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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

Sous la direction d’Eric Denécé et Patrice Brun

Renseignement
et espionnage
pendant l’ antiquité
et le Moyen-Âge

Préface du Général François Mermet


Ancien directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE)

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Ouvrages du CF2R publiés aux éditions Ellipses

Chérif Amir, Histoire secrète des Frères musulmans, Ellipses, Paris, 2015.
Gérald Arboit (dir.), Pour une école française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
Eric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
Eric Denécé (dir.) La Face cachée des révolutions arabes, Ellipses, Paris, 2012.
Eric Denécé (dir.), Renseignement, médias et démocratie, Ellipses, Paris, 2009.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, Paris, 2007.
Franck Daninos, La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, Paris, 2006.
Eric Denécé et Sabine Meyer, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risque,
Ellipses, Paris, 2006.
Alain Rodier, Al-Qaïda. Les connexions mondiales du terrorisme, Ellipses, Paris, 2006.
Eric Denécé (dir.), Al-Qaeda. Les nouveaux réseaux de la terreur, Ellipses, Paris, 2004.
Eric Denécé (dir.), Guerre secrète contre Al-Qaeda, Ellipses, Paris, 2002.

ISBN 9782340-035478
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2019
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15

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Cet ouvrage est dédié à Jean Deuve (1918-2008)

Officier de renseignement de légende, immortalisé par Jean Lartéguy dans son


ouvrage Les Tambours de bronze (Presses de la Cité, 1965), Jean Deuve, participe à
la campagne de France (1940), puis rejoint en 1943 la Force 136, une unité spéciale
britannique chargée des opérations clandestines et de la guérilla en Extrême-Orient.
Il prend alors la tête d’un maquis anti-japonais au Laos jusqu’à la Libération (1945).
Après la guerre, il dirige le service de renseignement des forces françaises du Laos
(1946-1948), puis la police de ce pays (1949-1953), avant de devenir, après l’indépendance,
le conseiller sécurité du Premier ministre jusqu’en 1964. Jean Deuve poursuit sa carrière
au sein du renseignement français, qu’il terminera comme directeur du renseignement
du Service de documentation extérieure et de contre-espionnage (SDECE), l’ancêtre
de la DGSE, en 1976.
Jean Deuve est également connu pour ses travaux et ouvrages scientifiques sur
les serpents de Laos – qui lui valurent d’être correspondant du Museum d’Histoire
naturelle – et sur l’histoire de ce pays, grâce auxquels il devint membre associé de
plusieurs unités de recherche (CNRS, École pratique des Hautes études).
Il est également l’auteur de nombreux ouvrages sur le renseignement et l’histoire
du duché de Normandie, notamment de trois livres sur les services secrets normands
au Moyen-Âge, dont l’un reçut, en 1991, le prix Guillaume le Conquérant de la Société
des auteurs de Normandie.
Jean Deuve était commandeur de l’ordre national du Mérite, officier de l’ordre
national de la Légion d’honneur, Croix de Guerre 1939-1945, Croix de guerre des
théâtres d’opérations extérieures, médaillé de la Résistance, commandeur de l’ordre
du Million d’Éléphants et du Parasol Blanc et chevalier du Mérite civil laotien.

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TABLE DES MATIÈRES

Présentation des auteurs........................................................................................................9

PRÉFACE
Général d’armée aérienne (CR) François Mermet.
Ancien directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE)...........................................11

INTRODUCTION
Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française
Eric Denécé et Patrice Brun........................................................................................17
Qu’est-ce que le renseignement ?
Essai de définition à l’attention du monde académique
Eric Denécé...................................................................................................................27
Préhistoire du renseignement en Europe
Patrice Brun..................................................................................................................39

PREMIÈRE PARTIE : ANTIQUITÉ


Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement
en Mésopotamie et ses chausse-trappes
Pascal Butterlin.............................................................................................................57
Le renseignement en Égypte pharaonique (3100-525 avant J.-C.)
Juan Carlos Moreno García........................................................................................81
Le renseignement dans l’Inde ancienne, des Vedas à l’Arthashastra de Kautilya
Julie Descarpentrie.......................................................................................................97

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Table des matières

Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne


François-Yves Damon................................................................................................113
Renseignement et espionnage en Chine ancienne
Alexis Lycas.................................................................................................................137
Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines
Philippe-Joseph Salazar.............................................................................................153
Le renseignement dans les cités-États grecques
Stéphanie Maillot et Julien Zurbach.......................................................................165
La transmission des messages dans le monde gréco‑romain
Michel Debidour........................................................................................................179
Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain
Michel Debidour........................................................................................................195
Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer :
perspectives autour de l’époque césarienne
Yann Rivière............................................................................................................... 209
Le renseignement et l’armée romaine de 58 avant J.-C. à 235 après J.-C.
Yann Le Bohec........................................................................................................... 223
Stratagèmes et opérations spéciales au cours de l’Antiquité
Eric Denécé.................................................................................................................233

DEUXIÈME PARTIE : MOYEN-ÂGE


La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings
Jean Deuve.................................................................................................................. 245
Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge
Anne Nissen............................................................................................................... 259
L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin
Jean Deuve et Eric Denécé....................................................................................... 287
Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre (1066)
Jean Deuve.................................................................................................................. 305
Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades
Jean Deuve...................................................................................................................317
Renseignement et contrôle des croyants en Islam
Abderrahmane Mekkaoui........................................................................................331

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Table des matières

Cryptologie en terre d’Islam


Charifa Amharar........................................................................................................355
Louis XI ou les prémices du renseignement français
Laurence Rullan........................................................................................................ 369
« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre
Laurent Vissière..........................................................................................................381
De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles
Benoît Léthenet.......................................................................................................... 403
La sainte, l’Écossais et l’espion. À propos d’un épisode du manuscrit
« Les miracles de Saincte Katherine de Fierbois » (1429)
Benoît Léthenet...........................................................................................................417
« En certains lieux secrets pour faire certaines choses secrètes » :
espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans
Benjamin Badier........................................................................................................ 439
Le rôle des « espies » dans la France du Nord au cours de la seconde partie
de la guerre de Cent ans (1415-1456)
Olivier Bouzy............................................................................................................. 455
Information et actions secrètes au cœur des (re)conquêtes : le renseignement
dans la péninsule ibérique au Moyen-Âge
Gaël Pilorget............................................................................................................... 463
Le renseignement en Amérique préhispanique : espionnage et contre-espionnage
au pays aztèque
Brigitte Faugère et Éric Taladoire............................................................................479
Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval
Guillaume Lemagnen................................................................................................491

Présentation du CF2R....................................................................................................... 505

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Charifa AMHARAR Eric DENÉCÉ


Doctorante, Université de Rouen. Lauréate Docteur en science politique, HDR. Ancien
du Prix « Jeune chercheur » 2010 du CF2R. analyste du renseignement. Directeur du
Centre Français de Recherche sur le
Benjamin BADIER Renseignement (CF2R).
Agrégé d’histoire, ancien élève de l’ENS de
Lyon. Lauréat du Prix « Jeune chercheur » Julie DESCARPENTRIE
2016 du CF2R. Diplômée de l’Institut national des langues
et civilisations orientales (INALCO) en hindi
Olivier BOUZY et ourdou, chargée de recherche au CF2R.
Docteur en histoire médiévale. Directeur
adjoint du Centre Jeanne d’Arc, Orléans. Jean DEUVE [†]
Ancien membre de la Force 136 et ancien
Patrice BRUN chef du service du renseignement (SR) du
Professeur, protohistoire européenne, Service de documentation extérieure et de
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. contre-espionnage (SDECE).
Membre du Comité scientifique du CF2R.
Brigitte FAUGÈRE
Pascal BUTTERLIN Professeur, archéologie précolombienne,
Professeur, archéologie du Proche-Orient Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
ancien, Université Paris 1 Panthéon- Membre senior de l’Institut Universitaire
Sorbonne. de France.
François-Yves DAMON Yann LE BOHEC
Sinologue et historien, directeur de recherche Professeur émérite, histoire romaine,
au CF2R. Membre de l’Amicale des anciens Université Paris-Sorbonne.
des services spéciaux de la Défense nationale
(AASSDN). Guillaume LEMAGNEN
Chercheur-associé à l’Université de Mie
Michel DEBIDOUR (Japon), chargé de recherche au CF2R.
Ancien membre de l’École française
d’Athènes. Professeur émérite d’histoire Benoit LETHENET
ancienne à l’université Jean Moulin Lyon 3. Docteur en histoire médiévale, Laboratoire
de recherche en sciences historiques (EA3400
ARCHE) Strasbourg. Lauréat du Prix des
thèses 2012 du CF2R.

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Présentation des auteurs

Alexis LYCAS Gael PILORGET


Chercheur post doctorant à l’Institut Max Chercheur au CF2R (renseignement
Planck d’histoire des sciences, Berlin hispanique).
(Allemagne).
Yann RIVIÈRE
Stéphanie MAILLOT Directeur d’études à l’École des hautes études
Maître de Conférences, histoire grecque – en sciences sociales (EHESS). Membre du
période héllénistique (CHEC), Université Comité scientifique du CF2R.
Clermont Auvergne.
Laurence RULLAN
Abderrahmane MEKKAOUI Historienne, chargée de recherche au CF2R.
Politologue, spécialiste des questions
stratégiques et militaires, professeur à Philippe-Joseph SALAZAR
l’Université Hassan 2 de Casablanca (Maroc). Distinguished Professor of Rhetoric, Centre
Membre du collège des conseillers for Rhetoric Studies, Faculté de Droit,
internationaux du CF2R. Université de Cape Town (Afrique du Sud).
Membre du Comité scientifique du CF2R.
Juan Carlos MORENO GARCIA
Directeur de recherche au CNRS, Laboratoire Eric TALADOIRE
« Mondes pharaoniques »/UMR 8167/Orient Professeur émérite, archéologie des
& Méditerranée. Chargé de Conférences à Amériques (UMR 8096), Université de
l’École des hautes études en sciences sociales Paris 1 Panthéon-Sorbonne.
(EHESS).
Julien ZURBACH
Anne NISSEN Maître de Conférences, histoire grecque
Professeur, archéologie médiévale, Université (AOROC, IUF), École Normale Supérieure.
Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

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PRÉFACE

Général d’armée aérienne (CR) François Mermet


Ancien directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE).
Président de l’Amicale des anciens des services spéciaux
de la Défense nationale (AASSDN).

Ce premier tome de l’Histoire mondiale du renseignement, Renseignement et


Espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge est un ouvrage qui est appelé comme
les suivants à figurer à côté des grands traités de stratégie tel que L’Art de la Guerre
de Sun Tzu pour ne citer que le plus célèbre.

Il devrait intéresser tous les responsables politiques et militaires mais aussi


les chefs d’entreprise, actuels et futurs, pour éclairer leurs analyses et leurs prises
de décisions à la lumière d’exemples historiques, heureux ou malheureux. Des
empires et des civilisations se sont constitués. Les uns ont perduré, d’autres ont
disparu pour avoir trop souvent négligé la connaissance de l’environnement, sous-
estimé les forces et les faiblesses de leurs adversaires ou surestimé les leurs, sans
oublier celles de leurs alliés réciproques.

Ce travail historique est d’autant plus nécessaire dans notre pays où, à la diffé­
rence notamment du monde anglo-saxon, nos élites dans leur grande majorité
n’avaient jusqu’à présent qu’une très faible culture en matière de renseignement,
ne percevant guère l’intérêt et la priorité à lui accorder avant d’entreprendre toute
action qu’elle soit d’ordre politique, militaire ou économique. Le renseignement
n’était d’ailleurs pas enseigné dans nos universités pas plus que dans nos grandes
écoles, sans parler de nos académies militaires… Ceci a engendré une méfiance
voire une absence de confiance des responsables politiques envers les Services,
d’une part et une perception négative dans l’opinion publique, d’autre part.

Nous touchons là à la condition ultime de leur bon fonctionnement : la confiance


de l’autorité politique et l’implication directe du décideur, qu’il soit chef de l’État
ou chef d’entreprise.

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Préface

La tenue à distance des services ou leur manipulation interne ne sont pas le


propre des véritables hommes d’État qui, comme Napoléon ou Churchill pour n’en
citer que deux, appliquaient la recommandation de Sun Tzu, quatre siècles avant
notre ère : « les agents secrets reçoivent leurs instructions sous la tente du général : ils
sont proches de lui et sur un pied d’intimité avec lui ».

Rappelons que les Services sont parfois appelés à jouer les Cassandre et les
porteurs de mauvaises nouvelles redoutant de ne pas être entendus. César notait
déjà que les Gaulois accueillaient sans contrôle des bruits mal fondés et que la
plupart de leurs informateurs inventaient des réponses conformes à leurs désirs.

Avant la Seconde Guerre mondiale le Service de renseignement français avait


des sources et des espions remarquables, mais il n’a pas été écouté car ses informations
semblaient exagérées et trop décalées par rapport aux certitudes de nos chefs
militaires et se heurtaient au manque de courage de nos responsables politiques.
Il en avait été de même avant la Première Guerre Mondiale.

Après-guerre, la création du Service de Documentation et de Contre-Espionnage


(SDECE) réunira les services de la France Libre et de France occupée avant de
devenir la Direction Générale de la Sécurité Extérieure (DGSE).

Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que certains hauts responsables
politiques et militaires prennent enfin conscience de notre inculture en matière
de renseignement et des conséquences graves de nos insuffisances pour une puissance
comme la France.

Elle conduira à une première réorganisation prudente et incomplète de la


coordination des Services sans accroître pour autant leurs moyens, mais avec la
création très importante dans le domaine militaire de la Direction du Renseignement
Militaire (DRM) et du Commandement des Opérations Spéciales (COS).

Ce n’est qu’en 2008 avec la rédaction du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité
nationale que le renseignement sera enfin érigé en fonction stratégique et prioritaire,
dénommée « connaissance et anticipation », et que sera créé un Conseil National
du Renseignement (CNR), comme je le recommandais dans la revue de l’ENA en
novembre 1993, à l’imitation du Joint Intelligence Commitee (JIC) britannique fondé
en 1936 !

Aujourd’hui notre pays peut enfin jouer dans la cour des grands avec les
Anglo-Saxons et conduire des interventions extérieures, seul ou en coalition, grâce
à l’échange mutuel avec nos alliés des renseignements que nous savons acquérir,
vérifier et analyser pour les diffuser en temps voulu à chacun des décideurs.

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Préface

Par exemple, l’organisation et les moyens humains et techniques de nos Services


permettent aujourd’hui de répondre en temps réel à la menace multidirectionnelle
du terrorisme islamique mondial.

L’Antiquité et l’époque moderne s’offrent mutuellement des points de référence


et deux millénaires de progrès technologiques n’ont pas invalidé les leçons qui
peuvent être tirées des échecs du renseignement des Romains ou des Grecs, tout
comme ceux de leurs prédécesseurs et de leurs successeurs.

Rassembler autant de prestigieuses signatures dans ce Renseignement et


Espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen-Âge était un véritable défi qui se devait
d’être relevé. Cet ouvrage est naturellement dédié à Jean Deuve, officier de
renseignement de légende dont l’empreinte aura marqué durablement le SDECE
avant d’être immortalisé par Jean Lartéguy.

Général François Mermet

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INTRODUCTION

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LE RENSEIGNEMENT,
DIMENSION MANQUANTE
DE L’HISTORIOGRAPHIE FRANÇAISE

Eric Denécé et Patrice Brun

L’espionnage est de tous les temps. Il est indissociable de l’art de la guerre, de


la diplomatie, de la police et du commerce. Aussi loin que l’on remonte dans
l’Histoire, l’observateur perspicace peut découvrir l’existence d’organisations
secrètes au service des souverains, chargées de leur fournir des renseignements
sur les intentions et les capacités adverses, sur les contrées qu’ils prévoient d’envahir
ou de les tenir informés de l’état d’esprit de la population et des complots que
préparent, dans l’ombre, leurs rivaux.

L’absence d’une culture du renseignement en France

Toutefois, les activités de renseignement sont inégalement acceptées selon les


sociétés. Considérées comme nobles, légitimes et utiles dans le monde anglo-
américain, elles sont, au contraire, perçues comme perfides et indignes dans la
culture française, où la profession souffre d’une image extrêmement défavorable.
Le renseignement est connoté très négativement dans l’inconscient collectif national,
pour lequel il est synonyme de tromperie, de viol de la vie privée et de coups tordus.
L’idée perdure que cette activité est nécessairement malhonnête, manipulatrice et
perverse ; et que les femmes et les hommes qui l’exercent souffrent d’une patho­logie
particulière et aiment à se débattre dans un monde de mensonges et de complots.
Les diverses raisons qui sont responsables de cette attitude française à l’égard
du renseignement sont liées à notre histoire et à nos spécificités culturelles, lesquelles
ont façonné le caractère français et déterminé son appréhension du monde. Elles
sont également dues à plusieurs affaires qui ont contribuées à donner une image
très négative des services de renseignement.

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Introduction

Sous l’Ancien régime, l’emploi des espions – qui sont généralement les traîtres
du camp adverse – ne rencontre que mépris dans notre culture, car ces méthodes
sont contraires à l’honneur et à l’héroïsme, comme l’exprime Fénelon dans Télémaque
(1690). La morale républicaine réprouve tout autant leur emploi comme l’écrit Jules
Bastide en 1860 : « Sans doute, lorsque les révélations sont données par un transfuge
et un traître, il y a immoralité à les provoquer et à les recevoir ; c’est même une haute
imprudence que de se fier aux rapports d’un être aussi avili, et la morale est d’accord
avec le bon sens pour nous rendre suspects les services d’un pareil espion1 ». Selon lui,
une nation démocratique, en développant de telles pratiques, perd une part de son
intégrité et ne saurait sans conséquence entretenir des services douteux, composés
de fonctionnaires aux pratiques coupables, n’hésitant pas à user de stratagèmes
inavouables pour arriver à leurs fins et recourant à l’emploi d’individus peu
respectables, qui ne sont que « des intrus, des espions, des mouchards, exécuteurs de
basses œuvres ou maîtres chanteurs en puissance, se vautrant dans le scandale et la
misère morale2 ».
Le renseignement est également rejeté au sein de la société militaire, pourtant
la première concernée. En 1881, le général Lewal, chef du Bureau de reconnaissance
et de statistique – ancêtre du Deuxième bureau – et professeur à l’École de guerre,
observe que « malgré son évidente utilité, l’espionnage est peu ou point pratiqué depuis
longtemps déjà. On n’en a pas le goût et il n’est organisé ni comme règlement, ni comme
fait. Le caractère chevaleresque de notre nation se prête malaisément à l’emploi de ce
moyen qui présente quelque chose de traître et de déloyal […]. Avec de tels sentiments
nous nous servons de l’espionnage comme à regret et d’autant moins que nous ne
trouvons pas l’instrument préparé3 ». Il constate amèrement que « La science des
renseignements, leur recherche et leur emploi est la branche la moins connue, la plus
négligée jusqu’ici, surtout en France. On l’a considérée comme une partie accessoire
à laquelle chacun était naturellement apte et qui n’avait nullement besoin d’être
étudiée. Il y a des procédés particuliers pour combattre, pour marcher, pour stationner,
pour s’approvisionner, pour investir ou assiéger les centres fortifiés, il en est résulté des
branches particulières de la tactique ; il n’en va pas de même pour le Renseignement4 ».
L’affaire Dreyfus (1894) ne vint pas améliorer l’image d’une spécialité peu
prisée au sein de l’institution militaire. Si elle trouve, certes, son origine dans une
affaire d’espionnage – dans un contexte aigu de paranoïa antiallemande et d’anti­
sé­mi­tisme – elle est en réalité davantage une affaire politique – dans laquelle les

1. Article « Espion, Espionnage », Dictionnaire politique : encyclopédie du langage et de la


science politique, Paris, Pagnerre, 1860, p. 378.
2. Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés en France, Nouveau Monde, Paris, 2007,
p. 13.
3. Général Jules-Louis Lewal, « Tactique des renseignements », Journal des sciences militaires,
février 1881, p. 166.
4. Général Jules-Louis Lewal, Études de guerre sur la tactique (1881), cité par Hervé Coutau-
Bégarie, « Le renseignement dans les doctrines stratégiques françaises », in Amiral Pierre
Lacoste (dir), Le renseignement à la française, Economica, 1998, p. 145.

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Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française

militaires jouent un rôle important – conduisant à une erreur judiciaire, qu’une


affaire de renseignement, le service de contre-espionnage ayant en réalité rapidement
identifié le véritable traître.
Ainsi, à la veille de 1914, on considérait encore comme incompatible l’état
d’officier avec celui d’espion, car le second contredisait l’idéal d’honneur du premier.
« Ces pratiques ne seront jamais goûtées des officiers français ; cette école ne fera jamais
chez nous de nombreux prosélytes : notre droiture s’y refuse d’instinct. Ces pratiques
ont pour elles la raison, la logique, tout ce que l’on voudra ; ce n’en est pas moins une
besogne qui se heurte chez nous à une insurmontable répugnance. Voilà la vérité. On
peut dire du sentiment instinctif d’une race ce qu’on dit du cœur humain : qu’il a des
raisons que la raison ne connaît pas1 ».
Par ailleurs, il convient de préciser ce que l’on appelle génériquement « guerre
secrète » ne recouvre pas seulement le renseignement mais également les opérations
clandestines, les actions psychologiques, la déception et les stratagèmes. Or, l’esprit
français ne goûte guère ces pratiques hétérodoxes qui récusent le combat ouvert
au profit des stratégies indirectes visant à parvenir à la victoire au moindre coût,
en utilisant la ruse et non la force, en usant de subterfuges, sans panache. Ainsi,
le renseignement, et son corollaire, les stratagèmes, n’ont jamais été, en France,
des arts reconnus à leur juste valeur. Héritage de notre histoire médiévale, divers
comportements assez antinomiques avec le recours à ces pratiques se sont enra­
cinés dans la tradition nationale : le sens exacerbé de l’honneur ; la droiture et son
corollaire, le rejet du mensonge ; la glorification de l’exploit guerrier individuel ; le
goût du Français pour les batailles rangées, les uniformes rutilants et les sacrifices
héroïques. Dans notre culture militaire, depuis longtemps, la beauté du geste
compense l’insuffisance des résultats ; l’élégance dans l’action fait pardonner
l’inefficacité, voire l’absence de réussite.
Enfin, notre culture a toujours imposé une frontière nette entre la connaissance
et le renseignement, la première étant noble et légitime, le second méprisable et
illégitime. Indice révélateur, en France, le renseignement est pratiquement absent
des écrits de nos grands stratèges militaires : les conférences, les cours, les ouvrages
de Foch, de Castex, de Beaufre, de Gallois ou de Poirier ne l’évoquent quasiment
jamais.
Nous paraissons ainsi, en comparaison du monde anglo-américain, dépourvus
d’une culture du renseignement dépassant l’étroit cadre des professionnels et des
rares spécialistes du sujet. Cette lacune est regrettable. Notre pays, qui a longtemps
pesé sur les affaires du monde, n’a que rarement accordé l’importance qu’elle
méritait à cette branche de l’action gouvernementale. Le renseignement n’a jamais
été une discipline reconnue à sa juste valeur, tant dans les milieux politiques ou
militaires, que dans les milieux académiques ou économiques2.

1. Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, NRF,
Gallimard, 1994, p 24.
2. Eric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.

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Introduction

Certes, notre perception du renseignement a évolué au début du xxie siècle.


Son utilité semble désormais reconnue, notamment depuis l’apparition du terrorisme
islamiste. Mais cela ne s’est guère traduit par une reconnaissance du monde
académique, pourtant nécessaire à la légitimation de cette discipline vis-à-vis de
l’opinion comme des élites.

Une discipline longtemps négligée par les universitaires

L’étude académique du renseignement est récente. C’est principalement à


partir des années 1970 que l’on observe, outre-Atlantique, un développement
significatif du nombre de travaux scientifiques consacrés au sujet.
Les Américains ont été les premiers à considérer le renseignement comme un
sujet d’intérêt académique, puis à créer de véritables filières d’Intelligence Studies
au cours des années 1980. Les Britanniques ont suivi cette voie en créant, dans les
années 1990, plusieurs chaires d’enseignement du renseignement (notamment à
Cambridge – histoire – et à Durham – droit et science politique). Celles-ci réunissent
des universitaires prestigieux, mais aussi d’anciens directeurs des services de
renseignement se consacrant désormais à la recherche académique. Puis Italiens
et Espagnols ont à leur tour créé des enseignements universitaires spécialisés en
la matière.
À partir du milieu des années 1990 s’est peu à peu manifesté, en France, un
intérêt nouveau et marqué du monde académique pour le renseignement. Initialement,
celui-ci est lié l’émergence d’une « société de l’information » et à la prise de conscience
de la nouvelle compétition économique mondiale, qui a conduit, en premier lieu,
les acteurs économiques à intégrer le renseignement dans leur processus de
management. Afin de répondre à leur demande nouvelle de spécialistes, universités
de gestion et écoles de commerce ou d’ingénieurs ont développé de nombreux
diplômes ou modules spécialisés d’intelligence économique, afin de former à ces
pratiques. Parallèlement, recherches et publications se sont multipliées sur ce thème.
Dans le même temps, l’évolution des relations internationales a conduit les
acteurs politiques à prendre et le public davantage conscience du rôle du renseignement
dans la Sécurité nationale. Ce sentiment a particulièrement été renforcé depuis les
attentats du 11 septembre 2001. La menace djihadiste a ainsi été à son tour un
facteur d’accélération du renouveau de l’intérêt pour le renseignement, touchant
alors historiens, politologues et journalistes.

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Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française

Ainsi, vingt ans après les États-Unis et dix ans après la Grande-Bretagne, la
France a donc incorporé les études sur le renseignement dans le domaine académique,
toutefois de manière encore très balbutiante1.

La recherche historique et le renseignement

Il aura fallu attendre la thèse de Lucien Bély – Diplomates et diplomatie autour


de la paix d’Utrecht (1713)2 – pour que le renseignement commençât à être pris en
compte par les historiens. C’est là un fait nouveau dans l’historiographie française
contemporaine3. Si l’on ne peut dire que cette question ait été totalement ignorée,
son importance a été largement sous-estimée et très partiellement appréhendée
par les historiens – y compris militaires.
Jusqu’à une date très récente, ceux-ci n’ont jamais considéré le renseignement
comme un paramètre significatif de l’action de l’État – ni pour la politique intérieure,
ni pour les relations internationales –, ni les services comme des acteurs significatifs
de sa politique. Leur argument était que seuls de très rares textes faisaient
partiellement mention du renseignement. Ils considéraient donc que sa contribution
à l’histoire était mineure : « l’espionnage n’est qu’une activité accessoire, souvent
inutile et généralement malpropre qui ne sous-tend que des péripéties indignes de leur
attention4 ».
Cette spécificité n’est certes pas propre à la France. De toutes les disciplines
académiques, l’histoire semble demeurer la plus réticente à l’étude du renseignement.
Dès 1984, les Britanniques Christopher Andrews et David Dilks faisaient remarquer
que « les historiens inclinent à prêter trop attention aux preuves qui survivent et ne
tiennent pas assez compte de ce qui n’a pas survécu. Le renseignement est devenu la
« dimension manquante » en tout premier lieu parce que ses traces écrites sont si
difficiles à obtenir5. »
La raison principale de la lente émergence d’une recherche académique
consacrée au renseignement tient à deux difficultés : le secret et la méconnaissance
des pratiques de la profession.

1. Eric Denécé et Gérald Arboit, Les Études sur le renseignement en France, Rapport de
recherche no 8, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), Paris,
octobre 2009.
2. Publiée sous le titre Espions et Ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
3. Gérald Arboit, Le Renseignement, dimension manquante de l’histoire contemporaine de la
France, Rapport de recherche no 9, Centre Français de Recherche sur le Renseignement
(CF2R), Paris, mars 2013.
4. J.-P. Alem, L’Espionnage et le contre-espionnage, op. cit., p. 6.
5. Christopher Andrew, David Dilks (dir.), The Missing Dimension. Government and
Intelligence Communities in the Twentieth Century, Londres, Macmillan, 1984, p. 2.

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Introduction

En premier lieu, il convient de reconnaître que le caractère secret du


renseignement n’a pas facilité le travail des chercheurs. Ainsi, la question des sources
a constitué pendant longtemps un frein pour la recherche historique. En effet, rien
n’est plus ardu que de vouloir étudier un domaine dont la principale caractéristique
est de chercher à faire disparaître toute trace de son existence ou de ses actions.
Cela a conduit la majorité des historiens à considérer qu’il n’existait aucune source
en la matière. L’historienne américaine Rosemary Sheldon en convient volontiers :
« L’étude du renseignement présente une difficulté particulière pour les historiens de
toutes les périodes. La plupart des témoignages sont peu fiables. Puisque les activités
de renseignement sont censées être clandestines, elles ne font pas systématiquement
l’objet d’un rapport. Pour cette raison, le renseignement est devenu, selon les mots
d’un auteur, « la dimension manquante » de la majeure partie de l’histoire politique
et diplomatique. De plus, les espions de l’Antiquité, à l’inverse de leurs homologues
modernes, ne prenaient pas leur retraite et n’écrivaient pas leurs mémoires. Les auteurs
classiques émaillaient leurs œuvres de phrases vagues telles que : « Il reçut le renseignement
selon leque… » ou « la nouvelle arriva que… », mais ils nous disent rarement qui était
à l’origine de cette information ou qui l’avait transmise et de quelle façon. En effet,
les auteurs pouvaient ne rien savoir des sources et des méthodes employées1 ». Toutefois,
la rareté des sources est une difficulté qui concerne également bien des domaines
de l’activité humaine et ne doit pas être considérée comme rédhibitoire. Avec le
temps des archives sont découvertes oudéclassifiées et des témoins acceptent un
jour de parler.
En second lieu, les historiens français se caractérisent – pour leur immense
majorité – par une méconnaissance totale du métier et de ses pratiques
professionnelles. Ainsi, lorsque de rares chercheurs se sont interrogés sur la
contribution du renseignement à l’histoire, leur incapacité à identifier les signes
caractéristiques des opérations clandestines les ont conduits à déclarer qu’il n’existait
aucune trace de celles-ci… et donc qu’elles n’existaient pas. Or, il y a une différence
entre ne pas trouver de preuve ou d’écrits consacrés à ce domaine et mettre en
doute son existence. Le renseignement pratiqué par les Grecs n’est évidemment
pas celui du xxie siècle. Mais, illustration d’un sujet qu’ils ne maîtrisent pas, encore
trop d’historiens estiment que le renseignement est une notion moderne, liée à la
construction des États modernes et contemporains. Par conséquent, en raison de
leur méconnaissance des pratiques du renseignement, les historiens furent longtemps
dans l’impossibilité de déceler les manifestations de la « guerre de l’ombre », d’autant
que les chroniques officielles se gardaient bien d’en faire état.
Pourtant, une histoire du renseignement est bien possible, à condition de
disposer d’une grille de lecture adéquate afin de reconnaître les manifestations de
ce monde du secret. D’où la nécessité de créer une véritable école académique
d’étude du renseignement qui soit capable de reconstituer cette histoire souvent

1. Rose Mary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, Les Belles lettres,
Paris, 2009, p. 47.

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Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française

écrite entre les lignes, difficilement décelable pour les non initiés. Une nouvelle
pierre de Rosette en quelque sorte…
Car, ainsi que le rappelle le professeur George-Henri Soutou, « Y a-t-il deux
disciplines intellectuelles plus proches que le renseignement et l’histoire ? Dans les
deux cas, il s’agit de parvenir à une connaissance objective des faits à partir de sources
fiables et soumises à une critique constante, en fonction d’une interrogation raisonnée
et systématique que celle-ci soit un « plan de recherche » ou un sujet de thèse. […] Le
renseignement et l’histoire partagent le fait d’être tous deux des sciences inductives,
passant de la connaissance de faits particuliers à des conclusions générales, et non pas
des sciences déductives1 ».

À la recherche d’indicibles traces…

Considérer qu’il n’existe pas de traces du renseignement dans l’histoire est


pour le moins erroné.
À la lecture des sources textuelles les plus anciennes, s’impose à nous l’existence
de nombreuses activités de renseignement. Plus ou moins spécialisées, celles-ci
revêtaient, à l’évidence, une importance politique tout à fait cruciale. Cela signifie
la préexistence d’un rôle majeur du renseignement, non seulement dans le processus
d’émergence de l’État, mais aussi bien plus tôt au profit de la survie et du
développement des sociétés humaines. Nous ne disposons, certes, d’aucune preuve
explicite, mais les vestiges archéologiques en infèrent l’exercice, en particulier via
les résultats d’analyses physico-chimiques et biologiques. Celles-ci permettent, en
effet, de suivre à la trace les objets depuis leurs gisements de matières premières,
mais aussi les animaux et les humains depuis leur lieu de naissance grâce à leur
ADN et leurs teneurs isotopiques. L’archéologie nous dit aussi la fréquence et
l’ampleur de leurs déplacements, les contraintes environnementales surmontées,
les moyens techniques économiques et militaires mis œuvre, et les types de sociétés
traversées.
À partir de la plus haute Antiquité apparaissent de nombreuses preuves de
l’existence d’organisations de renseignement dans toutes les grandes civilisations :
aussi bien au Moyen-Orient (Mésopotamie, Égypte, Perse), en Extrême-Orient
(Inde et Chine), qu’en Europe (Grèce, Carthage et Rome). En effet, les peuples
conquérants avaient besoin d’informations sur les contrées qu’ils prévoyaient
d’envahir. À ces époques reculées, le cartes n’existaient pas et la seule manière de
recueillir des informations était d’envoyer des espions en reconnaissance ou d’inter­
roger marchands et voyageurs sur les pays convoités. L’espionnage est attesté par
des textes nombreux : la Bible raconte l’histoire des chefs de tribus envoyés par

1. L’Exploitation du renseignement en Europe et aux États-Unis des années 1930 aux années
1960, Economica, Paris, 2001.

23

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Introduction

Moïse reconnaître le pays de Canaan, celles des agents de Josué à Jéricho et de


beaucoup d’autres espions ; les inscriptions des temples de Louxor et d’Ahydos
révèlent comment Toutmès III remporta, en partie grâce à ses espions, la victoire
lors de la bataille de Meggido (1457 avant J.-C.) ; Hérodote fait un long récit du
stratagème de Zopyre, qui, par ruse, fit entrer Darius dans Babylone (521 avant
J.-C.) ; les historiens romains nous révèlent la façon dont Hannibal, Scipion l’Africain
et César eurent constamment recours au renseignement à l’occasion de leurs
campagnes militaires 1 ; et les deux plus anciens traités de stratégie au
monde – L’Arthasastra de Kautilya (Inde) et L’Art de la Guerre de Sun Tse (Chine) – y
consacrent de nombreuses et remarquables pages.
Dès l’Antiquité, toutes les ressources du renseignement ont donc été mises
œuvre par les acteurs qui s’affrontaient pour la domination du monde : espionnage,
contre-espionnage, tromperie et diplomatie secrète. Mais faute de traces écrites,
probablement sous estime-t-on encore l’importance des actions clandestines en
ces temps anciens.
Au Moyen-Âge, les pratiques du renseignement se pérennisent, en dépit de la
disparition d’empires et de civilisations qui en avait porté l’art à haut niveau. Seuls
la Chine et Byzance semblent bénéficier d’une continuité historique. Lors des
Grandes invasions, certains des envahisseurs – notamment les Vikings – recourent
à des pratiques élaborées de renseignement et d’actions qui leur permettront
d’accroître la rapidité de leurs succès dans une Europe en décomposition suite à
la disparition de l’autorité romaine. Le Haut Moyen-Âge voit également le
développement des écritures secrètes, consistant à porter sur les textes des annotations
compréhensibles seulement de certains initiés. Sous les Carolingiens, la chancellerie
se sert des notes tironiennes où des signes remplacent une syllabe ou un mot
fréquemment utilisé2. Dans le Royaume de France, Philippe Auguste·, Philippe le
Bel et Louis XI entretiennent des « nuées d’espions », tandis que les Mongols
disposent d’un redoutable service de renseignement, fer de lance de leurs conquêtes.
À partir de la seconde moitié du xiiie siècle, des institutions sont chargées de
s’occuper des espions et des informations dans plusieurs cités italiennes, comme
Sienne ou Pise. Puis au xive siècle, la cryptographie se développe rapidement3.
Ainsi, tout au long du Moyen-Âge, principautés, royaumes et empires mettent
en œuvre des démarches qui comportent tous les éléments de l’espionnage moderne.
Toutes les techniques d’obtention sont pratiquées, depuis l’éclairage jusqu’à l’écoute
des conversations et l’interception de courriers.
Nous possédons donc désormais les moyens d’ancrer solidement notre approche
dans une histoire globale et même dans une véritable anthropologie du renseignement.
Les sociétés qui n’ont pas utilisé l’écriture, donc sans État, nous sont devenues
accessibles, d’une part, via la comparaison de leurs caractéristiques archéologiques

1. J.-P. Alem, L’Espionnage et le contre-espionnage, op. cit., p. 6.


2. Jean Verdon, Information et désinformation au Moyen-Âge, Perrin, 2010, p. 254.
3. Ibid., p. 253.

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Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française

avec les connaissances anthropologiques sur les sociétés sans État subcontemporaines
et, d’autre part, via les sciences cognitives sur nos spécificités comportementales.
Situé dans cette perspective, le renseignement s’impose comme une composante
immanente et essentielle de la vie et de l’histoire de toute société humaine. Il doit,
par conséquent, être pris en compte et questionné dans l’étude de tout changement
social d’ordre aussi bien politique, militaire, économique et commercial, qu’idéel
et éthique. Avant même d’être organisé en un ensemble institutionnalisé de
techniques de plus en plus spécialisées, le renseignement a joué un rôle clé dans le
succès adaptatif de toutes les stratégies de survie et de développement des sociétés
humaines.

*
Ce sont quelques-uns des plus beaux épisodes de l’histoire du renseignement
de l’Antiquité et du Moyen-Âge que ce premier tome de L’Histoire mondiale du
renseignement propose au lecteur. Il met en lumière le fait que, de la protohistoire
à la chute de Constantinople (1453), l’Histoire fut le théâtre d’une intense guerre
secrète dans laquelle s’observent toutes les pratiques de l’espionnage moderne.
30 contributions produites par 25 auteurs de haut niveau, universitaires reconnus
et spécialistes du renseignement, font de ce travail une somme tout à fait originale
et exceptionnelle.
En premier lieu, il y est révélé pour la première fois que le renseignement
s’inscrit dans une perspective plongeant ses racines dans la très longue durée, pour
le moins depuis l’origine des sociétés d’Homo Sapiens.
En second lieu, concernant l’Antiquité, Pascal Butterlin pour la Mésopotamie ;
Juan Carlos Moreno García pour l’Égypte pharaonique ; Julie Descarpentrie pour
l’Inde ancienne ; François-Yves Damon et Alexis Lycas pour la Chine ancienne ;
Michel Debidour, Philippe-Joseph Salazar, Stéphanie Maillot et Julien Zurbach
pour la Grèce ; Michel Debidour, Yann Rivière et Yann Le Bohec pour le monde
romain mettent à jour des aspects jusqu’alors méconnus de l’histoire de cette
époque et décrivent le rôle que joua le renseignement dans la constitution, l’expan­
sion et la consolidation de ces empires.
En troisième lieu, concernant le Moyen-Âge, Jean Deuve et Anne Nissen pour
le monde nordique et les Vikings ; Jean Deuve encore pour l’empire Byzantin et
les Normands, en Europe comme en Orient ; Abderrahmane Mekkaoui et Charifa
Amharar pour le monde arabo-musulman ; Laurence Rullan, Laurent Vissière,
Benoît Léthenet, Benjamin Badier et Olivier Bouzy pour la France des xive et
xve siècles ; Gaël Pilorget, pour la péninsule ibérique ; Brigitte Faugère et Éric
Taladoire : pour l’Amérique préhispanique et l’empire aztèque ; et enfin Guillaume
Lemagnen pour le Japon médiéval apportent, à travers leurs contributions très
documentées des éléments inédits sur le developpement des pratiques de
renseignement et d’actions clandestines au cours de cette période de grands
bouleversements.

25

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Introduction

Évidemment, un tel ouvrage ne saurait être, dès sa première édition, exhaustif.


Manquent à ce tour d’horizon pour l’Antiquité : les Hittites, qui furent des experts
en matière d’espionnage, de contre-espionnage et de tromperie ; les Assyriens, qui
lancèrent des missions de renseignement en Arménie voisine dans le but de s’en
emparer ; les Hébreux, très au fait de ces pratiques ainsi que l’atteste l’Ancien
testament ; les Perses, qui pratiquèrent également assidûment le renseignement
sous toutes ses formes et payèrent fréquemment certaines tribus du camp ennemi
afin qu’elles désertent le champ de bataille au moment du combat ; les Carthaginois,
en particulier l’usage sophistiqué que faisait Hannibal du renseignement qui fut
presque fatal à Rome ; etc.
De même, pour la période médiévale, ne sont pas évoqués : les Mongols, qui
créèrent un remarquable service de renseignement ; les réseaux et les opérations
d’espionnage de Philippe Auguste et de Philippe le Bel ; ceux des cités italiennes ;
la pratique du renseignement dans les ordres militaro-religieux (Templiers,
Hospitaliers) ; etc.
Ce domaine de recherche reste donc encore largement à compléter. Un tel
ouvrage méritera donc, d’ici quelques années, une séconde édition revue et
augmentée, ce que nous prévoyons d’ores et déjà de faire. Toutefois, avant cela,
nous continuerons notre démarche de « défrichage » via la publication deux autres
tomes couvrant les périodes ultérieures de l’histoire mondiale (parutions prévues
en 2020 et 2021).
La France ne peut plus faire l’impasse d’une véritable recherche historique
consacrée au renseignement1. Il n’est plus possible de se réfugier derrière les
arguments fallacieux du manque de sources ou du secret pour en différer la
réalisation. La démarche entreprise par le Centre Français de Recherche sur le
Renseignement (CF2R) et les éditions Ellipses, grâce la participation de nombreux
universitaires de renom, vise à combler cette lacune et à ouvrir de nouveaux
horizons à la recherche académique.

Eric Denécé et Patrice Brun

1. Gérald Arboit (dir.), Pour une École française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.

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QU’EST-CE QUE LE RENSEIGNEMENT ?
ESSAI DE DÉFINITION À L’ATTENTION
DU MONDE ACADÉMIQUE

Eric Denécé

« Sans une idée claire de ce qu’est le renseignement, comment pouvons-nous


développer une théorie pour que cela fonctionne1 ? »

L’espionnage est de tous les temps. Certains considèrent même qu’il s’agit là
de l’autre « plus vieux métier du monde ». Depuis qu’il existe des rivalités
commerciales, politiques ou militaires entre les hommes, il y a toujours eu des
démarches d’espionnage. Bien que les façons d’opérer puissent changer, selon les
pays ou les époques, le besoin de renseignements et l’existence d’organisations
chargées de les obtenir sont des constantes de l’histoire de l’humanité. Pour autant,
aucune une profession ne demeure aussi mal connue
Qu’est-ce que le renseignement ? À quoi sert-il ? Dans quel but fait-on appel
aux services ? Comment s’organise la profession ?
En raison de l’absence d’une culture du renseignement dans la société française,
(tant dans les milieux politiques, économiques qu’académiques), du secret qui
entoure ses activités, de la méfiance que suscite cette discipline considérée à tort
comme sulfureuse et de la déformation de sa présentation par les médias, il est
indispensable de définir ce qu’est vraiment le renseignement et d’en rappeler les
principes généraux, le plus souvent ignorés. La profession souffre en effet d’une
quadruple méconnaissance : celle de sa finalité, de son vocabulaire, de ses missions
et de ses métiers.

1. Michael Warner, « A Definition of Intelligence », in Studies in Intelligence, vol. 46, no 3,


2002, p. 15.

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Introduction

Finalités du renseignement

L’information a toujours été d’une importance cruciale pour ceux qui


gouvernent, dirigent les opérations militaires ou qui commercent. Tout acteur
engagé dans une compétition ou un conflit a besoin de disposer de renseignements
avant de prendre des décisions et d’agir : c’est une règle qui ne souffre aucune
exception, sauf à s’en remettre de manière inconsidérée à la Providence, laquelle
n’exauce que très rarement nos vœux si nous ne mettons pas en œuvre, nous-mêmes,
tous les moyens appropriés afin de parvenir à nos buts.
« Le renseignement s’occupe de toutes les choses qui devraient être connues
antérieurement à l’élaboration d’une ligne de conduite1 ». En effet, tout État, organisation
ou groupe a des projets (conserver ou développer, défendre ou conquérir) et est
donc confronté à des risques (ne pas atteindre ses buts, être vaincu, disparaître, etc.).
Le renseignement lui permet d’accroître sa connaissance de l’environnement dans
lequel il évolue et de faciliter ses prises de décision. Il a pour but d’identifier les
opportunités et de détecter les menaces qui pourraient faciliter, perturber ou
empêcher la réalisation de sa stratégie.
Le renseignement couvre donc toutes les missions de recherche d’informations
demandées par un acteur, public ou privé, afin d’accroître sa connaissance du
milieu dans lequel il évolue et de faciliter ses prises de décision2. Elles ont pour but
de percevoir plus tôt que ses rivaux les évolutions en gestation afin d’en tirer
avantage et de connaître les intentions et les activités secrètes de ces derniers afin
de les déjouer. Le renseignement permet de réduire l’incertitude, d’éviter la surprise,
d’employer au mieux ses ressources, de connaître les intentions de ses adversaires
tout en gardant les siennes secrètes, donc de le surprendre ou de le duper.
La démarche du renseignement est ainsi l’expression d’une volonté de maîtrise
de l’environnement, dans le but de disposer d’un avantage compétitif. Celui-ci
peut être obtenu de deux manières :
— en obtenant de meilleures informations que ses adversaires et concurrents
pour conduire sa stratégie et la faire aboutir. Le renseignement sert ainsi
d’abord à optimiser les ressources. Mais il est tout aussi essentiel d’anti­ciper
les menaces : le renseignement sert également à éviter les surprises stratégiques

1. Rapport du groupe de travail de la deuxième Commission Hoover sur les activités du


renseignement (1955).
2. Cet article n’évoque pas le cas spécifique des services de sécurité (contre-espionnage,
antiterrorisme, surveillance intérieure), bien qu’ils appartiennent aussi au monde du
renseignement. L’essentiel de leurs pratiques est comparable à celles des services de
recherche et d’action, mais leur finalité particulière (lutter contre les menaces d’origine
interne et externe) et le cadre de leur action (le territoire national et le code pénal français)
introduisent toutefois plusieurs nuances que nous ne développons pas ici (procédures
judiciaires, respect de la loi, etc.). Cet article traite principalement du renseignement
extérieur.

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Qu’est-ce que le renseignement ? Essai de définition à l’attention du monde académique

et à déterminer ce que peuvent faire nos rivaux, qui sera préjudiciable à nos
intérêts ;
— en altérant la capacité des adversaires et concurrents à acquérir de l’information,
à l’analyser efficacement et à décider intelligemment ; et en découvrant ce
qu’ils pensent qu’ils doivent savoir, puis en utilisant cette connaissance pour
les désorienter et les vaincre. Cette démarche vise à les priver de leur qualité
de compétiteurs et à les éliminer du jeu.
En parallèle, tout acteur engagé dans ce « Grand jeu » se doit protéger son
propre système de renseignement des tentatives d’altération adverses, afin de
maintenir intactes ses capacités d’anticipation et d’appréciation des situations. Ne
permettons pas à autrui de nous faire ce que nous lui faisons !
Par extension, le « renseignement » couvre également les interventions politiques
clandestines qu’un acteur considère nécessaires afin de faire aboutir sa stratégie.
Il s’agit alors de compléter ou de prolonger l’action de la diplomatie classique en
usant de procédés qui lui sont interdits, notamment en exerçant une influence
occulte sur les événements internationaux. Si les approches des services de
renseignement sont différentes de celles des diplomates, elles n’en sont pas moins
dictées par le même gouvernement qui cherche, par plusieurs voies, à assurer le
succès d’une politique unique. Un service est donc chargé de mener des opérations
qui ne doivent pas permettre d’identifier – et de compromettre – le pays qui en est
à l’origine. D’où l’importance de faire appel à des techniques clandestines.
Ainsi, le « renseignement » ne se limite pas seulement à la recherche d’information
mais recouvre l’ensemble des domaines dits de la « guerre secrète », qu’il s’agisse
d’espionner, d’agir ou d’influencer, car ces activités ne sauraient être disso­ciées les
unes des autres : renseignement et contre-espionnage, actions clandestines et
opérations spéciales, interceptions et décryptements, guerre psychologique et
mystification, etc.

Du bon usage des mots : vocabulaire du renseignement

Sur le plan du vocabulaire, le renseignement a son langage propre qu’il importe


de connaître pour comprendre le métier car, comme aimait à le rappeler Albert
Camus, « mal nommer un objet, c’est ajouter malheur du monde1 ».
En premier lieu, il existe de nombreuses confusions sur ce qu’est
un renseignement. Celui-ci se distingue d’une information, non par sa nature,
mais par sa finalité, c’est-à-dire par l’utilisateur, qui est celui qui lui confère sa
valeur. Un renseignement est une information utile à quelqu’un qui l’a demandée

1. Sur une philosophie de l’expression, Œuvres complètes, volume i, Les essais, La Pléiade,
2006, p. 908.

29

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Introduction

dans une perspective précise. « Un renseignement n’est en effet pas une simple
information, mais une information qui enseigne quelque chose à quelqu’un. Mais il
n’est pas non plus un simple enseignement, car il ne vise pas la formation des gouvernants.
Il est au contraire lié à l’action, subordonné à elle, ou impliqué en elle : il est « ciblé ».
Il vaut par et pour l’action politique1 ».
Le renseignement n’est pas l’information. Une information n’est qu’un fait
considéré comme signifiant par celui qui l’observe ou qui la recherche. Les
informations peuvent être libre d’accès ou protégées. Elles sont les matières premières
entrant dans la composition du renseignement.
La production d’un renseignement c’est la création de quelque chose qui
n’existe pas à l’état brut. Le renseignement est toujours le résultat d’une démarche
délibérée : question posée + recherche des éléments de réponse + structuration de
la réponse + livraison au commanditaire. Cette démarche itérative est dénommée
« cycle du renseignement » par les professionnels. Cela revient à fournir la bonne
réponse, au bon destinataire, dans les délais impartis et sous une forme intelligible
par lui.
Un renseignement est donc un produit fini, élaboré afin de répondre à une
demande exprimée, qui est le résultat de la synthèse d’informations recherchées,
validées et interprétées, quelle que soit leur origine, secrète ou non.
À la différence de la connaissance – dont la finalité est le savoir pour savoir –,
le renseignement n’est jamais une fin en soi : ce n’est qu’un moyen – savoir pour
agir. Il ne sert jamais à satisfaire la curiosité. Il n’a de valeur que s’il est demandé,
attendu, utilisable et utilisé. Enfin, le renseignement seul ne sert à rien. Il doit être
lié aux capacités d’action de celui qui le demande. Tout savoir de son ennemi mais
ne pas pouvoir s’opposer à ses projets ou le vaincre est inutile.
L’espionnage n’est qu’un des volets de la démarche du renseignement. Il a pour
but de percer les secrets adverses. Car ce qui est secret est nécessairement défendu.
Aussi faut-il venir à bout de cette protection. D’où le recours à des techniques
conspiratives, clandestines et donc illégales (vols, cambriolages, interceptions,
pénétration d’agents dans les administrations et les services adverses, etc.). L’espion­
nage est donc un acte illégal visant à acquérir des informations que leur détenteur
souhaite préserver de la curiosité de tiers par des moyens physiques ou juridiques.
Pour satisfaire leurs besoins en matière de renseignement, les États ont créé
des organismes spécialisés : les services de renseignement. Mais si l’espion est de
tous les temps, la notion de « service » organisé et permanent est plus tardive.
Toutefois, contrairement à ce que beaucoup avancent, elle ne date pas de la Seconde
guerre mondiale mais est bien plus ancienne. Ainsi que le démontre Julie
Descarpentrie dans les pages qui suivent, dès l’Antiquité, l’Inde mit en place de
structures administratives permanentes chargés de gérer le renseignement. Au
Moyen-Âge, l’Empire byzantin disposa également de véritables « services » pour

1. Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police. Une approche historique et philosophique de
la police, Fayard, Paris, 2001, p. 26.

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Qu’est-ce que le renseignement ? Essai de définition à l’attention du monde académique

s’informer sur ses voisins et adversaires et assurer sa sécurité. Venise en fit de


même. Mais de telles organisations disparurent avec les régimes qu’elles servirent.
Il faudra attendre le xxe siècle pour que les agences de renseignement deviennent
des composantes permanentes des administrations étatiques, capables de survivre
à un changement de dirigeant ou de régime politique.
On observe par ailleurs que les profanes parlent indifféremment de services
secrets, spéciaux, de renseignement, de sécurité, etc. Or chacun de ces termes
recouvre une réalité différente.
— Un service de renseignement (SR) est la pointe de diamant du dispositif de
renseignement d’un État. Sa fonction est de se procurer les informations
secrètes grâce auxquelles il sera possible de répondre aux préoccupations des
autorités. La recherche est le vrai nom de l’espionnage. Elle est par nature
clandestine.
— Un service spécial est en premier lieu un organisme chargé de pratiquer
l’intervention clandestine sous ses différentes formes : politique, psychologique,
économique, paramilitaire et violente. Il peut également se livrer à des recherches
ponctuelles, le plus souvent à fin d’action.
— Un service de sécurité est un organisme dont la finalité principale et d’assurer
la protection d’un corps social contre les menaces externes (espionnage,
terrorisme) ou internes (extrémisme et violence politique). La recherche du
renseignement n’est pas pour lui une finalité (il n’informe pas), mais un moyen
d’action afin de neutraliser ceux qui représentent une menace.
— Un service secret est un organisme dont l’existence et les opérations sont
inconnues à la fois de ses ennemis, des citoyens et de l’administration de son
propre pays, à l’exception de quelques rares personnes, au plus haut niveau
de l’État, qui le dirigent. L’existence d’un véritable service secret est devenue
impossible dans les démocraties soumises au contrôle parlementaire. Tous les
autres services (de renseignement, spéciaux ou de sécurité) ont une existence
légale, des budgets votés par le Parlement, sont connus par les citoyens – qui
peuvent y faire acte de candidature – par la presse et par les États étrangers.
Seules leurs missions et la liste de leurs personnels sont secrètes.
— Contrairement à l’erreur extrêmement répandue qui est faite, un agent secret
n’est jamais membre d’un service de renseignement : il en est son sous-traitant.
C’est un individu extérieur au service pour lequel il travaille secrètement qui
a été ciblé, recruté et instruit pour pénétrer un objectif spécifique et obtenir
des renseignements précis.
Un agent n’est pas nécessairement un traître à son pays – par exemple, un
Libanais peut renseigner les Américains sur Al-Qaïda ou un Bosniaque peut
espionner les Tchétchènes pour le compte de la Russie – et les motivations qui
le poussent à agir au profit d’autrui peuvent être nobles.
L’agent est l’acteur le plus exposé de la chaîne du renseignement, celui qui
court le risque maximal : en cas d’arrestation, il ne bénéficie d’aucune protection

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Introduction

diplomatique, d’aucune intervention extérieure pour le faire évader. Le service


qui l’a employé s’empressera de cesser immédiatement tout contact afin d’éviter
d’être compromis. C’est au final la détention ou l’exécution qui l’attendent.
— Les agents sont dirigés – terme plus exact que « manipulés » – par un membre
permanent d’un service de renseignement appelé officier-traitant (OT). Ce
titre n’est pas un grade et n’a rien à voir avec le monde militaire. C’est une
fonction administrative, au même titre qu’officier ministériel ou officier de
police judiciaire.
L’OT est un professionnel de l’accès à l’information. Il sait trouver ce qu’on
lui demande de chercher, quel que soit le sujet ou le pays ciblé. Cependant, un
officier-traitant n’effectue jamais une recherche directement. Il lui est généralement
très difficile, à l’étranger, de passer inaperçu dans les milieux qu’il souhaite infiltrer
ou de déjouer la surveillance des services de sécurité locaux. De plus, il ne parle
pas toujours la langue des pays où il opère et peut en ignorer les coutumes. C’est
pourquoi, il fait systématiquement appel à des tiers, extérieurs au service – les
agents secrets – pour lui fournir les informations dont il a besoin. L’OT est un as
du recrutement d’informateurs, un créateur de réseaux de sources humaines qu’il
choisit en fonction des objectifs qui lui ont été fixés par son service.
Une fois l’agent recruté, l’OT doit s’assurer qu’il va savoir effectuer les tâches
qu’il va lui confier. Pour cela, il va le former aux techniques clandestines de recherche
(photo, enregistrement, effraction), de communication (internet, codes, procédures
de contact) et de sécurité (contre filature), et lui fournir le matériel adéquat.
Diriger un agent, c’est étudier avec lui à quelles informations il peut avoir
accès. C’est aussi l’instruire : quels documents rapporter ? Comment se les procurer,
les subtiliser, les transmettre ? C’est enfin le rencontrer périodiquement pour
recueillir ses informations, lui passer commande de nouvelles recherches, orga­niser
les rendez-vous suivants et le rémunérer.

Missions d’un service de renseignement

Au profit d’un État, un service de renseignement (SR) remplit six fonctions


complémentaires mais distinctes.
— Obtenir des informations difficiles d’accès. La première mission d’un service
est de satisfaire les besoins en renseignement des autorités en perçant les
secrets adverses, lesquels sont évidemment protégés par ceux qui les détiennent.
Un tel objectif ne peut être atteint qu’en recourant à des moyens clandestins,
notamment en assurant la pénétration d’agents dans les administrations et
les services adverses.
— Décrypter les stratégies cachées. Un gouvernement doit connaître les manœuvres
secrètes de ses partenaires et adversaires afin de pouvoir les devancer. Les

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Qu’est-ce que le renseignement ? Essai de définition à l’attention du monde académique

services aident les gouvernants à comprendre quelles sont leurs véritables


intentions grâce au suivi de leurs activités clandestines, lesquelles sont
l’expression de leur stratégie cachée. En mettant en lumière « l’envers du
décor », les services apportent un autre niveau de lecture aux décideurs que
ceux de la diplomatie classique ou des médias. C’est une véritable action de
décryptage : révéler ce qui est caché et rendre intelligible ce qui ne l’est pas.
— Détecter les menaces. Cette fonction consiste à alerter les autorités et les
administrations compétentes (Intérieur, Affaires étrangères, Défense,
Économie, etc.) des dangers et menaces contre leurs intérêts, leurs ressortissants
et leurs alliés, sur leur sol comme à l’étranger (conflits, terrorisme, enlèvements,
activités criminelles, ruptures d’approvisionnements, etc.) dès qu’un acteur
international développe une action qui pourrait leur être dommageable.
— Établir et entretenir des contacts secrets avec les adversaires, en particulier
ceux avec lesquels n’existent pas de relations officielles, ce que ne peuvent faire
les diplomates. Un service de renseignement peut en effet avoir pour mission
d’établir ou d’entretenir le contact avec les États et les mouvements que son
gouvernement déclare officiellement infréquentables. Le maintien d’un canal
de communication est indispensable pour résoudre certaines situations (prises
d’otages) comme pour apprendre à mieux connaître ces adversaires, qui
pourraient un jour arriver au pouvoir dans leur pays et devenir des interlocuteurs
fréquentables.
— Influer secrètement sur les événements mondiaux. Un gouvernement fait
appel à son service pour intervenir clandestinement à l’étranger afin de
défendre ses intérêts ou contrer les politiques occultes des autres acteurs
internationaux quand ses autres moyens ne le permettent pas. Ce domaine
spécifique est celui de l’Action : il recouvre l’ensemble des opérations clandestines
par lesquelles un État s’ingère secrètement dans les affaires des autres. Les
gouvernements y ont recours pour orienter les événements mondiaux en leur
faveur, protéger leurs intérêts contre leurs rivaux ou éliminer des adversaires.
— Neutraliser les moyens d’information et d’action clandestines adverses. Le
rôle du renseignement est enfin d’altérer les moyens d’information et d’action
de ses adversaires et concurrents afin de garder un avantage sur eux, car leurs
pratiques sont en tout point similaires aux siennes ; eux aussi cherchent par
tous les moyens à s’informer et à influer sur la politique internationale, parfois
à ses dépens. C’est pourquoi les actions de contre-espion­nage et de tromperie
sont essentielles afin d’affaiblir les capacités des appareils de renseignement
et de compréhension adverses.

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Introduction

Les métiers du renseignement

Pour accomplir ces missions, les services de renseignement et de sécurité


comprennent des métiers différents et font appel à des savoir-faire professionnels
spécifiques, que les profanes distinguent rarement.
— L’orientation. À la base de toute démarche de renseignement intervient la
question ou la préoccupation d’une autorité qui souhaite être éclairée avant
de prendre une décision ou de passer à l’action. Les services ne s’inventent
jamais eux-mêmes leurs missions. La recherche, qu’elle soit humaine ou
technique, a pour finalité de répondre à des demandes précises. Dans le
renseignement, la qualité de la réponse dépend largement de la façon dont a
été formulée la question. Il y a donc un art de poser les bonnes questions qui
est fondamental. Il faut souvent apprendre aux autorités ce qu’elles peuvent
demander, comment et à qui, puis traduire cette préoccupation dans le
« langage » des services, afin de leur fixer des objectifs à atteindre dans des
délais définis. « Vous ne vous contentez pas de nous dire : “Voici ce que je veux
savoir”. Vous ajoutez : « Voici quels indices, signes, symptômes, etc. permettraient
de le savoir1 ». C’est ce que l’on appelle l’orientation.
— La recherche. Il s’agit de la démarche organisée et permanente, légale ou
illégale, humaine ou technique, d’acquisition d’informations difficiles d’accès.
Un service ne s’intéresse pas à n’importe quel type d’informations. De très
nombreuses données sont facilement accessibles par des moyens légaux. Nul
n’est besoin d’un service spécialisé pour les obtenir. La recherche clandestine
ne doit être utilisée que lorsqu’il n’y a aucun autre moyen de parvenir à
l’information.
Acquérir des informations difficiles d’accès est un « art » à part entière. Un
service s’y consacre en employant des moyens humains (agents, équipes de
reconnaissance, etc.) ou techniques (interception des communications, imagerie
satellitaire, etc.).
La recherche par moyens humains s’attache à obtenir, directement ou par
l’inter­mé­diaire de tiers (les agents), secrètement ou non, des informations qui
ne sont pas naturellement accessibles. De telles informations étant protégées,
il n’est possible de les obtenir qu’en bénéficiant de la complicité d’hommes qui
évoluent au cœur du dispositif adverse : membres du gouvernement, personnels
des cabinets ministériels, employés de l’administration, militaires,
diplomates, etc. Ce sont donc de tels individus qu’il convient de gagner à sa
cause et de recruter. Mais disposer d’un agent au cœur du dispositif adverse
prend du temps et relève d’une démarche organisée. Celle-ci doit d’abord
identifier les personnes susceptibles d’avoir accès à l’information recherchée ;
elle doit ensuite déterminer celles qui pourraient, par la coopération ou la

1. Pierre Nord, L’Espion de la première paix mondiale, Fayard, Paris, 1965, p. 77.

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Qu’est-ce que le renseignement ? Essai de définition à l’attention du monde académique

contrainte, la lui transmettre ; elle doit enfin mettre en place un système de


communication sûr et durable afin pouvoir recevoir les informations recueillies
par l’agent et lui transmettre de nouvelles directives.
Le renseignement humain ne se limite pas à la seule recherche par agents.
Beaucoup d’informations peuvent également être obtenues par l’observation
directe (reconnaissance légale ou clandestine) et par des démarches d’enquête
sans recrutement de sources. On parle alors de recherche opérationnelle.
La recherche par moyens techniques comprend les interceptions des
communications et leur décryptage, et l’imagerie, c’est-à-dire les photos ou
films pris à l’aide de satellites, d’avions ou de drones. Cette recherche technique
présente l’avantage de ne pas engager la vie humaine et de garantir la quasi
permanence de la surveillance. Aujourd’hui, encore plus que par le passé, le
renseignement technique rapporte incomparablement plus d’informations – en
volume et souvent en qualité – que le renseignement humain. Il joue donc un
rôle fondamental. Toutefois, la recherche par moyens techniques ne peut pas
tout. Si son efficacité est optimale dans le cadre des conflits d’une certaine
intensité – lesquels se caractérisent par un accroissement significatif des
communications militaires et diplomatiques, de l’activité aérienne, des
mouvements troupes, etc. – elle est beaucoup moins efficace contre les menaces
insidieuses telles que la criminalité, l’espionnage ou le terrorisme, qui se
caractérisent par leur dissimulation. Il ne sert cependant à rien d’opposer
recherche par moyens humains et techniques, car ce sont deux approches
complémentaires, indispensables, qui sont généralement utilisées conjointement.
— L’analyse. Le rôle de la recherche est de trouver l’information demandée,
d’obtenir des éléments des preuves, pas d’analyser. Un fait est vrai ou faux, il
ne s’interprète pas. Or « l’espionnage est tel une mine d’or et il faut brasser
beaucoup de sable pour en extraire une pépite1 ». Produire du renseignement,
c’est donner du sens à une masse importante d’informations de toute nature,
secrètes ou non, et construire des réponses à des questions précises en procédant
à des corrélations, des croisements, des interprétations, des comparaisons…
Les informations recueillies n’ont de valeur que si elles peuvent être interprétées
et mises en perspective. C’est cet aspect du rensei­gne­ment qui joue le rôle
d’aide à la décision. La mise en relation de nombreux faits, en apparence
anodins, n’a souvent de sens que pour ceux qui sont rompus, par leur formation
et leur expérience, à décrypter et analyser ce qui se passe « derrière les
apparences », car ils connaissent les ressorts et les mécanismes de la guerre
secrète. « Croyez-moi sur parole. Une analyse qui, en deux pages lumineuses
rédigées à partir d’une masse de documents, photographie un monde hostile tapi

1. Constantin Melnik, Les Espions, Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008. Chapitre xiii,
« De l’utilité et des limites historiques de l’espionnage ».

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Introduction

sur ses inquiétants secrets – j’emploie le mot « photographie » à dessein – peut se


révéler miraculeuse1 ».
— L’Action est la démarche par laquelle un État décide d’intervenir secrètement
sur le cours des événements, en intervenant illégalement et à l’étranger, dans
les affaires d’autrui. Ses objectifs sont généralement :
d’appuyer par des actions clandestines la politique et la stratégie nationales ;
d’interférer clandestinement pour perturber les stratégies adverses et empêcher
leur aboutissement ;
d’intervenir préventivement contre des acteurs menaçant la sécurité nationale
ou la paix mondiale, en neutralisant, à l’étranger, les menaces dirigées contre
nos ressortissants, nos intérêts et notre territoire (diversion, entrave) ;
de riposter clandestinement contre des acteurs ayant porté atteinte à nos
intérêts ou à notre politique.
L’Action comprend cinq registres :
– l’action psychologique secrète a pour but de déformer la réalité à son bénéfice
et de modifier les perceptions de publics ciblés à son avantage ;
– l’action politique secrète a pour finalité de favoriser l’accession au pouvoir
de dirigeants favorables à ses intérêts ou de nuire à ceux qui y sont opposés ;
– l’action économique secrète recourt à des moyens économiques et financiers
pour déstabiliser un pays (par exemple par la fabrication et la diffusion de
fausse monnaie pour créer de l’inflation) ;
– l’assistance paramilitaire secrète permet de soutenir un mouvement armé
d’opposition que l’on aide à résister ou à prendre le pouvoir par les armes ;
– l’action violente secrète regroupe les assassinats, les attentats, les sabotages, etc.
Si elle est la plus popularisée par le cinéma, elle est en réalité la moins
fréquente. Elle n’a normalement lieu qu’en période de guerre, tout au moins
dans les démocraties.
Quels que soient leur nature et leur objectif, les opérations clandestines sont
hautement illégales et risquées. Bien évidemment, elles ne sont jamais
revendiquées par l’État qui en est à l’origine ; il feindra de les ignorer et pourra
ouvertement les dénoncer. Les services spéciaux doivent donc agir d’une
manière totalement indécelable afin que leur gouvernement ne soit pas
compromis ni même soupçonné, en cas de succès ou d’échec. En effet, la
preuve de l’implication d’un État dans une opération clandestine aurait pour
conséquence de provoquer immédiatement de très graves incidents
internationaux.
— Le contre-espionnage (CE) correspond à la lutte contre les services de
renseignement ou des organisations adverses, leurs agents et leurs activités
(espionnage, subversion, terrorisme, etc.). À la différence de la recherche, qui

1. Constantin Melnik, Lettres à une jeune espionne, Plon, Paris, 1997, p. 14.

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Qu’est-ce que le renseignement ? Essai de définition à l’attention du monde académique

doit être constamment orientée, la neutralisation des services ennemis est une
mission permanente, qui se décompose en deux aspects, défensif et offensif.
Le contre-espionnage défensif a lieu sur le territoire national d’un État, espace
dans lequel il est souverain. Il s’appuie sur la loi (Code pénal et définition de
la notion de secret) et comprend deux volets distincts : le CE préventif (édiction
de règles et de lois, sensibilisation des personnels aux pratiques d’espionnage
étrangères) et le CE répressif (arrestation des agents et démantèlement des
réseaux d’espions, expulsion des officiers de renseignement étrangers). Ces
tâches relèvent en général des services de police ou de sécurité intérieure.
Le contre-espionnage offensif comprend également deux aspects qui sont eux
du ressort des services de renseignement extérieur : la recherche d’informations
sur les services de renseignement étrangers afin de connaître leurs intentions,
leurs méthodes et leur organisation ; et l’intoxication, c’est-à-dire l’induction
en erreur de l’appareil de recherche adverse par la diffusion de fausses
informations, afin de le désorienter et de le neutraliser.
— Nos démocraties ont également recours aux méthodes du renseignement afin
d’assurer la sécurité intérieure de l’État. Ce rôle est fréquemment confié à un
service de police spécialisé. L’essentiel de ses pratiques est comparable à celles
d’une agence de renseignement extérieur car son rôle est d’informer les
autorités. Toutefois, sa finalité particulière (détecter et surveiller les menaces
d’origine interne, donc ses propres concitoyens) et le cadre de son action (le
territoire national et le Code pénal) introduisent diverses contraintes – en
particulier le nécessaire respect de la loi – qui le différencie du renseignement
extérieur, lequel n’agit, lui, que dans l’illégalité. De plus, un service de
renseignement intérieur n’intervient généralement pas pour arrêter des
individus dangereux : c’est la police judiciaire qui remplit ce rôle.
Le monde du renseignement regroupe donc des activités et des métiers
extrêmement variés aux pratiques professionnelles très rigoureuses et codifiées,
fort différentes d’une spécialité à l’autre. Les qualités d’un bon analyste ne sont pas
celles d’un officier-traitant et un spécialiste de l’action clandestine n’a que peu en
commun avec un expert du contre-espionnage. C’est pourquoi il est essentiel
d’appréhender les multiples facettes de cette activité avant de se livrer à son étude.

*
L’étude scientifique et académique du renseignement est une démarche récente.
Il a fallu attendre les années 1990, pour qu’outre-Atlantique, puis outre-Manche,
apparaissent les premières publications et enseignements présentant les finalités
et les pratiques de la profession. Ainsi, le voile s’est partiellement levé sur ces
activités, en expliquant et en démystifiant de nombreux aspects.
Depuis le début des années 2000, la France s’est à son tour inscrite dans cette
démarche. Toutefois, les premiers travaux académiques publiés sur ce thème se
caractérisent, pour la plupart, par des faiblesses liées à une connaissance insuffisante

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Introduction

du renseignement et de ses manifestations, les conduisant à en minorer le rôle dans


l’histoire ou à en livrer des descriptions inexactes.
Le présent ouvrage a pour but de remédier à ces lacunes. Les principes généraux
décrits ci-dessus peuvent être retenus pour l’étude du renseignement, quelle que
soit la période considérée. En effet, si la technologie a considérablement évolué, la
majeure partie des méthodes employées sont restées les mêmes depuis l’Antiquité,
parce que la matière en est la connaissance des ressorts de l’âme humaine.

Eric Denécé

Bibliographie indicative

Alem, Jean-Pierre, L’Espionnage : histoire, méthodes, Lavauzelle, 1987.


Baud, Jacques Encyclopédie du renseignement et des services secrets, Lavauzelle, 2000.
Denécé Eric, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2012.
Denécé Eric, Les Services secrets, collection « Tout comprendre », EPA éditions, Paris, 2008.
Denécé Eric, Renseignement et contre-espionnage, collection « Toutes les clés », Hachette
pratique, Paris, 2008 (Prix Akropolis 2009).
Allen Dulles, La Technique du Renseignement, Laffont, Paris, 1964.
Sherman Kent, Strategic Intelligence for American World Policy, Princeton University Press,
1949.
Lowenthal, Mark, Intelligence : From Secrets to Policy. Washington, CQ Press, 2000.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Nord Pierre, L’Actuelle guerre secrète, Planète, Paris, 1967.
Shulsky, Abram, Silent Warfare : Understanding the World of Intelligence, New York
Brassey’s, 1993.

38

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PRÉHISTOIRE DU RENSEIGNEMENT
EN EUROPE

Patrice Brun

Les humains, plus encore que les autres espèces, ont un constant besoin
d’infor­ma­tions. Ils sont, par conséquent, naturellement avides de renseignements.
Pendant des millions d’années, en effet, leurs ancêtres ont dû adapter leur mode
de vie à un environnement très sélectif. Leurs ressources naturelles, très limitées
en général, les contraignaient à nomadiser en petits groupes de chasseurs-collecteurs
ne dépassant guère une trentaine de personnes, enfants compris, sous la menace
latente de prédateurs et de concurrents. Héritière d’une longue adaptation au fil
de successives mutations génétiques, notre espèce a encore vécu 80 % de son
existence dans des circonstances analogues. C’est vers ‒50 000, au plus tard, que
les homo sapiens semblent avoir acquis un cerveau identique au nôtre, mais, en
dehors de zones écologiques exceptionnellement productives, il leur a fallu près
de 40 000 ans pour briser, en adoptant l’agriculture, le « plafond de verre »
démographique qui leur interdisait de modifier en profondeur leurs conditions de
vie.
Cette économie de production a eu des conséquences révolutionnaires. Parmi
celles-ci, on n’évalue pas à sa juste mesure la nécessité d’organiser l’accès aux
informations nécessaires à la survie et au développement de sociétés toujours plus
peuplées dans un monde de plus en plus connecté, donc globalisé. D’une préoccupation
déjà quotidienne pour la vie en petites bandes de chasseurs-collecteurs, le
renseignement s’est mué en une inquiétude, voire une obsession grandissante pour
tout dirigeant. Il a, de fait, nécessité une organisation croissante à l’aune de la
complexification, non seulement de leur propre société, mais aussi de celle des
sociétés environnantes, sous peine d’être phagocyté.

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Introduction

L’importance vitale du renseignement

Dans de rares environnements favorables, des groupes de chasseurs-collecteurs


ont pu stocker de la nourriture en abondance. Cela leur a, certes, permis de se
sédentariser, mais ils n’ont pu former pour autant des sociétés dépassant quelques
centaines d’individus. Dans l’impossibilité de mettre en œuvre les moyens d’une
telle productivité dans les zones moins favorisées, ils n’ont pas pu aller plus loin.
Il a fallu pour cela qu’à la faveur de conditions climatiques rendant les ressources
alimentaires plus abondantes et variées, ils se dotent de techniques de production
agropastorales en domestiquant des espèces végétales et animales. L’enchaînement
d’une escalade entre la production alimentaire et la démographie s’est alors engagé ;
avec pour corollaires la densification, l’agglomération, la spécialisation et la hiérar­
chi­sa­tion à des niveaux encore plus élevés ; en croissance d’ailleurs globalement
continue.
Comme dans toutes les espèces sociales, la densification et l’agglomération
ont causé, chez les humains, des conflits conduisant vite à l’agressivité et à la
violence. On le sait depuis longtemps : maintenir ou augmenter la densité n’est
tenable qu’au prix d’une plus stricte discipline sociale. Mais, quand augmente le
nombre d’individus en interaction, la gestion des informations et des renseignements
devient aussi nettement plus épineuse. Or, connaître les membres de leur société
et leur environnement restait une condition nécessaire à leur sécurité, leur survie
et leur développement. Cette exigence a donc, forcément, joué un rôle de plus en
plus crucial dans la formation de coalitions politiques plus étendues et plus peuplées,
et, par conséquent, dans l’émergence et la formation des États archaïques. De
manière significative, organisations dédiées au renseignement sont alors apparues
avant même le passage à l’État moderne.
Parmi les propositions novatrices les plus saillantes en sciences humaines, se
distinguent celles qui sont issues des découvertes réalisées par les sciences cognitives,
l’éthologie et la psychologie évolutionnaire. Elles permettent de mieux comprendre
comment les humains sont parvenus à coopérer, en de vastes entités politiques de
milliers d’individus non apparentés. De l’épouillage chez les primates aux ragots
chez les humains, on constate que les animaux sociaux disposent de modes de
communication leur permettant de savoir « qui est qui et qui a fait quoi à qui » au
sein de leur groupe. Cette disposition qui peut nous sembler aussi ordinaire que
triviale s’avère pourtant décisive en ce qu’elle conditionne la confiance dans ses
voisins, ses collègues, ses coéquipiers, ses concitoyens (Boehme 1999). Comprenons
qu’elle était tout simplement vitale lorsque tout un chacun risquait ordinairement
sa survie, voire sa vie, lors des chasses collectives aux gros gibiers ou aux dangereux
prédateurs, et bien sûr lors de conflits guerriers (Boyer 2001).
Il faut bien assimiler ici que l’évolution a modifié non pas les comportements
humains, mais l’organisation mentale incitant les individus à certains comportements.
Cette organisation mentale nous a conféré trois caractéristiques de fond. Il s’agit

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Préhistoire du renseignement en Europe

d’abord de la capacité de concevoir des mondes imaginaires : mythes, légendes,


poèmes, etc. C’est ensuite l’aptitude à former de façon spontanée des groupes
importants : agglomérations, coalitions plus vaste, etc. C’est enfin la dispo­si­tion à
la coopération ; selon deux formes : la sélection de parentèle (jusqu’au népotisme)
et l’altruisme réciproque (donnant-donnant). Cette disposition altruiste possède
deux limites. La première vient du fait que la sélection de parentèle n’outrepasse
évidemment pas le cercle familial proche. La coopération ne peut ainsi s’établir
entre individus non apparentés que s’ils coopèrent de manière loyale. Or, chacun
sait que les comportements de tricherie, de fraude, et de traîtrise sont fréquents
(Dubreuil 2010). La seconde limite vient de ce que la mémoire et le temps de vie
des humains sont très loin d’être infinis (Dunbar 1998). Nous sommes, de fait,
dans l’impossibilité de nouer au cours de notre vie des relations de confiance avec
un très grand nombre de congénères.
Alors, comment les humains ont-ils été en mesure de réaliser des coalitions
politiques de milliers, voire de millions d’individus ? Samuel Bowles et Herbert
Gintis (2003) ont proposé une hypothèse qu’ils ont nommé « l’altruisme réciproque
fort ». Celui-ci reprend l’idée d’une coopération conditionnelle (donnant-donnant)
en y ajoutant celle d’une punition en cas de comportements non coopératifs. Cela
suppose une nécessaire organisation des tâches de sanction des déviants. Ils
observent, de plus, qu’en situation de compétition, les groupes à proportion plus
élevée d’altruistes réciproques forts s’imposent sur ceux dont la proportion l’est
moins. La question de savoir pourquoi la formation de sociétés de grande taille
s’est accompagnée d’une plus grande différenciation sociale et d’une centralisation
politique reste toutefois posée. À ce sujet, le sociologue Robin Dunbar (1998) nous
aide à comprendre que, faible ou fort, l’altruisme est toujours sensible à la taille
des groupes. Il a mis en évidence le fait que la capacité de mémoriser des informations
sur « qui est qui, et qui a fait quoi à qui » se trouve limitée à des groupes de 150
personnes en moyenne.
C’est probablement en raison de ces contraintes cognitives que des structures
de parenté hiérarchiques (lignages, clans), dotées d’une division des tâches de
sanction, sont apparues dans toutes les sociétés agropastorales. Ces structures se
manifestent souvent, aujourd’hui encore, dans les sociétés traditionnelles, par des
crimes d’honneur. Toutes les sociétés de dizaines de milliers d’individus se sont
hiérarchisées, et les hiérarques y ont contrôlé de manière systématique le coût de
la punition. La bureaucratisation, la monopolisation du pouvoir politique et la
militarisation ont partout accompagné l’État dès son émergence.

Les agents de renseignements potentiels

Les capacités analytiques développées par les biologistes ont permis de mettre
en évidence l’ADN et les teneurs en divers isotopes des squelettes humains pré- et

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Introduction

protohistoriques. Elles révèlent ainsi depuis quelques années la surprenante mobilité


de certains individus, à l’occasion d’échanges matrimoniaux, de voyages
diplomatiques, ou d’offres de services militaires. Les capacités analytiques ont aussi
beaucoup progressé dans l’étude physico-chimique des matériaux ayant permis
de fabriquer les objets, matières premières et produits finis. On constate, ainsi, que
les entités territoriales politiquement autonomes se trouvaient beaucoup plus
interconnectées que prévues. Cette connexité supposait l’existence de réseaux de
partenaires qui, une fois en place, tendaient à s’étendre sur des distances de plus
en plus grandes. Il va de soi que le renseignement était absolument crucial dans
de tels contextes, et qu’il était forcément organisé et appuyé à la fois sur l’intérêt
privé des membres du réseau, et sur l’intérêt des pouvoirs publiques locaux.
Les informations directes à notre disposition au sujet des activités de
renseignement sont, bien sûr, issues de sources textuelles ; qui, elles-mêmes,
constituent l’un des outils indispensables au fonctionnement de l’État. Cette
coïncidence peut laisser croire que le renseignement n’était pas organisé dans les
sociétés sans État. À tort. En toute logique, ce que je viens d’évoquer plus haut,
l’exclut même totalement. Les sources matérielles ne nous donnent, bien sûr, aucune
information directe sur ce champ d’activité au sein duquel on ne s’exprimait
qu’oralement et de manière évidemment confidentielle avant même l’apparition
des organisations étatiques. Mais les objets, les vestiges architecturaux, les pratiques
funéraires et cultuelles, ainsi que les réalisations « artistiques » témoignent de la
connexité grandissante des sociétés humaines, c’est-à-dire de la circulation, non
seulement des biens, mais aussi des personnes et des idées. Et cela était sans doute
d’autant plus vrai en Europe, cette mince péninsule de l’Asie, profondément pénétrée
par la mer Baltique au nord et la Méditerranée, prolongée par la mer Noire, au sud.
Tout circulait plus vite qu’ailleurs, dynamisant les sociétés dans le sens à la fois de
l’échange et de la concurrence.
À l’échelle de l’Eurasie occidentale, l’organisation étatique n’a pourtant été
adoptée que de manière très graduelle, en six étapes :
— les États mésopotamiens à partir de ‒3200 ;
— les États proche-orientaux à partir de ‒2500 ;
— les États minoens et mycéniens à partir de ‒2000 ;
— les cités-Etats grecques et étrusques à partir de ‒750 ;
— les États du sud de l’Europe tempérée humide à partir de ‒250 ;
— les États du nord de l’Europe tempérée humide entre 800 et 1 000.
Ces étapes ne se sont pas succédées sans à-coups. C’est, en effet, une évolution
en dents de scie que nous discernons de plus en plus clairement ; les gains en
complexité se révélant souvent même entrecoupés de pertes temporaires. Bien que
dotée d’une géomorphologie favorisant la circulation, l’Europe a connu une
complexi­fi­ca­tion tourmentée ; ni plus, ni moins, celle de la mondialisation, à laquelle
le renseignement se montre, sans surprise, lié de façon très étroite.

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Préhistoire du renseignement en Europe

Les données archéologiques en forte croissance montrent qu’il n’y a pas de


différence de nature entre les sociétés antiques et les suivantes, ni même entre les
sociétés pré-étatiques et les États. Il n’y a qu’une différence de degré. L’économiste
Karl Polanyi a fait considérablement avancer notre compréhension des modalités
d’échanges dans les sociétés traditionnelles en distinguant les trois modalités
désormais fameuses :
— celle de la réciprocité dans laquelle les motivations sociales de l’échange
l’emportent sur les motivations économiques ;
— celle de la redistribution où les motivations sociales et économiques sont
équivalentes ;
— celle du marché où les motivations économiques l’emportent très largement
sur tout autre.
Il a pourtant considéré à tort que ces modalités s’étaient succédées. Sans doute
parce que sa catégorie du marché correspond à l’économie de marchée qui semble
bien n’apparaître qu’avec l’émergence de l’État. Or, ces trois modalités, qui sont
certes apparues successivement, n’ont plus jamais disparue ensuite, même dans
les sociétés les plus modernes. Il a ainsi été, malheureusement, l’initiateur de l’école
dite substantiviste qui s’est opposée au courant de pensée dit formaliste. Pour les
substantivistes, le comportement économique est intrinsèque à chaque type de
société. Pour les formalistes au contraire, les principes économiques modernes,
fondés sur le choix individuel des acteurs et sur le fait qu’ils sont animés par un
but lucratif, expliquent tout aussi bien certains comportements économiques du
monde antique. L’ampleur longtemps sous-estimée des échanges, documentée
depuis peu dès l’âge du Bronze, accrédite sans aucun doute la conception des
formalistes, tant au Moyen-Orient qu’en Europe.
Les sources textuelles dont nous disposons pour les États archaïques bordant
le bassin oriental de la Méditerranée suggèrent de plus en plus l’importance des
échanges commerciaux à longue distance ; en particulier entre des fournisseurs et
des négociants d’États différents. Elles laissent percevoir les difficultés rencontrées
à l’étranger par des négociants pratiquant l’import/export, et l’appui fourni par
leur souverain sous la forme de lettres de recommandation demandant à ses
homologues des pays où ils opéraient de faire en sorte qu’ils soient honnêtement
et correctement traités. Nul doute que ces voyageurs assuraient une fonction
analogue à celle d’un « honorable correspondant », pour reprendre une expression
beaucoup plus récente, mais très pertinente aussi dans ce contexte. L’archéologie
nous apprend que de tels échanges commerciaux entre entités politiques différentes
avaient cours entre les sociétés pré-étatiques. Il est inconcevable que ces voyageurs
n’aient pas rapporté des informations de tous ordres : économiques, politiques,
militaires, voire idéologiques sur les sociétés qu’ils avaient visitées.
Un autre exemple probablement symptomatique nous est offert par le poème
d’Homère (trad. 1924), L’Odyssée. À travers le personnage d’Ulysse, ils nous révèlent
que la culture grecque cultivait probablement, dès la période mycénienne, la

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Introduction

valorisation d’un trait comportemental appelé la métis. Cette caractéristique de la


pensée grecque antique était une forme particulière d’intelligence, fondée sur la
ruse, l’astuce, le stratagème, la dissimulation, la tromperie. Loin d’être aléatoire,
cette qualité s’inscrit en parfaite symbiose avec une tradition de raids maritimes
exigeant l’envoi préalable d’observateurs discrets et chantés poétiquement dans
l’Odyssée, autre forme du nom d’Ulysse et désignant depuis lors un récit de long
voyage mouvementé, plein d’aventures singulières. Là encore, nous savons par
l’archéologie que ce type d’explorations lointaines émaillées d’échanges et très
vraisemblablement de pillages a existé bien avant l’existence de l’État.
Un indicateur décisif en est fourni par de récents résultats démontrant les
voyages à très longue distance, terrestres et maritimes de certains personnages et
de leur suite militaire au cours de l’âge du Bronze, en particulier au cours de la
seconde moitié du iie millénaire avant notre ère. À partir de ces données, Kristian
Kristiansen (2016) a, de manière très intéressante, procédé à une comparaison
structurelle entre les corrélats matériels et institutionnels de l’âge de bronze nordique
et de l’âge viking, deux sociétés non étatiques, connectées à des États méridionaux.
Durant ces deux périodes, il note que les plus grands tumulus funéraires étaient
peu nombreux et de taille analogue, de même que les plus grandes fermes de l’âge
du Bronze possédaient une taille équivalente à celle des plus grandes fermes royales
vikings. Il remarque, dans les deux cas, la présence de deux types différents d’épées :
les unes fonctionnelles et portant des stigmates d’utilisation, les autres, plus
élaborées, mais inutilisables au combat, et réservées aux personnage de statut très
élevé. Il insiste sur l’usage, à près de 1 500 ans d’écart, de styles décoratifs exprimant
une signification d’ordre cosmologique. Il souligne enfin que la navigation était,
au cours des deux périodes, la voie de communication majeure, dans un contexte
dominé par le commerce et les échanges internationaux.
À partir du xvie siècle avant notre ère, de vastes réseaux de communication
se sont alors considérablement développés. Les innovations économiques et
techniques se sont diffusées plus rapidement, facilitant les échanges et les voyages
(Kristiansen, Larsson 2005). L’interdépendance économique et politique
paneuropéenne s’est renforcée, animée par des individus associant des fonctions
commer­ciales et guerrières. Nous disposons désormais d’une preuve tout à fait
symptomatique et même spectaculaire. Les lingots « peau de bœuf » sont de gros
lingots de cuivre en forme de peau de bœuf, pesant entre 20 et 30 kg. Ils ont joué
un rôle important dans toute la Méditerranée durant la seconde moitié du iie millé­
naire. Le cuivre était alors beaucoup diffusé par bateaux. Une épave a été découverte
en 1982 au large de la côte d’Ulu burun en Turquie. Elle contenait, entre autres,
plus de 450 lingots de cuivre de cette forme, et 162 d’autres formes, empilées en
quatre rangées. Les lingots peau de bœuf étaient presque purs avec un taux
d’impuretés inférieur à 1 %, tout comme les lingots d’étain (Gale 1991).
Ces lingots peau de bœuf ont beaucoup circulé dans toute la Méditerranée,
mais pas seulement. On ne cesse d’en trouver de nouveaux exemplaires. Outre

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Préhistoire du renseignement en Europe

ceux remontés de deux épaves au large de la côte sud de la Turquie : près de 480
dans celle d’Ulu burun, 34 complets et de nombreux fragments dans celle du cap
Gelidonya, on en a reconnu sur plus de 80 sites terrestres. C’est le cas dans le monde
égéen : 12 sites en Crète, 9 dans le Péloponnèse et en Béotie, et plus largement dans
tout le bassin oriental de la Méditerranée : 4 en Turquie, 6 en Syrie et Palestine,
1 en Irak, et 6 en Égypte où ils sont même représentés sur des peintures murales ;
3 sites en ont fournis, de plus, sur la côte bulgare de la mer Noire. Mais, ils sont
aussi présents, entiers ou à l’état de fragments, plus à l’ouest : 8 sites en Sicile et
dans les îles Lipari, 28 en Sardaigne, mais aussi 1 en Corse, 1 en Languedoc et
jusque sur les bords du Neckar en Allemagne du sud-ouest ; mais, plus inattendu
encore, quelques-uns ont été représentés parmi les scènes de gravures rupestres
du centre de la Suède (Ling, Uhner 2013, Ling, Stos-Gale 2015).
Ajoutons quelques indices supplémentaires. De nombreuses épées nordiques
en bronze, fabriquées sur place, possédaient entre ‒1500 et ‒1100 des signatures
isotopiques identiques à celles d’épées britanniques, et à celles de minerais de
cuivre de la Méditerranée occidentale (Ling, Stos-Gale 2014). Pendant cette période,
les minerais de la péninsule ibérique et de la Sardaigne, ont ainsi fourni la Scandinavie
en cuivre. On dépasse nettement ici une connexité limitée à quelques cadeaux
diplomatiques. Des caravanes et des cargaisons sillonnaient l’Europe pour le
transport de matières premières devenues partout indispensables. Les guerriers
portant un casque à cornes sur les stèles rupestres d’Extrémadure, au sud de
l’Espagne­et du Portugal, ressemblent d’ailleurs de façon frappante, à la fois aux
figurines en bronze et aux statues en pierre de la Sardaigne et à des figurines en
bronze de Grevensvænge au Danemark de la même époque. De fortes similitudes
liant le continent du nord au sud sont bien connues depuis longtemps à propos des
boucliers et des chars, représentations figuratives comprises (Littauer, Crouwel
1983, 1996, Piggott 1983). Ces indices de contact ont été récemment confirmés par
l’analyse isotopiques du strontium et de l’oxygène effectuée sur des os humain
découverts sur l’île de Thanet, au large de l’estuaire de la Tamise. Ce lieu peut,
désormais, être considéré comme un relai commercial d’après les lingots de bronze
et l’ambre de la Baltique présents sur place. Certains des squelettes analysés sont
d’origine scandinave, d’autres, d’origine méditerranéenne. À l’évidence, des
individus de ces deux zones négociaient là entre eux et avec les indigènes (McKinley
et al. 2013).
Le renseignement a logiquement adopté des méthodes de plus en plus
sophistiquées au fil des innovations techniques, ainsi que de la pluralité sociale et
de l’éloignement géographique des interlocuteurs réels et potentiels. Les techniques
de transport ont, bien sûr, joué un rôle majeur, puisque la collecte de renseignements
se trouve facilitée par les moyens de se déplacer vite et loin. La diffusion du cheval
de trait ou monté, et l’adoption de techniques de fabrication de grands bateaux à
l’architecture de nombreuses pièces de bois savamment assemblées pour des
équipages de 10 à 20 rameurs, comptent parmi les caractéristiques ayant inauguré

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Introduction

l’âge du Bronze en Europe. L’approvisionnement en cuivre et en étain imposait


des transports sur de longues distances en raison de la répartition très inégale des
gisements. Il exigeait en parallèle une grande proximité, voire une quasi-intimité
avec les détenteurs de pouvoirs politiques. Cela confirme que les voyageurs de
commerce, au sens large, étaient de fait des agents de renseignement potentiels,
tant cette activité nécessitait une connaissance aiguë des espaces naturels et sociaux,
mais aussi des personnes qu’ils étaient conduits à rencontrer.
La connectivité des sociétés européennes a beaucoup varié après le développement
du système-monde de l’Eurasie occidentale de l’âge du Bronze. Elle s’est tassée
après l’effondrement de la première moitié du xiie siècle avant notre ère dont le
bassin oriental de la Méditerranée a été le centre de gravité (Cline 2014). Les
répercussions en ont été les « âges sombres » qui ont suivi en Grèce après la
désintégration des royaumes mycéniens ; des âges sombres qui ont aussi touché le
reste de l’Europe jusqu’au milieu du xe siècle avant notre ère. Des tentatives de
réactivation ont eu lieu ensuite, mais de façon désordonnée, en proie à des
combinaisons changeantes de facteurs, dont de sévères oscillations climatiques
(Brun 2015). Diverses cités-Etats grecques ont investi autour de ‒600 dans
l’installation de comptoirs commerciaux sur les côtes de la mer Noire et de la
Méditerranée. Ces prises de contact avec les indigènes visaient à s’approvisionner
en diverses ressources : matières premières, denrées alimentaires, et esclaves, qui
leur faisaient défaut. Des dirigeants de chefferies locales ont su gérer cette opportunité
pour gagner en richesse et en pouvoir, notamment en parvenant à constituer des
entités territoriales plus vastes, résultant probablement de la fédération de quatre
ou cinq chefferies simples. Ces chefferies complexes se caractérisent par des
manifestations ostentatoires très spectaculaires que la tradition archéologique
qualifie de « princières » : d’impressionnantes capitales fortifiées et de spectaculaires
sépultures tumulaires. Ces manifestations princières s’observent du sud de la
péninsule ibérique au Kouban, en Russie actuelle, à quelque distance des ports de
commerce grecs, le long d’une sorte de ceinture discontinue. Ces entités politiques,
fournissaient aux Grecs et, dans une moindre mesure, aux Étrusques, ce qui les
intéressait et provenait soit de leur propre territoire, soit de zones plus éloignées
de la Méditerranée où elles procédaient à des échanges avec les chefs locaux, ou
bien à des raids de pillage. Tout cela procédait, bien entendu, d’informations
détenues par les membres de réseaux « internationaux » plus denses encore que
ceux évoqués plus haut à propos de l’âge du Bronze (Brun, Chaume 2013).
Ces essais de complexification ont échoué hors des zones de climat méditerranéen.
L’échelle et le niveau d’intégration ont retrouvé les dimensions antérieures : celles
des chefferies simples. La désintégration s’est accompagnée d’une baisse des
manifestations ostentatoires. Ces difficultés encore mal comprises ont entraîné
l’organisation de migrations bien organisées, comme le laissent entendre les sources
textuelles à partir de ‒400. Ces mouvements migratoires se sont poursuivis pendant
un peu plus d’un siècle avec pour objectif des zones souvent plus méridionales.

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Préhistoire du renseignement en Europe

Cette orientation semble bien avoir résulté de l’attrait des Celtes nord-alpins pour
les sociétés plus développées avec lesquelles ils étaient entré en contact auparavant.
Ils ont manifestement cherché à investir des zones les mettant en contact direct
avec les Étrusques en Italie du Nord et avec les Grecs, à travers les Balkans, le long
de la mer Noire et jusqu’à l’arrière des cités grecques d’Asie mineure en franchissant
les détroit des Dardanelles et du Bosphore. Les réseaux d’échanges transculturels
en ont été disloqués. Les relations interculturelles n’ont, toutefois, pas cessé. Elles
ont changé de forme. Les relations commerciales et diplomatiques avaient rendu,
pendant les vie et ve siècles avant notre ère, les cités-Etats étrusques et grecques
très attractives pour les Celtes nord-alpins, d’où l’orientation méridionale de leurs
migrations ; d’où aussi leur présence massive dans les troupes de mercenaires
enrôlées par les différents États méditerranéens du ive au iie siècle avant notre ère
(Péré-Noguès 2013). On retrouve ici une figure déjà aperçue pour l’âge du Bronze :
la présence de combattants se mettant au service d’entités politiques parmi les plus
complexes de l’époque, qui se faisaient si souvent la guerre. Certains d’entre ces
mercenaires sont rentrés dans leur région d’origine où ils ont rapporté des
renseignements de tous ordres sur ce qu’ils avaient observé, notamment en termes
de techniques de combat… et probablement de renseignement.
On note, vers le milieu du iiie siècle avant notre ère, des changements techniques
majeurs dans le domaine de la sidérurgie, dont la généralisation du fer dans
l’outillage ordinaire de la paysannerie. Cela supposait une forte hausse de la
production de matière première. Il s’est alors produit un saut qualitatif et quantitatif
d’une importance cruciale, bien attesté par l’exploitation de grandes mines de fer,
et par la rapide multiplication du nombre de sites de forges en Europe tempérée
humide. Une forte intensification de la production agropastorale en a logiquement
résulté. Ce gain en productivité, probablement soutenu par une durable amélioration
climatique, a pu renforcer la confiance des cultivateurs. Cette confiance se fondait
aussi, forcément, sur l’assurance de pouvoir compter, le cas échéant, sur des
solidarités élargies et bien organisées ; indice d’une complexification organisationnelle
en nette croissance. On constate d’ailleurs l’apparition de grandes agglomérations
villageoises où se concentraient des indices d’activités artisanales très variées.

L’émergence de l’État en Europe tempérée humide

L’État est apparu dans l’Europe égéenne vers ‒2000. Les États mycéniens se
sont effondrés au début du xiie siècle avant notre ère et cette forme d’organisation
politique n’a opéré sa renaissance en Grèce qu’à la fin du viiie siècle avant notre
ère sous la forme de cités-Etats, vite imitée en Italie par les Étrusques. C’est bien
plus tard, sur l’élan vers l’agglomération décrit plus haut, qu’au milieu du iie siècle
avant notre ère une nouvelle tentative de complexification sociale est parvenue à

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Introduction

s’épanouir avec l’émergence de la ville et de l’État. L’organisation spatiale illustre


assez clairement l’organisation sociale. Ce sont, en effet, des réseaux nettement
hiérarchisés qui apparaissent au fur et à mesure des découvertes archéologiques.
Les niveaux d’intégration économiques et politiques s’avèrent strictement structurés
par la distance, c’est-à-dire la durée et la difficulté de déplacement. À la tête de ces
réseaux locaux se situaient les villes capitales. Aux niveaux inférieurs se trouvaient
des villes, puis des villages et enfin des hameaux et des fermes. Deux types
d’établissements se conjuguaient au sein de chaque formation politiquement
autonome :
— celui des établissements à fonction principalement agropastorale, qui se
déclinaient en plusieurs niveaux hiérarchiques, selon leur surface et le degré
d’investissement nécessité par leur construction, et qui reflétaient de manière
délibérée de fortes inégalités en termes de propriété foncière ;
— celui des établissements agglomérés à fonctions économiques plus diversifiées,
nécessairement contrôlés aussi par la famille propriétaire des terres sur
lesquelles ils se trouvaient implantés.
Les agglomérations ouvertes, plus ou moins étendues, qui avaient commencé
de se développer au iiie siècle avant notre ère en entretenant des contacts commerciaux
avec le monde gréco-romain, se sont agrandies et multipliées dans la première
moitié du siècle suivant. Le caractère aristocratique et militaire très marqué de ces
sociétés suppose, de la part de l’aristocratie locale, propriétaire des terres en question,
l’exercice d’un patronage sur ces gros villages ou se concentrait la production
artisanale ; ne serait-ce que pour en assurer la sécurité. Il en a résulté la construction
de nombreuses grandes agglomérations fortifiées, soit autour du village initial de
basse terre, soit sur une hauteur proche, après le transfert de la population du
village initial. Par la suite et pendant un siècle environ, la plupart des agglomérations
fortifiées de basse terre ont été graduellement abandonnées au profit de villes neuves
fortifiées sur une hauteur.
Ces très grandes agglomérations fortifiées, qui dépassaient souvent une
superficie de 20 hectares, et même 300 hectares dans quelques cas, réunissaient
tous les critères de l’urbanisation (Brun, Chaume 2013). Ces sociétés urbanisées
possédaient aussi les caractéristiques des États archaïques. Les principaux critères
archéologiques en sont l’usage d’une monnaie fiduciaire et de l’écriture. Le premier
induit que l’autorité politique garantissait la valeur de numéraires, même lorsqu’ils
étaient dépourvus de valeur métallique intrinsèque. Le second, l’écriture, rendait
possible le fonctionnement de cette forme d’organisation politique. L’écriture
permettait la gestion administrative de coalitions politiques plus peuplées et plus
vastes, donc d’une organisation plus complexe que celle des chefferies, dont nous
avons vu la faillibilité. L’écriture est toujours apparue dans des sociétés dont
l’organisation était devenue très complexe. Il s’agit des sociétés dont le gouvernement
exigeait la mise en place d’un personnel administratif et d’un outil permettant de
créer une mémoire externe afin de réaliser des opérations mathématiques plus

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Préhistoire du renseignement en Europe

élaborées, des inventaires et des raisonnements appuyées sur de longues listes


d’éléments, des contrats et des législations mieux établis, et des schémas visuels
commentés (Goody 1986). Dans tous les domaines, dont celui du renseignement,
les archives écrites offraient une durabilité, une capacité de cumuler des informations
issues d’agents différents, donc des possibilités de traitements analytiques croisés
et quantifiables nettement plus fiables.
Les Gaulois ne produisaient certes pas d’inscriptions lapidaires ; ils écrivaient,
en revanche, sur des tablettes en bois enduites de cire, comme les Grecs et les
Romains. Jules César le rapporte d’ailleurs sans ambiguïté, précisant d’un côté
qu’écrire ce qui relevait de la religion était proscrit chez eux, mais révélant de l’autre
que les 368 000 migrants, combattants, femmes, enfants et vieillards (263 000
Helvètes, 36 000 Tulinges, 14 000 Latovices, 23 000 Rauraques, 32 000 Boïens) qu’il
a stoppé au tout début de la guerre des Gaules, transportaient les tablettes sur
lesquelles se trouvait inventorié leur état-civil intégral en alphabet grec (César, La
Guerre des Gaules, XXIX, trad. 1924). Le conquérant nous livre aussi, dans son
ouvrage, des détails sur la façon dont il a géré le renseignement. Il est très clair, à
ce propos, qu’il a utilisé des moyens dont les Gaulois étaient eux-mêmes coutumiers.
Il utilise cinq fois le terme de renseignement pour en souligner l’importance dans
des circonstances décisives pour la réussite de sa « guerre des Gaules » entre ‒58
et ‒51.
La première fois qu’il l’utilise, c’est pour expliquer comment il a su que
Dumnorix, un très puissant noble de l’État des Eduens en Bourgogne actuelle,
jouait double jeu. Il faisait semblant de collaborer avec le chef d’État Eduen du
moment, partisan d’une alliance avec les romains pour faire échec à une traversée
de son territoire par la totalité du peuple helvète en migration supposée vers le
centre-ouest des Gaules. Cette confidence du chef d’État en question nommé Lisc,
lui a fait comprendre un fait capital pour la suite de son intervention : il existait
dans tous les États gaulois un parti pro-romain et un parti anti-romain dont
l’influence relative était constamment susceptible de varier au fil des événements
(César, La Guerre des Gaules, I-XIX, trad. 1924).
La deuxième fois, il a tiré ses renseignements des prisonniers nerviens, en
Belgique actuelle, sur la façon dont ce peuple s’était organisé pour combattre les
légions. Là encore, ce qu’il a appris lui a permis de remporter une victoire décisive,
mais après avoir frôlé une défaite cuisante (César, La Guerre des Gaules, II-XVII,
trad. 1924).
La troisième fois, se trouve décrit en détails le problème qu’il rencontrait au
sujet de la nécessité de débarquer en Angleterre d’où étaient venus, à plusieurs
reprises, des renforts pour ses ennemis.

« César, bien que les hivers soient précoces dans ces régions (parce que
toute la Gaule est orientée vers le nord), résolut cependant de partir pour la
Bretagne, comprenant que, dans presque toutes les guerres contre les Gaulois,
nos ennemis en avaient reçu des secours. Il pensait du reste que, si la saison

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Introduction

ne lui laissait pas le temps de faire la guerre, il lui serait cependant très utile
d’avoir seulement abordé dans l’île, vu le genre d’habitants, reconnu les
lieux, les ports, les accès, toutes choses qui étaient presque ignorées des
Gaulois ; car nul autre que les marchands ne se hasarde à y aborder, et
ceux-ci mêmes n’en connaissent que la côte et les régions qui font face à la
Gaule. Aussi, ayant fait venir de partout des marchands, n’en pût-il rien
apprendre, ni sur l’étendue de l’île, ni sur la nature et le nombre des nations
qui l’habitent, si sur leur manière de faire la guerre ou leurs institutions, ni
sur les ports qui étaient capables de recevoir une grande quantité de gros
vaisseaux. » (César, La Guerre des Gaules, IV-XXI, trad. 1924).

La quatrième fois, César a dû empêcher la réussite d’un vaste mouvement de


coalition, animé par Vercingétorix, de plusieurs États prêts à profiter des difficultés
que ses légions rencontraient à la fois militairement et pour leur approvisionnement
en vivres. Des attaques ont été lancées dans plusieurs régions différentes, ce qui a
obligé les romains à manœuvrer et se déplacer extrêmement vite et sur des objectifs
précis ; ce qu’ils n’auraient pu réussir sans renseignements fiables. On apprend à
cette occasion que César avait exigé des otages issus des différents États vaincus
de toutes les Gaules indépendantes, dont plusieurs prenaient d’ailleurs le risque, à
cette occasion, de les faire mettre à mort par l’armée d’occupation (César, César,
La Guerre des Gaules, VII-LVI, trad. 1924).
La pratique des otages utilisée par César était une tradition bien ancrée chez
les Celtes. Les nobles de très haut statut échangeaient même un de leurs fils pour
cimenter un traité de non-agression. C’est d’ailleurs ce qu’ont pratiqué assez
couram­ment, mais de manière unilatérale, les romains en emmenant à Rome des
fils de chefs devenus des alliés. Ces enfants y étaient élevés comme de jeunes nobles
romains. Le cas du fils du chef pro-romain des Chérusques, en Allemagne du
nord-ouest actuelle, est resté célèbre. Nommé Arminius, il avait reçu une solide
formation militaire. Officier talentueux dans les Balkans, il a obtenu la citoyenneté
romaine d’ordre équestre, avant d’être envoyé en Germanie, précisément dans la
région occupée par les Chérusques. Mécontent de la façon dont le gouverneur
romain traitait ses congénères, il s’est secrètement efforcé d’unifier différentes
tribus germaniques, tout en assurant le commandement des troupes auxiliaires
des légions. Il y est parvenu et cette coalition a pu tendre une embuscade, dans la
forêt de Teutoburg, aux 25 000 hommes dont trois légions, de retour d’une campagne
d’été sous les ordres de Varus (Le Bohec 2008). En trois jours de combat, cette
armée romaine a été totalement anéantie par des Germains bien conseillés par le
meilleur informateur possible. L’ampleur de ce désastre a causé un tel traumatisme
dans l’empire que la frontière romaine, en pleine expansion jusqu’alors, a été
définitivement ramenée 300 km plus au sud. Cette déficience du renseignement a
sans doute changé le cours de l’histoire de tout le nord de l’Europe tempérée humide
pendant presque un millénaire.

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Préhistoire du renseignement en Europe

Prendre la pleine mesure des phénomènes sociaux exige d’en explorer les
substructions les plus anciennes. C’est ce que tente de montrer le « sondage
archéologique » auquel je procède ici en profondeur au sujet du renseignement.
Pour les premiers humains, être constamment le mieux renseigné possible sur leur
aire d’approvisionnement, ses ressources et les prédateurs qu’elles pouvaient attirer,
était tout simplement vital. Les exceptionnelles qualités du système cognitif humain
résulte de la sélection drastique opérée en fonction des capacités d’adaptation des
individus à un environnement naturel concurrentiel, au sein d’un groupe de
quelques dizaines de congénères. Ces qualités ont permis à notre espèce de développer
des capacités d’organisation collective lui permettant de croître et se multi­plier en
occupant les niches écologiques terrestres les plus variées. Être à l’écoute attentive
de ses proches, comme de ses concurrents et s’y adapter pour survivre et se reproduire
s’avère constitutif de notre patrimoine génétique.
En se diffusant largement, les humains ont développé des modes de vie, des
croyances et des formes d’organisation, bref des cultures différentes. Ils ont eu
tendance à se comporter à l’égard de leur culture comme ils étaient naturellement
déterminés à le faire à l’égard de leur groupe initial de chasseurs-collecteurs, c’est-
à-dire en privilégiant sa survie et sa reproduction. Des comportements de sélection
culturelle plus ou moins consensuels ou conflictuels se sont ainsi développés chaque
fois que des communautés culturelles différentes entraient en contact. Les besoins
en termes de renseignements s’en trouvaient évidemment accrus, soit pour en
profiter par des échanges interculturels, soit pour se préparer à l’affrontement en
cas de relations agonistiques.
L’approche hypothético-déductive mise en œuvre ici met en lumière les agents
de renseignement potentiels qui opéraient déjà, et très tôt, dans les sociétés sans
État. Il s’agissait, bien sûr, d’individus qui participaient à des réseaux d’échanges
transculturels :
— des membres de l’élite sociale au pouvoir ou proche du pouvoir exerçant des
missions diplomatiques ;
— des femmes ayant fait l’objet d’échanges matrimoniaux ou des enfants-otages ;
— des commerçants, souvent chargés aussi d’une mission diplomatique, et aptes,
soit à réaliser eux-mêmes des techniques artisanales au profit de leurs partenaires
de réseau, soit à se faire accompagner d’artisans spécialisés ;
— des guides, éclaireurs montagnards ou marins, des agents de protection
rapprochée, ou des membres de suites militaires ;
— des membres de troupes auxiliaires ou mercenaires ;
— des otages, des prisonniers ou des traîtres.
Les sources textuelles issues de sociétés étatiques, mais évoquant des sociétés
qui ne l’étaient pas, nous confirment leur existence, mais les sources matérielles
permettent d’en déduire l’existence très probable beaucoup plus tôt. L’existence de
ces agents ne résulte pas de l’action d’agents envoyés par des États. Le renseignement
est une activité inhérente à toutes les sociétés humaines. Comme toutes les autres

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Introduction

activités humaines, celle-ci s’est adaptée au contexte social du moment, plus parti­
cu­liè­re­ment au niveau de connectivité de sociétés diverses formant système, c’est-
à-dire devenant de plus en plus interdépendantes.
L’adoption d’une forme d’organisation étatique a été un moyen de former des
coalitions plus puissantes, qui étaient difficiles à maintenir durablement pour des
sociétés dont la mémoire était fondée sur la transmission orale des informations.
En leur donnant la possibilité de stocker des informations dans une mémoire
externe au cerveau humain, l’écriture a démultiplié, non seulement la quantité,
mais aussi la qualité des informations utilisables. Un personnel spécialisé dans le
traitement de cette mémoire a renforcé l’efficacité de cet instrument de gestion à
la fois politique (lois, traités, règlements), économique (contrats, inventaires,
comptabilité) et idéologique (mythologies, épopées, poèmes) qu’était l’écriture. Le
franchissement de ce palier technique a logiquement touché les activités de rensei­
gne­ment avec l’apparition, là aussi d’un personnel de plus en plus spécialisé, formé,
entraîné et entretenu. Il reste que les différents États n’ont pas créé d’emblée, ni au
même rythme, leur service spécialisé de renseignement. Ces services ont progressé
en fonction des changements géopolitiques et techniques, qui ont toujours oscillé
entre deux exigences contradictoires : la puissance et la liberté. Comprendre les
causes profondes de cette variabilité dans les stratégies de renseignement adoptées
est l’un des objectifs cruciaux vers lesquels la synthèse des articles réunis dans le
présent volume devrait nous permettre d’avancer.

Patrice Brun

Bibliographie

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Préhistoire du renseignement en Europe

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PREMIÈRE PARTIE :
ANTIQUITÉ

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HOMMES DE LANGUE,
HOMMES DU SECRET : LA QUESTION
DU RENSEIGNEMENT EN MÉSOPOTAMIE
ET SES CHAUSSE-TRAPPES

Pascal Butterlin

« Palissade, palissade ». Un des épisodes les plus célèbres de la littérature


mésopotamienne, celui où le dieu Enki chuchote à travers une palissade de roseaux
à Atrahasis de se construire une arche est un acte de transfert illicite d’informations.
Enki se sert de ce subterfuge parce qu’il n’est pas autorisé à informer les hommes
de la décision prise par le conseil des dieux d’éradiquer l’humanité jugée trop
bruyante1. Cet acte sauve l’humanité du déluge. Enki, le dieu de l’ingéniosité et de
la technique est surtout un maître de la manipulation et de la désinformation, on
le constate à de nombreuses reprises dans les récits légendaires qui lui sont consacrés.
Ces techniques sont ainsi au cœur de la civilisation et dans le mythe « Adapa et le
vent du sud », Enki manipule ingénieusement celui qui incarne l’essence même de
l’humanité afin qu’il n’obtienne pas l’immortalité. Il lui dit de ne pas accepter la
boisson et la nourriture que lui offrirait le dieu Anu, et reste de ce fait mortel.
L’importance de la collecte et de la manipulation des informations a souvent
été soulignée par les spécialistes de l’étude du fonctionnement des États du Proche-
Orient ancien. Elle est consubstantielle au fonctionnement de bureaucraties qui
collectent et conservent, dès le ive millénaire avant notre ère, des sommes de plus
en plus complexes de données. Consignées sur des centaines de milliers de tablettes.
Ces données circulaient, elles étaient traitées, validées, vérifiées par des chaînes
hiérarchiques qui sont au cœur de la mentalité bureaucratique dont les mécanismes
se sont transmis avec une extraordinaire continuité jusqu’à l’abandon du système
des écritures cunéiformes au ier siècle de notre ère.
Les historiens grecs ont été fasciné par ces machines bureaucratiques qu’ils
virent fonctionner en particulier dans l’empire des Perses achéménides. La théma­

1. Bottero et Kramer 1990, p. 548-549.

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Première partie : Antiquité

tique des « yeux et des oreilles » du Grand Roi est récurrente chez Hérodote, Eschyle
ou Aristophane1 et de fait, les grands Rois achéménides disposaient d’un système
complexe de renseignement dont on a souvent considéré qu’il faisait partie d’un
« héritage oriental ».
C’est à ce titre que les historiens du renseignement puis les assyriologues se
sont attachés à identifier dans les sources cunéiformes l’existence de véritables
« deuxièmes bureaux2 », notamment dans le cas de l’empire assyrien, l’un des
prédé­ces­seurs les plus fameux de l’empire des Grand Rois de Perse. Appliquer les
concepts du renseignement moderne aux sociétés antiques est une gageure. Plus
que dans le vocabulaire et les pratiques des démocraties occidentales, on a cherché
des comparaisons dans les usages des régimes totalitaires, notamment des États
socialistes ou communistes3. L’analogie tient pour l’essentiel aux rapprochements
opérés par les théoriciens du despotisme oriental entre ces régimes autoritaires
antiques et les divers avatars du stalinisme4 ou du maoïsme. L’idée que dans les cas
extrêmes tout l’appareil d’État devient un vaste réseau de collecte et de gestion des
informations sous-tend ce système et les analogies peuvent se faire aussi dans ce
contexte avec les régimes autoritaires modernes du Proche-Orient.
L’empire assyrien est dans ce domaine l’héritier d’une longue tradition de
collecte de renseignements qui est intimement liée à la manière dont est conçue la
monarchie au Proche-Orient ancien. Naturellement, il n’est guère possible de
trouver des informations sur ces activités de renseignement dans les inscriptions
royales. C’est dans les corpus de textes issus de la pratique, notamment les archives
royales de Mari5 ou les archives des fonctionnaires assyriens que l’on peut trouver
ce type d’informations.
Les documents épistolaires sont en effet particulièrement riches pour
appréhender la question du fonctionnement dans la pratique d’administrations et
plus directement de la spécialisation éventuelle des activités de renseignement. On
a souvent souligné qu’il n’existait pas d’agences spécialisées de renseignement mais
des agents et des systèmes hautement sophistiqués de collecte et de manipulation
des informations qui sont maintenant bien connus et identifiés. Il faut pour
comprendre leur fonctionnement, rappeler en préambule à quelles fins et comment
fonctionnaient ces administrations hautement différenciées.

1. Balcer 1977.
2. Follet 1957, Oppenheim 1968.
3. Dubovsky 2014, p. 251.
4. Wittfogel 1957.
5. Durand 1998, 2002

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Informer, entendre et gérer

Dès le milieu du iiie millénaire, les inscriptions royales célèbrent l’omniscience


royale, dont le modèle est le grand souverain d’Uruk Gilgamesh. C’est le cas en
particulier pour le souverain sumérien Shulgi, qui fut l’un des plus grands rois de
l’empire dit d’Ur III. Celui-ci a laissé une remarquable collection d’hymnes royaux,
destinés au culte du roi lui-même puis à ses successeurs1. On y trouve une vision
idéalisée de la royauté, qu’on a comparé récemment aux poèmes dédiés à Staline.
L’omniscience est désignée dans ces hymnes de Shulgi par le terme geshtu,
littéralement l’oreille. Le roi aux larges oreilles « geshtu dugal » est celui qui entend
les dieux et les hommes, qui est capable d’interpréter tous les signes qui lui sont
envoyés2. Shulgi fut l’un des souverains mésopotamiens à s’enorgueillir de maîtriser
l’art du scribe et d’être polyglotte. Cet entendement au sens littéral du terme lui
permet de prendre les bonnes décisions, en comprenant pleinement la volonté des
dieux.
Pour y parvenir, il dispose de toute une série de moyens pour comprendre le
monde et les dieux qui l’animent. La notion « d’hommes de langue », on le verra
plus bas, est couramment utilisée pour désigner celui qui informe les oreilles
royales. La collecte mais surtout l’interprétation des informations suivent dès lors
des modes qui peuvent paraître curieux dans notre monde moderne. Il s’agit en
effet à la fois de collecte de renseignement humain (Human Intelligence) mais aussi
divin (Divine Intelligence). Dans cette chaîne de l’information, la divination joue
en particulier un rôle bien connu, notamment dans la confirmation des informations
collectées par des canaux divers, on le verra plus bas.
Le devoir d’information est en effet au centre de l’activité de toute une classe
extrêmement hiérarchisée de fonctionnaires, dont le fonctionnement s’est mis en
place dès la fin du ive millénaire avant notre ère. La surveillance et le contrôle des
activités de ces fonctionnaires est également une procédure parfaitement standardisée
bien avant l’invention de l’écriture elle-même. Des procédures complexes de
contrôle et d’archivage des opérations administratives étaient réalisées au sein
d’administrations qui gèrent des flux massifs de produits, mais aussi une masse
considérable de main-d’œuvre, puis in fine des territoires. Il n’y a pas lieu de décrire
ici en détail la genèse et le fonctionnement de ce système extrêmement sophistiqué,
lié au départ à la pratique du scellement au moyen de cachets, puis de sceaux
cylindres et à l’invention de tout un véritable kit administratif destiné à consigner,
garantir et vérifier les opérations menées, puis à vérifier ces opérations de garantie.
La consignation sur des tablettes de ces opérations, garantie par l’apposition d’un
sceau ou d’un cachet, puis le développement de la pratique d’envelopper ces tablettes

1. Klein 1981.
2. Chambon 2011, p. 26-27, Hymne A de Shulgi, ligne 21, consulté sur CDLI : http://etcsl.
orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=c.2.4.2.01&display=Crit&charenc=gcirc#

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Première partie : Antiquité

et de les sceller pour assurer leur inviolabilité sont les jalons de la genèse d’une
mentalité bureaucratique obsédée par le danger de falsification, de détournement
ou de manipulation des informations consignées.
Le transport, puis la conservation de ces informations est un enjeu majeur
pour les divers acteurs d’une société d’une très grande complexité qui nous a laissé
des archives de diverses nature : archives privées de familles, notamment de firmes
commerciales, archives des grands opérateurs institutionnels, au premier chef des
sanctuaires ou surtout du palais, qui est à lui seul un vaste ensemble de collecte
d’informations, la colonne vertébrale du système palatial. La notion même d’archive
est en soi un problème difficile car celle-ci n’est pas vraiment usitée dans une société
où le recyclage de l’argile à tablette est de norme. N’étaient conservés dans la longue
durée que des documents très particuliers, comme c’est le cas pour les lettres que
Sennachérib fit venir à Ninive depuis Khorsabad après la mort de son père, Sargon II.
Les « archives » que les archéologues retrouvent sont souvent le résultat d’une
conflagration qui a figé un état du système, pas ses archives. En revanche, nous
savons que des documents particuliers étaient stockés, conservés notamment dans
des coffres et dans des pièces qui étaient scellées sous l’autorité de hauts fonctionnaires,
ou pour des archives familiales des chefs de famille. Il est bien difficile d’appliquer
la notion de secret à ces archives, dans la mesure où la pratique du scellement
passait par l’occultation du message consigné sur la tablette ou sa conservation
dans un lieu scellé ou un récipient scellé, comme c’est le cas par exemple pour les
archives des familles de marchands assyriens en Cappadoce.
La collecte et la gestion de ces informations permettait de faire fonctionner
des sociétés fondées sur une véritable culture de la sécurité, que ce soit au niveau
de la maisonnée, de la tribu, de la cité, du royaume ou de l’empire. La mentalité
bureaucratique née au ive millénaire, et étroitement liée à la structure même de
l’écriture cunéiforme et du kit administratif mésopotamien, a structuré ces réseaux
de relation. La question que l’on est en droit de se poser dans un monde pareil est
de savoir à quel moment la systématisation de la collecte d’information et de
rensei­gne­ments a suscité des activités que l’on peut assimiler au sens moderne du
terme renseignement.
Dubovsky a ainsi suggéré dans une étude récente que le développement de
tels systèmes de renseignement n’a lieu au Proche-Orient qu’avec l’arrivée à maturité
de l’empire néo-assyrien. Par analogie avec les études menées sur le renseignement
à Rome par Liberati et Silverio1, il suggère qu’à partir du règne de Tiglat Phalassar
III (745-727 avant notre ère), on passe d’une phase pré-systématique à une phase
systématique de collecte et de vérification des données, caractéristique du règne
de Sargon II puis de ses successeurs.
De même que le système de renseignement se met en place au moment de la
grande phase d’expansionnisme romain, à partir du iie siècle, ce n’est qu’avec

1. Liberati et Servizio, 2010.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

l’expansion massive de l’empire assyrien sous Tiglat Phalassar III, puis Sargon II
(722-705 avant notre ère) que se mettent en place les structures propres à un service
de renseignement.
Dubovsky propose six critères majeurs pour caractériser de telles activités1 :
— des mécanismes garantissant des rapports réguliers,
— une information de première main,
— quatre niveaux de traitement de l’information,
— la protection des informations,
— des actions clandestines,
— et l’usage de la guerre psychologique.
Telles seraient les composantes du développement d’un système de renseignement
correspondant à la phase des grandes conquêtes. Au cours de cette étape caractérisée
par une concentration sur les activités des principaux rivaux de l’Assyrie, ces actions
de renseignement se seraient beaucoup plus concentrées sur la surveillance
domestique dans un empire aux frontières relativement stabilisées dans la première
moitié du viie siècle que sur la collecte d’informations à l’extérieur.
Cela revient à considérer que les développements antérieurs au milieu du
viiie siècle relèvent de cette longue phase « pré-systémique » et que seul un système
impérial avec une forte capacité de projection est susceptible d’entretenir des
services de renseignement à part entière dans ce type de sociétés « orientales ». Il
me paraît intéressant avant d’en venir au dossier sur le renseignement assyrien de
faire le point sur ce que nous savons de cette phase « pré systémique », qui me paraît
beaucoup plus sophistiquée qu’on ne la conçoit ordinairement.

Les hommes de langue de Mari : renseignement et espionnage


dans les archives royales de Mari

On sait l’importance des archives royales de Mari pour la compréhension de


l’histoire des sociétés du Proche-Orient ancien. Depuis leur découverte dans les
années 1930, elles se sont révélées une mine inépuisable d’informations sur le
monde des royaumes amorrites au début du xviiie siècle avant notre ère, à la veille
de l’unification du monde babylonien par le roi Hammu-rabi de Babylone2. Celui-ci
se révèle d’ailleurs dans les archives de Mari comme un redoutable manipulateur,
avec une science aboutie de la désinformation et de la négociation. Parmi les 25 000
documents recueillis par Parrot dans les ruines du grand palais royal de Mari, plus
de 7 000 documents épistolaires, fruits des échanges entre les divers acteurs du
royaume de Mari, documentent une trentaine d’années, et tout particulièrement
deux règnes : ceux des rois Yasmah Addu et Zimri Lim, lequel fut le dernier

1. Dubovsky 2014, p. 276-278.


2. Charpin 2003.

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Première partie : Antiquité

monarque. Les lettres adressées au souverain ou à des membres de la cour donnent


une image saisissante du fonctionnement du pouvoir dans le monde des palais
amorrites. Ceux-ci étaient les centres d’un complexe réseau de relations diplomatiques,
commerciales et familiales qui voyaient interagir dans la paix et la guerre les grands
clans et tribus amorrites qui exerçaient depuis plus générations le contrôle sur le
monde syro-mésopotamien1. Ils règnent sur un espace hétérogène tant sur le plan
physique qu’ethnique, mais aussi en terme de mode de vie, les sédentaires des villes
et campagnes devant composer avec divers groupes semi nomades, dont sont
souvent originaires les familles régnantes.
Héritiers d’une longue tradition bureaucratique, les rois amorrites, dont les
ancêtres sont nés sous la tente, disposent de solides réseaux administratifs et terri­
to­riaux qui leur permettent de gérer selon leurs traditions propres un monde
extrêmement instable où des conflits d’intensité très variable ont constamment
lieu. Hommes et femmes de la cour, fonctionnaires territoriaux ou chargés des
affaires tribales sont tous tenus d’informer le roi de l’état de leur champ propre de
responsabilité et/ou de toute affaire susceptible d’intéresser l’administration centrale
et in fine le roi lui-même, qui est ainsi le destinataire d’un système centripète de
collecte d’informations, sans intermédiaires.
Dans le flot des informations consignées sur ces tablettes, celles-ci font l’objet
d’une terminologie qui n’a pas été théorisée mais qui est d’usage courant pour ses
utilisateurs, comme dans le domaine militaire ou diplomatique. Durand a ainsi
distingué parmi les différents types d’information toute une hiérarchie, dessinant
une véritable typologie de la collecte et de la qualification de l’information, depuis
des informateurs d’opportunité jusqu’à de véritables spécialistes du renseignement2.
Pour obtenir des informations sur une situation ou un événement, un fonctionnaire
mariote se fonde au premier chef sur l’audition de témoins oculaires mais aussi
sur ceux qui sont qualifiés « d’hommes de langue ». Ainsi dans ARM XXVI 475,
Buqaqum et Kibsi Addu écrivent au roi Zimri Lim :

« Le district va bien, et nos forces de gendarmerie sont solides. Notre


seigneur nous a écrit en ces termes :
« Je vais faire les sacrifices à Diritum ; il ne faudrait pas que pendant
que je me soucierai des sacrifices, les troupes d’Eshnunna me fassent des
ennuis quelque part et me causent des soucis. Envoyez donc des gendarmes
pour vous emparer d’informateurs/ hommes de langue ».
Voilà ce que notre seigneur nous a écrit. Conformément à l’ordre de
notre seigneur nous avons envoyé des gendarmes à nous et entre Shitullum
et Yahapilla, ils se sont emparés d’informateurs3. »

1. Vue d’ensemble de ces relations dans Charpin et Ziegler 2003.


2. Durand 2006, p. 304-305.
3. Lackenbacher 1988, p. 412-413.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Ces informateurs – sha lishanim, littéralement « hommes de langues » – sont


en fait capturés et interrogés par les troupes territoriales de ces deux gouverneurs
de forteresses qui contrôlent la frontière sud du royaume de Mari face à son puissant
adversaire, Eshnunna, dans la région actuelle de Haditha, en Irak occidental.
Plusieurs documents mentionnent la localité de Shitullum où les Mariotes avaient
visiblement l’habitude de mener ce genre de raids pour récupérer des informateurs.
La frontière en question est un des points chauds de la géopolitique du royaume
de Zimri Lim face aux troupes d’Eshnunna puis de Babylone (cf. carte 1).
Sa surveillance est assurée à travers un réseau de forteresses qui assurent une
veille de grande ampleur, puisqu’elles couvrent la vallée de l’Euphrate mais aussi
la steppe entre l’Euphrate et le Tigre, jusqu’au sud du djebel Sinjar et au Tigre même.
La collecte d’informations concerne non seulement les activités des royaumes
voisins, mais aussi celles des nomades de la région, les Sutéens et celle des royaumes
vassaux situés au nord. Enfin, la route de l’Euphrate voit passer tous les messagers
qui donnent des nouvelles de la Mésopotamie du Sud et du Centre et Buqaqum
informe le roi de leur arrivée prochaine. Un document remarquable le montre
croisant les informations concernant la mort éventuelle d’une des grands ennemis
de Zimri Lim, Ishme Dagan ; il apprend la nouvelle par un fuyard, tente de se la
faire confirmer par des habitants de sa capitale, de passage, puis conclut : « Pour
l’instant je n’ai pas encore établi la vérité sur cette affaire, dès que j’aurai mené l’enquête
sur cette nouvelle j’enverrai confirmation à mon seigneur1 ».
Une autre catégorie majeure d’informateurs est désignée comme ahizum, un
terme longtemps traduit comme « colporteurs ». Il est devenu courant de souligner
l’importance de ces personnes mobiles, mais aucun texte ne le dit plus clairement
que le document suivant, une lettre adressée par l’un des grands chefs bédouins
hanéens à Zimri Lim : « Mon Seigneur sait que je commande aux Bédouins et que,
tout comme un marchand va au travers de la guerre et de la paix, les bédouins vont
à pied au travers de la guerre et de la paix, apprenant au cours de leurs déplacements
ce dont parle le Pays2 ». Ce rôle des marchands et des bédouins a souvent été souligné.
Les marchands notamment bénéficient d’un statut diplomatique privilégié qui les
met le plus souvent à l’écart des conflits et leur permet de circuler, moyennant
l’échange d’informations.
Plusieurs études ont été consacrées au statut des marchands dans les documents
de Mari3. Elles viennent ainsi compléter ce que l’on sait des activités des marchands
assyriens de Cappadoce, quelques décennies auparavant4. Sans entrer dans le détail
du fonctionnement de ce système, il importe de rappeler que les marchands eux-
mêmes étaient soumis à de lourdes taxes. Ils pratiquaient couramment la contrebande
sur des produits rares comme le fer ou le lapis, et ils pratiquaient à leur échelle des

1. ARM XXVI 495, Lackenbacher 1988, p. 433.


2. Durand 1997, no 333, p. 518.
3. Kupper 1989, 1991, Michel 1996, Durand 2000.
4. Michel 2001.

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Première partie : Antiquité

activités de renseignement, que l’on qualifierait aujourd’hui d’espionnage commercial.


Les textes des marchands de Kanesh évoquent à de nombreuses reprises ces pratiques
frauduleuses, mais surtout l’usage de chemins détournés et les échanges de
renseignements entre les souverains des territoires concernés par le passage de ces
caravanes. Cécile Michel a présenté en détail ces pratiques1.
Le type même d’informations qu’échangent les marchands assyriens concerne
le relâchement éventuel de la surveillance sur les routes2. Le mode le plus courant
de fraude est d’emprunter ce que les textes appellent des « chemins étroits » (harran
suqqinim), des routes secondaires non gardées, difficiles et surtout dangereuses
puisque le risque d’attaque par des brigands est réel. Les marchands assyriens
échangent constamment des informations sur ces itinéraires pour s’assurer de leur
praticabilité, constituant un véritable réseau où la contrebande est parfaitement
acceptée. Un document remarquable présente ainsi la manière de gérer ces problèmes :
« quant au chemin détourné à propos duquel tu as écrit ceci : « agissez de manière à
conserver intact chaque sicle de mon argent, et à économiser la taxe personnelle ! ».
Lorsque le chemin détourné ouvrira, nous agirons selon tes instructions3 ». La fraude
est parfaitement organisée, avec ses réseaux d’informateurs. Les marchands
analysent les forces en présence, notamment les forces de police en place et s’informent
mutuellement des risques, mais aussi des possibles dénonciations. En retour les
États anatoliens échangent des informations sur les marchands, les fraudeurs
notoires sont soumis à une surveillance resserrée sur leurs maisons et leurs caravanes.
Le statut diplomatique des marchands leur permet de circuler sans entrave,
ils peuvent en particulier porter des messages quand les autres canaux sont coupés.
Il est courant que marchands et messagers circulent ensemble et les marchands
sont l’objet de fouilles soigneuses, en particulier à la recherche de tablettes qui
seraient destinées à un souverain adversaire du roi de Mari. Meptum déclare ainsi
au souverain au sujet d’une caravane de marchands d’étain : « j’ai respecté leur étain
et ne l’ai pas mis sous scellés. Je les ai cependant fouillés à la recherche de tablettes en
me disant : il n’est pas impossible qu’ils fassent passer des tablettes pour quelque part4 ».
Un roi en mal d’informations n’hésite pas à détourner une caravane pour
s’informer sur les relations entre divers royaumes. Un texte remarquable montre
comment la situation de marchands peut être ambiguë et susciter des cas complexes :

« Ainsi parle Yantakim ton serviteur. Neuf gens d’Îmar sont arrivés ici
et ils ont dit : « nous allons à Shubat Enlil acheter de l’étain ». Voilà que
j’envoie ces gens chez mon seigneur. Peut-être ces gens pourront-ils être des
informateurs. Que mon seigneur prenne une décision à leur propos5 ».

1. Michel 2001, p. 235-240.


2. Sur les routes au début du iie millénaire, Joannès 1996.
3. Michel 2001, no 178, p. 265.
4. Durand 2000, no 912, p. 51.
5. Durand 2000, no 911, p. 50-51.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

La cité État d’Îmar est une république marchande des bords de l’Euphrate1
dont les marchands bénéficient normalement des droits afférents à leur catégorie
sociale, mais de toute évidence le fonctionnaire mariote considère qu’ils doivent
être interrogés et changent donc tout simplement de statut dans la typologie des
informations que nous brossons ici.

Des spécialistes du renseignement ?

La spécialisation de tous ces acteurs dans ce que nous appelons aujourd’hui


renseignement est donc toute relative et relève plus d’information d’opportunité
que d’actes délibérés réalisés cette fois par des professionnels. Ceux-ci sont déployés
sur le terrain, qu’il s’agisse de renseignement opérationnel – notamment au cours
d’opérations militaires – ou surtout de la collecte des renseignements dans l’atmos­
phère soigneusement ritualisée des palais mésopotamiens.
À la première catégorie, se rattachent trois termes principaux : makum, qui
est un éclaireur ; le nasrum est celui qui échappe aux regards ; et enfin un habilum,
celui qui se déplace sans attirer l’attention. Les textes documentent aussi des infiltrés
ou des individus désignés comme baddum, des isolés envoyés en reconnaissance.
Voyons quelques exemples pour mettre en situation ces acteurs du renseignement
humain à l’époque amorrite.
Le premier terme nous ramène à la steppe à l’ouest du Tigre, au pied du Sinjar
et plus au sud vers l’Euphrate. Le signe précurseur qu’une razzia est en cours de
préparation est l’envoi d’espion éclaireurs : des fuyards échappés d’Ekallatum
informent ainsi Yasim El, un représentant de Zimri Lim en garnison dans le nord
de la Syrie : « Ishme Dagan vient d’envoyer des espions pour reconnaître la steppe du
Suhum ; il va piller la steppe du Suhum, il se prépare à commettre un méfait2 ». Outre
le courrier au roi, la contre-mesure envisagée est d’engager le responsable des
affaires tribales de cette région, qui se nomme Meptum, de quadriller la steppe
avec ses bédouins, afin d’éviter qu’ils ne descendent sur l’Euphrate. Le terme de
nasrum, « celui qui échappe aux regards », est d’ailleurs utilisé par un autre
fonctionnaire pour désigner les techniques utilisées par ces bédouins, les Hanéens,
pour préparer leurs opérations de guérilla contre les populations sédentaires. On
anticipe volontiers la présence d’espions (nasrum) dès qu’est engagée une opération
particulière : « si tu envoies des bateaux vides, l’affaire ne passera pas inaperçue et
un espion ira trouver l’ennemi3 ». Enfin, le halilum est celui qui se déplace sans attirer
l’attention : « nous avons envoyé un espion. Il a enquêté et fait son rapport. Il fabrique
des tours de siège. Dieux veuille briser ses armes ». Les chefs révoltés contre Zimri-

1. Durand 1990.
2. ARM XXVI/2, no 420.
3. Durand 1998, no 539.

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Première partie : Antiquité

Lim surveillent les actions du roi et le terme halilum semble particulièrement lié
aux opérations militaires. On l’utilise aussi pour désigner l’infiltration de commandos
dans des opérations communes menées sur la frontière sud du royaume, en vue
de fortification de villages.
De toute autre nature est la collecte des informations dans les cours du Proche-
Orient, au plus près du pouvoir et de ses arcanes. L’incessant balai de messagers
qui reliaient entre eux les différents centres du pouvoir était l’objet d’une attention
toute particulière : le passage de messagers était signalé, la sécurité était assurée
par l’État dans lequel ils circulaient et leur arrivée était soigneusement orchestrée
et mise en scène, en fonction de la nature des relations diplomatiques entre les
États concernés. Le statut de messager ne garantissait pas en effet leur sécurité,
surtout si un conflit éclatait entre ces États. Il faut ici rappeler la complexité d’un
monde polycentrique dans lequel les relations diplomatiques répondaient à un
code et un vocabulaire, véritable rhétorique de la fraternité entre rois de rang égal,
et de père à fils entre rois de rang différent. Un texte fameux précise ainsi comment
fonctionnait ce système à deux niveaux.
Les monarques de rangs égal s’échangeaient des ambassades : un roi vassal
d’un souverain de rang supérieur accueillait souvent toute une série d’envoyés de
son suzerain, voire une garnison. Il existait de surcroît un complexe système de
relations matrimoniales, car l’objet de nombre de ces tractations ou alliances était
aussi le mariage de princesses royales qui envoyaient elles aussi des messages et
participaient aux intrigues politiques. L’un des dossiers les plus connus est assurément
l’ensemble des lettres qui évoquent les relations entre Zimri Lim et ses vassaux du
nord, notamment le roi d’Ilân-surâ Hâyâ Sumû. Celui-ci accueillait non seulement
dans sa capitale une garnison mariote, mais il épousa successivement deux des
filles de Zimri Lim. On a gardé la correspondance de ces deux filles qui devinrent
des rivales comme celle du chef de la garnison, Yamsüm1. Il n’est guère possible
d’entrer ici dans le détail de ces relations si ce n’est pour souligner que les tensions
profondes entre les deux sœurs eurent un aspect domestique et familial, mais aussi
un aspect politique au moment où la région en question affronta l’inva­sion orchestrée
par les Elamites2. Yamsüm et la deuxième épouse de Hâyâ Sumû, Kiru renseignent
le roi de Mari sur l’attitude pro-élamite du roi d’llân-sûrâ, qui est suivi par sa
première épouse. Un épisode illustre ainsi ce climat d’intrigues et d’espionnage :
Kirû fut accusée d’espionnage et jugée à Ilân-sûrâ : « je n’ai pas été trouvée coupable.
Voici ce qu’a dit Hâyâ Sumâ : « tu bavardes avec mes servantes et serviteurs et tu fais
des rapports détaillés à ton père et toi tu mets à sa disposition des notices sur Ilân-
sûrâ3 ». Shimatum s’est dressée… » ; la suite du texte est perdue mais l’opposition
entre les deux sœurs conduit à la rupture complète. Yamsüm accuse dans une autre
lettre Shimatum d’avoir envoyé à Zimri Lim des herbes ensorcelées.

1. Charpin 1988, ARM XXVI/2, p. 42-46 et Durand 1984, p. 127-180.


2. Charpin et Ziegler 2003, p. 215-219.
3. Durand 2000, no 1229, p. 442.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Le récit du divorce entre Kiru et Hâyâ Sumû qui s’en suivit ne nous concerne
pas ici. En revanche, les lettres de Shimatum, comme celles de Kirû, montrent le
rôle d’informateurs que jouent ces princesses aux côtés des représentants du roi
de Mari. Yamsüm qui dirige le contingent mariote à Ilân-sûrâ tente, lui, d’empêcher
les tractations entre Hâyâ Sumû et les Elamites : « les soldats qui dépendent de moi
ont arrêté à la frontière deux informateurs élamites et j’ai dit : « qu’on leur fasse
rejoindre mon Seigneur. Ce n’est pas parce que l’on est pas ennemis qu’on est des
frères. » On les a envoyés mais Hâyâ Sumû a dépêché des gens et on les a fait revenir
depuis deux doubles lieues1 ».
Les rapports envoyés par les différents hauts fonctionnaires mariotes envoyés
par Zimri Lim auprès du roi Hammu-rabi permettent de mesurer toutes les subti­
lités qui entourent les messagers, et surtout les audiences royales au cours desquelles
ces messages étaient communiqués. Les messagers transmettaient leur message
en présence des autres envoyés des cours royales, qu’il s’agisse d’un message oral
dont ils étaient mandataires, soit de lettres écrites par le souverain dont ils donnaient
lecture. Cela pouvait mettre les messagers dans une situation difficile. Un texte
fameux montre Hammu-rabi soucieux de démontrer combien il est transparent
en imposant à des messagers du rival de Zimri Lim de faire état de l’ensemble de
leur message y compris de la partie embarrassante2. Ceux-ci refusent et Hammu-
rabi répond : « puisque vous ne voulez pas achever votre rapport, que mon serviteur
qui est venu avec vous achève votre rapport. »
A contrario, un autre document montre comment Hammu-rabi reçoit en
audience restreinte un envoyé de Mari pour évoquer des « affaires secrètes3 ».
L’existence de fait de conseils restreints voire secrets est clairement établie. Le
conseil du roi porte le nom de « secret », pirishtum4. On a conservé des documents
donnant la liste des fonctionnaires accrédités pour assister à ces conseils royaux5.
Un texte remarquable évoque les problèmes de fuite ou de sécurité des
informations communiquées au moment de tels conseils. « Toi tu sais bien qu’à
deux reprises, notre seigneur nous a fait des reproches, au cours d’un conseil où nous
étions présents, disant : « pourquoi donc s’ébruite un propos confidentiel que je vous
tiens ? » Voilà les reproches que nous a faits notre seigneur. Aujourd’hui ces paroles
me font peur. Je ne porte à la connaissance d’aucun de ses serviteurs les tablettes de
mon seigneur qui arrivent6 ».
Le risque de divulgation de ce que les textes appellent « les affaires du palais »
(awat ekallum Shüsum) est en effet une préoccupation majeure dans des cours qui
connaissent de complexes intrigues et sont des lieux permanents de calomnies et

1. Charpin 1988, no 325, p. 94.


2. Charpin 1988, ARM XXVI, no 384.
3. Charpin 2003, p. 186-188, A 430.
4. Durand 1996, p. 168-169.
5. Durand 1988, p. 267, M 6845.
6. Durand 1996, no 55.

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Première partie : Antiquité

d’opérations de désinformation qui ont souvent été soulignées, tant elles sont le
corollaire inévitable de l’obligation d’informer. Les serviteurs du roi étaient tenus
de l’informer par serment et cette obligation revenait pour une part à celle de la
délation. Un document remarquable adressé par Samsi Addu à son fils qui régnait
à Mari est très éloquent : « Fais jurer par les dieux un serment à tous les fonctionnaires
existants : gouverneurs, intendants, simples fonctionnaires qui sont à ton service royal,
aux groupes de sections, aux sheikhs, aux lieutenants et aux simples fonctionnaires,
tous ceux qui existent1 ».
Pour échapper à des accusations de calomnie, un haut fonctionnaire comme
Sumu Hadu est obligé de prêter un serment spécifique : « je jure que je n’ai pas appris
d’informations sur l’ennemi, un réfugié se trouvant enfui au pays, moi-même l’ayant
personnellement vu, et l’ayant sous la main, ou bien me trouvant informé par la
rumeur publique, ou encore je jure, qu’une tablette, bonne ou mauvaise, ne m’est pas
arrivée d’un pays étranger ou de chez un roi étranger, sans que je l’aie montré à mon
seigneur Zimri-Lim2. »
On a conservé en particulier le protocole de serment des devins à Mari3. Le
passage le plus intéressant du protocole pour ce qui nous concerne ici est le suivant,
lignes 11 à 16 : « la parole secrète que Zimri Lim mon seigneur pourra me dire, en vue
d’une consultation oraculaire ou qu’il pourra dire à un devin, mon collègue, et que je
viendrais à entendre, ou bien lors d’une consultation oraculaire dont je constaterais
le signe dans la donne d’un devin, mon collègue, je tairai soigneusement cette affaire ».
Plus bas, il est également fait obligation au devin qui aurait connaissance par l’un
de ses collègues du résultat d’oracles pris par un adversaire de Zimri Lim d’en faire
état. Pas de secret professionnel donc dans cette corporation qui joue un rôle majeur
dans toutes les prises de décision.
Sans entrer dans le détail de la description des activités bien connues des
devins et prophètes à Mari, il faut surtout souligner le rôle majeur qu’ils jouent
dans la construction et la manipulation des informations4. Asqudum, l’un des plus
fameux devins des archives de Mari, débuta sa brillante carrière en pratiquant la
délation à l’époque du royaume de Haute Mésopotamie. Ainsi est décrite son
attitude par le plus haut fonctionnaire du royaume La’um : « Asqudum, le devin est
arrivé de devant le roi. Ce qu’il a dit il en a trop dit ! On me l’a raconté, à moi-même.
Il a calomnié par-devant le roi, moi-même, Sîn-iddinam et Shamash-tilassu. Nul n’est
à l’abri de son atteinte ! je vais venir trouver mon seigneur ? Je vais faire un rapport
complet devant mon seigneur5 ! ». De hauts fonctionnaires de la cour de Zimri Lim
lui déconseillent formellement de recourir à ses services, de peur qu’il ne trahisse
le roi et ne travaille en sous-main pour le rival de Zimri Lim, Ishme Dagan.

1. Durand 1997, no 49, p. 170.


2. Durand 1997, no 51, p. 174-175.
3. Durand 1988, ARM XXVI, 1.
4. Durand 1988, p. 20-35.
5. Durand 2003, p. 96-97.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Il en résulte parfois des situations pour le moins complexes lorsque les devins
de deux rois unis par une alliance sont appelés à prendre les oracles et à diffuser
les informations qui en résultent. Plusieurs lettres de devins du roi de Mari envoyés
à Babylone font état de problèmes de protocole, voire de fuites potentielles dès lors
que les représentants des autres rois prennent connaissance de questions oraculaires
qui concernent directement la sécurité du royaume de Mari. « Étant présents, ils
entendent à chaque fois la teneur des oracles. À part le rapport secret des devins, quel
autre secret y a-t-il ? Alors que ses propres serviteurs n’entendent pas les rapports secrets
des devins, eux, l’entendent ! […] Ces gens vont instaurer la brouille entre Hammu-rabi
et mon seigneur1 ».
Le rôle joué par ces devins est donc loin d’être anodin et constitue assurément
l’une des spécificités du monde du renseignement mésopotamien. Leur rôle dans
les affaires politiques mais aussi militaires est en effet fondamental : ils accompagnent
les armées et interprètent toutes les informations, y compris sur le terrain. Ils
constituent à cet égard en termes de renseignement un échelon intermédiaire
majeur, aussi important que celui que jouent les analystes dans les services modernes.
Armés d’un savoir très particulier, organisé selon un esprit pré-scientifique, ils
offrent des grilles de lecture interprétatives à tous les échelons du pouvoir, qu’il
soit local ou central.
Parmi ces bâtisseurs de savoir, il faut enfin ajouter une source de renseignement
très particulière à Mari, ce sont les prophètes. Contrairement aux devins qui sont
tous des fonctionnaires patentés et commissionnés, les prophètes mariotes constituent
un ensemble très hétérogène de personnalités dont l’influence politique est majeure.
Là encore, il n’est guère nécessaire d’entrer en détail dans leurs activités si ce n’est
pour noter que les archives de Mari mentionnent des prophètes, hommes ou
femmes, qui sont des inspirés professionnels (les muhhûm qui reçoivent les prophéties
de manière spontanée), et des prophètes qui sont mandatés par le pouvoir au même
titre que le devin qui questionne les dieux. Les textes de Mari évoquent les activités
de ces muhhûm qui sont littéralement saisis de transes ou d’états psychiques
seconds. Ils résident la plupart du temps dans des sanctuaires, notamment les deux
grands sanctuaires du Dieu Dagan, à Tuttul et Terqa, ou celui d’Addu. Ces prophètes
opèrent au nom de dieux-rois comme Dagan à Mari ou Addu à Alep. Jean-Marie
Durand a souligné que les grands dossiers prophétiques de Mari corres­pon­dent à
des crises politiques majeures des règnes, les prophètes venant soutenir la politique
royale au moment opportun. On trouve dans le corpus des menaces contre les
puissances étrangères hostiles, des bénédictions pour le roi ou des demandes du
dieu au roi. Les prophètes n’ont guère de rôle subversif, leurs messages sont envoyés
par les administrateurs parmi d’autres nouvelles. Ils incarnent toutefois un mode
d’expression très particulier, dans un monde où la source du pouvoir réside dans
les dieux et l’accès au roi.

1. Durand 1988, ARM XXVI/1, no 104, p. 69-70.

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Première partie : Antiquité

L’une des marques du conflit imminent entre Babylone et Mari est l’accès
restreint aux informations auquel sont soumis les envoyés du roi de Mari à Babylone.
Ainsi, dans cette lettre de Sharrum andulli : « Parmi les domestiques d’Hammu rabi,
je m’en suis gagné deux. Ils ne me cachent pas toute parole qu’ils entendent dans le
palais, secret ou affaire du palais, et m’en donnent le détail1 ». Les envoyés de Zimri
Lim n’ont désormais plus accès aux conseils de Hammu-rabi et la méfiance
grandissante entre les deux alliés s’amplifie au fur et à mesure de leurs conflits et
des triomphes d’Hammu-rabi. Ce climat « d’espionnage et de guerre froide » a été
analysé en détail par Charpin et Durand2. Un personnage comme Yatar Addu était
probablement un marchand qui faisait la navette entre Suse et Mari. Il a donné des
renseignements essentiels sur la situation politique à Babylone, alors que la situation
diplomatique se dégradait, puis sur les concentrations et mouvements de troupes
qui se dirigeaient depuis Babylone vers le royaume de Mari3. Ces mouvements ont
conduit à la chute de la ville dans des conditions que nous connaissons mal, car
les scribes d’Hammu-rabi ont prélevé dans le palais qu’ils ont occupé près de deux
ans tous les documents qui leur paraissaient importants. Puis ils mirent le feu au
palais, et dès lors nous n’avons plus d’informations ce qui se passe à Mari.
Il faut pour conclure cette partie répondre à la question posée en préambule,
des six critères proposés par Dubovsky pour définir le développement d’un véritable
système de renseignement (des mécanismes garantissant des rapports réguliers ;
une information de première main ; quatre niveaux de traitement de l’information ;
la protection des informations ; des actions clandestines ; et l’usage de la guerre
psychologique). Première remarque, la plupart sont présents d’ores et déjà à l’époque
amorrite. Comme dans d’autres domaines, notamment celui des techniques
militaires, l’histoire du Proche-Orient n’est pas linéaire, mais ponctuée de véritables
cycles de croissance, suivis de phénomènes de collapse spectaculaires où l’usage
même de techniques sophistiquées de bureaucratie recule de manière spectaculaire,
pour ne se conserver que dans quelques niches sanctuarisées, comme ce fut le cas
dans l’Assyrie de la fin du iie millénaire par exemple. Deuxième remarque
fondamentale : le système de renseignement en question n’est pas l’apanage d’États
impériaux. La période amorrite offre l’exemple parfait de royaumes combattants
dotés chacun d’un système très sophistiqué – hérité pour une large part de l’empire
d’Ur III, il est vrai – capable de gérer des conflits de grande ampleur mobilisant
des dizaines de milliers de soldats, dans l’ensemble du croissant fertile. Les activités
de renseignement étaient au cœur d’une vie politique et diplomatique qui fut le
modèle pendant des siècles d’une rhétorique de la fraternité et de la réciprocité des
relations entre des « grands rois » qui étaient des maîtres de la manipulation, de la
palabre et de la désinformation, à commencer par Hammu-rabi de Babylone lui-
même.

1. Charpin 1988, ARM XXVI/2, no 381, p. 194-195.


2. Charpin et Durand 1992.
3. Charpin et Ziegler 2003, p. 242-244.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Le système de renseignement néo-assyrien : un saut qualitatif


dans l’art du renseignement dans l’Orient ancien

On a bien saisi combien l’art du renseignement est consubstantiel à la pratique


du pouvoir au Proche-Orient ancien. Les textes des marchands de Cappadoce, les
textes comme ceux de Mari sont particulièrement éloquents sur cet art qui est
cultivé par toutes les cours et les acteurs de sociétés cosmopolites, extrêmement
hétérogènes et hautement conflictuelles. L’apport de ces données amène a évaluer
avec recul le dossier classique du renseignement dans l’empire néo-assyrien, dont
on a vu en introduction qu’il a été longtemps considéré comme le prototype par
excellence des systèmes de renseignement à l’œuvre dans les grands empires
orientaux, au premier chef l’empire perse, puis ses successeurs.
Les assyriologues, on l’a vu, n’ont pas hésité à parler d’un « deuxième bureau »
assyrien1. La discussion est souvent intégrée aux études sur l’armée assyrienne.
Fales a récemment insisté sur le lien organique entre le renseignement assyrien et
le réseau des forteresses contrôlant les frontières de l’empire, à partir desquelles
étaient collectés les renseignements2. Ce n’est qu’une fraction d’une chaîne complexe
qui permettait aux Assyriens de surveiller leurs adversaires, leurs tributaires et le
pays du dieu Ashur. On a surtout abondamment commenté l’abondance des rensei­
gne­ments dont disposaient les Assyriens, d’après les passages célèbres du livre des
rois présentant le siège de Jérusalem par Sennachérib. À cette occasion, le grand
échanson du roi mène une opération en règle de pression psychologique sur la
population assiégée de Jérusalem grâce aux informations de première main dont
il dispose sur la situation dans la ville.
Ce dossier classique a été réévalué récemment3 au vu de ce que nous savons
de ce système de renseignement assyrien, notamment à travers les archives d’État,
et grâce à un corpus d’environ 1 500 lettres, sur les 6 000 retrouvées à Nimrud et
Ninive. Celles-ci permettent de reconstruire les opérations de renseignement
menées par les Assyriens entre 745 et 645 de notre ère, notamment au moment où
Sennachérib, alors prince héritier sous le règne de son père Sargon II, dirige le
système de renseignement impérial. On peut dès lors se demander quelle est
l’originalité réelle de ce système, dans la longue durée de l’exercice du pouvoir au
Proche-Orient ancien.
Dubovsky a dressé une typologie des acteurs du renseignement assyrien, avec
une terminologie propre qui est sensiblement différente de celle des archives de
Mari4. Il distingue ainsi plusieurs catégories : les patrouileurs (daialû), les délateurs
(batâqû), les hommes de langue (sha lishanim) et à une occasion le terme « les yeux

1. Malbrant Labat 1982, Villard 1994.


2. Fales 2010.
3. Dubovski 2006.
4. Dubovsky 2014, p. 251-255.

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Première partie : Antiquité

du roi » (ênâti sha sharri)1 et en une autre occasion celui « d’oreilles du roi »
(sha uzni), source de la terminologie sur les yeux et les oreilles du roi. Le terme le
plus commenté est celui de patrouilleur, attesté 26 fois dans le corpus. Il s’agit de
soldats assyriens destinés comme leur nom l’indique à des opérations de
reconnaissance ou d’infiltration. On ne sait rien de leur formation. Un informateur
ou délateur est par opposition au patrouilleur un natif de la région qui informe les
officiers royaux qui vérifient ses dires. Un cas intéressant est la lettre SAA XV 186 :
les informateurs restent anonymes, l’information parvient aux Assyriens par un
médiateur qui gère visiblement sa source, transmet son rapport et la protège. Un
document mentionne en tout cas la mort d’une source, rappelant les risques bien
connus de ce genre d’activité2. Les sources assyriennes mentionnent des « langues »
qui jouent le même rôle que les sha lishanim à Mari : à la fois des déserteurs, des
collaborateurs ou des captifs qui parlent. Le type d’informations fournies est
désigné comme langue dans les documents et fait l’objet de procédures de vérification
(SAA XV 246 : 4-11).
À cette première typologie, est jointe une seconde en fonction du mode de
collecte des informations : espions militaires, sources ennemies, administrateurs
assyriens et vassaux, agents spéciaux et personnel religieux. Plusieurs ensembles
de lettres donnent une bonne image de la manière dont fonctionne le renseignement
assyrien sur la frontière avec son rival du nord, l’Urartu, sous le règne de Sargon II
(720-705). La frontière entre les deux États constituait une zone mouvante entre
la vallée du Haut Tigre contrôlée par les Assyriens et la haute vallée de l’Euphrate
et du Murat su (cf. carte 2)3. Entre ces États se trouvent toute une série de principautés,
notamment Kumme et Shubria. Les plus anciens documents mentionnant ce réseau
d’espions datent du règne de Tiglat Phalassar III4.
Depuis la victoire de Tiglat Pahlassar III sur les Urartéens à la bataille de
Kummuh en 743, la région frontalière n’a pas vu de grande campagne militaire et
les activités des gouverneurs assyriens sous Sargon II nous donnent des informations
sur leurs activités routinières face à un adversaire potentiellement menaçant. Quatre
officiels assyriens sont connus par leurs lettres : Liphur Bel, gouverneur d’Amidi,
Asshur ; Dur Paniya, gouverneur de Mashenu ; et deux officiels basés à Tushan :
Ashipâ et Sha Asshur Dubbu. Trois au moins de ces officiers furent en poste sous
le règne de l’Urartéen Arghishti II. Leurs missives révèlent le type d’informations
usuelles que l’on trouve dans les archives des gouverneurs des souverains
mésopotamiens, des informations déjà évoquées au sujet des gouverneurs mariotes.
Plusieurs crises sont évoquées dans ces correspondances. Elles ont été étudiées
en détail par Dubovsky5. L’une des plus intéressantes concerne Harda, la capitale

1. SAA V, 126.
2. SAA VIII 567.
3. Sur le fonctionnement de cette frontière, voir notamment Parker.
4. Luuko 2012.
5. Dubovski 2006, p. 37-39.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

de la province urartéenne située en face de Amidi, gérée par Liphur Bel1. Les
Assyriens subissent depuis Harda, une incursion massive de l’armée urartéenne,
qui s’est déployée tout le long de la route stratégique qui lie la haute vallée de
l’Euphrate à la capitale urartéenne de Tushpa sur les bords du lac de Van. Les
vestiges de cette extraordinaire route d’altitude jalonnée par des forteresses tous
les 30 kilomètres, et munie de ponts pour franchir les diverses rivières, ont été
repérés dans les années 19802. Elle liait Elazig à Van et les Urartéens pouvaient
ainsi opérer sur les passes donnant vers la haute vallée du Tigre. Les évènements
décrits se sont probablement déroulés sur la route d’Elazig à Diyrabakir. Les
Urartéens s’emparent de forteresses assyriennes destinées à contrôler les voies d’eau
nécessaire au flottage du bois d’œuvre nécessaire aux grands chantiers du roi,
notamment à Khorsabad. Les informations qu’obtient Liphur Bel sur ces activités
proviennent de plusieurs sources distinctes : un émissaire assyrien envoyé sur place
qui observe de visu (V 2) et des espions (V 3) qui produisent un rapport de visu,
mais interceptent également un message du roi Arghishti à son gouverneur à Harda.
Il s’agit donc là essentiellement de renseignement opérationnel, la collecte de
bois constitue une opération militaire en zone frontalière et l’accès à ces ressources
ou aux ressources minières est un enjeu majeur. À cet effet, les Assyriens faisaient
usage d’éclaireurs, les daialu chargés des reconnaissances et d’opérations
d’espionnage. Une lettre mentionne des activités de ces daialu jusque dans la
capitale de l’Urartu, Tushpa3. Les Assyriens capturaient aussi des espions urartéens
qui agissent comme leurs collègues assyriens4. Les renseignements obtenus
concernaient les activités militaires des Urartéens mais aussi la situation politique
en Urartu. Un ensemble remarquable de lettres évoquent les tensions politiques
dans la cour rivale au moment où les Assyriens vont se lancer dans les grandes
opérations militaires contre leur puissant adversaire du nord5.
Les lettres ont été envoyées au roi par Asshur-ressuwa, un officiel basé à
Kumme, on reviendra sur ce point plus bas6. Elles sont très abîmées et le gouverneur
ne donne pas le détail sur les modalités d’obtention des informations sur une
tentative de coup d’État en Urartu, mené par le chef tailleur et vingt eunuques du
palais. Il n’est guère possible ici d’entrer dans le débat sur les conditions politiques
prévalant en Urartu dans les années 710 avant notre ère au moment où les Urartéens
affrontent à la fois les Assyriens et les Cimmériens. Les lettres de ces gouverneurs
montrent en tout cas les profondes faiblesses du pouvoir urartéen au moment de
ces affrontements. Il est assuré que ces informations de première main glanées sur
la situation en Urartu ont joué un rôle majeur dans la décision de Sargon II de se

1. Lafranchi et Parpola 1990, V 1, 2 et 3.


2. Sevin 1988.
3. SAA V, no 85.
4. SAA V, no 12.
5. SAA V, no 90, 91 et 93.
6. Lanfranchi et Parpola 1990, p. 20-21.

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Première partie : Antiquité

lancer dans la célèbre VIIIe campagne où il écrasa l’armée urartéenne et mit à sac
le sanctuaire de la ville sainte de Musasir1.
La situation de ces États tampon situés entre les deux grands empires du
Proche-Orient ancien du viiie siècle est à cet égard particulièrement intéressante
pour l’histoire du renseignement assyrien. Assyriens et Urartéens s’y livrent à un
jeu complexe d’influence, dans une situation que l’on a volontiers comparée à la
guerre froide ou au « grand jeu » anglo-russe du début du xxe siècle2. Il s’agit d’États
où la collecte de renseignements s’accompagne d’un double jeu permanent, tandis
que les populations et princes locaux profitent de leur situation, qui n’est pas
toujours si confortable. On dispose ainsi de lettres de fonctionnaires assyriens
concernant plusieurs de ces États, Musasir à l’est, Kumme au nord et Shubria au
nord-ouest.
Les rapports de ces fonctionnaires montrent que certains États parvenaient
à maintenir de bonnes relations avec les deux empires, notamment Musasir,
Hubushkia et Ukku, avec des nuances plus ou moins pro-urartéennes. Ukku et
Musasir, au début du règne de Sargon, sont sous influence urartéen, alors que l’État
mannéen à l’est, ou Kumme à l’ouest, par exemple, sont sous emprise assyrienne.
Situé dans la région de Beytüşşebap en Turquie orientale, juste au nord de la
frontière actuelle avec l’Irak, Kumme était une ancienne principauté abritant un
sanctuaire du dieu de l’orage. Il s’agissait d’une ville sainte, qui devint au viiie siècle
un terrain d’affrontement entre Urartéens et Assyriens, lesquels rivalisèrent
d’influence dans ce petit État tampon3. Son roi Arije est, sous Sargon II, tenu de
faire des livraisons de produits au roi d’Assyrie et les Kumméens lui sont ainsi
soumis nommément, tout en gardant des contacts avec les Urartéens. Le roi de
Kumme informe en tout cas le prince héritier Sennachérib des intrigues des
Urartéens et d’un rival, roi d’Ukku, qui complotent d’enlever un gouverneur
assyrien chargé de construire une forteresse sur son territoire : « le gouverneur
d’Ukku a écrit au roi d’Urartu que les gouverneurs du roi d’Assyrie bâtissent un fort
à Kumme. Le roi d’Urartu a donné l’ordre suivant à ses gouverneurs : « mobilisez vos
troupes, et capturez un gouverneur du roi d’Assyrie vivant, depuis Kumme et amenez-le
moi ». Je n’ai pas tous les détails, mais dès que je les aurai j’écrirai au prince héritier
pour qu’il m’envoie des troupes4 ». Le résultat de l’affaire fut un renforcement de
l’emprise des Assyriens sur Kumme5, qui se matérialisa en particulier dans les
activités d’Asshur-ressuwa, lequel a été qualifié de Spymaster assyrien dans la
région6.

1. Thureau Dangin 1912.


2. Melville 2016, p. 77-80.
3. Parker 2001, p. 90-93 ; Radner 2012.
4. Parpola, no 29, p. 28-29.
5. Radner 2015, p. 72-73.
6. Melville 2016, p. 82.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Le texte no 100, une lettre envoyée par Asshur-ressuwa, évoque les activités
de contrebande de Kumméens qui trafiquent des objets de luxe importés depuis
les capitales assyriennes dans la zone frontalière1. Une autre lettre mentionne trois
hommes puissants originaires de Kummu demandant au gouverneur assyrien une
audience directe du roi : « Il y a un sujet concernant une autre puissance que nous
souhaitons discuter directement avec le roi. Nous n’en parlerons ni avec toi ni avec le
garde du corps royal. ». Les Kumméens menacent de dénoncer le gouverneur au roi
s’il ne leur donne pas satisfaction et celui-ci s’adresse donc à son suzerain pour
instructions.
On retrouve ainsi des mécanismes qui rappellent le fonctionnement du système
du renseignement à l’époque des textes de Mari, tant du point de vue des activités
des gouverneurs que des résidents des garnisons dans les États tributaires ou
intermédiaires. C’est aussi le cas pour ce qui se déroule au sein de la cour royale.
L’une des particularités du système de renseignement assyrien est assurément
l’étendue du réseau qui couvre un énorme espace dans le croissant fertile d’une
part, et la nature de chaîne de renseignement mise en place par les Assyriens au
fur et à mesure de la croissance de cet état impérial d’autre part. On sait l’importance
du système des routes royales mis en place par les Assyriens ; il faut y ajouter les
défis d’un monde cosmopolite où les fonctionnaires assyriens sont confrontés à de
multiples populations et langues.
Sous Sargon II, une série de très hauts fonctionnaires exercent non seulement
des fonctions au sommet de l’État mais se sont vus attribuer de grands gouvernements
locaux, notamment le long de la frontière avec l’Urartu. Ils constituent ainsi entre
les gouverneurs et le roi un échelon intermédiaire. Le prince héritier Sennachérib
joue à cet égard un rôle majeur dans la collecte et la transmission des informations
au roi. Parmi ces hauts fonctionnaires se trouve le héraut du palais, mais aussi le
grand trésorier, qui envoie également des rapports sur la situation à la frontière
urartéenne. Il existe ainsi entre ces fonctionnaires assyriens et le roi, un collège de
très hauts fonctionnaires qui jouent sous Sargon un rôle majeur, célébré largement
dans le texte et l’image. Parmi eux, le prince héritier Sennachérib occupe une
position éminente et on en a fait un peu abusivement le chef des services secrets
du roi.
On a conservé une série de notes de synthèse envoyées par Sennachérib à son
père qui font allusion aux événements ou aux gouverneurs que nous venons de
mentionner. La lettre SSA I 29 présente sous la forme de courtes notices des résumés
de lettres de roitelets et gouverneurs assyriens, probablement en aout 715 avant
notre ère, juste avant que ne débutent les hostilités avec l’Urartu, en 714. Il fait état
non seulement messagers qui lui ont transmis directement un message d’Arije, roi
de Kumme, puis de lettres envoyées par Assur Ressuwa et par des potentats : le
gouverneur d’Arzabia et surtout le roi des Mannéens Ulubullu, le protégé de

1. SAA V, no 100.

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Première partie : Antiquité

Sargon II face aux ambitions du roi urartéen Rusa. Le billet permet ainsi de passer
en revue tous les points sensibles de la frontière entre l’empire assyrien et l’Urartu,
d’ouest en est, avec des sources variées.
Dans ce contexte, Sennachérib rassemble toutes les informations et fait une
évaluation de l’ensemble de la situation. Les Assyriens disposaient ainsi d’un
remarquable panorama sur leur adversaire et il est clair que cette qualité d’information
explique largement les succès remportés par Sargon, notamment au cours du conflit
du Mannea qui entraîna cette fois une confrontation directe entre Assyrie et
Urartu1. Il n’y a pas lieu ici de décrire en détail ce conflit majeur et fameux.
Au cours de la VIIIe campagne en 713, qui donna lieu à un rapport célèbre,
plusieurs épisodes montrent que les armées assyriennes disposent de renseignements
précis sur les mouvements des Urartéens et savent pratiquer une politique
d’intoxication et de désinformation pour induire en erreur leur adversaire. Le
premier épisode concerne la manœuvre amorcée par l’armée assyrienne pour
tromper le roi d’Urartu : les Assyriens se dirigent vers le pays mède, les Urartéens
qui s’attendent à une offensive en règle en concluent qu’ils ne sont pas la cible de
Sargon II. Dès que le roi est sûr que les éclaireurs urartéens ont perdu le contact
avec l’armée assyrienne, il change de direction, prend une route escarpée pour les
attaquer. Rusa II ne parvient pas à rassembler ses troupes et son armée désorganisée
est écrasée à la célèbre bataille du mont Ouash. Dans cet épisode, on assiste à des
manœuvres d’approche et d’esquive qui sont nourries par un système de
renseignement militaire qui, non seulement renseigne sur l’adversaire, mais mène
aussi les actions qui permettent de le rendre aveugle. C’est là que réside la supériorité
de l’armée assyrienne, qui fait face à un formidable adversaire2.
Un autre épisode tout aussi fameux, le sac de la ville sainte de Musasir, donne
lieu à un stratagème. L’armée assyrienne feint de rentrer chez elle mais Sargon a
gardé des troupes d’élite très mobiles pour franchir les cols escarpés qui mènent
à la ville sainte. Les troupes assyriennes comptent sur les informateurs du roi de
Musasir qui surveillent les mouvements assyriens pour les informer qu’il n’y a
aucun risque. Ce stratagème permet de créer l’effet de surprise et aux Assyriens
de signer l’un des grands épisodes de vandalisme de leur histoire. La cité tombe
sans résistance et le sanctuaire du dieu Khaldi de Musasir, objet d’une vénération
toute particulière de la part des Urartéens, est pillé. Cet épisode a été représenté
sur un relief célèbre du palais de Sargon. Les rois de Musasir qui ont tenté comme
d’autres rois des montagnes de jouer entre les deux grands États impériaux du
viiie siècle finissent par payer ce jeu de haute voltige et Sargon II frappe ainsi un
grand coup, avant de rendre la statue du dieu l’année d’après. Pour notre propos,
il est fondamental de souligner que le récit de la VIIIe campagne donne la part
belle à ces manœuvres, ces opérations d’espionnage et de désinformation qui sont
partie prenante de la geste héroïque du roi. Le renseignement est ainsi pour ce

1. Sur les campagnes de Sargon, voir en dernier lieu, Melville 2016.


2. Sur la huitième campagne, voir notamment Mayer 1983.

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

roi – qui se revendique comme un grand sage –, porteur du savoir des mythiques
sept sages, conseillers des rois d’avant le déluge, comme partie intégrante de sa
geste royale. C’est l’aboutissement de la longue tradition sur la sagesse du roi que
nous avons évoquée plus haut.

