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Mélanges

MEFRA
de
l’Ecole
française
de Rome
Antiquité
2019
MEFRA
131-1
131-1 2019
MEFRA 131/1 – 2019
Mélanges de l’École française de Rome

ANTIQUITÉ
Sommaire
Directeur
Catherine Virlouvet
Directrice de l’École française de Rome
TITE-LIVE ET LA ROME ARCHAÏQUE, RÉCIT OU HISTOIRE ?
sous la direction de Nicolas L.J. Meunier
Rédaction
Introduction, par Nicolas L.J. Meunier .......................................................................................... 5-6 Nicolas Laubry
Directeur des études pour l’Antiquité
Lucio Giunio Bruto: caratteri antichi del fondatore della repubblica romana, par Attilio Mastrocinque. 7-15
Directeur des publications
Contaminations culturelles dans le récit livien, par Bernard Mineo . .................................................. 17-32 Richard Figuier

Duels et deuotiones, une représentation de la guerre dans l’historiographie livienne, par Marine Secrétariat de rédaction
Miquel ......................................................................................................................................... 33-51
Franco Bruni
Sophie Duthion
L’organisation politique et territoriale des peuples de l’Italie préromaine vue par Tite-Live, par Stéphane
Bourdin......................................................................................................................................... 53-64 Composition
Hélène Franchi
Marcus Manlius Capitolinus entre Rome et le Latium : questions de définition identitaire et de distorsion
narrative, par Nicolas L.J. Meunier ............................................................................................... 65-80
Comité de lecture
Audrey Bertrand Elisa Nicoud
Université Paris Est-Marne-la-Vallée CNRS, UMR 7264-CEPAM (Nice Sophia Antipolis)
VARIA
Maria Letizia Caldelli Marinella Pasquinucci
Muro Leccese nell’età del Ferro. Forma e organizzazione insediativa di un abitato indigeno della Puglia Sapienza-Università di Roma Università degli Studi di Pisa
meridionale, par Francesco M eo ....................................................................................... 81-104 Dominique Castex Paolo Poccetti
CNRS, UMR 5199-PACEA (Bordeaux) Università degli Studi di Roma Tor Vergata
La ricezione del mito di Galatea in Etruria tra antiquaria, epigrafia ed iconografia, par Laura Ambrosini 105-121
Jean-Pierre Guilhembet Gilles Sauron
Université de Paris 7-Denis Diderot Université de Paris 4-Sorbonne
L’onomastica nella ricostruzione del lessico: il caso di Retico ed Etrusco, par Simona Marchesini ........... 123-136
Olivier Huck Christopher J. Smith
Le tombe con marchi del sepolcreto di via Sabotino a Bologna, par Dominique Briquel et Luana Kruta Université de Strasbourg University of St Andrews & British School at Rome
Poppi.............................................................................................................................................. 137-175 Jean-Luc Lamboley Gianluca Tagliamonte
Université de Lyon 2 Università del Salento
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.,
par Pierre-Luc Brisson.................................................................................................................. 177-199 Daniele Manacorda Koenrad Verboven
Università degli Studidi Roma Tre Ghent University
CIL IV, 9591 : un transport de blé entre Ostie et Pompéi – II, par Jean Andreau, Lucia Rossi et André Dario Mantovani
Tchernia........................................................................................................................................ 201-216 Università degli Studi di Pavia

Vetri tardo antichi da Villa Medici, par Marco Rossi......................................................................... 217-257


École française de Rome
Piazza Navona 62
00186 ROMA
© École française de Rome – 2019
ISSN 0223-5102
ISBN 978-2-7283-1427-0
MEFRA – 131/1 – 2019, p. 177-199.

Rome et la troisième guerre punique :


unipolarité méditerranéenne
et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
Pierre-Luc B risson *

P.-L. Brisson, université du Québec à Montréal, brisson.pierre-luc@courrier.uqam.ca

Cet article propose une réinterprétation des causes du déclenchement de la troisième guerre punique (149-146 a.C.),
en recourant aux théories néoréalistes développées dans le champ des relations internationales contemporaines. En nous
appuyant sur les travaux du politologue américain N.P. Monteiro, nous serons amené à considérer le monde méditerra-
néen hellénistique, au lendemain de la paix d’Apamée (188 a.C.), comme un système international unipolaire, dominé par
Rome. Par le recours à la théorie de l’unipolarité, nous en viendrons à circonscrire les dynamiques systémiques qui ont
pu influencer le Sénat de Carthage à se lancer en guerre contre la Numidie de Massinissa, de même que le Sénat romain
à intervenir militairement en Afrique du Nord, au moment où s’ouvrait une nouvelle période de troubles à l’échelle du
monde méditerranéen.

Impérialisme romain, néoréalisme, unipolarité, dilemme de sécurité, Carthage, Numidie, troisième guerre punique

Rome and the Third Punic War: Mediterranean unipolarity and security dilemma in the second century BC. This article proposes a
reinterpretation of the causes of the Third Punic War (149-146 BC), using contemporary theories of international relations.
Based on the work of N.P. Monteiro, we shall consider the Hellenistic Mediterranean world, in the years after the treaty of
Apamea (188 BC), as a unipolar system, dominated by Rome. By resorting to the theories of unipolarity, we shall circum-
scribe the structural dynamics that may have influenced the Senate of Carthage to go to war against Numidia, as well as the
Roman Senate to intervene in North Africa in order to maintain its unipolar power status.

Roman imperialism, neorealism, unipolarity, security dilemma, Carthage, Numidia, Third Punic War

Ceux qui veulent acquérir un empire se le procurent par le


courage et le discernement ; ils l’amènent à un haut degré de crois-
sance par la mansuétude et la générosité, et ils le fortifient par la
terreur et l’épouvante1.
Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, 32, fragment 2.

* Nous tenons à adresser nos plus vifs remerciements aux ment à remercier A. Dubreuil, A. Laprise, de même que
professeurs A.M. Eckstein (University of Maryland), le professeur M. Fortmann (université de Montréal), pour
G. Thériault (université du Québec à Montréal), A. Erskine leurs précieux commentaires lors de l’écriture de la version
(University of Edinburgh) et N.P. Monteiro (Yale University), initiale de cet article. Bien que leur lecture attentive ait
pour leurs précieux commentaires et suggestions qui, tout permis d’améliorer la présente étude, les conclusions et les
au long de notre rédaction, ont grandement contribué à erreurs qui subsistent sont strictement imputables à l’au-
enrichir notre réflexion. De même, notre gratitude se porte teur de ces lignes.
vers le professeur J.-L. Ferrary, dont la patience et la grande 1. D.S., 32, Fr.2 : Ὅτι οἱ τὰς ἡγεμονίας περιποιήσασθαι βουλόμενοι
générosité intellectuelle nous auront permis d’avancer sur κτῶνται μὲν αὐτὰς ἀνδρείᾳ καὶ συνέσει, πρὸς αὔξησιν δὲ μεγάλην
un chemin plus sûrement balisé, et vers l’École française ἄγουσιν ἐπιεικείᾳ καὶ φιλανθρωπίᾳ, ἀσφαλίζονται δὲ φόβῳ καὶ
de Rome, où nous avons eu la chance de séjourner en tant καταπλήξει. Trad. de P. Goukowsky, CUF, 2012.
que boursier au printemps 2018. Enfin, nous tenons égale-
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
178 Pierre-Luc B risson

La destruction des cités de Carthage et de l’idée de voir Carthage retrouver une partie de sa
Corinthe, au printemps et à l’été de 1462, est venue puissance passée. En somme, le réarmement de la
réaffirmer de façon brutale la domination romaine cité punique dans les années 160 et la renaissance
sur le monde hellénistique et a marqué, à bien des concomitante de l’économie carthaginoise dans le
égards, un tournant important dans le développe- premier quart du IIe siècle – attestée par les fouilles
ment de l’impérialisme romain en Méditerranée. menées sur le site de la cité, qui ont par ailleurs
L’issue dramatique de la troisième guerre entreprise confirmé son intégration dans les réseaux commer-
contre Carthage (149-146) a marqué les esprits ciaux du monde hellénistique –, pouvaient repré-
du temps : sous la conduite de Scipion Émilien, la senter à brève ou moyenne échéance une menace
cité punique fut mise à sac au printemps de 146 potentielle au statu quo politique qui prévalait alors
au terme d’un long siège de trois ans, son site fut à l’échelle de l’Afrique du Nord. Il est cependant
déclaré sacer (maudit) et fut laissé à l’abandon possible d’approfondir cette réflexion en abordant
pendant plus d’un siècle. Les sources rapportent les événements sous un angle systémique, par le
que la guerre contre Carthage fut résolue bien recours aux théories néoréalistes développées dans
avant son déclenchement3, la détermination des le champ des relations internationales contempo-
Patres ayant été affermie par le rapport d’une raines, dont l’utilité pour l’étude de cette période
ambassade à laquelle avait pris part Caton l’An- clé a été démontrée ces dernières années par l’ap-
cien, et qui revint en Italie en ayant acquis la port de nombreux travaux7.
conviction que la cité punique pouvait à nouveau En effet, depuis la victoire remportée contre le
faire peser une menace sur les intérêts romains4. royaume séleucide d’Antiochos III à la bataille de
Plusieurs historiens contemporains ont jugé trop Magnésie du Sipyle (189) qui avait mis un terme
simpliste la thèse de la renaissance de la menace à la guerre antiochique (192-188), Rome s’était
carthaginoise, jugeant post eventum que Carthage ne affirmée comme seule grande puissance du monde
pouvait avoir représenté un réel danger aux yeux hellénistique. Cette victoire survenait également
du Sénat, désarmée et considérablement affaiblie au terme d’une décennie marquée, à l’ouest, par
par le traité imposé en 201 au lendemain de la l’affaissement de la puissance carthaginoise consé-
défaite d’Hannibal à Zama. La recherche des causes cutive de la victoire romaine à Zama (202) et, à
« réelles » de cette troisième guerre a de fait nourri
de nombreuses études, les explications avancées
faisant bien souvent appel, suivant la thèse clas- 7. Les travaux récents de A.M. Eckstein (2006a, 2008, 2009)
sique de W.V. Harris5, à la bellicosité des Romains représentent selon nous la contribution la plus originale
et à leur goût du lucre, ou encore à des causes de à l’étude des relations interétatiques en Méditerranée
ancienne et permettent d’aborder sous un nouvel angle
nature économique, le Sénat ayant voulu protéger la question fondamentale du développement de l’impéria-
les intérêts des marchands romains face à la restau- lisme romain aux IIIe et IIe siècles a.C. L’approche systé-
ration de l’économie carthaginoise. Or, aucune mique d’Eckstein, basée sur les théories de l’école néoréa-
liste, a l’avantage d’offrir une explication à bien des égards
de ces propositions n’a apporté, à nos yeux, une
plus complexe – et par le fait même plus satisfaisante – des
explication véritablement satisfaisante sur les causes de l’impérialisme, en restituant notamment l’agen-
causes profondes de cette guerre et qui permettrait tivité des différents États du monde hellénistique, compris
– si tant est qu’il faille la rejeter – d’aller au-delà comme un système anarchique. Si W.V. Harris, qui a posé
en 1979 les bases de la thèse « offensive » de l’impérialisme
de l’explication traditionnellement fournie par romain, a rejeté la contribution d’Eckstein sans toutefois
les sources anciennes. Nous croyons au contraire y apporter une réponse satisfaisante (Harris 2016, p. 42),
que l’origine de ce conflit se trouve dans les causes nous sommes d’avis, tout comme A. Erskine (2008),
W. Scheidel (2008) et M. Tröster (2009), qu’il s’agit d’une
premières déjà soulignées par Polybe et Plutarque6, avenue novatrice qui permet de poser un regard neuf sur un
à savoir que le Sénat éprouvait une crainte réelle à phénomène depuis longtemps étudié. Une seconde contri-
bution importante est venue des travaux de P. J. Burton
(2011), appliquant cette fois-ci l’approche dite constructi-
viste qui, reléguant l’étude de la structure internationale au
2. Sauf mention contraire, toutes les dates de cette étude s’en- second plan, s’intéresse aux normes et comportements qui
tendent avant notre ère. régissaient les rapports entre les États du monde ancien. Si
3. Plb., 36, 2, 1 ; 36, 9, 10 ; App., Pun., 69, 314. notre étude se veut une réaffirmation du paradigme struc-
4. Plut., Cat. Mai., 26, 2-4. turaliste, certains ponts peuvent être jetés entre les deux
5. Harris 1979. approches, comme l’ont par ailleurs reconnu Eckstein
6. Plb., 36, 9, 3 ; Plut., Cat. Mai., 26. (2006a, p. 186-187) et Burton (2011, p. 20).
179

l’est, par le recul de la puissance antigonide au système hellénistique consécutive de la paix


