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Université Strasbourg II – Marc Bloch

Département de linguistique

L’interprétation des syntagmes nominaux en


des et de en position sujet et objet
Généricité, habitualité et incorporation sémantique

Sophie Heyd
Thèse présentée en vue de l’obtention
du grade de docteur de l’Université Strasbourg II
Discipline : linguistique

27 Octobre 2003

Jury Henriëtte de Swart


Claude Muller
Catherine Schnedecker
François Lonchamp
Directeur de thèse Georges Kleiber
Remerciements

Je ne peux commencer ces remerciements sans exprimer ma profonde gratitude


à Iléana Comorovski, ma directrice de thèse initiale, pour sa grande rigueur intellec-
tuelle et la richesse de ses sources bibliographiques dont elle m’a si généreusement fait
profiter. Je lui suis également reconnaissante de m’avoir conduite à achever cette thèse
sous la direction de Georges Kleiber.

Georges Kleiber m’a en effet accompagnée dans mes travaux de recherche tout au
long de cette dernière année et ce, jusqu’à la rédaction finale de cette thèse. Je le re-
mercie ici pour son sens de l’équité, sa patience, son enthousiasme, sa disponibilité et
son soutien dans les moments les plus difficiles. Il va sans dire que nos nombreuses
discussions linguistiques, son sens critique, ses relectures attentives et ses exigences
de rigueur et de clarté ont été pour moi plus que précieux.

Je remercie également Henriëtte de Swart, Claude Muller, Catherine Schnedecker


et François Lonchamp d’avoir accepté de participer à mon jury.

Plus particulièrement, je tiens à exprimer toute ma reconnaissance à François Lon-


champ, l’une des personnes qui m’accompagne depuis mes premiers pas en linguis-
tique. Son engagement, son dévouement, sa richesse linguistique et son amitié ont lar-
gement contribué à la construction et l’achèvement de cette thèse. D’autres personnes
m’ont également soutenue et aidée à titres divers dans l’aboutissement de cette thèse.
Que soient remerciés chaleureusement ici Marie Laurence Knittel et ses "turkitudes",
Mounira Loughraïeb pour avoir su faire naître en moi le goût de la linguistique, Ber-
nard Combettes pour m’avoir fait confiance et permis de présenter mes travaux à divers
colloques, Gilles Boyé pour son assistance LaTeX sans failles, Fiammetta Namer pour
m’avoir supportée 8 ans dans le même bureau, Luc Gnaedig (ah! le tableau . . . ), Eric
Mathieu pour son amitié et notre collaboration scientifique naissante, Philippe Gréa
pour sa musique électronique et nos discussions en tous genres, Hervé Lejeune pour
son esprit vif et inventif, Emmanuelle Canut et son poisson rouge, Simone Mazauric
et Christine Maillard pour leur compréhension et leur aide, Carmen Sorin, Laurent
Roussarie. Merci aussi à tous ceux qui font que le campus est devenu pour moi un lieu
d’échanges et de convivialité, en particulier Laurence, Didier, Jean-François, Philippe,
Charly et Claude.
. . . pour finir, merci tout particulièrement

A toi Tom, mon petit homme, pour ta candeur, ta chaleur, ta douceur


A toi Yannick, pour tout ce que tu es
A toi puce, pour ta confiance
A toi maman, pour ce que je suis
A toi Cao, au nom de notre pacte
A toi papa, pour m’avoir appris à aimer les pins, la fougère, la bruyère et l’océan
A vous papi et mamie, pour avoir ensemble osé dire "stop!" et pour votre exemplaire
leçon d’amour
A toi Max, pour ces 22 ans de complicité sans secrets
A toi Mimi, poussière d’étoiles, pour ce que tu m’as transmis d’humanité
A toi la secte (dixit Zez), pour toute la folie et l’insouciance de nos 25 ans, cette ami-
tié sans bornes : Manue pour nos souvenirs du 92 Grande Rue et les points sur les
"i" si percutants un certain dimanche, Clo pour tes histoires rocambolesques, Anissa,
ma "Marie-Chantal" préférée, pour nos délires "aquagymesques", Salima pour ton op-
timisme exacerbé, Salem, notre grand gourou à tous et sa douce "couette forever",
Malika et Zez, Kamel et Mounira, Livo, Marcus et Nath, La Plage et, en particulier,
Sam, Jean-Marie et Eric, ainsi que tous ceux que ce lieu magique et hors du temps m’a
donné de rencontrer
A vous Matéo, Ria, Gaïa, Asia, Malo, Lila, Anouk, Lucrèce, Samba, ces petits cadeaux
de la vie et à tous ceux à venir
A toi Carine, pour tous ces moments ressourçants à Aboncourt
A toi Guillaume, pour avoir su la séduire
A toi JC, pour nos grands projets conceptuels pendant les pauses-cafés
A vous les furieux dunkerquois, pour votre bonne humeur et votre carnaval (!!!. . . ),
Carole et Ludo, Hugues, Mike, Nico, Amandine
A vous tonton Pilou, tata Birgit, Camille et Anaïs, pour la quiétude de votre chez-vous
et la beauté de vos Landes
A toi ma famille étendue, pour ton soutien moral, Gilles et Martine, Dany et Nicole,
Yolande et Albert, Béné et tous les autres, avec une pensée émue pour mamie Cécile,
étoile naissante clairsemée de petits coquillages
A toi Seb, pour cette folle nuit du bac et pour ta poésie des mots
A tous les rayons de soleil qui ont ponctué ma vie d’arcs-en-ciel
Enfin à toi Polly Jean, déesse superbe et sublime, pour ta voix ensorcelante et ton
accompagnement tout au long de cette thèse . . .
Arrive un moment où tout est supportable,
où l’insensé devient cohérence, pure harmonie.
On finit par se croire en mesure de nommer le vide,
de se promener dans le néant comme en son jardin.
Tout a un sens et, comme par hasard, on est en plein dedans.

(Sébastien Raizer, "Corrida Détraquée")


1

Table des matières

Introduction 5

I Interprétation des SN en des en français 9


Introduction 10

1 Les concepts de généricité et d’habitualité 11


1.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1.2 Le courant anglo-saxon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
1.2.1 Généricité nominale et prédication particulière . . . . . . . . 12
1.2.2 Généricité phrastique et prédication caractérisante . . . . . . 18
1.2.2.1 Propriétés des prédicats dans les phrases caractéri-
santes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19
1.2.2.2 Dénotation des SN dans les phrases caractérisantes . 22
1.2.3 Schéma récapitulatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
1.2.4 Aspects formels de la généricité . . . . . . . . . . . . . . . . 27
1.2.4.1 Les noms "nus" et la référence à l’espèce . . . . . . 27
1.2.4.2 Structure tripartite et opérateur de généricité . . . . 28
1.2.4.3 Domaine de quantification des opérateurs . . . . . . 31
1.3 L’approche française . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38
1.3.1 La notion de SN générique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39
1.3.2 La notion de phrase générique . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
1.3.3 La notion de phrase habituelle (Kleiber, 1987) . . . . . . . . 46
1.3.3.1 Itérativité et nomicité . . . . . . . . . . . . . . . . 46
1.3.3.2 Les habituelles : des phrases fréquentatives . . . . . 48
1.3.3.3 Typologie des phrases habituelles . . . . . . . . . . 49
1.3.3.4 La distinction phrases fréquentatives / phrases habi-
tuelles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
1.4 En guise de conclusion : quelques points de concordance et de divergence 52
1.4.1 Phrases habituelles / phrases génériques . . . . . . . . . . . . 52
1.4.2 ‘Marie a les yeux bleus’ : une phrase générique? . . . . . . . 53
1.4.3 La lecture générique des SN indéfinis singuliers . . . . . . . . 55
2

2 Les SN en des en position sujet : lectures existentielles et partitives 57


2.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57
2.2 Types de prédicats, hypothèse localiste et lectures existentielles . . . . 57
2.2.1 Prédicats spécifiants / non spécifiants (Kleiber, 1981a) . . . . 57
2.2.2 Prédicats statifs / non statifs (Verkuyl, 1993) . . . . . . . . . 58
2.2.3 Prédicats s-level / i-level (Carlson, 1977) . . . . . . . . . . . 60
2.2.4 L’hypothèse localiste (Kiss, 1995; Dobrovie-Sorin, 1997) . . . 61
2.3 Les lectures existentielles et partitives des SN en des . . . . . . . . . 63
2.3.1 Les SN en des et les prédicats i-level . . . . . . . . . . . . . . 63
2.3.1.1 Modifieur locatif et interprétation partitive . . . . . 63
2.3.1.2 Une interprétation partitive d’un autre type : l’inter-
prétation générique partitive . . . . . . . . . . . . . 66
2.3.2 Les SN en des et les prédicats s-level . . . . . . . . . . . . . 68
2.3.2.1 Le prédicat est non spécifiant . . . . . . . . . . . . 68
2.3.2.2 Le prédicat est spécifiant . . . . . . . . . . . . . . 70
2.4 Remarques conclusives relatives aux lectures existentielles et partitives
des SN en des . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70

3 Les SN en des en position sujet : lectures génériques quasi universelles,


génériques taxinomiques et génériques partitives 74
3.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
3.2 Les SN en des et la généricité quasi universelle . . . . . . . . . . . . 75
3.2.1 Contextes légitimant la lecture générique des SN en des . . . . 75
3.2.2 Prédication et interprétation générique des SN en des . . . . . 76
3.2.3 Généricité et interprétation distributive des SN en des . . . . . 80
3.2.4 Les phrases génériques en des : une structure implicationnelle 84
3.3 Les SN en des et la généricité partitive . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
3.3.1 L’analyse d’Anscombre (2002) . . . . . . . . . . . . . . . . . 86
3.3.2 Quelques remarques à propos de l’analyse d’Anscombre (2002) 89
3.3.3 Vers une caractérisation de la notion de généricité partitive . . 93
3.3.3.1 SN sujet et type de prédicat dans les phrases géné-
riques partitives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
3.3.3.2 Généricité partitive (vs) généricité taxinomique . . 95
3.3.3.3 Généricité partitive (vs) généricité quasi universelle 97
3.3.4 Bilan : généricité quasi universelle, généricité taxinomique et
généricité partitive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
3.4 Analyse formelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
3.4.1 SN en des et généricité quasi universelle . . . . . . . . . . . . 100
3.4.1.1 SN indéfini, proposition conditionnelle et opérateur
de généricité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
3.4.1.2 Présence d’un restriction explicite au sein du SN en
des . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 103
3.4.1.3 Une restriction implicite : la variable contextuelle C 104
3

3.4.1.4 Remarques conclusives . . . . . . . . . . . . . . . 105


3.4.2 De quelques difficultés résiduelles . . . . . . . . . . . . . . . 106
3.4.3 Temps, localisation spatiale et généricité : une tentative de for-
malisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
3.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111

II Interprétation des structures [de N] dans les phrases néga-


tives en français 114
Introduction 115

4 Aspects distributionnels de de négatif 117


4.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
4.2 Aspects distributionnels des SN en des et du en position objet . . . . . 117
4.2.1 Contextes légitimant l’occurrence des SN en des et du en posi-
tion objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
4.2.1.1 Les phrases épisodiques contenant un prédicat spé-
cifiant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117
4.2.1.2 Les phrases existentielles et impersonnelles . . . . 118
4.2.1.3 Les phrases à structure de contrôle . . . . . . . . . 121
4.2.1.4 Les phrases attributives . . . . . . . . . . . . . . . 122
4.2.2 Contextes ne légitiminant pas l’occurrence des SN en des et du
en position objet . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
4.2.2.1 Incompatibilité avec les prédicats i-level . . . . . . 123
4.2.2.2 Incompatibilité avec les phrases habituelles conte-
nant un sujet non agentif . . . . . . . . . . . . . . . 125
4.3 Aspects diachroniques de la négation en français . . . . . . . . . . . 127
4.3.1 Vue d’ensemble . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
4.3.2 Origine de de négatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
4.4 Aspects distributionnels de de négatif en français moderne . . . . . . 133
4.4.1 Des, du, de : un triplet en relation étroite . . . . . . . . . . . . 133
4.4.2 De et la présence d’une négation explicite . . . . . . . . . . . 135
4.4.3 Contextes ne légitimant pas l’occurrence de de négatif . . . . 137
4.4.3.1 Restriction de position . . . . . . . . . . . . . . . . 137
4.4.3.2 Verbes à sens négatif . . . . . . . . . . . . . . . . 138
4.4.3.3 L’adverbe rarement . . . . . . . . . . . . . . . . . 139
4.4.3.4 Quantifieurs nominaux . . . . . . . . . . . . . . . 140
4.4.4 Contextes légitimant l’occurrence de de négatif . . . . . . . . 141
4.4.4.1 Les phrases existentielles et impersonnelles . . . . 141
4.4.4.2 Les occurrences de de à distance du mot négatif . . 142
4.4.5 Deux contraintes à la distribution de de négatif . . . . . . . . 143
4

5 Qu’est ce que de? 148


5.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
5.2 De négatif et la polarité négative . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
5.2.1 Qu’est ce que la polarité négative? . . . . . . . . . . . . . . . 148
5.2.2 Définitions et propriétés caractéristiques des NPI . . . . . . . 149
5.2.2.1 Définitions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 149
5.2.2.2 Environnements non négatifs . . . . . . . . . . . . 154
5.2.2.3 Propriétés syntaxiques des NPI . . . . . . . . . . . 156
5.2.2.4 Propriétés sémantiques caractéristiques des NPI . . 159
5.2.3 Etude comparative des NPI et de de négatif . . . . . . . . . . 160
5.2.3.1 Propriétés communes . . . . . . . . . . . . . . . . 160
5.2.3.2 Propriétés distinctives . . . . . . . . . . . . . . . . 161
5.2.4 De négatif est-il un NPI ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
5.3 Statut de de . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
5.3.1 De négatif n’est pas une préposition . . . . . . . . . . . . . . 169
5.3.2 Les structures [de N] et l’expression qui les rend licites ne
forment pas un constituant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
5.3.3 De est un déterminant déficient . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
5.4 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175

6 Les SN en de et l’incorporation sémantique 176


6.1 Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
6.2 L’incorporation nominale : caractérisation et propriétés . . . . . . . . 177
6.2.1 Propriétés morphosyntaxiques . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
6.2.2 Propriétés sémantiques et discursives . . . . . . . . . . . . . 182
6.2.2.1 Portée étroite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
6.2.2.2 Potentiel anaphorique . . . . . . . . . . . . . . . . 184
6.2.3 Les noms incorporés : des indéfinis non spécifiques? . . . . . 185
6.3 Les SN en de et les noms incorporés : étude comparative . . . . . . . . 188
6.3.1 Aspects morphosyntaxiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
6.3.1.1 Parallèle entre les SN en de et les noms "nus" . . . . 188
6.3.1.2 Non pertinence du nombre et neutralisation de l’op-
position massif / comptable . . . . . . . . . . . . . 189
6.3.2 Aspects sémantiques et discursifs . . . . . . . . . . . . . . . 192
6.3.2.1 Portée étroite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
6.3.2.2 Potentiel anaphorique . . . . . . . . . . . . . . . . 193
6.4 Les SN en de négatif : un cas d’incorporation sémantique? . . . . . . 197
6.5 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

Conclusion 203

Bibliographie 206
Introduction

S’il est deux formes qui suscitent l’intérêt des linguistes depuis déjà de nombreuses
décennies, ce sont le déterminant des et la forme de qui lui est morphologiquement ap-
parentée et qui émerge en contexte négatif. Elles constituent précisément l’objet de
cette thèse. Il nous faut indiquer dès à présent qu’en dépit du lien étroit qui unit de à
des, les deux grands thèmes de cette thèse ne sont pas complémentaires : le premier
concerne la généricité et l’habitualité, le second la négation. Nous nous sommes en
particulier interrogée sur l’interprétation des syntagmes nominaux (désormais SN) en
des en position sujet et ses rapports avec la généricité, en laissant de côté le problème
vaste et complexe de la généricité en position objet. La question de l’interprétation
des objets a toutefois été abordée indépendamment et réduite à un cas très particulier :
celui de l’interprétation des structures [de N] dans les phrases négatives. Nous avons
tenté de résoudre la question relative au statut et à la contribution sémantique de de
dans ce type de phrases.
La thèse s’articule donc autour de deux grandes parties : la première examine les pos-
sibilités d’interprétation générique et non générique des SN en des en position sujet,
tandis que la seconde porte sur l’interaction des structures [de N] avec la négation et
leur interprétation dans les contextes négatifs.

Examinons tout d’abord la problématique et les hypothèses formulées dans la pre-


mière partie de la thèse. La plupart des travaux en lien avec la généricité définissent
une phrase générique comme une phrase exprimant une généralisation qui vaut pour
l’ensemble de la classe dénotée par le nom-tête du SN (1) :

(1) Les lions sont des prédateurs féroces.

Cette généralisation n’est toutefois pas remise en cause par l’existence d’exceptions,
ce qui distingue les phrases génériques des phrases quantifiées universellement. En
nous fondant sur des études récentes portant sur le français (cf. Anscombre, 1999,
2002; Kleiber, 2001), nous montrons que ce facteur de quasi totalité, souvent érigé
comme trait définitoire de la généricité, est inadéquat pour rendre compte des phrases
telles que (2) qui expriment des assertions génériques à propos d’un sous-ensemble
d’individus non spécifiques.

(2) Encore au XXIème siècle, des enfants naissent aveugles.


6

Crucialement, la généricité des phrases de ce type doit être distinguée de la taxinomie,


laquelle met en jeu des sous-classes (3) :
(3) Des requins sont extrêmement dangereux pour l’homme : le requin boule-
dogue, le requin marteau et le requin bleu.
Le point commun à toutes ces phrases est la nature du prédicat principal. Celui-ci
ne décrit pas un événement particulier, dont l’occurrence est réduite à un instant du
temps et en un lieu donné, mais exprime au contraire une propriété générale, une régu-
larité. Aussi, nous proposons de distinguer trois types de généricité : (i) la généricité
quasi universelle qui rend compte des cas où la quasi totalité de la classe est concernée
par l’assertion générique véhiculée par le prédicat (1), (ii) la généricité taxinomique
qui met en jeu des sous-classes (3) et (iii) la généricité partitive qui caractérise les
phrases dans lesquelles l’assertion générique ne vaut que pour un sous-ensemble d’in-
dividus non spécifiques (2).

L’hypothèse que nous défendons est que les SN en des peuvent accéder à ces dif-
férentes interprétations génériques, et notamment l’interprétation générique quasi uni-
verselle. La structure interne du SN s’avère être un facteur déterminant dans le choix
du type d’interprétation. Nous nous distinguons donc des travaux classiques qui re-
connaissent généralement un seul type de généricité, à savoir la généricité quasi uni-
verselle. De ce point de vue, une observation récurrente dans la littérature est que les
SN en des n’accèdent à des lectures génériques de ce type que dans des contextes très
particuliers, en l’occurrence les phrases contenant le pronom ça (4a) et les contextes à
modalité déontique (4b) :
(4) a. Des enfants, ça demande de l’attention.
b. Des pompiers doivent être courageux.
En fait, nous montrons qu’un autre contexte rend possible l’interprétation quasi uni-
verselle des phrases contenant un SN en des en position sujet. Il s’agit des contextes
tels que (5) dans lesquels le SN contient un élément restrictif :
(5) Des enfants malades sont grincheux.
Fondamentalement, cet élément doit pouvoir fonctionner comme prédicat au niveau de
la représentation sémantico-logique de la phrase. Nous verrons que les phrases telles
que (5) sont alors sémantiquement équivalentes à des phrases incluant une subordon-
née restrictive introduite par quand ou si dans lesquelles le rôle prédicatif de l’élément
restrictif est explicite (6) :
(6) {Quand / Si} des enfants sont malades, ils sont grincheux.
La seconde partie de la thèse est consacrée à l’étude de l’élément de dans les
phrases négatives de type (7) :
(7) Tom n’a pas acheté de {chocolat / cerises} pour le goûter.
7

Un fait remarquable, souligné depuis longtemps, est que l’occurrence de de est in-
trinsèquement liée à celle des déterminants un, des et du dans le contexte affirmatif
associé. Le passage du contexte positif au contexte négatif provoque une variation for-
melle : de se substitue aux déterminants un, des et du. La distribution des structures
[de N] fait donc écho à celle des SN en un, des et du dans les phrases affirmatives.
Elle est toutefois plus limitée dans la mesure où elle ne concerne que la position ob-
jet, alors que les SN en un, des et du sont légitimes, sous certaines conditions, comme
sujet, objet indirect ou comme constituant interne d’un syntagme fonctionnant comme
modifieur.
En dépit de cette alternance formelle qui se produit lors du passage de la phrase af-
firmative à la phrase négative, nous rejetons l’hypothèse selon laquelle de serait la
variante négative des déterminants un, des et du. Notre position est que de est un déter-
minant déficient et que les structures [de N] sont des SN indéfinis d’un type particulier.
En effet, de n’est apte à contraindre ni le nombre, ni le genre, ni le caractère massif ou
comptable du nom avec lequel il s’associe pour former un SN. De surcroît, ces SN sont
acceptables en position d’objet direct, mais proscrits dans toutes les autres positions
généralement accessibles aux SN, à savoir les positions de sujet, d’objet indirect et de
modifieur. De se comporte donc comme un déterminant vide et son rôle se limite à
satisfaire la contrainte syntaxique qui exige la présence d’un déterminant en français.
Les SN en de seraient semblables à des noms "nus", c’est-à-dire des noms sans déter-
minant. Nous proposons par conséquent d’analyser les SN en de comme des NP, et non
comme des DP.

Nous examinons également les rapports entre de négatif et les expressions à pola-
rité négative. La question de la pertinence d’une analyse de de comme item à polarité
négative (désormais NPI) mérite qu’on s’y attarde, étant donné le lien étroit qui unit
de à la négation. En effet, il a souvent été noté que l’occurrence de ces SN en contexte
affirmatif produit des agrammaticalités, ce qui est une propriété saillante des NPI. En
nous fondant essentiellement sur les travaux de Fauconnier (1976), Gaatone (1971,
1992), Muller (1987, 1991, 1997) ainsi que ceux de Giannakidou (1997, 1998) qui
s’inscrivent dans une approche plus générale de la polarité, notre position est de ne
pas voir en de un item à polarité négative. Il n’en demeure pas moins que les SN en
de sont des syntagmes dépendants de la négation, au sens où ils ne sont proprement
interprétables que s’ils se trouvent sous la portée de celle-ci.

Ceci nous amènera à explorer une autre piste plus prometteuse pour l’analyse des
SN en de : celle de l’incorporation sémantique. Nous tenterons de montrer qu’il existe
une corrélation entre deux éléments que tout distingue a priori : les SN en de d’une
part et les éléments nominaux incorporés d’autre part. En un mot, certaines langues
(hongrois, groenlandais de l’ouest, niuéen, chamorro, hindi par exemple) disposent
de configurations syntaxiques particulières dans lesquelles le verbe et son objet direct
forment une unité sémantique, et parfois même une unité morphologique. De telles
constructions sont appelées des configurations à nom incorporé (cf. Sadock, 1980; Mi-
8

thun, 1984; Baker, 1988; Bittner, 1994; van Geenhoven, 1998; Massam, 2001; Farkas
et de Swart, 2003). Une relation sémantique particulière s’établirait entre le prédicat
verbal et l’élément nominal incorporé. Elle se distinguerait de la relation qui unit un
verbe avec un SN objet "standard", dans la mesure où le nom incorporé ne serait pas
un véritable argument du verbe. Au plan morphosyntaxique, l’objet est généralement
réalisé sous la forme d’un nom "nu", il présente un marquage réduit du cas et/ou du
nombre et son occurrence se limite à une position spécifique, adjacente au verbe. Au
plan sémantique, il a toujours une portée étroite par rapport à tout opérateur. Cette
propriété s’explique en ce que l’objet incorporé et le verbe forment une unité. Par
conséquent, tout opérateur qui a dans son champ le prédicat verbal a nécessairement
sous sa portée l’élément incorporé.

L’examen comparatif des propriétés des SN en de d’une part, et des noms incorpo-
rés d’autre part, révèlera que ces SN partagent la plupart des propriétés caractéristiques
des noms incorporés : (i) ces SN indéfinis sont des NP, et non des DP, (ii) ils peuvent
être modifiés par des syntagmes adjectivaux ou prépositionnels, (iii) leur occurrence
se limite à la position d’objet direct, (iv) en l’absence de facteurs liés à la sémantique
lexicale, à la pragmatique ou au contexte extralinguistique, le marquage en nombre
n’est pas contraint et un phénomène de neutralisation de l’opposition massif / comp-
table peut se manifester, (v) ils ont nécessairement une portée étroite par rapport à la
négation (du fait de leur statut de SN dépendants), mais également par rapport à tout
autre opérateur.

En vertu de ces parallélismes, nous avançons que les caractéristiques observées


dans les phrases négatives contenant un SN objet en de sont à rapprocher de celles
qui caractérisent le phénomène d’incorporation nominale. Nous parlerons d’incorpo-
ration sémantique dans le cas du français car, à l’inverse des langues incorporantes
comme le groenlandais de l’ouest par exemple, l’incorporation en français ne pro-
duit pas une unité morpho-syntaxique. Pour finir, nous évaluerons brièvement pour
le français l’analyse de van Geenhoven (1998) qui emploie le terme d’incorporation
sémantique dans un sens plus technique pour caractériser tous les indéfinis à portée
étroite.
Première partie

Interprétation des SN en des en


français
Introduction

Cette première partie aborde le phénomène bien connu qu’est la généricité, et en


particulier sa pertinence pour les SN en des en position sujet. Elle est organisée en trois
chapitres. Le premier, principalement une revue de la littérature, est destiné à fournir
les outils terminologiques et les bases théoriques nécessaires à l’étude de l’interpréta-
tion des SN en des. Nous donnerons les définitions les plus saillantes et clarifierons les
notions de phrase générique, de phrase habituelle et de SN générique, en les opposant à
celle de phrase épisodique. En particulier, les différents paramètres qui conditionnent
l’interprétation générique quasi universelle seront examinés.

Les deux chapitres suivants sont consacrés à l’examen des différentes lectures aux-
quelles les SN en des sont susceptibles d’accéder quand ils occupent la position su-
jet. On reconnaît généralement que, dans cette position syntaxique, ces SN peuvent
admettre des lectures existentielles (1a) ou partitives (1b), et plus difficilement des
lectures génériques (1c) :

(1) a. Des enfants jouaient dans le jardin quand l’orage a éclaté.


b. Dans cette école, des élèves ont la varicelle.
c. Des gendarmes peuvent confisquer une voiture.

L’examen des facteurs sémantiques qui conditionnent les lectures existentielles et par-
titives des SN en des fait l’objet du chapitre 2. Il nous amènera à reconnaître une lecture
partitive d’un type particulier, la lecture générique partitive, qui sera étudiée en détail
au chapitre 3. Ce dernier chapitre concerne en effet les lectures génériques des SN
en des. Nous distinguerons trois types de lectures génériques : (i) la lecture générique
quasi universelle, (ii) la lecture générique taxinomique et (iii) la lecture générique par-
titive. Nous montrerons en particulier que les SN en des peuvent accéder à ces trois
types de lectures génériques et nous étudierons les conditions nécessaires à l’émer-
gence de chacune d’entre elles.
Chapitre 1

Les concepts de généricité et


d’habitualité

1.1 Introduction
Ce chapitre est destiné à introduire et à préciser la définition d’un certain nombre de
concepts indispensables pour rendre compte des différentes lectures auxquelles les SN
en des sont susceptibles d’accéder quand ils occupent la position sujet. Il est organisé
en trois parties. Dans un premier temps, nous présenterons les caractéristiques essen-
tielles des approches anglo-saxonnes de la généricité, principalement nord-américaines
et germaniques (section 1.2). Puis, nous nous intéresserons à la manière dont les au-
teurs français appréhendent les notions de phrase et de SN génériques (section 1.3).
Enfin, nous conclurons ce chapitre en contrastant ces deux approches, de manière à
mettre en évidence les points de divergence et de convergence essentiels (section 1.4).

1.2 Le courant anglo-saxon


Dans ce courant (Carlson, 1977, 1991; Gerstner-Link et Krifka, 1989; Krifka et al.,
1995, entre autres), deux facteurs ont une influence sur l’interprétation générique des
phrases. L’un est lié aux notions de prédication caractérisante (‘characterizing pre-
dication’) et de prédication particulière (‘particular predication’), l’autre concerne la
notion même de SN générique. En un mot, si toutes les phrases contenant une prédica-
tion caractérisante semblent toujours être considérées comme des phrases génériques
dans Krifka et al. (1995) (cf. discussion dans la section 1.4), seules certaines phrases
construites à partir d’un prédicat particulier peuvent être génériques elles aussi. Tou-
tefois, nous verrons que la source de la généricité n’est pas de même nature dans ces
deux types de phrases.
Dans les sections 1.2.1 et 1.2.2, nous examinons en détail les caractéristiques de ces
différents types de phrases. Nous nous appuyons essentiellement sur la synthèse faite
dans le chapitre introductif de Krifka et al. (1995).
12

1.2.1 Généricité nominale et prédication particulière


Une prédication particulière ou épisodique a pour caractéristique de contenir un
prédicat verbal qui renvoie à un fait isolé et particulier. Pour illustrer ces notions, consi-
dérons par exemple la phrase (1).

(1) Max est allé au zoo ce matin.

La prédication être allé au zoo ce matin réfère à un événement spécifique et unique


du fait des points d’ancrage spatio-temporels qu’elle contient. En effet, le temps ver-
bal, ainsi que la présence du syntagme prépositionnel locatif au zoo et du SN temporel
ce matin induisent l’existence d’un événement particulier, circonscrit dans le temps et
dans l’espace.

En position sujet, deux types de SN sont susceptibles de se combiner avec un tel


prédicat. Soit le SN dénote 1 une entité particulière, soit il dénote un autre type d’entité,
à savoir une espèce. En un mot, la notion d’espèce s’interprète comme "espèces ou
types naturels organisant le monde dans lequel nous vivons" (Carlson, 1977, 1991).
Cette organisation est un élément important de ce qu’on appelle généralement les
connaissances encyclopédiques. Des exemples saillants d’espèces naturelles sont les
différentes espèces de plantes, d’animaux, de substances chimiques telles que l’or ou
l’hélium, de maladies comme la rougeole ou la polio. La plupart de ces connaissances
encyclopédiques sont organisées sous la forme d’une hiérarchie, appelée une taxino-
mie. Un exemple de taxinomie naturelle est donné en (2).

(2) Animaux <Mammifères <Félins <Lynx <Lynx roux

Examinons dans un premier temps les phrases dont le SN sujet réfère à une entité
particulière. Cette entité peut correspondre à un individu spécifique et unique comme
en (3) ou à un groupe d’individus comme en (4).

(3) a. Lundi, Marie a pris le train pour Strasbourg à 10h30.


1. La dénotation d’une expression est l’entité à laquelle cette expression réfère. Une expression peut
être un mot, un syntagme ou une phrase. Par exemple, la dénotation du nom propre Jules César est l’in-
dividu qui porte ce nom. Parallèlement, la dénotation du nom commun cheval est l’ensemble des che-
vaux. Le terme "dénotation" est approximativement équivalent aux termes "extension" ou "référence".
Plus précisément, Frege introduit une distinction entre sens et référence. La référence d’une expression
est l’entité ou l’ensemble des entités auxquelles réfère cette expression (c’est-à-dire sa dénotation). Le
sens (ou intension) d’une expression est le concept abstrait ou la propriété qui détermine le domaine
d’application de cette expression, et par conséquent son extension.
Considérons par exemple la phrase (i).
(i) Pierre a rencontré le président des Etats-Unis.
Si l’événement a eu lieu en 1993, la référence du SN le président des Etats-Unis est Bill Clinton. Si
au contraire l’événement s’est produit en 2002, le SN réfère à Georges Bush. En revanche, le sens du
SN est le même dans les deux situations : il s’agit d’un individu qui a la propriété d’être président des
Etats-Unis.
13

b. L’amarillys que tu m’as offerte a perdu ses pétales.


(4) a. Des ouvriers ont réparé la voie.
b. Quelques étudiants n’ont pas rendu leur copie.

En (4), il ne s’agit ni des ouvriers en général, ni des étudiants en général. Ce sont les
ouvriers qui ont réparé la voie et les étudiants qui n’ont pas rendu leur copie.

Ces phrases sont construites à partir d’un prédicat dit stage-level (désormais prédicat
s-level) ou encore prédicat épisodique. D’un point de vue définitoire, les prédicats s-
level décrivent des événements particuliers ou des états temporaires. La plupart sont
des prédicats événementiels (c’est-à-dire dynamiques ou encore non statifs) comme en
(5), mais certains sont statifs 2 , notamment les prédicats adjectivaux qui décrivent des
propriétés non permanentes. C’est le cas en (6).

(5) a. Pierre a acheté des fleurs à sa femme.


b. Ce matin, des malfaiteurs ont cambriolé la bijouterie de mon oncle.
c. J’ai emprunté ce manuel de linguistique à la bibliothèque.
(6) a. Une voiture est garée sur la pelouse de mon voisin.
b. Mon chat est allongé sur le canapé.
c. Max est ivre.

En (5), les phrases décrivent des événements particuliers, ancrés spatio-temporellement.


En (6), elles énoncent des propriétés transitoires des entités dénotées par les SN sujets.

Dans ce type de phrase, le SN sujet peut prendre diverses formes syntaxiques. En


effet, on observe qu’en français ce SN peut être réalisé sous la forme d’un nom propre
(7a), d’un SN défini singulier ou pluriel (7b), d’un SN indéfini singulier ou pluriel (7c)
ou d’un SN quantifié (7d).

(7) a. Félix a dévoré une souris hier soir.


b. {Cet homme / Mes voisins} {a / ont} acheté un appartement à Paris.
{Le roman / Les romans} (que tu m’as offert(s)) {a / ont} brûlé dans l’in-
cendie de mon appartement.
c. {Un lion / Des lions} {s’est / se sont} échappé(s) du zoo ce matin.
d. {Beaucoup d’ / Un grand nombre d’} étudiants ont participé aux manifes-
tations contre l’expulsion des sans-papiers.

Dans chacune de ces phrases, les SN sujets réfèrent à des occurrences particulières
d’individus ou de groupes d’individus, ancrées à un temps et en un lieu spécifiques.
En (7a) par exemple, le sujet correspond à une occurrence de l’individu Félix, dont on
2. Pour une description détaillée de l’opposition aspectuelle entre prédicats statifs et non statifs, le
lecteur se reportera au chapitre 2, section 2.2.2.
14

prédique qu’il a dévoré hier soir (ancrage temporel) une souris. Notons que le SN objet
direct une souris réfère également à une occurrence de souris particulière, au sens où
il s’agit de la souris dévorée par Félix.
Les phrases telles que (7) sont appelées des phrases particulières (‘particular senten-
ces’). Nous utiliserons plutôt le terme de phrase ou prédication épisodique pour référer
à ce type de phrases dans la suite de ce travail.

Examinons à présent les phrases dont le SN sujet dénote une espèce. L’une des hy-
pothèses fondamentales défendue par les auteurs s’inscrivant dans cette approche de la
généricité est qu’un SN qui dénote une espèce est un SN générique. En effet, à la suite
de Carlson (1977), Krifka et al. (1995) définissent un SN générique comme un SN qui
ne réfère ni à une occurrence d’individu, ni à une occurrence d’objet, mais dénote un
autre type d’entité, à savoir un type ou une espèce.

Considérons par exemple les SN définis la pomme de terre et les pommes de terre des
phrases (8). Ils ne réfèrent ni à une pomme de terre particulière en (8a), ni à un groupe
particulier de pommes de terre en (8b), mais plutôt à l’espèce "pomme de terre".

(8) a. La pomme de terre a d’abord été cultivée en Amérique du Sud.


b. Les pommes de terre ont été introduites en Irlande vers la fin du XVII ème
siècle.

D’autres exemples de ce type de phrases sont donnés en (9). Ils sont classiques dans la
littérature sur la généricité en français.

(9) a. Les Chinois ont découvert la porcelaine.


b. Les chiens ont été domestiqués avant les chats 3 . (Galmiche, 1985)
c. L’homme a mis le pied sur la lune en 1969.

Dans tous ces exemples, les SN sujets sont analysés comme des SN génériques, dans la
mesure où ils renvoient à l’espèce, et non à des entités individuelles.
Soulignons pour éviter toute équivoque que les prédicats épisodiques des phrases (8)
ne sont pas les seuls prédicats à même de se combiner avec des SN génériques. Il existe
en effet une autre classe de prédicats, appelés prédicats caractérisants, qui admettent
également les SN génériques. Nous en donnons quelques exemples en (10), en préci-
sant que nous étudierons en détail ces prédicats dans la section 1.2.2.

(10) a. Le chien est un mammifère.


b. Les acacias produisent de la gomme arabique.
c. Les pommes de terre contiennent de la vitamine C.
d. Les castors construisent des barrages.
3. Cet exemple montre qu’un SN générique n’occupe pas nécessairement la position de sujet de la
phrase. En (9b), le SN générique les chats figure en position objet.
15

Il découle de la définition introduite ci-dessus que les SN sujets des phrases (5),
(6) et (7) ne sont pas des SN génériques, dans la mesure où ils dénotent des entités
particulières, et non des espèces.

Une caractéristique des SN génériques est d’être compatibles avec une certaine
classe de prédicats, appelés prédicats kind-level (désormais prédicats k-level) ou en-
core prédicats d’espèce. Il s’agit de prédicats dont l’un au moins des arguments est un
SN dénotant une espèce. Un exemple caractéristique de prédicat k-level est le prédicat
être en voie d’extinction. En effet, seules les espèces, et non les entités individuelles,
peuvent être en voie d’extinction.
Cette observation constitue la base d’un test permettant de déterminer quels types
de SN sont génériques. Si l’association du SN avec un prédicat k-level provoque une
phrase anomale (c’est-à-dire non interprétable), le SN n’est pas générique. Si, en re-
vanche, une telle association produit une phrase dans laquelle la prédication exprime
une assertion à propos de l’espèce ou d’une sous-espèce (interprétation dite taxino-
mique, cf. Carlson, 1977; Gerstner-Link et Krifka, 1989), le SN est générique 4 .

En appliquant ce test au français, nous allons voir que seuls les SN définis en le et
les, ainsi que les SN indéfinis en un et des sont susceptibles d’une lecture générique
dans les phrases contenant un prédicat k-level 5.

Ces prédicats ne pouvant s’appliquer à des entités individuelles, les phrases sont ano-
males si le SN sujet dénote une telle entité. Ceci est illustré en (11).
(11) * {Félix / Mon chat / Le lapin de ma voisine} est en voie d’extinction.
Les mêmes effets se manifestent si le SN réfère à un groupe d’individus spécifiques,
comme en (12) :
(12) * Les lapins de ma voisine sont en voie d’extinction.
4. Gerstner-Link et Krifka (1989) utilisent le terme de SN D-génériques (‘D-generic NPs’) pour qua-
lifier les SN qui dénotent un type. Comme le soulignent Krifka et al., cette terminologie peut prêter à
confusion. En effet, le terme de D-généricité est mal approprié car il pourrait laisser croire que seuls
les SN définis peuvent dénoter une espèce. Or, les noms massifs "nus" en anglais (appelés ‘bare mass
nouns’) ne sont pas marqués morphologiquement du point de vue de la définitude et pourtant, ils sont
compatibles avec les prédicats k-level (i).
(i) Bronze was invented in the 30th century B.C. (Gerstner-Link et Krifka, 1989)
‘Le bronze a été inventé au 30ème siècle avant J.C.’
Signalons toutefois que le nom bronze en (i) se traduit par un SN défini en français.
Parallèlement, les SN indéfinis singuliers en anglais accèdent également à des lectures génériques si le
SN est interprété taxinomiquement (ii).
(ii) A mammal (namely the silver fox) is widespread in Canada.
‘Un mammifère (à savoir le renard argenté) est répandu au Canada.’
Comme nous le verrons par la suite, cette propriété concerne aussi les SN indéfinis en un et des en
français.
5. Le paradigme anglais est différent, voir par exemple Gerstner-Link et Krifka (1989).
16

En revanche, les SN définis en le et les qui dénotent une espèce sont compatibles avec
les prédicats k-level. La phrase exprime alors une assertion à propos de l’espèce (13) :

(13) {Le / Les} lion(s) {est / sont} en voie d’extinction en Asie.

Quant aux SN indéfinis en un et des combinés à un prédicat k-level, ils produisent


des phrases acceptables si le SN a une lecture taxinomique, c’est-à-dire s’il dénote
une sous-espèce appartenant à une taxinomie. Cette observation est corroborée par les
exemples en (14).

(14) a. * Un lapin est en voie d’extinction en Lorraine : Jeannot.


b. * Des lapins sont en voie d’extinction en Lorraine : Jeannot et Jojo.
c. Un lapin est en voie d’extinction en Lorraine : le lapin de garenne.
d. Des félins sont en voie d’extinction en Asie : {les panthères noires / le(s)
panthère(s) noire(s) et le(s) tigre(s) du Bengale}.

C’est seulement quand ils dénotent une sous-espèce que ces auteurs considèrent les
SN indéfinis comme des SN génériques. Ainsi en (14c) et (14d), les SN un lapin et des
félins sont des SN génériques car ils sont interprétés taxinomiquement.
Notons qu’en anglais, les SN indéfinis singuliers ont le même comportement que les
SN en un à l’égard de ce test (cf. par exemple Carlson, 1991). Leur occurrence en
position sujet dans une phrase contenant un prédicat k-level est source d’anomalie si
le SN dénote une entité particulière. En revanche, leur occurrence produit une phrase
acceptable si ces SN ont une lecture taxinomique. Ceci est illustré par les phrases (15)
qui sont les traductions anglaises des phrases (14a) et (14c) respectivement.

(15) a. * A rabbit is becoming extinct in Lorraine : Jeannot.


b. A rabbit is becoming extinct in Lorraine : the hare.

Appliqués au français, ces concepts permettent d’isoler deux types de SN géné-


riques : les SN définis en le et les et les SN indéfinis en un et des. Ces derniers ne
sont toutefois analysés comme des SN génériques que dans le cas d’une lecture taxino-
mique, c’est-à-dire lorsqu’ils référent, non pas à l’espèce dénotée par le nom-tête du
SN, mais à une sous-espèce (ou éventuellement plusieurs sous-espèces dans le cas des
SN en des).

En résumé, l’association d’un SN générique, c’est-à-dire un SN dénotant une (sous-


)espèce, et d’un prédicat épisodique ou d’un prédicat k-level produit une phrase géné-
rique. En revanche, l’association d’un SN non générique, c’est-à-dire un SN dénotant
une entité individuelle, et d’un prédicat épisodique conduit à une phrase non géné-
rique, autrement dit une phrase épisodique. Dans le cas des prédications épisodiques,
la généricité de la phrase dépend donc crucialement de la dénotation du SN sujet. C’est
pourquoi les auteurs qui s’inscrivent dans ce cadre théorique considèrent que la source
de la généricité dans les phrases génériques dont le prédicat est épisodique est le SN,
17

et non le prédicat. Ils parlent alors de généricité nominale (‘nominal genericity’).

Cette hypothèse semble valide en français au vu du paradigme d’exemples proposé


en (16).

(16) a. Les français ont isolé le virus du sida au début des années 80.
b. Les français (que je t’ai présentés hier) ont isolé le virus du sida au début
des années 80.
c. Le Professeur Montagné et son équipe ont isolé le virus du sida au début
des années 80.

Les phrases en (16) sont toutes formées à partir du prédicat s-level avoir découvert
le virus du sida. Intuitivement, la phrase (16a) est interprétée génériquement, à l’in-
verse des phrases (16b) et (16c). Elle est en effet proche de la phrase (8b) de la page 14.

Examinons plus en détail les phrases en (16). Aucun élément du contexte linguistique
ou extralinguistique qui pourrait forcer la lecture non générique du SN sujet en (16a)
n’étant présent, le SN défini les français réfère à une espèce, et doit de ce fait être
considéré comme un SN générique. La phrase (16a) semble accéder à une interpréta-
tion générique.
En (16b), ce même SN ne renvoie plus à une espèce, mais à un groupe d’individus par-
ticuliers, spécifiques, dont l’existence est connue (du fait de l’indice déictique traduit
par la proposition relative restrictive que je t’ai présentés hier). Dans ce cas, le SN n’a
pas une lecture générique et la phrase (16b) n’est pas une phrase générique 6 .
En (16c), le SN défini dénote un groupe d’individus spécifiques et correspond donc à
un SN non générique. La phrase n’accède pas non plus à une interprétation générique.
Etant donné que le prédicat est identique dans ces trois phrases, les variations d’in-
terprétation observées en (16) sont nécessairement induites par la dénotation des SN
sujets.

Des effets semblables se manifestent avec les SN sujets en un et des. Les phrases
(17) et (19) montrent que ces SN peuvent être ambigus : soit ils dénotent une sous-
espèce (18a,18b), soit ils réfèrent à une ou plusieurs entités particulières (18b,20b).
Autrement dit, ils sont ambigus entre une lecture générique et une lecture non géné-
rique.

6. Un des faits les plus cités dans la littérature sur la généricité, indépendamment des approches, est
l’ambiguïté dans l’interprétation d’un SN hors contexte. Cette observation vaut tant pour l’anglais que
le français. Les exemples (16a) et (16b) en sont une illustration : le SN les français est ambigu entre une
lecture générique et non générique, tout comme d’ailleurs les SN définis singuliers des exemples (i) et
(ii) ci-dessous :
(i) [La pomme de terre]gen a été introduite en France par Parmentier.
(ii) [La pomme de terre]non−gen a roulé sous la table de la cuisine.
18

(17) Un lynx a disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans.


(18) a. Un lynx a disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans, à savoir le lynx
roux.
b. Un lynxi a disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans. A l’époque, ili a
été activement recherché par les services vétérinaires, mais personne ne l’a
jamais retrouvé.
(19) Des lynx ont disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans.
(20) a. Des lynxi ont disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans, à savoir le lynx
roux et le lynx d’Eurasie.
b. Des lynxi ont disparu de la forêt vosgienne il y a cinq ans. A l’époque, ils i
ont été activement recherchés par les services vétérinaires, mais personne
ne lesi a jamais retrouvés.

Les SN sujets un lynx et des lynx étant génériques en (18a) et (20a) respectivement, les
phrases sont interprétées génériquement. Inversement, quand ces SN renvoient à des
entités particulières, comme c’est le cas en (18b) et (20b), les phrases sont interprétées
non génériquement.

En résumé, les exemples (16a), (16b), (17) et (19) montrent que les observations
faites pour l’anglais par Krifka et al. et Carlson (1991) s’appliquent également au fran-
çais. D’une part, l’interprétation générique d’une phrase contenant un prédicat épiso-
dique dépend de la dénotation de son SN sujet. D’autre part, il n’existe pas, au niveau
du SN, de marqueur explicite de la généricité. Hors contexte, un SN défini ou indéfini
est toujours ambigu entre une lecture non générique et une lecture générique. Les cas
d’ambiguïté montrent même que leur association à un prédicat n’est pas toujours suf-
fisante pour lever cette ambiguïté. Dans ce cas, seuls des facteurs contextuels sont à
même de faire émerger l’une ou l’autre des lectures.

1.2.2 Généricité phrastique et prédication caractérisante


Les phrases caractérisantes sont des phrases qui n’expriment ni des épisodes spé-
cifiques, ni des faits isolés, mais des propriétés générales. En d’autres termes, il s’agit
de phrases qui décrivent des régularités établies à partir du groupement de plusieurs
épisodes ou faits particuliers. Krifka et al. (1995) les appellent aussi des phrases gé-
nériques. Des exemples de ce type de phrases sont donnés en (21).

(21) a. Max fume un cigare après le dîner.


b. Une pomme de terre contient de la vitamine C, des acides aminés, des
protéines et de la thyamine.

En (21a), la phrase n’exprime aucun épisode particulier, spécifique. Au contraire, elle


décrit une habitude, c’est-à-dire une généralisation établie à partir de la réitération
19

de plusieurs épisodes individuels similaires. En (21b), la phrase n’asserte rien à pro-


pos d’une pomme de terre particulière, mais énonce une propriété valable pour les
pommes de terre en général. Il s’agit dans ce cas d’une généralisation établie à partir
des propriétés de pommes de terre individuelles.

1.2.2.1 Propriétés des prédicats dans les phrases caractérisantes


Les phrases caractérisantes exprimant des régularités, et non des événements parti-
culiers, ces phrases sont typiquement des phrases statives, par opposition aux phrases
épisodiques qui sont pour la plupart non statives (cf. section 1.2.1, p. 13).
Deux types de prédicats sont susceptibles de figurer dans les phrases caractérisantes :
(i) les prédicats s-level en emploi non événementiel (dit "habituel"), morphologique-
ment liés à des prédicats événementiels employés pour construire des phrases épiso-
diques et (ii) les prédicats individual-level (désormais prédicats i-level).

(i) Prédicats s-level en emploi non événementiel :


Nous avons vu précédemment (section 1.2.1) qu’une grande partie des prédicats s-level
ont des emplois événementiels. Dans ce cas, les phrases dans lesquelles ils figurent sont
des phrases épisodiques si le SN sujet dénote un individu particulier. Mais ces prédi-
cats sont également susceptibles d’emplois non événementiels et sont alors analysés
comme des prédicats statifs (cf. Kleiber, 1987; Smith, 1991; Krifka et al., 1995). Des
exemples de ce type d’emplois sont donnés en (22).

(22) a. Max dort (en moyenne) douze heures par nuit.


b. Ma chienne allaite ses petits plusieurs fois par jour.
c. Max boit du vin à chaque repas.

Ces phrases décrivent non pas des événements isolés, ancrés à un temps et en un lieu
spécifiques, mais une habitude de l’entité particulière dénotée par le SN sujet, indépen-
dante du temps et du lieu. Krifka et al. parlent dans ce cas de phrases caractérisantes
habituelles.

Certaines phrases sont même ambiguës entre une interprétation événementielle et


non événementielle. C’est le cas par exemple en (23).

(23) a. Max fume.


b. Cet adolescent se rend au lycée en scooter.

Ces phrases sont ambiguës entre une lecture événementielle et une lecture non évé-
nementielle, la seconde correspondant à l’interprétation dite habituelle. Il est en effet
possible de les interpréter comme faisant référence à un événement particulier (lecture
événementielle, cf. paraphrases (24a,25a)) ou comme décrivant une habitude (lecture
20

non événementielle, cf. paraphrases (24b,25b)). Dans ce cas, il n’est fait référence à
aucun événement spécifique.

(24) a. Max est en train de fumer.


b. Max est (un) fumeur.
(25) a. Cet adolescent est en train de se rendre au lycée en scooter.
b. Cet adolescent se rend généralement au lycée en scooter.

Les phrases (24a) et (25a) sont des phrases particulières, étant donné qu’elles contiennent
un prédicat s-level ancré spatio-temporellement et qu’elles décrivent donc des événe-
ments particuliers. En revanche, les phrases (24b) et (25b) sont des phrases caractéri-
santes habituelles, puisqu’elles expriment des régularités perçues comme une habitude
de l’entité dénotée par le SN sujet.

Notons que différents types de modifieurs peuvent forcer la lecture caractérisante.


Il s’agit par exemple des syntagmes douze heures par nuit, plusieurs fois par jour et
chaque repas en (22). Ces modifieurs peuvent aussi prendre la forme d’un adverbe de
quantification, tel que généralement, souvent, toujours, parfois, rarement, jamais (cf.
Lewis, 1975) ou d’une subordonnée restrictive introduite par quand. Ces modifieurs
induisent une régularité et la phrase est alors perçue comme décrivant une assertion
qui ressemble à une loi (assertion "lawlike", Dahl, 1975). Cette observation concerne
tous les prédicats s-level, qu’ils soient susceptibles d’un emploi dynamique (26) ou
qu’ils soient instrinsèquement statifs (27).

(26) a. Max fume {généralement / toujours / parfois / rarement } un cigare après


le repas.
b. Max ne boit jamais de vin à table.
c. Max va chez sa grand-mère quand il n’a pas d’école.
(27) a. Marie est {souvent / rarement} malade.
b. Marie est absente deux fois par semaine.
c. Marie est inquiète quand son fils a de la fièvre.

(ii) Prédicats i-level :


Par définition, les prédicats i-level décrivent des propriétés permanentes, indépen-
dantes du temps et du lieu. A la suite de Carlson (1977), Chierchia (1995) distingue
trois types de prédicats i-level : (i) les verbes psychologiques tels que aimer, détester,
adorer (28a), (ii) les prédicats nominaux tels que être un mammifère, avoir les yeux
bleus, (28b), et (iii) les prédicats adjectivaux tels que être intelligent, être grand, être
blond (28c).

(28) a. Les enfants adorent les bonbons.


b. Les lapins albinos ont les yeux rouges.
21

c. Les dauphins sont intelligents.


Les phrases de ce type, construites à partir d’un prédicat i-level sont appelées des
phrases caractérisantes lexicales dans Krifka et al. (1995). La raison de cette termi-
nologie est que les prédicats i-level, à l’inverse des prédicats caractérisants habituels,
ne disposent pas d’une variante épisodique apparaissant typiquement dans les phrases
épisodiques. En d’autres termes, les prédicats i-level ne permettent pas en principe les
interprétations épisodiques, mais seulement les interprétations caractérisantes. L’as-
pect caractérisant serait donc "lexical". Comme le soulignent d’ailleurs Krifka et al.,
le terme de "phrase caractérisante lexicale" n’est pas fameux, et cela pour deux raisons
nous semble-t-il. La première est que cette terminologie prête à croire que la source de
la généricité des phrases en (28) est lexicale. La seconde découle de la première : si les
prédicats i-level induisent lexicalement une généralisation, il s’ensuit que les phrases
(29) dont le SN sujet n’est pas générique, sont des phrases génériques 7 .
(29) a. Mon fils déteste les épinards.
b. Marie a les yeux bleus.
c. Cet enfant est intelligent.
Dans la suite de ce travail, nous emploierons plutôt le terme de phrase caractérisante
générique pour référer aux phrases génériques telles que (28), construites à partir d’un
prédicats i-level. Nous retiendrons en revanche le terme de phrase caractérisante ha-
bituelle pour décrire les phrases telles que (30) contenant un prédicat s-level en emploi
non épisodique.
(30) a. Max lit des romans policiers.
b. Pierre fume.
Chierchia (1995), Kratzer (1995), Krifka et al. (1995) (entre autres) signalent qu’un
prédicat i-level peut devenir caractérisant habituel sous l’influence du contexte linguis-
tique. Ils appellent ce phénomène la coercion (‘coercion’ en anglais) 8 . Dans ce cas, le
prédicat n’exprime plus une propriété permanente de l’entité dénotée par le SN sujet
(31).
(31) a. Marie a les cheveux roses à chaque Noël.
b. Pierre est sévère quand il est avec ses collègues, mais très indulgent quand
il est avec ses enfants.
7. Cette hypothèse est défendue par Chierchia (1995). Nous y reviendrons en détail dans la sec-
tion 1.2.4.3.
8. Il semble que l’interprétation caractérisante habituelle n’est pas la seule interprétation accessible.
Si les prédicats i-level expriment en principe des propriétés permanentes (i), des paramètres contextuels
peuvent également induire des emplois transitoires pour ces prédicats (ii).
(i) Cet enfant est capricieux.
(ii) Tom a été capricieux aujourd’hui.
Nous reviendrons sur cet aspect dans la section 1.4.
22

c. Cet enfant est souvent capricieux.

La présence des modifieurs restrictifs (en italiques dans les exemples (31)) induit l’ana-
lyse des prédicats i-level avoir les cheveux roses, être sévère, indulgent, capricieux
comme des prédicats s-level en emploi non épisodique, c’est-à-dire comme des pré-
dicats caractérisants habituels. Par conséquent, les phrases expriment des régularités
et sont analysées comme des phrases caractérisantes habituelles. Nous observons que
les modifieurs à l’origine de la coercion en (31) sont de même nature que ceux qui
forcent l’interprétation caractérisante des phrases contenant un prédicat s-level, ambi-
guës entre une lecture événementielle et une lecture habituelle (cf. p. 20).

1.2.2.2 Dénotation des SN dans les phrases caractérisantes


Une propriété saillante des phrases caractérisantes est qu’elles peuvent contenir
différents types de SN, à savoir un nom propre, un SN indéfini singulier 9 ou un SN
défini, singulier ou pluriel, ce qu’illustre le paradigme d’exemples (32).

(32) a. Pierre achète souvent des fleurs à sa femme.


b. Un alsacien boit de la bière à table.
c. Les lions sont des animaux dangereux.
d. Le lion rugit quand il est affamé.
e. Un félin a une crinière : le lion.
f. Une baleine est un mammifère.

Crucialement, toutes ces phrases sont génériques dans les approches anglo-saxonnes,
indépendamment du caractère générique ou non générique de leur SN sujet.
Examinons à ce titre les exemples (32a), (32b) et (32f). En vertu des définitions in-
troduites précédemment (cf. section 1.2.1), le SN Pierre en (32a) et les SN indéfinis
un alsacien et une baleine respectivement en (32b) et (32f) ne sont pas considérés
comme des SN génériques dans la mesure où ils ne dénotent pas une espèce. En (32a),
le SN sujet réfère à un individu particulier. En (32b) et (32f), les SN un alsacien et une
baleine ne sont pas analysés comme génériques, étant donné qu’ils ne sont pas inter-
prétés taxinomiquement ici. Nous rappelons que les SN indéfinis en un et des ne sont
des SN génériques que s’ils dénotent une sous-espèce. Pourtant, la phrase (32a) décrit
une habitude de Pierre, de même que la phrase (32b) qui décrit une habitude des alsa-
ciens en général. Parallèlement, la phrase (32f) exprime une propriété caractéristique
des baleines en général. Par conséquent, (32a) et (32b) sont des phrases caractérisantes
habituelles, et (32f) est une phrase caractérisante générique. Ce sont donc des phrases
qui accèdent à une interprétation générique, en dépit du caractère non générique de
leur SN sujet.

9. Les possibilités d’interprétation des SN en des en position sujet dans les phrases caractérisantes
seront abordées dans le chapitre 3.
23

Quant aux exemples (32c), (32d) et (32e), ils se distinguent des précédents en ce qu’ils
contiennent un SN sujet générique, c’est-à-dire un SN qui dénote une espèce (32c,32d)
ou une sous-espèce (32e). Mais ils s’en rapprochent aussi car ces phrases expriment
une propriété caractéristique des lions en général en (32c,32d) et de la sous-espèce des
lions en (32e). (32c) et (32e) sont donc des phrases caractérisantes génériques (car le
prédicat principal est un prédicat i-level), (32d) étant une phrase caractérisante habi-
tuelle. Leur particularité est de contenir un SN générique en position sujet.

Du fait de la diversité des SN pouvant apparaître dans les phrases caractérisantes,


l’hypothèse défendue par les tenants de cette approche est que le SN ne peut être vu
comme l’unique source de la généricité dans les phrases telles que (32). Comme nous
venons de le voir, les SN sujets en (32c), (32d) et (32e) sont génériques car ils dé-
notent l’espèce ou la sous-espèce lion, ce qui n’est pas le cas des SN sujets des phrases
(32a), (32b) et (32f) : il s’agit d’un nom propre en (32a) et d’un SN indéfini singu-
lier qui ne dénote pas une sous-espèce en (32b) et (32f). Pourtant, ces phrases sont
génériques. C’est pourquoi, les auteurs considèrent que la source principale de la gé-
néricité dans les phrases caractérisantes est la prédication principale. Ils parlent dans
ce cas de généricité phrastique (‘sentential genericity’). Ce type de généricité n’est
donc pas conditionnée par la dénotation du SN, comme c’est le cas dans les phrases
génériques contenant une prédication épisodique. Soulignons enfin que des exemples
tels que (32b) et (32f) montrent que les SN en un (de même que les SN indéfinis singu-
liers en anglais) n’accèdent à une lecture générique que s’ils figurent dans les phrases
caractérisantes (si on exclut bien entendu l’interprétation taxinomique). Cette obser-
vation est un argument supplémentaire selon Krifka et al. pour considérer la phrase
comme le siège de la généricité dans les prédications caractérisantes, et non le SN su-
jet. Par conséquent, ce type de généricité est en dehors du système nominal.

Parallèlement à la distinction SN génériques / non génériques, Krifka et al. éta-


blissent une dichotomie supplémentaire au sein des syntagmes nominaux. Ils reprennent
l’opposition bien connue entre les SN spécifiques et les SN non spécifiques, en l’éten-
dant aux SN génériques. Par définition, les SN spécifiques réfèrent à des entités parti-
culières connues du locuteur et de l’interlocuteur, à l’inverse des SN non spécifiques.
Cette distinction interagit avec l’opposition SN génériques / non génériques. Nous nous
appuyons sur les exemples en (33) pour illustrer ces concepts.

(33) a. {Simba / Un lion, à savoir Simba} est endormi dans sa cage.


b. Un lion est un mammifère.
c. Un félin a une crinière.
d. {Le lion / Un félin, à savoir le lion} a une crinière.

En (33a), les SN Simba et un lion dénotent un individu particulier. Ce sont donc des SN
spécifiques et non génériques.
En (33b), le SN indéfini un lion ne réfère pas à un individu particulier. Il s’agit donc
24

d’un SN non spécifique. De plus, il n’est pas susceptible d’une lecture taxinomique
dans la mesure où la propriété d’être un mammifère est une propriété caractéristique
des lions en général, et non une propriété d’une sous-espèce particulière de lions. Nous
affinerons cette notion de propriété caractéristique par la suite. La lecture taxinomique
étant exclue, le SN n’est pas générique.
En (33c), le SN a une lecture taxinomique, car la propriété d’avoir une crinière n’est
pas une caractérisque de tous les félins. Il s’agit donc d’un SN générique. Toutefois,
ce SN est non spécifique dans la mesure où la sous-espèce de félins concernée par la
prédication n’est pas explicitée.
En (33d), le SN défini le lion et le SN indéfini un félin dénotent respectivement une
espèce et une sous-espèce. Ce sont donc des SN génériques. Le SN défini est consi-
déré comme spécifique par ces auteurs, de même que le SN indéfini car la sous-espèce
concernée est explicite dans la phrase.

En résumé, tous les SN définis sont spécifiques dans ce cadre théorique, qu’ils ré-
fèrent à un individu particulier ou à une espèce. En revanche, les SN en un sont ouverts
aux deux lectures. L’émergence de l’une ou l’autre de ces lectures semble dépendre
du prédicat avec lequel ces SN se combinent. Nous reviendrons sur cet aspect dans la
section 1.4. Les faits observés en anglais se vérifient donc en français : les mêmes ef-
fets interprétatifs apparaissent dans ces langues avec les SN définis et les SN indéfinis
singuliers.

Il nous reste à éclaircir la notion de propriété caractéristique introduite ci-dessus.


