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Renseignement
et espionnage
pendant l’ antiquité
et le Moyen-Âge
Chérif Amir, Histoire secrète des Frères musulmans, Ellipses, Paris, 2015.
Gérald Arboit (dir.), Pour une école française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
Eric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
Eric Denécé (dir.) La Face cachée des révolutions arabes, Ellipses, Paris, 2012.
Eric Denécé (dir.), Renseignement, médias et démocratie, Ellipses, Paris, 2009.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, Paris, 2007.
Franck Daninos, La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, Paris, 2006.
Eric Denécé et Sabine Meyer, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risque,
Ellipses, Paris, 2006.
Alain Rodier, Al-Qaïda. Les connexions mondiales du terrorisme, Ellipses, Paris, 2006.
Eric Denécé (dir.), Al-Qaeda. Les nouveaux réseaux de la terreur, Ellipses, Paris, 2004.
Eric Denécé (dir.), Guerre secrète contre Al-Qaeda, Ellipses, Paris, 2002.
ISBN 9782340-035478
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2019
32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15
PRÉFACE
Général d’armée aérienne (CR) François Mermet.
Ancien directeur général de la Sécurité extérieure (DGSE)...........................................11
INTRODUCTION
Le renseignement, dimension manquante de l’historiographie française
Eric Denécé et Patrice Brun........................................................................................17
Qu’est-ce que le renseignement ?
Essai de définition à l’attention du monde académique
Eric Denécé...................................................................................................................27
Préhistoire du renseignement en Europe
Patrice Brun..................................................................................................................39
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Ce travail historique est d’autant plus nécessaire dans notre pays où, à la diffé
rence notamment du monde anglo-saxon, nos élites dans leur grande majorité
n’avaient jusqu’à présent qu’une très faible culture en matière de renseignement,
ne percevant guère l’intérêt et la priorité à lui accorder avant d’entreprendre toute
action qu’elle soit d’ordre politique, militaire ou économique. Le renseignement
n’était d’ailleurs pas enseigné dans nos universités pas plus que dans nos grandes
écoles, sans parler de nos académies militaires… Ceci a engendré une méfiance
voire une absence de confiance des responsables politiques envers les Services,
d’une part et une perception négative dans l’opinion publique, d’autre part.
Rappelons que les Services sont parfois appelés à jouer les Cassandre et les
porteurs de mauvaises nouvelles redoutant de ne pas être entendus. César notait
déjà que les Gaulois accueillaient sans contrôle des bruits mal fondés et que la
plupart de leurs informateurs inventaient des réponses conformes à leurs désirs.
Il faudra attendre la fin des années 1980 pour que certains hauts responsables
politiques et militaires prennent enfin conscience de notre inculture en matière
de renseignement et des conséquences graves de nos insuffisances pour une puissance
comme la France.
Ce n’est qu’en 2008 avec la rédaction du Livre blanc sur la Défense et la Sécurité
nationale que le renseignement sera enfin érigé en fonction stratégique et prioritaire,
dénommée « connaissance et anticipation », et que sera créé un Conseil National
du Renseignement (CNR), comme je le recommandais dans la revue de l’ENA en
novembre 1993, à l’imitation du Joint Intelligence Commitee (JIC) britannique fondé
en 1936 !
Aujourd’hui notre pays peut enfin jouer dans la cour des grands avec les
Anglo-Saxons et conduire des interventions extérieures, seul ou en coalition, grâce
à l’échange mutuel avec nos alliés des renseignements que nous savons acquérir,
vérifier et analyser pour les diffuser en temps voulu à chacun des décideurs.
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Sous l’Ancien régime, l’emploi des espions – qui sont généralement les traîtres
du camp adverse – ne rencontre que mépris dans notre culture, car ces méthodes
sont contraires à l’honneur et à l’héroïsme, comme l’exprime Fénelon dans Télémaque
(1690). La morale républicaine réprouve tout autant leur emploi comme l’écrit Jules
Bastide en 1860 : « Sans doute, lorsque les révélations sont données par un transfuge
et un traître, il y a immoralité à les provoquer et à les recevoir ; c’est même une haute
imprudence que de se fier aux rapports d’un être aussi avili, et la morale est d’accord
avec le bon sens pour nous rendre suspects les services d’un pareil espion1 ». Selon lui,
une nation démocratique, en développant de telles pratiques, perd une part de son
intégrité et ne saurait sans conséquence entretenir des services douteux, composés
de fonctionnaires aux pratiques coupables, n’hésitant pas à user de stratagèmes
inavouables pour arriver à leurs fins et recourant à l’emploi d’individus peu
respectables, qui ne sont que « des intrus, des espions, des mouchards, exécuteurs de
basses œuvres ou maîtres chanteurs en puissance, se vautrant dans le scandale et la
misère morale2 ».
Le renseignement est également rejeté au sein de la société militaire, pourtant
la première concernée. En 1881, le général Lewal, chef du Bureau de reconnaissance
et de statistique – ancêtre du Deuxième bureau – et professeur à l’École de guerre,
observe que « malgré son évidente utilité, l’espionnage est peu ou point pratiqué depuis
longtemps déjà. On n’en a pas le goût et il n’est organisé ni comme règlement, ni comme
fait. Le caractère chevaleresque de notre nation se prête malaisément à l’emploi de ce
moyen qui présente quelque chose de traître et de déloyal […]. Avec de tels sentiments
nous nous servons de l’espionnage comme à regret et d’autant moins que nous ne
trouvons pas l’instrument préparé3 ». Il constate amèrement que « La science des
renseignements, leur recherche et leur emploi est la branche la moins connue, la plus
négligée jusqu’ici, surtout en France. On l’a considérée comme une partie accessoire
à laquelle chacun était naturellement apte et qui n’avait nullement besoin d’être
étudiée. Il y a des procédés particuliers pour combattre, pour marcher, pour stationner,
pour s’approvisionner, pour investir ou assiéger les centres fortifiés, il en est résulté des
branches particulières de la tactique ; il n’en va pas de même pour le Renseignement4 ».
L’affaire Dreyfus (1894) ne vint pas améliorer l’image d’une spécialité peu
prisée au sein de l’institution militaire. Si elle trouve, certes, son origine dans une
affaire d’espionnage – dans un contexte aigu de paranoïa antiallemande et d’anti
sémitisme – elle est en réalité davantage une affaire politique – dans laquelle les
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1. Alain Dewerpe, Espion. Une anthropologie historique du secret d’État contemporain, NRF,
Gallimard, 1994, p 24.
2. Eric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
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Ainsi, vingt ans après les États-Unis et dix ans après la Grande-Bretagne, la
France a donc incorporé les études sur le renseignement dans le domaine académique,
toutefois de manière encore très balbutiante1.
1. Eric Denécé et Gérald Arboit, Les Études sur le renseignement en France, Rapport de
recherche no 8, Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), Paris,
octobre 2009.
2. Publiée sous le titre Espions et Ambassadeurs au temps de Louis XIV, Paris, Fayard, 1990.
3. Gérald Arboit, Le Renseignement, dimension manquante de l’histoire contemporaine de la
France, Rapport de recherche no 9, Centre Français de Recherche sur le Renseignement
(CF2R), Paris, mars 2013.
4. J.-P. Alem, L’Espionnage et le contre-espionnage, op. cit., p. 6.
5. Christopher Andrew, David Dilks (dir.), The Missing Dimension. Government and
Intelligence Communities in the Twentieth Century, Londres, Macmillan, 1984, p. 2.
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1. Rose Mary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, Les Belles lettres,
Paris, 2009, p. 47.
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écrite entre les lignes, difficilement décelable pour les non initiés. Une nouvelle
pierre de Rosette en quelque sorte…
Car, ainsi que le rappelle le professeur George-Henri Soutou, « Y a-t-il deux
disciplines intellectuelles plus proches que le renseignement et l’histoire ? Dans les
deux cas, il s’agit de parvenir à une connaissance objective des faits à partir de sources
fiables et soumises à une critique constante, en fonction d’une interrogation raisonnée
et systématique que celle-ci soit un « plan de recherche » ou un sujet de thèse. […] Le
renseignement et l’histoire partagent le fait d’être tous deux des sciences inductives,
passant de la connaissance de faits particuliers à des conclusions générales, et non pas
des sciences déductives1 ».
1. L’Exploitation du renseignement en Europe et aux États-Unis des années 1930 aux années
1960, Economica, Paris, 2001.
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avec les connaissances anthropologiques sur les sociétés sans État subcontemporaines
et, d’autre part, via les sciences cognitives sur nos spécificités comportementales.
Situé dans cette perspective, le renseignement s’impose comme une composante
immanente et essentielle de la vie et de l’histoire de toute société humaine. Il doit,
par conséquent, être pris en compte et questionné dans l’étude de tout changement
social d’ordre aussi bien politique, militaire, économique et commercial, qu’idéel
et éthique. Avant même d’être organisé en un ensemble institutionnalisé de
techniques de plus en plus spécialisées, le renseignement a joué un rôle clé dans le
succès adaptatif de toutes les stratégies de survie et de développement des sociétés
humaines.
*
Ce sont quelques-uns des plus beaux épisodes de l’histoire du renseignement
de l’Antiquité et du Moyen-Âge que ce premier tome de L’Histoire mondiale du
renseignement propose au lecteur. Il met en lumière le fait que, de la protohistoire
à la chute de Constantinople (1453), l’Histoire fut le théâtre d’une intense guerre
secrète dans laquelle s’observent toutes les pratiques de l’espionnage moderne.
30 contributions produites par 25 auteurs de haut niveau, universitaires reconnus
et spécialistes du renseignement, font de ce travail une somme tout à fait originale
et exceptionnelle.
En premier lieu, il y est révélé pour la première fois que le renseignement
s’inscrit dans une perspective plongeant ses racines dans la très longue durée, pour
le moins depuis l’origine des sociétés d’Homo Sapiens.
En second lieu, concernant l’Antiquité, Pascal Butterlin pour la Mésopotamie ;
Juan Carlos Moreno García pour l’Égypte pharaonique ; Julie Descarpentrie pour
l’Inde ancienne ; François-Yves Damon et Alexis Lycas pour la Chine ancienne ;
Michel Debidour, Philippe-Joseph Salazar, Stéphanie Maillot et Julien Zurbach
pour la Grèce ; Michel Debidour, Yann Rivière et Yann Le Bohec pour le monde
romain mettent à jour des aspects jusqu’alors méconnus de l’histoire de cette
époque et décrivent le rôle que joua le renseignement dans la constitution, l’expan
sion et la consolidation de ces empires.
En troisième lieu, concernant le Moyen-Âge, Jean Deuve et Anne Nissen pour
le monde nordique et les Vikings ; Jean Deuve encore pour l’empire Byzantin et
les Normands, en Europe comme en Orient ; Abderrahmane Mekkaoui et Charifa
Amharar pour le monde arabo-musulman ; Laurence Rullan, Laurent Vissière,
Benoît Léthenet, Benjamin Badier et Olivier Bouzy pour la France des xive et
xve siècles ; Gaël Pilorget, pour la péninsule ibérique ; Brigitte Faugère et Éric
Taladoire : pour l’Amérique préhispanique et l’empire aztèque ; et enfin Guillaume
Lemagnen pour le Japon médiéval apportent, à travers leurs contributions très
documentées des éléments inédits sur le developpement des pratiques de
renseignement et d’actions clandestines au cours de cette période de grands
bouleversements.
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1. Gérald Arboit (dir.), Pour une École française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
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Eric Denécé
L’espionnage est de tous les temps. Certains considèrent même qu’il s’agit là
de l’autre « plus vieux métier du monde ». Depuis qu’il existe des rivalités
commerciales, politiques ou militaires entre les hommes, il y a toujours eu des
démarches d’espionnage. Bien que les façons d’opérer puissent changer, selon les
pays ou les époques, le besoin de renseignements et l’existence d’organisations
chargées de les obtenir sont des constantes de l’histoire de l’humanité. Pour autant,
aucune une profession ne demeure aussi mal connue
Qu’est-ce que le renseignement ? À quoi sert-il ? Dans quel but fait-on appel
aux services ? Comment s’organise la profession ?
En raison de l’absence d’une culture du renseignement dans la société française,
(tant dans les milieux politiques, économiques qu’académiques), du secret qui
entoure ses activités, de la méfiance que suscite cette discipline considérée à tort
comme sulfureuse et de la déformation de sa présentation par les médias, il est
indispensable de définir ce qu’est vraiment le renseignement et d’en rappeler les
principes généraux, le plus souvent ignorés. La profession souffre en effet d’une
quadruple méconnaissance : celle de sa finalité, de son vocabulaire, de ses missions
et de ses métiers.
Finalités du renseignement
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et à déterminer ce que peuvent faire nos rivaux, qui sera préjudiciable à nos
intérêts ;
— en altérant la capacité des adversaires et concurrents à acquérir de l’information,
à l’analyser efficacement et à décider intelligemment ; et en découvrant ce
qu’ils pensent qu’ils doivent savoir, puis en utilisant cette connaissance pour
les désorienter et les vaincre. Cette démarche vise à les priver de leur qualité
de compétiteurs et à les éliminer du jeu.
En parallèle, tout acteur engagé dans ce « Grand jeu » se doit protéger son
propre système de renseignement des tentatives d’altération adverses, afin de
maintenir intactes ses capacités d’anticipation et d’appréciation des situations. Ne
permettons pas à autrui de nous faire ce que nous lui faisons !
Par extension, le « renseignement » couvre également les interventions politiques
clandestines qu’un acteur considère nécessaires afin de faire aboutir sa stratégie.
Il s’agit alors de compléter ou de prolonger l’action de la diplomatie classique en
usant de procédés qui lui sont interdits, notamment en exerçant une influence
occulte sur les événements internationaux. Si les approches des services de
renseignement sont différentes de celles des diplomates, elles n’en sont pas moins
dictées par le même gouvernement qui cherche, par plusieurs voies, à assurer le
succès d’une politique unique. Un service est donc chargé de mener des opérations
qui ne doivent pas permettre d’identifier – et de compromettre – le pays qui en est
à l’origine. D’où l’importance de faire appel à des techniques clandestines.
Ainsi, le « renseignement » ne se limite pas seulement à la recherche d’information
mais recouvre l’ensemble des domaines dits de la « guerre secrète », qu’il s’agisse
d’espionner, d’agir ou d’influencer, car ces activités ne sauraient être dissociées les
unes des autres : renseignement et contre-espionnage, actions clandestines et
opérations spéciales, interceptions et décryptements, guerre psychologique et
mystification, etc.
1. Sur une philosophie de l’expression, Œuvres complètes, volume i, Les essais, La Pléiade,
2006, p. 908.
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dans une perspective précise. « Un renseignement n’est en effet pas une simple
information, mais une information qui enseigne quelque chose à quelqu’un. Mais il
n’est pas non plus un simple enseignement, car il ne vise pas la formation des gouvernants.
Il est au contraire lié à l’action, subordonné à elle, ou impliqué en elle : il est « ciblé ».
Il vaut par et pour l’action politique1 ».
Le renseignement n’est pas l’information. Une information n’est qu’un fait
considéré comme signifiant par celui qui l’observe ou qui la recherche. Les
informations peuvent être libre d’accès ou protégées. Elles sont les matières premières
entrant dans la composition du renseignement.
La production d’un renseignement c’est la création de quelque chose qui
n’existe pas à l’état brut. Le renseignement est toujours le résultat d’une démarche
délibérée : question posée + recherche des éléments de réponse + structuration de
la réponse + livraison au commanditaire. Cette démarche itérative est dénommée
« cycle du renseignement » par les professionnels. Cela revient à fournir la bonne
réponse, au bon destinataire, dans les délais impartis et sous une forme intelligible
par lui.
Un renseignement est donc un produit fini, élaboré afin de répondre à une
demande exprimée, qui est le résultat de la synthèse d’informations recherchées,
validées et interprétées, quelle que soit leur origine, secrète ou non.
À la différence de la connaissance – dont la finalité est le savoir pour savoir –,
le renseignement n’est jamais une fin en soi : ce n’est qu’un moyen – savoir pour
agir. Il ne sert jamais à satisfaire la curiosité. Il n’a de valeur que s’il est demandé,
attendu, utilisable et utilisé. Enfin, le renseignement seul ne sert à rien. Il doit être
lié aux capacités d’action de celui qui le demande. Tout savoir de son ennemi mais
ne pas pouvoir s’opposer à ses projets ou le vaincre est inutile.
L’espionnage n’est qu’un des volets de la démarche du renseignement. Il a pour
but de percer les secrets adverses. Car ce qui est secret est nécessairement défendu.
Aussi faut-il venir à bout de cette protection. D’où le recours à des techniques
conspiratives, clandestines et donc illégales (vols, cambriolages, interceptions,
pénétration d’agents dans les administrations et les services adverses, etc.). L’espion
nage est donc un acte illégal visant à acquérir des informations que leur détenteur
souhaite préserver de la curiosité de tiers par des moyens physiques ou juridiques.
Pour satisfaire leurs besoins en matière de renseignement, les États ont créé
des organismes spécialisés : les services de renseignement. Mais si l’espion est de
tous les temps, la notion de « service » organisé et permanent est plus tardive.
Toutefois, contrairement à ce que beaucoup avancent, elle ne date pas de la Seconde
guerre mondiale mais est bien plus ancienne. Ainsi que le démontre Julie
Descarpentrie dans les pages qui suivent, dès l’Antiquité, l’Inde mit en place de
structures administratives permanentes chargés de gérer le renseignement. Au
Moyen-Âge, l’Empire byzantin disposa également de véritables « services » pour
1. Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police. Une approche historique et philosophique de
la police, Fayard, Paris, 2001, p. 26.
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1. Pierre Nord, L’Espion de la première paix mondiale, Fayard, Paris, 1965, p. 77.
34
1. Constantin Melnik, Les Espions, Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008. Chapitre xiii,
« De l’utilité et des limites historiques de l’espionnage ».
35
1. Constantin Melnik, Lettres à une jeune espionne, Plon, Paris, 1997, p. 14.
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doit être constamment orientée, la neutralisation des services ennemis est une
mission permanente, qui se décompose en deux aspects, défensif et offensif.
Le contre-espionnage défensif a lieu sur le territoire national d’un État, espace
dans lequel il est souverain. Il s’appuie sur la loi (Code pénal et définition de
la notion de secret) et comprend deux volets distincts : le CE préventif (édiction
de règles et de lois, sensibilisation des personnels aux pratiques d’espionnage
étrangères) et le CE répressif (arrestation des agents et démantèlement des
réseaux d’espions, expulsion des officiers de renseignement étrangers). Ces
tâches relèvent en général des services de police ou de sécurité intérieure.
Le contre-espionnage offensif comprend également deux aspects qui sont eux
du ressort des services de renseignement extérieur : la recherche d’informations
sur les services de renseignement étrangers afin de connaître leurs intentions,
leurs méthodes et leur organisation ; et l’intoxication, c’est-à-dire l’induction
en erreur de l’appareil de recherche adverse par la diffusion de fausses
informations, afin de le désorienter et de le neutraliser.
— Nos démocraties ont également recours aux méthodes du renseignement afin
d’assurer la sécurité intérieure de l’État. Ce rôle est fréquemment confié à un
service de police spécialisé. L’essentiel de ses pratiques est comparable à celles
d’une agence de renseignement extérieur car son rôle est d’informer les
autorités. Toutefois, sa finalité particulière (détecter et surveiller les menaces
d’origine interne, donc ses propres concitoyens) et le cadre de son action (le
territoire national et le Code pénal) introduisent diverses contraintes – en
particulier le nécessaire respect de la loi – qui le différencie du renseignement
extérieur, lequel n’agit, lui, que dans l’illégalité. De plus, un service de
renseignement intérieur n’intervient généralement pas pour arrêter des
individus dangereux : c’est la police judiciaire qui remplit ce rôle.
Le monde du renseignement regroupe donc des activités et des métiers
extrêmement variés aux pratiques professionnelles très rigoureuses et codifiées,
fort différentes d’une spécialité à l’autre. Les qualités d’un bon analyste ne sont pas
celles d’un officier-traitant et un spécialiste de l’action clandestine n’a que peu en
commun avec un expert du contre-espionnage. C’est pourquoi il est essentiel
d’appréhender les multiples facettes de cette activité avant de se livrer à son étude.
*
L’étude scientifique et académique du renseignement est une démarche récente.
Il a fallu attendre les années 1990, pour qu’outre-Atlantique, puis outre-Manche,
apparaissent les premières publications et enseignements présentant les finalités
et les pratiques de la profession. Ainsi, le voile s’est partiellement levé sur ces
activités, en expliquant et en démystifiant de nombreux aspects.
Depuis le début des années 2000, la France s’est à son tour inscrite dans cette
démarche. Toutefois, les premiers travaux académiques publiés sur ce thème se
caractérisent, pour la plupart, par des faiblesses liées à une connaissance insuffisante
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Eric Denécé
Bibliographie indicative
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Patrice Brun
Les humains, plus encore que les autres espèces, ont un constant besoin
d’informations. Ils sont, par conséquent, naturellement avides de renseignements.
Pendant des millions d’années, en effet, leurs ancêtres ont dû adapter leur mode
de vie à un environnement très sélectif. Leurs ressources naturelles, très limitées
en général, les contraignaient à nomadiser en petits groupes de chasseurs-collecteurs
ne dépassant guère une trentaine de personnes, enfants compris, sous la menace
latente de prédateurs et de concurrents. Héritière d’une longue adaptation au fil
de successives mutations génétiques, notre espèce a encore vécu 80 % de son
existence dans des circonstances analogues. C’est vers ‒50 000, au plus tard, que
les homo sapiens semblent avoir acquis un cerveau identique au nôtre, mais, en
dehors de zones écologiques exceptionnellement productives, il leur a fallu près
de 40 000 ans pour briser, en adoptant l’agriculture, le « plafond de verre »
démographique qui leur interdisait de modifier en profondeur leurs conditions de
vie.
Cette économie de production a eu des conséquences révolutionnaires. Parmi
celles-ci, on n’évalue pas à sa juste mesure la nécessité d’organiser l’accès aux
informations nécessaires à la survie et au développement de sociétés toujours plus
peuplées dans un monde de plus en plus connecté, donc globalisé. D’une préoccupation
déjà quotidienne pour la vie en petites bandes de chasseurs-collecteurs, le
renseignement s’est mué en une inquiétude, voire une obsession grandissante pour
tout dirigeant. Il a, de fait, nécessité une organisation croissante à l’aune de la
complexification, non seulement de leur propre société, mais aussi de celle des
sociétés environnantes, sous peine d’être phagocyté.
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Les capacités analytiques développées par les biologistes ont permis de mettre
en évidence l’ADN et les teneurs en divers isotopes des squelettes humains pré- et
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ceux remontés de deux épaves au large de la côte sud de la Turquie : près de 480
dans celle d’Ulu burun, 34 complets et de nombreux fragments dans celle du cap
Gelidonya, on en a reconnu sur plus de 80 sites terrestres. C’est le cas dans le monde
égéen : 12 sites en Crète, 9 dans le Péloponnèse et en Béotie, et plus largement dans
tout le bassin oriental de la Méditerranée : 4 en Turquie, 6 en Syrie et Palestine,
1 en Irak, et 6 en Égypte où ils sont même représentés sur des peintures murales ;
3 sites en ont fournis, de plus, sur la côte bulgare de la mer Noire. Mais, ils sont
aussi présents, entiers ou à l’état de fragments, plus à l’ouest : 8 sites en Sicile et
dans les îles Lipari, 28 en Sardaigne, mais aussi 1 en Corse, 1 en Languedoc et
jusque sur les bords du Neckar en Allemagne du sud-ouest ; mais, plus inattendu
encore, quelques-uns ont été représentés parmi les scènes de gravures rupestres
du centre de la Suède (Ling, Uhner 2013, Ling, Stos-Gale 2015).
Ajoutons quelques indices supplémentaires. De nombreuses épées nordiques
en bronze, fabriquées sur place, possédaient entre ‒1500 et ‒1100 des signatures
isotopiques identiques à celles d’épées britanniques, et à celles de minerais de
cuivre de la Méditerranée occidentale (Ling, Stos-Gale 2014). Pendant cette période,
les minerais de la péninsule ibérique et de la Sardaigne, ont ainsi fourni la Scandinavie
en cuivre. On dépasse nettement ici une connexité limitée à quelques cadeaux
diplomatiques. Des caravanes et des cargaisons sillonnaient l’Europe pour le
transport de matières premières devenues partout indispensables. Les guerriers
portant un casque à cornes sur les stèles rupestres d’Extrémadure, au sud de
l’Espagneet du Portugal, ressemblent d’ailleurs de façon frappante, à la fois aux
figurines en bronze et aux statues en pierre de la Sardaigne et à des figurines en
bronze de Grevensvænge au Danemark de la même époque. De fortes similitudes
liant le continent du nord au sud sont bien connues depuis longtemps à propos des
boucliers et des chars, représentations figuratives comprises (Littauer, Crouwel
1983, 1996, Piggott 1983). Ces indices de contact ont été récemment confirmés par
l’analyse isotopiques du strontium et de l’oxygène effectuée sur des os humain
découverts sur l’île de Thanet, au large de l’estuaire de la Tamise. Ce lieu peut,
désormais, être considéré comme un relai commercial d’après les lingots de bronze
et l’ambre de la Baltique présents sur place. Certains des squelettes analysés sont
d’origine scandinave, d’autres, d’origine méditerranéenne. À l’évidence, des
individus de ces deux zones négociaient là entre eux et avec les indigènes (McKinley
et al. 2013).
Le renseignement a logiquement adopté des méthodes de plus en plus
sophistiquées au fil des innovations techniques, ainsi que de la pluralité sociale et
de l’éloignement géographique des interlocuteurs réels et potentiels. Les techniques
de transport ont, bien sûr, joué un rôle majeur, puisque la collecte de renseignements
se trouve facilitée par les moyens de se déplacer vite et loin. La diffusion du cheval
de trait ou monté, et l’adoption de techniques de fabrication de grands bateaux à
l’architecture de nombreuses pièces de bois savamment assemblées pour des
équipages de 10 à 20 rameurs, comptent parmi les caractéristiques ayant inauguré
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Cette orientation semble bien avoir résulté de l’attrait des Celtes nord-alpins pour
les sociétés plus développées avec lesquelles ils étaient entré en contact auparavant.
Ils ont manifestement cherché à investir des zones les mettant en contact direct
avec les Étrusques en Italie du Nord et avec les Grecs, à travers les Balkans, le long
de la mer Noire et jusqu’à l’arrière des cités grecques d’Asie mineure en franchissant
les détroit des Dardanelles et du Bosphore. Les réseaux d’échanges transculturels
en ont été disloqués. Les relations interculturelles n’ont, toutefois, pas cessé. Elles
ont changé de forme. Les relations commerciales et diplomatiques avaient rendu,
pendant les vie et ve siècles avant notre ère, les cités-Etats étrusques et grecques
très attractives pour les Celtes nord-alpins, d’où l’orientation méridionale de leurs
migrations ; d’où aussi leur présence massive dans les troupes de mercenaires
enrôlées par les différents États méditerranéens du ive au iie siècle avant notre ère
(Péré-Noguès 2013). On retrouve ici une figure déjà aperçue pour l’âge du Bronze :
la présence de combattants se mettant au service d’entités politiques parmi les plus
complexes de l’époque, qui se faisaient si souvent la guerre. Certains d’entre ces
mercenaires sont rentrés dans leur région d’origine où ils ont rapporté des
renseignements de tous ordres sur ce qu’ils avaient observé, notamment en termes
de techniques de combat… et probablement de renseignement.
On note, vers le milieu du iiie siècle avant notre ère, des changements techniques
majeurs dans le domaine de la sidérurgie, dont la généralisation du fer dans
l’outillage ordinaire de la paysannerie. Cela supposait une forte hausse de la
production de matière première. Il s’est alors produit un saut qualitatif et quantitatif
d’une importance cruciale, bien attesté par l’exploitation de grandes mines de fer,
et par la rapide multiplication du nombre de sites de forges en Europe tempérée
humide. Une forte intensification de la production agropastorale en a logiquement
résulté. Ce gain en productivité, probablement soutenu par une durable amélioration
climatique, a pu renforcer la confiance des cultivateurs. Cette confiance se fondait
aussi, forcément, sur l’assurance de pouvoir compter, le cas échéant, sur des
solidarités élargies et bien organisées ; indice d’une complexification organisationnelle
en nette croissance. On constate d’ailleurs l’apparition de grandes agglomérations
villageoises où se concentraient des indices d’activités artisanales très variées.
L’État est apparu dans l’Europe égéenne vers ‒2000. Les États mycéniens se
sont effondrés au début du xiie siècle avant notre ère et cette forme d’organisation
politique n’a opéré sa renaissance en Grèce qu’à la fin du viiie siècle avant notre
ère sous la forme de cités-Etats, vite imitée en Italie par les Étrusques. C’est bien
plus tard, sur l’élan vers l’agglomération décrit plus haut, qu’au milieu du iie siècle
avant notre ère une nouvelle tentative de complexification sociale est parvenue à
47
48
« César, bien que les hivers soient précoces dans ces régions (parce que
toute la Gaule est orientée vers le nord), résolut cependant de partir pour la
Bretagne, comprenant que, dans presque toutes les guerres contre les Gaulois,
nos ennemis en avaient reçu des secours. Il pensait du reste que, si la saison
49
ne lui laissait pas le temps de faire la guerre, il lui serait cependant très utile
d’avoir seulement abordé dans l’île, vu le genre d’habitants, reconnu les
lieux, les ports, les accès, toutes choses qui étaient presque ignorées des
Gaulois ; car nul autre que les marchands ne se hasarde à y aborder, et
ceux-ci mêmes n’en connaissent que la côte et les régions qui font face à la
Gaule. Aussi, ayant fait venir de partout des marchands, n’en pût-il rien
apprendre, ni sur l’étendue de l’île, ni sur la nature et le nombre des nations
qui l’habitent, si sur leur manière de faire la guerre ou leurs institutions, ni
sur les ports qui étaient capables de recevoir une grande quantité de gros
vaisseaux. » (César, La Guerre des Gaules, IV-XXI, trad. 1924).
50
Prendre la pleine mesure des phénomènes sociaux exige d’en explorer les
substructions les plus anciennes. C’est ce que tente de montrer le « sondage
archéologique » auquel je procède ici en profondeur au sujet du renseignement.
Pour les premiers humains, être constamment le mieux renseigné possible sur leur
aire d’approvisionnement, ses ressources et les prédateurs qu’elles pouvaient attirer,
était tout simplement vital. Les exceptionnelles qualités du système cognitif humain
résulte de la sélection drastique opérée en fonction des capacités d’adaptation des
individus à un environnement naturel concurrentiel, au sein d’un groupe de
quelques dizaines de congénères. Ces qualités ont permis à notre espèce de développer
des capacités d’organisation collective lui permettant de croître et se multiplier en
occupant les niches écologiques terrestres les plus variées. Être à l’écoute attentive
de ses proches, comme de ses concurrents et s’y adapter pour survivre et se reproduire
s’avère constitutif de notre patrimoine génétique.
En se diffusant largement, les humains ont développé des modes de vie, des
croyances et des formes d’organisation, bref des cultures différentes. Ils ont eu
tendance à se comporter à l’égard de leur culture comme ils étaient naturellement
déterminés à le faire à l’égard de leur groupe initial de chasseurs-collecteurs, c’est-
à-dire en privilégiant sa survie et sa reproduction. Des comportements de sélection
culturelle plus ou moins consensuels ou conflictuels se sont ainsi développés chaque
fois que des communautés culturelles différentes entraient en contact. Les besoins
en termes de renseignements s’en trouvaient évidemment accrus, soit pour en
profiter par des échanges interculturels, soit pour se préparer à l’affrontement en
cas de relations agonistiques.
L’approche hypothético-déductive mise en œuvre ici met en lumière les agents
de renseignement potentiels qui opéraient déjà, et très tôt, dans les sociétés sans
État. Il s’agissait, bien sûr, d’individus qui participaient à des réseaux d’échanges
transculturels :
— des membres de l’élite sociale au pouvoir ou proche du pouvoir exerçant des
missions diplomatiques ;
— des femmes ayant fait l’objet d’échanges matrimoniaux ou des enfants-otages ;
— des commerçants, souvent chargés aussi d’une mission diplomatique, et aptes,
soit à réaliser eux-mêmes des techniques artisanales au profit de leurs partenaires
de réseau, soit à se faire accompagner d’artisans spécialisés ;
— des guides, éclaireurs montagnards ou marins, des agents de protection
rapprochée, ou des membres de suites militaires ;
— des membres de troupes auxiliaires ou mercenaires ;
— des otages, des prisonniers ou des traîtres.
Les sources textuelles issues de sociétés étatiques, mais évoquant des sociétés
qui ne l’étaient pas, nous confirment leur existence, mais les sources matérielles
permettent d’en déduire l’existence très probable beaucoup plus tôt. L’existence de
ces agents ne résulte pas de l’action d’agents envoyés par des États. Le renseignement
est une activité inhérente à toutes les sociétés humaines. Comme toutes les autres
51
activités humaines, celle-ci s’est adaptée au contexte social du moment, plus parti
culièrement au niveau de connectivité de sociétés diverses formant système, c’est-
à-dire devenant de plus en plus interdépendantes.
L’adoption d’une forme d’organisation étatique a été un moyen de former des
coalitions plus puissantes, qui étaient difficiles à maintenir durablement pour des
sociétés dont la mémoire était fondée sur la transmission orale des informations.
En leur donnant la possibilité de stocker des informations dans une mémoire
externe au cerveau humain, l’écriture a démultiplié, non seulement la quantité,
mais aussi la qualité des informations utilisables. Un personnel spécialisé dans le
traitement de cette mémoire a renforcé l’efficacité de cet instrument de gestion à
la fois politique (lois, traités, règlements), économique (contrats, inventaires,
comptabilité) et idéologique (mythologies, épopées, poèmes) qu’était l’écriture. Le
franchissement de ce palier technique a logiquement touché les activités de rensei
gnement avec l’apparition, là aussi d’un personnel de plus en plus spécialisé, formé,
entraîné et entretenu. Il reste que les différents États n’ont pas créé d’emblée, ni au
même rythme, leur service spécialisé de renseignement. Ces services ont progressé
en fonction des changements géopolitiques et techniques, qui ont toujours oscillé
entre deux exigences contradictoires : la puissance et la liberté. Comprendre les
causes profondes de cette variabilité dans les stratégies de renseignement adoptées
est l’un des objectifs cruciaux vers lesquels la synthèse des articles réunis dans le
présent volume devrait nous permettre d’avancer.
Patrice Brun
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53
Pascal Butterlin
tique des « yeux et des oreilles » du Grand Roi est récurrente chez Hérodote, Eschyle
ou Aristophane1 et de fait, les grands Rois achéménides disposaient d’un système
complexe de renseignement dont on a souvent considéré qu’il faisait partie d’un
« héritage oriental ».
C’est à ce titre que les historiens du renseignement puis les assyriologues se
sont attachés à identifier dans les sources cunéiformes l’existence de véritables
« deuxièmes bureaux2 », notamment dans le cas de l’empire assyrien, l’un des
prédécesseurs les plus fameux de l’empire des Grand Rois de Perse. Appliquer les
concepts du renseignement moderne aux sociétés antiques est une gageure. Plus
que dans le vocabulaire et les pratiques des démocraties occidentales, on a cherché
des comparaisons dans les usages des régimes totalitaires, notamment des États
socialistes ou communistes3. L’analogie tient pour l’essentiel aux rapprochements
opérés par les théoriciens du despotisme oriental entre ces régimes autoritaires
antiques et les divers avatars du stalinisme4 ou du maoïsme. L’idée que dans les cas
extrêmes tout l’appareil d’État devient un vaste réseau de collecte et de gestion des
informations sous-tend ce système et les analogies peuvent se faire aussi dans ce
contexte avec les régimes autoritaires modernes du Proche-Orient.
L’empire assyrien est dans ce domaine l’héritier d’une longue tradition de
collecte de renseignements qui est intimement liée à la manière dont est conçue la
monarchie au Proche-Orient ancien. Naturellement, il n’est guère possible de
trouver des informations sur ces activités de renseignement dans les inscriptions
royales. C’est dans les corpus de textes issus de la pratique, notamment les archives
royales de Mari5 ou les archives des fonctionnaires assyriens que l’on peut trouver
ce type d’informations.
Les documents épistolaires sont en effet particulièrement riches pour
appréhender la question du fonctionnement dans la pratique d’administrations et
plus directement de la spécialisation éventuelle des activités de renseignement. On
a souvent souligné qu’il n’existait pas d’agences spécialisées de renseignement mais
des agents et des systèmes hautement sophistiqués de collecte et de manipulation
des informations qui sont maintenant bien connus et identifiés. Il faut pour
comprendre leur fonctionnement, rappeler en préambule à quelles fins et comment
fonctionnaient ces administrations hautement différenciées.
1. Balcer 1977.
2. Follet 1957, Oppenheim 1968.
3. Dubovsky 2014, p. 251.
4. Wittfogel 1957.
5. Durand 1998, 2002
58
1. Klein 1981.
2. Chambon 2011, p. 26-27, Hymne A de Shulgi, ligne 21, consulté sur CDLI : http://etcsl.
orinst.ox.ac.uk/cgi-bin/etcsl.cgi?text=c.2.4.2.01&display=Crit&charenc=gcirc#
59
et de les sceller pour assurer leur inviolabilité sont les jalons de la genèse d’une
mentalité bureaucratique obsédée par le danger de falsification, de détournement
ou de manipulation des informations consignées.
Le transport, puis la conservation de ces informations est un enjeu majeur
pour les divers acteurs d’une société d’une très grande complexité qui nous a laissé
des archives de diverses nature : archives privées de familles, notamment de firmes
commerciales, archives des grands opérateurs institutionnels, au premier chef des
sanctuaires ou surtout du palais, qui est à lui seul un vaste ensemble de collecte
d’informations, la colonne vertébrale du système palatial. La notion même d’archive
est en soi un problème difficile car celle-ci n’est pas vraiment usitée dans une société
où le recyclage de l’argile à tablette est de norme. N’étaient conservés dans la longue
durée que des documents très particuliers, comme c’est le cas pour les lettres que
Sennachérib fit venir à Ninive depuis Khorsabad après la mort de son père, Sargon II.
Les « archives » que les archéologues retrouvent sont souvent le résultat d’une
conflagration qui a figé un état du système, pas ses archives. En revanche, nous
savons que des documents particuliers étaient stockés, conservés notamment dans
des coffres et dans des pièces qui étaient scellées sous l’autorité de hauts fonctionnaires,
ou pour des archives familiales des chefs de famille. Il est bien difficile d’appliquer
la notion de secret à ces archives, dans la mesure où la pratique du scellement
passait par l’occultation du message consigné sur la tablette ou sa conservation
dans un lieu scellé ou un récipient scellé, comme c’est le cas par exemple pour les
archives des familles de marchands assyriens en Cappadoce.
La collecte et la gestion de ces informations permettait de faire fonctionner
des sociétés fondées sur une véritable culture de la sécurité, que ce soit au niveau
de la maisonnée, de la tribu, de la cité, du royaume ou de l’empire. La mentalité
bureaucratique née au ive millénaire, et étroitement liée à la structure même de
l’écriture cunéiforme et du kit administratif mésopotamien, a structuré ces réseaux
de relation. La question que l’on est en droit de se poser dans un monde pareil est
de savoir à quel moment la systématisation de la collecte d’information et de
renseignements a suscité des activités que l’on peut assimiler au sens moderne du
terme renseignement.
Dubovsky a ainsi suggéré dans une étude récente que le développement de
tels systèmes de renseignement n’a lieu au Proche-Orient qu’avec l’arrivée à maturité
de l’empire néo-assyrien. Par analogie avec les études menées sur le renseignement
à Rome par Liberati et Silverio1, il suggère qu’à partir du règne de Tiglat Phalassar
III (745-727 avant notre ère), on passe d’une phase pré-systématique à une phase
systématique de collecte et de vérification des données, caractéristique du règne
de Sargon II puis de ses successeurs.
De même que le système de renseignement se met en place au moment de la
grande phase d’expansionnisme romain, à partir du iie siècle, ce n’est qu’avec
60
l’expansion massive de l’empire assyrien sous Tiglat Phalassar III, puis Sargon II
(722-705 avant notre ère) que se mettent en place les structures propres à un service
de renseignement.
Dubovsky propose six critères majeurs pour caractériser de telles activités1 :
— des mécanismes garantissant des rapports réguliers,
— une information de première main,
— quatre niveaux de traitement de l’information,
— la protection des informations,
— des actions clandestines,
— et l’usage de la guerre psychologique.
Telles seraient les composantes du développement d’un système de renseignement
correspondant à la phase des grandes conquêtes. Au cours de cette étape caractérisée
par une concentration sur les activités des principaux rivaux de l’Assyrie, ces actions
de renseignement se seraient beaucoup plus concentrées sur la surveillance
domestique dans un empire aux frontières relativement stabilisées dans la première
moitié du viie siècle que sur la collecte d’informations à l’extérieur.
Cela revient à considérer que les développements antérieurs au milieu du
viiie siècle relèvent de cette longue phase « pré-systémique » et que seul un système
impérial avec une forte capacité de projection est susceptible d’entretenir des
services de renseignement à part entière dans ce type de sociétés « orientales ». Il
me paraît intéressant avant d’en venir au dossier sur le renseignement assyrien de
faire le point sur ce que nous savons de cette phase « pré systémique », qui me paraît
beaucoup plus sophistiquée qu’on ne la conçoit ordinairement.
61
62
63
« Ainsi parle Yantakim ton serviteur. Neuf gens d’Îmar sont arrivés ici
et ils ont dit : « nous allons à Shubat Enlil acheter de l’étain ». Voilà que
j’envoie ces gens chez mon seigneur. Peut-être ces gens pourront-ils être des
informateurs. Que mon seigneur prenne une décision à leur propos5 ».
64
La cité État d’Îmar est une république marchande des bords de l’Euphrate1
dont les marchands bénéficient normalement des droits afférents à leur catégorie
sociale, mais de toute évidence le fonctionnaire mariote considère qu’ils doivent
être interrogés et changent donc tout simplement de statut dans la typologie des
informations que nous brossons ici.
1. Durand 1990.
2. ARM XXVI/2, no 420.
3. Durand 1998, no 539.
65
Lim surveillent les actions du roi et le terme halilum semble particulièrement lié
aux opérations militaires. On l’utilise aussi pour désigner l’infiltration de commandos
dans des opérations communes menées sur la frontière sud du royaume, en vue
de fortification de villages.
De toute autre nature est la collecte des informations dans les cours du Proche-
Orient, au plus près du pouvoir et de ses arcanes. L’incessant balai de messagers
qui reliaient entre eux les différents centres du pouvoir était l’objet d’une attention
toute particulière : le passage de messagers était signalé, la sécurité était assurée
par l’État dans lequel ils circulaient et leur arrivée était soigneusement orchestrée
et mise en scène, en fonction de la nature des relations diplomatiques entre les
États concernés. Le statut de messager ne garantissait pas en effet leur sécurité,
surtout si un conflit éclatait entre ces États. Il faut ici rappeler la complexité d’un
monde polycentrique dans lequel les relations diplomatiques répondaient à un
code et un vocabulaire, véritable rhétorique de la fraternité entre rois de rang égal,
et de père à fils entre rois de rang différent. Un texte fameux précise ainsi comment
fonctionnait ce système à deux niveaux.
Les monarques de rangs égal s’échangeaient des ambassades : un roi vassal
d’un souverain de rang supérieur accueillait souvent toute une série d’envoyés de
son suzerain, voire une garnison. Il existait de surcroît un complexe système de
relations matrimoniales, car l’objet de nombre de ces tractations ou alliances était
aussi le mariage de princesses royales qui envoyaient elles aussi des messages et
participaient aux intrigues politiques. L’un des dossiers les plus connus est assurément
l’ensemble des lettres qui évoquent les relations entre Zimri Lim et ses vassaux du
nord, notamment le roi d’Ilân-surâ Hâyâ Sumû. Celui-ci accueillait non seulement
dans sa capitale une garnison mariote, mais il épousa successivement deux des
filles de Zimri Lim. On a gardé la correspondance de ces deux filles qui devinrent
des rivales comme celle du chef de la garnison, Yamsüm1. Il n’est guère possible
d’entrer ici dans le détail de ces relations si ce n’est pour souligner que les tensions
profondes entre les deux sœurs eurent un aspect domestique et familial, mais aussi
un aspect politique au moment où la région en question affronta l’invasion orchestrée
par les Elamites2. Yamsüm et la deuxième épouse de Hâyâ Sumû, Kiru renseignent
le roi de Mari sur l’attitude pro-élamite du roi d’llân-sûrâ, qui est suivi par sa
première épouse. Un épisode illustre ainsi ce climat d’intrigues et d’espionnage :
Kirû fut accusée d’espionnage et jugée à Ilân-sûrâ : « je n’ai pas été trouvée coupable.
Voici ce qu’a dit Hâyâ Sumâ : « tu bavardes avec mes servantes et serviteurs et tu fais
des rapports détaillés à ton père et toi tu mets à sa disposition des notices sur Ilân-
sûrâ3 ». Shimatum s’est dressée… » ; la suite du texte est perdue mais l’opposition
entre les deux sœurs conduit à la rupture complète. Yamsüm accuse dans une autre
lettre Shimatum d’avoir envoyé à Zimri Lim des herbes ensorcelées.
66
Le récit du divorce entre Kiru et Hâyâ Sumû qui s’en suivit ne nous concerne
pas ici. En revanche, les lettres de Shimatum, comme celles de Kirû, montrent le
rôle d’informateurs que jouent ces princesses aux côtés des représentants du roi
de Mari. Yamsüm qui dirige le contingent mariote à Ilân-sûrâ tente, lui, d’empêcher
les tractations entre Hâyâ Sumû et les Elamites : « les soldats qui dépendent de moi
ont arrêté à la frontière deux informateurs élamites et j’ai dit : « qu’on leur fasse
rejoindre mon Seigneur. Ce n’est pas parce que l’on est pas ennemis qu’on est des
frères. » On les a envoyés mais Hâyâ Sumû a dépêché des gens et on les a fait revenir
depuis deux doubles lieues1 ».
Les rapports envoyés par les différents hauts fonctionnaires mariotes envoyés
par Zimri Lim auprès du roi Hammu-rabi permettent de mesurer toutes les subti
lités qui entourent les messagers, et surtout les audiences royales au cours desquelles
ces messages étaient communiqués. Les messagers transmettaient leur message
en présence des autres envoyés des cours royales, qu’il s’agisse d’un message oral
dont ils étaient mandataires, soit de lettres écrites par le souverain dont ils donnaient
lecture. Cela pouvait mettre les messagers dans une situation difficile. Un texte
fameux montre Hammu-rabi soucieux de démontrer combien il est transparent
en imposant à des messagers du rival de Zimri Lim de faire état de l’ensemble de
leur message y compris de la partie embarrassante2. Ceux-ci refusent et Hammu-
rabi répond : « puisque vous ne voulez pas achever votre rapport, que mon serviteur
qui est venu avec vous achève votre rapport. »
A contrario, un autre document montre comment Hammu-rabi reçoit en
audience restreinte un envoyé de Mari pour évoquer des « affaires secrètes3 ».
L’existence de fait de conseils restreints voire secrets est clairement établie. Le
conseil du roi porte le nom de « secret », pirishtum4. On a conservé des documents
donnant la liste des fonctionnaires accrédités pour assister à ces conseils royaux5.
Un texte remarquable évoque les problèmes de fuite ou de sécurité des
informations communiquées au moment de tels conseils. « Toi tu sais bien qu’à
deux reprises, notre seigneur nous a fait des reproches, au cours d’un conseil où nous
étions présents, disant : « pourquoi donc s’ébruite un propos confidentiel que je vous
tiens ? » Voilà les reproches que nous a faits notre seigneur. Aujourd’hui ces paroles
me font peur. Je ne porte à la connaissance d’aucun de ses serviteurs les tablettes de
mon seigneur qui arrivent6 ».
Le risque de divulgation de ce que les textes appellent « les affaires du palais »
(awat ekallum Shüsum) est en effet une préoccupation majeure dans des cours qui
connaissent de complexes intrigues et sont des lieux permanents de calomnies et
67
d’opérations de désinformation qui ont souvent été soulignées, tant elles sont le
corollaire inévitable de l’obligation d’informer. Les serviteurs du roi étaient tenus
de l’informer par serment et cette obligation revenait pour une part à celle de la
délation. Un document remarquable adressé par Samsi Addu à son fils qui régnait
à Mari est très éloquent : « Fais jurer par les dieux un serment à tous les fonctionnaires
existants : gouverneurs, intendants, simples fonctionnaires qui sont à ton service royal,
aux groupes de sections, aux sheikhs, aux lieutenants et aux simples fonctionnaires,
tous ceux qui existent1 ».
Pour échapper à des accusations de calomnie, un haut fonctionnaire comme
Sumu Hadu est obligé de prêter un serment spécifique : « je jure que je n’ai pas appris
d’informations sur l’ennemi, un réfugié se trouvant enfui au pays, moi-même l’ayant
personnellement vu, et l’ayant sous la main, ou bien me trouvant informé par la
rumeur publique, ou encore je jure, qu’une tablette, bonne ou mauvaise, ne m’est pas
arrivée d’un pays étranger ou de chez un roi étranger, sans que je l’aie montré à mon
seigneur Zimri-Lim2. »
On a conservé en particulier le protocole de serment des devins à Mari3. Le
passage le plus intéressant du protocole pour ce qui nous concerne ici est le suivant,
lignes 11 à 16 : « la parole secrète que Zimri Lim mon seigneur pourra me dire, en vue
d’une consultation oraculaire ou qu’il pourra dire à un devin, mon collègue, et que je
viendrais à entendre, ou bien lors d’une consultation oraculaire dont je constaterais
le signe dans la donne d’un devin, mon collègue, je tairai soigneusement cette affaire ».
Plus bas, il est également fait obligation au devin qui aurait connaissance par l’un
de ses collègues du résultat d’oracles pris par un adversaire de Zimri Lim d’en faire
état. Pas de secret professionnel donc dans cette corporation qui joue un rôle majeur
dans toutes les prises de décision.
Sans entrer dans le détail de la description des activités bien connues des
devins et prophètes à Mari, il faut surtout souligner le rôle majeur qu’ils jouent
dans la construction et la manipulation des informations4. Asqudum, l’un des plus
fameux devins des archives de Mari, débuta sa brillante carrière en pratiquant la
délation à l’époque du royaume de Haute Mésopotamie. Ainsi est décrite son
attitude par le plus haut fonctionnaire du royaume La’um : « Asqudum, le devin est
arrivé de devant le roi. Ce qu’il a dit il en a trop dit ! On me l’a raconté, à moi-même.
Il a calomnié par-devant le roi, moi-même, Sîn-iddinam et Shamash-tilassu. Nul n’est
à l’abri de son atteinte ! je vais venir trouver mon seigneur ? Je vais faire un rapport
complet devant mon seigneur5 ! ». De hauts fonctionnaires de la cour de Zimri Lim
lui déconseillent formellement de recourir à ses services, de peur qu’il ne trahisse
le roi et ne travaille en sous-main pour le rival de Zimri Lim, Ishme Dagan.
68
Il en résulte parfois des situations pour le moins complexes lorsque les devins
de deux rois unis par une alliance sont appelés à prendre les oracles et à diffuser
les informations qui en résultent. Plusieurs lettres de devins du roi de Mari envoyés
à Babylone font état de problèmes de protocole, voire de fuites potentielles dès lors
que les représentants des autres rois prennent connaissance de questions oraculaires
qui concernent directement la sécurité du royaume de Mari. « Étant présents, ils
entendent à chaque fois la teneur des oracles. À part le rapport secret des devins, quel
autre secret y a-t-il ? Alors que ses propres serviteurs n’entendent pas les rapports secrets
des devins, eux, l’entendent ! […] Ces gens vont instaurer la brouille entre Hammu-rabi
et mon seigneur1 ».
Le rôle joué par ces devins est donc loin d’être anodin et constitue assurément
l’une des spécificités du monde du renseignement mésopotamien. Leur rôle dans
les affaires politiques mais aussi militaires est en effet fondamental : ils accompagnent
les armées et interprètent toutes les informations, y compris sur le terrain. Ils
constituent à cet égard en termes de renseignement un échelon intermédiaire
majeur, aussi important que celui que jouent les analystes dans les services modernes.
Armés d’un savoir très particulier, organisé selon un esprit pré-scientifique, ils
offrent des grilles de lecture interprétatives à tous les échelons du pouvoir, qu’il
soit local ou central.
Parmi ces bâtisseurs de savoir, il faut enfin ajouter une source de renseignement
très particulière à Mari, ce sont les prophètes. Contrairement aux devins qui sont
tous des fonctionnaires patentés et commissionnés, les prophètes mariotes constituent
un ensemble très hétérogène de personnalités dont l’influence politique est majeure.
Là encore, il n’est guère nécessaire d’entrer en détail dans leurs activités si ce n’est
pour noter que les archives de Mari mentionnent des prophètes, hommes ou
femmes, qui sont des inspirés professionnels (les muhhûm qui reçoivent les prophéties
de manière spontanée), et des prophètes qui sont mandatés par le pouvoir au même
titre que le devin qui questionne les dieux. Les textes de Mari évoquent les activités
de ces muhhûm qui sont littéralement saisis de transes ou d’états psychiques
seconds. Ils résident la plupart du temps dans des sanctuaires, notamment les deux
grands sanctuaires du Dieu Dagan, à Tuttul et Terqa, ou celui d’Addu. Ces prophètes
opèrent au nom de dieux-rois comme Dagan à Mari ou Addu à Alep. Jean-Marie
Durand a souligné que les grands dossiers prophétiques de Mari correspondent à
des crises politiques majeures des règnes, les prophètes venant soutenir la politique
royale au moment opportun. On trouve dans le corpus des menaces contre les
puissances étrangères hostiles, des bénédictions pour le roi ou des demandes du
dieu au roi. Les prophètes n’ont guère de rôle subversif, leurs messages sont envoyés
par les administrateurs parmi d’autres nouvelles. Ils incarnent toutefois un mode
d’expression très particulier, dans un monde où la source du pouvoir réside dans
les dieux et l’accès au roi.
69
L’une des marques du conflit imminent entre Babylone et Mari est l’accès
restreint aux informations auquel sont soumis les envoyés du roi de Mari à Babylone.
Ainsi, dans cette lettre de Sharrum andulli : « Parmi les domestiques d’Hammu rabi,
je m’en suis gagné deux. Ils ne me cachent pas toute parole qu’ils entendent dans le
palais, secret ou affaire du palais, et m’en donnent le détail1 ». Les envoyés de Zimri
Lim n’ont désormais plus accès aux conseils de Hammu-rabi et la méfiance
grandissante entre les deux alliés s’amplifie au fur et à mesure de leurs conflits et
des triomphes d’Hammu-rabi. Ce climat « d’espionnage et de guerre froide » a été
analysé en détail par Charpin et Durand2. Un personnage comme Yatar Addu était
probablement un marchand qui faisait la navette entre Suse et Mari. Il a donné des
renseignements essentiels sur la situation politique à Babylone, alors que la situation
diplomatique se dégradait, puis sur les concentrations et mouvements de troupes
qui se dirigeaient depuis Babylone vers le royaume de Mari3. Ces mouvements ont
conduit à la chute de la ville dans des conditions que nous connaissons mal, car
les scribes d’Hammu-rabi ont prélevé dans le palais qu’ils ont occupé près de deux
ans tous les documents qui leur paraissaient importants. Puis ils mirent le feu au
palais, et dès lors nous n’avons plus d’informations ce qui se passe à Mari.
Il faut pour conclure cette partie répondre à la question posée en préambule,
des six critères proposés par Dubovsky pour définir le développement d’un véritable
système de renseignement (des mécanismes garantissant des rapports réguliers ;
une information de première main ; quatre niveaux de traitement de l’information ;
la protection des informations ; des actions clandestines ; et l’usage de la guerre
psychologique). Première remarque, la plupart sont présents d’ores et déjà à l’époque
amorrite. Comme dans d’autres domaines, notamment celui des techniques
militaires, l’histoire du Proche-Orient n’est pas linéaire, mais ponctuée de véritables
cycles de croissance, suivis de phénomènes de collapse spectaculaires où l’usage
même de techniques sophistiquées de bureaucratie recule de manière spectaculaire,
pour ne se conserver que dans quelques niches sanctuarisées, comme ce fut le cas
dans l’Assyrie de la fin du iie millénaire par exemple. Deuxième remarque
fondamentale : le système de renseignement en question n’est pas l’apanage d’États
impériaux. La période amorrite offre l’exemple parfait de royaumes combattants
dotés chacun d’un système très sophistiqué – hérité pour une large part de l’empire
d’Ur III, il est vrai – capable de gérer des conflits de grande ampleur mobilisant
des dizaines de milliers de soldats, dans l’ensemble du croissant fertile. Les activités
de renseignement étaient au cœur d’une vie politique et diplomatique qui fut le
modèle pendant des siècles d’une rhétorique de la fraternité et de la réciprocité des
relations entre des « grands rois » qui étaient des maîtres de la manipulation, de la
palabre et de la désinformation, à commencer par Hammu-rabi de Babylone lui-
même.
70
71
du roi » (ênâti sha sharri)1 et en une autre occasion celui « d’oreilles du roi »
(sha uzni), source de la terminologie sur les yeux et les oreilles du roi. Le terme le
plus commenté est celui de patrouilleur, attesté 26 fois dans le corpus. Il s’agit de
soldats assyriens destinés comme leur nom l’indique à des opérations de
reconnaissance ou d’infiltration. On ne sait rien de leur formation. Un informateur
ou délateur est par opposition au patrouilleur un natif de la région qui informe les
officiers royaux qui vérifient ses dires. Un cas intéressant est la lettre SAA XV 186 :
les informateurs restent anonymes, l’information parvient aux Assyriens par un
médiateur qui gère visiblement sa source, transmet son rapport et la protège. Un
document mentionne en tout cas la mort d’une source, rappelant les risques bien
connus de ce genre d’activité2. Les sources assyriennes mentionnent des « langues »
qui jouent le même rôle que les sha lishanim à Mari : à la fois des déserteurs, des
collaborateurs ou des captifs qui parlent. Le type d’informations fournies est
désigné comme langue dans les documents et fait l’objet de procédures de vérification
(SAA XV 246 : 4-11).
À cette première typologie, est jointe une seconde en fonction du mode de
collecte des informations : espions militaires, sources ennemies, administrateurs
assyriens et vassaux, agents spéciaux et personnel religieux. Plusieurs ensembles
de lettres donnent une bonne image de la manière dont fonctionne le renseignement
assyrien sur la frontière avec son rival du nord, l’Urartu, sous le règne de Sargon II
(720-705). La frontière entre les deux États constituait une zone mouvante entre
la vallée du Haut Tigre contrôlée par les Assyriens et la haute vallée de l’Euphrate
et du Murat su (cf. carte 2)3. Entre ces États se trouvent toute une série de principautés,
notamment Kumme et Shubria. Les plus anciens documents mentionnant ce réseau
d’espions datent du règne de Tiglat Phalassar III4.
Depuis la victoire de Tiglat Pahlassar III sur les Urartéens à la bataille de
Kummuh en 743, la région frontalière n’a pas vu de grande campagne militaire et
les activités des gouverneurs assyriens sous Sargon II nous donnent des informations
sur leurs activités routinières face à un adversaire potentiellement menaçant. Quatre
officiels assyriens sont connus par leurs lettres : Liphur Bel, gouverneur d’Amidi,
Asshur ; Dur Paniya, gouverneur de Mashenu ; et deux officiels basés à Tushan :
Ashipâ et Sha Asshur Dubbu. Trois au moins de ces officiers furent en poste sous
le règne de l’Urartéen Arghishti II. Leurs missives révèlent le type d’informations
usuelles que l’on trouve dans les archives des gouverneurs des souverains
mésopotamiens, des informations déjà évoquées au sujet des gouverneurs mariotes.
Plusieurs crises sont évoquées dans ces correspondances. Elles ont été étudiées
en détail par Dubovsky5. L’une des plus intéressantes concerne Harda, la capitale
1. SAA V, 126.
2. SAA VIII 567.
3. Sur le fonctionnement de cette frontière, voir notamment Parker.
4. Luuko 2012.
5. Dubovski 2006, p. 37-39.
72
de la province urartéenne située en face de Amidi, gérée par Liphur Bel1. Les
Assyriens subissent depuis Harda, une incursion massive de l’armée urartéenne,
qui s’est déployée tout le long de la route stratégique qui lie la haute vallée de
l’Euphrate à la capitale urartéenne de Tushpa sur les bords du lac de Van. Les
vestiges de cette extraordinaire route d’altitude jalonnée par des forteresses tous
les 30 kilomètres, et munie de ponts pour franchir les diverses rivières, ont été
repérés dans les années 19802. Elle liait Elazig à Van et les Urartéens pouvaient
ainsi opérer sur les passes donnant vers la haute vallée du Tigre. Les évènements
décrits se sont probablement déroulés sur la route d’Elazig à Diyrabakir. Les
Urartéens s’emparent de forteresses assyriennes destinées à contrôler les voies d’eau
nécessaire au flottage du bois d’œuvre nécessaire aux grands chantiers du roi,
notamment à Khorsabad. Les informations qu’obtient Liphur Bel sur ces activités
proviennent de plusieurs sources distinctes : un émissaire assyrien envoyé sur place
qui observe de visu (V 2) et des espions (V 3) qui produisent un rapport de visu,
mais interceptent également un message du roi Arghishti à son gouverneur à Harda.
Il s’agit donc là essentiellement de renseignement opérationnel, la collecte de
bois constitue une opération militaire en zone frontalière et l’accès à ces ressources
ou aux ressources minières est un enjeu majeur. À cet effet, les Assyriens faisaient
usage d’éclaireurs, les daialu chargés des reconnaissances et d’opérations
d’espionnage. Une lettre mentionne des activités de ces daialu jusque dans la
capitale de l’Urartu, Tushpa3. Les Assyriens capturaient aussi des espions urartéens
qui agissent comme leurs collègues assyriens4. Les renseignements obtenus
concernaient les activités militaires des Urartéens mais aussi la situation politique
en Urartu. Un ensemble remarquable de lettres évoquent les tensions politiques
dans la cour rivale au moment où les Assyriens vont se lancer dans les grandes
opérations militaires contre leur puissant adversaire du nord5.
Les lettres ont été envoyées au roi par Asshur-ressuwa, un officiel basé à
Kumme, on reviendra sur ce point plus bas6. Elles sont très abîmées et le gouverneur
ne donne pas le détail sur les modalités d’obtention des informations sur une
tentative de coup d’État en Urartu, mené par le chef tailleur et vingt eunuques du
palais. Il n’est guère possible ici d’entrer dans le débat sur les conditions politiques
prévalant en Urartu dans les années 710 avant notre ère au moment où les Urartéens
affrontent à la fois les Assyriens et les Cimmériens. Les lettres de ces gouverneurs
montrent en tout cas les profondes faiblesses du pouvoir urartéen au moment de
ces affrontements. Il est assuré que ces informations de première main glanées sur
la situation en Urartu ont joué un rôle majeur dans la décision de Sargon II de se
73
lancer dans la célèbre VIIIe campagne où il écrasa l’armée urartéenne et mit à sac
le sanctuaire de la ville sainte de Musasir1.
La situation de ces États tampon situés entre les deux grands empires du
Proche-Orient ancien du viiie siècle est à cet égard particulièrement intéressante
pour l’histoire du renseignement assyrien. Assyriens et Urartéens s’y livrent à un
jeu complexe d’influence, dans une situation que l’on a volontiers comparée à la
guerre froide ou au « grand jeu » anglo-russe du début du xxe siècle2. Il s’agit d’États
où la collecte de renseignements s’accompagne d’un double jeu permanent, tandis
que les populations et princes locaux profitent de leur situation, qui n’est pas
toujours si confortable. On dispose ainsi de lettres de fonctionnaires assyriens
concernant plusieurs de ces États, Musasir à l’est, Kumme au nord et Shubria au
nord-ouest.
Les rapports de ces fonctionnaires montrent que certains États parvenaient
à maintenir de bonnes relations avec les deux empires, notamment Musasir,
Hubushkia et Ukku, avec des nuances plus ou moins pro-urartéennes. Ukku et
Musasir, au début du règne de Sargon, sont sous influence urartéen, alors que l’État
mannéen à l’est, ou Kumme à l’ouest, par exemple, sont sous emprise assyrienne.
Situé dans la région de Beytüşşebap en Turquie orientale, juste au nord de la
frontière actuelle avec l’Irak, Kumme était une ancienne principauté abritant un
sanctuaire du dieu de l’orage. Il s’agissait d’une ville sainte, qui devint au viiie siècle
un terrain d’affrontement entre Urartéens et Assyriens, lesquels rivalisèrent
d’influence dans ce petit État tampon3. Son roi Arije est, sous Sargon II, tenu de
faire des livraisons de produits au roi d’Assyrie et les Kumméens lui sont ainsi
soumis nommément, tout en gardant des contacts avec les Urartéens. Le roi de
Kumme informe en tout cas le prince héritier Sennachérib des intrigues des
Urartéens et d’un rival, roi d’Ukku, qui complotent d’enlever un gouverneur
assyrien chargé de construire une forteresse sur son territoire : « le gouverneur
d’Ukku a écrit au roi d’Urartu que les gouverneurs du roi d’Assyrie bâtissent un fort
à Kumme. Le roi d’Urartu a donné l’ordre suivant à ses gouverneurs : « mobilisez vos
troupes, et capturez un gouverneur du roi d’Assyrie vivant, depuis Kumme et amenez-le
moi ». Je n’ai pas tous les détails, mais dès que je les aurai j’écrirai au prince héritier
pour qu’il m’envoie des troupes4 ». Le résultat de l’affaire fut un renforcement de
l’emprise des Assyriens sur Kumme5, qui se matérialisa en particulier dans les
activités d’Asshur-ressuwa, lequel a été qualifié de Spymaster assyrien dans la
région6.
74
Le texte no 100, une lettre envoyée par Asshur-ressuwa, évoque les activités
de contrebande de Kumméens qui trafiquent des objets de luxe importés depuis
les capitales assyriennes dans la zone frontalière1. Une autre lettre mentionne trois
hommes puissants originaires de Kummu demandant au gouverneur assyrien une
audience directe du roi : « Il y a un sujet concernant une autre puissance que nous
souhaitons discuter directement avec le roi. Nous n’en parlerons ni avec toi ni avec le
garde du corps royal. ». Les Kumméens menacent de dénoncer le gouverneur au roi
s’il ne leur donne pas satisfaction et celui-ci s’adresse donc à son suzerain pour
instructions.
On retrouve ainsi des mécanismes qui rappellent le fonctionnement du système
du renseignement à l’époque des textes de Mari, tant du point de vue des activités
des gouverneurs que des résidents des garnisons dans les États tributaires ou
intermédiaires. C’est aussi le cas pour ce qui se déroule au sein de la cour royale.
L’une des particularités du système de renseignement assyrien est assurément
l’étendue du réseau qui couvre un énorme espace dans le croissant fertile d’une
part, et la nature de chaîne de renseignement mise en place par les Assyriens au
fur et à mesure de la croissance de cet état impérial d’autre part. On sait l’importance
du système des routes royales mis en place par les Assyriens ; il faut y ajouter les
défis d’un monde cosmopolite où les fonctionnaires assyriens sont confrontés à de
multiples populations et langues.
Sous Sargon II, une série de très hauts fonctionnaires exercent non seulement
des fonctions au sommet de l’État mais se sont vus attribuer de grands gouvernements
locaux, notamment le long de la frontière avec l’Urartu. Ils constituent ainsi entre
les gouverneurs et le roi un échelon intermédiaire. Le prince héritier Sennachérib
joue à cet égard un rôle majeur dans la collecte et la transmission des informations
au roi. Parmi ces hauts fonctionnaires se trouve le héraut du palais, mais aussi le
grand trésorier, qui envoie également des rapports sur la situation à la frontière
urartéenne. Il existe ainsi entre ces fonctionnaires assyriens et le roi, un collège de
très hauts fonctionnaires qui jouent sous Sargon un rôle majeur, célébré largement
dans le texte et l’image. Parmi eux, le prince héritier Sennachérib occupe une
position éminente et on en a fait un peu abusivement le chef des services secrets
du roi.
On a conservé une série de notes de synthèse envoyées par Sennachérib à son
père qui font allusion aux événements ou aux gouverneurs que nous venons de
mentionner. La lettre SSA I 29 présente sous la forme de courtes notices des résumés
de lettres de roitelets et gouverneurs assyriens, probablement en aout 715 avant
notre ère, juste avant que ne débutent les hostilités avec l’Urartu, en 714. Il fait état
non seulement messagers qui lui ont transmis directement un message d’Arije, roi
de Kumme, puis de lettres envoyées par Assur Ressuwa et par des potentats : le
gouverneur d’Arzabia et surtout le roi des Mannéens Ulubullu, le protégé de
1. SAA V, no 100.
75
Sargon II face aux ambitions du roi urartéen Rusa. Le billet permet ainsi de passer
en revue tous les points sensibles de la frontière entre l’empire assyrien et l’Urartu,
d’ouest en est, avec des sources variées.
Dans ce contexte, Sennachérib rassemble toutes les informations et fait une
évaluation de l’ensemble de la situation. Les Assyriens disposaient ainsi d’un
remarquable panorama sur leur adversaire et il est clair que cette qualité d’information
explique largement les succès remportés par Sargon, notamment au cours du conflit
du Mannea qui entraîna cette fois une confrontation directe entre Assyrie et
Urartu1. Il n’y a pas lieu ici de décrire en détail ce conflit majeur et fameux.
Au cours de la VIIIe campagne en 713, qui donna lieu à un rapport célèbre,
plusieurs épisodes montrent que les armées assyriennes disposent de renseignements
précis sur les mouvements des Urartéens et savent pratiquer une politique
d’intoxication et de désinformation pour induire en erreur leur adversaire. Le
premier épisode concerne la manœuvre amorcée par l’armée assyrienne pour
tromper le roi d’Urartu : les Assyriens se dirigent vers le pays mède, les Urartéens
qui s’attendent à une offensive en règle en concluent qu’ils ne sont pas la cible de
Sargon II. Dès que le roi est sûr que les éclaireurs urartéens ont perdu le contact
avec l’armée assyrienne, il change de direction, prend une route escarpée pour les
attaquer. Rusa II ne parvient pas à rassembler ses troupes et son armée désorganisée
est écrasée à la célèbre bataille du mont Ouash. Dans cet épisode, on assiste à des
manœuvres d’approche et d’esquive qui sont nourries par un système de
renseignement militaire qui, non seulement renseigne sur l’adversaire, mais mène
aussi les actions qui permettent de le rendre aveugle. C’est là que réside la supériorité
de l’armée assyrienne, qui fait face à un formidable adversaire2.
Un autre épisode tout aussi fameux, le sac de la ville sainte de Musasir, donne
lieu à un stratagème. L’armée assyrienne feint de rentrer chez elle mais Sargon a
gardé des troupes d’élite très mobiles pour franchir les cols escarpés qui mènent
à la ville sainte. Les troupes assyriennes comptent sur les informateurs du roi de
Musasir qui surveillent les mouvements assyriens pour les informer qu’il n’y a
aucun risque. Ce stratagème permet de créer l’effet de surprise et aux Assyriens
de signer l’un des grands épisodes de vandalisme de leur histoire. La cité tombe
sans résistance et le sanctuaire du dieu Khaldi de Musasir, objet d’une vénération
toute particulière de la part des Urartéens, est pillé. Cet épisode a été représenté
sur un relief célèbre du palais de Sargon. Les rois de Musasir qui ont tenté comme
d’autres rois des montagnes de jouer entre les deux grands États impériaux du
viiie siècle finissent par payer ce jeu de haute voltige et Sargon II frappe ainsi un
grand coup, avant de rendre la statue du dieu l’année d’après. Pour notre propos,
il est fondamental de souligner que le récit de la VIIIe campagne donne la part
belle à ces manœuvres, ces opérations d’espionnage et de désinformation qui sont
partie prenante de la geste héroïque du roi. Le renseignement est ainsi pour ce
76
roi – qui se revendique comme un grand sage –, porteur du savoir des mythiques
sept sages, conseillers des rois d’avant le déluge, comme partie intégrante de sa
geste royale. C’est l’aboutissement de la longue tradition sur la sagesse du roi que
nous avons évoquée plus haut.
Pascal Butterlin
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78
Carte 1. Le royaume de Zimri-Lim au début xviiie siècle avant notre ère (carte de l’auteur)
79
Carte 2. L’empire assyrien à l’époque de Sargon II, 721-705 avant notre ère
80
Après une période marquée par la guerre, les souverains d’Égypte (Ramsès II)
et de l’Empire hittite (Hattusili III) signèrent en 1258 avant J.-C. un traité qui
mettait fin à leurs hostilités et qui inaugura une phase de relations pacifiques et
d’échanges diplomatiques entre les deux puissances. Les fouilles archéologiques
dans la capitale hittite ont livré une correspondance abondante entre les deux cours
où figure le fragment d’une lettre adressée par Hattusili à Ramsès. D’après ce
document, le roi hittite avait appris que Ramsès décorait ses temples avec une scène
grandiose qui représentait les différentes étapes de la bataille de Qadesh (1274 avant
J.-C.), livrée entre les deux royaumes. Bien que l’issue de ce fait d’armes soit
incertaine, Ramsès n’hésita pas à proclamer une grande victoire et à se faire
représenter sur son chariot de guerre, entouré d’ennemis et affrontant lui seul
l’armée hittite au complet. Une pose certes héroïque mais qui lui valut le commentaire
ironique de Hattusili dans sa lettre : « (vraiment) il n’y avait personne là-bas (avec
toi)1 ? ». Autrement dit, Hattusili était parfaitement au courant des événements qui
avaient lieu dans le territoire de son ancien rival, même ceux que l’on pourrait
considérer comme purement anecdotiques.
Rien de surprenant puisque la correspondance entre Ramsès II et la cour
hittite évoque de manière récurrente les voyages de « messagers » entre les deux
pays, chargés non seulement de la transmission de missives, de cadeaux et d’instruc
tions, mais aussi de missions découlant de la diplomatie, du commerce et du
renseignement. Leurs activités au service de leurs souverains étaient cruciales,
puisque l’organisation de la logistique d’une expédition, l’évaluation de la force
d’une armée ennemie, le choix des itinéraires à suivre, la présence sur place de
populations potentiellement amicales ou hostiles, le prélèvement de tribut, la
disponibilité de vivres, etc., dépendaient en grande mesure de leur capacité à
1. Mario Liverani, « Hattushili alle prese con la propaganda ramesside », Orientalia, Nova
Series 59, 1990, p. 207-217.
Pourquoi se renseigner ?
82
restaient toujours un modèle à suivre pour les dignitaires des siècles postérieurs,
tels qu’ils le signalent dans leurs biographies1. D’autre part, de petites figurines en
argile dites « d’envoûtement », utilisées au cours des rituels et qui représentaient
un étranger aux bras liés derrière le dos, étaient inscrites avec des listes de personnes
et de pays étrangers potentiellement hostiles2. Ces documents fragiles constituaient
donc une sorte de répertoire des dangers menaçant la circulation des agents du
roi, ce qui aurait demandé un effort de compilation et d’actualisation de données
afin de prévenir leurs attaques.
Cependant, cette activité d’information semble l’affaire plutôt de marchands
et de chefs d’expédition fréquentant l’étranger que de bureaux administratifs
spécialisés. En effet, les inscriptions de chefs de caravanes, comme Herkhouf
d’Assouan, décrivent en détail les territoires parcourus, les chefs étrangers rencon
trés, le soutien qu’ils en pouvaient espérer, les menaces qu’ils étaient susceptibles
de présenter, et les routes alternatives à suivre ; une sorte d’illustration pratique et
ponctuelle des données transmises par les textes d’envoûtement entre 2300 et 1700
avant J.-C. environ3. Plus tard, à partir de 1550 avant J.-C. environ, et suite à
l’expansion impériale égyptienne en Nubie et au Levant, sur les temples et les
monuments royaux furent inscrits de longues listes de pays et de territoires étrangers
censés être soumis aux pharaons ou livrer leur tribut au trésor royal. Néanmoins,
ces listes ainsi que celles inscrites sur les figurines d’envoûtement, posent un
problème historique majeur : leur utilisation rituelle et leur souci d’exhaustivité,
de recensement de tout danger possible, explique qu’elles conservent souvent des
toponymes tombés en désuétude depuis longtemps, qu’elles énumèrent des territoires
qui n’étaient plus soumis à l’autorité des pharaons, ou qu’elles conservent le souvenir
de personnes longtemps décédées.
Malgré ces limitations, les listes transmises par les figurines d’envoûtement
nous informent des transformations majeures dans la perspective et les intérêts
géopolitiques des pharaons. En effet, si celles du iiie millénaire n’évoquaient que
des personnes et des territoires africains, celles du début du iie millénaire incluent
aussi une petite section consacrée à la Libye ainsi qu’une autre, bien plus importante,
relative à l’Asie, avec des noms de pays, de villes et de gouverneurs du Levant, une
région objet de l’intérêt accru des pharaons. D’autres indices confirment la place
de plus en plus importante du Levant dans les relations internationales de l’Égypte,
surtout à partir de 2050 av. J.-C. Il devint donc indispensable de mettre à jour des
1. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, Society of Biblical Literature, Atlanta,
2005, p. 332 ; Michele Marcolin, Andrés Diego Espinel, « The Sixth Dynasty biographic
inscriptions of Iny: more pieces to the puzzle », dans Miroslav Bárta, Filip Coppens,
Jaromir Krejčí (éds.), Abusir and Saqqara in the Year 2010, Czech Institute of Egyptology,
Prague, 2011, p. 574.
2. Emmanuel Jambon, « Les mots et les gestes. Réflexions autour de la place de l’écriture dans
un rituel d’envoûtement de l’Égypte pharaonique », Cahiers « Mondes anciens ». Histoire et
anthropologie des mondes anciens 1, 2010, p. 1-25.
3. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit., p. 328-340.
83
1. Guido P. F. van den Boorn, The Duties of the Vizier. Civil Administration in the Early New
Kingdom, Kegan Paul International, Londres, 1988.
2. Andrea Gnirs, « Coping with the army : The military and the state in the New Kingdom »,
dans Juan Carlos Moreno García (éd.), Ancient Egyptian Administration, Brill, Leyde-
Boston, 2013, p. 675-708.
84
« Voyez donc l’état dans lequel se trouvent les administrateurs des pays
étrangers et les princes de Pharaon ; ils ne cessaient de dire à Pharaon chaque
jour : « Le vil prince de Hatti se trouve dans le pays d’Alep, au nord de Tounip,
il a fui devant sa majesté depuis qu’il a entendu dire : “Vois, Pharaon est
venu !” », ainsi disaient-ils en parlant à sa majesté quotidiennement. Voyez,
je n’ai entendu qu’à cette heure, avec ces deux éclaireurs de l’ennemi de
Hatti, que le vil ennemi de Hatti est venu avec les nombreux pays étrangers
qui sont avec lui, avec des hommes et des chevaux nombreux comme (les
grains de) sable. Voyez, ils se tiennent cachés derrière Qadesh l’ancienne,
sans que mes administrateurs des pays étrangers et mes princes sachent nous
dire : “Ils sont (re)venus !”3 ».
1. Edward F. Wente, Letters from Ancient Egypt, Scholars Press, Atlanta, 1990, p. 98-110 ;
Hans-Werner Fischer-Elfert, Die satirische Streitschrift der Papyrus Anastasi I : Übersetzung
und Kommentar, Harrassowitz Verlag, Wiesbaden, 1986.
2. Pierre Grandet, Les pharaons du Nouvel Empire : Une pensée stratégique (1550-1069 avant
J.-C.), Éditions du Rocher, Monaco, 2008, p. 200-230.
3. Frédéric Servajean, Quatre études sur la bataille de Qadesh, Université Paul
Valéry – Montpellier III, Montpellier, 2012, p. 36-38.
85
manœuvres des troupes Hittites visant à attirer les Égyptiens dans un piège
mûrement réfléchi.
Un autre exemple célèbre de campagne militaire est l’expédition menée par
Ouni (vers 2300 avant J.-C.) contre les « habitants du sable », des bédouins très
mobiles contre lesquels il était très difficile d’obtenir une victoire décisive. La
stratégie suivie par Ouni consista à combiner une opération amphibie avec une
expédition terrestre : les troupes transportées par mer débarquèrent dans une zone
montagneuse située au nord des positions ennemies, tandis que l’autre moitié de
l’armée avançait par la terre. Pris en tenaille, les « habitants du sable » subirent une
lourde défaite. Vu la complexité de cette campagne, sa réussite dépendait de plusieurs
facteurs, depuis la localisation exacte d’un ennemi très mobile à la coordination
de deux corps d’armée devant converger sur un point précis à partir de routes
différentes. Logistique et renseignement étaient vitaux pour le succès d’un
affrontement armé qui eut lieu hors des frontières de l’Égypte1.
Ces exemples révèlent à quel point l’obtention d’informations fiables sur les
territoires conquis et les mouvements des ennemis et des alliés constituait l’une
des fonctions principales des administrateurs égyptiens dans ces régions. Ainsi,
outre leurs responsabilités militaires, administratives et de prélèvement de tribut,
les officiers détachés à l’étranger s’occupaient également des activités de renseignement.
