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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

Sous la direction d’Éric Denécé et Benoît Léthenet

Renseignement
et espionnage
du Premier Empire
à l’affaire Dreyfus
(xixe siècle)

Préface du Général Michel Masson


Ancien directeur du Renseignement militaire (DRM)

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Ouvrages du CF2R publiés aux Éditions Ellipses

Éric Denécé et Léthenet Benoît (dir.), Renseignement et espionnage de la Renaissance à la


Révolution (xve -xviiie siècles), Ellipses, Paris, 2021.
Éric Denécé et Patrice Brun (dir.) Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le Moyen
Âge, Ellipses, Paris, 2019.
Chérif Amir, Histoire secrète des Frères musulmans, Ellipses, Paris, 2015.
Gérald Arboit (dir.), Pour une école française du renseignement, Ellipses, Paris, 2014.
Éric Denécé, Les Services secrets français sont-ils nuls ?, Ellipses, Paris, 2013.
Éric Denécé (dir.) La Face cachée des révolutions arabes, Ellipses, Paris, 2012.
Éric Denécé (dir.), Renseignement, médias et démocratie, Ellipses, Paris, 2009.
Constantin Melnik, Les Espions. Réalités et fantasmes, Ellipses, Paris, 2008.
Alain Rodier, Iran, la prochaine guerre ?, Ellipses, Paris, 2007.
Franck Daninos, La Double défaite du renseignement américain, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé et Sabine Meyer, Tourisme et terrorisme. Des vacances de rêve aux voyages à risque,
Ellipses, Paris, 2006.
Alain Rodier, Al-Qaïda. Les connexions mondiales du terrorisme, Ellipses, Paris, 2006.
Éric Denécé (dir.), Al-Qaeda. Les nouveaux réseaux de la terreur, Ellipses, Paris, 2004.
Éric Denécé (dir.), Guerre secrète contre Al-Qaeda, Ellipses, Paris, 2002.

ISBN 9782340-061064
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2021
8/10 rue la Quintinie 75015 Paris

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SOMMAIRE

Présentation des auteurs....................................................................................................7

PRÉFACE
Général d’armée aérienne (CR) Michel Masson,
Ancien directeur du Renseignement Militaire (DRM).............................. 11

INTRODUCTION
Présentation. Les prolégomènes du renseignement moderne
Éric Denécé et Benoît Léthenet.............................................................................19
L’évolution du renseignement en Europe au cours du XIXe siècle
Éric Denécé.................................................................................................................23

LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LE PREMIER EMPIRE
Le renseignement militaire sous le Premier Empire
Jean-François Brun.................................................................................................. 43
Schulmeister, l’espion de l’Empereur
Abel Douay..................................................................................................................65
Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon :
de l’opérationnel au policier
Michel Roucaud.........................................................................................................79
Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol
Gaël Pilorget..............................................................................................................105

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Sommaire

LE RENSEIGNEMENT MILITAIRE
SOUS LE SECOND EMPIRE
L’acquisition du renseignement sous le Second Empire
(décembre 1852-juillet 1870)
Olivier Lahaie.......................................................................................................... 125
Le renseignement dans la contre-guérilla du colonel du Pin au Mexique
(1861-1867)
Éric Taladoire...........................................................................................................139
Le renseignement militaire français pendant la guerre franco-prussienne
(juillet-septembre 1870)
Olivier Lahaie...........................................................................................................151

LE DÉVELOPPEMENT
DU RENSEIGNEMENT NAVAL
L’invention du poste d’attaché naval
Alexandre Sheldon-Duplaix.................................................................................167
Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913) :
acteurs, organisation et pratiques
Patrick Louvier.........................................................................................................189
Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question
d’Orient (1840-1914)
Patrick Louvier.........................................................................................................211

LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LA IIIE RÉPUBLIQUE
Aux origines lointaines du service Action : les plans de sabotage français
en cas de guerre avec l’Allemagne (1871-1914)
Gérald Sawicki........................................................................................................ 229
L’affaire Schnaebelé (avril 1887)
Gérald Sawicki........................................................................................................ 245

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Sommaire

L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français


(1880-1893)
Martine Cuttier....................................................................................................... 267

RENSEIGNEMENT
ET SURVEILLANCE INTÉRIEURE EN FRANCE
La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?
Benoît Haberbusch................................................................................................. 283
La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)
Julien Bouchet......................................................................................................... 299

L’ESSOR DE LA CRYPTOGRAPHIE
Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle
Michel Debidour......................................................................................................321
L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914
Alexandre Ollier......................................................................................................339
Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus
Michel Debidour......................................................................................................353

LE RENSEIGNEMENT EN AMÉRIQUE
Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)
Laurent Moënard.....................................................................................................371
Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI
Laurent Moënard.....................................................................................................381
Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre :
l’implantation des Barcelonnettes au Mexique (1821-1950)
Éric Denécé...............................................................................................................393

LE RENSEIGNEMENT EN ASIE
La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)
Grégoire Sastre.........................................................................................................417

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Sommaire

BILAN
5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques
Benoît Léthenet....................................................................................................... 443

Présentation du CF2R........................................................................................................475

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PRÉSENTATION DES AUTEURS

Julien BOUCHET
Docteur en histoire, professeur agrégé en classes préparatoires littéraires,
chargé d’enseignement à l’Université de Clermont. Auteur de plus d’une dizaine
d’ouvrages, il est spécialiste de l’histoire politique de la Troisième République et
de la laïcité. Sa thèse (prix du Sénat en 2014) a porté sur le ministère Combes.
Jean-François BRUN
Maître de conférences HDR à l’université de Saint-Étienne, spécialiste d’histoire
militaire. Colonel de réserve et auditeur de l’Institut des Hautes Études de
Défense Nationale, il a occupé durant plusieurs années les fonctions d’officier de
renseignement en défense territoriale et dans un régiment du corps de bataille,
avant de servir au sein de la DPSD.
Martine CUTTIER
Docteur en histoire contemporaine, enseignante à l’université Toulouse
Michel DEBIDOUR
Ancien membre de l’École française d’Athènes.
Professeur émérite d’histoire ancienne à l’université Jean Moulin Lyon 3.
Éric DENÉCÉ
Docteur en science politique, HDR. Ancien analyste du renseignement.
Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Abel DOUAY
Historien et conférencier, auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles
sur les Premier et Second Empires. Président de l’association Les Amis de
Napoléon III-Société historique du Second Empire.

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Présentation des auteurs

Commandant Benoît HABERBUSCH


Docteur en histoire, chef du pôle histoire du Centre de recherche de l’École
des officiers de la gendarmerie nationale (CREOGN), Département recherche
et stratégie.
Lieutenant-colonel Olivier LAHAIE
Docteur en Histoire. Ancien chercheur au Service Historique de l’Armée de
Terre (2003-2005). Ex-chef du cours d’histoire militaire, puis du département
Histoire et géographie aux Écoles militaires de Saint-Cyr Coëtquidan (2005-
2013). Chef de cabinet du chef du Service Historique de la Défense (2015-2017).
Aujourd’hui commandant en second du Groupement de Soutien de la Base de
Défense de Rennes-Vannes-Coëtquidan.
Benoît LETHENET
Docteur en histoire médiévale, directeur du pôle Histoire du CF2R, chargé
de cours à l’université de Strasbourg et membre associé à l’EA 3400 ARCHE
(Arts, civilisation et histoire de l’Europe). Auteur de Espions et pratiques du
renseignement. Les élites mâconnaises au début du xve siècle (2019) et Les espions
au Moyen Âge (2021).
Patrick LOUVIER
Agrégé de l’Université et Docteur en histoire, maître de conférences en histoire
contemporaine, Montpellier-III-Laboratoire CRISES.
Général Michel MASSON
Ancien directeur du Renseignement Militaire (DRM) (2005-2008). Membre
du Comité stratégique du CF2R.
Laurent MOËNARD
Journaliste et historien, auteur de nombreux ouvrages. Chercheur-associé au
Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Alexandre OLLIER
Professeur certifié d’histoire-géographie. Titulaire d’une maîtrise sur la
cryptographie militaire dans l’armée française de 1881 à 1914 et d’un DEA
sur la cryptologie militaire et le renseignement pendant la Première Guerre
mondiale.
Gaël PILORGET
Chercheur au CF2R (renseignement hispanique). Ancien professeur à l’École
militaire (EMSST, section « Sciences de l’homme – langues et relations
internationales », Centre de doctrine et d’enseignement du commandement)
et ancien chargé de mission à l’Institut national des hautes études de sécurité

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Présentation des auteurs

et de Justice (INHESJ). Actuellement chef d’un service de documentation et


d’information (ministère des Armées) et commandant ad honores (RC-T) auprès
du Gouverneur militaire de Paris.
Michel ROUCAUD
Docteur en histoire de l’université Paris I-Sorbonne, Michel Roucaud est chargé
d’études documentaires principal au Service historique de la Défense (SHD).
Spécialiste de l’histoire du renseignement et d’histoire militaire, sa thèse porte
sur le renseignement opérationnel dans les armées napoléoniennes (1799-1815).
Auteur de nombreuses publications, il est par ailleurs lieutenant-colonel de la
réserve opérationnelle de la Gendarmerie nationale.
Grégoire SASTRE
Docteur en sciences humaines (Asie orientale), chercheur associé au Centre de
recherche sur le Japon de l’EHESS.
Gérald SAWICKI
Professeur agrégé d’histoire, docteur en histoire contemporaine et chercheur
associé au CRULH de l’université de Lorraine. Auteur de plusieurs articles de
revues et d’ouvrages collectifs sur les thèmes du renseignement et des relations
franco-allemandes entre 1871 et 1918.
Alexandre SHELDON-DUPLAIX
Diplômé de l’IEP Paris et de la Sorbonne, il a été analyste du ministère de la
Défense de 1987 à 1999 (Marine nationale), puis membre la section navale
du Service historique de la Défense (SHD). Depuis 2001, il est conférencier à
l’École de guerre et à l’École navale. Auteur de nombreux livres ou études sur
les questions navales, il est notamment, depuis 2018, co-auteur de l’annuaire
Flottes de Combat avec Stéphane Gallois.
Éric TALADOIRE
Professeur émérite, Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne, UMR 8096
Archéologie des Amériques.

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PRÉFACE
Général d’armée aérienne (CR) Michel Masson
Ancien directeur du Renseignement Militaire (DRM).
Membre du Comité stratégique du CF2R.

Peut-on véritablement comprendre et découvrir le Renseignement par


l’Histoire ? Pari risqué auquel se sont livrés le CF2R et les éditions Ellipses.
Alors procédons prudemment.
En tout premier lieu, comment les livres savants nous définissent-ils
l’Histoire ? « Recherche, connaissance, reconstruction du passé de l’humanité sous
son aspect général ou sous des aspects particuliers » nous disent-ils en substance.
Il s’agit donc pour ce qui nous concerne dans cette entreprise de rendre
compte de la place prise et de la lente gestation du phénomène « Renseignement »
dans la durée – cela s’appelle le temps – nous faire prendre conscience de la
permanence de ce souci bien avant qu’on puisse le caractériser de « fonction »,
stratégique ou pas. Les deux ouvrages précédents nous ont fait la preuve qu’elle
est de facto entrée très tôt dans l’Histoire (« H » majuscule). Initiative heureuse,
car on avait hâte de découvrir plus avant ce cheminement du « renseignement
des hommes » : ses fondements, sa genèse, la place acquise, perdue, regagnée,
mais jamais totalement absente dans les interactions humaines. C’est donc
chose faite via cette série entreprise par le CF2R et les éditions Ellipses.
Grâce à cette initiative, nous ouvrons en grand dans ces ouvrages les
fenêtres de l’Histoire pour tenter de comprendre la place qu’y prit le renseignement.
Ce ne fut pas toujours évident. L’un des grands diplomates ayant agi et influé
dans l’ombre des Grands de ce monde et des décisions des Alliés lors du second
conflit mondial, Sir Alexander Cadogan – qui fut pour faire simple à cette
période le numéro deux du Foreign Office à Londres – nota dans ses mémoires
que le renseignement fut une dimension absente dans l’histoire de la diplomatie.
Mais au-delà de la seule diplomatie, qu’en est-il, plus généralement, dans
l’Histoire ?

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Préface

Nous venons de dire qu’il fallait être prudent, car le sujet ne fait pas
l’unanimité – pour le moins – et il peut y avoir un risque en ne se focalisant
que sur le processus historique. Au détour d’une analyse que nous livre ici ou
là, au fil du temps, un érudit ou un esprit fin et libre, on peut se heurter à des
rebuffades telles que celle, bien connue, qui fit dire à Montesquieu dans L’Esprit
des Lois : « L’espionnage serait peut-être tolérable s’il pouvait être exercé par
d’honnêtes gens1 ». Il y en a eu bien d’autres. Le renseignement s’en trouve alors
disqualifié. Certes, encore faut-il replacer cette phrase dans son contexte et ne
pas en faire une doxa, raccourci encore trop pratiqué aujourd’hui en la matière
dans notre pays par les médias.
On risque aussi de se laisser influencer par les érudits, tel Paul Valéry :
« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré.
Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre
de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente
dans leurs repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution,
et rend les Nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie
ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne
des exemples de tout2 ».
Fâcheuse citation, pensera-t-on, pour préfacer un ouvrage sur l’histoire
du renseignement et sur le renseignement dans l’Histoire ? En tous cas, deux
écueils auxquels on peut se heurter : l’un touchant l’essence, la nature même
de notre sujet, l’autre son existence, sa geste, son rôle.
Il y a pourtant au moins deux notions intéressantes pour notre propos
dans l’extrait provocateur ci-dessus sous la plume de Valéry – écrit dans l’entre-
deux-guerres ; un contexte de paix mal réglée en Europe, de tensions nationalistes
et irrédentistes naissantes dans le reste du monde ; un monde désorienté, qui
parle de décadence et s’achemine vers une autre guerre – qui se marient bien
avec la nature et l’image du renseignement dans nos sociétés, occidentales
surtout : la magie et la légende, d’une part, qui peuvent en effet enivrer plus
qu’instruire, mais tout aussi bien liguer contre la chose ; et d’autre part la valeur
pédagogique de l’exemple, du retour d’expérience – RETEX disent les
militaires – les deux étant bien entendu étroitement mêlées. Le même Valéry
disait aussi sur notre conception de l’Histoire : « Elle conduit les plus grands
hommes à concevoir des desseins qu’ils évaluent par imitation et par rapport à des
conventions dont ils ne voient pas l’insuffisance ».
S’agissant de la seconde de ces deux notions, tout d’abord : on peut estimer
d’emblée après les deux premiers tomes de cette série d’ouvrages sur « L’histoire

1. Tome 1, chapitre xxiii – « Des Espions dans la Monarchie ».


2. « De l’histoire », in Regards sur le monde actuel, Paris, 1931.

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Préface

mondiale du Renseignement », que l’influence de la fonction tout au long de


l’histoire humaine relève d’emblée de l’évidence, non de la magie ou de la
chimère (ou « les esprits » disait Sun Zi), et justifie donc notre intérêt. Et en ce
sens, la présente édition est capitale : cette somme tend à prouver le rôle majeur
du renseignement – dans l’esprit du commentaire de Sir Alec Cadogan – légitimant
une fonction et des activités ancestrales, définissant des objectifs, des pratiques,
une éthique parfois – pas assez, peut-être : Markus Wolf lui-même, l’un des
maîtres de l’espionnage moderne, n’a-t-il pas écrit, « Vu de l’extérieur, le monde
des services secrets peut sembler absurde et même immoral1 » ? –, des « métiers »,
des acteurs, hommes et des femmes. Au travers de l’analyse des événements
par les chercheurs qui ont contribué à cette « Histoire du renseignement, on
peut savourer et se féliciter d’une modernité de réflexion, un regard tout à la
fois académique et opérationnel porté sur cette fonction qu’on découvre au fil
du temps comme une science en marche, une autre approche de l’intelligence – car
c’est bien ainsi qu’on la nomme en anglais – des faits et de leur environnement,
de la réflexion et de l’action, de la part des hommes dans leur temps.
La pratique des services secrets – nous apprend l’amiral Lacoste2 (ancien
DGSE, 1982-1985) – et leurs modes opératoires se réfèrent à trois modèles
stratégiques : le modèle militaire, le modèle diplomatique et le modèle policier.
Puisque dans les deux ouvrages précédents se sont déjà prononcés tour à tour
deux maîtres, l’un du renseignement diplomatique, l’autre du renseignement
policier, il me revient de ne pas faire oublier que le modèle militaire est bien le
« second plus vieux métier du monde ». Associé à la conflictualité, dès que
l’homme s’est rendu compte qu’il devait partager cette planète, à l’origine pour
lui infinie, avec d’autres êtres qui lui étaient semblables, mais pas forcément
amicaux, le renseignement de combat, ultérieurement « militaire », a fait la
preuve de son essentialité dans la conduite des affaires du groupe, de sa survie,
de ses intérêts.
« Tant qu’il y aura des conflits politiques et des forces armées se disant prêtes
à les résoudre, aucune Nation ne pourra se passer d’un service chargé d’évaluer
les intentions et les ressources d’un ennemi potentiel3 » écrivait Markus Wolf dans
ses mémoires. Bien avant lui, il y a vingt-cinq siècles, déjà évoqué dans cette
série, Sun Zi écrivait : « Celui qui sait tout par avance ne l’a pas obtenu des esprits,

1. Markus Wolf, avec Anne Mc Elvoy, L’homme sans visage. Mémoires du plus grand maître
espion communiste », Plon, 1997, p. 368.
2. Services secrets et Géopolitique, coécrit avec François Thual, Lavauzelle, 2002. Chap. II :
Conduite des stratégies et renseignement, p. 47.
3. Markus Wolf, op. cit., p. 379

13

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Préface

ni par comparaison avec d’autres faits, ni en se livrant à des élucubrations, il doit


l’obtenir des hommes qui connaissent la situation réelle de l’ennemi1 ».
Les exemples que nous proposent le CF2R et les éditions Ellipses ne recèlent
aucune tromperie que véhiculerait l’Histoire pour tromper ou aveugler les
hommes. Mais en préfigurant la sentence plus générale de Valéry, le « siècle des
Lumières » a jeté pêle-mêle dans le même sac les affaires de renseignement
militaire, politique, intérieur comme extérieur : à la fin du xviiie siècle, donc
peu avant la période couverte par le présent opus, la condamnation du
renseignement se fondait surtout sur des considérations morales, s’appuyant
sur des valeurs aristocratiques dont l’espion incarnait l’antithèse. D’abord un
rejet éthique – l’espion était avant tout considéré comme un être vénal –, puis
aristocratique – contre un acteur douteux qui ne respectait pas certains codes
formalisés de la diplomatie ou de la guerre – ; enfin en vertu d’une affirmation
croissante des sentiments nationaux en approchant de la Révolution française – et
les idées nouvelles qu’elle véhicule : le rejet d’un individu traître à sa patrie. Ces
considérations vont perdurer longtemps, surtout en France. Elles connaîtront
leur apothéose… avec l’affaire Dreyfus !
L’onde de choc qui résulta de cet événement retentissant de notre histoire
nationale ébranla le pays tout entier. Mais séisme majeur également, bien
entendu, pour le renseignement en France : ses conséquences pour un dispositif
national (et non plus uniquement attaché au chef, au souverain, au dirigeant
en place) tout juste balbutiant depuis la défaite de 1870 furent en effet énormes.
Le présent ouvrage y fait référence sous des approches différentes. Elles
marqueront durablement les esprits et engendreront longtemps après un manque
de confiance et de crédibilité vis-à-vis du service fourni par les militaires du
renseignement à leurs clients, ne renforçant pas l’image de l’action secrète en
France encore imprégnée de l’esprit des Lumières. Paul Paillole, affecté en 1935
au Service du renseignement de l’armée (de terre) française – au sein duquel il
appartenait à la branche contre-espionnage, le SCR – témoigne qu’alors l’Affaire
Dreyfus continuait à hanter l’esprit des officiers, et en particulier ceux qui
étaient affectés au renseignement : « En vérité, nous ne nous sommes pas encore
relevés de l’Affaire Dreyfus et des erreurs de nos anciens2 ».
Toutefois, sous un autre angle, on ne saurait totalement contredire Valéry,
car on butte inévitablement sur une difficulté qui nous guette en permanence
et ne nous lâche pas : la part de la légende, celle qui « fait rêver, (…) enivre les
peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs
vieilles plaies, les tourmente dans leurs repos, les conduit au délire des grandeurs

1. L’Art de la guerre. Art. XIII : « De l’utilisation des espions ».


2. Paul Paillole, Services spéciaux (1935-1945), Robert Laffont, 1975.

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Préface

ou à celui de la persécution ». Il y a effectivement dans l’histoire du renseignement


une part de tromperie, de manipulation, d’instrumentalisation ; c’est
particulièrement sensible et compréhensible pour cette fonction qui se voile et
se masque, qui observe et épie, s’active dans la discrétion, dans la manœuvre
cachée, clandestine, qui vole ou viole le secret, utilise et manipule la trahison,
la corruption, la compromission… Toutes choses bien entendu qui – comme
au siècle des Lumières – peuvent révolter l’honnête homme, et en même temps
déforment, exagèrent, enivrent, font rêver, tourmentent, ravivent de vieilles
plaies… Ainsi l’affaire Dreyfus.
Allant dans le même sens, nous dit Christopher Andrew dans sa très
autorisée Histoire du MI 51, contrairement à la légende qui a encore la vie dure
aujourd’hui, la toute puissance et l’omniprésence du renseignement britannique
dans son Empire n’était rien moins qu’un mythe véhiculé par une littérature
foisonnante et passionnante sur ce sujet, mais reposant totalement sur de la
fiction. Il n’existait effectivement au Royaume-Uni, à l’époque que couvre le
présent ouvrage, que de maigres services militaires à peine plus riches qu’en
France appartenant à l’Armée de Terre et à la Marine, ainsi qu’une branche
spécialisée de la police continentale. Comme en France, ce ne sera que le besoin
urgent, et non la raison, qui créera la fonction – en l’espèce pour Londres la
guerre des Boers –, mais déclinera ensuite pour tangenter le « 0 » absolu. Le
premier professeur d’histoire de la guerre à Oxford, nous dit encore Christopher
Andrew, comparait l’utilisation du renseignement par les politiques du Royaume-
Uni avant 1909 à « un homme qui n’avait qu’un petit cerveau qu’il n’utilisait
qu’occasionnellement et qu’il rangeait dans la poche de sa veste, ayant en permanence
un mécanisme d’horlogerie pour son fonctionnement intellectuel courant ».
Donc loin tant du mythe que du mépris, plongeons-nous dans ce nouvel
opus de la série. Pour balayer nos doutes et nos craintes, nous éclairer et nous
conforter dans les acquis des deux premiers volumes, laissons-nous guider par
nos experts qui nous conduisent dans cet opus à comprendre ce processus
morcelé et laborieux qu’est la gestation, entre le Premier Empire et la secousse
de l’Affaire Dreyfus, vers un renseignement moderne.

Général Michel Masson

1. The Defence of the Realm. The Authorized History of MI5, Penguin Books, 2009. Le MI 5, ou
Security Service, est en charge du renseignement intérieur au Royaume-Uni.

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PRÉSENTATION
LES PROLÉGOMÈNES
DU RENSEIGNEMENT MODERNE

Éric Denécé et Benoît Léthenet

Le xixe siècle est une période de bouleversements internationaux majeurs :


guerres de la Révolution et de l’Empire, recomposition de l’Europe après le
traité de Vienne, révolutions nationales de 1848, révolution industrielle,
constitution des empires coloniaux et rivalités ultramarines entre puissances
européennes, guerre franco-prussienne de 1870, etc. Tous ces événements
décuplent les besoins en renseignement des États européens, entre qui les
rivalités politiques, économiques et militaires ne font que croître.
Sur le terrain militaire, à l’occasion des guerres de la Révolution et l’Empire,
de la guerre de Sécession et de la guerre de 1870, les affrontements prennent
une ampleur nouvelle. Les armées réunissent des effectifs de plus en plus
importants, la logistique et la technologie jouent un rôle majeur. Le renseignement
s’adapte à ce nouveau contexte de guerre de masse et de guerre industrielle et
connaît des développements importants : accélération des transmissions
d’informations, structuration des services, cadres juridiques renforcés… pour
ne citer que ces exemples.
De plus, à partir de la seconde moitié du siècle, la diversification des sujets
d’intérêt conduit les services à rechercher de nouvelles sources d’information,
ouvertes ou secrètes, afin de répondre aux préoccupations de leurs gouvernements.
Il leur faut collecter plus de renseignements, recruter davantage d’agents dans
de nouveaux milieux, dans plus de lieux et avec un plus grand professionnalisme.
Ainsi, le dernier tiers du xixe siècle voit l’apparition de services de renseignement
permanents aux effectifs importants et la formalisation progressive des règles
du métier. Ce phénomène, qui prend d’abord naissance en Prusse, s’étend
rapidement à tous les pays européens.

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Introduction

Enfin, les premiers exemples d’instrumentalisation du renseignement


apparaissent : l’affaire Dreyfus (1894) illustre, d’une façon dérangeante pour la
France, la politisation de certains officiers des services au profit d’une cause
partisane. En conséquence, dans un contexte de rivalités entre les puissances
européennes et de préparation du futur conflit avec l’Allemagne, les instruments
de la revanche – le renseignement et l’armée – sont décriés et affaiblis.
Le xixe siècle est ainsi une période charnière dans l’histoire du renseignement :
il s’affirme comme un laboratoire d’expériences qui annoncent la naissance des
structures d’espionnage modernes.

Après un rapide aperçu de l’évolution du renseignement en Europe au


cours du xixe siècle, ce troisième tome de L’Histoire mondiale du renseignement
est consacré, pour sa grande majorité, au renseignement français. C‘est une
priorité car notre histoire, en ce domaine, demeure encore balbutiante et doit
être consolidée.
En premier lieu, est abordé le renseignement français sous le Premier
Empire, et le rôle qu’il a joué au cours des campagnes de Napoléon, grâce aux
contributions de Jean-François Brun et de Michel Roucaud. La personnalité et
les actions hors du commun de Schulmeister, que décrit Abel Douay, illustrent
le dévouement et bien souvent les compétences des acteurs du renseignement.
En creux, Gaël Pilorget présente l’échec du renseignement militaire impérial
au cours de l’occupation de l’Espagne, face à l’action coalisée des guérilleros
ibériques et des cryptologues britanniques.
Puis, le renseignement sous le Second Empire est évoqué à travers deux
contributions d’Oliver Lahaie, qui couvrent tout le règne de Napoléon III jusqu’à
la défaite de 1870, et celle d’Éric Taladoire qui aborde un épisode méconnu et
fort instructif, celui du renseignement dans les opérations de contre-guérilla
lors de la campagne du Mexique.
En troisième lieu, nous nous intéresserons au développement du
renseignement naval au cours de la période, grâce à Alexandre Sheldon-Duplaix,
qui nous offre un beau portrait de l’attaché naval et de ses nombreuses missions,
et à Patrick Louvier qui nous emmène en Méditerranée et en Orient pour y
présenter l’action du renseignement naval français sur la Sublime porte pendant
le xixe siècle.
Ensuite, nous suivrons l’évolution du renseignement français sous la
IIIe République. Gérald Sawicki décrit les origines lointaines du service Action
et les plans de sabotage français envisagés en cas de guerre contre l’Allemagne
et revient sur la célèbre affaire Schnaebelé montée par le contre-espionnage

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Les prolégomènes du renseignement moderne

prussien afin de capturer l’un des meilleurs spécialistes du renseignement de


la police française. Puis Martine Cuttier nous emmène outre-mer pour présenter
l’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français.
La surveillance des populations dans l’hexagone, comme le contre-
espionnage ne sont pas oubliés. Benoît Haberbusch met en lumière le rôle
essentiel de la gendarmerie en la matière et Julien Bouchet rappelle que le
renseignement est souvent une activité politique et présente ce que fut la
surveillance politique de l’armée sous le combisme.
Parallèlement à ces nombreuses et riches contributions consacrées aux
multiples facettes du renseignement humain au cours du xixe siècle, le rôle
essentiel de la cryptographie est abordé par Michel Debidour, qui décrit les
grandes innovations de cette discipline au cours de la période étudiée et Alexandre
Ollier, qui présente plus spécifiquement les avancées françaises en la matière.
Michel Debidour revient également sur le rôle qu’ont eu l’espionnage et la
cryptographie dans l’Affaire Dreyfus.
Enfin, si la plus grande partie de cet ouvrage est consacrée au renseignement
français, en Europe, en Méditerranée et en Afrique, l’évolution du renseignement
en Amérique et en Asie n’est pas oubliée. Laurent Moënard, d’abord, étudiant
la guerre de Sécession américaine, présente les premiers pas du renseignement
militaire aux États-Unis et le rôle méconnu qu’y ont joué deux Français. Il décrit
ensuite le parcours hors norme de Charles-Joseph Bonaparte, petit-neveu de
Napoléon, qui créa le FBI. Puis, les enjeux économiques occupant plus que
jamais au xixe siècle une place majeure dans les objectifs du renseignement, un
exemple d’intelligence économique avant la lettre est décrit à travers l’implantation
des Barcelonnettes au Mexique, à partir de 1821, expérience unique d’une
expatriation économique française réussie à l’étranger. Enfin, Grégoire Sastre
nous emmène en Asie pour décrire la construction du renseignement japonais
moderne.
Pour conclure, afin de tirer des enseignements des nombreuses contributions
publiées dans les trois premiers volumes de cette Histoire mondiale du
renseignement, nous présenterons une synthèse des 5 000 ans d’histoire du
renseignement couverts par les différents auteurs et nous aborderons la question
des sources, essentielle pour les recherches historiques.

Ce troisième tome de L’Histoire mondiale du renseignement – 25 contributions


produites par 18 auteurs de haut niveau, universitaires reconnus et spécialistes
du renseignement – offre à la fois des exemples fouillés, nourris d’une
documentation riche, des portraits vivants et des enquêtes.

21

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Introduction

Évidemment, ce troisième tome ne saurait pas davantage prétendre à


l’exhaustivité que les deux précédents. Manquent à ce tour d’horizon notamment
des études consacrées aux services britanniques et russes, autrichiens et prussiens,
italiens, serbes et ottomans, et la Chine n’est pas abordée. De même, n’est pas
évoqué le rôle du renseignement français en Afrique du Nord ou au Levant
sous le Second Empire, notamment lors de l’expédition de Syrie (1860). Ce
domaine de recherche reste donc encore largement à compléter.
C’est pourquoi cet ouvrage esquisse de nouvelles pistes de recherche en
histoire du renseignement : une étude des personnels du Dépôt de la guerre – au
sein duquel archivistes et officiers du Génie jouent un rôle majeur – s’impose.
Une réflexion sur l’âge pour parvenir à maîtriser les « arts de la clandestinité »
pourrait également apporter un éclairage nouveau : beaucoup des espions
mentionnés dans les pages qui suivent ont plus de 60 ans et même 70 ans !
D’autres travaux pourraient enfin être conduits sur l’impact des innovations
dans les domaines de la communication – télégraphe puis téléphone – et des
moyens de transport – apparition du chemin de fer, du steamer et du ballon – sur
les activités de renseignement.
Toutefois, avant d’envisager, d’ici quelques années, une seconde édition
revue et augmentée, nous continuerons notre démarche de « couverture » de
l’histoire mondiale du renseignement, via la publication deux autres tomes
consacrés aux Première et Seconde Guerres mondiales (parutions prévues en
2022).

Éric Denécé et Benoît Léthenet

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L’ÉVOLUTION DU RENSEIGNEMENT
EN EUROPE AU COURS DU XIXe SIÈCLE

Éric Denécé

Depuis la proclamation de la Ire République, la France est entrée en guerre


contre le reste de l’Europe et ses armées multiplient les victoires. Dans leur
sillage, les idéaux révolutionnaires se diffusent aux État voisins (Italie, Belgique,
Pays-Bas et Suisse) et de nouveaux principes politiques s’y imposent. Bien que
Bonaparte mette un terme à la Révolution par le coup d’État du 18 brumaire
(1799), les relations avec les autres puissances européennes continuent de se
dégrader sous le Consulat puis l’Empire (1804). Le Royaume-Uni, la Prusse,
l’Autriche, la Russie se coalisent contre la France et son empereur, plongeant
l’Europe dans d’interminables guerres.

Renseignement militaire et guerre secrète sous l’Empire

Ainsi, de 1792 à 1815 une intense guerre de l’ombre oppose la France aux
autres État européens. Dans leur lutte contre le gouvernement révolutionnaire
puis l’Empire, les « services » de la couronne britannique – et à moindre degré
de l’Autriche et de la Russie – s’appuient sur les émigrés réfugiés sur leur sol et
sur les réseaux royalistes en France, dont les chefs sont à Londres. Rapidement,
cette guerre secrète devient essentiellement franco-anglaise, car l’Autriche et
la Prusse sont vaincues et contraintes de s’allier à Napoléon. Dans leur lutte
contre l’empereur, les services de renseignement britanniques reçoivent l’appui
des réseaux d’information du banquier Rotschild, qui leur apportent une aide
très efficace pour déstabiliser l’Empire. En retour, Napoléon n’hésite pas à
exploiter les réseaux irlandais pour se renseigner et accroître la pression sur
l’Angleterre.