A la suite de Goodman (1955), Lawler (1973), Dahl (1975) (entre autres), Krifka et al.
rappellent que les phrases caractérisantes n’expriment pas des propriétés accidentelles,
mais décrivent plutôt des propriétés vues comme essentielles. Ces phrases sont des
généralisations normatives, et pas simplement descriptives (Dahl, 1975).
Ces concepts de propriétés essentielles vs accidentelles présentent un double intérêt.
Non seulement ils constituent un test permettant de repérer les phrases caractérisantes,
mais ils permettent surtout d’expliquer les anomalies observées dans certaines phrases
caractérisantes dont le SN sujet est un SN en un.
Considérons les phrases en (34) et (35). Signalons que nous n’envisageons pas ici les
possibilités de lecture taxinomique des SN sujets.
(34) a. Une girafe est un mammifère.
b. ?? Une girafe a huit pattes.
(35) a. En général, une girafe allaite ses petits.
b. ?? En général, une girafe boit du vin.
Le SN indéfini une girafe en (34a) et (35a) ne renvoie ni à une girafe particulière, ni
à une sous-espèce. Il s’agit donc d’un SN non spécifique et non générique (cf. supra).
Ces phrases sont acceptables et interprétables génériquement : (34a) est une phrase ca-
ractérisante générique, tandis que (35a) est une phrase caractérisante habituelle. L’in-
terprétation générique est accessible car la propriété d’être un mammifère ou d’allaiter
25

ses petits est sentie comme une propriété essentielle des girafes.
Au contraire, les phrases (34b) et (35b) sont inacceptables car les propriétés prédiquées
à propos des girafes sont perçues comme des propriétés accidentelles, c’est-à-dire non
caractéristiques des girafes.
Toutefois, on observe à la suite de Nunberg et Pan (1975) (cités dans Krifka et al.,
1995), qu’une même propriété peut être essentielle pour certaines entités, mais acci-
dentelles pour d’autres. Ceci est illustré en (36).

(36) a. Une araignée a huit pattes.


b. Un oenologue boit souvent du vin.

Les prédicats des phrases (36a) et (36b) sont identiques à ceux des phrases anomales
(34b) et (35b) respectivement. Seuls le nom-tête des SN sujets a été modifié. On ob-
serve que les phrases (36) accèdent naturellement a une interprétation générique.

Il découle des observations ci-dessus que le caractère essentiel / accidentel d’une


propriété n’est pas une caractéristique intrinsèque des prédicats. Il dépend nécessaire-
ment de la relation sémantico-pragmatique qui s’établit entre le SN sujet et le prédicat.
Cette relation sémantico-pragmatique repose crucialement sur nos connaissances en-
cyclopédiques.

1.2.3 Schéma récapitulatif


Dans un souci de clarté et de synthèse, nous résumons dans le tableau p. 26 les
principales caractéristiques des phrases génériques et non génériques, en nous inspirant
de la typologie des phrases proposée dans Krifka et al. (1995, p.18). Cette typologie
intègre plusieurs notions discutées précédemment, en l’occurrence les oppositions (i)
phrase épisodique (vs) phrase caractérisante, (ii) phrase épisodique stative (vs) phrase
épisodique dynamique, (iii) phrase caractérisante générique (vs) phrase caractérisante
habituelle, (iv) SN générique (vs) SN non générique et (v) SN spécifique (vs) SN non
spécifique.
SN Sujet

générique non-générique

spécifique non-spécifique spécifique non-spécifique

Ph. Habi- Les mammifères allaitent leurs Un félin chasse la nuit : le tigre Pierre fume un cigare après le Un alsacien boit de la bière.
tuelles petits. du Bengale. dîner.
Un serpent, à savoir le boa, tue
ses proies en les étouffant.
Ph. carac- Les enfants aiment le chocolat. Un félin a une crinière : le lion. * Une baleine est un mammifère.
térisantes Un équidé, à savoir le zèbre, a
géné- des rayures noires et blanches.
riques
Ph. épiso- Les chinois ont inventé la por- Un castor est en voie d’extinc- Les enfants sont en train de Un homme est entré dans ce
diques celaine. tion. jouer dans le jardin. bar.
La pomme de terre a été intro-
duite en France par Parmentier.
Ph. Sta- * * La voiture de Max est dans le Un chat est allongé sur le ca-
tives garage. napé.

26
27

1.2.4 Aspects formels de la généricité


Cette section vise à présenter les hypothèses les plus saillantes postulées dans le
cadre d’analyses théoriques formelles de la généricité. Nous nous intéresserons en par-
ticulier au traitement des phrases caractérisantes contenant un SN indéfini en position
sujet, de manière à introduire les concepts qui vont nous servir au chapitre 3 pour
l’analyse formelle des phrases génériques contenant un SN sujet en des en français.
D’un point de vue global, l’essentiel des discussions dans la littérature anglo-saxonne
et germanique sur le sujet portent sur (i) la notion d’espèce (’kind’) corrélée à la notion
de SN générique, (ii) l’interprétation des noms "nus" pluriels (’bare plurals’) ou massifs
(‘bare mass nouns’) et (iii) l’influence de la prédication principale sur l’interprétation
générique des phrases. Les auteurs s’inscrivant dans ce type d’approches formelles
tentent de développer une théorie unifiée de la généricité en croisant tous ces concepts.
Nous examinons brièvement en 1.2.4.1 le problème de l’analyse des noms "nus". Puis,
nous présentons en 1.2.4.2 et 1.2.4.3 les hypothèses et les analyses existantes pour
rendre compte de l’interprétation générique des phrases caractérisantes contenant un
SN indéfini en position sujet.

1.2.4.1 Les noms "nus" et la référence à l’espèce


L’anglais se distingue du français en ce qu’il autorise l’occurrence des noms "nus"
(c’est-à-dire des noms sans déterminant) en position sujet notamment. Ces noms peuvent
être combinés à (i) des prédicats épisodiques qui décrivent un événement se révélant
crucial pour l’espèce (37), (ii) des prédicats d’espèce (38), (iii) des prédicats caracté-
risants génériques (39) et (iv) des prédicats caractérisants habituels (40). Dans toutes
ces configurations, la phrase a une interprétation générique.

(37) a. Potatoes were introduced into Ireland by the end of the 17 th century.
‘Les pommes de terre ont été introduites en Irlande à la fin du 17ème siècle.’
b. Chewing-gum was invented by the Americans.
‘Le chewing-gum a été inventé par les américains.’
(38) a. Dinosaurs are extinct.
‘Les dinosaures sont éteints.’
b. Lions were exterminated in Asia by 1000 A.C.
‘Les lions ont été exterminés en Asie en l’an 1000 après JC.’
(39) a. Whales are mammals.
‘Les baleines sont des mammifères.’
b. Gold is a rare metal.
‘L’or est un métal précieux.’
(40) a. Frenchmen eat snails.
‘Les français mangent des escargots.’
b. Lions roar.
‘Les lions rugissent.’
28

On notera dans tous ces exemples que les noms "nus" de l’anglais correspondent
à des SN définis en français. Le débat relatif à l’interprétation des noms "nus" se situe
au niveau des phrases caractérisantes. Si ces noms réfèrent à une espèce en (37) et
(38) et sont donc des SN génériques, les points de vue divergent quant à leur interpré-
tation dans les phrases (39) et (40). Deux hypothèses s’affrontent. Carlson (1977) et
Chierchia (1998) considèrent que les noms "nus" dénotent une espèce dans toutes ces
phrases. A l’opposé, des auteurs comme Kratzer (1989, 1995) et Diesing (1992) font
l’hypothèse que les noms "nus" de l’anglais se comportent comme des espèces en (37)
et (38), mais comme des expressions indéfinies en (39) et (40).

Ce débat n’étant pas au centre de notre problématique qui, rappelons le, concerne
la lecture générique des SN indéfinis en des en position sujet, nous n’étudierons pas
plus en détail cet aspect du problème lié à l’interprétation des noms "nus" et corrélé,
en français, à l’interprétation des SN définis.

1.2.4.2 Structure tripartite et opérateur de généricité


Il est depuis longtemps admis (cf. Corblin, 1987; Carlson, 1989; Gerstner-Link et
Krifka, 1989) que la lecture générique des expressions indéfinies dépend de la géné-
ricité de la phrase dans laquelle elles figurent. Autrement dit, la généricité n’est pas
due à un type de prédicat (contra Carlson, 1977), mais à un opérateur qui peut lier des
variables.
Parallèlement, depuis Heim (1982), on admet que les SN indéfinis n’ont pas de force
quantificationnelle inhérente, c’est-à-dire que ce ne sont pas des quantifieurs. Ces SN
sont analysés comme des prédicats qui s’appliquent à une variable. Par exemple, la
représentation du SN un lion correspond à celle donnée en (41), où le prédicat lion (ou
plus exactement être un lion) restreint le champ de la variable x.

(41) lion(x)

Cette variable doit être liée par un opérateur pour être interprétable. Crucialement, les
différentes interprétations auxquelles peuvent accéder les SN indéfinis dépendent de
l’opérateur sous la portée duquel ils se trouvent. Trois cas de figure peuvent être déga-
gés.

D’une part, la variable fournie par le SN indéfini peut être liée par un quantifieur
existentiel qui a portée sur l’ensemble de la portion de discours. Il s’agit de la règle
de clôture existentielle (Heim, 1982, 138-140). Dans ce cas, le SN a une interprétation
existentielle. La forme logique (42b) associée à (42a) illustre ce premier cas de figure.

(42) a. Un fermier a acheté un âne. Il l’a battu.


b. ∃ [fermier(x) ∧ âne(y) ∧ a.acheté(x,y) ∧ a.battu(x,y)]
29

D’autre part, la variable peut être liée par ce que Lewis (1975) appelle un ad-
verbe de quantification tel que toujours, souvent, rarement, parfois, etc . . . Ces ad-
verbes ont la propriété de transmettre leur force quantificationnelle aux SN indéfinis
qui se trouvent sous leur portée 10 . Des exemples prototypiques de ce second cas de
figure sont donnés en (43).

(43) a. Riders on the Thirteenth Avenue line seldom find seats. (Lewis, 1975)
‘Les passagers de la ligne de métro de la 13ème Avenue trouvent rarement
de sièges.’
b. A man who owns a donkey always beats it now and then. (ibid.)
‘Un homme qui possède un âne le bat toujours de temps en temps.’
c. Sometimes, if a cat falls from the fifth floor, it survives. (Heim, 1982)
‘Parfois, si un chat tombe du cinquième étage, il survit.’

Dans l’analyse de Lewis, l’adverbe de quantification est vu comme l’opérateur prin-


cipal de la phrase dans laquelle il figure. De plus, il est traité comme un quantifieur
restreint. Cet opérateur a ainsi deux arguments propositionnels appelés le restricteur
et la matrice (ou portée nucléaire, Heim, 1982, p. 137). A titre d’exemple, le restric-
teur correspond au SN sujet en (43a,43b) et à la proposition restrictive introduite par
si en (43c). Quant à la matrice, elle se compose du reste de la proposition principale
(c’est-à-dire l’ensemble de la proposition à l’exception de l’adverbe de quantification
et du restricteur). Le restricteur a pour rôle de restreindre le domaine de quantification
de l’opérateur (d’où le terme de quantifieur restreint).
Lewis assigne donc aux phrases contenant un adverbe de quantification une forme lo-
gique ayant une structure tripartite. Celle-ci se compose de l’adverbe de quantification,
du restricteur et de la matrice et peut être représentée au moyen de la structure abstraite
donnée en (44).

(44) Q [restriction] [matrice]

D’un point de vue logique, chacun des deux arguments de l’opérateur est une phrase
ouverte (‘open sentence’), c’est-à-dire une formule contenant une ou plusieurs va-
riables libres. Lewis, de même que Kamp (1981) et Heim (1982) traitent les adverbes
de quantification comme des quantifieurs non sélectifs, les opposant ainsi aux quanti-
fieurs "classiques" qui sont sélectifs (par exemple beaucoup de N, la plupart des N, etc
. . . ). Cela signifie que les adverbes de quantification ne lient pas une variable seule-
ment comme cela se produit dans le cas des quantifieurs sélectifs, mais ont au contraire
la propriété de lier un nombre illimité de variables distinctes en même temps.
Les formes logiques associées aux phrases (43b) et (43c) par exemple sont données
en (45). Les adverbes de quantification toujours et parfois étant analysés comme des
10. C’est de là que vient l’hypothèse que les indéfinis n’ont pas de force quantificationnelle inhérente,
mais qu’ils héritent de celle des quantifieurs sous la portée desquels ils se trouvent. Leur force quanti-
ficationnelle varie en fonction de l’adverbe de quantification en présence. C’est pourquoi, les indéfinis
sont analysés comme des variables.
30

quantifieurs non sélectifs, ils lient toutes les variables libres se trouvant sous leur por-
tée, à savoir les variables x et y en (45a) et la variable x en (45b).

(45) a. TOUJOURS[homme(x) ∧ âne(y) ∧ possède(x,y)] [bat(x,y)]


opérateur restriction matrice
b. PARFOIS [chat(x) ∧ tombe.du.cinquième.étage(x)] [survit(x)] 11

Le troisième cas de figure est celui où les SN indéfinis sont interprétés générique-
ment, c’est-à-dire quand ils figurent dans une phrase caractérisante comme en (46).
De même, les phrases (47) qui contiennent une subordonnée restrictive introduite par
quand véhiculent des assertions génériques.

(46) a. Un bébé boit du lait.


b. Un âne est têtu.
c. Un marseillais adore le pastis.
(47) a. Un lion rugit quand il est affamé.
b. Quand un enfant marche avant l’âge de 10 mois, il est précoce.

Comme nous l’avons rappelé en début de section, une des hypothèses fondamentales
de ces approches théoriques est que la lecture générique des SN indéfinis est intrinsè-
quement liée à la généricité de la phrase caractérisante dans laquelle ils figurent. La
quantification générique observée dans ce type de phrases n’étant pas induite par le SN
indéfini, les auteurs expliquent cet effet en postulant l’existence d’un opérateur géné-
rique, phonologiquement muet et semblable à un opérateur modal étant donné qu’il a
portée sur l’ensemble de la phrase.
En outre, les phrases (46) et (47) sont sémantiquement proches des phrases (48) et (49)
dont la particularité est de contenir les adverbes de quantification généralement et en
général.

(48) a. Généralement, un bébé boit du lait.


b. Un âne est généralement têtu.
11. Les adverbes de quantification, à l’exception de généralement et en général, sont ambigus dans
les phrases caractérisantes habituelles telles que (i) :
(i) Un adolescent lit souvent des romans policiers.
L’adverbe souvent peut quantifier soit sur des individus, soit sur des occasions du temps où il fonctionne
alors comme un adverbe de fréquence. Ces deux interprétations sont rendues explicites en (ii) et (iii)
respectivement :
(ii) Beaucoup d’adolescents lisent des romans policiers.
(iii) Un adolescent lit fréquemment des romans policiers.
En (45b), l’adverbe parfois ne peut quantifier que sur des individus (iv). La raison est que le verbe
survivre est un prédicat "once-only" qui bloque l’interprétation fréquentative de cet adverbe (v) :
(iv) Peu de chats qui tombent du cinquième étage survivent.
v) # Un chat qui tombe du cinquième étage survit à peu d’occasions du temps.
Pour une description plus détaillée, cf. Dobrovie-Sorin (2001).
31

c. En général, un marseillais adore le pastis.


(49) a. Généralement, un lion rugit quand il est affamé.
b. En général, quand un enfant marche avant l’âge de 10 mois, il est précoce.
C’est pourquoi, l’opérateur GEN est vu comme un adverbe de quantification implicite,
signifiant approximativement généralement, en général, typiquement. Du fait de ce
parallélisme avec les adverbes de quantification explicites, les phrases caractérisantes
contenant un SN indéfini sont analysées sous la forme d’une structure tripartite qui se
compose de l’opérateur GEN, du restricteur et de la matrice, comme illustré en (50).
(50) GEN [restriction] [matrice]

1.2.4.3 Domaine de quantification des opérateurs


Si l’analyse des adverbes de quantification comme des quantifieurs restreints et
l’existence d’un opérateur générique sont deux hypothèses partagées par les auteurs
s’inscrivant dans le courant anglo-saxon, tous ne s’accordent pas en revanche quant
à la définition du domaine de quantification de ces opérateurs, c’est-à-dire le type de
variables que ces adverbes peuvent lier. Selon les auteurs, les phrases caractérisantes
expriment une généralisation sur les individus et/ou sur les événements ou les situa-
tions. En d’autres termes, le domaine de quantification de ces adverbes est soit les
individus (variable d’individus x, y, etc.), soit les événements (variable e) ou les situa-
tions (variable s), soit les deux.

Nous avons vu que Lewis (1975), Kamp (1981) et Heim (1982) font l’hypothèse
que les adverbes de quantification explicites ou implicite (c’est-à-dire l’opérateur GEN)
sont des quantifieurs non sélectifs. Par conséquent, ils lient toutes les variables libres se
trouvant sous leur portée. Les représentations qu’ils proposent reposent toutes sur une
quantification générique sur les individus, que le prédicat soit i-level ou caractérisant
habituel. Dans cette optique, les phrases (51) sont représentées au moyen des formes
logiques (désormais FL) associées à chacune d’elles ci-dessous :
(51) a. Un âne est têtu.
GENx [âne(x)] [têtu(x)]
b. Un oiseau vole.
GENx [oiseau(x)] [vole(x)]
c. Un lion rugit quand il est affamé.
GENx [lion(x) ∧ affamé(x)] [rugit(x)]
d. Parfois, quand un chat tombe du cinquième étage, il survit.
PARFOISx [chat(x) ∧ tombe.du.cinquième.étage(x)] [survit(x)]

Les phrases (51a), (51b) et (51c) ne contenant pas d’adverbe de quantification mais
véhiculant cependant des assertions génériques, les formes logiques qui leur sont asso-
ciées exhibent l’opérateur GEN. En (51d) en revanche, c’est l’adverbe de quantification
32

parfois qui sert d’opérateur. La variable individuelle x fournie par le SN indéfini sujet
est liée par GEN en (51a), (51b) et (51c) et par l’adverbe de quantification PARFOIS en
(51d).
Etant donné que les contextes tels que (51) ne fournissent que des variables d’indivi-
dus, les adverbes de quantification quantifient donc sur des individus.

Toutefois, de nombreux auteurs ont observé que l’hypothèse du liage non sélectif
posait des problèmes empiriques et conceptuels 12 (Rooth, 1985, 1995; Berman, 1987;
Schubert et Pelletier, 1987; de Swart, 1991, 1996; Krifka et al., 1995; Dobrovie-Sorin,
2002a entre autres). C’est pourquoi, le point de vue adopté depuis consiste à analy-
ser les adverbes de quantification comme des quantifieurs sélectifs dont la propriété
est de lier exclusivement une variable situationnelle (ou événementielle) (cf. Rooth,
1995; Schubert et Pelletier, 1987; de Swart, 1991, 1996) 13 . L’effet de quantification
générique sur les individus serait obtenu indirectement par le biais de la quantification
générique sur les situations (notées s) ou les événements (notés e). de Swart (1991,
1996) parle dans ce cas de pseudo liage (‘pseudo-binding’). Une analyse plus souple
est celle de Chierchia (1995) et Krifka et al. (1995) qui supposent que les adverbes de
quantification autorisent le liage multiple. Cela signifie que l’adverbe de quantification
peut lier une ou plusieurs variables individuelles, en plus de la variable événementielle
ou situationnelle.

(i) Phrases caractérisantes génériques :


Avant d’aborder le problème des phrases caractérisantes habituelles, examinons tout
d’abord le cas des phrases génériques construites à partir d’un prédicat i-level. Des
exemples de ce type de phrases sont rappelés en (52) et (53).

(52) a. Un âne est têtu.


12. Cette hypothèse est confrontée au problème de la proportion (‘proportion problem’) (Kadmon,
1986, cité dans Berman, 1987) et au problème de l’itération. Le problème de la proportion apparaît dans
les phrases communément appelées les ‘donkey sentences’ telles que (i) qui contiennent un adverbe
de quantification dont la force quantificationnelle est plus élevée que celle du quantifieur existentiel,
mais plus faible que celle du quantifieur universel (généralement, souvent, rarement par exemple). De
plus, ce problème apparaît seulement en l’absence d’une relation anaphorique entre le SN indéfini et un
pronom.
(i) If a letter arrives for me, I’m usually at home. (Berman, 1987)
‘Si une lettre arrive pour moi, je suis généralement à la maison.’
Quant au problème de l’itération, il apparaît dans les phrases telles que (ii) qui contiennent plus d’un
adverbe de quantification.
(ii) If I’m expecting compagny, I usually vacuum twice. (ibid.)
‘Si j’attends de la compagnie, je passe l’aspirateur deux fois.’
Ces aspects n’étant pas cruciaux pour notre propos, nous renvoyons le lecteur à Berman (1987) par
exemple pour une description détaillée de ces problèmes.
13. La notion de situation est interprétée au sens de Kratzer (1989) et non au sens de Barwise et Perry
(1983).
33

b. Un marseillais adore le pastis.


(53) a. Quand un enfant marche avant l’âge de dix mois, il est précoce.
b. When a Moroccan knows French, she knows it well. (Kratzer, 1989, 1995)
‘Quand une marocaine connaît le français, elle le connaît bien.’

Les phrases du paradigme (53) se distinguent de celles de (52) en ce qu’elles contiennent


une subordonnée restrictive introduite par quand. Les deux séries de phrases véhi-
culent néanmoins des assertions génériques et peuvent être représentées au moyen
d’une structure tripartite impliquant l’opérateur GEN.

L’hypothèse du liage sélectif d’une variable situationnelle peut paraître contre-


intuitive dans le cas des prédicats i-level. Ces prédicats sont en effet non seulement
statifs de façon inhérente, mais ils décrivent aussi des propriétés permanentes, indépen-
dantes du temps et du lieu. Dans cette optique, Kratzer (1989, 1995) fait l’hypothèse
que les prédicats s-level contiennent, dans leur structure argumentale, un argument
davidsonien supplémentaire (c’est-à-dire une variable situationnelle). Cet argument
n’apparaît pas en revanche dans la structure argumentale des prédicats i-level. Cette
hypothèse, associée à une contrainte qu’elle appelle "prohibition against vacuous quan-
tification" (‘interdiction de la quantification à vide’) (cf. (54)), lui permet d’expliquer
les contrastes observés en (55) et (56) 14 .

(54) For every quantifier Q, there must be a variable x such that Q binds an occur-
rence of x in both its restrictive clause and its nuclear scope." (Kratzer, 1989,
p.7)
Pour tout quantifieur Q, il doit y avoir une variable x telle que Q lie une oc-
currence de x à la fois dans son restricteur et dans sa portée nucléaire.

(55) a. When a Moroccan knows French, she knows it well.


‘Quand une marocaine connaît le français, elle le connaît bien.’
GENx [marocaine(x) ∧ connaît.le.français(x)] [connaît.bien.le.français(x)]
b. * When Marie knows French, she knows it well.
‘* Quand Marie connaît le français, elle le connaît bien.’
GEN [connaît.le.français(m)] [connaît.bien.le.français(m)]
(56) a. When a Moroccan speaks French, she speaks it well.
‘Quand une marocaine parle le français, elle le parle bien.’
GENx,s [marocaine(x) ∧ parle.le.français(x,s)] [parle.bien.le.français(x,s)]
b. When Mary speaks French, she speaks it well.
‘Quand Marie parle le français, elle le parle bien.’
GENs [parle.le.français(m,s)] [parle.bien.le.français(m,s)]

Les phrases (55) s’opposent à (56) en ce que les premières contiennent un prédicat
i-level, alors qu’un prédicat caractérisant habituel (et donc initialement s-level) figure
14. Krifka et al. (1995) adoptent l’analyse de Kratzer (1989, 1995).
34

dans les secondes. L’occurrence d’un nom propre référant à un individu spécifique en
position sujet produit une agrammaticalité si le prédicat est i-level, ce qui n’est pas le
cas si le prédicat est caractérisant habituel. En revanche, les phrases sont grammati-
cales dans les deux cas si le SN sujet est un SN indéfini.
Du fait de la présence d’un prédicat i-level en (55), aucune variable situationnelle n’est
présente en forme logique. Le SN sujet en (55a) étant un SN indéfini, il introduit en FL
une variable individuelle x que l’opérateur GEN peut lier. La phrase exprime donc une
quantification générique sur les individus. En revanche, le SN sujet en (55b) étant un
nom propre, il apparaît en FL sous la forme de la constante m, et non d’une variable.
La FL est mal formée car elle ne contient aucune variable que GEN pourrait lier. La
contrainte interdisant la quantification à vide est donc violée.
Inversement en (56), la structure argumentale du prédicat parler contient un argument
situationnel car ce prédicat est s-level à l’origine. La variable x apparaît également
dans la FL associée à la phrase (56a) du fait du SN indéfini sujet. L’opérateur GEN lie à
la fois la variable situationnelle s et la variable d’individus x. On a donc affaire à une
quantification générique multiple sur les événements et les individus.
Enfin en (56b), la seule variable disponible est la variable s, le SN sujet étant repré-
senté au moyen de la constante m. La contrainte de Kratzer n’est pas violée ici dans la
mesure où GEN peut lier la variable s.

Si l’hypothèse de Kratzer selon laquelle il existerait une différence dans la struc-


ture argumentale des prédicats semble avoir un pouvoir explicatif intéressant, elle est
remise en cause dans de Hoop et de Swart (1989), de Swart (1991, 1996) et Chierchia
(1995). Ces auteurs considèrent en effet qu’un argument davidsonien est présent au ni-
veau de la structure argumentale de tous les prédicats, qu’ils soient s-level ou i-level. Il
s’ensuit que les phrases caractérisantes induisent une quantification générique directe
sur les situations ou les événements, ainsi qu’une quantification générique sur les in-
dividus qui est indirecte chez de Swart (1991, 1996) ou obtenue par le biais d’un liage
multiple chez Chierchia (1995).

La raison pour laquelle de Hoop et de Swart (1989) et de Swart (1991, 1996) pos-
tulent la présence d’un argument davidsonien quelle que soit la nature du prédicat
émane des contrastes tels que (57), qui sont parallèles à ceux mis en évidence par
Kratzer au type de prédicat près.
(57) a. When an Indian died, his wife usually killed herself.
‘Généralement, quand un indien mourait, sa femme se suicidait.’
b. * When Anil died, his wife usually killed herself.
‘* Généralement, quand Anil mourait, sa femme se suicidait.’
Les phrases en (57) contiennent le prédicat caractérisant habituel die (‘mourir’).
Ces auteurs observent que la phrase devient agrammaticale dès que le SN sujet dénote
un individu spécifique (57b), comme Kratzer (1989) l’a montré pour les prédicats i-
level. La grammaticalité de la phrase est rétablie si le sujet est un SN indéfini (57a).
35

La particularité des prédicats s-level tels que mourir est qu’ils décrivent des actions qui
ne peuvent se répéter (cf. exploser, naître par exemple). C’est pourquoi, ces auteurs les
appellent des prédicats "once-only" (prédicats qui ne s’appliquent qu’une fois). Sur la
base de ce parallélisme entre les prédicats i-level d’une part, et les prédicats "once-
only" d’autre part, de Hoop et de Swart (1989) et de Swart (1991, 1996) proposent que
la structure argumentale des prédicats contiennent un argument davidsonien supplé-
mentaire, indépendamment de leur caractère i-level ou s-level.

De même, Chierchia (1995) fait l’hypothèse que les phrases caractérisantes géné-
riques expriment des généralisations sur les situations. Il a donc lui aussi une approche
situationnelle des adverbes de quantification, quelle que soit la nature du prédicat prin-
cipal de la phrase (i-level vs s-level). Les représentations qu’il dérive ont la structure
abstraite suivante :
(58) GEN s [P(x) ∧ C(x,s)] [Q(x,s)]

Les prédicats i-level étant nécessairement statifs et décrivant des propriétés perma-
nentes, il définit le contenu de la variable contextuelle C comme renvoyant à la rela-
tion locative très générale "être dans" (notée in). En vertu de ces hypothèses, il repré-
sente les phrases en (52) (reprises en (59)) par le biais des formes logiques données
ci-dessous :

(59) a. Un âne est têtu.


GENx,s [âne(x) ∧ in(x,s)] [têtu(x,s)]
b. Un marseillais adore le pastis.
GENx,s [marseillais(x) ∧ in(x,s)] [adore.le.pastis(x,s)]

Ainsi, (59a) signifie que quel que soit le lieu où est situé un âne, il est têtu. De même,
(59b) exprime qu’un marseillais adore le pastis quel que soit l’endroit où il se trouve.

Chierchia (1995) se distingue fondamentalement de tous les auteurs cités en ce


qu’il postule que les prédicats i-level sont intrinsèquement génériques. Cela signifie
que l’opérateur GEN apparaît dès l’entrée lexicale de ces prédicats. Il découle de cette
hypothèse que les phrases telles que (60) dont le SN sujet dénote un individu spé-
cifique sont analysées comme des phrases caractérisantes génériques par Chierchia,
étant donné qu’elles contiennent un prédicat i-level intrinsèquement générique.
(60) a. John knows Latin.
‘Jean connaît le latin.’
b. Marie a les yeux bleus.
c. Fido est intelligent.
Les formes logiques qui leur sont respectivement associées sont données en (61) :

(61) a. GEN s [in(j,s)] [know(j,L,s)] (Chierchia, 1995, p.198)


36

b. GENs [in(m,s)] [avoir.les.yeux.bleus(m,s)]


c. GENs [in(f,s)] [intelligent(f,s)]

(ii) Phrases caractérisantes habituelles :


L’hypothèse du liage sélectif d’une variable situationnelle ou événementielle a pour
conséquence que les phrases habituelles telles que (62) expriment une quantification
générique sur les situations ou les événements.

(62) Fred smokes.


‘Fred fume.’

D’où les formes logiques (63) associées à la phrase (62) :

(63) a. GEN s[C(f,s)] [smoke(f,s)] (Chierchia, 1995, p.195)


b. GENx,s [x=Fred ∧ être.une.situation.appropriée.pour.fumer(s) ∧ dans(x,s)]
[fume(x,s] (Krifka et al., 1995, p.31)

Comme nous l’avons signalé précédemment, le prédicat diadique C de Chierchia,


présent dans le restricteur, est une variable contextuelle qui permet de prendre en
compte des restrictions d’ordre pragmatique. Par exemple en (63a), C exprime qu’une
condition nécessaire pour que Fred fume est qu’il se trouve dans une situation appro-
priée pour fumer. Ceci est explicite dans la forme logique proposée dans Krifka et al.
(1995) (cf. (63b)). La variable s en (63a) étant l’unique variable que GEN puisse lier,
la phrase exprime une généralisation sur les situations 15 .
Les phrases caractérisantes habituelles peuvent également contenir un SN indéfini,
comme en (64) :

(64) a. A bird flies.


‘Un oiseau vole.’
b. A cat is hungry when it meows.
‘Un chat a faim quand il miaule.’
c. Parfois, quand un chat tombe du cinquième étage, il survit.

Dans ce cas, ces phrases expriment une généralisation sur les situations et sur les indi-
vidus. Ceci est mis en évidence par les formes logiques correspondantes en (65) :

(65) a. GEN x,s [bird(x) ∧ C(x,s)] [fly(x,s)] (Chierchia, 1995, p.196)


b. GENx,s [cat(x) ∧ meow(x,s)] [hungry(x,s)] (Krifka et al., 1995, p.33)
15. Le SN défini Fred référant à un individu spécifique et connu, il devrait a priori être représenté
en forme logique au moyen d’une constante, et non d’une variable. Ce n’est pas le cas dans la repré-
sentation (63b) de Krifka et al.. De surcroît, cette variable est liée par l’opérateur GEN, ce qui n’a pas
véritablement de sens en soi. Il nous semble que la représentation (i) serait plus appropriée :
(i) GENs [être.une.situation.appropriée.pour.fumer(s) ∧ dans(m,s)] [fume(m,s]
37

c. PARFOIS x,s [chat(x) ∧ tombe.du.cinquième.étage(x,s)] [survit(x,s)]

Examinons tout d’abord la représentation (65a) proposée dans Chierchia (1995). La


variable contextuelle C permet ici de prendre en compte des restrictions d’ordre prag-
matique provenant du nom. Par exemple, en dépit du fait que les pingouins soient
des oiseaux, ils ne possèdent pas les caractéristiques physiques nécessaires pour voler.
La variable C permet précisément de ne pas les prendre en considération, c’est-à-dire
d’écarter les pingouins de l’assertion générique véhiculée à propos des oiseaux par la
phrase (65a).
Chierchia interprète la représentation (65a) de la manière suivante :
"Take any bird and any situation in any world maximally similar to ours
where the felicity conditions for flying (such e.g. presence of the right trig-
gers) are satisfied [. . . ]. Any bird will fly in such a situation." (Chierchia,
1995, p.196)
‘Prenez n’importe quel oiseau et n’importe quelle situation dans n’im-
porte quel monde maximalement semblable au nôtre dans lequel les condi-
tions de félicité pour voler (telles que par exemple la présence de "déclen-
cheurs" appropriés) sont satisfaites [. . . ]. Tout oiseau volera dans une
telle situation.’

En ce qui concerne les représentations (65b) et (65c), les phrases dont elles sont dé-
rivées contiennent une proposition subordonnée restrictive introduite par quand ou si.
Depuis Kratzer (1989), il est admis que ces propositions restreignent le domaine de
quantification des adverbes de quantification. Par conséquent, elles apparaissent dans
le restricteur.

A ce niveau, il nous faut souligner que l’analyse des phrases caractérisantes propo-
sée dans Krifka et al. (1995) présente une incohérence. Nous rappelons que ces auteurs
font l’hypothèse que ces phrases expriment des généralisations sur les situations 16 . En
vertu de cette analyse, on devrait s’attendre à ce que la phrase (64a) soit analysée
comme une phrase exprimant une généralisation sur les situations, étant donné que le
prédicat voler peut être interprété habituellement (emploi non épisodique).
Or, Krifka et al. signalent explicitement que (64a) exprime une quantification géné-
rique sur les individus, c’est-à-dire une généralisation à propos des oiseaux auxquels
est attribuée la propriété de voler 17 .
Dans cette optique, la représentation associée à (64a) est (66). Elle est semblable à
16. "There are characterizing sentences in which the generic quantifier quantifies not over individuals,
but over that might be called situations or occasions or cases [. . . ]" (Krifka et al., 1995, p. 30)
"A sentence is habitual if and only if its semantic representation is of the form
GEN [. . . s . . . ; . . . ] (Restrictor[. . . s . . . ]; Matrix[. . . s . . . ]) where s is a situation variable." (Krifka et al.,
p. 32)
17. "In sentences like A dog barks or Lions have manes, the generic quantifier GEN [. . . ] quantifies
over individuals (dogs, lions, etc.)." (Krifka et al., p. 30)
38

celle proposée par Heim (1982) et Diesing (1992).

(66) GEN x [chien(x)] [aboie(x)]

L’incohérence détectée dans l’analyse de Krifka et al. (1995) est le signe que les
phrases telles que (64a) expriment non seulement une généralisation sur les individus,
mais attribuent aussi une propriété habituelle à cette classe virtuelle d’individus. Cette
généralisation sur les individus n’opère pas dans le cas des phrases habituelles telles
que Fred fume, où la propriété habituelle de fumer est attribuée à un individu unique
et spécifique.

Ce double aspect caractéristique des phrases telles que (64a) est rendu explicite
par l’analyse proposée dans Dobrovie-Sorin (2001). Tout en se fondant sur l’hypo-
thèse que l’opérateur GEN est un quantifieur sélectif, elle se distingue de l’approche
situationnelle des adverbes de quantification présentée ci-dessus en supposant que ces
adverbes peuvent également lier directement une variable d’individu. Pour analyser
la phrase (64a), elle propose que deux adverbes distincts soient présents en forme lo-
gique : un adverbe de quantification relationnel explicite ou implicite et un adverbe de
fréquence unaire, noté HAB, qui lie une variable temporelle t. La représentation qu’elle
dérive est donnée en (67).

(67) (x is a bird) [HABt [x flies at t]]


GEN x
⇔ GENx [oiseau(x)] [HABt [vole(x,t)]]

Par conséquent, les phrases telles que (64a) expriment, dans son analyse, des générali-
sations sur les individus auxquels est attribuée une propriété habituelle, plutôt qu’une
généralisation sur les événements ou les situations, combinée à un liage indirect ou
multiple des variables individuelles.

1.3 L’approche française


La généricité n’a bien évidemment pas seulement passionné les linguistes anglo-
saxons, mais elle a aussi fait couler beaucoup d’encre en France. Etant donné l’ampleur
des travaux dans ce domaine, nous ne pouvons avoir comme objectif d’en faire une
synthèse exhaustive. Plus modestement, nous introduirons seulement les définitions
les plus saillantes en relation avec les concepts de phrases génériques et habituelles, de
SN génériques, proposés par certains auteurs français. Cette démarche nous permettra
de faire une étude comparative des deux grandes approches présentées ici, de manière
à mettre en évidence les points de convergence et de divergence les plus saillants. Ce
faisant, nous développerons une terminologie unifiée sur laquelle nous nous appuye-
rons dans la suite de notre travail.
39

1.3.1 La notion de SN générique


L’approche française reconnaît trois types de SN générique : les SN définis en le et
les, et les SN indéfinis en un. Ainsi, les phrases (68), (69) et (70) sont toutes analysées
comme des phrases génériques contenant un SN sujet générique.

(68) a. Le lion est un prédateur redoutable.


b. La baleine allaite ses petits.
(69) a. Les dauphins sont intelligents.
b. Les castors construisent des barrages.
(70) a. Un chien est un animal fidèle.
b. Une vache mange de l’herbe.

Il en découle que seuls les articles le, les et un sont susceptibles d’emplois géné-
riques, c’est-à-dire que leur combinaison avec un nom (et éventuellement une expan-
sion de ce nom) peut produire un SN générique.
Galmiche (1985) rappelle que les déterminants, et en particulier les articles, ont pour
fonction d’actualiser le nom dans le discours, c’est-à-dire de lui donner une référence.
Le SN résultant de la combinaison minimale d’un déterminant et d’un nom acquiert
ainsi une référence actuelle 18 (Milner, 1978). Galmiche constate que certaines formes
de l’article semblent perdre leur fonction essentielle quand elles apparaissent dans des
SN susceptibles d’une lecture générique. Ces articles ne remplissent plus leur fonction
référentielle 19 .

Si on se fonde sur les travaux de Kleiber et Lazzaro (1987), la notion de SN géné-


rique est appréhendée au moyen de deux critères définitoires, qu’ils nomment le critère
référentiel et le critère identificatoire.

Le critère référentiel repose précisément sur l’opposition entre la notion de réfé-


rence actuelle (ou contingente ou spécifique) et la notion de référence virtuelle (ou
non contingente ou non spécifique). Comme le soulignent ces auteurs, une observa-
tion largement répandue dans les travaux sur la généricité en français est que les SN
génériques n’ont pas de référence actuelle ou spécifique, mais une référence virtuelle,
c’est-à-dire non spécifique. Plus précisément, ils ne renvoient pas à des entités particu-
lières, délimitées spatio-temporellement, mais à une classe, une espèce, un ensemble.
18. Milner oppose la référence actuelle à la référence virtuelle. Celle-ci désigne le sens lexical, c’est-à-
dire l’ensemble des conditions que doit respecter une entité pour pouvoir être désignée par une séquence
donnée.
19. Milner ne considère cependant pas qu’un SN générique est non référentiel. Certes, il réfère à la
classe dénotée par son nom-tête, mais Milner admet que la classe constitue alors sa référence actuelle.
"Le nom en emploi générique ne se confond pas avec l’unité lexicale hors emploi. En effet, il a bien une
référence actuelle, comme tout nom en usage ; simplement, celle-ci coïncide avec la référence virtuelle,
ou plutôt cette dernière, sans être modifiée, est tranformée en référence actuelle." (Milner, 1978, p.26-
27)
40

Ainsi en (71a), le SN défini les lions renvoie à la classe des lions en général, alors qu’en
(71b), il réfère à des lions particuliers, spécifiques, circonscrits dans le temps et dans
l’espace.

(71) a. Les lions sont carnivores.


b. Les lions que nous avons vus hier au zoo sont dociles.

Le caractère non spécifique d’un SN, paramètre nécessaire à une lecture générique,
peut être déterminé au moyen d’un test proposé par Kleiber et Lazzaro. Ce test consiste
à formuler une question avec le pronom interrogatif lequel. Si la question se révèle
hors de propos, le SN a une référence virtuelle, non spécifique (72a). Au contraire, si
la question s’avère légitime, le SN a une lecture actuelle, spécifique (72b).

(72) a. - Un dauphin est (généralement) intelligent.


- * Lequel?
b. - Dans ce bassin, un dauphin est malade.
- Lequel?
- Flipper

Cependant, Kleiber et Lazzaro remarquent que ce test est insuffisant pour circons-
crire les SN génériques. En effet, ils rappellent l’existence de SN non spécifiques qui
n’accèdent pas à une lecture générique. C’est le cas notamment des SN en un figu-
rant dans les contextes dits intensionnels ou opaques, au sens de Quine (1956). Diffé-
rents éléments peuvent créer des contextes intensionnels, notamment les verbes d’atti-
tude propositionnelle tels que vouloir, croire, espérer. Les SN en un figurant dans les
contextes de ce type (cf. (73) par exemple) sont ambigus entre (i) une lecture spéci-
fique (ou extensionnelle ou de re), (ii) une lecture non spécifique (ou intensionnelle
ou de dicto) et (iii) une lecture où le SN réfère à une sous-classe (c’est-à-dire une lec-
ture taxinomique pour reprendre les termes de Carlson, 1991). Ces trois lectures sont
illustrées en (74a), (74b) et (74c) respectivement.

(73) Paul veut épouser une tahitienne 20 . (Kleiber et Lazzaro, 1987)


(74) a. Paul veut épouser une tahitienne : Maeva.
b. Paul veut épouser une tahitienne. (n’importe laquelle)
c. Paul veut épouser une tahitienne, à savoir une tahitienne aux yeux bleus.
(n’importe laquelle du moment qu’elle a les yeux bleus)
20. Un exemple où la lecture taxinomique du SN est plus saillante serait (i) (cf. (ii-c)).
(i) Pierre cherche à cloner un animal.
(ii) a Pierre cherche à cloner un animal : son mouton Jojo.
b Pierre cherche à cloner un animal. (n’importe lequel)
c Pierre cherche à cloner un animal, à savoir le mouton. (n’importe quel animal du moment
que c’est un mouton)
41

En (74a), Paul veut épouser une tahitienne particulière, spécifique, à savoir Maeva. Ici,
le test de questionnement par le pronom laquelle est pertinent (75a).
En (74b), Paul veut épouser une tahitienne, peu importe laquelle du moment que c’est
une tahitienne. Dans ce cas, le questionnement par laquelle se révèle incongru (75b).
En (74c), Paul veut épouser une tahitienne d’un type particulier, à savoir une tahitienne
aux yeux bleus. Le type de tahitienne qu’il veut épouser est donc spécifique. Ceci
explique pourquoi la question peut porter explicitement sur le type de tahitienne qu’il
souhaite épouser. En revanche, Paul n’a à l’esprit aucune tahitienne aux yeux bleus
spécifique. Peu importe la tahitienne qu’il épousera, la seule condition est qu’elle ait
les yeux bleus. De ce point de vue, le SN est non spécifique. Le SN taxinomique en
(74c) est donc à la fois spécifique et non spécifique. Nous reviendrons sur ce problème
quand nous définirons le critère identificatoire.

(75) a. - Paul veut épouser une tahitienne.


- Laquelle?
- Maeva.
b. - Paul veut épouser une tahitienne (quelle qu’elle soit).
- * Laquelle?
c. - Paul veut épouser une tahitienne.
- {? Laquelle? / Quel type de tahitienne? / Une tahitienne de quel type?}
- Une tahitienne aux yeux bleus.

Bien que non spécifique, le SN une tahitienne en (74b) n’est cependant pas générique.
En effet, Paul ne veut épouser en somme qu’une seule tahitienne, et non toute tahi-
tienne. Ce SN diffère donc du SN indéfini un dauphin en (72a), dans la mesure où la
phrase (72a) énonce une propriété des dauphins en général, et non une propriété carac-
téristique d’un seul dauphin. Le cas du SN taxinomique en (74c) est plus problématique
car il est à la fois spécifique et non spécifique.

Le caractère non spécifique d’un SN ne suffit donc pas à lui seul à circonscrire les
SN génériques puisqu’il existe des SN non spécifiques qui ne sont pas des SN géné-
riques.

Crucialement, les SN génériques sont non seulement non spécifiques, mais ils ren-
voient aussi à une classe. Pour reprendre les termes de Kleiber et Lazzaro, ce sont
des SN qui réfèrent à une classe virtuelle 21 . Une classe virtuelle ou ouverte est une
classe qui concerne non seulement les membres réels passés et présents, mais aussi
les membres futurs et contrefactuels. Autrement dit, il s’agit d’une classe comprise
comme existant en dehors de l’existence particulière de ses membres (Kleiber et Laz-
zaro, 1987, p.93). Considérons par exemple les phrases (76) et (77).

(76) a. {Le / Un} castor construit des barrages.


21. Mehlig (1983), cité dans Kleiber et Lazzaro (1987), emploie le terme de "classe ouverte".
42

b. Les castors construisent des barrages.


(77) a. {La / Une} baleine à bosse plonge à 1500 mètres de profondeur.
b. Les baleines à bosse plongent à 1500 mètres de profondeur.

Les SN sujets en (76) sont génériques car ils réfèrent à une classe qui peut exister en
dehors de l’existence réelle d’un (dans le cas de le et un) ou de plusieurs (dans le cas
de les) castors au moment de l’énonciation. Il en est de même en (77) où les SN sujets
renvoient à la classe des baleines à bosse (qui correspond à une sous-classe de la classe
des baleines).
En résumé, pour qu’il y ait généricité, il faut nécessairement un détachement par rap-
port à l’existence hic et nunc des membres de la classe en question.

Un dernier aspect du critère référentiel mis en avant par Kleiber et Lazzaro (1987)
est lié à l’idée de totalité. Un SN est générique s’il porte sur une (quasi-)totalité, c’est-
à-dire s’il concerne la (quasi-)totalité de la classe dénotée par le nom-tête du SN, et
non une partie seulement des individus appartenant à la classe en question.
Toutefois, Kleiber (2001) conteste que ce facteur de totalité, érigé comme trait défi-
nitoire d’un SN générique dans Kleiber et Lazzaro (1987), soit un facteur nécessaire
à l’émergence d’une lecture générique du SN. A la suite de Bosveld-de Smet (1994,
1998), Tasmowski-de Ryck (1998), Anscombre (1999), il souligne que certains indé-
finis en emploi partitif peuvent accéder à une lecture générique. Des exemples carac-
téristiques de ce type d’emplois sont donnés en (78).

(78) a. Beaucoup d’étudiants ont un ordinateur personnel.


b. Certains chats aiment la musique religieuse.

Les SN indéfinis sujets en (78) seraient des SN génériques dans la mesure où les oc-
currences individuelles mises en jeu ne sont pas des occurrences particulières, spatio-
temporellement déterminées. L’ensemble de départ est constitué par la classe virtuelle
les étudiants / les chats dans laquelle se trouve prélevée la partie des étudiants et des
chats qui vérifient le prédicat (Kleiber, 2001, p.66). Kleiber parle dans ce cas de gé-
néricité partitive. Nous reviendrons sur cet aspect de la généricité dans le chapitre 3,
section 3.3.
Notons cependant, à la suite de Kleiber, que la généricité partitive porte sur des indivi-
dus et doit être distinguée de la lecture taxinomique qui concerne les sous-classes. Les
SN sujets des phrases (78) peuvent également accéder à une lecture de ce type. Ceci
est illustré en (79).

(79) a. Beaucoup d’étudiants, à savoir ceux qui sont issus d’un milieu social aisé,
possèdent un ordinateur personnel.
b. Certains chats, à savoir les angoras et les siamois, aiment la musique reli-
gieuse.
43

Le critère référentiel permet donc de définir les SN génériques comme des SN qui
réfèrent à une classe virtuelle. Un tel SN peut renvoyer à tout (généricité "standard") ou
partie (généricité partitive) de la classe dénotée par le nom-tête du SN. Cette définition
est suffisante pour expliquer l’impossibilité d’une lecture générique du SN sujet en
(80).
(80) Les castors que j’ai achetés hier construisent des barrages.
Du fait de la relative événementielle, appelée aussi relative spécifiante (cf. Kleiber,
1981b), l’ensemble constitué par les castors que j’ai achetés hier ne peut être vu comme
une classe virtuelle. Cet ensemble étant fixé à un moment précis du temps, il corres-
pond à une classe contingente (Kleiber et Lazzaro, 1987) ou fermée (Mehlig, 1983).

Toutefois, selon Kleiber et Lazzaro, le critère référentiel se révèle insuffisant car il


oblige à considérer comme génériques le SN indéfini une tahitienne en (81a) et le SN
défini ces castors en (81b).
(81) a. Paul veut épouser une tahitienne. (n’importe laquelle)
b. Ces castors construisent des barrages.
Or, nous avons vu que le SN en (81a) ne peut prétendre à la généricité dans la mesure
où Paul ne veut épouser qu’une seule tahitienne, et non toute la classe des tahitiennes.
En (81b), le SN peut renvoyer à des castors spécifiques ou à une sous-classe de la classe
des castors, comme par exemple la classe des castors polaires (Kupferman, 1976; Cor-
blin, 1985 ; Galmiche, 1985, cités dans Kleiber et Lazzaro). Dans cette seconde in-
terprétation, le référent du SN renvoie à une classe virtuelle. En effet, ce ne sont pas
des castors polaires particuliers, mais bien la classe des castors polaires qui se trouve
engagée dans la prédication assertée. En dépit du caractère virtuel de la classe, Kleiber
et Lazzaro refusent de considérer ce SN comme générique 22 .

C’est pourquoi Kleiber et Lazzaro recourent à un critère supplémentaire, à savoir


le critère identificatoire, pour affiner la définition des SN génériques. Ce critère repose
sur le processus permettant d’identifier le référent d’un SN, d’où son nom.
A ce sujet, ils observent que la notion de spécificité est une notion ambivalente. Soit
le terme "spécifique" signifie que le référent du SN est une entité particulière, spatio-
temporellement déterminée (c’est-à-dire que son existence et son identité est connue de
l’énonciateur). Soit ce terme permet d’indiquer que l’identification du référent d’un SN
se fait par le biais d’éléments contextuels renvoyant à la situation "spécifique" qu’est
la situation d’énonciation.

Cette ambivalence de la notion de spécificité leur permet d’expliquer l’embarras


des linguistes face à la caractérisation de la lecture taxinomique des SN indéfinis dans
22. Pour une description détaillée de l’argumentation de Kleiber et Lazzaro à ce sujet, on se reportera
aux pages 81-83 de leur article.
44

les contextes intensionnels (cf. 74c). Nous avons vu que ces SN étaient à la fois spé-
cifiques et non spécifiques : en vertu du critère référentiel, ils sont effectivement non
spécifiques car ils ne renvoient pas à une entité particulière. Cependant, ils sont spéci-
fiques en vertu du critère identificatoire. La reconnaissance qu’il s’agit d’un individu
d’un type particulier ne peut se faire que par le recours à la situation spécifique qu’est
la situation d’énonciation. C’est pourquoi Kleiber et Lazzaro refusent la généricité aux
SN de ce type. Bien que le critère référentiel, indispensable à la généricité, se trouve
satisfait, l’identification du référent de ces SN est de nature spécifique, ce qui bloque
toute lecture générique de ceux-ci.

Un SN générique serait donc un SN qui renvoie directement, c’est-à-dire sans an-


crage spatio-temporel intermédiaire (imposé par le recours à la situation d’énonciation)
à la classe virtuelle dénotée par le nom-tête du SN. Cependant, Kleiber et Lazzaro re-
marquent que cette définition ne permet pas de rendre compte de la lecture générique
des SN sujets en (82). En effet, une des interprétations à laquelle accèdent ces SN est
celle où ils ne renvoient pas à des étudiants et des carottes particulières, mais à la classe
virtuelle des carottes et des étudiants de l’université.

(82) a. Les étudiants de notre université travaillent sérieusement.


b. Les carottes qui poussent ici sont plus grosses que les autres.

Du fait du critère identificatoire introduit précédemment, ces SN ne devraient pas pou-


voir prétendre à la généricité, dans la mesure où ils comportent des éléments déictiques
(notre et ici) qui imposent un retour à la situation d’énonciation. Cependant, ces auteurs
observent qu’ils partagent la plupart des propriétés caractéristiques des SN génériques
quand ils réfèrent à une classe virtuelle (cf. Kleiber et Lazzaro, p.87-89). Notamment,
ces SN sont génériques car ils peuvent porter non seulement sur les étudiants qui sont
dans notre université ou sur les carottes qui poussent ici au moment de l’énonciation,
mais ils peuvent également concerner les étudiants et les carottes passés, futurs, poten-
tiels et contrefactuels.

Pour rendre compte de ces exemples, Kleiber et Lazzaro aboutissent à une nouvelle
définition des SN génériques :

"Pour qu’un SN soit générique, il faut donc, quelle que soit sa composition,
qu’il puisse permettre le renvoi direct à une classe ouverte, c’est-à-dire une
classe répondant au double critère de constitution suivant : le détachement
par rapport à l’existence hic et nunc de ses membres et la récurrence dans
le temps." (p.94)

En d’autres termes, un SN générique peut comporter des éléments déictiques, mais ces
éléments ne doivent pas imposer un ancrage temporel interdisant toute interprétation
virtuelle à la classe décrite par le SN.
45

1.3.2 La notion de phrase générique


Dans le courant français, l’examen de nombreux exemples de phrases génériques
donne à penser que la généricité d’une phrase est conditionnée par la présence d’un
SN générique en position sujet. Ainsi, les phrases en (83), (84) et (85) sont analysées
comme des phrases génériques.
(83) a. Les chinois ont découvert la porcelaine.
b. La pomme de terre a été introduite en France par Parmentier.
(84) a. Les italiens boivent du vin à table.
b. La baleine allaite ses petits.
c. Un castor construit des barrages.
(85) a. Les renards sont rusés.
b. Le lion est une bête féroce.
c. Un âne est têtu.
Tous les SN sujets des phrases (83), (84) et (85) renvoient à une classe virtuelle et ré-
pondent à la définition des SN génériques introduite dans la section 1.3.1 (au moins
dans une de leurs interprétations).
Les phrases (83) sont construites à partir de prédicats événementiels qui s’appliquent
ici à des classes. Elles correspondent aux phrases dont le prédicat épisodique exprime
un événement crucial pour l’espèce dans l’approche anglo-saxonne présentée en 1.2.1.
En (84), les prédicats accèdent à une interprétation non événementielle ou habituelle.
Ce sont donc des phrases caractérisantes habituelles. La présence des SN génériques
leur confère le statut de phrase générique dans l’approche française 23 .
Enfin, les prédicats figurant dans les phrases en (85) sont des prédicats qui décrivent
des propriétés permanentes, non ancrées spatio-temporellement, c’est-à-dire les prédi-
cats i-level de Krifka et al. (1995). Ces propriétés sont senties comme caractéristiques
(c’est-à-dire essentielles) de la classe dénotée par le nom-tête des SN sujets. En d’autres
termes, les phrases (85) sont des exemples de ce que nous avons appelé les phrases ca-
ractérisantes génériques (contra "phrases caractérisantes lexicales").
A ce propos, Galmiche observe lui aussi que certaines phrases génériques énoncent
une propriété qui caractérise un genus ("espèce") donné (cf. 86), alors que d’autres
expriment des propriétés qui n’apparaissent pas comme caractéristiques de "l’espèce"
considérée (cf. 87). De plus, il souligne que l’interprétation générique des SN en un
est difficilement accessible quand le SN est combiné à un prédicat ne décrivant pas
une propriété caractéristique de la classe dénotée par le nom (cf. 87c) 24 . Ces obser-
vations font écho à la dichotomie introduite en 1.2.2.2 entre propriété essentielle (vs)
accidentelle.
(86) a. Le porc est omnivore.
23. Kleiber (1987) définit les phrases du type (84) comme des phrases habituelles à SN génériques.
24. Les exemples (86) et (87), ainsi que les jugements d’acceptabilité qui les accompagnent, sont ceux
de Galmiche.
46

b. Les canaris sont des oiseaux.


c. Un marronier fleurit au printemps.
(87) a. Le chien est affectueux.
b. Les singes sont habiles.
c. ? Un chat est sympathique.

Pour rendre compte des exemples de ces deux paradigmes, Galmiche établit une
distinction entre phrase générique et jugement générique. Un jugement est générique si
le prédicat décrit une propriété "inhérente" ou "essentielle" du nom qu’il prédique, en
d’autres termes une propriété caractéristique de "l’espèce". Inversement, un jugement
est non générique si la propriété énoncée par le prédicat est une propriété "accidentelle"
ou "contingente" du nom, c’est-à-dire une propriété non caractéristique de "l’espèce".
Galmiche propose donc d’établir une distinction parmi l’ensemble des phrases géné-
riques. Les phrases en (86) exprimeraient un jugement générique, celles de (87) expri-
meraient au contraire un jugement non générique.

Pour finir, notons que la présence d’un SN générique dans une autre position que
la position sujet ne rend pas la phrase générique pour autant. Comme le souligne Gal-
miche (1985), n’importe quelle phrase peut comporter un ou plusieurs SN génériques.
Toutefois, la phrase (88a) n’est pas sentie comme générique, en dépit de la généricité
du SN le panda. En revanche, la phrase (88b) qui se caractérise par la présence des
deux SN génériques les chiens et les chats est considérée comme une phrase générique
du fait de la généricité de son sujet, mais aussi de par la nature atemporelle du prédicat.

(88) a. Il y a en ce moment une émission sur le panda. (Galmiche, 1985)


b. Les chiens font la chasse aux chats. (Kuroda, 1973)

1.3.3 La notion de phrase habituelle (Kleiber, 1987)


Kleiber (1987) est à notre connaissance la seule étude approfondie des phrases
habituelles en français. L’analyse qu’il propose s’inscrit dans une approche aspectuo-
temporelle de l’habitualité, s’opposant à une approche quantificationnelle basique.

1.3.3.1 Itérativité et nomicité


Toutes les phrases des paradigmes (89) et (90) ci-dessous sont des phrases habi-
tuelles dans la terminologie de Kleiber (1987).

(89) a. Paul va à l’école à pied.


b. Paul va {généralement / habituellement / normalement} à l’école à pied.
c. Paul va {toujours / souvent / parfois / quelquefois / rarement} à l’école à
pied.
d. Paul va à l’école à pied {le lundi / quand il fait beau}.
47

e. L’année dernière, Paul allait souvent à l’école à pied.


f. Pierre fume.
(90) a. Max est souvent malade.
b. Cet homme est parfois naïf.

Le premier facteur commun qui caractérise toutes ces phrases est qu’elles ex-
priment une itération (ou fréquence), c’est-à-dire une répétition d’événements (89)
ou d’états (90) qui n’est pas accidentelle, contingente. Plus précisément, l’itération ex-
primée dans ces phrases se présente comme un ensemble d’occurrences virtuelles, elle
devient une sorte de règle générale. Elle acquiert, pour reprendre les termes de Dahl
(1975), un caractère "law-like", autrement dit elle ressemble à une loi. Le jugement
qu’elle exprime concerne non pas des événements ou des états spécifiques, mais un
certain état de choses général, habituel ou courant (Kuroda, 1973).

La nomicité des phrases habituelles les rapproche des phrases génériques telles que
(91).

(91) a. {Un / Le } lion est carnivore.


Les lions sont carnivores.
b. Le cyanure est un poison mortel.
c. Les chats aiment le poisson.

En tant que phrases nomiques, les phrases habituelles et génériques disposent d’un po-
tentiel inférentiel. Plus précisément, elles ne concernent pas seulement les situations
actuelles, contingentes, mais portent aussi sur les situations potentielles et contrefac-
tuelles possibles. Cela signifie qu’elles permettent de faire des prédictions sur ce qui
se serait passé si . . . ou sur ce qui se passera si . . . Elles semblent donc autoriser les
inférences logiques telles que (92).

(92) a. Paul va à l’école à pied. Si hier avait été un jour de classe, il serait allé à
l’école à pied.
Paul va à l’école à pied. Si demain est un jour de classe, il ira à l’école à
pied.
b. Les lions sont carnivores. Si j’avais été un lion, j’aurais été carnivore.
Les lions sont carnivores. Si je suis un lion un jour, je serai carnivore.

Toutefois, ces inférences logiques se révèlent trop fortes car l’existence d’au moins un
contre-exemple les rend non valides. Or, une caractéristique des phrases habituelles
et génériques est qu’elles restent vraies en dépit de contre-exemples. Si Paul ne va à
l’école à pied que quatre jours sur cinq par semaine, cela ne remet pas en cause la vérité
de (89a). De même, si Félix est un chat qui déteste le poisson, la phrase générique (91c)
reste vraie en dépit du caractère déviant de Félix. Cet aspect qui caractérise les phrases
48

génériques et habituelles les distingue des phrases quantifiées universellement telles


que (93).

(93) Tous les chats sont carnivores.

Dans ce cas, l’existence d’un chat non carnivore rend la phrase (93) fausse.

Les phrases habituelles se caractérisent ainsi par le fait qu’elles expriment une
itération. Cette itération a un caractère nomique et elles se comportent de ce point de
vue comme les phrases génériques.

1.3.3.2 Les habituelles : des phrases fréquentatives


Kleiber propose une analyse des phrases habituelles qui s’inscrit dans une approche
aspectuo-temporelle de l’habitualité. Il définit les phrases habituelles comme étant un
sous-ensemble des phrases fréquentatives, c’est-à-dire des phrases vraies pour un in-
tervalle temporel. Crucialement, l’itération présentée sous forme d’une fréquence se
distribue sur tout l’intervalle temporel qui sert de cadre de référence pour la lecture
habituelle. Soit la phrase habituelle (94) :

(94) L’année dernière, Paul allait souvent à l’école à pied.

L’intervalle de référence est le SN l’année dernière et la fréquence est fournie par l’ad-
verbe de fréquence souvent. Le SN l’année dernière indique la durée de la situation
aller à l’école à pied pour Paul et s’interprète de ce fait comme un élément duratif.
Les occurrences événementielles doivent se distribuer régulièrement sur tout l’inter-
valle pour que la lecture habituelle émerge. Envisageons par exemple une situation où
Paul est allé à l’école à pied au mois de janvier de l’année dernière, mais qu’il a en
revanche été à l’école en voiture le restant de l’année. Dans ce cas, l’assertion énoncée
en (94) serait non valide, car elle laisserait faussement croire que la fréquence énoncée
s’étend sur toute l’année en question.

Cet aspect de distribution régulière des occurrences événementielles sur tout l’in-
tervalle temporel de référence, caractéristique des phrases fréquentatives, les distingue
des phrases simplement itératives telles que (95).

(95) Le mois dernier, Paul est allé {deux fois / plusieurs fois} à l’école à pied.

Ici, l’intervalle temporel pour lequel vaut la situation est fourni par le SN le mois der-
nier et l’itération est explicitée par les SN deux fois, plusieurs fois. La pluralité oc-
currentielle véhiculée en (95) est donnée, non pas comme une fréquence, mais comme
une simple itération. La phrase ne fournit aucune indication quant à la manière dont ces
occurrences structurent l’intervalle de référence. Celles-ci peuvent par exemple être re-
groupées au début ou à la fin de l’intervalle. Il suffit en fait que l’itération exhibée soit
vérifiée et qu’elle ait lieu dans l’intervalle du mois dernier. L’intervalle de référence
49

n’est donc pas duratif comme dans le cas des phrases fréquentatives, mais simplement
inclusif. Les phrases itératives sont donc des phrases vraies dans un intervalle, et non
pour un intervalle.