Voilà pourquoi Amonmésou, responsable des pays du Nord – c’est-à-dire, les
régions du Levant soumises à la domination de l’Égypte –, était aussi « les yeux du
roi de la Haute Égypte et les oreilles du roi de la Basse Égypte dans le pays de Retjenou
[= le Levant]2 ». La correspondance diplomatique connue comme les « lettres
d’El-Amarna », d’après la localité où elle fut découverte, comprend des courriers
échangés entre les pharaons et les rois des grandes puissances proche-orientales
de l’époque, mais surtout, des lettres envoyées par les rois qui gouvernaient les
villes et les petits royaumes du Levant contrôlés par l’Égypte, et ceci pendant une
période très limitée (1345-1335 avant J.-C. environ)3. Outre l’évocation des querelles
opposant ces petits souverains, à l’occasion desquelles ils implorent l’intervention
du roi de l’Égypte comme arbitre, les lettres mentionnent les déplacements des
administrateurs et des envoyés du pharaon, souvent accompagnés de petits
contingents armés, ainsi que leurs demandes de tribut et d’équipement, de protec
tion des caravanes face à des bandits, des rebellions éclatant ici et là, etc. Ces lettres
constituent donc l’illustration pratique des connaissances demandées aux scribes
1. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit., p. 355.
2. Kurt Sethe, Urkunden des aegyptischen Altertums IV: Urkunden der 18. Dynastie,
J. C. Hinrichs, Leipzig, 1905-1958, p. 1507-1508.
3. William L. Moran, The Amarna Letters, The Johns Hopkins University Press, Baltimore-
Londres, 1992 ; Mario Liverani, International Relations in the Ancient Near East, 1600-
1100 BC, Basingstoke-New York, 2001 ; Raymond Cohen, Raymond Westbrook (éds.),
Amarna Diplomacy : The Beginning of International Relations, Johns Hopkins University
Press, Baltimore, 2000 ; Jana Mynářová, Language of Amarna — Language of Diplomacy :
Perspectives on the Amarna Letters, Czech Institute of Egyptology, Prague, 2007.
86
87
Des lettres envoyées par des rois étrangers en Égypte apportent également des
informations détaillées sur les vicissitudes des messagers pharaoniques dans leurs
cours. Tel est le cas de Mane, envoyé par Aménophis III (1390-1352 avant J.-C.) à
la cour de Tushratta, roi de Mittani, pour arranger le voyage d’une princesse de
Mittani en Égypte afin d’épouser le pharaon. Mene y dut rester pendant six mois
avec la suite qui l’accompagnait, le temps d’achever les préparatifs du cortège qui
devait rentrer en Égypte avec sa noble hôtesse1. Ces déplacements étaient l’occasion
parfaite pour obtenir des informations sur le pays d’accueil, ses ressources, sa
situation politique, les factions dominantes à la cour, sans oublier de nouer des
contacts utiles et gagner la confiance des souverains étrangers2, voire pour encourager
des factions pro-égyptiennes dans le cercle des proches du souverain. Voilà pourquoi
le chef de l’armée Aménemone, qui vécut sous Ramsès II (1279-1213 avant J.-C.),
indique dans la biographie inscrite dans sa tombe : « Mon seigneur me favorisa en
raison de mes compétences, et il m’envoya à tous les pays étrangers en tant que messager
royal ; je l’informais à propos de (ces) pays en tout aspect3 ». Les lettres d’El-Amarna
indiquent également que les quartiers du palais habités par les princesses étrangères
envoyées pour épouser le pharaon constituaient une sorte d’ambassade informelle
de leurs pays d’origine, et que les messagers en provenance de ces pays s’y rendaient
lors de leurs séjours dans la vallée du Nil4. Endroits parfaits pour obtenir des
informations sensibles, leurs caractéristiques permettent comprendre des épisodes
diplomatiques délicats comme « l’affaire Zannanza ».
Connu par une inscription hittite, cette affaire débuta le jour où une lettre
envoyée par une reine d’Égypte arriva à la cour hittite avec une proposition
stupéfiante : la reine, devenue veuve et sans fils, demandait à Suppiluliuma (1344-
1322 avant J.-C.), souverain de Hatti, un de ses fils afin de l’épouser puisque « jamais
je ne choisirai un de mes sujets, ni n’en ferai mon époux ». La réaction de Suppiluliuma
fut prudente et il envoya en Égypte un messager de confiance afin de vérifier si la
1. William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 47-48. Le récit de voyage d’Ounamon,
envoyé à Byblos pour obtenir du bois d’œuvre, contient une déclaration du roi de Byblos
dans laquelle il informe Ounamon que des messagers égyptiens arrivés à Byblos avant
lui avaient été retenus pendant dix-sept ans et qu’ils y moururent : Miriam Lichtheim,
Ancient Egyptian Literature. Volume ii : The New Kingdom, University of California Press,
Berkeley, 1976, p. 228.
2. Voici les termes dans lesquels Tushratta, roi de Mittani, loua les qualités de Mane auprès
du pharaon : « Ton messager, Mane, est excellent. Il n’y pas d’autre comme lui dans le monde
tout entier ! » (William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 66) ; « si mon frère [= le
pharaon] n’envoie pas Mane et qu’il envoie quelqu’un d’autre, je ne veux pas de lui, et mon
frère doit le savoir. Non ! Que mon frère envoie Mane ! » (ibid., p. 70).
3. Elizabeth Frood, Biographical Texts from Ramessid Egypt, Society of Biblical Literature,
Atlanta, 2007, p. 190.
4. Graciela Gestoso Singer, « Fortunes and misfortunes of messengers and merchants in
the Amarna Letters », dans Olga Drewnowska, Małgorzata Sandowicz (éds.), Fortune
and Misfortune in the Ancient Near East : Proceedings of the 60th Rencontre Assyriologique
Internationale at Warsaw 21-25 July 2014, Eisenbrauns, Winona Lake, 2016, p. 151.
88
1. Pour une discussion récente de cette affaire, cf. Christoffer Theis, « Der Brief der
Königin Dahamunzu an den hethitischen König Šuppiluliuma I. im Lichte von
Reisegeschwindigkeiten und Zeitabläufen », dans Thomas R. Kämmerer (éd.), Identities
and Societies in the Ancient East-Mediterranean Regions : Comparative Approaches. Henning
Graf Reventlow Memorial Volume, Ugarit-Verlag, Münster, 2011, p. 301-331.
2. Un autre exemple dans William L. Moran, The Amarna Letters, op. cit., p. 47.
3. Alain Zivie, « Le messager royal égyptien Pirikhnawa », British Museum Studies in Ancient
Egypt and Sudan 6, 2006, p. 68-78.
89
90
pour le compte des autorités égyptiennes1. En tout cas, le rôle d’informateurs joué
par des marchands égyptiens installés à l’étranger reste à élucider. Leurs traces
textuelles sont rarissimes, mais des vestiges archéologiques subtils révèlent leur
présence hors de la vallée du Nil, que ce soit des outils de toilette très différents
de ceux utilisés par les populations asiatiques locales ou des plans de maison
typiquement égyptiens qui se distinguent de ceux habituels au Levant2.
L’exemple de Sinouhé montre bien à quel point le palais royal était un nid
d’intrigues et de conflits, débouchant parfois sur l’assassinat du roi, comme dans
les cas bien documentés d’Aménemhat Ier ou Ramsès III. D’où l’importance de
compter sur des informateurs sûrs, capables de transmettre au souverain le moindre
indice ou rumeur suggérant des conspirations en cours. Sinouhé s’avéra peu fiable
dans cette fonction, ayant préféré la fuite à l’étranger plutôt que d’informer le
prince (et futur roi) Sésostris Ier.
Mille ans plus tard un autre dignitaire se retrouva dans une situation similaire,
puisqu’il fut jugé suite au complot visant à assassiner Ramsès III parce qu’il avait
« entendu les propos du majordome dont il était proche, mais qu’il les a cachés et qu’il
n’en a pas fait rapport3 ». Ce n’était pas le cas pourtant d’un certain Ouahibrêmakhy,
qui écouta la conversation dans laquelle Harsiese, chef des médecins du pharaon,
proposa à Ânkhchechonqy – protagoniste du récit littéraire connu comme Sagesse
d’Ânkhchechonqy – d’assassiner le roi et de rejoindre une conjuration à laquelle
participaient des militaires, des courtisans et des hauts dignitaires. Ouahibrêmakhy
profita de la nuit pour se glisser dans les appartements privés du roi au palais et
l’informer du plan des conspirateurs4. Cet exemple montre bien l’importance de
disposer d’informateurs sûrs dans les plus hautes sphères du royaume.
Qenamon en fut un autres cas typique. Fils d’une nourrice du futur pharaon
Aménophis II, il était titulaire de nombreux titres illustrant sa position privilégiée
91
à la cour1. Sa proximité avec le souverain depuis son enfance explique sans doute
qu’il porte également le titre de « les yeux du roi de la Haute Égypte et les oreilles
du roi de la Basse Égypte », ce qui suggère qu’il rapportait à son maître des
informations sensibles sur des événements se produisant à la cour. Son cas est
similaire à celui du scribe royal Amenhotep, contemporain d’Aménophis III (1390-
1352 avant J.-C.), qui se présente dans sa biographie comme « un dignitaire à la tête
des nobles du roi, les yeux du roi de la Haute Égypte et les oreilles du roi de la Basse
Égypte, au regard clair sur la route du palais, parmi d’autres titres et épithètes2 ». Une
telle pratique était toujours en vigueur bien d’années plus tard, comme le révèle
l’exemple de Rahotep, vizir du Nord sous Ramsès II, qui était « gardien des secrets
du palais, confident du roi en vérité » ainsi que « les yeux du roi de la Haute Égypte
et les oreilles du roi de la Basse Égypte3 ».
Pourtant, ces précautions n’étaient toujours pas suffisantes. Tiyi, une épouse
secondaire de Ramsès III, fut à l’origine d’une intrigue qui coûta la vie au pharaon.
Cherchant à installer son fils sur le trône au détriment de l’héritier légitime, elle
organisa un complot avec de grands dignitaires, des militaires et des prêtres, dont
le cœur se trouvait dans les appartements privés du souverain, mais avec des
ramifications à l’extérieur. Cette action de grande ampleur à laquelle participèrent
des dizaines de courtisans ne fut pas détectée et le roi fut assassiné4.
Un autre épisode sanglant eut lieu à Thèbes, sous le règne de Ramsès XI. Cette
période se caractérisa par une situation politique complexe, le pillage des tombes
royales et des temples – avec le consentement de hauts dignitaires –, des luttes pour
le pouvoir entre plusieurs grands personnages du royaume – notamment entre
Piânkhy, vice-roi de Koush et Grand Prêtre d’Amon, et un certain Panéhesy – et
la mise en cause de la personne du roi (« en ce qui concerne le pharaon, à qui est-il
supérieur, après tout5 ? »). Piânkhy effectuait des préparatifs pour diriger une
expédition en Nubie et avait besoin de fonds pour financer sa campagne. Le pillage
des tombes était un moyen facile de les obtenir. Mais deux policiers (Médjay)
chargées de leur surveillance, colportaient des accusations nuisibles aux plans de
Piânkhy. En réaction, il demanda à ses subordonnés d’amener les policiers dans
sa demeure, afin de découvrir si leurs accusations étaient fondées, puis de tuer les
malheureux en les plaçant dans des paniers qui seraient jetés dans le Nil à la nuit
1. Kurt Sethe, Urkunden des aegyptischen Altertums IV: Urkunden der 18. Dynastie,
J. C. Hinrichs, Leipzig, 1905-1958, p. 1385-1406.
2. Ibid, p. 1794.
3. Elizabeth Frood, Biographical Texts from Ramessid Egypt, op. cit., p. 161.
4. Pascal Vernus, Affaires et scandales sous les Ramsès. op. cit., p. 144-155 ; Susan Redford, The
Harem Conspiracy : The Murder of Ramesses III, Northern Illinois University Press, Dekalb,
2002.
5. Edward F. Wente, Letters from Ancient Egypt, Scholars Press, Atlanta, 1990, p. 183.
92
tombée1. Cette élimination secrète des deux policiers Médjay témoins gênants2,
peut s’apparenter à une opération de contre-espionnage.
Un dernier aspect à considérer est l’information relative aux points d’accès
en Égypte et aux mouvements de personnes cherchant à entrer ou à quitter l’Égypte.
Une fois de plus, Sinouhé apporte des précisions précieuses sur les moyens utilisés
pour quitter clandestinement la vallée du Nil. Une fois arrivé sur la ligne de fortins
du Delta oriental connue comme « Les Murs du Souverain » – dont le but était de
« repousser les Asiatiques et écraser les Bédouins » – Sinouhé resta caché derrière
un buisson pour échapper à la vigilance de la sentinelle en poste sur le mur. Une
fois la nuit tombée, il profita de l’obscurité pour traverser la frontière3. En fait, le
Delta oriental constituait la frontière la plus vulnérable de l’Égypte, le point d’entrée
de la plupart des envahisseurs étrangers, que ce soit des tribus nomades ou les
armées d’autres États du Proche-Orient. Voilà pourquoi un célèbre texte littéraire,
L’Enseignement pour Mérikarê, prodigue, parmi d’autres conseils adressés au
souverain, celui-ci : « renforce ta frontière et tes patrouilles4 ! ». Un document d’époque
ramesside – le papyrus Anastasi III (règne de Mérenptah, 1213-1203 av. J.-C.) – décrit
en détail le fonctionnement du système de renseignement mis en place sur la ligne
de forteresses qui protégeait le corridor du Sinaï. Le texte décrit le passage de
personnels militaires et de messagers entre le Levant et l’Égypte et suggère que la
forteresse de Silé était le point principal de contrôle de cette frontière ; ses respon
sables élaboraient des rapports à partir de ces informations – date du franchissement,
nom et fonction des personnes, destination et objet du passage de la frontière – et
les transmettaient ensuite au palais royal. Ce document montre également que la
plupart des messagers était d’origine levantine et qu’ils assuraient une communication
fluide entre le palais, les garnisons et les centres administratifs pharaoniques au
Levant5.
Le papyrus Anastasi VI donne également un exemple de ce type de rapports,
à propos notamment des déplacements de populations pastorales :
« Nous avons fini de laisser la tribu des Shashu d’Edom passer la forte
resse de Mérenptah qui se trouve à Tjéku, jusqu’aux lacunes du Domaine
d’Atoum de Mérenptah à Tjéku, afin qu’ils puissent vivre ainsi que leur
bétail, selon la volonté du pharaon, le dieu parfait d’Égypte, ainsi que les
noms des autres jours dans lesquels la forteresse de Mérenptah qui se trouve
à Tjéku fut passée (par ces gens)6 ».
93
Le même système était opératif en Nubie, sur la frontière sud de l’Égypte, dans
la région de la deuxième cataracte du Nil où les rois du début du iie millénaire
avant J.-C. bâtirent une ligne impressionnante de forteresses pour contrôler le
trafic fluvial entre l’Égypte et ses voisins du sud. Un ensemble de dépêches daté
du règne d’Aménemhat III (1831-1786 avant J.-C.), que les autorités de la forteresse
de Semna avaient envoyés aux bureaux centraux de la couronne à Thèbes, décrit
les activités des patrouilles égyptiennes dans la région et leur contrôle minutieux
des petites caravanes de Nubiens en route vers les forteresses pour faire du commerce :
94
le sud. Pris ainsi entre deux fronts, Apophis pensait que Kamosé serait facilement
battu et son royaume réparti entre les vainqueurs1.
Une brève notice dans l’inscription d’un policier au tout début du iie millénaire
indique que les oasis du Désert occidental étaient utilisés comme refuge par des
fugitifs qu’il fallait ramener en Égypte : « C’était en parcourant toutes ses routes que
j’ai atteint le oasis occidental, et c’est avec ma troupe sauve et sans pertes que j’ai
ramené le fugitif d’où je l’avais trouvé », alors qu’un autre policier, Beb, « patrouillait
tous les déserts pour le roi2 ». Dans un autre cas, Sabni, un chef de caravanes basé à
Assouan, décrit dans sa biographie la manière dont circulent les nouvelles à travers
la frontière sud de l’Égypte. D’abord, il est informé par des capitaines de navires
que son père st décédé au cours d’une mission en Nubie ; en même temps, il apprend
par ses propres informateurs qu’il faudrait livrer aux chefs Nubiens des produits
précis (des onguents, du miel, des pièces d’étoffe, etc.) afin de récupérer le cadavre.
Sabni envoie donc des lettres à ses agents en territoire nubien pour faire savoir qu’il
est arrive à la tête d’une caravane de cent ânes portant les produits demandés.
Finalement, il récupère la dépouille de son père et l’enterre conformément aux
rituels égyptiens3. Une autre fois, Sabni envoya trois de ses subordonnées comme
avant-garde d’une expédition qu’il dirigeait4. Ces textes révèlent l’utilisation d’un
réseau d’agents et d’informateurs qui servaient d’intermédiaires et d’auxiliaires
dans l’organisation des échanges entre les Égyptiens et les Nubiens, et qui étaient
parfois basés dans les territoires situés au-delà de la frontière égyptienne. Mais ce
type de messages circulait aussi entre la chancellerie royale et les chefs de caravanes
partis en Nubie. C’est ainsi que Herkhouf et Sabni tenaient le roi informé des
résultats de leurs missions avant même d’arriver à la cour, à Memphis, ce qui
permettait au pharaon d’effectuer les préparatifs nécessaires pour subvenir aux
besoins des expéditionnaires, comme envoyer des bateaux chargés de vivres ou
ordonner aux centres agricoles de la couronne de livrer des aliments à la mission
au cours de son déplacement5.
*
L’étude du renseignement en Égypte ancienne se heurte à la rareté relative des
sources. Cependant, elles apportent des informations essentielles pour la connaissance
des moyens utilisés par les pharaons pour s’informer et pour prendre des décisions.
Ces sources couvrent trois grands domaines : la diplomatie et les affaires étrangères
1. Donald B. Redford, « Textual sources for the Hyksos Period », dans Eliezer D. Oren (éd.),
The Hyksos : New Historical and Archaeological Perspectives, University of Pennsylvania
Museum, Philadelphia, 1997, p. 14.
2. John C. Darnell, « The Eleventh Dynasty royal inscription from Deir el-Ballas », Revue
d’Égyptologie 59, 2008, p. 100-101.
3. Nigel Strudwick, Texts from the Pyramid Age, op. cit, p. 336.
4. Ibid, p. 336.
5. Ibid, p. 331-333 et 337.
95
96
Julie Descarpentrie
1. Les Vedas (« le Savoir ») constituent un ouvrage de référence pour les hindous car nombre
de concepts majeurs de l’hindouisme y trouvent leur genèse du fait qu’ils ont une valeur
normative dans les domaines relatifs à la vie religieuse et sociale et notamment en matière
d’éthique politique. Elaborés par des Rishis – des brahmanes –, ils sont le fruit de récits
théologiques transmis oralement par les membres de la classe sacerdotale et retracent
notamment les combats des dieux et gardiens de l’ordre cosmique tels Mitra, Varuna et
Indra pour la préservation du « dharma ». Notion très importante au sein de la société
indienne, il s’agit d’un principe védique qui correspond aux lois régissant l’Univers que les
hindous se doivent de respecter afin de ne pas ébranler l’équilibre du corps social et donc,
du cosmos.
98
un « juge universel, juge infaillible, à qui rien n’échappe ». Il rend la justice grâce à
ses espions qui, envoyés pour empêcher les crimes d’être commis par les « dasas »
(esclaves ou aborigènes) et les « dasyus » (voleurs), observent le monde d’ici-bas
ainsi que celui de l’au-delà afin de protéger les innocents.
À la période védique succède ensuite l’ère épique qui s’étend du viie siècle
avant J.-C. au iiie siècle de notre ère. Il s’agit d’une période clé de l’histoire indienne
car c’est à l’issue des invasions aryennes que de nombreux traités normatifs relatifs
à l’emploi légitime de la force ont été imprégnés des concepts de la philosophie
védique. Pourtant millénaires, ils constituent encore aujourd’hui le socle culturel
de la société indienne en matière d’organisation sociale, politique et religieuse. En
effet, c’est à partir de ces textes qu’ont été élaborés le système de castes, ainsi que
la théorie de la guerre basée sur une éthique morale régie par le dharma. De même
que dans les Vedas, la société est décrite comme étant une extension de l’ordre
cosmique au sein de laquelle le roi doit faire respecter le dharma à l’aide de ses
espions, dans les épopées post-védiques, le renseignement devient un art sophistiqué
et est pratiqué sur initiative du roi, à la fois au nom de la préservation du dharma
et de la sécurité de l’État. C’est pourquoi, à l’époque où furent composés les grands
poèmes épiques que sont le Mahabharata et le Ramayana, il existait deux catégories
d’espions, civile et militaire, dédiées à l’exercice de la guerre, ainsi qu’à la lutte
99
100
101
dans sa lutte contre les Nanda. À l’issue de sa victoire, Kautilya aurait rédigé
l’Arthashastra afin de compiler les conseils stratégiques et tactiques prodigués à
Chandragupta. Les origines de cet ouvrage sont néanmoins enveloppées de mystère
car il fut perdu quelque temps après la chute de la dynastie des Gupta (550 de notre
ère), puis redécouvert en 1909 après une disparition de plus de 1400 ans. Comme
souvent avec les œuvres anciennes, sa paternité a été contestée car bien que les
noms de Kautilya – également appelé Chanakya (« le retors »), et Vishnugupta – lui
soient associés, il est fort peu probable que cet ouvrage soit le fruit d’une seule
personne. Nombre de spécialistes lui attribuent au moins quatre auteurs, ce qui
veut dire qu’il résulterait de la compilation d’œuvres antérieures.
Bien qu’il soit peu connu en Occident, ce traité fait figure de classique intemporel
en matière de gouvernance et d’art de la guerre, aux côtés de L’Art de la guerre de
Sun Tse et de l’Histoire de la guerre du Péloponnèse de Thucydide. En outre, si
Kautilya demeure une figure majeure de l’Inde ancienne c’est parce que c’est grâce
à lui qu’a été formée en 323 avant J.-C., la première entité politique unifiée, l’Empire
Maurya, à une époque où le sous-continent indien était morcelé en de multiples
royaumes indépendants à la tête desquels les rois guerroyaient sans cesse.
102
1. Accédant au pouvoir en 345 avant J.-C., la dynastie Nanda régna sur le nord de l’Inde
jusqu’en 321.
2. Ashoka est le troisième empereur de la dynastie indienne des Maurya qui s’efforça de
consolider et d’agrandir l’empire hérité de son grand-père Chandragupta Maurya.
Cependant, il se convertit au bouddhisme à la suite de la conquête meurtrière de Kalinga
dont il réprouva la violence.
3. Cette pensée a été théorisée par Kautilya à travers la « métaphore des poissons » ou
Matsyayana, selon laquelle seuls un peuple et un État forts peuvent survivre dans un
univers instable et cruel, à l’image des gros poissons avalant les plus petits.
4. En 326 avant J.-C., les troupes d’Alexandre le Grand firent une avancée majeure dans
l’ouest de l’Inde, notamment dans le Penjab, et combattirent le monarque indien Porus
lors de la bataille d’Hydaspe. Après la victoire d’Alexandre, le dirigeant macédonien noua
une alliance avec Porus et le nomma « satrape » de son royaume.
103
devant se mener aussi bien en temps de paix que de guerre. Cela consiste sur le
plan extérieur, à nouer d’apparentes relations pacifiques avec les dirigeants étrangers
tout en appliquant les principes de la guerre « silencieuse ». Il s’agit d’une guerre
permanente et invisible menée contre un autre royaume dans le cadre de laquelle
le roi et les ministres de l’empire Maurya agissent publiquement comme s’ils étaient
en paix, alors qu’en silence, des agents secrets et des espions assassinent de hauts
cadres administratifs du royaume adverse, créent des divisions entre les principaux
ministres et diffusent propagande et désinformation.
En tant que réaliste politique, Kautilya considère que chaque nation agit pour
maximiser son pouvoir, d’autant qu’en cas de calamité s’abattant sur son royaume
« un allié cherchera forcément à protéger ses propres intérêts. » C’est pourquoi, selon
lui, tout exercice politique s’inscrit dans un rapport de force constant consistant à
nouer des alliances, semer la discorde chez l’ennemi et ses alliés, rester en retrait
lorsqu’on est en situation de faiblesse et frapper dans le cas inverse. Entre le double
jeu et le recours à une alliance, Kautilya préconise ainsi de choisir la duplicité. User
de stratégies indirectes s’avère d’autant plus indispensable qu’« un archer peut ou
non frapper la cible en lançant une flèche mais en ayant recours à l’art diplomatique,
on peut tuer même un fœtus dans le ventre de sa mère1. » Par ailleurs, eu égard à la
supériorité stratégique que confèrent la ruse et la diplomatie sur l’emploi des armes,
Kautilya accorde une importance toute particulière au renseignement et privilégie
les conflits limités causant peu de pertes. Aussi préconise-t-il de gagner la guerre
sans livrer bataille car les coûts induits par ce qu’il appelle la « guerre ouverte2 »
sont trop élevés. Aussi les guerres « secrètes3 » – guérillas – et guerres « silencieuses4 »
sont préférables. Particulièrement subversives, ces dernières consistent à employer
des agents secrets et des diplomates afin de connaître les forces et faiblesses des
ennemis ; le but étant de les renverser, que des traités de paix aient été auparavant
conclus avec eux ou non.
Par conséquent, la violation des accords de paix et la conquête du pouvoir à
des fins de maximisation des intérêts de l’empire font de Kautilya le chantre de la
Realpolitik et le premier adepte de la guerre « sournoise » (« Kutayuddh ») et
« silencieuse » (« Tusnimyuddh »). Sur les quinze livres de l’Arthashastra, de nombreux
chapitres sont entièrement consacrés aux espions, en particulier, les livres xi et xii.
À cet égard, le traité rédigé par Kautilya peut paraître tout aussi offensif que L’Art
de la guerre de Sun Tzu puisqu’il justifie l’emploi de la ruse comme élément
indispensable de l’exercice du pouvoir. En effet, selon son auteur, « celui qui a l’œil
de la connaissance et qui connaît la science de la politique peut, sans trop d’efforts,
utiliser son habileté à conspirer et peut parvenir, par la diplomatie mais aussi par
104
d’autres moyens stratégiques tels que les espions et les poisons, à vaincre ses rivaux,
aussi puissants soient-ils1. » C’est ainsi que les méthodes de subversion, d’intoxication
et d’élimination ciblées sont légitimées, et les diplomates, utilisés en tant qu’agents
d’influence à l’étranger.
105
106
S’il accepte, il sera exilé ou contraint au travail forcé. Quant aux administrateurs
ayant pour mission d’espionner les citoyens sur tout le territoire, c’est grimés en
ascètes, moines errants, charretiers, jongleurs, astrologues ou encore en fous, qu’ils
« prennent le pouls de la nation ». Pour ce faire, Kautilya conseille de placer des
groupes d’espions en deux factions opposées au sein des lieux de pèlerinage et de
tout lieu de socialisation, afin de susciter des débats politiques qui permettront
ainsi de mieux connaître les opinions des habitants.
S’il est vrai que Kautilya accorde une place importante à la protection judiciaire
des individus et à l’impartialité des magistrats, le droit à la vie privée est relégué
au second plan et l’État n’hésite pas à s’ingérer dans la vie intime des habitants
dont les mœurs et les conversations sont passés au crible. La moindre critique
proférée envers le pays, le roi ou le système de castes est passible d’une lourde peine.
Sont arrêtés sur la moindre suspicion les traîtres, les menteurs, « ceux qui vivent
dans le luxe, voyagent beaucoup, ou ceux qui au contraire vivent reclus chez eux », etc.
Toute personne ne pouvant prouver son innocence est soumise à la torture physique
et psychologique infligée par les agents de renseignement eux-mêmes. Quant aux
assassinats, appelés « punitions silencieuses », ils y ont recours afin de punir les
traîtres et les criminels, ainsi que toute personne cherchant à porter atteinte à la
vie des membres des quatre castes. À cet effet, Kautilya consacre de nombreux
passages à la confection des potions et poisons censés provoquer la lèpre, le choléra
ou la cécité.
107
108
1. Kautilya, Arthashastra, op. cit., Book XIII, « Strategic Means to Capture a Fortress », p. 201.
109
officiers supérieurs, les espions doivent infiltrer son appareil d’État et avec l’aide des
ministres, créer des dissensions au sein même du gouvernement1. »
*
Méconnu en Occident, Kautilya a néanmoins révolutionné la pensée indienne.
Un certain nombre d’auteurs se sont penchés sur l’art de gouverner de ce stratège
mais très peu d’universitaires se sont intéressés à ses considérations sur la guerre
et la diplomatie. De même, il est étonnant de constater qu’au contraire des agences
de renseignement pakistanaises qui ont étudié les stratégies d’espionnage développées
par Kautilya, les services de renseignement indien tels que la Research & Analysis
Wing (RAW)2 lui ont accordé peu d’intérêt. En outre, même si de nombreux auteurs
de traités de politique tels que Kamandaka se sont inspirés de Kautilya, d’autres
s’en sont quelque peu éloignés, à l’image de Manu qui, dans les Lois de Manu3, s’est
insurgé contre les stratégies relevant de la guerre « sournoise » et a condamné
l’utilisation de poisons, jugée peu éthique.
Loin de prôner l’état de guerre permanent, Kautilya a su inscrire le renseignement
au cœur des théories matérialistes de l’Inde ancienne à des fins de préservation du
pouvoir et de bonne gouvernance. Avec une population d’environ cinquante
millions d’habitants, l’empire Maurya aura été plus vaste que l’empire moghol,
s’étendant des frontières de la Perse et de l’Afghanistan jusqu’au Bengale. Malgré
son étendue, Mégasthènes parlait de l’empire Maurya comme d’un État prospère
marqué par le rôle prépondérant des échanges commerciaux, comme en atteste
l’importance accordée par Kautilya à la gestion des ressources, à la lutte contre la
corruption et au renseignement de nature économique4. Si l’Empire Maurya a
subsisté jusqu’en 185 avant J.-C., c’est notamment grâce aux conseils prodigués
dans ce traité. Ashoka, dernier roi de la dynastie Maurya, mais également chantre
de la non-violence et de la tolérance religieuse, n’en fut pas moins un administrateur
hors-pair. Il fit lui aussi usage des réseaux d’espions établis sur tout le territoire par
ses prédécesseurs. Malheureusement, la dislocation de l’empire entraîna dans
l’oubli l’Arthashastra, ainsi que son auteur.
Kautilya reste néanmoins le premier administrateur indien à avoir conseillé
la sécularisation de l’État, chose jusqu’alors impensable puisque la société était
dominée par la caste sacerdotale des brahmanes. Rompant avec la logique de
l’interpénét rat ion du religieux et de la politique, ainsi qu’avec l’emprise de la
superstition et de la spéculation théologique sur les consciences, le conseiller du
1. Kautilya, Arthashastra, op. cit., Book VII, « The End of the Six-Fold Policy », p. 429.
2. Le Research and Analysis Wing (RAW) est l’agence de renseignement extérieur de l’Inde.
3. La Manusmṛti, traduit par « Lois de Manu », est un dharmaśāstra, un traité de loi qui est
daté environ du iie siècle de notre ère.
4. Il s’agissait par exemple sur le plan intérieur, de réprimer toute évasion fiscale afin qu’aucun
sujet du royaume ne se soustraie à l’impôt et sur le plan extérieur, de créer de la fausse
monnaie afin de déstabiliser l’économie des pays voisins.
110
roi est parvenu à faire de la rationalité un outil au service d’une science politique
et économique destinée à acquérir pouvoir et richesses. De ce souci est ainsi née
une forme d’administration étatique pouvant s’apparenter aux fondements d’un
État moderne au sein duquel la gouvernance s’exerce de façon rationnelle et dans
lequel le renseignement intérieur et extérieur joue un rôle primordial.
Julie Descarpentrie
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111
François-Yves Damon
1. Zhonguo qingbao, 中国情报 (Chinese Intelligence), Bao Changhuo ed., Éditions scientifiques,
Pékin, 2013, p. 524
2. J’ai pris le choix d’une transcription plus accessible aux lecteurs que celle, dite « pinyin »,
de la République populaire de Chine.
3. Annales dites du pays de Lou, principauté du Shandong, et patrie de Confucius a qui en est
traditionnellement attribuée la révision au ve siècle avant notre ère.
En 695, avant J.-C., Siuen koung, prince de Wei eut avec YI Kiang,
concubine de son père, une liaison dont naquit un fils, Ki tseu, qu’il confia à
l’un de ses frères né celui-ci d’une autre concubine de leur père. Ce frère obtint
pour Ki tseu la main de Siuen Kiang, princesse du Ts’i. Quand Siuen Koung
vit celle-ci, il la prit pour lui-même, il en naquit deux fils, Cheou et Chouo.
Siuen Kiang et son fils Chouo complotèrent contre Ki Tseu et Yi Kiang. Après
que celle-ci se fut pendue suite à son échec, Siuen Kiang, obtint de Siuen Koung
qu’il se débarrassât de Ki Tseu. Le prince envoya donc son fils en mission et
posta sur sa route des brigands chargés de le tuer. Cheou accourut mettre Ki
Tseu en garde contre cette traîtrise. Les brigands les tuèrent tous deux1.
De 771 à 206 avant J.-C., les guerres furent particulièrement propices aux activités
de renseignement militaire. C’est donc de celui-ci qu’il sera particulièrement question
ici. De l’espionnage et des opérations secrètes étaient attendues une réduction de
l’incertitude, favorisant l’affinement du dispositif stratégique, une plus grande efficacité
des engagements, des économies de troupes et l’allègement des finances de l’État.
L’originalité chinoise est d’avoir, depuis Sun Tse dans l’article 13, « Utilisation
des espions », de son Art de la guerre, promu le renseignement au rang d’élément
central de la stratégie.
Le renseignement ne s’avéra sans doute pas toujours aussi efficace contre les
peuples nomades de la steppe, du fait de leur mobilité. À la même époque, la dynastie
Han, successeur du Ts’in, établissait des structures d’espionnage interne des
dignitaires et des fonctionnaires, destinées à la surveillance, voire à la neutralisation
des dangereuses intrigues menées par les différents clans à la cour. Pérennisé jusqu’à
nos jours, ce principe de gouvernement a été consolidé et modernisé par la République
populaire.
114
1. Gary J. Bjorge, Moving the Enemy: Operational Art in the Chinese PLA’s Huai Hai Campaign,
Leavenworth Paper, no 22, Combat Studies Institute Press, Fort Leavenworth, Kansas,
2004, p. 89-90.
115
116
– Des hommes ont consulté la tortue pour savoir s’ils devaient attaquer
leur ennemi. Nous nous permettons de vous montrer le signe obtenu.
Tseu tcheu répondit :
– Ils réussiront. Je vois le sang1. »
1. 615 et 596 avant J.-C. : Printemps et Automnes, tome i p. 306 et 366. 544 avant J.-C. :
Printemps et Automnes, Tome ii p. 266.
2. Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p. 253.
3. Tchouen Ts’iou, Tso Tchouan, tome i, 234, livre v, vingt-cinquième année.
117
Cinq activités de la guerre secrète ont, à côté des transfuges, été répertoriées
dans les Annales des Printemps et des Automnes1 : espionner, soudoyer/corrompre,
tromper/intoxiquer, propager de fausses nouvelles, assassiner et infiltrer.
Le désordre régnait dans l’empire des Hsia, mais les informations sur
la déchéance du roi Chieh demeuraient confuses. Tang, chef du clan oriental
des Shang, envoya Yi Yin comme espion auprès du roi. Afin d’accroître sa
crédibilité, il le blessa délibérément d’une flèche à l’épaule. La ruse réussit
et Yi Yin devint un familier de la cour royale et de l’épouse principale.
Celle-ci, repoussée par le roi au profit d’une concubine, rapporta à Yi Yin
un rêve de Chieh : deux soleils, est et ouest s’affrontaient, et celui de l’ouest
s’imposait. Yi Yin transmit le renseignement à Tang qui déplaça ses troupes
afin d’attaquer celles de Chieh par l’ouest et put ainsi l’emporter2.
1. 春秋战果时期间谍活动探微 (Tchou’en Tsie’ou tch’an guo shi t’si tian die huo dong tan wei)
L’espionnage aux époques Printemps et Automnes et Royaumes combattants de la Chine
ancienne. 战争史研究 (tch’an tch’eng shi yan tiou) Recherches historiques sur la guerre,
2009, chapitre ii, p.34.
2. Wang Xueru, 剑光谍影 (Jianguang dieying), Guerres ouvertes et guerres de l’ombre, Éditions
de l’université du Seu Tch’ouan, 2015, p. 1-5.
118
Du soudoyé sont attendues des informations, voire qu’il nuise aux plans de
son prince.
En 504 avant J.-C., sur le conseil de son ministre Po P’i, le roi Fou Tch’ai du
Wou attaqua et vainquit le Yue. Le roi Koui Ch’ien des Yue envoya son ministre
Wen Tch’ung chargé de cadeaux pour Po P’i afin d’en obtenir la signature d’un
traité de paix. Fou Tch’ai se laissa convaincre par Po P’i, malgré l’avis contraire de
son autre ministre Tzu Hsü, partisan de la destruction du Yue, seul moyen selon
lui de se préserver d’une vengeance.
Cinq ans plus tard, Fou Tch’ai décida d’attaquer le Ts’i, contre l’avis de Tzu
Hü qui redoutait toujours que le Yue n’en profitât pour attaquer le Wou. Po P’i loua
la bonne foi du roi de Yue auprès de Fou Tch’ai et calomniant son rival, parvint à
convaincre le roi de la duplicité de Tzu-Hsü. Fou Tch’ai fit exécuter Hzu Tsü et
ordonna l’expédition contre le Ts’i. Une fois celle-ci suffisamment éloignée, le Yue
attaqua le Wou, et tua le prince héritier.
Les stratèges Wou ts’eu et Lieou Tao ont dressé des profils de corruptibles :
1. 中国反贪史 (Zhonggo fantan shi) Histoire de la lutte anticorruption en Chine, 2 Tomes, Wang
Chunyu (dir.), Éditions du peuple du Sichuan, 2000, tome i (Des Hsia aux Tang), p. 27.
2. Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p. 167.
3. Les Entretiens de Confucius, traduction Pierre Ryckmans, Gallimard, 1987, IX/18, p. 51.
119
« Que les vieillards et les jeunes gens s’en retournent, ainsi que ceux qui
n’ont plus de pères ou qui sont malades. Que sur deux hommes d’une même
famille, un s’en retourne. Qu’on examine les armes et qu’on passe en revue
les voitures. Qu’on donne à manger aux chevaux et que les soldats prennent
leur repas. Que l’armée se range en bataille et qu’on brûle les cabanes. Demain
matin nous combattrons. »
Puis il relâcha les prisonniers afin qu’ils courent prévenir l’armée de Tch’ou,
celle-ci effrayée par la détermination de Ioung tseu, se dispersa, laissant le terrain
au Ts’in1.
« Il est de règle, tant pour monter une attaque, s’emparer d’une ville,
ou assassiner un ennemi, de se renseigner au préalable sur l’identité du
général responsable, des membres de sa suite des chambellans, des portiers,
des secrétaires et de s’assurer que les espions en soient toujours parfaitement
informés. »
Le mode d’action le plus utilisé était le poison, mais les princes surent s’en
prévenir par le recours aux goûteurs, animaux ou humains, comme l’illustre une
scène du film Le dernier empereur2. Ce sont d’autres méthodes qui sont donc le plus
souvent rapportées.
En 545 avant J.-C., le duc Zi Guang chargea son serviteur Tch’ouan Ts’eou
d’assassiner le roi de Wu. Tch’ouan s’enquit des habitudes du Wu et apprit son goût
pour les poissons. Après s’être longuement entraîné à les accommoder et avoir
120
acquis une réputation, il se fit engager comme cuisinier par le Wu. Dans le poisson
destiné au roi, il cacha une dague qu’il saisit à l’instant du service et lui plongea
dans la poitrine.
Au début du ive siècle de notre ère, le roi du Tch’ao imagina un autre procédé
pour se débarrasser du seigneur de Tai dont il voulait annexer le territoire. Il
commanda à son métallier un vase de bronze munis de poignées, puis ayant donné
des instructions à son cuisinier, invita le seigneur de Tai à un banquet. Quand ils
eurent copieusement bu et que l’invité fut suffisamment enivré, le cuisinier,
conformément aux instructions reçues, saisit le vase par les poignées ajoutées à
cet effet et l’abattit avec une telle force sur la tête du seigneur de Tai, que la cervelle
de ce dernier en jaillit et se répandit sur le sol1.
Le procédé demeurait cependant aléatoire, comme le démontre l’échec, en
227 avant J.-C., de la tentative de Ding Ke contre le roi du Ts’in :
Fan, général en disgrâce du Ts’in s’était joint au prince Tan du Yen quand,
celui-ci, alors prisonnier du Ts’in parvint à s’échapper. Ding Ke, un transfuge du
Wei proposa au prince et au général un plan qui leur assurerait de se venger des
mauvais traitements infligées par le Ts’in. Le Ts’in ne cessant de réclamer la tête
de Fan que le Yen lui refusait, Ding Ke convainquit Fan de se laisser décapiter afin
que sa tête lui fournisse un gage de crédibilité suffisant afin d’approcher le roi
d’assez près pour le poignarder. Le général y consentit. En 222 avant notre ère,
Ding Ke, muni de son gage, se présenta devant le Ts’in et lui montra la tête coupée
de Fan, mais le roi éventa la ruse et tua Ding Ke. L’échec eut pour effet le renforcement
de la vigilance autour du roi.
L’assassinat politique perdura en Chine jusqu’au xxe siècle, nombre d’opposants
à Mao en furent victimes2 au cours des dix années de la Révolution culturelle.
121
Contre-espionnage
À ces cinq activités il convient d’ajouter le contre-espionnage. En effet, afin
de se prémunir contre l’intoxication, princes et conseillers devaient examiner
scrupuleusement tout renseignement rapporté par leurs agents secrets, ne pas tenir
compte des renseignements non vérifiables, et enfin offrir au peuple de fortes
récompenses pour la dénonciation des espions.
En 480 avant J.-C., fuyant la calomnie, Tseu Mou, prince du Tch’ou, s’enfuit
au Tcheng. Le Tsin, projetant d’attaquer le Tcheng, envoya à Tseu Mou un espion
qui pria celui-ci de fixer le moment de l’attaque. Mais les officiers du Tcheng,
soupçonneux, firent des recherches et trouvèrent l’espion qu’ils mirent à mort ainsi
que Tseu Mou4.
1. Ibid., p. 14.
2. Ibid., p. 30.
3. 中国古代的刺客与间谍 (Zhongguo gudai de cike yu jiandie), Espions et assassins de la Chine
ancienne, Xiong Jianping (Université du Hubei), Pékin, 2014. p. 49-53.
4. Tchouen Ts’iou, Tso Tchouan, tome iii, 379, livre XII, Seizième année.
122
C’est Sun Tse qui, dans son chapitre xiii, établit la première typologie d’agents
secrets : « Il existe cinq sortes d’agents : les agents indigènes, les agents intérieurs, les
agents retournés, les agents sacrifiés, les agents préservés ».
Fan, général en disgrâce du Ts’in réfugié au Yen, offre un exemple d’agent
sacrifié. Une autre date de 595 avant J.-C. quand le Ts’i captura un homme du
Tch’ou entré sur son territoire et l’exécuta. L’agent sacrifié avait été envoyé dans la
perspective de cette exécution, celle-ci devant fournir au Tch’ou le prétexte d’une
attaque contre le Ts’i.
Le corpus est constitué par les cinq premiers stratèges des Sept traités de la
guerre1, tous postérieurs à Sun Tse. Ss’eu Ma-fa (fin du vie siècle avant J.-C.), Wou
Ts’eu et Lieou Tao (fin du ive siècle avant J.-C.), Leao (iiie siècle avant J.-C.) et
Houang-che (iie siècle avant J.-C.) y fournissent les premiers exposés méthodiques
des techniques de la guerre secrète. Tous abordent le renseignement, la subversion,
la protection du secret et le contre-espionnage. La victoire du T’sin en est une
bonne illustration.
Le renseignement
« L’art de la guerre consiste avant tout dans l’évaluation de la puissance
des forces en présence » (Ss’eu Ma-fa 213).
« Le renseignement est l’un des quatre ressorts de cet art. Rien n’est en
effet plus important que la vigilance pour assurer la sécurité d’un État »
(Wou Ts’eu 151), c’est-à-dire percer à jour les véritables intentions de l’ennemi,
repérer au préalable ses points forts et ses points faibles » (Wou Ts’eu 155,
Ss’eu Ma-fa 213, Leao 237).
La subversion
« Il existe douze techniques de subversion pacifique ». Parmi celles-ci :
« circonvenir les plus sûrs appuis du prince afin de miner son autorité ; s’atta
cher l’entourage du prince ennemi par des distributions de cadeaux ; exciter
son goût pour les plaisirs afin d’amollir sa volonté ; jeter le discrédit sur ses
loyaux serviteurs ; se concilier les faveurs de ces derniers ; placer autour du
prince ennemi des serviteurs corrompus afin qu’ils le pervertissent.
La mise en œuvre simultanée de tous ces procédés pacifiques est le
préalable à toute opération militaire » (Lieou Tao 368).
123
La protection du secret
« On demande aux plans du général d’être secrets. Des plans secrets
font obstacle à la traîtrise. Que les plans du général s’ébruitent, l’armée perd
sa puissance ; que des observateurs extérieurs puissent épier ce qui se trame
au sein de l’état-major, le malheur ne pourra être évité » (Huang-che 309)
« Le général et le souverain communiquent au moyen d’un code secret
constitué par huit sortes d’insignes » (Lieou Tao 391).
« Toutes les fois qu’il s’agit de communiquer des machinations secrètes
ou des informations confidentielles, on recourt à des missives secrètes et non
à des insignes. L’expéditeur envoie une lettre multipartite. En sorte qu’il faut
des envois réitérés pour que le correspondant puisse prendre connaissance
de la totalité du contenu. Par « lettre multipartite » il faut entendre que la
missive est découpée en trois parties et par envois réitérés que l’on dépêche
trois estafettes chacune porteuse d’un morceau de lettre, qui font route
séparément et ignorent tout du contenu du message dont ils sont porteurs »
(Lieou Tao 393).
Le contre-espionnage
Sun Tse avait déjà préconisé l’utilisation des agents ennemis débusqués plutôt
que leur élimination :
« On entrera en contact avec eux pour les soudoyer, on les appâtera par
une promesse d’établissement. Grâce aux informations obtenues par leur
canal, on s’assure les services des agents indigènes et des agents extérieurs.
Par leur entremise encore, on est à même de savoir quelles fausses rumeurs
il faut charger les espions sacrifiés de répandre afin d’intoxiquer l’ennemi.
C’est encore grâce à eux que les espions préservés pourront agir en temps
voulu1 ».
1. L’Art de la guerre, article 13, in Jean Lévi, Les sept traités de la guerre, op. cit., p.135.
124
« Les officiers itinérants ont pour mission de détecter les traîtres et les
rebelles » (Lieou Tao 380).
Au début des Royaumes combattants, le Ts’in eut tout particulièrement à se
méfier du Tsin, son puissant voisin qui s’était fait une spécialité d’infiltrer tous les
échelons des autres États. Cette nécessité d’être sans cesse sur ses gardes développa
un climat de suspicion, orienté en priorité vers les étrangers – suspicion d’ailleurs
toujours en vigueur de nos jours au sein de l’État chinois. La méfiance fut donc
instaurée en valeur avant d’être promulguée en lois. Les Légistes s’en firent une
spécialité. Shang Yang (390-338 avant J.-C.), l’un des plus éminents légistes, fut le
premier a doter le Ts’in d’une organisation civile de contre-espionnage quand il
en était chancelier de 361 à 341 :
Mais nul, pas même un légiste radical n’était à l’abri des intrigues de cour, et
comme Tzu-Hsü perdu par Po P’i, Shang Yang le fut par un conseiller jaloux.
Si de telles mesures coercitives ont pu limiter l’intoxication par des agents
doubles, elles ne parvinrent pas à les éradiquer :
En 284 avant J.-C., Yue Yi, général du Yen, dirigeait contre le Ts’i une coalition
d’armées du Ts’in, du Wei, du Han et du Tch’ao. Bien que son roi ait été tué, deux
villes du Ts’i, sous l’autorité du général Tian Dan, résistaient encore à Yue Yi.
Celui-ci les assiégeait depuis plusieurs années quand le roi Hou’ei monta sur le
trône du Yen. Son fils, le prince héritier, détestait Yue Yi. Tian Dan l’apprit et envoya
des agents se présenter devant le roi Hou’ei, à qui ils affirmèrent que son général
Yue Yi retardait à dessein l’assaut des deux villes et négociait leur sauvegarde en
échange de la couronne du Ts’i. Le prince héritier convainquit son père de les
croire. Hou’ei destitua Yue Yi qui s’enfuit au Tch’ao en laissant ses troupes sans
commandement. Tian Dan saisit cette opportunité, fit une sortie et défit les troupes
du Yen livrées à elles-mêmes, puis reprit les territoires perdus2.
1. La référence à la voie des anciens rois se veut légitimante. Le livre du Prince Shang,
traduction Jean Lévi, Flammarion 1981, p. 175.
2. Espions et assassins de la Chine ancienne, op. cit., p. 41-48.
125
La victoire du Ts’in
Le Ts’in était au ive siècle avant notre ère, devenu le plus puissant des royaumes
combattants. Afin de s’en protéger, les six États de Yen, Ts’i, Tch’ao, Han, Wei et
Tch’ou constituèrent une alliance dite verticale (He zong), car le Ts’i et le Tch’ou
en constituaient l’axe. Aussi, ministres et agents du Ts’in reçurent pour mission
de défaire cette alliance1.
En 328 avant J.-C., Tcheng Yi, agent du Ts’in au Wei, avait si bien gagné la
confiance du roi qu’il parvint à le détacher du Tch’ao au profit d’un rapprochement
avec le Ts’in, puis il se rendit au Tch’ou afin d’y défaire l’axe Tch’ou – Ts’i :
« Il n’est rien – dit-il au roi de Tch’ou – que je désire plus que servir votre
majesté ni que je hais davantage que le roi de Ts’i. Si vous rompez avec le
Ts’i, mon maître le roi de Ts’in vous offrira un territoire de six cents li2 carrés
à titre de reconnaissance ».
« De même, pour mener à bien une agression faut-il occulter tous les
canaux d’information du prince adverse (Lieou Tao 373). Les officiers des
ruses, au nombre de trois ont la responsabilité des stratagèmes insolites et
des duperies. Il leur est demandé de tendre des pièges si inédits et si ingénieux
que nul ne peut les éventer. Les officiers dits « yeux et oreilles », au nombre
de sept ont pour mission d’aller et venir pour surprendre les propos qui
1. L’espionnage aux époques Printemps et Automnes et Royaumes combattants, op. cit., p. 33.
2. Ancienne mesure chinoise.
126
s’échangent et épier les attitudes, ils notent les menus faits dans tout l’empire
et sondent les cœurs au sein de chaque armée (Lieou Tao 379). Les officiers
itinérants au nombre de huit ont pour mission de s’immiscer dans le for
intérieur d’autrui et de l’influencer ; en fonction de l’état d’esprit de la
population chez l’ennemi, ils choisissent les moyens les plus propres à accomplir
leur travail de subversion et d’espionnage (Lieou Tao 380). Les officiers des
arts magiques au nombre de deux sont chargés de tromper et abuser le peuple
par toutes sortes de fables et de mythes faisant intervenir les dieux et les
démons (Lieou Tao 380) ».
127
Année
Principautés Détruits par Principautés Détruits par En
(avant J.-C.)
Tsin Han, Wei, Tch’ao 376 Han Ts’in 230
Tch’eng Han 375 375 Wei Ts’in 225
Yue Tch’ou – Ts’i 333 Tch’ou Ts’in 223
Chou Ts’in 316 Tch’ao Ts’in 222
Tch’ong shan Tch’ao 296 Yen Ts’in 222
Song Ts’i 286 Ts’i Ts’in 221
Lou Tch’ou 249 Ts’in Unification 221
1. Han Fei-tse ou Le Tao du Prince, Traduction Jean Lévi, Seuil 1999, p. 553-554.
128
L’unification du monde chinois par le Ts’in mit fin aux conflits interétatiques.
Deux menaces perduraient cependant : l’une en provenance des confins septentrionaux
de la Chine, la steppe, où nomadisaient les Hsiong-nou, ancêtres des Huns et dont
la mobilité, de pâture en pâture, réduisait le délai d’exploitation des renseignements
obtenus de marchands et de transfuges. L’autre menace provenait de l’intérieur
même de l’empire : les corrosifs conflits internes et la menace de fragmentation
dont ils étaient porteurs.
L’enjeu, stratégique, des guerres Han-Hsiong-nou, était la région des Ordos,
grande boucle septentrionale du fleuve Jaune nécessaire au contrôle du corridor
du Gansu, qui, par le Lop Nor, conduit aux oasis échelonnées sur les pourtours du
désert du Taklamankan, dans l’actuel Xinjiang, et aboutit aux cols menant à l’Asie
centrale, soit le parcours de la route de la soie.
La consolidation de l’empire dictait les modalités de voisinage avec les nomades :
fort, il était offensif ; moins fort, il s’en tenait à la défensive ; faible, il recourait aux
alliances matrimoniales, celles-ci n’excluant pas la ruse quand l’empire consolidé
jugeait le temps venu d’un changement de modalité.
Déjà, en 744 avant J.-C., le duc de Zheng projetant de s’emparer du territoire
des barbares Hu, avait marié son fils avec une princesse de leur tribu. En présence
de celle-ci, un dignitaire demanda au duc s’il comptait attaquer les Hu. Le duc
répondit : « Les Hu sont nos amis, pourquoi les attaquer ? ». La jeune mariée fit
rapporter la phrase à son père, lequel, confiant, dégarnit sa frontière. Le duc de
Zheng lança aussitôt une expédition victorieuse contre les Hu.
Un piège sexuel pouvait aussi servir, en limitant leur nomadisation, à rendre
les Hsiong-nou plus vulnérables. En 600 avant notre ère, le duc de Ts’in, ébloui par
la sagesse du conseiller du roi des nomades Jong, Yeou Yu, venu lui rendre visite,
confia à Leao, son historiographe, être préoccupé par cette sage présence auprès
du roi des Jong. Leao conseilla au duc d’envoyer à ce roi un orchestre de musiciennes
qui ne manquerait pas de le troubler et, en même temps, de retenir Yeou Yu au
Ts’in. Charmé par les musiciennes, le roi des Jong passa ses journées à les écouter
et oublia de déplacer son campement : leurs pâtures épuisées, la moitié de ses
troupeaux périrent. De même n’écouta t-il pas les remontrances que lui fit Yeou
Yu enfin de retour. Ce dernier s’enfuit au Ts’in où il rapporta la situation du Jong.
Le Ts’in put ainsi lancer une attaque victorieuse contre le Jong1.
C’est contre les incursions barbares dans les régions septentrionales chinoises
que les Royaumes combattants avaient construit les premiers murs. Au iie siècle
avant notre ère, le Ts’in victorieux ayant établi sa frontière sur la grande boucle
1. Ibid., p. 70.
129
des Ordos, la sécurisa par de nouveaux murs, lesquels, connectés aux précédents,
formèrent la Grande muraille.
Le désordre qui suivit l’effondrement de la dynastie Ts’in en 221 avant J.-C.
profita aux Hsiong-nou qui réoccupèrent les confins nord de la muraille et reprirent
leurs incursions en territoire chinois. Quand ils manquèrent de moyens militaires,
les premiers empereurs de la dynastie des Han – établie en 220 avant J.-C. – recoururent
à une stratégie d’alliances matrimoniales et aux cadeaux afin de limiter ces
incursions1.
Ce n’est qu’en 133 avant J.-C., les structures impériales étant consolidées, que
l’empereur Wou-ti saisissant l’opportunité d’une guerre civile qui divisait la
confédération Hsiong-nou, abandonna la diplomatie matrimoniale pour la stratégie
offensive, laquelle s’avéra rapidement efficace : la soumission des tribus du sud
permit en effet aux Han de reprendre, en 129 avant notre ère, le contrôle des Ordos.
Les tribus nomades du nord, qui avaient continué à résister aux Han, furent défaites,
vassalisées et soumises au régime tributaire en 119. En 101 avant J.-C., poussant
leur avantage, les armées Han avancèrent jusqu’à la vallée de Ferghana (Ouzbekistan
actuel) et ouvrirent la « Route de la soie ».
Cependant, L’accroissement du budget militaire que requérait le choix offensif
nécessita comme pour le Ts’in, une fiscalité de plus en plus lourde dont souffrirent
les populations. Cela provoqua bientôt à des troubles sociaux dans tout l’empire,
qui vinrent s’ajouter aux continuelles luttes factionnelles. Quoique désormais
officielle, la bienveillance confucéenne que l’empereur Wou-ti avait lui-même
promue ne suffisait plus au maintien de l’ordre impérial, Il institua donc, en
115 avant J.-C., la première police secrète, les « Gardes de brocart », 绣衣使者 (hsiu-yi
cheu-ts’eu2) en référence à une pièce de leur uniforme.
Leurs missions consistèrent d’abord à débusquer les abus et dépenses luxueuses
des fonctionnaires dont ils devinrent vite redoutés. Les « Gardes de brocart »
agissaient en complément des services de contrôle déjà existants, les Censeurs et
les Chargés des remontrances. Mais, à la différence de ceux-ci, ils ne recevaient
leurs ordres que de l’empereur et ne rendaient compte qu’à celui-ci. Leur autorité
s’étendait à tout l’empire et ils acquirent vite la réputation d’être omniprésents,
L’autorité des « Gardes de brocart » fut étendue en 107 avant J.-C. à la supervision
de la campagne de répression des émeutes antifiscales, lesquelles s’accompagnèrent
d’une forte propension au brigandage de la part paysans affamés, La répression,
nommée « Grande hache de guerre », fut féroce : des dizaines de milliers de rebelles
furent exécutés. Le chef des gardes de brocart Tiang Jong, devint un familier de
1. « During Wendi’s reign, Jia Yi (201-169 avant J.-C.) advocated plans to weaken the power and
fighting spirit of the Xiongnu by luring them with the hope of material luxuries », Nicola di,
Cosmo, Military Culture in Late Imperial China, Harvard University Press 201. Michael
Loewe, « The Western Han Army, Organization, Leadership and Operation », p. 73.
2. https://projects.iq.harvard.edu/files/cbdb/files/hucker_official_titles_ocr_searchable_
all_pages.pdf, 2621.
130
1. Hsiong-nou.
131
auxquels il ordonna de se disperser, les uns vers l’est, les autres vers l’ouest, leur
déclarant : « nos troupes sont trop faibles pour affronter un ennemi aussi puissant ».
Il veilla ensuite à laisser s’échapper des prisonniers ayant entendu ces ordres,
comptant bien qu’ils les rapportent à leur maîtres. Ce qui fut fait. Sha-ch’e convaincu
de la validité des ordres donnés par Ban Tch’ao divisa ses troupes en deux corps
qu’il envoya l’un vers l’est, l’autre vers l’ouest. Ban Tch’ao n’ayant pas divisé son
armée attaqua, avec toutes ses forces, le camp dégarni de Sha-ch’e et obtint sa
reddition.
Adoptant, à partir de 91 le précepte « utiliser les Barbares pour vaincre les
Barbares1 », les Han incorporèrent dans l’armée régulière des supplétifs issus de
tribus Hsiong-nou ralliées, et la campagne de 992 acheva la destruction de l’État
Hsiong-nou. Mais, après la mort de Ban Tch’ao, en 102, et en raison de la déliquescence,
de la dynastie Han, la Chine perdit, définitivement, le contrôle de l’Asie centrale.
L’origine principale de cette déliquescence se trouvait dans le harem où épouses
et concubines se disputaient les faveurs de l’empereur. Puis, devenues mères d’un
garçon, elles intriguaient pour favoriser l’accession de celui-ci au trône impérial.
Les intrigues se transformaient en complots et hantaient les coursives et les
antichambres du palais portés par les hommes qui dirigeaient le clan dont était
issue la mère du prétendant. Chaque parti œuvrait à neutraliser les clans adverses,
en écartant ou en éliminant les autres candidats au trône. Tel le clan T’ou, prenant
modèle sur la concubine Siuen Kang quand, convoitant, en 695 avant J.-C. la
succession pour son fils Chouo, celle-ci obtint du prince de Wei qu’il éliminât son
fils aîné Ki Tseu.
Issue du clan T’ou, l’épouse impériale de l’empereur Tch’ang Ti (59-88) n’eut
pas d’enfant, alors que celui-ci concevait le prince Lie’ou avec sa concubine Song,
puis le prince Tch’ao. avec une autre concubine, Liang. Song était la protégée de
l’impératrice douairière Ma, mais la mort de celle-ci en 79 la rendit vulnérable.
L’épouse impériale, qui avait adopté le prince Tch’ao, accusa Song et sa
sœur – également concubine impériale – de sorcellerie. Jetées en prison, elles s’y
donnèrent la mort en s’empoisonnant. Son père, l’empereur Tch’ang Ti, déshérita
Lie’ou au profit de Tch’ao, qui devint, à l’âge de 9 ans, l’empereur He Ti (88-105),
sa mère adoptive- accédant à la dignité d’impératrice douairière.
Le clan T’ou, dont la principale figure était le célèbre général T’ou Hsien put
continuer à s’enrichir, diriger l’empire et le palais et nommer des fonctionnaires à
sa dévotion. He Ti, tenu à l’écart du pouvoir par le clan, dut, pour renverser celui-ci,
s’allier avec son demi-frère Lie’ou, frustré de la couronne, et s’appuyer sur les
eunuques du palais. C’est à l’empereur Guang Wou (25-57 avant J.-C.) que ceux-ci
devaient d’être devenus serviteurs exclusifs du palais, chargés de veiller à la sécurité
et la chasteté du gynécée. Ils étaient donc parfaitement informés des intrigues qui
1. 以夷攻夷, yiyigonggyi.
2. En 2017, une expédition archéologique conjointe sino-mongole redécouvrit, à Yanran, en
Mongolie centrale, une stèlecommémorant cette victoire.
132
s’y nouaient. Les hommes étant exclus du palais à la nuit tombée, les eunuques
demeuraient seuls détenteurs de l’accès à l’empereur et marchandaient celui-ci aux
lettrés. Parvenu à éliminer le clan T’ou, He Ti accrut le pouvoir des eunuques, il
leur confia la surveillance des lettrés, et nomma leur chef Tch’eng Tch’ong, grand
maître du palais, associant désormais celui-ci aux affaires impériales1. Mais les
activités de renseignement avaient été dévoyées en espionnage de harem et de
corruption de cour.
La décadence dynastique s’accéléra au cours des décennies suivantes. Les
empereurs confièrent aux eunuques des postes de fonctionnaires jusque-là réservés
aux lettrés. Les affrontements entre eunuques et lettrés devinrent de plus en plus
vifs, puis sanglants à partir de 166, jusqu’à ce qu’éclate, en 198, une guerre civile
qui finit par emporter la dynastie des Han en 2202. Le monde chinois fut, derechef,
précipité dans la division, donnant naissance à trois royaumes rivaux (222-265) – dont
tira son nom le roman éponyme –, période à laquelle succéda la dynastie T’in de
265 à 316.
Saisissant, en 317, l’opportunité d’un pouvoir central affaibli et incapable
d’offensive, les barbares prétendument ralliés se soulevèrent et s’emparèrent de la
capitale, Luoyang, mettant fin, non seulement à la dynastie T’in, mais aussi, pour
trois siècles, à l’unité du monde chinois Ainsi était validée la deuxième phrase du
premier chapitre du Roman des Trois royaumes : « fen jiu bi he, he jiu bi fen » (« ce
qui a été divisé sera uni ce qui a été uni sera divisé »), phrase devenue la hantise de
tous les pouvoirs chinois.
*
La réunification procédait de la volonté du ciel, et fut, une fois achevée,
considérée comme fin de l’histoire et une promesse de paix. L’empereur Wou Ti
des Han (141-87 avant J.-C.) rejeta le modèle autoritaire de Han Fei-tse et des
Légistes et institua le confucianisme comme doctrine d’État. Celui-ci offrait un
code éthique établissant la soumission comme base de l’ordre social – soumission
du fils au père, du sujet à son seigneur, de l’épouse à son mari, du frère cadet à son
frère aîné – en même temps qu’un pacifisme absolu. Soumission et pacifisme étant
les conditions nécessaires au rétablissement de l’harmonie indispensable au retour
à la voie (tao) perdue des anciens souverains. Le recours à la guerre troublait donc
cette harmonie.
1. Yang Jianzi, 中国历代帝王录 (Zhongguo lidai diwang lu), Répertoire des empereurs de Chine,
p. 183-186, Shanghai, 1991.
2. Etienne Balazs, La bureaucratie céleste, Gallimard 1968, « La crise de la fin des Han », p. 71-
135.
133
De même, selon Mencius, n’y avait-il « pas de guerres justes mentionnées dans
les Printemps et Automnes3 ».
Les études stratégiques, y compris la guerre de l’ombre et ses ruses, furent
désormais jugées superflues et délaissées. Au corpus inauguré par Sun Tse et
constitué aux époques Printemps et automnes et Royaumes combattant ne s’ajoutèrent
plus guère que des commentaires.
Une révision de ce pacifisme intégral se produisit sous la dynastie Tang (618-
907), ainsi qu’en témoigne Le Wei-Kong wen-touei ou Notice sur les questions de
l’empereur (Tai-tsong, 626-649) au général Li Wei-kong4.
« T’ai-tsong : Étant bien entendu que je demeure persuadé que les armes
sont les plus funestes de tous les objets funestes, il n’en demeure pas moins
que si une opération militaire s’avère la seule manière d’apporter quelque
soulagement à l’humanité, pourquoi devrait-on s’embarrasser de toutes
sortes de tabous et d’interdits5 »
Sun Tse et les stratèges, promoteurs du renseignement dont ils ont, les premiers,
reconnu l’importance – parfois décisive – et décrit la diversité d’emploi, bénéficient
désormais d’une considération retrouvée :
134
François-Yves Damon
135
Alexis Lycas1
La Chine a une longue histoire politique et n’a pas toujours été un État unitaire
et unifié, loin de là. L’espionnage, sous toutes ses formes, y apparaît à chaque étape
de son histoire. Il revient à Zhu Fengjia 朱逢甲 (1854), un lettré de la dernière
dynastie des Qing 清 (1644-1911), de rédiger la première étude sur l’histoire du
renseignement en Chine. Comme la plupart des exégètes chinois de l’époque
impériale, il fait remonter l’espionnage aux temps immémoriaux (et largement
légendaires) des premières dynasties. Dès la première ligne de ses Écrits sur le
renseignement (Jianshu 間書), Zhu Fengjia estime que le renseignement trouve son
origine à l’époque mythique des Xia 夏 (2070-1600 avant J.-C.) : « L’utilisation du
renseignement débute avec [le souverain] Shao Kang 少康 de la dynastie des Xia,
lorsqu’il envoya Ru’ai 女艾 espionner (jian 間) Ao 澆2 ». Pour être plus précis, on
trouve mention de cette anecdote dans le Commentaire de Zuo [aux printemps et
automnes] (Zuo zhuan 左傳), l’un des plus anciens textes historiques chinois, qui
date de la fin du ive siècle avant J.-C : « [Shao Kang] envoya Ru’ai épier (die 諜) Ao3 ».
Concrètement, le souverain des Xia envoie l’une de ses proches ministres, une
femme nommée Ru Ai, espionner Ao 澆, coupable d’avoir tué le père de Shao Kang.
On ignore quel fut son rôle exact, mais on peut imaginer que le choix d’une espionne
ne fut pas innocent. Le renseignement apparaît bien au moins en même temps que
l’histoire.
D’emblée, il faut rappeler que comme ailleurs, le renseignement est, en Chine,
nécessaire à l’art militaire. Il lui est même indispensable, dans la mesure où il
participe de la compréhension de la guerre en tant qu’œuvre de planification
stratégique et éventuellement de combat, entre les hommes1. Le rôle central des
hommes, d’un point de vue aussi bien moral que militaire, est à souligner, « tant
il est vrai que leur rôle est essentiel et que sur eux reposent les mouvements d’une
armée2 ». Du général éclairé aux agents de l’ombre, les hommes sont au cœur de la
conduite victorieuse des affaires armées. Fort logiquement, le recours au
renseignement est paré de nombreuses vertus, la première étant qu’il permet de
se prémunir contre la guerre. Espionner est une preuve d’humanité, car on évite
ainsi des morts supplémentaires3. Pour le penseur politique Shang Yang 商鞅
(ive siècle avant J.-C.) :
La documentation
1. Needham et Yates, Science and Civilisation in China. Volume v Chemistry and Chemical
Technology. Part VI Military Technology : Missiles and Sieges, p. 53.
2. Sunzi, 13.235 ; Levi, Les Sept traités de la guerre, p. 136.
3. Levi, « Morale de la stratégie, stratégie de la morale : le débat chinois sur la guerre juste », p. 116.
4. Shangjun shu, 10.94 ; Levi, Le Livre du prince Shang, p. 110.
138
témoignages « empiriques » que l’on y trouve, ainsi que de leur inévitable caractère
rétrospectif.
Les sources chinoises donnent l’impression que le renseignement est l’un des
plus anciens métiers du monde. En effet, plusieurs textes composés durant la période
pré-impériale relatent des scènes évoquant des pratiques d’espionnage. Outre
l’anecdote de Shao Kang abordée en préambule, un canon de l’historiographie
traditionnelle comme le Shangshu 尚書 (Documents vénérables, dont la plus ancienne
édition standard remonte au iie siècle avant J.-C.) mentionne une anecdote remontant
à la période de transition entre les Xia et la dynastie suivante des Shang 商 (1600-
1046 avant J.-C.) : elle met en scène le sage et vertueux ministre Yi Yin 伊尹
(xvie siècle avant J.-C.), auquel on attribue des activités d’espionnage (il fut envoyé
en secret à la cour du roi des Xia) et le fait que la qualité des informations qu’il a
fournies fut décisive en ce qu’elle permit à Tang 湯 le victorieux, fondateur des
Shang, de triompher de la dynastie des Xia1.
En fait, ces deux exemples montrent que les préoccupations attribuées aux
protagonistes reflètent davantage les considérations de lettrés d’une époque bien
postérieure aux faits décrits, celle des Royaumes combattants (481-222 avant J.-C.),
durant laquelle ont été composés (ou ont pris la forme que nous leur connaissons)
la plupart des « Classiques » (ce statut leur a été attribué rétrospectivement, sous
les Han) ainsi que les traités stratégiques, miroirs des bouleversements sociaux et
intellectuels de l’époque. En outre, les informations dont nous disposons ont été
validées et transmises par l’historiographie traditionnelle, qui a produit une exégèse
officielle des classiques et composé une histoire des périodes anciennes et des
premiers empires, sous l’égide des premiers historiens identifiés, Sima Qian 司馬 遷
(145-86 avant J.-C.) et Ban Gu 班固 (32-92).
Enfin, dans le domaine de la civilisation matérielle, les plus anciennes
inscriptions d’époque Shang, obtenues par scapulomancie et chéloniomancie (soit
la divination par brûlage d’omoplates de bovidés et d’écailles de chéloniens),
informent sur l’opportunité ou non de suivre les renseignements fournis au souverain
par ses informateurs, qu’ils soient devins ou espions. Plusieurs craquelures observées
sur un plastron d’époque Shang relatent différents débats relatifs à l’opportunité
de se lancer dans un conflit :
« [En cette saison] le roi doit suivre Zhi Guo 沚聝 [et donc attaquer
les Bafang 巴方] ; [en cette saison] le roi ne doit pas suivre Zhi Guo [et ainsi
se garder d’attaquer les Bafang] »2.
139
à partir de la seconde moitié du xxe siècle ; elles donnent à voir la gestion administrative
au quotidien, le plus souvent dans les régions périphériques du jeune empire : les
documents de Zhangjiashan 張家山 (Hubei) que l’on évoquera plus loin montrent
ainsi que le renseignement est une pratique suffisamment notable pour attirer
l’attention des fonctionnaires locaux.
En règle générale, la recherche moderne s’est penchée sur les questions de
renseignement dans une perspective d’histoire politique et militaire, le but étant
le plus souvent d’analyser les arcanes de la pensée stratégique chinoise antique.
On dispose désormais de nombreuses études solides sur la question, que cela soit
en chinois, en japonais, en anglais ou en français1.
1. Xiong et Chu, Zhongguo gudai qingbao shi ; Fujita et Matsubara, Kodai Ajia no jôhô
dentatsu ; Rand, Military thought in Early China ; Sawyer, The Tao of Spycraft ; Galvany et
Graziani, « Polémiques polémologiques » ; Levi, Les Sept traités de la guerre.
2. Erya zhushu, 3.5-1.
3. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 390.
4. Chunqiu Zuo zhuan zhengyi, 7.124-1.
5. Zhou li zhushu, 36.545-1.
140
141
142
*
Même s’ils rapportent certains événements de manière très précise, les textes
historiques chinois accordent davantage d’attention à la portée morale et aux
conséquences en termes de stratégie militaire de l’action de renseignement qu’à
son déroulement propre. Cela est notamment dû au fait que les rares discours
rapportés sur ce qu’est le renseignement sont en général confinés aux traités
stratégiques, et que les autres sources évoquent les activités de renseignement à
travers des anecdotes à la portée édificatrice : il s’agit de mettre en valeur la discussion
politique faisant suite à la mission de renseignement et les choix, avisés ou non,
pris par le souverain à l’aide de ses proches conseillers.
Cependant, le rôle des agents de renseignement est d’autant plus important
que le contexte historique des trois siècles qui précèdent l’unification impériale de
221 avant notre ère est celui d’une militarisation grandissante de la société.
L’appellation donnée à cette période s’étendant du ve au iiie siècle, dite des « Royaumes
combattants », en est la preuve. Dans un tel contexte, les ressources des États sont
absorbées par les besoins militaires (chacun des six principaux royaumes de l’époque
comptait plus de 100 000 soldats, voire plusieurs centaines de milliers)1, et toute
possibilité de ne pas recourir aux armes est la bienvenue : on comprend là l’importance
accordée à la dimension préventive du renseignement.
L’Art de la Guerre de maître Sun (Sunzi bingfa 孫子兵法), dont la forme définitive
daterait du ive siècle avant J.-C., comprend un chapitre intitulé « De l’utilisation
des espions » (« yong jian » 用間) à l’importance double : il est le premier traité à
penser le rôle de l’agent de renseignement, et la réflexion proposée possède une
valeur d’autant plus grande que l’axiome général de la guerre repose selon maître
Sun sur la tromperie2. L’Art de la Guerre offre la première tentative de classement
des différents types d’agents de renseignement, en cinq catégories. On trouve, dans
l’ordre : des « espions locaux » (xiangjian 鄉間) enrôlés parmi la population du cru
au moment des campagnes militaires ; des « agents de l’intérieur » (neijian 內間)
recrutés parmi les fonctionnaires ; des « agents doubles » (fanjian 反 間) qui
appartiennent officiellement à l’ennemi mais sont en réalité employés par l’émetteur ;
des « agents sacrifiés » (sijian 死間) dépêchés auprès de l’ennemi et promis à la mort
si leur stratagème venait à être découvert (et chargés, le cas échéant, de fournir de
faux renseignements) ; enfin, le pendant des agents sacrifiés, celui des « agents
143
préservés » (shengjian 生間) envoyés pour enquêter auprès de l’ennemi mais dont
on espère le retour1.
Une telle liste est relativement détaillée, mais informe-t-elle pour autant sur
les critères de sélection privilégiés ? La loyauté ressort clairement, mais le choix
des hommes dépend souvent du contexte temporel et de l’origine géographique de
l’entité émettrice de la volonté de renseignement. Dans le cas des espions locaux
(population du cru), de l’intérieur (les informateurs de l’ennemi), on peut renvoyer
à un célèbre exemple, tiré de la biographie du seigneur de Xinling 信陵 dans les
Mémoires historiques, qui éclaire les arcanes de la pratique du renseignement : au
cours d’un dialogue, le seigneur de Xinling indique à plusieurs reprises à son
demi-frère, le roi de Wei 魏, que ses agents le renseignent sur les secrets les plus
cachés du royaume rival de Zhao 趙. Il a littéralement un coup d’avance (l’anecdote
se déroule pendant qu’ils jouent justement à jeu de hasard proche du Jacquet, très
en vogue à l’époque) sur le roi en raison des indications que lui procurent ses
propres informateurs (ke 客) depuis l’intérieur du royaume de Zhao, où ils sont
parfaitement implantés2.
On remarque par ailleurs que les agents sont principalement définis par leurs
actions. L’exemple suivant, extrait du Commentaire de Zuo, décrit concrètement
le déroulement d’une activité de renseignement :
1. Levi, Les Sept traités de la guerre, p. 134-135 ; Needham et Yates, Science and Civilisation
in China. Volume 5 Chemistry and Chemical Technology. Part VI Military Technology :
Missiles and Sieges, p. 53.
2. Shiji, 77.2377. Pimpaneau, Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts’ien, tome septième, p. 362.
3. Chunqiu Zuo zhuan zhengyi, 7.124-1 ; Couvreur, Tch’ouen ts’iou et Tso tchouan. Texte
chinois avec traduction française. Tome premier, p. 111.
144
Plusieurs éléments ressortent de cet extrait : cela semble une évidence, mais
les éclaireurs sont sélectionnés pour leurs qualités morales, au premier rang desquelles
émerge leur loyauté. C’est à ce type de fonctionnaire (les éclaireurs et autres espions
ne sont pas des gens du commun, mais des personnels appointés par l’État) moralement
supérieur que l’on peut faire confiance. Cette confiance est toutefois soumise à des
garde-fous pour éviter des fuites, c’est pourquoi l’on maintient les espions dans
l’ignorance des procédures de défense propres à la cité. Partant, quelle procédure
de sélection de l’information acquise par l’agent est-elle privilégiée ? Un autre
paragraphe tiré du même chapitre des Écrits de maître Mo s’avère justement éclairant :
145
146
Dans une veine similaire, on apprend que certains généraux célèbres se sont
aussi illustrés dans des activités relevant du renseignement. En 138 avant J.-C.,
Zhang Qian 張騫 (mort en 113 avant J.-C.) emmène la première ambassade des
Han vers l’Ouest. Après avoir traversé le Ferghana et la Sogdiane, il s’arrête en
Parthie. Les renseignements qu’il glane durant son périple ont des répercussions
sur plusieurs niveaux : il fournit le cœur principal des notices de l’Histoire des Han
(Han shu 漢書) de Ban Gu sur les territoires situés à l’ouest de l’empire ; il rassemble
des informations décisives pour les campagnes militaires qui suivront ; il poursuit
l’ouverture de la route du commerce de la soie chinoise vers l’Asie centrale et
au-delà. En somme, les expéditions de Zhang Qian ont eu un impact certain sur
la géopolitique de l’Asie centrale et orientale.
Évoquons enfin les agents « non humains » ayant une influence, à travers un
ensemble de pratiques mantiques, sur la qualité du renseignement fourni : ces
« agents » prennent la forme des corps célestes et de leur influence, celle des vents
et des nuages, les caractéristiques de l’espace terrestre… Certes, la divination
requiert la main d’un maître des techniques, d’un devin, mais elle fait appel à des
compétences radicalement différentes de celles que l’on vient d’étudier, et elles
sont d’ailleurs totalement ignorées dans les traités de stratégie militaire de l’Antiquité.
On voit ainsi se développer dans la Chine pré-impériale des rites militaires (junli
軍禮) dont la bonne observation apparaît comme l’une des clés de la réussite au
combat1. La découverte dans les années 1970 de manuscrits à Mawangdui 馬 王 堆
(Hunan) a apporté des perspectives inédites dans la connaissance de la divination
militaire. L’un des textes exhumés nous indique ainsi que :
On voit bien que l’homme seul est insuffisant et que les affaires militaires – dont
le renseignement est partie intégrante – relèvent d’une cosmologie impliquant le
Ciel, la Terre et l’homme.
*
Il y a schématiquement deux manières d’appréhender le renseignement en
Chine ancienne : une école pragmatique, d’une part, et une approche cosmologique,
de l’autre3. La première est prônée par les stratèges, comme maître Sun, tandis que
la seconde se manifeste lorsqu’il s’agit de prendre des décisions politiques. En effet,
le décideur dispose généralement d’informations tangibles issues du renseignement
147
qu’il lui faut interpréter à l’intérieur d’une réalité politique temporelle changeante
et au sein d’un système cosmologique possédant ses normes propres. L’issue d’un
conflit dépend le plus souvent de leur interprétation par la personne possédant les
outils d’analyse nécessaires, soit les conseillers ou le souverain lui-même.
148
1. Shiji, 29.1408 ; Chavannes, Les Mémoires historiques de Se-Ma Ts’ien, tome troisième,
p. 524-525.
2. Zhanguo ce, 25.909 ; Crump, Chan-Kuo Ts’e, p. 406.
3. Sanguo zhi, Wei, 19.561.
4. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 414.
149
« Celui qui vient [des territoires des seigneurs régionaux] pour duper
ou se livrer à des activités d’espionnage, découpez-le en morceaux et exposez
son corps (zhe 磔) ; [quant à celui qui] s’enfuit et rejoint [le territoire des
seigneurs régionaux]… »1
Ce type de pratique est d’ailleurs confirmé au sein d’une section des Rites des
Zhou consacrée aux châtiments. On y trouve des informations sur le sort réservé
aux « conspirateurs » (die 諜) : la décapitation, et l’exposition des morceaux de leur
corps sur les murailles de la ville2. Par-delà les récits exemplaires, on comprend
que l’organisation de l’activité de renseignement est formalisée d’un point de vue
administratif.
