:

Exemple de la page 211: avant de partir de Exemples des pages 414 et 415: après son
la Cité. retour à la Cité.
-Lalla sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité; -C'est toujours le même regard…dans les rues
-Elle sait qu'elle ne reverra plus l'étendue de la Cité: p414 -Elle marche maintenant
de la plage blanche -où les vagues tombent sur le sable dur de la plage: p415 -et le bruit
l'une après l'autre -Elle est triste, parce qu'elle des vagues est doux dans la nuit: p415 -Elle
pense aux dunes immobiles où elle avait marche le long des dunes grises: p414
l'habitude de s'asseoir

Tout s'oppose dans ce tableau: ainsi, et pour prendre un exemple, la proposition "Lalla
sait qu'elle ne reviendra plus à la Cité" contraste avec "c'est toujours le même regard…dans
les rues de la Cité", montrant que Lalla est bel et bien retournée à la Cité.
Ce qui confirme encore le lecteur dans son interprétation que Lalla est un personnage
contradictoire (dans l'exemple de la page 211) c'est l'emploi:
∙ du futur de l'indicatif, indiquant que la réalisation du procès est certaine dans l'avenir,
∙ et du verbe "savoir" suggérant toujours la certitude; ces deux emplois appuient l'idée
selon laquelle Lalla est sûre de ne pas retourner à la Cité, mais à la fin le lecteur
apprend qu'elle est y rentrée quand même.
Dans les deux exemples qui suivent, ce qui construit la contradiction, ce sont les deux
expressions: "du bois mort" (page 168), et "du bois vert" (page 173):

84
Le lecteur relève la même remarque pour ce qui concerne Radicz: en effet, il y a "instabilité" au niveau de son savoir dans les
exemples qui suivent, puisque au désir d'aller travailler à Paris, on a, quelques chapitres après, un changement du lieu où Radicz
désire travailler: L'année prochaine, je partirai, j'irai travailler à Paris. p278 Moi j'aimerais mieux aller vers Nice, mais je crois que
le patron préfère l'Espagne. p344

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Chapitre 6. Les personnages.

Elle a tout son temps, parce que pendant la période du jeûne, il n'y a plus besoin
d'aller chercher de l'eau ou du bois mort pour faire la cuisine. p168 Elle s'assoit
près du feu, pas très loin d'Aamma. Lalla regarde son visage à travers les
flammes et les fumées. De temps en temps, il y a des volutes de fumée noire,
quand Aamma jette dans le feu une poignée d'herbes humides, ou du bois vert.
p173
Dans les exemples qui suivent la contradiction est bâtie entre le souhait de devenir
"géante"(page 199), mais aussi "petite" (page 339):
"...comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses poumons et les dilatait,
et que tout son corps devenait semblable à celui d'une géante, qui vivrait très
longuement, très lentement". p199 Elle pense qu'elle voudrait devenir si petite
qu'elle pourrait vivre dans un bosquet de ces petites plantes...p339
Au chapitre quatorze (première partie), le lecteur apprend que Lalla a décidé de s'enfuir
vers le désert:
Pourtant, hier, Lalla a dit qu'elle viendrait, et elle lui a montré l'étendue lointaine,
la grande barre de craie qui semble soutenir le ciel, là où commence le désert.
p212
, mais quelques lignes après, le même lecteur lit que Lalla s'enfuit sans savoir où:
Il y a longtemps qu'elle marche. Combien de temps ? Des heures, sans doute,
sans savoir où elle va, simplement dans la direction opposée à son ombre, vers
l'autre bout de l'horizon. p213
Au chapitre sept de la première partie, Lalla rigole à l'idée d'épouser le Hartani, mais au
85
chapitre quatorze elle déclare qu'il est désormais son mari :
À l'idée qu'elle pourrait se marier avec la Hartani, elle se met à rire. p136
Maintenant que c'est toi que j'ai choisi pour mari, plus personne ne pourra
m'enlever, ni m'emmener de force devant le juge pour me marier. p219
Enfin dans l'extrait suivant, Lalla affirme à Radicz qu'elle ne retournera plus à l'hôtel où elle
a travaillé comme femme de ménage:
Lalla voudrait lui parler, lui dire que Monsieur Ceresola est mort, et qu'elle ne
retournera plus jamais travailler à l'hôtel Sainte-Blanche, ni dans aucune de ces
chambres où la mort peut venir à chaque instant...p330
, mais quelques paragraphes après, et au même chapitre le lecteur apprend qu'elle habite
toujours l'hôtel :
"Alors dites-moi où vous habitez ? demande le photographe... "J'habite à l'hôtel
Sainte-Blanche", dit Lalla. pp338-339
Comme nous l'avons déjà dit, c'est dans la contradiction au niveau de la "compétence
épistémique" de Lalla que naît le désarroi du lecteur.

85
Le lecteur note la même contradiction avec Radicz: Ensuite ils fument, une cigarette pour deux, le dos appuyé contre la bâche
bleue…p297 Il dit qu'il ne fume jamais devant les autres, mais seulement quand il est dans un endroit qu'il aime. Il dit qu'avec Lalla,
c'est la première fois qu'il fume devant quelqu'un. p340 Ces deux exemples sont évidemment en totale contradiction: à "ensuite ils
fument, une cigarette pour deux" de la page 297, (où le pronom personnel "ils" réfère à Lalla et Radicz), on a l'affirmation de Radicz
que c'est la première qu'il fume devant Lalla.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

7.9. Le vouloir de Lalla.


Nous avons vu plus haut que pour P. Hamon le vouloir
transforme n'importe quel acteur, à n'importe quel moment du récit, en un sujet
virtuel doté d'un programme local ou global. (1998: 236).
Ce qu'il faut souligner ici c'est que tout vouloir fonde un sujet à travers son programme.
Le lecteur remarque que le vouloir de Lalla est différent des autres personnages;
interviewée par une journaliste, elle affirme ce qui suit:
-Et le cinéma ? Avez vous des projets ? -Non. p353
Alors que d'autres jeunes filles, célèbres comme elles, ont certainement des projets de film.
Cette idée d'un vouloir distinct des autres est confirmée; en effet:
∙ c'est Aamma qui a voulu et décidé de la conduire à l'atelier de Zora pour travailler,
quand l'argent venait à manquer à la maison (chapitre douze, première partie);
∙ c'est Aamma qui a voulu qu'elle se marie avec l'homme au veston (chapitre treize,
première partie);
∙ c'est toujours Aamma qui, à Marseille, a voulu "qu'elle travaille avec elle à
l'Hôpital" (page 267);
∙ c'est le policier qui a décidé à sa place de son métier de femme de ménage, quand
elle a débarqué au port de Marseille (deuxième partie):
"Tu as l'intention de travailler en France ?" "Oui", dit Lalla. "Quel travail ?" "Je
ne sais pas ." "Employée de maison." Le policier dit cela, et il l'écrit sur sa feuille.
p262
, et effectivement Lalla est devenue femme de ménage à l'Hôtel Sainte Blanche.
∙ remarquant sa beauté, c'est le photographe qui lui a proposé de travailler comme
cover-girl:
"Voilà, je suis photographe, et j'aimerais bien faire des photos de vous, quand
vous voudrez."p338
,et Lalla a accepté.
Mais, comme pour montrer que le vouloir de "l'autre" n'a pas de prise sur elle, (même si
elle l'accepte temporairement), le lecteur remarque qu'à chaque fois Lalla finit par rompre "le
contrat" qui la lie aux autres personnages, peut-être, parce que tout simplement, ce n'était
pas son vouloir, en effet:
∙ elle quitte l'atelier de la patronne Zora qui frappe tout le temps les petites filles,
(chapitre douze, première partie);
∙ elle refuse carrément la proposition d'Aamma de se marier avec l'homme riche
(chapitre treize, première partie);
∙ elle quitte l'Hôtel sainte Blanche, et met fin à son métier de femme de ménage
(chapitre sept, deuxième partie);
∙ elle met fin aussi à sa carrière de cover-girl, (chapitre dix, deuxième partie)
Il semble que le vouloir de Lalla consiste, surtout, à préserver sa liberté:
∙ comme quand elle s'est enfuie de l'atelier de Zora, après s'être disputée avec elle:

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Chapitre 6. Les personnages.

La liberté est belle. On peut regarder de nouveau les nuages qui glissent à
l'envers, les guêpes qui s'affairent autour des petits tas d'ordures, les lézards, les
caméléons, les herbes qui tremblotent dans le vent. p189
∙ quand Aamma lui a proposé de se marier avec un homme riche, mais elle a refusé, et
a décidé de s'enfuir de chez sa tante:
"Il va falloir partir". p194
∙ quand elle décide de s'enfuir avec le Hartani au désert:
Elle ne ressent plus la fatigue, ni la douleur, mais seulement l'ivresse de cette
liberté, au milieu du champ de pierres, dans le silence de la nuit. p219
∙ quand elle arrête de travailler à l'hôtel où "la mort peut venir à chaque instant" (page
330):
Alors, maintenant, Lalla est ivre de liberté. p331 Il ne faut pas qu'elle hésite,
sinon l'ivresse du vent et de la lumière va partir, les laisser à eux-mêmes, et ils
n'auront plus le courage d'être libres. p334
Nous pensons que la meilleure façon de bien connaître "le vouloir" de Lalla, consiste à
chercher les indices disséminés dans la deuxième partie appelée "la vie chez les esclaves",
où le lecteur se rend compte que Lalla n'est pas contente de son séjour à Marseille, et où
86
transparaît une volonté de quitter la ville pour être en "conjonction " avec un autre objet
tant voulu et recherché:
Elle voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il
n'y ait plus de maisons, plus de jardins, même plus de routes, ni de rivage, mais
un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert. p273
Dans l'exemple qui précède, il est clair que Lalla veut quitter la ville de Marseille avec "elle
voudrait tant s'en aller, marcher à travers les rues de la ville jusqu'à ce qu'il n'y ait plus de
maisons, plus de jardins", et cela pour trouver un endroit comme avant de partir de chez
elle: "mais un sentier, comme autrefois, qui irait en s'amenuisant jusqu'au désert."
Dans l'exemple qui suit le vouloir consiste à être entourée par la nuit, à sentir la terre
dure, entendre les craquements du froid et les cris des engoulevents, à marcher jusqu'aux
collines de pierres, comme dans la première partie:
Elle pense qu'elle aimerait pousser la porte et être dehors tout de suite, comme
autrefois, entourée par la nuit profonde aux milliers d'étoiles. Elle sentirait la
terre dure et glacée sous ses pieds nus. Elle entendrait les craquements du froid,
les cris des engoulevents, le hululement de la chouette, et les aboiements des
chiens sauvages. Elle pense qu'elle marcherait, comme cela, seule dans la nuit,
jusqu'aux collines de pierres, au milieu du chant des criquets, ou bien le long du
sentier des dunes, guidée par la respiration de la mer. p286 Elle pense un instant
à l'arbre qu'elle aimait là-bas, lorsque le vieux Naman allait réparer ses filets en
racontant des histoires. p303
Dans l'extrait qui précède, Lalla veut être "conjointe" à l'arbre (le figuier) au bord de la
mer comme dans la première partie; dans l'exemple qui suit elle veut trouver une cachette
comme autrefois, en haut de la falaise:

86
"Conjonction" est un terme qui réfère à la sémiotique de Greimas.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Où aller, où disparaître ? Lalla voudrait trouver une cachette, enfin, comme


autrefois, dans la grotte du Hartani, en haut de la falaise, un endroit d'où on
verrait seulement la mer et le ciel. p328
Ce vouloir d'être conjointe à un objet se trouve rattaché la plupart du temps à la nature
comme "sentiers", "arbre", "étoiles", aux "animaux" comme les cris des engoulevents et les
aboiements des chiens, mais aussi à des personnages comme le Hartani:
De toutes ses forces, elle scrute l'ombre, comme si son regard allait pouvoir
ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues…et eux tous, le
vieux Naman, les filles de la fontaine, le Soussi, les fils d'Aamma, et lui surtout le
Hartani, tel qu'il était immobile dans la chaleur du désert…p287
Tous ces exemples tirés de la deuxième partie permettent au lecteur d'inférer que le vouloir
de Lalla dans la première partie se réfère à tout ce qu'on a vu dans la partie consacrée
à l'harmonie avec la nature, en l'occurrence la conjonction avec la nature et les différents
éléments qui la composent: les insectes, les animaux les oiseaux, la mer, le désert, le ciel…
mais aussi des personnages comme Naman, le Hartani, et Es Ser.
Le vouloir de Lalla se trouve parfois à l'antipode de celui des autres personnages: en
effet si les garçons d'Aamma écoutent les histoires de Naman sur la vie Marseille, c'est
pour savoir combien on gagne d'argent, combien coûtent les habits et l'auto, alors que Lalla
écoute les mêmes histoires juste pour rêver avec les noms des villes (page 102).
Lalla, tout comme le Hartani, aiment bien passer leur temps "à chercher les odeurs",
ou "voir voler lesoiseaux ":
C'est le Hartani qui lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel,
les pierres, les arbustes, à regarder voler les guêpes et les mouches, à écouter
le chant des insectes cachés, à sentir l'ombre des oiseaux de proie et les
tressaillements des lièvres dans les broussailles. p113
, et cela contrairement aux habitants de la Cité qui eux, n'ont pas le temps de chercher les
odeurs:
Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes
ces choses. Les autres, il s'en méfie, parce qu'ils n'ont pas le temps d'attendre,
pour chercher les odeurs, ou pour voir voler les oiseaux du désert. p131
Quand il s'est vu imposer le vouloir de sa mère (chapitre sept, deuxième partie) en
l'occurrence, de le vendre à un homme, Radicz l'accepte:
…un jour, j'ai voulu m'en aller, et le patron m'a rattrapé et il m'a battu, et il m'a dit
que je ne pouvais plus retourner avec ma mère parce qu'elle m'a vendu…alors
après cela, je ne suis plus parti de chez lui…p340
Il est bien dit que Radicz a tenté, au début, de s'enfuir de chez son nouveau patron, mais
à la fin il a décidé de rester avec lui, en acceptant le vouloir de sa mère d'être vendu, et le
vouloir de son patron de devenir mendiant, puis voleur:
Mais maintenant le patron dit que je suis trop vieux pour mendier…il veut
que je travaille sérieusement, il m'apprend à piquer dans les poches, dans les
magasins…p341
Si Radicz accepte à la fin le vouloir de l'autre, Lalla, par contre:
∙ soit accepte temporairement le vouloir de l'autre, pour rompre après le "contrat ",
87

comme quand le photographe lui propose de travailler comme cover-girl;

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ soit elle refuse dès le début le vouloir de l'autre comme quand Aamma propose de la
faire marier à un homme riche:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla. "Ce sera un bon
mari pour toi", dit Aamma… "Je ne veux pas me marier, jamais !" p193

7.10. Lalla: un personnage animé par des passions contradictoires.


88
Nous avons vu, plus haut , que la passion ou la catégorie thymique concerne le sujet d'état
(ou l'être de l'actant): ce dernier étant défini par A. J Greimas comme foncièrement inquiet:
On dira plutôt que les sujets d'état sont par définition des sujets inquiets. (1983:
102)
Il se trouve que Lalla est soumise à la "passion", et le fait que cette passion soit contradictoire
prouve au lecteur que ce personnage est inquiet.
Dans l'exemple qui suit, il est dit que Lalla "aime" ce que Naman raconte à propos de
la vie à Marseille:
Même si ça n'est pas tout à fait vrai, Lalla aime ce qu'il raconte. Elle l'écoute
attentivement, quand il parle des grandes villes blanches au bord de la mer, avec
toutes ces allées de palmiers, ces jardins qui vont jusqu'en haut des collines…
p103
L'emploi du verbe "aimer", relayé par "elle l'écoute attentivement" démontre que le lecteur
se trouve dans l'axe euphorique, mais au même chapitre et à la page105, ce même lecteur
est dérouté en passant juste après à l'axe dysphorique avec la "peur" ressentie par Lalla:
Naman parle de tout cela avec un air sombre, et Lalla sent le froid qui passe dans
les yeux du vieil homme. C'est une impression étrange, qu'elle ne connaît pas
bien, mais qui fait peur et menace, comme le passage de la mort, le malheur. p105
Dans l'exemple qui suit:
Le boyau s'enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c'est la
première fois qu'elle descend à l'intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa
main, et cela lui donne du courage. p126
, le lecteur est surpris de passer en quelques lignes de "la peur", à une passion opposée
en l'occurrence le "courage".
Même remarque dans l'extrait qui suit, où Lalla éprouve d'abord l'ivresse(l'axe
euphorique), puis la peur "elle a peur"(l'axe dysphorique), ce qui ne manque pas de
surprendre le lecteur. Cet axe euphorique est relayé par des expressions, démontrant que
Lalla est contente: "elle voudrait bien arriver jusqu'à son règne, être tout à fait avec lui, pour
qu'il puisse enfin entendre":
Lalla sent la chaleur du corps du berger, tout près d'elle, et la lumière de son
regard entre elle peu à peu. Elle voudrait bien arriver jusqu'à lui, jusqu'à son
règne, être tout à fait avec lui, pour qu'il puisse enfin l'entendre… C'est une
ivresse qu'elle ne connaît pas encore, née de l'ombre de la grotte, en quelques
instants, comme si depuis longtemps les murailles de pierre et l'ombre humide
attendaient qu'ils viennent, pour libérer son pouvoir… L'odeur de chèvre et de
mouton du Hartani se mêle à l'odeur de la jeune fille. Elle sent la chaleur de ses
88
Voir page 223.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

mains, la sueur mouille son front et colle ses cheveux. Tout d'un coup, Lalla
ne comprend plus ce qui lui arrive. Elle a peur, elle secoue la tête et cherche à
échapper à l'étreinte du berger qui maintient ses bras…pp139-140
Au chapitre onze, le jour où l'on s'apprête de tuer le mouton, et contrairement aux habitants
de la Cité, Lalla n'est pas contente:
Les hommes et les femmes sont joyeux, tout le monde est joyeux parce que c'est
la fin du jeûne et qu'on va pouvoir manger sans arrêter jusqu'à ce qu'on soit
repu. Mais Lalla n'arrive pas à être tout à fait contente à cause du mouton… Lalla
s'échappe jusqu'à la mer, pour ne pas entendre les cris déchirants du mouton
qu'on tire jusqu'à la place de terre battue…pp172-173
Mais quelques paragraphes après, le lecteur apprend que Lalla est retournée à la Cité:
Mais Lalla ne tarde pas à revenir, parce qu'il y a au fond d'elle ce désir qui vibre,
cette faim. Quand elle retourne près de la maison d'Aamma, elle entend le bruit
clair du feu qui crépite, elle sent l'odeur exquise de la viande qui grille… Ensuite,
elle appelle Lalla, parce que c'est le moment de boucaner. Ça c'est aussi un des
moments de la fête que Lalla préfère. p173
Une sorte de basculement déroute le lecteur, qui de l'affirmation que Lalla n'est pas contente
de tuer le mouton (l'axe dysphorique), se trouve devant un personnage qui affirme aimer le
moment où l'on boucane la viande du mouton pour la manger(l'axe euphorique) .
Pour conclure, disons que c'est dans l'oscillation entre deux passions opposées que
se construit le désarroi du lecteur.

8. Les autres personnages.

8.1. Les enfants.


Pour le lecteur, l' "enfant" est très important dans le deuxième texte de Désert, puisque Lalla
à un certain moment de sa vie est présentée comme une enfant: cette importance est mise
en relief à travers l'une des techniques narratives, en l'occurrence la technique du point de
vue. En effet, tout passe par le prisme d'une enfant (Lalla), qui observe l'espace, les autres
personnages, qui connaît l'expérience du temps…
Plusieurs indices font que le lecteur interprète le deuxième texte de Désert comme une
sorte de plaidoyer pour l'enfance; ainsi:
∙ Naman aime Lalla, mais aussi les enfants, "parce qu'ils sont les seuls à écouter sans
trop poser de questions, (page 105).
∙ le monde des enfants est un monde opposé au monde des adultes qui se caractérise
par son conformisme:
Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute
la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds, et on ne montre
pas les choses ou les gens du doigt, on ne siffle pas avec la bouche. Les enfants
oublient de temps en temps qu'on jeûne, parce que c'est difficile de se contenir
tout le temps. Alors ils éclatent de rire, ou bien ils partent en courant à travers les
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Chapitre 6. Les personnages.

rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer tous les chiens.
Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres… p168
Dans ce dernier paragraphe, les enfants enfreignent les règles qu'ils doivent respecter
durant le mois du jeûne -des règles que le conservatisme des adultes veille à observer:
∙ en effet, durant ce mois, on "jeûne" avec les mots, on marche lentement, on ne
montre pas les choses ou les gens du doigt, mais les enfants n'arrivent pas à se
conformer à ces règles car elles vont à l'encontre de leur spontanéité, et de leur joie
de vivre: "les enfants oublient de temps en temps qu'on jeûne…Alors ils éclatent de
rire, ou bien ils partent en courant à travers les rues"; et pour les rappeler à l'ordre
"les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres".
En s'appuyant sur des indices, le lecteur se rend compte que l'enfant n'est pas à l'abri des
aléas et des incertitudes de la vie, puisque beaucoup d'enfants ont connu des moments
difficiles, loin d'une vie heureuse, et insouciante: il y a ainsi des enfants-orphelins, comme
Lalla, le Hartani et Radicz qui tous ont été abandonnés par leurs parents.
L'enfance n'est pas à l'abri non plus de la brutalité du monde des adultes puisqu'elle est
présentée comme exploitée et maltraitée à l'image de ces petites filles, frappées par Zora
la patronne de l'atelier de tapis:
Mais la grosse femme vêtue de noir se venge sur les petites filles, celles qui
sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de mendiants, les filles
abandonnées qui vivent toute l'année dans la maison de Zora, et qui n'ont pas
d'argent. p188 ...la grosse femme pâle recommence à donner des coups de canne
à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute maigre et chétive, parce qu'elle
avait cassé sa navette...p189
L'enfance malheureuse est représentée aussi par Radicz qui a été vendu par sa mère à un
patron, parce qu'elle n'avait plus d'argent pour nourrir sa famille; Radicz est devenu après
mendiant, puis voleur, pour connaître enfin la mort au cours d'un vol de voiture:
Avant, je n'habitais pas avec le patron, tu sais. J'habitais avec mon père et ma
mère dans une caravane, on allait de foire en foire…Et puis mon père est mort,
et comme on était nombreux et qu'on n'avait pas assez d'argent, ma mère m'a
vendu au patron et je suis venu habiter ici, à Marseille. p340
Dans le paragraphe qui suit il s'agit de l'enfance malade, dont la santé est précaire et fragile:
Il y a un bruit surtout qui la suit partout où elle va, qui entre dans sa tête et dans
son ventre et répète tout le temps le même malheur: c'est le bruit d'un enfant qui
tousse, dans la nuit, quelque part, dans la maison voisine…p308
89
Le lecteur ne manque pas de compatir au sort de ces enfants qui ont connu déjà la
souffrance, et la rudesse de la vie dès leur jeune âge.

8.2. La femme.
La femme telle que représentée dans la première partie du deuxième texte est différente de
la femme telle que vue dans la deuxième partie:
∙ première partie:

89
Cette idée de compassion est à lier à la notion de "sympathie" développée par V. Jouve, et que nous avons rencontrée plus haut.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Le lecteur remarque dans cette partie, la rareté des allusions à la femme en tant qu'objet de
désir, et les deux paragraphes qui suivent en référent de façon rapide et à peine dévoilée:
Les filles lavent leurs jambes et leur visage sous le jet glacé. Quelquefois elles
s'arrosent avec les seaux en poussant des cris stridents. p93 Quand elle arrive
au canal, au centre de la rivière, il y a une marche, et Lalla tombe dans l'eau
jusqu'au ventre; elle se dépêche de sortir, sa robe colle à son ventre et à ses
cuisses. Il y a des garçons sur l'autre rive, qui regardent les femmes relever leurs
robes pour traverser la rivière, et qu'on bombarde à coups de cailloux. p162
Dans les deux exemples qui précèdent, la référence à la femme en tant que désir (nous
insistons sur l'idée qu'il s'agit d'un désir à peine dévoilé) se manifeste quand les filles lavent
leurs jambes, (exemple de la page 93), quand la robe de Lalla colle à son ventre et à ses
cuisses, et enfin quand les femmes relèvent leurs robes pour traverser la rivière, (exemple
de la page 162).
Mais rien de tel dans la deuxième partie, où Asaph le frère de Naman, regarde les seins
et le ventre de Lalla, quand celle-ci s'est présentée pour travailler dans son épicerie:
Quand il a su que Lalla cherchait du travail, ses yeux se sont mis à briller et il est
devenu nerveux… Mais quand il parlait de cela, tout le temps il regardait le ventre
et les seins de Lalla, avec ses vilains yeux humides…p267
Même remarque dans le paragraphe qui suit, où Lalla trouve, dans l'une des chambres de
l'hôtel où elle travaille, un magazine représentant la femme en tant qu'objet sexuel:
Quelquefois, sur un lit ouvert, Lalla trouve un magazine plein de photos
obscènes, de femmes nues aux cuisses écartées, aux seins obèses gonflés
comme d'énormes oranges; de femmes aux lèvres peintes en rouge clair,
au regard lourd taché de bleu et de vert, aux chevelures blondes et rousses.
pp291-292
Dans l'exemple qui suit, les deux femmes prostituées sont réduites uniquement à de la chair:
Les hommes silencieux regardent, immobiles au bord du trottoir comme des
soldats de plomb, leurs yeux fixés sur le ventre des femmes, sur leurs seins,
sur la courbe de leurs hanches, sur la chair pâle de leur gorge, sur leurs jambes
nues. p314
Et Lalla a failli être violée par l'un des habitants de l'hôtel:
Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l'a prise par le bras et il a
voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. p321
À côté de la femme considérée comme objet de désir, il y a la femme maltraitée, comme
celle qui est battue constamment par son mari:
Et le ménage étranger, lui italien, elle grecque, et l'homme est ivre chaque soir,
et chaque soir il frappe sa femme à grands coups de poing sur la tête, comme
cela, sans même se mettre en colère, seulement parce qu'elle est là et qu'elle le
regarde avec ses yeux larmoyants dans son visage bouffi de fatigue. pp302-303
C'est dans cette "saisie" différente de la femme que le lecteur se trouve sollicité, l'invitant
à considérer les différentes manières dont elle est vue, tour à tour, à la Cité, et à Marseille
(deux mondes opposés) et ne font que renforcer le lecteur dans l'idée que le monde moderne
valorise moins la femme que le monde qui est de l'autre de la mer, en l'occurrence la Cité.

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Chapitre 6. Les personnages.

8.3. Les habitants de la Cité.


Ces habitants sont pauvres:
Parfois la tempête est très dure, elle balaie tout. Il faut reconstruire la ville le
lendemain. Mais les gens font ça en riant, parce qu'ils sont si pauvres qu'ils n'ont
pas peur de perdre ce qu'ils ont. p90
Ils apparaissent comme superstitieux à l'image d'Aamma, la tante de Lalla, qui refuse de
parler beaucoup, quand il s'agit de personnes vénérées à l'égal des saints, comme l'Homme
Bleu, et Ma el Aïnine:
…elle ne dit jamais beaucoup de paroles quand il s'agit de l'Homme Bleu ou de
Moulay Ahmed ben Mohamed el Fadel, celui qu'on appelait Ma el Aïnine, l'Eau
des Yeux. p90
Aamma ne veut pas parler de la mort de la mère de Lalla le jour de la fête:
"Ce n'est pas bien de parler de cela, un jour de fête" dit Aamma. p178
À côté de la parole-interdite par la société dans certaines circonstances, on a la parole qui
permet à cette même société de catégoriser les gens, comme:
∙ le Soussi, l'époux d'Aamma considéré comme paresseux:
…et Lalla l'aime bien, quoiqu'on dise un peu partout que c'est un paresseux.
p101
∙ le Hartani qui lui aussi se trouve catégorisé:
Les gens ont peur du Hartani, ils disent qu'il est mejnoun, qu'il a des pouvoirs
qui viennent des démons. Ils disent qu'il sait commander aux serpents et aux
scorpions, qu'il peut les envoyer pour donner la mort aux bêtes des autres
bergers. p112
,"qu'il est magicien, qu'il a le mauvais œil" (page 131), et "qu'il a les esprits malins" (page
135).
90
Des termes comme "mejnoun ", "des démons", "magicien", "le mauvais œil"…
indiquent que cette société croient encore dans les esprits, et le pouvoir que possède l'autre
de faire du mal en association avec les esprits.
Il faut relever ici toute la différence entre le Hartani tel que vu par Lalla (voir ci-dessous la
partie description) où le lecteur se trouve devant une description qui se contente de rapporter
ce que les yeux de Lalla voient, et la description du même personnage par les habitants,
qui s'appuie sur la parole et le préjugé, ou la parole-préjugé.
Par ses catégorisations, cette société n'accepte pas l'autre en l'excluant, du moment
qu'il est différent d'elle.
Cette société croit encore dans la présence de la magie, ainsi les garçons ne
s'aventurent pas dans le plateau blanc, car il y a des signes sur les roches qu'ils considèrent
comme des signes de magie (page 95):
Sur certaines roches il y a de drôles de signes qu'elle ne comprend pas, des
croix, des points, des taches en forme de soleil et de lune, des flèches gravées
dans la pierre. Ce sont des signes de magie, peut-être; c'est ce que disent les
garçons de la Cité...p95
90
Mejnoun réfère à djinn.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

, et voient le Hartani comme un magicien (page 131).


Outre le fait qu'elle croit dans les démons et les esprits malins (les djinn), cette société
est encore habitée par des croyances dans les miracles comme le miracle de la source
d'eau que l'Homme Bleu a fait jaillir près de la maison de la vieille femme (chapitre six,
première partie), ou cette faculté que possède de l'Homme Bleu à parler aux abeilles et aux
guêpes, ou à commander au vent et à la pluie (chapitre onze, première partie).
Cette société croit aussi dans le pouvoir d'interpréter les rêves et de dire l'avenir comme
le faisait la mère de Lalla (première partie, chapitre onze):
...elle savait interpréter les rêves, et dire l'avenir, et retrouver les objets perdus.
p181
Cette société est matérialiste, et donne de l'importance à tout ce qui génère du profit: ainsi
les fils d'Aamma demande à Naman "l'argent qu'on peut gagner", "combien coûtent les
habits"…:
Eux, ce sont des choses sérieuses qu'ils veulent savoir, pas des noms pour
rêver. Ils demandent à Naman l'argent qu'on peut gagner, le travail, combien
coûtent les habits, la nourriture, combien coûte une auto, s'il y a beaucoup de
cinémas. p102
, et cela contrairement à Lalla qui écoute les histoires de Naman juste pour le plaisir d'écouter
les noms des villes:
Lalla aime bien entendre les noms des villes, et elle demande souvent Naman de
les lui dire comme cela, rien que les noms, lentement, pour avoir le temps de voir
les choses qu'ils cachent. p102
Le matérialisme de cette société se concrétise quand Aamma propose à Lalla de se marier
à l'homme au veston, parce qu'il est riche, et qu' il "connaît beaucoup de gens puissants":
"Ce sera un bon mari pour toi", dit Aamma. "Il n'est plus très jeune, mais il est
riche, il a une grande maison à la ville, et il connaît beaucoup de gens puissants.
Tu dois l'épouser." p193
Cette société voit dans les relations entre les hommes basées sur l'utilité et l'intérêt, comme
le font les fils d'Aamma, quand ils apprennent que Naman a frère à Marseille:
…mais ils ne disent rien, parce que Naman a un frère qui est resté à Marseille et
qui peut leur être utile un jour. p103
La société dans laquelle vit Lalla est une société qui exige le respect total des règles: ainsi
pendant le mois du jeûne (première partie, chapitre onze), il y a une série de prescriptions
édictées qu'il faut suivre: comme de manger peu avant et après le lever et le coucher du
soleil, de ne pas aller à l'école pour les enfants, et de ne pas aller aux champs pour les
femmes.
Mais:
Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les mots et avec toute la
tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds, et on ne montre pas
les choses ou les gens du doigt, on ne siffle pas avec la bouche. p168
Ces prescriptions ont une valeur contraignante pour la spontanéité des enfants, qui oublient
qu'ils jeûnent, et transgressent par la même les lois:
Les enfants oublient de temps en temps qu'on jeûne, parce que c'est difficile de
se contenir tout le temps. Alors ils éclatent de rire, ou bien ils partent en courant
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Chapitre 6. Les personnages.

à travers les rues, en soulevant des nuages de poussière et en faisant aboyer


tous les chiens. Mais les vieilles leur crient après et leur jettent des pierres, et ils
s'arrêtent de courir au bout d'un moment. p168
Dans l'exemple précédent, les vieilles jettent aux enfants les pierres pour leur rappeler qu'ils
ont enfreint les règles relatives au jeûne.
Une société pour qui le sens de "l'honneur" et de "l'affront" est très important: ainsi elle
autorise Naman à tuer le mouton le jour de la fête, car il est juif, et qu'il peut le tuer "sans
déshonneur" (page 173); et Aamma a peur de l'affront devant les autres que peut causer le
refus de Lalla de se marier avec l'homme riche:
"Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux me faire cet
affront." p193
De même que cette société favorise le devoir et la nécessité d'obéir, comme l'exige le Bareki,
le fils aîné d'Aamma, quand Lalla refuse le mariage:
"…tu dois obéir à ta tante". p193

91

8.4. "Les paumés " et les exclus.