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Introduction

Le renseignement français sous Napoléon


Sous son règne, Napoléon donna une grande impulsion aux activités de
renseignement. Il y eut recours de façon régulière, pour préparer ses opérations
militaires, développer l’industrie ou assurer la sécurité intérieure de l’Empire.
Bien qu’il n’ait quasiment rien écrit sur le sujet, Napoléon était convaincu
de l’importance du renseignement. Il estimait « qu’un espion bien placé vaut
vingt mille combattants ». L’Empereur déclara un jour au maréchal Soult, qu’il
considérait comme l’un des meilleurs tacticiens d’Europe : « Croyez-moi, en
examinant les résultats des campagnes, on constate que ni la bravoure de l’infanterie,
ni celle de la cavalerie ou de l’artillerie n’ont décidé d’un aussi grand nombre de
batailles que cette arme maudite et invisible des espions. »
C’est au cours de la campagne d’Italie (1796-1797) que Bonaparte prend
conscience de l’importance du renseignement. En 1798, il écrit à Berthier, au
sujet des interrogatoires de prisonniers afin de recueillir des renseignements :

« L’usage barbare de faire bâtonner les gens prévenus d’avoir des


secrets importants à révéler doit être aboli. Il a été reconnu de tout temps
que cette manière d’interroger les hommes en les mettant à la torture,
ne produit aucun bien. Les malheureux disent tout ce qui leur vient à la
tête et tout ce qu’ils voient qu’on désire savoir. En conséquence, le général
en chef défend d’employer un moyen que réprouvent la raison et
l’humanité1 ».

L’importance du renseignement est alors reconnue dans l’armée, ainsi


qu’en témoigne l’adjudant-général Paul Thiébault (1769-1846) – adjoint de
Masséna pendant la campagne d’Italie – dans son Manuel des adjudants-généraux
et des adjoints employés dans les États-majors divisionnaires dans les armées2 :

« Il faut avoir assez d’espions pour qu’il y en ait toujours en campagne.


Leur choix est difficile, parce qu’il importe qu’ils soient sûrs, pris parmi
des hommes de même opinion, qui ne se connaissent pas, de peur qu’ils
ne puissent s’entendre, et concerter leurs réponses.
Une précaution sage est de les choisir parmi les hommes qui ont le
plus à se plaindre du parti contre lequel on les emploie ; on ne doit rien
négliger pour les intéresser à la cause qu’ils servent. Pour les exciter à
bien servir, on leur donne un petit salaire, lorsqu’ils n’apprennent rien

1. Lettre du général Bonaparte au général Berthier, 11 novembre 1798, Correspondance de


Napoléon Ier, Fayard, 2004.
2. Magimel, Paris, An VIII (1800).

24

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

d’intéressant, et de fortes récompenses quand ils apportent des avis


importants, et que ces derniers sont vérifiés.
(…) On doit attacher les ambitieux par la promesse de ce qui les
flatte, ceux qui sont timides par des menaces, ceux qui aiment l’argent
par des récompenses pécuniaires. On peut encore s’assurer provisoirement
des biens et des familles de ceux qui en ont. Il faut enfin savoir profiter
de toutes les faiblesses que l’on peut découvrir en eux, et se bien persuader
que sans cela, on n’aura aucune autorité réelle sur eux, et qu’on en
obtiendra aucun renseignement, si l’on ne fait agir à propos la crainte et
l’espérance. »

Au cours des nombreuses campagnes de l’Empire, Napoléon fait un usage


permanent du renseignement. L’Empereur veut tout savoir de ses ennemis et
de ses futurs théâtres d’opération.

« Pour déterminer sa politique, arrêter sa stratégie, il désirait connaître


l’état d’esprit régnant dans les pays étrangers, les courants politiques
dans les cours comme dans les milieux du commerce et dans la population,
la situation de l’économie et des finances, et bien sûr, leur potentiel
militaire1 ».

Grand lecteur, il prépare chaque campagne par une série de lectures


historiques et géographiques et sollicite des rapports de son réseau diplomatique.
Avide de renseignements opérationnels, il exige de ses « services » une
connaissance précise et détaillée des itinéraires, de l’état des routes et des
passages à gué, ainsi que des moyens de transport et des vivres qu’il pourrait
acquérir en chemin. De la qualité de ces renseignements dépend souvent le
choix du lieu où l’Empereur livrera bataille. Après seulement qu’il a toute
l’information, il s’en remet à son intuition.

« Napoléon, chef d’État et chef de Guerre, avait un impérieux besoin


de cette pré-connaissance pour conduire son action et innombrables
furent ses demandes dans tous les domaines. IL avait une soif inépuisable
de savoir, réclamant à tous et surtout des renseignements que son étonnante
mémoire et sa formidable puissance de travail lui permettaient de retenir
facilement2 ».

1. Alain Montarras, Le Général Bonaparte et le renseignement, éditions SPM, Paris, 2014,


p. 10.
2. André Palluel, Le Dictionnaire de l’Empereur, Plon, Paris, 1969.

25

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Introduction

Au plus haut niveau, le Grand quartier général, placé sous le commandement


du maréchal Berthier, pilote la recherche des informations, leur centralisation
et l’analyse du renseignement. Il est appuyé par le cabinet topographique de
l’Empereur, ses ingénieurs-géographes et ses officiers du Génie chargés de
dresser les cartes des opérations. Par ailleurs, les interceptions des courriers
étrangers sont nombreuses, œuvre d’un cabinet noir composé d’une multitude
de décrypteurs, techniciens, linguistes, spécialistes des « coutumes étrangères »,
placés sous l’autorité directe du directeur général des Postes, Antoine de Lavalette1.
Sur le terrain, les commandants de corps d’armée disposent d’un bureau
« renseignement ». Un officier supérieur y est chargé de la « partie secrète » et
des reconnaissances. Les fiches concernant les armées étrangères sont conservées
jusqu’au niveau du bataillon et quotidiennement mises à jour pendant les
campagnes. Chaque nouvelle campagne militaire nécessite la mise en place
d’un nouveau dispositif de renseignement. Des unités de cavalerie légère sont
envoyées reconnaître les avant-postes ennemis. Elles mènent aussi des coups
de mains dans les agglomérations pour saisir le courrier en partance. Parfois
déguisés en paysans ou en vivandiers infiltrés dans le grouillement des populations
qui accompagnaient les armées de cette époque, des généraux tels que Murat
et Bertrand ne jugent pas indignes de remplir des missions de renseignement.
En 1805, un bureau pour l’interrogatoire des prisonniers et des populations
autochtones est institué, fournissant des informations intéressantes2. Nombre
de ses agents sont des professionnels et il semble que les services français aient
développé des techniques sophistiquées pour l’époque3. Des informateurs
ponctuels – paysans, notables et voyageurs de commerce – sont ainsi recrutés
dans la population, d’autant plus facilement que l’armée française incarne pour
beaucoup un espoir de libération. Cette démarche produit d’excellents résultats
lors des guerres de la Révolution et du début de l’Empire. Mais avec le temps,
le recrutement d’agents locaux devient difficile. Au cours de la guerre d’Espagne
(1807-1814), il est quasiment impossible.
La pièce maîtresse du renseignement de Napoléon se dénomme Charles-
Louis Schulmeister, un habile contrebandier alsacien, recruté par un chef
d’escadron de la gendarmerie plein d’avenir, Savary, futur ministre de la Police.
En 1796, à l’occasion de la campagne d’Allemagne, sa connaissance du Rhin et
de ses gués, comme sa maîtrise de la langue allemande et son don pour
l’espionnage, font de Schulmeister une recrue de choix. En quelques années, il
développe son activité et ses réseaux dans le monde germanique au profit de

1. Douglas Porch, Histoire des services secrets français, Tome 1, Albin Michel, 1997, p. 22.
2. Ibid., p. 27.
3. Idem.

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

l’Empire, disposant d’agents jusqu’en Autriche et en Hongrie. Il conduit de


remarquables opérations de pénétration et d’intoxication sous identité d’emprunt.
Ainsi, le 12 octobre 1805, il est aux côtés du maréchal Mack dans la citadelle
d’Ulm. Le commandant en chef autrichien le présente à ses officiers comme
son agent d’espionnage le plus digne de confiance, car il lui avait maintes fois
rapporté des informations très exactes sur les Français ! Au service de Mack,
Schulmeister mêle dans ses rapports vrais documents issus de l’état-major
général français et éléments de pure invention. L’objectif que lui a donné
Napoléon est de fixer les Autrichiens dans Vienne, pendant que les troupes
françaises les encerclent, ce qu’il parvient à faire. Parallèlement, il obtient un
sauf-conduit lui permettant de voyager librement au cœur des lignes autrichiennes,
ce qui lui permet de transmettre ses renseignements, vrais cette fois, au maréchal
Murat. Les renseignements qu’il y recueille contribuent à la victoire de Napoléon
à Austerlitz, mais également à sa notoriété et à sa richesse. Pendant l’occupation
de Vienne, Schulmeister est nommé commissaire spécial de police, puis retourne
à Strasbourg, la paix revenue. Il reprend du service à Erfurt, en 1808, puis de
nouveau à Vienne, en 1809, où c’est lui qui interroge Frederich Staps, l’homme
qui a tenté de poignarder Napoléon.
Toutefois, lors de la préparation de la campagne de Russie (1812), Napoléon
se trouve dépourvu d’agents. Pourtant, cette opération était un projet qu’il
envisageait depuis longtemps. En effet, en décembre 1800, Bonaparte, alors
Premier consul, écrivait à Talleyrand, déjà ministre des Relations extérieures :

« Je désirerais, Citoyen Ministre, que vous fissiez faire des recherches


dans vos cartons et rédiger un mémoire :
1° Sur les finances de la Russie, comprenant la quotité et la nature
de ses revenus, de sa dette et des dépenses ;
2° Sur ses forces de terre ; la manière dont se fait le recrutement ;
l’organisation de ses régiments d’infanterie, de cavalerie et d’artillerie ;
les noms desdits régiments ; le nombre et les noms des généraux ; la nature
du calibre de leurs canons ; leurs arsenaux ;
3° Sur ses forces de mer ; les noms de tous les vaisseaux de guerre ;
4° Le nom de toutes les villes ayant plus de 10,000 habitants de
population. Si vous ne trouviez pas de renseignements dans vos archives
et qu’ils ne peuvent vous être donnés par les Français ayant voyagé en
Russie, vous pourrez les demander aux principaux officiers russes qui
sont en France1 ».

1. Correspondance, Paris, 1er décembre 1800. Au citoyen Talleyrand (https://www.napoleon-


histoire.com/correspondance-de-napoleon-decembre-1800/).

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Introduction

Douze ans plus tard, il semble que ces renseignements n’ont pas été actualisés.
L’Empereur confie alors au Bureau de la statistique extérieure du ministère des
Relations extérieures la tâche de monter à la hâte un réseau d’espionnage. En
effet, parallèlement, aux militaires, ce ministère dispose d’attributions en matière
de renseignement à l’étranger. Sous l’impulsion de Talleyrand, les ambassadeurs
et les représentants consulaires constituent des réseaux de renseignement dans
leur pays de résidence afin de connaître l’état d’esprit des populations, les
intrigues des dirigeants, la situation économique et le potentiel militaire des
pays étrangers. Le Bureau de la statistique extérieure est chargé de synthétiser
toutes les informations recueillies.
Toutefois, le réseau d’espionnage sur la Russie mis en place dans l’urgence
ne se révèle pas à la hauteur des attentes de l’empereur. Mais, déterminé à
donner une leçon au tsar Nicolas II, Napoléon déclenche malgré tout son
opération en dépit de renseignements relatifs au climat, à l’état d’esprit des
populations ou à la psychologie de ses adversaires, qui auraient dû l’inciter à
la prudence1.
Sur le plan politique, l’empereur ne limite pas l’action de ses « services » à
l’Europe et l’étend à l’Amérique. Après avoir placé, en 1808, son frère Joseph
sur le trône d’Espagne, il espère un moment s’approprier l’Amérique latine que
gouvernent des vice-rois espagnols. Ceux-ci ayant refusé de reconnaître Joseph,
il tente de dresser contre eux Créoles et Indiens. Il organise dans ce but un
réseau qui fonctionne à partir de 1809. Son chef, un certain José Desmolard,
recrute de nombreux agents français qui, sous couverture des professions de
commerçant, marin ou cuisinier – et dotés de passeports américains – opèrent
à partir de Mexico, de La Nouvelle-Orléans et de la Californie. Desmolard
n’ayant jamais obtenu que des résultats médiocres, il est remplacé par Jacques
Athanase d’Amblimont qui mène une lutte souterraine et acharnée contre Luis
de Onis, le représentant de la junte espagnole en Amérique. D’Amblimont
réussit une opération que l’on peut considérer comme un chef-d’œuvre d’action
politique : le déclenchement de l’insurrection qui, en 1811, est bien près de
chasser les Espagnols du Mexique. Malgré l’échec de l’opération, les menées
françaises se poursuivent jusqu’en 1815, notamment au Venezuela et au Chili,
date à laquelle, avec la chute de l’Empire, elles cessent tout à fait2.
Parallèlement à ses campagnes militaires, l’empereur accorde également
toute son attention au renseignement économique. Sa Société pour l’encouragement
mutuel doit être considérée à la fois comme l’héritière des pratiques instituées

1. D. Porch, op. cit., p. 30.


2. Jean-Pierre Alem, L’Espionnage. Histoires et méthodes, Lavauzelle, Paris, 1987, p. 229.

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

par Colbert et l’ancêtre des démarches modernes d’intelligence économique.


Napoléon y a recours de façon régulière, pour développer l’industrie.
Le renseignement intérieur est également particulièrement actif sous
l’Empire, car de nombreux complots se trament contre l’Empereur. Ainsi, la
surveillance de l’opposition et le contre-espionnage se développent. De 1799
à 1810, Fouché, ministre de la Police, met en place une organisation implacable
de lutte contre les complots. Deux divisions spécialisées, l’une chargée de la
police secrète, l’autre de la surveillance des étrangers, sont instaurées au sein
du ministère. Il construit un réseau d’indicateurs rémunérés – domestiques,
prostituées, colporteurs, tenanciers de maisons de jeu, anciens bagnards à
l’image de Vidocq – infiltrés dans tous les milieux. C’est un système de
surveillance et de délation à grande échelle qui est ainsi instauré. On prête au
ministre de la Police le propos suivant : « Partout où trois personnes ou plus sont
en train de parler, une d’entre elles est un de mes informateurs ». D’après la légende,
il aurait même rétribué Joséphine pour qu’elle le renseigne sur Napoléon… De
plus Fouché est autorisé à entretenir des agents à l’étranger, afin d’infiltrer les
milieux émigrés, ce qui en fait sur ce point, un concurrent de Talleyrand.
Dans ses circulaires aux préfets chargés de surveiller l’esprit public et de
veiller à la sûreté générale, le ministre de la Police donne des directives qui
contribuent à professionnaliser la pratique du renseignement. La distinction
entre l’instance qui recueille les données et celle qui les évalue et les analyse se
met en place :

« Je ne demande et ne veux connaître que des faits recueillis avec


soin, présentés avec exactitude et simplicité, développés avec tous les
détails qui peuvent en faire sentir les conséquences, en indiquer les
rapports, en faciliter le rapprochement. Vous remarquerez, toutefois, que
resserrée dans d’étroites limites, votre surveillance ne peut juger
l’importance des faits qu’elle observe. Tel événement, peu remarquable
en apparence, dans la sphère d’un département, peut avoir un grand
intérêt dans l’ordre général, par ses liaisons avec des analogies que vous
n’avez pu connaître ; c’est pourquoi je ne dois rien ignorer de ce qui se
passe d’extraordinaire ou selon le cours habituel des choses1 ».

Mais la haute police de Napoléon n’est pas concentrée dans les seules mains
de Fouché. Le maréchal Moncey, inspecteur général de la Gendarmerie à partir
de 1801, se mêle lui aussi de contre-espionnage. Les douanes jouent également
un rôle actif, pour la surveillance des côtes, essentiellement pour lutter contre

1. Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police, Fayard, Paris, 2001, p. 34.

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Introduction

la contrebande, afin de faire respecter le blocus continental contre le commerce


anglais.
Néanmoins, en dépit de l’importance qu’il accorde au renseignement,
l’empereur se garde bien de mettre sur pied un service unique, préférant la
coexistence de plusieurs organismes. L’Empire voit ainsi la cohabitation d’une
demi-douzaine de structures chargées du renseignement extérieur et autant de
polices secrètes. Cette multiplicité de « services » pose problème, provoque des
rivalités et entraîne parfois leur paralysie. Il arrive même qu’un agent travaille
pour plusieurs services. Comme il n’existe aucun organe de coordination,
chacun développe ses propres réseaux à l’insu des autres.
La volonté de neutraliser les actions secrètes des puissances ennemies
donne par ailleurs lieu à des opérations clandestines. Le 20 octobre 1804, sur
ordre de Bonaparte, une centaine de soldats français débarquèrent sur la côte
prussienne. Conduits par l’adjudant-commandant Maison, ils avaient pour
mission d’enlever Sir Rumbold, l’ambassadeur britannique à Hambourg,
responsable de nombreuses opérations d’espionnage et de subversion en France,
et de saisir ses papiers ; ce qu’ils firent au cours de la nuit du 24 au 25 octobre.
Cette opération permit de démanteler l’ensemble du dispositif d’espionnage
anglais en France et en Europe du Nord. Bernadotte, qui supervisa ce coup de
main, rapporta peu après à Fouché que, dans cette opération, le commandant
Maison avait été secondé par un certain Steck, ancien officier français arrivant
de Hanovre, qui s’était déjà chargé d’une action similaire. N’oublions pas en
effet que l’enlèvement du duc d’Enghien fut une opération spéciale réalisée sous
le Consulat. En cette occasion, Bonaparte avait ordonné au général Ordener de
se rendre sur les bords du Rhin avec 300 hommes – dragons, pontonniers et
gendarmes – de franchir le fleuve à Rheinau, de marcher sur Ettenheim et d’y
enlever le duc. L’opération fut un succès.
Rappelons enfin que l’empereur est également parfaitement conscient de
l’impact de l’action psychologique, à laquelle il recourt régulièrement, tant pour
tromper l’ennemi – déclarant que « Quatre gazettes font plus de mal que 100 000
soldats en campagne » – que pour maintenir le moral de ses troupes.

L’action des services anglais


Ainsi, la guerre secrète fit rage pendant tout le règne de Napoléon. Dans
les combats souterrains, les « services » de l’empereur eurent à affronter les
Russes et les Autrichiens, mais les adversaires les plus redoutés de la France
furent les Anglais1. Selon certaines sources, dès la campagne d’Égypte (1798),

1. J.-P. Alem, op. cit. p. 251.

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

les serviteurs et guides égyptiens du général Bonaparte auraient été recrutés


par le renseignement britannique. Par la suite, les « services » anglais utilisèrent
les réseaux royalistes et les chefs de la chouannerie – notamment Cadoudal – pour
miner la France de l’intérieur, et les autres État européens ou leur population
pour déstabiliser la Grande Armée sur ses nombreux théâtres d’opération,
notamment en Espagne.
Un acteur privé apporte par ailleurs son soutien à l’action des « services »
de la Couronne. Avec Nathan Rotschild, la Grande-Bretagne dispose d’un des
meilleurs spécialistes du renseignement économique et financier du xixe siècle.
Il organise l’utilisation, à des fins publiques et privées, des réseaux bancaires.
Le service de renseignement de Rotschild est essentiellement créé pour contribuer
à la lutte de l’Angleterre contre Napoléon. Son analyse l’a persuadé que l’Empereur
français perdra à terme, mais qu’il ruinera l’Europe – donc l’Angleterre – si le
temps lui en est laissé. En conséquence, Rotschild ne néglige rien pour provoquer
sa chute. Son réseau d’information a pour bases les principaux établissements
financiers des Rotschild à Francfort, Londres, Paris, Vienne et Naples. Ses
agents, dont le nombre dépasse deux cents, sont des royalistes français, des
Anglais, des Allemands et des Hollandais. Cet organisme de renseignement
collabore avec les services britanniques dans deux domaines. D’abord, il leur
fournit un nombre important d’informations militaires, économiques et
financières ; ensuite, il met à leur disposition ses filières de transmission et ses
mécanismes de transfert de fonds. Mais bien entendu, il travaille aussi et surtout
pour la banque et lui permet, en particulier, de réaliser un formidable coup de
bourse en 1815. Nathan Rotschild est informé du résultat de la bataille de
Waterloo avant les autorités britanniques. Pendant quelques heures, il vend les
titres de rente du gouvernement anglais, provoquant l’effondrement des cours ;
puis il les rachète massivement. La nouvelle de la victoire arrivant à Londres,
les titres remontent vertigineusement, enrichissant considérablement l’astucieux
banquier.

Le renseignement à l’ère des révolutions industrielles


et des empires coloniaux

La chute de l’Empire français ne ralentit en rien la guerre secrète en Europe.


À partir de la seconde moitié du xixe siècle, les révolutions industrielles et
l’aventure coloniale décuplent les besoins en renseignement des État européens,
entre lesquels les rivalités politiques, économiques et militaires ne font que
croître. Les objectifs des « services » se multiplient et les informations secrètes

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Introduction

qu’ils recherchent nécessitent un plus grand professionnalisme pour être


obtenues. Ainsi, le dernier tiers du xixe siècle voit l’apparition de services de
renseignement permanents aux effectifs importants et la formalisation progressive
des règles du métier. Ce phénomène, qui prend naissance en Prusse, s’étend
rapidement à tous les pays européens.

L’essor du renseignement allemand


C’est la Prusse qui montre la voie, sous l’impulsion de Bismarck – chancelier
de 1862 à 1890 –, car il a besoin de renseignements diplomatiques et militaires
pour conduire sa politique d’unification et d’expansion de l’Allemagne. Il va
mettre sur pied un remarquable service de renseignement à partir de 1865 : la
Geheimfeld Polizei. L’Allemagne est ainsi le premier État européen qui fait du
service de renseignement une véritable institution étatique.
Sous la direction de Wilhem Stieber, le service allemand prend une ampleur
considérable et se professionnalise. Il recrute des milliers d’agents en France et
y introduit, pour des missions de reconnaissance de courte durée, des centaines
d’officiers et de sous-officiers en civil. Les agents prussiens tissent leur toile
dans tout le nord-est de la France et à Paris et enregistrent de nombreux succès.
Un de leurs espions, se faisant passer pour un peintre en bâtiment d’origine
alsacienne, parvient même, sans difficulté, à pénétrer au ministère de la Guerre.
Profitant de l’incroyable négligence de plusieurs officiers, il recopie le plan de
mobilisation et l’ordre de bataille de l’armée française. Cette préparation
permettra à la Prusse d’assurer sa victoire lors la guerre de 1870.

Les moyens considérables du renseignement russe


La Russie a toujours disposé d’une police politique puissante. Elle fut
particulièrement active, sous le nom de « Bureau secret », pendant le règne de
Pierre le Grand (1672-1725), puis de « Troisième section » du ministère de
l’Intérieur sous celui de Nicolas I (1796-1855), tsar autoritaire, qui la perfectionne.
L’espionnage russe en France est alors très actif. En 1859, le colonel russe
Albedinski, attaché militaire à Paris, réussit à se lier d’amitié avec un aide de
camp de l’empereur Napoléon III, puis à l’acheter. Il reçoit alors de ce personnage
des renseignements très complets sur l’ordre de bataille français et les plans
d’un nouveau canon de montagne.
Instaurée en 1881 par une ordonnance de l’empereur Alexandre III,
l’Okhrana a pour mission principale de découvrir et d’éliminer les éléments
subversifs issus de la petite bourgeoisie, des milieux étudiants et, plus tard, du

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

Parti socialiste-révolutionnaire. Elle possède des sections dans toutes les villes
importantes de Russie : plus d’un millier d’agents sont disséminés à travers
l’empire ou ils opèrent sous des déguisements variés. Ils interceptent et lisent
le courrier suspect depuis des « cabinets noirs » situés dans les principaux
centres postaux. L’Okhrana est également chargée du contre-espionnage et de
certaines missions de renseignement à l’étranger, en particulier la surveillance
et la pénétration des milieux d’émigrés. Sa « Section étrangère » dispose des
représentants dans la plupart des grandes villes européennes : Paris, Berlin,
Londres et Genève et jusqu’à New York.
Parallèlement, les Russes développent considérablement leur renseignement
militaire qui contribue à l’expansion de l’empire en Asie. Rattaché à l’état-major
général, il dispose de fonds considérables. À la fin du xixe siècle, il est sans
doute le plus riche service d’Europe. De plus, il reçoit une aide très importante
de l’Okhrana, qui met à sa disposition son réseau de représentants et d’agents
à l’étranger. Ainsi, si tous les attachés militaires du monde s’adonnent au
renseignement, les Russes déploient des efforts et un talent sans égal dans cette
activité. Mais le renseignement militaire est moins efficace que l’Okhrana. Les
guerres russo-japonaise (1904-1905) et russo-allemande (1914-1917), qui voient
la défaite des armés du Tsar, en sont l’illustration.

La naissance des services britanniques modernes


Jusqu’au milieu du xixe siècle, le renseignement extérieur britannique
repose essentiellement sur les ressources de l’Amirauté et du Foreign Office. La
guerre de Crimée (1853-1856) démontre l’insuffisance d’une telle organisation
pour les opérations militaires. Aussi, en 1855, la British Army créée un Département
de topographie et des statistiques. En effet, dans le cadre de son expansion
coloniale, ses troupes mènent des opérations partout dans le monde et sont
fréquemment confrontées à des déplacements à travers des territoires qui n’ont
pas encore été cartographiés. Ce département envoie donc des espions pourvus
d’identités diverses – le plus souvent sous le couvert de recherches
archéologiques – aux quatre coins du monde afin de recueillir des informations
dans le but dresser des cartes. Puis, à l’exemple de la Prusse de Bismarck, un
service de renseignement permanent est créé en avril 1873 et rattaché à l’état-
major général. C’est pendant la guerre des Boers, en Afrique du Sud (1899-1902)
qu’il va faire ses premières armes.
Lors de l’expansion coloniale du xixe siècle, les armées européennes engagées
outre-mer doivent adapter leurs tactiques afin de venir à bout de mouvements
ou d’armées leur étant souvent inférieurs en nombre et toujours en matériel.
Elles font alors la découverte des opérations de contre-guérilla – dans lequel le

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Introduction

rôle du renseignement est essentiel – contre les populations locales, mais parfois
aussi contre certains colons occidentaux, comme les Britanniques y sont
confrontés lors de la guerre des Boers.
La communauté boer, descendant des premiers colons hollandais s’étant
installés en Afrique du Sud, refusa de se plier à la domination britannique. Elle
déclencha alors une rébellion contre la Couronne. L’idée même d’une “belle
guerre” ou d’une héroïque résistance jusqu’au dernier homme était totalement
étrangère au peuple boer qui était surtout préoccupé par la survie de la
communauté. L’unité de combat boer était le kommando. Sa définition était
bien différente du sens qui lui a été donné dans les armées européennes modernes.
Un kommando était l’unité militaire du district électoral dans laquelle servaient
tous les citoyens mâles en âge d’être mobilisés. Ils recevaient à cet effet un
entraînement régulier.
Après quelques succès initiaux, les opérations conventionnelles des Boers
contre l’armée britannique tournèrent au désastre. C’est pourquoi, le 17 mars
1900, à Kroonstad, un conseil de guerre décida de changer de stratégie. Désormais,
les forces boers ne livreraient plus de batailles classiques au cours desquelles
elles étaient toujours contraintes de céder sous le déluge de l’artillerie britannique
et le nombre d’assaillants. C’est pourquoi ils choisirent la guerre irrégulière.
Les Boers privilégièrent désormais l’action de kommandos mobiles ayant
l’initiative des combats et qui allaient harceler les colonnes anglaises.
Cette nouvelle forme de guerre commença au mois d’avril 1900. Les Boers
n’insistaient que rarement quand ils ne parvenaient pas à s’emparer rapidement
d’une position ennemie. De même, ils n’attendaient pas d’être encerclés pour
se replier. Les Britanniques mirent plusieurs mois avant d’admettre qu’ils étaient
confrontés à un nouveau type de conflit. Pour eux, la situation devint vite
incontrôlable car ils étaient partout menacés par un ennemi insaisissable à la
recherche duquel ils se dispersaient et s’épuisaient.
Sur le terrain les kommandos se fondaient dans l’immensité sud-africaine,
chaque ferme étant pour eux un point de ravitaillement ou de repos sûr. Lorsqu’ils
livraient bataille, ils évitaient les fortes concentrations ennemies, sauf quand
plusieurs kommandos pouvaient être rassemblés. Rapides, connaissant
admirablement le terrain, excellents tireurs, cavaliers remarquables, rustiques,
résistants, endurants et sobres, les combattants boers donnèrent du fil à retordre
aux unités britanniques, lourdes et peu mobiles. L’attaque des convois, le sabotage
des voies ferrées, qui permettait de faire dérailler les trains, et l’attaque des
postes isolés permettaient aux kommandos de s’habiller, de se ravitailler et
surtout de s’armer, à telle enseigne que les problèmes d’intendance ne se posèrent
jamais pour eux. Habiles à se dissimuler, les Boers n’hésitaient pas non plus à

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

revêtir des uniformes britanniques qui leur permettaient de s’échapper ou de


surprendre des patrouilles. Militairement, les kommandos tenaient encore de
larges parties du pays quand ils furent contraints de déposer les armes. C’est
la politique de la terre brûlée, suivie du génocide des femmes et des enfants
boers dans les camps de reconcentration, qui fit plier les combattants.
Les prestations du renseignement britannique au cours de ce conflit furent
toutefois médiocres. Le professionnalisme n’était pas au rendez-vous et la
fonction encore mal cernée par les états-majors. L’officier de renseignement
était alors considéré comme une sorte d’homme à tout faire dont le commandement
attendait des services de toute nature. C’est à l’occasion de ce conflit que Baden
Powell (1857-1941) – officier de cavalerie spécialisé dans la reconnaissance, le
relevé topographique et le recueil du renseignement – eut l’idée d’utiliser des
jeunes gens pour des missions de reconnaissance, donnant indirectement
naissance au scoutisme1. Powell avait auparavant servi aux Indes en Afghanistan
et en Yougoslavie, où il effectua de très nombreuses missions de renseignement,
en uniforme ou en civil2.
Il fallut ce conflit pour faire prendre conscience aux dirigeants politiques
et militaires britanniques de l’importance d’un appareil de renseignement
efficace. Il faudra néanmoins attendre 1909, pour qu’ils restructurent cette
activité et créent le grand service d’espionnage et de contre-espionnage qui
faisait défaut à la Couronne : le Secret Service Bureau (SSB), ancêtre du
renseignement britannique moderne. L’Angleterre bénéficiera ainsi au tournant
du siècle d’un service lui permettant de faire face aux défis à venir

France : une longue traversée du désert (1815-1870)


Après la chute de Napoléon, la Restauration affirme sa volonté d’effacer
toute trace des activités du renseignement impérial. Le travail de Napoléon et
de ses grands subordonnés est réduit à néant. La monarchie fait table rase du
passé et congédie tous les agents secrets ayant servi la République et l’Empire.
Le renseignement français va en être durablement désorganisé et connaître un
long passage à vide qui conduit à la défaite de 1870.
De 1815 à 1870, il n’existe aucun service de renseignement digne de ce nom.
En différentes occasions, de petites structures sont mises sur pied mais ne
durent qu’un temps et disparaissent avec les circonstances les ayant rendues

1. Dans l’armée britannique, les scouts étaient les unités de reconnaissance capables de vivre
en autonomie sur le terrain.
2. Lieutenant-General Sir Baden Powell, My Adventures as a Spy, London, 1915 ; Harold
Begbie, The Story of Baden Powell : The Wolf that Never Sleeps, Grant Richards, London,
1900.

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Introduction

nécessaires. L’unique organisme permanent de renseignement est la Section de


statistique qui dépend du Dépôt de la Guerre. Elle lit essentiellement la presse
étrangère et organise quelques missions de renseignement ponctuelles à l’étranger
pour vérifier des faits précis (emplacement des troupes et des dépôts, construction
des voies ferrées, etc.). Le renseignement est totalement négligé par l’état-major
français et le contre-espionnage est quasiment inexistant. En conséquence, les
capacités de la France en la matière seront plus faibles au milieu du xixe siècle
qu’elles ne l’étaient un siècle plus tôt. Ainsi, la désastreuse décision prise par
Napoléon III d’envoyer un corps expéditionnaire au Mexique, en 1862, repose
en partie sur des rapports erronés – fournis par des ressortissants français
matériellement intéressés à l’intervention – selon lesquels le gouvernement de
Juarez était tellement impopulaire que le peuple accueillerait avec enthousiasme
un débarquement français1.
Pourtant, aux États-Unis, au cours de la guerre de Sécession, le général
George McClellan, commandant en chef de l’armée de l’Union, intégra dans
son état-major, en janvier 1862, deux aides de camp français afin de l’aider à
analyser les renseignements qui lui parvenaient et que personne n’exploitait.
C’est ainsi que Philippe d’Orléans, comte de Paris et héritier du roi Louis-
Philippe, et son frère Robert, duc de Chartres, se retrouvèrent à assumer des
fonctions particulièrement sensibles. Ce fut la première fois dans cette guerre
qu’un des belligérants développa une « cellule » d’analyse du renseignement à
temps plein2. Malheureusement, cette innovation mettra plus d’une décennie
à franchir l’Atlantique.
À la veille de la guerre de 1870, la France ne dispose donc pas de service
de renseignement digne de ce nom, ni d’un seul agent durablement implanté
en Allemagne, alors que les Prussiens ont organisé leur service suivant des
normes modernes. L’Algérie, où Paris mène campagne depuis 1830, est mieux
cartographiée que la France de l’Est où vont se dérouler la majorité des combats.
Ainsi, l’armée française commence la guerre en état de cécité complet et court
ainsi de défaite en défaite. Ministre de la Guerre dans le gouvernement de la
Défense nationale proclamé le 4 septembre 1870, après la défaite de Sedan,
Charles de Freycinet découvre l’inexistence de services militaires de
renseignement. « Sur ce sujet, les idées du moment étaient si éloignées de ce genre
d’investigations que l’une de nos plus grandes difficultés était d’obliger les généraux
à utiliser les fonds secrets qui leur étaient alloués à cet effet », écrit le ministre,
constatant qu’ils ne parviennent pas à dépenser plus de 300 000 francs sur les

1. D. Porch, op. cit., p. 36.


2. Edwin C. Fishel, Secret War for the Union. The Untold Story of Military Intelligence in the
Civil War, Mariner Books, 1996.