*
En dépit de leur intérêt avéré et de leur valeur prescriptive, l’historicité souvent
relative des anecdotes rapportées dans les textes les plus anciens (principalement
jusqu’au iiie siècle avant J.-C.) appelle à la prudence, dans la mesure où elles possèdent
principalement une fonction d’édification morale : elles informent plus sur la
pratique idéale (ou imparfaite) du renseignement que sur des événements à la
véracité empirique. Cela dit, elles revêtent une importance indéniable.
On a pu comprendre dans les pages précédentes que le renseignement dépendait
beaucoup, mais pas uniquement, de l’art militaire. En effet, il s’insère assez
naturellement dans le fort ancien dialogue chinois entre le civil (wen 文) et le martial
(wu 武). En raison des différents acteurs y prenant part, l’activité de renseignement
s’intercale entre wen (le champ des lettres donc, mais plus généralement de
l’administration civile) et wu (la chose militaire), qui sont les deux jambes de l’ordre
social dans la Chine ancienne. Le champ militaire est vu comme une étape nécessaire
à l’avènement du champ civil, une impulsion qui permet le changement, politique
ou social3. La guerre est loin d’être une anomalie au sein de la culture politique
chinoise, elle lui est consubstantielle, et, à ce titre, pensée et théorisée. Le
renseignement combine, au cas par cas, des activités relevant de l’un, de l’autre,
1. Barbieri-Low et Yates, Law, State and Society in Early Imperial China, p. 391 (la fin est
manquante).
2. Zhou li zhushu, 36.545-1 ; Biot, Tcheou-li, Rites des Tcheou. Ou plus exactement Tcheou-
kouan, offices institués par les Tcheou. Tome II, p. 368 ; Xiong et Chu, Zhongguo gudai
qingbao shi, p. 103-113.
3. Rand, Military thought in Early China, p. 5.
150
ou des deux à la fois. Il permet donc au sage (le souverain ou le général) d’interpréter
l’information issue du renseignement afin de gouverner au mieux l’institution
dont il se veut le garant et d’atteindre un état de gestion civile harmonieuse.
On conclura en évoquant les Maîtres mots (Fayan 法言) du penseur Yang
Xiong (53 avant J.-C. -18), dont l’approche s’oppose à celle développée dans l’Art
de la guerre. Dans un long passage du chapitre sur la « Voie » consacré à l’éthique
de l’espionnage comme permettant d’éviter la guerre, Yang Xiong révèle toute
l’ambiguïté associée à la pratique du renseignement, bénéfique lorsqu’elle permet
une résolution pacifique, mais néanmoins moralement imparfaite, dans la mesure
où elle est entachée d’une tromperie qui lui est inhérente ; en effet, déplore Yang
Xiong, « vanter la beauté de leur jade en vendant un caillou, voilà ce que font les
spécialistes du renseignement ! »1. L’idéal du souverain exemplaire reste bien de
conquérir puis de gouverner en ayant seulement recours à sa propre vertu.
Alexis Lycas
Bibliographie
Sources primaires
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十三經注疏), Zhonghua shuju, Pékin, 1980.
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shuju, Pékin, 1980.
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151
Sources secondaires
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Technology and Medicine, 24 (2005), p. 15-43.
152
Philippe-Joseph Salazar
antique. Joly fut probablement le premier à attirer l’attention sur le rapport qu’entre
tiennent philosophie et, employons un terme brutal mais exact, l’espionnage.
Joly souligne que la théôria est à l’origine une délégation ou un cortège religieux
envoyé par une cité aux jeux ou aux sanctuaires pour la représenter ou pour
consulter l’oracle, c’est-à-dire la mettre en représentation par des discours cérémoniels
au nom de la cité ou par une consultation politique ayant trait à celle-ci et à son
avenir. Le terme et la fonction évoluent rapidement vers une sécularisation. La
theôria désigne alors une enquête d’observation, aux sources de la science historique
et géographique, qui consiste à « voir du pays, à considérer les merveilles (thaumata) »
(p. 50). De là s’ensuit que le « théôre », l’envoyé, observe et recense ce qui l’étonne
(premier sens de thaumata) et qui suscite son admiration (deuxième sens). Le
« théôre » remplit ainsi « une fonction de voyager-observateur (qui) est certainement
reliée à la conception “solonienne” de la philosophie : courir le monde afin d’enquêter
et de s’informer » (ibid.).
À l’appui Joly procure une anecdote tirée d’Hérodote selon quoi Crésus eût
dit à Solon, le législateur d’Athènes, que c’est en tant que « philosophe » que celui-ci
a parcouru de nombreux pays afin de « savoir » ce qui se passe ailleurs grâce à sa
« théorie », son observation. Justement une bonne traduction du titre de l’œuvre
d’Hérodote est « Enquêtes ». Solon ayant constaté que Crésus gouvernait mal, lui
donne une leçon magistrale que Crésus ne suivra pas car Crésus est incapable de
« théôrie ».
Le but donc de la théôria est d’enquêter hors de sa cité et, comme on va le voir
avec Platon, d’y rapporter un bilan social, économique, politique du monde qui
l’entoure, et qui permet d’une part d’améliorer ses propres institutions et d’autre
part de mieux saisir les défauts des cités rivales. Il s’agit de renseignement stratégique.
Platon, dans les Lois (XII), propose ainsi de systématiser cette pratique régulière
d’enquête. Qui peut en être chargé ? Qui peut « espionner », au sens de « théôrie » ?
C’est-à-dire qui peut sortir de la cité ? D’une part l’Étranger athénien qui s’exprime
dans les Lois pour esquisser une constitution parfaite propose d’interdire aux
moins de quarante ans de voyager hors de la cité, et d’autre part passé l’âge de
quarante ans, d’étendre ce droit tout en le limitant.
L’interdiction vise, elle, à protéger des citoyens encore jeunes contre deux
périls : premièrement la tentation de céder aux thaumata, à l’admiration et à
l’étonnement face à ce qu’ils observeraient et, partant, de juger l’organisation d’une
autre cité supérieure à la leur, donc de revenir corrompus, ou pis encore : trahir.
Deuxièmement à risquer de se retrouver mis en esclavage car hors de sa cité le Grec
n’est pas un homme libre, sauf accord précis entre cités. Ce double risque est mieux
géré si seuls des hommes adultes de plus de quarante ans sont admis à sortir. Bref
l’enquête, l’espionnage, l’observation de l’Autre sont des risques qu’une organisation
politique bien réglée ne saurait admettre, du moins dans la classe d’âge inférieure.
Or la restriction des quarante ans est quant à elle renforcée par une astreinte.
Ne pourront sortir de la cité que trois catégories de citoyens: le héraut, l’ambassadeur
154
et, justement, le « théôre ». Platon, qui systématise les pratiques grecques, désigne
donc trois possibilités de se renseigner directement sur ce qui se fait ailleurs : le
héraut, l’ambassadeur, le « théôre ». Ces trois émissaires en rapportent directement
au haut conseil de la cité idéale. Autrement dit, Platon avait pleine conscience des
enjeux.
Il faut donc nous arrêter ici sur les différences entre ces trois fonctions
d’émissaire.
Premièrement le héraut, c’est sa fonction, est un porte-parole en période
d’hostilités ; il porte à une autre cité la parole de sa cité. Il déclare la guerre ou
demande une trêve pour relever les combattants tombés au combat en cas de défaite.
Dans l’Iliade (VII) le héraut des Troyens, Idée, vient offrir la paix. Il ne négocie
pas. Il enjoint à haute voix (le terme grec se traduit par « crieur ») et il revient dans
son camp. Le héraut est inviolable car il accomplit par sa parole un acte religieux
et rituel au vu des actions qui vont être commises – annoncer le carnage en déclarant
la guerre, en ramasser les restes, actions qui apportent de la souillure aux deux
cités, déplaisent aux dieux, et que par sa parole il expulse. Il est souvent lié à des
rites de purifications.
Le héraut ne doit pas se renseigner. On peut affirmer qu’il parle, haut et fort,
et ne voit rien. On peut donc attribuer le meurtre, à Athènes et Sparte, des hérauts
de Darius envoyés de par toute la Grèce en 491 av. J.-C. (ce sacrilège déchira les
consciences grecques) au fait, rapporté par Hérodote (VI, 48), que Darius leur avait
enjoint de voir « ce que les Grecs avaient à l’esprit » (se battre, ou se soumettre). Les
hérauts du Perse se comportèrent en espions. Athéniens et Spartiates répliquèrent
à ce soupçon et à cet outrage barbare, en les faisant culbuter dans des puits pour
qu’ils puissent se rendre compte de près de ce qu’était la terre et la mer grecques.
Le héraut n’est pas censé observer.
L’ambassadeur, lui, est député pour négocier avec l’ennemi. Il est parfois
accompagné d’un héraut afin de réaffirmer sa propre inviolabilité au cas où il est
envoyé parlementer avec l’ennemi (il est donc plus juste de parler de « parlementaire »
plutôt que d’ambassadeur). Par contre un ambassadeur, député, parlementaire
envoyé pour négocier avec des puissances neutres et trouver des alliances n’est pas
inviolable : il peut être pris, tué, réduit en esclavage. Autre différence : si la fonction
héraldique était à vie, souvent héréditaire, la fonction parlementaire, au sens précis,
était personnelle et ponctuelle. Il était rarement seul : l’ambassade était une délégation
(nous retrouvons ici le sens originel de théôria) pouvant compter une dizaine de
députés comme la fameuse ambassade athénienne de 346 avant J.-C. auprès de
Philippe de Macédoine.
La logique démocratique grecque est ici à l’œuvre. Les ambassadeurs étaient
délégués, ou députés par le peuple. Ils remplissaient un mandat électif, c’est-à-dire
qu’ils se portaient chacun comme candidat à la délégation, à la suite d’un décret
de proposition d’ambassade émanant de n’importe quel citoyen et déposé devant
l’assemblée du peuple ; et ils remettaient un rapport de mission devant le conseil
155
plus restreint des affaires courantes, sous le regard attentif du peuple en assemblée.
Les délégués étaient tenus de régler leurs négociations sur les instructions écrites
du peuple et leur responsabilité était collégiale. Le plus souvent étaient élus des
acteurs, des philosophes, des rhéteurs ou des vainqueurs olympiques – pour la
raison qu’ils étaient connus hors les murs de la cité – et ceux qu’on nommait les
proxènes c’est-à-dire les citoyens chargés de faire respecter des règles d’hospitalité
réciproque (xenia) entre deux cités, à la manière de ministre résidents.
Quant à la nature légale de leur mission, englobait-elle une mission de rensei
gnement ?
Les pouvoirs, remis par un vote populaire à la théôria d’ambassade, étaient
stipulés par écrit mais pouvaient être pléniers, si le peuple en décidait ainsi, au sens
où la souveraineté populaire leur était cédée temporairement. Ils devenaient dans
ce cas-là des « autocrates ». Cette délégation de souveraineté n’allait pas sans risque
si le résultat de l’ambassade déplaisait au peuple de l’assemblée. La mort était aussi
le châtiment pour usurpation de cette dignité. Ils devaient, en dépit de leur élection
populaire, être respectables d’où le terme habituel, pour qualifier un ambassadeur,
de presbus (ancien) qui évoque le respect qu’inspirent normalement les aînés (d’où
notre « prêtre », formé sur le latin presbyter).
Bref une ambassade est un système constitutionnel et religieux complexe où
rien n’indique que les ambassadeurs d’une théôria pussent jouer le rôle d’observateurs,
de collecteurs d’informations et en fin de mission de rapporteurs à « débriefer ».
C’eût été contraire au système anthropologique, éthique et religieux, qui nourrissait
leur fonction. Un ambassadeur, a fortiori une cohorte d’ambassadeurs, n’espionne
pas et ne fait pas de rapports de renseignements. Aucun membre d’une théôria ne
pouvait s’adonner à jouer les espions, ou même, dans leur compte rendu au peuple
assemblé, délivrer des rapports oraux qui eussent pour sujet quoi que ce soit d’autre
que ce pour quoi ils avaient été élus et strictement mandatés. On est loin de nos
pratiques modernes.
Reste donc le « théôre » à proprement parler, tel que Platon le systématise dans
les Lois (XII), à partir des pratiques en cours. On touche ici au travail de renseignement.
Selon Platon le « théôre » rend compte au « haut conseil » de trois séries d’obser
vations, ou soumet trois rapports si l’on préfère : il rend un premier rapport sur
les lois de la cité qu’il a observée, son organisation politique, du point de vue de
leur différence avec sa propre cité. Il rend un deuxième rapport sur l’état du savoir
observé, du point de vue de ce qui est « avantageux ». En grec, notons-le en précisant
l’analyse de Joly, cette dernière qualification se trouve, chez Aristote, dans la
Politique, dans la Rhétorique et dans la Grande Morale où elle ouvre la discussion
sur l’amitié nécessaire (philia) qui est toujours « avantageuse » » entre individus
membres de la cité et pour son bon fonctionnement. Le deuxième rapport est donc
un état des lieux du savoir afin d’identifier dans la cité observée ce qui, non pas
sous l’angle des lois, mais sous l’angle du progrès des arts et des sciences permet
une meilleure « amitié », et donc d’améliorer la cité du point de vue des connaissances
156
157
de conflits politiques (annulant donc l’utopie par une topologie comparée) – est
amené à promouvoir la figure de l’observateur intelligent qui prend à la fois le
risque de trop savoir et de trop en dire. C’est là même la situation du philosophe
antique, celle de Socrate, qui observe les lois d’Athènes, comme un « théôre »
étranger le ferait, et qui, même dans une application corrompue (l’accusation
d’impiété et de corruption portée contre lui), s’y soumet, comme un citoyen doit
toujours le faire, y compris à se condamner lui-même. Étrangement, Socrate a
observé Athènes comme un « théôre » idéal l’eût fait, en se plaçant en dehors menta
lement, et en a vu tous les défauts, en particulier l’influence pernicieuse des sophistes.
On saisit alors pourquoi à l’opposé du philosophe, à la recherche des savoirs
du monde mais autochtone à sa cité, modelé sur le « théôre », il y existe son opposé :
le sophiste qui, allant de cité en cité, toujours hors de chez lui, enseigne la rhétorique,
c’est-à-dire l’ensemble des techniques pour argumenter et débattre efficacement
dans les assemblées démocratiques, en vue de déterminer des politiques ; et qui,
du même coup, s’il aide à formuler des constitutions et à organiser chaque cité en
politeia – autrement dit en cité où les citoyens s’organisent pour gouverner librement,
se traitent en égaux (du moins dans les délibérations), rendent la justice entre égaux
(puisque l’injustice est l’infraction aux lois, elles-mêmes déterminées par un vote
populaire) et décident de la guerre et de la paix – il n’en reste pas moins que cela
ne le concerne pas. Il observe partout et vend son savoir. Le sophiste est indifférent
au sort des cités où il ouvre son école.
Le sophiste est donc défini comme celui qui a de la sophia, non pas de la sagesse
(mauvaise traduction), mais le savoir du savoir-faire du politique, qu’il enseigne.
Il est rarement un « espion », il est un observateur itinérant qui loue ses services.
Le philosophe « théôrique », par contre, relève du renseignement entendu au sens
extensif de réflexion sur l’ennemi : Platon, comme nous l’avons vu, considère que
la cité qui nous est propre, et celle idéale qu’il décrit, doit être rétive à l’extérieur :
le citoyen est en effet mis en garde contre l’« apodémie », le voyage de la cité, à
l’étranger. On retrouve ici une division devenue canonique pour définir les agents
de renseignement :
— les mercenaires, aussi intelligents soient-ils, opèrent toujours comme étrangers
à la fois à leur pays – qu’ils trahissent – et au pays qu’ils servent – à prix fort.
Ils prennent du plaisir à jouer avec dextérité de leur expertise, dans l’indifférence
du résultat pour ceux concernés par celle-ci, c’est-à-dire des effets politiques
de leurs actions. Ils sont une variante des sophistes qui eux aussi, opérant de
l’extérieur, savourent de voir comment leurs thaumata – les merveilles de
manipulation rhétorique – ont un effet en politique, sans jamais se soucier de
savoir si cet effet rend les citoyens meilleurs et la vie politique plus digne. Une
implication de la dextérité professionnelle et vénale d’un mercenaire, qu’il
soit un expert en renseignement ou en communication, est contenue dans le
champ sémantique et anthropologique de thaumata : marionnette. C’est-à-dire
que pour le mercenaire l’action d’espionnage qu’il mène participe d’une
158
conviction, affirmée ou implicite, que tout se vaut et que le sort des nations
est un spectacle de marionnettes dont il est un des manipulateurs ;
— les « purs » qui font du renseignement et de l’infiltration « théôrique » pour
que leur pays résiste mieux à l’ennemi, et en particulier aux actions de ceux
qui, parmi la population sont tentés – idéologiquement – par une « apodémie »
et deviennent ainsi des transfuges. Le « pur » s’oppose au transfuge qui, par
« apodémie » – qu’elle soit matérielle ou, plus dangereusement, intellectuelle – s’ex-
patrie tout en restant sur place. De fait, alors que le « pur » observe ce qui est
en dehors de la patrie pour la défendre mieux, le transfuge (tel qu’il est défini
ici) souvent reste sur place pour mieux livrer à l’ennemi ses observations sur
sa propre patrie. Or l’apodémie, dans la conception grecque, comporte un
risque déjà mentionné : le citoyen hors de sa cité, en apodémie, est sans
protection, car il n’est libre que sous les lois de sa cité propre ; hors de son
territoire n’importe qui peut se saisir de lui et le réduire en esclavage. Cette
conception grecque est lourde de sens : elle implique que le transfuge, celui
qui devient espion dans sa propre patrie pour servir un idéal ou une organisation
autre, se comporte déjà en esclave. Le propre du fugitif est en effet de n’être
plus citoyen de rien et d’être esclave de tout. La solution avait un nom dans
la pensée classique : l’« extermination », c’est-à-dire le rejet de cet espion de
l’intérieur hors des « termes » territoriaux, le rendre apatride donc vulnérable.
Il suffit de reporter ces notions qui nous sont exotiques, sur les cas Snowden
et Assange pour constater en effet qu’ils sont des fugitifs et des esclaves, en dépit
et même en raison de leurs prétentions intellectuelles, « théôriques », portant sur
la nature de l’état moderne, du secret et de la liberté d’information, bref de
l’organisation politique – ce sont en fait des sophistes et peut-être même des
mercenaires. Ils se sont condamnés à être toujours en « apodémie », des étrangers
où qu’ils soient, et des esclaves de ceux qui les abritent, être des expatriés et toujours
à merci du sort de l’esclave fugitif grec, être abattu ou vivre sous surveillance.
159
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161
l’approche de flottes (l’horizon maritime est évidemment mieux observable que celui
des terrains). On retrouve l’équivalent en grec où tout promontoire rocheux, en bord
de mer ou dans les terres, est un lieu de guet, y compris les acropoles. Specula est
donc – et c’est là une autre traduction habituelle qui éveille des connotations modernes –
un « observatoire ». On connaît la postérité actuelle du terme dans le domaine du
renseignement et de la stratégie. D’autre part speculator désignait un soldat envoyé en
éclaireur vers et dans les lignes ennemies.
Le terme speculator s’appliquait donc à deux types d’observation : au sol, mais
dynamique, il s’agissait du guetteur en mouvement, qui porte son regard au niveau
du terrain ennemi lui-même dont il établit un relevé, afin d’élucider (d’où « éclaireur »)
la topographie et les forces adverses. Dans une tour, mais statique, il est un observateur
doublé d’un opérateur de signaux. Les Romains nommaient ainsi avec justesse les
deux dimensions de la surveillance pour fin d’acquisition de renseignements : la
dimension verticale et la dimension horizontale ; l’infiltration et le poste fixe ; l’une
à distance assurant protection, l’autre en pénétration, qui nécessitait une gestion
des risques, dont la capture.
Notons que notre « spéculateur » moderne épie, lui, les cours de la bourse et
les mouvements des marchés, ouverts ou secrets, pour lancer une attaque. Le
spéculateur financier a hérité des fonctions du speculator militaire. Et c’est donc à
juste raison que la spéculation est souvent considérée comme une forme de guerre,
et en tout cas étroitement liée au renseignement économique.
Nous signalerons pour conclure ce survol philologique et anthropologique
que si le terme habituel pour dire « espion » est en effet speculator, la racine indo-
européenne exige aussi de comprendre « gardien » – dénotation évidente pour un
guetteur qui garde le camp, mais dont nous avons perdu le sens noble quand nous
parlons d’espion (même si, par exemple, « protection » est présent dans la titulature
de l’une des trois agences allemandes de renseignement, l’Office de protection de
la Constitution, le BfV).
Tel est le riche réseau philologique issu des deux termes assignés dès nos
origines antiques à l’obtention de renseignements, le « skopique » et le « théôrique ».
Philippe-Joseph Salazar
Bibliographie
Instruments philologiques
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Rüpke, Jörg, « Divination et décisions politiques dans la République romaine », Cahiers du
Centre Gustave Glotz, 16, 2005, p. 217-233.
163
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p. 133-135.
2. Voir par exemple Xénophon Le commandant de cavalerie 4.4.
3. Rosemary Sheldon, Renseignement et espionnage dans la Rome antique, Paris 2009, p. 17.
Cet ouvrage, ainsi que le guide bibliographique du à la même chercheuse (R.M. Sheldon,
Espionage in the Ancient World. An Annotated Bibliography of Books and Articles in Western
Languages, Jefferson et Londres 2003), sont extrêmement précieux. Pour ce qui concerne
le monde grec, outre les références spécifiques à la cryptographie (ci-dessous), deux livres
sont essentiels : C.G. Starr, Political Intelligence in Classical Greece, Mnemosyne Suppl. 31,
Leyde 1974 et F.S. Russell, Information gathering in Classical Greece, Ann Arbor 1999. Voir
aussi J. A. Richmond, « Spies in Ancient Greece », Greece & Rome 45, 1998, p. 1-18.
166
167
On se trouve face à un problème usuel qui se présente pour toutes les notions
utilisées en histoire. Le « renseignement » est une notion moderne, dont la
configuration particulière est liée à une situation historique elle-même particulière,
la construction des États modernes et contemporains. Cela explique la position
très nuancée de Sheldon. Abordant un système original de collecte de l’information
construit par l’empire romain, elle commence par affirmer « que l’espionnage est
aussi vieux que l’histoire elle-même et qu’il a toujours été d’une importance cruciale
pour les chefs militaires et les dirigeants politiques » mais continue peu après avec
un « avertissement important » : « vouloir plaquer nos conceptions actuelles du rensei
gnement sur le monde antique ne permet pas de comprendre les Romains1 » – mais
« nous pouvons utiliser la terminologie moderne pour décrire [les activités de
renseignement]2 ». Mais rien n’assure que la conjonction pratique et institutionnelle
qui fait ce que nous nommons renseignement ait déjà un équivalent dans les cités
grecques, et qu’une information à la fois sensible et secrète – cela va-t-il forcément
de pair ? – ait été constituée, assemblée, conservée et analysée dans des cadres fixés
par l’État. Cependant il est intéressant d’essayer de suivre les composantes de cet
ensemble.
Ruses de guerre
La grande majorité des sources qu’un historien actuel évoquerait sur le thème
du renseignement en Grèce porte en fait sur des ruses de guerre, des stratagèmes
selon le titre du recueil de Polyen. Ce recueil n’est que le point d’arrivée d’une
longue tradition de littérature tactique en grec, qui prend son départ au ive siècle
avant notre ère. Cette date n’est pas anodine : il s’agit d’un moment où la guerre
se transforme. Les conflits traditionnels, entre cités voisines, opposent des formations
d’infanterie lourde formées d’hoplites, citoyens soldats qui s’affrontent dans des
campagnes estivales en rase campagne. La guerre nouvelle est plus diverse, fait
place à l’infanterie légère et la cavalerie, mais surtout aux sièges des villes, qui se
fortifient tandis que les territoires des cités se couvrent de forts et de fortins, et elle
dure toute l’année. Il faut apporter de nombreuses nuances à ce schéma ; le merce
nariat n’est sans doute pas la nouveauté radicale qu’on a voulu y voir, et les citoyens
ne se désintéressent pas de leur devoir militaire. Mais il reste vrai que le ive siècle
marque un changement d’échelle, et pas seulement dans le domaine militaire. La
poliorcétique, l’art des sièges, est la grande nouveauté de cette époque, et elle marque
profondément la littérature tactique.
C’est au début une littérature d’hommes de l’art, qui passe ensuite entre les
mains d’érudits. D’Énée le tacticien, premier auteur connu de cette tradition, nous
168
n’avons plus qu’un résumé. Énée est peut-être à identifier avec un stratège arcadien
du milieu du ive siècle, et son compilateur serait Cynéas de Thessalie, général de
Pyrrhus au début du iiie siècle1. Asclépiodote (ier siècle avant notre ère), auteur d’un
traité de tactique portant sur la phalange macédonienne, est un philosophe, élève
de Posidonius ; Onosandre (ier siècle de notre ère) est aussi un philosophe. Polyen
était juriste et rhéteur. Élien nous est connu seulement par son traité sur la phalange
macédonienne ; quant à Arrien, auteur aussi d’un traité de tactique au tournant
des ier et iie siècle de notre ère, il est à la fois homme d’action et érudit. Tous ces
traités doivent leur survie à l’intérêt qu’on leur portait à Byzance2.
La plupart de ces ouvrages s’attachent à indiquer des méthodes de transmission
des informations, secrètes ou non. Ces aspects ont déjà été longuement commentés,
et on dispose en la matière d’une bibliographie assez abondante3. Le plus intéressant
de ces passages est le chapitre le plus long qui soit conservé du traité d’Énée – indication
certaine de l’intérêt de cette question pour Énée comme pour Cynéas. Ce texte, le
chapitre 31, recense nombre de méthodes pour faire passer un message secret. Il
s’agit surtout de communiquer avec l’extérieur : on l’a remarqué, Énée écrit pour
les assiégés. Mais jamais on ne parle de collecte, de critique, de croisement de
l’information. Le contenu du message importe peu, il s’agit de recettes pour le
transmettre en le gardant secret. Ce n’est pas toujours très pratique
(31, 10-13) :
1. Outre l’introduction à l’édition CUF, A. Dain, « Les manuscrits d’Énée le tacticien », Revue
des Études Grecques 48, 1935, p. 1-32 ; voir aussi M. Debidour, « Énée le tactitien », in Ruses,
secrets et mensonges chez les Historiens grecs et latins, De Boccard, Lyon, 2006.
2. Voir l’édition de H. Köchly, W. Rüstow, Griechische Kriegsschriftsteller, Leipzig 1853-1855,
et les éditions disponibles dans les collections usuelles, notamment la CUF pour Énée.
3. Les références classiques à ce sujet sont, pour la cryptographie : V.E. Gardthausen,
Griechische Palaeographie, Leipzig 1879, II 5 ; A.C. Leighton, « Secret communica-
tion among the Greeks and Romans », Technology and Culture 10, 1969, p. 139-
154 ; et pour la télégraphie ou la transmission de l’information en général : W. Riepl,
Das Nachrichtenwesen des Altertums, Leipzig 1913 ; E.C. Reincke, « Nachrichtenwesen »,
Pauly-Wissowa Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaften Suppl. IV, 1924,
p. 1495-1542.
169
« L’aventure suivante est aussi arrivée au sujet d’une lettre. Dans une
ville assiégée, l’homme apportant des lettres, étant parvenu à entrer, ne les
remit ni au traître ni aux personnes à qui elles étaient adressées, mais il alla
trouver le commandant en chef de la cité à qui il dénonça la chose, et il lui
donna les lettres. Celui-ci, ainsi informé, lui ordonna de remettre les lettres
à ceux à qui il les apportait, mais de lui rapporter celles qu’il recevrait d’eux,
si sa dénonciation était véridique. Et le dénonciateur le fit. Le commandant,
ayant reçu ces lettres et ayant appelé leurs auteurs, leur montra l’empreinte
des cachets, qu’ils reconnurent être les leurs, puis, ouvrant les documents,
il fit la lumière sur l’affaire. Il semble qu’il ait pris adroitement les traîtres
sur le fait, en ce qu’il n’ôta pas au porteur les lettres qu’on leur envoyait, car
il leur eût été possible de nier et de prétendre qu’ils étaient victimes de
quelqu’un. Tandis qu’en interceptant les réponses, il les convainquit sans
conteste ».
Énée, d’après Polybe, aurait aussi écrit sur les signaux par le feu, dans un traité
aujourd’hui perdu (Polybe, X 44). Des titres d’autres ouvrages sont conservés dans
le traité lui-même. Énée fait ainsi référence à son traité Sur les préparatifs de guerre,
à son Sur l’intendance, à son Sur la castramétration1. Il s’agit donc d’une littérature
de recettes tactiques, qui n’a pas le niveau d’abstraction de Sun Tse mais pas non
plus la précision des historiens : chez Énée et ses successeurs, la plupart des recettes
sont des anecdotes où on devine un fond réel, mais vidé de tout détail qui permettrait
de le situer. Certaines anecdotes ont gardé des éléments précis portant sur les
acteurs, le lieu et le temps, mais ce n’est pas le cas le plus courant. Polyen, de ce
point de vue, se situe à la limite d’un genre voisin, la compilation historique, car
les anecdotes qu’il rapporte sont presque toujours bien situées.
Tout cela semble donc relever de la communication tactique plus que du
renseignement à proprement parler. Ce sont des ruses de guerre, qui ont trait à la
transmission de l’information, mais d’abord et essentiellement des ruses d’ordre
tactique. D’autres, transmises soit par les auteurs mentionnés jusqu’ici, soit par
des historiens de diverses époques, ont trait à ce qu’on pourrait appeler la
désinformation, le camouflage et toutes les tactiques donnant une place ou reposant
170
Pourquoi viser ainsi les cavaliers ? C’est qu’Alyatte sait parfaitement que
Colophon est une aristocratie de cavaliers, et s’il les vise ainsi, ce n’est pas seulement
pour affaiblir l’armée colophonienne mais pour décapiter la cité. Au-delà du but
militaire il y a un but politique qui est de transformer le régime de la cité. Un détail,
d’ailleurs, montre que cette stratégie est parfaitement pensée. Alyatte confisque
les chevaux après le massacre. Mais il reste une zone d’ombre : que deviennent les
écuyers (héniochoi) des Colophoniens ? Polyen ne les mentionne qu’une fois. Dans
un autre passage du même ouvrage (Stratagèmes V 47), les écuyers ont un rôle
important. Il s’agit d’un épisode presque exactement contemporain, la prise du
pouvoir par le tyran Panétios à Léontinoi, en Sicile, contre une autre aristocratie
de cavaliers, d’origine chalcidienne. La tyrannie de Panétios doit se situer à la fin
du viie ou au début du vie siècle avant notre ère, comme le règne d’Alyatte.
1. Ruse des Phocidiens contre les Thessaliens : Hérodote VIII 27, Pausanias X 1, 2 et Polyen
VI 18 ; H.W. Parke, « Polyaenus VI, 18 », Classical Review 42, 1928, p. 120-121.
2. I.G. Spence, The cavalry of Classical Greece. A social and military history, Oxford 1993,
p. 133-135, et divers passages dans le classique de J.K. Anderson, Military theory and
practice in the age of Xenophon, Berkeley 1970.
171
Ici, les écuyers font cause commune avec les pauvres, et notamment les peltastes,
ceux qui n’ont pas même les moyens de payer l’armement du fantassin lourd,
l’hoplite. Qui sont-ils ? Selon Luraghi1, qui s’appuie sur des textes homériques, les
écuyers seraient des citoyens libres pris dans un rapport « de type plus ou moins
clientélaire2 ». Pour Polyen, ce rapport est quasi servile puisqu’il parle de « maîtres ».
Les rapports sociaux archaïques ne sont pas l’objet de son ouvrage. Ce statut nous
reste obscur mais il est certain que le groupe des écuyers occupe une position
stratégique, d’un point de vue social comme tactique : ils savent monter à cheval,
ce sont des gens de confiance, mais ils peuvent se retourner contre leurs maîtres,
surtout dans le contexte social tendu des environs de 600 avant notre ère. Il est
probable qu’à Sardes les écuyers de Colophon ne coururent pas défendre leurs
maîtres. Ont-ils rallié Alyatte ? Leur a-t-il offert quelque chose ? En tout cas ils ne
présentent aucun problème pour les Lydiens une fois qu’ils sont séparés de leurs
cavaliers.
Le piège d’Alyatte est donc une manœuvre parfaitement pensée et planifiée,
et pas seulement d’un point de vue tactique. Il a très certainement des éléments
précis sur les institutions de Colophon, ce qui n’est pas très difficile à obtenir, mais
aussi sur les luttes sociales en cours, déclarées ou non. Pour que les cavaliers aient
pu ainsi se faire piéger, il faut supposer qu’ils ne se méfiaient guère de leurs écuyers,
que le conflit n’était pas ouvert. Il faut donc penser qu’Alyatte avait non seulement
d’excellents informateurs mais aussi des agents efficaces. Tout cela, cependant, est
au-delà de l’horizon des manuels tactiques.
172
Cité-État et information
173
Plutarque, il s’agirait d’une forme de chiffre : un message est écrit sur une lanière
de cuir enroulée autour d’un bâton, et pour le lire à nouveau il faut l’enrouler sur
un bâton de diamètre exactement semblable. Mais il n’est pas certain que cela
s’applique aux attestations du terme à l’époque classique, où il pourrait tout aussi
bien s’agir d’une preuve de l’authenticité des messages. Le débat à ce sujet n’est pas
clos1.
Les rois de Chypre ont eux aussi divers agents dans leur population, tout
comme nombre de tyrans. Mais les monarques ne sont pas les seuls à pratiquer ce
genre de surveillance interne2.
Des canaux stables d’information sur d’autres cités ont pu être constitués par
les proxènes. La proxénie dans les relations internationales grecques est exactement
l’inverse des ambassades du monde contemporain : il s’agit d’une institution
permanente, où un citoyen de la cité A, résidant dans la cité A, représente les intérêts
d’une cité B. Cette institution est ancienne et très courante. Le proxène accueille
et conseille les ambassadeurs et visiteurs venus de la cité avec laquelle il entretient
des liens qui sont de l’ordre de l’amitié rituelle, la xenia. Il y a plusieurs cas où des
proxènes se sont rendus utiles à la cité qu’ils représentent, même contre les intérêts
de leur propre cité. Ainsi, lorsque Brasidas, général spartiate, traverse la Thessalie
en 425/424 pour porter secours aux Chalcidiens de Thrace, un proxène de ces
derniers se trouve parmi les nobles thessaliens qui le guident au mieux, alors même
que les Thessaliens sont alliés d’Athènes. Polydamas de Pharsale, également en
Thessalie, s’exprime en ces termes devant les Spartiates (Xénophon Helléniques VI 1, 4 ;
le discours date de 374) :
174
de chaque cité ont des répercussions directes sur la politique étrangère, la proxénie
est toujours prise dans un jeu à plusieurs variables, et on ne saurait réduire les
proxènes à des agents ou espions de la cité qui les fait tels1.
La politisation des proxènes est un phénomène qui semble lié à l’empire
d’Athènes au ve siècle et à sa résurgence au ive siècle. L’exemple d’Ecphantos de
Thasos, véritable agent athénien et homme politique démocrate à une époque
troublée de l’histoire de la cité de Thasos, semble l’indiquer2. Ce n’est peut-être pas
un hasard : on peut en effet se demander dans quelle mesure le développement de
systèmes politiques plus vastes, autour de la cité d’Athènes, a influencé le traitement
de l’information. Mais peu d’éléments sont disponibles sur ce point. Cela explique
sans doute que la plupart des traitements récents de l’empire d’Athènes, notamment
dans le courant des travaux comparatifs sur les empires, ignorent complètement
la question3. On en sait pourtant assez pour penser qu’il s’agit d’une question
cruciale. À son apogée au milieu du ve siècle, la ligue de Délos comprend plusieurs
centaines de cités, avec une structure fiscale élaborée. Il est crucial, pour Athènes,
de surveiller ses alliés dont un bon nombre se révoltèrent à un moment ou un autre.
Pour cela, Athènes dispose de son armée et de sa flotte militaire, liés à un réseau
dense de garnisons. Mais on voit aussi apparaître des personnages particuliers, les
episkopoi, « surveillants », qui sont des Athéniens officiellement chargés de
reconnaissance et de veille politique et stratégique, en coordination avec les
commandants de garnisons et de détachements de la flotte, et sans affectation fixe.
Les proxènes d’Athènes dans les cités « alliées », c’est-à-dire soumises, devaient eux
aussi avoir un rôle à jouer. Ed. Will définit ainsi les episkopoi : « sans être des
ambassadeurs, ni des consuls, ni des agents de renseignement, [ils] étaient tout cela
1. A. Gerolymatos, Espionage and Treason. A Study of the Proxenia in Political and Military
Intelligence Gathering in Classical Greece, Amsterdam 1986, est sans doute allé trop loin
dans l’interprétation des proxènes comme agents de renseignement : voir le compte rendu
par H. Verdin, L’Antiquité classique 59, 1990, p. 479-481. Sur la proxénie : Ph. Gauthier,
Symbola. Les étrangers et la justice dans les cités grecques, Nancy 1972, p. 17-61 ; Fr. Gschnitzer,
« Proxenos », Pauly-Wissowa Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaften,
Suppl. XIII, 1974, col. 629-730 ; M. Walbank, Athenian Proxenies of the Fifth Century B.C.,
Toronto 1978 ; Chr. Marek, Die Proxenie, Francfort 1984.
2. A. Gerolymatos, « Ecphantos of Thasos : An Example of Political Use of the Athenian
Proxenia », The Ancient World 15, 1987, p. 45-48.
3. I. Morris, « The Greater Athenian State », in I. Morris, W. Scheidel (éd.), The Dynamics of
Ancient Empires. State Power from Assyria to Byzantium, Oxford 2009, p. 99-177, malgré ses
ambitions de synthèse, n’aborde pas la question de l’information ni celle du renseignement.
Dans un livre fondé sur la notion de réseau, comme celui de Chr. Constantakopoulou,
The Dance of the Islands. Insularity, Networks, the Athenian Empire and the Aegean World,
Oxford 2007, on pourrait s’attendre à trouver au tout premier plan la transmission et la
collecte de l’information : il n’en est rien.
175
à la fois [et] exerçaient une pression politique sur les cités où ils résidaient1 ». Certains
décrets athéniens les chargent de l’application des mesures décidées, et le comique
Aristophane semble les considérer comme des dénonciateurs (Oiseaux 1021-1031).
Il n’est pas impossible que l’apparition de ces surveillants révèle les insuffisances
des proxènes, que pourtant les Athéniens n’hésitèrent pas à transformer en agents
de l’empire.
Tout cela, du point de vue d’Athènes, pose deux problèmes. Le premier est de
savoir où va l’information. Lorsqu’arrive la nouvelle de la prise d’Élatée, qui permet
à Philippe, à la fin de 339, d’entrer en Grèce centrale et rend inévitable l’affrontement
de Chéronée (338), les Athéniens se réunissent aussitôt en assemblée ; mais on ne
sait rien de la personne qui apporte l’information : « quelqu’un se présenta »,
probablement aux prytanes, qui assurent la permanence du Conseil (Démosthène,
Sur la couronne, 169-179). C’est qu’à Athènes le centre des institutions est le Conseil,
émanation de l’Assemblée. Nous ne savons pas comment des informations sensibles
pouvaient être traitées à l’Assemblée d’Athènes. En une occasion, un orateur fait
allusion à des éléments censés connus mais qu’on ne peut évoquer ouvertement.
Démosthène, dans la Deuxième Olynthienne, prononcée en 349 avant notre ère
pour exhorter les Athéniens à venir en aide à la cité d’Olynthe assiégée par Philippe
de Macédoine, mentionne « ce fameux secret dont on a tant parlé » (Dém. 2, 6). Il
s’agit d’un accord passé en 357, selon lequel Philippe donnerait la cité stratégique
d’Amphipolis aux Athéniens en échange d’une autre place, Pydna, tenue par les
Athéniens. L’accord aurait été passé, selon l’historien Théopompe2. Philippe ne le
respecta pas, mais la question est de savoir comment une assemblée athénienne a
pu ratifier un accord tout en le gardant secret ; et sans doute Démosthène trahit-il
la solution. L’accord ne fut pas décrit à la tribune mais on en a assez parlé pour que
chacun soit au courant3. On peut, par analogie, supposer que certains éléments
d’information sensible aient pu être diffusés ainsi par les magistrats ou les hommes
politiques qui en disposaient. Il faut de toute façon penser que l’information
militaire, sinon politique, allait directement aux magistrats concernés, les stratèges
ou autres.
Le second point est celui de la transmission de l’information. Il ne s’agit pas
tant de son caractère secret, sur lequel les traités de tactique donnent nombre
d’indications, de déguisements et de codes divers, que de l’authenticité. Une
découverte faite parmi des archives de la cavalerie athénienne, datant de la première
moitié du ive siècle, apporte une certaine lumière sur ce point. Il s’agit de jetons
estampillés marqués au nom d’un commandant de la cavalerie en garnison sur
l’île de Lemnos, possession athénienne située dans le nord de l’Égée, vitale en
1. Ed. Will, Le monde grec et l’Orient I. Le ve siècle (510-403), 1972, p. 190-191 ; également J.M.
Balcer, « The Athenian Episkopos and the Achaemenid ‘King’s Eye’ », American Journal of
Philology 98, 1977, p. 252-263.
2. Théopompe FGrHist 115 fr. 30.
3. P. Carlier, Démosthène, Paris 1990, p. 95-96.
176
raison de sa position sur la route du blé de la mer Noire. J. Kroll et F.W. Mitchel,
qui les ont publiés, montrent que ces jetons devaient permettre d’authentifier les
messages envoyés par ce commandant à Athènes1. D’autres jetons semblables
portent le nom d’autres commandants, dans les fortins de l’Attique ou à Samos.
On ne sait pourquoi on les a retrouvés à Athènes (oubliés au départ ? ou conservés
après réception des messages ?). Ce sont en tout cas des traces d’un effort pour
établir des critères officiels et fiables de l’authenticité des messages. Une vieille
pratique privée consistait à utiliser des objets séparés par moitié, dont l’ajustement
montrait que le messager avait bien été chargé d’une mission de confiance. Ces
objets s’appellent des symbola2, et il est possible que ce soit aussi le nom des jetons
du commandant de Lemnos. Un texte athénien prévoit qu’on fera des symbola pour
le roi de Sidon, un allié3. Quoi qu’il en soit, il s’agit ici d’une technique plus
sophistiquée pour authentifier des messages probablement confidentiels destinés
au commandement de la cavalerie à Athènes ou à d’autres instances centrales de
la cité.
*
Comment conclure ? L’universalité du souci du renseignement, relevée au
début de cet article, est indéniable. Il faut la considérer dans un contexte propre,
qui est celui de la cité grecque où, comme on l’a également noté, on trouve très peu
de véritables professionnels, et où la domination de l’infanterie lourde (hoplitique)
sur le champ de bataille est très nette au moins à partir du vie siècle. Dans une cité
archaïque ou classique de taille moyenne, comprenant quelques centaines de
citoyens actifs, le renseignement est l’affaire de tous. Sur le champ de bataille, c’est
celle des citoyens qui servent comme cavaliers, ou de ceux qui se portent volontaires
pour partir en reconnaissance, comme Diomède et Ulysse. En politique extérieure,
c’est la tâche des hommes politiques, des aristocrates qui entretiennent des liens
d’hospitalité avec leurs semblables dans d’autres cités, et de ceux, du même milieu,
qui ont l’occasion de se rendre aux fêtes des grands sanctuaires, où s’échangent
nombre d’informations. Si la notion n’était un peu galvaudée, on proposerait de
parler d’une structure de renseignement encastrée dans la société : omniprésente,
mais non séparée ni construite à part de l’activité politique en général. Il est possible
que cela change à Athènes, lorsque la cité se place à la tête d’un empire. C’est la
première fois que la nécessité d’un contrôle strict des « alliés », en fait des sujets, se
1. J.H. Kroll, F.W. Mitchel, « Clay Tokens Stamped with the Names of Athenian Military
Commanders », Hesperia 49, 1980, p. 86-96.
2. Gauthier, Symbola, p. 62-104.
3. Le décret IG II2 141 (également P.J. Rhodes, R. Osborne, Greek Historical Inscriptions
404-323 BC, Oxford 2003, no 21) date probablement des années entre 378 et 376 ; lignes
18-25 : « Que le Conseil fasse des symbola pour le roi des Sidoniens, pour que le peuple
d’Athènes sache si le roi des Sidoniens envoie un message lorsqu’il a besoin d’Athènes, et pour
que le roi des Sidoniens sache si le peuple d’Athènes lui envoie quelqu’un ».
177
fait jour à une telle échelle. Athènes y répond par des « inspecteurs », placés dans
chaque cité, et par des procédures réglées sur la transmission de l’information, y
compris en temps de paix. Ce sont là des évolutions notables, adaptées à une
structure politique plus vaste et diverse qu’auparavant. Il y a là un moment essentiel
de l’évolution des structures politiques.
178
Michel Debidour
1. La Poliorcétique, ou plutôt Comment défendre une cité assiégée (ive siècle av. J.-C.). Cet
auteur (cf. Michel Debidour, Les Grecs et la guerre, Éditions du Rocher, 2002, p. 185-196),
essentiel pour connaître la guerre secrète chez les Grecs, consacre en particulier le plus
long de ses chapitres (le ch. XXXI) à la transmission des messages et à la cryptographie.
Voir Michel Debidour, in Ruses, secrets et mensonges chez les historiens grecs et latins, Lyon-
Paris, 2006, p. 213-241, où l’on trouvera la traduction du chapitre 31 et un commentaire
plus développé.
2. De l’art militaire (ive-ve siècles).
3. Stratagèmes (époque flavienne).
4. Stratagèmes (milieu du iie s.).
5. Les Cestes (iiie s.).
6. Plusieurs de ces auteurs peuvent être consultés en ligne, ce qui est commode, même si les
traductions sont en général anciennes. À part Énée, la plupart de ces auteurs ont surtout
compilé des recueils d’anecdotes, comme l’ont fait de leur côté Athénée et Aulu-Gelle.
Pour les auteurs connus par une œuvre unique, je n’ai pas répété le titre à chaque fois. Les
dates s’entendent après J.-C. sauf précision contraire.
7. Signalons dès à présent Frank S. Russell, Information Gathering in Classical Greece,
Ann Arbor, 1999, chap. 4, p. 140-189 ; Rose-Mary Sheldon, Renseignement et espionnage
dans la Rome antique, Les Belles Lettres, 2009, chap. 11 : Transmission et signalisation,
p. 267-322, particulièrement riche pour les frontières de Bretagne et de Germanie ;
abondante bibliographie.
8. Les femmes, nous le verrons, interviennent rarement : une fois pour leur intelligence, une
autre fois par un attribut de leur coquetterie : les boucles d’oreilles.
180
apprendre par cœur son texte, et l’on sait que la mémoire, quand on l’exerce, peut
retenir sans faille un texte assez important.
Le messager devait d’abord partir, ce qui n’était pas facile dans le cas d’une
cité ou d’une armée assiégée. Frontin consacre à la question « Comment on fait
sortir et entrer un messager », tout un chapitre (III, 13) qui rassemble huit exemples :
traverser le Tibre à la nage ; envoyer un faux déserteur ; des lettres écrites sur du
plomb accrochées aux bras de soldats nageurs ; recourir à des pigeons (cf. infra).
Et voici un épisode amusant : lors du siège de Cyzique par Mithridate (75 av. J.-C.),
Lucullus voulut prévenir les assiégés de son approche : il fallait suivre un chenal
franchi par un pont sous surveillance. Lucullus « choisit parmi les siens un soldat
habile à nager comme à naviguer, le fit asseoir sur deux outres gonflées qui avaient
les messages cousus à l’intérieur. Les outres avaient été attachées par le bas à deux
barres à une petite distance. Il lui fit ainsi accomplir la traversée de sept milles. Le
soldat conduisit avec une telle adresse qu’il dirigeait l’esquif avec les jambes comme
avec les deux rames d’un gouvernail et qu’il parvint à tromper les guetteurs qui étaient
sur le poste : ils crurent à quelque bête marine. » (Frontin, Stratagèmes, III, 13, 6)1.
Alors, message verbal ou texte écrit ? Commençons par une écriture encore
primitive : chacun connaît l’histoire ressassée de l’esclave tondu et tatoué. Hérodote
(V, 35), le premier, raconte cet épisode en l’attribuant à Histiée qui souhaitait faire
parvenir à Aristagoras le signal de la révolte de l’Ionie dans les premières années
du ve siècle avant J.-C. : après avoir rasé la tête d’un de ses esclaves, il y tatoua des
caractères et laissa les cheveux repousser. Il envoya alors l’homme à Milet sans
autres instructions que de dire à Aristagoras de lui raser la tête.
Cette anecdote fameuse a frappé les Anciens, puisque, après Hérodote, trois
auteurs la mentionnent également : Énée le Tacticien (XXXI, 28-29), Polyen
(Stratagèmes, I, 24) et Aulu-Gelle (Nuits attiques, XVII, 9). Aulu-Gelle ajoute une
précision : Histiée choisit un esclave qui souffrait des yeux, et lui raconta que c’était
à titre de remède qu’il le faisait raser ! Et l’esclave ne pouvait même pas prendre
connaissance du texte. Le trait le plus important est que le message ne devait pas
être urgent. En réalité, les spécialistes jugent cette histoire hautement suspecte…
Durant l’Antiquité, le recours aux messagers est donc normal, et les premiers
temps, la lettre écrite est mal distinguée du messager qui la transporte : celui-ci la
lit, la commente, voire ajoute oralement quelques détails. Souvent la lettre est
comprise comme moins fiable que le messager lui-même2. En outre, le porteur de
mauvaises nouvelles était parfois mis à mort, nous disent les traditions : il s’agissait
moins d’une vengeance que d’un moyen magique qui prétendait, pour annuler
l’événement, en supprimer la nouvelle, et comme l’exorciser dans le sang.
L’orateur Antiphon écrit qu’on utilise les lettres dans deux cas seulement :
pour cacher un message à celui qui le transporte, ou bien pour transmettre un
1. Les trois autres exemples consistent plutôt à cacher le message. Toutes les traductions de
textes grecs et latins sont de moi, sauf mention contraire.
2. Sian Lewis, News and Society in the Greek Polis, Duckworth, 1996, p. 142-143.
181
texte trop long pour pouvoir être commodément mis en mémoire (Sur le meurtre
d’Hérode, V, 53-54). Et dans un monde où l’alphabétisation n’était pas généralisée,
une lettre écrite était bien déjà en elle-même le moyen de cacher l’information à
bien des gens.
Très vite donc, le messager transmettra un texte écrit, parfois plus détaillé ;
en outre, cela présente l’avantage de limiter la durée du contact entre les deux
personnes, ce qui peut quelquefois être de bonne prudence.
Si l’on connaît très tôt des missions d’enquête et d’espionnage (tel est le cas de
Dolon dans l’épisode de la Dolonie au Xe chant de l’Iliade : il va visiter nuitamment
le camp des Grecs), à chaque fois l’espion revient faire personnellement son rapport.
Cela permettait un échange direct, et celui qui l’avait envoyé en mission pouvait
poser en outre les questions qu’il désirait1. C’est avec la guerre du Péloponnèse
seulement qu’on voit apparaître un espion restant sur place et adressant son rapport
au lieu de rentrer en personne.
En envoyant un texte écrit par un messager, on pouvait lui en communiquer
ouvertement la teneur, ou bien la lui laisser ignorer, mais il pouvait savoir qu’il
s’agissait d’un secret. On pouvait même glisser le message sur lui à son insu, cela
dépendait de la confiance qu’on lui accordait. Des individus insoupçonnables ont
même été utilisés sans le savoir pour transporter des messages (cf. infra). On a vu
aussi les femmes porter des messages : elles prennent leur part dans ces actions
secrètes, précisément parce qu’elles sont moins soupçonnées et peuvent circuler,
croit-on, pour des raisons domestiques ou familiales, sans susciter la méfiance.
Souvent, on munit le messager d’un signe de connaissance destiné à authentifier
l’origine du message auprès du destinataire, et désarmer ainsi la méfiance naturelle
contre le risque d’intoxication : le rôle de la signature d’aujourd’hui était joué par
l’empreinte d’un sceau personnel ou d’une bague2. Ce qui n’excluait pas les tromperies :
le messager du général Pausanias, qui se méfiait pour sa propre sécurité, « contrefit
le cachet pour éviter, si ses hypothèses étaient fausses, ou bien si Pausanias demandait
à modifier quelque chose, qu’il ne s’en aperçût ; et il ouvrit la lettre. » (Thucydide, I,
132, 5, trad. J. de Romilly ; cf. Lucien, Alexandre d’Abonoteichos, 21, qui propose à
cette occasion trois méthodes pour violer un sceau de cire et le réparer)
Il peut aussi arriver que l’envoyé trahisse en chemin, par amour de l’argent,
ou par souci de sa propre sécurité. C’est ce que subit le général spartiate Pausanias,
qui noua des contacts secrets avec la Perse : le messager chargé de porter à Artabaze
sa dernière lettre, inquiet du sort de ceux qui, partis avant lui, n’étaient pas revenus,
ouvrit la lettre (cf. supra), vérifia ses doutes et dénonça son chef aux autorités
(Thucydide, I, 132, 5). D’autres fois, après avoir arrêté le messager au passage,
l’ennemi arrive à le faire parler, par ruse, corruption ou torture.
182
1. Après l’étude fondamentale de H. G. Pflaum, Essai sur le Cursus Publicus, 1940, voir les
travaux récents de Sylvie Crogiez-Pétrequin.
183
Dès qu’il y a un texte écrit à faire passer, il est utile de le cacher : c’est le propre
de la stéganographie — qui peut quelquefois, pour plus de sécurité, se combiner
avec la cryptographie proprement dite3.
Hérodote nous en offre déjà un exemple : un message cousu à l’intérieur d’un
lièvre mort transporté avec des apprêts de chasseurs (I, 123, 4 : lettre d’Harpage à
Cyrus). Mais c’est Énée le Tacticien qui rassemble les procédés les plus nombreux
et les plus variés, dont plusieurs peuvent paraître enfantins, mais ont parfois connu
une certaine fortune ultérieure. Énée tire ces exemples de ses lectures ainsi que de
son expérience personnelle de praticien de la guerre. Voici l’essentiel de ces procédés,
1. Ce contemporain d’Aristophane ne nous est connu que par des fragments (Fragmenta
poetarum comoediae antiquae, éd. A. Meineke, Berlin I, 1839, p. 267, dans la comédie
perdue Les vieilles).
2. René Hänggi, « Das Dreikaiserjahr und Frage der Botentauben », Pro Vindonissa (1994),
p. 35-37.
3. Les deux mots viennent du grec : la stéganographie (« écriture recouverte ») désigne les
moyens qui cachent jusqu’à l’existence même du message (ex. les encres dites sympathiques),
tandis la cryptographie (« écriture cachée ». recouvre toutes les formes d’écritures secrètes.
184
1. Ovide mentionne le même procédé pour permettre aux femmes adultères de tromper la
vigilance de leur mari jaloux (Art d’aimer, III, vv. 623-624).
2. On sait que les Anciens, notamment les athlètes, portaient souvent de tels vases à la
ceinture.
3. L’épisode est emprunté à Hérodote VII, 239, 2-4, selon qui il fallut l’intelligence d’une
femme, Gorgô épouse du roi Léonidas, pour deviner qu’il fallait gratter la cire vierge et
lire dessous. Énée suggère plutôt d’écrire en surface un texte banal : cela représente une
meilleure sécurité en cas d’interception, mais une entente préalable est nécessaire. On
retrouve l’exemple dans Aulu-Gelle, Nuits att., XVII, 9, 16, et Polyen, Strat., II, 20.
4. Énée va jusqu’à suggérer quelle image : « un cavalier porte-lumière, ou toute autre image au
choix, en vêtements blancs, sur un cheval également blanc. » (XXXI, 15)
5. Voir plus haut sur cette anecdote très célèbre.
185
186
1. Voir dans l’article suivant le message envoyé par César à Quintus Cicéron.
2. Voir Chapot, Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines, 1918, s.v. « Signum »,
p. 1334 ; le dernier chapitre de la thèse de Br. Collard, Les langages secrets dans l’Antiquité
gréco-romaine (2004, disponible en ligne) ; le chapitre 11 de R. M. Sheldon, Renseignement
et espionnage dans la Rome antique (2009), p. 267-322 ; D. J. Woolliscroft, Roman Military
Signalling, Stroud, 2010.
3. Il s’agit bien ici de l’historien, mais au cours de sa brève carrière de stratège : elle tourna
rapidement à son désavantage, ce qui lui fit choisir l’exil.
4. Hist. Comm. on Thucydides, III, 1956, p. 579 ; Frank S. Russell, p. 162, n. 93.
187
avec des drapeaux, aigrettes, etc. ; il distingue trois sortes de signaux : les signes
vocaux (les ordres ou les mots de passe), les signes semi-vocaux (au moyen d’instru
ments sonores), et les signes muets (les enseignes, les étendards, etc.). Les deux
premières catégories de signes servent bien à communiquer, mais se prêtent mal
au secret, à moins d’une convention préalable.
De toute façon, l’éventail des informations est limité, et leur utilité reste
ponctuelle. Nous passerons vite sur les signaux sonores, qui ont bien été utilisés.
Durant la bataille, des signaux simples étaient donnés à la trompette, ainsi qu’il
ressort d’un passage de Polyen : « Pamménès trompa ses ennemis en utilisant la
trompette à l’inverse de la coutume : il avait indiqué à ses propres soldats d’attaquer
quand ils entendraient le signal de la retraite, et de se retirer au signal de l’attaque. »
(Strat., V, 16, 4)
César raconte que les Gaulois, pour leur part, se prévenaient par des cris ; en
53 avant J.-C. le massacre des Romains commis à Genabum (Orléans) au lever du
soleil fut connu en Auvergne avant la fin de la première vigile, soit 160 000 pas de
distance (40 lieues) en douze heures (Bellum Gallicum, VII, 3). Malheureusement
il ne donne aucun détail sur le code employé, qui restait sans nul doute rudimentaire.
1. Un épisode analogue se retrouve dans la légende médiévale de Tristan et Iseult, sans doute
par un emprunt de lettré.
188
signal de l’attaque contre Cléomène (Polybe, II, 66, 10. Cf. Plutarque, Philopoimen,
6, 3, où l’étoffe est pourpre).
Dans deux cas des boucliers sont censés avoir été utilisés pour leur reflet : par
un Alcméonide afin d’aider les Perses après la bataille de Marathon (Hérodote, VI,
115 ; 121 ; 123) ; par un navire en éclaireur à l’adresse de Lysandre en 404 au début
de la bataille d’Aigos-Potamos (Xénophon, Helléniques, II, 1, 27 ; Plutarque, Lysandre,
11, 2 ; Polyen, Strat., I, 45, 2). Les deux fois, l’éclair du bouclier embrasé par le reflet
indiquait le moment propice à une attaque. La physique des reflets comme la forme
des boucliers peuvent faire douter de l’efficacité du procédé — sans parler de l’insta
bilité d’un navire sur l’eau !
Mais le principal vecteur des signaux, ce sont les feux dans la nuit (en grec
pursoi ou phruktoi) et la fumée le jour. Toutefois les signaux de fumée, difficiles à
distinguer dans la journée d’autres feux, sont bien plus rares que les signaux de
feu : au-delà des colonnes d’Hercule les marchands carthaginois signalent ainsi
aux habitants de Libye alentour qu’ils sont arrivés avec des marchandises (Hérodote,
IV, 196). Quant aux Romains, c’est César qui le premier mentionne des signaux de
fumée lors du siège de Dyrrachium en 48 av. J.-C. (Bellum Civile, III, 65, 2 :
« significatione per castella fumo facta »).
Selon la légende, les signaux de feu auraient été inventés par le héros Palamède,
et son père s’en serait servi pour tromper un ennemi (Hygin, Fabulae, 105). Toujours
dans la mythologie, Sinon, le faux déserteur grec qui convainquit les Troyens de
faire entrer dans leur ville le grand cheval de bois, lança par le feu un signal à la
flotte grecque qui s’était retirée derrière l’île de Ténédos (Virgile, Énéide, chant ii, etc.).
Mais de tels signaux sont visibles et il peut être déjà dangereux de laisser savoir
qu’un message a été envoyé : l’homme qui est surpris avec une lanterne et qui,
croit-on, envoie un message, peut être arrêté pour cela, ainsi qu’il arriva au frère
aîné d’Agoratos surpris en Sicile (Lysias, Contre Agoratos, 65/67). Et si le signal est
trop simple, il peut renseigner l’ennemi autant que le destinataire ; ou bien, même
si le sens exact échappe, il peut révéler la position d’une unité.
Par précaution Énée le Tacticien (X, 25-26) prescrit donc d’interdire très
strictement dans la cité l’utilisation la nuit de tous feux, lanternes et torches, pour
empêcher que des traîtres communiquent avec l’ennemi.
Les signaux servaient moins à transmettre des ordres qu’à diffuser des nouvelles.
Si chez Homère une comparaison évoque déjà ces signaux (Iliade, XVIII, vv. 207-
213), c’est au ve siècle av. J.-C. qu’on rencontre les premières attestations historiques
assurées1. En nombre de mentions, c’est le ive siècle avant J.-C. qui apparaît comme
l’âge d’or des signaux : mais est-ce là autre chose qu’une apparence, due à la
surreprésentation d’Énée le Tacticien2 ?
Outre la simple vraisemblance, le fait qu’on ait couramment utilisé en pareil
cas des signaux de feu nous est confirmé par d’assez nombreuses mentions dans
189
les textes, même si elles restent, à notre goût, trop vagues sur les modalités et les
codes éventuellement employés.
Ils pouvaient en outre être prolongés par des relais successifs. L’exemple le
plus connu de cette chaîne de relais nous est donné par le début de l’Agamemnon
d’Eschyle (vv. 1-39) : le veilleur aperçoit le feu qui annonce la prise tant attendue
de Troie ; plus loin Clytemnestre évoque avec précision les étapes successives des
relais (vv. 281-316) : Lemnos (le roc d’Hermès, 110 km) ; le mont Athos (90 km) ;
le mont Makistos (en Eubée ?, à 185 km)1 ; le mont Messapios (en Béotie, à 45 km) ;
le mont Cithéron (40 km) ; l’Egiplancte (lieu inconnu, à situer près de Mégare ?) ;
enfin le mont d’Arachné, proche d’Argos (à 70 km du Cithéron)2.
Le message de l’Agamemnon suppose la mise en place de relais permanents,
et doit refléter plutôt une pratique du ve siècle. C’est par le même moyen que, selon
Hérodote (IX, 3) ; Mardonios fit parvenir en Perse la nouvelle de la prise d’Athènes
en 480 av. J.-C., d’île en île jusqu’à Sardes, au-delà le long de la route royale vers
Suse que les nouvelles pouvaient atteindre dans la journée. Quant à la défaite de
Mardonios subie un matin à Platées, la nouvelle en arriva dans la même journée
au cap Mycale avant la bataille navale (Hérodote, IX, 100 ; Justin, Histoires philippiques,
III, 14). Si l’existence de tels relais n’est encore que probable au ve siècle av. J.-C.,
elle est une certitude au ive siècle, dans le réseau des fortifications attiques du
Nord-Ouest3, dont l’implantation permettait, aux frontières de la Béotie, l’échange
de signaux entre un poste et le suivant.
Les sources mentionnent beaucoup d’autres exemples, sans détailler les
modalités, en général pour donner simplement le signal d’une action, comme à
Chalcédoine : ceux qui en 410 avant J.-C. voulaient ouvrir leurs portes à Alcibiade
étaient convenus de hisser pour lui un flambeau au milieu de la nuit (Plutarque,
Alcibiade, 30, 4). Mais on ne saurait citer tous les exemples de feux placés en des
lieux stratégiques pour communiquer un ordre ou donner l’alerte, et Polybe en
souligne le rôle capital dans le succès des guerres (X, 43, 2 et 4).
Cependant les feux peuvent donner lieu à méprise : lors du siège de Paros par
Miltiade après Marathon, un incendie brûla accidentellement un bois sacré, et les
assiégeants comme les assiégés crurent à un signal annonçant la venue de la flotte
perse (Cornélius Népos, Vie de Miltiade, VII, 3-4).
1. La distance a fait ici supposer, plutôt qu’une erreur de l’auteur, une lacune d’un ou deux
vers, et la perte d’autant d’étapes intermédiaires.
2. J. H. Quincey, « The beacon-sites in the Agamemnon », Journal of Hell. Stud. 83 (1963),
p. 118-132 ; J. Leibovici, Les télécommunication au premier millénaire av. J.-C. au Proche-
Orient ancien, 2012, p. 53-55. Cet ouvrage dépasse son titre en citant et commentant les
textes d’Hérodote, ainsi que d’Énée le Tacticien et de Polybe, sur lesquels nous reviendrons ;
Woolliscroft, p. 22-24. Ce petit volume, débordant sur toute l’Antiquité, reprend et discute
commodément tous les différents procédés. En outre, il donne en appendice la traduction
de la cinquantaine de textes grecs et latins qui touchent au sujet.
3. Josiah Ober, Fortress Attica : Defense of the Athenian Land Frontier, 404-322 B.C., E.J. Brill,
Leiden, 1985, p. 196-197 et 147.
190
Les signaux de fumée, et plus encore les signaux de feu dans la nuit, portaient
loin, d’où une rapidité accrue : les feux allumés par les Péloponnésiens assiégeant
Platées pouvaient être vus de Thèbes même par une nuit d’orage, à une distance
d’une quinzaine de kilomètres (Thucydide, III, 22, 7-8). On peut lancer les signaux
de feu jusqu’à quatre jours de marche, nous dit Polybe (X, 43, 3).
Suétone évoque, sans préciser davantage, que Tibère observe à Capri, du haut
d’un rocher, les signaux éloignés qu’il a fait élever au loin pour être informé des
événements sans retard (Tibère, LXV, 5 : la chute de Séjan ; Tacite, Ann., VI, 39, 2).
L’existence de signaux par feu était à ce point courante qu’on a pu prévoir des
« contre-feux », destinés à brouiller les communications probables de l’adversaire.
C’est ce que nous raconte Thucydide lors de l’évasion des Platéens assiégés par les
Thébains. Il fallait empêcher les assiégeants de faire venir des renforts de Thèbes :
« Des torches étaient hissées pour signaler l’ennemi à Thèbes ; mais les Platéens de la
ville, eux aussi, agitaient sur leur rempart une quantité de torches qu’ils avaient
préparées précisément à cette fin, pour brouiller les signaux de leurs ennemis et
empêcher une intervention en donnant le change jusqu’à ce que leurs hommes qui
sortaient fussent passés et en sûreté. » (III, 22, 7-8, trad. J. de Romilly) Pour agir
ainsi, les Platéens avaient visiblement observé avec soin les pratiques de leurs
assiégeants.
Les signaux par feu, plus rapides mais trop simples, pouvaient être complétés,
pour les courtes distances, par l’envoi immédiat d’un messager : en 133 av.
J.-C. Scipion Émilien commença le siège de Numance en entourant la ville de
fortins qui pouvaient communiquer entre eux : « Il posta sur la totalité du rempart
des messagers fréquents, qui devaient, de nuit comme de jour, en se passant le mot des
uns aux autres, lui indiquer les événements ; à chacun des fortins en outre, il donna
ordre, au cas où il se passerait quelque chose, qu’un signal soit hissé par le premier à
être en péril, et que tous les autres lèvent de même le leur sitôt après avoir aperçu celui
qui aurait commencé, afin que par le signal il prît connaissance de ce trouble, avant
de savoir le détail par les messagers. » (Appien, Guerres ibériques, VI, 15, 92)
Mentionnons aussi le témoignage archéologique de la colonne Trajane : dans
la première spire, une tour laisse voir à l’étage ce qui semble être une torche allumée ;
or nous sommes à l’époque où le monde est encore en paix : face à l’ennemi potentiel,
la garde veille et la tour de signalisation est là pour donner l’alerte à tout moment1.
Si la torche apparaît évidente, les tas de combustibles qu’on a voulu voir à côté
restent sujets à discussion. De toute façon, l’indice reste ténu et ne nous dit rien
des modalités d’acheminement, voire d’un code éventuel : jusqu’ici les archéologues
n’ont pas mis au jour de cendres remontant assurément à des feux de signaux.
Enfin on peut signaler l’existence des phares2. Chacun connaît le phare
d’Alexandrie (iiie siècle av. J.-C.), mais les Grecs en ont connu d’autres, comme sur
1. R. Rebuffat, Mél. de l’École Française de Rome. Antiquité, 90 (1978), p. 846, avec la photo
d’une maquette de la tour à la p. 855 ; commentaire dans Woolliscroft, p. 26-28.
2. R. J. Forbes, Studies in Ancient Technology, Leiden, VI, 1958, p. 177-182 et p. 219-222.
191
l’île de Thasos au moins deux siècles plus tôt. Je renonce pourtant à détailler les
phares, car ils demanderaient à eux seuls un développement : malgré leur utilité
incontestable pour les marins, peut-on parler proprement d’un message, d’une
information ?
192
L’invention était ingénieuse, un peu plus souple que les procédés antérieurs,
et Woolliscroft est parvenu à la réaliser en pratique (pp. 31-34). Elle restait pourtant
bien imparfaite. Les grands vases, lourds et fragiles, étaient d’un transport malaisé
et les informations possibles, même plus nombreuses, restaient en nombre limité :
comment répondre à l’urgence d’une situation vraiment imprévue ? Enfin le
synchronisme devait être absolu ; faute de quoi on pouvait confondre des lignes
entre elles, Si les intervalles sont plus longs, le risque de confusion diminue, mais
le nombre des messages possibles diminue d’autant : c’est encore une fois le conflit
entre la rapidité et la sûreté…
C’est à cette critique lucide que se livre aussitôt Polybe (X, 45, 1-5), ce qui lui
permet de souligner les mérites de l’autre méthode, celle qu’il préconise, et que
nous aborderons dans l’article suivant, car il s’agira cette fois d’une méthode
alphabétique, donc d’une vraie cryptographie à proprement parler.
À la fin de l’époque romaine, le traité de Végèce, qui fut célèbre durant tout
le Moyen-Âge, mentionne, mais trop rapidement, un autre système, une sorte de
sémaphore qui a pu faire penser au télégraphe optique de Chappe1, bien connu
durant la première moitié du xixe siècle : « On place quelquefois, au haut des tours
d’une ville ou d’un fortin, des sortes de solives ; en les élevant ou en les abaissant, on
fait savoir les événements qui se produisent. » (III, 5) Les solives évoquent pour nous
les bras articulés de Chappe, mais nous ignorons, hélas, tout du système, de sa
souplesse comme de sa pratique : combien de poutres ? Des poutres isolées ou
articulées ? Végèce a peut-être résumé seulement un auteur antérieur qu’il n’a pas
compris…
L’organisation de la surveillance frontalière avec ses fortins et ses tours réparties
de loin en loin donnait un cadre idéal pour une telle circulation de l’information
d’un poste à l’autre comme avec les camps de l’arrière : on a testé un système de
cet ordre, et l’intervisibilité des signaux, sur les marches de Bretagne (au mur
d’Hadrien et au mur d’Antonin), de Germanie2, ainsi que, dans le cadre d’un
paysage différent, en Libye ou dans le désert de Syrie : autour du fort de Betthorus
(Leijun, en Jordanie) (ive-vie siècles après J.-C.) les fouilleurs ont ainsi repéré les
vestiges de quatorze tours de guet, entre lesquelles S.T. Parker et son équipe ont
expérimenté des signaux par fumée, par miroirs et par feux3.
En Occident également on a restitué un réseau de tours à signaux sur certaines
côtes, sans qu’on puisse se faire une idée précise du type de signalisation : à Whitby
(Grande-Bretagne), un toponyme a suggéré l’existence d’une telle tour, ce que la
topographie a confirmé4.
1. René Rebuffat, « Végèce et le télégraphe Chappe », Mélanges de l’Ec. Fr. de Rome. Antiquité,
90 (1978), p. 829-861 ; Woolliscroft, p. 46-48.
2. On lira une présentation détaillée dans R.-M. Sheldon, op. cit., p. 279-319.
3. Michael Grant, The Visible Past, Scribner, New York, 1990, p. 156-157.
4. T.W. Bell, « A Roman signal station at Whitby », Archaeological Journal [London] 1998,
no 155, p. 303-322.
193
*
Nous voyons que les données antiques sur les messages, si elles sont nombreuses,
demeurent éparses, ce qui ne veut pas dire pour autant qu’ils ont été sans influence
sur les événements. Car il faut retenir l’importance du facteur humain : autant que
la masse des armées collectivement puissantes, autant que la hauteur de vue, voire
le génie des grands chefs d’armée, soulignons le rôle déterminant de certains
individus, en général plus obscurs, quand ils ne restent pas délibérément sous les
voiles de l’ombre : ce sont les messagers, non pas tant les ambassadeurs officiels
que les envoyés du secret qui, au risque de leur liberté et quelquefois de leur vie,
déterminaient souvent le déclenchement d’une action ou l’issue d’une expédition.
Nos sources évoquent surtout deux types de transmission des messages : d’une
part les faire convoyer directement et précisément par un messager, malgré sa
lenteur et les risques de trahison ; d’autre part les transmettre à distance grâce à
des feux, ce qui est plus rapide mais peu détaillé.
C’est pour résoudre cette contradiction et corriger ces insuffisances que les
Grecs puis les Romains ont inventé les premières formes de la cryptographie, la
véritable écriture secrète dont l’avantage était de combiner la souplesse et la rapidité
de transmission : ce sera l’objet de l’article suivant, dont le propos sera bien
évidemment la suite et le complément de celui-ci.
Michel Debidour
194
Michel Debidour
1. Comme dans l’article précédent, toutes les traductions des textes anciens sont de l’auteur.
la mention est loin d’être évidente : il pourrait même s’agir seulement des premiers
signes d’écriture, rares dans une civilisation encore peu alphabétisée1.
Au « degré zéro » de la cryptographie, nous trouvons en premier lieu des
allusions qui, pour des raisons de connaissance ou de culture, peuvent être comprises
seulement par le destinataire.
Sans doute ne rencontre-t-on pas dans l’Antiquité les codes et dictionnaires,
qui fleurirent du xvie au xixe siècle, du moins de façon systématique. Lorsque le
Lacédémonien Hippodamos fut assiégé dans Prasiai par les Arcadiens, un héraut
vint de Sparte pour s’entretenir avec lui. Les Arcadiens lui refusèrent l’entrée, mais
Hippodamos, du haut des remparts lui cria de dire aux éphores de libérer sa garnison
de la femme attachée dans le temple de la Déesse à la maison d’airain. Les Arcadiens
entendirent mais ne comprirent pas, alors que les Lacédémoniens, eux, surent
interpréter l’allusion : dans ce temple de Sparte il existait, suspendue, une image
de la Famine personnifiée et enchaînée ; Hippodamos voulait dire que la garnison
mourait de faim et qu’un prompt secours était nécessaire (Polyen, Stratagèmes, II,
15, 1 ; cf. Athénée, Deipnosoph. 452a). La lettre écrite par Platon à Denys à propos
de Dion exilé et de sa femme reposait sans doute sur une telle forme de circonlocution :
« Il écrivit au tyran une lettre qui, tout en étant sur le reste claire pour tout le monde,
n’était compréhensible sur un point que du seul Denys. » (Plutarque, Dion, XXI, 4)
On rencontre aussi dans la correspondance de Cicéron des allusions contournées
et des comparaisons qui ne pouvaient dire quelque chose qu’à un petit cercle d’initiés.
Dans les Lettres à Atticus, entre 61 et 59 avant J.-C., l’orateur dissimule les noms propres
des personnalités politiques derrière des surnoms empruntés à la géographie ou à
l’histoire : Pompée devient « Sampsicéramus » (nom d’un prince d’Emèse) ou
« Hiérosolymarius » (l’homme de Jérusalem, les deux à cause des succès remportés
par Pompée en Orient) ; Crassus devient « le Nanéen chauve », Clodia « la déesse aux
yeux de vache », Clodius Pulcher « le prêtre de la Bonne déesse2 ». Ces codes avaient-ils
fait l’objet d’une entente préalable entre Cicéron et son ami ? On peut fortement en
douter. Ces désignations, qui étaient en même temps une façon pour Cicéron de passer
sa rage trop souvent impuissante et son mépris, ne lui offraient sans doute qu’une
protection illusoire, car on peut croire que les officiers, pour peu qu’ils connussent la
situation à Rome, devaient à partir du contexte percer rapidement ces identités bien
mal cachées. De toute façon si la situation pouvait devenir politiquement dangereuse
pour l’illustre orateur, il ne devait guère être lui-même dépositaire de secrets d’État
ou d’informations confidentielles…
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1. Cf. mon article précédent. On trouvera dans mon article de 2006 (in Ruses, secrets et
mensonges chez les historiens grecs et latins, H. Olivier, P. Giovannelli-Jouanna et Fr. Bérard
éd., Lyon-Paris, p. 233) la liste des principaux textes antiques qui traitent de la question,
fût-ce en passant ; et dans mon article de 2007 (in Parole, media, pouvoir dans l’Occident
romain, M. Ledentu éd., Lyon-Paris, p. 488-496), les traductions de seize de ces auteurs.
197
198
199
secrets, car ce nombre, le carré de 5, fait à peu près le nombre des lettres de nos
alphabets1. Même si Polybe parle de deux planchettes, et n’évoque jamais un
agencement sous forme d’un tableau carré à double entrée, les cryptologues parlent
couramment jusqu’à aujourd’hui du « carré de Polybe ».
Une fois que les deux parties se sont mises d’accord pour communiquer
(X, 45, 9-10), on déterminait les « coordonnées » de chacune des lettres, le premier
poste, à gauche, donnant le numéro de la tablette, le deuxième, à droite, indiquant
le numéro d’ordre sur la planchette, donc quelle lettre exacte (X, 45, 11-12). Pour
chaque lettre, on montrait donc deux groupes de torches, assez séparés pour être
distingués clairement par le destinataire2.
On peut imaginer l’arrangement suivant : onze torches étaient préparées à
l’avance : 2 x 5 pour l’alphabet, et une pour la signalisation générale. Bien entendu
on ne les allumait pas pour chaque lettre : elles étaient allumées à l’avance, et
cachées derrière deux écrans ; les hommes hissaient le nombre voulu pour les faire
voir du destinataire3. Pour aider à distinguer, et surtout éviter toute confusion
entre les groupes, Polybe prévoit l’implantation fixe de deux tubes (dioptra)
précisément orientés pour la visée au loin (X, 46, 1), mais à cette époque ancienne
les tubes sont bien entendu dépourvus de toute lentille. Polybe, à coup sûr conscient
de la logistique et du personnel nécessaires, n’évoque pas la possibilité de relais
successifs qui auraient permis d’augmenter la distance de diffusion. Rien n’est dit
non plus, mais c’est une évidence, de la nécessité d’inverser la gauche et la droite
entre l’émission et la réception, ce qui veut dire une disposition différente des
tablettes pour émettre les messages et pour les recevoir.
Avec ce moyen, on échappait enfin au carcan de la prédétermination. En
contrepartie, l’envoi des messages, lettre par lettre, prenait beaucoup plus de temps.
Polybe a bien compris cette gêne, alors que pour une armée en campagne le temps
est quelquefois un facteur déterminant : pour accélérer un peu la transmission, il
conseille déjà de recourir à un style raccourci pour économiser ainsi plus de la
moitié des lettres tout en donnant autant de renseignements : le premier, il a ainsi
inventé le « style télégraphique » : « Quand on veut indiquer, par exemple, qu’« un
certain nombre de nos soldats, au nombre d’une centaine environ, sont passés du côté
de nos adversaires », il faudra choisir quels mots peuvent dire la même chose avec le
moins de lettres possible ; ainsi, à la place du message précédent, « cent Crétois ont
200
déserté » : à présent le nombre des lettres se trouve diminué de moitié, mais elles en
disent tout autant. » (X, 46, 4-5).
À la lecture, le système de Polybe peut paraître compliqué à mettre en œuvre,
mais l’auteur explique lui-même que tout est facilité par l’habitude : c’est, conclut-il,
comme pour l’apprentissage de la lecture (X, 47, 3-11), ce qui est vrai, et plus encore
que ne le pensait Polybe : aucun indice ne suggère que les codes (et donc les tableaux)
étaient modifiés de temps en temps par sécurité ; de ce fait ces codes, immuables,
devaient être très rapidement mémorisés, et les tablettes devenaient inutiles, de
même que les codeurs en morse ont vite cessé de consulter leur tableau de référence.
Cependant ce procédé par feux n’empêchait pas l’ennemi de surprendre le
message, voire éventuellement, à la réflexion, de le comprendre, sauf, dirais-je, à
changer, par convention, périodiquement d’alphabet : le « carré de Polybe » permet
très facilement une telle modification, mais cela ne paraît pas avoir jamais été le
cas, je viens de le dire. Il faut rappeler que si les sources antiques abondent en
exemples de trahison, aucune d’entre elles ne mentionne de décryptage réussi, ni
même simplement tenté, sur un message ennemi intercepté.
Le procédé restait relativement long à mettre en œuvre, il demandait du
matériel et la participation d’un personnel nombreux. A-t-il même été jamais mis
en pratique ? Après Polybe, une source seulement mentionne trois siècles plus tard
un procédé analogue, dans une variante qui renonce au fameux « carré de Polybe ».
