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Livre 1981 Published version Open Access

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Autour d'Adolphe Ferrière et de l'éducation nouvelle

Gerber, Rémy; Hameline, Daniel; Heinz Zeilberger, Yehuda; Thollon-Pommerol, Claude; Thollon-
Pommerol, Nicole

How to cite

GERBER, Rémy et al. Autour d’Adolphe Ferrière et de l’éducation nouvelle. Genève : Université de
Genève, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, 1981. (Cahiers de la Section des
sciences de l’éducation. Pratiques et théorie)

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UNIVERSITÉ DE GENÈVE - FACULTÉ DE PSYCHOLOGIE ET DES SCIENCES DE L'ÉDUCATION

Cahiers de la Section des Sciences de !'Education

PRATIQUES ET THÉORIE

UNIVERSITE DE GENEVE
RÉMY GERBER, DANIEL HAMELINE, YEHOUDA HEINZ ZEILBERGER
FACULTE DE PSYCHOLOGIE ET DES SCIENCES DE L'EDUCATION
CLAUDE ET NICOLE THOLLON-POMMEROL

sous la direction de DANIEL HAMEL/NE

AUTOUR D'ADOLPHE FERRIÈRE AUTOUR D'ADOLPHE FERRIERE


ET DE L'EDUCATION NOUVELLE
ET DE L'ÉDUCATION NOUVELLE
Cahier N° 25
par

Rémy Gerber
Daniel Hameline
Yehouda Heinz Zeilberger
Claude et Nicole Thollon-Pommerol

sous la direction de Daniel Hameline

Cahier No 25

Pour toute correspondance :

Section des Sciences de l'éducation


UN 1 Il

1211 - Genève 4 (Suisse)

Octobre 1981
Marie-Laure (4 ans) :
"Papa, qui est ce Monsieur Ferrière dont tu
parles tout le temps depuis des semaines ?"

Le Père:
"C'est un Genevois qui a fait tout ce qu'il a
pu pour que les enfants soient heureux à
l'école."

Marie-Laure :
"Ah! (un certain silence) ... Tu sais, je crois
qu'il n'a pas réussi... "

14 janvier 1980
AVANT-PROPOS

Les études présentées dans ce Cahier sont les premières d'une série
de travaux dont l'ambition est simple : contribuer à rendre une mémoi­
re aux actuelles parties prenantes de la Faculté de Psychologie et des
Sciences de I' Education en leur rappelant leurs origines. Non que ces
dernières soient "exemplaires" : le temps des "pionniers" de l'Institut
Jean-Jacques Rousseau fut fait des mêmes "grandeurs et servitudes"
qui se manifestent aujourd'hui dans le nôtre. L'embellissement du pas­
sé n'est pas forcément le seul moyen de rendre à ce passé justice,
même si l'opiniâtreté à réduire les figures héroïques des fondateurs
n'est pas, en soi, non plus, une juste restauration de la mémoire
commune.

Si, dans ce Cahier, nous proposons de nous intéresser de nouveau à


Adolphe Ferrière, prolongeant ainsi la cooimémoration du Centenaire
de sa naissance (1979) (1), ce n'est ni pour le glorifier ni pour l'abais­
ser, mais parce que l'inventaire du fonds d'Archives qu'il a laissé nous
permet de le mieux connaitre et, partant, de mieux connaitre cette
première moitié du siècle où s'inscrivent les courants et contre-courants
de !'Education nouvelle, où Genève joua le rôle que l'on sait.

Le rôle que l'on "sait" ... mais que l'on ne connait plus très bien et
que l'on n'apprécie plus très justement dans la mesure où la légende
s'est vite superposée à ·l'histoire. Et l'on sait aussi que l'élaboration
de la légende est une active et vivante production sociale puisque
tout groupement humain nous semble "préférer" imaginer ses origines
plutôt que de s'en constituer une connaissance. Et, comme on le sait
aussi, la monumentale et déjà légendaire figure de Piaget a contribué
à rejeter dans l'ombre les figures plus fragiles de ses prédécesseurs.

Figure fragile, en effet, que celle de Ferrière; et ce sera, je pense,


une découverte pour ceux qui n'ont retenu à son sujet que le cliché
de I' "infatigable propagandiste" de l'Ecole active. L'inventaire du Y

3
qu'en dira-t-on des scientifiques, -à s'intéresser aux arts, aux lettres,
Fonds Adolphe Ferrière permet de restituer, derrière le personnage fa­
cile à ridiculiser du zélote ou du doctrinaire, le drame d'un "destin à la religion, voire à l'astrologie et à l'occultisme... et même à la
pédagogie, où l'on n'avait pas de respect humain à s'avouer philosophe.
en marge des autres", comme il l'écrit lui-même dans un inédit de
1953. Car le paradoxe de cette fragilité, dont la "dureté d'ouïe", Certes, les risques sont immenses de retomber par là dans le défaut
comme on dit alors par euphémisme, est la cause évidente et princi­ d'une pensée mondaine, plus proche du salon où l'on débat sur les
pale, c'est qu'elle se double d'une entreprise obstinée et proprement idées que du laboratoire où l'on tente de les falsifier, ou du terrain
colossale pour constituer une œuvre : action militante au service de où l'on tente de les mettre à l'épreuve de Io pratique. Nous ne som­
l'éducation, labeur intellectuel quotidien dont les quatorze volumes mes pas des inconditionnels de cette période des origines qui ne fut
du Grand Journal (plus de 4000 pages inédites) donnent une idée de en rien un âge d'or de Io pensée ni de l'action pédagogiques. Foisons
la mesure, ou de la démesure. usage ici, - pédagogie oblige : -, d'un des plus célèbres instruments
contemporains de l'évaluation "critériée" {que le lecteur reconnaîtra
Adolphe Ferrière, globe-trotter de !'Education nouvelle, auteur d'une
sons doute ou passage sons qu'il soit nécessaire de l'identifier plus
correspondance qui peut être classée très c�rtainement parmi les plus
avant... ). Disons que si l'on ne peut obliger personne à admettre que
abondantes et les plus diversifiées du siècle;_J est en même temps un
I' "Ecole de Genève" constitue un monument qui "mérite le déplace­
homme solitaire qui ponctue son Grand Journal de propos désabusés
ment", on peut, par contre, lui accorder sans réticence la mention
sur le manque d'écho dont souffre cette œuvre par laquelle il tente,
"vaut le détour", ne serait-ce que parce que nous en revenons mieux
avec passion, de se joindre au concert des vivants.
instruits sur notre propre histoire en train de se faire. Et ce n'est pas
Sans doute goûterait-il quelque apaisement à trouver dans nos études leur attribuer un mince mérite que de reconnaitre à nos prédécesseurs
quelque chose de cet écho qu'il a· vainement espéré de ses contempo­ qu'ils nous rendent actuellement ce service.
rains. Est-ce à dire qu'il a trouvé en nous des "disciples" qui rempla­
Ce Cahier comporte cinq études. Trois d'entre elles tentent d'éclairer
ceront ceux dont le Grand Journal du 24 octobre 1935 déplore 11 "évo­
la figure d'Adolphe Ferrière. Rémy Gerber, assistant à la FPSE, montre
sion"? Lo chose est évidemment moins sûre... Mais le personnage
dans "Naissance d'une vocation", comment, ou début du siècle à Ge­
nous attire par l'ampleur de son champ culturel et de ses centres
nève, un jeune homme intelligent, cultivé et généreux pouvait venir
d'intérêt, la profusion de ses lectures et de ses contacts, l'entêtement
à la pédagogie. Il commente dans "l' Ere nouvelle" ce qu'on peut ap­
à construire une pensée qui ne soit pas confinée dans un seul secteur
peler, sans enflure romantique, le drame personnel vécu par Ferrière
de la connaissance.
autour des années 1920. Dons "Adolphe Ferrière, praticien en quête
Adolphe Ferrière, comme Charles Baudoin (2), mais aussi comme de reconnaissance sociale", j'étudie la tentative de Ferrière, dans son
Edouard Cloporède, Alfred Binet, ou, avant eux, Théodore Flournoy dialogue avec les praticiens de l'éducation, pour se faire reconnaître
ou William James, représentent, dons les sciences humaines naissantes, lui-même comme l'un de leurs pairs. Be.lie occasion pour revenir, à
une génération d'hommes de science qui étaient encore ouvertement, la lumière du cos Ferrière, sur cette dialectique rien moins que paisi­
par fonction épistémique et non dons un canton "privé" de leur exis­ ble de la pratique et de la théorie dans le champ social de l'éduca­
tence, des hommes de pensée s'accordant le droit d'être curieux de tion. Yehouda Heinz Zeilberger, diplômé de l'Institut Jean-Jacques
tout et d'user de tous les registres à leur disposition. Les sciences Rousseau (1945) et rédacteur à !'Encyclopédie pédagogique d'Israël,
humaines se sont, depuis lors, spectaculairement rétractées sur quelques nous rappelle une des caractéristiques de cette époque moins "audio­
registres dominants dont il faudra bien écrire un jour quelle aura été orale" que la nôtre : l'importance de Io pratique épistolaire dons
la fonction d'intimidation sociale autant que de promotion d'une in­ l'échange des idées et des sentiments. la correspondance Ferrière -
telligence renouvelée des choses. Renouer avec Ferrière, c'est renouer Geheeb, après la correspondance Ferrière - Romain Rolland, et en
avec un Institut Jean-Jacques Rousseau où l'on n'avait pas peur du attendant !'étude de Io correspondance Ferrière - Célestin Freinet,

4 5
nous livre un certain climat de I' Education nouvelle. Enfin, dans
2. Parallèlement à nos travaux sur Ferrière, Mireille Cifoli, chargée

"La pédagogie du 'communisme de guerre' et 'I' Ecole de Genève'", de cours à la FPSE, a regroupé un Fonds Baudoin et a entamé,
Claude Thollon-Pommerol, moître-ossistont à Io FPSE, cherche à à partir de ce fonds, une série d'études qui jettent un nouveau jour
vérifier une assertion de Ferrière signalant l'influence qu'il pense et extrêmement instructif sur les relations entre I' "Ecole de
avoir exercée sur la pédagogie soviétique. Utilisant des documents Genève" et les courants psychanalytiques dans la première moitié

peu connus et non traduits en fronçais, Claude et Nicole Thollon-Pommerol du siècle.


en profitent pour nous fournir des précisions sur les courants qui traversent 3. Cette équipe comprend actuellement, sous Io direction de Daniel
Io pédagogie révolutionnaire et où nous n'avons pas de peine à re­ Hameline, Rémy Gerber, Jean-Pierre Guignet, Evelyne Hafner,
trouver, concentrés sur quelques années de débat et de combat, ! 'es­ Roland Hafner, Eva Kiraly, Claude Thollon-Pommerol, Nicole
sentiel des enjeux idéologiques de l'éducation scolaire tels qu'on les Thollon-Pommerol, Yehouda Heinz Zeilberger, Anne Zurcher, avec
définit encore aujourd'hui. la collaboration extérieure de Dominique Ginet (Lyon) et Jean­
C'est un plaisir pour moi, en tenninant, de faire mention, en les Claude Roussel (Besançon).
remerciant, de ceux qui nous ont aidés à réaliser cette première pu­
blication. M. Claude Ferrière nous facilite très cordialement l'accès
du "site" que constitue la pièce de so villa où sont actuellement en­
treposées les archives et les inédits de son père, Le Doyen Edouard
Bayer, non seulement appuie mais initie personnellement et efficace­
ment le projet des Archives de l'Institut Jean-Jacques Rousseau dont
cette série d'études inaugure les travaux en une sorte d'avant-première,
La Commission des Publications de la FPSE, et son Président Michel
Carton, ont vu l'intérêt et l'actualité de ce retour à !'Histoire.
Enfin, je réserve une mention spéciale au travail de Claude Thollon­
Pommerol qui, dans notre équipe bénévole (3), a assuré Io prépara-
tion matérielle et les contacts nécessaires à Io parution de ce
Cahier.

Genève, mars 1981 Daniel Hameline


professeur à l'Université
de Paris-Dauphine,
professeur suppléant à
l'Université de Genève.

1. Les différentes interventions prononcées lors de la cérémonie du


Centenaire (6 février 1980) ont été publiées dons une brochure
Hommage ou pédagogue Adolphe Ferrière (1879-1960), Genève,
Faculté de Psychologie et des Sciences de I' Education, 1980,
42 p.

6 7
ADOLPHE FERRIERE, PRATICIEN
EN QUETE D'UNE RECONNAISSANCE SOCIALE

Daniel Hameline

9
Il semble relever de l'évidence que le fait d'être praticien de quel­ ROUSSEAU OU LE MAUVAIS EXEMPLE
que chose confère, lPs. o facto (c'est le cas de le dire), le droit de
regard sur ce qu'en peuvent écrire les "théoriciens". Mais, une fois Les choses de l'éducation constituent un terrain d'élection pour cet
énoncée l'évidence de ce droit, s'affiche l'évidence contraire : la affrontement qui n'y a rien de pacifique. Les donneurs de leçon,
"légitimité" sociale de l'intimidation qu'exercent les doctes quand ils "qui disent et ne font pas", y sont particulièrement insupportables.
revendiquent qu'on fasse, de tout temps, révérence au passage de leur Et leur généalogie ne manque pas d'être rappelée pour la confusion
bonnet carré. des doctrinaires. La figure de Rousseau, par exemple, marque bien
cette ambivalence du "théoricien", emblème pour les uns d'une ère
Le terme de "théoricien" résonne souvent de manière quasi-péjorative.
nouvelle dans l'éducation, mais proie facile à l'incrédulité des autres,
Dans tout domaine où les rapports humains constituent l'enjeu domi­
rapides et constants à souligner l'écart entre la hauteur des manières
nant d'un savoir, il tangentera vite l'injure. Dire de quelqu'un :
de dire du rédacteur de ('Emile et la bassesse des manières de faire
"c'est un théoricien" peut déjà signifier : "ses vues sont abstraites,
du père '.'dénaturé" abandonnant sa propre progéniture.
systématiques et doctrinaires". Plus fréquemment, - et dans la ·bouche
de qui se prévaut, à l'inverse, d'être "praticien" -, la formule disqua­ Le pressentiment affleure ici d'une éthique populaire de la pensée :
lifie ceux qui n'ont pas eu, ou pas pris, l'occasion de mettre leurs cette dernière serait convoqoée à entretenir un certain rapport de
idées à l'épreuve des réalités quotidiennes et qui, dès lors, parlent en convenance morale avec la conduite. Une part de sa légitimité, quoi
méconnaissance de cause. A l'intimidation des doctes et des experts, répli­ qu'il en soit de la division du travail social, serait de l'ordre du
que la contre-intimidation des gens de "terrain" et leur revendication om­ témoignage. La chose est, sans doute, moins simple qu'il n'y parail.
brageuse du monopole de l'expérience, entendue comme la confrontation F.t la pensée sur quelque chose n'est pas, tant s'en faut, con fusible
onéreuse des idées et des faits. <1vec l'exercice de la sagesse à quoi ce quelque chose nous assigne.
·. Rousseau "sage " et cohérent avec lui-même aurait sans doute été
"Avoir été au charbon" est alors célébré comme la voie royale de la
Rousseau muet. S'il "théorise", c'est bien en raison même de cet
"connaissance de cause", de la connaissance d e quoi l'on cause.
écart dont on lui fait grief. A tout prendre, c'est naïveté que de
L'expression a naguère été popularisée, dans un pays voisin, par un
r6cuser le penseur parce qu'il n'est pas, en même temps, le modèle.
grond "théoricien" de l'économie propulsé par l'actualité politique au
Car l'œuvre de pensée et l'acte d'écrire s'inscrivent précisément dans
premier rang des praticiens de la conduite des affaires. Un vieux fond
cette différence.
de sagesse paysanne, ancestralement méfiante de tous les trop brillants
"diseux", fait surface chez ceux dont le discours ne bénéficie pas de
la distinction sociale du bien-parler ou de parler "autorisé" sur quel­
lJNE AFFAIRE DE PROFESSIONNELS
que chose. L'élite des "sujets supposés savoir" appelle comme son symé­
trique obligé, la foule des anonymes supposés ne savoir pas. Mois, dès
Il n'empêche que, naïve ou pas aux yeux du philosophe qui en juge
lors que ces derniers demeurent des partenaires, leur revanche est tou­
dons l'abstrait, cette récusation des "théoriciens" par les tenants de
jours possible. Et l'argumentation du "théoricien" en quête de recon­
la "pratique" est un trait constant des professionnels de l'éducation
naissance ou de légitimité populaire reviendra souvent à persuader :
icolaire dàns nos systèmes modernes d'éducation. Au pressentiment
"je suis des vôtres, et mes mains, aussi, sont calleuses."
Mhique d'une incohérence morale, se surajoute ici le constat socio­
liistorique d'un conflit de pouvoir entre des corps sociaux dans le
contrôle du discours sur l'éducation.

La professionnalisation des fonctions de l'éducation scolaire au cours


du XIXe siècle dans l'ensemble des pays industrialisés fait progressi-

11
10
vement disparaître la figure de l'instituteur encore dominante au début agissante, en même temps gue par le développement de nombreuses, et
du siècle (cf. Prost, 1968) : un tâcheron marginal, parfois aussi in­ bientôt puissantes, associations professionnelles. leurs organes de presse
culte que ses élèves, sans formation pédagogique, à la rétribution mo­ se font volontiers et régulièrement l'éèho de témoignages, de relations
deste et dépourvu de la considération sociale. l'expansion et la démo­ d'expériences, de débats pédagogiques marqués par une très active pré­
cratisation des études, de même gue les luttes contre l'emprise des sence des enseignants de "terrain" et des responsables qui les encadrent.
clercs et des religieux, amènent la constitution de corps professionnels Ces derniers sont le plus souvent des praticiens promus dans la hiérar­
qui prennent peu à peu conscience de leur identité et de leurs inté­ chie et que cette promotion n'empêche pas, bien au contraire, de se
rêts solidaires. réclamer de leur pratique comme on exhibe un sauf-conduit.

Certes, la formation définie pour eux est celle d'applicateurs zêlés et


disciplinés d'un programme d'alphabétisation et d'intégration sociale
LES SAVANTS MESSIEURS DE GENEVE
rigoureusement contrôlé par les pouvoirs qui les "missionnent". Zeldin
(1978), pour la France, en a analysé récemment, non sans humour, les
l'_Educateur, organe de la Société pédagogique romande, créé en
caractéristiques. Mais on peut, pour la Suisse, se référer encore à
1864, est un parfait exemple de cette situation et de cet état d'esprit.
Guex (1906, 714-715) pour constater avec lui, à travers les efforts
Comme le montre A. Zurcher (1981), l'examen des articles de cette
des divers cantons souverains comme à travers les tentatives de coordi­
revue témoigne d'un fait gue corrobore l'évocation de l'abondante
nation fédérales, que la "bigarrure est plus apparente que réelle" et
littérature sur les problèmes d'éducation qui caractérise cette époque
qu'un "fond stable", une "idée inspiratrice", un "dessein d'ensemble"
(1880-1920). Ainsi, lorsgue les grands théoriciens genevois, touchant
peuvent y être retrouvés.
de plus ou moins près à l'Institut Jean-Jacques Rousseau, viennent
Mais, dans un cas comme dans l'autre, la formation des agents de l'édu­ occuper le devant de la scène pédagogique internationale au point
cation se révélera d'effets ambigus. Elle permet, certes, la réalisation que la conception, la propagation et la validation de l'éducation
de ce "dessein d'ensemble", mais au prix du développement de "des­ "nouvelle" apparaissent comme leur affaire propre et un coup singulier
seins" particuliers et, précisément, du développement d'un sentiment do leur génie, n'imaginons pas le corps des praticiens au parterre,
corporatif. Ce dernier se manifestera évidemment par la montée de upplaudissant debout l'arrivée des nouveaux maîtres de la doctrine
revendications socio-économiques, la perception d'une identité commu­ pédagogique. Si la majorité est même encore loin de se bousculer
ne et la prise d'un poids politique. Mais le monde enseignant se cons­ pour entrer dans la salle, une minorité variée et agissante, celle que
titue comme tel aussi en prenant la mesure d'une augmentation globa- los questions pédagogiques préoccupent, est effectivement déjà, elle,
le de la compétence. Celle-ci est à la fois, pour chague individu, la •1ir la scène. Et les "savants messieurs" de Genève risqueront bien
capitalisation d'une expérience de ban sens pratique, et, pour la cor­ do faire figure d'intrus car les plus renommés d'entre eux ne sont pas
poration, la montée progressive d'une technicité praticienne. du la corporation et n'auront jamais eu d'expérience effective et pra­
ticienne de cette éducation scolaire dont ils se feront les critiques
En termes de métier, comme en terme de sagesse, voire en termes
do l'ancien cours et les prescripteurs du cours nouveau. le risque ne
d'idéal, les "praticiens" s'instituent peu à peu comme un corps d'inter­
fora que cr-0ître quand la "théorie" pédagogique des débuts se trans­
locuteurs nouant avec les théoriciens de la pédagogie une relation
formera en le long attentisme pratique de Io recherche. Cette dernière
ambivalente où la révérence côtoie la récusation dans le jeu ambigu
o�t en passe, avec Piaget dès 1921, de constituer à el le-même sa pro­
de l'intimidation et de la reconnaissance mutuelles.
pre fin, quand, de psychopédagogique et appliquée, elle sera devenue
Cet accroissement de la compétence, et d'une compétence en guête 6pistémologique et fondamentale.
de légitimité, se manifeste, dans la seconde moitié du XIXe siècle,
De cette réaction mitigée des praticiens, même novateurs, aux nouveaux
par une grande effervescence proprement pédagogigue d'une minorité

12 13
tenanciers de l'avant-scène, on trouve un écho dans une récrimination de !'Ecole publique." Or cette rénovation ne peut se faire qu'�
de Claparède vis-à-vis de !'Educateur "qui, se plaint-il, ne s'occupe les praticiens de cette Ecole publique.
guère des recherches psychologiques que pour les tourner en ridicule"
li y revient dans une étude sur !'Ecole active en Suisse (1926a, 110):
(1916, 90).
"le but que j'ai poursuivi, même en travaillant dans des écoles privées,
a toujours été de transformer l'école publique". Et il souligne que déjà

DES ALLIES INEVITABLES


"beaucoup de maitres" ont compris la valeur de l'Ecole activ � Cette
dernière affirmation fait écho à une remorque plus ancienne (1919b, 8):
"nous connaissons des hommes, jusque dans les écoles officielles les
Par contre la rétorsion ne sera pas longtemps tenable. Certes on trouve
plus étroitement réglementées, qui sont des novateurs géniaux et des
chez Claparède (1916, 18-19) un éloge militant du "théoricien", oppo­
éducateurs de premier ordre" (cf. aussi, 1922, 369).
sé aux magisters ignorants, drapés dans leur routine. On trouvera plus
tard chez Piaget (1965, cf. 1969, 25) une dénonciation du "manque Mois la condition pour "faire avec" les praticiens de l'école, c'est
habituel de dynamisme scientifique des corporations d'éducateurs". d'être soi-même reconnu comme l'un des leurs. ] L'auteur de L'Ecole
On trouvera chez Dottrens (1946, 88-89) de violentes diatribes contre active (1922) est véritablement hanté par le désir de cette reconnais­
les enseignants. sance. C'est là qu'à ses yeux réside l'originalité et la légitimité de
sa partition dans le choeur des chantres genevois de I' Education nou­
Mais les circonstances des luttes pour l'innovation pédagogique montre­
velle. C'est même par ce trait que, non sans une certaine insistance
ront que rien n'est possible sans une alliance avec les enseignants ou
critique, il se démarque des fondateurs de l'Institut Jean-Jacques
au moins sans un pacte de non-agression. Ainsi, lors de la constitution,
Rousseau, leur rendant peut-être par là la monnaie de la mise à l'é­
à Genève, en 1919, d'un "Comité indépendant pour la Réforme scolaire"
cart dont il se sent victime (1) :
à l'initiative de Franck Choisy, directeur de !'Ecole populaire de musi­
que, où figurent Claparède, Ferrière, Maiche, on se montrera conciliant "Les professeurs (de l'Institut Jean-Jacques Rousseau),
avec les praticiens. Et Ferrière ira jusqu'à écrire, le 5 septembre 1919, Edouard Claparède, Pierre Bovet, Jean Piaget, Adolphe
au Dr O. Cornez, auteur à Lausanne d'une enquête sur le surmenage Ferrière, etc. ont été, à l'origine, les pionniers de
scolaire (cf. Ferrière, 1920, 19), que sa présence à la tête d'un éven­ l'Education nouvelle - tout au moins dans leurs livres-;

tuel "Comité vaudois pour la Réforme scolaire" n'est pas opportune par­ le soussigné seul a pratiqué (dès 1900 chez Lietz, en
1902 à Glarisegg, dès 1913 à l'école-Foyer des Pléiades,
ce que ses propos ont pu irriter les enseignants. Le 10 septembre,
puis en 1920 à Bex et dès 1933 au Home Chez Nous à la
Ferrière rend une visite impromptue au Dr Comaz. "li me reçoit une
Clochatte sur Lausanne" (1936, 219).
heure, écrit-i 1 dans son Journal. D'abord parti-pris violent contre les
éducateurs officiels, puis, sur mon consei 1, bon esprit de collaboration."

La position d'Adolphe Ferrière, dans tout ce jeu, demeure singulière. UNE REVENDICATION PATHETIQUE
Son apologue du diable inventant l'école, qui ouvre son ouvrage de
1920 Transformons I'Ecole, a été souvent interprété comme un désaveu Or cette re.vendi cation de Ferri ère, i 1 nous est possible de la regarder
des enseignants. li lui a valu de la part de certains d'entre eux une do près, grâce en particulier aux documents inédits mis obligeamment
solide et tenace opposition (cf. Anselme d'Haese, 1960, 213-214). 1) notre disposition par M. Claude Ferrière : le Journal quotidien, le
Pourtant le livre, et d'abord son titre, insiste sur le but final : réfor­
mer !'Ecole publique elle-même dans son ensemble. Ferrière y revient
1. Mais, au cours d'une visite à son oncle Louis Ferrière, ce dernier
dans l'Ecole active (1922, 369) : "La ligue internationale pour l'Edu­
signale au neveu qu'on lui reproche de "faire bande à part" et
�ation nouvelle est formée de partisans enthousiastes de Io rénovation
de soigner sa publicité... (Journal, 3 mai 1920).