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

750 000 alloués pour payer agents et espions1. L’armée paiera le prix de cette
négligence au cours de la guerre contre le Prusse par une déroute sans précédent
et la perte de l’Alsace et de la Lorraine.
La France ne crée un Deuxième bureau dit « de reconnaissance et de
statistique » que le 12 mars 1874. Encore ne comprend-il que trois officiers, un
archiviste et un secrétaire. Organe d’orientation et d’analyse, ses missions sont
d’actionner les divers moyens de recherche de l’armée et de la marine et d’étudier
les armées étrangères, principalement celles d’Allemagne et d’Italie. Il gère
également les attachés militaires à l’étranger dont il reçoit quotidiennement les
rapports. Un organe de recherche, la Section de statistiques – également appelée
« Service de renseignement » – lui est bientôt rattaché afin de le fournir en
renseignements militaires. Ce service est également chargé du contre-espionnage2.
Puis, un petit service colonial se met en place outre-mer, afin d’assurer le
contrôle des territoires conquis et de surveiller l’action des autres État européens3.
Le renseignement reste cependant peu prisé au sein de l’armée. En 1881,
le général Lewal, chef du Bureau de reconnaissance et de statistique – ancêtre
du Deuxième bureau – et professeur à l’École de guerre, observe que :

« Malgré son évidente utilité, l’espionnage est peu ou point pratiqué


depuis longtemps déjà. On n’en a pas le goût et il n’est organisé ni comme
règlement, ni comme fait. Le caractère chevaleresque de notre nation se
prête malaisément à l’emploi de ce moyen qui présente quelque chose de
traître et de déloyal (…). Avec de tels sentiments nous nous servons de
l’espionnage comme à regret et d’autant moins que nous ne trouvons pas
l’instrument préparé4 ». Il constate amèrement que « La science des
renseignements, leur recherche et leur emploi est la branche la moins
connue, la plus négligée jusqu’ici, surtout en France. On l’a considérée
comme une partie accessoire à laquelle chacun était naturellement apte
et qui n’avait nullement besoin d’être étudiée. Il y a des procédés particuliers
pour combattre, pour marcher, pour stationner, pour s’approvisionner,
pour investir ou assiéger les centres fortifiés, il en est résulté des branches
particulières de la tactique ; il n’en va pas de même pour le Renseignement5 ».

1. D. Porch, op. cit., p. 38.


2. Chantal Antier, Marianne Walle et Olivier Lahaie, Les espionnes dans la Grande Guerre,
Editions Ouest France, Rennes, 2008, p. 13.
3. Constantin Melnik, Les Espions, Ellipses, Paris, 2008. Cf. Appendice no 2 : « La France et
ses services secrets ».
4. Général Jules-Louis Lewal, « Tactique des renseignements », Journal des sciences militaires,
février 1881, p. 166.
5. Général Jules-Louis Lewal, Études de guerre sur la tactique (1881), cité par Hervé Coutau-
Bégarie, « Le renseignement dans les doctrines stratégiques françaises », in Amiral Pierre

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Introduction

Toutefois, début 1887, le général Boulanger, ministre de la Guerre, qui


attache beaucoup d’importance au renseignement, accorde au Deuxième bureau
de nouveaux moyens qui lui permettent de se montrer plus performant. Mais
cet effort restera sans lendemain. Le renseignement français baigne alors dans
un nationalisme qui confine à l’espionnite. Suite à la vague de « fuites » qui se
sont produites dans les années 1880, il met, à la demande du pouvoir politique,
les étrangers en fiche. C’est dans ce contexte et à une époque où le pays traverse
une période d’antisémitisme marqué que la France est secouée par l’affaire
Dreyfus.
En septembre 1894, une femme de ménage de l’ambassade allemande
travaillant pour le service de renseignement français découvre un document
prouvant la trahison d’un officier de l’état-major. L’enquête est confiée au
Deuxième bureau et met en cause le capitaine Alfred Dreyfus, polytechnicien
et officier d’artillerie, de confession israélite. Inculpé d’espionnage au profit de
l’Allemagne, il est condamné à la dégradation et à la déportation en Guyane.
Il sera gracié en 1899 et réhabilité en 1906. Cette affaire divisera la France et
portera un coup terrible au renseignement militaire. Elle se traduira par la
restructuration des services, le contre-espionnage échappant désormais aux
militaires pour être confié la police.
L’affaire Dreyfus ne vint pas améliorer l’image d’une spécialité peu prisée
au sein de l’institution militaire. Si elle trouve, certes, son origine dans un acte
d’espionnage, elle est en réalité davantage une affaire politique – dans laquelle
les militaires jouent un rôle important – conduisant à une erreur judiciaire,
qu’une affaire de renseignement, le service de contre-espionnage ayant en réalité
rapidement identifié le véritable traître.

En France, force est de constater qu’au cours de la plus grande partie du


xixe siècle, l’emploi des espions et de ceux qui les dirigent ne rencontre que
mépris car ces méthodes sont contraires à la logique de l’honneur et à l’héroïsme
glorifiés dans la culture française, comme l’écrit Jules Bastide en 1860 : « Sans
doute, lorsque les révélations sont données par un transfuge et un traître, il y a
immoralité à les provoquer et à les recevoir ; c’est même une haute imprudence que
de se fier aux rapports d’un être aussi avili, et la morale est d’accord avec le bon
sens pour nous rendre suspects les services d’un pareil espion1 ». Selon lui, une
nation démocratique, en développant de telles pratiques, perd une part de son

Lacoste (dir), Le renseignement à la française, Economica, 1998, p. 145.


1. Article « Espion, Espionnage », Dictionnaire politique : encyclopédie du langage et de la
science politique, Paris, Pagnerre, 1860, p. 378.

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L’évolution du renseignement en Europe au cours du xixe siècle

intégrité. Elle ne saurait sans conséquence entretenir des services douteux,


composés de fonctionnaires aux pratiques coupables, n’hésitant pas à user de
stratagèmes inavouables pour arriver à leurs fins et recourant à l’emploi
d’individus peu respectables, qui ne sont que « des intrus, des espions, des
mouchards, exécuteurs de basses œuvres ou maîtres chanteurs en puissance, se
vautrant dans le scandale et la misère morale1 ».
Dans le même temps, partout en Europe, le xixe siècle est au contraire une
période majeure de montée en puissance et de structuration des services de
renseignement, et de la reconnaissance de leur rôle par les autorités.
Entre 1881 et 1914 la cryptologie française connaît cependant une
modernisation sans précédent. En 1883, Auguste Kerckhoffs publie
La cryptographie militaire, ouvrage dans lequel il expose l’essentiel des
connaissances en la matière et fournit une définition très complète du chiffre
militaire. Par sa clarté, la qualité de ses sources, la valeur des systèmes de
chiffrement qui y sont exposés et la pertinence des analyses de l’auteur,
La cryptographie militaire s’impose comme un ouvrage de référence qui est à
l’origine d’un véritable renouveau des études cryptographiques. Ainsi, l’armée
tire parti des progrès techniques, conduit les premiers travaux de décryptement
et teste la radiotélégraphie pour la recherche du renseignement, ce qui lui
permettra d’être l’une des plus performantes en ce domaine lors de la Première
Guerre mondiale.

Éric Denécé

1. Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés en France, Nouveau Monde, Paris, 2007,
p. 13.

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LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LE PREMIER EMPIRE

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LE RENSEIGNEMENT MILITAIRE
SOUS LE PREMIER EMPIRE

Jean-François Brun

L’une des tâches génériques de toute opération militaire consiste à acquérir


le renseignement nécessaire avant puis pendant l’action. En effet, dissiper autant
que faire se peut le « brouillard de la guerre », c’est-à-dire le champ des probables,
accroît nécessairement la rationalité des raisonnements et des choix. La forme
demeure cependant tributaire du niveau technologique détenu, de la culture
dominante et de la posture (paix ou guerre) dans laquelle l’on est placé.
Deux cas de figure sont essentiellement à considérer. En temps de paix, il
s’agit d’appréhender la menace – sous ses divers aspects – que représentent les
autres États. Les informations rassemblées permettent, au niveau politico-
stratégique1, une analyse des ressources globales et de la capacité militaire des
adversaires potentiels. En temps de guerre, les dirigeants au pouvoir poursuivent
bien évidemment cet effort, auquel s’ajoute désormais le renseignement opératif
ou tactique. Indispensable à tout commandant de théâtre comme aux chefs
d’unités au contact, ce dernier obéit à des finalités et à des temporalités différentes
de celles régissant le renseignement stratégique.
Les guerres napoléoniennes s’inscrivent dans un monde essentiellement
préindustriel, où la relative modestie des moyens de communication entraîne
cloisonnement de l’espace et lenteur des transmissions, où la mesure de la
distance est à l’aune du cavalier, où les seuils techniques réduisent la collecte
aux seuls capteurs humains. Et, même si tous les gouvernements apprécient à
sa juste valeur « l’arithmétique politique » (la statistique), le traitement de ses
données demeure encore embryonnaire. Napoléon pratique par ailleurs la

1. L’action militaire peut en effet être déclinée à trois niveaux : l’échelon stratégique, qui
concerne la conduite de la guerre et répond aux choix du pouvoir politique, l’échelon
opératif qui désigne la manœuvre interarmées sur un théâtre d’opérations précis,
l’échelon tactique enfin qui touche aux mouvements des unités confrontées à l’adversaire,
notamment lors de la bataille proprement dite.

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Le renseignement français sous le premier Empire

confusion des rôles. Chef politique, il continue en campagne à gouverner ses


États tout en assurant les fonctions de généralissime et de commandant d’armée.
Ces constats orientent le plan de la présente étude. Comment le renseignement
militaire est-il géré sous l’Empire en paix et en guerre (sachant que la guerre,
peu ou prou, forme la trame de la période 1792-1815) ? Quelle organisation est
mise sur pied par le souverain pour assumer avec efficacité ses multiples fonctions ?
Quelles sont les limites des pratiques observées ?

Comment le renseignement militaire est-il géré sous l’Empire ?

L’Empire se caractérise par l’exercice du pouvoir personnel. Napoléon


gouverne seul, entouré d’un petit nombre de collaborateurs directs. Ce cercle
restreint est tout d’abord formé du Secrétariat – ou Cabinet –, théoriquement
composé de deux conseillers d’État qui rédigent lettres, instructions et décrets
sous sa dictée personnelle. Méneval assure cette fonction de 1802 à 1813, aidé
du général Clarke au début de la campagne de 1805, puis de Fain, « secrétaire-
archiviste » à partir de 1806 et qui le remplace en 1813. Mounier, aux talents
de polyglotte, vient les épauler à partir de 1809. Deponthon, lieutenant-colonel
du génie et ancien officier d’ordonnance de l’Empereur, les rejoint pour la
campagne de 1812. Enfin, ne participant pas directement aux séances de travail
avec l’Empereur, on trouve encore un « commis-archiviste », Bary, et six
interprètes qui, sous la houlette de Mounier, traduisent les documents en langue
étrangère, notamment les gazettes.
Le souverain dispose parallèlement de grands auxiliaires qui lui adressent,
dans leur domaine respectif de responsabilité, notes, rapports et comptes rendus
et assurent l’exécution en retour de ses ordres. L’on pense en premier lieu aux
ministres. D’une grande stabilité dans leur poste, dépourvus de tout pouvoir
politique, ils apparaissent d’abord comme les chefs de leur administration. Un
autre groupe est formé par les aides de camp de l’Empereur, en l’occurrence
une douzaine de généraux de toute confiance, susceptibles de remplir des
missions civiles ou militaires extrêmement variées. S’y ajoutent autant d’officiers
d’ordonnance, jeunes capitaines de grand avenir ou appartenant aux familles
les plus influentes du régime.
Point central de ce cercle, Napoléon dispose de plusieurs filières de
renseignement. Indépendantes les unes des autres, elles lui transmettent
directement leurs informations, sans qu’interfère en ce domaine un quelconque

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

organisme centralisateur. Un aide de camp, Savary1 généralement, gère les


agents agissant directement pour le compte du souverain, sachant que ces
derniers reçoivent des missions touchant aussi bien à la sécurité au sens large
de l’Empereur qu’à des domaines particuliers (par exemple, les explorations
du chef de bataillon puis colonel Boutin en Algérie et au Moyen-Orient).
Le ministère de la Police générale (dirigé initialement par Fouché2, dont le
profil et la puissance réelle tranchent singulièrement sur ceux de ses collègues)
assure le renseignement intérieur. À côté des rapports du préfet de police de
Paris, des préfets des départements et de la gendarmerie – propres essentiellement
à cerner l’opinion du pays –, la « division de la sécurité publique », dirigée par
Desmarets3, à la fois police secrète et service de contre-espionnage, surveille
sur le territoire national les agents adverses, étrangers ou français (essentiellement
royalistes). Toutefois, arguant que ces derniers sont en lien avec d’autres
puissances, Fouché entretient également son propre réseau d’informateurs
au-delà des frontières, notamment en Angleterre où la France n’a pas de
représentation diplomatique.
De son côté, le ministère des Affaires extérieures – Affaires étrangères –,
confié à Talleyrand, auquel succèdent Champagny en 1807 puis Maret à partir de
1811, réunit les informations en dehors du territoire national. Les ambassadeurs
organisent en effet, dans leur poste, de véritables réseaux d’agents de renseignement.
Dans le contexte géopolitique de l’époque, Vienne, Berlin, Saint-Pétersbourg, mais
aussi Dresde ou encore Varsovie revêtent une importance particulière. Le maillage
consulaire, normalement dédié avant tout aux questions commerciales, est lui
aussi fortement mis à contribution. Les données tirées de sources ouvertes – notamment
les principales gazettes étrangères, systématiquement traduites – ou plus difficiles

1. Jean-Marie Savary (1774-1833), engagé volontaire comme simple cavalier en 1790, chef
d’escadrons sept ans plus tard, aide de camp du Premier Consul, général de division en
1805, est connu pour exécuter les ordres sans état d’âme. Alternant faits d’armes, enquêtes
délicates et missions difficiles, il occupe les fonctions de ministre de la Police de 1810
à 1814.
2. Joseph Fouché (1759-1820), d’abord enseignant chez les oratoriens puis conventionnel
régicide, est ministre de la Police générale de 1799 à 1802, de 1804 à 1810 et enfin de 1815
à 1816. Homme politique d’envergure, terroriste puis acteur de la chute de Robespierre,
complice du coup d’État de Bonaparte et restaurateur de Louis XVIII, il était redouté de
ses contemporains pour la somme d’informations réunies dans un fichier traitant des
espions, des opposants et des principaux dignitaires des divers régimes (y compris, sous
l’Empire, Napoléon et sa famille), fichier qu’il a apparemment brûlé deux jours avant sa
mort.
3. Initialement curé de Longueil-Sainte-Marie, Desmarets (1764-1832) entre en 1792 dans
l’administration militaire. Recommandé par Fouché, il intègre le ministère de la Police
générale où il dirige la division de la police secrète jusqu’à la Restauration, qui l’évince de
son poste.

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Le renseignement français sous le premier Empire

d’accès – dans ce cas collectées par les diplomates ou leurs agents1 –, sont transmises
à l’Empereur. À partir de 1807 vraisemblablement est même créée au sein du
ministère une cellule de synthèse, le Bureau de la statistique extérieure, susceptible,
à côté des rapports remis régulièrement au souverain, d’établir des « dossiers-
pays2 » au profit de ce dernier.
Dans cette collecte systématique, le ministère de la Guerre intervient
également. Sous la houlette de Berthier puis de Clarke, un bureau y analyse les
renseignements d’ordre militaire fournis par les diplomates – auxquels il passe
parfois des « commandes » – mais également par les troupes françaises
d’occupation. Davout, dont le corps d’armée stationne en Allemagne de façon
ininterrompue de 1807 à 1812, a par exemple méthodiquement organisé un
réseau d’agents. Concaténant toutes ces informations, le ministère est ainsi en
mesure de fournir à l’Empereur des livrets de situation actualisés des armées
adverses, avec effectif et emplacement des unités3.
Napoléon s’appuie encore sur trois organismes spécialisés. Les deux premiers,
plus que discrets, dépendent de la direction générale des Postes, dirigée par son
ancien aide de camp Lavalette4. Au sein de cette administration, le « cabinet
noir » ouvre la correspondance des diplomates mais aussi des suspects faisant
l’objet d’une mesure de surveillance – au même titre que, de nos jours, l’on
pratiquerait des écoutes téléphoniques. Un autre service, réputé pour son
efficacité, est chargé de rendre lisibles les encres sympathiques et, surtout, de
« casser » les codes adverses en trouvant la clé permettant de les décrypter.
Contrairement à ces officines, plus que discrètes, le Dépôt de la Guerre
œuvre au grand jour. Créé en 1688, installé place Vendôme, il rassemble et
conserve les documents (mémoires, journaux, correspondances…) se rapportant
aux campagnes militaires, tout en collectant parallèlement cartes et statistiques
afférentes aux pays étrangers. Dépendant du ministère de la Guerre, dirigé par
un général, le Dépôt comprend des ingénieurs-géographes, des administratifs,

1. Un tel comportement est bien évidemment commun à toutes les puissances et parfois
la France en fait les frais. En avril 1812, par exemple, est instruit en France le procès
Michel, du nom d’un employé du ministère de la Guerre qui a vendu des informations
confidentielles aux Russes.
2. De nos jours en effet, des « dossiers-pays » sont systématiquement réalisés dès le temps de
paix. Ils portent sur les théâtres d’opérations au sein desquels les forces armées peuvent
éventuellement intervenir. Bien évidemment, tous ne seront pas utilisés, mais leur existence
permet, en cas de conflit, de gagner un temps précieux lors du déploiement initial.
3. Dans ses Mémoires, le baron Fain insiste sur l’existence de ces livrets, analogues dans leur
principe à ceux de l’armée française. Quelques-uns sont conservés au Service historique de
la Défense (SHD GR C2 13, « Renseignements sur les armées étrangères »).
4. Lavalette avait initialement fait partie de la demi-douzaine de personnes de confiance qui
traitaient de la « partie secrète » durant la première campagne d’Italie, avant de devenir le
neveu par alliance de Napoléon.

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

des bibliothécaires, des dessinateurs et des graveurs. Mentionner dans la présente


étude un organisme à l’origine de l’Institut géographique national (IGN) peut
paraître étonnant. Il convient cependant de se replacer dans le contexte de
l’époque où l’information géographique s’avère infiniment plus restreinte que
de nos jours, ce qui lui donne d’autant plus de valeur. Matériellement, Napoléon
dispose seulement de cartes géographiques et chorographiques. Les premières,
qui n’excèdent pas le 1/1 000 000e, indiquent les grands accidents de terrain, les
fleuves et les principaux centres urbains. Militairement parlant, elles permettent
de cerner la physionomie d’ensemble d’un pays. Les secondes, dont l’échelle
oscille entre 1/100 000e et 1/1 000 000e, couvrent une province ou une contrée,
ce qui en fait l’outil d’étude par excellence d’un théâtre d’opérations. En revanche,
les cartes topographiques, du 1/100 000e au 1/5 000e, indispensables au plan
tactique pour appréhender l’ensemble d’un champ de bataille, demeurent
extrêmement rares. Or, l’Empereur, fort d’une culture scientifique extrêmement
solide – contrairement aux autres dirigeants – possède un sens relativement
exceptionnel de l’analyse cartographique qu’il utilise pleinement dans ses
combinaisons militaires. Mais il lui faut des cartes détaillées et à jour, d’où
l’importance du Dépôt de la Guerre. Grâce à une politique raisonnée d’achats,
ce dernier se procure toutes les cartes disponibles, archive les croquis et les
levés réalisés au cours des campagnes. Il bénéficie également des profits de la
victoire – en confisquant dans les pays vaincus les matrices de cuivre destinées
à l’impression des cartes – tout autant que des ressources de la corruption et
de l’espionnage ; pour l’expédition de Russie, par exemple, les agents français
se sont « procuré » les cuivres permettant d’imprimer la carte du territoire. La
plus-value du Dépôt réside toutefois dans sa capacité à produire lui-même des
cartes, soit par un travail de terrain, soit par réduction à la même échelle de
réalisations existantes. Son œuvre la plus célèbre demeure à cet égard la « Carte
de l’Empereur » – à l’usage exclusif de Napoléon et de ses généraux –, au
1/100 000e, dont les 420 feuilles (de 80 × 50 cm) couvrent l’Europe, des Flandres
à la Dvina. Le Dépôt est en outre en mesure de fournir au souverain l’image la
plus complète possible d’un pays en joignant éventuellement aux cartes de la
contrée un mémoire rassemblant les données géographiques qui s’y rapportent,
complétant, davantage qu’il ne les concurrence, les « dossiers-pays » du ministère
des Relations extérieures. Mais il arrive que l’Empereur ne tienne pas compte
de cet apport1.

1. Lors de la préparation de la campagne de Russie, par exemple, l’Empereur ne prend pas


en considération les avertissements de Leclerc dans le mémoire que celui-ci lui remet,
préférant s’appuyer sur celui rédigé par le général polonais Sokolniki à l’issue d’une
reconnaissance en Volhynie. Extrêmement optimiste, ce second document affirmait
notamment que le peuple russe accueillerait Napoléon en libérateur.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Quoi qu’il en soit, cette collecte systématique d’informations n’est pas à


proprement parler d’inspiration napoléonienne. Conscients que toute manœuvre
se déroule à la fois sur un espace et contre une force opposée, les militaires
partagent unanimement cette réflexion du maréchal Marmont : « un général
ne doit rien négliger pour connaître d’avance et avec détail le pays où il va faire la
guerre. Il s’en procurera la statistique approximative ; il saura en quoi consistent
ses ressources de toute nature, en étudiant avec soin la topographie. La moindre
négligence dans cette étude peut avoir les conséquences les plus graves. (…) En se
procurant à tout prix les meilleures cartes, en les regardant sans cesse, même d’une
manière vague, on est sûr d’acquérir des notions quelquefois heureuses et d’un
prix immense dans l’application1. »
Au bout du compte, fort de la multiplicité de services, parfois complémentaires,
parfois concurrents, dont il dispose, l’Empereur bénéficie d’un éventail de
sources lui permettant d’acquérir le renseignement stratégique, essentiellement
de documentation, inhérent à sa fonction de dirigeant politique, mais également
de préparer, depuis Paris, les opérations militaires sur le futur théâtre d’opérations.
En temps de guerre, ce système connaît un certain nombre d’aménagements.
L’échelon tactico-opératif acquiert alors davantage d’importance, ce qui amène
au premier plan le renseignement de situation2, d’intérêt militaire essentiellement.
Une fois le conflit enclenché, on manœuvre en effet réellement contre une force
adverse sur un espace défini. L’ennemi doit donc être, autant que faire se peut,
précisément déterminé. Sa position, ses effectifs, son armement, son attitude
plus ou moins agressive, ses déplacements, notamment en termes de vitesse et
de direction, représentent autant d’informations capitales. De même, l’analyse
du terrain répond d’abord aux impératifs de mobilité, pour laquelle les contraintes
et les opportunités nées du relief, du réseau hydrographique, du couvert végétal,
des voies de communication et du maillage urbain s’avèrent fondamentales.
Là encore, la pratique en vigueur est claire. Pour Thiébault, dont les ouvrages
théoriques font alors référence, un état-major se doit de posséder une cellule
traitant3 « 1° les instructions données aux espions ; 2° les rapports faits par eux ;
3° les renseignements particuliers que l’on pourra se procurer en questionnant les
habitants les plus instruits dans les pays que l’on parcourra ; 4° les rapports des
officiers chargés des découvertes et reconnaissances ; 5° les rapports topographiques
fournis par les officiers du génie ou autres ». En termes de collecte, cela équivaut

1. Marmont, Esprit des institutions militaires, Libraire militaire, 1845, pp. 216-217.
2. Le renseignement de documentation porte sur la menace, la connaissance générale
du milieu et l’évaluation des vulnérabilités adverses. De son côté, le renseignement de
situation recherche les indices permettant d’estimer où et quand aura lieu l’événement.
3. Thiébault, Manuel des adjudants-généraux et des adjoints employés dans les États-majors
divisionnaires dans les armées, p. 54.

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

à aborder tous les champs de l’information. Forte de ces principes, la Grande


Armée dispose d’une chaîne « renseignement » (au sens large) organisée en
trois niveaux : le Grand quartier général impérial (GQGI), tête pensante de
l’ensemble, et, en dessous, les unités de manœuvre de premier (corps d’armée
et réserve de cavalerie) ou de second rang (divisions).
Décrire l’action de ces entités en campagne suppose toutefois de revenir
aux constats initiaux. Dans ce monde dépourvu de motorisation, une armée
progresse au rythme des piétons et des attelages, couvrant en moyenne – si l’on
considère son dispositif global – 20 à 30 km par jour. Comme, par ailleurs, les
performances balistiques limitées des fusils exigent leur emploi en formations
denses, les unités combattent et se déplacent groupées. Bataillons d’infanterie,
escadrons de cavalerie ou batteries d’artillerie marchent d’un bloc, en rangs
serrés, séparés de quelques dizaines de mètres des précédents. Une division
avance ainsi sur un itinéraire, un corps d’armée sur deux. Des éléments
précurseurs reconnaissent chaque soir le bivouac, organisé par brigade ou
division, tandis que quelques détachements éclairent la marche ou assurent
une éventuelle flanc-garde. Fort logiquement, la Grande Armée resserre son
dispositif à mesure qu’elle approche de l’ennemi. À proximité de ce dernier, les
corps d’armée, répartis en essaim, sont généralement éloignés d’une journée
les uns des autres, ce qui leur assure un soutien mutuel et évite qu’ils ne soient
écrasés à l’improviste. Le GQGI se tient grosso modo au milieu, la base logistique
mobile à cinq ou six étapes en arrière. Dans ces conditions, la zone d’intérêt1
de l’armée – en raisonnant par rapport à un combat de rencontre ou un
mouvement offensif adverse – équivaut à un anneau d’une trentaine de kilomètres
(soit une journée de marche) autour du périmètre d’ensemble des unités.
Dans ce contexte, la pratique du renseignement est régie par quelques
grands principes. Les missions dans la profondeur, au cœur du dispositif ennemi,
voire sur ses arrières, demeurent du ressort des « espions », c’est-à-dire des
agents civils ou militaires envoyés par les états-majors de corps d’armée ou le
GQGI. Les explorations de grande amplitude – deux, trois jours –, notamment
lorsque les armées sont encore loin les unes des autres, sont dévolues à des
patrouilles menées par des officiers d’état-major (qui reconnaissent notamment
les itinéraires) ou à des détachements de cavalerie légère chargés d’interroger
les habitants et de s’emparer des journaux et du courrier, afin de se renseigner
sur les mouvements et la position de l’ennemi.
La sûreté immédiate et l’éclairage des unités, dans un rayon de quelques
kilomètres en avant du gros des troupes, sont quant à eux généralement assurés

1. Zone d’intérêt : aire à l’intérieur de laquelle le renseignement est nécessaire pour concevoir
et conduire la manœuvre.

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Le renseignement français sous le premier Empire

par des détachements de cavalerie légère – chaque corps d’armée dispose d’une
ou deux brigades de chasseurs à cheval ou de hussards. Mais la faiblesse de
l’instruction tactique des cadres subalternes, tout autant que l’indigence de
leurs moyens – ils sont dépourvus de cartes et de boussoles –, limitent l’élongation
de ces missions de sûreté. Très vraisemblablement, la distance maximale n’excède
pas la dizaine de kilomètres, soit pas tout à fait une demi-étape journalière, ce
qui procure néanmoins un délai suffisant pour adopter une posture défensive
efficace. Toutefois, par excès de confiance, la Grande Armée a tendance, au fil
des années, à négliger ces réflexes d’avant-garde et de flanc-garde.

Quelle organisation est mise sur pied par le souverain


pour assumer avec efficacité ses multiples fonctions ?

Il est temps de revenir à la pratique telle que nous la révèlent archives et


documents divers. Napoléon constitue à l’évidence le centre de gravité de la
Grande Armée. Tout en assurant sur le terrain la direction de la campagne
militaire en cours, il continue à gouverner son Empire. C’est la fameuse confusion
des rôles évoquée précédemment. Pour ce faire, il a organisé un instrument
sans équivalent en Europe, le GQGI, qui se déplace au rythme de l’armée.
Composé d’un demi-millier d’officiers et d’employés civils, mobile, remarquable
par le calme et la discipline de travail qui y règnent, il comprend trois entités
distinctes et complémentaires, la Maison de l’Empereur, l’État-major de
l’Empereur et l’Administration générale de l’armée.
La Maison regroupe l’entourage proche qui accompagne Napoléon en campagne.
Outre les domestiques chargés du vivre et du coucher et les services du grand-
écuyer qui gèrent attelages et chevaux nécessaires aux déplacements, elle abrite,
comme à Paris, le Secrétariat, qui en est le cœur. L’organisation d’un service régulier
de courriers permet au souverain de demeurer en relation constante avec Paris,
où l’archichancelier Cambacérès assure le suivi des tâches courantes. Pour la
campagne de Russie, toutefois, compte tenu de la distance, Maret, installé à Vilnius,
sert en quelque sorte de relais. Grâce à quoi, rapports et documents administratifs
divers parviennent sans encombre au Secrétariat, d’où partent en retour décisions
et instructions financières, politiques, administratives… Bien évidemment, l’emploi
des aides de camp et des officiers d’ordonnance s’avère, en temps de guerre, encore
plus intense. La « partie secrète » « comprenant l’espionnage dans l’armée ennemie,
la traduction des lettres et pièces interceptées, les rapports des prisonniers, etc1. »

1. Lettre de Napoléon à Maret, 20 décembre 1811.

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est dévolue comme à l’accoutumée à Savary – qui sera de fait « l’officier traitant »
de Schulmeister –, tout au moins jusqu’à sa nomination comme ministre de la
Police en 1810. Pour le remplacer est alors officiellement créé un bureau confié à
un diplomate, initialement Bignon puis, en 1812, Le Lorgne d’Ideville1. Cette cellule
« renseignement » comprend deux branches : le « service intérieur », constitué de
trois personnes assurant la correspondance, la traduction des documents étrangers
ainsi que, vraisemblablement, la rédaction des rapports et des synthèses) : et le
« service extérieur », fort de quatre personnes gérant les réseaux d’informateurs
et, notamment, les agents envoyés en zone ennemie sur ordre direct de l’Empereur.
Par ailleurs, l’interprète personnel de Napoléon, le général Sokolniki, sert d’adjoint
à Le Lorgne. Le dernier élément de la Maison, enfin, est le bureau topographique – deux
ingénieurs géographes sous les ordres du baron Bacler d’Albe2 –, constamment
approvisionné en cartes par le Dépôt de la Guerre.
Les deux autres entités du GQGI représentent de leur côté de grosses
antennes opérationnelles issues des ministères de la Guerre et de l’Administration
de la Guerre. Si l’Administration générale de l’armée, chargée de la logistique
dans son ensemble, n’intervient pas dans le cycle du renseignement, l’État-major
de l’Empereur, en revanche, dirigé par Berthier, compte deux cellules spécialisées :
un détachement opérationnel du Dépôt de la Guerre et un autre du bureau
chargé à Paris de la « partie secrète ».
Le détachement du Dépôt, placé sous les ordres de son directeur, le général
Sanson3, est une toute petite cellule (9 personnes en 1806, dix ingénieurs et
quatre dessinateurs en juin 1812). En relation permanente avec la place Vendôme,
elle a pour fonction d’approvisionner la Grande Armée en cartes tout au long
de la campagne4 et de procéder aux reconnaissances topographiques et aux
1. Élisabeth-Louis François Le Lorgne d’Ideville (1780-1852), beau-frère de Fain depuis
1796, est attaché au bureau des consuls en 1800 en tant que secrétaire-interprète. Il occupe
ensuite divers postes diplomatiques puis dirige au ministère le « bureau de la statistique
extérieure » où il tient à jour les livrets des forces armées (sachant qu’il dispose de fonds
secrets pour rémunérer des agents), avant d’animer le service de renseignement au GQGI
de juillet 1812 à l’abdication de Fontainebleau. Baron d’Empire à 33 ans, maître des
requêtes le 15 mars 1814, il est écarté du Conseil d’État par la Restauration. Réintégré en
1833, il travaille à nouveau dans le domaine du renseignement avant de devenir député de
l’Allier de 1837 à 1848.
2. Louis-Albert Bacler d’Albe (1761-1848), baron d’Empire, est à la fois peintre et ingénieur-
géographe. Directeur du bureau topographique de l’armée d’Italie en 1796, chef du
bureau topographique de l’Empereur, il reçoit le commandement du corps impérial des
ingénieurs-géographes en 1809 puis, promu général en 1813, celui du Dépôt de la Guerre.
3. Sanson est l’un des trois aides-majors généraux de l’État-major de l’Empereur, ce qui en
fait hiérarchiquement un adjoint direct de Berthier et révèle l’importance tenue par le
détachement en dépit de ses effectifs plus que restreints.
4. Il convient de rappeler que les moyens disponibles sont infiniment plus réduits que
de nos jours. Un exemple entre tous : le 30 juin 1812, Davout, qui commande alors un

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Le renseignement français sous le premier Empire

levés de circonstance. Le bureau chargé de la « partie secrète » centralise et


analyse quant à lui les comptes rendus des corps d’armée et de la réserve de
cavalerie, correspond avec leurs états-majors et organise éventuellement le
recueil des agents de Savary et Le Lorgne. Bref, une gamme de tâches qui dépasse
de loin, en campagne, la seule exploitation du renseignement fourni en temps
de paix par le ministère des Relations extérieures ou les corps d’occupation.
De leur côté, les états-majors de corps d’armée ou de division, aux effectifs
réduits, abritent toujours un ou deux officiers plus spécifiquement chargés du
renseignement. Mais, comme le remarque Thiébault : « en campagne surtout,
l’espionnage, autrement dit, la partie secrète, forme une branche essentielle » du
travail dévolu au chef d’état-major. Disposant de crédits spéciaux, toujours trop
restreints à leur gré, ces spécialistes gèrent dans leur zone d’action leurs propres
espions, ainsi que les reconnaissances profondes qu’ils ont ordonnées, sachant
qu’au niveau topographique, ils disposent très rarement d’ingénieurs-géographes
et recourent généralement aux officiers du génie. Parfois d’ailleurs, ils organisent
dans leur secteur, à la demande du GQGI, des missions au profit de l’ensemble
de l’armée. Leur activité, très large, recouvre également l’interrogatoire des
prisonniers et des déserteurs, l’exploitation des comptes rendus des patrouilles
de cavalerie et des rapports des détachements chargés de la sûreté immédiate,
sachant que toutes les informations dignes d’intérêt remontent quotidiennement
au bureau spécialisé de l’État-major de l’Empereur.
L’on ne saurait, dans cette organisation, oublier les officiers interprètes,
indispensables dès que l’on combat hors des frontières nationales. Généralement
Polonais, parlant russe et allemand, ils sont intégrés dès 1805 au GQGI. Puis,
en 1806, Napoléon en attache aux états-majors subordonnés. Chargés de traduire
les documents pris à l’ennemi et d’interroger les prisonniers, ils guident également
les colonnes et accompagnent les officiers porteurs d’ordres, voire jouent
personnellement le rôle de messagers. Il leur arrive également d’accomplir des
missions de renseignement en menant des reconnaissances profondes dans les
lignes ennemies. L’efficacité du système entraîne sa reconduction lors des
campagnes postérieures tandis que, fort logiquement, une solution analogue
est appliquée en Espagne.
Ces brèves descriptions ayant permis de préciser la place des cellules et des
acteurs du renseignement dans l’organigramme général, il importe désormais
de s’intéresser aux pratiques de collecte et de traitement. La relative indigence

énorme corps d’armée, indique à Berthier qu’il a bien reçu 6 exemplaires de la carte de
Russie. Les ayant distribués à ses divisionnaires, il en réclame 12 autres pour les généraux
commandant l’artillerie, le génie, la cavalerie légère et les brigades d’infanterie. Bref, la
carte, déjà peu renseignée, demeure un produit rare, réservé aux niveaux hiérarchiques
élevés.