Sextus Julius Africanus (iie siècle après J.-C.)1 ne cite d’ailleurs pas son prédécesseur :
chez lui, chaque station qui reçoit transmet à la station suivante, et surtout, au lieu
de dix torches, on en utilise seulement trois : une à gauche, une au centre, et une
à droite, largement séparées entre elles, ce qui doit accroître la portée utile ; au lieu
de hisser plusieurs torches, on en hisse une seule, à gauche, au centre ou à droite,
mais plusieurs fois (entre une et huit fois : 3 x 8 = 24) : cela diminuait le personnel
et le matériel nécessaires, mais allongeait considérablement la transmission, surtout
quand il fallait recourir à plusieurs relais successifs.
201
« On a conservé ses lettres à Cicéron, et ses lettres à ses familiers à propos de ses
affaires privées. S’il avait à communiquer des choses confidentielles, il écrivait en
chiffrant, c’est-à-dire qu’il changeait l’ordre des lettres de l’alphabet de sorte que plus
aucun mot ne pouvait être formé. Et, je le dis pour celui qui voudrait en trouver le
sens et les déchiffrer, il remplaçait chaque lettre par la quatrième qui la suit, le D pour
l’A, et ainsi de suite. » (Jules César, 56, 8) ; Dion Cassius donne un texte à la teneur
identique : il remplaçait « toujours la lettre par la quatrième qui la suit dans l’ordre
alphabétique. » (Histoire romaine, XL, 9, 3)
Il faut se souvenir que selon le mode de comptage des Romains, la quatrième
lettre (D pour A) correspond pour nous à la troisième.
Il ne semble pas que César ait jamais eu l’idée de changer de décalage dans
son alphabet secret. Et pourtant au moment de la guerre civile, Q. Cicéron, le frère
de l’orateur, qui avait été le légat de César en Gaule, passa du côté de Pompée.
Peut-on croire que César ait continué à utiliser la même convention ? Quant aux
officiers pompéiens, une fois prévenus du code employé par César, n’auraient-ils
pas eu l’idée d’essayer de lire en utilisant un autre décalage ? À moins que le système
n’ait pas été autre chose qu’un simple procédé de campagne commode, destiné à
assurer une protection minimale, suffisante vis-à-vis des brigands, soldats et
messagers des pays traversés, mais non des responsables ennemis eux-mêmes…
Est-ce au même type de code qu’Aulu-Gelle fait allusion à propos de la corres
pondance de C. César avec C. Oppius et Cornelius Balbus ? « Dans cette correspondance
on trouve, à certains endroits, des lettres isolées qui ne forment aucune syllabe : on
les dirait placées au hasard ; car on ne peut former aucun mot avec ces lettres. Or il y
avait une convention secrète entre les correspondants pour changer la place de ces
lettres : en écrivant, chacune avait la place et le nom d’une autre, tandis qu’en lisant
on lui redonnait sa place et sa valeur. Mais pour décider quelles lettres étaient écrites
à la place de quelles autres, c’était, comme je l’ai dit, l’objet de la convention préalable
entre ceux qui préparaient ce code secret d’écriture. » (Nuits Att., XVII, 9, 2-4). Le
texte est loin d’être clair : on pourrait d’abord penser à un procédé par transposition
(« changer la place des lettres », « de commutando situ litterarum ») mais la suite
oriente à nouveau vers la substitution indiquée par Suétone (« chacune avait la place
et le nom d’une autre »). Aulu-Gelle avait-il vraiment compris le système ? Et il
signale à la suite « un mémoire extrêmement soigné que le grammairien Probus a
écrit Sur la signification secrète des lettres dans l’écriture de la Correspondance de
C. César » (XVII, 9, 5), un ouvrage qui ne nous est évidemment pas parvenu…
Octavien, le neveu de César qui lui succéda sous le nom d’Auguste, fit usage
d’un chiffre analogue, mais dont le décalage était différent :
« Toutes les fois qu’il écrit en chiffres, il remplace A par B, B par C, et ainsi de
suite pour les autres lettres. » (Suétone, Auguste, 88, 3 ; Dion Cassius, LI, 3, 7)
202
1. Et non par le seul A, comme on attendrait dans une simple permutation circulaire (l’X était
la dernière lettre de l’alphabet latin, y et z n’ayant été introduits qu’ensuite, pour transcrire
les mots grecs). Nous ignorons comment César avait lui-même résolu le problème, cette
fois pour les trois dernières lettres : selon la permutation circulaire, on s’attendrait à voir
écrire respectivement A pour T, B pour V, et C pour X…
2. Les « notes tironiennes ». On a retrouvé sur un papyrus d’Égypte le contrat d’apprentissage
sur deux ans d’un jeune esclave, qui montre jusqu’à l’existence de manuels techniques en
la matière (P. Oxy. 724 de 155 apr. J.-C., v. N. Lewis, La mémoire des sables, Armand Colin,
1988, p. 136-137).
3. J. Auberger (« Cryptographie ou natation ? » Rev. Philol. 66, 2, 1992, p. 209-215) a voulu
revenir à la leçon natare des manuscrits.
4. Ce peuple de Gaule belgique avait pour capitale Bagacum (auj. Bavay, Nord).
203
et écrivit en grec (hellenisti) tout ce qu’il voulait faire savoir à Cicéron. De la sorte, si
sa missive était interceptée, elle resterait même en ce cas incompréhensible aux barbares,
et ne leur apprendrait rien. » (XL, 9)
Le texte de César pose plusieurs questions : la lettre était-elle écrite en langue
grecque ? ou bien seulement en lettres grecques ? Le texte latin peut signifier les
deux. On comprend en général que la lettre était rédigée en latin, mais transcrite
en caractères grecs pour dérouter, le cas échéant, un Gaulois qui intercepterait la
lettre. Pourtant on sait que les Gaulois connaissaient les lettres grecques, César
lui-même en témoigne plusieurs fois1. Ils les employaient même pour transcrire
leur propre langue dans les monnaies et les inscriptions. Sans doute les Nerviens,
des Celtes du Nord, étaient-ils moins familiers du grec que les Gaulois de la
Provence…
D’où l’idée que la lettre pouvait être rédigée en langue grecque2, voire en grec
et chiffrée, ou même seulement chiffrée selon le procédé que nous venons de voir.
C’est ainsi qu’a voulu comprendre l’éditeur de César Henri Goelzer, qui corrige le
texte latin Graecis litteris en caecis litteris : il n’est plus question de caractères grecs,
mais de caractères aveugles, ou obscurs, c’est-à-dire chiffrés. C’est probablement la
lecture que je préfère.
Certes le texte parallèle de Dion Cassius écrit hellenisti, c’est-à-dire « en grec »,
mais ne peut-on supposer que Dion, qui vivait deux siècles et demi après César,
ait eu en main un manuscrit césarien où caecis aurait déjà été altéré en Graecis3 ?
Polyen, le troisième auteur qui nous relate cet épisode (VIII, 23, 6), ne peut
nous être utile sur ce point, car il ne s’intéresse qu’au mode d’envoi de la lettre,
attachée à un javelot : rien sur la langue du texte, ni sur un codage éventuel, —
seulement le texte même du message, évidemment apocryphe.
La question n’est donc pas définitivement tranchée.
204
1. Chez les modernes, les références à la scytale sont innombrables, jusqu’à la bande dessinée :
Y. Sente et A. Juillard, Le bâton de Plutarque (Blake et Mortimer), 2014. Et toutes les histoires
de la cryptographie la mentionnent, à commencer par les ouvrages fondamentaux de D.
Kahn (The Codebreakers, p. 82), de Simon Singh (Histoire des codes secrets, J. Lattès, 1999,
p. 24), etc.
2. Br. Collard, dans sa thèse, s’efforce cependant, mais sans convaincre, d’expliquer pourquoi
Énée n’en parle pas.
205
détaillent le procédé en des termes analogues, à deux détails près : le premier évoque
une lanière en papyrus, le deuxième une lanière en cuir ; enfin Aulu-Gelle précise
que chacune des lettres écrites étaient elle-même illisible, car elles chevauchaient
d’une spire sur la suivante (XVII, 9, 10). Quelques auteurs postérieurs (Ausone,
Lettres xxiv, vv. 23-27 ; le lexique de la Souda) évoquent aussi la scytale dans un
sens clairement cryptographique, mais ils peuvent l’avoir recopiée de Plutarque.
Certains ont même suggéré que la décoration en hélice de la colonne Trajane (dédiée
en 113 après. J.-C.) s’inspirait de l’usage de la scytale, ce qui paraît bien difficile à
croire, en particulier par le sens respectif de lecture de la bande.
Pour conclure sur la scytale, je pense donc que nous devons admettre à présent,
fût-ce à regret, qu’elle n’a pas dû être, de moins durant les siècle classiques, un
procédé cryptographique, mais seulement un bâton-pilote, une sorte de sceau en
garantie d’authenticité transmis des éphores au destinataire par le messager1 —
même si nous connaissons par ailleurs la manie du secret qui régnait dans la
politique spartiate (Thucydide V, 68, 2).
Mais à quand peut remonter cette interprétation, ou peut-être cette erreur ?
La mention de Plutarque donne un terminus ante quem. Et ce n’est pas Plutarque
qu’il l’a inventée, puisqu’il décrit le procédé à propos de Lysandre (fin du ve siècle
avant J.-C.), et s’imagine donc que la scytale constituait dès cette époque un procédé
cryptographique. Il a donc dû lire l’usage cryptographique chez un autre auteur,
probablement de la période hellénistique2, qu’il ne cite pas, et dont il n’a pas compris
le propos, trompé apparemment par l’identité du mot scytale.
*
Que conclure sur le pratique de la cryptographie dans l’Antiquité ? On ne
saurait nier qu’elle est encore dans l’enfance, par exemple à côté des pratiques
ultérieures du Moyen-Âge : les principautés puis, à partir du xvie siècle, les royaumes
ne se contenteront pas de redécouvrir et de répéter l’Antiquité : ce seront les codes
avec l’abbé Trithème, puis les chiffres polyalphabétiques avec Porta puis Vigenère.
206
207
Michel Debidour
1. Sur ces questions je signalerai un seul volume : Literacy and Power in the Ancient World
(A. K. Bowman et G. Woolf éd., Cambridge, 1994), qui montre que la discussion sur les
conséquences de la diffusion de l’écriture est loin d’être close…
208
Yann Rivière
1. Sir F. Adcock, The Roman Art of War under the Republic, Cambridge, 1940, p. 12.
1. Jacques Harmand, L’armée et le soldat à Rome, de 107 à 50 avant notre ère, Paris, 1967, p. 138-
141 et note 32. L’auteur retient deux exceptions à ce principe d’efficacité du renseignement,
durant les opérations conduites par César en Gaule : le soulèvement des Éburons durant
l’hiver 54-53 avant J.-C. (BG., 5, 25-45) et le massacre de Cenabum (Orléans), durant
l’hiver 53-52 avant J.-C.
2. N. J. E. Austin N. B. Rankov, Exploratio. Military and political intelligence in the Roman
world from the Second Punic War to the battle of Adrianople, Londres-New York, 1995,
p. 10-11.
3. Ibid, p. 135.
210
Pourquoi les Romains auraient-ils inventé – ou décidé de ne pas inventer – une chose
qui n’a existé nulle part avant les temps modernes1 » ?
Très récemment, les travaux de François Cadiou sur les opérations militaires
en Espagne depuis la seconde guerre punique (218-202 avant J.-C.), une enquête
large et approfondie, au plus près du terrain, ont montré combien il fallait se garder
de toute appréciation primitiviste des questions de renseignement militaire, y
compris pour cette haute époque. La rupture césarienne, au milieu du ier siècle
avant J.-C., n’est sans doute pas aussi nette que pourrait le laisser penser la relative
abondance d’informations dans ce domaine que fournissent La guerre des Gaules
et La guerre civile. Surtout, le développement de services officiels à l’époque impériale
a trop souvent conduit à ne pas tenir compte de pratiques informelles antérieures2.
Il faut replacer la question du renseignement dans le contexte antique et, pour ce
qui concerne la Rome antique, sur l’échelle d’au moins un millénaire. Or, dès
l’époque des guerres puniques au iie siècle avant J.-C., « les généraux romains
considéraient le renseignement comme une dimension à part entière des opérations »
et en faisaient « une pratique routinière », même si les pratiques d’alors invitent le
lecteur moderne à un dépaysement. Dans le domaine de la connaissance géographique
par exemple, et de la connaissance des positions de l’ennemi « c’était l’itinéraire et
non la carte qui était le mode d’appréhension de l’espace privilégié par les militaires3 ».
Un type d’information qui ne pouvait être obtenu qu’au fur et à mesure sur le
terrain par l’envoi d’observateurs (speculatores), parfois infiltrés chez l’ennemi,
individuellement ou en petits groupes, et en dispersant sur le territoire des éclaireurs
(exploratores), ou de petits détachements d’unités d’avant-garde (procursatores,
exploratores, speculatores), aux effectifs suffisamment nombreux, parfois, pour
risquer un engagement avec les premiers postes ou avec les éclaireurs de l’ennemi.
Les Commentaires de César témoignent de l’emploi systématique des exploratores
211
212
213
« César n’avait plus devant lui qu’une petite partie de l’été ; bien que
dans ces régions – car toute la Gaule est tournée vers le Nord – les hivers
soient précoces, il voulut néanmoins partir pour la Bretagne, parce qu’il se
rendait compte que dans presque toutes les guerres que nous avions faites
contre les Gaulois ceux-ci avaient reçu des secours de la Bretagne ; il pensait
d’ailleurs que si la saison trop avancée ne lui laissait pas le temps de faire
campagne, il lui serait néanmoins fort utile d’avoir seulement abordé dans
l’île, et d’avoir vu ce qu’étaient ses habitants, reconnu les lieux, les ports, les
points de débarquement : toutes choses qui étaient à peu près ignorées des
Gaulois. En effet, à part les marchands, il est rare que personne se risque
là-bas, et les marchands eux-mêmes ne connaissent rien en dehors de la côte
et des régions qui font face à la Gaule1 ».
214
1. César, BG., 4, 21, 1-2. 9. Un detail mérite d’être souligné. Ce n’est que lorsque l’armée eût
traverse la Manche et que les navires romains se trouvèrent en vue des falaises de Douvres
que César fit part à son état-major des renseignements que lui avait fournis Volusenus
(cf. BG., 4, 23, 5) : « Jugeant un pareil lieu tout à fait impropre à un débarquement, César
attendit à l’ancre jusqu’à la neuvième heure que le reste de sa flotte fût arrivé. Cependant,
ayant convoqué les légats et les tribuns, il leur expliqua ce qu’il avait appris de Volusenus »
(quae ex Voluseno cognouisset) et quels étaient ses desseins.
2. Dion Cassius, 60, 19, 2.
215
216
ennemie par surprise. C’est bien dans le contexte de la guerre navale au large de
la Bretagne (Manche, mer du Nord, mer d’Irlande), que sont apparues les fameuses
« barques d’observation » (scaphae exploratoriae), et avec ces engins, peut-être l’une
des plus anciennes formes de camouflage d’unités de marine de guerre :
1. Végèce, 5, 7.
2. La réponse à une telle question passe également par une autre considération, à savoir la
maîtrise de la technique maritime elle-même. Sans ouvrir ici l’ensemble de ce dossier
citons une loi tardive qui, dans le contexte des rives de la mer Noire, montre combien
il était important d’empêcher tout transfert de technologie à l’ennemi, en l’occurrence,
« les barbares » (les Goths) : En témoigne une constitution adressée le 24 septembre 419 à
Monaxius le préfet du prétoire d’Orient « Ceux qui avaient livré aux barbares la technique
de fabrication de navires, ignorée d’eux jusqu’alors, ont été, en raison de la requête (petitio)
du très respectueux Asclepiades, évêque de la cité de Chersonèse, libérés (liberare), et d’une
peine (poena) imminente, et du cachot (carcer). Cependant, nous décrétons qu’un supplice
capital (capitale supplicium) sera infligé, à eux-mêmes, ainsi qu’à tous ceux qui à l’avenir
auront perpétré quelque chose de semblable ». Pour saisir l’enjeu de telles préoccupations
et la gravité de tels transferts techniques, il faut confronter ce texte à celui de l’historien
Zosime, I, 42, 2 (trad. Paschoud) : « Lorsqu’ils atteignirent les détroits de la Propontide, le
fait que la majorité de leurs embarcations ne soutenait pas la rapidité du courant eut pour
résultat que les bateaux se heurtèrent les uns contre les autres et que les barques dérivèrent
dans le plus grand désordre, étant donné que les pilotes lâchaient leurs gouvernails ; il s’en
suivit qu’en partie les navires sombrèrent avec leur équipages et que d’autres accostèrent sans
leurs occupants ; les pertes en hommes et en bateaux furent considérables ».
217
1. Ph. De Souza, « Beyond the headland. Locating the enemy in ancient naval warfare », in
J. Andreau and C. Virlouvet (eds.), L’information et la mer dans le monde antique, Colletion
de l’École française de Rome, 2002, p. 69-92.
2. L’ouvrage de Napoléon a été réédité récemment. Je me permets de renvoyer à la
« présentation » que je propose dans cette nouvelle édition : Napoléon Ier, Précis des guerres
de Jules César (1836), Paris, Nouveau Monde, 2017, p. 5-30.
218
219
qu’on le croyait mort. Tel est le désastre qui survint sur l’Adriatique le même
jour que la bataille de Philippes et qu’il faudrait appeler un naufrage plutôt
qu’une bataille navale1 ».
220
avec à leur bord les rameurs les plus puissants, les plus forts et les plus
courageux. Leur objectif n’est pas de se battre, mais de s’informer (manthanein)
et de venir rapporter une réponse (apaggellein) à ceux qui les ont envoyés ».
*
Une histoire du renseignement militaire dans le monde romain reste assurément
à écrire en dépit de la publication récente d’ouvrages qui en portent le titre et qui,
en raison des critiques qu’ils peuvent susciter, conduiront à une plus grande précision
des connaissances historiques dans ce domaine. Elle est indissociable d’une histoire
du « renseignement intérieur », tant les épisodes militaires qui scandent l’histoire
de Rome ne peuvent être séparés des régimes qui se sont succédés, la république
et l’Empire : les généraux de la République étaient sans cesse à la merci d’adversaires
1. En dehors de ces signaux très répandus, l’armée romaine, au moins dès le ier siècle après
J.-C., avait su recourir à un système signalétique à distance qui a pu être compare au
télégraphe : Rebuffat, « Végèce et le télégraphe de Chappe », MEFRA, 90, 1978, p. 829-
861. L’auteur s’appuie notamment sur un autre passage de Végèce (3, 5) qui indique qu’en
dehors du feu la nuit et de la fumée le jour qui permettent à deux armées de « s’informer
réciproquement de bien des choses qu’elles ne pourraient se faire savoir autrement », « On place
quelquefois au haut des tours d’une ville ou d’un château, des espèces de solives (trabes) ; et en
les élevant ou les baissant, suivant qu’on en est convenu avec des troupes amies, on les informe
de ce qui se passe dans l’endroit où l’on est ». Cependant l’accelération de la transmission
de l’alphabet par un système numérique est déjà attesté au iie siècle avant J.-C. (Polybe, X,
45, 6) et si l’empereur Tibère fut aussi bien informé des affaires de Rome alors qu’il vivait
reclus à Capri, c’est que ce chef de guerre hors pair avait sans doute appliqué à ses désirs
d’autocrate, les méthodes de transmission qu’il avait découvertes depuis sa jeunesse dans
l’armée : Suétone, Tibère, 65, (5) : « Il tenait des vaisseaux tout prêts pour se réfugier auprès
de quelqu’une des armées ; et, de temps en temps, du haut d’un rocher escarpé, il observait les
signaux qu’il avait fait élever au loin, afin de savoir promptement tout ce qui se passait, sans
que les messages fussent arrêtés ».
221
dans la compétition entre imperatores, les empereurs qui leur succédèrent toujours
à la merci d’une usurpation. Cette histoire ne pourra être réalisée que par la collation
de monographies comparées qui permettra de confronter pour chaque domaine
géographique de l’extension de l’empire romain et pour chacune de ses périodes,
jusqu’au reflux provoqué par les invasions barbares dans les provinces occidentales
et jusqu’aux siècles de l’Empire de Byzance en Orient, les techniques, les pratiques
et les savoirs qui furent employés dans ce domaine.
Yann Rivière
222
Yann Le Bohec
Le renseignement tactique
224
225
(speculatores), craignit un piège » (César, BG, II, 11, 2) et, dans ces conditions, il
agit avec prudence.
Très tôt, au début de l’Empire, des speculatores ont été attachés au prétoire :
ils partageaient le même camp que les cohortes prétoriennes et ils étaient peut-être
placés sous l’autorité d’un centurion. Les modernes se sont gardés de leur attribuer
une fonction ; nous pensons qu’ils accompagnaient les prétoriens quand ceux-ci
partaient en campagne, notamment quand l’empereur avait pris la tête de l’armée ;
dans ce cas, ils formaient une élite du renseignement. D’autres speculatores sont
attestés dans les légions. Ce sont eux seuls qui ont été définis comme espions par
Austin et Rankov (p. 16).
Les termes de procursatores et d’exploratores ont un sens général et non
technique ; ils ne désignaient pas des soldats spécifiquement destinés au renseignement.
Ils ne figurent pas dans les listes de spécialistes, ni de gradés de l’armée romaine.
Les procursatores n’étaient pas chargés d’une mission particulière ou titulaires
d’un rang quelconque, mais ils étaient simplement « ceux de l’avant », « l’avant-
garde » : le mot indiquait une position dans la marche ou le combat, et pas une
fonction. Certes, ces hommes étaient les premiers à voir l’ennemi, mais leur apport
au renseignement était relativement limité.
Quant au mot exploratores, il présente les mêmes caractéristiques : il désignait
des hommes quelconques envoyés vers l’ennemi pour glaner des informations,
normalement des speculatores. Ils ne constituaient pas une vraie unité, mais une
« Task Force » (Ezov A.). Et n’importe quel soldat pouvait être chargé de cette
mission, si elle s’avérait urgente. Souvent, les textes emploient le verbe explorari
plutôt que le substantif exploratores. Dans la guerre civile de 68-70, « Antonius et
les chefs du parti des Flaviens jugèrent bon d’envoyer en avant des cavaliers et de faire
des reconnaissances (explorari) dans l’Ombrie toute entière » (Tacite, Histoires, III,
52, 1). Toutefois, à un certain moment, au iie siècle apparemment, des unités
d’exploratores ont été constituées, ce qui leur a donné un statut officiel : 200 hommes
pour une armée et 65 pour une légion (Ezov A.).
La négligence du renseignement a causé deux des plus grands désastres qu’a
subis l’armée romaine.
Le 21 juin 217, le consul Flaminius a engagé ses troupes entre le lac Trasimène
et une ligne de collines ; Hannibal avait rangé ses hommes au sommet de ces
hauteurs et un heureux brouillard (heureux pour lui) les cacha aux yeux des
Romains. Flaminius n’avait pas envoyé d’éclaireurs, il tomba dans le piège et il
subit un désastre dans lequel il trouva la mort.
En 9 après J.-C., Varus, en Germanie, fit avancer ses trois légions et des
auxiliaires dans une zone boisée, entre un lac aujourd’hui asséché et une ligne de
collines, près de l’actuel village de Kalkriese. Lui non plus ne songea pas aux
éclaireurs. Or les Germains s’étaient cachés derrière une barrière de gazon, au
sommet de ces reliefs. Varus périt avec toutes ses troupes.
226
Ce n’est pas tout. Les courriers qui reliaient les légions à Rome étaient appelés
frumentaires, parce que, en règle normale, ils étaient chargés de rechercher du blé.
Leur mobilité a incité les autorités à les utiliser comme courriers et éclaireurs.
Malheureusement pour eux, ils ont été accusés d’être des espions ; mais les
renseignements obtenus, s’ils étaient bien véhiculés vers les autorités, ne concernaient
pas les affaires militaires, et les sources qui leur attribuent cette déplaisante activité
sont peu fiables. C’est en effet l’Histoire Auguste, un écrit tardif et rempli
d’anachronismes, qui accuse l’empereur Hadrien (117-138) d’avoir le premier eu
recours à cette catégorie de soldats dans cette intention : « Il ne limita pas sa
surveillance à sa famille ; il l’étendit à ses amis ; il chercha à connaître les secrets de
tous par l’intermédiaire de frumentaires » (SHA, Hadrien, XI, 4). Les historiens
oublient souvent que ces hommes étaient des soldats, qu’ils voyageaient en tenue
militaire ; il est donc peu probable que les civils se soient laissés aller devant eux à
des critiques dirigées contre le régime, d’autant que les habitants de l’empire étaient
très largement satisfaits du pouvoir politique.
En outre, et enfin, le chef lui-même souhaitait parfois voir de ses yeux (c’est
ce que les Anglais appellent l’Autopsy). C’est ainsi que Titus, au moment d’organiser
le siège de Jérusalem, se rendit devant les murs de la ville pour se rendre compte
par lui-même des difficultés qui l’attendaient : « Avec des cavaliers d’élite, il en fit le
tour à l’extérieur pour examiner sur quel point il ferait porter son attaque » (Flavius
Josèphe, GJ, V, 6, 2).
Le renseignement stratégique
227
à connaître le pays où ils auraient à exercer des fonctions, moquerie qui prouve a
contrario que ces lectures existaient. Mais la littérature technique, les manuels,
d’après Ezov A., ne fournissaient pas un enseignement ; ils proposaient seulement
des exemples (Onesandros, Flavius Josèphe, Arrien, le pseudo-Hygin et Végèce).
Ils trouvaient aussi chez eux des cartes – en latin : formae – certes moins
précises que celles qui existent actuellement, mais elles leur donnaient une première
approche ; la célèbre Table de Peutinger illustre ce type de documents (Sherk). Ces
représentations plus ou moins précises étaient connues depuis longtemps dans le
domaine civil, dressées par les agrimensores, qui ont dessiné le célèbre cadastre
d’Orange. Puis l’armée se dota de spécialistes, les mensores soli (à ne pas confondre
avec les mensores frumenti, qui mesuraient le blé). Ils se trouvaient aussi bien chez
les prétoriens que dans les légions ou les unités auxiliaires (Sherk). Des guides de
voyage, les itineraria, existaient, tel l’Itinéraire Antonin, qui donne les distances
entre les agglomérations de l’empire. Et ils pouvaient aussi et enfin consulter les
notes laissées par les ancêtres qui avaient exercé des commandements ; elles complé
taient les textes d’archives laissés à Rome ou dans les résidences des gouverneurs.
L’État romain a fait une étonnante consommation de documents écrits : chaque
responsable voulait savoir ce qu’il avait, avec la plus extrême précision.
À Rome, l’empereur recevait des missions diplomatiques venues de pays
exotiques et il pouvait interroger leurs membres (Guerra, 2013). À vrai dire, il n’est
pas bien sûr que ces « ambassadeurs » aient été de vrais ambassadeurs ; il est possible
qu’ils n’aient été que des commerçants se parant d’un beau titre pour mieux vendre
leurs marchandises. Quoi qu’il en soit, Auguste a reçu beaucoup de ces voyageurs
intrépides, notamment des Bastarnes, des Ibères, des Alains et des Mèdes. Les plus
illustres d’entre eux venaient des Indes, et ils ont rencontré Auguste à plusieurs
reprises, parfois à Samos, parfois à Tarragone. D’autres visiteurs suscitent davantage
l’étonnement, des Sères (Chinois), qui auraient fait un très long voyage, et des
Sarmates, qui préféraient normalement les relations conflictuelles. D’autres étrangers,
qui résidaient à l’intérieur de l’empire, pouvaient être utilisés comme des archives
vivantes, qu’ils aient été ou non clients de riches Romains (certains auteurs modernes
ont mis en avant ce statut de « client », un homme modeste lié à un puissant par
un échange de services). Il en allait de même pour les personnes de passage, les
voyageurs.
S’il est inutile d’insister sur le rôle du hasard, toujours favorable aux vainqueurs,
il faut au contraire bien voir que deux sortes d’établissements permettaient de
surveiller d’éventuels ennemis, et les Romains en étaient très conscients. Il s’agit
d’abord des colonies, villes dont tous les habitants étaient citoyens romains et qui
constituaient, suivant le mot de Cicéron « le boulevard de l’empire ». Ensuite, des
postes de police ont été installés dans des endroits jugés stratégiques. Ils étaient
appelés statio (-ones au pluriel) et les soldats qui y tenaient garnison étaient des
stationarii (Petraccia, 2001). En général, ils étaient pris dans les rangs des sous-
officiers, les immunes, ceux qui étaient « dispensés (de corvées) », et en particulier
228
chez les bénéficiaires, ceux qui avaient reçu un « bienfait » de leur supérieur,
précisément cette immunité. Ils avaient pris l’habitude de graver des inscriptions,
précieuses pour les historiens, quand leur mission était terminée, expleta statione.
229
avant J.-C., Aelius Gallus gagna le sud de l’Arabie. Il cherchait sans doute à atteindre
Aden, en vain au demeurant. Il voulait surtout faire une démonstration de puissance
et s’informer sur les voisins de l’empire. Son successeur, Petronius, remontant le
Nil, chercha querelle à l’Éthiopie. La reine de ce pays, Candace ou la candace,
réussit à repousser ses troupes. Entre 77 et 89 après J.-C., le légat Septimius Flaccus
partit du territoire des Garamantes, le Fezzan, et il atteignit le pays des Éthiopiens
en trois mois. Entre 83 et 92, un certain Julius Maternus quitta Lepcis Magna et,
lui aussi, il gagna l’Éthiopie, plus précisément le mystérieux pays d’Agisymba. Le
statut de ce personnage est inconnu, mais il nous semble qu’il était un militaire
en mission.
Enfin, les légats effectuaient des tournées d’inspection ; ils surveillaient ainsi
de près les populations qui leur étaient confiées et les ennemis extérieurs quand
ils longeaient la frontière militaire, improprement appelée « limes » par les modernes
(le mot limes désignait en réalité « une route à travers la forêt »).
Le traitement du renseignement
Il ne suffit évidemment pas que des soldats trouvent des informations. Encore
faut-il qu’ils les transmettent à leurs supérieurs et que ceux-ci les exploitent. Les
renseignements pouvaient être confiés à des courriers ou véhiculés par des signaux
de fumée, ou encore par une espèce de télégraphe Chappe ou de sémaphore, des
poutres articulées placées au sommet de tours (Sheldon).
Deux principes guidaient ces entreprises, le respect de la voie hiérarchique et
une relative autonomie. En ce qui concerne le renseignement tactique, il allait du
soldat qui l’avait obtenu à son centurion, du centurion au tribun et du tribun au
légat de légion, qui transmettait enfin au légat d’armée. Ce dernier avait à sa
disposition un ou plusieurs « préfets des ouvriers », praefecti fabrum ; cette expression
cache un faux-ami, car ces personnages n’avaient aucun ouvrier sous leurs ordres :
ils étaient simplement des notables locaux, bons connaisseurs de la région et de la
langue locale, qui conseillaient le magistrat ou le général. Et le renseignement
s’arrêtait là. Le responsable régional avait besoin de connaître des réalités qui
n’intéressaient pas le pouvoir central : le passage de 2 ou 3 barbares n’avait pas la
même importance pour un commandant d’armée qui se trouvait sur place, et pour
l’empereur qui se trouvait bien loin. Telle était la règle pour une armée en marche
vers le combat ou pour une armée sédentaire.
Chaque magistrat, donc chaque gouverneur avec ou sans armée, avait l’obligation
de former un conseil où il faisait entrer des amis spécialistes de la province et des
problèmes susceptibles d’y être rencontrés. La loi lui imposait de les écouter avant
toute décision importante ; mais elle le laissait libre de se prononcer, éventuellement
contre l’ensemble de ses conseillers si cette attitude lui paraissait la bonne.
230
Dans tous les cas, il est assuré qu’une assez large autonomie était accordée aux
chefs qui vivaient sur le terrain, du centurion au légat d’armée, en raison de la
lenteur des transmissions, même s’agissant du renseignement. Chacun devait
apprécier ce qu’il apprenait, en fonction de deux critères. D’une part, il fallait
mesurer l’importance des faits : on ne dérangeait pas un légat pour deux barbares
qui volaient un cheval. Pourtant, il est apparu que les chefs voulaient être informés
de tout ce qui se passait dans le territoire placé sous leur responsabilité. D’autre
part, et surtout, les difficultés des communications entre les zones militaires et
Rome imposaient cette autonomie. Il était impensable d’attendre une réaction du
prince, surtout s’il fallait envisager le passage devant son conseil, quand se posait
un quelconque problème d’ordre militaire.
Le renseignement stratégique, lui, poursuivait sa route jusqu’à Rome, « le
centre du pouvoir », et il l’achevait devant l’empereur, chef des armées (Austin &
Rankov, p. 109-141). Ce dernier pouvait soit prendre en charge lui-même les affaires
militaires, comme firent Auguste ou Trajan, ou bien les confier à des légats, comme
fit Néron. Dans tous les cas, les informations militaires étaient exposées dans son
conseil, le conseil du prince. Au besoin, ce dernier appelait des spécialistes des
affaires militaires ou de la province concernée, d’anciens gouverneurs, ou des
généraux, ou des primipilares, ex-centurions qui avaient exercé dans la région en
question. Le préfet du prétoire, qui présidait souvent cet organe et qui était toujours
un bon connaisseur des affaires militaires, l’assistait dans tous les cas.
*
Il apparaît que la quête du renseignement a constitué une préoccupation
importante des militaires romains. Ils n’ont pas théorisé cette recherche, mais ils
l’ont pratiquée assidûment, de manière empirique et avec bon sens. Elle fournit
une des explications qui permettent de comprendre l’efficacité de leur armée.
Il ne semble pas que le recours aux « espions » ait été très fréquent chez eux,
à la différence de ce qui se faisait parmi d’autres peuples. Cette pratique était
contraire à leurs valeurs, à l’honos et à la fides, respectivement « l’honneur » et « ce
qui se fait », « ce qui est moralement licite ». L’idéal, pour eux, était le combat face
à face, en plein jour. Bien sûr, quelques-uns d’entre eux ont cédé, ont eu des faiblesses ;
mais ils ne représentaient pas la mentalité collective traditionnelle.
Quoi qu’il en soit, les Romains, en général, ont su pratiquer une forme de
renseignement conforme à leurs traditions, qui recouvrait le renseignement
stratégique et tactique, le recueil et la recherche, et ils se sont organisés pour
l’exploiter.
Yann Le Bohec
231
Bibliographie
232
Eric Denécé
Si le renseignement est essentiel, savoir n’est pas tout. Encore faut-il être capable
de tirer avantage des situations qui s’offrent au monarque ou au général avisé en
exploitant les informations recueillies. Toutefois, l’action directe n’est pas toujours
possible, notamment lorsque les moyens font défaut ou que le rapport de force est
défavorable. Pour y remédier, dès la plus haute Antiquité, des stratagèmes ont été
conçus et des actions clandestines ont été lancées par des souverains et des chefs
militaires rompus à la guerre secrète.
Dans cette perspective, des individus ou des petits groupes de combattants – que
l’on qualifierait aujourd’hui de « forces spéciales » – furent chargés de missions
audacieuses ou spectaculaires, ayant pour but d’influer sur l’issue des conflits, qu’il
s’agisse d’assurer une victoire rapide ou d’inverser le cours d’une bataille mal
engagée. Ce type d’opération périlleuse était toujours fondé sur des renseignements
de grande qualité et traduisait une approche non orthodoxe de la guerre, étroitement
liée à l’art des stratagèmes.
C’est probablement le guerrier hébreu Gédéon qui fut l’inventeur des premières
unités spéciales. Le Livre des Juges révèle comment, en 1245 avant J.-C., il réussit
à duper et à vaincre ses adversaires madianites. Gédéon sélectionna d’abord trois
cents combattants d’élite parmi les milliers de soldats dont il disposait. Puis, il
prépara son action dans le secret le plus total en ayant recours à la surprise. Son
idée était d’utiliser ensemble trois effets afin de désorienter ses adversaires, supérieurs
en nombre : le réveil en sursaut, la lumière aveuglante et le bruit assourdissant. Il
distribua en cachette à ses trois cents hommes des buccins, des cruches et des
torches. Ils devaient cacher les flammes des torches dans les cruches pour que tous
puissent les brandir ensemble au moment voulu, en faisant retentir les buccins. La
nuit venue, à la faveur de l’obscurité, les soldats hébreux encerclèrent les positions
madianites dans le plus grand silence. Au signal convenu, ils brisèrent les cruches
et s’élancèrent sur l’ennemi en soufflant dans leurs buccins. Les Madianites, réveillés
en sursaut par le vacarme et apercevant les nombreuses lueurs, furent persuadés
qu’une force gigantesque déferlait sur eux. Ils empoignèrent aussitôt leurs armes
et se jetèrent dans la mêlée, se massacrant les uns les autres dans l’obscurité et la
confusion générale. Gédéon et ses hommes taillèrent les survivants en pièces1.
Grèce
234
1. Ibid., p. 139-140.
2. Ibid., p. 167-168.
3. Il semblerait qu’il s’agisse là d’un stratagème maintes fois utilisé dans l’histoire, depuis la
prise de Jaffa par l’Egyptien Thoutii – général du pharaon Thoutmès III, vers 1460 avant
J.-C. – jusqu’à la prise des places fortes de Fougeray et de Mantes, par le Breton Bertrand
du Guesclin, 2800 ans plus tard.
235
Cependant, cette forme d’intelligence rusée, que les Grecs mirent en œuvre
dans leurs opérations ne fit jamais l’objet d’une formulation explicite ; il n’existe
pas de traité relatif à la mètis. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’hellénistes
modernes méconnaissent son existence. De plus, ainsi que l’écrivent Marcel
Détienne et Jean-Pierre Vernant1, la mètis est restée exclue de la pensée philosophique,
notamment chez Platon qui bannit l’ensemble des notions qu’elle recouvrait – sagacité,
ruse, intelligence pratique, pensée retorse, etc. –, tenant pour vil tout ce qui relevait
du monde sensible et n’admettant comme « vérité » que ce qui était démontrable
par la science ou le raisonnement.
En complément des ruses et stratagèmes, dans le cadre des conflits opposants
les cités entre elles, les Grecs développèrent très tôt les forces d’infanterie légère et
les utilisèrent selon une doctrine d’emploi spécifique. Ces combattants étaient
désignés par différents noms : les psiloi (les « hommes légers »), les « peltastes »
(combattants portant le peltê, petit bouclier en forme de croissant), les « hommes
nus » (gymnoi) ou les « sans armure » (aoploi ou anoploi). Leur rôle principal était
de poursuivre l’ennemi, de le harceler et de saccager son territoire. Souvent, lorsque
la phalange adverse s’était disloquée, ces groupes de combattants légers et rapides
attaquaient les guerriers en armure qui devenaient vulnérables dès qu’ils étaient
isolés. Plus la guerre du Péloponnèse avança, plus l’emploi de ces troupes légères
fut fréquent2.
236
Les Grecs furent aussi des précurseurs en matière de raids amphibies. Toujours
au cours de la guerre du Péloponnèse, la flotte athénienne s’en fit une spécialité.
Ses « hoplites de mer », véritables commandos amphibies, lancèrent plusieurs
centaines d’attaques surprises contre les villes et les États alliés de Sparte, sur les
côtes du Péloponnèse, dans le golfe de Corinthe et en mer Egée. Les agresseurs
s’aventuraient rarement à plus de quelques kilomètres à l’intérieur des terres. Le
but de leurs opérations était d’interrompre le commerce maritime, de détruire le
matériel de guerre adverse, de démoraliser l’ennemi en l’attaquant sur son propre
territoire et de démontrer que les Spartiates n’avaient pas la capacité ou la volonté
de protéger leurs alliés1.
À partir de ‒431, il y eut deux guerres du Péloponnèse. Les historiens privilégient
les grandes batailles terrestres qui se déroulèrent à Mantinée et à Délion, les fameux
sièges de Mytilène, de Syracuse et de Mélos et les grandes démonstrations de force
navales des Arginuses et d’Aigos-Potamos. Or, en même temps que ces grandes
batailles, se déroula une impitoyable guerre de l’ombre, dans des endroits reculés
comme les îles d’Éole au large de l’Italie, ou à Cythère. Au cours de la guerre,
presque toutes les régions du monde grec subirent les attaques des commandos
spartiates ou athéniens. Les premiers frappèrent Salamine, Hysiai, Argos, Iasos,
Clazomènes, Kéos et Lesbos, alors que les seconds continuèrent pendant et après
la paix de Nicias (421-415) à faire régner la terreur, à débarquer et à se livrer au
pillage à Mélos, à Lampsaque, à Milet, à Lesbos, à Andros, en Lydie, en Bithynie,
en Carie et en Sicile2.
Parmi les principaux acteurs de la guerre non conventionnelle de cette période
évoqués par Thucydide, Brasidas, général spartiate, est le plus emblématique. Il
conduisit une guérilla éblouissante et brutale contre les Athéniens à la tête d’une
armée composée de mercenaires et d’anciens esclaves. Ses opérations firent
contrepoids aux nombreux raids des « hoplites de mer » et permirent de rétablir
une sorte d’équilibre, car elles montrèrent aux Athéniens qu’ils pouvaient également
être attaqués sur leurs arrières. Les mercenaires de Brasidas et ses quelques centaines
d’esclaves affranchis firent plus de mal à Athènes que l’armée du roi Archidamos,
qui pénétra en 431 avant notre ère en Attique à la tête d’une armée de soixante
mille hommes dans le but de mettre l’empire athénien à genoux3.
Ces raids et attaques surprises n’avaient aucun rapport avec la guerre telle que
l’avaient autrefois définie les Grecs. Platon, grand conservateur, haïssait cette forme
de guerre. Il dénonçait les méthodes des « hoplites de mer » qui « bondissent rapidement
hors de leur navire et […] le regagnent rapidement » et croient « qu’il n’y a aucune
honte à refuser de se faire tuer sur place quand l’ennemi fond sur eux ». À ses yeux,
de telles pratiques dégradaient la guerre et le code héroïque des hoplites. Le philosophe
détestait les batailles dans lesquelles il n’y avait pas de combats à la « loyale »,
1. Ibid, p. 158.
2. Ibid, p. 162.
3. Ibid, p. 198.
237
Chine
238
Sun Tse et Wu Ze (vie siècle avant J.-C.) accordent également, dans leurs écrits,
une place primordiale à la guérilla dans la conduite de la guerre. Le premier
préconise l’action sur les arrières de l’ennemi, afin de le désorganiser, et entend
même mobiliser toute la population. Le second formule de véritables principes de
contre-guérilla.
Hannibal
1. Jean Lévi (trad.), Les sept traités de la guerre (2008), Chapitre xviii : « Les ailes du
souverain », Hachette, Paris, 2008.
2. Ibid.
3. Sun Tse, L’Art de la guerre, op. cit.
239
1. J.F.C. Fuller, Les batailles décisives du monde occidental. tome i : de la Grèce antique à la
chute de Constantinople, Stratégies, Berger-Levrault, 1980, p. 98.
2. Habib Boularès, Hannibal, Librairie académique Perrin, 2000, p. 89-90.
3. H. Boularès, op. cit., p. 247.
4. Frontin, Les stratagèmes, introduction, traduction et commentaire de Pierre Laederich,
Economica, 1999, p. 187.
240
Rome
1. Montesquieu, « Du génie des Romains pour la marine », De l’esprit de lois, quatrième partie,
livre xxi, chapitre XIII, Garnier-Flammarion, tome ii, 1979, p. 55.
2. Ils les étudièrent et en firent des recueils, notamment celui de Frontin (ier siècle après J.-C.).
3. Yann Le Bohec, César chef de guerre. Stratégie et tactique de la République romaine,
collection « L’Art de la guerre », éditions du Rocher, Paris, 2000, p. 104.
4. Salluste, Conjuration de Catilina ; Guerre de Jugurtha ; Histoires. Garnier Flammarion,
1968.
241
Quelque temps plus tard, Labienus, le principal lieutenant de César, partit avec
quatre légions pour pacifier la Seine et franchit le fleuve, à la hauteur de Lutèce, en
usant du même stratagème.
Malgré ces quelques exemples, en raison du remarquable sens de la manœuvre
de leurs légions et des succès qu’elles remportèrent, les Romains ne privilégièrent
jamais les opérations spéciales, lesquelles ne furent guère de leur génie. Mais ces
dispositions héritées des Grecs demeurèrent présentes dans l’empire d’Orient, puis
dans l’empire byzantin.
*
Ainsi tout au long de l’Antiquité, les exemples « d’opérations spéciales » sont
nombreux, même s’il faut savoir les chercher entre les lignes d’une histoire classique
qui ne leur a guère accordé d’attention, d’autant que ces pratiques furent ponctuelles
et secrètes, rarement mentionnées dans les chroniques officielles. De même, les
actions clandestines (assassinats, empoisonnements, sabotages etc.) – encore plus
difficiles à identifier dans les récits historiques – n’ont pas été non plus négligées
par les belligérants, donnant toute sa valeur au vieil adage selon lequel « une dague
dans les ténèbres vaut mille épées à l’aube ».
Eric Denécé
242
Jean Deuve
Alors que l’Empire byzantin connaissait son âge d’or, les peuples d’Europe
du Nord, conquérants maritimes audacieux que personne n’arrêtera pendant tout
le Haut Moyen-Âge, développèrent à leur tour, avec brio, l’art du renseignement
et des méthodes de combat non orthodoxes.
Les raids vikings touchent la région qui deviendra la Normandie tout au long
du ixe siècle. Ils aboutissent, au cours de sa dernière décennie, à l’établissement de
colonies scandinaves, notamment aux embouchures des fleuves. Vers 897 ou 898,
un homme, Rolf – que les Francs nomment Rollon – se fait reconnaître et s’impose
comme chef des Normands de la Seine. Il va fonder une dynastie qui régnera sur
le duché de Normandie jusqu’en 1135, laquelle s’appuiera, pour se maintenir et
s’étendre, sur une aristocratie de familles, pour la plupart d’origine scandinave,
descendantes des premiers compagnons de Rolf.
Ces invasions scandinaves ont été la matière de nombreuses narrations rédigées
par les clercs des monastères, cibles souvent privilégiées des raids vikings. Même
en tenant compte de leurs exagérations ou des affirmations orientées, elles donnent
une idée claire des procédés utilisés par les Scandinaves lors de leurs expéditions,
pour s’informer, tromper leurs adversaires et les empêcher de découvrir leurs
propres préparatifs.
Les Vikings qui s’implantent sur les rives de la basse Seine ont une longue
pratique des combats, des raids et des attaques. Ils maîtrisent donc les ruses, les
actions secrètes et les reconnaissances d’objectifs, qui accompagnent forcément
les guerres de surprises et d’embuscades, les débarquements soudains et les opérations
de nuit. Pour la défense de leur colonie naissante, puis pour son extension et sa
consolidation, ils feront naturellement un large appel à leur expérience antérieure
et à leurs traditions dans le domaine particulier de actions secrètes. Ils ne se
couperont ni de leur passé, ni de leur monde scandinave, ni de leurs manières
habituelles d’agir.
Dès leur enfance, les Vikings sont nourris de récits mythiques ou se mélangent
les Dieux des vieilles religions scandinaves, les héros des Sagas et les rois et princes
des contrées qui forment maintenant le Danemark, la Norvège et la Suède. Ces
contes renferment tous les ingrédients de l’espionnage, du sabotage ou du contre-
espionnage.
« Deux corbeaux se perchèrent sur les épaules d’Odin et lui racontèrent tout ce
qu’ils avaient vu ou entendu et ils s’appelaient la Pensée et la Mémoire. Il les renvoya
à l’aube afin qu’ils survolent le monde et, le soir, ils revinrent de nouveau au Wahalla »1.
N’est-ce pas là la description d’un service de renseignement ?
Et voici Bifrost, l’Arc-en-ciel, « qui se contentait de moins de sommeil qu’un
oiseau et possédait des sens si aiguisés qu’il pouvait voir la nuit aussi clairement que
le jour et entendre pousser l’herbe dans les prés et la laine croître sur le dos du mouton »2.
Quel prince ne rêverait d’un tel collaborateur ?
La notion de secret réservé à certains initiés est parfaitement indiquée. C’est
ainsi qu’Odin révèle à Agnar « des choses qui sont tenues cachées des hommes
ordinaires, mais qu’un roi doit connaître… les rivières qu’aucun mortel n’a vu, le Frêne
Sacré, les douze palais d’Asgard »3.
Les déguisements, l’utilisation de « couvertures », c’est-à-dire les manteaux
dont s’affublent les espions pour ne pas être reconnus, les fausses identités,
apparaissent abondamment dans ces contes. « Plus tard, Gylfi, roi de Suède, arriva
au Vahalla, mais, craintif, il se déguisa et se fit passer pour un simple voyageur… mais
les Trois, le Haut, l’Égal du Haut et le Troisième, le reconnurent, car ils étaient, en
fait, un seul dieu, Odin lui-même »4.
Curieux de tout savoir sur les Dieux du Vahalla, « Gylfi, déguisé, assis dans le
grand hall pose des quantités de questions… mais Odin le reconnaît malgré la fausse
identité sous laquelle il s’est présenté »5. Même Loki, l’inventeur de tous les maux,
n’hésite pas à se camoufler : « Loki […] revêt le plumage d’un faucon et vole jusqu’à
la cour de Geirrods, pour y espionner »6. Odin lui-même, le chef des Dieux, ne
dédaigne point le déguisement : « Odin, habillé d’un grossier vêtement de laine bleue,
et s’étant présenté sous un nom signifiant « déguisé », se tenait à la porte du palais »7.
246
Dans le code du parfait Viking, le Havamal, il est aisé de découvrir des préceptes
qui pourraient figurer dans un manuel d’officier de renseignement : » avant d’entrer
dans une maison, il faut regarder attentivement dans tous les coins, car on ne sait où
les ennemis se tiennent cachés ». Ce dicton peut s’entendre au sens littéral, il peut
s’entendre aussi, dans un sens plus général.
— « L’homme, qui veut être éclairé doit questionner » ;
— « Ne confie ton secret ni à l’un ni à l’autre : ce que trois personnes savent, le monde
entier le sait »1 ;
— l’article 19 du code d’Honneur, cité dans la Saga des Volsung2 déclare : « Mets
toi en garde contre tous les dangers possibles. Surveille tes amis ».
Une œuvre romantique de Togner Esaias, auteur suédois de 1825, reproduit
quelques dictons extraits du code viking, qui vont dans le même sens :
— « Derrière la porte de la salle se tient l’ennemi » ;
— « Le Viking dort sur son bouclier, le glaive à la main »3.
On pourrait citer de nombreux autres dictons qui s’appliquent à la protection
des secrets, à la nécessité de « découvrir l’ennemi » (c’est-à-dire de faire de la
recherche offensive de renseignements), de se mettre en permanence en garde, y
compris à l’égard de ses propres amis…
Saxo Grammaticus, dans son Histoire des Danois, narre de multiples récits,
plus ou moins mythiques, familiers aux Vikings et dans lesquels, on peut trouver
également matière à illustrer la pratique et les techniques de la recherche du rensei
gnement ou de l’action secrète.
Aux premiers temps vikings, le roi danois Fröde est sur le point d’être attaqué
par la flotte de Trann, prince des Rutènes. Une nuit, il se glisse en nageant à travers
l’escadre rutène et fore des trous dans les carènes des navires, qu’il rebouche
soigneusement avec des chevilles de bois, puis revient à son camp. Au jour, avec
son escadre, il attaque Trann, dont les navires coulent les uns après les autres, car
les chevilles ne résistent pas aux vagues et aux évolutions navales. Voilà un bel
exemple d’action secrète4 !
À la fin du iiie siècle, ce même roi Fröde aspire à conquérir l’empire de l’Est
et avance vers la ville ennemie d’Andvan. Il lui est absolument nécessaire d’être
exactement renseigné sur ses défenses et ses points faibles. Il n’hésite pas à agir
lui-même, prenant les habits d’une servante et entre dans la ville sous ce déguisement
féminin. Il la parcourt en tous sens, notant les points faibles et les postes de la
garnison. Le soir, le roi envoie un de ses agents ordonner à son armée de se rassembler
secrètement près d’une des portes des remparts, qu’il ouvre lui-même. Ses soldats
prennent la cité, sans coup férir, à la suite de cette excellente recherche secrète5.
247
Les Normands, plus tard, sauront se souvenir de cet exemple et le reproduire: les
chefs, rois ou ducs, n’hésitent pas à participer eux-mêmes aux opérations secrètes.
Mais le service de renseignement du roi Fröde ne fonctionne pas toujours
aussi bien. C’est ainsi que se préparant à attaquer le prince écossais Melbrikt, un
de ses éclaireurs découvre soudain que ce prince a été plus malin et qu’il est juste
à proximité. S’il n’y avait pas eu cet éclaireur, le roi Fröde aurait été surpris : on ne
doit jamais relâcher sa vigilance et ne jamais négliger la recherche permanente du
renseignement1.
Saxo Grammaticus narre aussi en détail la manœuvre d’un autre héros, Feugi.
Celui-ci veut se débarrasser de son gendre, Hamlet, mais, pour ne pas être soupçonné
lui-même, il décide une tortueuse combinaison : Hamlet doit se rendre en visite
chez le roi d’Angleterre. Feugi le fait accompagner par deux de ses agents, qui
devront remettre secrètement au roi d’Angleterre un message personnel de Feugi,
le priant, pour lui être agréable, d’éliminer son gendre. Mais Hamlet connaît le
code du parfait Viking et se méfie : quand les deux agents dorment, il les fouille et
trouve la lettre destinée au roi d’Angleterre. Que fait-il alors ? Apparemment rompu
à toutes les techniques secrètes, Hamlet gratte le message original et le remplace
par un nouveau texte prescrivant de tuer les deux agents de Feugi. Pour faire bonne
mesure et ajouter un grain d’humour, il ajoute aussi que Feugi compte que le roi
d’Angleterre, en plus de cette liquidation, accordera à Hamlet la main de sa fille.
Arrivés en Angleterre, les deux agents, qui ne se doutent de rien, remettent la
fameuse lettre au roi. Celui-ci les pend. L’histoire ne précise pas si Hamlet est
devenu bigame en épousant sa fille. Cette histoire contient de beaux exemples de
techniques secrètes : fouille et interception de courrier, grattage et faux2.
Dans cette histoire des Danois, figure aussi le récit de la reconnaissance menée
par les norvégiens Erik et Rollir sur les côtes du Danemark, dont Fröde est le roi.
Erik désigne deux hommes de son équipage qui parlent danois, leur donne l’ordre
de se dévêtir entièrement et d’aller, à la nage, explorer la côte. Il leur recommande
de prétendre, s’ils sont pris, qu’ils sont Danois et qu’ils viennent d’être dépouillés
complètement par le snekkar d’Erik. Ils partent donc, s’enfonçant à l’intérieur des
terres, prennent contact avec Oddi, un agent secret au service d’Erik, et surprennent
les intentions des Danois, qui, justement, se préparaient à attaquer les Norvégiens
à l’aube. Les deux espions reviennent sans encombre et peuvent alerter Erik, à
temps. Celui-ci, immédiatement, va utiliser la vieille astuce viking et percer les
carènes des navires ennemis.
Il y a dans ce passage de quoi alimenter un « manuel du parfait officier de
renseignement » : éclairage secret, contact avec un agent bien placé, nécessité de la
recherche et récompense donnée à une bonne information. Il y a aussi une notion
essentielle de tout service d’espionnage : la pratique de la « justification », qui doit
permettre à un agent de ne pas être soupçonné ou, du moins, de ne pas être pris
1. Ibid., p 47.
2. Saxo Grammaticus, The History of the Danes, op. cit., Livre iii, p 87.
248
sans pouvoir se défendre. Cette histoire est d’autant plus intéressante à ce point de
vue que la justification n’est pas une simple affirmation, elle est étayée par le fait
que les deux espions sont nus1.
À côté de ces récits plus ou moins mythiques, Guillaume de Malmesbury,
dans son Histoire des rois d’Angleterre, raconte qu’Alfred le Grand, roi du Wessex
de 878 à 899, désirant espionner ses adversaires danois, s’introduit dans leur camp
sous les habits d’un skalde (jongleur). Le roi Olaf de Danemark agira exactement
de même et pénétrera chez son ennemi Athelstan (roi d’Angleterre de 924 à 939)
sous le même déguisement. Il semble qu’à cette époque, la personne des jongleurs,
des bardes ou des skaldes ait été sacrée, car, chez les Scandinaves, leur art était
censé avoir été inventé par Odin. Ainsi la « couverture » de jongleur était-elle
pratiquement inviolable, du moins, dans la mesure où les agents secrets qui la
revêtaient étaient doués pour ce rôle ou spécialement entraînés2.
249
250
1. Vercauteren, op. cit. p. 123 à 131. J. Dhondt, op. cit, p 13. P. Louth, La civilisation des
Germains et des Vikings, Genève, 1976, p 147. P. Andrieu-Guitrancourt, Histoire de l’empire
normand et de sa civilisation, Paris, 1952, p 165. E. Pépin Gisors et la vallée de l’Epte,
Paris, 1939, p 9. J. Steenstrup, op. cit., p 51. Richer de Reims, Histoire de France (888-995),
Latouche, Paris 1967, p 19.
251
Besoins stratégiques
Domaine maritime : Nature des estuaires. Courants. Marées. Vents. Climat.
Nature des côtes. Anses, hâvres, mouillages, amers. Cartes. Nature des mouillages
d’hiver. Eau potable. Défenses naturelles pour l’hivernage. Présence de bois (réparation
des navires).
Pays visés : État d’esprit des populations. Leur détermination à se défendre. Les
richesses. Ravitaillement éventuel. Degré d’anarchie régnant. Rivalités politiques.
Possibilités de s’allier à des chefs locaux contre leurs ennemis.
Défense de ces pays : Défenses navales (nature des navires, tactique, barrages).
Défenses des hâvres (guet naval). Défenses fluviales (guet, ponts fortifiés, barrages,
castra). Défenses terrestres (enceintes, mottes, castels, monastères fortifiés, armées
permanentes, de cavalerie ou d’infanterie, armes spéciales, balistes, milices, systèmes
d’alerte…).
Colonies et comptoirs : Aide possible. Nature des relations. Paiements ou assistance
à leur apporter. Possibilités en matière de fourniture de renseignements.
1. L. Krabbe, Histoire du Danemark des origines jusqu’en 1945, Copenhague, 1950, p 33.
P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 36 et 90. C.-M. Smith, Les expéditions des Normands,
Paris, 1941, p 128-149.
2. C.-M. Smith, op. cit., p 263.
3. P. Louth, op. cit., p 127.
252
dire, sur les rivages de la Manche et de la mer du Nord. Ce sont des marchands
venus trafiquer avec les Gallo-Romains ou des espions, qui, sous couvert commercial,
examinent le pays et en dressent la carte pour préparer de futures expéditions.
Vers le milieu du iiie siècle, et pendant tout le ive, des Saxons forment des colonies,
notamment dans le Bessin et le Cotentin, autour de Bayeux, de Saint-Lô, de Sainte-
Mère-Eglise.
Ces colonies maintiennent des liens avec la Baltique et renseignent leurs
compatriotes ou leurs amis. Des comptoirs analogues existent sur les côtes orientales
de l’Angleterre et de l’Écosse. Au iiie siècle, il y a des colonies saxonnes aux
embouchures de la Tamise et de l’Avon, dans l’île de Wight et en Cornouailles. En
540, les premiers Angles s’installent sur la côte nord-est de la Grande-Bretagne1.
Dès le vie siècle, les Nordiques connaissent la Vest Viking, les expéditions vers
l’ouest, ouvertes par les Danois, les Jutes et les Saxons et qui mènent vers l’Écosse
et l’Irlande, en premier lieu. Les parages de l’Écosse, de l’Irlande, des Feroë, de
l’Islande sont reconnus depuis longtemps et des trafics commerciaux s’y développent,
comme il en existe vers le Golfe de Gascogne, l’Espagne et la Méditerranée. La mer
du Nord et la Manche sont notamment fréquentées par des commerçants frisons.
Plus à l’Est, dès l’âge du bronze, un trafic s’était établi entre la Baltique et Byzance,
par les fleuves russes2. Dès le viie siècle, les Suédois ont implanté des comptoirs sur
tous leurs itinéraires commerciaux ; ils y négocient les peaux, les tissus, les épices,
les gemmes, les soieries, les vins, le sel, le houblon, les fourrures et les esclaves3.
Les Vikings « ne sont pas partis à l’aveuglette vers des mondes inconnus »4. Ils
ont jalonné tous leurs itinéraires de comptoirs et de bases : Novgorod, Kiev, Dublin,
Cork, Waterford, Wexford, Limerick, etc.5 Ces bases sont pour eux autant de centres
de renseignements et d’informations. Ils utilisent donc au maximum, les sources
ouvertes que leur offrent commerçants et voyageurs, mais elles ne suffisent pas.
Aussi, deux procédés de recherche plus secrète sont mis en œuvre : « l’éclairage »
secret et l’espionnage organisé.
L’éclairage secret
Des navires-éclaireurs étudient la configuration des côtes, le régime des marées,
déterminent les atterrages et les mouillages. Ils débarquent également à terre des
espions déguisés, chargés de rechercher les renseignements par eux-mêmes, par
l’observation ou en contactant des « intelligences », c’est-à-dire des partisans ou
des agents laissés à demeure. Cet espionnage permet de définir les points faibles
et les points forts des systèmes de défense, le degré d’organisation ou de désorganisation
253
des administrations locales, mais aussi de localiser les richesses et les trésors, de
préparer l’attaque des monastères, des châteaux ou des enceintes fortifiées, qui, la
plupart du temps, les abritent. Les établissements ecclésiastiques sont souvent
espionnés systématiquement, puis « visités », car ils sont, en général, dans l’empire
carolingien, le centre des défenses, mais aussi les lieux privilégiés où les informations
peuvent être recueillies. Par ces reconnaissances rapides, mais efficaces, les Vikings
arrivent à connaître les faiblesses intérieures et les richesses matérielles de tout le
nord-ouest de l’Europe1.
Avant l’invasion scandinave de la Mercie, dans le nord de l’Angleterre, les
milices paysannes commandées par le gouverneur local, Offa, avaient capturé
quelques membres d’un équipage viking. Interrogés, ces marins avouèrent faire
partie d’une flottille de trois navires, dont la mission était de venir reconnaître les
atterrages et la fertilité de la terre avant une expédition2.
L’espionnage organisé
Les reconnaissances ne suffisent pas toujours et il faut alors recourir à un
véritable espionnage organisé. On craignait tellement cette pratique viking qu’en
839 des ambassadeurs varègues se présentant au palais d’Ingelheim, à 12 kilomètres
à l’ouest-nord-ouest de Mayence, sont pris pour des espions suédois désireux de
se renseigner sur la navigabilité du Rhin ou sur les trésors royaux3. Les Scandinaves
qui ont l’occasion de séjourner à l’étranger, notamment les marchands, ayant une
autorisation de commercer et de circuler, sont largement utilisés. Ils peuvent dresser
des cartes et des itinéraires ou comptabiliser l’inventaire des richesses des pays
qu’ils parcourent4.
À l’est, les nombreux échanges commerciaux entre la Baltique et les caravanes
venant de Byzance, de la Perse et du Caucase, permettent aux Vikings d’obtenir
des données fraîches sur la Russie et l’Orient. Ils connaissent ainsi la situation de
l’empire byzantin et des régions de la Caspienne. Certains d’entre eux se joignent
aux caravanes pour mieux explorer les contrées qu’ils conquerront. Par les Bulgares,
qui résident au nord de la Caspienne, les Vikings ont des relations avec l’Inde. Des
commerçants, vrais ou faux, se joignent aux convois qui, à travers la Crimée et
l’empire byzantin, atteignent la Grèce et le Proche Orient. À l’est comme à l’ouest,
les Vikings utilisent les commerçants et des agents déguisés pour se procurer leurs
informations5.
1. P. Aubé, Les Empires normands d’Orient, Paris, 1983, p 15. J. Steenstrup, op. cit., p 85.
C.-M. Smith, op. cit., p 99.
2. La Roncière, Histoire des expéditions maritimes, p 89 et 90.
3. Annales de Saint-Bertin, citées par L. Musset, op. cit., p 17.
4. J. Steenstrup, op. cit., p. 52-53.
5. P. Andrieu-Guitrancourt, op. cit., p. 48-51-71.
254
Entre les années 800 et 900, des marchands anglais ont l’habitude de se faire
passer pour pèlerins en route vers l’Italie, afin de pouvoir séjourner dans le royaume
franc, sans être inquiétés1. Il serait bien étonnant que les Vikings, à partir de leurs
bases de Grande-Bretagne, n’aient pas utilisé ce moyen de se renseigner, soit en
soudoyant quelques-uns de ces marchands, soit en joignant à leurs groupes des
agents soigneusement préparés.
La présence de colonies et de comptoirs scandinaves a, certainement, été
utilisée par les Vikings pour se procurer des informations sur les territoires qu’ils
convoitaient de piller ou de conquérir. Très souvent, ils installaient délibérément
des comptoirs marchands là où il n’y en avait pas, afin de disposer d’observateurs
sur place : Roe, roi de Danemark, conquit le Northumberland grâce à l’aide fournie
par des colons préalablement installés2.
Le catalogue des informations indispensables aux chefs vikings sur le plan
opérationnel est, lui aussi, vaste. Le tableau suivant, reconstitué à partir d’indications
diverses, relevées dans les textes et les récits du temps, le résume.
Cette liste ne fait que donner une indication des informations cherchées,
chaque raid étant une affaire particulière, pour laquelle les responsables ont besoin
de renseignements très précis, mais très locaux. Avant les années 868, date de
l’érection de défenses par Charles le Chauve, la plupart de ces informations pouvaient
être obtenues par l’interrogatoire de quelques captifs, l’observation clandestine ou
l’envoi d’éclaireurs. À mesure que les défenses se durcissent, ces moyens ne suffisent
plus. La troupe viking peut, désormais, tomber dans une embuscade ou se trouver
face à des défenseurs déterminés. Un texte du Havamal résume maintenant ce qui
peut se passer : « Regarde bien l’entrée du chemin où tu t’engages, car on ne sait jamais
où les ennemis te dressent des embûches »3.
Si l’emploi des éclaireurs est toujours utile, il ne suffit plus d’assurer les besoins
en renseignements. Il faut acheter des autochtones qui, étant dans la place, viendront
discrètement communiquer aux Vikings, les derniers emplacements de la garnison.
255
Peut-être même ces intelligences accepteront-elles d’entrouvrir, une nuit, une porte
de l’enceinte. On utilise aussi des espions, envoyés sous le déguisement d’un
marchand ou d’un pèlerin, se faisant passer pour anglais ou autres étrangers1. Il
semble que les Vikings payaient largement leurs informateurs et les traîtres qui les
servaient. Selon certains textes, il apparaît qu’ils faisaient parfois appel aux juifs
ayant des griefs à l’égard des chrétiens. C’est ainsi que la ville de Bourges leur aurait
été livrée2.
La précision des renseignements permet l’emploi de ruses ou de tactiques,
souvent décisives. Ainsi, les Vikings lancent-ils parfois des oiseaux munis d’une
mèche incendiaire, à l’intérieur des enceintes adverses. Pour que cette action soit
payante, il faut savoir que les toits des maisons sont en chaume et brûleront, causant
le désarroi au moment de l’attaque. Dans le même ordre d’idée, les espions et les
éclaireurs, détachés à la surveillance des environs par les Normands qui assiègent
Paris, en 886, remplissent fort bien leur mission : ils avertissent leurs chefs de
l’approche des renforts ennemis, conduits par Charles III le Gros, et la précision
de leurs informations permet aux Vikings de mettre en place des chausse-trappes
et des embuscades efficaces3.
L’abbé Trithème, dans son ouvrage paru en 1561, assure qu’il se trouve dans
les œuvres de Bède, moine des monastères anglais de Wearmouth et de Tynemouth,
né en 672, des révélations sur les écritures secrètes des Normands : « les Northmans,
issuz des extrémitéz de Gottie, par l’employ et usage des charactères grecs, ont acquis
un tresseur secret et latibule, pour écrire leurs secrets. Ce qui est aujourd’huy cogneu
de bien peu de gents.[…] Les Northmans […] lorsqu’ils faisaient guerre contre les
Gaulois, voulats pourvoir au secret et seurté de leur conseil… ont extraict et emprunté
de l’alphabet grec un nouveau et singulier moyen d’escriture, adaptants et très bien
conformants les nombres des Grecs »4.
Quelques années plus tard, en 1586, Blaise de Vigenere, dans son Traicté des
Chiffres ou Secrètes Manières d’Escrire redonne les mêmes alphabets secrets et assure
les avoir appris du moine Bède : « les Northmans de mesme s’en vinrent du Dannemark,
Norvège, Suède et des îles scandianes, espandre d’un autre costé dans les Gaulles et
256
mesmement en Normandie, à laquelle, estant lors appelée Neustrie, ils donneront leur
nom, qu’elle a toujours gardé depuis… Pour mieux couvrir les délibérations et conseils
de leurs entreprises, ils inventèrent une nouvelle manière d’alphabet, comme le témoigne
Beda, moyne anglais »1.
L’abbé Trithème donne trois alphabets et une clef de chiffres. Vigenere reproduit
seulement deux de ces tableaux. Il s’agit de tableaux de substitutions simples où
chaque lettre ou chiffre est remplacé par une lettre étrangère (grecque ou variantes
du grec) ou une combinaison binaire de lettres grecques. Toutefois, l’abbé Trithème
précise que pour augmenter les difficultés, les utilisateurs peuvent employer un grand
nombre de « portes », c’est-à-dire de clefs, en modifiant l’ordre des lettres ou en mutant
les lettres de remplacement. L’abbé Trithème ajoute : « Par le moyen et administration
de ce suscrit alphabet, les Septentrionaux et Northmans escriraient seulement et
secrètement toute la conception de leurs volontés, et, ce, sans aucune suspicion ou doute
d’être découverts ou entendus de Latins ni grecs, bien que tous les charactéres y soient
grecs… »
*
Ainsi, les Vikings mettent-ils en pratique une recherche de renseignements
stratégiques et tactiques, qui, aux gadgets près, comporte tous les éléments d’un
espionnage moderne. Il y a des besoins patents, des objectifs parfaitement définis,
par lesquels les Scandinaves utilisent des accès existants ou qu’ils créent délibérément.
Ils utilisent les services d’agents, d’éclaireurs, d’espions, soit envoyés sous
« couverture » pour observer et interroger, soit recrutés à l’intérieur des objectifs
(intelligences ou agents en place). Toutes les techniques de l’obtention d’un
renseignement sont pratiquées : interrogatoire de captifs ou de personnes
« inconscientes », qui fournissent des informations de combat, observation
clandestine, interception de conversations et de courriers. Ils utilisent déguisements,
justifications, signaux secrets et ont recours aux rendez-vous clandestins.
Ils privilégient toujours les opérations qui leur permettent d’atteindre leurs
buts sans effusion de sang. Cette préoccupation les conduit naturellement à utiliser
toutes les ruses, les actions secrètes, l’action psychologique. Effrayer leur ennemi
d’avance, le démoraliser, cela fait partie de l’arsenal de guerre courant des guerriers
vikings, qui savent aussi employer le sabotage et l’intoxication.
Les Vikings ont largement eu recours aux opérations secrètes de toutes sortes,
pour plusieurs raisons. Tout d’abord, leur tactique militaire était fondée sur la
surprise et sur la ruse, car les équipages des snekkars étaient bien moins nombreux
que leurs adversaires et chaque homme comptait. Toute technique permettant de
préserver la vie d’un homme était toujours préférée à la tuerie du champ de bataille
et à l’attaque frontale. Il importait de compenser cette infériorité numérique. Il
1. Blaise de Vigenere, Traicté des chiffres ou secrètes manières d’escrire, Paris, 1586, p. 338 et
suivantes.
257
Jean Deuve
258
Anne Nissen
1. Jean Deuve et Eric Denécé, et, Les services secrets au Moyen-Âge, Ouest France, Rennes, 2011.
C. Allmand, « Spies and Intelligence » dans C.-J. Rogers (dir.), The Oxford Encyclopedia of
Medieval Warfare and Military Technology. 2010.
2. I. Syvänne, Agens, agentes in rebus, in Y. Le Bohec (dir.) The Encyclopedia of the Roman
Army. John Wiley & Sons, 2015.
3. Tacite (ed. Jacques Perret), La Germanie. Collection des Universités de France, Paris,
Les Belles Lettres, ca_98 (1967)., XIV.1, p. 79 : principes pro victoria pugnant, comites pro
principe.
260
prince. Les récits insistent sur son intelligence et son savoir. Est-ce que ces qualités
transparaissent dans la culture matérielle, et si oui, où, quand et comment ?
La culture élitaire scandinave des iie-Xe siècles ainsi que sa transmission dans
les chroniques et sagas médiévales offrent un éclairage intéressant à cet égard. En
Scandinavie, l’histoire légendaire des grandes chroniques latines du xiie et du début
du xiiie siècle, ainsi que les sagas transcrites au cours des xiiie et xive siècles en
donnent de nombreux exemples. Les agissements des héros vont ici davantage
s’inscrire dans des actes de vengeance et le respect des liens d’amitié. L’étonnant
succès des raids vikings implique des connaissances précises sur les contextes
politiques des régions ciblées, afin de savoir où et quand frapper afin d’acquérir
butin et gloire, et quand il vaut mieux privilégier les négociations et le commerce.
L’importance du renseignement revêt même un caractère mythologique à travers
le dieu Odin, chef du panthéon nordique. Les sources norroises le représentent
comme un véritable chef de service de renseignement avec ses deux maîtres espions,
les corbeaux Hugin (pensée) et Mugin (mémoire). Selon l’Edda, ils sont « assis sur
les épaules d’Odin, et ils lui racontent toutes les choses qu’ils ont vues ou entendues
[…]. À la levée du jour, il les envoie à travers le monde entier, et ils reviennent au
premier repas. Ainsi, il se renseigne sur beaucoup de choses et les gens l’appellent le
dieu des corbeaux1 ». Le texte est tardif, mais des représentations iconographiques
attestent l’ancienneté de nombreux éléments de la mythologie nordique. Plusieurs
bractéates (pendentifs monétiformes) en or des ve-vie siècles représentent des
divinités et des scènes relatées par des sources plus tardives, comme le mort de
Balder, Tyr et le loup de Fenris, et bien sûr Odin, parfois accompagné de deux
rapaces.
Avant d’examiner la place du renseignement et de la manipulation dans les
récits légendaires ou mythologiques scandinaves, il est utile d’examiner comment
Grégoire de Tours et quelques autres auteurs francs du Haut Moyen-Âge mettent
en scène l’intelligence des grands rois mérovingiens Childéric et Clovis. Cela
permet de mieux apprécier les nombreuses ruses et manipulations qui émaillent
l’histoire d’Amled (qui a inspiré le célèbre drame d’Hamlet de William Shakespeare)
dans les Gesta Danorum de Saxo Grammaticus rédigées vers 1218. Les qualités
princières mises en avant dans ces récits seront confrontées à celles enseignées
dans le Kunnungs Skuggsjà (Le miroir du prince) écrit en Norvège vers 1240. Pour
terminer, les indices possibles de l’importance du renseignement parmi les vertus
aristocratiques seront discutés à partir des inscriptions runiques et d’objets de
prestige.
1. M. Osborn, « The Ravens on the Lejre Throne. Avian identifiers Odin at Home, Farm
Ravens », dans M.D.J. Bintley, T.J.T. Williams (dir.), Representing Beasts in early Medieval
England and Scandinavia. Woodbridge, 2015, p. 94.
261
Grégoire de Tours a écrit les Dix livres d’histoire plusieurs décennies après le
règne de Clovis et, comme chez la plupart des chroniqueurs médiévaux, son œuvre
a une visée morale et politique qui a pu l’emporter sur la réalité historique. La
valorisation des uns passe souvent par le dénigrement des adversaires et des faits
similaires sont présentés très différemment selon les auteurs. Ces jugements de
valeurs concernent également le renseignement, qui peut tout aussi bien être
considéré comme un acte de félonie que d’intelligence. Il faut d’ailleurs savoir bien
argumenter pour transformer la ruse en justice. Là encore, le parti pris des auteurs
est décisif, par exemple lorsque Grégoire de Tours évoque la vie débauchée de
Childéric et de Ragnacaire, roi de Cambrai. Le premier est le père de Clovis et le
fondateur de la dynastie mérovingienne, tandis que le roitelet Ragnacaire constitue
un obstacle pour les ambitions de Clovis. Sans surprise, Grégoire de Tours ne
s’attarde guère sur la vie débauchée de Childéric, tandis qu’il évoque celle de
Ragnacaire pour justifier son élimination brutale.
Grégoire de Tours raconte que Childéric a « détourné les filles (des Francs) pour
les violer ». Furieux, les Francs détrônent Childéric et s’apprêtent à élire un autre
roi à sa place. Après avoir appris qu’ils projetaient aussi de le tuer, Childéric s’enfuit
et trouve refuge chez le roi de Thuringe. Avant son départ, il parle avec un ami qui
s’engage à calmer « les cœurs des hommes furieux par de douces paroles » et à le
prévenir quand il aura réussi. Childéric et son ami se partagent ensuite les deux
moitiés d’une pièce d’or. Ce dernier lui explique « Quand je t’enverrai cette partie
et si les parties réunies font un sou, alors tu pourras rentrer avec l’esprit en sécurité
dans la patrie ». Au bout de huit ans, l’ami a réussi à discréditer le nouveau roi et
à convaincre les Francs de reprendre Childéric. Il lui envoie alors sa moitié de la
pièce d’or pour l’informer du succès de ses manœuvres1. Le partage d’une pièce
pour garantir l’authenticité du message et les manœuvres politiques de l’ami sont
intéressantes. Childéric a dû en utiliser d’autres pendant son exil, puisqu’il revient
avec la reine de Thuringe, Basine, qu’il va épouser. En dehors du fait divers, réel
ou non, ce mariage suggère aussi une nouvelle configuration des alliances, qui
pourrait servir ultérieurement.
Contrairement à Childéric, Clovis va se convertir au christianisme, atout
indéniable pour figurer comme l’un des plus grands rois des Francs. Durant son
règne, son royaume va s’étendre et d’autres rois seront éliminés ou soumis. Les
expéditions militaires sont essentielles, mais les manœuvres politiques et les activités
1. Grégoire de Tours (Latouche, Robert), Histoire des Francs, Paris, 1963 (2e éd. 1975), L II ;
XII, p. 102.
262
de renseignement occupent également une grande place dans cette stratégie1. Clovis
s’appuie aussi sur des alliances pour étendre son pouvoir. Son mariage avec Clothilde,
princesse burgonde, met en jeu des ruses, des envois d’ambassades et des rapports
de force qui lui permettent de s’introduire dans une dynastie chrétienne, peu
encline à nouer une alliance matrimoniale avec le roi païen. Grégoire de Tours se
contente de signaler que les Burgondes n’osaient pas s’opposer à la demande en
mariage de Clovis2. La Geste des rois de France, rédigé en 727, évoque une série de
ruses et d’actions diplomatiques. Leur véracité est difficile à établir, mais le rôle
des ambassadeurs et les ruses évoquées montrent que les rédacteurs connaissent
les enjeux stratégiques des manœuvres politiques, où chaque geste et chaque parole
comptent. Clovis envoie un émissaire ou un ambassadeur, Aurélien, chargé de
cadeaux, chez les Burgondes. À son retour, il renseigne le roi franc sur la princesse
qu’il doit épouser. À l’occasion de son deuxième voyage, Aurélien se déguise en
pèlerin et s’approche secrètement de Clothilde, lui offrant un anneau et de belles
parures de la part de Clovis. La troisième fois qu’Aurélien se présente à la cour
burgonde, le roi Gondebaud, son père, est sur ses gardes. Il s’étonne qu’Aurélien
soit venu encore une fois et demande si c’est pour espionner ses biens (meo explorare
substaniam meam) et poursuit en le menaçant : « si tu ne décampes pas tout de suite…
je te tuerai3 ! ». On retrouve ici la méfiance que suscitaient les ambassadeurs, bien
qu’ils fussent les interlocuteurs indispensables entre les différents monarques. Dans
ce cas précis, Aurélien fait valoir que Clothilde ayant accepté un anneau avec
l’insigne de Clovis, bien qu’elle l’eût versé au trésor royal, ce geste l’engageait à
épouser le roi franc. Les Burgondes se voient ainsi contraints d’accepter l’alliance
matrimoniale afin de ne pas s’exposer à un conflit armé justifié par le non-respect
des engagements pris. Le chroniqueur réussit à présenter Clovis et Clothilde comme
des modèles. La détermination et l’intelligence du premier lui permettent d’imposer
une alliance matrimoniale. Clothilde fait preuve de sagesse en respectant ses
engagements et le fait qu’elle ait versé les dons au trésor royal montre qu’elle n’a
pas agi par cupidité. Ses vertus apparaissent également à travers sa volonté de
convertir son époux et elle montre son sens d’honneur quand elle fait pression
pour que son père soit vengé. Clovis refuse d’ailleurs initialement de se convertir,
mais promet de la venger. Bien que Grégoire de Tours ne le précise pas, il est
probable que Clothilde ait put donner des informations précieuses sur les affaires
internes du royaume Burgonde à son époux.
En maintes circonstances, Clovis n’hésite pas à recourir à des manœuvres
plus ou moins douteuses pour étendre son pouvoir. Le fils du roi Sigebert en fait
1. S. Joye, « Trahir père et roi au haut Moyen-Âge », dans M. Billoré, M. Soria (dir.),
La trahison au Moyen-Âge. De la monstruosité au crime politique (ve -xve siècle). Rennes, 2010,
p. 215-228.