14 15
manuscrit du Journal de notre petite classe tenu par Adolphe Ferrière LE GRILLON ET LE PAPILLON
lors de son "expérience" de Bex en 1920-1921 en collaboration avec
Isabelle Ferrière et Elisabeth Huguenin, le manuscrit de son bilan de Sur le choix de la notoriété et l'ambiguïté qu'il comporte, Ferrière
vie, Un destin en marge des autres (1953). ost lucide. Dans le bilan final de l'année 1922, son Journal ne peut
être plus explicite. C'est par une métaphore, - la chose est, chez
Et, à Io regarder ainsi de près, cette revendication se révèle pathéti­
lui, fréquente -, qu'il exprime le dilemme dont il cherche à sortir.
que. Car elle manifeste, à travers le grossissement, voire le travestis­
Il raconte l'apologue du grillon et du papillon. Sa préférence serait
sement, qu'elle impose à la réalité des faits, une des souffrances les
do se faire "gril Ion", de se retirer dans son "trou" pour y faire des
plus cruelles de cet homme qui s'était rêvé et voulu praticien à l'ima­
choses avec d'autres, modestement, sans tapage, efficace, rayo nnant
ge d'Hermann Lietz, son maitre et son héros (cf. Ferrière, 1919a) (1) :
mn idéal sur quelques dizaines de jeunes en quête d'éducation. Mais
avoir à constater que la chose lui était impossible. Et l'expérience de
il n'y aura pas de grillon Ferrière. Reste à se faire papillon au
Bex, plus particulièrement, ce sera d'abord ce constat, dont le Journal /
risque, - il le sait bien -, de ne faire que "papillonner" et de s'en
de 1921 se fait l'écho. Vue par son versant intérieur, cette expérience
voir accuser sans invraisemblance. li se fera "papillon" parce qu'écri­
est bien, en un certain sens, celle d'un échec : "je puis difficilement
re articles et ouvrages est une des sources de revenus qui lui demeu­
vraiment rendre service dans une école", note-t-il le 18 mars 1921.
rent praticable malgré les aléas de l'édition, la seule façon aussi de
Et, à la date du 30 juin, au moment où il prend congé des élèves et
n'être pas oublié de la société des psychologues et des philosophes
des adultes de l'Ecole nouvelle de Bex, il écrit·: "sentiment d'affec­
(1953, 11), parce que la notoriété est le seul moyen de garder un
tion, mais aucun regret. Mon rôle ici était inutile".
contact avec le mouvement pédagogique et de continuer à imprimer
Et voilà que les circonstances imposent que la médiocrité de ce bref m marque sur les. événements qui s'y déroulent.
épisode de pratique directe se mue en une démonstration convaincante
1921, année de l"'échec" de Bex, année de la clôture définitive du
de la validité de la "technique de l'école active" (cf. 1924; 1928,
rêve, sera aussi l'année du Congrès de Calais qui le fait vice-président
32). Tel est bien le di lemme de Ferrière. L'épisode de Bex lui con­
do la ligue internationale pour !'Education nouvelle, l'année où il
firme de manière définitive ce que les expériences précédentes lui
r6dige en cinq semaines les deux tomes de L'Ecole active, l'ouvrage
faisaient entrevoir : sa surdité, - mais peut-être aussi une certaine
qui, traduit en quatorze langues, le consacrera expert, l'année où i 1
fragilité personnel le -, constitue désormais un obstacle insurmontable
10 voit confier la présidence du Ille Congrès d'Education morale appe­
à un rôle actif dans une pratique éducative directe avec des enfants.
l� à se tenir à Genève en 1922, l'année où i 1 lance le Nouvel Essor,
Trente ans après, dans son texte inédit de 1953, "l'auto-analyse de
Io journal du mouvement solidariste dont il dirigeait déjà l'ancienne
ses luttes internes" comme Isabelle Ferrière appelle ce document, il
formule. Et il conclut : "mon nom commence à être connu urbi et
note (p. 12) : "j'aurais pu être, avec l'ouïe, un éducateur. Je ne l'ai
or!>J". L a formule latine se retrouve dans son bilan de 1924 (cf.
pas été. Tout au plus lorsque j'entendais encore un peu".
Gerber, 1981b; cf. infra, p. 74). Peut-être y a-t-il, dans cette em­
Gerber (198lb; cf. infra, p. 75 ss.) a montré comment ce constat phase teintée d'humour, un reste de vanité puérile, peut-être aussi
s'inscrit dans un tournant dramatique de la vie et de la carrière de une entreprise de réassurance de sa propre identité. Mais nous y
l'auteur de r Ecole active. Face aux choix auxquels il est contraint, voyons le paradoxe de l'idéaliste impénitent acculé à se faire calcu­
Ferrière entend demeurer pédagogue. Puisque la pratique lui est in­ lateur et ambitieux afin de gravir les échelons de la notoriété et de
terdite, i 1 lui reste à jouer la notoriété de l'expert. continuer ainsi son œuvre.

1. Hermann Lietz (1868-1919) fonda, en 1898, le premier de ses


Deutsches Land-Erziehungsheim (Foyers d'éducation à la campagne),
véritables prototypes des Ecoles nouvel les sur le Continent.

16 17
L'UNION INTIME ENTRE LA THEORIE ET LA PRATIQUE metteurs en scène de Ferrière. Mais il en profite pour nous confier
m "théorie" de I' "union intime entre la théorie et la pratique"
Une fois la notoriété conquise, il s'agit d'en assurer la représentation ( 1924, 38-39).

et d'en légitimer la possession. Or, seule la référence à la pratique Cette union repose sur deux conditions dont l'expérience lui a fait
peut réqliser ce double programme. L'insistance de Ferrière sur ce constater l'importance : l) exclure les "systèmes abstraits" de philo-
point est constante dans son œuvre : il célèbre à la fois la supériorité 3ophie pédagogique : la théorie de l'éducation ne peut être tirée que
de la pratique et se présente lui-même comme un praticien confirmé. dos "conclusions" des "purs" psychologues et biologistes ou des "rap­

Dans son éloge de Lietz (1919a, 115), il retient comme un des traits ports" des "purs" intuitifs praticiens sur leurs propres interventions;

exemplaires de cet éducateur que "jamais, chez lui, la théorie n'était ?) préserver la liberté de recherche vis-à-vis des méthodes et program­
séparée de la pratique". Empruntant, dans L' Ecole sur mesure à la mes a priori.
mesure du maitre (1931, 31 ss.), un long développement à une confé­
rence d'E. Flayol, l'une de ses fidèles alliées dans le Groupe français
d'Education nouvelle, il la félicite de n'être pas "un psychologue de UNE 1 GNORANCE OSTENTATOIRE
cabinet" (p. 40) mais de s'appuyer sur l'expérience et sur son œuvre :
" Melle Flayol n'est pas une théoricienne, elle sait ce qu'elle dit et l.t Ferrière de mettre une insistance provocatrice à "confesser" qu 'il

connait les difficultés dont elle parle." (1931, 32.) Le "nous, hommes "n'a pas lu un seul ouvrage théorique de pédagogie" (1924, 39). De

d'action... " qui ponctue le même ouvrage (1931, 158) en dit long sur toute évidence, l'aveu ne 1 ui coûte pas. Il le réitérera plus tard
cette solidarité qui appelle la connivence. Dans L'Ecole active (1922, (1931, 155) : "on s'est étonné que je fusse, de mon propre aveu, un
368), commentant la création de la ligue internationale pour !'Educa­ lunorant en matière de théories pédagogiques". Mais c'est que, préci­
tion nouvelle, Ferrière y voit la jonction entre les praticiens, rare­ •llment, "le contact constant avec des enfants et des éducateurs" lui
11 permis d' "éviter les théories préconçues". Et la "synthèse pratique"
ment en mesure d'expérimenter, et les théoriciens dont il exige qu'ils
"ne se contentent pas de répéter les vérités de Jean-Jacques Rousseau, (•ouligné dans le texte) de milliers de recherches expérimentales ren­
voie les théories des théoriciens à n'être que des opinions privées
de se livrer à la polémique contre l'école traditionaliste". Suit une
diatribe contre les "psychologues de cabinet", leurs enquêtes, leurs "qui n'ont de· valeur que comme témoignages individuels". Les rôles

chiffres, leurs "savantes courbes en cloche". Et Ferrière ajoute : •nnt ainsi renversés. Et la mise en scène de l'expérience devient la
!<!présentation légitime de l'objectivité.
HLa vie exige autre chose. La vie est action et réaction.
Il faudrait, certes, revenir sur cette conception et les distinguos
Ce qui vaut pour le maître de l'école primaire publique
'
comme pour le professeur pratiquant, ce sont les indica­ qu cl le appelle. Certains trouveront piquants de tels propos sous la
tions basées sur l'expérience de praticiens doublés d'hom­ plume d'un aussi obstiné philosophe, et les critiques de son contempo-
mes de science.• 111in Raymond Buyse (1935, 49), le fondateur belge de la Pédagogie
•><r>érimentale, seront sévères pour les fondements théoriques de
Mais c'est évidemment dans La Pratigue de !'Ecole active (1924) que, I' Education nouvelle qui "se prétend sans modestie, scientifique" et
deux ans après la parution de L'Ecole active, il va marquer le plus • 1 11i n'est qu'un ramassis de "conclusions osées" et d' "hypothèses hasar-
cette priorité de l'action. Le chapitre Ill "Une expérience d'école 1hrnses". Voilà Ferrière, très explicitement visé dans le réquisitoire de
active", qui reprend la tentative de Bex, occupe une place centrale l"1yse, renvoyé du côté des "théoriciens" que lui-même condamne.
dans l'ouvrage. Et, cette place, c'est sa place propre de praticien :
Mois on peut aussi s'interroger sur l'effet rhétorique recherché par
"montrer, sur la base de mes expériences, ce que peut être la prati­
lorrière quand il insiste sur son "ignorance" des théories pédagogiques.
que de l'Ecole active". Il s'agit donc pour Ferrière de jouer les
'.uns doute y a-t-il là quelque hyperbole. Pourtant la lecture du

18 19
Journal de 1921, lorsque Ferrière y commente, jour après jour, la ré­ forcer son personnage public d'expert, d'avoir "gonflé" son curriculum
daction de L' Ecole active confirme que sa documentation, abondante de praticien par certains effets de style, révélateurs de son propre
en ce qui concerne les tentatives et les expériences (et cela, malgré rêve sur lui-même et donc, pour nous, précieux témoignage de sa
la perte de milliers de fiches dans l'incendie de son chalet en 1918), réalité. Mais on peut, tout autant, relever ce fait que son intel ligen­
est lacunaire et ce qui concerne les grands "théoriciens". Le 18 sep­ ce des situations le mettait en mesure, à partir d'un épisode pédago­
tembre 1921, i 1 note 1 e temps qu' i 1 a perdu à rechercher des sources : gique bref, voire relativement médiocre, de transformer les événements
"Ni Rabelais, ni Luther. Montaigne sommaire." En fin d'après-midi en éxpérience. Cette capacité n'est conditionnée en définitive ni par
il note : "je suis tombé sur Jean-Jacques Rousseau, l'Emile, et ce fut la durée, ni par l'habitude. Revenant sur son séjour à Haubinda aux
tout plaisir... C'est pour moi une révélation que ce Livre Ill de côtés de Lietz en 1901-1902, Ferrière évoque "la somme énorme d'ex­
l'Emile". Dès le lendemain, il rédige son chapitre sur Rousseau et fait périences" qu'il a pu réaliser en si peu de temps (1919a, 118).
une nouvelle découverte, celle de Pestalozzi, lu à travers M.A.Jullien
C'est sûr qu'à regarder les choses de près, à la stricte mesure du
"nouvelles surprises, nouvelles admirations", commente-t-il. Tout porte
calendrier, Adolphe Ferrière, même s'il tente un peu de "gommer"
ainsi à penser que Ferrière, à quarante-deux ans, n'avait encore lu ni
l'impression défav9rable qui risquerait d'en découler, n'a été que
Rousseau, ni Pestalozzi.
brièvement et spo·radiquement praticien.
Le portrait du "théoricien" acceptable, tel qu'il le dresse dans
La Pratique de I' Ecole active (1924, 39, cf. supra), correspond assez ***
bien à l'image qu'il se fait et qu'il veut donner de lui-même. C'est
Trois périodes peuvent être circonscrï:tes dans l'activité praticienne de
comme "psychologue de l'enfance" et non comme pédagogue qu'il re­
Ferrière. La première est celle des premières armes (qui sont déjà les
vendique le droit à la théorie, la légitimité de son propre discours et
avant-dernières). Elle recouvre trois plages inégales en importance :
l'antériorité de ses découvertes. Dans son bilan de 1953 (p. 13), il
les D.L. E.H. de Lietz (1900-1902), la courte collaboration avec le
note qu'au cours de ses expériences de praticien, "la curi"5ité du psy­
L. E. H. suisse de Gtarisegg (1902), les six ans de collaboration inter­
chologue a dominé sur l'intérêt du rôle d'éducateur devenu quasi­
mittente avec l'Ecole "-Foyer des Pléiades (1914-1920).
impossible", et il ajoute : "au fond, mon livre L'Ecole active, est un
livre de psychologue, non d'éducateur". L'opuscule L'Avenir de la La seconde période est celle de l'Ecole nouvelle de Bex (1920-1921),
Psychologie génétique (1930) témoigne de son insistance inquiète vis­ la période des dernières armes où s'impose d'urgence la mise à l'épreu­
à-vis de la menace que représente, pour sa propre construction théo­ ve de la "technique de I' Ecole active", la démonstration de son ex­
rique, l'emprise grandissante de Piaget, qui n'éprouve à son égard que cellence, l'entrée "dans le monde complexe et infini des applications
peu de sympathie personnelle et aucune affinité intellectuelle. pratiques de l'Ecole active" (1922, 349).

Comme "pédagogue", Ferrière se classera sans équivoque parmi les Suivra une troisième période où Ferrière, consacré expert mais empê­
"purs intuitifs praticiens" qui "ayant su observer", sont intervenus dans ché d'être praticien, se fera concepteur et conseiller psychopédagogi­
la réalité (1924, 31) et dont il accorde (1922, 308; 1924, 154) qu'ils que. Ce sera Io création de l'Ecole internationale de Genève (1924)
sont appelés à être dépassés par des successeurs qui, eux, les oublie­ à laquelle il consacrera beaucoup de temps et d'énergie. Ce sera, à
ront. partir de 1929, plus de vingt ans d'une fréquentation assidue et heu­
Or, ce qui caractérise sans doute le "pur intuitif praticien", c'est que reuse du Home Chez nous, à la Clochette sur Lausanne, dont Ferri ère
vieillissant sera le conseiller, l'ami paternel, le soutien moral et fi­
pour lui la capitalisation de l'expérience ne consiste pas en l'accumu­
lation de longues périodes de routine, mais dans le parti qu'il est ca­ nancier.
pable de tirer d'une ou de quelques expériences. "capitales". L'on peut, Nous laisserons provisoirement les deux dernières périodes de la carriè­
en un sens, reprocher à Ferrière, dans la nécessité où il était de ren- re du praticien de Ferrière, nous réservant d'y revenir. L'expérience

20 21
de Bex, du fait de l'existence du Journal de notre petite classe, mé­ L'expérience de praticien relève ici davantage d'un "passeport pour
rite une longue étude particulière. La comparaison entre le texte de l'aventure" que d'une formation rationalisée et formalisée d'un débutant.
ce Journal de classe, pour la plus grande part inédit, le texte du Haubinda est une singulière école normale : Ferrière évoque cette pé­
Journal quotidien et le chapitre Ill de La Pratique de l'Ecole active riode par l'image de la "nébuleuse en formation". "C'était de la vie,
sera très éclairante sur la contradiction du praticien novateur, pris ojoute-t-il, de la vie véritable, inexprimablement belle, riche et fé­
entre le constat objectif des difficultés et des impasses, et les néces­ conde" (1924, 37). Ferrière fera entrer dans la définition même des
sités de la défense et de la propagation d'une doctrine juste. Ecoles nouvelles à la campagne leur caractère de "laboratoire de péda­
gogie pratique". Cette formule constitue le premier des fameux trente
points de I' Ecole nouvelle - type élaborée par Ferrière en 1912 (cf.
"LA GRANDE VIE D'HAUBINDA" 1919b, 1) et publiés en 1919 (cf. 1919a, 3).

La métaphore du "laboratoire" est sans doute ici trop sage si elle


La première expérience d'éducateur a donc été pour Ferrière son séjour
évoque le sanctuaire abrité d'une science. La fréquentation de Lietz
dans les D.L .E.H. d'Hermann Lietz. Expérience exaltante dont on
fait de cette expérience une entreprise de "plein vent", à tous les
retrouve l'écho dans le ton que prend Ferrière quand il évoque la
sens du mot. Il en restera chez Ferrière un certain amour du risque,
figure de son "maître ès pédagogie" (cf. 1909, 1919a). Le 13 août
une grande répulsion pour l'éducation conventionnelle, et la convic­
1900, si l'on en croit son Journal reconstitué et la correspondance
. tion que l'action est la preuve prioritaire des vérités pratiques. Sa
familiale, Adolphe Ferrière part avec sa famille (cf. Gerber, 198la;
célébration constante de "la science" ne peut, sur ce point, tromper.
cf. infra, p. 55), pour llsenburg, le premier des internats à la campa­
Les acquis des sciences, quand il les évoque en termes de patientes
gne fondés par Hermann Lietz. Il y est engagé comme "jeune maitre
recherches statistiques, ont, dans son œuvre, une fonction de référant
volontaire". A part les vacances de Noël 1900 qu'il passe à Genève,
culturel et mental, voire d'invocation à quelque chose qui lui demeu­
il demeure à llsenburg jusqu'au 19 avril 1901, date à laquelle débute
re en définitive assez étranger. Sa pratique est ailleurs.
"la magnifique année d'Haubinda" (Journal reconstitué), "la grande
vie d'Haubinda" (1919a, 115). C'est en effet dans cette localité de Mais ce séjour chez Lietz -permet aussi à Ferrière de prendre déjà la
Thuringe que Lietz construit et organise sa seconde école nouvel le mesure de sa fragi 1 ité. Sa surdité est devenue dès ce moment un grave
qui sera inaugurée le 5 octobre 1901. Ferrière y sera présent, sauf handicap. Utilisant plus tard la typologie jungienne pour s'analyser
l'interruption de juillet-août 1901 et, de nouveau, celle des vacances lui-même (Journal, notes avril 1921), il schématisera son conflit inter­
de Noël, jusqu'en mars 1902 où son déport fera l'objet d'une manifes­ ne en une contradiction aiguë entre une extraversion naturel le qui
tation d'adieu. Au total sept mois à llsenburg, onze mois à Haubinda. le porte aux risques, au contact, à l'action, à la vie sociale, et une
introversion acquise, imposée par l'isolement de la surdité et dont il
L'intensité de l'expérience y est sans commune mesure avec la relati­
lui faut se faire une nouvelle "nature" alors que toutes ses énergies
ve brièveté du séjour. Ferrière, qui a vingt et un ans, est fasciné par
se rebellent contre ce "destin en marge des· autres" {1953). Résultat
la personnalité de Lietz, entraîné par ce "géant" dans l'effervescence
à ses yeux de ces luttes internes, des crises de dépression le mineront.
de la création d'Haubinda, vite passionné par le caractère d'aventure
Il en étend la période de 1908 à 1938 (1953, 5) (1).
humaine de cette fondation dont il évoque les difficultés de tous
ordres, y compris la rébellion des enseignants contre les conditions
spartiates qui leur sont faites. Même si, à distance, Ferrière émet lui­ 1. L'expérience chez Lietz fut aussi pour Ferrière une mise à
même quelques réserves (par ex. 1901a, 34; 1910, 472), il prend, sur l'épreuve de sa résistance personnelle. Y prit-il la mesure d'au­
le moment, le parti inconditionnel de Lietz dont il devient le familier, tres points faibles que sa surdité? Il y fait deux rapides allusions.
associé par lui aux tâches administratives et aux différents "coups de Lietz, écrit-il (1909a, 22), "ignore lui-même ce qu'est la fatigue,
feu" que nécessite la fondation. il ne se rend pas toujours compte de ce que ses collaborateurs

22 23
On peut mesurer alors ce que le "nous, hommes d'action" que nous la création du B.l.E.N., écrit-il en 1924 {p. 37), nous avions déjà
avons entendu ponctuer L'Ecole sur mesure à la mesure du maitre derrière nous plusieurs années d'Ecole active". Non. En 1899, toute
{1931) peut représenter pour Adolphe Ferrière. Le mot prête à sourire. sa courte expérience était encore devant lui. Mai� l'erreur, ici, n'est
Il participe de la manœuvre de Ferrière pour faire figure dans le sans doute que l'amplification de ce mouvement rétrospectif au tra­
monde pédagogique, et on pourrait, avec ironie, lui opposer l'activis­ vers duquel il se reconquiert un passé légitime contre l'adversité de
me du propagandiste des années vingt. Mais cette fuite en avant dans son destin.
les publications, le courrier {dont son Journal souligne fréquemment
Cependant l'effet rhétorique recherché par le "visionnaire" de !'Edu­
l'abondance), en termes de records {cf. Gerber, 1981 b; cf. infra
cation nouvelle, certain que bientôt "des millions d'enfants" connaî­
p. 74), la participation aux Congrès, la visite des écoles nouvelles
tront !'Ecole active, l'amène à restreindre, ou regard de cette foule
dans le monde, c'est bien tout ce qui lui reste à faire, alors même
qui vient, le petit nombre des fondateurs jusqu'à l'identifier à sa
qu'il ressent comme une revendication légitime de prendre rang parmi
seule personne : "je puis témoigner, moi qui étais seul, ou presque
les pionniers : Seule, cette infirmité a cassé ce qui aurait dû être
seul à l'œuvre, il y a vingt-cinq ans" (1928, 233). L'exagération
sa carrière d'éducateur aux côtés des plus grands praticiens.
verbale est ici manifeste. Il faut cependant, pour bien la comprendre,
la mettre en rapport avec ce qu'il écrit dons L'Ecole active (1922,
368-369) de l'entreprise solitaire que fut le B.l.E.N., œuvre d'un
PIONNIER PARtv\I LES PIONNIERS
tout jeune homme, cherchant, sans subvention ni caution, à coordon­
ner les efforts et diffuser les informations sur !'Education nouvelle.
Solidaire avec les pionniers, ayant partagé leur aventure, Ferrière
veut être reconnu à égalité comme l'un des leurs. Dans l'introduction Sons doute les lecteurs sud-américains de telles affirmations, quand ils
du chapitre lit de La Pratique de !'Ecole active {1924, 36-37), reçurent, en 1930, la visite de Ferrière, furent-ils persuadés de se
Ferrière évoque le début du siècle et le groupe des fondateurs d'éco­ trouver devant l'un des praticiens les plus confirmés que leur délé­
les nouvelles. Le "nous" est déjà présent sous sa plume, apparemment guait l'Europe. En rigueur de termes et d'emploi du temps, il y avait
plein d'immodestie : là une indéniable surévaluation de son propre rôle. Mais y avait-il,
pour autant, tromperie sur la qualité ? La conviction que c'était bien
•Nous formions alors un noyau bien petit. C'étaient Cecil ainsi que les choses auraient dû être ne faisait pas tant "déparler"
Reddie et J.H. Badley en Angleterre. Hermann Lietz en
Ferrière qu'elle ne l'assurait de Io légitimité de sa prétention. Et
Allemagne, les élèves de celui-ci... De l'Ecole active,
!'Histoire, en définitive, ne s'est pas trompée sur le fond en le situant
nous ne réalisions pas tout, mais alors déjà, nous . . . •

à cette charnière de la pratique et de la théorie qu'est le lieu de


la doctrine. Car Ferrière est bien l'homme qui, sur cette question de
Pris par l'élan de cette reconstitution du passé, Ferrière se laisse aller
I' Educafi.on nouvelle ou de I' Ecole active, s'est fait une doctrine à
ici à une erreur qui peut expliquer le malentendu de ses biographies
partir de l'expérience, si courte que cette dernière ait été.
{cf. Gerber, 1981a, cf. infra, p. 43) : "il y a vingt-cinq ans, lors de
Mais les onze mois dans les D. L. E.H. ne furent pas seulement pour
Adolphe Ferrière l'occasion d'une aventure éducative. Il insiste lui­
{suite de la note de la page précédente)
même à plusieurs reprises (19190, 118; 1922, 321; 1924, 36-37;
sont capables de faire ou de ne pas faire". Dix ans après, à 1928, 233; 1931, 76-77) sur l'expérience didactique que ces mois
l'occasion de Io mort de Lietz {1919a, 117), il évoque en termes d'activité intense ont aussi représenté, lui permettant d'anticiper,
mesurés la nécessité de son propre départ de Haubinda : "i 1 le avant la lettre, les pratiques de I'Ecole active. Il rappelle qu'i 1 a
fallait". La tâche "accablante mais passionnante" l'avait conduit développé là la méthode de l' "enseignement occasionnel" et qu'il
au "surmenage". a construit les programmes de travail à partir des intérêts spontanés