Le deuxième texte de Désert constitue à notre sens une sorte d'hommage aux pauvres,
aux paumés, aux exclus, et aux faibles; comme ces petites filles des familles pauvres qui
travaillent dans l'atelier de Zora:
Celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles des
mendiants, les filles abandonnées. p188
, et que Zora frappe à coups de canne, dès qu'elles ralentissent leur travail, (première partie,
chapitre douze).
Ces petites filles faibles et pauvres sont "à l'honneur", puisqu'elles se trouvent décrites
les premières, et cela bien avant Zora, la patronne de l'atelier:
Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des
tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne,
prennent les petits ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la
trame. La plus âgée doit avoir quatorze ans, la plus jeune n'a probablement pas
huit ans. Elles ne parlent pas, elles ne regardent même pas Lalla qui entre dans
l'atelier avec Aamma et la marchande de tapis. La marchande s'appelle Zora, c'est
une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans ses mains grasses une
baguette…p187
Une autre catégorie se trouve "à l'honneur": c'est celle des prostituées, comme celle vue
par Lalla (deuxième partie, chapitre cinq):
Ensuite la petite porte verte de l'immeuble s'ouvre complètement, et maintenant
sur le trottoir, en face de Lalla, une femme est immobile… C'est une femme très
petite, presque une naine, au corps large, à la tête enflée posée sur ses épaules,
sans cou. Mais son visage est enfantin, avec une toute petite bouche couleur
cerise, et des yeux très noirs entourés d'un cerne vert. Ce qui étonne le plus en
elle, après sa petite taille, ce sont ses cheveux: courts, bouclés, ils sont d'un
91
Terme emprunté à J. Onimus, (1994 :94).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

rouge de cuivre qui étincelle bizarrement à la lumière du couloir derrière elle, et


font comme une auréole de flamme sur sa tête de poupée grasse, comme une
apparition surnaturelle. Lalla regarde les cheveux de la petite femme, fascinée,
sans bouger, presque sans respirer. Le vent froid souffle avec violence autour
d'elle, mais la petite femme reste debout devant l'entrée de l'immeuble, avec ses
cheveux qui flamboient sur sa tête. p313
Lalla est fascinée par cette prostituée: "Lalla regarde les cheveux de la petite femme,
fascinée, sans bouger…ses cheveux font comme une auréole de flamme sur sa tête de
poupée grasse, comme une apparition surnaturelle".
De par les termes utilisés, il est clair que le lecteur est devant la glorification de la
prostituée avec: "comme une auréole de flamme", "comme une apparition surnaturelle".
Quand Lalla est devenue une célèbre cover-girl, elle donne de l'argent aux pauvres qui
croient qu'elle est une prostituée, ce qui est une autre manière de glorifier les prostituées:
Elle donne de l'argent aux gitanes voilées…aux clochards allongés sur les
bancs…Tous, ils la connaissent bien, et quand ils la voient arriver, ils la
regardent avec des yeux qui brillent. Les clochards croient qu'elle est une
prostituée, parce qu'il n'y a que les prostituées qui leur donnent tant d'argent.
p352
Ce qui est présupposé, ici, c'est la générosité des prostituées, malgré leur marginalité dans
la société.
L'Hôtel Sainte Blanche dans lequel Lalla travaille, est habité par des pauvres:
L'hôtel n'est habité que par des gens minables, des pauvres, des hommes
uniquement. p290
Quand Lalla commence à se promener dans les rues de la ville de Marseille, elle note qu'il
y a beaucoup de pauvres à Marseille:
Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce sont
eux surtout que Lalla regarde. Elle voit des femmes en haillons, très pâles malgré
le soleil, qui tiennent par la main de tout petits enfants. Elle voit des hommes
vieux, vêtus de longs manteaux rapiécés, des ivrognes aux yeux troubles, des
clochards, des étrangers qui ont faim, qui portent des valises de carton et des
sacs de provisions vides. Elle voit des enfants seuls, le visage sali, les cheveux
hérissés, vêtus de vieux vêtements trop grands pour leurs corps maigres; ils
marchent vite comme s'ils allaient quelque part, et leur regard est fuyant et laid
comme celui des chiens perdus. pp269-270
Cette ville est entièrement habitée par les malheureux:
Ce sont les marques de la solitude, de l'abandon, comme si les hommes avaient
déjà fui cette ville, ce monde, qu'ils les avaient laissés en proie à la maladie,
à la mort, à l'oubli. Comme s'ils ne restaient plus que quelques hommes dans
ce monde, les malheureux qui continuaient à vivre dans ces maisons qui
s'écroulent, dans ces appartements déjà semblables à des tombeaux…p307
L'une des figures de style les plus utilisée dans Désert est la répétition, et le fait que cette
figure soit utilisée à maintes reprises pour évoquer les pauvres, constitue un indice pour le
lecteur qui l'interprète comme un hommage qui leur est rendu:

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Chapitre 6. Les personnages.

∙ au premier chapitre:
Dans les quartiers où il y a du monde, il y a beaucoup de gens pauvres, et ce
sont eux surtout que Lalla regarde. p269
∙ au deuxième chapitre:
Il y a beaucoup de mendiants. Les premiers temps, quand elle venait d'arriver,
Lalla était étonnée. Maintenant, elle s'est habituée. Mais elle n'oublie pas de les
voir, comme la plupart des gens de la ville, qui font juste un petit détour pour ne
pas marcher sur eux, ou bien même qui les enjambent, quand ils sont pressés.
p275
∙ toujours au deuxième chapitre avec Radicz, un gitan pauvre:
Mais il est pauvrement vêtu, avec un vieux pantalon taché et déchiré, des tas de
vieux tricots enfilés les uns par-dessus les autres, et un veston d'homme trop
grand pour lui. Il est pieds nus dans des chaussures de cuir noir. p276
∙ au quatrième chapitre:
…il y a des pauvres vêtus de costumes élimés…p293
∙ au cinquième chapitre:
Maintenant, Lalla les voit, de nouveau…: les mendiants, les vieillards aveugles
aux mains tendues, les jeunes femmes aux lèvres gercées, un enfant accroché
à leur sein flasque, les petites filles vêtues de haillons, le visage couvert de
croûtes, qui s'accrochent aux vêtements des passants, les vieilles couleur de
suie, aux cheveux emmêlés…p310
∙ et au huitième chapitre:
Ou bien elle parcourt les rues de la ville, à la recherche des mendiants aux coins
des murs, et elle leur donne l'argent…p352
Deux autres indices viennent renforcer le lecteur dans son interprétation que le deuxième
texte de Désert est un hommage aux pauvres (deux indices liés à Lalla):
∙ quand Lalla commence à se promener dans la ville de Marseille, ce sont eux qu'elle
regarde surtout:
…il y a beaucoup de gens pauvres et, ce sont eux surtout que Lalla regarde.
p269
, et contrairement, aux gens de la ville, "elle n'oublie pas de les voir" (page 275), et elle les
cherche pour leur donner de l'argent, (page 352).
∙ ensuite, Lalla se considère comme une pauvre :
92

Mais elle ne veut pas dormir. Où pourrait-elle s'abandonner, s'oublier ? La ville


est trop dangereuse, et l'angoisse ne laisse pas les filles pauvres dormir, comme
les enfants de riches. p307
Un autre hommage est rendu à une autre catégorie exclue dans la ville de Marseille: il s'agit
des immigrés:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il y a tous ceux que la pauvreté a conduits ici, les Noirs débarqués des bateaux…
avec pour tout bagage un sac de plage; les Nord-Africains, sombres, couverts de
vieilles vestes, coiffés de bonnets de montagnes ou de casquettes…; des Turcs,
des Espagnols, des Grecs, tous l'air inquiet et fatigué… Lalla les regarde, à peine
cachée entre la cabine du téléphone… pp272-273
, il y a aussi des "Juifs, qui viennent de partout, mais ne parlent jamais tout à fait la
langue de leur pays; "des Portugais…des Italiens…des Yougoslaves…des Arméniens, des
Lithuaniens…", (page 283).
Il y a aussi ce vieil Oranais, l'Espagnole et ses six enfants qui dorment tous dans
la même chambre, le ménage étranger, lui Italien, elle Grecque; et l'enfant de la femme
tunisienne, qui tousse tout le temps (chapitre cinq, deuxième partie); il y a aussi ce jeune
Noir africain Daniel, qui joue au football, et M. Ceresola, un vieil Italien qui connaît la mort
(chapitre six, deuxième partie).
Et le lecteur n'oublie pas que Lalla est elle-même une immigrée qui a quitté la Cité pour
fuir l'homme riche qui voulait se marier de force avec elle.
Tous ces immigrés sont à l'honneur, car ils ont daigné quitter leur terre et leurs familles,
pour chercher fortune ailleurs.

8.5. Les autres.


Les autres sont ceux par rapport auxquels les pauvres marchent en sens inverse, comme
dans l'exemple qui suit:
Il y des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées, il
y a des pauvres vêtus de costumes élimés, qui vont en sens inverse. p293
Dans ce dernier exemple, l'accent est mis sur la différence fondamentale des parcours entre
les pauvres et les autres.
Les autres sont ceux qui habitent les villas "avec un chien méchant qui court le long du
grillage en aboyant de toutes ses forces" (page 270); ceux qui donnent l'argent aux pauvres,
comme à Radicz, à la sortie de la gare (page 277).
Ce sont ceux auxquels les pauvres s'agrippent pour demander de l'argent, comme dans
l'extrait qui suit:
…les misérables, les affamés, qui s'agrippent aux vestes et aux jupes des
bourgeois et ne les lâchent plus en marmonnant des incantations, jusqu'à ce
qu'on leur ait donné une petite pièce. p279
Les magasins où les pauvres mendient, (chapitre deux, deuxième partie), tout comme
le dancing dans lequel le photographe emmène Lalla, (chapitre huit, deuxième partie),
représentent l'autre monde opposé aux pauvres; même remarque pour le restaurant dans
lequel Lalla et Radicz mangent:
Elle montre une table, près d'une grande fenêtre. Ils traversent la salle du
restaurant. Autour des tables rondes, les hommes, les femmes relèvent la tête au-
dessus de leur assiette et s'arrêtent de mâcher, de parler. Les garçons restent en
suspens, la cuiller plongée dans le plat de riz, ou la bouteille de vin blanc inclinée
un peu… Radicz n'ose pas regarder autour de lui… Un homme de haute stature
est debout devant leur table. Il est vêtu d'un complet noir, et sa chemise est aussi

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Chapitre 6. Les personnages.

blanche que les nappes des tables…Justement, il va ouvrir la bouche pour dire
aux deux enfants de partir tout de suite, et sans faire d'histoires…pp335-336
Ce qui démontre que le restaurant n'est pas un lieu pour des pauvres comme Lalla et Radicz,
c'est:
∙ la réaction des clients qui étaient en train de manger: "autour des tables rondes,
les hommes, les femmes relèvent la tête au-dessus de leur assiette et s'arrêtent de
mâcher, de parler. Les garçons restent en suspens, la cuiller plongée dans le plat de
riz, ou la bouteille de vin blanc inclinée un peu";
∙ celle de Radicz qui "n'ose pas regarder autour de lui";
∙ et enfin celle du serveur: "justement, il va ouvrir la bouche pour dire aux deux enfants
de partir tout de suite, et sans faire d'histoires".
La ville en tant que symbole de l'autre, est insensible et indifférente aux pauvres:
Ils sont là, au centre de la ville indifférente, dans le bruit saoulant des moteurs et
des voix. p310
, elle est "dangereuse" (page 307), et "meurtrière", parce qu'elle a tué Radicz, (page 411).
Les autres ont des "visages effrayants", (page 274); ils sont "sans visage" (page 307),
ou ont des visages "identiques" (page 293); ils "marchent et grondent" sans arrêt (page
294); ils se "pressent" (page 306), et "se hâtent" (page 309).
Enfin, Lalla se rend compte qu'il faut marcher pour ne pas tomber et "pour ne pas être
piétiné par les autres" (page 309).

9. Le nom propre dans Désert.

9.1. Plusieurs noms pour un même personnage.


Le lecteur ne manque pas de noter que le personnage dans Désert se trouve doté parfois
de plusieurs noms propres en même temps ce qui pose le problème de l'instabilité qui se
répercute, selon nous, sur le travail interprétatif de ce même lecteur.
Le premier nom introduit dans le deuxième texte de Désert se rattachant à un
personnage, est celui de "Lalla", et cela dès l'incipit. Mais le lecteur apprend quelques pages
après que ce personnage possède un autre nom qui est "LallaHawa":
…quand on lui demandait ton nom, elle disait que tu t'appelais comme elle,
LallaHawa…p89
Après avoir appris que Lalla porte aussi le nom de "Lalla Hawa", le lecteur se rend compte
qu'un troisième nom vient se rattacher à ce personnage:
Quand l'homme de la Croix-Rouge dit son nom, il fait comme un aboiement et
Lalla ne comprend pas. Alors il répète en criant: "Hawa ! Hawa ben Hawa !" Lalla
court, sa valise brinquebalant au bout de son bras. p264
Ce nouveau nom n'est autre que "Hawa ben Hawa", alors que dans la première partie il y
avait "Lalla" et "Lalla Hawa".
Le lecteur note bien que dans l'exemple précédent (de la page 264), le même
personnage est désigné par un autre nom, en l'occurrence "Lalla" dans "Lalla court…",
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d'où le constat de l'emploi de deux noms successifs; le même mécanisme se répète dans
l'exemple qui suit, où c'est "Lalla" qui est employé, puis "Hawa":
Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les
couvertures…D'abord, ce n'est pas elle. C'est Hawa, c'est le nom qu'elle s'est
donné…p345
Il arrive que le lecteur rencontre l'emploi de trois noms successifs pour un seul et même
personnage comme dans l'exemple qui suit avec "Lalla", "Hawa" et "Lalla Hawa":
Les lettres disent quelquefois des choses extraordinaires, des choses très
bêtes…Lalla se met à rire: "Quels menteurs !" Quand le photographe lui montre
les photos qu'il vient de faire, Hawa avec ses yeux en amande , brillants comme
des gemmes, et sa peau couleur d'ambre, pleine d'étincelles de lumières, et ses
lèvres au sourire un peu ironique, et son profil aigu, Lalla Hawa se met à rire
encore…p347
Dans l'exemple qui suit, l'instabilité au niveau de la dénomination se poursuit, puisqu'il y a
passage de "Hawa" à "Lalla Hawa" et puis de "Lalla Hawa" à "Hawa"; et quand le lecteur note
qu'enfin une stabilité se met en place, avec l'emploi double et successif de "Lalla Hawa", et
"Hawa", il se trouve vite désillusionné, car tout simplement un autre nom est utilisé:
Puis elle emmène Hawa dans sa camionnette…Lalla Hawa aime bien voyager
dans la camionnette…C'est un rêve peut-être que vit Lalla Hawa…Le photographe
ne cesse pas de photographier Hawa…Le visage de Hawa…Les yeux regardent
ailleurs, comme fait toujours Lalla Hawa…p348
Même mécanisme dans l'exemple qui suit, où une stabilité fragile se met en place avec
"Hawa" utilisé trois fois successivement, mais juste après le troisième emploi un autre nom
apparaît avec "Lalla":
Il emmène Hawa en avion…Hawa vêtue d'un imperméable…chaque fois que son
regard rencontre celui de Hawa…Lalla se moque de lui…p349
Même remarque pour l'extrait suivant, avec l'emploi successif du même nom, en
l'occurrence "Lalla Hawa", puis c'est le changement qui s'opère avec "Hawa":
Mais quand le regard de Lalla Hawa passe sur eux…Lalla Hawa veut traverser ces
endroits très vite…Lalla Hawa s'assoit dans un coin…Au début, les gens ne font
pas attention à Hawa…p354
Dans l'exemple qui suit trois noms différents se trouvent utilisés l'un après l'autre: L'ivresse
de la danse s'étend autour d'elle, et les hommes et les
femmes, un instant arrêtés, reprennent les mouvements de la danse, mais en
suivant le rythme du corps de Hawa… Maintenant, autour de Lalla Hawa, il y a
une étendue sans fin de poussière et de pierres…p356 Lentement sans cesser de
tourner, Lalla s'écroule sur elle-même…p357
Dans tous les exemples qui précèdent, à chaque fois une nouvelle instruction vient
remplacer une autre, créant une sorte d'instabilité au niveau de l'information du lecteur qui
se trouve devant deux, voire trois noms utilisés successivement, au même chapitre.
Enfin, un autre nom vient s'ajouter, toujours pour Lalla, en l'occurrence celui de "Bla
Esm":

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Chapitre 6. Les personnages.

-Je ne m'appelle pas Hawa, quand je suis née je n'avais pas de nom, alors je
m'appelais Bla Esm, ça veut dire " Sans Nom". -Alors, pourquoi Hawa ? -C'était
le nom de ma mère, et je m'appelle Hawa, fille de Hawa, c'est tout. p353
Dans ce dernier exemple le lecteur enregistre bien ce nouveau nom, mais se trouve en
même temps pris dans la contradiction de Lalla qui nie avoir eu de nom, mais qui affirme
quelques lignes après qu'elle s'appelle "Hawa, fille de Hawa".
Comme pour Lalla, "la mère" de Lalla (la mère de Lalla n'existe qu'à travers les histoires
que raconte Aamma) est affectée par l'instabilité au niveau de la dénomination, qui rend
instable, par la même, l'information du lecteur.
Au chapitre premier de la première partie, Aamma (la tante de Lalla) raconte la
naissance de Lalla, et utilise "Hawa" pour la mère:
"Quand le jour où tu devais naître est arrivé, c'était peu de temps avant l'été,
avant la sécheresse. Hawa a senti que tu allais venir…p88
, mais quelques lignes après, Aamma utilise un autre nom:
"…elle disait que tu t'appelais comme elle, Lalla Hawa, parce que tu étais fille
d'une chérifa". p89
Le lecteur est bien sûr déconcerté, car à l'affirmation d'Aamma que la mère a donné le
même nom qu'elle à sa fille, en l'occurrence "Lalla Hawa" (exemple de la page 89), il se
rappelle que quelques lignes avant (exemple de la page 88), c'est "Hawa" qui est utilisé
par la même tante.
Au chapitre neuf (première partie), Lalla essaie de se souvenir de sa mère, qui est morte
il y a si longtemps qu'elle a oublié comment elle était, et voilà que cette mère se voit dotée
d'un autre nom, après ceux de "Hawa" et "Lalla Hawa" du chapitre premier: ce nouveau
nom est "Oummi":
Elle dit quelquefois: "Oummi", comme cela, très doucement, en murmurant.
Quelquefois elle lui parle, toute seule…p153
Au chapitre onze (première partie) Lalla demande à sa tante de lui parler de sa mère, et la
tante utilise d'abord, "Hawa" pour désigner cette mère:
"Parle-moi d'Hawa, s'il te plait Aamma", dit encore Lalla…p174
, mais quelques lignes après, Aamma emploie un autre, en l'occurrence "Lalla Hawa":
"Lalla Hawa (c'est comme cela qu'Aamma l'appelle) était plus âgée que moi…"
p174
Un détail rend ambiguë l'information du lecteur dans le dernier exemple: il s'agit de
la parenthèse "c'est comme cela qu'Aamma l'appelle" du dernier extrait, qui suppose
qu'Aamma désigne toujours la mère par "Lalla Hawa"; or le lecteur se souvient qu'au premier
chapitre (première partie) Aamma a utilise "Hawa" seul:
"Quand le jour où tu devais naître est arrivé…Hawa a senti que tu allais venir".
p88
Le lecteur n'est pas au bout de ses surprises, puisqu'il apprend au dernier chapitre de la
deuxième partie que Lalla a décidé d'appeler son enfant qui vient de naître "Hawa":
Elle sent contre elle le petit être chaud qui se presse contre sa poitrine, qui veut
vivre, qui suce goulûment son lait. "Hawa, fille de Hawa", pense Lalla…p423
, et se souvient que Lalla "se désigne" ainsi en répondant à une question d'une journaliste:
…et je m'appelle Hawa, fille de Hawa…p353
199

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Pour conclure, le lecteur note bien que Lalla, son enfant, et la mère de Lalla (trois
personnages), ont un même et seul nom: "Hawa", et que Lalla et sa mère ont un autre nom
en commun: celui de "Lalla Hawa".
Le lecteur note le même processus d'instabilité du nom propre au premier texte de
Désert: ainsi la femme du cheikh Ma el Aïnine qui n'apparaît qu'une seule fois au chapitre
six, porte en tout trois noms:
∙ dès son apparition deux noms lui sont rattachés "Meymuna Laliyi" et "Lalla
Meymuna":
…appuyé sur l'épaule de son serviteur, suivi de Meymuna Laliyi, sa première
femme… Nour le regardait, silhouette légère…suivie par l'ombre noire de Lalla
Meymuna. p400
Quelques pages après, le lecteur note une régularité avec l'emploi de "Lalla Meymuna":
Lalla Meymuna est assise à côté de lui… Lalla Meymuna tourne son visage vers
le jeune garçon… Lalla Meymuna est immobile, assise près de l'homme…p403
Une stabilité, bien qu'elle se poursuive dans l'extrait suivant, demeure fragile, puisqu'une
autre dénomination est utilisée, en l'occurrence "Meymuna" seul:
Lalla Meymuna essuie avec un pan de son manteau noir la sueur…Nour
s'approche davantage, et il aide Meymuna à soulever Ma el Aïnine…p404
Dans l'exemple qui suit il y a retour à la stabilité avec l'emploi régulier de "Meymuna":
Meymuna allume la lampe à huile…Plusieurs fois dans la nuit, sur un signe de
Meymuna…Meymuna qui tient sa main…p406
, mais cette stabilité n'est que temporaire, puisqu'une page après, "Lalla Meymuna" succède
à "Meymuna":
…sans entendre la voix de Lalla Meymuna qui pleure…p407
Le lecteur se trouve pris dans une sorte de fluctuation, puisque de "Lalla Meymuna" il passe
à "Meymuna", pour revenir à "Lalla Meymuna"; et quand il croit qu'il y a ancrage et stabilité
au niveau de la dénomination (comme c'est le cas dans les exemples des pages 403 et
406), il est vite pris au dépourvu, car un autre nom fait son apparition.
Le tableau suivant permettra de mieux visualiser cette instabilité dénominative de ce
personnage:

Page 400 Page 403 Page 404 Page 406 Page 407
-Meymuna Laliyi; -Lalla Meymuna: -Lalla Meymuna; -Meymuna: répété -Lalla Meymuna.
-Lalla Meymuna. répété trois fois. Meymuna. trois fois

Il y a un autre personnage dont la dénomination crée l'instabilité au niveau de


l'interprétation: il s'agit de l'un des fils de Ma el Aïnine; ainsi trois noms sont, tour à tour,
employés (avec leur traduction): "Moulay Hiba", "Dehiba, la Parcelle d'Or" et "Moulay Sebaa,
le Lion":
…Moulay Hiba, celui qu'on appelait Dehiba, la Parcelle d'Or, celui qu'on appelait
Moulay Sebaa, le Lion… …avec les deux fils de Ma el Aïnine, Moulay Sebaa, le
Lion, et Mohammed Ech Chems…p365

200

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Chapitre 6. Les personnages.

Toujours au même exemple, le lecteur note quelques lignes après, l'utilisation d'un seul nom:
"avec les deux fils…Moulay Sebaa, le Lion"; le lecteur passe ainsi de l'extrême à l'autre
avec d'abord l'utilisation de trois noms, et après l'emploi d'un seul nom.
Même mécanisme pour l'exemple qui suit où de la surcharge affectant la dénomination,
le lecteur bascule, quelques lignes, à un seul nom:
…et son nom a couru sur toutes les lèvres: "Moulay Hiba, celui qu'on appelle
Moulay Dehiba, la Parcelle d'Or, Moulay Sebaa, le Lion." …il a continué à courir
vers l'endroit où se trouvaient Ma el Aïnine et Moulay Hiba…p369
Dans l'exemple qui suit, le lecteur remarque que ce personnage:
∙ porte un nouveau nom: "Ahmed" dans "Ahmed Hiba" (ce nom n'est pas nouveau à
proprement parler, car il est déjà utilisé au chapitre deux -page 38- mais le lecteur
le considère comme nouveau par rapport aux exemples des pages 365 et 369, où il
n'apparaît pas):
Ahmed Hiba, celui qu'ils appellent Moulay Sebaa, le Lion…p376
Quelques pages après (page 382), cette instabilité qui touche le nom de ce personnage, est
encore plus marquante, puisque "Ahmed Hiba", de la page 376, est remplacé par "Moulay
Hiba", tandis que "Sebaa" apparaît sans "Moulay" (par rapport à l'exemple de la page 376):
…Moulay Hiba, celui qu'on appelle Sebaa, le Lion…p382
Dans l'exemple qui suit, on a "Moulay Sebaa, le Lion":
Chaque jour, les hommes du désert regardaient vers la citadelle, là où devait
apparaître Moulay Sebaa, le Lion, avec ses guerriers…p426
, et une page après c'est "le Lion" qui apparaît d'abord seul (avec suppression de son
équivalent en arabe "Sebaa"), et quelques lignes après c'est "Moulay Hiba, Moulay Sebaa"
qui se trouve utilisé:
…et que le Lion allait suivre maintenant… …la rumeur s'est propagée à travers le
campement: "Moulay Hiba, Moulay Sebaa, le Lion ! Notre roi !…" p427
Quelques pages, la dénomination "Moulay Sebaa" (sans sa traduction), est utilisée
régulièrement pages 433, 434 et 435:
Peut-être même que Moulay Sebaa et ses hommes ont cru un instant…p433 …
l'armée de trois mille cavaliers de Moulay Sebaa a commencé à tourner…À l'écart
du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc…Plusieurs fois, Moulay
Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite…p434 Moulay Sebaa ne pouvait
plus rien…Mais Moulay Sebaa restait immobile…p435
, vu cette régularité le lecteur croit enfin qu'une stabilité est mise en place; mais il est vite
désillusionné, en effet "Moulay Sebaa" disparaît page 437, pour être remplacé par "Moulay
Sebaa, le Lion" et avec sa traduction cette fois-ci.
Le tableau suivant permet de mieux voir la distribution instable des noms pour ce
personnage:

201

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Page Page Page Page Page Page Page Page Page Page
365 369 376 382 426 427 433 434 435 437
-Moulay -Moulay -Ahmed -Moulay -Moulay -le Lion; -Moulay -Moulay -Moulay -Moulay
Hiba; - Hiba; - Hiba; - Hiba; - Sebaa, -Moulay Sebaa. Sebaa; Sebaa; Sebaa,
Dehiba, Moulay Moulay Sebaa, le Lion. Hiba, -Moulay -Moulay le Lion.
la Dehiba Sebaa, le Lion. Moulay Sebaa, Sebaa.
Parcelle la le Lion. Sebaa, -Moulay
d'Or; - Parcelle le Lion. Sebaa.
Moulay d'Or; -
Sebaa, Moulay
le Lion; Sebaa,
-Moulay le Lion;
Sebaa, -Moulay
le Lion. Hiba.

9.2. La motivation des noms propres dans Désert.


Le lecteur se rend compte tout au long de sa lecture de Désert que les noms des
personnages sont motivés, dans le sens où dans la plupart des cas ils se trouvent pourvus
de signification.
Ainsi, la mère a appelé sa fille "Lalla Hawa" (pages 89), car elle était la "fille d'une
chérifa".
Le texte ne donne pas le sens de "chérifa", et c'est au lecteur de le trouver; ce dernier
apprend dans le dictionnaire que "chérif" est un nom masculin (dans le dictionnaire, le
féminin "chérifa" n'existe pas), et signifie "un prince", ou "un descendant de la famille du
93
prophète Mohamed", alors qu'étymologiquement le mot signifie "honnête et noble" .
Il faut noter aussi que "chérifa" s'applique seulement à "Lalla", et non à "Lalla Hawa"
ensemble comme le laisse suggérer l'exemple, ce qui pose un problème pour un lecteur
français qui interprète l'ensemble "Lalla Hawa" comme "une chérifa".
Pour ce qui concerne "Hawa", le sens de ce nom n'est pas donné, ce qui pose encore
un problème pour un lecteur non arabophone, dont la signification lui échappe.
Cette signification est difficile à trouver, même pour un arabophone, car il y a au moins
deux homonymes homophones, ayant deux significations différentes en l'occurrence celles
de "vent" et de "amour"; il y a aussi un autre mot qui ressemble aux deux derniers au niveau
de sa phonétique, et ayant pour sens "Ève".
Pour notre part, nous pensons que "Hawa" signifie "vent", tout simplement parce que
cet élément est présent, aux chapitres un et treize de la première partie, et au chapitre sept
de la deuxième partie.
Lalla porte un autre nom: "Bla Esm" (page 352), et veut dire littéralement "Sans Nom" (la
traduction est donnée par le texte), car:
Quand je suis née je n'avais pas de nom…p352
Il arrive que le texte donne le sens des noms des personnages, facilitant ainsi le travail
interprétatif du lecteur: c'est le cas de "Al Azraq, l'Homme Bleu" des histoires racontées par
Aamma:

93
Voir le Robert. Dictionnaire de la langue française tome II (1987).

202

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Chapitre 6. Les personnages.

"On l'appelait Al Azraq parce qu'avant d'être un saint, il avait été un guerrier du
désert, tout à fait au sud…Dieu l'a appelé et il est devenu un saint, il a abandonné
ses habits bleus du désert… Dieu ne voulait pas qu'on le confonde avec les
autres mendiants, et il avait fait en sorte que la peau de son visage et de ses
mains reste bleue, et cette couleur ne partait jamais, malgré l'eau avec laquelle il
se lavait. La couleur bleue restait sur son visage et sur ses mains, et quand les
gens voyaient cela, malgré la robe de laine usée, ils comprenaient que ce n'était
pas un mendiant, mais un vrai guerrier du désert, un homme bleu que Dieu avait
appelé, et c'est pour cela qu'ils lui avaient donné ce nom. Al Azraq, l'Homme
Bleu…" p120
"Al Azraq" veut dire en français "le Bleu", et il est appelé ainsi, car sa peau a gardé la couleur
bleue de ses habits de guerrier du désert.
"Es Ser", veut dire "le Secret": ce personnage est appelé ainsi parce que "personne ne
sait son nom" (page 94), et "nul ne doit savoir son nom" (page 96).
Pour le Hartani, le sens est donné par le texte:
L'enfant était le Hartani, c'est le surnom qu'on lui a donné parce qu'il avait la peau
noire comme les esclaves du Sud. p111
Aamma signifie en arabe "tante paternelle", ou "la sœur de son père", comme indiqué au
chapitre neuf de la première partie, (page 152).
"Le Bareki" que porte l'un des fils d'Aamma, signifie le Béni parce que ce personnage
"a été béni le jour de sa naissance" (page 101), et le Soussi, le mari d'Aamma, est appelé
ainsi, car il vient de la région du fleuve Souss (page 101).
"Ikikr", que porte l'une des filles qui habite la Cité, et que Lalla aime car elle raconte
tout le temps des histoires, signifie "pois chiche" en berbère "à cause d'une verrue qu'elle
a sur la joue" (page 85), et "Oummi", l'un des noms que porte la mère de Lalla veut dire
"mère" en arabe.
Pour ce qui concerne le premier texte, le lecteur se heurte à des difficultés quant à la
signification de certains noms; c'est le cas de "Nour" qui veut dire "lumière" une signification
donnée par le texte, mais difficilement discernable pour un non arabophone:
…ses yeux brillaient, et la lumière de son regard était presque surnaturelle. p9
L'un des saints évoqués dans le chant religieux au chapitre deux (page 67) porte le nom de
"Çahabi", c'est-à-dire "le compagnon du prophète:
…Sidi Abderrhaman, celui qu'on appelait Çahabi, le compagnon du prophète…
p67
De même que "el Kaamel" que porte un autre saint signifie "le parfait" (page 67), mais le
texte n'en donne pas le sens de façon claire, à défaut de majuscules comme dans l'exemple
de la page 67:
Sidi Mohamed ech Cheikh el Kaamel, le parfait...p67
"Ech Chems", le nom de l'un des fils de Ma el Aïnine, veut dire "le Soleil" (page 365), et "Ma
el Aïnine" signifie littéralement "l'Eau des Yeux":
"…sa mère l'a nommé Ma el Aïnine, l'Eau des Yeux, parce qu'elle avait pleuré de
joie au moment de sa naissance…" p366

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

C'est le cas aussi d'un autre fils de Ma el Aïnine qui s'appelle "ed Dehiba", et qui signifie
"la Parcelle d'Or", en français (page 38). Ce même fils porte un autre nom, en l'occurrence
celui de 'Sebaa", et qui veut dire en français"le Lion".

9.3. D'autres problèmes liés au nom propre.


La dénomination dans Désert peut créer d'autres difficultés pour lecteur: comme celle
relative à l'orthographe, avec cette jeune fille que Lalla aime beaucoup, et qui raconte tout
le temps des histoires:
…surtout cette fille qui s'appelle Ikikr…p85
, mais à la fin du deuxième texte (chapitre dix, deuxième partie), le lecteur remarque que
le nom du même personnage possède une autre orthographe avec un "e" de plus cette
94
fois-ci :
Alors au lieu d'aller vers la maison d'Ikiker, là-bas..p414
Le nom "Zora" apparaît pour la première fois au chapitre dix de la première partie:
Aamma marche devant, avec Zubida, et sa cousine qui s'appelle Zora…p162
, mais le lecteur ne sait pas s'il s'agit de "Zora" du chapitre douze, qui frappe constamment
les petites filles (première partie), ou s'il s'agit d'un autre personnage.
Comme nous l'avons vu plus haut, la majorité des noms sont d'origine arabo-
musulmane, mais il y a en aussi qui ne dispose pas de cette origine: c'est le cas de "Radicz"
le gitan, qu'on peut dire qu'il est d'origine slave; "Gregori" le Yougoslave qui a voulu violer
Lalla, est encore d'origine slave, alors que "Ceresola" est d'origine italienne.
Le lecteur remarque aussi que les noms à connotation française sont quasi-rares dans
95
le deuxième texte de Désert, et nous n'en avons relevé qu'un seul: il s'agit de "Paul Estève "
qui apparaît au chapitre deux de la deuxième partie, mais qui disparaît définitivement à la
fin du même chapitre.
Le lecteur ne manque de remarquer que beaucoup de noms de personnages, dans le
premier texte, réfèrent à des personnalités historiques qui ont existé dans la réalité:
∙ c'est le cas notamment du cheikh "Ma el Aïnine", de ses fils "Moulay Hiba",
"Saadbou", "Larhdaf"…, de "Moulay Hafid" le roi du Maroc, de "Lalla Meymuna", la
première femme du cheikh.
∙ dans le camp français, il existe aussi des personnages historiques comme le général
96
"Moinier", le colonel "Mangin", "Coppolani", et " Mauchamp".

94
Il ne s'agit pas d'une coquille, car nous avons vérifié l'orthographe dans une autre édition (Gallimard,1980), et nous avons trouvé
"Ikiker.
95
Celui qui a aidé Lalla après qu'elle s'est évanouie.

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Chapitre 7. Le temps.

Chapitre 7. Le temps.