lendemain de la deuxième guerre de Macédoine d’Apamée, en campant les grands postulats entou-
(200-197). En somme, à partir de 188, aucun rant la nature et le fonctionnement des systèmes
autre État n’était en mesure de disputer à Rome internationaux unipolaires. Ce cadre théorique
sa place prépondérante sur l’échiquier interna- nous permettra d’aborder, dans un deuxième
tional ancien : le système hellénistique était, dans temps, la situation particulière de Carthage au sein
les faits, devenu un système unipolaire. Le poli- de ce même système unipolaire dans les années
tologue américain Kenneth Waltz, principal théo- ayant précédé le conflit final avec Rome. Nous
ricien du réalisme structuraliste, affirmait que les analyserons la façon dont le statu quo politique en
structures « façonnent et bousculent8 » (shape and Afrique du Nord, entretenu par le sénat romain
shove) le comportement des acteurs internatio- par le biais de son allié Massinissa de Numidie, a
naux, mais qu’elles ne peuvent prédire les actions alimenté l’inquiétude sécuritaire des dirigeants
des dirigeants d’un État. Ainsi, en nous appuyant puniques et provoqué une réorientation de la
sur les théories élaborées par le politologue améri- politique extérieure de Carthage au tournant des
cain Nuno P. Monteiro sur la nature des systèmes années 150. Nous survolerons, en troisième partie,
internationaux unipolaires9, en analysant leurs les différentes thèses articulées par les historiens
dynamiques propres et la pression que leur archi- afin d’expliquer le déclenchement de la troi-
tecture singulière peut exercer sur les États qui en sième guerre punique, en soulignant les limites
sont membres, nous nous questionnerons sur les de chacune d’elles. Enfin, nous réaffirmerons
conditions dans lesquelles une puissance unipo- la centralité du dilemme de sécurité dans lequel
laire, en l’occurrence Rome, pouvait être menée était alors engagé le Sénat romain, en analysant
à intervenir militairement contre une puissance comment la crainte à l’égard de Carthage fut sans
« mineure », à savoir Carthage. En somme, il s’agit doute amplifiée par l’instabilité politique régnant
pour nous de comprendre ce que R. Aron désignait sur la scène méditerranéenne à la même époque,
comme les « conditions structurelles de la belli- alors que s’ouvrait selon Polybe une nouvelle
cosité10 », et de « déterminer la perception histo- « période de troubles et de bouleversements12 »
rique qui commande les conduites des acteurs (ταραχή καὶ κίνησις), marquée par des soulève-
collectifs, les décisions des chefs de ces acteurs11 ». ments en sol grec et un dur conflit militaire dans la
Cette approche nous permettra surtout de réin- péninsule ibérique.
terpréter et de réarticuler, dans un récit cohérent,
les intuitions formulées par nombre de chercheurs
au fil des dernières décennies et de comprendre, LE SYSTÈME UNIPOLAIRE MÉDITERRANÉEN
AU IIe SIÈCLE a.C.
dans le monde hellénistique du IIe siècle qui était
à bien des égards un système international bien
intégré, l’impact du contexte politique et militaire La théorie de l’unipolarité, qui sert de cadre
au travers duquel tant les dirigeants carthaginois d’analyse à cette étude, s’ancre dans l’approche
que romains eurent à naviguer. Nous démontre- dite néoréaliste des relations internationales, dont
rons que loin de pacifier le système méditerranéen nous rappellerons d’emblée quelques grands prin-
ancien, la nouvelle configuration unipolaire établie cipes. Les théoriciens néoréalistes insistent sur
au lendemain de la paix d’Apamée a, au contraire, l’importance de l’étude de la structure du système
accentué la dynamique sécuritaire dans laquelle international13, afin de comprendre les motiva-
évoluaient les États hellénistiques et créé les condi-
tions propices à l’éclatement de nouveaux conflits.
Cette étude se déploiera en deux temps. 12. Plb., 3, 4, 12.
D’abord, nous analyserons l’architecture du 13. Nous référerons le lecteur à la définition d’un système
international fournie par R. Aron (1984, p. 104) :
« Ensemble constitué par des unités politiques qui entre-
tiennent les unes avec les autres des relations régulières
et qui sont toutes susceptibles d’être impliquées dans une
8. Waltz 2000, p. 24. guerre générale. Sont membres à part entière d’un système
9. Monteiro 2014. international les unités dont tiennent compte, dans leur
10. Aron 1967, p. 853. calcul des forces, les responsables des principaux États. »
11. Ibid., p. 847. Voir également Macleod 2010, p. 85.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
180 Pierre-Luc B risson

tions et les actions des États qui le composent. rité rendant bien souvent inévitable l’éclatement
Ainsi les États, qui dans la perspective réaliste de conflits armés17. Cette dynamique se trouve au
sont les principaux acteurs sur la scène interna- cœur du concept de « dilemme de sécurité », théo-
tionale, évoluent au sein d’un système dit anar- risé par J.H. Herz et par R. Jervis18. En somme,
chique, c’est-à-dire un système où il n’existe plus un État cherche à accroître ses capacités mili-
aucun pouvoir (ἀρχή) ou autorité supranationale, taires afin d’assurer sa sécurité, plus il représente
aucun « gouvernement des gouvernements » vers une menace aux yeux des autres membres du
lequel l’un des membres de ce système puisse se système au sein duquel il évolue19. Ce faisant, il
tourner en cas de besoin (ce que J.J. Mearsheimer incitera ses adversaires à augmenter à leur tour
qualifie de façon imagée de night-watchman) et qui leur potentiel militaire, R. Aron référant à cette
serait à même de contenir les ambitions des États dynamique comme la « dialectique de l’hostilité
les plus belliqueux14. R. Aron soulignait ainsi, en en temps de paix », « la forme non belliqueuse de
paraphrasant Weber, que « la société internatio- l’ascension aux extrêmes20 », nourrissant un cercle
nale est caractérisée par “l’absence d’une instance vicieux pouvant aboutir à un conflit armé. La peur
qui détienne le monopole de la violence légi- est donc, dans la perspective réaliste, un moteur
time15” ». Ce concept d’anarchie internationale a important de la politique internationale – K. Waltz
été plus ou moins bien compris par les antiquisants parlait d’un véritable « mode de vie21 » – et est
qui, à la suite de A.M. Eckstein, ont tenté de l’ana- mise en lumière par une abondante littérature
lyser ou de le réfuter. En effet, la notion d’anarchie scientifique22.
ne désigne pas une quelconque nature « chaotique » Considérée à la lumière de ce cadre théorique,
des rapports interétatiques ; elle est au contraire la Méditerranée hellénistique offre au chercheur
un principe ordonnateur. Ainsi, la nature anar- un modèle quasi archétypal de système interna-
chique du système international n’interdit pas tional anarchique23, à une époque où n’existait
l’établissement de normes ou de pratiques diplo- aucune instance politique régulatrice des rapports
matiques communes, qui viendraient encadrer les entre États. Si ce système antique était relative-
rapports entre les acteurs internationaux États16.
Elle postule cependant qu’en l’absence d’une
autorité supra-étatique disposant de ce « mono-
pole de la violence légitime » et qui serait capable 17. Wohlforth 2008, p. 134-135.
18. Herz 1950 ; R. Jervis (1978, p. 169) définit ainsi la dyna-
de faire respecter les traités passés et de punir, le mique du dilemme de sécurité : « Many of the means by
cas échéant, les États qui manquent à leurs enga- which a state tries to increase its security decrease the secu-
gements, la puissance militaire demeure l’ultima rity of others. » Sur le dilemme de sécurité et le principe
d’incertitude régnant au sein du système anarchique, voir
ratio des rapports sur la scène internationale. Dans également Glaser 1997.
ce contexte d’anarchie internationale où les États 19. Sur les concepts de « survie » et de « sécurité »,
sont en définitive laissés à eux-mêmes (self-help), voir Monteiro 2014, p. 32 : « Survival refers to the conti-
nuation of the political regime in its core territory as an
leur tendance à mettre en œuvre des politiques
autonomous actor in the international system conditioned
visant avant tout à assurer leur survie, c’est-à- only by its relative power. Security is a broader concept
dire la préservation de leur régime politique en that necessarily includes survival but goes beyond it, requi-
tant qu’entité autonome, fait en sorte qu’aucun ring the capability to deter or defeat any threats to the
state, including those that do not affect state survival. »
des acteurs du système international ne peut être 20. Aron 1984, p. 652.
assuré à long terme de la bienveillance des inten- 21. Waltz 1988, p. 619.
tions de ses vis-à-vis. Ainsi, chaque État tentera 22. Pour un survol récent de la place de la peur dans la pensée
réaliste, voir Pashakhanlou 2017.
donc de se prémunir contre ses adversaires en 23. Nous ne pouvons ici que référer le lecteur à la discussion
accroissant sa puissance militaire, la quête de sécu- exhaustive sur la nature anarchique du système hellé-
nistique, contenue dans : Eckstein 2006a, p. 79-117 ;
Eckstein 2008, p. 3-28. Même si W.V. Harris a rejeté la
thèse d’Eckstein, il n’en reconnaissait pas moins de façon
14. Sur le concept d’anarchie, voir Waltz 1959, p. 159 sq. explicite, dans son étude de 1979, le caractère anarchique
15. Aron 1967, p. 845. du système méditerranéen hellénistique lorsqu’il écrivait
16. L’on retrouve récemment cette fausse opposition entre qu’aucun « juge » (iudex) ne pouvait ordonner les rapports
les pratiques diplomatiques des États anciens et la nature entre États : « In international disputes there was no iudex
anarchique du système international méditerranéen chez to resort to —only the divine iudices who decided who was
Couvenhes (2016, p. 16-17) et Grainger (2017, p. 6). to be victorious in war. » (Harris 1979, p. 170).
181

ment intégré culturellement et économiquement, Par définition, un système unipolaire est un


comme nous le verrons dans le cas de l’Afrique système international anarchique, caractérisé par
du Nord, l’articulation d’une politique extérieure la présence d’une seule grande puissance (ou pôle),
cohérente était bien souvent limitée, à l’époque par opposition aux systèmes dits « bipolaires » ou
hellénistique, par l’absence de ce que A.E. Astin « multipolaires27 ». Le concept d’unipolarité nous
désignait comme une « machinerie étatique » permet ainsi de mettre en lumière la répartition
développée et permanente, qui aurait pu orienter de la puissance entre les États au sein d’un système
l’action diplomatique des acteurs internationaux24. international donné. On désignera comme une
Pour A.M. Eckstein, le monde ancien se caracté- grande puissance un État doté de capacités impor-
risait ainsi par son caractère « pré-diplomatique », tantes dans toutes les facettes de ce qui constitue la
où il était difficile pour un État de correctement puissance même (taille du territoire et de la popu-
évaluer la force de ses adversaires et de cerner lation, richesse, stabilité politique, force militaire,
leurs intentions, contribuant du même coup à etc.28). Contrairement aux puissances secondaires,
renforcer la dynamique sécuritaire dans laquelle une grande puissance, selon N.P. Monteiro, doit
étaient engagés les acteurs internationaux : non seulement avoir la capacité de se défendre et
de pouvoir assurer sa survie lorsqu’elle est engagée
The limited ability of ancient states to communicate and dans un conflit contre une autre grande puissance,
cooperate with each other affected those states’ very defini- mais elle doit aussi avoir des capacités de projec-
tion of what their interests were, and the perceived choices tion de sa puissance telles qu’elle puisse s’engager,
of strategies available to achieve those interests. It meant avec ou sans assistance extérieure minimale, dans
that the Realist ‘‘uncertainty principle’’—states’ lack of un conflit militaire au-delà de sa seule zone d’in-
information about the capabilities and intentions of other fluence29. R. Aron soulignait que le statut d’un État
states— tended in antiquity to work with extraordinary in- au sein d’un système international donné est établi
tensity25. par l’ampleur des moyens matériels et humains
qu’il peut mobiliser afin d’appuyer sa politique
Les préoccupations sécuritaires des États extérieure30. S’il est vrai que la puissance d’un
hellénistiques devaient être d’autant plus grandes unipôle peut lui conférer la capacité d’influencer,
à une époque où le concept réaliste de survie voire de contraindre les autres acteurs interna-
devait faire écho aux conséquences bien souvent tionaux et d’altérer certaines des dynamiques
dramatiques de la guerre : destruction partielle ou propres à la notion d’anarchie internationale, cette
totale de cités, déplacement et asservissement des influence, qui repose notamment sur la reconnais-
populations civiles, destruction des campagnes, sance de sa prépondérance militaire et la déférence
pillage, etc. Polybe, qui en déplorait cependant des autres membres du système, n’est cependant
les excès, décrivait ainsi les « lois de la guerre » pas illimitée, ce qui consacre la nature anarchique
(οἱ τοῦ πολέμου νόμοι) de son temps : « Enlever des systèmes unipolaires31. L’unipolarité instaure
à l’ennemi et détruire des places, des ports, des certes une hiérarchie plus marquée entre les États,
villes, des hommes, des vaisseaux, des récoltes et mais pour reprendre l’expression de J. Donnelly,
toutes choses semblables, pour affaiblir l’adver- il est tout à fait possible de penser la hiérarchie au
saire et renforcer sa propre situation et son action, sein de l’anarchie32. En d’autres termes, un unipôle
c’est ce que les lois de la guerre et ses droits nous
contraignent de faire26. »
πολέμου νόμοι καὶ τὰ τούτου δίκαια δρᾶν. Trad. de P. Pédech,
CUF, 1977. Cf. Plb., 23, 15, 1.
27. Monteiro 2014, p. 40.
24. Astin 1968, p. 14. Sur l’absence d’appareil diplomatique 28. Pour une analyse des fondements de la puissance (δύναμις)
à Rome, voir Gruen 1984, p. 203 ; 231 sq. ; Sheldon 2009, d’un État antique chez Thucydide, à partir de l’exemple de
p. 115 sq. Sparte et d’Athènes, lire Ober 2001, p. 275-277.
25. Eckstein 2006a, p. 59. 29. Monteiro 2014, p. 44.
26. Plb., 5, 11, 3 : τὸ μὲν γὰρ παραιρεῖσθαι τῶν πολεμίων καὶ 30. Aron 1984, p. 79.
καταφθείρειν φρούρια, λιμένας, πόλεις, ἄνδρας, ναῦς, καρπούς, 31. Monteiro 2014, p. 41.
τἄλλα τὰ τούτοις παραπλήσια, δι᾽ ὧν τοὺς μὲν ὑπεναντίους 32. Sur la compatibilité entre les concepts d’anarchie et de
ἀσθενεστέρους ἄν τις ποιήσαι, τὰ δὲ σφέτερα πράγματα καὶ hiérarchie, voir l’étude fondamentale de Donnelly (2006,
τὰς ἐπιβολὰς δυναμικωτέρας, ταῦτα μὲν ἀναγκάζουσιν οἱ τοῦ p. 141) : « Rather than thinking of anarchy or hierarchy
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
182 Pierre-Luc B risson