Kleiber propose un test permettant de distinguer les phrases fréquentatives des


phrases itératives. Ce test consiste à modifier la longueur de l’intervalle temporel de
référence. Substituons par exemple l’adverbe hier (c’est-à-dire un adverbe décrivant
un intervalle temporel plus restreint) aux SN l’année dernière et le mois dernier en
(94) et (95) respectivement. Cette substitution a une influence sur l’effet itératif induit
par ces phrases. Plus particulièrement, le sens itératif disparaît en (94). Cette phrase
nous semble même difficilement interprétable (96a). En revanche, elle n’affecte pas
l’itération en (95) (cf. 96b).
(96) a. ? Hier, Paul allait à l’école à pied.
b. Hier, Paul est allé {deux fois / plusieurs fois} à l’école à pied.
La modification de l’intervalle de référence en un intervalle de longueur plus restreinte
entraîne donc la disparition de l’itération dans le cas des phrases fréquentatives, mais
la conservation de celui-ci dans le cas des phrases simplement itératives.

Au regard de ce test, il s’avère que la longueur de l’intervalle de référence semble


jouer un rôle décisif dans l’émergence du sens habituel. Nous reviendrons sur cet as-
pect dans la section 1.3.3.4.

1.3.3.3 Typologie des phrases habituelles


Reprenons les exemples de phrases habituelles donnés en (89) et (90), pages 46-47.
(89) a. Paul va à l’école à pied.
b. Paul va {généralement / habituellement / normalement} à l’école à pied.
c. Paul va {toujours / souvent / parfois / quelquefois / rarement} à l’école à
pied.
d. Paul va à l’école à pied {le lundi / quand il fait beau}.
e. L’année dernière, Paul allait souvent à l’école à pied.
f. Pierre fume.
(90) a. Max est souvent malade.
b. Cet homme est parfois naïf.
Les phrases (89a) et (89f) se distinguent des autres en ce qu’elles ne contiennent aucun
marqueur explicite susceptible de déclencher l’itérativité nécessaire à une lecture habi-
tuelle. Pourtant, elles accèdent toutes deux à cette interprétation. Plus précisément, ces
phrases présentent le même type d’ambiguïté que la phrase (91c) par exemple, reprise
ci-dessous :
(91c) Les chats aiment le poisson.
50

A la lecture spécifique de (91c), où le SN dénote un ensemble déterminé de chats (les


chats que je possède en ce moment par exemple) correspondent les lectures dites évé-
nementielles de (89a,89f), qui renvoient à des événements précis, déterminés spatio-
temporellement. Parallèlement, l’interprétation générique de (91c), où le SN dénote
l’ensemble des chats en général, fait écho aux lectures dites non événementielles ou
habituelles de (89a,89f), qui indiquent que Paul a pour habitude d’aller à l’école à pied
et que Pierre est un fumeur.

En dépit du parallélisme qui réunit les phrases (89a,89f), Kleiber observe qu’elles
n’induisent pas le même type d’effet quantificationnel. En (89a), la phrase véhicule une
quantification quasi universelle et son sens est proche de celui de (89b). En revanche,
la phrase (89f) n’exhibe pas un effet de quantification quasi universelle, mais traduit
plutôt l’idée d’une haute fréquence. Une paraphrase de (89f) serait d’après Kleiber
(97a), et non (97b).
(97) a. Pierre fume {fréquemment / souvent}
b. {Généralement / Habituellement / Normalement}, Pierre fume.
Notons, à la suite de Kleiber, que (97b) véhicule l’idée qu’à certaines occasions où
Pierre pourrait fumer, il ne fume pas. Cet effet est absent dans la simple assertion (89f)
et justifie selon lui une analyse de (89f) semblable à celle de (97a), plutôt qu’à celle de
(97b).

Sur la base de ces observations, Kleiber propose de distinguer deux types de pré-
dicats permettant de construire un sens habituel. Dans un cas, le prédicat renvoie à une
situation connue par avance comme survenant à certaines périodes déterminées. C’est
le cas en (89a), où nos connaissances du monde nous permettent de savoir que Paul ne
va pas à pied à l’école à tout moment du temps, mais seulement à certaines occasions.
Le prédicat désigne une situation qui est par avance structurante et donc susceptible
de fournir la division régulière nécessaire à une interprétation habituelle. En l’absence
d’un adverbe de quantification explicite, l’effet quantificationnel induit est quasi uni-
versel.
Le second type de prédicats permettant l’émergence d’un sens habituel dénote une si-
tuation déjà considérée comme une habitude, c’est-à-dire comme une manière de se
comporter, fréquemment répétée. C’est le cas en (89f). Ce sont des prédicats recon-
nus dès le départ, c’est-à-dire lexicalement, comme des dispositions habituelles, des
tendances. Ils peuvent donc servir directement de fondement à une phrase habituelle,
sans que soit présent un marqueur explicite de régularité. Dans ce cas, l’effet quantifi-
cationnel véhiculé est celui d’une haute fréquence ou d’une habitude.

Considérons à présent les autres phrases de notre corpus. Elles contiennent toutes
un modifieur qui fait émerger l’idée d’une régularité. Une caractéristique commune
à toutes ces phrases est qu’elles ne sont pas ambiguës entre une interprétation évé-
nementielle et une autre, non événementielle. La présence du modifieur fait émerger
51

uniquement le sens habituel 25 .


Ces marqueurs sont de deux types. Soit ce sont des adverbes de quantification qui
indiquent la fréquence des situations dénotées (89b,89c,89e,90). Soit il s’agit de syn-
tagmes ou de propositions qui spécifient les occasions pertinentes pour lesquelles vaut
la situation dénotée (89d). Dans ce cas, l’effet quantificationnel induit par ces phrases
est quasi universel. Il est en effet possible (cf. 98) d’insérer l’adverbe généralement
sans modifier forcément le sens global de la phrase (89d).

(98) Paul va généralement à l’école à pied {le lundi / quand il fait beau}.

Outre la nature du modifieur, ces phrases se distinguent également en fonction du


type aspectuel du verbe. Certaines sont construites à partir d’un prédicat non statif
(89), d’autres à partir d’un prédicat statif (90). Kleiber avance que, dans le cas des
prédicats statifs inhérents, l’itérativité nécessaire à l’établissement du sens habituel
dépend crucialement de la présence d’un tel modifieur. Si on supprime ce modifieur,
les phrases (90) ne sont plus des phrases habituelles.

(99) a. Max est blond.


b. Cet homme est naïf.

Les phrases en (99) énoncent simplement une propriété caractéristique de Max et d’un
homme particulier.

Kleiber apporte une explication aspectuo-temporelle à ce phénomène. Un syn-


tagme verbal contenant un prédicat statif dénote une situation vraie pour un intervalle,
mais également à tout moment de cet intervalle. Il ne peut donc donner naissance à
un sens itératif qui exige que la situation soit vraie pour un intervalle, mais non à tout
moment de cet intervalle. Seule l’introduction d’un marqueur de rupture explicite est
à même de produire un sens itératif, indispensable à l’établissement du sens habituel.

Il s’avère donc qu’un facteur nécessaire à la production d’une lecture habituelle


sans marqueur explicite réside dans la classe aspectuelle du prédicat verbal. Celui-ci
doit être non statif, afin d’être compatible avec l’exigence d’une itération durative,
c’est-à-dire une itération capable de présenter la situation comme étant vraie pour un
intervalle, sans être vraie à tout moment de cet intervalle.

1.3.3.4 La distinction phrases fréquentatives / phrases habituelles


La condition relative au caractère non statif du prédicat est nécessaire, mais non
suffisante. Il existe en effet des prédicats non statifs qui n’induisent pas nécessairement
des situations itératives. C’est le cas par exemple en (100) .

(100) a. Max écrit un roman.


25. On trouve une observation analogue dans le courant anglo-saxon (cf. section 1.2.2.1, page 20).
52

b. Max construit une maison.


Le passage vers l’itérativité indispensable à une lecture fréquentative et, dans cer-
tains cas, habituelle, réside dans la combinaison du type aspectuel du verbe et de l’in-
tervalle temporel duratif. Il faut que l’intervalle pour lequel vaut la phrase soit suf-
fisamment long et flou pour qu’une seule occurrence de la situation dénotée par le
syntagme verbal soit impossible à envisager. Dans ce cas, la possibilité d’un sens ité-
ratif peut émerger. L’aspect itératif est donc issu d’une tension entre deux éléments
discordants : la longueur de l’intervalle de référence et la situation dénotée.

En conclusion, les phrases habituelles ne décrivent pas une simple itération fré-
quentielle, accidentelle, contingente (comme c’est le cas pour les phrases simplement
fréquentatives), mais une fréquence à laquelle s’ajoute l’idée de nomicité, de loi qui
les rapproche des phrases génériques.

1.4 En guise de conclusion : quelques points de concor-


dance et de divergence
1.4.1 Phrases habituelles / phrases génériques
Examinons une première discordance entre les deux approches considérées. Krifka
et al. (1995, p.3) considèrent que les phrases caractérisantes en (101) sont des phrases
génériques.
(101) a. John smokes a cigar after diner.
‘Jean fume un cigare après le dîner.’
b. A potato contains vitamin C, amino acids, protein and thiamine.
‘Une pomme de terre contient de la vitamine C, des acides aminés, des
protéines et de la thiamine.’
On a vu que, dans le courant français, la généricité d’une phrase dépend crucia-
lement de la présence d’un SN générique en position sujet. Par conséquent, la phrase
(101a) n’est pas analysée comme une phrase générique étant donné que le SN Jean
réfère à un individu particulier, et non à une classe virtuelle pour reprendre les termes
de Kleiber et Lazzaro (1987). En revanche, tous s’accordent pour analyser la phrase
(101b) comme une phrase générique. Notons toutefois que le SN indéfini une pomme
de terre est considéré comme générique dans le courant français car il dénote une
classe virtuelle, ce qui n’est pas le cas dans le courant anglo-saxon. Nous reviendrons
plus en détail sur ce point de divergence qui est spécifique à l’analyse des indéfinis
singuliers à la fin de cette section.

La phrase (101a) est analysée comme une phrase habituelle par les auteurs français
consultés. Sur ce point, les anglo-saxons les rejoignent d’une certaine manière dans la
53

mesure où ils reconnaissent que cette phrase exhibe une généricité d’un type particu-
lier : il s’agit d’une phrase caractérisante habituelle.
Selon Galmiche (1985), seules les phrases dont le SN sujet réfère à une entité par-
ticulière et dont le prédicat ne renvoie pas à un événement spécifique, ancré spatio-
temporellement, sont des phrases habituelles. En revanche, si le SN est interprété gé-
nériquement, la phrase est alors considérée comme générique (102). Sur ce point, il se
distingue de Kleiber (1987) qui parle dans ce cas de phrase habituelle à SN générique.

(102) a. Les alsaciens boivent de la bière.


b. Le sucre se dissout dans l’eau.

La terminologie de Kleiber rejoint une observation faite par Krifka et al. Les
phrases en (102) illustrent les deux types de généricité mises en avant par ces auteurs :
elles contiennent non seulement un SN générique (c’est-à-dire un SN qui dénote une
espèce au sens de Krifka et al.), mais elles sont aussi construites à partir de prédicats
exprimant des régularités, c’est-à-dire des prédicats caractérisants habituels.

1.4.2 ‘Marie a les yeux bleus’ : une phrase générique?


Un second point de désaccord concerne les phrases construites à partir d’un prédi-
cat i-level dont le SN sujet est une entité spécifique, c’est-à-dire un SN qui ne dénote
pas une espèce (au sens de Krifka et al.) ou une classe virtuelle (au sens de Kleiber et
Lazzaro). Des exemples de ce type de phrases sont données en (103) et (104).

(103) a. John (usually) has pink hair. (Krifka et al., 1995)


‘Jean a (généralement) les cheveux rose.’
b. Pierre est sévère quand il est avec ses collègues, mais très indulgent quand
il est avec ses enfants.
c. Ce garçon est souvent naïf.
(104) a. Marie a les yeux bleus.
b. Simba est un lion.

Krifka et al. (p.18) soulignent que les phrases telles que (103a) dont le SN sujet ne
dénote pas une espèce ne semblent pas avoir de base pour induire une généralisation.
Autrement dit, ces phrases ne seraient pas des phrases génériques. Toutefois, l’inser-
tion d’un adverbe de quantification transforme le prédicat i-level avoir les cheveux
roses en un prédicat s-level, ce qui produit une lecture habituelle par coercion.
Certes, nous observons que certains prédicats i-level ne peuvent que très difficilement
devenir caractérisant habituel. C’est le cas en (104). La coercion est difficilement en-
visageable ici, comme le montre l’anomalie pragmatique générée par l’ajout d’un mo-
difieur qui devrait forcer l’interprétation caractérisante habituelle (105).

(105) a. ?? Marie a {en général / souvent / parfois} les yeux bleus.


54

b. ?? Simba est un lion trois fois par semaine.

Toutefois, comme nous l’avons déjà noté, les prédicats originellement i-level peuvent
avoir des emplois transitoires sous l’influence du contexte. Nous donnons en (106) des
exemples saillants de ce point de vue :

(106) a. Tom a été capricieux aujourd’hui.


b. Au moment où Marie m’a annoncé qu’elle quittait Max, je l’ai détestée
pendant quelques minutes.
c. J’ai eu les cheveux orange seulement pour le spectacle de fin d’année.
d. Marie a eu les yeux verts pendant une semaine car elle portait des lentilles
de couleur.

Ainsi, la phrase (106a) par exemple permet d’inférer que la propriété d’être capricieux
n’est pas une propriété permanente et caractéristique de Tom. Généralement, Tom n’est
pas un enfant capricieux.

L’approche française ne présente aucune ambiguïté à ce sujet. Les phrases en (104)


sont clairement des phrases non génériques puisque le SN sujet n’est pas générique.

Pour Krifka et al., la situation est moins claire, mais il semblerait que ces phrases
ne soit pas non plus analysées comme des phrases génériques. Dans ce cas, on pourrait
en conclure que les phrases caractérisantes construites à partir d’un prédicat i-level ne
sont pas toutes des phrases génériques. Ne seraient génériques que celles dont le SN
sujet réfère à une espèce dans leur approche.

A l’opposé, la position de Chierchia (1995) pour ce type d’exemples est très claire.
Nous avons vu qu’il considère les phrases du type (103a) et (104) comme génériques.
Dans son analyse, les prédicats i-level sont intrinsèquement génériques et cette géné-
ricité est présente dans leur entrée lexicale.
L’hypothèse de Chierchia nous semble contre-intuitive, et cela pour deux raisons es-
sentielles. Premièrement, elle implique que les phrases telles que (107) construites à
partir d’un prédicat i-level, mais dont le SN sujet réfère à un individu spécifique, sont
des phrases caractérisantes génériques.

(107) a. Marie est intelligente.


b. Mon fils a les yeux marrons.
c. Fido adore les os à moelle.

Nous nous rangerons ici à l’approche française qui refuse la généricité aux phrases de
ce type.
55

Deuxièmement, on a vu que le contexte linguistique peut forcer l’interprétation carac-


térisante habituelle (cf. 103) ou l’interprétation épisodique (cf. 106) des prédicats ca-
tégorisés généralement comme i-level. Par conséquent, tous les prédicats sont suscep-
tibles d’emplois habituels ou épisodiques, indépendamment de leur caractère s-level
ou i-level. Dans le cas des prédicats i-level, ces deux types d’emplois sont nécessai-
rement induits pas le contexte linguistique. Si l’entrée lexicale des prédicats i-level
intègre le sens générique, comment expliquer des emplois transitoires tels que (106) ?
Une solution consisterait a doublé les entrées lexicales de ces prédicats, l’une conte-
nant l’opérateur GEN pour les emplois génériques, l’autre semblable à l’entrée lexicale
des prédicats s-level et permettant de dériver les emplois épisodiques. Cette solution
nous semble non seulement ad hoc, mais elle est aussi coûteuse en termes de lexique.
De plus, elle reste contre-intuitive car, en l’absence d’indices contextuels, les phrases
contenant des prédicats i-level ne sont jamais ambiguës. Postuler une ambiguïté systé-
matique ne semble donc pas motivé d’un point de vue cognitif.

Aussi, nous distinguerons dans la suite de ce travail deux types de phrases carac-
térisantes contenant un prédicat i-level : les phrases génériques, qui se caractérisent
par un SN sujet générique et les phrases non génériques dont le SN sujet réfère à un
individu spécifique.

1.4.3 La lecture générique des SN indéfinis singuliers


Le troisième et dernier point de divergence que nous souhaitons mettre en avant ici
concerne la notion même de SN générique. Appliquée au français, l’approche anglo-
saxonne permet de dégager deux types de SN génériques, c’est-à-dire des SN qui dé-
notent une espèce : les SN définis en le et les et les SN indéfinis en un et des. Rappelons
toutefois que les SN indéfinis ne sont génériques que s’ils renvoient à une sous-espèce,
autrement dit s’ils ont une interprétation taxinomique.
En revanche, l’approche française reconnaît trois types de SN génériques : les SN en le,
les et un.
Le point de désaccord entre les deux approches se situe au niveau des SN indéfinis
singuliers. Considérons les phrases caractérisantes en (108).

(108) a. Un tigre est dangereux.


b. Un castor construit des barrages.

Les SN sujets de ces phrases peuvent renvoyer à la classe virtuelle (au sens de
Kleiber et Lazzaro) des tigres et des castors (109) ou à une sous-classe de celles-ci
(110).

(109) a. En général, un tigre est dangereux.


b. En général, un castor construit des barrages.
(110) a. Un tigre est dangereux : le tigre du Bengale.
56

b. Un castor construit des barrages : le castor polaire.

En (109), les SN sont analysés comme génériques dans le courant français, ce qui
n’est pas le cas chez les anglo-saxons. Ils les caractérisent comme non spécifiques.
Inversement, les SN en (110) sont des SN génériques pour les anglo-saxons dans la
mesure où ils sont interprétés taxinomiquement. En revanche, Kleiber et Lazzaro re-
fusent la généricité à ces SN, car l’identification de leurs référents nécessite le recours
à la situation d’énonciation.

Dans la suite de ce travail, nous suivrons l’approche française en considérant comme


génériques les SN indéfinis qui renvoient à une classe virtuelle dans les phrases ca-
ractérisantes habituelles et génériques (cf. 109). Nous parlerons dans ce cas de SN
génériques quasi universels. Parallèlement, nous caractériserons les lectures des SN
indéfinis en (110) de lectures génériques taxinomiques. De ce point de vue, nous nous
rapprochons de l’approche anglo-saxonne.
Nous terminons ce chapitre en soulignant que même si les auteurs ne s’accordent
pas sur le caractère générique ou non générique des SN indéfinis singuliers, tous re-
connaissent que ces SN n’accèdent pas à la généricité de la même manière que les SN
définis. La généralisation est établie indirectement par le biais des occurrences indivi-
duelles.
Chapitre 2

Les SN en des en position sujet :


lectures existentielles et partitives

2.1 Introduction
Nous examinons dans ce chapitre les possibilités d’interprétation existentielle et
partitive des SN en des en position sujet. Nous partirons de quelques oppositions
bien connues telles que les distinctions prédicats spécifiants / non spécifiants (Kleiber,
1981a), prédicats statifs / non statifs (Verkuyl, 1993), prédicats i-level / s-level (Carl-
son, 1977). Nous introduirons également l’hypothèse localiste postulée pour rendre
compte de la lecture existentielle des noms "nus" en anglais et dans les langues ro-
manes (Kiss, 1995; Dobrovie-Sorin, 1997). Son examen fera l’objet de la section 2.2.
Puis, nous évaluerons comment ces "outils" rendent compte de la distribution des lec-
tures existentielles et partitives des SN en des (section 2.3). Nous mettrons notamment
en évidence une lecture partitive d’un type particulier, que nous appellerons la lecture
générique partitive. Nous conclurons ce chapitre par le constat que l’hypothèse loca-
liste est adéquate pour rendre compte de la lecture existentielle des SN en des quand
ils fonctionnent comme sujet d’un prédicat statif. En revanche, elle s’avère trop forte
si le SN en des est combiné à un prédicat événementiel (section 2.4).

2.2 Types de prédicats, hypothèse localiste et lectures


existentielles
2.2.1 Prédicats spécifiants / non spécifiants (Kleiber, 1981a)
La lecture existentielle des SN sujets en des dépend crucialement de la nature du
prédicat avec lequel ils se combinent. Bosveld-de Smet (1993, 1998, 2000) a montré
que les prédicats qui ne fournissent pas les points d’ancrage dans le temps et/ou dans
l’espace nécessaires à l’interprétation existentielle des SN en des ne sont pas en mesure
58

d’accepter ces SN comme sujets. Elle reprend la distinction introduite initialement dans
Kleiber (1981a) qui oppose les prédicats spécifiants et non spécifiants. Kleiber se sert
de cette distinction pour expliquer la distribution des SN indéfinis en emploi existentiel
(c’est-à-dire les indéfinis faibles au sens de Milsark, 1974).
Les prédicats spécifiants comportent des indices référentiels concernant le temps et/ou
le lieu qui permettent de porter discursivement à l’existence le référent de leur sujet.
Ce dernier n’existe pas discursivement avant et il n’a d’autre existence que celle que
lui confère le prédicat avec lequel il s’associe.
Les prédicats spécifiants sont essentiellement les prédicats événementiels (1), mais
aussi certains prédicats statifs, à savoir ceux qui localisent leurs référents (2).
(1) a. Un avion s’est écrasé hier dans les Vosges. (Kleiber, 2001, p.49)
b. Des inconnus ont cambriolé la maison de Léa. (ibid., p.49)
(2) a. Une voiture est garée dans la cour.
b. Des montagnes cernent la ville. (Bosveld-de Smet, 2000, p.39)
En (1) et (2), le contexte linguistique permet de localiser dans le temps et dans l’espace
la ou les entités dénotée(s) par les SN sujets. Par exemple, c’est parce que la phrase (1a)
comporte des expressions telles que le temps verbal, le syntagme temporel hier soir
et le syntagme locatif dans les Vosges que le SN un avion acquiert une interprétation
existentielle.

A l’inverse, les prédicats non spécifiants décrivent des propriétés des référents et
n’impliquent aucun point de référence spatio-temporel. Ces propriétés peuvent être
permanentes (3a) ou épisodiques (3b).
(3) a. ?? Un avion est gris.
b. ?? Des hommes sont saouls.
Les phrases (3) sont difficilement interprétables parce que les SN indéfinis un avion et
des hommes ne reçoivent pas des prédicats être gris et être saoul les points de référence
nécessaires à un ancrage spécifique. La lecture existentielle ne peut donc s’établir.

Dans un souci de clarté terminologique, il convient de situer l’opposition prédicat


spécifiant / non spécifiant de Kleiber par rapport aux oppositions prédicats statifs /
non statifs (Verkuyl, 1993) et prédicats i-level / s-level (Carlson, 1977). Bosveld-de
Smet (1998) observe que ces trois classifications ne se recoupent pas totalement. En les
croisant, elle aboutit à quatre classes sémantiques de prédicats (cf. tableau récapitulatif
(11), page 60).

2.2.2 Prédicats statifs / non statifs (Verkuyl, 1993)


Dans l’approche aspectuelle de Verkuyl, les prédicats statifs n’impliquent aucun
changement de temps ou de lieu (4), à l’inverse des prédicats non statifs (c’est-à-dire
59

dynamiques) (5).

(4) a. Cet homme est grand.


b. Max a les yeux verts.
c. Pierre est amoureux de Marie.
(5) a. Quelques femmes chantent.
b. Max a couru dix kilomètres.
c. Une bombe a explosé devant l’ambassade des Etats-Unis.

D’un point de vue général, l’aspect représente la constitution temporelle d’une


situation. Si la situation est stative, il s’agit d’un état. Si à l’inverse la situation est
dynamique (c’est-à-dire non stative), il s’agit d’un événement. La distinction entre
les situations dynamiques et statives est à la base de la distinction morphologique et
syntaxique qui oppose les verbes et les adjectifs. La plupart des verbes sont dyna-
miques, quelques-uns sont toutefois statifs (par exemple connaître, savoir, jalouser,
aimer, avoir, posséder, vivre, contenir, ressembler). Inversement, beaucoup d’adjectifs
sont statifs.

Plus spécifiquement, les prédicats statifs n’impliquent pas de changement de temps ou


de lieu. Toutefois, ils peuvent parfois être localisés spatio-temporellement (6).

(6) a. Un chat est allongé sur le canapé.


b. Des ouvrages de linguistique sont rangés dans la bibliothèque.
c. Des nénuphards s’étalent à la surface de l’étang. (Bosveld-de Smet, 2000,
p.39)

De plus, ils induisent un aspect duratif, ce qui signifie qu’ils ont une durée dans le
temps. De même, la plupart des prédicats non statifs sont duratifs. Il s’agit des acti-
vités et des accomplissements. Les activités sont des événements qui n’ont pas de fin
naturelle (cf. 5a), à l’inverse des accomplissements (cf. 5b). D’autres prédicats non
statifs sont ponctuels, c’est-à-dire qu’ils correspondent à un point dans le temps, mais
n’ont pas de durée dans le temps. Il s’agit des achèvements (cf. 5c).

Il est clair que l’opposition prédicats statifs / non statifs n’est pas parallèle à celle
qui distingue les prédicats spécifiants et non spécifiants. En effet, si les prédicats non
statifs, c’est-à-dire événementiels, sont tous spécifiants, les prédicats statifs peuvent
être spécifiants s’ils présentent un ancrage spatio-temporel (6,7a) ou non spécifiants
en l’absence d’un tel ancrage (7b).

(7) a. Un homme est allongé dans la cour.


b. ?? Un homme est blond.
60

2.2.3 Prédicats s-level / i-level (Carlson, 1977)


La distinction prédicats spécifiants / non spécifiants de Kleiber ne recoupe pas non
plus totalement l’opposition prédicats s-level / i-level. Nous rappelons que les premiers
dénotent un état temporaire et peuvent ou non être localisés spatio-temporellement,
tandis que les seconds dénotent une propriété permanente, indépendante du temps et
du lieu. Ainsi, un prédicat non spécifiant peut correspondre à un prédicat s-level non
localisé spatio-temporellement (8a) ou à un prédicat i-level (8b).

(8) a. ?? Un enfant est malade.


b. ?? Un étudiant a les yeux noirs.

En revanche, Bosveld-de Smet avance qu’un prédicat spécifiant est toujours s-level,
mais jamais i-level. Les prédicats i-level ne devraient donc pas permettre l’occurrence
des SN indéfinis et, en particulier des SN en des, en position sujet. Cependant, cette
généralisation semble critiquable au vu des exemples (9).

(9) a. Au Louvre, des tableaux de maîtres datent du XII ème siècle.


b. Dans cette pièce, des chaises sont bancales.

Ce point sera discuté dans la section 2.3.1 (p. 63).

Il nous reste à évaluer le parallèle entre les oppositions prédicats statifs / non statifs
et prédicats s-level / i-level. Tous les prédicats non statifs sont des prédicats s-level,
dans la mesure où ils dénotent toujours des états temporaires 1 . Parmi les prédicats
statifs, certains sont s-level s’ils renvoient à un état temporaire (10a), les autres sont
i-level s’ils décrivent un état permanent (10b).

(10) a. Pierre est malade.


b. Pierre est blond.

La répartition de ces prédicats et les connexions entre les trois terminologies sont
résumées dans le tableau ci-dessous (Bosveld-de Smet, 1998, p.13):

Kleiber (1981a) prédicats spécifiants prédicats non spécifiants


Carlson (1977) prédicats s-level prédicats i-level
(11)
Verkuyl (1993) prédicats non statifs prédicats statifs
Catégories A B C D
1. Nous rappelons qu’il existe toutefois une classe de prédicats non statifs qui est vue comme une
classe particulière de la classe des prédicats i-level. Il s’agit des prédicats qui ne s’appliquent qu’une
fois (appelés ‘once-only predicates’) tels que naître, mourir, se suicider (cf. de Hoop et de Swart, 1989;
de Swart, 1991, 1996).
61

Les catégories A,B,C et D renvoient respectivement aux événements (e.g. arriver,


courir), aux états temporaires localisés spatio-temporellement (e.g. être étendu sur le
sable), aux états temporaires non localisés spatio-temporellement (e.g. avoir faim, être
absent) et aux états permanents (e.g. être intelligent, avoir les yeux noirs).

2.2.4 L’hypothèse localiste (Kiss, 1995; Dobrovie-Sorin, 1997)


Les nombreux travaux relatifs à l’opposition s-level / i-level en anglais (cf. par
exemple Carlson, 1977; Milsark, 1977; Kratzer, 1989; Diesing, 1992) ont montré que
les prédicats i-level imposent généralement la lecture générique aux noms "nus" en
position sujet (12), tandis que les prédicats s-level leur imposent plutôt la lecture exis-
tentielle (13).

(12) a. Lions are intelligent.


b. Les lions sont intelligents.
(13) a. Lions attacked an antelope.
b. Des lions ont attaqué une antilope.

De plus, il a souvent été souligné que cette variation dans l’interprétation des noms
"nus" en anglais se manifeste en français par la nature du déterminant figurant dans le
SN (Bosveld-de Smet, 1994; de Swart, 1991, 1996, entre autres). Si la lecture est gé-
nérique, le nom "nu" se traduit normalement sous la forme d’un SN défini (cf. 12b). Si
en revanche la lecture est existentielle, le nom "nu" apparaît en français sous la forme
d’un SN en des (cf. 13b).

Toutefois, de nombreux auteurs ont signalé que l’opposition i-level / s-level ne per-
mettait pas de prédire correctement les lectures des noms "nus" en anglais (Kiss, 1995;
Dobrovie-Sorin, 1997; McNally, 1998b). En effet, les prédicats s-level n’induisent pas
nécessairement l’interprétation existentielle de leur SN sujet (14a). Inversement, les SN
sujets de prédicats i-level peuvent accéder à une interprétation existentielle (14b).

(14) a. Students were nervous.


‘Les étudiants étaient nerveux.’
b. Forests border the castle.
‘Des forêts bordent le château.’

Parallèlement, ces auteurs ont montré que certains prédicats statifs autorisent la lec-
ture existentielle des noms "nus" en position sujet (15a), propriété qu’ils partagent
d’ailleurs avec les prédicats non statifs (15b).

(15) a. Books were lying on the floor.


‘Des livres jonchaient le sol.’
b. Students were dancing in the street.
‘Des étudiants dansaient dans la rue.’
62

Notons que les prédicats en (15) sont des prédicats s-level.

A la suite de Kiss, Dobrovie-Sorin (1997) avance que la localisation spatiale de


l’entité dénotée par le nom "nu" est le facteur déterminant, à l’origine de la lecture
existentielle de celui-ci. Elle introduit la contrainte suivante :
"Un prédicat est existentiel si et seulement si l’un au moins de ses argu-
ments peut être localisé dans l’espace."
Comme le souligne Dobrovie-Sorin, cette contrainte doit toutefois être affinée. Dans le
cas des prédicats non statifs, le syntagme locatif peut être un modifieur (cf. 15b). Dans
le cas des prédicats statifs en revanche, le nom "nu" accède à une lecture existentielle
seulement s’il est localisé grâce à un autre argument du prédicat (16).
(16) a. (= 15a) Books were lying on the floor.
b. Cows are sacred animals in India.
‘Les vaches sont des animaux sacrés en Inde.’
c. I looked out of the window. Students were in the street.
‘J’ai regardé par la fenêtre. Les étudiants étaient dans la rue.’
En (16a), le syntagme prépositionnel on the floor (‘sur le sol’) est un argument du
prédicat, et non un modifieur, comme en témoigne l’agrammaticalité générée par son
élimination.
(17) * Books were lying.
Au contraire en (16b), le syntagme prépositionnel in India (‘en Inde’) est un modifieur
et le SN cows (‘les vaches’) n’accède pas à une lecture existentielle, mais générique.

En (16c), la lecture existentielle du SN students (‘les étudiants’) n’est pas disponible


non plus. Seule une lecture dite quasi universelle est possible (cf. Condoravdi, 1992,
1994, cités dans Dobrovie-Sorin, 1997). En un mot, un nom "nu" a une lecture quasi-
universelle s’il réfère à la totalité des entités contextuellement pertinentes qui satisfont
le contenu descriptif du nom "nu". Dans ce cas, l’existence des entités dénotées par
le nom "nu" est présupposée et le nom "nu" a la forme d’un SN défini en français (cf.
ci-dessus la traduction française de l’exemple (16c)).
Dobrovie-Sorin explique l’impossibilité d’une lecture existentielle du SN students en
(16c) en plaidant que le syntagme prépositionnel in the street (‘dans la rue’) n’est ni un
argument, ni un modifieur, mais le prédicat principal de la phrase. Par conséquent, les
entités dénotées par le nom-tête du SN ne sont pas localisées grâce à un argument lo-
catif, condition nécessaire selon Dobrovie-Sorin à la lecture existentielle du SN quand
le prédicat est statif.

Il nous semble que la contrainte de localisation spatiale proposée par Dobrovie-


Sorin fait écho, du moins en partie, à la distinction prédicat spécifiant / non spécifiant
63

introduite dans Kleiber (1981a). En effet, les phrases (14a), (16b) et (16c) contiennent
un prédicat non spécifiant, ce qui explique que la lecture existentielle des noms "nus"
est bloquée. Inversement, les phrases (14b), (15a) et (15b) sont construites à partir
d’un prédicat spécifiant, ce qui permet la lecture existentielle des noms "nus" figurant
en position sujet dans ces phrases.

Dans la section suivante, nous allons voir comment l’interaction des trois classifi-
cations proposées permet de rendre compte de la distribution des lectures existentielles
et partitives des SN en des. L’ancrage spatio-temporel des prédicats étant crucial pour
la lecture existentielle des SN indéfinis faibles, nous tenterons d’éclaircir cette notion
d’ancrage. Nous évaluerons également l’hypothèse localiste qui consiste à voir dans la
localisation spatiale des entitées dénotées par un nom "nu" le facteur déclencheur de
la lecture existentielle de celui-ci. Cette contrainte est-elle valide, trop faible ou trop
forte dans le cas des SN en des?

2.3 Les lectures existentielles et partitives des SN en des


2.3.1 Les SN en des et les prédicats i-level
2.3.1.1 Modifieur locatif et interprétation partitive
Nous avons vu précédemment (section 2.2.3) que Bosveld-de Smet établit une cor-
rélation entre les prédicats non spécifiants d’une part et les prédicats i-level d’autre
part. Par conséquent, on s’attend à ce que les prédicats i-level ne permettent pas l’inter-
prétation existentielle des SN en des, ces prédicats étant non spécifiants. Des exemples
tels que (18) semblent confirmer cette hypothèse 2 .

(18) a. ?? Des enfants sont turbulents.


b. ?? Des singes ont les yeux noirs.
c. ?? Des employés détestent les réunions interminables.

Ces phrases sont difficilement acceptables et interprétables, en raison de la nature non


spécifiante des prédicats en présence. Nous rappelons que les prédicats non spécifiants
n’ont pas la propriété de porter discursivement à l’existence le référent du SN (c’est-
à-dire la ou les entités dénotées par le SN). Si celui-ci n’a pas acquis une existence
discursive au préalable ou, en d’autres termes, si son existence n’est pas présupposée,
l’association du SN avec un prédicat de ce type est source d’anomalie (Kleiber, 2001).
C’est précisément ce qui se produit en (18). L’existence des référents des SN sujets
n’étant pas présupposée ici, seule l’association de ces SN à un prédicat susceptible
2. En dépit du caractère i-level du prédicat principal, les SN en des n’accèdent pas non plus à
une lecture générique. Toutefois, nous montrerons dans la section 2.3.1.2 que des facteurs sémantico-
pragmatiques semblent faire émerger une lecture générique d’un type particulier : la lecture générique
partitive.
64

de porter leurs référents à l’existence produirait une phrase acceptable et interpré-


table. Les prédicats i-level n’ayant pas cette propriété, on explique ainsi l’anomalie
des phrases (18). En ce sens, les prédicats i-level sont bien des prédicats non spéci-
fiants. S’ils étaient spécifiants, les phrases (18) seraient acceptables et les SN sujets
accèderaient à une lecture existentielle.

Nous observons que la contrainte de Dobrovie-Sorin (1997) s’applique également au


français ici et explique l’anomalie des phrases en (18) : les prédicats en présence étant
statifs, seule l’occurrence d’un argument locatif peut les rendre existentiels et faire
émerger de ce fait la lecture existentielle des SN en des. Or, les phrases en (18) ne
disposent d’aucun syntagme de ce type.

Une généralisation suggérée par ces observations est que la structure argumentale
des prédicats en (18) ne contient pas d’argument locatif. Ces prédicats étant nécessai-
rement statifs, ils ne permettent donc jamais la lecture existentielle des SN indéfinis
faibles, et en particulier des SN en des.

Toutefois, nous voulons souligner qu’il existe des circonstances spéciales qui légi-
timent l’association d’un SN sujet en des avec un prédicat i-level.
On observe en effet que des facteurs contextuels peuvent rendre les phrases (18) bien
plus acceptables. Notamment, si la phrase contient un modifieur locatif, l’occurrence
des SN en des comme sujet d’un prédicat i-level devient possible 3 . Ceci est illustré en
(19).
(19) a. Dans cette classe, des enfants sont turbulents.
b. Dans cette cage, des singes ont les yeux noirs.
c. Dans cette entreprise, des employés détestent les réunions interminables.
Ces phrases étant acceptables, il découle de ce que nous avons vu ci-dessus que les
entités dénotées par les SN existent indépendamment du prédicat et que le domaine
des individus dénotés par le nom-tête du SN en des est présupposé ici. Autrement dit,
l’existence de ces entités n’est pas acquise par le biais des prédicats i-level en présence.
Si l’ajout d’un modifieur locatif suffit à rendre ces phrases acceptables, c’est donc qu’il
existe un lien entre la présupposition d’existence des référents des SN impliqués et la
présence d’un tel modifieur dans la phrase.

En fait, il a souvent été noté que les SN en (19) n’ont pas une lecture existentielle,
mais une lecture partitive. Ces phrases s’interprètent respectivement comme (20a),
(20b) et (20c) 4 .

3. Une observation analogue est faite dans Bosveld-de Smet (1998, 2000).
4. Nous voulons souligner que les phrases (19), bien qu’acceptables et interprétables, sont toutefois
peu naturelles. Dans une situation de communication, le locuteur n’utiliserait vraisemblablement pas ce
type d’énoncés, mais emploierait plutôt des énoncés tels ceux proposés en (20).
65

(20) a. Parmi les enfants de cette classe, il y en a qui sont turbulents.


b. Parmi les singes de cette cage, il y en a qui ont les yeux noirs.
c. Parmi les employés de cette entreprise, il y en a qui détestent les réunions
interminables.

La lecture partitive du SN n’est possible que si une relation s’établit entre les entités
dénotées par le SN en des et le modifieur locatif. L’idée souvent avancée est que le mo-
difieur locatif restreint l’extension du SN en des, ce qui permet de définir un ensemble
maximal d’entités à partir duquel est prélevé le sous-ensemble des entités qui satisfont
le prédicat. Ceci est confirmé par la possibilité de transformer le modifieur locatif en
un syntagme prépositionnel sans modifier le sens de la phrase initiale (21) :

(21) a. Des élèves de cette classe sont turbulents.


b. Des singes de cette cage ont les yeux noirs.
c. Des employés de cette entreprise détestent les réunions interminables.

Nous verrons à la fin de cette section que l’interaction entre le modifieur locatif et le
SN en des n’induit pas nécessairement la lecture partitive du SN et que des facteurs
sémantico-pragmatiques interviennent également dans l’émergence de cette lecture.

En résumé, un SN en des peut donc figurer comme sujet d’un prédicat i-level s’il
est susceptible d’une lecture partitive. Au vu des exemples des paradigmes (18) et (19),
la présence d’un modifieur de localisation spatiale semble déterminante pour l’émer-
gence d’une telle lecture. Cette propriété des SN en des les distinguent des noms "nus"
de l’anglais. Comme le montrent les exemples (22) qui sont les traductions anglaises
des exemples (19), les noms "nus" ne sont pas susceptibles d’une lecture partitive, en
dépit de la présence d’un modifieur de localisation spatiale.

(22) a. In this classroom, children are very observant.


Dans cette classe, {les / * des} enfants sont très observateurs.
b. In this cage, monkeys are green-eyed.
Dans cette cage, {les / * des} singes ont les yeux verts.
c. In this firm, employees hate endless meetings.
Dans cette entreprise, {les / * des} employés détestent les réunions inter-
minables.

En anglais, seule la présence d’un déterminant explicite tel que some est à même de
faire émerger la lecture partitive du SN. Ceci est mis en évidence en (23).

(23) a. In this classroom, some children are very observant.


Dans cette classe, {des / certains} enfants sont très observateurs.
b. In this cage, some monkeys are green-eyed.
Dans cette cage, {des / certains} singes ont les yeux verts.
66

c. In this firm, some employees hate endless meetings.


Dans cette entreprise, {des / certains} employés détestent les réunions in-
terminables.

Crucialement, les SN en des qui accèdent à une lecture partitive de ce type peuvent
avoir une référence actuelle ou spécifique. Ils sont donc à même de référer à des in-
dividus particuliers, potentiellement "nommables" ou du moins "désignables". Cette
observation est corroborée par les exemples donnés en (24), (25) et (26).

(24) a. Dans cette classe, des enfants sont turbulents : le fils de ma voisine et le
neveu du boucher.
b. Parmi les enfants de cette classe, il y en a qui sont turbulents : le fils de ma
voisine et le neveu du boucher.
(25) a. Dans cette cage, des singes ont les yeux noirs, à savoir Cheeta et King-
Kong.
b. Parmi les singes de cette cage, il y en a qui ont les yeux noirs, à savoir
Cheeta et King-Kong.
(26) a. Dans cette entreprise, des employés détestent les réunions interminables.
Il s’agit de Max, Léa et Tom.
b. Parmi les employés de cette entreprise, il y en a qui détestent les réunions
interminables. Il s’agit de Max, Léa et Tom.

2.3.1.2 Une interprétation partitive d’un autre type : l’interprétation générique


partitive
La contrainte de localisation spatiale de Dobrovie-Sorin (1997) appelle deux re-
marques interdépendantes. La première semble à première vue jeter un doute sur la
nécessité d’un tel modifieur pour l’émergence d’une lecture partitive du SN en des.
Dans les phrases ci-dessous, les SN sujets accèdent à une lecture qui a un goût de
partitivité, alors qu’aucun modifieur locatif n’est présent dans la phrase 5 .

(27) a. Des basketteurs sont petits. (Galmiche, 1986)


b. De nos jours, des prêtres sont mariés.
c. Encore au XXIème siècle, des enfants naissent aveugles.

Galmiche (1986) explique l’acceptabilité des phrases de ce type par la notion de


pertinence pragmatique du prédicat à l’égard du nom contenu dans le SN. Les prédi-
cats des phrases (27) décrivent des propriétés accidentelles des classes dénotées par
les noms-têtes des SN en des (au sens de Lawler, 1973, c’est-à-dire des propriétés non
caractéristiques ou non essentielles de la classe). Du fait de nos connaissances encyclo-
pédiques, nous savons qu’il est faux d’asserter qu’en général les prêtres sont mariés,
les basketteurs sont petits et les enfants naissent aveugles. En conséquence, les énoncés
5. On notera la présence d’un modifieur temporel en (27b) et (27c).
67

(27) expriment le contraire de ce à quoi on s’attend, de sorte qu’ils deviennent perti-


nents. La propriété énoncée étant accidentelle, elle ne peut s’appliquer qu’à une partie
de la classe et la lecture partitive du SN émerge. La notion de classe est cruciale ici,
car elle exprime que l’ensemble à partir duquel sont extraits les individus qui satisfont
la propriété prédiquée est une classe virtuelle au sens de Kleiber et Lazzaro (1987),
et non une classe contingente. Nous reviendrons en détail sur cet aspect au chapitre 3,
consacré notamment au phénomène de la généricité partitive.

La seconde remarque concerne le lien entre la présence d’un modifieur locatif et la


possibilité de nommer explicitement les entités dénotées par le SN en des. Elle va de
paire avec la première remarque. On observe qu’en (27), il est très difficile de donner
une liste exhaustive des individus concernés par la propriété prédiquée. Ceci est illustré
pour l’exemple (27b) en (28) :

(28) ?? De nos jours, des prêtres sont mariés : le père Jean et le père Mathieu.

Si on ajoute un modifieur locatif, la phrase (28) devient plus acceptable :

(29) Dans ce diocèse, des prêtres sont mariés : le père Jean et le père Mathieu.

A nouveau, le modifieur restreint l’extension du SN à un ensemble d’individus bien dé-


fini : il s’agit des prêtres de ce diocèse, et non pas de n’importe quels prêtres. Dès lors,
l’énumération exhaustive des individus concernés par la prédication devient plausible.
Cependant, si la relation qui s’établit entre le modifieur et le SN en des ne permet pas de
définir très précisément l’ensemble maximal des individus, l’énumération exhaustive
est très difficile. Cette observation est illustrée en (30).

(30) a. En France, des prêtres sont mariés.


b. * En France, des prêtres sont mariés : le père Jean, le père Mathieu et le
père Luc.

En dépit de la présence du modifieur locatif en France, il est difficile d’établir une liste
exhaustive des prêtres ayant la propriété d’être marié.

En résumé, la présence d’un modifieur locatif favorise la lecture partitive des SN en


des en position sujet, quand ils sont combinés à des prédicats i-level. Mais des facteurs
pragmatiques, tels que la notion de pertinence pragmatique du prédicat à l’égard du
nom-tête du SN, peuvent également faire émerger une telle lecture.
Parallèlement, tous les modifieurs locatifs ne permettent pas d’établir une liste exhaus-
tive des entités concernées par la prédication. L’exemple (30b) tend à montrer que si le
modifieur restreint l’extension du SN à un ensemble trop général, mal délimité, l’énu-
mération n’est pas possible. Si en revanche le modifieur restreint l’extension du SN à
un ensemble suffisamment petit et circonscrit, l’énumération est envisageable (cf. 29).
68

Sur la base de ces observations, nous proposons de distinguer deux types de phé-
nomènes en relation avec la partitivité : la partitivité non générique ou "standard"
(31a,31b) et la généricité partitive (cf. Anscombre, 1999, 2002; Kleiber, 2001) (31c,31d).

(31) a. Dans ce CP, des élèves sont précoces : Pierre, Marie et Jeanne.
b. Dans cette forêt, des arbres ont plus de cent ans. Ce sont ceux qui se
trouvent à ta droite.
c. En Afrique, des enfants meurent du sida.
d. Des enfants ont une ou deux petites dents à la naissance.

Nous parlerons de partitivité non générique quand l’ensemble dénoté par le SN en des
est un ensemble contingent, c’est-à-dire un ensemble fini. Dès lors, il devient possible
d’énumérer (31a) ou de désigner (31b) de manière exhaustive tous les individus qui
vérifient la propriété. Parallèlement, nous parlerons de généricité partitive quand l’en-
semble dénoté par le SN en des est un ensemble virtuel, et donc un ensemble vaste
et mal délimité qui empêche toute énumération exhaustive des individus vérifiant la
propriété assertée.

Quant à la notion de saillance pragmatique qui repose sur la non occurrence d’un
modifieur locatif, elle ne semble compatible qu’avec la généricité partitive (cf. (32a)
vs (32b)):

(32) a. ? Des députés sont hémophilles : R. Dupont et F. Martin.


A l’Assemblée Nationale, des députés sont hémophilles : R. Dupont et F.
Martin.
b. Des femmes mariées ont un amant.

2.3.2 Les SN en des et les prédicats s-level


2.3.2.1 Le prédicat est non spécifiant
On a vu dans la section 2.2.1 que les prédicats non spécifiants ne permettent pas
l’interprétation existentielle des SN indéfinis faibles, car ils ne fournissent pas les
points d’ancrage spatio-temporel nécessaires pour porter à l’existence la ou les en-
tité(s) dénotée(s) par ces SN.
Si on se réfère au tableau (11) de la page 60, les prédicats s-level non spécifiants sont
nécessairement des prédicats statifs (catégorie C). Il s’agit soit de prédicats adjectivaux
qui dénotent une propriété transitoire (33), soit de prédicats verbaux qui ont un emploi
non événementiel, c’est-à-dire habituel (34) 6 .
Nous observons, à la suite de Bosveld-de Smet, que les SN en des n’accèdent pas à une
6. Dans la mesure où l’habitualité est étroitement liée à la généricité, les possibilités de lecture géné-
rique des SN en des comme sujets dans les phrases habituelles seront étudiées et discutées au chapitre 3.
69

lecture existentielle s’ils sont combinés à des prédicats de ce type. Ceci est illustré en
(33) et (34).

(33) a. ?? Des ordinateurs sont en panne.


b. ?? Des huîtres ne sont pas fraîches.
(34) a. ?? Des garçons jouent au foot trois fois par semaine.
b. ?? Des adolescents boivent du vin à chaque repas.

Notons que ces exemples ne vont pas à l’encontre de la contrainte introduite dans
Dobrovie-Sorin (1997). Les prédicats en présence étant statifs, la lecture existentielle
des SN sujets est bloquée car la structure argumentale de ces prédicats ne contient pas
d’argument locatif.

Tout comme pour les prédicats i-level, l’ajout d’un modifieur de localisation spa-
tiale rend légitime l’occurrence de ces SN en position sujet (35,36) et leur confère une
lecture partitive, mise en évidence en (37,38).

(35) a. A l’université de Nancy 2, des ordinateurs sont en panne.


b. Sur cet étal, des huîtres ne sont pas fraîches.
(36) a. Dans ce club, des garçons jouent au foot trois fois par semaine.
b. Dans ce lycée, des adolescents boivent du vin à chaque repas.

(37) a. Parmi les ordinateurs qui se trouvent à l’université de Nancy 2, il y en a


qui sont en panne.
b. Parmi les huîtres qui se trouvent sur cet étal, il y en a qui ne sont pas
fraîches.
(38) a. Parmi les garçons de cette équipe, il y en a qui jouent au foot trois fois par
semaine.
b. Parmi les adolescents de ce lycée, il y en a qui boivent du vin à chaque
repas.

Toutefois, soulignons que d’autres types de modifieurs sont à même de permettre


une lecture partitive des SN en des quand ceux-ci figurent dans une phrase caractéri-
sante habituelle (39a) ou générique (39b) :

(39) a. Aujourd’hui, des enfants ont encore des difficultés à l’école. (slogan figu-
rant sur une affiche à l’université de Nancy 2 en septembre 2002)
b. De nos jours, des électeurs modérés votent à l’extrême gauche.

Ces exemples contiennent un modifieur temporel. Ils semblent analogues à ceux don-
nés dans la section précédente en (27), (30a), (31c) et (31d). Il s’agit clairement ici
de généricité partitive, car ces phrases expriment des assertions générales à propos de
certains individus, et non de tous les individus de la classe dénotée par le nom-tête du
SN. Nous reviendrons sur cette notion fondamentale et nouvelle au chapitre 3.
70

2.3.2.2 Le prédicat est spécifiant


Une question qu’il nous reste à éclaircir est la possibilité d’une lecture partitive du
SN en des, combiné à un prédicat spécifiant (et donc s-level). Si on se réfère au tableau
(11) de la page 60, deux cas sont à envisager selon que le prédicat est statif (catégorie
A) (cf. 40a) ou non statif (catégorie B) (cf. 40b).

(40) a. Dans cette rue, des voitures étaient garées sur le trottoir ce matin.
b. Dans cet hôpital, des malades ont joué aux cartes hier après-midi.
Certes, la lecture existentielle est accessible ici du fait du caractère spécifiant du pré-
dicat. Dans ce cas, les phrases en (40) ont le sens des phrases (41) ci-dessous :
(41) a. Il y avait ce matin des voitures garées sur le trottoir dans cette rue.
Dans cette rue, il y avait ce matin des voitures garées sur le trottoir.
b. Il y avait hier après-midi des malades qui jouaient aux cartes dans cet hô-
pital.
Dans cet hôpital, il y avait hier après-midi des malades qui jouaient aux
cartes.
Cependant, la lecture partitive n’est pas exclue et semble même être la lecture la plus
saillante ici, comme en témoigne la possibilité d’introduire un contexte contrastif par
le biais de la forme d’autres (42) :
(42) a. Dans cette rue, des voitures étaient garées sur le trottoir ce matin, d’autres
se trouvaient sur les passages piétons.
b. Dans cet hôpital, des malades ont joué aux cartes hier après-midi, d’autres
se sont promenés dans le parc.
Dans ce cas, les phrases (40) sont équivalentes aux phrases (43) :
(43) a. Parmi les voitures qui étaient dans cette rue ce matin, il y en a qui étaient
mal garées.
b. Parmi les malades de cet hôpital, il y en a qui jouaient aux cartes hier
après-midi.
Cette observation est confirmée par Kleiber (2001) qui avance que les prédicats spéci-
fiants autorisent la lecture partitive des SN indéfinis, et en particulier des SN en des.

2.4 Remarques conclusives relatives aux lectures exis-


tentielles et partitives des SN en des
(i) Les SN sujets en des sont licites dans les phrases événementielles (44), c’est-à-
dire les phrases contenant un prédicat non statif, spécifiant et s-level (catégorie A,
tableau (11)).
(44) Des ouvriers réparent la voie. (Bosveld-de Smet, 2000, p.39)
71

Ils sont également légitimes comme sujets dans les phrases non événementielles qui
contiennent un prédicat statif, spécifiant, s-level (catégorie B) (45).

(45) Des fleurs étaient posées sur la table.

Dans les deux cas cités ci-dessus, les SN en des accèdent à une lecture existen-
tielle. Notons que (44) est une phrase épisodique dynamique et (45) est une phrase
épisodique stative. On observe que le caractère statif / non statif du prédicat se révèle
non pertinent pour la lecture existentielle des SN en des. Il suffit que le prédicat soit
spécifiant et s-level.

En revanche en l’absence des facteurs contextuels ou sémantico-pragmatiques ap-


propriés (cf. infra, (ii)), ils peuvent difficilement fonctionner comme sujets dans les
phrases non événementielles qui contiennent (i) un prédicat non spécifiant, statif, s-
level (catégorie C) (cf. 46) ou (ii) un prédicat non spécifiant, statif, i-level (catégorie
D) (cf. 47).

(46) a. ?? Des tigres sont malades.


b. ?? Des enfants vont à l’école en bus.
(47) a. ?? Des livres sont abîmés.
b. ?? Des étudiants apprécient les cours de syntaxe.

En d’autres termes, la lecture existentielle des SN sujets en des n’est pas accessible
dans les phrases épisodiques statives dont le prédicat est non spécifiant (46a), ainsi
que dans les phrases habituelles (46b) et celles contenant un prédicat i-level (47). Par
conséquent, le caractère s-level / i-level du prédicat n’est pas pertinent pour expliquer
l’impossibilité d’une lecture existentielle des SN en des. Cette lecture est bloquée si le
prédicat est non spécifiant et statif.

(ii) Les SN en des peuvent également accéder à des lectures partitives sous l’influence
du contexte ou par le biais de facteurs sémantico-pragmatiques (notion de pertinence
et connaissances encyclopédiques). Il faut distinguer les lectures partitives "standard"
(48) et les lectures génériques partitives (49).

(48) a. Dans ce zoo, des tigres sont malades. (prédicat non spécifiant, statif, s-level)
b. Dans cet hôpital, des malades ont joué aux cartes hier après-midi. (prédicat
spécifiant, non statif, s-level)
c. Dans cette rue, des voitures étaient mal garées cette nuit. (prédicat spécifiant,
statif, s-level)
d. Dans mon village, des enfants vont à l’école en bus. (prédicat caractérisant
habituel)
e. Dans cette promotion, des étudiants apprécient les cours de syntaxe. (pré-
dicat caractérisant i-level)
72

(49) a. En Afrique, des enfants meurent du sida.


b. Encore au XXIème siècle, des enfants naissent aveugles.
c. Des enfants de moins de 8 ans aiment jouer aux échecs.

Ce qui distingue le paradigme (48) de (49) est que les modifieurs locatifs en (48) per-
mettent de définir un ensemble contingent d’individus. Par exemple en (48d), la prédi-
cation concerne non par une partie des enfants en général, mais bien un sous-ensemble
des enfants de mon village, ceux-ci formant un ensemble fini et délimité d’enfants au
moment de l’énonciation. A l’inverse, le modifieur locatif en (49a) ne crée par un en-
semble contingent d’enfants, mais l’ensemble virtuel des enfants d’Afrique.
Si la partitivité "standard" semble dépendre de la présence d’un modifieur locatif quelle
que soit la nature du prédicat, la généricité partitive n’est visiblement pas soumise aux
mêmes contraintes. Un modifieur temporel peut engendrer cette lecture (49b), mais
celle-ci semble pouvoir émerger même en l’absence de modifieur (49c).

(iii) Le caractère spécifiant du prédicat se révèle crucial pour la lecture existentielle des
SN en des. Nous rappelons que selon Kleiber (1981a), un prédicat spécifiant dispose
d’un ancrage spatio-temporel. Cette notion d’ancrage est toutefois assez floue et doit
être précisée.

Examinons tout d’abord les prédicats spécifiants statifs. On a vu clairement que


seul les prédicats de ce type qui sélectionnent un complément locatif permettent l’in-
terprétation existentielle de leur SN sujet en des (50) :

(50) a. Des livres jonchaient [DP argumentloc le sol].


* Des livres jonchaient.
b. Des voitures sont garées [ppargumentloc sur le trottoir].
* Des voitures sont garées.

La contrainte de Dobrovie-Sorin (1997) s’avère donc justifiée dans le cas des prédicats
spécifiants statifs. On en déduit qu’un prédicat statif est spécifiant s’il sélectionne un
complément locatif.

Si on examine à présent les prédicats événementiels (c’est-à-dire non statifs et s-


level), ils disposent nécessairement d’un ancrage temporel du fait du temps verbal
spécifique. De plus, ils peuvent sélectionner un complément locatif (51) et autorisent
la présence de modifieurs locatifs et/ou temporels (52).

(51) Des malfaiteurs ont pénétré dans une bijouterie et ont menacé les employés
avec un pistolet.
(52) a. A Paris, des malfaiteurs ont pénétré ce matin dans une bijouterie et ont
menacé les employés avec un pistolet.
b. Hier, des étudiants ont envahi le rectorat.
73

c. Des chiens ont attaqué une vieille dame dans le parc de la Pépinière.

Dans ces phrases, les SN en des accèdent à une lecture existentielle. La contrainte de
Dobrovie-Sorin semble donc valide, étant donné qu’elle impose que l’interprétation
existentielle du sujet ici dépend de sa localisation par un argument du verbe ou un
modifieur.
Toutefois, les exemples ci-dessous jettent un doute sur la présence obligatoire d’un
complément ou d’un modifieur de ce type :

(53) a. Hier, des étudiants ont manifesté contre l’expulsion des sans-papiers.
b. Des bébés vont sauter en parachute.
c. Des oiseaux ont chanté toute la nuit.

Les exemples en (53) n’exhibent ni complément, ni modifieur locatif. Pourtant, les


SN en des sont interprétés existentiellement. La contrainte de Dobrovie-Sorin semble
donc trop forte dans le cas des prédicats événementiels. Il en découle qu’un prédicat
événementiel est intrinsèquement spécifiant.

Nous résumons dans le tableau ci-dessous les conclusions auxquelles nous sommes
parvenu :

Lecture EXISTENTIELLE prédicats spécifiants + s-level


* Lecture EXISTENTIELLE prédicats non spécifiants + statifs
Lecture PARTITIVE " STANDARD " modifieur locatif + ensemble contingent
Lecture GÉNÉRIQUE PARTITIVE ensemble virtuel + prédicat caractérisant
Chapitre 3

Les SN en des en position sujet :


lectures génériques quasi universelles,
génériques taxinomiques et génériques
partitives

3.1 Introduction
Ce chapitre examine en détail les conditions dans lesquelles les SN en des en posi-
tion sujet ont une lecture générique. Nous constaterons que ces SN accèdent plus large-
ment qu’on ne le soupçonnait à des lectures de ce type. Certes, il a souvent été noté que
ces SN sont interprétés génériquement dans les contextes déontiques tels que ‘des pom-
piers doivent être courageux’ et dans les contextes contenant le pronom ça comme ‘des
chats, ça miaule’, mais nous mettrons en évidence un autre type de contexte permettant
une interprétation générique quasi universelle des SN en des. Nous verrons qu’il s’agit
des environnements dans lesquels le SN en des contient un modifieur, c’est-à-dire un
élément restrictif. Ceci fera l’objet de la section 3.2.
Chemin faisant, nous évaluerons l’impact d’un concept apparu récemment dans la
littérature sur la généricité, à savoir la notion de généricité partitive, initialement dé-
crite dans Anscombre (1999, 2002). Un examen critique des hypothèses et des conclu-
sions formulées par Anscombre nous conduira à proposer une caractérisation plus fine
du phénomène de généricité partitive, en l’opposant à ce que nous appellerons la gé-
néricité quasi universelle et la généricité taxinomique. Nous montrerons en particulier
que les SN en des peuvent accéder à ces trois types de lectures génériques et nous
étudierons les conditions nécessaires à l’émergence de chacune d’entre elles. Nous
aborderons ces aspects dans la section 3.3.
Pour finir, nous tenterons, dans la section 3.4, de proposer une analyse formelle per-
mettant de rendre compte des différentes interprétations auxquelles les SN en des sont
susceptibles d’accéder. Pour ce faire, nous prendrons comme point de départ quelques
75

hypothèses théoriques issues des approches formelles anglo-saxonnes, présentées au


chapitre 1.

3.2 Les SN en des et la généricité quasi universelle


L’objet de cette section est d’examiner les possibilités d’interprétation générique
des SN en des en position sujet. Les termes de généricité quasi universelle ou "stan-
dard" font référence aux définitions classiques de la généricité qui érigent le facteur
de quasi totalité comme trait définitoire de celle-ci. Nous rappelons que dans ce cas,
une phrase générique est une phrase qui énonce une propriété valable pour l’ensemble
de la classe dénotée par le SN sujet, sans établir de discrimination entre ses membres
(cf. Corblin, 1989). De plus, la généricité des phrases de ce type n’est pas remise en
cause par l’existence éventuelle d’exceptions. Nous opposerons ce type de généricité
à la généricité partitive.
Cette mise au point étant faite, nous omettrons dorénavant les termes "quasi universel"
ou "standard" en appréhendant la généricité avec le sens rappelé ci-dessus, sauf quand
ces termes seront discriminants.

3.2.1 Contextes légitimant la lecture générique des SN en des


Une généralisation suggérée par les études existantes sur la généricité en français
est que les phrases contenant, en position sujet, un SN en des de forme canonique [des
N] ne peuvent pas être interprétées génériquement quand elles sont construites à par-
tir d’un prédicat k-level (1a) ou i-level (1b) (Attal, 1976; Kleiber, 1981a,b; Galmiche,
1986; Wilmet, 1986; Bosveld-de Smet, 1998, 2000). Nous observons que ces SN sont
également illégitimes quand ils fonctionnent comme sujet dans une phrase caractéri-
sante habituelle (1c) 1 .

(1) a. * Des tigres sont en voie d’extinction.


b. * Des lapins ont les yeux rouges.
c. * Des voitures consomment beaucoup.