24 25
des élèves. Sur ce point, Ferrière, en 1924 (p. 43) comme en 1931 suisses de H. Lietz, W. Frei et W. Zuberbuhler, entreprennent de fonder
(p. 76), revendique même la priorité sur Decroly et Montessori et se leur propre Land-Erziehungsheim . Quelques jours après son départ
présente comme le véritable initiateur de l'Ecole active. d'Haubinda, le 25 mars 1902, Ferrière se trouve en compagnie des
deux hommes au cours d'une reconnaissance des lieux. Un mois plus
"Me sera-t-il permis de rappeler que c'est en effet en 1900
tard, il arrive de Genève "avec une bande de jeunes qui ne s e con­
que j'ai dirigé la première classe en partant exclusivement
naissaient pas" (1952, 16). D'autres les rejoignent. En tout : quatorze
des intérêts des enfants ? C;était dans l'une des Ecoles
nouvelles à la campagne du Dr Lietz en Allemagne. On m'avait enfants. Frei doit se rendre à Zurich. Adolphe Ferrière le remplace
confié les élèves de langue française de 8 à 14 ans. Jeune et donne des leçons de français. Le 24 mai, il écrit à sa mère :
maître, je ne croyais pas faire chose extraordinaire. Mais
déjà, j'avais la conviction que le rendement d'un travail •Les leçons vont magnifiquement bien. Depuis certain soir
choisi et désiré devait être supérieur à celui d'un travail où toute apparence de respect est tombée entre les élèves
imposé. Pourtant, j'étais loin de prévoir l'activité dévoran­ et moi, où j'ai fait le fou avec eux à rire et à m'amuser
te de ces enfants au bout de trois mois de ce régime... Ce j'obtiens une tranquillité infiniment plus grande en clas e. ;
fut pour moi la révélation qui a décidé de ma carrière.• J'en suis arrivé à maintenir l'ordre silencieusement, avec
(1931, 73) le regard, et, comme il n'y a pas chez eux l'ombre de mal­
veillance, qu'ils sont tous pleins de bonne volonté, cela
va facilement, gaîment et c'est un vrai plaisir. Je voudrais
Ainsi se présentait "I' Ecole active pure, celle que nous pratiquions en
que tu puisses venir voir toi-même combien ces enfants com­
1900". Et Ferrière ajoute : "Les deux essais qui ont suivi, en 1907
mencent à m'être attachés, combien douce est cette intime
et 1908, ceux de Mme Montessori et du Dr Decroly, ont eu une dif-
· familiarité mêlée pourtant d'un respect naturel et spontané.·
fusion mondiale." - Chez presque tous on voit déjà l'évolution se faire dans
le sens d'un vrai "esprit• de Landerziehungsheim !"
Ferrière nous indique qu'il s'agissait d'une expérience d'enseigement
(cité dans 1952, 16)
des sciences naturelles (1924, 42) au petit groupe des élèves de lan­
gue française. Il assure aussi des "leçons particulières" de langues
Mais le mois d'août le revoit à Genève. Dès le 14 avril, il s'était
(1919a, 118) et évoque (1924, 112) l'utilisation qu'il fit du théâtre
inscrit à l'Université de Genève, Faculté des Lettres et des Sciences
comme moyen intensif d'apprentissage d'une langue étrangère. En
sociales. Le séjour aura donc été fort bref : trois mois, sans doute le
1902, à Haubinda, il se voit confier par Lietz une demi-douzaine
temps d'un bon stage. Lorsque Ferrière tentera de donner corps à son
d'enfants difficiles, "les plus difficiles de l'école", précise-t-il (1919a,
projet de créer sa propre école nouvelle, entre 1906 et 1909,
118). Sans doute est-ce pour lui l'occasion de s'essayer à cette prati­
W. Zuberbuhler, son ancien co-chambriste de Haubinda (cf. 1952, 16),
que "psychologique" de l'éducation individuelle, mixte d'observation
lui écrit ses voeux et précise (cité dans 1909b, 62) :
à vocation d'objectivité, et d'intervention à vocation d'impulsion mo­
rale, dont il se fera plus tard le clinicien et le théoricien. Dans "Je vous tiens en particulier pour un profond connaisseur
la Pratique de I' Ecole active (1924, 37), i 1 fait remonter à cette de ces écoles qui ont surgi depuis vingt ans... J'ai enten­
époque les préoccupations psychologiques qui ne le quitteront jamais. du bien des fois exprimer la crainte que votre dureté
d'ouie ne vous fût un grand empêchement à l'accomplissement
de votre vocation. J'ai vu cependant que vos rapports avec
les élèves ont toujours été pleins d'entrain et que votre
"LES LEÇONS VONT MAGNIFIQUEMENT BIEN ...
11

activité comme maître n'y a rien perdu de sa valeur."

Ferrière ne manque jamais de signaler, comme second épisode de sa


pratique d'éducateur, son passage à Glarisegg, où deux collaborateurs

26 27
L'EDUCATEUR ET LE VOISIN boum est impossible "non pas à cause de moi, mais à cause de lui".
Ferrière précise : "sa méfiance à l'endroit de la spontanéité et de
Le troisième épisode dont Ferrière fait habituellement état pour se l'amo1:1r me coupe mes moyens dans leur noyau même" (Journal, 24
réclamer de sa propre pratique est sa collaboration avec I' Ecole­ octobre 1919). Cette défiance trouvera son expression publique au
Foyer des Pléiades, fondée en 1911 par Roger Nussbaum. Dans la Congrès de Calais où Roger Nussbaum prononcera une conférence
durée, cet épisode est le plus long : dès 1913, nous dit Ferrière en rupture avec le ton général du Congrès et mettra en doute que
(1936, 210). Et nous le voyons, à travers son Journal, donner sa der­ l'enfant soit spontanément créateur.
nière leçon le lO juillet 1920. Il fera la rentrée à l'Ecole nouvelle
Les problèmes financiers nuisent aussi à la col labaration entre les
de Bex Je 22 septembre de cette même année.
deux couples. Ferrière a prêté de ! 'argent aux responsables de I' Ecole­
C'est au printemps de 1914 qu'Adolphe et Isabelle Ferrière s'installent Foyer et dans des conditions qu'il décrit comme très avantageuses
dans leur chalet des Pléiades, construit au cours de 1913. Ce chalet pour eux (Journal, lO janvier et 16 mars 1919). Son amertume se
est voisin de I' Ecole-Foyer. Dans l'état actuel de nos connaissances, donne libre cours, quand sa rente s'effondre en 1919, devant "ces
nous ignorons si cette proximité est délibérée, quel est le type de gens heureux qui dépensent l'argent qu'ils n'ont pas" (Journal,
lien qui rapproche les Ferrière et les Nussbaum à cette époque, quel 3 avril 1919). La veille, il a obtenu la signature d'une reconnais­
investissement Adolphe Ferrière escompte foire dans cette col labaration. sance de dette de dix-huit mille francs en seconde hypothèque.
Si l'on se reporte à la fin de l'épisode, on lira dans le Journal, à la Cependant, le 2 juillet, un remboursement de deux mille francs pro­
date du 1er janvier 1920 : mis n'est pas chez le notaire ••.

•Depuis quelques mois nous éprouvons chaque fois un senti­ Mais le désaccord est aussi moral. Il semble que le directeur de
ment de malaise à l'école : ce n'est plus l'ardeur et l'es­ l'Ecole-Foyer ait traversé, en 1919-1920, une crise personnelle dont
poir d'il y a six ans, ce n'est plus la déception et l'irri­ les effets sur l'Ecole sont jugés néfastes par Ferrière. Celui-ci
tation d'il y a trois ans : c'est l'indifférence, avec la accuse le directeur de vouloir "brader" !'Ecole-Foyer et partir pour
cicatrice mal fermée de la désillusion définitive.•
Paris.

Trente ans plus tard (1953, 12-13), Ferrière évoque sa "rivalité" avec
le Directeur de !'Ecole, "jaloux" de l'attachement que plusieurs élè­
UN CLIMAT TRES AMBIVALENT
ves lui portent à lui, Ferrière.

La mésentente fut progressive. Elle n'empêcha jamais le ban voisinage, C'est donc dans un climat très ambivalent que se situe la pratique
ni la courtoisie, ni même l'entraide : en 1918, ce sont les Nussbaum éducative de Ferrière au cours de cette période. Ouatre traits peuvent
qui recueilleront toute la famille Ferrière après l'incendie du chalet, en être dégagés : Ferrière, dans cette école, semble "y être sans en
et, en 1921, c'est une initiative de Roger Nussbaum et de son fils qui être"; les relations de voisinage s'y mêlent aux relations de fonction;
facilitera le voyage à Calais où l'avenir de Ferrière se joue avec le Ferrière y déploie une véritable intervention psychologique et morale
premier Congrès de la Ligue internationale pour !'Education nouvelle.
Cette mésentente fut d'ordre pédagogique, mais aussi d'ordre financier .
(note de la page précédente)
et d'ordre moral.
1. Pierre Cérésole (1879-1945) est surtout connu comme l'un des
Pédagogiquement, beaucoup de traits semblent séparer les deux hommes.
fondateurs du Service civil international, ardent propagandiste,
Ferrière, en 1919, confie à Pierre Cérésole (1, page suivante), qui
payant de sa personne, des thèmes pacifistes (cf. Berchtold,
enseigne régulièrement à l'Ecole, que la collaboration avec M. Nuss-
1964, 194-200).

28 29
auprès des adolescents; i 1 y assure, enfin, un certain nombre d'ensei­ travers une sensibilité, voire une "curiosité" (c'est son mot de 1953,
gnements. 13) de "psychologue". C'est, en quelque sorte, une mission de "direc­
teur de c"."science" laie dont il s'investit à l'égard de ces jeunes.
et impliquée .
Tout d'abord, en même temps qu'il prend une part active Cette m1ss1on est, à ses yeux, celle de !'Education nouvelle ' en ce
à l'animation de cette Ecole {son Journal relève de nombreuse s parti­ qu'elle a d'intégral :
à des "courses" avec les élèves), Ferrière est accaparé par
cipations
1915,
ses travaux personnels et ses activités extérieures : sa thèse en "Que d'enfants n'ai-je pas vu sauver par les écoles nouvel­

ses cours à l'Institut Jean-Jacques Rousseau, ses articles dans


des do­ :
les, s'é rie -t-il,alors que tous les médecins de l'âme

la direction de L'Essor à partir de 1918, son énor­ �t �e� � edagogues traditionnalistes les croyaient perdus
maines très variés,
cette irremediablement ! C'est la vision de ces cures merveilleu­
me correspondance et les contacts multiples qui s'ensuivent. De se� , :
'est le privilège d'avoir pu rendre quelque service
les
Ecole, on peut effectivement dire qu'il en est sans en être et que �
moi- eme dan � certains cas difficiles, qui m'ont donné,
il assurera quel­
choses n'en sont pas pour autant facilitées. En 1920, � _
de uis bientot trente ans, la foi inébranlable en cette
ques semaines l'intérim de la direction. Il semble attacher beaucoup puissance de guérison qu'est l'élan vital" (1928, 31).

d'importance à ce bref test de responsabilité, mais, à lire son commen­


Son évocation de Venancio, dans le Journal, illustre bien la "vision
par
taire (Journal, 5 juin 1920), la surveillance sourcilleuse exercée de ces cures merveilleuses"; "ce garçon me devait l'essentiel de sa
du directeur semblait montrer que la confiance n'y était pas.
l'épouse vie affective et morale. En automne 1916, je l'avais sauvé par la
Mais la proximité des deux chalets et la mitoyenneté des deux domai­ psychanalyse d'un commencement de déchéance morale. Il me disait
le
nes respectifs créent entre Ferrière et les élèves une relation où tout".
mélangen t au point qu'on ne sait
"pédagogique" et le voisinage se
du

Cet e pratique psychologique, Ferrière continuera à la déployer avec
plus très bien parfois qui est chez qui ... De nombreux épisodes ses 1eunes élèves de Bex en 1920-1921, utilisant, entre autres instru­
juvé­
Journal nous mettent en scène des élèves rejoignant un Ferrière
l'aider dans ments,, Io Sémiologie affective de Decroly, - une sorte de questionnai­
nile et boute-en-train dans le parc de son chalet pour
re en plus de deux cents points -, puis avec les enfants du Home
ses travaux horticoles et agricoles, pour y aménager une cabane
Chez nous à partir de 1929. Mais c'·est aux Pléiades qu'il élabore
"dans le grand chêne" et passer parfois la nuit avec lui au chalet
ce qu'il appellera sa "tactique" (1953, 12) :
quand il est seul, "pour l'aider contre les voleurs". Une véritable
dont Boldo
complicité affective s'instaure entre lui et quelques élèves "Cette dernière consiste en ceci : interroger, comprendre
de la
et Venancio Naville. La mort subite de ce dernier, victime
'
le caractère de tel enfant ou adolescent, lu•
• ·
faire peu a
grippe espagnole en janvier 1919, le laisse atterré : 11 J'étais tout . . A
ecouvrir par lui-meme les voies par lesquelles il
peu d,
15 janvier 1919) Cependan t Ferrière n'· en
pour lui ... 11 (Journal, . pourra progresser selon les lignes mêmes de sa personnalité."
était
semble pas, pour autant, affecté dans sa propre existence. S'il Dons un article de 1926 sur "les types psychologiques révélés par les
t dont
tout pour Venancio, Venancio n'était pour lui qu'un adolescen � :
r ves", Fer�ière décr t longuement (1926b, 67) sa pratique de l'entre­
les
il se sentait "moralement" responsable. Si, dans les jeux et dans t10� éd � catif et les 1 manoeuvres" qu'il y déploie pour "provoquer des
ons des Pléiades, Adolphe Ferrière semble prolonger , pour
conversati récits libres bosées sur des déclarations spontanées". Su 1•t un commen-
du
son propre compte, les merveilleuses connivences adolescentes •
to � re sur ce qu'il nomme "notre action de psychanalystes". Il y multi-
temps ses distances et insiste dans
temps de Lietz, il garde en même pl• e les appels à la prudence. Citant la phrase, qu'il affectionne, du
à plusieurs reprises (cf. Bilan, 1919) sur son "infini déta­ .
son Journal philosophe Jean-Marie Guyou : "l'analyse tue le sentiment" ' ï ' en
et (ses)
chement vis-à-vis de tout ce qui n'est pas Bel la, Claude 1 ne font done uti 1iser 1 'analyse qu'·en présence de senti-
conc 1 ut : "·1
parents". ments mauvais. . Il y a danger à faire porter l'analyse sur des sentiments
cette fonction à
C'est que Ferrière se veut éducateur, mais qu'il sent bons" (l 926b, 67).

30 31
Il n'est pas particulièremen,t surprenant que cette activité de forma­ nelle et répétitive du Baccalauréat ou de la Maturité.
teur, et d'un formateur fo�bent impliqué dans la vie des jeunes dont * *

il assurait cette sorte de "direction" spirituelle et morale autant *

qu'intellectuelle, ait pu porter ombrage au responsable de l'Ecole­ Au moment où se clôt cet épisode de I' Ecole-Foyer des Pléiades, et
Foyer, même si l'on voit ce dernier (le Journal, 1919-1920, semble avant que ne se déroule Io brève et intensive expérience de !'Ecole
en témoigner) faire délibérément de Ferrière le Mentor de ses propres nouvelle de Bex, il est plus que jamais requis pour Ferrière de s'ap­
Télémaques. puyer sur une pratique et de se foire reconnai'lre des praticiens. Coup
sur coup paraissent Transfonnons l'Ecole (1920), L' Autonomie des écoliers
A côté de ses fonctions "pastorales", Ferrière, au cours de sa colla­
(1921), en attendant les deux tomes de L'Ecole active (1922). Le pre­
boration avec l'Ecole-Foyer, a eu l'occasion aussi de faire la classe.
mier des ouvrages de cette trilogie est un véritable "manifeste" où
Nous ignorons malheureusement ce qu'il en fut avant 1918. Le Journal
Ferrière polémique, exhorte, propose une alternative. Il pressent bien
de 1919 (20 juillet, 26 septembre) nous montre le directeur de !'Eco­
le grief qu'on ne va pas manquer de lui faire pour disqualifier sa ten­
le-Foyer lui proposant un enseignement de la géographie "d'après
tative (cf. 1920, 57). Vis-à-vis du public à convaincre, Ferrière est
Jean Bruhnes" et lui-même y renonçant. Le 6 mai 1920, il inaugure
en quête d'un "emploi" de propagandiste attitré. Sa stratégie n'est pas
une série de leçons de Science sociale avec quatre élèves. La série
autre que celle que l'on voit se déployer dans une entrevue d'embau­
sera terminée le 15 juillet et aura compté dix-sept séances d'une
che : voici quelles sont mes références, voici mon curriculum vitae.
heure chacune. Le14 mai de la même année, il signale qu'avec Et
l'on sait aujourd'hui que l'art de préparer ce genre de document s'ap­
heuf élèves, dont les quatre précédents, il prend la relève de
rend dans les stages d'adultes et les écoles supérieures. C'est un art
M. Nussbaum pour assurer le cours d'Histoire. li en donnera treize
de la mise en voleur de ce qui, dons une vie, est "vendable".
séances.
Or "se vendre" sons pour autant "se foire acheter", telle peut être
Le programme de cet enseignement est relevé dans le Journal : l'Eu­
énoncée par paradoxe Io nécessité dons laquelle se trouve Ferrière. Il
rope à la fin du XVIIIe siècle et le début de la Révolution française.
ne peut atteindre la notoriété qu'en obtenant la reconnaissance de son
La méthode est assez traditionnelle : "Je résume par écrit au tableau.
public potentiel. Belle leçon de pratique rhétorique ou demeurant, dont
Ils copie (sic); puis j'expose et développe " (14 moi 1920). Un
nous continuerons à tirer profit en commentant, dons un article ultérieur,
. .•

manuel laissé par R. Nussbaum, le Grand Larousse et le Traité de


l'expérience de classe active menée à l'Ecole nouvelle de Bex et l'ex­
Seignobos servent de ressources, et Ferrière signale même des séances
ploitation publique de cette expérience dans les écrits doctrinaux de
de révision de dates (les 28 et 29 juin). Par contre, Ferrière est
Ferrière et en particulier dans Lo Pratique de !'Ecole active (1924).
quasi-muet sur le contenu et la méthode de ses leçons de Science
sociale. Mais le titre même laisse supposer que ses préoccupations Si l'on était tenté de douter de 1' intérêt actuel d'une pareille étude,
sont proches de celles de Demolins, fondateur de l'Ecole des Roches nous insisterions, en terminant, sur le caractère· exemplaire du cos que
en 1899, qui dominent encore dons cette Ecole à l'époque (cf. Bertier, l'histoire d'Adolphe Ferrière nous met sous les yeux. L'homme Ferrière
1936, 166) et auxquelles il se réfère par exemple dans La Pratique de a ses limites. Et une telle étude ne peut que les souligner : Ferrière,
I' Ecole active (1924, 110). Est-ce à cette occasioA ou au cours des au fond, est essentiellement un amateur. Le mot est ambigu, suggérant
années précédentes qu' i 1 a vu des adolescents "captivés" par la géo­ la disqualification par manque de sérieux. Gardons-lui son ambiguïté
graphie humaine et la science sociale? Evoquant son expérience afin d'y entendre aussi les valeurs d'engagement et d'implication qui
d'enseignement, il insiste sur l'engagement et l'ardeur "spontanée" caractérisent celui qui aime quelque chose en même temps qu'il le
des élèves à "creuser, et développer, sans jamais se lasser", des ou­ fait, et qui le fait parce qu'il l'aime.
vrages aussi ardus que sa Loi du Progrès (1915), signe évident, à ses
yeux, de la supériorité de I' Ecole active sur la préparation tradition- Comme homme de laboratoire, Ferrière est un amateur dans les sciences
humaines et sociales. Il n'y soumettra jamais ses assertions aux rigueurs

32 33
de la vérification et de la falsification expérimentale (1). Comme OUVRAGES CITES
homme de terrain, sa surdité, on l'a vu, lui interdit une pratique qui
le confirmerait comme homme de véritable et longue expérience. Or,
l . OUVRAGES D'ADOLPHE FERRIERE
dans cette position précaire, Ferrière incarne le statut social de maint
pédagogue novateur depuis cent ans. La plupart ont été des "amateurs" M anuscrits inédits
qui, prématurément, se sont donnés l'obligation ou se sont t;ouvés dans
Journal reconstitué.
la nécessité de propager une intuition qu'ils éprouvaient comme indis­
cutable et juste. Et les exigences de l'action à entreprendre, de la "Petit" Journal, années 1919, 1920, 1921.
diffusion à assurer ont pris le pas sur les exigences de la vérification
Journal de notre petite classe (Bex, 1920-1921), 1921.
et, plus encore, de la falsification de la doctrine où l'élaboration d'une
connaissance scientifique trouve sa condition. Un destin en marge des autres, 1953.

Le dilemme où nous enferme ce "choix" demeure actuel. Le pédagogue Ouvrages et articles publiés
novateur est pris entre deux risques. C'est d'abord le risque de la dif­
fusion doctrinale, vite devenue doctrinaire, d'une théorie estimée juste L'Ecole nouvelle en Allemagne, Hermann lietz, Lausanne, Imprimerie
dont la référence à la pratique fondatrice se mue en une incantation G. Bride! et Cie, 1909a.
rhétorique destinée à "faire impression" plus qu'à s'offrir aux débots Projet d' Ecole nouvelle, Saint-Blaise, Foyer solidariste, 1909b.
critiques contradictoires. D'où les rejets, non moins suspects d'être, à
leur tour, sommaires ou mal intentionnés. L'autre risque, c'est celui Les Ecoles nouvelles à la campagne, L'Education, 1910, _f, 462-496.
d'exténuer tout projet de transformer la pratique, en subordonnant l'en­ La Loi du Progrès en biologie et en sociologie, Paris Giard et Brière,
treprise à la quête démobilisante des préalables, vite promus à consti­
I

1915.
tuer la fin même de la recherche. Et le mot "fin" s'y marque, en son
ironique amphibologie, d'une saveur que les hommes d'action jugeront Hermann lietz, Aujourd'hui, 1919a,�, 113-119.
particulièrement amère. L'Ecole nouvelle et le Bureau des Ecoles nouvelles Lausanne et Bâle,
'

Car !'Education demeure de l'ordre des "choses à faire" et donc de Azed, 1919b.
l'ordre des "choses à dire" sans trop d'atermoiements, sauf les précau­ Transformons !'Ecole, Genève et Bâle, Edition du Bureau internation
al
tions de la rhétorique où chacun de nous se retrouve "amateur" quand des Ecoles nouvelles et Dépôt central de librairie, 1920.
il lui faut assurer, dans le débot commun, la légitime fonction de pro­
mouvoir ce qu'il aime. L'Autonomie des écoliers, Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1921.

L'Ecole active, 2 tomes, Neuchâtel et Genève, Editions Forum, 1922.


Daniel HAMELINE
La Pratique de l'Ecole active, Neuchâtel et Genève Editions
f Forum I
1924.

L'Ecole active en Suisse, Revue internationale de !'Enfant, 1926


1
'-'
1. Le seul domaine où Ferrière se livrera à d'abondantes et méticu­ 103-123 et 231-261.
leuses vérifications pendant plus de trente ans sera celui de la les Types psychologiques révélés par les rêves, Vers ('Unité 1926b
"Typocosmie" où il tentera de cerner "l�nfluence (hypothétique)
. I f
�/ 66-68.
des astres" (1953, 8). Malheureusement pour lui, la Science de son
La Liberté de l'enfant à l'Ecole active, Bruxelles, Lamertin, 1928.
époque n'est g..ière disposée à le suivre dans cette voie •.•

34 35
l' Avenir de la Psychologie génétique, Genève, Société générale PIAGET (J.) - Education et instruction (1965) in Psychologie et péda­
gogie, Paris, Denoël, 1969.
d' Imprimerie, 1930.
ZELDIN ( T .) - Histoire des Passions françaises, tome li, Orgueil et
l' Ecole sur mesure à la mesure du mailre, Genève, Imprimerie Atar,
intelligence, trad., Paris, Editions Encres, 1978.
1931.
ZURCHER (A.) l' Education nouvelle et ses micro-climats, à paraitre,
J.R. Schmidt, le maitre-Camarade et la pédagogie libertaire, Pour
-

1981.
l'ère nouvelle, 1936, 120, 219-220.

le premier trimestre, in Fünfzig Jahre Glarisegg, Sonderheft der


Glarisegger Zeitung, 1952, XXXV, 16-17.

2. AUTRES OUVRAGES

ANSELME D' HAESE (F.) - Aux sources de la pédagogie moderne,


Bruxelles, la Procure, 5e éd., 1960.

BERCHTOLD (A.) - la Suisse romande au cap dl.J XXe siècle,


Lausanne, Payot, 1964.

BERTIER (G.) - l'Ecole des Roches, Paris, Editions du Cerf, 1936.

BUYSE (R.) - la pédagogie expérimentale, Bruxelles, Lamertin, 1935.

CLAPAREDE ( E.) - Psychologie de l'enfant et Pédagogie expérimentale,


Genève et Paris, Kundig et Fischbacher, 6e éd., 1916.

DOTTRENS (R.) - Education et démocratie, Neuchâtel et Paris,


Delachoux et Niestlé, 1946.

GERBER (R.) - Naissance d'une vocation, in Autour d'Adolphe Ferrière


et de !'Education nouvelle, Genève, Cahiers de la Faculté de
Psychologie et des Sciences de l'éducation, Université de Genève,
1981, 39-58.

GERBER (R.) - l'ère nouvelle, in Autour d'Adolphe Ferrière et de


I' EducatiQ.t' D-9.llY.tlk_, Genève, Cahiers de Io Faculté de Psycholo­
..

gie et des Sciences de l'éducation, Université de Genève,


67-76.

GUEX (F.) - Histoire de !'Education et de !'Instruction, Lausanne et


Paris, Payot et Alcan, 1906.

PROST (A.) - l'Enseignement en France (1800-1967), Paris, Librairie


Armand-Colin, 1968.