n’est pas un empire et évolue au sein d’un système militaires des autres grandes puissances méditer-
où les acteurs internationaux sont indépendants et ranéennes et consacré la domination de la cité
théoriquement égaux en droits, du point de vue tibérine. Rome avait en outre vaincu Carthage, au
politique, bien qu’il en soit le plus puissant33. terme d’une longue guerre qui avait vu les combats
À la mort d’Alexandre le Grand en 323, le se transporter en sol italien, mais qui avait surtout
monde méditerranéen était ainsi devenu un démontré la résilience de Rome et les ressources
système international multipolaire, dominé par au matérielles et humaines importantes que le Sénat
moins trois grands royaumes (lagide, antigonide et pouvait mobiliser38. Le traité de paix de 201, imposé
séleucide) nés du démembrement de l’empire du au lendemain de la victoire romaine à Zama (202),
conquérant macédonien. Cette architecture inter- avait non seulement dépouillé Carthage de son
nationale multipolaire était à même d’exacerber la empire, mais avait surtout restreint sa capacité
logique sécuritaire que nous avons précédemment d’action sur la scène extérieure. En effet, si Rome
mise en lumière34, et de fait, ces royaumes furent avait privé la cité punique de ses éléphants de
engagés durant les IIIe et IIe siècles dans des conflits guerre et de sa flotte, dont les quelque 500 navires
militaires quasi permanents, P. Lévêque parlant de furent brûlés dans le port même de la ville39, elle
la guerre comme d’un « état endémique35 » à cette lui avait également interdit de s’engager dans toute
époque, et d’une expérience partagée par la vaste opération militaire sans avoir obtenu l’accord préa-
majorité des habitants du monde grec. Il est ainsi lable des Patres40. À ces conditions difficiles s’ajou-
naturel que cette dynamique structurelle ait nourri taient des réparations de guerre qui s’élevaient
l’ethos guerrier partagé par les souverains hellé- à 10 000 talents d’argent et dont le paiement fut
nistiques, pour qui la conquête militaire était en étalé sur 50 ans41. En 197, Rome était également
quelque sorte à la base de la qualification royale36, sortie victorieuse d’un second conflit contre le
la possession fondée sur la conquête étant, selon royaume de Macédoine, qui avait rabaissé les
les mots de Polybe, « la plus solide et la plus hono- prétentions hégémoniques de la dynastie anti-
rable qui fût37 ». Or, l’intervention marquée de gonide en Grèce continentale et avait consacré
Rome dans les affaires du monde grec, au début le recul de l’influence de Philippe V auprès des
du IIe siècle, allait profondément transformer cités grecques. Chassé de ses possessions de Grèce
l’architecture du système hellénistique qui avait au lendemain de la bataille de Cynoscéphales
jusque-là prévalu. remportée par le consul T. Quinctius Flamininus,
L’unipolarité romaine fut instaurée au terme Philippe fut contraint de restituer les navires de
d’une série de conflits qui, pendant plus de vingt guerre pris aux Romains, aux Pergaméniens et
ans, avaient rabaissé les prétentions politiques et aux Rhodiens, en plus de livrer son fils Démétrios
en otage42. Le conflit suivant, qui opposa Rome
à Antiochos III, établit la nouvelle architecture
politique de la Méditerranée hellénistique. En
we should attend instead to hierarchy in anarchy. Anarchy
188, les conditions de paix ratifiées au lendemain
—literally, without a leader (archos) or rule (arche)— is
conventionally understood as the absence of govern- de l’écrasante victoire romaine de Magnésie du
ment. […] Neither super-ordination nor differentiation, Sipyle (janvier 189), où près de 50 000 soldats de
however, has any logical relationship to (an)archy; that is, l’armée séleucide périrent43, imposèrent un frein
to government or its absence. The opposite of anarchy is
not hierarchy but “archy”, government, rule, political autho-
rity; “empire” in its non-imperial sense. Hierarchy (super-
ordination and differentiation) in anarchy is not only theo-
retically possible but is, as we will see, historically common ». 38. On estime qu’un sommet de 29 % de la population
33. Eckstein 2009. citoyenne mâle fut mobilisée dans la légion durant la
34. Sur l’instabilité des systèmes multipolaires, voir Mear- décennie de la deuxième guerre punique. Cette proportion
sheimer 2014, p. 338 sq. se maintint à un haut niveau dans la décennie suivante
35. Lévêque 1968, p. 279. Sur une période de plus de 170 ans (26 %), pour passer sous la barre des 20 % au début des
courant de la mort d’Alexandre en 323, jusqu’à 150, années 180. Voir Hopkins 1978, p. 33.
P. Lévêque circonscrit seulement quatorze années (299- 39. Liv., 30, 44.
297 ; 249-248 ; 205-204 ; 159-149) exemptes de combats. 40. Plb., 15, 18, 4 ; Liv., 30, 37.
Voir également Chaniotis 2005, p. 5-12. 41. Sur le traité de 201 et ses clauses, voir Scardigli 1991,
36. Préaux 1978, p. 183 ; Austin 1986, p. 457 sq ; Chaniotis 2005, p. 308 sq.
p. 57 sq. 42. Will 1982, p. 161-162.
37. Plb., 28, 1, 4 : ἰσχυροτάτην καὶ καλλίστην εἶναι κτῆσιν. 43. Le Bohec 2017, p. 188-191.
183

aux prétentions extérieures du royaume syrien. Il ne venait en réalité que réaffirmer les rapports de
fut en outre imposé à Antiochos III de se départir force établis dans le premier quart du IIe siècle, à
de ses éléphants de guerre et interdit d’en posséder la suite de l’intervention de Rome dans les affaires
d’autres à l’avenir, de même qu’il dut limiter la du monde grec51. En clair, après trois décennies
taille de sa marine de guerre, dont la capacité d’ac- d’intervention dans les affaires de la Méditerranée
tion fut limitée, vers l’ouest, à l’embouchure du orientale, il apparaît que la politique du Sénat
Kalykadnos (Cilicie)44. Pour reprendre les mots envers le monde grec n’avait jamais été d’établir
des ambassadeurs séleucides dépêchés auprès des une quelconque forme d’équilibre des puissances
Patres afin de négocier les conditions de paix au dans la région, mais bien d’assurer la prépondé-
lendemain de la bataille de Magnésie du Sipyle, les rance politique et militaire de Rome, comme le
Romains étaient désormais devenus les « maîtres soulignait J.-L. Ferrary : « Jusqu’à la création de
du monde », dominos orbis terrarum45. À ce stade, provinces à partir de la seconde moitié du IIe siècle,
comme le soulignait W.V. Harris, aucun autre État l’hégémonie romaine est fondée sur l’exclusion des autres
méditerranéen n’avait les capacités de soutenir grandes puissances, Antigonides et Séleucides, et
un conflit de longue haleine contre les troupes c’est ce qui permit aux Romains, en 194 comme en
romaines, qui avaient à maintes reprises prouvé 189, et encore en 167, de ne laisser aucune légion
leur supériorité sur les champs de bataille de à l’est de l’Adriatique52. »
Grèce et d’Asie mineure46. Le dernier grand conflit Une opinion longtemps partagée au sein de
dans lequel s’engagea le Sénat romain, avant le la communauté scientifique quant à la nature
déclenchement de la troisième guerre punique, des systèmes unipolaires veut que ceux-ci soient
fut la troisième guerre de Macédoine (171-168), instables, condamnés à une durée de vie brève. En
provoquée par l’apparente renaissance des ambi- effet, certains théoriciens réalistes considèrent que
tions hégémoniques du royaume antigonide, alors la tendance des États à se liguer afin de prévenir la
dirigé par le jeune Persée, envers les cités de Grèce montée d’une puissance hégémonique et d’assurer
continentale47. Au terme de ce conflit, qui trouva un certain équilibre (balance) au sein du système
son aboutissement sur le champ de bataille de aura tôt ou tard raison de la prépondérance militaire
Pydna (168), la monarchie macédonienne fut défi- de l’unipôle53. Polybe, qui est à bien des égards le
nitivement abolie et le royaume morcelé en quatre plus thucydidéen des historiens de l’époque hellé-
unités semi-autonomes48. Pour Polybe, à partir nistique, affirmait déjà, en considérant la politique
de ce moment, « il ne se trouvait désormais plus du roi Hiéron de Syracuse durant la deuxième
personne pour contester qu’il fallût à l’avenir obéir guerre entre Rome et Carthage, « qu’il ne faut
aux Romains et s’incliner devant leurs injonc- jamais mépriser ce principe ni favoriser à ce point
tions49 ». Si l’historien mégalopolitain affirmait la puissance de quelqu’un qu’on ne puisse même
voir dans ce règlement d’après-guerre un tournant
majeur dans la politique extérieure de l’Vrbs50, il
51. Ferrary 2005, p. 56 : « Si, pour reprendre la formule poly-
bienne, “il ne se trouvait désormais plus personne pour
contester qu’il fallût à l’avenir obéir aux Romains et
44. Plb., 21, 42, 12-14 ; Liv., 37, 45, 13-19 ; 38, 38, 2-18 ; D.S., s’incliner devant leurs injonctions”, ce n’était pas que le
29, 10 ; App., Syr., 38. Sur les conditions de paix du traité rapport des forces eût véritablement changé en 168, c’est
d’Apamée et ses conséquences pour le royaume séleucide, que le monde hellénistique avait enfin pleinement pris
voir Mørkholm 1966, p. 22-30 ; Will 1982, p. 221-224. conscience de la modification intervenue dans la première
Sur les aspects légaux du traité, voir Sherwin-White 1984, décennie du IIe siècle. »
p. 22-27. 52. Ibid., p. 53 ; nos italiques.
45. Liv., 37, 45, 8. 53. Il s’agissait notamment de l’opinion classique de K. Waltz
46. Harris 2016, p. 42 ; Eckstein 2009, p. 20. (1997, p. 915) : « Is unbalanced power less of a danger in
47. Pour une discussion exhaustive des causes entourant le international than in national politics? Some countries
déclenchement de la troisième guerre de Macédoine, voir will not want to bet that it is. As nature abhors a vacuum,
Burton 2017, p. 78 sq. Voir également Ferrary 2017, p. 120. so international politics abhors unbalanced power. Faced
48. Burton 2017, p. 173-192 ; Ferrary 2017. by unbalanced power, states try to increase their own
49. Plb., 3, 4, 3 : πρὸς δὲ τούτοις ὁμολογούμενον ἐδόκει τοῦτ᾽εἶναι strength or they ally with others to bring the international
καὶ κατηναγκασμένον ἅπασιν ὅτι λοιπόν ἐστι Ῥωμαίων ἀκούειν distribution of power into balance. » Pour un survol de la
καὶ τούτοις πειθαρχεῖν ὑπὲρ τῶν παραγγελλομένων. Trad. de littérature scientifique sur cette question, voir également
D. Roussel, 1970. Wohltforth 1999, p. 5-6. Sur le principe de balancing, voir
50. Plb., 36, 9, 7. Aron 1984, p. 135-137.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
184 Pierre-Luc B risson

plus lui disputer ce qui est un droit incontestable54 ». pour autant que les conflits militaires en soient
Pour Aron, ce principe de balancement « est trop absents61. Si les politologues ont précédemment
simple, [fondé] sur le common sense and obvious cherché à expliquer l’origine des guerres dans
reasoning, pour avoir échappé aux Anciens55 ». un système multipolaire en étudiant les relations
Or, comme le soulignait W.C. Wohlforth, l’expé- entre grandes puissances, c’est plutôt dans les inte-
rience américaine post-Guerre froide et, en ce qui ractions entre les puissances mineures et l’unipôle
concerne notre propos le cas de la Méditerranée qu’il faut dès lors chercher l’origine des conflits
hellénistique post-Apamée, tendent au contraire dans cette configuration particulière du système
à démontrer la durabilité de cette architecture international. En effet, l’impossibilité de pouvoir
internationale56. En outre, N.P. Monteiro avance contrebalancer efficacement contre l’unipôle fera
que la dynamique de balancing observée dans les en sorte d’accentuer la problématique sécuritaire
systèmes bipolaires ou multipolaires – et qui selon des puissances mineures, dès lors placées dans une
A.M. Eckstein s’était notamment mise en place lors situation d’extrême vulnérabilité :
de l’appel de Rhodes, d’Athènes et de Pergame à
Rome en 201 à la veille de la deuxième guerre de This inability reveals what is perhaps the paramount
Macédoine57 – tend plutôt à s’effacer en système problem that unipolarity poses for peace: recalcitrant mi-
unipolaire. En effet, les puissances mineures ne nor powers find themselves in extreme self-help. […] It
peuvent désormais plus compter sur la présence places recalcitrant minor powers in a particularly dire sit-
d’autres grandes puissances au sein du système uation, unable to guarantee their survival vis-à-vis their
avec qui elles puissent se liguer pour rétablir un great-power enemy. At the same time, it also gives the uni-
certain équilibre international58. Quant aux puis- pole wide freedom of action toward them 62.
sances de moyenne envergure, puisqu’elles ont des
chances raisonnables d’assurer leur survie en cas de Cette problématique sera d’autant plus
conflit avec l’unipôle, elles seront plutôt enclines à aggravée dans l’éventualité où l’une de ces puis-
céder à ses injonctions et à éviter toute confronta- sances mineures fera face aux ambitions territo-
tion directe59. En 168, le retrait sans concession des riales d’une puissance de moyenne envergure,
troupes d’Antiochos IV – alors en campagne contre potentiellement alliée à l’unipôle qui cautionnera
un royaume d’Égypte affaibli – face aux injonc- ses agissements belliqueux. Dans ce contexte, le
tions du Sénat romain représenté par Popilius seul moyen pour cette puissance mineure d’assurer
Laenas, lors de la fatidique « journée d’Éleusis », est efficacement sa survie sera d’accroître sa force de
à nos yeux un exemple révélateur de cette dyna- dissuasion (deterrence) et ses capacités militaires
mique entre unipôle et puissances moyennes60. conventionnelles, c’est-à-dire de se lancer dans
Or, l’improbabilité d’un important mouvement de une course à l’armement afin d’assurer sa propre
rééquilibrage en système unipolaire ne signifie pas sécurité (inner balancing). Comme le souligne
Monteiro, cette puissance mineure deviendra dès
lors récalcitrante envers les injonctions de la puis-
54. Plb., 1, 83, 4 : οὐδέποτε γὰρ χρὴ τὰ τοιαῦτα παρορᾶν οὐδὲ sance unipolaire, ne pouvant anticiper ses visées
τηλικαύτην οὐδενὶ συγκατασκευάζειν δυναστείαν, πρὸς ἣν οὐδὲ réelles, et sera plus encline à remettre en cause le
περὶ τῶν ὁμολογουμένων ἐξέσται δικαίων ἀμφισβητεῖν. Trad. de
P. Pédech, CUF, 1969.
statu quo régional, puisque le coût de son inaction
55. Aron 1984, p. 135. pour la survie même de son régime politique pour-
56. Wohlforth 1999. rait s’avérer plus grand que celui de s’opposer aux
57. Liv., 31, 2, 2-4. Voir Eckstein 2008, p. 233-246.
volontés de l’unipôle :
58. Monteiro 2014, p. 154. Cette dynamique, exposée par
Monteiro, répond en partie aux interrogations précédem-
ment émises par Eckstein (2008, p. 361-365 ; 2009, p. 26), In other words, states for which the value of peace is low are
dans lequel il mettait en lumière le caractère historique-
more willing to accept the risk entailed by a confrontation
ment singulier de la longévité de l’unipolarité romaine, en
soulignant l’absence de dynamique de balancing des États with the unipole in exchange for a chance to improve their
grecs contre sa domination. own lot. In sum, despite strong overall incentives to accomo-
59. Monteiro 2014, p. 161.
60. Liv., 44, 19. Voir Will 1982, p. 322 : « Antiochos IV appre-
nait à ses dépens la nouvelle conception romaine de l’unité
méditerranéenne, comme son père avait appris aux siens la 61. Monteiro 2012, p. 15-20.
conception romaine de l’unité égéenne ». Cf. Brisson 2018. 62. Monteiro 2014, p. 155.
185