Pascal Butterlin

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Première partie : Antiquité

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Hommes de langue, hommes du secret : la question du renseignement en Mésopotamie

Carte 1. Le royaume de Zimri-Lim au début xviiie siècle avant notre ère (carte de l’auteur)

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Première partie : Antiquité

Carte 2. L’empire assyrien à l’époque de Sargon II, 721-705 avant notre ère

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LE RENSEIGNEMENT EN ÉGYPTE
PHARAONIQUE (3100-525 AVANT J.-C.)

Juan Carlos Moreno García

Après une période marquée par la guerre, les souverains d’Égypte (Ramsès II)
et de l’Empire hittite (Hattusili III) signèrent en 1258 avant J.-C. un traité qui
mettait fin à leurs hostilités et qui inaugura une phase de relations pacifiques et
d’échanges diplomatiques entre les deux puissances. Les fouilles archéologiques
dans la capitale hittite ont livré une correspondance abondante entre les deux cours
où figure le fragment d’une lettre adressée par Hattusili à Ramsès. D’après ce
document, le roi hittite avait appris que Ramsès décorait ses temples avec une scène
grandiose qui représentait les différentes étapes de la bataille de Qadesh (1274 avant
J.-C.), livrée entre les deux royaumes. Bien que l’issue de ce fait d’armes soit
incertaine, Ramsès n’hésita pas à proclamer une grande victoire et à se faire
représenter sur son chariot de guerre, entouré d’ennemis et affrontant lui seul
l’armée hittite au complet. Une pose certes héroïque mais qui lui valut le commentaire
ironique de Hattusili dans sa lettre : « (vraiment) il n’y avait personne là-bas (avec
toi)1 ? ». Autrement dit, Hattusili était parfaitement au courant des événements qui
avaient lieu dans le territoire de son ancien rival, même ceux que l’on pourrait
considérer comme purement anecdotiques.
Rien de surprenant puisque la correspondance entre Ramsès II et la cour
hittite évoque de manière récurrente les voyages de « messagers » entre les deux
pays, chargés non seulement de la transmission de missives, de cadeaux et d’instruc­
tions, mais aussi de missions découlant de la diplomatie, du commerce et du
renseignement. Leurs activités au service de leurs souverains étaient cruciales,
puisque l’organisation de la logistique d’une expédition, l’évaluation de la force
d’une armée ennemie, le choix des itinéraires à suivre, la présence sur place de
populations potentiellement amicales ou hostiles, le prélèvement de tribut, la
disponibilité de vivres, etc., dépendaient en grande mesure de leur capacité à

1. Mario Liverani, « Hattushili alle prese con la propaganda ramesside », Orientalia, Nova
Series 59, 1990, p. 207-217.

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Première partie : Antiquité

rassembler des informations et à les transmettre à leurs supérieurs. En absence


d’un corps d’« espions » ou de services de renseignement stricto sensu, au sens
moderne, les « messagers » n’étaient qu’une des sources de renseignement utilisées
par les autorités égyptiennes pour recueillir et classer soigneusement des informations
essentielles pour leur politique extérieure, tant dans le domaine militaire que
diplomatique ou commercial. D’autres sources procuraient des renseignements de
caractère plutôt interne, relatifs aux affaires du royaume en général et, plus
particulièrement, de la cour et des cercles dirigeants, tels que les intrigues et la
préparation de complots potentiellement dangereux pour le souverain. Une activité
d’information essentielle, vu les cas bien documentés de pharaons qui subirent des
tentatives d’assassinat aux mains de leurs courtisans.

Pourquoi se renseigner ?

À la différence d’autres régions du Proche-Orient ancien, l’Égypte constituait


un oasis cerné par l’un des déserts les plus arides du monde. Point de steppes
parcourues par des populations nomades dont les déplacements étaient surveillés
avec angoisse. Point non plus, jusqu’au ier millénaire avant J.-C., d’États limitrophes
aux ressources humaines et économiques considérables, en mesure donc de poser
une menace durable pour la monarchie pharaonique. En réalité, les territoires
situés à l’ouest de l’Égypte offraient des conditions et des ressources fort précaires
pour maintenir des populations nombreuses, que ce soit dans les oasis du Désert
occidental ou sur la côte « libyenne », entre le delta du Nil et la Cyrénaïque. Au sud,
la Nubie s’étirait en une vallée fluviale étroite, aux possibilités agricoles en général
limitées, ce qui faisait du pastoralisme itinérant l’activité principale de ses habitants.
Enfin, le sud du Levant (la Palestine et le Liban) était organisé en petites cités et
en royaumes soumis à des mouvements cycliques d’urbanisation et d’abandon des
cités, pour retourner à des modes de vie plus mobiles. Pour ces raisons, les dangers
provenant de ces trois régions furent peu significatifs pendant le iiie et le iie millénaires
avant J.-C., et ils consistaient surtout en des raids menés par de petits groupes de
nomades ou en des conflits pour l’exploitation des ressources et des routes
commerciales fréquentées tantôt par des Égyptiens tantôt par les populations
voisines.
Dans ces conditions, les besoins en renseignement semblent très réduits
pendant le iiie millénaire avant J.-C. Bien que l’administration pharaonique ait
déployé des outils comptables et administratifs fort sophistiqués pour collecter,
stocker et exploiter des données, l’évidence disponible suggère que le renseignement
à propos de l’étranger « utile » (c’est-à-dire, fréquenté couramment) fut limité.
D’une part, quelques inscriptions d’envoyés en mission, datant de 2270 environ
avant J.-C., mentionnent un dignitaire, Ourdjededba, détaché dans les pays étrangers
tout proches (la Nubie et le Levant) un siècle avant, dont la mémoire et la réputation

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Le renseignement en Égypte pharaonique

restaient toujours un modèle à suivre pour les dignitaires des siècles postérieurs,
tels qu’ils le signalent dans leurs biographies1. D’autre part, de petites figurines en
argile dites « d’envoûtement », utilisées au cours des rituels et qui représentaient
un étranger aux bras liés derrière le dos, étaient inscrites avec des listes de personnes
et de pays étrangers potentiellement hostiles2. Ces documents fragiles constituaient
donc une sorte de répertoire des dangers menaçant la circulation des agents du
roi, ce qui aurait demandé un effort de compilation et d’actualisation de données
afin de prévenir leurs attaques.
Cependant, cette activité d’information semble l’affaire plutôt de marchands
et de chefs d’expédition fréquentant l’étranger que de bureaux administratifs
spécialisés. En effet, les inscriptions de chefs de caravanes, comme Herkhouf
d’Assouan, décrivent en détail les territoires parcourus, les chefs étrangers rencon­
trés, le soutien qu’ils en pouvaient espérer, les menaces qu’ils étaient susceptibles
de présenter, et les routes alternatives à suivre ; une sorte d’illustration pratique et
ponctuelle des données transmises par les textes d’envoûtement entre 2300 et 1700
avant J.-C. environ3. Plus tard, à partir de 1550 avant J.-C. environ, et suite à
l’expan­sion impériale égyptienne en Nubie et au Levant, sur les temples et les
monuments royaux furent inscrits de longues listes de pays et de territoires étrangers
censés être soumis aux pharaons ou livrer leur tribut au trésor royal. Néanmoins,
ces listes ainsi que celles inscrites sur les figurines d’envoûtement, posent un
problème historique majeur : leur utilisation rituelle et leur souci d’exhaustivité,
de recensement de tout danger possible, explique qu’elles conservent souvent des
toponymes tombés en désuétude depuis longtemps, qu’elles énumèrent des territoires
qui n’étaient plus soumis à l’autorité des pharaons, ou qu’elles conservent le souvenir
de personnes longtemps décédées.
Malgré ces limitations, les listes transmises par les figurines d’envoûtement
nous informent des transformations majeures dans la perspective et les intérêts
géopolitiques des pharaons. En effet, si celles du iiie millénaire n’évoquaient que
des personnes et des territoires africains, celles du début du iie millénaire incluent
aussi une petite section consacrée à la Libye ainsi qu’une autre, bien plus importante,
relative à l’Asie, avec des noms de pays, de villes et de gouverneurs du Levant, une
région objet de l’intérêt accru des pharaons. D’autres indices confirment la place
de plus en plus importante du Levant dans les relations internationales de l’Égypte,
surtout à partir de 2050 av. J.-C. Il devint donc indispensable de mettre à jour des

1. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, Society of Biblical Literature, Atlanta,
2005, p. 332 ; Michele Marcolin, Andrés Diego Espinel, « The Sixth Dynasty biographic
inscriptions of Iny: more pieces to the puzzle », dans Miroslav Bárta, Filip Coppens,
Jaromir Krejčí (éds.), Abusir and Saqqara in the Year 2010, Czech Institute of Egyptology,
Prague, 2011, p. 574.
2. Emmanuel Jambon, « Les mots et les gestes. Réflexions autour de la place de l’écriture dans
un rituel d’envoûtement de l’Égypte pharaonique », Cahiers « Mondes anciens ». Histoire et
anthropologie des mondes anciens 1, 2010, p. 1-25.
3. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit., p. 328-340.

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Première partie : Antiquité

outils de renseignement aptes à satisfaire les demandes de la monarchie et à


développer une véritable culture « diplomatique », avec des pratiques et des protocoles
qui ne deviendront pleinement visibles dans les sources pharaoniques qu’à partir
de 1550 avant J.-C. C’est à ce moment, en effet, que les intérêts de l’Égypte dans la
région se heurtèrent directement, pour la première fois, à ceux d’autres puissances
proche-orientales : le royaume de Mittani, puis celui de Hatti. Ce fut également la
première fois que l’Égypte mena une politique d’expansion impériale au Levant.
Cependant, un texte administratif fondamental de cette époque – les Instructions
du Vizir, qui évoque en détail les responsabilités administratives du « vizir » (une
sorte de premier ministre) et dont les versions conservées datent du xve-xiiie siècles
avant J.-C. – ne mentionne nulle part des activités en rapport avec la diplomatie
ou les relations extérieures. Une circonstance bien étrange, puisque ce texte est
riche en informations sur les moyens utilisés par le vizir pour être tenu régulièrement
au courant des affaires (internes) du pays grâce à un réseau d’agents, de messagers
et de dignitaires, ainsi que par l’obligation des autorités locales de lui transmettre
des informations diverses, que ce soit de nature économique, administrative,
judiciaire ou de travaux publics1. Il est donc bien possible que le renseignement
extérieur et la diplomatie soient des responsabilités relevant surtout de l’armée et
du souverain. On notera à ce propos que les rois partaient souvent en campagne
à la tête de leurs troupes et que c’étaient surtout des chefs de l’armée et futurs
pharaons (Aÿ, Horemheb, Ramsès Ier) qui réussirent occasionnellement à accumuler
la fonction de vizir et non l’inverse2.

Rassembler et transmettre des informations

Une lettre satirique d’époque ramesside, le papyrus Anastasi I (daté probablement


du xiiie siècle avant J.-C.) décrit les compétences de base nécessaires aux scribes
pour accomplir leur travail avec efficacité. Outre le calcul de la distribution des
rations au personnel des expéditions ou l’organisation des travaux de construction
et de transport, un scribe qualifié devait maîtriser des connaissances géographiques
pratiques sur les possessions égyptiennes à l’étranger, en l’occurrence la Syrie
d’après ce document : localisation des villes et des ports, distances et itinéraires à
suivre, cols de montagne à emprunter, gués à traverser ainsi que leur accessibilité,

1. Guido P. F. van den Boorn, The Duties of the Vizier. Civil Administration in the Early New
Kingdom, Kegan Paul International, Londres, 1988.
2. Andrea Gnirs, « Coping with the army : The military and the state in the New Kingdom »,
dans Juan Carlos Moreno García (éd.), Ancient Egyptian Administration, Brill, Leyde-
Boston, 2013, p. 675-708.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

sites vulnérables aux embuscades, etc1. Que ce type d’informations concernant


des territoires parcourus par des patrouilles, des armées, des messagers, des
caravanes et des agents de la couronne ait été crucial pour les intérêts géopolitiques
de l’Égypte est évident à la lumière d’un texte célèbre, le récit de la bataille de
Qadesh, probablement la source la plus détaillée sur le fonctionnement (et les
défaillances) du renseignement pharaonique.
D’après ce récit, le roi hittite Mouwatalli II envoya au campement de Ramsès
II deux espions bédouins se faisant passer pour des déserteurs. Leur objectif était
persuader le pharaon que l’armée hittite se trouvait très loin, près d’Alep, et non
juste à proximité, dans les environs de la ville de Qadesh2. Seule la capture ultérieure
de deux Hittites, qui avouèrent la présence de leur armée juste de l’autre côté de la
ville de Qadesh et non beaucoup plus au nord, à Alep, permit de redresser en partie
la situation. C’est à ce moment que Ramsès II réunit son état majeur et lui reprocha
de ne pas avoir su surveiller les mouvements des troupes ennemies :

« Voyez donc l’état dans lequel se trouvent les administrateurs des pays
étrangers et les princes de Pharaon ; ils ne cessaient de dire à Pharaon chaque
jour : « Le vil prince de Hatti se trouve dans le pays d’Alep, au nord de Tounip,
il a fui devant sa majesté depuis qu’il a entendu dire : “Vois, Pharaon est
venu !” », ainsi disaient-ils en parlant à sa majesté quotidiennement. Voyez,
je n’ai entendu qu’à cette heure, avec ces deux éclaireurs de l’ennemi de
Hatti, que le vil ennemi de Hatti est venu avec les nombreux pays étrangers
qui sont avec lui, avec des hommes et des chevaux nombreux comme (les
grains de) sable. Voyez, ils se tiennent cachés derrière Qadesh l’ancienne,
sans que mes administrateurs des pays étrangers et mes princes sachent nous
dire : “Ils sont (re)venus !”3 ».

Servajean a très justement observé que les Égyptiens ne contrôlaient pas la


circulation de l’information au nord de Qadesh, zone sous domination hittite,
puisqu’aucun informateur ne fut capable de découvrir que l’armée ennemie ne se
trouvait pas dans la région d’Alep, contrairement au bruit qui fit courir Mouwatalli.
En revanche, le texte indique que Ramsès disposait d’un réseau d’informateurs
dans les régions plus méridionales, celles qui échappaient au contrôle des Hittites
et qui étaient soumises au contrôle égyptien. Il s’agit des « administrateurs de pays
étrangers », des « princes de Pharaon », qui envoyaient un rapport quotidiennement
à Ramsès, mais qui furent incapables également de détecter avec précision les

1. Edward F. Wente, Letters from Ancient Egypt, Scholars Press, Atlanta, 1990, p. 98-110 ;
Hans-Werner Fischer-Elfert, Die satirische Streitschrift der Papyrus Anastasi I : Übersetzung
und Kommentar, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 1986.
2. Pierre Grandet, Les pharaons du Nouvel Empire : Une pensée stratégique (1550-1069 avant
J.-C.), Éditions du Rocher, Monaco, 2008, p. 200-230.
3. Frédéric Servajean, Quatre études sur la bataille de Qadesh, Université Paul
Valéry – Montpellier III, Montpellier, 2012, p. 36-38.

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Première partie : Antiquité

manœuvres des troupes Hittites visant à attirer les Égyptiens dans un piège
mûrement réfléchi.
Un autre exemple célèbre de campagne militaire est l’expédition menée par
Ouni (vers 2300 avant J.-C.) contre les « habitants du sable », des bédouins très
mobiles contre lesquels il était très difficile d’obtenir une victoire décisive. La
stratégie suivie par Ouni consista à combiner une opération amphibie avec une
expédition terrestre : les troupes transportées par mer débarquèrent dans une zone
montagneuse située au nord des positions ennemies, tandis que l’autre moitié de
l’armée avançait par la terre. Pris en tenaille, les « habitants du sable » subirent une
lourde défaite. Vu la complexité de cette campagne, sa réussite dépendait de plusieurs
facteurs, depuis la localisation exacte d’un ennemi très mobile à la coordination
de deux corps d’armée devant converger sur un point précis à partir de routes
différentes. Logistique et renseignement étaient vitaux pour le succès d’un
affrontement armé qui eut lieu hors des frontières de l’Égypte1.
Ces exemples révèlent à quel point l’obtention d’informations fiables sur les
territoires conquis et les mouvements des ennemis et des alliés constituait l’une
des fonctions principales des administrateurs égyptiens dans ces régions. Ainsi,
outre leurs responsabilités militaires, administratives et de prélèvement de tribut,
les officiers détachés à l’étranger s’occupaient également des activités de renseignement.
Voilà pourquoi Amonmésou, responsable des pays du Nord – c’est-à-dire, les
régions du Levant soumises à la domination de l’Égypte –, était aussi « les yeux du
roi de la Haute Égypte et les oreilles du roi de la Basse Égypte dans le pays de Retjenou
[= le Levant]2 ». La correspondance diplomatique connue comme les « lettres
d’El-Amarna », d’après la localité où elle fut découverte, comprend des courriers
échangés entre les pharaons et les rois des grandes puissances proche-orientales
de l’époque, mais surtout, des lettres envoyées par les rois qui gouvernaient les
villes et les petits royaumes du Levant contrôlés par l’Égypte, et ceci pendant une
période très limitée (1345-1335 avant J.-C. environ)3. Outre l’évocation des querelles
opposant ces petits souverains, à l’occasion desquelles ils implorent l’intervention
du roi de l’Égypte comme arbitre, les lettres mentionnent les déplacements des
administrateurs et des envoyés du pharaon, souvent accompagnés de petits
contingents armés, ainsi que leurs demandes de tribut et d’équipement, de protec­
tion des caravanes face à des bandits, des rebellions éclatant ici et là, etc. Ces lettres
constituent donc l’illustration pratique des connaissances demandées aux scribes

1. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit., p. 355.
2. Kurt Sethe, Urkunden des aegyptischen Altertums IV: Urkunden der 18. Dynastie,
J. C. Hinrichs, Leipzig, 1905-1958, p. 1507-1508.
3. William L. Moran, The Amarna Letters, The Johns Hopkins University Press, Baltimore-
Londres, 1992 ; Mario Liverani, International Relations in the Ancient Near East, 1600-
1100 BC, Basingstoke-New York, 2001 ; Raymond Cohen, Raymond Westbrook (éds.),
Amarna Diplomacy : The Beginning of International Relations, Johns Hopkins University
Press, Baltimore, 2000 ; Jana Mynářová, Language of Amarna — ­ Language of Diplomacy :
Perspectives on the Amarna Letters, Czech Institute of Egyptology, Prague, 2007.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

et aux administrateurs du roi, d’après le papyrus Anastasi I, à propos des ressources,


des itinéraires et de la situation politique des régions administrées. En même temps,
ces petits rois informent le pharaon des mouvements des grandes puissances et de
leur danger potentiel, le type de renseignement ayant fait défaut à Qadesh : « sache
que le roi de Mittani est sorti [avec des chars de guerre] ainsi qu’avec une force
expéditionnaire et que nous avons entendu […]1 » , ou bien « que le roi soit informé
que le roi de Hatti a capturé tous les pays qui étaient vassaux du roi de Mittani2 ». Ces
informations étaient d’autant plus vitales que les puissances rivales n’hésitaient
pas à intervenir dans la sphère d’influence et de domination égyptienne au Levant
sud. Une campagne militaire du pharaon Aménophis II (1427-1400 av. J.-C.) dans
la plaine de Sharon, en Palestine, permit de capturer un messager de Mittani,
vraisemblablement envoyé dans la région pour encourager des rebellions contre
le pouvoir égyptien3.
Sans doute les ambassades envoyées en territoire étranger constituaient une
source d’information précieuse, bien que l’existence de vrais ambassadeurs, installés
pour de longues périodes à l’étranger afin de représenter les intérêts de l’Égypte,
soit douteuse. On est mieux renseigné sur les activités des messagers, détachés
dans d’autres pays pour accomplir des missions précises, depuis l’arrangement de
mariages entre souverains jusqu’à l’échange de cadeaux ou la négociation de paix.
Les documents égyptiens nous livrent des notices sur la présence de messagers
d’autres pays en Égypte et on sait que la manière comme ils étaient accueillis et
traités était similaire à celle de leurs collègues égyptiens partis à l’étranger. Ainsi,
si les lettres d’El-Amarna mentionnent avec soin les cadeaux et les aliments livrés
aux messagers égyptiens, le papyrus Saint-Petersbourg 1116A – du règne
d’Aménophis II – mentionne la délivrance de rations alimentaires à des messagers
provenant d ’une douzaine de villes de la Palestine et de la Syrie
(Ashkelon, Megiddo, Ta’anakh, Hazor)4, tandis qu’un autre papyrus – le papyrus
Boulaq XVIII (1750 avant J.-C. environ) –, qui enregistre les dépenses de la cour
thébaine pendant une période de quelques jours, mentionne deux « Grands des
Medjay » ainsi qu’un « Suivant des Medjay » arrivés au palais au cours d’une visite
ou d’une ambassade5. Enfin, certaines tombes du Nouvel Empire montrent des
processions de messagers (ou ambassadeurs) étrangers livrant des cadeaux au
pharaon au cours de cérémonies tenues au palais en présence de la cour.

1. William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 129.


2. Ibid, p. 145.
3. Donald B. Redford, Egypt, Canaan and Israel in Ancient Times, Princeton University Press,
Princeton, 1992, p. 162-164.
4. Claire Epstein, « A new appraisal of some lines from a long-known papyrus », The Journal
of Egyptian Archaeology 49, 1963, p. 49-56.
5. Alexander Scharff « Ein Rechnungsbuch des koniglichen Hofes aus der 13. Dynastie
(Papyrus Boulaq nr. 18) », Zeitschrift für Ägyptische Sprache und Altertumskunde 57, 1922,
pl. 13** ; Stephen Quirke, The Administration of Egypt in the Late Middle Kingdom : The
Hieratic Documents, SIA, New Malden, 1990, p. 19-22.

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Première partie : Antiquité

Des lettres envoyées par des rois étrangers en Égypte apportent également des
informations détaillées sur les vicissitudes des messagers pharaoniques dans leurs
cours. Tel est le cas de Mane, envoyé par Aménophis III (1390-1352 avant J.-C.) à
la cour de Tushratta, roi de Mittani, pour arranger le voyage d’une princesse de
Mittani en Égypte afin d’épouser le pharaon. Mene y dut rester pendant six mois
avec la suite qui l’accompagnait, le temps d’achever les préparatifs du cortège qui
devait rentrer en Égypte avec sa noble hôtesse1. Ces déplacements étaient l’occasion
parfaite pour obtenir des informations sur le pays d’accueil, ses ressources, sa
situation politique, les factions dominantes à la cour, sans oublier de nouer des
contacts utiles et gagner la confiance des souverains étrangers2, voire pour encourager
des factions pro-égyptiennes dans le cercle des proches du souverain. Voilà pourquoi
le chef de l’armée Aménemone, qui vécut sous Ramsès II (1279-1213 avant J.-C.),
indique dans la biographie inscrite dans sa tombe : « Mon seigneur me favorisa en
raison de mes compétences, et il m’envoya à tous les pays étrangers en tant que messager
royal ; je l’informais à propos de (ces) pays en tout aspect3 ». Les lettres d’El-Amarna
indiquent également que les quartiers du palais habités par les princesses étrangères
envoyées pour épouser le pharaon constituaient une sorte d’ambas­sade informelle
de leurs pays d’origine, et que les messagers en provenance de ces pays s’y rendaient
lors de leurs séjours dans la vallée du Nil4. Endroits parfaits pour obtenir des
informations sensibles, leurs caractéristiques permettent comprendre des épisodes
diplomatiques délicats comme « l’affaire Zannanza ».
Connu par une inscription hittite, cette affaire débuta le jour où une lettre
envoyée par une reine d’Égypte arriva à la cour hittite avec une proposition
stupéfiante : la reine, devenue veuve et sans fils, demandait à Suppiluliuma (1344-
1322 avant J.-C.), souverain de Hatti, un de ses fils afin de l’épouser puisque « jamais
je ne choisirai un de mes sujets, ni n’en ferai mon époux ». La réaction de Suppiluliuma
fut prudente et il envoya en Égypte un messager de confiance afin de vérifier si la

1. William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 47-48. Le récit de voyage d’Ounamon,
envoyé à Byblos pour obtenir du bois d’œuvre, contient une déclaration du roi de Byblos
dans laquelle il informe Ounamon que des messagers égyptiens arrivés à Byblos avant
lui avaient été retenus pendant dix-sept ans et qu’ils y moururent : Miriam Lichtheim,
Ancient Egyptian Literature. Volume ii : The New Kingdom, University of California Press,
Berkeley, 1976, p. 228.
2. Voici les termes dans lesquels Tushratta, roi de Mittani, loua les qualités de Mane auprès
du pharaon : « Ton messager, Mane, est excellent. Il n’y pas d’autre comme lui dans le monde
tout entier ! » (William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 66) ; « si mon frère [= le
pharaon] n’envoie pas Mane et qu’il envoie quelqu’un d’autre, je ne veux pas de lui, et mon
frère doit le savoir. Non ! Que mon frère envoie Mane ! » (ibid., p. 70).
3. Elizabeth Frood, Biographical Texts from Ramessid Egypt, Society of Biblical Literature,
Atlanta, 2007, p. 190.
4. Graciela Gestoso Singer, « Fortunes and misfortunes of messengers and merchants in
the Amarna Letters », dans Olga Drewnowska, Małgorzata Sandowicz (éds.), Fortune
and Misfortune in the Ancient Near East : Proceedings of the 60th Rencontre Assyriologique
Internationale at Warsaw 21-25 July 2014, Eisenbrauns, Winona Lake, 2016, p. 151.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

reine était bien à l’origine de la lettre et si la proposition était sérieuse. Le messager


partit en Égypte et en revint avec une autre lettre de la reine ainsi qu’avec son
envoyé spécial, un certain Hani. Selon cette missive, la reine était furieuse parce
que son message avait été mis en doute, mais elle réitérait sa proposition. Une
initiative corroborée par Hani, qui transmit à Suppiluliuma le même message que
sa souveraine. Enfin persuadé, le roi hittite envoya en Égypte un de ses fils, Zannanza,
mais il fut assassiné avant de faire son entrée dans le pays. Cet épisode, qui suscite
toujours de débats vifs en Égyptologie, eut lieu au cours de la période troublée qui
suivit la mort du pharaon Akhénaton (1352-1336 avant J.-C.), laquelle se caractérisa
par les règnes éphémères de ses successeurs et les nombreuses luttes pour le pouvoir.
En général, les historiens estiment que la veuve d’Akhénaton prit l’initiative
diplomatique risquée, qui révèle l’existence de canaux de communication et de
circulation de l’information alternatifs aux diplomatiques officiels1. Elle illustre
également la possible présence d’une faction pro-hittite à la cour pharaonique qui
aurait soutenu la reine. Tant la reine que son envoyé, Hani, insistèrent sur le fait
qu’aucune autre cour n’avait été contactée avec une proposition similaire. Enfin,
cet épisode révèle aussi l’emploi de deux moyens d’information pour assurer la
véracité du message transmis entre deux cours : le récit oral du messager et la
lecture du document officiel qu’il portait2.
Enfin, on peut évoquer également le cas du « Messager du roi vers tout pays
étranger » Parekhnou, dont le nom signifie littéralement « Celui qui sait voir3 ».
Ayant vécu sous le règne de Ramsès II, il est connu grâce à des monuments trouvés
en Égypte (sa tombe et une inscription) ainsi que par les archives royales de la
capitale hittite, Boghazköy. D’après ces documents anatoliens, Parekhnou était,
effectivement, un messager royal égyptien, fort estimé par la famille royale hittite,
et dont le nom figure très probablement dans un passage fort abîmé du début du
traité de paix signé l’an XXI entre Ramsès II et le souverain hittite Hattusili. Dans
ce passage figurent les noms des trois messagers royaux égyptiens arrivés en
délégation avec leurs collègues hittites pour apporter au pharaon la tablette avec
le texte du traité. Des dignitaires de haut niveau comme Parekhnou, proches d’une
famille royale étrangère, constituaient une source d’informations essentielle…
ainsi qu’un danger potentiel. Ce n’est pas par hasard que le traité signé entre

1. Pour une discussion récente de cette affaire, cf. Christoffer Theis, « Der Brief der
Königin Dahamunzu an den hethitischen König Šuppiluliuma I. im Lichte von
Reisegeschwindigkeiten und Zeitabläufen », dans Thomas R. Kämmerer (éd.), Identities
and Societies in the Ancient East-Mediterranean Regions : Comparative Approaches. Henning
Graf Reventlow Memorial Volume, Ugarit-Verlag, Münster, 2011, p. 301-331.
2. Un autre exemple dans William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 47.
3. Alain Zivie, « Le messager royal égyptien Pirikhnawa », British Museum Studies in Ancient
Egypt and Sudan 6, 2006, p. 68-78.

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Première partie : Antiquité

Ramsès II et Hattusili contient, précisément, des dispositions préventives visant à


l’extradition des dignitaires d’un de ces rois ayant pris la fuite vers le pays de l’autre1.
Ceci nous amène à analyser le rôle joué par les Égyptiens ayant fui la cour
suite à des conflits, ou bien s’étant installés à l’étranger au service d’un autre roi.
C’est le cas d’un certain Amenmose, connu par son sceau hittite (sous le nom
d’Amanmasou) apposé sur une tablette trouvée dans l’archive du roi Niqmepa
d’Ougarit (vers 1320-1270 avant J.-C.). Ce sceau révèle qu’il occupait une position
très élevée dans la cour du roi de Carchemis en tant qu’attaché du prince
Tili-sarruma, au point d’intervenir dans la correspondance diplomatique échangée
entre les royaumes intégrés dans l’Empire Hittite2.
Mais le cas le plus célèbre est celui de Sinouhé. Ayant appris le décès du pharaon
Aménemhat Ier (on sait par d’autres textes qu’il fut assassiné au cours d’une
révolution de palais) et qu’un membre de la cour préparait un complot contre le
prince héritier, Sésostris, Sinouhé eut peur. Au lieu d’informer Sésostris, il préféra
échapper au Levant. Là, il fut accueilli par un chef local, qui lui confia progressivement
des missions – surtout militaires – au point de gagner sa confiance, épouser sa fille
et accumuler des richesses. Mais, en même temps, Sinouhé accueillit les messagers
qui traversaient son territoire, soit en provenance de l’Égypte, soit de retour au
pays du Nil. Enfin autorisé à rentrer en Égypte, le pharaon Sésostris Ier (1956-1911
avant J.-C.), ayant entre-temps accédé au trône, lui fit savoir qu’il était satisfait de
sa conduite et que Sinouhé serait très bien accueilli à la cour s’il acceptait de
retourner en Égypte3.
Des émigrés comme Sinouhé constituaient donc une source d’information
précieuse, notamment en tant qu’assistants dans la préparation de campagnes
militaires à l’étranger. On peut citer à ce propos le récit biographique – malheureusement
très fragmentaire – du vizir Khnoumhotep, au service de Sésostris III (1870-1831
avant J.-C.) où il détaille des événements de nature à la fois commerciale et militaire
survenus au Levant. Il semble que le roi de Byblos envoya une expédition formée
par des « Asiatiques » (Âamou) et des « Égyptiens » (Kémetiou) au port d’Ullaza, au
Liban, pour obtenir du bois d’œuvre, jusqu’à ce que des hostilités éclatent entre
l’expédition et le roi d’Ullaza, forçant le pharaon à intervenir dans le conflit. Ce
bref récit évoque des Égyptiens qui semblent opérer de manière autonome, avec
leurs propres navires, tantôt comme agents du roi de Byblos, tantôt (au besoin)

1. Kenneth A. Kitchen, Ramesside Inscriptions Translated and Annotated. Volume ii : Ramesses


II, Royal Inscriptions, Blackwell, Oxford, 1996, 79-85 ; Benedict G. Davies, Egyptian
Historical Inscriptions of the Nineteenth Dynasty, Paul Åströms, Jonsered, 1997, p. 97-116 ;
Claude Obsomer, Ramsès II, Pygmalion, Paris, 2012, p. 194-203.
2. Kenneth A. Kitchen, « High society and lower ranks in Ramesside Egypt at home and
abroad », British Museum Studies in Ancient Egypt and Sudan 6, 2006, p. 32.
3. Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature. Volume i : The Old and Middle Kingdoms,
University of California Press, Berkeley, 1973, p. 222-235.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

pour le compte des autorités égyptiennes1. En tout cas, le rôle d’informateurs joué
par des marchands égyptiens installés à l’étranger reste à élucider. Leurs traces
textuelles sont rarissimes, mais des vestiges archéologiques subtils révèlent leur
présence hors de la vallée du Nil, que ce soit des outils de toilette très différents
de ceux utilisés par les populations asiatiques locales ou des plans de maison
typiquement égyptiens qui se distinguent de ceux habituels au Levant2.

Deux cas particuliers : la surveillance du palais


et le contrôle des frontières

L’exemple de Sinouhé montre bien à quel point le palais royal était un nid
d’intrigues et de conflits, débouchant parfois sur l’assassinat du roi, comme dans
les cas bien documentés d’Aménemhat Ier ou Ramsès III. D’où l’importance de
compter sur des informateurs sûrs, capables de transmettre au souverain le moindre
indice ou rumeur suggérant des conspirations en cours. Sinouhé s’avéra peu fiable
dans cette fonction, ayant préféré la fuite à l’étranger plutôt que d’informer le
prince (et futur roi) Sésostris Ier.
Mille ans plus tard un autre dignitaire se retrouva dans une situation similaire,
puisqu’il fut jugé suite au complot visant à assassiner Ramsès III parce qu’il avait
« entendu les propos du majordome dont il était proche, mais qu’il les a cachés et qu’il
n’en a pas fait rapport3 ». Ce n’était pas le cas pourtant d’un certain Ouahibrêmakhy,
qui écouta la conversation dans laquelle Harsiese, chef des médecins du pharaon,
proposa à Ânkhchechonqy – protagoniste du récit littéraire connu comme Sagesse
d’Ânkhchechonqy – d’assassiner le roi et de rejoindre une conjuration à laquelle
participaient des militaires, des courtisans et des hauts dignitaires. Ouahibrêmakhy
profita de la nuit pour se glisser dans les appartements privés du roi au palais et
l’informer du plan des conspirateurs4. Cet exemple montre bien l’importance de
disposer d’informateurs sûrs dans les plus hautes sphères du royaume.
Qenamon en fut un autres cas typique. Fils d’une nourrice du futur pharaon
Aménophis II, il était titulaire de nombreux titres illustrant sa position privilégiée

1. James P. Allen, « The historical inscription of Khnumhotep at Dahshur : Preliminary


report », Bulletin of the American Schools of Oriental Research 352, 2008, p. 29-39.
2. John S. Holladay, « Toward a new paradigmatic understanding of long-distance trade
in the ancient Near East: from the Middle Bronze II to Early Iron II — A sketch », dans
P. M. Michèle Daviau, Michael Weigl (éds.), The World of the Arameans. Studies in Language
and Literature in Honour of Paul-Eugène Dion, vol. II, Sheffield Academic Press, Sheffield,
2001, p. 143, 166-174 ; Rachael Sparks, « Strangers in a strange land : Egyptians in Southern
Palestine during the Bronze Age », Archaeology International 6, 2002-2003, p. 48-51.
3. Papyrus Judiciaire de Turin 4, 12 : Pascal Vernus, Affaires et scandales sous les Ramsès.
La crise des valeurs dans l’Égypte du Nouvel Empire, Pygmalion, Paris, 1993, passim.
4. Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature. op. cit., p. 161-163.

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Première partie : Antiquité

à la cour1. Sa proximité avec le souverain depuis son enfance explique sans doute
qu’il porte également le titre de « les yeux du roi de la Haute Égypte et les oreilles
du roi de la Basse Égypte », ce qui suggère qu’il rapportait à son maître des
informations sensibles sur des événements se produisant à la cour. Son cas est
similaire à celui du scribe royal Amenhotep, contemporain d’Aménophis III (1390-
1352 avant J.-C.), qui se présente dans sa biographie comme « un dignitaire à la tête
des nobles du roi, les yeux du roi de la Haute Égypte et les oreilles du roi de la Basse
Égypte, au regard clair sur la route du palais, parmi d’autres titres et épithètes2 ». Une
telle pratique était toujours en vigueur bien d’années plus tard, comme le révèle
l’exemple de Rahotep, vizir du Nord sous Ramsès II, qui était « gardien des secrets
du palais, confident du roi en vérité » ainsi que « les yeux du roi de la Haute Égypte
et les oreilles du roi de la Basse Égypte3 ».
Pourtant, ces précautions n’étaient toujours pas suffisantes. Tiyi, une épouse
secondaire de Ramsès III, fut à l’origine d’une intrigue qui coûta la vie au pharaon.
Cherchant à installer son fils sur le trône au détriment de l’héritier légitime, elle
organisa un complot avec de grands dignitaires, des militaires et des prêtres, dont
le cœur se trouvait dans les appartements privés du souverain, mais avec des
ramifications à l’extérieur. Cette action de grande ampleur à laquelle participèrent
des dizaines de courtisans ne fut pas détectée et le roi fut assassiné4.
Un autre épisode sanglant eut lieu à Thèbes, sous le règne de Ramsès XI. Cette
période se caractérisa par une situation politique complexe, le pillage des tombes
royales et des temples – avec le consentement de hauts dignitaires –, des luttes pour
le pouvoir entre plusieurs grands personnages du royaume – notamment entre
Piânkhy, vice-roi de Koush et Grand Prêtre d’Amon, et un certain Panéhesy – et
la mise en cause de la personne du roi (« en ce qui concerne le pharaon, à qui est-il
supérieur, après tout5 ? »). Piânkhy effectuait des préparatifs pour diriger une
expédition en Nubie et avait besoin de fonds pour financer sa campagne. Le pillage
des tombes était un moyen facile de les obtenir. Mais deux policiers (Médjay)
chargées de leur surveillance, colportaient des accusations nuisibles aux plans de
Piânkhy. En réaction, il demanda à ses subordonnés d’amener les policiers dans
sa demeure, afin de découvrir si leurs accusations étaient fondées, puis de tuer les
malheureux en les plaçant dans des paniers qui seraient jetés dans le Nil à la nuit

1. Kurt Sethe, Urkunden des aegyptischen Altertums IV: Urkunden der 18. Dynastie,
J. C. Hinrichs, Leipzig, 1905-1958, p. 1385-1406.
2. Ibid, p. 1794.
3. Elizabeth Frood, Biographical Texts from Ramessid Egypt, op. cit., p. 161.
4. Pascal Vernus, Affaires et scandales sous les Ramsès. op. cit., p. 144-155 ; Susan Redford, The
Harem Conspiracy : The Murder of Ramesses III, Northern Illinois University Press, Dekalb,
2002.
5. Edward F. Wente, Letters from Ancient Egypt, Scholars Press, Atlanta, 1990, p. 183.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

tombée1. Cette élimination secrète des deux policiers Médjay témoins gênants2,
peut s’apparenter à une opération de contre-espionnage.
Un dernier aspect à considérer est l’information relative aux points d’accès
en Égypte et aux mouvements de personnes cherchant à entrer ou à quitter l’Égypte.
Une fois de plus, Sinouhé apporte des précisions précieuses sur les moyens utilisés
pour quitter clandestinement la vallée du Nil. Une fois arrivé sur la ligne de fortins
du Delta oriental connue comme « Les Murs du Souverain » – dont le but était de
« repousser les Asiatiques et écraser les Bédouins » – Sinouhé resta caché derrière
un buisson pour échapper à la vigilance de la sentinelle en poste sur le mur. Une
fois la nuit tombée, il profita de l’obscurité pour traverser la frontière3. En fait, le
Delta oriental constituait la frontière la plus vulnérable de l’Égypte, le point d’entrée
de la plupart des envahisseurs étrangers, que ce soit des tribus nomades ou les
armées d’autres États du Proche-Orient. Voilà pourquoi un célèbre texte littéraire,
L’Enseignement pour Mérikarê, prodigue, parmi d’autres conseils adressés au
souverain, celui-ci : « renforce ta frontière et tes patrouilles4 ! ». Un document d’époque
ramesside – le papyrus Anastasi III (règne de Mérenptah, 1213-1203 av. J.-C.) – décrit
en détail le fonctionnement du système de renseignement mis en place sur la ligne
de forteresses qui protégeait le corridor du Sinaï. Le texte décrit le passage de
personnels militaires et de messagers entre le Levant et l’Égypte et suggère que la
forteresse de Silé était le point principal de contrôle de cette frontière ; ses respon­
sa­bles élaboraient des rapports à partir de ces informations – date du franchissement,
nom et fonction des personnes, destination et objet du passage de la frontière – et
les transmettaient ensuite au palais royal. Ce document montre également que la
plupart des messagers était d’origine levantine et qu’ils assuraient une communication
fluide entre le palais, les garnisons et les centres administratifs pharaoniques au
Levant5.
Le papyrus Anastasi VI donne également un exemple de ce type de rapports,
à propos notamment des déplacements de populations pastorales :

« Nous avons fini de laisser la tribu des Shashu d’Edom passer la forte­
resse de Mérenptah qui se trouve à Tjéku, jusqu’aux lacunes du Domaine
d’Atoum de Mérenptah à Tjéku, afin qu’ils puissent vivre ainsi que leur
bétail, selon la volonté du pharaon, le dieu parfait d’Égypte, ainsi que les
noms des autres jours dans lesquels la forteresse de Mérenptah qui se trouve
à Tjéku fut passée (par ces gens)6 ».

1. Edward F. Wente, op. cit., p. 183-184.


2. Karl Jansen-Winkeln, « Die Plünderung der Königsgräber des Neuen Reiches », Zeitschrift
für ägyptische Sprache und Altertumskunde 122, 1995, p. 62-78.
3. Miriam Lichtheim, Ancient Egyptian Literature. op. cit., p. 224.
4. Ibid, p. 100.
5. Ricardo A. Caminos, Late-Egyptian Miscellanies, Oxford University Press, Londres, 1954,
p. 108-113.
6. Ibid, p. 293.

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Première partie : Antiquité

Le même système était opératif en Nubie, sur la frontière sud de l’Égypte, dans
la région de la deuxième cataracte du Nil où les rois du début du iie millénaire
avant J.-C. bâtirent une ligne impressionnante de forteresses pour contrôler le
trafic fluvial entre l’Égypte et ses voisins du sud. Un ensemble de dépêches daté
du règne d’Aménemhat III (1831-1786 avant J.-C.), que les autorités de la forteresse
de Semna avaient envoyés aux bureaux centraux de la couronne à Thèbes, décrit
les activités des patrouilles égyptiennes dans la région et leur contrôle minutieux
des petites caravanes de Nubiens en route vers les forteresses pour faire du commerce :

« La patrouille partie surveiller la frontière du désert près de la forteresse


(nommée) ˝Repousser les Médjay˝ l'année trois, le dernier jour du troisième
mois de la saison de l’inondation, est revenue et m’a rapporté ce qui suit :
˝nous avons trouvé trace de trente-deux hommes et de trois ânes˝1 ».

Une inscription postérieure, du règne de Tutânkhamon (1336-1327 avant


J.-C.), contient un bref dialogue entre Penniout, commandant d’une forteresse en
Nubie, et un guide Nubien dans lequel le premier reproche à son subordonné de
ne s’être pas présenté à son poste :

« Le commandant de la forteresse, Penniout, dit au Medjay qui exerce


de guide dans le Mur Occidental : qu’est-ce que ça veut dire que tu ne t’es
pas présenté dans le Mur Occidental du pharaon depuis hier ? Tu n’es pas
venu pour prendre le sceau ! Est-ce que tu ne connais pas l’avis du Fils du
Roi de Koush [= le gouverneur de la Nubie], Huy, pour préserver le mur du
pharaon ? ». La réponse du guide révèle les conditions pénibles de son service
de patrouille : « qu’ils sont lourds (litt. grands) les quatre itérou2 que je réalise
chaque jour en tant que parcours ! : cinq fois pour monter (au djebel) et cinq
fois pour descendre (du djebel) ; ne permets donc pas que je sois remplacé
par quelqu’un d’autre3 ! ».

L’importance des services de renseignement et de contrôle de la circulation


des personnes à travers les déserts devient évidente à la lumière d’un épisode de
la guerre qui opposa le roi thébain Kamosé (1555-1550 avant J.-C.) au roi des Hyksôs
Apophis, un conflit qui se conclut quelques années plus tard par la victoire de
Thèbes et la réunification de l’Égypte. Kamosé se vante d’avoir intercepté un
messager portant une lettre envoyée par Apophis au roi de Koush, en Nubie, à
travers la route des oasis. Dans sa missive, reproduite dans une inscription de
Kamosé, Apophis se plaint de la campagne militaire menée par le souverain thébain
contre son royaume et réclame l’aide du roi de Koush pour attaquer Kamosé depuis

1. Edward F. Wente, Letters from Ancient Egypt, op. cit, p. 70.


2. Un itérou équivaut à 10,50 km. Sa patrouille quotidienne était donc de 42 km.
3. John C. Darnell, « A stela of the reign of Tutankhamun from the region of Kurkur oasis »,
Studien zur altägyptischen Kultur 31, 2003, p. 73-91.

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Le renseignement en Égypte pharaonique

le sud. Pris ainsi entre deux fronts, Apophis pensait que Kamosé serait facilement
battu et son royaume réparti entre les vainqueurs1.
Une brève notice dans l’inscription d’un policier au tout début du iie millénaire
indique que les oasis du Désert occidental étaient utilisés comme refuge par des
fugitifs qu’il fallait ramener en Égypte : « C’était en parcourant toutes ses routes que
j’ai atteint le oasis occidental, et c’est avec ma troupe sauve et sans pertes que j’ai
ramené le fugitif d’où je l’avais trouvé », alors qu’un autre policier, Beb, « patrouillait
tous les déserts pour le roi2 ». Dans un autre cas, Sabni, un chef de caravanes basé à
Assouan, décrit dans sa biographie la manière dont circulent les nouvelles à travers
la frontière sud de l’Égypte. D’abord, il est informé par des capitaines de navires
que son père st décédé au cours d’une mission en Nubie ; en même temps, il apprend
par ses propres informateurs qu’il faudrait livrer aux chefs Nubiens des produits
précis (des onguents, du miel, des pièces d’étoffe, etc.) afin de récupérer le cadavre.
Sabni envoie donc des lettres à ses agents en territoire nubien pour faire savoir qu’il
est arrive à la tête d’une caravane de cent ânes portant les produits demandés.
Finalement, il récupère la dépouille de son père et l’enterre conformément aux
rituels égyptiens3. Une autre fois, Sabni envoya trois de ses subordonnées comme
avant-garde d’une expédition qu’il dirigeait4. Ces textes révèlent l’utilisation d’un
réseau d’agents et d’informateurs qui servaient d’intermédiaires et d’auxiliaires
dans l’organisation des échanges entre les Égyptiens et les Nubiens, et qui étaient
parfois basés dans les territoires situés au-delà de la frontière égyptienne. Mais ce
type de messages circulait aussi entre la chancellerie royale et les chefs de caravanes
partis en Nubie. C’est ainsi que Herkhouf et Sabni tenaient le roi informé des
résultats de leurs missions avant même d’arriver à la cour, à Memphis, ce qui
permet­tait au pharaon d’effectuer les préparatifs nécessaires pour subvenir aux
besoins des expéditionnaires, comme envoyer des bateaux chargés de vivres ou
ordonner aux centres agricoles de la couronne de livrer des aliments à la mission
au cours de son déplacement5.

*
L’étude du renseignement en Égypte ancienne se heurte à la rareté relative des
sources. Cependant, elles apportent des informations essentielles pour la connaissance
des moyens utilisés par les pharaons pour s’informer et pour prendre des décisions.
Ces sources couvrent trois grands domaines : la diplomatie et les affaires étrangères

1. Donald B. Redford, « Textual sources for the Hyksos Period », dans Eliezer D. Oren (éd.),
The Hyksos : New Historical and Archaeological Perspectives, University of Pennsylvania
Museum, Philadelphia, 1997, p. 14.
2. John C. Darnell, « The Eleventh Dynasty royal inscription from Deir el-Ballas », Revue
d’Égyptologie 59, 2008, p. 100-101.
3. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit, p. 336.
4. Ibid, p. 336.
5. Ibid, p. 331-333 et 337.

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Première partie : Antiquité

(y compris les opérations militaires), le contrôle des frontières et la prévention de


complots contre le souverain. Dans tous les cas, la circulation de messagers, la
rédaction de rapports et d’instructions et l’emploi d’informateurs opérant parmi
les ennemis potentiels de l’Égypte étaient essentiels. On y trouve même des exemples
de contre-espionnage et d’élimination d’individus porteurs d’informations
potentiellement dangereuses et de diffusion de rumeurs et de fausses nouvelles
afin d’induire les ennemis en erreur.
Les sources disponibles semblent suggérer que le renseignement extérieur
était une affaire réservée plutôt à l’armée et au roi, tandis que la sécurité intérieure
restait surtout entre les mains du vizir grâce au réseau de bureaux administratifs
et de fonctionnaires à ses ordres. Cependant, le vizir, le roi et un cercle restreint
de hauts dignitaires participaient à la prise de décisions stratégiques en l’absence
d’un véritable département des affaires étrangères, voire de vraies ambassades en
territoire étranger. Dans un système aussi personnalisé, la loyauté était une qualité
fondamentale, et ses faiblesses sont surtout visibles dans le cas des complots
courtisans, culminant dans l’assassinat du roi, ou dans la fuite à l’étranger de
dignitaires détenteurs d’informations sensibles.
Enfin, la rareté des sources documentaires relatives au renseignement explique
que des agents au rôle probablement très important restent mal connus : marchands
opérant à l’étranger, factions palatines soutenant les intérêts d’une puissance
étrangère1, espions, individus versant des pots-de-vin à des informateurs égyptiens
ou étrangers, etc. En tout cas, l’organisation du renseignement a connu des mutations
profondes au cours du temps, en fonction du degré d’engagement de l’Égypte dans
les affaires internationales.

Juan Carlos Moreno García

1. On peut penser au célèbre Oudjahorresné, un dignitaire égyptien au service des pharaons


Amasis et Psammétique III, avant de se mettre au service de Cambyse, le conquérant perse
de l’Égypte et de séjourner à la cour Achéménide sous le règne de Darius Ier : Miriam
Lichtheim, Ancient Egyptian Literature. op. cit, p. 36-41.

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LE RENSEIGNEMENT
DANS L’INDE ANCIENNE,
DES VEDAS À L’ARTHASHASTRA
DE KAUTILYA

Julie Descarpentrie

En Inde, le renseignement a de tout temps été employé par les dynasties


régnantes et a constitué un élément important de l’art de gouverner dès l’époque
védique (iie millénaire-vie siècle avant notre ère). Mais, c’est au ive siècle avant J.-C.,
que le stratège Kautilya, auteur du célèbre traité l’Arthashastra, a théorisé son
emploi, tant en matière d’espionnage que de contre-espionnage, de subversion que
d’opérations clandestines dans son concept de « guerre silencieuse ». Ses conseils
aux souverains Maurya de recourir en priorité à la stratégie indirecte pour étendre
leur pouvoir seront à l’origine de l’établissement du premier empire indien.

Les espions célestes védiques

Les premières traces attestant de l’existence des espions remontent à l’ère


védique, c’est-à-dire, à la période durant laquelle les textes hindouistes canoniques
tels que les Vedas1 ont été composés par les Aryens. Peuple indo-européen originaire

1. Les Vedas (« le Savoir ») constituent un ouvrage de référence pour les hindous car nombre
de concepts majeurs de l’hindouisme y trouvent leur genèse du fait qu’ils ont une valeur
normative dans les domaines relatifs à la vie religieuse et sociale et notamment en matière
d’éthique politique. Elaborés par des Rishis – des brahmanes –, ils sont le fruit de récits
théologiques transmis oralement par les membres de la classe sacerdotale et retracent
notamment les combats des dieux et gardiens de l’ordre cosmique tels Mitra, Varuna et
Indra pour la préservation du « dharma ». Notion très importante au sein de la société
indienne, il s’agit d’un principe védique qui correspond aux lois régissant l’Univers que les
hindous se doivent de respecter afin de ne pas ébranler l’équilibre du corps social et donc,
du cosmos.

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Première partie : Antiquité

des régions du nord de la mer Noire, il se composait de tribus semi-nomades


conquérantes dont l’organisation sociale reposait sur une économie pastorale et
patriarcale, et dont certains des membres insoumis vivaient de razzias. Toujours
en quête de nouveaux pâturages, ils développèrent un goût certain pour les conquêtes,
notamment grâce à la domestication du cheval. C’est ainsi qu’en 2300-1900 avant
J.-C., ils pénétrèrent en Grèce, en Asie Mineure, en Mésopotamie, en Europe puis
en Inde, dans le bassin du haut Indus (Penjab actuel).
À l’image des civilisations développées du Croissant fertile qui produisirent
des visions du monde centrées sur un ordre divin éternel perpétuellement menacé,
les premiers récits védiques de la formation du monde sont le reflet d’un ordre
cosmique imparfait constamment menacé par des forces destructrices, où les
espions jouent un rôle majeur dans le rétablissement d’un ordre moral plus juste.
Ainsi, bien que les Vedas soient avant tout des hymnes religieux et des incantations
destinés à accompagner les rites sacrificiels offerts aux dieux, ils témoignent de la
vision du monde qu’avaient alors les Aryens qui eurent à affronter de nombreux
périls lors de leur migration dans la vallée de l’Indus et durent soumettre les peuples
indigènes (Dravidiens) avant de les assimiler. Aussi est-il intéressant de constater
que les premiers ouvrages religieux rédigés par ces peuples nomades, à savoir les
Vedas, comportent de nombreuses références à l’espionnage comme fonction vitale
de la conquête de nouvelles terres et du bon fonctionnement de la société. C’est
ainsi qu’apparut pour la première fois dans les cosmogonies des hymnes védiques,
le terme sanskrit « spas », dont est issu le mot « espion ».
De la volonté des rois aryens de soumettre les Dravidiens – assimilés à des
êtres démoniaques dans les Vedas – et de la nécessité de disposer d’un maillage
territorial apte à leur assurer l’établissement de nouvelles entités politiques au nord
de l’Inde, naquirent les premiers réseaux d’espions. Bien que n’étant pas encore
rattachés à une administration unifiée, les informateurs dépeints dans le Rig-Veda
et l’Arthava-Veda constituent les prémisses de l’espionnage indien. Qualifiés « d’yeux
du roi », il s’agissait principalement de Rishis, placés sous les ordres du monarque,
qui avaient pour principales missions de favoriser le dialogue avec les tribus locales,
de mater les rébellions, de protéger les récoltes des pillards et de mettre un terme
aux actes de banditisme qui croissaient au fur et à mesure que les entités politiques
nouvellement formées donnaient lieu à l’établissement de centres urbains favorables
à l’accumulation de richesses. Loin d’être déconsidérés, les espions étaient alors
magnifiés et apparaissaient tels les garants de l’ordre ainsi que du bien-être des
sujets du roi dont ils recueillaient les requêtes et les doléances.
Eu égard à la pratique de l’espionnage comme moyen de survie, les Aryens
ont naturellement associé cette fonction aux puissances de la nature qu’ils vénéraient.
Ceci explique que les premières mentions de l’emploi d’espions apparaissant dans
les Vedas soient associées à Varuna, dieu du ciel et « gardien du Rita » (norme
cosmique). Qualifié dans le Rig-Veda de « Visva-Veda » (« Seigneur qui connaît
toutes choses »), Varuna est décrit comme étant le détenteur du savoir universel,

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

un « juge universel, juge infaillible, à qui rien n’échappe ». Il rend la justice grâce à
ses espions qui, envoyés pour empêcher les crimes d’être commis par les « dasas »
(esclaves ou aborigènes) et les « dasyus » (voleurs), observent le monde d’ici-bas
ainsi que celui de l’au-delà afin de protéger les innocents.

« Qui sauterait par-dessus le ciel et au-delà, il n’échapperait pas au roi


Varuna : il a ses espions, les espions célestes parcourent son empire, il a ses
mille yeux qui regardent la terre.
Il voit tout, le roi Varuna, tout ce qui est entre les deux mondes et
au-delà ; il compte les clignements d’œil de toutes les créatures : le monde
est dans ses mains comme les dés aux mains du joueur.
Tes liens septuples, ô Varuna, tes liens de colère qui par trois fois s’enchaî­
nent, qu’ils enchaînent l’homme aux paroles du mensonge, qu’ils laissent
libre l’homme aux paroles de vérité.
Point ne le trompe qui veut le tromper. Il voit d’en haut, le mal qui se
commet ici-bas et le frappe : il a des liens septuples dont il enlace celui qui
ment, par trois fois, par le haut, par le milieu, par le bas du corps. L’homme
tombé sous l’étreinte du malheur implore sa pitié, se devine criminel et sent
dans cette main qui frappe une main qui châtie1. »

Les espions au service de la victoire militaire


dans le Mahabharata

À la période védique succède ensuite l’ère épique qui s’étend du viie siècle
avant J.-C. au iiie siècle de notre ère. Il s’agit d’une période clé de l’histoire indienne
car c’est à l’issue des invasions aryennes que de nombreux traités normatifs relatifs
à l’emploi légitime de la force ont été imprégnés des concepts de la philosophie
védique. Pourtant millénaires, ils constituent encore aujourd’hui le socle culturel
de la société indienne en matière d’organisation sociale, politique et religieuse. En
effet, c’est à partir de ces textes qu’ont été élaborés le système de castes, ainsi que
la théorie de la guerre basée sur une éthique morale régie par le dharma. De même
que dans les Vedas, la société est décrite comme étant une extension de l’ordre
cosmique au sein de laquelle le roi doit faire respecter le dharma à l’aide de ses
espions, dans les épopées post-védiques, le renseignement devient un art sophistiqué
et est pratiqué sur initiative du roi, à la fois au nom de la préservation du dharma
et de la sécurité de l’État. C’est pourquoi, à l’époque où furent composés les grands
poèmes épiques que sont le Mahabharata et le Ramayana, il existait deux catégories
d’espions, civile et militaire, dédiées à l’exercice de la guerre, ainsi qu’à la lutte

1. Mahabharatha, Atharva-Veda, 4, 16.

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Première partie : Antiquité

contre la corruption et contre tout élément séditieux au sein des royaumes. En


outre, les espions militaires constituaient un corps à part entière et composaient
l’une des divisions de l’armée baptisée « Cara ».
Le Mahabharata est une épopée mythologique contant de hauts faits guerriers
qui se seraient déroulés à peu près 2200 ans avant l’ère chrétienne et rédigés durant
la période post-védique. Elle relate la « Grande Geste » des Bhārata ainsi que la
guerre de Kurukshetra qui opposa le clan des Pandava à celui des Kaurava. C’est
au cœur de ce récit relatant la guerre fratricide entre ces deux clans, que l’espionnage
et la recherche de renseignements stratégiques deviennent une dimension
indispensable de l’art de la guerre. Aussi est-il maintes fois fait référence aux espions
comme élément clé de la victoire. C’est dans ce contexte que dans le Shanti
Parva – douzième livre du Mahabharata – le guerrier Bhisma donne des conseils
à Yudhishthira­, du clan des Pandava, sur la meilleure façon d’utiliser les espions
afin que son roi dispose d’un avantage stratégique sur ses ennemis et soit à même
d’analyser leurs faiblesses afin de les anéantir.

« – Yudhishthira dit : Quels devoirs spécifiques le roi doit-il remplir ?


Comment doit-il protéger son royaume et comment maîtriser ses ennemis ?
Comment devrait-il employer ses espions ? Comment devrait-il inspirer
confiance dans les quatre ordres de ses sujets, ses propres serviteurs, ses
femmes et ses fils, Ô Bharata ?
– Bhisma : Il devrait employer comme espions des hommes qui ressem­
blent à des idiots, des aveugles ou des sourds. Ce doit être des personnes dont
les qualités auront été testées de manière rigoureuse, qui sont douées de
sagesse et qui sont capables d’endurer la faim et la soif. Avec toute l’attention
voulue, le roi devrait se renseigner sur ses conseillers, ses amis et ses fils, dans
sa ville et dans les provinces et dans les territoires placés sous ses ordres. Ses
espions devraient être employés de façon à ce qu’ils ne se connaissent pas.
Il doit aussi, Ô taureau de la race de Bharata, connaître les espions de ses
adversaires en mettant lui-même des espions dans les lieux de vie et
d’amusement, devant les maisons, parmi les mendiants, dans ses jardins et
parcs d’agrément, dans les réunions et conclaves des savants, dans les
campagnes, dans les lieux publics, dans les lieux où il tient sa propre cour
et dans les maisons des citoyens. Le roi possédé de l’intelligence peut ainsi
connaître l’identité des espions envoyés par ses ennemis1. »

1. Mahabharata, Livre xii, « Shanti Parva », Section LXIX.

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

L’émergence de la pensée matérialiste :


l’Arthashastra de Kautilya

Bien que nous disposions de peu de sources officielles – non mythologiques –


faisant état de l’existence des espions dans l’Inde ancienne, l’ouvrage Indica1 rédigé
par Mégasthènes2 ambassadeur de Séleucos 1er3 à la cour des Maurya au ive siècle
avant J.-C., constitue un précieux témoignage de leur existence, l’auteur allant
jusqu’à décrire la société d’alors comme étant composée de sept castes dont l’une
d’elle – la sixième – correspondait à celle des espions. Témoin de l’édification du
premier royaume indien unifié sous l’égide de Chandragupta de la dynastie des
Maurya, Mégasthènes aurait été contemporain du grand stratège indien baptisé
Kautilya ; premier théoricien de l’État et auteur de l’Arthashtastra, un ouvrage de
politique, d’économie et de stratégie militaire dans lequel les services de renseignement
sont, pour la première fois de l’histoire indienne, institutionnalisés et font partie
intégrante d’un système de gouvernance complexe qui n’est plus régi par des normes
cosmiques ou religieuses mais qui s’inscrit dans le cadre de la Lokayata, la philosophie
matérialiste indienne.
De fait, alors que dans les récits épiques, la conduite de la guerre est régie selon
des normes mêlant à la fois la ruse (« kutayudh ») et une certaine éthique de la
violence (« dharmayudh ») destinée à la préservation du dharma, vers le vie siècle
avant J.-C., fut élaborée une philosophie purement matérialiste appelée Lokayata
dépourvue de tout artifice mythologique ou religieux et opposée à la théorie de
l’ahimsa (non-violence) des jaïns et des bouddhistes. Considéré comme le plus
radical des systèmes philosophiques de l’Inde, ce matérialisme réprouve tout ce
qui relève du surnaturel – tels qu’une âme, un dieu immatériel ou l’au-delà – et
rejette autant les systèmes éthiques fondés sur des cosmologies (dharma) que les
notions de bien et de mal. La violence n’y est plus pensée en termes moraux et
universels par rapport à une victime et les attributs associés au roi ne sont plus
tant la préservation du dharma que la conquête du pouvoir. C’est ce matérialisme
indien que l’on retrouve dans l’Arthashastra de Kautilya.
Né vers 400 avant J.-C. à Canaka, à la confluence des rivières de Kaboul et du
Sindh (Pakistan actuel), Kautilya aurait été un brahmane ayant auparavant servi
la dynastie des Nanda, du royaume de Magadha. Humilié par ses maîtres, il aurait
alors proposé ses services à leur rival, Chandragupta Maurya, et l’aurait conseillé

1. Ce document constitue la première description de l’Inde par un étranger.


2. Originaire d’Ionie, il est envoyé en tant qu’ambassadeur par Séleucos Ier auprès du roi
Chandragupta Maurya dont la cour se tenait à Pataliputra, l’actuelle Patna, dans le Bihar.
Selon Arrien, il aurait voyagé depuis l’Arachosie (peut-être Alexandrie d’Arachosie), alors
sous l’autorité du satrape Sibyrtios, et de là, aurait gagné l’Inde.
3. Il s’agit d’un des généraux d’Alexandre le Grand qui, après être sorti vaincu d’une bataille
l’opposant au roi Chandragupta Maurya, signa un traité de paix avec le monarque indien
en 305 avant J.-C.

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Première partie : Antiquité

dans sa lutte contre les Nanda. À l’issue de sa victoire, Kautilya aurait rédigé
l’Arthashastra afin de compiler les conseils stratégiques et tactiques prodigués à
Chandragupta. Les origines de cet ouvrage sont néanmoins enveloppées de mystère
car il fut perdu quelque temps après la chute de la dynastie des Gupta (550 de notre
ère), puis redécouvert en 1909 après une disparition de plus de 1400 ans. Comme
souvent avec les œuvres anciennes, sa paternité a été contestée car bien que les
noms de Kautilya – également appelé Chanakya (« le retors »), et Vishnugupta – lui
soient associés, il est fort peu probable que cet ouvrage soit le fruit d’une seule
personne. Nombre de spécialistes lui attribuent au moins quatre auteurs, ce qui
veut dire qu’il résulterait de la compilation d’œuvres antérieures.
Bien qu’il soit peu connu en Occident, ce traité fait figure de classique intemporel
en matière de gouvernance et d’art de la guerre, aux côtés de L’Art de la guerre de
Sun Tse et de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. En outre, si
Kautilya demeure une figure majeure de l’Inde ancienne c’est parce que c’est grâce
à lui qu’a été formée en 323 avant J.-C., la première entité politique unifiée, l’Empire
Maurya, à une époque où le sous-continent indien était morcelé en de multiples
royaumes indépendants à la tête desquels les rois guerroyaient sans cesse.

La théorie de l’État et des rapports de force selon Kautilya


Divisé en quinze livres, dont cinq sont consacrés à la politique intérieure et
dix à la politique extérieure, l’Arthashastra – terme qui peut être traduit par « Traité
du politique et de l’économie » – expose l’art de gouverner et d’accroître les richesses
du royaume au moyen de l’établissement d’un gouvernement centralisé, d’une
bonne gestion des ressources, mais aussi de conquêtes territoriales. Eu égard à la
complexité du système bureaucratique ainsi élaboré, l’organisation de l’empire
Maurya par Kautilya préfigure un proto « État providence » qui n’avait jusque-là
son pareil ni dans l’empire égyptien, ni en Chine.
Bien qu’il ne soit pas réellement fait mention de l’application prescriptive de
l’Arthashastra, l’établissement de l’empire Maurya valide en partie la portée
normative de ce texte qui fonde les bases d’un appareil d’État centralisé et
bureaucratique complexe. Suivant la tradition hindoue selon laquelle les trois buts
de la vie sont le « dharma » (le respect de la loi), l’« artha » (l’enrichissement) et
« kama » (l’amour), Kautilya fait de l’« artha » un enjeu majeur et voit dans les
conquêtes territoriales le moyen d’assurer la prospérité de l’État et de ses habitants ;
ce qui explique que l’effort de guerre soit permanent et le renseignement,
institutionnalisé. De fait, force est de constater que c’est grâce au génie de Kautilya
que Chandragupta a pu ériger pour la première fois de l’histoire indienne un empire
assez fort et prospère à la tête duquel le roi, dorénavant considéré comme le garant
de la civilisation indienne, est parvenu à unifier tout le sous-continent, des frontières
de la Perse au golfe du Bengale. Ceci, après avoir porté un coup fatal à la dynastie

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

régnante des Nanda1 du royaume de Magadha et reconquis les satrapies grecques


établies par Alexandre le Grand dans le Sindh et le Gujarat actuels, après la mort
du conquérant macédonien en 323 avant J.-C.
Les ouvrages des historiens grecs Strabon, Arrian et Mégasthènes, ainsi que
les édits d’Ashoka2 donnent un aperçu du fonctionnement du royaume à travers
l’évocation de l’existence de nombreux informateurs et officiers (« purusa ») chargés
de contrôler et de surveiller les moindres faits et gestes des sujets du royaume afin
de rendre compte quotidiennement de leurs opinions au roi. Précurseur de la
pensée réaliste que certains spécialistes comparent à Hobbes ou à Machiavel,
Kautilya aurait ainsi conseillé son souverain sur l’importance de mettre en place
des services de renseignement intérieur et extérieur, et pour ce faire, de mettre de
côté l’éthique dans un contexte où les relations inter et intra-étatiques étaient
dominées par l’anarchie et le chaos3. En effet, avant l’accession de Chandragupta
au trône, le sous-continent indien était divisé en de multiples royaumes se faisant
constamment la guerre car il n’existait alors pas d’entité politique unifiée ; les Grecs
menaçaient d’envahir l’ouest de l’Inde4 et l’ordre social était régulièrement fragilisé
par les révoltes des tribus indigènes refusant de se soumettre à l’autorité centrale.
C’est de cette instabilité chronique que sont nées sous la plume de Kautilya, la
théorie du Matsyayana, ou loi du plus fort, ainsi que celle du Mandala (cf. infra).
Considérant que seul un État fort peut survivre dans un environnement instable,
il préconise donc dans son ouvrage de subordonner les principes moraux aux
intérêts de la nation et de faire régner l’ordre à travers l’établissement d’un État
policier et centralisé sur le modèle administratif de l’empire perse achéménide de
Cyrus le Grand.

Un plaidoyer pour le recours à la stratégie indirecte


et à la guerre silencieuse
Soucieux de placer le roi Chandragupta à la tête d’un empire puissant et riche,
Kautilya fait de la stratégie d’action indirecte un complément de la diplomatie

1. Accédant au pouvoir en 345 avant J.-C., la dynastie Nanda régna sur le nord de l’Inde
jusqu’en 321.
2. Ashoka est le troisième empereur de la dynastie indienne des Maurya qui s’efforça de
consolider et d’agrandir l’empire hérité de son grand-père Chandragupta Maurya.
Cependant, il se convertit au bouddhisme à la suite de la conquête meurtrière de Kalinga
dont il réprouva la violence.
3. Cette pensée a été théorisée par Kautilya à travers la « métaphore des poissons » ou
Matsyayana, selon laquelle seuls un peuple et un État forts peuvent survivre dans un
univers instable et cruel, à l’image des gros poissons avalant les plus petits.
4. En 326 avant J.-C., les troupes d’Alexandre le Grand firent une avancée majeure dans
l’ouest de l’Inde, notamment dans le Penjab, et combattirent le monarque indien Porus
lors de la bataille d’Hydaspe. Après la victoire d’Alexandre, le dirigeant macédonien noua
une alliance avec Porus et le nomma « satrape » de son royaume.

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Première partie : Antiquité

devant se mener aussi bien en temps de paix que de guerre. Cela consiste sur le
plan extérieur, à nouer d’apparentes relations pacifiques avec les dirigeants étrangers
tout en appliquant les principes de la guerre « silencieuse ». Il s’agit d’une guerre
permanente et invisible menée contre un autre royaume dans le cadre de laquelle
le roi et les ministres de l’empire Maurya agissent publiquement comme s’ils étaient
en paix, alors qu’en silence, des agents secrets et des espions assassinent de hauts
cadres administratifs du royaume adverse, créent des divisions entre les principaux
ministres et diffusent propagande et désinformation.
En tant que réaliste politique, Kautilya considère que chaque nation agit pour
maximiser son pouvoir, d’autant qu’en cas de calamité s’abattant sur son royaume
« un allié cherchera forcément à protéger ses propres intérêts. » C’est pourquoi, selon
lui, tout exercice politique s’inscrit dans un rapport de force constant consistant à
nouer des alliances, semer la discorde chez l’ennemi et ses alliés, rester en retrait
lorsqu’on est en situation de faiblesse et frapper dans le cas inverse. Entre le double
jeu et le recours à une alliance, Kautilya préconise ainsi de choisir la duplicité. User
de stratégies indirectes s’avère d’autant plus indispensable qu’« un archer peut ou
non frapper la cible en lançant une flèche mais en ayant recours à l’art diplomatique,
on peut tuer même un fœtus dans le ventre de sa mère1. » Par ailleurs, eu égard à la
supériorité stratégique que confèrent la ruse et la diplomatie sur l’emploi des armes,
Kautilya accorde une importance toute particulière au renseignement et privilégie
les conflits limités causant peu de pertes. Aussi préconise-t-il de gagner la guerre
sans livrer bataille car les coûts induits par ce qu’il appelle la « guerre ouverte2 »
sont trop élevés. Aussi les guerres « secrètes3 » – guérillas – et guerres « silencieuses4 »
sont préférables. Particulièrement subversives, ces dernières consistent à employer
des agents secrets et des diplomates afin de connaître les forces et faiblesses des
ennemis ; le but étant de les renverser, que des traités de paix aient été auparavant
conclus avec eux ou non.
Par conséquent, la violation des accords de paix et la conquête du pouvoir à
des fins de maximisation des intérêts de l’empire font de Kautilya le chantre de la
Realpolitik et le premier adepte de la guerre « sournoise » (« Kutayuddh ») et
« silencieuse » (« Tusnimyuddh »). Sur les quinze livres de l’Arthashastra, de nombreux
chapitres sont entièrement consacrés aux espions, en particulier, les livres xi et xii.
À cet égard, le traité rédigé par Kautilya peut paraître tout aussi offensif que L’Art
de la guerre de Sun Tzu puisqu’il justifie l’emploi de la ruse comme élément
indispensable de l’exercice du pouvoir. En effet, selon son auteur, « celui qui a l’œil
de la connaissance et qui connaît la science de la politique peut, sans trop d’efforts,
utiliser son habileté à conspirer et peut parvenir, par la diplomatie mais aussi par

1. Kautilya, Arthashastra, Version anglaise de R. Shamasastry. Livre x, « Relating to War »,


p. 540.
2. « Prakashyuddh » en sanskrit.
3. « Kutayuddh » en sanskrit.
4. « Tusnimyuddh » en sanskrit.

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

d’autres moyens stratégiques tels que les espions et les poisons, à vaincre ses rivaux,
aussi puissants soient-ils1. » C’est ainsi que les méthodes de subversion, d’intoxication
et d’élimination ciblées sont légitimées, et les diplomates, utilisés en tant qu’agents
d’influence à l’étranger.

Création du premier département administratif indien consacré


aux informateurs
L’originalité de l’administration politique et institutionnelle du royaume
élaborée par Kautilya réside dans le fait qu’il a élevé le renseignement indien au
rang d’outil indispensable du pouvoir, et pour ce faire, a bâti un système d’espionnage
unique au monde placé sous la responsabilité du roi afin d’assurer la sécurité
intérieure, punir les déviants, consolider l’économie du pays, surveiller les
fraudeurs – notamment en matière de taxes –, conseiller les diplomates, tromper
l’ennemi et faire la guerre.
Témoin de l’édifice institutionnel élaboré par Chandragupta, Mégasthènes
décrit dans son ouvrage Indica, un royaume dans lequel le métier d’espion est élevé
au rang de caste. Il relate ainsi que « La sixième caste est celle des espions. Ils sont
chargés d’observer et de rapporter secrètement au roi tout ce qui se passe. Ils se font
aider par les prostituées, que ce soit en ville ou dans les camps militaires. (Seuls) les
hommes les meilleurs et les plus fiables sont employés. » De fait, au ive siècle avant
J.-C., l’Empire indien se distingue par un vaste réseau d’agents de renseignement,
qui, désignés sous divers termes, tels que « cara », « spasa » et « guptacara », sont
divisés par Kautilya en deux catégories distinctes, les « stationnaires » (« sansthan »),
qui contribuent avant tout au renseignement intérieur ; et les « itinérants » (« sanchari »)
qui, eux, sont déployés à l’étranger et peuvent être amenés à commettre des vols
et des assassinats ciblés. Kautilya préconise que « l’administrateur poste dans tout
le pays des agents secrets ayant l’apparence d’ascètes religieux, de moines errants, de
charretiers, de saltimbanques, de jongleurs, de clochards, de diseurs de bonne fortune,
de devins, d’astrologues, d’apothicaires, d’aliénés, de sourds, de muets, et de marchands2 ».
La caste des brahmanes, bien que n’ayant plus l’emprise qu’elle avait auparavant
sur le pouvoir, n’en demeure pas moins essentielle car l’État va se servir des hommes
appartenant à cette classe sacerdotale en tant qu’agents diplomatiques et les envoyer
à la cour des royaumes voisins afin d’y dérober des secrets. Tout aussi importantes,
les femmes jugées aptes à effectuer le même travail que leurs homologues masculins
sont employées en tant qu’agents et espionnes. Qu’il s’agisse de simples citoyennes,
de combattantes, de femmes du harem ou d’« esclaves dotées d’une grande beauté »,
elles sont chargées de recueillir les paroles des étrangers et de l’entourage du roi.

1. Kautilya, op. cit., Book IX « The Work of an Invader », p. 491.


2. Kautilya, op. cit, Book XIV, « Means to Injure an Enemy », p. 584.

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Première partie : Antiquité

Catégories d’espions selon Kautilya

Sansthan (espions stationnaires) Sanchari (espions itinérants)


Kapatika (disciple malhonnête) Sattrin (orphelins)
Udasthita (moines apostats) Tiksna (éléments violents chargés des éliminations ciblées)
Grihapatika (cultivateurs) Rasada (êtres cruels chargés des empoisonnements)
Vaidehaka (marchands) Bhiksuki (veuves de brahmanes surveillant la cour du roi)
Tapasa (faux ascètes) Ubhaya vetena (agents doubles)

Recrutés en grand nombre, les agents de renseignement et les espions jouissent


d’un statut élevé au sein du royaume et dépendent d’un département admi­nis­tratif
central qui leur est dédié, lequel est si vaste que de nombreux fonctionnaires sont
nommés par le roi afin de l’administrer. Désignés sous les termes de « Samahartr »,
de « Nagarka », et de « Mahamatsyasarpa », ils ont la responsabilité de recruter les
informateurs – à l’exception des espions et agents doubles relevant des services
secrets et qui, eux, sont sélectionnés soit par le roi, soit par les ministres –, de leur
verser leur salaire, de les superviser, de réceptionner leurs rapports, mais aussi de
recouper leurs informations grâce à au moins trois sources différentes afin de
s’assurer de leur véracité. Ainsi, tout informateur se doit d’être irréprochable. S’il
s’avère qu’un rapport est faux, celui qui en est l’auteur se verra sanctionné, voire
renvoyé s’il a commis une faute grave. Par ailleurs, c’est dépourvu de toute immunité
diplomatique qu’il se doit d’assurer sa sécurité lors de missions à l’étranger. Enfin,
parmi les hommes et femmes désireux de devenir les « yeux et les oreilles du roi »,
seuls les plus intelligents et ceux disposant de qualités remarquables sont recrutés.
C’est pourquoi sont proscrits les individus susceptibles d’être sous l’emprise de la
colère, de la nervosité, de la pitié, de la timidité, de la cruauté, de l’arro­gance, de
la gentillesse, de la compassion et de la piété.

Le renseignement intérieur ou l’établissement d’un État policier


De la volonté des rois de la dynastie Maurya de contrôler les moindres faits
et gestes des fonctionnaires et de leurs administrés, est né un État policier dans
lequel les informateurs sont omniprésents et les méthodes de subversion, les
assassinats d’opposants politiques, les tortures, les intoxications et les opérations
secrètes, légitimés. Sur le plan intérieur, ce sont en priorité les gouverneurs, les
juges et les ministres du roi qui sont visés par cette politique car leur loyauté est
indispensable à la bonne gouvernance du royaume. Ils sont donc constamment
soumis à des tests destinés à évaluer leur fiabilité, leur résistance à l’enrichissement
personnel, à la luxure et à la peur. Pour ce faire, manipulations, rumeurs et pots-
de-vin sont employés afin de les pousser à la faute et tester leur capacité de résistance
à la trahison. Un officier approché par un espion déguisé en soldat se verra par
exemple proposer de conspirer contre le roi en échange d’une rétribution financière.

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

S’il accepte, il sera exilé ou contraint au travail forcé. Quant aux administrateurs
ayant pour mission d’espionner les citoyens sur tout le territoire, c’est grimés en
ascètes, moines errants, charretiers, jongleurs, astrologues ou encore en fous, qu’ils
« prennent le pouls de la nation ». Pour ce faire, Kautilya conseille de placer des
groupes d’espions en deux factions opposées au sein des lieux de pèlerinage et de
tout lieu de socialisation, afin de susciter des débats politiques qui permettront
ainsi de mieux connaître les opinions des habitants.
S’il est vrai que Kautilya accorde une place importante à la protection judiciaire
des individus et à l’impartialité des magistrats, le droit à la vie privée est relégué
au second plan et l’État n’hésite pas à s’ingérer dans la vie intime des habitants
dont les mœurs et les conversations sont passés au crible. La moindre critique
proférée envers le pays, le roi ou le système de castes est passible d’une lourde peine.
Sont arrêtés sur la moindre suspicion les traîtres, les menteurs, « ceux qui vivent
dans le luxe, voyagent beaucoup, ou ceux qui au contraire vivent reclus chez eux », etc.
Toute personne ne pouvant prouver son innocence est soumise à la torture physique
et psychologique infligée par les agents de renseignement eux-mêmes. Quant aux
assassinats, appelés « punitions silencieuses », ils y ont recours afin de punir les
traîtres et les criminels, ainsi que toute personne cherchant à porter atteinte à la
vie des membres des quatre castes. À cet effet, Kautilya consacre de nombreux
passages à la confection des potions et poisons censés provoquer la lèpre, le choléra
ou la cécité.

L’emploi de la ruse et de la duplicité comme éléments clé


de la victoire stratégique et tactique
S’agissant des affaires extérieures du royaume, l’auteur de l’Arthashastra bannit
toute considération morale. De fait, en introduisant les concepts de « kutayuddh »
(guerre sournoise), de « samdhya yayat » (duplicité) et de « Dvaidhibhava » (double
discours), il fait de la stratégie indirecte l’un des points essentiels de sa philosophie.
Même s’il s’oppose de manière générale à l’emploi irraisonné de la violence, il
considère qu’en matière militaire et diplomatique, il convient de mener simultanément
des opérations régulières et irrégulières afin de pouvoir prendre une puissance à
revers et l’attaquer lorsqu’elle s’y attend le moins. C’est dans ce contexte que Kautilya
fait de la désinformation et de la propagande des instruments redoutables au service
de la diplomatie. Théorisant les rapports de force à travers les quatre emplois
légitimes de la ruse, il conseille d’utiliser face à son ennemi, soit la conciliation
(« sama ») si l’on est trop faible, soit l’assaut violent (« danda ») si l’on est puissant,
soit la corruption (« dana ») si l’on est incertain du rapport de force, soit la duplicité
(« bheda ») si l’on veut le déstabiliser en l’infiltrant.
À cette description des moyens d’attaque s’ajoute une étude géostratégique
des rapports de forces incarnée par « La théorie du Mandala ». Correspondant à
une analyse des rivalités entre puissances au sein de l’environnement géographique
et stratégique de l’Inde, elle débute par le concept de royaume central dont le

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Première partie : Antiquité

souverain fait figure de conquérant ou de cible potentielle. Situé au cœur de cercles


concentriques (« mandala »), il est entouré d’anneaux qui constituent ses ennemis
proches, ceux-ci étant eux-mêmes inscrits dans un autre cercle d’États, qui cette
fois, représentent les pays favorables au souverain du royaume central, et ainsi de
suite. L’espion, et en particulier l’agent double, a alors pour mission de rendre
compte au roi des activités des pays amis et ennemis, de l’État possédant le plus
grand pouvoir au sein du Mandala et de l’État doté d’une puissance moyenne. C’est
ainsi que Kautilya déclare que « si l’on se retrouve placé entre deux rois plus puissants
que soi, on doit chercher alliance avec celui qui peut vous protéger ou avec celui qui
est son voisin plus faible, ou avec les deux à la fois. Qu’on s’efforce de les dresser l’un
contre l’autre en déclarant à chacun que l’autre a comploté contre lui pour s’emparer
de son patrimoine1. »

Guerres ouvertes, guerres secrètes et guerres silencieuses


Au vu de l’environnement instable caractérisé par la « théorie du Mandala »,
Kautilya préconise trois types de guerres : « ouvertes », « secrètes » et « silencieuses ».
Alors que la première fait référence à des guerres déclarées, la guerre
dissimulée – parfois assimilée à la guérilla – consiste à susciter la peur, à attaquer
brusquement, à frapper quand l’adversaire commet une faute ou quand il est en
difficulté, à céder d’un côté et à frapper de l’autre. La guerre silencieuse, quant à
elle, consiste en pratiques clandestines et complots. Dans cette perspective, le rôle
des espions et des agents doubles est primordial car eux seuls peuvent discrètement
manipuler les populations et exploiter les faiblesses des dirigeants étrangers. Les
diplomates, qui font eux aussi office d’agents déstabilisateurs, se voient investis de
la mission de créer des divisions entre les administrateurs et les ministres des États
voisins. Pour cela, ils peuvent user de toutes les méthodes subversives possibles,
telles que la désinformation et la propagande. S’agissant des cibles, Kautilya conseille
de s’en prendre en priorité aux États faibles et de n’attaquer les autres que
progressivement, à la suite d’un travail de sape de longue durée. L’objectif étant
d’aboutir à l’accaparement de leurs richesses.
Toutefois, si en dépit de cette théorie, l’Inde n’est jamais apparue comme un
pays expansionniste, c’est notamment parce que l’auteur du présent traité préconise
de ne conquérir que les entités politiques inscrites au sein de ses frontières naturelles
et appartenant de fait à la civilisation indienne. Une telle stratégie résulte notamment
du fait que le sous-continent indien, circonscrit par les montagnes de l’Himalaya,
de l’Arakan, de l’Hindu Khush, de Pamir, ainsi que par le désert du Thar, ne
permettait pas de mener des guerres offensives au-delà de cet environnement
dangereux.

1. Chaliand Gérard, Traité du politique. Artha-Sastra, Éditions Pocket, 2016.

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

Les émissaires et agents diplomatiques


Soucieux de garantir la sécurité de son empire et de ses habitants, le roi fait
reposer ses décisions sur les renseignements politiques et diplomatiques qui lui
sont prodigués par ses espions. Qualifiés « d’émissaires » (« duta ») lorsqu’il s’agit
d’obtenir des renseignements d’ordre politique, les ambassadeurs et les agents
diplomatiques ont la mission de récolter des informations stratégiques en temps
de paix et ne sont pas qualifiés d’espions (« cara »). Pour ce faire, Kautilya recommande
qu’ils se lient d’amitié avec les fonctionnaires des pays ou royaumes étrangers tels
que ceux ayant pour prérogatives d’administrer les terres sauvages et peu peuplées,
les frontières, ainsi que tout autre territoire stratégique. Il est intéressant d’observer
que la plupart des ambassadeurs appartiennent à la caste des brahmanes car, de
par leur statut hiérarchique élevé et respecté, ils n’encourent pas le risque d’être
fait prisonniers. Ainsi, à l’aide d’espions sous couverture, ils peuvent aisément
« comparer les postes militaires, les faiblesses stratégiques et les forteresses de l’ennemi
avec ceux de leur propre maître, déterminer la taille et la superficie de l’État et
déterminer quels sont les points stratégiques, les sites d’invasion prioritaires et les sites
imprenables1. » Pour ce faire, les agents occupant la fonction de marchands, ainsi
que les contrebandiers opérant aux confins du royaume, sont d’une utilité toute
particulière puisque grâce à leur entregent et à leur connaissance des axes commer­
ciaux transfrontaliers, ils sont plus à même de fournir des renseignements d’ordre
tactique, notamment lorsqu’il s’agit de conseiller le roi sur les routes à emprunter
en cas d’attaque.

Contre-espionnage et agents doubles


Enfin, en matière de contre-espionnage, Kautilya préconise au roi de mettre
en place un réseau parallèle d’agents destiné à découvrir l’identité et les méthodes
des espions étrangers afin de les neutraliser, soit en les arrêtant, soit en les retournant.
En effet, les agents doubles s’avèrent particulièrement utiles dans la mesure où ils
sont chargés de créer des dissensions au sein du camp ennemi en répandant des
rumeurs déstabilisatrices. Semer la discorde consiste entre autres, selon Kautilya,
à appeler les troupes de l’ennemi à la désertion et à provoquer un démembrement
du royaume en soutenant un prince voisin, un chef de tribu, un prétendant de la
famille royale ou un prince en disgrâce. Pour ce faire, la désinformation, la duplicité
(« bheda ») et la démoralisation des dirigeants, des officiers et des populations, font
l’objet d’un traitement particulier par Kautilya qui déclare qu’« un roi doit soumettre
les faibles par la conciliation et les dons, et les forts par la dissension et la force. Tandis
que les agents doivent gagner la confiance du roi ennemi et provoquer la défection des

1. Kautilya, Arthashastra, op. cit., Book XIII, « Strategic Means to Capture a Fortress », p. 201.

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Première partie : Antiquité

officiers supérieurs, les espions doivent infiltrer son appareil d’État et avec l’aide des
ministres, créer des dissensions au sein même du gouvernement1. »

*
Méconnu en Occident, Kautilya a néanmoins révolutionné la pensée indienne.
Un certain nombre d’auteurs se sont penchés sur l’art de gouverner de ce stratège
mais très peu d’universitaires se sont intéressés à ses considérations sur la guerre
et la diplomatie. De même, il est étonnant de constater qu’au contraire des agences
de renseignement pakistanaises qui ont étudié les stratégies d’espionnage développées
par Kautilya, les services de renseignement indien tels que la Research & Analysis
Wing (RAW)2 lui ont accordé peu d’intérêt. En outre, même si de nombreux auteurs
de traités de politique tels que Kamandaka se sont inspirés de Kautilya, d’autres
s’en sont quelque peu éloignés, à l’image de Manu qui, dans les Lois de Manu3, s’est
insurgé contre les stratégies relevant de la guerre « sournoise » et a condamné
l’utilisation de poisons, jugée peu éthique.
Loin de prôner l’état de guerre permanent, Kautilya a su inscrire le renseignement
au cœur des théories matérialistes de l’Inde ancienne à des fins de préser­va­tion du
pouvoir et de bonne gouvernance. Avec une population d’environ cinquante
millions d’habitants, l’empire Maurya aura été plus vaste que l’empire moghol,
s’étendant des frontières de la Perse et de l’Afghanistan jusqu’au Bengale. Malgré
son étendue, Mégasthènes parlait de l’empire Maurya comme d’un État prospère
marqué par le rôle prépondérant des échanges commerciaux, comme en atteste
l’importance accordée par Kautilya à la gestion des ressources, à la lutte contre la
corruption et au renseignement de nature économique4. Si l’Empire Maurya a
subsisté jusqu’en 185 avant J.-C., c’est notamment grâce aux conseils prodigués
dans ce traité. Ashoka, dernier roi de la dynastie Maurya, mais également chantre
de la non-violence et de la tolérance religieuse, n’en fut pas moins un administrateur
hors-pair. Il fit lui aussi usage des réseaux d’espions établis sur tout le territoire par
ses prédécesseurs. Malheureusement, la dislocation de l’empire entraîna dans
l’oubli l’Arthashastra, ainsi que son auteur.
Kautilya reste néanmoins le premier administrateur indien à avoir conseillé
la sécularisation de l’État, chose jusqu’alors impensable puisque la société était
dominée par la caste sacerdotale des brahmanes. Rompant avec la logique de
l’inter­pé­né­t ra­t ion du religieux et de la politique, ainsi qu’avec l’emprise de la
superstition et de la spéculation théologique sur les consciences, le conseiller du

1. Kautilya, Arthashastra, op. cit., Book VII, « The End of the Six-Fold Policy », p. 429.
2. Le Research and Analysis Wing (RAW) est l’agence de renseignement extérieur de l’Inde.
3. La Manusmṛti, traduit par « Lois de Manu », est un dharmaśāstra, un traité de loi qui est
daté environ du iie siècle de notre ère.
4. Il s’agissait par exemple sur le plan intérieur, de réprimer toute évasion fiscale afin qu’aucun
sujet du royaume ne se soustraie à l’impôt et sur le plan extérieur, de créer de la fausse
monnaie afin de déstabiliser l’économie des pays voisins.

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Le renseignement dans l’Inde ancienne

roi est parvenu à faire de la rationalité un outil au service d’une science politique
et économique destinée à acquérir pouvoir et richesses. De ce souci est ainsi née
une forme d’administration étatique pouvant s’apparenter aux fondements d’un
État moderne au sein duquel la gouvernance s’exerce de façon rationnelle et dans
lequel le renseignement intérieur et extérieur joue un rôle primordial.

Julie Descarpentrie

Bibliographie

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Boesche Robert, The First Great Political Realist : Kautilya and His Arthashastra, Lexington
Books, 2003.
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GUERRES DE L’OMBRE
DANS LA CHINE ANCIENNE

François-Yves Damon

Chinese Intelligence1 l’affirme : le renseignement est né en Chine et Sun Tse2


en est le père. Celui-ci naquit à la fin de l’époque dite des Printemps et Automnes
(771-475 avant J.-C.), à laquelle succéda celle des Royaumes combattants (475-221
avant J.-C.). Les deux époques sont rapportées par les deux chroniques dont elles
tirent leur nom.
Les Annales des printemps et des Automnes3 de la principauté de Lou, relatent
les trois siècles et demi de guerres, conquêtes et annexions accompagnées d’alliances
mouvantes entre les cent cinquante principautés issues de la fragmentation, à partir
de 771, de l’ancien domaine royal. La lutte pour l’hégémonie entre les principautés
de Tsin et Tch’ou, respectivement situées au nord (actuel Shanhsi) et au sud (Henan)
du fleuve Jaune, distantes d’environ 500 kilomètres, dura un demi-siècle ; commencée
en 632, elle s’acheva sur la plus longue trêve de l’époque des Annales : huit ans
seulement (582-575 avant J.-C.).
De ces cent cinquante principautés, quatorze survivaient en 475 avant notre
ère quand commença la seconde période dont l’instabilité valut son nom à sa
chronique Les Stratagèmes des Royaumes combattants.
Les cinq caractères 伐 (fa) expédition, 攻 (gong) attaque, 侵 (ts’in) envahir,
袭 (hsi) attaque surprise et 灭 (mié) détruire, sont récurrents dans les deux chroniques.

1. Zhonguo qingbao, 中国情报 (Chinese Intelligence), Bao Changhuo ed., Éditions scientifiques,
Pékin, 2013, p. 524
2. J’ai pris le choix d’une transcription plus accessible aux lecteurs que celle, dite « pinyin »,
de la République populaire de Chine.
3. Annales dites du pays de Lou, principauté du Shandong, et patrie de Confucius a qui en est
traditionnellement attribuée la révision au ve siècle avant notre ère.

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Première partie : Antiquité

Les royaumes, États et principautés de cette époque ne connaissaient guère de


cohésion intérieure durable mais étaient au contraire la proie permanente d’appétits
rivaux, d’intrigues, de luttes factionnelles, de conflits interclaniques et intrafamiliaux :

En 695, avant J.-C., Siuen koung, prince de Wei eut avec YI Kiang,
concubine de son père, une liaison dont naquit un fils, Ki tseu, qu’il confia à
l’un de ses frères né celui-ci d’une autre concubine de leur père. Ce frère obtint
pour Ki tseu la main de Siuen Kiang, princesse du Ts’i. Quand Siuen Koung
vit celle-ci, il la prit pour lui-même, il en naquit deux fils, Cheou et Chouo.
Siuen Kiang et son fils Chouo complotèrent contre Ki Tseu et Yi Kiang. Après
que celle-ci se fut pendue suite à son échec, Siuen Kiang, obtint de Siuen Koung
qu’il se débarrassât de Ki Tseu. Le prince envoya donc son fils en mission et
posta sur sa route des brigands chargés de le tuer. Cheou accourut mettre Ki
Tseu en garde contre cette traîtrise. Les brigands les tuèrent tous deux1.

De 771 à 206 avant J.-C., les guerres furent particulièrement propices aux activités
de renseignement militaire. C’est donc de celui-ci qu’il sera particulièrement question
ici. De l’espionnage et des opérations secrètes étaient attendues une réduction de
l’incertitude, favorisant l’affinement du dispositif stratégique, une plus grande efficacité
des engagements, des économies de troupes et l’allègement des finances de l’État.
L’originalité chinoise est d’avoir, depuis Sun Tse dans l’article 13, « Utilisation
des espions », de son Art de la guerre, promu le renseignement au rang d’élément
central de la stratégie.

Le Ts’in annexa le dernier des treize autres royaumes en 206 avant


J.-C. et se proclama « Premier empereur » (Ts’in Che Houang) et unificateur
de la Terre sous le ciel (天下, Tianxia), terre comprise comme le monde
chinois, à l’exclusion des autres peuples2.

Le renseignement ne s’avéra sans doute pas toujours aussi efficace contre les
peuples nomades de la steppe, du fait de leur mobilité. À la même époque, la dynastie
Han, successeur du Ts’in, établissait des structures d’espionnage interne des
dignitaires et des fonctionnaires, destinées à la surveillance, voire à la neutralisation
des dangereuses intrigues menées par les différents clans à la cour. Pérennisé jusqu’à
nos jours, ce principe de gouvernement a été consolidé et modernisé par la République
populaire.

1. Tchouen Ts’ioi Tso Tchouan, tome i, 695 avant notre ère.


http://classiques.uqac.ca/classiques/chine_ancienne/B_livres_canoniques_Grands_
Kings/B_06_Tchouen_Tsiou_t1/Tchouen_Tsiou_t1.html
2. La terre est carrée, un dais rond la recouvre partiellement. La portion de terre couverte par
le dais est le centre du monde (Zhongguo, 中国), la Chine, empire du milieu ; ses habitants
(Zhongguoren, 中国 人), les humains de l’empire du milieu sont les Chinois. Dans les
angles non couverts par le dais se trouvent les « humains extérieurs » (外国人, Waiguoren).

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

Avant Sun Tse : divination et transfuges, assassins et corruption

L’espace de confrontation des principautés est la grande plaine de Chine


centrale, du fleuve Jaune au nord, à l’interfluve entre la rivière Huai et le Yang
Tse-kiang (fleuve Bleu) au sud. Elle s’étend sur 1 000 kilomètres depuis Yen, la plus
septentrionale des principautés – non loin de l’actuelle Pékin – jusqu’à Tch’ou, la
plus méridionale, sur la basse Han, affluent de rive gauche du Yang Tse dans le
Hou-pei actuel ; et sur 1 500 kilomètres depuis Chou l’occidentale – à proximité
de l’actuelle Tcheng tou – jusqu’au pays de Lou, à l’orée du Shan toung, couvrant
ainsi environ un million de km².
Si la saison de la guerre était, à Rome, ouverte par Idus Martias (15 mars) et
fermée par le sacrifice d’October Equus (15 octobre), en Chine, la mousson d’été
rendait la Grande plaine peu praticable aux déplacements des troupes et des
véhicules, surtout entre juin et août ; les campagnes étaient donc reportées au
printemps et surtout à l’automne, voire aux débuts d’hiver.
Cette pratique a perduré jusqu’à nos jours Ainsi, la bataille décisive de la
guerre civile chinoise (1947-1950), celle de la Huai-Hai (« de la Huai à la mer ») – qui
vit la victoire de l’Armée rouge et l’anéantissement du corps de bataille de Tchang
Kai-shek – commença le 6 novembre 1948 et s’acheva le 10 janvier 1949 par la prise
du nœud ferroviaire de Sou Tch’eou, dans la partie orientale de la plaine, sur le
territoire de l’ancienne principauté de Lou1.
L’opération dut son succès à l’action de deux agents communistes infiltrés
dans l’armée nationaliste : les généraux He Ti-feng et Tchang He-hsia, commandants
de deux des quatre divisions positionnées sur le Grand canal, au nord du dispositif
nationaliste, constitué des 13e et 7e armées, échelonnées le long de la voie ferrée, à
l’est de Sou Tch’eou. He et Tchang, avertis le 13 novembre de l’approche communiste
sur leurs positions, ordonnèrent à leurs divisions de se retirer vers le sud sans
combattre. Comme les deux autres divisions persistaient, tout en reculant, à résister
à la poussée de l’Armée rouge, He Ti-feng menaça leurs deux généraux de la cour
martiale s’ils ne reprenaient pas le terrain perdu. Dans l’impossibilité d’exécuter
un tel ordre, les deux officiers choisirent la reddition.

1. Gary J. Bjorge, Moving the Enemy: Operational Art in the Chinese PLA’s Huai Hai Campaign,
Leavenworth Paper, no 22, Combat Studies Institute Press, Fort Leavenworth, Kansas,
2004, p. 89-90.

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Première partie : Antiquité

Afin de renforcer les effectifs de la garnison de Sou Tch’eou, désormais menacée


par la perte de ses défenses nord, Tchang Kai-shek ordonna le 16 novembre à la
13e armée, la plus proche de la ville, de rejoindre celle-ci, exposant ainsi le flanc
ouest de la 7e armée, dont l’Armée rouge entreprit aussitôt l’encerclement1.
Tchang He-hsia et He Ti-feng avaient adhéré plusieurs années auparavant au
Parti communiste chinois (PCC), de même que Guo Jou-gui, chef des opérations
du Front nord nationaliste. Le PCC, appliquant le principe « disposer chez l’ennemi
des pièces d’échec dormantes2 », leur ordonna de conserver leurs postes dans l’armée
nationaliste, ils purent ainsi, tous trois, fournir des informations sur les plans et
le déploiement par Tchang Kai-shek de ses troupes autour de Sou Tch’eou. He et
Tchang, par leur abandon de poste sur le Grand canal, fournirent à l’Armée rouge
une ouverture qui s’avéra décisive pour le succès de son offensive.
Cette infiltration d’agents secrets dans la longue durée nécessita des années
de préparatifs et de suivi qui furent supervisées par Chou Enlai3. Un tel « placement
de pièces dormantes » est considéré comme un héritage direct de la « cinquième
sorte » d’agents répertoriés par Sun Tse : « Un agent préservé est un espion qui doit
nous revenir sain et sauf avec des informations4 ».
Des services aussi élaborés n’apparaissent cependant pas dans les Annales des
Printemps et des Automnes. Le terme espion 间谍 (tian die) n’y compte d’ailleurs
que sept occurrences, et douze – dans un contexte politique ou militaire – pour
« secret » ou « secrètement », contre soixante-trois pour « tortue ». L’apport du
renseignement entrait en effet en concurrence avec les visions spectrales,
l’interprétation des songes et les pratiques de divination, notamment la lecture des
fissures causées par la chaleur sur des écailles de tortue portées au feu ou encore
la manipulation des soixante-quatre hexagrammes divinatoires, figures de six
lignes, les unes pleines, les autres brisées5.

« En 615 avant J.-C., le prince de Lou consulta l’écaille de tortue pour


savoir s’il devait poursuivre les Ti. La réponse fut favorable.
En 596 avant J-C, après dix-sept jours de siège par le prince de Tch’ou,
les habitants de Tch’eng consultèrent l’écaille de tortue pour savoir s’ils
devaient négocier la paix. La réponse ne fut pas favorable.
En 544 avant J.-C., Lou p’ou Kouei et Ouang Ho consultèrent l’écaille
de tortue pour savoir s’ils devaient attaquer K’ing Foung. Ils montrèrent à
Tseu tcheu le signe donné par la tortue. Ils lui dirent :

1. Moving the Enemy, op. cit., p. 116-118.


2. 摆布的冷棋子 (baibu de leng qizi).
3. Special Services Section (SSS) : 中央特别任务科, Zhongyang Tebie Renwu Ke abrégé en
特科, Teke ; créée en 1926 par le Parti communiste et dirigée par Gu Shunzhang, Chou Enlai
en étant directeur des opérations.
4. L’Art de la guerre, article 13, Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, Hachette, 2008, p. 135.
5. Henri Maspero, La Chine antique, PUF, 1967, p. 159.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

– Des hommes ont consulté la tortue pour savoir s’ils devaient attaquer
leur ennemi. Nous nous permettons de vous montrer le signe obtenu.
Tseu tcheu répondit :
– Ils réussiront. Je vois le sang1. »

Le recours à la divination perdura sous les Royaumes combattants comme


l’illustre l’admonestation de Leao, stratège du iiie siècle avant J.-C. :

« Les généraux d’aujourd’hui n’ont cure que de computs calendériques,


d’almanachs, de conjonctions astrales, de divination par la tortue ou l’achillée ;
ils consultent les sorts, interrogent les signes, s’inquiètent des mouvements
des planètes, de la direction des vents et de la forme des vapeurs. Je vois mal
dans ces conditions comment ils pourraient remporter des victoires et se
couvrir de gloire2 ».

Les premiers acteurs du renseignement furent pour la plupart des transfuges


en quête de vengeance après avoir, au cours d’une guerre de clans dans leur patrie
d’origine, été victimes d’un parti rival. Les monarques étant en effet contraints,
pour régner, de s’appuyer sur les clans et de veiller, en même temps, à entretenir
les inimitiés interclaniques afin d’empêcher toute formation de coalition susceptible
de menacer leur trône et leur dynastie.
En 634 avant J.-C., la principauté de Song rompant son allégeance à celle de
Tch’ou, hégémon en titre, fit alliance avec le Tsin, puissance montante. L’armée du
Tch’ou, augmentée de nombreux vassaux, entra en campagne et assiégea la capitale
du Song. Celle du Tsin marcha au secours de son nouvel allié mais fut contrainte
de reculer devant la supériorité numérique de l’armée Tch’ou.
Un transfuge du Tch’ou, nommé Wang Sun parut alors dans le camp Tsin. Il
était motivé par la vengeance : son père, ex-Premier ministre du précédent roi de
Tch’ou, avait, à la mort de ce dernier, été accusé de harcèlement sur sa veuve par
ses rivaux à la cour qui parvinrent ainsi à obtenir sa tête. Wang Sun informa le
commandant Tsin du manque d’unité de l’armée Tch’ou : son aile droite, constituée
de vassaux peu résolus et irrités par le commandant de l’armée qui les méprisait,
en constituait le point faible. Fort de ces renseignements, l’armée Tsin attaqua celle
du Tch’ou en concentrant son effort sur l’aile droite de celle-ci, qu’elle enfonça. Le
commandement Tch’ou ne parvint pas à regrouper les fugitifs et, son flanc droit
désormais menacé, fut contraint de battre en retraite3.

1. 615 et 596 avant J.-C. : Printemps et Automnes, tome i p. 306 et 366. 544 avant J.-C. :
Printemps et Automnes, Tome ii p. 266.
2. Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p. 253.
3. Tchouen Ts’iou, Tso Tchouan, tome i, 234, livre v, vingt-cinquième année.

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Première partie : Antiquité

Cinq activités de la guerre secrète ont, à côté des transfuges, été répertoriées
dans les Annales des Printemps et des Automnes1 : espionner, soudoyer/corrompre,
tromper/intoxiquer, propager de fausses nouvelles, assassiner et infiltrer.

刺探 (ts’eu tan) : espionner


Les agents ont pour couverture des activités nécessitant un déplacement entre
principautés : mission diplomatique, infiltration dans une colonne de marchands ou
de réfugiés, tel Yi Yin. Il est cité par Sun Tse dans son article 13 comme l’un des deux
archétypes de cette activité d’espionnage, remontant à 1600 avant J.-C. : se présenter
chez l’ennemi sous un prétexte plausible, y recueillir des renseignements, puis les
transmettre à son commanditaire. Toutefois, c’est son interprétation correcte d’un
rêve prémonitoire qui apparaît cependant la plus déterminante pour obtenir la victoire.

Le désordre régnait dans l’empire des Hsia, mais les informations sur
la déchéance du roi Chieh demeuraient confuses. Tang, chef du clan oriental
des Shang, envoya Yi Yin comme espion auprès du roi. Afin d’accroître sa
crédibilité, il le blessa délibérément d’une flèche à l’épaule. La ruse réussit
et Yi Yin devint un familier de la cour royale et de l’épouse principale.
Celle-ci, repoussée par le roi au profit d’une concubine, rapporta à Yi Yin
un rêve de Chieh : deux soleils, est et ouest s’affrontaient, et celui de l’ouest
s’imposait. Yi Yin transmit le renseignement à Tang qui déplaça ses troupes
afin d’attaquer celles de Chieh par l’ouest et put ainsi l’emporter2.

收买 (shou maï) : soudoyer, corrompre


« Corrompre » devance « piège sexuel » comme technique la plus employée de
la guerre secrète. La Chine est le seul pays qui ait publié une Histoire de l’anti-
corrup­tion en Chine – 中国反贪史 (Zhongguo fantan shi) – couvrant la période allant
du néolithique au milieu du xixe siècle. La corruption se serait particulièrement
développée à l’époque des Printemps et Automnes et des Royaumes combattants.

« Printemps et Automnes et Royaumes combattants furent une époque


d’expansion de la corruption et de l’anti-corruption. L’époque, qui conservait
les traditions de débauche et lourde fiscalité vit la corruption s’étendre à
toutes les principautés, celles-ci la pratiquaient aussi bien à l’intérieur comme

1. 春秋战果时期间谍活动探微 (Tchou’en Tsie’ou tch’an guo shi t’si tian die huo dong tan wei)
L’espionnage aux époques Printemps et Automnes et Royaumes combattants de la Chine
ancienne. 战争史研究 (tch’an tch’eng shi yan tiou) Recherches historiques sur la guerre,
2009, chapitre ii, p.34.
2. Wang Xueru, 剑光谍影 (Jianguang dieying), Guerres ouvertes et guerres de l’ombre, Éditions
de l’université du Seu Tch’ouan, 2015, p. 1-5.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

moyen de s’attacher le soutien nécessaire des clans, qu’à l’extérieur pour se


procurer des intelligences dans les autres principautés1 ».

Du soudoyé sont attendues des informations, voire qu’il nuise aux plans de
son prince.
En 504 avant J.-C., sur le conseil de son ministre Po P’i, le roi Fou Tch’ai du
Wou attaqua et vainquit le Yue. Le roi Koui Ch’ien des Yue envoya son ministre
Wen Tch’ung chargé de cadeaux pour Po P’i afin d’en obtenir la signature d’un
traité de paix. Fou Tch’ai se laissa convaincre par Po P’i, malgré l’avis contraire de
son autre ministre Tzu Hsü, partisan de la destruction du Yue, seul moyen selon
lui de se préserver d’une vengeance.
Cinq ans plus tard, Fou Tch’ai décida d’attaquer le Ts’i, contre l’avis de Tzu
Hü qui redoutait toujours que le Yue n’en profitât pour attaquer le Wou. Po P’i loua
la bonne foi du roi de Yue auprès de Fou Tch’ai et calomniant son rival, parvint à
convaincre le roi de la duplicité de Tzu-Hsü. Fou Tch’ai fit exécuter Hzu Tsü et
ordonna l’expédition contre le Ts’i. Une fois celle-ci suffisamment éloignée, le Yue
attaqua le Wou, et tua le prince héritier.
Les stratèges Wou ts’eu et Lieou Tao ont dressé des profils de corruptibles :

« À la guerre, il est de la plus haute importance de s’informer au préalable


de l’identité du général adverse et d’être au courant de sa valeur : on pourra
de cette façon adapter sa stratégie à la nature de l’ennemi et atteindre ses
objectifs sans fatigue. Le général est-il stupide ou confiant, on l’abusera et
l’appâtera ; est-il cupide et n’a cure de sa réputation, on l’achètera2 ».

Autre modalité corruptive, toujours d’actualité, le piège sexuel, dont pâtit le


trop zélé Confucius alors qu’il servait en 447 avant notre ère, comme ministre de
la Justice de la principauté de Lou, son pays natal.
Le Lou était, comme les autres principautés du temps, le théâtre d’incessantes
querelles de clans se disputant le pouvoir. Quand les réformes entreprises par le
nouveau ministre de la Justice parvinrent à les réduire, Ts’i, le puissant voisin du
Lou, s’inquiéta de ces succès dans lesquels il crut discerner les prémices de
l’émergence d’un État puissant et donc d’une une menace future pour lui-même.
Il demanda alors à son conseiller Li Tzu de débarrasser le Lou de Confucius. Li
Tsu rassembla quatre-vingts jeunes femmes avenantes et les offrit au duc de Lou.
Totalement absorbé par ce présent, celui-ci cessa de paraître à la cour et négligea
les offrandes rituelles. Confucius abandonna ses fonctions tout en reconnaissant
l’efficacité du procédé : « Je n’ai jamais vu quelqu’un qui aimât la vertu autant que
le sexe3 »

1. 中国反贪史 (Zhonggo fantan shi) Histoire de la lutte anticorruption en Chine, 2 Tomes, Wang
Chunyu (dir.), Éditions du peuple du Sichuan, 2000, tome i (Des Hsia aux Tang), p. 27.
2. Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p. 167.
3. Les Entretiens de Confucius, traduction Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, IX/18, p. 51.

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Première partie : Antiquité

离间 (li tian) : tromper, leurrer, intoxiquer,


propager de fausses nouvelles
Il s’agit du premier volet de la subversion.
En 546 avant notre ère, Ioung tseu, faussement accusé, s’enfuit du Tch’ou et
se réfugia au Tsin dont les habitants lui confièrent la ville de Hiu. Puis les armées
du Tch’ou entrèrent en campagne contre le Tsin, dont les soldats voulurent prendre
la fuite. Ioung Tseu rassembla alors l’armée et les civils et, en présence des prisonniers
Tch’ou, leur fit cette proclamation :

« Que les vieillards et les jeunes gens s’en retournent, ainsi que ceux qui
n’ont plus de pères ou qui sont malades. Que sur deux hommes d’une même
famille, un s’en retourne. Qu’on examine les armes et qu’on passe en revue
les voitures. Qu’on donne à manger aux chevaux et que les soldats prennent
leur repas. Que l’armée se range en bataille et qu’on brûle les cabanes. Demain
matin nous combattrons. »

Puis il relâcha les prisonniers afin qu’ils courent prévenir l’armée de Tch’ou,
celle-ci effrayée par la détermination de Ioung tseu, se dispersa, laissant le terrain
au Ts’in1.

谍杀 (die sha) : assassinat ciblé


Pratique ordinaire des vendettas familiales – à l’exemple de celui de Ki Tseu
par son père Siuen Koung, – le recours à l’assassinat devint un procédé couramment
employé hors de leurs frontières par les principautés. Sun Tse l’inclus d’ailleurs
comme procédé légitime dans son article 13.

« Il est de règle, tant pour monter une attaque, s’emparer d’une ville,
ou assassiner un ennemi, de se renseigner au préalable sur l’identité du
général responsable, des membres de sa suite des chambellans, des portiers,
des secrétaires et de s’assurer que les espions en soient toujours parfaitement
informés. »

Le mode d’action le plus utilisé était le poison, mais les princes surent s’en
prévenir par le recours aux goûteurs, animaux ou humains, comme l’illustre une
scène du film Le dernier empereur2. Ce sont d’autres méthodes qui sont donc le plus
souvent rapportées.
En 545 avant J.-C., le duc Zi Guang chargea son serviteur Tch’ouan Ts’eou
d’assassiner le roi de Wu. Tch’ouan s’enquit des habitudes du Wu et apprit son goût
pour les poissons. Après s’être longuement entraîné à les accommoder et avoir

1. Tchouen Ts’iou, Tso Tchouan, Tome ii, Vingt-sixième année.


2. The Last Emperor, Bernardo Bertolucci, 1987.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

acquis une réputation, il se fit engager comme cuisinier par le Wu. Dans le poisson
destiné au roi, il cacha une dague qu’il saisit à l’instant du service et lui plongea
dans la poitrine.
Au début du ive siècle de notre ère, le roi du Tch’ao imagina un autre procédé
pour se débarrasser du seigneur de Tai dont il voulait annexer le territoire. Il
commanda à son métallier un vase de bronze munis de poignées, puis ayant donné
des instructions à son cuisinier, invita le seigneur de Tai à un banquet. Quand ils
eurent copieusement bu et que l’invité fut suffisamment enivré, le cuisinier,
conformément aux instructions reçues, saisit le vase par les poignées ajoutées à
cet effet et l’abattit avec une telle force sur la tête du seigneur de Tai, que la cervelle
de ce dernier en jaillit et se répandit sur le sol1.
Le procédé demeurait cependant aléatoire, comme le démontre l’échec, en
227 avant J.-C., de la tentative de Ding Ke contre le roi du Ts’in :
Fan, général en disgrâce du Ts’in s’était joint au prince Tan du Yen quand,
celui-ci, alors prisonnier du Ts’in parvint à s’échapper. Ding Ke, un transfuge du
Wei proposa au prince et au général un plan qui leur assurerait de se venger des
mauvais traitements infligées par le Ts’in. Le Ts’in ne cessant de réclamer la tête
de Fan que le Yen lui refusait, Ding Ke convainquit Fan de se laisser décapiter afin
que sa tête lui fournisse un gage de crédibilité suffisant afin d’approcher le roi
d’assez près pour le poignarder. Le général y consentit. En 222 avant notre ère,
Ding Ke, muni de son gage, se présenta devant le Ts’in et lui montra la tête coupée
de Fan, mais le roi éventa la ruse et tua Ding Ke. L’échec eut pour effet le renforcement
de la vigilance autour du roi.
L’assassinat politique perdura en Chine jusqu’au xxe siècle, nombre d’opposants
à Mao en furent victimes2 au cours des dix années de la Révolution culturelle.

卧底 (wo ti) : espion immergé


Il s’agit là du second volet de la subversion. Proche du pouvoir, l’espion immergé
est capable de fournir des renseignements autant que d’influencer ou contrecarrer
les plans de l’ennemi (He Ti-feng et Tchang He-hsia les deux généraux nationalistes
et agents du Parti communiste au temps de la guerre civile entrent dans cette
catégorie).
À Ts’eu Kong, son disciple, lui demandant comment pratiquer la vertu suprême,
Confucius (551-479 avant J.-C.) répondit : « Où que vous résidiez, mettez-vous au
service des officiers les plus sages et liez-vous d’amitié avec les gentilshommes les plus
vertueux3. Mais, quand, vers la fin du vie siècle avant notre ère, le Ts’i menaça

1. Records of The Warring States, Yen, 1, http://ctext.org/zhan-guo-ce/zhao-jian-yu-dong-


zhou-e.
2. Mac Farquhar Roderick & Schoenhals Michael, Mao’s Last Revolution, Harvard University
Press 2006, chapitre xv: « Cleansing the Class Ranks », p. 254-272.
3. Les Entretiens de Confucius, op. cit., p. 85.

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Première partie : Antiquité

d’attaquer le Lou, sa patrie, et que Confucius l’eût chargé de s’employer à sauver


celle-ci1, Ts’eu Kong n’hésita pas à tourner le dos aux préceptes du Maître, c’est-à-
dire l’altruisme (109 occurrences dans les Entretiens), le gentilhomme (107
occurrences) et la vertu (38 occurrences). Il recourut plutôt à la manipulation et à
l’utilisation d’un conseiller corrompu, en l’occurence Po P’i. L’échec de son pacifisme
est d’ailleurs reconnu par Confucius : « La Voie (60 occurrences) ne réussit pas à
s’imposer. Je vais m’embarquer sur un radeau de haute mer et prendre le large2 ».
Ts’eu Kong commença par se rendre auprès du Ts’i où il entreprit de convaincre
son roi de délaisser le modeste Lou pour une proie plus profitable, le Wou. Le roi
de Ts’i acquiesça mais remit à plus tard l’expédition. Ts’eu Kong visita donc le roi
de Wou et trouva celui-ci plein d’ardeur contre le Ts’i, mais également inquiet des
intentions du Yue qu’il soupçonnait de vouloir venger une défaite passée infligée
par le Wou.
Ts’eu Kong alla ensuite chez le Yue à qui il proposa de persuader le Wou, par
l’intermédiaire du ministre de ce dernier, Po P’i, dont le Yue s’était acheté les
services, d’attaquer le Ts’i en lui fournissant des armes à cet effet. Le Yue parviendrait
facilement à défaire le Wou une fois l’armée de celui-ci entrée en campagne contre
le Ts’i. Ts’eu Kong acheva sa mission chez le Tsin dont il prévint le roi d’une
éventuelle attaque du Wou dans le cas où celui-ci serait vainqueur du Ts’i.
Les manipulations de Ts’eu Kong atteignirent leurs buts : vainqueur du Ts’i,
l’armée du Wou attaqua le Tsin, mais trouva ce dernier sur ses gardes et fut défaite.
Le Yue en profita pour attaquer le Wou dégarni et l’occupa. Le Lou était sauvé3.

Contre-espionnage
À ces cinq activités il convient d’ajouter le contre-espionnage. En effet, afin
de se prémunir contre l’intoxication, princes et conseillers devaient examiner
scrupuleusement tout renseignement rapporté par leurs agents secrets, ne pas tenir
compte des renseignements non vérifiables, et enfin offrir au peuple de fortes
récompenses pour la dénonciation des espions.
En 480 avant J.-C., fuyant la calomnie, Tseu Mou, prince du Tch’ou, s’enfuit
au Tcheng. Le Tsin, projetant d’attaquer le Tcheng, envoya à Tseu Mou un espion
qui pria celui-ci de fixer le moment de l’attaque. Mais les officiers du Tcheng,
soupçonneux, firent des recherches et trouvèrent l’espion qu’ils mirent à mort ainsi
que Tseu Mou4.

1. Ibid., p. 14.
2. Ibid., p. 30.
3. 中国古代的刺客与间谍 (Zhongguo gudai de cike yu jiandie), Espions et assassins de la Chine
ancienne, Xiong Jianping (Université du Hubei), Pékin, 2014. p. 49-53.
4. Tchouen Ts’iou, Tso Tchouan, tome iii, 379, livre XII, Seizième année.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

C’est Sun Tse qui, dans son chapitre xiii, établit la première typologie d’agents
secrets : « Il existe cinq sortes d’agents : les agents indigènes, les agents intérieurs, les
agents retournés, les agents sacrifiés, les agents préservés ».
Fan, général en disgrâce du Ts’in réfugié au Yen, offre un exemple d’agent
sacrifié. Une autre date de 595 avant J.-C. quand le Ts’i captura un homme du
Tch’ou entré sur son territoire et l’exécuta. L’agent sacrifié avait été envoyé dans la
perspective de cette exécution, celle-ci devant fournir au Tch’ou le prétexte d’une
attaque contre le Ts’i.

Le corpus stratégique : les émules de Sun Tse

Le corpus est constitué par les cinq premiers stratèges des Sept traités de la
guerre1, tous postérieurs à Sun Tse. Ss’eu Ma-fa (fin du vie siècle avant J.-C.), Wou
Ts’eu et Lieou Tao (fin du ive siècle avant J.-C.), Leao (iiie siècle avant J.-C.) et
Houang-che (iie siècle avant J.-C.) y fournissent les premiers exposés méthodiques
des techniques de la guerre secrète. Tous abordent le renseignement, la subversion,
la protection du secret et le contre-espionnage. La victoire du T’sin en est une
bonne illustration.

Le renseignement
« L’art de la guerre consiste avant tout dans l’évaluation de la puissance
des forces en présence » (Ss’eu Ma-fa 213).
« Le renseignement est l’un des quatre ressorts de cet art. Rien n’est en
effet plus important que la vigilance pour assurer la sécurité d’un État »
(Wou Ts’eu 151), c’est-à-dire percer à jour les véritables intentions de l’ennemi,
repérer au préalable ses points forts et ses points faibles » (Wou Ts’eu 155,
Ss’eu Ma-fa 213, Leao 237).

La subversion
« Il existe douze techniques de subversion pacifique ». Parmi celles-ci :
« circonvenir les plus sûrs appuis du prince afin de miner son autorité ; s’atta­
cher l’entourage du prince ennemi par des distributions de cadeaux ; exciter
son goût pour les plaisirs afin d’amollir sa volonté ; jeter le discrédit sur ses
loyaux serviteurs ; se concilier les faveurs de ces derniers ; placer autour du
prince ennemi des serviteurs corrompus afin qu’ils le pervertissent.
La mise en œuvre simultanée de tous ces procédés pacifiques est le
préalable à toute opération militaire » (Lieou Tao 368).

1. Le septième des 7 Traités date de l’empereur T’ai-tsong (626-649) des Tang.

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Première partie : Antiquité

« C’est le rôle des conseillers du trône d’empêcher que des sophistes


itinérants ou des agents d’influence ne se gagnent les faveurs du souverain »
(Leao 259), car « la subversion a pour but de disperser les masses adverses et
distiller le ressentiment afin de dresser le prince contre ses ministres » (Ss’eu
Ma-fa 166).

La protection du secret
« On demande aux plans du général d’être secrets. Des plans secrets
font obstacle à la traîtrise. Que les plans du général s’ébruitent, l’armée perd
sa puissance ; que des observateurs extérieurs puissent épier ce qui se trame
au sein de l’état-major, le malheur ne pourra être évité » (Huang-che 309)
« Le général et le souverain communiquent au moyen d’un code secret
constitué par huit sortes d’insignes » (Lieou Tao 391).
« Toutes les fois qu’il s’agit de communiquer des machinations secrètes
ou des informations confidentielles, on recourt à des missives secrètes et non
à des insignes. L’expéditeur envoie une lettre multipartite. En sorte qu’il faut
des envois réitérés pour que le correspondant puisse prendre connaissance
de la totalité du contenu. Par « lettre multipartite » il faut entendre que la
missive est découpée en trois parties et par envois réitérés que l’on dépêche
trois estafettes chacune porteuse d’un morceau de lettre, qui font route
séparément et ignorent tout du contenu du message dont ils sont porteurs »
(Lieou Tao 393).

Le contre-espionnage
Sun Tse avait déjà préconisé l’utilisation des agents ennemis débusqués plutôt
que leur élimination :

« On entrera en contact avec eux pour les soudoyer, on les appâtera par
une promesse d’établissement. Grâce aux informations obtenues par leur
canal, on s’assure les services des agents indigènes et des agents extérieurs.
Par leur entremise encore, on est à même de savoir quelles fausses rumeurs
il faut charger les espions sacrifiés de répandre afin d’intoxiquer l’ennemi.
C’est encore grâce à eux que les espions préservés pourront agir en temps
voulu1 ».

Une fois l’espion retourné se posait cependant le dilemme de sa fiabilité,


autrement dit le risque qu’il soit un faux agent double, c’est-à-dire un agent sacrifié
par l’ennemi et destiné à transmettre de fausses informations à celui qui croyait
l’avoir retourné. D’où l’opposition de Leao à leur emploi :

1. L’Art de la guerre, article 13, in Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p.135.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

« C’est s’exposer à des déconvenues que de mettre sa confiance dans des


individus douteux, c’est manquer de perspicacité que d’enrôler des agents
doubles » (Leao 249).

Les oisifs parmi lesquels pouvaient se dissimuler d’éventuels comploteurs


devaient donc être éliminés, de même fallait-il prendre garde aux potentielles
sources de subversion que constituaient les transfuges des États ennemis.

« Les officiers itinérants ont pour mission de détecter les traîtres et les
rebelles » (Lieou Tao 380).
Au début des Royaumes combattants, le Ts’in eut tout particulièrement à se
méfier du Tsin, son puissant voisin qui s’était fait une spécialité d’infiltrer tous les
échelons des autres États. Cette nécessité d’être sans cesse sur ses gardes développa
un climat de suspicion, orienté en priorité vers les étrangers – suspicion d’ailleurs
toujours en vigueur de nos jours au sein de l’État chinois. La méfiance fut donc
instaurée en valeur avant d’être promulguée en lois. Les Légistes s’en firent une
spécialité. Shang Yang (390-338 avant J.-C.), l’un des plus éminents légistes, fut le
premier a doter le Ts’in d’une organisation civile de contre-espionnage quand il
en était chancelier de 361 à 341 :

« Les anciens rois1 avaient institué un système de contrôle fondé sur


l’espionnage mutuel entre personnes exerçant des fonctions similaires mais
dont les intérêts étaient opposés en sorte que rien ne leur échappait, bien
que chacun ne pensât qu’à dissimuler ses forfaits ».

Mais nul, pas même un légiste radical n’était à l’abri des intrigues de cour, et
comme Tzu-Hsü perdu par Po P’i, Shang Yang le fut par un conseiller jaloux.
Si de telles mesures coercitives ont pu limiter l’intoxication par des agents
doubles, elles ne parvinrent pas à les éradiquer :
En 284 avant J.-C., Yue Yi, général du Yen, dirigeait contre le Ts’i une coalition
d’armées du Ts’in, du Wei, du Han et du Tch’ao. Bien que son roi ait été tué, deux
villes du Ts’i, sous l’autorité du général Tian Dan, résistaient encore à Yue Yi.
Celui-ci les assiégeait depuis plusieurs années quand le roi Hou’ei monta sur le
trône du Yen. Son fils, le prince héritier, détestait Yue Yi. Tian Dan l’apprit et envoya
des agents se présenter devant le roi Hou’ei, à qui ils affirmèrent que son général
Yue Yi retardait à dessein l’assaut des deux villes et négociait leur sauvegarde en
échange de la couronne du Ts’i. Le prince héritier convainquit son père de les
croire. Hou’ei destitua Yue Yi qui s’enfuit au Tch’ao en laissant ses troupes sans
commandement. Tian Dan saisit cette opportunité, fit une sortie et défit les troupes
du Yen livrées à elles-mêmes, puis reprit les territoires perdus2.

1. La référence à la voie des anciens rois se veut légitimante. Le livre du Prince Shang,
traduction Jean Lévi, Flammarion 1981, p. 175.
2. Espions et assassins de la Chine ancienne, op. cit., p. 41-48.

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Première partie : Antiquité

La victoire du Ts’in
Le Ts’in était au ive siècle avant notre ère, devenu le plus puissant des royaumes
combattants. Afin de s’en protéger, les six États de Yen, Ts’i, Tch’ao, Han, Wei et
Tch’ou constituèrent une alliance dite verticale (He zong), car le Ts’i et le Tch’ou
en constituaient l’axe. Aussi, ministres et agents du Ts’in reçurent pour mission
de défaire cette alliance1.
En 328 avant J.-C., Tcheng Yi, agent du Ts’in au Wei, avait si bien gagné la
confiance du roi qu’il parvint à le détacher du Tch’ao au profit d’un rapprochement
avec le Ts’in, puis il se rendit au Tch’ou afin d’y défaire l’axe Tch’ou – Ts’i :

« Il n’est rien – dit-il au roi de Tch’ou – que je désire plus que servir votre
majesté ni que je hais davantage que le roi de Ts’i. Si vous rompez avec le
Ts’i, mon maître le roi de Ts’in vous offrira un territoire de six cents li2 carrés
à titre de reconnaissance ».

Le roi de Tch’ou rapporta fièrement la tractation à ses ministres qui le félicitèrent


sauf le ministre Ch’en Ch’en, hostile à ce choix d’une rupture avec le Ts’i qui
laisserait le Tch’ou isolé face au Ts’in. Il ne fut pas écouté, le Tch’ou rompit avec le
Ts’i mais n’ayant pas reçu les six cent lis promis, attaqua le Ts’in. Ses troupes furent
sévèrement battues par le Ts’in qui avait entre-temps signé une alliance avec le
Ts’i.
Toute la politique de Fan Souei, transfuge du Wei et ministre du Ts’in de 266
à 255 avant notre ère se concentra sur l’affaiblissement de l’alliance verticale : il
choisit pour cela de rapprocher le Ts’in des royaumes éloignés, Tch’ou, Tch’ao, Yen
et Ts’i, obtenant ainsi toute latitude d’entreprendre la conquête des États voisins.
Le tour des autres vint ensuite. Le Ts’in envahit une première fois le Tch’ao en 260
avant J.-C., mais se heurta aux solides remparts de la capitale Han Dan défendus
par le général Liang Po. Le Ts’in envoya un agent propagateur de fausses nouvelles
(离间, li tian) répandre la rumeur que le roi de Ts’in était détesté. Liang Po tomba
dans le panneau et fit une sortie qui lui fut fatale.
L’organisation du renseignement en « services » était recommandée par les
stratèges :

« De même, pour mener à bien une agression faut-il occulter tous les
canaux d’information du prince adverse (Lieou Tao 373). Les officiers des
ruses, au nombre de trois ont la responsabilité des stratagèmes insolites et
des duperies. Il leur est demandé de tendre des pièges si inédits et si ingénieux
que nul ne peut les éventer. Les officiers dits « yeux et oreilles », au nombre
de sept ont pour mission d’aller et venir pour surprendre les propos qui

1. L’espionnage aux époques Printemps et Automnes et Royaumes combattants, op. cit., p. 33.
2. Ancienne mesure chinoise.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

s’échangent et épier les attitudes, ils notent les menus faits dans tout l’empire
et sondent les cœurs au sein de chaque armée (Lieou Tao 379). Les officiers
itinérants au nombre de huit ont pour mission de s’immiscer dans le for
intérieur d’autrui et de l’influencer ; en fonction de l’état d’esprit de la
population chez l’ennemi, ils choisissent les moyens les plus propres à accomplir
leur travail de subversion et d’espionnage (Lieou Tao 380). Les officiers des
arts magiques au nombre de deux sont chargés de tromper et abuser le peuple
par toutes sortes de fables et de mythes faisant intervenir les dieux et les
démons (Lieou Tao 380) ».

Les applications de ces recommandations sont cependant rarement mentionnées


par les Chroniques.
En 243 avant J.-C., le Tch’ao entra en en guerre contre le Wei détaché de
l’alliance verticale par Fan Souei. Un courrier arriva au palais du roi de Wei pour
l’avertir que les armées du Tch’ao envahissaient l’État. Le roi, à ce moment, jouait
aux échecs avec son frère, le prince Wou Ts’eu, Celui-ci resta concentré sur la partie
d’échecs en cours et dit : « Cela ne se peut ». Le roi s’étonna d’une telle certitude.
Wou Ts’eu répondit : « Mes informateurs sont assez proches du roi du Tch’ao pour
me prévenir du moindre de ses mouvements, or, aucune information de ce type ne
m’est parvenue ». La maîtrise d’un tel réseau déplut cependant au roi qui cessa de
confier des affaires d’État à son jeune frère1.
En 229, alors qu’il était en guerre avec le T’sin, le Premier ministre du Tch’ao,
Li Mou, en sus des troupes déployées sur la frontière et des feux d’alarme, envoya
des agents secrets dans le no man’s land afin d’anticiper toute initiative militaire
du Ts’in.
La politique d’affaiblissement de l’alliance verticale inaugurée par Fan Souei
fut un succès. En 222 avant J.-C., ne subsistaient plus que trois royaumes : Tch’ao,
Yen et Ts’i. Le plus puissant étant le Tch’ao. C’est à la corruption qu’eût, une fois
encore, recours le Ts’in pour abattre définitivement ce dernier. Sachant que le roi
du Tch’ao avait une grande confiance en son Premier ministre Li Mou, le Ts’in y
envoya, en 223, le marchand Yao afin d’acheter Guo Kai, le rival de Li Mou, pour
qu’il brouille ce dernier avec son roi. Guo Kai réussit à convaincre le roi de remplacer
Li Mou, mais ce dernier pressentant la traîtrise, refusa de se retirer. Le roi le fit
mettre à mort, provoquant la désorganisation du royaume que le Ts’in envahit et
annexa peu après. Désormais Isolés, le Yen et le Ts’i tombèrent en 222 et 221 avant
notre ère et le roi du Ts’in se proclama empereur.

1. Records of the Warring States, Wei, 3.

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Première partie : Antiquité

Tableau 2 : la victoire du Ts’in

Année
Principautés Détruits par Principautés Détruits par En
(avant J.-C.)
Tsin Han, Wei, Tch’ao 376 Han Ts’in 230
Tch’eng Han 375 375 Wei Ts’in 225
Yue Tch’ou – Ts’i 333 Tch’ou Ts’in 223
Chou Ts’in 316 Tch’ao Ts’in 222
Tch’ong shan Tch’ao 296 Yen Ts’in 222
Song Ts’i 286 Ts’i Ts’in 221
Lou Tch’ou 249 Ts’in Unification 221

Le Ts’in dut sa victoire à sa supériorité militaire, tant numérique que stratégique,


cette dernière conceptualisée à la suite de Sun Tse par les penseurs militaires. Les
populations devaient cependant supporter une lourde fiscalité destinée à financer
les considérables effectifs militaires engagés – jusqu’à plusieurs centaines de milliers
d’hommes par campagne. Cette contrainte civile fut obtenue par l’adoption d’une
politique étatique autoritaire établie d’après les modèles de surveillance et de
contrôle des populations conçus, à la même époque, par les Légistes
L’objectif de la surveillance mutuelle selon Han Fei-tse (279-233 avant J.-C.)
était de mobiliser, d’une part, la population et les ressources, afin de mettre celles-ci
au service exclusif de la guerre, et d’interdire, d’autre part, tout accès à ces ressources
aux espions tentant de s’infiltrer dans l’État.

« Tout homme possède, enfouie en lui-même, une énergie farouche ;


étant donné la nature humaine, il n’est personne qui ne prodiguera cette
énergie pour obtenir ce qu’il convoite Quelle est la voie la plus propre pour
qu’aucun délit ne demeure caché ? Il suffit de faire en sorte que tous les
habitants d’épient mutuellement. Comment instaurer la surveillance
mutuelle ? On promulguera un édit stipulant que les habitants d’un même
village sont liés par la responsabilité collective. Tous étant impliqués dans
la transgression des interdits, ils se surveilleront, chacun n’ayant qu’une
hantise : se soustraire aux foudres de la loi. Aucun individu nourrissant des
desseins coupables ne pourra échapper aux regards de la foule
Le peuple est paisible quand l’État est réglé : une administration
brouillonne met le pays en danger. Des lois sévères sont conformes à la nature
humaine, des interdits trop lâches ne tiennent pas compte de la réalité des
instincts1. ».

1. Han Fei-tse ou Le Tao du Prince, Traduction Jean Lévi, Seuil 1999, p. 553-554.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

Des Han à la chute de Luoyang : contrôle des populations


et guerres Hsiong-nou

L’unification du monde chinois par le Ts’in mit fin aux conflits interétatiques.
Deux menaces perduraient cependant : l’une en provenance des confins septentrionaux
de la Chine, la steppe, où nomadisaient les Hsiong-nou, ancêtres des Huns et dont
la mobilité, de pâture en pâture, réduisait le délai d’exploitation des rensei­gne­ments
obtenus de marchands et de transfuges. L’autre menace provenait de l’intérieur
même de l’empire : les corrosifs conflits internes et la menace de fragmentation
dont ils étaient porteurs.
L’enjeu, stratégique, des guerres Han-Hsiong-nou, était la région des Ordos,
grande boucle septentrionale du fleuve Jaune nécessaire au contrôle du corridor
du Gansu, qui, par le Lop Nor, conduit aux oasis échelonnées sur les pourtours du
désert du Taklamankan, dans l’actuel Xinjiang, et aboutit aux cols menant à l’Asie
centrale, soit le parcours de la route de la soie.
La consolidation de l’empire dictait les modalités de voisinage avec les nomades :
fort, il était offensif ; moins fort, il s’en tenait à la défensive ; faible, il recourait aux
alliances matrimoniales, celles-ci n’excluant pas la ruse quand l’empire consolidé
jugeait le temps venu d’un changement de modalité.
Déjà, en 744 avant J.-C., le duc de Zheng projetant de s’emparer du territoire
des barbares Hu, avait marié son fils avec une princesse de leur tribu. En présence
de celle-ci, un dignitaire demanda au duc s’il comptait attaquer les Hu. Le duc
répondit : « Les Hu sont nos amis, pourquoi les attaquer ? ». La jeune mariée fit
rapporter la phrase à son père, lequel, confiant, dégarnit sa frontière. Le duc de
Zheng lança aussitôt une expédition victorieuse contre les Hu.
Un piège sexuel pouvait aussi servir, en limitant leur nomadisation, à rendre
les Hsiong-nou plus vulnérables. En 600 avant notre ère, le duc de Ts’in, ébloui par
la sagesse du conseiller du roi des nomades Jong, Yeou Yu, venu lui rendre visite,
confia à Leao, son historiographe, être préoccupé par cette sage présence auprès
du roi des Jong. Leao conseilla au duc d’envoyer à ce roi un orchestre de musiciennes
qui ne manquerait pas de le troubler et, en même temps, de retenir Yeou Yu au
Ts’in. Charmé par les musiciennes, le roi des Jong passa ses journées à les écouter
et oublia de déplacer son campement : leurs pâtures épuisées, la moitié de ses
troupeaux périrent. De même n’écouta t-il pas les remontrances que lui fit Yeou
Yu enfin de retour. Ce dernier s’enfuit au Ts’in où il rapporta la situation du Jong.
Le Ts’in put ainsi lancer une attaque victorieuse contre le Jong1.
C’est contre les incursions barbares dans les régions septentrionales chinoises
que les Royaumes combattants avaient construit les premiers murs. Au iie siècle
avant notre ère, le Ts’in victorieux ayant établi sa frontière sur la grande boucle

1. Ibid., p. 70.

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Première partie : Antiquité

des Ordos, la sécurisa par de nouveaux murs, lesquels, connectés aux précédents,
formèrent la Grande muraille.
Le désordre qui suivit l’effondrement de la dynastie Ts’in en 221 avant J.-C.
profita aux Hsiong-nou qui réoccupèrent les confins nord de la muraille et reprirent
leurs incursions en territoire chinois. Quand ils manquèrent de moyens militaires,
les premiers empereurs de la dynastie des Han – établie en 220 avant J.-C. – recoururent
à une stratégie d’alliances matrimoniales et aux cadeaux afin de limiter ces
incursions1.
Ce n’est qu’en 133 avant J.-C., les structures impériales étant consolidées, que
l’empereur Wou-ti saisissant l’opportunité d’une guerre civile qui divisait la
confédération Hsiong-nou, abandonna la diplomatie matrimoniale pour la stratégie
offensive, laquelle s’avéra rapidement efficace : la soumission des tribus du sud
permit en effet aux Han de reprendre, en 129 avant notre ère, le contrôle des Ordos.
Les tribus nomades du nord, qui avaient continué à résister aux Han, furent défaites,
vassalisées et soumises au régime tributaire en 119. En 101 avant J.-C., poussant
leur avantage, les armées Han avancèrent jusqu’à la vallée de Ferghana (Ouzbekistan­
actuel) et ouvrirent la « Route de la soie ».
Cependant, L’accroissement du budget militaire que requérait le choix offensif
nécessita comme pour le Ts’in, une fiscalité de plus en plus lourde dont souffrirent
les populations. Cela provoqua bientôt à des troubles sociaux dans tout l’empire,
qui vinrent s’ajouter aux continuelles luttes factionnelles. Quoique désormais
officielle, la bienveillance confucéenne que l’empereur Wou-ti avait lui-même
promue ne suffisait plus au maintien de l’ordre impérial, Il institua donc, en
115 avant J.-C., la première police secrète, les « Gardes de brocart », 绣衣使者 (hsiu-yi
cheu-ts’eu2) en référence à une pièce de leur uniforme.
Leurs missions consistèrent d’abord à débusquer les abus et dépenses luxueuses
des fonctionnaires dont ils devinrent vite redoutés. Les « Gardes de brocart »
agissaient en complément des services de contrôle déjà existants, les Censeurs et
les Chargés des remontrances. Mais, à la différence de ceux-ci, ils ne recevaient
leurs ordres que de l’empereur et ne rendaient compte qu’à celui-ci. Leur autorité
s’étendait à tout l’empire et ils acquirent vite la réputation d’être omniprésents,
L’autorité des « Gardes de brocart » fut étendue en 107 avant J.-C. à la supervision
de la campagne de répression des émeutes antifiscales, lesquelles s’accompagnèrent
d’une forte propension au brigandage de la part paysans affamés, La répression,
nommée « Grande hache de guerre », fut féroce : des dizaines de milliers de rebelles
furent exécutés. Le chef des gardes de brocart Tiang Jong, devint un familier de

1. « During Wendi’s reign, Jia Yi (201-169 avant J.-C.) advocated plans to weaken the power and
fighting spirit of the Xiongnu by luring them with the hope of material luxuries », Nicola di,
Cosmo, Military Culture in Late Imperial China, Harvard University Press 201. Michael
Loewe, « The Western Han Army, Organization, Leadership and Operation », p. 73.
2. https://projects.iq.harvard.edu/files/cbdb/files/hucker_official_titles_ocr_searchable_
all_pages.pdf, 2621.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

l’empereur et demeura, jusqu’à sa mort en 91 avant J.-C., l’exécuteur de ses basses


œuvres, n’hésitant pas à fabriquer des preuves à charge contre ceux dont son maître
voulait se débarrasser.
L’onction dynastique est le mandat du ciel. Perte du mandat et chute de la
dynastie vont de pair. Une dynastie trop affaiblie par ses luttes internes devient
alors une proie. Si elle est renversée, c’est que ciel lui a retiré son mandat.
Affaiblie par les luttes internes, la dynastie Han fut renversée en 9 avant J.-C.
Les Hsiong-nou profitèrent, une fois de plus, du désordre qui s’ensuivit pour
reprendre leurs incursions en territoire chinois.
Une nouvelle dynastie Han, dite « orientale » fut rétablie en 25 de notre ère,
mais elle dut s’en tenir à la défensive et renoncer à toute campagne extérieure,
laissant les mains libres aux Hsiong-nou au-delà de la Grande muraille jusqu’aux
Ordos ; c’est-à-dire leur abandonnant le contrôle du corridor du Gan Sou et des
routes de l’Asie centrale, affaiblissant ainsi la sécurité de la Route de la soie.
Tableau 3 : Époques et guerres de la Chine ancienne

Dates Époques État Guerres

771-475 avant J.-C. Printemps et automnes Division Guerres interétatiques

475-221 avant J.-C. Royaumes combattants Division Guerres interétatiques


Dynastie impériale
XN1 : Positions défensives
221-206 avant J.-C. Ts’in ; premier Unité/pouvoir fort
et opérations offensives
empereur
Dynastie impériale Unité : pouvoir faible XN : Positions défensives
206-9 avant J.-C.
des Han antérieurs puis consolidé puis opérations offensives
9 avant J.-C.-25
Intermède Wang Mang Division XN : Positions défensives
après J.-C.
Dynastie impériale Unité : pouvoir fort XN : Opérations offensives
25-220
des Han posté­rieurs puis affaibli puis positions défensives
220-265 Trois royaumes Division Guerres interétatiques
265-316 Dynastie Tin Pouvoir affaibli XN : Positions défensives

La consolidation impériale favorisa le retour de l’offensive que conduisirent


avec succès les généraux T’ou Hsien (mort en 92) et Ban Tch’ao, missionnés par
les empereurs Tch’ang Ti (56-88) et son successeur He Ti (88-105).
En 87, Ban Tch’ao menait une campagne contre le royaume de Sha-ch’e, dans
l’actuel Xinjiang, quand, son adversaire ayant constitué une coalition avec des
principautés voisines, il se retrouva en infériorité numérique. Il eut donc recours
à la ruse et la propagation d’une fausse rumeur. Il choisit un endroit de son campe­
ment situé à distance d’écoute de prisonniers pour s’entretenir avec ses capitaines

1. Hsiong-nou.

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Première partie : Antiquité

auxquels il ordonna de se disperser, les uns vers l’est, les autres vers l’ouest, leur
déclarant : « nos troupes sont trop faibles pour affronter un ennemi aussi puissant ».
Il veilla ensuite à laisser s’échapper des prisonniers ayant entendu ces ordres,
comptant bien qu’ils les rapportent à leur maîtres. Ce qui fut fait. Sha-ch’e convaincu
de la validité des ordres donnés par Ban Tch’ao divisa ses troupes en deux corps
qu’il envoya l’un vers l’est, l’autre vers l’ouest. Ban Tch’ao n’ayant pas divisé son
armée attaqua, avec toutes ses forces, le camp dégarni de Sha-ch’e et obtint sa
reddition.
Adoptant, à partir de 91 le précepte « utiliser les Barbares pour vaincre les
Barbares1 », les Han incorporèrent dans l’armée régulière des supplétifs issus de
tribus Hsiong-nou ralliées, et la campagne de 992 acheva la destruction de l’État
Hsiong-nou. Mais, après la mort de Ban Tch’ao, en 102, et en raison de la déliquescence,
de la dynastie Han, la Chine perdit, définitivement, le contrôle de l’Asie centrale.
L’origine principale de cette déliquescence se trouvait dans le harem où épouses
et concubines se disputaient les faveurs de l’empereur. Puis, devenues mères d’un
garçon, elles intriguaient pour favoriser l’accession de celui-ci au trône impérial.
Les intrigues se transformaient en complots et hantaient les coursives et les
antichambres du palais portés par les hommes qui dirigeaient le clan dont était
issue la mère du prétendant. Chaque parti œuvrait à neutraliser les clans adverses,
en écartant ou en éliminant les autres candidats au trône. Tel le clan T’ou, prenant
modèle sur la concubine Siuen Kang quand, convoitant, en 695 avant J.-C. la
succes­sion pour son fils Chouo, celle-ci obtint du prince de Wei qu’il éliminât son
fils aîné Ki Tseu.
Issue du clan T’ou, l’épouse impériale de l’empereur Tch’ang Ti (59-88) n’eut
pas d’enfant, alors que celui-ci concevait le prince Lie’ou avec sa concubine Song,
puis le prince Tch’ao. avec une autre concubine, Liang. Song était la protégée de
l’impératrice douairière Ma, mais la mort de celle-ci en 79 la rendit vulnérable.
L’épouse impériale, qui avait adopté le prince Tch’ao, accusa Song et sa
sœur – également concubine impériale – de sorcellerie. Jetées en prison, elles s’y
donnèrent la mort en s’empoisonnant. Son père, l’empereur Tch’ang Ti, déshérita
Lie’ou au profit de Tch’ao, qui devint, à l’âge de 9 ans, l’empereur He Ti (88-105),
sa mère adoptive- accédant à la dignité d’impératrice douairière.
Le clan T’ou, dont la principale figure était le célèbre général T’ou Hsien put
continuer à s’enrichir, diriger l’empire et le palais et nommer des fonctionnaires à
sa dévotion. He Ti, tenu à l’écart du pouvoir par le clan, dut, pour renverser celui-ci,
s’allier avec son demi-frère Lie’ou, frustré de la couronne, et s’appuyer sur les
eunuques du palais. C’est à l’empereur Guang Wou (25-57 avant J.-C.) que ceux-ci
devaient d’être devenus serviteurs exclusifs du palais, chargés de veiller à la sécurité
et la chasteté du gynécée. Ils étaient donc parfaitement informés des intrigues qui

1. 以夷攻夷, yiyigonggyi.
2. En 2017, une expédition archéologique conjointe sino-mongole redécouvrit, à Yanran, en
Mongolie centrale, une stèlecommémorant cette victoire.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

s’y nouaient. Les hommes étant exclus du palais à la nuit tombée, les eunuques
demeuraient seuls détenteurs de l’accès à l’empereur et marchandaient celui-ci aux
lettrés. Parvenu à éliminer le clan T’ou, He Ti accrut le pouvoir des eunuques, il
leur confia la surveillance des lettrés, et nomma leur chef Tch’eng Tch’ong, grand
maître du palais, associant désormais celui-ci aux affaires impériales1. Mais les
activités de renseignement avaient été dévoyées en espionnage de harem et de
corruption de cour.
La décadence dynastique s’accéléra au cours des décennies suivantes. Les
empereurs confièrent aux eunuques des postes de fonctionnaires jusque-là réservés
aux lettrés. Les affrontements entre eunuques et lettrés devinrent de plus en plus
vifs, puis sanglants à partir de 166, jusqu’à ce qu’éclate, en 198, une guerre civile
qui finit par emporter la dynastie des Han en 2202. Le monde chinois fut, derechef,
précipité dans la division, donnant naissance à trois royaumes rivaux (222-265) – dont
tira son nom le roman éponyme –, période à laquelle succéda la dynastie T’in de
265 à 316.
Saisissant, en 317, l’opportunité d’un pouvoir central affaibli et incapable
d’offensive, les barbares prétendument ralliés se soulevèrent et s’emparèrent de la
capitale, Luoyang, mettant fin, non seulement à la dynastie T’in, mais aussi, pour
trois siècles, à l’unité du monde chinois Ainsi était validée la deuxième phrase du
premier chapitre du Roman des Trois royaumes : « fen jiu bi he, he jiu bi fen » (« ce
qui a été divisé sera uni ce qui a été uni sera divisé »), phrase devenue la hantise de
tous les pouvoirs chinois.

*
La réunification procédait de la volonté du ciel, et fut, une fois achevée,
considérée comme fin de l’histoire et une promesse de paix. L’empereur Wou Ti
des Han (141-87 avant J.-C.) rejeta le modèle autoritaire de Han Fei-tse et des
Légistes et institua le confucianisme comme doctrine d’État. Celui-ci offrait un
code éthique établissant la soumission comme base de l’ordre social – soumission
du fils au père, du sujet à son seigneur, de l’épouse à son mari, du frère cadet à son
frère aîné – en même temps qu’un pacifisme absolu. Soumission et pacifisme étant
les conditions nécessaires au rétablissement de l’harmonie indispensable au retour
à la voie (tao) perdue des anciens souverains. Le recours à la guerre troublait donc
cette harmonie.

1. Yang Jianzi, 中国历代帝王录 (Zhongguo lidai diwang lu), Répertoire des empereurs de Chine,
p. 183-186, Shanghai, 1991.
2. Etienne Balazs, La bureaucratie céleste, Gallimard 1968, « La crise de la fin des Han », p. 71-
135.

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Première partie : Antiquité

« Le maître ne traitait ni des prodiges ni de la violence, ni du désordre


ni des esprits1 ».
« Zigong interrogea Confucius sur l’art de gouverner. Le maître dit :
« Des vivres en suffisance. Des armes en suffisance. Un peuple qui a la foi ».
Zi Gong dit : « S’il fallait renoncer à une de ces trois choses, laquelle sacrifieriez-
vous ? – Les armes »2 ».

De même, selon Mencius, n’y avait-il « pas de guerres justes mentionnées dans
les Printemps et Automnes3 ».
Les études stratégiques, y compris la guerre de l’ombre et ses ruses, furent
désormais jugées superflues et délaissées. Au corpus inauguré par Sun Tse et
constitué aux époques Printemps et automnes et Royaumes combattant ne s’ajoutèrent
plus guère que des commentaires.
Une révision de ce pacifisme intégral se produisit sous la dynastie Tang (618-
907), ainsi qu’en témoigne Le Wei-Kong wen-touei ou Notice sur les questions de
l’empereur (Tai-tsong, 626-649) au général Li Wei-kong4.

« T’ai-tsong : Étant bien entendu que je demeure persuadé que les armes
sont les plus funestes de tous les objets funestes, il n’en demeure pas moins
que si une opération militaire s’avère la seule manière d’apporter quelque
soulagement à l’humanité, pourquoi devrait-on s’embarrasser de toutes
sortes de tabous et d’interdits5 »

Le renseignement semble cependant avoir, dans ce traité, perdu de l’importance


que lui accordait Sun Tse:

« Li Wei-kong : L’espionnage est comme l’eau : l’eau permet à un bateau


de flotter, mais c’est aussi à cause de l’eau que les bateaux se renversent ou
bien vont par le fond. De même, c’est grâce aux espions que l’on peut réaliser
ses objectifs, mais c’est aussi par les espions que l’on connaît les échecs et la
ruine6 »

Sun Tse et les stratèges, promoteurs du renseignement dont ils ont, les premiers,
reconnu l’importance – parfois décisive – et décrit la diversité d’emploi, bénéficient
désormais d’une considération retrouvée :

1. Les Entretiens de Confucius, op. cit., VII, 21.


2. Ibid., XII.7, p. 66.
3. Mencius (380-289), traduit par André Levy, Éditions You Feng, 2003, p. 191.
4. Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p. 479-551.
5. Ibid., p. 534.
6. Ibid., p. 528.

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Guerres de l’ombre dans la Chine ancienne

« Les stratèges de l’époque des Printemps et Automnes et des Royaumes


combattants, en élaborant les théories de la guerre de la Chine ancienne,
ont inauguré la science de la guerre et leur apport occupe une place majeure
dans l’histoire de la stratégie mondiale1. »

Le processus de formation préalable à l’unité impériale que constitue cette


époque est d’ailleurs proposé par le directeur de l’Institut d’études internationales
de l’Université Ts’ing Hua, Yan Xuetong2, comme modèle3 d’une politique étrangère
chinoise devant éventuellement conduire au leadership mondial : « Je suis un
politique réaliste. Les analystes occidentaux m’ont qualifié de « faucon » en raison de
mes opinions politiques et la vérité est que je n’ai jamais surestimé l’importance de la
morale dans les relations internationales ».

François-Yves Damon

1. 战略学 (Zanlüexue), La science de la stratégie miilitaire, Éditions de l’Institut des Sciences


militaires, Pékin, 2013, p. 30.
2. Yan Xuetong a été successivement : Director, Center for Foreign Policy Studies, 1996 ;
Research Professor, 1995 ; Deputy Director, Department of World Political Studies,
1993 ; Associate Research Professor, 1992 ; Assistant Research Professor, 1988 ; Research
Assistant du China Institute of Contemporary International Relations/CICR (Zhongguo
xiandai guoji guanxi xueyuan), Pékin, qui appartient au ministère de la Sécurité d’État,
1982. http://www.dir.tsinghua.edu.cn/publish/iren/2428/2010/20101203134047162323518
/20101203134047162323518_.html
3. Yan Xuetong, Ancient Chinese Thought, Modern Chinese Power, Princeton University Press,
2011, chapitre vii, « Pre-Qin Philosophy and China Rise Today », p. 199-221.

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RENSEIGNEMENT ET ESPIONNAGE
EN CHINE ANCIENNE

Alexis Lycas1

L’art du renseignement ne se limite pas à L’Art de la guerre

La Chine a une longue histoire politique et n’a pas toujours été un État unitaire
et unifié, loin de là. L’espionnage, sous toutes ses formes, y apparaît à chaque étape
de son histoire. Il revient à Zhu Fengjia 朱逢甲 (1854), un lettré de la dernière
dynastie des Qing 清 (1644-1911), de rédiger la première étude sur l’histoire du
renseignement en Chine. Comme la plupart des exégètes chinois de l’époque
impériale, il fait remonter l’espionnage aux temps immémoriaux (et largement
légendaires) des premières dynasties. Dès la première ligne de ses Écrits sur le
renseignement (Jianshu 間書), Zhu Fengjia estime que le renseignement trouve son
origine à l’époque mythique des Xia 夏 (2070-1600 avant J.-C.) : « L’utilisation du
renseignement débute avec [le souverain] Shao Kang 少康 de la dynastie des Xia,
lorsqu’il envoya Ru’ai 女艾 espionner (jian 間) Ao 澆2 ». Pour être plus précis, on
trouve mention de cette anecdote dans le Commentaire de Zuo [aux printemps et
automnes] (Zuo zhuan 左傳), l’un des plus anciens textes historiques chinois, qui
date de la fin du ive siècle avant J.-C : « [Shao Kang] envoya Ru’ai épier (die 諜) Ao3 ».
Concrètement, le souverain des Xia envoie l’une de ses proches ministres, une
femme nommée Ru Ai, espionner Ao 澆, coupable d’avoir tué le père de Shao Kang.
On ignore quel fut son rôle exact, mais on peut imaginer que le choix d’une espionne

1. J’adresse mes remerciements à Damien Chaussende, Béatrice L’Haridon, Martin Nogueira


Ramos et Zhong Liang.
2. Zhu Fengjia, Jianshu, p. 1.
3. Chunqiu Zuo zhuan zhengyi, 57.991-2 ; Couvreur, Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan. Texte
chinois avec traduction française. Tome troisième, p. 596.

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Première partie : Antiquité

ne fut pas innocent. Le renseignement apparaît bien au moins en même temps que
l’histoire.
D’emblée, il faut rappeler que comme ailleurs, le renseignement est, en Chine,
nécessaire à l’art militaire. Il lui est même indispensable, dans la mesure où il
participe de la compréhension de la guerre en tant qu’œuvre de planification
stratégique et éventuellement de combat, entre les hommes1. Le rôle central des
hommes, d’un point de vue aussi bien moral que militaire, est à souligner, « tant
il est vrai que leur rôle est essentiel et que sur eux reposent les mouvements d’une
armée2 ». Du général éclairé aux agents de l’ombre, les hommes sont au cœur de la
conduite victorieuse des affaires armées. Fort logiquement, le recours au
renseignement est paré de nombreuses vertus, la première étant qu’il permet de
se prémunir contre la guerre. Espionner est une preuve d’humanité, car on évite
ainsi des morts supplé­men­taires3. Pour le penseur politique Shang Yang 商鞅
(ive siècle avant J.-C.) :

« La circonspection est l’une des premières vertus militaires. Un examen


attentif des parties en présence permet de connaître avec certitude le camp
qui détient la victoire4 ».

Si l’activité humaine de renseignement est si importante, comment est-elle


appréhendée dans le contexte intellectuel de la Chine antique ? C’est à cette question
principale que se propose de répondre la présente contribution. En concentrant
notre attention sur des textes composés durant l’Antiquité, on étudiera les différents
types d’agents de renseignement que l’on trouve dans les sources, tout en analysant
leurs fonctions et leurs pratiques. On s’interrogera ensuite sur l’efficacité, éprouvée
ou non des activités d’espionnage, et sur les stratégies mises en place pour lutter
contre de telles pratiques. Avant cela, un rapide tour d’horizon du cadre documentaire,
notionnel et spatial s’impose.

La documentation

La plupart des textes dont on dispose sur le renseignement dans la société


chinoise ancienne ont été produits par des penseurs de l’époque pré-impériale et
les premiers historiens de la période impériale. Toute analyse d’une telle littérature
doit se faire en prenant en compte la valeur ostensiblement exemplaire des

1. Needham et Yates, Science and Civilisation in China. Volume v Chemistry and Chemical
Technology. Part VI Military Technology : Missiles and Sieges, p. 53.
2. Sunzi, 13.235 ; Levi, Les Sept traités de la guerre, p. 136.
3. Levi, « Morale de la stratégie, stratégie de la morale : le débat chinois sur la guerre juste », p. 116.
4. Shangjun shu, 10.94 ; Levi, Le Livre du prince Shang, p. 110.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

témoignages « empiriques » que l’on y trouve, ainsi que de leur inévitable caractère
rétrospectif.
Les sources chinoises donnent l’impression que le renseignement est l’un des
plus anciens métiers du monde. En effet, plusieurs textes composés durant la période
pré-impériale relatent des scènes évoquant des pratiques d’espionnage. Outre
l’anecdote de Shao Kang abordée en préambule, un canon de l’historiographie
traditionnelle comme le Shangshu 尚書 (Documents vénérables, dont la plus ancienne
édition standard remonte au iie siècle avant J.-C.) mentionne une anecdote remontant
à la période de transition entre les Xia et la dynastie suivante des Shang 商 (1600-
1046 avant J.-C.) : elle met en scène le sage et vertueux ministre Yi Yin 伊尹
(xvie siècle avant J.-C.), auquel on attribue des activités d’espionnage (il fut envoyé
en secret à la cour du roi des Xia) et le fait que la qualité des informations qu’il a
fournies fut décisive en ce qu’elle permit à Tang 湯 le victorieux, fondateur des
Shang, de triompher de la dynastie des Xia1.
En fait, ces deux exemples montrent que les préoccupations attribuées aux
protagonistes reflètent davantage les considérations de lettrés d’une époque bien
postérieure aux faits décrits, celle des Royaumes combattants (481-222 avant J.-C.),
durant laquelle ont été composés (ou ont pris la forme que nous leur connaissons)
la plupart des « Classiques » (ce statut leur a été attribué rétrospectivement, sous
les Han) ainsi que les traités stratégiques, miroirs des bouleversements sociaux et
intellectuels de l’époque. En outre, les informations dont nous disposons ont été
validées et transmises par l’historiographie traditionnelle, qui a produit une exégèse
officielle des classiques et composé une histoire des périodes anciennes et des
premiers empires, sous l’égide des premiers historiens identifiés, Sima Qian 司馬 遷
(145-86 avant J.-C.) et Ban Gu 班固 (32-92).
Enfin, dans le domaine de la civilisation matérielle, les plus anciennes
inscriptions d’époque Shang, obtenues par scapulomancie et chéloniomancie (soit
la divination par brûlage d’omoplates de bovidés et d’écailles de chéloniens),
informent sur l’opportunité ou non de suivre les renseignements fournis au souverain
par ses informateurs, qu’ils soient devins ou espions. Plusieurs craquelures observées
sur un plastron d’époque Shang relatent différents débats relatifs à l’opportunité
de se lancer dans un conflit :

« [En cette saison] le roi doit suivre Zhi Guo 沚聝 [et donc attaquer
les Bafang 巴方] ; [en cette saison] le roi ne doit pas suivre Zhi Guo [et ainsi
se garder d’attaquer les Bafang] »2.

En lisant et donc en interprétant ces craquelures d’une manière tantôt positive,


tantôt négative, le devin a pour rôle d’indiquer au souverain la voie à suivre. Il faut
par ailleurs mentionner les nombreuses archives d’époque Qin/Han mises au jour

1. Shangshu zhengyi, 7.105-1.


2. Keightley, Sources of Shang History, p. 77, 79.

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Première partie : Antiquité

à partir de la seconde moitié du xxe siècle ; elles donnent à voir la gestion administrative
au quotidien, le plus souvent dans les régions périphériques du jeune empire : les
documents de Zhangjiashan 張家山 (Hubei) que l’on évoquera plus loin montrent
ainsi que le renseignement est une pratique suffisamment notable pour attirer
l’attention des fonctionnaires locaux.
En règle générale, la recherche moderne s’est penchée sur les questions de
renseignement dans une perspective d’histoire politique et militaire, le but étant
le plus souvent d’analyser les arcanes de la pensée stratégique chinoise antique.
On dispose désormais de nombreuses études solides sur la question, que cela soit
en chinois, en japonais, en anglais ou en français1.

Dénommer ceux que l’on ne voit pas

En chinois classique, les termes-clés pour désigner les espions et l’activité de


renseignement sont jian 間 et die 諜 ; leur association a donné dans la langue
chinoise moderne « espion » (jiandie 間諜) et « espionnage » ou « activité de
renseignement » (jiandie huodong 間諜活動) ainsi que « contre-espionnage »
(fan jiandie 反間諜).
Selon le Erya 爾雅, le plus ancien dictionnaire à nous être parvenu, le sens
donné au terme jian 間 (à l’origine une porte à deux battants laissant entrer la
lumière du soleil, et donc par dérivation « être dans l’intervalle, l’interstice », puis
« espionner ») pour désigner l’espionnage proviendrait du terme jian 俔, composé
du graphème jian 見 (« voir », « examiner ») auquel est ajoutée la clé de l’homme
(ren 人)2. Une graphie alternative de jian 間 est 閒 (désignant ici une porte qui
laisserait entrer la clarté de la lune) : on la trouve dans les documents de Zhangjiashan3.
Souvent interchangeable avec jian 間, die 諜 (« épier », « espionner ») constitue
une autre manière de désigner les activités de renseignement. Dans les textes
transmis, son occurrence la plus ancienne se trouve dans le Commentaire de Zuo4.
Cependant, die a aussi le sens plus restrictif de « semer la division chez l’ennemi »,
comme nous l’indiquent les Rites des Zhou (Zhou li 周禮), un manuel antique du
gouvernement idéal5. L’activité de renseignement est donc souvent liée avec celle
qui consiste à tromper et à créer des conflits chez l’ennemi.
Jian 間 et die 諜 (ainsi que les composés les employant) sont les principales
manières de désigner l’espionnage mais ne sont pas les seules. Dans un autre

1. Xiong et Chu, Zhongguo gudai qingbao shi ; Fujita et Matsubara, Kodai Ajia no jôhô
dentatsu ; Rand, Military thought in Early China ; Sawyer, The Tao of Spycraft ; Galvany et
Graziani, « Polémiques polémologiques » ; Levi, Les Sept traités de la guerre.
2. Erya zhushu, 3.5-1.
3. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 390.
4. Chunqiu Zuo zhuan zhengyi, 7.124-1.
5. Zhou li zhushu, 36.545-1.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

Classique, le Mémoire sur les bienséances et cérémonies (Liji 禮記), on le nomme


chan 覘 (« observer », « scruter »), tandis qu’on trouve l’expression zhongxiong 中詗
(« espionner à l’intérieur ») dans les Mémoires historiques (Shiji 史記) de Sima Qian1.
En outre, de nombreux agents (marchands, ambassadeurs, simples fonctionnaires)
se livrent à des activités de renseignement, mais leurs actions n’apparaissent pas
nécessairement de la sorte dans la littérature, car il est parfois compliqué de
déterminer une catégorie au sein de laquelle on puisse les inclure.