36 37
NAISSANCE D'UNE VOCATION

Rémy Gerber

39
le 30 août 1879 à trois heures de l'après-midi au Boulevard du Théâtre
12. Sa mère, Adolphine Ferrière, née Faber-Zimmer, vient d'une famil­
le de banquiers viennois. L'aisance matérielle et financière de cette
famille alliée à celle des Ferrière en 1878 a longtemps mis notre per­
sonnage et ses parents à l'abri du besoin immédiat. A. Ferrière est
Ce qui nous a frappés lorsque nous avons lu les diverses biographies
donc, en quelque sorte, né rentier.
connues qui décrivent les grandes étapes de la vie d'Adolphe Ferrière,
c'est un événement de l'année 1899 : la fondation du Bureau Interna­ Son père, Frédéric Ferrière, est un médecin réputé, s'intéressant de près
tional des Ecoles Nouvelles (B.l.E.N.). Cet organisme créé par l'illus­ à la psychologie, et engagé dans plusieurs mouvements humanitaires
tre pédagogue avait pour but "d'établir des rapports d'entraide scienti­ internationaux parmi lesquels le Comité International de la Croix­
fique entre les différentes Ecoles nouvelles, de centraliser les documents Rouge dont il assumera la vice-présidence. A son sujet, les biographes
qui les concernent et de mettre en valeur les expériences psychologi­ nous décrivent une personnalité vigoureuse, militante, à l'esprit scien­
ques faites dans ces laboratoires de la pédagogie de l'avenir", comme tifique entreprenant accompagné d'une croyance religieuse affirmée plus
le précise une brochure du fondateur (1919) consacrée à ce bureau. libérale que cléricale.

Ce fait, d'une part, est d'importance puisque non seulement le but ini­ Nous retrouvons manifestement ce trait de caractère chez A. Ferrière
tialement fixé a été largement atteint - l'essor du mouvement des Eco­ mais plutôt à l'âge adulte, car sa jeunesse a été davantage influencée
les nouvelles et son impact social en témoignent - mais encore l'élar­ par sa mère qui éveilla en lui les goûts artistiques, littéraires et musi­
gissement et la contamination de l'idée elle-même à d'autres réalisa­ caux : activités préférées et prédominantes du jeune Adolphe et qu'il
tions de portée mondiale basées sur les même principes d'entraide et cultivera toute sa vie. Adolphine Ferrière était une excellente dessina­
d'échange fur.ent remarquables. Nous pensons en particulier à la Ligue trice, aquarelliste et musicienne. Enfant, il vit dans une ambiance so­
Internationale pour !'Education Nouvelle...- L.1.E.N. - fondée en 1921 ciale et culturelle caractéristique d'un milieu aisé de la bourgeoisie
à Calais et au Bureau International d'Education - B.1.E. - fondé en libérale. Il voyage déjà souvent à travers toute l'Europe : il accompa­
1925 à Genève, organismes à l'initiative desquels nous retrouvons le gne quelquefois son père dans des tournées de conférences et de con­
même A. Ferrière. grès, visite les capitales européennes avec sa mère qui fait le tour de·
nombreux musées et galeries d'art, suit ses oncles et tantes dans des
D'autre part, cet événement, bien qu'établi, garde tout de même un
séjours de vacances en Italie, Autriche, etc.
côté troublant, car le B.1.E.N. est l'œuvre d'un jeune homme de vingt
ans, de bonne famille, frais émoulu du baccalauréat classique, étudiant Ici il faut préciser que les Ferrière vivent dans une structure de famil­
à la Faculté des sciences de l'Université de Genève, et que rien appa­ le élargie où les liens tissés avec les grands-parents, oncles, tantes,
remment dans sa vie ne prédisposait à s'engager dans cette direction; cousins, cousines, sont aussi serrés et réguliers que ceux qui unissent
ce qui a bien dû intriguer les biographes, car autant ils soulignent normalement parents et enfants. A. Ferrière parle souvent dans son
l'importance de cette création comme point de départ d'une carrière Jaumal guotidien (1) de la "grande tribu de Florissant" faisant ainsi
pédagogique retentissante, autant ils restent muets sur ses origines. Une
question alors nous préoccupe : pourquoi A. Ferrière a-t-il créé le
B. 1. E. N. ? et par extension, comment est née sa vocation pédagogique? 1. A. Ferrière a tenu quotidiennement la chronique de son existence
depuis l'âge de dix ans - 1889 - jusqu'à sa mort en 1960. Seuls
l. L'ARTISTE subsistent dans le Fonds A. Ferrière les quarante-six petits carnets
et agendas relatant les années 1918 à 1960; les volumes précédents
Né dons une famille protestante d'origine française établie à Genève
ont tous été brûlés dans l'incendie de son chalet des Pléiades (VD)
dès le XVIIIe siècle, Adolphe-Frédéric-Emmanuel Ferrière voit le jour
le 1er avril 1918. Toutefois A. Ferrière lui-même a reconstitué

40 41
allusion à une vingtaine de personnes membres de la famille et domi­ tendresse. Ne pas punir en raison de la grandeur du domma­
ge qu'il a commis, mais en raison de la faute. On peut lui
ciliées à la Route de Florissant, dans l'immeuble appelé "Grand Chalet",
faire entrevoir la récompense, mais pas la rançon de la
dès 1893.
sagesse; il y a ici une nuance bien importante. Il ne faut

Dès l'âge de cinq ans, il prend des leçons privées de solfège, gymnas­ jamais supposer qu.'un enfantement, c'est lui apprendre le
mensonge. Je ne suis pas pressé de voir se développer sa
tique, lecture, écriture. Ses classes à l'école E. Cuchet puis au Collè­
petite intelligence, plus on lui laissera de repos mieux
ge de Genève, section classique, où il obtient de bons résultats sco­
elle se développera plus tard. Il faut le laisser à son
laires, semblent raffelTTlir sa passion pour la peinture à l'aquarelle, la initiative personnelle.•
musique, le théâtre, les lectures qui occupent la grande partie de son
temps libre. "Jusqu'à 20 ou 22 ans j'ai vécu de musique" , écrira-t-il Gageons que lorsque A. Ferrière a reconstitué ce passage après 1918,
en 1954. il a dû certainement éprouver un instant de fierté - ou de surprise -
Au début 1898, les examens de maturité s'annoncent difficiles et péni­ en découvrant, sous la plume de son père en 1882 déjà, Io formulation
bles pour lui, quand bien même il se prépare à suivre une carrière de principes psychologiques et pédagogiques chers à l'éducation nou­
artistique ou littéraire, occupations principales qu'il pratique notamment velle qu'il a proclamés et défendus bien fort... mais bien plus tard.
dans une société théâtrale de jeunes dès 1896. Et pourtant... Pourtant Si nous insistons quelque peu sur les relations faniliales c'est que

en septembre de la même année, le titre en poche, il s'inscrit avec sa les quelques indices présentés ci-dessus donnent déjà une première idée
mère à la Faculté des sciences de l'Université de Genève et suit no­ de l'importance quant à l'influence, quant au modèle que peut jouer,
tamment le cours et laboratoire de zoologie et d'anatomie comparée sur un individu en recherche de vocation, l'autorité morale et sociale
du professeur E. Yung - à côté de dix heures d'autres cours -, lui d'une structure familiale à forte cohésion comme la vivent les Ferrière
comme étudiant régulier, elle comme auditrice. Est-ce un retour de à cette époque.
l'influence scientifique? Dans ce contexte, acquérir la majorité civique ou fonder une famille
Il faut préciser que son père, bien que souvent absent de Genève et ne signifiait pas nécessairement quitter Io sphère parentale et s'éloigner

éloigné de sa famille pour des raisons professionnelles, n'a pas moins du contrôle et de l'autorité patriarcale. Faire l'économie de cette di­
conservé de fe1TT1es dispositions paternelles qu'illustre bien un extrait mension dans le cas qui nous préoccupe serait se satisfaire d'une con­
du traité d'éducation - relevé par A. Ferrière dans son Journal naissance très restreinte du personnage. 1899 : A. Ferrière a vingt ans.
reconstitué (1882) - qu'il rédigea, la veille d'un départ à l'étranger ; Oue fera-t-il? Acteur? Musicien? Ecrivain? Peintre? ou autre

à l'intention de son épouse, de ses frères et de la bonne qui devaient chose?


s'occuper de son fils pendant son absence : le rideau de la réponse se lève lentement sur une scène encore trou­
ble; on aperçoit notre personnage dans la pénombre, masqué, ca r lui,
•Ni gâteries de la bouche ni cageoleries, c'est de la
graine d'homme que je veux voir prospérer et fleurir dans
l'artiste, fonde le " scientifique" B. I. E.N . ..•

les joies expansives et mâles. Pas de luttes ou d'insistan­


Apparemment, oui, cet événement singulier jure dans la vie d'A. Fer­
ces pour la prière, je ne veux pas que les actes de piété
rière. Certains biographes et historiens - R. Cousinet (1960), A. Berch­
soient jamais une contrainte, ni à cet âge ni jamais.
told (1966), R. Munsch (1958), J. R. Schmidt (1979), S. Roller (1979 )
Quand on gronde, il faut que ce soit avec sévérité et avec
-

se sont laissés séduire par la logique de l'apparence et ont situé la


création du B.l.E.N. après le stage effectué par A. Ferrière auprès
suite de la note de la page précédente du pédagogue H. lietz en Allemagne, ce qui semble être effectivement
dans les grandes lignes la période initiale 1879-1918 en un seul plus logique, mais tout de même erroné car le B. I.E.N. date bien
volume intitulé Journal reconstitué. de 1899 alors que la première rencontre avec H. lietz et la dé couver-

42 43
t 1 1 i 1 1 1 j ! 11 � 111 i 11 j I, 1 � l t ï t i � 1 1 I: 11 .1 1 l

te de son Ecole nouvelle - Landerziehungsheim (1) - date de 1900 (2). A noter que Peeters ne mentionne pas le B; 1. E.N. ni dans ce passage
ni ailleurs dans l'article. Il faut se rappeler que ce pédagogue a fondé
Si les faits sont établis et les grandes étapes de la jeunesse d'A. Fer­
en 1909 le Bureau International de Documentation Educative - B. I. D. E.
rière évoquées, reste toujours à tenter de jeter quelque lumière nou­
à Bruges. C'est un organisme identique au B. l.E.N. à une diffé­
vel le sur les origines de sa vocation pédagogique.
-

rence près qu'il s'adresse à l'ensemble des institutions éducatives. Pee­


ters en sera le président jusqu'en 1914, date de la disparition de ce
2. LA VOCATION INTERIEURE
bureau, et également rédacteur de la revue Minerve qui y était affi­
Si nous questionnons à ce sujet le texte d'Edward Peeters (1911), péda­ liée. Un maigre indice sous forme d'allusion est cité à la page 6 o ù
gogue belge qui a connu et rencontré A. Ferrière, il répond ainsi il y est dit que "Ferrière est, comme nos lecteurs le savent, président
pour la Suisse romande du Bureau International de Documentation Edu­
"Ainé d'une nombreuse famille de frères et de cousins, cative. Il a été choisi également comme 'Member of the International
M. Ferrière fut pédagogue dès son enfant. A quatorze ans Committee of the New Educational Movement' dont le siège est à
il fondait un "club alpin" d'enfants dont il fut le pré.:.
Los Angeles en Californie". En fait A. Ferrière avait proposé sa colla­
sident et le guide expérimenté. Dès dix-sept ans il pré�ida
boration ainsi que celle du B.1.E.N. à E. Peeters dans une sorte d'af­
plusieurs années de suite une société littéraire de jeunes
gens et de jeunes filles qui joua ses pièces de théâtre. filiation des deux organismes. Est-ce un simple oubli du biographe?
Poète à ses heures, aquarelliste habile, il composa aussi Pourtant cet article est d'importance dans notre étude car la plupart
de la musique jusqu'au jour où sa surdité croissante l'éloi­ des biographes qui ont tenté d'expliquer l'origine de la vocation
gna à jamais du monde des harmonies qu'il avait passionné­ d'A. Ferrière ont repris telles quelles ces données. Notamment dans
ment aimé. Comme collégien, M. Ferrière s'était juré de n' l'ouvrage de P. Meyhoffer et W. Gunning (1929) dont toutes les bio­
n'être jamais professeur : plutôt n'importe quoi que cela !
graphies connues se sont inspirées.
C'est qu'il avait énormément souffert au collège. Ces souf­
frances vivifiées par la pitié n'ont-elles pas été précisé­ Or que dit le passage cité- plus haut? Il donne une explication de la
ment l'origine de sa vocation pédagogique ? Celle-ci lui fut naissance de cette vocation pédagogique d'après les facteurs suivants
comme révélée un jour où il lut dans A quoi tient la supé­
- une expérience pédagogique précoce au sein de la famille,
riorité des Anglo-saxons d'Edmond Demolins, le chapitre sur
- la participation à des sociétés de jeunes,
les écoles nouvelles : Abbotsholme et Bedales. Peu après,
ayant appris que Lietz venait d'ouvrir la première de ses - les déconvenues au Collège de Genève,
écoles en Allemagne, il se rendit auprès de lui." - la lecture de l'ouvrage de Demolins.

Nous ne reviendrons pas sur les faits bruts mentionnés qui ne sont pas
à discuter puisque vérifiés. Par contre, nous nous attarderons davantage
1. Littéralement "home d'éducation à la campagne" - abréviation sur leur interprétation, car l'explication sous-jacente qui en ressort
D.L.E.H. - nom donné par Hennann Lietz à ses trois Ecoles mérite d'être développée; ce passage nous présente une vision ambi­
nouvelles dont la première fut fondée en avril 1898 à llsenburg tieuse de la question dans le sens que l'auteur attribue l'intérêt pour
dans le Harz, peu après son retour d'un stage qu'i 1 effectua au­ la pédagogie à l'unique choix individuel, où A. Ferrière aurait été le
près de Ceci 1 Reddie à la New School d'Abbotsholme (GB). 1 1 maitre absolu du choix de sa vocation. Ce qui n'est pas si évident.
fonda la seconde en avri 1 1901 à Haubinda en Thuringe et la
En reprenant les quatre facteurs mentionnés par E. Peeters, nous rele­
troisième à Bieberstein dans le Rhoen en 1904.
vons d'abord qu' A. Ferrière apporte une nuance à propos de son rôle
2. Mais, comme le montre D. Hameline (1981; cf. supra p. 24), d'aîné dans la famille :
peut-être est-ce Ferrière qui a lui-même induit cette erreur dans
un passage de la Pratique de !'Ecole active, 1924, p. 37.

44 45
•c•est en 1893 je crois qu'il faut placer les 'promenades' veau, plus devant une coutume que devant un _trait original d'une bio­
obligatoires de l'après-midi avec toute la bande des 'pe­ graphie susceptible d'expliquer l'origine d'une vocation. Nous pouvons
tits' et l'accompagnement des deux 'bonnes'. ( ... )Nous difficilement soutenir la thèse que la plupart des jeunes actifs dans un
allions dans les quartiers de Florissant, Champel, Conches, club de ski ou autres sociétés de scouts soient devenus ou deviennent
Fossard, Malagnou, sur les trottoirs et tout le monde - des pédagogues l Il s'agit peut-être d'une condition nécessaire à une
dérangé de ses jeux à Florissant - trouvait cela rasant.
vocation pédagogique mais en tout cas pas une condition suffisante.
Alors moi, l'aîné, le plus vexé de cette corvée et de devoir
accompagner les 'petits', j'ai inventé de leur raconter des Concernant les déconvenues au Collège, i 1 est incontestable qu' A.
histoires à perte de vue, histoires inventées ou dont j'em­ Ferrière y a beaucoup souffert. "Le collège a failli me tuer et m'a
pruntais les éléments à un conte.• (Journal reconstitué, certainement déprimé mentalement", écrit-il en 1953 (p. 20).
1892.)
E. Peeters, tirant parti de ces déconvenues, laisse sous-entendre que
c'est par révolte contre les méthodes pédagogiques subies que le jeune
La maxime "c'est en forgeant que l'on devient forgeron" peut peut-être
Adolphe aurait trouvé son intérêt pour les Ecoles nouvelles et la péda­
s'appliquer métaphoriquement ici et expliquer l'intérêt à diriger un
gogie. Dans le Journal reconstitué, il ressort que la souffrance dont il
groupe d'enfants par son caractère de corvée rasante? Il serait certai­
est question est encore bien plus tragique et intime puisque la surdité
nement plus vraisemblable de souligner que le rôle de guide et protec­
murait petit à petit et inexorablement A. Ferrière dans un monde de
teur dévolu à l'aîné tient davantage de l'obligation de contrôle et de
silence. E'n 1882 déjà, son père découvre chez lui une dureté de
surveillance dans les structures à famille élargie· que d'un choix à but
l'oreille droite. Son ouîe ne cessera de diminuer malgré tous les efforts
vocationnel.
médicaux et le recours aux spécialistes européens. Durant les dernières
Une remarque identique peut commenter le second point. Tout d'abord, années du Collège, A. Ferrière relève : "Gaspard Valette parlait trop
les indices découverts récemment ne confirment pas le rôle d'initiateur bas pour moi. J'étais assis au 1er rang ô côté d'Ernest Delétraz sur
qu'aurait pu jouer notre personnage dans ces sociétés de jeunes. lis les cahiers de qui je copiais ce que je n'entendais pas" (3) et plus
indiquent et révèlent que très tôt, A. Ferrière a accompagné son père loin : "En septembre j'entre en lère classique. Le nombre de leçons
et des amis de la famille, alpinistes chevronnés, dans des excursions à prises avec.M. Gardy, faute d'entendre les professeurs, va croissant.
la montagne. C'est donc sur ces traces-là qu'il a adhéré assez logi­ Je ne vais plus guère qu'aux leçons de Louis Bertrand, et à celles de
quement au Club Alpin suisse et en particulier à une section des jeunes Bouma, chimie" (Journal reconstitué, 1897). Cette terrible infirmité
dont il sera effectivement nommé président en 1893. peut certainement expliquer le renoncement à une carrière musicale
ou théâtrale, passions du collégien Ferrière, mais comment y découvrir
Quant à la société littéraire dont il est question, il s'agit du Théâtre
un lien avec la pédagogie et en particulier l'origine de sa vocation?
du Hennin monté par un groupe d'amis d'enfance dont A. Ferrière fai­
sait partie dès 1896. Il était également membre de la Société de Le quatrième facteur présenté par E. Peeters, celui de la lecture de
Talatchéry dès 1891 ; fondée par des collégiens, cette société de mis­ Demolins, est le plus plausible. Cet indice est également mentionné
sions avait pour but de trouver de l'argent pour payer la pension d'un comme l'élément charnière dans cette vocation par d'autres biographes
petit Hindou dans l'orphelinat de Talatchéry. Là aussi, il ne faut pas et en particulier chez A. Renard (1941), G. Calogero (1953) et
oublier que l'appartenance à ces sociétés de jeunes faisait davantage W. A. C. Stewart (1972). A. Ferrière lui-même l'a maintes fois indiqué
partie des mœurs de l'époque que de celles d'aujourd'hui, et que la dans ses écrits et notamment dans un article de 1919 :
transition de l'enfance puis l'adolescence à l'âge adulte passait pres­
que nécessairement, aussi bien pour la jeunesse populaire que dans la •un jour, c'était en 1899, l'ouvrage du sociologue français
Edmond Demolins 'A quoi tient la supériorité des Anglo­
bourgeoisie libérale, par l'affiliation à des sociétés paroissiales, syndi­
Saxons• nous était tombé sous les yeux. Abbotsholme et
cales, culturelles, humanitaires ou autres. Nous nous trouvons, à nou- Bedales y étaient décrits en termes qui ne nous laissèrent

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aucun doute dans l'esprit : voilà, nous étions-nous dit, reprend d'abord une phrase tirée d'un précédent échange - que nous
l'embryon de l'école de l'a ve n ir. Peu après parut un second n'avons malheureusement pas retrouvé - et continue ensuite par un
livre d'Edmond Demolins . .,L'Efducation nouvelle'. Il y parlait
développement sur le thème de sa vocation :
de son projet de création de l'Ecole des Roches, qui fut
la première école nouvelle française."
"Une de tes phrases m'a fait très peur : 'pour le moment
jusqu'à ce que tu voyes plus clair dans ton avenir, conser­
Ce qui est établi c'est que l'ouvrage en question a été publié en 1897 ve ton idée d'éducation•. Alors quoi ? Ce sont des châteaux
et que le second livre, lui, est sorti de presse en 1898 bien que ce en Espagne que je bâtissais là? Bête que j'étais de pren­
dernier ait paru déjà auparavant sous fonne d'articles dans la revue dre au sérieux, me disais-je, puisque ce n'est qu'un jeu,
Science sociale fondée en 1886 par le même E. Demolins. attendant de voir plus clair ! ... Mais ta 2e lettre m'a
rassuré et m'a montré que je faisais bien de viser à ce
Deux documents confinnent encore les propres dires d'A. Ferrière; il but précis. Quant à ton idée de sanatorium éducatif elle
s'agit de : me plait, mais je voudrais pas que ça tourne en hôpital
- Une note rédigée de la main de notre personnage et datée de 1899, chaque fois qu'il y aura eu un jour de froid ! OU que cela
qui résume et cite quelques passages de !'Education nouvelle, retrouvée éloigne de moi les gens bien portants qui n'aiment pas vi­
vre toujours avec des malades languissants. La seule idée
dans le Fonds A. Ferrière.
que tu ne prenais pas l'idée au sérieux m'avait un peu
- Une lettre datée du 8.12. 1899 et adressée à son père dans laquelle
ébranlé. Bête que j'étais, me dis-je à présent, de m'être
A. Ferrière décrit d'abord son "passage à vide" qu'il a vécu entre la attaché à une phrase. Si tu prends la chose au sérieux et
fin des examens de maturité en juin 1898 et l'automne 1899 où pen­ m'aides, je suis de plus en plus persuadé que c'est le seul
dant plus d'une année, souffrant, son esprit n'arrive plus à se concen­ but vraiment digne qui me soit offert, autrement dit que
trer et son activité intellectuelle s'en trouve sérieusement affectée. Il c'est ma •vocation' dans le sens étymologique du mot."
poursuit ainsi :
Ce passage donne deux informations importantes :
"Je crois que j'ai trop forcé à la maturité, et pourtant il - 1899 est bien l'année de l'étincelle pédagogique dans la vie
y a si longtemps que je l'ai passée que ce n'est plus du
d' A. Ferrière.
tout une excuse valable. Ma vie peu intellectuelle menée
- Notre jeune étudiant semble adhérer à une idée de son père, celle
depuis lors devrait m'avoir remis de cette fatigue-là. Du
reste aujourd'hui encore je me sens capable de la recommen­ de se lancer dans un projet de pédagogie curative. Toutefois nous
cer. Témoin ce repassage général de centaines de pages que savons qu'il ne suivra pas cette voie.
je viens de faire. S'il me fallait faire un examen là­
Le texte de la lettre révèle aussi la présence d'un débat pédagogique
dessus, je saurais te faite une analyse assez détaillée des
dans la famille à une période - 1898, 1899 - où A. Ferrière est à la
ou.vrages de Rochard - Demolins - Fouillée - Stroehlin."
recherche d'une occupation alors que ses études à l'Université ne sem­
Un "repassage général" de Demolins indique bien que ce dernier a été blent pas l'enthousiasmer.
lu à cette époque et peut-être même en 1898 déjà. Tous les indices
Le tournant amorcé par la lecture de Demolins se précise donc, bien
confinnent la thèse du rôle révélateur joué par cette lecture dans la
que cette vocation naissante ne constitue pos encore une activité ma­
vocation pédagogique. A ce stade d'investigation, la chronologie s'é­
jeure.
tablit donc ainsi : 1898-99, lecture de Demolins - 1899, fondation du
B. 1. E. N. - 1900, départ dans 1 e Landerziehungshe im de H. Lietz. La Dans un texte inédit de 1953, A. Ferrière fait un bilan rétrospectif de
poursuite des recherches dans la correspondance familiale a pennis de son existence à cette période charnière; il écrit à propos de sa voca­
préciser encore ce tournant de la vie d'A. Ferrière. Une lettre du tion :
13.12.1899 révèle un dialogue intéressant entre lui et son père. Il

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"Cela a commencé à 16 ans : une passion pour comprendre la enfin, par Mme A. Ferrière (1), la digne compagne de ce
vie des animaux, le pourquoi de leurs actions - et aussi travailleur acharné, sa fidèle collaboratrice et son sou­
le pourquoi de leur structure, des merveilles de dessin et tien de tous les instants."
de couleurs de certains insectes - papillons entre autres;
- art de construction des abeilles, des araignées ... Et le
Nous pouvons préciser que le rôle de Frédéric et Adolphine Ferrière
pourquoi des actions spontanées des enfants a suivi. De
ne s'est pas limité seulement au soutien mais qu'il s'est manifesté à
là à aller dans les écoles nouvelles, mon désir d'en créer
une (à Saint Légier en 1909) ce qui m'a valu de découvrir
bien des reprises comme conseiller et guide, voire autorité, qui sont
celle qui devint mon épouse; et enfin la rédaction de mes des rôles de tradition, dans une telle structure, et qu'A. Ferrière,
livres - il y a un engrenage, une suite logique. Ai-je adulte, n'a jamais 'contestés. Une anecdote qui nous reporte quelques
'voulu' tout cela ? J'y ai été porté. j'ai simplement suivi années plus loin illustre bien cet aspect : en juillet 1921, Ferrière se
la voix intérieure. Vocation. En latin : �' voix... " préparait à participer au congrès inaugural de la L.l.E.N. - dont il
fut l'un des principaux initiateurs au côté de Béatrice Ensor et Eli­
Nous retrouvons dans cet extrait une explication identique, mais avec sabeth Rotten. Il faillit bien renoncer à sa participation à la suite de
d'autres données, à celle développée par E. Peeters; à savoir le choix
l'intervention de son père qui lui interdisait de se déplacer pour des
d'une carrière pédagogique comme réponse à une voix intérieure. Une
raisons de santé; un arrangement de dernière minute a tout de même
vision essentiellement introspective, psychologique d'un mécanisme de
pennis son départ pour Calais et ... la fondation de la ligue.
décision, ce qui pennet d'apporter un éclairage intéressant à notre
question mais néanmoins partiel. Et cette voix le confinne dans son Ces liens familiaux vont nous pennettre de remonter une piste révéla­
intérêt pour la Psychologie, "suite logique" de son intérêt pour la trice d'une compréhension plus globale de la vocation d'A. Ferrière.
Zoologie. C'est au moins ce qu'il en perçoit cinquante ans après. La En effet, deux lettres retrouvées dans les Souvenirs de fcmille et
vocation de Ferrière, à l'en croire, serait plus une vocation de psycho­ adressées à une des tantes Ferrière nous apprennent que deux adoles­
logue que de pédagogue (cf. 1953, 13). cents, cousins gennains d'A. Ferrière, se trouvent dans des Ecoles nou­
velles à la campagne. Tavito - né en 1884, de Gustave et Isabelle
3. DE LA FM'llLLE AU MOUVEMENT SOCIAL Ferrière-Vila de Clavijo - dans une lettre du 27.8.1899 décrit sa vie
d'élève au Landerziehungsheim d' llsenburg (A) et Jean - né en 1884,
Pour compléter notre intelligence des événements, il nous faut restituer
de Louis et Hedwig Ferrière-faber - dans une lettre du 1. 10. 1889 donne
1 e contexte socia 1 des années charnières 1898-1900. Dans un premier
moult détails sur les cours qu'il suit à la New School de Bedales
temps, la correspondance familiale des Ferrière nous aide à suivre
(G.B.).
cette piste. Les nombreuses lettres échangées entre père et fils et les
autres membres de la famille - les documents conservés et les référen­ A. Ferrière les connait bien puisqu'il a partagé ses jeux d'enfant avec
ces dans le Journal quotidien en témoignent - révèlent une communi­ eux au "Grand Chalet" de Florissant. Mois en 1899, il se trouve tou­
cation qui est loin d'être épisodique : c'est une véritable coutume jours à Genève, étudiant à l'Université.
pratiquée dès le plus jeune âge et une démonstration des liens étroits
Serait-ce alors ses cousins, les premiers intéressés à la pédagogie nou-
qui ont uni A. Ferrière et ses parents jusqu'à leur disparition, son père
en 1924 et sa mère en 1932. E. Peeters d'ailleurs (1911) n'a pas man­
qué de relever l'intensité de cette relation : 1. Il s'agit d'Isabelle Bugnon, qu' A. Ferrière a rencontrée pour la
première fois en avril 1908 : il visitait une propriété à Bendes
"Ajoutons encore que M. Ferrière a le bonheur d'être entou­
(VD) en vue d'y fonder son projet d'école nouvelle et Mlle
ré et soutenu dans son labeur incessant par son père, pro­
fond psychologue et homme de grand coeur, (... ), par sa Bugnion venait se proposer comme professeur de sciences naturel­
mère, femme d'élite par l'intelligence et par son amour; les. Le mariage eut lieu en juin 1910.