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

des cartes contraint l’Empereur à compléter l’information topographique avant


même le début du conflit. D’où les missions confiées en 1805 à quelques généraux
sûrs, Murat, Bertrand, Savary. Les instructions reçues par ce dernier1 s’avèrent
à cet égard tout à fait révélatrices. Chargé d’observer Philipsbourg, de reconnaître
toutes les voies de communication du Rhin au Danube, d’examiner les rivières
de l’Enns et du Neckar, ainsi que les vallées séparant ou avoisinant la Forêt
Noire, il « rendra compte de chacune des villes et des villages, ponts, châteaux,
collines, bois ou endroits remarquables qu’il rencontrera, de la distance qui les
sépare respectivement, ainsi que des villes, villages ou châteaux qui peuvent servir
au logement des troupes. » De telles actions préliminaires semblent d’ailleurs
de mise à l’orée de chaque campagne. Le 3 juin 1812, par exemple, est organisée
une ultime reconnaissance sur le Niémen, confiée à un capitaine polonais.
Les hostilités entamées, les missions de ce type se révèlent encore plus
fréquentes. Elles sont le fait, on l’a évoqué plus haut, d’officiers d’ordonnance
ou d’état-major, assistés d’ingénieurs-géographes ou d’officiers du génie. Napoléon
peut d’ailleurs, selon le principe de subsidiarité, confier cette tâche à la grande
unité la plus proche de la zone. En témoigne cet ordre à Davout2 : « il paraît que
l’Oder est environné de marais ; faites-en faire la reconnaissance, depuis Krossen
jusqu’à Küstrin, par un officier du génie. Faites aussi faire la reconnaissance de
la Warta et de la Marche depuis Küstrin jusqu’à Landsberg. De quelle nature sont
ces marais ? Y a-t-il des chaussées ? Comment communique-t-on de Sonnenburg
à Küstrin ? ». Par ailleurs, au jour de la bataille, le moindre accident de terrain
acquiert potentiellement une valeur tactique. L’Empereur s’efforce donc de
reconnaître personnellement l’espace sur lequel il va affronter l’ennemi, le
parcourant à plusieurs reprises (dans les jours précédant Austerlitz), ou l’observant
minutieusement à la longue-vue faute de mieux. Néanmoins, les lacunes des
cartes et de l’information nécessitent parfois de recourir à des guides locaux,
plus ou moins fiables (à Waterloo, le seul dont dispose Napoléon le renseigne
très mal).
La connaissance des emplacements et de la force des unités adverses
constitue l’autre domaine d’investigation en vue de la manœuvre. Là encore,
peu avant l’ouverture des hostilités, est réalisée une ultime récapitulation des
forces adverses, essentiellement par le biais des réseaux diplomatiques. Puis,
au cours de la campagne, des missions spécifiques sont organisées. Certaines
sont directement ordonnées par le GQGI : envoi par Savary ou Le Lorgne
d’espions au cœur du territoire ennemi, reconnaissances profondes confiées
aux officiers d’ordonnance ou d’état-major, ainsi de celle de Blein, peu avant

1. Lettre de Napoléon à Savary, 28 août 1805.


2. Lettre de Napoléon à Davout, 2 novembre 1806.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Iéna en 1806. Parfois d’ailleurs, l’élongation s’avère relativement restreinte.


C’est La Bédoyère qui, usant de sa connaissance du flamand, traverse en 1815
les cantonnements ennemis déguisé en paysan et rapporte le détail précis des
troupes anglo-prussiennes. C’est Savary qui, à la veille d’Austerlitz, revient avec
une série d’observations sur les forces austro-russes, glanées lors d’une mission
diplomatique.
Napoléon chef d’armée dispose également, grâce aux unités sous ses ordres,
d’organes tactiques de renseignement. Ainsi, en octobre 1806, Murat est chargé
d’explorer la région de Leipzig avec plusieurs divisions de cavalerie appuyées
d’artillerie. Durant deux jours, interrogeant les voyageurs, s’emparant du
courrier et des journaux, il rassemble un maximum de renseignements sur
l’axe de retraite de l’armée prussienne, avec laquelle l’Empereur a perdu tout
contact. Le souverain peut également ordonner à des corps d’armée de
« reconnaître » l’ennemi, c’est-à-dire de le localiser et de lever le voile sur son
dispositif. Parfois il s’agit simplement de collecter un type précis d’information
comme le révèle cet ordre à Bernadotte, du 28 février 1807 : « faites-moi connaître
si l’infanterie russe que vous aviez à Braunsberg était de l’infanterie légère ou de
ligne. Faites interroger sur la force des compagnies, c’est à peu près tout ce que sait
le soldat. Ce renseignement sert d’élément pour le calcul du reste, car je connais
très bien le nombre de leurs corps et leur formation. »
Le renseignement, tactique davantage qu’opératif d’ailleurs, demeure
néanmoins essentiellement ascendant et provient « du bas », des corps d’armée
ou de la réserve de cavalerie. Outre les comptes rendus d’observations ou de
rencontres avec des détachements adverses, et les informations tirées de la
population, les unités au contact font en effet des prisonniers ou voient arriver
des déserteurs, systématiquement questionnés par des officiers. Le corps d’armée
adresse ensuite au GQGI les procès-verbaux les plus intéressants, voire
éventuellement les captifs de haut rang que Napoléon souhaite interroger
personnellement. Là encore, un exemple entre tous, le rapport du général Lasalle,
du 11 octobre 18061 : « les prisonniers disent que le Roi est à Erfurt avec 200 000
hommes ; on fait courir le bruit qu’une colonne de Russes doit être arrivée à Dresde ;
mais l’officier prussien qui m’a donné cette nouvelle n’en croit rien lui-même ».
La correspondance de Davout reflète clairement cette activité constante
des unités, productrice de renseignement de contact. Ce sont d’abord des
instructions claires du maréchal à ses divisionnaires. Ainsi, le 8 janvier 1807,
au reçu d’un rapport annonçant la présence d’un parti russe « à Pyski, route de
Sniadow à Ostrolenka », il ordonne de s’assurer de la véracité du fait par « de
fortes reconnaissances de chasseurs et de dragons ». Autre exemple, le 25 janvier

1. Colonel Jean-Baptiste Vachée, Napoléon en campagne, Berger-Levrault, 1913, pp. 33-34.

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

1807, sa lettre au général Friant : « il faut pendant le jour que les commandants
d’avant-postes aient l’attention de faire mettre dans les clochers ou les maisons
d’où la vue s’étend le plus loin des hommes pour découvrir les mouvements de
l’ennemi. Si un avant-poste voyait des forces majeures se porter contre lui, alors
comme il n’est là qu’en observation, il n’attendrait pas ni l’approche ni l’attaque
de l’ennemi. Il effectuerait sa retraite sur le premier bois ou le premier endroit
couvert. Il donnerait avis de sa retraite et de la marche de l’ennemi ».
Les officiers de cavalerie légère, à la tête de fortes patrouilles, jouent un
rôle important. Il n’est, pour s’en persuader, que de relire les Avant-postes de
cavalerie légère1, véritable aide-mémoire où l’auteur, tout en fournissant un
catalogue d’indices mais également de signes conventionnels utilisables pour
légender un croquis, insiste sur la capacité à réaliser un relevé de terrain
mentionnant tout autant les obstacles topographiques que les détachements
ennemis.
Le compte rendu au GQGI est permanent. Le 1er octobre 1805, Davout écrit
à Berthier : « je joins ici un extrait de la reconnaissance qui a été faite sur la route
de Moeckmühl. J’ai donné les ordres nécessaires pour que les chemins soient
réparés ». Le 7 avril 1809, il envoie à Napoléon La Gazette de Linz du 3. Le 7 mai
suivant, il l’informe d’une reconnaissance sur Freystadt et Helmanfeld, qui
mobilise « un régiment de cavalerie de 5 à 600 chevaux et 1 000 à 1 200 hommes
d’infanterie (…) pour avoir des nouvelles et pour reconnaître les forces de l’ennemi. »
À ce souci de la sûreté des unités par le biais d’explorations plus ou moins
lointaines s’ajoute le soin mis à vérifier et recouper les informations2 : « vous
pouvez, Monsieur le Maréchal, regarder ces renseignements comme très certains ;
ils sont le résultat de plusieurs interrogations faites sur les lieux, et tous, en outre,
s’accordent parfaitement avec les rapports des espions », ce que confirmeront,
dans ce cas précis, les reconnaissances effectuées le lendemain.
Au terme de cette description générale, arrêtons-nous brièvement sur deux
aspects. Le premier touche au traitement des prisonniers. Entre armées régulières,
à l’époque, leur interrogatoire ne saurait recourir à la violence ; plus crûment,
la torture n’est pas de mise. Comme il n’existe pas d’équipes spécialisées en ce
domaine, obtenir le maximum d’informations d’un captif – y compris celles
qu’il n’a pas clairement conscience de posséder – nécessite la maîtrise d’une
technique pleine de finesse, faisant appel à la logique, à la déduction, à la vivacité
d’esprit et, parfois, à une certaine dose d’empathie. De Brack rappelle à cet
égard un principe fondamental : « le premier soin qu’on doit avoir lorsqu’on
interroge (…) est de juger les dispositions morales de celui qui va vous répondre ».

1. F de Brack, Avant-postes de cavalerie légère, Anselin ed., 1831.


2. Lettre de Davout à Berthier, 15 octobre 1805.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Il récapitule ensuite la liste des questions à poser aux prisonniers ou aux


déserteurs : « 1° le numéro ou le nom de son régiment, sa force ; 2° la brigade à
laquelle il appartient, le nom du général qui la commande ; 3° de quelle division
cette brigade fait partie, le nom de celui qui commande cette division ; 4° à quel
corps d’armée appartient cette division ; le nom, le grade du général en chef et le
siège de son quartier général ; 5° si le régiment, la brigade ou la division cantonnent,
campent ou bivouaquent. Si le corps est posté, on demandera s’il est couvert par
beaucoup d’avant-postes, s’il se garde avec soin, enfin s’il est retranché ; 6° quels
sont les corps d’armée ou divisions à la droite et à la gauche, leur éloignement ;
7° où il a laissé son régiment, sa brigade ; si ce corps avait des détachements, s’il
attend des renforts ; 8° s’il y avait des ordres pour faire un mouvement prochain,
ou quelques-uns de ces préparatifs qui le dénotent d’avance ; 9° qu’est-ce que
contenaient les derniers ordres du jour ? 10° quels sont les bruits qui circulent dans
l’armée ? 11° si les subsistances sont abondantes ? où sont les magasins, les dépôts,
les entrepôts ? 12° s’il y a beaucoup de malades, où est le grand hôpital, où sont les
ambulances ? ». Mais rien d’innovant dans cette énumération : de Brack se
contente de reprendre une trame bien connue des états-majors de l’époque1.
Par ailleurs, le niveau d’interrogatoire est conditionné par le rang et les
fonctions du prisonnier. L’Empereur s’avère un maître en ce domaine et rencontre
personnellement les captifs de grade élevé, d’où son ire lors de la campagne de
1809 : « il est inouï qu’un général de brigade qui a été pris depuis six jours ne soit
pas encore arrivé près de moi. Vous croyez en avoir tiré tout le parti possible et
l’avoir interrogé ; vous vous trompez : l’art d’interroger les prisonniers est un des
résultats de l’expérience et du tact de la guerre. Ce qu’il vous a dit vous a paru
assez indifférent ; si je l’avais interrogé, j’en aurais tiré les plus grands renseignements
sur l’ennemi2 ».
Le second point concerne l’activité de Le Lorgne – et par analogie celle,
antérieure, de Savary. Alors que les actions de la « partie secrète » sont souvent
peu connues, faute de documents, les hasards de la conservation permettent
dans ce cas précis de les approcher, notamment par le biais d’une comptabilité3.
L’analyse des bordereaux révèle trois postes prioritaires. Vient d’abord
l’organisation de reconnaissances profondes (plus de la moitié des dépenses)
par le biais d’agents envoyés dans une zone précise. Certains de ces derniers
reçoivent parfois des missions quelque peu inattendues mais de la plus haute
importance, tels ces deux expatriés français vivant à Moscou et envoyés à Saint-

1. F de Brack, op. cit., p. 106, 110 et 111.


2. Lettre de Napoléon à Eugène de Beauharnais, 20 juin 1809.
3. « Dépenses pour le service secret du 15 juin 1812 au 19 février 1813 », archives nationales
AF IV 759. Plusieurs rapports d’agents, ainsi que les notes de Le Lorgne à Napoléon, sont
par ailleurs conservés dans la même série (cartons 1646, 1650 et 1652).

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

Pétersbourg pour tenter de prendre langue avec le tsar. La seconde activité par
ordre d’importance, sans doute propre à la campagne de Russie, consiste à
assurer les liaisons avec les divers groupements ou corps d’armée (notamment
aux ailes), et peut-être aussi avec Maret (mais c’est là une hypothèse), lorsque
le harcèlement des Cosaques rend impossible l’emploi d’officiers d’état-major,
remplacés alors par des messagers civils ou des militaires polonais. La recherche
de renseignements grâce à des témoins arrive en troisième position. Très
concrètement, il s’agit d’attribuer des primes aux déserteurs, prisonniers de
guerre, soldats de l’armée impériale évadés, voire civils qui acceptent de rapporter
ce qu’ils ont vu ou entendu, tant en ce qui concerne les troupes russes qu’à
propos de l’état des stocks et des ressources des diverses contrées.
La collecte ne représente toutefois, en théorie, qu’une partie du cycle du
renseignement. L’interprétation constitue obligatoirement l’étape suivante et
semble essentiellement effectuée au GQGI par Napoléon, aidé de quelques
« petites mains », notamment Bacler d’Albe pour tout ce qui a trait à l’espace
de manœuvre. Là encore, rien n’est laissé au hasard. Reprenant une pratique
apparemment antérieure, l’Empereur se donne en 1805 les moyens de disposer
en permanence d’informations actualisées. Le 28 août, il enjoint ainsi à Berthier
de faire fabriquer « deux boîtes portatives, à compartiments : une pour moi, et
l’autre pour vous. Elles seront distribuées de telle sorte que, d’un coup d’œil, on
puisse connaître, à l’aide de cartes écrites, les mouvements de toutes les troupes
autrichiennes, régiment par régiment, bataillon par bataillon, et même jusqu’à
ceux des détachements un peu considérables. Vous les partagerez en autant d’armées
qu’il y a d’armées autrichiennes, et vous réserverez des cases pour les troupes que
l’empereur d’Allemagne a en Hongrie, en Bohême ou dans l’intérieur de ses États.
Tous les quinze jours, vous m’enverrez l’état des changements qui auront eu lieu
pendant la quinzaine précédente ». L’une d’elles est conservée au musée de l’Armée
(avec ses fiches où des marques de couleurs diverses forment un véritable code
visuel). C’est en fait un coffre d’acajou de 1,2 m sur 0,6 m environ, dont l’intérieur
est cloisonné de petits compartiments correspondant chacun à un carré de la
carte quadrillée du théâtre d’opérations. En campagne, les fiches, constamment
mises à jour, sont placées dans le compartiment correspondant à leur position
géographique. Rien ne permet d’affirmer toutefois que ce système a été conservé
lors des campagnes postérieures.
Quoi qu’il en soit, les informations sur l’ennemi ou la topographie ne sont
qu’une base de données dont le souverain, par sa méthode de travail, tire le
meilleur parti. Le colonel Vachée a dressé à cet égard un tableau évocateur1 :
« dès l’arrivée au cantonnement, d’Albe présidait à l’installation du cabinet de

1. Col. J-B Vachée, op. cit., p. 66.

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Le renseignement français sous le premier Empire

l’Empereur. (…) Au milieu de la chambre il y avait une grande table sur laquelle
était étendue la meilleure carte du théâtre de la guerre. D’Albe y avait fait ressortir,
par des nuances coloriées, le tracé des rivières, des montagnes ou des frontières.
On orientait cette carte très exactement avant que Napoléon n’entrât et on piquait
des épingles avec des têtes de couleurs différentes pour marquer d’une part la
position des différents corps de l’armée française, d’autre part, ce qu’on savait des
positions de l’ennemi. (…) Aux quatre coins de la pièce étaient des tables pour les
secrétaires ». Grâce à quoi, le souverain est en mesure de relier les divers
renseignements et d’en tirer une interprétation cohérente.
Ce travail de synthèse, que les commandants de corps d’armée mènent
vraisemblablement pour leur propre compte dans leur zone d’intérêt, n’a
cependant de valeur que s’il est correctement exploité. Les combinaisons de
l’Empereur sont, selon les campagnes, exécutées avec plus ou moins de succès
par ses lieutenants. Mais le résultat final n’est pas ici le cœur du sujet. Il est plus
intéressant de voir comment le renseignement est diffusé. Le dépouillement de
la correspondance impériale permet de mesurer l’écart formel qui nous sépare
des guerres napoléoniennes. En effet, il n’existe pas à l’époque de formatage
des ordres – initiaux ou de conduite –, pas de paragraphe résumant les activités
ennemies et indiquant ses hypothèses d’action probables. Napoléon adresse
simplement des instructions claires et concises à chacun de ses corps d’armée,
leur prescrivant les mouvements à faire, éventuellement le terme de l’étape,
évaluant si nécessaire le danger adverse dans leur zone, mais détaillant rarement
sa propre intention générale de manœuvre1.

Quelles sont les limites des pratiques observées ?

Tout ceci conduit à évoquer les limites du cycle du renseignement dans la


Grande Armée et plus généralement dans les armées de cette époque. Les
archives des états-majors ne conservent pas d’exemple de document formalisé
ou de tableau synthétique à remplir. Les plans de renseignement (avec indication
des faits à découvrir, des indices à rechercher et des horaires de validité au-delà
desquels l’information devient inutile) sont totalement absents ou, du moins,
n’ont pas de forme contextualisée. Les responsables aux divers niveaux agissent
de façon empirique et parfois – souvent ? – au coup par coup. De même, aucun

1. Compte tenu des délais de communication par courrier à cheval, les ordres donnés
sont d’autant plus généraux que la distance entre le GQGI et l’unité de manœuvre est
importante, notamment en début de campagne lorsque le dispositif d’ensemble de la
Grande Armée est encore très étendu.

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Le renseignement militaire sous le premier Empire

document synoptique n’organise l’action des capteurs alors qu’ils sont quand
même très divers : espions, reconnaissances lointaines, détachements d’avant-
garde, etc.. Enfin, on ne relève trace d’aucune filière spécialisée de formation.
L’apprentissage se fait au contact des anciens ou « sur le tas », ce qui n’empêche
nullement les officiers chargés de cette tâche de déployer un véritable savoir-
faire grâce aux réflexes acquis depuis 1792.
De son côté, le recrutement des agents relève souvent du plus grand hasard.
Les multiples recommandations de Thiébault à cet égard témoignent de la réalité
du problème : « il faut avoir assez d’espions pour qu’il y en ait toujours en campagne.
Leur choix est difficile, parce qu’il importe qu’ils soient sûrs, pris parmi des hommes
de même opinion, qui ne se connoissent pas, de peur qu’ils ne puissent s’entendre,
et concerter leurs réponses.
Une précaution sage est de les choisir parmi les hommes qui ont le plus à se
plaindre du parti contre lequel on les emploie ; on ne doit rien négliger pour les
intéresser à la cause qu’ils servent. Pour les exciter à bien servir, on leur donne un
petit salaire, lorsqu’ils n’apprennent rien d’intéressant, et de fortes récompenses
quand ils apportent des avis importants, et que ces derniers sont vérifiés. » Toutes
les sources d’incitation s’avèrent bonnes : « on doit attacher les ambitieux par
la promesse de ce qui les flatte, ceux qui sont timides par des menaces, ceux qui
aiment l’argent par des récompenses pécuniaires. On peut encore s’assurer
provisoirement des biens et des familles de ceux qui en ont. Il faut enfin savoir
profiter de toutes les foiblesses que l’on peut découvrir en eux, et se bien persuader
que sans cela, on n’aura aucune autorité réelle sur eux, et qu’on en obtiendra aucun
renseignement, si l’on ne fait agir à propos la crainte et l’espérance. »
Malgré tout, bien souvent, les résultats ne se révèlent pas à la hauteur des
attentes. Ainsi, du 12 août 1812 au 19 février 1813, 27,5 % des agents envoyés
en zone russe ont été, du moins d’après leurs dires, dépouillés, volés, parfois
même à proximité des cantonnements de la Grande Armée, à moins qu’ils
n’aient tout bonnement disparu sans laisser de traces.
L’évaluation de la fiabilité de l’information représente l’autre difficulté. Au
niveau tactico-opératif, l’expérience, les recoupements, voire l’abondance de
renseignements limitent en partie le problème. Mais la question se pose de
façon beaucoup plus aiguë à l’échelon stratégique. Fréquemment confronté à
l’unicité de la source, Le Lorgne n’a, selon toute vraisemblance, jamais affecté
ses rapports et comptes rendus d’un quelconque coefficient de fiabilité1. Le
7 août2, notamment, il remet cette note à l’Empereur, qui envisage alors d’hiverner

1. Actuellement, on s’appuie sur une cotation double tenant compte à la fois de la fiabilité de
la source et de la probabilité du renseignement.
2. AN AF IV 1646.

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Le renseignement français sous le premier Empire

à Smolensk jusqu’au printemps 1813 : « l’officier polonais qui s’est sauvé de Volhinie,
et qui a donné ces différents détails sur l’armée russe, m’a assuré avoir entendu
dire il y a deux mois à M. le comte de Markoff, cy-devant ambassadeur à Paris,
qu’il reconnaîtrait au premier mouvement de l’Empereur Napoléon ses projets
pour la guerre en Russie, et il a ajouté : s’il marche sur Pétersbourg, la guerre
traînera en longueur, car toute la force de la nation réside à Moscou ; mais en
marchant sur Moscou, Pétersbourg tombe de lui-même ». Et l’on peut lire un peu
plus loin : « la route qui mène à Moscou traverse le pays le plus fertile de la Russie ».
Quoi de plus légitime ici que de s’interroger sur la part de responsabilité du
bureau dans l’éventail de raisons qui ont conduit à la marche sur Moscou, à
l’origine du désastre militaire.
Il reste enfin à aborder les aspects proches du renseignement proprement
dit. Ce sont d’abord les opérations spéciales, conventionnelles ou non. À cet
égard, la Grande Armée, comme ses adversaires, s’avère totalement dépourvue
d’unités capables de réaliser des actions d’infiltration ou de destruction bien
au-delà de la ligne des contacts. L’Empereur n’a pas non plus de « service action »
dépendant d’une quelconque agence de renseignement car l’État ne recourt pas
à l’assassinat politique1. La guerre se mène au grand jour et notre concept
contemporain de « ciblage2 » est rigoureusement inconnu.
La ruse, qui touche à la déception, est en revanche largement pratiquée à
tous les niveaux, de part et d’autre. C’est par exemple la gigantesque opération
de désinformation – dans laquelle Schulmeister tient une place centrale – qui
amène la reddition de Mack. Ce sont aussi les dispositions préparatoires de
Napoléon à Austerlitz, pour convaincre les Austro-russes de sa retraite et les
pousser à adopter un dispositif d’où sortira leur cinglante défaite. Jacques
Garnier rappelle3 fort justement que cette bataille est considérée encore de nos
jours comme un modèle de manipulation psychologique de l’adversaire. Laissons
le mot de la fin à Thiébault : « en fait d’espionnage, le principal objet est de parvenir
à tromper l’ennemi sur ce qu’il veut savoir, et à découvrir ce qu’il a intérêt de
cacher ».
La contre-ingérence s’avère quant à elle extrêmement importante. La lutte
contre l’intrusion sous toutes ses formes est une réalité, dans les états-majors

1. L’enlèvement et l’exécution du duc d’Enghien interviennent dans un contexte très


particulier, sous l’influence de collaborateurs de Napoléon, désireux de faire entrer
ce dernier dans le clan des « régicides » pour se protéger eux-mêmes en le coupant
définitivement des royalistes.
2. Le terme de ciblage (targeting) désigne le processus qui, partant d’une analyse systémique,
permet d’identifier des cibles humaines ou matérielles dont la destruction (par des moyens
conventionnels ou non) permet d’atteindre plus rapidement que par des moyens classiques
l’effet final recherché (défini par le niveau politique).
3. Jacques Garnier, Austerlitz, Fayard, 2005, p. 19.

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comme dans les ministères (pensons au procès Michel déjà évoqué). Elle dépend
théoriquement, comme le rappelle Thiébault, du chef du « bureau de la police
et de la partie secrète » qui doit notamment veiller « à tout ce qui tient de la
police, à la discipline et à la manière dont le service se fait dans l’armée (…), à
l’arrestation et à l’examen de toutes les personnes suspectes pour les états-majors
divisionnaires (…), à la surveillance des marchands, ouvriers, vivandiers et
blanchisseuses ». Cela équivaut à s’intéresser à l’ensemble des militaires, employés
civils et domestiques susceptibles d’utiliser leurs fonctions comme couverture
ou à même d’avoir été recrutés par le camp opposé. À cet égard, les interrogatoires
de prisonniers, de déserteurs ou de civils représentent une source précieuse
pour découvrir les agents ennemis infiltrés. La correspondance de Davout en
offre des exemples précis. Le 22 juin 1809, par exemple, il adresse ce compte
rendu à l’Empereur : « on a arrêté hier deux espions. L’un avoue tout, il nous en
a signalé six que l’ennemi a envoyés depuis deux jours et que nous espérons
attraper ».
La sécurité des transmissions est également un point-clef et Napoléon
encourage ses subordonnés à utiliser les procédés de chiffrement lorsque la
situation l’exige. En témoigne cette lettre du 19 septembre 1806 à Berthier : « le
maréchal Soult laissera le 3e régiment de ligne tout entier dans Braunau, sous les
ordres du général de division Merle (…). Le maréchal Soult conviendra d’un chiffre
avec le général Merle, et ce chiffre sera envoyé au major général de la Grande
Armée ». L’absence de procédé mécanique – machine à crypter – et l’exigence
d’une exécution rapide et aisée ont cependant conduit à appauvrir la gamme
de procédés en usage durant la campagne d’Égypte et à adopter un système à
dictionnaire, sans surchiffrage, c’est-à-dire sans superposition de deux systèmes
de codage. C’est là un procédé très simple à mettre en œuvre, inspiré de celui
utilisé par les diplomates du xviiie siècle, qui nécessite seulement l’établissement
de deux documents. Le rédacteur dispose d’un tableau « chiffrant » indiquant
la correspondance sous forme de nombres des lettres, syllabes ou mots rangés
selon l’ordre alphabétique. Le destinataire s’appuie quant à lui sur un tableau
« déchiffrant » qui procède de la démarche inverse. Les tableaux parvenus
jusqu’à nous1 comportent de 700 à 2 300 lignes, le mode le plus couramment
représenté étant 1 200. La signification littérale n’est pas strictement mécanique
mais fait appel au bon sens du destinataire qui choisit entre les diverses possibilités
offertes. Toutefois, afin de gagner du temps, l’on code seulement le cœur du
courrier, en excluant les informations secondaires et les mouvements adverses
(nécessairement connus de l’ennemi, qui pourrait alors utiliser ces indications
comme base de décryptage).

1. SHD GR 1 M 2352.

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Au terme de cette analyse émergent quelques constats. En paix comme en


guerre, Napoléon, jouant sur la concurrence des services, dispose de sources
d’informations diverses qui remontent à son cabinet et qu’il jauge et interprète
personnellement. En campagne, le GQGI, par sa construction, lui permet de
cumuler les rôles et donc de traiter le renseignement stratégique comme opératif
ou tactique. La pratique de la Grande Armée, quoique relativement efficace,
demeure cependant relativement informelle dans un certain nombre de domaines.
Il faudra attendre plusieurs décennies, et une succession de régimes où le
politique se distingue clairement de l’échelon militaire à ses ordres, pour
imaginer un système plus structuré. C’est en effet seulement après la guerre de
Crimée, en 1856 très exactement, qu’un rapport de l’ancien directeur du « Service
central des Renseignements militaires à l’Armée d’Orient1 » envisage une
organisation préfigurant quasiment l’actuelle DRM2 : [elle] doit, avant tout,
réunir et coordonner tous les documents militaires éparpillés dans les bureaux
statistiques des ministères de la Guerre, des Affaires étrangères et de la Marine ;
analyser et résumer les rapports d’officiers envoyés en mission à l’étranger et les
dépêches des agents du ministère des Affaires étrangères qui se trouvent le plus
rapprochés du théâtre présumé de la guerre. En même temps, cette direction centrale
aurait soin de se tenir au courant de tous les faits et nouvelles militaires publiés
par la presse étrangère qui souvent donne des indications très utiles pour ceux qui
s’appliquent à les étudier avec suite et méthode. (…) Le corps d’interprètes et
d’agents devrait former un seul corps organisé militairement, soumis à un chef
responsable nommé par le ministre de la Guerre. » Cela revient à dessiner
l’architecture d’un service de renseignement militaire moderne et, par un effet
de miroir, à souligner en filigrane les imperfections de l’organisation
napoléonienne, même si cette dernière s’avérait malgré tout infiniment supérieure
à celle de ses adversaires.

Jean-François Brun

1. SHD GR MR 2037.
2. Direction du renseignement militaire.

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Exemple théorique de croquis de reconnaissance


(source : F de Brack, Avant-postes de cavalerie légère)

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SCHULMEISTER,
L’ESPION DE L’EMPEREUR

Abel Douay

Des hommes qui entourèrent l’Empereur, chacun retient une image telle
celle de Talleyrand associée au « bas de soie… », de Fouché ou « La passion de
trahir », de Ney « Le brave des braves ». Il en est un par contre qui divisait déjà
ses contemporains : Charles Schulmeister. Pour Napoléon, « Cet homme en
vaut quarante mille » aurait-il affirmé ; pour Fouché, Schulmeister était un
« Vrai Protée de l’information » ; pour Lezay-Marnézia, il était « Magnifique » ;
pour Montarras dans le Dictionnaire Napoléon de Jean Tulard, c’était un « James
Bond » ; et plus récemment, en référence à Savary, Thierry Lentz1 ne le qualifiait-il
pas de « Séide du séide » ?