date the unipole, for some minor powers the risks of doing qui avait consacré la prépondérance militaire de
so are greater than the risks of recalcitrance 63. Rome en tant que seule grande puissance dans la
portion occidentale de la Méditerranée. C’est ce
Dans ce contexte, l’unipôle, d’abord préoccupé principe d’équilibre régional qu’aurait fait valoir
par le maintien du statu quo, pourra être encouragé devant le Sénat un ami de Scipion l’Africain,
à lancer une guerre préventive contre la puissance qui incitait les Patres à suivre les recommanda-
mineure récalcitrante, afin d’empêcher qu’elle tions du vainqueur de Zama et dont le discours
n’accroisse ses capacités militaires et représente, à fut recomposé par Appien : « Pourtant, bien qu’il
court ou moyen terme, une menace à l’équilibre [Massinissa] soit notre ami, il ne faut pas, lui non
régional64. C’est précisément cette dynamique plus, le renforcer outre mesure mais on doit consi-
particulière qui s’est graduellement mise en place dérer au contraire que la rivalité opposant ces
durant les années 160 en Afrique du Nord, alors peuples sert l’État romain67. » Le rabaissement de
que Carthage était confrontée aux ambitions poli- la puissance carthaginoise et le rôle de contrepoids
tiques et militaires de la Numidie, alors dirigée par régional qui fut dès lors celui de la Numidie suffi-
le roi Massinissa, allié de Rome. saient pour l’heure à atténuer le dilemme sécuri-
taire des Patres, qui allaient tourner leur attention
vers la Grèce.
CARTHAGE ET LA NUMIDIE : PROLÉGOMÈNES L’ambitieux souverain numide avait sans doute
À LA TROISIÈME GUERRE PUNIQUE
vu dans les dures clauses du traité de paix imposé
à Carthage en 201 une occasion d’étendre les fron-
Dans une récente étude sur la métro- tières de son royaume aux dépens de son voisin,
pole punique, K. Melliti qualifiait d’« épée de dont les capacités d’action étaient désormais consi-
Damoclès65 » la menace que posait la Numidie de dérablement affaiblies. Souverain énergique, qui à
Massinissa pour l’intégrité de l’État carthaginois. l’aube de ses 90 ans dirigeait toujours ses troupes68,
Par un renversement d’alliances, Massinissa s’était Massinissa s’était révélé un allié précieux de Rome
imposé à la tête de la Numidie dans le tumulte tout au long de son règne de plus d’un demi-siècle,
de la deuxième guerre punique, et Rome avait profitant de ses rapports privilégiés avec le Sénat
subséquemment affermi sa position au lende- pour affermir la position de son royaume. Polybe
main du conflit, comme le reconnurent bien des dit de lui qu’il fut « le meilleur et le plus heureux
années plus tard des ambassadeurs du roi dépê- (μέγιστον καὶ θείοτατον) des monarques de notre
chés à Rome, qui rappelèrent avec déférence que temps69 », alors que pour Appien il fut un homme
« Masinissa se souvenait que c’était par le peuple « à tous égards favorisé par la Fortune70 » (ἀνὴρ
romain que le royaume qu’il possédait avait été ἐς πάντα ἐπιτυχής). Sa cour affichait par ailleurs
acquis, renforcé et que sa superficie avait été par un goût certain pour l’hellénisme71 et les sources
lui multipliée ; il savait, lui qui s’était contenté de
l’usufruit du royaume, que le droit de propriété
en appartenait à ceux qui le lui avaient donné66 ».
67. App., Pun., 61, 268 : ἀλλ᾽ εἰ καὶ φίλος ἐστίν, οὐ χρὴ
La Numidie de Massinissa devait en quelque sorte στερροποιεῖν οὐδ᾽ ἐκεῖνον ἀμέτρως, ἡγεῖσθαι δὲ τὴν ἔριν αὐτῶν
jouer, au lendemain de la guerre, le rôle de garant τὴν ἐς ἀλλήλους τῷ Ῥωμαίων κοινῷ συμφέρειν. Trad. de
en Afrique du Nord du nouveau statu quo régional P. Goukowsky, CUF, 2001. Nos italiques.
68. App., Pun., 106, 500 ; D.S., 32, Fr.14.
69. Plb., 36, 16, 1.
70. App., Pun., 106, 499.
71. Voir Walsh 1965 et plus particulièrement Tahar 2004. L’un
63. Ibid., p. 163. des fils de Massinissa, Mastanabal, qui régna à sa suite,
64. Ibid., p. 166-167. savait lire et écrire le grec s’il faut en croire le témoignage de
65. Melliti 2016, p. 452. Tite-Live (Graecis litteris eruditus ; Per., 50), et l’un de ses atte-
66. Liv., 45, 13, 15 : Masinissam meminisse <se> regnum a populo lages remporta une course lors des Jeux panathénaïques de
Romano partum auctumque et multiplicatum habere ; usu regni 158, comme l’attestent les sources épigraphiques (IG, II2,
contentum scire dominium et ius eorum, qui dederint, esse. Trad. 2316, 1 ; Tracy – Habicht 1991). Des liens entre Massinissa
de P. Jal, CUF, 2003. Sur la période de conflits internes en et le royaume de Bithynie sont également attestés, comme
Numidie entre les Massaesyles et Massyles (dirigés par le en fait foi une inscription honorifique retrouvée à Délos,
roi Gaïa, père de Massinissa) et la difficile conquête du postérieure à 149 (Durrbach 1921, no 93, p. 158-159), et
trône par Massinissa, appuyé par Scipion l’Africain, contre commanditée par Nicomède II Épiphane, peu après la mort
Syphax et son fils Vermina, voir Eckstein 1987, p. 234-245. du souverain numide, sans doute afin de souligner l’aide
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
186 Pierre-Luc B risson

archéologiques semblent témoigner de l’intégra- trancher le litige75, avec à sa tête Scipion l’Africain,
tion de la Numidie dans les réseaux commerciaux qui avait pour instruction de « prêter à Massinissa
du monde hellénistique72. À sa mort en 148, il laissa toute l’assistance possible76 ». Incapables de nuire
un royaume agrandi et légua à ses héritiers des aux intérêts de leur allié malgré la justesse de la
richesses considérables (θησαυρούς τε μεγάλους73) cause de Carthage (Massinissa avait fourni ravitail-
et une armée capable d’appuyer les prétentions lement et troupes pour l’effort de guerre romain
numides sur la scène régionale. en Macédoine), les Romains se contentèrent de
La politique extérieure déployée par Massinissa demander au souverain numide de réfréner ses
durant la première moitié du IIe siècle visait, par élans belliqueux77. La trêve dura près de 30 ans,
une pression militaire constante, à faire main jusqu’aux années 160, malgré quelques accro-
basse sur des portions importantes du territoire chages sérieux survenus en 181 et 17478 à l’occa-
punique. À cette fin, le souverain numide pouvait sion desquels Rome demanda à son allié africain
profiter de l’alliance qu’il avait contractée avec de renoncer à ses conquêtes, mais refusa de tran-
Rome et du désengagement du Sénat en Afrique cher, sur le fond, la question des frontières établies
du Nord, les Patres étant avant tout préoccupés, par la paix de 201 entre les deux États nord-afri-
dans les années 190-180, par la situation politique cains. Tite-Live souligne bien, dans son récit des
qui prévalait dans le monde grec. Or, aux yeux ambassades menées à Rome par Carthage en 172,
des dirigeants romains, Hannibal, qui avait été élu la difficile position politique de la cité punique et
suffète à Carthage en 196, représentait toujours l’iniquité flagrante de la situation :
une certaine menace à la sécurité de Rome, et il
ne manquait pas de partisans dans le monde grec Cela ne gênait pas un homme [Massinissa] qui n’avait
qui voyaient en lui un possible héros de la lutte de respect pour rien ! Les Carthaginois devaient se
anti-romaine74. Fermer les yeux sur la politique taire, liés qu’ils étaient par le traité [de 201] ; il leur
agressive de la Numidie envers la cité punique était était en effet interdit de porter leurs armes au-delà
donc, dans les circonstances, un choix politique de leurs frontières ; bien que ce soit, ils le savent, à
conséquent du Sénat romain. Massinissa décida l’intérieur de leur territoire que, s’ils en chassent les
ainsi de se livrer, vers 196, à des incursions mili- Numides, ils doivent faire la guerre, ils sont retenus
taires dans la région d’Emporia, provoquant l’ar- par cette clause non équivoque du traité qui leur in-
bitrage de Rome en 193. Une commission sénato- terdit formellement de faire la guerre à des alliés du
riale fut alors sollicitée par les belligérants afin de peuple romain. Mais désormais les Carthaginois ne
pouvaient plus supporter l’orgueil, la cruauté, ni non
plus la cupidité de cet homme79.

accordée par Massinissa dans sa révolte contre son père, Massinissa se livra à de nouvelles incur-
Prusias II de Bithynie. Sur les rapports généraux entre la sions militaires dans la région d’Emporia dans les
Numidie et le monde grec, voir Camps 1960, p. 196 sq. ;
Coarelli – Thébert, 1988, p. 812 sq. années 160. À l’annexion de la région vers 162,
72. Kunze 2011, p. 400-401. Carthage se garda d’intervenir militairement et
73. App., Pun., 106, 499. Sur le monnayage de Massinissa et s’en remit une nouvelle fois au Sénat de Rome,
de ses successeurs, et la circulation des pièces numides en
Afrique du Nord, voir Alexandropoulos 2008, p. 149 sq.
comme elle l’avait fait par le passé, qui pourtant
74. Voir Melliti 2016, p. 425-432 à propos de la réputation trancha en la faveur de son allié malgré la justesse
d’Hannibal dans le monde grec, au moment de sa fuite en
exil à la cour d’Antiochos III en 195 : « On peut se faire
une idée sinon de la perception positive du combat hanni-
balien dans le monde grec, du moins de l’image de Rome 75. Liv., 34, 62.
dans certains cercles politiques grecs, celle du véritable 76. App., Pun., 67, 302.
ennemi de la cause grecque. Au vu de ces éléments, il n’est 77. Walsh 1965, p. 158.
donc pas osé d’envisager que le prestige militaire d’Han- 78. Liv., 41, 22 ; Hoyos 2015a, p. 244-245.
nibal ait fait de cet enfant de l’hellénisme un espoir de la 79. Liv., 42, 23, 2-5 : […] id illi, cui nihil pensi sit, facile esse.
cause grecque face à la menace romaine, du moins dans Carthaginienses foedere inligatos silere ; prohiberi enim extra fines
l’imaginaire collectif. La stature du personnage, sa dimen- efferre arma ; quamquam sciant in suis finibus, si inde Numidas
sion hellénistique pouvaient permettre au vainqueur de pellant, se gesturos bellum, illo haud ambiguo capite foederis
Cannes d’être considéré comme l’idéal du leader hellénis- deterreri, quo diserte uetentur cum sociis populi Romani bellum
tique, chose que même Polybe ne semble pas lui refuser. » gerere. Sed iam ultra superbiam crudelitatemque et auaritiam
(p. 430). Voir également MacDonald 2015. eius pati non posse Carthaginienses. Trad. de P. Jal, CUF, 1971.
187