Nous souscrivons à l'hypothèse de J. P. Confais selon laquelle la catégorie <temps> ne peut


pas être saisie et appréhendée que dans la langue; autrement dit:
Si l'on imagine pouvoir définir une catégorie <temps> indépendamment des
données linguistiques que sont les signes des langues particulières, en se
référant par exemple au temps soi-disant "objectif" des physiciens, comme le
fait Heger (1967), on vise une universalité sans avoir la garantie que celle-ci est
véritablement indépendante du langage. (J. P Confais; 1995: 161)
Et le même auteur d'ajouter:
Dès lors que l'on sait que la fonction dénotative du langage ne peut se mesurer à
une norme de réalité "objective" et que les signes n'ont de sens que par rapport
aux autres signes, le linguiste ne peut décrire que les structures qu'il croit
déceler dans le système et non le rapport qui existe entre ces structures et une
vérité extra-linguistique. (Ibid. : 163)
Il est clair que dans notre étude, nous nous contenterons de nous intéresser au temps tel
qu'articulé dans le cadre d'un texte littéraire, entendu que ce texte est un ensemble de
signes linguistiques liés les uns aux autres.
Paul Ricœur est l'un des chercheurs qui s'est intéressé de plus près au temps dans le
texte; il affirme dans Temps et Récit I que
le monde déployé par toute œuvre narrative est toujours un monde temporel.
(1983: 17)
, quelques lignes après il ajoute:
Le temps devient temps humain dans la mesure où il est articulé de manière
narrative; en retour le récit est significatif dans la mesure où il dessine les traits
de l'expérience temporelle. (Ibid. : 17)
Comme nous le remarquons, P. Ricœur s'intéresse à l'une des séquences qui compose un
97
texte , en l'occurrence le "récit"; rappelons que pour J. M. Adam un texte se compose de
cinq types de séquences:
∙ la narrative,
∙ la descriptive,
∙ l'argumentative,
∙ l'explicative,
∙ et la dialogale, (J. M. Adam; 1999: 65).
Malgré la restriction opérée par P. Ricœur en s'intéressant uniquement au temps de la
séquence narrative, nous pensons néanmoins que les présupposés de ce théoricien sont
d'un grand apport pour la "saisie" du temps dans une œuvre fictive.
Pour bien comprendre la thèse de P. Ricœur concernant le temps du récit, il faut
cerner de plus près ses présupposés théoriques; en effet les trois études consacrées au
97
Voir plus haut la définition que donne ce théoricien du "texte".

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

temps(Temps et récit I, II, III) sont une sorte de réponse "aux apories" auxquelles se
sont heurtés tant de philosophes comme Aristote, Saint Augustin, Kant, Husserl, et enfin
Heidegger.
Pour P. Ricœur, ses "apories" trouvent une solution partielle dans toute création
poétique, et plus particulièrement dans le récit:
La spéculation sur le temps est une rumination inconclusive à laquelle seule
réplique l'activité narrative. Non que celle-ci résolve par suppléance les apories.
Si elle les résout, c'est en un sens poétique et non théorétique du terme. La
mise en intrigue, dirons-nous plus loin, répond à l'aporie spéculative par un
faire poétique capable certes d'éclaircir…l'aporie, mais non de la résoudre
théoriquement. (Ibid. : 21)
Il reste à préciser comment l'activité narrative arrive à résoudre cette aporie temporelle.
Pour ce faire, P. Ricœur introduit le concept de muthos qui signifie "agencement de
faits", et auquel se rattachent trois traits: "complétude, totalité, étendue appropriée", (Ibid.
: 66).
La complétude exige que l'action soit menée à "son terme", (Ibid. : 71), la totalité qu'il
y ait "un commencement, un milieu et une fin", (Ibid. : 66); alors que l'étendue a trait au
renversement et au passage de la fortune à l'infortune.
Ces trois traits sont dépourvus de toute caractéristique temporelle:
∙ ainsi par exemple, et rien que pour "la totalité", l'accent est mis sur l'absence de
hasard et sur la conformité aux exigences de nécessité ou de probabilité qui règlent la
succession; si la succession peut
être subordonnée à quelque connexion logique, c'est parce que les idées de
commencement, de milieu et de fin ne sont pas prises de l'expérience: ce ne sont
pas des traits de l'action effective, mais des effets de l'ordonnance du poème.
(Ibid. : 66-67)
; pour le dire autrement, disons que pour P. Ricœur "la connexion logique" opérée par le
poème est dénuée de toute temporalité.
Comme nous le remarquons, si le muthos, première étape dans l'élaboration du récit,
est atemporel, c'est un autre concept qui va permettre d'introduire le temps dans la mise en
forme du récit: il s'agit de la mimésis.
Ce dernier concept se divise en trois moments:
∙ la Mimésis I:
C'est l'amont de mimésis II: elle suppose une compétence préalable et une pré-
compréhension du monde de l'action acquise par chaque individu; elle comporte trois traits:
"structurel", "symbolique", et "temporel":
∙ le trait structurel concerne "le réseau conceptuel qui distingue structurellement
le domaine de l'action de celui du mouvement physique", (Ibid.: 88); cette action
implique des buts, des motifs, des circonstances, une interaction, et une issue.
Ces derniers termes sont dans "une relation d'intersignification", (Ibid.: 89), d'où l'emploi du
terme "réseau".

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Chapitre 7. Le temps.

∙ le trait symbolique donne à l'action "une valeur relative, qui fait que telle ou telle
action vaut mieux que telle autre", (ibid. : 93); bref, ce sont "ces normes immanentes"
à une culture qui permettent de juger d'une action "selon une échelle de préférence
morale", (Ibid. : 93).
Le dernier trait est temporel, et concerne ce que P. Ricœur appelle le "maintenant
existential", c'est-à-dire ce temps de "la souffrance quotidienne", (Ibid. : 99), ou encore ce
temps de "l'expérience vive".
∙ la Mimésis II:
C'est "la mise en intrigue" à proprement parler; elle est médiatrice à trois titres:
∙ d'abord,
elle fait médiation entre des évènements ou des incidents individuels, et
une histoire prise comme un tout. À cet égard, on peut dire équivalemment
qu'elle tire une histoire sensée de – un divers d'évènements ou d'incidents (les
pragmatad'Aristote); ou qu'elle transforme les évènements incidents en – une
histoire...un événement doit être plus qu'une occurrence singulière. Il reçoit sa
définition de sa contribution au développement de l'intrigue. Une histoire, d'autre
part, doit être plus qu'une énumération d'évènements dans un ordre sériel, elle
doit les organiser dans une totalité intelligible. (Ibid. : 102).
∙ ensuite, la mise en intrigue
compose ensemble des facteurs aussi hétérogènes que des agents, des buts,
des moyens...(Ibid. : 102)
, c'est-à-dire tout ce qu'on a vu dans Mimésis I à propos du réseau conceptuel de l'action.
∙ enfin, elle concerne aussi les caractères temporels: c'est quand l'intrigue
transforme les évènements en histoire. Cet acte configurant consiste à "prendre-
ensemble" les actions de détail ou ce que nous avons appelé les incidents de
l'histoire; de ce divers d'évènements, il tire l'unité d'une totalité temporelle. (Ibid. :
103)
∙ la Mimésis III: c'est l'aval de mimésis II
Disons brièvement que cette mimésis
marque l'intersection du monde du texte et du monde de l'auditeur ou du lecteur
(Ibid. : 109)
, et dans notre cas le texte de fiction:
l'œuvre écrite est une esquisse pour la lecture; le texte, en effet, comporte des
trous, des lacunes, des zones d'indéterminations, voire, comme l'Ulysse de
Joyce, met au défi la capacité du lecteur de configurer lui-même l'œuvre que
l'auteur semble prendre un malin plaisir à défigurer. Dans ce cas extrême, c'est le
lecteur, quasiment abandonné par l'œuvre, qui porte seul ses épaules le poids de
la mise en intrigue. (Ibid. : 117)
Pour P. Ricœur, tout texte littéraire présuppose un lecteur et lui prévoit un rôle aussi
important que le rôle assigné à l'instance de production.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

1. L'expérience du temps fictif dans le deuxième texte.


Nous comptons étudier dans cette partie:
∙ l'expérience du temps vécue par les personnages dans le deuxième texte de Désert;
Mais avant de procéder à l'analyse de cette composante du temps dans Désert, précisons
que des trois Mimésis, c'est Mimésis II qui s'intéresse de plus près au temps dans le récit
fictif, c'est-à-dire à cette expérience du temps vécue par les personnages, étudiée par P.
98
Ricœur dans la partie appelée "l'expérience temporelle fictive" ;
Cette expérience du temps est fictive, parce qu'elle "est faite par les personnages eux-
mêmes fictifs du récit", (P. Ricœur; 1984: 113). Et P. Ricœur d'ajouter avec cette question:
Que sont, en effet, ces objets possibles, sinon des fictions capables de nous
orienter ultérieurement dans le déchiffrage de notre condition effective et de sa
temporalité ? (Ibid., : 113)
Il est clair que toute fiction qui a pour centre intérêt la problématique du temps, et qui projette
des personnages vivant une expérience temporelle fictive, fait que le lecteur réfléchisse et
médite sur sa propre expérience temporelle.

1.1. Le commencement.
Le commencement constitue un moment important dans le deuxième texte de Désert, pour
preuve sa présence dès l'incipit avec "matin" qui peut être défini comme le commencement
du jour:
Mais la lumière du matin bouge un peu, comme si elle n'était pas tout à fait sûre.
p75
Le lecteur se rend compte de cette importance, surtout à la fin du texte (deuxième partie,
99
chapitre dix), quand naît une fille fruit de l'amour de Lalla avec le Hartani, une naissance
que le lecteur interprète comme le commencement d'une autre vie, et la possibilité de
100
disposer d'autres chroniques :
L'air entre enfin dans ses poumons, et au même instant, elle entend le cri aigu
de l'enfant qui commence à pleurer. Sur la plage, la lumière rouge est devenue
orange, puis couleur d'or. Le soleil doit toucher les collines de pierres, à l'est, au
pays des bergers. p422 Quand l'enfant commence à téter, son visage minuscule
aux yeux fermés appuyé sur son sein, Lalla cesse de résister à la fatigue. Elle
regarde un instant la belle lumière du jour qui commence, et la mer si bleue, aux
vagues obliques...p423
Ces deux derniers extraits démontrent l'importance du moment initial, avec la naissance
de l'enfant le matin -le matin est le début du jour- et l'emploi triple du verbe "commencer":
"l'enfant qui commence à pleurer" (page 422), "quand l'enfant commence à téter" et "la belle
lumière du jour qui commence", (page 423).

98
La partie "l'expérience temporelle fictive", est étudiée par P. Ricœur dans Temps et récit II, 1984.
99
De même que Lalla aime bien écouter l'histoire de sa naissance racontée par Aamma. (page 87)
100
Pour la définition de "chronique", voir la partie appelée "les chroniques d'une vie dans le deuxième texte".

208

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Chapitre 7. Le temps.

Le moment de la journée que Lalla et Radicz préfèrent est le matin, qui rappelons-
le, constitue le début du jour; ainsi pour Lalla "le matin, le ciel est beau", mais quand le
soleil approche du zénith, "le ciel pèse plus lourd" (page 93); et quand elle se réveille tôt,
un matin, croyant que c'est le jour de la fête, elle profite pour voir "les premiers rayons de
soleil" (page 166).
Quand Lalla décide de s'enfuir, c'est le matin qu'elle le fait:
∙ ainsi c'est le matin qu'elle s'est enfuie de chez Aamma vers le désert, avec le Hartani,
et ceci après que l'homme riche est venu une deuxième fois pour la demander en
mariage:
Elle est partie, ce matin, avant le soleil. …et elle s'éloigne de la Cité, le long
du sentier des chèvres, vers les collines de pierres…Mais la lumière du soleil
apparaît peu à peu, de l'autre côté des collines, une tache rouge et jaune qui se
mélange au gris de la nuit. Lalla est contente de la voir…p210-211
∙ c'est aussi tôt le matin, juste avant l'aurore que Lalla s'est enfuie de chez le
photographe, pour retourner chez elle à la Cité (page 408).
Le lecteur apprend que Radicz (au chapitre neuf, deuxième partie), aime cet instant où "le
soleil allume sa première lumière du matin, pure et nette":
Il avance en silence, tout seul dans la grande rue vide où le soleil allume sa
première lumière du matin, pure et nette… La lumière arrive lentement, dans
le ciel d'abord, puis sur le haut des immeubles…Radicz aime beaucoup cette
heure, parce que les rues sont encore silencieuses, les maisons fermées, sans
personne, et c'est comme s'il était seul au monde. pp386-387
Le lecteur note bien tout au long du deuxième texte, la fréquence d'expressions relevant de
tout ce qui tourne autour de l'idée du "commencement":
Ces choses étaient belles quand il les regardait, plus neuves, comme si personne
ne les avait regardées avant lui, comme au commencement du monde. p129
Quand Lalla accompagne le Hartani du côté des plateaux, elle descend pour "la première
fois" à l'intérieur de la terre (page 126); et un jour, toujours avec le Hartani, dès qu'elle est
entrée dans une grotte, "au commencement, elle ne voyait plus rien" (page 138).
Après la mort de sa mère et après avoir quitté le désert, Lalla se souvient "des premiers
jours" quand elle s'est installée à la Cité avec sa tante Aamma (page 152), et elle se souvient
aussi de la mer qu'elle a vue pour "la première fois":
Lalla s'assoit dans le sable, face à la mer, et elle regarde les mouvements lents
des vagues. Mais ce n'est pas tout à fait comme le jour où elle a vu la mer pour la
première fois…p153
Tout le chapitre dix de la première partie abonde en expressions renvoyant au
commencement: "quand il commence à pleuvoir", "le vent commence à souffler": (page
160); (page 161): "au commencement cela fait un fracas de métal", "les gros nuages blancs
commencent à s'accumuler dans le ciel"; (page 162): "c'est là qu'Aamma a emmené Lalla,
quand elle est arrivée ici à la Cité, pour la première fois"; (page 163): "les premiers temps
Lalla avait honte d'enlever ses vêtements devant les femmes, "au début elle trouvait les
corps des femmes horribles, "pour la première fois, Lalla entre dans l'eau après les longs
mois de sécheresse; (page 165): Aamma commence à peigner les cheveux de Lalla, après
que cette dernière est sortie de la baignoire.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Au chapitre treize, Lalla se souvient que c'était "au commencement de l'été" que
l'homme riche est arrivé chez Aamma pour la demander en mariage, (page 192).
Quand elle se trouve seule, la nuit, dans sa chambre, et qu'elle est prise tout à coup
par un vertige:
pour la première fois elle ressent l'angoisse d'avoir fait mal à quelqu'un qui
dépend d'elle. pp287-288
, et ce "quelqu'un" n'est autre que le bébé qui vit déjà.
Quand elle est entrée pour "la première fois" à l'hôtel Sainte-Blanche pour travailler
comme femme de ménage, elle a failli s'en aller tout de suite:
tellement c'était sale, froid et malodorant. p290
Et "au début", Lalla croyait que les "gens venaient mourir à l'hôtel pour les envoyer ensuite
aux pompes funèbres", (page 322).
Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi; mais nous pensons que les quelques
extraits introduits sont amplement suffisants pour que le lecteur interprète que le moment
initial est un moment capital dans le deuxième texte.

1.2. Le temps lointain.


Il existe un temps qui se rapporte à des évènements qui se sont passés et déroulés il y
a "longtemps" par rapport au temps vécu par Lalla, ou par d'autres personnages: comme
nous le verrons, ce temps lointain est regretté.
Ainsi, les évènements de l'histoire du dauphin racontée par Naman au chapitre premier
de la première partie, se sont passés "il y a très longtemps" (page 85); et Lalla regrette ce
temps où le dauphin a sauvé un pêcheur, ce qui explique que souvent elle va à la mer dans
l'espoir de le voir:
Lalla aime bien cette histoire. Elle cherche souvent sur la mer, pour voir le
grand dauphin noir, mais Naman lui a dit que tout cela s'était passé il y très
longtemps…p85
Quand Aamma raconte l'histoire de l'Homme Bleu, Al Azraq, elle affirme ce qui suit:
…c'était il y a longtemps, à une époque que ta mère ni moi n'avons connue…
…et en ce temps-là il n'y avait pas un seul étranger dans ce pays, les Chrétiens
n'avaient pas le droit d'entrer. En ce temps-là les guerriers du désert étaient
invaincus, et toutes les terres du sud étaient à eux…pp119-120
Dans ce dernier exemple, le lecteur ne manque pas de noter qu'Aamma regrette ce temps
lointain où "les Chrétiens n'avaient pas le droit d'entrer" et où "les guerriers du désert étaient
invaincus".
Même remarque dans l'exemple suivant où Lalla apprend que Naman déplore le temps
"où on ne connaissait pas les Romains":
C'était il y a très longtemps…ça s'est passé dans un temps que ni moi, ni mon
père, ni même mon grand-père n'avons connu…En ce temps-là, il n' y avait
pas les mêmes gens que maintenant, et on ne connaissait pas les Romains…
pp145-146

210

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Chapitre 7. Le temps.

Le lecteur note bien, d'après ces quelques exemples, que Lalla et d'autres personnages, ont
conscience d'un temps ancien et lointain qu'ils regrettent, un temps lié à des évènements
qui se sont écoulés irrémédiablement, et sans retour.
Et si ce temps ne reviendra plus jamais, il semble que les histoires racontées par Naman
et Aamma, et la chanson de la mère de Lalla fredonnée par Aamma (au chapitre onze de
la première partie), résistent à l'épreuve du temps qui passe en faisant revivre ce temps
ancien.
Le lecteur détient des indices prouvant qu'en écoutant les histoires et les chansons
liées au temps lointain et passé, Lalla réagit au niveau de la passion:
∙ ainsi elle est contente: "c'est l'histoire qu'elle aime le mieux au monde", quand
Aamma lui raconte l'histoire du miracle de la source d'eau accompli "il y a très
longtemps" par l'Homme Bleu:
C'est l'histoire qu'elle aime le mieux au monde. Chaque fois qu'elle l'entend,
elle sent quelque chose d'étrange qui bouge au fond d'elle, comme si elle allait
pleurer, comme un frisson de fièvre. Elle pense comment tout s'est passé, il y a
très longtemps, aux portes du désert, dans un village de boue et de palmes, avec
une grande place vide où vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille
au soleil…Sur la place du village il n'y a personne, car le soleil brûle très fort, et
tous les hommes sont à l'abri…p123
Le lecteur note aussi que le désir de Lalla de se transporter dans ce temps ancien, et
de rejoindre le temps lointain, se matérialise au niveau de la temporalité verbale par le
surgissement du présent de l'indicatif, après l'emploi d'un passé composé: "elle pense
comment tout s'est passé , il y a très longtemps…avec une grande place vide où
vrombissent les guêpes, et l'eau de la fontaine qui brille au soleil…".
Quand elle écoute l'histoire de Balaabilou racontée par Naman, dont les évènements
se sont déroulés "il y a longtemps", (au chapitre huit de la première partie):
C'était il y a très longtemps…ça s'est passé dans un temps que ni moi, ni mon
père, ni même mon grand-père n'avons connu…pp145-146
, Lalla voudrait bien qu'elle "ne finisse jamais":
Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix grave
du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou comme s'il
était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait bien
que l'histoire de Naman ne finisse jamais…p148
Au chapitre neuf de la première partie, le lecteur apprend que Lalla n'arrive pas à se souvenir
ni de sa mère qui est morte il y a si longtemps, ni des mots de sa chanson:
Elle ne sait pas bien ce qu'elle doit dire, parce qu'il y a si longtemps qu'elle a
même oublié comment était sa mère… Lalla cherche dans sa mémoire la trace
des mots que sa mère disait, autrefois, des mots qu'elle chantait. Mais c'est
difficile de les retrouver. pp153-154
Et quand elle demande à sa tante Aamma (au chapitre onze de la première partie) de lui
répéter ces mots que la mère "chantait":
"Qu'est-ce qu'elle chantait, Aamma ?" "C'étaient des chants du Sud, certains
dans la langue des chleuhs…" p175
, Lalla réagit passionnellement, et ne peut pas s'empêcher de pleurer:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Ses yeux sont pleins de larmes et son cœur lui fait mal…p176
La chanson détient donc ce pouvoir de faire renaître des moments passés, et de déclencher
des passions; et l'effet de cette chanson se poursuit, même quand Aamma a arrêté de
chanter: (toujours au chapitre onze, première partie):
Quand Aamma s'en va, Lalla retire le treillis…p182 Elle entend réellement, à
l'intérieur du bruit de la mer et du vent…la douce voix qui répète sa complainte, la
voix claire mais qui tremble un peu…Elle chante pour Lalla, pour elle seulement,
elle l'enveloppe et la baigne de son eau douce… Mais la voix étrangère fait couler
ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui étaient immobiles
depuis des années…p183
Lalla se souvient enfin des mots de la chanson de sa mère et réagit passionnellement: "mais
la voix étrangère fait couler ses larmes tièdes, elle remue au fond d'elle des images qui
étaient immobiles depuis des années" (page 183), alors que dans l'exemple des pages 153
et 154, n'ayant pas pu se remémorer des mêmes mots, Lalla ne réagit nullement au niveau
passionnel.
Le lecteur remarque bien, donc, dans le deuxième texte, qu'il existe des événements
enfouis dans le passé lointain qui ne refont surface et ne surgissent qu'à l'aide de la chanson
et des histoires: cette chanson et ces histoires s'appuient sur la parole qui se transmet d'une
génération à l'autre:
∙ ainsi la chanson, la mère l'a apprise dans le Sud:
"C'étaient des chants du Sud, certains dans la langue des chleuhs, des chants
d'Assaka, de Goulimine… "Un jour, oh, un jour, le corbeau deviendra blanc, la
mer s'asséchera..." p175
∙ elle est transmise après à la tante Aamma qui la chante à son tour à Lalla (chapitre
onze, première partie); et enfin cette dernière la chante à son enfant qui va naître, (au
dernier chapitre de la deuxième partie):
Même, elle chante un peu pour elle-même, entre ses dents, un peu pour l'enfant
qui cesse de la battre et l'écoute, la chanson ancienne, celle que chantait Aamma,
et qui venait de sa mère: "Un jour, le corbeau sera blanc, la mer s'asséchera..."
p410
Même remarque pour la chanson "méditerranée" que le lecteur retrouve au chapitre premier
de la première partie (page 77), et au dernier chapitre de la deuxième partie (page 411).
Les rêves et les souvenirs permettent également de faire revivre des moments du
passé lointain, qui semblent "ensevelis" pour toujours, mais qui reviennent après une longue
disparition; ainsi au chapitre deux (première partie), Lalla se souvient du désert d'où elle
est partie il y a longtemps:
Elle ne connaît pas celui qu'elle appelle Es Ser, elle ne sait pas qui il est, ni d'où
il vient, mais elle aime le rencontrer dans ce lieu, parce qu'il porte avec lui, dans
son regard et dans son langage, la chaleur des pays de dunes et de sable, du
Sud, des terres sans arbres et sans eau. p97 Lalla voit devant elle, comme avec
les yeux d'un autre, le grand désert où resplendit la lumière… Alors, pendant
longtemps, elle cesse d'être elle-même; elle devient quelqu'un d'autre, de lointain,
d'oublié. Elle voit d'autres formes, des silhouettes d'enfants, des hommes, des

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Chapitre 7. Le temps.

femmes, des chevaux, des chameaux…elle voit la forme d'une ville, un palais de
pierre et d'argile…p98
Le lecteur observe bien dans les derniers exemples que ce souvenir se rapporte à un
temps lointain témoignant l'emploi de "lointain" dans l'exemple de la page 98: "elle devient
quelqu'un d'autre, de lointain".
Même remarque au chapitre treize de la première partie, où Lalla fait un rêve qui se
rapporte au passé lointain, toujours en rapport au désert "c'est un rêve qui…existait ici sur
le plateau de pierres longtemps avant elle":
C'est un rêve qui vient d'ailleurs, qui existait ici sur le plateau de pierres
longtemps avant elle, un rêve dans lequel elle entre maintenant, comme en
dormant, et qui étend sa plage devant elle… Le vent l'emporte sur la route sans
limites, l'immense plateau de pierres où tourbillonne la lumière. Le désert déroule
ses champs vides, couleur de sable, semés de crevasses… Mais Lalla ressent le
bonheur, parce qu'elle reconnaît chaque chose, chaque détail du paysage…p204
101
Dans les deux derniers exemples, Lalla veut être en conjonction avec ce temps lointain
témoignant son état passionnel: "Lalla ressent le bonheur" (page 204), et elle aime
rencontrer Es Ser "parce qu'il porte avec lui, dans son regard et dans son langage, la chaleur
des pays de dunes et de sable, du Sud...".

1.3. Le temps permanent.


Il y a dans le deuxième texte recherche et quête d'un temps permanent, c'est-à-dire d'un
temps qui ne passe pas, comme dans l'exemple qui suit où c'est le verbe "retenir" qui indique
que Lalla ne souhaite pas voir le visage du Hartani changer:
Mais Lalla ne reste jamais très longtemps avec le Hartani, parce qu'il y a toujours
un moment où son visage semble se fermer…C'est terrible, parce que Lalla
voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait l'air heureux, son sourire, la
lumière qui brillait dans ses yeux. p135
Même chose dans l'exemple qui suit où Lalla aime bien être dans les collines où le temps
ne passe pas:
Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le
temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir p191
Il est clair, donc, que Lalla désire être en "conjonction" avec un temps permanent et
immuable: de ce fait le lecteur s'attend à ce que des indices soient à l'œuvre qui renvoient
à ce type de temps.
Ainsi, les deux exemples qui suivent montrent que Lalla aime la lumière à travers les
indices "belle", et "c'est bien", parce qu'elle se caractérise par sa permanence: "tous les
jours" et "n'arrête pas de bondir":
La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. p126 C'est bien, l'après-midi,
sur le plateau de pierres. La lumière du soleil n'arrête pas de bondir sur les
angles des cailloux, on est tout entouré d'étincelles. p138

101
"Conjonction" dans le sens donné par A. J. Greimas: dans notre exemple Lalla veut être en conjonction avec l'objet de valeur
"temps lointain".

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

102
La plage que Lalla aime beaucoup est un espace où c'est la permanence qui domine,
ainsi:
∙ sur le chemin qui la mène vers la Cité, Lalla reconnaît "ses propres traces dans le
sable" qui ne se sont pas effacées, (page 77).
∙ elle remarque qu'il y a toujours des fourmis "où qu'on s'arrête" à la plage, (page 77).
∙ elle "est heureuse" quand le vent est là, (page 79), et qu'il "bondit sans cesse au-
dessus de la mer", (page 80).
∙ et elle "va s'asseoir, toujours à la même place, là où il y a un poteau de bois pourri qui
sort de l'eau", dans l'attente de Naman, (page 83).
Dans l'exemple dernier, les expressions qui renvoient à cette permanence sont: "ne se sont
pas effacées", "toujours", "sans cesse", et "toujours".
Les personnages que Lalla aime fréquenter sont décrits parfois avec une mise en avant
de la permanence qui les affecte; c'est le cas notamment de Naman qui "va toujours pieds
nus":
Il va toujours pieds nus, vêtu d'un pantalon de toile bleue et d'une chemise
blanche trop grande pour lui qui flotte dans le vent. p83
Et dès qu'elle s'est enfuie de chez sa tante (chapitre treize, première partie), après qu'elle
avait appris qu'Aamma avait l'intention de la faire marier à un homme riche, Lalla s'est dirigée
vers la mer pour voir Naman assis "toujours" à la même place:
…elle marche sur la grande plage, à la recherche du vieux Naman. Elle voudrait
bien qu'il soit là, comme toujours, assis sur une racine du vieux figuier, en train
de réparer ses filets. Elle lui poserait toutes sortes de questions, au sujet de ces
villes d'Espagne aux noms magiques…p194
Quand Naman tombe malade, Lalla note que "son visage est devenu d'un blanc un peu
gris", mais ses yeux ont "toujours" cette couleur de la mer, (page 196).
Quand elle voit le regard d'Es Ser, elle se rend compte qu'il brille comme une lumière
"qui ne peut pas disparaître":
C'est un regard qui vient de l'autre côté des montagnes…qui brille comme une
lumière qui ne peut pas disparaître. p92
Es Ser la regarde "continuellement" dans les collines de pierres (page 95); même chose
dans l'exemple suivant où malgré son départ son regard reste par contre "suspendu":
Et l'ombre de l'Homme Bleu se retire, silencieusement, comme elle était venue,
mais son regard plein de force reste suspendu au-dessus d'elle…p125
Et le regard d'Es Ser est toujours présent jusqu'à la fin du deuxième texte, au chapitre dix
de la deuxième partie:
Lalla sent à nouveau le poids du regard secret sur elle, autour d'elle…p412
Bien que dans l'exemple dernier le nom d'Es Ser ne soit pas évoqué, c'est l'emploi de la
propriété "secret" qui lui réfère, parce que "Es Ser" en arabe veut dire "secret"; dans les
extraits précédents des expressions comme "qui ne peut pas disparaître", "continuellement",
"suspendu" et "à nouveau" sont autant d'indices qui signalent cette permanence tant
recherchée par Lalla .
Quand le Hartani se trouve décrit, c'est la permanence qui est à l'œuvre: ainsi le lecteur
apprend qu'il "est toujours vêtu de sa longue robe de bure", (page 108).
102
Quand elle apprend que sa tante a l'intention de la faire marier à un homme riche, Lalla trouve refuge à la plage.

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Chapitre 7. Le temps.

Durant le mois du jeûne, il:


reste sans manger et sans boire tout le jour, mais cela ne change rien à sa façon
d'être, et son visage reste toujours de la même couleur brûlée. p167
Quand Lalla va sur le plateau de pierres, le lecteur se trouve encore une fois devant la
permanence dans la description du Hartani:
C'est toujours comme cela; quand elle a très envie de le voir, il apparaît dans un
creux, assis sur une pierre, la tête enveloppée dans un linge blanc. p186
, et quand elle s'est disputée avec Zora la patronne qui frappe les petites filles, elle a
l'impression qu'elle avait grandi:
C'est comme si elle était devenue grande tout d'un coup, et que les gens avaient
commencé à la voir…Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment
petite…p190
, tandis que le Hartani "reste toujours comme un enfant", (page 190).
Quand Lalla a décidé de s'enfuir avec le Hartani vers le désert, le lecteur apprend que
ce dernier "a toujours eu cette idée, depuis qu'il est tout petit, il n'a pas cessé d'y penser un
seul instant", (page 212), (cette idée réfère à sa fuite vers le désert).
Et après qu'elle l'a trop attendu, le Hartani apparaît devant elle "vêtu comme tous les
jours de sa robe de bure" (page 213).
Comme nous le remarquons, et dans la majorité des cas, c'est l'adverbe "toujours" qui
sert à suggérer cette permanence dans les derniers extraits.
L'épervier et la mouette blanche que Lalla aime observer tout le temps, véhiculent cette
idée de permanence:
∙ ainsi l'épervier et le Hartani "partagent le silence interminable du ciel, du vent
et du désert" (page 128), et les mouettes font leur drôle "de gémissement
ininterrompu" (page 159), et l'une d'elles, une mouette blanche, "continue à tournoyer
dans le ciel" et Lalla court derrière elle en vain car "elle continue son vol lent", (page
159).
Quand elle s'est échappée de la maison d'Aamma, car l'homme riche est venu une
deuxième fois pour la demander en mariage, Lalla est allée vers les collines de pierres pour
voir Es Ser, le Secret pour qu'il la transforme en oiseau, espérant rejoindre la mouette qui
vole "infatigablement":
C'est lui qui va venir certainement, son regard va aller droit au fond d'elle et lui
donnera la force de combattre l'homme au complet veston, et la mort qui est près
de Naman; la transformera en oiseau, la lancera au milieu de l'espace; alors peut-
être qu'elle pourra enfin rejoindre la grande mouette blanche qui est un prince, et
qui vole infatigablement au-dessus de la mer. p202
Des termes comme "interminable" "ininterrompu" "continue" et "infatigablement"
transmettent cette idée de permanence que Lalla convoite tant.
Quand il pleut la nuit, durant l'été, Lalla aime regarder la belle lumière blanche
du tonnerre qui s'allume "sans arrêt", (page 160); et elle "ne cesse" pas d'écouter les
crépitements de l'eau sur les plaques de tôle, et de penser "aux deux belles fontaines qui
jaillissent de chaque côté du toit", (page 161).

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Et quand elle s'enfuit de chez sa tante, Lalla se réfugie dans les collines de pierres,
et c'est la permanence qui est mise en avant encore: ainsi, "ici, le soleil brûle toujours
plus fort" (page 199); elle retrouve "les traces anciennes, que le vent et le soleil n'ont pu
effacer" (page 200); "ici, il n'y a pas d'herbes, il n'y a pas d'arbres ni d'eau, seulement la
lumière et le vent depuis des siècles (page 200).
"Toujours", "les traces anciennes que le vent et le soleil n'ont pu effacer", et "depuis des
siècles" sont autant d'expressions qui suggèrent cette permanence.
Dans la deuxième partie, cette permanence est toujours présente: ainsi il y a cet
Algérien qui salue "toujours" Lalla, et lui parle "toujours"cérémonieusement, et Lalla l'aime
car il a des yeux comme ceux de Naman:
...un Algérien grand et très maigre, avec un visage dur et de beaux yeux verts
comme ceux de Naman le pêcheur. Lui salue toujours Lalla, en français, et il lui
dit quelques mots gentils; comme il parle toujours cérémonieusement avec sa
voix grave, Lalla lui répond avec un sourire. p292
Lalla aime aussi ces deux frères noirs qui habitent l'hôtel où elle travaille, et qui sont
"toujours" gais (pages 318), et ce vieil homme car il ressemble à Naman, et est "toujours
poli et doux" (page 319).
Quand Lalla devient cover-girl, le photographe "ne cesse pas" de la photographier,
regarde"indéfiniment" son visage (page 348), photographie "sans se lasser" son beau
visage, et prend "toujours davantage de photos" (page 349).
Le lecteur note aussi que des termes comme "immobile", et "assis", ou une
expression comme "sans bouger" se trouvent utilisés fréquemment dans la description des
personnages, et il ne manque pas de les relier avec l'idée de la permanence du temps:
∙ ainsi Lalla est "immobile" (pages 81, 91, 126 et 206), Naman est "assis" (page 105)
comme Lalla (page 85), le Hartani est "assis" et "ne bouge pas" (pages 109 et 191),
il reste "immobile" (pages 110, 167 et 213), Lalla "ne bouge pas" (page 201); même
remarque pour Es Ser qui ne bouge pas, (page 203).
Quand Lalla part retrouver le Hartani dans les collines, les deux "restent immobiles, assis
sur les rochers", (page 112); et le Hartani:
lui a appris à rester ainsi sans bouger, à regarder le ciel, les pierres, les
arbustes...p113
, et Lalla pourrait rester ainsi dans les collines, à côté du Hartani sans bouger jusqu'à la nuit:
Elle est si bien ainsi qu'elle pourrait rester tout le jour, jusqu'à ce que la nuit
emplisse les ravins, sans bouger. p114
Quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla se souvient du Hartani immobile
dans le désert:
De toutes ses forces, elle scrute l'ombre, comme si son regard allait pouvoir
ouvrir à nouveau le ciel, faire resurgir les figures disparues... le Hartani, tel qu'il
était, immobile dans la chaleur du désert...immobile devant elle, comme s'il
attendait la mort...p287
, et remarque que Radicz "reste assis pendant des heures" sans bouger à regarder droit
devant lui", (page 276).
Quand elle va au port, qui lui rappelle le désert: Elle devient comme un morceau
de rocher, couvert de lichen et de mousse, immobile...p294
216

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Chapitre 7. Le temps.