Le terrain du monde chinois

Le renseignement implique ordinairement un déplacement physique à l’intérieur


d’une cité comme d’un pays à l’autre. Cette évidence se superpose en Chine à une
intense mobilité des hommes, notamment durant la période des Royaumes
combattants, époque pluri-étatique, qui, comme son nom l’indique, est marquée
par une intense activité militaire. En effet, le jeu des alliances entre les royaumes
et la porosité des frontières favorisent la circulation des hommes et de leurs idées.
Mais de quel territoire est-il question lorsque l’on parle de « Chine », a fortiori
antique ? Les dimensions, bien qu’inférieures à celle de l’actuelle République
populaire de Chine (9 561 240 km2), restent gigantesques, et influent sur l’organisation
spatiale et l’administration civile et militaire. Bien que le Grand Ouest (Turkestan,
Tibet), l’Extrême-Sud (plateaux du Yunnan et du Guizhou) et le Nord-Est
(la Mandchourie) ne fissent pas partie de l’écoumène chinois antique, la civilisation
chinoise s’est développée sur un vaste ensemble oriental marqué par un dispositif
de plaines (300 000 km2 pour la plaine de Chine du Nord), ponctué de chaînes de
moyennes montagnes, et encadré par les plateaux du lœss au nord (qui bordent le
cours moyen du fleuve Jaune sur 400 000 km2) et le fleuve Bleu au sud.
Un territoire gigantesque, des reliefs plats et accidentés, une continentalité
exacerbée mais modulée par une fluvialité régulièrement au centre des conflits
armés, les caractéristiques d’un tel terrain impliquent des contraintes, mais aussi
des avantages topographiques. Les cours d’eau par exemple sont à la fois des bornes
et des voies de circulation. Il faut aussi prendre en compte les distances, car le
passage d’un État à un autre revient davantage à passer de l’Espagne à l’Allemagne
que de la Franche-Comté à la Bourgogne.

1. Liji zhushu, 10.198 ; Shiji, 118.3082.

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Première partie : Antiquité

Carte des Royaumes combattants au iiie siècle avant notre ère1.

1. D’après Pirazzoli-t’Serstevens et Bujard, Les Dynasties Qin et Han, p. 16.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

*
Même s’ils rapportent certains événements de manière très précise, les textes
historiques chinois accordent davantage d’attention à la portée morale et aux
conséquences en termes de stratégie militaire de l’action de renseignement qu’à
son déroulement propre. Cela est notamment dû au fait que les rares discours
rapportés sur ce qu’est le renseignement sont en général confinés aux traités
stratégiques, et que les autres sources évoquent les activités de renseignement à
travers des anecdotes à la portée édificatrice : il s’agit de mettre en valeur la discussion
politique faisant suite à la mission de renseignement et les choix, avisés ou non,
pris par le souverain à l’aide de ses proches conseillers.
Cependant, le rôle des agents de renseignement est d’autant plus important
que le contexte historique des trois siècles qui précèdent l’unification impériale de
221 avant notre ère est celui d’une militarisation grandissante de la société.
L’appellation donnée à cette période s’étendant du ve au iiie siècle, dite des « Royaumes
combattants », en est la preuve. Dans un tel contexte, les ressources des États sont
absorbées par les besoins militaires (chacun des six principaux royaumes de l’époque
comptait plus de 100 000 soldats, voire plusieurs centaines de milliers)1, et toute
possibilité de ne pas recourir aux armes est la bienvenue : on comprend là l’importance
accordée à la dimension préventive du renseignement.

La classification des agents à partir de L’Art de la guerre

L’Art de la Guerre de maître Sun (Sunzi bingfa 孫子兵法), dont la forme définitive
daterait du ive siècle avant J.-C., comprend un chapitre intitulé « De l’utilisation
des espions » (« yong jian » 用間) à l’importance double : il est le premier traité à
penser le rôle de l’agent de renseignement, et la réflexion proposée possède une
valeur d’autant plus grande que l’axiome général de la guerre repose selon maître
Sun sur la tromperie2. L’Art de la Guerre offre la première tentative de classement
des différents types d’agents de renseignement, en cinq catégories. On trouve, dans
l’ordre : des « espions locaux » (xiangjian 鄉間) enrôlés parmi la population du cru
au moment des campagnes militaires ; des « agents de l’intérieur » (neijian 內間)
recrutés parmi les fonctionnaires ; des « agents doubles » (fanjian 反 間) qui
appartiennent officiellement à l’ennemi mais sont en réalité employés par l’émetteur ;
des « agents sacrifiés » (sijian 死間) dépêchés auprès de l’ennemi et promis à la mort
si leur stratagème venait à être découvert (et chargés, le cas échéant, de fournir de
faux renseignements) ; enfin, le pendant des agents sacrifiés, celui des « agents

1. Sawyer, The Tao of Spycraft, p. 95.


2. Levi, Les Sept traités de la guerre, p. 88.

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Première partie : Antiquité

préservés » (shengjian 生間) envoyés pour enquêter auprès de l’ennemi mais dont
on espère le retour1.
Une telle liste est relativement détaillée, mais informe-t-elle pour autant sur
les critères de sélection privilégiés ? La loyauté ressort clairement, mais le choix
des hommes dépend souvent du contexte temporel et de l’origine géographique de
l’entité émettrice de la volonté de renseignement. Dans le cas des espions locaux
(population du cru), de l’intérieur (les informateurs de l’ennemi), on peut renvoyer
à un célèbre exemple, tiré de la biographie du seigneur de Xinling 信陵 dans les
Mémoires historiques, qui éclaire les arcanes de la pratique du renseignement : au
cours d’un dialogue, le seigneur de Xinling indique à plusieurs reprises à son
demi-frère, le roi de Wei 魏, que ses agents le renseignent sur les secrets les plus
cachés du royaume rival de Zhao 趙. Il a littéralement un coup d’avance (l’anecdote
se déroule pendant qu’ils jouent justement à jeu de hasard proche du Jacquet, très
en vogue à l’époque) sur le roi en raison des indications que lui procurent ses
propres informateurs (ke 客) depuis l’intérieur du royaume de Zhao, où ils sont
parfaitement implantés2.
On remarque par ailleurs que les agents sont principalement définis par leurs
actions. L’exemple suivant, extrait du Commentaire de Zuo, décrit concrètement
le déroulement d’une activité de renseignement :

« L’armée de Chu 楚 attaqua Jiao 絞. Elle se sépara afin de traverser


[la rivière] Peng 彭. Les hommes du pays de Luo 羅 désiraient attaquer [le
Chu]. Ils envoyèrent Bo Jia 伯嘉 épier [le Chu]. Il effectua trois fois le tour
[de leur armée] afin de les compter »3.

Le spectre de ces actions relève, pêle-mêle, de la collecte d’informations par


l’espionnage, de la tromperie (le fait de semer la discorde, le soudoiement et la
corruption – souvent le fait d’ambassadeurs et de marchands), des opérations
secrètes, des assassinats ciblés, ou de la mise en place d’agents dormants.
En dépit du nombre de cas rapportés, ces catégories, qui relèvent de la stratégie
militaire, ne sont pas suffisantes pour déterminer la diversité des origines sociales,
les fonctions précises et le degré d’application des actions des agents.

1. Levi, Les Sept traités de la guerre, p. 134-135 ; Needham et Yates, Science and Civilisation
in China. Volume 5 Chemistry and Chemical Technology. Part VI Military Technology :
Missiles and Sieges, p. 53.
2. Shiji, 77.2377. Pimpaneau, Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts’ien, tome septième, p. 362.
3. Chunqiu Zuo zhuan zhengyi, 7.124-1 ; Couvreur, Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan. Texte
chinois avec traduction française. Tome premier, p. 111.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

Cadre et déroulement de l’activité de renseignement

Afin de déterminer l’emplacement et les activités de l’ennemi, on emploie


généralement des émissaires et des espions, que l’on envoie en missions de
reconnaissance (secrètes ou non), et dont on lit ensuite les rapports1. Les interrogatoires
de prisonniers sont également monnaie courante. Pour l’historien moderne, le
problème est celui de la rareté de tels rapports, dans la mesure où ils constituent
des versions provisoires sur lesquelles se fondent les scribes pour produire la version
historiographiquement acceptable et donc définitive, qui, elle, nous est transmise.
Dans les Écrits de maître Mo (Mozi 墨子), un texte philosophique composite
élaboré entre le ve et le iiie siècle avant J.-C., on dispose d’un témoignage extrêmement
précieux sur le statut, l’activité et les critères de sélection des agents du renseignement
que sont les « éclaireurs » :

« Lorsque le défenseur de la cité pénètre à l’intérieur des enceintes de la


ville, il commence par se constituer une brigade d’éclaireurs (hou 候), qu’il
s’empresse de loger et de nourrir. Cependant, il ne les informe pas des préparations
mises en place pour défendre la cité. On donne aux éclaireurs différents quartiers,
que partagent leurs parents, femmes et enfants, ainsi que vêtements, nourriture,
vins et viandes. Un fonctionnaire de confiance est chargé de s’occuper d’eux.
Une fois les éclaireurs de retour, ils sont interrogés. […] Lorsqu’il s’agit d’envoyer
des éclaireurs [en mission], il convient de choisir des officiers (shi 士) fidèles et
loyaux, vertueux et sérieux. Les membres de leur famille proche ainsi que leurs
femmes et enfants se voient offrir de grandes richesses »2.

Plusieurs éléments ressortent de cet extrait : cela semble une évidence, mais
les éclaireurs sont sélectionnés pour leurs qualités morales, au premier rang desquelles
émerge leur loyauté. C’est à ce type de fonctionnaire (les éclaireurs et autres espions
ne sont pas des gens du commun, mais des personnels appointés par l’État) moralement
supérieur que l’on peut faire confiance. Cette confiance est toutefois soumise à des
garde-fous pour éviter des fuites, c’est pourquoi l’on maintient les espions dans
l’ignorance des procédures de défense propres à la cité. Partant, quelle procédure
de sélection de l’information acquise par l’agent est-elle privilégiée ? Un autre
paragraphe tiré du même chapitre des Écrits de maître Mo s’avère justement éclairant :

« Lorsque d’autres éclaireurs sont envoyés, on leur offre des émoluments


d’un niveau similaire à ceux des éclaireurs précédents. Une fois qu’ils sont
de retour, il importe de comparer la fiabilité [de leurs informations], et si
celles-ci s’avèrent fiables, il faut leur accorder des récompenses »3.

1. Sawyer, « Martial Prognostication », p. 61.


2. Mozi jiangu, 15.563 ; Johnston, The Mozi, a complete translation, p. 889.
3. Ibid, p. 891.

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Première partie : Antiquité

S’ils sont évidemment interrogés à leur retour, on emploie le recoupement des


informations pour juger de la crédibilité des renseignements fournis et parer aux
fréquents retournements d’espions. Par ailleurs, on remarque que les agents du
renseignement, ainsi que leurs familles, sont extrêmement bien traités. Alors certes,
on leur offre gîte, couvert et émoluments pour signifier leur poids dans la réussite
des opérations militaires, mais c’est également une manière de s’assurer qu’ils ne
se mettront pas au service d’autres États. Le cas échéant, un ensemble de mesures
répressives est prévu.

D’autres pratiques : enquêtes, ambassades, divination

Il faut distinguer, dans le renseignement, celui de l’intérieur et celui de l’extérieur,


en particulier parce que les individus concernés ne sont pas les mêmes. L’intérieur
englobe l’espace physique de la capitale, du palais et de ses environs, ainsi que les
hommes qui y résident ou travaillent (eunuques et proches conseillers), tandis que
l’extérieur concerne les envoyés, en provinces ou dans les territoires étrangers.
Cette division entre l’intérieur (nei 內) et l’extérieur (wai 外) est du reste classique
dans la Chine antique, d’un point de vue autant géographique que politique1. On
peut également lui adjoindre une distinction supplémentaire, entre le renseignement
relevant d’opérations secrètes d’une part, et le renseignement apparent et revendiqué
de l’autre, celui qui émane de l’ensemble des administrateurs civils.
L’ambassade apparaît comme la couverture parfaite pour mener une action
de renseignement. Dans les Discours des royaumes (Guoyu 國語), une œuvre
composée entre les ve et ive siècles avant J.-C.., un ambassadeur du pays de Qi 齊
détourne le protocole originellement attaché à l’ambassade dont il est chargé, et
profite de l’occasion pour s’informer des forces et faiblesses du pays qu’il visite et
s’attacher discrètement les services potentiels de fonctionnaires locaux qu’il appâtera
par force cadeaux. Les émissaires marchandent, échangent, observent, soudoient,
et rapportent les informations glanées lorsqu’ils retournent à la capitale2.
Outre les espions reconnus comme tels, tout fonctionnaire est également un
informateur en puissance. Les inspecteurs (cishi 刺史), qui comme leur nom
l’indique ont pour fonction de contrôler les activités de leurs collègues et de leurs
administrés durant leurs missions d’inspection dans les provinces du territoire,
en sont les meilleurs exemples. Ils sont envoyés en province afin de prévenir les
insurrections éventuelles ou pour pacifier des situations incontrôlables. Ces agents
gouvernementaux sont censés être autant de fonctionnaires vertueux (xunli 循吏)
dont le travail, nourri des renseignements qui leur sont parvenus et des enseignements
qu’ils prodiguent, se matérialise par une pacification durable des marges impériales.

1. Zhou li zhushu, 33.498-1.


2. Levi, Discours du Qi, p. 112-118.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

Dans une veine similaire, on apprend que certains généraux célèbres se sont
aussi illustrés dans des activités relevant du renseignement. En 138 avant J.-C.,
Zhang Qian 張騫 (mort en 113 avant J.-C.) emmène la première ambassade des
Han vers l’Ouest. Après avoir traversé le Ferghana et la Sogdiane, il s’arrête en
Parthie. Les renseignements qu’il glane durant son périple ont des répercussions
sur plusieurs niveaux : il fournit le cœur principal des notices de l’Histoire des Han
(Han shu 漢書) de Ban Gu sur les territoires situés à l’ouest de l’empire ; il rassemble
des informations décisives pour les campagnes militaires qui suivront ; il poursuit
l’ouverture de la route du commerce de la soie chinoise vers l’Asie centrale et
au-delà. En somme, les expéditions de Zhang Qian ont eu un impact certain sur
la géopolitique de l’Asie centrale et orientale.
Évoquons enfin les agents « non humains » ayant une influence, à travers un
ensemble de pratiques mantiques, sur la qualité du renseignement fourni : ces
« agents » prennent la forme des corps célestes et de leur influence, celle des vents
et des nuages, les caractéristiques de l’espace terrestre… Certes, la divination
requiert la main d’un maître des techniques, d’un devin, mais elle fait appel à des
compétences radicalement différentes de celles que l’on vient d’étudier, et elles
sont d’ailleurs totalement ignorées dans les traités de stratégie militaire de l’Antiquité.
On voit ainsi se développer dans la Chine pré-impériale des rites militaires (junli
軍禮) dont la bonne observation apparaît comme l’une des clés de la réussite au
combat1. La découverte dans les années 1970 de manuscrits à Mawangdui 馬 王 堆
(Hunan) a apporté des perspectives inédites dans la connaissance de la divination
militaire. L’un des textes exhumés nous indique ainsi que :

« Si la guerre ne prend pas sa forme (xing 刑) du Ciel, elle ne peut


s’enclencher (dong 動) ; si elle ne prend pas la terre pour modèle (fa 法), la
guerre ne peut être mise en œuvre (jie 措) ; si la forme et le modèle [de la
guerre] ne se fondent pas sur l’homme, alors la guerre ne peut s’accomplir »2.

On voit bien que l’homme seul est insuffisant et que les affaires militaires – dont
le renseignement est partie intégrante – relèvent d’une cosmologie impliquant le
Ciel, la Terre et l’homme.

*
Il y a schématiquement deux manières d’appréhender le renseignement en
Chine ancienne : une école pragmatique, d’une part, et une approche cosmologique,
de l’autre3. La première est prônée par les stratèges, comme maître Sun, tandis que
la seconde se manifeste lorsqu’il s’agit de prendre des décisions politiques. En effet,
le décideur dispose généralement d’informations tangibles issues du renseignement

1. Rand, Military thought in Early China, p. 79.


2. Yates, « The History of Military Divination in China », p. 16.
3. Levi, Sun Tzu, l’art de la guerre, p. 284.

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Première partie : Antiquité

qu’il lui faut interpréter à l’intérieur d’une réalité politique temporelle changeante
et au sein d’un système cosmologique possédant ses normes propres. L’issue d’un
conflit dépend le plus souvent de leur interprétation par la personne possédant les
outils d’analyse nécessaires, soit les conseillers ou le souverain lui-même.

Interprétation et efficacité du renseignement

Dans les Écrits du maître à la crête de faisan (Heguanzi 鶡冠子), un texte


composé avant 228 avant J.-C.., on apprend que l’espionnage (die 諜) au sein même
d’une communauté donnée a pour effet bénéfique de dissuader ses membres
d’entreprendre des actes délictueux1. Comme on l’a déjà vu, le gain principal de
l’action de renseignement est l’évitement d’un affrontement militaire de grande
ampleur. Empêcher la guerre, mais pas uniquement : le renseignement favorise
aussi des gains politiques dans la compétition que se livrent diverses entités
politiques. Sous les Han, le prince de Huainan 淮南 nourrit des ambitions impériales.
Il envoie à la capitale sa fille Liu Ling 劉陵, dont Sima Qian nous dit qu’elle était
intelligente et bonne oratrice. Elle y est bien traitée. On sait donc où elle est envoyée,
et le fait qu’elle le soit en fonction de son statut princier est la condition de réussite
de son objectif : elle a pour mission de s’attirer les grâces des courtisans pour son
père. Le gain est ici clairement politique, et non militaire2.
Les Printemps et automnes de Messire Lü (Lü shi Chunqiu 呂氏春秋), un texte
du iiie siècle avant J.-C., offrent un intéressant contraste entre les informations factuelles
rapportées par l’espion et leur interprétation, qui revient au conseiller du prince.
Souhaitant attaquer le Chen, le roi de Chu envoie un espion en reconnaissance. Celui-ci
estime que le Chen ne peut être pris, car « les enceintes de la ville sont hautes, ses douves
profondes et ses réserves abondantes ». Les conclusions de ce rapport sont battues en
brèche par le conseiller du roi, un certain Ning Guo 寧國 : il comprend que si les
ressources sont abondantes, c’est que le peuple est trop taxé et donc d’humeur séditieuse ;
en outre, si les constructions sont si impressionnantes, cela n’a pu se faire qu’au prix
de l’épuisement de la population. En conséquence, son interprétation du rapport de
l’espion emporte l’adhésion du souverain et entraîne la chute effective de Chen3.
Nonobstant la validité historique de cette anecdote, son poids fait sens pour la dichotomie
nette qu’elle instaure entre les deux facettes du renseignement, la récolte et l’interprétation,
qui sont rarement le fait de la même personne.
Certes, la collecte et l’interprétation de l’information sont généralement
séparées, mais il arrive que les agents (qui ne sont dans ces cas pas uniquement de

1. Levi, Le Ho-Kouan-Tseu, Précis de domination, p. 72.


2. Shiji, 118.3082 ; Pimpaneau, Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts’ien, tome neuvième, p.
163.
3. Lü shi Chunqiu, 25.1635 ; Kamenarovic, Printemps et automnes de Lü Buwei, p. 474.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

« simples » agents) conseillent leurs commanditaires, et soient même écoutés.


Envoyé par l’État de Han 韓 espionner le Qin 秦, l’ingénieur hydraulique Zheng Guo
鄭國 (iiie siècle avant J.-C.) eut pour mission de conseiller aux autorités de Qin de
construire un coûteux canal. Il fut rapidement démasqué, mais il retourna la
situation à son avantage (et à celle du Qin) en expliquant les avantages qui pourraient
être effectivement tirés d’une telle entreprise. Le canal auquel on donna son nom
fut construit et irrigua la plaine située au nord-est de Xi’an. Dans le « Traité sur le
Fleuve et ses canaux » (« Hequ shu » 河渠書) des Mémoires historiques, Sima Qian
va jusqu’à attribuer indirectement à la construction de ce canal la paternité de la
victoire finale du Qin sur les autres royaumes et l’unification des terres du futur
empire, en raison de la fertilisation des terres environnantes qu’il permit1.

Tenir les espions en échec : organes de contrôle et de répression

« Zhou Zui 周最 soutenait le Qi 齊 et Di Qiang 翟強 soutenait le


Chu 楚. Or tous deux souhaitaient nuire à Zhang Yi 張儀, qui se trouvait
à Wei 魏. Apprenant l’affaire, Zhang Yi plaça l’un de ses hommes au service
de l’homme envoyé pour l’espionner afin d’écouter et d’observer (wenjian
聞見) ce dernier. En conséquence [les deux hommes] ne purent atteindre
Zhang Yi ».2

Ce bel exemple de contre-espionnage tiré des Stratagèmes des royaumes


combattants (Zhanguo ce 戰國策), une œuvre compilée au ier siècle avant J.-C., tend
à prouver que si les stratèges chinois ont pensé les techniques de renseignement,
il leur a aussi fallu réfléchir à la manière de se prémunir des tentatives d’espionnage.
Pour ce faire, il convient de mettre en place un système efficace de contrôle. On
trouve ainsi, à partir de la dynastie des Han puis sous les Trois royaumes des titres
comme celui d’officier de droite pour l’anti espionnage3 ; c’est la preuve qu’il existe
des officiers chargés de débusquer les espions, et un arsenal judiciaire de les
condamner. Par ailleurs, la loi incite à la dénonciation et à l’arrestation d’espions.
Dans les documents administratifs retrouvés à Zhangjiashan, il est écrit que toute
personne arrêtant un espion envoyé par un potentat régional concurrent se verra
récompensée d’une promotion d’un échelon administratif et de 20 000 sapèques
par espion arrêté4. C’est là un indice manifeste de la crainte inspirée par les agents
du renseignement.

1. Shiji, 29.1408 ; Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts’ien, tome troisième,
p. 524-525.
2. Zhanguo ce, 25.909 ; Crump, Chan-Kuo Ts’e, p. 406.
3. Sanguo zhi, Wei, 19.561.
4. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 414.

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Première partie : Antiquité

Qu’arrive-t-il aux espions de l’ennemi arrêtés ou aux traîtres débusqués ? Là


encore, la violence des punitions potentielles est proportionnelle à l’importance
que l’on accorde aux agents du renseignement. L’espionnage est considéré comme
un crime contre l’État, et la punition encourue est donc terrible ; toujours à
Zhangjiashan, un document stipule que :

« Celui qui vient [des territoires des seigneurs régionaux] pour duper
ou se livrer à des activités d’espionnage, découpez-le en morceaux et exposez
son corps (zhe 磔) ; [quant à celui qui] s’enfuit et rejoint [le territoire des
seigneurs régionaux]… »1

Ce type de pratique est d’ailleurs confirmé au sein d’une section des Rites des
Zhou consacrée aux châtiments. On y trouve des informations sur le sort réservé
aux « conspirateurs » (die 諜) : la décapitation, et l’exposition des morceaux de leur
corps sur les murailles de la ville2. Par-delà les récits exemplaires, on comprend
que l’organisation de l’activité de renseignement est formalisée d’un point de vue
administratif.

*
En dépit de leur intérêt avéré et de leur valeur prescriptive, l’historicité souvent
relative des anecdotes rapportées dans les textes les plus anciens (principalement
jusqu’au iiie siècle avant J.-C.) appelle à la prudence, dans la mesure où elles possèdent
principalement une fonction d’édification morale : elles informent plus sur la
pratique idéale (ou imparfaite) du renseignement que sur des événements à la
véracité empirique. Cela dit, elles revêtent une importance indéniable.
On a pu comprendre dans les pages précédentes que le renseignement dépendait
beaucoup, mais pas uniquement, de l’art militaire. En effet, il s’insère assez
naturellement dans le fort ancien dialogue chinois entre le civil (wen 文) et le martial
(wu 武). En raison des différents acteurs y prenant part, l’activité de renseignement
s’intercale entre wen (le champ des lettres donc, mais plus généralement de
l’administration civile) et wu (la chose militaire), qui sont les deux jambes de l’ordre
social dans la Chine ancienne. Le champ militaire est vu comme une étape nécessaire
à l’avènement du champ civil, une impulsion qui permet le changement, politique
ou social3. La guerre est loin d’être une anomalie au sein de la culture politique
chinoise, elle lui est consubstantielle, et, à ce titre, pensée et théorisée. Le
renseignement combine, au cas par cas, des activités relevant de l’un, de l’autre,

1. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 391 (la fin est
manquante).
2. Zhou li zhushu, 36.545-1 ; Biot, Tcheou-li, Rites des Tcheou. Ou plus exactement Tcheou-
kouan, offices institués par les Tcheou. Tome II, p. 368 ; Xiong et Chu, Zhongguo gudai
qingbao shi, p. 103-113.
3. Rand, Military thought in Early China, p. 5.

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Renseignement et espionnage en Chine ancienne

ou des deux à la fois. Il permet donc au sage (le souverain ou le général) d’interpréter
l’information issue du renseignement afin de gouverner au mieux l’institution
dont il se veut le garant et d’atteindre un état de gestion civile harmonieuse.
On conclura en évoquant les Maîtres mots (Fayan 法言) du penseur Yang
Xiong (53 avant J.-C. -18), dont l’approche s’oppose à celle développée dans l’Art
de la guerre. Dans un long passage du chapitre sur la « Voie » consacré à l’éthique
de l’espionnage comme permettant d’éviter la guerre, Yang Xiong révèle toute
l’ambiguïté associée à la pratique du renseignement, bénéfique lorsqu’elle permet
une résolution pacifique, mais néanmoins moralement imparfaite, dans la mesure
où elle est entachée d’une tromperie qui lui est inhérente ; en effet, déplore Yang
Xiong, « vanter la beauté de leur jade en vendant un caillou, voilà ce que font les
spécialistes du renseignement ! »1. L’idéal du souverain exemplaire reste bien de
conquérir puis de gouverner en ayant seulement recours à sa propre vertu.

Alexis Lycas

Bibliographie

Sources primaires
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1. Fayan yishu, 4.128 ; L’Haridon, Yang Xiong, Maîtres mots, p. 35-36.

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Première partie : Antiquité

Sources secondaires
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Couvreur, Séraphin, Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan. Texte chinois avec traduction française,
Imprimerie de la mission catholique, Ho Kien Fou, 1914.
Crump, James I., Chan-Kuo Ts’e, Clarendon Press, Oxford, 1970.
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RENSEIGNEMENT
« THEÔRIQUE » ET « SKOPIQUE » :
AUX SOURCES PHILOLOGIQUES
GRECQUES ET LATINES

Philippe-Joseph Salazar

L’Antiquité grecque et romaine disposait d’un vocabulaire précis pour désigner


l’action d’épier, et donc l’espion. Une enquête philologique peut suivre à la trace
ce qu’Emile Benveniste appelle le « vocabulaire des institutions », c’est-à-dire
comment le vocabulaire d’un groupe ethnique ne se contente pas de nommer des
actes (observer, marcher, se cacher par exemple) mais aide à construire des modes
de comportements anthropologiques fondamentaux, qui à leur tour, en devenant
plus abstraits, façonnent des institutions politiques ou sociales. En ce qui a trait à
l’« espion » en tant qu’agent de renseignement, quel est donc le vocabulaire
anthropologique dont disposaient la Grèce et Rome, que révèle-t-il de leur conception
du renseignement ?
Dans l’optique grecque il existe deux verbes pour désigner l’acte d’espionner,
l’un et l’autre liés à la vision. Alors que theôreô se spécialisa pour définir l’observation
intelligente et soutenue, skopeô se réserva la définition de l’observation de guet, la
surveillance oculaire – à l’origine le verbe dénote « couvrir, protéger » : on « scope »
pour se protéger de l’ennemi. Mais on « théorise » pour mieux le comprendre. Le
premier donnera « théorie » et le second la famille des mots en « -scope ». Il existait
ainsi deux manières ainsi d’observer ; l’une intellectuelle ; l’autre pratique.

Le « théôre » ou l’espion intelligent en Grèce

On prendra comme point de départ une plaquette posthume du philosophe


Henri Joly1, consacrée à un autre sujet, celui du statut des étrangers dans la Grèce

1. Pour les références, se reporter à la bibliographie en fin de texte.

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Première partie : Antiquité

antique. Joly fut probablement le premier à attirer l’attention sur le rapport qu’entre­
tien­nent philosophie et, employons un terme brutal mais exact, l’espionnage.
Joly souligne que la théôria est à l’origine une délégation ou un cortège religieux
envoyé par une cité aux jeux ou aux sanctuaires pour la représenter ou pour
consulter l’oracle, c’est-à-dire la mettre en représentation par des discours cérémoniels
au nom de la cité ou par une consultation politique ayant trait à celle-ci et à son
avenir. Le terme et la fonction évoluent rapidement vers une sécularisation. La
theôria désigne alors une enquête d’observation, aux sources de la science historique
et géographique, qui consiste à « voir du pays, à considérer les merveilles (thaumata) »
(p. 50). De là s’ensuit que le « théôre », l’envoyé, observe et recense ce qui l’étonne
(premier sens de thaumata) et qui suscite son admiration (deuxième sens). Le
« théôre » remplit ainsi « une fonction de voyager-observateur (qui) est certainement
reliée à la conception “solonienne” de la philosophie : courir le monde afin d’enquêter
et de s’informer » (ibid.).
À l’appui Joly procure une anecdote tirée d’Hérodote selon quoi Crésus eût
dit à Solon, le législateur d’Athènes, que c’est en tant que « philosophe » que celui-ci
a parcouru de nombreux pays afin de « savoir » ce qui se passe ailleurs grâce à sa
« théorie », son observation. Justement une bonne traduction du titre de l’œuvre
d’Hérodote est « Enquêtes ». Solon ayant constaté que Crésus gouvernait mal, lui
donne une leçon magistrale que Crésus ne suivra pas car Crésus est incapable de
« théôrie ».
Le but donc de la théôria est d’enquêter hors de sa cité et, comme on va le voir
avec Platon, d’y rapporter un bilan social, économique, politique du monde qui
l’entoure, et qui permet d’une part d’améliorer ses propres institutions et d’autre
part de mieux saisir les défauts des cités rivales. Il s’agit de renseignement stratégique.
Platon, dans les Lois (XII), propose ainsi de systématiser cette pratique régulière
d’enquête. Qui peut en être chargé ? Qui peut « espionner », au sens de « théôrie » ?
C’est-à-dire qui peut sortir de la cité ? D’une part l’Étranger athénien qui s’exprime
dans les Lois pour esquisser une constitution parfaite propose d’interdire aux
moins de quarante ans de voyager hors de la cité, et d’autre part passé l’âge de
quarante ans, d’étendre ce droit tout en le limitant.
L’interdiction vise, elle, à protéger des citoyens encore jeunes contre deux
périls : premièrement la tentation de céder aux thaumata, à l’admiration et à
l’étonnement face à ce qu’ils observeraient et, partant, de juger l’organisation d’une
autre cité supérieure à la leur, donc de revenir corrompus, ou pis encore : trahir.
Deuxièmement à risquer de se retrouver mis en esclavage car hors de sa cité le Grec
n’est pas un homme libre, sauf accord précis entre cités. Ce double risque est mieux
géré si seuls des hommes adultes de plus de quarante ans sont admis à sortir. Bref
l’enquête, l’espionnage, l’observation de l’Autre sont des risques qu’une organisation
politique bien réglée ne saurait admettre, du moins dans la classe d’âge inférieure.
Or la restriction des quarante ans est quant à elle renforcée par une astreinte.
Ne pourront sortir de la cité que trois catégories de citoyens: le héraut, l’ambassadeur

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Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines

et, justement, le « théôre ». Platon, qui systématise les pratiques grecques, désigne
donc trois possibilités de se renseigner directement sur ce qui se fait ailleurs : le
héraut, l’ambassadeur, le « théôre ». Ces trois émissaires en rapportent directement
au haut conseil de la cité idéale. Autrement dit, Platon avait pleine conscience des
enjeux.
Il faut donc nous arrêter ici sur les différences entre ces trois fonctions
d’émissaire.
Premièrement le héraut, c’est sa fonction, est un porte-parole en période
d’hostilités ; il porte à une autre cité la parole de sa cité. Il déclare la guerre ou
demande une trêve pour relever les combattants tombés au combat en cas de défaite.
Dans l’Iliade (VII) le héraut des Troyens, Idée, vient offrir la paix. Il ne négocie
pas. Il enjoint à haute voix (le terme grec se traduit par « crieur ») et il revient dans
son camp. Le héraut est inviolable car il accomplit par sa parole un acte religieux
et rituel au vu des actions qui vont être commises – annoncer le carnage en déclarant
la guerre, en ramasser les restes, actions qui apportent de la souillure aux deux
cités, déplaisent aux dieux, et que par sa parole il expulse. Il est souvent lié à des
rites de purifications.
Le héraut ne doit pas se renseigner. On peut affirmer qu’il parle, haut et fort,
et ne voit rien. On peut donc attribuer le meurtre, à Athènes et Sparte, des hérauts
de Darius envoyés de par toute la Grèce en 491 av. J.-C. (ce sacrilège déchira les
consciences grecques) au fait, rapporté par Hérodote (VI, 48), que Darius leur avait
enjoint de voir « ce que les Grecs avaient à l’esprit » (se battre, ou se soumettre). Les
hérauts du Perse se comportèrent en espions. Athéniens et Spartiates répliquèrent
à ce soupçon et à cet outrage barbare, en les faisant culbuter dans des puits pour
qu’ils puissent se rendre compte de près de ce qu’était la terre et la mer grecques.
Le héraut n’est pas censé observer.
L’ambassadeur, lui, est député pour négocier avec l’ennemi. Il est parfois
accompagné d’un héraut afin de réaffirmer sa propre inviolabilité au cas où il est
envoyé parlementer avec l’ennemi (il est donc plus juste de parler de « parlementaire »
plutôt que d’ambassadeur). Par contre un ambassadeur, député, parlementaire
envoyé pour négocier avec des puissances neutres et trouver des alliances n’est pas
inviolable : il peut être pris, tué, réduit en esclavage. Autre différence : si la fonction
héraldique était à vie, souvent héréditaire, la fonction parlementaire, au sens précis,
était personnelle et ponctuelle. Il était rarement seul : l’ambassade était une délégation
(nous retrouvons ici le sens originel de théôria) pouvant compter une dizaine de
députés comme la fameuse ambassade athénienne de 346 avant J.-C. auprès de
Philippe de Macédoine.
La logique démocratique grecque est ici à l’œuvre. Les ambassadeurs étaient
délégués, ou députés par le peuple. Ils remplissaient un mandat électif, c’est-à-dire
qu’ils se portaient chacun comme candidat à la délégation, à la suite d’un décret
de proposition d’ambassade émanant de n’importe quel citoyen et déposé devant
l’assemblée du peuple ; et ils remettaient un rapport de mission devant le conseil

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Première partie : Antiquité

plus restreint des affaires courantes, sous le regard attentif du peuple en assemblée.
Les délégués étaient tenus de régler leurs négociations sur les instructions écrites
du peuple et leur responsabilité était collégiale. Le plus souvent étaient élus des
acteurs, des philosophes, des rhéteurs ou des vainqueurs olympiques – pour la
raison qu’ils étaient connus hors les murs de la cité – et ceux qu’on nommait les
proxènes c’est-à-dire les citoyens chargés de faire respecter des règles d’hospitalité
réciproque (xenia) entre deux cités, à la manière de ministre résidents.
Quant à la nature légale de leur mission, englobait-elle une mission de rensei­
gne­ment ?
Les pouvoirs, remis par un vote populaire à la théôria d’ambassade, étaient
stipulés par écrit mais pouvaient être pléniers, si le peuple en décidait ainsi, au sens
où la souveraineté populaire leur était cédée temporairement. Ils devenaient dans
ce cas-là des « autocrates ». Cette délégation de souveraineté n’allait pas sans risque
si le résultat de l’ambassade déplaisait au peuple de l’assemblée. La mort était aussi
le châtiment pour usurpation de cette dignité. Ils devaient, en dépit de leur élection
populaire, être respectables d’où le terme habituel, pour qualifier un ambassadeur,
de presbus (ancien) qui évoque le respect qu’inspirent normalement les aînés (d’où
notre « prêtre », formé sur le latin presbyter).
Bref une ambassade est un système constitutionnel et religieux complexe où
rien n’indique que les ambassadeurs d’une théôria pussent jouer le rôle d’observateurs,
de collecteurs d’informations et en fin de mission de rapporteurs à « débriefer ».
C’eût été contraire au système anthropologique, éthique et religieux, qui nourrissait
leur fonction. Un ambassadeur, a fortiori une cohorte d’ambassadeurs, n’espionne
pas et ne fait pas de rapports de renseignements. Aucun membre d’une théôria ne
pouvait s’adonner à jouer les espions, ou même, dans leur compte rendu au peuple
assemblé, délivrer des rapports oraux qui eussent pour sujet quoi que ce soit d’autre
que ce pour quoi ils avaient été élus et strictement mandatés. On est loin de nos
pratiques modernes.
Reste donc le « théôre » à proprement parler, tel que Platon le systématise dans
les Lois (XII), à partir des pratiques en cours. On touche ici au travail de renseignement.
Selon Platon le « théôre » rend compte au « haut conseil » de trois séries d’obser­
va­tions, ou soumet trois rapports si l’on préfère : il rend un premier rapport sur
les lois de la cité qu’il a observée, son organisation politique, du point de vue de
leur différence avec sa propre cité. Il rend un deuxième rapport sur l’état du savoir
observé, du point de vue de ce qui est « avantageux ». En grec, notons-le en précisant
l’analyse de Joly, cette dernière qualification se trouve, chez Aristote, dans la
Politique, dans la Rhétorique et dans la Grande Morale où elle ouvre la discussion
sur l’amitié nécessaire (philia) qui est toujours « avantageuse » » entre individus
membres de la cité et pour son bon fonctionnement. Le deuxième rapport est donc
un état des lieux du savoir afin d’identifier dans la cité observée ce qui, non pas
sous l’angle des lois, mais sous l’angle du progrès des arts et des sciences permet
une meilleure « amitié », et donc d’améliorer la cité du point de vue des connaissances

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Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines

et de leur mise en œuvre sociale. Un troisième rapport concerne alors l’éducation,


la fameuse paideia grecque.
Les conseillers procèdent alors à deux bilans. D’une part, ils mettent au point
un projet pour rectifier les faiblesses de la cité (organisation, savoir, éducation) ou
renforcer sa performance. D’autre part, Platon prévoit, pour clore le processus
d’observation, une réunion-bilan au terme de laquelle les conseillers évaluent si le
« théôre » est revenu « amélioré, inchangé ou corrompu » (Joly, p. 51), avec des
mesures adéquates, allant jusqu’à la mort.
En termes modernes, les conseillers se posent une question simple, en apparence
moderne (le « théôre » a-t-il été retourné ?), mais en réalité typiquement grecque,
à savoir la question de l’effet d’un régime « avantageux » sur un individu proprement
éduqué (but de la paideia), rompu à la vie adulte et soigneusement choisi pour cette
mission. S’ils établissent qu’au retour de celle-ci, le « théôre » est plus vertueux, se
pose alors aux conseillers une redoutable aporie politique : « S’il l’est, plus vertueux
(à mesure de nos critères), nos lois, notre savoir, notre éducation le sont-ils donc
moins ? » Il ne s’agit pas seulement, comme le signale Joly, de collecter des
« applications pratiques », mais de porter un jugement adulte (d’où la règle des
quarante ans) et politique sur soi-même.
La réflexion philosophique côtoie donc de très près l’exercice d’observation
d’espionnage, car elle actionne les deux plans du théôrein, à la fois observer et
réfléchir ou faire réfléchir à sa propre position, et à celle de la cité qu’on sert, et non
pas seulement « parcourir la mer et la terre » pour trouver des recettes et en être
tout enthousiaste (ce qui est le propre des jeunes gens).
Si l’on pèse que ce sont des hommes adultes, soigneusement triés, des membres
de l’élite, qui sont envoyés comme espions, on aperçoit la logique platonicienne
(qui, de nouveau, offre en quelque sorte la quintessence des pratiques grecques) :
si ces individus d’élite, capables de réfléchir posément à ce qu’ils ont vu et entendu,
et de bâtir des rapports circonstanciés, peuvent être améliorés par l’observation
d’une cité étrangère, ou corrompus par elle, quelle est alors l’implication pour
notre cité ? Rendus meilleurs, cela veut-il dire que nous sommes moins bons ?
Corrompus, cela veut-il dire que nous sommes plus faibles? Et s’ils restent inchangés,
en dépit des observations positives ou négatives, quel crédit accorder à des
observateurs solidement formés par notre cité qui, en dépit de leurs observations
reviennent identiques, c’est-à-dire sans que leur mission ne les ait amenés à se poser
des questions ? Cela veut-il dire que face à une cité inférieure ils n’ont pas regardé
là où il fallait, ou pas compris. Ou que confrontés à une cité supérieure, ils ont
modifié à la baisse leur rapport, ou ont manqué de perspicacité ? Bref sont-ils fiables ?
Cet ensemble de questions ne prend toute sa valeur que si on projette sur les
Lois l’ombre philosophique de la République. Platon en imaginant dans les Lois le
système juridique de la cité idéale de son grand œuvre – la situant donc non pas
dans une allégorie détaché du temps et de l’espace mais évoluant au milieu de cités
adverses, inscrivant donc son utopie de la République dans un univers stratégique

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Première partie : Antiquité

de conflits politiques (annulant donc l’utopie par une topologie comparée) – est
amené à promouvoir la figure de l’observateur intelligent qui prend à la fois le
risque de trop savoir et de trop en dire. C’est là même la situation du philosophe
antique, celle de Socrate, qui observe les lois d’Athènes, comme un « théôre »
étranger le ferait, et qui, même dans une application corrompue (l’accusation
d’impiété et de corruption portée contre lui), s’y soumet, comme un citoyen doit
toujours le faire, y compris à se condamner lui-même. Étrangement, Socrate a
observé Athènes comme un « théôre » idéal l’eût fait, en se plaçant en dehors menta­
le­ment, et en a vu tous les défauts, en particulier l’influence pernicieuse des sophistes.
On saisit alors pourquoi à l’opposé du philosophe, à la recherche des savoirs
du monde mais autochtone à sa cité, modelé sur le « théôre », il y existe son opposé :
le sophiste qui, allant de cité en cité, toujours hors de chez lui, enseigne la rhétorique,
c’est-à-dire l’ensemble des techniques pour argumenter et débattre efficacement
dans les assemblées démocratiques, en vue de déterminer des politiques ; et qui,
du même coup, s’il aide à formuler des constitutions et à organiser chaque cité en
politeia – autrement dit en cité où les citoyens s’organisent pour gouverner librement,
se traitent en égaux (du moins dans les délibérations), rendent la justice entre égaux
(puisque l’injustice est l’infraction aux lois, elles-mêmes déterminées par un vote
populaire) et décident de la guerre et de la paix – il n’en reste pas moins que cela
ne le concerne pas. Il observe partout et vend son savoir. Le sophiste est indifférent
au sort des cités où il ouvre son école.
Le sophiste est donc défini comme celui qui a de la sophia, non pas de la sagesse
(mauvaise traduction), mais le savoir du savoir-faire du politique, qu’il enseigne.
Il est rarement un « espion », il est un observateur itinérant qui loue ses services.
Le philosophe « théôrique », par contre, relève du renseignement entendu au sens
extensif de réflexion sur l’ennemi : Platon, comme nous l’avons vu, considère que
la cité qui nous est propre, et celle idéale qu’il décrit, doit être rétive à l’extérieur :
le citoyen est en effet mis en garde contre l’« apodémie », le voyage de la cité, à
l’étranger. On retrouve ici une division devenue canonique pour définir les agents
de renseignement :
— les mercenaires, aussi intelligents soient-ils, opèrent toujours comme étrangers
à la fois à leur pays – qu’ils trahissent – et au pays qu’ils servent – à prix fort.
Ils prennent du plaisir à jouer avec dextérité de leur expertise, dans l’indifférence
du résultat pour ceux concernés par celle-ci, c’est-à-dire des effets politiques
de leurs actions. Ils sont une variante des sophistes qui eux aussi, opérant de
l’extérieur, savourent de voir comment leurs thaumata – les merveilles de
manipulation rhétorique – ont un effet en politique, sans jamais se soucier de
savoir si cet effet rend les citoyens meilleurs et la vie politique plus digne. Une
implication de la dextérité professionnelle et vénale d’un mercenaire, qu’il
soit un expert en renseignement ou en communication, est contenue dans le
champ sémantique et anthropologique de thaumata : marionnette. C’est-à-dire
que pour le mercenaire l’action d’espionnage qu’il mène participe d’une

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Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines

conviction, affirmée ou implicite, que tout se vaut et que le sort des nations
est un spectacle de marionnettes dont il est un des manipulateurs ;
— les « purs » qui font du renseignement et de l’infiltration « théôrique » pour
que leur pays résiste mieux à l’ennemi, et en particulier aux actions de ceux
qui, parmi la population sont tentés – idéologiquement – par une « apodémie »
et deviennent ainsi des transfuges. Le « pur » s’oppose au transfuge qui, par
« apodémie » – qu’elle soit matérielle ou, plus dangereusement, intellectuelle – s’ex-
patrie tout en restant sur place. De fait, alors que le « pur » observe ce qui est
en dehors de la patrie pour la défendre mieux, le transfuge (tel qu’il est défini
ici) souvent reste sur place pour mieux livrer à l’ennemi ses observations sur
sa propre patrie. Or l’apodémie, dans la conception grecque, comporte un
risque déjà mentionné : le citoyen hors de sa cité, en apodémie, est sans
protection, car il n’est libre que sous les lois de sa cité propre ; hors de son
territoire n’importe qui peut se saisir de lui et le réduire en esclavage. Cette
conception grecque est lourde de sens : elle implique que le transfuge, celui
qui devient espion dans sa propre patrie pour servir un idéal ou une organisation
autre, se comporte déjà en esclave. Le propre du fugitif est en effet de n’être
plus citoyen de rien et d’être esclave de tout. La solution avait un nom dans
la pensée classique : l’« extermination », c’est-à-dire le rejet de cet espion de
l’intérieur hors des « termes » territoriaux, le rendre apatride donc vulnérable.
Il suffit de reporter ces notions qui nous sont exotiques, sur les cas Snowden
et Assange pour constater en effet qu’ils sont des fugitifs et des esclaves, en dépit
et même en raison de leurs prétentions intellectuelles, « théôriques », portant sur
la nature de l’état moderne, du secret et de la liberté d’information, bref de
l’organisation politique – ce sont en fait des sophistes et peut-être même des
mercenaires. Ils se sont condamnés à être toujours en « apodémie », des étrangers
où qu’ils soient, et des esclaves de ceux qui les abritent, être des expatriés et toujours
à merci du sort de l’esclave fugitif grec, être abattu ou vivre sous surveillance.

Du « skopos » au « speculator », de l’Iliade à Rome

Le deuxième terme pour désigner un espion en Grèce antique est skopos. Il


ne soulève pas le même degré de complexité philosophique que théôros, mais il est
remarquable par sa position dans la mémoire culturelle et littéraire de l’Antiquité.
En effet dans un des chants de l’Iliade apparaît un héros troyen, Dolon, qui
se porte volontaire pour aller espionner le camp des Achéens durant la nuit. À cette
fin il se revêt d’une peau de loup gris et avance, à quatre pattes, comme la bête le
ferait, « à pas de loup » dans le campement ennemi. Cet épisode insolite de vêture
animale (car Agamemnon et Diomède se parent aussi de peaux de lion, Ménélas
de celle d’une panthère, et Ulysse d’un casque en cuir orné de défenses de sanglier)

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Première partie : Antiquité

vaut au Chant x d’être souvent appelé la Dolonie, le Chant de l’espion, et a donné


lieu à de multiples interprétations anthropologiques et philologiques.
Dolon est capturé, il avoue s’être proposé pour obtenir comme récompense
après la victoire le char et les deux chevaux mythiques d’Achille, et il décrit les
bivouacs des alliés de Troie, démunis d’avant-postes. Diomède égorge Dolon et
avec Ulysse pénètre dans le campement des Thraces, où il se livre à un carnage « à
la manière d’un lion déchaîné ». L’espion a rusé et sa ruse échoué. Or Dolon se
qualifie lui-même de skopos, espion, et c’est le terme qu’Ulysse utilise quand il
décrit à Nestor le commando nocturne.
La ruse de Dolon comporte deux marqueurs intéressants comme opération
d’infiltration.
D’une part, quant à la nature de cette ruse : il s’agit d’une ruse concrète, une
tromperie, un trompe-l’œil (la peau de loup gris), une astuce presque, en grec
dolos – et c’est le terme aussi employé par Homère pour décrire le cheval de Troie.
Il ne s’agit pas d’un plan habile, à la Ulysse, d’une ruse de type mêtis, à savoir un
plan « mesuré », bien calculé (mêtis et metron d’où « mètre » sont voisins). L’espion
« skopique » avance sans autre plan que d’avoir, et l’idée fera fortune, une « couver­
ture ». À rebours la mêtis est polymorphe, adaptative, difficile à identifier. Elle est
difficilement décelable.
D’autre part, quand à la motivation de l’espion : Dolon exige trop pour son
service en demandant pour récompense l’attelage prestigieux d’Achille. Il exige
un paiement disproportionné à sa condition car, même s’il est le fils d’Eumèdes,
« le héraut divin » (d’Hector ?) et occupe un rang nobiliaire suffisant pour prendre
la parole au conseil de guerre des chefs troyens, il ne peut pas prétendre, simple
mortel, aux deux divins chevaux d’Achille, qui pleureront la mort de Patrocle et
dont l’un sera brièvement doué de parole humaine. La poésie ici en dit long sur un
autre stéréotype de l’espion qui oublie qu’il n’est en fait que cela : un espion. Ce
sera le sort pathétique d’un Burgess qui, à Moscou, comprendra qu’il n’y est rien
d’autre qu’un Dolon.
Malgré la proximité des deux grandes cultures indo-européennes antiques,
on doit constater que seul le thème anthropologique de l’espion « skopique » se
trouve repris par la tradition romaine. La respublica au contraire de la demokratia
ne s’embarrasse pas des subtilités de la théôria grecque et on ne retrouve pas par
exemple dans la fonction des « légats » romains des parallèles avec les « théôres »
mis en députation, ni la même richesse conceptuelle. Au demeurant le terme lui-
même de « légat » vient de lex, la loi. Ce sont des officiers de l’état romain envoyés
pour régler des affaires d’état à l’extérieur.
Il convient donc de suivre le déploiement du « skopique » chez les Romains
dans la mesure où il prolonge la ligne grecque, et fausse compagnie à la « théôria ».
Or si le paradigme sémantique latin de specio ressortit à la même racine indo-
européenne que skopos, il s’instrumente en fait de deux glossaires spécialisés

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Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines

concernant « épier » : celui de la sagesse augurale ou divinatoire et celui de l’art


militaire.
D’une part, le paradigme de specio se réfère à la prise des auspices qui est la
science divinatoire par l’observation méthodique du vol des oiseaux : l’augure épie
leur évolution dans un cadre tracé sur le ciel, le templum. L’haruspice quant à lui
déchiffre la fressure (les gros viscères) des victimes en s’aidant de matrices de
décodage (reproduction en bronze de tel organe) pour y épier, en usant de la matrice
comme d’une clef de déchiffrement, les signes qui, dans la viscère, renseignent sur
le futur, à partir d’une situation donnée ou d’une décision à prendre qui ont donc
provoqué le sacrifice (outre que l’auspication est un rite essentiel à la continuité du
pouvoir dans la magistrature romaine). L’haruspice et l’augure décodent donc des
messages en s’aidant de clefs de déchiffrement : à savoir le cadre du templum avec
la binarité dextre et sinistre, ou la reproduction herméneutique de viscères. Augure
et haruspice collectent et analysent.
De surcroît, usant ici d’une analogie qui n’est pas cependant pas hors de propos
puisqu’il s’agit de faits anthropologiques, on notera qu’augure et haruspice
questionnent ce que le biologique livre comme renseignements. Vol d’oiseaux et
fressure entretiennent un rapport au vivant, au biologique : l’haruspice questionne
la matière charnelle encore chaude qui « parle » véridiquement, et qui renseigne la
vérité d’une situation. L’augure quant à lui retourne en quelque sorte à l’apparition
numineuse des vautours, par quoi Jupiter eût désigné Romulus comme fondateur
de l’urbs romaine, et au meurtre fratricide qui imprégna de sang le terroir même
de la fondation. Il ne s’agit pas ici de torture, mais de sacrifice : le sacrifice d’un
animal et le rappel par les oiseaux du message et du sacrifice originel. Les officiants
possèdent donc une méthode pour obtenir des renseignements vrais, mais
incompréhensibles ou indifférents à ceux qui n’ont pas été formés à l’observation
et au déchiffrement du biologique. Littéralement ils doivent faire parler l’animal
en envol et dans le cas des sacrifices, faire parler la chair encore palpitante en vue
d’obtenir des réponses fiables.
N’est-ce pas là, dans le domaine anthropologique, une prémonition du débat
actuel concernant l’efficacité de la torture, où l’homme est réduit à de la chair pour
obtenir de lui des renseignements fiables, et des réponses à des questions que les
tortionnaires ne posent parfois même pas ? La chair torturée dirait vrai. Il manque
évidemment aux tortionnaires de disposer de clés de déchiffrement inscrites sur
les organes même qu’ils tourmentent.
D’autre part, specio s’est spécialisé dans le champ de la poliorcétique. Par exemple,
specula désigne une tour de guet, une prothèse en fait, qui permet de porter le regard
aussi loin que possible, lors d’un siège jusque dans les lignes ennemies : cette technique
primitive de regard en surplomb et au lointain fait de son agent, le guetteur nommé
speculator, le premier opérateur de surveillance. La tour de guet servira également à
transmettre des signaux, et à capter des signaux : une forme primitive, mais efficace
à l’époque, de SIGINT. Des dispositifs de tours en relais existaient surtout pour signaler

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Première partie : Antiquité

l’approche de flottes (l’horizon maritime est évidemment mieux observable que celui
des terrains). On retrouve l’équivalent en grec où tout promontoire rocheux, en bord
de mer ou dans les terres, est un lieu de guet, y compris les acropoles. Specula est
donc – et c’est là une autre traduction habituelle qui éveille des connotations modernes –
un « observatoire ». On connaît la postérité actuelle du terme dans le domaine du
renseignement et de la stratégie. D’autre part speculator désignait un soldat envoyé en
éclaireur vers et dans les lignes ennemies.
Le terme speculator s’appliquait donc à deux types d’observation : au sol, mais
dynamique, il s’agissait du guetteur en mouvement, qui porte son regard au niveau
du terrain ennemi lui-même dont il établit un relevé, afin d’élucider (d’où « éclaireur »)
la topographie et les forces adverses. Dans une tour, mais statique, il est un observateur
doublé d’un opérateur de signaux. Les Romains nommaient ainsi avec justesse les
deux dimensions de la surveillance pour fin d’acquisition de renseignements : la
dimension verticale et la dimension horizontale ; l’infiltration et le poste fixe ; l’une
à distance assurant protection, l’autre en pénétration, qui nécessitait une gestion
des risques, dont la capture.
Notons que notre « spéculateur » moderne épie, lui, les cours de la bourse et
les mouvements des marchés, ouverts ou secrets, pour lancer une attaque. Le
spéculateur financier a hérité des fonctions du speculator militaire. Et c’est donc à
juste raison que la spéculation est souvent considérée comme une forme de guerre,
et en tout cas étroitement liée au renseignement économique.
Nous signalerons pour conclure ce survol philologique et anthropologique
que si le terme habituel pour dire « espion » est en effet speculator, la racine indo-
euro­péenne exige aussi de comprendre « gardien » – dénotation évidente pour un
guetteur qui garde le camp, mais dont nous avons perdu le sens noble quand nous
parlons d’espion (même si, par exemple, « protection » est présent dans la titulature
de l’une des trois agences allemandes de renseignement, l’Office de protection de
la Constitution, le BfV).
Tel est le riche réseau philologique issu des deux termes assignés dès nos
origines antiques à l’obtention de renseignements, le « skopique » et le « théôrique ».

Philippe-Joseph Salazar

Bibliographie

Instruments philologiques
Benveniste, Emile, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, Paris, Minuit, 1969, 2 vols.
Bréal, Michel et Bailly, Anatole, Dictionnaire étymologique latin, Paris, Hachette, 1906.
Chantraine, Pierre, Dictionnaire étymologique de la langue grecque, Paris, Klincksieck, 2009.

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Renseignement « theôrique » et « skopique » : aux sources philologiques grecques et latines

Sources critiques
Briant, Pierre, « La Boulé et l’élection des ambassadeurs à Athènes au ive siècle », Revue
des études anciennes, 70, no 1-2, 1968, p. 7-31.
Briquel, Dominique, « La triple fondation de Rome », Revue de l’histoire des religions, 189,
no 2, 1976, p. 145-176.
Detienne, Marcel et Vernant, Jean-Pierre, Les ruses de l’intelligence, Paris, Flammarion, 1974.
Hurlet, Frédéric, « Les auspices d’Octavien/Auguste », Cahiers du Centre Gustave Glotz,
12, 2001, p. 155-180.
Joly, Henri, La question des étrangers, Paris, Vrin, 1992.
L’Homme Wéry, Louise-Marie, « Le meurtre des hérauts de Darius en 491 et l’inviolabilité
du héraut », L’Antiquité classique, 35, fasc. 2, 1966, p. 468-486.
Moreau, Félix, « Les assemblées politiques d’après l’Iliade et l’Odyssée », Revue des études
grecques, 6, fasc. 22, 1893, p. 204-250.
Plichon, Caroline, « Sous la peau de bête », Gaia : revue interdisciplinaire sur la Grèce
archaïque, 16, 2013, p. 155-170.
Rüpke, Jörg, « Divination et décisions politiques dans la République romaine », Cahiers du
Centre Gustave Glotz, 16, 2005, p. 217-233.

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LE RENSEIGNEMENT
DANS LES CITÉS-ÉTATS GRECQUES

Stéphanie Maillot et Julien Zurbach

La collecte, la critique et l’interprétation des renseignements obtenus sur les


adversaires immédiats ou potentiels sont des thèmes extrêmement bien repré­sentés
parmi les sources grecques anciennes. Les épopées homériques mettent en scène
des épisodes de reconnaissance de terrain dont le plus long et célèbre occupe tout
un chant de l’Iliade (chant x). Les Troyens sont proches du camp des Achéens, qui
sont dans une situation critique, et chaque camp met la nuit à profit pour envoyer
des éclaireurs. Nestor demande aux Achéens : « n’est-il pas un guerrier qui s’assure
assez en son cœur hardi pour aller, au milieu des Troyens magnanimes, voir s’il peut
s’emparer de quelque ennemi sur leur ligne avancée, ou bien encore saisir quelque
rumeur au milieu des Troyens sur ce qu’ils méditent en leur âme ? » Diomède, connu
pour sa force, se propose et Ulysse, le plus rusé, se joint à lui. Tous deux partent
vers les Troyens et capturent Dolon, espion troyen qui venait en sens inverse, anti-
héros vénal et couard. Ils l’obligent à révéler les positions troyennes et les intentions
d’Hector pour le jour suivant, puis l’exécutent sur place. Les informations livrées
par Dolon leur permettent de mener un coup de main contre le camp des Thraces,
puis de rentrer sains et saufs.
Des siècles plus tard, l’Athénien Xénophon, menant en 401/400 avant notre
ère la retraite des mercenaires du prétendant perse Cyrus à travers l’Anatolie, après
la défaite de ce dernier, doit faire preuve d’une ingéniosité remarquable pour se
faufiler en territoire hostile. Le récit qu’il publie environ trente ans plus tard, connu
sous le titre de l’Anabase, fait une grande place aux opérations de reconnaissance,
menées en général par des détachements de cavalerie. Durant les conflits des ve et
ive siècles avant notre ère. il est courant que des détachements de cavalerie soient
envoyés en avant pour localiser l’ennemi, l’observer et éventuellement le harceler.
Alexandre, à la tête d’une armée dont le noyau est macédonien, et où la part de la
cavalerie est plus importante, utilise systématiquement ces procédés. Néanmoins,
comme certains spécialistes de la cavalerie grecque le soulignent, cette tâche n’est
pas confiée à des troupes spécialisées, ce qui la rend parfois hasardeuse. I. G. Spence

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Première partie : Antiquité

pense que la présence d’Alexandre en personne dans des missions de reconnaissance


n’est pas seulement due au caractère de ce meneur d’hommes courageux, sinon
téméraire, mais au manque de fiabilité des renseignements obtenus1. Il considère
que le manque de développement des tâches de reconnaissance dans les guerres
entre cités est lié à la place marginale de la cavalerie dans un monde où le combat
décisif par excellence est le choc des phalanges de l’infanterie lourde.
Si donc les tâches de reconnaissance sont une nécessité pour tout commandant
grec, qui sait comment les mener à bien2, il est aussi nécessaire de qualifier précisément
les moyens et les buts de ces actions, au plan militaire mais aussi politique, dans
le cadre de la cité grecque, où très peu de fonctions amènent à une professionnalisation
des cadres.
La première impression fait donc apparaître la diversité et la richesse du
matériel disponible. Les témoignages ne manquent pas sur les ruses de guerre, la
pratique voire l’obsession du secret, la désinformation de l’ennemi et bien d’autres
pratiques que nous tendons à considérer comme relevant d’un même domaine.
Considérer les États grecs, dans le long terme, du point de vue des techniques de
renseignement semble également prometteur : la circulation de l’information a
reçu quelque attention en histoire économique, mais bien moins en histoire politique.
Il y a là sans doute l’effet de développements parallèles mais différents : si l’histoire
économique et sociale a depuis longtemps considéré comme fonda­mental un détour
par la théorie, on ne peut en dire autant de l’histoire des institutions ou de l’histoire
politique en général. Les approches théoriques des États grecs anciens se concentrent
le plus souvent sur la notion d’espace politique (« le politique », selon la formule
d’usage en français), sur le débat et la participation. Comme une tendance de fond
tend à minimiser le rôle de l’appareil d’État, voire à nier la nature étatique des cités
grecques, un thème aussi lié au fonctionnement des États modernes que le
renseignement n’est pas au cœur des recherches actuelles. Une approche par le
biais de l’information, de sa genèse, sa collecte, sa gestion par les États, est de ce
fait presque entièrement à construire.
On ne peut cependant, dans un second temps, que se remettre à douter de la
pertinence d’une telle approche. Qu’est-ce que le renseignement ? La somme sur
le renseignement romain établie récemment par Rosemary Sheldon3 commence – sous

1. I.G. Spence, The Cavalry of Classical Greece. A social and military history, Oxford 1993,
p. 133-135.
2. Voir par exemple Xénophon Le commandant de cavalerie 4.4.
3. Rosemary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, Paris 2009, p. 17.
Cet ouvrage, ainsi que le guide bibliographique du à la même chercheuse (R.M. Sheldon,
Espionage in the Ancient World. An Annotated Bibliography of Books and Articles in Western
Languages, Jefferson et Londres 2003), sont extrêmement précieux. Pour ce qui concerne
le monde grec, outre les références spécifiques à la cryptographie (ci-dessous), deux livres
sont essentiels : C.G. Starr, Political Intelligence in Classical Greece, Mnemosyne Suppl. 31,
Leyde 1974 et F.S. Russell, Information gathering in Classical Greece, Ann Arbor 1999. Voir
aussi J. A. Richmond, « Spies in Ancient Greece », Greece & Rome 45, 1998, p. 1-18.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

la plume du préfacier – par une citation de Sun Tse, écrivant probablement à la


charnière entre le monde féodal des Printemps et Automnes et les États centralisés
des Royaumes combattants1. Il vaut la peine de citer ce passage à nouveau en entier
(Sun Tse, 13.5-8) :

« Cette connaissance ne peut provenir des esprits ; elle ne peut être


obtenue de l’expérience, de manière inductive, ni d’aucun calcul déductif.
La connaissance des dispositions de l’ennemi ne peut être obtenue que d’autres
hommes. De là vient l’usage d’espions, qui se répartissent en cinq classes :
ceux qu’on trouve parmi les locaux ; ceux qu’on envoie ; ceux qu’on rallie ;
ceux qu’on maîtrise ; et ceux qu’on trouve parmi les survivants. Quand ces
cinq classes sont toutes en action, personne ne peut découvrir le système
secret. On appelle cela la « divine manipulation des fils ». C’est la faculté la
plus précieuse du souverain. »

Il y a là un lien qui nous semble bien familier entre information et désinformation.


Mais il y a surtout une définition presque purement négative de cette activité : il
faut utiliser des hommes – le renseignement est évidemment encore une affaire
purement humaine – lorsque les esprits, l’expérience, le raisonnement ont atteint
leurs limites. Un Grec de l’époque classique n’aurait sans doute pas dit mieux. Mais
ni Thucydide, si avide de considérations tactiques précises, ni Énée le Tacticien, ni
Polyen, qui dédie un recueil de ruses de guerre – Stratagèmes, selon le titre grec – à
Lucius Verus partant en campagne contre les Parthes, n’ont éprouvé le besoin
d’aller jusqu’au niveau de généralité du manuel du bon général qu’est le texte de
Sun Tse (sur les traités de tactique, voir ci-dessous). Il n’y a pas de texte grec ancien
qui nous dise ce que peut être le « renseignement » en Grèce, et sans doute aurait-il
aussi compris une première définition négative. La même conclusion s’impose
lorsqu’on compare la littérature grecque à un traité de politique comme l’Arthaśāstra
de Kautilya, qui date probablement du début de notre ère. Ce dernier contient un
chapitre entier consacré aux opérations secrètes et de renseignement, offrant une
typologie systématique des espions et agents et de leurs tâches, en temps de paix
ou de guerre, à l’intérieur comme à l’extérieur2. Il s’agit à la fois de renseignement
et d’opérations de désinformation ou de manipulation.
La science politique grecque ne s’est guère intéressée à ce genre de choses. Les
textes militaires sont des manuels tactiques, des registres ordonnés de recettes
tirées d’exemples plus ou moins développés. Ils sont à la tactique et à la stratégie
ce qu’une collection d’expédients financiers comme l’Économique aristotélicienne
est à la science économique.

1. Sur la date de ce texte et la tradition de traités militaires pré-impériaux en Chine, voir


M. Loewe (éd.), Early Chinese Texts: A Bibliographical Guide, Los Angeles 1993, p. 446-455.
2. Kautilya, The Arthashastra, trad. L.N. Rangarajan, Londres 1992, p. 462-504. Voir
G. Chakraborty, Espionage in Ancient India from the earliest times to the 12th century AD,
Calcutta 1990.

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Première partie : Antiquité

On se trouve face à un problème usuel qui se présente pour toutes les notions
utilisées en histoire. Le « renseignement » est une notion moderne, dont la
configuration particulière est liée à une situation historique elle-même particulière,
la construction des États modernes et contemporains. Cela explique la position
très nuancée de Sheldon. Abordant un système original de collecte de l’information
construit par l’empire romain, elle commence par affirmer « que l’espionnage est
aussi vieux que l’histoire elle-même et qu’il a toujours été d’une importance cruciale
pour les chefs militaires et les dirigeants politiques » mais continue peu après avec
un « avertissement important » : « vouloir plaquer nos conceptions actuelles du rensei­
gne­ment sur le monde antique ne permet pas de comprendre les Romains1 » – mais
« nous pouvons utiliser la terminologie moderne pour décrire [les activités de
renseignement]2 ». Mais rien n’assure que la conjonction pratique et institutionnelle
qui fait ce que nous nommons renseignement ait déjà un équivalent dans les cités
grecques, et qu’une information à la fois sensible et secrète – cela va-t-il forcément
de pair ? – ait été constituée, assemblée, conservée et analysée dans des cadres fixés
par l’État. Cependant il est intéressant d’essayer de suivre les composantes de cet
ensemble.

Ruses de guerre

La grande majorité des sources qu’un historien actuel évoquerait sur le thème
du renseignement en Grèce porte en fait sur des ruses de guerre, des stratagèmes
selon le titre du recueil de Polyen. Ce recueil n’est que le point d’arrivée d’une
longue tradition de littérature tactique en grec, qui prend son départ au ive siècle
avant notre ère. Cette date n’est pas anodine : il s’agit d’un moment où la guerre
se transforme. Les conflits traditionnels, entre cités voisines, opposent des formations
d’infanterie lourde formées d’hoplites, citoyens soldats qui s’affrontent dans des
campagnes estivales en rase campagne. La guerre nouvelle est plus diverse, fait
place à l’infanterie légère et la cavalerie, mais surtout aux sièges des villes, qui se
fortifient tandis que les territoires des cités se couvrent de forts et de fortins, et elle
dure toute l’année. Il faut apporter de nombreuses nuances à ce schéma ; le merce­
na­riat n’est sans doute pas la nouveauté radicale qu’on a voulu y voir, et les citoyens
ne se désintéressent pas de leur devoir militaire. Mais il reste vrai que le ive siècle
marque un changement d’échelle, et pas seulement dans le domaine militaire. La
poliorcétique, l’art des sièges, est la grande nouveauté de cette époque, et elle marque
profondément la littérature tactique.
C’est au début une littérature d’hommes de l’art, qui passe ensuite entre les
mains d’érudits. D’Énée le tacticien, premier auteur connu de cette tradition, nous

1. Sheldon, Renseignement, p. 19.


2. Ibid, p. 20.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

n’avons plus qu’un résumé. Énée est peut-être à identifier avec un stratège arcadien
du milieu du ive siècle, et son compilateur serait Cynéas de Thessalie, général de
Pyrrhus au début du iiie siècle1. Asclépiodote (ier siècle avant notre ère), auteur d’un
traité de tactique portant sur la phalange macédonienne, est un philosophe, élève
de Posidonius ; Onosandre (ier siècle de notre ère) est aussi un philosophe. Polyen
était juriste et rhéteur. Élien nous est connu seulement par son traité sur la phalange
macédonienne ; quant à Arrien, auteur aussi d’un traité de tactique au tournant
des ier et iie siècle de notre ère, il est à la fois homme d’action et érudit. Tous ces
traités doivent leur survie à l’intérêt qu’on leur portait à Byzance2.
La plupart de ces ouvrages s’attachent à indiquer des méthodes de transmission
des informations, secrètes ou non. Ces aspects ont déjà été longuement commentés,
et on dispose en la matière d’une bibliographie assez abondante3. Le plus intéressant
de ces passages est le chapitre le plus long qui soit conservé du traité d’Énée – indication
certaine de l’intérêt de cette question pour Énée comme pour Cynéas. Ce texte, le
chapitre 31, recense nombre de méthodes pour faire passer un message secret. Il
s’agit surtout de communiquer avec l’extérieur : on l’a remarqué, Énée écrit pour
les assiégés. Mais jamais on ne parle de collecte, de critique, de croisement de
l’information. Le contenu du message importe peu, il s’agit de recettes pour le
transmettre en le gardant secret. Ce n’est pas toujours très pratique
(31, 10-13) :

« Les messages se transmettent aussi de cette façon. Faire sécher une


vessie gonflée et liée serrée qui soit de mêmes dimensions qu’un lécythe de
la taille voulue pour la longueur de ce qu’on va écrire, ensuite écrire sur elle
ce qu’on veut avec du noir mélangé de gomme. Quand les caractères sont
secs, dégonfler la vessie et la faire entrer, en la bourrant bien, dans le lécythe.
Que le bord de la vessie dépasse l’ouverture du lécythe. Après cela, quand
on a regonflé cette vessie dans son contenant, pour l’élargir au maximum,
et qu’on a rempli d’huile le lécythe, couper tout autour la partie de la vessie
qui dépasse et en coller le bord contre celui du vase de façon aussi invisible
que possible. Boucher le lécythe et le transporter sans le cacher : on verra

1. Outre l’introduction à l’édition CUF, A. Dain, « Les manuscrits d’Énée le tacticien », Revue
des Études Grecques 48, 1935, p. 1-32 ; voir aussi M. Debidour, « Énée le tactitien », in Ruses,
secrets et mensonges chez les Historiens grecs et latins, De Boccard, Lyon, 2006.
2. Voir l’édition de H. Köchly, W. Rüstow, Griechische Kriegsschriftsteller, Leipzig 1853-1855,
et les éditions disponibles dans les collections usuelles, notamment la CUF pour Énée.
3. Les références classiques à ce sujet sont, pour la cryptographie : V.E. Gardthausen,
Griechische Palaeographie, Leipzig 1879, II 5 ; A.C. Leighton, « Secret communica-
tion among the Greeks and Romans », Technology and Culture 10, 1969, p. 139-
154 ; et pour la télégraphie ou la transmission de l’information en général : W. Riepl,
Das Nachrichtenwesen des Altertums, Leipzig 1913 ; E.C. Reincke, « Nachrichtenwesen »,
Pauly-Wissowa Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaften Suppl. IV, 1924,
p. 1495-1542.

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Première partie : Antiquité

l’huile dedans, et rien de ce qu’il contient d’autre n’apparaîtra. Quand il


aura atteint le destinataire, celui-ci lira sur la vessie en la gonflant après
avoir vidé l’huile. Que le destinataire envoie la réponse en effaçant le message
à l’éponge et en écrivant sur la même vessie d’après la même méthode ».

Et cela ne fonctionne pas toujours (31, 9) :

« L’aventure suivante est aussi arrivée au sujet d’une lettre. Dans une
ville assiégée, l’homme apportant des lettres, étant parvenu à entrer, ne les
remit ni au traître ni aux personnes à qui elles étaient adressées, mais il alla
trouver le commandant en chef de la cité à qui il dénonça la chose, et il lui
donna les lettres. Celui-ci, ainsi informé, lui ordonna de remettre les lettres
à ceux à qui il les apportait, mais de lui rapporter celles qu’il recevrait d’eux,
si sa dénonciation était véridique. Et le dénonciateur le fit. Le commandant,
ayant reçu ces lettres et ayant appelé leurs auteurs, leur montra l’empreinte
des cachets, qu’ils reconnurent être les leurs, puis, ouvrant les documents,
il fit la lumière sur l’affaire. Il semble qu’il ait pris adroitement les traîtres
sur le fait, en ce qu’il n’ôta pas au porteur les lettres qu’on leur envoyait, car
il leur eût été possible de nier et de prétendre qu’ils étaient victimes de
quelqu’un. Tandis qu’en interceptant les réponses, il les convainquit sans
conteste ».

Énée, d’après Polybe, aurait aussi écrit sur les signaux par le feu, dans un traité
aujourd’hui perdu (Polybe, X 44). Des titres d’autres ouvrages sont conservés dans
le traité lui-même. Énée fait ainsi référence à son traité Sur les préparatifs de guerre,
à son Sur l’intendance, à son Sur la castramétration1. Il s’agit donc d’une littérature
de recettes tactiques, qui n’a pas le niveau d’abstraction de Sun Tse mais pas non
plus la précision des historiens : chez Énée et ses successeurs, la plupart des recettes
sont des anecdotes où on devine un fond réel, mais vidé de tout détail qui permettrait
de le situer. Certaines anecdotes ont gardé des éléments précis portant sur les
acteurs, le lieu et le temps, mais ce n’est pas le cas le plus courant. Polyen, de ce
point de vue, se situe à la limite d’un genre voisin, la compilation historique, car
les anecdotes qu’il rapporte sont presque toujours bien situées.
Tout cela semble donc relever de la communication tactique plus que du
rensei­gne­ment à proprement parler. Ce sont des ruses de guerre, qui ont trait à la
transmission de l’information, mais d’abord et essentiellement des ruses d’ordre
tactique. D’autres, transmises soit par les auteurs mentionnés jusqu’ici, soit par
des historiens de diverses époques, ont trait à ce qu’on pourrait appeler la
désinformation, le camouflage et toutes les tactiques donnant une place ou reposant

1. Voir l’introduction à l’édition CUF.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

sur l’asymétrie informationnelle. Mais lorsqu’il s’agit de se couvrir de chaux pour


passer pour des fantômes attaquant de nuit, on a du mal à parler de renseignement1.
La littérature tactique aborde donc peu le domaine défini par Sun Tse, celui
de la collecte de l’information militaire et au-delà politique, diplomatique, sociale
sur l’état de l’ennemi. C’est pourtant, bien évidemment, une nécessité réelle. La
cavalerie sert ainsi souvent de moyen de reconnaissance, notamment à partir du
ive siècle2.
On peut cependant se demander si, dans certains cas, des anecdotes de ce
type ne révèlent pas des pratiques autrement étendues et systématiques. Polyen
(Stratagèmes VII, 2) cite une ruse utilisée par le roi de Lydie Alyatte contre les
cavaliers de la cité grecque de Colophon. Nous sommes ici aux limites du monde
grec, et le livre vii est d’ailleurs consacré aux ruses des Barbares, dont Polyen passe
un certain temps à expliquer qu’il ne faut pas les sous-estimer !

« Alyatte ayant dessein de se rendre maître des chevaux des Colophoniens


qui abondaient en cavalerie, fit alliance avec eux, et avait soin, en fournissant
ce qui était nécessaire aux troupes, de favoriser toujours la cavalerie avec le
plus de distinction. Enfin étant à Sardes, il convoqua une grande assemblée,
sous prétexte de donner une double paie. Les cavaliers étaient campés hors
de la ville. Ils laissèrent leurs chevaux à leurs écuyers, et entrèrent dans la
ville, pour avoir part à la libéralité d’Alyatte. Il fit alors fermer les portes ;
et ayant enveloppé ces cavaliers avec ses propres soldats, il les fit tous mourir,
et donna leurs chevaux à ses troupes ».

Pourquoi viser ainsi les cavaliers ? C’est qu’Alyatte sait parfaitement que
Colophon est une aristocratie de cavaliers, et s’il les vise ainsi, ce n’est pas seulement
pour affaiblir l’armée colophonienne mais pour décapiter la cité. Au-delà du but
militaire il y a un but politique qui est de transformer le régime de la cité. Un détail,
d’ailleurs, montre que cette stratégie est parfaitement pensée. Alyatte confisque
les chevaux après le massacre. Mais il reste une zone d’ombre : que deviennent les
écuyers (héniochoi) des Colophoniens ? Polyen ne les mentionne qu’une fois. Dans
un autre passage du même ouvrage (Stratagèmes V 47), les écuyers ont un rôle
important. Il s’agit d’un épisode presque exactement contemporain, la prise du
pouvoir par le tyran Panétios à Léontinoi, en Sicile, contre une autre aristocratie
de cavaliers, d’origine chalcidienne. La tyrannie de Panétios doit se situer à la fin
du viie ou au début du vie siècle avant notre ère, comme le règne d’Alyatte.

1. Ruse des Phocidiens contre les Thessaliens : Hérodote VIII 27, Pausanias X 1, 2 et Polyen
VI 18 ; H.W. Parke, « Polyaenus VI, 18 », Classical Review 42, 1928, p. 120-121.
2. I.G. Spence, The cavalry of Classical Greece. A social and military history, Oxford 1993,
p. 133-135, et divers passages dans le classique de J.K. Anderson, Military theory and
practice in the age of Xenophon, Berkeley 1970.

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Première partie : Antiquité

« Panétios était polémarque alors que les gens de Léontinoi combattaient


les Mégariens pour des querelles de frontière. Il fit d’abord en sorte que les
pauvres et fantassins s’opposent aux riches et cavaliers, au motif que ceux-là
avaient la plus grande part des périls dans les combats, ceux-ci beaucoup
moins. Puis il organisa une prise d’armes devant les portes ; il entreprit de
compter et examiner les armes, et, ayant confié les chevaux aux écuyers, il
leur ordonna de les mener à la pâture. Il avait six cents peltastes disposés
au soulèvement et confia à leur commandant le décompte des armes ; lui-
même se retira sous les arbres comme s’il avait besoin d’ombre et encouragea
les écuyers à s’attaquer à leurs maîtres. Montés sur les chevaux, ils tombèrent
sur ces derniers et, se saisissant des armes qu’on décomptait, les massacrèrent
nus et désarmés. Les peltastes prirent eux aussi part au massacre et coururent
avec zèle s’emparer de la ville pour proclamer Panétios tyran ».

Ici, les écuyers font cause commune avec les pauvres, et notamment les peltastes,
ceux qui n’ont pas même les moyens de payer l’armement du fantassin lourd,
l’hoplite. Qui sont-ils ? Selon Luraghi1, qui s’appuie sur des textes homériques, les
écuyers seraient des citoyens libres pris dans un rapport « de type plus ou moins
clientélaire2 ». Pour Polyen, ce rapport est quasi servile puisqu’il parle de « maîtres ».
Les rapports sociaux archaïques ne sont pas l’objet de son ouvrage. Ce statut nous
reste obscur mais il est certain que le groupe des écuyers occupe une position
stratégique, d’un point de vue social comme tactique : ils savent monter à cheval,
ce sont des gens de confiance, mais ils peuvent se retourner contre leurs maîtres,
surtout dans le contexte social tendu des environs de 600 avant notre ère. Il est
probable qu’à Sardes les écuyers de Colophon ne coururent pas défendre leurs
maîtres. Ont-ils rallié Alyatte ? Leur a-t-il offert quelque chose ? En tout cas ils ne
présentent aucun problème pour les Lydiens une fois qu’ils sont séparés de leurs
cavaliers.
Le piège d’Alyatte est donc une manœuvre parfaitement pensée et planifiée,
et pas seulement d’un point de vue tactique. Il a très certainement des éléments
précis sur les institutions de Colophon, ce qui n’est pas très difficile à obtenir, mais
aussi sur les luttes sociales en cours, déclarées ou non. Pour que les cavaliers aient
pu ainsi se faire piéger, il faut supposer qu’ils ne se méfiaient guère de leurs écuyers,
que le conflit n’était pas ouvert. Il faut donc penser qu’Alyatte avait non seulement
d’excellents informateurs mais aussi des agents efficaces. Tout cela, cependant, est
au-delà de l’horizon des manuels tactiques.

1. N. Luraghi, Tirannidi arcaiche in Sicilia e Magna Grecia, Florence 2004, p. 11-20.


2. Luraghi écrit latamente clientelare, nuance difficile à traduire.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

Cité-État et information

Un schéma d’ensemble du système de circulation des informations sensibles


dans une cité grecque ne serait sans doute pas loin de ce qu’esquisse Sheldon à
propos de la Rome archaïque et médio-républicaine1. Ce tableau comprend les
traits suivants : l’importance de la divination comme moyen de renseignement et
de prévision – ceci est vrai aussi en Grèce, surtout sur le champ de bataille : on
n’engage pas le combat sans que les signes soient favorables2 ; l’importance du
renseignement militaire des armées en mouvement, assuré surtout par la cavalerie3 ;
l’importance des pratiques de désinformation et des stratagèmes tactiques4 ; enfin,
la grande place occupée par les défections (prisonniers, traîtres, déserteurs, exilés,
ces catégories se recoupant souvent), encore plus que par les espions formés et
envoyés chez l’ennemi5. Tous ces traits trouvent des correspondants étroits dans
les cités-États grecques. Il s’agit de systèmes de renseignement adaptés à l’échelle
de cités-États de quelques centaines ou milliers de citoyens. L’habileté tactique est
poussée à un point extrême, mais il est difficile d’isoler des instances centrales qui
puissent assurer la collecte et l’analyse d’informations sur l’ennemi ou les voisins,
y compris en temps de paix.
L’importance de la traîtrise, nourrie des divisions internes des cités entre clans
familiaux ou partis politiques, explique que certaines cités comme Sparte aient
développé des systèmes de renseignement interne plus poussés que de renseignement
externe. La surveillance exercée sur la société spartiate par les plus hautes instances
de la cité, et notamment les éphores, s’explique en grande partie par la présence
de paysans asservis, les hilotes, ainsi que de catégories défavorisées en marge du
corps civique. L’épisode qui révèle au mieux cette surveillance se situe au début
du ive siècle, en 397. Il s’agit d’une conjuration politique, menée par Cinadon, dont
on ne sait à quelle catégorie il appartient exactement, mais qui n’est pas citoyen de
plein droit6. Il tente de soulever ceux qu’on appelle les Inférieurs : citoyens déchus,
périèques, ou esclaves affranchis. Il faut relever qu’il est lui-même un agent des
éphores, car il lui est souvent arrivé d’aller arrêter des suspects. On l’envoie dans
une fausse mission pour l’arrêter loin de la ville et lui faire donner le nom de ses
complices. Nous ignorons tout de celui qui a dénoncé la conjuration, mais il est
évident que les principaux magistrats de Sparte disposent de moyens d’espionner
la population de la cité, et peuvent procéder à des arrestations. Le nom des personnes
à arrêter est inscrit sur une scytale. D’après des auteurs plus récents, notamment

1. Sheldon, Renseignement, p. 49-82.


2. R. Lonis, Guerre et religion en Grèce à l’époque classique, Besançon 1979, chapitres iii, iv
et v sur les présages.
3. Voir ci-dessus.
4. Ci-dessus, à propos de la littérature tactique.
5. Voir le second texte d’Énée cité ci-dessus.
6. Xénophon Helléniques III, 3, 4-11.

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Première partie : Antiquité

Plutarque, il s’agirait d’une forme de chiffre : un message est écrit sur une lanière
de cuir enroulée autour d’un bâton, et pour le lire à nouveau il faut l’enrouler sur
un bâton de diamètre exactement semblable. Mais il n’est pas certain que cela
s’applique aux attestations du terme à l’époque classique, où il pourrait tout aussi
bien s’agir d’une preuve de l’authenticité des messages. Le débat à ce sujet n’est pas
clos1.
Les rois de Chypre ont eux aussi divers agents dans leur population, tout
comme nombre de tyrans. Mais les monarques ne sont pas les seuls à pratiquer ce
genre de surveillance interne2.
Des canaux stables d’information sur d’autres cités ont pu être constitués par
les proxènes. La proxénie dans les relations internationales grecques est exactement
l’inverse des ambassades du monde contemporain : il s’agit d’une institution
perma­nente, où un citoyen de la cité A, résidant dans la cité A, représente les intérêts
d’une cité B. Cette institution est ancienne et très courante. Le proxène accueille
et conseille les ambassadeurs et visiteurs venus de la cité avec laquelle il entretient
des liens qui sont de l’ordre de l’amitié rituelle, la xenia. Il y a plusieurs cas où des
proxènes se sont rendus utiles à la cité qu’ils représentent, même contre les intérêts
de leur propre cité. Ainsi, lorsque Brasidas, général spartiate, traverse la Thessalie
en 425/424 pour porter secours aux Chalcidiens de Thrace, un proxène de ces
derniers se trouve parmi les nobles thessaliens qui le guident au mieux, alors même
que les Thessaliens sont alliés d’Athènes. Polydamas de Pharsale, également en
Thessalie, s’exprime en ces termes devant les Spartiates (Xénophon Helléniques VI 1, 4 ;
le discours date de 374) :

« Pour moi, citoyens de Lacédémone, qui tiens de mes ancêtres, depuis


un temps immémorial, les titres de proxène et de bienfaiteur de votre cité,
je crois devoir, non seulement venir à vous quand j’ai quelque embarras,
mais aussi vous signaler toute difficulté qui peut se créer contre vous en
Thessalie ».

L’entrelacs d’intérêts politiques et personnels au cœur duquel se trouve la


proxénie empêche cependant d’en faire une institution de renseignement. La charge
comprend des devoirs et des honneurs, et tend à devenir purement honorifique.
Mais même à l’époque classique, une cité peut faire proxène un de ses ennemis
dans la cité voisine, pour le lier ou le gêner. Dans un monde où, au moins à partir
de la seconde moitié du ve siècle avant notre ère, les divisions politiques à l’intérieur

1. Sur la scytale, Sheldon, Espionage, p. 72-76.


2. Textes dans Russell, Information gathering, chap. 3 ; voir aussi Starr, Political Intelligence,
chap. 2.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

de chaque cité ont des répercussions directes sur la politique étrangère, la proxénie
est toujours prise dans un jeu à plusieurs variables, et on ne saurait réduire les
proxènes à des agents ou espions de la cité qui les fait tels1.
La politisation des proxènes est un phénomène qui semble lié à l’empire
d’Athènes au ve siècle et à sa résurgence au ive siècle. L’exemple d’Ecphantos de
Thasos, véritable agent athénien et homme politique démocrate à une époque
troublée de l’histoire de la cité de Thasos, semble l’indiquer2. Ce n’est peut-être pas
un hasard : on peut en effet se demander dans quelle mesure le développement de
systèmes politiques plus vastes, autour de la cité d’Athènes, a influencé le traitement
de l’information. Mais peu d’éléments sont disponibles sur ce point. Cela explique
sans doute que la plupart des traitements récents de l’empire d’Athènes, notamment
dans le courant des travaux comparatifs sur les empires, ignorent complètement
la question3. On en sait pourtant assez pour penser qu’il s’agit d’une question
cruciale. À son apogée au milieu du ve siècle, la ligue de Délos comprend plusieurs
centaines de cités, avec une structure fiscale élaborée. Il est crucial, pour Athènes,
de surveiller ses alliés dont un bon nombre se révoltèrent à un moment ou un autre.
Pour cela, Athènes dispose de son armée et de sa flotte militaire, liés à un réseau
dense de garnisons. Mais on voit aussi apparaître des personnages particuliers, les
episkopoi, « surveillants », qui sont des Athéniens officiellement chargés de
reconnaissance et de veille politique et stratégique, en coordination avec les
commandants de garnisons et de détachements de la flotte, et sans affectation fixe.
Les proxènes d’Athènes dans les cités « alliées », c’est-à-dire soumises, devaient eux
aussi avoir un rôle à jouer. Ed. Will définit ainsi les episkopoi : « sans être des
ambassadeurs, ni des consuls, ni des agents de renseignement, [ils] étaient tout cela

1. A. Gerolymatos, Espionage and Treason. A Study of the Proxenia in Political and Military
Intelligence Gathering in Classical Greece, Amsterdam 1986, est sans doute allé trop loin
dans l’interprétation des proxènes comme agents de renseignement : voir le compte rendu
par H. Verdin, L’Antiquité classique 59, 1990, p. 479-481. Sur la proxénie : Ph. Gauthier,
Symbola. Les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy 1972, p. 17-61 ; Fr. Gschnitzer,
« Proxenos », Pauly-Wissowa Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaften,
Suppl. XIII, 1974, col. 629-730 ; M. Walbank, Athenian Proxenies of the Fifth Century B.C.,
Toronto 1978 ; Chr. Marek, Die Proxenie, Francfort 1984.
2. A. Gerolymatos, « Ecphantos of Thasos : An Example of Political Use of the Athenian
Proxenia », The Ancient World 15, 1987, p. 45-48.
3. I. Morris, « The Greater Athenian State », in I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of
Ancient Empires. State Power from Assyria to Byzantium, Oxford 2009, p. 99-177, malgré ses
ambitions de synthèse, n’aborde pas la question de l’information ni celle du renseignement.
Dans un livre fondé sur la notion de réseau, comme celui de Chr. Constantakopoulou,
The Dance of the Islands. Insularity, Networks, the Athenian Empire and the Aegean World,
Oxford 2007, on pourrait s’attendre à trouver au tout premier plan la transmission et la
collecte de l’information : il n’en est rien.

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Première partie : Antiquité

à la fois [et] exerçaient une pression politique sur les cités où ils résidaient1 ». Certains
décrets athéniens les chargent de l’application des mesures décidées, et le comique
Aristophane semble les considérer comme des dénonciateurs (Oiseaux 1021-1031).
Il n’est pas impossible que l’apparition de ces surveillants révèle les insuffisances
des proxènes, que pourtant les Athéniens n’hésitèrent pas à transformer en agents
de l’empire.
Tout cela, du point de vue d’Athènes, pose deux problèmes. Le premier est de
savoir où va l’information. Lorsqu’arrive la nouvelle de la prise d’Élatée, qui permet
à Philippe, à la fin de 339, d’entrer en Grèce centrale et rend inévitable l’affrontement
de Chéronée (338), les Athéniens se réunissent aussitôt en assemblée ; mais on ne
sait rien de la personne qui apporte l’information : « quelqu’un se présenta »,
probablement aux prytanes, qui assurent la permanence du Conseil (Démosthène,
Sur la couronne, 169-179). C’est qu’à Athènes le centre des institutions est le Conseil,
émanation de l’Assemblée. Nous ne savons pas comment des informations sensibles
pouvaient être traitées à l’Assemblée d’Athènes. En une occasion, un orateur fait
allusion à des éléments censés connus mais qu’on ne peut évoquer ouvertement.
Démosthène, dans la Deuxième Olynthienne, prononcée en 349 avant notre ère
pour exhorter les Athéniens à venir en aide à la cité d’Olynthe assiégée par Philippe
de Macédoine, mentionne « ce fameux secret dont on a tant parlé » (Dém. 2, 6). Il
s’agit d’un accord passé en 357, selon lequel Philippe donnerait la cité stratégique
d’Amphipolis aux Athéniens en échange d’une autre place, Pydna, tenue par les
Athéniens. L’accord aurait été passé, selon l’historien Théopompe2. Philippe ne le
respecta pas, mais la question est de savoir comment une assemblée athénienne a
pu ratifier un accord tout en le gardant secret ; et sans doute Démosthène trahit-il
la solution. L’accord ne fut pas décrit à la tribune mais on en a assez parlé pour que
chacun soit au courant3. On peut, par analogie, supposer que certains éléments
d’information sensible aient pu être diffusés ainsi par les magistrats ou les hommes
politiques qui en disposaient. Il faut de toute façon penser que l’information
militaire, sinon politique, allait directement aux magistrats concernés, les stratèges
ou autres.
Le second point est celui de la transmission de l’information. Il ne s’agit pas
tant de son caractère secret, sur lequel les traités de tactique donnent nombre
d’indications, de déguisements et de codes divers, que de l’authenticité. Une
découverte faite parmi des archives de la cavalerie athénienne, datant de la première
moitié du ive siècle, apporte une certaine lumière sur ce point. Il s’agit de jetons
estampillés marqués au nom d’un commandant de la cavalerie en garnison sur
l’île de Lemnos, possession athénienne située dans le nord de l’Égée, vitale en

1. Ed. Will, Le monde grec et l’Orient I. Le ve siècle (510-403), 1972, p. 190-191 ; également J.M.
Balcer, « The Athenian Episkopos and the Achaemenid ‘King’s Eye’ », American Journal of
Philology 98, 1977, p. 252-263.
2. Théopompe FGrHist 115 fr. 30.
3. P. Carlier, Démosthène, Paris 1990, p. 95-96.

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Le renseignement dans les cités-États grecques

raison de sa position sur la route du blé de la mer Noire. J. Kroll et F.W. Mitchel,
qui les ont publiés, montrent que ces jetons devaient permettre d’authentifier les
messages envoyés par ce commandant à Athènes1. D’autres jetons semblables
portent le nom d’autres commandants, dans les fortins de l’Attique ou à Samos.
On ne sait pourquoi on les a retrouvés à Athènes (oubliés au départ ? ou conservés
après réception des messages ?). Ce sont en tout cas des traces d’un effort pour
établir des critères officiels et fiables de l’authenticité des messages. Une vieille
pratique privée consistait à utiliser des objets séparés par moitié, dont l’ajustement
montrait que le messager avait bien été chargé d’une mission de confiance. Ces
objets s’appellent des symbola2, et il est possible que ce soit aussi le nom des jetons
du commandant de Lemnos. Un texte athénien prévoit qu’on fera des symbola pour
le roi de Sidon, un allié3. Quoi qu’il en soit, il s’agit ici d’une technique plus
sophistiquée pour authentifier des messages probablement confidentiels destinés
au commandement de la cavalerie à Athènes ou à d’autres instances centrales de
la cité.

*
Comment conclure ? L’universalité du souci du renseignement, relevée au
début de cet article, est indéniable. Il faut la considérer dans un contexte propre,
qui est celui de la cité grecque où, comme on l’a également noté, on trouve très peu
de véritables professionnels, et où la domination de l’infanterie lourde (hoplitique)
sur le champ de bataille est très nette au moins à partir du vie siècle. Dans une cité
archaïque ou classique de taille moyenne, comprenant quelques centaines de
citoyens actifs, le renseignement est l’affaire de tous. Sur le champ de bataille, c’est
celle des citoyens qui servent comme cavaliers, ou de ceux qui se portent volontaires
pour partir en reconnaissance, comme Diomède et Ulysse. En politique extérieure,
c’est la tâche des hommes politiques, des aristocrates qui entretiennent des liens
d’hospitalité avec leurs semblables dans d’autres cités, et de ceux, du même milieu,
qui ont l’occasion de se rendre aux fêtes des grands sanctuaires, où s’échangent
nombre d’informations. Si la notion n’était un peu galvaudée, on proposerait de
parler d’une structure de renseignement encastrée dans la société : omniprésente,
mais non séparée ni construite à part de l’activité politique en général. Il est possible
que cela change à Athènes, lorsque la cité se place à la tête d’un empire. C’est la
première fois que la nécessité d’un contrôle strict des « alliés », en fait des sujets, se

1. J.H. Kroll, F.W. Mitchel, « Clay Tokens Stamped with the Names of Athenian Military
Commanders », Hesperia 49, 1980, p. 86-96.
2. Gauthier, Symbola, p. 62-104.
3. Le décret IG II2 141 (également P.J. Rhodes, R. Osborne, Greek Historical Inscriptions
404-323 BC, Oxford 2003, no 21) date probablement des années entre 378 et 376 ; lignes
18-25 : « Que le Conseil fasse des symbola pour le roi des Sidoniens, pour que le peuple
d’Athènes sache si le roi des Sidoniens envoie un message lorsqu’il a besoin d’Athènes, et pour
que le roi des Sidoniens sache si le peuple d’Athènes lui envoie quelqu’un ».

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Première partie : Antiquité

fait jour à une telle échelle. Athènes y répond par des « inspecteurs », placés dans
chaque cité, et par des procédures réglées sur la transmission de l’information, y
compris en temps de paix. Ce sont là des évolutions notables, adaptées à une
structure politique plus vaste et diverse qu’auparavant. Il y a là un moment essentiel
de l’évolution des structures politiques.

Stéphanie Maillot et Julien Zurbach

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LA TRANSMISSION DES MESSAGES
DANS LE MONDE GRÉCO‑ROMAIN

Michel Debidour

Si le renseignement consiste à chercher ou à faire recueillir des informations


à propos de l’ennemi, du concurrent, ou simplement de l’autre, ces informations
ne peuvent être utiles que si on les fait parvenir aux responsables. Cette transmission
doit répondre, autant que faire se peut, à trois exigences simultanées, parfois
contradictoires : franchir la distance, informer le plus vite possible, enfin garder
le secret. Il en était ainsi dès l’Antiquité. Le secret est en lui-même tellement essentiel
que nous l’évoquerons à part dans l’article suivant. Il s’agira ici des modes de
transmission des messages dans l’Antiquité gréco-romaine1.
Quelques mots d’abord sur les sources. L’archéologie, qui fournit tant de
documents primaires, est malheureusement muette, à une exception près : un
bas-relief de la colonne Trajane. Il faut donc nous en remettre aux sources littéraires.
Mais attention : nous entendons bien par là des textes, mais souvent fort peu « litté­
raires » ; car si l’on peut tirer quelques bribes d’Eschyle, d’Aristophane ou de Pline,
l’essentiel des mentions provient des historiens, Hérodote, Thucydide, César, Tacite,
Suétone, Plutarque, et surtout Polybe ; et plus encore des écrivains techniques

1. Chronologiquement, monde grec et monde romain ne se succèdent qu’en partie, et


les sources concernant nos sujets y sont souvent les mêmes. C’est pourquoi j’ai préféré
séparer mes articles selon une division thématique plutôt que d’après une répartition
chronologique qui aurait été illusoire.

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Première partie : Antiquité

spécialisés : Énée le Tacticien1, Végèce2, Frontin3, Polyen4, Julius Africanus5,


Onésandros6. Mais à part le premier, tous se bornent à des allusions de quelques
lignes, parfois vagues. Et si la chance nous a conservé le merveilleux chapitre 31
d’Énée le Tacticien sur la transmission des messages secrets, nous n’avons rien de
comparable en latin, puisque le mémoire que, selon Aulu-Gelle, le grammairien
Probus avait écrit sur le sujet a sombré dans le naufrage de la littérature antique.
Chez les modernes, il n’est pas d’histoire de la téléphonie ou de la cryptographie
qui ne consacre à l’Antiquité quelques pages, mais de seconde main. Un certain
nombre de travaux plus spécialisés seront signalés chemin faisant7.

Employer des êtres vivants


Messagers et espions
Pour informer les autorités comme pour, en sens inverse, envoyer des instructions
secrètes aux armées, le moyen le plus simple, et le plus courant pendant des siècles,
était d’utiliser les services d’un homme8.
L’homme de confiance qu’on choisit comme messager peut porter un message
verbal : le guerrier de Marathon est l’exemple le plus célèbre, mais il s’agit d’un cas
particulier, et la nouvelle était simple. Lorsque c’est plus complexe, le messager doit

1. La Poliorcétique, ou plutôt Comment défendre une cité assiégée (ive siècle av. J.-C.). Cet
auteur (cf. Michel Debidour, Les Grecs et la guerre, Éditions du Rocher, 2002, p. 185-196),
essentiel pour connaître la guerre secrète chez les Grecs, consacre en particulier le plus
long de ses chapitres (le ch. XXXI) à la transmission des messages et à la cryptographie.
Voir Michel Debidour, in Ruses, secrets et mensonges chez les historiens grecs et latins, Lyon-
Paris, 2006, p. 213-241, où l’on trouvera la traduction du chapitre 31 et un commentaire
plus développé.
2. De l’art militaire (ive-ve siècles).
3. Stratagèmes (époque flavienne).
4. Stratagèmes (milieu du iie s.).
5. Les Cestes (iiie s.).
6. Plusieurs de ces auteurs peuvent être consultés en ligne, ce qui est commode, même si les
traductions sont en général anciennes. À part Énée, la plupart de ces auteurs ont surtout
compilé des recueils d’anecdotes, comme l’ont fait de leur côté Athénée et Aulu-Gelle.
Pour les auteurs connus par une œuvre unique, je n’ai pas répété le titre à chaque fois. Les
dates s’entendent après J.-C. sauf précision contraire.
7. Signalons dès à présent Frank S. Russell, Information Gathering in Classical Greece,
Ann Arbor, 1999, chap. 4, p. 140-189 ; Rose-Mary Sheldon, Renseignement et espionnage
dans la Rome antique, Les Belles Lettres, 2009, chap. 11 : Transmission et signalisation,
p. 267-322, particulièrement riche pour les frontières de Bretagne et de Germanie ;
abondante bibliographie.
8. Les femmes, nous le verrons, interviennent rarement : une fois pour leur intelligence, une
autre fois par un attribut de leur coquetterie : les boucles d’oreilles.

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

apprendre par cœur son texte, et l’on sait que la mémoire, quand on l’exerce, peut
retenir sans faille un texte assez important.
Le messager devait d’abord partir, ce qui n’était pas facile dans le cas d’une
cité ou d’une armée assiégée. Frontin consacre à la question « Comment on fait
sortir et entrer un messager », tout un chapitre (III, 13) qui rassemble huit exemples :
traverser le Tibre à la nage ; envoyer un faux déserteur ; des lettres écrites sur du
plomb accrochées aux bras de soldats nageurs ; recourir à des pigeons (cf. infra).
Et voici un épisode amusant : lors du siège de Cyzique par Mithridate (75 av. J.-C.),
Lucullus voulut prévenir les assiégés de son approche : il fallait suivre un chenal
franchi par un pont sous surveillance. Lucullus « choisit parmi les siens un soldat
habile à nager comme à naviguer, le fit asseoir sur deux outres gonflées qui avaient
les messages cousus à l’intérieur. Les outres avaient été attachées par le bas à deux
barres à une petite distance. Il lui fit ainsi accomplir la traversée de sept milles. Le
soldat conduisit avec une telle adresse qu’il dirigeait l’esquif avec les jambes comme
avec les deux rames d’un gouvernail et qu’il parvint à tromper les guetteurs qui étaient
sur le poste : ils crurent à quelque bête marine. » (Frontin, Stratagèmes, III, 13, 6)1.
Alors, message verbal ou texte écrit ? Commençons par une écriture encore
primitive : chacun connaît l’histoire ressassée de l’esclave tondu et tatoué. Hérodote
(V, 35), le premier, raconte cet épisode en l’attribuant à Histiée qui souhaitait faire
parvenir à Aristagoras le signal de la révolte de l’Ionie dans les premières années
du ve siècle avant J.-C. : après avoir rasé la tête d’un de ses esclaves, il y tatoua des
caractères et laissa les cheveux repousser. Il envoya alors l’homme à Milet sans
autres instructions que de dire à Aristagoras de lui raser la tête.
Cette anecdote fameuse a frappé les Anciens, puisque, après Hérodote, trois
auteurs la mentionnent également : Énée le Tacticien (XXXI, 28-29), Polyen
(Stratagèmes­, I, 24) et Aulu-Gelle (Nuits attiques, XVII, 9). Aulu-Gelle ajoute une
précision : Histiée choisit un esclave qui souffrait des yeux, et lui raconta que c’était
à titre de remède qu’il le faisait raser ! Et l’esclave ne pouvait même pas prendre
connaissance du texte. Le trait le plus important est que le message ne devait pas
être urgent. En réalité, les spécialistes jugent cette histoire hautement suspecte…
Durant l’Antiquité, le recours aux messagers est donc normal, et les premiers
temps, la lettre écrite est mal distinguée du messager qui la transporte : celui-ci la
lit, la commente, voire ajoute oralement quelques détails. Souvent la lettre est
comprise comme moins fiable que le messager lui-même2. En outre, le porteur de
mauvaises nouvelles était parfois mis à mort, nous disent les traditions : il s’agissait
moins d’une vengeance que d’un moyen magique qui prétendait, pour annuler
l’événement, en supprimer la nouvelle, et comme l’exorciser dans le sang.
L’orateur Antiphon écrit qu’on utilise les lettres dans deux cas seulement :
pour cacher un message à celui qui le transporte, ou bien pour transmettre un

1. Les trois autres exemples consistent plutôt à cacher le message. Toutes les traductions de
textes grecs et latins sont de moi, sauf mention contraire.
2. Sian Lewis, News and Society in the Greek Polis, Duckworth, 1996, p. 142-143.

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Première partie : Antiquité

texte trop long pour pouvoir être commodément mis en mémoire (Sur le meurtre
d’Hérode, V, 53-54). Et dans un monde où l’alphabétisation n’était pas généralisée,
une lettre écrite était bien déjà en elle-même le moyen de cacher l’information à
bien des gens.
Très vite donc, le messager transmettra un texte écrit, parfois plus détaillé ;
en outre, cela présente l’avantage de limiter la durée du contact entre les deux
personnes, ce qui peut quelquefois être de bonne prudence.
Si l’on connaît très tôt des missions d’enquête et d’espionnage (tel est le cas de
Dolon dans l’épisode de la Dolonie au Xe chant de l’Iliade : il va visiter nuitamment
le camp des Grecs), à chaque fois l’espion revient faire personnellement son rapport.
Cela permettait un échange direct, et celui qui l’avait envoyé en mission pouvait
poser en outre les questions qu’il désirait1. C’est avec la guerre du Péloponnèse
seulement qu’on voit apparaître un espion restant sur place et adressant son rapport
au lieu de rentrer en personne.
En envoyant un texte écrit par un messager, on pouvait lui en communiquer
ouvertement la teneur, ou bien la lui laisser ignorer, mais il pouvait savoir qu’il
s’agissait d’un secret. On pouvait même glisser le message sur lui à son insu, cela
dépendait de la confiance qu’on lui accordait. Des individus insoupçonnables ont
même été utilisés sans le savoir pour transporter des messages (cf. infra). On a vu
aussi les femmes porter des messages : elles prennent leur part dans ces actions
secrètes, précisément parce qu’elles sont moins soupçonnées et peuvent circuler,
croit-on, pour des raisons domestiques ou familiales, sans susciter la méfiance.
Souvent, on munit le messager d’un signe de connaissance destiné à authentifier
l’origine du message auprès du destinataire, et désarmer ainsi la méfiance naturelle
contre le risque d’intoxication : le rôle de la signature d’aujourd’hui était joué par
l’empreinte d’un sceau personnel ou d’une bague2. Ce qui n’excluait pas les tromperies :
le messager du général Pausanias, qui se méfiait pour sa propre sécurité, « contrefit
le cachet pour éviter, si ses hypothèses étaient fausses, ou bien si Pausanias demandait
à modifier quelque chose, qu’il ne s’en aperçût ; et il ouvrit la lettre. » (Thucydide, I,
132, 5, trad. J. de Romilly ; cf. Lucien, Alexandre d’Abonoteichos, 21, qui propose à
cette occasion trois méthodes pour violer un sceau de cire et le réparer)
Il peut aussi arriver que l’envoyé trahisse en chemin, par amour de l’argent,
ou par souci de sa propre sécurité. C’est ce que subit le général spartiate Pausanias,
qui noua des contacts secrets avec la Perse : le messager chargé de porter à Artabaze
sa dernière lettre, inquiet du sort de ceux qui, partis avant lui, n’étaient pas revenus,
ouvrit la lettre (cf. supra), vérifia ses doutes et dénonça son chef aux autorités
(Thucydide, I, 132, 5). D’autres fois, après avoir arrêté le messager au passage,
l’ennemi arrive à le faire parler, par ruse, corruption ou torture.

1. F. S. Russell, op. cit., p. 156.


2. Ou bien par la moitié d’un objet dont on conservait l’autre partie : tel est le sens originel du
mot symbolon.

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

Sur le trajet le messager pouvait aussi connaître des mésaventures comme


celle-ci : tel portait une lettre pour le tyran Denys quand un ami rencontré lui fit
cadeau d’un morceau de viande ; or pendant qu’il dormait sur le bord de la route,
un loup survint, attiré par l’odeur, et emporta le sac avec la viande. À son réveil,
ne retrouvant plus ses affaires, le messager n’osa pas se présenter devant le tyran
et préféra disparaître (Plutarque, Dion, 26, 7-10). Mais cette jolie anecdote ne
couvrirait-elle pas en fait une trahison ?
Même sans devoir attendre des mois comme Aristagoras, le délai des commu­
ni­ca­tions par messager peut conduire à des déconvenues : ainsi en 431 av. J.-C., les
Platéens après avoir maîtrisé leurs envahisseurs venus de Thèbes dépêchèrent deux
messagers à leurs alliés athéniens qui, aussitôt, en renvoyèrent un pour leur enjoindre
de garder les prisonniers en vie, comme des otages précieux en vue d’une négociation
future. Mais le messager arriva trop tard : les prisonniers avaient déjà été exécutés
par vengeance (Thucydide, II, 6).
Les messagers sont à chaque fois envoyés ponctuellement : seuls de rares États
organisés peuvent mettre sur pied un véritable réseau de messagers rapides : après
le système organisé par les Achéménides sur la route de Suse à Sardes (Hérodote,
VIII, 98), ce sera chez les Romains le cursus publicus, mis en place à partir d’Auguste.
Nous n’en parlerons pas, car il s’agit plutôt d’un moyen de communication officiel,
même s’il est réservé et qu’il a dû servir pour les renseignements du pouvoir
impérial1.

Des animaux : pigeons et chiens


Passons sur les animaux les plus utilisés : les chevaux, car ils servent seulement
de monture aux messagers.
D’autres animaux, au contraire, ont été employés seuls et de façon spécifique,
pour profiter de leur instinct de retour au bercail. On sait que les pigeons, à cause
de leur vitesse, de leur discrétion et du sens de l’orientation qui les fait revenir à
leur pigeonnier d’origine, ont été longtemps utilisés, et ce jusqu’au siège de Paris
et à la Grande Guerre (tel Vaillant, le dernier pigeon du commandant Raynal au
fort de Vaux en juin 1916). Déjà dans l’Antiquité, ils ont servi pour transmettre
rapidement des nouvelles. On glissait de petits messages dans un étui léger que
l’on fixait sur eux. Le plus grand risque était qu’un faucon les interceptât. Cependant
le procédé demande une importante logistique permanente : élever et entretenir
les oiseaux, et les transporter à distance à l’avance pour leur permettre de revenir
à leur pigeonnier, le moment venu.

1. Après l’étude fondamentale de H. G. Pflaum, Essai sur le Cursus Publicus, 1940, voir les
travaux récents de Sylvie Crogiez-Pétrequin.

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Première partie : Antiquité

En Grèce la plus ancienne mention de tels pigeons figure dans un fragment du


comique Phérécrate1. Les généraux romains les ont ensuite couramment employés :
on attachait le message à leurs pattes (Pline l’Ancien, Hist. Nat., X, 37, 53, 110) ou à
leur cou (Frontin, Stratagèmes, III, 13, 7-8). Frontin ajoute quelques précisions : lors
de la guerre de Modène (43 av. J.-C.) le consul Hirtius a envoyé des messages à Brutus
assiégé ; il gardait les oiseaux enfermés dans un lieu obscur sans les nourrir. Ensuite
s’approchant au plus près de la muraille, il les libérait après avoir attaché une lettre
autour de leur cou grâce à un fil de soie : « Ces oiseaux, avides de lumière et affamés,
allaient se percher sur les édifices les plus élevés, où Brutus les faisait prendre. » Frontin
ajoute également que Brutus avait pris l’habitude de les nourrir au même endroit de
manière à leur donner l’habitude de à s’y poser directement. Ce qui suggère qu’en
affamant les oiseaux, il avait trouvé un système pour renvoyer le pigeon dans le camp
d’Hirtius, alors qu’un pigeon ne vole normalement que dans un seul sens. Nous les
retrouvons aussi lors de la chute de Galba et de la prise du pouvoir par Vitellius. Et
l’on a retrouvé des ossements de pigeon en Suisse dans un castellum de Zurzach2.
Dans le même ordre d’idée, Énée mentionne, notamment en Épire, l’emploi de
chiens dressés à revenir auprès de leur maître avec une lettre cousue à leur collier
(XXXI, 32). Mais le recours aux chiens, plus encore que le recours aux pigeons, demande
une logistique préalable (pigeonniers et chenils ambulants) qui convient aux
administrations politiques et aux armées organisées plus qu’à l’action clandestine.

Bien cacher un message

Dès qu’il y a un texte écrit à faire passer, il est utile de le cacher : c’est le propre
de la stéganographie — qui peut quelquefois, pour plus de sécurité, se combiner
avec la cryptographie proprement dite3.
Hérodote nous en offre déjà un exemple : un message cousu à l’intérieur d’un
lièvre mort transporté avec des apprêts de chasseurs (I, 123, 4 : lettre d’Harpage à
Cyrus). Mais c’est Énée le Tacticien qui rassemble les procédés les plus nombreux
et les plus variés, dont plusieurs peuvent paraître enfantins, mais ont parfois connu
une certaine fortune ultérieure. Énée tire ces exemples de ses lectures ainsi que de
son expérience personnelle de praticien de la guerre. Voici l’essentiel de ces procédés,

1. Ce contemporain d’Aristophane ne nous est connu que par des fragments (Fragmenta
poetarum comoediae antiquae, éd. A. Meineke, Berlin I, 1839, p. 267, dans la comédie
perdue Les vieilles).
2. René Hänggi, « Das Dreikaiserjahr und Frage der Botentauben », Pro Vindonissa (1994),
p. 35-37.
3. Les deux mots viennent du grec : la stéganographie (« écriture recouverte ») désigne les
moyens qui cachent jusqu’à l’existence même du message (ex. les encres dites sympathiques),
tandis la cryptographie (« écriture cachée ». recouvre toutes les formes d’écritures secrètes.

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

qui servent à adresser un message ou à échapper à la vigilance de gardiens ou


d’assiégeants :
— envoyer un livre en piquant imperceptiblement certaines des lettres (XXXI, 2) ;
— écrire un texte avec certaines lettres à la dimension allongée (XXXI, 3) ;
— envoyer un messager officiel en cachant, sans le lui dire, un autre texte dans
les semelles de ses chaussures : le destinataire, prévenu, subtilisera le message
pendant le sommeil du voyageur, et pourra même en profiter pour envoyer la
réponse par le même canal (XXXI, 4-5)1 ;
— écrire un texte sur des feuilles que l’on applique, comme si c’était un traitement,
sur une blessure à la jambe (XXXI, 6) ;
— écrire sur de fines lames de plomb que l’on roulera pour en faire des boucles
d’oreilles que porteront des femmes qu’on laissera passer plus facilement
(XXXI, 7) ; le plomb était apprécié pour sa malléabilité, mais cela ne pouvait
convenir que pour un texte bref ;
— coudre le message sous les lambrequins de la cuirasse d’un cavalier, ou à la
bride de son mors : lors d’une sortie, il se laissera faire prisonnier (XXXI, 8-9) ;
— écrire sur une vessie gonflée ; une fois séchée et dégonflée, on l’introduit et on
la regonfle à l’intérieur d’un vase portatif sans rien laisser dépasser avant de
la remplir d’huile2 : le destinataire n’aura qu’à vider l’huile pour sortir la vessie
et lire le message (XXXI, 10-13) ;
— écrire sur le creux d’une tablette en bois avant de la remplir de cire3, ou bien
écrire en blanc sur une tablette que l’on recouvre d’une peinture noire qui
partira à l’eau (XXXI, 14) ;
— écrire sur un tableau votif qu’on recouvrira d’une image sainte4 avant de le
déposer dans un sanctuaire où le destinataire viendra le prendre : il trempera
le tableau dans l’huile pour le lire (XXXI, 15-16) ;
— cacher un fin papyrus dans l’ourlet de sa tunique (XXXI, 23) ;
— cacher un message dans l’empennage d’une flèche que l’on envoie à un endroit
convenu (Artabaze à Potidée : XXXI, 25-27 ; cf. Hérodote, VIII, 12 ; Polyen,
VII, 33, 1) ;
— raser la tête d’un esclave avant de lui tatouer le texte sur le crâne (XXXI, 28-29)5 ;

1. Ovide mentionne le même procédé pour permettre aux femmes adultères de tromper la
vigilance de leur mari jaloux (Art d’aimer, III, vv. 623-624).
2. On sait que les Anciens, notamment les athlètes, portaient souvent de tels vases à la
ceinture.
3. L’épisode est emprunté à Hérodote VII, 239, 2-4, selon qui il fallut l’intelligence d’une
femme, Gorgô épouse du roi Léonidas, pour deviner qu’il fallait gratter la cire vierge et
lire dessous. Énée suggère plutôt d’écrire en surface un texte banal : cela représente une
meilleure sécurité en cas d’interception, mais une entente préalable est nécessaire. On
retrouve l’exemple dans Aulu-Gelle, Nuits att., XVII, 9, 16, et Polyen, Strat., II, 20.
4. Énée va jusqu’à suggérer quelle image : « un cavalier porte-lumière, ou toute autre image au
choix, en vêtements blancs, sur un cheval également blanc. » (XXXI, 15)
5. Voir plus haut sur cette anecdote très célèbre.

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Première partie : Antiquité

Ces procédés proposés par Énée appellent plusieurs remarques.


Énée n’est pas un historien mais un praticien : même quand il emprunte une
anecdote à Hérodote, il en tire le procédé générique, voire l’améliore : dans le cas
de la tablette de cire, plutôt que la cire vierge d’Hérodote, qui pourrait soulever
des soupçons, il conseille, on l’a vu, d’inscrire un texte à la teneur banale. Cela dit,
nous ignorons si certains de ces procédés baroques ont jamais été effectivement
mis en pratique : il est permis d’en douter…
Par ailleurs, en proposant de déposer dans un sanctuaire un faux ex-voto,
Énée se montre bien désinvolte avec les croyances religieuses de son temps. Pour
faire ainsi primer l’efficacité sur la sincérité religieuse. Énée ne serait-il pas, au
fond, un esprit fort ? L’absence, dans l’ensemble de son traité, de toute référence à
un acte religieux, sacrifice ou présages, paraît aller dans ce sens, même si l’on
imagine mal, vis-à-vis de la troupe, un général engager à l’époque une action sans
consulter les dieux.
Enfin, d’autres passages de ce chapitre sont très instructifs pour l’histoire du
renseignement. Énée raconte l’anecdote suivante (XXXI, 9-9ter) : dans une ville,
un traître qui apportait de l’extérieur des lettres pour des complices, préféra, plutôt
que de les transmettre à leur destinataire, les remettre au commandant de la cité
en lui racontant tout. Celui-ci, non content de le remercier, le chargea de transmettre
les lettres comme prévu, puis de lui rapporter les réponses qu’il recevrait en retour.
Le commandant put ainsi confondre les traîtres, trahis par leur sceau : il avait les
preuves en main. C’est la naissance de l’agent double qui permet de faire s’enferrer
les conspirateurs afin de mieux les confondre.
Par ailleurs une autre innovation apparaît. On dépose un message dans un
endroit convenu, et le simple fait que le porteur paraisse au marché prévient de
destinataire d’aller chercher le message (XXXI, 31). Les deux hommes ne se sont
pas rencontrés, et le porteur ne sait même pas à qui le texte était destiné ; avec le
principe de la « boîte aux lettres », on voit naître le premier cloisonnement, qui
permet de diminuer les risques de fuite.
Les différentes précautions qu’Énée le Tacticien énumère viennent compléter
le recours à un messager. Même si ses méthodes sont encore balbutiantes, il se
montre bien, par son souci de secret et d’efficacité, un précurseur de la guerre de
l’ombre.
Dion Cassius nous indique plusieurs autres stratagèmes analogues mis en
œuvre lors de la lutte entre Vitellius et Vespasien : « Les gens de Vespasien avaient,
dans le premier moment, des messagers qui, au moyen de lettres mises dans des
cercueils, dans des paniers renfermant des fruits, ou dans des cannes d’oiseleurs, les
tenaient au courant de tout ce qui se faisait dans la ville. » (Histoire romaine, LXV,
18, tr. Étienne Gros)

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

Enfin le message peut être envoyé en l’attachant à une flèche ou à un javelot


que l’on lance de l’autre côté des lignes. Encore faut-il qu’il soit récupéré par le
destinataire sans avoir été intercepté1…

Recourir à des signaux

La signalisation joue un rôle important pour transmettre des informations :


des ordres au sein d’une armée, un signal entre des conjurés, un renseignement à
faire parvenir au plus vite2. On peut aussi avoir à coordonner des actions, par
exemple entre l’intérieur et l’extérieur : on sait que les trahisons internes au profit
de l’ennemi se préparent volontiers en synchronisant une double action, dans la
cité et dehors. Encore faut-il pouvoir communiquer. De toute façon, cela demande
des conventions préalables, faute de quoi un signal peut être ignoré ou mal interprété.
Les auteurs qui mentionnent des signaux en précisent rarement le type. Ainsi
quand Brasidas pressait les habitants d’Amphipolis de rejoindre l’alliance spartiate,
Thucydide3 n’était qu’à une demi-journée de navigation et un messager l’avait
informé (IV, 104,4-106,4). A.W. Gomme4 établit qu’un messager n’aurait pas été
en mesure de renseigner Thucydide aussi rapidement, sur une distance de cinquante
milles. Pour lui, un système de signaux a été utilisé et le fait qu’il ne soit pas
mentionné est à ses yeux important : cela implique que le recours aux signaux était
plus courant (et plus complexe ?) qu’on ne le croit généralement.
Une difficulté se présente fréquemment à qui lit les historiens anciens : telle
précision a-t-elle été effectivement transmise par signaux, ou bien l’historien
l’ajoute-t-il après coup grâce à d’autres témoignages ? Thucydide écrit ainsi : « À la
nuit des signaux de feu annoncèrent [aux Péloponnésiens] soixante navires athéniens
venant de Leucade. » (III, 80, 2, trad. J. de Romilly). Les signaux donnèrent-ils l’alerte
sans plus ? Ou pouvaient-ils préciser que les navires étaient athéniens ? Qu’ils étaient
au nombre de soixante ? Ou bien est-ce Thucydide qui nous le précise ?
Les signaux pouvaient être sonores ou visuels. Végèce consacre un chapitre
entier (Epitome rei militaris, 5) aux signaux militaires, mais il détaille surtout les
signes de communication entre les éléments d’une armée pour donner les ordres

1. Voir dans l’article suivant le message envoyé par César à Quintus Cicéron.
2. Voir Chapot, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, 1918, s.v. « Signum »,
p. 1334 ; le dernier chapitre de la thèse de Br. Collard, Les langages secrets dans l’Antiquité
gréco-romaine (2004, disponible en ligne) ; le chapitre 11 de R. M. Sheldon, Renseignement
et espionnage dans la Rome antique (2009), p. 267-322 ; D. J. Woolliscroft, Roman Military
Signalling, Stroud, 2010.
3. Il s’agit bien ici de l’historien, mais au cours de sa brève carrière de stratège : elle tourna
rapidement à son désavantage, ce qui lui fit choisir l’exil.
4. Hist. Comm. on Thucydides, III, 1956, p. 579 ; Frank S. Russell, p. 162, n. 93.

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Première partie : Antiquité

avec des drapeaux, aigrettes, etc. ; il distingue trois sortes de signaux : les signes
vocaux (les ordres ou les mots de passe), les signes semi-vocaux (au moyen d’instru­
ments sonores), et les signes muets (les enseignes, les étendards, etc.). Les deux
premières catégories de signes servent bien à communiquer, mais se prêtent mal
au secret, à moins d’une convention préalable.
De toute façon, l’éventail des informations est limité, et leur utilité reste
ponctuelle. Nous passerons vite sur les signaux sonores, qui ont bien été utilisés.
Durant la bataille, des signaux simples étaient donnés à la trompette, ainsi qu’il
ressort d’un passage de Polyen : « Pamménès trompa ses ennemis en utilisant la
trompette à l’inverse de la coutume : il avait indiqué à ses propres soldats d’attaquer
quand ils entendraient le signal de la retraite, et de se retirer au signal de l’attaque. »
(Strat., V, 16, 4)
César raconte que les Gaulois, pour leur part, se prévenaient par des cris ; en
53 avant J.-C. le massacre des Romains commis à Genabum (Orléans) au lever du
soleil fut connu en Auvergne avant la fin de la première vigile, soit 160 000 pas de
distance (40 lieues) en douze heures (Bellum Gallicum, VII, 3). Malheureusement
il ne donne aucun détail sur le code employé, qui restait sans nul doute rudimentaire.

Les signaux visuels ; les feux et les fumées


La portée des signaux visuels dépasse celle des sons. Le mythe nous raconte
déjà l’histoire de Thésée : si Thésée était vainqueur du Minotaure, il devait à son
retour arborer des voiles blanches, sinon, garder les voiles noires. On se souvient
que Thésée oublia de changer les voiles et que son père Égée, désespéré à la vue de
la voile, se jeta dans la mer qui depuis porte son nom1.
Un des avantages des signaux est de permettre la communication entre des
personnes éloignées ou bien séparées par force, comme des assiégés avec une armée
de secours, ou bien entre la « cinquième colonne » et l’assaillant extérieur.
Toutes sortes d’objets peuvent être employés, il suffit de s’être mis d’accord :
le gardien d’une porte de ville communiquait avec les ennemis d’après l’arrangement
et le nombre des pierres sur une bouche d’égout qu’il avait coutume de visiter. De
la sorte, il pouvait révéler la garde, et la position pour laquelle il avait été désigné
(Énée le Tacticien, XVIII, 20-21).
On a utilisé aussi des fanions, drapeaux et bannières, notamment là où le feu
était impraticable comme sur les bateaux : de là vient que pour envoyer un signal
le grec emploie couramment le verbe airô (lever [le drapeau]). Pendant la guerre
du Péloponnèse, Conon, voyant devant Mytilène une occasion d’attaquer la flotte
ennemie, « fit hisser la bannière pourpre : c’était le signal convenu de la bataille pour
les pilotes » (Polyen, I, 48, 2). Lors de la bataille de Sellasie (222 av. J.-C.), le roi
Antigone convint de hisser une bannière blanche pour donner aux Illyriens le

1. Un épisode analogue se retrouve dans la légende médiévale de Tristan et Iseult, sans doute
par un emprunt de lettré.

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

signal de l’attaque contre Cléomène (Polybe, II, 66, 10. Cf. Plutarque, Philopoimen,
6, 3, où l’étoffe est pourpre).
Dans deux cas des boucliers sont censés avoir été utilisés pour leur reflet : par
un Alcméonide afin d’aider les Perses après la bataille de Marathon (Hérodote, VI,
115 ; 121 ; 123) ; par un navire en éclaireur à l’adresse de Lysandre en 404 au début
de la bataille d’Aigos-Potamos (Xénophon, Helléniques, II, 1, 27 ; Plutarque, Lysandre,
11, 2 ; Polyen, Strat., I, 45, 2). Les deux fois, l’éclair du bouclier embrasé par le reflet
indiquait le moment propice à une attaque. La physique des reflets comme la forme
des boucliers peuvent faire douter de l’efficacité du procédé — sans parler de l’insta­
bi­lité d’un navire sur l’eau !
Mais le principal vecteur des signaux, ce sont les feux dans la nuit (en grec
pursoi ou phruktoi) et la fumée le jour. Toutefois les signaux de fumée, difficiles à
distinguer dans la journée d’autres feux, sont bien plus rares que les signaux de
feu : au-delà des colonnes d’Hercule les marchands carthaginois signalent ainsi
aux habitants de Libye alentour qu’ils sont arrivés avec des marchandises (Hérodote,
IV, 196). Quant aux Romains, c’est César qui le premier mentionne des signaux de
fumée lors du siège de Dyrrachium en 48 av. J.-C. (Bellum Civile, III, 65, 2 :
« significatione per castella fumo facta »).
Selon la légende, les signaux de feu auraient été inventés par le héros Palamède,
et son père s’en serait servi pour tromper un ennemi (Hygin, Fabulae, 105). Toujours
dans la mythologie, Sinon, le faux déserteur grec qui convainquit les Troyens de
faire entrer dans leur ville le grand cheval de bois, lança par le feu un signal à la
flotte grecque qui s’était retirée derrière l’île de Ténédos (Virgile, Énéide, chant ii, etc.).
Mais de tels signaux sont visibles et il peut être déjà dangereux de laisser savoir
qu’un message a été envoyé : l’homme qui est surpris avec une lanterne et qui,
croit-on, envoie un message, peut être arrêté pour cela, ainsi qu’il arriva au frère
aîné d’Agoratos surpris en Sicile (Lysias, Contre Agoratos, 65/67). Et si le signal est
trop simple, il peut renseigner l’ennemi autant que le destinataire ; ou bien, même
si le sens exact échappe, il peut révéler la position d’une unité.
Par précaution Énée le Tacticien (X, 25-26) prescrit donc d’interdire très
strictement dans la cité l’utilisation la nuit de tous feux, lanternes et torches, pour
empêcher que des traîtres communiquent avec l’ennemi.
Les signaux servaient moins à transmettre des ordres qu’à diffuser des nouvelles.
Si chez Homère une comparaison évoque déjà ces signaux (Iliade, XVIII, vv. 207-
213), c’est au ve siècle av. J.-C. qu’on rencontre les premières attestations historiques
assurées1. En nombre de mentions, c’est le ive siècle avant J.-C. qui apparaît comme
l’âge d’or des signaux : mais est-ce là autre chose qu’une apparence, due à la
surreprésentation d’Énée le Tacticien2 ?
Outre la simple vraisemblance, le fait qu’on ait couramment utilisé en pareil
cas des signaux de feu nous est confirmé par d’assez nombreuses mentions dans

1. En 480 av. J.-C., selon Hérodote, VII, 183.


2. F. S. Russell, op. cit., p. 151.

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Première partie : Antiquité

les textes, même si elles restent, à notre goût, trop vagues sur les modalités et les
codes éventuellement employés.
Ils pouvaient en outre être prolongés par des relais successifs. L’exemple le
plus connu de cette chaîne de relais nous est donné par le début de l’Agamemnon
d’Eschyle (vv. 1-39) : le veilleur aperçoit le feu qui annonce la prise tant attendue
de Troie ; plus loin Clytemnestre évoque avec précision les étapes successives des
relais (vv. 281-316) : Lemnos (le roc d’Hermès, 110 km) ; le mont Athos (90 km) ;
le mont Makistos (en Eubée ?, à 185 km)1 ; le mont Messapios (en Béotie, à 45 km) ;
le mont Cithéron (40 km) ; l’Egiplancte (lieu inconnu, à situer près de Mégare ?) ;
enfin le mont d’Arachné, proche d’Argos (à 70 km du Cithéron)2.
Le message de l’Agamemnon suppose la mise en place de relais permanents,
et doit refléter plutôt une pratique du ve siècle. C’est par le même moyen que, selon
Hérodote (IX, 3) ; Mardonios fit parvenir en Perse la nouvelle de la prise d’Athènes
en 480 av. J.-C., d’île en île jusqu’à Sardes, au-delà le long de la route royale vers
Suse que les nouvelles pouvaient atteindre dans la journée. Quant à la défaite de
Mardonios subie un matin à Platées, la nouvelle en arriva dans la même journée
au cap Mycale avant la bataille navale (Hérodote, IX, 100 ; Justin, Histoires philippiques,
III, 14). Si l’existence de tels relais n’est encore que probable au ve siècle av. J.-C.,
elle est une certitude au ive siècle, dans le réseau des fortifications attiques du
Nord-Ouest3, dont l’implantation permettait, aux frontières de la Béotie, l’échange
de signaux entre un poste et le suivant.
Les sources mentionnent beaucoup d’autres exemples, sans détailler les
modalités, en général pour donner simplement le signal d’une action, comme à
Chalcédoine : ceux qui en 410 avant J.-C. voulaient ouvrir leurs portes à Alcibiade
étaient convenus de hisser pour lui un flambeau au milieu de la nuit (Plutarque,
Alcibiade, 30, 4). Mais on ne saurait citer tous les exemples de feux placés en des
lieux stratégiques pour communiquer un ordre ou donner l’alerte, et Polybe en
souligne le rôle capital dans le succès des guerres (X, 43, 2 et 4).
Cependant les feux peuvent donner lieu à méprise : lors du siège de Paros par
Miltiade après Marathon, un incendie brûla accidentellement un bois sacré, et les
assiégeants comme les assiégés crurent à un signal annonçant la venue de la flotte
perse (Cornélius Népos, Vie de Miltiade, VII, 3-4).

1. La distance a fait ici supposer, plutôt qu’une erreur de l’auteur, une lacune d’un ou deux
vers, et la perte d’autant d’étapes intermédiaires.
2. J. H. Quincey, « The beacon-sites in the Agamemnon », Journal of Hell. Stud. 83 (1963),
p. 118-132 ; J. Leibovici, Les télécommunication au premier millénaire av. J.-C. au Proche-
Orient ancien, 2012, p. 53-55. Cet ouvrage dépasse son titre en citant et commentant les
textes d’Hérodote, ainsi que d’Énée le Tacticien et de Polybe, sur lesquels nous reviendrons ;
Woolliscroft, p. 22-24. Ce petit volume, débordant sur toute l’Antiquité, reprend et discute
commodément tous les différents procédés. En outre, il donne en appendice la traduction
de la cinquantaine de textes grecs et latins qui touchent au sujet.
3. Josiah Ober, Fortress Attica : Defense of the Athenian Land Frontier, 404-322 B.C., E.J. Brill,
Leiden, 1985, p. 196-197 et 147.

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

Les signaux de fumée, et plus encore les signaux de feu dans la nuit, portaient
loin, d’où une rapidité accrue : les feux allumés par les Péloponnésiens assiégeant
Platées pouvaient être vus de Thèbes même par une nuit d’orage, à une distance
d’une quinzaine de kilomètres (Thucydide, III, 22, 7-8). On peut lancer les signaux
de feu jusqu’à quatre jours de marche, nous dit Polybe (X, 43, 3).
Suétone évoque, sans préciser davantage, que Tibère observe à Capri, du haut
d’un rocher, les signaux éloignés qu’il a fait élever au loin pour être informé des
événements sans retard (Tibère, LXV, 5 : la chute de Séjan ; Tacite, Ann., VI, 39, 2).
L’existence de signaux par feu était à ce point courante qu’on a pu prévoir des
« contre-feux », destinés à brouiller les communications probables de l’adversaire.
C’est ce que nous raconte Thucydide lors de l’évasion des Platéens assiégés par les
Thébains. Il fallait empêcher les assiégeants de faire venir des renforts de Thèbes :
« Des torches étaient hissées pour signaler l’ennemi à Thèbes ; mais les Platéens de la
ville, eux aussi, agitaient sur leur rempart une quantité de torches qu’ils avaient
préparées précisément à cette fin, pour brouiller les signaux de leurs ennemis et
empêcher une intervention en donnant le change jusqu’à ce que leurs hommes qui
sortaient fussent passés et en sûreté. » (III, 22, 7-8, trad. J. de Romilly) Pour agir
ainsi, les Platéens avaient visiblement observé avec soin les pratiques de leurs
assiégeants.
Les signaux par feu, plus rapides mais trop simples, pouvaient être complétés,
pour les courtes distances, par l’envoi immédiat d’un messager : en 133 av.
J.-C. Scipion Émilien commença le siège de Numance en entourant la ville de
fortins qui pouvaient communiquer entre eux : « Il posta sur la totalité du rempart
des messagers fréquents, qui devaient, de nuit comme de jour, en se passant le mot des
uns aux autres, lui indiquer les événements ; à chacun des fortins en outre, il donna
ordre, au cas où il se passerait quelque chose, qu’un signal soit hissé par le premier à
être en péril, et que tous les autres lèvent de même le leur sitôt après avoir aperçu celui
qui aurait commencé, afin que par le signal il prît connaissance de ce trouble, avant
de savoir le détail par les messagers. » (Appien, Guerres ibériques, VI, 15, 92)
Mentionnons aussi le témoignage archéologique de la colonne Trajane : dans
la première spire, une tour laisse voir à l’étage ce qui semble être une torche allumée ;
or nous sommes à l’époque où le monde est encore en paix : face à l’ennemi potentiel,
la garde veille et la tour de signalisation est là pour donner l’alerte à tout moment1.
Si la torche apparaît évidente, les tas de combustibles qu’on a voulu voir à côté
restent sujets à discussion. De toute façon, l’indice reste ténu et ne nous dit rien
des modalités d’acheminement, voire d’un code éventuel : jusqu’ici les archéologues
n’ont pas mis au jour de cendres remontant assurément à des feux de signaux.
Enfin on peut signaler l’existence des phares2. Chacun connaît le phare
d’Alexandrie (iiie siècle av. J.-C.), mais les Grecs en ont connu d’autres, comme sur

1. R. Rebuffat, Mél. de l’École Française de Rome. Antiquité, 90 (1978), p. 846, avec la photo
d’une maquette de la tour à la p. 855 ; commentaire dans Woolliscroft, p. 26-28.
2. R. J. Forbes, Studies in Ancient Technology, Leiden, VI, 1958, p. 177-182 et p. 219-222.

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Première partie : Antiquité

l’île de Thasos au moins deux siècles plus tôt. Je renonce pourtant à détailler les
phares, car ils demanderaient à eux seuls un développement : malgré leur utilité
incontestable pour les marins, peut-on parler proprement d’un message, d’une
information ?

Des formes plus élaborées de communication optique


Polybe souligne lui-même les défauts des systèmes en usage avant lui : ces
systèmes, même perfectionnés, sont limités à une liste prédéterminée de situations
possibles : « Si certains des citoyens changent de camp ou livrent la cité à l’ennemi,
ou si un massacre s’est produit dans la ville, ou tel autre des événements de ce genre
qui arrivent souvent, mais qu’il est impossible de tous prévoir, – or ce sont surtout les
événements inattendus qui demandent une prise de décision et l’envoi de secours sur
l’heure – tous les événements de ce genre, dis-je, sortaient du cadre de l’utilisation de
signaux par feu. En effet pour tout ce qu’on ne pouvait prévoir, il était impossible de
convenir d’un signal » (X, 43, 8-10). Cette critique du manque de souplesse des
signaux paraît raisonnable1, même si l’historien l’exagère pour souligner les
avantages de l’autre système, celui dont il vantera ensuite les mérites.
Mais auparavant Polybe va nous exposer un autre système, qui marque déjà
un progrès relatif, et qui est dû, nous dit-il, à Énée. Or le seul traité que nous avons
conservé de lui n’en dit curieusement pas un mot, même dans le long chapitre 31
qu’il consacre à ce sujet. Le procédé se fonde sur le principe des clepsydres, ces
vases à eau percés en bas dont l’écoulement permettait d’évaluer la durée du temps,
en particulier pour les discours. Il faut préparer deux vases cylindriques
rigoureusement semblables (1 coudée de diamètre, 3 coudées de hauteur), percés
d’un orifice identique. Chaque vase comporte en haut un flotteur muni d’une
baguette verticale marquée de plusieurs index gradués qui signifiaient chacun une
information convenue, comme : cavaliers arrivés, infanterie lourde, navires, etc2.
On transporte les deux récipients chacun sur son site ; l’orifice bouché, on remplit
les vases, et un signal donné et reçu au moyen de torches donne le coup d’envoi au
synchronisme : on commence à laisser se vider ensemble les deux vases, le flotteur
descend peu à peu, et à tel moment, quand l’index voulu affleure le bord du vase,
on lève une torche pour alerter le destinataire : il bouche l’orifice et prend note de
l’information, et ainsi de suite (Polybe, X, 44-1-13)3.

1. F. S. Russell, op. cit., p. 147 ; Woolliscroft, p. 24.


2. Voir par exemple les gravures présentées par René Brocard, « Les signaux militaires dans
l’Antiquité », La Science et la Vie (mai 1916), p. 522-523.
3. Philon de Byzance, un siècle avant Polybe, avait proposé un système analogue dans ses
Mechanika ; et Polyen (Strat., VI, 16, 2) rapporte une pratique du même genre chez les
Carthaginois lors de leur implantation en Sicile, en particulier par des signaux les reliant à
leur base africaine. La distance (145 km) suscite pourtant quelque doute… (Woolliscroft,
p. 31-35.)

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La transmission des messages dans le monde gréco‑romain

L’invention était ingénieuse, un peu plus souple que les procédés antérieurs,
et Woolliscroft est parvenu à la réaliser en pratique (pp. 31-34). Elle restait pourtant
bien imparfaite. Les grands vases, lourds et fragiles, étaient d’un transport malaisé
et les informations possibles, même plus nombreuses, restaient en nombre limité :
comment répondre à l’urgence d’une situation vraiment imprévue ? Enfin le
synchro­nisme devait être absolu ; faute de quoi on pouvait confondre des lignes
entre elles, Si les intervalles sont plus longs, le risque de confusion diminue, mais
le nombre des messages possibles diminue d’autant : c’est encore une fois le conflit
entre la rapidité et la sûreté…
C’est à cette critique lucide que se livre aussitôt Polybe (X, 45, 1-5), ce qui lui
permet de souligner les mérites de l’autre méthode, celle qu’il préconise, et que
nous aborderons dans l’article suivant, car il s’agira cette fois d’une méthode
alphabétique, donc d’une vraie cryptographie à proprement parler.
À la fin de l’époque romaine, le traité de Végèce, qui fut célèbre durant tout
le Moyen-Âge, mentionne, mais trop rapidement, un autre système, une sorte de
sémaphore qui a pu faire penser au télégraphe optique de Chappe1, bien connu
durant la première moitié du xixe siècle : « On place quelquefois, au haut des tours
d’une ville ou d’un fortin, des sortes de solives ; en les élevant ou en les abaissant, on
fait savoir les événements qui se produisent. » (III, 5) Les solives évoquent pour nous
les bras articulés de Chappe, mais nous ignorons, hélas, tout du système, de sa
souplesse comme de sa pratique : combien de poutres ? Des poutres isolées ou
articulées ? Végèce a peut-être résumé seulement un auteur antérieur qu’il n’a pas
compris…
L’organisation de la surveillance frontalière avec ses fortins et ses tours réparties
de loin en loin donnait un cadre idéal pour une telle circulation de l’information
d’un poste à l’autre comme avec les camps de l’arrière : on a testé un système de
cet ordre, et l’intervisibilité des signaux, sur les marches de Bretagne (au mur
d’Hadrien et au mur d’Antonin), de Germanie2, ainsi que, dans le cadre d’un
paysage différent, en Libye ou dans le désert de Syrie : autour du fort de Betthorus
(Leijun, en Jordanie) (ive-vie siècles après J.-C.) les fouilleurs ont ainsi repéré les
vestiges de quatorze tours de guet, entre lesquelles S.T. Parker et son équipe ont
expérimenté des signaux par fumée, par miroirs et par feux3.
En Occident également on a restitué un réseau de tours à signaux sur certaines
côtes, sans qu’on puisse se faire une idée précise du type de signalisation : à Whitby
(Grande-Bretagne), un toponyme a suggéré l’existence d’une telle tour, ce que la
topographie a confirmé4.

1. René Rebuffat, « Végèce et le télégraphe Chappe », Mélanges de l’Ec. Fr. de Rome. Antiquité,
90 (1978), p. 829-861 ; Woolliscroft, p. 46-48.
2. On lira une présentation détaillée dans R.-M. Sheldon, op. cit., p. 279-319.
3. Michael Grant, The Visible Past, Scribner, New York, 1990, p. 156-157.
4. T.W. Bell, « A Roman signal station at Whitby », Archaeological Journal [London] 1998,
no 155, p. 303-322.

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Première partie : Antiquité

*
Nous voyons que les données antiques sur les messages, si elles sont nombreuses,
demeurent éparses, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils ont été sans influence
sur les événements. Car il faut retenir l’importance du facteur humain : autant que
la masse des armées collectivement puissantes, autant que la hauteur de vue, voire
le génie des grands chefs d’armée, soulignons le rôle déterminant de certains
individus, en général plus obscurs, quand ils ne restent pas délibérément sous les
voiles de l’ombre : ce sont les messagers, non pas tant les ambassadeurs officiels
que les envoyés du secret qui, au risque de leur liberté et quelquefois de leur vie,
déterminaient souvent le déclenchement d’une action ou l’issue d’une expédition.
Nos sources évoquent surtout deux types de transmission des messages : d’une
part les faire convoyer directement et précisément par un messager, malgré sa
lenteur et les risques de trahison ; d’autre part les transmettre à distance grâce à
des feux, ce qui est plus rapide mais peu détaillé.
C’est pour résoudre cette contradiction et corriger ces insuffisances que les
Grecs puis les Romains ont inventé les premières formes de la cryptographie, la
véritable écriture secrète dont l’avantage était de combiner la souplesse et la rapidité
de transmission : ce sera l’objet de l’article suivant, dont le propos sera bien
évidemment la suite et le complément de celui-ci.

Michel Debidour

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LE SECRET DE L’INFORMATION
ET LA CRYPTOGRAPHIE
DANS LE MONDE GRÉCO‑ROMAIN

Michel Debidour

La cryptographie est très ancienne, peut-être autant que l’écriture elle-même,


et les Grecs n’ont pas été les seuls, ni les premiers, à avoir recherché un tel secret :
on en rencontre déjà quelques indices en Mésopotamie et chez les Hébreux.
Le secret de l’information est en effet souvent important, voire essentiel dans
les sociétés humaines. Tout comme les instructions que reçoit l’agent ou l’exécutant,
l’information recueillie doit, dans l’autre sens, parvenir au responsable dans le plus
grand secret : personne ne doit savoir ce que l’on sait, voire souvent ne doit même
savoir qu’on sait quelque chose. Nous avons vu précédemment comment l’information
était transmise. Mais pour une efficacité accrue, il pouvait aussi être utile, en la
cryptant, de rendre cette information proprement illisible à autrui.
À divers égards, dans les débuts de l’écriture, cette écriture elle-même a pu
jouer le rôle d’un moyen secret de communication, voire dans certaines civilisations,
d’une sorte de code réservé aux initiés au sein d’une caste de prêtres qui cherchaient
à écarter les profanes. On a pu penser qu’un vers de l’Iliade homérique serait la
première mention d’une écriture secrète en Grèce : Proitos envoie Bellérophon
chez son beau-père Iobatès pour que celui-ci le fasse périr : « Il envoya Bellérophon
en Lycie, en lui remettant des symboles funestes. Sur des tablettes pliées, il avait tracé
bien des signes meurtriers1 » (VI, vv. 168-170). Bellérophon ne prit pas connaissance
de ces lignes, qu’il devait donner à lire à Iobatès ; or celui-ci le reçut avec honneur
avant de lire le message, ce qui le sauva : on ne saurait trahir son hôte. On voit que

1. Comme dans l’article précédent, toutes les traductions des textes anciens sont de l’auteur.

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Première partie : Antiquité

la mention est loin d’être évidente : il pourrait même s’agir seulement des premiers
signes d’écriture, rares dans une civilisation encore peu alphabétisée1.
Au « degré zéro » de la cryptographie, nous trouvons en premier lieu des
allusions qui, pour des raisons de connaissance ou de culture, peuvent être comprises
seulement par le destinataire.
Sans doute ne rencontre-t-on pas dans l’Antiquité les codes et dictionnaires,
qui fleurirent du xvie au xixe siècle, du moins de façon systématique. Lorsque le
Lacédémonien Hippodamos fut assiégé dans Prasiai par les Arcadiens, un héraut
vint de Sparte pour s’entretenir avec lui. Les Arcadiens lui refusèrent l’entrée, mais
Hippodamos, du haut des remparts lui cria de dire aux éphores de libérer sa garnison
de la femme attachée dans le temple de la Déesse à la maison d’airain. Les Arcadiens
entendirent mais ne comprirent pas, alors que les Lacédémoniens, eux, surent
interpréter l’allusion : dans ce temple de Sparte il existait, suspendue, une image
de la Famine personnifiée et enchaînée ; Hippodamos voulait dire que la garnison
mourait de faim et qu’un prompt secours était nécessaire (Polyen, Stratagèmes, II,
15, 1 ; cf. Athénée, Deipnosoph. 452a). La lettre écrite par Platon à Denys à propos
de Dion exilé et de sa femme reposait sans doute sur une telle forme de circonlocution :
« Il écrivit au tyran une lettre qui, tout en étant sur le reste claire pour tout le monde,
n’était compréhensible sur un point que du seul Denys. » (Plutarque, Dion, XXI, 4)
On rencontre aussi dans la correspondance de Cicéron des allusions contournées
et des comparaisons qui ne pouvaient dire quelque chose qu’à un petit cercle d’initiés.
Dans les Lettres à Atticus, entre 61 et 59 avant J.-C., l’orateur dissimule les noms propres
des personnalités politiques derrière des surnoms empruntés à la géographie ou à
l’histoire : Pompée devient « Sampsicéramus » (nom d’un prince d’Emèse) ou
« Hiérosolymarius » (l’homme de Jérusalem, les deux à cause des succès remportés
par Pompée en Orient) ; Crassus devient « le Nanéen chauve », Clodia « la déesse aux
yeux de vache », Clodius Pulcher « le prêtre de la Bonne déesse2 ». Ces codes avaient-ils
fait l’objet d’une entente préalable entre Cicéron et son ami ? On peut fortement en
douter. Ces désignations, qui étaient en même temps une façon pour Cicéron de passer
sa rage trop souvent impuissante et son mépris, ne lui offraient sans doute qu’une
protection illusoire, car on peut croire que les officiers, pour peu qu’ils connussent la
situation à Rome, devaient à partir du contexte percer rapidement ces identités bien
mal cachées. De toute façon si la situation pouvait devenir politiquement dangereuse
pour l’illustre orateur, il ne devait guère être lui-même dépositaire de secrets d’État
ou d’informations confidentielles…

1. Plutôt que de la nouvelle écriture grecque alphabétique, contemporaine d’Homère


(viiie siècle avant J.-C.) et d’origine sémitique, pourrait-il s’agir en ce cas d’une allusion
au linéaire B, l’ancienne écriture mycénienne, que les Grecs de l’époque homérique ne
comprenaient plus ? Mais faute de la lire, en avaient-ils même conservé le souvenir ?
2. Voir tous les exemples avec commentaires dans la thèse de Br. Collard., Les langages secrets
dans l’Antiquité gréco-romaine (disponible en ligne). Comme à chaque fois, nous n’avons
cité que les mentions les plus significatives.

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

Abordons la cryptographie proprement dite, en commençant par quelques


précisions de vocabulaire : celui qui rend un texte illisible sauf à son destinataire
le crypte (ou le chiffre) ; celui qui le reçoit le déchiffre, tandis que l’ennemi qui
surprend un message et parvient à en forcer le secret le décrypte par un travail de
cryptanalyse. Enfin un procédé qui remplace les lettres par d’autres selon une
convention préétablie est une substitution, tandis que celui qui change l’ordre des
lettres sans les modifier est une transposition.
Il convient de regretter, encore une fois, que les textes anciens restent trop
souvent vagues quand ils font référence à des écritures chiffrées. Un exemple suffira,
emprunté à l’historien Ammien Marcellin (ive siècle apr. J.-C.) : l’épouse du
comman­dant de l’infanterie Barbation avait imprudemment adressé à son mari
en expédition une lettre chiffrée, mais la servante experte en écriture chiffrée
(« ancilla notarum perita ») dont elle avait employé les services trahit sa maîtresse
(XVIII, 3, 2-4). Quel chiffre avait-elle utilisé ? On ne sait. Mais là encore, il n’y a
pas eu cryptanalyse, mais trahison.
Je ne reviendrai pas sur les sources, assez variées, qui traitent de la cryptographie
dans l’Antiquité1.

Les encres invisibles

Il s’agit proprement d’un procédé de stéganographie puisque le message n’est


plus visible. Ces encres, dites aussi sympathiques, remontent à la plus haute Antiquité.
Bien des liquides sont possibles, qui disparaissent en séchant, mais que l’on peut
faire ressortir ensuite avec une méthode appropriée, source de chaleur ou bien
révélateur chimique.
Aucune mention n’en est connue dans le monde grec, mais Ovide (Art d’aimer,
III, vv. 627-630) comme Pline l’Ancien (XXVI, 62 [39]) connaissaient deux de ces
encres : dans un cas on écrit avec du lait frais ou le suc d’une tige de lin, dans l’autre
avec du suc de tithymale, une variété d’euphorbe. Les deux fois, le révélateur est de
la poudre de charbon. Le poète Ausone (ive siècle apr. J.-C.), avant d’évoquer la
scytale lacédémonienne, mentionne le même procédé : « Trace des lettres avec du
lait ; en séchant le papier les gardera sans les laisser voir, mais les écrits se révèleront
avec de la cendre. » (Lettres, XXIV, vv. 21-22).
Les encres invisibles sont promises à une longue postérité, jusqu’à Rabelais et
à la Guerre froide.

1. Cf. mon article précédent. On trouvera dans mon article de 2006 (in Ruses, secrets et
mensonges chez les historiens grecs et latins, H. Olivier, P. Giovannelli-Jouanna et Fr. Bérard
éd., Lyon-Paris, p. 233) la liste des principaux textes antiques qui traitent de la question,
fût-ce en passant ; et dans mon article de 2007 (in Parole, media, pouvoir dans l’Occident
romain, M. Ledentu éd., Lyon-Paris, p. 488-496), les traductions de seize de ces auteurs.

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Première partie : Antiquité

Les procédés d’Énée le Tacticien

Si le chapitre 31 de la Poliorcétique d’Énée traite essentiellement de méthodes


de stéganographie1, il nous propose pourtant deux systèmes de cryptographie, plus
ou moins primitifs. Le premier doit être de son invention, à voir avec quelle emphase
il le présente : « Parmi les moyens de transmission, je vais maintenant expliquer le
plus secret de tous, mais en même temps le plus laborieux, qui se fait sans les lettres. »
(XXXI, 16) « sans les lettres », ce trait merveilleux semble à ses yeux garantir la
sécurité absolue du procédé… De quoi s’agit-il ? Dans les bords d’un osselet de
bonne taille on perce 24 trous, six sur chaque face, dont chacun représentera une
lettre, de l’alpha à l’oméga. Puis l’on passera un long fil à travers les trous successifs
de chacune des lettres voulues, dans l’ordre du texte à chiffrer. Il en résulte une
pelote qui ne portera pas à soupçon. Le destinataire de ladite pelote n’aura qu’à la
dérouler en notant chaque trou à la suite, ce qui lui donnera une lecture rétrograde
du texte (XXXI, 17-19). Énée indique qu’il faut bien retenir l’endroit où commence
l’alpha, ce qui indiquera en particulier au destinataire par quelle lettre finit le texte.
Énée suggère ensuite deux variantes qui ne changent rien au principe : au lieu d’un
osselet, on peut employer un morceau de bois ou un disque poli, toujours percés
de trous. Enfin on peut ajouter d’autres trous dans le milieu, par où le fil passera,
mais sans signification : cet équivalent des « lettres nulles » de la cryptographie du
xixe siècle ne sert qu’à augmenter la sécurité en égarant le décrypteur éventuel2.
Quant à l’autre procédé, en voici le principe : les consonnes du texte à transmettre
sont transcrites inchangées, mais les voyelles sont remplacées par des points, dont
le nombre est déterminé par leur ordre dans l’alphabet : l’alpha sera représenté par
un point, l’epsilon par deux, l’êta par trois, l’iota par quatre, l’omicron par cinq,
l’upsilon par six, et l’oméga par sept points. Énée nous propose un texte de deux
lignes à titre d’exemple.
Comment évaluer techniquement l’efficacité d’un tel procédé ? Un cryptage
partiel est toujours, nous le savons à présent, un sérieux défaut. Certes le grec n’est
pas une langue sémitique habituée à n’écrire que les consonnes en restituant les
voyelles à la lecture ; sans doute les alternances vocaliques jouent-elles un rôle
certain dans la forme des mots, notamment pour différencier les cas de la déclinaison
et certains temps des verbes. Pourtant, il semble n’offrir qu’une sécurité bien
illusoire, d’autant que jamais Énée ne semble avoir songé à modifier périodiquement
la distribution des points entre les voyelles. Fr. Russell, suivant le penchant fréquent
des chercheurs anglo-saxons, raconte avoir testé le procédé (en anglais) auprès de

1. Voir mon article précédent sur la transmission des messages.


2. Rappelons que l’usage actuel distingue le déchiffreur (qui lit le message chiffré qui lui a été
adressé) et le décrypteur (qui tente de lire le message ennemi qu’il a intercepté).

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

ses amis et familiers qui ne connaissaient rien à la cryptographie : quatre décryptèrent


le texte sans aucune aide, cinq demandèrent à être guidés1.
Et pour les Grecs de l’époque ? Gardons-nous pourtant de juger de haut, trop
vite, le procédé d’Énée et de le taxer de naïveté. Il conviendrait de l’évaluer à l’aune
de la situation de l’époque, en lien avec la place réelle de l’alphabétisation et de la
lecture au sein de la société et particulièrement dans les armées. Nous reviendrons
là-dessus.

Le procédé de Cléoxénos, Dèmocleitos et Polybe

Polybe expose en détail un système inventé par Cléoxénos et Dèmocleitos, et


que, nous dit-il, il a lui-même perfectionné (X, 45, 6 à 47, 12). Ces deux inventeurs
restent pour nous des inconnus, qui ne sont cités nulle part ailleurs. Le procédé,
beaucoup plus souple, mais plus lent, était cette fois ouvert à tous les imprévus
puisqu’il transmettait n’importe quel texte lettre par lettre : il se fondait sur
l’utilisation simultanée de dix torches allumées, réparties en deux ensembles de
cinq2.
Bien que j’en parle sous l’intitulé de « cryptographie », il faut souligner que
dans l’esprit de Polybe il s’agissait d’abord là d’un moyen de transmission, avant
d’être un outil de cryptographie. Polybe ne précise pas que les manipulations dussent
être entourées du secret. De toute façon leur complexité laisse à penser qu’elles
n’ont guère dû être diffusées. À moins d’une trahison, un étranger aurait-il pu
noter ces différents feux successifs et décrypter leur signification ? Il est permis
d’en douter. D’ailleurs ce procédé fut-il même réellement mis en pratique ? Comme
nous l’avons vu déjà pour la transmission, une entente préalable est indispensable,
comme le souligne déjà Énée le Tacticien : « Quant aux messages secrets, on les envoie
de toutes sortes de façons, mais il importe que l’expéditeur comme le destinataire
s’entendent à l’avance en secret. » (XXXI, 1)
Chacun des groupes, l’émetteur comme le destinataire, doit préparer cinq
planchettes (plateia) sur lesquelles on inscrira les lettres de l’alphabet, cinq par
cinq, la dernière planchette n’en comportant que quatre. Du côté gauche, le nombre
de torches éclairées indiquera dans quel groupe figure la lettre ; et à droite, quel est
son n° d’ordre dans le groupe, soit 5 x 5 = 25 possibilités pour traduire un alphabet
grec de 24 lettres. Ce code remplace en somme chaque lettre par une combinaison
de deux chiffres : on retrouvera plusieurs fois dans l’histoire ultérieure de la
cryptographie une gamme analogue de 25 possibilités pour bien d’autres codes

1. Franck S. Russell, Information Gathering in Classical Greece, 1999, p. 153, n. 59.


2. D.J. Woolliscroft, Roman Signalling, 2001, p. 36-44, propose une analyse détaillée du
fonctionnement, qu’il a reconstitué et testé. Il est parvenu ainsi à une cadence de 12 lettres
à la minute, mais sa restitution repose sur des hypothèses.

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Première partie : Antiquité

secrets, car ce nombre, le carré de 5, fait à peu près le nombre des lettres de nos
alphabets1. Même si Polybe parle de deux planchettes, et n’évoque jamais un
agencement sous forme d’un tableau carré à double entrée, les cryptologues parlent
couramment jusqu’à aujourd’hui du « carré de Polybe ».
Une fois que les deux parties se sont mises d’accord pour communiquer
(X, 45, 9-10), on déterminait les « coordonnées » de chacune des lettres, le premier
poste, à gauche, donnant le numéro de la tablette, le deuxième, à droite, indiquant
le numéro d’ordre sur la planchette, donc quelle lettre exacte (X, 45, 11-12). Pour
chaque lettre, on montrait donc deux groupes de torches, assez séparés pour être
distingués clairement par le destinataire2.
On peut imaginer l’arrangement suivant : onze torches étaient préparées à
l’avance : 2 x 5 pour l’alphabet, et une pour la signalisation générale. Bien entendu
on ne les allumait pas pour chaque lettre : elles étaient allumées à l’avance, et
cachées derrière deux écrans ; les hommes hissaient le nombre voulu pour les faire
voir du destinataire3. Pour aider à distinguer, et surtout éviter toute confusion
entre les groupes, Polybe prévoit l’implantation fixe de deux tubes (dioptra)
précisément orientés pour la visée au loin (X, 46, 1), mais à cette époque ancienne
les tubes sont bien entendu dépourvus de toute lentille. Polybe, à coup sûr conscient
de la logistique et du personnel nécessaires, n’évoque pas la possibilité de relais
successifs qui auraient permis d’augmenter la distance de diffusion. Rien n’est dit
non plus, mais c’est une évidence, de la nécessité d’inverser la gauche et la droite
entre l’émission et la réception, ce qui veut dire une disposition différente des
tablettes pour émettre les messages et pour les recevoir.
Avec ce moyen, on échappait enfin au carcan de la prédétermination. En
contrepartie, l’envoi des messages, lettre par lettre, prenait beaucoup plus de temps.
Polybe a bien compris cette gêne, alors que pour une armée en campagne le temps
est quelquefois un facteur déterminant : pour accélérer un peu la transmission, il
conseille déjà de recourir à un style raccourci pour économiser ainsi plus de la
moitié des lettres tout en donnant autant de renseignements : le premier, il a ainsi
inventé le « style télégraphique » : « Quand on veut indiquer, par exemple, qu’« un
certain nombre de nos soldats, au nombre d’une centaine environ, sont passés du côté
de nos adversaires », il faudra choisir quels mots peuvent dire la même chose avec le
moins de lettres possible ; ainsi, à la place du message précédent, « cent Crétois ont

1. On a aussi utilisé un carré de 6 x 6 = 36 pour les alphabets cyrilliques.


2. Bien sûr la distance séparant les torches entre elles déterminait aussi la portée du dispositif :
pour R. J. Forbes (Studies in Ancient Technology, Leiden, VI, 1958, p. 172), un intervalle
de trois pieds la limite à 1 000 m. Cf. Woolliscroft, p. 43 (pour un pouvoir séparateur de
1,8 minute d’arc).
3. On trouvera des illustrations évocatrices dans L. Figuier, Merveilles de la science, vol. 2,
vers 1880, p. 5, fig. 3, et mieux encore dans René Brocard, « Les signaux militaires
dans l’Antiquité », La Science et la Vie no 26 (mai 1916), p. 520. Le système articulé avec
contrepoids imaginé par D. J. Woolliscroft (pp. 37-38), moins facilement transportable,
aurait permis en revanche de réduire le personnel nécessaire.

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

déserté » : à présent le nombre des lettres se trouve diminué de moitié, mais elles en
disent tout autant. » (X, 46, 4-5).
À la lecture, le système de Polybe peut paraître compliqué à mettre en œuvre,
mais l’auteur explique lui-même que tout est facilité par l’habitude : c’est, conclut-il,
comme pour l’apprentissage de la lecture (X, 47, 3-11), ce qui est vrai, et plus encore
que ne le pensait Polybe : aucun indice ne suggère que les codes (et donc les tableaux)
étaient modifiés de temps en temps par sécurité ; de ce fait ces codes, immuables,
devaient être très rapidement mémorisés, et les tablettes devenaient inutiles, de
même que les codeurs en morse ont vite cessé de consulter leur tableau de référence.
Cependant ce procédé par feux n’empêchait pas l’ennemi de surprendre le
message, voire éventuellement, à la réflexion, de le comprendre, sauf, dirais-je, à
changer, par convention, périodiquement d’alphabet : le « carré de Polybe » permet
très facilement une telle modification, mais cela ne paraît pas avoir jamais été le
cas, je viens de le dire. Il faut rappeler que si les sources antiques abondent en
exemples de trahison, aucune d’entre elles ne mentionne de décryptage réussi, ni
même simplement tenté, sur un message ennemi intercepté.
Le procédé restait relativement long à mettre en œuvre, il demandait du
matériel et la participation d’un personnel nombreux. A-t-il même été jamais mis
en pratique ? Après Polybe, une source seulement mentionne trois siècles plus tard
un procédé analogue, dans une variante qui renonce au fameux « carré de Polybe ».
Sextus Julius Africanus (iie siècle après J.-C.)1 ne cite d’ailleurs pas son prédécesseur :
chez lui, chaque station qui reçoit transmet à la station suivante, et surtout, au lieu
de dix torches, on en utilise seulement trois : une à gauche, une au centre, et une
à droite, largement séparées entre elles, ce qui doit accroître la portée utile ; au lieu
de hisser plusieurs torches, on en hisse une seule, à gauche, au centre ou à droite,
mais plusieurs fois (entre une et huit fois : 3 x 8 = 24) : cela diminuait le personnel
et le matériel nécessaires, mais allongeait considérablement la transmission, surtout
quand il fallait recourir à plusieurs relais successifs.

Les alphabets de Jules César et d’Auguste

Abordons à présent le premier2 procédé véritable de pure cryptographie et


inventé comme tel, un procédé encore primitif sans doute, mais pratique et
systématique : l’alphabet de Jules César. Voici le texte de Suétone, notre source
principale :

1. Dans un paragraphe des Kestoi. V. dans Woolliscroft, la traduction du texte p. 168 et le


commentaire p. 45.
2. Il avait déjà existé chez les Hébreux l’atbash, un système à ordre alphabétique inversé :
Z pour a, Y pour b, etc. (= pour nous azby) ; et l’albam : N pour a, O pour b (David Kahn,
The Codebreakers, Scribner, New York, 1996, p. 77-79).