50 51
velle? enfants et du mélange des couches sociales à l'école publique. Con­
crètement, les premières fondations d'Ecoles nouvelles - Abbotsholme
La réponse, A. Ferrière l'a donne lui-même dans un article publié
par C. Reddie en 1889, Bedales par J.H. Badley en 1892, ('Ecole des
en 1919 :
Roches par E. Demolins en 1899 - répondent à ce postulat élitaire.
nPeu après parut un second livre d'Edmond Demolins 'L'édu­ If s'agissait avant tout de sauver l'élite intellectuelle bourgeoise de
cation nouvelle'. Il y parlait de son projet de création fa Nation en créant de nouvelles structures loin des concentrations
de l'Ecole des Roches, qui fut la première école nouvelle scolaires, à la campagne, à l'air libre. Dans ce mouvement encore
française. En appendice, il mentionnait la création de
naissant, le souci des "besoins de l'enfant", l'application des principes
l'école d'Ilsenburg, par un jeune pédagogue allemand, âgé
philosophiques et psychologiques progressistes tels que les avaient for­
de 30 ans. Par une agence, nous prîmes des informations sur
mulés les précurseurs de l'éducation nouvelle : Rousseau, Pestalozzi,
Ilsenburg. Le correspondant de l'agence, pour la région du
Harz, était un étudiant en théologie. Nous avons eu, récem­ Dewey, etc. n'étaient pas encore un enjeu prioritaire : c'était un but
ment encore sous les yeux, le rapport qu'il nous avait secondaire, voire inexistant, comme à l'Ecole des Roches en 1899.
adressé alors. ( ... )A cette époque, un jeune ami fut en­ Dans les ouvrages de Demolins, par exemple, il est explicitement for­
voyé en éclaireur, et peu aprés un de nos cousins." mulé que l'objectif principal à atteindre est la formation d'une nouvel­
le élite de "responsables", de "colons" en vue d'améliorer la gestion
A préciser dans le cas de Tavito, que fa famille a probablement pro­ et l'occupation des territoires annexés par la France, ce qui est pré­
fité d'une coïncidence géographique puisque lfsenburg se trouve à senté comme un des moyens urgents à mettre en place afin de pouvoir
50 km au sud de Brunswick où résidait la famille Reinecke, parente rattraper économiquement la Grande-Bretagne et rivaliser avec la
des Ferrière du côté de la· grand-mère Augusta Ferrière-Reinecke que "supériorité des Anglo-Saxons".
Tavito et Adolphe, enfants, étaient allés quelquefois visiter. Le "nous"
utilisé dans ce passage peut être une formule de style qui renvoie au Le "Siècle de ('Enfant" proclamé par Ellen Key en 1900 dans son ou­

singulier et en particulier à l'auteur; dans ce cas A. Ferrière resterait vrage, ainsi que le renow eau pédagogique qui y est induit, n'apparaî­

à l'origine de l'intérêt porté aux Ecoles nouvelles. Toutefois, à fa lu­ tra, dans le mouvement des Ecoles nouvelles, que plus tard et notam­

mière du contexte précité, il serait plus correct d'attribuer le "nous" ment chez Lietz mais sous certains aspects seulement, car son rôle de

à l'ensemble de la famille, par conséquent la recherche d'écoles diffé­ père spirituel chez ses élèves ainsi que son omnipotence resteront éloi­

rentes et le choix d'y placer les enfants Ferrière procèdent davantage gnés des principes néorousseauistes. If faudra attendre 1906 et la Libre

d'une décision collective que du seul Adolphe. L'origine de cet inté­ communauté scolaire - Freie Schulgemeinde - de Wickersdorf fondée

rêt aurait donc une source familiale. par G. Wynecken et P. Geheeb, ex-collaborateurs de H. Lietz, pour
voir se pratiquer de réelles et nouvelles attitudes pédagogiques de ma­
Dans ce sens, nous ne pouvons plus prétendre que la famille Ferrière nière concertée et systématique.
fasse œuvre de pionnier en la matière car ce souci éducatif émergeait
de plus en plus largement, à cette époque, dans les couches sociales Plus tard ce renouveau s'étendra à tout le mouvement jusqu'à l'adop­
les plus aisées. Nous nous trouvons à la "Bel le Epoque" de la bour­ tion des méthodes de l'école active dès 1920-21. Parallèlement des
geoisie où l'expansion économique, un climat de paix relative, un expériences radicales étaient tentées dans les structures de l'école
fourmillement culturel profitent d'abord rapidement aux milieux aisés. publique, notamment l'application rigoureuse du principe "Vom Kinde

Ces conditions créent un climat de sécurité et le sentiment d'avoir une aus" dans I' expérience des mailres-cC1111arades, à Hambourg en 1919.

vie libre en même temps qu'altruiste. Comment alors accepter, pour C'est dans ce contexte que nous pouvons comprendre l'inscription des
ces milieux-là, que les enfants suivent une école austère, autoritaire, deux enfants Ferrière dans les écoles de Bedales et llsenburg.
abstraite? Pour une frange de plus en plus grande de la bourgeoisie, A. Ferrière par force de circonstances est au courant des tractations
fa réponse s'articulait autour du refus de la "massification" de leurs et discussions à ce sujet; en 1898-99 i 1 se trouve dans une période

52 53
sensible et délicate, il est encore hésitant quant au choix de sa car­ 4. LA VOIE PEDAGOGIQUE
rière et de ses intérêts futurs. Par curiosité d'abord puis par intérêt il
suivra les projets familiaux de son père et de ses oncles et partira "La vie de plein air, les excursions, les nuits sous la
ensuite lui-même à la recherche de l'éducation dite nouvelle : tel doit tente, les repas préparés par les élèves eux-mêmes, les
être, vraisemblablement, le trajet vocationnel d'A. Ferrière. A la page bains dans les torrents du Harz, les leçons sous les arbres,
1899 de son Journa1 reconstitué, i1 écrit : la lecture du soir dans la prairie, tout cela éveilla chez
ces jeunes citadins un écho de vie primitive qui jaillissait
nséjour d'été à Jersey. (... )Retour 37.8. 7899. Est-ce au des profondeurs ancestrales de leur nature. Dès lors, nous
retour que nous sommes allés, mon père et moi, voir Edmond d'eûmes plus qu'un désir, aller voir cela sur place, vivre
Demolins à l'Ecole des Roches à Verneuil sur Avre, Eure ? de cette vie, travailler à cette oeuvre, y consacrer notre
Il n'y avait alors que la Guichardière. Aucune des autres existence. Et c'est ce qui advint." (Texte d'A. Ferrière
maisons n'était construite. - G. Bertier n'y est entré de 1919 en hommage à H. Lietz.)
comme directeur qu'en 1903 -. Et c'est alors que Demolins
m'a dit : 'Fondez donc un Bureau international des Ecoles li quitte l'Université de Genève en mars 1900 et part en voyage de
nouvelles, pour comparer les méthodes employées et juger vacances. Le 20 juillet il visite !'Exposition universelle de Paris et
de leur valeur par leurs résultats pratiques. Le travail
rencontre, dans le village suisse, pour la première fois H. Lietz accom­
serait d'une valeur unique, non seulement pour les Ecoles
pagné de W. Frei, W. Zuberbühler - ses collaborateurs - et de ses
nouvelles qui pourraient s'instruire ainsi les unes les
autres, en connaissant les expériences faites par les autres,
élèves, panni lesquels se trouve le cousin Tavito.
leurs succès et les causes des insuccès, - mais aussi l'Eco­
Le 13 août de la même année, il part pour llsenburg dans une véritable
le publique. Mais là il s'agit d'une machine monumentale
expédition familiale - il est accompagné par ses deux frères Frédy et
il y faudra plus de patience.' Le projet m'a séduit. Je
l'ai terminé. Je l'ai réalisé. Le B.I.E.N. est né."
Charles, son père, sa mère, sa tante Marie Reinecke. Il est engagé au
(Journal reconstitué, 1899.) Deutsch es Landerziehungsheim - D. L.E. H. - par H. Lietz en tant que
mail-re volontaire; ses deux frères s'inscrivent comme élèves. Sa mère
Dons cet enchaînement des événements, la visite à !'Ecole des Roches séjourne plusieurs mois à l'école. Son oncle, le pasteur Louis Ferrière,
parait décisive puisque c'est E. Demolins qui lui donne l'idée et les le visite àu mois de septembre, et il profitera dè ce séjour pour racon­
buts du B.1.E.N. Quant à sa réalisation, il subsiste un petit doute ter sa découverte du D.L.E.H. dans une brochure publiée en 1901.
dans la datation, car à Io page suivante du même document, A. Fer­
A. Ferrière travaille presque deux ans aux côtés de Lietz, tour à tour
rière remorque : "15.1.1900, avec père parti pour Paris, de retour le
aux D.L.E.H. d'llsenburg et de Haubinda, où il partage une chCRTibre
28. ( ... ) Il est probable que se situe ici la visite de Demolins à
avec ses compatriotes Wilhelm Zuberbühler et Wilhelm Frei. Les trois
Verneuil sur Avre." (Journal reconstitué, 1900.)
amis quittent Haubinda fin mors 1902 et fondent à Glarisegg (TG), le
1899 ou 1900? Le chevauchement de plusieurs écritures différentes, dû 25 avril, la première école nouvelle de Suisse. Son séjour chez Lietz
à Io méthode reconstitutive de ce journal, ainsi que le manque d'indi­ constitue sa première expérience d'éducateur où il pratique ce qu'il
ces vérifiables ne pennet pas de trancher. Plus tard, A. Ferrière, appel fera plus tard les "méthodes actives" (cf. Hameline, 1981 ; cf.
dans ses écrits, a toujours retenu 1899 comme année de fondation, bien supra, p. 22). Cette expérience marquante est aussi une étape qui
que le B. I.E.N. n'ait été véritablement opérationnel qu'à partir de l'engagera définitivement dans la voie de la pédagogie.
1912. Retenons ici le point principal qui est le rôle prépondérant que
Sa vocation s'explique ainsi par la résultante d'une influence des cir­
constitue cet événement dons la carrière pédagogique de notre person­
constances familiales et sociales, et d'un choix personnel à l'écoute
nage, car cette fois, de fait, l'élan est donné pour un envol de grande
d'une voix intérieure.
envergure.

54 55
La recherche sur le Fonds A. Ferrière ne fait que commencer. Elle 2. ARTICLES
révélera certainement, dans ses travaux futurs, une biographie encore fran­
COUSINET (R.) - Adolphe Ferrière 1879-1960, Ecole nouvelle
plus complète sur le sujet de la vocation pédagogique. Les éléments
�' 1960,· 84, 2-9.
que nous avons présentés montrent un Adolphe Ferrière sous un angle
certainement moins idéaliste que celui présenté dans les biographies FERRIERE (A.) - Hermann Lietz, Aujourd'hui, 1919, 2,.
connues, mais puisqu'ils tendent à restituer les événements réels, d'adhé­
MUNSCH (R.) - Adolphe Ferrière, notice biographique, Bulletin
Ferrière apparait ainsi plus authentique, et par conséquent non moins
sion pour l'Association des amis d'Ad. Ferrière, 1958.
sympathique.
PEETERS (E.) - Les éducateurs : le Dr Ad. Ferrière, Minerve, 1911.
Rémy GERBER
3. CONTRIBUTIONS
on : la
DOCUMENTS CITES ROLLER (S.) - Les origines du Bureau international d'éducati
au
part de Genève. ln : Le Bureau international d'éducation
service du mouvement éducatif, Paris, Unesco, 1979.
l. OUVRAGES

BERCHTOLD {A.) - La Suisse romande au cap du 20e siècle, 2e éd., 4. FONDS "ADOLPHE FERRIERE"
Lausahne, Payot, 1966. pages des annéees
FERRIERE (A.) - Journal reconstitué 1879-1918
CALOGERO {G.) - Il Ferrière e la scuola attiva, Milano, Viola, 1953. 1892, 1895, 1987, 1899, 1900.

DEMOLINS (E.) - A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, Paris, FERRIERE (A.) - Un destin en marge des autres, 1953, manuscrit inédit.
Firmin-Didot, 1897.
FERRIERE (A.) - Souvenirs de famille, 1899.
DEMOLINS (E.) - L'éducation nouvelle, Paris, Firmin-Didot, 1899.
FERRIERE (A.) - Journal guotidien 1918-1960.
FERRIERE (A.) - L'école nouvel le et le bureau international des
écoles nouvelles, Les Pléiades sur Blonay, B.l.E.N., 1919. 5. MATERIEL BIOGRAPHIQUE
bulletin
FERRIERE (L.) - Un essai d'éducation sociale, les Collèges du Dr Lietz : DOTTRENS (R.) - Hommage à Adolphe Ferrière, Educateur et
llsenburg-Haubinda, Genève, A. Eggimann et Cie, 1901. corporatif , 1954.

MEYHOFFER (P.), GUNNING (W.) - Adolphe Ferrière, notices biogra­ DOTTRENS (R.) - Adolphe Ferrière, Educateur et bulletin corporatif,
phique et bibliographique à l'occasion du cinquantième anniversai­ 1960, 25, 442-443.
re de sa naissance, 1929. 149.
DOTTRENS (R.) - A. Ferrière, Vers l'éducation nouvelle, 1961,
RENARD (A.) - La pédagogie et la philosophie de l'école nouvelle
FERRIERE (A.) - Note autobiographique inédite, Fonds "Adolphe
d'après l'œuvre d'Ad. Ferrière, Paris, Ecole et Collège, 1941,
Ferrière", non datée (1950 ?) •

Thèse de Lille.
FREINET (C.) - Adolphe Ferrière n'est plus, Educateur, 1960.
SCHMIDT {J. R.) - Le maitre-camarade et la pédagogie libertaire,
5.
FREINET (E.) - Freinet, Ferrière et !'Ecole moderne, Essor, 1979,
2e édition, Paris, François Maspero, 1979, Textes à l'appui. lQ,
�' 3-4.
STEWART {W.A.C.) - Progressives and Radicals in English Education, GENTON-SUNIER (N.) - Portrait d'Adolphe Ferrière, Essor, 1979,
London, Macmillan, 1972.

56 57
GERBER (R.) - Notes biographiques. ln : Hommage ou pédagogue
Adolphe Ferrière à l'occasion du centenaire de sa naissance,
Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de !'Education,
1980.
GIOVANELLO {V.) - Adolfo Ferriere e Io scuolo ottivo, Urbino,
Armando Argalio, 1963.
GRASS! (G.) - Adolphe Ferrière, Cannes, Ecole moderne française,
1949, Brochure d'Education Nouvelle Populaire.
ADOLPHE FERRIERE ET PAUL GEHEEB

LOMBARDO-RADICE (G.) - A. Ferrière et l'école active, Pour l'ère


UNE AMITIE VERITABLE
nouvelle, 1930, 60.

MEYLAN {L.) - A. Ferrière, Coopération, 1969, ?_.


VINCENDON, (L. L.) - Adolphe Ferrière "Père de l'Ecole active", Yeouda Heinz Zei/berger
Essor, 1979, J_Q, 4.
{Anonyme) - Adolphe Ferrière Docteur en sociologie, tiré à port de
Coude-à-Coude, Fontainebleau, Vulliez, 1925.

58 59
visite dans son école, ainsi qu'avec le premier président de l'Inde
{indépendante), Pandit Nehru dont les petits-enfants furent éduqués
chez lui. Leur mère, lndira Gandhi - la fille de Nehru et belle-fille
de Mahatma Gandhi-, chef du gouvernement {ancien et actuel) de
l'Inde, fut une amie proche de Paulus Geheeb.
Si A. Ferrière a été désigné, à juste titre, comme un des grands théo­
riciens de l'éducation dite "nouvelle", aussi bien que le fondateur et Un autre trait de caractère propre à celui-ci {voir aussi ci-dessous, plus
promoteur de l'école dite "active", Paul Geheeb ("Paulus") peut être en détail) était la diversité et la variété de ses intérêts intellectuels
considéré comme un des grands praticiens et réalisateurs de cette et spirituels, d'une part, et le côté consciencieux et sérieux de ses
éducation... études universitaires, d'autre part.

Ces deux personnalités ont grandi et agi pendant leur jeunesse dans D'un autre côté, son futur ami A. Ferrière - fils d'une famille suisse
des milieux culturels et intellectuels bien différents. l'un était de romande de vieille souche et jeune instituteur et pédagogue-, s'inté­
civilisation française et tout à fait francophone, l'autre de culture ressait aux expériences pédagogiques nouvelles dans toute l'Europe, et
purement allemande et complètement gennanophone. Pourtant dès un surtout en Allemagne où se trouvaient les novateurs les plus hardis et
âge relativement jeune- celui-ci ayant une trentaine, celui-là une les plus conséquents. Nous avons trouvé par hasard la copie d'une
vingtaine d'années-, des contacts et des rapports personnels d'une lettre de Ferrière (entre les pages de son Grand Journal encore inédit),
grande intimité se sont développés et approfondis entre eux au cours adressée au Directeur de ('Ecole Nonnale de Rouen et datée du 29
des années, inaugurant, pour la durée de leur vie, une véritable et avri 1 1949, Cette lettre comporte, entre autres, des renseignements
belle amitié. intéressants sur Hennann Lietz, le fondateur d'Ùne des expériences les
plus importantes d'Education nouvelle, celle des Landerziehungsheime
Ferrière est connu comme auteur de langue française, en tout cas en (ce qui signifie en français : les Foyers d'éducation à la campagne).
Suisse romande et en France. Par contre, pour la raison que l'on a Mais nous y trouvons aussi, en quelque sorte, une clef pour une meil­
dite, il nous semble nécessaire et important de consacrer quelques leure compréhension de l'œuvre pédagogique de Ferrière :
lignes générales à Geheeb en particulier. Nous essayons dans cet
article de dessiner le cadre à travers lequel il s'insère dons l'histoire " ... C'est bien la psychologie de l'inconscient et la philosophie dans
de la pédagogie contemporaine, et plus exactement de la pédagogie leurs rapports réciproques qui sont devenues les 'centres d'intérêts'
de la première partie de notre siècle. Mais le nom de Paul Geheeb dominants de ma vie et de ma pratique pédagogique ••• Et j'ai pu
est probablement oublié même dans l'Allemagne d'après la deuxième voir les résultats magnifiques d'une telle conception de l'éducation.
guerre mondiale, puisqu'il a quitté l'Allemagne nazie pour des raisons Le mot de Pindare dont Geheeb a fait lui aussi sa devise : 'Deviens
d'ordre idéologique et que l'école qu'il a fondée et qui existe encore celui que tu es ! ' me pareil plus vrai que jamais. (... )" (1)
ne porte pas son nom. Mais, d'autre part, le fait que, dès l'émigra­
tion de son école en Suisse, dans le canton de Genève, à Pont-Céard
près Versoix, il l'appela "Ecole d'Humanité", et cette Ecole continue
à exister dans le canton de Berne (à Hasliberg, près Goldern s/Mey­ 1. Geheeb avait l'habitude de dicter ses lettres à sa secrétaire, Ma­
ringen), ce fait souligne la tendance cosmopolite de sa "communauté dame Hartig, en faisant faire une copie; ces copies ont été mises
scolaire" (en allemand: Schulgemeinde, tenne qu'il a créé lui-même)... à la disposition de l'éditeur du livre ci-dessous par les bons soins
Ce fut sans doute la raison pour lequel le i 1 fut connu et estimé da­ de Madame Edith Geheeb, la femme de Paul Geheeb - encore
vantage au-delà des frontières de l'Allemagne et de la Suisse, et jusqu'à présent co-directrice de ('Ecole d'Humanité-, tandis que
même de celles de l'Europe : il était en étroit contact, par exemple, d'autres lettres se trouvent dans les archives de la "Odenwald­
avec le grand poète bengali, Rabindranath Tagore, qui lui rendit schule", ou bien ont été perdues •..

61
60
Dans un ouvrage publié sur Geheeb (1) à l'occasion du centenaire de Landerziehungsheim, le premier en Allemagne, près de la
sa naissance, on trouve une note autobio graphique intitulée "LebenslauP' petite ville d'Ilsenburg, au pied du 'Harz', montagne de
("curriculum vitae") où Geheeb écrit l'Allemagne du Nord ... Après avoir dirigé un pareil éta­
blissement sur l'île de Foehr dans la Mer du Nord, j'ai
#Après avoir étudié à Berlin et à Jena, pendant vingt semes­ cédé aux appels de Lietz, au printemps de l'année 1902,
tres, en m'occupant des sujets les plus divers, tels que la et j'ai collaboré avec lui à la fondation de Haubinda, son
théologie, la philosophie, des langues orientales {l'hébreu deuxième Landerziehungsheim. En 1904, j'ai accepté la direc­
et l'arménien), ainsi que les sciences et la médecine (sur­ tion de cette école à moi' seul. En 1906, après que je m'é­
tout la neuro- et la psychopathologie), j'ai compris que, tais séparé d'avec Lietz (cf. supra), j'ai fondé seul
afin d'aider autrui, il ne faut pas devenir prêtre au sein d'abord - et après avec la collaboration de Gustav Wyneken
d'église, mais plutôt éducateur des jeunes ! Dans cette -, la Freie Schulgemeinde (la Libre Communauté scolaire)
connaissance, je fus encouragé par Hermann Lietz que j'eus de Wickersdorf. C'est là que nous avons essayé de mettre
connu à Jena, en 1892, et avec lequel je me suis lié d'ami­ en oeuvre, pour la première fois en Allemagne, l'idée de
tié, d'une amitié profonde et féconde, jusqu'à notre sépa­ la co-éducation ... Je me suis séparé de Wyneken pour des
ration en 1906... En travaillant à fond les idées de Fichte raisons d'ordre personnel et éducatif, en lui laissant la
(philosophe allemand, disciple de Kant), nous développions direction à lui seul. Après une année de voyages, j'ai fon­
ensemble ces idées que nous nous sommes donné comme but dé la Odenwaldschule (l'école de l'Odenwald, située dans
de réaliser et de mettre en pratique dans le cadre des Land­ un massif montagneux couvert de forêts en Allemagne de
erziehungsheime. Le point de départ spirituel était bien - �- l'Ouest...).
1 'idéal humain et humaniste, l'idée de civilisation dévelop­
pée par Goethe dans son roman Wilhelm Meister -;-··ë'ô;the et Adolphe Ferrière, cependant, est venu rejoindre Lietz comme col labo­
Fichte furent à notre égard les sources de notre mouvement rateur à llsenburg, en août 1900; c'est là probablement qu'il a connu
pédagogique. Ensuite, nous avons travaillé ensemble dans
et rencontré Geheeb qui n'y a jamais travaillé, mais qui est certaine­
le •séminaire pédagogique' du Prof. Rein, à Jena ... Quand
ment venu chez Lietz pour des rencontres et réunions pédagogiques et
Lietz se rendit pendant une année auprès du Docteur Cecil
Reddie comme collaborateur à la New School Abbotsholme, je
administratives...
m'occupais de l'édition de son livre Emlotshobba où Lietz
Dans une lettre à Ferrière, datée de fin juillet 1939, et peu avant le
décrit ses expériences dans cette école nouvelle... Au prin­
soixantième anniversaire de celui-ci, Geheeb écrit (1) :
temps 1898, Lietz lui-même ouvrit les portes de son premier

n • c. est presqu un •âge d homme' que nous nous connaissons;


• • 1 1

bien que tu sois un Suisse, tu es, dans une certaine mesure,


suite de la note de la page précédente
un ressortissant des 'Landerziehungsheime' du Docteur Her­
mann Lietz, un produit tout à fait allemand. Il y a plusieurs
Il est difficile d'évaluer le nombre de ces lettres que Geheeb a dizaines d'années que nous sommes devenus des amis. Depuis
écrites, comme signale l'éditeur dans sa préface, exception faite longtemps, tu m'as attiré vers la Suisse, lorsque je ne pou­
des lettres et d'une foule de fi ch es destinées à la conversation vais pas encore me douter de ce que ce· pays incomparable
avec Adolphe Ferrière, son ami à l'oreille dure, pendant longtemps, devienne une fois ma seconde patrie... "

et totalement sourd par la suite . .•

Paul Geheeb a regardé Adolphe Ferrière comme son meilleur ami, un


1. Paul Geheeb, Briefe, portant le sous-titre Mensch und ldee in fait dont on peut se rendre compte dans les nombreuses lettres du livre
Selbstzeugnissen, paru dans la série des "Texte zur Schriftenreiben
aus den Deutschen Landerziehungsheimen", Stuttgart, Ernst Klett
Verlag, 1970. 1. Opus cité, p. 50.