L’interprétation générique est bloquée pour chacun de ces énoncés. Les phrases en (1)
sont toutefois interprétables génériquement si les SN en des ont une lecture taxino-
mique (2).

(2) a. Des tigres sont en voie d’extinction : les tigres du Bengale.


b. Des lapins ont les yeux rouges, à savoir les lapins albinos.
c. Des voitures, à savoir les Chevrolets, consomment beaucoup.
1. Le diacritique * indique l’impossibilité d’une interprétation générique de ces phrases, si on exlut
bien sûr la lecture taxinomique des SN en des, cf. infra.
76

Quelques auteurs ont toutefois observé que les SN en des de la forme [des N], com-
binés à des prédicats i-level, peuvent avoir des interprétations génériques dans certains
contextes syntaxiques. Premièrement, la dislocation à gauche du SN et sa reprise par
le pronom ça ou c’ permet d’aboutir à une phrase acceptable qui s’interprète généri-
quement (3) (Wilmet, 1986; Galmiche, 1986; Kleiber, 1998; Attal, 1976). Cette obser-
vation est valable également si le SN figure dans une phrase caractérisante habituelle
(4) :

(3) a. Des enfants, c’est naïf.


b. Des chats, c’est affectueux.
(4) a. Des enfants, ça s’ennuie le dimanche. (Wilmet, 1986)
b. Des cerisiers, ça fleurit au printemps. (Kleiber, 1998)

Deuxièmement, les SN en des de la forme [des N] sont légitimes comme sujet dans
les phrases caractérisantes, si la phrase contient un verbe modal à valeur déontique
(Corblin, 1987; Carlier, 1989) (5).

(5) a. Des gendarmes peuvent confisquer une voiture. (Carlier, 1989)


b. Des jeunes filles doivent se montrer discrètes. (Corblin, 1987)
c. Des pompiers doivent être courageux.
d. Des députés n’ont pas le droit de mettre en cause un ministre. (Corblin,
1989)
e. Des agents de police ne se comportent pas ainsi dans une situation d’alarme.
(Carlier, 1989)
f. Des enfants bien élevés ne mettent pas les doigts dans le nez.

Comme nous allons le voir dans la section suivante, un troisième type de contextes
permet aux phrases contenant un SN en des en position sujet d’accéder à une interpré-
tation générique.

3.2.2 Prédication et interprétation générique des SN en des


Nous avons repéré un autre contexte qui rend légitime l’occurrence des SN sujets
en des et permet les interprétations génériques. Ces contextes ont pour caractéristique
commune de contenir une restriction explicite, interne au SN en des 2 . Cette restriction
peut prendre diverses formes syntaxiques, telles qu’un syntagme adjectival en (6a) ou
une proposition relative restrictive en (6b).

(6) a. Des enfants malades sont grincheux.


b. Des étudiants qui ne suivent pas les cours régulièrement prennent le risque
d’échouer aux examens.
2. Une observation analogue est faite dans Léard (1995).
77

Notons que des exemples attestés de ce type d’emploi existent. Nous en donnons
quelques-uns en (7) :
(7) a. Des hommes groupés ne se manoeuvrent pas comme des hommes disper-
sés. (E. Faral, 1942, La vie quotidienne au temps de St Louis, p.57)
b. Des hommes qui meurent de faim dans un bois peuvent accuser la nature.
(Ouvrage collectif dirigé par M. Daumas, 1957, Histoire de la science, p. 1606)
c. Des arbres plantés le long des autoroutes rendent le voyage moins fasti-
dieux et servent aussi à raffermir les accotements. (F. Greenoak & P. Buisse-
ret, 1980, Les arbres, p.32) 3
Notons que les relatives non restrictives (dites aussi "relatives apposées") ne sont pas
à même de faire émerger une interprétation générique (8) :
(8) a. * Des arbres, qui par ailleurs ont un feuillage épais, se caractérisent par
leur écorce lisse.
b. * Des tigres, dont on sait par ailleurs qu’ils peuvent dévorer une proie en
quelques minutes, sont dangereux.
Comme en (1) page 75, l’interprétation générique de ces phrases n’est accessible que
si les SN ont une lecture taxinomique (9) :
(9) a. Des arbres, qui par ailleurs ont un feuillage épais, se caractérisent par leur
écorce lisse. Ce sont les platanes.
b. Des tigres, dont on sait par ailleurs qu’ils peuvent dévorer une proie en
quelques minutes, sont dangereux. Il s’agit des tigres du Bengale.
Le fait que les relatives non restrictives ne soient pas à même de permettre une inter-
prétation générique de la phrase constitue un argument qui va dans le sens de notre
observation : seul un élément restrictif, interne au SN, est à même de faire émerger
l’interprétation générique de la phrase.

Crucialement, la lecture générique n’est accessible que si l’élément restrictif peut


occuper une position prédicative dans une phrase apparentée. Pour illustrer cette hy-
pothèse, considérons les phrases en (10a) et (10b).
(10) a. Des maladies cardiaques sont dangereuses.
b. Des éléphants d’Afrique ont de grandes oreilles.
Les SN sujets des phrases ci-dessus contiennent chacun un élément restrictif, à savoir
les syntagmes cardiaques et d’Afrique. Pourtant, leur présence ne rend pas possible
l’interprétation générique de ces phrases. Celles-ci ne sont interprétables que si les SN
en question ont une lecture taxinomique, comme illustré en (11).
(11) a. Des maladies cardiaques sont dangereuses : les maladies coronariennes.
3. Cet exemple m’a été communiqué par B. Lebruyn, étudiant de L. Tasmowsky - de Ryck à l’Uni-
versité d’Anvers.
78

b. Des éléphants d’Afrique ont de grandes oreilles, à savoir ceux qui vivent
dans le sud du continent.

Or, nous observons en (12) que les syntagmes cardiaques et d’Afrique ne peuvent pas
fonctionner comme prédicats phrastiques.

(12) a. * Ces maladies sont cardiaques.


b. * Ces éléphants sont d’Afrique.

Nous en déduisons que l’agrammaticalité engendrée par l’occurrence de l’élément


restrictif comme prédicat est la source du blocage de l’interprétation générique de la
phrase dans laquelle il figure en position de modifieur du nom.

Plus généralement, l’interprétation générique de la phrase est bloquée dès que la


restriction permet de créer une sous-classe bien établie de la classe dénotée par le nom-
tête du SN en des. Nos connaissances encyclopédiques jouent donc un rôle ici. C’est
typiquement le cas en (10) où les maladies cardiaques et les éléphants d’Afrique sont
des (sous-)classes bien établies dans nos connaissances encyclopédiques.

Toutefois, il nous faut préciser que la possibilité pour un adjectif de fonctionner comme
prédicat phrastique dépend crucialement de la relation lexicale qu’il entretient avec le
nom-tête du SN sujet de la phrase. En effet, on sait depuis longtemps qu’un même
adjectif peut avoir des emplois prédicatifs avec certains noms, mais des emplois non
prédicatifs avec d’autres noms 4 . C’est le cas par exemple de l’adjectif national.

(13) a. Le recrutement a été national.


b. * La police est nationale.

En (13a), national est susceptible d’un emploi prédicatif car il est en relation avec le
nom recrutement. Un tel emploi est source d’agrammaticalité si cet adjectif est en re-
lation avec le nom police, comme le montre (13b).

4. On retrouve ici l’opposition traditionnelle entre adjectif relationnel (vs) adjectif non relationnel
(Bolinger, 1967; Tamba, 1980; Monceaux, 1987; Riegel, 1985; Riegel et al., 1994; Noailly, 1999;
Schnedecker et al., 2002; Knittel, 2003). Les adjectifs relationnels se caractérisent notamment par deux
propriétés remarquables. D’une part, ils ne peuvent fonctionner comme attribut :
(i) un discours présidentiel
* Ce discours est présidentiel.
(ii) un palais princier.
* Marie trouve ce palais princier.
D’autre part, ils n’acceptent pas la modification par un adverbe d’intensité tel que très, vraiment, abso-
lument :
(iii) * une ampoule très électrique
(iv) * une viande très bovine
79

Le SN peut même être totalement ambigu, comme c’est le cas en (14) :

(14) des films fantastiques

L’adjectif peut (i) produire une sous-classe de la classe des films (15a) ou (ii) dénoter
une propriété partagée par certains films, à savoir la propriété d’être extraordinaire
(15b). C’est le contexte qui privilégie l’une ou l’autre des deux interprétations 5 .

(15) a. Ce cinéma diffuse toutes sortes de films, notamment des films d’horreur,
des films fantastiques et des films policiers.
b. La semaine dernière, Max a eu l’occasion de voir des films vraiment fan-
tastiques.

Tout comme nous l’avons vu pour l’adjectif national, fantastique ne peut pas être em-
ployé prédicativement quand il permet de construire une sous-classe de la classe des
films (15a). Au contraire, un tel emploi est possible s’il décrit une propriété partagée
par certains films (cf. certains films sont fantastiques / extraordinaires).
En résumé, les possibilités d’emploi prédicatif (vs) non prédicatif d’un élément
restrictif dépendent de la relation lexicale qui s’établit entre cet élément et le nom
qu’il modifie. Seuls les éléments restrictifs susceptibles d’un emploi prédicatif sont
en mesure de faire émerger l’interprétation générique des phrases dans lesquelles ils
fonctionnent comme modifieurs au sein d’un SN en des en position sujet.

Les phrases telles que (6) et (7) ont les caractéristiques suivantes :

(1) Elles autorisent les interprétations génériques, indépendamment de la nature s-level


ou i-level des deux prédicats impliqués, à savoir la restriction interne au SN en des et
le prédicat de la phrase. Ceci est mis en évidence en (16) :

(16) a. Des enfants [malades]s [sont grincheux]s .


b. Des enfants [paresseux]i/s [vont à l’école en voiture]s.
c. Des enfants [qui marchent avant l’âge de dix mois]i [sont précoces]i .
d. Des lions [blessés]s [sont vulnérables]i .

(2) La lecture générique est bloquée si l’un au moins des deux prédicats impliqués
décrit une situation accidentelle ancrée à un temps et en un lieu spécifiques. En d’autres
termes, et pour reprendre la distinction de Kleiber (1981a), la lecture générique n’est
pas accessible si l’un au moins des deux prédicats est spécifiant.

(17) a. Des lions blessés hier dans ce zoo sont vulnérables. (* générique)
5. Notons que le test d’insertion d’un adverbe d’intensité permet de distinguer les deux interpré-
tations. Si le SN dénote une sous-classe, cette insertion produit une agrammaticalité. Si au contraire
l’adjectif décrit une propriété des entités dénotées par le nom, cette insertion n’altère pas la grammati-
calité de la phrase.
80

b. Des enfants paresseux vont à l’école en voiture ce matin. (* générique)

(3) Si aucun élément du contexte ne force la lecture collective du SN en des, celui-ci


a une interprétation générique distributive. Dans ce cas, l’interprétation de ces phrases
est très semblable à celle des mêmes phrases contenant un SN en un en position sujet
comme en témoigne l’exemple (18).

(18) {Des / Un} marin(s) confirmé(s) navigue(nt) souvent seul(s).

Cet aspect est étudié plus en détail dans la section suivante.

3.2.3 Généricité et interprétation distributive des SN en des


Considérons le paradigme d’exemples (19).

(19) a. Des enfants malades sont grincheux.


b. Des enfants paresseux vont à l’école en voiture.
c. Des lions blessés sont vulnérables.
d. Des enfants qui marchent avant l’âge de dix mois sont précoces.
e. Des étudiants qui ne suivent pas les cours régulièrement prennent le risque
d’échouer aux examens.
f. Des thèses bien écrites sont agréables à lire.

On observe que l’interprétation générique de ces phrases n’établit pas de contraste


significatif avec l’interprétation générique des mêmes phrases construites à partir d’un
SN en un.

(20) a. Un enfant malade est grincheux.


b. Un enfant paresseux va à l’école en voiture.
c. Un lion blessé est vulnérable.
d. Un enfant qui marche avant l’âge de dix mois est précoce.
e. Un étudiant qui ne suit pas les cours régulièrement prend le risque d’échouer
aux examens.
f. Une thèse bien écrite est agréable à lire.

Cette observation est valable également pour les phrases génériques du paradigme (5)
de la page 76. Nous rappelons que ces phrases contiennent un verbe modal à valeur
déontique qui légitime l’occurrence, en position d’argument externe, des SN en des de
forme canonique [des N] (cf. section 3.2.1).

(21) a. Des pompiers doivent être courageux.


b. Un pompier doit être courageux.
(22) a. Des députés n’ont pas le droit de mettre en cause un ministre.
81

b. Un député n’a pas le droit de mettre en cause un ministre.

Il s’agit là d’une propriété remarquable de des qui, d’après Corblin (1987, 1989),
le distingue des numéraux cardinaux. Corblin (1989) constate en effet que "les énon-
cés comportant des nombres pluriel en lieu et place de un ne disent rien d’autres que
l’énoncé initial" et sont jugés inacceptables si l’interprétation du SN est distributive. Il
illustre cette observation en confrontant les exemples (23a) et (23b), le premier étant
similaire à ceux de notre paradigme (20).

(23) a. Un homme heureux n’a pas d’histoire.


b. Deux hommes heureux n’ont pas d’histoire.

La phrase (23b) n’accède à une interprétation générique que si le SN dénote un groupe


d’individus (c’est-à-dire une paire ici), et non des individus atomiques. Dans ce cas,
l’interprétation générique de l’énoncé engage des conditions de vérité différentes de
celles qu’engage un, puisqu’elle repose sur une interprétation non distributive du SN
deux hommes heureux. Si l’interprétation est distributive 6, la phrase est inacceptable
et seule la phrase (23a) est interprétable.
Corblin constate en revanche que ce phénomène n’opère pas dans le cas de des, du fait
de l’acceptabilité de la phrase générique (24). Il en va de même, on l’a vu, pour les
phrases (19), (21a) et (22a).

(24) Des hommes heureux n’ont pas d’histoire 7 .

Ces faits montrent que, dans les contextes considérés (restrictifs ou modaux), les
SN en des peuvent avoir une lecture distributive, bien que les phrases génériques dans
lesquelles ils figurent ont les mêmes conditions de vérité que celles contenant un SN
en un. Un indice qui semble valider cette hypothèse est fourni par les phrases (25).

(25) a. Des marins confirmés naviguent souvent seuls.


b. Des tennismen de grande valeur gagnent souvent le simple de Wimbledon.
(adapté d’un exemple de Dobrovie-Sorin, 2001)

Dans ces exemples, les SN en des ne peuvent avoir qu’une interprétation distributive,
dans la mesure où les prédicats s’appliquent à un individu unique, et non à un groupe.
Cette caractéristique des prédicats est induite par l’adjectif seuls en (25a) et le SN le
simple de Wimbledon en (25b).

6. Un SN a une interprétation distributive si chaque N considéré possède la propriété (Corblin, 1987,


p.73).
7. On notera dans cet exemple de Corblin la présence de l’adjectif heureux qui légitime selon nous
l’interprétation générique de la phrase. Son élimination produit à nouveau une phrase non interprétable
génériquement. Corblin ne dit rien à propos du lien entre la présence explicite de cet élément restrictif
et la possibilité d’une interprétation générique de la phrase (24).
82

Crucialement, la présence d’une restriction ou d’un verbe modal se révèle à nou-


veau déterminante. Outre le fait qu’elle permet aux phrases contenant un SN en des en
position sujet d’accéder à une interprétation générique, elle rend également légitime
l’interprétation distributive des SN en des, impossible sinon. Plus particulièrement, on
observe, à la suite notamment de Corblin (1987, 1989) et Dobrovie-Sorin (2001), que
l’interprétation distributive des SN de forme [des N] est inacceptable si ce SN est com-
biné à un prédicat distributif.

(26) a. Un carré a quatre côtés égaux.


b. * Des carrés ont quatre côtés égaux.

Si le SN des carrés en (26b) est interprété de manière distributive, la phrase est


inacceptable. Seule l’occurrence d’un SN en un est possible (cf. 26a). Notons que cette
observation est valable également pour les SN contenant un numéral cardinal.

(27) * Deux carrés ont quatre côtés égaux.

Par ailleurs, l’interprétation non distributive des SN des carrés et deux carrés n’est pas
accessible ici, en raison de la nature du prédicat. Corblin (1989) souligne en effet que
le choix d’une propriété définitoire de la classe engage sur la voie de l’interprétation
distributive du pluriel. Cela signifie que si le verbe principal dénote une propriété qui
caractérise de façon notoire chaque membre de la classe, l’interprétation du SN est dis-
tributive.

On observe que l’insertion d’un élément restrictif ou d’un modal permet à nou-
veau l’émergence d’une lecture distributive du SN en des en (26b). L’interprétation
générique des phrases (28b,29b) est acceptable et ceux-ci ne disent rien d’autre que
les énoncés (28a,29a) respectivement. Notons qu’une interprétation non distributive
de ces SN n’est pas acceptable, du fait du caractère distributif du prédicat avoir quatre
côtés égaux.

(28) a. Un carré bien formé a quatre côtés égaux.


b. Des carrés bien formés ont quatre côtés égaux.
(29) a. Un carré doit avoir quatre côté égaux (pour être bien formé).
b. Des carrés doivent avoir quatre côtés égaux (pour être bien formés).

Le second cas où les SN en des ne sont pas ouverts à une interprétation distribu-
tive est le cas où ils sont combinés à des prédicats collectifs. Ces derniers sont en
effet incompatibles avec un SN référant à un individu atomique (cf. 30a). Seule les SN
dénotant un ensemble d’individus sont légitimes avec ces prédicats (cf. 30b).

(30) a. * Un lion se rassemble les soirs de pleine lune.


b. Les lions se rassemblent les soirs de pleine lune.
83

Dans ce cas, la présence explicite d’un élément restrictif ou d’un modal ne permet
pas non plus l’interprétation distributive du SN en des. L’élément restrictif peut même
être le facteur déclencheur de l’interprétation non distributive de ces SN (cf. 32,33).
Dans les autres cas, c’est le prédicat principal qui impose la lecture collective du SN
(cf. 31,34,35).

(31) a. Des lions affamés se rassemblent souvent les soirs de pleine lune.
b. * Un lion affamé se rassemble souvent les soirs de pleine lune.
(32) a. Des droites convergentes ont un point en commun. (Dobrovie-Sorin, 2001)
b. * Une droite convergente a un point en commun.
(33) a. Des pays voisins finissent par se fédérer. (Corblin, 1987)
b. * Un pays voisin finit par se fédérer.
(34) a. Des ministres doivent être solidaires. (Corblin, 1989)
b. * Un ministre doit être solidaire.
(35) a. Des locataires peuvent se constituer en association. (Corblin, 1989)
b. * Un locataire peut se constituer en association.

Nous avons montré que les phrases génériques du paradigme (19), ainsi que les
phrases (20) permettent une lecture distributive des SN en des. Cette lecture est même
la seule possible si le prédicat principal est un prédicat distributif. De plus, elle engage
les mêmes conditions de vérité que l’interprétation générique des phrases équivalentes
avec un SN en un, sans que ces phrases soient jugées inacceptables pour autant. De ce
point de vue, des se distingue des numéraux cardinaux.

Une analyse formelle unifiée de ces SN indéfinis distributifs devrait donc traiter de
manière analogue les phrases contenant un SN en des et celles contenant un SN en un,
dans la mesure où leur interprétation générique engage les mêmes conditions de vérité.
Mais encore faut-il expliquer pourquoi deux formes distinctes, l’une en un, l’autre en
des sont disponibles et pertinentes, alors que les phrases dans lesquelles elles figurent
sont sémantiquement équivalentes.
Nous avançons que le choix de l’une ou l’autre de ces formes relève, non pas d’une
contrainte sémantique, mais d’une contrainte d’ordre pragmatico-discursive. Comme
le souligne Corblin (1989, p.29), le recours à un énoncé impliquant des "est justifié par
l’application de l’énoncé général à un exemple impliquant plusieurs individus, bien
que l’énoncé général s’applique à chaque individu considéré isolément". Imaginons
par exemple une situation où deux individus se trouvent face à une horde de lions
affamés. Un énoncé potentiel serait (36a), plutôt que (36b).

(36) a. Méfie-toi, des lions affamés sont extrêmement dangereux.


b. Méfie-toi, un lion affamé est extrêmement dangereux.
84

Inversement, envisageons une situation où un adulte se trouve face à un enfant qui


met les doigts dans son nez. Dans ce cas, l’énoncé le plus approprié sera (37a) qui
implique un, plutôt que (37b) qui implique des.
(37) a. Tu sais, un enfant bien élevé ne met pas les doigts dans le nez.
b. Tu sais, des enfants bien élevés ne mettent pas les doigts dans le nez.

3.2.4 Les phrases génériques en des : une structure implication-


nelle
Reprenons les phrases génériques à SN sujet modifié données en (19) (page 80) :
(19) a. Des enfants malades sont grincheux.
b. Des enfants paresseux vont à l’école en voiture.
c. Des lions blessés sont vulnérables.
d. Des enfants qui marchent avant l’âge de dix mois sont précoces.
e. Des étudiants qui ne suivent pas les cours régulièrement prennent le risque
d’échouer aux examens.
f. Des thèses bien écrites sont agréables à lire.
L’hypothèse que nous défendons ici est que les phrases génériques telles que (19)
sont sémantiquement équivalentes à des phrases contenant une proposition restrictive
introduite par quand ou si. Elles ont les deux caractéristiques suivantes : (i) l’élément
restrictif apparaît dans la proposition en quand / si et occupe une position prédicative
et (ii) il existe une relation anaphorique entre le SN en des figurant dans la proposi-
tion conditionnelle et un pronom apparaissant dans la proposition principale. Ceci est
illustré en (38).
(38) a. {Quand / Si} des enfantsi sont malades, ilsi sont grincheux.
b. {Quand / Si} des enfantsi sont paresseux, ilsi vont à l’école en voiture.
c. {Quand / Si} des lionsi sont blessés, ilsi sont vulnérables.
d. {Quand / Si} des enfantsi marchent avant l’âge de dix mois, ilsi sont pré-
coces.
e. {Quand / Si} des étudiantsi ne suivent pas les cours régulièrement, ilsi
prennent le risque d’échouer aux examens.
f. {Quand / Si} des thèsesi sont bien écrites, ellesi sont agréables à lire.
g. {Quand / Si} des droitesi sont convergentes, ellesi ont un point en com-
mun.
On observe que l’équivalence sémantique avec les phrases contenant une proposition
restrictive en quand / si vaut également pour les SN en un modifiés, comme illustré par
exemple en (39).
(39) a. {Quand / Si} un enfanti est paresseux, ili va à l’école en voiture.
85

b. {Quand / Si} un lioni est blessé, ili est vulnérable.


c. {Quand / Si} un étudianti ne suit pas les cours régulièrement, ili prend le
risque d’échouer aux examens.

Cette structure implicationnelle permet de rendre compte non seulement du caractère


restrictif de l’adjectif ou de la proposition relative dans les phrases (19), mais aussi de
leur rôle prédicatif, crucial pour l’interprétation générique de ces phrases. Plus préci-
sément, ils figurent dans l’antécédent de la phrase conditionnelle, ce qui leur donne le
statut d’élément restrictif. De plus, à ce niveau, ils occupent une position prédicative.
Nous verrons dans la section 3.4 les implications formelles de cette hypothèse.

3.3 Les SN en des et la généricité partitive


Nous avons déjà fait référence à plusieurs reprises à la notion de généricité par-
titive. Cette section consiste en un examen détaillé de ce phénomène qui n’a guère
suscité l’attention des linguistes jusqu’à présent. Très peu d’auteurs se sont en effet in-
terrogés sur la possible généricité de phrases telles que (40) (Anscombre, 1999, 2002;
Diesing, 1992; Bosveld-de Smet, 1994; Tasmowski-de Ryck, 1998; Cohen, 2001; Klei-
ber, 2001) :

(40) a. Certains intellectuels sont aigris. (Anscombre, 2002)


b. Beaucoup d’étudiants possèdent un ordinateur personnel. (Kleiber, 2001)
c. Des gosses sont gentils, d’autres moins. (Tasmowski-de Ryck, 1998)
d. Peu de gens savent être vieux. (Bosveld-de Smet, 1994)
e. Encore au XXIème siècle, des enfants naissent aveugles.
f. Des électeurs modérés votent à l’extrême-gauche.

Anscombre (1999, 2002) est le premier à avoir tenté de démontrer que les phrases
telles que (40a) dont le SN sujet contient le déterminant certains sont des phrases gé-
nériques d’un type particulier. C’est à lui qu’on doit le terme de généricité partitive.
Soulignons dès à présent que ce phénomène n’est pas une spécificité du français. Co-
hen (2001) l’aborde pour l’anglais par le biais des exemples (41).

(41) a. A : Birds lay eggs.


‘Les oiseaux pondent des oeufs.’
B : Mammals lay eggs too.
‘Certains mammifères pondent des oeufs aussi.’
b. A: Nobody in India eats beef.
‘En Inde, personne ne mange de viande.’
B: That’s not true! Indians do eat beef!
‘C’est faux ! Certains indiens mangent de la viande !’
86

Il qualifie la lecture des noms nus mammals en (41a) et indians en (41b) de lecture
générique existentielle.
Il nous semble enfin que l’exemple (42), très largement discuté dans la littérature
anglo-saxonne, relève du même phénomène pour l’une de ses interprétations : celle
où la phrase n’énonce pas une propriété caractéristique des typhons en général, mais
seulement d’une partie d’entre-eux (cf. 43b).
(42) Typhoons arise in this part of the Pacific.
(43) a. En général, les typhons naissent dans cette partie du Pacifique.
b. {Des / Certains} typhons naissent dans cette partie du Pacifique.
Avant d’aborder le cas des SN en des, examinons dans un premier temps l’analyse
de ce phénomène proposée par Anscombre.

3.3.1 L’analyse d’Anscombre (2002)


Anscombre (2002) examine les phrases du type (44) dont la particularité est de
contenir un SN sujet introduit par certains :
(44) a. Certains intellectuels sont d’extrême-droite.
b. Certains intellectuels sont aigris.
c. Certaines voitures ont trois roues.
d. Certaines voitures sont chères.
Afin de mettre en évidence les propriétés de ces phrases vis à vis de la généricité, il
reprend la distinction ternaire entre phrase analytique (45a), phrase typifiante a priori
(45b) et phrase typifiante locale (45c) 8 . Toutes sont des phrases génériques.
(45) a. Les chiens sont des mammifères.
b. Les chiens ont quatre pattes.
c. Les chiens sont fidèles.
Nous nous limiterons ici à deux des caractéristiques saillantes rappelées par Ans-
combre et permettant de distinguer ces trois types de phrases génériques. La première
concerne la possibilité d’exceptions. Les phrases analytiques étant définitoires de la
classe à laquelle renvoie le nom-tête du SN sujet, elles n’autorisent pas les exceptions.
A l’inverse, les phrases typifiantes admettent l’existence d’exceptions, sans que soit
pour autant remis en cause leur statut de phrase générique. Ceci est illustré en (46).
(46) a. * Fido est un chien, mais ce n’est pas un mammifère.
8. Les phrases analytiques sont des phrases nécessairement vraies. On y réfère aussi par le terme de
phrase définitoire. Les typifiantes a priori sont des phrases généralement vraies. Quant aux typifiantes
locales, ce sont des phrases vraies par convention, c’est-à-dire des phrases génériques dont la valeur
de vérité ne peut être déterminée que par comparaison avec l’empirique. On les appelle également des
phrases génériques synthétiques.
87

b. Fido est un chien, mais il n’a pas quatre pattes. (suite à un accident, on l’a
amputé d’une patte)
c. Fido est un chien, mais il n’est pas fidèle. (la fidélité est une propriété
accidentelle des chiens)
La seconde caractéristique est liée à la possibilité d’occurrence d’un SN défini spé-
cifique de forme [Det N] en position sujet. Seules les phrases typifiantes locales ad-
mettent un SN sujet de ce type, comme le corroborent les exemples (47).
(47) a. ?? Mon chien est un mammifère.
b. ?? Mon chien a quatre pattes.
c. Mon chien est fidèle.
Anscombre observe que les phrases du paradigme (44) satisfont à beaucoup des
critères de la généricité. D’une part, il souligne qu’elles permettent au moins une in-
terprétation non événementielle. Nous reviendrons plus en détail sur cet aspect dans
la section 3.3.3. D’autre part, il remarque qu’il est possible d’établir une dichotomie
entre ces phrases, selon qu’elles autorisent les exceptions ou pas. A ce sujet, il fait le
constat suivant :
"Remarquons que le problème n’est pas de montrer que dans la classe des
entités x dont on prédit que Certains x sont P, il y a des x qui ne sont pas
P, car il s’agit là d’un pur truisme. Ce qu’il faut en fait montrer, c’est que,
dans le cas où ces certains x qui sont P renvoient à une classe par ailleurs
identifiable, l’existence d’éventuelles exceptions n’invalide pas la phrase
en Certains . . . Il en est ainsi en particulier chaque fois qu’à ces certains
est associée une dénomination." (Anscombre, 2002, p.19)
Pour illustrer ceci, il introduit les exemples (48).
(48) a. Certains entiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.
b. Certaines voitures de cette série ont la direction assistée.
c. Certaines voitures de cette gamme consomment beaucoup.
Les entiers concernés par la prédication en (48a) correspondent à une classe d’entiers
bien connue, à savoir les nombres premiers. Par conséquent, cette phrase est associée
à la phrase générique "standard" (49). Celle-ci étant analytique, elle n’admet aucune
exception.
(49) Les nombres premiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.
Du fait de ce parallélisme, Anscombre en déduit que (48a) est également une phrase
générique analytique.
En ce qui concerne les phrases (48b) et (48c), elles peuvent également être associées à
des phrases génériques "standard", ce qu’il illustre par le biais des exemples (50).
(50) a. Les voitures X de cette série ont la direction assistée.
88

b. Les voitures Y de cette gamme consomment beaucoup.

Or, ces phrases admettent des exceptions qui, fait remarquable d’après lui, sont poten-
tiellement les mêmes que celles admises par les versions associées en certains. Ceci
est mis en évidence en (51) et (52) :

(51) a. Les voitures X de cette série ont la direction assistée, sauf celles achetées
à crédit.
b. Certaines voitures de cette série ont la direction assistée, sauf celles ache-
tées à crédit.
(52) a. Les voitures Y de cette gamme consomment beaucoup, sauf celles qui
marchent au fuel.
b. Certaines voitures de cette gamme consomment beaucoup, sauf celles qui
marchent au fuel.

Anscombre en déduit que (48b) et (48c) sont des phrases génériques typifiantes 9 . Il
observe cependant que ces deux phrases autorisent l’occurrence d’un SN défini spé-
cifique, ce qui induit une caractérisation de celles-ci en termes de phrases génériques
typifiantes locales (53).

(53) a. Cette voiture a la direction assistée.


b. Cette voiture consomme beaucoup.

Néanmoins, Anscombre avance qu’il existe des phrases génériques partitives qui
sont des phrases typifiantes a priori. Il donne l’exemple (54) :

(54) Certains français sont blonds 10 .


9. L’argument de Anscombre ici ne nous paraît pas convaincant. Si l’emploi de sauf est parfaitement
légitime en (51a) et (52a), ce n’est pas le cas, nous semble-t-il, en (51b) et (52b). La raison est que, dans
les phrases contenant un SN défini, ce SN réfère à la totalité des voitures en question à partir de laquelle
il est possible d’isoler une sous-classe de voitures n’ayant pas la propriété prédiquée. Cette dichotomie
émerge du fait de la présence de la proposition introduite par sauf. On aboutit ainsi à deux ensembles
complémentaires : celui des voitures ayant la direction assistée par exemple, et celui des voitures n’ayant
pas la direction assistée.
En revanche, dans les phrases contenant un SN en certains, ce SN ne réfère évidemment pas à la totalité
des voitures en question, mais seulement à un sous-ensemble de celles-ci. La phrase ‘certaines voitures
de cette série ont la direction assistée’ permet d’établir d’emblée, du fait de la présence de certains,
une dichotomie qui opposent les voitures qui ont la direction assistée à celles qui ne l’ont pas. Le
rôle de la proposition introduite par sauf ici est très différent car elle n’engendre pas une dichotomie
supplémentaire : cette proposition permet seulement de spécifier une propriété commune aux voitures
qui n’ont pas la direction assistée, à savoir la propriété d’avoir été achetées à crédit.
10. Le test qui consiste à substituer un SN défini spécifique au SN certains français tend pourtant à
montrer que cette phrase est typifiante locale.
(i) Ce français est blond.
89

Le critère qu’il utilise pour justifier cette hypothèse est un critère introduit initialement
dans Kleiber (1978) et permettant également de distinguer les phrases typifiantes a
priori des phrases typifiantes locales. Le critère est le suivant : seules les phrases typi-
fiantes locales supportent l’interrogation en est-ce que. Appliqué aux phrases (53) et
(54), ce critère conduit aux phrases interrogatives données en (55).

(55) a. Est-ce que certaines voitures ont la direction assistée?


b. Est-ce que certaines voitures consomment beaucoup?
c. * Est-ce que certains français sont blonds?

En résumé, Anscombre (2002) tente d’établir un parallélisme entre les phrases gé-
nériques "standard" d’une part, et les phrases génériques partitives d’autre part. Selon
lui, trois types de phrases génériques partitives pourraient être dégagés : les génériques
partitives (i) analytiques (56a), (ii) typifiantes a priori (56b) et (iii) typifiantes locales
(56c).

(56) a. Certains triangles ont trois côtés égaux.


b. Certaines voitures ont trois roues.
c. Certains français sont blonds.

Les phrases génériques "standard" décriraient des propriétés essentielles de la classe


dénotée par le nom-tête du SN sujet, alors que les phrases génériques partitives expri-
meraient des propriétés accidentelles de cette classe.

3.3.2 Quelques remarques à propos de l’analyse d’Anscombre (2002)


L’argumentation développée par Anscombre appelle deux remarques essentielles.
La première est relative à l’existence d’exceptions. Son raisonnement est certes valide,
mais il ne vaut que si le SN en certains est interprété taxinomiquement. Rappelons en
(57) un de ses exemples, saillant de ce point de vue.

(57) Certains entiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.

Comme le souligne à juste titre cet auteur, les nombres entiers dont il est question en
(57) sont "les fameux nombres premiers". Cela revient à dire que les entiers dont la
propriété est d’être exclusivement divisibles par eux-mêmes ou par l’unité forment la
classe des nombres premiers, celle-ci correspondant précisément à une (sous-)classe
bien établie dans nos connaissances encyclopédiques. Il est clair ici que le SN accède
à une interprétation taxinomique, ce que corrobore l’exemple (58).

(58) Certains entiers, à savoir les nombres premiers, n’ont pas d’autres diviseurs
qu’eux-mêmes et l’unité.
90

Il n’est donc pas surprenant que (57) soit en relation étroite avec la phrase générique
(59).
(59) Les nombres premiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.
En effet, ce type de relation s’établit dès que le SN est interprété taxinomiquement.
Considérons par exemple la phrase (60) qui contient un SN indéfini singulier, combiné
à un prédicat d’espèce. Nous rappelons que dans ces contextes, les SN indéfinis ne sont
susceptibles que d’une lecture taxinomique (cf. (61a) et (61b)).
(60) Un lapin est en voie d’extinction en Lorraine.
(61) a. * Un lapin est en voie d’extinction en Lorraine : Jeannot, le lapin de mon
voisin.
b. Un lapin est en voie d’extinction en Lorraine : le lapin de garenne.
c. Le lapin de garenne est en voie d’extinction en Lorraine.
A la phrase (61b) contenant un SN sujet interprété taxinomiquement correspond la
phrase générique (61c) qui associe la propriété être en voie d’extinction au SN géné-
rique le lapin de garenne.

La phrase générique (59) étant analytique, elle n’autorise aucune exception. Par
conséquent, nous suivons Anscombre en reconnaissant que la phrase associée (57)
est également une phrase générique analytique qui ne tolère aucune exception 11 . Les
exemples de ce type de phrases abondent. Nous en donnons quelques-uns en (62).
(62) a. Certains triangles ont trois côtés égaux : les triangles équilatéraux.
= Les triangles équilatéraux ont trois côtés égaux.
b. Certaines droites, à savoir les droites parallèles, n’ont aucun point en com-
mun.
= Les droites parallèles n’ont aucun point en commun.
c. Certains mammifères pondent des oeufs. Ce sont {l’ / les} ornithorynque(s)
et {l’ / les} échidné(s).
= {L’ / Les} ornithorinque(s) et {l’ / les} échidné(s) pondent des oeufs.
11. Remarquons toutefois que l’analycité de (57), reprise ci-dessous en (i), n’est pas tout à fait simi-
laire à celle de (59), rappelée en (ii).
(i) Certains entiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.
(ii) Les nombres premiers n’ont pas d’autres diviseurs qu’eux-mêmes et l’unité.
Dans les phrases génériques "standard" telles que (ii), le prédicat énonce une propriété définitoire de la
classe dénotée par le nom-tête du SN sujet. Ce n’est pas le cas en (i) : le prédicat définit ici un sous-
ensemble d’entiers, et non l’ensemble des entiers, lequel sera caractérisé par la phrase analytique (iii) :
(iii) Les entiers ont un développement décimal sans virgule.
Il s’agit donc bien dans les deux cas de phrases analytiques. Elles se distinguent simplement par le fait
que, si la phrase est générique "standard", le prédicat caractérise directement la classe dénotée par le
nom-tête du SN. Au contraire, si la phrase est générique partitive, le prédicat définit non pas la classe
dénotée par le nom-tête du SN, mais un sous-ensemble de celle-ci.
91

Notons cependant que l’interprétation taxinomique du SN n’est pas incompatible


avec l’existence d’exceptions 12. Ce cas de figure apparaît si le prédicat n’est pas défi-
nitoire de la classe dénotée par le nom-tête du SN sujet, autrement dit si la phrase n’est
pas analytique. Cette observation peut être illustrée au moyen des exemples (63) :

(63) a. Certains requins sont extrêmement dangereux pour l’homme.


b. Certaines voitures de la marque Peugeot ont la direction assistée. (adapté
d’un exemple d’Anscombre, 2002)

A nouveau, il est possible de rendre saillante la lecture taxinomique du SN en intro-


duisant explicitement la ou les sous-classes concernées par la prédication, comme en
(64a) et (65a) :

(64) a. Certains requins sont extrêmement dangereux pour l’homme : le requin


bouledogue, le requin bleu et le requin marteau.
b. Le requin bouledogue, le requin bleu et le requin marteau sont extrême-
ment dangereux pour l’homme.
(65) a. Certaines voitures de la marque Peugeot ont la direction assistée : les ber-
lines.
b. Les (voitures) berlines de la marque Peugeot ont la direction assistée 13 .

Tout comme (64b), la généricité de (63a) n’est pas remise en cause par l’existence
d’un requin déviant appartenant à l’une des trois sous-classes explicitées en (64a) et
qui n’aurait plus la propriété d’être extrêmement dangereux pour l’homme, du fait
de la perte de ses mâchoires acérées par exemple. De même, et comme le souligne
Anscombre à propos de la phrase (i) (cf. note 13), la phrase générique (65b) accepte
les exceptions, tout comme la phrase (63b), ce qui est mis en évidence en (66a) et
(66b) respectivement. Il ajoute que les mêmes exceptions sont possibles dans ces deux
phrases.

(66) a. Les (voitures) berlines de chez Peugeot ont la direction assistée, sauf celles
achetées à crédit.
b. Certaines voitures de chez Peugeot ont la direction assistée, sauf celles
achetées à crédit.
12. Anscombre montre bien que les exceptions sont possibles avec une partie de ses phrases en cer-
tains, sans toutefois lier ces exceptions avec le fait que la lecture des SN est taxinomique.
13. Afin de mettre clairement en évidence la lecture taxinomique en (64b), nous avons introduit une
caractérisation explicite de la classe des voitures concernées par la prédication. Les exemples d’Ans-
combre se limitent à une caractérisation vague de cette classe. Ce sont les suivants :
(i) Certaines voitures de cette série ont la direction assistée : les voitures X.
(ii) Les voitures X de cette série ont la direction assistée.
92

Signalons que (63a) se distingue de (63b) en ce que l’exception est un individu déviant
en (63a), alors qu’il s’agit en (63b) d’un ensemble d’individus identifiables au moyen
d’une sous-classe (non naturelle ici et qui est fournie par le contexte linguistique) 14.

Crucialement, nous défendons l’idée que la généricité partitive doit être distinguée
de la taxinomie 15 . Nous avançons que la généricité partitive met en jeu des individus
non spécifiques (au sens où ces individus ne sont pas ancrés spatio-temporellement),
et non des classes qui sont l’apanage de la taxinomie. Nous développerons cette hypo-
thèse dans la section 3.3.3.

La seconde remarque que nous souhaitons faire est en relation avec la première.
Nous prendrons comme point de départ pour l’argumentation les phrases que Ans-
combre analyse comme typifiantes, en vertu du fait qu’elles autorisent les exceptions.
Nous avons montré ci-dessus que son argumentation est valide, mais repose sur une
lecture taxinomique du SN en certains. Or, les faits se révèlent tout autre si on envisage
la phrase comme assertant une propriété caractéristique d’individus non spécifiques, et
non d’une sous-classe. Des exemples révélateurs de ce point de vue sont les suivants :

(67) a. Des enfants naissent aveugles.


b. En Afrique, des bébés meurent du sida.
c. Certaines femmes mariées ont un amant.
d. Certains nouveaux-nés ont une ou deux petites dents à la naissance.
14. Les phrases (63a) et (63b) pourraient laisser croire qu’une différence existe entre les taxinomies
naturelles (i.e. celles qui font partie de nos connaissances encyclopédiques) et les taxinomies non natu-
relles qui émergent par le biais du contexte linguistique. Toutefois, (i) montre qu’il n’en est rien :
(i) Certaines chaussures commercialisées par cette marque valent 2000 euros. Ce sont celles en
véritable peau de serpent.
= Les chaussures en véritable peau de serpent commercialisées par cette marque valent 2500
euros.
On peut parfaitement envisager l’existence d’une "chaussure déviante" qui présente un défaut et dont le
prix de vente sera par conséquent revu à la baisse. L’exception porte dans ce cas sur un individu. Mais
les exceptions peuvent également porter sur un ensemble d’individus qui peuvent avoir une propriété en
commun et être de ce fait identifiable par le biais d’une sous-classe. C’est par exemple le cas en (ii) :
(ii) Certaines chaussures commercialisées par cette marque valent 2000 euros, sauf celles qui pré-
sentent un défaut majeur.
Ici, l’ensemble des chaussures qui n’ont pas la propriété de valoir 2000 euros forment la sous-classe
correspondant à la classe des chaussures qui ont un défaut.
15. Cette position est également partagée par Kleiber (2001) et d’une manière moins explicite par
Bosveld-de Smet (1994). Bosveld-de Smet note en effet que les SN sujets des phrases telles que (i) et
(ii) ne réfèrent ni à une (sous-)espèce, ni à une collection.
(i) Peu de gens savent être vieux.
(ii) Beaucoup de travailleurs vivent petitement.
Au contraire, il est fait référence ici à des individus, mais pas à des individus particuliers. Elle reconnaît
que ces phrases ont un lien avec la généricité, mais qu’elle ne voit pas de quelle type de généricité il
s’agit ici.
93

Ces exemples sont éclairants dans la mesure où il est difficile d’envisager une lecture
taxinomique du SN sujet. Il n’existe en effet pas de classes connues qui pourraient être
identifiées respectivement au moyen des propriétés prédiquées en (67).

3.3.3 Vers une caractérisation de la notion de généricité partitive


Au regard de l’argumentation développée par Anscombre (2002) et des remarques
que nous avons faites à ce sujet, il convient à présent de mettre en avant les proprié-
tés qui caractérisent la notion de généricité partitive (cf. Heyd, 2003). Nous avançons
que les phrases du paradigme (68) sont des phrases génériques partitives. Ces phrases
contiennent un SN sujet en des.

(68) a. Aujourd’hui, des enfants ont encore des difficultés à l’école.


b. En Afrique, des enfants meurent du sida.
c. Des électeurs modérés votent à l’extrême gauche.
d. Des bébés sautent en parachute dès l’âge de huit mois.

3.3.3.1 SN sujet et type de prédicat dans les phrases génériques partitives


Les phrases en (68) partagent deux caractéristiques remarquables. L’une est en
relation avec la dénotation du SN en des, l’autre concerne la nature de la prédication
principale.

(i) Nature du SN sujet :


La première caractéristique saillante des phrases génériques partitives est liée à la na-
ture du SN sujet. Il s’agit d’un SN indéfini pluriel en emploi partitif. A l’inverse des
SN partitifs de (69), ils ne réfèrent pas à des occurrences individuelles spécifiques,
spatio-temporellement délimitées 16 .

(69) a. Des basketteurs de mon équipe sont petits.


b. Des femmes mariées que je connais ont un amant.
c. Des électeurs modérés de ma circonscription ont voté à l’extrême-gauche.

Crucialement, les phrases génériques partitives partagent avec les phrases géné-
riques "standard" le caractère virtuel de la classe dénotée par le nom-tête du SN sujet.
Nous rappelons que Kleiber et Lazzaro (1987) définissent une classe virtuelle comme
une classe qui concerne non seulement les membres réels passés et présents, mais
16. Cet aspect a également été souligné dans Bosveld-de Smet (1994) et Kleiber (2001) à propos des
SN en beaucoup de, peu de et certains dans des phrases telles que (i), (ii) et (iii) :
(i) Peu de gens savent être vieux. (Bosveld-de Smet, 1994)
(ii) Beaucoup d’étudiants ont un ordinateur personnel. (Kleiber, 2001)
(iii) Certains chats aiment la musique religieuse. (ibid.)
94

aussi les membres futurs et contrefactuels. Autrement dit, il s’agit d’une classe com-
prise comme existant en dehors de l’existence particulière de ses membres (Kleiber et
Lazzaro, 1987, p.93). Ainsi, le SN sujet en (70) est générique car il réfère à une classe
qui peut exister en dehors de l’existence réelle d’un (dans le cas de le et un) ou de
plusieurs (dans le cas de les) castors au moment de l’énonciation.

(70) {Le / Les / Un} castor(s) construi(sen)t des barrages.

Cette propriété est valable également pour les phrases génériques partitives telles que
(71) :

(71) a. Encore au XXI ème siècle, des enfants naissent aveugles.


b. Des personnes âgées ont les dents qui repoussent après l’âge de 90 ans.

Certes, elle ne vaut pas pour l’ensemble de la classe dénotée par le nom-tête du SN en
des, mais seulement pour un sous-ensemble de celle-ci. Toutefois, ce sous-ensemble
est virtuel dans la mesure où il concerne non seulement les enfants nés aveugles passés
et présents, mais aussi les enfants qui naîtront aveugles.

Sur la base de cette observation, nous sommes en mesure d’expliquer l’opposition


entre les phrases génériques partitives telles que (71) et les phrases non génériques
(69). En (71a) par exemple, l’ensemble de départ est constitué par la classe virtuelle
"les enfants" dans laquelle se trouve prélevée la partie des enfants qui satisfont le
prédicat naître aveugles. Au contraire en (69a) par exemple, l’ensemble de départ
correspond à l’ensemble des basketteurs de mon équipe. Il s’agit donc d’une classe
contingente ou fermée, et non de la classe virtuelle "les basketteurs". Ainsi, ce qui dis-
tingue fondamentalement les SN de (71) d’une part des SN de (69) d’autre part est la
dénotation de la classe d’où est prélevé le sous-ensemble d’individus qui vérifient la
propriété décrite par la prédication principale. En (71), il s’agit d’une classe virtuelle
ou ouverte. En (69) en revanche, il s’agit d’une classe contingente ou fermée.

(ii) Nature de la prédication principale :


La seconde caractéristique des phrases génériques partitives concerne la nature de la
prédication principale. Celle-ci peut prendre la forme d’un prédicat i-level comme en
(72) ou d’un prédicat s-level en emploi non événementiel, c’est-à-dire un prédicat
caractérisant habituel, comme en (73).

(72) a. Des enfants naissent aveugles.


b. Des femmes mariées ont un amant.
(73) a. Des électeurs modérés votent à l’extrême-gauche.
b. Des bébés sautent en parachute dès l’âge de huit mois.
95

Il s’agit donc de prédicats caractérisants à même de produire des phrases génériques


ou habituelles "standard" s’ils sont combinés à des SN sujets appropriés, comme c’est
le cas en (74).
(74) a. Les femmes délaissées ont un amant.
b. Les partisans d’Arlette votent à l’extrême gauche.
Une première conclusion qu’on peut formuler à partir de ces observations est que
les phrases telles que (72) et (73) énoncent des règles générales qui s’appliquent non
pas à toute la classe virtuelle, mais seulement à une partie, un sous-ensemble de celle-
ci. Crucialement, le sous-ensemble qui vérifie le prédicat est un sous-ensemble virtuel
qui n’est pas identifiable par ailleurs comme une classe.
Ces phrases partagent donc deux propriétés remarquables avec les phrases génériques
"standard" : (i) la classe dénotée par le nom-tête du SN en des est une classe virtuelle
constituée d’individus, (ii) la prédication principale est caractérisante 17 .

3.3.3.2 Généricité partitive (vs) généricité taxinomique


Comme annoncé dans la section 3.3.2, nous avançons que la généricité partitive
doit être distinguée de la généricité taxinomique. Deux arguments vont dans le sens
de cette hypothèse. D’une part, alors que les SN en un et des accèdent à des lectures
génériques taxinomiques (cf. 75), on remarque que la lecture générique partitive est
bloquée dans le cas des SN en un (cf. 76).
(75) a. Un poisson a une forme de petit cheval (: l’hippocampe).
b. Un requin est extrêmement dangereux pour l’homme (: le requin boule-
dogue).
c. Des maladies sont mortelles (: le cancer du foie et la sclérose en plaque
par exemple).
d. Des mammifères pondent des oeufs (: les ornythorinques et les échidnés).
(adapté d’un exemple de Cohen, 2001)
(76) a. {#Un / Des} nouveau(x)-né(s) {a / ont} une ou deux petites dents à la
naissance.
b. {#Un / Des} électeur(s) modéré(s) votent à l’extrême-gauche. 18
Rappelons que les SN en un sont susceptibles d’une lecture générique "standard"
et de lectures non génériques, existentielles ou partitives, respectivement illustrées en
(77), (78) et (79) 19 .

17. On notera que les phrases génériques partitives semblent pouvoir être précédées de la tournure
"existentielle" il y a, sans perdre leur sens générique.
(i) Il y a des enfants qui naissent aveugles.

18. Le diacritique # signale l’impossibilité d’une lecture générique partitive des SN en un en (76).
19. Nous ne tenons pas compte ici des lectures taxinomiques.
96

(77) a. Un lion est un prédateur redoutable.


b. Un lion rugit.
(78) Un lion a attaqué le dompteur de ce zoo.
(79) Dans cette classe, un élève a un QI de 150.

Les prédicats de (77) sont caractérisants et le SN a une lecture générique "standard",


dans la mesure où la propriété dénotée par le prédicat caractérise les lions en général,
tout en autorisant les exceptions. Le prédicat de (78) en revanche est un prédicat évé-
nementiel épisodique. Il inclut donc une spécificité spatiale et temporelle, nécessaire à
la lecture existentielle du SN indéfini, comme nous l’avons vu précédemment au cha-
pitre 2. Quant à (79), le SN a une lecture partitive car la phrase asserte une propriété,
par ailleurs non spécifiante, d’un des élèves de la classe en question. Il ne peut s’agir
ici que d’un élève particulier.

Si on reprend à présent en (80) les exemples (76) avec un qui contiennent une
prédication caractérisante :

(80) a. Un nouveau-né a une ou deux petites dents à la naissance.


b. Un électeur modéré vote à l’extrême-gauche

on observe que l’interprétation de (80a) ne peut être que générique "standard". Toute-
fois, nos connaissances du monde nous font considérer cette phrase comme dénotant
une proposition fausse. Quant à l’interprétation existentielle, elle est difficile dans la
mesure où le prédicat est non spécifiant. En (80b), les interprétations générique et exis-
tentielle sont exclues pour les mêmes raisons que (80a).

Si on examine maintenant les versions en des reprises ci-dessous en (81), celles-ci


n’accèdent pas à une interprétation générique "standard", mais permettent seulement
une interprétation générique partitive.

(81) a. Des nouveaux-nés ont une ou deux petites dents à la naissance.


b. Des électeurs modérés votent à l’extrême-gauche.

En effet, les propriétés prédiquées en (81) ne concernent pas la quasi totalité des
nouveaux-nés et des électeurs modérés, mais seulement une partie d’entre-eux.

Le second argument qui pourrait justifier une distinction entre la généricité partitive
et la généricité taxinomique est que la lecture taxinomique des SN sujets n’est pas
toujours accessible. C’est le cas en (81), ainsi que dans les exemples ci-dessous :

(82) a. Des enfants naissent aveugles.


b. En Afrique, des enfants meurent du sida.
c. Des femmes mariées ont un amant.
97

La lecture taxinomique de ces SN n’est pas envisageable dans la mesure où il n’existe


pas de sous-classes connues d’individus partageant les propriétés prédiquées. La lec-
ture générique partitive qui met en jeu des individus non spécifiques étant la seule
possible ici, il apparaît donc clairement qu’elle doit être distinguée de la lecture géné-
rique taxinomique.
En conséquence, il semblerait que un soit à la généricité "standard" ce que des est
à la généricité partitive.

3.3.3.3 Généricité partitive (vs) généricité quasi universelle


Nous avons montré dans la section 3.2 que les SN en des peuvent accéder à des
lectures génériques "standard" si un élément restrictif, interne au SN, est à même de
fonctionner comme prédicat. Ces phrases sont alors sémantiquement équivalentes à
des phrases incluant une subordonnée restrictive introduite par quand ou si. De plus,
elles sont sémantiquement proches des mêmes phrases contenant un SN en un 20 ou en
les en position sujet. Ces observations sont résumées en (83).

(83) a. Des enfants malades sont grincheux.


b. Quand des enfants sont malades, ils sont grincheux.
c. ' Un enfant malade est grincheux.
d. ' Les enfants malades sont grincheux.

Si la présence d’un élément restrictif susceptible d’un emploi prédicatif est une
condition nécessaire à l’émergence de l’interprétation générique "standard", ce n’est
toutefois pas une condition suffisante. En effet, le modifieur mariées en (84a) fonc-
tionne bien comme prédicat, sans qu’on observe une lecture générique "standard". La
phrase (84a) n’est pas équivalente à (84b) et (84c). Ces dernières étant équivalentes à
(85), on en déduit que (84a) n’a pas le même sens que (85).

(84) a. Des femmes mariées ont un amant.


b. 6= Une femme mariée a un amant.
c. 6= Les femmes mariées ont un amant.
6 Quand des femmes sont mariées, elles ont un amant.
(85) =
20. Nous rappelons que l’équivalence avec les phrases contenant un SN sujet en un ne vaut que si
aucun élément du contexte ne force la lecture collective du SN en des, comme c’est le cas en (i) :
(i) a. Des droites convergentes ont un point en commun. (Dobrovie-Sorin et laca, 1999)
b. * Une droite convergente a un point en commun.
La reconnaissance de l’équivalence sémantique entre (i) et la phrase (ii) contenant une subordonnée
restrictive en quand ou si a également été souligné dans Dobrovie-Sorin (2002b).
(ii) {Quand / Si} des droites sont convergentes, elles ont un point en commun.
98

Le participe mariées n’est pas employé en (84a) comme prédicat dans une propo-
sition conditionnelle, mais comme un modifieur participial qui restreint directement
l’extension du nom-tête du SN. La prédication principale porte sur un sous-ensemble
de femmes mariées, et non sur un sous-ensemble de femmes, à savoir celui des femmes
mariées.

De plus, l’interprétation générique "standard" de (84a) est bloquée par des facteurs
sémantico-pragmatiques (connaissances du monde) qui nous font considérer que cette
phrase dénote une proposition fausse. En effet, il est faux d’asserter qu’en général, les
femmes mariées ont un amant.

(84a) est donc un cas typique de généricité partitive car elle concerne un sous-
ensemble virtuel de l’ensemble des femmes mariées.

La disponibilité des deux interprétations est soulignée par le fait qu’il existe des
phrases ambiguës (86) entre une lecture générique "standard" (87a) et une lecture gé-
nérique partitive (87b) 21 .

(86) Des femmes délaissées trompent leur mari.


(87) a. Quand des femmes sont délaissées, elles trompent leur mari.
b. Il y a des femmes délaissées qui trompent leur mari.

3.3.4 Bilan : généricité quasi universelle, généricité taxinomique et


généricité partitive
Nous avons montré que les SN en des peuvent référer selon les cas (i) à la quasi
totalité de la classe dénotée par le nom-tête du SN, (ii) à une sous-classe ou (iii) à
un sous-ensemble virtuel constitué d’individus non spécifiques. Ces interprétations
émergent quand la prédication est caractérisante. Ceci nous a permis de dégager trois
types de phrases génériques, à savoir les phrases génériques quasi universelles (88a),
les phrases génériques taxinomiques (88b) et les phrases génériques partitives (88c).

(88) a. Des lions blessés sont vulnérables.


b. Des requins sont extrêmement dangereux pour l’homme : le requin mar-
teau, le requin bouledogue et le requin bleu.
c. Des enfants naissent aveugles.

Si les rapports entre la généricité partitive et les SN en des en position sujet n’ont
pas, à notre connaissance, été mis en évidence dans la littérature, les quelques au-
teurs qui se sont intéressés à ce concept récent de généricité partitive l’ont illustré au
21. Nous ne tenons pas compte ici de l’interprétation taxinomique qui est pragmatiquement peu plau-
sible, dans la mesure où il n’existe pas de classe bien établie de femmes délaissées.
99

moyen d’exemples qui contiennent d’autres types de SN. En particulier Anscombre


(1999, 2002), comme on l’a vu, l’a montré avec les SN en certains, Bosveld-de Smet
(1994) et Kleiber (2001) avec des SN quantifiés. Il semble en effet que les phrases
ci-dessous partagent les deux propriétés saillantes des phrases génériques partitives
que nous avons dégagées : le caractère virtuel du sous-ensemble pour lequel vaut la
prédication et la nature caractérisante de celle-ci.

(89) a. Beaucoup d’étudiants possèdent un ordinateur personnel. (Kleiber, 2001,


p.66)
b. Certains chats aiment la musique religieuse. (ibid., p.66)
c. Beaucoup d’étudiants lisent des romans policiers.
d. Certains trèfles ont quatre feuilles.
e. Certaines femmes mariées ont un amant.
f. Certaines femmes trompent leur mari.
g. Peu d’ouvriers placent de l’argent en bourse.

Une étude plus approfondie, que nous n’engagerons pas ici, permettrait de vérifier
cette hypothèse.

Il faudrait également étudier les implications liées à la compatibilité des SN géné-


riques partitifs avec la tournure existentielle il y a, comme le corroborent les exemples
(90) :

(90) a. Il y a des enfants qui naissent aveugles.


b. Il y a des femmes mariées qui ont un amant.
c. Il y a des électeurs modérés qui votent à l’extrême gauche.
d. Il y a des personnes âgées qui ont les dents qui repoussent après l’âge de
90 ans.
e. En Afrique, il y a des enfants qui meurent du sida.

De ce point de vue, ils se comportent comme les SN indéfinis faibles qui accèdent à
des lectures existentielles :

(91) a. Il y a des malfaiteurs qui ont cambriolé la bijouterie de mon oncle.


b. Il y a beaucoup de linguistes qui ont assisté à ce colloque.
c. Il y a peu de manuscrits anciens qui ont brûlé dans l’incendie de la biblio-
thèque.
d. Il y a certaines critiques qui n’ont pas plu à Max.

mais se distinguent en revanche des SN génériques quasi universels :

(92) a. * Il y a les baleines qui sont des mammifères.


b. * Il y a les castors qui construisent des barrages.
100

c. * Il y a le dauphin qui est intelligent.

Le contraste entre (90) et (92) pourrait mettre en doute l’hypothèse selon laquelle
les phrases génériques partitives ont un lien avec la généricité. Inversement, le paral-
lèle entre (90) et (91) tendrait à montrer que les phrases génériques partitives ne sont
qu’un cas particulier de phrases existentielles. Or, ce qui distingue fondamentalement
les paradigmes (90) de (91) est la dénotation du SN sujet et la nature de la prédication
principale. Si les phrases en (91) assertent l’existence d’individus spécifiques du fait
des prédicats spécifiants, ce n’est pas le cas en (90). Il semble que les phrases (90) as-
sertent l’existence d’une classe générique. Cette intuition est d’ailleurs explicite dans
Cohen (2001) qui parle de génériques existentiels (‘existential generics’). Elle l’est
également dans Picabia (1987) qui suppose que les SN en des dans les phrases existen-
tielles (93) sont génériques :

(93) a. Il y a des chevaux bais. (Picabia, 1987, p.244)


b. Il y a des chats angoras. (ibid.)
c. Il y a des lapins qui ne mangent pas de carottes. (ibid.)

Avant de clore ce chapitre, nous allons tenter en 3.4 d’intégrer les phrases géné-
riques en des à l’analyse formelle de la généricité proposée par les anglo-saxons (cf.
chapitre 1, section 1.2.4).

3.4 Analyse formelle


3.4.1 SN en des et généricité quasi universelle
3.4.1.1 SN indéfini, proposition conditionnelle et opérateur de généricité
L’analyse proposée ici rend compte de l’interprétation générique quasi universelle
des phrases contenant un SN en des modifié en position sujet (cf. Heyd, 2002). Elle
n’intègre donc pas les phrases génériques partitives.
Nous rappelons que les SN en des dans les phrases de ce type (cf. 94) contiennent un
modifieur qui doit pouvoir fonctionner comme prédicat dans une phrase apparentée.
De plus, ces phrases favorisent la lecture distributive des SN en des, en l’absence bien
sûr de tout élément contextuel qui forcerait l’interprétation collective de ces SN (cf.
94g).

(94) a. {Des / Un} enfant(s) malade(s) {sont / est} grincheux.


b. {Des / Un} enfant(s) paresseux {vont / va} à l’école en voiture.
c. {Des / Un} lion(s) blessé(s) {sont / est} vulnérable(s).
d. {Des / Un} enfant(s) qui marche(nt) avant l’âge de dix mois {sont / est}
précoce(s).
101

e. {Des / Un} étudiant(s) qui ne {suivent / suit} pas les cours régulièrement
{prennent / prend} le risque d’échouer aux examens.
f. {Des / Une} thèse(s) bien écrites {sont / est} agréable(s) à lire.
g. Des droites convergentes ont un point en commun.
* Une droite convergente a un point en commun.

Enfin, ces phrases sont sémantiquement équivalentes à des phrases contenant une pro-
position restrictive introduite par quand ou si (95) :

(95) a. {Quand / Si} des enfantsi sont malades, ilsi sont grincheux.
b. {Quand / Si} des droitesi sont convergentes, ellesi ont un point en com-
mun.
c. {Quand / Si} un lioni est blessé, ili est vulnérable.
d. {Quand / Si} un enfanti marche avant l’âge de 10 mois, ili est précoce.