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Première partie : Antiquité

« On a conservé ses lettres à Cicéron, et ses lettres à ses familiers à propos de ses
affaires privées. S’il avait à communiquer des choses confidentielles, il écrivait en
chiffrant, c’est-à-dire qu’il changeait l’ordre des lettres de l’alphabet de sorte que plus
aucun mot ne pouvait être formé. Et, je le dis pour celui qui voudrait en trouver le
sens et les déchiffrer, il remplaçait chaque lettre par la quatrième qui la suit, le D pour
l’A, et ainsi de suite. » (Jules César, 56, 8) ; Dion Cassius donne un texte à la teneur
identique : il remplaçait « toujours la lettre par la quatrième qui la suit dans l’ordre
alphabétique. » (Histoire romaine, XL, 9, 3)
Il faut se souvenir que selon le mode de comptage des Romains, la quatrième
lettre (D pour A) correspond pour nous à la troisième.
Il ne semble pas que César ait jamais eu l’idée de changer de décalage dans
son alphabet secret. Et pourtant au moment de la guerre civile, Q. Cicéron, le frère
de l’orateur, qui avait été le légat de César en Gaule, passa du côté de Pompée.
Peut-on croire que César ait continué à utiliser la même convention ? Quant aux
officiers pompéiens, une fois prévenus du code employé par César, n’auraient-ils
pas eu l’idée d’essayer de lire en utilisant un autre décalage ? À moins que le système
n’ait pas été autre chose qu’un simple procédé de campagne commode, destiné à
assurer une protection minimale, suffisante vis-à-vis des brigands, soldats et
messagers des pays traversés, mais non des responsables ennemis eux-mêmes…
Est-ce au même type de code qu’Aulu-Gelle fait allusion à propos de la corres­
pon­dance de C. César avec C. Oppius et Cornelius Balbus ? « Dans cette correspondance
on trouve, à certains endroits, des lettres isolées qui ne forment aucune syllabe : on
les dirait placées au hasard ; car on ne peut former aucun mot avec ces lettres. Or il y
avait une convention secrète entre les correspondants pour changer la place de ces
lettres : en écrivant, chacune avait la place et le nom d’une autre, tandis qu’en lisant
on lui redonnait sa place et sa valeur. Mais pour décider quelles lettres étaient écrites
à la place de quelles autres, c’était, comme je l’ai dit, l’objet de la convention préalable
entre ceux qui préparaient ce code secret d’écriture. » (Nuits Att., XVII, 9, 2-4). Le
texte est loin d’être clair : on pourrait d’abord penser à un procédé par transposition
(« changer la place des lettres », « de commutando situ litterarum ») mais la suite
oriente à nouveau vers la substitution indiquée par Suétone (« chacune avait la place
et le nom d’une autre »). Aulu-Gelle avait-il vraiment compris le système ? Et il
signale à la suite « un mémoire extrêmement soigné que le grammairien Probus a
écrit Sur la signification secrète des lettres dans l’écriture de la Correspondance de
C. César » (XVII, 9, 5), un ouvrage qui ne nous est évidemment pas parvenu…
Octavien, le neveu de César qui lui succéda sous le nom d’Auguste, fit usage
d’un chiffre analogue, mais dont le décalage était différent :
« Toutes les fois qu’il écrit en chiffres, il remplace A par B, B par C, et ainsi de
suite pour les autres lettres. » (Suétone, Auguste, 88, 3 ; Dion Cassius, LI, 3, 7)

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

Il remplace ainsi simplement chaque lettre par la suivante dans l’ordre


alphabétique ; mais Suétone ajoute : « Quant à l’X, il le remplace par un double A1 »
(ibid.). Ici non plus, aucune source ne mentionne un recours quelconque à un
alphabet conventionnel désordonné, ce qui ne constituerait d’ailleurs qu’une
amélioration un peu illusoire, puisque tous les procédés monoalphabétiques, que
nous désignons toujours sous le nom générique d’« alphabet de César » (chaque
lettre est toujours remplacée par la même lettre), sont faciles à briser par l’analyse
de la fréquence des lettres. Par sa simplicité ce procédé connaîtra pourtant une
longue fortune jusqu’à l’époque moderne : on l’employait encore dans l’armée
russe du tsar en 1915 !
L’empereur Auguste aurait même inclus les écritures chiffrées (notare) à côté
des lettres et des autres rudiments dans l’éducation nécessaire aux futurs gouvernants,
ses petits-fils (Suétone, Auguste, 64, 5). Telle est du moins le texte latin accepté
depuis que l’humaniste Juste-Lipse, au xvie siècle, a corrigé le natare (nager) des
manuscrits en notare (écrire en code)… La natation ne faisait en effet pas partie
des sports que l’Antiquité vantait pour la formation des hommes. Qui plus est, le
terme notare peut aussi signifier non pas seulement écrire en code, mais aussi
sténographier. Et de fait la sténographie, qui avait été inventée chez les Grecs avant
d’être perfectionnée par Tiron, l’affranchi et secrétaire de Cicéron2, pouvait fort
bien se révéler utile pour un homme d’État. Le sens du passage reste donc discuté3.
Avant de quitter César, il nous faut mentionner un autre procédé que notre
conquérant a probablement utilisé durant la guerre des Gaules. En 54 av. J.-C.,
Quintus Cicéron, le frère de l’orateur, qui est un des adjoints de César en Gaule,
est assiégé dans son camp par les Gaulois Nerviens4 ; le général va lui porter secours,
et dépêche par avance un messager pour l’avertir de son arrivée prochaine. Mais
le messager, prudent, ne s’approche pas, il se contente de lancer dans le camp
romain un javelot avec la lettre : « Il envoie cette lettre écrite en caractères grecs
(Graecis conscriptam litteris), afin que l’ennemi, si la lettre est interceptée, ne prenne
pas connaissance de nos projets » (Guerre des Gaules, V, 48, 4-8) ; et Dion Cassius :
César envoie un cavalier allié, connaissant le gaulois et déguisé en Gaulois ; « pour
qu’il ne pût rien révéler ni spontanément ni malgré lui, il ne lui confia rien oralement

1. Et non par le seul A, comme on attendrait dans une simple permutation circulaire (l’X était
la dernière lettre de l’alphabet latin, y et z n’ayant été introduits qu’ensuite, pour transcrire
les mots grecs). Nous ignorons comment César avait lui-même résolu le problème, cette
fois pour les trois dernières lettres : selon la permutation circulaire, on s’attendrait à voir
écrire respectivement A pour T, B pour V, et C pour X…
2. Les « notes tironiennes ». On a retrouvé sur un papyrus d’Égypte le contrat d’apprentissage
sur deux ans d’un jeune esclave, qui montre jusqu’à l’existence de manuels techniques en
la matière (P. Oxy. 724 de 155 apr. J.-C., v. N. Lewis, La mémoire des sables, Armand Colin,
1988, p. 136-137).
3. J. Auberger (« Cryptographie ou natation ? » Rev. Philol. 66, 2, 1992, p. 209-215) a voulu
revenir à la leçon natare des manuscrits.
4. Ce peuple de Gaule belgique avait pour capitale Bagacum (auj. Bavay, Nord).

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Première partie : Antiquité

et écrivit en grec (hellenisti) tout ce qu’il voulait faire savoir à Cicéron. De la sorte, si
sa missive était interceptée, elle resterait même en ce cas incompréhensible aux barbares,
et ne leur apprendrait rien. » (XL, 9)
Le texte de César pose plusieurs questions : la lettre était-elle écrite en langue
grecque ? ou bien seulement en lettres grecques ? Le texte latin peut signifier les
deux. On comprend en général que la lettre était rédigée en latin, mais transcrite
en caractères grecs pour dérouter, le cas échéant, un Gaulois qui intercepterait la
lettre. Pourtant on sait que les Gaulois connaissaient les lettres grecques, César
lui-même en témoigne plusieurs fois1. Ils les employaient même pour transcrire
leur propre langue dans les monnaies et les inscriptions. Sans doute les Nerviens,
des Celtes du Nord, étaient-ils moins familiers du grec que les Gaulois de la
Provence…
D’où l’idée que la lettre pouvait être rédigée en langue grecque2, voire en grec
et chiffrée, ou même seulement chiffrée selon le procédé que nous venons de voir.
C’est ainsi qu’a voulu comprendre l’éditeur de César Henri Goelzer, qui corrige le
texte latin Graecis litteris en caecis litteris : il n’est plus question de caractères grecs,
mais de caractères aveugles, ou obscurs, c’est-à-dire chiffrés. C’est probablement la
lecture que je préfère.
Certes le texte parallèle de Dion Cassius écrit hellenisti, c’est-à-dire « en grec »,
mais ne peut-on supposer que Dion, qui vivait deux siècles et demi après César,
ait eu en main un manuscrit césarien où caecis aurait déjà été altéré en Graecis3 ?
Polyen, le troisième auteur qui nous relate cet épisode (VIII, 23, 6), ne peut
nous être utile sur ce point, car il ne s’intéresse qu’au mode d’envoi de la lettre,
attachée à un javelot : rien sur la langue du texte, ni sur un codage éventuel, —
seulement le texte même du message, évidemment apocryphe.
La question n’est donc pas définitivement tranchée.

1. Sur la pratique du grec chez les Gaulois, v. M. Debidour, « La Gaule et l’hellénisation », in


Rome et les provinces de l’Occident (Y. Le Bohec éd.), 2009, p. 115-119.
2. On se souvient que toute la bonne société romaine de l’époque connaissait parfaitement la
langue de culture qu’était le grec.
3. D’autant que, immédiatement à la suite de ce passage, Dion évoque « l’alphabet de César »
décalé de trois lettres : « Il avait d’ailleurs l’habitude, quand il envoyait des secrets par écrit,
de remplacer chaque lettre… » (v. ci-dessus). Plusieurs exemples ont montré que certaines
fautes de texte sont apparues sur des manuscrits très vite après l’époque de l’auteur.

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

Le problème de la scytale lacédémonienne

Il vaut la peine de s’arrêter davantage sur un des procédés antiques de


cryptographie les plus célèbres1 : la scytale lacédémonienne. On la présente
ordinairement comme un moyen secret pour les autorités spartiates (les éphores)
de donner les instructions à leurs généraux en campagne. Thucydide comme
Xénophon la mentionnent dès le ve siècle avant J.-C. Il s’agit d’un système de
transposition : on enroule en hélice un long ruban autour d’un bâton de diamètre
donné (on appelle scytale aussi bien le bâton que le message lui-même), puis l’on
écrit le texte en travers, en lignes successives. L’écriture une fois achevée, on déroule
le ruban, qui est emporté par le messager, par exemple en guise de ceinture : les
lettres incohérentes pouvaient même passer pour des invocations magiques lancées
afin d’obtenir des dieux un voyage favorable. Le destinataire réenroulait le ruban
sur un bâton de diamètre identique, et pouvait alors prendre connaissance du
message. La bande pouvait être en papyrus (Plutarque : mais cela paraît bien fragile)
ou en cuir (Aulu-Gelle). Nous ignorons s’il y avait seulement deux scytales, ou s’il
y en avait davantage, voire de diamètre différent, mais allant toujours par couple.
Il s’agirait donc là du premier procédé de cryptographie par transposition.
Las ! L’histoire n’est probablement pas aussi jolie qu’on la raconte… Pourquoi ?
Énée le Tacticien, cet auteur du ive siècle avant J.-C. que nous connaissons déjà,
ne fait aucune mention de la scytale dans le gros chapitre 31 qu’il consacre précisément
aux écritures secrètes. Praticien autant que théoricien, Énée n’a rien d’un soudard
illettré, le sujet l’intéresse, son propos se veut visiblement exhaustif, et il connaît
bien les historiens antérieurs auxquels il emprunte différentes anecdotes : ce silence
d’Énée est donc proprement stupéfiant, et l’argument a silentio, ici, ne manque pas
de force2.
Reprenons la question : seize auteurs mentionnent la scytale, le premier étant
le poète Archiloque (viie siècle av. J.-C.), et les derniers Photius (ixe siècle après
J.-C.) et la Souda (xe siècle) ; que nous disent-ils précisément ? La scytale est bien
lacédémonienne, et c’est un bâton ; ce bâton, adressé à tel ou tel général en mission,
manifeste l’exercice du pouvoir et l’envoi d’un ordre à l’extérieur. Ce bâton spartiate
était bien connu et Aristophane utilise la « scytale de Laconie » pour une comparaison
grivoise (Lysistrata, v. 991). Mais aucun des textes n’implique un usage proprement
cryptographique de la scytale avant deux auteurs d’époque romaine, du iie siècle
après J.-C. : Plutarque (Lysandre, 19, 8-12), et Aulu-Gelle (Nuits attiques, XVII, 9)

1. Chez les modernes, les références à la scytale sont innombrables, jusqu’à la bande dessinée :
Y. Sente et A. Juillard, Le bâton de Plutarque (Blake et Mortimer), 2014. Et toutes les histoires
de la cryptographie la mentionnent, à commencer par les ouvrages fondamentaux de D.
Kahn (The Codebreakers, p. 82), de Simon Singh (Histoire des codes secrets, J. Lattès, 1999,
p. 24), etc.
2. Br. Collard, dans sa thèse, s’efforce cependant, mais sans convaincre, d’expliquer pourquoi
Énée n’en parle pas.

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Première partie : Antiquité

détaillent le procédé en des termes analogues, à deux détails près : le premier évoque
une lanière en papyrus, le deuxième une lanière en cuir ; enfin Aulu-Gelle précise
que chacune des lettres écrites étaient elle-même illisible, car elles chevauchaient
d’une spire sur la suivante (XVII, 9, 10). Quelques auteurs postérieurs (Ausone,
Lettres xxiv, vv. 23-27 ; le lexique de la Souda) évoquent aussi la scytale dans un
sens clairement cryptographique, mais ils peuvent l’avoir recopiée de Plutarque.
Certains ont même suggéré que la décoration en hélice de la colonne Trajane (dédiée
en 113 après. J.-C.) s’inspirait de l’usage de la scytale, ce qui paraît bien difficile à
croire, en particulier par le sens respectif de lecture de la bande.
Pour conclure sur la scytale, je pense donc que nous devons admettre à présent,
fût-ce à regret, qu’elle n’a pas dû être, de moins durant les siècle classiques, un
procédé cryptographique, mais seulement un bâton-pilote, une sorte de sceau en
garantie d’authenticité transmis des éphores au destinataire par le messager1 —
même si nous connaissons par ailleurs la manie du secret qui régnait dans la
politique spartiate (Thucydide V, 68, 2).
Mais à quand peut remonter cette interprétation, ou peut-être cette erreur ?
La mention de Plutarque donne un terminus ante quem. Et ce n’est pas Plutarque
qu’il l’a inventée, puisqu’il décrit le procédé à propos de Lysandre (fin du ve siècle
avant J.-C.), et s’imagine donc que la scytale constituait dès cette époque un procédé
cryptographique. Il a donc dû lire l’usage cryptographique chez un autre auteur,
probablement de la période hellénistique2, qu’il ne cite pas, et dont il n’a pas compris
le propos, trompé apparemment par l’identité du mot scytale.

*
Que conclure sur le pratique de la cryptographie dans l’Antiquité ? On ne
saurait nier qu’elle est encore dans l’enfance, par exemple à côté des pratiques
ultérieures du Moyen-Âge : les principautés puis, à partir du xvie siècle, les royaumes
ne se contenteront pas de redécouvrir et de répéter l’Antiquité : ce seront les codes
avec l’abbé Trithème, puis les chiffres polyalphabétiques avec Porta puis Vigenère.

1. Après l’intuition précoce de J. H. Leopold (Mnemosyne, 1900, p. 365-391), Thomas Kelly


(« The Myth of the Skytale ». Cryptologia 22, July 1998, p. 244-260) a prouvé, à mon sens
définitivement, qu’il fallait renoncer à l’interprétation traditionnelle. L’argumentation est
résumée dans la thèse de Brigitte Collard, qui analyse toutes les sources, mais persiste de
croire à un usage cryptographique dès l’époque classique.
2. Une lettre de Cicéron (Ad Att. X, 10 du 3 mai 49 av. J.-C.) emploie le mot scytale pour
évoquer par comparaison une lettre dont il faut savoir lire les allusions implicites : déjà un
usage cryptographique ? Et Apollonios de Rhodes (iiie siècle av. J.-C.), à en croire Athénée
(Deipn., X, 451d ca 200 apr. J.-C.), raconte que les Spartiates enroulaient une bande autour
d’un bâton à écrire, mais le livre en question d’Apollonios est perdu…

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Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco‑romain

Je voudrais souligner plusieurs points. D’une part la place centrale de trois


personnages :
— Énée le Tacticien, auteur du premier traité systématique de stéganographie et
de cryptographie ;
— Polybe qui a inventé, sans le nommer, le carré à double entrée ;
— Jules César pour son procédé monoalphabétique si simple.
Mais je voudrais insister plus encore sur une absence.
L’histoire de la cryptographie représente, on le sait, une lutte perpétuelle entre
le bouclier et le glaive, entre la protection (élaborer un secret le plus hermétique
possible) et l’attaque (percer à tout prix ce même secret de la communication de
l’ennemi). De ce point de vue, le plus notable est, comme je l’ai déjà noté, l’absence
de toute référence — au moins dans les ouvrages conservés — à l’attaque des
écritures secrètes, c’est-à-dire ce que les spécialistes appellent la cryptanalyse. Pas
une seule fois les textes anciens n’évoquent le décryptage d’un message ennemi
qui aurait été intercepté. C’est par une extrapolation bien hasardeuse qu’un
commentateur a imaginé que la lettre de Lentulus à Catilina saisie en décembre
63 av. J.-C. par Cicéron était chiffrée, et que celui-ci avait dû la décrypter1.
À partir des témoignages qui nous sont parvenus, il semblerait donc que la
cryptanalyse ne soit pas apparue avant les découvertes que les savants arabes, avec
Al-Kindi (ixe siècle après J.-C.)2, feront sur l’analyse de la fréquence des lettres, à
partir de l’étude littérale du Coran.
Nous avons vu qu’Énée le Tacticien, s’il évoque longuement la transmission
secrète des messages, un peu la cryptographie, ne parle jamais de cryptanalyse. Là
encore ce silence pèse d’un poids tout particulier pour nous faire croire que personne
n’a jamais eu l’idée de décrypter un message chiffré qui aurait été saisi.
Admettons donc qu’aucun essai de cryptanalyse n’ait eu lieu durant la période
antique : pourrions-nous expliquer une telle absence ? Cela nous donnera l’occasion
de systématiser plusieurs points déjà abordés en passant. Il convient, je pense,
d’invoquer la très faible diffusion, et de ce fait la faible pratique, des techniques
cryptographiques. J’y verrai deux raisons :
— d’une part le nombre peu élevé et surtout la faible longueur des messages à
transmettre, qui permettaient encore de les cacher de façon assez efficace. On
sait en effet que le décrypteur a d’autant plus d’angles d’attaque que les messages
sont plus nombreux et plus longs ;

1. E. C. Reinke, « Classical Cryptography », Classical Journal 58 (1962), p. 113-121. Seul le


texte de Suétone cité plus haut (Jules César, 56, 8) suggère que César a peut-être adressé
des lettres chiffrées à Cicéron (mais lequel ? Marcus l’orateur, ou son frère Quintus ?). Et la
sténographie, à mon sens, ne prédispose pas obligatoirement à la cryptographie.
2. Al-Kindi est l’auteur du premier traité de cryptanalyse (Manuscrit sur le déchiffrement des
messages codés), dont le texte a été retrouvé en 1987 à Istanbul dans les archives ottomanes.

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Première partie : Antiquité

— d’autre part la proportion relativement faible, dans l’armée comme dans


l’ensemble de la population, de ceux qui savaient lire et écrire parfaitement1 :
les dirigeants à coup sûr, mais les soldats et les exécutants ?
Il est pourtant difficile de conclure d’une façon absolue : une telle proportion
de la littérature a disparu avec la fin de l’Antiquité, en particulier pour les ouvrages
techniques spécialisés… Or nous savons que la cryptographie — comme, de façon
plus générale, tout ce qui touche à la guerre de l’ombre — est volontairement couvert
par le secret durant des décennies, quand les archives ne sont pas délibérément
détruites, comme en 1940, au grand dam de nous autres, les historiens… N’a-t-il
pas pu en être de même dès l’Antiquité ? D’autant que, dans ce domaine, techniques
et inventions étaient d’abord des pratiques, rarement mises par écrit, et encore
moins théorisées.
Étudier la cryptographie dans l’Antiquité est ainsi une recherche passionnante,
mais cela consiste bien souvent à poursuivre des ombres en échafaudant des châteaux
de cartes…

Michel Debidour

1. Sur ces questions je signalerai un seul volume : Literacy and Power in the Ancient World
(A. K. Bowman et G. Woolf éd., Cambridge, 1994), qui montre que la discussion sur les
conséquences de la diffusion de l’écriture est loin d’être close…

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RENSEIGNEMENT
TACTIQUE ET OPÉRATIONNEL
DE L’ARMÉE ROMAINE, SUR TERRE
ET SUR MER : PERSPECTIVES AUTOUR
DE L’ÉPOQUE CÉSARIENNE

Yann Rivière

« Comme, à quelque expédition qu’on se prépare, il est d’une conséquence


infinie que l’ennemi n’en soit pas prévenu, la précaution la plus sûre est que
votre armée ignore elle-même quelle route vous voulez lui faire prendre ; c’est
sur ce principe que nos légions avaient autrefois pour enseignes la représentation
symbolique du Minotaure, afin que cette vue rappelât sans cesse au général
la nécessité de tenir son secret aussi caché dans son âme que le Minotaure
l’était au fond du labyrinthe ».
(Végèce, Epitoma rei militaris, 3, 6)

L’historiographie moderne et « l’évaluation »


des pratiques antiques

« Jusqu’au dernier siècle de la république, les Romains étaient relativement


inefficaces en matière de reconnaissance (« scouting »), et ils pouvaient donc être
entraînés sur un terrain qui rendait difficile leur déploiement, si bien qu’ils n’étaient
pas alors en mesure de dicter le déroulement de l’engagement ». Ainsi s’exprimait en
1940 Sir Franck Adcock dans son ouvrage sur l’art de la guerre à Rome à l’époque
républicaine1. Un quart de siècle plus tard, dans un manuel devenu un classique,

1. Sir F. Adcock, The Roman Art of War under the Republic, Cambridge, 1940, p. 12.

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Première partie : Antiquité

Jacques Harmand jugeait ce propos sévère, en considérant qu’en matière de


« renseignement » – une notion plus vaste que la seule « reconnaissance de terrain »
et qui englobe ici la prise de connaissance tactique et opérationnelle, à l’exclusion
de la collecte d’informations stratégiques –, entre l’époque de la première guerre
punique (364-346 avant J.-C.), « il y eut plutôt, en fait discontinuité des efforts
qu’incapacité générale ». Le même auteur, reconnaît surtout à César – dont il est un
admirateur – la capacité d’avoir organisé un service de renseignement humain
mobile, sans avoir développé, en dehors de la correspondance entre les lieutenants
des quartiers d’hiver (hiberna) et César lui-même, un véritable service de collecte
de renseignements archivés : « il semble », écrit J. Harmand, « que l’on constate ici
une manifestation du sentiment césarien de l’efficacité. Développer le service des
exploratores, établir un bon réseau d’espionnage étaient une chose, s’encombrer
d’archives une autre ». Cependant, poursuit le même auteur, la guerre des Gaules
serait incompréhensible si l’on n’accordait pas au « système d’espionnage césarien »
une part prépondérante : « il est exceptionnel, durant ces années, que les adversaires
de Rome parviennent à dissimuler, le temps voulu, leurs projets les plus essentiels1 ».
Les auteurs du premier ouvrage entièrement consacré au renseignement
militaire romain, N. J. E. Austin et N. B. Rankov, retiennent encore l’épisode
césarien comme un tournant, un moment où les Romains seraient passés, en
matière de renseignement militaire, d’une phase d’improvisation à une période
de structuration annonciatrice de l’amélioration nette qui se serait produite ensuite
aux siècles de l’Empire, avec le développement de services spécialisés2. Et pourtant,
en dépit de ce progrès incontestable, les auteurs du même ouvrage observent que
« le fait surprenant est qu’aucune tentative ne parait avoir été faite pour créer une
organisation centralisée de renseignement militaire3 ». Sur ce point, nous nous
rangerons plutôt à l’avis de l’historien israélien, Benjamin Isaac, qui dans un
compte-rendu du livre en question observait en commentant l’étonnement des
auteurs : « je suis surpris par leur surprise, et je ne suis pas d’accord avec ce qu’ils
croient, à savoir que la décision de ne pas mettre en place un service de renseignement
utilitaire centralisé ait été délibérée. Ce n’est qu’à l’époque moderne, dans la seconde
moitié du xixe siècle, que le renseignement militaire, comme le reste des corps d’officiers,
est apparu comme une chose dotée des caractéristiques d’une organisation moderne.

1. Jacques Harmand, L’armée et le soldat à Rome, de 107 à 50 avant notre ère, Paris, 1967, p. 138-
141 et note 32. L’auteur retient deux exceptions à ce principe d’efficacité du renseignement,
durant les opérations conduites par César en Gaule : le soulèvement des Éburons durant
l’hiver 54-53 avant J.-C. (BG., 5, 25-45) et le massacre de Cenabum (Orléans), durant
l’hiver 53-52 avant J.-C.
2. N. J. E. Austin N. B. Rankov, Exploratio. Military and political intelligence in the Roman
world from the Second Punic War to the battle of Adrianople, Londres-New York, 1995,
p. 10-11.
3. Ibid, p. 135.

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

Pourquoi les Romains auraient-ils inventé – ou décidé de ne pas inventer – une chose
qui n’a existé nulle part avant les temps modernes1 » ?
Très récemment, les travaux de François Cadiou sur les opérations militaires
en Espagne depuis la seconde guerre punique (218-202 avant J.-C.), une enquête
large et approfondie, au plus près du terrain, ont montré combien il fallait se garder
de toute appréciation primitiviste des questions de renseignement militaire, y
compris pour cette haute époque. La rupture césarienne, au milieu du ier siècle
avant J.-C., n’est sans doute pas aussi nette que pourrait le laisser penser la relative
abondance d’informations dans ce domaine que fournissent La guerre des Gaules
et La guerre civile. Surtout, le développement de services officiels à l’époque impériale
a trop souvent conduit à ne pas tenir compte de pratiques informelles antérieures2.
Il faut replacer la question du renseignement dans le contexte antique et, pour ce
qui concerne la Rome antique, sur l’échelle d’au moins un millénaire. Or, dès
l’époque des guerres puniques au iie siècle avant J.-C., « les généraux romains
considéraient le renseignement comme une dimension à part entière des opérations »
et en faisaient « une pratique routinière », même si les pratiques d’alors invitent le
lecteur moderne à un dépaysement. Dans le domaine de la connaissance géographique
par exemple, et de la connaissance des positions de l’ennemi « c’était l’itinéraire et
non la carte qui était le mode d’appréhension de l’espace privilégié par les militaires3 ».
Un type d’information qui ne pouvait être obtenu qu’au fur et à mesure sur le
terrain par l’envoi d’observateurs (speculatores), parfois infiltrés chez l’ennemi,
individuellement ou en petits groupes, et en dispersant sur le territoire des éclaireurs
(exploratores), ou de petits détachements d’unités d’avant-garde (procursatores,
exploratores, speculatores), aux effectifs suffisamment nombreux, parfois, pour
risquer un engagement avec les premiers postes ou avec les éclaireurs de l’ennemi.
Les Commentaires de César témoignent de l’emploi systématique des exploratores

1. B. Isaac, « Reviews », Journal of Roman Studies, 88, 1998, p. 179-180


2. Fr. Cadiou, Hibera in terra miles : les armées romaines et la conquête de l’Hispanie sous
la République, 218-45 avant J.-C., Madrid, 2008, p. 418-430 et p. 453. Cf. également
Fr. Cadiou, « Renseignement, espionnage et circulation des armées romaines : vers une
géographie militaire de la péninsule ibérique à l’époque de la conquête », dans (dir.)
G. Cruz Andreotti, P. Le Roux, P. Moret, La invención de una geografia de la Peninsila
Ibérica. I. la epoca republicana. (actes du colloque tenu à la Casa de Velásquez, Madrid, les
3 et 4 mars 2005), p. 135-152.
3. F. Cadiou, « renseignement, espionnage et circulation des armées romaines », op. cit.
Comme le souligne ailleurs le même auteur (Hibera in terra miles, p. 458-459) à la suite
de N.J.E. Austin et N.B. Rankov (Exploratio, p. 39), les carences apparentes en matière de
renseignement stratégique du commandement romain en Espagne sous la République
(mais le constat s’applique naturellement à d’autres terrains d’opérations), tiennent aux
lacunes de notre documentation : alors que la plupart des campagnes rapportées dans
les textes ne peuvent se concevoir sans un travail préparatoire, « il est certain que le
renseignement rapproché ou tactique est mieux couvert par la documentation, dans la
mesure où les auteurs anciens ont tendance à privilégier le moment même de la campagne ».

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Première partie : Antiquité

en Gaule, même si le danger d’une circulation sur un territoire ennemi, ou faussement


soumis – ce qui augmentait encore le caractère crucial du renseignement – était
toujours risqué et limitait de fait leur rayon de déplacement1.

Le renseignement chez les Romains :


un « dépaysement » nécessaire

On s’étonnera d’autant plus, à la lumière de ces analyses particulièrement


fines de la guerre romaine qui invitent à tenir compte de toutes les conditions
matérielles et des représentations de l’époque considérée, de voir surgir parmi les
travaux les plus récents certaines appréciations sur le renseignement romain qui
paraissent ne pas tenir compte de ce décalage nécessaire. L’ouvrage de Rosemary
Sheldon2 – paru il y a quatorze ans en anglais et traduit cinq ans plus tard en
français – en fournit un exemple emblématique. Il ne s’agira pas ici de faire le
compte-rendu de ce travail – ni en inventoriant les apports qu’il peut offrir, ni en
pointant les réserves nombreuses qu’il appelle – mais, au travers d’un exemple, les
opérations de 55 et 54 avant J.-C. menées par César en Bretagne, de suggérer
combien, dans le domaine du renseignement militaire comme dans tous les domaines

1. On se reportera en particulier pour la période césarienne aux trois études de M. Gichon,


« Military intelligence in the Roman Army », dans Labor omnibus unus : Gerold Walser
zum 70. Geburtstag dargebracht von Freunden, Kollegen und Schülern, Franz Steiner,
Stuttgart, 1989, p. 154-170 (en part. cf. p. 155 : « No wonder that by the time of Julius Caesar
the Roman army had developped a complex system of intelligence gathering »), de A. Ezov,
« The “missing dimension’of C. Julius Caesar », Historia, 45, 1996, p. 305-312 (l’auteur
distingue les speculatores des exploratores et considère qu’ils ne formaient pas encore à
cette époque des unités spécialisées), ou à l’étude moins approfondie de M. Dubuisson,
« Renseignement, espionnage et services secrets dans l’armée romaine », Ktema, 21, 1996,
p. 305-311, ainsi qu’au chapitre de N. J. E. Austin et N. B. Rankov, Exploratio, p. 40-60, qui
traite plus généralement des exploratores durant toute la période considérée et insiste sur
la distinction qu’il faut établir entre ces éclaireurs, d’une part, et les speculatores (agents
infiltrés), ou encore avec les procursatores (détachements de cavalerie envoyés en avant).
Les traités de droit militaire d’époque impériale invitent naturellement à punir de la peine
capitale les exploratores qui en livrant eux-mêmes des « secrets » (secreta) à l’ennemi sont
devenus des « traîtres » (proditores) (Arrius Menander, Des affaires militaires, Digeste, 49, 16,
6, 4). Ou encore ceux qui profiteraient de la mission qui leur a été confiée pour se soustraire
au combat : « celui qui ne rentre pas au camp (emanere) alors qu’il était en reconnaissance
(in exploratio) ou celui qui s’éloigne du fossé alors que les ennemis attaquent doivent être
puni de la peine capitale » (Modestin, Des peines, dans Digeste, 49, 16, 3, 4).
2. R. M. Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, Les Belles Lettres, Paris,
2009.

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

qui touchent à l’étude de l’Antiquité, un dépaysement est nécessaire. Si le constat


semble aller de soi, il s’impose d’autant plus pour le renseignement militaire qu’il
faut essayer de ne pas considérer comme un invariant à travers les temps.
À l’appui de quels « renseignements », précisément – car le travail de l’historien
repose également sur la collecte et le traitement d’informations ou sur un effort
pour déjouer les pièges des apparences – et sur le fondement de quelle analyse,
peut-on écrire que « César et ses hommes se trouvèrent à plusieurs reprises en danger
en raison d’une collecte de renseignements déficiente1 » ? Imprudemment sans doute,
comme cela s’est également passé à plusieurs reprises en Gaule, à l’occasion de
corvées de bois ou pour des missions de ravitaillement accomplies par des légionnaires
qui se sont trop éloignés du camp, des soldats romains ont été envoyés moissonner
des champs, sans veiller suffisamment à la présence de l’ennemi qui les a alors
attaqués depuis des bois voisins. Mais César, justement, a été très vite informé de
cette situation (rapidité du courrier, observation de la fumée à distance) et il a pu
venir aussi rapidement à la rescousse de ses hommes. On pourrait multiplier les
exemples de ce genre : une histoire du renseignement dans l’Antiquité ne saurait
s’appuyer sur l’inventaire des embûches tendues par l’ennemi, lorsque de surcroît
elles sont repoussées, pour souligner à l’issue de cette addition d’obstacles, le plus
souvent contournés ou annihilés, que l’armée romaine pâtissait d’un déficit de
renseignement !
En réalité, pour nous en tenir à ce seul exemple, les opérations de Bretagne
dont l’objectif était limité – César voulait opérer une reconnaissance et être le
premier chef Romain à traverser l’Océan jusqu’à l’île observée par l’explorateur
Pythéas moins de trois siècles auparavant – ont eu pour principal adversaire les
perturbations du climat océanique. Lors de la première expédition, ce furent
essentiellement les conditions météorologiques qui empêchèrent, par exemple, la
flotte qui transportait la cavalerie de débarquer au moment opportun, ou qui
conduisirent à l’échouage et à la destruction d’une partie des navires. Mais il faut
alors observer aussitôt que toutes les opérations menées par les marines militaires
de l’Antiquité s’accomplirent dans ces conditions et que bien des généraux vainqueurs
virent leurs offensives contrecarrées ou leurs victoires réduites provisoirement à
néant en raison d’une tempête2. Gardons-nous de toute vision « modernisante »,
en prenant précisément appui sur un exemple de l’histoire contemporaine, concernant
la traversée de la Manche, à savoir le débarquement allié en Normandie, le 6 juin
1944. Est-il besoin de souligner qu’à la différence d’un Eisenhower qui a pu reculer
d’un jour le débarquement sur les plages du rivage normand, initialement prévu
le 5 juin 1944 – les bulletins météo anglais, recoupés avec le décryptage des
informations allemandes, ainsi que les observations locales ou régionales fournies

1. R. M. Sheldon, Renseignement…, p. 153


2. Qu’il suffise de penser à la tempête qui détruisit en mer du Nord la flotte de Germanicus
au lendemain des victoires remportées en 16 au cœur de la Germanie (cf. Y. Rivière,
Germanicus, Paris, 2016).

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Première partie : Antiquité

par la résistance annonçaient des conditions défavorables –, Jules César ne disposait


pas des mêmes moyens d’anticipation ? Et sous prétexte que la tempête du 19 au
21 juin 1944 détruisit en partie le port artificiel de Mulberry – entraînant la perte
de 20 000 véhicules et de 150 000 tonnes de matériel et conduisant à détourner le
transport vers Arromanches – dira-t-on que l’opération fut manquée ou menée
avec imprévoyance sur le plan du renseignement ?
Revenons maintenant au premier débarquement de l’armée de César en
Bretagne. La première expédition avait précisément pour objectif, non pas d’assurer
la domination romaine de l’île dans la précipitation et pratiquement au terme de
la saison des opérations de l’année en Gaule, mais précisément de prendre des
renseignements pour de futures expéditions :

« César n’avait plus devant lui qu’une petite partie de l’été ; bien que
dans ces régions – car toute la Gaule est tournée vers le Nord – les hivers
soient précoces, il voulut néanmoins partir pour la Bretagne, parce qu’il se
rendait compte que dans presque toutes les guerres que nous avions faites
contre les Gaulois ceux-ci avaient reçu des secours de la Bretagne ; il pensait
d’ailleurs que si la saison trop avancée ne lui laissait pas le temps de faire
campagne, il lui serait néanmoins fort utile d’avoir seulement abordé dans
l’île, et d’avoir vu ce qu’étaient ses habitants, reconnu les lieux, les ports, les
points de débarquement : toutes choses qui étaient à peu près ignorées des
Gaulois. En effet, à part les marchands, il est rare que personne se risque
là-bas, et les marchands eux-mêmes ne connaissent rien en dehors de la côte
et des régions qui font face à la Gaule1 ».

Reprochera-t-on, par ailleurs, à l’officier C. Volusenus, que César avait envoyé


en reconnaissance avant le déplacement de l’armée, de n’avoir pas osé, par couardise,
débarquer sur l’île, ou encore de ne pas avoir su découvrir en longeant les côtes
plus à l’est la situation idéale du futur port de Richsborough2 ? Voilà un jugement
a posteriori qui semble bien éloigné des réalités opérationnelles concrètes, des
représentations mentales ou des connaissances géographiques de l’Antiquité. Et
pour ce qui concerne l’officier en question, C. Volusenus, la suite de sa carrière – ce
tribun militaire accédera bientôt au grade de préfet de cavalerie – atteste la
reconnaissance de son général qui l’avait précisément choisi pour ses qualités et
ne manifesta aucune ironie à son égard, contrairement à ce que laisse entendre
R. M. Sheldon, en indiquant le résultat de sa mission outre-Manche :

1. César, BG., 4, 20, 1-3.


2. Les informations recueillies par César provenaient d’abord des marchands (BG. IV, 20,
4), mais il lui avait fallu envoyer un expert militaire pour se rendre compte des conditions
de débarquement (BG., IV, 21, 2 et 9). La capacité du même Volusenus pour prendre des
risques à la tête de ses troupes est soulignées par César (BG., III, 5, 2)

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

« Pour se renseigner là-dessus, avant de tenter l’entreprise, César détache


avec un navire de guerre C. Volusenus, qu’il jugeait propre à cette mission.
Il lui donne comme instructions de faire une reconnaissance générale et de
revenir au plus vite (Huic mandat, ut exploratis omnibus rebus ad se quam
primum reuertatur)… Volusenus, après avoir reconnu les lieux autant qu’il
put le faire sans oser débarquer et courir les risques d’un contact avec les
Barbares, rentre au bout de cinq jours et rapporte à César ce qu’il avait
observé1 »

Un siècle plus tard, en 43 après J.-C., lorsque l’empereur Claude, entreprendra


cette fois, de conquérir l’île de Bretagne – une conquête qui s’est prolongée dans
les décennies suivantes pour parvenir à une occupation de l’île au moins jusqu’à
l’Écosse –, les soldats seront « indignés d’avoir à mener une campagne en dehors des
limites du monde connu2 ». C’est dire à quel point, un siècle encore après l’expédition
de César, en pleine période julio-claudienne, alors même que la Gaule et l’Espagne
étaient désormais entièrement pacifiées et que les côtes de la mer du Nord avaient
fait l’objet d’une reconnaissance jusqu’à l’Elbe (sous Auguste), le monde d’outre-
Manche, quant à lui, demeurait inconnu et effrayant pour les légionnaires, en dépit
des contacts pris par les Romains avec des chefs locaux et des renseignements
accumulés au niveau du commandement depuis des décennies.
En examinant les causes qui auraient pu pousser César à mener ces deux
débarquements en Bretagne, le même auteur poursuit son effort de dépréciation
en estimant que « si le but était la conquête de l’île, ce ne fut pas un succès ». Voilà
une affirmation assez abrupte, conditionnée par le prédicat posé par l’auteur elle-
même et non par la lecture des sources : jamais César n’a déclaré vouloir conquérir
l’île ou entrepris de le faire. L’exercice semble donc un peu vain de vouloir apprécier
par une distribution de bons ou de mauvais points, deux millénaires plus tard, et
à l’heure du tunnel sous la Manche, les incertitudes qui conduisirent les troupes
césariennes sur l’île de Bretagne. Ne faut-il pas plutôt se replacer dans les conditions
de l’époque en observant que l’exploit de la navigation sur l’océan parut tel aux
Romains qu’ils décernèrent au proconsul, fait inédit, quinze jours de supplications !
Cette traversée, même si nous savons aujourd’hui que la Manche n’est pas l’océan
Indien, établissait à l’époque un parallèle entre l’entreprise césarienne et les exploits
d’Alexandre le Grand et c’est d’abord cela qui comptait. Trente ans auparavant,
lorsqu’il était propréteur en Espagne ultérieure, César s’était attaqué aux Lusitaniens

1. César, BG., 4, 21, 1-2. 9. Un detail mérite d’être souligné. Ce n’est que lorsque l’armée eût
traverse la Manche et que les navires romains se trouvèrent en vue des falaises de Douvres
que César fit part à son état-major des renseignements que lui avait fournis Volusenus
(cf. BG., 4, 23, 5) : « Jugeant un pareil lieu tout à fait impropre à un débarquement, César
attendit à l’ancre jusqu’à la neuvième heure que le reste de sa flotte fût arrivé. Cependant,
ayant convoqué les légats et les tribuns, il leur expliqua ce qu’il avait appris de Volusenus »
(quae ex Voluseno cognouisset) et quels étaient ses desseins.
2. Dion Cassius, 60, 19, 2.

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Première partie : Antiquité

(actuel Portugal) et aux Galliciens et avait pu « pénétrer jusqu’à la grande mer


océane1 ». C’est fort de cette expérience qu’il avait découvert le littoral gaulois à
partir de 58 avant J.-C., alors qu’il disposait encore d’instruments cartographiques
approximatifs – l’Armorique figure sur la carte d’Eratosthène, par exemple, mais
pas le Cotentin. Pour ce qui concerne l’île de Bretagne, César disposait encore des
données de Pythéas, mais l’assurance qu’il s’agissait bien d’une île ne sera obtenue
que bien plus tard, à l’issue de la circumnavigation d’Agricola2.

Du « sceptre de Neptune » au piquet radar : le creux des ondes !

Et R. M. Sheldon de poursuivre en estimant que parmi les causes avancées


par César lui-même – il faut les soumettre à la critique historique, évidemment,
et ne pas prendre pour argent comptant ce qu’avance l’auteur de La Guerre des
Gaules – « l’argument de la sécurité est rien moins que convaincant puisque le contrôle
romain de la Manche rendait tout soutien [des Bretons vis-à-vis des Gaulois]
improbable ». Voilà une vue de l’esprit qui, semble-t-il, fait totalement abstraction
des moyens de la navigation dans l’Antiquité. En dépit des prouesses réalisées par
l’armée de César face aux Vénètes l’année précédente, en 56 avant J.-C., dans le
golfe du Morbihan, ou encore, en dépit de l’exploit qui a conduit en un hiver à la
construction d’une flotte immense pour la seconde expédition sur les côtes de
Bretagne – le matériel de construction a été convoyé depuis l’Espagne ! –, on ne
peut en aucune façon affirmer qu’à cette date, les Romains avaient une « maîtrise »
de la Manche. Même à la fin de l’Antiquité, alors qu’un commandement spécial de
défense du littoral sera créé, et qu’un réseau de forts et de postes d’observation sera
fondé – depuis les côtes de la mer du Nord jusqu’au golfe de Gascogne, notamment
pour lutter contre les Angles et les Saxons – il sera encore bien difficile de parler
d’un « contrôle romain » sur la Manche3. En dépit de l’ingéniosité des solutions
techniques qui ont parfois été trouvées pour pouvoir infiltrer et attaquer une flotte

1. Plutarque, Vie de César., 14.


2. Cf. Jacques Harmand, « Soldats et marchands romains aux prises avec l’univers atlantique »,
Dans Raymond Chevallier (éd.), Littérature gréco-romaine et géographie historique.
Mélanges offerts à Roger Dion, Paris, 1974, p. 247-255.
3. Cf. M. Reddé, Mare nostrum. Les infrastructures, le dispositif et l’histoire de la marine
militaire sous l’Empire romain, Rome, 1986, p. 412-445. P. Galliou et J. M. Simon, La
Castellum de Brest et la défense de la péninsule armoricaine au cours de l’Antiquité tardive,
Rennes, 2015, p. 115-130. La protection des côtes passait par l’existence d’un dispositif
défensif doté d’un relais de signaux qui n’existaient pas à l’époque de César. Ce n’est que
bien plus tard qu’ils ont pu servir à protéger certaines côtes de la Bretagne, notamment
de part et d’autre du mur d’Hadrien, afin d’éviter tout contournement de ses lignes de
défense : cf. M. Reddé, Mare nostrum, p. 271-287. Cf. également P. Southern, « Signals
versus Illumination on Roman Frontiers », Britannia, 21, 1990, p. 233-242.

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

ennemie par surprise. C’est bien dans le contexte de la guerre navale au large de
la Bretagne (Manche, mer du Nord, mer d’Irlande), que sont apparues les fameuses
« barques d’observation » (scaphae exploratoriae), et avec ces engins, peut-être l’une
des plus anciennes formes de camouflage d’unités de marine de guerre :

« On adjoint aux grosses liburnes des chaloupes d’observation montées


chacune d’une vingtaine de rameurs. Ces chaloupes, que les bretons nomment
« bateaux peints », opèrent les surprises, interceptent quelquefois les convois
de l’ennemi et, dans leurs courses hardies, démasquent son approche et ses
plans. Mais, pour que ces embarcations puissent agir avec sécurité, on a soin
de teindre leurs voiles et leurs cordages en bleu de mer, et d’imprégner de
cette couleur la poix qui les enduit. Les matelots et les soldats sont vêtus
d’habits bleus, ce qui, au lieu de les restreindre à des explorations de nuit,
les leur permet même pendant le jour1 ».

Mais en dehors de tels subterfuges, ponctuellement efficaces, de quel « contrôle


des mers », est-il possible de parler, avant l’âge du radar2? Arrêtons-nous un instant
sur ce point, pour rassembler quelques données qui ouvrent une autre perspective
sur la question du renseignement maritime et sur les capacités d’interception d’une
flotte adverse dans l’Antiquité.
La question de l’articulation entre une activité de renseignement et le
déclenchement des batailles navales a parfois été envisagée sous un angle littéraire,
selon lequel la construction du récit commande entièrement le déroulement des
faits militaires. Le retournement de situation soudain, le message, la fausse
information sont des figures récurrentes des récits des auteurs anciens tout
particulièrement au sujet des engagements navals : la circulation d’une nouvelle

1. Végèce, 5, 7.
2. La réponse à une telle question passe également par une autre considération, à savoir la
maîtrise de la technique maritime elle-même. Sans ouvrir ici l’ensemble de ce dossier
citons une loi tardive qui, dans le contexte des rives de la mer Noire, montre combien
il était important d’empêcher tout transfert de technologie à l’ennemi, en l’occurrence,
« les barbares » (les Goths) : En témoigne une constitution adressée le 24 septembre 419 à
Monaxius le préfet du prétoire d’Orient « Ceux qui avaient livré aux barbares la technique
de fabrication de navires, ignorée d’eux jusqu’alors, ont été, en raison de la requête (petitio)
du très respectueux Asclepiades, évêque de la cité de Chersonèse, libérés (liberare), et d’une
peine (poena) imminente, et du cachot (carcer). Cependant, nous décrétons qu’un supplice
capital (capitale supplicium) sera infligé, à eux-mêmes, ainsi qu’à tous ceux qui à l’avenir
auront perpétré quelque chose de semblable ». Pour saisir l’enjeu de telles préoccupations
et la gravité de tels transferts techniques, il faut confronter ce texte à celui de l’historien
Zosime, I, 42, 2 (trad. Paschoud) : « Lorsqu’ils atteignirent les détroits de la Propontide, le
fait que la majorité de leurs embarcations ne soutenait pas la rapidité du courant eut pour
résultat que les bateaux se heurtèrent les uns contre les autres et que les barques dérivèrent
dans le plus grand désordre, étant donné que les pilotes lâchaient leurs gouvernails ; il s’en
suivit qu’en partie les navires sombrèrent avec leur équipages et que d’autres accostèrent sans
leurs occupants ; les pertes en hommes et en bateaux furent considérables ».

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Première partie : Antiquité

décide brutalement d’un renversement de situation et de l’issue de la bataille1.


Cependant, on ne saurait y voir seulement une simple convention de la narration
et de l’art de la compo­si­tion littéraire, car il s’agit d’un motif, même lorsqu’il est
mis au service de la narration, qui est le reflet de situations concrètes. Plus encore
que sur terre, l’espace maritime est celui de l’embûche où soudain deux flottes
rivales peuvent se rencontrer sans aucune préparation et en dépendant de surcroît
des éléments météorologiques, la tempête bien sûr, mais également la tombée du
vent, comme on va le voir, lorsque des navires de transport d’infanterie tombent
soudain dans un piège à la merci de « bateaux longs », c’est-à-dire des navires
militaires.
Partons du Précis des guerres de Jules César, rédigé à Sainte-Hélène par Napoléon.
L’empereur déchu oppose la guerre navale de l’Antiquité à la guerre navale moderne.
Il considère que les flottes conduites à la rame et dont la capacité manœuvrière à
la voile était très réduite se déplaçaient sans souci ou presque d’être interceptées,
alors qu’à son époque, écrit-il, la supériorité maritime est décisive. Napoléon conclut
donc ce point de son analyse en citant pour illustrer sa réflexion un vers, célèbre
à son époque et devenu proverbial, du poète et dramaturge Antonin-Marin Le
Mierre (1733-1793) : « ce n’est pas de la marine des anciens qu’il eût fallu dire « le
trident de Neptune est le sceptre du monde » ; maxime qui est vraie aujourd’hui ». Un
second point sépare, selon Napoléon, la guerre antique de la guerre moderne, sur
mer comme sur terre, à savoir l’artillerie : alors que dans l’Antiquité « les batailles
navales n’étaient que des combats de pied ferme », sur mer désormais, « la victoire
est décidée par deux cents bouches à feu, qui désemparent, brisent les manœuvres,
coupent les mâts et vomissent la mort de loin2 ».
Incapacité des flottes de l’Antiquité à maîtriser les mers ? Absence de combat
à distance, sur mer, à la même époque ? Ces deux jugements doivent être nuancés
au travers de l’exemple d’un récit saisissant de l’interception advenue dans l’Adriatique
d’une escadre transportant des soldats d’élite et qui devait rejoindre l’armée des
triumvirs, Marc-Antoine et Octavien, à la bataille de Philippes en Macédoine, en
42 avant J.-C. L’escadre en question fut presque anéantie par une flotte militaire
commandée par Cn. Domitius Ahenobarbus, dont le père était mort à Pharsale
(victoire de César contre Pompée en 48 avant J.-C.) et qui avait naturellement
rejoint le camp des assassins de Césars, Brutus et Cassius. Ces derniers l’avaient
chargé d’exercer une surveillance autour du détroit d’Otrante pour gêner le
ravitaillement ennemi. Il avait rejoint un autre chef de guerre républicain, Staius
Murcus, qui croisait au large de Brindes et harcelait les convois ennemis. Si Murcius

1. Ph. De Souza, « Beyond the headland. Locating the enemy in ancient naval warfare », in
J. Andreau and C. Virlouvet (eds.), L’information et la mer dans le monde antique, Colletion
de l’École française de Rome, 2002, p. 69-92.
2. L’ouvrage de Napoléon a été réédité récemment. Je me permets de renvoyer à la
« présentation » que je propose dans cette nouvelle édition : Napoléon Ier, Précis des guerres
de Jules César (1836), Paris, Nouveau Monde, 2017, p. 5-30.

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

avait dû assister impuissant à la traversée du détroit d’Otrante par l’armée des


triumvirs, « il persista à endommager autant qu’il pouvait les navires qui partaient
d’Italie pour porter aux ennemis du matériel, de l’approvisionnement ou des troupes
nouvellement recrutées1 ». La question du renseignement intervient une première
fois, car dans le récit que donne l’historien Appien (iie siècle après J.-C.) de cet
épisode, il semble assez évident que les informations sur l’arrivée des troupes à
Brindes, sur les manœuvres et le départ des convois ont été parfois transmises
(sans doute par signaux) depuis la terre. Pour le reste, c’est en parcourant le détroit
d’Otrante – 70 km environ séparent la côte des Pouilles de l’Albanie actuelle – avec
leur flotte nombreuse, que les deux chefs républicains se sont donné la chance
d’intercepter des convois, lesquels n’avaient aucun moyen d’anticiper la bataille.
Et la chance leur sourit lorsque se présenta à eux un convoi de bateaux de
transport commandé par Domitius Calvinus qui amenait à Octavien deux légions
d’infanterie, à savoir la fameuse « légion de Mars », d’autres soldats d’élite une
cohorte prétorienne d’environ 2000 hommes. Seulement quelques trières les
escortaient. Si au début de l’engagement certains navires de transport parvinrent
à fuir en raison de leur imposante voilure, par la suite le vent tomba et ce fut un
massacre. Les soldats de Calvinus tentèrent de constituer un ponton en rapprochant
leurs navires de manière à constituer une sorte de champ de bataille flottant, afin
d’aboutir à « un combat de pied ferme » en mer, pour reprendre l’expression de
Napoléon. Mais aussitôt, des projectiles enflammés lancés par l’ennemi les
contraignirent à se désolidariser les uns des autres pour éviter la propagation des
flammes. Les navires isolés dont l’équipage s’employait à réduire le feu, furent alors
enveloppés. On imaginera aisément, à la lecture d’Appien, le spectacle offert par
l’issue de l’engagement :

« Les hommes, notamment ceux de la légion de Mars, étaient indignés


de périr sans rien pouvoir faire alors qu’ils étaient les plus valeureux. Certains
se suicidèrent avant d’être atteints par les flammes, d’autres sautèrent dans
les trières ennemies où ils eurent tantôt le dessus tantôt le dessous. (485) Des
navires à moitié brûlés continuèrent longtemps à tourner, leurs hommes
dévorés soit par le feu, soit par la faim et la soif ; certains, se tenant à des
mâts ou à des planches, furent emportés jusque sur des rochers ou sur des
côtes inhabitées. Quelques-uns furent même sauvés de façon inattendue :
les uns résistèrent pendant cinq jours en léchant la poix ou en mâchant les
voiles et les cordages et le flux les porta finalement sur la terre ferme. Il y en
eut aussi beaucoup qui, terrassés par le malheur, se livrèrent aux ennemis
en leur livrant également dix-sept de leurs trières. Murcus et les siens se
firent prêter par ces hommes un nouveau serment. Calvinus, leur général,
parvint à revenir sur son propre navire à Brindes quatre jours après, alors

1. Appien, BC., 3, 366.

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Première partie : Antiquité

qu’on le croyait mort. Tel est le désastre qui survint sur l’Adriatique le même
jour que la bataille de Philippes et qu’il faudrait appeler un naufrage plutôt
qu’une bataille navale1 ».

De cet épisode plusieurs enseignements peuvent être tirés. Il n’était pas


impossible dans l’Antiquité de contrôler des mers, mais seulement sur une échelle
réduite. Le détroit d’Otrante et la mer Adriatique (comme le détroit de Messine et
la mer Tyrrhénienne dans les mêmes circonstances historiques) ont pu constituer
des espaces limités où des moyens pouvaient être mobilisés – la flotte d’Ahenobarbus
était « considérable » – pour empêcher la circulation de l’ennemi en dépit du
caractère aléatoire de la navigation à cette époque2. La collecte d’informations à
terre, l’observation des préparatifs pouvaient jouer un rôle. Il n’en demeure pas
moins que ces situations ne peuvent être généralisées à tous les espaces maritimes.
Pour revenir à notre point de départ, il ne pouvait donc y avoir eu à l’époque
césarienne – disons dans les deux décennies qui ont précédé l’épisode qui vient
d’être rapporté – un « contrôle de la Manche ». Celui-ci n’adviendra qu’avec le
développement d’un système de forteresses relais et d’un système de signalisation,
notamment à partir du iiie siècle3. Encore ne faut-il pas, répétons-le, considérer la
répartition de forts le long de la côte, éventuellement de postes de signalement,
comme la garantie de la création d’une « mer intérieure » surveillée, ou d’un
« couloir », entre l’Atlantique et la mer du Nord, comme la Manche. Le contrôle,
depuis la terre, doit être envisagé à une échelle plus réduite, comme en témoigne
pour finir le sixième paragraphe du traité sur les combats navals (Naumachica) de
Syrianos (ve-vie siècles), consacré aux « espions » (skopoi)4 :

« Souvent nous ignorons où se trouvent les ennemis et nous sommes


sans préparation au moment où nous les rencontrons. Certains de nos
hommes doivent donc se déplacer sur terre ou être envoyés en avant sur mer
pour observer (kataskopein) et revenir annoncer (apagellein) leur soudaine
apparition (epifaneia), ils la font connaître d’abord par des signaux (semeioi),
puis, après avoir rapidement rebroussé chemin, également de vive voix, en
indiquant le lieu où ils les ont vus et le nombre des forces en présence. Sur
mer, les embarcations les plus légères et les plus rapides doivent être envoyées,

1. Appien, BC., 3, 484-488.


2. Cf. E. Deniaux, « Le contrôle de la mer et des îles de la Sicile à l’Adriatique, de l’époque des
guerres civiles à Auguste », Pallas, 96, 2014, p. 127-144.
3. Ce litus saxonicum n’est sans doute pas né de la lutte contre l’usurpateur Carausius, mais
plutôt, avant lui (la partie britannique du litus saxonicum paraît donc être antérieure à
l’époque même de Carausius : chargé de réprimer les invasions, il aurait laissé agir les
barbares pour s’emparer du butin à leur retour [Eutrope, 9, 21]), de la guerre maritime
contre les raids saxons : Reddé, Mare nostrum., p. 434-436.
4. Naumachica, éd. A. Dain, Paris, 1943, p. 46-47.

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Renseignement tactique et opérationnel de l’armée romaine, sur terre et sur mer

avec à leur bord les rameurs les plus puissants, les plus forts et les plus
courageux. Leur objectif n’est pas de se battre, mais de s’informer (manthanein)
et de venir rapporter une réponse (apaggellein) à ceux qui les ont envoyés ».

Le texte poursuit en évoquant les habitudes du combat naval consistant à


rechercher un lieu caché tel qu’un promontoire, une île, une baie, l’embouchure
d’un fleuve. Il s’agit donc d’identifier ces lieux sans exposer l’ensemble de sa propre
flotte et pouvoir jouer soi-même de la surprise. Les recommandations sont précises :
quatre navires doivent être envoyés en avant de la flotte principale, à six milles de
distance, tandis que deux autres servent de relais à mi-chemin. Dès que les deux
premiers ont repéré l’ennemi et observé ses mouvements, ils envoient des signaux
aux deux autres, de manière à ce que ces derniers à leur tour avertissent la flotte
et le commandement, « de telle sorte que lorsque l’ennemi se présente, tout soit déjà
prêt pour le combat ». Depuis la terre, le principe est le même : deux coureurs parmi
les plus rapides sont envoyés en avant, deux autres à mi-chemin pour informer
l’armée des mouvements de la flotte ennemie par un système de signaux détaillés
au paragraphe suivant consacré aux signaux employés par les espions, à savoir
essentiellement la fumée et le miroir1.

*
Une histoire du renseignement militaire dans le monde romain reste assurément
à écrire en dépit de la publication récente d’ouvrages qui en portent le titre et qui,
en raison des critiques qu’ils peuvent susciter, conduiront à une plus grande précision
des connaissances historiques dans ce domaine. Elle est indissociable d’une histoire
du « renseignement intérieur », tant les épisodes militaires qui scandent l’histoire
de Rome ne peuvent être séparés des régimes qui se sont succédés, la république
et l’Empire : les généraux de la République étaient sans cesse à la merci d’adversaires

1. En dehors de ces signaux très répandus, l’armée romaine, au moins dès le ier siècle après
J.-C., avait su recourir à un système signalétique à distance qui a pu être compare au
télégraphe : Rebuffat, « Végèce et le télégraphe de Chappe », MEFRA, 90, 1978, p. 829-
861. L’auteur s’appuie notamment sur un autre passage de Végèce (3, 5) qui indique qu’en
dehors du feu la nuit et de la fumée le jour qui permettent à deux armées de « s’informer
réciproquement de bien des choses qu’elles ne pourraient se faire savoir autrement », « On place
quelquefois au haut des tours d’une ville ou d’un château, des espèces de solives (trabes) ; et en
les élevant ou les baissant, suivant qu’on en est convenu avec des troupes amies, on les informe
de ce qui se passe dans l’endroit où l’on est ». Cependant l’accelération de la transmission
de l’alphabet par un système numérique est déjà attesté au iie siècle avant J.-C. (Polybe, X,
45, 6) et si l’empereur Tibère fut aussi bien informé des affaires de Rome alors qu’il vivait
reclus à Capri, c’est que ce chef de guerre hors pair avait sans doute appliqué à ses désirs
d’autocrate, les méthodes de transmission qu’il avait découvertes depuis sa jeunesse dans
l’armée : Suétone, Tibère, 65, (5) : « Il tenait des vaisseaux tout prêts pour se réfugier auprès
de quelqu’une des armées ; et, de temps en temps, du haut d’un rocher escarpé, il observait les
signaux qu’il avait fait élever au loin, afin de savoir promptement tout ce qui se passait, sans
que les messages fussent arrêtés ».

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Première partie : Antiquité

dans la compétition entre imperatores, les empereurs qui leur succédèrent toujours
à la merci d’une usurpation. Cette histoire ne pourra être réalisée que par la collation
de monographies comparées qui permettra de confronter pour chaque domaine
géographique de l’extension de l’empire romain et pour chacune de ses périodes,
jusqu’au reflux provoqué par les invasions barbares dans les provinces occidentales
et jusqu’aux siècles de l’Empire de Byzance en Orient, les techniques, les pratiques
et les savoirs qui furent employés dans ce domaine.

Yann Rivière

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LE RENSEIGNEMENT
ET L’ARMÉE ROMAINE
DE 58 AVANT J.-C. À 235 APRÈS J.-C.

Yann Le Bohec

L’armée romaine fut la plus efficace de l’histoire de l’humanité : elle a bâti un


empire en cinq siècles, elle l’a conservé pendant cinq autres siècles et elle n’a laissé
que de bons souvenirs. Elle n’a évidemment pas ignoré le renseignement, l’Intelligence
des Anglais. De nombreux personnages, surtout des soldats, remplaçaient « les
yeux et les oreilles » du commandant ou de l’empereur, du pouvoir central ou local
(Guerra, 2013). Des sources variées, surtout des textes permettent de comprendre
comment il voyait et entendait, mais, assez curieusement aucun écrit technique
n’est parvenu jusqu’à nous, alors que ces derniers abondent pour d’autres aspects
du métier militaire (Ezov). Aussi, les travaux des modernes consacrés à ce sujet
sont-ils plutôt nombreux, et il convient de privilégier parmi eux le livre d’Austin
et Rankov, un modèle d’érudition et d’explication (Austin & Rankov, 1995).
Les publications les plus récentes ont introduit dans le dossier des éléments
qui lui étaient étrangers (les délateurs, qui ne s’occupaient que d’affaires civiles) et
ils ont fait surgir deux problèmes : la notion d’espions et la présence de femmes.
Le mot espion (Petraccia, 2012 ; Sheldon) doit être compris dans trois sens, et il
faut tenir compte du vêtement et du secret : dans un sens étroit, il désigne un
personnage habillé en civil et qui cache sa fonction ; dans un sens large, il s’applique
à toute personne partie à la recherche d’informations ; entre ces deux acceptions,
il est utilisé pour un militaire qui se camoufle pour observer. Quant à la présence
d’espionnes, nous n’en avons pas trouvé dans un contexte d’armée pour cette
époque.

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Première partie : Antiquité

Les origines du renseignement militaire à Rome

Comme souvent, l’organisation du renseignement est attestée dès l’époque


républicaine, mais peu, soit que la documentation fasse défaut, soit que les structures
aient été embryonnaires. Ainsi, les Romains ont utilisé de vrais espions, ce qui
était jugé indispensable à de nombreux moments (Tite-Live, IX, 36), surtout dans
la lutte contre les Carthaginois (Tite-Live, XXII, 33, 1, et XXVI, 6, 11). Une anecdote
nous renseigne sur cette pratique durant la conquête de l’Étrurie par les Romains
et elle montre qu’elle était ancienne. « Pendant la guerre d’Étrurie, alors que la
pratique du renseignement était encore inconnue des généraux romains, Quintus
Fabius Maximus ordonna à son frère Fabius Caeson, qui connaissait la langue du
pays, de s’habiller en Étrusque et de traverser la forêt Ciminienne où nos soldats
n’avaient jamais pénétré » (Frontin, Stratagèmes, I, 2, 2). Le plus intéressant, c’est
que, déjà, ils utilisaient des éclaireurs, les speculatores, ils interrogeaient les prisonniers
et les déserteurs ; ils savaient même faire de la désinformation (voir Sheldon, qui
voit des espions très tôt et partout).
Les manuels créditent Scipion l’Africain d’avoir, le premier, donné une forme
à cette recherche, en 210-209 avant J.-C., quand il commandait l’armée d’Espagne.
Mais c’est avec César que le renseignement apparaît comme une structure organisée
et essentielle ; dans La guerre des Gaules, le Bellum gallicum, la mention d’éclaireurs
se rencontre presque à chaque page. Son fils adoptif et successeur, connu sous le
nom d’Auguste (31/27 avant J.-C. – 14 après J.-C.), a repris une organisation existante
et il l’a développée, en utilisant des éclaireurs, les speculatores, logés avec les
prétoriens et subordonnés à un centurion. Sous l’Empire, des frumentaires, soldats
venus de province et chargés d’informations, étaient logés dans les castra peregrina
(Guerra, 2010).
Pour le reste, les Romains ont pratiqué la recherche tactique et stratégique du
renseignement, sous ses deux formes : recueil et recherche1.

Le renseignement tactique

Les Romains ont d’abord recherché le renseignement tactique, qui n’était


parfois qu’une première étape vers le renseignement stratégique (Austin & Rankov,
p. 39-86). Il permettait de défendre un poste fixe (camp, tour, etc.) ou d’engager
une bataille dans de bonnes conditions.

1. Les Britanniques et les historiens de l’Antiquité, à la suite d’Austin et Rankov, emploient


les expressions de « renseignement actif » et « passif ».

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Le renseignement et l’armée romaine de 58 avant J.-C. à 235 après J.-C.

Le recueil de renseignements tactiques


Plusieurs sources d’information étaient disponibles.
Les stationes, que leurs occupants aient été appelées stationarii ou beneficiarii,
donnaient au premier chef des informations concernant leur environnement
immédiat, donc un renseignement de proximité, tactique ; pour que ces données
passent au niveau de la stratégie, il fallait que les acquis de plusieurs stationes soient
confrontés les uns avec les autres par les autorités militaires.
Les prisonniers, civils et soldats, étaient interrogés, toujours avec violence,
surtout quand il s’agissait d’esclaves. Dans ce groupe, les déserteurs et les transfuges
suscitaient la méfiance ; il était toujours possible qu’ils aient été envoyés par l’ennemi
pour transmettre de fausses informations ; et la désinformation était pratiquée
depuis longtemps à Rome. Ces ennemis promus amis étaient néanmoins parfois
utiles. En 16 de notre ère, « César [Germanicus], ayant franchi la Weser, apprend
sur les indications d’un transfuge (perfuga) qu’Arminius a choisi son champ de
bataille » (Tacite, Annales, II, 12, 1), et il peut agir en conséquence.
Les populations locales, elles aussi, étaient interrogées, car les habitants
pouvaient avoir eu vent d’événements mal connus des autorités romaines ; nous
avons dit plus haut le cas que ces dernières faisaient de fama et rumor, « la renommée
et les bruits ».
Quoi qu’il en soit, les généraux finissaient toujours par être informés
(Austin & Rankov, p. 142-184). En 16 après J.-C., Germanicus fit campagne en
Germanie, et il savait tout : « Aucune de ces dispositions (des ennemis) ne lui était
inconnue : il connaissait les plans de guerre, les positions, les mesures publiques
ou secrètes, et il tournait leurs stratagèmes pour leur perte » (Tacite, Annales, II,
20, 1).

La recherche des renseignements tactiques


La quête du renseignement tactique a beaucoup intéressé les historiens, sans
doute parce que la matière est abondante, et les modernes mentionnent les
procursatores, les exploratores et les speculatores. Hélas, ils mélangent des titres
différents.
En effet, en réalité, seuls les speculatores étaient des spécialistes du renseignement
tactique. Certes, le mot speculator a pris de nombreux sens. À l’origine, il désignait
simplement un observateur et ensuite un éclaireur. Ils pouvaient aussi transmettre
des messages, servir de courriers (Dubuisson). Dans ce dernier cas, et quand un
de ces hommes est mentionné comme exécuteur des hautes œuvres, ce n’est pas
en tant que tel qu’il a rempli cette fonction ; il a obéi à des ordres qui lui étaient
donnés parce qu’il était au bon moment au bon endroit. Sa tâche normale était le
renseignement tactique. En 57 avant J.-C., à la bataille de l’Aisne, des Belges veulent
quitter leur camp et rentrer chez eux. « César, apprenant le fait par ses éclaireurs

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Première partie : Antiquité

(speculatores), craignit un piège » (César, BG, II, 11, 2) et, dans ces conditions, il
agit avec prudence.
Très tôt, au début de l’Empire, des speculatores ont été attachés au prétoire :
ils partageaient le même camp que les cohortes prétoriennes et ils étaient peut-être
placés sous l’autorité d’un centurion. Les modernes se sont gardés de leur attribuer
une fonction ; nous pensons qu’ils accompagnaient les prétoriens quand ceux-ci
partaient en campagne, notamment quand l’empereur avait pris la tête de l’armée ;
dans ce cas, ils formaient une élite du renseignement. D’autres speculatores sont
attestés dans les légions. Ce sont eux seuls qui ont été définis comme espions par
Austin et Rankov (p. 16).
Les termes de procursatores et d’exploratores ont un sens général et non
technique ; ils ne désignaient pas des soldats spécifiquement destinés au renseignement.
Ils ne figurent pas dans les listes de spécialistes, ni de gradés de l’armée romaine.
Les procursatores n’étaient pas chargés d’une mission particulière ou titulaires
d’un rang quelconque, mais ils étaient simplement « ceux de l’avant », « l’avant-
garde » : le mot indiquait une position dans la marche ou le combat, et pas une
fonction. Certes, ces hommes étaient les premiers à voir l’ennemi, mais leur apport
au renseignement était relativement limité.
Quant au mot exploratores, il présente les mêmes caractéristiques : il désignait
des hommes quelconques envoyés vers l’ennemi pour glaner des informations,
normalement des speculatores. Ils ne constituaient pas une vraie unité, mais une
« Task Force » (Ezov A.). Et n’importe quel soldat pouvait être chargé de cette
mission, si elle s’avérait urgente. Souvent, les textes emploient le verbe explorari
plutôt que le substantif exploratores. Dans la guerre civile de 68-70, « Antonius et
les chefs du parti des Flaviens jugèrent bon d’envoyer en avant des cavaliers et de faire
des reconnaissances (explorari) dans l’Ombrie toute entière » (Tacite, Histoires, III,
52, 1). Toutefois, à un certain moment, au iie siècle apparemment, des unités
d’explora­tores ont été constituées, ce qui leur a donné un statut officiel : 200 hommes
pour une armée et 65 pour une légion (Ezov A.).
La négligence du renseignement a causé deux des plus grands désastres qu’a
subis l’armée romaine.
Le 21 juin 217, le consul Flaminius a engagé ses troupes entre le lac Trasimène
et une ligne de collines ; Hannibal avait rangé ses hommes au sommet de ces
hauteurs et un heureux brouillard (heureux pour lui) les cacha aux yeux des
Romains. Flaminius n’avait pas envoyé d’éclaireurs, il tomba dans le piège et il
subit un désastre dans lequel il trouva la mort.
En 9 après J.-C., Varus, en Germanie, fit avancer ses trois légions et des
auxiliaires dans une zone boisée, entre un lac aujourd’hui asséché et une ligne de
collines, près de l’actuel village de Kalkriese. Lui non plus ne songea pas aux
éclaireurs. Or les Germains s’étaient cachés derrière une barrière de gazon, au
sommet de ces reliefs. Varus périt avec toutes ses troupes.

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Le renseignement et l’armée romaine de 58 avant J.-C. à 235 après J.-C.

Ce n’est pas tout. Les courriers qui reliaient les légions à Rome étaient appelés
frumentaires, parce que, en règle normale, ils étaient chargés de rechercher du blé.
Leur mobilité a incité les autorités à les utiliser comme courriers et éclaireurs.
Malheureusement pour eux, ils ont été accusés d’être des espions ; mais les
renseignements obtenus, s’ils étaient bien véhiculés vers les autorités, ne concernaient
pas les affaires militaires, et les sources qui leur attribuent cette déplaisante activité
sont peu fiables. C’est en effet l’Histoire Auguste, un écrit tardif et rempli
d’anachronismes, qui accuse l’empereur Hadrien (117-138) d’avoir le premier eu
recours à cette catégorie de soldats dans cette intention : « Il ne limita pas sa
surveillance à sa famille ; il l’étendit à ses amis ; il chercha à connaître les secrets de
tous par l’intermédiaire de frumentaires » (SHA, Hadrien, XI, 4). Les historiens
oublient souvent que ces hommes étaient des soldats, qu’ils voyageaient en tenue
militaire ; il est donc peu probable que les civils se soient laissés aller devant eux à
des critiques dirigées contre le régime, d’autant que les habitants de l’empire étaient
très largement satisfaits du pouvoir politique.
En outre, et enfin, le chef lui-même souhaitait parfois voir de ses yeux (c’est
ce que les Anglais appellent l’Autopsy). C’est ainsi que Titus, au moment d’organiser
le siège de Jérusalem, se rendit devant les murs de la ville pour se rendre compte
par lui-même des difficultés qui l’attendaient : « Avec des cavaliers d’élite, il en fit le
tour à l’extérieur pour examiner sur quel point il ferait porter son attaque » (Flavius
Josèphe, GJ, V, 6, 2).

Le renseignement stratégique

Le renseignement stratégique, ensuite, permettait de mener une expédition à


son terme et de manière satisfaisante (Austin & Rankov, p. 12-38). Plusieurs moyens
étaient utilisés pour atteindre ce but.

Le recueil des renseignements stratégiques


Avant de partir pour une armée en garnison ou sur le chemin de la guerre,
tout aristocrate se renseignait sur ce qui l’attendait. Or les grandes familles
possédaient des bibliothèques et le futur chef de guerre y trouvait des livres d’histoire,
notamment des commentarii (comme les Commentarii de bello gallico de César),
et de géographie. Les auteurs anciens, tels César en latin ou Flavius Josèphe en
grec, parsemaient leurs écrits de descriptions qui relevaient de la géographie
humaine et physique ; ils fournissaient une géostratégie élémentaire. Certes, ils
savaient que leurs lecteurs attendaient ces passages pittoresques ; mais les responsables
militaires y trouvaient un premier contact avec leur futur domaine.
Pourtant, le grand Marius (grand par ses talents militaires) se moquait de
ceux qui lisaient les récits de leurs ancêtres et les textes des Grecs pour apprendre

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Première partie : Antiquité

à connaître le pays où ils auraient à exercer des fonctions, moquerie qui prouve a
contrario que ces lectures existaient. Mais la littérature technique, les manuels,
d’après Ezov A., ne fournissaient pas un enseignement ; ils proposaient seulement
des exemples (Onesandros, Flavius Josèphe, Arrien, le pseudo-Hygin et Végèce).
Ils trouvaient aussi chez eux des cartes – en latin : formae – certes moins
précises que celles qui existent actuellement, mais elles leur donnaient une première
approche ; la célèbre Table de Peutinger illustre ce type de documents (Sherk). Ces
représentations plus ou moins précises étaient connues depuis longtemps dans le
domaine civil, dressées par les agrimensores, qui ont dessiné le célèbre cadastre
d’Orange. Puis l’armée se dota de spécialistes, les mensores soli (à ne pas confondre
avec les mensores frumenti, qui mesuraient le blé). Ils se trouvaient aussi bien chez
les prétoriens que dans les légions ou les unités auxiliaires (Sherk). Des guides de
voyage, les itineraria, existaient, tel l’Itinéraire Antonin, qui donne les distances
entre les agglomérations de l’empire. Et ils pouvaient aussi et enfin consulter les
notes laissées par les ancêtres qui avaient exercé des commandements ; elles complé­
taient les textes d’archives laissés à Rome ou dans les résidences des gouverneurs.
L’État romain a fait une étonnante consommation de documents écrits : chaque
responsable voulait savoir ce qu’il avait, avec la plus extrême précision.
À Rome, l’empereur recevait des missions diplomatiques venues de pays
exotiques et il pouvait interroger leurs membres (Guerra, 2013). À vrai dire, il n’est
pas bien sûr que ces « ambassadeurs » aient été de vrais ambassadeurs ; il est possible
qu’ils n’aient été que des commerçants se parant d’un beau titre pour mieux vendre
leurs marchandises. Quoi qu’il en soit, Auguste a reçu beaucoup de ces voyageurs
intrépides, notamment des Bastarnes, des Ibères, des Alains et des Mèdes. Les plus
illustres d’entre eux venaient des Indes, et ils ont rencontré Auguste à plusieurs
reprises, parfois à Samos, parfois à Tarragone. D’autres visiteurs suscitent davantage
l’étonnement, des Sères (Chinois), qui auraient fait un très long voyage, et des
Sarmates, qui préféraient normalement les relations conflictuelles. D’autres étrangers,
qui résidaient à l’intérieur de l’empire, pouvaient être utilisés comme des archives
vivantes, qu’ils aient été ou non clients de riches Romains (certains auteurs modernes
ont mis en avant ce statut de « client », un homme modeste lié à un puissant par
un échange de services). Il en allait de même pour les personnes de passage, les
voyageurs.
S’il est inutile d’insister sur le rôle du hasard, toujours favorable aux vainqueurs,
il faut au contraire bien voir que deux sortes d’établissements permettaient de
surveiller d’éventuels ennemis, et les Romains en étaient très conscients. Il s’agit
d’abord des colonies, villes dont tous les habitants étaient citoyens romains et qui
constituaient, suivant le mot de Cicéron « le boulevard de l’empire ». Ensuite, des
postes de police ont été installés dans des endroits jugés stratégiques. Ils étaient
appelés statio (-ones au pluriel) et les soldats qui y tenaient garnison étaient des
stationarii (Petraccia, 2001). En général, ils étaient pris dans les rangs des sous-
offi­ciers, les immunes, ceux qui étaient « dispensés (de corvées) », et en particulier

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Le renseignement et l’armée romaine de 58 avant J.-C. à 235 après J.-C.

chez les bénéficiaires, ceux qui avaient reçu un « bienfait » de leur supérieur,
précisément cette immunité. Ils avaient pris l’habitude de graver des inscriptions,
précieuses pour les historiens, quand leur mission était terminée, expleta statione.

La recherche des renseignements stratégiques


Le Sénat pouvait envoyer des missions, des ambassadeurs (legati), auprès de
voisins soupçonnés de mauvaises intentions. Ces personnes ne manquaient pas de
regarder ce qu’elles pouvaient voir et de faire parler ceux qui ne savaient pas se
taire (Guerra, 2013).
Les marchands, également, étaient interrogés quand ils revenaient de loin. Et
les bruits qui couraient sur les marchés retenaient l’attention des officiers bien qu’ils
aient été jugés peu précis : fama et rumor, « la renommée et les bruits », étaient
néanmoins recherchés et entendus, mais avec prudence.
Les soldats étaient toutefois plus utiles pour le domaine militaire. C’est ainsi
qu’ils ont intercepté des courriers : pendant la deuxième guerre punique, le bateau
qui portait l’accord conclu entre Hannibal et le roi de Macédoine, Philippe V, fut
capturé par une croisière romaine ; le Sénat connut le contenu de ce texte avant
que son destinataire n’en soit informé (Polybe, VII, 9 ; Tite-Live, XXIII, 33,4 – 34,9).
Des postes avaient été établis aux frontières et les soldats qui y tenaient garnison
non seulement notaient tout ce qu’ils voyaient, mais encore ils envoyaient des
patrouilles. Les chefs organisaient de vraies expéditions, avec des effectifs parfois
peu nombreux, mais assez loin pour essayer de savoir ce que cachait « le désert des
Tartares ». Quand les Romains étaient très forts, ils pouvaient même installer des
garnisons chez les barbares ; ces derniers étaient bien conscients de ce que cette
présence avait d’humiliant, mais ils devaient la supporter aussi longtemps que
leurs ennemis n’avaient pas d’ennuis majeurs.
Un cas particulier était représenté par les « protectorats », des États théoriquement
indépendants, mais en pratique sous contrôle romain. L’empire y envoyait des
détachements qui étaient appelés vexillations et placés sous l’autorité d’un tribun ;
de telles unités devaient représenter un millier d’hommes. Les soldats devaient
exercer une influence apaisante sur des habitants que le tribun surveillait ; en outre,
il recherchait des renseignements sur leurs voisins. Cette action a été mise en
évidence pour les cas du royaume du Bosphore et de la Chersonèse Taurique, au
nord de la mer Noire, qui correspondait à la Crimée actuelle (Haensch R., dans
Eilers C.).
Si les officiers de terrain, les centurions en garnison, se souciaient de savoir
ce qui pouvait menacer leur poste, les officiers supérieurs, légats de province ou
de légion, envoyaient des missions plus loin ; les auteurs du xxe siècle les appelaient
« des explorations ». En réalité, ces déplacements avaient des buts non pas scientifiques,
mais militaires ; ils étaient au plus haut point des reconnaissances stratégiques.
Ces entreprises sont surtout bien connues pour l’Égypte et pour l’Afrique. En 25-24

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Première partie : Antiquité

avant J.-C., Aelius Gallus gagna le sud de l’Arabie. Il cherchait sans doute à atteindre
Aden, en vain au demeurant. Il voulait surtout faire une démonstration de puissance
et s’informer sur les voisins de l’empire. Son successeur, Petronius, remontant le
Nil, chercha querelle à l’Éthiopie. La reine de ce pays, Candace ou la candace,
réussit à repousser ses troupes. Entre 77 et 89 après J.-C., le légat Septimius Flaccus
partit du territoire des Garamantes, le Fezzan, et il atteignit le pays des Éthiopiens
en trois mois. Entre 83 et 92, un certain Julius Maternus quitta Lepcis Magna et,
lui aussi, il gagna l’Éthiopie, plus précisément le mystérieux pays d’Agisymba. Le
statut de ce personnage est inconnu, mais il nous semble qu’il était un militaire
en mission.
Enfin, les légats effectuaient des tournées d’inspection ; ils surveillaient ainsi
de près les populations qui leur étaient confiées et les ennemis extérieurs quand
ils longeaient la frontière militaire, improprement appelée « limes » par les modernes
(le mot limes désignait en réalité « une route à travers la forêt »).

Le traitement du renseignement

Il ne suffit évidemment pas que des soldats trouvent des informations. Encore
faut-il qu’ils les transmettent à leurs supérieurs et que ceux-ci les exploitent. Les
renseignements pouvaient être confiés à des courriers ou véhiculés par des signaux
de fumée, ou encore par une espèce de télégraphe Chappe ou de sémaphore, des
poutres articulées placées au sommet de tours (Sheldon).
Deux principes guidaient ces entreprises, le respect de la voie hiérarchique et
une relative autonomie. En ce qui concerne le renseignement tactique, il allait du
soldat qui l’avait obtenu à son centurion, du centurion au tribun et du tribun au
légat de légion, qui transmettait enfin au légat d’armée. Ce dernier avait à sa
disposition un ou plusieurs « préfets des ouvriers », praefecti fabrum ; cette expression
cache un faux-ami, car ces personnages n’avaient aucun ouvrier sous leurs ordres :
ils étaient simplement des notables locaux, bons connaisseurs de la région et de la
langue locale, qui conseillaient le magistrat ou le général. Et le renseignement
s’arrêtait là. Le responsable régional avait besoin de connaître des réalités qui
n’intéressaient pas le pouvoir central : le passage de 2 ou 3 barbares n’avait pas la
même importance pour un commandant d’armée qui se trouvait sur place, et pour
l’empereur qui se trouvait bien loin. Telle était la règle pour une armée en marche
vers le combat ou pour une armée sédentaire.
Chaque magistrat, donc chaque gouverneur avec ou sans armée, avait l’obligation
de former un conseil où il faisait entrer des amis spécialistes de la province et des
problèmes susceptibles d’y être rencontrés. La loi lui imposait de les écouter avant
toute décision importante ; mais elle le laissait libre de se prononcer, éventuellement
contre l’ensemble de ses conseillers si cette attitude lui paraissait la bonne.

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Le renseignement et l’armée romaine de 58 avant J.-C. à 235 après J.-C.

Dans tous les cas, il est assuré qu’une assez large autonomie était accordée aux
chefs qui vivaient sur le terrain, du centurion au légat d’armée, en raison de la
lenteur des transmissions, même s’agissant du renseignement. Chacun devait
apprécier ce qu’il apprenait, en fonction de deux critères. D’une part, il fallait
mesurer l’importance des faits : on ne dérangeait pas un légat pour deux barbares
qui volaient un cheval. Pourtant, il est apparu que les chefs voulaient être informés
de tout ce qui se passait dans le territoire placé sous leur responsabilité. D’autre
part, et surtout, les difficultés des communications entre les zones militaires et
Rome imposaient cette autonomie. Il était impensable d’attendre une réaction du
prince, surtout s’il fallait envisager le passage devant son conseil, quand se posait
un quelconque problème d’ordre militaire.
Le renseignement stratégique, lui, poursuivait sa route jusqu’à Rome, « le
centre du pouvoir », et il l’achevait devant l’empereur, chef des armées (Austin &
Rankov, p. 109-141). Ce dernier pouvait soit prendre en charge lui-même les affaires
militaires, comme firent Auguste ou Trajan, ou bien les confier à des légats, comme
fit Néron. Dans tous les cas, les informations militaires étaient exposées dans son
conseil, le conseil du prince. Au besoin, ce dernier appelait des spécialistes des
affaires militaires ou de la province concernée, d’anciens gouverneurs, ou des
généraux, ou des primipilares, ex-centurions qui avaient exercé dans la région en
question. Le préfet du prétoire, qui présidait souvent cet organe et qui était toujours
un bon connaisseur des affaires militaires, l’assistait dans tous les cas.

*
Il apparaît que la quête du renseignement a constitué une préoccupation
importante des militaires romains. Ils n’ont pas théorisé cette recherche, mais ils
l’ont pratiquée assidûment, de manière empirique et avec bon sens. Elle fournit
une des explications qui permettent de comprendre l’efficacité de leur armée.
Il ne semble pas que le recours aux « espions » ait été très fréquent chez eux,
à la différence de ce qui se faisait parmi d’autres peuples. Cette pratique était
contraire à leurs valeurs, à l’honos et à la fides, respectivement « l’honneur » et « ce
qui se fait », « ce qui est moralement licite ». L’idéal, pour eux, était le combat face
à face, en plein jour. Bien sûr, quelques-uns d’entre eux ont cédé, ont eu des faiblesses ;
mais ils ne représentaient pas la mentalité collective traditionnelle.
Quoi qu’il en soit, les Romains, en général, ont su pratiquer une forme de
renseignement conforme à leurs traditions, qui recouvrait le renseignement
stratégique et tactique, le recueil et la recherche, et ils se sont organisés pour
l’exploiter.

Yann Le Bohec

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Première partie : Antiquité

Bibliographie

Norman J. E. Austin et Boris N. Rankov, Exploratio. Military and Political Intelligence in


the Roman World from the Second Punic War to the Battle of Adrianople, Routledge,
Londres, 1995, XIII-292 p.
Michel Dubuisson, « Renseignement, espionnage et services secrets dans l’armée romaine »,
Ktèma, XXI, 1996, p. 305-312.
Claude Eilers, Diplomats and diplomacy in the Roman World, Brill, Leyde-Boston, 2009, 254 p.
Amiram Ezov, « Reconnaissance and Intelligence in the Roman Art of War Writing in
the Imperial Period », Studies in Latin Literature and Roman History, X, collection
« Latomus », 254, Bruxelles, 2000, p. 299-317.
Roberto Guerra, « Gli ‘occhi e le orecchie’dei Romani in Oriente : diplomatici, mercanti,
messaggeri, clienti », Rivista Italiana d’Intelligence, XIX, 2, 2013, p. 115-123.
Roberto Guerra, « I ‘frumentarii’. Un dispositivo di allerta e di informazione nell’antica
Roma », Rivista Italiana d’Intelligence, XVI, 3, 2010, p. 129-137.
Yann Le Bohec, Les speculatores de la « garnison de Rome » sous le Principat, Actes du
colloque de Lyon (25-27 octobre 2018), à paraître.
Maria Federica Petraccia Lucernoni, Gli stationarii in età imperiale, Giorgio Bretschneider
Editore, Rome, 2001, 111 p.
Maria Federica Petraccia, In rebus agere. Il mestiere di spia nell’antica Roma, Pàtron Editore,
Bologne, 2012, 135 p.
Rose Mary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, traduction française,
Les Belles Lettres, Paris, 2009, 528 p.
Robert K. Sherk, « Roman Geographical Exploration and Military Maps », Aufstieg und
Niedergang der römischen Welt, II, 1, De Gruyter, Berlin, 1974, p. 534-562.

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STRATAGÈMES ET OPÉRATIONS
SPÉCIALES AU COURS DE L’ANTIQUITÉ

Eric Denécé

Si le renseignement est essentiel, savoir n’est pas tout. Encore faut-il être capable
de tirer avantage des situations qui s’offrent au monarque ou au général avisé en
exploitant les informations recueillies. Toutefois, l’action directe n’est pas toujours
possible, notamment lorsque les moyens font défaut ou que le rapport de force est
défavorable. Pour y remédier, dès la plus haute Antiquité, des stratagèmes ont été
conçus et des actions clandestines ont été lancées par des souverains et des chefs
militaires rompus à la guerre secrète.
Dans cette perspective, des individus ou des petits groupes de combattants – que
l’on qualifierait aujourd’hui de « forces spéciales » – furent chargés de missions
audacieuses ou spectaculaires, ayant pour but d’influer sur l’issue des conflits, qu’il
s’agisse d’assurer une victoire rapide ou d’inverser le cours d’une bataille mal
engagée. Ce type d’opération périlleuse était toujours fondé sur des renseignements
de grande qualité et traduisait une approche non orthodoxe de la guerre, étroitement
liée à l’art des stratagèmes.
C’est probablement le guerrier hébreu Gédéon qui fut l’inventeur des premières
unités spéciales. Le Livre des Juges révèle comment, en 1245 avant J.-C., il réussit
à duper et à vaincre ses adversaires madianites. Gédéon sélectionna d’abord trois
cents combattants d’élite parmi les milliers de soldats dont il disposait. Puis, il
prépara son action dans le secret le plus total en ayant recours à la surprise. Son
idée était d’utiliser ensemble trois effets afin de désorienter ses adversaires, supérieurs
en nombre : le réveil en sursaut, la lumière aveuglante et le bruit assourdissant. Il
distribua en cachette à ses trois cents hommes des buccins, des cruches et des
torches. Ils devaient cacher les flammes des torches dans les cruches pour que tous
puissent les brandir ensemble au moment voulu, en faisant retentir les buccins. La
nuit venue, à la faveur de l’obscurité, les soldats hébreux encerclèrent les positions
madianites dans le plus grand silence. Au signal convenu, ils brisèrent les cruches
et s’élancèrent sur l’ennemi en soufflant dans leurs buccins. Les Madianites, réveillés
en sursaut par le vacarme et apercevant les nombreuses lueurs, furent persuadés

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Première partie : Antiquité

qu’une force gigantesque déferlait sur eux. Ils empoignèrent aussitôt leurs armes
et se jetèrent dans la mêlée, se massacrant les uns les autres dans l’obscurité et la
confusion générale. Gédéon et ses hommes taillèrent les survivants en pièces1.

Grèce

L’Iliade et l’Odyssée sont également une véritable mine d’exemples d’actions


que nous qualifierions aujourd’hui de « spéciales », notamment à travers les actes
d’Ulysse. Tour à tour commerçant, pirate ou partisan, le héros d’Homère connaît
toutes les ruses et excelle dans l’art des embuscades. Parmi les qualificatifs qui
servent à le définir on relève, entre autres, « le personnage aux mille tours »,
« l’ingénieux » (polymètis), « le rusé » (polytropos), etc. Il faut relire le portrait qu’en
dresse Hélène, du haut des remparts de Pergamos : « il connaît toutes sortes de tours,
il sait tramer bien des projets ». Peu ou point d’exploits guerriers : des tractations,
des embuscades, des ruses, « à la crétoise ». Car à l’époque d’Homère, la façon de
combattre des Crétois ne ressemble guère à celle des armées régulières achéenne
ou troyenne. Les compatriotes d’Ulysse ont érigé la duperie en art sublime à tel
point qu’ils en retirent une solide réputation de menteurs : Cretoe mendaces affirme
le dicton ! Ils rôdent la nuit dans les montagnes, rusent, se camouflent ou se
déguisent, imitant l’appel des bêtes, tendant des pièges à leurs adversaires. Ils se
livrent également à la piraterie contre les navires étrangers ; aux descentes soudaines
en terre lointaine, suivies de razzias et d’enlèvements ; au rapt pur et simple à
l’occasion d’un périple marchand ou d’une négociation commerciale. Les armées
régulières ne peuvent rien contre ces pirates qui surgissent comme des ombres,
frappent, puis reprennent la mer et disparaissent. L’Iliade et l’Odyssée sont remplis
« d’exploits » de ce type, plus proches, sans doute, du banditisme que de l’acte
héroïque, mais terriblement efficaces. Ce ne sont, en dehors du champ de bataille
troyen, que guet-apens, surprises, razzias, pillages, coups de main et incendies.
Une vraie guerre de harcèlement et d’usure, à côté de la guerre de siège ou des
batailles rangées2.
L’épisode du cheval de Troie est la meilleure illustration de ces pratiques non-
conventionnelles. La déesse Athéna, pour hâter la fin d’une guerre qui s’éternise,

1. Ce stratagème est intemporel. En 2001, au cours de la « guerre d’indépendance » en


Macédoine du Nord (ex Yougoslavie), une poignée de partisans macédoniens réussit à
s’emparer d’une demi-douzaine de chars serbes en employant un stratagème original :
ils ramassèrent cinq cents tortues, très nombreuses dans cette région, collèrent sur leur
carapace une bougie allumée puis les firent descendre vers la position ennemie. Se croyant
attaqués par une multitude d’ennemis, les Serbes ripostèrent abondamment, avant de se
rendre, voyant leurs tirs sans effet…
2. Paul Faure, Ulysse le Crétois, Fayard, 1980, p. 17, 27, 158-159.

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Stratagèmes et opérations spéciales au cours de l’Antiquité

enseigne à Ulysse le stratagème du cheval de bois. La ruse consiste à faire offrande


aux Troyens d’une énorme sculpture équestre, marquant la fin des hostilités et à
faire pénétrer ce monument votif à l’intérieur des remparts de Troie. Selon la
légende, des Grecs sont cachés dans ses flancs, pour, la nuit venue, ouvrir les portes
de la forteresse aux gros des troupes. Afin de préparer l’opération, le Grec Sinon,
espion au service d’Ulysse, pénètre dans la ville et persuade les assiégés que les
Grecs ont levé le siège et qu’ils ont laissé là un talisman pour la ville. En effet, les
Achéens font semblant de lever le camp qu’ils ont installé devant Troie. Ils brûlent
ostensiblement leurs baraquements, plient bagages, embarquent hommes, femmes
et chevaux sur ce qu’il leur reste de navires, et prennent le large. Ils se replient en
réalité à faible distance, derrière l’île de Ténédos. Malgré les avertissements de
Cassandre, les Troyens détruisent les portes et une partie du rempart de la citadelle
afin d’accueillir le cheval dans leurs murs1. Puis, rassurés et réjouis de la paix
retrouvée, ils s’endorment enfin tranquillement. Durant la nuit, les « commandos »
Grecs (dont le nombre varie selon les récits) sortent du cheval de bois et se répandent
dans la ville endormie. L’espion Sinon allume alors un feu que la flotte achéenne
perçoit depuis la mer. Elle accourt et débarque le gros des forces qui fait irruption
dans la citadelle. Celle-ci ne sera bientôt qu’un monceau de cendres2.
Dans la réalité – cf. le récit de Dyctis de Crète – il n’est pas question d’une
garnison cachée dans les flancs d’un cheval de bois, mais d’une offrande accompagnant
des propositions de paix de la part des Grecs, double duperie en l’occurrence. Le
cheval, probablement vide de tout combattant, n’a servi qu’à provoquer l’ouverture
d’une porte et la destruction d’une partie de l’enceinte de Troie3.
À l’image de ce stratagème célèbre, le recours à la duperie fut très fréquent
chez les Grecs. À partir du xie siècle avant notre ère, ils développèrent ainsi la mètis,
forme d’intelligence rusée, accordant une large part au flair, à l’opportunisme, à
la feinte et usant de subterfuges, d’illusion et de déguisement. Ces attitudes mentales
permettaient de faire face à l’imprévu, de parer aux circonstances les plus changeantes
et de l’emporter, dans des combats inégaux, sur des adversaires mieux préparés ou
plus puissants, sans jamais les affronter de face, mais en les surprenant par un biais
imprévu.
Grâce à la mètis, un stratège était sans cesse prêt à exploiter les situations
favorables avec célérité. Cela ne veut pas dire qu’il ne disposait pas d’un plan ou
qu’il cédait à une impulsion subite. Au contraire, il savait patiemment attendre
que se produise l’occasion escomptée et la saisisissait au vol, sans la laisser passer.

1. Ibid., p. 139-140.
2. Ibid., p. 167-168.
3. Il semblerait qu’il s’agisse là d’un stratagème maintes fois utilisé dans l’histoire, depuis la
prise de Jaffa par l’Egyptien Thoutii – général du pharaon Thoutmès III, vers 1460 avant
J.-C. – jusqu’à la prise des places fortes de Fougeray et de Mantes, par le Breton Bertrand
du Guesclin, 2800 ans plus tard.

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Première partie : Antiquité

Ces différentes qualités de ruse et de duplicité seront au cœur des opérations


militaires des Grecs, ainsi qu’en témoignent notamment Xénophon et Polybe :

« Qu’on se rappelle les succès remportés à la guerre, on verra que les


plus nombreux et les plus brillants sont dus à la ruse » (Xénophon, 431-355
avant J.-C.)
« Il faut s’ingénier à trouver soi-même des tromperies pour toutes les
occasions qui se présentent ; car, en fait, rien, à la guerre, n’est plus fructueux
que la tromperie » (Xénophon, Les Hélleniques).
« Ô roi, ne commence pas une guerre de ton plein gré, quelle que soient
ta puissance et la faiblesse de ton ennemi. Emploie les stratagèmes pour
arriver à tes fins, car ils te permettront conquête la plus paisible et la plus
satisfaisante » (Testament d’Aristote à Alexandre, 320 avant J.-C.).
« De même qu’un navire priver de son timonier ne tarde pas à tomber
dans les mains de l’ennemi avec tout son équipage, de même une armée en
opérations, si vous dupez son général ou si vous déjouez ses manœuvres,
tombera toute entière entre vos mains » (Polybe, 203-120 avant J.-C.)

Cependant, cette forme d’intelligence rusée, que les Grecs mirent en œuvre
dans leurs opérations ne fit jamais l’objet d’une formulation explicite ; il n’existe
pas de traité relatif à la mètis. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’hellénistes
modernes méconnaissent son existence. De plus, ainsi que l’écrivent Marcel
Détienne et Jean-Pierre Vernant1, la mètis est restée exclue de la pensée philosophique,
notamment chez Platon qui bannit l’ensemble des notions qu’elle recouvrait – sagacité,
ruse, intelligence pratique, pensée retorse, etc. –, tenant pour vil tout ce qui relevait
du monde sensible et n’admettant comme « vérité » que ce qui était démontrable
par la science ou le raisonnement.
En complément des ruses et stratagèmes, dans le cadre des conflits opposants
les cités entre elles, les Grecs développèrent très tôt les forces d’infanterie légère et
les utilisèrent selon une doctrine d’emploi spécifique. Ces combattants étaient
désignés par différents noms : les psiloi (les « hommes légers »), les « peltastes »
(combattants portant le peltê, petit bouclier en forme de croissant), les « hommes
nus » (gymnoi) ou les « sans armure » (aoploi ou anoploi). Leur rôle principal était
de poursuivre l’ennemi, de le harceler et de saccager son territoire. Souvent, lorsque
la phalange adverse s’était disloquée, ces groupes de combattants légers et rapides
attaquaient les guerriers en armure qui devenaient vulnérables dès qu’ils étaient
isolés. Plus la guerre du Péloponnèse avança, plus l’emploi de ces troupes légères
fut fréquent2.

1. M. Détienne et J. P. Vernant. Les ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Flammarion,


collection Champs, Paris, 1993.
2. Victor Davis Hanson, La guerre du Péloponnèse, Champs Histoire, Flammarion, Paris,
2010, p. 153 et 155.

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Stratagèmes et opérations spéciales au cours de l’Antiquité

Les Grecs furent aussi des précurseurs en matière de raids amphibies. Toujours
au cours de la guerre du Péloponnèse, la flotte athénienne s’en fit une spécialité.
Ses « hoplites de mer », véritables commandos amphibies, lancèrent plusieurs
centaines d’attaques surprises contre les villes et les États alliés de Sparte, sur les
côtes du Péloponnèse, dans le golfe de Corinthe et en mer Egée. Les agresseurs
s’aventuraient rarement à plus de quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Le
but de leurs opérations était d’interrompre le commerce maritime, de détruire le
matériel de guerre adverse, de démoraliser l’ennemi en l’attaquant sur son propre
territoire et de démontrer que les Spartiates n’avaient pas la capacité ou la volonté
de protéger leurs alliés1.
À partir de ‒431, il y eut deux guerres du Péloponnèse. Les historiens privilégient
les grandes batailles terrestres qui se déroulèrent à Mantinée et à Délion, les fameux
sièges de Mytilène, de Syracuse et de Mélos et les grandes démonstrations de force
navales des Arginuses et d’Aigos-Potamos. Or, en même temps que ces grandes
batailles, se déroula une impitoyable guerre de l’ombre, dans des endroits reculés
comme les îles d’Éole au large de l’Italie, ou à Cythère. Au cours de la guerre,
presque toutes les régions du monde grec subirent les attaques des commandos
spartiates ou athéniens. Les premiers frappèrent Salamine, Hysiai, Argos, Iasos,
Clazomènes, Kéos et Lesbos, alors que les seconds continuèrent pendant et après
la paix de Nicias (421-415) à faire régner la terreur, à débarquer et à se livrer au
pillage à Mélos, à Lampsaque, à Milet, à Lesbos, à Andros, en Lydie, en Bithynie,
en Carie et en Sicile2.
Parmi les principaux acteurs de la guerre non conventionnelle de cette période
évoqués par Thucydide, Brasidas, général spartiate, est le plus emblématique. Il
conduisit une guérilla éblouissante et brutale contre les Athéniens à la tête d’une
armée composée de mercenaires et d’anciens esclaves. Ses opérations firent
contrepoids aux nombreux raids des « hoplites de mer » et permirent de rétablir
une sorte d’équilibre, car elles montrèrent aux Athéniens qu’ils pouvaient également
être attaqués sur leurs arrières. Les mercenaires de Brasidas et ses quelques centaines
d’esclaves affranchis firent plus de mal à Athènes que l’armée du roi Archidamos,
qui pénétra en 431 avant notre ère en Attique à la tête d’une armée de soixante
mille hommes dans le but de mettre l’empire athénien à genoux3.
Ces raids et attaques surprises n’avaient aucun rapport avec la guerre telle que
l’avaient autrefois définie les Grecs. Platon, grand conservateur, haïssait cette forme
de guerre. Il dénonçait les méthodes des « hoplites de mer » qui « bondissent rapidement
hors de leur navire et […] le regagnent rapidement » et croient « qu’il n’y a aucune
honte à refuser de se faire tuer sur place quand l’ennemi fond sur eux ». À ses yeux,
de telles pratiques dégradaient la guerre et le code héroïque des hoplites. Le philosophe
détestait les batailles dans lesquelles il n’y avait pas de combats à la « loyale »,

1. Ibid, p. 158.
2. Ibid, p. 162.
3. Ibid, p. 198.

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Première partie : Antiquité

permettant aux troupes de l’emporter grâce à leur discipline et à leur courage1.


Mais la guerre évoluait et imposait ses propres lois, n’en déplaise au philosophe.
À l’image des armées modernes, les Spartiates furent également parmi les
premiers en Occident à développer l’assistance militaire pour démultiplier leurs
opérations, une mission confiée aujourd’hui en partie aux forces spéciales. En effet,
ils s’attachaient à diriger eux-mêmes l’action militaire de leurs alliés – principalement
d’origine péloponnésienne –, auprès desquels ils envoyaient des conseillers appelés
xenagoi (« conducteurs des étrangers »), qui prenaient la tête des contingents des
cités amies, aux côtés des stratèges de celles-ci. Thucydide a décrit comment,
en –429, des xenagoi à la tête de contingents alliés firent dresser un mur autour de
Platées pour en bloquer les défenseurs. De même, Xénophon décrit le rôle des
conseillers militaires de Sparte plaçant sur le terrain les contingents de leurs alliés,
au début de la bataille de Némée, en –394. Encadrés par ces xenagoi, les troupes
amies font l’objet d’une assez grande confiance des Lacédémoniens. Ainsi, lorsqu’ils
s’acheminent vers Mantinée – où va avoir lieu l’importante bataille de –418 –, sûrs
d’être rejoints par des forces arcadiennes encadrées par des xenagoi, les Spartiates
renvoient chez eux un sixième de leur effectif afin de renforcer la défense de leur
cité2. L’envoi de conseillers militaires par la cité chez ses alliés constitua un
investissement humain limité et lui rapporta des bénéfices importants3.

Chine

La guerre irrégulière et les coups de main sont également présents dans la


Chine ancienne. Tromperie, stratagèmes, sabotages et assassinats ciblés sont
considérés comme des pratiques indispensables pour les stratèges chinois, ainsi
qu’en témoigne le célèbre traité des Trente-six stratagèmes4.
Selon Sun Tse, « la guerre, c’est l’art de duper. C’est pourquoi celui qui est capable
doit faire croire qu’il est incapable. Celui qui est prêt au combat doit faire croire qu’il
ne l’est pas5 ». Les Chinois ont toujours fait prévaloir la duperie comme principale
des qualités guerrières, supérieure au courage, à l’héroïsme et au sacrifice. La
victoire grâce aux stratagèmes est, dans leur tradition, la façon de vaincre la plus
admirée ; la victoire par la diplomatie n’occupe que le deuxième rang, celle par
force des armes, le troisième. Tous les traités militaires de la Chine antique insistent
sur la nécessité de disposer de spécialistes expérimentés en matière de tromperie :

1. V. Davis Hanson, op. cit., p. 158 et 165.


2. Nicolas Richer, Sparte, cité des arts, des armes et des lois, Perrin, Paris, 2018, p. 282
3. N. Richer, op. cit., p. 282 et 286
4. Les trente-six stratagèmes, traduits du chinois et commentés par François Kircher,
collection L’art de la guerre, éditions du Rocher, 2001.
5. Sun Tse, L’Art de la guerre, traduit du chinois et présenté par Jean Lévi, Hachette, 2001.

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Stratagèmes et opérations spéciales au cours de l’Antiquité

« Les officiers des ruses, au nombre de trois, ont la responsabilité des


stratagèmes insolites et des duperies ; il leur est demandé de tendre des pièges
si inédits et si ingénieux que nul ne peut les éventer ; ils ne doivent jamais
se trouver à court d’expédients1 ».

En effet, il convient de susciter le désordre, la discorde et la confusion dans le


camp adverse avant de l’attaquer. À quoi bon jouer les héros ? Sun Tse « vitupère
ces généraux qui, par pingrerie, s’abstiennent de recourir à l’espionnage et à son cortège
de procédés peu recommandables assassinats, calomnies, rumeurs, subornations, etc.
Ce sont, selon lui, des monstres d’inhumanité2 ». Pour les stratèges chinois, il s’agit
de gagner avec un minimum de pertes et un maximum d’efficacité, quitte à prendre
l’ennemi en traître, comme il est enseigné aussi bien dans Les Trois royaumes que
dans L’Art de la guerre :

« Tout gouvernement, comme tout stratège, a deux manières d’aborder


l’action. L’action ouverte connue par tout le monde et que tout le monde
peut apprécier. L’action secrète fonde l’action clandestine. Tout stratège,
comme tout gouvernement se doit de pratiquer les deux méthodes, mais la
deuxième voie est la plus sûre et est indispensable à tout ce qui est décisif3 ».

Sun Tse et Wu Ze (vie siècle avant J.-C.) accordent également, dans leurs écrits,
une place primordiale à la guérilla dans la conduite de la guerre. Le premier
préconise l’action sur les arrières de l’ennemi, afin de le désorganiser, et entend
même mobiliser toute la population. Le second formule de véritables principes de
contre-guérilla.

Hannibal

Un grand conquérant de l’Antiquité excella dans l’art des subterfuges et des


opérations spéciales : Hannibal. Le général carthaginois fit preuve, durant toutes
ses campagnes de remarquables talents d’invention et de ruse : « Il aimait à prendre
des itinéraires singuliers et inattendus. Les embuscades et les stratagèmes de toutes
sortes lui étaient familiers. Il étudiait le comportement de ses adversaires avec un soin
particulier. Grâce à un système d’espionnage inégalé – il avait des espions réguliers
jusque dans Rome – il se tenait informé des projets de l’ennemi ; on le voyait souvent

1. Jean Lévi (trad.), Les sept traités de la guerre (2008), Chapitre xviii : « Les ailes du
souverain », Hachette, Paris, 2008.
2. Ibid.
3. Sun Tse, L’Art de la guerre, op. cit.

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Première partie : Antiquité

lui-même portant des déguisements et des perruques afin de se procurer des


renseignements sur un point ou sur un autre1 ».
En 217 avant notre ère, au cours de sa campagne en Italie, Hannibal dut quitter
une position exposée sur laquelle il ne pouvait passer l’hiver. Sa route pour rejoindre
les territoires de ses alliés passait par un défilé dans lequel le général carthaginois
savait que les Romains projetaient de l’attaquer. Hannibal usa alors d’un stratagème
pour duper ses adversaires. Il constitua un troupeau de deux mille bœufs, fit
entourer leurs cornes de fagots secs que ses hommes allumèrent comme des torches.
Il les fit pousser, au milieu de la nuit, par des piquiers et de la cavalerie légère, vers
un col désigné à l’avance, avec l’ordre de monter jusqu’aux crêtes et d’engager le
combat contre les Romains qui se montreraient. Les torches allumées firent croire
à l’ennemi que l’armée carthaginoise, craignant d’être prise au piège du défilé, était
en train d’emprunter, dans l’obscurité, le chemin du col. Aussitôt, les troupes
romaines abandonnèrent le défilé pour intercepter l’ennemi. Ce n’est qu’à la lueur
de l’aube que les Romains s’aperçurent de la supercherie. Pendant ce temps, Hannibal
et son armée passèrent tranquillement, avec leurs bagages lourds et leur butin, par
le fameux défilé. Aussitôt en sûreté, le chef carthaginois envoya les cavaliers
disponibles porter assistance à ceux qui, sur la crête, combattaient encore l’ennemi.
Ils les aidèrent à redescendre avec ce qui restait des bœufs. Cet incident acheva de
ridiculiser l’armée romaine2. Au cours des trois dernières années de sa vie,
qu’Hannibal passa auprès du roi de Bithynie, Prusias, le général carthaginois aurait
continuer de mettre au point de nombreux stratagèmes, dont celui de jeter sur les
ponts des bateaux adverses des jarres emplies de vipères, destinés à aider les troupes
bithyniennes à triompher de leurs adversaires3.
Les adversaires d’Hannibal finirent par l’imiter. En 213 avant J.-C., Fabius
Maximus, le fils de Fabius Cunctator, trouva la ville d’Arpi, en Apulie, occupée
par une garnison carthaginoise : il reconnut d’abord les abords de la cité, puis
envoya six cents soldats, par une nuit obscure, franchir le rempart, à l’aide d’échelles,
sur un point particulièrement fortifié – donc moins bien gardé – et détruire les
portes. Ces hommes, grâce au vacarme que faisait la pluie battante, qui étouffait
le bruit de leurs opérations, menèrent à bien la mission qui leur avait été confiée ;
Fabius Maximus lui-même, au signal donné, lança l’attaque sur ce point et prit
Arpi4.

1. J.F.C. Fuller, Les batailles décisives du monde occidental. tome i : de la Grèce antique à la
chute de Constantinople, Stratégies, Berger-Levrault, 1980, p. 98.
2. Habib Boularès, Hannibal, Librairie académique Perrin, 2000, p. 89-90.
3. H. Boularès, op. cit., p. 247.
4. Frontin, Les stratagèmes, introduction, traduction et commentaire de Pierre Laederich,
Economica, 1999, p. 187.

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Stratagèmes et opérations spéciales au cours de l’Antiquité

Rome

Quelques siècles plus tard, avec la disparition de la prééminence grecque et


carthaginoise sur le bassin méditerranéen, cette façon de combattre paraît s’être
estompée. Les Romains, malgré leur génie militaire, ne se passionnèrent que pour
la guerre classique. Leur esprit était de rester toujours ferme, de combattre au même
lieu et, si nécessaire, d’y mourir. « Leur sens de la vertu ne pouvait accepter les
pratiques des gens de mer qui, lorsqu’ils se présentent au combat, fuient, reviennent,
évitent toujours le danger, emploient la ruse et rarement la force1 ». Ils développèrent
de nombreuses tactiques afin de lutter contre de telles pratiques. Très tôt, des
moyens pour réduire l’efficacité des partisans avaient été identifiés et appliqués :
les légions romaines se rendaient indépendantes du soutien des populations en
transportant elles-mêmes leurs vivres et leurs matériaux de construction.
Toutefois, les Romains eurent fréquemment recours aux stratagèmes2, quoi
qu’avec une mauvaise foi extrême. Utilisée par l’un des leurs, l’astuce était la preuve
de son génie ; si elle venait d’un chef ennemi, elle se transformait aussitôt en vile
trahison, en perfidie3. Certains historiens de l’Antiquité ont cependant décrit,
parfois en détail, ce recours aux stratagèmes ou à la petite guerre par les Latins :
Appien, Plutarque ou encore Salluste dans son récit de la guerre de Jugurtha (vers
40 avant J.-C4.). Car à l’époque de l’expansion romaine, de dures et longues guérillas
se déroulent en Afrique du Nord, en Espagne, en Gaule ou en Germanie. Les
techniques utilisées sont identiques à celles préconisées par Sun Tse : mobilisation
de la population, harcèlement sur les arrières de l’ennemi, terres brûlées, etc.
Par exemple, au cours de l’hiver 52 avant J.-C., César remonta le cours de
l’Allier avec six légions afin d’aller pacifier l’Auvergne. Mais Vercingétorix veillait
sur l’autre rive et fit détruire tous les ponts. Les deux armées stationnaient ainsi
face à face. Un soir, César décida de camper en un lieu boisé, à hauteur d’un pont
coupé. Au matin ses troupes repartirent comme à l’accoutumée. Mais il ne s’agissait
que de l’apparence de son armée. En réalité, César ne fit repartir que la moitié de
ses troupes – un figurant jouant même son propre rôle – lesquelles entraînèrent
ostensiblement les Gaulois, l’autre partie demeurant dissimulée sous le couvert
boisé. Aussitôt l’armée de Vercingétorix éloignée, le reste des forces romaines
franchit l’Allier en utilisant le soubassement du pont détruit pour reconstruire un
passage sommaire et prit les Gaulois à revers. Ceux-ci, surpris, se réfugièrent alors
dans Gergovie. Malgré l’issue heureuse du siège, ils avaient bel et bien été piégés.

1. Montesquieu, « Du génie des Romains pour la marine », De l’esprit de lois, quatrième partie,
livre xxi, chapitre XIII, Garnier-Flammarion, tome ii, 1979, p. 55.
2. Ils les étudièrent et en firent des recueils, notamment celui de Frontin (ier siècle après J.-C.).
3. Yann Le Bohec, César chef de guerre. Stratégie et tactique de la République romaine,
collection « L’Art de la guerre », éditions du Rocher, Paris, 2000, p. 104.
4. Salluste, Conjuration de Catilina ; Guerre de Jugurtha ; Histoires. Garnier Flammarion,
1968.

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Première partie : Antiquité

Quelque temps plus tard, Labienus, le principal lieutenant de César, partit avec
quatre légions pour pacifier la Seine et franchit le fleuve, à la hauteur de Lutèce, en
usant du même stratagème.
Malgré ces quelques exemples, en raison du remarquable sens de la manœuvre
de leurs légions et des succès qu’elles remportèrent, les Romains ne privilégièrent
jamais les opérations spéciales, lesquelles ne furent guère de leur génie. Mais ces
dispositions héritées des Grecs demeurèrent présentes dans l’empire d’Orient, puis
dans l’empire byzantin.

*
Ainsi tout au long de l’Antiquité, les exemples « d’opérations spéciales » sont
nombreux, même s’il faut savoir les chercher entre les lignes d’une histoire classique
qui ne leur a guère accordé d’attention, d’autant que ces pratiques furent ponctuelles
et secrètes, rarement mentionnées dans les chroniques officielles. De même, les
actions clandestines (assassinats, empoisonnements, sabotages etc.) – encore plus
difficiles à identifier dans les récits historiques – n’ont pas été non plus négligées
par les belligérants, donnant toute sa valeur au vieil adage selon lequel « une dague
dans les ténèbres vaut mille épées à l’aube ».

Eric Denécé

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DEUXIÈME PARTIE :
MOYEN-ÂGE

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LA TRADITION ET LA PRATIQUE
DU RENSEIGNEMENT CHEZ LES VIKINGS

Jean Deuve

Alors que l’Empire byzantin connaissait son âge d’or, les peuples d’Europe
du Nord, conquérants maritimes audacieux que personne n’arrêtera pendant tout
le Haut Moyen-Âge, développèrent à leur tour, avec brio, l’art du renseignement
et des méthodes de combat non orthodoxes.
Les raids vikings touchent la région qui deviendra la Normandie tout au long
du ixe siècle. Ils aboutissent, au cours de sa dernière décennie, à l’établissement de
colonies scandinaves, notamment aux embouchures des fleuves. Vers 897 ou 898,
un homme, Rolf – que les Francs nomment Rollon – se fait reconnaître et s’impose
comme chef des Normands de la Seine. Il va fonder une dynastie qui régnera sur
le duché de Normandie jusqu’en 1135, laquelle s’appuiera, pour se maintenir et
s’étendre, sur une aristocratie de familles, pour la plupart d’origine scandinave,
descendantes des premiers compagnons de Rolf.
Ces invasions scandinaves ont été la matière de nombreuses narrations rédigées
par les clercs des monastères, cibles souvent privilégiées des raids vikings. Même
en tenant compte de leurs exagérations ou des affirmations orientées, elles donnent
une idée claire des procédés utilisés par les Scandinaves lors de leurs expéditions,
pour s’informer, tromper leurs adversaires et les empêcher de découvrir leurs
propres préparatifs.

Une ancestrale culture du renseignement


et du contre-espionnage

Les Vikings qui s’implantent sur les rives de la basse Seine ont une longue
pratique des combats, des raids et des attaques. Ils maîtrisent donc les ruses, les
actions secrètes et les reconnaissances d’objectifs, qui accompagnent forcément
les guerres de surprises et d’embuscades, les débarquements soudains et les opérations

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de nuit. Pour la défense de leur colonie naissante, puis pour son extension et sa
consolidation, ils feront naturellement un large appel à leur expérience antérieure
et à leurs traditions dans le domaine particulier de actions secrètes. Ils ne se
couperont ni de leur passé, ni de leur monde scandinave, ni de leurs manières
habituelles d’agir.
Dès leur enfance, les Vikings sont nourris de récits mythiques ou se mélangent
les Dieux des vieilles religions scandinaves, les héros des Sagas et les rois et princes
des contrées qui forment maintenant le Danemark, la Norvège et la Suède. Ces
contes renferment tous les ingrédients de l’espionnage, du sabotage ou du contre-
espion­nage.
« Deux corbeaux se perchèrent sur les épaules d’Odin et lui racontèrent tout ce
qu’ils avaient vu ou entendu et ils s’appelaient la Pensée et la Mémoire. Il les renvoya
à l’aube afin qu’ils survolent le monde et, le soir, ils revinrent de nouveau au Wahalla »1.
N’est-ce pas là la description d’un service de renseignement ?
Et voici Bifrost, l’Arc-en-ciel, « qui se contentait de moins de sommeil qu’un
oiseau et possédait des sens si aiguisés qu’il pouvait voir la nuit aussi clairement que
le jour et entendre pousser l’herbe dans les prés et la laine croître sur le dos du mouton »2.
Quel prince ne rêverait d’un tel collaborateur ?
La notion de secret réservé à certains initiés est parfaitement indiquée. C’est
ainsi qu’Odin révèle à Agnar « des choses qui sont tenues cachées des hommes
ordinaires, mais qu’un roi doit connaître… les rivières qu’aucun mortel n’a vu, le Frêne
Sacré, les douze palais d’Asgard »3.
Les déguisements, l’utilisation de « couvertures », c’est-à-dire les manteaux
dont s’affublent les espions pour ne pas être reconnus, les fausses identités,
apparaissent abondamment dans ces contes. « Plus tard, Gylfi, roi de Suède, arriva
au Vahalla, mais, craintif, il se déguisa et se fit passer pour un simple voyageur… mais
les Trois, le Haut, l’Égal du Haut et le Troisième, le reconnurent, car ils étaient, en
fait, un seul dieu, Odin lui-même »4.
Curieux de tout savoir sur les Dieux du Vahalla, « Gylfi, déguisé, assis dans le
grand hall pose des quantités de questions… mais Odin le reconnaît malgré la fausse
identité sous laquelle il s’est présenté »5. Même Loki, l’inventeur de tous les maux,
n’hésite pas à se camoufler : « Loki […] revêt le plumage d’un faucon et vole jusqu’à
la cour de Geirrods, pour y espionner »6. Odin lui-même, le chef des Dieux, ne
dédaigne point le déguisement : « Odin, habillé d’un grossier vêtement de laine bleue,
et s’étant présenté sous un nom signifiant « déguisé », se tenait à la porte du palais »7.

1. A.F. Wallis, Tales of the Norsemen, London 1928, p 13.


2. Ibid., p 36.
3. Ibid., p 36.
4. Ibid., p 14.
5. Ibid., p 17.
6. Ibid., p 31.
7. Ibid., p 34.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

Dans le code du parfait Viking, le Havamal, il est aisé de découvrir des préceptes
qui pourraient figurer dans un manuel d’officier de renseignement : » avant d’entrer
dans une maison, il faut regarder attentivement dans tous les coins, car on ne sait où
les ennemis se tiennent cachés ». Ce dicton peut s’entendre au sens littéral, il peut
s’entendre aussi, dans un sens plus général.
— « L’homme, qui veut être éclairé doit questionner » ;
— « Ne confie ton secret ni à l’un ni à l’autre : ce que trois personnes savent, le monde
entier le sait »1 ;
— l’article 19 du code d’Honneur, cité dans la Saga des Volsung2 déclare : « Mets
toi en garde contre tous les dangers possibles. Surveille tes amis ».
Une œuvre romantique de Togner Esaias, auteur suédois de 1825, reproduit
quelques dictons extraits du code viking, qui vont dans le même sens :
— « Derrière la porte de la salle se tient l’ennemi » ;
— « Le Viking dort sur son bouclier, le glaive à la main »3.
On pourrait citer de nombreux autres dictons qui s’appliquent à la protection
des secrets, à la nécessité de « découvrir l’ennemi » (c’est-à-dire de faire de la
recherche offensive de renseignements), de se mettre en permanence en garde, y
compris à l’égard de ses propres amis…
Saxo Grammaticus, dans son Histoire des Danois, narre de multiples récits,
plus ou moins mythiques, familiers aux Vikings et dans lesquels, on peut trouver
également matière à illustrer la pratique et les techniques de la recherche du rensei­
gne­ment ou de l’action secrète.
Aux premiers temps vikings, le roi danois Fröde est sur le point d’être attaqué
par la flotte de Trann, prince des Rutènes. Une nuit, il se glisse en nageant à travers
l’escadre rutène et fore des trous dans les carènes des navires, qu’il rebouche
soigneu­se­ment avec des chevilles de bois, puis revient à son camp. Au jour, avec
son escadre, il attaque Trann, dont les navires coulent les uns après les autres, car
les chevilles ne résistent pas aux vagues et aux évolutions navales. Voilà un bel
exemple d’action secrète4 !
À la fin du iiie siècle, ce même roi Fröde aspire à conquérir l’empire de l’Est
et avance vers la ville ennemie d’Andvan. Il lui est absolument nécessaire d’être
exactement renseigné sur ses défenses et ses points faibles. Il n’hésite pas à agir
lui-même, prenant les habits d’une servante et entre dans la ville sous ce déguisement
féminin. Il la parcourt en tous sens, notant les points faibles et les postes de la
garnison. Le soir, le roi envoie un de ses agents ordonner à son armée de se rassembler
secrètement près d’une des portes des remparts, qu’il ouvre lui-même. Ses soldats
prennent la cité, sans coup férir, à la suite de cette excellente recherche secrète5.

1. M. Gilbert, La Normandie et l’influence nordique en France, Fécamp, 1945, p. 52 à 77.


2. Ibid., p 77.
3. Guichard, Les Vikings créateurs d’États, Paris, 1972, p. 79.
4. Saxo Grammaticus, The History of the Danes, Davidson, Cambridge, 1979, Livre ii, p 41.
5. Ibid., p 42.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Les Normands, plus tard, sauront se souvenir de cet exemple et le reproduire: les
chefs, rois ou ducs, n’hésitent pas à participer eux-mêmes aux opérations secrètes.
Mais le service de renseignement du roi Fröde ne fonctionne pas toujours
aussi bien. C’est ainsi que se préparant à attaquer le prince écossais Melbrikt, un
de ses éclaireurs découvre soudain que ce prince a été plus malin et qu’il est juste
à proximité. S’il n’y avait pas eu cet éclaireur, le roi Fröde aurait été surpris : on ne
doit jamais relâcher sa vigilance et ne jamais négliger la recherche permanente du
renseignement1.
Saxo Grammaticus narre aussi en détail la manœuvre d’un autre héros, Feugi.
Celui-ci veut se débarrasser de son gendre, Hamlet, mais, pour ne pas être soupçonné
lui-même, il décide une tortueuse combinaison : Hamlet doit se rendre en visite
chez le roi d’Angleterre. Feugi le fait accompagner par deux de ses agents, qui
devront remettre secrètement au roi d’Angleterre un message personnel de Feugi,
le priant, pour lui être agréable, d’éliminer son gendre. Mais Hamlet connaît le
code du parfait Viking et se méfie : quand les deux agents dorment, il les fouille et
trouve la lettre destinée au roi d’Angleterre. Que fait-il alors ? Apparemment rompu
à toutes les techniques secrètes, Hamlet gratte le message original et le remplace
par un nouveau texte prescrivant de tuer les deux agents de Feugi. Pour faire bonne
mesure et ajouter un grain d’humour, il ajoute aussi que Feugi compte que le roi
d’Angleterre, en plus de cette liquidation, accordera à Hamlet la main de sa fille.
Arrivés en Angleterre, les deux agents, qui ne se doutent de rien, remettent la
fameuse lettre au roi. Celui-ci les pend. L’histoire ne précise pas si Hamlet est
devenu bigame en épousant sa fille. Cette histoire contient de beaux exemples de
techniques secrètes : fouille et interception de courrier, grattage et faux2.
Dans cette histoire des Danois, figure aussi le récit de la reconnaissance menée
par les norvégiens Erik et Rollir sur les côtes du Danemark, dont Fröde est le roi.
Erik désigne deux hommes de son équipage qui parlent danois, leur donne l’ordre
de se dévêtir entièrement et d’aller, à la nage, explorer la côte. Il leur recommande
de prétendre, s’ils sont pris, qu’ils sont Danois et qu’ils viennent d’être dépouillés
complètement par le snekkar d’Erik. Ils partent donc, s’enfonçant à l’intérieur des
terres, prennent contact avec Oddi, un agent secret au service d’Erik, et surprennent
les intentions des Danois, qui, justement, se préparaient à attaquer les Norvégiens
à l’aube. Les deux espions reviennent sans encombre et peuvent alerter Erik, à
temps. Celui-ci, immédiatement, va utiliser la vieille astuce viking et percer les
carènes des navires ennemis.
Il y a dans ce passage de quoi alimenter un « manuel du parfait officier de
renseignement » : éclairage secret, contact avec un agent bien placé, nécessité de la
recherche et récompense donnée à une bonne information. Il y a aussi une notion
essentielle de tout service d’espionnage : la pratique de la « justification », qui doit
permettre à un agent de ne pas être soupçonné ou, du moins, de ne pas être pris

1. Ibid., p 47.
2. Saxo Grammaticus, The History of the Danes, op. cit., Livre iii, p 87.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

sans pouvoir se défendre. Cette histoire est d’autant plus intéressante à ce point de
vue que la justification n’est pas une simple affirmation, elle est étayée par le fait
que les deux espions sont nus1.
À côté de ces récits plus ou moins mythiques, Guillaume de Malmesbury,
dans son Histoire des rois d’Angleterre, raconte qu’Alfred le Grand, roi du Wessex
de 878 à 899, désirant espionner ses adversaires danois, s’introduit dans leur camp
sous les habits d’un skalde (jongleur). Le roi Olaf de Danemark agira exactement
de même et pénétrera chez son ennemi Athelstan (roi d’Angleterre de 924 à 939)
sous le même déguisement. Il semble qu’à cette époque, la personne des jongleurs,
des bardes ou des skaldes ait été sacrée, car, chez les Scandinaves, leur art était
censé avoir été inventé par Odin. Ainsi la « couverture » de jongleur était-elle
pratiquement inviolable, du moins, dans la mesure où les agents secrets qui la
revêtaient étaient doués pour ce rôle ou spécialement entraînés2.

La surprise, clé du succès des raids

Les Vikings excellaient à planifier leurs coups de main de façon à obtenir


l’effet de surprise maximum. Ils savaient choisir les dimanches, les jours fériés,
l’heure des messes ou des offices. Les exemples de cette tactique sont nombreux.
Le Jeudi Saint de l’an 842, ils attaquent Trêves, un jour de fête et de foire ; ils
agissent de même à Nantes, le 24 juin 843. Le 3 avril 858, Vendredi Saint, deux
bandes normandes partent de Jeufosse, à cheval, en se dissimulant, et se dirigent,
l’une vers l’abbaye de Saint-Denis, l’autre vers celle de Saint-Germain-des-Près,
afin d’y capturer les abbés et de les mettre à rançon. Le raid réussit à Saint-Denis,
mais rate à Paris, qui a été prévenu à temps. En août 859, l’évêque et les notables
de Noyon sont pris par surprise dans une opération de nuit. En 860, une bande
normande débarque à l’embouchure de l’Yser. Son plan est de surprendre les
religieux de Saint-Martin et de Saint-Omer, occupés à préparer la Pentecôte. Les
raiders arrivent le 1er juin, veille de la fête, mais, en dépit de leurs précautions, les
Vikings ont été repérés et les moines peuvent, en partie, évacuer les monastères.
Hastings, un de leurs chefs, se rend célèbre par son habilité à tomber à l’improviste
sur les points les plus faibles3.
Cela signifie que les Vikings se renseignent soigneusement, soit en interrogeant
des prisonniers, soit en utilisant les services bénévoles ou récompensés d’habitants

1. Saxo Grammaticus, op. cit., Livre iv, p 125.


2. Lagréze (Bascle de), Les Normands des Deux-Mondes, Paris, 1890, p 115. Abbé G. de La Rue,
Essais historiques sur les Bardes, less jongleurs, les trouvères normands et anglo-normands,
Caen, 1834, p. 116-120.
3. A. d’Haenens, Les invasions normandes dans l’empire franc au ixe siècle, Spoleto, 1969, p 26.
F. Lot, La grande invasion normande de 856-862, École des Chartes, Vol. LXIX, Paris, 1908,
p. 19 à 22, 33 et 42. Lagréze, op. cit., p 155.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

ou d’agents secrets ; soit encore en envoyant en mission préalable de plusieurs jours


des éclaireurs, qui observent sans se faire voir.
Comme la protection s’organise peu à peu contre leurs raids et que des tours
de guet commencent à s’élever ici et là, les envahisseurs scandinaves vont avoir
davantage besoin encore de bonnes informations pour contourner ou neutraliser
ces défenses qui se bâtissent1.
Jusqu’au milieu du ixe siècle, les défenses contre les raids scandinaves dans
l’empire franc sont dérisoires ou inexistantes. Les enceintes castrales et urbaines,
qui remontent, en général, à l’époque gallo-romaine, n’ont pas été entretenues. La
population a même abattu des murailles pour se fournir en matériaux de construction.
Cette absence de fortifications permet aux Vikings des succès nombreux et
foudroyants, qui ne leur causent aucune perte. C’est ainsi que Chartres, Nantes,
Périgueux, Paris, Rouen, Bayeux, Tours et Évreux sont pillées. Bordeaux est occupée
à la suite d’une trahison, technique favorite des Vikings, qui leur évite les aléas et
les morts d’un combat. Rares sont ceux qui osent se dresser contre les envahisseurs.
En 830, cependant, l’abbé de Saint-Philibert de Noirmoutier élève un castrum près
de son monastère2.
Entre l’an 800 et 811, Charlemagne décide un vaste programme de défense.
Il ordonne la construction de flottes aux embouchures de la Garonne et de la Loire,
pour attaquer les navires vikings avant ou pendant leurs débarquements ; crée des
postes de guet le long des côtes ; envisage de désensabler les petits ports côtiers
pour fournir des refuges aux bateaux marchands menacés par les snekkars ; et
décrète l’organisation de milices rapidement mobilisables. L’empereur décentralise
la défense en divisant l’empire en « marches », confiées à des chefs, militaires. En
808, il crée ainsi un système de défense au nord de l’Elbe, appelé la « Marche des
Normands »3. Mais les défenses restent linéaires et les Scandinaves passent à côté4.
Faute d’argent, les successeurs de Charlemagne arrêtent ce programme en 811 :
il n’a pas été exécuté partout et les navires construits semblent ne pas avoir donné
satisfaction. Devant le déferlement des expéditions scandinaves, Charles le Chauve,
roi de France et empereur d’Occident entre 862 et 877, fait relever les anciennes
enceintes et construire des ponts fortifiés sur certains fleuves et sur les grandes
rivières, notamment sur la Seine et la Marne. En même temps, il érige des castra
dans les villages pour protéger Paris ; organise un service de guet ; mobilise chaque

1. A. d’Haenens, op. cit., p 67.


2. F. Vercauteren, Comment s’est-on défendu dans l’empire franc contre les invasions normandes ?
Annales du XXe congrès de la Fédération archéologique de Belgique, Bruxelles, 1936,
p. 119-121.
3. L. Guérin, Histoire maritime de la France, Paris, 1851, p. 106-107. Vercauteren, op. cit.,
p 121. J. Steenstrup, Les invasions normandes en France, Le Mémorial des siècles, Paris
1969, p 91. J. Dhondt, Le Haut Moyen-Âge (viiie -xe siècles), Paris, 1968, p 12. L. Musset,
Les invasions en Europe du viie au xie siècles : le deuxième assaut contre l’Europe chrétienne,
Paris, 1971, p 170.
4. L. Musset, op. cit., p 170.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

année, de mai à septembre, un corps de cavalerie mobile dans les « marches »


sensibles ; et maintient des garnisons permanentes dans les villes et bourgs fortifiés.
Les résultats sont probants. En 864, une expédition viking repoussée par le Comte
des Flandres, doit renoncer à piller cette région et choisit d’aller vers le Rhin, moins
défendu. En 869, les murailles de Tours, d’Orléans et du Mans sont relevées. Un
pont fortifié est construit sur la Loire. En 877, le château de Compiègne est achevé ;
on renforce les châteaux qui commandent les vallées de la Seine et de la Loire.
De 864 à 879, les raids vikings sont nettement moins nombreux que les années
précé­dentes. Les envahisseurs ne s’arrêtent pourtant pas et, en 865, ils s’emparent
du pont fortifié de Pitres, sur la Seine, et poussent jusqu’à Saint-Denis, à proximité
de Paris. Ils capturent Angers en 873, pour la reperdre quelques temps plus tard.
En 879 et 880, les rivalités entre les princes francs compromettent l’efficacité
de cette défense contre les Vikings et, ceux-ci, parfaitement renseignés, en profitent
pour piller la région entre la Seine et le Rhin : Amiens, Thérouanne, Cambrai,
Tournai, Arras… Puis, à partir de 882, le royaume franc recommence à bien se
défendre. Cologne relève ses murailles en 882, Mayence en 883. Entre 885 et 887,
on construit de nombreux châteaux forts dans le nord de la France. Si Amiens est
pillée, Sens, Reims, Soissons, Chalons résistent aux assauts normands. Des abbayes
puissamment armées défendent le littoral de la Manche (Granville, Montivilliers,
Le Tréport, Fécamp, le Mont Saint-Michel). À partir de l’an 890, les raids vikings
diminuent fortement. Les défenses linéaires ont été, de plus en plus, remplacées
par des quadrillages de petits châteaux ou de « maisons-fortes », élevés sur des
mottes et ceinturées de fossés. Les envahisseurs, pour les attaquer, doivent conduire
des reconnaissances plus subtiles et plus minutieuses1.

L’art de recueillir des renseignements sur les objectifs

Que ce soit dans le domaine purement tactique et opérationnel (surprendre


les monastères à l’heure de la messe) ou dans le domaine stratégique (profiter des
rivalités locales ou de la négligence des défenses), les Vikings n’agissent jamais au
hasard. À partir des années 860, notamment, lorsque l’empire franc dresse des
défenses efficaces, ils se concentrent sur de grandes entreprises et suivent un plan
déterminé, ce qui présuppose le recueil préalable d’un ensemble de données et
d’informations. Les expéditions sont préparées de longue date. Les raids vikings
contre l’empire des successeurs de Charlemagne ne sont pas le fait de maraudeurs
ignorants, mais la manifestation de la volonté de chefs bien informés de la décadence

1. Vercauteren, op. cit. p. 123 à 131. J. Dhondt, op. cit, p 13. P. Louth, La civilisation des
Germains et des Vikings, Genève, 1976, p 147. P. Andrieu-Guitrancourt, Histoire de l’empire
normand et de sa civilisation, Paris, 1952, p 165. E. Pépin Gisors et la vallée de l’Epte,
Paris, 1939, p 9. J. Steenstrup, op. cit., p 51. Richer de Reims, Histoire de France (888-995),
Latouche, Paris 1967, p 19.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de cet empire1. Il en est de même à l’est, où Rurik et ses compagnons connaissent


parfaitement l’état d’anarchie des régions bordant la mer Baltique, autour des
années 835 et les possibilités qu’elles offraient à des conquérants déterminés2.
Les informations nécessaires aux chefs vikings désireux de se tailler un
patrimoine (comme beaucoup de Norvégiens) ou de devenir riches (comme beaucoup
de Danois3) peuvent être classées en deux catégories. Ces catégories sont purement
artificielles, n’existaient pas dans l’esprit des Vikings et sont uniquement une
commodité, nécessitée par le fait, on va le voir, que chacune d’entre elles exige des
méthodes de recherche différentes. On pourrait les qualifier, l’une de renseignements
stratégiques ou généraux, l’autre de renseignements tactiques ou locaux. La première
a trait aux grandes voies et routes, aux bases de départ, à l’état politique et militaire
des objectifs d’ensemble, aux richesses attendues. La seconde comprend les
informations indispensables à la préparation des opérations de détail, par exemple
pour contourner une défense ou surprendre un pont fortifié.
Aucun document ancien ne recense, à notre connaissance, l’ensemble des
informations nécessaires aux chefs vikings. Aussi, le catalogue esquissé ici n’est-il
que la somme des besoins qui apparaissent au hasard des textes, et que nous nous
sommes contenté de rassembler.

Besoins stratégiques
Domaine maritime : Nature des estuaires. Courants. Marées. Vents. Climat.
Nature des côtes. Anses, hâvres, mouillages, amers. Cartes. Nature des mouillages
d’hiver. Eau potable. Défenses naturelles pour l’hivernage. Présence de bois (réparation
des navires).
Pays visés : État d’esprit des populations. Leur détermination à se défendre. Les
richesses. Ravitaillement éventuel. Degré d’anarchie régnant. Rivalités politiques.
Possibilités de s’allier à des chefs locaux contre leurs ennemis.
Défense de ces pays : Défenses navales (nature des navires, tactique, barrages).
Défenses des hâvres (guet naval). Défenses fluviales (guet, ponts fortifiés, barrages,
castra). Défenses terrestres (enceintes, mottes, castels, monastères fortifiés, armées
permanentes, de cavalerie ou d’infanterie, armes spéciales, balistes, milices, systèmes
d’alerte…).
Colonies et comptoirs : Aide possible. Nature des relations. Paiements ou assistance
à leur apporter. Possibilités en matière de fourniture de renseignements.

Ces informations stratégiques ne sont pas toutes à acquérir, et certainement


pas à l’occasion de chaque expédition. Les Vikings ne partent pas de zéro. Tout un
acquis, à mettre éventuellement à jour, vient des temps passés. Dès 286, on signale
des Danois et des Saxons sur les côtes de la IIe Lyonnaise et de la Belgique, c’est-à-

1. L. Krabbe, Histoire du Danemark des origines jusqu’en 1945, Copenhague, 1950, p 33.
P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 36 et 90. C.-M. Smith, Les expéditions des Normands,
Paris, 1941, p 128-149.
2. C.-M. Smith, op. cit., p 263.
3. P. Louth, op. cit., p 127.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

dire, sur les rivages de la Manche et de la mer du Nord. Ce sont des marchands
venus trafiquer avec les Gallo-Romains ou des espions, qui, sous couvert commercial,
examinent le pays et en dressent la carte pour préparer de futures expéditions.
Vers le milieu du iiie siècle, et pendant tout le ive, des Saxons forment des colonies,
notamment dans le Bessin et le Cotentin, autour de Bayeux, de Saint-Lô, de Sainte-
Mère-Eglise.
Ces colonies maintiennent des liens avec la Baltique et renseignent leurs
compatriotes ou leurs amis. Des comptoirs analogues existent sur les côtes orientales
de l’Angleterre et de l’Écosse. Au iiie siècle, il y a des colonies saxonnes aux
embouchures de la Tamise et de l’Avon, dans l’île de Wight et en Cornouailles. En
540, les premiers Angles s’installent sur la côte nord-est de la Grande-Bretagne1.
Dès le vie siècle, les Nordiques connaissent la Vest Viking, les expéditions vers
l’ouest, ouvertes par les Danois, les Jutes et les Saxons et qui mènent vers l’Écosse
et l’Irlande, en premier lieu. Les parages de l’Écosse, de l’Irlande, des Feroë, de
l’Islande sont reconnus depuis longtemps et des trafics commerciaux s’y développent,
comme il en existe vers le Golfe de Gascogne, l’Espagne et la Méditerranée. La mer
du Nord et la Manche sont notamment fréquentées par des commerçants frisons.
Plus à l’Est, dès l’âge du bronze, un trafic s’était établi entre la Baltique et Byzance,
par les fleuves russes2. Dès le viie siècle, les Suédois ont implanté des comptoirs sur
tous leurs itinéraires commerciaux ; ils y négocient les peaux, les tissus, les épices,
les gemmes, les soieries, les vins, le sel, le houblon, les fourrures et les esclaves3.
Les Vikings « ne sont pas partis à l’aveuglette vers des mondes inconnus »4. Ils
ont jalonné tous leurs itinéraires de comptoirs et de bases : Novgorod, Kiev, Dublin,
Cork, Waterford, Wexford, Limerick, etc.5 Ces bases sont pour eux autant de centres
de renseignements et d’informations. Ils utilisent donc au maximum, les sources
ouvertes que leur offrent commerçants et voyageurs, mais elles ne suffisent pas.
Aussi, deux procédés de recherche plus secrète sont mis en œuvre : « l’éclairage »
secret et l’espionnage organisé.

L’éclairage secret
Des navires-éclaireurs étudient la configuration des côtes, le régime des marées,
déterminent les atterrages et les mouillages. Ils débarquent également à terre des
espions déguisés, chargés de rechercher les renseignements par eux-mêmes, par
l’observation ou en contactant des « intelligences », c’est-à-dire des partisans ou
des agents laissés à demeure. Cet espionnage permet de définir les points faibles
et les points forts des systèmes de défense, le degré d’organisation ou de désorganisation

1. P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 35-36-39.


2. P. Louth, op. cit., p 129. L. Musset, op. cit., p 217. J. Dhondt, op. cit., p 139.
3. R. Boyer, Les Vikings et leur civilisation, Paris, 1976, p. 220-221.
4. L. Musset, op. cit., p 217.
5. R. Boyer, op. cit., p 223.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

des administrations locales, mais aussi de localiser les richesses et les trésors, de
préparer l’attaque des monastères, des châteaux ou des enceintes fortifiées, qui, la
plupart du temps, les abritent. Les établissements ecclésiastiques sont souvent
espionnés systématiquement, puis « visités », car ils sont, en général, dans l’empire
carolingien, le centre des défenses, mais aussi les lieux privilégiés où les informations
peuvent être recueillies. Par ces reconnaissances rapides, mais efficaces, les Vikings
arrivent à connaître les faiblesses intérieures et les richesses matérielles de tout le
nord-ouest de l’Europe1.
Avant l’invasion scandinave de la Mercie, dans le nord de l’Angleterre, les
milices paysannes commandées par le gouverneur local, Offa, avaient capturé
quelques membres d’un équipage viking. Interrogés, ces marins avouèrent faire
partie d’une flottille de trois navires, dont la mission était de venir reconnaître les
atterrages et la fertilité de la terre avant une expédition2.

L’espionnage organisé
Les reconnaissances ne suffisent pas toujours et il faut alors recourir à un
véritable espionnage organisé. On craignait tellement cette pratique viking qu’en
839 des ambassadeurs varègues se présentant au palais d’Ingelheim, à 12 kilomètres
à l’ouest-nord-ouest de Mayence, sont pris pour des espions suédois désireux de
se renseigner sur la navigabilité du Rhin ou sur les trésors royaux3. Les Scandinaves
qui ont l’occasion de séjourner à l’étranger, notamment les marchands, ayant une
autorisation de commercer et de circuler, sont largement utilisés. Ils peuvent dresser
des cartes et des itinéraires ou comptabiliser l’inventaire des richesses des pays
qu’ils parcourent4.
À l’est, les nombreux échanges commerciaux entre la Baltique et les caravanes
venant de Byzance, de la Perse et du Caucase, permettent aux Vikings d’obtenir
des données fraîches sur la Russie et l’Orient. Ils connaissent ainsi la situation de
l’empire byzantin et des régions de la Caspienne. Certains d’entre eux se joignent
aux caravanes pour mieux explorer les contrées qu’ils conquerront. Par les Bulgares,
qui résident au nord de la Caspienne, les Vikings ont des relations avec l’Inde. Des
commerçants, vrais ou faux, se joignent aux convois qui, à travers la Crimée et
l’empire byzantin, atteignent la Grèce et le Proche Orient. À l’est comme à l’ouest,
les Vikings utilisent les commerçants et des agents déguisés pour se procurer leurs
informations5.

1. P. Aubé, Les Empires normands d’Orient, Paris, 1983, p 15. J. Steenstrup, op. cit., p 85.
C.-M. Smith, op. cit., p 99.
2. La Roncière, Histoire des expéditions maritimes, p 89 et 90.
3. Annales de Saint-Bertin, citées par L. Musset, op. cit., p 17.
4. J. Steenstrup, op. cit., p. 52-53.
5. P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 48-51-71.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

Entre les années 800 et 900, des marchands anglais ont l’habitude de se faire
passer pour pèlerins en route vers l’Italie, afin de pouvoir séjourner dans le royaume
franc, sans être inquiétés1. Il serait bien étonnant que les Vikings, à partir de leurs
bases de Grande-Bretagne, n’aient pas utilisé ce moyen de se renseigner, soit en
soudoyant quelques-uns de ces marchands, soit en joignant à leurs groupes des
agents soigneusement préparés.
La présence de colonies et de comptoirs scandinaves a, certainement, été
utilisée par les Vikings pour se procurer des informations sur les territoires qu’ils
convoitaient de piller ou de conquérir. Très souvent, ils installaient délibérément
des comptoirs marchands là où il n’y en avait pas, afin de disposer d’observateurs
sur place : Roe, roi de Danemark, conquit le Northumberland grâce à l’aide fournie
par des colons préalablement installés2.
Le catalogue des informations indispensables aux chefs vikings sur le plan
opérationnel est, lui aussi, vaste. Le tableau suivant, reconstitué à partir d’indications
diverses, relevées dans les textes et les récits du temps, le résume.

Besoins en renseignements d’ordre tactique


Pour déjouer le guet adverse : routes, anses, cachettes, systèmes de guet et de
surveillance, terrains couverts propices aux approches discrètes, accès dans les falaises…
Pour l’attaque des fortins ennemis : topographie des lieux, garnisons, points
forts et faibles, contournements, horaires du service, lieux d’embuscades possibles,
nature des enceintes…
Pour parer aux interventions : présence de troupes mobiles, nature et force de
ces troupes, délais d’intervention, cantonnements, tactiques…
Pour organiser la surprise : fêtes ou foires locales, sentiers non fréquentés,
cachettes ou accidents de terrain, défenses de nuit, vallées embrumées…

Cette liste ne fait que donner une indication des informations cherchées,
chaque raid étant une affaire particulière, pour laquelle les responsables ont besoin
de renseignements très précis, mais très locaux. Avant les années 868, date de
l’érection de défenses par Charles le Chauve, la plupart de ces informations pouvaient
être obtenues par l’interrogatoire de quelques captifs, l’observation clandestine ou
l’envoi d’éclaireurs. À mesure que les défenses se durcissent, ces moyens ne suffisent
plus. La troupe viking peut, désormais, tomber dans une embuscade ou se trouver
face à des défenseurs déterminés. Un texte du Havamal résume maintenant ce qui
peut se passer : « Regarde bien l’entrée du chemin où tu t’engages, car on ne sait jamais
où les ennemis te dressent des embûches »3.
Si l’emploi des éclaireurs est toujours utile, il ne suffit plus d’assurer les besoins
en renseignements. Il faut acheter des autochtones qui, étant dans la place, viendront
discrètement communiquer aux Vikings, les derniers emplacements de la garnison.

1. J. Dhondt, op. cit., p 145.


2. P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 37-58-71-75.
3. Cité par J. Steenstrup, op. cit., p 137.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Peut-être même ces intelligences accepteront-elles d’entrouvrir, une nuit, une porte
de l’enceinte. On utilise aussi des espions, envoyés sous le déguisement d’un
marchand ou d’un pèlerin, se faisant passer pour anglais ou autres étrangers1. Il
semble que les Vikings payaient largement leurs informateurs et les traîtres qui les
servaient. Selon certains textes, il apparaît qu’ils faisaient parfois appel aux juifs
ayant des griefs à l’égard des chrétiens. C’est ainsi que la ville de Bourges leur aurait
été livrée2.
La précision des renseignements permet l’emploi de ruses ou de tactiques,
souvent décisives. Ainsi, les Vikings lancent-ils parfois des oiseaux munis d’une
mèche incendiaire, à l’intérieur des enceintes adverses. Pour que cette action soit
payante, il faut savoir que les toits des maisons sont en chaume et brûleront, causant
le désarroi au moment de l’attaque. Dans le même ordre d’idée, les espions et les
éclaireurs, détachés à la surveillance des environs par les Normands qui assiègent
Paris, en 886, remplissent fort bien leur mission : ils avertissent leurs chefs de
l’approche des renforts ennemis, conduits par Charles III le Gros, et la précision
de leurs informations permet aux Vikings de mettre en place des chausse-trappes
et des embuscades efficaces3.

L’emploi des écritures secrètes

L’abbé Trithème, dans son ouvrage paru en 1561, assure qu’il se trouve dans
les œuvres de Bède, moine des monastères anglais de Wearmouth et de Tynemouth,
né en 672, des révélations sur les écritures secrètes des Normands : « les Northmans,
issuz des extrémitéz de Gottie, par l’employ et usage des charactères grecs, ont acquis
un tresseur secret et latibule, pour écrire leurs secrets. Ce qui est aujourd’huy cogneu
de bien peu de gents.[…] Les Northmans […] lorsqu’ils faisaient guerre contre les
Gaulois, voulats pourvoir au secret et seurté de leur conseil… ont extraict et emprunté
de l’alphabet grec un nouveau et singulier moyen d’escriture, adaptants et très bien
conformants les nombres des Grecs »4.
Quelques années plus tard, en 1586, Blaise de Vigenere, dans son Traicté des
Chiffres ou Secrètes Manières d’Escrire redonne les mêmes alphabets secrets et assure
les avoir appris du moine Bède : « les Northmans de mesme s’en vinrent du Dannemark,
Norvège, Suède et des îles scandianes, espandre d’un autre costé dans les Gaulles et

1. J. Steenstrup, op. cit., p 103.


2. Lagréze, op. cit., p. 140 et 141.
3. P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p 103.
4. Trithème (Abbé), Polygraphie et Escriture Cabalistique, traduction Gabriel de Collange,
Paris, 1561, livre v, p. 180 à 184 et 199. Cet auteur cite le moine Beda (Bède) et son livre
L’invention des Antiques. Malgré mes recherches, je n’ai trouvé ni à la Bibliothèque
Nationale à Paris ni à la Bodleian Library, à Oxford, cet ouvrage de Bède.

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La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings

mesmement en Normandie, à laquelle, estant lors appelée Neustrie, ils donneront leur
nom, qu’elle a toujours gardé depuis… Pour mieux couvrir les délibérations et conseils
de leurs entreprises, ils inventèrent une nouvelle manière d’alphabet, comme le témoigne
Beda, moyne anglais »1.
L’abbé Trithème donne trois alphabets et une clef de chiffres. Vigenere reproduit
seulement deux de ces tableaux. Il s’agit de tableaux de substitutions simples où
chaque lettre ou chiffre est remplacé par une lettre étrangère (grecque ou variantes
du grec) ou une combinaison binaire de lettres grecques. Toutefois, l’abbé Trithème
précise que pour augmenter les difficultés, les utilisateurs peuvent employer un grand
nombre de « portes », c’est-à-dire de clefs, en modifiant l’ordre des lettres ou en mutant
les lettres de remplacement. L’abbé Trithème ajoute : « Par le moyen et administration
de ce suscrit alphabet, les Septentrionaux et Northmans escriraient seulement et
secrètement toute la conception de leurs volontés, et, ce, sans aucune suspicion ou doute
d’être découverts ou entendus de Latins ni grecs, bien que tous les charactéres y soient
grecs… »

*
Ainsi, les Vikings mettent-ils en pratique une recherche de renseignements
stratégiques et tactiques, qui, aux gadgets près, comporte tous les éléments d’un
espionnage moderne. Il y a des besoins patents, des objectifs parfaitement définis,
par lesquels les Scandinaves utilisent des accès existants ou qu’ils créent délibérément.
Ils utilisent les services d’agents, d’éclaireurs, d’espions, soit envoyés sous
« couverture » pour observer et interroger, soit recrutés à l’intérieur des objectifs
(intelligences ou agents en place). Toutes les techniques de l’obtention d’un
renseignement sont pratiquées : interrogatoire de captifs ou de personnes
« inconscientes », qui fournissent des informations de combat, observation
clandestine, interception de conversations et de courriers. Ils utilisent déguisements,
justifications, signaux secrets et ont recours aux rendez-vous clandestins.
Ils privilégient toujours les opérations qui leur permettent d’atteindre leurs
buts sans effusion de sang. Cette préoccupation les conduit naturellement à utiliser
toutes les ruses, les actions secrètes, l’action psychologique. Effrayer leur ennemi
d’avance, le démoraliser, cela fait partie de l’arsenal de guerre courant des guerriers
vikings, qui savent aussi employer le sabotage et l’intoxication.
Les Vikings ont largement eu recours aux opérations secrètes de toutes sortes,
pour plusieurs raisons. Tout d’abord, leur tactique militaire était fondée sur la
surprise et sur la ruse, car les équipages des snekkars étaient bien moins nombreux
que leurs adversaires et chaque homme comptait. Toute technique permettant de
préserver la vie d’un homme était toujours préférée à la tuerie du champ de bataille
et à l’attaque frontale. Il importait de compenser cette infériorité numérique. Il

1. Blaise de Vigenere, Traicté des chiffres ou secrètes manières d’escrire, Paris, 1586, p. 338 et
suivantes.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

fallait aussi contourner ou prendre de l’intérieur les redoutables obstacles qui


étaient souvent dressés contre eux : forteresses, retranchements, ponts et villes
fortifiées… Les Vikings connaissaient donc toutes les facettes des opérations
secrètes. Ainsi, Rolf et ses compagnons, fondateurs du duché de Normandie, sont-
ils remarquablement armés dans le domaine du renseignement. Habitués à sa
pratique, ils ne sauraient y mettre fin subitement. Mais ils avaient aussi le respect
de la vie humaine. C’est ainsi que la peine de mort n’existait pratiquement pas et
était remplacée, même pour les offenses les plus graves, par des peines
d’emprisonnement ou de bannissement, voire de mise hors la loi.
La petite colonie scandinave qui s’installe peu avant l’an 900 aux bouches de
la Seine et de la Risle, et qui va devenir le prestigieux duché de Normandie, est
entourée de voisins – flamands, français, manceaux, bretons – plus nombreux et
agressifs, qui vont, sans cesse, l’attaquer, parce que, pour eux, le duché est un abcès
étranger qu’il faut extirper du sol gaulois. Leur colonie est en écrasant état d’infériorité
numérique et plusieurs fois, il lui faut faire appel à des renforts scandinaves. De
plus, les adversaires sont aux portes mêmes du duché et, tant qu’il n’y a pas de
châteaux construits sur la frontière, aucune fortification sérieuse n’arrête d’éventuels
agresseurs jusqu’à Rouen et au cœur de la Normandie. Il est donc impératif pour
les Normands d’être prévenus aussi longtemps à l’avance que possible d’une attaque
adverse. Il leur faut donc établir chez les voisins des réseaux de renseignement
efficaces et rapides et compenser leur infériorité numérique par l’utilisation des
opérations secrètes. Comme les responsables normands sont tous directement issus
des Vikings, à la nécessité s’ajoutent la tradition et l’atavisme.

Jean Deuve

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RENSEIGNEMENT ET CULTURE ÉLITAIRE
PENDANT LE HAUT MOYEN-ÂGE

Anne Nissen

Se renseigner fait partie des pratiques sociales ; sans le renseignement l’exercice


du pouvoir devient même illusoire. Il n’est pas seulement l’un des nerfs de la guerre,
il aide aussi à cerner les intentions réelles et les objectifs stratégiques des potentiels
alliés ou des partenaires économiques. Dans les sociétés du Haut Moyen-Âge, les
grandes élites avaient de vastes réseaux d’alliances et des relations de parenté qui,
inévitablement, englobaient amis et ennemis. Alliances matrimoniales et liens
d’amitié qui devaient garantir la paix dépassaient fréquemment les limites des
différentes puissances territoriales (royaumes, principautés, chefferies, etc.). Ces
réseaux faisaient à la fois leur force et leur faiblesse. Leur étendue révélait leur
pouvoir et leur prestige, mais ambitions personnelles, faides1 ou mariages pouvaient
les recomposer ou les fragiliser à tout instant. Connaître ses ennemis et distinguer
les vrais amis des faux étaient crucial pour garder le pouvoir et tout simplement
survivre. Les grandes chroniques du Haut Moyen-Âge sont intarissables au sujet
des luttes dynastiques externes et internes, nourries de vengeances et de volontés
de conquêtes. Les actes d’espionnage ainsi que les manœuvres de manipulation et
de désinformation s’y révèlent souvent décisifs.
La professionnalisation et la mise en place des services de renseignement
s’avèrent en revanche étonnamment tardives. Dans l’Occident médiéval, ce n’est
que vers la fin du xive siècle qu’ils se développent d’une manière plus systématique,
notamment dans le cadre de la guerre de Cent Ans puis dans la lutte larvée entre
les grands féodaux et le pouvoir royal, où Louis XI privilégiait les manœuvres de

1. Le faide des sociétés germaniques et alto-médiévales rappelle la vendetta corse ou le kanun


albanais. L’obligation de vengeance engage et touche l’ensemble de la famille et occupe
naturellement une grande place dans les récits du haut Moyen-Âge ainsi que dans les sagas.
Le wergeld de la loi salique et autres sources normatives tente de convertir les outrages en
amende afin de limiter l’effusion du sang.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

manipulation et de renseignement aux conflits armés1. Même l’Empire romain ne


disposait pas d’un véritable corps d’espions. Les émissaires impériaux – les agentes
in rebus – dont les premières mentions remontent à 319 faisaient certes du
renseignement, mais ils avaient beaucoup d’autres fonctions comme surveiller les
officines d’armes ou l’état des routes. Les activités d’espionnage du Haut Moyen-
Âge reposaient avant tout sur les relations personnelles. Chez les Francs, les missions
diplomatiques servaient également le renseignement. Les ambassadeurs pouvaient
avoir une grande influence, mais suscitaient aussi une grande méfiance2.
Héritiers de l’Empire romain, les royaumes barbares se sont formés, étendus
et effondrés selon la capacité des dynasties royales de nouer les bonnes alliances
et d’étendre leur domination par les armes ou par des actions diplomatiques. Bien
qu’on ne puisse parler d’espions, les actes de renseignement ont forcément joué un
rôle décisif dans la formation des puissances territoriales de différente nature. Les
récits de Grégoire de Tours et d’autres chroniqueurs en offrent de nombreux
exemples. L’idéologie guerrière qui sous-tend la culture élitaire et les relations entre
le souverain et ses hommes rappellent à maints égards celles que Tacite avait décrites
chez les peuples germaniques à la fin du ier siècle3. Les puissants servent leur roi
parce qu’il est un grand chef de guerre, qu’il sait étendre son influence et son
territoire. Ils attendent de lui qu’il soit généreux et qu’il partage le butin de guerre
avec eux. Comme l’expliquait Tacite, chez les Germains, les chefs se battent pour
la victoire, les hommes pour leur chef. Il précise aussi que c’est la noblesse qui fait
les rois et la vertu (capacités guerrières), les chefs (duces). Les mêmes types de
relations se retrouvent entre les chefs ou rois barbares et leurs suites guerrières.
L’héritage romain et le christianisme des royaumes francs constituent certes des
différences majeures. Les stratégies du pouvoir et les manœuvres de manipulation
seront ainsi davantage justifiées par des valeurs chrétiennes, tandis que les récits
nordiques insistent sur l’obligation de vengeance, la parole donnée et le respect des
liens d’amitié. Les traits communs restent toutefois nombreux – notamment le
respect parole et de relations amicales – bien que ces valeurs semblent moins
respec­tées dans les relations entre chrétiens et païens. Les pages suivantes cherchent
à mieux caractériser la nature des activités de renseignement et des acteurs impliqués
à partir d’une petite sélection de récits. L’importance du renseignement pour
l’exercice du pouvoir amène aussi à s’interroger sur son influence éventuelle dans
la culture élitaire. Quelles sont les critères retenus pour évaluer les qualités du

1. Jean Deuve et Eric Denécé, et, Les services secrets au Moyen-Âge, Ouest France, Rennes, 2011.
C. Allmand, « Spies and Intelligence » dans C.-J. Rogers (dir.), The Oxford Encyclopedia of
Medieval Warfare and Military Technology. 2010.
2. I. Syvänne, Agens, agentes in rebus, in Y. Le Bohec (dir.) The Encyclopedia of the Roman
Army. John Wiley & Sons, 2015.
3. Tacite (ed. Jacques Perret), La Germanie. Collection des Universités de France, Paris,
Les Belles Lettres, ca_98 (1967)., XIV.1, p. 79 : principes pro victoria pugnant, comites pro
principe.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

prince. Les récits insistent sur son intelligence et son savoir. Est-ce que ces qualités
transparaissent dans la culture matérielle, et si oui, où, quand et comment ?
La culture élitaire scandinave des iie-Xe siècles ainsi que sa transmission dans
les chroniques et sagas médiévales offrent un éclairage intéressant à cet égard. En
Scandinavie, l’histoire légendaire des grandes chroniques latines du xiie et du début
du xiiie siècle, ainsi que les sagas transcrites au cours des xiiie et xive siècles en
donnent de nombreux exemples. Les agissements des héros vont ici davantage
s’inscrire dans des actes de vengeance et le respect des liens d’amitié. L’étonnant
succès des raids vikings implique des connaissances précises sur les contextes
politiques des régions ciblées, afin de savoir où et quand frapper afin d’acquérir
butin et gloire, et quand il vaut mieux privilégier les négociations et le commerce.
L’importance du renseignement revêt même un caractère mythologique à travers
le dieu Odin, chef du panthéon nordique. Les sources norroises le représentent
comme un véritable chef de service de renseignement avec ses deux maîtres espions,
les corbeaux Hugin (pensée) et Mugin (mémoire). Selon l’Edda, ils sont « assis sur
les épaules d’Odin, et ils lui racontent toutes les choses qu’ils ont vues ou entendues
[…]. À la levée du jour, il les envoie à travers le monde entier, et ils reviennent au
premier repas. Ainsi, il se renseigne sur beaucoup de choses et les gens l’appellent le
dieu des corbeaux1 ». Le texte est tardif, mais des représentations iconographiques
attestent l’ancienneté de nombreux éléments de la mythologie nordique. Plusieurs
bractéates (pendentifs monétiformes) en or des ve-vie siècles représentent des
divinités et des scènes relatées par des sources plus tardives, comme le mort de
Balder, Tyr et le loup de Fenris, et bien sûr Odin, parfois accompagné de deux
rapaces.
Avant d’examiner la place du renseignement et de la manipulation dans les
récits légendaires ou mythologiques scandinaves, il est utile d’examiner comment
Grégoire de Tours et quelques autres auteurs francs du Haut Moyen-Âge mettent
en scène l’intelligence des grands rois mérovingiens Childéric et Clovis. Cela
permet de mieux apprécier les nombreuses ruses et manipulations qui émaillent
l’histoire d’Amled (qui a inspiré le célèbre drame d’Hamlet de William Shakespeare)
dans les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus rédigées vers 1218. Les qualités
princières mises en avant dans ces récits seront confrontées à celles enseignées
dans le Kunnungs Skuggsjà (Le miroir du prince) écrit en Norvège vers 1240. Pour
terminer, les indices possibles de l’importance du renseignement parmi les vertus
aristocratiques seront discutés à partir des inscriptions runiques et d’objets de
prestige.