Les dunes du désert qu'elle voit dans son rêve, et qu'elle aime tant, sont comparées à des
vagues "immobiles" (page 97), et l'air dans les collines où elle se réfugie pour échapper à
l'homme riche, est "immobile" (page 200).
À part le fait que le lecteur dispose d'indices sur le type de temps que Lalla cherche,
en l'occurrence le temps permanent:
Lalla aime bien venir chez eux, dans cet endroit plein de lumière blanche, là où le
temps ne passe pas, là où on ne peut pas grandir. p191
, il y a un autre indice, selon nous, qui est encore plus décisif: il s'agit de la présence de
la même idée de permanence:
∙ à l'incipit avec cette lumière qui est toujours présente au bord de la mer:
Ici, il n'y a que cela: la lumière du ciel, aussi loin qu'on regarde. p75
∙ et à l'excipit, avec l'adverbe "toujours":
Ici, il finit toujours par venir quelqu'un, et l'ombre du figuier est bien douce et
fraîche. p423

1.4. Le temps duratif.


Il y a des indices dans le deuxième texte qui orientent le lecteur dans son interprétation que
Lalla est consciente du fait que le temps s'écoule malgré tout, comme quand elle s'est rendu
compte que le visage du Hartani a changé:
C'est terrible, parce que Lalla voudrait bien retenir le temps où le Hartani avait
l'air heureux, son sourire, la lumière qui brillait dans ses yeux. Mais c'est
impossible. Tout d'un coup le Hartani s'en va, comme un animal. p135
Ou quand elle s'est aperçue qu'elle a grandi, après sa dispute avec Zora, la patronne de
l'atelier de tapis:
Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle
venait juste d'arriver...p190
C'est pourquoi Lalla préfère voir l'instant s'étirer et durer -à défaut de se maintenir figé-
d'où l'idée que voir le temps se prolonger est, en quelque sorte, une solution contre son
irrémédiable passage.
En effet, dans l'exemple qui suit, Lalla aime le bruit de l'air, car il est "plus long et plus
lent" que le bruit de la mer:
C'est bien, l'après-midi, sur le plateau de pierres…on n'entend plus que le bruit
de l'air qui siffle sur la terre, entre les broussailles. Ça fait un bruit comme la mer,
mais plus lent et plus long. p138
Même remarque dans l'extrait suivant:
Quand le soir vient, comme cela, sur la plage, tandis qu'on entend la voix grave
du vieux Naman, c'est un peu comme si le temps n'existait plus, ou comme s'il
était revenu en arrière, à un autre temps, très long et doux, et Lalla aimerait
bien que l'histoire de Naman ne finisse jamais, même si elle devait durer des
jours et des nuits, et qu'elle et les autres enfants s'endormaient, et quand ils se
réveilleraient, ils seraient encore là à écouter la voix de Naman. p148

217

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

, où "long" est l'une des propriétés se rattachant au temps, alors que "doux", démontre que
le temps qui dure et se prolonge, est ce temps tant convoité par Lalla.
Dans l'exemple suivant, l'homme riche revient dans la maison d'Aamma dans l'espoir
d'épouser Lalla, mais cette dernière s'échappe:
L'homme se trompe sur son regard, il fait un pas vers elle, en tendant les
cadeaux. Mais Lalla bondit aussi vite qu'elle peut, elle s'en va en courant, sans
se retourner, jusqu'à ce qu'elle sente sous ses pieds le sable du sentier qui mène
vers les collines de pierres… Chaque fois que Lalla arrive dans ce pays, elle
sent qu'elle n'appartient plus au même monde, comme si le temps et l'espace
devenaient plus grands, comme si la lumière ardente du ciel entrait dans ses
poumons et les dilatait, et que tout son corps devenait semblable à celui d'une
géante, qui vivrait très longuement, très lentement. p199
, et se réfugie dans les collines de pierres où elle sent son corps devenir comme celui d'une
géante, "qui vivrait très longuement, très lentement".
Au chapitre onze (première partie), "Lalla aime bien jeûner", car elle s'aperçoit que le
temps s'étire:
Ce qui est long, et lent, ce qui fait vibrer l'impatience dans le corps des hommes
et des femmes, c'est le jeûne... Lalla aime bien jeûner pourtant, parce que, quand
on ne mange pas et qu'on ne boit pas pendant des heures, et des jours, c'est
comme si on lavait l'intérieur de son corps. Les heures paraissent plus longues,
et plus pleines, car on fait attention à la moindre chose… Même les jours sont
plus longs, c'est difficile à expliquer, mais depuis le moment du lever jusqu'au
crépuscule, on dirait parfois qu'il s'est passé un mois tout entier…pp166-167
Dans le dernier exemple, cette impression d'un temps qui s'étire est forte, et est relayée au
niveau de la figure de style par la répétition de la propriété "long" qui insiste sur l'idée que
Lalla est convaincue que le temps s'allonge durant ce mois: "ce qui est long", "les heures
paraissent plus longues" et "même les jours sont plus longs".
Quand elle se trouve avec le Hartani dans les collines, Lalla se sent "si bien" puisqu'un
bref instant semble être "si long":
Elle est si bien ainsi qu'elle pourrait rester tout le jour... Cela dure un bref instant,
mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise le vertige. p114
Quand elle a passé toute une journée dans le plateau de pierres avec Es Ser, Lalla a eu
l'impression que cette journée s'est allongée en des jours et des mois:
La journée a été si longue, là-haut, sur le plateau de pierres, que Lalla a
l'impression d'être partie depuis des jours, des mois peut-être…Tout d'un coup,
elle pense qu'il y a peut-être réellement des mois qui ont passé, là-haut sur le
plateau de pierres, et qui n'ont semblé qu'une seule et longue journée. p207
Comme nous venons de le voir dans les exemples précédents, c'est l'expérience du temps
telle que vécue par Lalla qui est mise en évidence: en effet, le lecteur interprète que "l'objet
103
de valeur " recherché par ce personnage est ce temps qui se prolonge et s'étire.
Il y a d'autres indices encore qui orientent le lecteur dans son interprétation que Lalla
cherche ce temps qui se prolonge; comme l'emploi régulier des adverbes "lentement" et
"longuement", et de l'adjectif "lent": aussi, Lalla aime les scolopendres "lentes" (page 77);
103
"Objet de valeur" en référence à la sémiotique de A. J. Greimas.

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Chapitre 7. Le temps.

elle aime Naman, et elle l'attend "longtemps" (page 83); et elle aime l'avion qui avance
"lentement", et reste "longtemps" à le regarder (pages 86 et 87).
Dans son rêve lié au désert qu'elle aime tant, elle voit des dunes qui bougent
"lentement" (page 97), même chose au chapitre treize de la première partie où elle rêve du
désert avec les "lentes" vagues des dunes (page 203), et le vent "lent" (page 204).
Elle demande à Naman de lui épeler "lentement" les noms des villes des histoires qu'il
raconte (page 102), et pense "longtemps" à ces beaux noms (page 104).
Quand elle rentre à la Cité, elle le fait sans "se presser" et "lentement", car elle sait
qu'elle aura du travail à faire, (page 85).
Le point noir -c'est-à-dire l'épervier- glisse "lentement", et Lalla le regarde
longtemps, le cœur battant. Elle n'a jamais rien vu d'aussi beau que cet oiseau.
p127
, et continue à regarder "les cercles lents" faits par le point noir dans le ciel (page 128);
elle a tellement admiré cet oiseau qu'elle rêve qu'avec le Hartani, "lentement" ils tracent de
grands cercles (page 128).
Les personnages que Lalla aime n'échappent pas non plus à cette "lenteur":
∙ ainsi la voix de l'Homme Bleu qu'elle aime rencontrer est "lente" (page 124); et quand
elle accompagne le Hartani dans les collines, le garçon s'assoit "lentement" sur les
pierres (page 127).
Quand le Hartani pose ses mains sur les tempes de Lalla, et reste un "long moment" ainsi,
elle sent une "impression étrange qui la remplit de bonheur" (page 132).
Naman a une façon particulière de dire "lentement" mlaaoune (page 147), et quand il
termine de peindre son bateau, il s'en va en marchant "lentement" (page 151).
Pour ce qui concerne le non-humain (animaux, la mer...), le lecteur observe la même
chose: ainsi les mouettes passent "lentement" (page 158), et au milieu du vol:
il y a une mouette que Lalla connaît bien, parce qu'elle est toute blanche...Elle
passe lentement au-dessus de Lalla, ramant lentement contre le vent...p158
Lalla aime l'eau:
Ce qui est bien, quand l'eau est tombée du ciel comme cela pendant des jours
et des nuits, c'est qu'on peut aller prendre des bains d'eau chaude, dans
l'établissement de bains...p161
, et "quand elle glisse dans le fond de la baignoire...elle reste un long moment, comme cela
sans bouger" (page 164).
Lalla aime le bruit de la mer qui est "lent":
Il y a le bruit lent de la mer qui racle le sable de la plage, et c'est bien de
l'entendre sans la voir...p182
, et aime regarder les feux d'herbe qui brûlent "longtemps", (page 142).
Il semble que les collines est un espace où Lalla aime y être "conjointe", car
c'est là qu'elle sent qu'elle devient comme une géante qui "vivrait très longuement, très
lentement" (page 199), et quand elle s'y réfugie, après que l'homme riche est venu une
deuxième fois pour la demander en mariage:

219

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ elle marche "longtemps" dans le plateau "sans presser" (page 199); elle monte
"lentement" (page 200), et "marche lentement" (page 201), la musique que chantait
sa mère dure "longtemps" (page 205), et enfin elle redescend "lentement" de ces
collines (page 206)
Dans la deuxième partie, cette idée d'un temps qui passe "lentement" et "longuement" se
poursuit, en effet:
∙ Lalla remarque que Radicz reste "pendant des heures" à regarder droit devant lui
(page 276) et Lalla l'aime, car il rit "longtemps" (page 277).
Quand elle termine son travail à l'hôtel, Lalla se dirige vers le port qui lui rappelle le désert
qu'elle aime tant, et elle marche "lentement", (page 294):
Ici, tout d'un coup, c'est le silence, comme si elle était vraiment arrivée dans le
désert...Lalla sent le soleil la pénétrer, l'emplir peu à peu, chasser tout ce qu'il y a
de noir et de triste au fond d'elle. p294
, puis elle suit les cargos qui glissent "lentement" (page 295), et enfin elle contemple les
mouettes qui passent "lentement" (page 298).
Toujours à Marseille, Lalla se souvient du Hartani aux "gestes lents et longs comme la
démarche des antilopes" (page 311).
Quand elle rentre à la Cité (chapitre dix, deuxième partie), elle marche
"lentement" (page 413), elle perçoit le regard "long" d'Es Ser (page 414), elle regarde
"longuement" le figuier (page 416); et avant qu'elle accouche, elle gémit selon le rythme
"lent" de la mer (page 418).
Ce qui attire l'attention dans la deuxième partie du deuxième texte de Désert, c'est que
contrairement à ce que fait Lalla qui marche ou s'assoit, les habitants de Marseille, eux, se
hâtent et marchent "vite" comme dans les exemples qui suivent:
Il y a aussi quelque chose que Lalla aime bien faire: elle va s'asseoirsur les
marches des grands escaliers, devant la gare... Il y a ceux qui s'en vont, qui se
hâtent...p271
Il y a des hommes aux lunettes qui miroitent, qui se hâtent à grandes enjambées... Lalla
marche sur le trottoir, elle voit tout cela...p293
Elle traverse la place de Lenche, où les hommes se pressent autour des portes
des bars...p306
Les exemples qui montrent des hommes qui se pressent et se hâtent, sont nombreux dans la
deuxième partie du deuxième texte, comme dans les pages 275, 292, 309, 312, 354...; mais
il est inutile de les évoquer tous, en effet nous avons voulu démontrer que contrairement à
Lalla qui recherche le temps qui passe lentement et longuement, les habitants de Marseille
eux se hâtent et marchent vite.

1.4.1. L'itérativité.
Nous pensons que ce désir d'un temps qui s'étire sans pour autant qu'il y ait passage rapide,
est relayé au niveau des indices linguistiques par la profusion d'expressions traduisant
l'idée de l'itérativité. Mais avant de commencer par procéder à l'analyse de ce phénomène
temporel dans le deuxième texte, nous introduisons cette citation de G. Genette à propos
du récit itératif:

220

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Chapitre 7. Le temps.

Ce type de récit, où une seule émission narrative assume ensemble plusieurs


occurrences du même évènement (c'est-à-dire encore une fois, plusieurs
évènements considérés dans leur seule analogie), nous le nommerons récit
itératif. (G. Genette; 1972: 148)
G. Genette emploie la formule suivante pour ce genre de récit: "raconter une seule fois (ou
plutôt: en une seule fois) ce qui s'est passé n fois (1R/nH)", (Ibid. : 147)
À présent, nous procédons à l'analyse de ce phénomène dans le deuxième texte, et
cela en cherchant tout ce qui renvoie à l'idée de l'itérativité dans le deuxième texte de Désert.
Tout d'abord le lecteur ne manque pas de noter "la mise en relief" ou "l'amplification"
au niveau de l'emploi d'expressions relevant de cette itérativité.
Première partie, "le Bonheur":
∙ chapitre premier:
– quelquefois: pages 75, 77, 78, 80, 83, 86, 87, 89, 93.
– chaque fois: pages 76, 82, 87, 92.
– de temps en temps: pages 77, 82.
– de temps à autre: pages 77, 80.
– parfois: pages 78, 79, 90, 91.
– tantôt…tantôt: page 79.
– souvent: pages 79, 85, 90.
– certains jours: page 81.
– certains matins: page 86.
– chaque matin: page 92.
– tous les matins: page 85.
– à nouveau: page 81.
∙ -chapitre trois:
– quelquefois: page 100: deux fois; page 102.
– parfois: pages 101, 104.
– certains jours: pages 103, 105.
– encore une fois: page 104.
– souvent: pages 100, 102.
– à chaque fois: page: 104.
– encore: page 104.
∙ chapitre sept:
– quelquefois: pages 127; 129: deux fois; 131: deux fois; 133; 134; 136:
deux fois; 137 deux fois.
– parfois: pages 127, 138.
– deux ou trois fois: page 137.
– de temps à autre: page 134.
– de temps en temps: page 137
221

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

– certains jours: page 135.


– chaque fois: page 136.
– souvent: page 135.
∙ chapitre onze:
– quelquefois: pages 166, 169, 172.
– parfois: pages 167, 169.
– de temps en temps: pages 168, 173, 174.
– encore: pages 171, 172, 182.
– chaque matin: page 171.
– de temps à autre: page 172.
Deuxième partie, "la vie chez les esclaves":
∙ chapitre premier:
– quelquefois: pages 260, 266, 272.
– de temps en temps: pages 261, 273.
– chaque minute: page 264.
– chaque matin: page 264.
– chaque jour: page 269.
– parfois: page 268.
– certains jours: page 270.
– souvent: page 272.
– encore: page 263.
– tantôt...tantôt: page 266.
∙ chapitre deux:
– souvent: page 276.
– parfois: pages 276, 279.
– des jours...d'autres jours: page 276.
– la plupart du temps: page 277.
– quelquefois: pages 277, 279.
– de nouveau: page 281.
∙ chapitre quatre:
– quelquefois: pages 290; 291: deux fois; 295.
– parfois: pages 291, 294.
– de temps en temps: pages 294, 295.
– souvent: pages 290, 295.
– chaque jour: page 289.
– chaque matin: page 291.
– certains jours: page 295.
– chaque fois: page 296.

222

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Chapitre 7. Le temps.

– à nouveau: page 297.


– tantôt...tantôt: page 294.
– encore: page 293.
∙ chapitre cinq:
– encore une fois: pages 299, 301.
– de nouveau: pages 300, 310.
– encore: pages 300, 303, 304, 309, 310.
– parfois: pages 301, 302.
– certains jours: page 301.
– chaque soir: deux fois: page 302.
– plusieurs fois: page 307.
– tous les soirs: page 307.
∙ chapitre dix:
– quelquefois: pages 409, 413.
– de temps en temps: pages 409, 414.
– encore: pages 412, 418.
– à nouveau: pages 412, 415, 417, 418.
– plusieurs fois: page 412.
– parfois: pages 417, 418, 421.
Le lecteur ne peut omettre de relever que les expressions introduisant l'idée de l'itérativité
sont nombreuses, et cela à travers les différents chapitres choisis pour étayer notre
hypothèse: en effet nous estimons que l'itérativité rejoint l'idée de durée tant recherchée par
Lalla, et que nous avons examinée dans la partie appelée "le temps duratif".

Conclusion.
Nous avons vu dans les dernières parties qu'un certain type de temps est recherché par les
personnages, et plus spécialement par Lalla; ce temps est:
∙ le temps du commencement;
∙ le temps lointain;
∙ le temps permanent;
∙ et le temps duratif qui se trouve lié aussi à l'itérativité à travers les multiples
expressions que nous avons examinées.
Pour ce qui concerne "le temps du commencement", nous avons vu que son importance
résulte de la possibilité de disposer d'autres "étapes d'une vie" avec la naissance de l'enfant
de Lalla à la fin du deuxième texte de Désert: en effet comme nous l'avons constaté dans la
partie appelée "les chroniques d'une vie", les chroniques racontent la vie d'un personnage,
et rien n'empêche de disposer d'autres "chroniques", et donc d'un autre livre, après cette
naissance.
Les personnages regrettent "le temps lointain", parce qu'il est synonyme d'irréversibilité,
mais les chansons et les histoires permettent de le revivre intensément au niveau de la
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

passion: c'est le cas de Lalla qui, d'abord, n'arrive pas à se souvenir des mots de la chanson
de sa mère, mais quand elle demande à sa tante Aamma de la lui fredonner, elle pleure.
Le "temps permanent", tant recherché, est impossible, parce que son passage est
irrémédiable, c'est pourquoi Lalla se réfugie dans les collines, et les plateaux là où le temps
certes passe, mais "lentement" et "longuement"; c'est ce que nous a motivé à consacrer
une partie appelée le "temps duratif".
Enfin, avec la profusion dans l'emploi d'expressions de type itératif, nous estimons que
dans l'itérativité, il y a une certaine idée "durativité" d'où le lien que nous avons établi entre
ces deux parties.
Nous pensons que toutes ces expériences vécues par les personnages (et surtout par
Lalla) ont pour but:
∙ de s'interroger d'abord sur la problématique du temps qui a retenu l'attention de tant
de philosophes et de d'écrivains qui n'ont pas cessé depuis l'Antiquité de réfléchir sur
une catégorie difficilement appréhensible;
∙ comme nous l'avons vu plus haut avec P. Ricœur, le temps figuré dans le texte
narratif permet, plus ou moins partiellement, de résoudre les apories temporelles
auxquelles se sont heurtées maintes théories philosophiques;
∙ enfin, étant donné que tout texte est produit dans le but d'être lu, toutes ces
expériences du temps vécues par les personnages permettent au lecteur de méditer
sur son temps.

1.5. Le changement.
Comme pour le temps lointain, ou le temps duratif, Lalla vit le temps dans son changement;
ainsi elle est bien consciente que ce temps passe, surtout quand elle s'est rendu compte
qu'elle a grandi:
Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment petite, quand elle
venait juste d'arriver à la Cité. p190
Ce fragment constitue à notre sens un exemple-type du temps vécu dans son caractère
changeant par Lalla. Il permet aussi d'introduire ce que nous proposons d'appeler le
changement lié au temps.
L'exemple suivant démontre que Lalla refuse le temps qui s'écoule, car il est synonyme
de changement, témoignant aussi son état passionnel: "ce sont ces mots-là…qui lui font
mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas revenir ":
"Oummi! Oummi!" C'est cela qu'elle crie, elle entend clairement sa voix
maintenant, sa voix déchirée...Mais ce sont ces mots-là qu'elle entend, à l'autre
bout du temps, et qui lui font mal, parce qu'ils signifient qu'Oummi ne va pas
revenir. p155
L'exemple qui suit:
Lalla pense au premier voyage, vers Marseille quand tout était encore neuf,
les rues, les maisons, les hommes…Elle pense à Radicz le mendiant, au
photographe, aux journalistes, à tous ceux qui sont devenus comme des ombres.
p411
, illustre de façon claire qu'un changement s'est produit avec l'opposition entre "neuf" et
"ombre": il faut insister aussi sur le rôle important des temps verbaux qui matérialisent ce
224

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Chapitre 7. Le temps.

changement avec l'imparfait dans "était neuf" et le passé composé avec "sont devenus des
ombres".
À titre d'exemples, nous citons pêle-mêle, comme relevant essentiellement du
changement temporel:
Lalla ne retrouve pas la carcasse de métal rouillé au dernier chapitre de la dernière
partie (page 415) qu'elle a vue au chapitre premier de la première partie (page 76).
Naman est focalisé par Lalla, page 83, sans le moindre indice sur sa vieillesse, mais
au chapitre trois (première partie, page 102), le lecteur apprend que "le vieux Naman est
trop vieux".
Au chapitre dix de la première partie (page 161), Lalla se voit comme devenue trop
vieille pour faire comme les autres enfants, qui courent nus dans la rue tandis qu'il pleut.
Au chapitre douze (première partie, page 186), un changement s'est opéré, puisque
l'argent a manqué dans la maison d'Aamma, et la tante emmène Lalla travailler dans un
atelier.
Au même chapitre (page 190), le lecteur apprend que Lalla regrette que les choses
aient changé pour elle, après sa dispute avec Zora:
C'est comme si elle était devenue grande tout d'un coup, et que les gens avaient
commencé à la voir…Elle regrette un peu, parfois, le temps où elle était vraiment
petite…p190
Après qu'elle a appris qu'un homme est venu la demander en mariage (chapitre treize,
première partie), un bouleversement s'est opéré dans la vie de Lalla, qui pense que
"aujourd'hui, plus rien n'est pareil", (page 194).
Quand elle fuit la maison d'Aamma qui exige qu'elle se marie à un homme riche, Lalla
constate que Naman n'est pas dans la plage, comme auparavant, quand il racontait pendant
des heures des histoires qu'elle aime bien écouter, (page 194).
Elle constate aussi que la radio et les boîtes de conserve offertes par l'homme riche
ont été respectivement démolie et mangées, ce qui est un autre changement (page 195);
enfin Naman, qui est tombé malade à cause du vent de malheur qui a soufflé sur la Cité,
connaît la mort: cette dernière est un signe de changement, en tant que passage de la vie
à la non-vie (page 211).
Quand Lalla et Aamma se rencontrent à Marseille, Lalla note que sa tante "a beaucoup
vieilli en quelques mois", (page 265).
De même que Lalla elle-même s'est transformée à Marseille:
…Lalla s'est transformée. Elle a coupé ses cheveux court, ils sont ternes,
presque gris. p268
Le changement que connaît Lalla la touche aussi physiquement, et le lecteur apprend qu'elle
est devenue enceinte, (page 288).
Lalla a connu du changement au niveau de son travail: en effet, une première fois elle
est devenue femme de ménage, puis met fin à ce métier; après elle devient cover-girl, et
met aussi un terme à cette carrière.
Le vieux soldat oranais qui s'est battu contre les Allemands, les Turcs et les Serbes
(page 302), tout comme M. Ceresola, sont des figures du temps qui est passé et de la mort
qui s'approche:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ Ibrahim, le vieux soldat oranais:


Mais est-ce qu'il ne va pas mourir, lui aussi, pris au piège de sa maison lépreuse
où l'escalier manque de le faire tomber à chaque marche, où les murs pèsent sur
sa poitrine maigre comme un manteau mouillé ? p302
∙ M. Ceresola:
C'est un Italien, pas très grand, mais vieux et maigre, et qui marche difficilement
à cause de ses rhumatismes. Il est toujours habillé d'un complet-veston noir,
qui doit être bien vieux aussi, parce que l'étoffe est usée jusqu'à la trame, aux
coudes, aux genoux. Avec ça, il a de vieilles chaussures de cuir noir,…et de
drôles de lunettes en écaille de tortue, raccommodées avec du sparadrap et de la
ficelle. p323
À côté de la vieillesse de M. Ceresola: "vieux et maigre", il y a d'autres indices qui renvoient
au temps qui s'est écoulé:
∙ son complet-veston: bien vieux, et dont l'étoffe est usée jusqu'à la trame, aux coudes,
aux genoux.
∙ ses chaussures:vieilles.
∙ ses lunettes: raccommodées avec du sparadrap et de la ficelle.
Le lecteur comprend alors que le temps a fait son œuvre, et fini par rattraper M. Ceresola
avec sa mort, (page 325).
Au chapitre sept (deuxième partie: page 330) Lalla avait du mal à reconnaître Radicz
qui a changé avec son "visage fatigué et anxieux".
Il semble que seule la parole -à travers les histoires, la chanson de la mère de Lalla,
et la chanson "méditerranée" que fredonne Lalla- résiste à l'usure du temps comme nous
l'avons vu plus haut dans la partie appelée "le temps lointain".

1.6. Le temps vécu dans son opposition.


Les oppositions temporelles qui vont être examinées ici sont à interpréter par le lecteur
comme du temps vécu dans son caractère paradoxal par Lalla.
Ainsi, parfois le lecteur trouve une opposition à la même page:
Mais Lalla ne trouve pas le vieux pêcheur. Il n'y a que la mouette blanche qui
vole lentement, face au vent, qui fait des virages au-dessus de sa tête. Lalla crie:
"Ohé ! Ohé ! Prince !" L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus
de Lalla, puis il s'en va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve.
pp194-195
À l'adverbe lentement dans "il vole lentement", s'oppose l'adverbe vite dans "il s'en va très
vite".
Dans l'exemple qui suit:
Pourtant, chaque fois qu'elle marche ici, il y a quelque chose de nouveau.
Aujourd'hui, c'est le bourdon doré qui l'a conduite très loin… p76
, le lecteur note qu'à "chaque fois que" -un subordonnant exprimant l'itérativité- s'oppose
l'adverbe de type singulatif "aujourd'hui".
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Chapitre 7. Le temps.

Dans le fragment qui suit, une contradiction ne manque pas d'attirer l'attention du
lecteur, et elle concerne toujours le temps: en effet d'une part Lalla "ne se souvient plus du
temps où elle est arrivée…", mais quelques lignes après il lit qu"elle se souvient du jour où
elle est arrivée à la Cité pour la première fois":
C'est ici que Lalla est venue habiter, quand sa mère est morte, il y a si longtemps
qu'elle ne se souvient plus très bien du temps où elle est arrivée… Chaque fois
que Lalla revient des dunes et qu'elle voit les toits de tôle ondulée et de papier
goudronné, son cœur se serre et elle se souvient du jour où elle est arrivée à la
Cité pour la première fois. p87
Même processus dans l'exemple qui suit:
La nuit, la lune apparaît au bord des collines de pierres, toute ronde, dilatée.
Alors Aamma sert la soupe de pois chiches et le pain, et tout le monde mange
vite; même Selim, le mari d'Aamma, celui qu'on appelle le Soussi, se hâte de
manger… Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu
fébrilement, mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler
le silence du jeûne. Quand on jeûne, c'est comme cela, on jeûne aussi avec les
mots et avec toute la tête. Et on marche lentement, en traînant un peu les pieds…
p168
S'il n'y pas de règle stricte pour ce qui concerne la façon avec laquelle on doit manger après
le jeûne: "tout le monde mange vite", par contre, on marche "lentement" durant tout le mois
du jeûne.
Dans l'exemple qui suit, au verbe "ils ralentissent", s'oppose le verbe "s'en vont"
accompagné de l'adverbe "vite":
Les gens passent devant elle sans s'arrêter. Ils ralentissent un peu, comme s'ils
allaient venir vers elle, mais quand Lalla relève la tête, il y a tant de souffrance
dans ses yeux qu'ils s'en vont vite, parce que ça leur fait peur. p300
Même remarque dans les deux exemples suivants, où Radicz note que d'abord la lumière
arrive "lentement", puis elle grandit "vite":
La lumière arrive lentement, dans le ciel d'abord, puis sur le haut des
immeubles…p387 La lumière grandit vite dans le parc, autour des immeubles.
p389
Au chapitre six (deuxième partie) le lecteur remarque qu'il y a développement dans le
fragment qui suit, d'un portrait en opposition entre le jeune noir Daniel qui habite l'hôtel où
Lalla travaille, et d'autre part le vieil homme malade: le lecteur y voit dans ces deux portraits
successifs, une opposition qui renvoie le lecteur à la notion du temps avec, d'une part, la
jeunesse, et d'autre part la vieillesse:
Celui que Lalla aime bien, c'est un jeune Noir africain qui habite avec son frère
dans la petite chambre du deuxième étage… Il y aussi un vieil homme qui vit
dans une chambre très petite, à l'autre bout du couloir. pp318-319
Les fragments qui suivent démontrent encore que Lalla "appréhende" le temps dans son
caractère oppositif:
Les jours sont tous les jours les mêmes, ici, dans la Cité, et parfois on n'est
pas bien sûr du jour qu'on est en train de vivre. C'est un temps déjà ancien, et
c'est comme s'il n'y avait rien d'écrit, rien de sûr. Personne d'ailleurs ne pense

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

vraiment à cela, ici, personne ne se demande vraiment qui il est. Mais Lalla
y pense souvent… Pourtant, dans un sens, les heures ne sont jamais toutes
pareilles, comme les mots que dit Aamma…p115
Dans ce dernier exemple, l'opposition se trouve mise en avant à travers "pourtant", qui
introduit "lesheures ne sont jamais toutes pareilles", et que le lecteur ne trouve pas de
difficulté à opposer à "les jours sonttous les jours les mêmes".
Même idée dans l'exemple qui suit, où le Hartani part parfois au sud, pendant plusieurs
jours, mais pour Lalla, c'est "comme s'il n'était parti que quelques instants":
Quand il part, c'est vers le sud qu'il va, dans la direction du désert…Il s'en va
plusieurs jours comme cela…Puis il revient un matin…comme s'il n'était parti que
quelques instants. p113
Dans l'exemple qui suit, c'est le contraire qui se produit, puisque "un bref instant" paraît si
"long":
Elle sent le mouvement lent de la respiration du berger, elle est si près de lui
qu'elle voit avec ses yeux, qu'elle sent avec sa peau. Cela dure un bref instant,
mais il semble si long qu'elle en oublie tout le reste, prise par le vertige. p114
Ce qu'il faut noter dans ces exemples, c'est que Lalla détient un savoir sur ce temps, et est
consciente du fait que ce temps est régi par deux pôles paradoxaux: "mais Lalla y pense
souvent" dans l'exemple de la page 115, et "cela dure un bref instant, mais il semble si long
qu'elle en oublie tout le reste" dans celui de la page 114.
Pour Lalla les guêpes volent "lourdement", tandis que les mouches volent "vite" (page
100); les fils d'Aamma mangent "vite" (page 101), alors que Naman le fait "lentement" (page
102).
Dans l'exemple qui suit, d'une part, le lecteur apprend que le Hartani ne bouge pas, et
est debout, mais juste après il apprend qu'il bondit:
Il est simplement assis sur une grosse pierre...il ne bouge pas... Puis tout d'un
coup, il bondit en arrière, il se met à courir...p109
L'épervier que Lalla observe est d'abord "immobile", mais après il glisse "lentement" (page
127).
Le Hartani reste "un long moment", les mains posées sur les tempes de Lalla (page
132), fait naître des images avec ses mains "pendant longtemps" (page 133), mais aussi
Lalla "ne reste jamais très longtemps avec le Hartani", car il y a toujours un moment où son
visage change (page 135).
Si le lecteur lit que "le soleil décline vite" (page 144), il lit aussi quelques lignes après
que "le soir descend lentement" (page 146).
Quand Lalla rencontre l'homme riche, venu une deuxième fois pour la demander en
mariage, elle "bondit aussi vite" et "marche le plus vite qu'elle peut" (page 199), mais
quand elle se trouve dans les collines où elle se réfugie, elle monte le long du lit "sans se
presser" (page 199), et "lentement, elle monte vers le plateau de pierres" (page 200).
Le lecteur note que l'opposition temporelle se poursuit dans la deuxième partie, et à
notre sens deux chapitres, plus particulièrement, mettent en avant le caractère paradoxal
du temps: il s'agit des chapitres neuf et dix:
Le chapitre neuf:

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Chapitre 7. Le temps.