Carlson (1977, 1979) est le premier à avoir fait une tentative d’analyse des phrases
telles que (95). Il fait l’hypothèse que les propositions en quand sont sémantiquement
équivalentes à des relatives restrictives 22. Ainsi, (96a) serait une paraphrase de (96b)
dans son analyse :

(96) a. Wolves are intelligent when they have blue eyes. (Carlson, 1979, p.66)
‘Les loups sont intelligents quand ils ont les yeux bleus.’
b. Wolves that have blue eyes are intelligent. (ibid., p.66)
‘Les loups {qui ont les yeux bleus / aux yeux bleus} sont intelligents.’

Farkas et Sugioka (1983), puis Declerck (1988) apportent toutefois des arguments
qui vont à l’encontre d’une telle hypothèse. Ce qui différencie selon eux les proposi-
tions en quand / si et les relatives restrictives est la nature de l’élément restreint par
ces propositions. Declerck montre qu’en interprétation générique, une relative restric-
tive restreint directement le SN relativé en créant une sous-classe de la classe générale
dénotée par le nom-tête de ce SN. La phrase indique alors quels types de N sont concer-
nés par l’assertion énoncée (cf. 97). En revanche, une proposition en when restreint les
cas 23 pour lesquels l’assertion énoncée dans la principale est vraie, mais ne restreint
pas le SN en lui-même. En d’autres termes, ces propositions précisent les conditions
pour lesquelles l’assertion faite dans la principale est vérifiée (cf. 98). Le recours à une
question explicative met en évidence ces deux modes de restriction.

(97) a. Les histoires dont le héros meurt à la fin passionnent Max.


b. - Quel type d’histoires passionnent Max?
- Les histoires dont le héros meurt à la fin.
22. Lewis (1975) suggérait déjà dans son article sur les adverbes de quantification que les relatives
restrictives soient dérivées transformationnellement à partir des propositions restrictives en si.
23. Les cas, à la suite de Lewis (1975), sont les assignements de valeurs admissibles aux différentes
variables libres dans la phrase ouverte (‘open sentence’).
102

c. * Dans quelles conditions les histoires passionnent Max?


(98) a. Quand les étudiants sont travailleurs, ils réussissent brillamment leurs exa-
mens.
b. - Dans quelles conditions les étudiants réussissent brillamment leurs exa-
mens?
- Quand ils sont travailleurs.
c. * Quel type d’étudiants réussissent brillamment leurs examens?

Si notre intuition relative à l’équivalence sémantique entre les énoncés (94) et (95)
est avérée, l’analyse de Declerck tendrait à montrer que les adjectifs et les relatives
qui légitiment l’interprétation générique des SN en des en position sujet ne doivent pas
être analysés comme des relatives restrictives. Effectivement, l’adjectif et la relative en
(94) ne restreignent pas directement la classe dénotée par le nom-tête du SN, comme
le font les relatives restrictives 24.

On pourrait alors envisager d’analyser les adjectifs et les relatives du paradigme


(94) comme des relatives apposées (c’est-à-dire non restrictives). Celles-ci se caracté-
risent par le fait qu’elles fournissent des qualifications supplémentaires à la référence
du SN, sans restreindre son extension. En d’autres termes, ces propositions ne jouent
aucun rôle dans l’identification référentielle du SN relativé (Riegel et al., 1994).
Cependant, quelques faits confirment qu’une analyse des adjectifs et des relatives de
notre paradigme d’exemples comme des relatives apposées est erronée. Premièrement,
l’insertion d’une relative apposée, on l’a vu, ne permet pas l’interprétation générique
d’une phrase contenant un SN en des (99).

(99) a. * Des arbres, qui par ailleurs ont un feuillage épais, se caractérisent par
leur écorce lisse. Ce sont les platanes.
b. * Des lions, dont on sait par ailleurs qu’ils dévorent une proie en quelques
minutes, sont dangereux.

Deuxièmement, nous avons montré que l’occurrence d’un adjectif ou d’une relative
est une condition nécessaire à l’émergence d’une lecture générique des phrases conte-
nant un SN en des en position sujet. Ce sont donc des constituants obligatoires. Or,
l’élimination d’une relative apposée n’influe ni sur la grammaticalité de la phrase, ni
sur son interprétation en termes de valeur de vérité (100). Ces propositions sont des
constituants optionnels.

(100) a. La démocratie, qui est fragile par nature, doit être défendue. (Riegel et al.,
1994)
b. La démocratie doit être défendue.
24. C’est le cas en revanche dans les phrases génériques partitives.
103

Pour résumé, les adjectifs et les relatives des exemples (94) ne sont sémantique-
ment ni des relatives restrictives, ni des relatives apposées. Ces constituants ont ce-
pendant une fonction restrictive dans la mesure où ils précisent les conditions dans
lesquelles l’assertion énoncée est vraie. Aussi, nous admettrons l’hypothèse défendue
initialement dans Kratzer (1986) selon laquelle les propositions en quand / si servent à
restreindre le domaine de quantification des opérateurs. Les phrases du paradigme (94)
contenant des SN indéfinis et véhiculant des assertions génériques, nous admettrons
qu’elles peuvent être représentées sous la forme d’une structure tripartite composée de
l’opérateur de généricité GEN, d’une restriction et d’une matrice (cf. chapitre 1, sec-
tion 1.2.4). Les éléments qui restreignent le domaine de quantification des opérateurs
apparaissant dans la restriction, le SN indéfini et le prédicat de la proposition condi-
tionnelle figureront donc dans la restriction.

Partant de cette hypothèse initiale, nous proposons une analyse qui rend compte
des possibilités d’interprétation générique des phrases contenant un SN en des ou en
un en position sujet. Nous distinguerons deux cas de figure. Le premier fait l’objet de
la section 3.4.1.2 et concerne les SN contenant une restriction explicite. Le second,
abordé dans la section 3.4.1.3, traite des SN non modifiés, c’est-à-dire des SN en un et
des de forme canonique [Det N].

3.4.1.2 Présence d’un restriction explicite au sein du SN en des


Notre analyse des phrases (94) repose sur plusieurs hypothèses existantes, propo-
sées dans la littérature anglo-saxonne. Nous admettrons que la structure argumentale
des prédicats tant s-level, que i-level contient un argument de type davidsonien supplé-
mentaire (Chierchia, 1995, de Swart, 1991, 1996 contra Kratzer, 1989, 1995). Nous
proposons que cet argument n’apparaît que si le prédicat occupe une position pré-
dicative. Par conséquent, ces phrases expriment une quantification générique sur les
situations, combinée à une quantification générique sur les individus.

Nous supposons également que les SN en des introduisent une variable d’individus
pluriels en forme logique, notée xp , de type e. Au contraire, les SN en un introduisent
une variable d’individus atomiques, notée xa , également de type e. En conséquence,
GEN peut lier trois variables sortées de type e, à savoir x a , xp et s.

Sur la base de ces hypothèses, nous dérivons les formes logiques ci-dessous :

(101) a. Des lions blessés sont vulnérables.


b. GEN xp ,s [lions(xp ∧ blessés(xp ,s)] [vulnérables(xp ,s)]
(102) a. Des enfants malades sont grincheux.
b. GEN xp ,s [enfants(xp ∧ malades(xp ,s)] [grincheux(xp ,s)]
104

Cette analyse est parallèle à celle proposée pour les SN indéfinis singuliers en anglais.
(cf. par exemple Wilkinson, 1991).
(103) a. Un lion blessé est vulnérable.
b. GEN xa ,s [lion(xa ∧ blessé(xa ,s)] [vulnérable(xa ,s)]
(104) a. Un enfant malade est grincheux.
b. GEN xa ,s [enfant(xp ∧ malade(xa ,s)] [grincheux(xa ,s)]

3.4.1.3 Une restriction implicite : la variable contextuelle C


Il nous faut rendre compte des données présentées de (105) à (109) :
(105) Des lions sont des mammifères. (*générique quasi universelle)
(106) Des lions sont fatigués. (*générique)
(107) Un lion est un mammifère. (générique)
(108) Un lion est vulnérable. (générique, mais proposition fausse)
(109) Un lion est fatigué. (*générique)
A la suite de Chierchia (1995), nous supposons que les prédicats i-level, à l’inverse
des prédicats s-level, sont intrinsèquement génériques. Cela signifie qu’une variable
contextuelle C est présente dans l’entrée des prédicats i-level, ainsi que l’opérateur
GEN. L’entrée lexicale des prédicats s-level ne contient ni cette variable C, ni l’opé-
rateur GEN. Toutefois, les prédicats s-level peuvent induire des lectures habituelles si
les facteurs aspectuo-temporels nécessaires à la lecture habituelle sont présents (cf.
Kleiber, 1987 et chapitre 1, section 1.3.3). Chierchia suppose que la représentation
sémantico-logique d’une phrase habituelle contient cette variable dans la restriction de
l’opérateur GEN. En l’absence d’une lecture habituelle avec ces prédicats, la variable
C n’apparaît pas.

De plus, nous proposons que la restriction de l’opérateur GEN contient systémati-


quement deux prédicats : (i) le prédicat fourni par le nom-tête du SN en un ou des, (ii)
la variable contextuelle C qui a deux arguments : une variable individuelle (x a ou xp )
et une variable de situation.

C prend sa valeur du contexte. Il s’agit du contexte linguistique quand la phrase


contient un SN sujet en un ou des modifié (cf. 101, 102, 103, 104). Dans ce cas, C cor-
respond à l’élément restrictif explicite, c’est-à-dire le modifieur du nom (par exemple
le prédicat blessés en (101)). En l’absence d’une valeur fournie par le contexte linguis-
tique, C prend sa valeur par le biais du contexte extra-linguistique. C restreint alors les
individus choisis aux individus prototypiques de la classe à laquelle ils appartiennent
(107, 108).
Ces hypothèses nous amènent à dériver les formes logiques (105’) à (109’) qui
représentent respectivement les phrases (105) à (109) :
(1050 ) * GEN xp ,s [lions(xp) ∧ C(xa ,s)] [être.un.mammifère(xp ,s)]
105

C étant présente dans l’entrée lexicale du prédicat i-level être un mammifère, x est
une variable d’individus atomiques (xa ). Or, le SN des lions introduit une variable
d’individus pluriels (xp ). Par conséquent, la FL (101’) n’est pas bien formée car la
variable xa n’apparaît pas dans la matrice.

(1060 ) * GEN xp ,s [lions(xp)] [fatigués(xp,s)]

Le prédicat s-level être fatigué ne peut induire une interprétation habituelle de la phrase
en l’absence d’un marqueur explicite d’habitualité (cf. Max est souvent fatigué, Max
est fatigué le lundi matin). Par conséquent, la variable contextuelle C n’apparaît pas
dans la restriction de l’opérateur GEN. La FL (106’) est mal formée car la variable s ne
figure pas dans le restricteur.

(107) GEN xa ,s [lion(xa ) ∧ C(xa ,s)] [mammifère(xa ,s)]

C restreint l’ensemble des lions à l’ensemble des lions prototypiques de la classe. La


FL (107’) est donc bien formée.

(108) GEN xa ,s [lion(xa ) ∧ C(xa ,s)] [vulnérable(xa ,s)]

L’interprétation générique de la phrase est possible ici. Cependant, la propriété d’être


vulnérable n’étant pas une propriété prototypique des lions en général, la phrase dans
son interprétation générique dénote une proposition fausse.

(1090 ) * GEN xa ,s [lion(xa ] [fatigué(xa ,s)]

Tout comme en (106’), le prédicat être fatigué n’induit pas une interprétation habituelle
de la phrase. La variable s figurant seulement dans la matrice, la FL (109’) est mal
formée.

3.4.1.4 Remarques conclusives


L’analyse proposée permet de rendre compte de plusieurs données. D’une part, elle
explique l’impossibilité d’une interprétation générique des phrases contenant un SN en
des en position sujet, en l’absence d’une restriction interne au SN :

(110) a. Des lions sont des mammifères. (*générique quasi universelle)


b. Des lions blessés sont vulnérables. (générique)

D’autre part, elle rend compte de la possibilité d’une interprétation générique des
phrases dont le SN sujet est un SN en un, qu’il y ait ou non une restriction interne
au SN :

(111) a. Un lion est un mammifère. (générique)


b. Un lion affamé est dangereux. (générique)
106

Enfin, elle justifie l’impossibilité, en l’absence d’une restriction interne au SN en un


et des, d’avoir une interprétation habituelle de la phrase si le prédicat est s-level mais
ne contient pas les caractéristiques aspectuo-temporelles requises pour l’émergence du
sens habituel :

(112) {Un / Des} lion(s) {est / sont} fatigué(s). (*générique)

3.4.2 De quelques difficultés résiduelles


Un problème intrinsèque de l’analyse que nous avons présentée en 3.4.1 est qu’elle
repose sur l’hypothèse de Chierchia (1995) relative au caractère générique inhérent des
prédicats i-level. Cette hypothèse nous est nécessaire car, associée à une distinction
sortale des variables individuelles, elle nous permet de rendre compte du contraste
(113) :

(113) a. Un lion est un mammifère. (générique quasi universelle)


b. * Des lions sont des mammifères. (*générique quasi universelle)

Si on écarte cette hypothèse, nous ne sommes plus en mesure d’expliquer l’impos-


sibilité d’une lecture générique quasi universelle en (113b). La forme logique associée
à (113b) serait en effet :

(114) GEN xp ,s [lions(xp) ∧ C(xp ,s)] [mammifères(xp ,s)]

Or, cette forme logique est parfaitement bien formée : l’opérateur GEN lient les va-
riables xp et s qui apparaissent à la fois dans le restricteur et dans la matrice. Elle
prédit donc que (113b) est une phrase qui exprime une quantification générique quasi
universelle. Ce n’est évidemment pas l’interprétation souhaitée.

Si l’hypothèse de Chierchia nous permet de faire les prédictions attendues, elle n’en
demeure pas moins contre-intuitive. Comme nous l’avons souligné précédemment (cf.
chapitre 1, section 1.4), elle implique que les phrases telles que (115) construites à
partir d’un prédicat i-level, mais dont le SN sujet réfère à un individu spécifique, sont
des phrases caractérisantes génériques.

(115) a. Marie est intelligente.


b. Mon fils a les yeux marrons.
c. Fido adore les os à moelle.

Le second problème déjà évoqué de cette analyse est que la coercion permet aux pré-
dicats i-level d’avoir non seulement des emplois habituels (116), mais aussi, et c’est le
point important ici, des emplois transitoires (117).

(116) a. Pierre est sévère quand il est avec ses collègues, mais très indulgent quand
il est avec ses enfants.
107

b. Marie a les yeux verts quand elle pleure.


(117) a. Au moment où Marie m’a annoncé qu’elle quittait Max, je l’ai détestée
pendant quelques minutes.
b. J’ai eu les cheveux orange seulement pour le spectacle de fin d’année.
c. Marie a eu les yeux verts pendant une semaine car elle a porté des lentilles
de couleur.

Notre position est que la prise en compte de ces cas de coercion nécessiterait de dou-
bler le nombre d’entrées lexicales dans le cas des prédicats i-level, ce qui serait très
coûteux en termes de lexique.

Outre le problème posé par l’hypothèse de Chierchia, l’analyse proposée en 3.4.1


ne permet pas de rendre compte des lectures génériques partitives des SN en des comme
en (118) :

(118) a. En Afrique, des enfants meurent du sida.


b. Des nouveaux-nés naissent aveugles.
c. Des électeurs modérés votent à l’extrême-gauche.
d. Des femmes mariées ont un amant.

Le constat est donc que l’approche traditionnelle qui consiste à ériger le facteur de
quasi totalité comme trait définitoire de la généricité ne permet pas de rendre compte
des phrases génériques partitives. Il devient nécessaire de déterminer un critère de
généricité compatible avec la généricité partitive. C’est pourquoi, nous allons tenter
en 3.4.3 d’esquisser une analyse qui intègre la généricité partitive.

3.4.3 Temps, localisation spatiale et généricité : une tentative de


formalisation
On supposera que la généricité partitive est un phénomène dont il convient de
rendre compte formellement dans une théorie plus large de la généricité. Rappelons
que la généricité partitive a déjà été décrite par un petit nombre de chercheurs tant
français (Anscombre, 1999, 2002; Tasmowski-de Ryck, 1998; Bosveld-de Smet, 1994;
Kleiber, 2001) qu’anglo-saxons (Diesing, 1992; Kratzer, 1995; Cohen, 2001).

A l’exemple anglais (119) de Kratzer (1995) fait écho l’exemple français (120) :

(119) Typhons arise in this part of the Pacific.


(120) Des enfants naissent aveugles.

L’intuition que (119) et (120) sont effectivement des phrases génériques repose sur
plusieurs indices : (i) la nature caractérisante du prédicat, (ii) le caractère virtuel du SN
sujet, (iii) le fait que ces phrases peuvent être vraies indépendamment de l’existence
108

d’entités qui satisfont le prédicat au moment de l’énonciation 25 .

Pour (119), Kratzer suggère la forme logique (121) :

(121) GEN l [this.part.of.the.Pacific(l)] ∃x [typhons(x) ∧ arise.in(x,l)]

où l’opérateur GEN lie une variable locative l qui apparaît dans la restriction, ainsi que
comme argument du prédicat verbal.

Cette représentation est parallèle aux représentations classiques des phrases génériques
caractérisantes en ce qu’elle repose sur une structure tripartite composée de l’opérateur
GEN mettant en relation deux ensembles, en l’occurrence la restriction et la matrice.
Elle pose cependant, au plan sémantique, un problème non négligeable. (121) signifie
que des typhons naissent dans la plupart des endroits situés dans cette partie du Paci-
fique. Or, (119) signifie plutôt que des typhons ont (certainement) pris naissance dans
le passé, naissent (peut-être) en ce moment, et naîtront (vraisemblablement) dans cette
partie du Pacifique. Intuitivement, il semble bien que la généralisation en (119) porte
plutôt sur le temps, et non sur la localisation spatiale.

Est-il possible de rendre compte des phrases génériques partitives à l’aide des hy-
pothèses et des outils existants ? On a vu que les indéfinis introduisent une variable
qui doit être liée par un adverbe de quantification explicite (toujours, parfois, etc.) ou
implicite (GEN) ayant portée sur l’ensemble de la phrase. L’analyse de Kratzer repose
crucialement sur la présence d’une variable locative dans la restriction. Par conséquent,
elle ne permet pas de rendre compte de phrases comme (122) qui ne contiennent aucun
élément restrictif de type locatif.

(122) a. Des femmes mariées ont un amant.


b. Des bébés sautent en parachute dès l’âge de 8 mois.

On pourrait songer à traiter ces SN indéfinis en des comme des SN quantifiés. Tou-
tefois, comme nous le verrons au chapitre 4, Bosveld-de Smet (1998, 2000) a montré
de manière convaincante, nous semble-t-il, que les SN en des et du ne se comportent
pas comme les quantifieurs dans les contextes non génériques. Retenir cette solution
impliquerait l’absence d’une représentation unifiée des SN en des génériques et non
génériques.
Une troisième solution consisterait à supposer que ces SN en des acquièrent leur force
quantificationnelle d’un adverbe de quantification explicite en français, mais impli-
cite dans la plupart des autres langues indo-européennes, et sémantiquement distinct
de l’opérateur GEN classique. La difficulté serait ici de déterminer ce que dénoterait
25. Nous rejoignons Cohen (2002) dans sa critique d’une vision intensionnelle classique des SN sujets
concernés : l’intensionnalité ou virtualité se limite à l’aspect temporel, sans faire intervenir la notion de
mondes possibles.
109

concrètement ce nouvel opérateur. Il s’appliquerait en effet à des situations très variées


allant d’un pourcentage infime (123a) jusqu’à une proportion plus significative (123b).

(123) a. Des nouveaux-nés naissent aveugles.


b. Des femmes mariées ont un amant.

Des travaux récents (Chierchia, 1995; de Swart, 1991, 1996) suggèrent que la géné-
ricité des phrases caractérisantes contenant un SN sujet indéfini découle du liage d’une
variable situationnelle de type davidsonien par l’opérateur GEN, indépendamment de la
nature s-level ou i-level du prédicat. L’analyse que nous allons présenter s’inscrit dans
ce cadre et tentera de rendre compte de manière unifiée des lectures existentielles, gé-
nériques quasi universelles et génériques partitives 26.

Les hypothèses essentielles sont que (i) chaque prédicat verbal contient une va-
riable temporelle et une variable locative, de type davidsonien, (ii) le temps marqué
sur le prédicat verbal est représenté au moyen d’un prédicat (ou opérateur) temporel
spécifique à chaque temps, (iii) le liage nécessaire de ces variables provient soit d’une
clôture existentielle dans le cas de l’interprétation non générique, soit d’une clôture
universelle dans le cas des emplois génériques 27 .

Soit ||xt,l ||, la dénotation d’un ensemble d’individus atomiques x dans un certain inter-
valle de temps t et dans un lieu l.
Soit ||xst,l ||, la dénotation d’un ensemble de sommes d’individus constituées de deux
individus atomiques x ou plus (excluant donc les individus atomiques) dans un certain
intervalle de temps t et dans un lieu l.

En omettant pour l’instant les aspects liés au temps verbal, supposons que la forme
logique de la phrase générique (124) contenant un SN sujet en un soit (125) :

(124) Un lion a une crinière.


(125) ∀t ∀l [CARD(||liont,l ||) > 0] ∃x [liont,l (x) ∧ a.une.crinière(x,t,l) ]

(125) signifie que pour tous les découpages possibles en cellule d’espace-temps qui
contiennent au moins un lion, il existe au moins un lion qui a une crinière. Ceci sup-
pose que (i) un nombre infini de découpages spatio-temporels sont disponibles et (ii) il
en existe au moins un qui comporte au moins un lion dans chaque cellule 28 . On notera,
26. Nous ne tenons pas compte des lectures taxinomiques génériques comme en (i) :
(i) Des mammifères pondent des oeufs : les échidnés et les ornythorinques.

27. De ce point de vue, certains prédicats temporels, comme ceux qui marquent les formes progres-
sives de l’anglais, n’autorisent qu’une clôture existentielle, éliminant de ce fait les lectures génériques.
28. Cette propriété est liée au fait qu’un même individu ne peut être présent physiquement à deux
endroits différents à un même instant du temps. Réciproquement, elle implique également que deux
individus distincts ne peuvent se trouver dans le même lieu en même temps.
110

devant la restriction, la clôture universelle sur le temps et le lieu ∀t ∀l qui caractérise


selon nous le caractère générique d’une phrase.

La forme logique (125) est donc équivalente sémantiquement à ‘tous les lions ont
une crinière’. Il est bien connu que cette lecture est trop forte. Cette difficulté pourrait
être levée en remplaçant les quantifieurs universels provenant de la clôture universelle
en (125) par l’opérateur GEN. On aurait alors la forme logique (126) à interprétation
plus faible :

(126) GEN t,l [CARD(||liont,l ||) > 0] ∃x [liont,l (x) ∧ a.une.crinière(x,t,l) ]

Une seconde solution consisterait à reconnaître l’existence d’une accommodation prag-


matique qui pourrait prendre la forme suivante : (i) aucun locuteur ne peut prétendre
connaître l’ensemble des lions passés, présents et futurs, (ii) il néglige les exceptions
"accidentelles" (par exemple le lion d’un cirque dont le dompteur aurait volontairement
enlevé la crinière), (iii) il néglige également le cas échéant l’existence d’individus dé-
viants pour lesquels il ne souhaite pas en faire une sous-classe pertinente qui viendrait
falsifier l’énoncé générique.

La forme logique pour les phrases génériques en les (127) (c’est-à-dire les pluriels
"nus" génériques de l’anglais) est quasiment identique (128) :

(127) Les lions ont une crinière.


(128) ∀t ∀l [CARD(||lionst,l ||) > 0] ∃x [lionst,l (x) ∧ ont.une.crinière(x,t,l) ]

(128) signifie que pour toutes les cellules d’espaces-temps qui contiennent au moins
une somme d’individus minimale (c’est-à-dire constituée de deux lions), il existe au
moins un couple de lions qui ont une crinière. Comme il existe un découpage de
l’espace-temps où chaque cellule contient exactement deux lions, la forme logique
(128) est donc équivalente à ‘tous les lions ont une crinière’.

Pour dériver une forme logique pour les phrases génériques partitives en des, consi-
dérons dans un premier temps une phrase non générique telle que (129) :

(129) Dans cet atelier, des ouvriers sont en grève (mais pas tous).

Crucialement, le SN en des accède ici à une lecture partitive qui permet d’établir
un contraste entre les employés en grève et les autres. Cet aspect est intégré dans les
formes logiques associées aux phrases de ce type 29 .
29. En ce qui concerne les phrases dans lesquelles le SN en des est interprété existentiellement (i), la
forme logique est simplement (ii) :
(i) Des enfants jouent dans la rue.
(ii) ∃t ∃xp [enfantst(xp ) ∧ jouent.dans(xp,la-rue,t) ]
111

En utilisant des variables sortées d’individus atomiques z a et d’individus pluriels xp et


y p , ainsi que la relation partie-tout ∈, la forme logique associée à (129) est (130) :
(130) ∃t ∃l ∃xp ∃yp ∃za [ouvriers.de.cet.ateliert,l (xp ) ∧ yp ∈ xp ∧ être.en.grève(yp ,t,l)
∧ za ∈ xp ∧ ¬ être.en.grève(za ,t,l)]
On notera la clôture existentielle sur le temps et le lieu ∃t ∃l qui caractérise selon nous
les interprétations non génériques des phrases.
Dans un certain intervalle temporel t et en un certain lieu l, il existe au moins une
somme d’individus composée d’ouvriers qui contient une somme individuelle d’ou-
vriers en grève et un ouvrier au moins qui ne l’est pas 30 .

Enfin, examinons le cas des phrases génériques partitives en des. Jusqu’à présent,
nous n’avons pas tenu compte du prédicat temporel qui joue un rôle essentiel dans la
forme logique que nous proposons. Une variable T liée par un opérateur existentiel
est requis comme variable pertinente pour le prédicat temporel (Musan, 1997). Le
présent par exemple est représenté par le prédicat Present(T,maintenant) qui est vrai si
et seulement si ‘maintenant’ ⊆ T.
(131) Des nouveaux-nés naissent aveugles.
(132) ∃T ∀t ∀l [ (||nouveaux-nést,l || ⊆ ||nouveaux-nésT || ∧ CARD(||nouveaux-nést,l ||)
> 0 )] ∃xp ∃yp ∃za [ nouveaux-nésT (xp ) ∧ yp ∈ xp ∧ naître.aveugles(yp,T) ∧
za ⊆ xp ∧ ¬ naître.aveugles(yp,T) ]
(132) signifie qu’il existe un intervalle temporel T qui contient toutes les sommes indi-
viduelles de nouveaux-nés et il y a au moins une somme individuelle de nouveaux-nés
contenue dans T qui contient au moins une somme individuelle de nouveaux-nés nés
aveugles dans T et au moins un nouveau-né qui n’est pas né aveugle dans T.

Il faut souligner que T intervient également pour les phrases (124) et (127) comme
variable pertinente pour le prédicat temporel.

Cette tentative d’analyse a pour intérêt de rendre compte des phrases tant géné-
riques que non génériques au moyen d’un opérateur existentiel apparaissant devant
la matrice. La distinction repose sur la présence d’opérateurs universels qui ont donc
portée sur l’ensemble de la phrase et d’une restriction dans le cas des phrases géné-
riques. Si la phrase est non générique, ce sont au contraire des opérateurs existentiels
qui émergent.

3.5 Conclusion
Dans cette première partie, nous nous sommes penchée sur les facteurs à l’origine
des lectures génériques et non génériques des SN en des en position sujet. Cet examen
30. (129) est vraie s’il existe au moins trois ouvriers dont deux sont en grève, et un ne l’est pas.
112

nous a permis de dégager cinq types d’interprétation : l’interprétation (i) existentielle


(133), (ii) partitive (134), (iii) générique quasi universelle (135), (iv) générique taxi-
nomique (136) et (v) générique partitive (137) :

(133) Des manifestants ont envahi le rectorat hier après-midi.


(134) Dans cette classe, des élèves sont précoces.
(135) Des lions blessés sont vulnérables.
(136) Des mammifères pondent des oeufs : les ornithorinques et les échidnés.
(137) a. Des enfants naissent aveugles.
b. Des femmes mariées ont un amant.

Résumons les principales conclusions auxquelles nous avons abouti. La lecture


existentielle de ces SN repose crucialement sur le caractère spécifiant du prédicat.
Nous avons montré que l’hypothèse localiste est trop forte dans le cas des prédicats
événementiels : l’occurrence d’un argument ou d’un modifieur locatif n’est pas une
condition nécessaire à l’interprétation existentielle du SN sujet en des (138) :

(138) Des oiseaux ont chanté toute la nuit.

En ce qui concerne la lecture partitive, elle apparaît, quelle que soit la nature du
prédicat, si la phrase contient un modifieur locatif permettant de définir un ensemble
contingent d’individus. La prédication concerne alors un sous-ensemble de celui-ci,
contextuellement délimité.

Quant aux lectures génériques, nous avons mis en évidence que la présence d’un
élément restrictif, interne au SN, est un facteur qui peut faire émerger la lecture quasi
universelle de celui-ci. Dans ce cas, cet élément doit être susceptible d’un emploi pré-
dicatif et la phrase est équivalente à une subordonnée restrictive introduite par quand
ou si :

(139) {Quand / Si} des lions sont blessés, ils sont vulnérables.

Si la présence de cet élément restrictif n’est pas une condition nécessaire aux inter-
prétations génériques taxinomiques et partitives (cf. (136) et (137a)), son occurrence
ne bloque cependant pas ces lectures (cf. (137b)). Dans ce cas, il n’est pas employé
comme prédicat dans une proposition conditionnelle, mais comme un modifieur qui
restreint directement l’extension du nom-tête du SN. Plus généralement, les phrases
génériques taxinomiques et partitives sont équivalentes à des phrases introduites par la
forme existentielle il y a :

(140) a. Il y a des mammifères qui pondent des oeufs : les ornithorinques et les
échidnés.
b. Il y a des enfants qui naissent aveugles.
c. Il y a des femmes mariées qui ont un amant.
113

Plusieurs propriétés caractérisent la lecture générique partitive : (i) le prédicat ne


s’applique pas à la quasi-totalité de la classe dénotée par le nom-tête du SN sujet, mais
seulement à une partie de celle-ci, (ii) le sous-ensemble pour lequel vaut le prédicat est
un sous-ensemble virtuel composé d’individus, (iii) le prédicat est caractérisant, (iv) le
SN en des ne réfère pas à une sous-classe, ce qui distingue la lecture générique partitive
de la lecture taxinomique. Les phrases génériques partitives partagent avec les phrases
génériques quasi universelles le caractère virtuel de l’ensemble dénoté par le SN sujet
et la nature caractérisante de la prédication.

Enfin, nous avons posé les prémisses d’une analyse formelle dont l’intérêt est de
rendre compte des phrases tant génériques que non génériques au moyen d’un opé-
rateur existentiel apparaissant devant la matrice. La distinction repose sur la présence
d’opérateurs universels qui ont portée sur l’ensemble de la phrase et d’une restriction
dans le cas des phrases génériques. Si la phrase est non générique, des opérateurs exis-
tentiels se substituent aux opérateurs universels.
Deuxième partie

Interprétation des structures [de N]


dans les phrases négatives en français
Introduction

Cette deuxième partie a pour objet la forme de qui apparaît dans les phrases néga-
tives telles que (1) dont le verbe sélectionne un argument nominal interne :

(1) Ma grand-mère n’a pas fait de tarte(s) pour le dessert.

Ces phrases sont en étroite relation avec les phrases affirmatives dont l’objet direct est
réalisé sous la forme d’un SN en un, des ou du :

(2) Ma grand-mère a fait {de la / une / des} tarte(s) pour le dessert.

Elle est organisée en trois chapitres. Le premier (chapitre 4) consiste en un exa-


men des propriétés distributionnelles de l’élément de. Etant donné le lien étroit qui
unit de aux déterminants des et du, il s’appuie sur l’étude de la distribution des SN
en des et du proposée dans Bosveld-de Smet (1998, 2000). Nous négligerons en re-
vanche les aspects distributionnels des SN en un. Nous introduirons deux contraintes
complémentaires, l’une syntaxique, l’autre sémantique, permettant de rendre compte
de la distribution de de en contexte négatif.

Le chapitre 5 a un double objectif. D’une part, il est destiné à éclaircir les rapports
entre de négatif et les expressions à polarité négative. Un fait fréquemment souligné
est que l’occurrence de de en contexte affirmatif produit des agrammaticalités :

(3) a. Ma grand-mère n’a pas fait de tarte pour le goûter.


b. * Ma grand-mère a fait de tarte pour le goûter.

Cette caractéristique le rapproche des items à polarité négative (désormais NPI). Il


semble donc légitime et nécessaire d’envisager la possibilité que de soit un NPI. L’exa-
men comparatif de ces deux types d’éléments nous conduira à rejeter cette hypothèse.
Nous nous interrogerons également sur le statut de de. L’évaluation de plusieurs hypo-
thèses concurrentes nous conduira à analyser de comme un déterminant particulier en
ce que son rôle se limite à satisfaire la contrainte syntaxique qui impose la présence
d’un déterminant en français. Les structures [de N] seront analysées comme des SN in-
définis qui se rapprochent des noms de masse et des pluriels "nus" (‘bare-mass nouns’
et ‘bare-plurals’).
116

Ceci nous amènera au chapitre 6 à évaluer une autre hypothèse, plus prometteuse
pour l’analyse des SN en de : l’hypothèse de l’incorporation sémantique. Nous tente-
rons de montrer qu’il existe une corrélation entre deux éléments que tout distingue a
priori : les SN en de d’une part et les éléments nominaux incorporés d’autre part. Nous
proposerons que les SN en de dans les phrases négatives sont la manifestation de ce
phénomène en français.
Chapitre 4

Aspects distributionnels de de négatif

4.1 Introduction
Ce chapitre présente une base descriptive pour l’étude de de négatif en français.
Comme nous l’avons déjà souligné, la distribution des structures [de N] dans les phrases
négatives est étroitement liée à celles des SN en des et du en position objet. En nous
appuyant sur les travaux de Bosveld-de Smet (1998, 2000), nous commencerons par
les conditions d’occurrence des SN en des et du dans cette position syntaxique (sec-
tion 4.2). Nous verrons qu’ils connaissent moins de restrictions en tant qu’objet qu’en
tant que sujet. Cet examen des propriétés distributionnelles des SN en des et du nous
servira de référence pour l’étude des structures [de N] dans les phrases négatives. Après
un bref examen des aspects diachroniques de la négation et, en particulier, des origines
de de négatif (section 4.3), nous étudierons ses conditions d’occurrence (section 4.4).
Ceci nous amènera à isoler deux contraintes, l’une syntaxique, l’autre sémantique, dont
l’interaction permet de rendre compte de la distribution de cet item.

4.2 Aspects distributionnels des SN en des et du en po-


sition objet
4.2.1 Contextes légitimant l’occurrence des SN en des et du en po-
sition objet
4.2.1.1 Les phrases épisodiques contenant un prédicat spécifiant
Comme nous l’avons vu au chapitre 2, les SN en des et du sont parfaitement accep-
tables comme sujet des phrases épisodiques construites à partir d’un prédicat spécifiant
statif (1a,2a) ou événementiel (1b,2b).

(1) a. Des détritus jonchaient le sol de la cuisine.


b. Ce matin, des malfaiteurs ont cambriolé la bijouterie de mon oncle.
118

(2) a. Du linge séchait dans la salle de bains. (Bosveld-de Smet, 2000, p.39)
b. Du sang suintait de sa blessure. (ibid., p.40)

De même, on observe, à la suite de Bosveld-de Smet, que les SN en des (3) et du


(4) sont légitimes comme objet d’un prédicat spécifiant dans une phrase épisodique.
Nous ajoutons également des exemples attestés de ce type d’emplois.

(3) a. Il m’a prêté des livres. (Bosveld-de Smet, 2000, p.46)


b. J’ai rencontré des amis ce matin. (ibid., p.46)
c. Il porte des éperons à ses espadrilles et semble décidé à poursuivre le dé-
ménagement. (P. Rambaud, La bataille, 1997, p.30)
(4) a. J’ai acheté du poisson pour le dîner.
b. On a mangé du pain gris, avec de la bouillie. (Bosveld-de Smet, 2000, p.46)
c. A Savigny, Davout construisait des huttes en osier pour ses perdreaux et à
quatre pattes, il leur donnait du pain. (P. Rambaud, La bataille, 1997,p.69)

4.2.1.2 Les phrases existentielles et impersonnelles


Une propriété des contextes existentiels, initialement mise en évidence dans Mil-
sark (1974, 1977) à propos des phrases existentielles de l’anglais introduites par la
forme there is (‘il y a’, ‘il existe’), est de contraindre la nature du SN qui suit la copule.
Ce phénomène est connu sous le nom d’"effet de définitude" et illustré par le contraste
en (5).

(5) a. There is {a / * every} cat in the yard.


‘Il y a {un / * chaque} chat dans la cour.’
b. There are {several / * the} cats in the yard.
‘Il y a {plusieurs / *les} chats dans la cour.’

Sur la base de ce test syntaxique, Milsark distingue deux classes de déterminants :


les déterminants faibles, qui peuvent apparaître dans les contextes existentiels et les
déterminants forts, qui n’ont pas cette propriété. Plus généralement, les phrases exis-
tentielles autorisent l’occurrence des SN indéfinis faibles (6a), mais non des SN définis
(6b) et des SN indéfinis forts (6c).

(6) a. Il y a {trois / plusieurs / quelques} étudiants qui attendent devant la porte.


b. * Il y a {ces / les} enfants dans le jardin.
c. * Il y a {la plupart des / tous les / chaque} roman(s) dans cette librairie.

Nous observons que les SN en des et du sont parfaitement acceptables dans de


nombreux contextes existentiels et dans les phrases impersonnelles où ils apparaissent
en position postverbale, comme l’illustrent les paradigmes d’exemples (7) et (8).

(7) a. Dans cette ville, il a été commis des crimes affreux.


119

b. Il y a des cerisiers dans ce verger.


c. Il existe des écoles de dressage pour les dures à cuire, en Hollande. (C.
Aventin, Le coeur en poche, p.234)
d. Il a des parents jeunes. (Bosveld-de Smet, 1998, p.10)
(8) a. Il est tombé de la neige cette nuit.
b. Il y avait de la musique. (H. Bianciotti, Le pas si lent de l’amour, 1995, p.88)
c. Néanmoins, s’il existait du refroidissement dans l’affection d’Hélène pour
sa mère, il était si finement exprimé, que le général ne devait pas s’en
apercevoir, quelque jaloux qu’il pût être de l’union qui régnait dans sa
famille. (H. de Balzac, La femme de trente ans, 1842, p.1160)
d. Marie a de la famille dans le sud de la France.

Examinons plus en détail les phrases des paradigmes (7) et (8). (7a) et (8a) sont des
phrases impersonnelles. La première est construite à partir d’une forme verbale pas-
sive, alors que la seconde contient un verbe inaccusatif 1 . Une particularité commune
à ces deux types de phrases impersonnelles est la présence du pronom explétif il. Ce
pronom n’est doté d’aucune référence extra-linguistique. Sa présence n’a d’autre fonc-
tion que celle de "remplir" la position sujet, obligatoire en français. Parallèlement, les
verbes impliqués dans ces phrases sélectionnent un objet réalisé sous la forme d’un SN,
à savoir les SN indéfinis des crimes affreux en (7a) et de la neige en (8a). En l’absence
du pronom explétif, ces SN occupent la position sujet, comme illustré en (9).

(9) a. Des crimes affreux ont été commis dans cette ville.
b. De la neige est tombée cette nuit.

En ce qui concerne (7b,7c) et (8b,8c), il s’agit de phrases existentielles faisant interve-


nir les structures il y a et il existe.

1. Les verbes inaccusatifs sont des verbes intransitifs d’un type particulier (cf. entre autres Perlmut-
ter, 1978, Burzio, 1986). Leur singularité vient du fait qu’ils sélectionnent un argument nominal interne
(c’est-à-dire un objet direct), mais pas d’argument externe (c’est-à-dire un sujet). Celui-ci prend alors
la forme du pronom explétif il (dit "il impersonnel" en grammaire traditionnelle), comme en (i) :
(i) Il est arrivé une catastrophe.
Il est né plusieurs bébés cette nuit.
Il s’est produit quelques incidents pendant la manifestation.
L’objet direct peut également occuper la position sujet, ce qui permet de dériver l’emploi intransitif de
ces verbes (ii) :
(ii) Une catastrophe est arrivée.
Plusieurs bébés sont nés cette nuit.
Quelques incidents se sont produits pendant la manifestation.
Les approches syntaxiques qui s’inscrivent dans le cadre théorique de la grammaire générative postulent
un mouvement de la position objet vers la position sujet. Ce mouvement permet de dériver les structures
(ii) à partir des structures (i).
120

Enfin, les phrases (7d) et (8d) sont également des exemples de constructions existen-
tielles. Elles ont pour caractéristique de contenir le verbe avoir suivi d’un SN indéfini
dont la tête est un nom relationnel.

Nous avons également répertorié nombre d’exemples dans lesquels le verbe avoir
prend un sens possessif (10) ou fait partie d’une construction à verbe support (11).

(10) a. Mais la reine l’excuse en pensant qu’il a du sang oriental. (A. Maurois, La
vie de Disraeli, p.269)
b. On entre, et on demande au vieux bonhomme qui nous a ouvert [. . . ] s’il a
du vin à vendre. (H. Barbusse, Le feu, 1916, p.210)
(11) J’avais du mal à dissimuler mon émotion. (P. Roze, Le chasseur zéro, 1996, p.157)

Ces observations sont également valables pour les SN en des (12,13).

(12) a. Ils ont des vestes grises raflées aux Autrichiens. (P. Rambaud, La bataille,
1997, p.22)
b. Les cheveux de l’Autrichienne coulent sur ses épaules, ils ont des reflets
mordorés comme de la soie indienne, très lisses, brillants. (ibid., p.58)
c. Je crois qu’elles ont des poux. (G. Brisac, Week-end de chasse à la mère, 1996,
p.168)
(13) a. Le prince Eugène a des difficultés dans son royaume d’Italie et le pape
devient indocile. (P. Rambaud, La bataille, 1997, p.41)
b. Ses dents claquaient, il avait des frissons de froid malgré la douceur de ce
mois de mai. (ibid., p.66)

Notons toutefois que les emplois de avoir illustrés en (10), (11), (12) et (13) ne créent
pas de contextes existentiels. L’effet de définitude classique que l’on observe avec ces
contextes (cf. (5) et (6)) ne se manifeste pas ici. Le verbe avoir peut aussi sélectionner
comme objet un SN défini ou un SN quantifié fort, comme en témoignent les exemples
(14).

(14) a. Je suis descendu jusqu’au boulevard chez un photographe et j’ai eu les


tirages quelques jours plus tard. (A. Boudard, Mourir d’enfance, 1995, p.250)
b. Pierre a toute raison de croire que Marie lui en veut.
c. Je ne recommande une oeuvre que si j’ai tout apaisement sur son origine.
(M. Rheims, Les greniers de Sienne, 1987, p.92)
d. Yvonne, selon lui, avait tout intérêt à y participer. (P. Modiano, Villa triste,
1975, p.81)
e. Surpris du volume énorme de sa charpente osseuse, je l’ai examinée et me
suis aperçu qu’elle avait la plupart des os en double. (A. France, Les dieux
ont soif, 1912, p.135)
121

f. Trajan avait eu la plupart des vertus modestes. (M. Yourcenar, Mémoires


d’Hadrien, 1951, p.365)

Etant donné que les SN en des et du sont acceptables dans de nombreuses construc-
tions existentielles et impersonnelles, Bosveld-de Smet propose d’analyser ces SN
comme des SN indéfinis. Nous suivons Bosveld-de Smet sur ce point en précisant qu’il
s’agit de SN indéfinis faibles.

4.2.1.3 Les phrases à structure de contrôle


Nous examinons ici les phrases dont le verbe principal est un verbe à contrôle,
c’est-à-dire un verbe dont l’un des arguments est une proposition infinitive (cf. initia-
lement Chomsky, 1981, Sciullo et Williams, 1987). Afin d’illustrer ces notions, consi-
dérons en (15) quelques exemples :

(15) a. Pierre a réussi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés.


b. Les enseignants ont persuadé Marie de soumettre son article à ce colloque.
c. Je proposerai à Pierre d’assister à la prochaine réunion.
d. Il est interdit de fumer.

Dans chacune de ces phrases, le prédicat verbal sélectionne comme argument interne
une proposition infinitive, mise en évidence en italique. Cette proposition étant non
finie, elle n’a pas de sujet explicite, c’est-à-dire morphologiquement réalisé. Dans le
cadre théorique de la grammaire générative, le sujet de l’infinitive est représenté au
moyen d’un pronom implicite, noté PRO. Il tire sa référence du sujet (16a), de l’ob-
jet direct (16b) ou de l’objet indirect (16c) de la principale. On parle dans ce cas de
contrôle. Lorque PRO n’est pas contrôlé, il est alors qualifié d’arbitraire (16d).

(16) a. Pierrei a réussi [PROi à atteindre les objectifs qu’il s’était fixés].
b. Les enseignants ont persuadé Mariei [PROi de soumettre son article à ce
colloque].
c. Je proposerai [à Pierre]i [PROi d’assister à la prochaine réunion].
d. Il est interdit [PROarb de fumer].

Si on se tourne à présent vers les SN en des et du, on observe qu’ils sont parfaite-
ment licites comme objets du verbe d’une proposition infinitive, quel que soit le type
de contrôle. Ceci est corroboré par les exemples (17) :

(17) a. Ji ’ai voulu [PROi acheter du chocolat noir pour le goûter], mais il n’y en
avait plus.
b. Il a convaincu Pierrei [PROi d’offrir du champagne à ses collaborateurs].
c. Max a demandé [à Marie]i [PROi d’apporter des cerises pour le dessert].
122

En (17a), le verbe vouloir est un verbe à contrôle sujet : le sujet implicite de la pro-
position infinitive est lié référentiellement au SN sujet de la proposition principale.
Au contraire, les verbes convaincre et demander en (17b) et (17c) sont des verbes à
contrôle objet : le sujet implicite de la proposition infinitive est lié anaphoriquement au
SN objet direct Pierre en (17b) et au SN objet indirect à Marie en (17c).

4.2.1.4 Les phrases attributives


Si on se réfère aux travaux de Moreau (1976), il est possible de dégager deux
classes majeures de phrases attributives qui se distinguent par le caractère défini ou
indéfini des SN en présence. La première se compose des phrases qui expriment un
rapport d’inclusion entre deux ensembles (18a) ou bien d’appartenance d’un élément
à un ensemble (18b). La seconde correspond aux phrases qui établissent un rapport
d’identité entre deux ensembles (19a) ou entre deux entités individuelles (19b) :

(18) a. Ces champignons sont des amanites phalloïdes.


Cette substance visqueuse est de la bave d’escargot.
b. Ce livre est un manuel de syntaxe.
(19) a. Les dadaïstes sont les précurseurs du surréalisme.
b. Zenobe Gramme est l’inventeur de la dynamo.

Une caractéristique des phrases identificatoires telles que (19) est de permettre l’inver-
sion des SN définis, sans induire de changement de sens (20) :

(20) a. Les précurseurs du surréalisme sont les dadaïstes.


b. L’inventeur de la dynamo est Zenobe Gramme.

Bosveld-de Smet souligne que les SN en des et du sont les seuls à permettre l’ex-
pression d’un rapport d’inclusion quand ils apparaissent après la copule. L’occurrence
des autres SN indéfinis faibles dans cette position syntaxique produit des agrammati-
calités ou des changements de sens significatifs.

On observe également que les SN en des sont illicites dans les phrases attributives
analytiques (21a), c’est-à-dire les phrases définitoires qui n’admettent aucune excep-
tion (21b) 2 :

(21) a. # Les veaux sont des petits de la vache.


b. Les veaux sont les petits de la vache.

En (21a), l’occurrence du SN en des n’est pas fameuse car la phrase prédit faussement
que les veaux ne sont pas les seuls petits des vaches. Inversement, son occurrence
en (22a) ne provoque pas d’anomalie, dans la mesure où les triangles ne sont pas les
2. Pour une description plus détaillée des phrases analytiques, le lecteur se référera au chapitre 3,
section 3.3.
123

seules figures géométriques. Le caractère non analytique de cette phrase est confirmé
par l’impossibilité de substituer un SN défini au SN en des (22b) :

(22) a. Les triangles sont des figures géométriques.


b. # Les triangles sont les figures géométriques.

Les phrases analytiques telles que (21b) expriment nécessairement un rapport d’équi-
valence entre les deux ensembles en présence. Les SN en des permettant d’induire
uniquement un rapport d’inclusion, leur occurrence dans ce type de contextes pro-
voque, non pas des agrammaticalités, mais des anomalies pragmatiques, liées à nos
connaissances du monde.

4.2.2 Contextes ne légitiminant pas l’occurrence des SN en des et


du en position objet
Considérons les phrases en (23) dans lesquelles l’occurrence des SN en des et du
entraîne une agrammaticalité :

(23) a. * Les enfants détestent souvent des épinards.


b. * Cet outil ôte des rivets.

La particularité de ces contextes est de contenir un prédicat caractérisant habituel en


(23a) et i-level en (23b). Une hypothèse suggérée par ces exemples pourrait être que la
nature caractérisante du prédicat empêche l’occurrence des SN en des et du.
Toutefois, ces SN s’avèrent licites dans de nombreuses autres phrases habituelles (24a),
ainsi qu’avec les prédicats i-level à base nominale (24b) :

(24) a. Max construit des bâteaux de pêche.


b. Les baleines sont des mammifères.

Il convient donc d’examiner plus en détail les contraintes qui régissent la distribution
de ces SN quand ils sont associés à des prédicats caractérisants.

4.2.2.1 Incompatibilité avec les prédicats i-level


Bosveld-de Smet (1994, 1998, 2000), Dobrovie-Sorin et Laca (2002) observent
qu’en position objet, l’occurrence des SN en des dans les phrases génériques dont le
prédicat principal est un verbe psychologique (par exemple aimer, détester, adorer,
supporter, admirer, apprécier, respecter) est source d’agrammaticalité. Cette agram-
maticalité disparaît dès qu’un SN objet défini en les ou le est substitué au SN en des et
du. Cette observation est illustrée en (25).

(25) a. Il faut respecter {*des / les} vieillards.


b. Les enfants adorent {*des / les} bonbons.
124

c. Les chats détestent {*de l’/ l’} eau.

Si cette contrainte semble valide dans le cas des phrases génériques, on observe
qu’elle n’opère pas si la phrase n’est pas générique. Les exemples attestés fournis en
(26) montrent qu’un SN en des peut figurer comme objet d’un verbe tel que aimer, haïr,
respecter, etc. . . si la phrase n’exprime pas une assertion générique :

(26) a. Ils aiment des déesses, et ne rencontrent que des mortelles. (L. Reybaud,
Jérôme Paturot, 1842, p.61)
b. Malheureusement, ce portrait ne corrigera personne de la manie d’aimer
des anges au doux sourire, à l’air rêveur, à figure candide, dont le coeur est
un coffre-fort. (E. About, Le roi des montagnes, 1857, p.140)
c. Je conçus le mépris le plus absolu pour ces misérables gens qui aiment des
femmes plus jeunes ou aussi jeunes qu’eux-mêmes. (P. Loti, Le mariage de
Loti, 1882, p.44)
d. Tu aimes des choses, tu en détestes d’autres, tu t’indignes, tu admires : ça
implique que tu reconnais les valeurs de la vie. (S. de Beauvoir, Les manda-
rins, 1954, p.337)
e. . . . On ne peut à la fois aimer des chats et ses enfants . . . (I. Monesi, Nature
morte devant la fenêtre, 1966, p.17)
f. Il découvrait que seuls ceux qui ont été comme lui orphelins peuvent aimer
les animaux comme on aime des enfants. (ibid., p.147)
g. Chandelier allait jusqu’à haïr des particules qu’il savait postiches, comme
celles de châtelains voisins, dont il était de notoriété publique que le grand-
père était bonnetier. (H. de Balzac, La femme de trente ans, 1842, p. 183)
h. On prétend qu’il faut respecter des opinions sur lesquelles reposent l’espé-
rance de beaucoup d’hommes, et toute la morale de plusieurs. (L. Reybaud,
Jérôme Paturot, 1842, p.181)
i. . . . Jules trouvait qu’insensiblement il venait à respecter des choses peu
respectables et à admirer des hommes médiocres. (ibid., p. 267)
j. Elle n’avait pas tort de penser qu’être mère, c’est en grande partie respecter
des conventions. (I. Monesi, Nature morte devant la fenêtre, 1966, p. 113)
k. . . . On ne peut supporter des fautes qui font rire le parterre. (E. About, le roi
des montagnes, 1857, p.114)

Le SN en des peut alors accéder à une lecture spécifique. C’est le cas par exemple en
(26g), comme en témoigne la reprise anaphorique de ce SN par le pronom celles. Il
peut également avoir une lecture taxinomique dans les contextes tels que (27) :

(27) Max adore des gâteaux : le Saint Honoré et le baba au rhum.


125

Cette observation ne concerne pas les SN en du. Nous n’avons en effet répertorié aucun
exemple dans lequel ils fonctionneraient comme objet d’un verbe de ce type. Si le nom-
tête du SN objet est un nom de masse, seules deux formes de l’article sont possibles :
le défini le ou l’indéfini un, comme l’illustrent les exemples (28).

(28) a. * Pierre adore du vin.


b. Pierre adore le vin.
c. Pierre adore un vin : le Puligny-Montrachet vieille vigne.

L’association du nom de masse avec l’indéfini singulier rend le SN discret, c’est-à-dire


comptable. Ce SN réfère dans ce cas à un sous-type, et non à une occurrence indivi-
duelle (cf. 28c). Il a donc une interprétation taxinomique.
Le phénomène inverse semble se produire avec les noms comptables, comme le laissent
supposer les exemples (29).

(29) a. Pierre adore une femme : sa mère.


b. * Pierre adore une femme (un certain type de femme) : la scandinave de
1,80m.

Si le SN objet dénote un individu spécifique comme en (29a), la phrase est acceptable.


Si en revanche l’interprétation taxinomique est forcée, la phrase devient inacceptable
(cf. 29b).
Il semble donc que le caractère massif / comptable du nom-tête du SN indéfini ait une
influence sur l’interprétation de celui-ci.

4.2.2.2 Incompatibilité avec les phrases habituelles contenant un sujet non agen-
tif
Considérons les contrastes (30) et (31) :

(30) a. Paul écrit {des / *les} romans.


b. Il boit {du / *le} vin à table.
(31) a. Les désinfectants tuent {*des / les} germes.
b. Les bonnes caves rabonissent {*du / le} vin.

En (30), seul un SN indéfini en des ou du est acceptable. L’occurrence d’un SN défini


produit une agrammaticalité 3 .
3. Les agrammaticalités causées par cette substitution ne sont pas systématiques, comme en té-
moignent les exemples ci-dessous où les SN définis, comme les SN indéfinis, sont acceptables :
(i) Paul répare {des / les} bicyclettes.
(ii) Mon chien poursuit {des / les} voitures.
(iii) Elle admire {des / les} stars.
126

Pour rendre compte de ces contrastes, Bosveld-de Smet avance que le caractère
agentif (vs) non agentif du sujet est le facteur qui conditionne cette distribution. Elle
s’appuie sur les conclusions de Laca (1990) qui montre qu’en espagnol, l’objet figurant
dans un phrase habituelle à sujet non agentif doit nécessairement être introduit par
l’article défini (32a). Si au contraire la phrase habituelle inclut un sujet agentif, l’objet
est réalisé sous la forme d’un nom "nu" (32b) :
(32) a. El óxido (se) come al / el hierro.
la rouille mange le fer.
‘La rouille attaque le fer.’
b. * El óxido (se) come hierro.
la rouille mange du fer.
‘* La rouille attaque du fer.’
Cette contrainte relative à l’agentivité du sujet ne nous paraît pas valide. D’une part,
tous les exemples fournis par Bosveld-de Smet contiennent un sujet défini. Dès qu’il
est possible de substituer un SN indéfini au SN sujet défini, nous observons que l’objet
peut à nouveau être indéfini (33,34).
(33) a. {L’ / Les} éponge(s) absorbe(nt) {l’ / * de l’} eau.
b. Une éponge absorbe {? l’ / de l’} eau.
(34) a. {Le / Les} buvard(s) absorbe(nt) {l’ / * de l’} encre.
b. Un buvard absorbe {? l’ / de l’} encre.
Par conséquent, le caractère défini / indéfini du sujet semble avoir une influence sur le
type de SN pouvant fonctionner comme objet dans les phrases habituelles à sujet non
agentif.

D’autre part, nous avons trouvé des exemples de phrases habituelles dans lesquelles
le sujet est non agentif, sans que l’occurrence des SN en des et du produisent des
agrammaticalités. Ajoutons que tous les SN sujets de ces phrases sont définis. Nous en
donnons quelques exemples en (35).
(35) a. La jalousie crée {des / *les} tensions.
b. L’argent génère {des / *les} rivalités.
c. L’abus d’alcool provoque {des / *les} comportements étranges.
Les données illustrées en (33), (34) et (35) constituent des objections à la thèse de la
non-agentivité du sujet, défendue par Laca et Bosveld-de Smet. Les agrammaticalités
observées en (31) et (32b) n’incomberaient donc pas au caractère non agentif de leurs
sujets respectifs.

Nous nous limiterons à ces quelques remarques qui devraient être prises en compte
dans une étude plus approfondie de l’interprétation des SN en position objet. Une étude
127

de ce type se devrait de résoudre le problème difficile qu’est la notion d’objet géné-


rique (cf. Christophersen, 1939; Lawler, 1973; Declerck, 1987; Laca, 1990; Bosveld-
de Smet, 1994; Dobrovie-Sorin et Laca, 2002). Les travaux récents dans ce domaine
semblent reconnaître que seuls les SN définis accèdent à une lecture générique où ils
dénotent un type. La question est plus problématique pour les SN indéfinis. Les lectures
génériques observées quand ils occupent la position sujet dans une phrase caractéri-
sante sont-elles accessibles en position objet ? Si ce n’est pas le cas, quelles sont ces
lectures?

Comme annoncé dans l’introdution, les faits distributionnels caractéristiques des


SN en des et du en position objet mis en évidence dans cette section vont nous servir
à l’étude descriptive des structures [de N] qui apparaissent dans les phrases négatives.
Dans la section 4.3, nous rappelons quelques aspects diachroniques de la négation.
Puis, nous étudions en 4.4 les conditions d’occurrence de la forme de en contexte
négatif.

4.3 Aspects diachroniques de la négation en français


4.3.1 Vue d’ensemble
Si le français moderne standard utilise préférentiellement la forme discontinue ne
. . . pas pour construire des phrases négatives, le procédé négatif était tout autre en an-
cien français (cf. Brunot, 1905; Moignet, 1984; Ménard, 1988; Foulet, 1919; Bonnard
et Régnier, 1995; Buridant, 2000). En effet, dès les plus anciens textes, la forme ne,
employée seule dans une phrase, suffit pour exprimer la négation totale (36). Ce pro-
cédé restera courant jusqu’au XVI ème siècle (37).

(36) a. Tu ne sez vaillant une figue. (Fab.,I,5)


‘Tu ne sais pas grand chose.’
b. Ne dotez, bele amie. (Pel.,712)
‘Ne doutez pas, belle amie.’
c. Tu n’ies mes hom ne jo ne sui tis sire. (Roland,318)
‘Tu n’es pas mon vassal et je ne suis pas ton seigneur.’
(37) a. ce n’est faict de bons voisins. (Garg.,ch.25,t.I ,98)
‘Ce n’est pas le fait de bons voisins.’
b. Le testateur n’oublioit les noms des particuliers. (d’Aub.,OEuv.,t.II,p.267,R
et Causs.)
‘Le testateur n’oubliait pas le nom des particuliers.’

Pendant longtemps, ne est donc le négation par excellence et se suffit à lui-même.


Cependant, la valeur négative de cette forme, phonétiquement affaiblie par sa position
préverbale, tend à se renforcer par des mots toniques dès le XI ème siècle. Parmi ces
128

mots, on trouve notamment les substantifs pas, point, mie, goute qui expriment des
quantités infimes quasi nulles. Dès l’ancien français, ces mots commencent à être sen-
tis comme composants de la négation. Pas est sans doute le premier à perdre son statut
de substantif et à se vider de son sens primitif (du latin passus : "un pas"). Son nouveau
rôle est de prolonger le sens négatif de ne en le renforçant. C’est le cas, dans l’exemple
(38), cité dans Bonnard et Régnier (1995). On constate ici que la valeur négative de
pas a complètement éclipsé son sens lexical.

(38) Pas ne vous esmaiez. (Pélerinage de Charlemagne, 681, XII ème s.)
‘Ne vous troublez pas.’

En revanche, mie, goute et point expriment encore souvent une quantité quasi nulle
et fonctionnent dans la plupart des cas comme substantifs (cf. section 4.3.2). On trouve
cependant des signes d’un changement naissant de leur statut originel de nom, comme
en témoignent les exemples en (39), cités dans Foulet (1919) ou Bonnard et Régnier
(1995). Ces mots, combinés à ne, fonctionnent ici comme des négations verbales.

(39) a. Il ne vont mie a piet. (Pélerinage de Charlemagne, 286, XII ème s.)
‘Ils ne vont pas à pied.’
b. Li cose a chou point ne tient. (F.,46, XIII ème s.)
‘La chose ne tient pas à cela.’
c. La poudre fu si grant que l’on n’i veoit goute. (Mém., Ph. de Novare,II,LVII,
XIIIème s.)
‘La poussière fut si abondante qu’on n’y voyait goutte.’

On notera que dès le XIII ème siècle, goute, qui est un synonyme de mie à cette
époque, voit son emploi disparaître. Mais comme le souligne Foulet, ce mot délaissé
au moyen-âge a en quelque sorte trouvé une revanche sur mie : ce dernier a complè-
tement disparu en français moderne, alors que goute s’est au moins conservé dans
quelques expressions telles que n’y voir goutte, n’entendre goutte à quelque chose.

Au XIVème et XVème siècles, les changements amorcés du XI ème au XIIIème siècles


se précisent. Ainsi, pour marquer la négation totale portant sur un verbe conjugué, le
moyen français utilise essentiellement soit ne seul, soit ne accompagné de pas, point,
mie qui sont analysés comme des adverbes dans Marchello-Nizia (1979). Dès le début
du XVème siècle, la structure [ne+adverbe] devient la marque la plus courante de la
négation totale devant un verbe conjugué. Alors que pas est l’adverbe qui accompagne
le plus souvent ne, mie est de moins en moins employé en moyen français et devient
rare dès la fin du XIVème siècle. Il demeure toutefois en usage jusqu’au XIX ème siècle
dans certains parlers régionaux. L’emploi de point apparaît, quant à lui, marqué. L’un
des contextes pour lequel le choix de point se fait au détriment de pas est celui où
le complément direct du verbe conjugué est un syntagme nominal. Dans ce cas, seul
point peut se construire avec ce complément à l’aide du terme de (cf. section 4.3.2).
129

Au XVIème siècle, les exemples contenant les négations ne . . . pas, ne . . . point


abondent, même si, comme nous l’avons déjà signalé, il est encore fréquent de rencon-
trer ne seul dans les phrases négatives. Cette relative indépendance du terme ne, encore
sensible à cette époque, est vraisemblablement le signe que pas et point ne portent pas
encore toute la charge négative qu’ils ont en français moderne. C’est le point de vue de
Brunot (1906), qui précise qu’au XVI ème siècle, pas et point ne suffisent pas à marquer
la négation et doivent être accompagnés de ne. Il remarque toutefois que les exemples
où ces mots apparaissent seuls sont nombreux, mais ceux-ci sont durement condam-
nés par les grammairiens de l’époque. Pour preuve, cette remarque de Maupas (1607,
p.358), cité par Brunot :

"Les estrangiers font souvent ce soloecisme en nostre langue d’obmettre


la negatiue Ne, quand leur propos contient l’un desdits termes negatifs en
apparence ; Disans : i’ay rien fait, i’ay iamais entendu . . . ."