des arguments des plaignants. Non satisfaits d’en- Carthage, au milieu du IIe siècle, était parvenue
tériner un coup de force militaire, les Patres impo- « au faîte de sa puissance et de sa croissance démo-
sèrent également à Carthage de verser des répa- graphique », notamment « grâce à la fertilité de
rations de guerre s’élevant à 500 talents80. De ses plaines et à l’aisance qu’elle tirait de la mer »84.
nouvelles incursions dans les Grandes plaines, en Les fouilles menées sur le site de la ville par les
152, firent passer la région de Thusca dans le giron équipes française, britannique et allemande dans
de la Numidie, et avec elle, une cinquantaine de la seconde moitié du XXe siècle attestent de cette
villages81. Cette nouvelle passe d’armes entre les renaissance. L’archéologue français S. Lancel
deux États nord-africains provoqua à nouveau soulignait que la cité, paradoxalement, « semble
l’envoi d’une ambassade romaine, à laquelle atteindre son apogée au lendemain de la Seconde
prenait part Caton l’Ancien. Une fois arrivés sur guerre punique85 », alors que K. Melliti parle quant
place, les legati demandèrent aux deux parties de à lui d’un « âge d’or à l’ombre de la [sic] mare
s’en remettre entièrement à eux pour le règle- nostrum romaine86 ». La cité punique semble avoir
ment du litige, ce à quoi consentit Massinissa, profité, dans la première moitié du IIe siècle, de la
sûr de ses alliés, mais que refusèrent cette fois les stabilité politique fournie par l’unipolarité romaine
Carthaginois, soupçonneux à juste titre du parti afin de s’imposer à nouveau comme véritable puis-
pris des ambassadeurs romains82. Devant l’im- sance commerciale. L’importance des amphores et
passe, les légats s’en retournèrent à Rome, non autres produits manufacturés en provenance du
sans avoir eu le temps d’inspecter la cité punique monde grec témoigne de l’intégration économique
et de constater, comme le soutiendra Caton, la de la cité à l’intérieur des circuits commerciaux
vitalité de l’économie carthaginoise et la richesse du monde hellénistique87. De même, on note à la
qu’elle avait retrouvée : même époque l’articulation d’un nouveau port de
guerre pouvant, selon les estimations de H. Hurst,
N’ayant pu se résoudre à un arrangement partiel, abriter une flotte de près de 190 à 220 trières88 (ce
les ambassadeurs s’en retournèrent, inspectant che- qui tendrait à confirmer les chiffres fournis par
min faisant les campagnes soigneusement cultivées Appien)89, alors que le rempart de la cité, « véri-
et pourvues d’équipements considérables. Une fois table héros de ce long siège »90 à venir selon Lancel,
entrés dans la ville, ils observèrent encore quelle fut avancé d’une quarantaine de mètres. La « porte
puissance (δύναμις) était la sienne et combien sa po- de la mer » fut fortifiée, afin sans doute de prévenir
pulation s’était accrue depuis le désastre subi il n’y l’attaque d’assaillants venus de la Méditerranée.
avait pas si longtemps, à l’époque de Scipion (καὶ Les sources littéraires permettent également
πλῆθος, ὅσον ηὔξετο ἐκ τῆς οὐ πρὸ πολλοῦ κατὰ Σκιπίωνα d’entrevoir cette prospérité retrouvée : en 191,
διαφθορᾶς). De retour à Rome, ils déclarèrent que la une ambassade carthaginoise dépêchée auprès
situation de Carthage les remplissait moins de jalou- du Sénat romain offrit l’appui de la cité punique
sie que de crainte (φόβος), quand ils voyaient avec dans le conflit qui venait alors d’éclater contre
quelle facilité se développait une si grande ville, ani- Antiochos III. Les Carthaginois proposaient ainsi
mée d’intentions si hostiles, et leur voisine83 ! d’armer une flotte à leurs frais, d’offrir un million
de boisseaux de blé et un demi-million de bois-
Cette renaissance économique et démogra- seaux d’orge pour le ravitaillement des troupes,
phique de Carthage (à la base même de la δύναμις, en plus de verser en un seul paiement anticipé les
de la « puissance » mise en lumière par Thucydide
chez les belligérants de la guerre du Péloponnèse)
était sans aucun doute importante, comme nous 84. App., Pun., 67, 303 : ἐν οἷς μάλιστα ἡ Καρχηδὼν εἰρηνεύουσα
permettent de l’entrevoir les sources et le témoi- ὁμαλῶς ἐς μέγα δυνάμεως καὶ εὐανδρίας ἦλθεν ἔκ τε πεδίων
gnage de l’archéologie. Appien soulignait que εὐκαρπίας καὶ θαλάσσης εὐκαιρίας. Trad. de P. Goukowsky,
CUF, 2002.
85. Lancel 1985, p. 743 sq.
86. Melliti 2016, p. 421.
87. Ibid., p. 436-440.
80. Plb., 31, 21. 88. Hurst 1994, p. 39 et 45 ; Le Bohec 2003, p. 42.
81. Hoyos 2015a, p. 246 sq. 89. App., Pun., 96, 453.
82. App., Pun., 69, 311. 90. Lancel 1992, p. 441. Sur le système défensif de Carthage :
83. App., Pun., 69, 312-314 ; trad. de P. Goukowsky, CUF, 2002. App., Pun., 95, 447-451 ; Le Bohec 2003, p. 42.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
188 Pierre-Luc B risson

8 000 talents d’argent restants qui leur avaient été L’entrée en guerre de Carthage marquait une
imposés à titre de réparations de guerre par le traité rupture avec la politique traditionnelle de conci-
de 20191, ce qui leur fut refusé. Pour D. Hoyos92, le liation de ses dirigeants. L’extrême vulnérabilité
refus romain d’accepter le remboursement anticipé de la position punique et l’inquiétude sécuritaire
des réparations, qui avaient été échelonnées sur des Carthaginois, exacerbée par le bellicisme de
50 annuités, aurait permis à Carthage de financer Massinissa qui bénéficiait de l’appui de l’unipôle
son redressement économique. En souhaitant romain, incita non seulement les dirigeants cartha-
maintenir son adversaire dans un état de sujétion ginois à accroître les capacités militaires de leur cité,
symbolique, Rome lui a possiblement offert l’oxy- mais également à répondre pour la première fois
gène nécessaire à son développement93. à la provocation numide afin d’assurer la préser-
Après les coups de force et les arbitrages défa- vation de leur territoire. Si la cité punique violait
vorables rendus par Rome, la nouvelle provo- les conditions de paix imposées au lendemain de
cation de Massinissa dans les Grandes plaines, Zama97, la politique pro-numide du Sénat romain
en 152, suscita une grande agitation sur la scène en était cependant la cause principale98. Cette même
intérieure carthaginoise, et marqua à terme une inquiétude sécuritaire a provoqué, sur la scène poli-
réorientation de la politique extérieure de la cité. tique intérieure, ce que l’on pourrait qualifier de
Comme le soulignait D. Hoyos94, toute défense de mouvement d’« équilibrage intérieur » (inner balan-
la politique traditionnelle d’apaisement à l’égard cing), qui s’est concrétisé par le réarmement de la
de la Numidie apparaissait, dans ce contexte, cité, mais aussi par la montée d’une certaine forme
comme un acte de trahison. À Carthage, la faction de « nationalisme », incarnée par la faction démo-
« démocrate » chassa la quarantaine de membres crate. L’entrée en guerre de Carthage était certes un
du parti pro-numide95, qui trouvèrent refuge pari politique risqué pour ses dirigeants, mais l’inac-
auprès de Massinissa, et l’on fit jurer à la popu- tion était sans doute considérée comme une posi-
lation de ne jamais les rappeler dans leur patrie. tion encore plus hasardeuse au vu des ambitions
Lorsque Massinissa, après avoir demandé en vain territoriales de Massinissa qui menaçait, à terme, la
le retour des exilés carthaginois, décida d’atta- sécurité de la cité punique. Dès lors, si les troupes
quer la ville d’Horoscopa en 151, Carthage réagit puniques avaient réussi à vaincre l’armée du vieux
promptement en levant des troupes et en dépê- souverain numide, les Carthaginois se seraient
chant une armée forte de 25 000 hommes, avec à retrouvés dans une meilleure posture afin de négo-
sa tête le boétharque Hasdrubal, qui fut rejointe cier avec les Romains un règlement au conflit qui,
par 6 000 cavaliers déserteurs numides. Massinissa cette fois, aurait été à leur avantage99.
infligea une importante défaite à l’armée punique,
ce qui amena les deux belligérants à s’engager,
sans succès, dans des négociations supervisées par
Scipion Émilien, alors en ambassade auprès du leurs Scipion Émilien qui se verra confier, par le vieux
souverain, le règlement de sa succession à sa mort,
souverain numide en vue de solliciter son appui
survenue en 148 (App., Pun., 105, 498 ; 106, 501-502).
matériel dans la campagne menée contre les 97. Les sources s’accordent pour voir dans cette guerre
Celtibères96. une rupture du traité de paix de 201 : Liv., Per., 48, 26 :
Carthaginienses cum aduersus foedus bellum Masinissae intu-
lissent […] ; App., Pun., 74, 339 ; D.S., 32.5. Chez Appien,
le consul L. Marcius Censorinus accuse les Carthaginois
91. Liv., 36, 4, 7. La renaissance de la cité semble également d’avoir violé leur parole (Pun., 88, 416). Polybe (36, 9,
attestée par la reprise des émissions monétaires carthagi- 16) rapporte quant à lui que les partisans du camp romain
noises en argent. Sur le témoignage des sources numisma- accusaient les Carthaginois d’avoir violé serment et traité :
tiques dans les décennies suivant la défaite de Zama, voir « Or, à l’heure présente, les Romains ne faisaient rien de
Alexandropoulos 2008, p. 119-130. tout cela. Ils n’offensaient ni les dieux, ni leurs parents, ni
92. Hoyos 2015a, p. 241. les morts ; ils ne violaient aucun serment ni aucun traité
93. Voir également Brisson 1973, p. 342-343. Sur le caractère et c’était au contraire aux Carthaginois qu’ils reprochaient
éminemment politique des réparations de guerre imposées une telle infraction. » Voir également Errington 1971,
par la République romaine et leur rôle symbolique, voir p. 265 ; Baronowski 1995, p. 21-22.
Gruen 1984, p. 292-294. 98. Voir Scullard 1951, p. 245 : « Carthage was desperate and
94. Hoyos 2015a, p. 250. her effort at self-preservation cannot fairly be construed as a
95. App., Pun., 70, 316-317. mortal blow aimed at Rome. War guilt cannot be shifted on
96. App., Pun., 72. Sur les liens d’amitié qui unissaient Scipion to her shoulders: she precipitated war, but Rome willed it. »
Émilien et Massinissa, voir Astin 1956, p. 178. C’est d’ail- 99. Hoyos 2015a, p. 252.
189

À la toute veille du troisième conflit contre désormais claires. Monteiro a bien circonscrit cette
Rome, à la suite de la deditio d’Utique, alliée de dynamique dans la mécanique pouvant conduire à
Carthage, les troupes romaines débarquées en une guerre entre une puissance unipolaire et une
Afrique en 149 sous la conduite des consuls puissance mineure :
Censorinus et Manilius demandèrent aux
Carthaginois de livrer leur stock d’armes. Désireux Recalcitrant minor powers, however, are unlikely to accede
d’éviter in extremis une guerre ouverte contre to demands that threaten their survival. […] This dyna-
l’unipôle romain qui ne pouvait qu’être perdue, les mic is likely to lead to a deterrence breakdown, resulting in
Carthaginois livrèrent aux consuls 200 000 pano- war. Whereas fighting over such demands is likely to lead
plies d’armements, de même que 2 000 engins to defeat of the minor power, complying with them brings
balistiques et leurs munitions. Appien affirme que the consequence of defeat with certainty. In short, demands
le transport des armes « constituait un spectacle by the unipole for territory, international realignment, di-
magnifique, à peine croyable, avec le long train des sarmament, or regime change are unlikely to be heeded,
chariots conduits par les ennemis eux-mêmes100 ». resulting in the unipole launching an offensive war against
C’est cependant la demande jugée « révoltante » recalcitrant minor powers104.
(indignitate101) d’abandonner le site de Carthage,
à la base même de sa puissance économique, et Cette mécanique sécuritaire fut sans aucun
de déménager sa population 15 km à l’intérieur doute aggravée, du côté romain, par l’instabilité
des terres, qui contraignit en dernier recours les croissante qui semblait s’installer dans le système
Puniques à la guerre102. Alors, Appien rapporte que hellénistique au tournant des années 150, et qui
les armuriers reprirent leur activité de plus belle et contribua à accroître la perception de danger parmi
que sortaient des ateliers puniques des centaines les membres du Sénat. Avant de nous pencher sur
d’épées, de boucliers et de projectiles103. En vérité, le rôle de la pression du système international
empêtrés dans une position politique désespérée, hellénistique dans le déclenchement du conflit, il
les dirigeants carthaginois ne pouvaient accepter nous faut désormais faire un survol des différentes
les injonctions de l’unipôle romain, d’autant plus théories émises par les historiens contemporains
que les intentions véritables des Patres semblaient ces dernières décennies.