Ce chapitre est plein de ces contradictions qui caractérisent le temps; en effet, dès le
début de ce chapitre, le lecteur apprend que Radicz avance "sans hâte" (page 386), mais
quelques lignes après et avec la montée du jour, le lecteur a ceci: "la hâte maintenant efface
un peu l'angoisse", toujours pour ce qui concerne le même personnage (page 391).
Radicz regarde "un long moment" la mer, mais juste après "il s'est souvenu qu'il n'avait
plus beaucoup de temps devant lui" (page 387).
Si à la page 387, le lecteur apprend que la "lumière arrive lentement", quelques pages
après, il note que "la lumière grandit vite" (page 389).
Radicz "s'arrête" pour écouter les oiseaux (page 388), mais quand la lumière
commence à grandir, Radicz "doit faire de grands efforts pour ne pas s'arrêter" (page 389).
Le lecteur lit cela aussi, où "ralentir" s'oppose "à battre plus vite":
Cela fait un frisson sur sa peau, et le jeune garçon sent son cœur ralentir, puis
battre plus vite...p389.
Si au début Radicz marche "lentement" (page 387), et avance "lentement" (page 389), à la
fin par contre, il se met "à courir" (page 394), et "ses jambes courent" (page 394).
Le chapitre dix:
Ce chapitre aussi est plein de ces oppositions qui concernent le changement lié au
temps: ainsi quand elle commence à marcher dans la Cité, Lalla reconnaît la bâtisse des
bains publics (page 413), mais en avançant un peu elle ne reconnaît plus les maisons ce
qui démontre qu'il y a eu un changement (page 413); quand elle se dirige vers les dunes,
elle note que "là, rien n'a changé", et elle reconnaît "tous les creux, tous les sentiers, ceux
qui mènent aux collines..."(page 414), mais "la vieille carcasse qui sortait ses griffes et ses
cornes" que le lecteur a rencontrée au début du chapitre premier de la première partie (page
76) a disparu (page 415); si Naman n'est plus là, car il est mort, par contre le figuier est
toujours là:
Des hommes sont morts, des maisons se sont écroulées, dans un nuage de
poussière et de cafards. Et pourtant, sur la plage, près du figuier, là où venait
le vieux Naman, c'est comme si rien ne s'était passé. C'est comme si la jeune
femme n'avait pas cessé de dormir. p416

1.7. Le temps social.


Ce type de temps est lié dans notre perspective à tout ce qui évoque l'institution; c'est par
exemple celui du travail:
∙ quand vers midi, Lalla se doit d'aller chercher l'eau, laver le linge, chercher les
"brindilles pour le feu, et moudre le blé pour faire de la farine", (page 85);
∙ quand les hommes de la Cité vont dans les champs pour y travailler le matin, (page
92);
∙ quand Lalla et les petites filles travaillent dans l'atelier de Zora, (page 187).
∙ et quand Lalla doit commencer tôt le matin pour nettoyer les chambres à l'hôtel, (page
289).
Dans l'exemple suivant:
Il y a une sorte de brume, du côté de l'ouest, là où les grandes cheminées des
réservoirs ont sans doute commencé à cracher leurs fumées empoisonnées.
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre. Bientôt, les
hommes et les femmes vont ouvrir leurs volets et leurs portes… ils vont marcher
dans les rues de la ville, et mettre en marche les moteurs de leurs autos et de
leurs camions, et rouler en regardant tout avec leurs yeux méchants. C'est pour
cela qu'il y a ce regard, cette menace. Radicz n'aime pas le jour. Il n'aime que la
nuit, et l'aurore, quand tout est silencieux, inhabité, quand il n'y a plus que les
chauves-souris et les chats errants. p390
, le temps social se trouve associé, pour Radicz, à la reprise de l'activité humaine avec les
cheminées qui commencent à dégager de la fumée, les hommes et les femmes qui "vont
ouvrir leurs portes", et "mettre en marche les moteurs de leurs autos et de leurs camions":
Radicz "n'aime pas le jour" parce qu'il est synonyme de la reprise de tout ce qui renvoie au
social: "Radicz voit tout cela, tout ce qui arrive, et son cœur se serre".
Nous pensons que le meilleur exemple qui puisse éclairer le lecteur dans son
interprétation que Lalla n'accepte pas ce temps (Radicz non plus pour l'exemple vu plus
haut), est celui tiré du chapitre premier de la première partie:
Quand le soleil est bien haut dans le ciel sans nuage, Lalla retourne vers la Cité,
sans se presser, parce qu'elle sait qu'elle va avoir du travail en arrivant. Il faut
aller chercher de l'eau à la fontaine, en portant un vieux bidon rouillé en équilibre
sur la tête, puis il faut aller laver le linge à la rivière -mais ça, c'est plutôt bien,
parce qu'on peut bavarder avec les autres…p85
Dans cet exemple, deux indices orientent vers l'interprétation que nous venons d'avancer,
en l'occurrence que le temps social est mal accepté:
∙ Lalla retourne "sans se presser" car elle sait qu'elle va avoir du travail en rentrant à
la Cité: en effet, le travail est une institution réglée par plusieurs normes, puisque dès
que le soleil est haut dans le ciel, on rentre à la Cité pour travailler.
∙ la présence de la modalité déontique dans "il faut aller chercher", et que Lalla accepte
contre son gré, parce qu'elle remet en cause sa liberté.
Ce temps social est lié à ce qu'on ne doit pas faire non plus durant tout le mois de jeûne (le
"jeûne" est lié à une autre institution qui a ses propres règles): en effet tout le monde s'arrête
de travailler, d'aller à l'école, de boire et de manger, et cela du lever jusqu'au coucher du
soleil; et quand Lalla voudrait parler, elle se souvient qu'on ne doit pas troubler le silence
du jeûne:
Lalla voudrait bien parler, elle aurait des tas de choses à dire, un peu fébrilement,
mais elle sait que ça n'est pas possible, car il ne faut pas troubler le silence du
jeûne. p168
La modalité déontique est présente à travers "il ne faut pas troubler le silence du jeûne", et
est liée au temps social qui régit tout comportement.
C'est ce temps aussi qui impose à Lalla de se marier à un certain moment de sa vie:
"Tu ne peux pas m'obliger à épouser cet homme" dit Lalla. p193
; le mariage est une autre institution qui se caractérise par la présence de la modalité
déontique, et Lalla le refuse.
Pour résumer, le temps social vécu par les personnages, est refusé:
∙ par Radicz, car il est lié à l'activité humaine du travail, une activité par définition
sociale: exemple de la (page 390).
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Chapitre 7. Le temps.

∙ et par Lalla, car il prescrit et ordonne certaines normes à observer, ce qui va à


l'encontre de sa volonté individuelle:
∙ mais si dans certains cas elle accepte ce temps social tant bien que mal en allant
chercher les brindilles (exemple de la page 85), ou en acceptant de ne pas parler
quand on mange comme le prescrit la société (exemple de la page 168);
∙ dans d'autres cas elle refuse ce temps social: c'est quand par exemple elle n'obéit
pas à sa tante Aamma qui lui propose de se marier, car pour la société dans laquelle
elle vit elle est en âge de se marier, (exemple de la page 193).
Il y a un temps qui se trouve à l'opposé du temps social: c'est quand Lalla aime passer son
temps à ne rien faire, sauf à regarder le ciel (page 90), et les feux (page 101), et à écouter
les histoires racontées par Naman et Aamma (aux chapitres un, sept, huit de la première
partie).
C'est quand elle se dirige vers les collines pour voir le Hartani, après avoir fini son travail
dans la maison d'Aamma , et où elle reste là-haut jusqu'à la nuit tombante sans rien faire
(page 112).
C'est aussi, quand Lalla et le Hartani passent leur temps à chercher les odeurs et à
voir voler les oiseaux, contrairement aux autres habitants qui n'ont pas le temps de faire
comme eux:
Lalla aime passer les jours avec le Hartani. Elle est la seule à qui il montre toutes
ces choses. Les autres, il s'en méfie, parce qu'ils n'ont pas le temps d'attendre,
pour chercher les odeurs, ou pour voir les oiseaux du désert. pp130-131
Au début, quand elle se trouve à Marseille (deuxième partie), Lalla occupe ses journées
uniquement à marcher à travers la ville…(pages 266, 293, 306), ou elle s'assoit sur les
marches des escaliers pour regarder les voyageurs qui montent et descendent (page 271).
De même qu'elle se dirige parfois vers la mer pour observer les bateaux ou l'eau de la
mer, après avoir fini son travail, (page 293).
Comme le note le lecteur, au temps social qui paraît le plus souvent comme
contraignant, car il se trouve rattaché à ce qui est institutionnel et social, un autre temps
divergent, semble être cherché par Lalla: c'est ce temps à ne rien faire, sauf à regarder, à
observer, à écouter les récits, à marcher...

2. L'indétermination temporelle dans le deuxième


texte.
Les références au temps "absolu", c'est-à-dire au temps du calendrier "qui nous permet,
à la seconde près si nécessaire, de situer un événement", (J. P Confais; 1995: 168), sont
extrêmement rares dans le deuxième texte de Désert, à part quelques indications qui restent
marginales par rapport à la totalité du texte, comme dans l'exemple qui suit avec l'emploi
de "une demi-heure":
La Cité apparaît, au détour du chemin, quand on s'est éloigné de la mer et qu'on a
marché une demi-heure dans la direction de la rivière. p87
À Marseille, après qu'elle est descendue du bateau, et en se trouvant dans la salle d'attente,
Lalla remarque qu'il existe une pendule qui réfère à ce temps mesurable:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Il y a, en haut du mur, à l'autre bout de la salle, une pendule avec des chiffres
écrits sur des volets. Chaque minute, un volet tourne en claquant. p264
Mais après, de cette pendule, aucune autre mention ne sera évoquée, comme pour évacuer
ce temps de la mesure.
Au chapitre neuf de la deuxième partie, le lecteur apprend que Radicz est en avance
"de trois, quatre minutes" par rapport aux policiers qui le poursuivent, parce qu'il était en
train de voler une voiture (page 395): ces trois ou quatre minutes renvoient encore à ce
temps mesurable.
Le lecteur sait aussi que la mère de Lalla est morte "le sixième jour", après qu'elle est
tombée malade, (page 179).
Les références au temps quantifiable sont également indiquées à travers l'âge de
certains personnages comme Lalla qui a dix-sept ans (page 297); Radicz qui a quatorze
ans, et les fils d'Aamma avec Ali, le cadet, qui a quatorze ans, et l'aîné le Bareki, qui dix-
sept ans (page 101).
Le lecteur sait aussi qu'approximativement, neuf mois sont passés entre le dernier
chapitre de la première partie où Lalla a fait l'amour avec le Hartani et le dernier chapitre de
la deuxième partie quand elle donne naissance à son enfant.
Comme le lecteur l'aura noté, les mentions au temps mesurable, ou au temps du
calendrier sont quasi-absentes, mais il existe des indices qui aident le lecteur à situer les
événements du deuxième texte de Désert dans un monde que le lecteur comprend et
interprète comme "moderne":
Les indices: les allusions à l'art contemporain comme le cinéma (pages 134 et 353), les
bandes dessinées avec des héros comme "Mickey Mouse", "Donald", "Maciste", "Tarzan",
"Akim" et "Roch Rafale", (page134), et l'art photographique à travers les clichés de Lalla
devenue cover-girl, au chapitre huit de la deuxième partie.
Les moyens de transport modernes comme l'avion, le train, l'auto, le paquebot,
l'autocar, le camion, y sont présents, et même une marque bien connue de voitures, en
l'occurrence celle de "Volkswagen", (page 348).
Le téléphone figure aussi comme moyen de communication de l'ère moderne (page
347).
Il y a aussi les boissons gazeuses comme "Fanta" (page 184).
La radio, l'électricité et le miroir électrique (chapitre douze de la première partie), la
Coopérative (page 138), les raffineries (page 118), le magasin avec les vêtements et les
maquillages (chapitre sept, deuxième partie), le dancing (chapitre huit, deuxième partie),
les immeubles et les villas (chapitre premier, deuxième partie), l'Hôtel où Lalla a travaillé
comme femme de ménage (deuxième partie), les tunnels, les boulevards, les carrefours
(deuxième partie )…constituent autant d'indices sur ce monde moderne.
Les quelques références historiques peuvent diriger le lecteur: ainsi ce dernier sait
que M. Ceresola est venu d'Italie, parce qu'il n'aimait pas Mussolini (page 324) dans une
référence à l'entre Deux guerres mondiales; il sait aussi que le vieux soldat oranais s'est
battu contre les Allemands, les Turcs, et les Serbes en référence à la Première guerre
mondiale (page 302); dès qu'elle a commencé à se promener dans les rues de Marseille
(deuxième partie), Lalla est frappée par le flot énorme d'immigrés venus des différents pays
(surtout d'Afrique, et d'Europe du sud et de l'est), et le lecteur comprend qu'il s'agit de la
vague d'immigrés venus en France pour y travailler, après la Deuxième guerre mondiale.

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Chapitre 7. Le temps.

Ce qu'il faut noter c'est que ces références au temps moderne sollicitent le lecteur à
coopérer activement, à défaut d'indices explicites, et cela en l'obligeant à recourir à ces
connaissances encyclopédiques.
Le lecteur dispose d'une autre preuve que le temps mesurable et quantifiable est
écarté dans le deuxième texte, puisque le lecteur se heurte à des difficultés concernant
la détermination temporelle: autrement dit le lecteur se trouve parfois dans l'impossibilité
d'établir de façon précise:
∙ combien de temps s'est écoulé entre deux évènements;
∙ et combien de temps a duré tel ou tel événement:
Nous pensons que l'extrait qui suit illustre notre propos, puisque Lalla ne sait pas depuis
combien de temps elle marche -et le lecteur non plus-:
Depuis combien de temps Lalla avance-t-elle au milieu de ces tourbillons, de
cette musique ? Elle ne le sait plus. p311
Exemples:
Le lecteur apprend que c'est à la Cité que "Lalla est venue habiter, quand sa mère est
morte" (page 87), mais il ne sait pas exactement quand la mère de Lalla est morte, et quand
Lalla est venue à la Cité, et combien de temps est passé entre les deux évènements.
Au chapitre premier (page 83), une description de Naman évoque son aspect physique,
mais aucun détail n'est fourni quant à son âge, cependant au chapitre trois, le lecteur détient
cet indice: "le vieux Naman est trop vieux" (page 102): cela fait que le lecteur se demande
combien de temps est passé entre le premier et le troisième chapitres pour que Naman
devienne "vieux".
Le lecteur apprend que Naman a vécu à Marseille, mais le fragment suivant ne manque
de surprendre: "et puis de toute façon la vie a dû changer depuis le temps où il vivait là-bas,
avant la guerre", (page 102): le problème, ici, pour le lecteur c'est qu'il ne sait pas:
∙ de quelle guerre il s'agit,
∙ et combien de temps s'est écoulé entre ce séjour à Marseille, et le moment où Naman
en parle.
Au chapitre premier, il y a deux instructions qui font que lecteur interprète que Lalla est
une enfant: "petite fille" et "enfant" (page 76); et au chapitre sept, il y a cet indice: "jeune
fille" (page 130), ce qui prouve que Lalla a grandi, mais le problème reste le même, puisque
le lecteur ignore combien de temps est passé entre le chapitre premier et le chapitre sept.
Même remarque pour les deux exemples qui suivent: en effet au chapitre dix, il y a
cette information: "elle est trop vieille maintenant", (page 161); et au chapitre douze: "elle
regrette le temps où elle était vraiment petite" (page 190): ces deux exemples posent le
même problème: puisque Lalla a grandi, le lecteur ne manque pas de se poser la question
combien de temps est passé entre ces deux évènements.
Au début du chapitre onze, le lecteur apprend que c'est le mois du jeûne, mais il ne sait
pas, par contre, combien de temps a duré ce mois; de même, toujours au même chapitre,
il n'y a aucune indication sur le temps exact qui est passé entre le jour où Aamma a acheté
le mouton (page 169) et le jour du sacrifice de ce mouton.
Au chapitre treize, le lecteur apprend que c'est "au commencement de l'été" que
l'homme au veston est venu chez Aamma pour demander Lalla en mariage (page 192),
mais le lecteur ne peut pas déterminer précisément de quel été il s'agit.
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Au chapitre quatorze (première partie), Lalla et le Hartani "font les gestes


d'amour" (page 220), et au chapitre trois (deuxième partie), Lalla "ressent l'angoisse d'avoir
fait mal à quelqu'un qui dépend d'elle" (page 288), en l'occurrence son enfant qui commence
à vivre; le problème est toujours le même pour le lecteur: combien de temps est-il passé
entre les deux évènements ?
À Marseille, il est dit qu'Aamma a vieilli en quelques "mois" (page 265), mais le texte
ne fournit aucun indice sur le nombre exact de ces mois. Même chose pour Lalla: "les mois
ont passé, et Lalla s'est transformée" (page 268) où aucune mention n'est fournie quant au
nombre précis des mois.
Quand Lalla a décidé de quitter l'hôtel où elle a travaillé comme femme de ménage,
au chapitre sept de la deuxième partie, le lecteur se trouve dans l'impossibilité de savoir
combien de temps est passé entre le jour où elle a commencé à travailler comme femme de
ménage à l'hôtel (chapitre quatre de la deuxième partie), et le jour où elle a décidé d'arrêter,
(chapitre sept de la deuxième partie
Après qu'elle a arrêté de travailler comme femme de ménage, le lecteur apprend que
Lalla est devenue cover-girl (chapitre huit de la deuxième partie), mais après (chapitre dix),
elle décide de mettre fin à sa carrière qui l'a rendue célèbre: le lecteur se trouve toujours
devant le même problème avec cette impossibilité de savoir combien de temps est passé
entre les chapitres huit et dix de la deuxième partie.
Il y a une autre manière de rendre compte de l'indétermination temporelle: c'est celle
qui consiste à employer des expressions telles que "un jour", "plusieurs jours", etc.
Dans l'exemple qui suit c'est "un jour" qui marque cette indétermination:
Puis, un jour, Aamma part vers les collines pour acheter un mouton…p169
, et "un de ces jours-là" et "pendant plusieurs heures" dans les deux exemples qui suivent:
C'est un de ces jours-là qu'Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis.
p187 Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la grande salle sombre… p262
Dans les deux extraits suivants ce sont les expressions "les mois" et "pendant des jours et
des nuits", qui suggèrent cette indétermination temporelle:
Mais maintenant, les mois ont passé, et Lalla s'est transformée. p268 Elle a
voyagé en train pendant des jours et des nuits, de ville en ville p409
Comme nous l'avons dit plus haut, le temps quantifiable, soumis aux mesures, est exclu
dans le deuxième de Désert ce qui pose beaucoup de difficultés au lecteur qui ne manque
pas de se demander:
∙ combien de temps est passé entre tel évènement, et tel autre;
∙ et combien de temps est passé pour tel événement.

3. Les dates dans le premier texte.


Ce qui attire l'attention du lecteur en lisant le premier texte c'est la présence de dates dans
certains chapitres et leur absence dans d'autres. Et quand elles sont présentes, elles y
figurent:
∙ soit au début des chapitres: comme aux chapitres cinq, six et sept:
– chapitre cinq: Oued Tadla, 18 juin 1910.
234

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Chapitre 7. Le temps.

– chapitre six: Tiznit, 23 octobre 1910.


– chapitre sept: Agadir, 30 mars 1912.
∙ soit à l'intérieur des chapitres: comme au chapitre cinq: octobre 1909.
Le lecteur remarque que le chapitre premier ne contient pas de date exacte, mais se
trouve pourvu d'une indication qui se contente de donner une information approximative sur
l'année: "hiver 1909-1910: ce qui fait qu'entre le chapitre premier et le chapitre sept, il s'est
passé un peu plus de deux ans.
Les chapitres deux, trois et quatre se trouvent par contre dépourvus de dates.
Malgré le fait que la datation marque la précision au niveau temporel, le flou persiste
dans certains endroits du premier texte: ainsi il est dit au chapitre quatre que le roi:
Moulay Hafid, le commandeur des Croyants avait reçu l'acte d'allégeance de Ma
el Aïnine, quatorze ans auparavant. p365
, le problème ici c'est que le lecteur ne sait pas par rapport à quelle date sont situés ces
"quatorze ans"; sachant que le chapitre quatre ne contient aucune date, et que le dernier
emploi d'une date se situe, très loin, au premier chapitre.
L'emploi des dates apparaît comme négligeable, et infime au premier texte: en effet,
comme dans le deuxième texte de Désert, il est difficile parfois au lecteur de déterminer
de façon précise combien de temps est passé entre un évènement et un autre; ainsi ce
lecteur ne sait pas exactement combien de temps sont restés les nomades dans la ville de
Smara (aux premier et deuxième chapitres) dans l'attente de l'ordre du départ du cheikh
Ma el Aïnine.
Il ne sait pas non plus combien de temps a duré la marche ordonnée par le cheikh:
∙ de la piste du Tindouf (page 233) jusqu'aux monts du Ouarkziz (page 235);
∙ du Draa (page 240) jusqu'au puits appelé Aïn Rhatra (page 243);
∙ de la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa (page 247) jusqu'à la ville de Taroudant
(page 250).
Ce lecteur ignore aussi combien de temps a duré l'attente des nomades:
∙ devant la ville de Taroudant dans l'espoir que ses habitants leur offrent des terres,
(page 360);
∙ et devant la ville de Marrakech, en attendant que ses portes s'ouvrent, (page 368).
Malgré la présence de dates qui émaillent le premier texte, le lecteur se trouve parfois
dans l'impossibilité de déterminer de façon précise combien de temps est passé entre un
évènement et un autre.
Il y a aussi des expressions telles que "depuis des jours", "depuis des semaines"...dont
l'emploi ne fait qu'accentuer l'indétermination: ainsi dans l'exemple qui suit, tiré du deuxième
chapitre, le lecteur apprend que le moment du départ est arrivé "après tous ces jours de
colère":
Ensuite, après tous ces jours de colère et de peur sur la terre et dans le ciel,
après toutes ces nuits glacées où l'on dormait un peu...soudain, sans que
personne sache comment, on a su que le moment du départ était arrivé. pp47-48
Même remarque pour les exemples qui suivent avec l'emploi respectif de "pendant des
jours", "pendant des semaines", "un soir", et de "depuis des jours":
235

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Pendant des jours ils ont remonté l'immense vallée du Draa, sur l'étendue de
sable craquelé...p242 Malgré leur fatigue, les hommes et les femmes ont cheminé
pendant des semaines à travers les montagnes rouges, le long des torrents sans
eau. p246 Un soir, tandis que la caravane s'installait pour la nuit, une troupe de
guerriers est arrivée au nord...p250 Depuis des jours, les gens du désert étaient
ici, au sud de la ville fortifiée, et ils attendaient quelque chose. p426
Cette indétermination est mise en avant aussi à travers la multiplication concernant le début
exact de la marche des nomades: en effet, le lecteur se trouve au début du chapitre premier
devant trois indications temporelles différentes concernant le début de cette marche:
Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter...p8 Ils étaient partis depuis
des semaines, des mois...p10 Ils avaient marché ainsi pendant des mois, des
années, peut-être...p12

Conclusion.
Le lecteur remarque que, contrairement au deuxième texte, le premier texte de Désert
dispose de dates référant au temps mesurable; mais paradoxalement, et malgré la présence
de ces dates, le premier texte, tout comme le deuxième, développe tout de même
l'indétermination temporelle qui a pour effet de rendre l'interprétation de lecteur plus difficile.

4. Les temps verbaux dans Désert.


Nous avons décidé d'employer "temps verbal" pour désigner les désinences qui se
rattachent au verbe, car contrairement à l'anglais et à l'allemand qui ont chacun deux termes
pour désigner le temps des verbes, et le temps tout court (celui vécu par les personnages,
par exemple) le français, lui, ne dispose que d'un seul terme "temps" pour désigner les deux
phénomènes:

Le temps verbal. Le temps.


L'allemand: Tempus; L'anglais: tense. L'allemand: Zeit; L'anglais: time.

Nous rappelons que pour P. Ricœur les temps verbaux sont étudiés dans le cadre de
104
la mimésis II, où la séquence "récit" prend forme.
Pour P. Ricœur, le système des temps verbaux est indépendant du temps
phénoménologique, ou du temps quotidien:
Cette indépendance du système des temps du verbe contribue à celle
de la composition narrative à un double niveau: à un niveau strictement
paradigmatique (disons: au niveau du tableau des temps du verbe dans une
langue donnée), le système des temps offre une réserve de distinctions, de
relations et de combinaisons dans laquelle la fiction puise les ressources de sa
propre autonomie par rapport à l'expérience vive...En outre, à un niveau qu'on

104
P. Ricœur étudie le phénomène des temps verbaux dans la patrie appelée "Les jeux avec le temps", (P. Ricœur; Temps
et récit, 1984).

236

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Chapitre 7. Le temps.

peut dire syntagmatique, les temps du verbe contribuent à la narrativisation, non


plus seulement par le jeu de leurs différences à l'intérieur des grands paradigmes
grammaticaux, mais par leur disposition successive sur la chaîne du récit...la
syntagmatisation des temps verbaux est aussi essentielle que leur constitution
paradigmatique. Mais la première autant que la seconde exprime l'autonomie
du système des temps du verbe à l'égard de ce que, dans une sémantique
élémentaire de l'expérience quotidienne, nous appelons le temps. (P. Ricœur;
1984: 93).
Cette autonomie des temps verbaux par rapport au temps de l'expérience "quotidienne"
ou "vive" est confirmée par J. P. Confais qui démontre que le temps verbal "présent" par
exemple, ne désigne pas nécessairement une unique et seule tranche de temps qui lui est
habituellement réservée, en l'occurrence la coïncidence avec le moment de l'énonciation:
La coïncidence parfaite entre le moment dénoté par le PRÉS (ou le PRÄS) et
t0,au sens où l'intervalle recouvert par le procès coïncide avec le bref laps de
temps nécessaire à l'énonciation, n'est réalisée que dans le cas exceptionnel du
"présent de reportage. (J. P. Confais ; 1995: 234)
Le linguiste donne comme exemple de "présents" n'exprimant pas la coïncidence avec le
moment de l'énonciation: le présent "générique" ou "panchronique" énonçant une vérité
générale; le "présent historique" utilisé dans un récit marqué par un temps verbal <passé>;
"le présent de résumé" quand on condense le contenu d'un roman; le présent des titres de
presse, etc.
Tous ces emplois du présent dénotent un signifié autre que la concomitance avec le
moment où l'on parle.

4.1. Le temps verbal dans le deuxième texte.


Tout d'abord, il faut noter que le présent est "le temps-pivot" dans le deuxième texte: cette
105
idée de "temps-pivot", empruntée à Anne Judge , suppose qu'il existe un temps verbal
qui domine du début à la fin du texte, et autour duquel gravitent d'autres temps verbaux
formant ainsi un système.

4.1.1. L'instabilité dans l'emploi des temps verbaux.


Dans cette partie, il s'agit d'étudier comment le lecteur se trouve désorienté à cause de
l'instabilité dans le passage d'un temps verbal à un autre, comme dans l'exemple qui suit
tiré du chapitre sept de la première partie:
La lumière est belle, ici, sur la Cité, tous les jours. Lalla n'avait jamais fait
tellement attention à la lumière, jusqu'à ce que le Hartani lui apprenne à la
regarder. C'est une lumière très claire, surtout le matin, juste après le lever du
soleil. Elle éclaire les rochers et la terre rouges, elle les rend vivants. Il y a des
endroits pour voir la lumière. Le Hartani a conduit Lalla, un matin, jusqu'à un de
ces endroits pour voir la lumière. C'est un gouffre qui s'ouvre au fond d'un ravin
de pierres, et le Hartani est le seul à connaître cette cachette. Il faut bien savoir
le passage. Le Hartani a pris la main de Lalla, et il l'a guidée le long de l'étroit
boyau qui descend vers l'intérieur de la terre. Tout de suite, on sent la fraîcheur
105
Voir la bibliographie.

237

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

humide de l'ombre, et les bruits cessent, comme quand on plonge la tête sous
l'eau. Le boyau s'enfonce loin sous la terre. Lalla a un peu peur, parce que c'est la
première fois qu'elle descend à l'intérieur de la terre. Mais le berger serre fort sa
main, et cela lui donne du courage. p126
En procédant à l'analyse de l'exemple précédent, le lecteur se rend compte que:
∙ d'abord il y a un seul emploi du temps verbal du présent avec "la lumière est belle";
∙ immédiatement après c'est le plus-que-parfait qui est utilisé avec un seul emploi:
"Lalla n'avait jamais fait";
∙ le présent marque son retour avec une série de verbes qui s'étale de "c'est une
lumière très claire" jusqu'à "il y a des endroits pour voir la lumière";
∙ cette série de verbes au présent sera substituée de façon brève par "le Hartani a
conduit" qui constitue l'unique emploi du passé composé, puisque juste après c'est
le temps verbal du présent qui marque son retour, et cela de "c'est un gouffre qui
s'ouvre" jusqu'à "il faut bien savoir le passage".
∙ ce va-et-vient entre les temps verbaux du passé et celui du présent se poursuit,
puisque les temps du passé réapparaissent avec "le Hartani a pris la main de Lalla",
et "il l'a guidée".
∙ après ces deux passés composés, le temps verbal du présent resurgit, pour être
employé, cette fois-ci, de façon régulière dans les pages suivantes.
Dans le dernier exemple, c'est de ce va-et-vient entre les différents temps verbaux que le
lecteur se trouve déconcerté.
Dans l'exemple qui suit, c'est un autre type d'alternance qui est à l'œuvre:
Lalla est entrée comme cela, à plat ventre, en suivant le Hartani. Au
commencement, elle ne voyait plus rien, et elle avait peur. Tout d'un coup, elle
s'est mise à crier: "Hartani ! Hartani !" Le berger est revenu en arrière, il l'a
prise par le bras, et il l'a hissée à l'intérieur de la grotte. Alors, quand la vue
lui est revenue, Lalla a aperçu la grande salle. Les murs étaient si hauts qu'on
n'en voyait pas la fin, avec des taches grises et bleues, des marques d'ambre,
de cuivre... Le Hartani s'est assis sur une grande pierre plate, au centre de la
grotte, et Lalla s'est assise à côté de lui. Ensemble, ils ont regardé la lumière
éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte, devant eux. Dans la grotte,
il y a l'ombre, l'humidité de la nuit perpétuelle, mais au-dehors, sur le plateau
de pierres, la lumière blesse les yeux. C'est comme d'être dans un autre pays,
dans un autre monde. C'est comme d'être au fond de la mer. Lalla ne parle pas,
maintenant, elle n'a pas envie de parler. Comme le Hartani, elle est du côté de
la nuit. Son regard est sombre comme la nuit, sa peau est couleur d'ombre.
pp138-139
Dans l'exemple précédent, le lecteur note que:
∙ de "Lalla est entrée" jusqu'à "ensemble, ils ont regardé", une série de verbes se
trouve conjuguée au passé composé et à l'imparfait;
∙ mais à partir de la proposition qui commence de "ensemble, ils ont regardé la lumière
éblouissante qui entre par l'ouverture de la grotte", le lecteur est surpris du passage
brusque du passé composé: "ils ont regardé", au présent à partir de: "la lumière
éblouissante qui entre".

238

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Chapitre 7. Le temps.

Dans l'extrait qui suit, le lecteur est dérouté par le surgissement brusque du présent dès
"ensuite le bateau avance", après une série de verbes conjuguée au passé:
Les gens allaient et venaient, parlaient, regardaient. Mais ils ne faisaient pas
attention à la silhouette de cette jeune femme au visage fatigué, qui était
enveloppée malgré la chaleur dans un drôle de vieux manteau marron qui
descendait jusqu'à ses pieds. Peut-être qu'ils pensaient qu'elle était pauvre,
ou malade. Quelquefois les gens lui parlaient, dans les wagons, mais elle ne
comprenait pas leur langue, et elle se contentait de sourire. Ensuite, le bateau
avance lentement sur la mer d'huile, il s'éloigne d'Algésiras, il va vers Tanger.
Sur le pont brûlent le soleil et le sel, et les gens sont massés à l'ombre...Certains
chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse, une chanson nasillarde
et triste, puis le chant s'éteint, et on n'entend plus que les trépidations de la
machine. p409
Le chapitre treize de la première partie présente le même mécanisme d'alternance, mais
autrement plus complexe, puisqu'il y a une instabilité liée un va-et-vient incessant dans
l'emploi de différents temps verbaux: en effet de la page 192 jusqu'à la page 193, le lecteur
note que ce sont les temps verbaux du passé qui sont utilisés: "elle a appris", "Lalla est
entrée", "Lalla parlé"..., mais ce lecteur se trouve surpris quand il s'aperçoit que le temps
verbal du présent surgit brusquement, à partir de "le jeune garçon s'en va":
Quand elle a appris, un peu plus tard, que l'homme était venu pour la demander
en mariage, Lalla a eu très peur. Cela a fait comme un étourdissement dans sa
tête, et son cœur s'est mis à battre très fort… "Mais je ne veux pas me marier !"
a crié Lalla. "Tu n'as rien à dire, tu dois obéir à ta tante", a dit le Bareki. "Jamais,
Jamais !" Lalla est partie en criant, les yeux pleins de larmes de rage. Puis elle
est revenue dans la maison d'Aamma. L'homme au complet veston gris-vert était
parti, mais les cadeaux étaient là. Ali, le plus jeune fils d'Aamma, écoutait même
de la musique…Quand Lalla est entrée, il l'a regardée d'un air sournois…Lalla a
parlé durement à Aamma: "Pourquoi as-tu gardé les cadeaux de cet homme…?"
Le fils d'Aamma a ricané. "Elle veut peut-être se marier avec le Hartani !" "Sors!"
a dit Aamma . Le jeune garçon s'en va avec le transistor. "Tu ne peux pas
m'obliger à épouser cet homme !" dit Lalla… Aamma reste silencieuse un bon
moment. Quand elle parle de nouveau, sa voix s'est radoucie, mais Lalla reste sur
ses gardes. "Je t'ai élevée comme ma fille, je t'aime, et toi, aujourd'hui, tu veux
me faire cet affront." Lalla regarde Aamma avec colère, parce qu'elle découvre
pour la première fois ce qu'il y a de mensonger en elle. pp192-193
À partir de "s'en va" (page 193), le présent est employé régulièrement, et cela jusqu'au début
de la page 195, pour laisser la place quelques lignes après aux temps verbaux du passé:
L'oiseau blanc fait encore quelques passages au-dessus de Lalla, puis il s'en
va très vite, emporté par le vent dans la direction du fleuve. Alors Lalla reste
longtemps sur la plage, rien qu'avec le bruit du vent et de la mer dans les oreilles.
Les jours suivants, personne n'a plus parlé de rien, dans la maison d'Aamma,
et l'homme au complet veston gris-vert n'est pas revenu. Le petit poste de radio
à transistors était déjà démoli, et les boîtes de conserve avaient été toutes
mangées. Seul le miroir électrique en matière plastique est resté à l'endroit où
on l'avait posé, sur la terre battue, près de la porte. Lalla a mal dormi toutes
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

ces nuits-là, tressaillant au moindre bruit. Elle se souvenait des histoires qu'on
racontait, des filles qu'on avait enlevées…Chaque matin, au lever du soleil, Lalla
sortait avant tout le monde, pour se laver et pour aller chercher l'eau à la fontaine.
Comme cela, elle pouvait surveiller l'entrée de la Cité. pp194-195
Dans ce dernier fragment, quelques lignes après l'emploi du temps verbal du présent:
"l'oiseaublanc fait encore quelques passages", "Lalla reste longtemps sur la plage", le
lecteur remarque le surgissement des temps verbaux du passé, c'est-à-dire du passé
composé, et de l'imparfait: "personne n'a plus parlé", "était déjà démoli", "Lalla a mal dormi",
"elle se souvenait", "Lalla sortait"...
Ce va-et-vient se poursuit, puisque c'est le temps verbal du présent qui réapparaît,
toujours à la page 195:
Le vent de malheur est un vent étrange, qui ne vient ici qu'une ou deux fois dans
l'année...Ce qui est le plus étrange, c'est qu'on ne le sent pas bien au début. Il ne
souffle pas très fort, et par moments il s'éteint complètement et on l'oublie...p195
L'emploi de ce présent dure jusqu'au début de la page 196, pour laisser la place après aux
temps verbaux du passé:
Quand il vient, ce vent lent et doux, les gens tombent malades, un peu partout,
les petits enfants et les gens âgés surtout, et ils meurent. C'est pour cela qu'on
l'appelle le vent de malheur. Quand il a commencé à souffler, cette année-là, sur
la Cité, Lalla l'a tout de suite reconnu. Elle a vu les nuages de poussière grise qui
avançaient sur la plaine, qui brouillaient la mer et l'estuaire de la rivière…Lalla
était triste, parce qu'elle pensait à ceux que le vent allaient emmener avec lui.
Alors, quand elle a entendu dire que le vieux Naman était malade, son cœur s'est
serré et elle n'a plus pu respirer pendant un instant. Elle n'avait jamais vraiment
ressenti cela auparavant, et elle a dû s'asseoir pour ne pas tomber. Ensuite elle
a marché et couru jusqu'à la maison du pêcheur. Elle pensait qu'il y aurait du
monde auprès de lui, pour l'aider, pour le soigner, mais Naman était tout seul,
couché sur sa natte de paille, la tête appuyée sur son bras. Il grelotte si fort que
ses dents claquent, et qu'il ne peut même pas se redresser sur les coudes quand
Lalla entre dans sa maison... Elle s'assoit à côté de lui et elle lui parle...p196
Dans le dernier extrait, sont employés successivement:
∙ le présent, de "quand il vient" jusqu'à "c'est pour cela qu'on l'appelle";
∙ l'imparfait, et le passé composé de"quand il a commencé" jusqu'à "Naman était tout
seul";
∙ et puis le présent encore une fois, et cela à partir de "il grelotte si fort".
À partir de la page 196, et jusqu'à une grande partie de la page 198, c'est le présent qui
domine, mais encore une fois il se trouve substitué après par les temps verbaux du passé:
Il y a beaucoup de gens qui souffrent du vent de malheur, les pauvres, les enfants
très jeunes. Quand elle passe devant leurs maisons, Lalla entend leurs plaintes,
les voix geignardes des femmes, les pleurs des enfants, et elle sait que là aussi,
peut-être, quelqu'un va mourir. Elle est triste, elle voudrait bien être là, de l'autre
côté de la mer, dans ces villes qu'elle a inventées pour le vieux Naman. Mais
l'homme au complet veston gris-vert est revenu…Il est revenu dans la maison
d'Aamma, et il a rencontré Lalla devant la porte. Quand elle l'a vu, elle a eu peur,
240