Brunot, reformulant les remarques de Maupas, explique que le propos dont il est ques-
tion est alors senti comme plutôt affirmatif, car c’est "proprement la négation adhérente
au verbe" (c’est-à-dire le mot ne) "qui fait le sens négatif".

Il faut attendre le XVIIème siècle pour que les emplois absolus de ne ne soient
plus limités qu’à quelques constructions. La négation est désormais ne . . . pas ou ne
. . . point, et non plus ne seul. L’émergence de cette interdépendance a pour consé-
quence le rapprochement des formes pas et point du terme ne. Ceci est visible dans
les contextes où la négation porte sur un verbe à l’infinitif. Jusqu’au XVII ème siècle, ne
précède le verbe et peut éventuellement en être séparé par un pronom clitique (40b).
Pas et point sont quant à eux postposés au verbe (40).

(40) a. Quand elle m’a accusé de ne sçavoir pas le latin (Fur., Rom. bourg.,II,77)
‘Quand elle m’a accusé de ne pas savoir le latin.’
b. Peut-on, en le voyant, ne le connoître pas? (Rac.,III,521,Esth.,938)
‘Peut-on en le voyant ne pas le connaître?’

A partir de la seconde moitié du XVII ème siècle, pas et point précèdent directement
le verbe (41) et sont éventuellement séparés de ne par un clitique (41b,41c).

(41) a. J’ai trop d’obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin. (Rac.,III,143,
Iph.)
‘ ‘J’ai trop d’obligation à l’égard d’Euripide pour ne pas prendre quelque
soin.’
b. Elle avait paru étonnée de ne la pas avoir. (Princ. de Cl.,64)
‘Elle avait paru étonnée de ne pas l’avoir.’
c. M. d’Ormesson m’a priée de ne le plus voir. (Sév.,I,462)
‘M. d’Ormesson m’a priée de ne plus le voir.’
130

Brunot (1924) note que l’ordre moderne qui veut que le clitique précède directe-
ment le verbe comme illustré dans ne pas le voir ne se généralisera que plus tardive-
ment. Au XVIIIème siècle, l’usage est encore hésitant et la séparation par un pronom
personnel est fréquente. Brunot (1939) fournit néanmoins quelques exemples qui re-
flètent l’ordre moderne. Ceux-ci sont donnés en (42).

(42) a. Il me conjoiroit de ne point m’allarmer. (Mariv.,VII,579, Paysan,VII,apocr.)


‘Il me conjurait de ne point m’alarmer.’
b. Je ferois semblant de ne pas vous entendre ou de ne pas vous croire.
(Marm.,III,32,Connaisseur)
‘Je ferais semblant de ne pas vous entendre ou de ne pas vous croire.’

La confrontation de la langue classique avec la langue populaire et la langue rurale


a pour conséquence de renforcer le sens négatif du mot pas, de sorte que la néga-
tion véritable devient pas, et non plus la forme discontinue ne . . . pas. Les exemples
abondent dans Brunot (1939). On constate que cette manière de construire des phrases
négatives par le peuple de l’époque est encore effective de nos jours dans le registre du
français familier, ainsi qu’à l’oral.

4.3.2 Origine de de négatif


Nous présentons ici les hypothèses formulées dans Foulet (1919) relatives au déve-
loppement des structures [ne . . . point de N] et, par extension, [ne . . . pas de N]. Comme
on l’a vu dans la section précédente, la négation ne est très tôt renforcée par une série
de mots, essentiellement les substantifs pas, point, mie et goute. Ces termes tiennent
leur valeur négative uniquement de leur association avec ne, et il est impossible de les
employer au sens négatif sans les faire précéder ou suivre de ne. De tous ces mots,
point est celui qui a le plus longtemps conservé sa signification primitive (c’est-à-dire
"un point"), et donc son statut catégoriel de nom. Dans ce cas, il est le plus souvent
accompagné de ce que Foulet appelle un "complément déterminatif", autrement dit un
syntagme introduit par le mot de suivi directement d’un nom. Nous donnons en (43)
quelques exemples de cet emploi de point :

(43) a. Tant de mechief i ot que d’escu point avoir ne pot. (P.,5853-54, XIIè s.)
‘. . . il ne put avoir une parcelle d’écu.’
b. Ai je bien mis a point
cel aweule la qui n’a point
d’argent ne de houce ausi? (Av., 232-4)
‘Ai-je traité comme il faut cet aveugle-là, à qui il ne reste ni un atome
d’argent, ni une parcelle de robe?’
c. Mes diverse ert la parteüre,
d’une part clere, d’autre obscure ;
n’a point d’obscur en la clarté,
131

ne point de cler en l’obscurté. (V.P.,669-72, XVIIIè s.)


‘Il n’y a pas un point d’obscur dans la clarté, et il n’y a pas un point de
clair dans l’obscurité.’

On notera que l’ancien français n’exprime pas l’article indéfini dans les phrases
négatives, alors que celui-ci apparaît dans les traductions littérales de nos exemples.
Selon Foulet, ces exemples sont très caractéristiques du rôle que joue point en ancien
français. En effet, point suivi de de est un partitif. Il signifie un atome, une parcelle très
petite d’une certaine quantité, et cette quantité est exprimée par le substantif qui suit le
terme de. Cette construction est presque exclusive à point. Foulet n’a relevé qu’un seul
exemple parallèle avec mie, deux avec goute et aucun avec pas. Certains sont données
en (44).

(44) a. Li princes plus d’enfantz n’avoit,


et de femme n’avoit il mie. (V.P., XIIIè s.)
‘le prince n’avait pas d’autre enfant et il n’avait pas une parcelle de
femme.’
b. Or n’ai jou plus ke prendre,
ne denier, ne goute d’argent. (C.,382-83, XIIIè s.)
‘Or je n’ai plus rien à prendre, ni denier, ni goutte d’argent.’

Tous les exemples cités jusqu’à présent ont pour caractéristique d’inclure un nom
qui n’est pas précédé d’un déterminant. Les structures sont du type : [ne . . . {point /
mie / goute} de ∅ N]. Toutefois, il est des cas où le nom est déterminé par un article
défini ou un possessif, comme illustré en (45).

(45) a. Il n’en porteroit point


de la teste, se gel tenoie. (P.,8728-9, XIIè s.)
‘Il n’en porterait point de la tête, si je le tenais.’
b. N’onques ne fist point de mon buen. (P.,8531)
‘Jamais il ne fit point de mon bien.’ (= jamais il ne me fit du bien)
c. Por ce, del suen mie ne quiert. (P.,5292)
‘Pour cela, il ne demande pas du sien.’
d. Li rois fu mornes e pansis
quant il vit sa grant baronie
e de son neveu n’i vit mie. (P.,9184-6)
‘. . . mais il n’y vit pas une particule de son neveu.’

Foulet s’appuie sur des constructions de ce type pour avancer que les mots mie
et point, et par association pas, fonctionnaient à l’origine comme argument direct de
verbes transitifs. En effet, il insiste sur le caractère extrêmement curieux de la signifi-
cation littérale des exemples ci-dessus et voit dans ces traductions la preuve que mie,
tout comme pas, a débuté comme étant le régime direct du verbe. D’ailleurs, il émet
l’hypothèse que les origines de pas sont peut-être à rechercher dans des phrases telles
132

que (46), où pas est la tête d’un syntagme nominal complément d’un verbe de mouve-
ment. Perdant peu à peu son sens originel, son emploi se serait étendu à toutes sortes
de verbes.

(46) saches que ta fin est venue


por ce que tu l’as retenue
ne arestee un tot seul pas. (P.,3799-801)
‘. . . Tu ne t’es arrêté pas même un seul pas.’

Un fait intéressant est que, déjà au XIII ème siècle, pas et mie sont très rarement
employés avec un verbe négatif transitif direct. En général, ils accompagnent le verbe
être ou un verbe qui n’a pas d’argument direct. De même, Foulet ne recense qu’un
seul exemple où point est associé à un verbe transitif direct. Il en propose l’analyse
suivante :

". . . quand il y a un régime direct dans une phrase négative où entre point,
ce régime devient le complément déterminatif de point ; et c’est point qui
prend son rôle auprès du verbe." (p.265)

En d’autres termes, point est senti comme le complément nominal du verbe tran-
sitif en phrase négative et le mot de est syntaxiquement dépendant de point. Ce n’est
qu’après le XIIIème siècle que point va se charger d’une valeur négative et être rattaché
à ne, au même titre que pas. Dès lors, il ne sera plus considéré comme l’argument
direct d’un verbe transitif. La relation de dépendance observée entre point et de va
s’affaiblir, de sorte que la séquence [de N] va devenir le véritable argument direct des
verbes transitifs en contexte négatif. Il n’y aura plus aucune raison de ne pas associer
[de N] à pas. Telle est, selon Foulet, l’origine de ce qu’il nomme le de partitif dans les
phrases négatives.

De négatif serait donc le successeur de point. Or point, avec sa valeur partitive de


"petite parcelle" ou d’"atome", pouvait se combiner avec des noms renvoyant à des
objets divisibles (argent, biens) ou indivisibles (écu, couteau, robe). C’est pourquoi
en français moderne, de est senti comme la variante négative des articles partitifs et
indéfinis réalisés en contexte positif. Pour Foulet, ce n’est qu’à partir du moment où
le partitif négatif a gagné son indépendance vis à vis de point qu’on a pu établir un
rapport clair entre donnez-lui du pain et ne lui donnez point de pain et voir dans la
seconde construction la négation de la première.
133

4.4 Aspects distributionnels de de négatif en français


moderne
4.4.1 Des, du, de : un triplet en relation étroite
De nombreux auteurs ont souligné le lien étroit existant entre de négatif d’une part
et les déterminants indéfinis des et du d’autre part (Gaatone, 1971, 1992; Englebert,
1992; Muller, 1987, 1991, 1997, entre autres). En effet, il est communément admis que
l’occurrence de de en contexte négatif dépend crucialement de la présence d’un SN en
des ou du dans le contexte positif associé. Le passage du contexte positif au contexte
négatif induit un changement formel : de se substitue à des ou du 4 , comme l’illustrent
les contrastes (47) et (48).

(47) a. Marie a acheté des cerises.


b. Marie n’a pas acheté de cerises.
(48) a. Il a du talent.
b. Il n’a pas de talent.

Cette variation formelle liée à la négation n’est toutefois pas systématique et les déter-
minants des et du peuvent être maintenus en contexte négatif. C’est le cas par exemple
dans les contextes négatifs contrastifs tels que ceux donnés en (49) 5 :

(49) a. Marie n’a pas acheté des cerises, mais des groseilles.
b. Je n’ai pas bu du whisky, mais du cognac.

Il est important de souligner que cette variation formelle ne se manifeste pas dans le
cas des autres SN, qu’ils soient définis ou indéfinis. La forme du déterminant ou du
quantificateur est maintenue lors du passage en contexte négatif. Ceci est illustré en
(50) et (51) :

(50) a. Max a vérifié {la validité de son hypothèse / cette analyse / son analyse}
b. Max n’a pas vérifié {la validité de cette hypothèse / cette analyse / son
analyse}
c. * Max n’a pas vérifié de {validité de cette hypothèse / analyse}
(51) a. J’ai rencontré {beaucoup de / énormément de} linguistes à ce colloque.
b. Je n’ai pas rencontré {beaucoup de / énormément de} linguistes à ce col-
loque.
4. Nous n’intégrons pas à notre étude le cas des SN indéfinis en un qui semblent également être
soumis à cette variation formelle liée au passage de la phrase positive à la phrase négative :
(i) a. Marie a une fille.
b. Marie n’a pas de fille.
5. Ici, la négation porte sur le caractère qualitatif, intrinsèque au nom, et non sur l’aspect quantitatif,
propre au déterminant.
134

c. Je n’ai pas rencontré de linguistes à ce colloque 6 .

Un second argument appuie l’hypothèse que la distribution de de négatif est condi-


tionnée par celle des déterminants des et du. Nous allons voir que les contextes qui
n’autorisent pas l’occurrence de ces déterminants sont également des contextes qui in-
terdisent l’émergence de de négatif. Soulignons dès à présent que cet argument n’est
pas pertinent dans le cas des SN en des et du en position sujet. Des exemples tels que
(52) et (53) pourraient effectivement laisser croire que la distribution de de négatif est
soumise aux mêmes contraintes sémantico-pragmatiques que celles qui régissent la
distribution des SN en des et du en position sujet 7 .

(52) a. * Des carrés ont quatre côtés.


b. * De triangles n’ont pas quatre côtés.
(53) a. * Du poulet est encore gelé. (Bosveld-de Smet, 2000)
b. * De poulet n’est pas encore gelé.

Cependant, les variations formelles observées en (47) et (48) par exemple ne se pro-
duisent pas, même si les contextes positifs associés acceptent les SN en des et du en
position sujet. Ceci est illustré en (54) et (55).

(54) a. Des malfaiteurs ont cambriolé la maison de Marie.


b. * De malfaiteurs n’ont pas cambriolé la maison de Marie.
(55) a. Du linge séchait dans le jardin.
b. * De linge ne séchait pas dans le jardin.

Nous verrons dans la section 4.4.3.1 (p. 137) que ce type de restrictions dans la dis-
tribution de de négatif est d’ordre syntaxique, et non le fait de facteurs sémantico-
pragmatiques.

Cette mise au point étant faite, considérons le cas de la position objet. Comme nous
l’avons annoncé ci-dessus, de négatif est proscrit dans tous les contextes qui excluent
des et du 8 . Ainsi, l’occurrence de de négatif est source d’agrammaticalités (i) dans les
phrases caractérisantes dont le prédicat, de type i-level, est un verbe psychologique
(56) et (ii) dans les phrases habituelles qui n’admettent pas un SN objet en des et du
(57) :

(56) a. Max ne déteste pas {*d’ / les} épinards.


6. La phrase affirmative associée à (51c) est (i), et non (51a).
(i) J’ai rencontré des linguistes à ce colloque.

7. On se reportera au chapitre 2 pour une étude détaillée des facteurs sémantico-pragmatiques qui
interviennent dans la distribution des SN en des en position sujet, ainsi qu’à Bosveld-de Smet (2000)
pour les conditions d’occurrence des SN en du dans cette position syntaxique.
8. On se reportera au chapitre 3 pour une description détaillée des contextes en question.
135

b. Max n’aime pas {*de / le} chocolat.


(57) a. Les piqûres de vipères ne tuent pas {*d’ / les} éléphants.
b. Ces produits chimiques ne contaminent pas {*d’ / l’} eau.

En résumé, seuls les déterminants des et du sont susceptibles de subir une varia-
tion formelle lors du passage d’un contexte positif à un contexte négatif. De plus, une
condition nécessaire à l’émergence de de négatif est la présence, dans le contexte po-
sitif associé, d’un SN en des ou du.

4.4.2 De et la présence d’une négation explicite


Outre la relation étroite qui unit de négatif d’une part et les déterminants des et
du d’autre part, l’occurrence de de repose également sur la présence d’une négation
explicite dans la phrase, telle que ne . . . pas par exemple (58b,59b). En l’absence de
cette expression négative, l’émergence de de génère des agrammaticalités , comme en
témoignent les exemples (58c) et (59c) :

(58) a. Marie a acheté des cerises.


b. Marie n’a pas acheté de cerises.
c. * Marie a acheté de cerises.
(59) a. Il a du talent.
b. Il n’a pas de talent.
c. * Il a de talent.

Plus généralement, les paires d’exemples de (60) à (63) montrent que la réalisation de
de peut également être liée à la présence d’autres mots, dont une propriété commune
semble être de véhiculer un sens négatif. Il a en effet souvent été noté dans la littérature
que la caractéristique la plus saillante de de négatif est son association obligatoire avec
l’un des mots de la série suivante : pas, point, plus, guère, jamais, aucunement, nulle-
ment, rien, personne, aucun, nul, pas un, sans (que), avant que, avant de, ni . . . ni, ne
. . . que, ne (non explétif) (cf. par exemple Martin, 1966; Gaatone, 1971, 1992; Muller,
1987) :

(60) a. Il n’a {point / plus / guère / jamais} d’argent.


b. Il a {*d’ / de l’} argent.
(61) a. Pour Pierre, rien n’a d’importance.
b. Pour Pierre, tout a {*d’ / de l’} importance.
(62) a. Personne ne m’a donné de nouvelles.
b. Quelqu’un m’a donné {*de / des} nouvelles.
(63) a. Aucun enfant n’a recu de cadeaux.
b. Un enfant a reçu {*de / des} cadeaux.
136

On notera la présence des déterminants des et du dans les phrases positives de (60b) à
(63b).

Il nous faut ici faire une remarque relative à la valeur négative des expressions
ne . . . que et ne . . . guère. A l’inverse des autres expressions négatives de la série ci-
dessus, ne . . . que et ne . . . guère ne véhiculent pas un sens négatif. Les phrases (64)
par exemple ne signifient pas que Boulard ne fait aucun compliment et que Jules ne se
pose aucune question.

(64) a. Boulard ne fait de compliment que par personne interposée. (J. Dutourd,
Pluche ou l’amour de l’art, 1967, p.265)
b. Sur le moment, Jules ne s’était guère posé de questions. (M. Droit, Le retour,
1964, p.99)

Gaatone (1992) souligne ce point dans une note à propos de l’emploi de de négatif
dans les contextes contenant ne seul (c’est-à-dire ne non explétif) :

"Il s’agit ici non seulement des emplois, dans quelques contextes limités
appartenant à un niveau de langue littéraire, de ne comme négation unique,
mais également de ne, partie de ne . . . que, qui peut lui aussi entraîner de
négatif. Ceci revient à dire que si ne . . . que est, sans doute à juste titre,
considéré comme non négatif en bloc, son premier élément n’en fonc-
tionne pas moins, du point de vue de de, comme un terme négatif (je n’ai
d’amis que vous)." (Gaatone, 1992, p.93)

Comme l’induit le sens de la phrase (64b), il nous semble que la remarque de Gaatone
vaut également pour la forme ne . . . guère. Ne serait donc porteur à lui seul du sens
négatif dans les phrases contenant ces expressions.
En résumé, nous avons montré que deux facteurs au moins sont nécessaires à
l’émergence de de négatif en français : (i) l’occurrence des déterminants des ou du
dans les contextes positifs et (ii) la présence d’une négation explicite dans les contextes
négatifs apparentés, sachant que ne peut créer à lui seul l’ambiance négative.
On pourrait faire l’hypothèse que de est la variante négative des déterminants des et
du. Cependant, cette hypothèse semble discutable. On devrait en effet s’attendre à ce
que la distribution de de négatif soit parallèle à celle des déterminants des et du, aux
morphèmes de négation près. Or, nous allons voir qu’il existe plusieurs contextes dans
lesquels l’occurrence de de est source d’agrammaticalités et cela, malgré la présence
d’un SN en des ou du dans la phrase positive associée.
Nous allons dans un premier temps examiner les contextes qui ne rendent pas légitime
l’occurrence de de négatif. Ceci fera l’objet de la section 4.4.3. Nous étudierons ensuite
dans la section 4.4.4 les contextes qui bloquent son occurrence. Nous conclurons ce
chapitre en introduisant une contrainte syntaxique, ainsi qu’une contrainte sémantique,
nécessaires pour rendre compte de la distribution de de négatif.
137

4.4.3 Contextes ne légitimant pas l’occurrence de de négatif


4.4.3.1 Restriction de position
Bosveld-de Smet (1998,2000) a montré que les SN en des et du peuvent, sous cer-
taines conditions, figurer dans toutes les positions généralement accessibles aux SN
dans une phrase. Plus précisément, ils peuvent occuper une position prédicative ou
une position argumentale. Dans le cas des séquences [de N], la distribution s’avère
plus restreinte.

Considérons tout d’abord le cas des phrases attributives, c’est-à-dire les phrases telles
que (65) dans lesquelles les SN en des et du occupent une position prédicative.

(65) a. Ces champignons sont des amanites phalloïdes.


b. Cette substance visqueuse est de la bave d’escargot.

Soulignons ici que les SN des amanites phalloïdes et de la bave d’escargot ne sont pas
les arguments nominaux internes de la copule, mais bien les prédicats principaux des
phrases en (65).
On observe en (66) que de négatif est illégitime. La variation formelle liée à la négation
n’opère pas et les déterminants des et du sont maintenus en dépit du contexte négatif.

(66) a. Ces champignons ne sont pas {*de / des} amanites phalloïdes.


b. Cette substance visqueuse n’est pas {*de / de la} bave d’escargot.

On peut déduire de ces données la généralisation suivante : les séquences [de N] ne


peuvent pas fonctionner comme prédicats phrastiques.

Examinons à présent le cas des SN en des et du qui occupent une position argumentale.
Nous avons vu en 4.4.1 que l’occurrence des structures [de N] en position sujet produit
des agrammaticalités, alors que les SN en des et du sont acceptables dans cette position
(67) (cf. Gaatone, 1971, 1992; Muller, 1987, 1997; Hulk, 1996 entre autres).

(67) a. * De livres ne sont pas tombés par terre.


b. * De pétrole ne s’est pas répandu dans l’océan.

De même, l’occurrence de de négatif génère des agrammaticalités quand il fait partie


de l’argument prépositionnel interne d’un prédicat (68b).

(68) a. Max a offert ce livre à des enfants.


b. Max n’a pas offert ce livre à {*d’ / des} enfants, mais à des adultes.

Les observations sont les mêmes si de négatif apparaît dans un syntagme temporel (69)
ou locatif (70).

(69) a. Les médecins ont examiné Max pendant des heures.


138

b. Les médecins n’ont pas examiné Max pendant {*d’ / des} heures, mais
seulement pendant 30 minutes.
= Ce n’est pas pendant des heures que les médecins ont examiné Max,
mais seulement pendant 30 minutes.
(70) a. Hier, elle a aperçu Yann dans des bars branchés de Nancy.
b. Hier, elle n’a pas aperçu Yann dans {*de / des} bars branchés de Nancy,
mais dans des endroits plus insolites.
= Ce n’est pas dans des bars branchés de Nancy qu’elle a aperçu Yann hier,
mais dans des endroits plus insolites.
En résumé, l’unique position dans laquelle l’occurrence de de négatif est accep-
table est celle où il figure dans un syntagme qui est l’argument nominal interne d’un
prédicat verbal. Nous donnons en (71) des exemples attestés qui illustrent cette obser-
vation.
(71) a. On ne distingue pas de signe de vie. (M. Bataille, L’arbre de Noël, 1967, p.
29)
b. Et elles ne portaient plus de gants noirs. (R. Sabatier, Le chinois d’Afrique,
1966, p. 80)
c. C’est une grande dame qui ne veut point de rivale. (M. Du Camp, Mémoire
d’un suicide, 1853, p. 225)
d. Ce personnage [...] ne m’inspirait guère de sympathie [...] (J. Dutourd,
Pluche ou l’amour de l’art, 1967, p. 160)
e. Ecoutez, je n’ai jamais rencontré de garçon comme vous. (C. Etcherelli,
Elise ou la vraie vie, 1967, p. 37)
f. Boulard ne fait de compliment que par personne interposée. (J. Dutourd,
Pluche ou l’amour de l’art, 1967, p. 265)
g. Il ne se paie ni de mots ni de théories à la mode. (C. Paysan, Les feux de la
chandeleur, 1966, p.86)
h. Une fois tout cela en place, personne n’y verrait de différence. (P. Moinot,
Le sable vif, 1963, p. 130)
i. Puisque rien n’avait de sens, je ne sais pas pourquoi je m’étonnais encore.
(S. Japrisot, La dame dans l’auto, 1966, p. 158)
j. Jusqu’ici, j’avais écrit sans me poser de questions ni souffrir de vrais tour-
ments. (Y. Berger, Le sud, 1962, p.168)
k. Mon demi-frère n’a, en aucune façon, apporté de réponse satisfaisante au
problème [. . . ] (R.-V. Pilhes, La rhubarbe, 1965, p. 195)

4.4.3.2 Verbes à sens négatif


Nombreux sont les auteurs ayant observé qu’une phrase contenant un verbe à sens
négatif exclut généralement de négatif (Fauconnier, 1976; Gaatone, 1971, 1992; Mul-
ler, 1987, 1997). En témoignent ces exemples de Gaatone (1992), rappelés en (72) :
139

(72) a. On lui a refusé {un / *de} congé.


b. J’évite de me poser {des / *de} questions.
Si on transforme ces phrases en introduisant une négation explicite, on observe que de
émerge à nouveau.
(73) a. On ne lui a pas accordé de congé.
b. Je cherche à ne pas me poser de questions.
Toutefois, quelques exceptions existent et sont signalées dans la littérature. Selon
Gaatone (1992), les énoncés incriminés ne contiennent aucun des termes négatifs re-
connus comme pouvant induire l’émergence de de négatif. Cependant, une caractéris-
tique commune à tous ces énoncés est qu’ils sont porteurs d’un sens négatif, véhiculé
soit par un terme sémantiquement négatif (74a), soit par la structure même de l’énoncé
(74b).
(74) a. Il vit des groupes de valets, ou de gardes, si bizarrement vêtus qu’il parais-
sait impossible de leur attribuer d’autre fonction que celle d’étonner les
visiteurs. (cité dans Gaatone, 1971)
b. Pourtant y a-t-il de meilleur exemple de la coexistence pacifique que celui
qui triomphe dans les glaces australes? (L. Aragon, Histoire parallèle, p.344,
cité dans Gaatone, 1992, p.94)

En (74a), le sens négatif provient du préfixe "négatif" im- antéposé à l’adjectif


possible. En (74b), l’occurrence de de est légitime selon Gaatone car il s’agit d’une
question oratoire qui induit implicitement une réponse négative.

Crucialement, une caractéristique de ces contextes est de permettre l’occurrence


d’une classe particulière d’expressions, appelées des items à polarité négative. Pour
référer aux contextes de ce type, Muller (1987) a introduit le terme de contexte à po-
larité négative. Les items à polarité négative sont également licites dans les contextes
négatifs. De ce point de vue, de semble donc se comporter comme ces items. Toutefois,
il s’en distingue en ce que son occurrence dans les contextes à polarité, non négatifs
sur le plan de la forme, reste marginale. Envisager une caractérisation de de négatif en
tant qu’item à polarité négative serait prématuré ici. Nous aborderons cette question
au chapitre 5.

4.4.3.3 L’adverbe rarement


Tout comme les verbes à sens négatif, l’adverbe rarement n’est généralement pas
suffisant pour provoquer l’émergence de de négatif. Une recherche dans FRANTEX
des occurrences de ce de dans l’environnement de l’adverbe rarement s’est révélée
infructueuse. En revanche, les exemples sont plus nombreux quand ce sont des SN en
des et du qui se trouvent dans l’environnement immédiat de cet adverbe (75).
140

(75) a. La plupart de ses affaires s’étaient conclues sur parole, et il avait rarement
eu des difficultés. (H. de Balzac, Histoire . . . de César Birotteau, 1837, p. 124)
b. Nous avons rarement des lettres de Paris. (L. Reybaud, Jérôme Paturot, 1842,
p.452)
c. On voit rarement dans notre monde civilisé des scènes aussi saisissantes.
(P. Loti, Le mariage de Loti, 1882, p. 105)
d. Les brigands, comme les autres classes du peuple, allument rarement du
feu pour leur repas. (E. About, Le roi des montagnes, p. 76)
e. Je ne lui donne plus que rarement du chocolat cru et des corps de papillons
[. . . ] (G. Colette, Claudine à l’école, 1900, p. 306)

Notons que Gaatone (1971) signale un exemple de ce type d’emploi de de négatif.

(76) Il y a rarement eu d’édition sans objectifs commerciaux . . . (J.F. Revel, L’express


863, p. 43)

Dès qu’on substitue ne . . . pas souvent à rarement, les occurrences de de négatif


émergent à nouveau (77).

(77) a. Elle prit le livre, l’ouvrit et se mit à le parcourir avec un petit air étonné
prouvant qu’elle ne lisait pas souvent de vers. (G. de Maupassant, Contes et
nouvelles, 1885, p.1000)
b. La mort [. . . ] ne faisait pas souvent de distinction quand elle frappait. (M.
Droit, Le retour, 1964, p.287)

Toutefois, l’occurrence de de est loin d’être systématique, et on trouve le plus sou-


vent des exemples contenant des SN en des et du (78). .
(78) a. On ne doit pas souvent voir ici des gens qui ne sont pas du pays [. . . ] (E.
Triolet, Le premier accroc coûte, 1945, p. 366)
b. On n’a pas souvent du monde venant du dehors dans cette région. (ibid., p.
359)
c. Il ne voit pas souvent des évêques [. . . ] fit monseigneur à son grand vicaire
[. . . ] (P. Mille, Barnavaux et quelques femmes, 1908, p. 160)

4.4.3.4 Quantifieurs nominaux


Il existe en français une classe particulière d’expressions nominales de la forme
[det N1 de N2], dans lesquelles N1 exprime une certaine quantité de N2 (Milner, 1978;
Heyd, 1995; Benninger, 1999, entre autres).

(79) a. Max a lu des tonnes de romans policiers.


b. Ces enfants ont mangé des quantités énormes de gâteaux.
141

Ces SN sont introduits par l’article indéfini des. De plus, ils occupent la position
d’argument interne des prédicats lire et manger. On pourrait donc s’attendre à ce que
l’introduction de la négation dans les phrases (79) provoque l’émergence de de. Or, ce
n’est pas le cas et l’article indéfini est maintenu, ce que mettent en évidence (80) et
(81).
(80) a. * Max n’a pas lu de tonnes de romans policiers.
b. Max n’a pas lu des tonnes de romans policiers.
(81) a. * Aucun enfant n’a mangé de quantités de gâteaux.
b. Aucun enfant n’a mangé des quantités de gâteaux.

4.4.4 Contextes légitimant l’occurrence de de négatif


4.4.4.1 Les phrases existentielles et impersonnelles
Les séquences [de N] sont parfaitement licites dans les contextes existentiels qui
disposent d’une position d’argument interne. Une recherche de ces contextes dans la
base de données FRANTEX a révélé l’abondance des constructions de ce type. Notons
toutefois que la plupart des exemples font intervenir ne . . . pas plutôt que tout autre
terme négatif répertorié dans notre inventaire. Nous en donnons des exemples en (82)
qui font intervenir les constructions il existe et il y a.
(82) a. Il n’y a pas de crimes parfaits. (B. et Fl. Groult, Il était deux fois, 1968, p.39)
b. Entre nous, [. . . ] il n’existe pas de lien de parenté connu. (J. Green, Moira,
1950, p.95)
c. Je me demande maintenant de quoi il vivait, comment il mangeait, il n’y
avait jamais de restes. (Cl. Etcherelli, Elise ou la vraie vie, 1967, p. 178)
Parallèlement, ces séquences sont parfaitement naturelles quand elles font interve-
nir un nom relationnel ou un terme inaliénable et qu’elles sont combinées au verbe
avoir. Là encore, les exemples abondent (83).
(83) a. Garine me parle avec nostalgie de [. . . ] Madame Roland [. . . ] qui n’avait
pas de filles. (B. et Fl. Groult, Il était deux fois, 1968, p.80)
b. Renoir n’avait plus de mains pour peindre.(ibid., p. 308)
c. Les châtaigniers n’ont guère de chatons cette année. (A. de Lamartine, Le
tailleur de pierre, 1851, p.452)
d. Elle [. . . ] n’eut jamais de rivale. (P. Mille, Barnavaux et quelques femmes,
1908, p.5)

De même, les séquences [de N] sont largement présentes dans les phrases imper-
sonnelles, que celles-ci soient construites à partir d’une forme verbale passive (84) ou
d’un verbe inaccusatif (85).
(84) a. Dans cette ville, il n’a pas été commis de crimes affreux.
142

b. Il n’a pas été donné de réponse. (Gaatone, 1992, p.96)


(85) a. Il ne reste plus de viande dans le frigo.
b. Il n’est pas venu de visiteurs. (Muller, 1987, p.671)

On observe également l’occurrence de de négatif dans des phrases dont l’argument


externe est en position d’inversion par rapport au prédicat. Il se trouve donc postposé
au verbe.

(86) a. Jamais ne se présentera d’occasion aussi décisive de démontrer l’efficacité


économique . . . (cité dans Gaatone 1992)
b. Les personnages se comportent et parlent sans qu’interviennent d’éléments
de surprise. (cité dans Gaatone 1971)

Comme le souligne Gaatone (1992), ces phrases sont très proches des constructions
impersonnelles. Il est d’ailleurs possible d’introduire le pronom impersonnel il.

(87) a. Jamais il ne se présentera d’occasion aussi décisive de démontrer l’effica-


cité économique.
b. Les personnages se comportent et parlent sans qu’il intervienne d’éléments
de surprise.

Notons toutefois que si on rétablit l’ordre canonique de ces phrases, de négatif s’efface
au profit de l’article indéfini.

(88) a. Jamais une occasion aussi décisive de démontrer l’efficacité économique


ne se présentera.
b. Les personnages se comportent et parlent sans que des éléments de surprise
interviennent.

Cette observation confirme les faits observés précédemment : de négatif n’est pas
légitime dans la position canonique de sujet préverbal.

4.4.4.2 Les occurrences de de à distance du mot négatif


Gaatone (1971), repris dans Gaatone (1992) observe que de peut apparaître "à dis-
tance" du terme négatif qui légitime son occurrence. En d’autres termes, de se trouve
en dehors de la proposition qui contient le terme négatif. Les exemples de ce type sont
nombreux et nous en donnons quelques-uns en (89). Notons que toutes les phrases en
(89) sont des structures de contrôle, exceptées (89g) et (89h).

(89) a. Je ne veux pas entendre de choses désagréables sur Albert. (J. Dutourd,
Pluche ou l’amour de l’art, 1967, p. 44)
b. Maintenant, elle avait changé d’humeur et ne semblait plus remuer d’idées
sombres. (ibid.)
143

c. Je n’ai jamais vu boire de thé dans des verres. (ibid.)


d. (elle) semblait pourtant ne pouvoir guère avoir de doutes sur la nature de
leurs relations [. . . ] (M. Proust, Le temps retrouvé, p. 701)
e. Je n’ai pas entendu d’oiseaux chanter. (Gaatone, 1992, p.96)
f. On n’a pas fait venir de médecin. (ibid., p.96)
g. On ne pouvait obtenir de résultats dans ce domaine qu’en disposant d’équipes
fortement structurées. (ibid.)
h. Leurs affaires ronflent sans même qu’ils aient à se donner de mal. (cité dans
Gaatone, 1971)

Ces phrases ont pour caractéristique commune de contenir un verbe sous-catégorisant


une proposition infinitive ou complétive. Au sein de cette proposition, les séquences
[de N] occupent la position d’argument interne d’un verbe positif.

Toutefois, l’apparition de de dans ce type de contextes n’est pas systématique. Il


est des cas où son occurrence rend la phrase agrammaticale. Les déterminants des et
du sont de rigueur. Nous en donnons quelques exemples attestés en (90) :

(90) a. Jean-Paul n’est pas accrédité à juger {des / *d’} adultes sans doute impar-
faits, mais honorables. (C. Paysan, Les feux de la chandeleur, 1966, p. 229)
b. Elle n’arrêtait pas de haleter {des / *de} commentaires invraisemblables
[. . . ] (S. Japrisot, La dame dans l’auto, 1966, p. 110)
c. Je ne savais pas que vous connaissiez {des / *de} journalistes [. . . ] (S. de
Beauvoir, Les Mandarins, 1954, p. 165)

Nous verrons dans la section suivante que de est illicite dans ces contextes car il ne se
trouve pas sous la portée sémantique de la négation.

4.4.5 Deux contraintes à la distribution de de négatif


Il est possible de rendre compte des faits distributionnels observés en postulant
deux contraintes complémentaires, l’une syntaxique, l’autre sémantique.
Examinons tout d’abord la contrainte syntaxique. Il semble que dans une phrase né-
gative, la structure [de N] (notée XP) doive être non seulement gouvernée par le verbe
dont elle est argument, mais aussi c-commandée par ne. Nous nous fondons sur la dé-
finition de la c-commande de Reinhart (1976) et celle du gouvernement proposée par
Chomsky (1986, p.8).

Définition c-commande :
Un noeud A c-commande un noeud B si le premier noeud branchant qui domine A
domine également B.’
144

Définition Gouvernement :
Un noeud A gouverne un noeud B si et seulement si
i. A est un gouverneur
ii. A m-commande B
iii. aucune barrière n’intervient entre A et B
Les projections maximales sont des barrières au gouvernement.
Les gouverneurs sont des têtes.

Cette définition du gouvernement fait appel à la notion de m-commande, que Chomsky


(1986, p.8) définit comme suit :

Définition m-Commande :
Un noeud A m-commande un noeud B si et seulement si
i. A ne domine pas B et B ne domine pas A
ii. toute projection maximale qui domine A domine également B

Cette condition syntaxique explique les agrammaticalités observées ci-dessus. On


a en effet constaté que de n’est licite que s’il figure dans un syntagme argument immé-
diatement postposé au verbe. Or dans cette position, la projection XP est c-commandée
par ne et gouvernée par le verbe dont elle est argument, ce que met en évidence l’ar-
borescence ci-dessous 9 :
IP
DP I’

Max
I NegP
n’a
Neg’
Neg VP
pas
V’
V XP
acheté

de cerises

figure 1

Parallèlement, un syntagme en position canonique d’argument externe (c’est-à-dire


à gauche du verbe en surface) n’est pas gouverné par le verbe car il existe au moins
une projection maximale (VP) qui domine le verbe, mais ne domine pas son argument
9. Notre intention n’est pas ici de prendre position vis à vis des nombreuses analyses syntaxiques
de la négation qui ont été proposées. Nous donnons une version très simplifiée de celles-ci. La phrase
est représentée par la projection IP, le sujet occupant la position de spécifieur de IP. La projection NegP
caractérise la négation et la projection VP décrit le syntagme verbal. NegP est dominée par IP et domine
VP , de manière à rendre compte de l’ordre de surface.
145

externe. De plus, le sujet n’est pas c-commandé par ne. Ces observations sont illustrées
par l’arborescence suivante :
IP
*XP I’

de bateau
I NegP
n’est
Neg’
Neg VP
pas
V’
V PP
rentré

au port

figure 2

On a effectivement observé que l’occurrence de de négatif dans un syntagme occupant


la position canonique de sujet préverbal est agrammaticale.
De même, quand de négatif apparaît dans un syntagme prépositionnel argument (noté
PP), des agrammaticalités apparaissent (cf. figure 3). Dans cette position, la projec-
tion XP n’est pas gouvernée par le verbe dont elle est l’argument, car la projection PP
constitue une barrière au gouvernement. En effet, cette projection domine la projection
XP, mais ne domine pas V.

IP
DP I’

Max
I NegP
n’a
Neg’
Neg VP
pas
V’
V PP
parlé
P’
P *XP
à

de filles

figure 3

Enfin, de ne peut apparaître dans un syntagme modifieur. Dans cette position, la


projection XP est dominée par la projection PP qui ne domine pas V. Elles constitue
146

donc également une barrière au gouvernement :


IP
DP I’

les médecins
I NegP
n’ont
Neg’
Neg VP1
pas
VP2 PP
V’ P’
V DP P *XP
examiné pendant

Pierre d’heures

figure 4
Cette contrainte syntaxique permet également d’expliquer pourquoi de n’est géné-
ralement pas légitime dans les contextes contenant des verbes à sens négatif ou l’ad-
verbe rarement. Ces contextes ne contenant aucune négation formelle, et a fortiori ne,
la contrainte syntaxique est violée.

La syntaxe permet enfin d’expliquer l’agrammaticalité associée à la présence de


de dans les phrases attributives. Les SN fonctionnant comme attributs dans les phrases
de ce type ne sont pas des arguments du verbe, mais les prédicats de la phrase. De ne
pouvant apparaître que dans une position argumentale, postposée au verbe, la variation
formelle n’a pas lieu d’être, puisque les SN sont des prédicats, et non des arguments.

Toutefois, la syntaxe ne permet pas de rendre compte de la distribution de de quand


ce terme apparaît à distance de l’expression négative. Les paradigmes d’exemples (89)
et (90) (p. 142-143) ont révélé que son occurrence n’est pas systématique et peut
conduire à des agrammaticalités.
(91) a. On n’a pas fait venir de médecin.
b. * Elle n’arrêtait pas de haleter de commentaires invraisemblables.
En (91), de est non seulement c-commandé par ne, mais il est aussi gouverné par
le verbe dont la structure [de N] est argument. La contrainte syntaxique n’est donc
pas violée. C’est pourquoi, nous proposons d’introduire une contrainte sémantique
permettant d’expliquer le contraste (91) : l’occurrence de de est possible si et seulement
si les structures [de N] sont sous la portée sémantique de la négation.
(91a) ne peut signifier qu’il y a un médecin spécifique qu’on n’a pas fait venir. Cela
signifie que le syntagme de médecin ne peut avoir portée large par rapport à la négation
(92).
(92) a. 6= Il y a un médecin qu’on n’a pas fait venir.
147

b. ∃ x [médecin(x) ∧ ¬faire.venir(on,x)]

La seule interprétation disponible est celle où ce syntagme a portée étroite par rapport
à la négation (93) :

(93) a. = Ce n’est pas le cas qu’il y a un médecin qu’on ait fait venir.
b. ¬ ∃ x [médecin(x) ∧ faire.venir(on,x)]

Inversement, dans la phrase (91b) qui exclut de, le SN en des n’est pas sous la
portée de la négation. Ce SN a une interprétation spécifique :

(94) a. = Il y avait des commentaires invraisemblables qu’elle n’arrêtait pas de


haleter.
b. 6= Ce n’est pas le cas qu’elle arrêtait de haleter des commentaires invrai-
semblables.

En résumé, les syntagmes de forme [de N] ont une distribution limitée à la po-
sition d’objet direct. Cette distribution peut s’expliquer syntaxiquement en postulant
que ces syntagmes doivent être c-commandés par ne, mais également gouvernés par
le verbe dont ils sont arguments. Au plan sémantique, une condition nécessaire à leur
occurrence est qu’ils se trouvent sous la portée de la négation.
Chapitre 5

Qu’est ce que de?

5.1 Introduction
Ce chapitre a un double objectif. D’une part, il s’agit d’examiner les rapports entre
de négatif et les expressions à polarité négative. Etant donné le lien étroit entre l’occur-
rence de de et la négation, il semble légitime et nécessaire d’envisager la possibilité que
de soit un item à polarité négative (‘Negative Polarity Item’, désormais NPI). Nous re-
joindrons sur ce point la position de Fauconnier (1976), Gaatone (1971, 1992) et Mul-
ler (1987, 1991, 1997) qui refusent de voir en de un NPI. Nous apporterons quelques
arguments supplémentaires qui vont dans le sens de cette hypothèse en nous fondant
sur les travaux de Giannakidou (1997, 1998) qui s’inscrivent dans une approche plus
générale de la polarité.
D’autre part, nous tenterons de déterminer le statut exact de de. Notre hypothèse sera
de voir en de, non pas la variante négative des déterminants un, des et du comme pour-
rait le laisser croire l’alternance formelle observée entre phrase affirmative / phrase
négative, mais plutôt un déterminant déficient. Sur la base de cette hypothèse, les struc-
tures [de N] seront analysées comme des SN indéfinis.

5.2 De négatif et la polarité négative


5.2.1 Qu’est ce que la polarité négative?
Klima (1964) est le premier à avoir mis l’accent sur les phénomènes liés à la pola-
rité en général, et à la polarité négative en particulier. En un mot, la notion de polarité
fait référence à l’influence du contexte sur la distribution et/ou le sens d’expressions
sensibles à celui-ci. Ainsi, la polarité implique qu’un ensemble d’expressions sont su-
jettes à certains types de dépendances. Parmi ces dépendances, on trouve la négation.
Les expressions sensibles à la négation sont appelées traditionnellement des items à
polarité négative.
Une propriété remarquable de beaucoup de NPI est d’être légitimes dans les contextes
149

négatifs, mais de ne pouvoir apparaître dans les mêmes contextes sans négation (cf.
entre autres Baker, 1970; Gaatone, 1971, 1992; Fauconnier, 1976; Muller, 1987, 1991,
1997). A titre d’exemple, l’expression grand-chose en (1a) est analysée comme un NPI
dans Fauconnier (1976), car son occurrence dans la phrase positive associée (1b) est
source d’agrammaticalité.

(1) a. François Ier n’a pas fait grand-chose pour aider les Turcs.
b. * François Ier a fait grand-chose pour aider les Turcs. (Fauconnier, 1976,
p.75)

Etant donné les propriétés distributionnelles de de négatif observées en relation


avec la négation (cf. chapitre 4), il semble naturel de s’interroger quant à la possi-
bilité d’analyser ce de comme NPI. Nous rappelons que l’occurrence de de négatif
dans le contexte positif correspondant est source d’agrammaticalité, comme l’illustre
le contraste en (2).

(2) a. Max n’a finalement pas acheté de voiture.


b. Max a finalement acheté {*de / une} voiture.

De ce point de vue, le comportement de de négatif est parallèle à celui des NPI.

5.2.2 Définitions et propriétés caractéristiques des NPI


Notre objectif ici n’est pas de faire une synthèse exhaustive de tous les problèmes
abordés dans l’abondante littérature en lien avec la polarité. Plus modestement, notre
but est d’étudier l’hypothèse selon laquelle de négatif serait un NPI. Notre étude se li-
mitera donc à un bilan synthétique des propriétés syntaxiques et sémantiques saillantes
des NPI. Pour ce faire, nous nous appuierons principalement sur des approches rela-
tivement formelles de la polarité, qui portent essentiellement sur l’anglais et le grec
(Giannakidou, 1997, 1998) 1 . En contrastant les propriétés des NPI avec celles de de
négatif, nous conclurons en 5.2.4 que cette hypothèse n’est pas suffisante pour rendre
compte de certaines des propriétés caractéristiques de de négatif.

5.2.2.1 Définitions
Un concept récurrent dans les définitions des NPI est la notion de portée de la
négation. Elle est présente par exemple dans la définition qu’en donne Muller (1987,
1991) et que nous rappelons en (3) 2 :

1. Nous essaierons évidemment dans la mesure du possible de vérifier les propriétés caractéristiques
des NPI dans ces langues en appliquant les tests au français sur des exemples équivalents.
2. Muller (1987, 1991) utilise le vocable "TPN" (‘terme à polarité négative’) pour référer aux items à
polarité négative. Nous conserverons ici l’abréviation "NPI", y compris quand nous citerons ses travaux.
150

(3) "Un terme est à polarité négative s’il peut être construit dans la portée de la
négation (ne) . . . pas, et s’il ne peut être construit dans la phrase correspondante
sans négation. Ainsi, en démordre est un NPI parce qu’on a une différence
d’acceptabilité selon qu’il y a ou non ne . . . pas dans la phrase :

Luc n’en démord pas.


* Luc en démord."

Une propriété des NPI, que nous examinerons plus en détail dans la section 5.2.2.2,
est leur aptitude à apparaître également dans des contextes non négatifs, que Muller
appelle les contextes à polarité négative 3. Pour ne citer qu’un exemple, un verbe tel que
douter crée un contexte à polarité négative dans la mesure où il permet l’occurrence
des NPI (4) :

(4) Je doute qu’il en démorde.

Toutefois, si les occurrences de certains NPI tels que en démordre sont sources
d’agrammaticalité quand ils apparaissent dans des contextes autres que les contextes à
polarité négative, ce n’est pas le cas de tous les NPI. C’est pourquoi Fauconnier (1976)
fait référence à un phénomène plus général qu’il nomme la "polarité sémantique". Il
considère que la polarité négative telle qu’elle est décrite en (3) et (4) n’est qu’un cas
particulier de polarité sémantique, à savoir un cas de "polarité syntaxique" pour re-
prendre ses termes. A l’inverse des items à polarité syntaxique, les items à polarité
sémantique peuvent figurer tant dans les contextes négatifs que dans les contextes af-
firmatifs, mais avec une interprétation différente. C’est le cas par exemple du superlatif
les plus éloignés en (5) (Fauconnier, 1976, p.83-84) :

(5) a. Cette lunette permet de voir les astres les plus éloignés.
= Cette lunette permet de voir tous les astres.
b. Les astres les plus éloignés sont inaccessibles.
6= Tous les astres sont inaccessibles.
c. Cette lunette ne permet pas de voir les astres les plus éloignés.
6= Cette lunette ne permet de voir aucun astre.

Selon Fauconnier, le SN les astres les plus éloignés en (5a) aurait une interprétation
quantifiée universellement, comme le montrerait l’équivalence avec le quantifieur uni-
versel tous les. En revanche, ce SN n’accèderait pas à une telle interprétation en (5b)
et (5c) qui signifient respectivement :

(50 ) a. Seuls les astres les plus éloignés sont inaccessibles.


b. Ce sont seulement les astres les plus éloignés qui ne peuvent être vus avec
cette lunette.
3. "Un contexte est à polarité négative [. . . ] s’il permet l’occurrence des NPI." (Muller, 1991, p.69)
151

Fauconnier avance que ce SN aurait une interprétation existentielle en (5b) et (5c) 4 .


De manière plus formelle, mais dans la même perspective générale que Faucon-
nier (1976), Giannakidou (1997, 1998) intègre les NPI dans le cadre d’une analyse des
items à polarité en général. Elle démontre à partir des données du grec que les dépen-
dances sémantiques liées à la négation ne sont pas les seules dépendances auxquelles
les termes à polarité peuvent être sujets. Ce type de dépendances est donc un cas parti-
culier parmi un ensemble plus global de dépendances sémantiques. D’un point de vue
définitoire, elle décrit les items à polarité comme suit 5 :

(6) A polarity item a is an expression whose distribution is limited by sensitivity


to some semantic property b of the context of appearance. (Giannakidou, 1997,
p.14)
‘Un item à polarité a est une expression dont la distribution est limitée par
sa sensibilité à une certaine propriété sémantique b, présente dans le contexte
d’occurrence de a.’

Les items à polarité seraient donc des expressions sensibles, c’est-à-dire dépendantes
de traits sémantiques présents dans le contexte d’occurrence et nécessaires pour la
grammaticalité. Parallèlement, elle introduit une condition de licéité (‘licensing condi-
tion’) que nous donnons en (7) :

(7) (i) A polarity item a is said to be "licensed" by a property b iff a’s proper in-
terpretation in a context c requires that R(a, b) hold in c, for some relation
R.
‘Un item à polarité a est rendu licite par une propriété b si et seulement
si l’interprétation appropriée de a dans un context c nécessite qu’une cer-
taine relation R entre a et b s’établisse dans le contexte c.’
(ii) b is the licensing semantic property or the expression carrying this pro-
perty.’ (ibid., p.14)
‘b est la propriété sémantique qui rend licite a ou l’expression qui contient
cette propriété.’

Giannakidou avance que la propriété sémantique dont dépendent les NPI est la
propriété d’antivéridicité (‘antiveridical property’). Seuls les contextes négatifs ou ap-
parentés à la négation (c’est-à-dire les propositions introduites par sans (que), avant
4. Le jugement de Fauconnier à propos de la phrase (5a) nous semble discutable. Le SN les astres les
plus éloignés n’a pas nécessairement une interprétation quantifiée universellement, comme en témoigne
la possibilité d’introduire un énoncé contrastif :
(i) Cette lunette permet de voir les astres les plus éloignés, mais pas les plus proches.

5. Sa définition intègre également une condition supplémentaire relative au caractère non polaire de
la propriété sémantique qui rend licite certains items à polarité.
152

que et avant de) contiennent cette propriété 6 .

Crucialement, l’analyse de Giannakidou se distingue des analyses traditionnelles


des NPI en réservant ce label aux items dont l’occurrence se limite aux contextes né-
gatifs ou apparentés à la négation. Ceci est confirmé par la définition qu’elle donne de
ces items (Giannakidou, 1997, p.92):

(8) Negative polarity items are grammatical iff they are found in antiveridical
contexts.
‘Les items à polarité négative sont grammaticaux si et seulement s’ils appa-
raissent dans des contextes antivéridiques.’

Enfin, elle introduit une condition supplémentaire relative à l’expression qui rend licite
l’occurrence des NPI dans ces contextes (9). Cette condition fait intervenir la notion de
portée sémantique (10).

(9) (i) A negative polarity item a is licensed directly in a sentence S iff (a) S
provides some expression z which is antiveridical, and (b) a is in scope of
z.
‘Un NPI a est rendu directement licite dans une phrase S si et seulement
si (a) S fournit une expression z qui est antivéridique et (b) a est sous la
portée sémantique de z.’
6. La négation phrastique est un cas typique de contexte contenant un opérateur antivéridique,
conformément à la définition que rappelle Giannakidou (1997, p.78) :
Soit Op, un opérateur phrastique monoadique.
Op est antivéridique dans le cas où Op p → ¬ p est logiquement valide.
La négation phrastique correspond en effet à l’opérateur monoadique ¬, dont la fonction est d’inverser
la valeur de vérité de toute proposition (i) :
(i) Soit p ="Max a acheté des fleurs" et ||p|| = 1
alors ¬p = "Max n’a pas acheté de fleurs"
= Ce n’est pas le cas que Max a acheté des fleurs.
et ||¬p|| = 0
Parallèlement, les conjonctions avant de, avant que (‘before’) et sans (que) (‘without’) correspondent
pour certains emplois au moins à la définition des connecteurs diadiques antivéridiques de Giannakidou
(1997, p.78) par rapport à leur second argument :
Soit C, un connecteur vériconditionnel diadique
C est antivéridique par rapport à q dans le cas où pCq → ¬ q est logiquement valide.
Ceci est illustré dans les exemples (ii) et (iii) :
(ii) Max a parlé sans ouvrir les yeux.
p = "Max a parlé" et ||p|| = 1
q= "Max a ouvert les yeux" et ||q|| = 0
(iii) Marie est morte avant d’avoir vu ses petits-enfants.
p = "Marie est morte" et ||p|| = 1
q= "Marie a vu ses petits-enfants" et ||q|| = 0
153

(ii) z in S is the trigger of a.


‘z dans S est l’élément qui rend licite a.’
(10) An expression a is in the semantic scope of an expression b iff the interpreta-
tion of a is affected by the semantic contribution of b.
‘Une expression a est sous la portée sémantique d’une expression b si et seule-
ment si l’interprétation de a est affectée par la contribution sémantique de
b.’
Il découle de (9) et (10) que les NPI ne peuvent jamais avoir portée large par rapport
à l’élément qui les rend licite. C’est le cas par exemple du SN any students en (11)
qui contient le NPI any. Seule l’interprétation où le SN se trouve sous la portée de
la négation est disponible (12). Il ne peut en effet avoir le sens décrit en (13) qui
représente l’interprétation à portée large vis à vis de la négation.
(11) I didn’t see any students.
‘Je n’ai pas vu d’étudiants.’
(12) a. = Ce n’est pas le cas que j’ai vu des étudiants.
b. ¬ [∃x [student(x) ∧ saw(I,x)]]
(13) a. 6= Il y a des étudiants que je n’ai pas vus.
b. ∃x [student(x) ∧ ¬ saw(I,x)]
Si les NPI dans l’analyse de Giannakidou sont les items dont la distribution est
restreinte aux contextes antivéridiques, qu’en est-il alors des termes à polarité qui ap-
paraissent non seulement dans ces contextes antivéridiques, mais également dans de
nombreux autres contextes non négatifs ? Giannakidou les analyse comme des items
sensibles à une propriété plus générale, qu’elle nomme la propriété de non véridicité
(‘non veridical property’). Celle-ci subsume la propriété d’antivéridicité 7. Ainsi, les
contextes antivéridiques forment un sous-ensemble des contextes non véridiques.

Un bref examen des propriétés distributionnelles, syntaxiques et sémantiques des


items à polarité sensibles à la propriété de non véridicité en grec révèle que ceux-ci
7. Un opérateur monoadique est non véridique si et seulement si la vérité de Op p ne dépend pas de
la vérité de p. Autrement dit, p peut être vraie ou fausse (i).
(i) Marie doute d’arriver à l’heure.
alors p = "Marie arrivera à l’heure" et ||p|| = 0 ou 1
De même, la vérité de la proposition "Marie a essayé de dormir" est indépendante de la valeur de vérité
de la proposition "Marie a dormi".
Parallèlement, un connecteur vériconditionnel diadique est non véridique par rapport à son second argu-
ment si la vérité de pCq ne dépend pas de la vérité de q. En d’autres termes, q peut être vraie ou fausse
(ii) :
(ii) Marie a quitté la ville avant qu’aucun homme n’ait demandé sa soeur en mariage.
p = "Marie a quitté la ville" et ||p|| = 1
q= "aucun homme n’a demandé sa soeur en mariage" et ||q|| = 0 ou 1
En (ii), la vérité de l’ensemble de la proposition est indépendante de la valeur de vérité de la proposition
introduite par la conjonction avant que.
154

correspondent précisément aux NPI dans l’acception traditionnelle de ce terme. Aussi,


nous continuerons à utiliser le label NPI pour décrire les propriétés caractéristiques des
items dont la distribution se limite aux contextes négatifs ou apparentés à la négation,
ainsi qu’à certains contextes non négatifs.

5.2.2.2 Environnements non négatifs


Comme souligné précédemment, une propriété des NPI est de pouvoir apparaître
dans les contextes négatifs, mais d’être exclus dans les phrases affirmatives correspon-
dantes. Un exemple classique de NPI en français est l’expression indéfinie qui que ce
soit (et les formes apparentées telles que quoi que ce soit, quelque N que ce soit) 8 . On
observe en effet que l’occurrence de l’indéfini qui que ce soit dans la phrase positive
(14b) est source d’agrammaticalité.

(14) a. Il ne veut pas rencontrer qui que ce soit. (G. Dormann, La petite main, 1993,
p. 296)
b. * Il veut rencontrer qui que ce soit.

Les formes qui/ quoi que ce soit font écho aux indéfinis anybody et anything en anglais,
lesquels sont deux exemples prototypiques de NPI dans cette langue (15).

(15) a. I didn’t see anybody.


‘Je n’ai pas vu qui que ce soit.’
b. Today, I didn’t eat anything.
‘Je n’ai pas mangé quoi que ce soit aujourd’hui.’

Toutefois, comme on l’a vu précédemment, la négation n’est pas toujours néces-


saire pour permettre l’occurrence des NPI. Ceux-ci sont également légitimes dans les
contextes non négatifs donnés en (16), à savoir les contextes (i) modalisés (16a,16b,16c),
(ii) conditionnels (16d), (iii) contenant une expression quantifiée universellement (16e),
8. Les NPI forment un ensemble hétérogène dans la mesure où ces termes peuvent prendre diverses
formes syntaxiques et correspondre par exemple à des expressions figées (1), des adjectifs (2), des
adverbes (3), le subjonctif (4) ou encore un déterminant indéfini (5).
(1) a. François Ier n’a pas levé le petit doigt pour aider les Turcs.
b. * François Ier a levé le petit doigt pour aider les Turcs. (Fauconnier, 1976, p.76)
(2) a. Ce sujet n’est pas épuisable.
b. * Ce sujet est épuisable. (ibid., p.77)
(3) a. Il n’est pas tout à fait 4 heures.
b. * Il est tout à fait 4 heures. (ibid., p.78)
(4) a. Je ne crois pas qu’il vienne.
b. * Je crois qu’il vienne. (Muller, 1991, p.77)
(5) a. Je ne crois pas que le chat ait attrapé quelque souris que ce soit.
b. * Je crois que le chat a attrapé quelque souris que ce soit. (ibid.,p.89)
155

(iv) interrogatifs directs (16f) ou indirects (16g), (v) contenant un superlatif (16h), (vi)
comparatifs (16i), (vii) contenant un verbe à sens négatif (16j).

(16) a. Je doute que Max invite qui que ce soit.


b. Ca m’étonnerait que François Ier ait fait grand chose pour aider les Turcs.
(Fauconnier, 1976, p.79)
c. Vous n’arriverez pas à me persuader que cette chaleur est tenable. (ibid)
d. Si je croyais le moins du monde à ce que racontent ces diseuses de bonne
aventure, je ne me retiendrais pas d’aller en consulter. (ibid., p.127)
e. Quiconque a jamais été en Géorgie garde un souvenir ému de Tbilissi.
(ibid., p.131) 9
f. Quel journal métropolitain a la moindre valeur ? (Borkin, 1971, cité dans
Fauconnier, p.147)
g. J’ignore si elle a dormi de la nuit. (ibid., p.140)
h. Ce cadeau est le plus beau qu’on m’ait jamais fait. (ibid., p.135)
i. Il a travaillé plus qu’aucun homme. (ibid., p.122)
= Il a travaillé plus que quelque homme que ce soit.
j. Pierre refuse de lever le petit doigt pour aider Marie.

Finalement, les contextes contenant une proposition introduite par sans (que) (17a),
avant que ou avant de (17b), ainsi que ceux incluant les expressions du type faute de,
à défaut de, hors de question (17c) admettent naturellement la présence des NPI.

(17) a. Il est parti sans prévenir qui que ce soit.


b. Il est mort avant d’avoir jamais vu Naples. (Fauconnier, 1976, p.180)
c. Il est hors de question que tu ailles jamais en Mongolie. (Fauconnier, 1976,
p.195)
= Tu n’iras pas en Mongolie.
6= Il est hors de question que tu n’ailles jamais en Mongolie (→ tu iras un
jour en Mongolie)

En résumé, les NPI se caractérisent par leur aptitude à figurer dans les environ-
nements négatifs ou apparentés à la négation, ainsi que dans de nombreux autres
contextes non négatifs. En dehors de ces contextes, leur occurrence génère des agram-
maticalités.
9. Jamais en (16e) n’est pas employé comme semi-négation pour reprendre les termes de Muller
(1987) par exemple, mais avec un sens positif (i) :
(i) Quiconque a un jour été en Géorgie garde un souvenir ému de Tbilissi.
156

5.2.2.3 Propriétés syntaxiques des NPI


Les propriétés syntaxiques des NPI, présentées dans cette section, peuvent être dé-
crites dans le cadre théorique de la grammaire générative (Chomsky, 1981, 1986). Une
des hypothèses fondamentales de cette théorie est qu’il existe deux niveaux de repré-
sentation syntaxique des phrases : la structure de surface (‘s-structure’) et la structure
profonde (‘d-structure’). La structure de surface, qui reflète l’ordre des mots en sur-
face, est dérivée de la structure profonde, qui correspond à un niveau de représentation
abstrait sous-jacent. Cette dérivation s’opère par l’application de règles de transforma-
tions telles que les mouvements de constituants par exemple 10.

(i) C-commande :
La c-commande est une relation binaire entre les noeuds qui forment l’arborescence.
Cette notion est définie formellement en (18) :

(18) A node A c-commands a node B if the first branching node dominating A


dominates B. (Reinhart, 1976)
‘Un noeud A c-commande un noeud B si le premier noeud branchant qui
domine A domine également B.’