1. M. Osborn, « The Ravens on the Lejre Throne. Avian identifiers Odin at Home, Farm
Ravens », dans M.D.J. Bintley, T.J.T. Williams (dir.), Representing Beasts in early Medieval
England and Scandinavia. Woodbridge, 2015, p. 94.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

La place du renseignement chez les premiers mérovingiens

Grégoire de Tours a écrit les Dix livres d’histoire plusieurs décennies après le
règne de Clovis et, comme chez la plupart des chroniqueurs médiévaux, son œuvre
a une visée morale et politique qui a pu l’emporter sur la réalité historique. La
valorisation des uns passe souvent par le dénigrement des adversaires et des faits
similaires sont présentés très différemment selon les auteurs. Ces jugements de
valeurs concernent également le renseignement, qui peut tout aussi bien être
considéré comme un acte de félonie que d’intelligence. Il faut d’ailleurs savoir bien
argumenter pour transformer la ruse en justice. Là encore, le parti pris des auteurs
est décisif, par exemple lorsque Grégoire de Tours évoque la vie débauchée de
Childéric et de Ragnacaire, roi de Cambrai. Le premier est le père de Clovis et le
fondateur de la dynastie mérovingienne, tandis que le roitelet Ragnacaire constitue
un obstacle pour les ambitions de Clovis. Sans surprise, Grégoire de Tours ne
s’attarde guère sur la vie débauchée de Childéric, tandis qu’il évoque celle de
Ragnacaire pour justifier son élimination brutale.
Grégoire de Tours raconte que Childéric a « détourné les filles (des Francs) pour
les violer ». Furieux, les Francs détrônent Childéric et s’apprêtent à élire un autre
roi à sa place. Après avoir appris qu’ils projetaient aussi de le tuer, Childéric s’enfuit
et trouve refuge chez le roi de Thuringe. Avant son départ, il parle avec un ami qui
s’engage à calmer « les cœurs des hommes furieux par de douces paroles » et à le
prévenir quand il aura réussi. Childéric et son ami se partagent ensuite les deux
moitiés d’une pièce d’or. Ce dernier lui explique « Quand je t’enverrai cette partie
et si les parties réunies font un sou, alors tu pourras rentrer avec l’esprit en sécurité
dans la patrie ». Au bout de huit ans, l’ami a réussi à discréditer le nouveau roi et
à convaincre les Francs de reprendre Childéric. Il lui envoie alors sa moitié de la
pièce d’or pour l’informer du succès de ses manœuvres1. Le partage d’une pièce
pour garantir l’authenticité du message et les manœuvres politiques de l’ami sont
intéressantes. Childéric a dû en utiliser d’autres pendant son exil, puisqu’il revient
avec la reine de Thuringe, Basine, qu’il va épouser. En dehors du fait divers, réel
ou non, ce mariage suggère aussi une nouvelle configuration des alliances, qui
pourrait servir ultérieurement.
Contrairement à Childéric, Clovis va se convertir au christianisme, atout
indéniable pour figurer comme l’un des plus grands rois des Francs. Durant son
règne, son royaume va s’étendre et d’autres rois seront éliminés ou soumis. Les
expéditions militaires sont essentielles, mais les manœuvres politiques et les activités

1. Grégoire de Tours (Latouche, Robert), Histoire des Francs, Paris, 1963 (2e éd. 1975), L II ;
XII, p. 102.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

de renseignement occupent également une grande place dans cette stratégie1. Clovis
s’appuie aussi sur des alliances pour étendre son pouvoir. Son mariage avec Clothilde,
princesse burgonde, met en jeu des ruses, des envois d’ambassades et des rapports
de force qui lui permettent de s’introduire dans une dynastie chrétienne, peu
encline à nouer une alliance matrimoniale avec le roi païen. Grégoire de Tours se
contente de signaler que les Burgondes n’osaient pas s’opposer à la demande en
mariage de Clovis2. La Geste des rois de France, rédigé en 727, évoque une série de
ruses et d’actions diplomatiques. Leur véracité est difficile à établir, mais le rôle
des ambassadeurs et les ruses évoquées montrent que les rédacteurs connaissent
les enjeux stratégiques des manœuvres politiques, où chaque geste et chaque parole
comptent. Clovis envoie un émissaire ou un ambassadeur, Aurélien, chargé de
cadeaux, chez les Burgondes. À son retour, il renseigne le roi franc sur la princesse
qu’il doit épouser. À l’occasion de son deuxième voyage, Aurélien se déguise en
pèlerin et s’approche secrètement de Clothilde, lui offrant un anneau et de belles
parures de la part de Clovis. La troisième fois qu’Aurélien se présente à la cour
burgonde, le roi Gondebaud, son père, est sur ses gardes. Il s’étonne qu’Aurélien
soit venu encore une fois et demande si c’est pour espionner ses biens (meo explorare
substaniam meam) et poursuit en le menaçant : « si tu ne décampes pas tout de suite…
je te tuerai3 ! ». On retrouve ici la méfiance que suscitaient les ambassadeurs, bien
qu’ils fussent les interlocuteurs indispensables entre les différents monarques. Dans
ce cas précis, Aurélien fait valoir que Clothilde ayant accepté un anneau avec
l’insigne de Clovis, bien qu’elle l’eût versé au trésor royal, ce geste l’engageait à
épouser le roi franc. Les Burgondes se voient ainsi contraints d’accepter l’alliance
matrimoniale afin de ne pas s’exposer à un conflit armé justifié par le non-respect
des engagements pris. Le chroniqueur réussit à présenter Clovis et Clothilde comme
des modèles. La détermination et l’intelligence du premier lui permettent d’imposer
une alliance matrimoniale. Clothilde fait preuve de sagesse en respectant ses
engagements et le fait qu’elle ait versé les dons au trésor royal montre qu’elle n’a
pas agi par cupidité. Ses vertus apparaissent également à travers sa volonté de
convertir son époux et elle montre son sens d’honneur quand elle fait pression
pour que son père soit vengé. Clovis refuse d’ailleurs initialement de se convertir,
mais promet de la venger. Bien que Grégoire de Tours ne le précise pas, il est
probable que Clothilde ait put donner des informations précieuses sur les affaires
internes du royaume Burgonde à son époux.
En maintes circonstances, Clovis n’hésite pas à recourir à des manœuvres
plus ou moins douteuses pour étendre son pouvoir. Le fils du roi Sigebert en fait

1. S. Joye, « Trahir père et roi au haut Moyen-Âge », dans M. Billoré, M. Soria (dir.),
La trahison au Moyen-Âge. De la monstruosité au crime politique (ve -xve siècle). Rennes, 2010,
p. 215-228.
2. Grégoire de Tours (Latouche, Robert), op. cit., L II ; XII, p. 102.
S. Joye, « Trahir père et roi au Haut Moyen, Age » L II § XXVII, p. 116-117.
3. Anonyme, La Geste des Rois de France. « Liber Historiae Francorum », Paris, 727 (traduction
Stéphane Lebecq, 2015), §13, p. 39-41.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

l’expérience. Clovis lui envoie un message lui faisant remarquer : « Ton père vieillit
et il boîte de son pied malade. S’il mourait… son royaume te reviendrait de droit ainsi
que notre amitié ». Le fils y voit une incitation au meurtre et commet ainsi l’un des
pires crimes imaginables au Haut Moyen-Âge. Clovis, qui n’a pas demandé la mort
de Sigebert explicitement, peut donc aisément se dresser en justicier et faire exécuter
le parricide et ensuite s’emparer de son royaume1.
Clovis manipule également l’entourage du roi de Cambrai, Ragnacaire, pour
l’éliminer. Pourtant, ils sont parents et ont combattu Syagrius ensemble. Clovis
justifie ses manœuvres en évoquant la vie débauchée de Ragnacaire, qui serait sous
la mauvaise influence d’un certain conseiller Faron. Avant de passer à l’acte, Clovis
s’approche de deux hommes de Ragnacaire et leur offre « des bracelets et des baudriers
dorés, qui avaient tous l’air d’être de l’or, mais qui avaient été fabriqués par contrefaçon
en bronze doré ». Alerté des manœuvres hostiles de Clovis, Ragnacaire envoie alors
des éclaireurs pour connaître la force de son armée. Cependant, ses conseillers en
diminuent l’importance pour que Ragnacaire se sente en sécurité. Ce dernier
réalise qu’on l’a trompé et cherche à fuir lors de la bataille, mais les deux hommes
le capturent et le livrent à Clovis. Celui-ci s’étonne auprès de son parent : on a
« humilié notre famille en permettant qu’on t’enchaîne ? Il aurait mieux valu pour toi
de mourir. » Il le tue donc d’un coup de hache avant de se tourner vers le frère de
Ragnacaire, lui disant « Si tu avais porté secours à ton frère, il n’aurait jamais été
ligoté » puis l’exécute à son tour. Pour terminer, Clovis rétorque aux deux conseillers,
furieux d’avoir reçu du bronze doré à la place de l’or : « qu’aux faux hommes revient
le faux or » et qu’ils devaient se réjouir d’avoir la vie sauve malgré leur trahison2.
Clovis réussi ainsi à se référer au sens de l’honneur pour justifier aussi bien les
dons contrefaits que les meurtres de ses deux parents. Les ruses royales sont
transformées en outils moralisateurs. Le roi franc fait même preuve d’une clémence
royale en épargnant les deux traîtres.
Ces récits offrent ainsi un éclairage intéressant sur l’importance du renseignement
pour les stratégies de pouvoir, qu’il s’agisse de nouer des alliances ou d’éliminer
des rivaux. L’histoire de Childéric montre comment certains ont pu s’infiltrer dans
les deux camps et influencer leur prise de décision. L’intelligence, nourrie par le
renseignement, apparaît comme une qualité indispensable pour les rois. Bien
qu’indispensable, ce ne sont pas leurs qualités guerrières qui leur permettent
d’obtenir des informations, de manipuler leurs adversaires et ou de promouvoir
leurs intérêts stratégiques. Il est d’ailleurs significatif, que Grégoire de Tours ainsi
que les chroniqueurs plus récents acceptent implicitement la duplicité du prince,
qui témoigne de son intelligence et de sa capacité d’accroître et consolider son
pouvoir. Clovis sait à la fois se battre et manipuler pour soumettre ou éliminer
ennemis ou simplement rivaux encombrants. La valorisation de l’intelligence
princière et même l’insistance sur cette qualité apparaissent comme une constante.

1. Grégoire de Tours (Latouche, Robert), op.cit, vol. I, p. 133 sq. (L II § XL).


2. Ibid., L II ; § XXVII et XLII).

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

Nous la retrouvons dans d’autres textes du Haut Moyen-Âge et dans les récits
légendaires des chroniques latines, danoises et des sagas islandaises. Quelques
siècles plus tard, ces qualités sont aussi mises en avant dans les textes
éducatifs – notamment dans les miroirs des princes1 (cf. infra). La Geste des rois de
France (727) insiste cruellement sur l’absence de ces qualités chez le maire du palais
Berchaire (686-688), décrit comme « petit par stature, médiocre par l’intelligence,
inefficace dans ses conseils2 ».

Les acteurs du renseignement pendant le Haut Moyen Âge

Les récits des chroniques franques laissent apparaître l’importance de l’appar­


te­nance sociale des informateurs et leur position dans les réseaux élitaires leur
permettant d’accéder aux informations les plus stratégiques. L’éclaireur peut
observer la position et le mouvement d’une armée et en estimer la taille, mais il y
a peu de chances qu’il ait vent des considérations stratégiques des chefs. Les rensei­
gne­ments les plus sensibles et les plus secrets se trouvent en réalité dans les cercles
du pouvoir. Pour les connaître, il faut pouvoir accéder à l’entourage des décideurs.
S’infiltrer n’est pas simple. Il est déjà très difficile de dissimuler son appartenance
sociale comme l’illustre si bien la mésaventure de l’aristocrate anglo-saxon Imma.
Capturé lors d’une bataille, il chercha à échapper à l’attention des ennemis en se
faisant passer pour un paysan. Interpellé en raison de son port et de son langage,
caractéristiques des milieux aristocratiques, ses gardiens le démasquèrent facilement3.
L’appartenance sociale est aussi cruciale pour les ambassadeurs, qui ne relèvent
pas d’un corps professionnel. Ce sont des membres des élites qui sont envoyés dans
une autre cour pour représenter leur roi. Leur rôle est d’établir des liens et de servir
d’intermédiaires avec les autres puissances. Charlemagne en fait grand usage avec
les missi dominici recrutés dans les grandes familles. Ambassadeurs et émissaires,
chargés de cadeaux et de dons somptueux pour engager des relations politiques,
sont souvent des invités d’honneur. Cependant, la suspicion n’est jamais loin et
leurs missions ne sont pas sans risque, comme le montre le cas d’Aurélien.
Les relations avec les étrangers ne se limitent pas aux ambassadeurs et émissaires.
Mariages et échanges d’otages de haut rang renforcent les alliances et garantissent

1. Les « miroirs des princes » sont des recueils de conseils et de préceptes moraux destinés à
montrer aux souverains les principes du bon gouvernement. Comme leur nom l’indique,
ces traités font figure de « miroirs » renvoyant l’image du roi parfait.
2. Ercharium quondam statura pusilllum, sapientia ignobilem, consilio inutile, in maiorum
domato oberrantes statuunt Francie in invicem divisi, Anonyme. S. Lebecq, La Geste des
Rois de France. « Liber Historiae Francorum », Paris, 2015, § 48, p. 163-165.
3. S. Lebecq, « Imma, Yeavering, Beowulf. Remarques sur la formation d’une culture aulique
dans l’Angleterre du VIIe s. », dans F. Bougard, et al. (dir.), La culture du haut Moyen-Âge.
Une question d’élites. Turnhout, 2006, p. 239.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

la paix entre les grandes familles de royaumes et de territoires différents. De


nombreux fils de la grande aristocratie ont ainsi grandi dans des cours étrangères,
qui leur ont assuré une éducation conforme à leur rang. Ils ont pu y nouer des
amitiés susceptibles de servir les intérêts dynastiques, totuefois le risque de se
retrouver véritablement otage n’était jamais loin. Mais ils pouvaient aussi constituer
un risque pour leur famille d’accueil, car ils étaient en mesure d’observer le régime
de l’intérieur. L’histoire en offre plusieurs exemples. Le Germain Arminius, vainqueur
des légions de Varus, faisait partie de ces fils de haut rang livrés à l’adversaire pour
garantir la Pax Romana. Il avait reçu une éducation romaine et était même chevalier
romain. De même, Attila passa une partie de sa jeunesse à Ravenne et se lia d’amitié
avec Aetius, qui avait été otage d’honneur chez les Huns et qui le vaincra plus tard
sur les Champs Catalauniques. Tous deux avaient acquis des connaissances
nécessaires pour devenir de redoutables adversaires de leurs anciens alliés ou amis.
Des ambitions, des faides ou encore des alliances matrimoniales ont pu les pousser
à changer de camp.
Percer les secrets des autres, démasquer les faux amis et détecter des mauvaises
intentions sont des enjeux essentiels. Les Germains et les Scandinaves semblent
avoir misé sur l’alcool pour délier les langues. Tacite explique que les Germains
buvaient ensemble avant de décider ou de négocier des affaires sérieuses « car il
n’est, croient-ils, aucun moment plus favorable pour que l’esprit s’ouvre à la franchise
ou s’échauffe pour la grandeur […] la pensée de chacun s’y dévoile donc à nu.
Le lendemain on reprend la question, et les convenances de chaque temps sont respectées :
ils délibèrent quand ils ne sauraient feindre, ils décident quand ils ne peuvent s’égarer1 ».
Il est intéressant de noter que de nombreuses inscriptions runiques anciennes
mentionnent l’alu, probablement la bière (øl). Le mot est gravé sur de nombreux
bractéates en or, des armes ou encore des pierres, notamment celle d’Elgesam en
Norvège, qui pourrait remonter vers 1602. La fréquence du mot souligne son
importance, ce que des pratiques rituelles et sociales confirment pour des périodes
plus récentes.
Le roi devait donc faire preuve d’intelligence et savoir mesurer les risques
avant d’engager des alliances. Le chroniqueur saxon Widukind de Corvey (Xe sicèle)
relate ainsi les tentatives du jeune comte Wichmann pour s’allier avec le roi danois
Harald (dit « à la Dent Bleue ») contre un ennemi commun. Cependant, Harald
dispose visiblement de suffisamment d’informations sur les ambitions et la versatilité
de Wichmann pour décliner l’offre. Il lui fait savoir que « s’il avait tué le duc ou un
autre prince, il saurait qu’il voudrait s’associer avec lui sans ruse, mais autrement il
ne doutait pas qu’il agisse de manière trompeuse ». Le chroniqueur poursuit en
indiquant que « le brigandage fut relevé par un marchand de passage, certains de ses

1. Tacite (ed. Jacques Perret), op. cit., XXII, p. 83-84


2. S. Nowak, Schrift auf den Goldbrakteaten der Völkerwanderungszeit. Untersuchungen zu
den Formen der Schriftzeichen und zu formalen und inhaltlichen Aspekten der Inschriften,
Göttingen, 2003, p. 208-225.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

alliés furent pris et furent accusés par le duc d’avoir agi contre l’intérêt public et
condamnés à perdre la vie par pendaison1 ». On voit ici apparaître, un autre acteur
de renseignement, qui joue également un rôle important durant le Haut Moyen-
Âge : le commerçant.
Le commerce de longue distance inscrit le marchand (que les sources latines
souvent qualifient de negociator) dans des réseaux d’échanges mondiaux. Comme
l’ambassadeur, il circule beaucoup, mais contrairement à celui-ci, il ne vient pas
pour représenter une puissance étrangère mais pour négocier ; les échanges de
biens et de marchandises précieuses peuvent lui ouvrir les portes des palais. Les
marchands sont donc des sources d’informations précieuses. À la fin du ixe siècle,
le roi du Wessex Alfred le Grand accueille ainsi deux commerçants, Wulfstan et
Ohthere, pour qu’ils lui décrivent l’espace nordique afin de pouvoir intégrer ces
parties du monde dans une version anglo-saxonne du traité géographique d’Orose
(418). Leurs récits le renseignent sur les routes maritimes et les emporia de Scandinavie
et des rives sud de la Baltique2. L’histoire ne dit pas si les deux commerçants ont
rapporté au roi anglo-saxon d’éventuelles informations sensibles concernant les
Danois, qui représentaient une menace constante. Ohthere explique par ailleurs
au roi Alfred qu’il est très riche et que nul Norvégien n’habite plus au nord que lui.
Sa résidence se trouve effectivement dans les régions arctiques. La grande richesse
d’Ohthere repose moins sur ses possessions foncières que sur les tributs qu’il lève
sur les Finnois (les Sames). Ils lui fournissent des fourrures, très prisées par les
élites européennes, et de l’ivoire de morse. Quelques siècles plus tard, la taxe des
Finnois constitue d’ailleurs le principal revenu des rois de Norvège. Lever des
tributs fait davantage penser à un chef puissant qu’à un commerçant. Ohthere
savait sans doute aussi bien guerroyer que négocier.
Le récit d’Ohthere trouve un écho archéologique dans la grande halle de Borg
(viii -x ) sur l’île de Lofoten, au nord du cercle polaire. Des guldgubber (petites
e e

figurines en or) suggèrent des pratiques cultuelles liées aux grandes élites et des
tessons de verre réticulé carolingiens attestent de relations lointaines3. Les échanges
économiques entre la Scandinavie et le reste de l’Europe sont bien antérieures à
l’époque viking. Ils prennent une nouvelle orientation durant la première moitié
du viiie siècle avec les fondations de plusieurs emporia : d’abord Ribe, puis Hedeby

1. Widukind de Corvey: LIII § 66. Traduction, S. Rossignol, « Wichmann entre Saxons et


Slaves : Contacts, échanges et problèmes de communication », dans A. Gautier, C. Martin
(dir.), Échanges, communications et réseaux dans le Haut Moyen-Âge. Études et textes offerts
à Stéphane Lebecq. Turnhout, 2012, p. 185.
2. J. Bately, Janet and E. G. Stanley, E. G.) (2007), « Ohthere and Wulfstan in the Old English
Orosius », dans J. Bately and A. Englert (dir.), Ohthere’s Voyages. A 9th-century account of
voyages along the coasts of Norway and Denmark and its cultural context, Roskilde, 2007,
p. 18-39.
3. G. Stamsø¨Munch, « Borg in Lofoten. A chieftain’s farm », dans J. Bately and A. Englert
(dir.), Ohthere’s Voyages. A 9th-century account of voyages along the coasts of Norway and
Denmark and its cultural context Roskilde, 2007, p. 100-105.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

au Jutland, puis Birka en Suède et Kaupang dans le sud de la Norvège. Leur existence
témoigne de l’intensité et de la régularité du commerce international qui, fait
nouveau, concerne aussi bien des objets du quotidien que des matières premières.
Des fabricants de perles recyclaient des verres cassés chez les Francs et dans les
fermes jutlandaises le grain était broyé sur des meules à bras en tuf rhénan.
Cependant, ces contacts réguliers et le commerce des objets quotidiens n’ont guère
retenu l’attention des annalistes et des chroniqueurs qui ont passé les mondes
scandinaves sous silence jusqu’à ce que leurs habitants s’attaquent à leurs pays.
À ce sujet, un incident survenu à Portland en 787 ou 789 mérite une attention
particulière. Informé de l’arrivée de trois navires nordiques, le préfet du roi du
Wessex va à leur rencontre, mais est tué par les Normands. Ce fait divers suggère
que le préfet, selon une certaine routine, allait à leur rencontre pour prélever des
taxes et des tributs. Les activités commerciales des Vikings sont bien connues et
les sources textuelles offrent de nombreux exemples de trêves conclues avec leurs
adversaires lesquels leur accordaient alors le droit de commercer.
Le commerce pourrait être l’une des origines des remarquables capacités de
renseignement des Vikings. Plusieurs études considèrent qu’il convient de privilégier
leurs activités commerciales par rapport à leurs actes de pillage. À vrai dire, cette
distinction ne paraît pas très pertinente. Rapports de force et stratégies politiques
ont sans doute déterminé s’il fallait commercer ou piller. Raids et pillages font
partie de l’économie et de l’idéologie guerrière des sociétés du Haut Moyen-Âge.
Les Francs étaient également redoutables dans ce domaine. L’histoire du vase de
Soisson se réfère au partage du butin et quand Charlemagne lance une guerre
contre les Avars, c’est pour conquérir leur or. Non sans fierté, Éginhard cite un
proverbe grec : « Ayez le Franc pour ami, mais non pas pour voisin1 ». Les élites
scandinaves semblent toutefois davantage impliquées dans les activités de commerce.
Les grandes résidences aristocratiques abritent ainsi des lieux d’échanges comme
Gudme et Lundeborg, Tissø et Kalmergården (Danemark) ou encore le site d’Uppåkra
(Suède). Plusieurs d’entre eux se situent dans les fjords de Roskilde2 et Slien3qui
mènent respectivement vers Lejre et Hedeby/Slesvig. Dans le Slien, la ville de Füsing,
se distingue par une grande halle et sa localisation permet de surveiller l’accès vers
le plus grand emporium du nord de l’Europe. L’implication forte des élites dans les
activités marchandes apparaît aussi dans l’archéologie funéraire. Plusieurs sépultures
masculines contiennent une balance et des poids, qui ont conduit à qualifier ces
défunts de marchands. Que ces objets renvoient à une activité commerciale semble
acquis, mais qualifier le défunt de commerçant paraît anachronique et très discutable.
La mise en avant de ces outils de commerce ne doit pas faire oublier l’armement,

1. Eginhard (tr. L. Halphen), Vie de Charlemagne. Paris, ca. 825-35, éd. 1967, § 13, p. 39-41
(citation en grec).
2. Dans l’est du Danemark, sur l’île du Seeland.
3. Dans l’actuel Schleswig allemand.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

caractéristique des tombes masculines des milieux privilégiés1. L’implication directe


des élites dans les activités marchandes distingue le monde scandinave du monde
franc. On retrouve cette spécificité dans le manuscrit Kunnungs Skuggsjà, qui,
contrairement aux « miroirs des princes » occidentaux, consacre toute une partie
au commerce2.
Les chefs vikings appartenaient aux élites guerrières et plusieurs étaient issus
de dynasties royales. Ils avaient l’ambition – et la légitimité – de devenir roi et
certains le sont devenus. S’appuyant à la fois sur des réseaux commerciaux et
élitaires, ils disposaient de moyens de renseignement redoutables. Les raids vikings
ne coïncident pas seulement avec des périodes de tensions internes chez les Francs
et les Anglo-Saxons. Ils accompagnent aussi la formation et la consolidation
progres­sive des royaumes scandinaves.
Les puissances territoriales chrétiennes disposaient d’autres moyens d’infiltration
tout aussi redoutables : les missions religieuses. Sous prétexte de répandre la bonne
parole, celles-ci ont joué un grand rôle dans les manœuvres politiques depuis
l’Antiquité tardive. Ces missions mettent également en lumière l’importance des
relations entre les mondes franc et scandinave. Ce n’est certainement pas un hasard
si, au viiie siècle, les missionnaires d’Europe septentrionale – tels que Willibrord
et Boniface – sont d’origine anglo-saxonne. En effet, à l’époque il était possible de
parler d’une véritable civilisation de la mer du Nord. Au ixe siècle, à la suite de
l’expansion franque en Europe du Nord et de la conquête de la Saxe, Louis le Pieux
envoie des missionnaires dans les pays scandinaves, non seulement pour convertir
les païens mais aussi pour étendre l’influence franque dans ces régions. Le baptême
du roi danois Harald Klak dans le palais impérial d’Ingelheim s’inscrit parfaitement
dans cette politique. L’empereur espérait visiblement positionner les intérêts francs
au cœur du royaume danois. C’était cependant sans compter avec les Danois, qui
chassèrent le roi nouvellement converti. Du coup, l’empereur se trouva dans
l’obligation de protéger un allié encombrant. Cent ans plus tard, Otton le Grand
utilise la mission chrétienne pour soumettre les Danois, et c’est sans doute sous sa
pression qu’Harald à la Dent Bleue se convertit vers 960, alors qu’il est longtemps
resté un adversaire résolu de l’empereur. L’impressionnant ensemble monumental
de Jelling, (composé de deux tumuli, d’un alignement de pierre naviforme de 358
mètres et d’une grande pierre runique) dressé en mémoire de ses parents peu avant
sa conversion, reflète un paganisme ostentatoire hors norme. Quelques années plus
tard, Harald érige la grande pierre de Jelling, où une image du Christ et une longue
inscription runique proclament sa foi chrétienne et le mettent en avant comme
celui qui a converti les Danois. La légende « du gant de fer brûlant » porté par le
missionnaire Popo, devait certes expliquer la conversion de Harald à la Dent Bleue.

1. A. Nissen-Jaubert, « Pouvoir, artisanat et échanges dans le sud de la Scandinavie durant les


iiie-xe siècles », dans A. Gautier, C. Martin (dir.), Échanges, communications et réseaux dans
le Haut Moyen-Âge. Études et textes offerts à Stéphane Lebecq. Turnhout, 2012, p. 73-88.
2. S. Bagge, Den politiske ideologi i kongespeilet, Bergen, 1979.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Celle-ci apparaît toutefois surtout comme le signe de l’intelligence politique du


roi, dont la conversion a privé l’empereur d’un prétexte d’invasion. En effet, le Saint
Empire romain germanique exerça une grande influence via son organisation
ecclésiastique et la suprématie du siège archiépiscopal de Hambourg, jusqu’à la
création de l’archevêché de Lund en 1103. Le chroniqueur Adam de Brème et
d’autres ecclésiastiques allemands s’attachèrent sans cesse à discréditer les religieux
anglo-saxons qui avaient des liens forts avec les Danois, afin de les écarter de leur
sphère d’influence. Le contrôle de la religion permettait d’infléchir les rois et
d’influencer les peuples. Ce n’est pas sans raison que l’archevêché de Hambourg
s’opposa à l’instauration d’un siège archiépiscopal nordique.

Renseigner et ruser chez les Scandinaves

Les capacités de renseignement des Vikings en Europe méridionale ont été


principalement mises en œuvre au profit de leurs actions guerrières. Elles leur
permettaient de frapper quand les divisions internes ravagent les régions cibles.
En revanche, il est plus difficile de déterminer le rôle que joua le renseignement
dans les territoires scandinaves. Les sources textuelles ne fournissent pas
d’informations historiques fiables, mais tout laisse à penser qu’elles étaient également
la règle.
Les grandes chroniques latines du Danemark comme les sagas islandaises
sont des constructions littéraires de leur temps. Leurs auteurs possédaient une
grande culture classique et connaissaient les auteurs antiques et médiévaux ou
encore des légendes d’origine continentales. Les héros les plus illustres qu’on y
rencontre sont partiellement inspirés de personnages historiques, mais certains
n’ont jamais vécu en Scandinavie. Le roi Edil rappelle ainsi Attila. Un autre, le roi
Ragnar Lodbrog, apparaît comme l’incarnation de plusieurs chefs vikings. Les fils
de Ragnar s’inspirent de personnages historiques réels, mais les liens de parentés
entre les uns et les autres relèvent probablement de constructions littéraires1. Stricto
sensu, la véracité historique des légendes scandinaves est nulle. Leur intérêt ne se
situe pas dans l’histoire évènementielle et politique, mais dans la construction des
mémoires. Elles montrent les qualités, les vertus et les vices que les auteurs des xiie
et xiiie siècles ont voulu mettre en avant pour glorifier le passé d’une dynastie ou

1. Hedeager, Lotte, Iron Age Myth and Materiality. An Archaeology of Scandinavia Ad 400-1000,
Londres-New York, Routledge, 2011. Nissen, Anne. « Traditions littéraires et transmissions
orales à la lumière des données archéologiques », dans L. Jégou, S. Joye, T. Lienhard et
J. Schneider Faire lien. Aristocratie, réseaux et échanges compétitifs, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2014, p. 219-27. I. Skovgaard-Petersen, « Oldtid Og Vikingetid », dans
A. E. Christensen, H.P. Clausen, S. Ellehøj et S. Mørch (dir.) Danmarks Historie. Tiden
indtil 1340, Copenhague, Gyldendal, 1977, p. 15-209.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

de personnes qui pourraient toujours servir de modèles. S’agit-il de simples figures


littéraires ou y aurait-il une part d’historicité et des souvenirs du passé ?
La rédaction tardive des chroniques et des sagas, ainsi que les influences
notables des auteurs antiques ou médiévaux du continent, n’excluent pas l’intégration
de traditions orales. Le mot saga (« dire ») renvoie à l’oralité, les nombreux traits
archaïques dans les récits et la composition des poèmes scaldiques et de l’Edda
poétique1 pourraient remonter aux ixe-xe siècles. Les neuf premiers livres des Gesta
Danorum de Saxo Grammaticus ne se distinguent pas simplement par la nature
quasi-mythologique des personnages et de plusieurs évènements relatés ; les
différences sont aussi formelles. Contrairement aux livres x-xvi qui revêtent un
caractère nettement plus historique, les neuf premiers comprennent plusieurs
dialogues sous forme de strophes. Les propos énigmatiques sont aussi fréquents,
faisant penser aux kenningar, ces paraphrases et figures métaphoriques si
caractéristiques de la poésie scaldique (cf. infra). La tonalité et les strophes de
l’histoire légendaire laissent penser que Saxo Grammaticus a intégré des traditions
orales, allant jusqu’à traduire des poèmes scaldiques en latin.
Les historiens scandinaves, en particulier les Danois et les Suédois, ont été
profondément marqués par les analyses critiques et rigoureuses que Curt Weibull2
fit de Saxo Grammaticus. Par conséquent, la plupart ont d’emblée écarté – et de
nombreux chercheurs le font encore – les parties de ce texte consacrées aux périodes
anciennes des grandes chroniques latines et des sagas. Depuis les années 1980,
l’accumulation des données archéologiques ainsi que de nouvelles approches
historiques ont permis de jeter un autre éclairage sur les récits légendaires et
mythologiques. La dynastie de Lejre est une construction littéraire, mais l’archéologie
ne laisse pas de doute sur le caractère royal du site du ve au xie siècle. Toutefois, les
noms des rois historiques de Lejre – qui sans doute contrôlaient une grande partie
du Danemark – sont perdus à jamais ; ils étaient peut-être les ancêtres de la grande
aristocratie sjællandaise (Danemark), telle la puissante famille des Hvide, dont
était issu l’évêque Absalon, supérieur de Saxo Grammaticus et fondateur historique
de Copenhague. Le pouvoir de la grande aristocratie sjællandaise égalait presque
celui de la dynastie royale. La création d’une dynastie légendaire a peut-être permis
à la famille royale (la dynastie de Jelling) d’origine jutlandaise, de mieux asseoir
son pouvoir sur un territoire conquis3. Les études iconographiques de bractéates,
de parures vestimentaires et de stèles imagées attestent la vivacité des traditions
orales par rapport à certaines légendes et récits mythologiques. L’étude des vestiges

1. L’Edda poétique est un ensemble de poèmes en vieux norrois rassemblés dans un manuscrit
islandais du xiiie siècle, le Codex Regius. C’est aujourd’hui la plus importante source de
connaissances sur la mythologie scandinave
2. Gelting, Michael. « Mellem udtørring og nye strømninger: Omkring en symposierrapport
om dans middelalderhistorie », Fortid og Nutid 32, 1985, p. 1-12.
3. A. Nissen-Jaubert, « Un ou plusieurs royaumes danois ? », dans P. Depreux (dir.), Les élites
et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du vie au ixe siècle). Turnhout, 2007,
p. 135-154.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

matériels pourrait apporter un éclairage complémentaire d’une certaine culture


du secret chez les grandes élites qui, à en croire les sources narratives, revêt un
caractère presque initiatique.
La langue norroise n’est pas synonyme d’une plus grande authenticité ; ce sont
avant tout les contextes et les stratégies politiques qui ont déterminé les choix
linguistiques des auteurs médiévaux. Le « miroir du prince » norvégien, Kunnungs
skuggsjà, est certes rédigé en norrois, mais l’auteur précise qu’il faut que le roi
connaisse toutes les langues, en particulier le latin et le français que tout le monde
parle1. Saxo Grammaticus a choisi le latin pour s’adresser à l’Occident chrétien.
La langue norroise a été privilégiée en Norvège et en Islande, peut-être pour
renforcer les liens entre ces territoires et se démarquer du puissant royaume danois.
Elle a pu être un moyen de mieux asseoir la domination norvégienne sur l’Atlantique
Nord. Seuls les nordiques pouvaient comprendre les textes norrois, ce qui a laissé
leurs auteurs plus libres et leur a permis de transcrire des mythes, contrairement
à Saxo Grammaticus qui s’adressait à l’Occident chrétien et qui évita tant qu’il put
de détailler les anciennes croyances2.
Il n’en demeure pas moins que pour cerner au mieux la place du renseignement
dans la gouvernance des grands chefs et rois scandinaves, Saxo Grammaticus paraît
être la meilleure source. N’oublions pas que les plus importants contingents de
Vikings ayant opéré en France et sur les côtes orientales de l’Angleterre étaient
d’origine danoise. C’est aussi le sud de la Scandinavie qui entretenait les relations
les plus intenses avec l’espace franc et l’Occident médiéval. Saxo Grammaticus est
intarissable au sujet des manœuvres et des ruses des héros légendaires. Son œuvre
offre un corpus impressionnant des activités de renseignement et de manipulation
relevant d’un passé lointain. On peut douter de leur véracité, mais ces récits montrent
le type d’activités qu’on pouvait imaginer, estimer crédibles et souvent admirer au
début du xiiie siècle. Serait-ce le résultat d’une imagination débordante, ou est-ce
que Saxo Grammaticus a transmis des souvenirs d’anciennes ruses, manœuvres
et tactiques de guerre ayant permis de régner et de gagner des batailles ? Nous ne
le saurons jamais. Mais, comme pour Grégoire de Tours, il est possible d’examiner
la nature des actes et les acteurs, et d’analyser les appréciations de Saxo Grammaticus.
Amled, avec Frode et Ragnar Lodbrog, compte parmi les plus grands rois
légendaires dans les Gesta Danorum. Saxo Grammaticus lui voue une véritable
admiration et le fait apparaître comme un maître du renseignement. Dissimulation,
désinformation et manipulations lui permettent de survivre dans un environnement
hostile, de mener à bien sa vengeance et de prendre le pouvoir. L’histoire d’Amled
a inspiré Hamlet de William Shakespeare, qui a repris la trame et de nombreux
détails du récit médiéval. Le drame est toutefois adapté au public élisabéthain. On

1. S. Bagge, op. cit.


2. A. Nissen, « Les Vikings, Ragnar et les autres. De l’utilisation du passé viking à travers le
temps », dans F. Journot (dir.), Pour une archéologie indisciplinée. Réflexions croisées autour
de Joëlle Burnouf, 2018, p. 33-42.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

y retrouve la folie feinte, les meurtres et de nombreuses ruses plus ou moins


modifiées. Mais dans Hamlet, le prince, qui se pose en régicide, doit mourir en
accomplissant sa vengeance. La revanche d’Amled, elle, fut bien plus terrible et
couronnée de succès car le prince devint l’un des grands rois légendaires.
Jaloux de la gloire et de la renommée de son frère le roi Hardvendel, père
d’Amled, Fenge le transperce de son épée sous prétexte qu’il maltraitait sa reine,
qu’il épousera ensuite, s’emparant du trône. L’honneur appelle Amled à se venger,
mais pour survivre dans un environnement hostile il feint la folie, notamment en
montant à l’envers sur son cheval. Il passe la plupart de son temps à fabriquer des
crochets en bois. Quand les hommes de Fenge s’étonnent de cette activité peu
princière, il répond que c’est pour se venger. À la vue d’un loup, il s’exclame que le
roi devrait s’en procurer pour faire garder ses moutons, etc. Ses actes et ses paroles
semblent dénués de sens, mais peuvent aussi être compris comme des menaces
voilées. Mais Fenge ne peux tuer son neveu sans justification. Il cherche donc à le
démasquer, ce qu’a repris et modifié Shakespeare. Selon Saxo Grammaticus, Fenge
et ses amis tentent de sonder la folie d’Amled et chargent une fille de le séduire.
Dans l’œuvre de Shakespeare, Hamlet va conseiller à Ophélie de rentrer dans les
ordres. Amled va, lui, coucher avec la fille, qui lui promet de garder le silence,
tandis que ses amis montent la garde. L’un deux va par ailleurs lâcher un bourdon,
auquel il a attaché à une paille pour prévenir le couple de l’approche des hommes
de Fenge. L’auditoire s’est sans doute amusé de cette alerte incongrue. Par ailleurs,
dans les deux récits, les espions de Fenge, sont cachés derrière les tentures dans la
chambre de sa mère la reine, pour écouter ses échanges avec son fils. Amled/Hamlet
les démasque et les transperce de son épée, tout en réussissant à faire passer cette
action pour un acte de folie. Inquiet, Fenge décide enfin d’envoyer Amled chez son
ami, un roi anglo-saxon, avec une escorte. Les deux accompagnateurs sont porteurs
de messages gravés sur des bâtons runiques, par lesquels Fenge demande qu’Amled
soit tué. Celui-ci intercepte ces messages et grave d’autres runes sur les bâtons,
demandant que le roi anglo-saxon exécute ses deux faux amis et qu’il laisse Amled
épouser sa fille. Tentative astucieuse pour recomposer les alliances en faisant
semblant de les renforcer. Le roi anglo-saxon apprécie d’ailleurs Amled et se réjouit
de l’avoir comme gendre, mais quand ce dernier lui révèle la vérité, le roi se sent
obligé d’honorer l’alliance avec Fenge. Respectueux de sa parole et admiratif de la
perspicacité d’Amled, le roi accepte toutefois qu’il épouse sa fille, mais lui fait savoir
qu’il se vengera ultérieurement. Saxo Grammaticus met ainsi en avant les qualités
des deux hommes : Amled révèle lui-même ses ruses et fait donc preuve de franchise ;
le roi respecte également sa parole en acceptant le mariage tout en promettant de
venger l’outrage envers ses liens d’amitié avec Fenge. De retour au Danemark, la
vengeance d’Amled va pouvoir s’accomplir. Il revient pour ses propres funérailles.
La surprise laisse la place aux rires suscitées par le prince fou, qui fait couler la
bière à flots afin d’enivrer les convives, lesquels s’endorment profondément. Amled
les recouvrent avec les tentures de la halle qu’il fixe solidement avec les crochets

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Deuxième partie : Moyen-Âge

qu’il a fabriqué durant des années. Il sort Fenge de son lit, le tue d’un coup d’épée
et met le feu à la halle, où les compagnons de celui-ci sont prisonniers des tentures.
Amled prouve son sens de l’honneur à travers sa vengeance et montre qu’il sait
utiliser la ruse pour vaincre des ennemis puissants.
Au cours de son règne, Amled livrera de nombreuses batailles, mais il obtiendra
toujours la victoire, même dans des situations apparemment désespérées. Saxo
Grammaticus raconte ainsi comment une ruse incongrue lui permit de vaincre in
extremis une armée plus puissante. Durant la nuit, Amled appuya ses guerriers
morts sur des hampes de lances et en attacha d’autres sur des chevaux pour camoufler
ses pertes et apparaître à la tête d’une armée nombreuse. Saxo Grammaticus ne
tarit pas d’éloges sur Amled et ne sait pas s’il faut louer davantage son courage ou
son intelligence1.
Un autre récit de Saxo Grammaticus, consacré à un jeune guerrier norvégien,
Éric, qui camoufle sa flotte avec des branches, évoque curieusement la forêt de
Birnam qui s’avance vers le château de Macbeth. La fausse armée d’Amled et la
flotte déguisée d’Éric relèvent sans doute davantage de l’imaginaire que des réalités
guerrières. Cependant, les récits témoignent de l’imagination des narrateurs qui
ont pu s’inspirer des tentatives de camouflage de quelques guerriers, voire d’un
navire ou deux, pour tromper l’ennemi.
Les grands rois légendaires tels Amled et Ragnar Lodbrog ne sont pas simplement
de redoutables guerriers ; leur intelligence, qui s’exprime jusque dans la pratique
de la ruse et du renseignement, les distingue également de la plupart des hommes.
Dissimuler sans mentir est un trait constant chez Amled, qui lui permet de sauver
son honneur et de toujours respecter sa parole. Plusieurs autres héros légendaires
disposent de ces qualités et savent obscurcir leurs propos afin de dire la vérité sans
se démasquer. Comme chez Clovis, la parole ambiguë prépare la justification des
actes meurtriers. De telles ruses sont admises et même valorisées.
L’intelligence est aussi mise en avant dans les textes éducatifs, notamment
dans « les miroirs du prince ». Le Kunnungs Skuggsjà, rédigé en Norvège vers le
milieu du xiiie siècle – en même temps que les sagas – en offre un exemple nordique.
Le manuscrit donne des conseils de gouvernance et instruit le lecteur de la vie de
la cour et des relations avec les membres de la suite guerrière, le hird. L’inspiration
des « miroirs de princes » européens est manifeste, mais le texte est adapté au
contexte nordique, notamment en évoquant l’Islande et le Groenland. La tonalité
du manuscrit est plus pragmatique qu’érudite et des passages relatifs à la suite
guerrière – le hird – en soulignent le caractère nordique. L’importance accordée

1. Gesta Danorum, L. IV, 2 § 4_5 [4] Fortem virum aeternoque nomine dignum, qui stultitiae
commento prudenter instructus augustiorem mortali ingenio sapientiam admirabili
ineptiarum simulatione suppressit nec solum propriae salutis obtentum ab astutia mutuatus
ad paternae quoque ultionis copiam, eadem ductum praebente, pervenit. [5] Itaque et se
sollerter tutatus et parentem strenue ultus, fortior an sapientior existimari debeat, incertum
reliquit.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

au commerce, dans lequel le prince s’implique en personne, marque également


une différence de taille par rapport aux autres « miroirs de princes ». Le maniement
d’armes et la navigation sont également des matières importantes de cet ouvrage,
mais l’auteur insiste avant tout sur le Mannvit, le « savoir d’homme ». Difficile à
traduire, le mot recouvre davantage que les vertus antiques et chrétiennes de
sapentia et de prudentia des textes occidentaux, et son sens est plus pragmatique1.
Le prince doit s’illustrer par son intelligence, ses capacités à jauger et à conduire
les hommes. Il lui faut savoir bien choisir ses proches, sans tenir compte de leur
lignée, laquelle est un critère secondaire. Les moins bien nés lui seront plus redevables
et donc plus fidèles que les hommes de haute naissance. Le jeune prince doit aussi
apprendre à respecter les secrets des autres. En présence du roi, il doit savoir rester
à l’écart afin que le monarque puisse échanger avec ses hommes les plus proches.
Si par mégarde, il apprend des secrets, il doit savoir garder sa langue2. Manifestement,
c’est l’intelligence, le savoir et le savoir-vivre qui permettent au roi de se distinguer
des guerriers ordinaires et d’assurer efficacement ses fonctions.

Le renseignement chez les dieux

L’intelligence est une vertu fondamentale des rois et des grands chefs guerriers.
On la retrouve dans la mythologie à travers Odin, le chef des dieux nordiques, les
Asa. L’intelligence et le savoir sont les piliers de sa puissance et le mettent au-dessus
des autres dieux. Il a donné son œil en gage pour boire l’eau du puits du savoir et
de la sagesse gardé par le géant Mimer. Il s’est pendu à l’arbre du monde Ygdrassil,
se sacrifiant afin d’obtenir le savoir, maîtriser la poésie, les kenningar (cf. infra) et
les runes. Dans Le chant de Rig, qui décrit l’origine des catégories sociales, on
retrouve la même déclinaison de valeurs. Rig est un dieu – probablement, Heimdal –
qui s’est rendu sur terre et a engendré trois fils avec trois générations de femmes.
L’aïeule a donné naissance à Træl, ancêtre des esclaves ; la grand-mère à Karl, ancêtre
des hommes libres (paysans et guerriers). La mère a engendré Jarl, l’ancêtre des
princes et des rois. Heimdal s’occupera uniquement de ce dernier et lui enseignera
la guerre, la chasse et l’équitation. Son éducation ne s’arrêtera pas là, Heimdal va
aussi lui apprendre les runes, la poésie et les jeux. Cette mention des jeux ne manque
pas d’étonner et mérite attention. Elle laisse penser qu’ils représentent bien plus
qu’un simple loisir. La fréquente présence de pièces de jeux dans les sépultures
masculines de haut rang dès les premiers siècles de notre ère souligne leur importance.
Il s’agit manifestement de jeux de stratégie, probablement d’influence romaine.
Plus tard, le hnefatafl nordique ou encore le jeu d’échec – d’origine indienne ou

1. Bagge, Sverre. The Political Thought of the King’s Mirror, Medieval Scandinavia Supplement,
Viborg, Odense University Press, 1987.
2. Ibid.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

arabe – connaîtront un grand succès dans les milieux élitaires1. Les jeux ne sont
pas simplement des loisirs – comme la chasse au gros gibier qui prépare aussi à la
guerre –, ils aiguisent le sens stratégique et permettent de tester le niveau d’intelligence
des joueurs. On en revient toujours aux qualités indispensables des princes…
La transmission tardive des récits mythologiques, deux à trois siècles après la
conversion chrétienne, nécessite d’en faire une critique approfondie avant de les
exploiter. Les auteurs des xiie-xiiie siècles ont sans doute sélectionné certains récits
et ont pu en modifier d’autres pour les adapter à leur temps et à une audience
chrétienne. Les récits oraux ont également pu évoluer à travers le temps, comme
on le soupçonne notamment pour le poème de Beowulf, transcrit vers l’an mille,
après avoir sans doute été mis en forme au ixe siècle, tout en contenant des vers
évoquant une culture matérielle du début du viie. Quand Le chant de Rig évoque
l’eau aspergée sur la tête du nouveau-né, cela rappelle trop le baptême chrétien
pour être authentique. La poésie et les récits oraux sont ainsi constitués de plusieurs
couches chronologiques successives, que l’archéologie parfois permet de distinguer
pour les plus anciennes.
Les représentations iconographiques d’Odin à l’époque viking correspondent
bien aux textes norrois. Tout comme elles permettent assez facilement d’identifier
plusieurs légendes et récits mythologiques, notamment sur les stèles imagées de
Gotland. Plusieurs légendes, ainsi que certaines caractéristiques des divinités
scandinaves figurent déjà sur les bractéates en or du début du vie siècle (cf. figure 1
en fin d’article). Un cavalier accompagné de deux rapaces fait inévitablement penser
à Odin. Tout comme l’homme entouré de deux rapaces, d’un loup et d’un cervidé
sur la bractéate de Skrydstrup. Plusieurs bractéates sont gravés de runes formant
le mot « le haut », un kenning courant pour Odin (cf. infra)2. D’autres montrent le
loup de Fenris arrachant le bras du dieu Tyr ou encore la mort de Balder. Les noms
d’Odense et du lac Tissø – où se trouve l’un des plus grands lieux de pouvoir – font
d’ailleurs référence aux cultes d’Odin et de Tyr. Les références deviennent plus
nombreuses au fil du temps. Des stèles gotlandaises – Ardre VIII et Tjängvide – du
ixe siècle représentent Odin sur un cheval à huit jambes, Slejpner, avec des scènes
tirées des récits légendaires en arrière-plan3. À Tissø, plusieurs amulettes en argent
semblent représenter des valkyries armées ou qui tendent une corne à boire vers
un guerrier pour l’accueillir au Valhalla. Des pendentifs trouvés à Ribe et
Kalmergården (Danemark) et à Staraja Ladoga (Russie), datés respectivement des
viiie et ixe siècles, représentent un homme borgne, avec deux corbeaux (et non pas

1. G. Bauchhenβ et al., » Brettspiel » dans H. Bech et al. (dir.) Reallexikon der Germanischen
Altertumskunde, vol. 3, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1978, p. 450-459.
2. S. Nowak, Schrift auf den Goldbrakteaten…, op. cit., p. 208-225.
3. J. Staecker, « Heroes, kings, and gods. Discovering sagas on Gotlandic picture-stones »,
dans A. Andrén et al. (dir.), Old Norse religion in long-term perspectives: origins, changes,
and interactions: an international conference in Lund, Sweden, June 3-7, 2004. Lund, 2006,
p. 363-368.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

des cornes)1. Les données archéologiques confirment ainsi l’ancienneté de plusieurs


divinités, tout en suggérant des évolutions dans leur représentation (cf. figure 2).
Le cheval à huit jambes, Slejpner, semble assez récent. Sur les bractéates, Odin
monte un quadrupède, qui d’ailleurs parfois rappelle davantage un cervidé qu’un
cheval.
Le chef des dieux est aussi le dieu des rois et des jarls. Plusieurs dynasties
germaniques ont d’ailleurs désigné Wotan ou Odin comme leur ancêtre. Il est aussi
significatif que les bractéates en or semblent représenter ou évoquer Odin sous
plusieurs formes. Son caractère exclusif constitue un contraste saisissant avec Thor,
plus populaire et peut-être aussi plus tardif. Thor se distingue par sa force et sa
vaillance au combat, alors qu’Odin intervient au niveau de la stratégie et peut
conseiller jarls et rois.

Kenningar : un langage d’initiés

L’intelligence et le savoir d’Odin en font un expert de la manipulation et du


renseignement. Il est le maître les kenningar, ces figures stylistiques qui prennent
la forme de métaphores, de synonymes ou de paraphrases pour évoquer un objet,
un acte ou un évènement d’une manière détournée. Les kenningar occupent une
place centrale dans la poésie scaldique et dans l’Edda. Kenning signifie « ce qu’on
(re)connaît ». Les propos énigmatiques d’Amled, qui lui ont permis de suggérer sa
vengeance sans vraiment l’annoncer, font penser aux kenningar. Plusieurs inscriptions
runiques de l’époque viking – voire antérieures, comme celle d’Eggjaen en Norvège
gravée vers 700 – contiennent des kenningar et attestent l’ancienneté de cette forme
d’expression2.
Certains d’entre eux sont des synonymes, mais il faut en connaître la clef pour
bien les comprendre. Par exemple, il en existe plus de deux cents pour désigner
Odin. Poésie scaldique et inscriptions runiques le nomment souvent « le haut ».
Plusieurs bractéates en or des ve-vie siècles utilisent ce mot. Le nom de l’arbre du
monde Yggdrasil, auquel Odin s’est sacrifié par pendaison se compose d’Ygg (le
redoutable, qui est un autre kenning pour Odin) et de drasil (destrier).
D’autres kenningar sont des métaphores ou des paraphrases qui font allusion
à une activité ou à ses résultats. La guerre et la richesse sont des thématiques prisées,
évoquées à travers l’évocation d’animaux, de parties du corps et de divers éléments.
Certains sont relativement simples : « l’homme qui nourrit les aigles » fait allusion
au guerrier qui tue son adversaire ; « les rivières de la mort » font allusion au sang

1. N. Price, « Belief and Ritual », dans G. Williams, P. Pentz et M. Wemhoff (dir.), Copenhague,
Londres/Berlin, p. 162-195.
2. Ottar Grønvik » Om Eggjainnskriften – Epilog », Arkiv för nordisk filologi, no 117, 2002,
p. 29-34.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

versé. Il faut déjà plus d’imagination pour saisir que « l’arbre de la mort » est une
épée et « la neige du fourneau », de l’argent.
Certains kenningar nécessitent de bonnes connaissances des mythes et de
l’histoire légendaire pour être compris. Quand la pierre de Rök, datée d’environ
820 (cf. figure 3) mentionne « le cheval de Gona », elle évoque le loup ; Gona est une
valkyrie et sélectionne les guerriers morts que le loup dévore. D’autres kenningar
désignent l’or sous les termes de « l’argent de la loutre » ou de « la farine de Frode » ;
le premier se référant à la rançon que Loki a dû verser aux Asas en recouvrant la
peau d’une loutre d’or, le second à la légende des meules de Frode qui moulaient
de l’or.
Les kenningar sont innombrables. Certains sont connus et répandus, d’autres
ont certainement été inventés lors d’occasions précises et beaucoup ont dû tomber
dans l’oubli sans jamais avoir été couchés sur parchemin. Ces jeux poétiques
permet­taient de faire preuve d’invention de tester la culture et la sagacité des
auditeurs, voire de les insulter ou de les menacer. Dans les Gesta Danorum, certains
dialogues en vers prennent la forme de véritables joutes oratoires. Le contexte de
leur découverte ainsi que les supports des inscriptions runiques les associent aux
grandes élites guerrières, tout comme le font les textes tardifs. Les runes et les
kenningar sont associés au chef des dieux et leur apprentissage fait partie de
l’éducation des membres de la haute aristocratie. N’oublions pas que chaque signe
runique porte un nom propre, qui parfois fait partie du sens des phrases. Cela
constitue d’ailleurs une difficulté supplémentaire dans l’interprétation des
inscriptions runiques. La complexité des kenningar faisait partie de leur prestige.
Pour les maîtriser et lire les runes, il ne suffisait pas de connaître la langue et
d’identifier les signes. Il fallait posséder la culture et l’intelligence nécessaire pour
percer leur secret (cf. figure 4). Les kenningar sont en quelque sorte des messages
codés et font partie d’une culture d’initiés. Ces jeux poétiques pouvaient s’avérer
fort utiles en présence d’étrangers ou d’individus qui n’en avaient pas appris les
règles et n’en connaissaient pas les références.

Kenningar et décors animaliers

Les animaux sont omniprésents dans les kenningar et dans l’univers


mythologique. On reconnaît Odin à ses cinq compagnons : le cheval à huit jambes,
Slejpner ; les deux loups, Freki et Geri ; ainsi que les deux corbeaux, Hugin et Mugin.
Leur nom permet aussi de caractériser Odin : Freki (vorace) et Geri (glouton ou
audacieux) renvoient à ses qualités guerrières, Hugin (esprit/pensée) et Mugin
(mémoire) font allusion à son savoir et son intelligence, qui le distinguent des autres
dieux et légitiment sa domination sur eux. Chez les Scandinaves, les animaux ont
une forte valeur symbolique ; plusieurs représentent des qualités et actions guerrières.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

Loups, rapaces et corbeaux sont des prédateurs qui se repaissent des cadavres des
guerriers vaincus et deviennent ainsi des symboles de la victoire. L’aspect alimentaire
de la symbolique occupe une place particulière chez les Scandinaves pour qui le
guerrier est le nourrisseur1. La dangerosité de ces animaux permet aussi d’exprimer
des qualités guerrières comme le montrent les de nombreux noms d’hommes
germaniques : loup (Ulv, Wolf, Wulf) ; ours (Bernard, Bjørn, Beor) ; aigle (Arne) ;
sanglier (Erwin), etc. D’autres animaux ont également leur importance, notamment
le cheval, que l’on retrouve dans les noms des deux chefs légendaires, Hors (cheval)
et Hengist (étalon), qui auraient conduit les Saxons en Angleterre. De nombreux
kenningar se référent également au serpent, animal dangereux qui avance discrètement
et attaque par surprise. Ses yeux perçants imposent le respect et la crainte. Le chant
de Rig évoque les yeux perçants et le regard de serpent du fils Jarl. Les navires de
guerre, les snekkes, s’y réfèrent également (snake) et leur proue pouvait porter une
tête de serpent. Sans voile et avec le mat couché, ils se prêtaient fort bien à une
attaque surprise. Enfin, le serpent est aussi un kenning prisé pour évoquer l’épée,
« le serpent des blessures ». Les rayures et les losanges qui ornent de nombreux
pommeaux d’épées vikings pourraient d’ailleurs imiter la peau de la vipère2. C’est
également le cas, pour une période plus ancienne, de deux hampes de lances
découvertes dans les vestiges de sacrifices d’armes de Kragehul, datées de l’âge du
fer romain récent (iiie-ive siècles) et qui sont partiellement couvertes de serpents
entrelacés.
Les animaux se retrouvent également dans les styles animaliers germaniques.
Plusieurs études ont en effet démontré qu’ils sont bien plus que de simples décors
zoomorphes. Le choix des animaux représentés et les compositions, souvent très
complexes, laissent apparaître une symbolique forte. Il faut toutefois un certain
entraînement pour décomposer l’enchevêtrement des corps entrelacés avant de
discerner chaque animal ; parfois ces corps s’unissent pour former une représentation
humaine ou un visage. Ces décors complexes constituent en quelque sorte le versant
iconographique des kenningar, qui permettent d’ailleurs de mieux comprendre
leur signification3. La diffusion des styles Salin I à III des ve-viiie siècles dépasse
assez largement les mondes scandinaves. Cependant, c’est indéniablement en
Scandinavie que le style trouve ses expressions les plus fortes et les plus diversifiées.
Les styles animaliers vikings sont davantage confinés aux mondes scandinaves ou
aux régions dans lesquelles les Scandinaves se sont établis. Les Anglo-Saxons et
les Irlandais dans l’ouest de l’Europe, et les Finno-Ougriens et Slaves à l’est, ont
certes développé des styles hybrides, mais les décors paraissent moins complexes

1. A. Nissen-Jaubert, « Un ou plusieurs royaumes danois ? », op. cit., p. 135-154.


2. S. Brunning, « (Swinger of) the Serpent of Wounds ». Swords and Snakes in the Viking
Mind », dans M.D.J. Bintley, T.J.T. Williams (dir.), Representing Beasts in early Medieval
England and Scandinavia. Woodbridge, 2015, p. 73-93.
3. L. Hedeager, Iron Age Myth and Materiality. An Archaeology of Scandinavia AD 400-1000,
Londres/New York, 2011.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

que sur les objets de prestige scandinaves. De même les styles animaliers tardifs
Ringrike et Urnes, utilisés aux xie-xiie siècles, paraissent plus simples que les styles
antérieurs. Serait-ce une conséquence de la christianisation ?
Dans les vestiges de sacrifices d’armes des iiie-ive siècle de Nydam et Kraghul,
serpents, rapaces et autres animaux ornent fourreaux d’épées et hampes de lances.
La disposition des animaux va évoluer et la complexité des compositions va croître
avec la création du style animalier Salin I. Rapaces, prédateurs et chevaux occupent
les surfaces. Certaines parties, notamment les têtes des rapaces et leur bec crochu,
se distinguent assez aisément, d’autres sont plus cachées. Les petits animaux vont
souvent constituer les membres d’un grand animal, voire une forme humaine, qui
surgit lors d’une observation attentive. Ces effets rappellent les descriptions d’Odin
capable de prendre la forme de divers animaux. La fusion homme/animal que l’on
rencontre dans les kenningar est forte. C’est aussi à partir de la fin du ve et au
vie siècle que les inscriptions runiques évoquent Odin ou la bière. Les décors
animaliers ornent surtout des objets de prestige, notamment des grandes fibules
féminines en matières précieuses.
Le style Salin I sera largement diffusé sur le continent européen. Il est frappant
que sa diffusion ait eu lieu essentiellement chez les peuples se réclamant d’une
origine scandinave : les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Vandales. En
revanche, les Francs, qui revendiquent une origine troyenne, semblent y avoir été
nettement plus réfractaires. La symbolique païenne du Salin I pourrait être un
facteur supplémentaire de rejet1. En tout cas, il semble que l’on ait à faire à des
systèmes de référence et de communication différents, qui ont aussi pu avoir une
certaine influence sur la manière de gouverner et de se renseigner.
Dans le contexte scandinave, il est étonnant d’observer à quel point le
développement du style Salin I coïncide avec la formation de grandes entités
territoriales, que l’on pourrait sans doute déjà qualifier de royaumes. Les premières
bractéates en or ont probablement été fabriquées dans le grand centre de pouvoir
de Gudme, qui toutefois connaît un certain déclin à partir du milieu du vie siècle.
Durant cette période, d’autres centres de pouvoir politique et religieux émergent
et gagnent en importance, notamment à Lejre (Fredshøj) – considéré comme le
berceau dynastique des rois danois, les Skjoldunger – et Tissø (Bulbrogård). C’est
aussi à la suite de ces évolutions politiques et territoriales qu’un nouveau style, le
Salin II, va apparaître à partir du deuxième tiers du vie siècle et progressivement
remplacer le style I. On y retrouve les mêmes animaux et les mêmes thématiques,
mais leurs corps sont plus filiformes et leur enchevêtrement prend la forme d’entrelacs
toujours plus complexes. Les animaux sont entiers, mais leur nombre, les torsions
de leurs corps et leur enchevêtrement les font disparaître, aux yeux des non-initiés,
dans un fouillis d’entrelacs (cf. figure 4). Dans l’espace scandinave, la complexité

1. Ibid., p. 33-58. K. Høilund Nielsen, « The real thing or just wannabes ? Scandinavian-Style
Brooches in the fifth and sixth Centuries », in D. Quast (dir.), Foreigners in Early Medieval
Europe : Thirteen International Studies on Early Medieval Mobility. Mainz, 2009, p. 51-112.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

du style est telle que seuls les meilleurs artisans, qui maîtrisent totalement les règles
de composition, le réussissent. Les contrefaçons sont immédiatement démasquées.
Les possibles influences byzantines et la forte représentation de ce style en Lombardie
et dans le sud-ouest de l’Allemagne ont été avancées pour proposer une origine
lombarde ou méditerranéenne de Salin II. Mais la diversité et la complexité du
style en Scandinavie le distinguent des versions continentales et plaideraient
davantage pour une origine scandinave1. La quantité et la diversité des objets ornés
du style Salin II dans le sud de la Scandinavie est un trait spécifique. Les animaux
ornent aussi bien des parures vestimentaires féminines que l’équipement des
guerriers. Ailleurs, ce style devient nettement plus exclusif et orne seulement les
éléments d’armement et de harnachement des grandes élites guerrières. La sépulture
royale de Sutton Hoo, dans le sud-est d’Angleterre (début du viie siècle), en est sans
doute l’exemple le plus célèbre. Sans atteindre le rang royal, les sépultures à bateaux
de Vendel et Valsgärde en Suède centrale confirment les liens étroits entre l’aristocratie
guerrière et le style Salin II, que l’on retrouve aussi sur le continent européen2. Il
est intéressant de noter que les décors animaliers n’y sont plus réservés à l’univers
guerrier. Ils ornent aussi des accessoires vestimentaires féminins de grande qualité,
comme dans la sépulture (no 49) de la reine Arégonde à Saint-Denis. Toutefois, la
composition et la variété des motifs semblent appauvries. Seules les productions
de quelques royaumes anglo-saxons font preuve d’une certaine complexité qui ne
se rencontre guère sur le continent3. Cela suggère qu’une partie du sens a été perdue
ou volontairement écartée par les artisans européens.
À maints égards, les décors animaliers du style Salin II apparaissent comme
le volet iconographique des kenningar littéraires, conçus pour des initiés. Les
puissances territoriales du sud de la Scandinavie prennent alors de nouvelles
dimensions. L’histoire légendaire danoise, ainsi que Beowulf et d’autres sources
anglo-saxonnes suggèrent de mutuels liens étroits à travers la mer du Nord, qui
trouvent aussi un écho dans la culture matérielle, notamment les styles animaliers.
Les avancés spectaculaires des recherches archéologiques et les découvertes des
grands lieux de pouvoir ont complètement modifié la vision de cet espace, qu’on
croyait encore vide au début des années 1980. Il n’est pas impossible que la complexité
du Salin II se soit développée dans le cadre des alliances entre des royaumes
émergents ou déjà bien établis. Leur mémoire se trouve peut-être dans l’écho
fortement déformé des récits légendaires. Enfin, Salin II marque aussi l’ascension
du corbeau dans l’iconographie scandinave. Sur les bractéates, les oiseaux d’Odin

1. K. Høilund Nielsen, « Centrum og periferi i 6.-8. århundrede. Territoriale studier af


dyrestil og kvindesmykker i yngre germansk jernalder i Syd- og Østskandinavien », dans
P. Mortensen, B.M. Rasmussen (dir.), Fra Stamme til Stat i Danmark 2. Høvdingesamfund
og kongemagt, Århus, 1991, p. 127-153 (résumé en anglais p. 153).
2. K. Høilund Nielsen, « Animal Style – a Symbol of Might and Myth. Salin’s Style II in a
European Context », Acta Archaeologica, 69, 1998, p. 1-52.
3. Ibid.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

ont encore le bec crochu, évoquant davantage des aigles ou d’autres rapaces. Un
oiseau au bec droit avec un corps effilé va les remplacer au cours des siècles suivants.
Dans le sud de la Scandinavie, les femmes vont porter des paires de petites fibules
en forme de corbeau et sur le casque de la sépulture Vendel XIV, c’est un corbeau
qui forme le nasal (cf. figure 5). Serait-ce des signes discrets d’une évolution de
l’exercice du pouvoir ?
Sur les objets de prestiges, les décors animaliers de l’époque viking des
ixe-xe siècles cultivent les entrelacs et les images cachées. L’enchevêtrement des
animaux dissimule des têtes humaines ou des masques, comme dans le style de
Mammen. L’angle d’observation et l’orientation des objets laissent apparaître des
sujets complémentaires, voire des scènes mythologiques, passées inaperçues au
premier regard1. Comme pour Salin II, il semble que la face cachée des décors
disparaisse dans les styles anglo-scandinaves, tout comme les styles animaliers
tardifs : Ringrike et Urnes. Les animaux entrelacés sont immédiatement
reconnaissables et l’intégralité des motifs paraît plus facile à appréhender, même
à travers les entrelacs. Les contextes chrétiens ailleurs en Europe, ainsi que la
christianisation de la Scandinavie, ont peut-être rompu les liens entre décors
animaliers et kenningar.

*
L’analyse des récits textuels montre que le renseignement était un enjeu crucial
dans l’exercice du pouvoir. Chez les nordiques, il va même prendre une dimension
mythologique avec les corbeaux d’Odin. En revanche, rien ne laisse apparaître
l’existence d’un corps de professionnels. Éclaireurs et observateurs occasionnels
ont pu fournir certaines informations, notamment d’ordre logistique. Des marchands,
des ambassadeurs et des émissaires, qui ont circulé dans le cadre de leurs activités
commerciales ou diplomatiques, ont parfois pu glaner des informations sensibles.
Le risque était connu et la méfiance envers l’étranger était de mise. Cependant,
pour vraiment connaître les stratégies du pouvoir, il fallait faire partie des proches
de celui-ci. Les changements de camps et l’évolution des alliances étaient des
dangers constants et l’ami d’hier pouvait se révéler l’ennemi du lendemain. Ce
n’était pas simplement des affaires de fidélité ou de félonie. Solidarités familiales
et devoir de vengeance pouvaient modifier les alliances. Les auteurs médiévaux ne
manquent pas de mettre ce fait en avant pour justifier les revirements de leurs
héros. Dans ces contextes mouvants, le roi ou le prince devait donc constamment
s’informer et faire preuve de sagacité pour distinguer le vrai du faux et l’ami de
l’ennemi. Les récits historiques ou légendaires mettent en avant ces capacités
nécessaires au souverain, que l’on retrouve également dans la mythologie comme

1. M. Neiß, « Vexierbilder von Vestervang. Versuch einer methodischen Motividentifikation


für wikingerzeitliche Kleinkunst », dans L. Boye et al. (dir.), Det 61. Internationale
Sachsensymposium 2010. Neumünster, 2011, p. 57-75.

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

dans les textes éducatifs. Le courage et les qualités guerrières y sont certes présentées
comme indispensables, mais ce sont les compétences stratégiques qui assurent le
pouvoir. Les animaux d’Odin reflètent cette hiérarchisation. Ses deux loups, Freki
et Geri, représentent les qualités guerrières, alors que ses informateurs, Hugin et
Mugin, paraissent plus proches de lui.
Les activités du renseignement proprement dites échappent forcément à
l’archéo­logie. Celle-ci peut en revanche déceler des indices de l’importance de la
dissimulation dans la vie sociale à travers la culture matérielle. Les représentations
iconographiques et les styles animaliers ne sont pas des messages secrets, mais ils
témoignent d’une culture d’initiés et de connaissances partagée seulement par des
cercles restreints. S’interroger sur la place du renseignement dans ces sociétés ouvre
ainsi de nouvelles perspectives pour notre compréhension de la culture matérielle.

Anne Nissen

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Figure 1 : Les bractéates en or sont des pendentifs inspirés des solidi romains. Les plus anciens
imitent l’effigie impériale, mais rapidement ils ont pris des formes originales avec des
représentations mythologiques. Plusieurs ont des inscriptions runiques comme cet exemplaire
découvert en Fionie (DR BR42). Le cavalier pourrait être Odin avec son cheval et un rapace.
L’inscription houaz / laþu aa duaaalii(a) /al(u) contient les mots « le haut » et « alu » et pourrait
se référer à Odin et aux banquets rituels. Ces deux mots se retrouvent dans de nombreuses
inscriptions runiques anciennes (photo : Bloodofox). (https://it.m.wikipedia.org/wiki/
File:Bracteate_from_Funen,_Denmark_(DR_BR42). jpg)

Figure 2 : Plaque de casque (viie siècle) trouvée à Vendel qui pourrait représenter Odin avec
son cheval et sa lance Gungnir. Le bec des oiseaux, surtout celui de droite, est devenu plus droit
par rapport aux représentations sur les bractéates en or. Le corps a également évolué et l’oiseau
évoque davantage un corbeau (d’après O. Montelius, Om lifvet i Sverige under hednatiden,
Stockholm, 1905, p. 98). (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/db/Del_av_
hj%C3%A4lm_vendel_vendeltid_m%C3%B6jligen_oden.jpg)

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Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge

Figure 3 : L’inscription runique de la pierre de Rök (Suède, ixe siècle) compte parmi les plus
longues de Scandinavie. Elle est gravée de nombreux kenninger qui semblent faire allusions à
des batailles et à des rois barbares sur le continent. Le caractère énigmatique du texte rend son
interprétation extrêmement difficile (photo : Bengt Olof Åradsson). (https://commons.wikimedia.
org/wiki/File:R%C3%B6kstenen_1.JPG)

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Figure 4 : Les styles animaliers sont particulièrement complexes et diversifiés en Scandinavie


comme le montre cette applique en bronze de Floda (Södermanland, Suède). Il faut un œil
exercé pour identifier le combat d’étalons dans l’enchevêtrement des animaux (d’après B. Salin,
Die altgermanische Tierornamentik, Stockholm, 1904).

Figure 5 : Le nasal du casque de la sépulture Vendel XIV témoigne de la popularité croissante


du corbeau à partir du viie siècle. À la même époque, des fibules aviformes, qui ressemblent
fortement à des corbeaux, deviennent un phénomène de mode dans le sud de la Scandinave.
Elles vont par paire comme les corbeaux Hugin et Mugin d’Odin. (https://commons.wikimedia.
org/wiki/File:Helmet_from_Vendel.jpg#globalusage).

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L’ART DU RENSEIGNEMENT
ET DES STRATAGÈMES
DANS L’EMPIRE BYZANTIN

Jean Deuve et Eric Denécé

Située au carrefour de l’Occident latin, du monde slave, de l’Orient asiatique


et de l’Islam, Byzance s’est trouvée, tout au long de son histoire, en véritable position
« d’empire du milieu ». De 330 à 1453, le destin l’a condamnée à faire sans cesse la
guerre, presque toujours sur plusieurs fronts. Les empereurs d’Orient ont en effet
dû livrer des luttes acharnées contre les Ouzes, les Petchénègues, les Magyars et
les Bulgares, en Europe orientale ; contre les Perses, les Arabes et les Turcs seldjoukides,
en Asie ; contre les Normands en Méditerranée et les Croisés, au Levant ou sur leur
propre territoire.
La multitude d’ennemis dont l’empire se trouvait environné sur tous les fronts
exigeait que ses forces armées, traditionnellement chargées de la protection des
frontières, du maintien de la sécurité à l’intérieur des provinces et de la surveillance
des voies maritimes, fussent toujours prêtes à se mettre en campagne. Mais leur
entretien sur le pied de guerre était une lourde charge pour l’État. Cette situation
particulière a naturellement prédisposé Byzance à faire appel à toutes les ressources
de l’action secrète. Celles-ci lui permirent de préserver son territoire et ses intérêts,
en économisant ses forces au maximum, et de se défendre face à des adversaires
aussi nombreux que variés.
Les Byzantins considéraient que la guerre, bien que parfois nécessaire, n’était
jamais souhaitable et regrettaient d’avoir à combattre. La mort au combat était
davantage un échec qu’une manifestation d’héroïsme. Une prouesse sur le champ
de bataille était peut-être admirable, mais elle n’était pas particulièrement recherchée.
Dans la conduite d’une campagne, la première priorité d’un général byzantin était
la préservation des ressources humaines de son armée. Si l’ennemi pouvait être
vaincu par des moyens diplomatiques ou par des actions secrètes, tout était pour
le mieux. La stratégie byzantine reposait donc sur une diplomatie habile et des
actions secrètes élaborées, fondées sur une pratique assidue du renseignement et

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Deuxième partie : Moyen-Âge

des opérations secrètes. Ces différentes démarches étaient complétées par un étroit
contrôle des activités étrangères dans l’empire.
L’une des forces de Byzance résidait dans l’intérêt que manifestaient les plus
hauts dirigeants de l’empire pour les activités clandestines, notamment les diverses
manières d’obtenir des renseignements et d’amener les souverains étrangers à
servir leurs intérêts. L’ensemble de l’aristocratie politique et militaire était adepte
des opérations secrètes, des ruses et de la guerre psychologique. Ce fut notamment
le cas d’Alexis Comnène. Tous les historiens s’accordent à le considérer comme un
diplomate de premier ordre, connaissant parfaitement la situation politique de ses
voisins, sachant profiter de leurs divisions au mieux de ses intérêts et excellant à
grouper dans une alliance tous les ennemis de ses adversaires1.
Alexis acquit son expérience d’abord comme haut fonctionnaire de l’empire,
Grand domestique et général des armées de l’Ouest. Fin 1077, il poussa Botaniates,
jusqu’alors stratège des provinces d’Anatolie, à devenir basileus. Ayant pénétré tous
deux dans Constantinople déguisés en moines et bénéficiant de renseignements
quant au dispositif de protection de l’empereur Michel VII2, le 7 janvier 1078, ils
le déposèrent et Botaniates devint basileus sous le nom de Nicéphore III. Mais
Alexis Comnène ne trouvant pas son pouvoir suffisant organisa un coup d’État,
le 4 avril 1081, et remplaça Nicéphore III sur le trône de Byzance. Confronté à de
multiples conjurations, aux luttes frontalières incessantes contre les tribus balkaniques
et à la redoutable menace des Seldjoukides, Alexis Comnène accumula une expérience
inégalée de la guerre secrète.

Une diplomatie habile fondée sur le renseignement

La diplomatie coûtait moins cher que la guerre et contribuait tout aussi


efficacement à la défense de l’empire : en conséquence, l’activité de Byzance était
grande en ce domaine. Il n’y avait cependant aucun service diplomatique spécifique
dans l’empire et il n’y eut qu’exceptionnellement des ambassadeurs permanents à
l’étranger3. Mais tous les fonctionnaires en poste le long des frontières ou ceux qui,
ailleurs, étaient en contact avec des étrangers, comprenaient qu’ils devaient utiliser
tous les moyens pacifiques dont ils disposaient pour préserver la position
internationale de Byzance.

1. Ferdinand Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Comnène, Paris, Picard, 1900, p. 52.
2. Alexis Comnène s’informa « fort exactement de ceux qui gardaient les tours et il apprit qu’il y
en avait de gardées par les Immortels, d’autres par les Varangues, d’autres par les Némiziens »
(Alexiade, « Histoire de l’empereur Alexis », in Cousin, Histoire de Constantinople, Paris,
1672, II, p. 191).
3. F. Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Comnène, p. 139, 150 et 240.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

L’art de la division
Les alliances étaient l’une des armes favorites de la diplomatie byzantine : à
de lointains monarques, on donnait comme épouses des dames de la noblesse
byzantine et, souvent, les empereurs étaient mariés à des étrangères. À Byzance,
il existait des subsides spéciaux destinés à s’assurer des alliances ou à jouer un
ennemi contre un autre, par exemple, les Petchénègues contre les Bulgares, ou
ceux-ci contre les Russes. Justinien se débarrassa ainsi des Perses à prix d’or en
acceptant de payer à leur roi une lourde redevance annuelle et engagea toutes ses
forces, sous le commandement de brillants généraux – Bélisaire d’abord, puis
Narsès – dans la reconquête de l’Occident et des provinces africaines, dont les
peuples germaniques s’étaient emparées. Tous les mécontents et les réfugiés politiques
étaient les bienvenus à Constantinople où ils étaient accueillis et utilisés1. Ainsi,
beaucoup de souverains en exil arpentaient la capitale de l’empire, aux frais de
celui-ci, en l’attente d’une machination qui les ramènerait sur leur trône, au grand
bénéfice de leur sponsor.

« Avec de l’argent et sans combattre, on peut souvent se défaire de ses


ennemis, si l’on engage un autre peuple à les attaquer. Il arrivera qu’ils
s’affaibliront et se détruiront mutuellement, tandis, que vous conserverez
toutes vos forces, et deviendrez supérieur à eux2 ».

Les dirigeants de l’empire utilisaient toutes les ressources de la persuasion, de


la corruption et de la subversion pour briser les alliances hostiles, affaiblir les États
ennemis, fomenter chez eux révoltes et rébellions ou détourner les invasions
étrangères. L’histoire de Byzance en offre de nombreux exemples.
Au début du ve siècle, l’offensive des Huns conduite par Attila est détournée
avec un recours minimal à la force et maximal à la persuasion. Il en va de même
en 1282, lorsque Charles d’Anjou prépara une invasion, depuis l’Italie, avec la claire
intention de conquérir Constantinople : il se trouva soudainement immobilisé par
l’explosion d’une révolte qui embrasa la Sicile et l’obligea à demeurer sur place pour
la mater. Ce heureux hasard était le résultat d’une conspiration ourdie par l’empe­
reur Michel VIII Paléologue (1259-1282), le roi Pierre III d’Aragon et le maître
comploteur Giovanni da Procida3.
Dans la conduite des intrigues, la diplomatie byzantine montrait une habileté
raffinée, aussi efficace, le plus souvent, que la force des armes. Les Byzantins étaient
ainsi passés maîtres dans l’art de la manipulation, à l’exemple de l’impératrice
Théodora, épouse de Justinien.

1. J.-M. Hussey, Le monde de Byzance, Paris, Payot, 1958, p. 114.


2. Léon VI le Sage (866-912), Institutions militaires de l’empereur Léon le Philosophe, traduction
et édition de Joly de Maizeroy, Paris, Jombert et fils, 1771.
3. Edward Luttwak, La grande stratégie de l’empire byzantin, Odile Jacob, 2010, p. 20

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Au début de 537, la rusée Théodora, principal soutien des monophysites1, eut


recours à une machination afin d’écarter le pape Silvère auquel elle vouait un
ressentiment féroce. Elle envoya à Rome l’archidiacre Vigile qui lui était totalement
dévoué et aspirait au trône pontifical. Dès son arrivée en Italie, celui-ci reçut l’appui
d’Antonine, l’épouse de Bélisaire, entièrement dévouée à l’impératrice, qui était
l’un de ses principaux agents d’influence à l’insu de son mari. Ensemble, ils
organisèrent un complot destiné à mettre en cause la loyauté du pape. À l’aide de
faux documents, Silvère fut accusé d’entretenir des rapports secrets avec le roi
Ostrogoth, Witigis, et de vouloir lui livrer Rome. Les conspirateurs n’hésitèrent
pas à utiliser des textes falsifiés pour accréditer la thèse de la trahison. Bélisaire
déposa donc le pape en mars 537, lequel fut exilé en Lycie, Vigile lui succédant alors
au Vatican.

Le Bureau des affaires barbares


En soutien de cette activité diplomatique, le gouvernement impérial disposa,
à toutes les époques, d’un service de renseignement très organisé l’informant de
l’état des affaires et rapportant des nouvelles qui lui permettaient de ne pas se
laisser surprendre. Au ive siècle l’historien byzantin Procope explique qu’un « certain
nombre d’agents furent envoyés en mission en pays ennemis, particulièrement à la
cour de Perse, sous prétexte d’affaires, afin d’observer ce qui se passait ; à leur retour,
ils devaient être en mesure de rapporter les plans les plus secrets des ennemis ». Procope
raconte également la façon dont Bélisaire se renseigna sur l’avance des Vandales
en Afrique du Nord et narre comment l’Empereur Justinien utilisa deux moines
pour se procurer à la fois des vers à soie et des graines de mûriers qu’ils rapportèrent
de Chine en 553, dissimulés dans une cavité de leur bâton de marche.
Il existait notamment à Byzance un service de renseignement dénommé le
« Bureau des affaires barbares » (Scrinium barbarum), qui recherchait les
renseignements concernant les Sarrasins, les Turcs, les Bulgares et tous les peuples
qui entouraient l’empire. C’était un service secret, composé de diplomates, de
voyageurs et de marchands, destiné au recueil des informations sur l’étranger. Il
prit la suite d’un service des Affaires extérieures qui dépendit directement de la
Chancellerie entre le ve et le viie siècle. Le Bureau des affaires barbares ne devint
responsable de l’exploitation du renseignement que vers 740. Il fut alors placé sous
la direction du logothéte, haut fonctionnaire, déjà chef du service postal et responsable
de la nomination du personnel diplomatique. Byzance était alors un centre de
rencontres important et la capitale d’un empire puissant où l’espionnage politique,
militaire et économique avait toute sa place à côté de la diplomatie.

1. Doctrine chrétienne du ve siècle ne reconnaissant en Jésus Christ que sa nature divine ;


condamnée au concile de Chalcédoine en 451.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

Les opérations politiques secrètes

Si la diplomatie byzantine était conduite avec intelligence et réalisme, en sous-


main, tous les moyens étaient bons pour vaincre l’adversaire. Parallèlement à ses
relations extérieures traditionnelles, l’empire byzantin était expert dans la conduite
d’opérations offensives secrètes. Les actions souterraines étaient conduites en
complément de la politique étrangère que menait l’empereur et étaient justifiées
par la nécessité où se trouvait l’empire de toujours parer aux événements susceptibles
de menacer soudainement sa sécurité extérieure1.
L’une des manœuvres de cette stratégie subtile que Byzance pratiquait avec
talent, consistait à honorer avec ostentation les obligations des traités qui la liaient
avec les États voisins, pendant qu’elle déstabilisait ces pays en lançant contre eux
leurs ennemis qu’elle payait et équipait. Une des techniques préférées des Byzantins
consistait à créer, dans les pays étrangers, un parti favorable qui se livrait à l’espion­
nage et à l’action politique au profit de l’empire. Mais ils n’hésitaient pas non plus
à recourir à l’assassinat comme moyen d’action politique.

La tentative d’assassinat d’Attila


Face à la menace considérable que représentaient les Huns commandés par
Attila, Chrysaphius, un stratège conseiller de l’empereur de Théodose II (408-450),
comprit que la disparition de leur chef les affaiblirait considérablement. Il entreprit
de corrompre un officiel qui bénéficiait de la confiance d’Attila, nommé Edeco, qui
se trouvait à Constantinople en ambassade, afin qu’il assassinât son maître.
Chrysaphius lui dit que, « s’il assassinait Attila et revenait ensuite auprès des
Romains, il y jouirait d’une vie heureuse et d’une très grande fortune. Edeco promit
de s’en charger et précisa que l’accomplissement du projet exigeait de l’argent en
quantité raisonnable, seulement 50 livres d’or à distribuer aux soldats placés sous ses
ordres afin de s’assurer de leur pleine coopération pour l’attaque à mener ».
Il y avait toutefois un problème. Attila avait mis en place des procédures de
sécurité permanentes. Edeco expliqua que « du fait de son éloignement, il serait,
comme les autres, objet de questions très précises de la part d’Attila, par exemple sur
l’identité des Romains qui lui avaient fait des présents et les sommes d’argent qu’il
avait reçues ; il expliqua également qu’en raison de la présence de ses [collègues
ambassadeurs], il ne pourrait pas dissimuler les 50 livres d’or ».
Cette habile machination, d’un point de vue politique, méritait d’être tentée.
Mais Chrysaphius, homme pourtant fort expérimenté en la matière d’opérations
clandestines, se trouva joué par Edeco, qui avait depuis le début l’intention de

1. Guy Gauthier, Justinien, le rêve impérial, Paris, France Empire, 1998, p. 226.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

révéler le complot à Attila et ne demanda de l’or que pour le lui montrer à titre de
preuve1.

La lutte contre les Normands d’Italie


Au cours de leur expansion et de leurs conquêtes dans le bassin méditerranéen,
les Normands se heurtèrent aux Byzantins. Ils disposaient, eux aussi, d’une solide
tradition de recours aux opérations secrètes, héritée des Vikings, ce qui donna lieu
à une véritable guerre secrète2. Mais l’empire bénéficia, à partir de 1081, de la
compétence exceptionnelle de son empereur Alexis Comnène.
Lors du siège de Bari par les Normands, en 1068, Pateranus, le commandant
byzantin de la place forte, décida de faire assassiner Robert Guiscard, leur chef,
duc de Calabre et d’Apulie3. Il fit appel à un déserteur de l’armée normande à qui
le duc avait infligé un très grave affront. Pateranus lui ordonna de s’introduire
dans le camp ennemi et d’y tuer Guiscard, en échange d’une importante somme
d’argent. Cet agent réussit à pénétrer dans le camp normand, mais échoua in
extremis dans son entreprise.
Le basileus, pour abattre ce redoutable adversaire, chercha alors des alliés
parmi les turbulents seigneurs normands de l’Italie du Sud, qui supportaient mal
l’autorité du duc. Comme l’écrit Guillaume de Pouille, « les comtes normands se
plaignaient souvent entre eux du duc qui les traitait mal. Ils cachèrent longtemps la
colère dans leurs coeurs perfides. Mais finalement, ils dévoilèrent leurs intentions
secrètes ». Excités par les agents du basileus, un certain nombre de ces barons, menés
par Geoffroi de Conversano, Pierron, comte de Tarente, et Ami, comte de Giovinazzo,
refusèrent la coutumière participation financière au mariage de la fille du duc et
entrèrent en rébellion. Mais Guiscard réagit énergiquement et l’insurrection fut
matée en avril 10794.
Alexis Comnène acheta ensuite la flotte vénitienne et la chargea de couper les
communications maritimes en mer Adriatique. Il prit également contact, en
mars 1081, avec l’empereur Henri IV d’Allemagne et lui promit 144 000 pièces d’or
s’il attaquait Robert Guiscard, ainsi que 216 000 autres s’il s’emparait de l’Apulie.
Jourdain de Capoue, alléché par l’or byzantin, négocia avec Henri IV. Mais Guiscard,

1. E. Luttwak, op. cit, p. 80-82.


2. Bien qu’à cette époque les Byzantins doivent être considérés comme les meilleurs
spécialistes au monde, ils furent, le plus souvent, surpassés par les Normands.
3. Comme en témoigne cette anecdote, l’assassinat des dirigeants adverses était l’un des
moyens d’action favoris des Byzantins.
4. Ferdinand Chalandon, Histoire de la domination normande en Italie et en Sicile, Paris, 1907,
p. 253 et 265-267.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

mis au courant par ses agents de renseignement, contra le projet en engageant des
pourparlers directs avec cet empereur1.
Au printemps 1082, Alexis réunit encore des renforts et, décidé à ne plus céder
de terrain, profita d’un relâchement dans l’armée normande pour y lancer une
intense campagne d’agitation. Les Normands se plaignaient de l’absence de butin,
du non-paiement des soldes et du manque de vivres. Alexis utilisa à fond ces griefs.
Ses agents s’employèrent à les exagérer et poussèrent les seigneurs à réclamer.
« L’empereur […] envoya faire de magnifiques promesses aux comtes pour les obliger
à demander à Bohémond, fils de Robert Guiscard, l’argent qu’il leur devait et de le
presser de passer à la mer et d’aller en recevoir de son père. Il offrit aussi de l’emploi
à ceux qui voudraient servir dans son armée et des passeports à ceux qui désireraient
s’en retourner par la Hongrie2 ». Mais il ne parvint pas à déstabiliser Guiscard.
Puis, en 1107, lors du siège de Durazzo par les Normands de Bohémond, prince
de Tarente et fils de Guiscard, une nouvelle action fut entreprise. Lla ville byzantine
résistait, le siège traînait en longueur et des signes de fatigue apparaissaient dans
l’armée normande. Alexis Comnène saisit l’occasion pour mener une action
psychologique : « Il résolut donc de jeter des semences de division entre Bohémond et
les comtes et, pour cet effet, il manda Marin, maître de la milice de Naples, et Roger,
un des plus considérables parmi les Français, et Pierre d’Aluph. Il usa de cet artifice
de leur écrire (aux subordonnés de Bohémond) des lettres en forme de réponses à
d’autres lettres qu’ils lui eussent écrites, par lesquelles il les remerciait de lui avoir
découvert les secrets de leur chef, leur demandait la continuation de leur amitié et les
assurait de la sienne. Ces lettres étaient adressées à Gui, neveu de Bohémond, au
Comte de Conversano, à Richard, comte du Principat, à divers autres […]. Ces vaillants
hommes n’avaient jamais écrit à Alexis, mais il le supposait contre la vérité, afin que
Bohémond, interceptant les réponses et jugeant par là qu’ils entretenaient intelligence
avec lui, se portât contre eux à quelque traitement barbare qui les obligeât à renoncer
à son parti.
L’empereur commanda au porteur de ces lettres de rendre chacune à celui à qui
elle était adressée. Il dépêcha un autre courrier avec ordre de devancer le porteur de
ces lettres et d’aller trouver Bohémond sous prétexte de se rendre à lui et de découvrir
la perfidie des comtes. Ce stratagème réussit comme l’empereur l’avait projeté, Bohémond
lut les lettres ». Mais finalement, s’étant douté de la fourberie, il laissa les intéressés
dans leurs charges3.

1. Marquis de la Force, Les conseillers latins du basileus Alexis Comnène, Bruxelles, Byzantion,
1936, p. 160. F. Chalandon, Histoire de la domination…, p. 269. F. Chalandon, Essai sur le
règne…, p. 63-64. Alexiade, op. cit., tome iv, Livre I, p. 43.
2. F. Chalandon, Histoire de la domination…, p. 279-281. F. Chalandon, Essai sur le règne…,
p. 88-90. Alexiade, ibid., tome iv, Livre V, p. 201-202.
3. F. Chalandon, Essai sur le règne…, p. 245. Alexiade, op. cit., tome iv, Livre XIII, p. 527-543.
O. Vital, op. cit., p. 209-210. S. Runciman, A history of the Crusades, Cambridge, 1951, p. 49.
Thompson et Padover, L’espionnage politique en Europe, Payot, Paris, 1938.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Malgré ces succès relatifs, Alexis Comnène, avec son intelligence aiguë, son
goût naturel pour l’intrigue, son expérience et sa résolution fut le plus redoutable
adversaire des Normands d’Italie dans le domaine de la guerre secrète. Il fit
également preuve de tout son talent dans les luttes qui l’opposèrent aux Croisés.

La lutte contre les Croisés


En 1087, afin de se rendre en Terre sainte, les Croisés devaient traverser des
territoires sous contrôle byzantin. Or, les Grecs craignaient énormément cette
arrivée massive de Normands, réputés pour leur soif de conquêtes, qui les avaient,
quelques années auparavant, chassés d’Italie. Aussi le basileus les fit espionner par
ses agents et demanda à des tribus alliées de les harceler afin de les retarder, voire
de les décourager. Ces tribus allèrent même jusqu’à attaquer leur avant-garde lors
de la traversée du fleuve Vardar. Mais ils furent repoussés grâce à l’action énergique
de Tancrède le Bon.
Par ailleurs, le basileus considérait que les villes libérées des musulmans par
les Croisés, sauf la Palestine et Jérusalem, devaient lui revenir comme anciennes
villes de l’empire. Il excellait à nouer des accords secrets, comme ceux qu’il conclut,
en 1097, avec les Croisés anglais de l’aetherling Edgar et de Robert Godwinson pour
la restitution des villes libérées1. Les Croisés ne furent autorisés à traverser le
Bosphore et à continuer leur route que s’ils souscrivaient à cette condition. Mais
certains réussirent à passer sans y avoir souscrit.
Alexis Comnène fit également preuve d’une grande ingéniosité dans la recherche
du renseignement. En 1101, il prétendit vouloir manifester sa grande sollicitude
envers les nouveaux Croisés qui venaient d’arriver du Nivernais et d’Aquitaine et,
à cette fin, décida de remettre à chacun un tartaron de cuivre (pièce de monnaie).
Ainsi il apprit l’effectif exact de ces renforts et Orderic Vital assure qu’il communiqua
ce chiffre aux princes turcs, ce qui leur permit de remporter la victoire d’Héraclée2.

Le renseignement militaire

Si, plutôt que de déclarer la guerre, les Byzantins préféraient avoir recours à
la diplomatie ou à la subversion, ils étaient également capables, lorsqu’il fallait
combattre, de faire la guerre très efficacement, avec des moyens
perfectionnés – notamment le feu grégeois – un sens de la manœuvre et de la
coordination des armes longtemps inégalé. Leur armée était une des meilleures
du monde de l’époque. Ses officiers et ses généraux avaient étudié la géographie et

1. René Grousset, Histoire des Croisades, Paris, Plon, 1934, p. 136. F. Chalandon, Essai sur le
règne…, p. 211.
2. Orderic Vital, Histoire de la Normandie, Paris, Ed. Du Bois, 1825, p. 103.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

la stratégie et certains empereurs eux-mêmes avaient parfois écrit des manuels de


tactique.
Mais dans leur façon de conduire les opérations militaires, le souci d’économiser
les forces était très présent, ce qui les amenait, en ce domaine également, à accorder
une large place au renseignement et aux stratagèmes. Ainsi, dans son Strategikon1,
l’empereur Maurice énonçait qu’il était « bien de réduire l’ennemi par la peur, par
des raids, par la faim et jamais en bataille rangée où la chance joue plus que la
bravoure ». Ces préceptes allaient être appliqués tout au long de l’histoire militaire
de l’empire grec.
La clé de voûte des succès militaires des Byzantins était leur connaissance du
terrain et de l’ennemi. Le renseignement occupait une place essentielle dans l’art
de la guerre byzantin. Les manuels de campagne incitaient toujours les généraux
à utiliser tous les moyens possibles pour réunir le plus d’informations possible.
« Pour déterminer la position de l’ennemi, vous ne devez épargner aucun effort. Vous
devez recevoir tout homme, libre ou esclave, qui se présente à vous avec des renseignements,
que ce soit le jour, que ce soit la nuit, que vous soyez en train de dormir, de manger
ou de prendre votre bain ». Ce texte de Nicéphore Phocas – Le combat contre les
Arabes (963) – est applicable à tout adversaire. Il insiste sur le fait qu’une fois la
piste des Sarrasins repérée, elle ne doit jamais être abandonnée tant qu’on ne connaît
pas avec exactitude les effectifs et les desseins ennemis2.
Les commandants byzantins étaient incités à utiliser les trois moyens à leur
disposition pour obtenir du renseignement :
— les patrouilles de cavalerie légère et de fantassins pour sonder l’ennemi par
des attaques surprises, permettant de tester ses capacités de réaction. Il s’agit
de ce que l’on appelle aujourd’hui les opérations de reconnaissance, conduites
par des unités de combat de taille réduite, rapides et bien armées, en avant
des forces principales ;
— l’exploration furtive du terrain et des forces de l’ennemi, en profondeur dans
le territoire qu’il contrôle, par de petits groupes de soldats à pied ou à cheval
devant éviter toute forme de combat susceptible de perturber leur mission
principale : observer et revenir au rapport. Nous retrouvons là ce que l’on
appelle aujourd’hui les missions d’éclairage, conduites de manière dissimulée
par des unités spécialement entraînées ;
— enfin, l’espionnage, qui permet de recueillir des renseignements au cœur même
du dispositif adverse, dans ses campements, ses quartiers généraux ou le palais
du souverain, par l’intermédiaire d’agents clandestins qui agissent sous de
fausses identités3.

1. Empereur Maurice (582-602) Strategikon, Handbook of Byzantine Military Strategy,


GT Dennis editor, University of Pennsylvania press, 1984.
2. Charles Oman, The Art of War in the Middle Ages, Londres, 1924, p. 39 ; Gilbert Dragon et
Harlambie Milheascu, Le traité sur la guérilla de l’empereur Nicéphore Phocas (2011).
3. E. Luttwak, op. cit.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

À côté du service diplomatique fut créé, vers l’an 600, un système militaire
de renseignement opérationnel associé à chaque unité. La cellule de base en était
une équipe de 4 à 5 hommes, rattachée à chaque formation de 400 soldats. Ces
détachements devaient s’enquérir de l’état des routes et des gués, connaître les
possibilités locales de ravitaillement, les attitudes des habitants, etc.
L’armée byzantine utilisait également des éclaireurs – appelés prokoursatores,
« ceux qui vont vers l’avant » – et des guides issus des pays où elle opérait. Dépendant
directement du commandant en chef, ils étaient chargés de l’interprétariat et des
recherches d’informations particulières.
Leur action était complétée par celle des groupes de combattants spécialement
entraînés – dénommés « trapézistes » – que l’on peut comparer aux commandos
modernes. Ils étaient les soldats d'« élite » d’un thème, sélectionnés pour leur vigueur
physique et leur bravoure. Organisés en petits groupes d’une dizaine d’hommes,
le plus souvent recrutés localement, ils s’infiltraient profondément en territoire
ennemi où ils faisaient régner l’insécurité, effectuaient des sabotages, tuaient et
pillaient, et faisaient des prisonniers, auxquels le stratège se chargeait de faire dire
tout ce qu’ils savaient sur les mouvements de l’armée adverse.
Dans la marine, les renseignements recueillis par les navires éclaireurs – de
même que les ordres – étaient transmis par bannières et flammes. Au ixe et xe siècle,
pour avertir des violations de la frontière cilicienne, les Byzantins mirent en place
un système de feux et de fanaux, disposés sur des points hauts et des caps, jusqu’au
phare de Constantinople. Le passage des messages se faisait en une heure grâce à
ce système.
Par ailleurs, l’armée byzantine disposait d’une doctrine très élaborée concernant
la sécurité des troupes en campagne. En effet, dans une guerre de harcèlement et
d’embuscades, c’est le mieux gardé et le plus tôt prévenu qui gagne, en vertu du
vieux précepte « voir sans être vu ». Aussi, ses unités observaient l’adversaire en
permanence, sans jamais perdre de vue ses activités ni ses déplacements, grâce à
des guetteurs spécialisés, régulièrement relevés, faisant parvenir rapidement leurs
observations au commandement grâce à de cavaliers.
En complément du renseignement opérationnel, les Byzantins cherchaient
aussi systématiquement à placer des espions chez leurs adversaires1. Pour ces
missions, ils utilisaient beaucoup les marchands et les voyageurs. Une méthode
largement employée consistait à capturer des prisonniers avec femme et enfants.
Sous la promesse de la libération de leur famille après la mission, ces hommes
étaient renvoyés dans leur pays d’origine pour y espionner. Les Byzantins cherchaient
également à recruter des traîtres chez l’ennemi. Les Institutions militaires de l’empe­
reur Léon VI Le Sage prescrivent ainsi : « Recevez favorablement tous les traîtres qui
s’offrent à vous servir. Tenez vos promesses à leur égard s’ils vous disent la vérité, afin
de vous en attirer d’autres. L’utilité qu’on retire d’un bon espion est beaucoup au-dessus

1. Ferdinand Lot, L’art militaire et les armées du Moyen-Âge, Payot, Paris, 1946, p. 45.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

de ce qu’on leur donne. C’est une simplicité de ne pas vouloir acheter les services d’un
traître1 ». Les commandants de terrain étaient encouragés à entrer en contact avec
les dirigeants des nations étrangères alliées à l’ennemi ou avec les chefs des unités
auxiliaires afin de les inciter à changer de camp.

Le recours systématique aux stratagèmes

Un des manuels en service dans les armées byzantines était celui de Léon VI
dit le Sage ou le Philosophe2. Cet auteur, qui inspira longtemps la pensée tactique
des officiers byzantins, montrait une grande prédilection pour les stratagèmes, les
embuscades et les retraites simulées. Il recommandait d’envoyer des parlementaires
à l’ennemi sans autre objectif que d’espionner son dispositif et ses effectifs. Il
n’hésitait pas à employer la méthode éprouvée qui consistait à envoyer des lettres
compromettantes aux subordonnés du commandant ennemi, de façon qu’elles
tombent entre ses mains. Celui-ci devenait, de ce fait, soupçonneux de ses lieutenants.
Il en allait de même avec les déserteurs :

« Vous rendrez vos déserteurs suspects, si vous leur faites tenir des lettres
par lesquelles il paraisse que vous les engagez d’entreprendre quelque trahison
contre l’ennemi, dont vous marquerez le temps et d’autres détails. Ces lettres
étant surprises, on les tiendra renfermés, ou s’ils les montrent eux-mêmes,
on se méfiera toujours de leur fidélité3 ».

Un autre stratagème recommandé par Léon VI consistait à lancer un faux


renseignement selon lequel une importante personnalité du pays ennemi était en
fait secrètement favorable aux Grecs. On renforçait la rumeur en épargnant sa
demeure et ses terres lors des raids4.
C’est Bélisaire qui fit des stratagèmes une spécialité des Byzantins, Dans le
récit que laissa de ses guerres contre les Vandales et les Goths son secrétaire Procope,
on découvre combien le célèbre général byzantin était toujours enclin à entreprendre
de longues marches sur des routes périlleuses afin d’éviter une action à laquelle
l’ennemi pouvait s’attendre, et de le prendre à revers. Il n’hésitait jamais à tenter
les stratagèmes les plus risqués afin de surprendre et de vaincre ses adversaires,
alors qu’il était presque toujours en situation d’infériorité numérique. Ses manœuvres
très audacieuses furent presque toujours couronnées de succès. Mais cela ne doit

1. Cité par Louis Bréhier, Les Institutions de l’empire byzantin, Paris, Albin Michel, 1949, p. 3.
2. Léon VI le Sage, Institutions militaires, op. cit.
3. Ibid.
4. Ch. Oman, op. cit., p. 43.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

pas dissimuler le fait qu’elles étaient toujours à hauts risques et constituaient, chaque
fois, de véritables paris dans lesquels entrait une grande part de chance1.
Divers exemples historiques de campagnes militaires illustrent le goût et le
talent de Bélisaire pour les stratagèmes.

La reconquête de l’Afrique
La préparation de la reconquête de l’Afrique en 532, par Justinien, Bélisaire
et l’état-major impérial, offre un bon exemple de planification militaire minutieuse,
comparable aux actions que Guillaume le Conquérant conduira au xie siècle2.
Pendant de longs mois, les arsenaux fabriquèrent des navires de guerre et de
transport de troupes à une cadence élevée, profitant de la main-d’œuvre des
nombreux internés de la sédition Nika3, qui rachetaient ainsi leurs fautes. L’état-
major réunissait, entraînait et équipait avec soin les troupes nécessaires à une
intervention de longue durée sur un théâtre aussi éloigné de Constantinople que
l’était l’Afrique. Il préparait les plans de campagne et veillait à la logistique de
l’opération, tant dans ses aspects navals que terrestres. Parallèlement, la diplomatie
secrète de Justinien entrait en œuvre et commençait ses actions souterraines de
déstabilisation du royaume vandale.
Au prix de nombreuses promesses et de sommes d’argent considérables, les
émissaires de Justinien préparèrent l’invasion en encourageant des révoltes contre
le roi vandale Gelimer, en Tripolitaine et en Sardaigne. Ces provinces étaient suffi­
sam­ment éloignées de Carthage pour favoriser une large dispersion des armées de
celui-ci en cas de soulèvement. Ainsi, chaque détail avait été minutieusement
préparé par cet admirable organisateur qu’était Justinien, dont toutes les pensées
et toutes les forces étaient depuis des mois concentrées vers ce but4.
Après 18 mois de préparation, le 22 juin 533, la flotte impériale était prête.
500 navires de transport de troupes ou de commerce réquisitionnés et transformés
prirent la mer, protégés par une centaine de navires de guerre, récemment sortis
des arsenaux. Ils emportaient un corps expéditionnaire de 18 000 hommes vers la
Sicile d’où serait lancée l’offensive contre le royaume vandale. Bélisaire y arriva fin
juillet, reconstitua ses forces et son ravitaillement et attendit les ordres de Justinien
pour partir à l’assaut de l’Afrique. Car, afin de lancer son offensive avec les plus
grandes chances de succès, il devait attendre le signal du soulèvement du chef
maure Prudentius, en Tripolitaine, et celui du gouverneur vandale Godas, en
Sardaigne, que l’empereur lui avait promis.

1. E. Luttwak, op. cit., p. 95-96.


2. Cf. Jean Deuve, « Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête
de l’Angleterre (1066) », Renseignement et opérations spéciales, no 3, novembre 1999, Paris,
L’Harmattan, p. 29-44.
3. Soulèvement populaire ayant eu lieu à Byzance en janvier 532.
4. G. Gauthier, op. cit., p. 122 et 128.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

Fin août 533, les révoltes attendues éclatèrent enfin et Gelimer envoya aussitôt
des forces importantes mater la Sardaigne. Profitant de cet événement, la flotte
impériale prit la mer et les troupes débarquèrent dans le golfe de Gabès sans être
inquiétées. Il fallut plusieurs jours pour que les milliers d’hommes et de chevaux
puissent être mis à terre. L’isolement du lieu permit que cette opération, qui
demandait une énorme logistique, s’exécutât sans incident notable. Elle fut le départ
de la campagne victorieuse de Bélisaire, qui devait s’achever fin 534 par la reconquête
de l’Afrique du Nord jusqu’aux colonnes d’Hercule et marquer le début de sa
renommée1.

La reconquête de l’Italie
Au cours de la première campagne d’Italie – de 535 à 540 – eut lieu un autre
stratagème. L’armée impériale était aux portes de la Campanie. Après l’investissement
de Salerne, il ne restait plus qu’à marcher sur Naples, ce que fit Bélisaire sans perdre
de temps au cours de l’été 536. Tandis que sa flotte bloquait la baie de Naples, le
général byzantin mit le siège devant la ville. Mais plusieurs semaines passèrent
sans que la cité tombe. Les attaques des troupes byzantines étaient sans cesse
repoussées et un investissement de Naples par la force apparaissait de plus en plus
difficile.
Bélisaire employa alors une ruse que lui suggéra l’un de ses officiers, qui s’était
aperçu que l’on pouvait pénétrer au cœur de la ville assiégée en utilisant les conduites
de l’aqueduc qui ravitaillait Naples, lequel avait été coupé par les assiégeants. Le
général fit alors procéder à son dégagement aussi discrètement que possible, jusqu’à
ce que le passage fut suffisamment large. Puis il envoya un groupe de 400 soldats
d’élite dans les canalisations de l’aqueduc pendant que le reste de son armée
attaquait les remparts. Parmi eux, certains étaient dotés de torches et de trompettes
pour qu’ils pussent, dès leur arrivée à l’intérieur des fortifications, jeter la confusion
dans la ville et signaler leur succès à leur propre camp. Il réédita ainsi le stratagème
de Gédéon.
L’opération réussit parfaitement et les défenseurs napolitains furent surpris
d’être assaillis dans le dos par des ennemis dont ils se demandaient bien par quel
passage ils s’étaient infiltrés. Évidemment le soupçon de la trahison vint à tous les
esprits et la démoralisation s’empara des Napolitains. Les citadins favorables à
Byzance prêchèrent la reddition. Ne voyant pas le moindre secours pointer à
l’horizon, les Napolitains se soumirent alors au général.
Quelques mois plus tard, en mars 537, le roi Ostrogoth Witigis vint mettre le
siège devant Rome, récemment reconquise par Bélisaire, lequel était cependant
privé de renforts. Au cours du siège le général byzantin, afin de desserrer l’étreinte
des assaillants, effectua plusieurs sorties à la tête de sa cavalerie cuirassée. Par
ailleurs, il constitua en « commandos » des soldats d’origine nord-africaine – sans

1. Ibid., p. 129, 134 et 135.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

doute des Maures – et leur ordonna, la nuit tombée, de s’infiltrer à travers les lignes
ostrogothiques et de neutraliser le plus d’ennemis qu’ils pourraient. L’opération
fut couronnée de succès et les Ostrogoths virent bientôt avec terreur, dans leurs
propres lignes, les cadavres de leurs camarades mystérieusement égorgés et sauva­
ge­ment mutilés1.

Les opérations contre les Perses


Lorsque le roi perse Chosroès envahit la Palestine avec pour objectif Jérusalem,
en 542, Justinien envoya Bélisaire rétablir la situation. Chosroès disposait d’une
très importante armée – forte de 200 000 hommes selon les chroniques – qui lui
imposait, en raison de tels effectifs, de ne pas traverser le désert mais de le contourner,
en longeant l’Euphrate et en pénétrant en Syrie, pour redescendre ensuite au sud.
Bélisaire savait que son adversaire ne pouvait emprunter que cet itinéraire. Il
concentra ses forces, très inférieures en nombre mais extrêmement mobiles, en un
lieu d’où elles pourraient menacer le flanc de Chosroès pendant sa progression.
Lorsqu’il apprit la présence des Byzantins, le roi de Perse envoya un émissaire à
Bélisaire sous le fallacieux prétexte de négocier avec lui, mais en réalité pour se
renseigner sur son dispositif, dont il ignorait qu’il était considérablement inférieur.
Bélisaire eut à nouveau recours à un stratagème. Il préleva les meilleures unités
appartenant aux différents contingents ethniques composant son armée (Romains
d’Orient, Goths, Vandales, Maures, etc.) et les mit en place sur l’itinéraire que
devait emprunter l’envoyé de Chosroès, si bien que cet espion put croire qu’il
rencontrait ainsi l’avant-garde d’une immense armée. En outre, les soldats de
Byzance reçurent l’ordre de se répandre dans la plaine de telle sorte que leur nombre
en parut multiplié. Cette impression de force fut accrue par l’attitude de confiance
qu’afficha Bélisaire lors des négociations, ainsi que par l’insouciance de ses troupes
qui ne paraissaient nullement redouter une éventuelle attaque.
Le rapport de son ambassadeur persuada Chosroès qu’il était trop hasardeux
de poursuivre sa progression avec une si forte armée sur le flanc de sa ligne de
communication. Bélisaire renforça encore la tromperie en se livrant à une série de
manœuvres avec sa cavalerie. Jamais une invasion qui semblait initialement
irrésistible, n’avait été repoussée aussi économiquement. Et ce résultat miraculeux
fut obtenu grâce à une action psychologique2.

1. G. Gauthier, op. cit., p. 175 et 187.


2. Basil Liddell Hart, Stratégie, Paris, Librairie académique Perrin, 1998, p. 127-128.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

La sécurité dans l’empire et le contre-espionnage

Rompu à l’art de déstabiliser ses voisins, l’empire byzantin devait prendre


garde à ce que ses adversaires n’appliquent pas les mêmes pratiques à son détriment.
En conséquence, il élabora un système très complet de sécurité intérieure et de
contre-espionnage. Pour tenir son empire, les basileus disposaient d’une
administration efficace et toute puissante, ainsi que d’une police remarquable. Ils
engagèrent des étrangers dans leurs armées (Varègues, Scandinaves de Russie ou
de Suède, Anglais, Normands, Francs, Germains, Italiens, etc.), lesquels, outre leur
rôle dans les campagnes militaires contre les barbares et les Seldjoukides, formaient
également la Garde prétorienne du régime.

La surveillance interne de l’empire1


À côté des polices urbaines de Constantinople et des villes de province, il
exista, à toutes les époques, des agents officiels chargés de surveiller l’opinion, de
découvrir les complots, de faire respecter l’ordre dans l’empire, d’assurer la sécurité
des routes, d’y réprimer les brigandages et d’arrêter les espions ennemis. Mais il
n’exista jamais d’organisme centralisé. Chaque chef d’un grand service, chaque
juridiction possédait une police de sûreté, plus ou moins bien organisée : préfet
du prétoire, maître des officiers, gouverneurs de province et, à compter du viiie siècle,
les stratèges des thémes, le chef des Postes impériales et le logothéte du Drôme.
Depuis le ive siècle, le principal corps de police était celui des agentes in rebus.
Il y en avait 284 sous Léon Ier. Ils dépendaient du maître des officiers et leur rôle
consistait à porter les dépêches de l’empereur, à arrêter les délinquants et à assurer
la discipline de l’armée. On les trouve jusqu’au viiie siècle, où une partie de leurs
fonctions sera transférée aux Postes impériales. Celles-ci avaient pour rôle de
transmettre les ordres de l’empereur, les renseignements importants nécessitant
des mesures d’urgence et de transporter les agents du pouvoir. Elles ne pouvaient
être utilisées par les particuliers. À toutes les époques les agents des Postes impériales
furent, en même temps, des policiers.
Au ixe siècle, la police d’un théme (district) était sous les ordres d’un stratège.
Il y avait aussi une sorte de maréchaussée, circulant sur les routes, poursuivant les
voleurs et arrêtant les espions. La surveillance était particulièrement rigoureuse
dans les provinces frontalières, dans lesquelles les voyageurs devaient être munis
d’un sauf-conduit. À côté de la police provinciale, des agents envoyés de
Constantinople, les curiosi, dépendant du logothéte du Drôme, inspectaient les
provinces frontalières, les domaines impériaux et faisaient des rapports. À la fin
du xiie siècle, des inspecteurs étaient envoyés dans les thémes pour surveiller les
administrations.

1. Louis Bréhier, op. cit., p. 197-333.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Contre-espionnage et surveillance des étrangers1


Les Byzantins disposent d’un excellent système pour s’opposer aux menées
souterraines étrangères, aux complots, aux sabotages et à l’espionnage. À tous les
échelons administratifs de l’empire, il existe des agents chargés des missions de
contre-espionnage.
Le logothéte du Drôme dirigeait les Postes, les courriers diplomatiques, assurait
la réception des ambassadeurs, dirigeait le corps des interprètes. Au ixe siècle il
était le chef suprême des relations extérieures, des Postes, de la police d’État et de
la surveillance des étrangers. Le logothéte du Drôme avait pour adjoints :
— le chartulaire du Drôme : responsable de la police d’État, des missions
diplomatiques auprès des princes vassaux, de l’inspection de la police des
routes et des frontières, de la surveillance des étrangers résidant à Constantinople
(il disposait à cet effet de bureaux spécialisés par nationalité : Arabes,
barbares, etc.) ;
— le curateur de l’apocrisiaire, est chargé de loger les ambassadeurs étrangers,
de répondre à leurs besoins et de les surveiller ;
— le chef du corps des interprètes, qui étaient recrutés parmi des émigrés ou
d’anciens prisonniers de guerre. Ils déchiffraient les lettres en langue étrangère,
accompagnaient les ambassadeurs byzantins et recevaient les ambassadeurs
étrangers.
À Constantinople, ces derniers rencontraient énormément d’obstacles pour
se renseigner sur les secrets d’État et nouer des intrigues. Ils étaient autorisés à se
servir des Postes impériales, qui étaient efficaces et rapides, mais qui lisaient leurs
correspondances. Ils étaient toujours escortés dans leurs déplacements, sous prétexte
d’être honorés. Ils étaient surveillés en permanence, on leur assignait même un
logement, placé sous la surveillance permanente d’une nuée de domestiques-
espions2.
En cas de guerre, les mesures de défense des objectifs sensibles étaient
particulièrement strictes et efficaces. En 1059, Robert Guiscard, grand maître
normand des actions clandestines, ne pourra faire entrer aucun espion dans la
ville de Calabre qu’il assiégeait.

« Tel qu’un bon chasseur fait tendre des pièges, pour y prendre les loups
ou les renards, vous prendrez les espions de l’ennemi, en postant secrètement
des gardes hors du camp, avec ordre d’arrêter tous ceux qui en sortiront et
de les examiner. On vérifiera ce qu’ils diront, et l’on s’assurera de tous ceux
sur qui l’on aura le moindre soupçon3 ».

1. L. Bréhier, op. cit., p. 197-333.


2. Il est intéressant de noter que ce système a été intégralement adopté par l’URSS pendant
les années de Guerre froide.
3. Léon VI le Sage, Institutions militaires, op. cit.

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L’art du renseignement et des stratagèmes dans l’empire byzantin

Les complots et leurs sanctions


Parallèlement à ce dispositif, les empereurs entretenaient des espions à gage,
formant leur police secrète, chargé de démasquer les complots. Une peinture du
manuscrit de Skylitzès de Madrid montre deux espions envoyés par Léon VI pour
surprendre une conversation privée. Les châtiments pour les crimes d’espionnage,
de trahison et de félonie étaient particulièrement sévères. Les moindres peines
concernant les délits mineurs étaient le fouet et la prison. Si la peine de mort se
voyait réservée aux meurtres, aux trahisons et à l’adultère, les crimes de « sécurité »
étaient châtiés par la mutilation des membres ou du visage.
C’est ainsi que vers 1091, plusieurs généraux furent arrêtés pour complot contre
Alexis Comnène. Ils furent punis de l’exil et de la confiscation des biens. Il s’agissait
là de punitions légères comparées à celles infligées, quelques temps plus tard, à
d’autres conjurés. Ceux-ci, parmi lesquels un fils de l’ancien empereur Kekaumenos
et un beau-frère de Comnène, Katakalon furent, en 1094, aveuglés, condamnés à
la prison à vie et virent leurs biens confisqués. L’ancienne impératrice, Maria, qui
avait participé au complot, fut condamnée à la prison à vie et à la confiscation de
ses biens. Il est intéressant de noter que le dénonciateur du complot n’était autre
que le propre fils de Maria. Entre 1103 et 1107, une autre conjuration fut découverte
par Alexis Comnène. Les membres faisaient partie de grandes et nobles familles.
Cela ne les empêcha pas d’être condamnés à l’aveuglement, à la prison à vie et à la
confiscation de tous leurs biens. Toutefois, dans un geste de clémence inhabituel,
le basileus suspendit l’exécution de leur aveuglement.

*
L’art de la diplomatie secrète, du renseignement, de la manipulation, des
opérations secrètes ou spéciales pratiquées avec maestria par l’empire pendant plus
d’un millénaire a fait qu’aux yeux d’un grand nombre d’Occidentaux, les Byzantins
n’ont cessé de passer pour un peuple retors, fourbe, sans aucune fiabilité, voire sans
consistance historique. La réalité est tout autre. Confrontés à une situation
géopolitique des plus complexes, à des menaces militaires incessantes et variées,
les Byzantins surent, avec talent, mettre en place les instruments de leur sécurité
sans jamais se lancer dans des campagnes aussi importantes que celles de l’empire
romain dont ils poursuivirent l’œuvre. Mais ces modes d’actions spécifiques n’ont
été perçus en Occident que comme de la faiblesse, de la duplicité ou de la lâcheté.
Et nombre d’historiens n’ont fait que colporter cette perception déformée et injuste.
Tout au long de son histoire, en raison de sa supériorité dans le domaine du
renseignement et de sa pratique éprouvée des opérations clandestines, l’Empire
disposa d’une capacité d’action hors de proportion avec sa seule force militaire qui
est la principale raison de son exceptionnelle longévité. Il se montra capable, siècle
après siècle, de résister à ses nombreux ennemis, malgré ses fréquentes défaites
militaires tactiques.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

L’organisation du renseignement décrite perdurera jusqu’à la chute de


Constantinople, en 1453. Les Byzantins seront alors vaincus par le sultan turc
Mehmet II (1431-1481), dont le goût pour le renseignement était particulièrement
prononcé1. Après la chute de l’empire, des Grecs de Byzance se réfugieront en
Russie et apporteront aux princes de Moscovie leurs savoirs et leurs traditions. Ils
seront ainsi à l’origine lointaine des services de renseignement russes.

Jean Deuve et Eric Denécé

1. Le sultan Mehmet II ne vivait que pour la guerre et n’hésitait pas à se mêler à ses hommes
sous des déguisements pour écouter leurs conversations. Il faisait exécuter ceux qui
l’avaient identifié lors de ces visites particulières.

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LES OPÉRATIONS SECRÈTES
DE GUILLAUME LE CONQUÉRANT
POUR LA CONQUÊTE DE L’ANGLETERRE
(1066)

Jean Deuve

Tous les peuples en guerre ont, depuis la plus ancienne Antiquité, pratiqué les
ruses et les stratagèmes à l’origine des opérations secrètes modernes. Celles-ci en
ont gardé la substance, tout en développant un arsenal technique inconnu jadis.
Dans la Normandie indépendante du Moyen-Âge, les opérations secrètes ont
été spécialement développées parce que cet État indépendant – de sa fondation
vers 900 jusqu’à sa première annexion par la France en 1204 – n’a cessé d’être
l’objet d’attaques permanentes de la part de ses voisins flamands, français, manceaux,
angevins et bretons, tous unis dans la même volonté de rejeter à la mer cette colonie
scandinave fixée sur le sol gaulois. À l’image d’Israël, enfermé au milieu de pays
musulmans hostiles et plus peuplés, qui n’a pu survivre que grâce à l’excel­lence de
ses services spéciaux, les Normands, moins nombreux que l’ensemble de leurs
adversaires et ne disposant pas de glacis à leurs frontières qui leur permette d’être
prévenus à l’avance des offensives ennemies, durent porter leurs services spéciaux
à un haut degré d’efficacité.
Il ne saurait être question, en quelques pages, de résumer l’histoire des opérations
secrètes normandes qui se déroulèrent en Europe de l’Ouest, en Grande-Bretagne­,
mais aussi en Espagne, en Italie, en Sicile, en Dalmatie, en Grèce, en Asie mineure
et sur les côtes d’Afrique du Nord. L’opération qui est ici présentée est cas d’école
vaste et complexe, dans lequel toutes les facettes des opérations spéciales de l’époque
sont présentes : la conquête de l’Angleterre par les Normands de Guillaume le
Conquérant en 1066.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Le contexte
Le renseignement normand en Angleterre (1002-1065)
Profitant du mariage d’une princesse normande avec un roi d’Angleterre, puis
de son remariage avec un second, les Normands, depuis le début du xie siècle,
noyautent délibérément l’Angleterre, dans le double but de satisfaire leurs besoins
en renseignements sur ce pays parfois menaçant et d’agir politiquement contre les
familles anglo-saxonnes hostiles.
Sont ainsi infiltrées : la cour du roi, l’administration centrale et provinciale,
les ports et l’église. Les Normands disposent de sources extraordinairement bien
placées : le secrétaire privé du roi, son chapelain, trois membres de la chancellerie,
le chef écuyer du roi, un archevêque et trois évêques – dont celui de Londres – deux
shérifs responsables de grands comtés, des capitaines de châteaux sur la frontière
de Galles, etc. Plusieurs Normandes ont même été délibérément mariées à des
hauts personnages du royaume anglais.
Le grand historien britannique Freeman déclare que les Normands pouvaient
tout savoir de l’Angleterre par leurs sources ainsi placées. C’est le sénéchal du duc,
Guillaume de Crépon – dont un frère travaille à la chancellerie d’Angleterre – qui
coordonne la recherche des renseignements sur ce pays. Tant qu’on est en paix,
ceux-ci arrivent en Normandie grâce à des voyageurs : visites des Normands
d’Angleterre dans le duché, visites normandes en Grande-Bretagne, notamment
celles de l’abbé de Fécamp qui se rend régulièrement visiter ses moines fixés outre-
Manche.
Au début des années 1060, le roi d’Angleterre Édouard – lui-même a demi
normand – sans espoir d’avoir de descendant, promet à Guillaume qu’il sera son
successeur sur le trône d’Angleterre. Mais les Normands savent combien les familles
anglo-saxonnes s’opposeront à ce projet et Guillaume envisage le recours aux
armes.
Dans cette perspective, les renseignements recherchés évoluent et s’attachent
alors plus particulièrement aux problèmes de défense de l’Angleterre, à son armée,
à sa marine. L’abbaye de Fécamp, qui possède de nombreuses terres en Angleterre,
notamment au sud, reçoit la mission d’assurer le renseignement sur les côtes
méridionales, sur les plages, sur les courants marins. Guillaume organise un système
de transmissions secrètes destiné à résister aux mesures de l’état de guerre ; il poste,
dans les ports anglais, des agents pourvus d’un bateau qui seront chargés d’acheminer
vers la Normandie les messages venant de la colonie normande d’Angleterre. Il
dispose aussi sur le sol normand de courriers ducaux, capables d’apporter à toute
vitesse des messages vers sa cour. Ces courriers bénéficient de relais de chevaux
préparés et tout empêchement à leur mission ou toute attaque contre leur personne
sont justiciables de la justice du duc lui-même. Ainsi quel que soit l’endroit du

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Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre

duché où il se trouve, Guillaume est assuré de recevoir les messages le plus rapidement
et le plus sûrement possible.
Le 5 janvier 1066, le roi anglais Édouard meurt. Le duc Guillaume, alors à
Quevilly, est prévenu par un des agents secrets postés en Angleterre, parti
immédiatement par bateau ; il lui apprend aussi qu’Harold Godwinson, un grand
seigneur anglo-saxon, comte du Wessex, a fait un véritable coup d’État et s’est fait
couronner roi par un archevêque anglo-saxon. Le duc de Normandie décide alors
de faire valoir ce qu’il estime être son droit et se prépare à envahir l’Angleterre s’il
le faut.
Les jours suivants, des membres de la colonie normande d’Angleterre viennent
le renseigner sur la situation du pays. Le nouveau roi, Harold, a chassé un certain
nombre de Normands des postes-clés qu’ils occupaient, en particulier du conseil
royal et de la Chancellerie ; mais il en reste encore suffisamment pour que le duc
continue à être bien informé. Ses réseaux vont fonctionner avec précision et rapidité,
malgré les mesures prises par Harold et le serment des seigneurs anglais qui ont
promis de « garder les secrets du roi ». Les contacts normands au sein de l’aristocratie
anglaise sont tels que même la veuve du roi Édouard et la propre soeur du roi
Harold renseignent les Normands et favorisent les desseins du duc Guillaume. Un
message écrit du shérif de l’Essex parvient également au duc. Le comte de Norfolk
passe secrètement en Flandres et, de là, arrive en Normandie où il donne, de vive
voix, à Guillaume, les dernières informations d’Angleterre.

Les opérations et leur préparation

Les renseignements recueillis montrent que l’armée et la marine anglaises


sont redoutables. La flotte compte 700 vaisseaux dont les équipages, très entraînés,
sont très hostiles aux Normands. Elle croise en Manche, interdisant ou contrôlant
la traversée depuis le continent. L’armée, elle aussi très exercée, sait manœuvrer et
est capable d’opérations amphibies. Côté normand, c’est la Maison militaire du
duc qui est chargée de la préparation et du commandement de l’expédition. Ses
officiers, rompus aux opérations militaires, mais aussi à toutes les formes de la
guerre secrète, estiment qu’il faudra créer plusieurs diversions pour éloigner la
flotte anglaise et afin d’attirer l’armée de Harold le plus loin possible du lieu de
débarquement. On retrouve là, en sens inverse, le problème du débarquement de
juin 1944 en Normandie. De la même façon que les Alliés ont eu recours à la ruse
et à l’intoxication contre les Allemands, les Normands vont employer ces stratagèmes
contre les Anglais.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

L’élaboration du plan de diversion


Deux diversions sont prévues. La première sera un débarquement du roi de
Norvège au nord de l’Angleterre. La seconde sera l’envoi de Tostig – frère du roi Harold,
qui a rallié le camp normand – à la tête d’une petite escadre chargée de piller les côtes
orientales du Royaume, forçant ainsi la flotte et l’armée anglaises à se disperser.
Une mission secrète normande va donc discuter avec le roi Norvégien Harald
Hardrada dont curieusement le précepteur des enfants est un clerc Normand,
Turgot. En échange de sa diversion, qui sera une grosse opération nécessitant le
déploiement de 600 ou 700 navires, les Normands lui promettent une aide pour
libérer la partie de la Norvège encore occupée par les Danois. Une autre mission
secrète est dépêchée auprès du roi du Danemark, dont les sentiments sont favorables
au roi Harold d’Angleterre, pour qu’il ne lui fournisse aucune aide et se tienne à
l’écart du conflit qui se prépare. Il semble qu’il ait reçu une importante somme
d’argent ; « l’achat » de tiers est une technique que les services secrets Normands
emploient fréquemment. Par ailleurs, une pension annuelle très importante est
également versée au comte de Flandres pour qu’il laisse passer librement les
émissaires normands arrivant d’Angleterre ; pour qu’il empêche ses barons favorables
à l’Angleterre d’aider le roi Harold ; pour qu’il autorise de nombreux Flamands à
s’engager dans l’armée normande ; pour qu’il arme des navires au profit Tostig et
lui fournisse des équipages. Comme le comte de Flandres est aussi régent du
royaume de France, les Normands comptent qu’il fera le nécessaire pour que les
Français n’attaquent pas la Normandie pendant l’expédition.
Enfin, pour se « couvrir » vis-à-vis de l’opinion internationale, le duc Guillaume
propose ouvertement que son litige soit soumis à l’arbitrage du pape. Mais il garnit
toutes les côtes, de la Bretagne aux Flandres comprises, d’agents chargés d’empêcher
tout émissaire d’Harold de mettre pied sur le continent et délègue un de ses fidèles
diplomates auprès du pape pour le gagner à ses vues.

Contre-espionnage et intoxication
Le duc de Normandie dispose de deux atouts : une « chapelle » formée de clercs
discrets et habiles, chargés de sa diplomatie, ouverte ou secrète ; et sa Maison
militaire, comprenant des professionnels rompus aux activités guerrières, mais
aussi à la guerre secrète, à l’espionnage et au contre-espionnage.
Cette dernière prend aussitôt des mesures rigoureuses contre l’espionnage anglais.
De veilles lois vikings, remises en vigueur, permettent d’exécuter les espions ennemis
arrêtés à l’intérieur des ports et des camps militaires. Car il faut protéger la rade de
Dives-sur-mer1, qui abrite une grande partie de navires que le duc Guillaume a fait
construire. Une langue de terre la protège des vues d’éventuels navires espions anglais
et sa position est telle que toute tentative d’envoyer d’Angleterre des commandos de

1. Dont la configuration géographique était alors différente de celle d’aujourd’hui.

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Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre

sabotage serait repérée par les navires normands qui se tiennent en permanence en
avant des côtes ; il faudrait, en effet, au moins un jour et une nuit pour ce voyage.
Le roi Harold essaie pourtant tous les stratagèmes pour que ses espions le
renseignent sur la réalité des préparatifs normands et sur leur importance. L’un de
ses agents est arrêté à Dives. Il a été, selon toutes les règles de l’art, muni d’une
« couverture » et il commence à débiter sa « légende » comme on la lui a apprise. Mais
le duc Guillaume, qui veut être informé de première main de tout ce qui se rapporte
aux affaires du duché, décide d’utiliser cet espion au lieu de le faire exécuter. Il lui
montre les formidables préparatifs, plus de 1 000 bateaux, une armée de 7 000 à 8 000
hommes, 2 500 chevaux, des fortins en « kit »… Il l’impressionne par sa puissance et
ses certitudes, puis le renvoie en Angleterre avec un message pour le roi Harold qui
dit en substance : inutile de dépenser des trésors d’or et de ruse pour venir nous
espionner. Nous allons arriver chez vous d’ici un an et vous pourrez voir de près tout
ce que vous voulez ! L’espion, échappé comme par miracle, racontera tout lors de son
retour en Angleterre et, à son tour, impressionnera le roi Harold, ou du moins son
entourage et l’armée. C’est une bonne technique d’action psychologique et d’intoxication
car les discours du duc laissent planer le doute : le débarquement aura-t-il lieu cette
année ou l’an prochain ? C’est une technique qui sera amplement employée en
Extrême-Orient, par les armées communistes, notamment par les Chinois et les
Viêt-minh.
De nombreuses autres intoxications ont lieu. On sait, en effet, que le roi Harold,
ignorant les accords secrets entre les Normands et leurs voisins, est persuadé que
le duc Guillaume ne peut se lancer dans une expédition extérieure de grande
envergure, car ses frontières sont menacées. Il croit donc que les Normands bluffent.
On ignore comment les officiers normands ont « planté » ces intoxications et par
quels agents, mais le résultat est là : Harold ne croit pas au débarquement et ne
prend encore aucune mesure sérieuse, sauf de renforcer sa veille en Manche et de
doubler le guet sur les côtes du sud.
C’est à ce moment que le duc de Bretagne, Conan, menace d’attaquer la
Normandie et lui pose une sorte d’ultimatum. Les Normands font alors jouer une
de leurs combinaisons secrètes. Depuis longtemps, ils ont accordé à des seigneurs
bretons de la région jouxtant la Normandie, des terres dans l’Avranchin, en échange
d’un serment de fidélité et d’obéissance au duc de Normandie, technique que les
Normands ont aussi utilisé sur d’autres frontières. Ces seigneurs reçoivent donc
l’ordre d’être prêts à se soulever contre leur propre duc, Conan. Celui-ci, confronté
à la menace d’un soulèvement de la partie orientale de la Bretagne, se calme. À sa
mort, les Bretons accuseront les Normands d’avoir recruté le propre chambellan
du duc de Bretagne et de lui avoir fourni du poison pour empoisonner le duc.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

La perception de la menace normande par le roi Harold


En mai 1066, le roi d’Angleterre, Harold, est avisé que son frère Tostig, à la
tête d’une escadre fourni par les Normands, attaque le sud-est et l’est du pays et
vient de provoquer la désertion de plusieurs navires anglais et de leurs équipages.
Il apprend également que le roi de Norvège rassemble des navires et un corps de
débarquement. Cette fois, Harold prend les menaces au sérieux : il considère que
les opérations de Tostig et les préparations du roi de Norvège font partie d’une
vaste manœuvre orchestrée par les Normands. Mais il ignore le détail de cette
manœuvre : comment doit-elle se dérouler ? Où ? Quand ? Il envoie de nombreux
espions pour se renseigner. En juillet, il réussit à obtenir des informations sur l’état
des préparatifs normands, lesquels sont pratiquement terminés. Mais il ne parvient
pas, malgré tous ses efforts, à recueillir des renseignements sur la date du
débarquement, ni sur son lieu. De même, en 1944, les Allemands savaient que le
débarquement allait survenir, mais étaient incapables d’en déterminer la date et le
lieu.
Harold place des guetteurs tout le long de la côte et renforce la surveillance
navale en Manche, surtout face aux points de rassemblement de la flotte normande,
sur la côte du Calvados. Il dispose le gros de son armée en arrière des côtes du
Sussex, qu’il considère comme la région la plus favorable aux opérations des
Normands, tant parce qu’elle est située face au Calvados que parce que des
informations le lui laissent entendre. En fait, il s’agit d’une intoxication normande
appuyée sur le fait qu’il y quelques mois, le roi Harold a chassé de cette région un
certain nombre de moines normands, que le duc Guillaume a intégré ostensiblement
à son état-major. Mais Harold connaît les Normands et il sait que dans toutes leurs
opérations, qu’elles soient politiques ou militaires, ils utilisent toujours ruses,
intoxications et stratagèmes. Il craint d’être intoxiqué mais ne parvient pas à faire
la part du vrai et du faux. Ne sachant pas où va tomber le coup, il est obligé de
laisser une partie de son armée et de sa marine le long des côtes orientales.
Le 8 juillet, recevant des informations précises sur l’imminence du débarquement,
Harold mobilise toute l’armée et les milices locales. Les comtés maritimes arment
les navires réquisitionnés. Et rien ne se passe. Ces renseignements sont faux ou
« plantés » par les Normands. Tout l’été, Harold guette l’arrivée de ses ennemis. Des
informations contradictoires lui sont rapportées : les Norvégiens vont débarquer
après les Normands ; ceux-ci vont débarquer plus à l’est ou plus à l’ouest, là où
l’abbaye de Fécamp a des prieurés. Il est possible de comparer la situation du roi
anglais à celle des généraux et amiraux allemands de 1944 qui recevaient de nombreux
renseignements, dont pour la plupart étaient de l’intoxication. On ne connaît pas
la totalité des informations reçues par Harold, mais leur valeur est peut-être
comparable à la valeur des renseignements reçus par les Allemands en 1944 : 8 % de
vrais, 59 % de faux, les autres étant imprécis ou incontrôlables.

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Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre

Le transfert de la flotte à Saint Valéry sur Somme


Le duc Guillaume sait que l’armée anglaise, hormis la garde royale et les
quelques 300 mercenaires scandinaves, ne peut être mobilisée que pendant une
période de deux mois et que le système d’approvisionnement est basé sur cette
durée. Les historiens anglais modernes pensent que le duc normand était prêt dès
l’été, mais qu’il a délibérément retardé la date du débarquement pour attendre la
diversion norvégienne, afin de débarquer ensuite lui-même aussi vite que possible,
alors que le gros de l’armée anglaise serait encore dans le nord ; ils estiment que
Guillaume a également attendu que celle-ci soit à cours de ravitaillement.
Le 8 septembre, les provisions de l’armée anglaise sont effectivement épuisées.
Harold doit, à son grand désespoir, la démobiliser, ne conservant sous les armes que
sa garde, les Scandinaves et quelques milices levées tardivement. La flotte anglaise,
en partie occupée à se battre contre Tostig, a repoussé celui-ci et a détruit son escadre.
Mais la Manche n’est plus surveillée que par une partie de cette flotte, principalement
à l’ouest, là où le roi Harold attend les Normands. Les postes de guet ne sont maintenus
qu’en face du Calvados. Les Normands en profitent pour procéder à de nouvelles
intoxications. Harold apprend ainsi que ses ennemis, constatant que l’hiver approche
et que leurs préparatifs ne sont pas terminés, remettent l’expédition à l’année suivante.
Il apprend aussi que le débarquement des Norvégiens est imminent. Le roi Harold
donne alors l’ordre à sa flotte de regagner l’embouchure de la Tamise, position d’où
elle pourra intervenir au nord comme au sud.
Les réseaux du duc Guillaume en Angleterre, l’interrogatoire de marins
étrangers naviguant entre la Grande-Bretagne et la Flandre, et probablement aussi
des navires espions, permettent aux Normands d’être immédiatement prévenus
de la remontée de la flotte anglaise de la Manche et de la démobilisation partielle
de l’armée. Le duc donne alors l’ordre d’exécuter l’opération préliminaire de transfert
de la flotte. Cette opération, connue seulement d’une poignée d’officiers et tenue
très secrète jusqu’à lors, n’a été ni soupçonnée ni détectée par les Anglais. Le
12 septembre, la flotte d’invasion quitte Dives et les ports du Calvados pour rallier
le port de Saint-Valery-sur-Somme, alors en territoire normand. C’est le port idéal1
pour abriter une flotte des tempêtes et des vues du large. Sa situation est telle que
la flotte normande n’aura besoin que d’une nuit pour traverser la Manche et ne
risque pas de se faire repérer pendant le trajet. Elle abordera au petit matin à
Pevensey, lieu de débarquement choisi depuis toujours. Les courants, les marées,
la lune, les vents, la hauteur de l’eau sur les plages tout a été étudié avec la même
minutie que les Alliés en 1944 pour les plages de Normandie. Les Normands ont
de bonnes chances d’avoir plusieurs jours de suite des vents du sud, favorables à
l’expédition. Harold ne va pas apprendre ce transfert avant le 21 ou le 22, soit six
jours plus tard, preuve que le contre-espionnage normand fonctionne bien.

1. Boulogne a été écarté en raison de la violence des courants.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Les débarquements norvégiens et normands


Le 20 septembre, le roi Norvégien Harald Hardrada débarque à l’embouchure
du fleuve Humber, sur la côte orientale de Angleterre, bat les milices locales, s’installe
à 15 kilomètres de York et commence à soulever la région. Le roi Harold rassemble
son armée professionnelle, remobilise les milices et monte à marche forcée (60
kilomètres par jour pendant cinq jours) à sa rencontre. Il surprend les Norvégiens
à Stamford Bridge le 25 septembre, et les bat après un très rude engagement. Harald
Hardrada et Tostig sont tués, mais l’armée anglaise subit de grosses pertes.
Le 27, sachant que le roi Harold est parti au nord afin de faire face au
débarquement norvégien, la flotte normande d’invasion appareille dans la soirée.
Au matin du 28, les Normands débarquent, sans rencontrer la moindre résistance,
sur les plages de Pevensey. À bord des navires de pointe, des équipes comprenant
des moines, anciens des prieurés normands d’Angleterre, sont chargées de guider
les colonnes et de recueillir les premiers renseignements de contact. Les renforts
qui vont se succéder dans la journée et les jours suivants débarquent directement
dans le port de Hastings, occupé dès le premier jour. Harold apprend ce débarquement
le 1er octobre. De York, il décide de ramener immédiatement, à marche forcée, ses
troupes sur Londres. Celles-ci encore fatiguées du combat contre Tostig, vont
devoir parcourir 400 kilomètres en six jours, à raison de soixante-cinq kilomètres
par jour avec tout leur matériel !
Pendant ce temps, les Normands ont mis en place leur service de renseignement
(SR) du champ de bataille : ils disposent d’éclaireurs à cheval opérant par équipes
de deux, afin que l’un venant rendre compte, la permanence de l’observation soit
assurée par l’autre ; de groupes légers s’infiltrant en territoire ennemi, équivalents
de nos modernes commandos de reconnaissance ; de patrouilles occupant tous les
points élevés pour détecter les mouvements ennemis ; et des reconnaissances
personnelles des chefs et du duc lui-même. Parallèlement un service de contre-
espionnage (CE) du champ de bataille est déployé sur le terrain, essentiellement
formé de patrouilles anti-éclaireurs ennemis et d’agents secrets chargés de se mêler
à la foule qui suit une armée : cuisiniers, serviteurs, charrons, vivandiers, etc. Les
Normands reçoivent aussi les rapports de leurs réseaux en Angleterre. L’un d’eux
rend compte des résultats de la bataille de Stamford Bridge et signale le retour
d’Harold et de son armée.
Le duc Guillaume tient à se mesurer à l’armée anglaise le plus tôt possible pour
profiter de l’état de fatigue de ses adversaires et ne pas laisser le temps à Harold de
rassembler de nouvelles troupes ; mais aussi car il sait pouvoir bénéficier de l’excellent
moral de ses propres combattants et ne pas rencontrer de problèmes de ravitaillement.
C’est pourquoi il envoie des fourrageurs piller systématiquement les villages au nord
d’Hastings afin de forcer le roi Harold à accourir le plus vite possible.

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Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre

La bataille d’Hastings
Lorsqu’Harold arrive à Londres, le duc Guillaume lance ses réseaux contre
l’armée anglaise et envoie même des agents sous couverture. C’est ainsi qu’il choisit
un moine, Huon Margot, comme plénipotentiaire et l’adresse au roi Harold sous
prétexte d’une proposition de compromis ; en réalité le prélat a pour mission
d’espionner le camp anglais et d’intoxiquer ses chefs.
De son côté Harold agit de même : le 7 octobre, lui aussi choisit un moine et
l’envoie, sous couverture diplomatique, espionner les Normands. Afin de déceler
les véritables intentions de cet agent, le duc Guillaume se fait passer pour un servi­
teur en cuisine et, sous cette couverture, fait bavarder le moine qui ne se méfie pas
et se trahit. Un autre agent anglais, témoins des raids normands exécutés contre
les villages pour hâter la venue de l’armée anglaise, se précipite au PC d’Harold et
lui dresse un tableau effrayant de ce qui se passe, de la détermination et de la
puissance de l’armée normande. Le 11 octobre, malgré sa fatigue, l’armée anglaise
quitte Londres en direction d’Hastings. Le plan du roi Harold consiste à renou­veler
le coup réussi contre les Norvégiens : surprendre les Normands et les couper de
leur port, de leur ravitaillement et de leurs navires.
Le SR opérationnel normand fonctionne avec précision. Le duc Guillaume est
renseigné heure par heure sur le dispositif de l’armée anglaise, sur sa vitesse de
marche, sur ses effectifs. Un des officiers responsables de ce SR opérationnel, Vita,
membre de la Maison militaire de l’évêque de Bayeux, sera récompensé de son
efficacité, après la conquête, par l’attribution de terres près de Canterbury. Le duc,
qui attache une importance majeure aux problèmes de renseignement l’interroge
lui-même et s’enquiert directement auprès des éclaireurs de ce qu’ils ont observé.
Ces derniers, dans l’armée normande, ne sont pas des simples cavaliers, mais des
officiers particulièrement entraînés. Ils savent apprécier l’effectif d’une troupe, juger
un site, épier les mouvements et les desseins de l’armée ennemie. Ils sont exercés
aussi à ne pas se faire repérer par l’adversaire. L’ancêtre du maréchal Montgomery,
Roger de Montgomery, un des principaux lieutenants du duc Guillaume, a été
longtemps un spécialiste dans ce domaine du renseignement du champ de bataille.
Harold aussi tente de se renseigner sur les activités de l’armée normande en
envoyant de nombreux espions. Deux d’entre eux sont capturés. Ils avouent et
s’attendent au pire. Mais le duc Guillaume, une fois encore, intervient : il leur fait
donner à manger et à boire, leur fait visiter son camp, ne leur épargne rien, ni les
archers, ni la cavalerie, ni les fortins préfabriqués, ni les réserves de traits… puis
les renvoie vers Harold. De retour au camp anglais, ils font un récit effrayant de
ce qu’ils ont vu et de la puissance de l’armée normande. Cela joue sur le moral des
troupes anglaises déjà fatiguées.
Le 13 octobre, les informations reçues par les Normands leur permettent de
découvrir le plan anglais. Le duc Guillaume décide de le devancer. Dans la nuit du
13 au 14, l’armée anglaise est espionnée en permanence et les renseignements ne

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Deuxième partie : Moyen-Âge

cessent de parvenir aux Normands. Le 14 au matin, alors que l’armée ennemie


n’est ni en disposition de combat, ni même entièrement rassemblée, Guillaume la
surprend et attaque. Les Normands remportent une victoire totale et le roi Harold
est tué. Le duc de Normandie se fait couronner roi d’Angleterre le jour de Noël
1066, dans l’abbaye de Westminster. On peut dire que les services secrets normands
ont joué un rôle majeur dans le débarquement et la conquête de l’Angleterre.

Analyses des méthodes employées

La préparation du débarquement en Angleterre offre un exemple où presque


toutes les techniques des services secrets sont mises en œuvre par les Normands.
Elles sont, aux gadgets près, exactement analogues à celles utilisées par les Alliés
en 1944 pour tromper les Allemands sur le lieu et la date du débarquement en
Normandie, 878 ans plus tard. En effet, la marine anglaise qui croise en Manche
est vigilante. Il faudra l’éviter. Le duc Guillaume de pourra débarquer que 5 000 ou
6 000 hommes qui devront combattre une armée anglaise entraînée et forte de
14 000 soldats. Il faudra donc la disperser par des diversions et la tromper sur le
lieu et la date du débarquement.

Renseignement
Les Normands disposent en Angleterre d’un grand nombre « d’intelligences »,
c’est-à-dire d’agents qui leur communiquent en secret des informations sur la
situation. À la veille du débarquement, ils disposent, entre autres, de clercs placés
près du roi Harold, de trois évêques, de plusieurs shérifs et comtes, etc. Il y a une
organisation préparée d’avance pour transmettre les messages et les nouvelles, avec
des bateaux sans cesse prêts à prendre la mer et des relais entre la côte et l’état-
major du duc, au château de Bonneville, sur la Touques.

Contre-espionnage
Le duc choisit la rade de Dives comme principal port de rassemblement de
ses navires parce qu’à l’époque, la configuration géographique empêche les navires
espions venant d’Angleterre d’apercevoir la flotte normande et d’envoyer des
saboteurs. Le duc organise autour des ports et des camps militaires un tel système
de sécurité qu’aucun espion anglais ne peut passer sans se faire arrêter. Il remet en
vigueur d’anciennes lois datant du temps de Rollon1 sanctionnant très sévèrement
l’espionnage dans les ports et les enceintes militaires. Il dispose des agents le long
des côtes – et demande à son allié secret, le comte des Flandres, de faire de

1. Fondateur du duché de Normandie au ixe siècle.

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Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête de l’Angleterre

même – pour empêcher tout émissaire du roi anglais d’aborder sur le continent et
d’aller défendre la cause d’Harold auprès du pape ou des cours européennes.

Manœuvres secrètes
Pour empêcher que leurs voisins ne profitent de l’absence de leur armée et
n’envahissent le duché, les Normands paient le comte de Flandres, s’en font un allié
et le chargent d’empêcher le jeune roi de France, dont il est le tuteur, d’envahir la
Normandie. En Bretagne, le duc Conan II se révélant menaçant, les Normands
font intervenir des seigneurs bretons de l’est de la Bretagne, à qui des terres dans
l’Avranchin avaient été données, les obligeant ainsi à la fidélité et au service envers
le duc de Normandie. Devant la menace d’un soulèvement le duc breton s’abstient.

Diversion
Les Normands négocient très secrètement avec les Norvégiens pour qu’ils
débarquent au nord de l’Angleterre quelques jours avant leur propre débarquement.
En même temps, ils demandent à leur allié secret, le comte des Flandres, de remettre
des navires, des armes et des équipages à Tostig, frère du roi d’Angleterre, en froid
avec lui, afin que celui-ci attaque les côtes orientales anglaises pour y attirer la
flotte anglaise et une partie de l’armée.

Campagne de dénigrement
Pour s’assurer de l’appui des cours européennes et empêcher qu’elles ne
prennent partie pour le roi Harold, les Normands déclenchent une vaste opération
de guerre psychologique. Ambassadeurs, émissaires secrets, colporteurs de rumeurs
attaquent violemment Harold et sa famille. On rappelle qu’il a renvoyé des moines,
qu’il a exproprié des maisons religieuses, que son protégé, l’archevêque Stigand a
été excommunié, que son père a fait assassiner jadis le frère du roi Édouard,
qu’Harold a renié sa promesse d’aider Guillaume à obtenir la couronne d’Angleterre…
On noircit le roi anglais tant que l’on peut et avec succès car les cours d’Europe
déclarent soutenir le bon droit des Normands. Il semble qu’en plus de l’action
psychologique, les services secrets normands aient utilisé aussi l’or dont ils sont
abondamment pourvus.

Guerre psychologique contre l’armée anglaise


Au lieu de pendre les espions anglais interceptés, le duc Guillaume leur fait
visiter ses camps, en leur montrant la puissance de l’armée qui va débarquer en
Angleterre. Ces espions narrent avec effroi ce qu’ils ont vu. Des rumeurs qui courent
contribuent également à démoraliser une partie de l’armée anglaise.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Intoxication sur le lieu du débarquement


Guillaume commence par tromper les Anglais par le choix de la région de Dives
comme lieu de concentration de la flotte d’invasion : lorsque l’on regarde la carte,
le lieu de débarquement à partir de la région de Dives est la région de Portsmouth.
C’est là que le roi Harold concentre son armée et sa marine. En même temps, le duc
Guillaume fait venir ostensiblement à son état-major les moines normands qui
avaient été expulsés de la région sud-ouest de l’Angleterre : la conclusion naturelle
pour les Anglais, qui l’apprennent – les Normands font le nécessaire pour cela – est
que le duc réunit des personnes qui connaissent bien le sud-ouest de l’Angleterre.
Le déplacement, tenu secret, de la flotte de Dives vers le port de Saint Valéry, est
évidemment une cause majeure de surprise pour les Anglais.

Intoxication sur la date du débarquement


Le roi Harold est persuadé, à la suite de faux renseignements que les Normands
lui font parvenir, que ceux-ci ne mettront jamais leur menace à exécution. Des
rumeurs lui laissent croire que les Flamands – il ignore tout du pacte secret
Normandie/Flandre – les Bretons, les Français n’attendent que le départ du Duc
Guillaume pour envahir la Normandie et il persuadé que ceux-ci ne prendront pas
ce risque. Quelques jours avant le débarquement, des faux bruits atteignent
l’Angleterre selon lesquels les Normands, considérant les risques météorologiques
et l’automne qui arrive, songent à remettre leur invasion au printemps suivant.
Le 20 septembre comme convenu, les Norvégiens débarquent au nord et Tostig
attaque les côtes orientales anglaises. Le roi Harold court avec son armée vers le nord
et sa flotte l’y rejoint. Les Normands suivent ces mouvements heure par heure : le
27 septembre, la flotte de Guillaume appareille de Saint Valéry et débarque le matin
du 28 sans avoir rencontré la flotte anglaise et sans aucune opposition sur les plages.

*
Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête du trône
Angleterre sont l’un des plus beaux épisodes de la guerre du renseignement au
Moyen-Âge. La palette des techniques utilisées (espionnage, contre-esionnage,
diversion, intoxication) en fait une action d’une grande complexité qui révèle le
très haut niveau de compétence de Guillaume et de son état-major dans l’art des
opérations clandestines.
Surtout, son étude ouvre une perspective historique nouvelle : les similitudes
sont frappantes entre l’opération Fortitude, conduite par les Alliés le 6 juin 1944,
et l’action conçue, en 1066, par Guillaume le Conquérant pour la conquête de
l’Angleterre.

Jean Deuve

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LE RENSEIGNEMENT
ET LES OPÉRATIONS SECRÈTES
DES NORMANDS DANS L’ORIENT
DES CROISADES

Jean Deuve

À l’image des Vikings, les Normands cherchèrent toujours à éviter les grandes
batailles frontales et leurs cortèges de massacres en recourant à la déstabilisation
de l’adversaire par l’action psychologique et les opérations spéciales. Ils s’appliquèrent
à toujours surprendre leurs adversaires par la dissimulation de leurs forces et de
leurs mouvements ; par la lutte contre l’espionnage et les reconnaissances ennemis ;
par les opérations de nuit, auxquelles ils étaient entraînés, les opérations inattendues,
les ruses et les pièges ; par les embuscades systématiques ; par les diversions et
l’intoxication. Ils pratiquèrent surtout assidûment la corruption des alliés et vassaux
de leurs adversaires afin qu’ils leur fassent défection en pleine bataille, ce qui,
combiné avec une puissante attaque de cavalerie, provoquait la déroute ennemie.
Les exemples de ces succès sont multiples : en Normandie, en Méditerranée, au
cours des luttes contre Byzance, et en Orient, lors des Croisades.

La poursuite de pratiques héritées des Vikings

La Normandie, dépourvue d’obstacles naturels sérieux à ses frontières, située


au milieu d’ennemis qui n’ont souvent de cesse de rejeter à la mer ce « corps étranger »
au royaume franc, est à la merci d’attaques soudaines. Aussi, ces dirigeants vont
développer ses services secrets pour disposer de délais d’alerte et suivre de près les
activités de ses voisins.
Dès la fondation du duché, au début du xe siècle, il existe, dans les régions
frontalières de Normandie, un système de guérilla, issu des organisations
d’autodéfense des premiers colons scandinaves. Il permettait la formation, quasi

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Deuxième partie : Moyen-Âge

immédiate, de groupes de paysans armés et entraînés, dirigés par leurs seigneurs


locaux. Lors d’invasions étrangères, ils étaient capables d’épier l’ennemi sans être
vus, de se réunir rapidement afin de dresser des embuscades, de tendre des pièges
sur ses arrières, voire même de l’attaquer, en concomitance avec les forces régulières.
Ce système démontra plusieurs fois son efficacité : en 1029 contre les Bretons entrés
en Avranchin ; en 1054, dans le pays de Bray, contre une puissante armée française ;
et en 1136, contre le comte d’Anjou dans le Passais et le Séois.
Le duché de Normandie mettra donc au point des techniques de guerre secrète
pour éviter le gaspillage en hommes et compenser son infériorité numérique. Il
aura recours à des opérations d’une grande finesse pour déstabiliser ses adversaires,
en évitant le plus souvent possible le combat.
En 1096, il y a près de deux cents ans que le duché est dirigé par une aristocratie
formée de familles descendant des Vikings, empreintes de la tradition du
renseignement. Mais à cette tradition s’est ajoutée la situation particulière des
premières colonies vikings fondées sur les côtes de Neustrie, notamment celle de
la Basse Seine, noyau du futur duché de Normandie. En effet, ces colonies sont
l’objet d’attaques incessantes de leurs voisins : Flamands, seigneurs de l’Ile de
France, du Chartrais, du Drouais, Manceaux, Angevins, Bretons, dont les armées
coalisées sont plus nombreuses que les Normands.
Lors de la Première croisade (1096-1099), deux contingents normands arrivent
en Asie mineure. L’un vient directement de Normandie sous l’autorité du duc
Robert Courteheuse. L’autre, commandé par Bohémond – le fils de l’illustre Robert
Guiscard et Tancrède, arrive d’Italie et de Sicile.
Ces Normands qui participent à la croisade sont les héritiers d’une longue
tradition des opérations clandestines qui remonte aux Vikings. À peine arrivés en
Asie Mineure, ils vont faire la preuve de leur maîtrise des actions clandestines et
montrent qu’ils ont « le culte du renseignement », c’est-à-dire la volonté d’utiliser
au maximum les opérations secrètes dans leurs desseins. Celles-ci comprennent
le renseignement tactique du champ de bataille, l’espionnage politique, les manœuvres
clandestines visant à déstabiliser l’adversaire, le sabotage, l’intoxication et le contre-
espionnage.
Mais, confrontés aux Byzantins et aux Musulmans, qui ont aussi une pratique
des manœuvres secrètes, ils vont devoir se montrer encore plus performants pour
les battre. Leurs cousins d’Italie qui les rejoignent connaissent bien ces adversaires
redoutables qu’ils ont combattus en Italie (Byzantins) et en Sicile (musulmans).

Les principes tactiques normands

En étudiant les actions des Normands lors des batailles, des confrontations
armées, des sièges et des conquêtes, tant en France qu’en Grande-Bretagne, en
Italie, en Sicile ou pendant les Croisades, il est possible de déterminer les principes

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

tactiques constants qu’ils appliquent appliqués lors de leurs opérations militaires.


Ce sont:
— le choc de la cavalerie,
— la primauté du renseignement,
— la surprise,
— la déstabilisation de l’adversaire.

Le choc de la cavalerie
Ne traitant ici que du renseignement et des opérations secrètes, nous ne nous
étendrons pas sur cet aspect de la tactique normande. Il suffit de savoir que lorsque
la bataille a lieu, la cavalerie normande assure la victoire, en étroite harmonie avec
les autres armes. Elle doit creuser une brèche chez l’ennemi, rompre une défense,
le mettre en fuite, l’écraser. Elle doit être un objet d’intense terreur chez l’adversaire.
Elle est entraînée à être en disposition de combat instantanément, à attaquer bruta­
le­ment, à combattre de nuit et à se cacher de l’adversaire. Elle est notamment
engagée pendant que l’infanterie tend des embuscades sur les flancs et les arrières
de l’ennemi, pendant une diversion, quand l’adversaire ignore où elle est massée
ou lorsqu’il est dispersé.

La primauté du renseignement
Les chefs normands sont à la fois des politiques et des soldats. À leurs yeux,
aucune opération n’est purement militaire. C’est d’autant plus vrai qu’ils cherchent
à éviter les batailles rangées, les confrontations armées et les longs sièges, générateurs
de pertes humaines importantes. Les informations, ouvertes ou secrètes, que
réclament donc les chefs normands, portent sur :
— les éléments exploitables pour des actions secrètes de déstabilisation de l’ennemi :
dissensions dans les coalitions, griefs internes des armées adverses, leviers
psychologiques, financiers, politiques susceptibles d’être utilisés pour subvertir
l’ennemi, y recruter des transfuges et des agents, retourner les alliances ;
— l’organisation de l’ennemi, son dispositif, ses réserves en vivres, fourrages,
munitions, sa tactique, son aptitude au combat de nuit (que les Normands
maîtrisent) ;
— le terrain, ses possibilités de camouflage, d’embuscades, de pièges, ses zones
difficiles (marécages, broussailles…) pour la cavalerie, l’eau.
Ces recherches, directement liées à la bataille, se font à deux niveaux :
— en profondeur, à l’intérieur des armées ennemies, par des agents secrets, des
intelligences, des transfuges ;
— au contact de l’ennemi, par l’éclairage militaire (observation directe), par les
espions envoyés sous couverture dans le camp adverse, par les interrogatoires
des prisonniers et défecteurs, par les reconnaissances, terrestres ou navales.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Cette recherche du champ de bataille incombe à tous les responsables, à chaque


échelon. La recherche en profondeur incombe au chef de l’armée ou de l’expédition.
La recherche du renseignement à tous les échelons est une nécessité imposée, certes,
mais parfaitement comprise et appliquée par tous les chefs. L’intérêt pris par les
Normands à cette recherche est attestée par :
— la participation personnelle des chefs à la reconnaissance du terrain et de
l’ennemi ;
— le souci des chefs d’interroger eux-mêmes les éclaireurs, les transfuges, les
agents secrets et les prisonniers ;
— l’exploitation immédiate des bonnes informations recueillies ;
— le souci permanent des chefs à tous les échelons de recruter et de faire recruter
des sources dans le camp adverse et d’y envoyer des espions ;
— le soin avec lequel les chefs, même les plus grands, s’informent directement.
Ils prennent des risques personnels pour recruter ou entrer au contact d’agents
secrets dans le camp ennemi ;
— l’estime dans laquelle sont tenus ceux qui recueillent de bons renseignements
et les hautes récompenses qu’ils reçoivent ;
— le soin avec lequel les chefs choisissent ceux qu’ils chargent d’une mission de
recherche et la part qu’ils prennent dans la définition de leur mission ;
— le fait que, poussant le pragmatisme au maximum, les chefs normands ne
bâtissent leurs plans qu’après réception et étude des renseignements qu’ils ont
eux-mêmes exigés.

La surprise
Les Normands s’appliquent à toujours surprendre leurs adversaires. Cette
surprise est obtenue par :
— la dissimulation de leurs forces, de leurs concentrations et de leurs mouvements ;
— la lutte contre l’espionnage tactique ennemi ;
— les opérations de nuit, auxquelles ils sont entraînés ;
— les opérations inattendues (utilisation de chemins, passages ou traversées
considérés par l’ennemi comme infranchissables) ;
— les embuscades systématiques ;
— les diversions et les mesures prises pour éparpiller l’ennemi (allumer des
incendies) ;
— les ruses et chausse-trapes : attirer l’adversaire dans les marécages ;
— l’intoxication. Les Normands sont passés maîtres dans ce domaine qui implique
des mesures ouvertes et des actions secrètes. L’intoxication a pour but de
détourner l’attention de l’ennemi, de le leurrer sur le lieu d’un débarquement
ou sur la direction de l’attaque d’une forteresse, de le pousser à attaquer là où
il croit les forces normandes faibles (qui au contraire l’attendent), de lancer
l’adversaire dans une mauvaise direction, d’éparpiller ses unités, de feindre

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

un départ, de lui faire croire à l’existence en un point d’une armée normande,


en réalité inexistante.

La déstabilisation de l’adversaire
Les Normands sont très habitués à ces opérations, qui comportent des mesures
ouvertes, des mouvements d’unités, des embuscades, des harcèlements militaires,
mais aussi et surtout des actions secrètes conduites par des agents secrets introduits
dans l’armée adverse ou à son contact. Par ces méthodes, les Normands ont, ici ou
là, obtenu :
— des ruptures de coalitions ou d’armées coalisées ;
— des retraites ou des fuites d’unités adverses avant ou pendant le combat ;
— la capture ou la reddition rapides de châteaux et de forteresses ;
— la levée de sièges ;
— les désertions, parfois massives, de soldats ennemis ;
— le ralliement d’unités auxiliaires adverses pendant le combat ;
— l’annihilation chez l’ennemi de la volonté de combattre ;
— le ralliement de transfuges ;
— le recrutement « d’intelligences » de haut niveau chez l’adversaire ;
— la création de paniques dans les armées ennemies.

Les services secrets des royaumes musulmans

Les Croisades ont mis en lumière les talents des peuples du Proche-Orient en
matière de stratagèmes et d’actions spéciales. D’une façon générale, les Normands
considèrent que les Arabes possèdent des services secrets efficaces.
Les confrontations avec les musulmans (Zirides de Kairouan, en Sicile,
Ummayades, puis Almoravides, en Espagne) ont appris aux Normands que leurs
adversaires, d’une façon générale, s’appliquent à assurer la sécurité de leurs armées
en postant des guetteurs autour des camps et en envoyant des éclaireurs. Les Arabes
reconnaissent systématiquement le terrain et, notamment, les sites propices à des
embuscades, ainsi que le dispositif ennemi. En même temps, des mesures sont
prises pour empêcher l’espionnage adverse. Ils prennent des mesures radicales
pour décourager l’espionnage ennemi : ils peuvent pendre des notables afin d’effrayer
leurs compatriotes tentés de renseigner l’ennemi.
Le renseignement lointain est l’œuvre d’ambassadeurs et d’espions, notamment
de jeunes et jolies femmes, recoupant les récits de voyageurs et de commerçants,
systématiquement interrogés ou envoyés à des fins d’espionnage. À la veille de la
bataille de Dana (1119), Al Ghazi, émir d’Alep, est parfaitement renseigné sur le
dispositif de ses adversaires par des espions déguisés en commerçants nomades.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

L’attaque ou le siège d’une forteresse adverse s’accompagne toujours de tentatives


de recruter des « intelligences », des espions locaux qui renseigneront sur les défenses,
les réserves et le moral de la garnison. De la même manière, face à une armée
ennemie, les musulmans s’attachent à contacter les unités auxiliaires pour y recruter
des agents. Les musulmans utilisent depuis longtemps des pigeons voyageurs pour
leurs transmissions entre l’armée ou les espions et leur quartier-général. Les
Normands ont conscience de l’importance de ce système de liaisons et des possibilités
d’interception qu’il représente.
Les chefs musulmans sont également convaincus de l’importance de l’action
psychologique sur le moral de leurs adversaires. Ils lancent des rumeurs alarmantes
et des opérations d’intoxication d’une grande finesse. Ils n’hésitent pas à recourir
à l’assassinat lorsqu’un adversaire particulièrement redoutable contrecarre leurs
plans. C’est d’ailleurs à cette époque que prend naissance la secte des Assassins,
une faction dissidente de l’islam, qui peut être considérée comme le premier groupe
terroriste au Moyen-Orient.
Ainsi, à l’occasion du siège de Saint Jean d’Acre, en juin 1191, la flotte croisée
intercepta et coula un navire musulman chargé d’animaux dangereux ou venimeux.
Ces derniers étaient destinés à être glissés dans le camp des Croisés ou dans leurs
navires, car les chevaliers allemands, autrichiens et flamands avaient une peur
terrible de ces animaux. Par ailleurs, Saladin, bien qu’assiégé, fut tenu informé
régulièrement des mouvements des assaillants. La liaison entre la ville encerclée
et l’extérieur s’effectuait grâce à des nageurs qui réussirent à éviter les barrages des
assiégeants, portant dans une ceinture imperméable, messages, rapports et argent.

Les opérations secrètes normandes lors de la Première croisade

La première opération secrète des Normands aurait été, selon Orderic Vital,
l’obtention par Bohémond de la preuve de la duplicité du basileus, qui aurait ordonné
à des tribus alliées de retarder la marche des Croisés. Ce renseignement aurait
permis à Bohémond d’arracher en secret au basileus sa future principauté d’Antioche,
plus un trésor de guerre substantiel.
Le 30 juin 1097, ce sont des Normands d’Italie, appliquant leurs règles habituelles
d’éclairage militaire, qui décèlent les troupes musulmanes de Gilidj Arslan et
reconnaissent le terrain. Ces informations permettent à Bohémond et à Godefroi
de Bouillon de regrouper leurs unités qu’Arslan projetait de détruire une par une,
et de remporter la victoire dite de Dorylée, le 1er juillet 1097.
Puis Bohémond met le siège devant Antioche, le 21 octobre 1097. Son expérience,
tant dans la science militaire que dans le recueil du renseignement de haut niveau
lui permet de prendre l’ascendant sur les autres chefs croisés. Il lutte efficacement
contre l’espionnage exercé par la garnison d’Antioche dans les camps croisés.

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

Le 29 décembre 1097, Bohémond et le comte de Flandre surprennent une


armée musulmane arrivant au secours d’Antioche, alors que dans le même temps
la garnison turque de la forteresse, renseignée par ses espions, profite de l’absence
de Bohémond et de ses Normands pour attaquer le camp des Croisés, peu défendu,
et le piller.
En février 1098, les Croisés apprennent qu’une armée commandée par Ridwan,
le malik d’Alep, arrive au secours d’Antioche. Bohémond, ayant reçu le commandement
unique des forces, inférieures en effectifs, qui vont s’opposer à cet adversaire, décide
de quitter le camp de nuit pour surprendre Ridwan. À l’aube du 9 février, il envoie
« d’habiles gens à la découverte » qui lui rendent compte du dispositif ennemi.
Bohémond donne l’ordre d’attaquer alors que son adversaire n’est pas encore en
ordre de bataille et le surprend. Cette bataille du lac d’Antioche est une victoire.
Bohémond continue d’être très bien renseigné sur ce qui se passe à Antioche,
notamment par des chrétiens réfugiés qui maintiennent des contacts secrets avec
des compatriotes restés dans la forteresse. Mais il semble également que les Turcs
restent bien informés de la situation dans le camp des Croisés.
Dès février 1098, des informations parviennent à Bohémond selon lesquelles
une armée destinée à faire lever le siège d’Antioche est en cours de mobilisation à
proximité de Mossoul. Ces renseignements sont confirmés auprès de Bohémond
par des agents placés à l’intérieur d’Antioche et par des espions envoyés au loin
épier l’ennemi. Le 21 mai 1098, ils lui apprennent que l’armée, commandée par
l’atabeg de Mossoul, Kerbogah, est formée de nombreux contingents (les chroniqueurs
évoquent des chiffres variant de 12 000 à 200 000 hommes) recrutés à Mossoul, à
Alep, à Damas, à Jérusalem, et qu’elle vient de passer à Edesse. Sa vitesse de marche
la situe à 7 jours d’Antioche. Tout en gardant l’œil sur cette armée, Bohémond suit
son dessein. Tout d’abord, il obtient l’accord des autres chefs croisés : celui qui
prendra Antioche la gardera. Les chroniqueurs laissent entendre que Bohémond
a quelque peu usé de chantage en laissant croire que, découragé, il envisageait de
partir et de laisser les autres Croisés se débrouiller sans hommes compétents et
sans renseignements. Puis, n’ayant aucune confiance dans la parole du basileus, il
entreprend de se débarrasser de la présence de son représentant, Tatikios. Pour
cela, il lui aurait révélé, sous le sceau du secret, que les Croisés se préparaient à se
venger de l’empereur byzantin qu’ils soupçonnaient d’avoir lui-même fait appel à
l’émir de Mossoul. Tatikios se serait empressé de rejoindre Constantinople pour
alerter son souverain.
La voie est libre. Bohémond, qui, à l’insu des autres chefs croisés, a pris des
contacts clandestins avec l’Arménien Firouz, responsable de la tour des Deux Sœurs
de la forteresse d’Antioche, accélère ces contacts et manifeste son art de la
manipulation secrète. Ses techniques d’approche, son choix d’émissaires de plus
en plus précis, l’identification des leviers qui feront agir Firouz en sa faveur, le
principe même des signaux qu’il choisit (on peut ajouter un objet en cas de non-
danger, pas s’il y a danger de surveillance) pourraient figurer dans le manuel d’un

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Deuxième partie : Moyen-Âge

officier traitant d’un service secret moderne. Bohémond feint d’emmener les Croisés
en expédition pour désarmer tout soupçon éventuel de la part des chefs turcs. Le
3 juin, à l’aube, un commando normand de 110 hommes grimpe à la corde lancée
par Firouz et pénètre par une fenêtre de la tour des Deux Sœurs. Bohémond peut
alors hisser son étendard.
Cependant, il continue d’être tenu informé de la progression de Kerbogah.
Averti de sa proche arrivée, il « envoie au point du jour ses éclaireurs afin d’observer
le nombre des escadrons turcs, leurs positions et leurs manœuvres ». Ainsi, selon
l’Histoire anonyme de la première croisade et Robert le Moine, le chef normand,
bien renseigné, décide-t-il, le 28 juin, en accord avec les autres chefs croisés, de
livrer bataille. Il maintient, tout au long de la journée, une observation précise du
dispositif adverse, ce qui lui permet de lancer ses unités à bon escient et de remporter
une brillante victoire.
Selon des sources musulmanes, il semble que, fidèles à une tradition
ancienne – que Robert Guiscard avait éprouvée contre l’armée byzantine en 1081
et Roussel de Bailleul contre les Grecs, au pont de Zompi, en 1073 – les Normands
ont préparé la bataille par des manœuvres secrètes. Des désertions et des trahisons
se manifestent dans l’armée de Kerbogah au milieu du combat et contribuent à sa
défaite Le 13 janvier 1099, les Croisés, y compris les Normands de Robert Courteheuse
et de Tancrède, se mettent en marche vers le sud, laissant Bohémond dans sa
principauté d’Antioche.
C’est alors que Hugues Buduel – un des assassins de l’épouse de Roger de
Montgomery, en 1082, qui, pour fuir les agents de Guillaume le Conquérant, s’était
réfugié chez les musulmans – se présente à Robert Courteheuse et lui communique
tout ce qu’il sait des peuples chez lesquels il vient de passer près de vingt ans. Ses
conseils aident les Croisés à prendre Jérusalem le 15 juillet 1099. Le duc de Normandie
et Tancrède se distinguent dans cette opération.
Tancrède, ayant reçu le titre de prince de Galilée, région entièrement occupée
par les musulmans, se prépare à la conquérir. Fidèle à ses habitudes normandes,
il capture des éclaireurs du calife fatimide du Caire, dont l’armée se prépare à
reprendre Jérusalem. Il les interroge lui-même et obtient d’eux de précieuses
informations, grâce auxquelles les Croisés remportent le 12 août 1099 la victoire
d’Ascalon. Tancrède poursuit ensuite méthodiquement la conquête de sa principauté :
Nazareth, le Mont Thabor, Tibériade et Haifa. À défaut de sources rapportant
d’éventuelles opérations secrètes qu’il aurait dirigées, il est néanmoins permis de
penser qu’il y eut recours, tant il était pénétré des traditions normandes en ce
domaine (il en fera, plus tard, la preuve à Antioche).
Cette campagne a confirmé l’art guerrier de Bohémond. L’historien J. Fronce
parle de la sa détermination à déstabiliser ses ennemis et a toujours les prendre
par surprise. C’est à cette technique et à son « agressivité » qu’il faut attribuer les
victoires du Normand contre Ridwan et contre Kerbogah

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

Les opérations secrètes de la principauté d’Antioche

Bohémond tient la ville d’Antioche. Il doit à présent conquérir le territoire de


sa principauté qu’il a arraché au basileus. Il partage le pays en fiefs : chacun des
tenants va devoir conquérir sa tenure. Mais les difficultés sont grandes. Les Normands
doivent en effet se battre en même temps contre les Byzantins et contre les Musulmans,
décidés à les rejeter à la mer. Le risque de trahison demeure permanent dans des
populations hétérogènes et aux loyautés diverses. En outre, Bohémond ne disposera
jamais de plus de 500 cavaliers en guise de « force de frappe ». Les Byzantins et les
musulmans, à des degrés divers, sont des praticiens de la guerre secrète et disposent
déjà d’implantations d’agents, tandis que les Normands doivent partir de rien.
L’histoire de la principauté reflète ces difficultés. Bohémond et ses successeurs vont
utiliser les opérations secrètes, se servir des dissensions entre adversaires, exploiter
les failles et mener une politique de renseignement et d’éclairage militaire rigoureuse.
Pourtant le jeu se joue à plusieurs et les Normands ne pourront pas toujours
empêcher quelques réussites byzantines ou musulmanes dans le domaine des
opérations secrètes.
Malgré la rareté et la pauvreté des récits relatifs aux manœuvres clandestines
de la principauté d’Antioche, un certain nombre d’opérations de renseignement
ou de guerre secrète, réussies par les Normands, sont identifiables. Mais elles sont
limitées à la période 1099-1130, pendant laquelle la principauté est totalement
indépendante et dirigée par des Normands. Ce n’est plus le cas après 1130 : même
si elle a des princes descendants du grand Bohémond, elle n’est plus réellement
maîtresse de ses destinées et les récits ne mentionnent plus d’opérations secrètes
de la part de ses dirigeants.