Le contrebandier, chef de réseau

Charles Schulmeister naquit à Freistett, petite ville du pays de Bade, le


5 août 1770, d’une famille de pasteurs et de lieutenant de douanes de père en
fils. Son père épousa successivement trois filles de pasteurs, ses oncles étaient
pasteurs, comme l’un de ses frères. Il fit de solides études mais très vite se rebella
contre l’autorité paternelle. Son père le fit alors nommer greffier à Kork, près
de Kehl.
S’ennuyant ferme, le jeune homme trouva une issue dans le mariage. Le
20 décembre 1792, il épousait une ravissante brunette, Charlotte Unger, fille
du directeur des mines de Sainte-Marie. Un an plus tard, l’austère pasteur
Johann Gottfried Schulmeister décédait et Charles se sentait enfin libre. Une
autre vie allait commencer pour lui. Une autre vie… plutôt dix années folles.
Fin 1793, le ménage retourne à Freistett où Schulmeister faisait déjà parler de

1. Thierry Lentz, Savary, Le séide de Napoléon, Fayard, 2001.

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Le renseignement français sous le premier Empire

lui comme contrebandier. Également d’une famille de douaniers, il connaissait


tous les méandres du Rhin, de Freistett à Strasbourg. De notoriété, il passe pour
avoir aidé l’Armée du Rhin à traverser le fleuve par trois fois de 1794 à 1796.
Chaque fois, le jeune commandant Savary était avec eux. Ainsi se seraient-ils
connus au son du canon et du « Chant de guerre pour l’armée du Rhin ».
Le 16 avril 1805, malgré sa parfaite connaissance du cours du Rhin,
Schulmeister était arrêté et incarcéré à Strasbourg pour contrebande. Libéré
trois mois plus tard contre une forte rançon, il était expulsé de l’autre côté du
fleuve. Aussitôt, la police du Grand-duc recherchait activement, à son tour, ce
fauteur de désordres et de troubles qui dirigeait un réseau de contrebandiers.
En fait, Gérald Arboit précise qu’il assurait financièrement les produits de la
contrebande de ses affidés, un peu comme la Lloyd le fait pour les marines
marchandes1. Fut-il Jacobin dans ces années-là ou « La mouche de Fouché »
pour mieux s’infiltrer dans leur club ? Son action à cette époque créa tellement
d’agitation et de perturbation qu’il se trouva contraint pour la deuxième fois
de fuir le duché de Bade et de solliciter la nationalité française. L’obtention de
celle-ci lui fut facilitée par l’investissement de sa part maternelle d’héritage,
dans ce pays saigné par la Révolution. Devenu Strasbourgeois et marchand de
fer, habitant au pied de la cathédrale, il n’en continua pas moins la contrebande
qui l’enrichit.
À plusieurs reprises il demanda des passeports pour l’Allemagne et la
Suisse. Elmer2, son premier biographe, rapporta qu’il aurait été un espion double,
principalement au service de l’ennemi autrichien durant la campagne d’Italie,
espionnant surtout pour le compte des généraux Mélas, Merveldt et Zach.
Malheureusement les sources d’Elmer ont disparu dans l’incendie d’une partie
des archives de Vienne en 1927. Schulmeister lui-même y fera allusion lors de
la prise d’Ulm sept ans plus tard pour expliquer ses introductions auprès des
généraux autrichiens3.

L’espion double

Schulmeister était aux abois quand, dit la légende, Savary vint à Freistett
pour l’engager. Ce devait être dans les premiers jours d’août 1805 (cf. illustration
1. Gérald Arboit, Schulmeister, l’espion de Napoléon, Ouest-France éd., collection
« Espionnage », 2011.
2. Alexandre Elmer, L’agent secret de Napoléon. Charles-Louis Schulmeister, d’après les
archives secrètes de la Maison d’Autriche, Payot 1931, réédition Payot-histoire 1980.
3. S.H.D – 2 C 13. Correspondance de la Grande Armée. Journée du 26 octobre 1805. Rapport
de Schulmeister à Savary.

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

no 1). À cette époque, le contrebandier n’avait encore que deux compagnons :


Rippmann et Hammel, qui s’infiltrèrent avec lui dans les lignes ennemies.
On a beaucoup écrit sur le rôle de Schulmeister à Ulm, mais on en sait peu
de choses. Il passe encore aujourd’hui pour l’un des artisans de la victoire. Par
Wend, officier autrichien qu’il dit avoir connu lors des campagnes d’Italie, il
parvint jusqu’à Mack, le commandant de l’armée autrichienne qui occupait
Ulm. Affirmant une chose et ses compagnons faisant courir le bruit du contraire,
il réduit le général autrichien à l’inaction pendant que les Français encerclent
la ville. À cette fin, le 10 octobre, Schulmeister s’arrangeait à Stuttgart pour que
le magistrat von Steinher soit persuadé que les Anglais avaient débarqué à Calais
et que Napoléon était rentré en France pour mater un soulèvement à Paris. Von
Steinher se serait précipité chez Mack pour lui annoncer la fausse nouvelle.
Celle-ci parvenait le 12 à Mack, qui stoppait son offensive victorieuse contre
Dupont à Hashlach. Désormais Mack allait attendre l’arrivée des Russes pour,
pensait-il, écraser ensemble l’armée française. La suite est bien connue.
L’encerclement d’Ulm par Napoléon devait surprendre Mack totalement. La
ville capitulait le 20 octobre. Quarante mille hommes étaient faits prisonniers
sans combattre.
En deux jours, du 23 au 25 octobre, Schulmeister parcourait ainsi 400
kilomètres, dans les lignes ennemies, jouant le rôle d’un agent double pour
obtenir le maximum de renseignements, rémunéré par les deux parties,
notamment sur la position des troupes russes.
Le 27 au matin, il repartait avec Rippmann. À Braunau, tâchant d’engager
un tabagiste autrichien, celui-ci les dénonçait. Arrêtés tous deux, ils étaient
battus et laissés pour morts. Rippmann décédait quelques jours après. En se
traînant dans la nuit par des petites routes, Schulmeister put regagner les
faubourgs de Vienne treize jours plus tard et retrouver la Grande Armée. Le
13 novembre, déguisé en bourgeois cossu, il participait au traquenard monté
par Murat pour désorienter les Autrichiens et s’emparer du mont Thabor. Dans
la journée, Vienne était occupée et Schulmeister nommé préfet de police de la
ville. L’Empereur le gratifiait en plus d’une rente de 40 000 francs.
À partir de ce jour et dans ses fonctions officielles, Schulmeister se “dédoubla”
en se faisant appeler “Monsieur Charles” afin de préserver son personnage
d’espion1. Le 2 décembre, c’était Austerlitz. Schulmeister ne put y assister,
accaparé par ses fonctions administratives de préfet de police de Vienne (maintien
de l’ordre, arrêt des pillages dans la ville, désarmement des Autrichiens restés
1. Pour Napoléon, le mérite primait sur les origines. Devenu Empereur (1804), il avait créé
la noblesse d’Empire. 2 200 titres furent accordés et Schulmeister fut promu chevalier de
cette nouvelle noblesse, mais il ne reçut jamais la Légion d’honneur (cf. Gérald Arboit,
Arte, le 7 octobre 2017).

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Le renseignement français sous le premier Empire

cachés, récupération des armes de toute nature, etc.). Son absence sur le front
devait se faire sentir. Privé de renseignements, Murat éprouva des difficultés à
poursuivre les fuyards. L’occupation devait être courte. La paix signée, les
Français quittaient la ville le 29 janvier 1806. Reconnaissante pour l’ordre
rétabli, la ville de Vienne devait offrir à son “préfet de police” un superbe service
à thé “retour d’Égypte”, actuellement conservé au musée Rohan à Strasbourg.

Le chef des corps francs de Savary

Dix mois plus tard, Savary toujours flanqué de Schulmeister, repartait pour
une nouvelle campagne, en Prusse cette fois, afin de répondre à l’invasion de
la Saxe par ce pays. Les deux compères devaient y montrer une nouvelle face
de leur talent puisque Schulmeister, posté en avant-garde de Savary, prenait
Wismar par ruse, avec seulement 40 hussards. Les 3 000 prussiens d’Husdom
capitulaient. C’était le 5 novembre 1806.
Puis ce furent les prises de Rostock et d’Hameln où Schulmeister matait
la rébellion de la garnison prussienne, avec l’aide d’un régiment de hollandais
dont il avait pris le commandement ! À Rostock, le 9 novembre, Savary et
Schulmeister s’emparaient de 22 bateaux amarrés dans le port et répartissaient
une partie du butin entre les 300 hommes que menaient les compères.
Le 12 novembre 1805, avec quelques éclaireurs, les deux hommes chevauchant
côte à côte repartaient pour Lübeck puis Hambourg. Ils n’étaient plus qu’à 400
kilomètres de la frontière française quand Napoléon reprit l’offensive. Lannes
étant malade, Savary prenait provisoirement le commandement du 5e corps.
Depuis le 2 février, écrivait Savary à l’Empereur : « Les soldats n’ont plus
qu’un tiers de ration de pain, point d’eau-de-vie et toujours le sac sur le dos… Le
dégel fait enfoncer mon artillerie… Je n’ai plus une pomme de terre. Comment
ferais-je si le pain me manque ? »
Sur un total de 270 000 Français, les déserteurs, les maraudeurs et les
malades s’élevaient au moins à 60 000 hommes. L’Empereur lui-même écrivit
à son frère Joseph : « Les officiers d’État-major ne se sont pas déshabillés depuis
deux mois, et quelques-uns depuis quatre. J’ai moi-même été quinze jours sans
ôter mes bottes… Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans
eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de terre et de la viande, faisant de
longues marches et contre marches, sans aucune espèce de douceurs, et nous battant
ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer
en traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues ». Ce n’était plus des caches
d’armes qu’il était urgent de découvrir, mais des cachettes de vivres. Travail

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

sans gloire, mais essentiel. Beaucoup de vivres dissimulées furent découvertes


par Schulmeister dans les districts occupés sur la Nogath et sur Elbing. Ce
n’était plus l’ennemi que Schulmeister devait pourchasser mais les déserteurs
badois, wurtembergeois, saxons, qui se cachaient dans les villages qu’ils
traversaient. C’était comme un avertissement de ce qui allait se passer en Russie
pendant l’hiver de 1812. Nul n’en tira malheureusement les leçons.
Par Berlin et Poznan, Savary, Schulmeister et le 5e corps, atteignaient
Ostrolenka le 16 février 1807. Grâce aux renseignements de Monsieur Charles,
Savary y déjouait une manœuvre russe et sauvait Varsovie. Après le siège et la
capitulation de Dantzig – où Schulmeister servit d’interprète pour les
pourparlers –, Friedland – où il fut blessé à la tête, le 14 juin –, Königsberg
devait être occupée et administrée par Savary avec, une fois encore, Schulmeister
comme préfet de police. Ce dernier eut fort à faire avec Rüchel, général fanatique
qui excitait la population contre les Français. La paix fut enfin signée à Tilsitt.
Lorsqu’il rentra à Strasbourg le 13 juillet 1807, Schulmeister avait en dix
mois, parcouru près de 6 000 kilomètres, dont 4 000 en reconnaissance et en
combats. Mais la France, une fois encore, n’allait connaître qu’un an de repos.
Malgré l’entrevue d’Erfurt en automne 1808 – pendant laquelle Schulmeister
fut responsable de la sécurité des Empereurs, des rois et des princes –, une
cinquième coalition s’était formée au printemps 1809.
Dès le 21 avril, Schulmeister s’illustrait par la prise du principal pont de
Landshutt en flammes. La route de Vienne était ouverte pour la seconde fois,
après un bombardement intensif. Le 12 mai, Savary et Monsieur Charles, en
reconnaissance dans la capitale, étaient violemment attaqués. Schulmeister, en
brûlant la tête du meneur, sauvait la vie de son chef. Il fallait faire vite, occuper
la ville et désarmer les habitants et les soldats autrichiens qui s’y cachaient. Le
général Andreossy était nommé gouverneur le 13 et Monsieur Charles
commissaire général de police quatre jours plus tard.

Le commissaire général de police de la ville de Vienne.

Sans complexe, Monsieur Charles se fit appeler “Commissaire général des


Armées impériales”. L’occupation de la ville devait durer cinq mois, du 13 mai
au 14 octobre 1809. Dès le premier jour de l’occupation, la ville fut en effervescence.
La tâche était immense. Dès sa nomination, il procéda à des arrestations :
— des opposants politiques les plus notoires : l’archevêque Colloredo, les
ministres Stadion, Stein et Hormayer, le prince de Metternich, le comte
von Pergen, le conseiller Lorentz,

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Le renseignement français sous le premier Empire

— pour troubles de l’ordre public et pour marché noir, tels : les 438 colporteurs
juifs arrêtés et bastonnés, sans compter les commerçants grecs, anglais,
turcs, pour infraction aux règles du blocus continental,
— pour détention d’armes allant parfois jusqu’à des exécutions, telle celle
d’Eschenbach.
Les perquisitions furent nombreuses et parfois rocambolesques, comme
celle de ce commerçant dénoncé pour cacher chez lui de nombreux soldats, des
canons et même des chevaux. Après fouille minutieuse, un gendarme français
plus astucieux que ses camarades, se rendit compte tout à coup qu’on les avait
envoyés chez un marchand… de soldats de plomb !
La règle prônée par Schulmeister fut toutefois la modération, comme pour
le chevalier Malliat qui faisait commerce d’armes, car le pire à éviter était un
soulèvement de la ville qui aurait pris les Français, retranchés dans l’île Lobau,
entre deux feux. Le front n’était qu’à quelques kilomètres. Schulmeister fit
généralement preuve d’humanité envers les patriotes ennemis. Il tenta de sauver
la vie du tout jeune Staps qui avait projeté de poignarder l’Empereur lors d’une
revue à Schönbrunn. Lors des interrogatoires qu’il lui fit subir, il négligea
l’influence de son entourage sur le malheureux et l’appartenance de ses amis
au Tugendbund, société secrète prussienne qui complotait contre Napoléon1.
Néanmoins Vienne était au bord du soulèvement car Vienne a faim et
Schulmeister s’en inquiète. « Très peu de farine hier sur le marché. Aucun meunier
n’est venu » écrit-il le 16 mai. « Il faut rétablir les approvisionnements » (30 mai).
« On jette des pierres sur la boutique d’un boulanger qui a déjà vendu tout son
pain et vient de fermer » (9 juin). « Les soldats reçoivent leur ration et exigent du
pain des boulangers. Les Viennois ne peuvent être servis » (10 juin). Le boulanger
Volk faisait de trop petits pains. Charles le condamnera à livrer chaque jour
200 pains à 6 sous au poste de police qui les distribuera aux pauvres du quartier.
Ainsi Charles se démenait-il. Le 8 juin, un convoi de 840 bœufs et cinq
convois de 60 voitures de farine entraient dans Vienne. La police présida aux
répartitions. Le 19 juin, la farine arrivait en quantité à Vienne. De même pour
la viande, dans la nuit du 27 août.
Entre-temps, c’est le vin qui vint à manquer dans les hôpitaux. Charles s’en
chargea et informa Savary le 6 août. Les hôpitaux étaient « un autre sujet de
mécontentement des Viennois ». On laisserait mourir sans soins les blessés
autrichiens… Charles multiplia les affiches sur les murs après Essling et après
Wagram pour demander aux Viennois : charpie, draps, couvertures, matelas…

1. Gérard Hertault et Abel Douay, Franc-maçonnerie et Sociétés Secrètes prussiennes contre


Napoléon, naissance de la nation allemande, Paris, coédition Fondation Napoléon – Nouveau
monde éd., 2005.

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

Rien ne vint. Il procéda alors à des réquisitions car il avait pris soin dès son
arrivée de faire dresser la liste des propriétaires. Infatigable, Schulmeister veilla
aux épidémies et obligea les Viennois à débarrasser les cours et les rues des
immondices. Il veilla aussi à la numérotation des maisons afin d’imposer une
fiscalité sur chacune d’entre elles.
Initié le 12 décembre 1808 dans la Respectable Loge de Saint Jean la Vraie
Fraternité, à Strasbourg, Monsieur Charles se préoccupait aussi de diffuser les
idées de la franc-maçonnerie auprès des Viennois. À ses frais il fit traduire et
publier, écrivait-il : « tous les livres philosophiques défendus, Voltaire, Diderot,
Montesquieu, Helvétius, Holbach », et, poursuivait-il, « Tout se vend maintenant
en allemand et en français. Il faut que la vérité perce, que la lumière se répande »
Avec Schulmeister, quel souffle la Révolution n’apportait-elle pas aux Viennois1 ?

Les combats et l’espionnage autour de Vienne


pendant l’occupation

Pendant ce temps, les combats au nord et à l’est de Vienne faisaient rage.


À Essling, le 20 mai 1809, les Français frisent la catastrophe. Le 5 juillet,
Schulmeister, juché sur un toit du village de Wagram les renseigne et s’échappe
de justesse, déguisé en barbier.
Alors que le Tyrol se soulève contre les troupes du maréchal Lefebvre,
François Ier recrute, en Hongrie et en Transylvanie, 30 000 hommes le 28 juillet,
puis 100 000 le 10 août. Les rapports alarmants de Monsieur Charles se succèdent.
Il quittera même Vienne pour une folle équipée en Hongrie. Les rapports qu’il
transmettra à l’Empereur hâteront la paix qui sera datée du 14 octobre.
Nombreux étaient alors les affidés de Schulmeister devenu un maître espion.
Si les archives du Service Historique de la Défense (SHD) les ignorent, en
revanche, celles de Vienne contiennent les dossiers personnels des principaux
espions de Monsieur Charles, de pauvres bougres qui formaient une véritable
armée des ombres. Oubliés de l’histoire, citons-en toutefois quelques-uns dont
les noms reviennent le plus souvent dans les Staats Archiv d’Autriche : Rippmann,
Rübsamer, Lippmann, Oppermann, Otto comte de Mosloy, Hammel, Hurter,
Müller – dit Adonis – etc. Ils étaient Strasbourgeois, Badois, Wurtembergeois,
Alsaciens… Certes, les immenses profits qu’ils en tirèrent leur assurèrent
l’aisance, mais les risques encourus étaient de se retrouver “entre ciel et terre”,
c’est-à-dire pendu, sans compter la dépense physique considérable et l’inconfort

1. Cadet de Gassicourt, Voyages en Autriche, en Moravie et en Bavière fait à la suite de l’armée


française pendant la campagne de 1809, Paris 1818.

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Le renseignement français sous le premier Empire

permanent qui caractérisaient ces missions. Alors seulement, se remettant dans


l’esprit et la pensée de l’époque, sera-t-il possible de mieux comprendre le
maître-espion que fut Schulmeister et, avec le recul du temps, de porter un
jugement sur l’espionnage au début du xixe siècle.
Pour l’heure, l’Angleterre restait toujours en guerre, l’Espagne aussi. La
Russie s’armait à nouveau, entraînant la Prusse et la Suède. Ce fut l’effroyable
campagne de Russie en 1812, puis, avec le recul des Français, commençait la
campagne de Prusse.
Là, Schulmeister maîtrisait la langue et pouvait reprendre du service. Le
24 mai 1813, Hager, ministre de la Police de François Ier, écrivait aux bureaux
de police de l’Empire : « Schulmeister a de nouveau commencé un voyage de
renseignements à travers la Suisse, le Tyrol et l’Autriche (…) voyageant en compagnie
d’un serviteur, homme âgé et de deux autres personnes. Ils ont pour se déguiser de
faux cheveux, passeports de toutes sortes (…) et de grandes sommes d’argent (…).
Si on peut les arrêter, il faut le faire avec discrétion pour que personne ne sache où
ils seront transférés… Il semble que le soi-disant Schulmeister soit le domestique
et vice-versa (…). Au cas où l’on vérifierait leurs passeports, premièrement il est
expressément demandé de ne rien dire et de faire un rapport et de repérer leur
logis ; deuxièmement, les deux convoyeurs de la présente dépêche ont déjà vu
Schulmeister. On est prié de leur donner la possibilité de voir qui est Schulmeister
parmi les quatre hommes. Troisièmement, vérifier dans quelle direction ils se
dirigent. En cas de certitude qu’il s’agit des hommes recherchés, il faudra les arrêter,
si possible de nuit avec le moins de bruit possible et les bien garder (…). Si nécessaire,
on les mettra aux fers, on les fera voyager dans des voitures différentes afin qu’ils
ne puissent pas communiquer entre eux ». On mesure les précautions à prendre
en cas d’arrestation pour éviter notamment une erreur sur la personne. Huit
ans après Ulm, les Autrichiens ne possédaient encore qu’un signalement vague
de l’espion. Deux portraits seulement existent à notre connaissance : l’un, dressé
vers l’âge de trente-cinq ans ; l’autre, un dessin à la plume de Schuler ; postérieur
à Waterloo où Schulmeister avait environ soixante-dix ans. L’espion avait
toujours pris soin de ne pas être représenté. Jusqu’à la fin, les archives de Vienne
en témoignent largement.
Schulmeister continuait de renseigner l’état-major de Berthier où il se
faisait appeler “Monsieur Saint-Charles”. Mais Savary, devenu ministre de la
Police, n’était plus là. Dans le tandem, Charles était les yeux et le duc de Rovigo
était la voix. Charles ne pouvait plus se faire entendre. Il n’en continuera pas
moins d’espionner. Le 29 décembre 1813, un espion autrichien, basé à Paris,
mentionnait encore Charles au sein de l’armée française. Trois mois plus tard,
le Tsar faisait son entrée dans la capitale.

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

Les voyages de Monsieur Charles, agioteur

Afin de ruiner les économies de l’Angleterre, de l’Autriche et de la Russie,


Napoléon chargea Desmarest, chef de division au ministère de la Police générale,
et Savary, ministre de la Police, de fabriquer des faux billets. Il caressait cette
idée depuis 1803. Il la mit donc en application en 1809, en visant d’abord
l’Angleterre, puis l’Autriche et la Russie. L’Angleterre était le bailleur de fond
des coalitions successives. Le blocus continental qui avait le même but de casser
l’économie de ces pays s’avérait difficile dans son application et entraînait de
nouveaux conflits. Réduisant toutefois le volume des échanges, il rendait
l’écoulement des faux billets que plus difficile.
En mars 1810, Desmarest convoqua Monsieur Lale qui était premier graveur
d’écriture au ministère de la Guerre et le chargea de réaliser les plaques de
cuivre à partir d’une liasse de billets de la banque d’Angleterre. Les premières
plaques furent imprimées dans les ateliers de Monsieur Fain1. Le pauvre Lale
se trouvait entraîné dans une fabrication de faux billets sans ordre écrit. Voilà
trois mois qu’il y travaillait quand Savary, mis dans la confidence, signait une
autorisation au malheureux graveur, le 1er août. L’activité de l’imprimeur Fain
ne tarda pas à attirer l’attention de la police et à l’intriguer : « Un mardi à deux
heures du jour – écrit Lale dans son rapport – un coup de sonnette se fit entendre »
À l’ouverture de la porte, ce fut une ruée de policiers du commissaire Maçon
dans les locaux, suivie d’une bagarre homérique qui finit dans une mare de
sang, lorsque Fain put enfin exhiber son autorisation. Maçon se retira penaud
avec ses hommes, se posant mille questions. Tancé en haut lieu, il évita la
révocation de justesse.
Tout naturellement, Savary rencontra Schulmeister pour organiser
l’écoulement des fausses monnaies. De mi 1810 à mi 1813, Monsieur Charles
fit de nombreux voyages en Allemagne pour alimenter les caisses de l’intendance
de l’Armée et payer les fournisseurs des villes hanséatiques auprès desquelles
l’intendance s’approvisionnait. L’écoulement des faux billets s’avérait relativement
aisé. D’une seule couleur à l’époque, les billets étaient aisément falsifiables.
Monsieur Charles se servit aussi des membres de son réseau d’espionnage
particulièrement sûrs, à leur insu. Un coquin nommé Bernard, avec qui
Schulmeister entretenait d’excellentes relations de voisinage – leurs propriétés
étant toutes deux voisines du château de Grosbois, appartenant au maréchal
Berthier – toutefois mis dans la confidence. Ce fut également le cas d’un nommé

1. On peut supposer, l’affaire étant très secrète, l’existence d’un lien de parenté avec Agathon
Fain, secrétaire intime de l’Empereur aux archives et successeur du baron de Méneval
comme secrétaire de l’Empereur.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Gérard, beau-frère de Bernard. Gérard sera arrêté à Hambourg, Bernard ne


dut son salut qu’à la fuite ; son principal adjoint fut pendu en Angleterre et un
juif de Hambourg nommé Marcuff vit son effigie pendue à sa place à Londres.
Avec ses comparses, Schulmeister fut arrêté dans le Bas-Rhin en novembre 1811
et traduit devant l’un de ses principaux ennemis, le préfet Lezay-Marnésia. Ce
dernier reçut l’ordre de Savary de libérer tout ce beau monde sur le champ. Stupéfait,
le préfet ignorait aussi qu’une partie de cet argent alimentait les caisses de la
police secrète.
Avant de lancer la fabrication en chaîne des premières livres, plusieurs
millions de florins furent imprimés à titre d’essai à Vincennes et mis en circulation
en 1809. Lors de son mariage avec Marie-Louise, Napoléon promit à Metternich
de lui remettre les trois cents millions de florins imprimés. Quelques-uns furent
mis en circulation fin 1809. On ignore le sort des autres, qui furent probablement
détruits. L’affaire finit par être connue dans ses grandes lignes par certains
opposants au régime. Deux d’entre eux, Castel et Fierard, publièrent des pamphlets
à la Restauration, mais la raison d’État devait être la plus forte. Un épais silence
enveloppa bientôt cette affaire. Le rapport de Monsieur Lale, le graveur – qui
mourut seul et indigent – fut publié par la Commune en 1870, dans une
indifférence générale.

Les maisons de jeux au service de l’espionnage

Durant tout l’Empire, Napoléon considéra les maisons de jeux comme un


mal nécessaire dont il ne put se débarrasser complètement. Il faut dire qu’elles
rapportaient énormément : 50 % des gains annuels de chaque établissement
allait dans les caisses de l’État jusqu’à un million de francs et 75 % des gains
au-delà. Une fois les frais de fonctionnement des établissements payés, le reste
constituait la rétribution des fermiers.
Dès 1806, Schulmeister avait compris tous les avantages qu’il pourrait tirer
des maisons de jeux, notamment durant les campagnes militaires. Avec l’accord
tacite de l’Empereur, Savary en ouvrit notamment à Königsberg, Vienne,
Hambourg et à Bade. Comme il n’y en avait point auparavant on s’y pressa et
on y dépensa des sommes d’autant plus folles qu’on savait plus éphémères
l’ouverture de certaines, limitée à la durée de l’occupation des troupes.
Jusqu’en 1806, ce fut Fouché qui administra les jeux dans la capitale et
dans toutes les grandes villes de France. Il changeait souvent de fermiers.
L’emploi était très lucratif : « Vous trouverez ci-joint, écrivait-il à Régnier, un
arrêté qui fixe le traitement du citoyen Réal (adjoint de Fouché, N.D.L.R.). Vous
lui ferez remettre tous les trois mois, 5 000 francs sur les fonds des jeux pour subvenir

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

aux dépenses extraordinaires et petits frais de police dont il ne devra aucun compte ».
Outre ces menus emplois, le produit des jeux alimentait essentiellement les
fonds secrets gérés par Savary.
Mais les maisons de jeux présentaient d’autres intérêts directement liés à
l’espionnage. On y perdait beaucoup. Les malchanceux étaient aux abois…
officiers, domestiques de hauts personnages, étreints par l’angoisse de ne pouvoir
rembourser, étaient des proies toutes mûres et faciles pour l’espionnage et
Schulmeister s’y entendait pour les recruter au moment opportun. Le prince
Sulkowski, espérant être mieux rémunéré, trahit l’Autriche pendant quelques
années au profit de la France. Il lui fallait combler des dettes de jeux. L’ex-
capitaine français Guéniard, ayant beaucoup perdu d’argent aux jeux à Vienne,
tenta de trahir son pays en remettant au général autrichien Bubna la position
des troupes de la Grande Armée à l’est de Vienne. Démasqué, il fut trouvé
porteur d’une somme d’argent importante. Arrêté par Schulmeister, il fut
condamné aux fers. Le jugement ayant été cassé par l’Empereur, il fut rejugé
par une cour martiale – sur la base d’un dossier d’accusation instruit à la hâte
par Monsieur Charles –, condamné à mort et fusillé le 1er octobre 1809.
Les maisons de jeux présentaient encore d’autres avantages. En exil à
Sainte-Hélène, Napoléon dira un jour à Gourgaud : « J’ai eu souvent envie de
fermer les maisons de jeux, mais cela roule sur des centaines de millions et j’ai
toujours été effrayé de savoir de quel côté ce torrent-là se dirigerait si on fermait
les maisons. Ensuite, c’est là que la police découvre les complots, les faux-monnayeurs ;
on en retire la fausse monnaie ».
À Erfurt, Schulmeister participait à la gestion des maisons de jeux et en
même temps les surveillait. Le 4 octobre 1808, il notait : « Les jeux de hasard
continuent et presque toutes les nuits, il y a des querelles entre le chef de jeux et
les joueurs. Au reste, toute la ville est tranquille. » Faire cohabiter l’ordre et les
maisons de jeux nécessitait un subtil dosage que devait maîtriser Schulmeister
lorsqu’il exerçait les fonctions de commissaire général. Jean-Joseph Bernard,
négociant véreux, ex-fournisseur aux armées fut particulièrement chargé des
maisons de jeux de Vienne en 1809. C’est là que Schulmeister y écoula les tout
premiers florins fabriqués à Paris, mélangés à de vrais billets.
Nommé ministre de la Police, Savary n’eut de cesse d’obtenir la responsabilité
de ces maisons. L’Empereur qui en espérait un meilleur fonctionnement, la lui
accorda. Le 1er janvier 1813, Savary se décida à confier pour six ans le bail des
jeux à Bernard, tout en sachant pertinemment que le coquin n’était pas sûr.
Aussi lui adjoignit-il Schulmeister afin que tout lui fût rapporté. Bernard avait
peu de scrupules il avait tous les courages et peur de rien. À son tour, il recruta
son beau-frère Gérard, puis des coquins qu’il connaissait bien, tel Fierard qui
plus tard dénonça l’affaire. Sous leur impulsion, une cagnotte importante se

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Le renseignement français sous le premier Empire

forma. La première Restauration maintint Bernard dans son monopole, contre


le versement d’une rente de 6 600 000 francs. Fierard, qui avait affermé les jeux
pendant dix-huit ans et qui en avait été écarté par Savary, décida de se venger
de Schulmeister et Bernard, dénonçant : « Les sommes considérables laissées
entre les mains de ce criminel triumvirat. Tout Paris a lu le mémoire où j’ai montré
le sieur Bernard dans sa hideuse nudité ». Fierard dénonça l’emploi d’une partie
de ces fonds qui auraient financé le retour de l’Empereur de l’île d’Elbe.
Néanmoins, Louis XVIII laissa Bernard et son associé Schulmeister à la tête
des jeux jusqu’au 14 octobre 1819, date à laquelle la ville de Paris obtint du Roi
le privilège d’affermer les jeux. Tous les comptes furent épluchés. Aucune suite
judiciaire ne fut donnée.

Schulmeister traqué et proscrit (1815-1830)

Au cours de ses missions d’espionnage et des postes officiels qu’il occupa


de 1806 à 1814, Schulmeister avait investi dans l’immobilier. Il avait ainsi acquis
les terres de La Canardière à Strasbourg – sur lesquelles il avait fait édifier son
château de la Meinau (cf. illustration no 2), villa de style palladien conçue par
Weinbrenner, le grand architecte de la cour de Bade –, de nombreuses terres
alentour et une ferme très importante où il possédait un remarquable haras et
un troupeau de moutons mérinos d’Espagne, particulièrement recherchés pour
leur laine à l’époque. On peut imaginer ce que dut être dans ce château la veillée
funèbre de la dépouille mortelle du général Kléber en 1818, lors de son retour
du château d’If où elle avait attendu 18 ans avant de rejoindre sa ville natale
pour son inhumation.
En 1823, il acquit le château du Piple à Boissy-Saint-Léger (cf. illustration
n 3). qui avait autrefois appartenu au maréchal de Saxe, des immeubles à Paris
o

(rue Taibout), de nombreux objets d’art (statues et fontaines, dus notamment


au sculpteur Ohmacht), etc. Mais petit à petit, dépourvu de revenus, Schulmeister
allait devoir se séparer un à un de ses biens.
S’il ne fut pas inquiété par la première Restauration, en revanche, après les
Cent jours, devait commencer pour lui une longue période de traque et de
surveillance étroite par les Prussiens. Le 14 août 1815, Monsieur Charles fut
arrêté sur la route entre Strasbourg et Boissy-Saint-Léger où il espérait se cacher.
Sa femme et lui portaient sur eux 300 000 francs (soit un million et demi d’euros)
en monnaies et bijoux qui leur furent enlevées. Tandis que sa femme fut relâchée
sans argent, Schulmeister fut conduit au fort de Wesel en bordure du Rhin et
incarcéré avec trois gardes : un à sa porte, un à sa fenêtre et un troisième dans

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Schulmeister, l’espion de l’Empereur

sa cellule. Il fut soumis à des interrogatoires presque quotidiens, puis libéré le


20 novembre contre une très forte rançon – estimée à l’époque à un million de
francs mais qui se révéla au fil du temps de 400 000 francs. Libéré, il revint à
La Meinau, suivi pas à pas par la police prussienne à toute heure du jour. La
pression policière fut telle qu’il pensa émigrer aux États-Unis, mais un passeport
lui fut refusé. L’abdication de Charles X fit enfin cesser la traque policière mais
une autre épreuve l’attendait.