De ce point de vue, les NPI imposent que la négation (ou tout autre contexte qui les rend
licites) les précède en structure de surface. Cette propriété est illustrée par le contraste
(19).

(19) a. I didn’t talk to anybody.


‘Je n’ai pas parlé à qui que ce soit.’
b. * Anyone didn’t sleep.
‘* Qui que ce soit n’a pas dormi.’

En (19a), le NPI anyone est interne à l’argument prépositionnel du verbe to talk (‘par-
ler’) et la négation précède ce constituant. On observe que la phrase est grammaticale.
Inversement, la phrase (19b) est agrammaticale, étant donné que le NPI, qui apparaît en
position sujet, se trouve dans une position où il n’est pas c-commandé par la négation.
10. En guise d’illustration, considérons la phrase (i) :
(i) [CP Où [IP as-tu dormi ]]?
La structure de surface doit refléter l’ordre des mots de (i). La structure profonde correspond à (ii) :
(ii) [CP [IP Tu as dormi où ]]?
Pour rendre compte de l’ordre de surface, on postule donc (entre autre) un mouvement du pronom
interrogatif où en tête de phrase, ainsi qu’un mouvement de l’auxiliaire. Ces mouvements sont repré-
sentés par des indices. On introduit une trace, notée t, coindicée au constituant déplacé, pour marquer
la position d’origine de celui-ci (iii) :
(iii) [CP Oùi [IP asj -tu dormi tj ti ]]
157

(ii) Contraintes d’îlots :


La notion d’îlot fait référence à des structures complexes d’où il est impossible d’ex-
traire un constituant. De ce fait, elles définissent ce qu’on appelle un domaine. Les
exemples d’îlots les plus connus et discutés depuis Ross (1967) sont les syntagmes
nominaux complexes et les structures coordonnées, respectivement illustrés en (20) et
(21). Dans les deux exemples ci-dessous, le constituant extrait est un pronom (20) ou
un syntagme interrogatif (21).

(20) * Whoi did you hear [DP the rumor [CP that Mary kissed ti ]]
qui PRETERIT tu entendre la rumeur que Marie a.embrassé

‘* Quii as-tu entendu la rumeur selon laquelle Marie a embrassé ti ?’ (Tu as


entendu la rumeur selon laquelle Marie a embrassé qui?)
(21) * [Which professor]i did you invite John and ti ] ?
quel professeur PRETERIT tu inviter Jean et
‘* [Quel professeur]i as-tu invité Jean et ti ?’ (Tu as invité Jean et quel profes-
seur?)

Examinons tout d’abord le cas des îlots créés par les syntagmes nominaux com-
plexes. Un exemple est le SN the rumor that Mary kissed x (‘la rumeur que Marie a
embrassé x’) en (20), qui contient une proposition relative. On observe qu’il est im-
possible d’extraire le pronom who (‘qui’) de la relative.
Le second cas d’îlots examiné brièvement ici concerne les structures coordonnées
telles que (21). La condition de Ross (1967) indique que, dans une structure coordon-
née, aucun des constituants coordonnés ne peut être déplacé, de même que tout élément
interne à l’un de ces constituants. Cette contrainte rend compte de l’agrammaticalité
générée par l’extraction du SN interrogatif quel professeur et son déplacement en tête
de phrase.

Les configurations syntaxiques contenant des îlots ont particulièrement intéressé


les linguistes travaillant sur l’interprétation des expressions indéfinies négatives (‘Ne-
gative Indefinites’ ou NI depuis Ladusaw, 1992) 11 . La question centrale est de détermi-
ner si les NI sont des quantifieurs négatifs ou des NPI (cf. par exemple Zanuttini, 1991;
11. Ladusaw décrit les NI comme des expressions réalisées sous la forme de SN ou d’adverbes et inter-
venant dans les structures à concordance négative (‘negative concord structures’). Il s’agit de structures
dans lesquelles deux (ou plusieurs) occurrences d’expressions en apparence négatives ne produisent
en fait qu’une seule négation sur le plan sémantique. Les langues romanes, telles que l’italien (i) ou
l’espagnol (ii) par exemple, sont un cas typique de langues présentant un phénomène de concordance
négative.
(i) Maria non ha visto nessuno.
Marie NEG a voir.PartPasse NI
‘Marie n’a vu personne.’ (Italien, Mathieu, 2002b)
158

Haegeman et Zanuttini, 1991; Laka, 1990; Progovac, 1988, 1994; Déprez, 1997; Ma-
thieu, 2001; de Swart, 2001). De ce point de vue, une langue comme l’anglais est
intéressante 12 car elle dispose à la fois d’un paradigme de NPI (anyone, anything) et
d’un paradigme de quantifieurs négatifs (no one, nothing) 13 . Crucialement, les NPI ne
sont pas sensibles aux îlots. Cela signifie que l’occurrence des NPI dans les contextes
de ce type n’engendre aucune agrammaticalité. Ceci est illustré en (22) et (23) :

(22) a. I didn’t hear the rumor that Mary kissed anyone. (SN complexes)
‘Je n’ai pas entendu la rumeur selon laquelle Marie {a / ait} embrassé qui
que ce soit.’
b. Je n’ai pas entendu la rumeur selon laquelle Marie ait fait le moindre geste
pour aider Paul.
c. Je n’ai pas entendu la rumeur selon laquelle Marie ait jamais embrassé
Paul.
(23) a. I didn’t buy this newspaper or any magazine. (structures coordonnées)
‘Je n’ai pas acheté ce journal ou quelque magazine que ce soit.’
b. Je n’ai pas lu ce roman ou le moindre livre policier.
c. Ca m’étonnerait que Pierre et la moindre fille un tant soit peu sensée puisse
cohabiter.

(iii) Négation à distance :


(ii) No conozco a nadie.
NEG savoir à NI .
‘Je ne sais rien.’ (Espagnol, Mathieu, 2002b

12. L’anglais n’est pas une langue à concordance négative car la négation phrastique est exprimée par
un seul mot négatif (i). La co-occurrence de deux expressions négatives dans une même phrase implique
nécessairement une double négation (ii) :
(i) John saw no one.
‘Jean n’a vu personne.’
(ii) John didn’t see no one.
‘Jean n’a pas vu personne.’
= Jean a vu au moins quelqu’un.

13. Ladusaw (1992) a observé que les NPI sont interprétés existentiellement sous la portée de la néga-
tion (i), à l’inverse des quantifieurs négatifs qui sont interprétés universellement et ont donc portée large
par rapport à la négation (ii).
(i) a. I didn’t see anyone.
‘Je n’ai vu personne.’
b. ¬ ∃x [person(x) ∧ saw(I,x)]
(ii) a. I saw no one.
‘Je n’ai vu personne.’
b. ∀x [person(x) → ¬ saw(I,x)]
159

La négation à distance est un environnement à même de rendre licite l’occurrence des


NPI. Il s’agit des contextes où la négation figure dans la proposition principale et le
NPI dans le complément propositionnel du verbe de la principale. Nous en donnons
des exemples en (24).

(24) a. I met John last night and he didn’t mention [that he had seen anyone].
(Mathieu, 2001)
‘J’ai rencontré Jean hier soir et il n’a pas mentionné qu’il avait vu qui que
ce soit.’
b. Elle n’a pas l’intention [de lever le petit doigt pour m’aider].

5.2.2.4 Propriétés sémantiques caractéristiques des NPI


(i) Portée étroite :
Une propriété remarquable des NPI, soulignée par de nombreux auteurs, est de ne pou-
voir avoir portée large par rapport à la négation ou à tout autre contexte qui les rend
licites. Ainsi, le SN le moindre cadeau en (25) ne peut accéder à une interprétation
spécifique, c’est-à-dire une interprétation où il aurait portée large par rapport à la né-
gation (26). Seule l’interprétation où il se trouve sous la portée de la négation, donc
une interprétation où il a une portée étroite, est disponible (27).

(25) Max n’a pas offert le moindre cadeau à Marie.


(26) a. 6= Il y a un cadeau spécifique que Max n’a pas offert à Marie.
b. ∃x [cadeau(x) ∧ ¬offrir(Max,x,Marie) ]
(27) a. = Ce n’est pas le cas que Max a offert un cadeau quelconque à Marie.
b. ¬ ∃x [cadeau(x) ∧ offrir(Max,x,Marie) ]

(ii) Modification par l’adverbe presque :


Les NPI n’admettent pas la modification par l’adverbe presque (28) :

(28) a. * I didn’t see almost anyone.


‘Je n’ai presque pas vu qui que ce soit.’
b. * Elle n’a presque pas fait le moindre effort pour m’écouter 14 .
c. * Je n’ai presque pas demandé grand-chose à Marie.
14. Nous avons toutefois relevé un exemple attesté de ce type d’emploi faisant intervenir l’expression
le moindre et la semi-négation jamais :
(i) Il était difficile de [. . . ] prospérer, il y a quarante ans, dans un monde si bien équilibré qu’on n’y
voyait presque jamais s’ouvrir la moindre porte. (P. Reverdy, Le coeur se souvient, 1956,
p.151)
160

(iii) Réponse négative à une question :


Les NPI ne peuvent servir de réponse à une question ouverte (29).

(29) a. - A : "Who did you see?"


- B : * "Anyone."
* ‘Qui que ce soit.
b. - A : "Qu’as-tu fait aujourd’hui?"
- B : {* grand-chose / pas grand-chose}

5.2.3 Etude comparative des NPI et de de négatif


5.2.3.1 Propriétés communes
(i) Environnements négatifs :
De négatif partage avec les NPI la propriété de dépendance vis à vis de la négation.
Ces termes nécessitent en effet la présence d’une négation et sont exclus des contextes
affirmatifs correspondants sans négation 15 .

(30) a. Je n’ai pas regardé quoi que ce soit à la télé ces derniers jours.
b. * J’ai regardé quoi que ce soit à la télé ces derniers jours.
(31) a. Je n’ai pas planté de fleur(s) dans mon jardin.
b. * J’ai planté de fleur(s) dans mon jardin.

(ii) Négation à distance :


Tout comme les NPI, de négatif peut apparaître à distance de l’élément négatif qui le
rend licite.

(32) a. Max ne compte pas [faire le moindre effort pour aider Marie].
b. Je n’ai pas dit [que tu devais de l’argent à qui que ce soit].
(33) a. Je ne veux pas [qu’on fasse de mal à nos enfants]. (R459, p.66)
b. Le nom la gênait mais il ne fallait pas [qu’on pose de questions à Antoine],
il ne fallait pas qu’on lui parle. (R464, p.54)

(iii) Portée étroite :


L’occurrence des structures [de N] dans les phrases négatives ne peut induire une in-
terprétation spécifique de celles-ci (35). Autrement dit, ces constituants ne peuvent
avoir une portée large par rapport à la négation. Comme pour les NPI, ils se trouvent
nécessairement sous la portée de la négation (36).

(34) Pierre n’a pas lu de romans policiers.


15. Nous ne tenons pas compte ici des termes à polarité sémantique de Fauconnier dont l’occurrence
en contexte affirmatif provoque un changement d’interprétation.
161

(35) a. 6= Il y a des romans policiers que Pierre n’a pas lu.


b. ∃x [ romans-policiers(x) ∧ ¬lire(Pierre,x) ]
(36) a. Ce n’est pas le cas que Pierre a lu des romans policiers.
b. ¬ ∃x [romans-policiers(x) ∧ lire(Pierre,x) ]

(iv) Réponse négative à une question


Les structures [de N] ne peuvent servir de réponse à une question ouverte :

(37) a. - A : "Que veux-tu manger ce soir?"


- B : * "de pain."
b. -A : "Qui as-tu rencontré ce matin?"
-B : * "de copains."

5.2.3.2 Propriétés distinctives


(i) Occurrence dans les contextes contenant les formes ne . . . que et ne . . . guère :
Une particularité de de négatif que nous avons souligné dans le chapitre 4 est d’appa-
raître dans l’environnement des formes ne . . . guère et ne . . . que. Nous rappelons en
(38) quelques exemples.

(38) a. Le comité n’a guère accepté de réclamations.


b. Pierre n’a guère vu de gens.
c. Il ne consomme de vin que le week-end.

Cette propriété le distingue des NPI, qui ne sont en aucune façon légitimes dans les
environnements de ce type (39) :

(39) a. * Le comité n’a guère accepté {la moindre réclamation / grand-chose}.


b. * Pierre n’a guère vu grand-monde.
c. * Il ne consomme {le moindre alcool / grand-chose} que le week-end.

Ces formes ne sont pas intrinsèquement négatives. Pour ne prendre que l’exemple
(38a), le fait que le comité n’ait guère accepté de réclamations n’induit pas qu’il n’en a
accepté aucune, mais au contraire qu’il en a accepté quelques-unes. En conséquence, il
faut admettre que les contextes négatifs ne sont pas les seuls environnements à même
de permettre l’émergence de de. Nous reviendrons plus en détail sur ces environne-
ments dans la section 5.2.4.

(ii) Environnements non négatifs


Une distinction fondamentale entre les NPI et de négatif est l’occurrence marginale de
de dans les contextes à polarité autres que la négation 16 , ce qui n’est pas le cas des NPI
16. Nous laissons de côté les contextes contenant les expressions ne . . . guère et ne . . . que.
162

en général. Ceux-ci, on l’a vu, apparaissent fréquemment dans certains contextes mo-
dalisés, conditionnels, interrogatifs, etc. Comme l’ont déjà noté Gaatone (1971, 1992),
Fauconnier (1976), Muller (1987, 1997), l’émergence de de négatif dans les contextes
de ce type est généralement source d’agrammaticalité. Les exemples ci-dessous le
confirment : l’occurrence de de négatif entraîne une agrammaticalité dans les contextes
modalisés en (40), conditionnels en (41), interrogatifs en (42), mais également dans les
contextes contenant une expression quantifiée universellement (43), un superlatif (44)
ou un verbe à sens négatif (45).

(40) a. * Je doute que Pierre invite d’amis.


b. * Ca m’étonnerait que Max porte de chemise. (Fauconnier, 1976, p.196)
c. * Vous n’arriverez pas à me persuader que Pierre a de volonté.
(41) * Si Pierre portait de cravate, ça se saurait.
(42) a. * Quel magazine féminin a de rubrique consacrée aux courriers des lec-
trices?
b. * J’ignore si Pierre possède de voiture de fonction.
(43) * Quiconque a d’amis est heureux.
(44) * Marie est la plus gentille fille qui m’{a / ait} fait de confidences.
(45) * Pierre refuse d’offrir de cadeau à Marie.

Il semble donc que l’émergence de de n’est légitime que dans les contextes conte-
nant une négation syntaxique avec l’un des termes négatifs de la série pas, point, plus,
aucun, aucunement, jamais, ni . . . ni, nul, nullement, nulle part, personne, rien ou dans
les contextes contenant les expressions non négatives ne . . . guère et ne . . . que 17 . Tou-
tefois, cette conclusion doit être nuancée. Il a en effet été noté dans la littérature que de
peut apparaître marginalement dans quelques contextes à polarité où aucune négation
syntaxique n’est réalisée, à savoir (i) les contextes contenant l’adverbe rarement, (ii)
certains environnements contenant une semi-négation fonctionnant comme NPI, et non
comme mot négatif, (iii) les phrases interrogatives en français classique, (iv) certains
contextes comparatifs. De plus, de négatif est parfaitement légitime, on l’a vu, dans
les phrases contenant une subordonnée introduite par les conjonctions sans (que) ou
avant que.

Examinons tout d’abord les contextes dans lesquels apparaît l’adverbe rarement,
tels que (46) :

17. Soulignons le fait que l’ajout d’une négation syntaxique en (41), (42a), (43) et (45) rétablit la
grammaticalité de ces phrases :
(i) Si Pierre ne portait pas de cravate, ça se saurait.
(ii) Quel magazine féminin n’a pas de rubrique consacrée aux courriers des lectrices?
(iii) Quiconque n’a pas d’amis est malheureux.
(iv) Pierre n’a pas refusé d’offrir de cadeau à Marie.
163

(46) a. Il y a rarement eu d’édition sans objectifs commerciaux. (cité dans Gaatone,


1971)
b. Avec les revers irakiens, les Israéliens ont rarement connu de circonstances
aussi favorables. (cité dans Muller, 1987)
c. Rarement, en effet, je n’ai vu de documentaire aussi soporifique. (Muller,
1997)

On pourrait penser que cet adverbe crée un contexte à polarité dans la mesure où il
permet l’occurrence de l’expression idiomatique lever le petit doigt analysée comme
un NPI dans Fauconnier (1976) :
(47) Max lève rarement le petit doigt pour moi.
Cependant, les exemples (48) mettent en doute la validité de cette hypothèse :
(48) a. ?? Pierre a rarement fait grand-chose pour aider ses amis.
b. ?? Elle dit rarement quoi que ce soit.
c. ?? Elle mange rarement le moindre fromage.
Nous apporterons un élément de réponse à cet état de fait dans la section 5.2.4.

Comme nous l’avons déjà souligné dans le chapitre précédent consacré aux propriétés
distributionnelles de de négatif, la co-occurrence de ce terme et de l’adverbe rarement
n’est pas très répandue. Les formes des et du de l’article sont préférentiellement em-
ployées. Nous en rappelons quelques exemples en (49).
(49) a. La plupart de ses affaires s’étaient conclues sur parole, et il avait rarement
eu des difficultés. (H. de Balzac, Histoire . . . de César Birotteau, 1837, p.124)
b. On voit rarement dans notre monde civilisé des scènes aussi saisissantes.
(M. Rheims, Les greniers de Sienne, 1987, p.105)
c. Arken donnait rarement des explications. (R. Vrigny, La nuit de Mougins,
1963, p.113)
d. Les brigands, comme les autres classes du peuple, allument rarement du
feu pour leur repas. (E. About, Le roi des montagnes, 1857, p.76)
Fauconnier, Gaatone et Muller ont également observé que de négatif peut appa-
raître dans d’autres contextes à polarité, en l’occurrence les contextes contenant les
semi-négations jamais et aucun employées positivement, c’est-à-dire comme NPI 18
(50).

18. Cet emploi n’est toutefois pas systématique comme en témoigne l’exemple de Gaatone (1971,
p. 112) ci-dessous dans lequel la semi-négation jamais est un NPI dans le champ d’un contexte à polarité
(douter si). Ici, la substitution de l’indéfini un par de produit une agrammaticalité.
(i) Je doute si j’aimerai jamais (un + *d’) homme . . .
164

(50) a. L’abbé Chapron disputait avec sa servante sur sa dépense avec plus de
rigueur que Gobseck la sienne, si toutefois ce fameux juif a jamais eu de
servante. (Muller, 1987)
b. Après dix-huit mois de soins, elle en reste encore ébranlée, au point que
nous devons peut-être renoncer à l’espoir de jamais avoir d’enfants. (ibid.)
c. Il est trop désagréable pour qu’aucun d’entre nous lui fasse de cadeau.
(Muller, 1997, p.256)
d. Il est impossible qu’aucun d’eux boive d’alcool. (ibid., p.256)
Parallèlement, Muller (1987) souligne que l’emploi de de négatif est parfaitement at-
testé dans les interrogatives du français classique, c’est-à-dire à une période où le sys-
tème actuel du partitif commence tout juste à fonctionner (51) :
(51) a. Comment y aurait-il d’éternité pour la fragilité des peintures?
b. Où aurais-je de retraite assurée?
c. L’enfant connaît-il de jouet plus merveilleux qu’un bateau?
Actuellement, il semble exclu de trouver de dans les interrogatives de ce type, à moins
qu’il n’y ait une semi-négation interprétée positivement dans la phrase, comme c’est
le cas en (52) :
(52) Y a-t-il jamais eu de pardon pour les vaincus?
Muller (1997) donne aussi un exemple d’occurrence licite de de dans un contexte
comparatif :
(53) Plus d’eau a été bue que de vin n’a été vendu.
Enfin, de négatif est parfaitement légitime dans l’environnement des conjonctions
sans ou sans que (54) et avant que, avant de (55) :
(54) a. Jusqu’ici j’avais écrit sans me poser de questions . . . (R434, p.168)
b. En toute hypothèse, il est extraordinairement difficile d’excercer le "droit
de légitime défense" justement invoqué sans léser d’innocents ni provo-
quer de dérapage, au coeur de l’imbroglio libanais. (cité dans Muller, 1997,
p.256).
c. Il n’y a eu que la mise en cause des autorités iraniennes par M. Reagan,
sans que le président n’apporte de preuve de la collusion des autorités
iraniennes avec les terroristes. (ibid.,p.256)
(55) . . . On contraste la langue que l’on suppose affectée par des contacts, avec des
segments ou des périodes juxtaposés de cette même langue avant qu’elle ait
subi d’altération. (Gaatone, 1971)
En résumé, de négatif n’est généralement légitime que dans les contextes négatifs
ou apparentés à la négation, ainsi que dans les contextes contenant les expressions
ne . . . guère et ne . . . que. Les contextes non négatifs permettant l’occurrence de NPI
n’autorisent généralement pas l’émergence de de.
165

(iii) Contraintes d’îlots


On a montré en 5.2.2.3 que les NPI ne manifestent pas d’effets d’îlots. En d’autres
termes, leur occurrence dans les phrases contenant des îlots syntaxiques n’en altère pas
la grammaticalité. Or, les faits sont tout autres dans le cas de de négatif : son émergence
dans les phrases de ce type est source d’agrammaticalité, comme en témoignent les
exemples (56) :

(56) a. * Je n’ai pas entendu la rumeur selon laquelle Marie a embrassé de lin-
guistes. (SN complexe)
b. * Je n’ai pas acheté ce journal ou de magazine. (structure coordonnée)

(iv) Position syntaxique


Une autre différence entre de négatif et les NPI est liée à la position syntaxique que
peuvent occuper ces termes. Les NPI peuvent figurer dans toutes les positions syn-
taxiques, hormis celle de sujet préverbal, alors que de négatif ne peut apparaître qu’en
position d’objet direct.

(57) a. John didn’t let anyone into the secret.


‘Jean n’a pas confié ce secret [à qui que ce soit].’
b. * Jean n’a pas confié ce secret [à de filles].
(58) a. John didn’t go out of the theatre [during any intermission].
‘’Jean n’est pas sorti du théatre [pendant quelque entracte que ce soit].’
b. * Jean n’est pas sorti du théatre [pendant d’entracte].
(59) a. John didn’t make [the father of anyone] do the accounts.
‘Jean n’a fait pas fait faire la comptabilité [au père de qui que ce soit].’
b. * Jean n’a pas fait faire la comptabilité [au père de filles].

(v) Modification par l’adverbe presque :


A l’inverse des NPI, la co-occurrence de de négatif et de l’adverbe presque ne produit
pas de phrases agrammaticales. De est en effet parfaitement légitime dans les contextes
donnés en (28) (cf. p. 159) qui bloquent l’occurrence des NPI (60). Notons même que
les exemples abondent (61).

(60) a. Je n’ai presque pas vu de gens.


b. Elle n’a presque pas fait d’effort pour m’écouter.
c. Je n’ai presque pas demandé de conseils à Marie.
(61) a. Tom n’a presque pas mangé de fromage.
b. Il n’a presque plus d’amis.
c. Elle n’a fait de confidences à presque personne.
166

5.2.4 De négatif est-il un NPI ?


L’examen contrastif des propriétés syntaxiques et sémantiques des NPI d’une part,
et de de négatif d’autre part, a révélé certains parallélismes. Tout comme les NPI pris
en compte dans notre étude, de négatif est parfaitement légitime dans les contextes
contenant une négation explicite. Son occurrence dans les mêmes contextes sans né-
gation produit des agrammaticalités. De ce point de vue, de négatif satisfait donc la
définition des NPI de Muller (1987, 1991) (cf. définition (3), p. 149).
Parallèlement, de partage avec les NPI les propriétés suivantes : (i) occurrence possible
dans une subordonnée, à distance de l’expression négative qui les rend licites, (ii) por-
tée étroite par rapport à la négation, (iii) impossibilité de servir de réponse isolée à une
question ouverte.

Mais le parallélisme se limite à ces propriétés. Nous avons en effet relevé cinq dis-
tinctions entre de négatif et les NPI. La première concerne les contextes qui autorisent
l’occurrence de de. Ceux-ci, on l’a vu, sont restreints quasiment aux contextes négatifs
ou apparentés à la négation, ainsi qu’aux contextes contenant les formes ne . . . guère et
ne . . . que. La distribution des NPI est en revanche plus libre, ces termes pouvant figu-
rer non seulement dans les contextes négatifs ou apparentés à la négation, mais aussi
dans de nombreux contextes non négatifs. Fauconnier (1976), Muller (1987, 1997) et
Gaatone (1971, 1992) ont relevé quelques emplois de de dans les contextes à polarité
de ce type, mais ils restent marginaux.
Une seconde distinction entre les NPI et de est liée à la position syntaxique que ces
termes peuvent occuper. Si aucune contrainte positionnelle (hormis la position sujet)
ne régit l’occurrence des NPI, de négatif n’est grammatical qu’en position d’objet di-
rect.
Troisièmement, de négatif est sensible aux îlots syntaxiques, ce qui n’est pas le cas
des NPI. Quatrièmement, l’émergence de l’adverbe presque comme modifieur du mot
négatif est grammatical et productif dans le cas de de, mais impossible dans le cas des
NPI. Enfin, de négatif peut figurer dans les environnements qui contiennent les expres-
sions ne . . . guère et ne . . . que.

Etant donné ces propriétés, peut-on en conclure que de négatif est un NPI ? Faucon-
nier (1976) et Gaatone (1992) donnent une réponse claire à cette question. Selon eux,
de n’est pas un NPI :

"On doit faire à propos de la négation une distinction entre les élements
polarisés [. . . ] qui, parce que la négation renverse les échelles, sont ap-
propriés dans les contextes négatifs, et certains éléments apparemment
conditionnés, dans leur occurrence, par des éléments grammaticaux parti-
culiers." (Fauconnier, 1976, p.196)

La remarque de Fauconnier concerne notamment de négatif. La raison qu’il invoque


pour justifier sa position est l’inacceptabilité de ce de dans les contextes non néga-
167

tifs autorisant pourtant l’occurrence des NPI en général. De plus, comme le souligne
Muller (1987), le fait que la position d’objet direct du verbe soit l’unique position syn-
taxique appropriée pour de est un argument supplémentaire qui justifie qu’on ne le
confonde pas avec les NPI 19 . La position des auteurs français est donc que de négatif
n’est pas à analyser comme un NPI.

Si on se tourne à présent vers l’analyse de Giannakidou (1997, 1998), on constate


que de négatif satisfait la définition qu’elle donne des termes à polarité (cf. définition
(6), p. 151). De n’étant légitime qu’en présence d’un des termes de la série pas, plus,
aucun, personne, guère, etc., ainsi que dans les propositions introduites par sans (que),
avant de, avant que, ce sont vraisemblablement ces éléments qui le rendent licite. Il
faut donc déterminer la propriété qui caractérise ces éléments. Au regard des exemples
(62), il semblerait que ce soit la propriété d’antivéridicité.

(62) a. p = "Personne n’a offert de cadeau à Marie" et ||p|| = 1


alors ¬p = "Quelqu’un a offert un cadeau à Marie"
et ||¬p|| = 0
b. p = "Je n’ai jamais eu de chien" et ||p|| = 1
alors ¬p = "J’ai eu un chien"
et ||¬p|| = 0
c. Tom a mangé des pâtes sans faire de taches sur son tee-shirt.
p = "Tom a mangé des pâtes" et ||p|| = 1
q = "Tom a fait des taches sur son tee-shirt" et ||q|| = 0

Toutefois, nous rappelons que de négatif est licite également dans les contextes qui
contiennent les formes ne . . . guère et ne . . . que. Or, si on reprend les exemples (38),
on observe que ces termes ne sont pas caractérisés par la propriété d’antivéridicité
(63) :

(63) a. Op p = "Le comité n’a guère accepté de réclamations"


Op = ne . . . guère et ||Op p|| = 1
alors p = "Le comité a accepté des réclamations"
et ||p|| = 1
b. Op = ne . . . que et ||p Op q|| = 1
p = "Il consomme du vin" et ||p|| = 1 q = "Il consomme du vin le week-end"
et ||q||= 1
19. Dans son article de 1997, Muller fait l’hypothèse que les structures [de N] sont régies par un
élément vide, à valeur de quantifieur. Ces structures sont donc de la forme [e de N]. L’élément vide doit
être lié par un antécédent qui est la négation. De négatif n’est pas un NPI, mais l’élément vide l’est.
Nous n’examinerons pas en détail sa proposition, dans la mesure où elle repose essentiellement sur une
analyse syntaxique du problème.
168

Plus précisément, ne . . . guère et ne . . . que sont porteurs de la propriété de véridicité 20


(Giannakidou, 1997, p.78).

Plus généralement, la propriété de véridicité se révèle être la propriété qui ca-


ractérise la plupart des contextes acceptant de, mais refusant les NPI. Ces contextes
contiennent la forme explétive ne (64,65).

(64) a. Rarement, en effet, je n’ai vu de documentaire aussi soporifique.


b. Op p = "j’ai rarement vu de documentaire aussi soporifique"
Op = rarement et ||Op p||=1
alors p = "j’ai vu des documentaires soporifiques"
et ||p|| = 1
(65) a. Je n’ai presque pas vu de gens.
b. Op p = "je n’ai presque pas vu de gens."
Op = presque pas et ||Op p|| = 1
alors p = "j’ai vu des gens"
et ||p|| =1

Il n’est donc pas surprenant que les contextes véridiques tels que (63), (64) et (65)
bloquent l’occurrence des NPI (dans l’acception traditionnelle de ce terme), dans la
mesure où ceux-ci sont sensibles à la propriété de non véridicité.

De négatif ne peut donc être analysé comme un NPI, au sens de Giannakidou dans
la mesure où les NPI ne sont grammaticaux que dans les contextes antivéridiques (cf.
définition (8), p. 152). De plus, il n’est pas envisageable de l’analyser comme un terme
à polarité sensible à la propriété de non véridicité (i.e. un NPI au sens traditionnel) pour
deux raisons essentielles évoquées ci-dessus. La première est que de n’est pas légitime
dans les contextes modaux, interrogatifs, conditionnels, etc., que Giannakidou qualifie
de non véridiques. La seconde est que l’occurrence de de est possible dans certains
contextes véridiques.

En résumé, de est légitime dans les contextes antivéridiques et dans certains contextes
véridiques, intrinsèquement positifs. Dès lors, l’hypothèse selon laquelle de serait un
NPI tombe, quelle que soit la définition qu’on adopte de ce terme.

Il convient à présent de déterminer la nature de ce de. Notre hypothèse est qu’il


n’est ni une préposition, ni la variante négative des déterminants un, des ou du, mais
un déterminant déficient.
20. Soit Op, un opérateur phrastique monoadique. Op est véridique dans le cas où Op p → p est
logiquement valide (cf. (63a)).
Parallèlement, un connecteur vériconditionnel diadique est véridique par rapport à son second argument
dans le cas où pCq → q (cf. (63b)
169

5.3 Statut de de
5.3.1 De négatif n’est pas une préposition
Si on se réfère à l’origine historique des déterminants des et du, ceux-ci sont nés
de la préposition de, suivie des articles définis pluriel et singulier respectivement. No-
tons toutefois qu’en ancien français, ces formes sont rares et les SN sont généralement
réalisés sous la forme d’un nom nu. Ce n’est qu’à partir du XIVème siècle que leur
emploi commence à se répandre.
Parallèlement, nous avons rappelé dans le chapitre 4 (section 4.3), que pas et point
étaient à l’origine des substantifs qui sélectionnaient comme compléments des syn-
tagmes prépositionnels de la forme [de N].

Sur la base de ces considérations diachroniques, on pourrait envisager d’analyser


de comme une préposition. Cependant, comme le souligne déjà Gaatone en 1971, une
telle analyse présente un inconvénient syntaxique majeur. Les formes des et du qui
font l’objet de notre étude sont des déterminants, et non des prépositions contractées
comme en (66) 21 :

(66) a. Je reviens des Etats-Unis.


b. J’ai parlé de la pluie et du beau temps pendant deux heures.

Si on fait l’hypothèse que de négatif est une préposition, cela implique que la structure
argumentale des verbes dont l’argument interne est un SN est modifiée sous l’influence
de la négation. En termes plus classiques, les verbes transitifs directs deviendraient
des verbes transitifs indirects en contexte négatif. Cette hypothèse est difficilement
soutenable. De plus, elle ne permet pas d’expliquer pourquoi la variation formelle liée
à la négation ne se manifeste pas avec les déterminants et les quantifieurs autres que
un, des et du, comme illustré en (67) par exemple (cf. chapitre 4) :

(67) a. Max a offert {des / beaucoup de / des tonnes de / tes} roses à sa fiancée.
b. Max n’a pas offert {de / beaucoup de / des tonnes de / tes} roses à sa
fiancée.

Il faut donc abandonner l’idée que de négatif est une préposition et, par extension,
que les séquences [de N] sont des syntagmes prépositionnels.
21. Les prédicats des phrases en (66) sélectionnent un argument prépositionnel, et non un argument
nominal. Ceci est mis en évidence par les agrammaticalités générées par la suppression de de en (i).
(i) a. * Je reviens les Etats-Unis.
b. * J’ai parlé la pluie et le beau temps pendant deux heures.
Ceci confirme que de est une préposition en (66).
170

5.3.2 Les structures [de N] et l’expression qui les rend licites ne


forment pas un constituant
Nous prendrons comme point de départ les parallélismes distributionnels observés
entre l’occurrence de de dans les phrases négatives et son occurrence avec les quan-
tifieurs adverbiaux tels que beaucoup, trop, énormément, peu, qui ont été largement
discutés dans la littérature sur la négation et sur la quantification adverbiale (cf. entre
autres Milner, 1978; Obenauer, 1983; Azoulay-Vicente, 1989; Battye, 1991; Rowlett,
1993; Hirschbühler et Labelle, 1993; Muller, 1997).
Considérons les paradigmes d’exemples (68) et (69) dans lesquels le verbe est conju-
gué à un temps simple :

(68) a. Il ne remporte jamais de médailles.


b. Il ne mange pas de lentilles.
c. Il n’écoute guère de musique classique.
(69) a. Il lit beaucoup de romans policiers.
b. Il connaît énormément de gens.
c. Il a peu d’amis.

La similarité des configurations en (68) et (69) semble parfaite. Toutefois, si on exa-


mine des phrases dans lesquelles le verbe est à un temps composé, on voit émerger des
différences, comme l’illustre le contraste entre (70) et (71) :

(70) a. Anatole a mangé beaucoup {d’escalopes / de viande} (Obenauer, 1983, p.66)


b. Anatole a lu trop de romans policiers.
c. Max a composé peu de sonates.
d. Il a vendu combien de livres?
e. Il a vu énormément de monde.
(71) a. * Anatole n’a mangé pas d’escalopes.
b. * Anatole n’a lu guère de romans policiers.
c. * Il n’a vendu jamais de livres.
d. * Il n’a vu plus de monde.

Alors qu’en (70), les quantifieurs adverbiaux peuvent précéder directement les struc-
tures [de N], cette configuration est source d’agrammaticalité en (71).

Obenauer (1983) considère que les structures [QAdv de N] en (70) sont des unités
syntaxiques et il les analyse comme des SN quantificationnels. Il parle dans ce cas
de quantification canonique. L’agrammaticalité des phrases (71) constitue donc un
premier argument en faveur de l’hypothèse que les structures [de N] dans les phrases
telles que (68) ne forment pas un constituant.
171

D’autres données viennent étayer cette hypothèse. Nous avons vu que l’occurrence de
de négatif peut se faire à distance du mot négatif qui le rend licite (72) :

(72) a. Je n’ai pas songé à vous offrir de cigarettes. (Gaatone, 1971)


b. Je ne crois pas qu’il vienne de gens. (Muller, 1997, p. 254)
c. Que M. Mitterand ne vienne donner de leçons de morale à personne. (Mul-
ler, 1997, p. 254)

Si les structures [QAdv de N] en (68) formaient un constituant, les cas de négation à


distance devraient produire des agrammaticalités.
De plus, ces structures apparaissent seulement dans des positions immédiatement post-
posées au verbe, et se distinguent de ce point des vue des SN quantifiés en (69). Ces
derniers sont en effet susceptibles d’occuper diverses positions syntaxiques, comme la
position sujet par exemple (cf. (73) vs (74)) :

(73) a. Beaucoup de romans policiers sont soldés dans cette librairie.


b. Enormément de gens lui ont témoigné de la sympathie.
c. Peu d’amis sont venus me rendre visite ces derniers temps.
(74) a. * Pas de romans policiers ne sont soldés dans cette librairie.
b. * Pas de gens ne lui ont témoigné de la sympathie.
c. * Pas d’amis ne sont venus me voir ces derniers jours.

Il faut donc abandonner l’idée que les structures à de négatif forment un constituant
avec l’expression qui les rend licites 22 .

Pour finir, signalons que Obenauer a observé que les adverbes beaucoup, trop,
peu, énormément, etc. peuvent apparaître également à distance du constituant [de N],
et non plus à l’intérieur du SN quantifié (75). Il introduit le terme de quantification non
canonique ou quantification à distance pour référer à ce type de configurations.

(75) a. Anatole a beaucoup mangé {d’escalopes / de viande}.


b. Anatole a trop lu de romans policiers. (Obenauer, 1983, p.67)
c. Max a peu composé de sonates. (ibid., p.67)
d. Combien a-t-il vendu de livres? (ibid., p.67)
22. Cette conclusion n’est évidemment valable que dans le cas des négations de phrases. Nous parta-
geons le point de vue de Gaatone (1992) en ce qui concerne les négations de constituants comme dans
les exemples ci-dessous :
(i) On préfère une société fascinante à pas de société du tout. (Gaatone, 1992, p.97)
(ii) Mieux vaudrait pas de déclaration du tout qu’un tel texte. (ibid., p.97)
(iii) Jamais d’alcool, pas de cigarette, pas de surmenage : à ces conditions, vous vous porterez mieux.
(Muller, 1997)
Dans ces contextes, Gaatone considère que les structures [Neg de N] forme un constituant et sont à
rapprocher des SN quantifiés en beaucoup, trop, etc.
172

e. Il a énormément vu de monde.

Crucialement, les configurations faisant intervenir une négation de phrase (76) sont
également considérées par Obenauer comme un cas similaire de quantification à dis-
tance.

(76) Max n’a pas vendu de livres. (Obenauer, 1983, p.67)

Nous n’examinerons pas pour l’instant les implications de ce parallélisme, sur le-
quel nous reviendrons au chapitre 6.

5.3.3 De est un déterminant déficient


Comme nous l’avons rappelé dans le chapitre 4, il est communément admis que
l’occurrence de de en contexte négatif dépend crucialement de la présence d’un SN en
des ou du dans le contexte affirmatif correspondant. En effet, le passage du contexte
positif au contexte négatif induit généralement un changement formel : de se substitue
à des ou du. Cette variation formelle ne se manifeste pas dans le cas des autres SN,
qu’ils soient définis ou indéfinis. La forme du déterminant ou du quantifieur est main-
tenue lors du passage en contexte négatif 23 .
Nous rappelons également que de est proscrit dans tous les contextes qui excluent des
et du.

Sur la base de ces observations, on pourrait envisager d’analyser de comme la


variante négative des déterminants des et du. C’est la position de Gaatone (1971).
Toutefois, de nombreux arguments mettent en doute la validité d’une telle hypothèse.
Comme le souligne Bonnard (1994), de n’a pas toutes les propriétés caractéristiques
des déterminants des et du. Ceux-ci sont en effet aptes à (i) former un SN bien formé
s’ils sont combinés à un nom (77), (ii) marquer le genre (78), (iii) marquer l’opposition
singulier / pluriel (79), (iv) marquer l’opposition massif / comptable (80), (v) marquer
le caractère indéfini du SN (81).

(77) a. Il a vendu des livres à son collègue.


b. Max a apporté du champagne pour le dessert.
c. J’éprouve de la sympathie pour Marie.
(78) a. Max a apporté {du champagne / * du tarte} pour le dessert.
b. Max a préparé {de la terrine / * de la poulet}.
(79) a. Il a vendu {des / *du} livres à son collègue.
b. Max a apporté {du / *des} champagne pour le dessert.
(80) Ce viticulteur fabrique {des / du} vin(s) de bonne qualité.
23. Cette remarque ne concerne pas le déterminant indéfini un que nous n’avons pas pris en compte
dans notre étude.
173

(81) a. Des livres, il {en / *les} a vendu à son collègue.


b. Du champagne, Max {en / *l’} a apporté pour le dessert.

Des neutralise le genre et s’associe aux noms comptables pluriels, ainsi qu’aux noms
massifs pluralisés induisant dans ce cas une quantification, non plus sur des individus,
mais sur des types d’individus (cf. (80)). Quant à du et de la, ils sont réservés aux noms
de masse concrets ou abstraits.
A l’opposé, de négatif ne contraint ni le nombre 24 (82a), ni le genre (82b), ni le carac-
tère massif ou comptable du nom avec lequel il s’associe (82c).

(82) a. Elle n’a pas d’ami(s).


b. Tom n’a pas apporté de bonbonsmasc
Tom n’a pas apporté de fleursf em .
c. Je n’ai finalement pas acheté de robecomptable .
Je n’ai pas bu de vinmassif concret .
Je n’ai pas de patiencemassif abstrait .

Une première distinction entre de négatif et les déterminants des et du repose donc
sur l’incapacité de de à contrainte le nombre, le genre et la nature sémantique du nom.

La seconde distinction est liée à la distribution de ces éléments. L’occurrence des


structures [de N] se limite à la position d’objet, alors que la distribution des SN en des
et du est moins contrainte. C’est cet argument que Muller (1997) met en avant pour
rejeter l’hypothèse que de serait la variante négative des déterminants des et du. Ceux-
ci peuvent apparaître en position de sujet (83a), d’objet indirect (83b) ou de modifieur
(83c). De plus, ces SN supportent la topicalisation, ce qui n’est pas le cas des structures
[de N] (84).

(83) a. Des livres étaient éparpillés sur le sol.


b. Max a rendu visite à des amis.
c. Il s’est taché avec du goudron.
(84) a. Du pastis, Max en a bu hier soir.
b. {*De / Du} pastis, Max n’en a pas bu hier soir.

En revanche, les séquences [de N], tout comme les SN en des et du, sont parfaite-
ment licites dans les dislocations à droite (85) où seul le pronom en peut apparaître. Si
le pronom est défini, la phrase est agrammaticale (86).

(85) a. Max n’en a finalement pas acheté, {de / des} fleurs.


24. Dans certains cas, des facteurs liés à la sémantique lexicale et/ou à la pragmatique peuvent
contraindre le nombre singulier ou pluriel du nom, comme en (i) et (ii).
(i) Je n’ai jamais mangé d’épinard(*s).
(ii) Pierre n’a finalement pas acheté d’appartement(?s).
Nous reviendrons sur cette question dans le chapitre 6.
174

b. Il n’en a jamais consommé, {d’ / de l’} alcool.


c. Elle n’en a pas, {de / de la} patience.
(86) a. * Max ne les a finalement pas acheté, {de / des} fleurs.
b. * Il ne l’a jamais consommé, {d’ / de l’} alcool.
c. * Elle ne l’a pas, {de / de la} patience.

De plus, ces structures apparaissent dans les contextes existentiels et se comportent de


ce point de vue comme les SN indéfinis en général, et les SN en des et du en particulier
(87) :

(87) a. Il n’y a plus d’étudiants sur le campus depuis une semaine.


b. Il n’y a pas de beurre sur la table.
c. Je veux croire qu’il n’y a jamais de violence gratuite.

Le fait que seul un pronom indéfini soit acceptable en (85) 25 et que les structures
[de N] apparaissent dans les contextes existentiels constituent deux arguments qui jus-
tifient selon nous d’analyser ces structures comme des SN indéfinis.

Il en découle que de négatif est un déterminant indéfini. Cette caractérisation est


cependant insuffisante dans la mesure où elle ne rend pas compte des phénomènes
observés en (82). C’est pourquoi, nous proposons d’analyser de comme un déterminant
indéfini déficient, c’est-à-dire un déterminant qui n’impose aucune condition sur les
propriétés grammaticales et sémantiques du nom avec lequel il se combine. De ce
point de vue, il se distingue radicalement des autres déterminants.
Le français n’autorisant pas l’occurrence des noms "nus", à l’inverse des autres langues
romanes telles que l’espagnol et l’italien par exemple, de n’aurait d’autre fonction que
celle de satisfaire la contrainte relative à la présence obligatoire d’un déterminant en
français 26 .
25. Il est évident que le test de dislocation droite n’est pas discriminant sur le plan de l’opposition entre
SP (Syntagme Prépositionnel) et SN. Les objets indirects disloqués imposent également l’occurrence du
pronom en, ce qu’illustre (i) :
(i) Max n’a pas parlé [PP de ses problèmes].
Max n’en a pas parlé, de ses problèmes.
Toutefois, nous avons montré qu’une analyse de de comme préposition est difficilement soutenable. Le
comportement de de négatif dans ces environnements est donc à rapprocher de celui des SN indéfinis.
26. Cette remarque doit cependant être nuancée. Il existe en français un ensemble de constructions
contenant un nom "nu" en position objet. Il s’agit de toutes les constructions dont fait état par exemple
Anscombre (1986) telles que demander conseil, prendre congé, perdre connaissance, avoir peur, perdre
patience, etc. Ces constructions sont des vestiges de l’ancienne langue. Elles sont apparues à une période
où le français permettaient l’occurrence des noms "nus". Rappelons qu’à ce stade de l’évolution de la
langue, les SN indéfinis en des, du et de du français moderne étaient réalisés sous la forme de noms
"nus."
175

5.4 Conclusion
Dans ce chapitre, nous avons tout d’abord évalué l’hypothèse selon laquelle de
serait un NPI. L’examen contrastif des propriétés syntaxiques et sémantiques des NPI
et de de négatif nous a conduit à rejoindre la position de Fauconnier (1976), Gaatone
(1971, 1992) et Muller (1987, 1991, 1997) pour qui de n’est pas un NPI. Cette conclu-
sion a également été confirmée par un examen plus formel des contextes permettant
l’émergence de de négatif, fondé sur les travaux en lien avec la polarité de Gianna-
kidou (1997, 1998). Nous sommes arrivée à la conclusion que de négatif est légitime
dans les contextes négatifs antivéridiques, ainsi que dans certains contextes véridiques
qui, crucialement, sont incompatibles avec les NPI.

Parallèlement, nous nous sommes interrogée sur la nature de de négatif. Nous


avons successivement rejeté les analyses suivantes : (i) de négatif est une préposition,
(ii) les structures [de N] forment un constituant avec l’élément qui les rend licites (iii)
de est la variante négative des déterminants indéfinis des et du.

Notre hypothèse est d’analyser de comme un déterminant indéfini déficient, car il


est inapte à contraindre de quelque manière que ce soit le nom avec lequel il se com-
bine (nombre, genre, nature sémantique). Etant donné cette déficience, de ne serait
pas à même de former avec un nom un SN bien formé, c’est-à-dire un SN pouvant
fonctionner comme argument ou modifieur dans une phrase. Si cette hypothèse rend
compte des agrammaticalités observées quand les SN en de figurent dans les positions
syntaxiques de sujet, d’objet indirect et de modifieur, elle n’explique pas pourquoi ils
sont légitimes en position d’objet direct. Il s’agit pourtant d’une position argumentale.

Cette question est résolue si on envisage les SN en de comme la manifestation en


français d’un cas d’incorporation sémantique. Ces SN ne seraient pas de véritables ar-
guments du verbe, mais fonctionneraient comme des co-prédicats du verbe. Les princi-
pales caractéristiques syntaxiques et sémantiques du phénomène d’incorporation font
l’objet du chapitre suivant. Nous montrerons qu’il existe des parallélismes frappants
entre les propriétés des SN en de et celles des expressions nominales incorporées dans
les langues incorporantes. Ce parallélisme justifiera qu’on analyse les SN en de comme
des SN sémantiquement incorporés au verbe dont ils dépendent.
Chapitre 6

Les SN en de et l’incorporation
sémantique

6.1 Introduction
La conclusion à laquelle nous avons abouti au chapitre 5 constitue le point de départ
de ce dernier chapitre. Nous admettrons donc le postulat suivant : les structures [de N]
sont des SN indéfinis dont la particularité est de contenir le déterminant déficient de. De
se distingue des autres déterminants en ce qu’il est inapte à contraindre de quelle que
manière que ce soit le nombre, le genre et la nature sémantique du nom avec lequel il se
combine. Son caractère déviant se manifeste également dans son incapacité à former
un SN susceptible d’occuper toutes les positions argumentales généralement autorisées
aux autres SN, ainsi que l’impossibilité pour le SN ainsi formé de fonctionner comme
modifieur. Seule la position d’objet direct lui est accessible. Outre ces propriétés mor-
phosyntaxiques distinctives, une caractéristique sémantique saillante des SN en de est
leur portée nécessairement étroite. Pour être interprétables, ils doivent se trouver dans
le champ de la négation. Cette propriété ne justifie cependant pas qu’on les confonde
avec les NPI, ce qu’a montré l’examen comparatif mené au chapitre 5.

Ces caractéristiques intrinsèques des SN en de conduisent à s’interroger sur la perti-


nence d’une corrélation avec un type d’éléments nominaux très particuliers : les noms
incorporés. Il semblerait en effet que les phénomènes observés dans les phrases né-
gatives contenant un SN en de en français peuvent être rapprochés du phénomène
d’incorporation nominale. Depuis les travaux de Sadock (1980) sur le groenlandais
de l’ouest, de nombreuses études ont été menées pour décrire et circonscrire le phéno-
mène d’incorporation dans une perspective typologique, morphosyntaxique ou séman-
tique (cf. Mithun, 1984; Baker, 1988; Bittner, 1994; van Geenhoven, 1998; Massam,
2001; Farkas et de Swart, 2003).
Afin de mieux cerner la notion d’incorporation nominale, considérons l’exemple (1)
que nous empruntons à van Geenhoven (1998) qui, à la suite de Sadock (1980) et
177

Bittner (1994), a étudié l’incorporation nominale en groenlandais de l’ouest.


(1) Kaage-liur-p-u-t.
gâteau-faire-IND-[-tr]-3PL
‘They made {cake / a cake / cakes.’ (van Geenhoven, 1998, p.23)
‘Ils ont fait {du / un / des} gâteau(x).’
La particularité de cette construction est que l’objet direct du verbe est réalisé sous
la forme d’un nom "nu" qui n’est marqué ni pour le cas, ni pour le nombre. De plus,
il se trouve dans une position strictement adjacente au verbe et l’ensemble forme, en
groenlandais du moins, une unité morphologique. L’idée est qu’une relation séman-
tique particulière s’établit entre le prédicat verbal et l’élément nominal incorporé et
qu’elle se distingue de la relation qui unit un verbe avec un SN objet "standard". Le
nom incorporé ne serait pas un véritable argument du verbe, comme le montre en (1)
la marque d’intransitivité, notée [-tr], présente sur le verbe en groenlandais.

Le but de ce chapitre n’est pas de proposer une analyse formelle et aboutie qui ren-
drait compte de toutes les propriétés morphosyntaxiques, sémantiques et discursives
des SN en de. Plus modestement, notre objectif est de montrer qu’il existe une corré-
lation entre deux éléments que tout distingue a priori : les SN en de négatif d’une part,
et les noms incorporés d’autre part.

Nous examinerons tout d’abord les propriétés caractéristiques de l’incorporation


nominale, tant au plan morphosyntaxique, qu’au plan sémantique et discursif (sec-
tion 6.2). Puis, par le biais d’un examen comparatif, nous verrons que les SN en de par-
tagent la plupart de ces propriétés (section 6.3). Nous proposerons en 6.4 d’analyser
les SN en de comme la manifestation en français d’un cas d’incorporation sémantique.
Enfin, nous conclurons ce chapitre en apportant quelques arguments qui pourraient
justifier d’étendre cette hypothèse à d’autres configurations faisant intervenir de : les
phrases telles que (2) dans lesquelles opère le phénomène de quantification non cano-
nique, initialement décrit dans Obenauer (1983) :
(2) a. Combien as-tu lu de romans policiers cet été?
b. Max a trop mangé de bonbons.
c. J’ai beaucoup rencontré de linguistes à ce colloque.

6.2 L’incorporation nominale : caractérisation et pro-


priétés
6.2.1 Propriétés morphosyntaxiques
S’il existe quelques variations d’ordre morphosyntaxiques au sein des langues
permettant l’incorporation nominale, il est cependant possible de dégager un certain
178

nombre de caractéristiques saillantes décrivant de manière relativement homogène les


constructions à nom incorporé. Pour ce faire, nous partirons des données du groenlan-
dais. Considérons le contraste (3), proposé dans van Geenhoven (1998) 1 :
(3) a. Angunguu-p aalisagaq neri-v-a-a.
A.ERG poisson.ABS manger-IND-[+tr]-3SG.3SG
‘Angunquaq ate {the / a particular} fish’. (van Geenhoven, 1998, p.13)
‘Angunguaq a mangé {le poisson / un poisson spécifique}.’
b. Kaage-liur-p-u-t.
gâteau-faire-IND-[-tr]-3PL
‘They made {cake / a cake / cakes.’ (van Geenhoven, 1998, p.23)
‘Ils ont fait {du / un / des} gâteau(x).’
Le premier exemple décrit une construction non incorporante de forme transitive (3a).
Il s’oppose au second qui correspond précisément à une construction à nom incorporé
de forme intransitive (3b) 2 . Le paramètre commun à ces deux exemples est que le nom
poisson à l’absolutif (‘aalisagaq’) en (3a) et le nom incorporé gâteau (‘kaage’) en (3b)
correspondent à l’objet direct des verbes manger (‘neri’) et faire (‘liur’) respective-
ment.

Le constraste entre (3a) et (3b) révèle plusieurs différences pertinentes entre les
deux types de constructions. En (3a), le sujet et l’objet sont porteurs d’une marque ca-
suelle (l’ergatif et l’absolutif respectivement). De plus, deux marques d’accord, l’une
relative au sujet, l’autre à l’objet, apparaissent suffixées à la base verbale. La construc-
tion est marquée comme transitive au moyen d’un infixe (-a-) figurant entre la base
verbale et la marque d’accord sujet. Crucialement, l’objet réfère nécessairement ici à
un poisson spécifique. Nous reviendrons sur cette question dans la section 6.2.2.

Si l’on examine à présent la configuration donnée en (3b), seul le sujet porte une
marque de cas, en l’occurrence la marque d’absolutif. De plus, le verbe n’exhibe au-
cune marque d’accord objet et l’infixe -p- signale que le verbe est réalisé sous sa forme
intransitive. Il en découle que le nombre du nom incorporé est indéterminé, ce que
van Geenhoven rend explicite dans sa traduction puisqu’elle fait correspondre le nom
incorporé en groenlandais à un nom de masse ou à un nom comptable, singulier ou
pluriel, en anglais.
Outre l’absence de marques de cas et de nombre relatives à l’objet, le nom gâteau
(‘kaage’) ne fonctionne pas comme un morphème indépendant : il précède directe-
ment la base verbale et l’ensemble forme une unité morphologique, caractéristique de
1. Les traductions françaises que nous donnons pour chaque exemple reflètent celles que propose
van Geenhoven pour l’anglais.
2. Le groenlandais de l’ouest est une langue à morphologie ERGATIVE-ABSOLUTIVE. Cela signifie
que le sujet d’une construction intransitive (notée [-tr]) porte la même marque casuelle que l’objet
d’une configuration transitive (notée [+tr]), à savoir le cas ABSOLUTIF (noté ABS). Parallèlement, le
sujet d’une construction transitive est au cas ERGATIF (noté ERG).
179

l’incorporation nominale morphologique.

Enfin, il faut souligner que l’incorporation nominale est compatible en groenlan-


dais avec la présence d’une expansion du nom incorporé 3 . Celui-ci est en effet suscep-
tible d’être modifié par un ou plusieurs constituants tels que par exemple un adjectif
(4), un pronom interrogatif (5) ou une proposition relative (6).
(4) Esta nutaa-mik aalisagar-si-v-u-q.
E.ABS frais-INSTR.SG poisson-recevoir-IND-[-tr]-3SG
‘Ester got (a) fresh fish.’ (van Geenhoven, 1998, p.18)
‘Esta a reçu {un / du} poisson frais.’
(5) Qassi-nik qimmi-qar-p-i-t?
Combien.de-INSTR . PL chien-avoir-INTER-[-tr]-2SG
‘How many dogs do you have?’ (van Geenhoven, 1998, p.20)
‘Combien as-tu de chiens?’
(6) Arne qatanngute-qar-p-u-q Canada-mi
A.ABS soeur-avoir-IND-[-tr]-3SG C.LOC
najuga-lim-mik.
lieu.de.résidence-avoir.REL.[-tr]-INSTR . SG
‘Arne has a sister who lives in Canada.’ (van Geenhoven, 1998, p.21)
‘Arne a une soeur qui vit au Canada.’
Ce modifieur est toujours au cas instrumental (noté INSTR) et porte une marque d’ac-
cord en nombre. Cette marque permet de désambiguïser le nombre du nom incorporé.
Ainsi en (4) et (6), le morphème -mik est la marque casuelle de l’instrumental singu-
lier. Inversement, le morphème -nik en (5) marque le cas instrumental pluriel.

En résumé, les constructions incorporantes en groenlandais présentent cinq carac-


téristiques structurales majeures : (i) le nom incorporé correspond à l’objet direct du
verbe, (ii) il est indéterminé du point de vue du nombre, (iii) il est morphologiquement
non marqué pour le cas, (iv) il occupe une position strictement adjacente au verbe qui
l’incorpore et (v) il peut être modifié.

Plus généralement, ces propriétés morphosyntaxiques se manifestent dans les autres


langues qui autorisent l’incorporation, mais avec quelques variations cependant. Ainsi,
l’absence de marquage casuel du nom incorporé n’est pas une caractéristique com-
mune à toutes ces langues. En hongrois par exemple, les objets portent la marque du
cas accusatif, qu’ils soient incorporés (7a) ou non (7b) :

3. De ce point de vue, van Geenhoven se distingue de Baker (1988) qui limite le terme d’incorpora-
tion aux cas où l’entité incorporée est un nom, sans modifieur ni déterminant. Massam (2001) emploie
le terme de pseudo incorporation nominale (‘pseudo nominal incorporation’) pour faire référence aux
cas où le nom incorporé est modifié par un adjectif ou un syntagme prépositionnel.
180

(7) a. Mari verset olvas.


M. poème.ACC lire.3SG
‘Mary is reading {a poem / poems}.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.12)
‘Marie lit {un / des} poèmes.’
b. Mari olvas egy verset.
M. lire.3SG un poème.ACC
‘Mary is reading a poem.’ (ibid., p.12)
‘Marie lit un poème.’

Ces exemples appellent deux remarques. La première concerne la structure interne


de l’objet. Farkas et de Swart (2003) avancent qu’une condition nécessaire à l’incor-
poration nominale est que le nom soit "nu", c’est-à-dire non précédé d’un déterminant
ou, si déterminant il y a , il doit être morphologiquement déficient. C’est le cas en
(7a) : l’objet est réalisé sous la forme d’un nom "nu" et précède directement le verbe
qui l’incorpore. Inversement en (7b) qui, rappelons-le, n’est pas une configuration in-
corporante, l’objet est de forme canonique [Det N] (DP désormais). L’incorporation
est bloquée dans ce cas et le SN occupe une position postverbale.

La seconde remarque porte sur le problème du nombre. Le hongrois, comme le


français, dispose d’un morphème de pluriel spécifique. En l’absence d’un tel mor-
phème, le nom est morphologiquement singulier. Le nom incorporé en (7a) et le DP
objet en (7b) ne sont pas marqués pour le nombre. Ils sont donc morphologiquement
singuliers. Toutefois, comme le signalent Farkas et de Swart, les incidences séman-
tiques de cette absence de marque de nombre ne sont pas les mêmes d’un exemple à
l’autre. En (7b), le référent du DP est nécessairement un individu atomique. Il s’agit
donc d’un SN sémantiquement singulier 4 . En revanche en (7a), le nombre du nom
incorporé est neutre, c’est-à-dire que le référent de celui-ci peut correspondre à un in-
dividu atomique ou pluriel. En témoignent la traduction anglaise de l’exemple (7a) que
proposent Farkas et de Swart, ainsi que les exemples (8) qui montrent que le référent
du nom incorporé peut être soit un individu atomique (8a), soit un individu pluriel
(8b) 5 .

4. L’argument avancé par Farkas et de Swart en faveur de cette conclusion est que ces DP sont
incompatibles avec les prédicats qui imposent une lecture non atomique à l’un de leurs arguments,
comme c’est le cas en (i) :
(i) * Mari gyűjt egy bélyeget.
M. collectionner.3SG un timbre.
‘Mari collects a stamp.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.13)
‘Marie collectionne un timbre.’
Cette observation ne concerne évidemment pas le cas où le SN un timbre (‘egy bélyeget’) a une lecture
taxinomique.
5. Nous rappelons que l’occurrence des DP dans ce type de contexte est source d’agrammaticalité si
le référent de celui-ci est un individu unique, et non pluriel (cf. note 4 ci-dessus).
181

(8) a. Feri feleséget keres.


F. femme.ACC rechercher.3SG
‘Feri is looking for a wife.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.14)
‘Feri recherche une femme.’
b. Mari bélyeget gyűjt.
M. timbre.ACC collectionner.3SG
‘Mary is collecting stamps.’ (ibid., p.14)
‘Marie collectionne {les / des} timbres.’

Il faut cependant souligner qu’en (8), le caractère atomique ou non atomique du réfé-
rent du nom incorporé est influencé par des facteurs d’ordre sémantico-pragmatique.
En (8b), l’interprétation la plus plausible de l’objet incorporé est l’interprétation non
atomique, car le verbe collectionner est un prédicat qui induit la lecture collective
de son objet. L’exemple (8a) nous semble moins discrimant de ce point de vue. En
revanche, la phrase (9) 6 , analogue à (8a), nous paraît plus explicite, car le prédicat
épouser induit pragmatiquement une lecture non atomique du nom incorporé.

(9) Jànos magyar nő-t akar elvenni.


J. hongrois femme.acc veut épouser

‘Jean veut épouser une hongroise.’

On retrouve donc ici l’interaction déjà observée pour le groenlandais entre l’in-
corporation nominale et le phénomène de neutralisation du nombre. Toutefois, à la
différence du groenlandais, le hongrois, comme le hindi d’ailleurs (cf. Dayal, 1999),
incorpore également les noms "nus" morphologiquement pluriels. Dans ce cas, le phé-
nomène de neutralisation du nombre ne se manifeste plus et le référent du nom in-
corporé correspond nécessairement à un individu non atomique. Ceci est illustré en
(10) :

(10) Feri feleségeket keres.


F. femme.PL.ACC rechercher.3SG
‘Feri is looking for wifes.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.14)
‘Feri recherche des femmes.’

(10) implique que Feri recherche plusieurs femmes, et non une seule, ce qui est le cas
en (8a) où le nom incorporé est morphologiquement singulier.