2. Grégoire de Tours (Latouche, Robert), op. cit., L II ; XII, p. 102.
S. Joye, « Trahir père et roi au Haut Moyen, Age » L II § XXVII, p. 116-117.
3. Anonyme, La Geste des Rois de France. « Liber Historiae Francorum », Paris, 727 (traduction
Stéphane Lebecq, 2015), §13, p. 39-41.
263
l’expérience. Clovis lui envoie un message lui faisant remarquer : « Ton père vieillit
et il boîte de son pied malade. S’il mourait… son royaume te reviendrait de droit ainsi
que notre amitié ». Le fils y voit une incitation au meurtre et commet ainsi l’un des
pires crimes imaginables au Haut Moyen-Âge. Clovis, qui n’a pas demandé la mort
de Sigebert explicitement, peut donc aisément se dresser en justicier et faire exécuter
le parricide et ensuite s’emparer de son royaume1.
Clovis manipule également l’entourage du roi de Cambrai, Ragnacaire, pour
l’éliminer. Pourtant, ils sont parents et ont combattu Syagrius ensemble. Clovis
justifie ses manœuvres en évoquant la vie débauchée de Ragnacaire, qui serait sous
la mauvaise influence d’un certain conseiller Faron. Avant de passer à l’acte, Clovis
s’approche de deux hommes de Ragnacaire et leur offre « des bracelets et des baudriers
dorés, qui avaient tous l’air d’être de l’or, mais qui avaient été fabriqués par contrefaçon
en bronze doré ». Alerté des manœuvres hostiles de Clovis, Ragnacaire envoie alors
des éclaireurs pour connaître la force de son armée. Cependant, ses conseillers en
diminuent l’importance pour que Ragnacaire se sente en sécurité. Ce dernier
réalise qu’on l’a trompé et cherche à fuir lors de la bataille, mais les deux hommes
le capturent et le livrent à Clovis. Celui-ci s’étonne auprès de son parent : on a
« humilié notre famille en permettant qu’on t’enchaîne ? Il aurait mieux valu pour toi
de mourir. » Il le tue donc d’un coup de hache avant de se tourner vers le frère de
Ragnacaire, lui disant « Si tu avais porté secours à ton frère, il n’aurait jamais été
ligoté » puis l’exécute à son tour. Pour terminer, Clovis rétorque aux deux conseillers,
furieux d’avoir reçu du bronze doré à la place de l’or : « qu’aux faux hommes revient
le faux or » et qu’ils devaient se réjouir d’avoir la vie sauve malgré leur trahison2.
Clovis réussi ainsi à se référer au sens de l’honneur pour justifier aussi bien les
dons contrefaits que les meurtres de ses deux parents. Les ruses royales sont
transformées en outils moralisateurs. Le roi franc fait même preuve d’une clémence
royale en épargnant les deux traîtres.
Ces récits offrent ainsi un éclairage intéressant sur l’importance du renseignement
pour les stratégies de pouvoir, qu’il s’agisse de nouer des alliances ou d’éliminer
des rivaux. L’histoire de Childéric montre comment certains ont pu s’infiltrer dans
les deux camps et influencer leur prise de décision. L’intelligence, nourrie par le
renseignement, apparaît comme une qualité indispensable pour les rois. Bien
qu’indispensable, ce ne sont pas leurs qualités guerrières qui leur permettent
d’obtenir des informations, de manipuler leurs adversaires et ou de promouvoir
leurs intérêts stratégiques. Il est d’ailleurs significatif, que Grégoire de Tours ainsi
que les chroniqueurs plus récents acceptent implicitement la duplicité du prince,
qui témoigne de son intelligence et de sa capacité d’accroître et consolider son
pouvoir. Clovis sait à la fois se battre et manipuler pour soumettre ou éliminer
ennemis ou simplement rivaux encombrants. La valorisation de l’intelligence
princière et même l’insistance sur cette qualité apparaissent comme une constante.
264
Nous la retrouvons dans d’autres textes du Haut Moyen-Âge et dans les récits
légendaires des chroniques latines, danoises et des sagas islandaises. Quelques
siècles plus tard, ces qualités sont aussi mises en avant dans les textes
éducatifs – notamment dans les miroirs des princes1 (cf. infra). La Geste des rois de
France (727) insiste cruellement sur l’absence de ces qualités chez le maire du palais
Berchaire (686-688), décrit comme « petit par stature, médiocre par l’intelligence,
inefficace dans ses conseils2 ».
1. Les « miroirs des princes » sont des recueils de conseils et de préceptes moraux destinés à
montrer aux souverains les principes du bon gouvernement. Comme leur nom l’indique,
ces traités font figure de « miroirs » renvoyant l’image du roi parfait.
2. Ercharium quondam statura pusilllum, sapientia ignobilem, consilio inutile, in maiorum
domato oberrantes statuunt Francie in invicem divisi, Anonyme. S. Lebecq, La Geste des
Rois de France. « Liber Historiae Francorum », Paris, 2015, § 48, p. 163-165.
3. S. Lebecq, « Imma, Yeavering, Beowulf. Remarques sur la formation d’une culture aulique
dans l’Angleterre du VIIe s. », dans F. Bougard, et al. (dir.), La culture du haut Moyen-Âge.
Une question d’élites. Turnhout, 2006, p. 239.
265
266
alliés furent pris et furent accusés par le duc d’avoir agi contre l’intérêt public et
condamnés à perdre la vie par pendaison1 ». On voit ici apparaître, un autre acteur
de renseignement, qui joue également un rôle important durant le Haut Moyen-
Âge : le commerçant.
Le commerce de longue distance inscrit le marchand (que les sources latines
souvent qualifient de negociator) dans des réseaux d’échanges mondiaux. Comme
l’ambassadeur, il circule beaucoup, mais contrairement à celui-ci, il ne vient pas
pour représenter une puissance étrangère mais pour négocier ; les échanges de
biens et de marchandises précieuses peuvent lui ouvrir les portes des palais. Les
marchands sont donc des sources d’informations précieuses. À la fin du ixe siècle,
le roi du Wessex Alfred le Grand accueille ainsi deux commerçants, Wulfstan et
Ohthere, pour qu’ils lui décrivent l’espace nordique afin de pouvoir intégrer ces
parties du monde dans une version anglo-saxonne du traité géographique d’Orose
(418). Leurs récits le renseignent sur les routes maritimes et les emporia de Scandinavie
et des rives sud de la Baltique2. L’histoire ne dit pas si les deux commerçants ont
rapporté au roi anglo-saxon d’éventuelles informations sensibles concernant les
Danois, qui représentaient une menace constante. Ohthere explique par ailleurs
au roi Alfred qu’il est très riche et que nul Norvégien n’habite plus au nord que lui.
Sa résidence se trouve effectivement dans les régions arctiques. La grande richesse
d’Ohthere repose moins sur ses possessions foncières que sur les tributs qu’il lève
sur les Finnois (les Sames). Ils lui fournissent des fourrures, très prisées par les
élites européennes, et de l’ivoire de morse. Quelques siècles plus tard, la taxe des
Finnois constitue d’ailleurs le principal revenu des rois de Norvège. Lever des
tributs fait davantage penser à un chef puissant qu’à un commerçant. Ohthere
savait sans doute aussi bien guerroyer que négocier.
Le récit d’Ohthere trouve un écho archéologique dans la grande halle de Borg
(viii -x ) sur l’île de Lofoten, au nord du cercle polaire. Des guldgubber (petites
e e
figurines en or) suggèrent des pratiques cultuelles liées aux grandes élites et des
tessons de verre réticulé carolingiens attestent de relations lointaines3. Les échanges
économiques entre la Scandinavie et le reste de l’Europe sont bien antérieures à
l’époque viking. Ils prennent une nouvelle orientation durant la première moitié
du viiie siècle avec les fondations de plusieurs emporia : d’abord Ribe, puis Hedeby
267
au Jutland, puis Birka en Suède et Kaupang dans le sud de la Norvège. Leur existence
témoigne de l’intensité et de la régularité du commerce international qui, fait
nouveau, concerne aussi bien des objets du quotidien que des matières premières.
Des fabricants de perles recyclaient des verres cassés chez les Francs et dans les
fermes jutlandaises le grain était broyé sur des meules à bras en tuf rhénan.
Cependant, ces contacts réguliers et le commerce des objets quotidiens n’ont guère
retenu l’attention des annalistes et des chroniqueurs qui ont passé les mondes
scandinaves sous silence jusqu’à ce que leurs habitants s’attaquent à leurs pays.
À ce sujet, un incident survenu à Portland en 787 ou 789 mérite une attention
particulière. Informé de l’arrivée de trois navires nordiques, le préfet du roi du
Wessex va à leur rencontre, mais est tué par les Normands. Ce fait divers suggère
que le préfet, selon une certaine routine, allait à leur rencontre pour prélever des
taxes et des tributs. Les activités commerciales des Vikings sont bien connues et
les sources textuelles offrent de nombreux exemples de trêves conclues avec leurs
adversaires lesquels leur accordaient alors le droit de commercer.
Le commerce pourrait être l’une des origines des remarquables capacités de
renseignement des Vikings. Plusieurs études considèrent qu’il convient de privilégier
leurs activités commerciales par rapport à leurs actes de pillage. À vrai dire, cette
distinction ne paraît pas très pertinente. Rapports de force et stratégies politiques
ont sans doute déterminé s’il fallait commercer ou piller. Raids et pillages font
partie de l’économie et de l’idéologie guerrière des sociétés du Haut Moyen-Âge.
Les Francs étaient également redoutables dans ce domaine. L’histoire du vase de
Soisson se réfère au partage du butin et quand Charlemagne lance une guerre
contre les Avars, c’est pour conquérir leur or. Non sans fierté, Éginhard cite un
proverbe grec : « Ayez le Franc pour ami, mais non pas pour voisin1 ». Les élites
scandinaves semblent toutefois davantage impliquées dans les activités de commerce.
Les grandes résidences aristocratiques abritent ainsi des lieux d’échanges comme
Gudme et Lundeborg, Tissø et Kalmergården (Danemark) ou encore le site d’Uppåkra
(Suède). Plusieurs d’entre eux se situent dans les fjords de Roskilde2 et Slien3qui
mènent respectivement vers Lejre et Hedeby/Slesvig. Dans le Slien, la ville de Füsing,
se distingue par une grande halle et sa localisation permet de surveiller l’accès vers
le plus grand emporium du nord de l’Europe. L’implication forte des élites dans les
activités marchandes apparaît aussi dans l’archéologie funéraire. Plusieurs sépultures
masculines contiennent une balance et des poids, qui ont conduit à qualifier ces
défunts de marchands. Que ces objets renvoient à une activité commerciale semble
acquis, mais qualifier le défunt de commerçant paraît anachronique et très discutable.
La mise en avant de ces outils de commerce ne doit pas faire oublier l’armement,
1. Eginhard (tr. L. Halphen), Vie de Charlemagne. Paris, ca. 825-35, éd. 1967, § 13, p. 39-41
(citation en grec).
2. Dans l’est du Danemark, sur l’île du Seeland.
3. Dans l’actuel Schleswig allemand.
268
269
1. Hedeager, Lotte, Iron Age Myth and Materiality. An Archaeology of Scandinavia Ad 400-1000,
Londres-New York, Routledge, 2011. Nissen, Anne. « Traditions littéraires et transmissions
orales à la lumière des données archéologiques », dans L. Jégou, S. Joye, T. Lienhard et
J. Schneider Faire lien. Aristocratie, réseaux et échanges compétitifs, Paris, Publications
de la Sorbonne, 2014, p. 219-27. I. Skovgaard-Petersen, « Oldtid Og Vikingetid », dans
A. E. Christensen, H.P. Clausen, S. Ellehøj et S. Mørch (dir.) Danmarks Historie. Tiden
indtil 1340, Copenhague, Gyldendal, 1977, p. 15-209.
270
1. L’Edda poétique est un ensemble de poèmes en vieux norrois rassemblés dans un manuscrit
islandais du xiiie siècle, le Codex Regius. C’est aujourd’hui la plus importante source de
connaissances sur la mythologie scandinave
2. Gelting, Michael. « Mellem udtørring og nye strømninger: Omkring en symposierrapport
om dans middelalderhistorie », Fortid og Nutid 32, 1985, p. 1-12.
3. A. Nissen-Jaubert, « Un ou plusieurs royaumes danois ? », dans P. Depreux (dir.), Les élites
et leurs espaces. Mobilité, rayonnement, domination (du vie au ixe siècle). Turnhout, 2007,
p. 135-154.
271
272
273
qu’il a fabriqué durant des années. Il sort Fenge de son lit, le tue d’un coup d’épée
et met le feu à la halle, où les compagnons de celui-ci sont prisonniers des tentures.
Amled prouve son sens de l’honneur à travers sa vengeance et montre qu’il sait
utiliser la ruse pour vaincre des ennemis puissants.
Au cours de son règne, Amled livrera de nombreuses batailles, mais il obtiendra
toujours la victoire, même dans des situations apparemment désespérées. Saxo
Grammaticus raconte ainsi comment une ruse incongrue lui permit de vaincre in
extremis une armée plus puissante. Durant la nuit, Amled appuya ses guerriers
morts sur des hampes de lances et en attacha d’autres sur des chevaux pour camoufler
ses pertes et apparaître à la tête d’une armée nombreuse. Saxo Grammaticus ne
tarit pas d’éloges sur Amled et ne sait pas s’il faut louer davantage son courage ou
son intelligence1.
Un autre récit de Saxo Grammaticus, consacré à un jeune guerrier norvégien,
Éric, qui camoufle sa flotte avec des branches, évoque curieusement la forêt de
Birnam qui s’avance vers le château de Macbeth. La fausse armée d’Amled et la
flotte déguisée d’Éric relèvent sans doute davantage de l’imaginaire que des réalités
guerrières. Cependant, les récits témoignent de l’imagination des narrateurs qui
ont pu s’inspirer des tentatives de camouflage de quelques guerriers, voire d’un
navire ou deux, pour tromper l’ennemi.
Les grands rois légendaires tels Amled et Ragnar Lodbrog ne sont pas simplement
de redoutables guerriers ; leur intelligence, qui s’exprime jusque dans la pratique
de la ruse et du renseignement, les distingue également de la plupart des hommes.
Dissimuler sans mentir est un trait constant chez Amled, qui lui permet de sauver
son honneur et de toujours respecter sa parole. Plusieurs autres héros légendaires
disposent de ces qualités et savent obscurcir leurs propos afin de dire la vérité sans
se démasquer. Comme chez Clovis, la parole ambiguë prépare la justification des
actes meurtriers. De telles ruses sont admises et même valorisées.
L’intelligence est aussi mise en avant dans les textes éducatifs, notamment
dans « les miroirs du prince ». Le Kunnungs Skuggsjà, rédigé en Norvège vers le
milieu du xiiie siècle – en même temps que les sagas – en offre un exemple nordique.
Le manuscrit donne des conseils de gouvernance et instruit le lecteur de la vie de
la cour et des relations avec les membres de la suite guerrière, le hird. L’inspiration
des « miroirs de princes » européens est manifeste, mais le texte est adapté au
contexte nordique, notamment en évoquant l’Islande et le Groenland. La tonalité
du manuscrit est plus pragmatique qu’érudite et des passages relatifs à la suite
guerrière – le hird – en soulignent le caractère nordique. L’importance accordée
1. Gesta Danorum, L. IV, 2 § 4_5 [4] Fortem virum aeternoque nomine dignum, qui stultitiae
commento prudenter instructus augustiorem mortali ingenio sapientiam admirabili
ineptiarum simulatione suppressit nec solum propriae salutis obtentum ab astutia mutuatus
ad paternae quoque ultionis copiam, eadem ductum praebente, pervenit. [5] Itaque et se
sollerter tutatus et parentem strenue ultus, fortior an sapientior existimari debeat, incertum
reliquit.
274
L’intelligence est une vertu fondamentale des rois et des grands chefs guerriers.
On la retrouve dans la mythologie à travers Odin, le chef des dieux nordiques, les
Asa. L’intelligence et le savoir sont les piliers de sa puissance et le mettent au-dessus
des autres dieux. Il a donné son œil en gage pour boire l’eau du puits du savoir et
de la sagesse gardé par le géant Mimer. Il s’est pendu à l’arbre du monde Ygdrassil,
se sacrifiant afin d’obtenir le savoir, maîtriser la poésie, les kenningar (cf. infra) et
les runes. Dans Le chant de Rig, qui décrit l’origine des catégories sociales, on
retrouve la même déclinaison de valeurs. Rig est un dieu – probablement, Heimdal –
qui s’est rendu sur terre et a engendré trois fils avec trois générations de femmes.
L’aïeule a donné naissance à Træl, ancêtre des esclaves ; la grand-mère à Karl, ancêtre
des hommes libres (paysans et guerriers). La mère a engendré Jarl, l’ancêtre des
princes et des rois. Heimdal s’occupera uniquement de ce dernier et lui enseignera
la guerre, la chasse et l’équitation. Son éducation ne s’arrêtera pas là, Heimdal va
aussi lui apprendre les runes, la poésie et les jeux. Cette mention des jeux ne manque
pas d’étonner et mérite attention. Elle laisse penser qu’ils représentent bien plus
qu’un simple loisir. La fréquente présence de pièces de jeux dans les sépultures
masculines de haut rang dès les premiers siècles de notre ère souligne leur importance.
Il s’agit manifestement de jeux de stratégie, probablement d’influence romaine.
Plus tard, le hnefatafl nordique ou encore le jeu d’échec – d’origine indienne ou
1. Bagge, Sverre. The Political Thought of the King’s Mirror, Medieval Scandinavia Supplement,
Viborg, Odense University Press, 1987.
2. Ibid.
275
arabe – connaîtront un grand succès dans les milieux élitaires1. Les jeux ne sont
pas simplement des loisirs – comme la chasse au gros gibier qui prépare aussi à la
guerre –, ils aiguisent le sens stratégique et permettent de tester le niveau d’intelligence
des joueurs. On en revient toujours aux qualités indispensables des princes…
La transmission tardive des récits mythologiques, deux à trois siècles après la
conversion chrétienne, nécessite d’en faire une critique approfondie avant de les
exploiter. Les auteurs des xiie-xiiie siècles ont sans doute sélectionné certains récits
et ont pu en modifier d’autres pour les adapter à leur temps et à une audience
chrétienne. Les récits oraux ont également pu évoluer à travers le temps, comme
on le soupçonne notamment pour le poème de Beowulf, transcrit vers l’an mille,
après avoir sans doute été mis en forme au ixe siècle, tout en contenant des vers
évoquant une culture matérielle du début du viie. Quand Le chant de Rig évoque
l’eau aspergée sur la tête du nouveau-né, cela rappelle trop le baptême chrétien
pour être authentique. La poésie et les récits oraux sont ainsi constitués de plusieurs
couches chronologiques successives, que l’archéologie parfois permet de distinguer
pour les plus anciennes.
Les représentations iconographiques d’Odin à l’époque viking correspondent
bien aux textes norrois. Tout comme elles permettent assez facilement d’identifier
plusieurs légendes et récits mythologiques, notamment sur les stèles imagées de
Gotland. Plusieurs légendes, ainsi que certaines caractéristiques des divinités
scandinaves figurent déjà sur les bractéates en or du début du vie siècle (cf. figure 1
en fin d’article). Un cavalier accompagné de deux rapaces fait inévitablement penser
à Odin. Tout comme l’homme entouré de deux rapaces, d’un loup et d’un cervidé
sur la bractéate de Skrydstrup. Plusieurs bractéates sont gravés de runes formant
le mot « le haut », un kenning courant pour Odin (cf. infra)2. D’autres montrent le
loup de Fenris arrachant le bras du dieu Tyr ou encore la mort de Balder. Les noms
d’Odense et du lac Tissø – où se trouve l’un des plus grands lieux de pouvoir – font
d’ailleurs référence aux cultes d’Odin et de Tyr. Les références deviennent plus
nombreuses au fil du temps. Des stèles gotlandaises – Ardre VIII et Tjängvide – du
ixe siècle représentent Odin sur un cheval à huit jambes, Slejpner, avec des scènes
tirées des récits légendaires en arrière-plan3. À Tissø, plusieurs amulettes en argent
semblent représenter des valkyries armées ou qui tendent une corne à boire vers
un guerrier pour l’accueillir au Valhalla. Des pendentifs trouvés à Ribe et
Kalmergården (Danemark) et à Staraja Ladoga (Russie), datés respectivement des
viiie et ixe siècles, représentent un homme borgne, avec deux corbeaux (et non pas
1. G. Bauchhenβ et al., » Brettspiel » dans H. Bech et al. (dir.) Reallexikon der Germanischen
Altertumskunde, vol. 3, Berlin/New York, Walter de Gruyter, 1978, p. 450-459.
2. S. Nowak, Schrift auf den Goldbrakteaten…, op. cit., p. 208-225.
3. J. Staecker, « Heroes, kings, and gods. Discovering sagas on Gotlandic picture-stones »,
dans A. Andrén et al. (dir.), Old Norse religion in long-term perspectives: origins, changes,
and interactions: an international conference in Lund, Sweden, June 3-7, 2004. Lund, 2006,
p. 363-368.
276
1. N. Price, « Belief and Ritual », dans G. Williams, P. Pentz et M. Wemhoff (dir.), Copenhague,
Londres/Berlin, p. 162-195.
2. Ottar Grønvik » Om Eggjainnskriften – Epilog », Arkiv för nordisk filologi, no 117, 2002,
p. 29-34.
277
versé. Il faut déjà plus d’imagination pour saisir que « l’arbre de la mort » est une
épée et « la neige du fourneau », de l’argent.
Certains kenningar nécessitent de bonnes connaissances des mythes et de
l’histoire légendaire pour être compris. Quand la pierre de Rök, datée d’environ
820 (cf. figure 3) mentionne « le cheval de Gona », elle évoque le loup ; Gona est une
valkyrie et sélectionne les guerriers morts que le loup dévore. D’autres kenningar
désignent l’or sous les termes de « l’argent de la loutre » ou de « la farine de Frode » ;
le premier se référant à la rançon que Loki a dû verser aux Asas en recouvrant la
peau d’une loutre d’or, le second à la légende des meules de Frode qui moulaient
de l’or.
Les kenningar sont innombrables. Certains sont connus et répandus, d’autres
ont certainement été inventés lors d’occasions précises et beaucoup ont dû tomber
dans l’oubli sans jamais avoir été couchés sur parchemin. Ces jeux poétiques
permettaient de faire preuve d’invention de tester la culture et la sagacité des
auditeurs, voire de les insulter ou de les menacer. Dans les Gesta Danorum, certains
dialogues en vers prennent la forme de véritables joutes oratoires. Le contexte de
leur découverte ainsi que les supports des inscriptions runiques les associent aux
grandes élites guerrières, tout comme le font les textes tardifs. Les runes et les
kenningar sont associés au chef des dieux et leur apprentissage fait partie de
l’éducation des membres de la haute aristocratie. N’oublions pas que chaque signe
runique porte un nom propre, qui parfois fait partie du sens des phrases. Cela
constitue d’ailleurs une difficulté supplémentaire dans l’interprétation des
inscriptions runiques. La complexité des kenningar faisait partie de leur prestige.
Pour les maîtriser et lire les runes, il ne suffisait pas de connaître la langue et
d’identifier les signes. Il fallait posséder la culture et l’intelligence nécessaire pour
percer leur secret (cf. figure 4). Les kenningar sont en quelque sorte des messages
codés et font partie d’une culture d’initiés. Ces jeux poétiques pouvaient s’avérer
fort utiles en présence d’étrangers ou d’individus qui n’en avaient pas appris les
règles et n’en connaissaient pas les références.
278
Loups, rapaces et corbeaux sont des prédateurs qui se repaissent des cadavres des
guerriers vaincus et deviennent ainsi des symboles de la victoire. L’aspect alimentaire
de la symbolique occupe une place particulière chez les Scandinaves pour qui le
guerrier est le nourrisseur1. La dangerosité de ces animaux permet aussi d’exprimer
des qualités guerrières comme le montrent les de nombreux noms d’hommes
germaniques : loup (Ulv, Wolf, Wulf) ; ours (Bernard, Bjørn, Beor) ; aigle (Arne) ;
sanglier (Erwin), etc. D’autres animaux ont également leur importance, notamment
le cheval, que l’on retrouve dans les noms des deux chefs légendaires, Hors (cheval)
et Hengist (étalon), qui auraient conduit les Saxons en Angleterre. De nombreux
kenningar se référent également au serpent, animal dangereux qui avance discrètement
et attaque par surprise. Ses yeux perçants imposent le respect et la crainte. Le chant
de Rig évoque les yeux perçants et le regard de serpent du fils Jarl. Les navires de
guerre, les snekkes, s’y réfèrent également (snake) et leur proue pouvait porter une
tête de serpent. Sans voile et avec le mat couché, ils se prêtaient fort bien à une
attaque surprise. Enfin, le serpent est aussi un kenning prisé pour évoquer l’épée,
« le serpent des blessures ». Les rayures et les losanges qui ornent de nombreux
pommeaux d’épées vikings pourraient d’ailleurs imiter la peau de la vipère2. C’est
également le cas, pour une période plus ancienne, de deux hampes de lances
découvertes dans les vestiges de sacrifices d’armes de Kragehul, datées de l’âge du
fer romain récent (iiie-ive siècles) et qui sont partiellement couvertes de serpents
entrelacés.
Les animaux se retrouvent également dans les styles animaliers germaniques.
Plusieurs études ont en effet démontré qu’ils sont bien plus que de simples décors
zoomorphes. Le choix des animaux représentés et les compositions, souvent très
complexes, laissent apparaître une symbolique forte. Il faut toutefois un certain
entraînement pour décomposer l’enchevêtrement des corps entrelacés avant de
discerner chaque animal ; parfois ces corps s’unissent pour former une représentation
humaine ou un visage. Ces décors complexes constituent en quelque sorte le versant
iconographique des kenningar, qui permettent d’ailleurs de mieux comprendre
leur signification3. La diffusion des styles Salin I à III des ve-viiie siècles dépasse
assez largement les mondes scandinaves. Cependant, c’est indéniablement en
Scandinavie que le style trouve ses expressions les plus fortes et les plus diversifiées.
Les styles animaliers vikings sont davantage confinés aux mondes scandinaves ou
aux régions dans lesquelles les Scandinaves se sont établis. Les Anglo-Saxons et
les Irlandais dans l’ouest de l’Europe, et les Finno-Ougriens et Slaves à l’est, ont
certes développé des styles hybrides, mais les décors paraissent moins complexes
279
que sur les objets de prestige scandinaves. De même les styles animaliers tardifs
Ringrike et Urnes, utilisés aux xie-xiie siècles, paraissent plus simples que les styles
antérieurs. Serait-ce une conséquence de la christianisation ?
Dans les vestiges de sacrifices d’armes des iiie-ive siècle de Nydam et Kraghul,
serpents, rapaces et autres animaux ornent fourreaux d’épées et hampes de lances.
La disposition des animaux va évoluer et la complexité des compositions va croître
avec la création du style animalier Salin I. Rapaces, prédateurs et chevaux occupent
les surfaces. Certaines parties, notamment les têtes des rapaces et leur bec crochu,
se distinguent assez aisément, d’autres sont plus cachées. Les petits animaux vont
souvent constituer les membres d’un grand animal, voire une forme humaine, qui
surgit lors d’une observation attentive. Ces effets rappellent les descriptions d’Odin
capable de prendre la forme de divers animaux. La fusion homme/animal que l’on
rencontre dans les kenningar est forte. C’est aussi à partir de la fin du ve et au
vie siècle que les inscriptions runiques évoquent Odin ou la bière. Les décors
animaliers ornent surtout des objets de prestige, notamment des grandes fibules
féminines en matières précieuses.
Le style Salin I sera largement diffusé sur le continent européen. Il est frappant
que sa diffusion ait eu lieu essentiellement chez les peuples se réclamant d’une
origine scandinave : les Burgondes, les Goths, les Lombards, les Vandales. En
revanche, les Francs, qui revendiquent une origine troyenne, semblent y avoir été
nettement plus réfractaires. La symbolique païenne du Salin I pourrait être un
facteur supplémentaire de rejet1. En tout cas, il semble que l’on ait à faire à des
systèmes de référence et de communication différents, qui ont aussi pu avoir une
certaine influence sur la manière de gouverner et de se renseigner.
Dans le contexte scandinave, il est étonnant d’observer à quel point le
développement du style Salin I coïncide avec la formation de grandes entités
territoriales, que l’on pourrait sans doute déjà qualifier de royaumes. Les premières
bractéates en or ont probablement été fabriquées dans le grand centre de pouvoir
de Gudme, qui toutefois connaît un certain déclin à partir du milieu du vie siècle.
Durant cette période, d’autres centres de pouvoir politique et religieux émergent
et gagnent en importance, notamment à Lejre (Fredshøj) – considéré comme le
berceau dynastique des rois danois, les Skjoldunger – et Tissø (Bulbrogård). C’est
aussi à la suite de ces évolutions politiques et territoriales qu’un nouveau style, le
Salin II, va apparaître à partir du deuxième tiers du vie siècle et progressivement
remplacer le style I. On y retrouve les mêmes animaux et les mêmes thématiques,
mais leurs corps sont plus filiformes et leur enchevêtrement prend la forme d’entrelacs
toujours plus complexes. Les animaux sont entiers, mais leur nombre, les torsions
de leurs corps et leur enchevêtrement les font disparaître, aux yeux des non-initiés,
dans un fouillis d’entrelacs (cf. figure 4). Dans l’espace scandinave, la complexité
1. Ibid., p. 33-58. K. Høilund Nielsen, « The real thing or just wannabes ? Scandinavian-Style
Brooches in the fifth and sixth Centuries », in D. Quast (dir.), Foreigners in Early Medieval
Europe : Thirteen International Studies on Early Medieval Mobility. Mainz, 2009, p. 51-112.
280
du style est telle que seuls les meilleurs artisans, qui maîtrisent totalement les règles
de composition, le réussissent. Les contrefaçons sont immédiatement démasquées.
Les possibles influences byzantines et la forte représentation de ce style en Lombardie
et dans le sud-ouest de l’Allemagne ont été avancées pour proposer une origine
lombarde ou méditerranéenne de Salin II. Mais la diversité et la complexité du
style en Scandinavie le distinguent des versions continentales et plaideraient
davantage pour une origine scandinave1. La quantité et la diversité des objets ornés
du style Salin II dans le sud de la Scandinavie est un trait spécifique. Les animaux
ornent aussi bien des parures vestimentaires féminines que l’équipement des
guerriers. Ailleurs, ce style devient nettement plus exclusif et orne seulement les
éléments d’armement et de harnachement des grandes élites guerrières. La sépulture
royale de Sutton Hoo, dans le sud-est d’Angleterre (début du viie siècle), en est sans
doute l’exemple le plus célèbre. Sans atteindre le rang royal, les sépultures à bateaux
de Vendel et Valsgärde en Suède centrale confirment les liens étroits entre l’aristocratie
guerrière et le style Salin II, que l’on retrouve aussi sur le continent européen2. Il
est intéressant de noter que les décors animaliers n’y sont plus réservés à l’univers
guerrier. Ils ornent aussi des accessoires vestimentaires féminins de grande qualité,
comme dans la sépulture (no 49) de la reine Arégonde à Saint-Denis. Toutefois, la
composition et la variété des motifs semblent appauvries. Seules les productions
de quelques royaumes anglo-saxons font preuve d’une certaine complexité qui ne
se rencontre guère sur le continent3. Cela suggère qu’une partie du sens a été perdue
ou volontairement écartée par les artisans européens.
À maints égards, les décors animaliers du style Salin II apparaissent comme
le volet iconographique des kenningar littéraires, conçus pour des initiés. Les
puissances territoriales du sud de la Scandinavie prennent alors de nouvelles
dimensions. L’histoire légendaire danoise, ainsi que Beowulf et d’autres sources
anglo-saxonnes suggèrent de mutuels liens étroits à travers la mer du Nord, qui
trouvent aussi un écho dans la culture matérielle, notamment les styles animaliers.
Les avancés spectaculaires des recherches archéologiques et les découvertes des
grands lieux de pouvoir ont complètement modifié la vision de cet espace, qu’on
croyait encore vide au début des années 1980. Il n’est pas impossible que la complexité
du Salin II se soit développée dans le cadre des alliances entre des royaumes
émergents ou déjà bien établis. Leur mémoire se trouve peut-être dans l’écho
fortement déformé des récits légendaires. Enfin, Salin II marque aussi l’ascension
du corbeau dans l’iconographie scandinave. Sur les bractéates, les oiseaux d’Odin
281
ont encore le bec crochu, évoquant davantage des aigles ou d’autres rapaces. Un
oiseau au bec droit avec un corps effilé va les remplacer au cours des siècles suivants.
Dans le sud de la Scandinavie, les femmes vont porter des paires de petites fibules
en forme de corbeau et sur le casque de la sépulture Vendel XIV, c’est un corbeau
qui forme le nasal (cf. figure 5). Serait-ce des signes discrets d’une évolution de
l’exercice du pouvoir ?
Sur les objets de prestiges, les décors animaliers de l’époque viking des
ixe-xe siècles cultivent les entrelacs et les images cachées. L’enchevêtrement des
animaux dissimule des têtes humaines ou des masques, comme dans le style de
Mammen. L’angle d’observation et l’orientation des objets laissent apparaître des
sujets complémentaires, voire des scènes mythologiques, passées inaperçues au
premier regard1. Comme pour Salin II, il semble que la face cachée des décors
disparaisse dans les styles anglo-scandinaves, tout comme les styles animaliers
tardifs : Ringrike et Urnes. Les animaux entrelacés sont immédiatement
reconnaissables et l’intégralité des motifs paraît plus facile à appréhender, même
à travers les entrelacs. Les contextes chrétiens ailleurs en Europe, ainsi que la
christianisation de la Scandinavie, ont peut-être rompu les liens entre décors
animaliers et kenningar.
*
L’analyse des récits textuels montre que le renseignement était un enjeu crucial
dans l’exercice du pouvoir. Chez les nordiques, il va même prendre une dimension
mythologique avec les corbeaux d’Odin. En revanche, rien ne laisse apparaître
l’existence d’un corps de professionnels. Éclaireurs et observateurs occasionnels
ont pu fournir certaines informations, notamment d’ordre logistique. Des marchands,
des ambassadeurs et des émissaires, qui ont circulé dans le cadre de leurs activités
commerciales ou diplomatiques, ont parfois pu glaner des informations sensibles.
Le risque était connu et la méfiance envers l’étranger était de mise. Cependant,
pour vraiment connaître les stratégies du pouvoir, il fallait faire partie des proches
de celui-ci. Les changements de camps et l’évolution des alliances étaient des
dangers constants et l’ami d’hier pouvait se révéler l’ennemi du lendemain. Ce
n’était pas simplement des affaires de fidélité ou de félonie. Solidarités familiales
et devoir de vengeance pouvaient modifier les alliances. Les auteurs médiévaux ne
manquent pas de mettre ce fait en avant pour justifier les revirements de leurs
héros. Dans ces contextes mouvants, le roi ou le prince devait donc constamment
s’informer et faire preuve de sagacité pour distinguer le vrai du faux et l’ami de
l’ennemi. Les récits historiques ou légendaires mettent en avant ces capacités
nécessaires au souverain, que l’on retrouve également dans la mythologie comme
282
dans les textes éducatifs. Le courage et les qualités guerrières y sont certes présentées
comme indispensables, mais ce sont les compétences stratégiques qui assurent le
pouvoir. Les animaux d’Odin reflètent cette hiérarchisation. Ses deux loups, Freki
et Geri, représentent les qualités guerrières, alors que ses informateurs, Hugin et
Mugin, paraissent plus proches de lui.
Les activités du renseignement proprement dites échappent forcément à
l’archéologie. Celle-ci peut en revanche déceler des indices de l’importance de la
dissimulation dans la vie sociale à travers la culture matérielle. Les représentations
iconographiques et les styles animaliers ne sont pas des messages secrets, mais ils
témoignent d’une culture d’initiés et de connaissances partagée seulement par des
cercles restreints. S’interroger sur la place du renseignement dans ces sociétés ouvre
ainsi de nouvelles perspectives pour notre compréhension de la culture matérielle.
Anne Nissen
283
Figure 1 : Les bractéates en or sont des pendentifs inspirés des solidi romains. Les plus anciens
imitent l’effigie impériale, mais rapidement ils ont pris des formes originales avec des
représentations mythologiques. Plusieurs ont des inscriptions runiques comme cet exemplaire
découvert en Fionie (DR BR42). Le cavalier pourrait être Odin avec son cheval et un rapace.
L’inscription houaz / laþu aa duaaalii(a) /al(u) contient les mots « le haut » et « alu » et pourrait
se référer à Odin et aux banquets rituels. Ces deux mots se retrouvent dans de nombreuses
inscriptions runiques anciennes (photo : Bloodofox). (https://it.m.wikipedia.org/wiki/
File:Bracteate_from_Funen,_Denmark_(DR_BR42). jpg)
Figure 2 : Plaque de casque (viie siècle) trouvée à Vendel qui pourrait représenter Odin avec
son cheval et sa lance Gungnir. Le bec des oiseaux, surtout celui de droite, est devenu plus droit
par rapport aux représentations sur les bractéates en or. Le corps a également évolué et l’oiseau
évoque davantage un corbeau (d’après O. Montelius, Om lifvet i Sverige under hednatiden,
Stockholm, 1905, p. 98). (https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/d/db/Del_av_
hj%C3%A4lm_vendel_vendeltid_m%C3%B6jligen_oden.jpg)
284
Figure 3 : L’inscription runique de la pierre de Rök (Suède, ixe siècle) compte parmi les plus
longues de Scandinavie. Elle est gravée de nombreux kenninger qui semblent faire allusions à
des batailles et à des rois barbares sur le continent. Le caractère énigmatique du texte rend son
interprétation extrêmement difficile (photo : Bengt Olof Åradsson). (https://commons.wikimedia.
org/wiki/File:R%C3%B6kstenen_1.JPG)
285
286
des opérations secrètes. Ces différentes démarches étaient complétées par un étroit
contrôle des activités étrangères dans l’empire.
L’une des forces de Byzance résidait dans l’intérêt que manifestaient les plus
hauts dirigeants de l’empire pour les activités clandestines, notamment les diverses
manières d’obtenir des renseignements et d’amener les souverains étrangers à
servir leurs intérêts. L’ensemble de l’aristocratie politique et militaire était adepte
des opérations secrètes, des ruses et de la guerre psychologique. Ce fut notamment
le cas d’Alexis Comnène. Tous les historiens s’accordent à le considérer comme un
diplomate de premier ordre, connaissant parfaitement la situation politique de ses
voisins, sachant profiter de leurs divisions au mieux de ses intérêts et excellant à
grouper dans une alliance tous les ennemis de ses adversaires1.
Alexis acquit son expérience d’abord comme haut fonctionnaire de l’empire,
Grand domestique et général des armées de l’Ouest. Fin 1077, il poussa Botaniates,
jusqu’alors stratège des provinces d’Anatolie, à devenir basileus. Ayant pénétré tous
deux dans Constantinople déguisés en moines et bénéficiant de renseignements
quant au dispositif de protection de l’empereur Michel VII2, le 7 janvier 1078, ils
le déposèrent et Botaniates devint basileus sous le nom de Nicéphore III. Mais
Alexis Comnène ne trouvant pas son pouvoir suffisant organisa un coup d’État,
le 4 avril 1081, et remplaça Nicéphore III sur le trône de Byzance. Confronté à de
multiples conjurations, aux luttes frontalières incessantes contre les tribus balkaniques
et à la redoutable menace des Seldjoukides, Alexis Comnène accumula une expérience
inégalée de la guerre secrète.
1. Ferdinand Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Comnène, Paris, Picard, 1900, p. 52.
2. Alexis Comnène s’informa « fort exactement de ceux qui gardaient les tours et il apprit qu’il y
en avait de gardées par les Immortels, d’autres par les Varangues, d’autres par les Némiziens »
(Alexiade, « Histoire de l’empereur Alexis », in Cousin, Histoire de Constantinople, Paris,
1672, II, p. 191).
3. F. Chalandon, Essai sur le règne d’Alexis Comnène, p. 139, 150 et 240.
288
L’art de la division
Les alliances étaient l’une des armes favorites de la diplomatie byzantine : à
de lointains monarques, on donnait comme épouses des dames de la noblesse
byzantine et, souvent, les empereurs étaient mariés à des étrangères. À Byzance,
il existait des subsides spéciaux destinés à s’assurer des alliances ou à jouer un
ennemi contre un autre, par exemple, les Petchénègues contre les Bulgares, ou
ceux-ci contre les Russes. Justinien se débarrassa ainsi des Perses à prix d’or en
acceptant de payer à leur roi une lourde redevance annuelle et engagea toutes ses
forces, sous le commandement de brillants généraux – Bélisaire d’abord, puis
Narsès – dans la reconquête de l’Occident et des provinces africaines, dont les
peuples germaniques s’étaient emparées. Tous les mécontents et les réfugiés politiques
étaient les bienvenus à Constantinople où ils étaient accueillis et utilisés1. Ainsi,
beaucoup de souverains en exil arpentaient la capitale de l’empire, aux frais de
celui-ci, en l’attente d’une machination qui les ramènerait sur leur trône, au grand
bénéfice de leur sponsor.
289
290
1. Guy Gauthier, Justinien, le rêve impérial, Paris, France Empire, 1998, p. 226.
291
révéler le complot à Attila et ne demanda de l’or que pour le lui montrer à titre de
preuve1.
292
mis au courant par ses agents de renseignement, contra le projet en engageant des
pourparlers directs avec cet empereur1.
Au printemps 1082, Alexis réunit encore des renforts et, décidé à ne plus céder
de terrain, profita d’un relâchement dans l’armée normande pour y lancer une
intense campagne d’agitation. Les Normands se plaignaient de l’absence de butin,
du non-paiement des soldes et du manque de vivres. Alexis utilisa à fond ces griefs.
Ses agents s’employèrent à les exagérer et poussèrent les seigneurs à réclamer.
« L’empereur […] envoya faire de magnifiques promesses aux comtes pour les obliger
à demander à Bohémond, fils de Robert Guiscard, l’argent qu’il leur devait et de le
presser de passer à la mer et d’aller en recevoir de son père. Il offrit aussi de l’emploi
à ceux qui voudraient servir dans son armée et des passeports à ceux qui désireraient
s’en retourner par la Hongrie2 ». Mais il ne parvint pas à déstabiliser Guiscard.
Puis, en 1107, lors du siège de Durazzo par les Normands de Bohémond, prince
de Tarente et fils de Guiscard, une nouvelle action fut entreprise. Lla ville byzantine
résistait, le siège traînait en longueur et des signes de fatigue apparaissaient dans
l’armée normande. Alexis Comnène saisit l’occasion pour mener une action
psychologique : « Il résolut donc de jeter des semences de division entre Bohémond et
les comtes et, pour cet effet, il manda Marin, maître de la milice de Naples, et Roger,
un des plus considérables parmi les Français, et Pierre d’Aluph. Il usa de cet artifice
de leur écrire (aux subordonnés de Bohémond) des lettres en forme de réponses à
d’autres lettres qu’ils lui eussent écrites, par lesquelles il les remerciait de lui avoir
découvert les secrets de leur chef, leur demandait la continuation de leur amitié et les
assurait de la sienne. Ces lettres étaient adressées à Gui, neveu de Bohémond, au
Comte de Conversano, à Richard, comte du Principat, à divers autres […]. Ces vaillants
hommes n’avaient jamais écrit à Alexis, mais il le supposait contre la vérité, afin que
Bohémond, interceptant les réponses et jugeant par là qu’ils entretenaient intelligence
avec lui, se portât contre eux à quelque traitement barbare qui les obligeât à renoncer
à son parti.
L’empereur commanda au porteur de ces lettres de rendre chacune à celui à qui
elle était adressée. Il dépêcha un autre courrier avec ordre de devancer le porteur de
ces lettres et d’aller trouver Bohémond sous prétexte de se rendre à lui et de découvrir
la perfidie des comtes. Ce stratagème réussit comme l’empereur l’avait projeté, Bohémond
lut les lettres ». Mais finalement, s’étant douté de la fourberie, il laissa les intéressés
dans leurs charges3.
1. Marquis de la Force, Les conseillers latins du basileus Alexis Comnène, Bruxelles, Byzantion,
1936, p. 160. F. Chalandon, Histoire de la domination…, p. 269. F. Chalandon, Essai sur le
règne…, p. 63-64. Alexiade, op. cit., tome iv, Livre I, p. 43.
2. F. Chalandon, Histoire de la domination…, p. 279-281. F. Chalandon, Essai sur le règne…,
p. 88-90. Alexiade, ibid., tome iv, Livre V, p. 201-202.
3. F. Chalandon, Essai sur le règne…, p. 245. Alexiade, op. cit., tome iv, Livre XIII, p. 527-543.
O. Vital, op. cit., p. 209-210. S. Runciman, A history of the Crusades, Cambridge, 1951, p. 49.
Thompson et Padover, L’espionnage politique en Europe, Payot, Paris, 1938.
293
Malgré ces succès relatifs, Alexis Comnène, avec son intelligence aiguë, son
goût naturel pour l’intrigue, son expérience et sa résolution fut le plus redoutable
adversaire des Normands d’Italie dans le domaine de la guerre secrète. Il fit
également preuve de tout son talent dans les luttes qui l’opposèrent aux Croisés.
Le renseignement militaire
Si, plutôt que de déclarer la guerre, les Byzantins préféraient avoir recours à
la diplomatie ou à la subversion, ils étaient également capables, lorsqu’il fallait
combattre, de faire la guerre très efficacement, avec des moyens
perfectionnés – notamment le feu grégeois – un sens de la manœuvre et de la
coordination des armes longtemps inégalé. Leur armée était une des meilleures
du monde de l’époque. Ses officiers et ses généraux avaient étudié la géographie et
1. René Grousset, Histoire des Croisades, Paris, Plon, 1934, p. 136. F. Chalandon, Essai sur le
règne…, p. 211.
2. Orderic Vital, Histoire de la Normandie, Paris, Ed. Du Bois, 1825, p. 103.
294
295
À côté du service diplomatique fut créé, vers l’an 600, un système militaire
de renseignement opérationnel associé à chaque unité. La cellule de base en était
une équipe de 4 à 5 hommes, rattachée à chaque formation de 400 soldats. Ces
détachements devaient s’enquérir de l’état des routes et des gués, connaître les
possibilités locales de ravitaillement, les attitudes des habitants, etc.
L’armée byzantine utilisait également des éclaireurs – appelés prokoursatores,
« ceux qui vont vers l’avant » – et des guides issus des pays où elle opérait. Dépendant
directement du commandant en chef, ils étaient chargés de l’interprétariat et des
recherches d’informations particulières.
Leur action était complétée par celle des groupes de combattants spécialement
entraînés – dénommés « trapézistes » – que l’on peut comparer aux commandos
modernes. Ils étaient les soldats d'« élite » d’un thème, sélectionnés pour leur vigueur
physique et leur bravoure. Organisés en petits groupes d’une dizaine d’hommes,
le plus souvent recrutés localement, ils s’infiltraient profondément en territoire
ennemi où ils faisaient régner l’insécurité, effectuaient des sabotages, tuaient et
pillaient, et faisaient des prisonniers, auxquels le stratège se chargeait de faire dire
tout ce qu’ils savaient sur les mouvements de l’armée adverse.
Dans la marine, les renseignements recueillis par les navires éclaireurs – de
même que les ordres – étaient transmis par bannières et flammes. Au ixe et xe siècle,
pour avertir des violations de la frontière cilicienne, les Byzantins mirent en place
un système de feux et de fanaux, disposés sur des points hauts et des caps, jusqu’au
phare de Constantinople. Le passage des messages se faisait en une heure grâce à
ce système.
Par ailleurs, l’armée byzantine disposait d’une doctrine très élaborée concernant
la sécurité des troupes en campagne. En effet, dans une guerre de harcèlement et
d’embuscades, c’est le mieux gardé et le plus tôt prévenu qui gagne, en vertu du
vieux précepte « voir sans être vu ». Aussi, ses unités observaient l’adversaire en
permanence, sans jamais perdre de vue ses activités ni ses déplacements, grâce à
des guetteurs spécialisés, régulièrement relevés, faisant parvenir rapidement leurs
observations au commandement grâce à de cavaliers.
En complément du renseignement opérationnel, les Byzantins cherchaient
aussi systématiquement à placer des espions chez leurs adversaires1. Pour ces
missions, ils utilisaient beaucoup les marchands et les voyageurs. Une méthode
largement employée consistait à capturer des prisonniers avec femme et enfants.
Sous la promesse de la libération de leur famille après la mission, ces hommes
étaient renvoyés dans leur pays d’origine pour y espionner. Les Byzantins cherchaient
également à recruter des traîtres chez l’ennemi. Les Institutions militaires de l’empe
reur Léon VI Le Sage prescrivent ainsi : « Recevez favorablement tous les traîtres qui
s’offrent à vous servir. Tenez vos promesses à leur égard s’ils vous disent la vérité, afin
de vous en attirer d’autres. L’utilité qu’on retire d’un bon espion est beaucoup au-dessus
1. Ferdinand Lot, L’art militaire et les armées du Moyen-Âge, Payot, Paris, 1946, p. 45.
296
de ce qu’on leur donne. C’est une simplicité de ne pas vouloir acheter les services d’un
traître1 ». Les commandants de terrain étaient encouragés à entrer en contact avec
les dirigeants des nations étrangères alliées à l’ennemi ou avec les chefs des unités
auxiliaires afin de les inciter à changer de camp.
Un des manuels en service dans les armées byzantines était celui de Léon VI
dit le Sage ou le Philosophe2. Cet auteur, qui inspira longtemps la pensée tactique
des officiers byzantins, montrait une grande prédilection pour les stratagèmes, les
embuscades et les retraites simulées. Il recommandait d’envoyer des parlementaires
à l’ennemi sans autre objectif que d’espionner son dispositif et ses effectifs. Il
n’hésitait pas à employer la méthode éprouvée qui consistait à envoyer des lettres
compromettantes aux subordonnés du commandant ennemi, de façon qu’elles
tombent entre ses mains. Celui-ci devenait, de ce fait, soupçonneux de ses lieutenants.
Il en allait de même avec les déserteurs :
« Vous rendrez vos déserteurs suspects, si vous leur faites tenir des lettres
par lesquelles il paraisse que vous les engagez d’entreprendre quelque trahison
contre l’ennemi, dont vous marquerez le temps et d’autres détails. Ces lettres
étant surprises, on les tiendra renfermés, ou s’ils les montrent eux-mêmes,
on se méfiera toujours de leur fidélité3 ».
1. Cité par Louis Bréhier, Les Institutions de l’empire byzantin, Paris, Albin Michel, 1949, p. 3.
2. Léon VI le Sage, Institutions militaires, op. cit.
3. Ibid.
4. Ch. Oman, op. cit., p. 43.
297
pas dissimuler le fait qu’elles étaient toujours à hauts risques et constituaient, chaque
fois, de véritables paris dans lesquels entrait une grande part de chance1.
Divers exemples historiques de campagnes militaires illustrent le goût et le
talent de Bélisaire pour les stratagèmes.
La reconquête de l’Afrique
La préparation de la reconquête de l’Afrique en 532, par Justinien, Bélisaire
et l’état-major impérial, offre un bon exemple de planification militaire minutieuse,
comparable aux actions que Guillaume le Conquérant conduira au xie siècle2.
Pendant de longs mois, les arsenaux fabriquèrent des navires de guerre et de
transport de troupes à une cadence élevée, profitant de la main-d’œuvre des
nombreux internés de la sédition Nika3, qui rachetaient ainsi leurs fautes. L’état-
major réunissait, entraînait et équipait avec soin les troupes nécessaires à une
intervention de longue durée sur un théâtre aussi éloigné de Constantinople que
l’était l’Afrique. Il préparait les plans de campagne et veillait à la logistique de
l’opération, tant dans ses aspects navals que terrestres. Parallèlement, la diplomatie
secrète de Justinien entrait en œuvre et commençait ses actions souterraines de
déstabilisation du royaume vandale.
Au prix de nombreuses promesses et de sommes d’argent considérables, les
émissaires de Justinien préparèrent l’invasion en encourageant des révoltes contre
le roi vandale Gelimer, en Tripolitaine et en Sardaigne. Ces provinces étaient suffi
samment éloignées de Carthage pour favoriser une large dispersion des armées de
celui-ci en cas de soulèvement. Ainsi, chaque détail avait été minutieusement
préparé par cet admirable organisateur qu’était Justinien, dont toutes les pensées
et toutes les forces étaient depuis des mois concentrées vers ce but4.
Après 18 mois de préparation, le 22 juin 533, la flotte impériale était prête.
500 navires de transport de troupes ou de commerce réquisitionnés et transformés
prirent la mer, protégés par une centaine de navires de guerre, récemment sortis
des arsenaux. Ils emportaient un corps expéditionnaire de 18 000 hommes vers la
Sicile d’où serait lancée l’offensive contre le royaume vandale. Bélisaire y arriva fin
juillet, reconstitua ses forces et son ravitaillement et attendit les ordres de Justinien
pour partir à l’assaut de l’Afrique. Car, afin de lancer son offensive avec les plus
grandes chances de succès, il devait attendre le signal du soulèvement du chef
maure Prudentius, en Tripolitaine, et celui du gouverneur vandale Godas, en
Sardaigne, que l’empereur lui avait promis.
298
Fin août 533, les révoltes attendues éclatèrent enfin et Gelimer envoya aussitôt
des forces importantes mater la Sardaigne. Profitant de cet événement, la flotte
impériale prit la mer et les troupes débarquèrent dans le golfe de Gabès sans être
inquiétées. Il fallut plusieurs jours pour que les milliers d’hommes et de chevaux
puissent être mis à terre. L’isolement du lieu permit que cette opération, qui
demandait une énorme logistique, s’exécutât sans incident notable. Elle fut le départ
de la campagne victorieuse de Bélisaire, qui devait s’achever fin 534 par la reconquête
de l’Afrique du Nord jusqu’aux colonnes d’Hercule et marquer le début de sa
renommée1.
La reconquête de l’Italie
Au cours de la première campagne d’Italie – de 535 à 540 – eut lieu un autre
stratagème. L’armée impériale était aux portes de la Campanie. Après l’investissement
de Salerne, il ne restait plus qu’à marcher sur Naples, ce que fit Bélisaire sans perdre
de temps au cours de l’été 536. Tandis que sa flotte bloquait la baie de Naples, le
général byzantin mit le siège devant la ville. Mais plusieurs semaines passèrent
sans que la cité tombe. Les attaques des troupes byzantines étaient sans cesse
repoussées et un investissement de Naples par la force apparaissait de plus en plus
difficile.
Bélisaire employa alors une ruse que lui suggéra l’un de ses officiers, qui s’était
aperçu que l’on pouvait pénétrer au cœur de la ville assiégée en utilisant les conduites
de l’aqueduc qui ravitaillait Naples, lequel avait été coupé par les assiégeants. Le
général fit alors procéder à son dégagement aussi discrètement que possible, jusqu’à
ce que le passage fut suffisamment large. Puis il envoya un groupe de 400 soldats
d’élite dans les canalisations de l’aqueduc pendant que le reste de son armée
attaquait les remparts. Parmi eux, certains étaient dotés de torches et de trompettes
pour qu’ils pussent, dès leur arrivée à l’intérieur des fortifications, jeter la confusion
dans la ville et signaler leur succès à leur propre camp. Il réédita ainsi le stratagème
de Gédéon.
L’opération réussit parfaitement et les défenseurs napolitains furent surpris
d’être assaillis dans le dos par des ennemis dont ils se demandaient bien par quel
passage ils s’étaient infiltrés. Évidemment le soupçon de la trahison vint à tous les
esprits et la démoralisation s’empara des Napolitains. Les citadins favorables à
Byzance prêchèrent la reddition. Ne voyant pas le moindre secours pointer à
l’horizon, les Napolitains se soumirent alors au général.
Quelques mois plus tard, en mars 537, le roi Ostrogoth Witigis vint mettre le
siège devant Rome, récemment reconquise par Bélisaire, lequel était cependant
privé de renforts. Au cours du siège le général byzantin, afin de desserrer l’étreinte
des assaillants, effectua plusieurs sorties à la tête de sa cavalerie cuirassée. Par
ailleurs, il constitua en « commandos » des soldats d’origine nord-africaine – sans
299
doute des Maures – et leur ordonna, la nuit tombée, de s’infiltrer à travers les lignes
ostrogothiques et de neutraliser le plus d’ennemis qu’ils pourraient. L’opération
fut couronnée de succès et les Ostrogoths virent bientôt avec terreur, dans leurs
propres lignes, les cadavres de leurs camarades mystérieusement égorgés et sauva
gement mutilés1.
300
301
« Tel qu’un bon chasseur fait tendre des pièges, pour y prendre les loups
ou les renards, vous prendrez les espions de l’ennemi, en postant secrètement
des gardes hors du camp, avec ordre d’arrêter tous ceux qui en sortiront et
de les examiner. On vérifiera ce qu’ils diront, et l’on s’assurera de tous ceux
sur qui l’on aura le moindre soupçon3 ».
302
*
L’art de la diplomatie secrète, du renseignement, de la manipulation, des
opérations secrètes ou spéciales pratiquées avec maestria par l’empire pendant plus
d’un millénaire a fait qu’aux yeux d’un grand nombre d’Occidentaux, les Byzantins
n’ont cessé de passer pour un peuple retors, fourbe, sans aucune fiabilité, voire sans
consistance historique. La réalité est tout autre. Confrontés à une situation
géopolitique des plus complexes, à des menaces militaires incessantes et variées,
les Byzantins surent, avec talent, mettre en place les instruments de leur sécurité
sans jamais se lancer dans des campagnes aussi importantes que celles de l’empire
romain dont ils poursuivirent l’œuvre. Mais ces modes d’actions spécifiques n’ont
été perçus en Occident que comme de la faiblesse, de la duplicité ou de la lâcheté.
Et nombre d’historiens n’ont fait que colporter cette perception déformée et injuste.
Tout au long de son histoire, en raison de sa supériorité dans le domaine du
renseignement et de sa pratique éprouvée des opérations clandestines, l’Empire
disposa d’une capacité d’action hors de proportion avec sa seule force militaire qui
est la principale raison de son exceptionnelle longévité. Il se montra capable, siècle
après siècle, de résister à ses nombreux ennemis, malgré ses fréquentes défaites
militaires tactiques.
303
1. Le sultan Mehmet II ne vivait que pour la guerre et n’hésitait pas à se mêler à ses hommes
sous des déguisements pour écouter leurs conversations. Il faisait exécuter ceux qui
l’avaient identifié lors de ces visites particulières.
304
Jean Deuve
Tous les peuples en guerre ont, depuis la plus ancienne Antiquité, pratiqué les
ruses et les stratagèmes à l’origine des opérations secrètes modernes. Celles-ci en
ont gardé la substance, tout en développant un arsenal technique inconnu jadis.
Dans la Normandie indépendante du Moyen-Âge, les opérations secrètes ont
été spécialement développées parce que cet État indépendant – de sa fondation
vers 900 jusqu’à sa première annexion par la France en 1204 – n’a cessé d’être
l’objet d’attaques permanentes de la part de ses voisins flamands, français, manceaux,
angevins et bretons, tous unis dans la même volonté de rejeter à la mer cette colonie
scandinave fixée sur le sol gaulois. À l’image d’Israël, enfermé au milieu de pays
musulmans hostiles et plus peuplés, qui n’a pu survivre que grâce à l’excellence de
ses services spéciaux, les Normands, moins nombreux que l’ensemble de leurs
adversaires et ne disposant pas de glacis à leurs frontières qui leur permette d’être
prévenus à l’avance des offensives ennemies, durent porter leurs services spéciaux
à un haut degré d’efficacité.
Il ne saurait être question, en quelques pages, de résumer l’histoire des opérations
secrètes normandes qui se déroulèrent en Europe de l’Ouest, en Grande-Bretagne,
mais aussi en Espagne, en Italie, en Sicile, en Dalmatie, en Grèce, en Asie mineure
et sur les côtes d’Afrique du Nord. L’opération qui est ici présentée est cas d’école
vaste et complexe, dans lequel toutes les facettes des opérations spéciales de l’époque
sont présentes : la conquête de l’Angleterre par les Normands de Guillaume le
Conquérant en 1066.
Le contexte
Le renseignement normand en Angleterre (1002-1065)
Profitant du mariage d’une princesse normande avec un roi d’Angleterre, puis
de son remariage avec un second, les Normands, depuis le début du xie siècle,
noyautent délibérément l’Angleterre, dans le double but de satisfaire leurs besoins
en renseignements sur ce pays parfois menaçant et d’agir politiquement contre les
familles anglo-saxonnes hostiles.
Sont ainsi infiltrées : la cour du roi, l’administration centrale et provinciale,
les ports et l’église. Les Normands disposent de sources extraordinairement bien
placées : le secrétaire privé du roi, son chapelain, trois membres de la chancellerie,
le chef écuyer du roi, un archevêque et trois évêques – dont celui de Londres – deux
shérifs responsables de grands comtés, des capitaines de châteaux sur la frontière
de Galles, etc. Plusieurs Normandes ont même été délibérément mariées à des
hauts personnages du royaume anglais.
Le grand historien britannique Freeman déclare que les Normands pouvaient
tout savoir de l’Angleterre par leurs sources ainsi placées. C’est le sénéchal du duc,
Guillaume de Crépon – dont un frère travaille à la chancellerie d’Angleterre – qui
coordonne la recherche des renseignements sur ce pays. Tant qu’on est en paix,
ceux-ci arrivent en Normandie grâce à des voyageurs : visites des Normands
d’Angleterre dans le duché, visites normandes en Grande-Bretagne, notamment
celles de l’abbé de Fécamp qui se rend régulièrement visiter ses moines fixés outre-
Manche.
Au début des années 1060, le roi d’Angleterre Édouard – lui-même a demi
normand – sans espoir d’avoir de descendant, promet à Guillaume qu’il sera son
successeur sur le trône d’Angleterre. Mais les Normands savent combien les familles
anglo-saxonnes s’opposeront à ce projet et Guillaume envisage le recours aux
armes.
Dans cette perspective, les renseignements recherchés évoluent et s’attachent
alors plus particulièrement aux problèmes de défense de l’Angleterre, à son armée,
à sa marine. L’abbaye de Fécamp, qui possède de nombreuses terres en Angleterre,
notamment au sud, reçoit la mission d’assurer le renseignement sur les côtes
méridionales, sur les plages, sur les courants marins. Guillaume organise un système
de transmissions secrètes destiné à résister aux mesures de l’état de guerre ; il poste,
dans les ports anglais, des agents pourvus d’un bateau qui seront chargés d’acheminer
vers la Normandie les messages venant de la colonie normande d’Angleterre. Il
dispose aussi sur le sol normand de courriers ducaux, capables d’apporter à toute
vitesse des messages vers sa cour. Ces courriers bénéficient de relais de chevaux
préparés et tout empêchement à leur mission ou toute attaque contre leur personne
sont justiciables de la justice du duc lui-même. Ainsi quel que soit l’endroit du
306
duché où il se trouve, Guillaume est assuré de recevoir les messages le plus rapidement
et le plus sûrement possible.
Le 5 janvier 1066, le roi anglais Édouard meurt. Le duc Guillaume, alors à
Quevilly, est prévenu par un des agents secrets postés en Angleterre, parti
immédiatement par bateau ; il lui apprend aussi qu’Harold Godwinson, un grand
seigneur anglo-saxon, comte du Wessex, a fait un véritable coup d’État et s’est fait
couronner roi par un archevêque anglo-saxon. Le duc de Normandie décide alors
de faire valoir ce qu’il estime être son droit et se prépare à envahir l’Angleterre s’il
le faut.
Les jours suivants, des membres de la colonie normande d’Angleterre viennent
le renseigner sur la situation du pays. Le nouveau roi, Harold, a chassé un certain
nombre de Normands des postes-clés qu’ils occupaient, en particulier du conseil
royal et de la Chancellerie ; mais il en reste encore suffisamment pour que le duc
continue à être bien informé. Ses réseaux vont fonctionner avec précision et rapidité,
malgré les mesures prises par Harold et le serment des seigneurs anglais qui ont
promis de « garder les secrets du roi ». Les contacts normands au sein de l’aristocratie
anglaise sont tels que même la veuve du roi Édouard et la propre soeur du roi
Harold renseignent les Normands et favorisent les desseins du duc Guillaume. Un
message écrit du shérif de l’Essex parvient également au duc. Le comte de Norfolk
passe secrètement en Flandres et, de là, arrive en Normandie où il donne, de vive
voix, à Guillaume, les dernières informations d’Angleterre.
307
Contre-espionnage et intoxication
Le duc de Normandie dispose de deux atouts : une « chapelle » formée de clercs
discrets et habiles, chargés de sa diplomatie, ouverte ou secrète ; et sa Maison
militaire, comprenant des professionnels rompus aux activités guerrières, mais
aussi à la guerre secrète, à l’espionnage et au contre-espionnage.
Cette dernière prend aussitôt des mesures rigoureuses contre l’espionnage anglais.
De veilles lois vikings, remises en vigueur, permettent d’exécuter les espions ennemis
arrêtés à l’intérieur des ports et des camps militaires. Car il faut protéger la rade de
Dives-sur-mer1, qui abrite une grande partie de navires que le duc Guillaume a fait
construire. Une langue de terre la protège des vues d’éventuels navires espions anglais
et sa position est telle que toute tentative d’envoyer d’Angleterre des commandos de
308
sabotage serait repérée par les navires normands qui se tiennent en permanence en
avant des côtes ; il faudrait, en effet, au moins un jour et une nuit pour ce voyage.
Le roi Harold essaie pourtant tous les stratagèmes pour que ses espions le
renseignent sur la réalité des préparatifs normands et sur leur importance. L’un de
ses agents est arrêté à Dives. Il a été, selon toutes les règles de l’art, muni d’une
« couverture » et il commence à débiter sa « légende » comme on la lui a apprise. Mais
le duc Guillaume, qui veut être informé de première main de tout ce qui se rapporte
aux affaires du duché, décide d’utiliser cet espion au lieu de le faire exécuter. Il lui
montre les formidables préparatifs, plus de 1 000 bateaux, une armée de 7 000 à 8 000
hommes, 2 500 chevaux, des fortins en « kit »… Il l’impressionne par sa puissance et
ses certitudes, puis le renvoie en Angleterre avec un message pour le roi Harold qui
dit en substance : inutile de dépenser des trésors d’or et de ruse pour venir nous
espionner. Nous allons arriver chez vous d’ici un an et vous pourrez voir de près tout
ce que vous voulez ! L’espion, échappé comme par miracle, racontera tout lors de son
retour en Angleterre et, à son tour, impressionnera le roi Harold, ou du moins son
entourage et l’armée. C’est une bonne technique d’action psychologique et d’intoxication
car les discours du duc laissent planer le doute : le débarquement aura-t-il lieu cette
année ou l’an prochain ? C’est une technique qui sera amplement employée en
Extrême-Orient, par les armées communistes, notamment par les Chinois et les
Viêt-minh.
De nombreuses autres intoxications ont lieu. On sait, en effet, que le roi Harold,
ignorant les accords secrets entre les Normands et leurs voisins, est persuadé que
le duc Guillaume ne peut se lancer dans une expédition extérieure de grande
envergure, car ses frontières sont menacées. Il croit donc que les Normands bluffent.
On ignore comment les officiers normands ont « planté » ces intoxications et par
quels agents, mais le résultat est là : Harold ne croit pas au débarquement et ne
prend encore aucune mesure sérieuse, sauf de renforcer sa veille en Manche et de
doubler le guet sur les côtes du sud.
C’est à ce moment que le duc de Bretagne, Conan, menace d’attaquer la
Normandie et lui pose une sorte d’ultimatum. Les Normands font alors jouer une
de leurs combinaisons secrètes. Depuis longtemps, ils ont accordé à des seigneurs
bretons de la région jouxtant la Normandie, des terres dans l’Avranchin, en échange
d’un serment de fidélité et d’obéissance au duc de Normandie, technique que les
Normands ont aussi utilisé sur d’autres frontières. Ces seigneurs reçoivent donc
l’ordre d’être prêts à se soulever contre leur propre duc, Conan. Celui-ci, confronté
à la menace d’un soulèvement de la partie orientale de la Bretagne, se calme. À sa
mort, les Bretons accuseront les Normands d’avoir recruté le propre chambellan
du duc de Bretagne et de lui avoir fourni du poison pour empoisonner le duc.
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312
La bataille d’Hastings
Lorsqu’Harold arrive à Londres, le duc Guillaume lance ses réseaux contre
l’armée anglaise et envoie même des agents sous couverture. C’est ainsi qu’il choisit
un moine, Huon Margot, comme plénipotentiaire et l’adresse au roi Harold sous
prétexte d’une proposition de compromis ; en réalité le prélat a pour mission
d’espionner le camp anglais et d’intoxiquer ses chefs.
De son côté Harold agit de même : le 7 octobre, lui aussi choisit un moine et
l’envoie, sous couverture diplomatique, espionner les Normands. Afin de déceler
les véritables intentions de cet agent, le duc Guillaume se fait passer pour un servi
teur en cuisine et, sous cette couverture, fait bavarder le moine qui ne se méfie pas
et se trahit. Un autre agent anglais, témoins des raids normands exécutés contre
les villages pour hâter la venue de l’armée anglaise, se précipite au PC d’Harold et
lui dresse un tableau effrayant de ce qui se passe, de la détermination et de la
puissance de l’armée normande. Le 11 octobre, malgré sa fatigue, l’armée anglaise
quitte Londres en direction d’Hastings. Le plan du roi Harold consiste à renouveler
le coup réussi contre les Norvégiens : surprendre les Normands et les couper de
leur port, de leur ravitaillement et de leurs navires.
Le SR opérationnel normand fonctionne avec précision. Le duc Guillaume est
renseigné heure par heure sur le dispositif de l’armée anglaise, sur sa vitesse de
marche, sur ses effectifs. Un des officiers responsables de ce SR opérationnel, Vita,
membre de la Maison militaire de l’évêque de Bayeux, sera récompensé de son
efficacité, après la conquête, par l’attribution de terres près de Canterbury. Le duc,
qui attache une importance majeure aux problèmes de renseignement l’interroge
lui-même et s’enquiert directement auprès des éclaireurs de ce qu’ils ont observé.
Ces derniers, dans l’armée normande, ne sont pas des simples cavaliers, mais des
officiers particulièrement entraînés. Ils savent apprécier l’effectif d’une troupe, juger
un site, épier les mouvements et les desseins de l’armée ennemie. Ils sont exercés
aussi à ne pas se faire repérer par l’adversaire. L’ancêtre du maréchal Montgomery,
Roger de Montgomery, un des principaux lieutenants du duc Guillaume, a été
longtemps un spécialiste dans ce domaine du renseignement du champ de bataille.
Harold aussi tente de se renseigner sur les activités de l’armée normande en
envoyant de nombreux espions. Deux d’entre eux sont capturés. Ils avouent et
s’attendent au pire. Mais le duc Guillaume, une fois encore, intervient : il leur fait
donner à manger et à boire, leur fait visiter son camp, ne leur épargne rien, ni les
archers, ni la cavalerie, ni les fortins préfabriqués, ni les réserves de traits… puis
les renvoie vers Harold. De retour au camp anglais, ils font un récit effrayant de
ce qu’ils ont vu et de la puissance de l’armée normande. Cela joue sur le moral des
troupes anglaises déjà fatiguées.
Le 13 octobre, les informations reçues par les Normands leur permettent de
découvrir le plan anglais. Le duc Guillaume décide de le devancer. Dans la nuit du
13 au 14, l’armée anglaise est espionnée en permanence et les renseignements ne
313
Renseignement
Les Normands disposent en Angleterre d’un grand nombre « d’intelligences »,
c’est-à-dire d’agents qui leur communiquent en secret des informations sur la
situation. À la veille du débarquement, ils disposent, entre autres, de clercs placés
près du roi Harold, de trois évêques, de plusieurs shérifs et comtes, etc. Il y a une
organisation préparée d’avance pour transmettre les messages et les nouvelles, avec
des bateaux sans cesse prêts à prendre la mer et des relais entre la côte et l’état-
major du duc, au château de Bonneville, sur la Touques.
Contre-espionnage
Le duc choisit la rade de Dives comme principal port de rassemblement de
ses navires parce qu’à l’époque, la configuration géographique empêche les navires
espions venant d’Angleterre d’apercevoir la flotte normande et d’envoyer des
saboteurs. Le duc organise autour des ports et des camps militaires un tel système
de sécurité qu’aucun espion anglais ne peut passer sans se faire arrêter. Il remet en
vigueur d’anciennes lois datant du temps de Rollon1 sanctionnant très sévèrement
l’espionnage dans les ports et les enceintes militaires. Il dispose des agents le long
des côtes – et demande à son allié secret, le comte des Flandres, de faire de
314
même – pour empêcher tout émissaire du roi anglais d’aborder sur le continent et
d’aller défendre la cause d’Harold auprès du pape ou des cours européennes.
Manœuvres secrètes
Pour empêcher que leurs voisins ne profitent de l’absence de leur armée et
n’envahissent le duché, les Normands paient le comte de Flandres, s’en font un allié
et le chargent d’empêcher le jeune roi de France, dont il est le tuteur, d’envahir la
Normandie. En Bretagne, le duc Conan II se révélant menaçant, les Normands
font intervenir des seigneurs bretons de l’est de la Bretagne, à qui des terres dans
l’Avranchin avaient été données, les obligeant ainsi à la fidélité et au service envers
le duc de Normandie. Devant la menace d’un soulèvement le duc breton s’abstient.
Diversion
Les Normands négocient très secrètement avec les Norvégiens pour qu’ils
débarquent au nord de l’Angleterre quelques jours avant leur propre débarquement.
En même temps, ils demandent à leur allié secret, le comte des Flandres, de remettre
des navires, des armes et des équipages à Tostig, frère du roi d’Angleterre, en froid
avec lui, afin que celui-ci attaque les côtes orientales anglaises pour y attirer la
flotte anglaise et une partie de l’armée.
Campagne de dénigrement
Pour s’assurer de l’appui des cours européennes et empêcher qu’elles ne
prennent partie pour le roi Harold, les Normands déclenchent une vaste opération
de guerre psychologique. Ambassadeurs, émissaires secrets, colporteurs de rumeurs
attaquent violemment Harold et sa famille. On rappelle qu’il a renvoyé des moines,
qu’il a exproprié des maisons religieuses, que son protégé, l’archevêque Stigand a
été excommunié, que son père a fait assassiner jadis le frère du roi Édouard,
qu’Harold a renié sa promesse d’aider Guillaume à obtenir la couronne d’Angleterre…
On noircit le roi anglais tant que l’on peut et avec succès car les cours d’Europe
déclarent soutenir le bon droit des Normands. Il semble qu’en plus de l’action
psychologique, les services secrets normands aient utilisé aussi l’or dont ils sont
abondamment pourvus.
315
*
Les opérations secrètes de Guillaume le Conquérant pour la conquête du trône
Angleterre sont l’un des plus beaux épisodes de la guerre du renseignement au
Moyen-Âge. La palette des techniques utilisées (espionnage, contre-esionnage,
diversion, intoxication) en fait une action d’une grande complexité qui révèle le
très haut niveau de compétence de Guillaume et de son état-major dans l’art des
opérations clandestines.
Surtout, son étude ouvre une perspective historique nouvelle : les similitudes
sont frappantes entre l’opération Fortitude, conduite par les Alliés le 6 juin 1944,
et l’action conçue, en 1066, par Guillaume le Conquérant pour la conquête de
l’Angleterre.
Jean Deuve
316
Jean Deuve
À l’image des Vikings, les Normands cherchèrent toujours à éviter les grandes
batailles frontales et leurs cortèges de massacres en recourant à la déstabilisation
de l’adversaire par l’action psychologique et les opérations spéciales. Ils s’appliquèrent
à toujours surprendre leurs adversaires par la dissimulation de leurs forces et de
leurs mouvements ; par la lutte contre l’espionnage et les reconnaissances ennemis ;
par les opérations de nuit, auxquelles ils étaient entraînés, les opérations inattendues,
les ruses et les pièges ; par les embuscades systématiques ; par les diversions et
l’intoxication. Ils pratiquèrent surtout assidûment la corruption des alliés et vassaux
de leurs adversaires afin qu’ils leur fassent défection en pleine bataille, ce qui,
combiné avec une puissante attaque de cavalerie, provoquait la déroute ennemie.
Les exemples de ces succès sont multiples : en Normandie, en Méditerranée, au
cours des luttes contre Byzance, et en Orient, lors des Croisades.
En étudiant les actions des Normands lors des batailles, des confrontations
armées, des sièges et des conquêtes, tant en France qu’en Grande-Bretagne, en
Italie, en Sicile ou pendant les Croisades, il est possible de déterminer les principes
318
Le choc de la cavalerie
Ne traitant ici que du renseignement et des opérations secrètes, nous ne nous
étendrons pas sur cet aspect de la tactique normande. Il suffit de savoir que lorsque
la bataille a lieu, la cavalerie normande assure la victoire, en étroite harmonie avec
les autres armes. Elle doit creuser une brèche chez l’ennemi, rompre une défense,
le mettre en fuite, l’écraser. Elle doit être un objet d’intense terreur chez l’adversaire.
Elle est entraînée à être en disposition de combat instantanément, à attaquer bruta
lement, à combattre de nuit et à se cacher de l’adversaire. Elle est notamment
engagée pendant que l’infanterie tend des embuscades sur les flancs et les arrières
de l’ennemi, pendant une diversion, quand l’adversaire ignore où elle est massée
ou lorsqu’il est dispersé.
La primauté du renseignement
Les chefs normands sont à la fois des politiques et des soldats. À leurs yeux,
aucune opération n’est purement militaire. C’est d’autant plus vrai qu’ils cherchent
à éviter les batailles rangées, les confrontations armées et les longs sièges, générateurs
de pertes humaines importantes. Les informations, ouvertes ou secrètes, que
réclament donc les chefs normands, portent sur :
— les éléments exploitables pour des actions secrètes de déstabilisation de l’ennemi :
dissensions dans les coalitions, griefs internes des armées adverses, leviers
psychologiques, financiers, politiques susceptibles d’être utilisés pour subvertir
l’ennemi, y recruter des transfuges et des agents, retourner les alliances ;
— l’organisation de l’ennemi, son dispositif, ses réserves en vivres, fourrages,
munitions, sa tactique, son aptitude au combat de nuit (que les Normands
maîtrisent) ;
— le terrain, ses possibilités de camouflage, d’embuscades, de pièges, ses zones
difficiles (marécages, broussailles…) pour la cavalerie, l’eau.
Ces recherches, directement liées à la bataille, se font à deux niveaux :
— en profondeur, à l’intérieur des armées ennemies, par des agents secrets, des
intelligences, des transfuges ;
— au contact de l’ennemi, par l’éclairage militaire (observation directe), par les
espions envoyés sous couverture dans le camp adverse, par les interrogatoires
des prisonniers et défecteurs, par les reconnaissances, terrestres ou navales.
319
La surprise
Les Normands s’appliquent à toujours surprendre leurs adversaires. Cette
surprise est obtenue par :
— la dissimulation de leurs forces, de leurs concentrations et de leurs mouvements ;
— la lutte contre l’espionnage tactique ennemi ;
— les opérations de nuit, auxquelles ils sont entraînés ;
— les opérations inattendues (utilisation de chemins, passages ou traversées
considérés par l’ennemi comme infranchissables) ;
— les embuscades systématiques ;
— les diversions et les mesures prises pour éparpiller l’ennemi (allumer des
incendies) ;
— les ruses et chausse-trapes : attirer l’adversaire dans les marécages ;
— l’intoxication. Les Normands sont passés maîtres dans ce domaine qui implique
des mesures ouvertes et des actions secrètes. L’intoxication a pour but de
détourner l’attention de l’ennemi, de le leurrer sur le lieu d’un débarquement
ou sur la direction de l’attaque d’une forteresse, de le pousser à attaquer là où
il croit les forces normandes faibles (qui au contraire l’attendent), de lancer
l’adversaire dans une mauvaise direction, d’éparpiller ses unités, de feindre
320
La déstabilisation de l’adversaire
Les Normands sont très habitués à ces opérations, qui comportent des mesures
ouvertes, des mouvements d’unités, des embuscades, des harcèlements militaires,
mais aussi et surtout des actions secrètes conduites par des agents secrets introduits
dans l’armée adverse ou à son contact. Par ces méthodes, les Normands ont, ici ou
là, obtenu :
— des ruptures de coalitions ou d’armées coalisées ;
— des retraites ou des fuites d’unités adverses avant ou pendant le combat ;
— la capture ou la reddition rapides de châteaux et de forteresses ;
— la levée de sièges ;
— les désertions, parfois massives, de soldats ennemis ;
— le ralliement d’unités auxiliaires adverses pendant le combat ;
— l’annihilation chez l’ennemi de la volonté de combattre ;
— le ralliement de transfuges ;
— le recrutement « d’intelligences » de haut niveau chez l’adversaire ;
— la création de paniques dans les armées ennemies.
Les Croisades ont mis en lumière les talents des peuples du Proche-Orient en
matière de stratagèmes et d’actions spéciales. D’une façon générale, les Normands
considèrent que les Arabes possèdent des services secrets efficaces.
