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Lettre ouverte

A l’opinion nationale ;
A M. Ministre de l’éducation nationale ;
A Mme la Directrice de l’académie d’enseignement de la rive gauche de Bamako ;
Aux parents d’élèves ;
Aux élèves ;

Enfin !
Enfin, nous brisons le silence et que le monde sache par notre bouche, entende et comprenne
notre cri de détresse, de faim, d’iniques souffrances. Car la révolte trop comprimée tue.
Il est temps que vous sachiez qu’il se passe des choses dans ce pays qui dépassent l’entendement
et qui nous rappellent que tant que notre justice n’en viendra pas à bout à la nuisance des forfaitures
de certains fauteurs endurcis et impénitents, en livrant à la vindicte ou au couperet, peu importe,
nous resterons très loin du bout du compte. Même en arrondissant les angles, vous ne trouverez
meilleure expression pour décrire et décrier cet enfer sans nom où vivent pourtant les enseignants
de la seconde zone que sont devenus, sous les yeux de tout monde, les enseignants du privé, par le
fait des promoteurs, du moins un certain type de promoteurs. Et le plus dur, c’est qu’autour de nous,
nous ne voyons ni main tendue ni bras ouvert, pas plus qu’une oreille attentive, pour entrevoir un
sursis, même lointain, à notre supplice.
Chers maliens, le savez-vous… ?
Qu’être enseignant privé au Mali, c’est se condamner à une vie de misère, au calvaire des mois sans
fin, d’humiliants traitements. Une vie de chien, voilà ce qu’elle est en réalité !
Nous, enseignants du privé ou de la prolétarisation, ou de la marchandisation ou de l’exploitation
tout court, toutes ces appellations nous conviennent à vrai dire, nous ne reconnaissons les fins de
mois que lorsque le matin de bonheur la porte de la chambre tambourine sous les coups répétés des
huissiers qui viennent nous signifier la date butoir de l’expulsion. Une famille dans la rue est tout sauf
beau. Parfois, c’est le boutiquier du coin, impatienté d’avoir trop attendu le prix du pain de la
semaine surpassée, qui en vociférant nous interpelle et nous rappelle en même temps que les jours
passent et qu’il faut rendre compte ; même si on ne me rend jamais compte personnellement de nos
créances de salaires impayés qui attendent gelés dans le frigo du boss. D’autres fois, la face perdue,
nous rentrons le soir à la maison, abattus et les mains vident sous le regard interrogateur de nos
enfants qui semblent nous demander à quand finalement ils auront droit à un cadeau comme le font
tout autre parent qui n’est pas de mon espèce.
Chers maliens, le savez-vous… ?
Que l’enseignement privé est un travail indécent, déshonorant ; qu’un enseignant du privé n’a aucun
espoir quand est-ce qu’on arrêtera de le voir comme un pauvre type, un paria, qui n’est jamais
quelqu’un où qu’il se trouve ; tout ce qui le préoccupe, c’est manger à sa faim, lui et sa famille ; privé
jusqu’au simple rêve, qu’il ne se fait aucune illusion sur son avenir ; qu’il vit dans la hantise
permanente de tout ce qui peut occasionner des dépenses qui révélerait finalement au monde entier
son grand dénuement. Partagés entre l’amertume et les privations, le stress et la dépression mentale
nous rongent à petit feu. L’enseignement, selon la perception générale, est un métier dévalorisant ;
mais l’enseignement privé, pire que cela, est déshumanisant.
Les gens font des rêves mais je ne me retrouve dans aucun rêve car le simple rêve est un luxe
invisible dans mes nuits trop sombres et froides. Le plafond de verre de la vie que je me suis faite en
devenant enseignant privé ne me laisse voir aucun horizon qui pourrait être la lueur au bout du
tunnel dans ce trou à rats qu’est devenue ma vie à partir du jour où j’ai choisi de faire carrière dans
ce domaine et au compte de certains messieurs. Voilà qu’on oublie que je vis : quand on pense que
nous pouvons survivre à nos salaires, quand on pense que nos enfants ne regardent pas la télé pour
savoir que les parents presque chaque soir rentre à la maison un cadeau à la main, quand on pense
que la femme de l’enseignant privé en l’épousant fait forcément vœu de pauvreté, quand on pense
que l’enseignant privé est assez maudit pour avoir fait le choix d’apprendre aux enfants ce que la vie
lui a enseigné.
Chers maliens, le savez-vous… ?
Enseignant, vous entrez dans l’enseignement privé ; enseignant, vous survivez au jour le jour, démuni
et bafoué jusqu’à ce que le coup de balai d’une faillite programmée vous emporte dans la tourmente
de la gestion catastrophique des promoteurs hors-la-loi. Les promoteurs sont des capitalistes sans
aucun doute, mais il y en a qui sont pires que des sang-sus. Les enseignants qu’ils recrutent non
seulement sont sous-payés, surexploités mais aussi traités moins que rien, un essuie-mains, un
torchon. En ce qui le concerne, on fait soigneusement tout pour ne pas confondre les torchons et les
serviettes. Et pourtant à regarder de près on comprend assez vite que l’école est une machine qui
repose sur l’enseignant sans lequel la machine se grippe. Sa compétence fait tourner la machine et
toute la boîte ; mais elle n’est jamais reconnue à sa juste valeur. Nous travaillons durs pour faire de
bons résultats pendant que d’autres personnes s’adjugent ce mérité.
A quoi tient ce mépris pour l’enseignant du privé ?
La question mérite effectivement d’être posée dans la mesure où nous ne sommes pas moins
efficaces que nos homologues du secteur public et nous ne travaillons pas moins qu’eux. A défaut