62 63
cité, un fait que m'a confinné, d'ailleurs, Edith Geheeb, l'épouse de nAvant-hier, j'ai envoyé une lettre à ton adresse. Est-ce
Paulus, âgée de plus de nonante-cinq ans, lors d'une visite chez elle, que tu l'as reçue ? La situation ici devient de plus en
plus critique, j'espère seulement que mes nerfs tiendront
en septembre 1980.
le coup ... n
A ce propos, plus exactement en ce qui concerne son attitude envers
n . .. Je me suis demandé et toujours demandé à nouveau à
l'amitié en général, et son avis sur la mise en pratique de l'idée de qui je pourrais m'adresser en Suisse ... J'ai pensé à Pierre
l'amitié, il est intéressant de citer le passage suivant d'une lettre à Bovet et à Edouard Claparède qui est venu une fois rendre
une demoiselle Hofer (de l' "Ecole de Travail social" à Zurich) : une courte visite à notre école... Je vous prie encore une
fois, chers Madame et Monsieur Ferrière, de ne pas vous in­
nouant à mon attitude en matière d'amitié, je suis resté quiéter concernant votre Claude (1) : il va tout à fait bien,
.
le même que j'étais comme jeune étudiant. Peut-être même et en ce qui concerne les enfants généralement, tout conti­
que l'habitude de voir dans une amitié quelque chose de nue comme avant. •
sacro-saint, s'est amplifié avec l'âge... Lorsque j'étais
encore en Allemagne, le Prof. Adolphe Ferrière, qui était
Le 11 avri 1 1933, Geheeb écrit à son ami genevois
alors collaborateur de Lietz, s'est lié d'amitié avec moi
en tant que collègue, et il est venu par la suite nous •Les dernières semaines, j'aurais aimé à te voir et te ra­
rendre visite à mon Ecole d'Odenwald, à plusieurs reprises, conter beaucoup : ce fut probablement le temps le plus dur
et comme cela, il est devenu mon premier véritable ami de ma vie : pendant des semaines et des semaines... cette
suisse . ... D'autre part, comme je lui ai souvent rendu terrible tension dans l'attente d'être arrêté ! Est-ce que
visite à Genève pendant les vacances, un contact très étroit tu peux t'imaginer ce qui se passe en Allemagne actuelle­
s'est établi entre moi et l'Institut Jean-Jacques Rousseau, ment ? Des milliers de gens jetés en prison ! Quatre camps
qui était sous la direction de mes amis A. Ferrière, Pierre de concentration chacun pour trois mille à cinq mille pri­
Bovet et E. Claparède. Je suis bientôt devenu une espèce sonniers ! Avec �uelle brutalité l'on agit ! L'atmosphère
de collaborateur pour eux auquel ils ont même demandé de est insupportable. Est-ce que vous apprenez la vérité ?
les remplacer en cas d'urgence . ... Après quelques années, Les journaux allemands ne sont pas seulement empêchés à
notre cher ami Claparède est décédé (en 1940), Pierre Bovet imprimer la vérité, mais ils sont forcés à mentir; par
est retourné dans sa maison paternelle à Neuchâtel, tandis exemple, des sociétés juives sont obligées par la po ice �
que Ferrière a dû se retirer à cause de sa surdité totale; .
à déclarer que les Juifs vont bien ... On se sent Jete dans
l'on n'avait pas seulement changé le nom de 'l'Institut
ou même avant les temps du Moyen Age... •
Rousseau' en 'Institut des Sciences d'Education', mais
aussi le nouveau directeur de cet institut, Jean Piaget,
Ferrière fait tout pour aider son ami dans ces temps difficiles pour lui
m'est resté tout à fait étranger . ... n (1)
et pour son école; c'est seulement après beaucoup d'efforts et de peine

Quand le parti national-socialiste prend le pouvoir (fin janvier 1933),


l'école de !'Odenwald est sur la "liste noire", bien qu'on veuille gar­
der Geheeb comme directeur d'école, à cause de son renom interna­ 1. Adolphe et Isabelle Ferrière effectuaient, � tre 1920. et 193?, de
_ .
tional, mais à condition qu'il échange tout son personnel administratif nombreux déplacement à l'étranger, dus à 1 act1v1té internationale

et pédagogique en les remplaçant par des membres du parti... Le 19 de Ferrière. La surdité de ce dernier, le régime alimentaire dra­

mars 1933, Paulus écrit à Ferrière : conien qu'il s'imposait, la gêne financière qui l'empêchait d'appoin­
ter un secrétaire obligeaient Isabelle Ferrière à accompagner cons­
tamment son mari. Leur fils unique, Claude, né en 1916, fut élève
de plusieurs écoles nouvel les à la campagne. Il séjourna chez

1. Op. cit. , pp. 56-57. Geheeb de 1931 à 1934.

64 65
qu'il est possible de transférer l'école de ('Odenwald en Suisse, mais
même là il n'est pas facile de trouver un canton qui soit favorable à
l'esprit progressiste de l'école...

Nous ne possédons pas les lettres que Ferrière a écrites à Geheeb, et


nous ne pouvons que nous imaginer ce que celui-ci lui a répondu ...
Mais Ferrière fut préoccupé de ce problème de l'exil de Geheeb et
de ses élèves. 11 a écrit un petit 1 ivre pendant la guerre sur Nos
enfants réfugiés, et un autre sous le titre : Nos enfants - les victimes
L'ERE NOUVELLE
principales de la guerre, paru en allemand, à Paderborn, en 1949, avec
le sous-titre : Une étude psychologique, psycho-thérapeutique et péda­
gogique, ainsi que Nos réfugiés, paru comme tirage à part du "Messa­
ger Social", Genève, en 1943 et 1944; un chapitre y traite de " ('ave­
nir des enfants réfugiés" ... Rémy Gerber
Paul Geheeb n'a laissé aucun ouvrage. Il a écrit seulement quelques
articles concernant son école et ses principes d'éducation. Le seul do­
cument "littéraire" que l'on tienne de lui, c'est le recueil de sa
correspondance. Les très nombreuses lettres à Adolphe Ferrière qui s'y
trouvent reproduites témoignent d'une longue et véritable amitié de
cinquante années ...

Geheeb, né en 1870, est décédé en 1960, peu après son nonantième


anniversaire, tandis que Ferrière a pu fêter encore ses quatre-vingts
ans, le 30 août 1959 : ils se sont "éteints" presque en même temps...
Ils ont vécu tous les deux une vie pleine, une vie remplie d'une oeu­
vre de pensée et d'action, pour une meilleure éducation des enfants de
leurs pays et du monde entier, et l'on peut les penser "sub specie
aetemitatis", selon l'idée de Spinoza, avec laquelle tant Geheeb que
Ferrière sentaient une affinité spirituelle ...

Yehouda Heinz ZEILBERGER

66
67
seignement à l'Institut J.-J. Rousseau. Ses visites régulières dons plu­
sieurs Ecoles nouvelles d'Europe alternent avec de longues périodes de
réflexion et de lectures philosophiques. Durant la première guerre
mondiale, il se retire dans un chalet de montagne aux Pléiades sur
Blonay (VD), situé sur un terrain de trente hectares dont i1 est proprié­
"De 1900 à 1910, j'ai vécu dans la métaphysique. De 1910
à 1920, j'ai vécu dans la psychologie. De 1920 à 1930, la taire. 11 portage son trovai1 d'écrivain avec la participation aux acti­
pédagogie a tenu le haut du pavé. De 1930 à 1940, la socio­ vités de l'Ecole foyer des Pléiades fondée par Robert Nussbaum en 1911,
logie. Et me voici, depuis 1940, jusqu'au cou, jusqu'à ainsi qu'à l'accueil, dans son chalet, d'un groupe d'enfants d'une école
l'âme, jusqu'à l'esprit, plongé dans la philosophie." belge réfugiée en Suisse. le milieu aisé dans lequel il vit ainsi que
Ferrière, A. , Grand Journal, 23.1.1944, tome VIII, p. 1. la rente appréciable qu'il reçoit lui permettent de mener une existence
loin des soucis matériels.

En janvier 1922, Io revue Pour l'ère nouvelle, organe de la ligue in­


1. LE BOULEVERSEMENT
ternationale pour !'Education Nouvelle- L.1.E.N. - fondée en 1921
à Calais, lance un appel au monde pédagogique : "L'Ere nouvelle de Le 1er avril 1918, un premier coup dur le frappe : l'incendie du cha­
l'enfance d'aujourd'hui- voyez, ce serait l'Ere nouvelle pour l'huma­ let des Pléiades et Io destruction de tout son labeur; entre autres :
nité de demain !" "Travaillons pour l'Ere nouvelle. Et ayons confiance!" dix-huit mille fiches de travail- toute la documentation du B.1.E.N.,
Cet appel est signé : Adolphe Ferrière. Il annonce l'amorce d'une ba­ quatre manuscrits d'ouvrages non publiés, une bibliothèque bien garnie,
taille pédagogique controversée qui s'étendra non seulement aux Ecoles son Journal quotidien, une grande partie de ses productions artistiques,
nouvelles - un des mouvements d'institutions privées à l'origine de Io la totalité de ses compositions musicales. Une table rose parei lie aurait
L.l.E.N. - mais également à l'école publique, et qui s'intensifiera pu décourager l'être humain le plus optimiste. Or ce n'est pas le cas
tout au long des années 1920 à 1930. d'A. Ferrière qui, pourtant très affecté et convalescent - il s'est bles­
sé à une jambe en sautant du premier étage pour échopper aux flam­
Mois avant que ne débute ce combat d'idées sur la scène publique et
mes-, puise ses forces dans les dernières réserves et, tout en reconstrui­
la transformation de l'école qui devait en découler, A. Ferrière a
sant son chalet, se remet immédiatement et patiemment à reconstituer
vécu lui-même son ère nouvelle à travers une période marquante de
à l'identique, dans la mesure du possible, les pièces détruites. Mais
sa vie; à l'image des années charnières 1898-1900 développées dans
la malchance n'a pas fini de s'acharner. Un second événement, peut­
-

une contribution précédente et intitulée Naissance d'une vocation-


être moins inattendu mais tout aussi brutal que le premier, ébranle
1918-1921 constitue un tournant décisif de son existence.
cette fois sa situation sociale : en juillet 1919, il apprend, de son
La lecture de ces quatre années-là du Journal quotidien révèle des faits père, que la rente - provenant de placements immobiliers à l'étranger
et une image du personnage restés inconnus jusqu'alors des biographes. - qu'il touchait automatiquement et régulièrement depuis sa jeunesse
est fortement diminuée.
Notre propos ne s'attardera pas à examiner la chronologie détaillée des
événements - travail qui fera l'ob iet d'une prochaine publication- La débâcle de la fortune Ferrière-Faber due à une dévaluation fou­
mois plutôt à présenter les aspects moins connus de la personnalité du droyante de la monnaie autrichienne - qui s'écroule avec Io dynastie
pédagogue de !'Ecole active. et l'empire austro-hongrois - en est la cause principale.

Pour situer le cadre général, rappelons qu'après son retour de chez Difficile réalité à accepter : il ne pouvait plus se contenter de ses
H. Lietz en 1902, A. Ferrière se consacre à ses études à l'Université activités favorites au titre d'occupations désintéressées. A quarante ans
de Genève - Faculté des Lettres et Sciences sociales-, à la présenta­ il fallait travailler pour vivre et nourrir une famille. Pour lui, une
tion de sa thèse de doctorat, soutenue en 1915, et dès 1912 à son en- ère nouvelle commençait.

68 69
"1919 fut une triste année. Au début, nous pouvions encore se, de l'enseignement, avec les praticiens des Ecoles nouvelles, et qui
nous croire, sinon riches, du moins à l'abri du besoin. a l'ambition d'être un éducateur de l'ère nouvelle, l'environnement
Aussi une bonne partie de l'année s'est-elle écoulée à privé de sons qui s'installe petit à petit autour de lui constitue une
chercher une position sociale et à louer ou à vendre notre rude épreuve souvent insupportable. En 1920 il écrit :
maison et nos terres des Pléiades." ( 1)

"Le 10 septembre à Bruges j'ai exposé à Bella ( 1) à la fois


Dès lors il cherche un moyen de rentabiliser ses ressources intellectuel­ le fond de ma souffrance et l'espoir d'harmoniser quand
les et manuelles : écrire, aussi, pour être rémunéré - il négocie ses même ma vie. Le Congrès (2), à Bruxelles, a mis à nu, plus
articles, ouvrages avec une quantité de revues et de maisons d'édition-, que jamais, la déchirure entre mon intense besoin d'activité

enseigner pour recevoir un salaire - il cherche à multiplier ses cours morale, intellectuelle sur le plan social et ma surdité.
Vouloir et ne pas pouvoir, voilà tout le drame intime de
à l'Institut J.-J. Rousseau et pose sa candidature à la chaire de socio­
ma vie.• ( 3)
logie de l'Université de Genève-, cultiver la terre des Pléiades pour
vendre les produits. Il espère aussi le rattachement de l'Institut J.-J.
Pourtant il s'accroche, et c'est avec une pointe d'amertume qu'il note :
Rousseau à l'Université car celui-ci rencontre de sérieux problèmes
financiers. Le bilan de fin 1919 est décevant : •vivre, c'est toute mon ambition. De tout le reste, sauf de
Claude (4), de Bella et de mes parents, je me sens détaché
"Tout a échoué, pour le moment du moins. Il est vrai qu'avec plus que jamais, infiniment." (5)
ma surdité, l'inconstance de ma santé, mes spécialitJs très
peu 'monnayables', par le temps qui court : pédagogie psy­
Cet état de souffrances continues atteindra son paroxysme entre 1920
chologique, pure science universitaire - de la sociologie, .
et 1923.
je ne parle pas - il est d ifficile de trouver un poste qui
convienne.• ( 1)
"Manque d'argent - manque de santé·- manque d'ouïe, et tous
les renoncements que cela comporte. Voilà ce qui hante mes
Cette situation sociale se complique d'un état de santé qui s'aggrave :
heures sombres." (6)

•Evidemment le gros point noir est ma santé. Quoique moins "Quant à mon travail, il se résume en peu de mots : surme­
bas qu'en 1917 et 1918, je suis très loin d'être d'aplomb.• nage d'où maladie; maladie d'où surmenage. A part février,
(1) mi-juin à mi-juillet, et, en quelque mesure octobre, j'ai
été malade, plus ou moins toute l'année." (7)
Il souffre depuis son enfance d'une surdité graduelle qui le contraint à
porter des appareils acoustiques dont la technique est souvent défaillan­ Le bilan est noir; il est surtout le résultat d'un double échec
te. Dès 1910, son état général est atteint et il connait des problèmes - échec des tentatives médicales pour retrouver son ouie; la surdité
gastriques et nerveux, ce qui le plonge dans de longues périodes dépres­ est totale dès 1921,
sives. - échec du dernier essai de pratiquer lui-même son idéal pédagogique.

Le Journal quotidien de l 9l8 et 1919 révèle une situation drcmatique :


nous découvrons un homme diminué, qui est souvent submergé par l'ac­ 1. Il s'agit de son épouse Isabelle Ferrière, collaboratrice de tous les
cumulation des soucis financiers et médicaux. Pour cet homme qui s'est instants; secrétaire, traductrice, écrivain, organisatrice; elle a
entouré de multiples contacts dans les milieux intellectuels, de la pres- secondé A. Ferrière dans toutes ses activités.

2. Congrès des Associations internationales de la Sociétê des Nations,


tenu du 7 au 20 septembre 1920 à l'Université internationale de
1. Journal guotidien, bilan de l'année 1919.
Bruxelles.

70 71
le Projet d'Ecole nouvelle qu'il avait lancé en 1909, et qui devait se Les échecs, la maladie, les soucis d'argent auraient pu décourager
réaliser à Bendes près de St-légier (VD), avait échoué en 1910. Dès· mille fois cet homme. Pourtant il n'a jamais renoncé à son idéal
1914 il avait collaboré avec R. Nussbaum aux activités de l'Ecole pédagogique et il continue malgré tout à chercher de nouvelles issues.
Foyer des Pléiades en effectuant sporadiquement des remplacements et Nous découvrons dans ces textes un A. Ferrière bouleversé, émouvant
en accueillant des élèves dans son chalet. En 1919 la situation se et courageux. Il mobilise à chaque fois ses dernières ressources physi­
dégrade entre les deux protagonistes et la collaboration devient impos­ ques et mentales pour tenir le coup aux moments décisifs : il co1Ùinue
sible. A. Ferrière entreprend alors de proposer ses services à Lydie à donner quelques heures de cours à l'Institut J.-J. Rousseau - la
Haemmerlin, directrice d'une Ecole nouvelle qu'elle avait fondée en méthode de l'exposé lui permet de dépasser sa surdité -, il est bien
191 l à Villeneuve (VD) et qui était installée à ce moment-là à présent au Congrès de la L.1.E.N. à Calais en 1921, il donne un
Chexbres (VD) (cf. Hameline, 1981; cf. supra, p. 21). Cette nouvelle cycle de conférences à Bruxelles et à Paris, il préside le 3e Congrès
tentative de pratiquer ses conceptions pédagogiques, proclamées et d'Educotion morale à Genève en 1922. A choque fois ces moments de
défendues partout où i1 prend la parole ou la plume, dans un projet répit lui coûtent des semaines, voire des mois de maladie, de dépres­
dont il est partie prenante, est doublée d'une préoccupation urgente sion pendant lesquels il reste le plus souvent alité. Ses projets sont
liée à ses difficultés financières : celle de trouver un emploi rémunéré. compromis, i1 le constate amèrement non sans déceler en même temps
une petite lueur de force intérieure :
Aidé d'Elisabeth Huguenin, une amie qui a visité et enseigné dans plu­
sieurs Ecoles nouvelles d'Europe, i1 négocie ses desseins avec L. Haem­ "Quand je dis que ma vie, jusqu'ici, a été faite de priva­
merlin au cours de longues et difficiles tractations. Il hésite à plusieurs tions - celles dues à la surdité, celles dues au manque
reprises d'accepter une association, doutant de ses possibilités réelles d'argent - je ne me plains pas pour moi : je me plains au
d'assumer régulièrement un enseignement avec des enfants. Toutefois, nom de l'oeuvre que je voudrais accomplir, que je pourrais

le 5 iuillet 1920 un accord est conclu entre les trois pédagogues et accomplir et que je n'arrive pas à accomplir." (1)
ils acquièrent Io propriété de Lo Pelouse à Chiètres près de Bex (VD).
En août de la même année, A. Ferrière quitte son chalet et s'installe 2. L'ESPOIR
à Lo Pelouse. L'Ecole nouvelle s'ouvre en septembre avec trois adul­ L'issue qu'il trouvera à cette situation, ressentie souvent comme déses­
tes et sept fi 11 ettes. pérée, s'articulera dans deux directions
Très vite A. Ferrière se rend compte qu'il ne peut plus assumer une - d'abord chercher un travail rémunéré dans le domaine de ses acti­
telle tâche : il ne sera pas le praticien de l'école active. C'est la vités pédagogiques,
confirmation de son pressentiment et en été 1921 il renonce et quitte - puis acquérir une notoriété publique malgré le silence forcé qui
Lo Pelouse. l'entoure.
C'est ainsi qu'il multiplie les articles qu'il négocie avec une dizaine
suite des notes de la page précédente de revues diverses, i 1 publie ses ouvrages, i 1 expose ses idées dans
des tournées de conférences, il participe à la plupart des congrès pé­
3. Journal quotidien, note de septembre 1920. dagogiques, il collabore à la fondation d'Ecoles nouvelles et se bot
4. Claude Ferrière, son seul enfant, né le 15 août 1916. pour la mise sur pied d'organismes internationaux sur le modèle de son
B.l.E.N. En 1924, l'optimisme renait :
5. Ibidem, bilan de l'année 1919.
6. Ibidem, 11 novembre 1922.
7. Ibidem, bilan de l'année 1923. l. Journal quotidien, bilan de l'année 1924.

72 73
"Pourquoi rnes efforts incessants, depuis août 192:>, pour qui lui permet de surmonter le drame de son ère nouvelle :
mettre sur pied le Bureau international d ' Edu ca ti on â
l'Institut J. -J. Rousseau n'aboutiraient-ils pas un jour "Tout me pousse vers le détachement, la sérénité, un certain
quelque résultat ? A cet égard. 1924 a aussi apporté un 'il ne faut pas s'en faire' qui est peut-être le 'mal du
atout dans mon jeu : /'Ecole internationale. Comme ::ham;: siècle', mais qui est aussi contraire que possible à ma na­
d'essai pédagogique, elle n'est rien pour moi, mais elle ture héréditaire et à mon tempérament de 'bilieux intensif'."
a fait connaître mon nom urbi et orbi Cela peut se retrou­ ( 1)
ver." f 1J
Bien qu'il puisse, dès lors, assumer moins péniblement ses activités, le
Pour obtenir les premiers succès publics qui lui permettent ainsi de conflit principal entre son besoin vital de notoriété et le détachement
subvenir aux besoins d-'ün train de vie restreint, il n'a pas dû enfoncer du monde qu'i 1 vit effectivement subsiste toujours :
toutes les portes. Les visites des Ecoles nouvelles - la première datant
de 1899 -, les relations familiales du côté de son père - vice-président nLa corvée gagne-pain, c'est, le mot l'indique, le pain
de la Croix-Rouge -, son travail à l'Institut J.-J. Rousseau, lui avaient quotidien de beaucoup de gens : je l'admettrais pour moi.
Mais se tuer de travail par pure philanthropie c'est un
donné l'occasion d'entretenir de précieux contacts. Il connaissait per­
métier, dont, après trente ans, je suis un peu las. Je suis
sonnellement plusieurs éditeurs et directeurs de revues, notamment
dans une phase de détachement - tantôt détachement par las­
G. Bertier et C. Cellerier de l'Education, A. Chessex de !'Educateur
situde, avec regret de tout ce à quoi j'ai dû renoncer dans
de Lausanne, J. Debrit de l'A. B.C., H. Oltramare de la Semaine ma vie - tantôt détachement réel, sans regret, avec senti­
religieuse, !'Essor qu'il dirigeait dès 1918, P. Bovet, aux éditions ment que ce à quoi je renonce ne vaut pas l'effort de cher­
Delachaux et Niestlé, des personnalités comme E. Claparède, N. Rou­ cher à le conserver. Mais c'est alors vers l'avenir,· vers
bakine, P. Cérésole, A. Appia, K. de Meyenburg, P. Otlet, Romain le grand vide, que se tourne l'inquiétude." (2)

Rolland, sans compter une foule de praticiens de l'éducation nouvelle.


En utilisant ces nombreuses relations, il y pu ainsi, à partir de 1919, De 1928 à 1931, il voyage dans les pays d'Europe de l'Est, en Turquie,
se faire connaître du public et asseoir petit à petit, pour une dizaine en Amérique du Sud, où partout il annonce l'Ere nouvelle. Cet appel
d'années, la position sociale qu' i 1 recherchait. s'inscrit dans l'espérance idéaliste de la Société des Nations qui veut
réconcilier les camps ennemis par la concertation entre les gouverne­
Puisqu'il n'entend plus ses interlocuteurs, alors il s'entretient avec eux
ments. Espérance qui avait trouvé son origine au lendemain de la
par correspondance, et dès 1922 il reçoit et écrit en moyenne dix à
Grande Guerre et qui devait répondre au cri de "Plus jamais ça !"
quinze lettres par jour. Une correspondance professionnelle qu'il main­
lancé par les populations traumatisées.
tiendra jusque dans les dernières années de sa vie. Le Journal quoti­
dien mentionne fréquemment · "Rocher de Sisyphe de la correspondance", Pourtant la montée, dès 1925, des régimes fascistes en Europe hypothè­
"J'ai écrit 88 lettres en cinq jours", "Souvent seize heures par jour de que de plus en plus les efforts entrepris et jette un doute sérieux -
correspondance", etc. par la fermeture forcée de plusieurs Ecoles nouvelles en Allemagne
(dont celle de Paulus Geheeb; cf. Zeilberger, 1981; cf. supra p. 60)
En 1923, i 1 reçoit et 1 it une septantaine de périodiques différents
et en Italie, notamment - quant à l'influence réelle possible que
·­

jusqu'à 110 en 1930 , afin de constituer des dossiers et de les utiliser


possède un mouvement pédagogique sur le contexte social.
··

dans ses publications. Les premiers succès stimulent en lui une force

1. Journal quotidien, bilan de l'année 1924.


1. Journal quotidien, bilan de l'année 1924.
2. Ibidem, bilan de l'année 1927.
La seconde guerre mondiale assène un coup terrible à I' Education nou­
velle et Adolphe Ferrière en est profondément affecté. Pourtant les
événements tragiques n'altèrent pas sa conviction que "ce bouillonne­
ment d'initiatives nouvelles qui se fait jour dans tous les pays victimes
du grand conflit constitue l'unique espoir de voir s'édifier une Europe
nouvelle." (1948)

Rémy GERBER

LA PEDAGOGIE DU "COMMUNISME DE GUERRE"


ET "L'ECOLE DE GENEVE"

OUVRAGES CITES

Ouvrages d'A. FERRIERE Claude et Nicole Thollon-Pommerol

Projet d'Ecole nouvelle, Saint-Blaise, Foyer Solidariste, 1909.