Les confrontations avec les musulmans (Zirides de Kairouan, en Sicile,
Ummayades, puis Almoravides, en Espagne) ont appris aux Normands que leurs
adversaires, d’une façon générale, s’appliquent à assurer la sécurité de leurs armées
en postant des guetteurs autour des camps et en envoyant des éclaireurs. Les Arabes
reconnaissent systématiquement le terrain et, notamment, les sites propices à des
embuscades, ainsi que le dispositif ennemi. En même temps, des mesures sont
prises pour empêcher l’espionnage adverse. Ils prennent des mesures radicales
pour décourager l’espionnage ennemi : ils peuvent pendre des notables afin d’effrayer
leurs compatriotes tentés de renseigner l’ennemi.
Le renseignement lointain est l’œuvre d’ambassadeurs et d’espions, notamment
de jeunes et jolies femmes, recoupant les récits de voyageurs et de commerçants,
systématiquement interrogés ou envoyés à des fins d’espionnage. À la veille de la
bataille de Dana (1119), Al Ghazi, émir d’Alep, est parfaitement renseigné sur le
dispositif de ses adversaires par des espions déguisés en commerçants nomades.
321
La première opération secrète des Normands aurait été, selon Orderic Vital,
l’obtention par Bohémond de la preuve de la duplicité du basileus, qui aurait ordonné
à des tribus alliées de retarder la marche des Croisés. Ce renseignement aurait
permis à Bohémond d’arracher en secret au basileus sa future principauté d’Antioche,
plus un trésor de guerre substantiel.
Le 30 juin 1097, ce sont des Normands d’Italie, appliquant leurs règles habituelles
d’éclairage militaire, qui décèlent les troupes musulmanes de Gilidj Arslan et
reconnaissent le terrain. Ces informations permettent à Bohémond et à Godefroi
de Bouillon de regrouper leurs unités qu’Arslan projetait de détruire une par une,
et de remporter la victoire dite de Dorylée, le 1er juillet 1097.
Puis Bohémond met le siège devant Antioche, le 21 octobre 1097. Son expérience,
tant dans la science militaire que dans le recueil du renseignement de haut niveau
lui permet de prendre l’ascendant sur les autres chefs croisés. Il lutte efficacement
contre l’espionnage exercé par la garnison d’Antioche dans les camps croisés.
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323
officier traitant d’un service secret moderne. Bohémond feint d’emmener les Croisés
en expédition pour désarmer tout soupçon éventuel de la part des chefs turcs. Le
3 juin, à l’aube, un commando normand de 110 hommes grimpe à la corde lancée
par Firouz et pénètre par une fenêtre de la tour des Deux Sœurs. Bohémond peut
alors hisser son étendard.
Cependant, il continue d’être tenu informé de la progression de Kerbogah.
Averti de sa proche arrivée, il « envoie au point du jour ses éclaireurs afin d’observer
le nombre des escadrons turcs, leurs positions et leurs manœuvres ». Ainsi, selon
l’Histoire anonyme de la première croisade et Robert le Moine, le chef normand,
bien renseigné, décide-t-il, le 28 juin, en accord avec les autres chefs croisés, de
livrer bataille. Il maintient, tout au long de la journée, une observation précise du
dispositif adverse, ce qui lui permet de lancer ses unités à bon escient et de remporter
une brillante victoire.
Selon des sources musulmanes, il semble que, fidèles à une tradition
ancienne – que Robert Guiscard avait éprouvée contre l’armée byzantine en 1081
et Roussel de Bailleul contre les Grecs, au pont de Zompi, en 1073 – les Normands
ont préparé la bataille par des manœuvres secrètes. Des désertions et des trahisons
se manifestent dans l’armée de Kerbogah au milieu du combat et contribuent à sa
défaite Le 13 janvier 1099, les Croisés, y compris les Normands de Robert Courteheuse
et de Tancrède, se mettent en marche vers le sud, laissant Bohémond dans sa
principauté d’Antioche.
C’est alors que Hugues Buduel – un des assassins de l’épouse de Roger de
Montgomery, en 1082, qui, pour fuir les agents de Guillaume le Conquérant, s’était
réfugié chez les musulmans – se présente à Robert Courteheuse et lui communique
tout ce qu’il sait des peuples chez lesquels il vient de passer près de vingt ans. Ses
conseils aident les Croisés à prendre Jérusalem le 15 juillet 1099. Le duc de Normandie
et Tancrède se distinguent dans cette opération.
Tancrède, ayant reçu le titre de prince de Galilée, région entièrement occupée
par les musulmans, se prépare à la conquérir. Fidèle à ses habitudes normandes,
il capture des éclaireurs du calife fatimide du Caire, dont l’armée se prépare à
reprendre Jérusalem. Il les interroge lui-même et obtient d’eux de précieuses
informations, grâce auxquelles les Croisés remportent le 12 août 1099 la victoire
d’Ascalon. Tancrède poursuit ensuite méthodiquement la conquête de sa principauté :
Nazareth, le Mont Thabor, Tibériade et Haifa. À défaut de sources rapportant
d’éventuelles opérations secrètes qu’il aurait dirigées, il est néanmoins permis de
penser qu’il y eut recours, tant il était pénétré des traditions normandes en ce
domaine (il en fera, plus tard, la preuve à Antioche).
Cette campagne a confirmé l’art guerrier de Bohémond. L’historien J. Fronce
parle de la sa détermination à déstabiliser ses ennemis et a toujours les prendre
par surprise. C’est à cette technique et à son « agressivité » qu’il faut attribuer les
victoires du Normand contre Ridwan et contre Kerbogah
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327
328
*
Aux xe et xiie siècles, en Europe du Nord-Ouest, les Normands ne rencontrent
pas d’adversaire rompu, comme eux, à la guerre secrète. Mais, en Syrie, ils sont
confrontés à des ennemis habiles, praticiens de ce type de guerre, proches de leurs
bases, et qui déploient une opposition plus considérable que ce que les Normands
ont connu en Italie et en Sicile. Aussi, ils connaissent un certain nombre de revers
dus à l’excellence des actions secrètes des Byzantins et des musulmans :
— capture de Bohémond, en août 1100, sur le Haut Euphrate, à la suite de la
trahison du gouverneur grec de Méliténe, qui s’est abouché avec son ennemi
l’émir de Siwas pour faire tomber le prince d’Antioche dans une embuscade ;
— victoire du musulman Sokman, le 7 mai 1104, au bord de la rivière Balikh,
sur le contingent franc du comte d’Edesse. Le détachement normand, placé
en embuscade, échappe en partie au désastre, mais doit se retirer. Sokman,
pour tromper ses adversaires, a fait revêtir des uniformes francs à certaines
de ses unités ;
— excellent espionnage militaire d’Il Ghazi, émir turc responsable du royaume
d’Alep, lors de sa rencontre, le 28 juin 1119, avec l’armée normande d’Antioche,
à proximité de Dana. Il Ghazi est parfaitement renseigné sur le dispositif de
ses adversaires par des espions déguisés en commerçants nomades. Cet
espionnage empêche les Normands de remporter une victoire définitive ;
— embuscade, en février 1130, tendue par Il Ghazi, en Cilicie, dans laquelle tombe
Bohémond II, qui y trouve la mort.
Jean Deuve
329
Abderrahmane Mekkaoui
Notre propos dans cette étude n’est pas de déconstruire l’islam ni de démystifier
le Coran et la Sunna, mais de regarder comment la culture du secret et de l’ésotérisme
a fait naître le renseignement en islam, religion qui régit tous les aspects de la vie
du croyant. Ainsi cette recherche nous conduit à poser trois questions :
— Existe-t-il une doctrine spécifique du renseignement et de la sécurité en islam
selon le Coran et les hadiths ?
— Quels sont les facteurs endogènes ou exogènes ayant contribué à la construction
de cette doctrine ?
— Quelle a été l’influence du Prophète Mahomet en tant que Messager d’Allah,
chef d’État, chef de guerre, diplomate, financier et juriste ?
Le fait d’étudier objectivement le rôle du renseignement en islam est quelque
chose de tout à fiat inédit, car cela a été délibérément occulté par les érudits
musulmans et les exégètes qui évoquent souvent ce qui relève de ses effets comme
étant des miracles du Coran. Remettre en question cette vision, c’est courir le risque
d’être accusé d’apostasie et mis à l’index par les islamistes qui disposent de moyens
de dissuasion et de propagande illimités.
Les doctrinaires de l’islam politique contemporain – tels l’Indien Sayyid Abul
Al-Maududi, le Saoudien Mohammed Ibn-Abdel Wahhab (fondateur du wahhabisme),
l’Égyptien Hassan Al-Banna (fondateur des Frères musulmans), l’islamiste Sayed
Qotb, le Syrien Abou Moussab Al-Souri et le doctrinaire inconnu Abu Bakr
Al-Naji – sont tous sont les héritiers plus ou moins fidèles de la doctrine du Salaf1
et leurs écrits en sont souvent la parfaite copie. Ainsi tout analyse ou questionnement
sur cette problématique complexe risque fort d’entrainer des conséquences fâcheuses
pour le chercheur, plus encore s’il est musulman.
1. Salaf désigne les périodes du Prophète, des quatre premiers califes qui lui ont succédé et
des deux générations qui suivirent.
Issu de cette civilisation, nous avons appris le Coran, comme d’autres, dès
l’âge de huit ans, parcourant la Sîra1 d’Ibn-Hicham, les Sahihaïmes d’Al-Boukhari
et de Muslim et les textes de plusieurs exégètes reconnus par l’Oumma2 comme
véridiques et authentiques. Comme tous les musulmans nous étions guidés par
l’injonction cardinale du Coran : « Ne posez pas de questions sur des sujets dont la
connaissance vous causera du tort » (sourate de la « Table Établie », verset 1013). En
dépit de cet interdit, notre analyse ouvre le débat et la polémique intellectuelle
(Jadal), comportement prohibé par l’islam, car le Coran réglemente absolument
tous les aspects de la vie.
Il est important de préciser que notre recherche se fonde sur les textes sacrés,
Coran et hadiths, ainsi que sur les interprétations des grands érudits musulmans
reconnus par le sunnisme : Al-Boukhari, Muslim, Al-Tabari, etc. Nous avons
également inclus la vision des quatre Écoles de pensée musulmane : le hanafisme,
le malekisme, le shafiïsme et le hanbalisme.
Pour cette étude nous avons analysé les 114 sourates du Coran lesquelles, selon
nous, sont pleines de codes, de chiffres, de symboles et d’éléments reflétant les
fondements de la doctrine, de la stratégie et de la personnalité de l’Envoyé d’Allah.
Sans oublier les 900 énallages4 et en prenant en compte les versets abrogeant et
abrogés. Ces références sont la source fondamentale de la charia de l’islam sunnite,
la législation musulmane, suspectée d’être la génitrice de la violence et de la barbarie
islamistes.
Nous mettons également en exergue des faits historiques de la période pré-
islamique, tout en soulignant que les chercheurs ont souvent des difficultés pour
trouver des documents authentiques évoquant la vie du Prophète, de ses compagnons
et des deux générations qui suivirent (Salaf). Nous espérons que le décodage de
cette doctrine du renseignement permettra aux psychologues et aux spécialistes
du contre-terrorisme de clarifier les éléments qui font glisser le musulman normal
vers l’islamisme, puis vers le sacrifice et le martyr.
1. La Sîra, la biographie du Prophète Mohamed rédigé par Ibn Ishaq (d’origine mawâli) est
le seul document officiel écrit cent trente ans après la mort de l’Envoyé d’Allah. Mahomet
n’est cité que quatre fois dans le Coran, contrairement à Jésus, Moïse, Noé et Adam.
2. Communauté des musulmans.
3. Ce dogme Al-Achari (« sans commentaire »), interdisant tout commentaire et exégèse du
Coran et proscrivant la lecture des autres textes religieux non musulmans, est la principale
raison qui a fait régresser l’islam.
4. Figure de style qui consiste à remplacer un temps, un mode, un nom ou une personne par
un autre temps, un autre mode, un autre nom ou une autre personne.
332
1. La langue du Moyen-Orient de l’époque était le syriaque, parlé et utilisé aussi bien par
les juifs que les chrétiens. L’arabe n’était alors qu’un dialecte. Notons qu’il y a 1 200 mots
d’origine syriaque dans le Coran.
2. Cf. Sahih Al-Boukhari, Les noms bénis d’Allah.
3. L’islam médinois a introduit le concept de « l’Ennemi éternel », qui désigne les juifs et le
judaïsme, tout particulièrement les talmudistes, mais aussi les chrétiens.
4. Cf. Abderrahmane Mekkaoui, « Médine ou le vivre-ensemble », Tribune libre no 65, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), juin 2016 (http://www.cf2r.org/fr/
tribunes-libres/medine-ou-le-vivre-ensemble.php).
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Selon Jawad Ali, dans son volumineux livre sur l’Histoire des Arabes1, la
conception du renseignement dans l’Arabie du viie siècle n’était pas différente de
celle des autres civilisations qui le pratiquaient depuis cinq mille ans, en particulier
en Chine. Car l’instrument qu’est le renseignement fut toujours au cœur de toutes
les organisations politiques.
Les historiens de l’époque préislamique (sources romaines, persanes et
syriaques) – appelée « temps de l’ignorance » (Al-Jahiliya) par les musulmans – nous
apprennent que les tribus arabes étaient alors divisées en deux camps : celles qui
étaient vassales de l’Empire perse (les Sassanides) et celles qui reconnaissaient la
suzeraineté de Byzance (Al-Manadéras). Ces deux empires, en perpétuel conflit,
étaient alimentés en renseignements par les uns et les autres. Commerçants,
astronomes et missionnaires des différents cultes (juifs, chrétiens, ébionites)
informaient les stratèges des deux camps chargés de mener la guerre. Ces deux
entités tribales rivales arabes s’allièrent cependant, selon un code d’honneur, contre
un ennemi commun : les pillards bédouins particulièrement sanguinaires, qui
menaçaient le commerce caravanier et les points d’eau et terrorisaient la région.
Ce brigandage2 était le fait de petits groupes d’hommes proscrits de leurs tribus
d’origine, dont le refuge se situait dans le Djebel Touhama, une chaine de montagnes
située entre La Mecque et Médine, comprenant de nombreuses grottes.
Avant l’avènement de l’islam, il serait illusoire de considérer que la confédération
des tribus arabes n’était pas assujettie à une forme hiérarchisée de pouvoir. La
gouvernance tribale disposait d’une forme d’organisation verticale : le chef de
tribu – dont la légitimité ne souffrait aucune contestation – était assisté par une
assemblée ; il disposait d’un état-major constitué d’un chef de guerre, responsable
des opérations (razzias ou de protection des caravanes), d’un responsable de la
logistique, d’un fabriquant d’armes (lances, flèches, épées), d’un responsable du
renseignement – généralement féru d’astronomie – et d’un porte-parole représentant
la tribu auprès des autres clans. Dans la structure tribale, le porte-parole coiffait,
hiérarchiquement, tous les autres responsables, y compris celui du renseignement.
À ce dernier revenait la lourde mission de déterminer les frontières du territoire
tribal, de définir les parcours des caravanes de commerce, d’identifier les tribus
adverses ou alliées, de planifier les razzias et de collecter les informations auprès
des autres tribus dans lesquelles il disposait « d’yeux et d’oreilles ». Ruse et
désinformation faisaient partie de ses compétences, au même titre que la propagande
1. Jawad Ali L’histoire des arabes avant l’islam (en arabe), Presses Universitaires, Le Caire,
1968.
2. Cf. Aberrahmane Mekkaoui, « Le prophète et les brigands », Tribune libre no 78, Centre
Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), avril 2018 (https://www.cf2r.org/
tribune/le-prophete-et-les-brigands/).
334
Au début du viie siècle, le conflit qui dure depuis un siècle entre L’Empire
byzantin et l’Empire perse au Proche et au Moyen-Orient entraine la paralysie du
commerce maritime en Méditerranée orientale, en mer Rouge et dans le Golfe
persique, dont les ports voient leurs activités fortement décliner. Cela provoqua,
en réaction, le développement du commerce caravanier, notamment depuis les
ports du Yémen et de l’Hadramaout, situés à l’extérieur du théâtre d’affrontement
Ce développement du commerce caravanier fit prendre conscience aux tribus
arabes – qui en sont chargés ou en profitent par le pillage – des richesses de Byzance
et de la Perse, de la beauté de leurs femmes et de leurs villes… ce qui fit naitre chez
eux un désir de conquête. Celui-ci provoqua l’apparition de nombreux « prophètes »
voulant unifier la nation arabe pour conduire ces conquêtes et prendre la tête de
335
ce mouvement afin d’en accaparer une partie des richesses. La langue arabe va
alors connaître un développement rapide car c’est elle qui va contribuer à unifier
la « nation arabe ».
336
1. Cela a conduit certains imams et islamologues à les qualifier d’« l’Islam d’exportation »
car le coran mecquois est celui qu’ils diffusent au reste du monde pour que les versets
médinois, bien plus violents, ne soient pas connus !
2. A noter que tous les courants religieux représentés à La Mecque revendiquaient l’arabité de
tous les prophètes depuis Adam.
3. Hadith « faible » cité dans le Sahih Al-Bukhari.
337
ses fidèles décidèrent d’adopter une autre stratégie privilégiant la force, seul moyen
à leurs yeux d’unifier les tribus sous la bannière de l’islam. L’un des compagnons
du Prophète, Abou Al-Arkame Ibn-El-Arkame – homme très riche, discret, proche
des juifs et des chrétiens avec lesquels il commerçait1 –, mit sa demeure à la dispo
sition des fidèles de Mahomet pour s’y réunir et y planifier les opérations secrètes
à venir.
La nouvelle stratégie adoptée par le Prophète allait provoquer des différends
avec les habitants de La Mecque, en particulier lorsqu’il demanda que la Kaaba
soit détruite, car elle était le symbole de l’idolâtrie et du paganisme. Mahomet
refusait toute concession concernant le pèlerinage en ce lieu, ancien rituel hérité
du judaïsme. Confronté à la résistance des Qoraïch, il envoya des messagers auprès
de l’empereur chrétien d’Abyssinie afin de lui demander son appui moral et son
aide militaire pour défendre sa prédication monothéiste et l’aider à s’imposer à
La Mecque2.
Mais cette demande d’aide de Mahomet à l’empereur d’Abyssinie fut considérée
comme une trahison et un acte d’intelligence avec l’ennemi par toutes les tribus
de la fédération Qoraïch. La raison principale en était que l’empereur d’Abyssinie
était soupçonné de construire une grande cathédrale au Yémen, ce qui aurait
détourné les pèlerins et le commerce de La Mecque vers ce nouveau lieu de culte
chrétien. En conséquence, les Qoraïch décidèrent alors l’élimination physique du
Prophète en 622. Cette décision fut prise à l’unanimité, afin d’éviter toute vengeance
des Hachémites, la tribu du Prophète.
Toutefois, les réseaux constitués par l’Envoyé d’Allah à La Mecque lui permirent
d’échapper à la mort et d’organiser sa fuite (Hijra) à Yathrib – par la suite rebaptisée
Médine. Cela donna lieu à une opération très rocambolesque et secrète, vénérée
et glorifiée jusqu’à maintenant par de nombreux musulmans dans le monde3.
Nous entrons alors dans la deuxième phase de l’islam qui va conduire à la
mise sur pied de l’État islamique à Médine : la préparation de l’exode (Al-Hijra)
dans le secret absolu, en ayant recours à la ruse et au camouflage pour berner ses
ennemis qui ne le quittaient pas des yeux.
La fuite du Prophète réussit à dérouter la partie adverse. En compagnie d’Abou
Bakr Seddik, son beau-père (le père d’Aïcha, une des ses épouses) et ami intime,
Mahomet prit des chemins de traverse pour rejoindre Médine. Il trompa notamment
la vigilance de ses ennemis en laissant son cousin adolescent Ali couché dans son
1. Cet homme a été occulté par les historiens de la religion musulmane. Il jouissait d’un
statut notoire dans la tribu des Qoraïch et excellait dans la duplicité et la tromperie.
2. Les envoyés de Mahomet restèrent pour la plupart sur place, préférant mourir en
chrétiens plutôt que de revenir à La Mecque L’histoire précise que le chef de cette mission,
Abd-Allah ibn Jahsh, compagnon du Prophète, est mort en Abyssinie.
3. Cette « évasion » mythique est toujours très présente dans l’esprit de nombreux jeunes
djihadistes ayant utilisé la dissimulation et la ruse afin de pouvoir se rendre en Syrie et en
Irak, rejoindre Daesh ou Al-Qaïda.
338
lit, puis empruntant une porte dérobée. Il se réfugia ensuite, pendant plusieurs
jours, dans la caverne Hira sur la route de Médine1.
Mahomet laissa à ses fidèles compagnons le soin d’organiser l’exode de ses
partisans vers Médine, car leur sang était réclamé par les Qoraïch. C’est de nuit
que cette opération d’envergure, nécessitant une organisation et une logistique
complexe, fut réalisée, au nez et à la barbe des Qoraïch. Abdallah Ibn-Abu-Bakr2 – le
fils du compagnon du Prophète Abou Bakr Seddik – fournit alimentation et
renseignements aux fugitifs durant plusieurs jours, les tenant informés de la colère
des tribus de La Mecque, furieuses d’avoir raté l’occasion d’éliminer le prophète
de cette nouvelle religion et ses adeptes.
1. En réalité, le Prophète aurait séjourné un an avec les brigands dans les grottes du Djebel
Touhama, où il conclut un pacte avec eux, avant de rejoindre Médine.
2. Abdallah Ibn-Abu-Bakr était un homme riche, discret et un astronome.
3. A ne pas confondre avec les Frères musulmans, qui ont repris en partie cet héritage.
339
qu’une vie de richesses les attendaient dans l’au-delà1. Dès lors, le Prophète changea
de comportement : fort de l’appui des bandits et de tribus guerrières, il prépara sa
revanche contre la cité commerçante de La Mecque dont il avait été chassé.
Sur le plan religieux, un événement majeur intervint alors : l’abrogation des
82 sourates mecquoises par les 22 sourates médinoises2, surtout par le « verset de
l’épée ».
Après avoir réalisé l’unité de la communauté, l’Envoyé d’Allah créa la première
armée musulmane qu’il lança contre les circuits commerciaux caravaniers et le
port d’Al-Jar sur la mer Rouge. Son but étant l’asphyxie économique de ses ennemis
et la déstabilisation du rituel du pèlerinage, source de revenus essentielle pour la
cité de La Mecque. Cette armée fut constituée à partir de volontaires et des anciens
brigands du Djebel Touhama – les Saāliks3 – auxquels l’islam offrit un cadre légal
et religieux pour leurs razzias. L’islam souda ainsi les rangs de tous les égarés et
les bandits d’Arabie, car grâce à l’institutionnalisation de la répartition du butin
dans le Coran, chaque combattant devenait un actionnaire de cette économie de
guerre.
L’armée musulmane était organisée en brigades (Kataeb) et disposait d’un
réseau d’espions couvrant les contrées d’intérêt primordial. Elle disposait également
une structure dédiée à la fabrication des armes dans laquelle s’illustra le célèbre
Amr Ibn Al-Ass, qui fut chargé de l’acquisition de matériels sophistiqués : notamment
le char yéménite (en bois) et les lance-flammes persans, les flèches et les lances
empoisonnées chinoises.
Inspirée des pratiques babyloniennes et persanes, une poste (Barid), fut
également développée par les musulmans pour faciliter les communications. Une
administration de traducteurs fut créée, avec à sa tête Zaid Ibn Tabit4, pour maîtriser
les langues universelles de l’époque : le persan, l’araméen, le syriaque et la langue
des Abyssiniens.
Les traducteurs travaillaient en étroite collaboration avec le Diwan Al-Qofat.
C’était la première cellule de renseignement de l’État musulman, animée par
plusieurs hommes jeunes et aguerris, sous la supervision directe du Prophète
Mahomet. Le génie de ce dernier résidait en la connaissance précise des profils de
ses émirs des brigades et des walis (gouverneurs) et l’utilisation de correspondances
codées5 car tout message du Prophète était strictement confidentiel.
340
L’histoire évoquée ci-dessus est l’histoire officielle de l’islam. Elle est partie
intégrante du dogme et est tenue pour absolument authentique par tous les érudits
musulmans, partant de l’évidence que le Prophète Mahomet est un personnage
historique.
Le Coran, sacralisé par l’Oumma, évoque donc précisément la question de
l’espionnage (50 versets). Il donne une vision stratégique du renseignement, structuré
1. Les juifs islamisés étaient nombreux dans l’entourage du Prophète : Dihya Al-Kalbi – appelé
« l’ange Gabriel » en raison de sa beauté – chargé de missions à l’étranger ; le rabbin Kâab
Al-Ahbar, un des rédacteurs du Coran ; Zayd Ibn Tabit, secrétaire particulier de Mahomet,
chargé de la poste secrète, cryptologue et rédacteur principal du Coran ; etc.
341
1. Rappelons ici l’événement tragique de l’égorgement à Raqqa, d’une mère par son fils
membre de Daesh en Syrie. Plusieurs événements similaires se déroulèrent pendant la
décennie noire en Algérie, et se sont également produits en Arabie saoudite, au Nigeria, etc.
342
d’Allah est aussi le Prophète des djinn1nt et des anges et plusieurs versets coraniques
expliquent que la victoire dans les razzias est due à la participation de Dieu lui-
même, et de ses anges (cf. razzia de Badr) qui le tenaient informé de tous les détails
visibles et invisibles de ses ennemis proches comme de ses ennemis lointains.
La communauté invisible des djinn et des démons constitue également une
véritable milice virtuelle mise à la disposition du Prophète Mahomet pour surveiller
les musulmans : « Nous t’avons envoyé pour porter la Parole d’Allah à l’homme et
aux djinn ». D’ailleurs Ibn Ishaq mentionne dans la Sîra, que le Prophète avait un
binôme, un djinn qui s’est islamisé. Les exégètes soulignent que chaque musulman
est surveillé par deux anges, l’un situé à droite et se nommant Raqib qui enregistre
ses bonnes actions, et l’autre situé à gauche, appelé Atid, qui relèvent ses péchés.
Contrairement aux autres religions abrahamiques, en islam, Satan (Iblis), est une
entité personnelle qui guette chaque égaré ou chaque pervers. Le Coran explique
que Satan a une progéniture et qu’il participe à la vie de la personne impure. Ainsi,
les érudits expliquent que ces « policiers invisibles » constituent une escorte psychique
de la personne musulmane tout au long de sa vie et exercent sur lui une pression
sociale inimaginable. En conséquence, l’inconscient du croyant est rempli de
culpabilité, de doute et de suspicion quant à la licéité de son comportement, lesquels
le dépersonnalisent, le dépossèdent de toute initiative et le privent de son libre
arbitre et de son esprit critique2. La vie d’un musulman est la somme de tous ses
devoirs pour prouver son adhésion parfaite à l’islam, mais aucun n’y arrivant
jamais, la mort en martyr apparaît dès lors comme la seule issue enviable et heureuse
pour lui. D’ailleurs le Coran l’y engage vivement.
Ainsi, Al-Tahassous, la sécurité intérieure, gouverne la communauté musulmane
avec des avertissements et des menaces qui seront mises à exécution dans l’au-delà ;
c’est donc un traumatisme permanent et même éternel pour le croyant. Ces pressions
sociales et psychologiques extrêmement puissantes sont l’élément déclencheur de
la violence et de l’agressivité. L’apostasie devient ici-bas – comme dans l’au-delà –
une très pesante épée de Damoclès ; c’est le châtiment temporel qui peut coûter sa
tête à chaque musulman et le vouer à l’Enfer pour l’éternité.
Dans le cadre de Al-Tahassous, l’homme a une place insignifiante. Le Coran
lui rappelle qu’ici-bas il vit la perdition absolue et qu’il est ingrat (50 versets parlent
de l’Homme en termes humiliants) s’il ne s’engage pas sur la voie d’Allah et de son
Prophète Mahomet, ainsi que dans la reconnaissance du jour du Jugement Dernier.
Aussi nous ne pouvons comprendre la naissance des voies mystiques en
islam – telles que Hûrqalyâ (la Terre céleste, la Terre mystique) et 'alam al-mithâl
(le monde imaginal) – que sous l’inimaginable pression et l’angoisse créées par ce
1. Les djinns sont des créatures surnaturelles. Ils sont en général invisibles et peuvent prendre
différentes formes. Ils sont capables d’influencer spirituellement et mentalement le genre
humain, mais n’utilisent pas forcément ce pouvoir.
2. Le Coran, les hadiths et l’hagiographie d’Ibn-Hicham confirment cette absence de liberté
et d’esprit critique.
343
344
drastique de sa propre pensée finit par nourrir de véritables « complexes » (le mot
est employé ici dans son sens psychologique) : l’angoisse, la peur, la suspicion, le
complotisme et l’isolement qui mènent forcément à la haine, à la violence et à
l’autodestruction. Nous pensons que les kamikazes islamistes, d’où qu’ils viennent,
se livrent au martyr tant pour se faire reconnaître et valoir qu’afin d’éviter « la
Torture de la Tombe ». Donner aux rêves et à l’imagination une hyper réalité peut
être la seule solution pour fuir ce contrôle omniprésent et échapper à Al-Tahassous.
Al-Tahassous, police intérieure de l’État islamique embryonnaire de Médine
repose donc dès sa création sur des mécanismes de pressions psychologiques, des
promesses de châtiment, sur la peur d’être faillible, sur la victimisation permanente
et sur l’esprit du complot qui vient nécessairement de l’Autre. Ainsi, tout musulman
devient un agent actif, autonome et facilement manipulable par Al-Tahassous, la
sécurité intérieure et invisible. Dans ce système de sécurité draconien, les djinn,
Satan et les anges sont des escortes perpétuelles qui exercent un contrôle de la
pensée, de la parole et des actes de chaque musulman C’est une doctrine bien
pensée pour contrôler les croyants et distinguer les dissimulateurs. Dès l’origine,
la présence obligatoire aux cinq prières illustre cette volonté de contrôle religieux
et politique de la communauté. Les cinq prières – provenant directement, comme
le jeûne, d’un héritage zoroastrien – étaient d’abord et surtout un moyen de contrôler
les croyants. En particulier la prière de l’Aube, qui permettait de voir ceux qui
étaient vraiment musulmans et ceux qui s’étaient convertis du bout des lèvres et
ne voulaient se lever tôt pour honorer Dieu.
Le Diwan Al-Qofat, parvint également à implanter des antennes dans toutes
les tribus et mit en place des brigades de contrôle chargées de l’observance stricte
de la religion dans les tribus et de leur allégeance indéfectible dans le djihad. Selon
Al-Tahassous, la population était ainsi divisée en quatre catégories : les croyants,
les hypocrites, les tribus ne participant pas à la guerre sainte (djihad) – appelées
Al-Aarabs (« les mauvais musulmans ») – et les mécréants. Ce système de sécurité
intérieure a été vivement critiqué dès le vivant du Prophète et Mahomet a éliminé
plusieurs poètes qui le conspuaient dans leurs écrits.
Enseignements
Force est de constater que nous sommes là face à un esprit de sectarisme dont
tout musulman est potentiellement porteur, à des degrés divers de maturité, un
« cancer de la violence » qui ne demande qu’à éclore de manière plus ou moins
paroxystique, lorsque les conditions se présenteront. Il ne pourra alors trouver sa
conclusion que dans une fuite en avant vers la mort et la destruction totale.
Nous n’entrerons pas dans les détails concernant le processus du basculement,
ni sur les éléments déclencheurs des actes de sauvagerie. Mais la sécurité intérieure
Al-Tahassous, telle qu’elle a été conçue dès l’origine par le Prophète Mahomet et
ses compagnons a produit des électrons libres et incontrôlables qui sont autant de
bombes à retardement susceptibles d’exploser n’importe où et à tout instant.
345
346
les provoquer –, une absence de confiance dans les informations provenant des
étrangers, les ennemis extérieurs propageant généralement des rumeurs.
Le Prophète Mahomet structura le département du renseignement extérieur
(Diwan Al-Qofat) autour d’experts (analystes professionnels), de collecteurs d’infor
mations et d’indicateurs. Tout était permis afin de collecter des renseignements
sur les ennemis d’Allah et de son Prophète, d’identifier leurs effectifs, le nombre
de leurs chevaux et de leurs chameaux, de faire la distinction entre les cavaliers et
les fantassins et d’analyser le théâtre des futures opérations. Ces missions étaient
confiées à des individus fins connaisseurs des routes caravanières, des puits et
points d’eau et de l’astronomie. Ces espions envoyés dans les autres nations recevaient
une formation solide comprenant, outre l’islam, la connaissance des pays d’accueil
et de leurs langues ainsi que la cryptologie. Ce Diwan Al-Qofat fut le véritable fer
de lance de l’islam dans son expansion vers la Syrie et l’Irak. Il disposait également
d’une « force de frappe », des hommes appelés Inghimassines (« les suicidaires ») qui
étaient les premiers à monter à l’assaut de l’ennemi lors d’une bataille et qui étaient
également chargés d’éliminer physiquement les opposants à l’islam. L’utilisation
de l’assassinat politique était monnaie courante à l’époque : ainsi furent assassinés
tous les opposants à la Révélation, notamment des poètes et des érudits juifs,
chrétiens et idolâtres, dont la poétesse Asmaa bint Marwân parce qu’elle avait traité
le prophète de menteur et de charlatan
Mais la dimension divine occupa également une place importante dans les
opérations extérieures. Le Prophète Mahomet galvanisait ses troupes et surtout
son service de renseignement extérieur, en convaincant ses membres que les anges
et les djinns étaient à leurs côtés pour tout savoir de leurs ennemis et les combattre
efficacement. Cette stratégie a abouti à la reddition ou à la défaite de toutes les
tribus de la péninsule arabique.
L’influence de Mahomet
Une communauté doit beaucoup à son fondateur et force est de constater
combien l’intelligence légendaire du Prophète Mohamed est abusivement sacralisée
dans l’islam.
Comme pour tout mortel, la psychologie du Prophète a été analysée dans
plusieurs ouvrages consacrés à l’histoire de l’islam, notamment dans la Sîra d’Ibn-
Hicham. De même, elle est évoquée dans quelques versets coraniques tels que la
sourate mecquoise 93 « Ad-Duha » – qui indique clairement les trois étapes de la
vie de Mahomet avant la Prophétie : l’orphelinat, la pauvreté et la perversion – et
la sourate 47 « Mohamed ». En particulier, plusieurs historiens ont noté l’impact
qu’ont eu sur le Prophète, dans son enfance, sa situation d’orphelin, sa pauvreté et
son rejet par sa famille et sa tribu, les Hachémites. D’autres versets évoquent
347
La culture du secret dans l’islam, déjà présente dans l’Arabie préislamique – espace
inhospitalier et rude –, fût développée par le Prophète Mahomet lui-même. Son
état de nomade, commerçant et voyageur le prédisposait naturellement à accorder
une grande importance au renseignement et à la sécurité.
Aux premiers temps de l’islam, c’est-à-dire encore en période de prosélytisme,
le Prophète Mahomet, après avoir reçu le message divin, créa sa propre organisation
secrète dans un environnement des plus hostiles. Dans cet islam initial et menacé,
l’ésotérisme1, entraînait l’obligation du secret, ainsi que la connaissance des menaces,
ce que nous retrouvons dans les concepts de Al-Tahassous et Al-Tajassous.
La sourate 12 (« Joseph »), est particulièrement instructive en la matière car
elle met en relief Al-Tahassous comme système de collecte d’informations et de
renseignements. Ainsi le Prophète y apparaît comme une personne informée par
Allah, et par ses lieutenants, qui puise son inspiration dans un contexte divin.
Le Prophète Mohamed créa donc un petit noyau du renseignement à La Mecque
avant son émigration (Hijra) vers Médine, dont la responsabilité était la collecte
des informations concernant les stratégies de guerre que devait mener la confédération
de Qoraich. L’organisation secrète mise en place par le Prophète était pyramidale,
à l’image des grappes de raisins ou de dattes (Arjoun). Mais les conditions n’étaient
pas encore réunies pour permettre à la culture du secret d’atteindre le stade et la
structure d’un véritable dispositif de renseignement et de sécurité.
C’est seulement après son émigration à Médine en 622, la communauté
musulmane devenant importante, que le Prophète créa Al-Tahassouss, un dispositif
de surveillance et de contrôle des croyants, et de châtiments. C’était une sorte de
police secrète intégrant la magie, la sorcellerie et la religion. Dès lors, l’islam va
1. Le « noyau dur » de l’islam c’est la culture du secret ayant permis la création d’une
communauté indéfectible et solidaire.
348
1. Toutefois, en dépit des abjects forfaits de cette dernière catégorie, les érudits musulmans
dans l’université Al-Azhar du Caire n’ont jamais voulu procéder à leur excommunication,
contrairement à ces pervers qui, eux de leur côté, excommunièrent l’humanité entière, y
compris les musulmans modérés.
349
*
Nous avons tenté dans cette analyse de présenter les fondements du renseignement
et du contrôle des croyants en islam, ainsi que les mécanismes mis en place à cet
effet. Le Coran et la Sunna sont des textes pleins de codes, de symboles et de chiffres
et d’énallages. Mais ils confirment que le renseignement, dans ses deux dimensions
intérieure et extérieure, a été le moteur dans le conditionnement et la programmation
des musulmans.
À cause d’Al-Tahassous, les musulmans se sont entre-déchirés, pas seulement
après la mort du Prophète, mais également durant sa vie entière car dès l’origine
de l’islam, ils furent confrontés aux germes pathologiques de l’islamisme.
350
1. Remarquons que les houris, les femmes du Paradis, telles qu’elles sont mentionnées dans
le Coran, correspondent aux fantasmes des nomades des tribus d’Arabie et des djihadistes
auxquels Allah a promis aussi des tentes à la place des maisons et des palais !
351
adeptes des théories les plus extrémistes. Mais cela n’est pas le sunnisme, le chiisme,
le hanbalisme, le wahhabisme, et encore moins le malekisme, qui sont la cause de
l’islamisme : c’est l’instrumentalisation des textes sacrés à des fins intéressées et
politiques qui favorise et produit les croyances conduisant à des comportements
violents et meurtriers.
Pour finir sur une lueur d’espoir, il convient de citer un hadith authentique:
« Il viendra un jour où la Communauté sera la victime de la coalition de plusieurs
nations, un jour où l’Oumma va commencer à aimer la vie et à délaisser la mort ».
Abderrahmane Mekkaoui
Bibliographie
352
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353
354
Charifa Amharar
Tout d’abord, en l’espace de trois siècles, du viie au ixe siècle, les armées
musulmanes ont accompli des conquêtes parmi les plus fulgurantes qu’ait connues
l’Histoire. Cette expansion de l’Islam et sa domination durable sur les territoires
conquis ont largement été facilitées par les activités de renseignement que pratiquaient
les musulmans. Parmi celles-ci, la cryptographie et la cryptanalyse, leur étaient
indispensables.
Si la cryptographie, comme évoqué précédemment, existait depuis
longtemps – Byzantins, Perses et Arabes savaient tous user de cette science pour
communiquer de manière secrète –, les besoins des généraux musulmans en
cryptanalyse augmentaient au rythme leurs conquêtes. En effet, ainsi que Shakespeare
le faisait dire à Edgar : « pour savoir la pensée de nos ennemis, nous ouvririons leurs
cœurs ; ouvrir leurs papiers est plus légitime1 » ; mais une fois « ces papiers » ouverts,
encore fallait-il les comprendre.
Ensuite, cette même époque a vu grandir l’intérêt des savants et des dirigeants
musulmans pour les œuvres étrangères, dans la plupart des domaines des sciences.
Cela a conduit à une intensification croissante des traductions de traités indiens,
grecs, persans, latins, syriaques, nabatéens, arméniens, hébreux etc. Et, plusieurs
de ces traités, notamment ceux en alchimie et en sciences occultes, étaient cryptés
nécessitant un long travail de déchiffrage et traduction.
Parmi les autres facteurs de l’essor de la cryptologie en terre d’Islam, nous
pouvons citer le grand intérêt que portaient les musulmans à la langue arabe. Cette
langue a un statut particulier en Islam : elle est considérée comme la meilleure des
langues. Ainsi, très rapidement, durant les trois premiers siècles de l’Hégire se sont
développées de nombreuses disciplines en langue arabe, parmi lesquelles, la syntaxe,
la morphologie, la métrique, la grammaire, la prosodie, la phonétique, etc. Rappelons
que cette époque était celle de l’essor de l’érudition religieuse et de la naissance de
la science du hadith. Les savants du hadith ont étudié minutieusement les paroles
prophétiques et pouvaient donc, en se basant sur la fréquence d’usage de tel mot
ou de telle lettre, savoir si telle parole pouvait être attribuée prophète ou pas. L’étude
de l’usage des mots arabes se développa considérablement ce qui permit aux
chercheurs de l’époque de pouvoir situer une parole dans le temps et dans l’espace.
La maîtrise de l’arabe par les hommes de lettres leur permettait des prouesses
comme par exemple la rédaction de chefs-d’œuvre entiers qui avaient une signification
dans tous les sens de lecture (de droite à gauche, de gauche à droite, de haut en bas
ou de bas en haut). Certains ont même élaboré des œuvres entières traitant, dans
un seul et même texte, de plusieurs domaines différents en fonction du sens de la
lecture. Ibn al Mouqri, pour ne citer que lui, a rédigé un texte qui, en fonction du
sens de lecture, traite chaque fois d’un domaine particulier. Une seule et même
1. William Shakespeare, Le Roi Lear, Acte iv, Scène VI, dans Théâtre Complet de Shakespeare,
trad. François-Victor Hugo, Éditions Classiques Garnier, Paris, 1964, t. III, p. 291.
356
Étant donné que chaque lettre de l’alphabet arabe a une valeur numérique, il
suffisait de faire discrètement des signes de la main pour transmettre le message
1. Cf. Isma’il Ibn al Mouqri ‘Ounwanou ch-charaf al wafi fi l-fiqhi wa t-tarikhi wa n-naho wa
l-’aroudi wa l-qawafi, Éditions Maktabah al ‘Arabiyah, Alep, 1970.
2. Voir à ce sujet Ibn Hajar al Asqalani, Al Fathou l-bari, Matbou’ah as-salafiyyah, Le Caire,
1959, t. XIII, p. 108 ; Chaykh Ahmad Afnadi al Barbir, Charhou l-jaliy ‘ala bayti l-mawsili,
Matbou’ah al adabiyah, Beyrouth, 1787, p 81.
3. Hajji Khalifa, Kashf dh-Dhounoun, Dar al Fikr, Damas, 1982, t. I, p. 664-665.
357
voulu. Par exemple si quelqu’un voulait faire comprendre secrètement à une autre
personne que la nourriture était empoisonnée, il lui suffisait de lui faire comprendre
le mot « poison » – en arabe « sam » – qui s’écrit : « » سمsoit م+ س. La valeur numérique
de la lettre سest 60 et celle de la lettre 40 م. Cela donne (en partant de la gauche),
selon le hisab al ‘ouqoud, les signes suivants de la main droite :
358
359
également pour avoir percé le secret de plusieurs livres anciens cryptés dont
certains en égyptien ancien. Il aurait ainsi devancé Ibn Wahshiyah dans le
déchiffrement des hiéroglyphes. Thouban est cité dans une étude sur les
manuscrits conservés en Turquie1 comme l’auteur du manuel de cryptologie
Hall ar-roumouz wa bir’ou l-asqam fi ousouli l-loughat wa l-aqlam.
— Sahl ibn Mouhammad ibn Outhman as-Sijistani (mort en 862 à Bassora en
Irak). Il compte parmi les grands savants de la langue arabe et était connu
pour son expertise en cryptanalyse. Ibn Nadim, grand bibliographe arabe du
xe siècle, le cite dans son Fihrist2 et rapporte à son sujet qu’il était très habile
et faisait preuve de beaucoup de précision dans le déchiffrement des textes
codés.
— Abou Yousouf Ya’qoub ibn Ishaq al Kindi (né vers 800 à Koufa en Iraq et
mort en 873 à Bagdad). Son père étant gouverneur de Bagdad pour le compte
du calife abbasside Al-Mahdi, son éducation s’est faite essentiellement dans
cette ville où il a pu apprendre les mathématiques (arithmétique, statistique,
géométrie etc.), la philosophie, l’astronomie et, selon ibn Nadim, la plupart
des sciences des Anciens. Il excellait dans tous ces domaines et collectionnait
les ouvrages scientifiques en arabe et en langues étrangères. Cela lui a permis
de fonder sa propre bibliothèque nommée Al-Kindiyyah. Son expertise dans
autant de domaines de la science, ainsi que le statut de son père, lui ont permis
de se faire rapidement remarquer par l’élite de Bagdad et notamment par les
califes de son temps, à savoir Al-Ma’moun et Al-Mou’tasim. Sa renommée
dans la communauté scientifique l’a propulsé à la tête Maison de la Sagesse
(Baytou l-hikmah). Al Ma’moun, le fondateur de cette célèbre institution
scientifique abbasside l’a lui-même gratifié de cette prestigieuse fonction. Ce
calife le chargea de la traduction de plusieurs ouvrages de philosophie grecque,
notamment les traités d’Aristote. Rapidement Al-Kindi fut considéré comme
l’un des meilleurs traducteurs de son temps, puis gagna l’estime et la confiance
du successeur d’Al-Ma’moun, Al-Mou’tasim, qui lui confia une partie de
l’éducation de son fils Ahmad. Ce dernier voyait en Al-Kindi son mentor.
Si nous nous attardons sur ce savant c’est par ce qu’il est l’auteur du premier
traité de cryptanalyse connu dans l’Histoire. Il l’a rédigé, en arabe, au ixe siècle
sur commande d’Abou l-Abbas, petit-fils du calife al Mou’tasim, soit sept siècles
avant le traité occidental de cryptologie de Leon Battista Alberti3 (1404-1472).
Al-Kindi était alors le directeur du Baytou l-hikmah ainsi que de l’Al-Kindiyyah.
Ses qualités de mathématicien, de linguiste et de logisticien lui permirent d’exceller
en cryptologie. Son traité rassemble en 12 pages la plupart des connaissances de
base en cryptanalyse nécessaires à toute personne voulant s’engager dans cette
1. Ramadan Chachan, Makhtoutat maktabat Tourkiya, Dar atTafkir, Istanbul, 1995, t. II,
p. 28.
2. Ibn Nadim, Fihrist, Al Istiqama, Le Caire, 1954, p. 93.
3. Considéré comme le père de la cryptologie dans le monde occidental.
360
science. Par la suite, ce traité est devenu une œuvre de référence pour les cryptologues
arabes comme Ibn Dounaynir (mort en 1229) ou encore Ibn Dourayhim (mort en
1359). Cependant, comme l’ont remarqué Mouhammad Mrayati, Yahya Meer Alam
et Hassan at-Tayyan – dont les travaux ont considérablement contribué à notre
présente étude –, le traité d’Al-Kindi n’est plus cité à partir du xive siècle. David
Kahn, un des plus célèbres historiens de la cryptologie, a longtemps ignoré son
existence et ne se basait que sur les citations d’Ibn Dourayhim présentes dans le
Soubh al A’cha d’Al-Qalqashandi. Ce n’est que grâce aux recherches1 des trois
historiens cités plus haut que le manuscrit du traité d’Al-Kindi en cryptanalyse a
été retrouvé à la bibliothèque Suleymaniye d’Istanbul en 1987.
— Ahmad ibn ‘Ali ibn Wahshiyah (né au ixe siècle et mort vers 930 en Irak) est
l’un des plus anciens savants à avoir déchiffré les hiéroglyphes, près de mille
ans avant Champollion2. Il est surtout connu chez les Arabes pour son érudition
en langue et en chimie. Son livre en cryptologie intitulé Chawq al moustaham
fi ma’rifat roumouz al aqlam a été édité et traduit par Joseph von Hammer en
1806 en Angleterre et était bien connu de Sylvestre de Sacy, le célèbre orientaliste
français. Ce dernier s’en est largement inspiré pour ses propres travaux en
égyptologie.
1. Cf. leur ouvrage collectif intitulé : At-ta’miyah wa istikhraj al mou’amah ‘ind al ‘Arab,
Damas, Éditions Matbou’at majmou’ l-loughat al ‘arabiya bi Dimachq, Damas, 1987.
2. Cf. Okasha el Daly, Egyptology : The Missing Millennium, Ancient Egypt in Medieval Arabic
Writings, UCL Institute of Archaeology Publication, Londres, 2005.
361
— Mouhammad ibn Ahmad ibn Kaysan (né au ixe siècle et mort en 912 en Irak)
est cité par Az-Zoubaydi1 comme un expert en cryptanalyse. Plusieurs linguistes
arabes en font le fondateur de l’école de grammaire de Bagdad.
— Daoud ibn al Haytham ibn Ishaq at-Tanoukhi (né en 843 et mort en 928 en
Irak) faisait partie des plus grands savants de Bagdad en langue arabe. L’historien
Al-Khatib Al-Baghdadi2 dit de lui qu’il faisait partie des principaux cryptanalystes
de la capitale irakienne.
— Mouhammad ibn Ahmad ibn Mouhammad Tabataba (mort en 934 à Ispahan)
était un homme de lettres et poète de renom. Il a laissé à la postérité un traité
de cryptanalyse conservé à la bibliothèque Sulaymaniye d’Istanbul, ainsi qu’un
ensemble de textes sur les différents procédés de chiffrement (manuscrit
numéro 5350).
— Mouhammad ibn Sa’id al Basir al Mawsili (mort au xe siècle) était, comme
son nom l’indique, originaire de Mosoul en Irak. Bien qu’il ait été connu pour
son expertise en cryptanalyse, aucune de ses œuvres n’a été conservée. Son
contemporain Abou ‘Ali al Farisi (mort) en 987 disait de lui qu’il était d’une
grande intelligence et qu’il était un « imam » (maître) en cryptanalyse.
— Ishaq ibn Ibrahim ibn Wahb al Katib (homme de lettres du xe siècle) appartenait
à une famille de savants en langue arabe et d’illustres poètes. Le célèbres Abou
Tammam et Al-Bouhtouri, ont rédigé plusieurs panégyriques sur cette famille.
Ibn Wahb a rassemblé plusieurs principes de cryptologie dans un traité intitulé
Al Bayan wa t-tabyin.
— Ahmad ibn ‘Abd al ‘Aziz ach-Chantamari (mort dans la deuxième moitié du
xiie siècle) était originaire du sud du Portugal. Nous ne disposons que peu
d’informations à son sujet. As-Souyouti3 rapporte à son sujet qu’il était connu
pour son érudition en métrique arabe et en cryptanalyse.
— ‘Outhman ibn ‘Isa Tajou d-Din al Balati (né en 1130 à Mossoul et mort en
1202 en Égypte). Il était passé maître dans plusieurs domaines de la langue
arabe – en syntaxe, et en linguistique –, en histoire, en poésie ou encore en
métrique. Saladin (1138-1193) en a fait un des principaux enseignants de la
grande mosquée du Caire. Al-Balati y enseigna la syntaxe et d’autres disciplines
jusqu’à sa mort en 1209. Le célèbre cryptanalyste Ibn ‘Adlan le cite dans sa
bibliographie comme une de ses sources en cryptologie.
— As’ad ibn Madh-hab ibn Mammati (né en Égypte en 1149) faisait partie des
hauts fonctionnaires de Saladin et de ses hommes de confiance. As’ad était
très proche du Qadi al Fadil, le chancelier de Saladin qui gérait une partie du
362
La plupart des cryptanalystes cités plus haut ont consacré une partie de leurs
traités aux outils nécessaires au décryptage. Ils citent quasiment tous les mêmes
éléments de base à savoir : l’intelligence, la perspicacité, le sens de l’observation,
la lucidité, la concentration, la vigilance, la patience, la sérénité, l’intuition, le flair,
le dévouement, l’engagement, la motivation, la curiosité, l’art de la conjecture
pertinente, ténacité et l’équanimité.
En ce qui concerne le domaine de la langue, il est nécessaire selon eux de
maîtriser : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la prosodie, la métrique, la
linguistique, les expressions idiomatiques dans différentes langues, l’alphabet et
la science des lettres (leurs points de prononciations, leurs attributs, leur valeur
numérique, l’ordre de fréquence d’apparition, les lettres combinables et non-
1. Yaqout, Mou’ jam al adaba’, Dar Ihya at-tourath al ‘arabi, Beyrouth, 1979, t. II, p. 118.
363
combinables entre elles, à l’avant comme à l’arrière etc.) Ils recommandent également
de solides connaissances en arithmétique et en statistiques.
En sus de ces disciplines, le cryptanalyste doit maîtriser plusieurs outils et
procédés qui lui permettront de déchiffrer les cryptogrammes. Parmi ceux-ci, les
auteurs arabes citent :
— les alphabets ; le cryptanalyste doit en maîtriser le plus possible et connaître
le nombre de lettres pour chacun, ainsi que la moyenne de lettres utilisées par
texte dans chaque langue afin de pouvoir déterminer la langue dans laquelle
le texte a été codé ;
— les espaces entre les mots en cryptographie ;
— les mots les plus utilisés dans chaque langue ;
— les différents types et procédés de chiffrement (simples et complexes) qui
doivent être connus par cœur ;
— les différents procédés et algorithmes de cryptanalyse, à connaître par cœur ;
— les différents symboles cryptographiques utilisés chez les Arabes, qui doivent
également être connus par cœur ;
— les chiffrements complexes indécodables ;
— l’éloignement temporaire : lorsqu’un cryptogramme résiste au cryptanalyste,
il lui est recommandé de prendre de la distance par rapport au texte et de
s’aérer l’esprit quelques jours avant une nouvelle tentative de déchiffrement ;
— des connaissances solides de cas de cryptanalyse basée, non sur les procédés
classiques de déchiffrement, mais sur les erreurs du cryptographe ;
— la longueur du texte. Celle-ci doit être utilisée afin d’appliquer le procédé de
fréquence d’apparition des lettres dans la langue considérée. Pour cela il faut
disposer d’un tableau où les lettres sont classées par ordre de fréquence
d’apparition. Les cryptanalystes mentionnent souvent les lettres les plus
utilisées en arabe (alif) et en latin (S). En général les cryptanalystes maîtrisaient
plus d’une langue, Ibn Dourayhim par exemple étudiait le latin, le grec,
l’arménien, le syriaque, le copte, le franc, l’hébreux, le persan, le sumérien, le
mongol, le turc et plusieurs dialectes hindi ;
— les expressions protocolaires utilisées dans les correspondances épistolaires
officielles et privées telle que « Bismi l-Lahi r-Rahmani r-Rahim » en arabe ;
— la pratique régulière et abondante d’exercices en cryptanalyse ;
— la pratique du raisonnement par analogie.
364
Dans son traité, Al-Kindi résume pour le calife une partie des chiffrements
de base en cryptographie. Le cryptanalyste est censé connaître par cœur les
chiffrements simples pour pouvoir déchiffrer plus aisément les cryptogrammes
qui lui parviennent. Après les avoir expliqués un à un, il les classe dans un tableau
à arborescence. L’image ci-dessous est celle d’une page du manuscrit conservé à
la Bibliothèque Soulaymaniye sous le numéro 48321. On y voit, en bas de page, le
tableau que nous avons reproduit plus bas. Mouhammad Mrayati, Yahya Meer
Alam et Hassan at-Tayyan ont expliqué chacun des procédés de façon très détaillée
dans leur excellent travail sur la cryptologie chez les Arabes2.
365
366
Charifa Amharar
367
Laurence Rullan
Roi de France de 1461 à 1483, Louis XI a longtemps été malmené par les
chroniqueurs, les historiens et l’opinion publique avant que justice ne lui soit
rendue1. Au cours de son règne, le royaume des lys entre dans une nouvelle époque :
la Renaissance2. De ce personnage riche et complexe, on a gardé longtemps une
légende noire, celle du roi cruel et vindicatif qui enfermait ses prisonniers dans de
petites cages (« fillettes ») au fond des culs de basse-fosse. Louis XI est un individu
pragmatique, capable d’évaluer avec justesse hommes et situations. Conscient qu’il
ne peut régler tous les problèmes par la force (la catastrophe de la bataille d’Azincourt3
est un souvenir cuisant pour les Valois), il privilégie la diplomatie et la négociation.
1. Louis XI, Lettres de Louis XI, 11 t., Paris, Société de l’histoire de France, 1883-1909 ; Émilie
Dupont (éd.), Mémoires de Philippe de Commynes, 3 vol., Paris, Renourad, 1843 ; Joël
Blanchard ( éd.), Commynes et les procès politiques de Louis XI. Du nouveau sur la lèse-
majesté, Paris, Picard, 2008 ; Joël Blanchard (éd.), Procès de Jacques d’Armagnac, Genève,
Droz, 2012 ; Thomas Basin, Histoire de Louis XI, éd. C. Samaran, Paris, Les Belles Lettres,
1963-1972, 3 t. ; Jean de Roye, Chronique scandaleuse. Journal d’un Parisien au temps de
Louis XI, éd. J. Blanchard, Paris, Pocket, 2015. ; Joël Blanchard (éd.), Procès politiques au
temps de Louis XI : Armagnac et Bourgogne, Genève, Droz, 2016.
2. Michel Pretalli, « Du bon usage des Anciens L’espionnage technique chez les militaires
italiens au xvie siècle », Dialogues d’histoire ancienne, vol. s 9, 2013, p. 231-249 ; Daniel
Ménager, « La figure de l’espion à la Renaissance », Le Journal de la Renaissance, no 6, 2008,
p. 249-256.
3. René de Belleval, Azincourt, Paris, J.-B. Dumoulin, 1865 ; Françoise Autrand, Charles VI :
la folie du roi, Paris, Fayard, 1986 ; Anne Curry, The Battle of Agincourt. Sources and
Interpretations, Woodbridge, The Boydell Press, 2000 ; et, avec Malcolm Mercer, The Battle
of Agincourt, Yale University Press, 2015 ; Jan Willem Honig, « Reappraising Late Medieval
Strategy : The Example of the 1415 Agincourt Campaign », War in History, vol. 19, no 2,
2012, p. 123-151 ; François Neveux, Azincourt. La dernière bataille de la chevalerie française,
Ouest-France, 2015 ; John Keegan, Anatomie de la bataille : Azincourt 1415, Waterloo 1815,
la Somme 1916, Paris, Perrin (1re édition : Robert Laffont, 1993), 2013 ; Alain Marchandisse
et Bertrand Schnerb (dir.), Revue du Nord, HS no 35, 2017, « Autour d’Azincourt : une
société face à la guerre (v. 1370-v. 1420) ».
Il anticipe, choisit ses collaborateurs avec soin, n’hésitant pas à les débaucher jusque
dans la cour de son pire ennemi, Charles le Téméraire1. Ce fut le cas d’un de ses
plus proches conseillers Philippe de Commynes2. Cette stratégie du « faible » face
au « fort » a souvent été à l’origine de très beaux et solides succès. Le roi a su éviter
des guerres meurtrières et coûteuses. Il a fragilisé ou détruit des alliances qui
pouvaient lui être fatales comme celle unissant le roi d’Angleterre et le duc de
Bourgogne.
Ce souverain a érigé la recherche d’informations à la hauteur d’un art. Il a
construit un réseau aux nombreuses ramifications étendues dans toute l’Europe
afin d’avoir au service de sa politique les éléments qui lui ont permis de renforcer
le pouvoir royal et le royaume de France. Grâce à la « toile d’araignée » d’informateurs
qu’il a mise en place, les données qui lui sont si précieuses peuvent circuler plus
facilement.
370
On en trouve la trace jusque dans le roman Notre Dame de Paris où Victor Hugo
y fait référence : « Il y avait aux parois deux ou trois petites fenêtres, si drument
treillissée d’épais barreaux de fer qu’on n’en voyait pas la vitre. La porte était une
grande dalle de pierre plate, comme aux tombeaux. De ces portes qui ne servent jamais
que pour entrer. Seulement ici, le mort était un vivant1. »
Sur ordre du roi, de hauts personnages auraient été enfermés dans des geôles
si petites qu’ils ne pouvaient se tenir debout. En réalité, il y a confusion entre deux
choses. Des cages, mentionnées par Philippe de Commynes, le premier biographe
contemporain de Louis XI, ont bien été installées dans une tour de la Bastille, puis
au donjon de Loches, mais elles ne firent jamais moins de 6,66 mètres carrés, pour
un volume de 14,182 mètres cubes. D’après Paul Murray Kendall, son premier
biographe scientifique, n’y séjournèrent que trois personnes, deux impliquées dans
une affaire d’espionnage au profit de Charles le Téméraire – le cardinal Jean de La
Balue et l’évêque de Verdun, Guillaume d’Harraucourt (1469) –, ainsi que Commynes,
mais sous Charles VIII (1488). Par contre, les « fillettes » ne furent jamais autre
chose que des fers et des chaînes munis d’une lourde masse de fer à leur extrémité
et fixés à des anneaux enserrant les chevilles2. On comprend que la confusion a été
faite entre ces cages prétendument suspendues et des cellules fermées pour nuire
à la mémoire de Louis XI. De là à grossir le trait et faire du souverain un sinistre
personnage, il n’y a qu’un pas.
Les biographes les plus récents de Louis XI ont construit un tableau plus proche
de la vérité3, plus complexe et varié que sa légende. « Roi ondoyant et divers », il
sait analyser la situation et peut, en cas d’erreur, revenir sur une décision plus
adéquate « quitte à se renier4 ». Homme impulsif et hésitant, le qualificatif de « joueur
inquiet » ne convient cependant pas au personnage. Louis XI n’aime pas prendre
de risques sauf en cas d’emportement passionné. Dans le portrait assez admiratif
de son maître qu’il a dressé, Commynes fait même de Louis XI l’homme le plus
sage qui soit, le plus apte à se tirer d’un mauvais pas, humble en paroles et en
apparence. Cette habitude de se vêtir très modestement l’a fait railler souvent par
ses contemporains et a contribué à cette sombre légende qui fut longtemps la sienne.
Il s’agit toutefois d’un premier signe de l’appétence de ce souverain pour le
renseignement.
Il porte aussi en lui un traumatisme lui venant d’un « complot de famille »
avorté de 1456. Ne se satisfaisant plus de son Dauphiné, isolé diplomatiquement
371
par Charles VII depuis que Louis s’était marié contre le gré du souverain, le fils
monte une conspiration contre son père. Il prend appui sur le duc Jean II d’Alençon,
un aventurier né qui fut le « gentil duc » de Jeanne d’Arc. Tandis que Louis s’attache
son beau-père – le duc Louis de Savoie – et son oncle – le duc Philippe III de
Bourgogne –, Jean II entre en relation avec le duc d’York et cherche à Bruges les
moyens d’empoisonner Charles VII. Mais l’opération tourne court en raison d’une
fuite qui permet au roi d’écraser une nouvelle fois la conspiration, tandis que son
fils se réfugie piteusement en Bourgogne, comptant sur son oncle pour le réconcilier
une nouvelle fois avec son père. Pris au piège dans la toile d’araignée tissée par ses
ennemis, il en garde toute sa vie une soif d’information pour se renseigner sur son
environnement.
Devenu roi, il se plaît à se promener incognito dans sa capitale, quand il
n’emploie pas quelque agent secret. Ainsi écoute-t-il les bruits de l’opinion qui lui
permettent de sentir les dangers à venir. De même, il profite du prétexte d’un
pélerinage dans le Midi de son royaume en 1461, pour mener clandestinement des
missions de reconnaissance au long cours. Vêtu pauvrement, il apparaît tel un
simple pèlerin sur le chemin de Saint-Jacques de Compostelle, accompagné seulement
de cinq serviteurs, tous aussi pauvrement habillés que lui. Il en profite aussi pour
observer les défenses des villes de son nouveau royaume, tandis que son armée
suit de loin sa progression. De la même façon, il instaure un contrôle postal pour
surprendre les confidences de ses amis comme de ses ennemis. Il fait ainsi reposer
son gouvernement sur le recours systématique au renseignement dont il est le seul
orienteur ainsi que le seul analyste. Il a ainsi une connaissance des plus précises
des enjeux qui se présentent à lui. Ce caractère aux multiples facettes montre un
homme à la souplesse intellectuelle fascinante pour les uns, haïssable pour d’autres.
Cette caractéristique peu commune pour un dirigeant de son époque le pousse à
inventer, à utiliser toutes les armes possibles pour se construire un réseau capable
de l’informer et de lutter contre des adversaires parfois bien plus puissants que lui.
L’araignée universelle
Louis XI maîtrise l’art de percer la psychologie de ses adversaires. Cette capacité
à produire un renseignement des plus justes lui est indispensable. Comme naguère
son Dauphiné, le domaine royal ne lui permet pas d’extraire assez de richesses et
d’hommes pour mener un combat militaire avec une chance raisonnable de
l’emporter. Depuis sa fuite chez Philippe III de Bourgogne, il est conscient d’être
cerné par de grands seigneurs avides, sinon de prendre sa place, au moins poursuivre
leurs propres objectifs sans rencontrer d’obstacles. Le soulèvement de la Ligue du
Bien Public (1465) et sa participation forcée au sac de Liège, prisonnier de Charles
le Téméraire et contre cette population locale pourtant alliée du roi de France
(1468), sont deux autres traumatismes qui le poussent à renforcer son utilisation
du renseignement. Louis XI se doit d’anticiper les réactions de ses adversaires.
À l’intérieur et à l’extérieur du royaume, il ne peut se permettre d’user autre chose
372
qu’intrigues et petits moyens. L’arme du renseignement est donc celle qu’il emploie
le plus. Ses politiques espagnole et italienne montrent ainsi un Louis XI « calculateur ».
Il entretient, par exemple, des relations suivies avec le duc de Milan et avec Laurent
de Médicis afin de peser en Italie voire de la dominer1. Par le biais de Jean de Lescun
d’Armagnac, dit « le bâtard d’Armagnac », avec qui il est lié depuis qu’il est dauphin,
le roi s’assure une tranquillité en deçà des Pyrénées et dispose d’utiles relais au-delà.
En homme pragmatique, le roi élabore des plans pour diviser ses adversaires.
Il sait qu’il doit en séduire certains, en repousser d’autres ou tenter de les rallier à
son camp. C’est ainsi qu’il a pu compléter son personnel politique, recrutant de
grands serviteurs comme Philippe de Commynes. Nombre de ses chambellans ne
sont en fait que des transfuges sur place, comme Niklaus von Diesbach à Berne2.
Que ce soit par des cadeaux, de l’argent, des promesses, une situation en vue,
Louis XI travaille avec acharnement pour gagner des hommes à sa cause, au service
de sa politique. Certains lui sont déjà acquis depuis son exil chez Philippe III de
Bourgogne. Alors qu’il n’est encore que dauphin, il profite du séjour chez son oncle
du légat pontifical Francesco Copponi pour le mettre en relation avec le représentant
du duc d’York, Richard Neville, comte de Warwick. Ce dernier est en relation avec
le dauphin depuis au moins un an, contacté en Angleterre par Jean d’Estuer, qui
continua à assumer la liaison avec Warwick, même après qu’il eut repassé la Manche
en juillet 14603. Les tribulations de l’aventurier anglais et ses relations avec le
dauphin après qu’il devint roi laissent penser qu’il fut un défecteur sur place, agent
au service de la France dans le cadre de la fin de la guerre de Cent Ans et du retrait
anglais de France. De la même façon, le futur Louis XI saisit l’occasion de la mission
de Monseigneur Copponi pour le compte du duc de Milan pour se l’attacher. Il
passe ainsi un traité, le 4 octobre 1460, avec Francesco Sforza4. Les deux hommes
se connaissent du temps où le condottiere milanais se battait contre le beau-père
savoyard de Louis. On trouve d’autres Italiens dans l’environnement du dauphin
comme le chambellan de Savoie, Jacques de Valpergue de Masin, qu’il employât
brièvement (4 août-1er septembre 1461) à cette fonction lors de son accession au
trône de France. Il apparaît que le dauphin exilé à Genappe a baigné dans un
environnement de commerçants et de financiers italiens dont il a appris les ruses
(corruption, désinformation) et la manipulation des hommes.
Ce premier groupe de conseillers s’efface au profit d’autres une fois Louis
devenu roi. Il est constitué en fonction des objectifs à atteindre. Comme avec
373
Au service du politique
En une décennie, les recrutements du roi et de son conseiller le plus proche
réduise la part de l’étranger dans les préoccupations de Louis XI. De même, ils
font apparaître les prémices de l’absolutisme monarchique. Ainsi, à mesure que se
construit l’État moderne, le renseignement permet de répondre aux besoins
immédiats de la politique française.
Le souvenir de la cuisante défaite d’Azincourt, le 25 août 1415, à laquelle assiste
son père, encore dauphin, a laissé un goût très amer dans le royaume de France.
Cet épisode sanglant de la guerre de Cent Ans a coûté la vie à l’élite de la chevalerie
française. Il a montré à quel point la France était en proie à des tensions internes
entre Bourguignons et Armagnacs et incapable d’adopter une stratégie militaire
moderne. S’en est fini des exploits chevaleresques du Moyen-Âge ! Lors de cette
désastreuse aventure militaire, le roi de France Charles VI et son fils n’ont eu la
vie sauve que grâce à la prudence du prince Jean de Berry qui les a fait mettre à
l’abri. Né en 1423, Louis XI a grandi avec cet échec en mémoire. Il est évident que
la guerre de Cent Ans en général, et la bataille d’Azincourt en particulier, ont
grandement contribué à modeler son esprit. Il a tiré les leçons et développé un
pragmatisme, une capacité à appréhender les risques ainsi qu’à anticiper rare à
cette époque.
Le roi a élaboré une politique d’évaluation des situations, associée à un sens
aigu de l’anticipation. Le renseignement devient pour lui un outil de tous les
instants. Cette caractéristique l’a conduit à l’utiliser en complément de son arme
favorite : la diplomatie. Les notions de « service », d’« agent » et d’« émissaire » secrets
ne lui sont pas inconnues. Par « service secret », on entend toutes les informations
qu’apportent, contre rémunération, des individus de manière clandestine et
confidentielle. Ils se classent selon deux catégories. Les premiers sont qualifiés
d’« agents secrets » parce qu’ils sont envoyés auprès d’un prince allié, sans que les
autres membres du corps diplomatiques y accrédités en aient connaissance. Les
autres sont des « émissaires », c’est-à-dire des agents infiltrés dans un pays où une
374
1. Charles de Martens, Manuel diplomatique ou Précis des droits et des fonctions des agens
diplomatiques ; suivi d’un recueil d’actes et d’offices pour servir de guide aux personnes
qui se destinent à la carrière politique, Paris, Trenttel et Würtz, 1822, p. 15-16.
375
376
Pratiques et marchandages
Dans sa nécessité absolue d’anticiper pour pouvoir mener sa politique, Louis XI
se constitue un réseau très étoffé de personnes qui lui font parvenir les informations
utiles, qui sont capables d’intervenir ou d’intriguer en sa faveur. La « toile d’araignée »
est construite. Aux yeux de Louis XI, il importe peu que l’espion soit de noble
lignage ou de basse extraction. Seules les qualités humaines l’intéressent. Ainsi, il
approche et attire à lui de grands seigneurs des camps bourguignon et breton. Au
cours de ses vingt ans de règne, pas moins de vingt-sept conseillers bourguignons,
dont le bâtard Baudouin, Philippe de Croÿ, seigneur de Renty, et Jean de Chassa,
rejoignent le camp français1 ! De la même façon, nombre de conseillers de François II
de Bretagne, comme Philippe des Essars et Guillaume de Soupplainville, sont
recrutés au moment où leur maître les envoie négocier avec le roi de France. Louis XI
agit comme son « entrepreneur d’espionnage », Olivier le Daim, choisissant ses
« agents secrets » parmi ses conseillers plutôt que chez les grands feudataires.
Deux exemples célèbres permettent de comprendre comment le roi parvient
à attirer ces transfuges : Philippe de Commynes et Odet d’Aydie. Ces deux hommes
quittent, l’un le service de Bourgogne, l’autre celui de Bretagne, au cours de l’année
1472. Toutefois, leur processus de défection n’a pas commencé au même moment.
S’il intervient pour les deux au cours d’une négociation diplomatique, des raisons
stratégiques font que l’un sera un défecteur sur place et l’autre un simple transfuge.
Louis XI va rencontrer Commynes – écuyer et chambellan de Charles le
Téméraire – en 1467 mais la défection n’intervient qu’en 1472. Pendant ces cinq
ans, Louis XI apprend certes à connaître le personnage, mais il reçoit surtout des
renseignements de première importance. Les conditions de recrutement d’Odet
sont différentes. Conseiller de Charles de France en Guyenne jusqu’au décès de ce
dernier (1472), il préfère d’abord le service de Bretagne, vraisemblablement recruté
par Philippe des Essars (1471), puis profite de la mission de Guillaume de
Soupplainville pour rallier Louis XI. Les sources manquent pour être affirmatif
mais ce parcours laisse penser qu’Odet a pu être infiltré par Louis XI auprès de
son turbulent frère, avant de devenir un agent de pénétration auprès de François II
et organiser la défection de conseillers bretons. Soupplainville a mené pour le duc
de Guyenne une mission auprès de Charles le Téméraire, ce qu’Odet savait2.
Plus généralement, lorsqu’il s’intéresse à quelqu’un, Louis XI lui envoie quelque
émissaire pour évaluer son potentiel et sa position au sein du dispositif adverse,
comme il l’a fait pour Warwick avec Jean d’Estuer. Il suscite ensuite sa défection,
jouant sur divers sentiments : la frustration, certainement chez Commynes, l’appât
du gain et un attachement pour sa personne chez tous. Toutefois, comme le bâtard
377
La circulation de l’information
On a dit que Louis XI aime à déambuler, anonymement, dans les rues pour
prendre la température de la population. Il est curieux de savoir ce que ses sujets
pensent de lui, de sa politique. Cette habitude n’est bien sûr pas le seul moyen de
s’informer dont dispose le souverain. L’homme assoiffé d’information qu’il est
utilise tous les réseaux qui existent. Au contact des Italiens à Gennapes, il a pris
conscience du renseignement circulant grâce aux banquiers et aux commerçants.
À l’image de ces Génois que le roi interroge à leur retour d’Angleterre (1464), les
hommes d’argent se déplacent dans le royaume et dans toute l’Europe, au motif
d’opérations financières ou mercantiles et se retrouvent dans des espaces, comme
les foires du Royaume ou celles des pays voisins. Là circulent les données les plus
sensibles pour qui s’y intéresse. Il y a d’abord les cours des valeurs, qui sont autant
de signaux faibles révélant l’état d’une région. Il y a surtout les dernières nouvelles
politiques, venant de toute l’Europe et qui sont très utiles à Louis XI pour maîtriser
son environnement. Enfin, par ce moyen, il lui est aussi possible d’informer ses
alliés et de désinformer ses adversaires.
Louis XI dispose également de moyens propres à l’État. Les négociateurs,
ambassadeurs, plénipotentiaires qu’il envoie en Europe n’ont pas d’autre véritable
pouvoir d’action, que ceux d’observer et de transmettre. Ne dit-on pas qu’ils sont
d’« honorable[s] espion[s]2 » ? Une difficulté de taille tient toutefois au statut de ces
envoyés spéciaux, censés être en représentation et insoupçonnables. Le renseignement
378
doit venir de lui-même à eux, sans qu’ils ne s’en mêlent. D’où l’envoi de missions
diplomatiques, avec moult secrétaires et domestiques, même pour les postes les
moins importants.
Pour garantir le bon et prompt acheminent de renseignements tant attendus,
officiels ou non, Louis XI met en place à partir de 1477 une poste royale. C’est un
réseau de routes où les messagers à cheval portant les missives peuvent trouver des
montures fraîches toutes les sept lieues (33,7 km) pour apporter les courriers dans
les plus brefs délais. Le roi de France a une activité épistolaire frénétique et reproche
souvent à ses interlocuteurs de ne pas donner assez rapidement des nouvelles. La
poste royale transmet des lettres de toutes les cours d’Europe grâce à un entrelacement
de chemins, qui constituent une nouvelle « toile d’araignée » au centre de laquelle
se trouve Louis XI. L’« universelle araigne » n’a plus qu’à analyser les données ainsi
reçues et à penser sa politique grâce à ces renseignements. L’efficacité de son
organisation postale est un atout majeur pour gagner du temps et anticiper autant
que possible. Ainsi, le roi est-il en mesure d’annoncer la mort de son frère Charles,
le 18 mai 1472, alors que celui-ci est encore à l’agonie et ne meurt que le 24 mai
1472 !
*
En vingt-deux années de règne (1461-1483), Louis XI a accompli une œuvre
considérable en accroissant les territoires de la Couronne et en dotant l’État de
solides structures administratives sur lesquelles ses successeurs purent s’appuyer.
Sans être une activité contribuant à la mise en place d’un quelconque « État secret »,
et encore moins d’un « État profond », le renseignement devient une pratique de
gouvernement. Louis « le Prudent » a eu une obsession, celle de défendre la Couronne
contre toutes les attaques, intérieures et extérieures, dont elle a été l’objet. Pour
chacune de ses politiques, il crée un « Secret du roi1 » dans le but d’atteindre ses
objectifs.
L’« universale araigne » a tissé sa toile qui se formalise au travers d’un réseau
d’informateurs recrutés dans toute l’Europe, monté avec une infinie patience. Ses
membres sont recrutés de mille et une manières et dans toutes les couches de la
société. Ce sont eux qui lui permettent de recueillir les données dont Louis XI a
besoin pour mettre en œuvre sa politique, agir, entourer, surprendre.
Une fois sur le trône, ce roi à la personnalité si singulière a en permanence le
souci de mettre en place le moins mauvais gouvernement possible. Le renseignement
est pour lui un des moyens d’administrer. Il lui permet de compenser ses faiblesses
379
face à de redoutables adversaires dont Charles le Téméraire fut le plus retors. Sans
cela, comment aurait-il réussi à diviser, à séduire ou à acheter ses ennemis ligués
contre lui ?
Longtemps, il fut montré comme un souverain tyrannique, fourbe, laid et
cruel par des contemporains. L’évêque Thomas Basin, uniquement après sa disgrâce,
le dépeint sous le jour le plus sombre dans son Histoire des règnes de Charles VII et
Louis XI. Au contraire, Louis s’avéra un roi à la hauteur de sa tâche. Il est permis
de penser qu’on lui doit la vraie fin de la guerre de Cent Ans. Suite au traité de
Picquigny, « l’Anglois » ne possède plus que la ville de Calais dans une France qui
reste encore à unifier. C’est pourquoi, à la suite de Joël Blanchard, on peut affirmer
qu’il fut un roi « avant-gardiste1 », un souverain hors les normes de son époque. Et
son emploi du renseignement le souligne pleinement !
Laurence Rullan
1. Cité par Julie de la Brosse, « 1461-1483. Louis XI, le roi araignée », L’Express, 1er janvier
2016.
380
Laurent Vissière
1. Ce texte a été initialement publié sous le titre « Les ‘espies’de La Trémoille et le comte
Guillaume de Fürstenberg. À propos d’une nouvelle de Marguerite de Navarre »,
Bibliothèque de l’École des chartes, t. 167 (2009), p. 465-486.
2. Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, éd. Michel François, Paris, 1996, p. 134-136
(deuxième journée, dix-septième nouvelle).
3. L’anecdote rappelle la fameuse lutte qui aurait opposé François Ier et Henri VIII, lors du
camp du Drap d’or (Mémoires du maréchal de Florange, dit le Jeune Adventureux, éd. Robert
Goubaux et Paul-André Lemoisne, Paris, 1913-1924, 2 vol., t. I, p. 272. Cf. Robert J. Knecht
(Un prince de la Renaissance, François Ier et son royaume, trad. fse, Paris, 1998, p. 174).
1. Brantôme fait deux allusions à l’affaire : dans sa notice sur le comte de Fürstenberg (Grands
capitaines estrangers), et dans son Discours sur les duels (Œuvres complètes), éd. Ludovic
Lalanne, Paris, 1864-1882, 11 vol., t. I, p. 349-350, et t. VI, p. 470-472.
2. Extraits du choix d’Histoires mémorables d’Adrien de Boufflers, éd. Louis Cimber et Félix
Danjou, Archives curieuses de l’histoire de France depuis Louis XI jusqu’à Louis XVIII, Paris,
1834-1849, 30 vol., t. III, p. 383-403 (pp. 399-400). Le texte de Boufflers a paru pour la
première fois en 1608.
3. L’Heptaméron des nouvelles, éd. Antoine Le Roux de Lincy et Anatole de Montaiglon, Paris,
1880, 4 vol. (Ire éd. 1853-1854).
4. L’itinéraire de François Ier montre qu’il séjourna en Bourgogne entre la fin mars et la fin
août ; il résida à Dijon durant une grande partie du mois d’avril, et du 20 mai au 29 juin,
presque sans interruption (Catalogue des actes de François Ier, Paris, 1887-1908, 10 vol.,
t. VIII, p. 411-548, ici p. 433-434). Les journaux de comptes de l’hôtel de La Trémoille
permettent de préciser les données de l’itinéraire royale (Arch. nat., 1 AP 1371-38. Cet
itinéraire se trouve en annexe de ma thèse de doctorat, soutenue à l’université de Paris-IV
en décembre 2001 : Louis II de La Trémoille ou le dernier Moyen-Âge (1460-1525), 3 vol.,
t. III, p. 709-811).
5. Sur le personnage, voir Jean Guillaume, Florimond Robertet (v. 1465-1527), dans Les
conseillers de François Ier, dir. Cédric Michon (à paraître), et sur son progressif retrait de
la vie politique, Émile Dacier, Florimond Robertet, secrétaire du roi et trésorier de France
(?-1527), thèse d’École des chartes, 1898, p. 135 et 144.