Les désastres financiers

Ne restait alors à Schulmeister que sa propriété de La Meinau et des parts


de sociétaire dans une fabrique de garance, une fabrique de vitriol et de soude
et une fabrique d’huile d’éclairage. Il décida alors de tenter le tout pour le tout
et de créer une société sucrière en engageant la propriété de La Meinau, évaluée
à 400 000 francs, comme garantie. Une société était ainsi créée au capital de
750 000 francs, constituée de 150 actions de 5 000 francs chacune (cf. illustration
n o 4). (90 actions à Schulmeister, les autres réparties entre les 24 autres
actionnaires). Mais pour préserver l’économie de la Guadeloupe et de la
Martinique qui fournissaient la métropole en sucre de canne, le gouvernement
frappa les sociétés sucrières de la métropole d’une taxe de 15 % sur le chiffre
d’affaires.
La sucrerie démarrait avec la campagne de 1837 et, malgré ce tout nouvel
impôt, Charles s’entêta. Pourtant, avec une marge bénéficiaire de 10 %, tous les
industriels avaient mis la clef sous la porte. De plus, la récolte de betteraves de
1839 fut catastrophique. N’en sortant pas, il investissait de nouveau en 1840
dans une raffinerie, puisant tout ce qui lui restait de liquidités. Il espérait ainsi
écouler plus facilement sa production. La sucrerie de La Meinau tînt encore
quatre années à l’issue desquelles son propriétaire fut contraint de déposer le
bilan, le 28 août 1843. La loi était implacable pour les “faillis”, le 31 août, le
château de La Meinau et ses cent cinquante hectares étaient vendus aux enchères
pour 400 000 francs. Grand seigneur, Schulmeister remboursait intégralement
les autres sociétaires, soit 350 000 francs et, le 23 septembre, il vendait le matériel
de l’usine. Les 50 000 francs restants furent insuffisants pour combler le déficit
d’exploitation de l’usine. Furent ainsi vendus ce qui restait, soit les usines de
garance, d’huile d’éclairage, de soude et de vitriol. C’était encore insuffisant.
Son gendre, le baron Charles Garat1 compléta les sommes manquantes. À 73 ans,

1. Fils de Martin Garat qui fut directeur de la Banque de France dès 1810. Son fils Charles
était le directeur de la succursale de Strasbourg qu’il fit édifier place Broglie.

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Le renseignement français sous le premier Empire

(cf. illustration no 5) Schulmeister était à la rue mais il avait honoré sa signature


jusqu’au bout. La fille d’un ami, Marie Élisabeth de Morlet – future mère de
Charles de Foucauld –, le recueillit pour un maigre loyer dans une petite maison
qu’elle tenait de son père, 3 place Broglie à Strasbourg. C’est là que Schulmeister
allait passer les dix dernières années de sa vie avec une douzaine de chats angora
pour compagnie. Sa femme, qu’il affectionnait tant, était morte depuis neuf
ans déjà.
Ainsi s’écoulaient lentement ses derniers jours quand, tout à coup, au cours
de l’été 1850, il apprit que le Prince-Président, le neveu du grand Empereur, se
rendait à Strasbourg. Son désir de paraître encore une fois fut le plus fort. Il fit
transporter aussitôt à la préfecture où Louis-Napoléon devait loger, le mobilier
de campagne, don de l’Empereur, qu’il conservait précieusement. Le lendemain
de son arrivée à Strasbourg, à la surprise générale, le Prince-Président se rendait
dans l’humble demeure de cet espion, dont sa mère, la reine Hortense, lui avait
parlé quand, en 1809, elle fut l’hôte de La Meinau. Aux yeux de tous, c’était
une réhabilitation. Peu à peu se fit jour que ses actions avaient contribué à
limiter les pertes humaines et à hâter la paix.
Le vieil homme devait décéder deux ans plus tard, place Broglie, d’une
rupture d’anévrisme. Tout Strasbourg l’accompagna à sa dernière demeure, le
préfet fit un discours enthousiaste sur ce « digne fils de la ville », écrivit la Revue
Rhénane. Un détachement de chasseurs tira une salve d’adieu sur sa tombe et
la musique joua en son honneur la vieille romance impériale « Partant pour la
Syrie ». C’était un peu comme si, décédée depuis seize ans, la reine Hortense
qu’il avait reçue à La Meinau, l’accueillait à son tour.
Plus tard, rédigeant ses Chroniques de la fin d’un monde, Pierre Mac Orlan
lui rendait un dernier hommage : « Le mot espion porte en soi son venin
épouvantable. Pour cette raison il devrait être employé que dans son sens le plus
péjoratif. Celui qui défend son pays n’est pas un espion : c’est un agent de
renseignements. Tel était Monsieur Charles, tels sont ceux qui défendent l’idéal
commun et qui ne trahissent pas. »

Abel Douay

Pour en savoir plus

Abel Douay et Gérard Hertault, Schulmeister, dans les coulisses de la Grande Armée, préface
de Thierry Lentz, Paris, coédition Fondation Napoléon-Nouveau monde éditions,
Paris, 2002.

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LES PRATIQUES DU RENSEIGNEMENT
DES OFFICIERS DE NAPOLÉON :
DE L’OPÉRATIONNEL AU POLICIER1

Michel Roucaud

À l’époque impériale, le renseignement ne désigne ni des institutions de


renseignement ni une culture de renseignement, comme c’est le cas aujourd’hui2.
Cette lacune du vocabulaire ne signifie pas pour autant qu’il n’existe ni structure
dédiée au renseignement ni culture de renseignement. Au regard des
correspondances de Napoléon, la collecte d’information est omniprésente.
L’Empereur demande ainsi fréquemment d’« espionner » ou de « reconnaître »
un territoire, une ville, un fleuve. Le terme anachronique de renseignement sera
toutefois employé dans cette contribution et adopté comme convention de
langage.
Le renseignement militaire s’attache en priorité au renseignement
opérationnel, c’est-à-dire au renseignement utile à la menée d’opérations
militaires. Il peut donc être de différents niveaux : stratégique, opératif et
tactique. Les objets essentiels de ce renseignement sont, d’une part, l’appréhension
du terrain et de l’espace des opérations et, d’autre part, l’appréhension de
l’ennemi sur un théâtre, afin de connaître ses positions et dévoiler ses intentions.
Napoléon est le premier à demander constamment ce type d’information, que
l’information soit fermée ou ouverte, c’est-à-dire protégée ou accessible.

1. Cet article est une version revue et augmentée de : Michel Roucaud, « De l’opérationnel
au policier : les officiers de Napoléon face à la pratique du renseignement » Napoleonica. La
Revue, no 27, « Du militaire : statistique, iconographique, pratique et anthropologique »,
juin 2017.
2. Sur les institutions et la culture de renseignement, voir notamment Sébastien LAURENT
et Olivier FORCADE, Secrets d’État, pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain,
Paris : Colin, 2005, et Sébastien LAURENT, Politiques de l’ombre. État, renseignement et
surveillance en France, Paris : Fayard, 2009. Ces ouvrages reprennent l’historiographie sur
l’histoire du renseignement.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Une définition du renseignement s’impose ici. Sébastien Laurent reprend


celle de l’historien Sherman Kent1, professeur à Yale dans les années 1950 et
fondateur de la première revue sur le renseignement publiée en 1955 par la CIA,
Studies in Intelligence : « Terme polysémique, d’où de multiples confusions, le
renseignement désigne (…) les structures de renseignement ; il renvoie aux activités
mises en œuvre par ces organes ; il s’agit enfin d’un savoir [knowledge] sur des
matières aussi diverses que le sont les applications potentielles de l’activité de
renseignement2. »
L’ère napoléonienne doit être considérée comme une période d’acculturation
des militaires, c’est-à-dire de transmission générale des savoirs (ou d’interactions
des savoirs et des techniques) qui constituent la culture de renseignement.
Appréhender la culture de renseignement, c’est appréhender les pratiques. Le
renseignement militaire opérationnel dans les armées napoléoniennes procède
de deux cultures d’armes qui se construisent tout au long du xviiie siècle. Les
pratiques de ces deux cultures se cristallisent chez les militaires sous la Révolution
et l’Empire.
Au-delà des pratiques de renseignement opérationnel, les militaires mettent
en œuvre sous l’Empire des pratiques propres au renseignement policier. Il
s’agit ainsi de surveiller les populations et l’esprit public, que ce soit à l’intérieur
des départements français comme à l’extérieur.

Les pratiques de collecte du renseignement opérationnel


provenant des armes savantes

Au xviiie siècle, la cartographie devient une science qui se développe, tant


dans les milieux scientifiques que dans les milieux militaires, d’une part avec
l’évolution du corps des ingénieurs topographes de Louis XIV au Consulat et,
d’autre part, avec l’évolution du corps des officiers du génie.

1. Sherman KENT, Strategic Intelligence for American World Policy, Princeton, N.J. : Princeton
University Press, 1966. Sherman Kent incarne les liens qui existent entre l’université
et le monde du renseignement américain. En France, cette proximité a été illustrée par
l’amiral Pierre Lacoste, ancien directeur de la DGSE, qui en 1993 a créé un séminaire de
recherche sur « la culture française de renseignement » au sein de l’Université de Marne-
la-Vallée. Il est l’auteur de différents ouvrages parmi lesquels : Approches françaises du
renseignement : y a-t-il une culture nationale ? Textes du séminaire de recherche de 1995-1996,
Paris : La Documentation française, Fondation pour les études de la Défense, 1997 ; (dir.),
Le renseignement à la française, Paris : Economica, 1998.
2. Sébastien LAURENT, op. cit., p. 11.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

L’ordonnance royale du 31 décembre 1776 donne le droit aux officiers du génie


de lever carte à l’instar des ingénieurs géographes1. La porosité des savoirs dans
les deux corps sera dès lors une constante. Dans la Grande Armée, trois décennies
plus tard, les officiers de ces deux corps armeront le service topographique.
Parallèlement à la constitution des cartes, des cahiers topographiques ou
mémoires de reconnaissance vont être constitués. Ces mémoires trouvent leurs
origines tant dans les savoirs topographiques que dans les savoirs statistiques
qui se développent et se normalisent depuis le xviie siècle. Il s’agit de rendre
compte de l’état du terrain, comme des ressources naturelles et humaines qui
s’y trouvent. Ainsi, la reconnaissance se trouve être une discipline enseignée à
l’école du génie de Mézières, puis à celle de Metz, où sont regroupés en 1794
officiers d’artillerie et du génie2. De même, les reconnaissances font partie des
travaux pratiques des ingénieurs géographes mis en place par le père du maréchal
Berthier en 1761, en pleine guerre de Sept Ans, puis repris par le lieutenant
général Berthier dans les années 1780 afin de reconnaître les régions frontalières,
comme celles des Alpes.
En 1802, le chevalier Allent, officier du génie affecté au dépôt de la Guerre,
chargé de la collecte et de la documentation – notamment des archives
cartographiques, topographiques et statistiques – distingue dans son Essai sur
les reconnaissances deux types de reconnaissances, celle de temps de guerre et
celle de paix, celle de niveau tactique et celle de niveau stratégique.
Dans les armées napoléoniennes, les officiers d’armes savantes, comme
ceux d’armes légères, ont produit ainsi de nombreuses reconnaissances tactiques
que l’on peut qualifier d’« aide au mouvement », telles que les reconnaissances
de cours d’eau lors des campagnes : le Rhin, le Danube, l’Oder, la Spree, la
Vistule, le Niémen, etc. Parallèlement, des reconnaissances stratégiques réalisées
par des officiers d’armes savantes, ingénieurs géographes et officiers du génie
notamment, permettent de préparer d’éventuelles opérations militaires.
À la suite des contacts pris dès 1805 avec le shah de Perse, en guerre avec
la Russie, le général Gardane3, aide de camp de l’Empereur, affecté au quartier
général de la Grande Armée, est chargé d’une mission diplomatique et militaire
en Perse.

1. Vincennes, Service historique de la Défense, GR 1 VA 2, ordonnance royale du 31 décembre


1776 concernant le corps du génie.
2. Service historique de la Défense, GR Xe 199, école du génie de Metz, Mémoire expositif (sic)
de l’instruction qui se donne actuellement dans l’école du génie à Metz, aux élèves officiers du
génie et mineurs envoyés par le gouvernement à ladite école.
3. Service historique de la Défense, GR 8 Yd 841, dossier du général de brigade Charles
Mathieu Claude Gardane (1766-1818), envoyé comme ambassadeur en Perse (1807-1809).

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Le renseignement français sous le premier Empire

Le plan de renseignement de la mission Gardane a été fixé par l’Empereur


et le ministre des Relations extérieures en avril 1807 :

« Le 2 juin, le général Gardane aura à ses ordres des ingénieurs de


la guerre et de la marine et des officiers d’artillerie, qui parcourront les
routes, examineront les places, visiteront les ports de l’empire de Perse,
non seulement sur le golfe Persique, mais aussi sur la mer Caspienne,
dresseront les cartes et lui fourniront le moyen d’envoyer, après quatre
mois de séjour, des mémoires détaillés et dignes de confiance sur les divers
objets de ces reconnaissances1… »

Dans sa lettre du 12 avril à Talleyrand, Napoléon précise les objectifs de


la mission :

« 1. Reconnaître les ressources de la Perse, tant sous le point de vue


militaire que sous le point de vue du commerce, et nous transmettre des
renseignements fréquents et nombreux ; bien étudier surtout la nature
des obstacles qu’aurait à franchir une armée française de 40 000 hommes,
qui se rendrait aux Grandes Indes et qui serait favorisée par la Perse et
par la Porte ;
2. Considérer la Perse comme alliée naturelle de la France, à cause
de son inimitié avec la Russie ; entretenir cette inimitié, diriger les efforts
des Persans, faire tout ce qui sera possible pour améliorer leurs troupes,
leur artillerie, leurs fortifications, afin de les rendre plus redoutables aux
ennemis communs ;
3. Considérer la Perse sous le point de vue de l’Angleterre ; l’exciter
à ne plus laisser passer les dépêches, les courriers anglais, et entraver par
tous les moyens le commerce de la Compagnie anglaise des Indes ;
correspondre avec l’île de France, en favoriser le commerce autant que
possible ; être en correspondance suivie avec notre ambassadeur à
Constantinople, et resserrer les liens entre la Perse et la Porte2. »

Dans un décret, annexé à la lettre, Napoléon nomme le général Gardane


ministre plénipotentiaire et fixe l’organisation de la mission, notamment en
désignant :

1. Service historique de la Défense, GR 1 M 1673, plan de mission joint aux rapports de la


mission Gardane, 1807.
2. Correspondance générale de Napoléon Bonaparte publiée par la Fondation Napoléon, 1807,
Paris : Fayard, 2010, t. 7, p. 604, lettre no 15233 du 12 avril 1807.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

« 4 élèves de l’École orientale, ayant déjà les principes et la langue


persane et étant nés dans nos provinces françaises, de père et de mère
français, [qui] seront envoyés à la cour de Perse pour être à la suite de la
légation et s’instruire dans la langue.
[Et]
1 chef de bataillon du génie, 2 capitaines, 1 chef de bataillon d’artillerie,
1 capitaine d’ouvriers, 2 sergents d’ouvriers, 4 capitaines d’artillerie,
1 capitaine d’infanterie bon manœuvrier ayant été adjudant-major, et
3 sergents instructeurs [qui] seront envoyés de Constantinople en Perse
avec l’ambassadeur, conformément à la demande de l’ambassadeur de
Perse. Ils continueront de jouir en France du traitement attaché à leur
grade. »

Après le départ de la mission en juin, la paix ayant été signée à Tilsitt entre
la France et la Russie, le général Gardane reçoit l’ordre de ramener la paix entre
les Russes et les Perses. L’objectif prioritaire de la mission est la guerre contre
l’Angleterre et la reconnaissance des routes vers les Indes.
Deux ingénieurs géographes sont en fait chargés de ces travaux ; l’un,
Bernard, meurt en arrivant en Perse après avoir relevé la route de Constantinople
à Bayazid ; il est remplacé par le capitaine du génie Truilhier, qui effectue une
reconnaissance des communications entre Téhéran et Alep. Il tombe malade
et doit être rapatrié en janvier 1809. L’autre ingénieur géographe est Trezel1, qui
rédige un long rapport qui se compose :
— du rapport général, qu’il rédige au camp de Sultanieh, sur les itinéraires
qu’il vient de parcourir ;
— d’observations, notées à son retour en France, sur les prix des denrées dans
la Perse de l’époque ;
— de tableaux relatifs aux « itinéraires d’Ispahan aux principales villes de
Perse et des frontières de Turquie », établis d’après ses observations et celles
des autres membres de la mission.
Le capitaine Trezel ne s’est pas limité aux notes techniques : difficultés du
terrain, points d’eau, ressources en vivres ou en fourrage. Il observe les populations
rencontrées et termine sa reconnaissance par des tableaux quantitatifs. En note
liminaire à sa reconnaissance adressée au général Gardane, Trezel souligne
qu’« après avoir reçu vos derniers ordres, je sortis de Constantinople, le 8 septembre
dernier, accompagné de Monsieur Dupré fils du consul de Trébizonde et guidé par

1. Service historique de la Défense, GR 7 Yd 1134, dossier individuel du général de division


Camille Alfonse Trezel (1780-1860), ingénieur géographe.

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Le renseignement français sous le premier Empire

un Tartare de son altesse le vizir de Bagdad1 ». L’auteur décrit les obstacles


provoqués par l’administration locale. La libre circulation n’est pas de mise.
De plus, l’ordre du Pacha est contesté par le Dezebey, commandant du port.
Comme réglementairement appris et admis dans les instructions de son corps2,
l’ingénieur géographe présente la description de la route qu’il emprunte, fixe
les points d’habitation qui la jalonnent, puis décrit la topographie qu’elle traverse,
la végétation, les élévations et les cours d’eau, en prenant soin de préciser, comme
le préconise l’instruction aux ingénieurs géographes du 22 décembre 1802, la
force du courant, les points guéables et les ponts qui les traversent.
Une difficulté demeure cependant pour l’observateur français en terre
persane : l’orthographe des toponymes. Ils sont rapportés par l’ingénieur
militaire de manière phonétique et, de ce fait, apparaissent francisés dans la
reconnaissance. Nous sommes ici dans la limite de l’exercice au début du
xixe siècle. La connaissance de la Perse reste limitée à la vision occidentale. Elle
doit être intelligible par le décideur français qui a à en connaître. Cette pratique
souligne une vision occidentale de l’Orient, qui correspond en partie à l’état
des connaissances de l’époque3.
Au milieu de la description physique du territoire, l’auteur introduit des
informations politiques, conformément au déroulé de son compte rendu. Au
niveau stratégique, les reconnaissances mêlent informations techniques découlant

1. Service historique de la Défense, GR 1 M 1673, Rapport sur la Perse à monsieur le général


comte Gardane par M. Trézel, ingénieur géographe, aide de camp de son excellence, 14 août
1808, p. 2.
2. Voir l’« Instruction du 22 décembre 1802 aux ingénieurs géographes, par le général Sanson
et son annexe, des questions relatives à la tenue des cahiers topographiques par le chef
de brigade Vallongue », dans Instruction des ingénieurs géographes du dépôt général de la
Guerre. Du 1er nivôse an XI [22 décembre 1802], de l’imprimerie de la République, Paris,
thermidor an XI [juillet-août 1803].
3. Sur l’étude de l’altérité et de la vision occidentale de la Perse par la mission Gardane,
il faut se reporter aux travaux de Maxime PAQUETTE, Les agents du renseignement
français en Perse. Étude et comparaison de leurs observations de la fin du xviiie siècle au
début Second Empire, thèse de doctorat d’histoire contemporaine, cotutelle internationale
sous la direction de Tristan Landry et de Sébastien Laurent, univ. de Sherbrooke-univ. de
Bordeaux, en cours. L’auteur, qui s’inscrit sur les traces de Henry Laurens, veut montrer
le choc de civilisations en relevant une vision occidentale de la Perse et en étudiant les
missions envoyées par Napoléon, notamment celle de Pierre-Amédée Jaubert, en 1805, et
celle du général Gardane, entre 1807 et 1809. Voir aussi sur ce sujet : Nicole GOTTERI,
« La mission de Romieu en Perse », dans Revue Napoléon, 2005, vol. 2, pp. 19-26 ; Pierre
Amédée JAUBERT, Voyage en Arménie et en Perse, fait dans les années 1805 et 1806, Paris :
Pélicier et Nepveu Libraires, 1821 ; Henry LAURENS (dir.), L’expédition d’Égypte, 1798-
1801, Paris : Armand Colin, 1989 ; Archives du ministère des Affaires étrangères, Mémoires
et Documents. Perse, vol. 7, « Notes sur l’armée persane faites par M. Auguste Bontems le
Fort, capitaine du génie, membre de la Légion d’honneur », 1807. Voir aussi : SHD, GR 8
Yd 84, dossier du général Mathieu Claude Gardane (1766-1818).

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

de la statistique descriptive ou quantitative, et informations politiques, qui


rendent compte des intentions des décideurs étrangers ou de l’état d’esprit de
leurs populations.
Arrivé à Diarbekir, le capitaine fait une description de la place. Il ne manque
pas de faire des remarques d’ordre ethnographique dans sa description de
l’espace urbain. Le capitaine décrit Merdine, « ville peuplée d’environ 20 000
âmes et bâtie sur la pente méridionale d’une chaîne de rochers », et livre des
informations militaires.
Le mémoire porte également sur les chemins et le relief du pays :

« On sort à Merdine des chemins pénibles de l’Anadolie, mais l’on


ne trouvera plus d’ombrages frais, de ruisseaux, ni de ces fontaines que
la piété des musulmans a multipliées sur les routes de l’Asie mineure pour
les besoins des voyageurs alliés.
De ce roc escarpé on plonge sur l’immense plaine de la Mésopotamie
semblable à la mer. »

De cette observation, Trezel ne manque pas d’évaluer les risques pour des
troupes en armes. L’auteur livre des solutions pour lutter contre un environnement
hostile – une zone désertique – et permettre de planifier un mouvement militaire ;
chaque soldat devra être muni d’une provision d’eau.
Trezel décrit par la suite la ville de Mossoul, puis le mémoire porte sur la
description de Bagdad. L’auteur y livre les limites physiques du territoire que
gouverne le pacha de Bagdad. Puis il donne la physionomie de ce prince et la
situation de son pays au regard de celle de ses voisins1. Trezel s’intéresse encore
au réseau hydraulique du pays. Il projette la production du sol envisageable.
Suivent également la production, le commerce et les populations rencontrées :

« Les Wahabis occupent maintenant l’île de Baharein et le petit port


d’El Katif compris autrefois dans le gouvernement de Bagdad. »

Trezel nous indique les coordonnées de la ville de Bagdad :

« Cette ville est à 33° 22’ 05” de latitude et à 43° 2’ 9” du méridien


de Paris. Elle est bâtie sur les deux rives du Tigre réunies par un pont de
33 bateaux attachés les uns aux autres et aux rivages par des forts câbles
mais sans ancres. Le canal est beau, presque en ligne droite, et de 90 à
100 toises de largeur. »

1. Service historique de la Défense, GR 1 M 1673, Rapport sur la Perse…, op. cit., pp. 12-14.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Une nouvelle fois, ces lignes témoignent des connaissances scientifiques


de l’officier, voire de l’apport des connaissances civiles dans le savoir géographique
partagées entre scientifiques et militaires. L’analyse est suivie de l’état
hydrographique de la ville, puis porte sur les travaux de fortifications sur les
informations militaires de défense d’une place. Les informations sur les effectifs
de la garnison suivent, ainsi que les descriptions de l’agglomération. La diversité
des connaissances de l’auteur apparaît dans ces lignes. S’ajoutent des connaissances
climatiques et leurs éventuelles conséquences :

« Les coups de soleil sont aussi très dangereux. On périt souvent en


douze heures par une hémoragie [sic]. Le remède ordinaire est d’envelopper
le malade avec des linges imbibés de Yoghourt, espèce de crème aigrie.
On les saigne et on lui fait boire ensuite une grande quantité d’Airan [sic].
C’est du yoghourt dépouillé de sa partie butireuse [sic] et mêlés avec de
l’eau. »

Il livre sa connaissance des maladies et des risques épidémiologiques :

« La peste n’est pas très fréquente mais elle y est très meurtrière. La
dernière en l’année emporta 17 000 personnes. Elle vient ordinairement
de Constantinople, de Mossul et Erzeroum. On assure qu’elle ne se
communique jamais par les caravanes du désert d’Alep »

Avant de fournir les données sur la production du pays, l’auteur décrit le


système des impôts – « on estime que le gouvernement perçoit un cinquième des
impôts » – puis il analyse les rapports entre le gouvernement et la Sublime Porte :

« Après douze années d’investiture successive, les pachas prennent


le titre de califes. Ils se font précéder dans les grandes cérémonies par des
Peïks. Ce sont des gardes portant des haches d’argent et coiffés de casques
d’argent dorés, surmontés de plumes, honneur qui n’est réservé dans le
reste de l’Empire qu’au sultan seul. L’autorité des pachas de Bagdad est
absolument illimitée sur tous ceux qui habitent son territoire mais, soit
droit ou abus, il jouit encore de très grandes prérogatives dans ses rapports
avec la Porte. »

Enfin, dans sa partie descriptive, il passe en revue les forces armées du


pachalik, qu’il estime au total à 41 350 soldats.
Dans la dernière partie de sa reconnaissance, Trezel fournit 126 tableaux
chiffrés qui complètent sa description analytique. Ils portent sur les itinéraires
entre les villes et agglomérations de Perse. Le nom de chaque lieu, le nombre

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

de résidences ou de maisons et les distances en toises ou en lieux qui les séparent


sont indiqués. La statistique descriptive doit pour l’auteur être complétée par
une statistique qualitative simple, mais complète et synthétique. D’un coup
d’œil le lecteur peut appréhender l’ensemble des itinéraires de la Perse, son
niveau d’urbanisation, sa démographie et sa capacité militaire.
D’autres reconnaissances ont un but militaire attesté. En 1808, le chef
d’escadron du génie Boutin se rend en Algérie en se faisant passer pour un
voyageur de commerce. Le but de sa mission est clairement établi : permettre
la prise d’Alger et ses environs. Il rédige un long rapport intitulé Reconnaissance
générale des villes, forts et batteries d’Alger, des environs, etc1.

« Du relief des côtes aux ouvrages bâtis par l’homme, des fortifications
d’Alger aux batteries qui les arment2 » : tels sont les premiers chapitres
qui composent ce mémoire. Mais à la description géographique et
topographique sont ajoutés des éléments statistiques pour établir un plan
de débarquement. La force militaire en temps de paix du dey d’Alger,
celle en temps de guerre, ainsi que le nombre de batteries sont des éléments
quantitatifs nécessaires à l’intelligence du pays. Ces données sont
accompagnées de données issues de la statistique descriptive : l’état des
chemins, les itinéraires praticables entre les villes, la langue, les maladies,
les vivres, les eaux, les bois, la production, ainsi que les mœurs ».

Ces données descriptives d’ordre ethnographique soulignent le souci de l’auteur


de donner à ses autorités des éléments de compréhension du pays en vue de son
occupation par des troupes et de son éventuelle administration par celles-ci.
En conclusion de sa reconnaissance, Boutin donne ces éléments récapitulatifs :

« Récapitulation des principaux articles :


Point de descente : Sidi Ferruch.
Point d’attaque : le château de l’Empereur.
Mode d’attaque : batteries de brèche à l’extrémité des communications
soutenues par des portions circulaires. L’assaut ne doit être tenté qu’avec
les plus grandes possibilités de succès.
Forces du dey en temps : de paix, 15 000 hommes au plus ; de guerre,
60 000 hommes au grand maximum.
Troupes jugées nécessaires pour l’expédition : 35 à 40 000 hommes.

1. Service historique de la Défense, GR 1 M 1318, Reconnaissance générale des villes, forts


et batteries d’Alger, des environs, etc., faite en conséquence des ordres de son excellence,
Monseigneur Décrès, ministre de la Marine et des Colonies, fait en 1808 et présenté au
ministre Décrès en 1809.
2. Ibid.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Vivres : il en faut pour deux mois au moins en mettant pied à terre,


sans préjudice des précautions prises pour en assurer l’arrivage.
Approvisionnement de toute espèce : il est nécessaire d’être bien
informé de toutes les choses nécessaires, on ne trouverait rien sur les lieux.
Eaux, air, maladies : tout est satisfaisant sur ces différents objets.
Époque de débarquement : du mai au 10 juin, au plus tard.
Police : juste et sévère. Payer exactement. Respecter scrupuleusement
les mœurs et usages du pays.
Armement : 907 embrasures, 658 pièces actuellement en batteries,
dont 529 sont dirigées contre la mer (voir tableau ci-joint)
Tableau général de l’armement1. »

C’est dans le même sens qu’est conduite la reconnaissance menée par le


capitaine du génie Burel au Maroc et présentée à Napoléon en juin 18102. Cette
reconnaissance est effectuée dans le cadre d’une mission diplomatique. Il est
accompagné d’un guide marocain qui connaît son statut de militaire français.
Ce mémoire de temps de paix, long de 78 pages, porte sur des informations
militaires et géographiques, mais essaie aussi d’appréhender l’organisation
sociale du pays étudié. Dans cet exercice, l’officier fait montre de talents
d’observateur, de géographe, de géologue, mais aussi d’ethnographe, rendant
compte des us et coutumes des tribus marocaines et de leur force militaire,
s’appuyant parfois sur des démonstrations historiques. Ces trois reconnaissances
soulignent les savoirs mis en œuvre par les officiers d’armes savantes pour la
réalisation de mémoires de reconnaissance stratégique.

Les pratiques de collecte du renseignement opérationnel


provenant des armes de mêlée

Les pratiques et savoirs des fantassins et cavaliers en matière de renseignement


nous sont connus par deux sources – les rapports et situations de forces ennemis
et les rapports d’interrogatoires des prisonniers et déserteurs – mais aussi par
les manuels et traités traitant du service, tels l’essai sur l’infanterie légère du
général Duhesme3 ou les manuels publiés après l’Empire des généraux de

1. Ibid.
2. Service historique de la Défense, GR 1 M 1675, Mémoire militaire sur l’empire de Maroc
présenté à sa majesté impériale et royale en juin 1810, par le capitaine du génie Burel, terminé
à Paris le 26 avril 1810.
3. Lieutenant-général comte DUHESME, Essai sur l’infanterie légère et traité des petites
opérations de la guerre, à l’usage des jeunes officiers, Paris : L.G. Michaud, 1814. La première

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

cavalerie légère Brack ou la Roche Aymon1. Ces manuels sont également des
témoignages.
On découvre que les officiers légers sont formés aux reconnaissances. On
peut cependant distinguer celles d’aide au mouvement, lorsqu’il escorte un
officier du génie ou un ingénieur géographe servant en état-major, et celles qui
correspondent à une formation tactique.
La reconnaissance d’arme légère est constituée d’au moins une centaine
d’hommes, chargés de reconnaître ou d’éclairer l’avant-garde de l’armée afin
de trouver les positions de l’ennemi. Selon la nature du terrain, on enverra, soit
des fantassins – comme dans un sous-bois –, soit des cavaliers sur un terrain
vallonné. Cette méthode a été parfois critiquée par des officiers, car la formation
tactique ne garantit pas toujours la discrétion.
L’officier d’arme légère a aussi en charge de collecter de l’information auprès
d’individus. Ces pratiques, appelées communément « renseignement humain »,
sont amplement décrites dans les manuels destinés aux officiers comme celui
de De Brack.
Les rapports des prisonniers, déserteurs et voyageurs constituent une
méthode de collecte du renseignement. De Brack aborde dans son manuel2
l’interrogatoire, dans le chapitre des Questions à faire : « Quel est le premier soin
qu’on doit avoir lorsqu’on interroge ? C’est de juger des dispositions morales de
celui qui va vous répondre3 ». Il livre une liste de questions différentes selon que
la personne interrogée est un prisonnier, un déserteur ou un voyageur. Les
interrogatoires correspondent à des situations :

« Quand on arrive dans un village, qui d’abord interroge-t-on ? Le


maire, ou celui qui remplit les fonctions municipales, le maître de poste,
le curé ou le pasteur, le maître d’école, le seigneur, les hommes désignés
pour avoir servi de guides à l’ennemi. »

Pour interroger leurs sources, espions, prisonniers ou déserteurs, le général


de cavalerie légère de Brack propose l’emploi de plans de renseignement
normalisés. Pour l’interrogatoire des prisonniers ou des déserteurs, les questions
à poser sont celles-ci4 :

édition de cet essai date de 1806.


1. Comte de La ROCHE-AYMON, Manuel du service de la cavalerie légère en campagne,
publié par ordre du ministre de la Guerre, Paris : Anselin et Pochard, 1821.
2. Fortuné de BRACK, Avant-postes de cavalerie légère, Paris : Berger Levrault, 1942, édité
pour la première fois en 1831.
3. Ibid., p. 106.
4. Ibid., p. 122.