Pour l'Ere nouvelle, Pour l'Ere nouvelle, 1922, .!, 2-4.

L'Ecole active à travers l'Europe, Lille, Victor Michon, 1948.

Jaumal quotidien 1918-1960, Fonds A. Ferrière.

76 77
instaurée n'ont eu que peu d'effets réels. Cependant les débats péda­
gogiques de cette époque, par leur caractère fondamental de tentative
de rupture radicale, comportent des enseignements qu'i 1 convient d'exa­
miner. Nous dégagerons donc les lignes de force du mouvement péda­
gogique de la jeune république soviétique en montrant ses aspects à la
1. INTRODUCTION
fois contradictoires et audacieux, de même que les influences qui se
sont exercées sur lui ou celles qui, en son sein, ont convergé à la
"C'était au temps où la Russie impériale se battait aux création de l'Ecole Unique du Travail.
côtés des alliés, lançait ses troupes dans la Prusse
orientale et foulait aux pieds sans merci les terres de 11. LE CADRE ADMINISTRATIF, LEGAL ET REGLEMENTAIRE DE
la Pologne. Je reçus un jour la visite d'un socialiste L'ECOLE UNIQUE DU TRAVAIL
russe exilé de son pays... Mon interlocuteur venait s'in­
former du Bureau International des Ecoles Nouvelles, de
1. Repères chronologiques
ses documents, de ses publications. Il écouta mon exposé,
il aiguilla habilement la conversation vers les applica­ La mise en place de nouvelles institutions scolaires peut être su1v1e à
partir des différentes étapes marquées par les dates suivantes :
tions qui (sic) permettaient les expériences de ces écoles
privées aux écoles publiques" (A. Ferrière, 1919, 257;
cf. 1948, 128 sq). 11 novembre 1917 : Lounatcharski nommé Commissaire du Peuple.
22 novembre 1917 : Création du "Commissariat du Peuple à !'Education"
Cette rencontre entre Adolphe Ferrière et Anatoli Lounatcharski, qui (NARKOMPROS).
sera Commissaire du peuple à !'Education dès le 11 novembre 1917,
Janvier 1918: Organisation du NARKOMPROS en dix-sept sous-sections,
ainsi que la correspondance que Ferrière échangea avec Nadeja
sous Io direction de Lounatcharski, Kroupskaio et Pokrovski.
Kroupskaia, la femme de Lénine, pendant son exil à Genève (cf.
2 février 1918 : Décret de séparation de l'Eglise et de l'Ecole.
Ferrière, 1948, 132) constituent le point de départ de l'interrogation
27 février 1918 : Ordonnance sur le recrutement du personnel des
que nous examinons dans cet article : Y a-t-il eu une influence de
services pédagogiques et pédago-odministrotifs.
l'école pédagogique de Genève sur la pédagogie des révolutionnaires
Mors 1918 : Tronsfert du NARKOMPROS de Petrograd à Moscou.
de 1917, et quelle serait alors cette influence ?
27 mai 1918 : Discours de Lepechinski devant la Commission d'Etat
Ferrière a cru reconnailre dans la législation scolaire du jeune gouver­ pour I'Education.
nement soviétique des phrases entières de ses 1 ivres (Ferrière, ibid.) 31 moi 1918 : Ordonnance du NARKOMPROS supprimant les notes.
bien que selon lui elles soient restées lettre morte, "sauf dans quelques 26 juin 1918 : Ordonnance du NARKOtv\PROS sur l'organisation de
bonnes écoles expérimentales". Cependant il convient d'élargir quel­ l'éducation populaire en République de Russie.
que peu cette question à celle de l'influence de l'éducation nouvelle Août-septembre 1918: Premier Congrès de Russie sur !'Instruction pu­
ouest-européenne lors de ce qu'on a appelé la période du communis­ blique.
me de guerre (1917- 192 l). 16 octobre 1918 : Promulgation du Statut-Règlement de !'Ecole Unique
du Travail.
Nous n'examinerons pas ici Io situation de fait de l'école soviétique
affrontée à des difficultés d'organisation et de fonctionnement quoti­
dien dans un pays en guerre civile et tentant de reconstruire un sys­
tème scolaire alors que presque tout faisait défaut, depuis Io nourriture
jusqu'au papier. La situation sociale, économique et politique du pays
a fait que sur bien des points les lignes directrices de Io pédagogie

79
78
2. Le décret du 16 octobre 1918 et le Programme de l'Ecole socialement utile, et non comme un substitut de travai 1 productif à
Unigue du Travail usage d'enfants. C'est d'abord pour assurer la liaison entre l'école et
la production qu'est instauré le travail des élèves, et secondairement
a) Les 1 ig n e s de f o rce du d écret comme moyen pédagogique.
Rédigé par Lounatcharski, ce décret termine une longue période d'étu­ On notera cependant qu'aucun article n'organise réglementairement
des effectuées par la sous-direction à l'Ecole Unique du Travail, créée les moyens de cette liaison, alors que l'article 25 fait obligation de
en mai 1918, et dirigée par Pozner (cf. Dekrety sovetskolvlasti, l'annexion à toute école d'une parcelle de terrain inculte.
Moscou, 1964, ;l, 374 sq; on trouvera une traduction française du
Règlement in : Lindenberg, 1972, 301-308). 11 comprend cinq parties Ce premier aspect - l'enseignement polytechnique - doit être lié au
second concernant l'auto-organisation de ('Ecale Unique du Travail,
- Dispositions générales sur I' Ecole Unique du Travai 1 . organisée par le Titre IV, articles 26 à 32, qui pourraient être cités
- Principes du travail scolaire. en entier et dont le principal est :
- Dispositions et établissement des programmes scolaires.
- Principes de base de l'auto-organisation de l'Ecole Unique du Article 27
Travai 1 (1). "L'organe responsable de l'auto-organisation de l'école
- Mesures pour la mise en place du plan de réformes scolaires. est le conseil d'école. Il se compose a) de tous les tra­
vailleurs scolaires, b) de représentants de la population
L'article 2 organise l'école unique en deux degrés : "un premier degré active du district scolaire en proportion du quart des tra­
pour les enfants de 8 à 1 3 ans (le cycle de cinq ans) et un second vailleurs scolaires, c) d'élèves des groupes d'âge les plus
degré pour les enfants de 13 à 17 ans (le cycle de quatre ans)" aux­ avancés (à partir de 12 ans) à proportion égale de b,
d) d'un représentant de la Section pour la formation du
quels sera annexé un jardin d'enfant pour les enfants de 6 à 8 ans,
peuple."
chaque classe devant comporter un maximum de vingt-cinq élèves
(art. 10). L'article 12 avec ses deux observations complémentaires
Si l'on ajoute aux articles de ce titre IV le caractère non obligatoire
précise la place du travail dans la vie scolaire, "le travail productif
du programme, i 1 convient de sou 1 igner l'importante autonomie dont
socialement nécessaire", "organiquement lié à l'enseignement", et
pouvaient disposer les communautés scolaires. Cette autonomie ne
devant éduquer "les futurs citoyens de la république socialiste".
correspondait pas seulement à l'impossibilité de fait d'un contrôle
Article 13 centralisé, mais à une option politique découlant de la place et du
nL'enseignement dans chacun des deux degrés de l'Ecole du rôle assigné aux soviets.
Travail a un caractère de formation générale et de forma­
tion polytechnique, cependant qu'une place importante est b) Les 1 i g n e s d e fa r c e d u P r o g r am m e de I' E c o l e
assignée à l'éducation physique et artistique.n Unique du Travail

Ces deux articles définissent le caractère d'école du travai 1 de l'école Les "Matériaux éducatifs à l'Ecole du Travail", publiés en 1919, ont
soviétique, en particulier son aspect polytechnique, par opposition à un été élaborés dans l'hiver 1918-19 par l'équipe des pédagogues de
enseignement de type pré-professionnel. Moscou et constituent le complément du Règlement de l'Ecole Unique
du Travai 1 (cf. Materialy obrazovatel 'noj raboty v trudovoy skole,
On y remarquera l'insistance apportée à définir le travail comme
1919. Les citations de ce paragraphe sont tirées de ce Manuel).
L'ouvrage comporte en introduction huit thèses qui en orientent l'en-
1. On a préféré ici le terme auto-organisation à celui d'autogestion
employé par Lindenberg pour traduire samooupravfenié.

80 81
dans les laboratoires, aquariums, vivariums, terrariums et
semble et qu'il convient de rapporter ici (1).
autres, occupe la seconde place. Elle est employée pour une
étude ultérieure ou plus détaillée des faits observés. A
nt) Les finalités du travail, qui peuvent s'inclure dans
partir d'observations incessantes et jusqu'à des conclusions
les travaux ayant lieu à l'école et dans ses dépendances
et généralisations empiriques et élémentaires, telles sont
(travaux de l'exploitation agricole, travaux artistiques)
aussi bien que dans le travail avec la communauté (aide les méthodes d'instruction de la direction générale.
aux travaux des champs de la communauté en période de poin­ 6) Le monde environnant, en particulier le monde des plan­
te, travaux géodésiques, etc.) doivent être au centre des tes et des animaux, est représenté dans l'art et la litté­
préoccupations de l'école. rature. Le rôle des arts, peinture, chant, modelage, etc.,
Au premier cycle le travail prend le caractère d'un jeu. et en particulier celui de la littérature dans les occupa­
tions d'observation générale, en découle naturellement. Il
2) Le travail éducatif de l'école se concentre autour des
convient d'apprendre aux enfants à décrire leurs observa­
occupations de travail.
Les travaux de l'exploitation agricole sont à la base de tions, à modeler la terre et à peindre de mémoire et d'après

l'étude de la vie organique (règne animal et végétal), nature des objets vivants. Il est recommandé de construire
un musée scolaire de connaissance de la nature dans lequel
les travaux artistiques à la base de l'étude du règne
minéral. on rassemble les herbiers, les collections, les cartes pos­
tales, les diagrammes et les graphiques illustrant l'indus­
3) La finalité du travail éducatif est de donner aux éco­ trie locale, le rendement ou la fertilité des sols, celui
liers les connaissances qui sont indispensables et utiles de l'irrigation, etc., les travaux artistiques des enfants
pour l'accomplissement des exercices de travail, d'appren­ -modelage, dessins, oeuvres indépendantes pour lesquelles
dre à connaitre le travail de l'humanité hier et aujour­ les exercices de connaissance de la nature ont servi' de
d'hui, de répondre aux interrogations naturelles, à l'in­ base.
telligence des enfants, sollicités par les faits auxquels
ils se heurtent pendant le travail et dans la nature envi­ 7) La curiosité en éveil des élèves doit trouver satisfac­
ronnante. tion par la lecture d'oeuvres de vulgarisation scientifique
et par les travaux indépendants.
4) Le règne animal et végétal, et le règne minéral, s'ap­
prennent ensemble au moment des travaux des champs, au jar­ 8) Le programme proposé ne présente pas un modèle qui doit
din, au potager (vie des plantes et des animaux, sol, être introduit à l'école, mais sert de démonstration des
affaissement, climat ou autre) et au moment des excursions questions pouvant surgir pendant les travaux et les obser­
en forêt, dans les champs, dans les fermes, les fabriques vations des élèves.
et les usines les plus proches (connaissance des paysages Le programme d'apparaît en aucune manière obligatoire."
variés, des éléments du relief, de l'industrie locale, et
ainsi de suite). Ainsi le programme général inclut des Ces huit thèses, ainsi que le programme complet du premier cycle,
éléments de botanique, d'anatomie, de morphologie et de orientent les enseignants dans la mise en application des principes
physiologie, de physique et de chimie, de géographie et de l'Ecole Unique du Travail.
d'astronomie.
Une première remarque à partir de ces thèses permet de relever l'ap­
5) Le travail et le contrôle des faits de la vie environ­
parition dans la thèse 4 des formes industrielles de travail dont l'ab­
nante des élèves tiennent la première place dans le travail
des élèves. L'étude des faits dans les milieux artificiels, sence avait été relevée dans les principes généraux. Il faut cependant
souligner la faible place qui leur est accordée dans Io mesure où il
n'est question que de visites pouvant donner lieu à des travaux sco­
1. Les traduction des textes russes cités sont dues à Mme Nicole laires futurs. La "connaissance de l'industrie locale" est ici trà1 dif­
Thol Ion-Pomme roi. férente, et très en deçà, de ce que réclamaient certains p6dagogues

82 83
soviétiques, à savoir une participation active des enfants au travail contes. L'élément d'imitation familiarise l'enfant avec
industrie 1 . les différents stades du travail de l'homme, les mouvements
symbolisant les différentes étapes du travail développant
En ce qui concerne l'orientation didactique proposée aux enseignants, les habitudes de travail de l'enfant. Les chansons de meu­
on relèvera l'importance de la démarche partant des observations de niers, moissonneur, les chants des filandières, batteurs,
situations réelles ou de la participation des élèves à ces situations les chants de plantation des jardins potagers, ou ceux ac­

pour conduire à une fonnalisation ov à la mise en place de dispositifs compagnant l'irrigation, peuvent fournir un matériel riche
pour la découverte par l'enfant de l'histoire du travail
artificiels d'étude ou de vérification expérimentale.
agricole par le jeu.n
L'orientation générale des études, d'apparence très naturaliste, se con­
finne à l'examen du programme lui-même. On relève tout d'abord sa On voit donc se dessiner ici les principes directeurs de l'enseignement
structure d'exposition calquée sur les saisons qui rythment à la fois les polytechnique pour les enfants de 8-10 ans. La connaissance du mon­
travaux agricoles des enfants et leur travai 1 scolaire : de du travail est à la fois ludique et symbolique, basée sur des appren­
tissages par imitation répondant aux tendances "naturelles", c'est-à­
•Au printemps et en été, la vie scolaire se passe en plein dire "primitives" et "proches de la nature" des enfants.
air et toutes les observations et les travaux sont concen­
trés dans la cour de l'école, au jardin, au potager, dans
c) L' Eco 1 e Un i que du Tr a v a i 1 , c om prom is pro vis oir e
la forêt et au camp. C'est ici que l'on rassemble le maté­
riel du règne naturel pour les travaux et observations Les aspects problématiques ou contradictoires des textes régissant
d'automne et d'hiver, pour les aquariums, vivariums, terra­
!'Ecole Unique du Travail en 1918-19 se comprennent lorsqu'on les
riums, etc.H
examine comme étant le résultat provisoire d'un certain nombre de né­
gociations entre les différentes orientations des différents groupes de
Cette structure d'exposition explique également que dans ce texte dé­
pédagogues soviétiques. l ls sont en effet le résultat du rapport de for­
tailié sur !'étude de ! 'ensemble des phénomènes naturels ne figure
ce existant à l'intérieur de NARKOMPROS lui-même dans ses diffé­
aucune explication ou mention concernant les phénomènes sociaux.
rentes sous-sections, comme à l'intérieur du corps pédagogique dans
Cependant, l'explication première de cette absence tient à la concep­ son ensemble, entre les tenants de différentes lignes politiques et péda­
tion sous-jacente de l'enfant et de ses "besoins naturels" à cet âge, gogiques. Ils sont également l'effet d'une période où les débats n'a­
conception ainsi fonnulée : vaient pas encore figé les décisions ou orientations prises en dognes
marxistes-léninistes.
HA cet âge l'enfant a une tendance à donner vie et esprit
aux événements naturels. Chaque plante, chaque animal, cha­ Si l'on peut, en effet, à partir des années 1930, parler d'une théorie
que fait a sa propre individualité. C'est pourquoi le but marxiste-léniniste de l'éducation, celle-ci n'existait pas dans les pre­
de l'étude au premier cycle est de faire en sorte que mières années de la révolution, comme le notera par exemple Pinkevic
chaque arbre, herbe, insecte et oiseau soit proche et com­ (1927) ou Pistrak (1928). Nous sommes ici en présence d'une "pédago­
pris de l'enfant ... Pour ce cycle il n'y a pas de différen­
gie révolutionnaire" dont il convient de cherches les fondements dans
ce entre jeu et travail.H
les différentes sources d'inspiration des pédagogues de l'époque.
"Le conte populaire, par sa spontanéité si proche de la
nature d'un côté et de l'âme enfantine de 1 'autre, doit en
quelque sorte illustrer et élargir les observations des
enfants.•

HDans les comptines, les rondes et jeux chantés, le monde


vivant est représenté tout aussi richement que dans les

84
85
Ill. LES DEBATS PEDAGOGIQUES DES PREMIERES ANNEES DE LA que. Ils se termineront par l'abandon de la ligne du Proletkult, quali­
REVOLUTION, LES FORCES EN PRESENCE, LEURS "RACINES" fiée d'invention intellectuelle petite-bourgeoise.
PEDAGOGIQUES ET POLITIQUES On connaît la phrase de Lénine au début de l'année 1918 qui résume
en une formule mathématique les emprunts à faire à l'étranger : "Il
l. Les affrontements politiques et culturels sous-jacents faut prendre à deux mains ce qu'il y a de bon à l'étranger : le pou­
voir des Soviets + l'organisation des chemins de fer prussiens + la
a) La prise du pouvoir p o 1 i t i qu e par 1 es
technique et l'organisation industrielle américaine + l'éducation popu­
bolcheviks
laire américaine + etc. = '2: = Socialisme."
Si l'année 1917 a marqué Io prise du pouvoir par les forces révolu­
tionnaires, les luttes politiques à l'intérieur de celles-ci n'en ont pas 2. Les différents groupes idéologico-politigues dans le champ
pour autant été terminées. On notera en particulier pour l'année 1918 de l'éducation
Io rupture effectuée par les bolcheviks avec les Socialistes Révolution­ L'ensemble des débats et l'évolution de la situation post-révolu­
naires de Gauche, qui entraînera l'écrasement de ces derniers à tionnaire constituent une réalité mouvante dans laquelle if est difficile,
Moscou en juillet. On relèvera également qu'à l'intérieur même du et d'une certaine manière artificiel, de tracer des lignes claires et
Parti existent au moins deux oppositions à la ligne soutenue par fixes entre les différents groupes et les différentes influences pédagogi­
Lénine : l'opposition de Zinoviev et Kamenev et celle de Boukharine. ques. Néanmoins pour éclaircir cette complexité on peut définir quatre
On notera enfin Io bolchévisotion des soviets qui doit permettre de les pôles d'idées pédagogiques auxquels rattacher les acteurs de l'école
reprendre en main (été-automne 1918). soviétique.
A cette lutte politique correspond sur le plan scolaire celle entreprise
contre !'"Association des Professeurs de !'Enseignement Secondaire", a) Le s p éd a g o g ue s " p o s t - t o 1 s t o ïe n s " ou
inspirée par l'idéologie des KD (constitutionnels démocrates) et celle " s o c i a u x - i d é a l i s t e s"
contre le "Syndicat des Instituteurs" dirigé par des Mencheviks et des A cette première tendance se rattachent :
Sociaux-révolutionnaires. - Gorbunov-Posadov (1864-1940), Directeur de la revue Svobodnoe
vospitanie (!'Education libre).
b) Le débat sur 1a " cu 1 tu re pro 1 ét a r ienne" - lordanski (1863-1941).
- Sinicki.
Au plan culturel, les premiers mois du pouvoir révolutionnaire sont agi­
- Kapterev.
tés par le débat sur la culture. Le proletkult est le théâtre d'affronte­
- Chatski (1878- 1934).
ments entre les tenants d'une culture prolétarienne radicalement nou­
velle dont les masses favoriseraient et dirigeraient l'éclosion et ceux Les ouvrages de N. N. lordanski (Théorie et pratique de l'éducation
qui soutiennent la nécessité d'une appropriation par le prolétariat de sociale, 1921) et de L. D. Sinicki (L'école du travail, 1922) tracent
l'héritage culturel "bourgeois" réintroduit dons la dimension révolution­ les grandes lignes de cette orientation qui s'appuie au niveau social
naire. et économique sur le modèle de la communauté rurale, dans laquelle
les valeurs de solidarité et de coopération sont prépondérantes. L'édu­
Ces débats atteindront un point culminant lors de la Conférence Panrusse
cation qui lui correspond n'est donc pas une éducation de lutte de
de Io Culture Prolétarienne (septembre 1918).
classes mais une éducation de dépassement des classes. Elle dévelop­
Ils tournent, sur le plan pédagogique, autour des emprunts à faire, ou pera donc à la fois la solidarité dans le peuple des travailleurs et
non, aux "pédagogues avancés" de l'Europe de l'Ouest et de l'Améri- la personnalité individuelle qui ne doit pas être sacrifiée à l'intérêt

86 87
collectif. Ces pédagogues du groupe de Petrograd avaient forgé leurs idées péda­
gogiques avant la révolution, et pour certains avant même la connais­
Dons les "écoles de Io vie", les "écoles du travail", les "communautés
sance du marxisme dans lequel ils intégrèrent les orientations éducati­
scolaires" ou les "coopératives scolaires laborieuses", ainsi qu'ils dénom­
ves qui étaient les leurs. Leur inspiration est donc double : d'une part
ment indifféremment Io nouvelle école correspondant à leurs vœux,
la pensée marxiste, d'autre part les idées pédagogiques "avancées".
l'activité de l'enfant restera le fondement de son développement total
et harmonieux, ainsi que le soutient "l'éducotion libre" tolstoîenne. Ainsi par exemple, Kroupskaia avait-elle avant son exil forcé colla­
boré à la revue de Gorbunov-Posadov dont elle soutenait les idées
Les pédagogues de cette orientation seront nombreux à quitter Io Russie,
pédagogiques novatrices sans pour autant approuver les positions poli­
et ceux qui resteront s'opposeront, au nom de leur participation à la
tiques. C'est par ce canal qu'elle découvrit et étudia la pédagogie
rénovation pédagogique qu'ils avaient entreprise dès les années 1905, ouest-européenne.
à Io politique scolaire du NAKROMPROS en 1918.
De même Blonski, dont l'ouvrage "L'école du travail" fut remorqué par
Beaucoup d'entre eux collaboreront plus tard avec le NAKROMPROS,
Lénine, était avant 1917 un adepte fervent des idées pédagogiques de
et plus particulièrement après
1921 lorsque la pédagogie subira les Dewey, et le restera par la suite. L'orientation éducative de ce grou­
contrecoups de la NEP. Ainsi lordanski sera appelé en 1921 à Io di­
pe, en accord avec leurs positions culturelles et politiques, trace une
rection de l'administration centrale pour l'éducation sociale où il
école socialiste polytechnique reprenant aux méthodes "nouvelles" cer­
restera jusqu'en 1922. tains de leurs aspects pour les introduire dans une perspective socialiste.
Cette collaboration n'est qu'en apparence paradoxale dans la mesure
"Le plus important, ce par quoi l'école socialiste doit se
où leur opposition de 1918 ou NARKOMPROS n'était pas d'ordre péda­
différencier, est que, pour elle, le seul but est le déve­
gogique mais d'ordre politique. Un certain nombre effectueront d'ail­ loppement le plus large, le plus complet possible des
leurs une importante évolution, tel Chatski qui demandera en 1926 son élèves", écrit Kroupskaia en 1918.
adhésion ou PCUS dans lequel il sera admis en 1928, et qui en 1919
"L'école ne doit pas opprimer l'individualité de l'enfant,
acceptera ce qu'il avait refusé en 1917 : un poste de responsabilité
mais au contraire aider sa formation. L'école socialiste
au NARKOMPROS.
est une école de liberté dans laquelle le dressage, le drill,
le servage n'ont aucune place. Mais en même temps que l'éco­
b) Des pédagog ues "occ ide nt a 1 i s te s- mar xi s t e s " le aide au développement de l'individualité, elle doit pré­
ou " s o c i a l i s t e s - m a r x i s t e s" parer les élèves à ce que ces individualités puissent s'ex­
primer dans le travail socialement utile. C'est pourquoi
L'orientation pédagogique et politique de ce groupe est donnée par la seconde particularité de l'école socialiste réside dans
le groupe des pédagogues de Petrograd dont s'entourera Lounotcharski un large développement du travail productif des enfants."
ou début du NARKOMPROS. Lounotcharski lui-même, ainsi que (Cf. Kroupskaia, 1957, ]_, 14.)
Kroupskoio, peuvent être classés dons ce groupe où ils occupent cepen­
dant une place à port. Lo place du travail dont parle ici Kroupskaia la situe quelque peu dif­
- Lounotcharski (1875-1933). féremment des autres membres de ce groupe qui accordaient quant à
- Kroupskaia {1869-1939). eux une importance plus grande aux activités traditionnelles scolaires,
- Pinkevic {1884-1939). même si les apprentissages devaient s'y dérouler de manière active.
- Menjiskaio (1876-1933). Le travail des élèves apparaissait pour eux comme un élément permet­
- Lebedev-Polianski (1881-1948) tant de différencier leur acception de l'école du travail du type de
- Bonc-Brueric (1873-1955). celle de Kerschensteiner, "réformiste-bourgeoise" aussi bien que celle
- Blonski {1884-1941). "petite-bourgeoise" des post-tolstoïens, comme d'un enseignement pré-

88 89
professionnel ou des "écoles de fabrique". Ainsi également pour Pol janski qui dresse en 1918 un projet pour un
village scolaire qui doit remplacer l'école. Il ne s'agit pas en effet
C'est pour l'essentiel la conception de ce groupe qui oriente les tra­
dans cette perspective de réformer l'école, mais de construire une vie
vaux définissant l'Ecole Unique du Travail même si les pédagogues de
communautaire pour l'enfant dans un village d'enfants à la périphérie
Moscou eurent un moment une influence prépondérante.
des villes. Cette substitution d'une éducation en institution à celle
exercée par la famille correspondait non seulement à un besoin réel du
c) Les pédagogues "ma r x i s t e s - b o l c h é v i q u e s"
moment, ainsi que le pensaient également les pédagogues post-tolstoïens,
Cette orientation est représentée par le groupe des "pédagogues de mais aussi à la conception idéologique partagée par ce groupe.
Moscou", assez proche du précédent sur certains points, mais néan­
moins plus radical quant à place du travail productif socialement d) Le s "anarcho-communistes"
utile à l'école. Si pour eux l'école soviétéque doit être une école
Cette tendance pédagogique est surtout représentée par les membres
polytechnique socialiste, elle ne le sera que par une étroite liaison
du Commissariat à l'instruction publique de l'Ukraine qui seront traités
entre le travai 1 éducatif, le travai 1 productif et le travai 1 politique.
d' "anarcho-communistes" dès 1918.
L'enseignant n'est pas d'abord un pédagogue connaissant son métier,
mais un militant dévoué à la cause révolutionnaire, modèle dont Parmi ceux-ci, deux figures marquantes :
plusieurs constituent l'archétype. - Grinko (1890-1938).
- Lepech insk i
(1868-1944). - Poljanski - Pjappo (1880-1958).
- Pozner (1877-1957). - Pi strak (1880-1940).
Dans la suite du Proletkult et du débat pour la promotion d'une cul­
- Potemkin (1878-1946). - Choulgine (1894-1965).
ture prolétarienne, ils revendiquent la mise en place d'une pédagogie
- Sapiro (1887-1957).
prolétarienne qui ne devra rien aux pédagogies de l'ancien régime ou
L'orientation de ce groupe, par rapport au groupe précédent, sera des pays occidentaux. La question de l'école doit, selon eux, partir
caractérisée ainsi par Sosnovskaia en 1963 d'une "table rase" et se construire sur une "ligne de masse" révolu­
tionnaire.
"Les auteurs du projet de Moscou, Lepechinski, Pozner et
autres, ont assigné une place trop importante au travail, P rolétarienne, l'école doit également, selon eux, être directement
à l'activité sociale à l'école et à l'auto-libération. Les tournée vers la production et son apprentissage, et doit donc adopter
auteurs du projet de Pétrograd n'ont pas assez apprécié le un caractère professionnel ou pré-professionnel monotechnique.
rôle du travail économique à l'école ni n'ont, hélas, porté
leur attention sur les liens de l'école avec la vie environ­ Le caractère polytechnique de !'Ecole du Travail, et particulièrement
nante et la lutte des classes. En revanche, ils ont accordé du deuxième cycle (14-17 ans) est contesté à la fois par le commis­
beaucoup d'attention à la formation des différents élé­ sariat ukrainien et par les dirigeants du Komsomol qui lors de leur
ments d'éducation générale, des différentes disciplines, deuxième congrès condamneront !'Ecole Unique du Travail {cf. Grinko,
ils ont avec beaucoup de détails travaillé les programmes
1923).
et proposé de créer de nouveaux manuels." (1963, 98.)
Leur opposition ou projet d'Ecole Unique du Travail s'appuie sur la
La liaison entre les trois aspects de l'éducation - travail productif, conception d'une révolution culturelle qui enlève aux spécialistes,
scolaire et politique - conduira Choulguine jusqu'à envisager la dis­ aux intellectuels, et particulièrement aux "intellectuels pédagogues
parition de l'école comme institution, son "dépérissement", thème qui avancés", leur pouvoir pour s'aligner sur la ligne prolétarienne de
occupera en 1928 le centre des débats pédagogiques. masse.