6. Epistre de la royne de Navarre au roy Françoys son frere (Les marguerites de la Marguerite des
princesse), éd. Félix Frank, Paris, 1873, 4 vol., t. III, p. 203.
7. Ludovic Lalanne, dans son édition des Œuvres de Brantôme, estime ainsi cette date de
1521 « inadmissible » (t. II, p. 432).
8. Pierre Jourda, Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre (1492-
1549). Étude biographique et littéraire, Paris, 1930, 2 vol., t. II, p. 667-668 et note 27 ;
L’Heptaméron…, note 331, p. 464-465.
382
1. Ni Jean Jacquart (François Ier, Paris, 1981), ni R. Knecht (Un prince…), ni Gerd Treffer
(Franz I. von Frankreich (1494-1547). Herrscher und Mäzen, Regensburg, 1993) n’évoquent
le complot de Fürstenberg.
2. Johannes Volker Wagner, Graf Wilhelm von Fürstenberg (1491-1549), und die politisch-
geistigen Mächte seiner Zeit, Stuttgart, 1966. Dans l’introduction à sa remarquable édition
des Plaidoyers pour le comte Guillaume de Fürstenberg de Jean Calvin (Paris, 1994),
Rodolphe Peter accorde à l’affaire de 1521 une ligne en note (p. xv, n. 21).
3. Sur le personnage, je me permets de renvoyer à ma thèse publiée : « Sans poinct sortir
hors de l’orniere’. Louis II de La Trémoille (1460-1525), Paris, 2008. Cet article complète et
amende les quelques pages que j’avais consacrées à l’affaire Fürstenberg (pp. 357-359).
4. Bibl. nat. Fr., fr. 4604, fol. 59 v (cf. Jean Bouchet, Le Panegyric du chevallier sans reproche,
Poitiers, 1527, ff. 80v, et 125v-127 ; Marino Sanuto, I Diarii dal 1496 al 1532, éd. Federico
Stefani et alii, Venise, 1879-1903, 58 vol., t. VI, col. 506).
383
1. Sur les affaires de Bourgogne durant le gouvernement de La Trémoille, cf. L. Vissière, ‘Sans
poinct sortir…’, p. 334-343.
2. Sur la question du nationalisme bourguignon, voir notamment Henri Hauser, Le traité
de Madrid et la cession de la Bourgogne à Charles Quint. Étude sur le sentiment national
bourguignon en 1525-1526, Paris, 1912 ; et Jean Richard, « Inscriptions séditieuses dans
les villes de Bourgogne : les inquiétudes d’un gouverneur en 1524 », dans Annales de
Bourgogne, t. 41 (1969), p. 43-45.
3. Dijon, 2 décembre [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., nouv.
acq. fr. 22 898, fol. 29-30 v). D’après les comptes de son hôtel, La Trémoille donna, en
décembre 1521, 40 siècle à un « homme secrect », et, en juin 1522, 4 £ à une « espie » (Arch.
nat., 1 AP 13735 et 36) ; mentions similaires en avril 1507, août 1512 et janvier 1516 (1 AP 13717,
27 et 31
).
384
Le comte de Fürstenberg
1. Dans une lettre daté du 7 décembre 1520, Guineuf détaille ainsi à La Trémoille tous les
renseignements qu’il a pu obtenir sur ce qui se passait dans l’Empire (1 AP 625, doss.
Guyneuf). Dans une missive antérieure, Guineuf transmit à La Trémoille une lettre d’un
certain Antoine Caron, espion installé dans la Comté, et qui disait notamment : « Vous
savez que je suis Françoys et tel me retrouverez. Vous m’avez nourry : je vous prometz ma foy
que je ne sauré rien que je ne vous en avertisse, mais je vous prie que mes lettres ne tombent
point sinon entre mains si n’est de Monsr vostre maistre et de vous, car si on le savoit, je seroys
afollé » (Montbéliard, 19 novembre [v. 1520]. 1 AP 617, doss. A. Caron).
2. Principal point de passage entre la Bourgogne et la Franche-Comté, la cité était aussi une
plate-forme de l’espionnage entre la France et l’Empire. Deux des lettres de Godeffrey
à La Trémoille, conservées dans les archives de ce dernier, montrent qu’il l’informait
régulièrement de la situation locale (Auxonne, 3 et 5 décembre 1520. 1 AP 624, doss.
Godeffroy).
3. « J’ay gaigné quelque clerc en ladite Conté qui est amprés de ce mareschal, qui me faict sçavoir
beaucoup de nouvelles », écrit La Trémoille au roi (Dijon, 7 février [1522]. Bibl. nat. Fr.,
fr. 2931, fol. 30-31 v).
4. Ulrich de Wurtemberg (1487-1550) était aussi comte de Montbéliard. Mis au ban de
l’Empire en 1515, il chercha à entrer au service de François Ier, et c’est La Trémoille qui
mena les négociations (Arch. nat., J 984). Chassé du Wurtemberg par la ligue de Souabe
en 1519, il se réfugia à Montbéliard et se rapprocha à nouveau de la France (cf. Florange,
Mémoires…, t. I, p. 252-254). Comme le montrent les lettres qu’il adressait à Florimond
Robertet, La Trémoille ne lui faisait guère confiance (Dijon, 16 décembre [1521] ; 12 et
29 janvier [1522]. Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol. 118-119 v ; fr. 2975, ff. 71-72 v ; fr. 3029, ff. 94 v
et 98 v).
5. En 1513, parmi les contingents impériaux qui assiégeaient Dijon se trouvaient le duc de
Wurtemberg et le comte de Fürstenberg : La Trémoille, qui défendait la ville, avait donc
déjà eu contact avec ces deux personnages (cf. Florange, Mémoires…, t. I, p. 131-134).
385
1. Le comte, après avoir épousé Bonne de Neuchâtel (1505), s’établit à Héricourt en Franche-
Comté. Après la mort de sa femme (1515), il y vécut encore quelques années avant de
brader ces fiefs, en 1524 (J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 11-19).
2. D’une ancienne famille bourguignonne, Étienne Bastier était pensionnaire du roi et servait
à Dijon sous les ordres de La Trémoille, sans avoir de charge particulière.
3. Le 28 ou 29 mars 1519, le secrétaire de La Trémoille note dans ses comptes l’arrivée d’un
messager de M. du Maigny, qui apportait des lettres contenant des nouvelles d’Allemagne
(1 AP 13734).
4. Le comte se trouvait apparemment déjà sous surveillance. D’après une lettre adressée à
Marguerite d’Autriche par ses diplomates, en février 1519, l’un des serviteurs du comte en
Franche-Comté était en réalité un agent français (cité par J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 21,
n. 101).
5. « Touchant le duc de Wistambert, il va et vient tousjours des Ligues à Mombeliart, où il a
tousjours son train accoustumé […]. Le conte Guillaume est tousjours à Hericourt et en
ses maisons alentour dudit Mombeliart, et n’est point de nouvelle de leur differend », écrit
Antoine Godeffrey à La Trémoille (Auxonne, 3 décembre 1520. 1 AP 624, doss. Godeffroy).
6. Il avait appris le français en Franche-Comté et le parlait si bien qu’il émerveilla François Ier
et ses courtisans (Zimmerische Chronik, éd. Karl August Barack, Fribourg-en-Brisgau et
Tübingen, 1881-1882, 4 vol., t. III, p. 345). Cette chronique des comtes Zimmern consacre
tout un chapitre au comte de Fürstenberg (t. III, p. 337-350).
7. L’Heptaméron…, p. 134.
8. Zimmerische Chronik…, t. III, p. 337.
386
qui aussy estoit la pluspart du temps enragé », note François Bonnivard1. Mais c’était
aussi un chef né, martial et énergique2. Le genre d’hommes que François Ier appréciait.
Le 21 mai 1521, le comte entra officiellement au service de la France contre
une pension de 6 000 livres. Le traité fut signé à Dijon, en présence du roi et du
gouverneur3 ; c’est sans doute à cette rencontre que fait allusion Marguerite de
Navarre au commencement de sa nouvelle4. Il repartit peu après recruter des troupes
de lansquenets et de Suisses, ces derniers se montrant alors très favorables à une
alliance contre l’Empire5. Le comte correspondit avec le roi pour lui parler de ses
affaires et de celles de la Comté (cf. pièces 4, 6, 7 et 8). Auprès de lui se trouvaient
deux autres capitaines de lansquenets, qui correspondaient aussi avec la cour :
Wolfgang Eberhardt, comte de Lupfen, et Hans von Brandet (cf. pièces 3 et 5)6.
Une première montre de sa bande devait se faire en juin à Langres (cf. pièce 5)7.
Fürstenberg semble être revenu à la cour de France en juillet8. Mais les choses
1. François Bonnivard, Advis et devis de la source de l’idolatrie et tyrannie papale…, éd. Jean-
Jacques Chaponnière et Gustave Revilliod, Genève, 1856, p. 158. Sur ces appréciations,
voir Calvin, Plaidoyers…, p. xv-xvi.
2. Il était « beau et hardy » selon Marguerite de Navarre, et le portrait qu’en donne Brantôme
est également tout en contrastes (Grands capitaines estrangers…, t. I, p. 349).
3. Une copie en allemand du traité se trouve aux Archives furstenbergeoises à Donaueschingen
(Mitteilungen aus dem f. Fürstenbergischen Archive. Quellen zur Geschichte des f. Hauses
Fürstenberg und seines ehedem reichsunmittelbaren Gebietes, éd. Franz Ludwig Baumann
et Georg Tumbült, Tübingen, 1894-1902, 2 vol., t. I (1510-1559), p. 64-65, no 142). Voir à ce
sujet, J. Wagner, Graf Wilhelm…, p. 20-26, et Calvin, Plaidoyers…, p. xvii. Les journaux de
comptes de La Trémoille, perdus pour les mois de janvier à août 1521, ne permettent pas de
préciser ce qui se passa à Dijon.
4. « En la ville de Dijon, au duché de Bourgoingne, vint au service du roy Françoys ung conte
d’Allemaigne, nommé Guillaume… » (L’Heptaméron…, p. 134).
5. Une alliance militaire avec les Suisses venait d’être signée à Lucerne (7 mai 1521).
6. Personnages mal connus en France. Dans leurs Mémoires, Martin et Guillaume Du Bellay
citent le premier sous divers noms, le « comte Wolf » ou « comte Vuolfgand, et précisent
qu’il mourut de la peste devant Naples à l’été 1528 – l’imprécision du texte vaut à ce
personnage d’apparaître sous trois entrées différentes dans l’index de l’édition scientifique
(éd. Victor-Louis Bourrilly et Fleury Vindry, Paris, 1908-1919, 4 vol., t. I, p. 50, 127 et t. II,
p. 89). Florange, qui parle du comte « Wolf » à plusieurs reprises, note qu’il combattit à
Marignan et fut pris à Pavie en 1525 (Mémoires…, t. I, p. 114, 131, 173, et t. II, p. 89). Le
« capitaine Brandhec », dont l’orthographe du nom s’avère aussi terriblement fluctuante
(j’ai opté pour la forme « Brandet »), est en général cité par les Du Bellay et Florange en
compagnie du précédent : il combattit pour la France en 1512-1515 et 1521 (Du Bellay,
Mémoires…, t. I, p. 20, 50, 127 et 154 ; Florange, Mémoires…, t. I, p. 107, 114, 117 et 173).
Tous les deux avaient acquis des terres en France : Brandet qui se faisait appeler « Jean
de Brandes », reçut du roi la châtellenie du Vaudreuil, en novembre 1515, et Lupfen fut
châtelain de Tremblevif dans le Blésois (Catalogue des actes…, t. VIII, no 32257, et t. I,
no 381).
7. Une copie non datée d’un acte du roi fait allusion à cette montre : Pour pourveoir au faict
des vivres d’aucunes bandes de lansquenetz (Bibl. nat. Fr., Dupuy 273, fol. 31 v).
8. En date du 8 juillet 1521, une lettre du comte de Lupfen est en effet adressée à « mon cousyn,
en court » (éd. Mitteilungen…, t. I, p. 67, no 147).
387
deviennent moins claires par la suite. En août, le comte quitta ses terres pour
s’installer à Dijon, sans doute dans l’attente de réunir ses troupes, mais son attitude
apparemment suspecte lui valut de se retrouver, sans le savoir, sous la surveillance
renforcée du gouverneur. Dès le 26 août, La Trémoille écrivit au roi :
Le comte partit peu après rejoindre François Ier, mais La Trémoille continuait
à contrôler les allées et venues de ses gens – ce qu’il explique à Robertet :
« Sire, il passe tous les jours des gens qui vont et viennent devers le conte
de Fustemberg, tant que je ne sçay que dire et y pense beaucoup de choses3 ».
1. Lettres similaires à Florimond Robertet (cf. pièce 10), et à Louise de Savoie (lettre perdue,
mais mentionnée dans celle à Robertet). La Trémoille avait l’habitude de doublonner
ses lettres au roi, envoyées également aux membres les plus influents de la cour, comme
Florimond Robertet et Anne de Montmorency. Ses lettres, inégalement conservées dans
les fonds de la Bibliothèque nationale, sont très nombreuses pour les années 1521-1523.
2. Dijon, 30 août [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol.
63-64 v). Le lendemain, il écrivait au roi pour lui annoncer la venue d’un gentilhomme de
Fürstenberg (cf. pièce 11).
3. Dijon, 6 septembre [1521]. La Trémoille à François Ier (Bibl. nat. Fr., fr. 2931, fol. 49-51 v).
388
Comté, les défaites françaises avaient donné lieu à des manifestations de liesse,
que les Bourguignons français n’étaient pas loin, semble-t-il, de partager. « Et quant
il sceurent la prinse de Mouzon, écrit La Trémoille à Robertet, je vous promectz que
je vys de tres mauvays visages. […] Je vous asseure que noz gens de la Conté menent
la plus grant joye qu’ilz menerent jamés1… ». En cette période critique, les émissaires
de Fürstenberg qui traversaient la frontière dans les deux sens auraient très bien
pu préparer la défection de la Bourgogne.
L’assassinat du roi
Et au roi :
« Sire, plaise vous sçavoir que le cappitaine Godeffroy m’a à ceste heure
envoyé ung gentilhomme des siens, qui m’a apporté ung billet que je vous
envoye, et m’a dit commant le conte de Fustemberg estoit au roy catholic, et
qu’il avoit promis de fere quelque entreprinse sur vostre personne. Et m’a
escript ledit Godeffroy que je vous en advertisse, incontinant ce que je foys,
affin que vous vous en donnez garde. Et me semble, Sire, que y devez bien
penser ; toutesfoiz peut estre que cest homme qui a dit cecy à Godeffroy l’a
dit pour bourriller ledit conte envers vous, et ne sçauroys croyre qu’il fust si
malheureux.
Sire, il n’est jour qu’il ne passe yci des gens qui vont et viennent devers
luy, tant de Basle, de la Conté que d’ailleurs ; et ce jourd’uy, en a passé ung
qui vient de Basle, qui s’en va vers ledit conte. J’ay chargé à mon prebstre,
qui parle allemant, que congnoissez, le fere boyre et de l’interroguer des
nouvelles. Il m’en a baillé ung billet que aussi vous envoye, et sembloit que
1. Dijon, 30 août [1521]. La Trémoille à Florimond Robertet (Bibl. nat. Fr., fr. 3060, fol. 63-64 v).
389
ledit messager n’eust gueres bonne vollunté envers vous, car il a semé ycy
d’assez estranges parolles : s’il eust esté d’ailleurs, il ne fust gueres allé loing
que je ne l’eusse faict prandre par les chemyns, mais parce que vous avez
affere des Souysses, il fault caller la voille » (cf. pièce 13).
Mais la forme condensée du texte laisse entendre que tout s’est passé à Dijon,
où résidait le gouverneur, alors que Fürstenberg avait déjà rejoint le roi à Troyes2,
et c’est là que La Trémoille, sans doute très inquiet, allait arriver le 15 septembre
au soir3. On ne dispose plus dès lors d’aucune missive, et la fin de l’histoire n’est
connue que par ce qu’en dit Marguerite de Navarre. À l’en croire, seuls François Ier,
Louise de Savoie, Bonnivet et Robertet connaissaient alors les intentions du comte4.
La Trémoille, soutenu par Louise, préconisait de le renvoyer sans retard, mais le
roi, incrédule, préféra s’expliquer seul à seul avec son assassin. Le tête-à-tête dut
se passer dans les jours suivants, bien qu’on ne puisse en préciser la date5 ; en tout
cas, dès le lendemain, le comte s’en vint demander à Robertet qu’on lui payât le
double des gages prévus – ce qui n’était pas envisageable. Il s’agissait bien sûr d’une
défaite, qui fit beaucoup rire le roi lui-même : « Vous avez envye de chasser le conte
390
*
L’affaire Fürstenberg est intéressante à plus d’un titre : elle témoigne en premier
lieu de l’excellence des services de renseignement mis sur pied par La Trémoille:
ce système n’avait rien de banal, puisqu’il suscitait encore l’admiration de Marguerite
de Navarre, longtemps après les événements et sa nouvelle constitue un témoignage
littéraire extrêmement rare sur de telles pratiques.
Le complot pose cependant des problèmes que ni L’Heptaméron ni les lettres
échangées n’éclairent parfaitement. En son principe, il s’avérait redoutable : tuer
François Ier alors qu’il conduisait une armée au secours de la Champagne envahie
pouvait entraîner la désorganisation complète des rangs français et la déroute du
royaume. C’est clairement ce que craignait La Trémoille quand il écrivit ses lettres
alarmistes à la cour et qu’il finit par la rejoindre à la mi-septembre. Mais qui pouvait
se trouver à l’origine d’une stratégie aussi crapuleuse ? Cela ne ressemble guère au
tempérament plutôt chevaleresque de Charles Quint, et d’ailleurs le comte de
Fürstenberg n’entretenait pas de bons rapports avec lui2. Si l’idée d’un assassinat
du roi avait été forgé par les ministres de l’empereur, rien n’en transpire apparemment
dans les correspondances conservées. En revanche, il n’est pas exclu que le comte
ait fait plus ou moins cavalier seul : grâce au statut ambigu et bilingue de la Franche-
Comté, il se serait alors rapproché du roi pour l’espionner, le trahir, éventuellement
le tuer, espérant par une action d’éclat rentrer en grâce auprès de l’empereur. Cette
thèse aurait le mérite d’expliquer l’aspect plutôt brouillon de l’entreprise et la facilité
avec laquelle La Trémoille l’a découverte. Reste également la possibilité d’une simple
tentative d’intox : les Impériaux, furieux de voir le comte passer à l’ennemi, auraient
entrepris de le « bourriller », pour reprendre la formule de La Trémoille (cf. pièce 13).
On se heurte ici aux problèmes habituels de la guerre secrète – espionnage, complots,
intoxication –, toutes manœuvres dont on ne se vante pas et qui ne laissent guère
de traces écrites.
Quelle que fût la réalité du complot, François Ier n’y a pas vraiment cru. Ni
paranoïaque ni machiavélique, comme on imagine trop souvent les princes de ce
1. L’Heptaméron…, p. 136. Une ultime lettre, très sèche, du roi au comte, qu’il n’appelle plus
« mon cousin », montre cependant qu’on refusait à ce dernier le congé officiel et honorable
qu’il réclamait (cf. pièce 14).
2. La lettre que, le 4 septembre, le comte écrivit à l’empereur pour justifier sa conduite semble
prouver qu’il n’agissait pas sous ses ordres (Mitteilungen…, t. I, p. 68).
391
Laurent Vissière
1. L’affaire Fürstenberg pourrait constituer un cas extrême de cette « familiarité » que le roi
de France adoptait avec ses courtisans et les ambassadeurs venus le trouver, au grand
étonnement des Italiens (sur les singulières pratiques de la cour de France, voir Marc H.
Smith, « Familiarité française et politesse italienne au xvie siècle : les diplomates italiens
juges des manières de la cour des Valois », dans Revue d’histoire diplomatique, t. 102 (1988),
p. 193-232).
2. Excellente mise au point sur cette seconde période française du comte par R. Peter, dans
Calvin, Plaidoyers…, p. xvii-lvii. Les volte-face du comte, qui ont tant gêné certains
érudits, n’ont en réalité rien d’extraordinaire dans le contexte de la guerre mercenaire du
xvie siècle.
3. François Ier, qui aimait la compagnie du comte, lui octroya divers dons et une pension
importante (Calvin, Plaidoyers…, p. xxxvi-xxxviii). De manière plus curieuse, il lui
accorda même, en août 1537, un reliquat pour sa pension de 1521 (Catalogue des actes…,
t. VIII, n°30 469).
4. [Montfrin, 23 ou 24 août 1536]. Marguerite au roi (Bibl. nat. Fr., fr. 3021, fol. 55 v ;
éd. François Génin, Lettres de Marguerite d’Angoulême, sœur de François Ier, reine de
Navarre, Paris, 1841, p. 326). Elle relate dans cette missive une conversation qu’elle a eue
avec le comte, « et m’a dist des faultes pacees que j’ayme mieux qu’il vous conte que moy,
car il[s] sont importables », mais il s’agit d’une allusion à une actualité récente et non à
l’affaire de 1521. Sur cette lettre, voir : Pierre Jourda, Répertoire analytique et chronologique
de la correspondance de Marguerite d’Angoulême, duchesse d’Alençon, reine de Navarre
(1492-1549), Paris, 1930, p. 144-145, no 638 ; Calvin, Plaidoyers…, p. xxi.
392
ANNEXE
Pièces justificatives
393
Monseigneur, l’on vous envoye par escript toute l’ordonnance qui se faict
et fera pour la venue du roy de toutes choses ; et touchant le boullevard, j’espere
1. « Il » : le gentilhomme.
2. D’après son itinéraire, Charles Quint séjourna en effet à Worms du 28 novembre au
4 décembre 1520 – le 30, il fêta la Saint-André avec douze chevaliers de la Toison d’Or. Il
demeura dans la région jusqu’à la fin du mois de mai 1521 — il était notamment à Worms
lors de l’épiphanie 1521 (cf. Itinéraire de Charles Quint de 1506 à 1531, éd. Louis Prosper
Gachard, Collection des voyages des souverains des Pays-Bas, Bruxelles, 1874-1882, 4 vol.,
t. II, p. 1-50).
3. Pierre II de Bauffremont, baron de Sennecey, seigneur de Soye et autres lieux (?-v. 1525). Il
appartenait à une très ancienne famille de Bourgogne, possessionnée des deux côtés de la
frontière (la terre de Soye relevait notamment des comtes de Montbéliard) et avait épousé
Charlotte d’Amboise, fille de Jean d’Amboise, seigneur de Bussy (cf. Léopold Niépce,
Histoire de Sennecey et de ses seigneurs, Chalon-sur-Saône, 1866, p. 373-380).
4. Peu après son élection comme roi des Romains (28 juin 1519), Charles Quint eut en effet
affaire au mécontentement de ses sujets espagnols, qui se transforma en révolte ouverte
(1520-1521). L’empereur retarda cependant sine die le voyage qu’il prévoyait à Rome, et ne
gagna l’Espagne que durant l’été 1522.
5. La Saint-André se fête le 30 novembre, un vendredi en 1520. La lettre a donc été écrite
le samedi 24 novembre. Quant au lieu de « Soues », il n’est pas identifié, mais peut-être
s’agit-il en fait d’une mauvaise graphie pour Soye (Doubs, arr. Montbéliard, c. L’Isle-sur-
le-Doubs).
394
davant sadite venue y combler de tant de terre que l’on pourra tirer des quatres
fenestraiges devant ; et en tout prandrey garde, ainsi qui vous a pleu me ordonner1.
Monseigneur, je prye à Nostre Seigneur qui vous doint bonne vie et longue.
À Dijon, le. VII. e jour de decembre.
Vostre tres humble et obeissant serviteur,
Estiene Bastier.
395
396
397
398
qui soit pour mieulx le faire ; et pource qu’il porte les lettres, je ne vous en diz
plus.
Sire, je vous ay ces jours icy escript qu’il failloit avoir des gens de pied pour
mectre en ceste ville et autres places d’icy alentour de paour de la surprinse, et
si voulez mectre en la campaigne, il vous fauldra tirer voz gentilzhomes, la
compaignie de Monsr de Mezieres1 et la myenne, et s’il n’y avoit quelque gens
en ces places, les ennemys vous pourroient à peu de chose faire ung gros dommaige
et malaisé à reparer.
Sire, nous avons icy le conte de Fustamberg, qui ne bouge guaires de son
logis, et est logé prés d’une porte de la ville avec. XV. ou. XX. hommes, et luy
vient souvent des gens de son quartier, qui me dit estre gens qui luy apportent
des nouvelles : de quoy je ne suis point ayse. Et vous supplie, Sire, de le mander ;
et y a belle occasion dont il vous sçaura gré pour veoir si sçauriez fere son cas
avecques les Souysses. Et si vous ne le mandez, je vous promectz, Sire, que devant
que je parte d’icy, je luy diray qu’il s’en voyse vers vous, et que je ne laisseray
icy dedans que ceulx qui sont de la garnison. Et quant je pense, Sire, à ceulx à
qui vous avez tant fait de bien, qui vous faillent au besoing, je ne sçay que penser
de cestuy cy à qui vous n’en feistes jamais.
[Sire le gouverneur d’Orleans]2 en dira ensemble de ses gens de pied ; et
comme je vous ay escript, le Nez Couppé3 est icy, qui a sa bande toute preste,
mais il l’a levee en ce païs : parquoy je ne suis pas d’advis qu’on la laisse dedans
les places de ce quartier.
Sire, je vous ay tousjours escript que vous faciez fort : je vous supplie y
penser, car il vous servira de rompre l’entreprinse de voz ennemys, et si vous
servira en voz practiques.
Sire, je prie Nostre Seigneur vous donner tres bonne vie et longue.
De Dijon, ce. XXVI. e jour d’aoust.
Vostre tres humble et tres obbeissant serviteur et subgect,
L. de La Tremoille.
1. René d’Anjou, seigneur de Mézières (1483-1525), fils de Louis d’Anjou, bâtard du Maine et
d’Anne de La Trémoille, sœur de Louis II. Ce dernier favorisa la carrière de ce neveu qu’il
aimait beaucoup et qui servit sous ses ordres.
2. Au verso de la page, la lacune est moins importante. Restitution d’après la lettre à Robertet
(cf. pièce 10).
3. Surnom d’un capitaine non identifié.
4. Une autre adresse, inscrite par erreur, a été barrée : « À mon nepveu, Monsr de Mezieres ».
399
tout le plaisir que vous pourrez. J’en escriptz au roy et à Madame, ainsi que
verrez.
Aussi j’escriptz audit Sr qu’il est de necessité d’avoir des gens de pié en ceste
ville et autres places d’yci alentour pour se garder de surprinse, car si ledit Sr
voulloit tenir campaigne, il fauldroit tirer ses gentilzhommes qui sont yci ensemble
la compaignie de Monsr de Mezieres et la myenne ; et s’il n’y avoit gens es places,
vous sçavez qu’elles ne seroient pas asseurees.
Pareillement j’escriptz audit Sr que le conte de Fustemberg est yci, qui ne
bouge gueres de son logys ; et luy apporte on souvant nouvelles de son quartier,
dont ne suys point aise. Je supplye audit Sr et à Madame semblablement qu’ilz
le mandent aller vers eulx, et y a belle occasion, dont il sera fort content, quant
ledit Sr luy mandera que c’est pour veoir s’il pourra point fere son cas avec les
Souysses. Je vous prye, Monsr le tresorier, faire tant qu’il soit mandé, car je ne
le laisseray point yci, et devant que partir, luy diray qu’il s’en voyse vers ledit S r
et que ne lesseray yci que les gens de garnison, car quant je pense à ceulx à qui
le roy a faict tant de bien et qui luy faillent au besoing, je ne sçay que dire de
cestuy à qui on en a si peu faict.
Ledit gouverneur d’Orleans vous dira de ses gens de pied, aussi comme le
Nez Coppé est yci, qui a sa bande preste, mais il l’a faicte de gens de ce quartier :
parquoy ne suys d’avys qu’elle soit mise es places de ce pays. Je vous prye encores
ung coup, Monsr le tresorier, me fere avoir response du roy qu’il luy plaise qu’on
en face.
Et sur ce, je prie Nostre Seigneur vous donner tout ce que desirez.
À Dijon, le. XXVI. e aoust.
Le tout vostre alyé et amy,
L. de La Tremoille.
400
Je vous prye, mandez moy de quelle façon est sorty Monsr de Lesperrault2 ;
aussi si vous sçavez des nouvelles de Mezieres et d’Ytallye3, et m’escripvez
tousjours ; et vous n’i travaillerez gueres, car la premiere bande de gens de
piedz yci venue, m’en yray à toute dilligence, et si je m’en alloys sans y
pourveoir, le pays seroit en ung merveilleux danger.
401
402
Benoît Léthenet
1. Cet article est une version remaniée d’un texte paru sous le titre : « « Par aguets et
espiements ». Espionner aux xive et xve siècles », Annales de Bourgogne, tome 86-4, octobre-
décembre 2014, p. 5-18.
2. Alfred Coville, Jean Petit : la question du tyrannicide au commencement du xve siècle,
Paris : Picard, 1978.
3. Rois, 11, 1-20.
4. Giovanni Boccace, De casibus virorum illustrium, Cologne, Cod. Bodmer 174, fol. 44r°.
5. Jean Froissart, Chroniques, t. 13, J. A. Buchon éd., Paris, 1835, p. 48-70.
n’est pas remise en cause dans le cas du tyran. D’ailleurs, dans le contexte de cette
opposition qui crée la guerre civile1, il devient nécessaire et urgent d’espionner le
parti adverse. Sommées de prendre position, les villes participent à l’élaboration
et à la diffusion du renseignement. C’est le cas pour Mâcon, ville moyenne du
royaume de France, comptant 670 feux environ en 1416, qui se rapproche de Jean
sans Peur le 5 septembre 1417. Les bourgeois envoient régulièrement des individus
« verdoyer » pour « savoir et enquerir des noviaux » des ennemis du duc.
Quelles réflexions et quelles pratiques de l’espionnage ont développé les princes
aux xive et xve siècles ? Quel est le profil de l’espion ? Quelles sont ses motivations
et ses compétences ? Comment le renseignement intérieur permet de se garder de
son action ?
Le plan de recherche
Une réflexion théorique
L’image romanesque de l’espion séducteur et manipulateur, aux multiples
talents, est loin de la réalité. Dans le corpus législatif Las Siete Partidas (vol. 2,
titre xxvi, loi xi), élaboré sous le contrôle d’Alphonse x le Sage, entre 1254 et 1265,
se trouve une définition de l’espie plus conforme à la réalité :
« Sont appelés espions les hommes qui s’associent avec l’ennemi, afin
d’en connaître les plans, pour en donner avis à ceux qui les ont envoyé, afin
que ceux-ci soient en mesure de se protéger, d’infliger des blessures [à leurs
adversaires] sans être atteints [par eux]. Ils doivent soigneusement faire
usage de sagesse et d’artifice, pour déterminer avec certitude les mouvements
de l’ennemi, afin de donner des informations fiables à leurs compagnons.
Car c’est une chose très nécessaire, pour ceux qui sont engagés dans la
guerre2 ».
1. Jacques d’Avout, La querelle des Armagnacs et des Bourguignons. Histoire d’une crise
d’autorité, Paris : Gallimard, 1943 ; Bertrand Schnerb, Les Armagnacs et les Bourguignons.
La maudite guerre, Paris : Payot, 1988 ; Bernard Guenée, La folie de Charles vi : roi Bien
Aimé, Paris, 2004.
2. Alfonso x El Sabio, Las Siete Partidas, 2, Madrid : Real Academia de la Historia, 1807,
p. 281.
3. Boudet Jean-Patrice et Sené Elsa, « L’Avis à Yolande d’Aragon : un miroir du prince du
temps de Charles vii », Cahiers de recherches médiévales et humanistes, (24, « Au-delà
des miroirs : la littérature politique dans la France de Charles vi et Charles vii »), 2012,
p. 51-84.
404
bon conseil » (art. 21). L’auteur anonyme du traité envisage la création d’un réseau
de renseignement et d’espionnage pour permettre au souverain, d’une part, de
mieux connaître « les conditions des princes, barons et chevaliers » de son royaume,
ainsi que « ceulx qui gouvernent les cités » (art. 58 & 59), et d’autre part, « l’estat des
roy circumvoisins » (art. 64).
Ces conseils pratiques entrent dans le cadre de la guerre juste que soutiennent
les rois de France contre l’ennemi anglais. Les princes des Lys disposent d’une série
d’informateurs. L’espion envoyé au milieu des adversaires doit découvrir leurs
plans afin de prévenir leurs coups. À l’inverse, les renseignements qu’il a recueillis
permettent de porter des attaques contre leur dispositif. Pour mener à bien sa
mission de renseignement, il use d’artifices et de tromperies. Dans Le jouvencel
Jean de Bueil recommande d’utiliser des hommes désarmés et déguisés en laboureurs,
en pèlerins ou en étudiants, pour aller en « tappinaige1 ». Ils observent, éclairent
les chemins, puis ils rendent compte. C’est déguisé en « habits de folz2 » que Pierre
Reynault espionne la ville de Mâcon en avril 1443. La richesse du vocabulaire
rencontré dans les sources traduit cette capacité à la dissimulation. L’espion partage
avec la prostituée l’ancienneté de sa profession, la pratique de se tapir et d’agir en
secret dans les ruelles sombres, où l’on se cache et observe. De même, dans les
sous-bois et les campagnes, il se dissimule, en verdissant et en entrant en végétation,
lors d’observations prolongées. Les sources mâconnaises disent qu’il est envoyé
« verdoyer sus les champs » pour « reverchier » le paysage. C’est-à-dire qu’il le retourne
en tous sens et l’examine soigneusement. D’autres « s’embatent et tapicent » dans le
secret des tentes des camps militaires. Ils osent s’y plonger et s’y dissimuler pour
ramener les informations demandées.
Comme l’avance Christine de Pizan, « à paine est un ost sans aucun traite ».
L’espionnage3 fait partie de la stratégie militaire, mais il n’est qu’un des volets de
1. Jean de Bueil, Le jouvencel, t. 1, L. Lecestre L. et C. Favre éd., Paris, 1889, p. 147-151, p. 160.
2. Marcel Canat, Documents inédits pour servir à l’histoire de Bourgogne, t. 1, Chalon, 1863,
p. 433.
3. Christopher Allmand, « Intelligence in the Hundred years war », Go spy the Land. Military
Intelligence in History, Londres : Keith Neilson, 1992, p. 31-47 ; Mark Ballard, « Etienne
Fryon Burgundian Agent, English Secretary and « Principal Counsellor » to Perkin
Warbeck », Historical Research, t. 62, 1989, p. 245-259 ; David Crook, « The confession
of a spy, 1380 », Historical Research, t. 62, 1989, p. 346-350 ; Eric Denécé et Jean Deuve,
Les services secrets au Moyen-Âge, Rennes : Éd. Ouest France, 2011 ; M. C. Hill, « Jack Faukes,
King’s Messenger, and his Journey to Avignon in 1343 « , English Historical Review, t. lvii
(ccxxv), 1942, p. 19-30 ; Wolfgang Kierger, Geheimdienste in der Weltgeschiste. Spionage
und verdeckte Aktionen von des Antike bis zur Gegenwart, Munich, 2003, p. 7-19 ; André
Leguai, « Espions et propagandistes de Louis XI arrêtés à Dijon », Annales de Bourgogne,
1952, p. 50-55 ; Werner Paravicini, « Ein Spion in Malpaga. Zur Überlieferungsgeschichte
der Urkunden des René d’Anjou und Karls des Kühnen für Bartholomeo Colleoni », Italia
et Germania. Liber Amicorum Arnold Esch, Tübingen, 2001, p. 469-489 ; Bastian Walter,
Informationen, Wissen und Macht. Akteure und Techniken städtischer Außenpolitik Bern,
Straßburg und Basel im Kontekt des Burgunderkriege (1468-1477), Stuttgart, 2012.
405
« [ce] qu’on dist de leur estre, queil conseil il a, quelz sont ses capitaines
duitz de guerre ou nom, de quelle foy et loiaulte sont ses gens d’armes,
comment le cuer leur juge de la querelle, et quele voulente ilz ont de combatre,
se plente de vivres ont ou non, car le fain se combat par dedens et peult
vaincre sans fer. »
1. Philippe de Mézières, Songe du Vieux Pèlerin, J. Blanchard éd., Paris : Pocket, 2008,
p. 881-883.
2. Jean de Bueil, op. cit. note 8, p. 160.
3. Bulinge (Franck), De l’espionnage au renseignement. La France à l’âge de l’information,
Paris : Magnard-Vuibert, 2012, p. 98 ; Jean Baud, Encyclopédie du renseignement et des
services secrets, Lavauzelle, 2002, 740 p. ; Roger Faligot et Rémi Kauffer, Histoire mondiale
du renseignement, 2 vol., Paris : Laffont, 1993-1994.
4. Jean Verdon, Information et désinformation au Moyen-Âge, Paris : Perrin, 2010 ;
Information et société en occident à la fin du Moyen-Âge, actes du colloque international
tenu à l’Université du Québec à Montréal et l’Université d’Ottawa, 9-11 mai 2002, Paris :
Publications de la Sorbonne, 2004 ; La circulation des nouvelles au Moyen-Âge, xxive
congrès de la SHMESP, Avignon, juin 1993, Paris : Publications de la Sorbonne, 1994 ;
Michèle Fogel, Les cérémonies de l’information, dans la France du xvie au xviiie siècle,
Paris : Fayard, 1989.
5. Pierre Choisnet, Le rosier des guerres (vers 1482), BNF, Paris, ms fr. 1 239.
6. Le livre des États de Don Juan Manuel de Castille : essai de philosophie politique vers 1330,
Béatrice Leroy éd., Paris : Brepols, 2005.
7. Christine de Pisan, Livre des faiz d’armes et de chevalerie, BNF, Paris, ms fr. 23 997,
fol 36v°-38v°.
406
Le plan de recherche pose des questions qui doivent trouver des réponses.
Dans le cadre de la guerre civile (1407-1435) des interrogations peuvent être portées
sur la nature, le volume et l’agressivité des forces adversaires, comme sur leur
proximité ou leur emplacement. L’acquisition du renseignement suit donc un plan
de recherche qui décrit les moyens humains et matériels (par la terre et par le fleuve)
mis en œuvre, ainsi que l’itinéraire et la destination finale de la mission. La recherche
elle-même peut inclure la collecte d’opportunité, via les rumeurs qui circulent dans
les tavernes par exemple. Ce plan de recherche constitue un outil de pilotage de la
fonction de renseignement. Face à l’ampleur de la tâche, Philippe de Commynes
indique qu’il ne sert à rien d’envoyer un seul espion chez ses ennemis, car il est
peu probable « qu’il ait l’occasion de [tout] voir et [tout] entendre ». Au contraire, il
faut en mobiliser deux ou trois, afin d’accroître leurs chances de « recueillir propos
en secret ». C’est la raison pour laquelle les Mâconnais multiplient les envois d’espions.
407
présente la rubrique « autre despense pour verdoyer et envoyer messages1 ». Cet état
des dépenses permet de connaître le nom du commanditaire de la recherche et
parfois celui d’un espion. Il décrit un itinéraire et donne un objectif. Il mentionne
le montant d’une rémunération, voire le nom d’un témoin présent au retour de la
mission.
Les trois-quarts des enquêtes mâconnaises regardent en direction de Lyon.
Des recherches sont menées le long de la Saône et aux confins du Lyonnais et du
Beaujolais, sur les points de passage présumés des compagnies. Le prévôt de Mâcon,
Antoine Mercier commande la collecte. L’espion est envoyé « savoir », « savoir et
enquerir » ou « sentir ». Des instructions orales lui sont données. Elles détaillent le
secteur à surveiller, ou un point précis, ainsi que l’itinéraire à emprunter. Le boucher
Jean Martinet, dit le Carouge, est envoyé par les échevins « verdoyer sus les chans
de Mascon jusque a Dracie, le Paneux et [revient] par les montaygnes pour enquerir
des ennemis2 ». Thevenet Ferrailleur, un autre boucher, doit aller « de Mascon jusques
à la Maison Blanche, savoir si les ennemis passoyent à Toyssey ». Renaud Roland, lui
aussi boucher, doit enquêter sur les forces armagnaques « jusque outre Thoissey ».
Il s’enfonce donc dans le Lyonnais vers Anse et au-delà. Il en est de même pour
Guichard Chevalier qui se rend « jusques à droit du pont de Toyssey […] savoir ce
les ennemis avoyent passé ou reaume ». Le plan de recherche porte sur un axe
essentiel : le sud, tenu par les Armagnacs. Un second axe est orienté à l’ouest en
direction des places de Solutré, Marcigny-les-Nonnains et Charlieu, autres points
de départ des incursions armagnaques dans le Mâconnais. Par opposition le plan
de recherche lyonnais regarde au nord et à l’ouest en direction de Mâcon, Dijon,
Autun ou Charolles. Il répond aux mêmes interrogations, par un renseignement
militaire et extérieur. Le problème majeur d’une ville moyenne aux prises avec les
princes est la sécurité : la préservation de l’espace urbain et de son environnement.
Les espions acquièrent surtout un renseignement défensif et de sécurité, plus
rarement un renseignement offensif, qui sert à conquérir des places, gagner des
territoires ou détrousser des compagnies.
Le profil de l’espion
Espions publics
En raison de l’extrême variété des situations qu’ils doivent affronter, les espions
sont recrutés dans tous les milieux. Il est dans l’intérêt du prince d’entretenir un
réseau complet et varié d’informateurs. Pierre Choisnet et Philippe de Mézières
font toutefois une distinction entre : l’espion « loyal et sage », également nommé
408
Espions secrets
Les bouchers mâconnais Jean Martinet, Thevenet Ferrailleur ou Renaud
Roland sont des artisans dignes de foi chargés de missions de confiance. Leurs
activités les conduisent à espionner le long des itinéraires qui les mènent sur les
marchés et les foires aux bestiaux. Lorsqu’ils verdoient sur les champs, c’est en lien
1. Ibid., fol. 43v°, 49r°, 68r°, 125v°-126r° ; Archives municipals de Mâcon, BB 13, fol. 9v°, 17r°,
47v°, 53v°.
2. Pierre Dubois, De recuperatione terre sancte, Ch.-V. Langlois éd., Paris, 1891, p. 68.
3. Archives municipales de Mâcon, BB 13, fol. 70v°, 74r°, 79v°, 81r°-v°, 82v°, 83r°.
409
avec le réseau des pâtures et la transhumance des troupeaux. D’autres artisans sont
informateurs pour la ville. Philibert Martin et Guichard Chevalier sont des maçons
qui renseignent la ville à partir des carrières et des voies d’acheminement de la
pierre. Les pêcheurs disposent de barques et ont une connaissance suffisante de la
rivière pour savoir : où se dissimuler, observer et repartir, en évitant les hauts-fonds.
Ce sont au minimum trois équipes, de deux à quatre hommes, qui se relaient sur
la Saône pour faire des « escoutes » et épier. Celle de Colas Benoît est la plus petite.
L’équipe de Michel de Saint-Romain se compose de son fils et d’un compagnon.
La plus importante est composée d’Étienne de la Fontaine, Pierre Garnier, Louis
Perreneau et de Jean Tassin. Ces missions à hauts risques durent plusieurs jours.
Le petit groupe de Michel de Saint-Romain passe
« xij jornés sans le plus […] [a] vaqué sus la rivere de Sonne et cuchié
totes les nuit en ung petit batel et aller de Saint-Romain jusque à Villefranche
pour savoir et enquerir des noviaux des diz enemis et raporter par plusiers
fois à Mascon les novelles1 ».
410
411
prisonnier lorsqu’on le conduit par la ville1. Les prisonniers-espions sont sans doute
rares. La motivation principale reste l’argent. Christine de Pizan l’affirme. Le prince
« donra argent et promettra grant guerdon2 » à son espion pour se garder de sa
trahison. L’argent a un fort pouvoir de séduction. Ainsi, en 1418, Philibert Martin,
signalé cinq fois sur les chantiers aux fortifications et trois fois comme espion,
perçoit un quart de ses revenus grâce à cette activité de complément. La relation
employeur-employé nouée avec les autorités urbaines est difficile à définir. L’espion
est payé pour un service, mais il ne semble pas encore exister d’espion professionnel,
formé à l’espionnage, dont se serait l’unique tâche. Si le nombre d’espions employés
par la ville de Mâcon n’est pas précisé, l’enquête montre qu’ils sont une vingtaine
au moins pour la période 1418-1421. Tous disposent d’indéniables compétences.
L’exemple du siège d’Auberoche en Périgord3 permet de s’en faire une idée.
412
Le renseignement intérieur
Un renseignement de sécurité pour les principautés
Les traités des xive et xve siècles préconisent des mesures de contre-espionnage
et de renseignement intérieur connues depuis l’Antiquité1. Le renseignement
intérieur est un renseignement de sécurité, dont la finalité est de suivre et d’anticiper
les contestataires susceptibles de troubler l’ordre public, par l’opposition politique
et les complots. Le secret et la dissimulation participent de la vie politique, de même
que les actions politiques clandestines.
Protégé d’Agnès Sorel, le grand sénéchal Pierre de Brézé entre en opposition
avec le dauphin Louis, après sa tentative de complot de 1446. Le dauphin veut
éliminer Brézé auprès roi, qui lui préfère son favori moins dangereux. C’est alors
qu’entre en scène le secrétaire du dauphin, Guillaume Mariette2, injustement qualifié
d’agent double. L’expression « agent double » fréquemment utilisée est impropre.
Il s’agit soit d’un agent infiltré, soit d’un agent retourné. Mariette est un espion du
futur Louis XI, cyniquement sacrifié par son maître. Il pratique l’intervention
psychologique secrète, manipulant l’information, en vue d’influer sur les décisions
adverses. Le dauphin l’utilise pour discréditer Pierre de Brézé, au regard de Charles
vii, par une vaste campagne d’intoxication. L’intoxication vise un service adverse
lequel, mal informé, livre de mauvais renseignements aux décideurs. De fait,
1. Enée le Tacticien, Poliorcétique, A. Dain éd., Paris : Les Belles Lettres, 1967.
2. Chronique de Mathieu d’Escouchy, t. 3 : Pièces justificatives, G. Du Fresne de Beaucourt éd.,
Paris, 1864, p. 265-341.
413
414
415
*
La pratique du renseignement est ancienne mais les textes qui théorisent le
rôle de l’espion et de son emploi se font plus nombreux aux xive et xve siècles. Sans
doute en raison de la prise de conscience qu’espionner revient à trahir. Les princes
et les villes maîtrisent les trois champs d’application du renseignement : militaire,
extérieur et intérieur. Dans une quête cohérente de renseignements, ils s’appuient
sur un outil de pilotage – le plan de recherche – et entretiennent un réseau complet
et varié d’agents compétents en voie de professionnalisation. Les taupes, les agents
dormants ou les agents infiltrés sont déjà d’un emploi répandu. En parallèle, ils
développent des pratiques de renseignement intérieur pour se protéger des
comploteurs de tous poils. L’espion parfois décrit comme un homme à utiliser, pas
à connaître1 sort de l’ombre. Pour la période du Moyen-Âge il devient possible de
suivre des trajectoires individuelles en s’appuyant sur les documents de la pratique.
Les princes savent user de ce terreau et des vocations qu’il porte. Loin de négliger,
ou de mépriser le renseignement, ils en ont fait un instrument essentiel de leur
gouvernement.
Benoit Lethenet
1. John Le Carré, Le miroir aux espions, Paris : Laffont, 1965, cité dans : Eric Denécé,
Les services secrets français sont-ils nuls ? Paris : Ellipses, 2012.
416
Benoît Léthenet
1. Merci à Bertrand Ramon pour ses conseils avisés et les sources qu’il a bien voulu me
transmettre.
2. Pierre Charbonnier (dir.), Les anciennes mesures locales du Centre-Ouest d’après les tables
de conversion, Presse Universitaires Blaise-Pascal, 2001. La lieue commune de France vaut
2 500 toises soit 4 875 mètres.
3. Sainte-Catherine-de-Fierbois, cant. Sainte-Maure-de-Touraine, arr. Tours, dép. Indre-et-
Loire.
Nicopolis. Sainte Catherine était en effet depuis le xiiie siècle la sainte des prisonniers.
Elle a elle-même connu la prison où les anges l’ont réconfortée.
La perte de la Normandie en 1418 ne permet plus d’avoir accès aux reliques
de la sainte dans cette zone. L’abbaye de la Trinité-des-Monts à Rouen, fondée en
1030, était alors le seul lieu où se trouvaient des reliques rapportées du Sinaï au
xie siècle Les récits dans le village et jusqu’à Tours et Angers, les anecdotes dans
les armées armagnaques et les dépositions des miraculés ont renforcé son prestige.
La chapelle tourangelle abrite déjà un nombre considérable d’ex-voto militaires et
quelques tombes de chevaliers1. Elle voit son rôle s’accroître aux yeux des partisans
de Charles vii alors que le renom militaire de la sainte augmente : de 1400 jusqu’en
mai 1430 ce sont 26 délivrances soit 44 % des miracles répertoriés et datables.
D’ailleurs d’illustres pèlerins du camp français se rendent au sanctuaire. Ainsi, le
6 juin 1428, « plusieurs gentilz hommes c’est assavoir monseigneur la bastard d’Orleans,
le bastard de la Marche, la Hire et pluseurs autres2 » de même que Jeanne d’Arc
(22 février 14293) et plus tard Louis XI (15 décembre 1471).
Les bénéficiaires, à partir de 1400, sont des militaires, chevaliers, gentilshommes,
écuyers, gens de garnison, mercenaires suisses ou écossais et pauvres gens pris au
hasard. La proportion des gens de guerre et des prisonniers s’accroît considérablement
après Azincourt (1415)4. La protection de la sainte répond à la fois à la demande
de soldats prisonniers dans les geôles de seigneurs qui ne suivent pas formellement
le droit de la guerre, et aux prières de victimes sans armes que des ennemis, voire
des amis, menacent de mettre injustement aux fers ou à rançon. Ces ennemis sont
très largement les Anglais présents autour de la Touraine. Les témoins attestent
par leur venue, lors de l’enregistrement des récits, non de la véracité des miracles
auxquels ils n’étaient pas présents, mais de l’accomplissement du vœu à l’issue de
la délivrance. Or, une notice du manuscrit relate le miracle opéré par la sainte en
faveur d’un homme d’arme écossais capturé par des Bretons après qu’un espion
ait dénoncé sa compagnie.
Dans le contexte militaire et politique de la guerre de Cent ans (1337-1453), à
la Marche de Bretagne, quels témoignages sur la pratique du renseignement nous
livre cet extrait du manuscrit 1 045 ?
418
1. Voir en annexe.
2. Les miracles saincte Katherine, op. cit., fol. 40v°-43r° (1429, 4 mai).
3. Clisson, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique.
4. La Regrippière, cant. Vallet, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique.
419
1. Stephen Wood, The Auld Alliance : Scotland and France, the Military Connection,
Mainstream, 1989 ; Françoise Autrand, « Aux origines de l’Europe moderne : l’alliance
France-Écosse au xive siècle », The Auld Alliance : France and Scotland over 700 Years,
James Laidlaw dir., Edinburgh, 1999, p. 33-46 ; Norman Macdougall, An antidote to the
English : the Auld Alliance, 1295-1560, Tuckwell Press, 2001.
2. Muriel Canallas, The Auld Alliance (1295-1560) : commercial exchanges, cultural and
intellectual influences between France and Scotland, HAL (Histoire), 2009 ; [en ligne]
https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-00429946
3. Robert Blondel, Œuvres, vol. 1, A. Héron, Rouen, 1891, p. 448.
4. Le traité de Paris de 1303 avait mis fin aux différents avec l’Angleterre mettant également
fin à l’Auld Alliance. Réactivée en 1326, Philippe vi de Valois fournit une aide militaire à
David ii, roi d’Écosse, alors que ce dernier est en exil en France après avoir été déposé par
Edouard iii (1336). Le royaume de France fournira des aides ponctuelles en 1355 et 1385.
5. Jean Stuart de Darnley ne doit pas être confondu avec Jean ii Stuart comte de Buchan.
420
1. Archives Nationales, Paris, K 168/91 : « […] mettant à effet les anciennes alliances des
royaumes de France et d’Écosse et à nostre très grand besoin, affaire et nécessité »
2. Jean Le Févre, seigneur de Saint-Rémy, Chronique, Paris, 1876, p. 231.
3. Andy King, David Simpkin, England and Scotland at War, c. 1296-c. 1513, Boston, 2012.
4. Philippe Contamine, La guerre au Moyen-Âge, Paris, 2003, p. 416. Au regard de l’étude des
batailles du xie au xve siècle, les vaincus perdent entre 20 et 50 % de leurs effectifs. Lors des
arrangements entre les deux partis, avant la bataille, les Écossais ont opté pour l’absence
de clémence envers les vaincus.
5. Guillaume Gruel, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne
(1393-1458), Paris, 1890, p. 50-52, p. 54-57, p. 57-59.
421
signe le traité de Perth renouvelant l’Auld Alliance et mariant par contrat le jeune
Louis de Valois, futur Louis XI, à sa fille Marguerite. La dote sera principalement
constituée de l’envoi de 6 000 soldats en France. Les armées de Charles vii comptent
alors près de 12 000 combattants écossais dont Michel Hamilton écuyer de la
compagnie de Jean Stuart de Darnley. Michel Hamilton est sans doute arrivé en
France entre 1426 et 1428. Car il est peu probable qu’il ait survécu au massacre de
Verneuil. Son arrivée en France semble récente et le guerrier n’a pas encore appris
les rudiments de la langue. Probablement un lien de famille existe entre Michel et
Guillaume Hamilton qui défend Orléans. Guillaume est le frère utérin de Jean
Stuart de Darnley. Leur mère, Janet Keith de Galston, épouse successivement David
Hamilton (v. 1370) puis Alexandre Stuart (v. 1381)1. Écuyer et jeune bâtard noble
Michel pourrait être un parent. Ces soldats sont envoyés à Orléans pour défendre
la ville assiégée par les Anglais. Jean Stuart de Darnley arrive à Orléans le 8 février
1429 avec un contingent de 1 000 hommes. Il est tué quatre jours après lors de la
désastreuse Journée des Harengs. Quelques éléments écossais stationnent, lors de
la Semaine sainte, à la frontière de l’Anjou, du Poitou et de la Bretagne, à Vallet au
sud de la Loire2. Cette compagnie (200 à 300 hommes), installée hors les murs,
tient une position baignée par la Sanguèze, un affluent de la Loire, que traverse le
pont gallo-romain à Mouzillon ce qui lui assure des facilités de circulation sur la
voie antique d’Ancenis à Clisson. Cette présence complète le dispositif français
dans la région. Montaigu est aux mains de Jean III Harpedane qui œuvre aux côtés
de Jeanne d’Arc. Gilles de Rais, qui sert le roi de Bourges depuis 1425, reçoit par
mariage Tiffauges au sud de Clisson. Les Écossais sont-ils en surveillance de la
frontière ou placés en protection arrière des troupes de Jeanne d’Arc déjà à pied
d’œuvre ? Sont-ils en attente d’ordres ou en remise en condition ?
Cette présence écossaise aux frontières de la Bretagne se comprend aussi à la
lumière des multiples revirements du duc Jean v de Montfort.
1. Gilles Le Bouvier (dit le héraut Berry), Les Chroniques du roi Charles vii, Henri Courteault
& Léonce Celier, Klincksieck, Paris, 1979, p. 112 note 6 ; Harvey Johnston, The heraldry of
the Hamiltons, Londres, 1909, p. 10.
2. Vallet, arr. Nantes, dép. Loire-Atlantique ; Émile Laure, Jean de Malestroit, Histoire de
Vallet, Hérault, 1985.
422
423
1. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, tome vi, Société des
bibliophiles bretons et de l’histoire de Bretagne, Nantes, 1892, p. 106, notice no 1556 (1423,
17 avril) ; p. 107, notice no 1557 (1423, 18 avril) ; p. 160, notice no 1641 (1425, 7 octobre).
2. Guillaume Gruel, Chronique d’Arthur de Richemont, connétable de France, duc de Bretagne
(1393-1458), op. cit., p. 37.
3. The Brut or the Chronicles of England, vol. 2, F.W.D. Brie, Londres, 1906, p. 442-443 ;
R. A. Griffiths, « Un espion breton à Londres, 1425-1429 », Annales de Bretagne et des pays
de l’Ouest, 86, 1979, p. 399-403.
4. Jean-Christophe Cassard, « Anglais et Bretons dans le duché sous Jean iv », Le monde en
Bretagne, la Bretagne dans le monde. Voyages, échanges et migrations, CRBC-UBO, Brest,
2006, p. 21-42.
5. Lettres et mandements de Jean V, duc de Bretagne, de 1420 à 1431, tome vi, op. cit., p. 14,
notice no 1417 (1420, 4 septembre), p. 28, notice no 1436 (1420, 29 septembre), p. 82-83,
notice no 1513 (1421, 9 décembre), p. 123-124, notice no 1583 (1424, 4 mars).
6. Ibid., p. 43, notice no 1453 (1420, 5 octobre).
424
Espions et informateurs
Un cadre normatif
La défense contre les ennemis demande de disposer d’un large réseau d’espions.
Les premiers textes normatifs, en Italie, datent de la seconde moitié du xiiie siècle5.
Les statuts communaux y évoquent déjà la présence d’espions dans les cercles du
pouvoir. Ces statuts règlent les aspects pratiques de l’activité de renseignement. La
création d’un office des espions, dans les cités italiennes, témoigne de
l’institutionnalisation de cette activité au cœur du système politique. À la même
époque, en Castille, le corpus législatif Las Siete Partidas (1254-1265) d’Alphonse X
le Sage, définit l’espie6. En Angleterre Thomas Turberville (1295), membre de la
425
maison du roi Edouard Ier emprisonné en France, accepte en échange d’une libération
sans caution d’espionner pour le compte de son ravisseur Philippe iv le Bel1. En
Bourgogne, le xiiie siècle est aussi un temps de fixation des pratiques2. Un siècle
plus tard, les nations engagées dans la guerre de Cent ans (1328-1451) se livrent à
un espionnage actif soutenu au plus haut niveau des États.
Du côté français un petit miroir au prince, adressé à la belle-mère de Charles
vii et intitulé l’Avis à Yolande d’Aragon (1425)3, affirme que le roi doit « vivre par
bon conseil » (art. 21). L’auteur anonyme du traité envisage la création d’un réseau
de renseignements et d’espionnage pour permettre au souverain, d’une part, de
mieux connaître « les conditions des princes, barons et chevaliers » de son royaume,
ainsi que « ceulx qui gouvernent les cités » (art. 58 & 59), et d’autre part, « l’estat des
roy circumvoisins » (art. 64). Ces conseils pratiques entrent dans le cadre de la guerre
juste que soutiennent les rois de France contre l’ennemi anglais. Les princes des
Lys disposent en Angleterre d’une série d’informateurs. Le marchand génois Pierre
Serdau, suspecté d’être un agent français, est arrêté à Londres où il était entré à
bord d’une caraque4. Outre le port londonien, Rouen, Calais et les ports bretons
sont placés sous surveillance5. Les religieux ne sont pas plus épargnés que les
marchands. Dans le comté d’Essex Guillaume Naget, le nouveau prieur de l’abbaye
de Panfield venu de Caen, est suspecté de sentiments pro-français6 alors que d’autres
maisons religieuses offriraient l’asile aux espions des Valois7. Des méprises sont
toujours possibles. En avril 1418, Guillaume Welyngtone et son associé Jean
Carpenter, gantiers établis à Londres, sont injustement inquiétés, par xénophobie
et protectionnisme, comme Écossais et espions8.
Les Anglais développent les mêmes pratiques. Au tournant de l’année 1385,
James Bynd avait pris l’habitude de voyager seul dans diverses régions de France
426
ce qui avait fini par attirer l’attention1. Il est arrêté aux portes du royaume au motif
d’être un espion œuvrant pour le roi d’Angleterre et son conseil. D’ailleurs, une
lettre du roi Henri v à son lieutenant Guillaume Bardolf à Calais, lui enjoint de
faire épier les desseins du roi de France et de lui en donner avis. Henri v demande
à son lieutenant d’envoyer en Picardie
1. Calendar of the Plea and Memoranda Rolls of the City of London, op. cit., p. 84-125 (1385,
14 février).
2. Lettres de rois, reines et autres personnages des cours de France et d’Angleterre, tome ii : 1301-
1515, Champollion-Figeac, Paris, 1847, p. 335-336 (1415, 17 janvier).
3. Calendar of Close Rolls, Henry v, vol. 1 : 1413-1419 (1413, mars) ; vol. 2 : 1419-1422 (1422,
février) ; Calendar of Close Rolls, Henry vi, vol. 1 : 1422-1429 (1423, mars) ; vol. 2 : 1429-1435
(1431 ; 1434, juillet).
4. Christopher Allmand, « Les espions au Moyen-Âge », La guerre au Moyen-Âge, Paris, 2012,
p. 128.
5. Jean-Christophe Cassard, Charles de Blois, CRBC-UBO, Brest, 1994, p. 113.
427
les mouvements des troupes françaises. Toutefois, loin de disposer d’un réseau
permanent, c’est toujours l’imminence des périls qui commande l’emploi redoublé
des informateurs.
En janvier 1426, le duc de Bourgogne Philippe le Bon envoie un chevaucheur
en Angleterre pour avoir des nouvelles des armées anglaises. Dix ans plus tard, il
entretient une demi-douzaine d’agents en Angleterre. Ici, le statut d’espion ne se
distingue pas toujours de celui de messager ou de diplomate. Toutefois, au xve siècle
la normalisation de cette pratique passe d’abord par le serment. Une loyauté envers
le seigneur qui engage l’espion à n’agir, ni par tromperie, ni de manière illicite
envers lui. D’ailleurs, tous les détenteurs d’un office prêtent le même serment. Il se
présente comme un engagement à respecter le secret du seigneur et de ses bonnes
villes. Avec l’influence du droit romain, les lois sur l’espionnage sont plus claires :
espionner c’est trahir. Le traître doit être exécuté. Un second aspect tout aussi
essentiel est celui des dépenses. Les États et principautés disposent des fonds
nécessaires à l’entretien des agents. On a calculé que pour une ville moyenne du
duché, qui renseigne pour Philippe le Bon, les dépenses d’espionnage s’élèvent à
5 % des recettes de la ville. Le détail des opérations est inscrit sous la rubrique :
« Autre despense […] pour aller verdoyer sus les chans et pour envoyer messages pour
savoir l’etre de nos ennemis1 ». Les transactions sont payées en présence de témoins.
Ces témoins sont le relais de l’information, ils en établissent la renommée.
Ainsi, dans les bonnes villes du royaume et des principautés, de nombreux
espions sont des bourgeois et des maîtres des métiers connus et incontestablement
« foialx et créables ».
1. Archives municipales de Mâcon, BB 12, fol. 113r° (1417-1418) ; Benoît Léthenet, « Par aguets
et espiements. Espionner aux xive et xve siècles », Annales de Bourgogne, no 86/4, 2014,
p. 5-18.
2. Guy-Alexis Lobineau, Histoire de Bretagne, op. cit., p. 520 (1410, 17 octobre), p. 536-540.
3. Gérard Le Moigne, « Les seigneurs du Juch », Bulletin de la société archéologique du Finistère,
cxxvi, 1997, p. 375-401.
428
« envoyerent […] ung espie pour savoir l’estat [des Écossais], lequel espie
lesdiz escotz prindrent le interrogerent et sceurent par luy que lesdiz Bretons
les vouloient destrousséz ».
1. The Essential Portions of Nicholas Upton’s De Studio Militari before 1446, translated by John
Blount (c. 1500), éd. F. P. Barnard, Oxford, 1931.
2. Jean Froissart, Chronique, vol. 2, Société des historiens de France, 47, Paris, 1897, p. 112
(1342).
429
de qui son espie est prins de ses ennemis1 ». Chacun connaît les risques. Ces maîtres
des métiers assurent, en échange d’une rémunération, un service qui ne correspond
pas à une occupation à plein temps mais qui peut s’avérer lucratif en fonction de
l’ampleur de la tâche à effectuer. Ces hommes, qui jouent un rôle particulier dans
la construction de l’information, sont des leaders d’opinion qui recueillent les
données et les relayent dans le groupe. En somme, cette pratique du renseignement
participe à faire émerger une conscience urbaine commune2. Dans le texte, cette
unité est renforcée par le rôle de repoussoir joué par le fils. Il agit avec la sauvagerie
de la bête féroce.
« […] Quant il fut à terre virent tous les assistens que c’estoit miracle
de Dieu […] si estoit présent celuy qui l’avoit pendu, et en contempnement
de ce qu’il n’estoit mort luy donna sur l’oreille d’une espée et luy fist une
grant playe dont il fut blasmé. »
Sainte Catherine intervient contre la bestialité cruelle d’un fils lupin. Dans
l’imaginaire médiévale, le loup s’impose comme l’incarnation de la ruse, de la
tromperie et du mensonge. Les pièces comptables normandes des vicomtés
juxtaposent les rubriques : « leux et leuves » ; « querre, espier […]3 ». Cette juxtaposition
lie le renseignement aux loups. Ysengrin, le loup littéraire du xiie siècle, entretient
un lien étroit avec la parole, la voix et le souffle4. D’ailleurs, dans sa rage, le fils
tranche l’oreille de l’écuyer, le récepteur de la parole. Cet animal des temps barbares,
d’avant la Grâce, maîtrise la parole séductrice qui ravit. Comme une part de la
vérité qui sort de la bouche de l’espion rassure le décideur. Tout comme l’hypocrite,
le loup et l’espion peuvent rester cachés sous les apparences de la civilisation : « l’en
ne voit pas toujorz le leu ». Dans son imitation de la nature, l’espion se tapit5 dans
l’ombre ou entre en végétation6. Il retourne en tous sens et examine soigneusement7
le paysage telle la bécasse qui sonde les marais avec son bec. D’ailleurs, l’« espie »
désigne non seulement l’espion mais aussi le monstre-oiseau8. Il est une créature
hybride au bec de bécasse, à la tête de mâtin, aux pattes et aux griffes de lion. La
composante aviaire est sans doute la plus importante. Le bec va servir d’arme
témoignant de capacités offensives réelles.
430
Cependant rien n’indique que la compagnie soit mise hors de combats et les
nombreux axes de communication permettent son repositionnement. Les prisonniers
de guerre sont une source importante d’informations. Il y a beaucoup à apprendre
en les questionnant et c’est ce que firent les Écossais avec l’espion breton (« le
interrogerent et sceurent par luy »). Grâce aux informations de leur prisonnier, les
Écossais se replient mais ne peuvent éviter la capture de la patrouille ou des
fourrageurs. Michel Hamilton n’est pas le seul prisonnier. Les bourgeois et la milice
431
qui les capturent sur les champs revendent leurs prises en ville1. C’est sans doute
par un transfert identique, le trafic de prisonniers, que l’écuyer arrive entre les
mains du fils lupin. Questionnés, les captifs sont ensuite mis à rançon. Les valets
et archers peu lucratifs connaissent généralement une captivité courte2. Seul
Hamilton arrivé entre de mauvaises mains semble promis à la pendaison. Par
vengeance le fils consent sciemment à perdre le montant de la rançon. Avant d’être
pendu, l’écuyer a lui aussi été fouillé, ses armes, ses habits, son argent et tout autre
objet susceptible de favoriser son évasion lui ont été retirés. Il est pendu en chemise.
Les papiers et les lettres du prisonnier sont lus. Michel Hamilton dépendu est
aussitôt placé en « ung hostel et baille à gouverner et garder ». Une fois sur pied, il
sera questionné de nouveau.
La notice met également en lumière les moyens de communication présents
en ville. Il est possible d’entrevoir le rôle du clergé séculier, du clergé régulier et
des messagers. Soulignons d’abord le rôle de la prédication et des ecclésiastiques
déjà remarqué dans d’autres villes3. Ici, le curé « promuncia toutes ces choses au
peuple illec present ». Acteur incontournable de la diffusion de l’information le
clergé séculier est généralement issu des meilleures familles bourgeoises et
villageoises. Ce clergé urbain, aux effectifs limités mais insérés dans la paroisse,
est cultivé et cumule les bénéfices ecclésiastiques dans la région. La collégiale
Notre-Dame de Clisson draine ce clergé de haut vol. La desserte des cures incite
à la mobilité. Des relations se nouent entre la ville et sa campagne et les curés
constituent un réseau incomparable d’observateurs et d’informateurs. Les visites
pastorales qu’effectue l’évêque de Nantes Jean de Malestroit († 1443) dans son
diocèse sont autant l’occasion de renforcer l’unité de la communauté des fidèles
que de se renseigner sur les évolutions politiques locales4. Formé à la politique par
Olivier v de Clisson, l’évêque entre en juin 1409 au conseil ducal. Il s’affirme comme
l’artisan du rapprochement avec l’Angleterre et voit d’un mauvais œil l’Auld Alliance.
Arthur de Richemont dit du chancelier ducal qu’il « a toujours tenu le party des
Anglois contre le roy5 ». Le clergé séculier, professionnel de la parole, intervient pour
éviter toute erreur ou mauvaise interprétation dans l’annonce de la nouvelle. Le
clergé régulier dispose également d’un réseau d’établissements qui assure la cohésion
du tissu chrétien. La prieure de La Regrippière, un prieuré de l’ordre de Frontevrault,
semble avoir suffisamment de poids pour soustraire Michel Hamilton à ses gardes.
Blanche d’Harcourt († 1431) est l’abbesse de l’ordre est depuis 1393. Elle est la
1. Remy Ambühl, « Le sort des prisonniers d’Azincourt (1415) », Revue du Nord, vol. 372/4,
2007, p. 755-787.
2. Ibid., p. 772-775.
3. Julien Briand, « Foi, politique et information en Champagne au xve siècle », Revue historique,
vol. 653/1, 2010, p. 59-97.
4. Jules de la Martinière, « Un grand chancelier de Bretagne, Jean de Malestroit, évêque de
Saint-Brieuc (1405-1419) et de Nantes (1419-1443) », Mémoires de la Société d’histoire et
d’archéologie de Bretagne, vol. 1, Paris, 1920, p. 9-52.
5. Ibid., p. 15.
432
1. Julien Briand, « Des valets à pied aux messagers de la ville : l’institutionnalisation des
messageries rémoises à la fin du Moyen-Âge », Christiane Demeulenaere-Douyère (dir.),
Les acteurs du développement des réseaux, CTHS (Actes des congrès nationaux des sociétés
historiques et scientifiques), éd. Électronique, Paris, 2017.
2. Pierre Dubois, De recuperatione terre sancte, Charles-Victor Langlois, Paris, 1891, p. 68.
433
*
Le xiiie siècle, particulièrement le temps de Philippe iv le Bel (1285-†1314),
est un temps de fixation des pratiques d’espionnage. Cependant, on doit aux
oppositions de la guerre de Cent ans d’éclairer d’un feu vif le rôle de l’espion et la
pratique de l’espionnage. Les miracles saincte Katherine permettent d’aborder cette
pratique. La mise en place d’un réseau de renseignement requiert un cadre normatif
réglant les formules de serments, le financement des espions et les rapports
hiérarchiques qui les enserrent. À travers le cadre normatif, on perçoit une réflexion
cohérente plus large. Le renseignement, au cœur de la construction de l’identité
communautaire, est plurinucléé. À l’espion qui agit à l’extérieur, s’ajoutent des
professionnels au contact de l’information, des messagers, des crieurs urbains et
des religieux. Ils nous offrent un réseau varié et complémentaire d’agents compétents
dévoués à la sauvegarde de Clisson et du duché. Le passage de Clisson à la Bretagne,
en 1420, donne lieu à un rituel de serment lequel entre dans la stratégie communale
du contrôle social et de la consolidation de la puissance de l’oligarchie urbaine.
Les notables recourent au serment pour fonder un pouvoir partisan. Un espace
public s’affirme et triomphe à Clisson largement consolidé par la maîtrise du
renseignement. La cité insérée dans le maillage urbain et religieux de la Bretagne
est le dernier poste avancé avant Nantes. Ce verrou ouvre sur le Poitou français
via Parthenay et l’Anjou anglais par Ancenis. L’influence française s’y fait vivement
sentir. Elle oblige les habitants de Clisson, aiguillonnés par leur évêque, à une
extrême prudence. Les espions envoyés sur les champs collectent des renseignements
soit défensifs soit offensifs, comme c’est ici le cas. L’engagement sous ses murs n’a
pas d’importance réelle. La capture d’une patrouille est sans rapport avec la
destruction d’une compagnie. Les chroniqueurs n’auraient pas fait faute de le
mentionner.
Pour finir, une dernière analyse restera à mener, qui ne pouvait pas trouver
place dans cette étude ; il s’agit de la dimension christique et hagiographique de
l’expérience vécue par Michel Hamilton. La structure du récit rappelle volontairement
la Passion du Christ et la descente de Croix alors que l’écuyer dit être natif d’une
« parroisse […] fondée de madame sainte Katherine ».
Benoit Lethenet
434
ANNEXE
/fol. 40v°/ « Le iiije jour de may l’an mil cccc xxix se présenta, en la
chapelle de madame sainte Katherine de Fierbois, Michel Amiclon, escoth,
escuier de la compaignie de Jehan Stuart capitaine, lequel dist et affermi par
serement estre vroy le miracle cy aprés desclarré :
C’est assavoir que trés volentiers de tout son povoir et puissance il a servi
de bon cueur et devocion la glorieuse vierge Marie et madame sainte Katherine
et /fol. 41r°/ mesmement dit que la parroisse dont il est natif est fondée de
madame sainte Katherine, et pour honneur et remenbrance d’elle depuis qu’il
est venu en France de bon cueur et de dévocion la venoit requerir en sa chapelle
de Fierbois sans ce que oncques en ladite ville à l’environ n’y a homme qui y
demourast il meffesit en auscune maniére. Dit ledit Amiclon que la sepmaine
sainte derreniére passée luy et pluseurs de ses compaignons de pie estoient logez
en Bretaigne en ung villaige nommé Valletz assez prés de Clisson. Et dit que le
jeudi absolu les Bretons estoient à puissance sur les champs et vouloient destroussez
lesdiz Escotz. Si advint que lesdiz Bretons envoyérent sur leur logeis ung espie
pour savoir de leur éstat, lequel espie lesdiz escotz prindrent le interrogérent et
sceurent par luy que lesdiz Bretons les vouloient destroussez et aprés ce qu’ilz
eurent sceu la volunté dudit espie le pendirent et tantost lesdiz Escotz ceulx qui
peurent fouyr s’en alérent et en ce faisant lesdiz Bretons sourvindrent qui
prindrent et tuérent ceulx qu’ilz trouvérent et entre les autres prindrent ledit
Amiclon qui n’estoit peu fouyr, pour ce que son doublet luy poiset trop, le prindrent
le jeudi absolu et fut mené à Clisson et toutesfois le fils d’espie qui avoit esté
pendu le print et lui jura que le pendroit pour /fol. 41v°/ l’amour de son pére et
de fait devant tous les autres Bretons et de leurs voulentez luy lia les mains par
derriére et le pendit au gibet de Clisson en chemise ne n’avoit que les chausses
et soliers ledit Amiclon et fut pendu le jeudi absolu deux heures aprés mydi et
ce fait s’en alérent. Touteffois ledit Amiclon depuis qu’il fut prins ne faisoit que
435
436
437
Benjamin Badier
peut-il alors être amené à devenir espion et à intervenir dans le cours d’une guerre
qui ne serait plus le monopole de ceux qui combattent par les armes ?
Ce qui caractérise l’espion médiéval, tantôt nommé par un vocabulaire varié
mais imprécis, dont espie et coureur sont les termes les plus fréquents, tantôt désigné
par une périphrase ou une formule placées sous le sceau du secret, est sa grande
malléabilité, et il y a autant d’espions qu’il y a d’employeurs, d’identités initiales
ou de missions. Ce qui les relie tous est l’information stratégique après laquelle ils
courent. Il convient par conséquent, pour mieux saisir ce que signifie l’espionnage
à la fin du Moyen-Âge, de suivre les espions aux différentes échelles de cette quête
du renseignement, selon une gradation du plus tactique au plus stratégique, donc
de comprendre la valeur que peut avoir l’information à cette époque1.
Eclairer l’armée
1. Sur l’espionnage médiéval, voir notamment : John R. Alban, Christopher T. Allmand, « Spies
and Spying in the fourteenth century », Christopher T. Allmand (dir.), War, Literature and
Politics in the Late Middle Ages, Liverpool University Press, Liverpool, 1976, p. 73-101. Le
présent article est issu d’un travail de mémoire sous la direction de Valérie Toureille et
de Sylvain Gouguenheim, intitulé Une partie d’échecs : espions et espionnages pendant la
guerre de Cent Ans, 2016.
2. Flavius Vegetius Renatus (Végèce), Epitoma Rei Militaris, Alf Önnerfors (éd.), Teubner,
Stuttgart, 1995, p. 176 (III. 22).
440
1. Jean Froissart, Chroniques, Siméon Luce (éd.), Renouard, Paris, 1869, tome iii, p. 156.
441
1. Jean Le Fèvre de Saint-Rémy, Chronique, François Morand (éd.), Renouard, Paris, 1876,
tome i, p. 232.
2. Jean Froissart, Chroniques, op. cit., tome iii, p. 170.
3. Ibid., tome v, p. 21.
442
L’éclairage est une pratique tout ce qu’il y a de plus banale et de plus acceptée.
L’infiltration en revanche, qui implique un degré de discrétion et de secret
supplémentaire, est moins avouable, bien que tout aussi courante. N’y a-t-il pas
dans cette pratique, qui relève de la ruse et de ce que les sources nomment déception
(tromperie), une contradiction avec l’éthique chevaleresque, telle qu’elle est encore
énoncée au xive siècle ?
Il ne s’agit plus pour les espies d’être seulement rapides, mais également le plus
discret possible, en se faisant passer pour ce qu’ils ne sont pas : s’approcher du
camp ennemi et se promener entre les tentes et les montures adverses pour mieux
estimer leurs forces, et pour les plus téméraires, approcher les stratèges pour écouter
leur prise de décision. Les chroniques, y compris les plus détaillées, s’attardent
moins sur les épisodes d’infiltration que sur ceux d’éclairage, plus évidents et plus
prestigieux. Tout juste couronné, Philippe VI s’engage en 1328 dans une expédition
contre une insurrection flamande. Alors que les deux armées se font face près de
Cassel, et après avoir refusé de parlementer avec les messagers flamands qui
souhaitaient définir les conditions d’une bataille à venir, les chevaliers du camp
français baissent leur garde et ne prennent pas garde aux espions flamands qui
traversent leur camp : « [Ils] eurent des espies qui leur rapportèrent comment les
Français étaient installés et décrivirent la dispersion de leur camp. Fous et téméraires,
ils prirent la décision de descendre du mont Cassel à l’heure du souper, puis de se
diviser en trois bataillons […]. Et les hommes qui avaient espionné pour eux devaient
les mener tout droit au logis (du roi de France et des autres grands seigneurs)2 ». Si l’on
en croit leur rapport, les espies en question ne se sont pas contentés d’approcher
l’armée ennemie et d’en estimer les forces : infiltrés avec une grande liberté de
mouvement parmi la masse de l’infanterie et des valets, les espions flamands savent
que les Français ne s’attendent pas à une attaque, qu’ils ont déposé les armes et
qu’ils s’apprêtent à souper. La remarque sur les tentes des trois principaux chefs de
l’armée ennemie indique leur bonne connaissance du convenant ennemi, et ce sont
bien les espions, grâce à leur connaissance des lieux, qui serviront de guides lors
1. Christine de Pizan, Livre des faiz d’armes et de chevallerie (1410), BnF ms. 603. fr., f°14r.
2. Jean Froissart, Chroniques, Dernière rédaction du premier livre, Édition du manuscrit de
Rome Reg. Lat. 869, George T. Diller (éd.), Droz, Genève, p. 178.
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444
La guerre de Cent Ans ne se réduit pas aux moments fatidiques que sont les
batailles. C’est particulièrement le cas dans les zones de tension continue, en
Guyenne ou dans la marche de Calais où les Anglais sont installés, et après 1415
lorsqu’ils contrôlent un large territoire au nord de la Loire et que l’affrontement
anglo-français se double de la rivalité entre les Armagnacs et les Bourguignons.
La guerre, jusqu’ici ponctuelle et spatialisée, devient un phénomène diffus, qui
n’est plus réservée aux soldats et aux populations dont les terres sont ravagées par
les chevauchées, mais qui est susceptible d’impliquer la population dans son
ensemble.
Lors des sièges, ce sont tous les habitants d’une ville qui sont mis à rude
épreuve, et qui par conséquent peuvent être soudoyés par l’ennemi pour que les
portes s’ouvrent. C’est parfois un militaire qui trahit son camp, comme en 1348
(ou 1349) lorsque Aimery de Pavie, châtelain de Calais devenue anglaise en 1346,
accepte, contre monnaie sonnante et trébuchante, d’ouvrir les portes de la ville
aux Français menés par Geoffroy de Charny. Ce dernier, pourtant auteur d’un
traité de chevalerie déconseillant la ruse, n’hésite donc pas à y recourir lorsque
l’occasion se présente, et lorsqu’il considère la guerre comme juste, c’est-à-dire au
445
service d’un but vrai et loyal comme l’honneur du roi de France. C’est donc en
toute logique qu’un chroniqueur anglais, comme Robert d’Avesbury, considère que
seul le Français, qui « intrigua et conspira avec ruse et perfidie », a pu être à l’origine
de la corruption d’Aimery de Pavie. Celui-ci, selon cette version, n’a pas pu trahir :
Lombard, mais fidèle de la couronne anglaise, il a feint d’entrer dans le jeu du
Français et s’est empressé de prévenir Edouard III de ce qui se tramait1. Pour des
auteurs favorables au roi de France, comme le Bourgeois de Valenciennes, l’idée
du coup monté a germé dans l’esprit du Lombard, ce qui déporte sur lui la culpabilité
et dédouane Geoffroy de Charny, qui a voulu bien faire, de l’échec du complot2.