100. App., Pun., 80, 376. Trad. de P. Goukowsky, CUF, 2002.


L’INTERVENTION ROMAINE EN AFRIQUE
101. Liv., Per., 49, 9. DU NORD : SURVOL DES THÉORIES
102. App., Pun., 81, 378 ; D.S., 32, Fr. 6. Polybe (38, 1, 5) semble
reconnaître une certaine légitimité morale à la position Le faisceau de théories avancées par les histo-
des Carthaginois devant les exigences posées par Rome,
comparée à l’attitude des Achéens à la même époque : riens afin d’expliquer le déclenchement de la
« Les premiers [les Carthaginois] ont au moins, en dernier troisième guerre punique, puis la destruction de
recours, laissé à la postérité quelques arguments permettant Carthage, a fait appel avant tout à des causes de
de les défendre, tandis que les Grecs n’ont même pas donné
à ceux qui voudraient faire excuser leurs erreurs la possibi-
nature économique, de même qu’au caractère
lité de présenter pour eux un plaidoyer convaincant ». Voir exceptionnellement belliqueux des Romains105
Baronowski 2011, p. 10. Si les demandes de Rome quant ou encore à la peur séculaire de Rome – voire
à la relocalisation de Carthage étaient jugées moralement
la haine – envers Carthage (metus punicus106).
et politiquement inacceptables tant par les Carthaginois
que par Polybe, qui relate les événements, l’historien grec
juge néanmoins sévèrement la décision de Carthage de se
soumettre complètement à Rome (deditio) comme un geste
politiquement non-avisé. A.M. Eckstein souligne (1995, 104. Monteiro 2014, p. 169.
p. 218) ainsi le jugement de l’historien grec : « These poli- 105. Pour un survol général, voir Maróti 1983 ; Le Bohec 2014,
cies and politicians were critized not for being anti-Roman p. 276-283 ; Le Bohec 2017, p. 199-205.
but for having been criminally unintelligent ». Eckstein 106. Rejetant les diverses théories exposées dans cette section,
met également en lumière (1995, p. 229) le regard sévère A. Ziolkowski (2000, p. 157) proposait qu’il fallait consi-
posé par Polybe sur la politique hégémonique alors menée dérer la « haine » des Romains, plutôt que la peur, comme
en Méditerranée par le Sénat : « To Polybius, the Senate in principal moteur de la troisième guerre punique : « Basta
the post-Pydna period was consistently guilty of violating però cambiare “paura” con “odio” e tutto diventa allora
the canons of just behavior (τὸ δίκαιον) merely for the sake comprensibile, a cominciare dalle sorgenti di questo odio. Il
of political expediency ». carattere ipocrita dell’imperialismo romano, la convizione
103. App., Pun., 93, 441. inculcata di generazione in generazione secondo la quale
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
190 Pierre-Luc B risson

Ainsi, l’explication entre autres mise en avant commerce italien menacé par la renaissance écono-
par W.V. Harris se déploie dans la continuité de mique de la cité punique et d’autre part, d’offrir à
sa thèse sur le développement de l’impérialisme la « bourgeoisie » romaine la chance de s’enrichir
romain, dont elle constitue l’une des illustrations, en se taillant en Afrique du Nord d’importantes
et qui repose sur l’ethos guerrier de l’aristocratie propriétés foncières112. Dans cette optique, certains
sénatoriale et sur le goût du lucre des Romains, historiens ont vu dans la fameuse scène des figues
qui voyaient notamment dans le butin de guerre échappées par Caton sur le plancher du Sénat113 un
une occasion d’enrichissement107. Harris en veut avertissement lancé aux sénateurs dont les vastes
pour preuve, s’appuyant sur le récit d’Appien108, latifundia étaient également plantés de figuiers.
que le recrutement de nouvelles troupes pour F.J. Meijer a démontré que considérant la durée
la guerre contre Carthage fut relativement aisé de conservation très restreinte de la figue et la
et que les quelque 80 000 mille soldats enrôlés durée du trajet entre Rome et Carthage (six jours)
étaient enthousiastes à l’idée de se couvrir de au moment de l’année où a eu lieu l’ambassade
gloire et de s’enrichir en sol africain. Résumant de 152, il est peu probable que Caton ait pu trans-
sa thèse, Harris soulignait : « In short, while it is porter des figues en bon état d’Afrique jusqu’en
possible that defensive thinking played a signifi- Italie. La culture de la figue africaine était cepen-
cant part in making up the minds of the leaders of dant attestée à cette époque dans la péninsule et
the Roman state, Roman behaviour must also on a le Censeur n’a sans doute eu aucune difficulté à
balanced assessment be regarded as an instance of trouver des fruits en bon état afin d’étayer son
extreme φιλαρχία (power-hunger)109 ». Or, comme argumentaire devant ses collègues. Pour Meijer114,
l’avait déjà souligné E.S. Gruen, relever un appétit le geste de Caton visait surtout à faire vibrer la
du butin chez des soldats – ce qui était l’une des fibre patriotique – et les intérêts économiques –
conséquences « normales » de la guerre dans le de ces gentlemen farmers du Sénat, qui n’étaient
monde antique110 – n’équivaut pas à circonscrire, sans doute pas dupes sur la provenance réelle de
de façon plus large, une dynamique impériale : ces fruits. Encore récemment, N. Rosenstein a
« The prospect of loot could entice generals and repris cet argument économique dans la synthèse
stimulate recruiting —which is not the same as qu’il a consacrée à l’impérialisme romain sous la
determining a senatorial decision to make war. » République, affirmant : « The senators were well
L’historien ajoutant : « The leaps of logic too easily aware of the city’s commercial prowess […]. Yet
distort and mislead111. » Cato was pointing out that the Carthaginians were
Harris effleure également, dans les pages even able to sell figs at Rome that not only could
qu’il consacre au conflit, la thèse économique
initialement mise en avant par Mommsen et par
Rostovtzeff. Pour ces derniers, le Sénat aurait 112. Mommsen 1985 [1854-1856], p. 723 : « Son opinion [de
déclaré la guerre afin, d’une part, de protéger le Caton] trouva des partisans, soit parmi les hommes poli-
tiques, qui voulaient faire passer les territoires d’outre-mer
sous la dépendance immédiate de la République, soit et
surtout parmi les hommes de finance et les grands spécu-
la repubblica faceva solo delle guerre “giuste”, finì col far sì lateurs, dont l’influence était puissante, et qui, Carthage
che agli occhi dei Romani ogni loro nemico fosse in qualche rasée, se croyaient les héritiers directs de la grande capitale
modo un criminale, tanto peggiore quanto maggiore era la de l’argent et du commerce. » (Trad. de C.-A. Alexandre,
resistenza che riusciva a opporre. » 1985). Rostovtzeff 1988 [1957], p. 31 : « De plus, cette
107. Harris 1979, p. 234-240. classe était parfaitement satisfaite de la politique menée
108. App., Pun., 75, 351. par les dirigeants de l’État romain. Ses intérêts matériels
109. Harris 1979, p. 240. L’historien britannique réaffirma et ses idées politiques coïncidaient dans l’ensemble avec
sa thèse dans une contribution de 1989, où il soulignait ceux de l’aristocratie romaine. Comme les membres de
à nouveau : « In the case of Carthage it was obvious that cette classe, la bourgeoisie investissait généralement son
any commander who succeeded in inflicting a decisive argent dans des terres italiennes, essentiellement plantées
defeat on Carthage would gain glory to rival that of Scipio de vignes et d’oliviers ou utilisées comme pâturages. D’où
Africanus, not to mention any contemporary, while the le soutien tacite qu’elle accorda à la politique brutale de
war would provide parallel opportunities for other offi- Rome à l’égard de Carthage et à certaines mesures séna-
cers. Being the richest state on the immediate fringe of toriales telles que l’interdiction de planter de la vigne dans
the annexed empire, Carthage was expected to enrich its les nouvelles provinces occidentales de Rome. » (Trad. de
conquerors handsomely » (Harris 1989, p. 155). O. Demange, 1988).
110. Plb., 5, 11, 3. 113. Plut., Cat. Mai., 27, 1. Voir Dubuisson 1989.
111. Gruen 1984, p. 288-289. 114. Meijer 1984, p. 122-124.
191

compete with the domestic product but were D’autres historiens, se penchant sur la situa-
superior115. » Ainsi, l’annihilation de Carthage tion géopolitique qui prévalait alors en Afrique du
aurait servi une politique économique protection- Nord, ont suggéré que l’intervention de Rome visait
niste mise en œuvre par le Sénat, préoccupé par à freiner les appétits belliqueux du roi de Numidie
l’envahissement du marché intérieur italien. Cette et à prévenir un Anschluß118 du territoire carthagi-
thèse économique n’a jamais véritablement reçu nois dans un grand royaume unifié sous la conduite
une démonstration satisfaisante à son appui et, de Massinissa. Considérant l’étroitesse des liens
comme l’écrivait déjà E. Badian, « mériterait qu’on diplomatiques qui unissaient le roi de Numidie au
la laisse mourir116 ». Comme l’ont souligné Badian, Sénat romain et à certaines familles aristocratiques
et A.E. Astin avant lui dans sa remarquable étude (Badian parlant d’un appui « beyond what morality
consacrée à Caton (1978), hormis le silence même would permit119 »), il est peu probable que Rome
des sources, la thèse économique se heurte à des ait eu besoin de faire traverser la Méditerranée à
arguments qui sont difficilement surmontables quelque 80 000 hommes afin de prévenir une telle
pour l’historien. Il est en effet difficile de juger annexion. Massinissa ne semblait pas avoir conçu
de l’importance de la concurrence posée par les de dessein impérial pour son royaume, ayant laissé
produits tirés du sol nord-africain. Cependant, le règlement de sa succession entre les mains de
la destruction de la cité pouvait également avoir Scipion Émilien, qui répartit le pouvoir entre les
un impact non négligeable pour les commer- fils du roi120. L’eût-il même voulu, son royaume
çants romains, ainsi privés d’un marché poten- ne disposait sans doute pas des capacités militaires
tiel à quelques jours de navigation de l’Italie. La nécessaires à la poursuite d’une longue guerre
surreprésentation, à Carthage, de tessons de céra- d’usure contre Carthage. S’il a fallu trois années
mique de type « campanienne A », produite dans à Rome pour venir à bout d’une cité qui avait été
le sud de l’Italie, semble bien attester le potentiel préalablement désarmée, mais dont le système
commercial que représentait la cité punique pour défensif demeurait malgré tout important, combien
les commerçants romains117. Or, non seulement le en aurait-il fallu à la Numidie ? Comme l’avait déjà
site de Carthage fut abandonné et son sol déclaré souligné Astin, le Sénat de Rome – tout comme
sacer, mais il fallut attendre plus de vingt ans avant les dirigeants carthaginois – n’était pas sans savoir
qu’on ne propose d’y établir une colonie, sous que les jours du vieux roi Massinissa touchaient à
l’impulsion de Caius Gracchus, tribun de la plèbe leur fin et qu’à presque 90 ans, sa disparition était
en 123. C’est finalement sous le règne d’Auguste, imminente. Jusqu’à la fin des années 150, Rome
un siècle plus tard, que la cité connaîtra une véri- avait pu jouer de son alliance avec le souverain
table renaissance, rebaptisée Colonia Iulia Concordia numide afin de contenir et d’affaiblir la puissance
Carthago. Dès lors, comment expliquer que le carthaginoise, se refusant à intervenir ou tran-
Sénat ait lancé une guerre aux motifs écono- chant en défaveur des Puniques à chacun des arbi-
miques si, une fois son ennemi abattu, il s’est trages qu’elle a rendus dans la décennie précédant
refusé à occuper le site de choix que représentait le conflit. Une stratégie que Polybe avait lui-même
Carthage d’un point de vue commercial ? Force mise en lumière avec une lucidité crue :
est de conclure que lorsque Caton invita ses collè-
gues à considérer que le pays qui produisait d’aussi Les deux parties portèrent leur querelle devant le
magnifiques fruits que ceux qu’il avait rapportés Sénat, auquel ils envoyèrent à plusieurs reprises
ne se trouvait « qu’à trois jours de navigation de des ambassadeurs. Chaque fois, les Carthaginois
Rome », il ne faisait qu’amplifier d’un point de vue voyaient leur thèse rejetée par les Romains, non pas
rhétorique la proximité géographique de Carthage
et la vigueur de l’économie qui aurait pu soutenir
son réarmement futur.
118. Kahrstedt 1913, p. 615-617 ; Gsell 1928, p. 329-335 ;
Scullard 1951, p. 241 ; Scullard 1969, p. 302 ; Brisson 1973,
p. 354. Voir également le survol de cette thèse dans
Limonier 1999, p. 407. En opposition à la thèse de l’an-
nexion numide, voir également Warmington 1969,
115. Rosenstein 2012, p. 237. p. 231-232 ; Picard 1970, p. 285-286.
116. Badian 1968, p. 20. 119. Badian 1958, p. 134.
117. Melliti 2016, p. 439-440. 120. Camps 1960, p. 195-196 ; Walsh 1965, p. 155-156.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
192 Pierre-Luc B risson

qu’ils fussent dans leur tort, mais parce que leurs de justifier, aux yeux de l’« opinion publique »
juges étaient persuadés qu’il était dans leur intérêt hellénistique, une intervention militaire qui pren-
de se prononcer contre eux121. drait les apparences d’un bellum iustum124. Pour
P.J. Burton, cette insistance des Patres quant à la
Or, l’éventualité de la disparition prochaine de moralité des prétextes de guerre invoqués contre
Massinissa a sans doute contribué à influencer la Carthage illustre, dans l’approche constructiviste
réorientation de la politique extérieure du Sénat qu’il déploie, le rôle joué par les normes et les
romain, passant d’une politique de « domination perceptions entourant la rupture des liens d’ami-
défensive » (defensive dominance), selon les termes citia qui liaient Carthage à Rome125. Or, même dans
de N.P. Monteiro122, à une politique de « domina- une optique de Machtpolitik, il convient de souligner
tion offensive » (offensive dominance), qui entraîna que les grandes puissances n’agissent pas aveu-
la destruction finale de la cité. glément sur la scène internationale, conscientes
Au tournant des années 150, une conjonc- que leurs actions peuvent nourrir, chez les puis-
ture d’événements à l’échelle de la Méditerranée a sances de moindre envergure, des appréhensions
accentué la crainte qui germait déjà chez les Patres. de nature sécuritaire à propos de leur domination,
Il nous faut, en dernière analyse, considérer les pouvant menacer à terme la stabilité du système126.
motivations stratégiques des sénateurs romains, Cela était d’autant plus vrai que l’opinion publique
afin de comprendre comment les événements grecque avait été précédemment éprouvée, au
survenus en Afrique du Nord, couplés à la situa- lendemain de la troisième guerre de Macédoine,
tion difficile qui prévalait au sein du système anar- par le sort réservé aux otages politiques achéens127,
chique méditerranéen, ont pu nourrir, voire ampli- de même que par le dur traitement infligé au
fier, l’inquiétude sécuritaire du Sénat et provoquer roi Eumène de Pergame qui avait suscité, selon
le troisième conflit contre Carthage. Polybe, une vague de sympathie en faveur de l’At-
talide : « Plus les Romains manifestaient d’animo-
sité à l’égard d’Eumène, plus les Grecs se sentaient
LE DILEMME DE SÉCURITÉ ROMAIN d’amitié pour ce roi, car les hommes sont natu-
ET LA PRESSION DU SYSTÈME ANARCHIQUE
rellement enclins à accorder leurs sympathies à
MÉDITERRANÉEN
qui se trouve dans la détresse128… ». Ce souci de
légitimité dans la conduite de leur politique exté-
L’entrée en guerre de Carthage contre
rieure demeure une préoccupation importante des
Massinissa, en dépit des clauses contenues dans le
grandes puissances, comme le soulignait le polito-
traité de 201, offrit à Rome le prétexte juridique
logue John J. Mearsheimer :
et politique (πρόφασιν εὐσχήμονα123) espéré afin