Éclairage et renseignement militaire


En août 1100, Bohémond, poursuivant sa conquête, apprend l’arrivée d’une
forte armée musulmane sur le Haut Euphrate, commandée par l’émir des
Danishmends. Cette armée assiège la ville arménienne de Malatya. Souhaitant
recouper les rapports qui lui parviennent, notamment d’un agent arménien,
Bohémond va donc lui-même se poster sur un sommet, d’où il aperçoit effectivement
les fourrageurs de l’ennemi et peut juger du dispositif adverse. Ce faisant, il est
tout à fait dans la tradition des chefs normands, qui n’hésitent jamais à prendre
des risques personnels pour reconnaître le terrain et l’ennemi.
À la fin de 1104, Tancrède Bon, qui a succédé à Bohémond comme prince
d’Antioche, surprend un convoi appartenant à l’émir de Mossoul, Jekermich, et
capture plusieurs personnes de sa suite, dont une jeune princesse. L’émir tient tant
à la jeune femme qu’il offre une rançon considérable (15 000 dinars) contre sa
libération, ainsi que la liberté pour le comte d’Edesse, Baudoin II, capturé le 7 mai

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Deuxième partie : Moyen-Âge

lors de la bataille d’Harran. Tancrède libère la princesse et laisse Baudoin prisonnier :


la captivité de ce dernier lui a en effet permis de mettre la main sur le comté
d’Edesse. Le 20 avril 1105, près de Tizin, entre Antioche et Alep, Tancrède, bien
renseigné, écrase l’armée turco-arabe du malik d’Alep, Ridwan, et contrôle désormais
la chaîne de collines qui commande la route d’Antioche à Alep.
Au cours de l’été 1115, Antioche est menacée par une importante armée réunie
par l’émir de Mossoul, Bursuq, qui prétend porter un coup décisif à la principauté.
Roger de Salerne, le prince, et son chancelier Gautier dressent un plan méthodique
de recherche et de défense : ils envoient un grand nombre d’espions et attendent
leurs rapports avant de décider du plan tactique définitif à suivre. Roger est tenu
au courant, jour par jour, de la progression de l’ennemi. Le 15 septembre, alors que
celui-ci se rapproche, il charge, selon la coutume normande, un de ses meilleurs
officiers, Théodore de Barneville, de diriger l’éclairage immédiat du champ de
bataille. Le rapport de ce dernier est précis : les Turcs, se croyant en sécurité derrière
les collines, ont négligé de poster des sentinelles et d’organiser des patrouilles et
montent tranquillement leurs tentes. Ils ne se doutent aucunement de la proximité
de l’armée normande. Roger de Salerne attaque aussitôt, surprend complètement
ses adversaires et remporte la grande victoire de Tell Danith.

Accélération d’un siège


En juin 1110, le prince d’Antioche, Tancrède, poursuivant son dessein de
consolider ses frontières méridionales, met le siège devant Hisn al Akrad (Athareb),
au sud-ouest d’Alep. Construite sur une haute colline, défendue par une importante
garnison, cette forteresse commande la trouée d’Homs et sa défense est capitale
pour le malik d’Alep. Pour négocier un éventuel arrangement et la levée du siège,
celui-ci envoie son trésorier rencontrer Tancrède. Le trésorier emporte avec lui un
sac rempli de pièces d’argent, destinées à « amadouer » les Normands. Mais Tancrède
corrompt l’émissaire, qui passe dans son camp avec le sac. Si Tancrède dispose
déjà d’agents à l’intérieur de la forteresse, le trésorier lui apporte d’autres informations.
De plus, les Normands interceptent un pigeon voyageur envoyé par la garnison.
Le message fait part de son désespoir de n’être point secourue et réclame une
intervention urgente de ses compatriotes : Tancrède accélère le siège et, renseigné
par une de ses « intelligences » à l’intérieur de la forteresse, écrase la tentative de
sortie des défenseurs. Athareb capitule en décembre. Dans cette opération, la
technique de Tancrède a été identique à celle de Guillaume le Conquérant s’emparant
de Domfront ou à celle de Robert Guiscard prenant Bari : être très bien renseigné
de l’intérieur de la forteresse, être constamment à l’affût des occasions à exploiter,
notamment pour intercepter d’éventuelles communications, interdire les renforts
extérieurs et démoraliser les défenseurs en leur ôtant tout espoir d’être secourus.

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

Déstabilisation et fractionnement de l’adversaire


L’exploitation et l’élargissement des dissensions entre adversaires en vue de
les déstabiliser (techniques également pratiquées par les Byzantins) sont dans la
tradition des Normands du duché et d’Italie. Les princes d’Antioche vont en user
largement pour conquérir la totalité de leur principauté et l’étendre, au détriment
des Byzantins, à l’ouest et au nord, et aux dépens des musulmans, vers l’est et le
sud. Tancrède, notamment, est un expert dans l’exploitation des dissensions existant
entre les chefs musulmans. Il utilise ainsi le malik d’Alep, Ridwan, qui, menacé
par l’émir de Mossoul, Jawali, renseigne le prince normand sur les intentions de
ce dernier. Il accepte même une sorte de pacte d’alliance. On en arrive ainsi à une
situation paradoxale. Au début du mois d’octobre 1108, deux armées se trouvent
en présence près du château de Teil Basheir (aujourd’hui Turbessel, à 20 kilomètres
au nord-nord-est d’Alep). D’un côté, l’émir de Mossoul avec des contingents arabes
et turcs et un corps franc commandé par le comte d’Edesse, Baudoin II, effrayé
par les vues des Normands sur son comté. En face, Tancrède et ses Normands,
renforcés de 600 cavaliers turcs commandés par Ridwan. Comme toujours, très
bien renseigné et mieux éclairé que ses adversaires, qui ne sont pourtant pas novices
en la matière, et ayant fait bon usage de sa cavalerie, Tancrède gagne la bataille.
Cet épisode illustre la technique tant prisée par les Normands qui consiste à toujours
lier renseignement et action, le renseignement permettant l’action (politique ou
militaire) et l’action nourrissant le renseignement (militaire ou politique).
En 1111, les Normands prélèvent un tribut annuel sur le royaume d’Alep et
occupent deux de ses châteaux, mais les deux États vivent en paix. Pourtant, l’ennemi
des Normands, le cadi chiite d’Alep, Ibn al Khachab, fait appel au sultan de Bagdad
afin de venir les chasser. L’émir de Mossoul, Mawdoud, réunit donc une armée et
entreprend sa marche vers Alep. Ridwan, le malik, emprisonne Khachab et interdit
aux populations de son royaume de ravitailler l’armée venant de Mossoul. Celle-ci,
affamée, se sentant en pays hostile, travaillée par la crainte de rencontrer l’armée
« invincible » d’Antioche, se désintègre avant même d’être arrivée à Alep. Les récits
ne mentionnent pas quelle a été la part des Normands dans cette désintégration. Ils
ont établi un véritable protectorat sur le royaume d’Alep et, experts dans l’art de
l’intoxication, ne peuvent avoir été complètement étrangers à ces manœuvres. Mais
la caractéristique des bonnes opérations clandestines est de rester secrètes.
L’émir de Mossoul, Mawdoud, veut profiter de la mort de Tancrède, « le plus
satan de tous les satans », survenue le 12 décembre 1112, pour soulever toute la
Syrie contre Antioche. En 1113, il s’installe à Damas et prépare une armée. Mais,
le 2 octobre, il est assassiné et son entourage accuse le malik d’Alep, Ridwan, et la
secte des Assassins, d’en être responsables. Le cadi chiite d’Alep, Ibn al Khachab,
reprend ces accusations et, apparemment, ne se contente pas de vitupérer, car le
malik Ridwan est retrouvé mort et, le 10 décembre, Khachab fait arrêter et tuer
tous les membres de la secte des Assassins sur lesquels il peut mettre la main, « pour

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Deuxième partie : Moyen-Âge

trahison et intelligence avec l’ennemi, le prince d’Antioche ». Les textes ne permettent


pas d’affirmer si les Normands ont directement eu un contact avec la secte des
Assassins ou s’ils ont agi par intermédiaire.
Ce qui ressort de ces récits est l’art des chefs normands d’Antioche de jouer
des divisions adverses et de les utiliser, en les poussant peut-être à leur paroxysme.
C’est une méthode qu’ils ont amplement pratiquée en Italie et en Sicile, et qu’il
reproduise au Levant.
Ainsi, en septembre 1114, l’eunuque du palais du malik d’Alep, Badr al Din
Lulu, tue le nouveau malik, sous le prétexte qu’il est fou, et le remplace par un autre
fils de Ridwan, âgé de six ans. Et il prend lui-même la régence du royaume. Or,
Lulu est l’agent secret du prince d’Antioche, Roger de Salerne, lequel obtient ainsi
des renseignements de très haut niveau sur tout ce qui se passe chez les musulmans
jusqu’à Mossoul et Bagdad. Les Normands lui ont demandé de favoriser leurs
desseins politiques et en particulier, de dresser les factions musulmanes les unes
contre les autres. Mais bien sûr, ils n’apparaissant pas dans ces manœuvres.
Au printemps de 1115, le sultan de Bagdad lève une armée de plusieurs milliers
d’hommes et pénètre en Syrie centrale, dans le but avoué de chasser les Normands.
Mais l’indiscipline et les pillages de l’armée de Mawdoud venue à Damas en 1113
a laissé de tels souvenirs que le prince d’Antioche peut les exploiter, tirant parti de
la crainte que ces exactions se reproduisent. Il parvient ainsi à organiser une
coalition de tous les maliks de Syrie. Grâce à des agents secrets – dont certainement
Lulu – Roger de Salerne peut suivre au jour le jour la progression de Bursuq. C’est
probablement aussi avec l’aide de ce même eunuque que Roger a pu organiser la
coalition des maliks de Syrie, devant laquelle le sultan de Bagdad recule, son armée
se retirant sans combattre.
Après avoir merveilleusement servi les Normands, Badr al Din Lulu sera
assassiné en avril 1117, probablement sur l’ordre du cadi chiite d’Alep et du sultan
de Bagdad. Son recrutement et son utilisation sont un nouvel exemple de la
combinaison renseignement et action, chère aux chefs normands, et de leur appétit
de recruter des sources du plus haut niveau.
À l’été 1125, bien que le malik d’Alep, Timourtach, souhaite rester en paix
avec la principauté d’Antioche, Ibn al Khachab, cadi chiite du royaume, relance
l’agitation anti-normande. Mais il est opportunément tué par des membres de la
secte des Assassins, survivants de la purge de 1113. Cette secte était alors l’allié
objectif des Normands.
En 1126, Bohémond II, fils du grand Bohémond, devient prince d’Antioche.
Il a, disent les chroniqueurs, toutes les vertus et qualités, militaires et politiques,
de son père. À peine est-il devenu prince que l’émir de Mossoul, qui avait pris le
contrôle du royaume d’Alep en 1118, est retrouvé assassiné. Les meurtriers sont,
une fois de plus, des membres de la secte des Assassins. Coïncidence ou non, la
disparition de cet émir permet à Bohémond II de faire à nouveau payer un tribut
annuel au royaume d’Alep et de le replacer sous son protectorat.

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Le renseignement et les opérations secrètes des Normands dans l’Orient des Croisades

Pénétration chez l’adversaire


Entre 1103 et 1107, le basileus découvre, à sa cour, plusieurs complots qu’il
attribue aux Normands d’Antioche. On ignore tout des réseaux dont Bohémond
doit disposer à Byzance, qui demeure un « objectif » pour les Normands d’Italie
depuis 1043, c’est-à-dire depuis plus de 50 ans. La cour byzantine a été spécialement
l’objet des attentions de Robert Guiscard et de Bohémond lui-même, qui s’étaient
lancés en 1081 dans une campagne de recrutement d’agents secrets au cœur de
l’empire grec. CE qui est certains, c’est qu’Alexis Comnène, qui s’y connaît en
complots, a une telle peur des manigances secrètes normandes qu’il prend des
mesures draconiennes pour empêcher les contacts entre Antioche et Constantinople,
et qu’il ne cesse de faire espionner le prince d’Antioche. C’est ainsi qu’il envoie
dans la ville l’un de ses grands officiers, Boutoumites, sous le prétexte de discuter
des mesures à prendre pour faire cesser les exactions commises par des Croisés
pisans en Céphalonie, à Corfou et en Syrie. Mais Bohémond, ayant découvert que
cet ambassadeur était, en réalité, chargé de l’épier et de préparer un plan pour
incendier ses vaisseaux, le chasse de la principauté.

*
Aux xe et xiie siècles, en Europe du Nord-Ouest, les Normands ne rencontrent
pas d’adversaire rompu, comme eux, à la guerre secrète. Mais, en Syrie, ils sont
confrontés à des ennemis habiles, praticiens de ce type de guerre, proches de leurs
bases, et qui déploient une opposition plus considérable que ce que les Normands
ont connu en Italie et en Sicile. Aussi, ils connaissent un certain nombre de revers
dus à l’excellence des actions secrètes des Byzantins et des musulmans :
— capture de Bohémond, en août 1100, sur le Haut Euphrate, à la suite de la
trahison du gouverneur grec de Méliténe, qui s’est abouché avec son ennemi
l’émir de Siwas pour faire tomber le prince d’Antioche dans une embuscade ;
— victoire du musulman Sokman, le 7 mai 1104, au bord de la rivière Balikh,
sur le contingent franc du comte d’Edesse. Le détachement normand, placé
en embuscade, échappe en partie au désastre, mais doit se retirer. Sokman,
pour tromper ses adversaires, a fait revêtir des uniformes francs à certaines
de ses unités ;
— excellent espionnage militaire d’Il Ghazi, émir turc responsable du royaume
d’Alep, lors de sa rencontre, le 28 juin 1119, avec l’armée normande d’Antioche,
à proximité de Dana. Il Ghazi est parfaitement renseigné sur le dispositif de
ses adversaires par des espions déguisés en commerçants nomades. Cet
espionnage empêche les Normands de remporter une victoire définitive ;
— embuscade, en février 1130, tendue par Il Ghazi, en Cilicie, dans laquelle tombe
Bohémond II, qui y trouve la mort.

Jean Deuve

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RENSEIGNEMENT
ET CONTRÔLE DES CROYANTS EN ISLAM

Abderrahmane Mekkaoui

Notre propos dans cette étude n’est pas de déconstruire l’islam ni de démystifier
le Coran et la Sunna, mais de regarder comment la culture du secret et de l’ésotérisme
a fait naître le renseignement en islam, religion qui régit tous les aspects de la vie
du croyant. Ainsi cette recherche nous conduit à poser trois questions :
— Existe-t-il une doctrine spécifique du renseignement et de la sécurité en islam
selon le Coran et les hadiths ?
— Quels sont les facteurs endogènes ou exogènes ayant contribué à la construction
de cette doctrine ?
— Quelle a été l’influence du Prophète Mahomet en tant que Messager d’Allah­,
chef d’État, chef de guerre, diplomate, financier et juriste ?
Le fait d’étudier objectivement le rôle du renseignement en islam est quelque
chose de tout à fiat inédit, car cela a été délibérément occulté par les érudits
musulmans et les exégètes qui évoquent souvent ce qui relève de ses effets comme
étant des miracles du Coran. Remettre en question cette vision, c’est courir le risque
d’être accusé d’apostasie et mis à l’index par les islamistes qui disposent de moyens
de dissuasion et de propagande illimités.
Les doctrinaires de l’islam politique contemporain – tels l’Indien Sayyid Abul
Al-Maududi, le Saoudien Mohammed Ibn-Abdel Wahhab (fondateur du wahhabisme),
l’Égyptien Hassan Al-Banna (fondateur des Frères musulmans), l’islamiste Sayed
Qotb, le Syrien Abou Moussab Al-Souri et le doctrinaire inconnu Abu Bakr
Al-Naji – sont tous sont les héritiers plus ou moins fidèles de la doctrine du Salaf1
et leurs écrits en sont souvent la parfaite copie. Ainsi tout analyse ou questionnement
sur cette problématique complexe risque fort d’entrainer des conséquences fâcheuses
pour le chercheur, plus encore s’il est musulman.

1. Salaf désigne les périodes du Prophète, des quatre premiers califes qui lui ont succédé et
des deux générations qui suivirent.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Issu de cette civilisation, nous avons appris le Coran, comme d’autres, dès
l’âge de huit ans, parcourant la Sîra1 d’Ibn-Hicham, les Sahihaïmes d’Al-Boukhari
et de Muslim et les textes de plusieurs exégètes reconnus par l’Oumma2 comme
véridiques et authentiques. Comme tous les musulmans nous étions guidés par
l’injonction cardinale du Coran : « Ne posez pas de questions sur des sujets dont la
connaissance vous causera du tort » (sourate de la « Table Établie », verset 1013). En
dépit de cet interdit, notre analyse ouvre le débat et la polémique intellectuelle
(Jadal), comportement prohibé par l’islam, car le Coran réglemente absolument
tous les aspects de la vie.
Il est important de préciser que notre recherche se fonde sur les textes sacrés,
Coran et hadiths, ainsi que sur les interprétations des grands érudits musulmans
reconnus par le sunnisme : Al-Boukhari, Muslim, Al-Tabari, etc. Nous avons
également inclus la vision des quatre Écoles de pensée musulmane : le hanafisme,
le malekisme, le shafiïsme et le hanbalisme.
Pour cette étude nous avons analysé les 114 sourates du Coran lesquelles, selon
nous, sont pleines de codes, de chiffres, de symboles et d’éléments reflétant les
fondements de la doctrine, de la stratégie et de la personnalité de l’Envoyé d’Allah.
Sans oublier les 900 énallages4 et en prenant en compte les versets abrogeant et
abrogés. Ces références sont la source fondamentale de la charia de l’islam sunnite,
la législation musulmane, suspectée d’être la génitrice de la violence et de la barbarie
islamistes.
Nous mettons également en exergue des faits historiques de la période pré-
islamique, tout en soulignant que les chercheurs ont souvent des difficultés pour
trouver des documents authentiques évoquant la vie du Prophète, de ses compagnons
et des deux générations qui suivirent (Salaf). Nous espérons que le décodage de
cette doctrine du renseignement permettra aux psychologues et aux spécialistes
du contre-terrorisme de clarifier les éléments qui font glisser le musulman normal
vers l’islamisme, puis vers le sacrifice et le martyr.

1. La Sîra, la biographie du Prophète Mohamed rédigé par Ibn Ishaq (d’origine mawâli) est
le seul document officiel écrit cent trente ans après la mort de l’Envoyé d’Allah. Mahomet
n’est cité que quatre fois dans le Coran, contrairement à Jésus, Moïse, Noé et Adam.
2. Communauté des musulmans.
3. Ce dogme Al-Achari (« sans commentaire »), interdisant tout commentaire et exégèse du
Coran et proscrivant la lecture des autres textes religieux non musulmans, est la principale
raison qui a fait régresser l’islam.
4. Figure de style qui consiste à remplacer un temps, un mode, un nom ou une personne par
un autre temps, un autre mode, un autre nom ou une autre personne.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

Étymologie du mot « Renseignement » en arabe

En préambule, il est nécessaire de donner la traduction du mot « renseignement »


en arabe : ‫( االستخبارات‬Istikhbarate ou Istiaālamaätes). Ces mots dont l’origine est
syriaque1 furent largement utilisés dans les civilisations persanes, byzantines et
chez les bédouins arabes. La racine du mot Istikhbarate vient de Khabar, qui signifie
« information(s) ou renseignement(s) » selon l’Encyclopédie arabe Almaany.
C’est un mot général dont les significations sont diverses. Ainsi, le Coran
utilise le mot Khabir, cité 40 fois dans la sourate « Al-Anaäm » (verset 103). Il signifie
« expert » et « analyste » et est employé comme nom d’Allah ( « Je suis informé de
tout ») dans un autre verset coranique (« Al-Ahzab », « Les partis », verset 52) :
« Demande leur un expert à ce sujet ». D’ailleurs Allah porte 99 qualificatifs, dont
certains liés au renseignement, tels que « le Connaisseur », « le Voyant », « l’Entendeur »,
« le Rusé », (Maker, versets 99, 21, 51, 30), « le Dissimulateur », (Kayd, sourate
« Al-Taareq » versets 15 et 16), « l’Omniscient », (Kouli Al-Alm), etc2.
Les verbes « renseigner » ou « s’informer » sont équivalents dans le Coran et
les hadiths aux mots « examiner », « évaluer », « observer » et « agir » ; ils concernent
aussi bien l’individu que la collectivité (sourate « Taha », verset 48).
Ainsi, les mots Istikhbarate, Khabar et Khabir, sont généralement réservés
pour qualifier Allah ou ses pouvoirs indéfinis, et ils sont indissociables de Al-Tahassous
et Al-Dhan – qui signifient tous deux la même chose : le renseignement intérieur –
et de Al-Tajassous, le renseignement extérieur. Les premiers définissent la collecte
de l’information au sein de la communauté musulmane ; le second, la recherche
des renseignements face l’ennemi extérieur, proche ou lointain, et à « l’ennemi
éternel3 ». Mais, la distinction entre ces deux domaines est difficile à établir tant
leur interaction en islam est grande. Ces deux aspects du renseignement – Al-Tahassous
et Al-Tajassous – sont indissociables. Ils ont permis aux dirigeants de la communauté
musulmane créée à Médine4 d’assurer l’évaluation, le contrôle, l’encadrement et
l’orientation de celle-ci et de contrer toutes menaces intérieures et extérieures
contre elle.

1. La langue du Moyen-Orient de l’époque était le syriaque, parlé et utilisé aussi bien par
les juifs que les chrétiens. L’arabe n’était alors qu’un dialecte. Notons qu’il y a 1 200 mots
d’origine syriaque dans le Coran.
2. Cf. Sahih Al-Boukhari, Les noms bénis d’Allah.
3. L’islam médinois a introduit le concept de « l’Ennemi éternel », qui désigne les juifs et le
judaïsme, tout particulièrement les talmudistes, mais aussi les chrétiens.
4. Cf. Abderrahmane Mekkaoui, « Médine ou le vivre-ensemble », Tribune libre no 65, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), juin 2016 (http://www.cf2r.org/fr/
tribunes-libres/medine-ou-le-vivre-ensemble.php).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Le renseignement avant l’Islam

Selon Jawad Ali, dans son volumineux livre sur l’Histoire des Arabes1, la
conception du renseignement dans l’Arabie du viie siècle n’était pas différente de
celle des autres civilisations qui le pratiquaient depuis cinq mille ans, en particulier
en Chine. Car l’instrument qu’est le renseignement fut toujours au cœur de toutes
les organisations politiques.
Les historiens de l’époque préislamique (sources romaines, persanes et
syriaques) – appelée « temps de l’ignorance » (Al-Jahiliya) par les musulmans – nous
apprennent que les tribus arabes étaient alors divisées en deux camps : celles qui
étaient vassales de l’Empire perse (les Sassanides) et celles qui reconnaissaient la
suzeraineté de Byzance (Al-Manadéras). Ces deux empires, en perpétuel conflit,
étaient alimentés en renseignements par les uns et les autres. Commerçants,
astronomes et missionnaires des différents cultes (juifs, chrétiens, ébionites)
informaient les stratèges des deux camps chargés de mener la guerre. Ces deux
entités tribales rivales arabes s’allièrent cependant, selon un code d’honneur, contre
un ennemi commun : les pillards bédouins particulièrement sanguinaires, qui
menaçaient le commerce caravanier et les points d’eau et terrorisaient la région.
Ce brigandage2 était le fait de petits groupes d’hommes proscrits de leurs tribus
d’origine, dont le refuge se situait dans le Djebel Touhama, une chaine de montagnes
située entre La Mecque et Médine, comprenant de nombreuses grottes.
Avant l’avènement de l’islam, il serait illusoire de considérer que la confédération
des tribus arabes n’était pas assujettie à une forme hiérarchisée de pouvoir. La
gouvernance tribale disposait d’une forme d’organisation verticale : le chef de
tribu – dont la légitimité ne souffrait aucune contestation – était assisté par une
assemblée ; il disposait d’un état-major constitué d’un chef de guerre, responsable
des opérations (razzias ou de protection des caravanes), d’un responsable de la
logistique, d’un fabriquant d’armes (lances, flèches, épées), d’un responsable du
renseignement – généralement féru d’astronomie – et d’un porte-parole représentant
la tribu auprès des autres clans. Dans la structure tribale, le porte-parole coiffait,
hiérarchiquement, tous les autres responsables, y compris celui du renseignement.
À ce dernier revenait la lourde mission de déterminer les frontières du territoire
tribal, de définir les parcours des caravanes de commerce, d’identifier les tribus
adverses ou alliées, de planifier les razzias et de collecter les informations auprès
des autres tribus dans lesquelles il disposait « d’yeux et d’oreilles ». Ruse et
désinformation faisaient partie de ses compétences, au même titre que la propagande

1. Jawad Ali L’histoire des arabes avant l’islam (en arabe), Presses Universitaires, Le Caire,
1968.
2. Cf. Aberrahmane Mekkaoui, « Le prophète et les brigands », Tribune libre no 78, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), avril 2018 (https://www.cf2r.org/
tribune/le-prophete-et-les-brigands/).

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

et la formulation de menaces aux ennemis de la tribu. Les décisions du chef du


renseignement n’étaient pas discutées car il était généralement celui qui disposait
de la plus grande expérience et des connaissances les plus complètes de l’envi­ron­
ne­ment. Plusieurs tribus furent décimées en raison d’une mauvaise évaluation de
leurs adversaires ou de la prise en compte d’informations mensongères. Ce fut
notamment le cas pour la tribu fondatrice de La Mecque, les Banu Khuza’a. Certains
parmi les juifs et les chrétiens de Khaibar (oasis et forteresse juive située à 150 km
de Médine) et de La Mecque passaient pour être des experts en matière de
renseignement et de désinformation selon les auteurs de la Sîra1, réussissant à semer
souvent la zizanie entre les tribus.
Deux villes jouaient un rôle majeur en matière d’échange d’informations et
de négociations diplomatiques, où se constituaient et se défaisaient les alliances.
Il s’agissait principalement de Souk Okad – cité située entre Taef et Riyad – où les
tribus se réunissaient chaque année. La Mecque, jouait également ce rôle à l’occasion
du pèlerinage rituel préislamique2. Les échanges qui s’y déroulaient ne concernaient
pas seulement les transactions commerciales, mais englobaient aussi les échanges
d’informations relatives à la sécurité des tribus.
Ainsi, dans l’Arabie préislamique, le renseignement était déjà une matière
première de haute valeur. Les informations collectées par chaque tribu représentaient
un bien commercial comme n’importe quelle autre marchandise. Il ne suffisait
donc pas seulement de disposer de lances et d’épées pour consolider la force d’une
tribu ; un bon renseignement étant essentiel dans le jeu de domination de l’époque.
Le contexte géopolitique l’imposait.

Contexte de la prophétie de Mahomet

Au début du viie siècle, le conflit qui dure depuis un siècle entre L’Empire
byzantin et l’Empire perse au Proche et au Moyen-Orient entraine la paralysie du
commerce maritime en Méditerranée orientale, en mer Rouge et dans le Golfe
persique, dont les ports voient leurs activités fortement décliner. Cela provoqua,
en réaction, le développement du commerce caravanier, notamment depuis les
ports du Yémen et de l’Hadramaout, situés à l’extérieur du théâtre d’affrontement
Ce développement du commerce caravanier fit prendre conscience aux tribus
arabes – qui en sont chargés ou en profitent par le pillage – des richesses de Byzance
et de la Perse, de la beauté de leurs femmes et de leurs villes… ce qui fit naitre chez
eux un désir de conquête. Celui-ci provoqua l’apparition de nombreux « prophètes »
voulant unifier la nation arabe pour conduire ces conquêtes et prendre la tête de

1. Ibn-Ishaq, son disciple Al-Bakaiï, et Ibn-Hicham.


2. Les tribus, ethniquement arabes, étaient alors généralement juives, chrétiennes,
zoroastriennes ou polythéistes.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

ce mouvement afin d’en accaparer une partie des richesses. La langue arabe va
alors connaître un développement rapide car c’est elle qui va contribuer à unifier
la « nation arabe ».

Les premiers temps de la prophétie : La Mecque (610-622)


Selon les sources romaines, persanes et syriaques, l’Arabie préislamique
connaissait une effervescence politique et religieuse, fait de plusieurs groupes dont
le siège était La Mecque. Cette ville était un important centre commercial et un
lieu de liberté religieuse. Vénérée et respectée pour son pluralisme religieux, elle
permît l’apparition de plusieurs prophètes hanafites1 (monothéistes), qui venaient
en cet endroit sacré – la Kaaba – faire du prosélytisme en toute liberté. Citons les
noms de quelques prophètes issus de différentes tribus qui revendiquait la révélation :
Muslim Ibn-Habbib, sa femme Sakah, Khaled Ibn-Sinnan, El-Assad Al-Annsi, etc.
Ces différents prophètes disposaient de leurs propres textes sacrés et de leurs rituels.
C’est dans ce contexte de diversité et de tolérance religieuse que le Prophète
Mahomet, commerçant de profession, va commencer sa prophétie en 610, affirmant
se situer dans la droite lignée d’Adam et d’Abraham.
En premier lieu, sa prédication s’adressa à sa famille proche, dont sa richissime
femme Khadija, de la tribu des Bani Assad, membre du clan Qoraïch (fédération
d’une dizaine de tribus), son cousin adolescent, Ali Ibn-Taleb, le cousin de sa
femme, Waraqa ibn Nawfal – prêtre chrétien et érudit en histoire des religions
(judaïsme, christianisme et zoroastrisme) – ainsi que son ami intime, Abu-Bakr.
Le rôle de la famille du Prophète dans la promotion de la révélation fut essentiel.
D’une part grâce la richesse et à l’ambition de sa première femme, Khadija, qui
voulait un mari roi, chef de la fédération des Qoraïch. D’autre part grâce à Waraqa
ibn Nawfal, son cousin prêtre, qui bénit Mahomet et reconnut son statut prophétique,
lui assurant que les religions du Livre avaient évoqué son nom et sa prophétie.
Pendant plusieurs années, il forma le jeune Mahomet et le prépara à lui succéder
à la tête de la communauté ébionite de La Mecque2
En dépit de certaines idées reçues, le Prophète Mahomet, selon nous, était
loin d’être analphabète (Oumi). Contrairement aux explications erronées d’une
certaine littérature ancienne, Oumi ne signifie pas « analphabète » mais désigne
l’appartenance à la ville d’Oum Al-Qoraa, c’est-à-dire La Mecque. Un verset
coranique confirme ce qualificatif : « Nous t’avons envoyé aux Ommiyines » (sourate
« Al-Ahzab », versets 45-46), terme désignant les habitants de Oum Al-Qoraa ou
les populations dépourvues d’un Livre Saint. Le Prophète connaissait sur le bout
des doigts l’histoire des religions ibrahimiques – juive, chrétienne et zoroastrienne.

1. Hanafite signifie « qui croit en un seul Dieu ».


2. Avant sa rencontre avec Khadija et son cousin le prêtre Waraka ibn Nawfal, la rencontre
de Mahomet avec le moine chrétien Bouhira en Syrie fut déterminante pour son projet
prophétique.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

Les prêches du Messager d’Allah à La Mecque étaient très modérés, pleins


d’appel à l’unicité, à la concorde, à la paix. Son message divin n’était que le
prolongement des précédents prophètes se situant dans la lignée d’Abraham,
patriarche des musulmans. Les sourates mecquoises – au nombre de 86 – confirment
que son discours était alors pacifique et tolérant, respectant les autres religions
ainsi que l’idolâtrie1. Mahomet prenait garde à ne pas propager le désordre à
La Mecque, ce qui pouvait avoir un effet néfaste sur le commerce caravanier et le
prestige de la confédération Qoraïch.
Mais, en dépit du charisme du Prophète, sa prédication ne rencontra pendant
longtemps que peu de succès. Son discours pacifique n’attirait pas les foules arabes,
surtout pendant le rituel du pèlerinage. D’autres prophètes hanafites lui faisaient
concurrence. De plus, les notables de La Mecque reçurent cet Envoyé d’Allah avec
des plaisanteries, le traitant de fou et l’accusant de reprendre des légendes anciennes.
Ils n’évaluèrent pas la portée de la prophétie religieuse de Mahomet et pensèrent
que cette nouvelle religion s’ajouterait simplement aux trois-cent-soixante déjà
existantes à La Mecque. La fédération des tribus Qoraïch restait idolâtre et était
très attachée au pèlerinage qui enrichissait et conférait un grand prestige à sa cité.
Elle ne voulait donc pas de religion monothéiste chassant les autres cultes à
La Mecque2.
Toutefois, la confédération de Qoraïch proposa au Prophète de devenir son
roi – notamment pour qu’il cesse sa prédication considérée peu à peu comme
subver­sive –, assisté d’une assemblée tribale comme c’était le cas durant l’époque
de son arrière-grand-père, Kosaï Ibn-Killab. Mais l’objectif de Mahomet était tout
autre : convertir et conquérir toute l’Arabie, et au-delà les riches territoires perses
et byzantins. Il refusa donc catégoriquement.
En tant que commerçant et voyageur, le Prophète connaissait les grandes
civilisations de l’époque : chinoise, persane, romaine et copte. Il connaissait
également préceptes du légendaire stratège chinois Zhuge Liang – alias « le dragon
accroupi » (181-234 av. J.-C.). Les commerçants chinois que le Prophète Mahomet
rencontra dans le Croissant fertile lui louèrent les qualités exceptionnelles du
stratège chinois. Voilà pourquoi le Prophète appela les siens à « chercher la science
même en Chine3 ». Savant, stratège, chef de guerre, astronome et économiste, le
Messager de Dieu maîtrisait tous les aspects de la géopolitique de la péninsule
arabique et du Moyen-Orient de l’époque.
À la mort de sa première épouse, Khadija, et de son cousin, le prêtre Waraka
ibn Nawfal, devant le trop lent développement de l’islam, le Messager d’Allah et

1. Cela a conduit certains imams et islamologues à les qualifier d’« l’Islam d’exportation »
car le coran mecquois est celui qu’ils diffusent au reste du monde pour que les versets
médinois, bien plus violents, ne soient pas connus !
2. A noter que tous les courants religieux représentés à La Mecque revendiquaient l’arabité de
tous les prophètes depuis Adam.
3. Hadith « faible » cité dans le Sahih Al-Bukhari.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

ses fidèles décidèrent d’adopter une autre stratégie privilégiant la force, seul moyen
à leurs yeux d’unifier les tribus sous la bannière de l’islam. L’un des compagnons
du Prophète, Abou Al-Arkame Ibn-El-Arkame – homme très riche, discret, proche
des juifs et des chrétiens avec lesquels il commerçait1 –, mit sa demeure à la dispo­
si­tion des fidèles de Mahomet pour s’y réunir et y planifier les opérations secrètes
à venir.
La nouvelle stratégie adoptée par le Prophète allait provoquer des différends
avec les habitants de La Mecque, en particulier lorsqu’il demanda que la Kaaba
soit détruite, car elle était le symbole de l’idolâtrie et du paganisme. Mahomet
refusait toute concession concernant le pèlerinage en ce lieu, ancien rituel hérité
du judaïsme. Confronté à la résistance des Qoraïch, il envoya des messagers auprès
de l’empereur chrétien d’Abyssinie afin de lui demander son appui moral et son
aide militaire pour défendre sa prédication monothéiste et l’aider à s’imposer à
La Mecque2.
Mais cette demande d’aide de Mahomet à l’empereur d’Abyssinie fut considérée
comme une trahison et un acte d’intelligence avec l’ennemi par toutes les tribus
de la fédération Qoraïch. La raison principale en était que l’empereur d’Abyssinie
était soupçonné de construire une grande cathédrale au Yémen, ce qui aurait
détourné les pèlerins et le commerce de La Mecque vers ce nouveau lieu de culte
chrétien. En conséquence, les Qoraïch décidèrent alors l’élimination physique du
Prophète en 622. Cette décision fut prise à l’unanimité, afin d’éviter toute vengeance
des Hachémites, la tribu du Prophète.
Toutefois, les réseaux constitués par l’Envoyé d’Allah à La Mecque lui permirent
d’échapper à la mort et d’organiser sa fuite (Hijra) à Yathrib – par la suite rebaptisée
Médine. Cela donna lieu à une opération très rocambolesque et secrète, vénérée
et glorifiée jusqu’à maintenant par de nombreux musulmans dans le monde3.
Nous entrons alors dans la deuxième phase de l’islam qui va conduire à la
mise sur pied de l’État islamique à Médine : la préparation de l’exode (Al-Hijra)
dans le secret absolu, en ayant recours à la ruse et au camouflage pour berner ses
ennemis qui ne le quittaient pas des yeux.
La fuite du Prophète réussit à dérouter la partie adverse. En compagnie d’Abou
Bakr Seddik, son beau-père (le père d’Aïcha, une des ses épouses) et ami intime,
Mahomet prit des chemins de traverse pour rejoindre Médine. Il trompa notamment
la vigilance de ses ennemis en laissant son cousin adolescent Ali couché dans son

1. Cet homme a été occulté par les historiens de la religion musulmane. Il jouissait d’un
statut notoire dans la tribu des Qoraïch et excellait dans la duplicité et la tromperie.
2. Les envoyés de Mahomet restèrent pour la plupart sur place, préférant mourir en
chrétiens plutôt que de revenir à La Mecque L’histoire précise que le chef de cette mission,
Abd-Allah ibn Jahsh, compagnon du Prophète, est mort en Abyssinie.
3. Cette « évasion » mythique est toujours très présente dans l’esprit de nombreux jeunes
djihadistes ayant utilisé la dissimulation et la ruse afin de pouvoir se rendre en Syrie et en
Irak, rejoindre Daesh ou Al-Qaïda.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

lit, puis empruntant une porte dérobée. Il se réfugia ensuite, pendant plusieurs
jours, dans la caverne Hira sur la route de Médine1.
Mahomet laissa à ses fidèles compagnons le soin d’organiser l’exode de ses
partisans vers Médine, car leur sang était réclamé par les Qoraïch. C’est de nuit
que cette opération d’envergure, nécessitant une organisation et une logistique
complexe, fut réalisée, au nez et à la barbe des Qoraïch. Abdallah Ibn-Abu-Bakr2 – le
fils du compagnon du Prophète Abou Bakr Seddik – fournit alimentation et
renseignements aux fugitifs durant plusieurs jours, les tenant informés de la colère
des tribus de La Mecque, furieuses d’avoir raté l’occasion d’éliminer le prophète
de cette nouvelle religion et ses adeptes.

Le Prophète chef de guerre et le renseignement : Médine (622-632)


C’est à Médine que l’Envoyé d’Allah va mettre en place les fondations d’un
État islamique. Il connaissait bien cette ville – qui abritait plusieurs tribus juives
et de nombreux fabricants d’armes – dans laquelle il jouissait d’une réputation
favorable pour avoir réglé un différend entre juifs et ébionites sur la venue d’un
prophète.
La réputation qu’il sut bâtir durant ses séjours commerciaux dans cette ville,
sa droiture et son charisme, lui permirent de convaincre ses habitants. Son génie
résidait dans sa capacité exceptionnelle de discernement – il connaissait les ressorts
psychologiques de chaque tribu et de chaque peuple – et de persuasion.
Par sa présence et son action, le Prophète Mahomet parvint à apaiser les
tensions intertribales à Médine. Grâce au système des Ikhwanes (fraternités3), il
créa un amalgame entre les émigrés de La Mecque (les Mouhajirounes) et les
habitants de Yathrib (les Ansars), les tribus arabes d’Aouss et Khazrajs, et les trois
tribus juives, Banu Qaynuqa, Banu Nadir et Banu Qurayza. Une constitution en
47 points fut adoptée et la communauté fut dotée d’une assemblée rassemblant les
représentants des deux camps. C’est ce système faisant fi de tout cloisonnement
qui fit disparaître l’esprit clanique des tribus arabes. Puis la religion les soudera
sous la bannière de la nation arabe.
« L’Allégeance de l’Arbre » citée dans la sourate « Al-Fath » (« Victoire »), verset 18,
est considérée comme un événement historique survenu en 628. Tous les compagnons
du Prophète – mille quatre cents selon les biographes acceptés – d’obédiences
tribales et religieuses multiples, signèrent le « Pacte de la guerre et du sang », par
lequel ils s’engagèrent à lutter jusqu’à la mort pour l’islam, désormais convaincus

1. En réalité, le Prophète aurait séjourné un an avec les brigands dans les grottes du Djebel
Touhama, où il conclut un pacte avec eux, avant de rejoindre Médine.
2. Abdallah Ibn-Abu-Bakr était un homme riche, discret et un astronome.
3. A ne pas confondre avec les Frères musulmans, qui ont repris en partie cet héritage.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

qu’une vie de richesses les attendaient dans l’au-delà1. Dès lors, le Prophète changea
de comportement : fort de l’appui des bandits et de tribus guerrières, il prépara sa
revanche contre la cité commerçante de La Mecque dont il avait été chassé.
Sur le plan religieux, un événement majeur intervint alors : l’abrogation des
82 sourates mecquoises par les 22 sourates médinoises2, surtout par le « verset de
l’épée ».
Après avoir réalisé l’unité de la communauté, l’Envoyé d’Allah créa la première
armée musulmane qu’il lança contre les circuits commerciaux caravaniers et le
port d’Al-Jar sur la mer Rouge. Son but étant l’asphyxie économique de ses ennemis
et la déstabilisation du rituel du pèlerinage, source de revenus essentielle pour la
cité de La Mecque. Cette armée fut constituée à partir de volontaires et des anciens
brigands du Djebel Touhama – les Saāliks3 – auxquels l’islam offrit un cadre légal
et religieux pour leurs razzias. L’islam souda ainsi les rangs de tous les égarés et
les bandits d’Arabie, car grâce à l’institutionnalisation de la répartition du butin
dans le Coran, chaque combattant devenait un actionnaire de cette économie de
guerre.
L’armée musulmane était organisée en brigades (Kataeb) et disposait d’un
réseau d’espions couvrant les contrées d’intérêt primordial. Elle disposait également
une structure dédiée à la fabrication des armes dans laquelle s’illustra le célèbre
Amr Ibn Al-Ass, qui fut chargé de l’acquisition de matériels sophistiqués : notamment
le char yéménite (en bois) et les lance-flammes persans, les flèches et les lances
empoisonnées chinoises.
Inspirée des pratiques babyloniennes et persanes, une poste (Barid), fut
également développée par les musulmans pour faciliter les communications. Une
administration de traducteurs fut créée, avec à sa tête Zaid Ibn Tabit4, pour maîtriser
les langues universelles de l’époque : le persan, l’araméen, le syriaque et la langue
des Abyssiniens.
Les traducteurs travaillaient en étroite collaboration avec le Diwan Al-Qofat.
C’était la première cellule de renseignement de l’État musulman, animée par
plusieurs hommes jeunes et aguerris, sous la supervision directe du Prophète
Mahomet. Le génie de ce dernier résidait en la connaissance précise des profils de
ses émirs des brigades et des walis (gouverneurs) et l’utilisation de correspondances
codées5 car tout message du Prophète était strictement confidentiel.

1. Aujourd’hui ce concept de l’allégeance se retrouve chez de nombreux terroristes islamistes


qui déclarent leur allégeance au calife Abu-Bakr Al-Bagdadi, avant de commettre leurs
forfaits et leurs abjects attentats.
2. Le Coran est divisé en trois parties : les 82 sourates mecquoises (610-622), les 22 sourates
médinoises (622-632) et les 10 sourates dites polémiques, une partie d’entre elles ayant été
révélées à La Mecque et terminées à Médine…
3. cf. A. Mekkaoui, « Le prophète et les brigands », op. cit.
4. Ce juif d’origine, connaissait la Thora, les Évangiles et le Coran selon Ibn Al-Qayyim al-
Jawziyya, disciple d’Ibn-Taymiyya.
5. L’encre sympathique fut importée de Chine via la Perse.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

Les lieutenants du Prophète au sein du Diwan Al-Qofat, pour la plupart, étaient


des juifs1, des chrétiens et des persans, à l’image de Houdaïfa Ibn Al-Yamane,
Ammar Ibn Yasser et Salman El-Farissi, chargés de la détection et du signalement
des faux musulmans et des espions implantés à Médine par les ennemis du Prophète.
Et les plus riches parmi les compagnons Prophète – Abou Bakr Seddik, Omar Ibn
Al-Khattab et Othmân ibn Affân –, tous commerçants, jouèrent le rôle d’ambassadeurs
de Mahomet auprès des autres tribus et étaient les soutiens financiers du Diwan
Al-Qofat
Le Prophète Mohamed et les quatre Califes successeurs ont ainsi réussi à créer
une communauté solidaire, fraternelle, en lui ouvrant des perspectives de conquête
et d’expansion afin de développer la Oumma musulmane.
Le succès de l’expansion de l’islam fut lié à quatre facteurs.
— d’abord, une agence du renseignement puissante et performante, rôle dévolu
au Diwan Al-Qofat.
— ensuite, une administration légère et souple, où la délégation des pouvoirs du
Prophète, même en période de guerre, se faisait généreusement.
— un message fort, susceptible de souder toutes les tribus. Ainsi en nommant
un grand poète, Hassane Ibn-Tabit, comme son porte-parole, l’islam s’est
propagé dans tous les coins les plus reculés de l’Arabie sur les fondamentaux
dogmatiques qui fédérèrent toutes les tribus selon un puissant esprit de corps.
— l’absence de tout État central, lourd et hiérarchisé a contrario des expériences
d’États centraux voisins, Perse et Byzance…
Cela sans parler de la stricte formalisation des libertés publiques. Cette société
militarisée qui vivait de l’économie de guerre (Al-Ghanima, razzia) était légtimée
par la religion nouvelle qui en regissait tous les aspects pratiques (jusqu’au partage
du prophète) et grâce au charisme du Prophète Mahomet.

Renseignement et contrôle de l’Oumma dans le Coran

L’histoire évoquée ci-dessus est l’histoire officielle de l’islam. Elle est partie
intégrante du dogme et est tenue pour absolument authentique par tous les érudits
musulmans, partant de l’évidence que le Prophète Mahomet est un personnage
historique.
Le Coran, sacralisé par l’Oumma, évoque donc précisément la question de
l’espionnage (50 versets). Il donne une vision stratégique du renseignement, structuré

1. Les juifs islamisés étaient nombreux dans l’entourage du Prophète : Dihya Al-Kalbi – appelé
« l’ange Gabriel » en raison de sa beauté – chargé de missions à l’étranger ; le rabbin Kâab
Al-Ahbar, un des rédacteurs du Coran ; Zayd Ibn Tabit, secrétaire particulier de Mahomet,
chargé de la poste secrète, cryptologue et rédacteur principal du Coran ; etc.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

autour d’une organisation administrative qui comprend des activités de sécurité


intérieure et extérieure:
— Al-Tahassous, activité dirigée vers l’intérieur, repose sur deux piliers : l’un est
interdit, – respect de la vie privée des musulmans et de tout ce qui n’est pas
une menace pour la communauté des croyants – l’autre est permis, voire
obligatoire – devoir de dénoncer toute perversion touchant à la stabi­lité de la
communauté musulmane.
— Al-Tajassous, le renseignement extérieur, comporte le renseignement légitime,
obligatoire – concernant la sécurité de la communauté et le suivi des diverses
menaces – et le renseignement illégitime – concernant les affaires personnelles,
qui n’apportent pas de plus grande sécurité à la communauté.
L’espionnage est donc un glaive dont les tranchants sont Al-Tahassous, orienté
vers l’intérieur, et Al-Tajassous, vers l’extérieur.

Al-Tahassous : la sécurité intérieure


L’espionnage est combattu en islam, lorsqu’il a pour objet même l’intimité des
musulmans. Le Coran considère que l’espionnage entre des frères de la même
communauté est prohibé. D’après le Prophète Mohamed : « Le véritable musulman
est celui qui ne s’attaque pas à d’autres musulmans, ni avec sa langue, ni avec sa
main. » Cela signifie qu’entre frères l’espionnage, est interdit, (sourate 12,
« Al-Houjourates », « Les Chambres » ou « Les Appartements »). Mais il est autorisé
dans le cadre de Al-Tahassous, c’est-à-dire pour la détection des ennemis d’Allah.

Surveillance des croyants et pressions psychologiques


Pour renforcer son contrôle sur les populations islamisées, Al-Tahassous a créé
le concept de « l’ennemi proche » : celui-ci peut être un membre de la famille, voire
la famille tout entière, ou bien encore la tribu. Dans ce cadre, la délation concernant
la communauté est licite et même encouragée. Citons le verset coranique qui évoque
l’ennemi proche : « Vos femmes et vos enfants sont vos ennemis, méfiez-vous d’eux »
(sourate 64 « Al-Taghabounes »). Un autre verset confirme ce concept : « Votre
richesse et vos enfants sont une discorde pour vous » (sourate 8 « Al-Anfaal »)1.
Dès lors, le choix du musulman est cornélien : il est déchiré entre son allégeance
à Allah et au prophète, et ses attaches familiales et sentimentales. Mais pour la Loi
coranique, l’hésitation n’est pas permise : l’allégeance à Allah est supérieure à toutes
les autres.
En matière d’endoctrinement, d’encadrement et de surveillance de la
communauté, le divin joue un rôle prépondérant. Le Coran enseigne que le Messager

1. Rappelons ici l’événement tragique de l’égorgement à Raqqa, d’une mère par son fils
membre de Daesh en Syrie. Plusieurs événements similaires se déroulèrent pendant la
décennie noire en Algérie, et se sont également produits en Arabie saoudite, au Nigeria, etc.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

d’Allah est aussi le Prophète des djinn1nt et des anges et plusieurs versets coraniques
expliquent que la victoire dans les razzias est due à la participation de Dieu lui-
même, et de ses anges (cf. razzia de Badr) qui le tenaient informé de tous les détails
visibles et invisibles de ses ennemis proches comme de ses ennemis lointains.
La communauté invisible des djinn et des démons constitue également une
véritable milice virtuelle mise à la disposition du Prophète Mahomet pour surveiller
les musulmans : « Nous t’avons envoyé pour porter la Parole d’Allah à l’homme et
aux djinn ». D’ailleurs Ibn Ishaq mentionne dans la Sîra, que le Prophète avait un
binôme, un djinn qui s’est islamisé. Les exégètes soulignent que chaque musulman
est surveillé par deux anges, l’un situé à droite et se nommant Raqib qui enregistre
ses bonnes actions, et l’autre situé à gauche, appelé Atid, qui relèvent ses péchés.
Contrairement aux autres religions abrahamiques, en islam, Satan (Iblis), est une
entité personnelle qui guette chaque égaré ou chaque pervers. Le Coran explique
que Satan a une progéniture et qu’il participe à la vie de la personne impure. Ainsi,
les érudits expliquent que ces « policiers invisibles » constituent une escorte psychique
de la personne musulmane tout au long de sa vie et exercent sur lui une pression
sociale inimaginable. En conséquence, l’inconscient du croyant est rempli de
culpabilité, de doute et de suspicion quant à la licéité de son comportement, lesquels
le dépersonnalisent, le dépossèdent de toute initiative et le privent de son libre
arbitre et de son esprit critique2. La vie d’un musulman est la somme de tous ses
devoirs pour prouver son adhésion parfaite à l’islam, mais aucun n’y arrivant
jamais, la mort en martyr apparaît dès lors comme la seule issue enviable et heureuse
pour lui. D’ailleurs le Coran l’y engage vivement.
Ainsi, Al-Tahassous, la sécurité intérieure, gouverne la communauté musulmane
avec des avertissements et des menaces qui seront mises à exécution dans l’au-delà ;
c’est donc un traumatisme permanent et même éternel pour le croyant. Ces pressions
sociales et psychologiques extrêmement puissantes sont l’élément déclencheur de
la violence et de l’agressivité. L’apostasie devient ici-bas – comme dans l’au-delà –
une très pesante épée de Damoclès ; c’est le châtiment temporel qui peut coûter sa
tête à chaque musulman et le vouer à l’Enfer pour l’éternité.
Dans le cadre de Al-Tahassous, l’homme a une place insignifiante. Le Coran
lui rappelle qu’ici-bas il vit la perdition absolue et qu’il est ingrat (50 versets parlent
de l’Homme en termes humiliants) s’il ne s’engage pas sur la voie d’Allah et de son
Prophète Mahomet, ainsi que dans la reconnaissance du jour du Jugement Dernier.
Aussi nous ne pouvons comprendre la naissance des voies mystiques en
islam – telles que Hûrqalyâ (la Terre céleste, la Terre mystique) et 'alam al-mithâl
(le monde imaginal) – que sous l’inimaginable pression et l’angoisse créées par ce

1. Les djinns sont des créatures surnaturelles. Ils sont en général invisibles et peuvent prendre
différentes formes. Ils sont capables d’influencer spirituellement et mentalement le genre
humain, mais n’utilisent pas forcément ce pouvoir.
2. Le Coran, les hadiths et l’hagiographie d’Ibn-Hicham confirment cette absence de liberté
et d’esprit critique.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

mode de contrôle et de contrainte des croyants, dont les craintes traumatisantes


de « la Torture de la Tombe » et des « Sept Étages de l’Enfer » sont des exemples.
« Ces mondes de l’imaginaire différencié, cet « Imaginal » ne sont que des fabrications
mentales, des tentatives obligées pour fuir la réalité de la violence, des dissociations
de la psyché, des refuges pour les plus intelligents, car les plus fragiles deviennent eux
des fous violents et sanguinaires1 ».
Par ailleurs l’autre arme redoutable de Al-Tahassous, c’est le Takfir,
l’excommunication, lorsqu’un croyant n’a pas exprimé le désavoeu et l’allégeance.
En effet, parmi les piliers de l’islam, c’est l’unicité qui est le principe cardinal ; elle
repose sur l’allégeance (Al-Walaä) et le désaveu (Al-Baraä, cf. sourate 9 : « La
repentance » et sourate 8 : « Al-Anfale »). Ces deux instruments mettent en lumière
la perversité narcissique du processus qui, en islam, fait alternativement passer
l’individu de la normalité à la violence.

Le martyr pour échapper à « la peur absolue »


Une autre méthode d’emprise infaillible de l’islam sur l’homme est la « peur
absolue », qui se traduit par :
— « L’Enfer » (sourate « Al-Khaf », verset 106. La mort et l’enfer, sourate « La Table
Établie », verset 86).
— « la Torture de la Tombe » (sourate « Tor », verset 47). À la mort de chaque
musulman, Allah lui envoie deux anges – Naqir et Mounkir – pour l’inter­
roger sur ses faits et gestes sa vie durant. C’est une histoire enseignée aux
enfants dès leur plus jeune âge qui terrorise les esprits surtout lorsque sont
évoquées les sanctions qu’Allah réserve aux mauvais musulmans : l’écrasement
du corps, le « serpent noir et chauve qui mange la peau » et autres châtiments,
plus indescriptibles les uns que les autres. Ceux qui échappent à « la Torture
de la Tombe » sont les martyrs tombés au combat à la gloire d’Allah, ou ceux
ou celles qui sont morts un vendredi (y compris ceux qui sont morts à cause
d’une gastrite !).
La mort en islam est considérée comme une leçon rappelant à l’homme que
sa vie est passagère, insignifiante et sans valeur. La meilleure mort dont rêvent tous
les musulmans est celle du martyr (chahid). Au Paradis, celui-ci bénéficiera alors
de toutes les récompenses : houris (vierges), fleuve de miel, fleuve de lait et de vin
et tout ce qu’il désire, et cela pour l’éternité. Le sacrifice de soi est le plus grand
don offert à Allah, car le Coran mentionne que le chahid continue de vivre après
la mort et que son passage de vie à trépas « ne représente qu’une pincette insensible
pour l’intéressé » (sourate « Al-Amran », verset 169).
La torture est omniprésente dans l’islam. Plus de 400 versets coraniques lui
sont consacrés. À cause d’eux, le musulman est contraint de développer un contrôle

1. René Girard, Le Sacrifice, Paris, Bibliothèque Nationale, 2003.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

drastique de sa propre pensée finit par nourrir de véritables « complexes » (le mot
est employé ici dans son sens psychologique) : l’angoisse, la peur, la suspicion, le
complotisme et l’isolement qui mènent forcément à la haine, à la violence et à
l’autodestruction. Nous pensons que les kamikazes islamistes, d’où qu’ils viennent,
se livrent au martyr tant pour se faire reconnaître et valoir qu’afin d’éviter « la
Torture de la Tombe ». Donner aux rêves et à l’imagination une hyper réalité peut
être la seule solution pour fuir ce contrôle omniprésent et échapper à Al-Tahassous.
Al-Tahassous, police intérieure de l’État islamique embryonnaire de Médine
repose donc dès sa création sur des mécanismes de pressions psychologiques, des
promesses de châtiment, sur la peur d’être faillible, sur la victimisation permanente
et sur l’esprit du complot qui vient nécessairement de l’Autre. Ainsi, tout musulman
devient un agent actif, autonome et facilement manipulable par Al-Tahassous, la
sécurité intérieure et invisible. Dans ce système de sécurité draconien, les djinn,
Satan et les anges sont des escortes perpétuelles qui exercent un contrôle de la
pensée, de la parole et des actes de chaque musulman C’est une doctrine bien
pensée pour contrôler les croyants et distinguer les dissimulateurs. Dès l’origine,
la présence obligatoire aux cinq prières illustre cette volonté de contrôle religieux
et politique de la communauté. Les cinq prières – provenant directement, comme
le jeûne, d’un héritage zoroastrien – étaient d’abord et surtout un moyen de contrôler
les croyants. En particulier la prière de l’Aube, qui permettait de voir ceux qui
étaient vraiment musulmans et ceux qui s’étaient convertis du bout des lèvres et
ne voulaient se lever tôt pour honorer Dieu.
Le Diwan Al-Qofat, parvint également à implanter des antennes dans toutes
les tribus et mit en place des brigades de contrôle chargées de l’observance stricte
de la religion dans les tribus et de leur allégeance indéfectible dans le djihad. Selon
Al-Tahassous, la population était ainsi divisée en quatre catégories : les croyants,
les hypocrites, les tribus ne participant pas à la guerre sainte (djihad) – appelées
Al-Aarabs (« les mauvais musulmans ») – et les mécréants. Ce système de sécurité
intérieure a été vivement critiqué dès le vivant du Prophète et Mahomet a éliminé
plusieurs poètes qui le conspuaient dans leurs écrits.

Enseignements
Force est de constater que nous sommes là face à un esprit de sectarisme dont
tout musulman est potentiellement porteur, à des degrés divers de maturité, un
« cancer de la violence » qui ne demande qu’à éclore de manière plus ou moins
paroxystique, lorsque les conditions se présenteront. Il ne pourra alors trouver sa
conclusion que dans une fuite en avant vers la mort et la destruction totale.
Nous n’entrerons pas dans les détails concernant le processus du basculement,
ni sur les éléments déclencheurs des actes de sauvagerie. Mais la sécurité intérieure
Al-Tahassous, telle qu’elle a été conçue dès l’origine par le Prophète Mahomet et
ses compagnons a produit des électrons libres et incontrôlables qui sont autant de
bombes à retardement susceptibles d’exploser n’importe où et à tout instant.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Mais, cette issue n’est-elle pas la « réussite absolue », la réalisation parfaite de


ce système Al-Tahassous ? Ses concepteurs sont donc à l’origine de la saga tragique
du terrorisme islamique, qu’ils ont créé, dès l’époque Salaf, à des fins messianiques
dévoyées. Ainsi la violence fédère naturellement une communauté régie par la
terreur psychologique et trouve son aboutissement dans et par le terrorisme, que
cela soit un djihad intérieur ou un djihad extérieur.
Comme disait Abdelwahab Meddeb, « L’islamisme est la maladie de l’islam,
mais les germes sont dans le texte1 ». Nous ne pouvons que confirmer avec lui que
le monde musulman est malade de l’islamisme ; cet ensemble de cellules cancéreuses
dormantes qui se réveillent lorsque les conditions de la maturité de cette pathologie
arrivent à terme. Sur un milliard cinq cents millions de musulmans, très peu sont
conscients d’être d’éventuels agents de contagion, car il faut savoir que la plupart
d’entre eux n’ont pas lu le Coran, ni en arabe, ni dans leur langue d’origine. En
effet, aujourd’hui encore, les adeptes de l’islam dans le monde sont à 75 %
analphabètes, ce qui explique leur superstition et permet leur manipulation facile
par les imams extrémistes. Même les plus éduqués parmi les croyants lisent peu le
Coran et n’en connaissent que quelques sourates et pas les plus violentes…

Al-Tajassous : le renseignement extérieur

Sur le plan international, l’État musulman ne reconnaît aucune frontière. La


seule distinction valable à ses yeux est celle qui existe entre ceux qui croient en
Allah et son Prophète Mahomet et les autres, les mécréants. Le concept de l’ennemi
lointain, à l’époque de la Révélation, concernait les associateurs, les gens du Livre
et les idolâtres (polythéistes) qui n’ont pas reconnu la prophétie. Ainsi l’espace
géopolitique de l’époque se divise entre Dar Al-Islam (« Maison de l’Islam ») et Dar
Al-Harb (« Maison de la Guerre »), concept toujours d’actualité.
Si le Coran interdit tout espionnage entre les musulmans, le renseignement
extérieur contre l’ennemi proche, lointain et éternel est considéré comme une action
légitime. L’objectif d’Al-Tajassous2 était donc d’assurer la sécurité de l’État musulman
contre ses ennemis extérieurs. Cela nécessitait une vigilance permanente concernant
toutes les activités et les dangers potentiels – tout en faisant bien attention à ne jamais

1. Marc Semo et Christophe Boltanski, « L’écrivain et universitaire tunisien Abdelwahab


Meddeb est mort », Libération, 6 novembre 2014). En septembre 2006, il revenait, pour
Libération, sur les différentes interprétations du Coran et l’intégrisme d’aujourd’hui
(http://www.liberation.fr/planete/2006/09/23/l-islamisme-est-la-maladie-de-l-islam-
mais-les-germes-sont-dans-le-texte_52174).
2. Notons qu’étymologiquement la différence entre Al-Tahassous (sécurité intérieure)
et Al-Tajassous (sécurité extérieure) se résume à une lettre, « h » au lieu de « j », c’est-à-dire
en arabe à un point !

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

les provoquer –, une absence de confiance dans les informations provenant des
étrangers, les ennemis extérieurs propageant généralement des rumeurs.
Le Prophète Mahomet structura le département du renseignement extérieur
(Diwan Al-Qofat) autour d’experts (analystes professionnels), de collecteurs d’infor­
ma­tions et d’indicateurs. Tout était permis afin de collecter des renseignements
sur les ennemis d’Allah et de son Prophète, d’identifier leurs effectifs, le nombre
de leurs chevaux et de leurs chameaux, de faire la distinction entre les cavaliers et
les fantassins et d’analyser le théâtre des futures opérations. Ces missions étaient
confiées à des individus fins connaisseurs des routes caravanières, des puits et
points d’eau et de l’astronomie. Ces espions envoyés dans les autres nations recevaient
une formation solide comprenant, outre l’islam, la connaissance des pays d’accueil
et de leurs langues ainsi que la cryptologie. Ce Diwan Al-Qofat fut le véritable fer
de lance de l’islam dans son expansion vers la Syrie et l’Irak. Il disposait également
d’une « force de frappe », des hommes appelés Inghimassines (« les suicidaires ») qui
étaient les premiers à monter à l’assaut de l’ennemi lors d’une bataille et qui étaient
également chargés d’éliminer physiquement les opposants à l’islam. L’utilisation
de l’assassinat politique était monnaie courante à l’époque : ainsi furent assassinés
tous les opposants à la Révélation, notamment des poètes et des érudits juifs,
chrétiens et idolâtres, dont la poétesse Asmaa bint Marwân parce qu’elle avait traité
le prophète de menteur et de charlatan
Mais la dimension divine occupa également une place importante dans les
opérations extérieures. Le Prophète Mahomet galvanisait ses troupes et surtout
son service de renseignement extérieur, en convaincant ses membres que les anges
et les djinns étaient à leurs côtés pour tout savoir de leurs ennemis et les combattre
efficacement. Cette stratégie a abouti à la reddition ou à la défaite de toutes les
tribus de la péninsule arabique.

L’influence de Mahomet
Une communauté doit beaucoup à son fondateur et force est de constater
combien l’intelligence légendaire du Prophète Mohamed est abusivement sacralisée
dans l’islam.
Comme pour tout mortel, la psychologie du Prophète a été analysée dans
plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de l’islam, notamment dans la Sîra d’Ibn-
Hicham. De même, elle est évoquée dans quelques versets coraniques tels que la
sourate mecquoise 93 « Ad-Duha » – qui indique clairement les trois étapes de la
vie de Mahomet avant la Prophétie : l’orphelinat, la pauvreté et la perversion – et
la sourate 47 « Mohamed ». En particulier, plusieurs historiens ont noté l’impact
qu’ont eu sur le Prophète, dans son enfance, sa situation d’orphelin, sa pauvreté et
son rejet par sa famille et sa tribu, les Hachémites. D’autres versets évoquent

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Deuxième partie : Moyen-Âge

également les rapports de l’Envoyé d’Allah avec sa propre famille et sa tribu,


notamment avec sa fille ainée Zineb, qui refusa de se convertir à l’islam et mourut
chrétienne.
Ainsi, à la lecture des textes sacrés, la réalité s’impose : le Prophète Mahomet
a été fragilisé par les traumatismes affectifs successifs de son enfance et de son
adolescence. Comme le soulignent Maxime Rodinson, Hamed Abdel-Samad,
l’islamologue allemand Karl-Heinz Ohlig et Christoph Luxenberg, ces traumatismes
sont devenus par la suite de puissants moteurs pour imposer à toute l’Arabie sa
Révélation et son système politique coercitif.

Le développement du secret, du contrôle


et du renseignement par Mahomet

La culture du secret dans l’islam, déjà présente dans l’Arabie préislamique – espace
inhospitalier et rude –, fût développée par le Prophète Mahomet lui-même. Son
état de nomade, commerçant et voyageur le prédisposait naturellement à accorder
une grande importance au renseignement et à la sécurité.
Aux premiers temps de l’islam, c’est-à-dire encore en période de prosélytisme,
le Prophète Mahomet, après avoir reçu le message divin, créa sa propre organisation
secrète dans un environnement des plus hostiles. Dans cet islam initial et menacé,
l’ésotérisme1, entraînait l’obligation du secret, ainsi que la connaissance des menaces,
ce que nous retrouvons dans les concepts de Al-Tahassous et Al-Tajassous.
La sourate 12 (« Joseph »), est particulièrement instructive en la matière car
elle met en relief Al-Tahassous comme système de collecte d’informations et de
renseignements. Ainsi le Prophète y apparaît comme une personne informée par
Allah, et par ses lieutenants, qui puise son inspiration dans un contexte divin.
Le Prophète Mohamed créa donc un petit noyau du renseignement à La Mecque
avant son émigration (Hijra) vers Médine, dont la responsabilité était la collecte
des informations concernant les stratégies de guerre que devait mener la confédération
de Qoraich. L’organisation secrète mise en place par le Prophète était pyramidale,
à l’image des grappes de raisins ou de dattes (Arjoun). Mais les conditions n’étaient
pas encore réunies pour permettre à la culture du secret d’atteindre le stade et la
structure d’un véritable dispositif de renseignement et de sécurité.
C’est seulement après son émigration à Médine en 622, la communauté
musulmane devenant importante, que le Prophète créa Al-Tahassouss, un dispositif
de surveillance et de contrôle des croyants, et de châtiments. C’était une sorte de
police secrète intégrant la magie, la sorcellerie et la religion. Dès lors, l’islam va

1. Le « noyau dur » de l’islam c’est la culture du secret ayant permis la création d’une
communauté indéfectible et solidaire.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

progressivement développer son système de surveillance et de renseignement afin


de garantir la sécurité de la communauté musulmane face à ses nombreux ennemis
de l’époque.

Le Prophète et la gestion de l’extrémisme islamiste

Comme nous l’avons vu précédemment, ce n’est qu’après son émigration à


Médine que le Prophète procéda à la création d’un service de contrôle, de surveillance
et de châtiments interne Al-Tahassouss. En effet, la principale menace qui pesait
sur le Prophète Mohamed était déjà… l’extrémisme religieux. Il dut donc y faire
face avec détermination.
Le traitement politique et religieux des marginaux radicalisés du nouvel État
musulman était organisé selon trois catégories et les méthodes adaptées suivantes :
— les débutants (Al-Gheulats), qui pratiquaient la religion avec un zèle outrancier.
À titre d’exemple, l’Envoyé d’Allah critiquait leurs comportements comme
jeûner toute la vie, prier toute la nuit et ne pas toucher les femmes. Pour les
exégètes, cette catégorie de musulmans est récupérable si, et seulement si, la
famille et les religieux interviennent pour les ramener à la raison ;
— les Al-Moutanatiounes, qui en plus d’être zélés dans la pratique de l’islam,
commençaient à politiser la religion en posant des questions sur l’existence
de la Hakimya, la gouvernance divine qui revient à Allah. Al-Tahassous, grâce
à son système de détection et de signalement performant des déviants, prônait
pour eux une stratégie de fermeté et de rappel à l’ordre. Tous les religieux
devaient alors s’impliquer dans la répression de ces ultra-radicalisés ;
— les pervers (Al-Moufssidounes). Selon le Coran, sont des musulmans
irrécupérables, dangereux et menaçant l’islam. Leurs mosquées doivent être
détruites et brûlées car elles prêchent la haine. Elles sont considérées comme
les lieux du mal. Cette catégorie doit être traitée par l’épée et la guerre. L’islam
incite les musulmans à combattre ces pervers en leur coupant les mains et les
pieds, en les crucifiant et en les décapitant1.
Le Prophète Mohamed conduisit sa lutte contre l’extrémisme religieux en
s’appuyant sur son service d’Al-Tahassous et sur la distinction entre les trois âmes
citées dans le Coran et dans de nombreux hadiths :
— l’âme complotiste (Annafs Al-Ammar),
— l’âme de désaveu ou d’isolement, (Annafs Al-Lawama),
— l’âme martyre (Annafs Al-Moutmainna).

1. Toutefois, en dépit des abjects forfaits de cette dernière catégorie, les érudits musulmans
dans l’université Al-Azhar du Caire n’ont jamais voulu procéder à leur excommunication,
contrairement à ces pervers qui, eux de leur côté, excommunièrent l’humanité entière, y
compris les musulmans modérés.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

632 : mort ou assassinat politique du Prophète Mahomet ?


D’après plusieurs historiens arabes, la mort du Prophète Mohamed a entraîné
une lutte pour sa succession entre trois clans antagonistes :
— les Hachémites, famille du Prophète, représentés par Ali Ibn-Taleb ;
— les Mouajirounes, ceux qui ont émigré de La Mecque à Médine avec le Prophète ;
— Les Ansars, ceux qui se sont ralliés au Prophète à Médine.
Les deux branches de la sécurité de l’État musulman, Al-Tahassous et
Al-Tajassous, ont tranché en faveur du premier groupe. Ce fut le début de la discorde
éternelle (Fitna), laquelle dure jusqu’à nos jours.
La dynastie omeyyade (661-750) – fondée par Muawiya, un ancien officier du
renseignement du Prophète – s’accapara le pouvoir politique et économique pour
asseoir sa royauté en dépit des avertissements du Prophète Mahomet avant sa mort :
il avait dit dans un hadith que ses successeurs ne seraient pas rois.
À partir de la fin du viie siècle, l’empire musulman va s’étendre jusqu’en Europe
et les Omeyyades vont s’employer à le transformer en un royaume héréditaire où
l’islam en tant que religion fut relégué au second plan. Cependant, la plupart des
califes omeyyades furent assassinés, parfois dans d’atroces conditions. Durant les
quatre-vingt-dix années que dura cet État omeyyade, l’islam fut occulté, mais les
techniques de renseignement et de sécurité furent largement employées et
perfectionnées par ses dirigeants, en s’inspirant des pratiques byzantines et perses,
pour consolider leur pouvoir et étendre leur domination sur le monde.
La chute de cette dynastie donna raison aux Abbassides (750-1258), cousins
du Prophète, qui installèrent leur régime à Bagdad, en puisant leur légitimité
historique et religieuse dans la première biographie du Prophète Mahomet, dont
la rédaction fut demandée à Ibn Ishaq. Ce dernier, d’après plusieurs historiens a
calqué la vie de Mahomet sur celle de Jésus, telle qu’elle a été écrite par l’évangéliste
Saint Luc. Cette biographie est le seul document de référence sur le Prophète
Mahomet et l’islam, mais il a conféré au Prophète un statut exagérément magnifié
et très probablement imaginaire, afin de satisfaire le calife abbasside, Jaäfar
El-Mansour.

*
Nous avons tenté dans cette analyse de présenter les fondements du renseignement
et du contrôle des croyants en islam, ainsi que les mécanismes mis en place à cet
effet. Le Coran et la Sunna sont des textes pleins de codes, de symboles et de chiffres
et d’énallages. Mais ils confirment que le renseignement, dans ses deux dimensions
intérieure et extérieure, a été le moteur dans le conditionnement et la programmation
des musulmans.
À cause d’Al-Tahassous, les musulmans se sont entre-déchirés, pas seulement
après la mort du Prophète, mais également durant sa vie entière car dès l’origine
de l’islam, ils furent confrontés aux germes pathologiques de l’islamisme.

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Renseignement et contrôle des croyants en Islam

Décrypter ce système évoqué dans une cinquantaine de versets coraniques


nous aide à mesurer l’emprise de la religion sur les musulmans, à comprendre les
éléments déclencheurs de la sauvagerie islamistespassée ou actuelle.
Depuis mille cinq cents ans, ni les exégètes, ni les biographes, ni les stratégistes
n’ont abordé cette question primordiale. Car écrire sur ce sujet relève à la fois de
la gageure – car il faut lire et étudier un très grand nombre de sources – et du
suicide – tant cette vérité dérange. Al-Tahassous reste en vigueur jusqu’à nos jours
dans de nombreux États musulmans – Arabie saoudite, Irak, Koweït, Turquie,
Iran, Afghanistan, Pakistan, Indonésie, etc. – comme dans tout système politique
qui fonde sa légitimité sur la religion, et dans les nombreuses organisations terroristes.
Pour nous, la responsabilité la maladie nommée « islamisme » n’est pas due à
la plupart des musulmans, mais aux textes fondamentaux qui interdisent l’esprit
critique, le libre arbitre et le questionnement. Le Coran et la Sunna interdisent la
coexistence pacifique du musulman avec ses semblables, surtout s’ils sont d’une
confession différente et expriment des idées contraires. La nécessaire allégeance à
Allah et à son Prophète est devenue un moyen de pression systématique et redoutable
à l’égard des non musulmans, qui connaît alternativement des phases de sommeil
ou de réveil violent.
Tout cela ouvre largement la voie à la haine, à la brutalité, à une culture de la
mort et provoque la soumission aux contrôleurs invisibles que sont Satan et les
deux anges, Atid et Raqib.
De leur côté les savants chiites prônent, eux-aussi, l’exclusion et la sauvagerie ;
mais ils utilisent d’autres arguments pour justifier la violence (cf. ayatollah Khomeiny,
Al-Yakoubi, Assan Kacem, etc.). Il convient de rappeler que le chiisme, composé
de plus de soixante branches diverses – et parfois ennemies – a développé à partir
du texte sacré fondamental, de nombreuses techniques de renseignement, notamment
la Taqîya (dissimulation), certainement à cause de sa persécution, en tant que
minorité, par la majorité sunnite.
Les deux branches de l’islam, par l’intermédiaire de leur système de
renseignement respectif, s’entre-tuent pour des mots depuis mille quatre cents ans.
Chacune se revendiquant comme l’unique représentante de l’authentique islam.
Ainsi, la discorde dans la communauté musulmane n’a jamais cessé et envahit
aujourd’hui l’humanité tout entière.
Les jeunes qui sont partis pour le djihad, en Irak et en Syrie, etc., sont pour la
plupart d’entre eux des incultes, qui ne rêvaient pas de houris1 (vierges), mais bien
plutôt d’échapper aux traumatismes de « la Torture de la Tombe » et aux « Sept
Étages de l’Enfer ». C’est cet effet dit « de la machine à laver », véritable lavage de
cerveau des individus fragilisés, qui se répand dans les quartiers marginalisés des
villes arabes et occidentales, comme dans les prisons, produisant chaque de nouveaux

1. Remarquons que les houris, les femmes du Paradis, telles qu’elles sont mentionnées dans
le Coran, correspondent aux fantasmes des nomades des tribus d’Arabie et des djihadistes
auxquels Allah a promis aussi des tentes à la place des maisons et des palais !

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Deuxième partie : Moyen-Âge

adeptes des théories les plus extrémistes. Mais cela n’est pas le sunnisme, le chiisme,
le hanbalisme, le wahhabisme, et encore moins le malekisme, qui sont la cause de
l’islamisme : c’est l’instrumentalisation des textes sacrés à des fins intéressées et
politiques qui favorise et produit les croyances conduisant à des compor­te­ments
violents et meurtriers.
Pour finir sur une lueur d’espoir, il convient de citer un hadith authentique:
« Il viendra un jour où la Communauté sera la victime de la coalition de plusieurs
nations, un jour où l’Oumma va commencer à aimer la vie et à délaisser la mort ».

Abderrahmane Mekkaoui

Bibliographie

Textes coraniques et sources arabes


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« Le paradigme structurant de l’islam », exposé d’Omero Marongiu-Perria au colloque sur
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2015 à l’Assemblée nationale [https://www.youtube.com/watch?v=a044ppdUWrA].
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CRYPTOLOGIE EN TERRE D’ISLAM

Charifa Amharar

Pendant très longtemps la cryptographie a existé seule, sans cryptanalyse.


Puis, avec le temps, la cryptologie1 s’est développée. Et, selon l’historien David
Kahn « la cryptologie est née chez les Arabes. Ils ont été les premiers à découvrir et à
décrire les méthodes d’analyse cryptographique2 ». Si nous ne sommes pas en mesure
de confirmer sa théorie, nous pouvons au moins lui concéder que le plus ancien
traité de cryptologie conservé a été rédigé en arabe et par un arabe, le célèbre
Al-Kindi (mort en 873). Par ailleurs, loin d’être le précurseur de cette discipline
Al-Kindi affirme qu’il a été précédé par de plusieurs autres savants arabes. Toutefois,
il précise que si cela n’avait tenu qu’à lui, il n’aurait jamais rédigé un tel traité car
la tradition voulait que les savants de ce domaine maintiennent cette science secrète.
Fort heureusement pour les historiens, Al-Kindi n’a pas pu refuser une demande
(un ordre) émanant du calife3 qui souhaitait apprendre les fondements de la
cryptanalyse afin de pouvoir « craquer » lui-même certains messages codés.

Les raisons du développement de la cryptologie en terre d’Islam

Les ouvrages bibliographiques arabes comme le célèbre Fihrist d’Ibn Nadim


mentionnent de nombreux traités et manuels de cryptologie. Les chroniques et les
annales historiques, telle que l’Histoire de Damas d’Ibn ‘Asakir, citent des
cryptanalystes parmi les compagnons du prophète, comme par exemple Wahb ibn
Mounabbih. Très tôt, les musulmans réalisent d’importantes avancées en cryptologie.
Plusieurs facteurs expliquent leurs progrès dans ce domaine, nous allons en citer
quelques-uns.

1. Science comprenant cryptographie et cryptanalyse.


2. David Kahn, The Codebreakers, MacMillan, New York, 1976, p. 93.
3. Abou ‘l-Abbas Ahmad, connu sous le nom de al Mousta’in bi l-Lah, son règne dura quatre
ans de 862 à 866. Il était le petit-fils du calife al Moa’tasim et arrière-petit-fils du calife
Haroun al Rashid.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Tout d’abord, en l’espace de trois siècles, du viie au ixe siècle, les armées
musulmanes ont accompli des conquêtes parmi les plus fulgurantes qu’ait connues
l’Histoire. Cette expansion de l’Islam et sa domination durable sur les territoires
conquis ont largement été facilitées par les activités de renseignement que pratiquaient
les musulmans. Parmi celles-ci, la cryptographie et la cryptanalyse, leur étaient
indispensables.
Si la cryptographie, comme évoqué précédemment, existait depuis
longtemps – Byzantins, Perses et Arabes savaient tous user de cette science pour
communiquer de manière secrète –, les besoins des généraux musulmans en
cryptanalyse augmen­taient au rythme leurs conquêtes. En effet, ainsi que Shakespeare
le faisait dire à Edgar : « pour savoir la pensée de nos ennemis, nous ouvririons leurs
cœurs ; ouvrir leurs papiers est plus légitime1 » ; mais une fois « ces papiers » ouverts,
encore fallait-il les comprendre.
Ensuite, cette même époque a vu grandir l’intérêt des savants et des dirigeants
musulmans pour les œuvres étrangères, dans la plupart des domaines des sciences.
Cela a conduit à une intensification croissante des traductions de traités indiens,
grecs, persans, latins, syriaques, nabatéens, arméniens, hébreux etc. Et, plusieurs
de ces traités, notamment ceux en alchimie et en sciences occultes, étaient cryptés
nécessitant un long travail de déchiffrage et traduction.
Parmi les autres facteurs de l’essor de la cryptologie en terre d’Islam, nous
pouvons citer le grand intérêt que portaient les musulmans à la langue arabe. Cette
langue a un statut particulier en Islam : elle est considérée comme la meilleure des
langues. Ainsi, très rapidement, durant les trois premiers siècles de l’Hégire se sont
développées de nombreuses disciplines en langue arabe, parmi lesquelles, la syntaxe,
la morphologie, la métrique, la grammaire, la prosodie, la phonétique, etc. Rappelons
que cette époque était celle de l’essor de l’érudition religieuse et de la naissance de
la science du hadith. Les savants du hadith ont étudié minutieusement les paroles
prophétiques et pouvaient donc, en se basant sur la fréquence d’usage de tel mot
ou de telle lettre, savoir si telle parole pouvait être attribuée prophète ou pas. L’étude
de l’usage des mots arabes se développa considérablement ce qui permit aux
chercheurs de l’époque de pouvoir situer une parole dans le temps et dans l’espace.
La maîtrise de l’arabe par les hommes de lettres leur permettait des prouesses
comme par exemple la rédaction de chefs-d’œuvre entiers qui avaient une signification
dans tous les sens de lecture (de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas
ou de bas en haut). Certains ont même élaboré des œuvres entières traitant, dans
un seul et même texte, de plusieurs domaines différents en fonction du sens de la
lecture. Ibn al Mouqri, pour ne citer que lui, a rédigé un texte qui, en fonction du
sens de lecture, traite chaque fois d’un domaine particulier. Une seule et même

1. William Shakespeare, Le Roi Lear, Acte iv, Scène VI, dans Théâtre Complet de Shakespeare,
trad. François-Victor Hugo, Éditions Classiques Garnier, Paris, 1964, t. III, p. 291.

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Cryptologie en terre d’Islam

page contient cinq traités : un en jurisprudence islamique, un en syntaxe, un en


métrique, un en histoire et un sur les rimes. Il y a donc cinq sens de lecture différents1.
Une autre cause de l’avancée de la cryptologie en terre d’Islam est la propagation
de l’écriture. S’il suffisait dans le passé d’écrire une chose pour la rendre indéchiffrable,
avec l’augmentation du taux d’alphabétisation chez les musulmans au viie siècle
cela n’était plus autant le cas. Ainsi les besoins en cryptographie et par la même
occasion en cryptanalyse se firent plus nombreux.
Il peut être intéressant de noter qu’avant la propagation de l’écriture, les Arabes
avaient déjà un langage des signes qu’ils cryptaient. Ce qui est connu sous le nom
de hisab al ‘ouqoud2, leur permettait de compter jusqu’à 9999 en faisant intervenir
leur phalanges. Grâce à cette technique simple et largement pratiquée, surtout chez
les commerçants, leurs mains devenaient un moyen simple de procéder à des calculs
compliqués. Chaque chiffre et chaque nombre était représenté par un signe particulier
des doigts ou des mains. Il arrivait qu’un acheteur mette sa main dans celle du
vendeur et qu’il recouvre leurs mains d’un mouchoir en tissu afin de proposer son
prix au vendeur sans que les présents ne puissent savoir le montant indiqué. Si la
somme proposée ne plaisait pas à ce dernier il lui disait « non », sinon il lui disait
« vendu ». Le hisab al ‘ouqoud existait encore du vivant du prophète. Ses compagnons
rapportent dans les hadiths que, lors de la prière – plus précisément lors du
tachahhoud – le prophète en position assise posait sa main gauche sur son genou
gauche et sa main droite – qui formait le chiffre 53 – sur son genou droit3.
Voici à titre d’exemple les représentations (en partant de la gauche) des chiffres
30, 90, 1 et 53 selon le hisab al ‘ouqoud :

Étant donné que chaque lettre de l’alphabet arabe a une valeur numérique, il
suffisait de faire discrètement des signes de la main pour transmettre le message

1. Cf. Isma’il Ibn al Mouqri ‘Ounwanou ch-charaf al wafi fi l-fiqhi wa t-tarikhi wa n-naho wa
l-’aroudi wa l-qawafi, Éditions Maktabah al ‘Arabiyah, Alep, 1970.
2. Voir à ce sujet Ibn Hajar al Asqalani, Al Fathou l-bari, Matbou’ah as-salafiyyah, Le Caire,
1959, t. XIII, p. 108 ; Chaykh Ahmad Afnadi al Barbir, Charhou l-jaliy ‘ala bayti l-mawsili,
Matbou’ah al adabiyah, Beyrouth, 1787, p 81.
3. Hajji Khalifa, Kashf dh-Dhounoun, Dar al Fikr, Damas, 1982, t. I, p. 664-665.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

voulu. Par exemple si quelqu’un voulait faire comprendre secrètement à une autre
personne que la nourriture était empoisonnée, il lui suffisait de lui faire comprendre
le mot « poison » – en arabe « sam » – qui s’écrit : « ‫ » سم‬soit ‫ م‬+ ‫س‬. La valeur numérique
de la lettre ‫ س‬est 60 et celle de la lettre 40 ‫م‬. Cela donne (en partant de la gauche),
selon le hisab al ‘ouqoud, les signes suivants de la main droite :

Pour finir avec les facteurs de développement de la cryptologie en terre d’Islam,


rappelons que les progrès des musulmans en mathématiques ont considérablement
facilité le développement de la cryptanalyse – pour mémoire Al-Kindi était un
grand mathématicien. Plusieurs procédés de cryptanalyse nécessitent des compétences
en statistique et en arithmétique. Sans les progrès faits dans ces domaines – notamment
l’étude de la fréquence d’apparition des lettres –, ces procédés n’auraient pas vu le
jour. Prenons le chiffrement nommé code de César qui consiste à chiffrer le message
clair en substituant les lettres de l’alphabet par d’autres. Par exemple A devient B
et B devient C, ainsi de suite. Al-Kindi explique que pour ce genre de chiffrement,
il suffit de découvrir dans quelle langue a été écrit le cryptogramme puis d’utiliser
la fréquence d’apparition des lettres dans cette langue. S’il ne dispose pas déjà de
tableaux d’ordre de fréquences d’apparition de lettres dans plusieurs langues, le
cryptanalyste devra se procurer un nombre de textes suffisants écrits dans la langue
du cryptogramme afin de classer les lettres utilisées par ordre de fréquence
d’apparition. Si donc la lettre B du cryptogramme arabe est celle qui apparaît le
plus, c’est qu’elle représente forcément la lettre alif, qui est celle la plus utilisée dans
cette langue.
La cryptologie s’est donc rapidement développée en terre d’Islam et dès le
viii siècle une terminologie spécifique à cette science a vu le jour. Ainsi la
e

cryptographie (ou le chiffrement) est désignée en arabe par at-ta’miyah. C’est le


fait de transformer un texte clair en un texte incompréhensible (cryptogramme)
par le biais d’un procédé particulier qui permet à qui le connaît de comprendre le
cryptogramme. Le terme at-ta’miyah était utilisé dans la terminologie ancienne,
mais à notre époque les spécialistes ont davantage recours au terme « at-tachfir »
qui vient du français « chiffre », qui lui-même vient du latin « cifra » ayant pour
origine l’arabe « sifr ». La cryptanalyse quant à elle se dit en arabe « istikhraj al

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Cryptologie en terre d’Islam

mou“amma » ou « hall al mou“amma » ou « fakk al mou“amma » ou « hall al


moutarjam » etc. Cela désigne le fait de traduire un cryptogramme en un texte
clair par quelqu’un qui ne connaissait pas initialement le procédé de cryptage
utilisé. Le nombre élevé d’expressions arabes pour désigner la cryptanalyse peut
laisser penser que cette science attirait plus l’intérêt des chercheurs que la
cryptographie elle-même.

Les grands noms de la cryptologie arabe

Si la cryptologie arabe existait déjà au début du viie siècle, la plus ancienne


contribution connue dans ce domaine date du viiie siècle seulement.
— Al Khalil ibn Ahmad al Farahidi (né en 718 à Oman et mort vers 786 à Bassora,
en Irak). Il est considéré comme une des plus grandes références de la cryptologie
en langue arabe. Son œuvre la plus célèbre est son Kitab al ‘Ayn, premier
dictionnaire arabe connu des historiens. D’après certains linguistes, il aurait
rédigé un livre de cryptologie1 non conservé, ce qui fait de lui, jusqu’à présent,
le plus ancien auteur arabe dans ce domaine. Az-Zoubaydi (928-989) rapporte
une anecdote intéressante contenue d’après lui dans ce livre disparu. Un
empereur byzantin aurait voulu tester les compétences d’Al-Khalil en
cryptanalyse en le mettant au défi de décoder la lettre cryptée qu’il lui fit
parvenir. En un mois de travail Al-Khalil parvint à décrypter la lettre et
expliqua par la suite à ses élèves qu’il avait réussi à décoder le message en
supposant que l’empereur commencerait sa lettre par une formule d’ouverture
protocolaire grecque qui contiendrait forcément le nom de Dieu. Ainsi les
premières lettres du message lui apparurent et il s’en servit afin de déchiffrer
le reste du texte.
— Jabir ibn Hayyan al Kimiya’i (né en 721 à Tus, en Iran, et mort en 815 à Koufa
en Irak) Il est connu en Europe sous le nom latin de Geber et est considéré
encore de nos jours comme l’un des pères de la chimie. Son expertise concernait
aussi bien les sciences dures (médecine, astrologie, chimie, mathématiques)
que les sciences humaines (philosophie, langues, géographie). Ibn Wahchiyah
(cf. infra) le cite parmi ses sources en cryptologie, il lui attribue notamment
le livre Déchiffrement des symboles et clefs des trésors (Hall ar-roumouz wa
mafatih al kounouz)2.
— Thouban ibn Ibrahim Dhou n-Noun al Misri (né en 796 et mort en 859 en
Eypte). Il est connu pour ses contributions en médecine et en alchimie mais

1. Az-Zoubaydi, Tabaqat an-nahwiyin wa l-loughawiyin, Dar al Ma’arif bimisr, Le Caire,


1973, p. 51.
2. Cf. Ibn Wahshiyah, Chawq al moustaham fi ma’rifat roumouz al aqlam, Bibliothèque
Nationale de France, Paris, manuscrit no 6805.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

également pour avoir percé le secret de plusieurs livres anciens cryptés dont
certains en égyptien ancien. Il aurait ainsi devancé Ibn Wahshiyah dans le
déchiffrement des hiéroglyphes. Thouban est cité dans une étude sur les
manuscrits conservés en Turquie1 comme l’auteur du manuel de cryptologie
Hall ar-roumouz wa bir’ou l-asqam fi ousouli l-loughat wa l-aqlam.
— Sahl ibn Mouhammad ibn Outhman as-Sijistani (mort en 862 à Bassora en
Irak). Il compte parmi les grands savants de la langue arabe et était connu
pour son expertise en cryptanalyse. Ibn Nadim, grand bibliographe arabe du
xe siècle, le cite dans son Fihrist2 et rapporte à son sujet qu’il était très habile
et faisait preuve de beaucoup de précision dans le déchiffrement des textes
codés.
— Abou Yousouf Ya’qoub ibn Ishaq al Kindi (né vers 800 à Koufa en Iraq et
mort en 873 à Bagdad). Son père étant gouverneur de Bagdad pour le compte
du calife abbasside Al-Mahdi, son éducation s’est faite essentiellement dans
cette ville où il a pu apprendre les mathématiques (arithmétique, statistique,
géométrie etc.), la philosophie, l’astronomie et, selon ibn Nadim, la plupart
des sciences des Anciens. Il excellait dans tous ces domaines et collectionnait
les ouvrages scientifiques en arabe et en langues étrangères. Cela lui a permis
de fonder sa propre bibliothèque nommée Al-Kindiyyah. Son expertise dans
autant de domaines de la science, ainsi que le statut de son père, lui ont permis
de se faire rapidement remarquer par l’élite de Bagdad et notamment par les
califes de son temps, à savoir Al-Ma’moun et Al-Mou’tasim. Sa renommée
dans la communauté scientifique l’a propulsé à la tête Maison de la Sagesse
(Baytou l-hikmah). Al Ma’moun, le fondateur de cette célèbre institution
scientifique abbasside l’a lui-même gratifié de cette prestigieuse fonction. Ce
calife le chargea de la traduction de plusieurs ouvrages de philosophie grecque,
notamment les traités d’Aristote. Rapidement Al-Kindi fut considéré comme
l’un des meilleurs traducteurs de son temps, puis gagna l’estime et la confiance
du successeur d’Al-Ma’moun, Al-Mou’tasim, qui lui confia une partie de
l’éducation de son fils Ahmad. Ce dernier voyait en Al-Kindi son mentor.
Si nous nous attardons sur ce savant c’est par ce qu’il est l’auteur du premier
traité de cryptanalyse connu dans l’Histoire. Il l’a rédigé, en arabe, au ixe siècle
sur commande d’Abou l-Abbas, petit-fils du calife al Mou’tasim, soit sept siècles
avant le traité occidental de cryptologie de Leon Battista Alberti3 (1404-1472).
Al-Kindi était alors le directeur du Baytou l-hikmah ainsi que de l’Al-Kindiyyah.
Ses qualités de mathématicien, de linguiste et de logisticien lui permirent d’exceller
en cryptologie. Son traité rassemble en 12 pages la plupart des connaissances de
base en cryptanalyse nécessaires à toute personne voulant s’engager dans cette

1. Ramadan Chachan, Makhtoutat maktabat Tourkiya, Dar atTafkir, Istanbul, 1995, t. II,
p. 28.
2. Ibn Nadim, Fihrist, Al Istiqama, Le Caire, 1954, p. 93.
3. Considéré comme le père de la cryptologie dans le monde occidental.

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Cryptologie en terre d’Islam

science. Par la suite, ce traité est devenu une œuvre de référence pour les cryptologues
arabes comme Ibn Dounaynir (mort en 1229) ou encore Ibn Dourayhim (mort en
1359). Cependant, comme l’ont remarqué Mouhammad Mrayati, Yahya Meer Alam
et Hassan at-Tayyan – dont les travaux ont considérablement contribué à notre
présente étude –, le traité d’Al-Kindi n’est plus cité à partir du xive siècle. David
Kahn, un des plus célèbres historiens de la cryptologie, a longtemps ignoré son
existence et ne se basait que sur les citations d’Ibn Dourayhim présentes dans le
Soubh al A’cha d’Al-Qalqashandi. Ce n’est que grâce aux recherches1 des trois
historiens cités plus haut que le manuscrit du traité d’Al-Kindi en cryptanalyse a
été retrouvé à la bibliothèque Suleymaniye d’Istanbul en 1987.
— Ahmad ibn ‘Ali ibn Wahshiyah (né au ixe siècle et mort vers 930 en Irak) est
l’un des plus anciens savants à avoir déchiffré les hiéroglyphes, près de mille
ans avant Champollion2. Il est surtout connu chez les Arabes pour son érudition
en langue et en chimie. Son livre en cryptologie intitulé Chawq al moustaham
fi ma’rifat roumouz al aqlam a été édité et traduit par Joseph von Hammer en
1806 en Angleterre et était bien connu de Sylvestre de Sacy, le célèbre orientaliste
français. Ce dernier s’en est largement inspiré pour ses propres travaux en
égyptologie.

Extrait du Chawq al moustaham fi ma’rifat roumouz al aqlam. Manuscrit no 6805


du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale de France datant de 985.

1. Cf. leur ouvrage collectif intitulé : At-ta’miyah wa istikhraj al mou’amah ‘ind al ‘Arab,
Damas, Éditions Matbou’at majmou’ l-loughat al ‘arabiya bi Dimachq, Damas, 1987.
2. Cf. Okasha el Daly, Egyptology : The Missing Millennium, Ancient Egypt in Medieval Arabic
Writings, UCL Institute of Archaeology Publication, Londres, 2005.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

— Mouhammad ibn Ahmad ibn Kaysan (né au ixe siècle et mort en 912 en Irak)
est cité par Az-Zoubaydi1 comme un expert en cryptanalyse. Plusieurs linguistes
arabes en font le fondateur de l’école de grammaire de Bagdad.
— Daoud ibn al Haytham ibn Ishaq at-Tanoukhi (né en 843 et mort en 928 en
Irak) faisait partie des plus grands savants de Bagdad en langue arabe. L’historien
Al-Khatib Al-Baghdadi2 dit de lui qu’il faisait partie des principaux cryptanalystes
de la capitale irakienne.
— Mouhammad ibn Ahmad ibn Mouhammad Tabataba (mort en 934 à Ispahan)
était un homme de lettres et poète de renom. Il a laissé à la postérité un traité
de cryptanalyse conservé à la bibliothèque Sulaymaniye d’Istanbul, ainsi qu’un
ensemble de textes sur les différents procédés de chiffrement (manuscrit
numéro 5350).
— Mouhammad ibn Sa’id al Basir al Mawsili (mort au xe siècle) était, comme
son nom l’indique, originaire de Mosoul en Irak. Bien qu’il ait été connu pour
son expertise en cryptanalyse, aucune de ses œuvres n’a été conservée. Son
contemporain Abou ‘Ali al Farisi (mort) en 987 disait de lui qu’il était d’une
grande intelligence et qu’il était un « imam » (maître) en cryptanalyse.
— Ishaq ibn Ibrahim ibn Wahb al Katib (homme de lettres du xe siècle) appartenait
à une famille de savants en langue arabe et d’illustres poètes. Le célèbres Abou
Tammam et Al-Bouhtouri, ont rédigé plusieurs panégyriques sur cette famille.
Ibn Wahb a rassemblé plusieurs principes de cryptologie dans un traité intitulé
Al Bayan wa t-tabyin.
— Ahmad ibn ‘Abd al ‘Aziz ach-Chantamari (mort dans la deuxième moitié du
xiie siècle) était originaire du sud du Portugal. Nous ne disposons que peu
d’informations à son sujet. As-Souyouti3 rapporte à son sujet qu’il était connu
pour son érudition en métrique arabe et en cryptanalyse.
— ‘Outhman ibn ‘Isa Tajou d-Din al Balati (né en 1130 à Mossoul et mort en
1202 en Égypte). Il était passé maître dans plusieurs domaines de la langue
arabe – en syntaxe, et en linguistique –, en histoire, en poésie ou encore en
métrique. Saladin (1138-1193) en a fait un des principaux enseignants de la
grande mosquée du Caire. Al-Balati y enseigna la syntaxe et d’autres disciplines
jusqu’à sa mort en 1209. Le célèbre cryptanalyste Ibn ‘Adlan le cite dans sa
bibliographie comme une de ses sources en cryptologie.
— As’ad ibn Madh-hab ibn Mammati (né en Égypte en 1149) faisait partie des
hauts fonctionnaires de Saladin et de ses hommes de confiance. As’ad était
très proche du Qadi al Fadil, le chancelier de Saladin qui gérait une partie du

1. Az-Zoubaydi, Tabaqat an-nahwiyin wa l-loughawiyin, Dar al Ma’arif bimisr, Le Caire,


1973, p. 178.
2. Yaqout, Mou’ jam al adaba’, Dar Ihya at-tourath al ‘arabi, Beyrouth, 1979, XI, p. 98.
3. As-Souyouti, Boughiyatou l-Wa’ah, ‘Isa al Babi al Halabi, Le Caire, 1964, t. I, p. 32.

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Cryptologie en terre d’Islam

renseignement ayyoubide. Yaqout1 le cite comme étant l’auteur d’un recueil


en cryptologie intitulé Khasa’is al ma’rouf fi mou’amiyati.
— Ibrahim ibn Mouhammad ibn Dounaynir (né en 1187 à Mossoul et mort crucifié
en 1229 près de Banyas, en Syrie) est connu des historiens pour ses contributions
à la cryptologie par ses deux ouvrages de référence Ach-Chihab an-Najim fi ‘ilmi
wad’ at-tarajim et Maqasid al fousoul al moutarjima “an hall al tarjamah ». Il a
travaillé au service des successeurs de Saladin.
— ‘Ali ibn ‘Adlan, (né en 1187 à Mossoul et mort au Caire en 1268). Egalement
surnommé Al-Moutarjim (l’Interprète), il comptait parmi les spécialistes de
la langue arabe de son époque et était particulièrement connu pour son
ingéniosité en cryptanalyse. Son expertise dans ce domaine en a fait un des
plus grands cryptologues arabes. Sur la demande d’Al-Ashraf, neveu de Saladin
et sultan de Damas, Ibn ‘Adlan a rédigé son fameux traité de cryptanalyse
intitulé Al Mou’allaf li l-Malik al Ashraf. Il a également enseigné la linguistique
à la grande mosquée du Caire.
— ‘Ali Ibn Mouhammad Ibn Dourayhim (né en 1312 à Mossoul et mort à Qûs,
en Égypte, en 1361) était considéré comme l’un des génies de son temps. Il
excellait dans plusieurs domaines dont les langues et les mathématiques, ce
qui fit de lui un excellent cryptanalyste. Il était fasciné par la numérologie et
utilisait fréquemment les valeurs numériques des lettres arabes, indiennes et
hébreuses en cryptologie. Ibn Dourayhim est l’auteur de plusieurs ouvrages
de cryptanalyse dont Idah al moubham fi hall al moutarjam ou encore Miftah
al kounouz fi idah al marmouz, mais également de résumés qu’il rédigea sur
ce sujet et de poèmes.

Les prérequis pour la cryptanalyse selon les auteurs arabes

La plupart des cryptanalystes cités plus haut ont consacré une partie de leurs
traités aux outils nécessaires au décryptage. Ils citent quasiment tous les mêmes
éléments de base à savoir : l’intelligence, la perspicacité, le sens de l’observation,
la lucidité, la concentration, la vigilance, la patience, la sérénité, l’intuition, le flair,
le dévouement, l’engagement, la motivation, la curiosité, l’art de la conjecture
pertinente, ténacité et l’équanimité.
En ce qui concerne le domaine de la langue, il est nécessaire selon eux de
maîtriser : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la prosodie, la métrique, la
linguistique, les expressions idiomatiques dans différentes langues, l’alphabet et
la science des lettres (leurs points de prononciations, leurs attributs, leur valeur
numérique, l’ordre de fréquence d’apparition, les lettres combinables et non-

1. Yaqout, Mou’ jam al adaba’, Dar Ihya at-tourath al ‘arabi, Beyrouth, 1979, t. II, p. 118.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

combinables entre elles, à l’avant comme à l’arrière etc.) Ils recommandent également
de solides connaissances en arithmétique et en statistiques.
En sus de ces disciplines, le cryptanalyste doit maîtriser plusieurs outils et
procédés qui lui permettront de déchiffrer les cryptogrammes. Parmi ceux-ci, les
auteurs arabes citent :
— les alphabets ; le cryptanalyste doit en maîtriser le plus possible et connaître
le nombre de lettres pour chacun, ainsi que la moyenne de lettres utilisées par
texte dans chaque langue afin de pouvoir déterminer la langue dans laquelle
le texte a été codé ;
— les espaces entre les mots en cryptographie ;
— les mots les plus utilisés dans chaque langue ;
— les différents types et procédés de chiffrement (simples et complexes) qui
doivent être connus par cœur ;
— les différents procédés et algorithmes de cryptanalyse, à connaître par cœur ;
— les différents symboles cryptographiques utilisés chez les Arabes, qui doivent
également être connus par cœur ;
— les chiffrements complexes indécodables ;
— l’éloignement temporaire : lorsqu’un cryptogramme résiste au cryptanalyste,
il lui est recommandé de prendre de la distance par rapport au texte et de
s’aérer l’esprit quelques jours avant une nouvelle tentative de déchiffrement ;
— des connaissances solides de cas de cryptanalyse basée, non sur les procédés
classiques de déchiffrement, mais sur les erreurs du cryptographe ;
— la longueur du texte. Celle-ci doit être utilisée afin d’appliquer le procédé de
fréquence d’apparition des lettres dans la langue considérée. Pour cela il faut
disposer d’un tableau où les lettres sont classées par ordre de fréquence
d’apparition. Les cryptanalystes mentionnent souvent les lettres les plus
utilisées en arabe (alif) et en latin (S). En général les cryptanalystes maîtrisaient
plus d’une langue, Ibn Dourayhim par exemple étudiait le latin, le grec,
l’arménien, le syriaque, le copte, le franc, l’hébreux, le persan, le sumérien, le
mongol, le turc et plusieurs dialectes hindi ;
— les expressions protocolaires utilisées dans les correspondances épistolaires
officielles et privées telle que « Bismi l-Lahi r-Rahmani r-Rahim » en arabe ;
— la pratique régulière et abondante d’exercices en cryptanalyse ;
— la pratique du raisonnement par analogie.

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Cryptologie en terre d’Islam

Quelques procédés de chiffrement cités du traité d’Al-Kindi

Dans son traité, Al-Kindi résume pour le calife une partie des chiffrements
de base en cryptographie. Le cryptanalyste est censé connaître par cœur les
chiffrements simples pour pouvoir déchiffrer plus aisément les cryptogrammes
qui lui parviennent. Après les avoir expliqués un à un, il les classe dans un tableau
à arborescence. L’image ci-dessous est celle d’une page du manuscrit conservé à
la Bibliothèque Soulaymaniye sous le numéro 48321. On y voit, en bas de page, le
tableau que nous avons reproduit plus bas. Mouhammad Mrayati, Yahya Meer
Alam et Hassan at-Tayyan ont expliqué chacun des procédés de façon très détaillée
dans leur excellent travail sur la cryptologie chez les Arabes2.

1. Nous remercions au passage le personnel de la Bibliothèque Soulaymaniye pour avoir mis


à notre disposition ce manuscrit.
2. Cf. At-ta’miyah wa istikhraj al mou’amah ‘ind al ‘Arab, Damas, Matbou’at majmou’ l-loughat
al ‘arabiya bi dimaqch, Damas, 1987.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

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Cryptologie en terre d’Islam

Malgré les très nombreuses contributions arabes dans le domaine de la


cryptologie ainsi que les nombreux progrès et découvertes faits en la matière, les
« écritures secrètes », ainsi que leurs déchiffrements en terre d’Islam au Moyen-Âge,
n’ont que très tardivement intéressé les historiens. Avant le travail collectif de
Mouhammad Mrayati, Yahya Meer Alam et Hassan at-Tayyan édité la première
fois en 1987 à Damas, aucun travail scientifique équivalent n’avait – à notre
connaissance – été réalisé. Ces historiens, en éditant plusieurs traités arabes de
cryp­to­logie, ont mis à la disposition des chercheurs un matériel de valeur inestimable.
Ainsi en étudiant les travaux d’Al-Kindi, d’Ibn Dourayhim et d’Al-Dounaynir on
observe que :
— Al-Kindi a rédigé son traité de cryptanalyse huit siècles avant Leon Battista
Albert (1404-1472) et il avait sept siècles d’avance sur Giambattista della Porta
à plusieurs niveaux ;
— Ibn Dourayhim utilisait ce qui est actuellement connu sous le nom de la table
de Vigenere, deux cent ans avant cet auteur auquel est attribuée cette invention.
Il utilisait également le concept de grille de chiffrement bien avant Girolamo
Cardano.
Le peu d’intérêt – voire l’absence d’intérêt – des historiens pour la cryp­to­logie
arabe, comme pour la cryptologie en général, n’est toutefois pas étonnant sachant
que ce domaine est une des composantes de la « dimension manquante de l’histoire »
qu’est le renseignement. Dorénavant, avec ces traités à disposition, les historiens
sont à présent capables de mesurer l’étendue du développement de la cryptologie
chez les musulmans au Moyen-Âge mais également de comprendre pourquoi David
Kahn a fait naître cette science chez les Arabes.

Charifa Amharar

Tableau de transcription de l’alphabet arabe

‫ء‬ ’ ‫د‬ d ‫ض‬ d ‫ك‬ k


‫ب‬ B ‫ذ‬ dh ‫ط‬ t ‫ل‬ l
‫ت‬ T ‫ر‬ r ‫ظ‬ dh ‫م‬ m
‫ث‬ Th ‫ز‬ z ‫ع‬ ‘ ‫ن‬ n
‫ج‬ J ‫س‬ s ‫غ‬ gh ‫و‬ w
‫ح‬ H ‫ش‬ ch ‫ف‬ f ‫ه‬ h
‫خ‬ kh ‫ص‬ s ‫ق‬ q ‫ي‬ y

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LOUIS XI OU LES PRÉMICES
DU RENSEIGNEMENT FRANÇAIS

Laurence Rullan

Roi de France de 1461 à 1483, Louis XI a longtemps été malmené par les
chroniqueurs, les historiens et l’opinion publique avant que justice ne lui soit
rendue1. Au cours de son règne, le royaume des lys entre dans une nouvelle époque :
la Renaissance2. De ce personnage riche et complexe, on a gardé longtemps une
légende noire, celle du roi cruel et vindicatif qui enfermait ses prisonniers dans de
petites cages (« fillettes ») au fond des culs de basse-fosse. Louis XI est un individu
pragmatique, capable d’évaluer avec justesse hommes et situations. Conscient qu’il
ne peut régler tous les problèmes par la force (la catastrophe de la bataille d’Azincourt3
est un souvenir cuisant pour les Valois), il privilégie la diplomatie et la négociation.

1. Louis XI, Lettres de Louis XI, 11 t., Paris, Société de l’histoire de France, 1883-1909 ; Émilie
Dupont (éd.), Mémoires de Philippe de Commynes, 3 vol., Paris, Renourad, 1843 ; Joël
Blanchard ( éd.), Commynes et les procès politiques de Louis XI. Du nouveau sur la lèse-
majesté, Paris, Picard, 2008 ; Joël Blanchard (éd.), Procès de Jacques d’Armagnac, Genève,
Droz, 2012 ; Thomas Basin, Histoire de Louis XI, éd. C. Samaran, Paris, Les Belles Lettres,
1963-1972, 3 t. ; Jean de Roye, Chronique scandaleuse. Journal d’un Parisien au temps de
Louis XI, éd. J. Blanchard, Paris, Pocket, 2015. ; Joël Blanchard (éd.), Procès politiques au
temps de Louis XI : Armagnac et Bourgogne, Genève, Droz, 2016.
2. Michel Pretalli, « Du bon usage des Anciens L’espionnage technique chez les militaires
italiens au xvie siècle », Dialogues d’histoire ancienne, vol. s 9, 2013, p. 231-249 ; Daniel
Ménager, « La figure de l’espion à la Renaissance », Le Journal de la Renaissance, no 6, 2008,
p. 249-256.
3. René de Belleval, Azincourt, Paris, J.-B. Dumoulin, 1865 ; Françoise Autrand, Charles VI :
la folie du roi, Paris, Fayard, 1986 ; Anne Curry, The Battle of Agincourt. Sources and
Interpretations, Woodbridge, The Boydell Press, 2000 ; et, avec Malcolm Mercer, The Battle
of Agincourt, Yale University Press, 2015 ; Jan Willem Honig, « Reappraising Late Medieval
Strategy : The Example of the 1415 Agincourt Campaign », War in History, vol. 19, no 2,
2012, p. 123-151 ; François Neveux, Azincourt. La dernière bataille de la chevalerie française,
Ouest-France, 2015 ; John Keegan, Anatomie de la bataille : Azincourt 1415, Waterloo 1815,
la Somme 1916, Paris, Perrin (1re édition : Robert Laffont, 1993), 2013 ; Alain Marchandisse
et Bertrand Schnerb (dir.), Revue du Nord, HS no 35, 2017, « Autour d’Azincourt : une
société face à la guerre (v. 1370-v. 1420) ».

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Il anticipe, choisit ses collaborateurs avec soin, n’hésitant pas à les débaucher jusque
dans la cour de son pire ennemi, Charles le Téméraire1. Ce fut le cas d’un de ses
plus proches conseillers Philippe de Commynes2. Cette stratégie du « faible » face
au « fort » a souvent été à l’origine de très beaux et solides succès. Le roi a su éviter
des guerres meurtrières et coûteuses. Il a fragilisé ou détruit des alliances qui
pouvaient lui être fatales comme celle unissant le roi d’Angleterre et le duc de
Bourgogne.
Ce souverain a érigé la recherche d’informations à la hauteur d’un art. Il a
construit un réseau aux nombreuses ramifications étendues dans toute l’Europe
afin d’avoir au service de sa politique les éléments qui lui ont permis de renforcer
le pouvoir royal et le royaume de France. Grâce à la « toile d’araignée » d’informateurs
qu’il a mise en place, les données qui lui sont si précieuses peuvent circuler plus
facilement.

Louis XI : le « joueur inquiet » ou l’homme du renseignement


La légende noire
Qui est Louis XI ? Pendant des siècles, son image a été bien négative. S’est
construite une légende noire qui a tenu lieu de portrait jusqu’à nos jours. Elle
présente le souverain comme un homme laid, au visage ingrat barré d’un grand
nez ; fourbe et cruel, autant lâche qu’inculte, il aime à tenir enfermés ses ennemis
dans de toutes petites cages, appelées « fillettes du Roy ». Adversaires, hommes de
lettres, serviteurs, contemporains ou non ont longtemps colporté cette histoire.

1. Paul Bonenfant, Jean Stengers, « Le rôle de Charles le Téméraire dans le gouvernement de


l’État bourguignon en 1465-1467 », Annales de Bourgogne, t. XXV, 1953, p. 7-29 et 118-136 ;
Philippe Contamine, « Charles le Téméraire vu par un adversaire de Louis XI, Thomas
Basin, évêque de Lisieux, archevêque de Césarée (1412-1491) », Le Pays lorrain, no 1, 1977,
p. 41-52 ; Jean-Marie Cauchies, Louis XI et Charles le Hardi. De Péronne à Nancy (1468-
1477) : le conflit, Bruxelles, De Boeck Université, 199. ; Henri Dubois, Charles le Téméraire,
Paris, Fayard, 2004 ; Jean Robert de Chevanne, Les Guerres en Bourgogne de 1470 à 1475,
étude sur les interventions armées des Français au duché sous Charles le Téméraire, Paris,
Auguste Picard, 1934 ; Klaus Schelle, Charles le Téméraire. La Bourgogne entre les lys de
France et l’aigle de l’Empire, Paris, Fayard, 1979 ; Richard J. Walsh, Charles the Bold and Italy
(1467-1477). Politics and Personnel, Liverpool, Liverpool University Press, 2005 ; Richard
Waughan, Charles the Bold. The Last Valois Duke of Burgundy, Woodbridge / Rochester
(New York), The Boydell Press, 2002 (1re éd. 1973, Longman).
2. Joël Blanchard, Commynes l’européen. L’invention du politique, Genève, Droz, 1996, 508
p. et Philippe de Commynes, Paris, Fayard, 2006 ; Frédérique Chabaud, « Les « Mémoires »
de Philippe de Commynes : un « miroir aux princes » ? », Francia, no 19/1, 1992, p. 95-114 ;
Jean Dufournet, La destruction des mythes dans les Mémoires de Philippe de Commynes,
Genève, Droz, 1966 et Philippe de Commynes : un historien à l’aube des temps modernes,
Bruxelles, De Boeck Université, 1994 et « La diplomatie dans les Mémoires de Commynes »,
Le Moyen-Âge, t. CXIX, 2013, p. 271-282.

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Louis XI ou les prémices du renseignement français

On en trouve la trace jusque dans le roman Notre Dame de Paris où Victor Hugo
y fait référence : « Il y avait aux parois deux ou trois petites fenêtres, si drument
treillissée d’épais barreaux de fer qu’on n’en voyait pas la vitre. La porte était une
grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais
que pour entrer. Seulement ici, le mort était un vivant1. »
Sur ordre du roi, de hauts personnages auraient été enfermés dans des geôles
si petites qu’ils ne pouvaient se tenir debout. En réalité, il y a confusion entre deux
choses. Des cages, mentionnées par Philippe de Commynes, le premier biographe
contemporain de Louis XI, ont bien été installées dans une tour de la Bastille, puis
au donjon de Loches, mais elles ne firent jamais moins de 6,66 mètres carrés, pour
un volume de 14,182 mètres cubes. D’après Paul Murray Kendall, son premier
biographe scientifique, n’y séjournèrent que trois personnes, deux impliquées dans
une affaire d’espionnage au profit de Charles le Téméraire – le cardinal Jean de La
Balue et l’évêque de Verdun, Guillaume d’Harraucourt (1469) –, ainsi que Commynes,
mais sous Charles VIII (1488). Par contre, les « fillettes » ne furent jamais autre
chose que des fers et des chaînes munis d’une lourde masse de fer à leur extrémité
et fixés à des anneaux enserrant les chevilles2. On comprend que la confusion a été
faite entre ces cages prétendument suspendues et des cellules fermées pour nuire
à la mémoire de Louis XI. De là à grossir le trait et faire du souverain un sinistre
personnage, il n’y a qu’un pas.
Les biographes les plus récents de Louis XI ont construit un tableau plus proche
de la vérité3, plus complexe et varié que sa légende. « Roi ondoyant et divers », il
sait analyser la situation et peut, en cas d’erreur, revenir sur une décision plus
adéquate « quitte à se renier4 ». Homme impulsif et hésitant, le qualificatif de « joueur
inquiet » ne convient cependant pas au personnage. Louis XI n’aime pas prendre
de risques sauf en cas d’emportement passionné. Dans le portrait assez admiratif
de son maître qu’il a dressé, Commynes fait même de Louis XI l’homme le plus
sage qui soit, le plus apte à se tirer d’un mauvais pas, humble en paroles et en
apparence. Cette habitude de se vêtir très modestement l’a fait railler souvent par
ses contemporains et a contribué à cette sombre légende qui fut longtemps la sienne.
Il s’agit toutefois d’un premier signe de l’appétence de ce souverain pour le
renseignement.
Il porte aussi en lui un traumatisme lui venant d’un « complot de famille »
avorté de 1456. Ne se satisfaisant plus de son Dauphiné, isolé diplomatiquement

1. Paris, Lerrotin-Garnier, 1844, p. 410.


2. Emilie Dupont (éd.), op. cit., 2, p. 264-265 et 264n1.
3. Amable Sablon du Corail, Louis XI ou le joueur inquiet, Paris, Belin, 2015 ; Joël Blanchard,
Louis XI, Paris, Perrin, 2015 ; Jean Favier, Louis XI, Paris, Fayard, 2001 ; Jacques Heers,
Louis XI : le métier de roi, Paris, Perrin, 1999 ; Paul Murray Kendall, Louis XI : « l’universelle
araigne » [« Louis XI: The Universal Spider »], Paris, Fayard, 1974, Rééd. Paris, Pluriel,
2014 ; Rémy Ambühl, Le séjour du futur Louis XI dans les pays de Philippe le Bon (1456-1461),
Cercle d’histoire et d’archéologie du pays de Genappe, Cahier no 13, 2002.
4. Amable Sablon du Corail, op. cit., p. 10.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

par Charles VII depuis que Louis s’était marié contre le gré du souverain, le fils
monte une conspiration contre son père. Il prend appui sur le duc Jean II d’Alençon,
un aventurier né qui fut le « gentil duc » de Jeanne d’Arc. Tandis que Louis s’attache
son beau-père – le duc Louis de Savoie – et son oncle – le duc Philippe III de
Bourgogne –, Jean II entre en relation avec le duc d’York et cherche à Bruges les
moyens d’empoisonner Charles VII. Mais l’opération tourne court en raison d’une
fuite qui permet au roi d’écraser une nouvelle fois la conspiration, tandis que son
fils se réfugie piteusement en Bourgogne, comptant sur son oncle pour le réconcilier
une nouvelle fois avec son père. Pris au piège dans la toile d’araignée tissée par ses
ennemis, il en garde toute sa vie une soif d’information pour se renseigner sur son
environnement.
Devenu roi, il se plaît à se promener incognito dans sa capitale, quand il
n’emploie pas quelque agent secret. Ainsi écoute-t-il les bruits de l’opinion qui lui
permettent de sentir les dangers à venir. De même, il profite du prétexte d’un
pélerinage dans le Midi de son royaume en 1461, pour mener clandestinement des
missions de reconnaissance au long cours. Vêtu pauvrement, il apparaît tel un
simple pèlerin sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, accompagné seulement
de cinq serviteurs, tous aussi pauvrement habillés que lui. Il en profite aussi pour
observer les défenses des villes de son nouveau royaume, tandis que son armée
suit de loin sa progression. De la même façon, il instaure un contrôle postal pour
surprendre les confidences de ses amis comme de ses ennemis. Il fait ainsi reposer
son gouvernement sur le recours systématique au renseignement dont il est le seul
orienteur ainsi que le seul analyste. Il a ainsi une connaissance des plus précises
des enjeux qui se présentent à lui. Ce caractère aux multiples facettes montre un
homme à la souplesse intellectuelle fascinante pour les uns, haïssable pour d’autres.
Cette caractéristique peu commune pour un dirigeant de son époque le pousse à
inventer, à utiliser toutes les armes possibles pour se construire un réseau capable
de l’informer et de lutter contre des adversaires parfois bien plus puissants que lui.

L’araignée universelle
Louis XI maîtrise l’art de percer la psychologie de ses adversaires. Cette capacité
à produire un renseignement des plus justes lui est indispensable. Comme naguère
son Dauphiné, le domaine royal ne lui permet pas d’extraire assez de richesses et
d’hommes pour mener un combat militaire avec une chance raisonnable de
l’emporter. Depuis sa fuite chez Philippe III de Bourgogne, il est conscient d’être
cerné par de grands seigneurs avides, sinon de prendre sa place, au moins poursuivre
leurs propres objectifs sans rencontrer d’obstacles. Le soulèvement de la Ligue du
Bien Public (1465) et sa participation forcée au sac de Liège, prisonnier de Charles
le Téméraire et contre cette population locale pourtant alliée du roi de France
(1468), sont deux autres traumatismes qui le poussent à renforcer son utilisation
du renseignement. Louis XI se doit d’anticiper les réactions de ses adversaires.
À l’intérieur et à l’extérieur du royaume, il ne peut se permettre d’user autre chose

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Louis XI ou les prémices du renseignement français

qu’intrigues et petits moyens. L’arme du renseignement est donc celle qu’il emploie
le plus. Ses politiques espagnole et italienne montrent ainsi un Louis XI « calculateur ».
Il entretient, par exemple, des relations suivies avec le duc de Milan et avec Laurent
de Médicis afin de peser en Italie voire de la dominer1. Par le biais de Jean de Lescun
d’Armagnac, dit « le bâtard d’Armagnac », avec qui il est lié depuis qu’il est dauphin,
le roi s’assure une tranquillité en deçà des Pyrénées et dispose d’utiles relais au-delà.
En homme pragmatique, le roi élabore des plans pour diviser ses adversaires.
Il sait qu’il doit en séduire certains, en repousser d’autres ou tenter de les rallier à
son camp. C’est ainsi qu’il a pu compléter son personnel politique, recrutant de
grands serviteurs comme Philippe de Commynes. Nombre de ses chambellans ne
sont en fait que des transfuges sur place, comme Niklaus von Diesbach à Berne2.
Que ce soit par des cadeaux, de l’argent, des promesses, une situation en vue,
Louis XI travaille avec acharnement pour gagner des hommes à sa cause, au service
de sa politique. Certains lui sont déjà acquis depuis son exil chez Philippe III de
Bourgogne. Alors qu’il n’est encore que dauphin, il profite du séjour chez son oncle
du légat pontifical Francesco Copponi pour le mettre en relation avec le représentant
du duc d’York, Richard Neville, comte de Warwick. Ce dernier est en relation avec
le dauphin depuis au moins un an, contacté en Angleterre par Jean d’Estuer, qui
continua à assumer la liaison avec Warwick, même après qu’il eut repassé la Manche
en juillet 14603. Les tribulations de l’aventurier anglais et ses relations avec le
dauphin après qu’il devint roi laissent penser qu’il fut un défecteur sur place, agent
au service de la France dans le cadre de la fin de la guerre de Cent Ans et du retrait
anglais de France. De la même façon, le futur Louis XI saisit l’occasion de la mission
de Monseigneur Copponi pour le compte du duc de Milan pour se l’attacher. Il
passe ainsi un traité, le 4 octobre 1460, avec Francesco Sforza4. Les deux hommes
se connaissent du temps où le condottiere milanais se battait contre le beau-père
savoyard de Louis. On trouve d’autres Italiens dans l’environnement du dauphin
comme le chambellan de Savoie, Jacques de Valpergue de Masin, qu’il employât
brièvement (4 août-1er septembre 1461) à cette fonction lors de son accession au
trône de France. Il apparaît que le dauphin exilé à Genappe a baigné dans un
environnement de commerçants et de financiers italiens dont il a appris les ruses
(corruption, désinformation) et la manipulation des hommes.
Ce premier groupe de conseillers s’efface au profit d’autres une fois Louis
devenu roi. Il est constitué en fonction des objectifs à atteindre. Comme avec

1. René de Maulde La Clavière, La diplomatie au temps de Machiavel, Paris, Leroux, 1892,


p. 58 ; Joseph Calmette, Louis XI, Jean II et la révolution catalane (1461-1473), Genève,
Slatkine, 1977.
2. Ulrich Moser, Dictionnaire biographique de la Suisse, http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/
F16669.php [accédé 1er avril 2018].
3. Paul Murray Kendall, op. cit., p. 128.
4. Bibliothèque nationale, Département des Manuscrits, Érudits et bibliophiles, Clairambault
476, Joachim Le Grand, Vie et histoire de Louis XI, roy de France, I Livres I-VI (années 1423-
1464).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Warwick, en Angleterre, et avant la défection de Philippe de Commynes, qui


dispose des connaissances internes au dispositif bourguignon, Louis XI utilisa les
services du flamand Olivier de Neckere, dit notamment le Daim, vraisemblablement
dès 1457. Ce dernier recrute des Flamands et des Brabançons, qui servent le temps
de la politique flamande du souverain (1461-1475), puis des membres placés au
cœur de l’État royal (Conseil, chancellerie, Hôtel), mais aussi judiciaire (Grand
Conseil, Châtelet de Paris) et financière (Chambre des Comptes). Alors que le
réseau du Daim comporte originellement une vingtaine d’agents, la plupart recrutés
dès l’exil de Genappe, il en compte en 1483 soixante-quatre1.

Au service du politique
En une décennie, les recrutements du roi et de son conseiller le plus proche
réduise la part de l’étranger dans les préoccupations de Louis XI. De même, ils
font apparaître les prémices de l’absolutisme monarchique. Ainsi, à mesure que se
construit l’État moderne, le renseignement permet de répondre aux besoins
immédiats de la politique française.
Le souvenir de la cuisante défaite d’Azincourt, le 25 août 1415, à laquelle assiste
son père, encore dauphin, a laissé un goût très amer dans le royaume de France.
Cet épisode sanglant de la guerre de Cent Ans a coûté la vie à l’élite de la chevalerie
française. Il a montré à quel point la France était en proie à des tensions internes
entre Bourguignons et Armagnacs et incapable d’adopter une stratégie militaire
moderne. S’en est fini des exploits chevaleresques du Moyen-Âge ! Lors de cette
désastreuse aventure militaire, le roi de France Charles VI et son fils n’ont eu la
vie sauve que grâce à la prudence du prince Jean de Berry qui les a fait mettre à
l’abri. Né en 1423, Louis XI a grandi avec cet échec en mémoire. Il est évident que
la guerre de Cent Ans en général, et la bataille d’Azincourt en particulier, ont
grandement contribué à modeler son esprit. Il a tiré les leçons et développé un
pragmatisme, une capacité à appréhender les risques ainsi qu’à anticiper rare à
cette époque.
Le roi a élaboré une politique d’évaluation des situations, associée à un sens
aigu de l’anticipation. Le renseignement devient pour lui un outil de tous les
instants. Cette caractéristique l’a conduit à l’utiliser en complément de son arme
favorite : la diplomatie. Les notions de « service », d’« agent » et d’« émissaire » secrets
ne lui sont pas inconnues. Par « service secret », on entend toutes les informations
qu’apportent, contre rémunération, des individus de manière clandestine et
confidentielle. Ils se classent selon deux catégories. Les premiers sont qualifiés
d’« agents secrets » parce qu’ils sont envoyés auprès d’un prince allié, sans que les
autres membres du corps diplomatiques y accrédités en aient connaissance. Les
autres sont des « émissaires », c’est-à-dire des agents infiltrés dans un pays où une

1. Jean-Patrice Boudet, « Faveur, pouvoirs et solidarités sous le règne de Louis XI : Olivier


Le Daim et son entourage », Journal des savants, 1986, no 4, p. 219-257.

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Louis XI ou les prémices du renseignement français

représentation diplomatique est entretenue, mais à l’insu du prince auprès duquel


elle est accréditée. Dans le premier cas, il s’agit de renseignement, dans le second,
cela s’apparente à de l’espionnage1.
Par ces moyens, Louis XI veut acheter du temps. Voilà pourquoi il s’est pris
de passion pour le renseignement ! Sa prodigieuse mémoire lui permet de collecter,
retenir et analyser toutes données. Ce qui lui est précieux pour élaborer plans et
ripostes. Il lui faut calculer et prendre la mesure du danger, peser le pour et le
contre. C’est un souverain qui a la capacité de se remettre en question et de reconnaître
ses erreurs. Son caractère l’amène à se mouvoir dans les méandres du rensei­gne­
ment, ce qui ne manque pas de dérouter son entourage par d’apparentes contradictions.
Il s’applique à diviser les coalitions qu’il doit affronter, secondé par des hommes
de terrain comme le transfuge bourguignon Philippe de Commynes, à partir de
1472. Il négocie, paie, séduit pour réaliser ses objectifs : sauvegarder le domaine
royal dans tous les cas, l’agrandir s’il le peut. Il est l’homme dont le crédo est d’avoir
le moins mauvais des gouvernements possibles. Selon ses contemporains, le réseau
d’informateurs que le roi a construit est près de valoir celui des Italiens. Précaution
fort utile quand on pense aux adversaires contre lesquels le roi doit lutter.

Combattre l’ennemi principal


La stratégie du faible au fort
Dès son avènement, Louis XI a très présent à son esprit la fragilité de son
royaume de France. Deux choses le préoccupent : son morcellement et ses voisins
potentiellement dangereux. Il pense en particulier à la Bourgogne dont le nouveau
duc, Charles, dit « le Téméraire », est très remonté contre le souverain, et ce depuis
l’époque de l’exil bourguignon de Louis. En effet, les Bourguignons n’ont pas digéré
d’avoir été berné par le dauphin, installé à Genappe, qui s’attacha grâce à Olivier
le Daim à constituer un parti francophile dans le Liégeois. Louis s’entend avec Raes
de Heers, seigneur de Heers et de Linter, mais également chef des knuppelslaegers
(fustigeants), opposés au prince-évêque Louis de Bourbon. Or, celui-ci est le neveu
du duc Philippe III le Bon, et donc le cousin de Charles le Téméraire. Ce dernier
ne reste pas sans rien faire. D’une part, il obtient de Rome l’excommunication de
Heers (1463). De l’autre, il monte en secret une ligue dite « du Bien Public » (1465-
1468) pour déstabiliser, sinon renverser, Louis XI. Cette alliance réunit tous les
princes mécontents de la politique royale, dont Amédée de Savoie et Edouard IV
d’Angleterre, beaux-frères de Louis XI et du Bourguignon, ainsi que François II

1. Charles de Martens, Manuel diplomatique ou Précis des droits et des fonctions des agens
diplomatiques ; suivi d’un recueil d’actes et d’offices pour servir de guide aux personnes
qui se destinent à la carrière politique, Paris, Trenttel et Würtz, 1822, p. 15-16.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de Bretagne. Le coup de maître de Charles le Téméraire est de mettre à la tête de


cette ligue l’héritier présomptif du trône de France, Charles de France, frère cadet
de Louis XI. On n’est jamais mieux trahi que par les siens ! Le Bourguignon détient
également un réseau bien implanté au cœur de l’État français, en la personne du
cardinal Jean de la Balue. Celui-ci obtient le discrédit du Grand maître de France
(connétable, gouverneur de Paris et d’Ile-de-France), Charles de Melun, et son
élimination par la justice royale, au motif de supposées prévarication et intelligence
avec le duc de Bretagne. Ce défenseur militaire du royaume est décapité le 22 août
14681.
Devant une telle opération clandestine bourguignonne, Louis XI répond par
une politique tout aussi clandestine. Pour lutter contre cette forte opposition, il
s’emploie à gagner des hommes jusque-là acquis au camp adverse, tant en Bourgogne
qu’en Picardie. Il mobilise ses réseaux, en appelant au milanais Francesco Sforza
comme au liégeois Raes de Heers, pour déstabiliser les arrières de la ligue en
menaçant directement le cœur du système de décision adverse, la Bourgogne.
Surtout, il réunit les États généraux en avril 1468 et obtient, le 10 septembre suivant,
de séparer temporairement François II et Charles de France des ligueurs. En 1470,
les opposants au roi d’Angleterre, selon l’« agent secret » Richard Neville, comte de
Warwick, trouvent refuge chez lui. En retour, Louis XI leur apporte le soutien de
la France à un débarquement outre-Manche en octobre suivant ; Warwick obtient
de chasser temporairement Edouard IV en Bourgogne, chez son beau-père. Cinq
mois plus tard, le roi d’Angleterre récupère son trône, élimine toute opposition
intérieure et cherche à obtenir raison de Louis XI. Mais, ce dernier conserve la
maîtrise de l’opération. Par ses défecteurs sur place, il obtient la neutralité de
Charles le Téméraire. Trop faible pour affronter le corps expéditionnaire anglais,
solidement retranché dans Calais, il en suit jour après jour les mouvements et les
difficultés que celui-ci rencontre en étendant ses lignes de communication. Pendant
ce temps, Louis XI économise forces et argent. Il ordonne de pratiquer la politique
de la « terre brûlée » pour accroître les problèmes logistiques des Anglais, quand
il n’ordonne pas tout simplement à ses soldats de réaliser des raids sur le ravitaillement
de l’armée d’Edouard IV. À ce moment-là, il peut tout à fait officiellement offrir
au roi d’Angleterre, mûr à point, la signature d’une paix séparée ! Il convie Edouard
IV à Picquigny (25 août 1475) et lui offre une confortable indemnité pour rembarquer
son armée sans combattre. Ce qui fut fait, brisant l’alliance anglo-bourguignonne2 !
Le cocktail diplomatie-renseignement-calcul, qui correspond bien à la patience
royale, a fait ses preuves.

1. « Mémoires et journal de Pierre de l’Estoile », Joseph François Michaud, Jean Joseph


François Poujoulat, Pierre L’Estoile précédés de notices biographiques et littéraires sur
chaque auteur des mémoires et accompagnés d’éclaircissements historiques, Paris, Didier,
1854, p. 7.
2. Paul Murray Kendall, op. cit., p. 331-335.

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Louis XI ou les prémices du renseignement français

Pratiques et marchandages
Dans sa nécessité absolue d’anticiper pour pouvoir mener sa politique, Louis XI
se constitue un réseau très étoffé de personnes qui lui font parvenir les informations
utiles, qui sont capables d’intervenir ou d’intriguer en sa faveur. La « toile d’araignée »
est construite. Aux yeux de Louis XI, il importe peu que l’espion soit de noble
lignage ou de basse extraction. Seules les qualités humaines l’intéressent. Ainsi, il
approche et attire à lui de grands seigneurs des camps bourguignon et breton. Au
cours de ses vingt ans de règne, pas moins de vingt-sept conseillers bourguignons,
dont le bâtard Baudouin, Philippe de Croÿ, seigneur de Renty, et Jean de Chassa,
rejoignent le camp français1 ! De la même façon, nombre de conseillers de François II
de Bretagne, comme Philippe des Essars et Guillaume de Soupplainville, sont
recrutés au moment où leur maître les envoie négocier avec le roi de France. Louis XI
agit comme son « entrepreneur d’espionnage », Olivier le Daim, choisissant ses
« agents secrets » parmi ses conseillers plutôt que chez les grands feudataires.
Deux exemples célèbres permettent de comprendre comment le roi parvient
à attirer ces transfuges : Philippe de Commynes et Odet d’Aydie. Ces deux hommes
quittent, l’un le service de Bourgogne, l’autre celui de Bretagne, au cours de l’année
1472. Toutefois, leur processus de défection n’a pas commencé au même moment.
S’il intervient pour les deux au cours d’une négociation diplomatique, des raisons
stratégiques font que l’un sera un défecteur sur place et l’autre un simple transfuge.
Louis XI va rencontrer Commynes – écuyer et chambellan de Charles le
Téméraire – en 1467 mais la défection n’intervient qu’en 1472. Pendant ces cinq
ans, Louis XI apprend certes à connaître le personnage, mais il reçoit surtout des
renseignements de première importance. Les conditions de recrutement d’Odet
sont différentes. Conseiller de Charles de France en Guyenne jusqu’au décès de ce
dernier (1472), il préfère d’abord le service de Bretagne, vraisemblablement recruté
par Philippe des Essars (1471), puis profite de la mission de Guillaume de
Soupplainville pour rallier Louis XI. Les sources manquent pour être affirmatif
mais ce parcours laisse penser qu’Odet a pu être infiltré par Louis XI auprès de
son turbulent frère, avant de devenir un agent de pénétration auprès de François II
et organiser la défection de conseillers bretons. Soupplainville a mené pour le duc
de Guyenne une mission auprès de Charles le Téméraire, ce qu’Odet savait2.
Plus généralement, lorsqu’il s’intéresse à quelqu’un, Louis XI lui envoie quelque
émissaire pour évaluer son potentiel et sa position au sein du dispositif adverse,
comme il l’a fait pour Warwick avec Jean d’Estuer. Il suscite ensuite sa défection,
jouant sur divers sentiments : la frustration, certainement chez Commynes, l’appât
du gain et un attachement pour sa personne chez tous. Toutefois, comme le bâtard

1. Pierre-Roger Gaussin, « Les conseillers de Louis XI (1461-1483) », Bernard Chevalier,


Philippe Contamine, éds., La France à la fin du xve siècle. Renouveau et apogée : économie,
pouvoirs, arts, culture et conscience nationale, Paris, Éd. du CNRS, 1985, p. 105-134.
2. Émilie Dupont (éd.), op. cit., p. 206, 219, 294.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Baudouin et Jean de Chalon, certains connaissent des regrets, comportement


largement partagé par tous les transfuges à toutes les époques. Ce qui les amène à
retourner dans leur pays d’origine. L’exemple parfait est celui du transfuge Louis
de Luxembourg-Saint-Pol, pourtant ami du Dauphin de l’époque de l’exil de
Genappe et connétable de France (1466). Lassé de son double jeu au profit des uns
et des autres, Charles le Téméraire, Edouard IV, Louis XI l’abandonnent tous. Le
Bourguignon donne au Français les preuves pour le faire juger et le condamner1.
Défecteurs et transfuges consistent en une catégorie particulière d’« agents
secrets » recrutés par Louis XI. Dans son processus de renseignement, il a employé
plus largement les services de marchands, de prisonniers, de femmes et de moines.
Grâce à eux, il pouvait avoir mille canaux par lesquels recevoir des informations.
Quoi de plus discret qu’un homme de Dieu, de plus insoupçonnable qu’une dame
discutant innocemment ! Il infiltre ainsi dans l’entourage de son frère Charles, en
Guyenne, l’aumônier, Jourdain Faure.

La circulation de l’information
On a dit que Louis XI aime à déambuler, anonymement, dans les rues pour
prendre la température de la population. Il est curieux de savoir ce que ses sujets
pensent de lui, de sa politique. Cette habitude n’est bien sûr pas le seul moyen de
s’informer dont dispose le souverain. L’homme assoiffé d’information qu’il est
utilise tous les réseaux qui existent. Au contact des Italiens à Gennapes, il a pris
conscience du renseignement circulant grâce aux banquiers et aux commerçants.
À l’image de ces Génois que le roi interroge à leur retour d’Angleterre (1464), les
hommes d’argent se déplacent dans le royaume et dans toute l’Europe, au motif
d’opérations financières ou mercantiles et se retrouvent dans des espaces, comme
les foires du Royaume ou celles des pays voisins. Là circulent les données les plus
sensibles pour qui s’y intéresse. Il y a d’abord les cours des valeurs, qui sont autant
de signaux faibles révélant l’état d’une région. Il y a surtout les dernières nouvelles
politiques, venant de toute l’Europe et qui sont très utiles à Louis XI pour maîtriser­
son environnement. Enfin, par ce moyen, il lui est aussi possible d’informer ses
alliés et de désinformer ses adversaires.
Louis XI dispose également de moyens propres à l’État. Les négociateurs,
ambassadeurs, plénipotentiaires qu’il envoie en Europe n’ont pas d’autre véritable
pouvoir d’action, que ceux d’observer et de transmettre. Ne dit-on pas qu’ils sont
d’« honorable[s] espion[s]2 » ? Une difficulté de taille tient toutefois au statut de ces
envoyés spéciaux, censés être en représentation et insoupçonnables. Le renseignement

1. Jacques Dollar, Les intrigues de Louis de Luxembourg, comte de Saint-Pol, connétable de


France, Bascharage, chez l’auteur, 1985.
2. François de Callières, De la manière de négocier avec les souverains, de l’utilité des
négociations, du choix des ambassadeurs et des envoyez, et des qualitez nécessaires pour
reüssir dans ces employs, Paris, 1716, p. 46.

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Louis XI ou les prémices du renseignement français

doit venir de lui-même à eux, sans qu’ils ne s’en mêlent. D’où l’envoi de missions
diplomatiques, avec moult secrétaires et domestiques, même pour les postes les
moins importants.
Pour garantir le bon et prompt acheminent de renseignements tant attendus,
officiels ou non, Louis XI met en place à partir de 1477 une poste royale. C’est un
réseau de routes où les messagers à cheval portant les missives peuvent trouver des
montures fraîches toutes les sept lieues (33,7 km) pour apporter les courriers dans
les plus brefs délais. Le roi de France a une activité épistolaire frénétique et reproche
souvent à ses interlocuteurs de ne pas donner assez rapidement des nouvelles. La
poste royale transmet des lettres de toutes les cours d’Europe grâce à un entrelacement
de chemins, qui constituent une nouvelle « toile d’araignée » au centre de laquelle
se trouve Louis XI. L’« universelle araigne » n’a plus qu’à analyser les données ainsi
reçues et à penser sa politique grâce à ces renseignements. L’efficacité de son
organisation postale est un atout majeur pour gagner du temps et anticiper autant
que possible. Ainsi, le roi est-il en mesure d’annoncer la mort de son frère Charles,
le 18 mai 1472, alors que celui-ci est encore à l’agonie et ne meurt que le 24 mai
1472 !

*
En vingt-deux années de règne (1461-1483), Louis XI a accompli une œuvre
considérable en accroissant les territoires de la Couronne et en dotant l’État de
solides structures administratives sur lesquelles ses successeurs purent s’appuyer.
Sans être une activité contribuant à la mise en place d’un quelconque « État secret »,
et encore moins d’un « État profond », le renseignement devient une pratique de
gouvernement. Louis « le Prudent » a eu une obsession, celle de défendre la Couronne
contre toutes les attaques, intérieures et extérieures, dont elle a été l’objet. Pour
chacune de ses politiques, il crée un « Secret du roi1 » dans le but d’atteindre ses
objectifs.
L’« universale araigne » a tissé sa toile qui se formalise au travers d’un réseau
d’informateurs recrutés dans toute l’Europe, monté avec une infinie patience. Ses
membres sont recrutés de mille et une manières et dans toutes les couches de la
société. Ce sont eux qui lui permettent de recueillir les données dont Louis XI a
besoin pour mettre en œuvre sa politique, agir, entourer, surprendre.
Une fois sur le trône, ce roi à la personnalité si singulière a en permanence le
souci de mettre en place le moins mauvais gouvernement possible. Le renseignement
est pour lui un des moyens d’administrer. Il lui permet de compenser ses faiblesses

1. Quelle qu’anachronique que puisse apparaître cette formulation, puisqu’elle apparaît


la première fois en 1790 sous la plume de l’abbé Jean-Louis Giraud de Soulavie, dans
les apocryphes Mémoires du maréchal duc de Richelieu (p. 274), elle est avant tout une
convention d’écriture signifiant qu’une personne connaît les intentions les plus intimes
du souverain. Elle ne devient synonyme de la diplomatie secrète de Louis XV que sous la
plume d’Albert de Broglie, dans son étude éponyme publiée en 1878.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

face à de redoutables adversaires dont Charles le Téméraire fut le plus retors. Sans
cela, comment aurait-il réussi à diviser, à séduire ou à acheter ses ennemis ligués
contre lui ?
Longtemps, il fut montré comme un souverain tyrannique, fourbe, laid et
cruel par des contemporains. L’évêque Thomas Basin, uniquement après sa disgrâce,
le dépeint sous le jour le plus sombre dans son Histoire des règnes de Charles VII et
Louis XI. Au contraire, Louis s’avéra un roi à la hauteur de sa tâche. Il est permis
de penser qu’on lui doit la vraie fin de la guerre de Cent Ans. Suite au traité de
Picquigny, « l’Anglois » ne possède plus que la ville de Calais dans une France qui
reste encore à unifier. C’est pourquoi, à la suite de Joël Blanchard, on peut affirmer
qu’il fut un roi « avant-gardiste1 », un souverain hors les normes de son époque. Et
son emploi du renseignement le souligne pleinement !

Laurence Rullan

1. Cité par Julie de la Brosse, « 1461-1483. Louis XI, le roi araignée », L’Express, 1er janvier
2016.

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« LES ESPIES DE LA TREMOILLE ».
À PROPOS D’UNE NOUVELLE
DE MARGUERITE DE NAVARRE1

Laurent Vissière

Dans l’une de ses nouvelles, Marguerite de Navarre rapporte qu’un comte


allemand, Guillaume de Fürstenberg (Wilhelm von Fürstenberg), était arrivé à
Dijon pour offrir ses services à François Ier, qui lui réserva le meilleur accueil ; mais
le vieux Louis II de La Trémoille, gouverneur de Bourgogne, veillait : grâce aux
espions qu’il entretenait dans l’Empire, il apprit les véritables intentions du person­
nage, venu assassiner le roi. La Trémoille aurait aussitôt mis en garde ce dernier,
lui conseillant d’expulser le traître, mais c’était compter sans l’insouciance charmante
de François Ier, qui préféra profiter d’une chasse pour s’isoler avec son assassin. Il
lui fit alors admirer une épée, puis lui déclara : « [Il] me semble que si ung gentilhomme
avoit deliberé de me tuer et qu’il eust congneu la force de mon bras et la bonté de mon
cueur, accompaignée de ceste espée, il penseroit deux fois à m’assaillyr ; toutesfois, je
le tiendrois pour bien meschant si nous estions seul à seul sans tesmoings, s’il n’osoit
executer ce qu’il auroit osé entreprendre ». Très surpris, Fürstenberg bafouilla quelques
excuses et, dès le lendemain, il prenait son congé de la cour2.
Pour l’écrivaine, l’anecdote permet d’exalter bien sûr les vertus chevaleresques
du roi, qui ne dédaigne pas de se mesurer homme à homme avec un adversaire
digne de lui3, mais au-delà de cette plate évidence, l’anecdote garde son aura de
mystère. Peut-on croire qu’un chef d’État ait accepté de mettre sa vie en danger

1. Ce texte a été initialement publié sous le titre « Les ‘espies’de La Trémoille et le comte
Guillaume de Fürstenberg. À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre »,
Bibliothèque de l’École des chartes, t. 167 (2009), p. 465-486.
2. Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, éd. Michel François, Paris, 1996, p. 134-136
(deuxième journée, dix-septième nouvelle).
3. L’anecdote rappelle la fameuse lutte qui aurait opposé François Ier et Henri VIII, lors du
camp du Drap d’or (Mémoires du maréchal de Florange, dit le Jeune Adventureux, éd. Robert
Goubaux et Paul-André Lemoisne, Paris, 1913-1924, 2 vol., t. I, p. 272. Cf. Robert J. Knecht
(Un prince de la Renaissance, François Ier et son royaume, trad. fse, Paris, 1998, p. 174).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

avec autant de légèreté ? Et si le complot a réellement été tramé, comment se fait-il


qu’aucun historien contemporain n’en ait parlé ? À part Marguerite, seuls Brantôme1
et Adrien de Boufflers2 mentionnent l’affaire, mais ils se contentent en réalité de
reprendre L’Heptaméron et ne constituent donc pas des sources originales. En outre,
l’anecdote n’est pas datée, ce qui ne contribue pas à l’éclairer. Au xixe siècle, Le
Roux de Lincy avait, le premier, proposé la date de 15213. Cette année-là en effet,
le roi effectua un séjour à Dijon, où semblent se dérouler les faits4, et l’année suivante,
Florimond Robertet, cité dans la nouvelle, se retira des affaires5. De toutes façons,
Louis de La Trémoille et l’amiral de Bonnivet, également présents, moururent tous
deux à Pavie, le 24 février 1525, et l’anecdote se situe donc avant cette date.
Curieusement, le comte de Fürstenberg revint au service du roi, en 1534 et le
trahit à nouveau – ce que Marguerite de Navarre rappelle dans un vers6. Cette
double « affaire Fürstenberg » a dérouté les érudits ; certains ont même pu affirmer
qu’il n’y avait eu qu’une trahison, la seconde, qui a le mérite d’être bien docu­mentée
par des sources historiques7. À la suite de Pierre Jourda, les différents éditeurs de
la reine de Navarre ont cependant conservé cette date de 1521, mais avec « de fortes
réserves8 ». Plus prudents encore, les biographes de François Ier ont préféré ignorer

1. Brantôme fait deux allusions à l’affaire : dans sa notice sur le comte de Fürstenberg (Grands
capitaines estrangers), et dans son Discours sur les duels (Œuvres complètes), éd. Ludovic
Lalanne, Paris, 1864-1882, 11 vol., t. I, p. 349-350, et t. VI, p. 470-472.
2. Extraits du choix d’Histoires mémorables d’Adrien de Boufflers, éd. Louis Cimber et Félix
Danjou, Archives curieuses de l’histoire de France depuis Louis XI jusqu’à Louis XVIII, Paris,
1834-1849, 30 vol., t. III, p. 383-403 (pp. 399-400). Le texte de Boufflers a paru pour la
première fois en 1608.
3. L’Heptaméron des nouvelles, éd. Antoine Le Roux de Lincy et Anatole de Montaiglon, Paris,
1880, 4 vol. (Ire éd. 1853-1854).
4. L’itinéraire de François Ier montre qu’il séjourna en Bourgogne entre la fin mars et la fin
août ; il résida à Dijon durant une grande partie du mois d’avril, et du 20 mai au 29 juin,
presque sans interruption (Catalogue des actes de François Ier, Paris, 1887-1908, 10 vol.,
t. VIII, p. 411-548, ici p. 433-434). Les journaux de comptes de l’hôtel de La Trémoille
permettent de préciser les données de l’itinéraire royale (Arch. nat., 1 AP 1371-38. Cet
itinéraire se trouve en annexe de ma thèse de doctorat, soutenue à l’université de Paris-IV
en décembre 2001 : Louis II de La Trémoille ou le dernier Moyen-Âge (1460-1525), 3 vol.,
t. III, p. 709-811).
5. Sur le personnage, voir Jean Guillaume, Florimond Robertet (v. 1465-1527), dans Les
conseillers de François Ier, dir. Cédric Michon (à paraître), et sur son progressif retrait de
la vie politique, Émile Dacier, Florimond Robertet, secrétaire du roi et trésorier de France
(?-1527), thèse d’École des chartes, 1898, p. 135 et 144.
6. Epistre de la royne de Navarre au roy Françoys son frere (Les marguerites de la Marguerite des
princesse), éd. Félix Frank, Paris, 1873, 4 vol., t. III, p. 203.
7. Ludovic Lalanne, dans son édition des Œuvres de Brantôme, estime ainsi cette date de
1521 « inadmissible » (t. II, p. 432).
8. Pierre Jourda, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre (1492-
1549). Étude biographique et littéraire, Paris, 1930, 2 vol., t. II, p. 667-668 et note 27 ;
L’Heptaméron…, note 331, p. 464-465.

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

l’anecdote1, ainsi d’ailleurs que Johannes V. Wagner, auteur d’une volumineuse


biographie du comte de Fürstenberg2.
Il n’est jamais facile de confronter des sources littéraires et historiques, mais,
en raison d’une documentation archivistique foisonnante, cette nouvelle de
L’Heptaméron se prête à une telle analyse. Les doutes érudits sur la date du complot
n’ont pas lieu d’être ; les actes de François Ier ont gardé le souvenir d’un passage du
comte à la cour durant l’été 1521. Mais on a surtout la chance d’avoir conservé une
série de lettres, échangées par les divers acteurs de la nouvelle, qui offrent un
éclairage neuf sur les faits. Les plus intéressantes sont conservées dans les fonds
de correspondance de la Bibliothèque nationale de France – le manuscrit français
2971 en particulier –, mais d’autres, importantes aussi, se trouvent dans les archives
des deux principaux protagonistes, La Trémoille et Fürstenberg, inédites pour le
premier, publiées au xixe siècle pour le second. Cette riche documentation a
l’avantage de faire mieux comprendre le contexte du complot et d’offrir quelques
éléments de réflexion sur les processus de la création littéraire chez Marguerite de
Navarre.

Le gouverneur de Bourgogne et ses « espies »

La lignée des La Trémoille était anciennement liée à la Bourgogne, et ce n’est


sans doute pas un hasard si Louis XII fit l’honneur d’en confier le gouvernement
à Louis II de La Trémoille (1460-1525)3. Il s’agissait de l’un de ses plus fidèles
serviteurs, l’un de ses courtisans les plus autoritaires et les plus aguerris, et le roi
avait justement besoin d’avoir en Bourgogne un homme fort, capable de maintenir
dans le calme une province jugée peu sûre – mais un homme en qui les Bourguignons
pouvaient aussi se reconnaître. Le jour même où décéda le précédent gouverneur
en titre, Engilbert de Clèves, Louis II le remplaça (24 novembre 1506)4, et dès le
lendemain, il quittait Blois pour aller occuper son poste. Contrairement à d’autres

1. Ni Jean Jacquart (François Ier, Paris, 1981), ni R. Knecht (Un prince…), ni Gerd Treffer
(Franz I. von Frankreich (1494-1547). Herrscher und Mäzen, Regensburg, 1993) n’évoquent
le complot de Fürstenberg.
2. Johannes Volker Wagner, Graf Wilhelm von Fürstenberg (1491-1549), und die politisch-
geistigen Mächte seiner Zeit, Stuttgart, 1966. Dans l’introduction à sa remarquable édition
des Plaidoyers pour le comte Guillaume de Fürstenberg de Jean Calvin (Paris, 1994),
Rodolphe Peter accorde à l’affaire de 1521 une ligne en note (p. xv, n. 21).
3. Sur le personnage, je me permets de renvoyer à ma thèse publiée : « Sans poinct sortir
hors de l’orniere’. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, 2008. Cet article complète et
amende les quelques pages que j’avais consacrées à l’affaire Fürstenberg (pp. 357-359).
4. Bibl. nat. Fr., fr. 4604, fol. 59 v (cf. Jean Bouchet, Le Panegyric du chevallier sans reproche,
Poitiers, 1527, ff. 80v, et 125v-127 ; Marino Sanuto, I Diarii dal 1496 al 1532, éd. Federico
Stefani et alii, Venise, 1879-1903, 58 vol., t. VI, col. 506).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

charges qu’il possédait déjà – comme les amirautés de Bretagne et de Guyenne –,


il ne pouvait en effet déléguer ses fonctions à quelque lieutenant. Durant les dix-
huit années suivantes et jusqu’à sa mort lors du désastre de Pavie, en février 1525,
Louis II passa régulièrement plusieurs mois par an dans sa province, avec laquelle
il tissa des liens particuliers. Comme gouverneur, il recevait les doléances des
habitants, notamment en matière fiscale, et plaidait leur cause auprès du roi, mais
il n’hésitait pas non plus à donner des ordres brutaux, dès qu’il craignait pour la
sécurité de ses frontières, constamment menacées par les Suisses et les Impériaux1.
En fait, depuis le désastreux traité de Senlis (mai 1493), qui abandonnait la Franche-
Comté à l’Empire, il existait deux Bourgogne ennemies se regardant en chiens de
faïence, alors même que leurs habitants avaient conscience d’appartenir à une seule
communauté humaine et culturelle. Durant toute la première moitié du xvie siècle,
les deux provinces connurent une sorte de guerre froide, qui empoisonnait leur
existence quotidienne – on vivait en effet dans la terreur constante d’un coup de
main ou d’une trahison2. Aux yeux des « bons Français » et du gouverneur lui-
même, les Bourguignons n’étaient pas sûrs et semblaient rêver d’entrer dans le
giron des Habsbourg, seuls descendants légitimes des anciens ducs – un rêve que
Maximilien et, plus tard, Charles Quint entretenaient.
C’est dans ce contexte très spécial que La Trémoille commença à développer
un réseau d’« espies ». Au Moyen-Âge, le terme désigne plutôt les éclaireurs qui
précèdent les armées, mais au début du xvie siècle, il se mit à concurrencer celui
d’homme secret, pour désigner un espion. L’espionnage en Bourgogne représentait
clairement une nécessité – la quête de renseignements était vitale dans une région
frontière aussi menacée –, et une facilité – les contacts quotidiens que continuaient
à entretenir les Bourguignons des deux côtés de la frontière permettaient de récolter
sans peine une foule d’informations. La Trémoille avait ainsi noué des contacts à
prix d’or dans la Comté, mais également en Suisse. Il y disposait à la fois d’agents
occasionnels et d’agents permanents. En décembre 1521, il parle par exemple de
« mes espies, que avoys envoyé en ladite Conté et plus avant3… ». La Trémoille n’était
pas toujours présent en Bourgogne, mais il recevait les rapports des officiers locaux,

1. Sur les affaires de Bourgogne durant le gouvernement de La Trémoille, cf. L. Vissière, ‘Sans
poinct sortir…’, p. 334-343.
2. Sur la question du nationalisme bourguignon, voir notamment Henri Hauser, Le traité
de Madrid et la cession de la Bourgogne à Charles Quint. Étude sur le sentiment national
bourguignon en 1525-1526, Paris, 1912 ; et Jean Richard, « Inscriptions séditieuses dans
les villes de Bourgogne : les inquiétudes d’un gouverneur en 1524 », dans Annales de
Bourgogne, t. 41 (1969), p. 43-45.
3. Dijon, 2 décembre [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., nouv.
acq. fr. 22 898, fol. 29-30 v). D’après les comptes de son hôtel, La Trémoille donna, en
décembre 1521, 40 siècle à un « homme secrect », et, en juin 1522, 4 £ à une « espie » (Arch.
nat., 1 AP 13735 et 36) ; mentions similaires en avril 1507, août 1512 et janvier 1516 (1 AP 13717,
27 et 31
).

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

comme le capitaine du château de Dijon, Louis Guineuf, seigneur de Boulier1, ou


celui d’Auxonne, Antoine Godeffrey2. Le gouverneur avait réussi à corrompre un
secrétaire du maréchal de la Comté, ce qui lui permettait d’avoir connaissance du
moindre mouvement de troupes chez l’ennemi3. Il jouait enfin un rôle diplomatique
assez complexe, servant d’intermédiaire entre certains princes allemands,
possessionnés en Franche-Comté, comme le duc de Wurtemberg4 et le comte de
Fürstenberg, et le roi de France, et son nom était donc bien connu en terre d’Empire5.

Le comte de Fürstenberg

Même bien conservées, les archives de La Trémoille ne permettent pas de


connaître l’état exact de ses réseaux et la manière dont ils fonctionnaient réellement.
Ils furent en tout cas très actifs au début des années 1520, au moment de la reprise
de la guerre contre l’Empire. Et c’est à ce moment-là qu’éclata l’affaire du comte
de Fürstenberg.
Les premiers contacts semblent remonter à 1520. Guillaume de Fürstenberg
(1491-1549) – que les Français appellent « le comte Guillaume » – séjournait alors

1. Dans une lettre daté du 7 décembre 1520, Guineuf détaille ainsi à La Trémoille tous les
renseignements qu’il a pu obtenir sur ce qui se passait dans l’Empire (1 AP 625, doss.
Guyneuf). Dans une missive antérieure, Guineuf transmit à La Trémoille une lettre d’un
certain Antoine Caron, espion installé dans la Comté, et qui disait notamment : « Vous
savez que je suis Françoys et tel me retrouverez. Vous m’avez nourry : je vous prometz ma foy
que je ne sauré rien que je ne vous en avertisse, mais je vous prie que mes lettres ne tombent
point sinon entre mains si n’est de Monsr vostre maistre et de vous, car si on le savoit, je seroys
afollé » (Montbéliard, 19 novembre [v. 1520]. 1 AP 617, doss. A. Caron).
2. Principal point de passage entre la Bourgogne et la Franche-Comté, la cité était aussi une
plate-forme de l’espionnage entre la France et l’Empire. Deux des lettres de Godeffrey
à La Trémoille, conservées dans les archives de ce dernier, montrent qu’il l’informait
régulièrement de la situation locale (Auxonne, 3 et 5 décembre 1520. 1 AP 624, doss.
Godeffroy).
3. « J’ay gaigné quelque clerc en ladite Conté qui est amprés de ce mareschal, qui me faict sçavoir
beaucoup de nouvelles », écrit La Trémoille au roi (Dijon, 7 février [1522]. Bibl. nat. Fr.,
fr. 2931, fol. 30-31 v).
4. Ulrich de Wurtemberg (1487-1550) était aussi comte de Montbéliard. Mis au ban de
l’Empire en 1515, il chercha à entrer au service de François Ier, et c’est La Trémoille qui
mena les négociations (Arch. nat., J 984). Chassé du Wurtemberg par la ligue de Souabe
en 1519, il se réfugia à Montbéliard et se rapprocha à nouveau de la France (cf. Florange,
Mémoires…, t. I, p. 252-254). Comme le montrent les lettres qu’il adressait à Florimond
Robertet, La Trémoille ne lui faisait guère confiance (Dijon, 16 décembre [1521] ; 12 et
29 janvier [1522]. Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol. 118-119 v ; fr. 2975, ff. 71-72 v ; fr. 3029, ff. 94 v
et 98 v).
5. En 1513, parmi les contingents impériaux qui assiégeaient Dijon se trouvaient le duc de
Wurtemberg et le comte de Fürstenberg : La Trémoille, qui défendait la ville, avait donc
déjà eu contact avec ces deux personnages (cf. Florange, Mémoires…, t. I, p. 131-134).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

en Franche-Comté, à Héricourt, propriété qu’il tenait de sa femme1. Il correspondait


avec Étienne Bastier, seigneur du Maigny (ou Magny)2, et ce dernier transmettait
lui aussi des nouvelles à La Trémoille 3. C’est par son intermédiaire qu’en
novembre 1520, Fürstenberg proposa au gouverneur de prendre comme page le
jeune fils d’un gentilhomme allemand de ses amis (cf. pièce 1). Louis II dut accepter
l’offre car, peu de jours après, un page allemand partait le rejoindre (cf. pièce 2). La
proposition était évidemment à double tranchant, le page pouvant tout aussi bien
renseigner La Trémoille sur la situation dans l’Empire, que les Impériaux sur la
situation en France. Le gouverneur se tenait informé des agissements du comte4
et en particulier de ses rapports, assez conflictuels avec le duc de Wurtemberg5.
Fürstenberg, qui parlait couramment français6, était apparenté à la maison de
Savoie et en bons termes avec Louise, mère du roi7 ; il convenait donc de le ménager.
Quant au roi, l’alliance de princes impériaux revêtait pour lui un intérêt considérable
dans le cadre de sa rivalité avec Charles Quint. Si les Impériaux rêvaient de
reconquérir la Bourgogne, les Français pouvaient de leur côté attaquer la Franche-
Comté, et le soutien des aristocrates locaux, dans cette optique, n’était pas à négliger.
Le personnage du comte de Fürstenberg était haut en couleur et les contemporains
ont tous relevé ses immenses défauts. La chronique des comtes Zimmern donne
le ton : « Er ist ein wunderbarlicher Satyrus gewesen8 ». « Du conte Guillaume, chascun
sçait quel homme c’estoit, yvroigne come un landsknecht, larron comme un guascon,

1. Le comte, après avoir épousé Bonne de Neuchâtel (1505), s’établit à Héricourt en Franche-
Comté. Après la mort de sa femme (1515), il y vécut encore quelques années avant de
brader ces fiefs, en 1524 (J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 11-19).
2. D’une ancienne famille bourguignonne, Étienne Bastier était pensionnaire du roi et servait
à Dijon sous les ordres de La Trémoille, sans avoir de charge particulière.
3. Le 28 ou 29 mars 1519, le secrétaire de La Trémoille note dans ses comptes l’arrivée d’un
messager de M. du Maigny, qui apportait des lettres contenant des nouvelles d’Allemagne
(1 AP 13734).
4. Le comte se trouvait apparemment déjà sous surveillance. D’après une lettre adressée à
Marguerite d’Autriche par ses diplomates, en février 1519, l’un des serviteurs du comte en
Franche-Comté était en réalité un agent français (cité par J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 21,
n. 101).
5. « Touchant le duc de Wistambert, il va et vient tousjours des Ligues à Mombeliart, où il a
tousjours son train accoustumé […]. Le conte Guillaume est tousjours à Hericourt et en
ses maisons alentour dudit Mombeliart, et n’est point de nouvelle de leur differend », écrit
Antoine Godeffrey à La Trémoille (Auxonne, 3 décembre 1520. 1 AP 624, doss. Godeffroy).
6. Il avait appris le français en Franche-Comté et le parlait si bien qu’il émerveilla François Ier
et ses courtisans (Zimmerische Chronik, éd. Karl August Barack, Fribourg-en-Brisgau et
Tübingen, 1881-1882, 4 vol., t. III, p. 345). Cette chronique des comtes Zimmern consacre
tout un chapitre au comte de Fürstenberg (t. III, p. 337-350).
7. L’Heptaméron…, p. 134.
8. Zimmerische Chronik…, t. III, p. 337.