Averti, par son fidèle Aimery ou par un espion placé auprès de ce dernier, le roi
d’Angleterre décide de faire un coup d’éclat, et c’est lui qui accueille le jour j, en
armes, les Français.
Le recours à une telle ruse est de bonne guerre ; les chroniqueurs justifient ces
manœuvres lorsqu’ils considèrent la cause juste et que ceux qui y ont recours ont
par ailleurs fait preuve de leur valeur. Ils sont en revanche plus sévères si la ruse,
alors trahison, lèse le camp qu’ils soutiennent, particulièrement si des civils sont
impliqués. Froissart place dans ses chroniques un avertissement à ceux qui seraient
tentés de trahir leur roi ou leur ville. L’affaire est proche de celle que nous venons
de citer : en 1341, un marchand de Jugon (aujourd’hui dans les Côtes-d’Armor)
est capturé par les hommes de Charles de Blois qui font le siège de la ville. Il accepte
de trahir cette dernière pour avoir la vie sauve, laisse son fils en otage, et regagne
« sous couverture » Jugon, dont il ouvre peu après les portes. La place est investie,
mais le traître est découvert avant qu’elle ne tombe, et le bourgeois est pendu aux
créneaux. Froissart conclut : « ce fut le seul paiement qu’il en eut3 ».
Au début du xve siècle, dans un contexte de rivalité entre Anglais, Bourguignons
et Armagnacs, qui prennent et reprennent successivement la ville, Paris est quadrillée
par les espions et les informateurs de tous camps. Le Journal du Bourgeois de Paris
nous indique, comme si cela n’avait rien de surprenant, que le duc de Bourgogne
« avait des espies dans toutes les rues de Paris » en 1417, alors qu’il reprend en main
la ville et qu’il cherche à en éliminer les principaux éléments armagnacs4. Jean sans
Peur est loin d’être le seul, car qui contrôle Paris, contrôle le roi et le royaume :
l’incapacité à gouverner de Charles VI est un terreau pour les intrigues et l’espionnage.
Les réseaux d’informateurs sont de plus une sécurité pour les puissants qui doivent
se tenir informés des menaces potentielles. S’il n’avait pas été averti, mystérieusement,
de l’arrestation du grand maître d’hôtel Jean de Montagu par Jean sans Peur, Le
446
Informer le roi
Pour se faire une idée précise de ce qui signifie l’espionnage à la fin du Moyen-
Âge, Il faut se pencher sur le dernier étage décisionnel, celui du roi, pour voir quel
usage il en fait et dans quelle mesure il estime nécessaire d’utiliser des espions
pour gouverner. Puisqu’il n’existe pas de services secrets structurés, les réseaux
d’espions questionnent l’organisation de l’État, et en particulier le degré de
centralisation de la décision. Le roi a-t-il des yeux sur l’ensemble de son territoire,
à sa cour, et chez son ennemi ?
C’est ce qui lui est en théorie conseillé, notamment par Philippe de Mézières
qui rédige en 1389 le Songe du viel Pelerin pour le jeune Charles VI. En temps de
guerre comme en temps de paix, sur le champ de bataille comme au milieu de la
447
cour de l’ennemi, l’espionnage est « de pure nécessité (pour) qui veut avoir la victoire1 ».
Le roi doit en dernier terme avoir la maîtrise de l’information, c’est-à-dire toutes
les cartes en main pour juger, donc agir. Philippe de Mézières veut enseigner au
roi « comment il doit tenir ses espies avec ses ennemis et avec tous ceux dont il pense
qu’ils pourraient devenir ses ennemis », mais également avec ses alliés, à commencer
mais les capitaines de son armée, pour s’assurer qu’ils ne le trahissent pas ou qu’ils
obéissent à ses ordres : « (Il faut] que tu prennes soin d’enquêter et de faire secrètement
enquêter sur la vie et la conduire de tes princes, de tes capitaines de tes officiers, et
particulièrement de tes serviteurs2 ». Le souverain doit également savoir choisir les
espions à sa solde, « ni trop pauvres, ni trop riches », suffisamment humbles pour
dépendre de son bon vouloir, mais suffisamment riches pour ne pas être corrompus
par l’ennemi. Le roi est la clé de voûte d’un réseau dont il contrôle chaque échelle.
Les branches du renseignement sont multiples, car un gouvernant ne saurait jamais
être trop prudent ; il ne faut pas se satisfaire d’un espion, mais au contraire, pour
être certain d’obtenir l’information désirée, en envoyer « deux ou trois ou quatre »,
et sans doute autant que l’on juge nécessaire. L’espionnage est un jeu difficile, subtil,
mais nécessaire : c’est « une partie d’échecs : celui qui sait faire les meilleurs coups,
et le plus subtilement, mate son adversaire ».
Les réseaux au service de roi, si l’on en croit les rares indices présents dans les
comptabilités, ne sont pas aussi bien structurés dans la réalité que ne le voudrait
Philippe de Mézières. En 1347, Philippe VI récompense Mathieu Legier, pour
« plusieurs voyages et pour ses besoignes secretes dans la région du Brabant et ailleurs »
en lui offrant des terres3. Le roi d’Angleterre Richard III, quant à lui, rémunère à
au moins six reprises entre 1378 et 1379 un écuyer français nommé Nicolas Briser,
pour des missions d’espionnage. Il agit de pair avec un autre espion français, Nicolas
Haneket. Tous deux ont été recrutés, selon des modalités que l’on ignore, parce
qu’ils sont français et éveilleront moins le soupçon4. Mais les comptes, qui se
contentent le plus souvent d’énigmatiques périphrases, précisent rarement les
objectifs ou le résultat des missions confiées aux espions. Ils sont encore plus
mystérieux en 1450 lorsque Charles VII rétribue Jean de Marbury, un écuyer anglais
qu’il a envoyé « en certains lieux secrets pour faire certaines choses secrètes qu’il a
entreprises de faire, qui concernent au plus haut point le bien du Roi […], mais que
notre seigneur ne souhaite aucunement expliquer dans ces présents comptes5 ». À ces
expressions qui éveillent la curiosité plus qu’elles ne l’assouvissent, il faudrait ajouter
les nombreux espions qui ont agi pour un pouvoir, mais dont la mission n’a jamais
1. Philippe de Mézières, Le Songe du viel Pelerin, Joël Blanchard (éd.), Droz, Genève, 2015,
p. 589.
2. Ibid., p. 1224-1230.
3. Registres du Trésor des Chartes, Règne de Philippe VI (1328-1350), Jules Viard (éd.), Archives
Nationales, Paris, 1979, tome iii, p. 328.
4. John R. Alban, Christopher T. Allmand, op. cit., p. 79-80.
5. « Rôle des dépenses du 4 novembre 1450 », in Mathieu d’Escouchy, Chronique, Gaston du
Fresne de Beaucourt (éd.), Lahure, Paris, 1863, tome iii, p. 380.
448
été couchée sur le papier pour les mêmes exigences de discrétion. Mais ni le roi de
France ni le roi d’Angleterre ne semblent disposer d’un service secret à proprement
parler, à l’inverse du pape qui, depuis Avignon, utilise de façon plus certaine son
service de messagerie comme un réseau d’espions.
Les souverains ne sont pas toujours les plus à même d’organiser des réseaux
de renseignement. En déléguer l’initiative ou l’organisation s’avère parfois plus
efficace. Le récit d’un procès conservé par le registre criminel du Châtelet dévoile
ainsi un vaste réseau d’espions à la solde des Anglais chargés de parcourir en
période de trêves le nord du royaume de France1. Au début de l’année 1386,
Guillaume de Beaucamp, capitaine de Calais, réunit dans une taverne de Middelbourg
en Zélande huit espions qu’il souhaite envoyer en Champagne, dans le Boulonnais,
à la foire du Lendit ou encore dans le Poitou, pour s’assurer que le roi de France
ne prépare pas une expédition terrestre contre Calais ou un débarquement en
Angleterre. Aucun de ces espions n’est un professionnel : l’un est tondeur, foulon
ou drapier, l’autre est orfèvre, maréchal ou fauconnier. Ils peuvent sans problème
se déplacer, et peuvent espionner tout en exerçant leur métier, qui est alors la
meilleure des couvertures. Leur mission, si l’on en croit les confessions de celui
d’entre eux qui a été capturé à Saint-Quentin, doit durer plusieurs mois. Ils doivent
se retrouver à Calais à la chandeleur 1387. Pour se faire, il leur est conseillé de
revêtir des déguisements afin de traverser sans encombre la marche de Calais : ils
peuvent se faire moines, pèlerins ou chevaliers errants, autant d’identités sans
attaches que l’on est habitué à voir vagabonder. Les motivations de ces espions,
Flamands, Hainuyers ou Allemands, ne sont pas éclaircies, à l’exception de celles
du dénommé Hennequin du Bos, qui avoue sous la torture avoir servi le camp
français avant d’être capturé par les Anglais et de changer de camp. Bâtard d’un
père qui servait déjà les Anglais, issu d’une zone frontalière à l’identité incertaine
et se vendant sans doute au plus offrant, l’identité de Hennequin, donc sa loyauté,
est malléable. Un second espion, nommé Hange, possède également un profil
intéressant. La confession de son malchanceux collègue (le seul à avoir été capturé)
insiste sur le fait qu’il est « palefrenier de madame de Saint-Pol », Mahaut de Hollande,
laquelle, mariée à un grand seigneur d’Artois, se trouve être d’origine anglaise, et
plus précisément la demi-sœur de Richard II. Un simple palefrenier devenu espion
nous permet donc de remonter au roi d’Angleterre.
Ce réseau n’est certainement pas le seul, mais il est difficile de se faire une idée
précise du nombre d’espions qui pouvaient parcourir la France et l’Angleterre.
Nous les découvrons au hasard des sources et des mésaventures qui conduisent à
leur arrestation ; nous saurons peu de choses des espions qui ont accompli leur
mission, justement parce qu’ils n’ont pas été capturés.
1. Registre criminel du Châtelet, Henri Duplès-Agier (éd.), Lahure, Paris, 1861, p. 379-393.
449
Contrer l’espion
Après avoir étudié les différentes formes que peut prendre à toutes les échelles
l’espionnage à la fin du Moyen-Âge, il nous faut inverser le regard et étudier les
efforts déployés par les municipalités, les baillis ou les souverains pour contrer
l’espionnage ennemi : plus que l’envoi d’espions chez l’adversaire, c’est l’investissement
des autorités françaises et anglaises dans le contre-espionnage, si ce terme n’est
pas anachronique, et leur peur de voir une information capitale s’enfuir chez
l’ennemi, qui nous permettent de déterminer dans quelle mesure l’espionnage,
quelle que soit sa forme, était pris au sérieux.
En période de guerre, mais également pendant les trêves, et dans les villes
directement menacées par l’ennemi, la vigilance est constante et collective. L’espion
ne paraît jamais faire la guerre, il souhaite se fondre dans la masse : tout le monde
peut être suspect, en particulier toute personne étrangère à la communauté. À Saint-
Omer, première grande ville française face à Calais après 1346, les individus sont
contrôlés lorsqu’ils passent les portes. Les auberges, potentiels lieux de rencontre,
sont surveillées. La vigilance, de la responsabilité de tous les habitants de la ville,
est accrue la nuit et il est interdit, après un couvre-feu sonné par une cloche, de se
déplacer sans torche dans les rues, donc d’être invisible. Un réseau d'« épieurs et
écoutteurs » est installé aux carrefours pour quadriller la ville de nuit, en sus de
patrouilles régulières et d’un guet nocturne auquel sont astreints les habitants de
Saint-Omer. À Dijon, la vigilance de marchands est à l’origine de l’arrestation du
héraut Guyenne en 1432, accusé d’avoir participé, avec d’autres partisans du roi
Charles, à un complot contre les autorités bourguignonnes. Introduit dans la ville
pour communiquer des lettres officielles au conseil ducal, le héraut en profite pour
entrer en contact avec des agents du roi déjà présents dans la ville, et leur remet
des documents secrets. Mais un de ces hommes suscite les soupçons de marchands,
qui le font arrêter. Grâce à lui, ils remontent jusqu’au héraut, qui avoue un plan
précis qui visait à assassiner le chancelier bourguignon Rolin1.
Cette vigilance collective, jumelée à une suspicion généralisée envers les
étrangers, produit parfois une forme de paranoïa. Plusieurs chroniques londoniennes
conservent ainsi le récit de la sinistre destinée d’un homme, peut-être espion du
duc de Bretagne en Angleterre2 : Ivo Caret, accusé en 1429 du meurtre d’une veuve,
est lapidé par un groupe de femmes dont fait partie la sœur de sa victime. Selon
les dires des témoins, Ivo et quelques complices auraient quatre ans auparavant
tenté d’obtenir des informations secrètes sur les relations entre l’Angleterre, la
Bretagne et l’Écosse, alors que le duc Jean V de Bretagne s’éloignait de son alliance
450
1. Archives municipales de Saint-Omer, CCXXVI, 3. Remarqué par J.R. Alban, C.T. Allmand,
op. cit., p. 83.
2. Archives départementales du Pas-de-Calais, A650, cité par Jean-Marie Richard, « Compte
de Pierre de Ham, dernier bailli de Calais », Mémoires de la Commission départementale des
monuments historiques du Pas-de-Calais I, 1889, p. 244-245.
451
*
Tous les protagonistes de la guerre de Cent Ans ont leurs espions, et les espions
sont à leur échelle des protagonistes de la guerre. Sans eux, elle est impossible car
les moyens déployés et les enjeux concernés, dont l’ampleur était jusqu’ici inédite
au Moyen-Âge, n’autorisent aucune prise de risque. La valeur de l’information est
capitale, ce que nous montre bien l’importance des efforts déployés par les autorités
pour contrer les espions adverses. L’espionnage est banal ; il est difficile de prouver
que les autorités françaises et anglaises y ont en moyenne plus recours que par le
passé au cours de la guerre de Cent Ans, faute de travaux sur la question, mais il
est évident que le nombre d’espions, dans l’absolu, prend des proportions inédites,
ne serait-ce que par la durée des phases de guerre et par l’étendue des territoires
impliqués. Un roi, un grand du royaume, un bailli, une municipalité, ne peut se
permettre d’être pris par surprise et doit anticiper les événements, employer en
amont de fidèles agents pour préparer une bataille ou se protéger contre une
éventuelle expédition militaire. C’est une nécessité de la guerre qui exige une
excellente organisation, et l’espionnage médiéval nous parle autant de lui qu’il
reflète ce que sont le pouvoir et le gouvernement.
D’un côté, l’espionnage nous apparaît comme une pratique marquée par
l’empirisme : on aperçoit des espions avant tout lorsque la guerre menace, ou qu’une
452
Benjamin Badier
453
Olivier Bouzy
La présence d’espions est souvent mentionnée dans les chroniques du xve siècle ;
ne serait-ce qu’à l’occasion de leur exécution quand ils sont pris, mais surtout pour
les informations qu’ils transmettent. À en croire les textes, les « espies » sont partout,
mais peut-être davantage dans la tête des gens que dans la réalité, car il est assez
difficile de définir ce qu’ils sont.
Tout d’abord, la distinction n’est pas forcément très aisée entre « espies »,
éclaireurs et hérauts. Ainsi le chroniqueur Enguerrand de Monstrelet mentionne-
t-il indistinctement espies et coureurs1, tandis que le Bourgeois de Paris signale
qu’avant la bataille de Verneuil les Français firent « épier » les forces anglaises par
leurs hérauts d’armes2. Le même auteur mentionne également pour l’année 1417
des « espies » au service des Armagnacs, qui sont en fait des indicateurs : « Et par
toutes les rues de Paris avait espies qui étaient résidants et demeurants à Paris, qui
leurs propres voisins faisaient prendre et emprisonner »3.
Le monde médiéval est de toute manière un monde où les nouvelles circulent
beaucoup, sous différentes formes4. Si le tourisme n’est évidemment pas très
développé, il convient de se rappeler que les nobles d’un lieu se marient avec leurs
nobles voisins, qui eux-mêmes, etc., ce qui fait que toute la noblesse européenne
est plus ou moins apparentée, que les jeunes hommes de cette noblesse sont en
mesure de parcourir le monde connu pour aller visiter des membres de leur famille
1. Voir à ce sujet en particulier les nouvelles – souvent fausses – rapportées par le Vénitien
Morosini à partir de lettres envoyées par des marchands – Vénitiens également – basés
à Bruges : Germain Lefevre-Pontalis et Léon Dorez (éd.), Chronique d’Antonio Morosini,
Paris, 1898-1902, 4 tomes.
456
reprises, en 14251 et en 14312. Visiblement, dans ces trois cas, l’information fut
précise, et transmise en temps et en heure à la personne en mesure de prendre les
dispositions nécessaires à l’interception. Ensuite, l’affaire rata lamentablement
mais c’est une autre paire de manches.
Il faut préciser que chaque personnage de quelque importance à ses propres
« espies », ce qui est affirmé dans la chronique de Guillaume Gruel à l’endroit du
comte de Richemont : « le comte de Richemont « avoit bonnes espies, et les payoit
bien »3. Il n’est jamais fait état d’un service de renseignement centralisé ; Charles VII,
lorsqu’il est avisé d’une menace, l’est apparemment de façon indirecte, l’information
passant d’abord par un prince de son entourage.
457
458
dans ses territoires, qu’il a d’ailleurs expurgé des partisans du duc de Bourgogne
entre 1418 et 1424. L’information remonte donc moins facilement jusqu’au duc de
Bedford, qui par ailleurs commet sans doute également autant d’erreurs que les
Français quand il s’agit de l’exploiter.
De toute manière, la meilleure source d’information sur les mouvements de
l’ennemi est souvent l’ennemi lui-même. Pour un prince qui cherche la victoire,
donc la bataille, la méthode la plus assurée pour que l’ennemi soit bien présent est
de lui envoyer une lettre de défi, en précisant où et quand la « journée » doit se
dérouler, comme à Ivry en 1424, à Tartas en 1442 et dans bien d’autres cas. Bien
évidemment, l’ennemi ne vient pas toujours, mais au moins sait-il où il faut aller…
ou ne pas aller.
Dans tous ces cas la personnalité des « espies » est difficilement cernable ;
certains n’existent peut-être que dans l’imagination de populations rendues
paranoïaques par les risques – bien réels, ceux là – de voir une porte ouverte en
catimini à une troupe ennemie. Mais finalement les « espies » sont très rarement
décrits. Un cas rarissime est celui d’un « espie » breton, originaire de Clisson, envoyé
épier un groupe d’Ecossais probablement débandés et devenus pillards après la
mort de leur capitaine, John Stuart of Darnley1. Le témoignage d’un de ces Ecossais,
Michel Amiclon [Hamilton ?], pris par les Bretons et pendu (mais mal pendu),
permet de voir comment se déroulent les choses : « que lesdiz Bretons envoyerent
sur leurs logeis ung espie pour savoir de leur estat, lequel espie lesdiz Escotz prindrent,
le interrogerent et seurent par luy que lesdiz Bretons les vouloient destrousser, et après
qu’ilz eurent sceu la volonté dudit espie, le pendirent »2. On a visiblement envoyé un
civil, lequel a dû tournicoter un peu trop visiblement sous le nez des Ecossais, les
mains dans les poches et l’air faussement innocent, jusqu’à se faire prendre,
interroger et pour finir exécuter. On ignore son nom, la seule certitude étant qu’il
venait bien de Clisson : Amiclon eut la malchance d’y être mené et le fils du
malheureux « espie » fit de son mieux pour venger son père : il pendit Amiclon par
le cou et, lorsqu’il s’avéra que celui-ci était encore en vie après vingt-deux heures
passées sous le gibet, tenta de le finir à coups d’épée.
459
manière symétrique la ruse qui avait déjà été utilisée pour prendre Verneuil en
1424 : des archers écossais, enchaînés et couverts de sang, avaient fait croire à la
garnison anglaise de Verneuil qu’ils étaient tout ce qui restait de l’armée du duc
de Bedford, et les Anglais s’étaient rendus. En 1433, deux cents Ecossais portant
la croix rouge (emblème des combattants anglais) devaient cette fois-ci escorter
cent Français, portant la croix blanche, faisant semblant d’être prisonniers. Les
trois cents hommes devaient tenir une porte qui leur aurait été ouverte par des
complices dans Paris, et le reste de l’armée française, cachée non loin de là, devaient
s’engouffrer dans la ville1. L’affaire échoua, comme souvent, les agents sur place se
faisant prendre et exécuter. C’est qu’il s’agit d’amateurs, dans la plupart des cas des
résidents de la ville, qui pour une raison ou une autre – inclinaison vers un parti
ou un autre ou ressentiment personnel – sont hostiles au pouvoir en place. Ils sont
fondus dans la population et évidemment difficile à repérer.
C’est le cas de Perrinet Leclerc, qui pour avoir été insulté par des Armagnacs
se saisit des clés de la porte de Bucy dont son père était responsable, et ouvrit la
ville aux Bourguignons en 1418. Mais pour parvenir à leurs fins, ils sont souvent
obligés de s’ouvrir de leurs projets à des interlocuteurs supposés fiables mais qui
ne le sont pas toujours, ne serait-ce que parce que l’idée d’ouvrir les portes de sa
ville à des hommes d’armes ne peut que faire sursauter d’horreur tout homme
raisonnable, même mal disposé envers l’occupant. D’ailleurs, celui-ci n’est souvent
pas pire que le pouvoir royal, et certains capitaines anglais ont pu être bien davantage
appréciés de la population que le capitaine français qui a pu le remplacer, par
exemple à Bordeaux en 1452, ce qui permit la reprise de la ville par les Anglais avec
la bénédiction des habitants.
Mais l’occupant n’est pas toujours apprécié ; la ville de Verneuil fut reprise en
1449 grâce à un meunier victime de mauvais traitements de la part des Anglais. Il
indiqua aux hommes de Robert de Floques un élément mal surveillé de la muraille2.
La trahison ne va d’ailleurs pas uniquement dans ce sens : à Dreux en 1447, un
valet du capitaine de la ville, Simon de Termes, indiqua au capitaine anglais François
de Surrienne l’endroit où il pouvait poser ses échelles pour prendre la ville par
surprise. Celle-ci fut pillée en moins de deux heures puis abandonnée ; le valet qui
avait trahi fut identifié et pendu, mais nous n’en savons pas plus sur ses motivations3.
*
C’est à peu près tout ce qu’on peut dire du rôle des « espies » ; leur action ne
doit pas être confondue avec les ruses de guerre, comme dans la tentative contre
Paris en 1433, même si celle-ci devait être appuyée par des agents dans la place.
460
Pour le reste, nous n’avons pas d’exemple connu de sabotage d’installation ennemie,
ni de tentative d’intoxication (exception faite, peut-être, de cette affaire d’accusation
contre Amédée de Talaru), ni de cas d’un convoi prévu pour une destination mais
partant pour une autre au dernier moment. Bien sûr, en 1428 l’armée anglaise
commandée par le comte de Salisbury aboutit à Orléans alors que son objectif
primitif était Angers, mais il semble bien que le changement d’itinéraire soit tardif,
car l’armée anglaise était déjà à Chartres. Il relève d’ailleurs plutôt d’une décision
de dernière minute du commandant de l’armée. L’astrologue Simon de Phares, en
1495, prétendit même que Salisbury avait changé d’objectif à la suite de la consultation
de l’astrologue Jean des Bouillons1. Quoiqu’il en soit, la vitesse de déplacement
d’une armée médiévale étant ce qu’elle est, de l’ordre de 25 km par jour, la ville
d’Orléans ne fut pas prise au dépourvue par l’arrivée anglaise sous ses murs.
L’utilisation du renseignement, s’il est réel, ne débouche donc pas forcément
sur des résultats positifs. Surtout, il est limité dans l’espace, dans ses moyens et
dans le temps. Ainsi, il n’y a pas d’agent de renseignement implanté à l’étranger :
les expéditions anglaises, si elles sont annoncées, le sont par les Anglais eux-mêmes
dans le cadre d’une politique de pression. Les ambassades sont ponctuelles – il
s’agit toujours de l’envoi de conseillers chargés de régler un cas précis – et il n’y
aura pas d’ambassadeur français permanent avant la création d’une ambassade en
Suisse par François Ier en 1522. Encore s’agissait-il essentiellement d’assurer le
recrutement préférentiel des mercenaires suisses au bénéfice de la France. Il n’y a
ni noyautage des moyens de production ennemis, ni sabotage des moyens de
communication. Les conseillers ennemis ralliés – comme Philippe de Commynes
débauché du service de Charles le Téméraire par Louis XI – ne restent pas en place
pour espionner leur ancien maître ou pour fausser ses informations ; ils le quittent
pour servir leur nouveau seigneur. Il n’y a pas non plus de service examinant
systématiquement le courrier étranger (comme le « secret du roi », sous Louis XV),
ni de cinquième colonne. Enfin, la chaîne de renseignement est limitée dans le
temps : dès que la ville visée est reconquise, les observateurs en place n’ont plus
d’intérêt pour leurs employeurs. D’ailleurs eux-mêmes n’éprouvent visiblement
plus d’intérêt pour une carrière d’informateur ; leur ville a été délivrée de l’occupation
ennemie et cela leur suffit. De ce fait, le renseignement français de la fin de la guerre
de Cent Ans n’est pas un service organisé, encore moins centralisé, et à la fin du
conflit, il n’existe plus.
Olivier Bouzy
1. Jean-Patrice Boudet (éd.), Le recueil des plus célèbres astrologues de Simon de Phares, Paris,
1999, p. 554.
461
Gaël Pilorget
1. L’Anabase narre l’expédition en Perse de 10 000 mercenaires grecs recrutés par Cyrus le
Jeune pour combattre son propre frère Artaxerxès II, roi de Perse.
2. « El espionaje en los reinos de la Península Ibérica a comienzos del siglo xv », En la España
Medieval, Universidad Complutense de Madrid, 2015, vol. 38, p. 135-194.
donc des informateurs dans les villes qu’ils contrôlent, mais également tout au long
des routes et des axes d’échange.
L’Espagne née de la fin de la « Reconquista » (la Reconquête des territoires
sous domination arabe) opère deux mutations simultanément : d’une part,
l’unification territoriale – et ethnico-religieuse – sous l’autorité des Rois Catholiques
(Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon) ; et d’autre part, en cette année 1492
qui marque la prise de Grenade – dernier bastion aux mains des « Maures » –, une
nouvelle ouverture sur le monde, avec la découverte, par le navigateur génois
Christophe Colomb, d’une apparente nouvelle voie vers les « Indes occidentales ».
Un royaume plus étendu est aussi un territoire politique plus complexe : les
attentes des souverains en matière de renseignement n’en font que croître. Et même
avant que de pouvoir bâtir les fondations de l’unité espagnole, les Rois catholiques
n’ont pas attendu la fin de la Reconquista pour missionner, par exemple, des
informateurs au plus près des Nasrides dirigeant l’émirat (ou sultanat) de Grenade
fondé en 1237. Mais les « espions » de Ferdinand et d’Isabelle n’ont pas encore la
pleine mesure et identité de professionnels du renseignement contemporain :
explorateurs, commerçants, diplomates, militaires de divers « grades », religieux
de divers statuts et de divers ordres, ils apportent néanmoins de précieuses
informations aux monarques, sous couvert et au détour de leurs activités principales.
L’historiographie a tendance à situer la véritable « naissance » des services de
renseignement espagnols sous le règne de Philippe II, arrière petit-fils des Rois
Catholiques et fils aîné de Charles 1er d’Espagne (Charles Quint, 1500-1558).
L’Espagne atteint alors son apogée territoriale, étendant sa domination d’Amérique
en Asie sur un « empire sur lequel jamais le soleil ne se couche ». Mais cette éclosion
des premiers « services » au xvie siècle a de profondes racines dans le siècle précédent,
qui marque un tournant fondamental dans l’Histoire de l’Espagne en particulier,
mais également, sur un plan plus général, dans celle de l’Europe et du monde.
464
atlantique florissant. Enfin, dernier bastion d'« Al-Andalus » (les territoires « arabes »
ou « maures », encore aujourd’hui revendiqués par les islamistes comme partie
intégrante d’un grand Califat fantasmé), le royaume nasride de Grenade, qui vit
sous la menace croissante d’une annexion de la Castille.
En 1469, Ferdinand d’Aragon (1452-1516) se marie avec Isabelle de Castille
(1451-1504) : ils deviendront, pour l’Histoire, les célèbres « Rois catholiques ». En
1478, est créé le Tribunal de l’Inquisition qui va incarner la répression de toute
« déviance » religieuse, même minime. C’est l’heure où les hérétiques doivent faire
pénitence publique dans le cadre des autos de fe (« actes de foi »), ancêtres de bien
d’autres « autodafés » de sinistre mémoire… L’Espagne des Rois catholiques et de
Torquemada (Grand Inquisiteur et confesseur de la reine) est obsédée par la « pureté
de sang » des « vieux chrétiens » face aux convertis (de force) juifs et musulmans.
C’est l’heure où l’Espagne s’ouvre à la fois au monde mais commence déjà, dans
la péninsule, à se recroqueviller sur elle-même.
La politique des Rois catholiques – qui, par leur mariage « unifient » deux
royaumes qui conservent cependant leur autonomie – permet certes l’émergence
d’un État moderne et centralisé : une œuvre qui sera complétée en 1492, année
fondatrice pour l’Espagne moderne, par la chute de Grenade. Mais déjà les germes
du déclin affleurent : la même année, les Juifs qui refusent de se convertir commencent
à être expulsés d’Espagne et les populations musulmanes suivront. Bien vite,
l’Espagne de la coexistence relativement pacifique entre les trois religions se contracte
en un étroit « modèle » politique, social et religieux qui va placer le pays dans une
position de décalage durable avec l’évolution du reste de l’Europe. Toutefois, en
1494, le Traité de Tordesillas conclu avec le Portugal (établissant un axe de séparation
des zones de navigation et de potentielles conquêtes, ligne de démarcation située
à 370 lieues à l’ouest des îles du Cap-Vert, ce qui fait que le Portugal n’héritera que
du seul Brésil) semble conférer pour des siècles une dimension internationale à
cette Espagne pourtant étriquée.
En 1500, la Castille ajoute à ses possessions les îles africaines des Canaries.
Tandis que navigateurs et conquistadors s’élancent à tour de rôle à la conquête de
ce qui apparaît être finalement un Nouveau Monde, des marchands castillans
s’installent, eux, dans les grandes villes européennes et y démontrent un savoir-
faire commercial et un véritable esprit d’entreprise et d’innovation : ils sont ainsi
à l’origine de la mise en place des lettres de change et des assurances pour le
commerce maritime.
Au-delà du seul royaume d’Aragon, la Couronne d’Aragon conquiert d’abord
la Sicile, qui se soulève en 1282 contre Charles d’Anjou lors des « Vêpres siciliennes ».
Les troupes de Pierre III d’Aragon débarquent sur l’île en 1283. et y demeurent :
Pierre III s’en proclame maître sous le nom de Pierre Ier de Sicile. Le royaume
d’Aragon s’oppose au voisin français dans les régions du Roussillon et de la Cerdagne
(conquise par les Aragonais en 1323), mais également dans ce bassin méditerranéen
dans lequel l’Aragon souhaite jouer les premiers rôles. Jaume II (Jacques le Juste)
465
signe en juin 1295 le traité d’Anagni qui met fin à la guerre entre la couronne
d’Aragon et la France de Philippe le Bel au sujet de la Sicile. Le royaume de Sicile
revient au Saint-Siège de Boniface VIII, grand artisan du traité.
Mais les Siciliens proclament roi Frédéric II d’Aragon : le royaume de Sicile
insulaire (dissocié, à partir de 1282, du royaume sicilo-napolitain) devient pleinement
un territoire de la Couronne d’Aragon en 1409. En 1443, Alphonse V le Magnanime
conquiert Naples, et y installe sa cour. Mais la Couronne d’Aragon tente des
aventures « coloniales » plus à l’est encore, s’appropriant le duché d’Athènes (1379-
1388) et, entre 1379 et 1391, celui de Néopatras (situé autour de la ville d’Ypati).
Ces duchés sont conquis grâce à des mercenaires « almogavres » (« ceux qui entrent
en terre ennemie » en arabe), des soldats majoritairement catalans et aragonais. Ils
sont venus dans la région prêter assistance, sous le commandement de Roger de Flor
(le condottiere italien) à l’empereur byzantin Andronic II Paléologue contre les
Turcs. Finalement, l’empereur se retourne contre eux et les combat. Les jugeant
redoutables d’après leurs fulgurants succès militaires contre le Turcs, l’empereur
ordonne l’assassinat de leur chef Roger de Flor. Les Almogavres répondront à cet
assassinat par la fameuse « vengeance catalane1 ». Menés par Bernat Rocafort et
Berenguer d’Entença, et après avoir incendié leurs navires mouillant dans les eaux
du Bosphore (afin de couper court à toute idée de retraite), ils massacrent ce qui
reste de l’armée byzantine et parviennent à enfermer Andronic dans Constantinople.
L’expansion politique et militaire de la Couronne d’Aragon en Méditerranée
est contemporaine d’un puissant essor du commerce international. C’est Barcelone
qui en profite le plus, devenant un centre d’échanges de toute première importance,
non seulement avec des territoires proches comme la Sardaigne et la Sicile, mais
également avec des terres nettement plus lointaines, comme Byzance, la Syrie,
l’Égypte… comme par la voie atlantique avec les Flandres. La Couronne d’Aragon
implante des consulats et comptoirs à travers la Méditerranée, ainsi que des
institutions propres à favoriser le commerce : le Consolat de Mar (Consulat de la
mer, chargé de régler les litiges) et la Taula de Canvi, banque municipale de la
florissante Barcelone. L’Aragon tisse une large toile : le royaume dispute la Corse
à la France, domine Oran (1509-1791), la côte de l’Algérie et de la Tunisie (par
intermittence entre 1505 et 1581), Malte (du xiiie siècle à 1530), etc. Mais la crise
financière du milieu du xvie siècle (banqueroutes successives de l’État sous le règne
de Philippe II) marque le début de la décadence de Barcelone, la Cité comtale.
Valence la remplace en tant que principal port du royaume. La prise de Constantinople
1. Cette sanglante revanche a d’ailleurs laissé des traces linguistiques et culturelles dans
divers pays, le « Katalan » étant dans les Balkans l’incarnation d’un guerrier géant et
assoiffé de sang, une figure terrifiante que l’on utilise pour effrayer les enfants quand ils
ne sont pas sages. Le terme « Katalan » signifie ainsi « monstre » en albanais. En Bulgarie,
le terme de « catalan » renvoie à un être maléfique, cruel, à un tortionnaire ; et les Grecs
considèrent le mot comme une insulte. Dans le Péloponnèse, le féminin « catalana » est la
pire injure que l’on puisse proférer contre une femme.
466
par les Turcs en 1453 signe la fin de l’hégémonie catalano-aragonaise, les principales
routes d’échanges maritimes se déplaçant vers la mer du Nord et les nouvelles voies
atlantiques ouvertes par les découvertes de Christophe Colomb et de ses successeurs…
Le père d’un certain « don Juan » créé le premier « service Action » espagnol
La « Chambre des assistants », mise en place par l’amiral Jofre Tenorio (père
de Juan Tenorio, qui aurait inspiré le mythe de don Juan) vers 1350, met à la
disposition des gouvernants des tueurs à gage. Ceux-ci jouent également le rôle
d’informateurs, notamment sur les mouvements des troupes almohades (Berbères
qui dominent l’Afrique du Nord et l’Espagne de 1147 à 1269), et interceptent et
déchiffrent des missives de sultans et de beys nord-africains. Ladite « Chambre »,
telle une digne ancêtre du Mossad, mène avant l’heure des opérations « homo »
contre des personnalités « embarassantes » pour le pouvoir en place, ou cherchent
encore à semer la zizanie chez l’ennemi en y encourageant les dissensions.
1. Epitoma institutorum rei militaris (« Traité de la chose militaire » ) plus connu sous le titre
abrégé de De re militari (« De la chose militaire »).
2. Auteur du Songe du Vieil Pélerin. Pour lui, un tiers du budget des armées doit être dédié au
l’espionnage politique et militaire)
467
468
469
d’autant plus à ce type de coups de main que les Maures ne paraissent pas en mesure
de l’emporter dans le cadre d’un affrontement militaire classique.
Mais, le renseignement n’est pas pratiqué qu’en temps de guerre. Lors des
périodes de paix, Castillans et Nasrides ne cessent de s’épier de très près. À défaut
d’espions présents sur le terrain, il est loisible d’arrêter quelque sujet du camp
adverse pour le faire parler. Mais ce type d'« informateur » n’est souvent pas fiable.
470
dans cet affrontement. À Valence, le gouverneur Joan Scrivá fait parler, par la
torture, les suspects du camp « urgelliste ». Au printemps 1413, grâce à ces méthodes
et son réseau d’informateurs, Scrivá dispose d’informations près précises et
complètes sur l’ennemi et apprend qu’une insurrection urgelliste est en préparation…
Au mois de juillet, Ferdinand ordonne, au gouverneur de Catalogne de mettre en
place un système équivalent de vigilance autour du comte d’Urgell, réfugié à
Balaguer (dans la province de Lérida, en Catalogne). Les agents de Ferdinand
doivent également mettre en place un dispositif de défense de la ville de Huesca
(Aragon) et se préparer à affronter les Gascons et les Anglais, tout en surveillant
de près les urgellistes dans les Pyrénées (dans la zone de Javierre, dans la province
de Huesca). Les agents réussissent à connaître l’importance de l’ennemi et ses
moyens d’approv isionnement. Dans l’autre camp, deux représentants du comte
d’Urgell qui se rendaient en Angleterre sont arrêtés dans le duché de Bourgogne,
et le comte sollicite leur libération.
Ferdinand et l’évêque de Zamora, Diego Gómez de Fuensalida, envoient des
agents dans le sud de la France – à Bayonne, Oloron, mais également à Toulouse
et même jusqu’à Bordeaux – pour enquêter sur les alliés du comte, dont Antonio
de Luna (noble aragonais, chef des troupes urgellistes). Trois espions du comte qui
quittaient le château de Montearagón assiégé par Ferdinand sont arrêtés. Ils disent
ne pas savoir où est Antonio de Luna, avouent que les réserves en eau sont épuisées
et que Montearagón est sur le point de se rendre. On craint que le comte d’Urgell
ne parvienne à prendre la fuite par la frontière pyrénéenne ; des agents sont alors
déployés pour parer à cette fuite éventuelle. Début octobre 1413, des partisans
perpignanais de Ferdinand l’informent qu’ils ont arrêté et interrogé, semble-t-il
par erreur, un noble portugais qu’ils soupçonnaient fort d’être un agent du comte.
Celui-ci, par un travail de sape permanente mené par les agents de Ferdinand, se
voit coupé de tout soutien. Une partie de sa correspondance avec Antonio de Luna
est même saisie.
Le comte d’Urgell est vaincu et emprisonné. Sa mère, la comtesse Marguerite
de Montferrat, n’aura de cesse de tout mettre en œuvre pour le faire libérer. Elle
sollicite le duc de Clarence, les rois de France et du Portugal, la reine-régente de
Castille et jusqu’à la Papauté pour qu’une expédition militaire soit menée en Aragon
et vienne assiéger le château d’Urueña où est enfermé son fils. Le projet étant rejeté
par tous ses interlocuteurs, la comtesse cherche à introduire auprès des géôliers de
son fils un homme à elle, pour veiller sur le comte puis en obtenir la libération :
soit en assassinant les gardes, soit en les achetant. Elle pense également à empoisonner
les géôliers et pourquoi pas… le roi lui-même ! Mais l’agent à qui elle confie ses
projets n’est autre qu’un membre du cercle rapproché de Ferdinand.
On retiendra, pour la petite histoire, le code métaphorique employé par la
comtesse et ses collaborateurs : le Pape est appelé « le seigneur des abeilles », le roi
d’Angleterre « le seigneur de la douce ruche », le roi de France « la grande fleur des
Égyptiens », le comte d’Urgell « l’amer et le dormant »… avec des dénominations
471
nettement moins aimables pour l’adversaire : le roi Ferdinand d’Aragon est désigné
comme le « chien rageur », le roi du Portugal « le porc occidental ». La comtesse
tente encore, à travers des intrigues auprès de la duchesse de Berry, de faire en sorte
que son fils soit libéré et qu’elle puisse recouvrer ses territoires. Elle demande par
ailleurs à son frère, le marquis de Montferrat, d’envoyer un navire, sous couvert
de « commerce » – mais transportant en fait un groupe commando – à Barcelone
ou à Valence, et de faire ainsi kidnapper les fils du roi qui devraient se trouver dans
la région. Grâce à l’agent double qui sert à la fois Marguerite de Montferrat et le
monarque, ce dernier prend connaissance de la correspondance entre la comtesse
et le marquis de Montferrat. Le roi décide donc de contrecarrer les manœuvres de
celle-ci et de ses soutiens et charge son fils, l’infant don Juan, de procéder à une
arrestation en toute en discrétion de la comtesse et de tout son entourage. Elle est
condamnée fin juillet 1415 pour crime de lèse-majesté et emprisonnée. La famille
d’Urgell sera longtemps l’objet d’une surveillance rapprochée, y compris après la
mort de Ferdinand (avril 1416). Sa veuve, la reine Leonor, échange des informations
avec l’archevêque de Tolède, Sancho de Rojas, au sujet d’une possible alliance entre
Charles III, le roi de Navarre, et des soutiens du comte d’Urgell, dont Antonio
de Luna. Jamais la surveillance ne se relâchera, tant que le péril que constitue la
maison d’Urgell demeurera, notamment jusqu’à la mort, en prison, de Jacques II,
en 1433.
472
en France) que le Portugal est en train de constituter une flotte. Début avril 1415,
le roi Ferdinand exige qu’une équipe de renseignement aille s’enquérir de la
composition – en hommes, en navires et et en matériel – de la flotte portugaise.
Les rapports qui lui parviennent confirment bien un projet d’attaque contre la
Sicile. Fin mai, la flotte semble partir vers Gibraltar et Ceuta. Les royaumes de la
péninsule ne sont plus les seuls à s’inquiéter : le royaume de Grenade se sent lui
aussi menacé. La mission diplomatique que les Nasrides ont également envoyée au
Portugal ne les a pas non plus rassurés sur une possible alliance à leur encontre
des royaumes d’Aragon et du Portugal.
Quand Ceuta est prise par les Portugais, le roi Ferdinand l’apprend très vite.
Il faut dire que nombre de Castillans et Aragonais, hommes d’armes ou de commerce,
sont installés en Afrique du Nord, et constituent une source précieuse de
renseignement. Mais ces sujets étrangers installés au Maroc ont souvent à souffrir
de manifestations de xénophobie, d’autant que le sultan mérinide Abû Saïd
Uthmân III ne fait aucun effort pour les protéger. Le roi d’Aragon proteste auprès
de cet ancien allié ingrat, et au regard du bon accueil soi-disant réservé aux
Marocains en Aragon, demande à ce que les ressortissants castillans et aragonais
puissent rentrer en Espagne en toute sécurité. Dans le cas contraire, Ferdinand le
menace de rétorsions.
473
474
475
une ou plusieurs missions). On ne dispose pas, dans la grande majorité des cas,
d’informations pratiques sur les missions données et l’objectif personnel poursuivi
par les agents. Au regard des motivations synthétisées par le célèbre acronyme
« MICE », les agents agissaient-ils par appât du gain (Money), convictions
« patriotiques » ou religieuses (Ideology), sous l’emprise d’un chantage (Compromission)
ou pour la satisfaction, intime ou plus partagée, de prétendre vouloir « faire
l’Histoire » (Ego) ?
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477
Malheureusement pour eux, les espions sont parfois pris sur le fait. Par exemple,
le comte d’Urgell perd nombre de ses agents, notamment ceux partis chercher du
soutien auprès du duc de Bourgogne. Lorsqu’ils sont pris, les espions sont souvent
exécutés de manière à la fois horrible et infamante, après avoir été durement soumis
à la « question ». Le but des juges et des bourreaux est surtout d’inspirer la terreur
chez qui se sentirait une âme d’espion, et de les faire renoncer bien vite à leurs
velléités.
*
La rareté des sources documentaires relatives au renseignement nous contraint
à combler – par une forme de déduction et en lisant entre les lignes – les importantes
lacunes historiographiques de cette époque en la matière. Toutefois, pour tout
spécialiste du sujet, il apparaît indéniable que les bases d’un « service » royal de
renseignement et d’action sont déjà solidement établies en Espagne au sortir du
Moyen-Âge.
Alors que les navigateurs ibériques vont bientôt s’élancer à la conquête de
nouveaux horizons et de Terrae Incognitae – qui ne sont pas vraiment, comme l’a
cru Christophe Colomb, les « Indes occidentales » –, l’expérience acquise aux xive
et xve siècles servira de socle pour l’édification du réseau mondial de renseignement
hispanique qui voit le jour à partir du xvie siècle. Mais si l’espionnage espagnol
semble connaître, lui aussi, comme une Renaissance, la nouvelle ère géostratégique
qui s’ouvre va le confronter à des défis immenses, car il va devoir soutenir les
ambitions de monarques aspirant à un empire mondial.
Gaël Pilorget
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480
l’époque classique (200-900 après J.-C.) sont un peu plus explicites car ils décrivent
une géopolitique des cités-états et une organisation des dynasties. Une lecture
transversale de ces textes permet de décrypter les stratégies qui ont pu présider
aux destinées des cités.
Les documents les plus utiles sont certainement les textes en nahuatl rédigés
après la Conquête, à la demande des autorités coloniales. Ce n’est en effet qu’au
travers d’écrits comme le Codex florentin de Bernardino de Sahagún (Sahagun,
1950 = 82) qu’émergent des termes qui permettent d’identifier quelques-uns de
ces spécialistes (Soustelle 1955 ; Hassig 1995). Les autres chroniqueurs, Durán,
Motolinia, Tezozomoc ou Torquemada fournissent pour leur part des données sur
les rapports entre les Mexicas et les provinces soumises ou autonomes, les
Tlaxcaltèques notamment.
Les récits de la Conquête transmis par les Conquistadores eux-mêmes constituent
enfin, de façon très évidente, une source primaire pour documenter le rôle des
informateurs indigènes qui cherchent à comprendre le pourquoi de cette invasion,
à évaluer le péril. L’existence d’un réseau d’informateurs mexicas dans les provinces
est clairement documenté : un exemple parmi beaucoup d’autres est que l’empereur
Moctezuma est très vite au courant de l’arrivée des Espagnols sur la côte du Yucatan
et que les prédictions concernant l’intrusion de ces étrangers venus de nulle part
sont immédiatement intégrées dans la cosmogonie de l’empire.
Des antécédents
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1. On désigne comme Triple Alliance l’union des villes de Tenochtitlan, Texcoco et Tlacopan,
qui dominaient le Bassin de Mexico et se trouvaient à la tête de l’Empire Aztèque. Le terme
de Mexicas désigne spécifiquement les habitants de Mexico-Tenochtitlan.
2. Tlatoani « celui qui parle » est le terme qui désigne le roi chez les Mexicas
483
À l’image de ce qui se passait dans les cours européennes, les familles régnantes
de Mésoamérique n’étaient pas à l’abri des intrigues de palais, des assassinats, des
trahisons. Chimalpopoca, tlatoani mexica de 1414 à 1428, fut assassiné à la suite
d’une usurpation dynastique à Azcapotzalco : il avait eu le tort de prendre le parti
de l’héritier légitime du roi défunt, qui fut évincé par un frère cadet qui ne tarda
pas à se venger. Les politiques matrimoniales, dont a déjà parlé, facilitaient aussi
certainement les rivalités, exacerbées par la polygamie de certains dirigeants qui
pouvaient avoir plusieurs dizaines d’héritiers potentiels. On sait, par exemple, que
le roi de Texcoco, Nezahualpilli, aurait fait exécuter son épouse Chalchiuhnenetzin,
originaire de Tenochtitlan, pour son infidélité (Graulich 1994 p. 211-213). Ce n’est
pas un cas isolé. Dans quelle mesure des serviteurs, des rivaux ont-ils été soudoyés,
compromis pour espionner leurs maîtres pour le compte d’un clan adverse ?
Il ne fait en tout cas aucun doute que les Mexicas ont bien manipulé à leur
profit de nombreux dirigeants étrangers, alliés ou ennemis, en pratiquant une
véritable désinformation et en utilisant des agents d’influence. Leurs interventions
dans la politique intérieure de Texcoco leur ont probablement aliéné des pans
entiers de la famille régnante, qui s’allieront vite aux conquistadors de Cortés.
Les invitations de dirigeants étrangers à Mexico pour les inaugurations des
grands temples en sont un autre exemple frappant. On sait par les textes que lors
de ces somptueuses et impressionnantes cérémonies, les dirigeants de nombreuses
cités alliées, indépendantes, voire ennemies étaient conviés. Ils assistaient donc
aux rituels, à l’étalage de la puissance aztèque et même au sacrifice de leurs propres
concitoyens capturés lors de combats antérieurs. Leur venue à Tenochtitlan s’entou
rait de multiples précautions : entrée de nuit dans la capitale, port de costumes
discrets, comme si leur propre vie était menacée ; mais ils repartaient comblés de
cadeaux. À travers ces rituels compliqués, les Mexicas cherchaient évidemment à
influencer les indécis, à impressionner les adversaires. Mais par-delà l’étalage de
leur puissance, ils visaient aussi à repérer les maillons faibles dans le camp adverse,
à recruter des alliés potentiels, à diviser pour régner. En d’autres termes, ils
pratiquaient une forme de désinformation, pour affaiblir leurs ennemis.
La guerre était centrale dans la vie des Mexicas et l’armée elle-même était bien
organisée. Dans le cadre de la stratégie militaire, les diplomates, informateurs,
messagers et espions avaient des rôles reconnus (Hassig 1995). Toute provocation,
toute réaction dans les provinces étaient perçues comme une déclaration de guerre
et déclenchait une expédition militaire. Les Pochtecas sont eux-mêmes souvent
484
cause de guerre, car il suffit que l’un d’entre eux soit attaqué sur un chemin pour
que la réplique de Tenochtitlan soit rapide et définitive.
Le déclenchement de la guerre et les négociations de paix s’accompagnaient
cependant en général de tractations qui utilisaient toutes les subtilités des systèmes
de renseignement. Les ambassadeurs bénéficiaient d’une certaine immunité ; ils
pouvaient visiter les cités alliées comme les cités ennemies, pour renforcer les
relations et négocier notamment des alliances matrimoniales, dans le but de les
convaincre de verser un tribut. Il est bien évident que la mort d’un ambassadeur
revenait à une déclaration de guerre. Des informateurs et messagers moins officiels,
mais se déplaçant rapidement, étaient semble-t-il assez nombreux et avaient de
multiples attributions. R. Hassig (1995) mentionne même l’existence d’un système
de relais de messagers, qui couraient sur les routes pour transmettre les informations
importantes au pouvoir central1. Ces messagers pouvaient notamment transmettre
les ordres de mobilisation ou de rassemblement de ressources et d’armes avant le
déclenchement de la guerre. Il est évident que messagers et informateurs voyageaient
« discrètement » et parlaient plusieurs langues pour être à même de remplir leurs
fonctions. Le caractère cosmopolite de la capitale mexica facilitait certainement le
recrutement de ces agents et leur infiltration en territoire ennemi. On trouve ainsi
des Otomis aussi bien chez les Aztèques que parmi leurs ennemis tlaxcaltèques ou
tarasques.
Mais ce qu’on peut qualifier de véritables espions existait aussi : un groupe
spécifique, les tequanime, les fauves, et les naualoztomecah, des commerçants
déguisés proches de Pochtecas (Soustelle 1955: 88). Ces derniers revêtaient des
tenues étrangères pour pénétrer dans des régions insoumises à la Triple Alliance
ou franchement hostiles. Ils maîtrisaient évidemment la langue des régions dans
lesquelles ils s’aventuraient. Leur tâche était principalement de récolter des
informations sur les ressources susceptibles d’intéresser l’empire aztèque, donc de
conduire à des conquêtes. Ces naualoztomecah doivent être distingués des quimichtin
(les souris), véritables agents de renseignement, issus des ordres guerriers, qui
pénétraient en territoire ennemi en quête des informations indispensables pour
les troupes mexicas : nature du terrain, importance des forces ennemies, présence
de forteresses, existence d’alliés potentiels ou d’individus susceptibles d’être
soudoyés (Hassig 1995). Indirectement, cela suggère la possibilité d’acheter des
traîtres potentiels, comme on l’a vu pour les Mayas. Ils ne se déplaçaient que de
nuit, vêtus à la manière des gens qu’ils espionnaient et dont ils parlaient la langue.
En raison des risques qu’ils courraient (la mort en cas de capture), ces espions,
membres des ordres guerriers mexicas, étaient largement récompensés pour leur
travail. Ils se différencient complètement des éclaireurs, les yaotlapixqueh, qui
précèdent l’armée lors de l’avance des forces militaires. Le sort réservé aux espions
1. Il est utile de rappeler ici que les Mésoaméricains ne disposaient pas d’animaux de charge,
ni de bât. Les transports se déroulaient uniquement à pied sur routes aménagées et
chemins, ou bien en pirogue sur les lacs, fleuves et en bord de mer.
485
et traîtres lorsqu’ils étaient pris était peu enviable, puisqu’ils avaient le triste privilège
d’être mis à mort par démembrement. Cette disposition montre que l’espionnage
n’était pas une activité propre aux Aztèques, mais que leurs rivaux ou opposants
potentiels y avaient recours eux-aussi.
Les marchands en général occupaient donc une place importante dans la vie
économique et politique de la capitale aztèque, et il en existe plusieurs catégories.
Celle qui nous intéresse ici est constituée par le groupe des marchands qui se
déplaçaient sur de grandes distances et qui acheminaient vers la capitale les biens
les plus précieux et recherchés. En raison des risques qu’ils prenaient, circulant y
compris en territoire ennemi, et de leur indéniable utilité pour que les élites dispo
sent des biens de prestiges nécessaires à leur statut, ces Pochtecas avaient atteint
des positions élevées dans la hiérarchie sociale mexica et partageaient un certain
nombre de privilèges avec la noblesse à laquelle ils pouvaient même être alliés ; on
sait, par exemple, que la première concubine du roi tezcocan Nezahualpilli était
la fille d’un marchand.
Dans l’iconographie des codex du début de la colonie, les Pochtecas sont
représentés habillés comme des guerriers, ils sont armés de massues et portent des
boucliers. Pas moins de 19 divinités étaient vénérées par les marchands et il est
frappant de constater que ces divinités comportent toutes, d’une manière ou d’une
autre, un aspect guerrier (Olivier 1999). On remarque notamment une association
avec Tezcatlipoca, divinité guerrière liée à l’obscurité, à la ruse, à la métamorphose
et au secret. Ces qualités renvoient immédiatement aux marchands espions dont
on vient de parler. L’iconographie montre ainsi une imbrication du commerce et
de la guerre, notamment dans le domaine du renseignement et de l’espionnage,
associée au statut des Pochtecas.
Parcourant les routes de l’empire, dans les provinces tributaires comme
stratégiques, les Pochtecas étaient d’abord des informateurs directs qui étaient à
même d’évaluer constamment l’état de soumission des provinces. Pénétrant dans
les provinces ennemies où ils cherchaient à circuler le plus discrètement possible,
ils servaient également d’observateurs et d’espions. L’empereur Ahuitzotl par
exemple aurait ordonné à des Pochtecas de pénétrer les terres de l’Anahuac1,
officiellement pour y développer des réseaux de commerce, mais en réalité pour
se renseigner sur les possibilités de conquête (Hassig 1995). En tant de guerre, outre
les tequanime, les naualoztomecah et les quimichtin dont on a déjà parlé, et qui
fonctionnaient comme de véritables espions, il est connu que les Pochtecas pouvaient,
486
487
peut se demander dans quelle mesure ils ont servi de couverture à d’autres agents,
moins visibles, comme le laisserait penser le savoir-faire des Mexicas dans ce
domaine. Partant vers Mexico, les Espagnols laissent une garnison dans le port de
Veracruz ; cette dernière est violemment attaquée, alors que Cortés et Moctezuma
cohabitent à Tenochtitlan, dans un climat de paix apparente. La rapidité et l’efficacité
des réseaux de communication et d’information, est par exemple illustrée par le
fait que le Tlatoani mexica pouvait faire servir à sa table du poisson frais venu de
la côte du Golfe, à plus de 200 km de distance. Avec une certaine malice, Moctezuma
est ainsi en mesure d’annoncer à Cortés, qui l’ignore, l’arrivée de Pánfilo de
Narvaez1, avec plus de 1 200 hommes, et de ses intentions hostiles (Graulich 1994).
Cela signifie que Moctezuma en est informé bien avant les Espagnols, mais surtout
que les agents mexicas ont parfaitement saisi les conflits qui opposent les deux
protagonistes.
Dans certains cas, on perçoit le double jeu des Amérindiens et il est
particulièrement intéressant de voir en quoi les interprètes ont pu jouer des rôles
de manipulateurs, d’espions et d’agents doubles. Dès l’arrivée sur les côtes, Cortés
est parfaitement conscient de la nécessité de disposer d’interprètes pour asseoir
ses revendications et surtout pour connaître les intentions de ses ennemis. Avec
beaucoup d’intelligence et aussi de chance, il a été en mesure de recruter au Yucatán
le naufragé Gerónimo de Aguilar, qui parle maya et espagnol, et de récupérer au
Tabasco Doña Marina, la Malinche, qui parle maya et nahuatl et qui, devenant sa
compagne, sera une interprète et informatrice zélée. Par leur truchement, il est
dès le début de la conquête en mesure de communiquer avec les dirigeants aztèques.
Il développe en parallèle une politique d’apprentissage du nahuatl parmi ses
hommes : on peut citer le cas du page Orteguilla, gracieusement offert par Cortés
au Tlatoani Moctezuma (Amsler 1956 ; Taladoire 2014). Maîtrisant assez rapidement
des bribes de nahuatl, il assiste discrètement aux réunions des dirigeants aztèques,
et peut faire part à Cortés de leurs intentions.
Le rôle ambigu des interprètes est donc manifeste. Oublions les malheureux
enlevés sur les côtes lors des premières intrusions espagnoles au Yucatán ou plus
tard sur les rivages péruviens. Ce sont d’abord des victimes. Il n’en va pas de même
pour de nombreux autres qui s’intègrent aux forces des conquérants, sur place,
mais aussi en effectuant la traversée de l’Atlantique jusqu’en Espagne ou dans
d’autres pays d’Europe, soi-disant pour apprendre la langue des envahisseurs
(Taladoire 2014). Aux yeux de ces derniers, convaincus des bienfaits et de la
supériorité de la Chrétienté, ces interprètes, Diego Colomb pour les Antilles,
Namontack, Wanchese, Tomocomo de Virginie, ne peuvent être que des alliés
inconditionnels. Ils en oublient joyeusement que leur fidélité première revient à
leur propre peuple. Si certains basculent inconditionnellement dans le camp
espagnol, comme Martinillo qui reste fidèle à Pizarro jusqu’à sa mort, beaucoup
1. Envoyé depuis le siège de l’autorité espagnole, sur l’île d’Hispaniola, pour contrer l’avancée
de Cortés parti à la conquête du Mexique sans les autorisations nécessaires
488
d’autres sont de véritables agents doubles. On en veut d’abord pour preuve le nombre
de ces voyageurs qui dès leur retour, en dépit d’une acculturation superficielle,
n’hésitent pas à rejoindre les leurs, voire à reprendre les armes contre leurs supposés
bienfaiteurs. Don Luis de Velasco en est un des meilleurs exemples. Après avoir
passé plus de cinq ans en Espagne et à Cuba, il participe sans états d’âme au
massacre des jésuites qui l’accompagnent lors de son retour chez les siens, en
Virginie (Mira Caballos 2003). C’est loin d’être un cas isolé (Taladoire 2014).
Un autre indice, indirect, provient de l’élimination récurrente des tentatives
d’implantation sur les côtes américaines, alors même que les relations se déroulent
en apparence de façon pacifique. Tandis que les apprentis interprètes se trouvent
au loin, officiellement pour faciliter les négociations, les maigres garnisons ou
implantations des conquérants sont violemment éradiquées. C’est le cas de la petite
garnison laissée par Colomb à La Española, des colonies perdues anglaises sur les
côtes de Virginie. L’attaque de la garnison fondée par Cortès à Veracruz s’inscrit
dans un contexte comparable et confirme indirectement la présence d’agents
mexicas dans la région, aux côtés de Quintalbor et Teuhtlilli.
Pour terminer cet aperçu retraçant la place du renseignement dans la société
mexica, et plus généralement dans les sociétés amérindiennes de l’époque de la
Conquête, nous évoquerons l’utilisation des mythes des cités perdues, Cibola,
Saguenay ou El Dorado qui ont illuminé l’imaginaire des conquérants. Il est possible
que ces récits aient été contés et embellis, dans un mouvement de réaction désespérée
de désinformation face aux envahisseurs, et qui ne fonctionna d’ailleurs pas si mal.
Selon les récits des Amérindiens, ces cités regorgent de richesses et de beauté, ce
qui pousse de nombreux aventuriers à se lancer à leur découverte. Certes, ils sont
accompagnés de guides, mais le moins que l’on puisse dire est que ces derniers
sont douteux. De nombreux conquérants y connaitront l’enfer et y laisseront leur
vie.
Bibliographie
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Graulich, Michel, Montezuma, ou l’apogée et la chute de l’Empire aztèque. Paris: Fayard, 1994.
Innes, Hammond, Les Conquistadores. Les Aventuriers de l’Histoire. Paris: Elzévir-Sequoia,
1971.
489
Hassig, Ross, Aztec Warfare. Imperial Expansion and Political Control. Norman: University
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Mira Caballos, Esteban, Francisco Pizarro. Una nueva vision de la conquista de Peru.
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impérial dans les provinces extérieures de l’empire. » Paris: Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, 2009.
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Taladoire, Eric, 2014, D’Amérique en Europe. Quand les Indiens découvraient l’Ancien Monde
(1493-1892). Paris: CNRS Éditions, 2014.
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Vaughan, Alden T., Transatlantic Encounters: American Indians in Britain, 1500-1776. New
York: Cambridge University Press, 2006.
490
Guillaume Lemagnen
1. Shinobi et ninja sont deux lectures différentes des mêmes kanji. Nous reprenons ici
la distinction effectuée par l’université de Mie (Japon) : la lecture shinobi désigne le
personnage historique réel et ninja, son alter-ego de fiction.
1. Habituellement appelée Kôga, la lecture correcte des kanji s’avère être bien Kôka.
492
1. Depuis le xviie siècle jusqu’à nos jours, dans de nombreuses formes d’art ; théâtre,
littérature, ukiyoe, cinéma, etc.
493
494
Au Japon comme pour les autres pays, les sources sur le renseignement sont
souvent assez rares avant le xxe siècle. Cependant, il existe toutefois des documents
se rapportant aux shinobi, quoique leur nature ait été très différente selon les
époques. Outre le Taiheïki (xive siècle), le Chôroku yonen ki (xve siècle) et le Tamonïn
Nikki (xvie siècle) évoqués ci-dessus, il convient de mentionner :
— l’ouvrage Kinetsushu (daté du xe siècle avec des remaniements tardifs), qui
évoque des pratiques du renseignement, préconisant notamment l’envoi, en
amont d’une campagne militaire, d’un espion – habilement déguisé et
spécifiquement formé – en territoire ennemi pour rapporter toutes les
informations utiles sur la région visée ;
— le Gunpô jiyôshû (1618), qui traite de la préparation des opérations militaires
et mentionne également les qualités requises pour un shinobi : du discernement
dans ses actions, une solide mémoire et une aisance relationnelle certaine.
À partir de l’époque d’Edo, les documents relatifs aux shinobi se caractérisent
par un changement de nature. Cette période ayant marqué la fin de leurs activités,
nombre d’entre eux retournent à Iga et Kôka et se reconvertissent en fermiers ou
dans des métiers qu’ils maîtrisaient auparavant, l’activité de shinobi n’ayant été
somme toute que ponctuelle. Certains, cependant, se sont liés aux nouveaux
espions-samouraï du régime Tokugawa, les onmitsu, et ont pu trouver du travail
en les faisant profiter leur expérience et en leur transmettant – en partie au moins – de
leurs savoir-faire.
La majorité des documents de cette époque sont des textes transmis au sein
des familles concernées, mentionnant parfois des armes et des outils utilisés par
les shinobi, à défaut de réellement transmettre un ninjutsu concret, mais désormais
inusité.
D’autres documents toutefois, sous couvert de préservation de la tradition
shinobi, s’avèrent être de véritables tentatives de promotion à des fins purement
commerciales : le Mansenshûkai (1676) et le Seininki (1681) en sont les deux exemples
les plus représentatifs et les plus célèbres :
495
496
Préparation mentale
La base de la formation du shinobi est le développement de l’esprit de survie :
survivre quoi qu’il en coûte pour accomplir sa mission revient à devoir être capable
de tout supporter. Cette capacité était développée à travers des ascèses et privations
de tout type (froid, faim, douleur, etc.), jusqu’à ce que ces sensations cessent d’être
une gêne pour le shinobi. Il lui fallait atteindre le fudôshin (不動心), soit « un cœur
imperturbable ». Un concept existant dans le domaine de la spiritualité, mais qui
prend ici un sens purement pratique : être capable de supporter indifféremment
toutes les difficultés et demeurer imperturbable, quelle que soit la situation.
Autre concept évoqué comme base morale du shinobi : seishin (正心), soit « le
cœur juste », c’est-à-dire l’attitude morale convenable requise pour les activités de
renseignement. Même si ce principe a été surtout mis en avant durant la période
Edo pour promouvoir une image noble du renseignement, il n’en demeure pas
moins réel : ne pas se détourner de sa mission ou y rechercher un bénéfice personnel
étant essentiel. De plus, il décrit plusieurs traits de caractère à bannir absolument,
dont trois sont notamment considérés comme de véritables maladies mentales
entravant l’activité du renseignement :
— Osore : la peur, qui paralyse, fait perdre les moyens et empêche d’agir
adéquatement.
— Anadori : l’arrogance, qui pousse à agir avec légèreté et insouciance dans les
missions.
— Kangaesugi : la réflexion excessive, qui provoque doute, hésitation et fait fléchir
le mental.
Ces deux concepts sont les bases morales des vertus cardinales attendues du
shinobi : ne jamais abandonner, ne jamais renoncer et, pour cela, être capable de
tout supporter, tout endurer. C’est le sens étymologique même du kanji shinobi
(忍), qui représente une lame au-dessus du cœur, traduisant l’action de persévérer
malgré la menace et la douleur, que l’on refoule au fond de son cœur.
Cet esprit de survie poussé à son paroxysme est indispensable en raison de la
nature même des activités de renseignement : une information ne doit pas seulement
être collectée, elle doit aussi être transmise à son destinataire pour être utile. Si un
agent est capturé, blessé ou tué, la mission est un échec. Le shinobi, tant qu’il n’a
pas achevé sa mission, n’a ainsi pas le droit de mourir.
497
Entrainement physique
Pour le shinobi, l’entraînement physique ne vise au combat, mais au contraire,
prépare essentiellement à la dissimulation, à l’infiltration et à la fuite, afin de mener
à bien ses missions et de préserver sa vie. On y retrouve donc l’idée essentielle de
survie, qui conditionne cette formation physique.
Dès l’enfance, le shinobi pratique des frappes répétées sur des surfaces dures
pour renforcer le corps et les os. Les paumes sont nettement moins sollicitées car
elles doivent conserver leur sensibilité1 et ne pas trahir l’entraînement reçu par des
marques (cf. cal de bretteur). Certaines articulations sont assouplies jusqu’à pouvoir
se déboiter, ce qui permettra de s’infiltrer ou a contrario, de fuir à travers des
passages trop exigus pour le passage d’un individu normal.
Un entraînement rigoureux aux techniques de course et de nage sur de longues
distances, et de saut, est également dispensé. De nombreuses postures basses sont
enseignées dans le ninjutsu pour permettre au shinobi de se déplacer silencieusement
au ras-du-sol, d’évoluer sous les bâtisses aux fondations surélevées ou de se mouvoir
dans le noir sans trahir sa présence. Certaines techniques de déplacement imitent
même les mouvements d’animaux (par exemple le singe) afin de donner le change
à des gardes qui apercevraiten incidemment le shinobi à distance, dans une pénombre
prompte à abuser les sens.
Divers exercices de respiration – dont certains se retrouvent dans des pratiques
du taoïsme – font également partie de la formation : ils visent à faciliter et renforcer
le contrôle du mental, à gérer l’effort et le stress inhérents à l’infiltration ou la fuite,
à éviter l’essoufflement, mais aussi, notion bien connue en Asie, à renforcer le Ki,
l’énergie vitale.
Enfin, à travers un ensemble d’exercices particuliers au ninjutsu, les cinq sens
sont développés. À force d’entraînement, l’ouïe doit pouvoir être en mesure de
capter jusqu’au bruit ténu d’une aiguille tombant sur le sol. Certains exercices
visuels – par exemple se concentrer sur la lueur d’une bougie – semblent se rappro
cher du yoga. Comme preuve d’efficacité d’un tel entraînement, maître Jinichi
Kawakami, héritier reconnu du ninjutsu, conserve toujours, à l’approche de ses
70 ans, une vision excellente sans correction, ce qui fait de lui un cas exceptionnel
au Japon.
1. Maître Kawakami précise à ce propos que le contact physique était en lui-même une
source d’informations, il convient donc de ne pas insensibiliser son sens du toucher par
un entraînement inadéquat.
498
499
1. Aujourd’hui encore, Kôka est notamment connue pour les entreprises pharmaceutiques
qui y sont implantées.
2. Les archives concernant les traditions du ninjutsu d’Iga et de Kôka, dont maître Kawakami,
a hérité, accréditent ce point.
3. Conformément à la conception du corps au Japon, ces notions de physique et de mental
sont reliées par une troisième notion ; celle du Ki (énergie interne).
500
Le ninjutsu, bien que lié aux périodes de guerre du Japon médiéval, a-t-il été
également employé au cours de la Seconde Guerre mondiale, par le biais de la
fameuse école d’espionnage de Nakano, souvent évoquée comme étant la dépositaire
directe des traditions shinobi ? Rien n’est moins sûr !
La création de cette école, opérationnelle à partir de 1938, répond en réalité
à des nécessités géopolitiques (implications internationales du Japon) et pratiques
(nécessité de développer le renseignement à l’étranger). Cette institution est donc
un pur produit du monde militaire moderne influencé par les pratiques du rensei
gnement occidentales, qui n’a que peu à voir avec les traditions du shinobi médiéval,
cantonné aux seules terres du Japon.
Toutefois, Nakano n’en demeure pas moins régulièrement associée à l’image
du ninjutsu pour une singulière raison : Fujita Seiko (1898-1966), bien qu’artiste
martial reconnu, fut également un « héritier » auto-proclamé du ninjutsu. À ce titre,
il fut invité à enseigner son « art » à Nakano. Son nom figure de fait dans les archives
de l’école et l’intitulé de son enseignement est bel et bien « ninjutsu ». Faute de
témoignages directs, nous ne savons pas ce qu’il y professa exactement. Ce fut
certainement très pittoresque, mais n’ayant que peu à voir avec le ninjutsu historique,
car il est établi qu’il n’a jamais été un dépositaire de cette tradition1.
Un autre cas est emblématique : celui d’Hirô Onoda (1922-2014). Cet agent
de renseignement et saboteur fut formé en urgence dans les derniers mois de la
Seconde Guerre mondiale, à Futamata, une antenne de l’école de Nakano. Il lui
fut notamment enseigné que la survie était la priorité dans l’accomplissement de
sa mission2. Puis il fut envoyé à Lubang, une île des Philippines, quelques mois
avant la capitulation du Japon. Il ne cessa pourtant pas son combat à la fin du
conflit, continuant de lutter durant vingt-sept ans, pour finalement ne se rendre
1. Ses démonstrations sont connues par les journaux de l’époque et un film en 8 mm : tours
de force et d’adresse, mais rien de véritablement assimilable au ninjutsu, sinon ce qu’il en
connaissait par ses lectures.
2. Il lui fut également enseigné que la capture, loin d’être un déshonneur – contrairement à
ce qui était habituellement enseigné au soldat japonais – était en réalité une opportunité
d’accumuler des renseignements auprès de l’ennemi tout en le trompant en délivrant soi-
même de fausses informations. Mais il ne fit pas usage de cette méthode.
501
qu’en 1974, uniquement sur ordre direct de son supérieur de l’époque qu’il fallut
retrouver pour l’occasion.
Si Onoda continua la guerre aussi longtemps c’est parce qu’on lui inculqua
également qu’il devait continuer la lutte quoi qu’il arrive et ne jamais abandonner.
Son obéissance absolue à cette valeur cardinale est tout à fait révélateur de la
mentalité japonaise et fait écho aux valeurs inculquées au shinobi lors de sa formation,
où la réddition, n’était pas non plus, une option envisageable.
La tentative précipitée et désespérée de former au plus vite des espions-saboteurs
pour tenter d’infléchir le cours de la guerre illustre bien une prise de conscience
tardive de l’importance du renseignement et de la guérilla par les militaires japonais1.
En effet, l’immense majorité des officiers manifestèrent le refus systématique de
devenir espion ; leur mentalité de sacrifice sur le champ de bataille s’avérant
inconciliable avec celle du renseignement où la survie prime – situation et dilemme
semblables à ce que purent éprouver les espions-samouraï d’Edo.
*
Si jusque récemment la représentation du shinobi était généralement celle de
son alter ego de fiction, le ninja, en l’espace de quelques années, la connaissance
de cet acteur méconnu de l’histoire du Japon a connu une évolution significative.
D’une part, elle conduit à reconsidérer son rôle dans nombre d’évènements
historiques, tant son implication révélée par les textes apparaît significative. D’autre
part, elle amène à réévaluer l’importance des activités renseignement dans le Japon
médiéval, trop souvent négligée par les historiens.
Surtout, l’étude du shinobi, s’avère en être un précieux et profond révélateur
de la culture et de l’histoire du Japon, car les éléments constitutifs du ninjutsu
(conditionnement physique, mental, compétences militaires, connaissances
techniques, etc.) qui nous sont parvenus sont autant d’éléments permettant une
connaissance plus fine de ce pays, de sa culture et de ses évolutions au fil du temps.
Guillaume Lemagnen
Bibliographie indicative
1. Hirô Onoda et ses camarades devaient originellement suivre une formation accélérée.
Dans les faits, ils n’eurent même pas le temps d’achever celle-ci avant d’être envoyés en
mission.
502
503
PRÉSENTATION DU
CF2R
2 VOCATION
Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think
Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité
internationale. Il a pour objectifs :
- le développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement
et à la sécurité internationale,
- l’apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration,
parlementaires, médias, etc.),
- la démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public.
ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés, regroupant une vingtaine de chercheurs.
ÉQUIPE DE RECHERCHE
DIRECTION OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE
• Éric Denécé, Directeur DU RENSEIGNEMENT • Alain Rodier, Directeur de recherche
• Daniel Martin, Vice-Président • Nathalie Cettina, Directrice de recherche (Terrorisme et criminalité organisée)
• Claude de Langle, Directeur (sécurité intérieure et lutte antiterroriste) • Yannick Bressan, Directeur de recherche
du développement • Claude Delesse, Directrice de recherche- (Neuropsychologie et Cyper Psyops)
associée (intelligence économique et • Michel Nesterenko, Directeur
HISTOIRE DU renseignement électronique) de recherche (sources ouvertes,
• François-Yves Damon, Directeur de cyberterrorisme et sécurité aérienne)
RENSEIGNEMENT • Général Alain Lamballe, Directeur de
recherche-associé (renseignement chinois)
• Gérald Arboit, Directeur de recherche • Sophie Merveilleux du Vignaux, recherche-associé (Asie du Sud)
(renseignement français) Chercheur (Renseignement extérieur • Jamil Abou Assi, Chercheur (Moyen-
• Franck Daninos, Chercheur français) Orient, écoterrorisme)
(renseignement américain) • David Elkaim, Chercheur (Renseignement • Fabrice Rizzoli, Chercheur (Mafias et
• Gaël Pilorget, Chercheur (renseignement israélien) criminalité organisée)
hispanique) • Stéphane Berthomet, Chercheur (Affaires • Philippe Raggi, Chercheur (Indonésie,
• Laurent Moënard, Chercheur policières, terrorisme, sécurité intérieure) Pakistan)
• Laurence Rullan, Chercheur • Alain Charret, Chercheur-associé • Julie Descarpentrie, Chargée de
(Renseignement technique, SIGINT) recherche (Asie du Sud)
• Olivier Dujardin, Chercheur associé
(renseignement, technologie et armement)
• Jean-François Loewenthal, Chercheur-
associé (Renseignement sources ouvertes)
• Lionel Cammarata, Chercheur-associé
(Intelligence économique)
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ACTIVITÉS 3
• RECHERCHE ACADÉMIQUE • PARTICIPATION À DES RÉUNIONS • ASSISTANCE AUX MÉDIAS
ET ENCADREMENT DE THÈSES SCIENTIFIQUES ET COLLOQUES Le CF2R met son expertise à la
EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER disposition des journalistes, scénaristes,
• ORGANISATION DE COLLOQUES, romanciers, éditeurs et traducteurs
CONFÉRENCES ET • ACTIONS DE SENSIBILISATION pour les aider dans leur approche du
DINERS-DÉBAT consacrés à l’intention des parlementaires et des renseignement (conception de dossiers
aux questions de renseignement. décideurs politiques et économiques. spéciaux et de documentaires, conseil
pour scénarios).
• SOUTIEN À LA RECHERCHE • FORMATIONS SPÉCIALISÉES
Chaque année, le CF2R décerne deux Notamment une session internationale • MISSIONS D’EXPERTISE DE TERRAIN
prix universitaires qui récompensent « Management des agences de ET D’ÉVALUATION DES CONFLITS
les meilleurs travaux académiques renseignement et de sécurité (MARS) ». INTERNATIONAUX
francophones consacrés au Unique formation de ce type dans le
renseignement : monde francophone, elle a pour finalité • MISSIONS DE CONSEIL, D’ÉTUDE
- le « Prix Jeune chercheur » prime un d’apporter à des participants provenant ET DE FORMATION au profit d’entre-
mémoire de mastère, des secteurs public et privé une prises, de clients gouvernementaux,
- le « Prix universitaire » récompense connaissance approfondie de la finalité et d’institutions internationales ou
une thèse de doctorat. du fonctionnement des services. d’organisations non gouvernementales.
PUBLICATIONS
Les publications du CF2R comprennent :
• DES ANALYSES SPÉCIALISÉES • DES LETTRES ET REVUES SPÉCIALISÉES • PLUSIEURS COLLECTIONS D’OUVRAGES
RÉDIGÉES RÉGULIÈREMENT - Bulletin électronique hebdomadaire CONSACRÉS AU RENSEIGNEMENT
PAR SES EXPERTS Renseignor, qui offre une synthèse de - « Poche espionnage » (Ouest France),
- Rapports de recherche, l’écoute des programmes radiophoniques - « CF2R » (Ellipses),
- Notes d’actualité, étrangers en langue française, - « Culture du renseignement » (L’Harmattan),
- Notes historiques, - Bulletin électronique mensuel I-Sources, - « Arcana Imperii » (VA Édition),
- Notes de réflexion, qui recense l’ensemble des publications - Divers ouvrages individuels et collectifs.
- Bulletins de renseignement, internationales récentes consacrées au
- Notes CyberRens, renseignement,
- Tribunes libres, - Revue quadrimestrielle Renseignement
- Foreign Analyzes. et opérations spéciales (L’Harmattan).
Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 100 livres, 30 rapports de recherche, 350 articles, 800 notes
d’analyse et un millier de bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre revues ou lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
interviews dans les médias (TV, radio, presse écrite).
PARTENARIATS SCIENTIFIQUES
Le CF2R entretient des relations
scientifiques régulières avec de nombreux
À l’étranger
• Réseau international francophone de • Observatoire Sahélo-Saharien de
centres de recherche français et étrangers.
formation policière (FRANCOPOL), Montréal, Géopolitique et de Stratégie (OSGS),
Canada. Bamako, Mali.
En France • Belgian Intelligence Studies Centre (BISC), • Centre d’études et d’éducation politiques au
• Centre international de recherche et Bruxelles. Congo (CEPCO), Kinshasa, Congo.
d’études sur le terrorisme et d’aide aux • Istituto italiano di studi strategici Niccolo • Centre d’études et de recherche sur
victimes du terrorisme (CIRET-AVT), Paris. Machiavelli, Rome, Italie. renseignement (CERR), Kinshasa, Congo.
• Institut de veille et d’études des relations • Centro Studi Strategici Carlo de Cristoforis, • Centre d’études diplomatiques et
internationales et stratégiques (IVERIS), Paris. Milan, Italie. stratégiques (CEDS), Dakar, Sénégal.
• Institut international des hautes études de • International Intelligence History
la cybercriminalité (CyberCrimInstitut), Paris. Association (IIHA), Hambourg, Allemagne.
• Haut comité français pour la défense civile • Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA),
(HCFDC), Paris. Jerusalem, Israël.
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www.cf2r.org
©Archanges 2019
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