121. Plb., 31, 21, 5-6 : ἀμφοτέρων δὲ ποιουμένων τὴν ἀναφορὰν ἐπὶ 124. Sur l’importance accordée par les Romains à la justesse des
τὴν σύγκλητον ὑπὲρ τῶν ἀμφισβητουμένων, καὶ πρεσβευτῶν prétextes de guerre, notamment soulignée par Polybe, voir
πολλάκις ἐληλυθότων διὰ ταῦτα παρ᾽ ἑκατέρων, αἰεὶ συνέβαινε Baronowski 2011, p. 73 sq.
τοὺς Καρχηδονίους ἐλαττοῦσθαι παρὰ τοῖς Ῥωμαίοις, οὐ τοῖς 125. Burton 2011, p. 321-323. Burton reconnaît en outre que
δικαίοις, ἀλλὰ τῷ πεπεῖσθαι τοὺς κρίνοντας συμφέρειν σφίσι τὴν cette interprétation peut venir en appoint (supplement) à
τοιαύτην γνώμην. Trad. de D. Roussel, 1970. l’approche réaliste basée sur la Machtpolitik.
122. Monteiro 2014, p. 65-70. 126. Monteiro 2014, p. 167 : « A war between the unipole and
123. Plb., 36, 2, 1 ; D.S., 31, Fr.1. Voir R. Baronowski 2011, a recalcitrant minor power creates a precedent that is hard
p. 74 : « According to Plb. 36.2, the function of a pretext for other recalcitrant minor powers to ignore, providing
is to create the veridical appearance of justice. The histo- them with additional reasons to boost their own capabi-
rian notes that the Romans paid much attention to the lities. Depending on the unipole’s overall power prepon-
question of pretexts, and rightly so (kalôs phronountes), derance […], this war may also provide other recalcitrant
for when the inception of a war appears to be just (dikaia minor powers with good reason to accelerate their balan-
men einai dokousa), important advantages accrue, but when cing process. »
it appears to be indecorous (askhêmôn) and thoughtless 127. Plb., 30, 32, 11.
(phaulê), the opposite occurs. […] Although it is not the 128. Plb., 31, 6, 6 : ὅτι καθ᾽ὅσον ἐδόκουν οἱ Ῥωμαῖοι βαρύτερον τῷ
true reason for a decision, it is the means by which the Εὐμένει προσφέρεσθαι, κατὰ τοσοῦτο συνέβαινε τοὺς Ἕλληνας
Romans create a truthful appearance of justice. A decent προσοικειοῦσθαι, φύσει τῶν ἀνθρώπων ἀεὶ τῷ θλιβομένῳ τὴν
pretext is the element that allows an imperialist state to εὔνοιαν προσνεμόντων.
engage in expansion while truthfully maintaining that it is
acting justly and in self-defence. »
193

In short, great powers are not mindless aggressors so bent nouvelle de la chute de la cité africaine, en 146.
on gaining power that they charge headlong into losing L’exhortation de Caton et sa démonstration de la
wars or pursue Pyrrhic victories. On the contrary, before renaissance économique de la cité punique, illus-
great powers take offensive actions, they think carefully trée par la richesse des fruits que produisait préten-
about the balance of power and about how other states will dument son sol, plaçaient plutôt les Patres devant
react to their moves. They weigh the costs and risks of of- un choix stratégique aux conséquences impor-
fense against the likely benefits129. tantes : tuer dans l’œuf la puissance carthaginoise
par une guerre préventive totale avant qu’elle ne
Il est peu probable que les sénateurs aient puisse remettre en cause le statu quo politique en
véritablement cru que, lors du déclenchement du Afrique du Nord, ou prendre le risque de devoir
conflit en 149, Carthage représentait une menace intervenir ultérieurement afin d’endiguer une cité
immédiate à la sécurité de Rome, ni qu’une cité, devenue trop puissante, avec en contrepartie un
déjà contrainte de se départir de sa flotte de coût humain et économique accru.
guerre, puisse envahir l’Italie. Il s’agissait sans La question qui demeurait au cœur du dilemme
doute de convaincre les comices d’engager un de sécurité romain était de savoir quand Carthage
nouveau conflit contre leur ennemi séculaire : à allait décider de transformer son potentiel écono-
peine cinquante ans après la fin de la Deuxième mique latent, entraperçu par Caton, en capacités
guerre punique, le souvenir des ravages causés en militaires réelles, afin de remettre en cause le
territoire italien par les troupes d’Hannibal devait statu quo régional à son avantage. L’émergence,
être encore vif dans la mémoire collective des en 152, de la faction « démocrate » sur la scène
Romains130. Ainsi ne faut-il pas voir dans la levée politique intérieure carthaginoise n’était en rien
facile de nouvelles troupes, au début de la guerre, à même de calmer les inquiétudes du Sénat et a
l’illustration d’une sorte d’enthousiasme populaire sans doute servi de signe avant-coureur. Dans les
à l’idée d’aller piller Carthage, comme le suggérait circonstances, comment être assuré à long terme
Harris, mais plutôt l’effet d’une forte mobilisation des intentions des dirigeants puniques ? Cette
du peuple romain devant une menace jugée – à question se posait avec d’autant plus d’acuité que
défaut de meilleures informations – bien réelle. l’on savait les jours du roi Massinissa comptés132.
C’est bien la fin de cette « peur » (φόβος), dont Si Rome avait à craindre l’unification éventuelle
parlait Appien131, que les Romains célébrèrent à la de l’Afrique du Nord, nous nous rangeons à l’avis
que c’est du côté punique, et non du côté numide
comme l’ont suggéré certains, qu’une volonté
annexionniste aurait véritablement pu émerger133.
129. Mearsheimer 2014, p. 37.
130. J.Q. Quillin (2004) a bien démontré le rôle fondamental
La transition du pouvoir qui se profilait à courte
de la peur sur la scène politique intérieure romaine, et son échéance en Numidie aurait pu offrir à Carthage
importance lors des votes qui ont engagé la République l’occasion de pousser son avantage sur le terrain134
sur le chemin de la guerre, durant la première moitié du
IIe siècle. C’est bien la peur d’une invasion macédonienne
en sol italien qui, selon Tite-Live, a renversé le refus
initial des comices de déclencher la deuxième guerre de 132. Maróti 1983, p. 227.
Macédoine contre Philippe V, en juillet 200 (Liv., 31, 7, 2). 133. Cette possibilité était déjà évoquée par E. Badian (1958,
Polybe avait déjà souligné, au sixième livre de ses Histoires p. 134-137). Elle est également esquissée en quelques
consacré à l’étude de la constitution romaine, à quel point lignes par P. Veyne, dans un article publié en 1975
la peur de l’ennemi était à même de contribuer à l’unité (p. 811-812) : « Que les royaumes numides cessent de
politique du peuple romain (6, 18, 2-6). Salluste, rapporté miser sur Rome, qu’ils redeviennent fidèles à Carthage,
par Augustin, soulignait également cette dynamique, en et l’hégémonie romaine sur l’Afrique croulerait aussitôt ;
insistant cependant sur la menace carthaginoise : « Puis sous l’effet de la peur Rome a alors vu rouge et a eu
il [Salluste] rappelle que ‘‘entre la seconde et la dernière une réaction plus que proportionnelle : Carthage lui est
guerre punique le peuple romain vécut dans l’union et la apparue comme l’“ennemi absolu”. » Cette thèse est aussi
vertu’’ attribuant cette heureuse harmonie non à l’amour effleurée par A.N. Sherwin-White (1980, p. 179), et par
de la justice, mais, tant que Carthage fut debout, à la crainte D.W. Baronowski, qui écrivait dans les dernières pages
d’une paix infidèle. » Nam cum optimis moribus et maxima d’un article sur les causes de la troisième guerre punique
concordia populum Romanum inter secundum et postremum chez Polybe : « I find more persuasive the view that the
bellum Carthaginiense commemorasset egisse causamque huius Romans took their decision because they correctly assessed
boni non amorem iustitiae, sed stante Carthagine metum pacis the true nature of the threat, that is, the Punic capacity to
infidae fuisse dixisset. (August., De civ. D., 2, 18) discomfit their control of North Africa » (1995, p. 26-27).
131. App., Pun., 134, 633. 134. Astin 1978, p. 286.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
194 Pierre-Luc B risson

et de reprendre les territoires perdus, d’autant sait pas et la fatigue ne pouvait venir à bout de leur
que des signes d’instabilité politique semblaient résistance physique. […] Bref, si l’on peut parler
poindre chez son adversaire, comme en témoigne d’une “guerre de feu”, c’est à celle-ci et à aucune
la désertion des 6 000 cavaliers venus grossir autre que ce nom convient139 ». C’est d’ailleurs
les rangs de l’armée d’Hasdrubal à la veille de la afin de solliciter l’appui de Massinissa à l’effort de
bataille d’Horoscopa. Dès lors, l’équilibre poli- guerre romain en Ibérie que Scipion Émilien fut
tique et militaire de l’Afrique du Nord aurait pu dépêché en Afrique, en 151, avec pour mission
être rétabli à l’avantage de Carthage, et il n’est pas d’en rapporter des éléphants de guerre140. Au
exagéré de supposer qu’une puissance punique même moment, à l’autre bout de la Méditerranée,
relevant la tête aurait pu être tentée de tourner un aventurier thrace du nom d’Andriscos prétendit
son regard vers ses anciens territoires perdus de être Philippe, le fils du roi Persée vaincu vingt ans
la péninsule ibérique. C’est la pression politique plus tôt par Paul-Émile sur le champ de bataille
et militaire exercée par la nouvelle instabilité du de Pydna, et souleva les quatre États macédoniens
système international méditerranéen, au tournant nés au lendemain de l’abolition de la monarchie
des années 150, qui contribua cependant à accé- antigonide. Au scepticisme général succéda la
lérer la décision des Patres et mena à l’intervention surprise devant les succès remportés par l’usur-
romaine en sol africain. pateur141. Les troupes macédoniennes vainquirent
Au moment même où le Sénat devait jongler en 149 l’armée du préteur P. Iuventus Thalna en
avec le problème posé par la renaissance de la Thessalie, avant d’être à leur tour défaites l’année
puissance carthaginoise et la disparition prévi- suivante par le consul Q. Caecilius Metellus,
sible de Massinissa, des désordres importants dépêché sur le théâtre des opérations. En Grèce,
ébranlaient la stabilité du système méditerra- la Ligue achéenne posait également d’importants
néen et inauguraient cette nouvelle période « de défis aux membres du Sénat, désireux d’abaisser
troubles et de bouleversements135 » (ταραχή καὶ sa puissance en détachant de son alliance certaines
κίνησις) dont parlait Polybe. Dans la péninsule cités, au premier rang desquelles figuraient Sparte,
ibérique, la guerre contre les populations celti- Corinthe et Argos. Cette décision fut sans doute
bères était au cœur des préoccupations des Patres arrêtée dès 149-148, mais son annonce fut différée
depuis un certain temps et mobilisait d’impor- en 147, sans doute afin d’éviter un rapprochement
tantes ressources militaires136, Tite-Live rapportant entre la Ligue et Andriscos, alors que la situation
que la guerre « fut conduite parfois avec peu de n’était pas encore stabilisée en Macédoine142.
succès » et qu’elle avait « à ce point jeté la confu- Comme le soulignait N. Sherwin-White dans une
sion dans la cité romaine qu’on ne pouvait même critique des thèses de Harris, le Sénat, faisant
pas trouver des hommes pour accepter le tribunat face à plusieurs défis et disposant de ressources
militaire ni pour vouloir partir comme légats137 ». humaines malgré tout limitées, semble avoir déve-
Ce conflit allait préoccuper Rome jusqu’à la loppé une « névrose de la peur143 » (neurosis of fear),
chute de Numance, en 133, Polybe soulignant le non pas tant de ses adversaires eux-mêmes que
caractère particulier de cette « guerre de feu138 »
(πύρινος πόλεμος), où l’ardeur aux combats des
Celtibères mettait à rude épreuve la détermina-
139. Plb., 35, 1, 4-6 : τοὺς μὲν γὰρ κινδύνους ὡς ἐπίπαν ἡ νὺξ
tion des troupes romaines : « C’était généralement διέλυε, τῶν ἀνδρῶν οὔτ᾽εἴκειν ταῖς ψυχαῖς οὔτε παρακαθιέναι
la tombée de la nuit qui, seule, mettait fin aux τοῖς σώμασι βουλομένων διὰ τὸν κόπον, ἀλλ᾽ἐξ ὑποστροφῆς
combats, car la résolution des hommes ne fléchis- καὶ μεταμελείας αὖθις ἄλλας ἀρχὰς ποιουμένων. […] καθόλου
γάρ, εἴ τις διανοηθείη πύρινον πόλεμον, οὐκ ἂν ἕτερον ἢ τοῦτον
νοήσειε. Trad. de D. Roussel, 1970. Voir également D.S., 31,
Fr.56.
140. App., Pun., 72.
135. Plb., 3, 4, 12. 141. Plb., 36, 10 ; D.S., 32, Fr.11. Sur la quatrième guerre de
136. Brunt 1971, p. 427-428 ; Brizzi 2004, p. 141 sq. ; Macédoine, voir Burton 2017, p. 186-192.
Le Bohec 2017, p. 179-184. 142. Will 1982, p. 391.
137. Liv., Per., 48, 17 : Cum Hispaniense bellum parum prospere 143. Sherwin-White 1980, p. 179. G. Brizzi (2004, p. 162)
aliquotiens gestum ita confudisset ciuitatem Romanam, ut ne hi reprenait cette analyse presque dans les mêmes termes,
quidem inuenirentur qui aut tribunatum exciperent aut legati ire parlant quant à lui d’une « psychose de l’agression » (psicosi
uellent. Trad. de P. Jal, CUF, 1984. dell’aggressione) qui se serait développée à Rome au lende-
138. Plb., 35, 1, 1-5. main des guerres hannibaliques.
195