En résumé, l’incorporation nominale se caractérise par un ensemble de propriétés


morphosyntaxiques plus ou moins constantes d’une langue incorporante à une autre.
Ces caractéristiques constituent un paramètre important dans la définition que donnent
Farkas et de Swart (2003) de l’incorporation nominale. Selon ces auteurs, un élément
6. Nous remercions Michael Brody qui nous a suggéré cet exemple.
182

nominal peut être considéré comme étant incorporé s’il s’agit d’un NP (c’est-à-dire
d’un nom, et éventuellement une expansion de celui-ci, sans déterminant). De plus,
cet élément nominal doit manifester, outre des propriétés sémantiques et discursives
particulières que nous verrons en 6.2.2, une morphosyntaxe réduite, contrastant avec
les caractéristiques morphosyntaxiques des SN maximaux (c’est-à-dire des DP) non in-
corporés dans la langue en question.
Plusieurs éléments sont le signe d’une morphosyntaxe réduite : (i) l’absence de déter-
minant ou la présence d’un déterminant spécial, morphologiquement déficient, (ii) un
marquage morphologique réduit du cas et/ou du nombre, (iii) l’occurrence de cet élé-
ment nominal limitée à une position syntaxique particulière, adjacente au verbe. Les
critères (i), (ii) et (iii) peuvent être combinés.
Ajoutons enfin qu’une propriété commune aux langues qui manifestent un phénomène
d’incorporation nominale est le lien grammatical étroit qui unit le prédicat incorporant
et l’élément nominal incorporé. En groenlandais par exemple, seuls les objets directs
sont susceptibles d’être incorporés. Le hongrois semble une langue plus permissive
de ce point de vue, dans la mesure où certains sujets seraient également incorporés
d’après Farkas et de Swart.

6.2.2 Propriétés sémantiques et discursives


6.2.2.1 Portée étroite
Une observation récurrente dans la littérature sur l’incorporation nominale est que
les noms incorporés ont nécessairement une portée étroite par rapport à tout opérateur,
comme par exemple la négation, un opérateur de modalité ou un quantifieur (Sadock,
1980; Bittner, 1994; van Geenhoven, 1998; Dayal, 1999; Farkas et de Swart, 2003).
Ceci est mis en évidence en (11) pour la négation, en (12) pour la modalité et en (13)
pour le quantifieur universel.

(11) a. Arnajaraq aalisaga-si-nngi-l-a-q.


A.ABS poisson-acheter-NEG-IND-[-tr]-3SG
‘Arnajaraq didn’t buy any fish.’ (van Geenhoven, 1998, p.31)
‘Arnajaraq n’a pas acheté de poisson(s).’
b. = Ce n’est pas le cas que Arnajaraq a acheté {du / un / des} poisson(s).
6= Ce n’est pas le cas qu’il y a {une quantité de matière spécifique de
poisson / un poisson spécifique / des poissons spécifiques} que Arnajaraq
a acheté(s).
(12) a. Mari verset kell olvasson.
M. poème.ACC devoir lire.SUBJONCTIF .3SG
‘Mari must read {a poem / poems}. (Farkas et de Swart, 2003, p.7)
b. = Marie doit lire {un / des} poème(s) quel(s) qu’il(s) soi(en)t.
6= Il y a {un / des} poème(s) que Marie doit lire.
183

(13) a. Minden gyerek verset olvas.


chaque enfant poème.ACC lire.
‘Every child poem read.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.8)
b. = Chaque enfant lit de la poésie.
6= Il y a {un / des} poème(s) que chaque enfant lit.

Comme le rendent explicite les paraphrases données en (11b), (12b) et (13b), les noms
incorporés en (11a), (12a) et (13a) ne peuvent référer à des entités spécifiques. En
d’autres termes, ils ne peuvent échapper à la portée de l’opérateur en présence, c’est-
à-dire avoir une portée large relativement à celui-ci 7 .

Un aspect important que soulignent Farkas et de Swart est que la portée étroite, ca-
ractéristique des noms incorporés, est également une propriété que partagent d’autres
types de constituants, tels que les NPI par exemple. Comme nous l’avons vu dans le
chapitre précédent, les NPI sont des constituants dépendants au sens où leur occurrence
repose crucialement sur la présence d’un opérateur qui les rend licites. Nous rappelons
en (14a) un exemple qui contient le DP any book, dont l’occurrence est rendue légitime
par la négation ici. En l’absence de celle-ci ou de tout autre opérateur non véridique
(cf. Giannakidou, 1997, 1998), la phrase est agrammaticale (14b).

(14) a. Mary didn’t read any book.


b. * Mary read any book.

Pour être interprétables, les NPI doivent se trouver sous la portée de l’opérateur dont
ils dépendent. De ce point de vue, il s’agit donc de constituants dont la portée est res-
treinte.
Les noms incorporés en revanche sont interprétables indépendamment de la présence
de quelque opérateur que ce soit. Leur portée étroite s’explique par le fait qu’ils sont
intrinsèquement liés au prédicat verbal qui les incorpore. Il en découle que tout opéra-
teur qui a sous sa portée le prédicat a également sous sa portée le nom incorporé.
7. Cette propriété distingue les noms incorporés des DP objets, non incorporés. Ainsi en hongrois
par exemple, Farkas et de Swart soulignent que ces DP sont généralement ambigus entre une interpré-
tation à portée large et une interprétation à portée étroite relativement à un opérateur. C’est le cas par
exemple dans le contexte modalisé (i) où le DP objet un poème (‘egy verset’) accède à une interprétation
spécifique ou non spécifique (ii) :
(i) Mari kell olvasson egy verset.
M. devoir lire.SUBJONCTIF.3SG un poème.
‘Mary must read a poem.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.7)
‘Marie doit lire un poème.’
(ii) = Il y a un poème particulier que Marie doit lire.
= Marie doit lire un poème (quel qu’il soit).
184

6.2.2.2 Potentiel anaphorique


Une question largement abordée dans les travaux récents sur l’incorporation nomi-
nale porte sur la capacité d’un nom incorporé à fonctionner comme antécédent d’un
pronom anaphorique. De ce point de vue, des variations existent au sein des langues
incorporantes. Ainsi, Sadock (1980), puis Bittner (1994) et van Geenhoven (1998) ont
observé que les noms incorporés en groenlandais sont transparents discursivement,
c’est-à-dire qu’ils peuvent servir d’antécédent à un pronom anaphorique. Cette obser-
vation est corroborée par les exemples (15) :

(15) a. Aani qimmi-qar-p-u-q. Miki-mik ati-qar-p-u-q.


A.ABS chien-avoir-IND-[-tr]-3SG. M.INSTR nom-avoir-IND-[-tr]-3SG
‘Aani has a dogi . Iti is called Miki.’ (Bittner, 1994, p.67)
‘Aani a un chieni. Ili s’appelle Miki.’
b. Aani qimmi-qar-p-u-q. Kusana-q-a-a-t.
A.ABS chien-avoir-IND-[-tr]-3SG. gentil.très-être-IND-[-tr]-3PL.
‘Aani has dogsi. Theyi are very nice.’ (van Geenhoven, 1998, p.49)
‘Aani a des chiensi. Ilsi sont très gentils.’

(15a) et (15b) mettent en évidence qu’une relation anaphorique s’établit entre le ré-
férent du nom incorporé chien (‘qimmi’) et un pronom. Ce pronom est réalisé sous
la forme d’un morphème d’accord, suffixé à la base verbale. En (15a), le suffixe -q-
marque l’accord sujet de troisième personne du singulier. L’antécédent du pronom ré-
fère donc à un individu atomique. En (15b) au contraire, le suffixe -t- est un morphème
de pluriel. Par conséquent, le nom incorporé a pour référent un individu non atomique 8 .

Le hongrois se distingue partiellement du groenlandais en ce que seuls les noms


incorporés pluriels sont transparents discursivement (16).

(16) a. Jànosi betegeketj vizsgált a rendelőben.


J.i malade.PL.ACCj examiner-PASSE-3 le cabinet.dans
‘Janos patients-examined in the office.’
‘Jean a examiné [des malades]i au cabinet.’
b. proi Túl sulyosnak találta őketj
proi trop grave-DAT trouver-PASSE-3 pro-3-PL-ACCj
‘He found them too sick.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.19)
‘Il lesi as trouvés très malades.’ (lit. ‘Il les as trouvés trop graves.’)
8. Hormis le fait que ces exemples illustrent le potentiel anaphorique des noms incorporés en groen-
landais, ils rendent également explicite le phénomène de neutralisation du nombre déjà abordé dans la
section 6.2.1. Il apparaît en effet que le nom incorporé qimmi est compatible avec deux interprétations :
l’une où son référent est un individu atomique (15a), l’autre où son référent correspond à un individu
pluriel (15b). Le choix de l’une ou l’autre des deux interprétations dépend crucialement du pronom
anaphorique apparaissant dans la portion discours subséquente. C’est donc le pronom anaphorique qui
permet, en groenlandais, de lever l’ambiguïté relative au nombre.
185

En revanche, les noms incorporés morphologiquement singuliers sont discursivement


opaques, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent fonctionner comme antécédent d’un pronom
anaphorique 9 . En témoigne cette portion de discours que nous empruntons à Farkas et
de Swart :

(17) a. Jànosi betegetj vizsgált a rendelőben.


J.i malade.ACCj examiner-PASSE-3 le cabinet.dans
‘Janos patient-examined in the office.’
‘Jean a examiné [{du / un / des} malade(s)]i au cabinet.’
b. ?? proi Túl sulyosnak találta őtj
proi trop grave-DAT trouver-PASSE-3 pro-3-ACCj
‘He found him too sick.’ (ibid., p.19)
‘Il l’i a trouvé très malade.’ (lit. ‘Il l’a trouvé trop grave.’)

6.2.3 Les noms incorporés : des indéfinis non spécifiques?


Il est un aspect de l’incorporation nominale qui nous paraît problématique au plan
sémantique. Il s’agit de l’interprétation des noms incorporés dans les contextes autres
que ceux décrits en 6.2.2.1 où des phénomènes de portée se manifestent. Nous avons vu
que ces noms ont nécessairement une portée étroite par rapport à tout opérateur. Plus
particulièrement, ils ont une interprétation existentielle non spécifique. Mais quelle est
leur interprétation quand aucun opérateur tel que la négation, un élément quantifica-
tionnel ou un opérateur modal n’est présent? Cette interprétation est-elle spécifique ou
non spécifique?

Certains exemples proposés dans van Geenhoven (1998) et Farkas et de Swart


(2003), ainsi que les traductions anglaises qui les accompagnent, portent à croire que
les noms incorporés ont une interprétation spécifique, comme par exemple (18) et (19) :

(18) Mari verset olvas.


M poème.ACC lire.3SG
‘Mary is reading {a poem / poems}.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.6)
‘Marie lit {un / des} poème(s).’
(19) Kaage-liur-p-u-t.
gâteau-faire-IND-[-tr]-3PL
‘They made {cake / a cake / cakes.’ (van Geenhoven, 1998, p.23)
‘Ils ont fait {du / un / des} gâteau(x).’

Farkas et de Swart soulignent qu’en (18), il ne s’agit pas de n’importent quels poèmes,
mais bien du ou des poèmes lus par Marie. Il en est de même pour (19). Elles ajoutent
9. Il est des cas où les noms incorporés "singuliers" sont transparents discursivement, à savoir quand
ils fonctionnent comme antécédent d’un pronom implicite (cf. Farkas et de Swart, p.19-20)
186

que la phrase (18) a les mêmes conditions de vérité que (20) dans laquelle l’objet du
verbe lire est réalisé sous la forme d’un DP.

(20) Mari olvas egy verset.


M. lire.3SG un poème.ACC
‘Mary is reading a poem.’ (Farkas et de Swart, 2003, p.5)
‘Marie lit un poème.’

Cela signifie d’après ces auteurs que l’existence d’un poème que Marie lit rend vraies
les propositions en (18) et (20).

Toutefois, des observations de Mithun (1984) à propos du hongrois apportent quelques


éléments de réponse à la question de la (non) spécificité des noms incorporés. Elles
semblent jeter un doute sur l’adéquation des traductions proposées pour certains exemples,
ainsi que sur le parallélisme en termes de conditions de vérité souligné par Farkas et
de Swart pour les exemples (18) et (20). Mithun note en effet que (18) se distingue
crucialement de (20) en ce que la configuration à nom incorporé induit une non-
individuation de l’objet. Autrement dit, l’objet incorporé en (18) serait l’équivalent
du nom massif poésie, et non du nom comptable poème comme en (20). La traduction
la plus adéquate de (18) serait donc (18’a), plutôt que (18’b) :

(180 ) a. Mary is reading poetry.


‘Marie lit de la poésie.’
b. Mary is reading {a poem / poems}
‘Marie lit {un / des} poème(s).’

Du fait de ce phénomène de "massification", les noms incorporés morphologiquement


singulier en hongrois ne pourraient référer à des individus concrets et particuliers. Ils
auraient donc une interprétation non spécifique. De plus, les phrases telles que (18)
décriraient des propriétés habituelles.

En ce qui concerne le groenlandais, quelques indices pourraient également laisser


croire que les noms incorporés n’accèdent pas à des lectures spécifiques. L’un d’eux
émane d’une observation de van Geenhoven et concerne les contextes intentionnels
tels que (21a) :

(21) a. Vittu cykili-ssar-siur-p-u-q.


V.ABS vélo-FUT-rechercher-[-tr]-3SG
’Vittus is looking for {a bike / bikes}.’ (van Geenhoven, 1998, p.28)
b. = Vittus recherche {un / des} vélos {quel(s) qu’il(s) soi(en)t) / quelconque(s)}
6= Il y a {un / des} vélo(s) spécifique(s) tel(s) que Vittus le(s) recherche.

Elle montre que le nom incorporé vélo (‘cykili’) en (21a) ne peut référer à un ou plu-
sieurs vélos spécifiques (cf. les paraphrases (21b)) en introduisant un exemple parallèle
187

à (21a), mais dont le nom incorporé est modifié par une relative qui impose que l’objet
décrit par ce nom soit un objet familier. Elle observe que cette transformation engendre
un non-sens (22) :

(22) Ullumi Ole qimmi-ssar-siur-p-u-q ippassaq


aujourd’hui O.ABS chien-FUT-rechercher-IND-[-tr]-3SG hier
tammaa-sima-su-mi-nik.
perdre.de.vue-PERF-REL.[-tr]-3SG. PROX-INSTR .PL
‘# Today Ole was looking for some arbitrary dogs that someone lost sign of
yesterday.’ (ibid., p.28)
‘# Aujourd’hui, Ole était en train de rechercher des chiens quelconques que
quelqu’un avait perdus de vue hier.’

Crucialement, seul le recours à une construction transitive, donc non incorporante,


permet de référer à des chiens spécifiques. Ceci rejoint une observation faite précé-
demment à propos de l’exemple (3a), repris ci-dessous en (23a) :

(23) a. Angunguu-p aalisagaq neri-v-a-a.


A.ERG poisson.ABS manger-IND-[+tr]-3SG.3SG
b. = Angunguaq a mangé {le poisson / un poisson spécifique}.
6= Angunguaq a mangé un poisson quelconque.

(23a) est une construction transitive dans laquelle l’objet est non incorporé, marqué
pour le cas et dont le nombre est fixé grâce au morphème d’accord -a- suffixé à la base
verbale. Dans ce cas, l’objet ne peut référer qu’à un poisson particulier, spécifique.
En conséquence, il semblerait que les contructions transitives en groenlandais sont la
manifestation morphosyntaxique de la référence spécifique des objets.

Il serait prématuré d’en conclure que les noms incorporés dénotent nécessairement
des individus non spécifiques. La question reste donc ouverte. Pour y répondre, il fau-
drait déterminer si, dans les contextes extentionnels, les noms incorporés admettent la
modification par une relative qui contraint le référent du nom à désigner un individu
spécifique 10 .
10. Le seul autre exemple que donne van Geenhoven de nom incorporé modifié par une relative est le
suivant :
(i) Arne qatanngute-qar-p-u-q Canada-mi najuga-lim-mik.
A.ABS soeur-avoir-IND-[-tr]-3SG C.LOC lieu.de.résidence-avoir.REL.[-tr]-INSTR . SG
‘Arne has a sister who lives in Canada.’
‘Arne a une soeur qui vit au Canada.’
Cet exemple ne permet toutefois pas de déterminer si la relative force l’interprétation spécifique du nom
incorporé, dans la mesure où cette relative peut modifier un SN non spécifique, comme illustré en (ii) :
(ii) Pierre veut épouser une fille qui vit au Canada (n’importe laquelle, à condition qu’elle vive au
Canada)
cf. Kleiber et Lazzaro (1987) et la discussion au chapitre 1, section 1.3.1.
188

6.3 Les SN en de et les noms incorporés : étude compa-


rative
Comme annoncé dans l’introduction de ce chapitre, nous allons montrer qu’il
existe un parallélisme frappant entre les configurations à nom incorporé d’une part,
et les phrases négatives contenant un SN en de d’autre part. Ce parallélisme se fonde
sur certaines similarités d’ordre morphosyntaxiques, mais également sémantiques et
discursives. Nous mettrons tout d’abord en évidence des concordances morphosyn-
taxiques liées à la nature du déterminant de, la non pertinence du nombre et l’occur-
rence des SN en de limitée à la position d’objet. Puis, nous montrerons que ces SN ont
toujours une portée étroite, non seulement par rapport à la négation, mais crucialement
par rapport à tout autre opérateur. Enfin, nous examinerons la manière dont ces SN se
comportent du point de vue de l’anaphore.

6.3.1 Aspects morphosyntaxiques


6.3.1.1 Parallèle entre les SN en de et les noms "nus"
Si on se réfère à Farkas et de Swart (2003), trois traits morphosyntaxiques majeurs
caractérisent l’incorporation nominale. La première est l’absence de déterminant ou
la présence d’un déterminant spécial, morphologiquement déficient. Il apparaît que
cette propriété vaut également pour les SN en de. Dans le chapitre précédent, nous
avons envisagé plusieurs analyses concurrentes de de négatif et nous avons finalement
proposé de caractériser de négatif comme un déterminant (cf. chapitre 5, section 5.3).
Toutefois de se distingue des autres déterminants dans la mesure où il n’est apte à
contraindre ni le nombre (24a), ni le genre (24b), ni la nature sémantique du nom qu’il
précède (24c). Autrement dit, il se combine indifféremment avec un nom de masse ou
un nom comptable, singulier ou pluriel, masculin ou féminin.

(24) a. Pierre n’a pas acheté de {journal / journaux}.


b. Il n’a pas de {fils / fille}.
c. Il n’a pas acheté de {bonbon(s) / vin}.

Parallèlement, de s’est également révélé inapte à former avec un nom un SN à


même d’occuper toutes les positions syntaxiques généralement accessibles aux SN en
français. Hormis la position d’objet direct, les SN en de ne peuvent figurer dans aucune
position argumentale (25), ni en position de modifieur (26).

(25) a. {* De / Un} chalutier ne s’est pas manifesté depuis plusieurs jours.


b. Max n’a pas vendu son appartement à {*d’ / des} inconnus (mais à des
amis proches).
(26) Pierre n’a pas rencontré Marie dans {* de / un} bar (mais dans un jardin pu-
blic).
189

Notons ici que la distribution des SN en de, limitée à la position d’objet direct, rappelle
celle des noms incorporés en groenlandais et constitue de ce point de vue une seconde
similitude entre ces deux types de constituants.

Sur la base de ces observations, nous sommes arrivée à la conclusion que de est
un déterminant déficient. Il n’aurait d’autre rôle que celui de satisfaire la contrainte
syntaxique relative à la présence d’un déterminant en français. Les SN en de sont donc
en quelque sorte semblables à des noms "nus".
Par ailleurs, ces SN sont susceptibles de contenir un modifieur du nom qui peut prendre
diverses formes syntaxiques, telles que par exemple un adjectif en (27) ou un syntagme
prépositionnel en (28).

(27) a. Le jury ne lui a guère posé de questions embarrassantes.


b. Mon demi-frère n’a, en aucune façon, apporté de réponse satisfaisante au
problème [. . . ] (R.V. Pilhes, La rhubarbe, 1965, p. 195, III)
c. Et elles ne portaient plus de gants noirs. (R. Sabatier, Le chinois d’Afrique,
1966, p. 80)
(28) a. Cette bibliothèque n’a pas commandé de livres de sémantique depuis plus
d’un an.
b. Ils n’ont pas de code de langage [. . . ] (F. Dolto, La cause des enfants, 1985,
p.101)
c. Cette mission ne comporte pas de chef de mission [. . . ] (G. Belorgey, Gou-
vernement et administration en France, 1967, p.433)
d. Il n’y a plus guère aujourd’hui de contestation de principe. (J.D. Reynaud,
Les syndicats en France, 1963, p. 268)

Compte tenu du caractère déficient du déterminant de et de l’occurrence possible de


modifieurs du nom, il semble plausible d’analyser les SN en de, non pas comme des
DP, mais comme des NP.

6.3.1.2 Non pertinence du nombre et neutralisation de l’opposition massif / comp-


table
Un second aspect de l’incorporation nominale est le marquage réduit du cas et/ou
du nombre. Le français ne disposant plus depuis la fin du XV ème siècle d’un système
casuel, le critère relatif au marquage réduit du cas dans les langues incorporantes n’est
pas pertinent ici. Seul le nombre nous intéresse. Comme nous l’avons déjà signalé à
plusieurs reprises, une particularité des SN en de est de ne pas être contraints du point
de vue du nombre. Ainsi, les phrases en (29) sont grammaticales, que les noms cheval,
journal et animal soient morphologiquement marqués pour le singulier ou le pluriel :

(29) a. Je ne possède pas de {cheval / chevaux}.


190

b. Mon buraliste n’a pas vendu de {journal / journaux} aujourd’hui, car il n’a
pas été livré.
c. Le flash étant interdit dans ce zoo, je n’ai pas pu photographié d’{animal /
animaux}.

Si l’emploi de la forme du singulier ou du pluriel est généralement libre, il faut


toutefois souligner que des facteurs linguistiques et/ou extralinguistiques peuvent fa-
voriser l’émergence de l’une ou l’autre de ces deux formes. Les propriétés lexicales du
nom, et en particulier l’opposition massif / comptable, constituent l’un de ces facteurs.
En (30) par exemple, ce sont précisément ces paramètres lexicaux qui sont à l’origine
de l’absence de la marque de pluriel : le nom vin est de préférence au singulier en
raison de son emploi massif dans cet exemple.

(30) Max ne boit plus de {vin /?? vins} depuis son opération.

A ce paramètre lexical peuvent s’ajouter des facteurs pragmatiques en relation avec


nos connaissances du monde. C’est le cas en (31), où le pluriel est de rigueur.

(31) Max n’a pas voulu manger de {?? lentille / lentilles}.

Il semble en effet peu plausible d’envisager que Max ne mange qu’une seule lentille.
Des noms tels que lentilles, épinards, pâtes pourraient être analysés comme des plu-
riels en emploi massif. Nos connaissances du monde semblent également être la cause
de l’emploi du singulier en (32) :

(32) a. Ce tableau n’a pas de signature.


b. Ce manuel ne contient pas de sommaire.

Enfin, des facteurs émanant du contexte extralinguistique peuvent indépendam-


ment intervenir pour favoriser l’emploi du singulier ou du pluriel. Considérons l’exemple
(33) :

(33) Aucun candidat à ce concours n’a encore reçu de convocation.

Si le contexte est tel qu’une seule convocation est envoyée par candidat, la forme du
singulier est privilégiée.

En résumé, le nombre des SN en de n’est pas contraint (34), à moins que des fac-
teurs liés à la sémantique lexicale, à nos connaissances du monde ou au contexte ex-
tralinguistique favorisent l’émergence de l’une ou l’autre des deux formes du nombre.

(34) a. Je ne possède pas de {cheval / chevaux}.


b. = Ce n’est pas le cas que je possède {?? du cheval / un cheval / des che-
vaux}.
191

La paraphrase (34b) montre qu’au plan sémantique, le SN en de en (34a) correspond


au SN comptable singulier un cheval ou au SN comptable pluriel des chevaux quand
ceux-ci se trouvent sous la portée sémantique de la négation.

On observe également un phénomène de neutralisation de l’opposition massif / comp-


table quand le nom est morphologiquement singulier. L’équivalence en (35) en té-
moigne :

(35) a. Max n’a pas bu de café ce matin.


b. = Ce n’est pas le cas que Max a bu {du / un} café ce matin.

La paraphrase (35b) met en évidence que le SN de café en (35a) est équivalent séman-
tiquement au SN massif du café ou au SN comptable singulier un café à condition que
ces SN soient interprétés dans le champ de la négation, c’est-à-dire quand leur portée
est étroite.

Si les facteurs pragmatiques le permettent, l’indétermination du nombre et la neu-


tralisation de l’opposition massif / comptable peuvent se manifester dans une même
phrase, comme c’est le cas en (36) :

(36) a. Ma grand-mère n’a pas fait de tarte(s) aux cerises pour le goûter.
b. = Ce n’est pas le cas que ma grand-mère a fait {de la / une / des} tarte(s)
aux cerises pour le goûter.

La paraphrase (36b) montre que le SN en de peut être équivalent sémantiquement à un


SN massif ou un SN comptable, singulier ou pluriel, se trouvant dans le champ de la
négation.

Ces données descriptives et interprétatives rappellent plusieurs aspects de l’incor-


poration nominale abordés précédemment. D’une part, les noms incorporés peuvent
être totalement ambigus entre une interprétation massive ou comptable, avec dans ce
cas un référent atomique ou non atomique. En témoigne la traduction anglaise que
propose van Geenhoven pour l’exemple (1) que nous rappelons en (37) :

(37) Kaage-liur-p-u-t.
gâteau-faire-IND-[-tr]-3PL
‘Ils ont fait {du / un / des} gâteau(x).’

D’autre part, Farkas et de Swart avancent qu’en hongrois, il y aurait une équivalence
sémantique entre les phrases contenant un nom incorporé et celles dont le SN objet est
réalisé sous la forme d’un DP dans son interprétation à portée étroite exclusivement.
Or, les observations faites ci-dessus à propos des SN en de sont en parfaite adéquation
avec l’observation de Farkas et de Swart. Au regard des paraphrases (34b), (35b) et
(36b), nous pouvons en conclure que les SN en de sont semblables aux SN en un, des et
192

du (en l’occurrence des DP) dans leur interprétation à portée étroite, c’est-à-dire quand
ils dénotent des individus non spécifiques. Ceci constitue un argument en faveur d’une
analyse des SN en de comme des indéfinis incorporés en français.

6.3.2 Aspects sémantiques et discursifs


6.3.2.1 Portée étroite
La question de la portée des SN en de a déjà été abordée au chapitre 5. Nous avons
observé que ces SN ont nécessairement une portée étroite par rapport à la négation, ce
qui les rapproche de ce point de vue des NPI. Ainsi en (38a), le SN de tache(s) ne peut
référer à des taches spécifiques, comme l’illustrent les paraphrases en (38b) :

(38) a. Max n’a pas vu de tache(s) sur le sol.


b. = Ce n’est pas le cas que Max a vu {une / des} tache(s) sur le sol. (¬>∃)
6= Il y a {une / des} tache(s) sur le sol que Max n’a pas vu. (*∃>¬)

Notons que la seule manière d’induire une interprétation spécifique du SN objet est
l’emploi du déterminant indéfini des, dont le sens est à rapprocher de celui de certains
dans ce cas :

(39) a. Max n’a pas vu {des / certaines} taches sur le sol 11 .


b. = Il y a {des / certaines } taches sur le sol que Max n’a pas vu. (∃>¬)

Crucialement, les SN en de ont également une portée étroite par rapport à tout autre
opérateur. Considérons tout d’abord les cas où la phrase contient un SN quantifié uni-
versellement comme en (40) :

(40) Tous les étudiants ne lisent pas de romans policiers.

Des trois paraphrases données en (41), seule la première décrit le sens de (40), c’est-à-
dire celle où le SN en de a une portée étroite non seulement par rapport à la négation,
mais également par rapport au SN quantifié (41a).

(41) a. = Ce n’est pas le cas que tous les étudiants lisent des romans policiers.
(¬>∀>∃)
b. 6= Il y a des romans policiers que tous les étudiants ne lisent pas. (*∃>∀>¬)
c. 6= Ce n’est pas le cas qu’il y a des romans policiers que tous les étudiants
lisent. (*¬>∃>∀)
11. Cette observation ne concerne pas la lecture contrastive induite par ce type d’énoncés et qui permet
le maintien des déterminants des et du en contexte négatif, comme en (i) et (ii) :
(i) A : ‘As-tu acheté des cerises?’
B : ‘Non, je n’ai pas acheté des cerises, mais des groseilles.’
(ii) Marie n’a pas bu du whisky, mais du cognac.
193

L’impossibilité de paraphraser (40) par (41b) s’explique par le fait que le SN en de est
interprété avec une portée large par rapport à la négation, ce qui est proscrit, comme
rappelé ci-dessus.
Quant à (41c), et c’est le point important ici, elle est inadéquate pour décrire le sens de
(40), en dépit du fait que le SN en de est sous la portée de la négation. On observe que
ce SN se trouve hors du champ du quantifieur universel. Nous en déduisons qu’il doit
donc se trouver nécessairement sous la portée de la négation, mais également sous la
portée du SN quantifié universellement.

Les observations sont les mêmes si on introduit un opérateur modal dans la phrase,
comme en (42) :

(42) Max ne veut pas épouser de tahitienne.


(43) a. = Ce n’est pas le cas que Max veut épouser une tahitienne. (¬ >VOULOIR
>∃)
b. 6= Il y a une tahitienne que Max ne veut pas épouser. (*∃>¬ >VOULOIR)
c. 6= Ce n’est pas le cas qu’il y a une tahitienne que Max veut épouser.
(*¬ >∃>VOULOIR)

Comme dans le cas des SN quantifiés universellement, les SN en de ne peuvent échap-


per ni à la portée de la négation, ni à celle de l’opérateur modal.

Il s’avère donc que les SN en de se trouvent obligatoirement sous la portée de quel-


qu’opérateur que ce soit. Leur occurrence étant intrinsèquement liée à la présence de
la négation, ceci leur confère un statut d’éléments dépendants comme les NPI. Néan-
moins, si un second opérateur est présent, il est nécessaire qu’ils soient interprétés dans
le champ de celui-ci également. Les SN en de se comportent donc comme les noms in-
corporés en termes de portée. Ils s’en distinguent cependant, en ce que la présence de
la négation est une condition nécessaire à leur occurrence.

6.3.2.2 Potentiel anaphorique


Il s’agit d’examiner ici le potentiel anaphorique des SN en de. Cela revient à dé-
terminer si ces SN sont transparents discursivement, c’est-à-dire s’ils sont à même
de servir d’antécédent à un pronom. Nous prendrons comme point de départ une des
conclusions à laquelle aboutit Heldner (1992) dans une étude qui porte sur les possibi-
lités de substitution des SN en aucun par les structures du type [pas de N]. Elle observe
que cette substitution engendre des phrases qui n’ont pas systématiquement le même
sens et produit même dans certains cas des agrammaticalités, comme en (44) 12 :

(44) a. i. ?* La nouvelle n’a pas inquiété d’experts.


ii. La nouvelle n’a inquiété aucun expert. (Muller, 1987, 683)
12. Les jugements de grammaticalité pour les phrases (44) sont ceux des auteurs consultés.
194

b. i. ?* Il n’a pas regretté d’amis.


ii. Il n’a regretté aucun ami. (ibid., p.683)
13
c. i. * La tourmente n’épargne pas de secteur de l’industrie .
ii. La tourmente n’épargne aucun secteur de l’industrie. (Heldner, 1992,
p.83)

Heldner avance que les SN quantifiés en aucun, à l’inverse des SN en de, sont
susceptibles d’emplois référentiels. Cela signifie qu’en dépit de la négation, ils peuvent
dénoter des individus spécifiques dont l’existence est présupposée. Les deux arguments
qu’elles utilisent pour justifier son hypothèse est que les SN en aucun peuvent servir
d’antécédent à un pronom anaphorique et être substitués par un SN partitif. Elle illustre
ces observations par le biais des exemples donnés en (45).
(45) a. La tourmente n’épargne [aucun secteur de l’industrie]i . Ilsi sont tous éga-
lement frappés.
b. La tourmente n’épargne aucun des secteurs de l’industrie.
La reprise anaphorique étant licite en (45a), Heldner (p.84) en conclut que le SN objet
en aucun "établit l’existence d’un ensemble de référents spécifiques auxquels on peut
ensuite référer", ce que confirme la paraphrase (45b). Soulignons toutefois que l’exis-
tence des secteurs de l’industrie n’est assertée ni par le SN en aucun comme l’affirme
Heldner, ni par le prédicat. Ils existent indépendamment et c’est la raison pour laquelle
il y a présupposition d’existence.

Les SN en de au contraire ne seraient pas aptes à dénoter des individus spécifiques.


Sur ce point, nous rejoignons la position de Heldner. Son hypothèse est que les phrases
contenant un SN en de assertent la non-existence du référent de l’objet. Il en découle
que la reprise anaphorique serait systématiquement bloquée, étant donné que ces SN
n’auraient aucun référent susceptible d’être évoqué dans un énoncé subséquent. Elle
s’appuie sur l’exemple (46) pour illustrer ces observations :
(46) * Cora, enfermée dans sa chambre, ne faisait pas [de bruit] i . Ilsi venaient de la
chambre d’à côté. 14 (ibid., p.85)
13. Le jugement de grammaticalité de Heldner semble criticable. Certes, cet énoncé est inacceptable
si pas forme avec le SN en de un groupe prosodique (i) :
(i) * [La tourmente n’épargne][pas de secteur de l’industrie]
Mais si ces constituants appartiennent à deux groupes prosodiques distincts, l’énoncé nous paraît plus
acceptable (ii) :
(ii) [La tourmente n’épargne pas][de secteur de l’industrie]
De plus, l’acceptabilité de cette phrase est meilleure si le verbe est à un temps composé. Dans ce cas, il
est clair que pas et le SN en de n’appartiennent pas au même groupe prosodique (iii).
(iii) [La tourmente n’a pas épargné][de secteur de l’industrie]
Ceci confirme que l’acceptabilité de (44c-i) repose sur des facteurs prosodiques, et non sémantiques.
14. Comme nous le verrons ci-dessous, l’impossibilité d’une reprise anaphorique du SN de bruit par
le pronom pluriel ils n’est pas due à une incompatibilité liée au nombre.
195

En effet, (46) nie l’existence de quelque bruit que ce soit fait par Cora. La reprise par
un pronom anaphorique engendre une incohérence textuelle.

Il semble que l’hypothèse de Heldner relative à la non-existence des SN en de


est valide si les prédicats en présence portent discursivement à l’existence leur objet,
comme en (47) :

(47) a. Max a une soeur.


b. Marie a tricoté des écharpes pour cet hiver.
c. J’ai fait de la brioche pour le goûter.

La négation a pour effet de nier la relation prédicat-objet, et par conséquent l’existence


d’une soeur pour Max, d’écharpes et de brioche. Dès lors, la reprise pronominale est
effectivement bloquée (48) :

(48) a. * Max n’a pas [de soeur]i . Ellei vit à Nantes.


b. * Marie n’a pas tricoté [d’écharpes]i pour cet hiver. Elle lesi a rangées dans
cette armoire.
c. * Je n’ai pas fait [de brioche]i pour le goûter. Ellei est excellente.

Néanmoins, l’hypothèse de Heldner se révèle trop forte. Il existe en effet des cas
où les prédicats n’induisent pas l’existence de leur objet. Celui-ci peut exister indépen-
damment. Considérons les exemples en (49) :

(49) a. Marie a cueilli des cerises.


b. Max a bu du vin.

Le fait de nier les phrases en (49) ne remet pas en question l’existence des cerises et du
vin, mais simplement celle des événements "cueillir des cerises" et "boire du vin". En
d’autres termes, ce qui est nié est l’existence de cerises cueillies par Marie et de vin bu
par Max, mais non l’existence de cerises et de vin dans le contexte extralinguistique.
Dans ce cas, des phénomènes anaphoriques d’un type particulier peuvent émerger,
contrairement aux prédictions de Heldner :

(50) a. Max n’a pas bu de vin. Ses amis l’avaient prévenu qu’il était trop âpre.
b. Marie n’a pas cueilli de cerises car elles n’étaient pas mûres.

Les pronoms définis en (50) ne sont pas liés anaphoriquement aux SN en de. Leur sens
est à rapprocher des expressions définies en (51) :

(51) a. Max n’a pas bu de vin. Ses amis l’avaient prévenu que le vin qu’il aurait
pu boire était trop âpre.
b. Marie n’a pas cueilli de cerises. Les cerises qu’elle aurait pu cueillir n’étaient
pas mûres.
196

De ce point de vue, les pronoms en (50) semblent se comporter comme les pronoms "e-
type" (‘e-type pronouns’), initialement décrits dans Evans (1980) et qui ont depuis fait
couler beaucoup d’encre. Nous rappelons en (52) quelques exemples caractéristiques :

(52) a. Most books contain a table of contents. In some, it (= the table of content)
is at the end.
‘Beaucoup de livres ont une table des matières. Dans certains, elle (= la
table des matières) se trouve à la fin’.
b. John thinks that he will catch a fish, and hopes I will grill it (= the fish)
tonight.
‘Jean pense qu’il attrapera un poisson et espère que je le (= le poisson)
ferai griller ce soir.’
c. Every man that owns a donkey beats it (= the donkey)
‘Tout homme qui possède un âne le (= l’âne) bat.’

Dans ces exemples, les SN indéfinis objet sont non spécifiques et se trouvent sous la
portée d’un quantifieur ou d’un verbe modal. Il en est de même on l’a vu pour les
contextes contenant un SN en de : ceux-ci sont non spécifiques et inclus dans le champ
de la négation.

Si on examine plus en détail ce type d’anaphore, on constate qu’elle est possible si


le nom-tête du SN en de est un nom de masse (50a) ou un nom comptable morphologi-
quement pluriel (50b). Le pronom doit être marqué pour le singulier si le SN est massif
(53a), et pour le pluriel si le SN comptable (53b).

(53) a. * Max n’a pas bu de vin. Ses amis l’avaient prévenu qu’ils étaient trop
âpre.
b. * Marie n’a pas cueilli de cerises car elle n’était pas mûre.

Le SN en de n’est donc pas sans effet, puisqu’il contraint le nombre et le genre du


pronom.

Dans le cas des SN comptables morphologiquement singuliers, les faits sont dif-
férents. Alors qu’on pourrait s’attendre à ce que le pronom soit morphologiquement
marqué pour le singulier, on observe au contraire que cela engendre une anomalie
(54a). L’occurrence d’un pronom pluriel est acceptable (54b).

(54) a. ?? Max n’a finalement pas acheté de voiture car elle était trop chère 15 .
b. Max n’a finalement pas acheté de voiture car elles sont trop chères.
15. La phrase devient acceptable si le pronom s’accompagne d’une relative spécifiante (i) :
(i) Max n’a finalement pas acheté de voiture car celle qu’il convoitait était trop chère.
197

En résumé, les phrases négatives contenant un SN en de n’assertent pas systéma-


tiquement la non-existence de l’objet. Celui-ci peut exister indépendamment. Dans ce
cas, la négation nie seulement la relation verbe-objet. Dès lors, des phénomènes ana-
phoriques peuvent apparaître. Le pronom en présence serait semblable à un pronom
"e-type". Il semble que le caractère massif ou comptable du nom ait une influence sur
le nombre et le genre du pronom. Si le SN est massif, et donc morphologiquement sin-
gulier, le pronom doit également être marqué pour le singulier. Si le SN est comptable,
la reprise par un pronom marqué pour le singulier est généralement source d’anomalie.
Seul un pronom pluriel semble légitime.
Ces phénomènes anaphoriques demanderaient une étude plus détaillée. Il est possible
que des interactions entre le caractère non spécifique des SN en de et la nature spéci-
fique ou non spécifique du pronom opèrent. Il faudrait donc étudier ces interactions, et
examiner en particulier si la nature caractérisante ou épisodique du prédicat contenu
dans la proposition où apparaît le pronom n’est pas un facteur déterminant.

6.4 Les SN en de négatif : un cas d’incorporation sé-


mantique?
L’étude comparative des propriétés morphosyntaxiques, sémantiques et discursives
des SN en de a révélé un certain nombre de similitudes avec les noms incorporés. Les
SN en de sont semblables à des noms "nus" dans la mesure où le rôle de de se limite à
satisfaire la contrainte relative à la présence obligatoire d’un déterminant en français.
Il n’est apte à contraindre ni le nombre, ni le genre, ni la nature sémantique du nom
avec lequel il s’associe pour former un SN. Par conséquent, il semble plausible d’ana-
lyser ces constituants comme des NP, et non comme des DP. De plus, les SN en de ne
sont licites qu’en position d’objet direct. Leur occurrence comme sujet, objet indirect
ou modifieur produit des agrammaticalités.

Farkas et de Swart (2003) considèrent que l’absence d’article en hongrois, corrélée


à l’occurrence d’un nom "nu" en position préverbale sont les marques morphosyn-
taxiques de l’incorporation dans cette langue. De même, nous proposons que le carac-
tère déficient du déterminant de, ainsi que la restriction d’occurrence des SN en de en
position objet sont les signes morphosyntaxiques de l’incorporation nominale dans les
phrases négatives en français.

Au plan sémantique, les SN en de partagent avec les noms incorporés la propriété


de ne pouvoir échapper à la portée de quelqu’opérateur que ce soit. Néanmoins, une
distinction fondamentale entre ces deux types de constituants relève du caractère dé-
pendant des SN en de. En effet, leur occurrence est intrinsèquement liée à la présence
de la négation. En l’absence d’un opérateur négatif, leur apparition produit une agram-
maticalité. En raison de cette dépendance, ces SN ont nécessairement une portée étroite
198

par rapport à la négation. Les noms incorporés au contraire n’ont pas besoin d’un opé-
rateur pour être licites. Ils peuvent donc apparaître en contexte non négatif.
Toutefois, nous avons montré que si un second opérateur est présent, les SN en de se
trouvent non seulement sous la portée de la négation, mais également sous la portée
de ce second opérateur. Ces SN ne peuvent donc accéder ni à des lectures spécifiques
(c’est-à-dire ici des lectures où ils ont portée large par rapport aux deux opérateurs), ni
à des lectures intermédiaires (c’est-à-dire des lectures où ils sont sous la portée de la
négation, mais hors du champ du second opérateur). Seule la lecture non spécifique est
disponible. De ce point de vue, les SN en de se rapprochent donc des noms incorporés
en ce qu’ils ont toujours la portée la plus étroite.

En relation avec la propriété de portée étroite, il est un autre parallélisme particu-


lièrement révélateur. Il concerne le nombre et l’opposition massif / comptable. Nous
avons vu que le nombre des SN en de n’est généralement pas contraint et que le nom
peut indifféremment être marqué pour le singulier ou le pluriel 16 . Le singulier a alors
pour effet de neutraliser l’opposition massif / comptable. Crucialement, les phrases
contenant un SN en de sont sémantiquement équivalentes à des phrases dont les SN ob-
jets sont des DP se trouvant sous la portée sémantique de la négation. Ces DP peuvent
prendre la forme d’un SN en un, des ou du. Ils ont nécessairement une interprétation
non spécifique. On retrouve ici une propriété des noms incorporés en hongrois : les
phrases incluant un nom incorporé sont sémantiquement équivalentes à celles dont
l’objet est réalisé sous la forme d’un DP dans son interprétation à portée étroite exclu-
sivement.

Enfin, un bref examen des phénomènes anaphoriques a révélé qu’un SN en de est


discursivement opaque si le prédicat dont il dépend a pour caractéristique de porter
discursivement à l’existence le référent de son objet. Dans ce cas, la négation a pour
effet de nier son existence, ce qui bloque toute anaphore. En revanche, si le prédicat
n’a pas cette caractéristique, seule la relation verbe-objet est niée. Un pronom vrai-
semblablement "e-type" peut alors apparaître dans un énoncé subséquent. Le SN en de
influe sur la forme de ce pronom. S’il est massif, et donc morphologiquement singulier,
le pronom doit également être marqué pour le singulier. S’il est comptable, la reprise
par un pronom marqué pour le singulier est généralement source d’anomalie. Seul un
pronom pluriel semble légitime.

Sur la base de ces parallélismes, nous avançons que les SN en de négatif sont un cas
d’incorporation nominale en français. La négation aurait donc pour effet d’établir une
relation particulière entre le verbe et son objet en de. Une observation largement ré-
pandue dans les travaux récents sur l’incorporation est que les noms incorporés ne sont
pas de véritables arguments du verbe. Ils forment avec celui-ci une unité sémantique et
16. Rappelons que des facteurs linguistiques ou extralinguistiques peuvent néanmoins favoriser
l’émergence de la marque du singulier ou du pluriel.
199

le nom incorporé n’introduit pas une variable comme le font les indéfinis en général,
mais seulement un prédicat. Dans cet esprit, van Geenhoven (1998) fait l’hypothèse
que les noms incorporés sont des indéfinis prédicatifs, c’est-à-dire des indéfinis qui
dénotent une propriété (type <e,t>), et non un individu (type e). Ce type de dénotation
n’est pas une caractéristique propre aux noms incorporés, mais vaut également pour
les SN indéfinis en général dans certains contextes. Ainsi, McNally (1998a) et Mc-
Nally et van Geenhoven (1997) ont montré que les SN indéfinis faibles figurant dans
les contextes existentiels dénotent une propriété. Si on considère les SN en de négatif,
nous avons vu qu’ils sont parfaitement licites dans ce type de contexte :

(55) a. Il n’existe pas de solution idéale à ce problème.


b. Il ne s’est guère produit d’accidents graves à ce carrefour.

Inversement, si les contextes existentiels exigent l’occurrence d’un SN dénotant


une propriété, il est un autre type de contexte qui refusent ce type de SN. Il s’agit des
phrases contenant un prédicat i-level. Or, l’occurrence des SN en de avec ce type de
prédicat est source d’agrammaticalités :

(56) a. * Max n’aime pas {*de / le} chocolat.


b. * Je ne déteste pas {*des / les} épinards.

Ces données constituent un argument en faveur de l’hypothèse que les SN en de dé-


notent une propriété.

Outre le fait que les noms incorporés sont des indéfinis prédicatifs, van Geenhoven
propose que le prédicat correspondant à l’indéfini prédicatif est absorbé par un verbe en
tant que prédicat qui restreint la variable correspondant à l’argument nominal interne
de ce verbe. Cette absorption définit ce que van Geenhoven appelle "incorporation
sémantique". Le sens lexical d’un verbe incorporant est décrit en (57) :

(57) λxe λP<e,t> ∃y [V(x,y) ∧ P(y)] 17

(57) met en évidence le fait que (i) l’interprétation existentielle d’un indéfini prédicatif
vient du verbe, (ii) les indéfinis sémantiquement incorporés sont interprétés comme
des expressions nominales qui n’ont pas de force quantificationnelle en elles-mêmes.
De ce point de vue, van Geenhoven adopte l’hypothèse défendue depuis les travaux de
Heim (1982) et Kamp et Reyle (1993). Toutefois, elle suppose qu’un indéfini prédi-
catif n’introduit pas une variable nouvelle, ce que font tous les indéfinis dans Heim et
Kamp et Reyle) mais introduit seulement un prédicat.
17. Le verbe incorporant, noté V, a deux arguments : le sujet, représenté par la variable d’individu x
et l’objet, représenté par la variable y. Cette variable est liée par l’opérateur existentiel ∃. Une propriété
P restreint le champ de la variable y. Le rôle des opérateurs Lambda, notés λ, qui apparaissent préfixés
aux variables x et P est de sélectionner les valeurs de ces deux variables pour lesquelles la formule est
vraie.
200

L’idée nouvelle et sous-jacente à l’incorporation sémantique est que le verbe est vu


comme la source quantificationnelle d’une description indéfinie. Il joue donc un rôle
crucial.

Sur la base de ces deux hypothèses, van Geenhoven explique (i) la portée nécessai-
rement étroite des noms incorporés, (ii) la transparence discursive de ceux-ci en groen-
landais, en postulant que le quantifieur existentiel fourni par le verbe est un quantifieur
dynamique 18 .

Si l’analyse proposée par van Geenhoven permet de faire un certain nombre de


prédictions quant au comportement des SN en de négatif, son application au français
pose toutefois quelques problèmes. Une particularité du groenlandais est d’avoir une
série limitée de verbes incorporants. Ceux-ci, on l’a vu, ont également des emplois
transitifs, c’est-à-dire des emplois non incorporants. van Geenhoven postule donc une
ambiguïté lexicale pour ces verbes, ce qui induit le doublement des entrées lexicales.
Si cette solution n’est pas problématique en groenlandais étant donné que le nombre
de verbes autorisant l’incorporation nominale est réduit, ce n’est pas le cas dans toutes
les langues qui manifestent ce type de phénomène, comme le soulignent Farkas et
de Swart (2003). L’occurrence des SN en de étant systématique en français quand le
SN objet se trouve sous la portée de la négation, étendre l’analyse de van Geenhoven
à ces SN nous obligerait à doubler les entrées lexicales de tous les verbes transitifs en
français. En termes d’économie, ceci n’est évidemment pas une solution acceptable.
Le second problème de l’analyse de van Geenhoven concerne la transparence discur-
sive des noms incorporés en groenlandais. Pour rendre compte de cet aspect, van Geen-
hoven postule que le quantifieur existentiel qui lie la variable d’argument est dyna-
mique. Or, les phénomènes anaphoriques sont différents dans le cas du français. Pos-
tuler un quantifieur dynamique engendrerait de fausses prédictions. Clairement, un
quantifieur dynamique suppose une identité stricte entre l’antécédent et l’expression
anaphorique. Or, les SN en de n’introduisent pas de référent. L’anaphore, si on doit
parler d’anaphore ici, s’appuie simplement sur l’élément lexical ainsi introduit. Dans
l’exemple (58), il est impossible de coïndicer voiture et elles, ce que confirme notam-
ment l’agrammaticalité produite par l’occurrence des expressions anaphoriques expli-
cites cette dernière et ces dernières :

(58) Jean n’a pas acheté de voiture car {elles / *elle / *cette dernière / *ces der-
nières} est / sont trop chère(s).

Il s’avère donc que l’analyse de van Geenhoven doit être adaptée pour rendre
compte de toutes les propriétés caractéristiques des SN en de négatif.
18. Dans les représentations sémantiques classiques de l’anaphore, le référent de l’expression ana-
phorique est strictement identique au référent introduit par un SN indéfini dans un énoncé antérieur. Les
quantifieurs dynamiques implémentent cette identité stricte.
201

6.5 Conclusion
L’examen contrastif des propriétés morphosyntaxiques, sémantiques et discursives
des noms incorporés d’une part, et des SN en de d’autre part, a révélé un certain nombre
de parallélismes entre ces deux types de constituants. Nous avons vu que (i) les SN in-
définis en de sont des NP, et non des DP, (ii) ils peuvent être modifiés par des syntagmes
adjectivaux ou prépositionnels, (iii) leur occurrence se limite à la position d’objet di-
rect, (iv) en l’absence de facteurs liés à la sémantique lexicale, à la pragmatique ou
au contexte extralinguistique, le marquage en nombre n’est pas contraint et un phé-
nomène de neutralisation de l’opposition massif / comptable se manifeste, (v) ils ont
nécessairement une portée étroite par rapport à tout opérateur, (vi) ils peuvent, sous
certaines conditions, entretenir une relation anaphorique avec un pronom "e-type".

Ces similarités ouvrent des pistes intéressantes quant à une analyse des SN en de
comme un cas d’incorporation sémantique en français. Mais les phrases négatives ne
semblent pas être le seul cas où un phénomène d’incorporation nominale est à l’oeuvre
en français. Mathieu (2002a) fait une hypothèse analogue pour les phrases du type
(59) :

(59) Combien as-tu acheté de livres hier?

(59) illustre ce que Obenauer (1983) a appelé un cas de quantification non canonique.
D’autres constructions exhibent le même type de quantification, comme celles décrites
en (60) 19 :

(60) a. Anatole a beaucoup mangé de cerises.


b. Il a trop lu de romans policiers.
c. Max a peu bu d’alcool au cours de la soirée.

Nous ne donnerons ici que deux propriétés significatives qui pourraient justifier
selon nous d’envisager une analyse des structures [de N] en (59) et (60) comme des
éléments incorporés au verbe dont ils dépendent. La première relève du parallélisme
structurel souvent noté entre ces phrases et les phrases négatives qui ont fait l’objet
de notre étude (Milner, 1978; Obenauer, 1983; Azoulay-Vicente, 1989; Battye, 1991;
Rowlett, 1993; Hirschbühler et Labelle, 1993; Bonnard, 1994; Muller, 1997). Si l’ana-
lyse en termes d’incorporation nominale est plausible pour les SN en de négatif, ce
parallélisme structurel mérite qu’on s’interroge sur la validité de cett hypothèse pour
19. La quantification est dite non canonique en (59) et (60) car le quantifieur de type adverbial apparaît
à distance du constituant [de N]. Obenauer parle de quantification canonique pour décrire les cas où ces
quantifieurs forment une unité syntaxique avec les structures [de N], comme en (i) :
(i) Anatole a mangé beaucoup d’escalopes.
Max a bu peu de vin au cours de la soirée.
Tu as lu combien de livres cet été?
Dans ce cas, il analyse les structures [QAdv de N] comme des SN quantifiés.
202

les phrases du type (59) et (60).


Le seconde propriété est liée à la position syntaxique des SN quantifiés dans les cas
de quantification canonique. La quantification non canonique n’est possible que si le
SN quantifié occupe initialement la position d’objet direct. C’est le cas en (59) et (60),
comme en témoignent les exemples (61) :

(61) a. Tu as acheté combien de livres hier?


b. Anatole a mangé beaucoup de cerises.
c. Il a lu trop de romans policiers.
d. Max a bu peu d’alcool au cours de la soirée.

En revanche, toutes les autres positions syntaxiques bloquent ce type de quantification.


Autrement dit, les phrases sont agrammaticales si le SN quantifié se trouve initialement
en position de sujet (62), d’objet indirect (63) ou de modifieur (64).

(62) a. Beaucoup de gens ont vu ce film.


* De gens ont beaucoup vu ce film.
b. Combien d’enfants ont dormi dans cette chambre cette nuit?
* Combien ont dormi d’enfants dans cette chambre cette nuit?
(63) a. Marie a parlé à peu de sémanticiens.
* Marie a peu parlé à de sémanticiens.
b. A combien de personnes as-tu prêté ce livre?
* A combien as-tu prêté ce livre de personnes?
(64) a. Marie a vécu dans trop d’appartements insalubres.
* Marie a trop vécu dans d’appartements insalubres.
b. En combien d’années as-tu fini ta thèse?
* En combien as-tu fini ta thèse d’années?

On retrouve donc ici la restriction d’occurrence à la seule position d’objet direct.

L’hypothèse de l’incorporation nominale appliquée aux cas de quantification non


canonique demanderait bien sûr un examen plus détaillé. Il faudrait notamment étu-
dié les phénomènes de portée, le potentiel anaphorique, le problème du nombre et de
l’opposition massif / comptable. Quoiqu’il en soit, ces quelques parallélismes laissent
entrevoir des pistes de recherche intéressantes.
Conclusion

Dans cette thèse, nous avons étudié certains aspects interprétatifs des formes des
et de. Nous nous sommes tout d’abord interrogée sur l’interprétation des SN en des en
position sujet et ses rapports avec la généricité. Cette étude nous a amenée à établir
une distinction ternaire au sein des phrases génériques en opposant les phrases géné-
riques quasi universelles (1), les phrases génériques taxinomiques (2) et les phrases
génériques partitives (3) :

(1) a. Les baleines sont des mammifères.


b. Un castor construit des barrages.
c. Des enfants qui marchent avant l’âge de dix mois sont précoces.
(2) a. Un poisson a une forme de petit cheval : l’hippocampe.
b. Des triangles ont trois côtés égaux : les triangles isocèles.
(3) a. Des trèfles ont quatre feuilles.
b. Des femmes mariées ont un amant.

De ce point de vue, notre travail se distingue des études traditionnelles à deux ni-
veaux. D’une part, il met en évidence les propriétés d’un contexte particulier qui per-
met les interprétations génériques quasi universelles des phrases dont le SN sujet est un
SN en des. Il s’agit des contextes tels que (1c) dans lesquels le SN contient un élément
restrictif. Fondamentalement, cet élément doit pouvoir fonctionner comme prédicat au
niveau de la représentation sémantico-logique de la phrase. Le SN en des s’interprète
alors comme une subordonnée restrictive introduite par quand ou SI.
D’autre part, notre travail propose une caractérisation plus fine du concept récent de
généricité partitive en soulignant les propriétés qu’il partage avec la généricité quasi
universelle et celles qui le rapprochent de la partitivité. Crucialement, notre position
est que la généricité partitive est un phénomène dont il convient de rendre compte dans
une théorie plus globale de la généricité. Il en découle que le critère de quasi totalité,
très souvent érigé comme trait définitoire de la généricité, doit être révisé. Dans cet
esprit, nous avons posé les prémisses d’une analyse formelle, incluant la généricité
partitive, et destinée à rendre compte des interprétations génériques et non génériques
des phrases. Cette analyse reste bien sûr incomplète dans la mesure où elle ne prend
pas en compte le problème de l’habitualité par exemple.
204

Dans la seconde partie de cette thèse, nous avons tenté de résoudre la question
relative au statut et à la contribution sémantique de de dans les phrases négatives, où
il apparaît, combiné à un nom, en position d’objet direct. La question de la caractéri-
sation de de comme NPI a été envisagée. Nous rejoignons la position de Fauconnier
(1976), Gaatone (1971, 1992) et Muller (1987, 1991, 1997) en refusant de voir en de
un NPI. Les travaux de Giannakidou (1997, 1998) qui s’inscrivent dans une approche
plus générale et théorique de la polarité nous ont toutefois permis d’apporter de nou-
veaux arguments qui vont dans le sens de cette conclusion.
Indépendamment, les propriétés morphologiques, syntaxiques et sémantiques de de
ont révélé qu’il ne disposait pas de la plupart des propriétés caractéristiques des dé-
terminants en général, et des déterminants des et du en particulier. Sur la base de ces
observations, nous avons proposé d’analyser de comme un déterminant déficient et,
par conséquent, les structures [de N] comme des SN indéfinis semblables à des noms
"nus".
Notre apport à ce niveau est la reconnaissance d’un parallélisme entre les propriétés
des SN en de et celles qui caractérisent les noms incorporés. Les principaux arguments
que nous avons mis en avant pour justifier l’hypothèse que ces SN sont la manifestation
en français du phénomène d’incorporation sémantique concernent (i) le caractère dé-
ficient du déterminant de associé à des phénomènes de neutralisation du nombre et de
l’opposition massif / comptable, (ii) les restrictions d’occurrence de ces SN en position
objet et (iii) leur portée qui est toujours la plus étroite possible.
Notre travail se limite toutefois à la mise en évidence de ces parallélismes, sans que
soit proposée une analyse formelle des données descriptives. Une évaluation rapide du
traitement formel de l’incorporation sémantique proposée dans van Geenhoven (1998)
a révélé que cette analyse demanderait des ajustements pour rendre compte des don-
nées du français.

Plus généralement, le phénomène d’incorporation sémantique semble constituer


une piste de recherche prometteuse pour l’étude de l’interprétation des SN indéfinis en
position objet. En particulier, il pourrait apporter quelques éléments de réponse quant
à l’interprétation des SN objets en des et du dans les phrases caractérisantes habituelles
telles que (4) :

(4) a. Quand on me prête des livres, je les consulte avec précaution.


b. Quand on m’offre du champagne, je le bois avec délectation.
c. Max construit des maisons.
d. Max lit de la poésie.

Le hongrois utilise précisément une construction incorporante pour décrire des acti-
vités régulières, c’est-à-dire habituelles. Typiquement, ce type de configuration induit
une non-individuation de l’objet incorporé, ce qui correspond plutôt à un emploi massif
du nom (cf. Mithun, 1984). Dans ce cas, le nom incorporé ne peut dénoter un individu
spécifique. De même, les SN indéfinis en (4) sont non spécifiques. Un processus de
205

massification serait-il à l’oeuvre dans les phrases de type (4)?


Il est une autre construction qui, en français, pourrait également être rapprochée des
configurations incorporantes. Il s’agit de toutes les expressions dont fait état par exemple
Anscombre (1986) telles que demander conseil, prendre congé, perdre connaissance,
avoir peur, perdre patience, etc . . . qui sont des vestiges de l’ancienne langue. La sin-
gularité de ces expressions est qu’elles contiennent un véritable nom "nu" en position
objet. De plus, ces noms renvoient à des notions abstraites, donc non individualisables.

Ces quelques remarques conclusives montrent que l’incorporation sémantique ne


serait peut être pas un phénomène réservé aux langues morphologiquement incorpo-
rantes. Elles laissent entrevoir des perspectives de recherche intéressantes.
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L’interprétation des syntagmes nominaux en des et de
en position sujet et objet
Généricité, habitualité et incorporation sémantique

Sophie Heyd
Université Strasbourg 2 - Marc Bloch
Département de linguistique

Résumé : Cette thèse est une contribution à l’étude de différents aspects de la sémantique
des syntagmes nominaux (ou SN) en des et en de. Elle s’articule autour de deux axes. La
première partie est consacrée au problème de la généricité et de l’habitualité des phrases
contenant un SN en des en position sujet. Nous proposons de distinguer trois types de
généricité : la généricité quasi universelle, la généricité taxinomique et la généricité partitive.
L’hypothèse défendue est que les SN en des peuvent accéder à ces différentes interprétations
génériques. La structure interne du SN s’avère être un facteur déterminant dans le choix du
type d’interprétation. Nous montrons notamment que la présence d’une restriction de nature
prédicative au niveau de la représentation sémantico-logique de la phrase est une condition
nécessaire à l’interprétation générique quasi universelle des phrases contenant un SN en des
en position sujet. La seconde partie est consacrée à la position objet et aborde la question
du rôle et de l’analyse sémantique de l’élément de dans les phrases négatives. Notre position
est d’analyser de comme un déterminant déficient, au sens où son rôle se limite à satisfaire
la contrainte syntaxique relative à la présence obligatoire d’un déterminant en français. Nous
montrons aussi que de n’est pas un item à polarité négative. L’hypothèse que nous défendons
est que les SN en de négatif sont la manifestation en français du phénomène d’incorporation
sémantique.

The Semantics of des and de Nominal Phrases in Subject and Object


Position in French
Genericity, Habituality and Semantic Incorporation

Abstract: This doctoral thesis focuses on two main topics in the semantics of French no-
minal phrases headed by des and de. The first part is devoted to the generic and habitual
reading of sentences with ‘des NPs’ phrases in subject position. We argue that three types
of genericity must be distinguished: (i) quasi-universal genericity, (ii) taxonomic genericity,
(iii) partitive genericity, and that all three interpretations are available with des DPs. The
internal structure of des DPs plays a crucial role in the selection of one of these three readings.
For example, the occurrence of a predicative semantic restrictive phrase in the logical form is
a necessary condition for the availability of the quasi-universal generic reading. The second
part deals with de phrases in object position within negative sentences. We suggest that de
is a deficient determiner, whose only function is to satisfy a formal constraint banning bare
NPs in French. We argue that de phrases in negative sentences cannot be considered as Nega-
tive Polarity Items, and exhibit most of the characteristics of semantically incorporated items.

Discipline : Linguistique

Mots clés : sémantique, syntagmes nominaux en des, syntagmes nominaux en de, généricité,
habitualité, négation, incorporation sémantique

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