d’aligner nos conditions de traitement, qu’on ne nous laisse pas à la merci des promoteurs sans
scrupule pour qui nous ne sommes qu’un outil de travail, un tremplin dans leur désir folle et
irrationnel de s’enrichir à tout prix. Les promoteurs semblent avoir dans le sang le virus de
l’arrivisme.
L’éducation est un domaine régalien de l’Etat qui s’est vu privatiser au Mali. Quelques décennies
après, personne n’ignore la part que jouent ces écoles privées dans le cadre de l’enseignement
secondaire général du pays. Ainsi, sur plus de 2000 lycées, seule une cinquantaine de lycées est
publique. La privatisation de l’école malienne fait l’objet de polémique et de débats, nonobstant cela,
les lycées privés tiennent le haut du pavé, au regard des résultats qu’ils affichent lors des examens
comparativement aux lycées publiques. Mais derrière ce tableau, pour le moins reluisant, se cachent
des réalités effroyables : refus de paiement des salaires, les insultes, les licenciements abusifs, le
harcèlement, les intimidations, la déconsidération, les menaces, l’exploitation, l’esclavagisme, le
faux, la fraude, …
Cette privatisation de l’école malienne est en passe de devenir une véritable marchandisation, un
terreau fertile pour des promoteurs hyper-capitalistes, mus par le profit et pour qui seul l’argent
compte plus que tout le reste. Conscients de la situation précaire de leurs employés, ils les utilisent
comme bon leur semble sans la moindre inquiétude. Aujourd’hui les écoles privées ne sont pas
différentes des entreprises commerciales et industrielles. Elles obéissent toutes à la même
philosophie mercantiliste et procèdent par les mêmes méthodes de la rentabilisation (moins de
dépenses/plus de profits). Il faut savoir marcher à la carotte, toute l’astuce est là. C’est aussi simple
que cela.
Chers maliens, le savez … vous ?
Je suis enseignant privé. Mon nom importe peu. Si vous le voulez, je veux bien vous raconter mon
histoire. Elle est celle de tous mes collègues constitués de célibataires, de pères et de mères de
famille. Nous travaillons au lycée Nany Simpara de Fadjiguila et au lycée Badarah Touré de Banconi
voire ailleurs, au compte d’un promoteur assez singulier. Notre promoteur est très singulier, je veux
dire trop singulier. Durant toute l’année dernière, imaginez-vous, nous n’avons reçu de lui, mes
collègues et moi, compagnons d’infortune, que deux mois de salaire et cette année jusque-là rien.
J’ai beau expliqué cela à ma femme, à mon fournisseur de riz, à mon bailleur, à mes parents qui
attendent mon aide, personne ne me croit. Je ne leur en veux pas pour le moins du monde. Nous
travaillons tous pour un salaire. Il est parfaitement inconcevable que quelqu’un puisse travailler des
mois durant sans qu’on ne lui versent son salaire. Dans mon école cela est devenu presqu’une règle.
Notre salaire, à cause de la cupidité et la spoliation, est devenu portionnable. Le travail change
d’appellation sans la contrepartie financière : soit on parlera alors de bénévolat, soit alors de travail
forcé. Nous ne sommes pourtant dans aucune de ces cas de figures. Aujourd’hui, je suis comme mes
collègues en arrêt de travail, après plus de neuf mois de travail sans salaires. Tout ce que notre
promoteur à trouver de mieux à faire, c’est de nous remplacer par d’autres professeurs et depuis la
vie suit son cours comme si de rien était. Je ne sais pas si cette attitude à une qualification juridique,
dans tous les cas, humainement parlant, ce n’est pas très honnête, à notre sens. Ainsi, je suis devenu
chômeur, du jour au lendemain, après plus dix ans de loyaux services pour mon pays, son école et ses
enfants. A présent nous déambulons dans la rue, tels de véritables mendiants, coupés de nos
familles, de toute source de revenu, à l’abandon. Nous avons pris l’initiative de saisir l’inspection
régionale de travail du district de Bamako. Face au refus téméraire de notre employeur de payer nos
arriérés de salaires tant qu’il n’aura pas sa subvention, l’inspection ne pouvait que constater
l’impossibilité de toute conciliation. Il est donc fort possible que l’affaire soit renvoyée devant les
juridictions.
Comment peut-on en arriver à se laisser exploiter jusqu’à ce stade ! Ne nous jugez pas aussi vite !
Nous sommes une poignée dans un système qui broie tout ce qui entrave ses intérêts. Ainsi sommes-
nous réduits en silence face à cette horde de vautours tapis derrière le nom de l’école pour
commercer dans l’illégalité totale et la méconnaissance des principes et des droits fondamentaux.
A l’opinion nationale ;
A M. le Ministre de l’éducation ;
A la Directrice de l’académie d’enseignement de la rive gauche ;
Aux parents d’élèves ;
Aux élèves ;
Chers maliens, le savez-vous … ?
Ce message vous est destiné. Les mots que j’ai choisis pourront ne pas vous attendrir, mais pour
autant, laisserez-vous errer tout ce monde que je suis, condamné pour avoir travaillé et que je
n’attende mon salaire comme tout travailleur qui gagne à la sueur de son front. Nous laisserez-vous
entre les mains de ce promoteur pour qui notre vie ne vaut pas plus que celle d’un serf. Nous
attendons !
Tout en rappelant cet adage populaire bambara qui dit fort sagement : « A force d’endurer la
souffrance, même l’âne fini par mordre [son tortionnaire]. »

Le collectif des enseignants des lycées Nany Simpara et Badarah Touré

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