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Le renseignement français sous le premier Empire

« 1. Le numéro ou le nom de son régiment, sa force ;


2. La brigade à laquelle il appartient, le nom du général qui la
commande ;
3. De quelle division cette brigade fait partie, le nom de celui qui
commande cette division ;
4. À quel corps d’armée appartient cette division ; le nom, le grade
du général en chef et le siège de son quartier général ;
5. Si le régiment, la brigade ou la division cantonnent, campent ou
bivouaquent. Si le corps est posté, on demandera s’il est couvert par
beaucoup d’avant-postes. S’il se garde avec soin, enfin s’il est retranché ;
6. Quels sont les corps d’armée ou divisions à la droite et à la gauche,
leur éloignement ;
7. Où il a laissé son régiment, sa brigade ; si ce corps avait des
détachements, s’il attend des renforts ;
8. S’il y avait des ordres pour faire un mouvement prochain, ou
quelques-uns de ces préparatifs qui le dénotent d’avance ;
9. Que contenaient les derniers ordres du jour ;
10. Quels sont les bruits qui circulent dans l’armée ;
11. Si les subsistances sont abondantes, où sont les magasins, les
dépôts, les entrepôts ;
12. S’il y a beaucoup de malades, où est le grand hôpital, où sont les
ambulances ? »

Ce plan cherche à connaître les situations des forces ennemies, mais permet
aussi de recouper les informations pour vérifier leur fiabilité et leur authenticité.
Avec le rapport d’interrogatoire de l’officier de cavalerie légère, les officiers
d’état-major authentifient les informations lorsqu’ils emploient le même plan
de questionnement pour interroger à nouveau un prisonnier après qu’un certain
temps se soit écoulé1.
Le général Grimoard préconise lui aussi dans son manuel d’état-major
qu’on recoupe les sources : « On doit questionner séparément les guides pris dans
le pays, et ne les confronter que quand ils ne s’accordent pas2. » On parle aussi
d’espions locaux pour désigner les habitants qui peuvent renseigner les armées.
On se trouve ici face à une autre acception du terme espion, celui de la
source. L’espion d’armée du xviiie siècle mis en lumière par les travaux de

1. Voir les rapports d’interrogatoire dans Les documents de temps de guerre de la première
partie de la thèse de Michel ROUCAUD, op. cit.
2. Général GRIMOARD, Traité sur le service de l’état-major général des armées, Paris :
Magimel, 1809¸ p. 26. L’acception donnée ici du mot guide est « habitant du pays » (paysan,
bergers…), qui recoupe l’acception d’« espion local » des généraux de Brack et Duhesme.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

Stéphane Genet1 n’existe plus. Charles-Louis Schulmeister2 est une exception,


un idéal type. On préfère utiliser des officiers pour recueillir de l’information,
même sous de fausses identités : Murat en colonel Beaumont, ou Boutin à Alger
en voyageur de commerce.
Enfin, c’est notamment dans les états-majors que la porosité des savoirs se
fait. Que ce soit pour appréhender le terrain ou l’ennemi, les officiers se
transmettent les techniques de leur culture d’armes. Les officiers d’armes de
mêlée seront amenés à faire des croquis respectant les conventions scientifiques
des topographes ou à utiliser les cartes, tandis que les officiers d’armes savantes
se doivent de connaître les techniques d’interrogatoire afin de certifier
l’authenticité des renseignements

Les pratiques de renseignement policier :


des divisions territoriales aux armées d’observation

À côté du renseignement opérationnel, l’armée participe à la surveillance


de l’esprit public.
D’abord sur le territoire national et impérial. Lorsqu’il parvient au pouvoir,
le Premier Consul hérite d’un système établi peu avant la Révolution, qui divise
l’ensemble du territoire national en divisions militaires regroupant plusieurs
départements, quand l’Ancien Régime n’établissait de gouverneurs militaires
que dans les provinces frontières. Bonaparte conserve ce système, en le doublant
d’une autorité civile par l’établissement de préfets dans les départements. Les
gouverneurs divisionnaires ont autorité sur les troupes, sur les commandants
des subdivisions territoriales et sur les commandants de places. Ce réseau de
vingt-six – puis trente-deux – divisions à l’apogée du Grand Empire représente
pour Napoléon l’un des principaux outils de sa politique3. Chaque jour, les
généraux commandant les divisions rendent compte au pouvoir central de la
situation de leur territoire ; à ces informations relevant de la surveillance
s’ajoutent celles sur l’état de la conscription, sur les déserteurs et sur les

1. Stéphane GENET, Les espions des Lumières. Actions secrètes et espionnage militaire sous
Louis XV, Paris : Nouveau Monde, 2013.
2. Sur Schulmeister, voir notamment : Abel DOUAY, Gérard HERTAULT, Schulmeister,
dans les coulisses de la Grande Armée, Paris : Nouveau Monde, 2002 ; Gérald ARBOIT,
Fragments de la vie de Charles Schulmeister de Meinau, Paris, L’Harmattan, 2003.
3. Voir notamment : Service historique de la Défense, GR 6 M, GR J 10 A 92, Carte de
l’Empire français et du royaume d’Italie avec une partie des États qui sont sous la protection
de l’Empereur Napoléon, carte gravée rehaussée d’aquarelle, 1811, sur laquelle on retrouve
la composition des divisions territoriales.

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Le renseignement français sous le premier Empire

mouvements des troupes, ce qui constitue un ensemble de renseignements


d’ordre opératif ; la surveillance des côtes de l’Empire et tout ce qui touche à
leur défense, notamment l’approche des vaisseaux britanniques, constituent
des renseignements d’ordre stratégique.
Ces divisions ont produit une masse archivistique de première importance
composée de rapports au ministre de la Guerre, portant tant sur l’opinion
publique et le renseignement policier que sur des données militaires, sur les
positions de l’ennemi sur nos côtes, la conscription et les projections d’unités.
Ces rapports sont aujourd’hui conservés au Service historique de la Défense
dans la sous-série GR 1 I1. Ces rapports ont eux-mêmes permis de produire les
Rapports du ministre de la Guerre adressés au Premier Consul, puis à l’Empereur,
rapports établis à partir de la correspondance du ministre avec les généraux
commandant les divisions militaires2.
Pour appréhender ces structures permanentes, il faut d’abord étudier leurs
origines.
Dans les deux premiers tiers du xviiie siècle, seules les provinces frontières
eurent des gouverneurs militaires chargés de renseigner le gouvernement et de
servir de bras armé de l’État monarchique. Cette situation tenait à la position
géographique de ces provinces et à leur rôle dans la défense du territoire3. Dans
l’intérieur du royaume, le vrai pouvoir revenait aux intendants de province4.
Les divisions militaires constituèrent la base d’une administration militaire
territoriale homogène à l’échelle de l’ensemble du pays. L’ordonnance du 17 mars
1788, portant règlement sur le commandement dans les provinces ainsi que
sur la division et l’organisation de l’armée, instituait en effet en France des

1. La sous-série GR 1 I des archives de la Guerre conservées au Service historique de la Défense


regroupe en 129 cartons les registres de correspondance des divisions militaires de 1793
à 1830. Il est à signaler que les collections ne sont pas complètes pour toutes les divisions.
2. Paris, Archives nationales, AF IV 1090 à 1099, rapports du ministre de la Guerre, 1800-
1814 ; Service historique de la Défense, GR 1 I, sous-série de la collection des rapports des
commandants de division militaires ; voir aussi Service historique de la Défense, GR 10 C 137
bis, registre des rapports journaliers envoyés à l’Empereur, novembre 1808-septembre 1809,
rapport journalier du 30 novembre 1808, qui nous renseigne sur la construction de la synthèse
administrative. Pour la période consulaire : voir Michel Roucaud, François Houdecek,
L’esprit public sous le Consulat. Édition critique des Rapports du ministre de la Guerre au
Premier Consul. Analyse des rapports des Armées et des divisions militaires. Janvier 1800-mai
1804, Paris, DMPA, Fondation Napoléon, Archives nationales, éditions du CERF, 2019.
3. Guillaume LASCONJARIAS, « Comme si nous étions présents en notre personne ».
Gouverneurs, lieutenants généraux et commandants pour le roi dans la France d’Ancien
Régime. L’exemple des provinces de l’est au xviiie siècle (Alsace, Lorraine et Trois-Évêchés),
thèse de doctorat, sous la direction du professeur Claude Michaud, univ. Paris-I, 2007, 2 vol.
4. André CORVISIER, « Armées, État et administration dans les temps modernes », dans
Histoire comparée de l’administration (ive -xviiie siècles), München : Artémis Verlag,
« Beihefte der Francia », no 9, 1980, pp. 555-569.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

circonscriptions territoriales militaires permanentes dénommées divisions1.


Cette ordonnance fut suivie de trois autres textes : le règlement du 13 mai 1788
arrêté par le roi, concernant les archives de commandement ; l’instruction du
21 juin 1788 arrêtée par le roi concernant les rapports et la correspondance des
commandants et intendants de province, commandants des divisions, officiers
généraux divisionnaires, commandants des régiments, inspecteurs, directeurs ou
officiers en résidence du corps royal de l’artillerie et celui du génie, commissaires
ordonnateurs des divisions, commissaires des guerres, et généralement tous membres,
ou employés de l’administration militaire ; le règlement du 1er juillet 1788 arrêté
par le roi concernant les moyens de correspondance militaire2. Cette réglementation
posait les principes d’homogénéisation et de rationalisation de la gestion des
troupes par l’endivisionnement du territoire. Un commissaire ordonnateur fut
attaché à chacune des divisions comme chef de l’administration militaire. Les
prérogatives des commandants en chefs de provinces et des généraux
divisionnaires commandant les divisions furent fixées. Les principes hiérarchiques
étaient réaffirmés. L’uniformité de la production administrative était imposée
par l’envoi de modèles uniques d’état de situation pour les services des différentes
armes.
Sous la Révolution, ce principe d’endivisionnement fut conservé. À partir
de 1791, les divisions militaires furent composées de plusieurs subdivisions
formées par les départements. Le général de division eut autorité dans l’étendue
de son commandement sur les troupes, les commandants des subdivisions
territoriales et les commandants de places, les commandants de subdivisions
territoriales ayant eux-mêmes autorité sur ces derniers3. Cet endivisionnement
constituait de fait un véritable réseau militaire couvrant tout le territoire. Puis,
« en juillet 1792, la législative décréta que les 83 départements seraient regroupés
en divisions militaires de telle manière que chacun des généraux des armées
du Rhin, du Centre, du Nord, et du Midi aient à leur réquisition un nombre de
départements proportionnés à l’importance et à l’étendue des frontières qu’elles
avaient à défendre4 ».

1. Capitaine DEMIAU, L’organisation divisionnaire de 1788, documents publiés, Paris : Lucien


Gougy librairie, 1901. Le premier essai de divisions militaires remonte à 1776. Le ministre
Saint-Germain avait prévu d’en implanter treize sur la frontière du nord-est et sept sur
celle du Dauphiné et sur les côtes, celle de l’intérieur comprenant presque tout le royaume.
L’ordonnance du 17 mai 1788 reprit ce projet, créant vingt divisions sur le continent Jean-
Paul BERTAUD, Daniel REICHEL, Atlas de la Révolution française, t. 3, L’armée et la
guerre, Paris : Éditions de l’école des hautes études en sciences sociales, 1989.
2. Ibid.
3. « État général compris dans chaque division militaire, avril 1791 », dans Journal militaire,
supplément, 7e partie, an XIII, p. 12.
4. Jean-Paul BERTAUD, Daniel REICHEL, op. cit., p. 12.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Sous le Directoire, la carte de ces circonscriptions militaires fut modifiée


pour, d’une part, défendre les nouvelles frontières et, de l’autre, répondre aux
missions d’ordre intérieur. Si les troupes avaient pris l’habitude d’assurer des
missions de police et de maintien de l’ordre au xviiie siècle dans les villes où
elles tenaient garnison1, avec le régime directorial l’attribution de ces missions
aux militaires augmenta considérablement.
L’application de l’état de siège explique ce phénomène2. En permettant de
déclarer des territoires en état de siège, le pouvoir civil augmenta les prérogatives
des militaires en général et des commandants de place et des généraux
divisionnaires en particulier. Ces militaires se voyaient conférer des pouvoirs
très élargis de police et de maintien de l’ordre. L’état de siège avait été défini
par l’article X de la loi du 10 juillet 1791 :

« Dans les places de guerre et postes militaires, lorsque ces places et


postes seront en état de siège, toute l’autorité dont les officiers civils sont
revêtus par la Constitution, pour le maintien de l’ordre et la police
intérieure passera au commandant militaire, qui l’exercera exclusivement
sous sa responsabilité personnelle3. »

Cette loi fut étendue aux départements de l’Ouest – dans le cadre de la


contre-insurrection le 28 décembre 1795 – et aux départements du Midi. Les
événements de thermidor an V, qui s’achevèrent par le coup d’État du 18 fructidor,
ouvrirent un grand débat sur l’état de siège. Une loi du 10 fructidor (26 août
1797) détermina la manière dont les communes de l’intérieur de la République
pourraient être mises en état de guerre ou de siège4 :

« Le Conseil des Cinq cents, considérant que la Constitution n’a


point déterminé les cas et les formes dans lesquels les communes de
l’intérieur pourront être déclarées en état de guerre et en état de siège ;

1. Pascal BROUILLET, « Armée et maintien de l’ordre dans la seconde moitié du xviiie siècle
(1750-1789) », dans Armée et maintien de l’ordre, Paris : Centre d’études d’histoire de la
défense, 2002, pp. 89-98.
2. Voir sur l’ordre public, sous la Révolution notamment, Bernard GAINOT, Denis
VINCENT (dir.), Un siècle d’ordre en Révolution. De 1789 à la Troisième République, Paris :
Société des études robespierristes, 2009. Voir aussi Jacques-Olivier BOUDON, Ordre et
désordre dans la France napoléonienne, Paris : Napoléon Ier Éditions, 2008.
3. Service historique de la Défense, GR 2X 56, lois et décrets, juillet 1791, Loi concernant la
conservation et le classement des places de guerre et postes militaires, la police des fortifications
et autres objets y relatifs, Paris, 10 juillet 1791.
4. Bulletin des lois de la République française, 2e série ; quatrième partie, no 139, an V, loi
du 10 fructidor an V (26 août 1797), qui détermine la manière dont les communes de
l’intérieur de la République pourront être mises en état de guerre ou de siège.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

considérant qu’il est instant d’établir les règles fixes à cet égard, déclare
qu’il y a urgence. »

Le Conseil, après avoir déclaré l’urgence, prend la résolution suivante :

« Article I. Le Directoire exécutif ne pourra déclarer en état de guerre


les communes de l’intérieur de la République qu’après y avoir été autorisé
par une loi du Corps législatif.
Article II. Les communes de l’intérieur seront en état de siège aussitôt
que, par l’effet de leur investissement par des troupes ennemies ou des
rebelles, les communications du dedans au dehors ou du dehors au dedans,
seront interceptées à la distance de trois mille cinq cent deux mètres (dix-
huit cents toises) des fossés ou des murailles : dans ce cas le Directoire en
préviendra le Corps législatif. »

En considérant que la présence déclarée de « rebelles » suffisait pour imposer


l’état de siège aux communes de l’intérieur, le Directoire se donnait de plus
larges moyens pour mater les rébellions et maintenir l’ordre par la force armée.
Après le coup d’État de fructidor an V, le Directoire devait étendre l’état de
siège à un grand nombre de communes.
De telles missions devaient s’accompagner d’un développement de la
surveillance de la population et d’un accroissement de renseignements. Dès
lors, les commandants militaires prirent l’habitude d’adresser des rapports de
situations politiques et militaires au pouvoir exécutif1. Nombre de ces rapports
sont conservés dans la sous-série AF III des Archives nationales. Un vocabulaire
particulier fut appliqué dans cette littérature administrative pour désigner les
opposants à l’ordre. Les « exclusifs », les « tenants de l’anarchie » désignaient
les Jacobins ; les « tenants de l’ordre ancien » désignaient les royalistes. Un terme
polysémique revient souvent dans ces rapports pour désigner les opposants,
celui de « brigands ». Ils désignaient tour à tour les opposants politiques, les
déserteurs, les réfractaires ou les voleurs2. Cette pratique, signe de politisation
du renseignement, perdura dans les rapports des généraux de division sous le
Consulat et l’Empire.
À côté de leurs missions d’ordre public, les généraux de division continuèrent
à assurer le recrutement, la mise en route des troupes envoyées à l’armée,
l’approvisionnement en vivres, en armes, en matériels et en chevaux, et aussi

1. Archives nationales, AF III 143 à 201, Directoire exécutif, rapports et correspondances des
généraux. Ces rapports étaient envoyés dans leur intégralité au pouvoir exécutif.
2. Bernard GAINOT, « La chasse aux brigands. De la petite guerre aux partisans, 1792-
1813 », dans Thierry WIDEMANN (dir.), L’art du piège. Ruses, stratagèmes et guérillas, des
origines au xxie siècle, Paris, Centre d’études d’histoire de la Défense, 2011.

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Le renseignement français sous le premier Empire

la police militaire, incluant la recherche des déserteurs et des réfractaires, à


partir de la loi Jourdan-Delbrel de 1798, qui établit la conscription1. Ces missions
demeurèrent sous le Consulat et l’Empire.
La Révolution fut donc marquée par l’acculturation des militaires à la
pratique de la surveillance « politique ». Bonaparte hérita de ce système
divisionnaire sur lequel il allait appuyer son pouvoir. Quelques jours après le
18 brumaire (9 novembre 1799), les consuls envoyèrent dans les départements
des délégués du gouvernement afin de faire adhérer les populations à la
constitution nouvellement rédigée. Ces délégués eurent ordre de « se concerter
avec les généraux, commandant les divisions militaires2 » afin de mener à bien
leur mission :

« Ces délégués sont chargés d’instruire le peuple (…) des journées


des 18 et 19 et les heureux résultats qu’elles doivent opérer.
Ils prendront des renseignements sur les principes et la moralité des
fonctionnaires publics. Ils pourront (en) suspendre et remplacer. »

S’appuyant sur les circonscriptions militaires, le Premier Consul décida,


sans changer la nature de ces structures, une rationalisation des effectifs servant
en état-major de division militaire, par un arrêté du 3 fructidor an VIII (21 août
1800)3 :

« Article I. À dater du 1er vendémiaire prochain, il ne sera employé


pour le commandement des divisions militaires, que deux cent trente
officiers ; savoir :
Généraux de division : 26 ;
Généraux de brigade : 50 ;
Adjudants-commandants ou chef de brigade : 52 ;
Aides de camp : 102 ;
Total : 230.
Article II. Il est expressément prohibé au ministre de la Guerre
d’employer dans lesdites divisions un grand nombre d’officiers, sous
prétexte de dépôt de conscrits, de levées de chevaux, de tribunaux militaires,

1. Sur les différentes formes de recrutement, voir notamment Michel ROUCAUD,


« L’anatomie d’un régiment consulaire, ou le 24e de ligne en 1803 d’après ses contrôles »,
dans Revue internationale d’histoire militaire, no 82, 2002, pp. 179-193.
2. Service historique de la Défense, GR 2 X 141, minutes des arrêtés des consuls, brumaire,
frimaire, nivôse an VIII, arrêté du 29 brumaire an VIII (20 novembre 1799).
3. Arrêté relatif aux états-majors des divisions et des places du 3 fructidor an VIII, Journal
militaire, 2e semestre an VIII, no 21, p. 797.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

ou sous tout autre ; les deux cent trente officiers conservés en activité
devant suffire à ces divers objets.
Article III. Il sera attaché à chaque division militaire, un général de
division et deux généraux de brigade. Chacun desdits généraux de brigade
aura le commandement de l’un des départements de la division.
Le commandement de chacun des autres départements de la division
sera confié à l’un des cinquante-deux adjudants-commandants ou chefs
de brigade conservés en activité de service.
Article V. Il ne sera conservé pour les divisions territoriales militaires,
que cent vingt-huit commissaires des guerres ; savoir :
26 commissaires ordonnateurs ;
102 commissaires ordinaires, dont cinquante-un [sic] de première
classe, et cinquante-un de deuxième. »

À côté de ce pouvoir militaire, le Premier Consul établit dans les départements


le pouvoir civil en la personne des préfets par la loi du 28 pluviôse an VIII
(17 février 1800). Pour Édouard Ébel, « ces fonctionnaires avaient l’œil sur tout
ce qui concernait le maintien de l’ordre » ; cependant, « les préfets obéissaient en
partie à des règles non écrites et l’expérience y jouait un rôle important1 ». Ainsi,
aucune règle ne codifiait les rapports entre préfets et autorités militaires. Dans
la loi du 28 pluviôse, aucun article ne faisait mention des prérogatives de chacun.
Cet état fut souvent source de conflit entre généraux de division et préfets. Le
général divisionnaire Cervoni, commandant la 8e division militaire, envoyait
le 20 frimaire de l’an X (11 décembre 1801) au général Bonaparte, de son quartier
général de Marseille, une lettre où il indiquait : « Des cinq préfets de la 8e division
militaire, le citoyen Florent, préfet des Basses-Alpes maritimes, reste seul inconciliable
avec les officiers généraux2 ». En septembre 1801, le grand juge Abrial, ministre
de la Justice, dans un rapport portant sur un projet de règlement concernant
les relations de la force armée avec l’administration, considérait les deux
institutions distinctement :
« On ne voit rien qui établisse de substitutions entre le militaire et les autorités
civiles. En observant de près, on remarque même qu’il ne dérive de la nature des
fonctions respectives aucun rapport de supériorité ou d’infériorité, de prééminence
ou de subalternité, entre ceux qu’ils exercent à différents degrés3. »
1. Édouard EBEL, Les préfets et le maintien de l’ordre en France au xixe siècle, Paris :
Documentation française, 1999, p. 7.
2. Archives nationales, AF IV 1092, pièce 180, lettre du général divisionnaire Cervoni,
commandant la 8e division militaire au général Buonaparte, premier consul de la
République, quartier général à Marseille, le 20 frimaire de l’an X (11 décembre 1801).
3. Archives nationales, 29 AP 75, rapport du projet de règlement concernant les relations
de la force armée avec l’administration, pour la sûreté de celle-ci et sa dignité, section de

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Le renseignement français sous le premier Empire

La force armée pouvait être l’auxiliaire des préfets en matière de maintien


de l’ordre, mais elle restait indépendante de ces derniers. Cette structure duale
ne fut pas sans conséquence sur la circulation de l’information : des rapports
de source différente remontaient jusqu’au pouvoir central.
Une circulaire du ministre de l’Intérieur du 1er prairial an VIII (21 mai
1800) ordonnait aux préfets de fournir des rapports mensuels. Lucien Bonaparte
demandait pour cette tâche de l’exactitude et un travail de synthèse concerté.
En l’an IX, Chaptal réaffirma un plus tard le besoin d’information et « de
connaissance exactes et positives de l’état de la France1 ».
Parallèlement, les généraux de division continuèrent à envoyer leurs rapports,
qui portent bien souvent le titre de « rapport politique et militaire ». Cependant,
le nouveau ministre de la Guerre de l’an VIII, le général Alexandre Berthier,
ancien chef d’état-major de Bonaparte à l’armée d’Italie, rationalisa cette source
de renseignement en instituant tout d’abord des rapports d’analyse des
correspondances des généraux de division, puis des rapports décadaires,
confectionnés à partir de ces correspondances, qui venaient compléter les
extraits de correspondance générale du ministre de la Guerre. En 1807, le général
Clarke, successeur de Berthier, fit évoluer les pratiques, en faisant rédiger des
rapports journaliers qui rassemblaient les extraits de la correspondance des
généraux de division et les extraits de la correspondance générale.
Ainsi, Bonaparte, Premier Consul, puis Napoléon, empereur, reçut toutes
les décades d’abord, puis tous les jours, des informations d’ordre politique et
militaire émanant des généraux des divisions militaires.
La répartition des divisions militaires a été fixée tout d’abord par le décret
du 20 avril 1791 qui fut une conséquence directe de la création des départements,
qui remplaçaient les anciennes provinces et gouvernements militaires. Ce décret
divisa tout d’abord le territoire en vingt-trois divisions militaires, puis il y eut
jusqu’à trente-deux divisions militaires dans le grand Empire de 1811 à 1813 ;
aux vingt-trois divisions de 1791 s’ajoutèrent celles de Bruxelles, Liège, Mayence,
Turin, Gênes, Florence, Amsterdam, Rome, Groningue et Hambourg.
L’intérêt porté par le gouvernement aux rapports fournis par les divisions
militaires ne se dément pas durant le régime napoléonien. Les rédacteurs
négligents sont rappelés à l’ordre : en brumaire an XI (novembre 1802), « le
ministre [de la Guerre] a prescrit, au général commandant [la 24e division], de lui
adresser, avec plus d’exactitude que par le passé, les états de situation de la division ».
Par ailleurs, l’orientation de la surveillance – notamment celle des côtes – qui

l’intérieur, août-septembre 1801, cité dans Édouard EBEL, op. cit., p. 66.
1. Circulaire du ministre à l’intérieur aux préfets, germinal an IX (mars-avril 1801) ; cité
dans Édouard EBEL, op. cit.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

transparaît dans ces rapports illustre l’adoption d’une politique de renseignement.


Mesurer l’application de la politique de blocus adoptée contre l’Angleterre
devient une des priorités de l’Empereur. Les généraux de division, étendant
leur commandement sur des départements côtiers, orientent la collecte
d’information dans ce sens.
Les sources d’information dont disposent les généraux de division sont
multiples. Les officiers généraux et supérieurs à la tête des départements,
subdivisions des circonscriptions militaires, sont, pour les généraux commandant
les divisions et pour le ministre, des sources de première importance. Ces
officiers collectent l’information, soit par les comptes rendus qui leur parviennent
des commandants de place, des gouverneurs ou des commandants d’unités
positionnées sur leur territoire, soit par les tournées qu’ils effectuent en personne,
à l’instar des préfets1. Le 30 vendémiaire an IX (22 octobre 1800), le général
Motte, commandant le département du Vaucluse, est ainsi envoyé en tournée
par le général de Saint-Hilaire, commandant la 8e division militaire2. Le général
Rigau, commandant le département de la Sarre, rend compte de ses tournées
au ministre de la Guerre le 8 octobre 1809 :

« J’ai l’honneur de vous rendre compte à Votre Excellence que je


viens de parcourir à la tête des détachements que j’ai reçu de Mayence
et de Deux-Ponts les communes de l’arrondissement de Pruni, un de ceux
des départements où des séditions ont eu lieu ; les mécontents se sont
enfuis dans les Forêts, et jusqu’à ce moment, il a été impossible d’arrêter
aucun des meneurs de ces troubles, je me suis assuré par moi-même que
l’esprit est on ne peut pas plus mauvais. Je pars dans une heure avec les
mêmes détachements pour me porter sur Birkenfeld, qui paraît être le
foyer ou le principal lieu de l’insurrection et où les rassemblements
paraissent être très nombreux.
Je ne doute pas que l’arrivée de quelques troupes ramènera le calme
et la tranquillité suivant les renseignements qu’on a pu prendre ; il paraît
que ceux qui sont à la tête de la rébellion cherchent à persuader aux
révoltés qu’ils n’ont rien à craindre, qu’il est impossible qu’on envoie
contre eux la force armée, qu’il n’y a plus un soldat en France. Différents
rapports que j’ai reçus paraissent confirmer ce dire. On peut donc présumer
que la vue de quelques troupes dans ces contrées déconcertera à dessein
les instigateurs ; malgré cela, je considère qu’il est impossible que ce
département reste sans troupes ; sa situation favorise trop facilement le

1. Édouard EBEL, op. cit.


2. Archives nationales, AF IV, 1092, op. cit, pièce 185. Copie de la lettre du général Motte
envoyée au général Férino le 30 vendémiaire an IX (22 octobre 1800).

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Le renseignement français sous le premier Empire

brigandage et les rassemblements, et offre en tout temps une retraite trop


assurée aux coupables.
J’aurai l’honneur d’informer Votre Excellence du résultat de ma
démarche, dans l’arrondissement de Birkenfeld1. »

Une autre source est importante pour la rédaction de ces rapports : il s’agit
de la gendarmerie, qui envoyait des rapports réguliers, tant au préfet qu’aux
généraux de division.
La surveillance de l’esprit public est aussi une mission des militaires hors
des frontières de l’Empire.
Parallèlement à ces divisions qui couvrent les départements français, des
commandements militaires et des gouverneurs sont nommés dans les territoires
alliés ou occupés et les places étrangères2. Ainsi, le 12 novembre 1807, les
territoires occupés par la Grande Armée sont divisés en grands commandements :
la région de Berlin sous le commandement du maréchal Victor, la région de
Breslau sous le commandement du maréchal Mortier, la région de Posen sous
commandement du maréchal Davout, la région de Stettin sous les ordres du
maréchal Soult, la région de Lübeck sous les ordres du prince de Pontocorvo
et la place de Dantzig aux ordres du général Oudinot. Les structures de
renseignements s’adaptent, on l’a vu, tant à la collecte d’information militaire
qu’à la surveillance policière.
Lorsque les campagnes de 1805 à 1807 se terminent, la Grande Armée
forme d’un côté l’armée d’Espagne et de l’autre l’armée du Rhin en 18083 sous
les ordres de Davout, où les services et les organes de renseignement perdurent4 :

1. Archives nationales, AF IV, 1096, op. cit, rapport journalier du 14 octobre 1809, copie
d’une lettre adressée au ministre de la Guerre, jointe au rapport, par M. le général Rigau,
commandant le département de la Sarre, datée de Vitiliche, le 8 octobre 1809.
2. Service historique de la Défense, GR 6 M, GR J 10 A 92, Carte de l’Empire français et du
royaume d’Italie avec une partie des États qui sont sous la protection de l’Empereur Napoléon,
carte gravée rehaussée d’aquarelle, 1811. Voir aussi parmi les situations, notamment : GR 2
C 496, 1er commandement, 3e corps (Davout), avec les situations de la place de Magdebourg.
1808 ; GR 2 C 497, 2e commandement, 4e corps (Soult), avec les situations de Stettin. 1808 ;
GR 2 C 498, gouvernement de Dantzig (Rapp), 1807-1808 ; GR 2 C 499, 3e commandement
(Mortier, 5e et 6e corps), gouvernements de la Silésie et de Bayreuth, 1808.
3. Le 12 octobre 1808, la Grande Armée est dissoute par un décret impérial, daté d’Erfurt,
« portant organisation de l’armée du Rhin ».
4. Service historique de la Défense, GR 2 C 502, armée du Rhin créée avec les troupes de la
Grande Armée restées en Allemagne, 1808-1809. Voir aussi fonds Davout : GR 1 K 1 20 à
24, 3e corps d’armée de la Grande Armée puis de l’armée du Rhin : correspondance reçue
et rapports, 1808. Dans le dossier 23, on trouve notamment la pièce 35 : traductions de
lettres de Polonais, juillet 1808 ; la pièce 40 : extrait du rapport de l’inspecteur des postes
du département de Lomza traitant notamment des troupes russes disséminées en Lituanie,
12 juillet ; la pièce 47 : traduction de lettre : le prêtre Jan Miszewski à madame Dziatynska,

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

Davout conserve ses structures de renseignement au sein de son état-major de


l’armée du Rhin. Son armée passe d’une armée de campagne à une armée
d’observation pré-positionnée et ayant notamment pour mission la protection
du grand-duché de Varsovie.
On voit s’opérer un changement dans les objets du renseignement collecté :
les organes de l’état-major surveillent tant les frontières du territoire polonais
que sa population. Renseignement policier et militaire se côtoient. L’interception
des lettres et la pratique communément appelée du « cabinet noir1 » sont usitées
pour la surveillance des nouveaux territoires par les militaires. Les archives du
prince d’Eckmühl en témoignent. Suite aux traités de Tilsit, signés le 7 et le
9 juillet entre Napoléon et Alexandre Ier, le maréchal Davout est nommé le
15 juillet 1807 gouverneur général du grand-duché de Varsovie. À ce poste, il
administre et surveille le territoire qui lui est confié jusqu’en 1808 et réorganise
l’armée polonaise. À son état-major, il reçoit de nombreuses copies de lettres
interceptées et traduites provenant des élites polonaises2.
La pratique du cabinet noir accompagne aussi l’Empereur en campagne
lorsqu’il s’agit de surveiller sa propre armée composée de plusieurs nations.
Une lettre d’octobre 1812 écrite par Domon, directeur en chef des postes à la

Posen 16 juillet ; lettre non signée à Jean Drozdowski à Varsovie, Cracovie, 18 juillet ; et
un extrait du rapport d’un maître des postes sur les mouvements de troupes en Galicie,
19 juillet 1808.
1. Le « cabinet noir » attaché à l’Empereur est dirigé par Antoine-Marie Chamans, comte
de Lavalette (1769-1830). Cet ancien capitaine, engagé dans l’armée des Alpes en 1796,
fut aide de camp de Bonaparte de 1796 à 1801. Il devient commissaire central des postes,
succédant à Laforest, puis directeur général des Postes lorsque la poste aux lettres devient
une direction du ministère des Finances. Fidèle de Bonaparte depuis ses années d’officier
d’état-major, il entre dans le cercle intime du général en épousant Émilie de Beauharnais,
nièce par alliance du futur empereur. Une telle proximité est propice à l’interception de
correspondances au profit unique du chef de l’État par le directeur des Postes, qui est aussi
le chef du bureau de la censure appelée communément « cabinet noir ». Cette pratique
d’État, violant la vie privée, hors de tout cadre juridique et nécessitant le secret, est justifiée
par le contrôle des populations. Catherine BERTHO, « Lavalette », dans Jean TULARD
(dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris : Fayard, 1995, p. 1042 ; voir aussi Eugène VAILLE,
« Les postes du Consulat et du Premier Empire et Lavalette, directeur général », dans
Revue des P.T.T.¸ mars-avril 1947, pp. 1-7 ; comte de LAVALETTE, Mémoires et souvenirs,
Paris : Mercure de France, 2012.
2. Service historique de la Défense, GR 1 K 1/23, fonds privé Davout, correspondance reçue,
rapports et copies de correspondance envoyée, juillet 1808 ; pièce 1 : la traduction de
lettres du colonel Kvazinski à Krieger son homme d’affaires, en date de Madrid le 19 juillet
1808 ou encore de Ruttier, chef d’escadron du régiment des lanciers au chef de bataillon
Hornowski, en date de Bayonne le 16 juillet 1808, avec l’analyse du contrôle postal qui a
ouvert et traduit la lettre. Ou encore pièce 17 : Traduction et extraits de la poste militaire :
Labienski à son beau-père, Madrid, 3 juillet 1808 ; Aksamitowski à Jalkowki, Varsovie,
30 juillet 1808 (…).