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Chapitre 7. Le temps.

et elle a poussé un petit cri, parce qu'elle était sûre qu'il reviendrait, et qu'elle
appréhendait ce moment-là. L'homme au veston gris-vert l'a regardée avec un
drôle d'air. Il a des yeux fixes et durs, comme les gens qui commandent, et la
peau de son visage est blanche…Il porte d'autres sacs qui contiennent des
cadeaux. Lalla s'écarte quand il passe devant elle, et elle regarde les paquets.
pp198-199
Dans l'exemple précédent, le temps verbal du présent se trouve utilisé de "il y a beaucoup
de gens" jusqu'à "elle est triste"; mais à partir de "mais l'homme au complet veston gris-vert
est revenu" jusqu'à "l'a regardée", ce sont des temps verbaux du passé qui sont employés,
pour laisser la place après au présent de "il a des yeux fixes": à partir de cette dernière
proposition, le lecteur note que le présent est employé régulièrement.
C'est de cette forte instabilité au niveau de l'emploi des temps verbaux du passé et du
présent que naît le désarroi du lecteur.
Le lecteur note la même complexité dans l'exemple qui suit, tiré du chapitre deux de la
deuxième partie; en effet, et d'abord, ce sont les temps verbaux du passé qui apparaissent
avec "c'est là qu'elle a vu Radicz":
C'est là qu'elle a vu Radicz. Il était assis tassé dans une encoignure de porte, il
s'abritait comme il pouvait du vent et de la pluie fine...p275
, et leur emploi se poursuit jusqu'à la page 276, et cela jusqu'à "ensuite elle l'a revu souvent",
pour laisser la place après au présent dont la brusque apparition avec "il reste assis" et "il
aime bien Lalla", déroute le lecteur:
C'est comme cela que Lalla a fait sa connaissance. Ensuite elle l'a revu souvent,
dans les rues, près de la gare, ou bien dans le grand escalier quand le temps le
permettait. Il reste assis pendant des heures, à regarder droit devant lui, sans
faire attention aux gens. Mais il aime bien Lalla, peut-être à cause de l'orange. Il
lui a dit qu'il s'appelait Radicz, il a même écrit le nom par terre avec une brindille,
mais il a eu l'air étonné quand Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire. Il a de beaux
cheveux très noirs et raides, et la peau cuivrée. Il a des yeux verts, et une petite
moustache comme une ombre au-dessus de ses lèvres. Il a surtout un beau
sourire parfois, qui fait briller ses très blanches. Il porte un petit anneau à l'oreille
gauche, et il prétend que c'est de l'or…Lalla aime le voir, au hasard, dans la rue,
parce qu'il n'est jamais tout à fait le même. p276
∙ dans l'exemple qui précède les temps verbaux du passé réapparaissent avec "il lui
a dit qu'il s'appelait Radicz" jusqu'à "Lalla lui a dit qu'elle ne savait pas lire", mais le
retour à l'emploi du présent, à partir de "il a des yeux verts", marque une nouvelle
instabilité.
C'est cette instabilité dans l'emploi des temps verbaux, qui est à la source de l'instabilité
de l'information du lecteur.
Même observation dans l'exemple qui suit:
C'est alors qu'il entend le bruit des policiers qui arrivent. Il ne les a pas vus venir,
peut-être même qu'il ne les a pas entendus vraiment, le bruit doux des pneus sur
le gravier goudronné de l'allée circulaire, le froissement du store qui se soulève,
quelque part sur la façade immense et silencieuse du building blanc de lumière;
peut-être que c'est quelque chose d'autre qui l'a alerté, tandis qu'il était la tête en
241

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

bas en train d'écouter la musique d'oiseaux du poste à transistors. À l'intérieur


de son corps, derrière ses yeux, ou bien dans ses entrailles, quelque chose
se nouait, se serrait, et le vide emplissait la coque de la station-wagon comme
un froid. Alors il s'est relevé et il l'a vue. L'auto noire des policiers arrive vite
sur l'allée du parking. Ses pneus font un bruit d'eau sur le goudron et sur les
gravillons, et Radicz voit avec netteté les visages des policiers...pp393-394
, où le lecteur passe:
∙ de deux emplois du présent "c'est alors qu'il entend le bruit des policiers qui arrivent",
à deux emplois du passé "il ne les a pas vus venir", et "peut-être même qu'il ne les a
pas entendus";
∙ avec la proposition "le froissement du store qui sesoulève", c'est le présent qui
resurgit, mais de façon brève, puisqu'à partir de "c'est quelque chose d'autre qui l'a
alerté" jusqu'à "alors il s'est relevé et il l'a vue", une série de verbes au passé est
employée;
∙ cette série de verbes au passé sera interrompue encore une fois avec l'apparition du
temps verbal présent, qui sera utilisé de façon régulière à partir de "l'auto noire des
policiers arrive.

Conclusion.
Selon nous, la principale idée à retenir c'est que si l'information du lecteur se trouve
fortement déstabilisée, c'est parce que l'emploi des temps verbaux est instable et irrégulier,
et ne semble pas obéir à une règle.

4.1.2. Le présent dans le deuxième texte: un temps exprimant l'actualité ?


Comme nous l'avons dit plus haut, le deuxième texte de Désert est dominé dans sa majeure
partie par le temps verbal présent. Le problème pour le lecteur est de savoir si ce temps
est porteur d'une seule valeur de base que nous lui connaissons, en l'occurrence celle qui
exprime "l'actualité", ou s'il détient d'autres valeurs.
Certains linguistes considèrent que le temps verbal présent exprime toujours l'actualité,
c'est le cas notamment de P. Imbs pour qui le présent, et quelle que soit sa valeur,
est toujours dans un rapport au moins virtuel avec le moment où l'on parle (1960:
27)
La dernière citation suggère que ce soit "l'actualité" qui est reconnue comme la première
caractéristique du présent, tandis que les autres valeurs comme les présents duratif,
permanent, narratif...viennent s'ajouter à ce noyau sémantique.
Or, nous considérons avec C. Touratier que le temps verbal présent n'a pas de valeur
qui prime sur une autre, et par conséquent "l'actualité" devient une valeur comme les autres,
se trouvant parfois sélectionnée par le cotexte, et dans d'autres non:
Ce n'est pas le verbe au présent qui signifierait expressément telle ou telle valeur
temporelle, mais c'est l'énoncé au présent qui serait situé dans le temps par l'une
ou l'autre de ses données énonciatives. Et par ses données énonciatives, il faut
entendre soit un élément de son contexte antérieur, soit la situation énonciative
elle-même dans laquelle il apparaît, soit enfin par la situation référentielle
désignée par son contenu. (1996: 87)
La même hypothèse est émise par H. Chuquet:
242

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Chapitre 7. Le temps.

En français, l'interprétation en termes de "renvoi à l'actuel" d'un énoncé


comportant un verbe au présent n'est qu'une des valeurs possibles parmi bien
d'autres. (1994: 15)
Comme nous allons le voir dans les exemples qui suivent, "l'actualité" qu'on rattache
habituellement au présent n'est pas la seule à l'œuvre dans le deuxième texte de Désert: il
y a lieu, donc, de rechercher les autres valeurs qui y sont exploitées.
Parfois, le lecteur se trouve devant deux, voire trois valeurs du présent se succédant
l'une à l'autre, au sein du même chapitre; c'est le cas de l'exemple qui suit où d'abord c'est
le présent itératif qui est employé avec l'expression "de temps en temps" et "quelquefois",
puis c'est le présent actuel, c'est-à-dire le présent concomitant à l'énonciation avec l'adverbe
"maintenant", et enfin le présent permanent avec "toujours" dans "il y a toujours des fourmis":
Alors, de temps en temps, quand elle se sent bien, qu'elle n'a rien à faire, ou
quand elle est au contraire un peu triste sans savoir pourquoi, elle chante le mot,
quelquefois à voix basse pour elle, si doucement, qu'elle s'entend à peine, ou
bien très fort, presque à tue-tête, pour réveiller les échos et pour faire partir la
peur. Maintenant, elle chante le mot à voix basse, parce qu'elle est heureuse... Il y
a toujours des fourmis, où qu'on s'arrête. p77
Même remarque dans l'exemple qui suit où les trois valeurs se trouvent employées
ensemble au sein du même chapitre:
∙ d'abord c'est le présent itératif qui fait son apparition avec "souvent", puis c'est le
présent lié à l'énonciation avec "aujourd'hui", après c'est le présent itératif qui marque
son retour avec "parfois", et enfin c'est le présent permanent qui apparaît avec
"toujours":
Lalla aime beaucoup regarder le ciel. Elle va souvent du côté des dunes, là où
le chemin de sable part droit devant lui, et elle se laisse tomber sur le dos, en
plein dans le sable, et les chardons, les bras en croix... Quand elle est là, allongée
sur le sable, loin des autres enfants, loin de la Cité pleine de bruits et d'odeurs,
et quand le ciel est très bleu, comme aujourd'hui, Lalla peut penser à ce qu'elle
aime... Personne ne le connaît ici, à la Cité, mais parfois, quand le ciel est très
beau, et que la lumière resplendit sur la mer et les dunes, c'est comme si le nom
d'Es Ser apparaissait partout... C'est pour entendre son nom, pour apercevoir la
lumière de son regard, que Lalla s'en va toujours loin, entre les dunes, là où il n'y
a plus rien d'autre que la mer, le sable...pp90-91
Dans l'exemple qui suit:
Souvent il se cache, pour se moquer d'elle, simplement allongé par terre au pied
d'un buisson d'épines. Il est toujours vêtu de sa longue robe de bure effilochée
aux manches et au bas... Aujourd'hui, Lalla le trouve facilement, parce qu'il n'est
pas caché. pp108-109
, d'abord c'est le présent itératif qui est utilisé avec "souvent", après c'est au tour du présent
permanent exprimé à travers "toujours", et enfin le présent exprimant la contiguïté au
moment de l'énonciation avec "aujourd'hui".
Même mécanisme dans les trois extraits suivants tirés du même chapitre (chapitre onze
première partie):

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

∙ pour l'exemple de la page 166, et dans la même proposition, le lecteur note que
"quelquefois" et "aujourd'hui" se succèdent, le premier exprimant l'itérativité, le
deuxième l'actualité:
Quelquefois Lalla se réveille le matin, le cœur battant, avec de drôles de
fourmillements dans les bras et dans les jambes, parce qu'elle croit que c'est
aujourd'hui le jour. p166
∙ pour l'exemple suivant, c'est le présent duratif qui est à l'œuvre avec "lentement", puis
c'est le présent itératif avec "chaque matin":
Alors la mouette toute blanche que Lalla aime bien passe lentement au- dessus
de sa tête...trace encore un cercle, puis elle s'en va dans le vent, le long de la
plage, vers l'endroit où se rassemblent les autres mouettes, chaque matin...p171
Le lecteur note que l'emploi des différentes valeurs du présent (à part celle d'actualité) se
poursuit dans la deuxième partie du deuxième texte comme dans l'exemple qui suit avec
l'itérativité exprimée à travers "quelquefois" répété deux fois (page 284); quelques lignes
après, c'est le présent duratif avec "lentement", et le présent actuel avec "maintenant" qui
sont employés successivement (page 285):
Quelquefois, la nuit, on est réveillé par le bruit d'une bataille dans les ruelles...
Quelquefois aussi viennent les gens de la police, ils arrêtent leur grande auto
noire en bas des escaliers et ils vont dans les maisons, surtout dans celles où
vivent des Arabes et des gitans... p284 Aamma ne dit rien. Le policier croit qu'elle
n'a pas compris, et il insiste. Il parle lentement, en détachant bien chaque mot, et
ses yeux brillent comme si ça l'intéressait davantage, maintenant. p285
Même mécanisme dans les extraits suivants tirés du chapitre huit où le présent lié à
l'énonciation est mis en évidence avec l'emploi doublé de "maintenant" (page 345), mais
quelques lignes après (page 346), c'est le présent itératif qui est employé avec "chaque
jour", et "quelquefois".
Une autre valeur du présent se trouve utilisée page 346: il s'agit de la permanence avec
"toujours" employé deux fois:
Maintenant, Lalla regarde ses photos sur les feuilles des magazines, sur les
couvertures des journaux... Maintenant, Hawa est partout, sur les pages des
magazines, sur les planches de contact...p345 Chaque jour, quand elle se
réveille, dans le grand living-room gris- blanc... Quelquefois elle ne rentre qu'à
la nuit. Elle se glisse à l'intérieur de l'appartement par la fenêtre...Il est toujours
ému quand il la voit, parce que son visage est si plein de lumière et de vie...Il croit
toujoursqu'il a beaucoup de choses à lui dire...p346
Toujours au même chapitre, le présent itératif marque son retour avec "chaque fois" et
"quelquefois", mais quelques lignes après et à la même page, c'est le présent exprimant
l'actualité qui apparaît à travers "maintenant":
Chaque fois que le photographe lui donne de l'argent -le prix des heures de pose-
Hawa prend les billets de banque, en choisit un ou deux, et elle lui rend le reste.
Quelquefois même, c'est elle qui lui donne de l'argent, des poignées de billets et
de pièces qu'elle sort de la poche de sa salopette... Maintenant, partout on parle
de Hawa. À Paris, les journalistes viennent la voir...p352

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Chapitre 7. Le temps.

Comme nous le remarquons à travers ces quelques exemples, le lecteur se trouve confronté
à des difficultés: en effet les différentes valeurs du temps verbal présent n'apparaissent
jamais isolées l'une de l'autre, mais parfois se succèdent l'une à l'autre au sein du même
chapitre, d'où:
∙ un effet de surcharge de valeurs demandant à chaque fois de la part du lecteur un
effort supplémentaire d'interprétation à cause de l'apparition d'autres valeurs, en
l'occurrence les valeurs durative, permanente, et itérative, à côté du présent de
l'actualité.
Cette concurrence est mise en avant encore dans la partie appelée "l'expérience du temps
fictif" (voir plus haut), où nous avons constaté qu'il y a quête et recherche:
∙ du temps "permanent": présent + toujours, par exemple;
∙ du temps "duratif: présent + lentement, par exemple, et cela à l'opposé de son
passage.
De même que l'étude du temps "itératif" nous a permis de constater la profusion d'emploi
d'expressions renvoyant à cette idée.

4.2. Les temps verbaux dans le premier texte.


4.2.1. Deux systèmes temporels inconciliables ?
Ce qu'il faut noter tout d'abord, c'est que le temps verbal-pivot dans le premier texte est
l'imparfait, avec d'autres temps verbaux qui y gravitent autour comme le plus-que-parfait,
et le passé simple.
En lisant le premier texte, il arrive que le lecteur se trouve pris dans une sorte de
balancement lié au surgissement brusque de temps verbaux comme le présent et le futur
de l'indicatif au milieu des temps du passé, comme l'imparfait et le plus-que-parfait.
En effet, dans les exemples que nous allons examiner, il y a une alternance de temps
verbaux appartenant à deux systèmes différents tels que décrits par H. Weinrich dans son
livre le Temps (1973).
En effet, pour H. Weinrich, il existe deux systèmes verbaux:
∙ les temps commentatifs qui englobent le présent, le passé composé, et le futur;
∙ et les temps narratifs avec l'imparfait, le plus-que-parfait, le passé simple et le
conditionnel.
Si on dit qu'il y a un temps narratif, c'est parce qu'il renvoie et signale qu'on est dans "le
monde raconté" auquel appartient le conte, le récit, la légende...
Alors qu'un temps commentatif signale qu'on est devant un essai philosophique, un
rapport scientifique, un commentaire juridique, un mémorandum politique...
Les formes temporelles sont représentées par des morphèmes"obstinément"
répétés dans la chaîne signifiante du texte. Elles transmettent du locuteur à
l'auditeur un signal bien spécifique: "ceci est un commentaire", ou au contraire
"ceci est un récit". (1973: 25).
H. Weinrich est clair: chaque monde possède ses temps verbaux, et il n'y a jamais
interférence:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Dans ma conception, un seul et même temps ne pourra jamais appartenir à la fois


au groupe du commentaire (que l'on peut sans doute rapprocher du "discours"
de Benveniste) et au groupe du récit (peut-être comparable à ce qu'il appelle l'
"histoire"). (Ibid. : 62)
Ainsi, dans l'optique de H. Weinrich, et pour prendre un exemple, un texte scientifique
appartient au monde commenté, et n'admet ni le passé simple, ni l'imparfait, ni le plus-que-
parfait.
Cette hypothèse selon laquelle il y aurait deux systèmes, avec des temps verbaux qui
n'apparaissent jamais ensemble, se trouvent subvertie dans le premier texte de Désert,
comme nous allons le démontrer.
En effet, dans l'exemple qui suit, c'est d'abord un temps narratif, l'imparfait, qui est
employé à partir de "les flammes... dansaient", mais quelques lignes après, c'est un temps
commentatif qui lui succède, en l'occurrence le présent avec "un bruit d'eau qui fuse":
Les flammes du feu de brindilles dansaient sous la théière de cuivre, avec un
bruit d'eau qui fuse. De l'autre côté du brasero, les femmes parlaient et l'une
d'elles chantonnait pour son bébé qui s'endormait sur son sein. p12
Même remarque pour l'exemple suivant où c'est un temps narratif qui se trouve employé -
l'imparfait- à partir de "il respirait" et "l'homme...sentait", mais le lecteur se trouve dérouté par
le surgissement d'un temps commentatif, le présent, qui commence à partir de "la lumière
du soleil danse et trébuche":
Il respirait lentement, la bouche contre la terre...C'était comme si quelque
chose d'étranger entrait en lui, par sa bouche, par son front, par les paumes
de ses mains et par son ventre, quelque chose qui allait loin au fond de lui et
le changeait imperceptiblement. C'était le silence, peut-être, venu du désert, de
la mer des dunes, des montagnes de pierre sous la clarté lunaire, ou bien des
grandes plaines de sable rose où la lumière du soleil danse et trébuche comme
un rideau de pluie; le silence des trous d'eau verte, qui regardent le ciel comme
des yeux, le silence du ciel sans nuages, sans oiseaux, où le vent est libre.
L'homme allongé sur le sol sentait ses membres s'engourdir. L'ombre emplissait
ses yeux comme avant le sommeil. pp29-30
Dans l'extrait qui suit, le lecteur note l'emploi de l'imparfait dans "l'air entrait", mais juste
après ce sont deux temps commentatifs qui font leur apparition avec le présent et le passé
composé, respectivement avec "prononcent" et "se sont mis":
L'air entrait dans la poitrine de Ma el Aïnine, puis il expirait avec force, presque
sans bouger les lèvres, les yeux fermés, le haut du corps se balançant comme le
fût d'un arbre. "Notre Dieu, le maître, notre Dieu, le meilleur, notre Dieu, lumière
de la lumière…" Alors, sans même s'en apercevoir, les hommes et les femmes
prononcent les paroles du dzikr, c'est leur voix qui s'élève chaque fois que la
voix du vieil homme cesse en tremblant… Alors, sans même s'en apercevoir, les
musiciens se sont mis à jouer, et leur musique légère parlait avec la voix de Ma el
Aïnine…pp60-61
Dans le fragment suivant, le lecteur remarque que certains verbes sont conjugués à
l'imparfait à partir de "le guerrier aveugle buvait"; après c'est le présent qui apparaît avec
"où l'eau est verte", pour revenir après à l'imparfait avec "il racontait":

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Chapitre 7. Le temps.

Alors, comme chaque soir, le guerrier aveugle buvait quelques gorgées à l'outre,
mangeait quelques dattes et du pain, puis il s'étendait sur la terre, et il continuait
à parler des choses de son pays, de la grande ville sainte de Chinguetti, près
du lac de Chinchan. Il parlait de l'oasis où l'eau est verte, où les palmiers sont
immenses et donnent des fruits doux comme le miel, où l'ombre est pleine du
chant des oiseaux et du rire des jeunes filles qui vont puiser l'eau. Il racontait
cela avec sa voix qui chatonnait un peu...pp234-235
Le lecteur note le même mécanisme dans l'exemple suivant, où le présent avec "vers
le paysoù il y a des nuages" et le passé composé avec "la caravane de Ma el Aïnine
est arrivée" (deux temps commentatifs pour Weinrich) sont employés conjointement avec
l'imparfait "il voyait":
Il voyait alors, surgis comme des mirages, les villes extraordinaires aux palais de
pierre blanche, les tours, les dômes, les grands jardins ruisselants d'eau pure, les
arbres chargés de fruits, les massifs de fleurs, les fontaines où s'assemblaient
les jeunes filles aux rires légers... D'où venait cette voix, si claire, si douce ? Nour
sentait son esprit glisser encore plus loin, au-delà de ce ciel, vers le pays où il y
a des nuages noirs chargés de pluie, des rivières profondes et larges où l'eau ne
cesse jamais de couler... Là grondentles bruits mystérieux de l'orage, là règnent
le froid, la mort...C'est de là que vient l'ordre nouveau, celui qui chasse les
hommes bleus du désert, qui fait naître la peur de toutes parts... La caravane de
Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté des montagnes.
Là, en descendant vers l'ouest, ils ont aperçu les fumées...pp238-239-240
Même remarque pour l'exemple qui suit, où à un temps narratif "on marchait" succède un
temps commentatif à partir de "qui frappe le crâne":
On marchait dans la lumière qui frappe le crâne, la nuque, qui fait vibrer la
douleur dans les membres, qui brûle jusqu'au centre du corps... On n'entendait
que le bruit de son cœur, le bruit de ses nerfs, la souffrance qui siffle et grince
derrière les tympans. pp361-362
Le passé composé, un temps commentatif, inaugure le chapitre cinq avec "ont quitté", mais
juste après c'est l'imparfait qui est employé avec "commandait", et le plus-que-parfait "avait
quitté", qui sont tous les deux catégorisés dans les temps narratifs, par H. Weinrich:
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier
qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins... Le
même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait quitté
la ville de Zettat pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer les
rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. p373
L'emploi des temps narratifs se poursuit aux pages 373 et 375, mais voilà qu'à la page 376,
un autre temps verbal surgit appartenant au "monde commenté" de H. Weinrich: il s'agit du
présent dont l'emploi se poursuit jusqu'à la fin de la page 378; page 378 marque toujours
l'emploi d'un temps commentatif avec le passé composé "a été trahi", et quelques lignes
après c'est un temps du "monde raconté" qui apparaît avec l'imparfait: "les chefs sentaient":
pour H. Weinrich, ces deux temps ne peuvent pas apparaître ensemble:
Il y a si longtemps que les officiers attendent ce moment, et l'état-major de
l'armée, à Oran, à Rabat, à Dakar même. Le "fanatique" est acculé, d'un côté
la mer, de l'autre au désert. le vieux renard va être obligé de capituler. p376 Le
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

vieux renard a été trahi par les siens, abandonné. Les unes après les autres, les
tribus se sont séparées de lui, parce que les chefs sentaient que la progression
des Chrétiens était irrésistible, au nord, au sud, ils venaient même par la mer, ils
traversaient le désert, ils étaient aux portes du désert, à Tindouf, à Tabelbala, à
Ouadane, ils occupaient même la ville sainte de Chinguetti, là où Ma el Aïnine
avait d'abord donné son enseignement. pp378-379
L'emploi de l'imparfait, et du plus-que-parfait se poursuit jusqu'à la fin de la page 380, pour
laisser la place après au présent:
Maintenant, la troupe des tirailleurs noirs occupe toute la vallée du fleuve Tadla,
devant le gué, tandis que les notables de Kasbah Tadla sont venus apporter leur
soumission aux officiers français. Les fumées des feux de camp montent dans
l'air du soir, et l'observateur civil regarde, comme à chaque étape, le beau ciel
nocturne qui se dévoile lentement. p381
Au chapitre sept, le lecteur se trouve devant un temps narratif avec l'imparfait, mais aussi
un temps commentatif avec le passé composé:
Immobile sur son cheval qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes
étranges qui avançaient lentement vers le fleuve comme à l'exercice. Plusieurs
fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la retraite, mais les guerriers
des montagnes n'écoutaient pas ses ordres. Ils poussaient leurs chevaux
au galop dans cette ronde frénétique, ivres de poussière et de l'odeur de la
poudre, poussant des cris dans leur langue sauvage, invoquant les noms de
leurs saints. Quand la ronde s'achèvera, ils bondiront vers le piège qui leur est
tendu, ils mourront tous. Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des
larmes de douleur emplissaient déjà ses yeux. De l'autre côté du lit du fleuve
desséché, le colonel Mangin a fait disposer les mitrailleuses à chaque aile de son
armée, en haut des collines de pierres. Quand les cavaliers maures chargeront
vers le centre, au moment où ils traverseront le lit du fleuve, le tir croisé des
mitrailleuses les balaiera, et il n'y aura plus qu'à donner le coup de grâce, à la
baïonnette. pp434-435
Un autre temps commentatif fait son apparition dans l'exemple précédent: c'est le futur de
l'indicatif à partir de "quand la ronde s'achèvera", pour laisser la place après à l'imparfait
"Moulay Sebaa ne pouvait plus rien", et quand le lecteur croit que ce va-et-vient est enfin
terminé, voilà que quelques lignes après, le futur refait son apparition avec "quand les
cavaliers maures chargeront".
Pour conclure, disons qu'une instabilité se met en place à chaque fois qu'un temps
commentatif (comme le présent ou le futur) succède à un temps narratif (comme l'imparfait
ou un plus-que-parfait ), ce qui a pour conséquence de désorienter le lecteur, qui s'aperçoit
que ces passages temporels sont assez rares par rapport à l'économie générale du premier
texte.
De même que nous avons démontré les limites d'une théorie comme celle de H.
Weinrich qui se heurte à des difficultés insurmontables quand elle se trouve confrontée à
des textes, comme Désert, qui mettent en difficulté ses présupposés.

4.2.2. Deux temps verbaux différents pour un même personnage.

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Chapitre 7. Le temps.

Pour poursuivre ce qui a été dit dans la dernière partie sur l'effet-instabilité, nous allons nous
intéresser dans cette partie à une autre façon de créer l'effet-instabilité: c'est quand le lecteur
se trouve devant une variation dans les temps verbaux qui affecte un même personnage.
Ainsi dans l'exemple suivant, une série de verbes au plus-que-parfait se trouvent
rattachée aux "voyageurs", mais le lecteur ne comprend pas pourquoi cette série est
interrompue brusquement par l'emploi de l'imparfait "attendaient":
Ils avaient déployé la toile lourde de leurs tentes, ils s'étaient enroulés dans leurs
manteaux de laine, ils attendaient la nuit. p18
Dans l'extrait suivant, un imparfait "savait" est rattaché à "Nour" au beau milieu d'une série
de verbes conjuguée au passé simple attribuée toujours à Nour; ce que le lecteur ne
comprend pas c'est qu'il n'y a pas continuation dans l'emploi du passé simple:
Nour se leva, et vit que son père et son frère n'étaient plus sous la tente...Nour
commença à marcher sur le chemin de sable...Il n'y avait aucun bruit, comme si
tous les hommes étaient endormis, mais Nour savait que les hommes n'étaient
pas sous les tentes... Quand il approcha des murs de la ville, Nour entendit la
rumeur des hommes. Il vit, un peu plus loin, la silhouette...p36
De la page 49 jusqu'à la page 52, une série de verbes employée au passé simple réfère aux
activités de Nour: "resta", "marcha", mais cette série est interrompue par le surgissement
brusque et inexplicable d'un verbe à l'imparfait: "percevait" (toujours référant aux activités
de Nour) pour revenir après au passé simple avec "arriva":
Nour resta un long moment à les regarder, et à regarder les murs usés par le
vent. Puis il marcha vers le centre de la place. La terre était dure et chaude sous
ses pieds nus, comme les dalles de pierre du désert. Le bruit de la musique des
flûtes s'éteignait ici, dans cette cour déserte, comme si Nour était à l'autre bout
du monde. Tout devenait immense, tandis que le jeune garçon marchait vers le
centre de la place. Il percevait avec netteté les battements de son sang dans les
artères de son cou et de ses tempes, et le rythme de son cœur semblait résonner
jusque dans le sol sous la plante de ses pieds. Quand Nour arriva près du mur
d'argile, à l'endroit où le vieil homme s'était accroupi pour dire sa prière, il se jeta
sur le sol, la face contre la terre, sans bouger, sans plus penser à rien. pp52-53
Dans l'extrait qui suit, c'est le même mécanisme qui est à l'œuvre, puisque des verbes
se rattachant à Nour sont employés au passé simple: "se réveilla" "vit", mais voilà qu'un
imparfait est employé de façon inexplicable "se reculait", pour revenir après au passé simple
avec "dit Nour", et enfin à l'imparfait "regardait", "se couchait", ce qui accentue encore
l'instabilité:
Plus tard, dans la nuit Nour, se réveilla en sursaut. Il vit le guerrier aveugle qui
était penché vers lui. La clarté des étoiles faisait luire vaguement son visage
plein de souffrance. Comme Nour se reculait, presque effrayé, l'homme dit à voix
basse: "Est-ce qu'il va me rendre la vue ? Est-ce que je pourrai voir à nouveau ?"
"Je ne sais pas", dit Nour. Le guerrier aveugle gémit et retomba sur le sol, la tête
dans la poussière. Nour regardait autour de lui...Alors Nour se couchait sur le
côté, la joue contre son bras, et il regardait longuement le vieil homme...p244
L'extrait qui suit, tiré du chapitre trois, présente une structure autrement plus complexe du
fait de la succession de trois temps verbaux pour un seul personnage (Nour), sans qu'il y ait
poursuite de l'emploi de l'un d'eux: ainsi d'abord c'est le passé composé qui est utilisé avec

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

"a senti" (page 250), après c'est l'imparfait qui apparaît avec "marchait" et "respirait" (page
251), et enfin c'est le passé simple qui se trouve employé avec "se mit", "secontenta" (page
251):
Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore une
fois l'impression du vide...p250 Nour marchait sur les galets de la rivière...Nour
respirait cette odeur pour la première fois... Même quand un taon le piqua tout
à coup à travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le
chasser de la main. p251
Dans l'exemple qui suit, au passé composé avec "se sontarrêtés" et "ils l'ont regardée"
succède l'imparfait "sentaient", tous rattachés aux voyageurs:
Les voyageurs se sont arrêtés dans la vallée, en contrebas de la ville, et ils l'ont
regardée longtemps, avec amour et crainte à la fois. Maintenant, pour la première
fois depuis le commencement de leur voyage, ils sentaient combien ils étaient
las...p252
Deux temps verbaux sont employés pour Ma el Aïnine: d'abord (page 374) c'est le plus-
que-parfait avec "avait juré" et "il avait disparu", après, et à la page 377, c'est un autre
temps verbal qui apparaît, en l'occurrence le présent de l'indicatif avec "peut-il encore, le
vieil homme":
Il y avait si longtemps que le général Moinier attendait cet instant. Chaque fois
qu'on parlait du Sud, du désert, il pensait à lui, Ma el Aïnine, l'irréductible, le
fanatique, l'homme qui avait juré de chasser tous les Chrétiens du sol du désert...
On le signalait dans le Nord, près des premiers postes de contrôle. Quand on
allait voir, il avait disparu...p374 Que peut-il encore, le vieil homme de Smara, seul
contre cette vague d'argent et de balles ? Que peut son regard farouche d'animal
traqué...p377
Le lecteur se trouve dérouté dans l'exemple suivant, puisque pour un même personnage,
"Moulay Sebaa", il y a emploi de l'imparfait avec "regardait" "savait" "regardait", puis du
passé composé avec "a essayé", pour retourner ensuite à l'imparfait avec "ne pouvait plus":
À l'écart du tourbillon, Moulay Sebaa, vêtu de son manteau blanc, regardait
avec inquiétude la longue ligne des soldats des Chrétiens... Il savait que la
bataille était perdue d'avance, comme autrefois... Immobile sur son cheval
qui tressaillait d'impatience, il regardait les hommes étranges qui avançaient
lentement...Plusieurs fois, Moulay Sebaa a essayé de donner l'ordre de la
retraite... Moulay Sebaa ne pouvait plus rien, à présent, et des larmes de douleur
emplissaient déjà ses yeux. pp434-435
Dans cette partie, l'objectif était de démontrer que le lecteur s'est trouvé pris dans une sorte
de balancement causé par l'emploi de différents temps verbaux pour un même personnage,
et ce qui accentue encore ce balancement, c'est que ce lecteur n'arrive pas à expliquer ces
variations qui semblent n'obéir qu'à l'arbitraire.

4.2.3. Le même verbe conjugué à des temps verbaux différents.


Comme l'indique le sous-titre que nous avons choisi pour cette partie, il s'agit de voir de
plus près comment un même verbe se trouve conjugué à des temps verbaux différents, ce
qui ne manque pas d'attirer l'attention du lecteur.

250

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Chapitre 7. Le temps.