de la perspective de voir s’opérer en Méditerranée Pour D.W. Baronowski, le fait que Polybe
un rééquilibrage de la puissance militaire qui, à place cette explication en tête des arguments qu’il
terme, aurait pu menacer sa position d’unipôle. rapporte témoigne de la centralité de cette thèse
Alors que les légions étaient déjà engagées sur pour l’historien achéen : « Since he viewed the
plusieurs fronts, les Patres ont sans doute pris très Roman empire as the product of an aggressive
au sérieux les avertissements à propos de la renais- drive, he probably regarded defence of their supre-
sance carthaginoise. Dans ce contexte d’insécurité macy as enlargement of the original aggression146 ».
croissante, ils résolurent de frapper vite et avec Or, Polybe insiste non pas sur la menace immédiate
force. posée à la sécurité romaine par Carthage, mais bien
Le témoignage malheureusement parcellaire sur la menace future que la cité punique pouvait
de Polybe nous fournit un éclairage important faire peser sur son hégémonie méditerranéenne,
pour comprendre les motivations des dirigeants faisant des Romains des hommes prévoyants qui
romains. L’historien achéen reste en effet la source « voient loin » (βλέποντες ἄνθρωποι). J.-L. Ferrary a
la plus crédible sur la vie politique de l’époque, déjà souligné la parenté de cette explication avec un
tant par sa proximité avec le clan des Scipions que autre passage polybien cette fois consacré à la poli-
par le fait qu’il fut lui-même témoin des événe- tique égyptienne de Rome, où l’historien mégalopo-
ments, ayant accompagné Scipion Émilien lors du litain affirmait que les Romains « tirent habilement
siège de Carthage144. Esquissant les différents avis parti des erreurs d’autrui pour étendre et renforcer
qui avaient alors cours dans l’opinion publique leur propre domination », craignant notamment la
grecque à propos du conflit et de la dureté des puissance potentielle du royaume lagide et que, sous
exigences romaines posées en 149, Polybe rapporte la conduite d’un chef capable, « celui-ci ne portât
l’analyse partagée par les partisans grecs de Rome, ses ambitions au-delà de ce qui convenait147 ».
qui appuyaient les actions du Sénat par la nécessité L’on retrouve des échos de cette explication chez
d’affermir la suprématie romaine : Plutarque, qui résumait ainsi la position exprimée
par Caton l’Ancien : « Les Romains devaient en
En décidant, pour assurer la domination de leur patrie, finir une fois pour toutes avec les menaces extérieures
d’écarter cette menace qui pesait sur elle et d’abattre touchant leur empire afin de pouvoir tout à loisir
une cité qui leur avait si souvent disputé la supréma- corriger leurs erreurs intérieures »148. C’est dans
tie et qui, si l’occasion s’en présentait, pouvait la leur cet esprit qu’Appien dépeint la joie qui fut celle
disputer à nouveau, les Romains, disaient-ils [les
partisans de Rome], avaient montré qu’ils voyaient
clair et loin145.
146. Baronowski 1995, p. 26. Cette position était également
défendue par F.W. Walbank (1973, p. 14-17), pour qui l’or-
donnancement des différentes positions au sujet du conflit
traduit la position personnelle de Polybe. Pour Walbank,
la présentation de l’historien mégalopolitain constitue, du
144. Contra Burton (2011, p. 313-314), qui à nos yeux rejette point de vue de la structure littéraire, un chiasme, qui a
trop rapidement la validité du témoignage polybien (qu’il pour fonction d’accentuer les arguments jugés décisifs aux
accepte pourtant ailleurs), questionnant le fait que l’histo- yeux de l’historien et qui sont placés en début et en fin
rien mégalopolitain ait eu un accès privilégié à la pensée d’énumération. Voir également à propos de ce passage la
des membres du Sénat quant au déclenchement du conflit discussion contenue dans Ferrary 1988, p. 327-334.
contre Carthage. Suivant Harris (1979, p. 235), il nous 147. Plb., 31, 10, 7-8 : πολὺ γὰρ ἤδη τοῦτο τὸ γένος ἐστὶ τῶν
semble raisonnable de considérer qu’un auteur intégré au διαβουλίων παρὰ Ῥωμαίοις, ἐν οἷς διὰ τῆς τῶν πέλας ἀγνοίας
clan des Scipions et qui plus est, présent lors de la chute de αὔξουσι καὶ κατασκευάζονται τὴν ἰδίαν ἀρχὴν πραγματικῶς,
la cité punique, ait pu entrevoir auprès des cercles sénato- ἅμα χαριζόμενοι καὶ δοκοῦντες εὐεργετεῖν τοὺς ἁμαρτάνοντας.
riaux – si ce n’est dans le cercle restreint de son ami Scipion Διὸ καὶ καθορῶντες τὸ μέγεθος τῆς ἐν Αἰγύπτῳ δυναστείας
Émilien lui-même – les motifs réels de cette nouvelle καὶ δεδιότες, ἄν ποτε τύχῃ προστάτου, μὴ μεῖζον φρονήσῃ τοῦ
guerre. καθήκοντος. Trad. de D. Roussel, 1970.
145. Plb., 36, 9, 3-4 : ἔνιοι μὲν γὰρ συγκατῄνουν τοῖς Ῥωμαίοις, 148. Plut., Cat. Mai., 27, 4-5 : τῷ δὲ Κάτωνι τοῦτ᾽αὐτὸ δεινὸν ἐφαίνετο,
φάσκοντες αὐτοὺς φρονίμως καὶ πραγματικῶς βουλεύσασθαι βακχεύοντι τῷ δήμῳ καὶ σφαλλομένῳ τὰ πολλὰ δι᾽ἐξουσίαν
περὶ τῆς δυναστείας· τὸ γὰρ τὸν ἐπικρεμάμενον φόβον καὶ τὴν πόλιν ἀεὶ μεγάλην, νῦν δὲ καὶ νήφουσαν ὑπὸ συμφορῶν καὶ
πολλάκις μὲν ἠμφισβητηκυῖαν πρὸς αὐτοὺς πόλιν ὑπὲρ τῆς κεκολασμένην ἐπικρέμασθαι καὶ μὴ παντάπασι τοὺς ἔξωθεν
ἡγεμονίας, ἔτι δὲ καὶ νῦν δυναμένην ἀμφισβητῆσαι σὺν καιρῷ, ἀνελεῖν τῆς ἡγεμονίας φόβους, ἀναφορὰς αὑτοῖς πρὸς τὰς οἴκοθεν
ταύτην ἐπανελομένους βεβαιῶσαι τῇ σφετέρᾳ πατρίδι τὴν ἀρχὴν ἁμαρτίας ἀπολιπόντας. Trad. de R. Flacelière et E. Chambry,
νοῦν ἐχόντων εἶναι καὶ μακρὰν βλεπόντων ἀνθρώπων. Trad. de CUF, 2003. Sur l’opposition entre Caton l’Ancien et Scipion
D. Roussel, 1970. Nasica, voir Scullard 1951, p. 240 sq. ; Astin 1978, p. 283 sq.
Rome et la troisième guerre punique : unipolarité méditerranéenne et dilemme de sécurité au IIe siècle a.C.
196 Pierre-Luc B risson

du peuple romain à la nouvelle de la victoire : « À States are prone to exaggerate the reasonableness of their
présent, pensaient-ils, ils étaient délivrés de leurs own positions and the hostile intent of others; indeed, the
hantises ; à présent, ils commandaient en toute former process feeds the latter. Statesmen, wanting to think
sécurité aux autres peuples ; à présent, la posses- well of themselves and their decisions, often fail to appre-
sion de Rome leur était solidement assurée et ils avaient ciate other perspectives, and so greatly underestimate the
remporté une victoire sans précédent149 ». extent to which their actions can be seen as threats151.
Le déclenchement de la troisième guerre
punique et la mécanique qui s’était mise en L’émergence de la faction démocrate carthagi-
mouvement dans les années 150, et qui a mené à noise et la réorientation de la politique extérieure
la décision fatidique des Patres, illustrent à bien des de la cité punique en 151, l’imminence de la dispa-
niveaux l’importance de la pression du système rition de Massinissa qui fut pendant des décennies
international et du concept de dilemme de sécurité le pivot central de la politique romaine d’endigue-
dans l’étude des rapports entre États anciens. Cela ment en Afrique, l’éclatement de troubles poli-
était d’autant plus vrai au sein du système anar- tiques en Macédoine et en Grèce, l’enlisement de
chique méditerranéen où, malgré la prépondé- la guerre dans la péninsule ibérique ; autant d’élé-
rance de la puissance romaine entre les années 188 ments qui furent à même d’alimenter la « peur
et 146, les préoccupations sécuritaires n’en étaient névrotique » des Patres et qui expliquent le carac-
pas moins au cœur de la politique extérieure des tère brutal – et à bien des égards extrême – de la
États hellénistiques. En effet, plutôt que d’ins- destruction de Carthage et de Corinthe en 146. Il
taurer les conditions d’une pacification durable du est ainsi impossible de comprendre les causes véri-
système hellénistique, l’unipolarité a au contraire tables de la troisième guerre punique sans étudier
accentué les préoccupations sécuritaires des États les « conditions structurelles de la bellicosité »
confrontés à la puissance romaine – qui étaient dès dont parlait R. Aron, pas plus qu’il est possible de
lors placés dans une situation d’extrême vulnéra- supposer que les sénateurs romains n’aient pas,
bilité en raison de l’impossibilité de « balancer » dans leurs délibérations, pris en compte la situation
efficacement contre l’unipôle –, tout comme elle a militaire en Espagne ou la situation politique qui
aggravé la dynamique sécuritaire dans laquelle se prévalait alors dans le monde grec, qui demeurait
trouvait le Sénat, préoccupé par le maintien de ce le « centre de gravité » du système hellénistique152.
nouveau statu quo international. Les historiens qui, à l’instar de M. Holleaux
En raison du caractère pré-diplomatique de ou de E. Badian, furent les tenants de la thèse dite
la Méditerranée ancienne, les membres du sénat « défensive » du développement de l’impérialisme
romain, tout comme les souverains hellénistiques romain, ont sans doute eu tort de sous-estimer la
ou les dirigeants des ligues et cités, devaient orienter volonté de puissance réelle de Rome. Comme tout
leur politique à l’aide d’une boussole imprécise, en État soucieux d’assurer sa sécurité et sa survie dans
composant avec un portrait impressionniste – si ce un système international anarchique, Rome avait
n’est carrément déformant – de la réalité politique résolument cherché à devenir – non sans succès –
du moment. Les politologues contemporains ont la seule grande puissance du monde méditerranéen
bien démontré la difficulté pour les grandes puis- durant la première moitié du IIe siècle. Si la poli-
sances, dans un système international anarchique, tique extérieure de Rome reposait certes, en bonne
d’évaluer correctement la menace posée par un partie, sur des préoccupations de nature sécuri-
État rival. Dans bien des cas, elles auront tendance taire que l’étude de la structure internationale de
à surévaluer les capacités réelles de leurs rivaux, l’époque nous permet de mettre en lumière, l’ac-
provoquant une réaction qui apparaîtra dès lors croissement de sa force militaire et « l’exclusion »
disproportionnée au regard de la menace posée150. des autres grandes puissances, pour reprendre les
Le politologue américain R. Jervis soulignait ainsi :

149. App., Pun., 134, 633 : ἄρτι μὲν ἐλευθεροι φόβων γεγονότες, 151. Jervis 1989, p. 114-115.
ἄρτι δ᾽ἄρχοντες ἑτέρων ἀσφαλῶς, ἄρτι δὲ βεβαιον τὴν πόλιν 152. Dubuisson 1989, p. 285.
ἔχοντες καὶ νενικηκότες οἵαν οὔτινα πρότερον ἄλλην. Trad. de
P. Goukowsky, CUF, 2002.
150. Szayna et al. 2001, p. 59. Cf. Fettweis 2018, p. 75 sq.
197

mots de J.-L. Ferrary153, étaient les seuls moyens durable au dilemme de sécurité dans lequel Rome,
de répondre aux pressions systémiques auxquelles tout comme ses rivaux, était engagée. Plus que la
elle faisait face. Il s’agit là, selon la formule de paix imposée à Apamée en 188 ou encore la victoire
J.J. Mearsheimer, de la « tragédie des grandes puis- remportée à Pydna en 167, l’année 146 marque
sances ». Les menaces pesant sur l’ordre politique, donc un tournant politique fondamental puisqu’elle
que Rome avait tenté de maintenir en tant que consacre en quelque sorte la fin du système interna-
puissance unipolaire depuis la défaite d’Antiochos tional hellénistique tel qu’il s’était peu à peu édifié
le Grand, l’ont cependant menée à franchir un depuis la fin du IVe siècle. Par l’annexion effective
« seuil impérial » au-delà duquel la disparité entre de l’Afrique du Nord et de la Macédoine, Rome se
sa propre puissance et celle des États grecs deve- dépouillait de son statut de puissance unipolaire
nait littéralement insurmontable. L’impérialisation pour devenir, à proprement parler, un empire : la
de la Méditerranée devenait, de ce fait, la réponse Méditerranée devait devenir romaine.

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