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

qui aussy estoit la pluspart du temps enragé », note François Bonnivard1. Mais c’était
aussi un chef né, martial et énergique2. Le genre d’hommes que François Ier appréciait.
Le 21 mai 1521, le comte entra officiellement au service de la France contre
une pension de 6 000 livres. Le traité fut signé à Dijon, en présence du roi et du
gouverneur3 ; c’est sans doute à cette rencontre que fait allusion Marguerite de
Navarre au commencement de sa nouvelle4. Il repartit peu après recruter des troupes
de lansquenets et de Suisses, ces derniers se montrant alors très favorables à une
alliance contre l’Empire5. Le comte correspondit avec le roi pour lui parler de ses
affaires et de celles de la Comté (cf. pièces 4, 6, 7 et 8). Auprès de lui se trouvaient
deux autres capitaines de lansquenets, qui correspondaient aussi avec la cour :
Wolfgang Eberhardt, comte de Lupfen, et Hans von Brandet (cf. pièces 3 et 5)6.
Une première montre de sa bande devait se faire en juin à Langres (cf. pièce 5)7.
Fürstenberg semble être revenu à la cour de France en juillet8. Mais les choses

1. François Bonnivard, Advis et devis de la source de l’idolatrie et tyrannie papale…, éd. Jean-
Jacques Chaponnière et Gustave Revilliod, Genève, 1856, p. 158. Sur ces appréciations,
voir Calvin, Plaidoyers…, p. xv-xvi.
2. Il était « beau et hardy » selon Marguerite de Navarre, et le portrait qu’en donne Brantôme
est également tout en contrastes (Grands capitaines estrangers…, t. I, p. 349).
3. Une copie en allemand du traité se trouve aux Archives furstenbergeoises à Donaueschingen
(Mitteilungen aus dem f. Fürstenbergischen Archive. Quellen zur Geschichte des f. Hauses
Fürstenberg und seines ehedem reichsunmittelbaren Gebietes, éd. Franz Ludwig Baumann
et Georg Tumbült, Tübingen, 1894-1902, 2 vol., t. I (1510-1559), p. 64-65, no 142). Voir à ce
sujet, J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 20-26, et Calvin, Plaidoyers…, p. xvii. Les journaux de
comptes de La Trémoille, perdus pour les mois de janvier à août 1521, ne permettent pas de
préciser ce qui se passa à Dijon.
4. « En la ville de Dijon, au duché de Bourgoingne, vint au service du roy Françoys ung conte
d’Allemaigne, nommé Guillaume… » (L’Heptaméron…, p. 134).
5. Une alliance militaire avec les Suisses venait d’être signée à Lucerne (7 mai 1521).
6. Personnages mal connus en France. Dans leurs Mémoires, Martin et Guillaume Du Bellay
citent le premier sous divers noms, le « comte Wolf » ou « comte Vuolfgand, et précisent
qu’il mourut de la peste devant Naples à l’été 1528 – l’imprécision du texte vaut à ce
personnage d’apparaître sous trois entrées différentes dans l’index de l’édition scientifique
(éd. Victor-Louis Bourrilly et Fleury Vindry, Paris, 1908-1919, 4 vol., t. I, p. 50, 127 et t. II,
p. 89). Florange, qui parle du comte « Wolf » à plusieurs reprises, note qu’il combattit à
Marignan et fut pris à Pavie en 1525 (Mémoires…, t. I, p. 114, 131, 173, et t. II, p. 89). Le
« capitaine Brandhec », dont l’orthographe du nom s’avère aussi terriblement fluctuante
(j’ai opté pour la forme « Brandet »), est en général cité par les Du Bellay et Florange en
compagnie du précédent : il combattit pour la France en 1512-1515 et 1521 (Du Bellay,
Mémoires…, t. I, p. 20, 50, 127 et 154 ; Florange, Mémoires…, t. I, p. 107, 114, 117 et 173).
Tous les deux avaient acquis des terres en France : Brandet qui se faisait appeler « Jean
de Brandes », reçut du roi la châtellenie du Vaudreuil, en novembre 1515, et Lupfen fut
châtelain de Tremblevif dans le Blésois (Catalogue des actes…, t. VIII, no 32257, et t. I,
no 381).
7. Une copie non datée d’un acte du roi fait allusion à cette montre : Pour pourveoir au faict
des vivres d’aucunes bandes de lansquenetz (Bibl. nat. Fr., Dupuy 273, fol. 31 v).
8. En date du 8 juillet 1521, une lettre du comte de Lupfen est en effet adressée à « mon cousyn,
en court » (éd. Mitteilungen…, t. I, p. 67, no 147).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

deviennent moins claires par la suite. En août, le comte quitta ses terres pour
s’installer à Dijon, sans doute dans l’attente de réunir ses troupes, mais son attitude
apparemment suspecte lui valut de se retrouver, sans le savoir, sous la surveillance
renforcée du gouverneur. Dès le 26 août, La Trémoille écrivit au roi :

« Sire, nous avons icy le conte de Furstamberg, qui ne bouge guaires de


son logis, et est logé prés d’une porte de la ville avec XV ou XX hommes, et
luy vient souvent des gens de son quartier, qui me dit estre gens qui luy
apportent des nouvelles : de quoy je ne suis point ayse. Et vous supplie, Sire,
de le mander ; et y a belle occasion dont il vous sçaura gré pour veoir si
sçauriez fere son cas avecques les Souysses. Et si vous ne le mandez, je vous
promectz, Sire, que devant que je parte d’icy, je luy diray qu’il s’en voyse vers
vous, et que je ne laisseray icy dedans que ceulx qui sont de la garnison. Et
quant je pense, Sire, à ceulx à qui vous avez tant fait de bien, qui vous faillent
au besoing, je ne sçay que penser de cestuy cy à qui vous n’en feistes jamais »
(cf. pièce 9)1.

Le comte partit peu après rejoindre François Ier, mais La Trémoille continuait
à contrôler les allées et venues de ses gens – ce qu’il explique à Robertet :

« Je vous advise que le conte de Fustamberg a laissé icy deux ou troys


de ses gens, et y en a qui vont et viennent tous les jours en la Conté. J’é fait
une ordonnance, non pour luy seul mais pour tous autres, que nulz estrangers
ne sejournent plus hault de demy jour en ceste ville, car telz voyage ne me
plaisent point2. »

Même remarque au roi, quelques jours plus tard :

« Sire, il passe tous les jours des gens qui vont et viennent devers le conte
de Fustemberg, tant que je ne sçay que dire et y pense beaucoup de choses3 ».

Le contexte explique cette méfiance accrue. Le 20 août, les Impériaux avaient


lancé une offensive en Champagne ; le 29, ils s’emparèrent de Mouzon et le lendemain,
mirent le siège devant Mézières. La Trémoille s’inquiétait bien sûr de la situation
militaire, mais il craignait surtout un soulèvement de sa province. En Franche-

1. Lettres similaires à Florimond Robertet (cf. pièce 10), et à Louise de Savoie (lettre perdue,
mais mentionnée dans celle à Robertet). La Trémoille avait l’habitude de doublonner
ses lettres au roi, envoyées également aux membres les plus influents de la cour, comme
Florimond Robertet et Anne de Montmorency. Ses lettres, inégalement conservées dans
les fonds de la Bibliothèque nationale, sont très nombreuses pour les années 1521-1523.
2. Dijon, 30 août [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol.
63-64 v). Le lendemain, il écrivait au roi pour lui annoncer la venue d’un gentilhomme de
Fürstenberg (cf. pièce 11).
3. Dijon, 6 septembre [1521]. La Trémoille à François Ier (Bibl. nat. Fr., fr. 2931, fol. 49-51 v).

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

Comté, les défaites françaises avaient donné lieu à des manifestations de liesse,
que les Bourguignons français n’étaient pas loin, semble-t-il, de partager. « Et quant
il sceurent la prinse de Mouzon, écrit La Trémoille à Robertet, je vous promectz que
je vys de tres mauvays visages. […] Je vous asseure que noz gens de la Conté menent
la plus grant joye qu’ilz menerent jamés1… ». En cette période critique, les émissaires
de Fürstenberg qui traversaient la frontière dans les deux sens auraient très bien
pu préparer la défection de la Bourgogne.

L’assassinat du roi

La réalité s’avéra cependant bien plus rocambolesque. Le 11 septembre, La


Trémoille reçut un rapport alarmiste de la part d’Antoine Godeffrey, capitaine
d’Auxonne, et il écrivit aussitôt à la cour. À Robertet, il déclare :

« J’envoye au roy deux billetz, dont Godeffroy m’en a à ceste heure


envoyé l’ung par ung gentilhomme des siens, qui m’a dit commant le conte
de Fustemberg a quelque intelligence avec le roy catholic et doit fere quelque
entreprinse, comme vous verrez par ledit billet et ce que j’en escriptz au roy,
que verrez, qui me garde vous en fere plus long propoux, fors que ne cuyde
point qu’il soit si malheureux de fere ladite entreprinse.
Je n’en escriptz point à Madame : vous luy en pourrez dire quelque mot,
et luy monstrerez le billet » (cf. pièce 12).

Et au roi :

« Sire, plaise vous sçavoir que le cappitaine Godeffroy m’a à ceste heure
envoyé ung gentilhomme des siens, qui m’a apporté ung billet que je vous
envoye, et m’a dit commant le conte de Fustemberg estoit au roy catholic, et
qu’il avoit promis de fere quelque entreprinse sur vostre personne. Et m’a
escript ledit Godeffroy que je vous en advertisse, incontinant ce que je foys,
affin que vous vous en donnez garde. Et me semble, Sire, que y devez bien
penser ; toutesfoiz peut estre que cest homme qui a dit cecy à Godeffroy l’a
dit pour bourriller ledit conte envers vous, et ne sçauroys croyre qu’il fust si
malheureux.
Sire, il n’est jour qu’il ne passe yci des gens qui vont et viennent devers
luy, tant de Basle, de la Conté que d’ailleurs ; et ce jourd’uy, en a passé ung
qui vient de Basle, qui s’en va vers ledit conte. J’ay chargé à mon prebstre,
qui parle allemant, que congnoissez, le fere boyre et de l’interroguer des
nouvelles. Il m’en a baillé ung billet que aussi vous envoye, et sembloit que

1. Dijon, 30 août [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol. 63-64 v).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

ledit messager n’eust gueres bonne vollunté envers vous, car il a semé ycy
d’assez estranges parolles : s’il eust esté d’ailleurs, il ne fust gueres allé loing
que je ne l’eusse faict prandre par les chemyns, mais parce que vous avez
affere des Souysses, il fault caller la voille » (cf. pièce 13).

Marguerite de Navarre, à l’entrée de sa nouvelle, rappelle qu’en effet la découverte


du complot s’était faite en deux temps :

« Le gouverneur de Bourgoingne, seigneur de La Trimoille, ancien


chevalier et loyal serviteur du Roy, comme celluy qui estoit soupçonneux ou
crainctif du mal et dommaige de son maistre, avoit tousjours espies à l’entour
de son gouvernement, pour sçavoir ce que ses ennemys faisoient ; et s’y
conduisoit si saigement que peu de choses lui estoient celées. Entre autres
advertissemens, luy escripvit l’un de ses amys que le conte Guillaume avoyt
prins quelque somme d’argent, avecq promesse d’en avoir davantaige, pour
faire morir le Roy en quelque sorte que ce peust estre. […] Au bout de quelque
temps, vint encores ung autre advertissement, confirmant le premier. Dont
le gouverneur, bruslant de l’amour de son maistre, lui demanda congé ou
de le chasser ou d’y donner ordre1 ».

Mais la forme condensée du texte laisse entendre que tout s’est passé à Dijon,
où résidait le gouverneur, alors que Fürstenberg avait déjà rejoint le roi à Troyes2,
et c’est là que La Trémoille, sans doute très inquiet, allait arriver le 15 septembre
au soir3. On ne dispose plus dès lors d’aucune missive, et la fin de l’histoire n’est
connue que par ce qu’en dit Marguerite de Navarre. À l’en croire, seuls François Ier,
Louise de Savoie, Bonnivet et Robertet connaissaient alors les intentions du comte4.
La Trémoille, soutenu par Louise, préconisait de le renvoyer sans retard, mais le
roi, incrédule, préféra s’expliquer seul à seul avec son assassin. Le tête-à-tête dut
se passer dans les jours suivants, bien qu’on ne puisse en préciser la date5 ; en tout
cas, dès le lendemain, le comte s’en vint demander à Robertet qu’on lui payât le
double des gages prévus – ce qui n’était pas envisageable. Il s’agissait bien sûr d’une
défaite, qui fit beaucoup rire le roi lui-même : « Vous avez envye de chasser le conte

1. L’Heptaméron…, p. 134-135. Le vocabulaire employé est particulièrement intéressant :


« ami » a le sens, ici, d’agent, « advertissement », celui de message secret.
2. L’itinéraire du roi montre qu’il séjourna à Troyes du 30 août au 16 septembre (Catalogue
des actes…, t. VIII, p. 434-435). De Troyes, le 4 septembre, Fürstenberg avait envoyé à
Charles Quint une lettre où il s’excusait d’être passé au service de la France (document cité
dans Mitteilungen…, t. I, p. 68).
3. D’après son itinéraire, Louis II partit de Dijon le 14 au matin.
4. Les lettres conservées de La Trémoille montrent qu’il avait correspondu avec chacun de ces
personnages, à l’exception de Bonnivet.
5. Le 16 septembre au matin, le roi partit pour Reims, où il arriva le lendemain (l’itinéraire
de La Trémoille est identique).

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

Guillaume et voyez qu’il se chasse luy-mesmes1 ». Le jour même, Fürstenberg prenait


son congé du roi et de Louise de Savoie et s’en retournait chez lui sans demander
son reste. L’année suivante, il combattait la France dans les troupes impériales.

*
L’affaire Fürstenberg est intéressante à plus d’un titre : elle témoigne en premier
lieu de l’excellence des services de renseignement mis sur pied par La Trémoille:
ce système n’avait rien de banal, puisqu’il suscitait encore l’admiration de Marguerite
de Navarre, longtemps après les événements et sa nouvelle constitue un témoignage
littéraire extrêmement rare sur de telles pratiques.
Le complot pose cependant des problèmes que ni L’Heptaméron ni les lettres
échangées n’éclairent parfaitement. En son principe, il s’avérait redoutable : tuer
François Ier alors qu’il conduisait une armée au secours de la Champagne envahie
pouvait entraîner la désorganisation complète des rangs français et la déroute du
royaume. C’est clairement ce que craignait La Trémoille quand il écrivit ses lettres
alarmistes à la cour et qu’il finit par la rejoindre à la mi-septembre. Mais qui pouvait
se trouver à l’origine d’une stratégie aussi crapuleuse ? Cela ne ressemble guère au
tempérament plutôt chevaleresque de Charles Quint, et d’ailleurs le comte de
Fürstenberg n’entretenait pas de bons rapports avec lui2. Si l’idée d’un assassinat
du roi avait été forgé par les ministres de l’empereur, rien n’en transpire apparemment
dans les correspondances conservées. En revanche, il n’est pas exclu que le comte
ait fait plus ou moins cavalier seul : grâce au statut ambigu et bilingue de la Franche-
Comté, il se serait alors rapproché du roi pour l’espionner, le trahir, éventuellement
le tuer, espérant par une action d’éclat rentrer en grâce auprès de l’empereur. Cette
thèse aurait le mérite d’expliquer l’aspect plutôt brouillon de l’entreprise et la facilité
avec laquelle La Trémoille l’a découverte. Reste également la possibilité d’une simple
tentative d’intox : les Impériaux, furieux de voir le comte passer à l’ennemi, auraient
entrepris de le « bourriller », pour reprendre la formule de La Trémoille (cf. pièce 13).
On se heurte ici aux problèmes habituels de la guerre secrète – espionnage, complots,
intoxication –, toutes manœuvres dont on ne se vante pas et qui ne laissent guère
de traces écrites.
Quelle que fût la réalité du complot, François Ier n’y a pas vraiment cru. Ni
paranoïaque ni machiavélique, comme on imagine trop souvent les princes de ce

1. L’Heptaméron…, p. 136. Une ultime lettre, très sèche, du roi au comte, qu’il n’appelle plus
« mon cousin », montre cependant qu’on refusait à ce dernier le congé officiel et honorable
qu’il réclamait (cf. pièce 14).
2. La lettre que, le 4 septembre, le comte écrivit à l’empereur pour justifier sa conduite semble
prouver qu’il n’agissait pas sous ses ordres (Mitteilungen…, t. I, p. 68).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

temps, il s’est contenté de mettre le comte de Fürstenberg au pied du mur1. Son


départ brutal de la cour l’a peut-être surpris, mais il n’y prêta pas une grande
importance. L’affaire n’eut d’ailleurs aucun retentissement, puisque les chroniqueurs
français et les diplomates italiens, toujours avides de ragots, l’ignorent ; le roi n’avait
sans doute pas non plus envie qu’elle fût divulguée. De toutes façons, il n’y pensait
plus quand, une quinzaine d’années plus tard, en 1534, il reprit le comte à son
service2 et le cajola même particulièrement3 ; Marguerite de Navarre semble aussi
l’avoir revu avec plaisir, lorsqu’elle visita le camp retranché d’Avignon à l’été 15364.
C’est sans doute la seconde trahison du comte et sa capture, en 1544, qui lui remirent
en mémoire les faits déjà anciens de 1521, qu’elle entreprit alors de relater sur un
ton badin. Que le comte de Fürstenberg ait été ou non un assassin potentiel, ni le
roi ni sa sœur n’ont vu dans sa « tentative » autre chose qu’un jeu guerrier, où
François eut le beau rôle.

Laurent Vissière

1. L’affaire Fürstenberg pourrait constituer un cas extrême de cette « familiarité » que le roi
de France adoptait avec ses courtisans et les ambassadeurs venus le trouver, au grand
étonnement des Italiens (sur les singulières pratiques de la cour de France, voir Marc H.
Smith, « Familiarité française et politesse italienne au xvie siècle : les diplomates italiens
juges des manières de la cour des Valois », dans Revue d’histoire diplomatique, t. 102 (1988),
p. 193-232).
2. Excellente mise au point sur cette seconde période française du comte par R. Peter, dans
Calvin, Plaidoyers…, p. xvii-lvii. Les volte-face du comte, qui ont tant gêné certains
érudits, n’ont en réalité rien d’extraordinaire dans le contexte de la guerre mercenaire du
xvie siècle.
3. François Ier, qui aimait la compagnie du comte, lui octroya divers dons et une pension
importante (Calvin, Plaidoyers…, p. xxxvi-xxxviii). De manière plus curieuse, il lui
accorda même, en août 1537, un reliquat pour sa pension de 1521 (Catalogue des actes…,
t. VIII, n°30 469).
4. [Montfrin, 23 ou 24 août 1536]. Marguerite au roi (Bibl. nat. Fr., fr. 3021, fol. 55 v ;
éd. François Génin, Lettres de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, reine de
Navarre, Paris, 1841, p. 326). Elle relate dans cette missive une conversation qu’elle a eue
avec le comte, « et m’a dist des faultes pacees que j’ayme mieux qu’il vous conte que moy,
car il[s] sont importables », mais il s’agit d’une allusion à une actualité récente et non à
l’affaire de 1521. Sur cette lettre, voir : Pierre Jourda, Répertoire analytique et chronologique
de la correspondance de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre
(1492-1549), Paris, 1930, p. 144-145, no 638 ; Calvin, Plaidoyers…, p. xxi.

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

ANNEXE

Pièces justificatives

1. Héricourt1, 27 novembre [1520]. Guillaume de Fürstenberg à Étienne Bastier,


seigneur du Maigny.
Arch. nat., 1 AP 623 (doss. Furstenberg). Original. Bibl. nat. Fr., nouv. acq. fr.
1109, fol. 33 (copie du xixe siècle).
À Monsr du Maigny.
Monsr du Maigny, je congnois les plaisiz que me faictes journelment, dont
grandement je vous mercie, et desire bien que soyez tout certain que de ma part
suis en parfait vouloir faire envers vous le semblable en toutes choses qui seront
en mon pouhoir, comme je le vous demonstreray par effect quant d’aucune chose
me vouldrez requerir.
D’aultre part, j’escript presentement à Monsr le gouverneur qui luy plaise
prendre à paige ung jeusne filz que je luy envoye, et le norryr pour amour et
faveur de moy, car ledit paige est filz d’ung gentilhomme alemans fort honneste,
qu’est pour faire service à mondit Sr le gouverneur, et est ung de mes bons amys.
Je vous prie tenir main envers luy qu’il luy plaise retenir ledit paige. Et s’il n’estoit
au lieu, que l’entretenés jeusques à son retour, et vous me ferés ung plaisir bien
singulier, dont adés me tiendray plus tenus envers vous.
Monsr du Maigny, aprés m’estre recommandé à vous de tres bon cueur,
prieray Dieu qui vous doint voz desiz.
De Hericourt, ce. XXVII. e de novembre.
Le bien entierement vostre,
G., conte de Furstenberg.

2. Dijon, 7 décembre [1520]. Lettre d’Étienne Bastier à Louis de La Trémoille.


Arch. nat., 1 AP 201, no 167. Original.
À Monseigneur, Monseigneur de La Tremoille, lieutenant general et
gouverneur pour le roy en Bourgogne.
Monseigneur, je vous envoye des lettres que Monsr le conte de Furstanbert
vous escript, aussi celles qui m’escript ; il vous envoye ung paige allemant qui
est ycy avec moy.
Monseigneur, j’ay demandé au gentilhomme qui a amené ledit paige quelle
nouvelle l’on disoyt en leur quartier : me dit que l’on disoyt que l’ampereur [est]
à Volme et qui feroyt là les festes de Noel. Dit que le derrier jour de novembre

1. Haute-Saône, arr. Lure, ch.-l. de c.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

il1 passa par Besançon, là où il vit arrivé ung chevaulcheur de Stuyrye de


l’ampereur, lequel apportoyt lettres à ceulx de Besançon pour se trouver audit
Volme à la feste des Roys à une assemblee que ledit ampereur veult faire2.
Monseigneur, despuis j’ay receu lettres de Monsr de Soye3, par lesquelles il
me mande ce qui s’ensuyt :
Monsr de Maigny, pour vous averti des nouvelles de par deça : tous noz
seigneurs de la Conté sont revenuz de devers l’ampereur, les ungs assez contens
et les aultres, non. Et disent qu’il est bruyt que ledit empereur veult prandre son
chemin par Espaigne pour allez à Romme : ce n’est pas le plus court. À ce qui
dist, il y a du bruyt en Espaigne et gros mutinemant4. Le duc de Viertembert
s’en est revenu de Souysses par le plus court, car lesdits Souysses le vouloyent
prandre ; et l’ont tous les Quantons deffié, fors Berne et Soulleurre ; il est à
Monbelliard bien estonné. L’ung de mes gens en revint jeudi au soyr, qui le m’a
dit. Et tous les jours, il y a de mes gens pour quelque bien que je y ay, et aussi
pour estre averti de ce qui cy font pour me garder de retumber à l’inconveniant
où je suys esté aultresfoys. Et si y venoyt nouvelles qui fussent d’importance et
dignes d’escripre, je vous en avertiray tant que je seray par deça.
S’ensuyt la datte des lettres :
Escript à Soues, le samedi avant la Sainct Andrey5.
Le tout vostre,
De Baulfremont.

Monseigneur, l’on vous envoye par escript toute l’ordonnance qui se faict
et fera pour la venue du roy de toutes choses ; et touchant le boullevard, j’espere

1. « Il » : le gentilhomme.
2. D’après son itinéraire, Charles Quint séjourna en effet à Worms du 28 novembre au
4 décembre 1520 – le 30, il fêta la Saint-André avec douze chevaliers de la Toison d’Or. Il
demeura dans la région jusqu’à la fin du mois de mai 1521 — il était notamment à Worms
lors de l’épiphanie 1521 (cf. Itinéraire de Charles Quint de 1506 à 1531, éd. Louis Prosper
Gachard, Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, Bruxelles, 1874-1882, 4 vol.,
t. II, p. 1-50).
3. Pierre II de Bauffremont, baron de Sennecey, seigneur de Soye et autres lieux (?-v. 1525). Il
appartenait à une très ancienne famille de Bourgogne, possessionnée des deux côtés de la
frontière (la terre de Soye relevait notamment des comtes de Montbéliard) et avait épousé
Charlotte d’Amboise, fille de Jean d’Amboise, seigneur de Bussy (cf. Léopold Niépce,
Histoire de Sennecey et de ses seigneurs, Chalon-sur-Saône, 1866, p. 373-380).
4. Peu après son élection comme roi des Romains (28 juin 1519), Charles Quint eut en effet
affaire au mécontentement de ses sujets espagnols, qui se transforma en révolte ouverte
(1520-1521). L’empereur retarda cependant sine die le voyage qu’il prévoyait à Rome, et ne
gagna l’Espagne que durant l’été 1522.
5. La Saint-André se fête le 30 novembre, un vendredi en 1520. La lettre a donc été écrite
le samedi 24 novembre. Quant au lieu de « Soues », il n’est pas identifié, mais peut-être
s’agit-il en fait d’une mauvaise graphie pour Soye (Doubs, arr. Montbéliard, c. L’Isle-sur-
le-Doubs).

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

davant sadite venue y combler de tant de terre que l’on pourra tirer des quatres
fenestraiges devant ; et en tout prandrey garde, ainsi qui vous a pleu me ordonner1.
Monseigneur, je prye à Nostre Seigneur qui vous doint bonne vie et longue.
À Dijon, le. VII. e jour de decembre.
Vostre tres humble et obeissant serviteur,
Estiene Bastier.

3. Héricourt, 7 juin [1521]. Hans von Brandet2 à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 2971, fol. 60 v. Original.
Au roy.
Sire, tant et si tres humblement que faire puis à vostre bonne grace me
recommande.
Sire, par mes derrenieres lettres respondant à celles qu’il vous pleult
m’envoyer, vous advertiz du partement des ducz de Virtemberg et conte de
Firstemberg qui estoient allez devers vous : parquoy ne vous povoys rendre autre
responce d’icelles ; et depuis que ay sceu la mutinacion de ce pays de la Conté
et les garnisons que l’empereur y fait metre ; comme Monsr le conte Volf3 et moy
vous avons adverty, m’a semblé que pour vostre prouffit estoit besoing faire
trouver moien de appointer lesdits Srs duc et conte, car si ainsi est, Sire, que le
traité soit conclud d’entre vous et les Ligues, et que presentement ou advenir
vueillez envoyer devers eulx pour voz affaires, vous ne povez personnes vivans
mieulx y envoyer que lesdicts Srs duc et conte pour cause qu’ilz sont fort amys
et alliez d’eulx et craints. Et si vous asseure, Sire, qu’ilz y feront plus pour.M.
escuz que autres que y sauriez envoyer pour. Xm . Je vous en ay bien voullu
advertir, comme je y suis tenu, afin que y vueillez faire adviser du meilleur qui
est à faire. Aussi, Sire, est besoing que à dilligence on depesche ledit duc et
renvoyer pour metre ordre en son cas. Et que faciez envoyer homme qui revisite
les places de Montbelial et Hauhauviel4, pour de bonne heure les fortiffier et
metre en ordre, qui ne saura estre si tost que le besoing n’en soit. Monsr de Maigny
vous dira plus amplement de toutes choses et de la ville de Montbelial, lequel
je y ay mené le revisiter.
Sire, il vous plaira me commander vostre bon plaisir pour l’acomplir.
Priant Dieu, Sire, vous donner tres bonne vie et longue.
De Helicourt, ce. VII. me juing.
Vostre tres humble et tres obeissant serviteur,
Hans von Brandect.

1. La Trémoille avait ordonné la construction d’un grand boulevard d’artillerie à la porte


Saint-Pierre, face à la Franche-Comté. La visite que le roi devait faire en Bourgogne fut
plusieurs fois reportée jusqu’au printemps 1521.
2. La signature très peu lisible du personnage rend sa transcription incertaine.
3. Le comte Wolfgang Eberhard von Lupfen.
4. Probablement Hautevelle, Haute-Saône, arr. Lure, c. Saint-Loup-sur-Semouse.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

4. Héricourt, 7 juin [1521]. Guillaume de Fürstenberg à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 2971, fol. 72 v. Original.
Au roy.
Sire, si tres humblement que je puis me recommande à vostre bonne grace.
Sire, plaise vous sçavoir que puis mon partement de vous, je vous ay escript
deux fois par messaigiers propres, dont n’ay eu aucune responce : parquoy j’ay
prié le Sr du Maigny, pourteur de cestes, vous declairé aucune chose de ma part
touchant les affaires et nouvelles de par deça qui vous peullent touché. Il vous
plaise, Sire, l’oyr et à luy adjousté foy et en tout pourveoir prouchainement
comm’il vous plaira pour le mieulx.
Sire, y vous plaise tousjours me mandé et commandé voz plesiz, pour les
accomplir tres humblement, à l’aide du benoist Filz de Dieu, auquel je prie qui,
Sire, vous doint tres bonne et longue vie.
Escript à Hericourt, le. VII. e de juing.
Vostre tres humble et tres hobeissant serviteur,
G. de Furstenberg.

5. Isle-sur-le-Doubs1, 10 juin [1521]. Le comte Wolfgang Eberhard von Lupfen et


Hans von Brandet à François Ier.
Bibl. nat. Fr., fr. 2971, fol. 29 v. Original.
Au roy.
Sire, tant et si tres humblement que faire povons à vostre bonne grace nous
recommandons.
Sire, nous vous avons adverty plusieurs foiz de la mutinacion du pays de
par deça, des passages clos et deffences faictes de par l’empereur en sorte que,
à cause de ce et pour la monstre qui fut faicte à Langres, nous estions en danger
d’estre retardement des compaignons, que nous avons depuis assez congneu ;
et jusques à. II. jours ci ( ?) qu’ilz commencent à venir, pource qu’ilz ont sceu
qu’il y avoit bande prés eulx arrestee, qui est celle dont vous avons adverty, que
avions trouvé moien arrester. Et s’il ne feust cest arrest, je croy que à grosse
paine en eussions recouvert. Toutesfoiz, veu la chose comme elle est maintenant,
nous esperons dedans peu de temps en avoir à souffisance, mais il nous a faillu
pour la retencion de la bande qui est une enseigne pour les nobles qu’ilz avoient
oyé de la monstre et paiement fait à Langres, les avoir paiez leur moys commançant
le. II. me juing derrier, et nous a presté le paiement Monsr le conte de Furstemberg,
qui vous en escript ensemble de la guerre qui est declaree contre luy et le duc de
Virtemberg dés samedi derrier : parquoy, Sire, il vous plaira envoyer le rembours
et faire metre ordre en tout et nous commander vostre voulloir pour l’acomplir.
Sire, nous prions Dieu vous donner tres bonne vie et longue.
De Lisle, ce.X.me juing.
Voz tres humbles et tres obeissans serviteurs,
Le conte de Lupffen et Hans von Brandect.

1. Doubs, arr. Montbéliard, ch.-l. de c.

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

6. Isle-sur-le-Doubs, 10 juin [1521]. Guillaume de Fürstenberg à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 2971, fol. 75 v. Original.
Au roy.
Sire, tant et si tres humblement que je puis me recommande à vostre bonne
grace.
Sire, plaise vous sçavoir que j’ay receu les lectres qui vous a pleu m’escripre,
ausquelles obtemperant donneray toutes faveur et ayde à moy possible à mon
cousin le conte de Loupff1 et à cappitainne Brandeclz ; pour voz affaires, j’envoye
devers Monsr l’admiral2 ung gentilhomme pour l’advertir des nouvelles qui me
sont survenues et de ce qu’est bien neccessaire pour de present pourveoir aucunes
mes maisons de par deça.
Sire, y vous plaira tousjours me commandé voz plaisiz, pour les accomplir
tres humblement, à l’aide du benoist Filz de [Dieu], qui je prie, Sire, vous doint
tres bonne et longue vie.
Escript à Lile, le.X.e de juing.
Vostre tres humble et tres hobeissant serviteur,
G. de Furstenberg.

7. Lamargelle3, 12 juin [1521]. François Ier à Guillaume de Fürstenberg.


Éd. Mitteilungen aus dem f. Fürstenbergischen Archive…, t. I, p. 65, no 1434.
À mon cousin, le conte de Fustanbert.
Mon cousin, j’ay veu ce que vous m’avez escript par le seigneur de Maigny
et ouy ce qu’il m’a dit de vostre part, surquoy vous advertiz que pieça et avant
mon partement de Dijon, je vous ay escript et fait amplement responce sur le
tout, et mesmement quant au fait de la charge que je vous ay baillee de partir
de la bande des Souysses que j’entens lever ; et quant au reste touchant voz places
et autres voz affaires, vous povez estre seur que, quant l’affaire le requerra, je y
feray ce que je deveray faire sans point de faulte.
Et à Dieu, mon cousin, qu’Il vous ait en Sa garde.
Escript à La Margelle, le. XII. e jour de juing.
Françoys.

1. Le comte Wolfgang Eberhard von Lupfen.


2. Guillaume Gouffier, seigneur de Bonnivet, amiral de France (1488-1525).
3. Côte-d’Or, arr. Dijon, c. Saint-Seine-l’Abbaye. D’après son itinéraire, François Ier séjourna
en ces lieux du 11 au 15 juin 1521.
4. Pour les pièces justificatives no 7, 8 et 14, je n’ai pu voir les originaux conservés aux archives
familiales de Donaueschingen, et je reproduis ici la mauvaise transcription donnée au
xixe siècle, en me contentant de corriger quelques erreurs manifestes.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

8. Lamargelle, 14 juin [1521]. François Ier à Guillaume de Fürstenberg.


Éd. Mitteilungen aus dem f. Fürstenbergischen Archive…, t. I, p. 65-66, no 144.
À mon cousin, le conte de Fustamberg.
Mon cousin, j’ay receu la lettre que vous m’avez escripte par ce porteur et
entendu l’adresse, ayde et faveur que vous avez faicte aux conte Wolf et cappitaine
Brandet pour le recouvrement des lansquenetz que je leur ay commandé recouvrer
et amener en mon service et pareillement ce que leur avez presté et advancé
pour paier une bende et enseigne qu’ilz avoient arrestee et retenue, dont je vous
mercye. Et au surplus vous advise, mon cousin, que j’escriptz presentement au
seigneur de Nanssay1, l’un des cappitaines de ma garde, qui est à Andelot2, pour
faire monstre desditz lansquenetz, qu’il vous face rembourser de ce que vous
avez baillé comme raison et qu’il n’y ait point de faulte. Et au demeurant, quant
à voz places et maisons dont ledit porteur a parlé, mettez y les cent hommes
que avez advisé et je les feray paier.
Priant Dieu, mon cousin, qu’Il vous ait en Sa garde.
Escript à La Margelle, le. XIIII. jour de juing.
Françoys.

9. Dijon, 26 août [1521]. Lettre de Louis de La Trémoille à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 2967, fol. 115-116 v. Original.
Au roy, mon souverain Seigneur.
[Sire, tant et si tres humblement que faire puys à vostre bonne grace me
recommande.
Sire, le gouverneur d’Orleans3 s’en va devers vous pour vous parler de sa
compaignie et cinquante hommes d’armes et cent archers]4 pour vous faire
service et aller où il vous plaira luy commander. Il m’a monstré son roolle, et en
congnois la pluspart de ceulx qui y sont nommez. Si vous avez affaire de
gendarmes, il me semble, Sire, que n’en pourriez trouver de plus tost prestz que
ceulx là, ne d’homme qui ait meilleure voulenté de vous servir que cestuy ne

1. Gabriel de La Châtre, seigneur de Nançay, chambellan et capitaine des gardes du corps du


roi (?-1538).
2. Probablement Andelot, Haute-Marne, arr. Chaumont, ch.-l. de c.
3. Lancelot du Lac (v. 1470-1537), seigneur de Chamerolles, bailli et gouverneur d’Orléans,
fut l’un des lieutenants de La Trémoille en Bourgogne. Capitaine d’une compagnie de 50
hommes d’armes (depuis 1507), il joua un rôle important dans la reprise de Mouzon à la
fin de l’année 1521.
4. Il manque les trois premières lignes de la lettre : la première, celle du compliment d’usage,
est facilement restituable ; le mot « Sire » qui marque le début de la seconde et les mots
« sa compaignie et cinquante hommes d’armes et cent archers » qui forment la troisième ont
été récrits à l’époque de la confection du registre (xviie-xviiie siècles). La lettre que La
Trémoille écrivit parallèlement à Florimond Robertet (cf. pièce 10). permet de combler les
lacunes. On trouve encore sur cette lettre une mention de l’archiviste : « Lettre escrite au
roy François Premier par Louis de La Trimoille, quy a esté general d’armée diverses fois en
Italie ».

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

qui soit pour mieulx le faire ; et pource qu’il porte les lettres, je ne vous en diz
plus.
Sire, je vous ay ces jours icy escript qu’il failloit avoir des gens de pied pour
mectre en ceste ville et autres places d’icy alentour de paour de la surprinse, et
si voulez mectre en la campaigne, il vous fauldra tirer voz gentilzhomes, la
compaignie de Monsr de Mezieres1 et la myenne, et s’il n’y avoit quelque gens
en ces places, les ennemys vous pourroient à peu de chose faire ung gros dommaige
et malaisé à reparer.
Sire, nous avons icy le conte de Fustamberg, qui ne bouge guaires de son
logis, et est logé prés d’une porte de la ville avec. XV. ou. XX. hommes, et luy
vient souvent des gens de son quartier, qui me dit estre gens qui luy apportent
des nouvelles : de quoy je ne suis point ayse. Et vous supplie, Sire, de le mander ;
et y a belle occasion dont il vous sçaura gré pour veoir si sçauriez fere son cas
avecques les Souysses. Et si vous ne le mandez, je vous promectz, Sire, que devant
que je parte d’icy, je luy diray qu’il s’en voyse vers vous, et que je ne laisseray
icy dedans que ceulx qui sont de la garnison. Et quant je pense, Sire, à ceulx à
qui vous avez tant fait de bien, qui vous faillent au besoing, je ne sçay que penser
de cestuy cy à qui vous n’en feistes jamais.
[Sire le gouverneur d’Orleans]2 en dira ensemble de ses gens de pied ; et
comme je vous ay escript, le Nez Couppé3 est icy, qui a sa bande toute preste,
mais il l’a levee en ce païs : parquoy je ne suis pas d’advis qu’on la laisse dedans
les places de ce quartier.
Sire, je vous ay tousjours escript que vous faciez fort : je vous supplie y
penser, car il vous servira de rompre l’entreprinse de voz ennemys, et si vous
servira en voz practiques.
Sire, je prie Nostre Seigneur vous donner tres bonne vie et longue.
De Dijon, ce. XXVI. e jour d’aoust.
Vostre tres humble et tres obbeissant serviteur et subgect,
L. de La Tremoille.

10. Dijon, 26 août [1521]. Lettre de Louis de La Trémoille à Florimond Robertet.


Bibl. nat. Fr., fr. 2931, fol. 47 v. Original.
À Monsr le tresorier Robertet4.
Monsr le tresorier, je me recommande à vous tant comme je puys.
Le gouverneur d’Orleans s’en va devers le roy pour luy parler de sa compaignie
de cincquante hommes d’armes et cent archiers qu’il a levee par ordonnance
dudit Sr. Il se adroissera à vous comme à l’ung de ses amys : je vous prye luy fere

1. René d’Anjou, seigneur de Mézières (1483-1525), fils de Louis d’Anjou, bâtard du Maine et
d’Anne de La Trémoille, sœur de Louis II. Ce dernier favorisa la carrière de ce neveu qu’il
aimait beaucoup et qui servit sous ses ordres.
2. Au verso de la page, la lacune est moins importante. Restitution d’après la lettre à Robertet
(cf. pièce 10).
3. Surnom d’un capitaine non identifié.
4. Une autre adresse, inscrite par erreur, a été barrée : « À mon nepveu, Monsr de Mezieres ».

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Deuxième partie : Moyen-Âge

tout le plaisir que vous pourrez. J’en escriptz au roy et à Madame, ainsi que
verrez.
Aussi j’escriptz audit Sr qu’il est de necessité d’avoir des gens de pié en ceste
ville et autres places d’yci alentour pour se garder de surprinse, car si ledit Sr
voulloit tenir campaigne, il fauldroit tirer ses gentilzhommes qui sont yci ensemble
la compaignie de Monsr de Mezieres et la myenne ; et s’il n’y avoit gens es places,
vous sçavez qu’elles ne seroient pas asseurees.
Pareillement j’escriptz audit Sr que le conte de Fustemberg est yci, qui ne
bouge gueres de son logys ; et luy apporte on souvant nouvelles de son quartier,
dont ne suys point aise. Je supplye audit Sr et à Madame semblablement qu’ilz
le mandent aller vers eulx, et y a belle occasion, dont il sera fort content, quant
ledit Sr luy mandera que c’est pour veoir s’il pourra point fere son cas avec les
Souysses. Je vous prye, Monsr le tresorier, faire tant qu’il soit mandé, car je ne
le laisseray point yci, et devant que partir, luy diray qu’il s’en voyse vers ledit S r
et que ne lesseray yci que les gens de garnison, car quant je pense à ceulx à qui
le roy a faict tant de bien et qui luy faillent au besoing, je ne sçay que dire de
cestuy à qui on en a si peu faict.
Ledit gouverneur d’Orleans vous dira de ses gens de pied, aussi comme le
Nez Coppé est yci, qui a sa bande preste, mais il l’a faicte de gens de ce quartier :
parquoy ne suys d’avys qu’elle soit mise es places de ce pays. Je vous prye encores
ung coup, Monsr le tresorier, me fere avoir response du roy qu’il luy plaise qu’on
en face.
Et sur ce, je prie Nostre Seigneur vous donner tout ce que desirez.
À Dijon, le. XXVI. e aoust.
Le tout vostre alyé et amy,
L. de La Tremoille.

11. Dijon, 31 août [1521]. Lettre de Louis de La Trémoille à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 2985, fol. 59 v. Original.
Au roy, mon souverain Seigneur.
Sire, plaise vous sçavoir qu’il y a yci ung gentilhomme qui est au conte de
Fustemberg, qui s’en va devers luy. Il est deliberé de vous faire du service s’il
peult, et me semble, Sire, qu’il en a moyen.
Sire, il vous plaira me mander et commander voz bons plaisirs pour les
acomplir à l’ayde Nostre Seigneur, Lequel je prye vous donner tres bonne vie et
longue.
À Dijon, le derrier jour d’aoust.
Vostre tres humble et tres obeissant subgect et serviteur,
L. de La Tremoille.

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« Les espies de la Tremoille ». À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre

12. Dijon, 11 septembre [1521]. Lettre de Louis de La Trémoille à Florimond


Robertet.
Bibl. nat. Fr., fr. 3029, fol. 41 v. Original.
À Monsr le tresorier Robertet.
Monsr le tresorier, je me recommande à vous tant comme je puys.
J’envoye au roy deux billetz, dont Godeffroy m’en a à ceste heure envoyé
l’ung par ung gentilhomme des siens, qui m’a dit commant le conte de Fustemberg
a quelque intelligence avec le roy catholic et doit fere quelque entreprinse, comme
vous verrez par ledit billet et ce que j’en escriptz au roy, que verrez, qui me garde
vous en fere plus long propoux, fors que ne cuyde point qu’il soit si malheureux
de fere ladite entreprinse.
Je n’en escriptz point à Madame : vous luy en pourrez dire quelque mot et
luy monstrerez le billet. Je vous recommande l’affere de mon frere1, dont je vous
escripvy hier.
Au demeurant, més qu’il soit venue une bande de gens de piedz pour mectre
yci, je m’en yray tout incontinant devers le roy, mais autrement ne le puys fere
sans mectre ce pays en dangier. Et ay esperance que lesdits gens de piedz seront
yci dedans sabmedi. Je vous prye me fere sçavoir ce qui surviendra de nouveau,
et de ma part vous advertiray de ce qui me viendra.
Monsr le tresorier, si voullez autre chose, escripvez le moy et de bon cueur
je le feray, à l’ayde Nostre Seigneur, Lequel je prie vous donner tout ce que
desirez.
À Dijon, le. XI. e septembre.
Le tout vostre alyé et amy,
L. de La Tremoille.

Je vous prye, mandez moy de quelle façon est sorty Monsr de Lesperrault2 ;
aussi si vous sçavez des nouvelles de Mezieres et d’Ytallye3, et m’escripvez
tousjours ; et vous n’i travaillerez gueres, car la premiere bande de gens de
piedz yci venue, m’en yray à toute dilligence, et si je m’en alloys sans y
pourveoir, le pays seroit en ung merveilleux danger.

1. Georges de La Trémoille, seigneur de Jonvelle (v. 1465/1466-1526), avait hérité des


seigneuries bourguignonnes de la famille. Lorsque son frère aîné fut nommé gouverneur
de la province, il devint tout naturellement l’un de ses lieutenants. Georges possédait déjà
diverses charges en Bourgogne, comme celle de bailli d’Auxois ; la veille, Louis II avait
en effet écrit à Robertet pour réclamer au nom de son cadet la capitainerie de Semur-en-
Auxois (Bibl. nat. Fr., fr. 2931, fol. 32-33 v) — fonction qu’il ne semble pas avoir obtenue.
2. André de Foix, seigneur d’Asparrotz (ou de Lesparre), avait mené une offensive victorieuse
en Navarre, au cours du printemps 1521, avant d’être battu et fait prisonnier ; il fut libéré
peu après contre rançon.
3. Le long siège de Mézières par les Impériaux, entamé le 30 août, allait durer jusqu’au
27 septembre suivant. En Italie, Lautrec accumulait les revers, mais tenait encore Milan.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

13. Dijon, 11 septembre [1521]. Lettre de Louis de La Trémoille à François Ier.


Bibl. nat. Fr., fr. 3029, fol. 88-89 v. Original.
Au roy, mon souverain Seigneur.
Sire, tant et si tres humblement que faire puys à vostre bonne grace me
recommande.
Sire, plaise vous sçavoir que le cappitaine Godeffroy m’a à ceste heure
envoyé ung gentilhomme des siens, qui m’a apporté ung billet que je vous envoye,
et m’a dit commant le conte de Fustemberg estoit au roy catholic, et qu’il avoit
promis de fere quelque entreprinse sur vostre personne. Et m’a escript ledit
Godeffroy que je vous en advertisse incontinant, ce que je foys, affin que vous
vous en donnez garde. Et me semble, Sire, que y devez bien penser ; toutesfoiz
peut estre que cest homme qui a dit cecy à Godeffroy l’a dit pour bourriller ledit
conte envers vous, et ne sçauroys croyre qu’il fust si malheureux.
Sire, il n’est jour qu’il ne passe yci des gens qui vont et viennent devers luy,
tant de Basle, de la Conté que d’ailleurs ; et ce jourd’uy, en a passé ung qui vient
de Basle, qui s’en va vers ledit conte. J’ay chargé à mon prebstre, qui parle
allemant, que congnoissez, le fere boyre et de l’interroguer des nouvelles. Il m’en
a baillé ung billet que aussi vous envoye, et sembloit que ledit messagier n’eust
gueres bonne vollunté envers vous, car il a semé ycy d’assez estranges parolles :
s’il eust esté d’ailleurs, il ne fust gueres allé loing que je ne l’eusse faict prandre
par les chemyns, mais parce que vous avez affere des Souysses, il fault caller la
voille.
Sire, incontinant l’une de voz bandes de gens de piedz venue yci, m’en yray
devers vous et vous promectz que jamés ne fuz en si grant poyne que je suys que
je ne m’en puys aller plus tost pour vous fere service.
Sire, il vous plaira me mander et commander voz bons plaisirs pour les
acomplir à l’ayde Nostre Seigneur, Lequel je prye vous donner tres bonne vie et
longue.
À Dijon, le. XI. e jour de septembre.
Vostre tres humble et tres obeissant subgect et serviteur,
L. de La Tremoille.

14. S. l. n. d. [fin septembre 1521]. François Ier à Guillaume de Fürstenberg.


Éd. Mitteilungen aus dem f. Fürstenbergischen Archive…, t. I, p. 67-69, no 148.
À Monsr le conte de Fustamberg.
Monsr le conte, j’ay receu les lettres que vous m’avez escriptes et veu par
icelles le congé que demandez vous estre baillé par escript pour aller dehors de
mon service. Et pource qu’il me semble que vous y estes si estroictement obligé
que honnestement, sans occasion, je ne le puis faire. À ceste cause, Monsr le
conte, je vous prie vous contanter de ce que je y doy et puis faire par raison.
Et à Dieu, Monsr le conte, qui vous ait en Sa garde.
Escript à [laissé en blanc].
Françoys.

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DE LA NÉCESSITÉ DES ESPIONS
AUX XIVe ET XVe SIÈCLES

Benoît Léthenet

Dans le contexte d’oppositions et d’assassinats politiques des xive et xve siècles,


Jean sans Peur fait assassiner son rival Louis d’Orléans, le 23 novembre 1407, rue
Vieille-du-Temple1. Jean Petit est appelé par le duc de Bourgogne, le 8 mars 1408,
à justifier la suppression de son opposant. La justification du duc de Bourgogne2
s’appuie tour à tour sur l’Ancien Testament, les Évangiles, les Épîtres, les Psaumes,
mais aussi les auteurs classiques, les œuvres de saint Augustin et saint Thomas
d’Aquin. Jean Petit tire du livre des Rois3 l’exemple de la mauvaise reine Athalie. Il
conclut le commentaire du passage « et si avez ouï comment par aguets et espiements
elle fut occise, car c’est droit, raison et équité que tout tyran soit occis vilainement, ou
par aguet et espiement, et est la propre mort dont doivent mourir tyrans déloyaux. »
Ailleurs, il cite le De casibus virorum illustrium de Boccace lequel, en parlant du
tyran, dit qu’il est ennemi de la chose publique. « C’est euvre de homme vertueulx
en courage, c’est une très saincte chose et du tout necessaire de faire conjuracion, de
prandre armes, de mectre espies, de employer ses forces4 » contre un tel prince. La
conclusion de Jean Petit est stupéfiante pour son auditoire : Jean sans Peur a réalisé
un acte licite et méritoire en abattant un tyran. Les prémices du meurtre sont faits
d’espionnage, tant le secret est déjà au cœur de la pratique du pouvoir. Cependant,
en 1407, espionnage et assassinat politique ne sont pas des nouveautés. La tentative
de meurtre de Pierre de Craon sur Olivier de Clisson, en 1392, est déjà un modèle
du genre5. Ainsi, espionner son adversaire politique est une chose reconnue qui

1. Cet article est une version remaniée d’un texte paru sous le titre : « « Par aguets et
espiements ». Espionner aux xive et xve siècles », Annales de Bourgogne, tome 86-4, octobre-
décembre 2014, p. 5-18.
2. Alfred Coville, Jean Petit : la question du tyrannicide au commencement du xve siècle,
Paris : Picard, 1978.
3. Rois, 11, 1-20.
4. Giovanni Boccace, De casibus virorum illustrium, Cologne, Cod. Bodmer 174, fol. 44r°.
5. Jean Froissart, Chroniques, t. 13, J. A. Buchon éd., Paris, 1835, p. 48-70.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

n’est pas remise en cause dans le cas du tyran. D’ailleurs, dans le contexte de cette
opposition qui crée la guerre civile1, il devient nécessaire et urgent d’espionner le
parti adverse. Sommées de prendre position, les villes participent à l’élaboration
et à la diffusion du renseignement. C’est le cas pour Mâcon, ville moyenne du
royaume de France, comptant 670 feux environ en 1416, qui se rapproche de Jean
sans Peur le 5 septembre 1417. Les bourgeois envoient régulièrement des individus
« verdoyer » pour « savoir et enquerir des noviaux » des ennemis du duc.
Quelles réflexions et quelles pratiques de l’espionnage ont développé les princes
aux xive et xve siècles ? Quel est le profil de l’espion ? Quelles sont ses motivations
et ses compétences ? Comment le renseignement intérieur permet de se garder de
son action ?

Le plan de recherche
Une réflexion théorique
L’image romanesque de l’espion séducteur et manipulateur, aux multiples
talents, est loin de la réalité. Dans le corpus législatif Las Siete Partidas (vol. 2,
titre xxvi, loi xi), élaboré sous le contrôle d’Alphonse x le Sage, entre 1254 et 1265,
se trouve une définition de l’espie plus conforme à la réalité :

« Sont appelés espions les hommes qui s’associent avec l’ennemi, afin
d’en connaître les plans, pour en donner avis à ceux qui les ont envoyé, afin
que ceux-ci soient en mesure de se protéger, d’infliger des blessures [à leurs
adversaires] sans être atteints [par eux]. Ils doivent soigneusement faire
usage de sagesse et d’artifice, pour déterminer avec certitude les mouvements
de l’ennemi, afin de donner des informations fiables à leurs compagnons.
Car c’est une chose très nécessaire, pour ceux qui sont engagés dans la
guerre2 ».

Du côté français un petit miroir au prince, adressé à la belle-mère de Charles


vii et intitulé l’Avis à Yolande d’Aragon (1425)3, affirme que le roi doit « vivre par

1. Jacques d’Avout, La querelle des Armagnacs et des Bourguignons. Histoire d’une crise
d’autorité, Paris : Gallimard, 1943 ; Bertrand Schnerb, Les Armagnacs et les Bourguignons.
La maudite guerre, Paris : Payot, 1988 ; Bernard Guenée, La folie de Charles vi : roi Bien
Aimé, Paris, 2004.
2. Alfonso x El Sabio, Las Siete Partidas, 2, Madrid : Real Academia de la Historia, 1807,
p. 281.
3. Boudet Jean-Patrice et Sené Elsa, « L’Avis à Yolande d’Aragon : un miroir du prince du
temps de Charles vii », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, (24, « Au-delà
des miroirs : la littérature politique dans la France de Charles vi et Charles vii »), 2012,
p. 51-84.

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

bon conseil » (art. 21). L’auteur anonyme du traité envisage la création d’un réseau
de renseignement et d’espionnage pour permettre au souverain, d’une part, de
mieux connaître « les conditions des princes, barons et chevaliers » de son royaume,
ainsi que « ceulx qui gouvernent les cités » (art. 58 & 59), et d’autre part, « l’estat des
roy circumvoisins » (art. 64).
Ces conseils pratiques entrent dans le cadre de la guerre juste que soutiennent
les rois de France contre l’ennemi anglais. Les princes des Lys disposent d’une série
d’informateurs. L’espion envoyé au milieu des adversaires doit découvrir leurs
plans afin de prévenir leurs coups. À l’inverse, les renseignements qu’il a recueillis
permettent de porter des attaques contre leur dispositif. Pour mener à bien sa
mission de renseignement, il use d’artifices et de tromperies. Dans Le jouvencel
Jean de Bueil recommande d’utiliser des hommes désarmés et déguisés en laboureurs,
en pèlerins ou en étudiants, pour aller en « tappinaige1 ». Ils observent, éclairent
les chemins, puis ils rendent compte. C’est déguisé en « habits de folz2 » que Pierre
Reynault espionne la ville de Mâcon en avril 1443. La richesse du vocabulaire
rencontré dans les sources traduit cette capacité à la dissimulation. L’espion partage
avec la prostituée l’ancienneté de sa profession, la pratique de se tapir et d’agir en
secret dans les ruelles sombres, où l’on se cache et observe. De même, dans les
sous-bois et les campagnes, il se dissimule, en verdissant et en entrant en végétation,
lors d’observations prolongées. Les sources mâconnaises disent qu’il est envoyé
« verdoyer sus les champs » pour « reverchier » le paysage. C’est-à-dire qu’il le retourne
en tous sens et l’examine soigneusement. D’autres « s’embatent et tapicent » dans le
secret des tentes des camps militaires. Ils osent s’y plonger et s’y dissimuler pour
ramener les informations demandées.
Comme l’avance Christine de Pizan, « à paine est un ost sans aucun traite ».
L’espionnage3 fait partie de la stratégie militaire, mais il n’est qu’un des volets de

1. Jean de Bueil, Le jouvencel, t. 1, L. Lecestre L. et C. Favre éd., Paris, 1889, p. 147-151, p. 160.
2. Marcel Canat, Documents inédits pour servir à l’histoire de Bourgogne, t. 1, Chalon, 1863,
p. 433.
3. Christopher Allmand, « Intelligence in the Hundred years war », Go spy the Land. Military
Intelligence in History, Londres : Keith Neilson, 1992, p. 31-47 ; Mark Ballard, « Etienne
Fryon Burgundian Agent, English Secretary and « Principal Counsellor » to Perkin
Warbeck », Historical Research, t. 62, 1989, p. 245-259 ; David Crook, « The confession
of a spy, 1380 », Historical Research, t. 62, 1989, p. 346-350 ; Eric Denécé et Jean Deuve,
Les services secrets au Moyen-Âge, Rennes : Éd. Ouest France, 2011 ; M. C. Hill, « Jack Faukes,
King’s Messenger, and his Journey to Avignon in 1343 « , English Historical Review, t. lvii
(ccxxv), 1942, p. 19-30 ; Wolfgang Kierger, Geheimdienste in der Weltgeschiste. Spionage
und verdeckte Aktionen von des Antike bis zur Gegenwart, Munich, 2003, p. 7-19 ; André
Leguai, « Espions et propagandistes de Louis XI arrêtés à Dijon », Annales de Bourgogne,
1952, p. 50-55 ; Werner Paravicini, « Ein Spion in Malpaga. Zur Überlieferungsgeschichte
der Urkunden des René d’Anjou und Karls des Kühnen für Bartholomeo Colleoni », Italia
et Germania. Liber Amicorum Arnold Esch, Tübingen, 2001, p. 469-489 ; Bastian Walter,
Informationen, Wissen und Macht. Akteure und Techniken städtischer Außenpolitik Bern,
Straßburg und Basel im Kontekt des Burgunderkriege (1468-1477), Stuttgart, 2012.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

la démarche du renseignement. Il a pour but de percer les secrets des adversaires,


voire des alliés1. Jean de Bueil le rappelle au chef de guerre : « tu vas pour sercher
nouvelles2 ». Le renseignement3 n’est pas l’information4. L’information est la matière
première du renseignement. Celui-ci n’est pas une fin en soi, il est une production
et un moyen – production de savoir pour agir. Il permet au chef de guerre de savoir
« la venue de son adversaire avant le coup5 ». Il satisfait ses besoins en renseignement
par une recherche permanente et organisée, légale ou illégale, humaine ou technique
(déchiffrement des courriers) d’informations parfois difficiles d’accès. Il est donc
le résultat d’une démarche dénommée cycle du renseignement que l’on peut réduire
à quatre étapes : la question posée, la recherche des éléments de réponse, la
structuration de la réponse, la livraison ou diffusion du renseignement. Ainsi, le
renseignement est le résultat de la synthèse d’informations recherchées, validées,
recoupées et interprétées, quelle que soit leur origine, afin de répondre à une
question précise. De telles questions se retrouvent dans Le livre des États6 de Don
Juan Manuel de Castille, le Livre des faiz d’armes et de chevalerie de Christine de
Pisan7 ou, plus tardivement, dans Le rosier des guerres de Pierre Choisnet. Les
informations recueillies sont nombreuses et d’ordre militaire.
Dans le Livre des faiz d’armes et de chevalerie l’espion doit acquérir les
renseignements suivants :

« [ce] qu’on dist de leur estre, queil conseil il a, quelz sont ses capitaines
duitz de guerre ou nom, de quelle foy et loiaulte sont ses gens d’armes,
comment le cuer leur juge de la querelle, et quele voulente ilz ont de combatre,
se plente de vivres ont ou non, car le fain se combat par dedens et peult
vaincre sans fer. »

1. Philippe de Mézières, Songe du Vieux Pèlerin, J. Blanchard éd., Paris : Pocket, 2008,
p. 881-883.
2. Jean de Bueil, op. cit. note 8, p. 160.
3. Bulinge (Franck), De l’espionnage au renseignement. La France à l’âge de l’information,
Paris : Magnard-Vuibert, 2012, p. 98 ; Jean Baud, Encyclopédie du renseignement et des
services secrets, Lavauzelle, 2002, 740 p. ; Roger Faligot et Rémi Kauffer, Histoire mondiale
du renseignement, 2 vol., Paris : Laffont, 1993-1994.
4. Jean Verdon, Information et désinformation au Moyen-Âge, Paris : Perrin, 2010 ;
Information et société en occident à la fin du Moyen-Âge, actes du colloque international
tenu à l’Université du Québec à Montréal et l’Université d’Ottawa, 9-11 mai 2002, Paris :
Publications de la Sorbonne, 2004 ; La circulation des nouvelles au Moyen-Âge, xxive
congrès de la SHMESP, Avignon, juin 1993, Paris : Publications de la Sorbonne, 1994 ;
Michèle Fogel, Les cérémonies de l’information, dans la France du xvie au xviiie siècle,
Paris : Fayard, 1989.
5. Pierre Choisnet, Le rosier des guerres (vers 1482), BNF, Paris, ms fr. 1 239.
6. Le livre des États de Don Juan Manuel de Castille : essai de philosophie politique vers 1330,
Béatrice Leroy éd., Paris : Brepols, 2005.
7. Christine de Pisan, Livre des faiz d’armes et de chevalerie, BNF, Paris, ms fr. 23 997,
fol 36v°-38v°.

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

Le rosier des guerres mentionne pour sa part :

« Ce que on doit considerer avant la bataille. […]


Avant que l’en face bataille, comme on doit regarder xii choses :
premièrement, le nombre de ceulx ausquelx on se doit combatre ; secondement,
s’ilz sont usitez d’armes et de guerre ; tiercement, s’ilz sont molz de cueur ;
quartement, s’ilz sont de durs corps et de membres, et fors ; quintement, s’ilz
sont saiges et advisez, et d’un acord ; sixtement, s’ilz sont plus hardis et
mieulx hommes de cueur, c’est-à-dire s’ilz feroient enuiz, une mauvaise fuyte
et villainie ; septiesmement, s’ilz ont plus et de meilleurs chevaulx ;
huitiesmement, s’ilz ont plus d’armures et habillemens et de ordonnances
de guerre ; neufviesmement, s’ilz ont plus de victailles ou moins ; dixiesmement,
s’ilz ont le plus hault lieu ou non ; unziesmement, s’ilz ont le soleil et le vent
pour eulx ou contre eulx ; douziesmement, lesquelx actendent plus de aide. »

Le plan de recherche pose des questions qui doivent trouver des réponses.
Dans le cadre de la guerre civile (1407-1435) des interrogations peuvent être portées
sur la nature, le volume et l’agressivité des forces adversaires, comme sur leur
proximité ou leur emplacement. L’acquisition du renseignement suit donc un plan
de recherche qui décrit les moyens humains et matériels (par la terre et par le fleuve)
mis en œuvre, ainsi que l’itinéraire et la destination finale de la mission. La recherche
elle-même peut inclure la collecte d’opportunité, via les rumeurs qui circulent dans
les tavernes par exemple. Ce plan de recherche constitue un outil de pilotage de la
fonction de renseignement. Face à l’ampleur de la tâche, Philippe de Commynes
indique qu’il ne sert à rien d’envoyer un seul espion chez ses ennemis, car il est
peu probable « qu’il ait l’occasion de [tout] voir et [tout] entendre ». Au contraire, il
faut en mobiliser deux ou trois, afin d’accroître leurs chances de « recueillir propos
en secret ». C’est la raison pour laquelle les Mâconnais multiplient les envois d’espions.

À l’échelle d’une ville moyenne du royaume : Mâcon


Les archives mâconnaises fourmillent de renseignements sur le sujet. L’ensemble
des volumes, qui couvrent la période de la guerre civile, comprend environ 1 200
folios répartis entre les registres BB 09 et BB 16. Si les documents sont généralement
bien conservés, des lacunes existent. Les années 1426-1429 n’y figurent pas. Les
années 1413, 1415, 1430, 1431 ne sont pas complètes. Un registre se compose de
plusieurs cahiers rédigés en moyen français. Ils permettent de suivre, au gré des
délibérations, les difficultés auxquelles sont confrontés les magistrats. On en tire
trois types d’informations : les minutes des délibérations, des copies de la
correspondance entretenue par la ville, des cahiers de compte. Le compte des
chantiers aux fortifications, tenu par Antoine Gastellier, durant l’année 1418,

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Deuxième partie : Moyen-Âge

présente la rubrique « autre despense pour verdoyer et envoyer messages1 ». Cet état
des dépenses permet de connaître le nom du commanditaire de la recherche et
parfois celui d’un espion. Il décrit un itinéraire et donne un objectif. Il mentionne
le montant d’une rémunération, voire le nom d’un témoin présent au retour de la
mission.
Les trois-quarts des enquêtes mâconnaises regardent en direction de Lyon.
Des recherches sont menées le long de la Saône et aux confins du Lyonnais et du
Beaujolais, sur les points de passage présumés des compagnies. Le prévôt de Mâcon,
Antoine Mercier commande la collecte. L’espion est envoyé « savoir », « savoir et
enquerir » ou « sentir ». Des instructions orales lui sont données. Elles détaillent le
secteur à surveiller, ou un point précis, ainsi que l’itinéraire à emprunter. Le boucher
Jean Martinet, dit le Carouge, est envoyé par les échevins « verdoyer sus les chans
de Mascon jusque a Dracie, le Paneux et [revient] par les montaygnes pour enquerir
des ennemis2 ». Thevenet Ferrailleur, un autre boucher, doit aller « de Mascon jusques
à la Maison Blanche, savoir si les ennemis passoyent à Toyssey ». Renaud Roland, lui
aussi boucher, doit enquêter sur les forces armagnaques « jusque outre Thoissey ».
Il s’enfonce donc dans le Lyonnais vers Anse et au-delà. Il en est de même pour
Guichard Chevalier qui se rend « jusques à droit du pont de Toyssey […] savoir ce
les ennemis avoyent passé ou reaume ». Le plan de recherche porte sur un axe
essentiel : le sud, tenu par les Armagnacs. Un second axe est orienté à l’ouest en
direction des places de Solutré, Marcigny-les-Nonnains et Charlieu, autres points
de départ des incursions armagnaques dans le Mâconnais. Par opposition le plan
de recherche lyonnais regarde au nord et à l’ouest en direction de Mâcon, Dijon,
Autun ou Charolles. Il répond aux mêmes interrogations, par un renseignement
militaire et extérieur. Le problème majeur d’une ville moyenne aux prises avec les
princes est la sécurité : la préservation de l’espace urbain et de son environnement.
Les espions acquièrent surtout un renseignement défensif et de sécurité, plus
rarement un renseignement offensif, qui sert à conquérir des places, gagner des
territoires ou détrousser des compagnies.

Le profil de l’espion
Espions publics
En raison de l’extrême variété des situations qu’ils doivent affronter, les espions
sont recrutés dans tous les milieux. Il est dans l’intérêt du prince d’entretenir un
réseau complet et varié d’informateurs. Pierre Choisnet et Philippe de Mézières
font toutefois une distinction entre : l’espion « loyal et sage », également nommé

1. Archives municipales de Mâcon, BB 12, fol. 113r°-v°.


2. Ibid., fol. 113v°.

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

« véritable » espion et le « faux fuitif » et « traitre espion ». Le « faux fuitif » s’apparente


davantage à un individu implanté clandestinement à l’étranger, un agent dormant,
réveillé en cas de besoin. Le « traitre espion » est un agent retourné qui conserve sa
fonction auprès de son prince. Cependant, ayant changé d’allégeance il est devenu
traître. Une seconde distinction est faite entre les « espions secrets » et les « espions
publics ». L’espion secret est l’homme de l’ombre par excellence. L’espion public est
l’ambassadeur, envoyé le plus souvent possible chez son adversaire, afin de maintenir
les canaux de l’information ouverts.
Une cité comme Mâcon n’a ni diplomates professionnels ni représentations
diplomatiques permanentes auprès des princes. Au mieux, ce que l’on observe est
un processus de spécialisation, à défaut d’une professionnalisation. Les ambassadeurs
mâconnais disposent des qualités juridiques et oratoires suffisantes, des savoir-être
et des savoir-faire. Le profil de l’« honorable homme et sage » Antoine Mercier est
exemplaire. Il est élu échevin en 1417 et 1419. Il occupe la charge de prévôt royal
en 1417 et garde de la prévôté en 1418. Ses déplacements officiels font apparaître
une préférence pour les voyages en France et en Bourgogne1. Il est à Paris en 1417 ;
à Provins et à Troyes en 1419, 1420 et 1421. Il participe également aux ambassades
menées en Bourgogne. Il est à Chalon-sur-Saône en 1417, à Dijon, entre 1417 et
1420. La proximité territoriale, la maîtrise des thèmes qui intéressent la cité ainsi
que les compétences linguistiques jouent dans la nomination des représentants de
la ville. L’importance accordée aux langues n’est pas nouvelle. Pierre Dubois2 (†
1314) indique la nécessité d’avoir dans les chancelleries du personnel polyglotte.
C’est le cas du juriste Jean Boucher que sa maîtrise du franco-provençal désigne
pour conduire les ambassades dans le duché de Savoie3. Pour un espion public
comme l’ambassadeur, les occasions de collecte de l’information ne manquent pas.
Dans ce cas, le renseignement est dit extérieur. Il s’intéresse aux évènements qui
se produisent hors de Mâcon et qui peuvent étendre leurs effets sur la ville. Les
ambassadeurs collectent des données sur des modifications de l’équilibre entre les
princes, le développement des menaces, les agressions et les entraves au commerce, etc.
Il en est de même pour les espions secrets, les artisans et les marchands, mis à
contribution pour collecter des informations.

Espions secrets
Les bouchers mâconnais Jean Martinet, Thevenet Ferrailleur ou Renaud
Roland sont des artisans dignes de foi chargés de missions de confiance. Leurs
activités les conduisent à espionner le long des itinéraires qui les mènent sur les
marchés et les foires aux bestiaux. Lorsqu’ils verdoient sur les champs, c’est en lien

1. Ibid., fol. 43v°, 49r°, 68r°, 125v°-126r° ; Archives municipals de Mâcon, BB 13, fol. 9v°, 17r°,
47v°, 53v°.
2. Pierre Dubois, De recuperatione terre sancte, Ch.-V. Langlois éd., Paris, 1891, p. 68.
3. Archives municipales de Mâcon, BB 13, fol. 70v°, 74r°, 79v°, 81r°-v°, 82v°, 83r°.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

avec le réseau des pâtures et la transhumance des troupeaux. D’autres artisans sont
informateurs pour la ville. Philibert Martin et Guichard Chevalier sont des maçons
qui renseignent la ville à partir des carrières et des voies d’acheminement de la
pierre. Les pêcheurs disposent de barques et ont une connaissance suffisante de la
rivière pour savoir : où se dissimuler, observer et repartir, en évitant les hauts-fonds.
Ce sont au minimum trois équipes, de deux à quatre hommes, qui se relaient sur
la Saône pour faire des « escoutes » et épier. Celle de Colas Benoît est la plus petite.
L’équipe de Michel de Saint-Romain se compose de son fils et d’un compagnon.
La plus importante est composée d’Étienne de la Fontaine, Pierre Garnier, Louis
Perreneau et de Jean Tassin. Ces missions à hauts risques durent plusieurs jours.
Le petit groupe de Michel de Saint-Romain passe

« xij jornés sans le plus […] [a] vaqué sus la rivere de Sonne et cuchié
totes les nuit en ung petit batel et aller de Saint-Romain jusque à Villefranche
pour savoir et enquerir des noviaux des diz enemis et raporter par plusiers
fois à Mascon les novelles1 ».

La collecte de l’information, si elle est régulièrement confiée aux bourgeois


de la ville, est une mission qui incombe aussi aux hommes des bourgs et des villages
environnants. (Re)connu, l’espion est compromis. Aussi, des missions sont confiées
à des individus qui entretiennent un lien difficilement perceptible avec Mâcon. Ce
sont les hommes de l’ombre par excellence. Jean de Bueil parle des « guides des pays
entretenus qui connaissent les chemins mais qui sont de vraies espies demourans en
l’obeissance ennemi ». Ces agents dormants, menant une vie normale, sont réveillés
en cas de conflit. Ils fournissent itinéraires, guides et informations. Dans le cas de
Mâcon, le prévôt utilise Pierre Ydrat originaire de Feillens, Pierre Porset de Pont-
de-Veyle et Pierre de Cormoranche-sur-Saône. Tous trois habitent en terre d’Empire.
Ils vont sans risque d’être démasqués à Anse et à Lyon. Plus généralement, on
constate l’emploi de petites gens efficaces et professionnels. Loin d’être de simples
mouchards recrutés dans les milieux populaires, les espions sont issus de la petite
bourgeoisie, notamment des maîtres des métiers. Ils se tiennent informés de la
situation politique et guerrière des espaces où se déploient leurs activités.
Le clergé est impliqué dans la collecte de l’information. Le frère Étienne Charlot
mène en Bourgogne une mission de ce type. Ce cordelier du couvent de Beuvray
est espion de Charles vii. Il signale en 1423 la présence de la compagnie de Perrinet
Gressart près d’Autun2. C’est dans un cadre similaire qu’en 1432 est arrêté frère
Verain à Mâcon. Ce cordelier apostat, originaire de Provence, reconnaît avoir été
envoyé par Tanguy du Chastel, dans le but de s’informer sur les armées
bourguignonnes. Il est aussi accusé d’avoir « apporté du pai d’en bas certains poisons
pour empoisonner » Philippe le Bon. Sa capture, et celle d’un compagnon, est l’objet

1. Ibid., BB 12, fol. 113r°.


2. Archives départementales de la Côte d’Or, B 11 890, fol. 5r°.

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

d’une longue traque dans le Charollais et le Mâconnais. Les consuls de Lyon


envoient le prieur des Carmes à Autun et le gardien des cordeliers en Bourgogne
pour « sentir s’il y gens d’armes1 ». Les femmes et les enfants, moins présents dans
les documents, jouent un rôle. À Compiègne, en 1422, un prêtre est témoin d’une
scène dans laquelle une femme livre des informations écrites à une bande armée
afin de prendre Paris2. En 1434, à Beauvais, Colette Meno est soupçonnée d’être
une espie et Marianne Dupuis est expulsée de Rouen pour tenir le parti de Charles
vii. À la même date, à Chalon-sur-Saône, un jeune enfant espion est battu de verges
et chassé de la ville. Des valets sont aussi impliqués. En janvier 1418, à Châlons-
en-Champagne, Perrot Contet et Jean Christofle sont les valets de bourgeois
suspectés d’être Armagnacs. Ils livrent « aucuns des secrez » de la ville et sont
capturés après s’être « ventez d’avoir esté audit Chaalons et alez aval la ville, en abiz
dissimulez, et veu, et sceu l’estat d’icelle3 ». Ces agents pratiquent le renseignement
militaire. Ils contribuent d’abord au succès des opérations de guerre, en apportant
un renseignement dit opérationnel : c’est-à-dire une connaissance approfondie de
l’ennemi et du terrain des opérations. Ils permettent, dans un second temps, de
suivre les grandes évolutions du conflit, en questionnant les regroupements de
forces, les tactiques et les armements comme l’ont fait, au cœur de la principauté
bourguignonne, frère Charlot et frère Verain.

Motivations et compétences de l’espion


Motivations
Les motivations de ces espions sont variées. Elles relèvent déjà des quatre
leviers dont rend compte l’acronyme MICE (Money, Ideology, Compromise/Coercion,
Ego). Elles sont souvent dictées par les circonstances et la pauvreté. Ainsi, la garnison
de Chateaudun oblige une « povre femme » d’un village alentour à travailler pour
le duc de Bourbon dans l’espoir de « ravoir son mari qui estoit prisonnier » de la
garnison. La vengeance est aussi un puissant moteur qui pousse à passer à l’acte.
Le maçon mâconnais, Philibert Martin, connaît les prisons armagnaques à compter
du 2 mai 1418. Porté au rouge par les Armagnacs puis, libéré peu après, on le trouve
espionnant pour les Bourguignons. Jean de Bueil met en garde contre le prisonnier
volontaire qui peut être « malicieux, homme sedicieux, escheleur, trompeur, sayeur
de portes ou de faulces poternes ». Il recommande que l’on « bouchoit les yeulx » du

1. Registres consulaires de la ville de Lyon ou Recueil des délibérations de la commune de 1416 à


1423, Marie-Claude Guigue éd., Lyon, 1882, p. 90, p. 360.
2. Chronique de Jean Lefèvre, seigneur de Saint-Rémy, t. 2, F. Morand éd., Paris, 1881, p. 58.
3. Registre de délibérations du conseil de ville de Châlons-en-Champagne (1417-1421), Sylvette
Guilbert éd., Châlons-en-Champagne, 2001, p. 58-59.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

prisonnier lorsqu’on le conduit par la ville1. Les prisonniers-espions sont sans doute
rares. La motivation principale reste l’argent. Christine de Pizan l’affirme. Le prince
« donra argent et promettra grant guerdon2 » à son espion pour se garder de sa
trahison. L’argent a un fort pouvoir de séduction. Ainsi, en 1418, Philibert Martin,
signalé cinq fois sur les chantiers aux fortifications et trois fois comme espion,
perçoit un quart de ses revenus grâce à cette activité de complément. La relation
employeur-employé nouée avec les autorités urbaines est difficile à définir. L’espion
est payé pour un service, mais il ne semble pas encore exister d’espion professionnel,
formé à l’espionnage, dont se serait l’unique tâche. Si le nombre d’espions employés
par la ville de Mâcon n’est pas précisé, l’enquête montre qu’ils sont une vingtaine
au moins pour la période 1418-1421. Tous disposent d’indéniables compétences.
L’exemple du siège d’Auberoche en Périgord3 permet de s’en faire une idée.

Compétences des espions


En 1345, les Anglo-Gascons, ne pouvant plus soutenir le siège que les Français
font peser sur la forteresse d’Auberoche, décident de prévenir Henri de Lancaster,
comte de Derby, alors à Bordeaux. Un valet s’offre de porter le message. « Quand
vint au soir par nuit, le varlet prit la lettre que les chevaliers lui baillièrent, qui etoit
scellée de leurs trois sceaux, et lui encousirent en ses draps et puis le firent avaler ès
fossés. » Le valet passe le guet français car « il savoit bien parler gascon, et nomma
un seigneur de l’ost, et dit qu’il étoit de lui. » Toutefois, le porteur du message fini
par être démasqué et son courrier découvert. Les Français « prirent le varlet, et lui
pendirent les lettres au cou, et le mirent tout en un mont en la fonde d’un engin, et
puis le renvoyèrent dedans Auberoche. » La scène est immortalisée dans les Chroniques
d’Angleterre de Jean de Wavrin. Lorsqu’un espion est découvert, il est d’ordinaire
traité avec la plus grande rigueur. Ce qui suppose une prise de conscience : l’espion
se rend coupable de « grans cas de trahison4 ». Les seigneurs anglais perdent alors
tout espoir. Or, Froissart rapporte que le comte de Derby et ses capitaines ont
connaissance de l’affaire « par une leur espie qu’ils avoient envoyée en l’ost ». Sur le
rapport de son espion, Henri de Lancaster envoie aussitôt des troupes qui obligent
l’armée de Bertrand de L’Isle Jourdain à lever le siège.
Le passage de l’affaire d’Auberoche témoigne de certaines compétences
nécessaires aux espions. Tout d’abord, celle de l’artifice et de la dissimulation. Le
valet n’a pas cherché à remettre son courrier à l’espion du comte de Derby mais au
comte lui-même. Les Anglais ne savaient sans doute pas que l’ost français était épié
de l’intérieur. Ensuite, il doit être en mesure d’écrire un rapport ou de produire

1. Jean de Bueil, op. cit. note 8, p. 8-14.


2. Christine de Pisan, op. cit. note 17.
3. Jean de Wavrin, Chroniques d’Angleterre (vers 1475), BNF, Paris, ms fr. 76, fol. 101r° ; Jean
Froissart, op. cit. note 5, t. 1, p. 191-193.
4. Archives départementales de la Côte d’Or, B 3 977 (1471/72).

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

un rapport oral. L’espion doit comprendre le contexte politique et les évènements


dans l’optique de son rapport. Il lui faut connaître les commandants, les coutumes
locales, les habitudes des camps, s’adapter à elles pour être crédible dans son rôle.
L’espion du comte, que l’on imagine recruté et intégré à l’ost, devait pouvoir se
retirer sous une tente en cas de fouille du camp. Il connaît les infrastructures et la
topographie des lieux dans lesquels il évolue pour assurer son travail. Il a des
compétences linguistiques pour être en contact avec les populations locales, les
gens d’armes qu’il côtoie, comprendre correctement les plans, les noms de lieux.
Enfin, il est familier des équipements militaires. Ces capacités démontrent que
certains espions sont des spécialistes en voie de professionnalisation dont le travail
est tenu en estime par tous les décideurs. Il est une gêne pour ses ennemis, en
raison même de ses capacités. Pour se garder de ses agissements, les princes
développent des pratiques de renseignement intérieur. En effet, la capture de l’espion
évente les projets du chef de guerre. Pierre Choisnet le dit fort bien : « celuy est
accusé et trahy par soy mesmes, de qui son espie est prins de ses ennemis. »

Le renseignement intérieur
Un renseignement de sécurité pour les principautés
Les traités des xive et xve siècles préconisent des mesures de contre-espionnage
et de renseignement intérieur connues depuis l’Antiquité1. Le renseignement
intérieur est un renseignement de sécurité, dont la finalité est de suivre et d’anticiper
les contestataires susceptibles de troubler l’ordre public, par l’opposition politique
et les complots. Le secret et la dissimulation participent de la vie politique, de même
que les actions politiques clandestines.
Protégé d’Agnès Sorel, le grand sénéchal Pierre de Brézé entre en opposition
avec le dauphin Louis, après sa tentative de complot de 1446. Le dauphin veut
éliminer Brézé auprès roi, qui lui préfère son favori moins dangereux. C’est alors
qu’entre en scène le secrétaire du dauphin, Guillaume Mariette2, injustement qualifié
d’agent double. L’expression « agent double » fréquemment utilisée est impropre.
Il s’agit soit d’un agent infiltré, soit d’un agent retourné. Mariette est un espion du
futur Louis XI, cyniquement sacrifié par son maître. Il pratique l’intervention
psychologique secrète, manipulant l’information, en vue d’influer sur les décisions
adverses. Le dauphin l’utilise pour discréditer Pierre de Brézé, au regard de Charles
vii, par une vaste campagne d’intoxication. L’intoxication vise un service adverse
lequel, mal informé, livre de mauvais renseignements aux décideurs. De fait,

1. Enée le Tacticien, Poliorcétique, A. Dain éd., Paris : Les Belles Lettres, 1967.
2. Chronique de Mathieu d’Escouchy, t. 3 : Pièces justificatives, G. Du Fresne de Beaucourt éd.,
Paris, 1864, p. 265-341.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Mariette avertit le grand sénéchal d’un soi-disant complot du dauphin, pour


s’emparer du gouvernement, avec le soutien financier de Philippe le Bon. Évidemment
Brézé ne mord pas facilement à l’hameçon. Il refuse d’en parler au roi, mais décide
de jouer la carte de la Bourgogne. Il envoie Mariette pour sonder Philippe le Bon
et connaître ses liens avec le dauphin, les Anglais et le roi d’Aragon. Pour inciter
le duc de Bourgogne à se découvrir, Mariette feint de lui être fidèle, et donne le
change à Pierre de Brézé en acceptant la mission. Il met en pratique cette sentence
de Philippe de Mézières en agissant par « subtilité, cautelles et aguetz pour décevoir
ses ennemis, faindre vouloir faire pour une manière et faitre ung autre, que nul ne
sauches riens de son entente […] ». Mariette intoxique donc aussi, pour le compte
du sénéchal, le duc et son chancelier, en leur faisant parvenir de fausses informations
affirmant que le dauphin, le sénéchal, les Anglais et quelques seigneurs de leur
entourage leur sont hostiles. À la demande de Pierre de Brézé Mariette retourne
également dans le Dauphiné, auprès de Louis, pour en apprendre davantage sur
l’hypothétique conspiration. À son retour, il rapporte d’une manière convenue
l’hostilité du dauphin à son égard. Il est temps de se confier au roi, lequel ne croit
pas un mot du complot tramé par son fils.
Mariette retourne alors dans le Dauphiné, pour un complément d’information,
à la demande de Charles vii. Mais il est arrêté à Lyon, accusé d’avoir contrefait des
sceaux et surchargé des lettres de créance à son profit. Qui l’a vendu ? Évadé puis
repris par deux fois, il est sévèrement questionné au château de la Côte-Saint-André.
Dans sa fuite Mariette a cherché à rejoindre le Dauphiné, pour y trouver la protection
de son maître. Toutefois, pour Louis, le fruit est mûr : Pierre de Brézé doit tomber.
L’interrogatoire sous la torture, du 2 mars 1448, mené par la justice royale, aboutit
à des « cris et plaintes ». Les 3 et 4, le secrétaire est davantage bavard. Il accuse le
grand sénéchal. Lorsque le 5 mars, les hommes du dauphin se chargent de le
questionner, Mariette surenchérit. Il accuse toujours Pierre de Brézé d’être l’auteur
d’une machination pour éloigner le dauphin du roi, ainsi que des manœuvres
d’intoxication auprès du duc de Bourgogne « qui aime tout savoir ». Louis a piégé
le grand sénéchal, qui n’a pas jugé bon de révéler une conspiration dont il avait
connaissance. Cela fait de lui un criminel d’État. Le rôle joué par Guillaume
Mariette s’arrête là. Sacrifié, il est décapité et écartelé. Pierre de Brézé est écarté
pour un temps du conseil royal, sous la pression des amis du dauphin. Toutefois,
Charles vii, qui a gardé sa confiance à son favori, lui accorde rapidement une lettre
de rémission1. La mission, confiée à Guillaume Mariette, n’a pas dévoilée les
positions du dauphin.

1. Duclos, Œuvres complètes, t. 4, Paris, 1806, p. 67-74.

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De la nécessité des espions aux XIVe et XVe siècles

Renseignement de sécurité publique


Le renseignement intérieur, développé par les princes, surveille aussi les « têtes
de réseau » qui peuvent utiliser leur position administrative ou sociale pour remettre
en cause l’intégrité des principautés. À Mâcon, les conseillers ducaux souhaitent
être « informés et acertenés du vray sur le fait de certains habitans dudit lieu de Mascon
suspecionés de tenir le party des adversaires1 ». En janvier 1431, des habitants font
l’objet d’enquêtes menées par un tribunal bourguignon composé de Châlonnais
influents. Philippe le Bon mandate Girard de Bourbon, bailli de Chalon-sur-Saône,
Jean Liaton, docteur en lois et lieutenant du bailli, maître des foires, Régnier Pot,
chevalier de la Toison d’Or et conseiller ducal ainsi que Michel Groat, licencié en
lois, conseiller et procureur du duc. Ils enquêtent sur des habitants convaincus
d’être des Armagnacs. En juin, l’affaire n’est pas réglée et le tribunal mène de
nouvelles enquêtes2. Un système de surveillance fonctionne, qui pourchasse jour
et nuit les adversaires du duc, spécialement dans le Mâconnais, « qui est en la
frontière desdits ennemis, [pour] iceulx ennemis rebouter et esloigner dudit pays3 ».
Les commissaires écartent de ses fonctions de receveur du bailliage Antoine
Allioud4, pourtant lié au parti bourguignon. Il est impliqué avec d’autres officiers
dans des affaires de malversation qui les opposent au duc de Bourgogne5. Sans être
espion, Antoine Allioud menace les institutions et les intérêts bourguignons par
ses activités frauduleuses et sa corruption. Détecté, surveillé, il est ensuite écarté.
La pratique du renseignement intérieur n’implique pas toujours d’actions
secrètes ou l’emploi de la torture. Les tavernes sont le lieu par excellence de la
conversation6. Elles sont au cœur de la circulation de la parole et de la contestation :
buveurs, observateurs, agents de l’autorité ou informateurs s’y croisent. Les
aubergistes tiennent à jour des registres sur lesquels sont inscrits les noms des
étrangers. À Troyes7, comme à Châlons-en-Champagne8, ces registres sont mis à
la disposition de la justice « deux heures après ce qu’ilz [les hôtes] seront adrivez ».
Les aubergistes sont les mieux placés pour livrer un renseignement d’opinion, de
sécurité publique et un renseignement criminel. Sonder l’opinion, suivre les

1. Marcel Canat, op. cit. note 9, p. 208.


2. Ibid.
3. Ibid., p. 317.
4. Archives départementales de la Côte d’Or, B 5 081, fol. 1r°.
5. Ibid., B 5 082, fol. 22r°.
6. Claude Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen-Âge », La circulation des
nouvelles au Moyen-Âge, xxive Congrès de la SHMESP, Avignon, juin 1993, Paris :
Publication de la Sorbonne, 1994, p. 169-170.
7. Registre de délibérations de la ville de Troyes (1429-1433), Alphonse Roserot éd., Collection
de documents inédits relatifs à la ville de Troyes et à la Champagne méridionale, t. 3, 1885,
p. 244-245.
8. Registre de délibérations du conseil de ville de Châlons-en-Champagne (1417-1421), op. cit.
note 32, p. 48.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

contestations pouvant troubler l’ordre public cela relève de l’information générale.


Ce n’est pas une activité qui nécessite une démarche secrète de collecte de
l’information. Ainsi, en 1476, un aubergiste de Brisach donne à des espions
strasbourgeois une lettre dans laquelle il mentionne que les maires de Laufenburg
et Seckingen, venus mangés dans son établissement, ont demandé du secours à
Brisach contre les bourguignons. Dans la quête du renseignement intérieur, les
enseignes sont les relais de l’information.

*
La pratique du renseignement est ancienne mais les textes qui théorisent le
rôle de l’espion et de son emploi se font plus nombreux aux xive et xve siècles. Sans
doute en raison de la prise de conscience qu’espionner revient à trahir. Les princes
et les villes maîtrisent les trois champs d’application du renseignement : militaire,
extérieur et intérieur. Dans une quête cohérente de renseignements, ils s’appuient
sur un outil de pilotage – le plan de recherche – et entretiennent un réseau complet
et varié d’agents compétents en voie de professionnalisation. Les taupes, les agents
dormants ou les agents infiltrés sont déjà d’un emploi répandu. En parallèle, ils
développent des pratiques de renseignement intérieur pour se protéger des
comploteurs de tous poils. L’espion parfois décrit comme un homme à utiliser, pas
à connaître1 sort de l’ombre. Pour la période du Moyen-Âge il devient possible de
suivre des trajectoires individuelles en s’appuyant sur les documents de la pratique.
Les princes savent user de ce terreau et des vocations qu’il porte. Loin de négliger,
ou de mépriser le renseignement, ils en ont fait un instrument essentiel de leur
gouvernement.

Benoit Lethenet

1. John Le Carré, Le miroir aux espions, Paris : Laffont, 1965, cité dans : Eric Denécé,
Les services secrets français sont-ils nuls ? Paris : Ellipses, 2012.

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LA SAINTE, L’ÉCOSSAIS ET L’ESPION.
À PROPOS D’UN ÉPISODE DU MANUSCRIT
« LES MIRACLES DE SAINCTE KATHERINE
DE FIERBOIS » (1429)

Benoît Léthenet

Les miracles de madame sainte Katherine de Fierboys en Touraine (1375-1446)


ont été publiés pour la première fois par l’abbé Jean Jacques Bourassé en 1858 à
Tours1. L’ouvrage est une retranscription partielle du manuscrit français 1 045
(anc. 7 335), intitulé Les miracles saincte Katherine, qui se termine le 11 juillet 1470.
Le manuscrit a été compilé en français après cette date pour la reine Charlotte de
Savoie († 1483). Les 237 documents, auxquels ont eu accès les compilateurs, se sont
accumulés dès la fin du xive siècle dans les archives de la chapelle tourangelle.
Cette dernière est située à sept lieues2 au sud de Tours3. Ce sont les propriétés
thaumaturgiques de la sainte qui, en 1375, sauvent Jean Godefroy. Ce miracle
assure la popularité du sanctuaire jusqu’à Angers et au-delà. À l’occasion des
premiers miracles les croyants bénéficient de guérisons inespérées ou d’issues
heureuses à de graves accidents. Lors de ces premières années le site ne se distingue
pas des autres lieux favorisés par des miracles. L’arrivée des reliques de sainte
Catherine à Fierbois pourrait correspondre à la dévotion de Jean ii le Meingre dit
Boucicaut († 1421). La chapelle est reconstruite après 1375 et, en 1408, Jean ii fonde
une aumônerie avec une chapelle dédiée à saint Jacques dans le village de Sainte-
Catherine-de-Fierbois. Boucicaut aurait été libéré par la sainte après le désastre de

1. Merci à Bertrand Ramon pour ses conseils avisés et les sources qu’il a bien voulu me
transmettre.
2. Pierre Charbonnier (dir.), Les anciennes mesures locales du Centre-Ouest d’après les tables
de conversion, Presse Universitaires Blaise-Pascal, 2001. La lieue commune de France vaut
2 500 toises soit 4 875 mètres.
3. Sainte-Catherine-de-Fierbois, cant. Sainte-Maure-de-Touraine, arr. Tours, dép. Indre-et-
Loire.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Nicopolis. Sainte Catherine était en effet depuis le xiiie siècle la sainte des prisonniers.
Elle a elle-même connu la prison où les anges l’ont réconfortée.
La perte de la Normandie en 1418 ne permet plus d’avoir accès aux reliques
de la sainte dans cette zone. L’abbaye de la Trinité-des-Monts à Rouen, fondée en
1030, était alors le seul lieu où se trouvaient des reliques rapportées du Sinaï au
xie siècle Les récits dans le village et jusqu’à Tours et Angers, les anecdotes dans
les armées armagnaques et les dépositions des miraculés ont renforcé son prestige.
La chapelle tourangelle abrite déjà un nombre considérable d’ex-voto militaires et
quelques tombes de chevaliers1. Elle voit son rôle s’accroître aux yeux des partisans
de Charles vii alors que le renom militaire de la sainte augmente : de 1400 jusqu’en
mai 1430 ce sont 26 délivrances soit 44 % des miracles répertoriés et datables.
D’ailleurs d’illustres pèlerins du camp français se rendent au sanctuaire. Ainsi, le
6 juin 1428, « plusieurs gentilz hommes c’est assavoir monseigneur la bastard d’Orleans,
le bastard de la Marche, la Hire et pluseurs autres2 » de même que Jeanne d’Arc
(22 février 14293) et plus tard Louis XI (15 décembre 1471).
Les bénéficiaires, à partir de 1400, sont des militaires, chevaliers, gentilshommes,
écuyers, gens de garnison, mercenaires suisses ou écossais et pauvres gens pris au
hasard. La proportion des gens de guerre et des prisonniers s’accroît considérablement
après Azincourt (1415)4. La protection de la sainte répond à la fois à la demande
de soldats prisonniers dans les geôles de seigneurs qui ne suivent pas formellement
le droit de la guerre, et aux prières de victimes sans armes que des ennemis, voire
des amis, menacent de mettre injustement aux fers ou à rançon. Ces ennemis sont
très largement les Anglais présents autour de la Touraine. Les témoins attestent
par leur venue, lors de l’enregistrement des récits, non de la véracité des miracles
auxquels ils n’étaient pas présents, mais de l’accomplissement du vœu à l’issue de
la délivrance. Or, une notice du manuscrit relate le miracle opéré par la sainte en
faveur d’un homme d’arme écossais capturé par des Bretons après qu’un espion
ait dénoncé sa compagnie.
Dans le contexte militaire et politique de la guerre de Cent ans (1337-1453), à
la Marche de Bretagne, quels témoignages sur la pratique du renseignement nous
livre cet extrait du manuscrit 1 045 ?

1. Colette Beaune, Jeanne d’Arc, Paris, 2004, p. 219.


2. Les miracles saincte Katherine, BNF, Paris, ms. fr. 1 045, fol. 40v° (1428, 6 juin).
3. Françoise Michaud-Fréjaville, « Sainte Catherine, Jeanne d’Arc et le « saut de Beaurevoir » »,
Cahiers de recherches médiévales, no 8, 2001, p. 73-86, note 67.
4. Colette Beaune, Jeanne d’Arc, op. cit., p. 219.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

La notice et son contexte


La notice du manuscrit « Les miracles saincte Katherine »
datée du 4 mai 1429
Le document1 dont il est question a été enregistré le 4 mai 1429 dans Les miracles
saincte Katherine2. Les faits remontent à la Semaine sainte de la même année.
L’histoire est celle d’un Écossais, l’écuyer Michel Hamilton, de la compagnie
de Jean Stuart de Darnley († 1429). Après avoir capturé un espion breton originaire
de Clisson3, les Ecossais apprennent qu’ils vont être attaqués. Une fois l’espion
liquidé, ils se replient précipitamment. Plusieurs sont tués ou capturés, dont Michel
Hamilton, et conduits à Clisson. Le fils de l’espion exécuté demande à pendre
l’écuyer, ce que la communauté bourgeoise lui accorde. Pendu au gibet de la ville,
mains liées et en chemise, le Jeudi saint à deux heures de l’après-midi, il n’est
toujours pas mort le Vendredi saint à midi. Michel a été sauvé par les bons offices
de sainte Catherine. Le curé de la ville, averti par la voix de la sainte, envoie un
messager vérifier les faits. En ce Vendredi saint, après l’office, les religieux revêtus
de leurs habits sacerdotaux et accompagnés de la communauté bourgeoise descendent
le miraculé du gibet. En présence du fils de l’espion, qui cherche une nouvelle fois
à se venger, l’écuyer est confié à la supérieure du prieuré de La Regrippière4. Des
soins sont prodigués au miraculé et un interprète est appelé. La voix de la sainte
s’adresse alors à Michel Hamilton. Elle lui enjoint d’accomplir un voyage d’action
de grâce à sa chapelle de Fierbois. Toujours invalide, Hamilton rencontre des
éléments de sa compagnie et retarde son voyage. Sainte Catherine le rudoie dans
son sommeil et l’exhorte à accomplir son vœu sans délai pour le 23 avril, jour de
la saint Georges, patron des chevaliers. La sainte lui donne un très grand coup sur
la joue.

Les Écossais dans les armées de Charles VII


La présence écossaise dans les armées du roi de France s’est renforcée tout au
long de la guerre de Cent ans et particulièrement après le désastre d’Azincourt
(1415). La défaite prive le roi de France Charles vi de sa chevalerie contre l’armée
du roi d’Angleterre Henri v de Lancastre. Les Armagnacs ne peuvent compter que
sur l’aide écossaise pour leur venir en aide. En effet, après le 10 septembre 1419 et
l’assassinat de Jean sans Peur à Montereau, Philippe le Bon devient duc de Bourgogne
et opte pour l’alliance anglaise. Isolé, Charles vii envoie son conseiller Regnault
de Chartres, archevêque de Reims, auprès de Jacques ier Stuart pour y chercher du

1. Voir en annexe.
2. Les miracles saincte Katherine, op. cit., fol. 40v°-43r° (1429, 4 mai).
3. Clisson, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique.
4. La Regrippière, cant. Vallet, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

soutien et y négocier l’envoi de troupes vers la France. Le conseiller demande l’aide


écossaise au titre d’une solide tradition de solidarité entre les monarchies française
et écossaise appelée l’Auld Alliance1. Le 23 octobre 1295, Jean Ballieul d’Écosse et
Philippe iv le Bel concluent à Paris un traité d’assistance militaire mutuelle. Ce
traité n’est pas spécifiquement dirigé contre l’Angleterre et inclut des clauses
commerciales qui débouchent inévitablement sur des échanges culturels et
intellectuels2. Le traité est confirmé à Corbeil en 1326. Comme l’affirme Robert
Blondel, cette alliance permet, si le royaume est attaqué, « d’aller querir Escossois
[…] pour venir deffendre les pays de France3 ». Jacques ier la mentionne en ces termes :
« the old custom of helping France in its hour of need ». La réciproque a été vraie
aussi4. Un premier contingent de 150 hommes d’armes et de 300 archers part de
Glasgow et débarque à La Rochelle en octobre 1419. Ce seront finalement près de
30 000 hommes que l’Écosse enverra en France en dix ans. Le 17 janvier 1420, le
futur Charles vii est déchu de ses droits : à la mort du roi Charles vi la couronne
de France passera à Henri v, ce que confirme le traité de Troyes. Pour les Écossais
ce traité correspond également à une déclaration de guerre car l’Écosse des Stuart
se retrouve dorénavant seule devant l’ennemi anglais. Dans ces circonstances
malheureuses, Charles vii reçoit au début de l’année 1421 un renfort de 6 000
Écossais. Ce contingent, qui débarque à La Rochelle, est commandé par le connétable
d’Écosse Jean Stuart de Darnley5.
Dirigée par Jean ii Stuart comte de Buchan et Archibald Douglas une armée
écossaise remporte la bataille de Baugé (mars 1421). Ils sauvent la France de la
domination anglaise en stoppant Henri v dans sa conquête du royaume. Cette
participation massive des Écossais permet aux armées du roi de France de disposer
de deux hommes de traits pour un homme d’armes. Les archers du pays d’Écosse
sont alors aussi réputés que ceux d’Angleterre et du pays de Galles. La France
reconnaissante comble d’honneurs et de récompenses ces défenseurs étrangers.
En 1422, Charles vii remet à Jean Stuart de Darnley la seigneurie de Concressault,

1. Stephen Wood, The Auld Alliance : Scotland and France, the Military Connection,
Mainstream, 1989 ; Françoise Autrand, « Aux origines de l’Europe moderne : l’alliance
France-Écosse au xive siècle », The Auld Alliance : France and Scotland over 700 Years,
James Laidlaw dir., Edinburgh, 1999, p. 33-46 ; Norman Macdougall, An antidote to the
English : the Auld Alliance, 1295-1560, Tuckwell Press, 2001.
2. Muriel Canallas, The Auld Alliance (1295-1560) : commercial exchanges, cultural and
intellectual influences between France and Scotland, HAL (Histoire), 2009 ; [en ligne]
https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00429946
3. Robert Blondel, Œuvres, vol. 1, A. Héron, Rouen, 1891, p. 448.
4. Le traité de Paris de 1303 avait mis fin aux différents avec l’Angleterre mettant également
fin à l’Auld Alliance. Réactivée en 1326, Philippe vi de Valois fournit une aide militaire à
David ii, roi d’Écosse, alors que ce dernier est en exil en France après avoir été déposé par
Edouard iii (1336). Le royaume de France fournira des aides ponctuelles en 1355 et 1385.
5. Jean Stuart de Darnley ne doit pas être confondu avec Jean ii Stuart comte de Buchan.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

près de Sancerre, et le comté d’Aubigny1. La victoire de Baugé sur le frère du roi


d’Angleterre, le duc de Clarence, vaut au comte de Buchan l’épée de connétable de
France. Lorsqu’en 1423 Archibald Douglas revient en France avec de nouveaux
renforts, Charles vii lui fait don du duché de Touraine qui était dans le douaire de
Marie d’Anjou. Archibald, pair de France, prête hommage le 19 avril et fait son
entrée à Tours le 7 mai 1423. Alors que La Rochelle est une place marchande tournée
vers l’Écosse, le royaume devient une terre d’asile pour les Écossais refusant la
domination anglaise.
L’année 1422 est celle de l’avènement de Charles vii dont la voie est laissée
libre par la mort du roi Henri v (31 août) puis celle de Charles vi (21 octobre).
L’armée féodale a quasiment disparue mais pour autant Charles vii ne manque
pas de soldats. Il dispose « d’un grant ost de touttes gens privés et estrangés, car en
son ost estoient Franchois, Lombards, Arragonois, Escochois et Espaignols2 ».
Cosmopolite l’armée du roi de Bourges compte, au début de l’année 1423, environ
8 000 hommes sous les ordres de Jean Stuart de Darnley. Les lourds revers de
Cravant (31 juillet 1423) et de Verneuil (17 août 1424) dégarnissent les rangs écossais.
L’armée franco-écossaise reçoit d’abord pour mission de soutenir La Hire à Reims.
Dans sa traversée de la Bourgogne, elle est mise en déroute à Cravant par Thomas
de Montaigu, comte de Salisbury, à la tête des troupes anglo-bourguignonnes.
4 000 Écossais et 3 000 Français sont tués3. Ensuite, la discorde dans le camp
français, le côté brouillon des Franco-Hispano-Italo-Écossais, la haine de ces
derniers pour les Anglais, transforment la rencontre de Verneuil en un massacre
méticuleux. Les pertes sont énormes, au-delà des proportions communément
admises4. Les hérauts comptent 7 262 tués Franco-Écossais, 200 prisonniers. Jean
Stuart de Darnley perd un œil et est fait prisonnier. Les Écossais engagés sont
exterminés. Le comte de Buchan tué, le royaume n’a plus de connétable. L’important
contingent écossais en France n’a pas été totalement liquidé. Une armée franco-
écossaise sous la conduite d’Arthur de Richemont connétable de France et Jean
Wischard connétable d’Écosse lutte à la prise de Pontorson (septembre 1426). Les
Écossais sont sur les champs entre Thouars et Parthenay (hiver 1426-1427), puis
au siège de Montargis (juillet 1427)5.
De nouveau Charles vii envoie son conseiller Regnault de Chartres en Écosse,
accompagné de Jean Stuart de Darnley libéré. Le 17 juillet 1428, Jacques ier Stuart

1. Archives Nationales, Paris, K 168/91 : « […] mettant à effet les anciennes alliances des
royaumes de France et d’Écosse et à nostre très grand besoin, affaire et nécessité »
2. Jean Le Févre, seigneur de Saint-Rémy, Chronique, Paris, 1876, p. 231.
3. Andy King, David Simpkin, England and Scotland at War, c. 1296-c. 1513, Boston, 2012.
4. Philippe Contamine, La guerre au Moyen-Âge, Paris, 2003, p. 416. Au regard de l’étude des
batailles du xie au xve siècle, les vaincus perdent entre 20 et 50 % de leurs effectifs. Lors des
arrangements entre les deux partis, avant la bataille, les Écossais ont opté pour l’absence
de clémence envers les vaincus.
5. Guillaume Gruel, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne
(1393-1458), Paris, 1890, p. 50-52, p. 54-57, p. 57-59.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

signe le traité de Perth renouvelant l’Auld Alliance et mariant par contrat le jeune
Louis de Valois, futur Louis XI, à sa fille Marguerite. La dote sera principalement
constituée de l’envoi de 6 000 soldats en France. Les armées de Charles vii comptent
alors près de 12 000 combattants écossais dont Michel Hamilton écuyer de la
compagnie de Jean Stuart de Darnley. Michel Hamilton est sans doute arrivé en
France entre 1426 et 1428. Car il est peu probable qu’il ait survécu au massacre de
Verneuil. Son arrivée en France semble récente et le guerrier n’a pas encore appris
les rudiments de la langue. Probablement un lien de famille existe entre Michel et
Guillaume Hamilton qui défend Orléans. Guillaume est le frère utérin de Jean
Stuart de Darnley. Leur mère, Janet Keith de Galston, épouse successivement David
Hamilton (v. 1370) puis Alexandre Stuart (v. 1381)1. Écuyer et jeune bâtard noble
Michel pourrait être un parent. Ces soldats sont envoyés à Orléans pour défendre
la ville assiégée par les Anglais. Jean Stuart de Darnley arrive à Orléans le 8 février
1429 avec un contingent de 1 000 hommes. Il est tué quatre jours après lors de la
désastreuse Journée des Harengs. Quelques éléments écossais stationnent, lors de
la Semaine sainte, à la frontière de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, à Vallet au
sud de la Loire2. Cette compagnie (200 à 300 hommes), installée hors les murs,
tient une position baignée par la Sanguèze, un affluent de la Loire, que traverse le
pont gallo-romain à Mouzillon ce qui lui assure des facilités de circulation sur la
voie antique d’Ancenis à Clisson. Cette présence complète le dispositif français
dans la région. Montaigu est aux mains de Jean III Harpedane qui œuvre aux côtés
de Jeanne d’Arc. Gilles de Rais, qui sert le roi de Bourges depuis 1425, reçoit par
mariage Tiffauges au sud de Clisson. Les Écossais sont-ils en surveillance de la
frontière ou placés en protection arrière des troupes de Jeanne d’Arc déjà à pied
d’œuvre ? Sont-ils en attente d’ordres ou en remise en condition ?
Cette présence écossaise aux frontières de la Bretagne se comprend aussi à la
lumière des multiples revirements du duc Jean v de Montfort.

1. Gilles Le Bouvier (dit le héraut Berry), Les Chroniques du roi Charles vii, Henri Courteault
& Léonce Celier, Klincksieck, Paris, 1979, p. 112 note 6 ; Harvey Johnston, The heraldry of
the Hamiltons, Londres, 1909, p. 10.
2. Vallet, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique ; Émile Laure, Jean de Malestroit, Histoire de
Vallet, Hérault, 1985.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

Illustration 2 –Clisson, Vallet et La Regrippière. Loire inférieure (extrait),


Atlas national de France (1790), Université de Bern.

Jean V de Bretagne et les bourgeois de Clisson


L’alliance entre le régent d’Angleterre, Jean de Lancastre duc de Bedford, et
Philippe le Bon reste fragile malgré le mariage en 1423 du régent avec Anne de
Bourgogne la sœur de Philippe le Bon. Les regards se tournent vers la Bretagne,
une force avec laquelle il faut compter1. On veut ménager Jean v de Montfort. Le
duc de Bretagne est aussi le beau-frère de Charles vii et ses frères se mettent
volontiers au service du roi de Bourges. Cependant, lors du complot des Penthièvre
(1419-1421) le duc de Bretagne cesse toutes relations avec la France tant que ne sont
pas chassés de sa cour tous les partisans des Penthièvre. Le 8 mai 1422, un traité
d’amitié est signé : Charles vii recevra une aide militaire et s’engage à chasser les
opposants à beau-frère. Veines promesses ! Jean v se tourne alors vers les ducs de
Bedford et de Bourgogne. Les relations débouchent sur une nouvelle alliance et la

1. Barthélémy A. Pocquet du Haut-Jussé, « Les comptes du duché de Bretagne en 1435-1436 »,


Bibliothèque de l’école des chartes, 77, 1916, Paris, p. 88-110 ; George Akenhead Knowlson,
Jean v, duc de Bretagne et l’Angleterre (1399-1442), Rennes, 1964 ; Jean-Pierre Leguay,
Hervé Martin, Fastes et malheurs de la Bretagne ducale, 1213-1532, Éditions Ouest-France,
Rennes, 1982 ; Jean Kerhervé, L’État breton aux xive et xve siècles : les ducs, l’argent et les
hommes, vol. 1 et 2, Paris, 1987.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

reconnaissance du traité de Troyes par Jean v (avril 1423)1. Après le désastre de


Verneuil, Charles vii cherche à renouer avec son beau-frère et confère l’épée de
connétable à Arthur de Richemont, frère de Jean v, le 7 mars 1425. Le connétable
entraîne à sa suite de nombreux chevaliers bretons au service du roi de France dont
son frère Richard de Montfort comte d’Étampes2. Le 7 octobre, un traité d’alliance
en bonne et due forme est à nouveau signé entre le roi et le duc. Celui-ci fait
hommage à Charles vii pour le duché de Bretagne. Cependant entre 1425 et 1426,
l’alliance française n’apporte que des déboires et déçoit Jean v. Du moins, entretient-il
un réseau d’informateurs en Angleterre, en France et en Écosse. À Londres, le
malheureux Ivo Caret († 1429) finit lapidé en pleine rue par un attroupement de
femmes3. Le duc de Bretagne se décide à un nouveau retournement et jure pour la
seconde fois le traité de Troyes (juillet 1427). Jusqu’en 1431, il suivra les encouragements
anglais à la neutralité. Confronté aux revirements incessants de son beau-frère,
inquiété par la diplomatie bretonne favorable à l’Angleterre, Charles vii fait surveiller
la frontière.
Dans ce contexte troublé4 la cité de Clisson tient une position particulière.
À six lieues au sud-est de Nantes, la cité fait partie des possessions confisquées au
terme de la guerre de succession de Bretagne entre Jean v de Montfort et les
Penthièvre. Marguerite de Clisson, comtesse douairière de Penthièvre, et fille
d’Olivier v de Clisson († 1407), piège et arrête en mai 1420 Jean v et le comte
d’Étampes à Champtoceaux. Repère de conspirateurs, Clisson est donné en apanage
à Richard de Montfort comte d’Étampes. La donation sera confirmée en février
1425 mais, dès le mois d’août 1420, Richard met le siège devant le château. Il reçoit
ainsi les « chastel, ville, forteresse et chastellenie de Cliçon5 ». La cité passe sous le
contrôle de la Bretagne. Un traité de capitulation des habitants, en bonne et due
forme, est ratifié à Vannes le 5 octobre. Il dit en ces termes : « [Nous] leur remettons
et pardonnons, par ainsi qu’ils nous fassent bon et loyal serment de vouloir et procurer
nos bien et honneur et nous servir6 ».

1. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, tome vi, Société des
bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne, Nantes, 1892, p. 106, notice no 1556 (1423,
17 avril) ; p. 107, notice no 1557 (1423, 18 avril) ; p. 160, notice no 1641 (1425, 7 octobre).
2. Guillaume Gruel, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne
(1393-1458), op. cit., p. 37.
3. The Brut or the Chronicles of England, vol. 2, F.W.D. Brie, Londres, 1906, p. 442-443 ;
R. A. Griffiths, « Un espion breton à Londres, 1425-1429 », Annales de Bretagne et des pays
de l’Ouest, 86, 1979, p. 399-403.
4. Jean-Christophe Cassard, « Anglais et Bretons dans le duché sous Jean iv », Le monde en
Bretagne, la Bretagne dans le monde. Voyages, échanges et migrations, CRBC-UBO, Brest,
2006, p. 21-42.
5. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, tome vi, op. cit., p. 14,
notice no 1417 (1420, 4 septembre), p. 28, notice no 1436 (1420, 29 septembre), p. 82-83,
notice no 1513 (1421, 9 décembre), p. 123-124, notice no 1583 (1424, 4 mars).
6. Ibid., p. 43, notice no 1453 (1420, 5 octobre).

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La sainte, l’Écossais et l’espion

Ce pardon est à la base de l’autonomie politique de la ville, de ses libertés, et


plus généralement le « fondement de l’ordre social1 ». C’est un acte essentiel du
processus de paix. Dans ce climat d’apaisement les habitants doivent racheter leur
loyauté auprès du duc. Leur participation à la sécurité du duché par l’activité de
renseignement, en tant que ville de la Marche de Bretagne, est une option de rachat
car les trêves ne ramènent pas forcément la sécurité. En 1425, Suffolk et un millier
d’hommes « allèrent courré au pays de Bretagne jusques aux pieds de la ville de Rennes
[…] et y firent de très grans dommages2 ». L’étranger est synonyme d’insécurité et
de péril chaque fois que le duché est menacé3. Le brigandage sévit à l’état endémique
nourri par des bandes hétéroclites de soldats inactifs, pillards, espions ou traîtres,
de paysans et d’artisans sans ressources.
La peur de l’espion infiltré et du traître domine, ce que reflète cette injure :
« Toy, traictre Breton regnié et enflé, je ne te crains4 ! » Des procédés de surveillance
et d’exclusion se mettent en place.

Espions et informateurs
Un cadre normatif
La défense contre les ennemis demande de disposer d’un large réseau d’espions.
Les premiers textes normatifs, en Italie, datent de la seconde moitié du xiiie siècle5.
Les statuts communaux y évoquent déjà la présence d’espions dans les cercles du
pouvoir. Ces statuts règlent les aspects pratiques de l’activité de renseignement. La
création d’un office des espions, dans les cités italiennes, témoigne de
l’institutionnalisation de cette activité au cœur du système politique. À la même
époque, en Castille, le corpus législatif Las Siete Partidas (1254-1265) d’Alphonse X
le Sage, définit l’espie6. En Angleterre Thomas Turberville (1295), membre de la

1. Bernard Guenée, « Non Perjurabis. Serment et parjure en France sous Charles vi »,


Journal des savants, 1989, vol. 3, p. 241-257 ; Laurent Bourquin, Philippe Hamon (dir.),
La Politisation. Conflits et construction du politique depuis le Moyen-Âge, Rennes, 2010,
p. 111-129.
2. Jean-Pierre Leguay, « La peur dans les villes bretonnes au xve siècle », Histoire urbaine,
vol. 2, 2000, p. 73-93.
3. Laurence Moal, L’étranger en Bretagne au Moyen-Âge : Présence, attitudes, perceptions,
Rennes, 2015, p. 177-180.
4. Nicole Gonthier, Sanglant Coupaul ! Orde Ribaude ! : Les injures au Moyen-Âge, Rennes,
2007, p. 167.
5. Aude Cirier, « La face cachée du pouvoir. L’espionnage au service d’État(s) en construction
en Italie à la fin du Moyen-Âge (xiiie-fin xive siècle) », Centre européen d’études
bourguignonnes, 48, 2008, p. 7-28.
6. Alfonso x El Sabio, Las Siete Partidas, vol. 2, Real Academia de la Historia, Madrid, 1807,
titre xxvi, loi xi.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

maison du roi Edouard Ier emprisonné en France, accepte en échange d’une libération
sans caution d’espionner pour le compte de son ravisseur Philippe iv le Bel1. En
Bourgogne, le xiiie siècle est aussi un temps de fixation des pratiques2. Un siècle
plus tard, les nations engagées dans la guerre de Cent ans (1328-1451) se livrent à
un espionnage actif soutenu au plus haut niveau des États.
Du côté français un petit miroir au prince, adressé à la belle-mère de Charles
vii et intitulé l’Avis à Yolande d’Aragon (1425)3, affirme que le roi doit « vivre par
bon conseil » (art. 21). L’auteur anonyme du traité envisage la création d’un réseau
de renseignements et d’espionnage pour permettre au souverain, d’une part, de
mieux connaître « les conditions des princes, barons et chevaliers » de son royaume,
ainsi que « ceulx qui gouvernent les cités » (art. 58 & 59), et d’autre part, « l’estat des
roy circumvoisins » (art. 64). Ces conseils pratiques entrent dans le cadre de la guerre
juste que soutiennent les rois de France contre l’ennemi anglais. Les princes des
Lys disposent en Angleterre d’une série d’informateurs. Le marchand génois Pierre
Serdau, suspecté d’être un agent français, est arrêté à Londres où il était entré à
bord d’une caraque4. Outre le port londonien, Rouen, Calais et les ports bretons
sont placés sous surveillance5. Les religieux ne sont pas plus épargnés que les
marchands. Dans le comté d’Essex Guillaume Naget, le nouveau prieur de l’abbaye
de Panfield venu de Caen, est suspecté de sentiments pro-français6 alors que d’autres
maisons religieuses offriraient l’asile aux espions des Valois7. Des méprises sont
toujours possibles. En avril 1418, Guillaume Welyngtone et son associé Jean
Carpenter, gantiers établis à Londres, sont injustement inquiétés, par xénophobie
et protectionnisme, comme Écossais et espions8.
Les Anglais développent les mêmes pratiques. Au tournant de l’année 1385,
James Bynd avait pris l’habitude de voyager seul dans diverses régions de France

1. J. G. Edwards, « The treason of Thomas Turberville, 1295 », Studies in Medieval History


Presented to F.M. Powicke, R.W. Hunt dir., Oxford, 1948, p. 296-309.
2. Archives départementales de la Côte d’Or, B 7082 (1289-1292). Compte de Pierre de
Châtillon.
3. Boudet Jean-Patrice, Sené Elsa, « L’Avis à Yolande d’Aragon : un miroir du prince du temps
de Charles vii », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, (24, « Au-delà des miroirs :
la littérature politique dans la France de Charles vi et Charles vii »), 2012, p. 51-84.
4. Calendar of the Plea and Memoranda Rolls of the City of London, vol. 3 : 1381-1412, Londres,
1932, p. 1-35 (1382, 30 juin).
5. Guy-Alexis Lobineau, Histoire de Bretagne, Paris, 1707, p. 714-715 ; Marc Russon, Les
Côtes guerrières. Mer guerre et pouvoirs au Moyen-Âge (France – Façade océanique,
xiiie – xve siècle), Rennes, 2004, p. 67-68.
6. A History of the County of Essex, vol. 2, William Page, Londres, 1970, p. 197-199.
7. A History of the County of York, vol. 3, William Page, Londres, 1974, p. 387-391 (1342,
29 juillet).
8. Memorials of London and London Life in the 13th, 14th and 15th Centuries, Londres, 1868,
p. 660-669.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

ce qui avait fini par attirer l’attention1. Il est arrêté aux portes du royaume au motif
d’être un espion œuvrant pour le roi d’Angleterre et son conseil. D’ailleurs, une
lettre du roi Henri v à son lieutenant Guillaume Bardolf à Calais, lui enjoint de
faire épier les desseins du roi de France et de lui en donner avis. Henri v demande
à son lieutenant d’envoyer en Picardie

« aucuns personnes foialx et créables, pour espier et notice avoir de tous


les purpos de nostredit adversaire, de ceux de sa partie ; et par espécial,
coment ils entendent faire et procéder contre nous, et ce que vous sentirez,
purrez sentir et apparcevoir par tieulx espiailles ou par autre manière2 »

Cet extrait est instructif. Comme souvent, la mention de ces hommes de


l’ombre est incluse dans une énumération qui témoigne du procédé rhétorique de
l’accumulatio. Le nombre, la loyauté et la compétence des espions soulignent le
statut du personnage qui les emploie : Guillaume Baldof et à travers lui Henri v.
L’usage d’individus « foialx et créables » (« sûres et digne de confiance ») est une
marque de prestige et de bon gouvernement. On rencontre également le binôme
lettre/espion au cœur de l’activité de renseignement puisque le lieutenant de la
place de Calais doit « espier et notice avoir ». Il est non seulement question de
rapporter les propos mais aussi le plan de bataille des Français. Guillaume Baldof
est libre d’employer autant d’individus que nécessaire et d’orienter leur recherche
dans les directions les plus profitables. La redondance des moyens (« tieulx espiailles »)
garantie un minimum de résultats. Le compte rendu doit être fait « saunz délay […]
notre consail estant à Londres ». La diligence du rapport permet au souverain de
disposer de renseignements renouvelés et actualisés. À partir de 1413, les documents
anglais usent de formules récurrentes qui indiquent une normalisation de l’activité
d’espionnage ; la plus fréquente est « and anyone who may spy people so doing and
will sue for the king’s profit3 ». Ainsi, le conseil royal sera tenu informé de la circulation
d’argent qui finance les garnisons du roi de France. Il arriva plusieurs fois aux
Anglais d’envoyer des femmes en Bretagne « enquerer et savoir secrétement des
nouvelles des ennemis4 ». Par exemple, Charles de Blois assiégeant Quimper est
espionné par une pauvresse à laquelle il avait offert des aumônes5. Dans les années
1430 et 1440 les Anglais emploient différents habitants du Cotentin pour surveiller

1. Calendar of the Plea and Memoranda Rolls of the City of London, op. cit., p. 84-125 (1385,
14 février).
2. Lettres de rois, reines et autres personnages des cours de France et d’Angleterre, tome ii : 1301-
1515, Champollion-Figeac, Paris, 1847, p. 335-336 (1415, 17 janvier).
3. Calendar of Close Rolls, Henry v, vol. 1 : 1413-1419 (1413, mars) ; vol. 2 : 1419-1422 (1422,
février) ; Calendar of Close Rolls, Henry vi, vol. 1 : 1422-1429 (1423, mars) ; vol. 2 : 1429-1435
(1431 ; 1434, juillet).
4. Christopher Allmand, « Les espions au Moyen-Âge », La guerre au Moyen-Âge, Paris, 2012,
p. 128.
5. Jean-Christophe Cassard, Charles de Blois, CRBC-UBO, Brest, 1994, p. 113.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

les mouvements des troupes françaises. Toutefois, loin de disposer d’un réseau
permanent, c’est toujours l’imminence des périls qui commande l’emploi redoublé
des informateurs.
En janvier 1426, le duc de Bourgogne Philippe le Bon envoie un chevaucheur
en Angleterre pour avoir des nouvelles des armées anglaises. Dix ans plus tard, il
entretient une demi-douzaine d’agents en Angleterre. Ici, le statut d’espion ne se
distingue pas toujours de celui de messager ou de diplomate. Toutefois, au xve siècle
la normalisation de cette pratique passe d’abord par le serment. Une loyauté envers
le seigneur qui engage l’espion à n’agir, ni par tromperie, ni de manière illicite
envers lui. D’ailleurs, tous les détenteurs d’un office prêtent le même serment. Il se
présente comme un engagement à respecter le secret du seigneur et de ses bonnes
villes. Avec l’influence du droit romain, les lois sur l’espionnage sont plus claires :
espionner c’est trahir. Le traître doit être exécuté. Un second aspect tout aussi
essentiel est celui des dépenses. Les États et principautés disposent des fonds
nécessaires à l’entretien des agents. On a calculé que pour une ville moyenne du
duché, qui renseigne pour Philippe le Bon, les dépenses d’espionnage s’élèvent à
5 % des recettes de la ville. Le détail des opérations est inscrit sous la rubrique :
« Autre despense […] pour aller verdoyer sus les chans et pour envoyer messages pour
savoir l’etre de nos ennemis1 ». Les transactions sont payées en présence de témoins.
Ces témoins sont le relais de l’information, ils en établissent la renommée.
Ainsi, dans les bonnes villes du royaume et des principautés, de nombreux
espions sont des bourgeois et des maîtres des métiers connus et incontestablement
« foialx et créables ».

L’espion clissonnais : un maître des métiers ?


Le duc de Bretagne dispose d’espions chez son allié anglais et en France. Une
partie du réseau ducal est, semble-t-il, dirigé par un chambellan de la duchesse
Jeanne de France appelé Henri du Juch, à plusieurs reprises ambassadeur de Bretagne
en Angleterre2. Les seigneurs du Juch se hissent au plus haut dans la hiérarchie du
duché de Bretagne en devenant hommes de confiance de Jean iv et de Jean v3. Les
zones de frontières et de limites de juridictions font l’objet d’un espionnage intense.
Sans surprise, le renseignement breton éclaire la frontière de la Marche de Bretagne,
c’est-à-dire la frontière avec le duché de Normandie (le Mont-Saint-Michel,
Avranches, Viré, Fougères), le comté du Maine, l’Anjou (Pouancé) et le Poitou.
Dans ce dispositif, les bourgeois de Clisson :

1. Archives municipales de Mâcon, BB 12, fol. 113r° (1417-1418) ; Benoît Léthenet, « Par aguets
et espiements. Espionner aux xive et xve siècles », Annales de Bourgogne, no 86/4, 2014,
p. 5-18.
2. Guy-Alexis Lobineau, Histoire de Bretagne, op. cit., p. 520 (1410, 17 octobre), p. 536-540.
3. Gérard Le Moigne, « Les seigneurs du Juch », Bulletin de la société archéologique du Finistère,
cxxvi, 1997, p. 375-401.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

« envoyerent […] ung espie pour savoir l’estat [des Écossais], lequel espie
lesdiz escotz prindrent le interrogerent et sceurent par luy que lesdiz Bretons
les vouloient destrousséz ».

L’affaire de Clisson, comme la lettre d’Henri v, témoigne de certaines


compétences nécessaires aux espions. Tout d’abord, celle de l’artifice et de la
dissimulation pour épier l’ost soit de l’intérieur soit à bonne distance. La milice
bretonne envoya l’espion au plus proche du camp sinon au-dedans (« sur leur logeis »).
Ensuite, l’agent doit être en mesure d’écrire un rapport ou de produire un rapport
oral. Il doit donc comprendre le contexte politique et les évènements dans l’optique
de son rapport. Il lui faut connaître les commandants (ou du moins être en mesure
de mémoriser les penons, leurs figures et leurs couleurs) et s’adapter aux coutumes
et habitudes du camp pour être crédible. Il connaît les infrastructures et la topographie
des lieux dans lesquels il évolue pour assurer son travail. Il a des compétences
linguistiques pour être en contact avec les populations, les gens d’armes qu’il côtoie,
comprendre correctement les plans, les noms de lieux. En 1429, les Écossais
stationnent à Vallet ; ici, l’individu connaît parfaitement la topographie. Enfin, il
est familier des équipements militaires. Un érudit du temps, l’anglais Nicolas
Upton, parle de ces espions dans les armées comme des « ennemis intérieurs1 » et
ajoute « tels hommes de guerre doivent perdre leurs têtes ». En effet, l’espion est exécuté
après son interrogatoire. Le chroniqueur Jean Froissart les décrit comme « toujours
alloient couvertement (secrètement) d’un ost en l’autre2 » afin d’observer et de rendre
compte. Ces capacités démontrent que certains espions sont des spécialistes en
voie de professionnalisation dont le travail est tenu en estime par tous les décideurs.
Cette estime valait pour l’espion clissonnais dont le fils, du consentement des
bourgeois, obtient de pendre l’homme d’armes. L’identité de l’espion et son statut
social ne se sont pas feints aux yeux du camp qui l’emploie. Professionnels compétents
et insérés dans la société, ces petites gens occupent diverses fonctions au sein des
offices municipaux : sergents ou crieurs urbains, messagers. Ces hommes
appartiennent aussi à la corporation des bouchers, des carriers, des vignerons ou
des pêcheurs, utilisant les circuits économiques habituels. Ils forment un milieu
homogène structuré par des liens professionnels et familiaux dont ils savent jouer
lorsqu’il faut mener une enquête. Ils habitent dans les mêmes quartiers et se
connaissent bien. On ne refuse pas au fils l’exercice de la vengeance. Cette affaire
permet même d’imaginer un apprentissage de père en fils (re)connu par tous. Cette
insertion sociale fait que la communauté ne tient pas rigueur à l’espion de ses aveux.
Sa capture évente les projets des officiers ducaux mais ne met aucunement en
danger la cité. Pierre Choisnet le dit bien : « celuy est accusé et trahy par soy mesmes,

1. The Essential Portions of Nicholas Upton’s De Studio Militari before 1446, translated by John
Blount (c. 1500), éd. F. P. Barnard, Oxford, 1931.
2. Jean Froissart, Chronique, vol. 2, Société des historiens de France, 47, Paris, 1897, p. 112
(1342).

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de qui son espie est prins de ses ennemis1 ». Chacun connaît les risques. Ces maîtres
des métiers assurent, en échange d’une rémunération, un service qui ne correspond
pas à une occupation à plein temps mais qui peut s’avérer lucratif en fonction de
l’ampleur de la tâche à effectuer. Ces hommes, qui jouent un rôle particulier dans
la construction de l’information, sont des leaders d’opinion qui recueillent les
données et les relayent dans le groupe. En somme, cette pratique du renseignement
participe à faire émerger une conscience urbaine commune2. Dans le texte, cette
unité est renforcée par le rôle de repoussoir joué par le fils. Il agit avec la sauvagerie
de la bête féroce.

« […] Quant il fut à terre virent tous les assistens que c’estoit miracle
de Dieu […] si estoit présent celuy qui l’avoit pendu, et en contempnement
de ce qu’il n’estoit mort luy donna sur l’oreille d’une espée et luy fist une
grant playe dont il fut blasmé. »

Sainte Catherine intervient contre la bestialité cruelle d’un fils lupin. Dans
l’imaginaire médiévale, le loup s’impose comme l’incarnation de la ruse, de la
tromperie et du mensonge. Les pièces comptables normandes des vicomtés
juxtaposent les rubriques : « leux et leuves » ; « querre, espier […]3 ». Cette juxtaposition
lie le renseignement aux loups. Ysengrin, le loup littéraire du xiie siècle, entretient
un lien étroit avec la parole, la voix et le souffle4. D’ailleurs, dans sa rage, le fils
tranche l’oreille de l’écuyer, le récepteur de la parole. Cet animal des temps barbares,
d’avant la Grâce, maîtrise la parole séductrice qui ravit. Comme une part de la
vérité qui sort de la bouche de l’espion rassure le décideur. Tout comme l’hypocrite,
le loup et l’espion peuvent rester cachés sous les apparences de la civilisation : « l’en
ne voit pas toujorz le leu ». Dans son imitation de la nature, l’espion se tapit5 dans
l’ombre ou entre en végétation6. Il retourne en tous sens et examine soigneusement7
le paysage telle la bécasse qui sonde les marais avec son bec. D’ailleurs, l’« espie »
désigne non seulement l’espion mais aussi le monstre-oiseau8. Il est une créature
hybride au bec de bécasse, à la tête de mâtin, aux pattes et aux griffes de lion. La
composante aviaire est sans doute la plus importante. Le bec va servir d’arme
témoignant de capacités offensives réelles.

1. Pierre Choisnet, Le rosier des guerres, BNF, Paris, ms fr. 1 239.


2. Jean-Christophe Cassard, « L’opinion publique et les Bretons au fil de la guerre de Cent
ans », Mémoires de la Société d’histoire et d’archéologie de Bretagne, 82, 2004, p. 243-277.
3. Compte de la vicomté d’Auge, BNF, Paris, ms. fr. 26 006, no 69 (1364).
4. Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen-Âge occidental, Paris, 2004 ;
Jonathan Morton, « Des loups en peau humaine : Faux Semblant et les appétits animaux
dans Le Roman de la rose de Jean de Meun », Questes, 25, 2013, p. 99-119.
5. Jean de Bueil, Le jouvencel, vol. 1, Paris, 1889, p. 147-151, p. 160 (« tappinaige »).
6. Archives municipales de Mâcon, BB 12, fol. 113r° (« verdoyer »).
7. Ibid., BB 14, fol. 19v°, fol. 29v° (« revercher »).
8. Chantal Connochie-Bourgne, Déduits d’oiseaux au Moyen-Âge, Senefiance, 54, Aix-en-
Provence, 2009, p. 160.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

Devant l’acte diabolique du fils refusant le miracle, une partie de la communauté


bourgeoise s’insurge et montre son unité.

Du renseignement à la circulation de l’information


Le texte insiste sur la communauté urbaine unie autour de la fidélité retrouvée
au duc de Bretagne. L’appartenance à une communauté politique soudée ne semble
pas remise en cause. Ce consensus, sans doute plus de façade que réel, est affirmé
à plusieurs reprises : « devant tous les autres Bretons et de leurs voulentez » ou encore
« au peuple illec present […] et avecques grant compaignie ». Rester en ville après la
victoire ducale sur les Penthièvre signifie avoir prêté serment au duc. La communauté
se comprend comme l’union autour de l’hommage rendu à un seigneur commun.
Le renforcement de la communauté passe par l’exclusion des traîtres et l’adoption
de signes de reconnaissance allant dans le sens d’une communauté politique visible.
Un signe fort reste le sceau urbain, élément essentiel pour attester de la parole d’un
corps politiquement constitué. La maîtrise de l’information et de sa communication
soude la communauté bourgeoise.
La notice du manuscrit dévoile fugacement certains moyens de surveillance
et de renseignement dont les plus visibles sont l’espion et le prisonnier. La cité
dispose d’abord de moyens de surveillance : une garde, des guetteurs, des portiers
et des sergents. Bien que le récit n’en dise rien, le guet est une opération spécifique
liée à la surveillance qui consiste à protéger les murailles. La compagnie écossaise
stationne à Vallet, non loin du prieuré, mais sans intentions hostiles a priori à
l’égard de Clisson. Alertés mais incertains, les officiers ducaux ordonnent la collecte
de renseignements en vue de détrousser, à la faveur de la nuit ou de la végétation,
des Écossais peut-être en reconnaissance non loin des murailles ou au fourrage.
L’espion, à pied d’œuvre, avait déjà livré un compte-rendu avant sa capture puisque
l’opération était en cours. Les Écossais numériquement inférieurs essuient des
pertes :

« lesdiz Bretons sourvindrent qui prindrent et tuerent ceulx qu’ilz


trouverent et entre les autres prindrent ledit Amiclon »

Cependant rien n’indique que la compagnie soit mise hors de combats et les
nombreux axes de communication permettent son repositionnement. Les prisonniers
de guerre sont une source importante d’informations. Il y a beaucoup à apprendre
en les questionnant et c’est ce que firent les Écossais avec l’espion breton (« le
interrogerent et sceurent par luy »). Grâce aux informations de leur prisonnier, les
Écossais se replient mais ne peuvent éviter la capture de la patrouille ou des
fourrageurs. Michel Hamilton n’est pas le seul prisonnier. Les bourgeois et la milice

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Deuxième partie : Moyen-Âge

qui les capturent sur les champs revendent leurs prises en ville1. C’est sans doute
par un transfert identique, le trafic de prisonniers, que l’écuyer arrive entre les
mains du fils lupin. Questionnés, les captifs sont ensuite mis à rançon. Les valets
et archers peu lucratifs connaissent généralement une captivité courte2. Seul
Hamilton arrivé entre de mauvaises mains semble promis à la pendaison. Par
vengeance le fils consent sciemment à perdre le montant de la rançon. Avant d’être
pendu, l’écuyer a lui aussi été fouillé, ses armes, ses habits, son argent et tout autre
objet susceptible de favoriser son évasion lui ont été retirés. Il est pendu en chemise.
Les papiers et les lettres du prisonnier sont lus. Michel Hamilton dépendu est
aussitôt placé en « ung hostel et baille à gouverner et garder ». Une fois sur pied, il
sera questionné de nouveau.
La notice met également en lumière les moyens de communication présents
en ville. Il est possible d’entrevoir le rôle du clergé séculier, du clergé régulier et
des messagers. Soulignons d’abord le rôle de la prédication et des ecclésiastiques
déjà remarqué dans d’autres villes3. Ici, le curé « promuncia toutes ces choses au
peuple illec present ». Acteur incontournable de la diffusion de l’information le
clergé séculier est généralement issu des meilleures familles bourgeoises et
villageoises. Ce clergé urbain, aux effectifs limités mais insérés dans la paroisse,
est cultivé et cumule les bénéfices ecclésiastiques dans la région. La collégiale
Notre-Dame de Clisson draine ce clergé de haut vol. La desserte des cures incite
à la mobilité. Des relations se nouent entre la ville et sa campagne et les curés
constituent un réseau incomparable d’observateurs et d’informateurs. Les visites
pastorales qu’effectue l’évêque de Nantes Jean de Malestroit († 1443) dans son
diocèse sont autant l’occasion de renforcer l’unité de la communauté des fidèles
que de se renseigner sur les évolutions politiques locales4. Formé à la politique par
Olivier v de Clisson, l’évêque entre en juin 1409 au conseil ducal. Il s’affirme comme
l’artisan du rapprochement avec l’Angleterre et voit d’un mauvais œil l’Auld Alliance.
Arthur de Richemont dit du chancelier ducal qu’il « a toujours tenu le party des
Anglois contre le roy5 ». Le clergé séculier, professionnel de la parole, intervient pour
éviter toute erreur ou mauvaise interprétation dans l’annonce de la nouvelle. Le
clergé régulier dispose également d’un réseau d’établissements qui assure la cohésion
du tissu chrétien. La prieure de La Regrippière, un prieuré de l’ordre de Frontevrault,
semble avoir suffisamment de poids pour soustraire Michel Hamilton à ses gardes.
Blanche d’Harcourt († 1431) est l’abbesse de l’ordre est depuis 1393. Elle est la

1. Remy Ambühl, « Le sort des prisonniers d’Azincourt (1415) », Revue du Nord, vol. 372/4,
2007, p. 755-787.
2. Ibid., p. 772-775.
3. Julien Briand, « Foi, politique et information en Champagne au xve siècle », Revue historique,
vol. 653/1, 2010, p. 59-97.
4. Jules de la Martinière, « Un grand chancelier de Bretagne, Jean de Malestroit, évêque de
Saint-Brieuc (1405-1419) et de Nantes (1419-1443) », Mémoires de la Société d’histoire et
d’archéologie de Bretagne, vol. 1, Paris, 1920, p. 9-52.
5. Ibid., p. 15.

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La sainte, l’Écossais et l’espion

cousine germaine de Charles vi et la tante de Jean viii d’Harcourt tué à Verneuil.


La Regrippière est bien dans la mouvance française. La mobilité d’un établissement
à l’autre est la règle et la présence de religieux sur les routes n’est pas un fait nouveau.
Cette mobilité joue en faveur de la circulation de l’information car la supérieure
a « ouyt dire la chose et le miracle ». Le chapitre vii de la règle de l’ordre autorise en
effet la charitable hospitalité, pour deux ou trois jours, envers les religieuses de
passage. En revanche, le chapitre x ne permet pas aux sœurs de recevoir et de
garder de lettres.
Les nombreux courriers reçus et envoyés par la ville participent à cette
construction identitaire. Le curé de Clisson, averti en songe par sainte Catherine
de sa protection sur Hamilton, envoie un paroissien se renseigner du fait. « Si y ala
ledit messagé ». Cet homme, un messager, est par sa fonction un rouage essentiel
de la transmission de l’information. Ce paroissien n’est sans doute pas un courrier
occasionnel. C’est-à-dire un marchand qui prend en charge le portage d’un courrier,
à l’occasion d’un déplacement professionnel, en lien avec les circuits commerciaux.
Qualifié trois fois de « messagé », c’est un professionnel qui a pour activité principale
et unique le transport du courrier. Il s’emploie « tres hastivement » à porter les
nouvelles. Diligent, connaissant les itinéraires et les usages des cours princières,
il n’a cependant pas les prérogatives du messager municipal porteur de l’image de
la ville et autorisé à parler en son nom1. Les autorités municipales ordonnent au
crieur urbain la lecture des lettres importantes aux carrefours et sur les places de
la ville. On les lit aussi en assemblées générales dans les édifices religieux aux
grandes nefs souvent devant plus de 400 personnes. Enfin la proximité territoriale
des grandes principautés, la maîtrise des thèmes qui intéressent la ville et les
compétences linguistiques jouent dans le choix des messagers. L’importance
accordée aux langues n’est pas nouvelle puisqu’on trouve mentionnée chez Pierre
Dubois2 († 1314) la nécessité d’avoir dans les chancelleries du personnel fiable et
polyglotte. C’est le cas du traducteur, appelé par la prieure à La Regrippière, que
la maîtrise de la langue anglaise ou du gaélique écossais désigne pour « gouverner »
(avoir la garde de) l’écuyer et « auquel le dit Amiclon dist et rata tout son cas ». En
présence de l’interprète, le prisonnier sera de nouveau questionné par la prieure
qui n’apprendra rien de mieux que le miracle mais sauvera un combattant du prince
des Lys en contemplation des vertus chrétiennes mais aussi en estimant à sa juste
valeur un bâtard du clan des Stuart de Darnley puissant et bien en cour.
Ne pouvant marcher en raison de son pied blessé l’écuyer rejoint Vallet. Il y
retrouve « sur les champs ses compaignons » ce que lui reproche rapidement sainte
Catherine.

1. Julien Briand, « Des valets à pied aux messagers de la ville : l’institutionnalisation des
messageries rémoises à la fin du Moyen-Âge », Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.),
Les acteurs du développement des réseaux, CTHS (Actes des congrès nationaux des sociétés
historiques et scientifiques), éd. Électronique, Paris, 2017.
2. Pierre Dubois, De recuperatione terre sancte, Charles-Victor Langlois, Paris, 1891, p. 68.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

*
Le xiiie siècle, particulièrement le temps de Philippe iv le Bel (1285-†1314),
est un temps de fixation des pratiques d’espionnage. Cependant, on doit aux
oppositions de la guerre de Cent ans d’éclairer d’un feu vif le rôle de l’espion et la
pratique de l’espionnage. Les miracles saincte Katherine permettent d’aborder cette
pratique. La mise en place d’un réseau de renseignement requiert un cadre normatif
réglant les formules de serments, le financement des espions et les rapports
hiérarchiques qui les enserrent. À travers le cadre normatif, on perçoit une réflexion
cohérente plus large. Le renseignement, au cœur de la construction de l’identité
communautaire, est plurinucléé. À l’espion qui agit à l’extérieur, s’ajoutent des
professionnels au contact de l’information, des messagers, des crieurs urbains et
des religieux. Ils nous offrent un réseau varié et complémentaire d’agents compétents
dévoués à la sauvegarde de Clisson et du duché. Le passage de Clisson à la Bretagne,
en 1420, donne lieu à un rituel de serment lequel entre dans la stratégie communale
du contrôle social et de la consolidation de la puissance de l’oligarchie urbaine.
Les notables recourent au serment pour fonder un pouvoir partisan. Un espace
public s’affirme et triomphe à Clisson largement consolidé par la maîtrise du
renseignement. La cité insérée dans le maillage urbain et religieux de la Bretagne
est le dernier poste avancé avant Nantes. Ce verrou ouvre sur le Poitou français
via Parthenay et l’Anjou anglais par Ancenis. L’influence française s’y fait vivement
sentir. Elle oblige les habitants de Clisson, aiguillonnés par leur évêque, à une
extrême prudence. Les espions envoyés sur les champs collectent des renseignements
soit défensifs soit offensifs, comme c’est ici le cas. L’engagement sous ses murs n’a
pas d’importance réelle. La capture d’une patrouille est sans rapport avec la
destruction d’une compagnie. Les chroniqueurs n’auraient pas fait faute de le
mentionner.
Pour finir, une dernière analyse restera à mener, qui ne pouvait pas trouver
place dans cette étude ; il s’agit de la dimension christique et hagiographique de
l’expérience vécue par Michel Hamilton. La structure du récit rappelle volontairement
la Passion du Christ et la descente de Croix alors que l’écuyer dit être natif d’une
« parroisse […] fondée de madame sainte Katherine ».

Benoit Lethenet

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La sainte, l’Écossais et l’espion

ANNEXE

Notice attestant de l’intervention miraculeuse de sainte Catherine


en faveur d’un écuyer écossais, Michel Hamilton,
pendu à Clisson le Jeudi saint 1429.

1429, 4 mai. Sainte-Catherine-de-Fierbois.


A. Original, Les miracles saincte Katherine, BNF, Paris, ms. fr. 1 045, fol.
40v°-43r°.
a. Jean Jacques Bourassé (abbé), Les miracles de madame sainte Katherine
de Fierboys en Touraine (1375-1446), Paris, 1861 (1re éd. Tours, 1858).
b. Yves Chauvin, Livre des Miracles de Sainte-Catherine-de-Fierbois (1375-
1470), Archives Historiques du Poitou, lx, Poitiers, 1976.

/fol. 40v°/ « Le iiije jour de may l’an mil cccc xxix se présenta, en la
chapelle de madame sainte Katherine de Fierbois, Michel Amiclon, escoth,
escuier de la compaignie de Jehan Stuart capitaine, lequel dist et affermi par
serement estre vroy le miracle cy aprés desclarré :
C’est assavoir que trés volentiers de tout son povoir et puissance il a servi
de bon cueur et devocion la glorieuse vierge Marie et madame sainte Katherine
et /fol. 41r°/ mesmement dit que la parroisse dont il est natif est fondée de
madame sainte Katherine, et pour honneur et remenbrance d’elle depuis qu’il
est venu en France de bon cueur et de dévocion la venoit requerir en sa chapelle
de Fierbois sans ce que oncques en ladite ville à l’environ n’y a homme qui y
demourast il meffesit en auscune maniére. Dit ledit Amiclon que la sepmaine
sainte derreniére passée luy et pluseurs de ses compaignons de pie estoient logez
en Bretaigne en ung villaige nommé Valletz assez prés de Clisson. Et dit que le
jeudi absolu les Bretons estoient à puissance sur les champs et vouloient destroussez
lesdiz Escotz. Si advint que lesdiz Bretons envoyérent sur leur logeis ung espie
pour savoir de leur éstat, lequel espie lesdiz escotz prindrent le interrogérent et
sceurent par luy que lesdiz Bretons les vouloient destroussez et aprés ce qu’ilz
eurent sceu la volunté dudit espie le pendirent et tantost lesdiz Escotz ceulx qui
peurent fouyr s’en alérent et en ce faisant lesdiz Bretons sourvindrent qui
prindrent et tuérent ceulx qu’ilz trouvérent et entre les autres prindrent ledit
Amiclon qui n’estoit peu fouyr, pour ce que son doublet luy poiset trop, le prindrent
le jeudi absolu et fut mené à Clisson et toutesfois le fils d’espie qui avoit esté
pendu le print et lui jura que le pendroit pour /fol. 41v°/ l’amour de son pére et
de fait devant tous les autres Bretons et de leurs voulentez luy lia les mains par
derriére et le pendit au gibet de Clisson en chemise ne n’avoit que les chausses
et soliers ledit Amiclon et fut pendu le jeudi absolu deux heures aprés mydi et
ce fait s’en alérent. Touteffois ledit Amiclon depuis qu’il fut prins ne faisoit que

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Deuxième partie : Moyen-Âge

penser de devocion en madame sainte Katherine et la requéroit qu’il luy pleust


le garder demourir et en ce faisant la vendroit humblement mercier en sa chapelle
de Fierbois et ainsi la requist par pluseurs fois. Si advint que quant il eut esté
pendu en la nuyt ensuivant il vint une voix au curé de la ville disant qu’il alast
hastivement deppendre Amiclon qui avoit esté pendu laquelle annunciation le
dit curé en fist peu de compte et la mist en oubli jusques au lendemain jour du
vendredi saint. Et quant le dit curé eut tout fait son service divin il estoit prés
de mydi si se avertit de la dite voix et va dire à ung de ses parroissiens qu’il alast
voir au gibet si ledit Amiclon estoit mort ou non et qu’il luy rapportast le vray.
Si y ala ledit message et quant il fut là vira et tourna ledit Escot et ne sceut
bonnement s’il estoit mort touteffois pour le savoir plus au vray luy deschaussa
le pié destre et de fait le persa d’ung cousteau ou petit orteil tellement /fol. 42r°/
qu’il y fist playe grant et en saillit sang. Et quant ledit Amiclon le sentit jura par
son serment que tan comme il fut pendu ne sentoit mal se luy estoit advis en
plus que s’il eust esté pendu par dessoubz les braz car, tant comme il fut, il
requeroit à son ayde madame sainte Katherine sans penser ailleurs et luy estoit
advis que on le soustenoit par dessoubz les piez. Toutesfois quant il se sentit
blecié ou dit orteil tira sa jambe amont et remua, de laquelle chose le messagé
dudit curé eut trés grant paour et fréeur com[m]e depuis luy a ouy dire, car le
dit messagé trés hastivement s’en courit devers le dit curé et luy dist et afferma
que le dit Amiclon estoit encores en vie et qu’il avoit veu remuer ; et lors le dit
curé considérant son advision de nuyt considérant ce que le dit Amiclon avoit
esté pendu depuis le dit jeudi jusques au vendredi mydi passant, pensa que
c’estoit miracle évident et pour ce promuncia toutes ces choses au peuple illec
présent, et ce fait, luy et ses autres gens d’Église se révestirent et avecques grant
compaignie allérent à la justice et déppendirent le dit Amiclon et quant il fut à
terre virent tous les assistens que c’estoit miracle de Dieu et tant comme ilz
regardoient il se remua, si estoit présent celuy qui l’avoit pendu, et en
contempnement de ce qu’il n’estoit /fol. 42v°/ mort luy donna sur l’oreille d’une
espée et luy fist une grant playe dont il fut blasmé. Ce non obstant ledit Amiclon
fut chargé sur ung cheval et fut mené en ung hostel et baillé à gouverner et
garder. Touteffois une vaillante dame abbasse de la Regrepiere ouyt dire la chose
et le miracle dessus dit envoya querir ledit Amiclon pour le faire gouverner en
son abbaye et y fit mené et dit qu’il fut sans parler jusques au dimanche jour de
Pasques avant que la parole luy vint ; et pourtant que le dit Amiclon ne savoit
parler francois la dite abbasse le faisoit gouverner à ung autre, auquel le dit
Amiclon dist et rata tout son cas ainsi que luy estoit avenu et comment madame
sainte Katherine luy avoit sauvé la vie et qu’il s’estoit voué à madame sainte
Katherine de Fierbois. Lesquelles choses le dit Amiclon raconta à la dite abbasse
dont elle ayma mieulx le dit Amiclon et plus chierement le commanda garder
et gouverner. Si advint que la nuyt d’entre le jour de Pasques et le lundi il vint
une voix audit Amiclon en luy disant : « Delivre toy ! Delivre toy ! Si penses
d’aller acomplir en ma chapelle de Fierbois ce que m’as promis et je te garderay
et aideray » Toutesfois il fut avant quinze jours avant que le dit Amiclon peust
aller ne se mettre sus car le pie ou il avoit esté blecié luy faisoit plus grant /fol.
43r°/ mal que autre chose. Et pour ce au plustost qu’il peut aler print congié de

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La sainte, l’Écossais et l’espion

la dite abbasse et se mist au chemin à venir en la chapelle de céans en venant


tout bellement, car il ne povoit aler pour son pié dont il n’estoit pas gueri, dit le
dit Amiclon qu’il avoit trouvé sur les champs ses compaignons o lesqueulx il
avoit esté par aucuns jours pour soy efforcier mais ainsi qu’il y estoit et que
sepmadi derrenier eut huyt jours, il estoit couché o davans de ses compaignons
et ne dormoit point, luy vint une voix en luy disant : « autreffois je t’avoye
enchargié et commandé que tu allasses acquiter en ma chapelle de Fierbois ce
que tu m’as promis dont ne foys compte et pour ce delivre toy d’y aller hastivement
sans plus tarder » Et ce dit, la dite voix luy donna sur la joe ung trés grant coup
et luy fist mal, et dit que ceulx qui estoient couchez o luy se esveillerent et luy
demandérent que s’estoit qui l’avoit feru, dont ne leur respondit riens. Et si tost
lendemain qu’il fut jour se mist au chemin à venir ceans et aujourduy si est
rendu en sa chemise ledit Amiclon et a apport ledit licoul o lequel il fut pendu
et est venu louer gracier et mercier la glorieuse vierge madame sainte Katherine
de la grace qu’elle y avoit faite. Et si a juré sur le missel toutes chacunes les choses
/fol. 43v°/ dessusdites estre vrayes, en la présence de : messire Jacques Amissel,
Jehan Bredur, presbiteres, frére Gilles Le coure, Jehan Chermeteau, Jehan du
Ronceau, Guillaume Nost Mallete et aultres pluseurs passé deux cens oyans
dux et pronuncier et relater le dit miracle. »

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« EN CERTAINS LIEUX SECRETS POUR FAIRE
CERTAINES CHOSES SECRÈTES » :
ESPIONS FRANÇAIS ET ANGLAIS
PENDANT LA GUERRE DE CENT ANS

Benjamin Badier

L’association de l’espionnage et de la guerre de Cent Ans fait aussitôt venir à


l’esprit la figure de Bertrand Du Guesclin : la réputation du connétable de Charles V
s’est en partie construite sur sa capacité à recourir à la ruse et à tous les moyens
bons pour obtenir la victoire et rétablir l’honneur d’un royaume affaibli par les
premières décennies de la guerre. Le connétable emploie certes des éclaireurs, des
espions et des informateurs. Mais il est loin d’être le seul ; peut-être a-t-il simplement
recours à l’espionnage avec moins d’états d’âme que certains de ses contemporains.
L’espionnage durant la guerre de Cent Ans est en vérité chose courante, aussi bien
sur le terrain, avant les batailles, lors des sièges ou à la cour des rois, que dans les
sources, chroniques, comptabilités et procès, qui abondent d’exemples, même si
ceux-ci ne sont pas toujours explicites. Espions anglais ou français, bretons,
armagnacs ou bourguignons sont présents sur l’ensemble du territoire de France,
enjeu de la guerre entre 1328 et 1453, mais également en Angleterre lorsque les
pouvoirs français souhaitent être informés de ce qui s’y prépare, à la cour ou dans
les ports.
La guerre de Cent Ans, par sa durée, ses enjeux qui dépassent ceux des guerres
féodales, l’ampleur des populations impliquées, transforme l’exercice du pouvoir
et les sociétés, mais également la pratique de la guerre elle-même, qui ne peut être
résumée à une succession de batailles. L’usage de l’espionnage s’intensifie-t-il, à
mesure que l’éthique chevaleresque se transforme et que le concept de guerre juste
s’impose ? L’omniprésence de la guerre, dans le temps (car la trêve n’est souvent
qu’une parenthèse entre deux phases de guerre), et dans l’espace (car certains
territoires, les villes, les marches, sont soumis à rude épreuve), transforme-t-elle
l’ensemble de la société, des champs de batailles aux foires commerciales, en terreau
fertile pour récolter le renseignement ? Tout un chacun, qu’il soit militaire ou non,

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Deuxième partie : Moyen-Âge

peut-il alors être amené à devenir espion et à intervenir dans le cours d’une guerre
qui ne serait plus le monopole de ceux qui combattent par les armes ?
Ce qui caractérise l’espion médiéval, tantôt nommé par un vocabulaire varié
mais imprécis, dont espie et coureur sont les termes les plus fréquents, tantôt désigné
par une périphrase ou une formule placées sous le sceau du secret, est sa grande
malléabilité, et il y a autant d’espions qu’il y a d’employeurs, d’identités initiales
ou de missions. Ce qui les relie tous est l’information stratégique après laquelle ils
courent. Il convient par conséquent, pour mieux saisir ce que signifie l’espionnage
à la fin du Moyen-Âge, de suivre les espions aux différentes échelles de cette quête
du renseignement, selon une gradation du plus tactique au plus stratégique, donc
de comprendre la valeur que peut avoir l’information à cette époque1.

Eclairer l’armée

La forme de renseignement la plus basique, c’est-à-dire la plus commune et


celle que l’on retrouve en nombre dans les chroniques, est l’éclairage. Aucun chef
de guerre, des plus prestigieux aux plus humbles (Du Guesclin à ses débuts) ne
saurait s’en passer car, si son utilisation ne garantit pas la victoire, son absence
assure la défaite. Les éclaireurs, qui agissent le plus souvent en groupe, ont pour
fonction de repérer le trajet de l’ennemi si celui-ci est en mouvement, sa position
s’il est arrêté, et de déterminer l’ampleur et l’état de ses forces.
Pour le capitaine, le recours aux éclaireurs est tout autant un moyen de passer
à l’attaque qu’un souci de se défendre ; s’il a reçu une formation théorique, il se
souviendra très certainement de la leçon prodiguée par l’auteur latin Végèce (ve siècle
de notre ère), référence indépassée des théoriciens de la guerre de la fin du Moyen-
Âge : « Celui qui est vaincu au cours d’une bataille ouverte et rangée, bien que l’art
puisse y être d’une grande utilité, peut néanmoins se défendre en accusant la fortune ;
mais celui qui a été pris par surprise, qui est tombé dans une embuscade ou des guet-
apens, ne peut en revanche excuser sa faute, car il aurait pu éviter les pièges s’il en
avait été averti en amont par des éclaireurs efficaces (speculatores idoneos)2 ». Les
speculatores (le terme est encore utilisé dans les chroniques médiévales rédigées
en latin) partent à la recherche d’une information sans certitude de la découvrir,
mais agissent au plus près des combats, dans les heures voire les minutes qui

1. Sur l’espionnage médiéval, voir notamment : John R. Alban, Christopher T. Allmand, « Spies
and Spying in the fourteenth century », Christopher T. Allmand (dir.), War, Literature and
Politics in the Late Middle Ages, Liverpool University Press, Liverpool, 1976, p. 73-101. Le
présent article est issu d’un travail de mémoire sous la direction de Valérie Toureille et
de Sylvain Gouguenheim, intitulé Une partie d’échecs : espions et espionnages pendant la
guerre de Cent Ans, 2016.
2. Flavius Vegetius Renatus (Végèce), Epitoma Rei Militaris, Alf Önnerfors (éd.), Teubner,
Stuttgart, 1995, p. 176 (III. 22).

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

précèdent l’affrontement. La valeur du renseignement qu’ils peuvent ramener dans


leur camp est par conséquent éphémère et son obtention nécessite, plus que la
discrétion, une grande rapidité d’action. C’est pourquoi deux des termes les plus
fréquents pour les désigner, dans les chroniques françaises, sont coureurs et
chevaucheurs ; le substantif espie et le verbe espier sont également présents, mais
désignent également une opération, plus rare, d’infiltration dans le camp ennemi.
Que le renseignement rapporté par les éclaireurs soit volatile ne présage pas
d’un rôle mineur, puisque qu’une seule information est en mesure de déterminer
l’issue de l’affrontement. Les chefs de guerre, à commencer par les rois, hésitent
souvent à engager la bataille, et ne le font que par nécessité. Ce sont des moments
intenses et de courte durée, régulièrement assimilés à des ordalies, et dont les
conséquences souvent dramatiques, comme la capture du roi (Jean II à Poitiers en
1356) ou la mort d’une grande partie de la noblesse (à Azincourt en 1415), font
dévier le cours de la guerre et l’ordre du royaume. L’issue des batailles de Crécy
(1346) et d’Azincourt, si l’on en croit les chroniqueurs Froissart et Le Fèvre de
Saint-Rémy, dépendent en partie de la capacité des armées à utiliser efficacement
le renseignement. Affrontement entre deux armées royales françaises et anglaises,
sur deux champs de bataille proches d’une trentaine de kilomètres, et avec la même
conclusion (la défaite du camp français), Crécy et Azincourt ont également en
commun d’avoir été précédées par le franchissement du guet de la Blanque Taque.
Les deux batailles résultent d’une course-poursuite vers Calais et la mer entre les
armées d’Edouard III et Philippe VI en 1346, de Henri V et de l’ost de Charles VI,
dirigé par le connétable Charles d’Albret, en 1415. Edouard III, qui achève une
chevauchée dans le nord du royaume de France, cherche à rejoindre Calais puis
l’Angleterre, mais ne trouve aucun moyen de franchir la Somme, et doit pour cela
être guidé, selon les sources en français, par un prisonnier local, Gobin Agace, et
selon les sources anglaises, par un Anglais habitant la région depuis quelques
années. Son armée passe le gué, ce qui lui évite d’être pris en étau et lui permet
d’attendre plus paisiblement l’armée adverse de l’autre côté1. En 1415, son descendant
Henri V, qui vient de quitter victorieux le siège d’Harfleur, a lui aussi l’intention
de passer le gué pour rejoindre Calais et ainsi échapper aux Français. À l’approche
du passage, ses éclaireurs capturent un soldat français, probablement chevaucheur
lui aussi, qui révèle que le passage de la Blanche Taque est efficacement gardé.
L’information était fausse, selon Le Fèvre de Saint-Rémi. Peut-être avait-elle pour
objectif de ralentir le roi anglais, et l’incitant à changer de chemin, ce qu’il fait ; il
est effectivement retardé, et pour cette raison choisit après avoir franchi la Somme
d’attendre l’armée française sur un terrain de son choix. Sans cela, l’armée anglaise
aurait poursuivi sans souci sa chevauchée jusqu’à Calais : une des causes de la

1. Jean Froissart, Chroniques, Siméon Luce (éd.), Renouard, Paris, 1869, tome iii, p. 156.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

bataille et de la victoire de Henri V est donc paradoxalement d’avoir cru à une


fausse information1.
Les chefs de guerre ont conscience que le renseignement est décisif, d’où un
recours systématique aux éclaireurs. Puisque les armées en marche se caractérisent
par le mouvement, le travail du chevaucheur ou de l’espie relève de va-et-vient
incessants entre les deux camps afin de cerner la tactique ennemie ; il s’agit parfois
de harceler l’armée adverse, pour la pousser à l’affrontement. L’analyse séquencée
des heures précédant, côté français, les batailles de Crécy et de Poitiers permet de
saisir ce qui est attendu des éclaireurs. En 1346, Philippe VI envoie vers ses adversaires
une première salve d’éclaireurs, qui lui apprennent que les Anglais, disposés en
trois batailles, attendent le combat2. Dix ans plus tard, son fils Jean II est déjà décidé
à combattre l’armée du Prince noir, mais s’interroge quant à la tactique à déployer.
Il demande à ses éclaireurs de « chevaucher devant pour se rapprocher de la position
des Anglais, voir et regarder précisément la disposition de leur armée, comme ils sont,
et de quelle façon (ils pourront) les combattre, soit à pied, soit à cheval ». À leur retour,
les coureurs déclarent que les Anglais « doivent être approximativement deux-mille
hommes d’armes, quatre-mille archers et mille-cinq-cents fantassins […] Ils se sont
placés en hauteur et il est peu probable qu’ils ne se soient rangés qu’en un seul bataillon3 ».
En 1346 comme en 1356, Philippe VI et Jean II souhaitent des précisions, et envoient
en avant une seconde salve de coureurs, pour obtenir des renseignements plus
détaillés et mettre toutes les chances de victoire de leur côté. En tout, Philippe VI,
qui craint (à juste titre) l’affrontement, envoie trois groupes d’éclaireurs vers les
Anglais : il cherche d’abord à connaître le trajet anglais dans ses grandes lignes,
puis la position de l’ennemi, et enfin l’état de ses forces. Dès que l’objectif est atteint,
un nouvel objectif est mis en place, et des actions sont décidées ; les missions sont
de plus en plus courtes, et les objectifs plus ciblés à mesure que l’on se rapproche
de l’ennemi, jusqu’à ce que l’étau se soit resserré. Reste au roi de décider s’il accepte
la confrontation. C’est en cela que les éclaireurs sont décisifs ; ils donnent parfois
un avantage qui peut assurer la victoire, réduisent les risques, mais surtout amènent
la décision.
Les éclaireurs jouent un rôle essentiel, bien que parfois discret et oublié par
les chroniqueurs, ce qu’ont bien souligné les traités militaires qui se multiplient à
la fin du xive siècle et au début du siècle suivant à la suite d’une succession de
défaites françaises. Il n’existe pas de manuel destiné aux éclaireurs, pas plus qu’il
n’en existe pour les espions, mais les théoriciens du fait militaire n’ont de cesse
d’encourager les chefs de guerre à y avoir recours. Christine de Pizan, bien que
n’ayant aucune expérience dans les armes, voit donc parfaitement juste dans le
Livre des faiz d’armes et de chevallerie (1410), lorsqu’elle conseille « d’envoyer

1. Jean Le Fèvre de Saint-Rémy, Chronique, François Morand (éd.), Renouard, Paris, 1876,
tome i, p. 232.
2. Jean Froissart, Chroniques, op. cit., tome iii, p. 170.
3. Ibid., tome v, p. 21.

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

secrètement çà et là des espies et des escoutes pour savoir et chercher la position de


ses ennemis. (Le capitaine) aura alors selon leur rapport une bonne idée de leur nombre
par rapport à sa propre armée, de leur force et de la sienne, de leur préparation, et de
celui qui entre eux a les meilleurs chevaux, le plus d’archers et de fantassins […]1 ».

Infiltrer le camp adverse

L’éclairage est une pratique tout ce qu’il y a de plus banale et de plus acceptée.
L’infiltration en revanche, qui implique un degré de discrétion et de secret
supplémentaire, est moins avouable, bien que tout aussi courante. N’y a-t-il pas
dans cette pratique, qui relève de la ruse et de ce que les sources nomment déception
(tromperie), une contradiction avec l’éthique chevaleresque, telle qu’elle est encore
énoncée au xive siècle ?
Il ne s’agit plus pour les espies d’être seulement rapides, mais également le plus
discret possible, en se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas : s’approcher du
camp ennemi et se promener entre les tentes et les montures adverses pour mieux
estimer leurs forces, et pour les plus téméraires, approcher les stratèges pour écouter
leur prise de décision. Les chroniques, y compris les plus détaillées, s’attardent
moins sur les épisodes d’infiltration que sur ceux d’éclairage, plus évidents et plus
prestigieux. Tout juste couronné, Philippe VI s’engage en 1328 dans une expédition
contre une insurrection flamande. Alors que les deux armées se font face près de
Cassel, et après avoir refusé de parlementer avec les messagers flamands qui
souhaitaient définir les conditions d’une bataille à venir, les chevaliers du camp
français baissent leur garde et ne prennent pas garde aux espions flamands qui
traversent leur camp : « [Ils] eurent des espies qui leur rapportèrent comment les
Français étaient installés et décrivirent la dispersion de leur camp. Fous et téméraires,
ils prirent la décision de descendre du mont Cassel à l’heure du souper, puis de se
diviser en trois bataillons […]. Et les hommes qui avaient espionné pour eux devaient
les mener tout droit au logis (du roi de France et des autres grands seigneurs)2 ». Si l’on
en croit leur rapport, les espies en question ne se sont pas contentés d’approcher
l’armée ennemie et d’en estimer les forces : infiltrés avec une grande liberté de
mouvement parmi la masse de l’infanterie et des valets, les espions flamands savent
que les Français ne s’attendent pas à une attaque, qu’ils ont déposé les armes et
qu’ils s’apprêtent à souper. La remarque sur les tentes des trois principaux chefs de
l’armée ennemie indique leur bonne connaissance du convenant ennemi, et ce sont
bien les espions, grâce à leur connaissance des lieux, qui serviront de guides lors

1. Christine de Pizan, Livre des faiz d’armes et de chevallerie (1410), BnF ms. 603. fr., f°14r.
2. Jean Froissart, Chroniques, Dernière rédaction du premier livre, Édition du manuscrit de
Rome Reg. Lat. 869, George T. Diller (éd.), Droz, Genève, p. 178.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de l’attaque. La surprise est effectivement totale si l’on en croit Froissart, mais le


camp français, mieux armé, n’en remporte pas moins le combat.
Un homme, depuis sept siècles, porte la réputation d’être passé maître dans
l’art de la ruse, au point de lui avoir donné ses lettres de noblesse. Bertrand Du
Guesclin, si l’on en croit toutes les sources à commencer par la première d’entre
elles, la chanson de Cuvelier (vers 1387), a assis sa carrière de chef militaire puis
de connétable (après 1370) sur le pragmatisme militaire, faisant flèche de tout bois
pour parvenir à ses fins. Et ce dès 1350 ou 1351, lorsqu’il fait pour la première fois
parler de lui en reprenant aux Anglais le château de Fougeray (Ille-et-Vilaine). Du
Guesclin, déjà à la tête d’une soixantaine d’hommes, décide de faire « espier […]
de tous les côtés » la place. Il apprend par un valet, plus loin nommé « espie », que le
gros de la garnison anglaise a quitté Fougeray pour aller combattre Charles de
Blois, prétendant au duché de Bretagne. Fort de cette information, il décide de
s’emparer de la place au moyen d’une ruse entrée dans la légende : ses hommes et
lui y pénètrent presque sans résistance, déguisés en bûcherons1.
De telles pratiques tombent-elles sous la coupe de la morale et les victoires
qui en résultent sont-elles déconsidérées ? La renommée de Du Guesclin est
ambivalente, puisque l’espionnage et la ruse, qui se confondent dans l’esprit du
temps, sont en contradiction avec l’éthique chevaleresque telle qu’elle est encore
définie aux débuts de la guerre de Cent Ans. Espier, c’est jusque dans la Chanson
de Cuvelier prendre l’ennemi à revers à la manière de bandits de grands chemins ;
c’est aussi ne pas avoir confiance en la bravoure des chevaliers. La pratique s’oppose
alors à l’idéal d’une guerre belle et ouverte, et est à ce simple titre condamnable.
Pour le théologien Denis le Chartreux par exemple, qui la juge déloyale puisqu’elle
donne un avantage sur l’ennemi et tente surtout de contourner le plan divin qui a
déjà déterminé le futur vainqueur. La tentation de l’espionnage peut également
provoquer un cas de conscience chez les hérauts : intermédiaires de guerre et de
paix, dépositaires de l’éthique chevaleresque dont ils chantent les louanges, les
hérauts parcourent fréquemment pour fixer les modalités de la bataille le chemin
séparant les deux armées qui s’apprêtent à combattre ; ce faisant, ils sont amenés
à voir et entendre beaucoup de choses, donc susceptibles de tout rapporter à celui
qu’ils servent et qui les rémunère. Voici ce que pense un dénommé maître Hérard
des hérauts-espions, dans des propos virulents rapportés par le héraut Sicile au
début du xve siècle : « Ces personnes ne doivent pas être appelées hérauts ou poursuivants,
mais espies, menteurs et rapporteurs déloyaux, ils doivent être chassés de la noblesse
et de la chevalerie, ne plus recevoir aucun honneur et ne plus jamais exercer le noble
office d’armes2 ». Le héraut se doit de respecter une éthique et un code moral qui

1. Cuvelier, La Chanson de Bertrand du Guesclin, Jean-Claude Faucon (éd.), Eus, Toulouse,


tome i, p. 23.
2. Jean Courtois, Héraut Sicile, Parties inédites de l’œuvre de Sicile, héraut d’Alphonse V, roi
d’Aragon, maréchal d’armes du pays de Hainaut, auteur du blason des couleurs, Ferdinand
Roland (éd.), Duquesne-Masquillier, Mons, 1867, p. 82-83.