Ainsi dans les deux extraits qui suivent, le verbe "marcher", qui réfère au même pronom
personnel "ils" ("ils" renvoient aux nomades), est conjugué à l'imparfait, puis au plus-que-
parfait:
Ils marchaient depuis la première aube, sans s'arrêter… p8 Ils avaient marché
ainsi pendant des mois, des années, peut-être. p12.
Même remarque dans les deux exemples qui suivent, où le verbe "arriver", conjugué à
l'imparfait et au passé composé, se trouve lié au même pronom personnel "ils" ("ils" réfère
aux nomades):
C'était là qu'ils arrivaient, maintenant, vers la grande ville de Smara.p16 Quand
ils sont arrivés devant les puits devant le mur de pierre…p16
Même mécanisme dans les exemples de la page 34 et 51, où le verbe "sentir" est utilisé
respectivement à l'imparfait et au passé simple, et cela pour le même personnage (Nour):
Nour parcourait le campement, se faufilant entre les tentes. Il était étonné de
voir tant de monde, et en même temps il sentait une sorte d'angoisse, parce qu'il
pensait, sans bien comprendre pourquoi, que beaucoup de ces hommes, de ces
femmes et de ces enfants allaient bientôt mourir. p34 Mais, à l'ombre des tentes,
Nour aperçut les formes humaines: les vieillards, les malades qui tremblaient de
fièvre malgré la fournaise, les jeunes femmes qui tenaient dans leurs bras des
bébés et qui regardaient devant elles avec des yeux vides et tristes. Encore une
fois, Nour sentit son cœur se serrer…pp50-51
Dans les deux extraits qui suivent, le verbe "regarder" se trouve employé à l'imparfait et au
passé simple, toujours pour Nour:
Presque sans ciller, il regardait maintenant la silhouette blanche du vieil
homme...p40
Nour regarda au-dessus de lui, à l'endroit où d'ordinaire on voyait les sept étoiles...p41
Il s'agit dans les deux exemples suivants de l'emploi du verbe "grandir" au passé simple
et à l'imparfait, rattaché à "l'inquiétude":
Les jours suivants, l'inquiétude grandit encore dans le campement de Smara. p43
Mais l'inquiétude grandissait toujours, dans les bruits du campement... p45
Même remarque dans les deux extraits suivants où le verbe "résonner", conjugué au passé
simple et à l'imparfait, est lié à la "voix":
Quand Ma el Aïnine commença à réciter son dzikr, sa voix résonna bizarrement
dans le silence...p57 La voix de Ma el Aïnine résonnait loin dans le désert...p59
Dans l'exemple suivant, c'est le verbe "boire" qui se trouve conjugué successivement au
passé composé et à l'imparfait, pour deux personnages différents, en l'occurrence Nour et
l'aveugle:
Nour s'est penché vers l'eau, et il a bu à longs traits, sans reprendre son souffle.
À genoux au bord du puits, le guerrier aveugle buvait aussi avidement. p230
Au chapitre trois, le démonstratif "ce" combiné avec le verbe "être", est utilisé une première
fois à l'imparfait, et une deuxième fois au présent,:
C'était le grand cheikh Lahoussine qui venait apporter l'aide des ses guerriers
p250 C'est au matin que Nour fut ébloui. p253
Toujours au même chapitre (chapitre trois), le démonstratif "ce", combiné avec le verbe
"être" et lié à la particule de négation "ne", est conjugué au présent, mais aussi à l'imparfait:
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Mais ce n'est que le surlendemain qu'ils sont arrivés..p250 Ce n'était pas l'odeur
aigre et froide..p254
À partir de la page 368, le verbe "attendre" est conjugué au passé simple et à l'imparfait,
attaché aux "nomades": "attendirent"et "attendaient"; même remarque pour le verbe "courir"
employé au passé composé et à l'imparfait qui réfère au même pronom personnel "il" ("il"
renvoie à l'homme aveugle)"; tandis que l'expression "continuer à" se trouve d'abord au
passé composé"a continué à courir", puis à l'imparfait "continuait à courir" (toujours pour
l'homme aveugle):
Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger, à
l'abri de leurs tentes et dans les huttes de branches. Le vent chaud de l'été
les couvrait de poussière, mais ils attendaient... pp368-369 Quand le guerrier
aveugle a entendu son nom, il s'est mis à trembler, et des larmes coulaient de
ses yeux brûlés. Il a couru droit devant lui, les bras écartés... ...l'aveugle courait
de toutes ses forces, en butant sur les pierres... ...et il a continué à courir vers
l'endroit...mais l'homme continuait à courir en criant...p369
Nous finissons avec l'exemple suivant où le verbe "chevaucher" appliqué à "l'observateur",
est d'abord à l'imparfait, puis au présent de l'indicatif:
Tandis qu'il chevauchait aux côtés des officiers, l'observateur se souvenait
du voyage de Camille Douls...p375 Tandis qu'il chevauche avec les officiers,
l'observateur pense à tous ceux qui attendent la chute du vieux cheikh. p377

4.2.4. Deux temps verbaux en concurrence: le passé simple et le passé


composé.
Il s'agit dans cette étude de voir comment deux temps verbaux, décrits par les spécialistes de
la temporalité verbale en français comme plus au moins proches l'un de l'autre, se trouvent
en concurrence dans le premier texte de Désert: ces deux temps verbaux sont le passé
simple et le passé composé.
C. Touratier a souligné dans le Système verbal français que
dans les textes écrits qui utilisent le passé composé et le passé simple, il arrive
fréquemment que les auteurs passent du passé simple au passé composé, sans
que l'on sente une véritable différence. (1996: 150).
C. Vetters note encore dans Temps, aspect et narration,que plusieurs temps verbaux
peuvent se substituer au passé simple, entre autres le passé composé, "le passé simple et
le passé composé ont plusieurspoints en commun", (1996: 153-154):
∙ l'événement qu'ils affectent se situe avant t0, c'est-à-dire le moment de la parole;
∙ ils sont inaptes à exprimer la modalité; exemple: "c'est ta faute, il fallait/*fallut/*a fallu
réfléchir".
∙ ils alternent souvent à l'intérieur du texte: "Je l'ai vu à dix-neuf ans sous le feu des
Turcs dans une île du Danube. Je lui donnai mission d'aller d'Odessa à Moscou",
(Aragon).
Il nous reste maintenant à situer le principal point divergent entre ces deux temps verbaux:
J. P. Confais s'appuie sur l'une des notions pour faire la différence entre les deux temps:
cette notion est [+ total], ou [- total]:

252

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Chapitre 7. Le temps.

∙ au passé simple, on a un déroulement total ou complet des phases d'un procès, c'est-
à-dire le début, le milieu et la fin:

∙ le passé composé, au contraire, ne vise pas l'accomplissement de toutes les phases


du procès [-total], mais uniquement la phase extérieure, c'est-à-dire l'état résultant
commençant à partir du trait vertical en gras:

Les deux schémas sont extraits de J. P. Confais , (1995: 211)


Pour ce qui concerne le premier texte de Désert, nous nous contenterons de relever
les exemples où ces deux temps verbaux alternent, dans une sorte de concurrence.
Dans l'exemple qui suit, ces deux temps verbaux sont employés pour le père de Nour:
d'abord c'est le passé composé qui est utilisé (page 28), puis le passé simple (page 31):
Par la porte ronde, quand il a fait basculer la large pierre, le guide a vul'ombre
puissante et froide, et il lui a semblé sentir sur son visage comme un souffle. p28
Puis, quand tout fut fini, l'homme se releva lentement et fit sortir son fils. Il alla
s'asseoir contre le mur du tombeau, près de la porte, et il roula de nouveau la
pierre...p31
Même remarque pour l'exemple qui suit, extrait du premier chapitre:
L'homme l'a regardé sans rien dire, en souriant un peu... L'homme titubait un
peu en marchant sur le chemin, et il dut s'appuyer sur l'épaule de Nour... Quand
ils arrivèrent devant le premier puits, Nour et son père s'arrêtèrent encore, pour
laver soigneusement chaque partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière
prière, tournés vers le côté d'où venait la nuit. p32
Dans l'exemple précédent, on a pour "l'homme", l'emploi du passé composé avec "l'a
regardé", puis du passé simple avec "dut"; alors que pour "ils" c'est le passé simple qui est
employé avec "arrivèrent" et "s'arrêtèrent", pour laisser la place après au passé composé
avec "ils ont dit".
Dans l'extrait suivant, c'est le passé composé qui apparaît d'abord rattaché à "Nour",
pour être remplacé quelques lignes par le passé simple à partir de "Nour futreposé":
Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules,
et il a placé la main du guerrier sur son manteau... Quand Nour fut reposé, il
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

ramassa son fardeau, mais sans le nouer autour de sa poitrine. Il prit la main du
guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. pp228-229
Le même mécanisme se poursuit dans l'exemple suivant où c'est le passé composé qui est
utilisé, "est arrivée", rattaché à "la caravane" (page 240), pour ensuite laisser la place au
passé simple avec "la caravane atteignit" (page 243):
La caravane de Ma el Aïnine est arrivée un soir au bord du Draa, de l'autre côté
des montagnes. p240 Le soir même, la caravane atteignit le puits profond...p243
Même mécanisme dans les deux exemples qui suivent, où "Nour" se trouve pourvu des
deux temps verbaux:
Lorsque la nouvelle s'est répandue parmi les voyageurs, Nour a senti encore
une fois l'impression du vide...p250 Même quand un taon le piqua tout à coup à
travers ses vêtements, il ne se mit pas en colère, et se contenta de le chasser de
la main. p251
Les deux exemples qui suivent sont les derniers à appuyer notre hypothèse selon laquelle
le passé simple, et le passé composé se trouvent en concurrence, puisque le même sujet
"ils" se trouve rattaché au passé composé avec "ils sont entrés", puis au passé simple avec
"arrivèrent":
De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et
ils ont marché vers le nord... Quand ils arrivèrent devant la grande ville de
Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher...p368
Il y a des indices qui prouvent au lecteur qu'entre ces deux temps verbaux, c'est le passé
composé qui prend le dessus, et finit par supplanter le passé simple; en effet, à l'incipit c'est
le passé composé qui est utilisé dès la première ligne du texte, alors que le passé simple
y est totalement absent:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés par
la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. p7
106
À l'excipit, le passé simple est présent à travers un seul emploi" fut ", submergé et entouré
qu'il est par de nombreux passés composés: "ont creusé", "ont enterré", "ont placé", "ont
recommencé":
Le lendemain, dès l'aube, les hommes et les femmes ont creusé d'autres tombes
pour les guerriers, puis ils ont enterré aussi leurs chevaux. Sur les tombes, ils
ont placé de gros cailloux du fleuve. Quand tout fut fini, les derniers hommes
bleus ont recommencé à marcher, sur la piste du sud...p438
D'autres indices encore prouvent que le passé composé est bien plus important que le
passé simple dans le premier texte; en effet, comme nous l'avons vu à l'incipit, c'est le passé
composé qui est utilisé, et se trouve employé encore une fois à partir de la page 16, tandis
que le passé simple n'apparaît qu'à partir de la page 26:
Quand ils sont arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la
terre molle, ils se sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de
pierres, pendant que les hommes se sont agenouillés pour prier...pp16-17 Tout à
coup, ils s'arrêtèrent...Puis ils recommencèrent...pp26-27

106
Nous n'avons signalé aucun autre emploi du passé simple à travers tout le chapitre sept dont est extrait cet exemple, à part ce "fut".

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Chapitre 7. Le temps.

À la fin du chapitre premier, il y a un emploi alterné du passé simple et du passé composé,


mais c'est ce dernier qui clôt le même chapitre avec "ils ont dit":
Quand la nuit a commencé à descendre, Nour a eu peur et il a touché l'épaule de
son père. L'homme l'a regardé sans rien dire, en souriant un peu. Ensemble ils
se sont mis à redescendre la colline vers le lit du torrent desséché. Malgré la nuit
qui venait, leurs yeux avaient mal, et le vent chaud brûlait leurs visages et leurs
mains. L'homme titubait un peu en marchant sur le chemin, et il dut s'appuyer
sur l'épaule de Nour. En bas, au fond de la vallée, l'eau des puits était noire. Les
moustiques dansaient dans l'air, cherchaient à piquer les paupières des enfants.
Plus loin, près des murs rouges de Smara, les chauves-souris volaient au ras des
tentes, tournaient autour des braseros. Quand ils arrivèrent devant le premier
puits, Nour et son père s'arrêtèrent encore, pour laver soigneusement chaque
partie de leur corps. Puis ils ont dit la dernière prière, tournés vers le côté d'où
venait la nuit. p32
Dès la première ligne du chapitre deux, c'est le passé composé qui est utilisé en premier,
bien avant le passé simple, qui, lui, se trouve utilisé à partir de la page 35:
Alors ils sont venus de plus en plus nombreux dans la vallée de la Saguiet el
Hamra. p33 Nour, étendu sur le côté, la tête appuyée contre son bras, les suivait
du regard, en attendant le sommeil. Il s'endormit tout d'un coup, sans s'en
apercevoir, les yeux ouverts. p35
À partir de la page 67 -toujours au deuxième chapitre- c'est le passé composé qui se trouve
utilisé de façon constante, et cela jusqu'à la fin du chapitre deux, alors qu'il n'y pas la moindre
trace du passé simple.
Au chapitre trois, le premier temps employé est le passé composé (page 225), et cet
emploi se poursuit jusqu'à la page 228, alors que le premier emploi du passé simple est
situé relativement loin, (page 229).
Au début du chapitre quatre, un autre indice démontre au lecteur que c'est le passé
composé qui est le plus important, en effet ce dernier est employé en premier, suivi juste
après par le passé simple:
La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux
aussi...Puis ce fut le tour des enfants...p358
Presque à la fin de ce chapitre, et à partir de la page 369, c'est le passé composé qui est
employé de façon systématique, et cela sans que le passé simple soit utilisé.
Même observation pour ce qui concerne le chapitre sept: en effet c'est le passé
composé qui se trouve utilisé dès la première ligne, alors que le passé simple est absent:
Alors ils sont venus pour la dernière fois, ils sont apparus sur la grande
plaine...p424
Il faut noter aussi qu'au chapitre cinq, les temps verbaux du passé sont présents, avec
l'imparfait, le plus-que-parfait, et le passé composé, à l'exception du passé simple, puisque
aucun emploi de ce dernier temps n'est enregistré. Même remarque pour le chapitre sept, où
l'imparfait et le passé composé sont présents, alors que le passé simple est quasi-absent,
avec un seul emploi à la page 438.
Il arrive que l'on ait emploi successif du passé composé et du passé simple, mais ce
dernier se trouve vite supplanté par le passé composé comme dans les exemples qui suivent

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

tirés du chapitre trois où tout d'abord c'est le passé composé qui est employé à la page 228
et une partie de la page 229:
Nour lui a donné à boire un peu de son eau, il a remis sa charge sur ses épaules,
et il a placé la main du guerrier sur son manteau...p228 Ils ont recommencé à
marcher sur la piste, au-devant du grand nuage de poussière rouge, vers le
bout de la vallée... Quand Nour fut reposé, il ramassa son fardeau, mais sans le
nouer...Il prit la main du guerrier aveugle, et ils marchèrent jusqu'au puits. p229
Comme nous le remarquons dans ce dernier exemple, c'est le passé simple qui succède
au passé composé à partir de "quand Nour futreposé" jusqu'à "ils marchèrent", mais voilà
qu'une page après c'est le passé composé qui réapparaît sans aucun autre emploi du passé
simple:
Nour s'est penché vers l'eau, et il a bu à longs traits...Quand il a été rassasié,
il s'est assis au bord du puits... Nour a cherché un instant son père et sa mère,
sans les voir...Nour a choisi l'endroit pour la nuit, près des troupeaux. Il a posé
son fardeau, et il a partagé un morceau de pain de mil et des dattes... L'homme a
raconté lentement...p230
Même remarque dans l'exemple qui suit, où un seul emploi du passé simple se trouve
entouré par une série de passés composés:
Comme cela, ils sont arrivés à la ville sainte de Sidi Ahmed ou Moussa...La
caravane s'est installée partout dans la vallée aride...Seuls le cheikh et ses
fils, et ceux de la Goudfia sont restés dans l'enceinte... Ce soir-là, il y eut
une prière commune sous le ciel étoilé, et les hommes et les femmes se sont
rassemblés...p247
Même constat pour l'extrait suivant, puisque, successivement, c'est le passé composé, et
le passé simple qui sont employés, mais à la fin c'est le passé composé qui marque son
retour, et sera employé régulièrement et cela jusqu'à la fin du chapitre quatre:
De l'autre côté des montagnes, ils sont entrés sur la grande plaine rouge, et ils
ont marché vers le nord, allant de village en village... Quand ils arrivèrent devant
la grande ville de Marrakech, ils n'osèrent pas s'approcher et ils établirent leur
camp...Pendant deux jours, les hommes bleus attendirent, presque sans bouger,
à l'abri de leurs tentes et dans les huttes... Enfin, le troisième jour, les fils de Ma
el Aïnine sont revenus. À côté d'eux, monté sur un cheval, il y avait un homme de
haute stature, vêtu comme les guerriers du Nord, et son nom a couru sur toutes
les lèvres... p368
Il est clair que les indices sont assez nombreux pour orienter le lecteur dans son
interprétation que le passé composé est bien plus important que le passé simple: en effet il
apparaît, d'après les quelques exemples que nous avons examinés, qu'à chacune des ses
apparitions, le passé simple se trouve vite remplacé par le passé composé.

4.2.5. L'imparfait: un temps verbal de base dans le premier texte.


Il y a dans le premier texte des indices qui orientent le lecteur dans son interprétation que
107
l'imparfait est de loin le temps verbal-pivot , comme dans l'extrait suivant où une série de
verbes à l'imparfait "entoure" un seul emploi isolé du plus-que-parfait avec "étaient partis":
107
Comme déjà mentionné plus haut (page 334), cette notion est empruntée à Anne Judge, et suppose l'existence d'un temps verbal
qui domine du début jusqu'à la fin du texte, avec d'autres temps verbaux qui y gravitent autour.

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Chapitre 7. Le temps.

Le troupeau des chèvres bises et des moutons marchait devant les enfants. Les
bêtes aussi allaient sans savoir où, posant leurs sabots sur des traces anciennes.
Le sable tourbillonnait entre leurs pattes, s'accrochait à leurs toisons sales. Un
homme guidait les dromadaires, rien qu'avec la voix, en grognant et en crachant
comme eux. Le bruit rauque des respirations se mêlait au vent, disparaissait
aussitôt dans les creux des dunes, vers le sud. Mais le vent, la sécheresse, la
faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau fuyaient lentement,
descendant vers le fond de la vallée sans eau, sans ombre Mais le vent, la
sécheresse, la faim n'avaient plus d'importance. Les hommes et le troupeau
fuyaient lentement, descendaient vers la vallée sans eau, sans ombre. Ils étaient
partis depuis des semaines, des mois, allant d'un puits à un autre, traversant les
torrents desséchés qui se perdaient dans le sable, franchissant les collines de
pierres, les plateaux. Le troupeau mangeait les herbes maigres, les chardons,
les feuilles d'euphorbe qu'il partageait avec les hommes. Le soir, quand le soleil
était près de l'horizon et que l'ombre des buissons s'allongeait démesurément,
les hommes et les bêtes cessaient de marcher. p10
Même remarque dans l'exemple qui suit, où des verbes conjugués au passé composé se
trouvent "cernés" par des imparfaits:
Il y avait tant de jours, durs et aigus comme le silex, tant d'heures qu'ils
attendaient de voir cela. Il y avait tant de souffrance dans leurs corps meurtris,
dans leurs lèvres saignantes, dans leur regard brûlé. Ils se hâtaient vers les puits,
sans entendre les cris des bêtes ni la rumeur des autres hommes. Quand ils sont
arrivés devant les puits, devant le mur de pierre qui retenait la terre molle, ils se
sont arrêtés. Les enfants ont éloigné les bêtes à coups de pierres, pendant que
les hommes se sont agenouillés pour prier. Puis chacun a plongé son visage
dans l'eau et a bu longuement. C'était comme cela, les yeux de l'eau au milieu du
désert. Mais l'eau tiède contenait encore la force du vent, du sable, et du grand
ciel glacé de la nuit. Tandis qu'il buvait, Nour sentait entrer en lui le vide qui
l'avait chassé de puits en puits. L'eau trouble et fade l'écœurait, ne parvenait pas
à étancher sa soif. C'était comme si elle installait au fond de son corps le silence
et la solitude des dunes et des grands plateaux de pierres. L'eau était immobile
dans les puits, lisse comme du métal, portant à sa surface les débris de feuilles
et la laine des animaux. À l'autre puits, les femmes se lavaient et lissaient leurs
chevelures. pp16-17
L'extrait suivant est tiré de la fin du chapitre deux, et le lecteur se rend compte que l'emploi
du passé composé n'est que temporaire, puisque l'imparfait fait son apparition et clôt les
dernières lignes de ce chapitre démontrant, si besoin est, que ce temps verbal finit par
"prendre le dessus" sur les autres temps verbaux:
Quand le jour est venu, à l'est, au-dessus des collines de pierres, les hommes
et les femmes ont commencé à marcher vers les tentes. Malgré tous ces jours
et toutes ces nuits d'ivresse, personne ne ressentait la fatigue. Ils ont sellé les
chevaux, roulé les grandes toiles de laine des tentes, chargé les chameaux. Le
soleil n'était pas très haut dans le ciel quand Nour et son frère ont commencé à
marcher sur la route de poussière, vers le nord. Ils portaient sur leurs épaules un
ballot de linge et de vivres. Devant eux, sur la route, d'autres hommes et d'autres
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

enfants marchaient aussi, et le nuage de poussière grise et rouge commençait


à monter vers le ciel bleu. Quelque part, aux portes de Smara, entouré de ses
fils, Ma el Aïnine regardait la longue caravane qui s'étirait à travers la plaine
désertique. Puis il refermait son manteau blanc, et il poussait son pied sur le cou
de son chameau. Lentement, sans se retourner, il s'éloignait de Smara, il s'en
allait vers sa fin. p72
Dans l'exemple qui suit, malgré la diversité des temps verbaux employés:
∙ un passé simple avec"eut",
∙ un passé composé avec "se sont rassemblés",
∙ un plus-que-parfait avec "avait serré",
∙ et le plus-que-parfait subjonctif avec "la plus douloureuse qu'il eût entendue"; c'est
l'imparfait qui domine, de par le nombre élevé de ses occurrences:
Ce soir-là, il y eut comme une prière commune, sous le ciel étoilé, et les hommes
et les femmes se sont rassemblés autour du tombeau du saint. Près des feux
allumés, le silence était seulement interrompu par le crépitement des branches
sèches, et Nour voyait la silhouette légère du cheikh accroupi par terre, en train
de réciter à voix basse la formule du dzikr. Mais ce soir-là, c'était une prière
sans cris et sans musique, parce que la mort était trop proche, et que la fatigue
avait serré leurs gorges. Il y avait seulement la voix très douce, légère comme
une fumée, qui chantonnait dans le silence. Nour regardait autour de lui, et il
voyait les milliers d'hommes vêtus de leurs manteaux de laine, assis sur la terre,
éclairés de loin en loin par les feux. Ils restaient immobiles et silencieux. C'était la
prière la plus intense, la plus douloureuse qu'il eût entendue. Aucun ne bougeait,
sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant pour l'endormir, ou un
vieillard qui toussait. Dans la vallée aux murs hauts, il n'y avait pas un souffle
d'air, et les feux brûlaient très droit et très fort. La nuit était belle et glacée, emplie
d'étoiles. Puis la lueur de la lune venait à l'horizon, au-dessus des falaises noires,
et le disque d'argent, absolument rond, montait heure par heure vers le zénith.
pp247-248
Même remarque pour l'exemple suivant, où après l'emploi:
∙ de deux verbes au passé composé "la mort est venue" et "elle a commencé";
∙ de deux passés simples "ce fut" et "dut";
∙ et du plus-que-parfait avec "était venu" et "étaient passés", c'est l'imparfait qui se
trouve utilisé de façon systématique:
La mort est venue. Elle a commencé par les moutons et les chèvres, les chevaux
aussi, qui restaient sur le lit de la rivière, le ventre ballonné, les pattes écartées.
Puis ce fut le tour des enfants et des vieillards, qui déliraient, et ne pouvaient
plus se relever. Ils mouraient si nombreux qu'on dut faire un cimetière pour
eux en aval de la rivière, sur une colline de poussière rouge. On les emportait
à l'aube, sans cérémonie, emmaillotés dans de vieilles toiles, et on les enterrait
dans un simple trou creusé à la hâte, sur lequel on posait ensuite quelques
pierres pour que les chiens sauvages ne les déterrent pas. En même temps
que la mort, c'était le vent du Chergui qui était venu. Il soufflait par rafales,
enveloppant les hommes dans ses plis brûlants, effaçant toute humidité de la
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Chapitre 7. Le temps.

terre. Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la
recherche des crevettes. Il plaçait aussi des pièges faits avec des lacets d'herbe
et des brindilles, pour capturer les lièvres et les gerboises, mais souvent les
renards étaient passés avant lui. pp358-356
Si au début du chapitre cinq, c'est le passé composé qui est employé en premier, il se trouve
vite relayé, et submergé par plusieurs emplois de l'imparfait:
Les soldats ont quitté Zettat et Ben Ahmed avant l'aube. C'est le général Moinier
qui commandait la colonne partie de Ben Ahmed, deux mille fantassins armés de
fusils Lebel. Le convoi avançait lentement sur la plaine brûlée, dans la direction
de la vallée du fleuve Tadla. En tête de la colonne, il y avait le général Moinier,
deux officiers français, et un observateur civil. Un guide maure les accompagnait,
vêtu comme les guerriers du Sud, monté à cheval, comme les officiers. p373
Même remarque dans l'exemple qui suit tiré de la même page, où c'est le plus-que-parfait qui
inaugure ce nouveau paragraphe, mais sa présence demeure brève et éphémère, puisque
c'est l'imparfait qui prend après le relais:
Le même jour, l'autre colonne, comptant seulement cinq cents hommes, avait
quitté la ville de Zettat, pour former l'autre branche de la tenaille qui devait pincer
les rebelles de Ma el Aïnine sur leur route vers le Nord. Devant les soldats, la
terre nue s'étendait à perte de vue, ocre, rouge, grise, brillante sous le bleu du
ciel. Le vent ardent de l'été passait sur la terre, soulevait la poussière, voilait la
lumière comme une brume. Personne ne parlait. Les officiers à l'avant poussaient
leurs chevaux pour se séparer du reste de la troupe, dans l'espoir d'échapper un
peu au nuage de poussière suffocante. Leurs yeux guettaient l'horizon, pour voir
ce qu'il y aurait: l'eau, les villages de boue, ou l'ennemi. pp373-374
Nous pouvons multiplier les exemples à l'envi, mais les extraits que nous avons choisis sont
plus que suffisants pour appuyer notre hypothèse selon laquelle l'imparfait est le temps-
pivot dans le premier texte.
Il y a d'autres indices encore plus déterminants qui prouvent au lecteur que ce temps
verbal est le temps dominant dans ce texte:
∙ à l'incipit, et dès les premières lignes, l'on enregistre uniquement deux emplois du
passé composé, mais après c'est l'imparfait qui le remplace:
Ils sont apparus, comme dans un rêve, au sommet de la dune, à demi cachés
par la brume de sable que leurs pieds soulevaient. Lentement ils sont descendus
dans la vallée, en suivant la piste presque invisible. En tête de la caravane, il
y avait les hommes, enveloppés dans leurs manteaux de laine, leurs visages
masqués par le voile bleu. Avec eux marchaient deux ou trois dromadaires,
puis les chèvres et les moutons harcelés par les jeunes garçons. Les femmes
fermaient la marche. C'étaient des silhouettes alourdies, encombrées par les
lourds manteaux, et la peau de leurs bras et de leurs fronts semblait encore
plus sombre dans les voiles d'indigo. Ils marchaient sans bruit dans le sable,
lentement, sans regarder où ils allaient. Le vent soufflait continûment, le vent du
désert, chaud le jour, froid la nuit. Le sable fuyait autour d'eux, entre les pattes
des chameaux, fouettait le visage des femmes qui rabattaient la toile bleue sur
leurs yeux. Les jeunes enfants couraient, les bébés pleuraient, enroulés dans
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

la toile bleue sur le dos de leur mère. Les chameaux grommelaient, éternuaient.
Personne ne savait où on allait. pp7-8
∙ à l'excipit, le lecteur remarque, qu'après l'emploi d'un seul passé simple, et d'une
série de passés composés, c'est l'imparfait qui est employé systématiquement, et finit
par clore les dernières lignes du dernier chapitre du premier texte:
Quand tout fut fini, les derniers hommes bleus ont recommencé à marcher, sur
la piste du sud, celle qui est si longue qu'elle semble n'avoir pas de fin. Nour
marchait avec eux, pieds nus, sans rien d'autre que son manteau de laine, et un
peu de pain serré dans un linge humide. Ils étaient les derniers Imazighen, les
derniers hommes libres...p438 Chaque soir, leurs lèvres saignantes cherchaient
la fraîcheur des puits, la boue saumâtre des rivières alcalines. Puis, la nuit froide
les enserrait, brisait leurs membres et leur souffle, mettait un poids sur leur
nuque. Il n'y avait pas de fin à la liberté, elle était vaste comme l'étendue de la
terre, belle et cruelle comme la lumière, douce comme les yeux de l'eau. Chaque
jour, à la première aube, les hommes libres retournaient vers leur demeure, vers
le sud, là où personne d'autre ne savait vivre. Chaque jour, avec les mêmes
gestes, ils effaçaient les traces de leurs feux, ils enterraient leurs excréments.
Tournés vers le désert, ils faisaient leur prière sans paroles. Ils s'en allaient,
comme dans un rêve, ils disparaissaient. p439

5. L'imparfait et le présent: deux temps verbaux


proches.
Le but de cette étude est de démontrer qu'aussi bien l'imparfait que le présent, qui sont
respectivement les deux temps-pivots dans le premier et le deuxième texte de Désert, se
partagent plusieurs points en commun.
C. Touratier, par exemple, donne les différentes valeurs du présent, (1996: 88):
∙ leprésentàvaleur actuelle: il s'agit de ce présent dont les évènements sont
concomitants à l'énonciation.
∙ le présent à valeur passée: comme ce présent exprimant le passé récent dans "je
viens d'écrire une lettre".
Il y a aussi ce présent historique inséré dans un récit qui signale que les évènements se
sont déroulés au passé, et dont certains se trouvent mis au présent au niveau de la forme
verbale:
108
Exemple:
Le début de la bataille contre les Maures, dans le Cid (le présent en gras):
J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés, Dans le fond des vaisseaux qui
lors furent trouvés; Le reste dont le nombre augmentait à toute heure, Brûlant
d'impatience autour de moi demeure.
108
Exemple donné par C. Touratier (1996: 89), et tiré du Cid de Corneille.

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Chapitre 7. Le temps.

∙ le présent à valeurde futur: comme dans"dès que j'ai des nouvelles de lui, je vous
informe".
On a aussi le présent de vérité générale, et le présent d'habitude ou de répétition.
L'imparfait aussi peut prendre plusieurs valeurs: C. Touratier en donne les différentes
valeurs, (1996: 112):
∙ l'imparfait des descriptions et des fonds de décor; l'imparfait des commentaires
et des explications qui contribue à expliciter la logique interne du récit, l'imparfait de
rupture qui se présente après un passé simple et fait avancer le récit, contrairement
à l'imparfait de description.
Il est évident que ces deux temps verbaux se caractérisent par leur malléabilité dans le sens
où l'un et l'autre peuvent prendre plusieurs valeurs à la fois.
D'autres linguistes encore, spécialistes de la temporalité verbale en français, ont établi
que le présent etl'imparfait de l'indicatif sont proches l'un de l'autre.
C'est le cas notamment de C. Vet qui, dans Temps, aspects et adverbes de temps
en français contemporain, a démontré que le système verbal en français est bâti sur deux
centres: le présent et l'imparfait
qui sont les seuls temps par rapport auxquels on peut former un temps indiquant
l'antériorité et un temps indiquant la postériorité. (1980 : 31)
Le premier sous-système dont le centre est le présent, coïncide avec le moment de la parole
(s), alors que le second, dont le centre est l'imparfait, est antérieur à ce point (s): les deux
temps qui sont les deux points de référence sont désignés par le symbole rx.
Ainsi le passé surcomposé (PSC), le passé composé (PC), le passé récent (PREC)
sont antérieurs au présent (PR), tandis que le futur proche (FPRO), le futur antérieur (FA),
et le futur (FUT) sont postérieurs au présent.
Le plus-que-parfait surcomposé (PQPS), le plus-que-parfait (PQP), le passé récent du
passé (PRECP), sont antérieurs à l'imparfait, alors que le futur proche du passé (FPROP),
le futur antérieur du passé (FAP), et le futur du passé (FUTP) sont postérieurs à l'imparfait.
Le schéma suivant illustre de façon clair cette répartition entre les différents temps:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

(Schéma extrait de C. Vet ; 1980: 35)


P. le Goffic a postulé la même hypothèse quant aux caractéristiques des deux temps:
Il est frappant de constater l'étendue des emplois et des valeurs qui leur sont
communs. (1986: 62)
Il donne des arguments à l'appui de son hypothèse:
∙ l'imparfait et le présent peuvent exprimer le passé récent et le futur proche:
Exemples:
∙ passé récent à l'imparfait :"il rentrait tout juste";
∙ passé récent au présent: et "il rentre tout juste"
∙ futur proche à l'imparfait: "il repartait le lendemain",
∙ futur proche au présent: "il repart demain",
∙ tous les deux peuvent se combiner avec être en train de, aller, venir de, et avec
depuis et jusqu'à.
A. Molendijk a noté dans Le passé simple et l'imparfait: une approche reichenbachienne,
une similitude entre les deux temps:
L'IMP et le PRES présentent une similitude syntaxique remarquable. (1990: 13).
Il donne des exemples pour étayer son hypothèse de similitude, (1990:16):
∙ le présent et l'imparfait se combinent avec un complément qui indique la répétition du
fait raconté avec parfois/ bien des fois:
Il dîne/ dînait parfois
∙ le présent et l'imparfait se combinent avec un complément qui marque la continuation
du fait.
Il travaille/ travaillait encore/ toujours.
Dans Désert, le lecteur ne manque pas de remarquer qu'il existe des "similitudes" entre ces
deux temps verbaux, et cela au niveau de leur combinaison avec certaines expressions de
temps:
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Chapitre 7. Le temps.