90 91
3) le débat de l'été 1918 gique et l'aspect de classe de l'enseignement. Ainsi Kapterev se
prononce ouvertement, et jusqu'en 1921, contre la subordination de
le coup d'envoi des débats sur la forme de l'école primaire que doit
1 'éducation à la politique du Parti (cf. Kapterev, 1921). La pédagogie
adopter le pouvoir soviétique est donné en mai 1918 par Pantelemon
ne doit pas, selon lui, servir Io politique mais les enfants qui, comme
lepechinski à la première commission d'Etat pour 1 'éducation.
le dit Gorbunov-Posadov, ont tous besoin d'amour. Cette revendication
Pantelemon Nikolaievitch Lepechinski, compagnon d'exil de Lénine de l'autonomie de Io sphère pédagogique est pour eux la suite logique
en Sibérie puis en Suisse, bolchevik de la première heure, ouvre les de positions identiques qu'ils avaient tenues avant 1917 contre le pou­
travaux de la commission par un discours définissant les principes de voir de l'Eglise sur l'éducation. D'autre part, ils ne sauraient souscri-
la nouvelle école (cf. lepechinski, 1918; Sosnovskaia, 1963). re à une quelconque restriction de la liberté d'enseignement, de même
qu'à la mise sous tutelle du NARKOMPROS des expériences pédago­
Après avoir analysé le rôle des bolcheviks dans la progression de la
giques que nombre d'entre eux avaient tentées, même si comme Gorbu­
révolution, il insère la question scolaire dans ce cadre et définit les
nov-Rosadov ils se déclarent solidaires des points essentiels de la réforme
tâches de la construction scolaire en six points
soviétique de l'école.
1. Création d'une école unique pour toutes les classes de la société.
Le primat de l'éducation scolaire sur l'éducation familiale constituait
2. Organisation de l'école unique en deux degrés 8-13 ans, 14-17 un point d'accord seulement apparent dans Io mesure où plô>ur les post­
ans. tolstoiens il ne résultait que de la situation économique et sociale,
alors qu'il avait pour les autres groupes un fondement idéologico­
3. l'année scolaire est une continuité, de même que la journée sco­
politique.
laire. L'école prend alors une importance plus grande que la famille.

4. Les différents types d'écoles (ville-campagne) doivent être unifiés b) le di f f é r e n d en tre 1 e g r o u p e d e P é t r o gr a d


et les deux cycles s'inscrire en continuité. leur but est la formation et le groupe de Moscou
d'une personnalité harmonieuse dans son environnement naturel.
Les groupes de Pétrograd et Moscou s'opposèrent particulièrement sur
5. l'école du travail doit être polytechnique, incluant le travail pro­ 1 es points 3, 5 et 6.
ductif obligatoire à partir de 9 ans et le travail intellectuel pour tous
Ils s'accordaient globalement à réfuter les positions des post-tolstoïens,
les enfants.
invitant le Congrès à choisir .entre Gorbuno-Rosadov et Lénine (" ..• plus
6. L'école doit avoir le caractère d'une commune de travail. l'Etat bourgeois était évolué, plus il mentait subtilement en affirmant
que l'école pouvait demeurer en dehors de la politique et servir la
Ces six propositions vont constituer les points d'achopement et d'affron­
société dans son ensemble." Lénine, 1961, 28, 83) mais étaient séparés
tement entre les différents groupes de pédagogues, affrontements qui
sur l'importance à accorder ou travai 1 productif dans ses rapports avec
s'exprimeront lors du Premier Congrès de Russie sur l'instruction Publi­
les outres activités d'enseignement.
que d'août-septembre 1918.
le groupe de Moscou, soutenu par Kroupskaia, tendait à accorder le
a) L ' o p p o s i t i on des " p o s t - t o 1 s t o ï en s" primat ou travail productif socialement utile dans une école conçue
comme un ensemble de producteurs et consommateurs.
Les pédagogues post-tolstoïens ne sont pas en 1918 opposés à tous les
principes pédagogiques du projet de I'Ecole Unique. Ainsi Ventzel le groupe de Pétrogrod, auquel allait l'appui de Lounatcharski, consi­
reconnait là l'influence de sa "Déclaration des droits de l'enfant" de dérait l'aspect polytechnique de l'école comme une initiation aux dif­
1917. Cependant ils ne sauraient y souscrire pour des motifs politiques férentes techniques de travail, plus que comme moyen d'auto-suffisance
et refusent d'emblée le principe du primat du politique sur le pédago- de la communauté scolaire. Le point 6 en particulier qui définit l'éco-,

92 93
le comme commune de travail est entendu par le groupe de Moscou étrangers ou autochtones qui lui sont comparables, et se terminera, du
dans un sens fort de "commune scolaire" (schkola kommuna) à I'exem­ moins dans ses aspects réglementaires, par les décrets de 1923, marquant
ple de celle fondée par P. lepechinski, ou celle de son frère à la fois l'abandon d'un certain nombre de principes de cette époque,
Modeste lepechinski, et dont Poljanski avait dressé le modèle. la consolidation de l'école adoptée à la NEP ainsi que celle des in­
fluences des pédagogies européennes "avancées".
c) l 'op posit ion d es " a n a r c h o - c o m m u n i s t e s"

les représentants du Commissariat de l'instruction publique ukrainien IV. LES INFLUENCES DES PEDAGOGUES OCCIDENTAUX
basent leur opposition au projet d'Ecole Unique du Travail sur deux ET LEURS LIMITES
refus : a) le refus du caractère polytechnique, b) le refus des fonde­
Bien qu'atteignant son apogée après 1923, c'est dès le début de Io
ments psychologiques du développement de l'enfant sous-jacent à
révolution, et sur certains points avant elle, qu'il convient de situer
l'école du travail et empruntés aux théories "bourgeoises". Contre
le commencement de l'influence des pédagogies nouvelles sur les péda­
l'école polytechnique qui leur apparait comme une sorte de touche­
gogues soviétiques, et ce dans la quasi-totalité des groupes en présen­
à-tout, et analysant de manière "réaliste" la situation de l'économie
ce ("anarcho-communistes" exclus).
soviétique, de même que les fondements prolétariens de la révolution,
ils soutiennent une double option, orientée vers une formation pré­ Ainsi, il est indéniable que Dewey a exercé une influence marquante
professionnelle ou professionnelle monotechnique et vers une formation à la fois sur Chatski, Blonski et Choulguine, particulièrement avant
intellectuel le prolétarienne refusant la coupure entre les intellectuels leur découverte du marxisme. On notera également l'influence de
et les producteurs, de même que le pouvoir des intellectuels (cf. Sharelman reconnue par Blonski. Par ailleurs la biographie de lounat­
Koroljov, 1971). Contre les fondements psychologiques de l'école du charski fait état de son étude des pédagogies occidentales et nous
travail, ils soutiennent un déterminisme sociologique de classe qui avons déjà noté les rapports qu'il eut, ainsi que Kroupskaia, avec
exclut de baser l'enseignement sur de "prétendus besoins de l'enfant Adolphe Ferrière (cf. également Fitzpatrick, 1970, 305).
ou de prétendus intérêts spécifiques correspondant aux âges de l'enfant".
Levitine, dans son avant-propos des "Problèmes internationaux de
pédagogie sociale", écrit en 1919 :
d) l'Ecole Un i q u e du Travail, compromis provisoire
"Le matériel publié dans la série contemporaine d'articles
l'élabaration des textes régissant ('Ecole Unique du Travail en 1918
réunis sous le titre général Problèmes internationaux de
est effectué sous Io direction conjointe de lounotcharski et Kroupskaia,
pédagogie sociale fut déjà publié dans la rubrique, dont
avec la collaboration des groupes de Pétrograd et Moscou, oltemotive­
j'avais la responsa b ilité , de la revue l'Ecole Russe dans
ment ou simultanément. Ainsi, par exemple, la Direction pour l'Ecole les années 7914-1917 sous forme d'articles séparés sur les
Unique est d'abord assumée par Pozner, du groupe de Moscou, jusqu'au Courants pédagogiques internationaux les plus nouveaux à
début de l'année 1920, puis par Mensiskaja, du groupe de Pétrograd, l'Ouest."
changement qui marque la perte d'influence du groupe de Moscou,
dans ce secteur, influence cependant persistante à la Section des Parmi les articles parus avant 1917 auxquels levitine fait allusion se
Sciences de l'Education du NARKOMPROS où Kroupskaia s'entoure de trouve celui d'Adolphe Ferrière, Les lois de l'évolution et les problè­
Blonski, Chatski, Kalasnikov, Pinkevic, Pistrok, Choulguine en 1921. mes nouveaux de l'éducation, paru en 1914 dans le numéro 12 de la
revue l'Ecole Russe.
l'inachèvement des travaux, et particulièrement le manque de program­
me concernant le second cycle, fait que le débat est loin d'être clos Cependant l'influence d'Adolphe Ferrière remonte plus loin que ne le
par la promulgation des décrets ou ordonnances. Il se centre alors sur constate levitine, et les premières traductions d'œuvres de Ferrière
la définition de ('Ecole Unique du Travail par rapport aux modèles ont lieu en 1911. Son livre Projet d'école nouvelle est traduit et

94 95
publié à Saint-Petersbourg en 191 l (traduction de Kazarov et Woulf et peut être posée la question de l'école aujourd'hui • . . •

édition A. Bogdanov) puis à Moscou en 1912 (traduction Zimina é i­d


tion Biblioteka svobodnojo vospitania u obrasovania u sackity de ei - ; Les rapports entre l'école soviétique et l'école des "pédagogues réfor­
Bibliothèque d'instruction et d'éducation libre et de protection des mateurs bourgeois" doivent, poursuit-il, être de même ordre que ceux
enfants -, direction Gorbunov-Rosadov). du régime bourgeois et de la révolution socialiste .

Par ailleurs, �
orb nov-Posadov édite dans sa revue Svobodnoe vospi­
� Selon cette orientation, il convient de discuter, pour les réfuter les
.
tan1e (Education libre) deux articles d'Adolphe Ferrière : fondements psychologiques de l'écofe du travai1. Si en Europe occi­
- 0 metodack propodavania (sur les méthodes d'instruction) I no 7 I dentale s'ouvre le Siècle de I' Enfant qui devient le centre de la nou­
1911, 1-3 • velle pédagogie (Vom Kind aus), fa pédagogie révolutionnaire hésite
- Ouslovia ouspechaosti sovinetsnogo vospitania v internatach (les au départ entre cette acception et la soumission aux idéaux sociaux.
conditions du succès de l'éducation mixte dans les internats), Ainsi Kroupskaia rappelle-t-elle, avec Lepechinski, en 1918 que le
no 10, 1911, 99. but de l'éducati6n socialiste est un "développement le plus complet,
le plus large possible des élèves". Elle écrira encore en 1923 :
Les Cercles de la Libre Education qui représentaient dans ces années­
"Les buts que la classe ouvrière assigne à l'école conduisent au déve­
là la pédagogie nouvelle russe se firent ainsi les propagateurs des
loppement de la personnalité de chaque enfant, à l'élargissement de
idées ouest-européennes en matière d'éducation et influencèrent les
son cercle historique, à l'approfondissement de sa conscience, à l'en­
pédagogues qui après la révolution resteront fidèles à cette orientation
richissement de ses expériences vécues." (CF. Kroupskaia, 1967, �'
ou se dirigeront vers une conception marxiste de l'éducation. Après
142.) La recherche d'une voie scolaire nouvelle, détachée des anté­
la révolution le groupe de Pétrograd reprendra à son compte certaines
cédents ouest-européens, se fit, entre autres, dans les "·Communes
de ces idées et assurera leur diffusion à travers l'édition de 1918 d'une
scolaires" (schkola kommuna) fondées la plupart du temps par des bol­
bibliographie sélective sur I' Ecole du Travail comprenant August Lay, John
cheviks de la première heure.
Dewey, Kerschensteiner, Adolphe Ferrière, Maria Montessori et Ventzel.
11 convient également de noter l'influence de Jacques Dalcroze dont
1. M.M. Pistrak, théoricien des Communes scolaires
les travaux inspirèrent les orientations de l'éducation esthétique par
l'introduction de la gymnastique rythmique. Cette influence ne fut par En novembre 1918, Poljanski fit paraitre un Projet pour un vili age sco­
contre pas importante chez ceux qui s'intéressèrent à l'éducation après laire dans lequel il déclarait, paraphrasant Marx, que la libération
la révolution de 1917 et qui y vinrent animés d'un souci politique
des élèves ne peut venir que des élèves eux-mêmes. li suffisait pour
premier, décidés à conquérir au bolchevisme le domaine culturel pour cela d'un terrain, d'un bâtiment et du matériel nécessaire à l'édifica­
y introduire l'équivalent de la révolution politique et sociale.
tion d'une communauté pour enfants dans les ban1ieues des villes,
Leur intérêt pour les méthodes nouvel les ouest-européennes est surtout communauté dont l'organisation serait prise spontanément en main par
dû à une volonté de s'en démarquer. Ainsi par exemple, l'Ecole Uni­ la jeunesse. Dans la ligne de ce projet "utopique" furent créées les
que du Travail est-elle mise en comparaison avec l'Arbeitschule, tant Communes scolaires rattachées au NARKOMPROS. Les noms de Ponte­
sur le plan des méthodes, des contenus que des fondements idéologiques. lemon Lepechinski, Modeste Lepechinski et Moise Pistrok sont 1161 au
La question n'est pas pour eux pédagogique, comme l'écrit par exemple développement de ces établissements. Pantelemon Lepechln1kl, dan1
Pistrak, encore en 1924 (cf. Pistrak, 1924, 9) son discours à la Commission d'Etat pour I' Instruction (27 mal 1918),
en traçait les liens avec les communes dans lesquelle1 elles devaient
"Quelle doit être l'école du travail aujourd'hui, école de s'insérer :
cette longue période révolutionnaire de l'époque de la dic­
tature du prolétariat, dans l'environnement impérialiste de "Maintenant déjà où la manière de vivre dans une commune
cette dictature ? C'est ainsi et seulement ainsi que doit ou une autre se rapproche de plus en plus de l'ordre com-

96
97
muniste, le relief de la liaison organique entre le travail 1. Pendant les deux premières années : travai 1 dans les ateliers an­
de la collectivité scolaire et le processus de travail dans nexés à l'école et dans des ateliers d'usine protégés.
le milieu ambiant de l'école apparait toujours davantage." 2. Pendant la troisième année : travail deux heures par jour, quatre
(Op. cit.)
jours par semaine, dans une filature.
3. Pendant la quatrième année : visite d'autres usines et industries
Il fonda lui-même, à l'automne 1918, la commune scolaire qui porte
et enseignement sur les processus industriels.
son nom, établissement qui fut ensuite transféré dans la banlieue de
Moscou et dont M.M. Pistrak prit la direction en 1919. Dans son 1 lvre Problèmes fondanentaux de I' Ecole du Travail ( 1925)
Pistrak justifie cette liaison en considérant la participation des éco­
Le démarrage de ces communes scolaires met en évidence à la fois
liers au travail en usine comme le problème cardinal de l'éducation
les principes de leur organisation et les difficultés qu'elles rencontrè­
rent. A cet égard le qualificatif de pédagogie de la misère n'est pas "C'est seulement la relation directe avec la vie quotidien­
emphatique. Les communes étaient en effet organisées dans des bâti­ ne en usiQe, non pas en qualité d'observateur ou de touri � ­
.
ments non adaptés à cette utilisation et dans lesquels les "communards" te, mais comme travailleur participant à la production qui
peut faire naitre chez les écoliers des émotions profondes
devaient prendre en charge l'ensemble des problèmes de vie, et de
et une relation juste avec le travail.• (Cf. Pistrak, 1973,
survie, qui passaient bien avant l'enseignement. Sans moyens particu­
59.)
liers, il leur fallait également servir de modèle au village environnant,
et le travail politique ne devait pas non plus être négligé.
La commune scolaire est conçue comme une association d'adultes et
La difficulté de l'entreprise est soulignée par Kroupskaia qui écrivait d'enfants dans une même communauté de vie, d'éducation et de pro­
duction.
" La collectivité en son entier a dû frayer des voies nou­
velles dans le creuset d'une première expérience, travail­ Cette liaison entre l'école et l'usine est le premier trait fondamental
ler à ses risques et périls, observer infatigablement, fai­ des communes scolaires (cf. Pistrak, 1922A). Le second concerne
re des erreurs et en retirer des leçons. Les conditions ex­ l'auto-organisation des élèves {cf. Pistrak, 19220). Le troisième tou­
térieures étaient terriblement difficiles, l'indigence ma­ che aux méthodes pédagogiques qui prendront plus tard le nom de sys­
térielle, la nécessité de consacrer un temps considérable
tème complexe d'enseignement ou méthode des complexes (cf. Pistrak,
aux travaux d'équipement, et surtout une totale incompré­
1927). Les bases en furent posées en 1921 dans la Section des Scien­
hension de la part des habitants du voisinage, même commu­
niste, étaient autant de bâtons dans les roues." (Préface
ces de !'Education du NARKOMPROS :
à Pistrak, 1924.)
"Le pivot de l'enseignement doit être l 1étude théorique <·)f;
pratique de la vie en société et de la construction socia­
Dirigés par des éducateurs choisis pour leurs convictions politiques à
liste du pays. Il en découle le caractère d'école du tra­
qui l'on confiait un poste sur le "front culturel", ces établissements vail. Ces études doivent être menées dans quatre directlofl:;:
constituaient "l'armée rouge de la pédagogie". a) vers les forces et les richesses de la nature,
b) vers les utilisations par l'homme,
A la fin de la guerre civile, et toujours dans le même esprit, furent
c) vers l'homme comme le facteur le plus important cie 111
mises en place des expériences de liaison étroite entre l'école et l'in­
production,
dustrie, les communes scolaires devant fonctionner comme établissements d) en considération de cette société."
pilotes. En 1922, sous la direction de Pistrak, furent menées les expé­ (Cité par Anweiler, 1978, 262.)
riences systématiques en ce sens à l'école Lepechinski. Le programme
s'établissait ainsi : M.M.Pistrak qui fut le théoricien de la "méthode des comple11e1"

98 99
subira le contrecoup de l'abandon et de la condamnation de cette mé­
Devant les jeunes filles on raconte des histo.ires scabreu­
thode. Il fut, selon l'article de réhabilitation le concernant, "victime ses. Dans notre littérature ce qui intéresse le plus, ce
de la calomnie ennemie" en 1937. "En 1940 fut interrompue la vie de sont les ouvrages consacrés aux rapports sexeuls. L'idée
ce remarquable acteur de l'éducation populaire, constructeur plein de l'éthique des actes, du devoir moral et social fait sou­
d'abnégation de la nouvelle école polytechnique du travail", tels sont vent défaut. Comment alors juger du comportement d'un élève
les euphémismes désignant les purges staliniennes et l'élimination de qui°, après s•êtr.e enivré, arrive à l'école et fait le hoo­
Pistrak (cf. Kornejcik, 1964). ligan, ou, par simple amusement, tombe sur un camarade
israélite et l'assomme ? De tels faits ne passent pas,
dans notre école, pour lâches, méprisables et honteux, ils
V. LES GRANDS TRAITS DE L'EVOLUTION APRES 1921 val ent à leurs auteurs l'approbation générale." (Cité par
Gautherot, 1929, 32.)
l'introduction de la NEP en 1921 n'eut pas seulement des répercussions
économiques, et son influence sur la pédagogie mit fin aux expériences
A ce constat èoncernant l'éducation sociale correspond celui sur les
de !'Ecole Unique du Travail au seNice du développement de la per­ apprentissages dressé par N. Rozkov :
sonnalité de l'enfant pour laisser place à la formation des "spécialistes"
dont l'économie avait besoin et à celle des "remplaçants" qui devaient "L'enseignement est donné dans nos écoles d'une façon
politiquement succéder à la vieille garde bolchévique. exécrable. Aussi bien pour les notions techniques (lire,
écrire et compter) que pour les connaissances générales
les nouveaux Statuts de !'Ecole du Travail de 1923 diffèrent passable­ (assimilation claire, ferme et raisonnée de notions élémen­
ment de ceux de 1918 et veulent correspondre à la période transitoire taires de science sociale, de mathématiq.ues, etc.). C'est
de la dictature du prolétariat. Ainsi : "Tout le travail de l'école et la maladie de toutes les écoles tant primaires que secon­
son organisation doivent contribuer à développer chez les élèves les daires. Les masses laborieuses aperçoivent cet analphabé�
instincts et la conscience de classe prolétarienne, ils doivent rendre tisme des élèves qui tranche sur le fond de la renaissance
générale du pays. Dans les milieux soviétiques on adresse
compte de la solidarité de tous les travailleurs dans la lutte contre le
à l'école des reproches bien mérités; et l'on réclame
capital et se préparer à une activité utile au point de vue économi­
avec insistance un changement de système." (Narod. Pros.,
que, social et politique." 1926, cité par Hessen, 1927, 420.)
Paradoxalement cette surpolitisation de l'école s'accompagne d'un re­
gain de vogue pour les méthodes pédagogiques occidentales et spécia­
lement pour le plan Dalton, ainsi que d'un recul très net de l'aspect Claude THOLLON-POMMEROL
polytechnique, même si le nom est conservé. Nicole THOLLON-POMMEROL

Ce mouvement trouvera sa fin dans le grand débat des années 1928-


1930 sur la polytechnisation et le "dépérissement" :Je l'école et sera
vivement condamné pour ses résultats désastreux. OUVRAGES CITES

Citons ici à titre de conclusion un article du Journal de l'enseignement ANWEILER (O.) - Geschichte der Schule und P"àdagogik in Russland,
de 1929, sans cependant oublier le rôle que joue cette dénonciation 1917-1931, Heidelberg, Quelle und Meyer, 1964; 2 e édition,
dans le débat lui-même. Berlin, 1978.

" Qu'observons-nous dans les écoles de ville ? L'érotisme, BLONSKI (P.P.) - Die Arbeits-Schule, trad., Berlin, 1921.
l'égoïsme, l'absence d'idéal. Les murs des cabinets sont
bariolés de dessins et d'inscriptions hooliganesques.
Dekrety sovetskoj vlasti (Décrets du pouvoir soviétique}, Moscou, 1964, �·

100
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AVANT-PROPOS 3

Daniel Hameline

ADOLPHE FERRIERE PRATICIEN EN QUETE


D'UNE RECONNAISSANCE SOCIALE 9

Daniel Hameline

NAISSANCE D'UNE VOCATION 39

Rémy Gerber

ADOLPHE FERRIERE ET PAUL GEHEEB :


UNE Mv\ITIE VERITABLE 59

Yehouda Heinz Zeilberger

L'ERE NOUVELLE 67

Rémy Gerber

LA PEDAGOGIE DU "COMMUNISME DE GUERRE"


ET l' "ECOLE DE GENEVE" 77

Claude et Nicole Thollon-Pommerol

Composition et maquette : Serge Oueloz

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