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

impliquent la neutralité et qui sont gages, pour lui, d’immunité : le serment au


fondement de son art doit assurer l’adversaire de son intégrité, pour le distinguer
de simples messagers également spécialistes de l’information, amenés par leur
fonction de médiation à voir plus qu’ils ne le devraient. Cette interdiction est en
réalité purement théorique, puisque les exemples sont nombreux de hérauts qui,
retournés dans leur camp, décrivent ce qu’ils ont vu chez l’ennemi. Du Guesclin,
quant à lui, n’hésite pas en 1370, avant d’affronter (et vaincre) les Anglais à Pontvallain,
à faire boire le héraut de la partie adverse pour l’empêcher de rapporter ce qu’il a
vu, et ainsi prendre les Anglais par surprise.
L’espionnage doit être replacé au sein des débats qui surgissent dans la seconde
moitié du xive siècle après les premières défaites françaises et qui proposent une
réflexion nouvelle sur les valeurs chevaleresques et la conduite de la guerre. Aux
côtés de la loyauté et du courage, une nouvelle valeur prend de l’importance dans
les traités militaires : la prudence, donc la prévoyance. Chez Christine de Pizan,
la prouesse et la gloire militaires ne sont que des valeurs secondaires, qui importent
peu à côté de ce qui doit permettre de l’emporter, l’intelligence du chevalier et celle
du capitaine. Puisque la sécurité et la victoire priment sur la beauté du geste, peu
importent les moyens : vaincre grâce à l’espionnage ou la ruse, c’est vaincre tout
de même. Bertrand Du Guesclin, spécialiste de ce que Philippe Contamine nomme
la « guerre guerroyante », est probablement celui qui traduit le mieux cette vision
pragmatique de la guerre, par opposition à sa conception chevaleresque.

Avoir des amis dans la place

La guerre de Cent Ans ne se réduit pas aux moments fatidiques que sont les
batailles. C’est particulièrement le cas dans les zones de tension continue, en
Guyenne ou dans la marche de Calais où les Anglais sont installés, et après 1415
lorsqu’ils contrôlent un large territoire au nord de la Loire et que l’affrontement
anglo-français se double de la rivalité entre les Armagnacs et les Bourguignons.
La guerre, jusqu’ici ponctuelle et spatialisée, devient un phénomène diffus, qui
n’est plus réservée aux soldats et aux populations dont les terres sont ravagées par
les chevauchées, mais qui est susceptible d’impliquer la population dans son
ensemble.
Lors des sièges, ce sont tous les habitants d’une ville qui sont mis à rude
épreuve, et qui par conséquent peuvent être soudoyés par l’ennemi pour que les
portes s’ouvrent. C’est parfois un militaire qui trahit son camp, comme en 1348
(ou 1349) lorsque Aimery de Pavie, châtelain de Calais devenue anglaise en 1346,
accepte, contre monnaie sonnante et trébuchante, d’ouvrir les portes de la ville
aux Français menés par Geoffroy de Charny. Ce dernier, pourtant auteur d’un
traité de chevalerie déconseillant la ruse, n’hésite donc pas à y recourir lorsque
l’occasion se présente, et lorsqu’il considère la guerre comme juste, c’est-à-dire au

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Deuxième partie : Moyen-Âge

service d’un but vrai et loyal comme l’honneur du roi de France. C’est donc en
toute logique qu’un chroniqueur anglais, comme Robert d’Avesbury, considère que
seul le Français, qui « intrigua et conspira avec ruse et perfidie », a pu être à l’origine
de la corruption d’Aimery de Pavie. Celui-ci, selon cette version, n’a pas pu trahir :
Lombard, mais fidèle de la couronne anglaise, il a feint d’entrer dans le jeu du
Français et s’est empressé de prévenir Edouard III de ce qui se tramait1. Pour des
auteurs favorables au roi de France, comme le Bourgeois de Valenciennes, l’idée
du coup monté a germé dans l’esprit du Lombard, ce qui déporte sur lui la culpabilité
et dédouane Geoffroy de Charny, qui a voulu bien faire, de l’échec du complot2.
Averti, par son fidèle Aimery ou par un espion placé auprès de ce dernier, le roi
d’Angleterre décide de faire un coup d’éclat, et c’est lui qui accueille le jour j, en
armes, les Français.
Le recours à une telle ruse est de bonne guerre ; les chroniqueurs justifient ces
manœuvres lorsqu’ils considèrent la cause juste et que ceux qui y ont recours ont
par ailleurs fait preuve de leur valeur. Ils sont en revanche plus sévères si la ruse,
alors trahison, lèse le camp qu’ils soutiennent, particulièrement si des civils sont
impliqués. Froissart place dans ses chroniques un avertissement à ceux qui seraient
tentés de trahir leur roi ou leur ville. L’affaire est proche de celle que nous venons
de citer : en 1341, un marchand de Jugon (aujourd’hui dans les Côtes-d’Armor)
est capturé par les hommes de Charles de Blois qui font le siège de la ville. Il accepte
de trahir cette dernière pour avoir la vie sauve, laisse son fils en otage, et regagne
« sous couverture » Jugon, dont il ouvre peu après les portes. La place est investie,
mais le traître est découvert avant qu’elle ne tombe, et le bourgeois est pendu aux
créneaux. Froissart conclut : « ce fut le seul paiement qu’il en eut3 ».
Au début du xve siècle, dans un contexte de rivalité entre Anglais, Bourguignons
et Armagnacs, qui prennent et reprennent successivement la ville, Paris est quadrillée
par les espions et les informateurs de tous camps. Le Journal du Bourgeois de Paris
nous indique, comme si cela n’avait rien de surprenant, que le duc de Bourgogne
« avait des espies dans toutes les rues de Paris » en 1417, alors qu’il reprend en main
la ville et qu’il cherche à en éliminer les principaux éléments armagnacs4. Jean sans
Peur est loin d’être le seul, car qui contrôle Paris, contrôle le roi et le royaume :
l’incapacité à gouverner de Charles VI est un terreau pour les intrigues et l’espionnage.
Les réseaux d’informateurs sont de plus une sécurité pour les puissants qui doivent
se tenir informés des menaces potentielles. S’il n’avait pas été averti, mystérieusement,
de l’arrestation du grand maître d’hôtel Jean de Montagu par Jean sans Peur, Le

1. Robert d’Avesbury. De Gestis Mirabilibus Regis Edwardi Tertii, in Adam Murimuth,


Continuatio Chronicarum, Edward M. Thompson (éd.), Eyre and Spottiswoode, Londres,
1889, p. 408-409.
2. Récits d’un bourgeois de Valenciennes (xive siècle), Joseph Kervyn de Lettenhove (éd.),
Lefevre, Louvain, 1877, p. 264.
3. Jean Froissart, Chroniques, Dernière rédaction…, op. cit., p. 557-559.
4. Journal d’un Bourgeois de Paris, Colette Beaune (éd.), Le Livre de Poche, Paris, 1989, p. 99.

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

Borgne de Souchal qui faisait partie de sa clientèle directe n’aurait pu quitter la


ville en 1409, « en habit déguisé, secrètement1 ». De même qu’en 1416 Guillaume,
comte du Hainaut, aurait été arrêté pour avoir annoncé lors du conseil du roi son
intention d’aider le duc de Bourgogne à entrer dans Paris si la menace ne lui avait
été « secrètement annoncée […] par un de ses amis » : feignant de partir pour un
court pèlerinage près de Paris, le comte en profite pour s’enfuir2.
Ces informateurs restent le plus souvent dans l’ombre, mais leur identité a de
quoi surprendre lorsqu’elle est connue : des bourgeois, des femmes ou des prêtres
qui se fondent dans la masse, des marchands ou des étudiants qui ont l’habitude
de passer d’une ville à une autre, et qui n’ont rien de militaire, mais qui le plus
souvent ont tous en commun de ne pouvoir, a priori, être suspectés. En 1423, alors
que Paris est aux mains des Anglais, un prêtre « tout effrayé » dénonce une femme
qu’il a aperçue en dehors de la ville « parler secrètement à des gens d’armes » ; la
femme est mariée à l’armurier du roi de France, et les lettres qu’elle a ramenées
avec elle dans la ville prouvent qu’un complot se trame contre les Anglais et les
Bourguignons qui occupent alors la ville ; les lettres constituent des preuves,
destinées aux autres personnes impliquées dans le complot et que la femme dénonce
après son arrestation ; elle est noyée avec ses complices, sur ordre des Anglais3.
N’importe qui peut donc devenir espion, pour peu qu’il intercepte des informations
stratégiques et qu’il en comprenne la valeur. Les motivations, argent, otage ou
loyauté, restent la plupart du temps dans l’ombre, mais la guerre de Cent Ans offre
un rôle, même si cela se fait le plus souvent à leurs dépens, à de simples sujets dont
les armes n’est pas le métier.

Informer le roi

Pour se faire une idée précise de ce qui signifie l’espionnage à la fin du Moyen-
Âge, Il faut se pencher sur le dernier étage décisionnel, celui du roi, pour voir quel
usage il en fait et dans quelle mesure il estime nécessaire d’utiliser des espions
pour gouverner. Puisqu’il n’existe pas de services secrets structurés, les réseaux
d’espions questionnent l’organisation de l’État, et en particulier le degré de
centralisation de la décision. Le roi a-t-il des yeux sur l’ensemble de son territoire,
à sa cour, et chez son ennemi ?
C’est ce qui lui est en théorie conseillé, notamment par Philippe de Mézières
qui rédige en 1389 le Songe du viel Pelerin pour le jeune Charles VI. En temps de
guerre comme en temps de paix, sur le champ de bataille comme au milieu de la

1. Enguerrand de Monstrelet, Chronique, Louis Douët-d’Arcq (éd.) Renouard, Paris, 1862,


tome ii, p. 46.
2. Ibid., tome iii, p. 168.
3. Ibid., tome iv, p. 104.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

cour de l’ennemi, l’espionnage est « de pure nécessité (pour) qui veut avoir la victoire1 ».
Le roi doit en dernier terme avoir la maîtrise de l’information, c’est-à-dire toutes
les cartes en main pour juger, donc agir. Philippe de Mézières veut enseigner au
roi « comment il doit tenir ses espies avec ses ennemis et avec tous ceux dont il pense
qu’ils pourraient devenir ses ennemis », mais également avec ses alliés, à commencer
mais les capitaines de son armée, pour s’assurer qu’ils ne le trahissent pas ou qu’ils
obéissent à ses ordres : « (Il faut] que tu prennes soin d’enquêter et de faire secrètement
enquêter sur la vie et la conduire de tes princes, de tes capitaines de tes officiers, et
particulièrement de tes serviteurs2 ». Le souverain doit également savoir choisir les
espions à sa solde, « ni trop pauvres, ni trop riches », suffisamment humbles pour
dépendre de son bon vouloir, mais suffisamment riches pour ne pas être corrompus
par l’ennemi. Le roi est la clé de voûte d’un réseau dont il contrôle chaque échelle.
Les branches du renseignement sont multiples, car un gouvernant ne saurait jamais
être trop prudent ; il ne faut pas se satisfaire d’un espion, mais au contraire, pour
être certain d’obtenir l’information désirée, en envoyer « deux ou trois ou quatre »,
et sans doute autant que l’on juge nécessaire. L’espionnage est un jeu difficile, subtil,
mais nécessaire : c’est « une partie d’échecs : celui qui sait faire les meilleurs coups,
et le plus subtilement, mate son adversaire ».
Les réseaux au service de roi, si l’on en croit les rares indices présents dans les
comptabilités, ne sont pas aussi bien structurés dans la réalité que ne le voudrait
Philippe de Mézières. En 1347, Philippe VI récompense Mathieu Legier, pour
« plusieurs voyages et pour ses besoignes secretes dans la région du Brabant et ailleurs »
en lui offrant des terres3. Le roi d’Angleterre Richard III, quant à lui, rémunère à
au moins six reprises entre 1378 et 1379 un écuyer français nommé Nicolas Briser,
pour des missions d’espionnage. Il agit de pair avec un autre espion français, Nicolas
Haneket. Tous deux ont été recrutés, selon des modalités que l’on ignore, parce
qu’ils sont français et éveilleront moins le soupçon4. Mais les comptes, qui se
contentent le plus souvent d’énigmatiques périphrases, précisent rarement les
objectifs ou le résultat des missions confiées aux espions. Ils sont encore plus
mystérieux en 1450 lorsque Charles VII rétribue Jean de Marbury, un écuyer anglais
qu’il a envoyé « en certains lieux secrets pour faire certaines choses secrètes qu’il a
entreprises de faire, qui concernent au plus haut point le bien du Roi […], mais que
notre seigneur ne souhaite aucunement expliquer dans ces présents comptes5 ». À ces
expressions qui éveillent la curiosité plus qu’elles ne l’assouvissent, il faudrait ajouter
les nombreux espions qui ont agi pour un pouvoir, mais dont la mission n’a jamais

1. Philippe de Mézières, Le Songe du viel Pelerin, Joël Blanchard (éd.), Droz, Genève, 2015,
p. 589.
2. Ibid., p. 1224-1230.
3. Registres du Trésor des Chartes, Règne de Philippe VI (1328-1350), Jules Viard (éd.), Archives
Nationales, Paris, 1979, tome iii, p. 328.
4. John R. Alban, Christopher T. Allmand, op. cit., p. 79-80.
5. « Rôle des dépenses du 4 novembre 1450 », in Mathieu d’Escouchy, Chronique, Gaston du
Fresne de Beaucourt (éd.), Lahure, Paris, 1863, tome iii, p. 380.

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

été couchée sur le papier pour les mêmes exigences de discrétion. Mais ni le roi de
France ni le roi d’Angleterre ne semblent disposer d’un service secret à proprement
parler, à l’inverse du pape qui, depuis Avignon, utilise de façon plus certaine son
service de messagerie comme un réseau d’espions.
Les souverains ne sont pas toujours les plus à même d’organiser des réseaux
de renseignement. En déléguer l’initiative ou l’organisation s’avère parfois plus
efficace. Le récit d’un procès conservé par le registre criminel du Châtelet dévoile
ainsi un vaste réseau d’espions à la solde des Anglais chargés de parcourir en
période de trêves le nord du royaume de France1. Au début de l’année 1386,
Guillaume de Beaucamp, capitaine de Calais, réunit dans une taverne de Middelbourg
en Zélande huit espions qu’il souhaite envoyer en Champagne, dans le Boulonnais,
à la foire du Lendit ou encore dans le Poitou, pour s’assurer que le roi de France
ne prépare pas une expédition terrestre contre Calais ou un débarquement en
Angleterre. Aucun de ces espions n’est un professionnel : l’un est tondeur, foulon
ou drapier, l’autre est orfèvre, maréchal ou fauconnier. Ils peuvent sans problème
se déplacer, et peuvent espionner tout en exerçant leur métier, qui est alors la
meilleure des couvertures. Leur mission, si l’on en croit les confessions de celui
d’entre eux qui a été capturé à Saint-Quentin, doit durer plusieurs mois. Ils doivent
se retrouver à Calais à la chandeleur 1387. Pour se faire, il leur est conseillé de
revêtir des déguisements afin de traverser sans encombre la marche de Calais : ils
peuvent se faire moines, pèlerins ou chevaliers errants, autant d’identités sans
attaches que l’on est habitué à voir vagabonder. Les motivations de ces espions,
Flamands, Hainuyers ou Allemands, ne sont pas éclaircies, à l’exception de celles
du dénommé Hennequin du Bos, qui avoue sous la torture avoir servi le camp
français avant d’être capturé par les Anglais et de changer de camp. Bâtard d’un
père qui servait déjà les Anglais, issu d’une zone frontalière à l’identité incertaine
et se vendant sans doute au plus offrant, l’identité de Hennequin, donc sa loyauté,
est malléable. Un second espion, nommé Hange, possède également un profil
intéressant. La confession de son malchanceux collègue (le seul à avoir été capturé)
insiste sur le fait qu’il est « palefrenier de madame de Saint-Pol », Mahaut de Hollande,
laquelle, mariée à un grand seigneur d’Artois, se trouve être d’origine anglaise, et
plus précisément la demi-sœur de Richard II. Un simple palefrenier devenu espion
nous permet donc de remonter au roi d’Angleterre.
Ce réseau n’est certainement pas le seul, mais il est difficile de se faire une idée
précise du nombre d’espions qui pouvaient parcourir la France et l’Angleterre.
Nous les découvrons au hasard des sources et des mésaventures qui conduisent à
leur arrestation ; nous saurons peu de choses des espions qui ont accompli leur
mission, justement parce qu’ils n’ont pas été capturés.

1. Registre criminel du Châtelet, Henri Duplès-Agier (éd.), Lahure, Paris, 1861, p. 379-393.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Contrer l’espion

Après avoir étudié les différentes formes que peut prendre à toutes les échelles
l’espionnage à la fin du Moyen-Âge, il nous faut inverser le regard et étudier les
efforts déployés par les municipalités, les baillis ou les souverains pour contrer
l’espionnage ennemi : plus que l’envoi d’espions chez l’adversaire, c’est l’investissement
des autorités françaises et anglaises dans le contre-espionnage, si ce terme n’est
pas anachronique, et leur peur de voir une information capitale s’enfuir chez
l’ennemi, qui nous permettent de déterminer dans quelle mesure l’espionnage,
quelle que soit sa forme, était pris au sérieux.
En période de guerre, mais également pendant les trêves, et dans les villes
directement menacées par l’ennemi, la vigilance est constante et collective. L’espion
ne paraît jamais faire la guerre, il souhaite se fondre dans la masse : tout le monde
peut être suspect, en particulier toute personne étrangère à la communauté. À Saint-
Omer, première grande ville française face à Calais après 1346, les individus sont
contrôlés lorsqu’ils passent les portes. Les auberges, potentiels lieux de rencontre,
sont surveillées. La vigilance, de la responsabilité de tous les habitants de la ville,
est accrue la nuit et il est interdit, après un couvre-feu sonné par une cloche, de se
déplacer sans torche dans les rues, donc d’être invisible. Un réseau d'« épieurs et
écoutteurs » est installé aux carrefours pour quadriller la ville de nuit, en sus de
patrouilles régulières et d’un guet nocturne auquel sont astreints les habitants de
Saint-Omer. À Dijon, la vigilance de marchands est à l’origine de l’arrestation du
héraut Guyenne en 1432, accusé d’avoir participé, avec d’autres partisans du roi
Charles, à un complot contre les autorités bourguignonnes. Introduit dans la ville
pour communiquer des lettres officielles au conseil ducal, le héraut en profite pour
entrer en contact avec des agents du roi déjà présents dans la ville, et leur remet
des documents secrets. Mais un de ces hommes suscite les soupçons de marchands,
qui le font arrêter. Grâce à lui, ils remontent jusqu’au héraut, qui avoue un plan
précis qui visait à assassiner le chancelier bourguignon Rolin1.
Cette vigilance collective, jumelée à une suspicion généralisée envers les
étrangers, produit parfois une forme de paranoïa. Plusieurs chroniques londoniennes
conservent ainsi le récit de la sinistre destinée d’un homme, peut-être espion du
duc de Bretagne en Angleterre2 : Ivo Caret, accusé en 1429 du meurtre d’une veuve,
est lapidé par un groupe de femmes dont fait partie la sœur de sa victime. Selon
les dires des témoins, Ivo et quelques complices auraient quatre ans auparavant
tenté d’obtenir des informations secrètes sur les relations entre l’Angleterre, la
Bretagne et l’Écosse, alors que le duc Jean V de Bretagne s’éloignait de son alliance

1. Henri Simonneau, « Le héraut bourguignon et la guerre à la fin du Moyen-Âge », Revue du


Nord, 2013/4, no 402, p. 915-944.
2. Ralph A. Griffiths, « Un espion breton à Londres, 1425-1429 », Annales de Bretagne et des
Pays de l’Ouest, tome 86, 1979.

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

anglaise pour se rapprocher de Charles VII et de l’Écosse. Les autorités étaient à


l’époque au courant de ces rumeurs, mais rien n’avait été fait contre Ivo Caret,
peut-être par manque de preuve. L’accusation d’espionnage, qu’elle soit fondée ou
non, est dans cette affaire un moyen d’atténuer la gravité de l’assassinat du Breton
dont les meurtrières ne sont d’ailleurs pas inquiétées.
En règle générale, on ne peut parler de contre-espionnage, car il n’existe aucune
stratégie structurée pour combattre les espions ennemis. Mais puisqu’ils sont
difficiles à repérer, le meilleur moyen pour s’en protéger est encore de contrôler
l’accès à l’information. Les rois d’Angleterre, avant chaque expédition de grande
ampleur, déploient un ensemble de mesures visant non à appréhender les espions
au service de la France, mais à fermer temporairement les canaux d’information :
Édouard III interdit en 1346 à quiconque de prendre la mer dans un espace de huit
jours après son propre départ pour le continent. Son descendant Henri V agit de
même en 1415. Le parlement anglais prend de plus à la fin du xive siècle des mesures
contre le clergé étranger présent sur le territoire, et tout particulièrement sur la
côte. De telles opérations, gages de la réussite future d’une expédition armée,
exigent une excellente organisation et l’implication d’un important nombre d’agents
de la couronne, et il n’est pas étonnant que cet effort de contrôle de l’information,
et parfois de contre-espionnage, participe selon Christopher T. Allmand du long
processus de structuration de l’État moderne. Côté français, les autorités de Saint-
Omer reçoivent en 1370 une ordonnance de Charles V, qui, préoccupé par la
protection de ses frontières, s’inquiète de ce que des prisonniers anglais pourraient
« voir et savoir la situation et l’état de la forteresse de la ville » depuis les geôles du
château, situées dans une tour, et de ce qu’ils pourraient rapporter au capitaine de
Calais après leur libération en cas de trêve : ils doivent donc être gardés dans des
cellules sans fenêtre1. Cette méthode de rétention de l’information n’est jamais
pleinement efficace : le bailli de Calais, qui est alors française, et par conséquent
le roi de France, savent dès le début de l’année 1346 grâce à un espion que « le Roi
a tenu un grand conseil à Londres où […] étaient présents des Flamands, et que le Roi
préparait son armée qui devait s’assembler à Portsmouth, où tous les navires étaient
retenus et avitaillés2 ».
Le reste du temps, la lutte contre l’espionnage se découvre dans les procès et
les enquêtes. Les affaires d’espionnage qui nous sont parvenues ont donné lieu à
des sources parce qu’elles ont démantelées, mais le plus souvent par hasard. Si nous
connaissons le parcours de Hennequin de Bos, que nous avons mentionné plus
haut, c’est précisément grâce à sa confession devant la chambre criminelle de Paris.
Hennequin est arrêté en 1387 à Saint-Quentin en raison de son comportement

1. Archives municipales de Saint-Omer, CCXXVI, 3. Remarqué par J.R. Alban, C.T. Allmand,
op. cit., p. 83.
2. Archives départementales du Pas-de-Calais, A650, cité par Jean-Marie Richard, « Compte
de Pierre de Ham, dernier bailli de Calais », Mémoires de la Commission départementale des
monuments historiques du Pas-de-Calais I, 1889, p. 244-245.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

suspect. Après torture, le capitaine de Saint-Quentin, Robert de Béthune, comprend


que l’affaire n’est pas de son ressort et décide de transférer le prisonnier au Châtelet
de Paris, plus haute juridiction du royaume. Un nouvel interrogatoire y révèle les
failles du contre-espionnage puisque Hennequin avait déjà une première fois été
arrêté à Montreuil (Pas-de-Calais) en 1386, avant d’être relâché. L’espion à la solde
des Anglais est jugé à Paris seulement en août 1390, après d’autres aventures
rocambolesques, dont une évasion et une troisième capture. Les preuves contre lui
sont accablantes. Les agissements de Hennequin sont, dans le registre du Châtelet,
présentés comme un crime envers le roi et appellent un procès et une condamnation
édifiants qui doit mettre en exergue la capacité de justice du roi. L’accusation est
simple : les actes de Hennequin constituent « crimes de lèse-majesté ». L’affaire n’a
par conséquent rien d’anecdotique, car ce n’est pas une petite communauté, une
forteresse située sur la frontière, que l’espion a mis en péril, mais bien le royaume
tout entier et les projets du roi et de son conseil. Si elle n’avait été découverte, la
trahison aurait pu conduire à la faillite du projet français de débarquement en
Angleterre, dont les préparatifs étaient implicitement la cible des Anglais (mais
qui, au moment où Hennequin est jugé, sont déjà abandonnés depuis près de quatre
ans). L’espion n’est donc pas jugé pour les conséquences de ses actes – il n’y en a
pas eu –, mais pour ce qu’ils signifient et ce qu’ils auraient pu provoquer. L’acte
d’espionnage est en soi un crime même s’il n’aboutit pas. Le châtiment est à la
mesure de la faute, et le condamné est le jour même de son procès décapité, et son
corps pendu au gibet.

*
Tous les protagonistes de la guerre de Cent Ans ont leurs espions, et les espions
sont à leur échelle des protagonistes de la guerre. Sans eux, elle est impossible car
les moyens déployés et les enjeux concernés, dont l’ampleur était jusqu’ici inédite
au Moyen-Âge, n’autorisent aucune prise de risque. La valeur de l’information est
capitale, ce que nous montre bien l’importance des efforts déployés par les autorités
pour contrer les espions adverses. L’espionnage est banal ; il est difficile de prouver
que les autorités françaises et anglaises y ont en moyenne plus recours que par le
passé au cours de la guerre de Cent Ans, faute de travaux sur la question, mais il
est évident que le nombre d’espions, dans l’absolu, prend des proportions inédites,
ne serait-ce que par la durée des phases de guerre et par l’étendue des territoires
impliqués. Un roi, un grand du royaume, un bailli, une municipalité, ne peut se
permettre d’être pris par surprise et doit anticiper les événements, employer en
amont de fidèles agents pour préparer une bataille ou se protéger contre une
éventuelle expédition militaire. C’est une nécessité de la guerre qui exige une
excellente organisation, et l’espionnage médiéval nous parle autant de lui qu’il
reflète ce que sont le pouvoir et le gouvernement.
D’un côté, l’espionnage nous apparaît comme une pratique marquée par
l’empirisme : on aperçoit des espions avant tout lorsque la guerre menace, ou qu’une

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Espions français et anglais pendant la guerre de Cent ans

bataille se prépare ; il y a des espionnages, car chaque échelle de pouvoir y a recours


sans qu’il y ait toujours coordination et peu d’espions sont susceptibles d’être des
professionnels du renseignement. L’espionnage se fait en ordre dispersé et est bien
souvent délégué aux pouvoirs les plus proches du terrain, ce qui ne signifie pas
qu’il ne peut pas être efficace : on sait, avant une bataille, où se trouve l’ennemi et
quel est l’état de ses forces, de même que le roi de France se doute que les Anglais
s’apprêtent à mener une opération dans le royaume.
D’un autre côté, l’espionnage médiéval surprend çà et là par des éléments de
structuration. Dans la pensée de ses théoriciens tout d’abord, qui ont une excellente
idée des avantages qu’offre le recours aux espions ; ensuite par son utilisation a
priori systématique dans le cours de la guerre, avant chaque bataille et pour se
défendre des embuscades ; et enfin par ce que l’on peut deviner des réseaux
d’espionnage qui couvrent les territoires grâce aux lignes de comptes, ou lorsque
les espions prennent la parole dans leurs confessions. L’espionnage fait par conséquent
partie d’un arsenal de guerre que tout capitaine ou monarque sait à sa disposition.
Son efficacité est reconnue, même si l’investissement qu’il exige n’est pas toujours
récompensé.

Benjamin Badier

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LE RÔLE DES « ESPIES »
DANS LA FRANCE DU NORD
AU COURS DE LA SECONDE PARTIE
DE LA GUERRE DE CENT ANS (1415-1456)

Olivier Bouzy

La présence d’espions est souvent mentionnée dans les chroniques du xve siècle ;
ne serait-ce qu’à l’occasion de leur exécution quand ils sont pris, mais surtout pour
les informations qu’ils transmettent. À en croire les textes, les « espies » sont partout,
mais peut-être davantage dans la tête des gens que dans la réalité, car il est assez
difficile de définir ce qu’ils sont.
Tout d’abord, la distinction n’est pas forcément très aisée entre « espies »,
éclaireurs et hérauts. Ainsi le chroniqueur Enguerrand de Monstrelet mentionne-
t-il indistinctement espies et coureurs1, tandis que le Bourgeois de Paris signale
qu’avant la bataille de Verneuil les Français firent « épier » les forces anglaises par
leurs hérauts d’armes2. Le même auteur mentionne également pour l’année 1417
des « espies » au service des Armagnacs, qui sont en fait des indicateurs : « Et par
toutes les rues de Paris avait espies qui étaient résidants et demeurants à Paris, qui
leurs propres voisins faisaient prendre et emprisonner »3.
Le monde médiéval est de toute manière un monde où les nouvelles circulent
beaucoup, sous différentes formes4. Si le tourisme n’est évidemment pas très
développé, il convient de se rappeler que les nobles d’un lieu se marient avec leurs
nobles voisins, qui eux-mêmes, etc., ce qui fait que toute la noblesse européenne
est plus ou moins apparentée, que les jeunes hommes de cette noblesse sont en
mesure de parcourir le monde connu pour aller visiter des membres de leur famille

1. L. Douet d’Arcq (éd.), La chronique de Monstrelet, t. I, Paris, 1857, p. 102.


2. Colette Beaune (éd.), Journal d’un bourgeois de Paris, Paris, 1990, p. 213.
3. Ibid., p. 99.
4. La circulation des nouvelles au Moyen-Âge, Actes du XXIVe congrès de la Société des Historiens
Médiévistes de l’Enseignement Supérieur Public (Avignon, 1993), Paris, Publications de la
Sorbonne, 1994, 254 p.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

éloignée ou pour aller courir l’aventure en participant à des pèlerinages (dans le


sud de l’Espagne pour le Tchèque Lev Rozmittal de Blatna), à des croisades (en
Prusse pour le comte de Foix Gaston III Fébus), voire plus exceptionnellement de
s’engager un temps dans l’armée turque (comme le Bourguignon Jacques de Heilly).
Tous ces gens écrivent des lettres, voire des récits de voyages. Ces lettres sont
transmises à leur destinataire par des messagers privé ou semi-publics. Le roi, les
marchands vénitiens1, les abbés de grands monastères ont à leur service des
messagers professionnels, des hommes qui emportent apparemment volontiers
des lettres privées, pourvu que cela ne les détourne pas de leur chemin. Sans qu’il
existe de poste officielle, l’Europe est ainsi quadrillée par un réseau d’échange de
nouvelles, alimenté par des hérauts en tabard, par des messagers officiels
reconnaissables à leur boîte à messages et par des religieux rendus anonymes par
leur froc. Cela fait beaucoup de monde sur les routes, sans parler des paysans qui
vont au marché de la ville voisine, parfois relativement loin. Aucun de ces individus
n’a de papier d’identité et de ce fait il n’existe pas de contrôle. Certains voyageurs
ont pris la peine de se munir de laissez-passer ou d’un sauf-conduit, mais allez
savoir si le religieux en robe de bure avec une tonsure suffisamment fraîche est un
vrai ou un faux moine ou si le paysan qui passe vient vraiment de là d’où il prétend
venir : « à beau mentir qui vient de loin », dit le proverbe.
C’est donc relativement facilement que va pouvoir se mettre en place une
chaîne du renseignement. En ville, là où se trouve l’information, le secret n’existe
visiblement pas : s’il faut organiser un convoi de ravitaillement, comme celui qui
se fit intercepter lors de la bataille des harengs en février 1429, l’occupant anglais
va devoir recruter des voituriers parisiens, à qui il va visiblement indiquer pour
combien de temps ils sont recrutés et pour quelle destination. Ces voituriers
clabaudent apparemment sans contrainte, chez eux ou à l’auberge, et à un moment
donné l’information tombe dans l’oreille d’un homme favorable au roi Charles,
qu’il s’agisse ou non de l’un de ces indicateurs mentionnés par le Bourgeois de
Paris. Pour peu que « l’espie » connaisse le moyen de transmettre l’information à
un capitaine français, à l’aide d’un religieux ou par un autre moyen, ce capitaine
sera en mesure de mettre en place une embuscade pour s’emparer du convoi. Pour
intercepter le convoi de ravitaillement de février 1429, la décision fut visiblement
prise au niveau du roi, le convoi devant être pris en tenailles par le maréchal de
France La Fayette et par le comte de Clermont d’un côté, par le Bâtard d’Orléans
et par le connétable des Ecossais, John Stuart of Darnley, d’autre part. Les Français
semblent finalement assez bien renseignés sur les mouvements de leurs ennemis,
ce qui vaudra au duc de Bedford de manquer de se faire capturer à au moins deux

1. Voir à ce sujet en particulier les nouvelles – souvent fausses – rapportées par le Vénitien
Morosini à partir de lettres envoyées par des marchands – Vénitiens également – basés
à Bruges : Germain Lefevre-Pontalis et Léon Dorez (éd.), Chronique d’Antonio Morosini,
Paris, 1898-1902, 4 tomes.

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Le rôle des « espies » dans la France du Nord au cours de la seconde partie de la guerre de Cent ans

reprises, en 14251 et en 14312. Visiblement, dans ces trois cas, l’information fut
précise, et transmise en temps et en heure à la personne en mesure de prendre les
dispositions nécessaires à l’interception. Ensuite, l’affaire rata lamentablement
mais c’est une autre paire de manches.
Il faut préciser que chaque personnage de quelque importance à ses propres
« espies », ce qui est affirmé dans la chronique de Guillaume Gruel à l’endroit du
comte de Richemont : « le comte de Richemont « avoit bonnes espies, et les payoit
bien »3. Il n’est jamais fait état d’un service de renseignement centralisé ; Charles VII,
lorsqu’il est avisé d’une menace, l’est apparemment de façon indirecte, l’information
passant d’abord par un prince de son entourage.

Déceler les intentions adverses

Que l’information soit personnelle, mais aussi ponctuelle et indirecte, semble


confirmé par un épisode mettant en scène Odinette de Champdivers, la maîtresse
de Charles VI. À la mort de celui-ci, elle s’était retirée à Dijon où, apparemment,
elle n’arrivait pas à se faire payer la pension qui lui était allouée par le trésor royal.
Elle subsistait toutefois grâce à quelques dons du duc de Bourgogne. En avril 1424,
elle fit prévenir la duchesse de Bourbon, par le biais d’un religieux, à propos d’une
entreprise anglaise manigancée contre Lyon, ville royale. L’archevêque de Lyon,
Amédée de Talaru, aurait voulu vendre la ville aux Anglais, information invérifiable
et invérifiée, dont Odinette de Champdivers aurait eu connaissance par un conseiller
du duc de Bourgogne, Jean Lietaud. La duchesse munit le religieux d’une lettre
d’introduction et l’envoya auprès de Charles VII, qui prit les dispositions nécessaires
pour assurer la protection de la ville. Peut-être jugea-t-il plutôt que l’information
était fantaisiste : Amédée de Talaru resta en place jusqu’à sa mort en 1444. Le
religieux, un cordelier bourbonnais du nom d’Etienne Charlot, fut arrêté par les
Bourguignons alors qu’il rentrait à Dijon, et interrogé. Son sort est inconnu : protégé
par son statut de clerc, il est probable qu’il fut interné dans son couvent avec
interdiction d’en sortir. Odinette de Champdivers fut questionnée par le chancelier
Rolin en personne, mais il ne semble pas qu’elle ait eu à souffrir de son intervention :
les dons du duc de Bourgogne furent maintenus et le dernier paiement dont on ait
la trace est postérieur de quatre mois à cette affaire4.

1. Colette Beaune, op. cit, p. 240-241.


2. Ibid., p. 300
3. Achille Le Vavasseur, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de
Bretagne (1393-1458) par Guillaume Gruel, Paris, 1890, p. 147.
4. Auguste Vallet De Viriville, « Odette ou Odinette de Champdivers était-elle fille d’un
marchand de chevaux ? Notes historiques sur ce personnage », Bibliothèque de l’École des
chartes, t. 20, 1859, p. 177-179.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Il est difficile d’interpréter l’épisode : 1424 est l’année de la défaite de Verneuil,


mais la bataille n’interviendra qu’en août. Le duc de Bourgogne a pu faire montre
de mansuétude envers Odinette parce qu’il pouvait croire, jusqu’à la défaite française,
que Charles VII était en passe de reconquérir son royaume : mieux valait garder
sous le coude une intermédiaire potentielle. Le duc n’était pas non plus un allié
inconditionnel des Anglais et il a pu envisager qu’une telle entreprise était peu
souhaitable pour sa propre indépendance. Il pouvait considérer avec bienveillance
tous ceux qui avaient pu contribuer à la faire échouer. Il avait aussi ses propres
vues sur Lyon, que les projets anglais auraient contrecarrées. À moins, tout
simplement, qu’il n’ait considéré que l’entreprise contre Lyon était chimérique : ce
n’est que trois ans plus tard que les Anglais seront en mesure de descendre jusqu’à
Montargis, pour y être d’ailleurs sévèrement battus : Lyon paraît largement hors
de leur portée. Quoiqu’il en soit, la chaîne d’information entre Odinette et Charles VII
est bien établie, même si les intentions de l’ancienne « petite reine » sont peu claires :
elle ne voulait pas « perdre son âme » en laissant prendre Lyon, déclara-t-elle, mais
elle laissa entendre que si le duc de Bourgogne était un peu plus généreux, « il faudroit
qu’elle advisât comment elle se pourroit comporter mieux ». Odinette elle-même
semble disparaître à la fin de l’année 1424, mais sa fille Marguerite, bâtarde de
Charles VI, fut exfiltrée de Bourgogne l’année suivante et rejoignit son demi-frère
Charles VII à Mehun-sur-Yèvre. Elle fut légitimée en janvier 1428 : c’était peut-être
là le but de la manœuvre d’Odinette.
Inversement, les Anglais semblent plutôt mal renseignés : lors de la campagne
du sacre en juin-septembre 1429, l’armée française, partie de Gien, gagna Auxerre,
Troyes, puis Reims, où Charles VII fut sacré le 17 juillet. Le duc de Bedford, qui
commandait l’armée anglaise, visiblement persuadé que les Français visaient Paris,
les attendait à Montereau-Fault-Yonne. Le 7 août, soit trois semaines après le sacre,
Bedford s’avisa enfin qu’il avait été tourné : l’armée française était alors à
Coulommiers, à près de 50 km au nord de Montereau. La position choisie par le
duc de Bedford n’était pourtant pas totalement stupide : les Français avaient
effectivement hésité entre trois objectifs possibles : la Normandie, Paris ou Reims.
Finalement, le choix s’était porté sur Reims, mais l’objectif final restait Paris. Soit
Bedford avait correctement deviné la destination finalement choisie, soit il avait
lui aussi bénéficié d’informations ; mais pas forcément grâce à ses « espies ». Dès le
2 juin, le seigneur de Laval avait écrit à sa mère pour lui signaler qu’il allait partir
vers Reims avec le roi : « qu’il prendra son chemin à tirer avant vers Reims ».
L’information lui avait été communiquée par Jeanne d’Arc en personne, mais la
Pucelle avait ajouté un détail, que le seigneur de Laval s’empressa de rapporter à
sa mère : « j’allay à son logis la voir, et fit venir le vin, et me dit qu’elle m’en feroit
bientost boire à Paris »1. Du côté français aussi le secret n’existe pas ; heureusement
pour Charles VII, il n’y a pas de marchand anglais ou de maîtresse du roi d’Angleterre

1. Jules Quicherat, Procès de Jeanne d’Arc, t. V, Paris, 1849, p. 105-111.

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Le rôle des « espies » dans la France du Nord au cours de la seconde partie de la guerre de Cent ans

dans ses territoires, qu’il a d’ailleurs expurgé des partisans du duc de Bourgogne
entre 1418 et 1424. L’information remonte donc moins facilement jusqu’au duc de
Bedford, qui par ailleurs commet sans doute également autant d’erreurs que les
Français quand il s’agit de l’exploiter.
De toute manière, la meilleure source d’information sur les mouvements de
l’ennemi est souvent l’ennemi lui-même. Pour un prince qui cherche la victoire,
donc la bataille, la méthode la plus assurée pour que l’ennemi soit bien présent est
de lui envoyer une lettre de défi, en précisant où et quand la « journée » doit se
dérouler, comme à Ivry en 1424, à Tartas en 1442 et dans bien d’autres cas. Bien
évidemment, l’ennemi ne vient pas toujours, mais au moins sait-il où il faut aller…
ou ne pas aller.
Dans tous ces cas la personnalité des « espies » est difficilement cernable ;
certains n’existent peut-être que dans l’imagination de populations rendues
paranoïaques par les risques – bien réels, ceux là – de voir une porte ouverte en
catimini à une troupe ennemie. Mais finalement les « espies » sont très rarement
décrits. Un cas rarissime est celui d’un « espie » breton, originaire de Clisson, envoyé
épier un groupe d’Ecossais probablement débandés et devenus pillards après la
mort de leur capitaine, John Stuart of Darnley1. Le témoignage d’un de ces Ecossais,
Michel Amiclon [Hamilton ?], pris par les Bretons et pendu (mais mal pendu),
permet de voir comment se déroulent les choses : « que lesdiz Bretons envoyerent
sur leurs logeis ung espie pour savoir de leur estat, lequel espie lesdiz Escotz prindrent,
le interrogerent et seurent par luy que lesdiz Bretons les vouloient destrousser, et après
qu’ilz eurent sceu la volonté dudit espie, le pendirent »2. On a visiblement envoyé un
civil, lequel a dû tournicoter un peu trop visiblement sous le nez des Ecossais, les
mains dans les poches et l’air faussement innocent, jusqu’à se faire prendre,
interroger et pour finir exécuter. On ignore son nom, la seule certitude étant qu’il
venait bien de Clisson : Amiclon eut la malchance d’y être mené et le fils du
malheureux « espie » fit de son mieux pour venger son père : il pendit Amiclon par
le cou et, lorsqu’il s’avéra que celui-ci était encore en vie après vingt-deux heures
passées sous le gibet, tenta de le finir à coups d’épée.

Permettre la conquête des villes

L’autre champ d’action du renseignement est la prise ou la reprise de ville. La


même chaîne d’information est à l’œuvre, sauf que cette fois-ci l’agent sur place
est chargé de réunir une équipe pouvant ouvrir une porte à une troupe embusquée
à l’extérieur. Ainsi, une tentative de reprendre Paris eut lieu en 1433, reprenant de

1. Tué à la « journée des Harengs », le 13 février 1429 au Rouvray.


2. Yves Chauvin (éd.), Livre des Miracles de Sainte-Catherine-de-Fierbois (1375-1470), Poitiers,
1976, miracle 105.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

manière symétrique la ruse qui avait déjà été utilisée pour prendre Verneuil en
1424 : des archers écossais, enchaînés et couverts de sang, avaient fait croire à la
garnison anglaise de Verneuil qu’ils étaient tout ce qui restait de l’armée du duc
de Bedford, et les Anglais s’étaient rendus. En 1433, deux cents Ecossais portant
la croix rouge (emblème des combattants anglais) devaient cette fois-ci escorter
cent Français, portant la croix blanche, faisant semblant d’être prisonniers. Les
trois cents hommes devaient tenir une porte qui leur aurait été ouverte par des
complices dans Paris, et le reste de l’armée française, cachée non loin de là, devaient
s’engouffrer dans la ville1. L’affaire échoua, comme souvent, les agents sur place se
faisant prendre et exécuter. C’est qu’il s’agit d’amateurs, dans la plupart des cas des
résidents de la ville, qui pour une raison ou une autre – inclinaison vers un parti
ou un autre ou ressentiment personnel – sont hostiles au pouvoir en place. Ils sont
fondus dans la population et évidemment difficile à repérer.
C’est le cas de Perrinet Leclerc, qui pour avoir été insulté par des Armagnacs
se saisit des clés de la porte de Bucy dont son père était responsable, et ouvrit la
ville aux Bourguignons en 1418. Mais pour parvenir à leurs fins, ils sont souvent
obligés de s’ouvrir de leurs projets à des interlocuteurs supposés fiables mais qui
ne le sont pas toujours, ne serait-ce que parce que l’idée d’ouvrir les portes de sa
ville à des hommes d’armes ne peut que faire sursauter d’horreur tout homme
raisonnable, même mal disposé envers l’occupant. D’ailleurs, celui-ci n’est souvent
pas pire que le pouvoir royal, et certains capitaines anglais ont pu être bien davantage
appréciés de la population que le capitaine français qui a pu le remplacer, par
exemple à Bordeaux en 1452, ce qui permit la reprise de la ville par les Anglais avec
la bénédiction des habitants.
Mais l’occupant n’est pas toujours apprécié ; la ville de Verneuil fut reprise en
1449 grâce à un meunier victime de mauvais traitements de la part des Anglais. Il
indiqua aux hommes de Robert de Floques un élément mal surveillé de la muraille2.
La trahison ne va d’ailleurs pas uniquement dans ce sens : à Dreux en 1447, un
valet du capitaine de la ville, Simon de Termes, indiqua au capitaine anglais François
de Surrienne l’endroit où il pouvait poser ses échelles pour prendre la ville par
surprise. Celle-ci fut pillée en moins de deux heures puis abandonnée ; le valet qui
avait trahi fut identifié et pendu, mais nous n’en savons pas plus sur ses motivations3.

*
C’est à peu près tout ce qu’on peut dire du rôle des « espies » ; leur action ne
doit pas être confondue avec les ruses de guerre, comme dans la tentative contre
Paris en 1433, même si celle-ci devait être appuyée par des agents dans la place.

1. Colette Beaune, op. cit, p. 327-328


2. Vallet de Viriville (éd.), Chronique de Jean Chartier, t. II, p. 80 et sq.
3. André Bossuat, Perrinet Gressart et François de Surienne agents de l’Angleterre, Contribution
à l’étude des relations de l’Angleterre et de la Bourgogne avec la France, sous le règne de
Charles VII, Paris, 1936, p. 306.

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Le rôle des « espies » dans la France du Nord au cours de la seconde partie de la guerre de Cent ans

Pour le reste, nous n’avons pas d’exemple connu de sabotage d’installation ennemie,
ni de tentative d’intoxication (exception faite, peut-être, de cette affaire d’accusation
contre Amédée de Talaru), ni de cas d’un convoi prévu pour une destination mais
partant pour une autre au dernier moment. Bien sûr, en 1428 l’armée anglaise
commandée par le comte de Salisbury aboutit à Orléans alors que son objectif
primitif était Angers, mais il semble bien que le changement d’itinéraire soit tardif,
car l’armée anglaise était déjà à Chartres. Il relève d’ailleurs plutôt d’une décision
de dernière minute du commandant de l’armée. L’astrologue Simon de Phares, en
1495, prétendit même que Salisbury avait changé d’objectif à la suite de la consultation
de l’astrologue Jean des Bouillons1. Quoiqu’il en soit, la vitesse de déplacement
d’une armée médiévale étant ce qu’elle est, de l’ordre de 25 km par jour, la ville
d’Orléans ne fut pas prise au dépourvue par l’arrivée anglaise sous ses murs.
L’utilisation du renseignement, s’il est réel, ne débouche donc pas forcément
sur des résultats positifs. Surtout, il est limité dans l’espace, dans ses moyens et
dans le temps. Ainsi, il n’y a pas d’agent de renseignement implanté à l’étranger :
les expéditions anglaises, si elles sont annoncées, le sont par les Anglais eux-mêmes
dans le cadre d’une politique de pression. Les ambassades sont ponctuelles – il
s’agit toujours de l’envoi de conseillers chargés de régler un cas précis – et il n’y
aura pas d’ambassadeur français permanent avant la création d’une ambassade en
Suisse par François Ier en 1522. Encore s’agissait-il essentiellement d’assurer le
recrutement préférentiel des mercenaires suisses au bénéfice de la France. Il n’y a
ni noyautage des moyens de production ennemis, ni sabotage des moyens de
communication. Les conseillers ennemis ralliés – comme Philippe de Commynes
débauché du service de Charles le Téméraire par Louis XI – ne restent pas en place
pour espionner leur ancien maître ou pour fausser ses informations ; ils le quittent
pour servir leur nouveau seigneur. Il n’y a pas non plus de service examinant
systématiquement le courrier étranger (comme le « secret du roi », sous Louis XV),
ni de cinquième colonne. Enfin, la chaîne de renseignement est limitée dans le
temps : dès que la ville visée est reconquise, les observateurs en place n’ont plus
d’intérêt pour leurs employeurs. D’ailleurs eux-mêmes n’éprouvent visiblement
plus d’intérêt pour une carrière d’informateur ; leur ville a été délivrée de l’occupation
ennemie et cela leur suffit. De ce fait, le renseignement français de la fin de la guerre
de Cent Ans n’est pas un service organisé, encore moins centralisé, et à la fin du
conflit, il n’existe plus.

Olivier Bouzy

1. Jean-Patrice Boudet (éd.), Le recueil des plus célèbres astrologues de Simon de Phares, Paris,
1999, p. 554.

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INFORMATION ET ACTIONS SECRÈTES
AU CŒUR DES (RE)CONQUÊTES :
LE RENSEIGNEMENT DANS LA PÉNINSULE
IBÉRIQUE AU MOYEN-ÂGE

Gaël Pilorget

L’apparition de pratiques propres au « renseignement » ne date pas, en Espagne


ni ailleurs, de l’ère moderne, et encore moins contemporaine. On peut dénicher,
sans trop de difficultés, des allusions à « l’espionnage » dans les textes de référence
de l’Antitiquité, que ce soit dans la culture hellénique (L’Illiade, L’Odyssée, L’Anabase1
de l’historien militaire Xénophon) que celle de la Chrétienté (la Bible), ou bien
encore de multiples autres civilisations, de l’Orient aux terres nordiques, comme
nous le rappelle Santiago González Sánchez2. Les différents peuples et royaumes
de la Péninsule ibérique ont toujours cherché à savoir si leurs voisins avaient à leur
encontre des projets d’attaque, de concurrence économique et commerciale (par
des moyens loyaux ou nettement plus contestables) et même, dès les premiers âges,
d’espionnage industriel (notamment dans les secteurs de la poterie et de la joaillerie).
Le roi Alphonse X de Castille, qui règne de 1252 à 1284, souligne dans une de ses
Partidas (ouvrage visant à une uniformité des pratiques juridiques au sein de son
royaume) le rôle fondamental des « barruntes » : au Moyen-Âge, ce terme renvoie
à l’espion ou à l’informateur, voire à celui qui s’en va provoquer chez l’adversaire
troubles et désordres de toutes natures.
Les califes régnant alors sur une partie de l’Espagne – l’occupation arabe s’y
impose du viiie à la fin du xve siècle – accordent également une place de premier
plan au renseignement, lequel doit surtout à leurs yeux, comme cela est aujourd’hui
communément admis, nourrir la réflexion, puis la décision politique. Ils déploient

1. L’Anabase narre l’expédition en Perse de 10 000 mercenaires grecs recrutés par Cyrus le
Jeune pour combattre son propre frère Artaxerxès II, roi de Perse.
2. « El espionaje en los reinos de la Península Ibérica a comienzos del siglo xv », En la España
Medieval, Universidad Complutense de Madrid, 2015, vol. 38, p. 135-194.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

donc des informateurs dans les villes qu’ils contrôlent, mais également tout au long
des routes et des axes d’échange.
L’Espagne née de la fin de la « Reconquista » (la Reconquête des territoires
sous domination arabe) opère deux mutations simultanément : d’une part,
l’unification territoriale – et ethnico-religieuse – sous l’autorité des Rois Catholiques
(Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon) ; et d’autre part, en cette année 1492
qui marque la prise de Grenade – dernier bastion aux mains des « Maures » –, une
nouvelle ouverture sur le monde, avec la découverte, par le navigateur génois
Christophe Colomb, d’une apparente nouvelle voie vers les « Indes occidentales ».
Un royaume plus étendu est aussi un territoire politique plus complexe : les
attentes des souverains en matière de renseignement n’en font que croître. Et même
avant que de pouvoir bâtir les fondations de l’unité espagnole, les Rois catholiques
n’ont pas attendu la fin de la Reconquista pour missionner, par exemple, des
informateurs au plus près des Nasrides dirigeant l’émirat (ou sultanat) de Grenade
fondé en 1237. Mais les « espions » de Ferdinand et d’Isabelle n’ont pas encore la
pleine mesure et identité de professionnels du renseignement contemporain :
explorateurs, commerçants, diplomates, militaires de divers « grades », religieux
de divers statuts et de divers ordres, ils apportent néanmoins de précieuses
informations aux monarques, sous couvert et au détour de leurs activités principales.
L’historiographie a tendance à situer la véritable « naissance » des services de
renseignement espagnols sous le règne de Philippe II, arrière petit-fils des Rois
Catholiques et fils aîné de Charles 1er d’Espagne (Charles Quint, 1500-1558).
L’Espagne atteint alors son apogée territoriale, étendant sa domination d’Amérique
en Asie sur un « empire sur lequel jamais le soleil ne se couche ». Mais cette éclosion
des premiers « services » au xvie siècle a de profondes racines dans le siècle précédent,
qui marque un tournant fondamental dans l’Histoire de l’Espagne en particulier,
mais également, sur un plan plus général, dans celle de l’Europe et du monde.

Le contexte ibérique à la fin du Moyen-Age

Au début du xve siècle, la péninsule est divisée en plusieurs royaumes. Le plus


important est la Castille, laquelle a conquis de nombreux territoires au gré de la
Reconquête sur l’occupant maure ; les villes-phares du royaume s’appellent Valladolid,
Medina del Campo et Séville, et pas encore Madrid (qui tire son nom du terme
arabe dialectal « Madrit » : « petit cours d’eau »). Le royaume qui vient après la
Castille en termes de puissance est l’Aragon, qui s’étend à l’époque, pour ce qui
est de l’Espagne, sur les régions de Barcelone et de Valence. Au-delà de la péninsule,
la « Couronne d’Aragon » parvient à étendre son influence sur différents territoires
du bassin méditerranéen. Le royaume de Portugal est déjà centré lui sur sa future
capitale Lisbonne, laquelle, dès cette époque, bénéficie des retombées d’un commerce

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Information et actions secrètes au cœur des (re)conquêtes

atlantique florissant. Enfin, dernier bastion d'« Al-Andalus » (les territoires « arabes »
ou « maures », encore aujourd’hui revendiqués par les islamistes comme partie
intégrante d’un grand Califat fantasmé), le royaume nasride de Grenade, qui vit
sous la menace croissante d’une annexion de la Castille.
En 1469, Ferdinand d’Aragon (1452-1516) se marie avec Isabelle de Castille
(1451-1504) : ils deviendront, pour l’Histoire, les célèbres « Rois catholiques ». En
1478, est créé le Tribunal de l’Inquisition qui va incarner la répression de toute
« déviance » religieuse, même minime. C’est l’heure où les hérétiques doivent faire
pénitence publique dans le cadre des autos de fe (« actes de foi »), ancêtres de bien
d’autres « autodafés » de sinistre mémoire… L’Espagne des Rois catholiques et de
Torquemada (Grand Inquisiteur et confesseur de la reine) est obsédée par la « pureté
de sang » des « vieux chrétiens » face aux convertis (de force) juifs et musulmans.
C’est l’heure où l’Espagne s’ouvre à la fois au monde mais commence déjà, dans
la péninsule, à se recroqueviller sur elle-même.
La politique des Rois catholiques – qui, par leur mariage « unifient » deux
royaumes qui conservent cependant leur autonomie – permet certes l’émergence
d’un État moderne et centralisé : une œuvre qui sera complétée en 1492, année
fondatrice pour l’Espagne moderne, par la chute de Grenade. Mais déjà les germes
du déclin affleurent : la même année, les Juifs qui refusent de se convertir commencent
à être expulsés d’Espagne et les populations musulmanes suivront. Bien vite,
l’Espagne de la coexistence relativement pacifique entre les trois religions se contracte
en un étroit « modèle » politique, social et religieux qui va placer le pays dans une
position de décalage durable avec l’évolution du reste de l’Europe. Toutefois, en
1494, le Traité de Tordesillas conclu avec le Portugal (établissant un axe de séparation
des zones de navigation et de potentielles conquêtes, ligne de démarcation située
à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert, ce qui fait que le Portugal n’héritera que
du seul Brésil) semble conférer pour des siècles une dimension internationale à
cette Espagne pourtant étriquée.
En 1500, la Castille ajoute à ses possessions les îles africaines des Canaries.
Tandis que navigateurs et conquistadors s’élancent à tour de rôle à la conquête de
ce qui apparaît être finalement un Nouveau Monde, des marchands castillans
s’installent, eux, dans les grandes villes européennes et y démontrent un savoir-
faire commercial et un véritable esprit d’entreprise et d’innovation : ils sont ainsi
à l’origine de la mise en place des lettres de change et des assurances pour le
commerce maritime.
Au-delà du seul royaume d’Aragon, la Couronne d’Aragon conquiert d’abord
la Sicile, qui se soulève en 1282 contre Charles d’Anjou lors des « Vêpres siciliennes ».
Les troupes de Pierre III d’Aragon débarquent sur l’île en 1283. et y demeurent :
Pierre III s’en proclame maître sous le nom de Pierre Ier de Sicile. Le royaume
d’Aragon s’oppose au voisin français dans les régions du Roussillon et de la Cerdagne
(conquise par les Aragonais en 1323), mais également dans ce bassin méditerranéen
dans lequel l’Aragon souhaite jouer les premiers rôles. Jaume II (Jacques le Juste)

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Deuxième partie : Moyen-Âge

signe en juin 1295 le traité d’Anagni qui met fin à la guerre entre la couronne
d’Aragon et la France de Philippe le Bel au sujet de la Sicile. Le royaume de Sicile
revient au Saint-Siège de Boniface VIII, grand artisan du traité.
Mais les Siciliens proclament roi Frédéric II d’Aragon : le royaume de Sicile
insulaire (dissocié, à partir de 1282, du royaume sicilo-napolitain) devient pleinement
un territoire de la Couronne d’Aragon en 1409. En 1443, Alphonse V le Magnanime
conquiert Naples, et y installe sa cour. Mais la Couronne d’Aragon tente des
aventures « coloniales » plus à l’est encore, s’appropriant le duché d’Athènes (1379-
1388) et, entre 1379 et 1391, celui de Néopatras (situé autour de la ville d’Ypati).
Ces duchés sont conquis grâce à des mercenaires « almogavres » (« ceux qui entrent
en terre ennemie » en arabe), des soldats majoritairement catalans et aragonais. Ils
sont venus dans la région prêter assistance, sous le commandement de Roger de Flor
(le condottiere italien) à l’empereur byzantin Andronic II Paléologue contre les
Turcs. Finalement, l’empereur se retourne contre eux et les combat. Les jugeant
redoutables d’après leurs fulgurants succès militaires contre le Turcs, l’empereur
ordonne l’assassinat de leur chef Roger de Flor. Les Almogavres répondront à cet
assassinat par la fameuse « vengeance catalane1 ». Menés par Bernat Rocafort et
Berenguer d’Entença, et après avoir incendié leurs navires mouillant dans les eaux
du Bosphore (afin de couper court à toute idée de retraite), ils massacrent ce qui
reste de l’armée byzantine et parviennent à enfermer Andronic dans Constantinople.
L’expansion politique et militaire de la Couronne d’Aragon en Méditerranée
est contemporaine d’un puissant essor du commerce international. C’est Barcelone
qui en profite le plus, devenant un centre d’échanges de toute première importance,
non seulement avec des territoires proches comme la Sardaigne et la Sicile, mais
également avec des terres nettement plus lointaines, comme Byzance, la Syrie,
l’Égypte… comme par la voie atlantique avec les Flandres. La Couronne d’Aragon
implante des consulats et comptoirs à travers la Méditerranée, ainsi que des
institutions propres à favoriser le commerce : le Consolat de Mar (Consulat de la
mer, chargé de régler les litiges) et la Taula de Canvi, banque municipale de la
florissante Barcelone. L’Aragon tisse une large toile : le royaume dispute la Corse
à la France, domine Oran (1509-1791), la côte de l’Algérie et de la Tunisie (par
intermittence entre 1505 et 1581), Malte (du xiiie siècle à 1530), etc. Mais la crise
financière du milieu du xvie siècle (banqueroutes successives de l’État sous le règne
de Philippe II) marque le début de la décadence de Barcelone, la Cité comtale.
Valence la remplace en tant que principal port du royaume. La prise de Constantinople

1. Cette sanglante revanche a d’ailleurs laissé des traces linguistiques et culturelles dans
divers pays, le « Katalan » étant dans les Balkans l’incarnation d’un guerrier géant et
assoiffé de sang, une figure terrifiante que l’on utilise pour effrayer les enfants quand ils
ne sont pas sages. Le terme « Katalan » signifie ainsi « monstre » en albanais. En Bulgarie,
le terme de « catalan » renvoie à un être maléfique, cruel, à un tortionnaire ; et les Grecs
considèrent le mot comme une insulte. Dans le Péloponnèse, le féminin « catalana » est la
pire injure que l’on puisse proférer contre une femme.

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Information et actions secrètes au cœur des (re)conquêtes

par les Turcs en 1453 signe la fin de l’hégémonie catalano-aragonaise, les principales
routes d’échanges maritimes se déplaçant vers la mer du Nord et les nouvelles voies
atlantiques ouvertes par les découvertes de Christophe Colomb et de ses successeurs…

Les opérations de renseignement dans la péninsule ibérique


aux xive et xve siècles

La fin du Moyen-Âge voit la croissance du renseignement en Europe et marque


par ailleurs son entrée dans l’ère de la codification et du chiffrement. L’interminable
guerre de Cent Ans (1337-1453) n’est pas étrangère à cet essor, dans un contexte
où les stratèges et tacticiens militaires européens appuient leurs réflexions sur une
culture livresque du renseignement, allant des références de l’Antiquité latine
(Stratagemata de l’écrivain militaire Frontin et Traité de la chose militaire1, du haut
fonctionnaire Végèce) aux ouvrages de l’homme de guerre Philippe de Mézières2
et de Christine de Pisan qui, dans Les faits d’armes et de chevalerie, influencée par
Végèce, attribue elle aussi un rôle fondamental au renseignement.
Selon certaines sources, la première mention du terme « espion » daterait de
1264 : le mot aurait servi aux Vénitiens à désigner les agents « allemands » venus
effectuer des reconnaissances et mener des enquêtes au sein de la population de la
Sérénissime république.
Dans cette évolution, l’Espagne n’est pas en reste et est le théâtre de très
nombreuses opérations de renseignement et d’actions clandestines, dans la péninsule
ibérique comme dans le bassin méditerranéen.

Le père d’un certain « don Juan » créé le premier « service Action » espagnol
La « Chambre des assistants », mise en place par l’amiral Jofre Tenorio (père
de Juan Tenorio, qui aurait inspiré le mythe de don Juan) vers 1350, met à la
disposition des gouvernants des tueurs à gage. Ceux-ci jouent également le rôle
d’informateurs, notamment sur les mouvements des troupes almohades (Berbères
qui dominent l’Afrique du Nord et l’Espagne de 1147 à 1269), et interceptent et
déchiffrent des missives de sultans et de beys nord-africains. Ladite « Chambre »,
telle une digne ancêtre du Mossad, mène avant l’heure des opérations « homo »
contre des personnalités « embarassantes » pour le pouvoir en place, ou cherchent
encore à semer la zizanie chez l’ennemi en y encourageant les dissensions.

1. Epitoma institutorum rei militaris (« Traité de la chose militaire » ) plus connu sous le titre
abrégé de De re militari (« De la chose militaire »).
2. Auteur du Songe du Vieil Pélerin. Pour lui, un tiers du budget des armées doit être dédié au
l’espionnage politique et militaire)

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Parmi les « assassinats ciblés », on note celui d’Ibn-al-Malik, chef militaire


almohade installé dans le Rif. Ce meurtre provoque chez l’adversaire une série de
luttes intestines pour le pouvoir et retarde de plusieurs semaines l’invasion prévue,
ce qui permet aux Castillans de se préparer à défendre le détroit de Gibraltar.
Le déchiffrement des codes almohades est lui l’œuvre d’experts en probabilités
installés à Tolède dans un authentique centre dédié à cette mission. La déstabilisation
de l’adversaire provoque des rixes au sein des troupes nord-africaines qui font alors
presque vingt victimes par jour. Mais la croissante intolérance religieuse de la fin
du xve siècle interdit peu à peu l’accès des Juifs et convertis à cette « Chambre »
secrète, qui finit par disparaître. Pendant plus de 40 ans, l’Espagne est privée cet
embryon de « service » pourtant déjà très actif et on ne peut plus compétent : la
défunte « Chambre des assistants » savait chiffrer (en des variantes de l’hébreu, de
l’arabe classique et de l’ancien castillan) des messages « incassables » ; elle disposait
d’un « service Action » d’experts-empoisonneurs et des spécialistes de ce que nous
dénommerions aujourd’hui « l’agit-prop ».
L’Espagne, par cette mise entre parenthèses d’un service aussi performant – mais
au bénéfice d’une conception exclusivement militaire de la gestion des conflits –,
prend énormément de retard dans la course au renseignement en Europe, alors
que la France et l’Angleterre s’y lancent avec une pleine volonté politique.
Au xvie siècle, le renseignement espagnol a totalement régressé : il code en système
monoalphabétique (quasiment dans une variante du chiffre de César), alors que
le Français Vigenère crée le célèbre codage polyalphabétique (dit chiffre de Vigenère)
qui rend indéchiffrables les messages interceptés. Sont conservés aux Archives
générales de Simancas (province de Valladolid) des dizaines de documents chiffrés
émanant de l’ambassadeur d’Isabelle la Catholique en Angleterre (le docteur
Rodrigo González de Puebla) et du cardinal Granvela comportant des instructions
et des éléments de négociation au sujet du mariage du futur Philippe II avec la reine
d’Angleterre Marie Tudor (1554), mariage qui fera du monarque espagnol le roi
« iure uxoris » (de par les droits de son épouse) d’Angleterre et d’Irlande (1558-1598).
Les marchands vénitiens – qui sont parfois par ailleurs des agents occasionnels
du Conseil des Dix de la Sérénissime république – utilisent, eux, une sorte de
chiffrement métaphorique. Dans leur étrange jargon, les « culottes vermeille »
renvoient à la flotte turque, les « culottes vertes » à la flotte espagnole. Le nombre
de « culottes » demandées dans un message correspond en fait à des unités militaires ;
s’il est fait appel à l’usage de « la nappe de table », c’est que l’on requiert l’artillerie ;
et si l’on insiste sur un paiement « sous forme de soie », c’est que l’on demande une
urgente livraison de poudre.

Le renseignement dans la guerre entre Castillans et Nasrides de Grenade


Tant du côté castillan que nasride, des agents sont déjà à l’œuvre avant même
que ne commence le conflit entre les deux royaumes, en 1407. Leurs quêtes d’infor­

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ma­tion coûtent des dizaines de milliers de maravédis (monnaie ibérique de référence


jusqu’au xixe siècle). Chez les Castillans, les renseignements recherchés concernent :
la possibilité d’attaquer une position maure (de manière classique ou sous la forme
de commandos), les failles dans ses défenses ; ou au contraire, la probabilité de la
lente arrivée ou du soudain surgissement de troupes ennemies, et les moyens de
défendre les villes du royaume. Les agents castillans doivent également contrer les
tentatives de désinformation des Nasrides qui font parfois croire à des attaques
qui ne se produisent jamais, comme cela fut le cas en 1407 contre le royaume de
Murcia (dépendant de la Couronne de Castille).
La recherche de renseignement n’est pas que terrestre. Elle s’étend également
au domaine maritime, et singulièrement à la zone du détroit de Gibraltar. L’objectif
des Castillans est de s’emparer de navires maures venus d’Afrique du Nord, dont
certains transitent la nuit. Tout comme pour le débarquement de 1944, les agents
castillans cherchent à déterminer dans quelle mesure (nombre de navires), selon
quelles modalités (progression d’ensemble ou plus solitaire et masquée des bateaux),
une flotte peut venir en aide au roi de Grenade. Avant que de pouvoir suivre puis
arrêter les navires, il faut anticiper leur départ. C’est là que le fait de mener des
interrogatoires serrés de marchands appréhendés par la flotte peut amener nombre
de précieuses informations. Une expédition en projet visant à venir approvisionner
Grenade en soldats, en armes et en nourriture est ainsi déjouée : et en août 1407,
la flotte castillane prend le dessus sur l’ennemi dans la détroit de Gibraltar et
s’assure le contrôle de la zone. Le roi de Grenade, privé de l’aide demandée, se voit
contraint à rechercher d’autres soutiens, y compris chez l’ennemi, en tentant de
corrompre certains nobles castillans…
Lors de la campagne de 1410, est mis en place le long de la frontière entre
Castille et royaume de Grenade tout un réseau d’observateurs, à Jérez, Jaén et dans
le royaume de Murcia. Les Castillans sont ainsi avisés d’une attaque du frère du
roi de Grenade contre ce royaume avec 4 000 cavaliers et 20 000 fantassins. L’opération
est censée cibler également, et dans le même temps, d’autres cités du royaume
d’Aragon. Mais l’attaque annoncée ne se produit pas : il ne s’agissait que d’une de
ces multiples rumeurs créées de toutes pièces dans chaque camp afin de déstabiliser
l’ennemi. Quand commence en 1410 le siège d’Antequera (région de Malaga),
Ferdinand de Trastamare (futur Ferdinand Ier d’Aragon), face au péril d’une attaque
maure, envoie des agents de tous côtés afin de déterminer d’où va surgir l’ennemi.
Ils ne rencontrent qu’une avant-garde à cheval vouée à la reconnaissance. Les
Aragonais font parler, avec des méthodes très « efficaces », les Maures faits prisonniers.
Pendant le siège d’Antequera un informateur qui vient de quitter la ville informe
Ferdinand de l’état de la cité : selon cet homme, les habitants n’ont plus d’eau
potable, sauf celle du fleuve voisin sur lequel les assaillants concentrent donc leurs
efforts. De leur côté, les Nasrides tentent d’incendier de nuit un ouvrage défensif,
afin de déstabiliser psychologiquement leurs ennemis. Mais les observateurs et
espions castillans veillent et le plan est découvert et déjoué. Les Castillans s’attendent

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d’autant plus à ce type de coups de main que les Maures ne paraissent pas en mesure
de l’emporter dans le cadre d’un affrontement militaire classique.
Mais, le renseignement n’est pas pratiqué qu’en temps de guerre. Lors des
périodes de paix, Castillans et Nasrides ne cessent de s’épier de très près. À défaut
d’espions présents sur le terrain, il est loisible d’arrêter quelque sujet du camp
adverse pour le faire parler. Mais ce type d'« informateur » n’est souvent pas fiable.

Missions mondaines : successions royales, mariages


et surveillance de personnalités
Les agents ont aussi leur utilité dans le cadre des affaires de succession au
trône. Ferdinand d’Antequera (futur Ferdinand Ier d’Aragon) mandate ainsi des
espions pour se renseigner sur l’héritier le plus légitime si, suite à la mort de Martín
le Jeune le roi de Sicile, le roi d’Aragon venait lui aussi à mourir. Les agents
parviennent à la conclusion que la couronne reviendrait à l’infant de Castille et ils
indiquent à Ferdinand les recours dont peuvent user les autres prétendants, afin
de pouvoir mieux les contrecarrer.
Les agents sont aussi employés pour la surveillance de personnalités politiques
et religieuses, comme le prédicateur fray Vicente Ferrer. Ses faits, gestes et propos
sont scrutés de près à Tolède en 1411. Tout figure en détail dans les rapports des
espions : ses messes, ses sermons, ses homélies. On soupçonne le religieux d’être
potentiellement un opposant dans le cadre de la succession au trône d’Aragon.
Les affaires de mariage et d’unions politiques motivent également la mise en
place de dispositifs d’espionnage, comme en 1415, quand l’infant Jean d’Aragon,
lieutenant général de Sardaigne et Sicile (1414-1416) est un temps envisagé comme
le « promis » de la reine Jeanne II de Naples. Grâce à des commerçants catalans
implantés à dans cette ville, le roi Ferdinand suit le dossier de près et mesure les
appréhensions « italiennes » d’une ingérence aragonaise. En effet, pour Ferdinand,
il s’agit avant tout de ne pas perdre le contrôle sur Naples. Ses agents recherchent
des informations sur les capacités militaires et financières du royaume napolitain.
Le plan d’action serait le suivant : prendre Naples par la force en y créant des
divisions – notamment par des tentatives de corruption – et en prenant pour
prétexte l’insuccès du projet de mariage. Finalement, Jeanne II choisit Jacques de
Bourbon. Mais Ferdinand, tombé malade, ne peut réagir et abandonne l’aventure
napolitaine.

Guerre de succession en Aragon


Entre mai 1410 (et la mort du roi Martín) et juin 1412 (l’élection de Ferdinand
de Castille comme roi d’Aragon), les tractations diplomatiques, parfois secrètes,
vont bon train. Ferdinand a pour rival au trône le comte Jacques II d’Urgell dit
« l’Infortuné » (nous verrons pourquoi). Le renseignement prend une place capitale

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dans cet affrontement. À Valence, le gouverneur Joan Scrivá fait parler, par la
torture, les suspects du camp « urgelliste ». Au printemps 1413, grâce à ces méthodes
et son réseau d’informateurs, Scrivá dispose d’informations près précises et
complètes sur l’ennemi et apprend qu’une insurrection urgelliste est en préparation…
Au mois de juillet, Ferdinand ordonne, au gouverneur de Catalogne de mettre en
place un système équivalent de vigilance autour du comte d’Urgell, réfugié à
Balaguer (dans la province de Lérida, en Catalogne). Les agents de Ferdinand
doivent également mettre en place un dispositif de défense de la ville de Huesca
(Aragon) et se préparer à affronter les Gascons et les Anglais, tout en surveillant
de près les urgellistes dans les Pyrénées (dans la zone de Javierre, dans la province
de Huesca). Les agents réussissent à connaître l’importance de l’ennemi et ses
moyens d’appro­v i­sion­ne­ment. Dans l’autre camp, deux représentants du comte
d’Urgell qui se rendaient en Angleterre sont arrêtés dans le duché de Bourgogne,
et le comte sollicite leur libération.
Ferdinand et l’évêque de Zamora, Diego Gómez de Fuensalida, envoient des
agents dans le sud de la France – à Bayonne, Oloron, mais également à Toulouse
et même jusqu’à Bordeaux – pour enquêter sur les alliés du comte, dont Antonio
de Luna (noble aragonais, chef des troupes urgellistes). Trois espions du comte qui
quittaient le château de Montearagón assiégé par Ferdinand sont arrêtés. Ils disent
ne pas savoir où est Antonio de Luna, avouent que les réserves en eau sont épuisées
et que Montearagón est sur le point de se rendre. On craint que le comte d’Urgell
ne parvienne à prendre la fuite par la frontière pyrénéenne ; des agents sont alors
déployés pour parer à cette fuite éventuelle. Début octobre 1413, des partisans
perpignanais de Ferdinand l’informent qu’ils ont arrêté et interrogé, semble-t-il
par erreur, un noble portugais qu’ils soupçonnaient fort d’être un agent du comte.
Celui-ci, par un travail de sape permanente mené par les agents de Ferdinand, se
voit coupé de tout soutien. Une partie de sa correspondance avec Antonio de Luna
est même saisie.
Le comte d’Urgell est vaincu et emprisonné. Sa mère, la comtesse Marguerite
de Montferrat, n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour le faire libérer. Elle
sollicite le duc de Clarence, les rois de France et du Portugal, la reine-régente de
Castille et jusqu’à la Papauté pour qu’une expédition militaire soit menée en Aragon
et vienne assiéger le château d’Urueña où est enfermé son fils. Le projet étant rejeté
par tous ses interlocuteurs, la comtesse cherche à introduire auprès des géôliers de
son fils un homme à elle, pour veiller sur le comte puis en obtenir la libération :
soit en assassinant les gardes, soit en les achetant. Elle pense également à empoisonner
les géôliers et pourquoi pas… le roi lui-même ! Mais l’agent à qui elle confie ses
projets n’est autre qu’un membre du cercle rapproché de Ferdinand.
On retiendra, pour la petite histoire, le code métaphorique employé par la
comtesse et ses collaborateurs : le Pape est appelé « le seigneur des abeilles », le roi
d’Angleterre « le seigneur de la douce ruche », le roi de France « la grande fleur des
Égyptiens », le comte d’Urgell « l’amer et le dormant »… avec des dénominations

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nettement moins aimables pour l’adversaire : le roi Ferdinand d’Aragon est désigné
comme le « chien rageur », le roi du Portugal « le porc occidental ». La comtesse
tente encore, à travers des intrigues auprès de la duchesse de Berry, de faire en sorte
que son fils soit libéré et qu’elle puisse recouvrer ses territoires. Elle demande par
ailleurs à son frère, le marquis de Montferrat, d’envoyer un navire, sous couvert
de « commerce » – mais transportant en fait un groupe commando – à Barcelone
ou à Valence, et de faire ainsi kidnapper les fils du roi qui devraient se trouver dans
la région. Grâce à l’agent double qui sert à la fois Marguerite de Montferrat et le
monarque, ce dernier prend connaissance de la correspondance entre la comtesse
et le marquis de Montferrat. Le roi décide donc de contrecarrer les manœuvres de
celle-ci et de ses soutiens et charge son fils, l’infant don Juan, de procéder à une
arrestation en toute en discrétion de la comtesse et de tout son entourage. Elle est
condamnée fin juillet 1415 pour crime de lèse-majesté et emprisonnée. La famille
d’Urgell sera longtemps l’objet d’une surveillance rapprochée, y compris après la
mort de Ferdinand (avril 1416). Sa veuve, la reine Leonor, échange des informations
avec l’archevêque de Tolède, Sancho de Rojas, au sujet d’une possible alliance entre
Charles III, le roi de Navarre, et des soutiens du comte d’Urgell, dont Antonio
de Luna. Jamais la surveillance ne se relâchera, tant que le péril que constitue la
maison d’Urgell demeurera, notamment jusqu’à la mort, en prison, de Jacques II,
en 1433.

Opérations en Afrique du Nord


La prise de Ceuta par les Portugais en août 1415 a été intimement liée au
renseignement : du côté de l’assaillant d’abord, pour mieux connaître les défenses
de la ville et les moyens de les vaincre ; chez les voisins et ennemis du Portugal
ensuite, par des missions d’espionnage visant à connaître la stratégie à long terme
de ce royaume, et à parer d’éventuelles attaques de sa part. L’observation de Ceuta
se fait d’abord « sous couverture ». Le roi Jean Ier du Portugal envoie des agents
auprès de la reine Blanche de Sicile, soi-disant pour négocier un mariage entre elle
et l’infant Edouard. Curieusement, tant lors du voyage aller que retour, la mission
fait escale à Ceuta… Les autres royaumes de la péninsule s’inquiètent quant à eux
des ambitions colonisatrices portugaises, non pas tant en Afrique du Nord que
contre leurs territoires. Bien qu’ayant signé en 1411 le traité de paix d’Ayllón avec
les Portugais, les Castillans, régulièrement renseignés par des marchands sévillans,
surveillent leur ambitieux voisin du comme le lait sur le feu.
La Castille envoie plusieurs missions diplomatiques successives, en 1413 et
1414, auprès du roi du Portugal afin d’en savoir plus. Les émissaires du roi Ferdinand,
régent de Castille – de 1406 à 1416 – interrogent le monarque portugais sur les
rumeurs qui lui prêtent l’intention d’attaquer la Sicile. S’il ne confirme pas ces
bruits, les agents doivent requérir de sa part une explicitation écrite de ses intentions,
afin de dissiper les conjectures. Mais Jean Ier reste très flou et le roi Ferdinand est
informé par diverses sources appartenant au milieu maritime (dont quelques-unes

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en France) que le Portugal est en train de constituter une flotte. Début avril 1415,
le roi Ferdinand exige qu’une équipe de renseignement aille s’enquérir de la
composition – en hommes, en navires et et en matériel – de la flotte portugaise.
Les rapports qui lui parviennent confirment bien un projet d’attaque contre la
Sicile. Fin mai, la flotte semble partir vers Gibraltar et Ceuta. Les royaumes de la
péninsule ne sont plus les seuls à s’inquiéter : le royaume de Grenade se sent lui
aussi menacé. La mission diplomatique que les Nasrides ont également envoyée au
Portugal ne les a pas non plus rassurés sur une possible alliance à leur encontre
des royaumes d’Aragon et du Portugal.
Quand Ceuta est prise par les Portugais, le roi Ferdinand l’apprend très vite.
Il faut dire que nombre de Castillans et Aragonais, hommes d’armes ou de commerce,
sont installés en Afrique du Nord, et constituent une source précieuse de
renseignement. Mais ces sujets étrangers installés au Maroc ont souvent à souffrir
de manifestations de xénophobie, d’autant que le sultan mérinide Abû Saïd
Uthmân III ne fait aucun effort pour les protéger. Le roi d’Aragon proteste auprès
de cet ancien allié ingrat, et au regard du bon accueil soi-disant réservé aux
Marocains en Aragon, demande à ce que les ressortissants castillans et aragonais
puissent rentrer en Espagne en toute sécurité. Dans le cas contraire, Ferdinand le
menace de rétorsions.

Analyse des évolutions du renseignement aux xive et xve siècles

Le Moyen-Âge ne connaît pas encore de « services » à proprement parler,


travaillant dans le cadre d’un cycle du renseignement (expression des besoins,
recueil de l’information pertinente, analyse de spécialistes puis décision politique
ou militaire). Nous sommes encore dans un schéma où, sauf exceptions, le monarque
est informé directement, sans filtre préalable, puis décide et tranche sur la base
des informations reçues, même s’il est parfois assisté de conseillers ; néanmoins,
l’essor du renseignement au xve siècle doit être mis en regard d’un pouvoir royal
plus affirmé.
Il est difficile de connaître les profils, les motivations, le mode de recrutement
des « espions » de l’époque. Il n’est pas moins ardu de déterminer quel type de liens
ils peuvent entretenir avec le pouvoir en place – ou s’ils font même partie intégrante
de ce pouvoir –, les objectifs qu’on leur assigne, le succès ou l’insuccès de leur
mission.
La plupart du temps, les informations que l’on parvient à obtenir sur les espions
dans les documents d’époque sont fortement lacunaires : on parvient à en connaître
soit le nom, l’origine, la profession, parfois les motivations voire les récompenses
obtenues, mais rarement l’ensemble de ces données, et encore moins des éléments
précis quant aux missions accomplies (durée, lieux, moyens employés, etc.).

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En revanche, les différents types d’espions sont très clairement identifiés, ce


qui permet d’observer qu’il existe déjà à l’époque une grande diversité d’agents.

Les différents types d’espions


Le plus courant est l’émissaire, qui remet des messages en territoire ennemi :
il peut s’agir de simples « commis » comme de personnages très haut placés, des
nobles appelés hérauts. Ceux-ci ne sauraient, sans en concevoir une grande honte
et déchoir dans la belle société, sombrer dans les pratiques sordides de l’espionnage,
fondée sur l’odieuse trahison de la confiance donnée et reçue. Très peu d’hommes
honorables se livrent à cette vile pratique au Moyen-Âge : En 1389, le héraut de
Louis III de Sicile, n’hésite pas ainsi à taxer ceux qui pourraient s’apparenter à ses
collègues de « malhonnêtes » et d'« espions ».
L'« espion royal » est un « maître-espion », un noble qui figure dans le cercle
rapproché du monarque, membre de ce qu’on peut appeler la « Chambre du roi »
et investi de sa plus haute confiance : Jacques IV d’Écosse fait exception, dans la
mesure où son grand espion était… un simple garçon d’écurie. La mission de
l’espion royal ressemble à celle d’un analyste : elle consiste à gérer les informations
qui remontent des différents réseaux d’espionnage sur le terrain.
Les ambassadeurs ont, eux, toujours été considérés par les cours étrangères
où ils s’installent comme des espions de premier plan. Afin de mieux dissiper le
doute, Henri V d’Angleterre, bien loin des préceptes de « l’immunité diplomatique »
choisit d’emprisonner tous les émissaires français qui se présentent à lui. Les
ambasseurs, tel le Nasride Saïd Al-Amin, ont déjà un rôle analogue à celui
d’aujourd’hui, comme la négociation politique (des trêves et traités avec la Castille
en l’espèce), mais également de la représentation protocolaire ; Said Al-Amin
représente ainsi Grenade au couronnement de Ferdinand d’Aragon. Face à
l’ambassadeur de Grenade, est mandaté, pendant le siège d’Antequera, un espion
de Ferdinand, un musulman converti dont la mission est de le faire parler, en se
liant d’amitié avec lui. Il parvient à ses fins et Saïd Al-Amin lui fait part de ses
intentions, notre espion faisant mine de vouloir lui prêter main forte. C’est ainsi
qu’il apprend que Saïd Al-Amin veut se livrer à des sabotages…
Les espions occasionnels sont eux très nombreux et de tous horizons. Ils sont
généralement itinérants : marchands (parfois escrocs), musiciens, troubadours,
voyageurs de tous acabits, étudiants parcourant le monde pour faire leurs humanités,
voire même pélerins et religieux. Ainsi, un astrologue espagnol déguisé en pélerin
en route vers Saint-Jacques de Compostelle dévie-t-il quelque peu de son itinéraire
pour aller participer à une tentative d’assassinat du roi Henri VII d’Angleterre.
Comme il a perdu par le passé deux dents et que cette caractéristique peut permettre
de l’identifier facilement, notre agent s’en fait fabriquer deux de rechange et de la
même couleur. Les agents occasionnels, qui forment la majorité des espions, se
voient parfois contraints d’accomplir les missions en réparation d’une faute

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Information et actions secrètes au cœur des (re)conquêtes

précédemment commise. Mais la plupart ont l’argent pour motivation, et leur


rémunération est prélevée sur le propre pécule du roi, dans le chapitre discret des
« affaires (très) privées ». Dans cette catégorie des agents occasionnels, on peut
placer les hommes du roi d’Aragon qui parent à une fuite éventuelle du comte
d’Urgell à travers les Pyrénées ou ceux de l’archevêque de Tolède, Sancho de Rojas,
placés eux à la frontière avec la Navarre, pour observer l’éventuelle formation d’une
armée de Charles III de Navarre au bénéfice de la cause de Jacques d’Urgell ; trouvent
également leur place dans cette catégorie les commerçants implantés à Naples qui
informent Jean d’Aragon, de passage en Sicile, de la situation dans le royaume
napolitain.
Les agents doubles sont de loin les plus utiles et les plus corvéables à merci.
Espions ennemis « retournés », ils sont contraints de travailler pour leurs adversaires
initiaux, même si la plupart sont purement et simplement éliminés sans autre forme
de procès. Mais parfois, l’agent ne sauve pas longtemps sa vie en devenant « double » :
Thomas Tuberville, fait prisonnier par les Français en 1294 et obligé d’accepter
une infiltration à la cour d’Edouard Ier d’Angleterre, ses fils étant retenus en otages
en France, sera rapidement démasqué, jugé et finalement exécuté publiquement à
Londres.
D’autres agents, qu’on pourrait qualifier de « contre-espions », plus policiers
et moins policés que nombre de leurs « collègues », se chargent des interrogatoires
musclés des prisonniers et des agents ennemis.
Les adalides, espions castillans formés et entraînés, maîtrisant la langue arabe
et la culture musulmane (certains ont abjuré leur foi islamique), ont pour mission
de s’infiltrer dans le royaume de Grenade comme le feraient aujourd’hui des unités
des forces spéciales : ils devancent les armées, recherchent des informations sur
les troupes ennemies, et préparent l’arrivée des troupes « conventionnelles ». Les
adalides ne sont nullement considérés comme de vils espions, bien au contraire :
ils ont même rang d’honneur que les chevaliers et reçoivent des terres du domaine
royal en paiement de leurs actions.
De tous ces espions, les plus « professionnels » sont les adalides qui opèrent
aux frontières du royaume nasride (ils sont durablement affectés à une mission
pérenne dans un cadre géographique, politique, culturel et religieux dont ils avaient
déjà une connaissance pointue) et les espions aragonais introduits dans la famille
d’Urgell ; certains agents savent non seulement recueillir l’information, mais
également la transmettre en toute sécurité. De tels espions ont dû bénéficier d’une
formation, sans qu’on puisse en déterminer les contours précis. Exista-t-il des
espions permanents, en Aragon notamment, comme ces agents doubles de Ferdinand
infiltrés dans la maison d’Urgell, au regard du danger permanent constitué par les
incessantes menées de la comtesse pour faire libérer son fils emprisonné ? Nous
ne pouvons l’affirmer.
Aux xive et xve siècles, il existe donc déjà des agents « professionnels », des
agents doubles, mais aussi des espions occasionnels (mobilisés uniquement pour

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Deuxième partie : Moyen-Âge

une ou plusieurs missions). On ne dispose pas, dans la grande majorité des cas,
d’informations pratiques sur les missions données et l’objectif personnel poursuivi
par les agents. Au regard des motivations synthétisées par le célèbre acronyme
« MICE », les agents agissaient-ils par appât du gain (Money), convictions
« patriotiques » ou religieuses (Ideology), sous l’emprise d’un chantage (Compromission)
ou pour la satisfaction, intime ou plus partagée, de prétendre vouloir « faire
l’Histoire » (Ego) ?

Typologie des activités de renseignement


La plupart du temps, les agents œuvrent en tous lieux et de manière plutôt
« spontanée » : ils ne prennent pas de précautions spécifiques et travaillent d’instinct
sur les « informations ouvertes » qui se dévoilent à eux dans le cadre de leurs activités
professionnelles, qu’elles soient réelles… ou factices. S’il est relativement facile
d’espionner dans les ports (lieu de convergence de mille sources d’informations
d’origine internationale) et d’y envisager même des actions de sabotage (d’une
flotte ennemie), il est plus malaisé de s’introduire dans le campement des troupes
ennemies ou au sein d’une Cour royale, pour se renseigner sur les multiples intrigues
qui s’y nouent, et y conduire des missions visant à orienter « favorablement » les
décisions des princes et rois.
Mais la plupart du temps, une telle politique d’influence nécessite une préalable
quête d’informations sur l’adversaire. Les agents de l’infant Jean d’Aragon sondent
les nobles de la cour de la reine de Naples au sujet du mariage putatif de l’infant
et de la souveraine ; ceux du sultan de Grenade cherchent à déterminer en 1415
quelle serait la réaction des royaumes aragonais et castillan face une possible attaque
portugaise contre le reste de la Péninsule… Carrefours d’ambitions et de complots,
les diverses Cours royales sont au cœur des enjeux de renseignement, qu’il s’agisse
de recueillir à l’extérieur des données sur les menées de l’ennemi ou d’envisager
les évolutions politiques intérieures (telles les successions au trône, comme dans
le royaume de Castille, dominé par deux régents entre 1407 et 1412).
Les espions de la fin du Moyen-Âge, même s’ils ne respectent pas encore les
consignes draconiennes de sécurité des services d’aujourd’hui – et même s’ils n’ont,
la plupart du temps, pas suivi de formation telle qu’on l’entend de nos jours – n’en
tentent pas moins de masquer leur réelle activité sous le couvert d’une activité
professionnelle (et presque toutes les professions peuvent être mises à profit) ou
d’une mission diplomatique. Le « diplomate » nasride Saïd Al-Amin peut sans souci
vaquer à ses préparatifs d’incendie du matériel d’assaut des assiégeants castillans
d’Antequera.
Les informations recherchées par les agents peuvent être classées suivant la
typologie classique entre enjeux stratégiques (voies de communication, infrastructures
économiques et militaires, contexte humain, politique, religieux et culturel) et
tactique (préparation des confrontations militaires : étude des faiblesses des défenses
adverses, coups de mains, sabotages, intoxications, diffusion de rumeurs,

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Information et actions secrètes au cœur des (re)conquêtes

propagande, etc.). Toutefois, la majeure partie des missions de renseignement est


de nature stratégique et permet une connaissance approfondie du contexte, même
si le renseignement tactique peut également permettre des avancées décisives, aussi
bien sur le plan du combat militaire classique que de l’engagement asymétrique.
Des agents se retrouvent également impliqués dans la transmission (ou parfois
l’interception) de la correspondance secrète entre monarques : un agent de
Ferdinand Ier d’Aragon se charge ainsi de l’aviser des courriers adressés en toute
discré­t ion par la reine de Castille Catherine de Lancastre au roi du Portugal,
correspondance dans laquelle elle exprime son refus de voir ses enfants mariés
avec ceux de Ferdinand, et son espoir de pouvoir les marier plutôt avec des enfants
du roi du Portugal. Mais Jean II de Castille, fils de Catherine de Lancastre, épousera
bien la fille de son oncle Ferdinand.
Les « actions spéciales » se développent également. Elles peuvent prendre
diffé­rents formes : des opérations « homo » (assassinats, empoisonnements), des
sabotages, des incendies délibérés (notamment de navires), des opérations de
propagande, de guerre psychologique et d’intoxication. Lorsque le Portugal
entreprend de conquérir Ceuta (aujourd’hui enclave espagnole sur la côte marocaine)
sous le prétexte d’une mission diplomatique en Sicile, tant Grenade que l’Afrique
du Nord prennent peur d’une attaque. Le roi du Portugal Jean Ier, pour mieux les
rassurer et faire diversion, fait semblant de vouloir s’en prendre à la lointaine
Hollande, au regard des soi-disant agressions des corsaires néerlandais contre les
navires portugais, offense demeurée sans réparation(s). On devine aisément la suite
de ce plan « Fortitude » avant l’heure…
Les monarques et les États – conscients de l’importance croissante du
renseignement – qu’il soit stratégique (relatif à des enjeux fondamentaux, politiques
et/ou diplomatiques) ou tactique (très souvent lié aux campagnes militaires en
cours) – n’hésitent pas à y investir de gros moyens humains et financiers. L’espion,
sans doute conscient de la valeur tant financière qu’informationnelle de ses
démarches, agit parfois de manière autonome et se met en quête de renseignements
qui ne lui ont pas été spécifiquement demandés, mais qui à ses yeux peuvent être
importants et reliés à la demande initiale. Mais théoriquement, des sortes de plans
de renseignement ou d’actions spéciales sont présentés aux dirigeants (monarques,
grands diplomates ou chefs militaires) ; s’ils les jugent réalisables, ils donnent leur
feu vert aux agents.
Certains agents sont eux-mêmes surveillés par des structures embryonnaires
de « contre-espionnage », pour contrecarrer en Castille les agissements des agents
nasrides, et au Portugal comme au sein de la famille d’Urgell, contre les agents
castillans. Parfois, au contraire, les « services » bénéficient de la trahison d’un
ennemi par rapport à son propre camp, une opportunité dont il faut savoir tirer le
meilleur parti, dans l’exploitation de l’information et dans l’optimisation de sa
portée opérationnelle.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Malheureusement pour eux, les espions sont parfois pris sur le fait. Par exemple,
le comte d’Urgell perd nombre de ses agents, notamment ceux partis chercher du
soutien auprès du duc de Bourgogne. Lorsqu’ils sont pris, les espions sont souvent
exécutés de manière à la fois horrible et infamante, après avoir été durement soumis
à la « question ». Le but des juges et des bourreaux est surtout d’inspirer la terreur
chez qui se sentirait une âme d’espion, et de les faire renoncer bien vite à leurs
velléités.

*
La rareté des sources documentaires relatives au renseignement nous contraint
à combler – par une forme de déduction et en lisant entre les lignes – les importantes
lacunes historiographiques de cette époque en la matière. Toutefois, pour tout
spécialiste du sujet, il apparaît indéniable que les bases d’un « service » royal de
renseignement et d’action sont déjà solidement établies en Espagne au sortir du
Moyen-Âge.
Alors que les navigateurs ibériques vont bientôt s’élancer à la conquête de
nouveaux horizons et de Terrae Incognitae – qui ne sont pas vraiment, comme l’a
cru Christophe Colomb, les « Indes occidentales » –, l’expérience acquise aux xive
et xve siècles servira de socle pour l’édification du réseau mondial de renseignement
hispanique qui voit le jour à partir du xvie siècle. Mais si l’espionnage espagnol
semble connaître, lui aussi, comme une Renaissance, la nouvelle ère géostratégique
qui s’ouvre va le confronter à des défis immenses, car il va devoir soutenir les
ambitions de monarques aspirant à un empire mondial.

Gaël Pilorget

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LE RENSEIGNEMENT
EN AMÉRIQUE PRÉHISPANIQUE :
ESPIONNAGE ET CONTRE-ESPIONNAGE
AU PAYS AZTÈQUE

Brigitte Faugère et Éric Taladoire

L’Amérique précolombienne a connu au cours de sa longue trajectoire historique


le développement de structures étatiques puissantes et organisées, notamment en
Mésoamérique et dans les Andes. Parmi les mieux connues aujourd’hui sont celles
qui existaient au xvie siècle de notre ère, au moment où les pays européens – l’Espagne
dans ces deux cas – vont soumettre puis coloniser ces immenses terri­toires. En
effet, les sources permettant de les étudier sont plus nombreuses et variées pour
cette période tardive, ne serait-ce que parce que les Conquérants vont observer et
décrire leur fonctionnement. C’est ainsi que, pour l’époque de la conquête et les
deux siècles qui précèdent immédiatement, le rôle des espions et agents de
renseignement est assez bien connu, en Mésoamérique du moins.
Si nous nous concentrerons dans cet article sur le cas des Aztèques – ou
Mexicas – qui édifièrent l’ultime empire préhispanique de cette entité culturelle,
des informations concernant d’autres régions des Amériques existent aussi. Au
Pérou par exemple, on sait qu’un représentant de l’empereur Atahualpa se serait
trouvé « par hasard » à Tumbes, au moment précis du débarquement du conquistador
Pizarro. Bien que sa présence puisse résulter d’une pure coïncidence, rappelons
que les Espagnols croisaient ouvertement depuis des mois au large de la côte du
Pérou. Il ne fait aucun doute que le fonctionnaire impérial profita de cette opportunité
pour se renseigner et adresser un rapport à l’Inca (Innes 1971). Avant même que
les Espagnols ne marchent sur Cuzco, Atahualpa a déjà commencé à rassembler
ses forces, sur la foi de ces rapports (Mira Caballos 2018).
Un souci similaire d’estimation des forces ennemies se retrouve plus tard chez
les Powhatan, confrontés à l’implantation des Anglais de John Smith sur la côte
de Virginie. En 1608, le chef Powhatan, le père de Pocahontas, a confié aux Anglais
un homme de confiance, Namontack, qui traverse l’Atlantique pour s’informer

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Deuxième partie : Moyen-Âge

des intentions du gouvernement britannique vis-à-vis de sa nation (Vaughan 2006 ;


Taladoire 2014). Il demeure quatre mois à Londres. Comme le père de Pocahontas
n’avait qu’une confiance limitée envers les envahisseurs, on peut considérer
Namontack comme un véritable agent en territoire ennemi. Un peu plus tard,
Tomocomo, qui fait partie de l’escorte de Pocahontas, semble jouer le même rôle.
Vaughan (2006) avance une hypothèse semblable pour le compagnon du très
anglophile Manteo, Wanchese, rétif, lui, à toute influence anglaise. Le rôle ambigu
des interprètes enlevés par les conquérants se retrouvera dans de multiples cas
dans le processus de conquête des Amériques (Todorov 2001). On y reviendra
ci-dessous.
En Mésoamérique, il est probable que le renseignement a été utilisé bien avant
les Mexicas, et peut être dès le début de notre ère, comme nous le laissent supposer
par exemple certains éléments issus de la civilisation maya classique. La difficulté
réside dans le fait que nous ne disposons dans ce cas que des vestiges archéologiques
pour pouvoir le déterminer. Avec les Mexicas, à partir du xive siècle, l’existence
d’une documentation écrite fournit, comme nous l’avons déjà mentionné, des
informations plus précises que la simple archéologie, et laisse apparaitre que le
renseignement en termes généraux était en réalité central dans l’organisation de
l’empire.

Les sources pour l’étude du renseignement


en Mésoamérique préhispanique

Dans la chronologie mésoaméricaine, l’empire aztèque s’inscrit dans la période


du Postclassique récent, entre les xiiie et xvie siècles. Pour cette période comme
pour les plus anciennes, l’archéologie apporte un certain nombre d’informations
qui, bien qu’indirectes, sont fort utiles pour appréhender un contexte général.
À partir du xive siècle, les Mexicas dominent le cœur de l’aire mésoaméricaine
grâce à une organisation politico-militaire recherchant avant tout la garantie du
bien-être alimentaire des cités du haut plateau central, au cœur de l’empire, et du
prestige des élites par la disponibilité à la fois de produits de luxe et de captifs.
L’archéo­logie permet de reconstituer les étapes de constitution et d’expansion de
l’empire, les conditions de soumission des provinces et aussi les conditions de
contrôle. Elle met aussi l’accent sur l’importance de la connaissance des rouages
du pouvoir local dans la soumission des provinces (Sergheraert 2009).
Mais ce sont bien entendu les textes qui permettent de connaître les détails
de l’implication d’agents dans ces différentes opérations. En dépit du fait que
Mexicas et Mixtèques aient disposé d’un système d’écriture, il faut bien reconnaitre
que les textes réellement préhispaniques sont de peu d’utilité car ils ne renvoient
que très exceptionnellement à l’existence d’espions, d’agents. Les textes mayas de

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Le renseignement en Amérique préhispanique

l’époque classique (200-900 après J.-C.) sont un peu plus explicites car ils décrivent
une géopolitique des cités-états et une organisation des dynasties. Une lecture
transversale de ces textes permet de décrypter les stratégies qui ont pu présider
aux destinées des cités.
Les documents les plus utiles sont certainement les textes en nahuatl rédigés
après la Conquête, à la demande des autorités coloniales. Ce n’est en effet qu’au
travers d’écrits comme le Codex florentin de Bernardino de Sahagún (Sahagun,
1950 = 82) qu’émergent des termes qui permettent d’identifier quelques-uns de
ces spécialistes (Soustelle 1955 ; Hassig 1995). Les autres chroniqueurs, Durán,
Motolinia, Tezozomoc ou Torquemada fournissent pour leur part des données sur
les rapports entre les Mexicas et les provinces soumises ou autonomes, les
Tlaxcaltèques notamment.
Les récits de la Conquête transmis par les Conquistadores eux-mêmes constituent
enfin, de façon très évidente, une source primaire pour documenter le rôle des
informateurs indigènes qui cherchent à comprendre le pourquoi de cette invasion,
à évaluer le péril. L’existence d’un réseau d’informateurs mexicas dans les provinces
est clairement documenté : un exemple parmi beaucoup d’autres est que l’empereur
Moctezuma est très vite au courant de l’arrivée des Espagnols sur la côte du Yucatan
et que les prédictions concernant l’intrusion de ces étrangers venus de nulle part
sont immédiatement intégrées dans la cosmogonie de l’empire.

Des antécédents

Il est probable que le renseignement a été antérieurement au cœur du


fonctionnement de nombreuses cités mésoaméricaines, comme nous le laissent
supposer certains éléments issus de la civilisation maya à l’époque classique (entre
200 et 900 de notre ère). La recherche de traîtres potentiels au sein des communautés
ennemies semble avoir été partagée par de nombreux groupes amérindiens et la
trahison existait vraisemblablement chez les Mayas ou dans d’autres civilisations.
Aucun indice concret, dans les documents épigraphiques, n’atteste cependant de
façon explicite de leur existence. Toutefois, les conflits permanents qui opposaient
les cités mayas rendent cette hypothèse très vraisemblable (Martin et Grübe 2000).
Le conflit qui opposa durant des siècles les capitales mayas classiques de Tikal et
Calakmul est émaillé de batailles, de victoires et de défaites, mais aussi de
renversements de coalitions. Comme d’autres civilisations, les Mayas pratiquaient
une politique d’alliances matrimoniales pour attirer des cités voisines dans leur
orbite. Calakmul est ainsi parvenu à rallier à sa cause d’anciennes cités alliées à
Tikal, comme Dos Pilas, et à remporter des victoires décisives (Martin et Grube
2000). Certes, on peut supposer que l’épouse d’un dirigeant, originaire d’une autre
cité, n’a pas d’autre choix que de suivre les décisions de son époux. Il est cependant
peu probable qu’elle ne soit pas accompagnée d’une suite, au minimum une dizaine

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Deuxième partie : Moyen-Âge

de personnes, qui ne respectent pas forcément cette nouvelle allégeance. Les


trahisons des anciens alliés de Tikal trouvent peut-être un facteur d’explication
dans ces alliances matrimoniales et le rôle discret d’agents d’influence.
Un autre exemple correspond à ce que l’on désigne comme l’entrée de
Teotihuacan à Tikal, en janvier 378. Pour résumer, des guerriers de Teotihuacan,
dirigés par Siyaj K’ak’(Smoking Frog) investissent Tikal, où ils parviennent le
16 janvier (Martin et Grübe 2000 ; Stuart 2000). Le lendemain de leur arrivée, le
dirigeant de la cité, Chac Tok Ich’Aak (Great Jaguar Paw), décède brutalement, sans
qu’on puisse déterminer s’il s’agit d’une mort naturelle ou s’il a été tué par les
nouveaux venus. Les textes présentent Siyaj K’ak’comme l’émissaire d’un personnage
encore plus puissant, Propulseur Hibou, qui porte le titre de « Kalomté », le Seigneur
de l’ouest (Martin et Grube 2000 : 29-31). Siyaj K’ak’assume la régence, utilise, sans
régner, le glyphe emblème de Tikal et mène au nom de la cité des actions belliqueuses
contre les villes voisines. Le dirigeant qui succède à Chac Tok Ich’Aak, Yax Nuun
Ayiin I (Curl Nose), n’est encore qu’un enfant quand il monte sur le trône. Il est le
fils de Propulseur Hibou et d’une femme de la noblesse de Tikal (ibid., p. 31). Les
analyses de strontium pratiquées sur ses os confirment que Yax Nuun Ayiin I était
né en pays maya. Des résidents de Tikal sont donc bien impliqués dans ce coup
d’état et le changement dynastique. Peut-on les qualifier de traîtres, d’agents
dormants ? Les indices sont là, mais il est encore délicat de l’affirmer.

L’empire aztèque, la société et son fonctionnement

Au moment de la formation de la puissance aztèque, le centre du Mexique est


une région surpeuplée où Chichimèques, Toltèques et Otomis développent des
cités états, selon les cas rivales ou alliées, dans des territoires très imbriqués. L’orga­
ni­sa­tion sociale autour des altepeme, qui regroupent autour d’une maison noble
un certain nombre de familles, agriculteurs et artisans (Berdan et Smith 1996),
peut se traduire physiquement par des territoires discontinus entre une cité capitale,
les villages satellites et les terroirs agricoles. Le principe de l’altepetl génère ainsi
en lui-même un morcellement territorial et donc un tissu d’occupation hétérogène,
dès l’origine potentiellement générateur de conflits. Chez les Mexicas comme chez
la plupart de leurs voisins, tout homme est avant tout un guerrier potentiel qui va
contribuer au bien-être matériel de sa capitale et assurer la protec­tion des dieux à
la communauté par des prises de guerre et des sacrifices humains. Dans un premier
temps de l’empire, la noblesse s’acquiert par les actes de bravoure à la guerre et par
la capacité de certains à faire plus de prisonniers sur le champ de bataille, ou
d’ailleurs dans tout type de circonstance. Mais entre le xive siècle, date de la
fondation de Tenochtitlan, la domination qu’elle exerce à partir de la création de

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Le renseignement en Amérique préhispanique

la Triple Alliance en 14311, puis celle de l’avènement du dernier Tlatoani2 Moctezuma


Xocoyotzin au début du xvie siècle, la société va sensiblement évoluer. Le statut
des nobles devient héréditaire et certaines corporations, proches de l’élite qu’elle
approvisionne en produits de luxe, vont s’enrichir tout en gagnant en prestige dans
la société. Sans accéder vraiment à la noblesse, les marchands à longue distance
appelés Pochtecas, acquièrent un certain nombre de privilèges qui les rapprochent
du statut enviable des grands guerriers. Cette montée en puissance des marchands
voyageurs s’explique en partie par la nature de la domination aztèque dans les
provinces extérieures. À partir d’une étude détaillée des sources historiques, Smith
et Berdan (1996) ont démontré à la fois le caractère hégémonique de l’empire et
son hétérogénéité. Ce système sous-entend qu’une cité est placée à la tête de ce
qu’on pourrait qualifier de « fédération » dont certains membres gardent une forme
d’indépendance, notamment sur le plan politique.
À l’époque de la Conquête, l’empire aztèque couvre une bonne partie du
Mexique actuel. Il est clair que certaines provinces avaient plus d’importance que
d’autres pour les Mexicas et les membres de la Triple Alliance : ce sont celles qui
bordent directement le Bassin de Mexico et les territoires riches en ressources
naturelles et en biens de luxe. On distingue ainsi les provinces tributaires des
provinces stratégiques (Berdan et Smith 1996). Les premières sont des provinces
conquises devant payer l’impôt, taxes qui concerne des produits spécifiques. On
y trouve des collecteurs d’impôt, des gouverneurs militaires et parfois des garnisons.
Elles doivent également mettre à disposition une force de travail (corvées) pour
Tenochtitlan, sauf quand la distance entre les cités est trop importante. Les provinces
stratégiques sont, elles, soumises politiquement, elles doivent le service militaire
qui alimente des garnisons relais et des corvées. Leur but principal est le contrôle
des frontières et des ennemis.
L’expansion de l’empire avait pour objectif principal, nous l’avons vu,
l’approvisionnement des marchés des cités du haut plateau central et de la noblesse
en produits de luxe : jade, turquoise, orfèvrerie, plumes d’oiseaux tropicaux et de
quetzal, peaux de jaguars… etc. L’enjeu majeur dans le contrôle des territoires était
la bonne circulation du commerce et celle des tributs imposés aux provinces
assujetties. Conquises par l’armée, la permanence de troupes dans les provinces
semble avoir été limitée aux cités qui se soulevaient ou qui ne payaient pas l’impôt.
Les Pochtecas assuraient dans ce cadre une vigilance et un contrôle permanent
lors de leurs incessants passages ; ils informaient le pouvoir central et pouvaient
eux-mêmes mater une révolte.

1. On désigne comme Triple Alliance l’union des villes de Tenochtitlan, Texcoco et Tlacopan,
qui dominaient le Bassin de Mexico et se trouvaient à la tête de l’Empire Aztèque. Le terme
de Mexicas désigne spécifiquement les habitants de Mexico-Tenochtitlan.
2. Tlatoani « celui qui parle » est le terme qui désigne le roi chez les Mexicas

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Diplomatie et intrigues de palais

À l’image de ce qui se passait dans les cours européennes, les familles régnantes
de Mésoamérique n’étaient pas à l’abri des intrigues de palais, des assassinats, des
trahisons. Chimalpopoca, tlatoani mexica de 1414 à 1428, fut assassiné à la suite
d’une usurpation dynastique à Azcapotzalco : il avait eu le tort de prendre le parti
de l’héritier légitime du roi défunt, qui fut évincé par un frère cadet qui ne tarda
pas à se venger. Les politiques matrimoniales, dont a déjà parlé, facilitaient aussi
certainement les rivalités, exacerbées par la polygamie de certains dirigeants qui
pouvaient avoir plusieurs dizaines d’héritiers potentiels. On sait, par exemple, que
le roi de Texcoco, Nezahualpilli, aurait fait exécuter son épouse Chalchiuhnenetzin­,
originaire de Tenochtitlan, pour son infidélité (Graulich 1994 p. 211-213). Ce n’est
pas un cas isolé. Dans quelle mesure des serviteurs, des rivaux ont-ils été soudoyés,
compromis pour espionner leurs maîtres pour le compte d’un clan adverse ?
Il ne fait en tout cas aucun doute que les Mexicas ont bien manipulé à leur
profit de nombreux dirigeants étrangers, alliés ou ennemis, en pratiquant une
véritable désinformation et en utilisant des agents d’influence. Leurs interventions
dans la politique intérieure de Texcoco leur ont probablement aliéné des pans
entiers de la famille régnante, qui s’allieront vite aux conquistadors de Cortés.
Les invitations de dirigeants étrangers à Mexico pour les inaugurations des
grands temples en sont un autre exemple frappant. On sait par les textes que lors
de ces somptueuses et impressionnantes cérémonies, les dirigeants de nombreuses
cités alliées, indépendantes, voire ennemies étaient conviés. Ils assistaient donc
aux rituels, à l’étalage de la puissance aztèque et même au sacrifice de leurs propres
concitoyens capturés lors de combats antérieurs. Leur venue à Tenochtitlan s’entou­
rait de multiples précautions : entrée de nuit dans la capitale, port de costumes
discrets, comme si leur propre vie était menacée ; mais ils repartaient comblés de
cadeaux. À travers ces rituels compliqués, les Mexicas cherchaient évidemment à
influencer les indécis, à impressionner les adversaires. Mais par-delà l’étalage de
leur puissance, ils visaient aussi à repérer les maillons faibles dans le camp adverse,
à recruter des alliés potentiels, à diviser pour régner. En d’autres termes, ils
pratiquaient une forme de désinformation, pour affaiblir leurs ennemis.

Avant et après la guerre

La guerre était centrale dans la vie des Mexicas et l’armée elle-même était bien
organisée. Dans le cadre de la stratégie militaire, les diplomates, informateurs,
messagers et espions avaient des rôles reconnus (Hassig 1995). Toute provocation,
toute réaction dans les provinces étaient perçues comme une déclaration de guerre
et déclenchait une expédition militaire. Les Pochtecas sont eux-mêmes souvent

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Le renseignement en Amérique préhispanique

cause de guerre, car il suffit que l’un d’entre eux soit attaqué sur un chemin pour
que la réplique de Tenochtitlan soit rapide et définitive.
Le déclenchement de la guerre et les négociations de paix s’accompagnaient
cependant en général de tractations qui utilisaient toutes les subtilités des systèmes
de renseignement. Les ambassadeurs bénéficiaient d’une certaine immunité ; ils
pouvaient visiter les cités alliées comme les cités ennemies, pour renforcer les
relations et négocier notamment des alliances matrimoniales, dans le but de les
convaincre de verser un tribut. Il est bien évident que la mort d’un ambassadeur
revenait à une déclaration de guerre. Des informateurs et messagers moins officiels,
mais se déplaçant rapidement, étaient semble-t-il assez nombreux et avaient de
multiples attributions. R. Hassig (1995) mentionne même l’existence d’un système
de relais de messagers, qui couraient sur les routes pour transmettre les informations
importantes au pouvoir central1. Ces messagers pouvaient notamment transmettre
les ordres de mobilisation ou de rassemblement de ressources et d’armes avant le
déclenchement de la guerre. Il est évident que messagers et informateurs voyageaient
« discrètement » et parlaient plusieurs langues pour être à même de remplir leurs
fonctions. Le caractère cosmopolite de la capitale mexica facilitait certainement le
recrutement de ces agents et leur infiltration en territoire ennemi. On trouve ainsi
des Otomis aussi bien chez les Aztèques que parmi leurs ennemis tlaxcaltèques ou
tarasques.
Mais ce qu’on peut qualifier de véritables espions existait aussi : un groupe
spécifique, les tequanime, les fauves, et les naualoztomecah, des commerçants
déguisés proches de Pochtecas (Soustelle 1955: 88). Ces derniers revêtaient des
tenues étrangères pour pénétrer dans des régions insoumises à la Triple Alliance
ou franchement hostiles. Ils maîtrisaient évidemment la langue des régions dans
lesquelles ils s’aventuraient. Leur tâche était principalement de récolter des
informations sur les ressources susceptibles d’intéresser l’empire aztèque, donc de
conduire à des conquêtes. Ces naualoztomecah doivent être distingués des quimichtin
(les souris), véritables agents de renseignement, issus des ordres guerriers, qui
pénétraient en territoire ennemi en quête des informations indispensables pour
les troupes mexicas : nature du terrain, importance des forces ennemies, présence
de forteresses, existence d’alliés potentiels ou d’individus susceptibles d’être
soudoyés (Hassig 1995). Indirectement, cela suggère la possibilité d’acheter des
traîtres potentiels, comme on l’a vu pour les Mayas. Ils ne se déplaçaient que de
nuit, vêtus à la manière des gens qu’ils espionnaient et dont ils parlaient la langue.
En raison des risques qu’ils courraient (la mort en cas de capture), ces espions,
membres des ordres guerriers mexicas, étaient largement récompensés pour leur
travail. Ils se différencient complètement des éclaireurs, les yaotlapixqueh, qui
précèdent l’armée lors de l’avance des forces militaires. Le sort réservé aux espions

1. Il est utile de rappeler ici que les Mésoaméricains ne disposaient pas d’animaux de charge,
ni de bât. Les transports se déroulaient uniquement à pied sur routes aménagées et
chemins, ou bien en pirogue sur les lacs, fleuves et en bord de mer.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

et traîtres lorsqu’ils étaient pris était peu enviable, puisqu’ils avaient le triste privilège
d’être mis à mort par démembrement. Cette disposition montre que l’espionnage
n’était pas une activité propre aux Aztèques, mais que leurs rivaux ou opposants
potentiels y avaient recours eux-aussi.

Les Pochtecas au centre du système de renseignement militaire

Les marchands en général occupaient donc une place importante dans la vie
économique et politique de la capitale aztèque, et il en existe plusieurs catégories.
Celle qui nous intéresse ici est constituée par le groupe des marchands qui se
déplaçaient sur de grandes distances et qui acheminaient vers la capitale les biens
les plus précieux et recherchés. En raison des risques qu’ils prenaient, circulant y
compris en territoire ennemi, et de leur indéniable utilité pour que les élites dispo­
sent des biens de prestiges nécessaires à leur statut, ces Pochtecas avaient atteint
des positions élevées dans la hiérarchie sociale mexica et partageaient un certain
nombre de privilèges avec la noblesse à laquelle ils pouvaient même être alliés ; on
sait, par exemple, que la première concubine du roi tezcocan Nezahualpilli était
la fille d’un marchand.
Dans l’iconographie des codex du début de la colonie, les Pochtecas sont
représentés habillés comme des guerriers, ils sont armés de massues et portent des
boucliers. Pas moins de 19 divinités étaient vénérées par les marchands et il est
frappant de constater que ces divinités comportent toutes, d’une manière ou d’une
autre, un aspect guerrier (Olivier 1999). On remarque notamment une association
avec Tezcatlipoca, divinité guerrière liée à l’obscurité, à la ruse, à la métamorphose
et au secret. Ces qualités renvoient immédiatement aux marchands espions dont
on vient de parler. L’iconographie montre ainsi une imbrication du commerce et
de la guerre, notamment dans le domaine du renseignement et de l’espionnage,
associée au statut des Pochtecas.
Parcourant les routes de l’empire, dans les provinces tributaires comme
stratégiques, les Pochtecas étaient d’abord des informateurs directs qui étaient à
même d’évaluer constamment l’état de soumission des provinces. Pénétrant dans
les provinces ennemies où ils cherchaient à circuler le plus discrètement possible,
ils servaient également d’observateurs et d’espions. L’empereur Ahuitzotl par
exemple aurait ordonné à des Pochtecas de pénétrer les terres de l’Anahuac1,
officiellement pour y développer des réseaux de commerce, mais en réalité pour
se renseigner sur les possibilités de conquête (Hassig 1995). En tant de guerre, outre
les tequanime, les naualoztomecah et les quimichtin dont on a déjà parlé, et qui
fonctionnaient comme de véritables espions, il est connu que les Pochtecas pouvaient,

1. Anahuac : terme qui désigne le Haut plateau central Mexicain.

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Le renseignement en Amérique préhispanique

s’ils constataient des révoltes au cours de leurs déplacements, intervenir eux-mêmes


pour régler le problème militairement. Il semblerait aussi qu’ils pouvaient agir
comme des provocateurs et ourdir des conflits, qui pouvaient se révéler utiles pour
les Mexicas.
Hassig (1995) souligne que la part du renseignement dans les activités des
Pochtecas prit de plus en plus d’importance au fur et à mesure que le territoire
contrôlé par l’empire s’étendait. Les Aztèques devaient, en effet, anticiper au mieux
les possibles révoltes de manière à pouvoir réagir de façon efficace dans des régions
parfois éloignées des garnisons et des lieux de décision.

Renseignement et stratégie au moment de la Conquête

Les récits décrivant la Conquête espagnole du xvie siècle sont particulièrement


instructifs pour évaluer la façon dont les activités de renseignement en général
étaient utilisées dans le fonctionnement de l’empire. Dans la guerre du renseignement,
la transmission des nouvelles, des informations et même des biens, joue un rôle
essentiel. Tant dans l’empire aztèque que chez les Incas, les dirigeants avaient mis
en place un réseau de diffusion qui fonctionnait à la perfection. La façon dont les
Mexicas vont très rapidement être au courant du fait que des étrangers montés sur
d’immenses navires1 croisent au large des côtes du Yucatan et commencent à
affronter les Mayas en est un premier exemple. Un autre indice indirect est constitué
par les présages annonciateurs de catastrophes, dont la vision de maisons qui
flottent sur la mer et d’hommes montés sur des cerfs (les chevaux). Comme l’a
brillamment démontré Michel Graulich (1994), tous ces présages sont en réalité
postérieurs à la première apparition sur les côtes du Yucatán des bateaux espagnols,
qui n’ont pas encore atteint les côtes contrôlées par les Mexicas. En d’autres termes,
ces derniers ont récupéré l’information et l’ont intégrée dans leur cosmogonie.
Cela ne peut être que le fruit d’un réseau d’informateurs : les envoyés mexicas dans
l’ensemble de la Mésoamérique, y compris dans les lointains territoires qui échappent
à leur contrôle.
Alors que les Espagnols débarquent à Veracruz, sur la côte du Golfe du Mexique,
dans une province assujettie à Tenochtitlan, le Tlatoani Moctezuma envoie des
agents, Quintalbor et Teudilli (Teuhtlilli), au campement espagnol à Veracruz,
pour prendre la mesure du péril et tenter de décourager les envahisseurs de marcher
sur Mexico (Cortés 1982 ; Diaz del Castillo 1987). Vite identifiés comme espions
par les Espagnols, et peut-être d’ailleurs dénoncés par les Totonaques qui voient
dans les envahisseurs blancs de possibles alliés pour se libérer de la domination
aztèque, ils font un peu figure de pieds nickelés, d’amateurs rapidement démasqués.
Leur statut presque officiel ne les a évidemment pas aidés dans leur tâche, mais on

1. Eux-mêmes ne disposant que de pirogues de taille relativement modeste.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

peut se demander dans quelle mesure ils ont servi de couverture à d’autres agents,
moins visibles, comme le laisserait penser le savoir-faire des Mexicas dans ce
domaine. Partant vers Mexico, les Espagnols laissent une garnison dans le port de
Veracruz ; cette dernière est violemment attaquée, alors que Cortés et Moctezuma
cohabitent à Tenochtitlan, dans un climat de paix apparente. La rapidité et l’efficacité
des réseaux de communication et d’information, est par exemple illustrée par le
fait que le Tlatoani mexica pouvait faire servir à sa table du poisson frais venu de
la côte du Golfe, à plus de 200 km de distance. Avec une certaine malice, Moctezuma
est ainsi en mesure d’annoncer à Cortés, qui l’ignore, l’arrivée de Pánfilo de
Narvaez1, avec plus de 1 200 hommes, et de ses intentions hostiles (Graulich 1994).
Cela signifie que Moctezuma en est informé bien avant les Espagnols, mais surtout
que les agents mexicas ont parfaitement saisi les conflits qui opposent les deux
protagonistes.
Dans certains cas, on perçoit le double jeu des Amérindiens et il est
particulièrement intéressant de voir en quoi les interprètes ont pu jouer des rôles
de manipulateurs, d’espions et d’agents doubles. Dès l’arrivée sur les côtes, Cortés
est parfaitement conscient de la nécessité de disposer d’interprètes pour asseoir
ses revendications et surtout pour connaître les intentions de ses ennemis. Avec
beaucoup d’intelligence et aussi de chance, il a été en mesure de recruter au Yucatán
le naufragé Gerónimo de Aguilar, qui parle maya et espagnol, et de récupérer au
Tabasco Doña Marina, la Malinche, qui parle maya et nahuatl et qui, devenant sa
compagne, sera une interprète et informatrice zélée. Par leur truchement, il est
dès le début de la conquête en mesure de communiquer avec les dirigeants aztèques.
Il développe en parallèle une politique d’apprentissage du nahuatl parmi ses
hommes : on peut citer le cas du page Orteguilla, gracieusement offert par Cortés
au Tlatoani Moctezuma (Amsler 1956 ; Taladoire 2014). Maîtrisant assez rapidement
des bribes de nahuatl, il assiste discrètement aux réunions des dirigeants aztèques,
et peut faire part à Cortés de leurs intentions.
Le rôle ambigu des interprètes est donc manifeste. Oublions les malheureux
enlevés sur les côtes lors des premières intrusions espagnoles au Yucatán ou plus
tard sur les rivages péruviens. Ce sont d’abord des victimes. Il n’en va pas de même
pour de nombreux autres qui s’intègrent aux forces des conquérants, sur place,
mais aussi en effectuant la traversée de l’Atlantique jusqu’en Espagne ou dans
d’autres pays d’Europe, soi-disant pour apprendre la langue des envahisseurs
(Taladoire 2014). Aux yeux de ces derniers, convaincus des bienfaits et de la
supériorité de la Chrétienté, ces interprètes, Diego Colomb pour les Antilles,
Namontack, Wanchese, Tomocomo de Virginie, ne peuvent être que des alliés
inconditionnels. Ils en oublient joyeusement que leur fidélité première revient à
leur propre peuple. Si certains basculent inconditionnellement dans le camp
espagnol, comme Martinillo qui reste fidèle à Pizarro jusqu’à sa mort, beaucoup

1. Envoyé depuis le siège de l’autorité espagnole, sur l’île d’Hispaniola, pour contrer l’avancée
de Cortés parti à la conquête du Mexique sans les autorisations nécessaires

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Le renseignement en Amérique préhispanique

d’autres sont de véritables agents doubles. On en veut d’abord pour preuve le nombre
de ces voyageurs qui dès leur retour, en dépit d’une acculturation superficielle,
n’hési­tent pas à rejoindre les leurs, voire à reprendre les armes contre leurs supposés
bienfaiteurs. Don Luis de Velasco en est un des meilleurs exemples. Après avoir
passé plus de cinq ans en Espagne et à Cuba, il participe sans états d’âme au
massacre des jésuites qui l’accompagnent lors de son retour chez les siens, en
Virginie (Mira Caballos 2003). C’est loin d’être un cas isolé (Taladoire 2014).
Un autre indice, indirect, provient de l’élimination récurrente des tentatives
d’implantation sur les côtes américaines, alors même que les relations se déroulent
en apparence de façon pacifique. Tandis que les apprentis interprètes se trouvent
au loin, officiellement pour faciliter les négociations, les maigres garnisons ou
implantations des conquérants sont violemment éradiquées. C’est le cas de la petite
garnison laissée par Colomb à La Española, des colonies perdues anglaises sur les
côtes de Virginie. L’attaque de la garnison fondée par Cortès à Veracruz s’inscrit
dans un contexte comparable et confirme indirectement la présence d’agents
mexicas dans la région, aux côtés de Quintalbor et Teuhtlilli.
Pour terminer cet aperçu retraçant la place du renseignement dans la société
mexica, et plus généralement dans les sociétés amérindiennes de l’époque de la
Conquête, nous évoquerons l’utilisation des mythes des cités perdues, Cibola,
Saguenay ou El Dorado qui ont illuminé l’imaginaire des conquérants. Il est possible
que ces récits aient été contés et embellis, dans un mouvement de réaction désespérée
de désinformation face aux envahisseurs, et qui ne fonctionna d’ailleurs pas si mal.
Selon les récits des Amérindiens, ces cités regorgent de richesses et de beauté, ce
qui pousse de nombreux aventuriers à se lancer à leur découverte. Certes, ils sont
accompagnés de guides, mais le moins que l’on puisse dire est que ces derniers
sont douteux. De nombreux conquérants y connaitront l’enfer et y laisseront leur
vie.

Brigitte Faugère et Éric Taladoire

Bibliographie

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Diaz del Castillo, Bernal, Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne. Paris:
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Graulich, Michel, Montezuma, ou l’apogée et la chute de l’Empire aztèque. Paris: Fayard, 1994.
Innes, Hammond, Les Conquistadores. Les Aventuriers de l’Histoire. Paris: Elzévir-Sequoia,
1971.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Hassig, Ross, Aztec Warfare. Imperial Expansion and Political Control. Norman: University
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Mira Caballos, Esteban, Francisco Pizarro. Una nueva vision de la conquista de Peru.
Barcelona: Critica, 2018.
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A.J.O. Anderson and C.E. Dibble. 12 vol. Santa Fé and Salt Lake City: The School of
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In Mesoamerica’s Classic Heritage. From Teotihuacan to the Aztecs, édité par D. Carrasco,
L. Jones and S. Sessions. Boulder: University Press of Colorado, 2000.
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(1493-1892). Paris: CNRS Éditions, 2014.
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LE SHINOBI,
SPÉCIALISTE DU RENSEIGNEMENT
DANS LE JAPON MÉDIÉVAL

Guillaume Lemagnen

Le shinobi, plus communément appelé ninja1, est sans conteste un caractère


culturel parmi les plus célèbres du Japon, popularisé en Occident et dans le reste
du monde par le biais du cinéma américain dans les années 1980. Sa représentation
de fiction a cependant largement pris le pas, y compris au Japon, sur la réalité
historique : le shinobi fut, à l’époque du Japon médiéval, un agent de renseignement
professionnel ainsi qu’un combattant spécialisé dans des actions de guerre « non-
conventionnelle » (sabotage, infiltration, incendie, guérilla, intoxication). Le shinobi
ne fut bien sûr pas le seul type d’agent de renseignement au Japon, mais il en
demeure le représentant le plus célèbre et représentatif, pourtant obstinément
ignoré par le monde universitaire, du moins jusqu’à aujourd’hui.
L’époque Meiji qui débuta en 1868, se caractérisa par le choix d’une importation
à grande échelle des savoirs occidentaux en vue d’une modernisation rapide du
pays. Ce faisant, le Japon délaissa volontairement de nombreux aspects de sa propre
culture, considérés alors comme archaïques et incompatibles avec la modernité
recherchée. Ninja et shinobi firent partie du lot, considérés comme relevant d’un
folklore naïf, reliquat d’un passé désuet et honteux, dont l’esprit de modernité et
de sérieux exigeait de se détourner. Cette attitude est ancrée dans les mentalités
jusqu’à aujourdh’ui.
Toutefois, des recherches officielles sur le sujet ont débutées en 2012 à l’université
japonaise de Mie. Il convient de saluer ici le courage de M. Shigeru Kodama, dans
un pays parfois réfractaire aux initiatives, qui a fondé une section de recherche sur
le shinobi, au sein de laquelle les études fructueuses menées par l’historien Yûji

1. Shinobi et ninja sont deux lectures différentes des mêmes kanji. Nous reprenons ici
la distinction effectuée par l’université de Mie (Japon) : la lecture shinobi désigne le
personnage historique réel et ninja, son alter-ego de fiction.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Yamada, véritable pionnier dans ce domaine, apportent désormais un éclairage


nouveau et extraordinairement révélateur sur la culture et l’histoire du Japon.
Dans le cadre de cet article, nous désignons par shinobi, un agent spécialisé
dans le renseignement et la guérilla, originaire des régions d’Iga et de Kôka, ayant
exercé ses activités entre le xiiie et le xviie siècle, le plus fréquemment en tant que
mercenaire. Le terme ninjutsu, désigne quant à lui l’ensemble des savoirs et techniques
du shinobi dans le cadre de ses activités.

Les shinobi dans l’histoire du Japon

Selon le professeur Yûji Yamada, l’apparition du shinobi dans l’histoire du


Japon trouverait notamment son origine dans le phénomène akuto qui débute aux
alentours du xiie siècle, à l’époque de Kamakura. Le terme akuto désignait les
personnes se rebellant contre les autorités religieuses et militaires de l’époque.
Issus de toutes les couches sociales, les akuto s’organisaient en groupes armés et se
livraient fréquemment à des activités de pillage. Il arrivait également qu’ils puissent
louer leurs services comme mercenaires, acquérant ainsi expertise et équipement
militaire, devenant alors capables de former de véritables troupes de guerriers
professionnels.
Le phénomène akuto s’avéra endémique en Iga, une région sauvage et isolée
par des montagnes, qui présentait toutes les caractéristiques d’un refuge idéal pour
bon nombre de personnes en rupture de ban, originaires du continent ou anachorètes.
La province d’Iga n’était pas – situation singulière mais non pas unique – contrôlée
par des seigneurs féodaux, mais administrée par des familles résidentes qui
s’organisèrent en clans et virent leurs services très demandés puisque Iga (伊賀) et
sa région-soeur Kôka (甲賀1), étaient géographiquement très proches des centres
de pouvoir successifs que furent Nara et Kyôto. Forts de cette spécialisation dans
le renseignement et la guérilla, ces familles seront de plus en plus sollicitées jusqu’à
devenir indispensables aux diverses factions en guerre, au fur et à mesure que les
conflits qui enflammèrent le Japon s’intensifièrent. Au point que les appellations
Iga-no-mono (homme d’Iga) et Kôka-no-mono (homme de Kôka) firent bientôt
partie des appellations désignant les « espions ».
Cependant, l’indépendance des régions d’Iga et de Kôka devait prit fin sous
les actions d’Oda Nobunaga, premier unificateur de l’histoire du Japon. Il annexa
tout d’abord la région de Kôka, avant de mettre un terme, en 1581, à l’indépendance
d’Iga qui avait eu le malheur de résister victorieusement à sa première tentative
d’annexion deux ans auparavant. Les représailles de Nobunaga donnèrent lieu à
un massacre en règle de la population – évènements désignés sous le nom de
Iga no ran (la révolte d’Iga).

1. Habituellement appelée Kôga, la lecture correcte des kanji s’avère être bien Kôka.

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

Après la bataille finale de Sekigahara en 1600, c’est finalement Ieyasu Tokugawa,


ancien vassal d’Oda Nobunaga, qui prit les rênes du pouvoir et installa sa capitale
à Edo (actuelle Tôkyô), ville qui donnera son nom à la période de paix s’étendant
de 1603 à 1868. Les seigneurs féodaux se transformèrent alors en gestion­naires de
territoires sous le contrôle du gouvernement Tokugawa et les samouraïs, jadis
guerriers, en devinrent les fonctionnaires.
Dans ce nouveau contexte politique, Iga et Kôka, qui avaient déjà perdu leur
indépendance, se trouvèrent de plus géographiquement très éloignées la nouvelle
capitale, Tôkyô, réduisant ainsi considérablement la possibilité d’offrir leurs services,
contrairement aux périodes précédentes où les centres de pouvoir – Nara et Kyôto –
avaient l’avantage d’être proches. Surtout, sous le régime Tokugawa, c’est désormais
au samouraï, devenu alors un véritable fonctionnaire au service du gouvernement,
que revint la mission de renseigner les autorités, action qu’il effectua sous la
désignation générique d’onmitsu. L’époque d’Edo marqua ainsi la fin du shinobi,
qui connaîtra cependant une renaissance populaire à travers le caractère fictif du
ninja1.

Principaux faits d’armes rapportés

Délibérément ignorées jusqu’à présent, les actions marquantes des shinobi


dans l’histoire du Japon font désormais l’objet d’une attention particulière de
l’université de Mie, dont les chercheurs s’attachent à remettre en lumière le rôle
méconnu du renseignement dans l’histoire du Japon. Ainsi, ils ont pu identifier
de nombreux épisodes au cours desquels les shinobi se sont illustrés par des faits
d’armes majeurs, ainsi que le décrivent plusieurs documents antérieurs à la période
d’Edo (1603-1868) ou du début de celle-ci. Il s’agit principalement de textes militaires
abordant parfois la question de l’espionnage, ou bien de chroniques rapportant
spécifiquement des actions des shinobi.
— Le Taiheïki (xive siècle) rapporte la plus ancienne action connue d’un shinobi :
l’incendie du Hachimangû en 1338, où l’un d’eux profita d’une pluie nocturne
pour s’infiltrer discrètement dans ce sanctuaire de Kyôto et l’incendier ;
— le texte Chôroku yonen ki (1460) rapporte que durant la même année, la demeure
du daimyô Hatakeyama Yoshitada aurait été incendiée par un shinobi.

1. Depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours, dans de nombreuses formes d’art ; théâtre,
littérature, ukiyoe, cinéma, etc.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Carte. Le Japon médiéval

— les shinobi participent directement à la bataille de Magari no ji en 1467, où ils


sont remarqués pour leur bravoure et leur efficacité ;
— le Tamonïn Nikki (1541) décrit la manière dont les hommes d’Iga s’introduisent
le château Kasagi où l’armée de Kizawa Nagamasa s’était pourtant retranchée
et l’incendient. ;
— les shinobi résistent victorieusement à la première tentative d’annexion d’Iga
par Oda Nobunaga (1579) en recourant à la guérilla et au sabotage contre les
troupes d’invasion ;

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

— à la mort de Oda Nobunaga en 1582, son vassal Ieayasu Tokugawa, alors


éloigné de ses propres terres et mis en danger par les querelles de succession
autour de Nobunaga, vit Hattori Hanzô lui proposer ses services. Ce chef de
clan d’Iga et ses hommes escortèrent Ieyasu et ses soldats jusqu’à son fief, lui
assurant une protection sans faille. Leur grande efficacité fera forte impression
sur Ieyasu qui recrutera Hattori Hanzô et plusieurs centaines de guerriers
d’Iga et de Kôka pour former une garde particulière dans son palais d’Edo.
La porte dont ils assurèrent la garde conserve encore aujourd’hui le nom
d’Hanzômon (la porte d’Hanzô).

La question de la crédibilité des sources

Au Japon comme pour les autres pays, les sources sur le renseignement sont
souvent assez rares avant le xxe siècle. Cependant, il existe toutefois des documents
se rapportant aux shinobi, quoique leur nature ait été très différente selon les
époques. Outre le Taiheïki (xive siècle), le Chôroku yonen ki (xve siècle) et le Tamonïn
Nikki (xvie siècle) évoqués ci-dessus, il convient de mentionner :
— l’ouvrage Kinetsushu (daté du xe siècle avec des remaniements tardifs), qui
évoque des pratiques du renseignement, préconisant notamment l’envoi, en
amont d’une campagne militaire, d’un espion – habilement déguisé et
spécifiquement formé – en territoire ennemi pour rapporter toutes les
informations utiles sur la région visée ;
— le Gunpô jiyôshû (1618), qui traite de la préparation des opérations militaires
et mentionne également les qualités requises pour un shinobi : du discernement
dans ses actions, une solide mémoire et une aisance relationnelle certaine.
À partir de l’époque d’Edo, les documents relatifs aux shinobi se caractérisent
par un changement de nature. Cette période ayant marqué la fin de leurs activités,
nombre d’entre eux retournent à Iga et Kôka et se reconvertissent en fermiers ou
dans des métiers qu’ils maîtrisaient auparavant, l’activité de shinobi n’ayant été
somme toute que ponctuelle. Certains, cependant, se sont liés aux nouveaux
espions-samouraï du régime Tokugawa, les onmitsu, et ont pu trouver du travail
en les faisant profiter leur expérience et en leur transmettant – en partie au moins – de
leurs savoir-faire.
La majorité des documents de cette époque sont des textes transmis au sein
des familles concernées, mentionnant parfois des armes et des outils utilisés par
les shinobi, à défaut de réellement transmettre un ninjutsu concret, mais désormais
inusité.
D’autres documents toutefois, sous couvert de préservation de la tradition
shinobi, s’avèrent être de véritables tentatives de promotion à des fins purement
commerciales : le Mansenshûkai (1676) et le Seininki (1681) en sont les deux exemples
les plus représentatifs et les plus célèbres :

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Deuxième partie : Moyen-Âge

— le Mansenshûkai, ouvrage très volumineux, est une véritable encyclopédie


détaillant bon nombre de méthodes et d’équipements du shinobi. Pourtant il
s’avère que beaucoup de passages de ce traité sont ostensiblement faux ; comme
le fait d’obtenir un poison violent en enterrant du thé infusé dans le sol pendant
quelques temps ; ou l’acquisition de pouvoirs magiques par l’exécution de
certains rituels ésotériques. De tels propos ont nui à la crédi­bi­lité de l’ouvrage
auprès des historiens. Mais il convient de le replacer dans son contexte
historique : ce texte a été rédigé dans le seul but pour son auteur, Fujibayashi
Yasutake, d’obtenir du travail ! Le Mansenshûkai est en réalité, non pas une
compilation de savoirs shinobi – ainsi qu’il est encore présenté aujourd’hui – mais
bel et bien un ouvrage de promotion destiné à être lu par d’éventuels employeurs.
Ainsi, conformément aux moeurs d’Edo, le ninjutsu y est présenté comme se
rattachant à la culture chinoise, puisque cette dernière était très en vogue dans
la société japonaise1. Et les compétences du shinobi y sont magnifiées pour
susciter l’admiration et favoriser les chances de recrutement, ce qui explique
certains propos étonnants, car volontairement trompeurs. En réalité, les
authentiques techniques du shinobi n’y sont évidemment pas exposées.
— Le Seininki est un ouvrage lié à une école samouraï. L’ouvrage propose lui aussi
des origines chinoises au ninjutsu et insiste fréquemment sur la rigueur morale
caractérisant le shinobi, alors porteur de vertus compatibles avec les valeurs
du samouraï. Il s’agit-là évidemment d’un autre ouvrage de promotion des
activités du renseignement désormais dévolues aux samouraï. Des techniques
shinobi y sont présentées, mais si certaines semblent avérées – sans être
forcément propres aux shinobi –, d’autres sont en revanche trompeuses. Ainsi
celles se rapportant à des déplacement spécifiques. Si de telles techniques
existent bel et bien au sein du ninjutsu, celles mentionnées par le Seininki, ne
sont rien d’autre que des types de marche usuelle japonaise.
Ces documents n’avaient donc pas pour but de former aux techniques du
renseignement, ni même d’en faire l’inventaire, mais bien la promotion. Ils mêlent
allègrement le vrai et le faux, mais toujours en conformité avec les nouvelles valeurs
et attentes de la culture d’Edo.

Formation et compétences des shinobi

La plupart des écoles de combat dites « traditionnelles » se sont en réalité


formées et structurées à partir de la période d’Edo, tout en revendiquant fréquemment
une généalogie remontant aux époques guerrières, dans un souci de crédibilité. Le
ninjutsu n’y fait pas exception et a lui aussi connu un processus similaire de

1. D’ailleurs le Mansenshûkai a été largement rédigé d’après le Gunpô jiyôshû, lui-même


inspiré d’ouvrages chinois.

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

structuration des techniques et connaissances éparses qui constituaient l’activité


du shinobi. Il est néanmoins possible de présenter dans les grandes lignes, les
éléments constitutifs de la formation du shinobi – très révélateurs de la culture
japonaise – grâce notamment au concours de maître Jinichi Kawakami, héritier
reconnu du ninjutsu et collaborateur de l’Université de Mie.

Préparation mentale
La base de la formation du shinobi est le développement de l’esprit de survie :
survivre quoi qu’il en coûte pour accomplir sa mission revient à devoir être capable
de tout supporter. Cette capacité était développée à travers des ascèses et privations
de tout type (froid, faim, douleur, etc.), jusqu’à ce que ces sensations cessent d’être
une gêne pour le shinobi. Il lui fallait atteindre le fudôshin (不動心), soit « un cœur
imperturbable ». Un concept existant dans le domaine de la spiritualité, mais qui
prend ici un sens purement pratique : être capable de supporter indifféremment
toutes les difficultés et demeurer imperturbable, quelle que soit la situation.
Autre concept évoqué comme base morale du shinobi : seishin (正心), soit « le
cœur juste », c’est-à-dire l’attitude morale convenable requise pour les activités de
renseignement. Même si ce principe a été surtout mis en avant durant la période
Edo pour promouvoir une image noble du renseignement, il n’en demeure pas
moins réel : ne pas se détourner de sa mission ou y rechercher un bénéfice personnel
étant essentiel. De plus, il décrit plusieurs traits de caractère à bannir absolument,
dont trois sont notamment considérés comme de véritables maladies mentales
entravant l’activité du renseignement :
— Osore : la peur, qui paralyse, fait perdre les moyens et empêche d’agir
adéquatement.
— Anadori : l’arrogance, qui pousse à agir avec légèreté et insouciance dans les
missions.
— Kangaesugi : la réflexion excessive, qui provoque doute, hésitation et fait fléchir
le mental.
Ces deux concepts sont les bases morales des vertus cardinales attendues du
shinobi : ne jamais abandonner, ne jamais renoncer et, pour cela, être capable de
tout supporter, tout endurer. C’est le sens étymologique même du kanji shinobi
(忍), qui représente une lame au-dessus du cœur, traduisant l’action de persévérer
malgré la menace et la douleur, que l’on refoule au fond de son cœur.
Cet esprit de survie poussé à son paroxysme est indispensable en raison de la
nature même des activités de renseignement : une information ne doit pas seulement
être collectée, elle doit aussi être transmise à son destinataire pour être utile. Si un
agent est capturé, blessé ou tué, la mission est un échec. Le shinobi, tant qu’il n’a
pas achevé sa mission, n’a ainsi pas le droit de mourir.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Entrainement physique
Pour le shinobi, l’entraînement physique ne vise au combat, mais au contraire,
prépare essentiellement à la dissimulation, à l’infiltration et à la fuite, afin de mener
à bien ses missions et de préserver sa vie. On y retrouve donc l’idée essentielle de
survie, qui conditionne cette formation physique.
Dès l’enfance, le shinobi pratique des frappes répétées sur des surfaces dures
pour renforcer le corps et les os. Les paumes sont nettement moins sollicitées car
elles doivent conserver leur sensibilité1 et ne pas trahir l’entraînement reçu par des
marques (cf. cal de bretteur). Certaines articulations sont assouplies jusqu’à pouvoir
se déboiter, ce qui permettra de s’infiltrer ou a contrario, de fuir à travers des
passages trop exigus pour le passage d’un individu normal.
Un entraînement rigoureux aux techniques de course et de nage sur de longues
distances, et de saut, est également dispensé. De nombreuses postures basses sont
enseignées dans le ninjutsu pour permettre au shinobi de se déplacer silencieusement
au ras-du-sol, d’évoluer sous les bâtisses aux fondations surélevées ou de se mouvoir
dans le noir sans trahir sa présence. Certaines techniques de déplacement imitent
même les mouvements d’animaux (par exemple le singe) afin de donner le change
à des gardes qui apercevraiten incidemment le shinobi à distance, dans une pénombre
prompte à abuser les sens.
Divers exercices de respiration – dont certains se retrouvent dans des pratiques
du taoïsme – font également partie de la formation : ils visent à faciliter et renforcer
le contrôle du mental, à gérer l’effort et le stress inhérents à l’infiltration ou la fuite,
à éviter l’essoufflement, mais aussi, notion bien connue en Asie, à renforcer le Ki,
l’énergie vitale.
Enfin, à travers un ensemble d’exercices particuliers au ninjutsu, les cinq sens
sont développés. À force d’entraînement, l’ouïe doit pouvoir être en mesure de
capter jusqu’au bruit ténu d’une aiguille tombant sur le sol. Certains exercices
visuels – par exemple se concentrer sur la lueur d’une bougie – semblent se rappro­
cher du yoga. Comme preuve d’efficacité d’un tel entraînement, maître Jinichi
Kawakami, héritier reconnu du ninjutsu, conserve toujours, à l’approche de ses
70 ans, une vision excellente sans correction, ce qui fait de lui un cas exceptionnel
au Japon.

1. Maître Kawakami précise à ce propos que le contact physique était en lui-même une
source d’informations, il convient donc de ne pas insensibiliser son sens du toucher par
un entraînement inadéquat.

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

L’art du déguisement, de l’effraction et de la dissimulation


Recourir aux déguisements – hensôjutsu (変装術) – fut une pratique largement
employée par les shinobi. Le Seininki mentionne au moins sept exemples authentiques,
répertoriés sous l’appellation shichihôde (« 7 façons d’aller (et venir) »). Ces
déguisements peuvent être répartis en deux catégories ;
— déguisements religieux : shukke (moine), komuzô (moine-mendiant), yamabushi
(moine-ascète) ;
— déguisements civils : sarugakushi (acteur), hôkashi (saltimbanque), shônin
(colporteur) et Tsune no katachi (individu ordinaire).
Le choix de ces déguisements ne devait rien au hasard : ils correspondent tous
à des métiers itinérants. Les religieux étaient susceptibles de voyager pour transmettre
des correspondances et effectuer des pèlerinages. Dans un Japon médiéval aux
frontières régionales fréquemment verrouillées, les chemins de pèlerinage ont
toujours représenté pour les agents de renseignement des voies privilégiées de
circulation ou d’inflitration, qu’il s’agisse bien des shinobi (agent de renseignement
mercenaire), ou plus tard, de leurs successeurs, les onmitsu (samouraï espionnant
pour le compte du gouvernement Tokugawa). Sur l’île de Shikoku par exemple, les
autorités savaient pertinemment que parmi les pèlerins, se dissimulaient des espions
du gouvernement Tokugawa.
Les déguisements civils, quant à eux, permettaient de se fondre dans la foule
et de collecter des informations ou de diffuser des rumeurs. Se faire passer pour
des artistes – notamment de théâtre Nô, très populaire auprès de la noblesse – permettait
aux shinobi de se faire inviter dans des demeures seigneuriales pour y effectuer des
représentations. Être invités par leurs propres cibles étaient une façon fort habile
de s’infiltrer.
À noter que le Seininki ne présente qu’une petite partie des déguisements
possibles, parmi les plus nobles. Probablement dans un souci de ne pas susciter le
rejet du samouraï devant s’adonner aux actions de renseignement, certains
travestissements, comme celui de mendiant, ne figurent pas dans le Seininki1. De
même, la capacité de se déboiter des articulations ou le fait d’appliquer des écailles
de poisson sur les yeux pour simuler la cécité – afin de renforcer la crédibilité d’un
rôle – n’y sont pas évoqués.
Dans le cadre d’une infiltration nocturne, le shinobi employait les techniques
d’effraction qui lui avait été enseignées et avait recours à un équipement approprié
qui incluait, entre autres, de petites scies (shikoro) et des pieds-de-biche (kunai).
Lorsqu’il lui fallait scier barreaux ou madriers, il pouvait appliquer au préalable
une préparation gluante qui étouffait le bruit.

1. Une omission confirmant l’aspect « commercial » de l’ouvrage.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

Les techniques de dissimulation présentées dans le ninjutsu visaient, outre le


fait de pouvoir espionner sans être détecté, à pouvoir échapper à d’éventuels
poursuivants, toujours dans l’optique de pouvoir s’acquitter de sa mission. Ces
techniques, dont le déguisement est une partie intégrante, étaient nombreuses et
variées. La plupart d’entre elles portent le nom d’animaux dont elles s’inspirent :
ainsi, traverser une étendue d’eau pour effacer son odeur se dit « agir comme un
renard » ; se dissimuler dans un arbre, se dit « agir comme le blaireau », etc.

Autres compétences des shinobi


Contrairement à l’idée répandue, le ninjutsu ne désigne donc pas un art de
combat, mais bien l’ensemble des techniques et compétences du shinobi en tant
qu’agent de renseignement et saboteur spécialisé. La formation au combat en fait
certes partie, mais n’en est qu’un des aspects. D’ailleurs un shinobi évitait, autant
que possible, le combat puisque les risques de blessures et de capture étaient
synonymes d’échec de la mission. Le shuriken (arme de jet), qui lui est fréquemment
attribué, était en réalité une arme employée par le samuraï.
L’observation approfondie du comportement humain était également enseignée
au shinobi (comme évoqué dans le Gunpô jiyôshû) : capacité à décrypter le langage
corporel d’un interlocuteur, à comprendre ce que ses propos révèlent de lui pour
déceler les leviers psychologiques qui lui sont propres et en tirer avantage afin de
lui soutirer plus aisément des informations.
Bien qu’Iga et Kôka soient des régions à la fois très proches l’une de l’autre et
historiquement alliées, il est intéressant de remarquer qu’apparaissent des différences
liées à des spécificités régionales et culturelles, dans les compétences et savoir-faire
enseignées aux shinobi. Les recherches du professeur Yamada démontrent que les
gens d’Iga étaient particulièrement reconnus comme experts en infiltration de
forteresses ennemies et en sabotage par incendie. Ceux de Kôka était, quant à eux,
réputés de longue date pour leur grande connaissance du kanpô1 (phar­ma­copée
chinoise). Cette connaissance du kanpô, permettait ainsi de recourir à des
déguisements de pharmaciens itinérants ou de s’implanter dans une ville « cible »
comme pharmacien sédentaire. Aussi des compétences différentes amenèrent-elles
logiquement des approches différentes du renseignement en Iga et Kôka2.
Ainsi, la formation véritable du shinobi se révèle bien différente de celle d’un
quelconque assassin de l’ombre – tel que le présente invariablement le cinéma
moderne. Au-delà des compétences militaires, l’enseignement faisait la part belle
au développement des qualités physiques et mentales3, aux techniques de

1. Aujourd’hui encore, Kôka est notamment connue pour les entreprises pharmaceutiques
qui y sont implantées.
2. Les archives concernant les traditions du ninjutsu d’Iga et de Kôka, dont maître Kawakami,
a hérité, accréditent ce point.
3. Conformément à la conception du corps au Japon, ces notions de physique et de mental
sont reliées par une troisième notion ; celle du Ki (énergie interne).

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

dissimulation, d’effraction et de fuite. La formation du shinobi était principalement


fondée sur les notions de persévérance, de maîtrise de soi et visait à lui inculquer
la volonté inébranlable de remplir sa mission et le refus total de l’idée même de
mourir. Les compétences enseignées (psychologie, pyrotechnie, pharmacopée,
performances artistiques, etc.) étaient toutes conditionnées par ces objectifs.

Le Ninjutsu dans la Seconde Guerre mondiale

Le ninjutsu, bien que lié aux périodes de guerre du Japon médiéval, a-t-il été
également employé au cours de la Seconde Guerre mondiale, par le biais de la
fameuse école d’espionnage de Nakano, souvent évoquée comme étant la dépositaire
directe des traditions shinobi ? Rien n’est moins sûr !
La création de cette école, opérationnelle à partir de 1938, répond en réalité
à des nécessités géopolitiques (implications internationales du Japon) et pratiques
(nécessité de développer le renseignement à l’étranger). Cette institution est donc
un pur produit du monde militaire moderne influencé par les pratiques du rensei­
gne­ment occidentales, qui n’a que peu à voir avec les traditions du shinobi médiéval,
cantonné aux seules terres du Japon.
Toutefois, Nakano n’en demeure pas moins régulièrement associée à l’image
du ninjutsu pour une singulière raison : Fujita Seiko (1898-1966), bien qu’artiste
martial reconnu, fut également un « héritier » auto-proclamé du ninjutsu. À ce titre,
il fut invité à enseigner son « art » à Nakano. Son nom figure de fait dans les archives
de l’école et l’intitulé de son enseignement est bel et bien « ninjutsu ». Faute de
témoignages directs, nous ne savons pas ce qu’il y professa exactement. Ce fut
certainement très pittoresque, mais n’ayant que peu à voir avec le ninjutsu historique,
car il est établi qu’il n’a jamais été un dépositaire de cette tradition1.
Un autre cas est emblématique : celui d’Hirô Onoda (1922-2014). Cet agent
de renseignement et saboteur fut formé en urgence dans les derniers mois de la
Seconde Guerre mondiale, à Futamata, une antenne de l’école de Nakano. Il lui
fut notamment enseigné que la survie était la priorité dans l’accomplissement de
sa mission2. Puis il fut envoyé à Lubang, une île des Philippines, quelques mois
avant la capitulation du Japon. Il ne cessa pourtant pas son combat à la fin du
conflit, continuant de lutter durant vingt-sept ans, pour finalement ne se rendre

1. Ses démonstrations sont connues par les journaux de l’époque et un film en 8 mm : tours
de force et d’adresse, mais rien de véritablement assimilable au ninjutsu, sinon ce qu’il en
connaissait par ses lectures.
2. Il lui fut également enseigné que la capture, loin d’être un déshonneur – contrairement à
ce qui était habituellement enseigné au soldat japonais – était en réalité une opportunité
d’accumuler des renseignements auprès de l’ennemi tout en le trompant en délivrant soi-
même de fausses informations. Mais il ne fit pas usage de cette méthode.

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Deuxième partie : Moyen-Âge

qu’en 1974, uniquement sur ordre direct de son supérieur de l’époque qu’il fallut
retrouver pour l’occasion.
Si Onoda continua la guerre aussi longtemps c’est parce qu’on lui inculqua
également qu’il devait continuer la lutte quoi qu’il arrive et ne jamais abandonner.
Son obéissance absolue à cette valeur cardinale est tout à fait révélateur de la
mentalité japonaise et fait écho aux valeurs inculquées au shinobi lors de sa formation,
où la réddition, n’était pas non plus, une option envisageable.
La tentative précipitée et désespérée de former au plus vite des espions-saboteurs
pour tenter d’infléchir le cours de la guerre illustre bien une prise de conscience
tardive de l’importance du renseignement et de la guérilla par les militaires japonais1.
En effet, l’immense majorité des officiers manifestèrent le refus systématique de
devenir espion ; leur mentalité de sacrifice sur le champ de bataille s’avérant
inconciliable avec celle du renseignement où la survie prime – situation et dilemme
semblables à ce que purent éprouver les espions-samouraï d’Edo.

*
Si jusque récemment la représentation du shinobi était généralement celle de
son alter ego de fiction, le ninja, en l’espace de quelques années, la connaissance
de cet acteur méconnu de l’histoire du Japon a connu une évolution significative.
D’une part, elle conduit à reconsidérer son rôle dans nombre d’évènements
historiques, tant son implication révélée par les textes apparaît significative. D’autre
part, elle amène à réévaluer l’importance des activités renseignement dans le Japon
médiéval, trop souvent négligée par les historiens.
Surtout, l’étude du shinobi, s’avère en être un précieux et profond révélateur
de la culture et de l’histoire du Japon, car les éléments constitutifs du ninjutsu
(conditionnement physique, mental, compétences militaires, connaissances
techniques, etc.) qui nous sont parvenus sont autant d’éléments permettant une
connaissance plus fine de ce pays, de sa culture et de ses évolutions au fil du temps.

Guillaume Lemagnen

Bibliographie indicative

Army’s Elite Intelligence School, Potomac Books Inc, 2002.


Gérard Chenu & Bernard Cendron, Onoda, 30 ans, seul en guerre, Arthaud, 1974.
Michel Chandeigne, La découverte du Japon par les Européens (1543-1551), Paris, 2013.

1. Hirô Onoda et ses camarades devaient originellement suivre une formation accélérée.
Dans les faits, ils n’eurent même pas le temps d’achever celle-ci avant d’être envoyés en
mission.

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Le shinobi, spécialiste du renseignement dans le Japon médiéval

Collectif, Ninja bungei kenkyû dokuhon, Kasama shoin, 2014


Danielle Elisseeff, Histoire du Japon, Éditions du Rocher, Monaco, 2001.
Roger Faligot, Naisho : Enquête au cœur des services secrets japonais, La Découverte, Paris,
1997.
Fujibayashi Yasutake, Mansenshûkai, 16761.
Jinichi Kawakami, Irusta zukai ninja, Nittô shoin honsha, 2012
Le dit des Heiké, Verdier Poche, Lonrai, (traduction et édition) 2012.
Guillaume Lemagnen, Le ninjutsu, une discipline à démystifier, 2013.
Masatake Natori, Seininki, 16812.
Stephen C. Mercado, The Shadow Warriors of Nakano : A History of the Imperial Japanese
Miyazaki Ninshô ; Shikoku henro, rekishi to kokoro 1985.
Shin’ichi, Saeki, Figures du samouraï dans l’histoire japonaise. Depuis Le Dit des Heiké
jusqu’au Bushidô, Annales. Histoire, Sciences Sociales, vol. 63e année, no 4, 2008.
Yûji Yamada, Ninja no rekishi, Kadokawa, 2016.
Yûji Yamada, Katsuya Yoshimaru, Ninja no tanjô, Benseishuppan, 2017.

1. Ce livre a été très imparfaitement traduit en français : Fujibayashi Yasutake, Bansenshukai


(suivi des 100 poèmes ninja de Yoshimori), Albin Michel, Paris, 2013.
2. Ce livre a été très imparfaitement traduit en français : Natori Masazumi, L’authentique
manuel des ninja, Albin Michel, Paris, 2009.

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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

PRÉSENTATION DU
CF2R

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Présentation du Cf2R

2 VOCATION
Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think
Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité
internationale. Il a pour objectifs :
- le développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement
et à la sécurité internationale,
- l’apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration,
parlementaires, médias, etc.),
- la démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public.

ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés, regroupant une vingtaine de chercheurs.

HISTOIRE DU OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE


RENSEIGNEMENT DU RENSEIGNEMENT qui a pour objet l’analyse des grands
qui étudie les activités de renseignement qui analyse le fonctionnement enjeux de la sécurité internationale :
à travers l’histoire : du renseignement moderne : - Terrorisme,
- Renseignement et contre-espionnage, - Organisation et coordination des services, - Conflits,
- Actions clandestines et opérations - Budget et effectifs, - Crises régionales,
spéciales, - Analyses d’opérations, - Extrémisme politique et religieux,
- Interceptions et décryptements, - Technologies du renseignement, - Criminalité internationale,
- Guerre psychologique, - Gouvernance et éthique du - Cybermenaces,
- Tromperie et stratagèmes. renseignement, - Nouveaux risques, etc.
- Intelligence économique et privatisation
du renseignement,
- Contrôle parlementaire.

ÉQUIPE DE RECHERCHE
DIRECTION OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE
• Éric Denécé, Directeur DU RENSEIGNEMENT • Alain Rodier, Directeur de recherche
• Daniel Martin, Vice-Président • Nathalie Cettina, Directrice de recherche (Terrorisme et criminalité organisée)
• Claude de Langle, Directeur (sécurité intérieure et lutte antiterroriste) • Yannick Bressan, Directeur de recherche
du développement • Claude Delesse, Directrice de recherche- (Neuropsychologie et Cyper Psyops)
associée (intelligence économique et • Michel Nesterenko, Directeur
HISTOIRE DU renseignement électronique) de recherche (sources ouvertes,
• François-Yves Damon, Directeur de cyberterrorisme et sécurité aérienne)
RENSEIGNEMENT • Général Alain Lamballe, Directeur de
recherche-associé (renseignement chinois)
• Gérald Arboit, Directeur de recherche • Sophie Merveilleux du Vignaux, recherche-associé (Asie du Sud)
(renseignement français) Chercheur (Renseignement extérieur • Jamil Abou Assi, Chercheur (Moyen-
• Franck Daninos, Chercheur français) Orient, écoterrorisme)
(renseignement américain) • David Elkaim, Chercheur (Renseignement • Fabrice Rizzoli, Chercheur (Mafias et
• Gaël Pilorget, Chercheur (renseignement israélien) criminalité organisée)
hispanique) • Stéphane Berthomet, Chercheur (Affaires • Philippe Raggi, Chercheur (Indonésie,
• Laurent Moënard, Chercheur policières, terrorisme, sécurité intérieure) Pakistan)
• Laurence Rullan, Chercheur • Alain Charret, Chercheur-associé • Julie Descarpentrie, Chargée de
(Renseignement technique, SIGINT) recherche (Asie du Sud)
• Olivier Dujardin, Chercheur associé
(renseignement, technologie et armement)
• Jean-François Loewenthal, Chercheur-
associé (Renseignement sources ouvertes)
• Lionel Cammarata, Chercheur-associé
(Intelligence économique)

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Présentation du Cf2R

ACTIVITÉS 3
• RECHERCHE ACADÉMIQUE • PARTICIPATION À DES RÉUNIONS • ASSISTANCE AUX MÉDIAS
ET ENCADREMENT DE THÈSES SCIENTIFIQUES ET COLLOQUES Le CF2R met son expertise à la
EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER disposition des journalistes, scénaristes,
• ORGANISATION DE COLLOQUES, romanciers, éditeurs et traducteurs
CONFÉRENCES ET • ACTIONS DE SENSIBILISATION pour les aider dans leur approche du
DINERS-DÉBAT consacrés à l’intention des parlementaires et des renseignement (conception de dossiers
aux questions de renseignement. décideurs politiques et économiques. spéciaux et de documentaires, conseil
pour scénarios).
• SOUTIEN À LA RECHERCHE • FORMATIONS SPÉCIALISÉES
Chaque année, le CF2R décerne deux Notamment une session internationale • MISSIONS D’EXPERTISE DE TERRAIN
prix universitaires qui récompensent « Management des agences de ET D’ÉVALUATION DES CONFLITS
les meilleurs travaux académiques renseignement et de sécurité (MARS) ». INTERNATIONAUX
francophones consacrés au Unique formation de ce type dans le
renseignement : monde francophone, elle a pour finalité • MISSIONS DE CONSEIL, D’ÉTUDE
- le « Prix Jeune chercheur » prime un d’apporter à des participants provenant ET DE FORMATION au profit d’entre-
mémoire de mastère, des secteurs public et privé une prises, de clients gouvernementaux,
- le « Prix universitaire » récompense connaissance approfondie de la finalité et d’institutions internationales ou
une thèse de doctorat. du fonctionnement des services. d’organisations non gouvernementales.

PUBLICATIONS
Les publications du CF2R comprennent :
• DES ANALYSES SPÉCIALISÉES • DES LETTRES ET REVUES SPÉCIALISÉES • PLUSIEURS COLLECTIONS D’OUVRAGES
RÉDIGÉES RÉGULIÈREMENT - Bulletin électronique hebdomadaire CONSACRÉS AU RENSEIGNEMENT
PAR SES EXPERTS Renseignor, qui offre une synthèse de - « Poche espionnage » (Ouest France),
- Rapports de recherche, l’écoute des programmes radiophoniques - « CF2R » (Ellipses),
- Notes d’actualité, étrangers en langue française, - « Culture du renseignement » (L’Harmattan),
- Notes historiques, - Bulletin électronique mensuel I-Sources, - « Arcana Imperii » (VA Édition),
- Notes de réflexion, qui recense l’ensemble des publications - Divers ouvrages individuels et collectifs.
- Bulletins de renseignement, internationales récentes consacrées au
- Notes CyberRens, renseignement,
- Tribunes libres, - Revue quadrimestrielle Renseignement
- Foreign Analyzes. et opérations spéciales (L’Harmattan).

Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 100 livres, 30 rapports de recherche, 350 articles, 800 notes
d’analyse et un millier de bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre revues ou lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
interviews dans les médias (TV, radio, presse écrite).

PARTENARIATS SCIENTIFIQUES
Le CF2R entretient des relations
scientifiques régulières avec de nombreux
À l’étranger
• Réseau international francophone de • Observatoire Sahélo-Saharien de
centres de recherche français et étrangers.
formation policière (FRANCOPOL), Montréal, Géopolitique et de Stratégie (OSGS),
Canada. Bamako, Mali.
En France • Belgian Intelligence Studies Centre (BISC), • Centre d’études et d’éducation politiques au
• Centre international de recherche et Bruxelles. Congo (CEPCO), Kinshasa, Congo.
d’études sur le terrorisme et d’aide aux • Istituto italiano di studi strategici Niccolo • Centre d’études et de recherche sur
victimes du terrorisme (CIRET-AVT), Paris. Machiavelli, Rome, Italie. renseignement (CERR), Kinshasa, Congo.
• Institut de veille et d’études des relations • Centro Studi Strategici Carlo de Cristoforis, • Centre d’études diplomatiques et
internationales et stratégiques (IVERIS), Paris. Milan, Italie. stratégiques (CEDS), Dakar, Sénégal.
• Institut international des hautes études de • International Intelligence History
la cybercriminalité (CyberCrimInstitut), Paris. Association (IIHA), Hambourg, Allemagne.
• Haut comité français pour la défense civile • Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA),
(HCFDC), Paris. Jerusalem, Israël.

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Présentation du Cf2R

Centre Français de Recherche sur le Renseignement

Centre Français de Recherche


sur le Renseignement (CF2R)
148 rue de l’Université
75 007 Paris
FRANCE
Courriel : info@cf2r.org
Tel. 33 (1) 78 42 26 67

www.cf2r.org

©Archanges 2019

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