∙ la durativité:
– lentement et continûment (ou continuellement);
* le premier texte:
Ils marchaient sans bruit dans le sable, lentement, sans regarder où ils allaient.
Le vent soufflait continûment, le vent du désert...p7
∙ le deuxième texte:
Lalla marche lentement...p75 Il n'y a que l'homme bleu du désert qui la regarde
continuellement...p95
∙ la permanence:
– toujours:
* le premier texte:
Les routes étaient circulaires, elles conduisaient toujours au point de départ,
traçant des cercles de plus en plus étroits...p24
∙ le deuxième texte:
Le Hartani n'y pense pas non plus. Lui, il reste toujours comme un enfant...p190
∙ l'itérativité:
– tantôt...tantôt:
* le premier texte:
Il parlait, tantôt à voix pleine, tantôt en murmurant et en chantonnant...p29
∙ le deuxième texte:
Tantôt elle suit les quais, en regardant la silhouette des cargos; tantôt elle
remonte les grandes avenues...p266
∙ de temps en temps:
– le premier texte:
De temps en temps, quand une vieille femme, ou un soldat blessé marchait vers
lui, il essayait de leur parler, il s'approchait d'eux...pp227-228
∙ le deuxième texte:
Certains chantent, de temps en temps, pour chasser l'angoisse...p409
∙ parfois:
– le premier texte:
Parfois, le soir, quand ils arrivaient devant le puits, des hommes et des femmes
bleus, sortis du désert, accouraient vers eux avec des offrandes...p245
∙ le deuxième texte:
...on dit même que la nuit, parfois, on entend les gémissements des
prisonniers...p301
∙ de temps à autre:
– le premier texte:

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Aucun ne bougeait, sauf, de temps à autre, une femme qui allaitait son enfant
pour l'endormir, ou un vieillard qui toussait. pp247-248
∙ dans le deuxième texte:
Le mari d'Aamma mange lentement...et de temps à autre il s'arrête de manger
pour lécher les gouttes d'huile...p172
∙ chaque jour:
– le premier texte:
Chaque jour, Nour errait sur le lit du fleuve, avec d'autres enfants, à la recherche
des crevettes...p358
∙ le deuxième texte:
Chaque jour, Lalla sort avant que sa tante soit réveillée...p269
∙ quelquefois:
– le premier texte:
Quelquefois, le grand cheikh et ses fils allaient jusqu'aux remparts de la ville,
pour demander des terres, des semences, une part des palmeraies. p359
∙ le deuxième texte:
Quelquefois c'est Naman le pêcheur qui vient manger dans la maison
d'Aamma...p102
Le lecteur remarque aussi que ces deux temps verbaux ont une forte propension à s'insérer
dans les séquences descriptives (en italique) :
∙ le premier texte; rappelons que le temps verbal qui domine dans ce texte est
l'imparfait:
Un seul d'entre eux portait un fusil, une carabine à pierre au long canon de
bronze noirci. Il la portait sur sa poitrine, serrée entre ses deux bras, le canon
dirigé vers le haut comme la hampe d'un drapeau. Ses frères marchaient à côté
de lui, enveloppés dans leurs manteaux, un peu courbés en avant sous le poids
de leurs fardeaux. Sous leurs manteaux, leurs habits bleus étaient en lambeaux,
déchirés par les épines, usés par le sable. Derrière le troupeau extenué, Nour, le
fils de l'homme au fusil, marchait devant sa mère et ses sœurs. Son visage était
sombre, noirci par le soleil, mais ses yeux brillaient, et la lumière de son regard
était presque surnaturelle. p9 Maintenant, ils étaient apparus au-dessus de la
vallée de la Saguiet el Hamra, ils descendaient lentement les pentes de sable.
Au fond de la vallée, commençaientlestracesde la vie humaine: champs de terre
entourés de murs de pierre sèche, enclos pour les chameaux, baraquements
de feuilles de palmier nain, grandes tentes de laine pareilles à des bateaux
renversés. p14 D'autres hommes allaient et venaient, entre les tentes. C'étaient
les guerriers bleus du désert, masqués, armés de poignards et de longs fusils,
qui marchaient à grands pas, sans regarder personne. Les esclaves soudanais
vêtus de haillons portaient les charges de mil ou de dattes, les outres d'huile.
Des fils de grande tente, vêtus de blanc et de bleu sombre, des chleuhs à la peau
presque noire, des enfants de la côte, aux cheveux rouges et à la peau tachée,
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Chapitre 7. Le temps.

des hommes sans race, sans nom, des mendiants lépreux qui n'approchaient
pas de l'eau. pp17-18 La plupart de ceux qui arrivaient maintenant étaient des
vieux, des femmes et des enfants, fatigués par les marches forcées à travers
le désert, les vêtements déchirés, les pieds nus ou entourés de chiffons. Les
visages étaient noirs, brûlés par la lumière, les yeux pareils à des morceaux de
charbon. Les jeunes enfants allaient nus, leurs jambes marquées de plaies, leurs
ventres dilatés par la faim et la soif. p34 Lentement la lumière apparaissait dans
le ciel, rose, puis couleur d'ambre, comme cela, jusqu'à ce que le bleu éclatant
soit partout. La lumière crépitait sur les murs de boue, sur les terrasses, sur
les jardins d'orangers, et sur les grands palmiers. Plus bas, les terrains arides,
traversés par les acéquias, étaient d'un rouge presque violacé. p254
∙ le deuxième texte; dans ce texte c'est le présent qui est le temps-pivot:
Le vent froid de la mer serre ses narines et brûle ses yeux, la mer est immense,
bleu-gris, tachée d'écume, elle gronde en sourdine, tandis que les lames courtes
tombent sur la plaine de sable où se reflète le bleu presque noir du grand ciel.
p79 Quand les jeunes bergers viennent la voir sur le chemin, ils restent d'abord
un peu à distance, parce qu'ils sont plutôt méfiants. Ils ont des visages lisses,
couleur de cuivre brûlé, avec des fronts bombés et des cheveux d'une drôle de
couleur, presque rouges. C'est le soleil et le vent du désert qui ont brûlé leur
peau et leurs cheveux. Ils sont en haillons, vêtus seulement de longues chemises
de toile écrue, ou de robes faites dans des sacs de farine. p137 Il y a les femmes
surtout, les gitanes vêtues de leurs longues robes à fleurs, le visage voilé de
noir, et on ne voit que leurs yeux brillants et noirs comme ceux des oiseaux.
p279 Elle entre sans hésiter, en poussant la porte de verre. La grande salle est
sombre, mais sur les tables rondes, les nappes font des taches éblouissantes.
En un instant, Lalla voit tout, distinctement: les bouquets de fleurs roses dans
des vases de cristal, les couverts en argent, les verres à facettes, les serviettes
immaculées, puis les chaises couvertes de velours bleu marine, et le parquet de
bois ciré où passent les garçons vêtus de blanc. p335

Conclusion.
Notre objectif dans cette partie était de démontrer que le lecteur ne peut pas ne pas observer
certains phénomènes liés à l'emploi des temps verbaux dans Désert comme:
∙ l'emploi du présent et du futur de l'indicatif au beau milieu des temps verbaux du
passé dans le premier texte, et le surgissement des temps du passé avec le présent
de l'indicatif dans le deuxième texte;
∙ l'utilisation de différents temps verbaux pour un même personnage, parfois au sein de
la même page;
∙ -la variation dans l'emploi de différents temps verbaux pour un même verbe, d'une
page à l'autre;
∙ l'absence à l'incipit du passé simple, et l'emploi de l'un de ses concurrents -le passé
composé- est significatif de la mise à l'écart du premier.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

De même que cette étude avait démontré qu'aussi bien le présent que l'imparfait de l'indicatif
sont deux temps verbaux proches, puisqu'ils se combinent avec les mêmes expressions de
temps, et qu'ils se trouvent parfois insérés dans des séquences descriptives.

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Conclusion.

Conclusion.

Nous avons déjà affirmé dans l'avant-propos que Désert est une œuvre qui sollicite
fortement le lecteur, en cherchant sa "collaboration" interprétative, et il ne sera pas inutile,
à notre sens, de voir si les autres œuvres de Le Clézio réclament aussi une collaboration
active de la part du lecteur.
Toutes les études que nous avons menées dans notre travail ont démontré que le
lecteur est un "pivot" incontournable, dont l'interprétation est constamment requise pour
mettre en place le sens que cherche à véhiculer Désert: en effet pour ce qui concerne le point
de vue (PDV), nous avons démontré que ce lecteur trouve des difficultés dans l'attribution
de certains PDV, et cela parce que le texte n'en fournit pas la source; même remarque
pour ce qui concerne le discours rapporté -avec les différentes formes qu'il peut prendre
comme le discours direct, le discours indirect libre et le discours direct libre- puisque la
source énonciative fait parfois défaut.
Pour ce qui concerne la partie consacrée au "récit", notre objectif était de démontrer
que le lecteur ne peut pas ne pas remarquer que les deux textes "enchâssants" de Désert
offrent deux structures différentes, l'une de type narratif -dans le premier texte- et l'autre de
type "chroniques".
Dans la partie "personnages", le lecteur participe activement dans la construction de
la représentation des personnages, et cela à travers les indices fournis par le texte: ainsi
par exemple le premier texte ne donne pas explicitement le personnage principal, et c'est
au lecteur de le "trouver", en sélectionnant certains critères comme les modalités, le point
de vue qui s'étale du début jusqu'à la fin...
Enfin, la partie consacrée au "temps" a été divisée en deux sections: la première au
temps tel que vécu par les personnages (ou "le temps fictif" selon P. Ricœur), a permis de
constater que c'est au lecteur d'observer que le temps recherché par Lalla est ce temps
qui ne passe pas; mais cette dernière est bien consciente que ce temps est impossible
c'est pourquoi elle veut être conjointe au temps qui dure "longuement" et lentement"; pour
ce qui concerne la partie consacrée aux temps verbaux, l'emploi dans une même page,
de différents temps verbaux pour un même verbe, l'exclusion du passé simple à l'incipit,
la domination de l'imparfait et du présent de l'indicatif, respectivement au premier et au
deuxième texte...sont significatifs pour le lecteur.
Nous pensons que d'autres pistes restent à exploiter, concernant toujours la
problématique du lecteur; en effet notre travail s'est contenté de s'intéresser au lecteur
présupposé uniquement par le texte, alors qu'il a laissé de côté le lecteur déterminé par les
données historiques, et tel qu'étudié par H. R. Jauss.
Autrement dit, il est possible de voir si à sa publication, Désert est conforme aux
conventions romanesques de l'époque, assimilées par le lecteur (ou le public): nous
rappelons que pour H. R. Jauss le lecteur détient un savoir concernant les normes
esthétiques acquises tout au long de ses lectures antérieures, ce savoir lui permet de juger si
l'œuvre qu'il lit est en conformité avec les canons esthétique en cours, ou si elle s'en écarte.

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Une étude pourrait exploiter cette piste en essayant de déterminer d'abord quelles
sont les conventions romanesques admises, et de voir après, si Désert s'en inspire ou s'en
écarte.
Nous pensons qu'il est possible aussi de procéder à la comparaison de Désert avec une
œuvre d'un autre écrivain, catégorisée par les critiques comme obéissant aux conventions
(Balzac par exemple) pour voir si le livre de Le Clézio les rejette comme l'affirme M. Labbé:
Considérées comme entraves à la recherche, les conventions romanesques sont
rejetées dans une violence identificatoire qui vise toute autorité. (1999: 259-260)
, ou s'il les respecte.
Nous estimons aussi que le mérite d'un livre comme Désert est de mettre à rude
épreuve certaines théories dont les présupposés méthodologiques sont certes applicables
à certains textes, mais difficilement exploitables dans d'autres:
∙ pour ce qui concerne la problématique du point de vue (PDV), nous avons vu qu'une
théorie comme celle de A. Rabatel, postule que dans un texte, un PDV ne peut être
attribué qu'au narrateur ou au personnage, mais elle se heurte à une difficulté quand
elle se trouve appliquée à un texte comme Désert puisque nous avons vu que si le
lecteur sait qu'il se trouve devant un PDV, il n'arrive pas par contre à lui trouver un
focalisateur ou une source dans la majeure partie des cas;
∙ même remarque pour ce qui concerne la problématique du discours rapporté (avec le
discours direct libre et le discours indirect libre) où la théorie de L. Rosier considère
qu'un discours direct libre ou indirect libre est attribuable -à travers les discordanciels
comme marques de l'énonciation vues plus haut- uniquement au personnage:
Seront appelés discordanciels tous les mots ou locutions permettant d'attirer
le dire du narrateur (rapporteur) vers le dit du personnage (locuteur dont on
rapporte les propos): ils confrontent le discours citant au discours cité. Elles
se rencontrent indifféremment au DD, au DI, au DIL, ou au DLL, mais toujours
comme signes actualisateurs. (1999: 153).
; mais cette théorie n'arrive pas à expliquer des exemples dans Désert où le lecteur se
trouve certes devant un DDL ou un DIL, avec les discordanciels, sans qu'il soit sûr que ces
actualisateurs renvoient uniquement au personnage;
∙ pour ce qui concerne le récit, (ou la composante narrative), le schéma de F. Revaz -
vu plus haut- est fortement déstabilisé puisque le premier texte de Désert présente la
proposition narrative (Pn) actions bien avant les Pn situation initiale et nœud, alors
que le schéma de F. Revaz situe les deux dernières Pn bien avant celle de l'action.
Nous pensons que ces dernières observations sont suffisantes pour démontrer qu'un texte
comme Désert oblige certaines théories à se mettre en cause, et à se réévaluer, parce que
tout simplement leurs présupposés se heurtent à des difficultés insurmontables.
Annexes.
Récit de la page 84:
Naman raconte l'histoire d'un dauphin qui a guidé le bateau d'un pêcheur jusqu'à la
côte, un jour qu'il s'était perdu en mer dans la tempête. Les nuages étaient descendus sur la
mer et la recouvraient comme un voile, et le vent terrible avait brisé le mât du bateau. Alors
la tempête avait emporté le bateau du pêcheur très loin, si loin qu'il ne savait plus où était la
côte. Le bateau avait dérivé pendant deux jours, au milieu des vagues qui menaçaient de la
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Conclusion.

faire chavirer. Le pêcheur pensait qu'il était perdu et il récitait des prières, quand un dauphin
de grande taille était apparu au milieu des vagues. Il bondissait autour du bateau, il jouait
dans les vagues comme font les dauphines d'habitude. Mais celui-ci était tout seul. Puis,
soudain, il avait commencé à guider le bateau. C'était difficile à comprendre, mais c'était ce
qu'il avait fait: il avait nagé derrière le bateau, et il l'avait poussé devant lui. Quelquefois,
le dauphin s'en allait, il disparaissait dans les vagues, et le pêcheur pensait qu'il l'avait
abandonné. Puis il revenait, et il recommençait à pousser le bateau avec son front, en
battant la mer de sa queue puissante. Comme cela, ils avaient navigué tout un jour, et à
la nuit, dans une déchirure de nuage, le pêcheur avait enfin aperçu la lumière de la côte.
Il avait crié et pleuré de joie, parce qu'il savait qu'il était sauvé. Quand le bateau est arrivé
près du port, le dauphin a fait demi-tour et il est reparti vers le large, et le pêcheur l'a regardé
s'en aller, avec son gros dos noir qui luisait dans la lumière du crépuscule.
Récit de la page 123:
C'était une femme qui allait chercher une cruche d'eau à la fontaine. Personne ne se
souvient plus de son nom maintenant, parce que cela s'est passé il y a très longtemps.
Mais c'était une très vieille femme, qui n'avait plus de forces, et quand elle est arrivée à la
fontaine, elle pleurait et elle se lamentait parce qu'elle avait beaucoup de chemin à faire
pour rapporter l'eau chez elle. Elle restait là, accroupie par terre, à pleurer et à gémir. Alors
tout d'un coup, sans qu'elle l'ait entendu venir, Al Azraq était debout à côté d'elle...La vieille
femme continuait à pleurer, alors Al Azraq lui a demandé doucement pourquoi elle pleurait...
La vieille femme lui a dit sa tristesse, sa solitude parce que sa maison était très loin de
l'eau et qu'elle n'avait pas la force de rentrer en portant la cruche...Ne pleure pas pour cela,
a dit Al Azraq, je vais t'aider à retourner chez toi. Et il l'a guidée par le bras jusque chez elle,
et quand ils sont arrivés devant sa maison, il lui a dit simplement: soulève cette pierre au
bord du chemin, et tu ne manqueras plus jamais d'eau. Et la vieille femme a fait ce qu'il a
dit, et sous la pierre, il y avait une source d'eau très claire qui a jailli, et l'eau s'est répandue
alentour, jusqu'à former une fontaine plus belle et plus fraîche que nulle autre dans le pays.
Alors la vieille femme a remercié Al Azraq, et plus tard, les gens sont venus de tous les
environs pour voir la fontaine, et pour goûter de son eau, et tous louaient Al Azraq qui avait
reçu un tel pouvoir de Dieu.
Récit de la page 145:
En ce temps-là, il y avait dans une grande ville de l'Orient un émir puissant qui n'avait
pour enfant qu'une fille, nommée Leila, la Nuit. L'émir aimait sa fille plus que tout au monde,
et c'était la plus belle jeune fille du royaume, la plus douce, la plus sage, et on lui avait
promis tout le bonheur du monde...Alors il est arrivé quelque chose de terrible dans ce
royaume, continue Naman, il est arrivé une grande sécheresse, un fléau de Dieu sur tout le
royaume, et il n'y avait plus d'eau dans les rivières, ni dans les réservoirs, et tout le monde
mourait de soif, les arbres et les plantes d'abord, puis les troupeaux de bêtes, les moutons,
les chevaux, les chameaux, les oiseaux, et enfin les hommes qui mouraient de soif dans
les champs, au bord des routes, c'était une chose terrible à voir, et pour cela qu'on s'en
souvient encore...L'émir de ce royaume était triste, et il a fait convoquer les sages pour
prendre leur conseil, mais personne ne savait comment faire pour arrêter la sécheresse.
Alors est venu un voyageur étranger, un Égyptien, qui savait la magie. L'émir l'a convoqué
aussi, et lui a demandé de faire cesser la malédiction sur le royaume. L'Égyptien a regardé
dans une tache d'encre, et voici qu'il a eu peur tout à coup, il s'est mis à trembler et a refusé
de parler. Parle ! disait l'émir, parle, et je ferai de toi l'homme le plus riche de ce royaume.
Mais l'étranger refusait de parler, Seigneur, disait-il en se mettant à genoux, laisse-moi partir,
ne me demande pas de te révéler ce secret...Alors l'émir s'est mis en colère et il a dit à
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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

l'Égyptien: parle ou c'en est fait de toi. Et les bourreaux s'emparaient de lui et sortaient déjà
leurs sabres pour lui couper la tête. Alors l'étranger a crié: arrête ! Je vais te dire le secret
de la malédiction. Mais sache que tu es maudit!
Alors l'Égyptien a dit à l'émir: n'as-tu pas fait punir autrefois un homme, pour avoir volé
de l'or à un marchand ? Oui, je l'ai fait, a dit l'émir, parce que c'était un voleur. Sache que
cet homme était innocent, a dit alors l'Égyptien, et faussement accusé, et qu'il t'a maudit, et
c'est lui qui a envoyé cette sécheresse, car il est l'allié des esprits et des démons.
Que faut-il faire pour arrêter cette malédiction, demanda l'émir, et l'Égyptien le regarda
droit dans les yeux: sache qu'il n'y a qu'un seul remède, et je vais te le dire puisque tu m'as
demandé de te le révéler. Il faut que tu sacrifies ta fille unique, celle que tu aimes plus que
tout au monde. Va, donne-la en pâture aux bêtes sauvages de la forêt, et la sécheresse qui
frappe ton pays s'arrêtera. Alors l'émir s'est mis à pleurer, et à crier de douleur et de colère,
mais comme il était homme de bien, il a laissé l'Égyptien partir librement. Quand les gens du
pays ont appris cela, ils ont pleuré aussi, car ils aimaient Leila, la fille de leur roi. Mais il fallait
que ce sacrifice se fasse, et l'émir a décidé de conduire sa fille dans la forêt, pour la donner
en pâture aux bêtes sauvages. Pourtant il y avait dans le pays un jeune homme qui aimait
Leila plus que les autres, et il était décidé à la sauver. Il avait hérité d'un parent magicien
un anneau qui donnait à celui qui le possédait le pouvoir d'être transformé en animal, mais
jamais il ne pourrait retrouver sa forme première, et il serait immortel. La nuit du sacrifice
est arrivée, et l'émir est parti dans la forêt, accompagné de sa fille...
L'émir est arrivé au milieu de la forêt , il a fait descendre sa fille de cheval et il l'a
attachée à un arbre. Puis il est parti, pleurant de douleur, car on entendait déjà les cris
des bêtes féroces qui s'approchaient de leur victime...Dans la forêt , attachée à l'arbre, la
pauvre Leila tremblait de peur, et elle appelait son père au secours, parce qu'elle n'avait
pas le courage de mourir ainsi, dévorée par les bêtes sauvages...Déjà un loup de grande
taille s'approchait d'elle, et elle voyait ses yeux briller comme des flammes dans la nuit.
Alors tout d'un coup, dans la forêt , on a entendu une musique. C'était une musique si belle
et si pure que Leila a cessé d'avoir peur, et que toutes les bêtes féroces de la forêt se
sont arrêtées pour l'écouter...la musique céleste résonnait dans la forêt, et en l'écoutant, les
bêtes sauvages se couchaient par terre, et elles devenaient douces comme des agneaux,
parce que le chant qui venait du ciel les retournait, troublait leur âme Leila aussi écoutait
la musique avec ravissement, et bientôt ses liens se sont défaits d'eux-mêmes, et elle s'est
mise à marcher dans la forêt, et partout où elle allait, le musicien invisible était au-dessus
d'elle, caché dans le feuillage des arbres. Et les bêtes étaient couchées le long du chemin,
et elles léchaient les mains de la princesse, sans lui faire le moindre mal...Alors Leila est
revenue au matin vers la maison de son père, après avoir marché toute la nuit, et la musique
l'avait accompagnée jusque devant les portes du palais. Quand les gens ont vu cela, ils ont
été très heureux, parce qu'ils aimaient beaucoup la princesse. Et personne n'a fait attention
à un petit oiseau qui volait discrètement de branche en branche. Et le matin même, la pluie
a commencé à tomber sur la terre..
Récit de la page 187:
C'est un de ces jours-là qu'Aamma a conduit Lalla chez la marchande de tapis. C'est
de l'autre côté de la rivière, dans un quartier pauvre de la ville, dans une grande maison
blanche aux fenêtres étroites garnies de grillage. Quand elle entre dans la salle qui sert
d'atelier, Lalla entend le bruit des métiers à tisser. Il y en a vingt, peut-être plus, alignés les
uns derrière les autres, dans la pénombre laiteuse de la grande salle, où clignotent trois
barres de néon. Devant les métiers, de petites filles sont accroupies, ou assises sur des
tabourets. Elles travaillent vite, poussent la navette entre les fils de la chaîne, prennent les
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Conclusion.

petits ciseaux d'acier, coupent les mèches, tassent la laine sur la trame. La plus âgée doit
avoir quatorze ans, la plus jeune n'a probablement pas huit ans. Elles ne parlent pas, elles
ne regardent même pas Lalla qui entre l'atelier avec Aamma et la marchande de tapis. la
marchande s'appelle Zora, c'est une grande femme vêtue de noir, qui tient toujours dans
ses mains grasses une baguette souple avec laquelle elle frappe les jambes et les épaules
des petites filles qui ne travaillent pas assez vite, ou qui parlent à leur voisine.
"Est-ce qu'elle a déjà travaillé?" demande-t-elle, sans même un regard pour Lalla.
Aamma dit qu'elle lui a montré comment on tissait, autrefois. Zora hoche la tête. Elle semble
très pâle, peut-être à cause de sa robe noire, ou bien parce qu'elle ne sort jamais de son
magasin. Elle marche lentement jusqu'à un métier inoccupé, où il y a un grand tapis rouge
sombre à points blancs.
"Elle va terminer celui-ci", dit-elle.
Lalla s'assoit, et commence le travail. Pendant plusieurs heures, elle travaille dans la
grande salle sombre, en faisant des gestes mécaniques avec ses mains. Au début, elle est
obligée de s'arrêter parce que ses doigts se fatiguent, mais elle sent sur elle le regard de
la grande femme pâle, et elle reprend aussitôt le travail. Elle sait que la femme pâle ne
lui donnera pas de coups de baguette, parce qu'elle est plus âgée que les autres filles qui
travaillent. Quand leurs regards se croisent, cela fait comme un choc au fond d'elle, et il y a
une étincelle de colère dans les yeux de Lalla. Mais la grosse femme vêtue de noir se venge
sur les plus petites, celles qui sont maigres et craintives comme des chiennes, les filles de
mendiants, les filles abandonnées qui vivent toute l'année dans la maison de Zora, et qui
n'ont pas d'argent. Dès qu'elles ralentissent leur travail, ou si elles échangent quelques mots
en chuchotant, la grosse femme pâle se précipite sur elles avec une agilité surprenante, et
elle cingle leur dos avec sa baguette. Mais les petites filles ne pleurent jamais. On n'entend
que le sifflement de la baguette et le coup sourd sur leurs dos. Lalla serre les dents, elle
penche sa tête vers le sol pour ne pas voir ni entendre, parce qu'elle voudrait crier et frapper
à son tour sur Zora. Mais elle ne dit rien à cause de l'argent qu'elle doit ramener à la maison
pour Aamma. Seulement, pour se venger, elle fait de travers quelques nœuds dans le tapis
rouge.
Le jour suivant, pourtant, Lalla n'en peut plus. Comme la grosse femme pâle
recommence à donner des coups de canne à Mina, une petite fille de dix ans à peine, toute
maigre et chétive, parce qu'elle avait cassé sa navette, Lalla se lève et dit froidement:
"Ne la battez plus !"
Zora regarde un moment Lalla, sans comprendre. Son visage gris et pâle a pris une
telle expression de stupidité que Lalla répète:
"Ne la battez plus !"
Tout à coup le visage de Zora se déforme, à cause de la colère. Elle donne un violent
coup de canne à la figure de Lalla, mais la baguette ne la touche qu'à l'épaule gauche, parce
que Lalla a su esquiver le coup.
"Tu vas voir si je vais te battre !" crie Zora, et son visage est maintenant un peu coloré.
"Lâche ! Méchante femme !"
Lalla empoigne la canne de Zora et elle la casse sur son genou. Alors c'est la peur qui
déforme le visage de la grosse femme. Elle recule, en bégayant:
"Va-t'en ! Va-t'en ! Tout de suite ! Va-t'en"

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L'effet esthétique dans Désert de J. M. G. Le Clézio.

Mais déjà Lalla court à travers la grande salle, elle bondit au-dehors, à la lumière du
soleil; elle court sans s'arrêter, jusqu'à la maison d'Aamma. La liberté est belle...
Quand Aamma revient, vers le soir, elle lui dit simplement:
"Je n'irai plus travailler chez Zora, plus jamais."
Récit de la page 284:
Chez Aamma, le policier va s'asseoir sur le divan de skaï qui sert de lit à Lalla, et elle
pense qu'il va faire un trou, et que ce soir, quand elle se couchera, il y aura encore la marque,
là où le gros homme s'est assis.
"Nom ? Prénom ? Nom de la tribu ? Permis de séjour ? Permis de travail ? Nom de
l'employeur...Il dit à Aamma :
"C'est ta fille ?"
"Non, c'est ma nièce", dit Aamma.
Il prend tous les papiers et il les examine. "Où sont ses parents ?"
"Ils sont morts."
"Ah", dit le policier. Il regarde les papiers comme s'il réfléchissait.
"Elle travaille ?"
"Non, pas encore, Monsieur", dit Aamma; elle dit "Monsieur" quand elle a peur....."Fais
attention que ta fille ne finisse pas à la rue du Poids de la Farine, hein ? Il y en a beaucoup
qui sont là-bas, des filles comme elle, tu comprends ?"
"Oui Monsieur, dit Aamma. Elle n'ose pas répéter que Lalla n'est pas sa fille.
Mais le policier sent le regard dur de Lalla posé sur lui, et cela le met mal à l'aise. Il
ne dit plus rien pendant quelques secondes, et le silence devient intolérable. Alors le gros
homme éclate, et il recommence avec une voix rageuse, les yeux tout étrécis de colère:
"Oui, je comprends, oui, on dit ça, et puis un jour ta fille sera le trottoir, une putain à
dix francs la passe, alors il ne faudra pas venir pleurer et dire que tu ne savais pas, parce
que je t'aurai prévenue."
Il crie presque, les veines de ses tempes gonflées. Aamma reste immobile, paralysée,
mais Lalla n'a pas peur du gros homme. Elle le regarde durement, elle avance vers lui et
elle lui dit seulement:
"Allez-vous-en."
Le policier la regarde éberlué, comme si elle avait dit une insulte. Il va ouvrir la bouche,
il va se lever, il va gifler Lalla peut-être. Mais le regard de la jeune fille est dur comme du
métal, difficile à soutenir. Alors le policier se lève brutalement, et en un instant il est dehors,
il dévale l'escalier. Lalla entend claquer la porte qui donne sur la rue. Il est parti.
Récit de la page 320
Il y a celui qui lit ses revues obscènes, et qui laisse traîner toutes ces photos de femmes
nues sur son lit défait, pour que Lalla les ramasse et les regarde. C'est un Yougoslave, qui
s'appelle Gregori. Un jour, Lalla est entrée dans sa chambre, et il était là. Il l'a prise par le
bras et il a voulu la faire tomber sur son lit, mais Lalla s'est mise à crier et il a eu peur. Il
l'a laissée partir en lui criant des injures.
Bibliographie.

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Conclusion.

L'astérisque indique les ouvrages consultés dans cette thèse:


*ADAM, Jean Michel. 1985 : Le Texte narratif. Traité d'analyse textuelle des récits,
Paris, Nathan.
*ADAM, Jean Michel. 1992 : Les Textes. Types et prototypes, Paris, Nathan.
*ADAM, Jean Michel. 1999 : Linguistique textuelle. Des genres de discours aux textes,
Paris, Nathan.
-BAL, Mieke. 1977 : "Narration et focalisation. Pour une théorie des instances du récit",
Poétique n° 29, Paris, Seuil.
-BANFIELD, Ann. 1995 : Phrases sans paroles. Théorie du récit t style indirect libre,
Paris, Seuil.
-BARTHES, Roland. 1966 : "Introduction à l'analyse structurale des récits"
Communications n° 8 , Paris, Seuil.
*BENVENISTE, Émile. 1966 : Problèmes de linguistique générale I , Paris, Gallimard.
- BENVENISTE, Émile. 1974 : Problèmes de linguistique générale II, Paris, Gallimard.
-BERNARD-COURTIN, Sylvie. 1995 : Le regard: principe de cohésion dans l'œuvre de
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J. M. G. Le Clézio, Thèse 3 cycle, Université Paris 4.
*BOOTH, Wayne. C. 1970 : "Distance et point de vue. Essai de classification", Poétique
n° 4, Paris, Seuil.
-BOULOS-STENDAL, Miriam. 1996 : Chemins pour une approche poétique du monde:
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le roman selon J. M. G. Le Clézio,Thèse 3 cycle, Université Montpellier 3.
*BREMOND, Claude. 1973 : Logique du récit, Paris, Seuil.
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-CAVALLERO, Claude. 1992 : J. M. G. Le Clézio ou les marges du roman, Thèse 3
cycle, Université Rennes 2.
*CHUQUET, Hélène. 1994 : Le Présent de narration en anglais et en français, Paris,
Ophrys.
*CONFAIS, Jean Paul. 1995 : Temps, mode, aspect. Les approches des morphèmes
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Presses Universitaires du Mirail.
-DALAM, Minan. 1996 : Formes et fonctions de la description dans l'œuvre de J. M. G.
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Le Clézio, Thèse 3 cycle, Université Paris 3.
-DIDIER, Coste. 1980 : " Trois conceptions du lecteur et leur contribution à une théorie
du texte littéraire", Poétique n° 43, Paris, Seuil.
*DI SCANNO, Teresa. 1983 : La Vision du monde de Le Clézio. Cinq études sur
l'œuvre, Napoli, Liguori; Paris, Nizet.
-DOMANGE, Simone. 1993 : Le Clézio ou la quête du désert, Éditions Imago.
*ECO, Umberto. 1985 (1979) : Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les
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*FONTANILLE, Jacques. 1999 : Sémiotique et littérature. Essai de méthode. Paris,
Presses Universitaires de France.
*GENETTE, Gérard. 1972 : Figures III, Paris, Seuil.
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*GREIMAS, Algirdas Julien; COURTÉS, Joseph. 1979 : Sémiotique. Dictionnaire
raisonné de la théorie du langage, Paris, Hachette.
*GREIMAS, Algirdas Julien. 1983 : Du Sens II. Essais sémiotiques, Paris, Seuil.
*GROUPE D'ENTREVERNES. 1979 : Analyse sémiotique des textes,
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*HAMON, Philippe. 1998 : Le personnel du roman. Le système des personnages dans
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*IMBS, Paul. 1960 : L'emploi des temps verbaux en français moderne. Essai de
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-JOST, François. 1987 : L'œil-caméra. Entre film et roman, Presses Universitaires de
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*JOUVE, Vincent. 1992 : L'effet-personnage dans le roman, Paris, Presses
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*JUDGE, Anna. 1998 : "Choix entre le présent narratif et le système multifocal dans
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*JUILLARD, Michel. 2000 : "Les Huns sont-ils entrés à cheval dans la bibliothèque ?",
in S. Mellet et M. Vuillaume (éds), Cahiers Chronos n° 5, Le style indirect libre et ses
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et sociopoétique de la réception de Le Clézio, Paris, Presses Universitaires de
France
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-PRINCE, Gérald. 1973 : "Introduction à l'étude du narrataire", Poétique n° 14, Paris
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*RABATEL, Alain. 1997 : Une Histoire du point de vue, Klincksieck/Centre d'Études
linguistiques des Textes et des Discours, Université de Metz.
*RABATEL, Alain. 1998 : La construction textuelle du point de vue, Lausanne-Paris,
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-REUTER, Yves. 1991 : Introduction à l'analyse du roman, Paris, Bordas.
*REVAZ, Françoise. 1997 : Les Textes d'action, Paris, Klincksieck.
*RICŒUR, Paul. 1983: Temps et Récit I, Paris, Seuil.
*RICŒUR, Paul. 1984 : Temps et Récit II, Paris, Seuil.
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*ROSIER, Laurence. 1999 : Le discours rapporté. Histoire, théories, pratiques, Paris-
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*SARTRE, Jean Paul. 1965 : La Nausée, Paris, Gallimard.
*TODOROV, Tzvetan. 1966 : "Les catégories du récit littéraire", in Communications n°
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*TOURATIER, Christian. 1996 : Le système verbal français. Description morphologique
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*VAN DAN HEUVEL, Pierre. 1985 : Parole, mot, silence. Pour une poétique de
l'énonciation; Paris, José Corti.
*VET, Co. 1980 : Temps, aspects et adverbes de temps en français contemporain.
Essai de sémantique formelle, Genève, Droz.
*VETTERS, Carl. 1996 : Temps, aspect et narration, Amsterdam-Atlanta, Rodopi.
*WEINRICH, Harald. 1973 (1964) : Le Temps. Le récit et le commentaire, Paris, Seuil.

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