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Le renseignement français sous le premier Empire

Grande Armée, au comte de Lavalette, directeur général des postes à Paris, en


apporte la preuve1. D’une part, Domon rappelle qu’il a été témoin de cette
pratique d’ouvrir la correspondance durant la campagne de 1809 ; d’autre part,
il demande des instructions pour appliquer le même procédé à Moscou et le
justifie ainsi : « S.E. M. le comte Daru et M. l’intendant général m’ont témoigné
que, d’après les ordres de S. M., ils désireraient que je fisse l’ouverture des lettres
qui passent dans mon bureau et de leur communiquer celles qui, par la nature des
choses qu’elles renfermeraient, pourraient mériter l’attention du gouvernement2 ».
Ainsi, Domon demande à Lavalette son aide puisqu’il « ignore encore de quelle
manière procédaient les agents employés à ce service pour recacheter les lettres
(…). Comme ils n’ont pas suivi cette fois-ci l’armée ». Et d’ajouter : « Je n’ai
personne dans les bureaux qui connaisse cette manipulation. Je vous prie de
m’envoyer des instructions sur la manière d’opérer avec les instruments nécessaires,
en attendant les agents que S.E. M. le comte Daru fait appeler pour cela. »

L’état de guerre quasi permanent que connaît la période impériale cristallise


les habitudes et les savoirs des militaires. L’acculturation au renseignement
opérationnel se fait dans l’ensemble de l’armée, et ce, bien que l’on distingue
des traditions propres entre cultures d’armes.
Les armes savantes mettent en œuvre un savoir scientifique et académique,
tandis que les armes de mêlée développent un savoir issu de l’expérience. Les
différentes acceptions du mot reconnaissance témoignent de ce phénomène
d’acculturation : reconnaissance d’appui au mouvement ; reconnaissance
stratégique, mémoires de reconnaissance comportant données statistiques et
topographiques, reconnaissance formation d’unité légère ; et enfin dans les
dossiers d’administration militaire, terme utilisé pour désigner des missions
sous le feu afin de faire valoir ses droits à pension).
Le militaire s’acculture aussi à la surveillance des esprits, et ce depuis que
l’armée est employée au maintien de l’ordre, ainsi qu’à la surveillance des
territoires de l’Empire.
L’acculturation du militaire au renseignement de tout type sous l’Empire,
c’est-à-dire le partage d’habitudes socio-professionnelles, marque une première
étape du rôle du militaire dans le renseignement d’État que la fin du xixe siècle
1. Lettre du directeur en chef des postes à la Grande Armée, Domon, au comte de Lavalette,
directeur général à Paris, de Moscou, du 14 octobre 1812 dans « Lettres interceptées par les
Russes durant la campagne de 1812, d’après les pièces communiquées par S.E.M. Goriaïnow,
directeur des archives de l’État et des Affaires étrangères de Russie et annotées par Léon
Hennet et le commandant Emm. Martin », dans La Sabretache, 1913, p. 330.
2. Ibid.

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Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon : de l’opérationnel au policier

révélera. La normalisation et la standardisation des documents en témoignent.


Que ce soit pour représenter l’espace, avec les cartes, croquis, plans ou routes
d’étapes, que ce soit pour évaluer les forces, avec les livrets et situations, ou que
ce soit pour surveiller les territoires avec les rapports quotidiens.
Le travail en état-major participe à l’acculturation des officiers à ces
différentes pratiques de renseignement et à leur normalisation.

Michel Roucaud

Orientations bibliographiques

Michel ROUCAUD, Le renseignement militaire opérationnel sous le Consulat et l’Empire, 1799-


1815, thèse de doctorat, sous la direction de Bernard Gainot, univ. Paris I, 2015, 405 p.
Hervé Drévillon, Bertrand Fonck, Michel Roucaud [dir.], Guerres et armées napoléoniennes :
Nouveaux regards, Paris, Nouveau Monde, 2013, 562 p.
Michel Roucaud, François Houdecek, L’esprit public sous le Consulat. Édition critique des
Rapports du ministre de la Guerre au Premier Consul. Analyse des rapports des Armées
et des divisions militaires. Janvier 1800-mai 1804, Paris, DMPA, Fondation Napoléon,
Archives nationales, éditions du CERF, 2019, 1152 p.
Michel Roucaud, Dans les rangs de la Grande Armée, Paris, EPA/Hachette, 2021, 280 p.

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RENSEIGNEMENT,
PROPAGANDE ET GUÉRILLA :
NAPOLÉON DANS LE PIÈGE ESPAGNOL

Gaël Pilorget

En 1788, Charles IV de Bourbon, roi d’Espagne, entame son règne. Un


pacte dynastique lie alors l’Espagne à la France. Dès les débuts de la Révolution
française, à l’été 1789, le secrétaire d’État Floridablanca, sous prétexte d’une
épidémie, tente de censurer les informations sur ce qui est en train de se passer
en France. Puis, lorsqu’en 1791, le roi Louis XVI prête serment sur la Constitution,
il envoie à Paris des missives agressives qui équivalent à une déclaration de
guerre. Aussi, Charles IV remplace Floridablanca par le progressiste comte
d’Aranda et renoue les relations avec la monarchie constitutionnelle française.
En août 1792, l’assaut des Tuileries puis la proclamation de la République
marquent comme le début d’une « seconde » Révolution française. Manuel
Godoy, chef du gouvernement espagnol, fait tout son possible pour sauver la
vie de Louis XVI, mais n’y parvient pas : l’Espagne s’unit aux autres puissances
de l’Ancien régime et, en 1793, déclare la guerre à la France.
C’est la guerre du Roussillon1. Le théâtre des opérations militaires se limite
à une partie de la Catalogne et du Pays basque. Après les premières victoires
du général espagnol Ricardos, les troupes françaises finissent par entrer en
Espagne. En 1795, Manuel Godoy signe la paix de Bâle avec le gouvernement
révolutionnaire.
En 1797, la France et l’Espagne entrent en guerre contre l’Angleterre. Mais
en 1805, l’escadre franco-espagnole est défaite par la flotte anglaise du vice-
amiral Nelson lors de la fameuse bataille de Trafalgar. En 1807, l’Angleterre
bloque tous les ports français. Napoléon riposte en instaurant le blocus
continental, interdisant l’entrée des navires britanniques dans les ports de

1. Egalement dénommée la guerre de la Convention ou guerre des Pyrénées.

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Le renseignement français sous le premier Empire

France et de ses alliés. Mais le Portugal n’accepte pas ce blocus. Par le Traité
de Fontainebleau, signé par Godoy et Napoléon le 27 octobre, la France et
l’Espagne forment une alliance pour envahir et se partager le Portugal et Madrid
autorise les troupes françaises à passer à travers l’Espagne pour attaquer le
Portugal. Les premières troupes françaises arrivent à Valladolid à l’automne
1807.
En février 1808, elles occupent la citadelle de Pampelune et les forts de
Barcelone. Napoléon confie leur commandement au maréchal Joachim Murat.
En mars, éclate la révolte d’Aranjuez, en réaction à la préparation de la fuite de
Charles IV et de son ministre Godoy vers l’Amérique. La rébellion, provoquée
par des membres de la noblesse espagnole, provoque l’arrestation du très
impopulaire ministre et l’abdication de Charles IV. Le prince héritier,
Ferdinand VII, monte alors sur le trône. Mais Murat ne reconnaît pas son
autorité et occupe Madrid. En avril, Napoléon invite les deux rois à Bayonne
et les pousse à se retirer, puis il s’arroge le droit d’attribuer la Couronne espagnole
à qui il voudra. En réaction, le 2 mai, Madrid se soulève et Murat donne l’ordre
de réprimer la révolte.
La Junte suprême de gouvernement de Séville, au nom de Ferdinand VII
et de toute la nation espagnole, déclare la guerre à l’empereur français le 6 juin
1808, après avoir dénoncé la violation par Napoléon des accords signés avec
l’Espagne, les abdications forcées de ses rois et surtout la désignation comme
monarque de Joseph Bonaparte, « l’attentat le plus horrible dont parle l’Histoire ».
La guerre d’Indépendance espagnole vient de commencer. Elle durera six ans,
jusqu’en avril 1814, et impliquera, aux côtés des « patriotes » espagnols, les
armées britannique et portugaise.

Cette « petite guerre » qui fit plier la Grande Armée

Ordre est alors donné à tous les Espagnol(e) s d’attaquer les soldats français
et de leur faire tout le tort possible « selon les lois de la guerre ». Pourtant, tous
les habitants des provinces occupées sont autorisés – et même fortement
encouragés à attaquer et dépouiller les soldats français par tous les moyens – y
compris avec des armes interdites – et à s’approprier leurs vivres et leurs effets.
Le Catéchisme civil espagnol de 18081 justifie sans ambages la légalité de tuer

1. Ce « Catéchisme civil » est édité par la Junta suprema central, assemblée suprême centrale,
organe à la fois exécutif et législatif créé en septembre 1808 pour s’opposer au pouvoir du
roi Joseph Bonaparte et maintenir celui du roi Ferdinand VII en son absence forcée d’otage
du pouvoir napoléonien. La Junta suprema, siégeant à Aranjuez, exerce son autorité jusqu’à
fin janvier 1810. Elle est ensuite dissoute au profit du « Conseil de Régence de l’Espagne et

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

les Français : « Est-ce un péché que d’assassiner un Français ? ». La réponse est


catégorique : « Non (…) c’est là faire une œuvre méritoire en libérant la patrie de
ces violents oppresseurs ».

Le déclenchement de la guérilla
Aussitôt, des hommes, mais aussi des femmes, prennent les armes pour
combattre les Français dans les zones occupées. Certains groupes, associant
de manière spontanée des civils armés, se constituent d’abord afin d’assurer à
l’autodéfense des villages, puis ils ont ensuite eu comme objectif de briser
l’ennemi par l’usure et de transformer l’ensemble du pays en une zone hostile
où le danger est permanent pour l’envahisseur et peut surgir de n’importe où.
Certains rejoignent, de manière volontaire ou forcée, l’armée régulière, mais
la plupart combat généralement sur son propre territoire, en marge de l’armée.
Cette résistance populaire, sporadique au début, est perçue par les autorités
« insurgées » comme une très intéressante alternative à la guerre conventionnelle ;
pour cela, le pouvoir politique, incarné dès septembre 1808 par la Junte centrale,
définit tout un corpus théorique formé par les règlements des partidas de guerrilla
(groupes de combattants) élaborés dans le cadre de la guerre partisane, telle
qu’elle a été conçue comme système dans les traités militaires de la Ilustración
(les Lumières espagnoles).
La contribution des guérilleros à la victoire militaire sur les troupes françaises
ne peut être minimisée, car ils ont fourni une aide efficace et complémentaire
à l’action des armées anglaise, portugaise et espagnole. Ils ont effectivement
joué un rôle essentiel sur les arrières de la Grande Armée, empêchant ainsi le
contrôle effectif par l’occupant de l’ensemble du territoire. La guérilla, bien
qu’étant la somme de forces d’une valeur tactique et opérationnelle très faible,
a eu un énorme impact stratégique et psychologique. Le mouvement guérillero
entretient la flamme de l’insurrection et galvanise l’esprit de résistance dans
les zones conquises. En disputant à l’occupant l’autorité sur les régions rurales
et leurs ressources, la guérilla empêche le pouvoir napoléonien de s’implanter
localement à travers ce qu’on dénommerait aujourd’hui des opérations « civilo-
militaires ».
L’historiographie et la littérature romantique espagnoles du xixe siècle ont
élevé les chefs de la guérilla au statut de héros, en idéalisant et mythifiant la
« petite guerre » et en dépeignant leurs prouesses comme la plus haute expression
du patriotisme et de la résistance antinapoléonienne.

des Indes », qui sera à l’origine des Cortes de Cadix, lesquelles élaboreront la Constitution
de 1812, référence des « libéraux » espagnols.

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Le renseignement français sous le premier Empire

Mais des motivations bien moins nobles sous-tendent souvent les actions
des guérilleros ; d’ailleurs, certains « règlements » autorisent l’appropriation du
butin ennemi (argent, bijoux et vêtements). Les guérilleros perçoivent par
ailleurs une solde bien plus élevée que les soldats de l’armée régulière, ce qui
ne manque pas d’attirer beaucoup d’hommes dans leurs rangs. Ils jouissent
aussi d’une plus grande liberté que les soldats, soumis à une discipline de fer
et dépendant d’une organisation bien plus hiérarchisée que celle de la guérilla.
Ainsi, les guérilleros, qui doivent survivre sur le terrain pour pouvoir
combattre, agissent souvent comme des bandits de grand chemin et autres
groupes criminels organisés. C’est pourquoi il est difficile de tracer une frontière
nette entre la guérilla et le banditisme. La Junte centrale et le Conseil de régence
reçoivent d’ailleurs sans cesse des protestations de villageois au sujet des excès
commis par les guérilleros. La propagande française et afrancesada (espagnole,
mais favorable à la France) s’en empare, comparant les guérilleros à de véritables
délinquants sans foi ni loi.

Les chefs de la guérilla, mythes et réalité


Les chefs de la guérilla deviennent rapidement l’autorité de référence
politique et militaire, sur le territoire qu’ils contrôlent. L’opinion publique est
dès le début de leur côté, dans le cadre de la croisade anti-française qu’ils ont
entrepris et que des ecclésiastiques promeuvent depuis leur chaire et dans leurs
écrits. Guerriers pétris d’idéaux ou bandits opportunistes : le phénomène
« guérillero » est très complexe.
Malheureusement, les grands chefs guérilleros n’ont laissé, dans leur grande
majorité, ni écrits ni mémoires. En conséquence, l’image de leurs actions qui
s’est imposée est faussée, fruit de la légende bien davantage que de la réalité.
Portés aux nues, ils sont devenus des héros populaires, de par les prouesses et
autres actions spectaculaires qu’on leur a attribuées face à l’armée impériale.
Juan Martín Díez, « El Empecinado », très probablement analphabète, est
fortement associé au combat pour la liberté. Décrit comme « homme de bien »
et d’une grande générosité, il se dévoue à la cause patriotique et, par son caractère
passionné et insoumis, ne plie jamais devant l’adversité. Le surnom d’Empecinado
devient vite synonyme de « patriote » et s’applique à tous les guérilleros déterminés
à empêcher l’occupation de l’Espagne par l’armée napoléonienne. El Empecinado
fait ses premières armes durant la guerre de la Convention entre 1793 et 1795.
Très jeune, il s’engage dans l’armée espagnole, et il s’y laisse gagner par la haine
des Français. On a déjà alors recours, des deux côtés, à une guérilla qui implique
même la population civile.

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

Les premières menées d’El Empecinado1 commencent en avril et mai 1808,


quand il décide d’intercepter des courriers et d’arrêter des convois. Sa réputation
et son charisme sont bientôt reconnus par les autorités civiles et militaires et
la Junte de guerre lui accorde en avril 1809 la solde de lieutenant de cavalerie.
Il compte sous ses ordres une centaine de valeureux cavaliers. Par son audace,
il apparaît comme « la terreur des Français », s’attirant même l’admiration des
généraux Hugo et Belliard. La Régence de Cadix l’élève bientôt au rang de
brigadier et lui confie de nombreuses opérations délicates. Obéissant à des
ordres du capitaine général espagnol Joaquín Blake y Joyes, il se rend en Aragon
puis dans la région de Valence en janvier 1811, s’emparant de Catalayud en octobre
et de La Almunia en novembre. En 1812-1813, El Empecinado est devenu le
guérillero le plus charismatique et le plus admiré des Espagnols ; il dispose à
présent de 5 000 hommes. Il occupe Cuenca (mai 1812), reconquiert Guadalajara
(août 1812) et libère Alcala de Henares (mai 1813). Il devient le symbole de la
résistance populaire et nationale dans la presse et dans diverses pièces de théâtre
représentées à Cadix à partir de 1810. Puis sa légende romantique fait son entrée
dans la littérature…
Mais ses idées libérales se heurtent au nouveau contexte créé par le retour
de Ferdinand VII en 1814. Le 13 février 1815, il présente au roi un projet dans
lequel il demande la convocation de Cortes et le plein rétablissement de la
Constitution de 1812, ce qui lui vaut d’être exiler à Valladolid. Ce n’est qu’en
1820 que Juan Martín revient sur la scène publique quand il est nommé
gouverneur militaire de Zamora. Mais, après une courte parenthèse libérale – El
Trienio Liberal, de 1820 à 1823 –, l’absolutisme sévit à nouveau, et à son retour
du Portugal en 1823, il est fait prisonnier et pendu le 20 août 1825.
Une autre figure marquante de la guérilla est Francisco Espoz y Mina.
L’homme a pour valeurs cardinales l’intégrité, le puritanisme, la discipline de
fer qu’il impose à ses subordonnés et la cruauté dont il fait preuve avec ceux
qui collaborent avec les Français et qu’il n’hésite pas à éliminer, réservant les
châtiments « simples » à ceux qui demeurent neutres dans le conflit. Il est
frappant de noter tout d’abord que d’août à novembre 1808, Espoz y Mina est
au service d’un général français à Pampelune et qu’il ne s’engage que le 3 février
1809 à Jaca dans le bataillon du colonel britannique Charles William Doyle.
L’explication qu’il donne dans le Bref extrait de la vie du général Mina – ouvrage
qu’il publie à Londres en 1825 – est très vague. Puis il s’enrôle dans un groupe
de combattants dirigé par son neveu Javier en Navarre et, quand celui-ci est

1. Selon un récit qui paraît relever davantage de la légende que de la réalité, la première action
de Martín Díez aurait été de tuer, en avril 1808, un sergent des dragons français qui tentait
de violer une jeune fille…

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Le renseignement français sous le premier Empire

capturé fin mai 1810, il en prend le commandement. La Junte d’Aragon le


nomme le 1er avril chef des guérillas de Navarre1.
À la fin de l’été 1810, « le Napoléon des guérilleros » ou « le petit roi de
Navarre » comme l’appellent les Français, dispose déjà de quelque 3 000 hommes,
jouit de la reconnaissance officielle du Conseil de régence et du soutien du
peuple, car il ne réquisitionne que le strict nécessaire dans les villages qu’il
défend contre les Français. Il saisit les biens des afrancesados et impose des
amendes aux « mauvais Espagnols ».
Espoz y Mina militarise très vite la guérilla, et en décembre 1811, déclare
le blocus économique de Pampelune. En 1812, il domine toute la Navarre, le
Haut-Aragon et une partie des provinces du Pays basque : il a alors de 12 000
volontaires sous ses ordres. Ses succès propulsent sa carrière militaire et il est
nommé commandant général du Haut-Aragon en septembre 1813. Sous sa
direction, les guérillas navarraises prennent 13 places fortes, capturent plus de
14 000 prisonniers et participent à 143 faits de guerre. Espoz y Mina établit
toute une logistique de guerre : des fabriques ambulantes de tissus, d’armes et
de munitions pour ses soldats, des hôpitaux et même un réseau d’espions. Il
procède à un grand nettoyage des bandes armées qui infestent son territoire.
Libéral convaincu, il doit se réfugier en France suite au retour de Ferdinand VII.
Il revient ensuite assurer la capitainerie générale de Navarre, Galice et Catalogne
lors du Trienio Liberal.
Troisième figure majeure de la guerrilla : le curé Merino. De son nom exact,
Jerónimo Merino Cob, il est traditionnellement présenté comme le plus
authentique guérillero espagnol de l’Histoire. D’une grande force corporelle,
sobre à table et avare de mots, le curé Merino est doté de grandes qualités le
prédisposant à la stratégie et la tactique militaires, dont son « œil » infaillible
et son habilité à diriger avec exactitude des attaques sur un point précis, comme
il l’a tant de fois démontré dans ses raids. Ses biographes divergent toutefois
sur sa formation : simple curé rural, ou bien prêtre ayant suivi des études de
philosophie et de théologie au séminaire ? L’écrivain basque Pío Baroja (1872-
1956) le dépeint dans El Escuadrón del Brigante comme un homme sinistre et
despotique, petit et laid, et l’appelle « l’évêque du désert » (il a été berger dans

1. Les guérillas de Navarre prennent leur essor en réaction à la répression des troupes
françaises qui saccagent maisons et fermes, engendrant la haine et la soif de vengeance.
Ce sont les paysans qui souffrent le plus du poids de la guerre : les soldats français leur
prennent leurs récoltes, leurs outils de travail et leurs moyens de transport. La majeure
partie des guérilleros sont donc des paysans qui tentent de défendre leurs intérêts, leurs
propriétés et leurs droits locaux et fiscaux face à la centralisation imposée par l’occupation
française, sans oublier naturellement la lutte religieuse pour préserver l’Église et la foi des
agressions de l’Empire impie.

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

sa jeunesse), un curé ayant en fait plus de penchant pour le fusil que pour son
ministère.
Tout aurait commencé la nuit du 17 janvier 1808, lorsqu’une compagnie
de chasseurs de la 1re Armée impériale, de passage à Villoviado (province de
Burgos), saisit tous les moyens de transport du village et mobilise même les
habitants, dont Merino, le curé, pour transporter leurs bagages en direction de
Lerma. Mais le curé refuse et les soldats le frappent : c’est de là que lui serait
venue l’idée de se venger des Français pour l’humiliation subie. Un autre
témoignage évoque le viol de sa sœur Bernarda, âgée de huit ans, par un soldat
français, comme étant le crime barbare qui l’aurait poussé à intégrer la guérilla.
Ce sur quoi tous ses biographes sont tous d’accord, c’est que Merino s’est
distingué pendant la guerre par sa féroce soif de vengeance, comme le démontre
le nombre de morts qu’il a causées et le nombre de prisonniers qu’il a faits. Pour
chaque membre de la Junte de Burgos fusillé par les soldats de l’Empire, il
n’hésitera pas ensuite à tuer, en représailles, dix-sept Français.
Le curé Merino entame sa vie de guérillero à la tête d’un groupe très réduit ;
mais ses attaques, avec seulement vingt hommes sous ses ordres, le rendent
célèbre dès la fin 1808. Il intercepte plusieurs courriers français et leurs valises,
attaque la garnison française de Lerma, prend Roa – aidé par El Empecinado – et
sauve le trésor du monastère de Santo Domingo de Silos. A Burgos, où il
s’introduit de manière clandestine, il entre en contact avec les dirigeants de la
résistance et parvient à établir un réseau d’informateurs dans toute la province,
structure indispensable pour connaître avec certitude les mouvements de
l’ennemi.
Son action militaire majeure a lieu lors de la spectaculaire bataille d’Hontoria
del Pinar, fin 1811, avec dans ses rangs onze membres du clergé. De 1808 à 1812,
il connaît une progression fulgurante dans la hiérarchie militaire. Il devient
une référence pour tous les guérilleros espagnols. Le curé Merino, de par son
efficacité, sa collaboration avec d’autres chefs guérilleros – dont El Empecinado – et
les conseils de militaires professionnels que lui envoie la Junte centrale, parvient
à former des unités militaires disciplinées qui causent bien du tort aux troupes
françaises.
Après le départ des troupes françaises, absolutiste convaincu, Le curé
Merino combat dans les groupes royalistes pendant le Trienio contre les libéraux,
dont quelques-uns de ses anciens camarades comme El Empecinado. Il obtient

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Le renseignement français sous le premier Empire

le grade de lieutenant général lors de la première guerre carliste1 et meurt en


exil en France en 18442.
Julián Sánchez, surnommé El Charro, dernière figure marquante de cette
guerrilla, est un homme instruit. C’est d’une certaine manière un guérillero
atypique de par ses liens avec l’armée régulière depuis le début de la Guerre
d’indépendance, même s’il combat, d’une manière très personnelle et particulière,
comme un guérillero. Comme pour El Empecinado, c’est son expérience de
soldat volontaire dans la Guerre de la Convention (1793-1795) et les traces
psychologiques qui lui en sont restées qui motivent sa volonté de rejoindre la
guérilla. La lutte contre les Français a essentiellement chez lui un fondement
contre-révolutionnaire et religieux : défendre les monarchies européennes
contre les idées de la Révolution française, qui sont perçues comme contraires
aux intérêts de l’Église et de la religion.
Le 13 février 1809, il participe à une opération ordonnée par le général
britannique Robert Thomas Wilson, qui commande la Légion lusitanienne3
contre les forces du général français Lapisse. Ses actions ultérieures sont marquées
par la double empreinte de la guérilla et d’un style militaire, qu’il entretient à
travers ses relations avec les chefs de forces régulières. En juillet 1809, il est fait
capitaine et on lui confie davantage d’hommes. Le 4 août, il commande déjà
200 cavaliers quand il attaque au Rollo (province de Salamanque) le 3e régiment
de Dragons, appuyé par El Empecinado. Sa renommée grandit parmi les généraux
français. En septembre il est nommé lieutenant des Lanciers de Castille. Quand
le général Marchand accuse les lanciers et la guérilla de mettre à sac les villages,
Julián Sánchez lui répond, le 4 octobre 1809, aux portes de Salamanque, que
lui seul les a saccagés, pillés, brûlés et détruits avec ses troupes.
La cruauté d’El Charro se manifeste en septembre 1809 quand, suite aux
excès commis par les Français à Rodasviejas (province de Salamanque), il passe
par les armes 54 d’entre eux, ne faisant pas de quartier. Julián Sánchez participe

1. La première guerre carliste est une guerre civile qui a lieu entre 1833 et 1839. Suite à la mort
de Ferdinand VII, un conflit de succession oppose la régente Marie-Christine (épouse de
Ferdinand), sa fille Isabelle II et Charles (Carlos, d’où la désignation de ses partisans par
le terme « carlistes »), le frère du roi défunt. En 1834, la France, le Portugal et la Grande-
Bretagne soutiennent Isabelle II dans le cadre de la Quadruple Alliance. Louis-Philippe
envoie la Légion étrangère en Espagne et la cède même à la reine Isabelle. La Légion
étrangère ne fait plus, pour un temps, partie de l’armée française, mais Isabelle II finit par
la dissoudre, et les légionnaires rentrent en France.
2. Ses restes, enterrés au cimetière d’Alençon, ont été exhumés en 1962 et transférés à Lerma
(Castille-et-Léon) où ils ont trouvé une nouvelle sépulture le 2 mai 1968, soit 160 ans après,
jour pour jour, le soulèvement du peuple madrilène contre les troupes françaises
3. La Loyal Lusitanian Legion est une unité britannique formée d’émigrés portugais. Elle est
désignée comme « loyale » par opposition à la « Légion portugaise » qui sert, elle, la cause
napoléonienne.

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

également aux batailles de Tamames (18 octobre 1809) et de Ciudad Rodrigo


(assiégée par Masséna) en juin 1810. À l’occasion de celle-ci, il parvient à rompre
momentanément les lignes des assiégeants français avec seulement 200 cavaliers
face à 20 000 hommes, ce qui lui vaut d’être promu colonel, malgré la défaite
finale. Il apporte son aide à Wellington, qu’il approvisionne en vivres quand
celui-ci se retire de la ligne de défense de Torres Vedras suite à la troisième
invasion française du Portugal1 au cours de l’été 1810.
Wellington, qui n’apprécie pourtant pas trop les guérilleros, n’hésite pas
à intégrer Julián Sánchez à son armée. La renommée d’El Charro s’étend jusqu’aux
Amériques. L’infante Charlotte, sœur de Ferdinand VII, lui envoie des félicitations
depuis Río de Janeiro début 1812, pour louer au milieu de cette guerre – à
laquelle elle se réfère comme à une révolution – son « zèle infatigable » et sa
« fière conduite de guérillero ». Les officiers français se réfèrent, eux, à El Charro
comme le chef d’une bande qui massacre leurs soldats, et ses hommes, et qui
sont, selon Marbot, une « bande d’irréguliers, plutôt incapables de résister aux
troupes de ligne ». Les Français ne sont pas les seuls à dénoncer le fait que la
guérilla d’El Charro vole du bétail et exige des villageois un ravitaillement
souvent exorbitant. La fortune que Julián Sánchez est parvenu à amasser pendant
la guerre en a fait un des plus riches habitants de Salamanque. Ces accusations
sont-elles le fruit de la jalousie de la part d’autres chefs guérilleros ou bien la
description fidèle de dérives ? Nul ne peut encore le déterminer aujourd’hui.

La guerre du renseignement et des communications

Face à l’intervention française destinée à châtier le Portugal, l’armée


britannique propose son aide aux deux nations ibériques en débarquant sur le
sol portugais à l’été 1808. Pendant les six années suivantes, les armées britanniques,
portugaise et espagnole vont combattre côte à côte, et la guérilla leur apportera
son concours, en harcelant les forces françaises d’occupation.
La signification du mot guerrilla subit un changement précisément pendant
la Guerre d’indépendance : il passe d’une acception classique d’opération
militaire secondaire conduite par un petit groupe de soldats, à une lutte armée
de civils contre un envahisseur et ses alliés. Et cette guérilla est d’une grande
efficacité militaire contre l’armée française. Elle permet en effet d’entraver leurs
communications, de compliquer le ravitaillement des troupes, et multiplie les

1. Les armées napoléoniennes ont vainement tenté, par trois fois, d’envahir le Portugal : en
1807 sous le commandement de Junot, en 1809 sous celui de Soult, et en 1810 sous les
ordres de Masséna.

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Le renseignement français sous le premier Empire

diversions, afin de réduire la supériorité numérique que l’armée impériale a


théoriquement sur les Alliés luso-anglo-espagnols. La guérilla oblige ainsi
l’armée impériale consacrer une grande quantité de forces pour contrôler le
territoire.
Dans les deux camps, le renseignement, tant militaire que civil, va connaître
un essor majeur durant la guerre d’Indépendance.
Les Français mettent sur pied un réseau d’espionnage composé de
collaborateurs de toutes les classes sociales, les uns payés, les autres sympathisants
de la cause du roi Joseph.
Côté espagnol, le 30 novembre 1808, la Junte centrale ordonne au général
La Peña, chef de l’armée du Centre, de créer un service de renseignement – Servicio
de información – sur l’armée française, qui pourra si nécessaire, pour parvenir
à ses fins, recourir à la corruption. Son but est d’obtenir des données précises
tant au sujet de ses propres ressources que celles de l’ennemi, de l’état de ses
troupes, de ses plans et de ses mouvements. L’espionnage est conduit par divers
types d’agents, depuis les charretiers et les transporteurs – qui peuvent obtenir
des informations lors de leurs voyages – jusqu’aux officiers en mission de
reconnaissance, en passant par des commerçants, les autorités municipales et
le clergé. Mais la principale source de renseignements est le service du courrier,
à travers les maisons de poste. Au sein du Servicio de información agissent
également les comisionados, des personnes qui assurent la liaison entre les agents
en zone ennemie, les guérilleros et les informateurs stationnés sur la frontière
française. Les informations obtenues sont transmises oralement ou via des
messages écrits, en clair ou codés – alphabétiquement, numériquement et
alpha-numériquement –, voire également sur des partitions musicales. Le
Servicio de información du camp « patriote » permettra de nombreux succès de
la guérilla, laquelle lui fournira également de précieuses informations, et
accélérera la fin de la guerre.
En Navarre, dans le Haut-Aragon et l’est de l’Alava, Javier Mina établit en
1809 un réseau d’informateurs sur tout le territoire qu’il contrôle, lequel sera
postérieurement renforcé lorsque son oncle Francisco Espoz y Mina prendra
sa suite. Ce réseau dispose d’informateurs dans les villes où sont établies des
garnisons françaises. Il intercepte également des courriers ennemis. Le clergé
collabore à ce réseau de renseignement en Navarre, notamment le curé de
Badostáin, Andrés Martín. Par ailleurs, Espoz oblige les maires et les
regidores – sorte de conseilleurs municipaux – à le tenir informé. Il acquiert
aussi des informations grâce à des personnes jouissant de la confiance des
autorités françaises, qui constituent une des catégories de sources les plus
précieuses. C’est le cas de Francisco Aguirre, un commerçant de bétail vivant

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

à Luzaide/Valcarlos. Chargé de fournir en bétail la ville de Pampelune, il l’amène


depuis la France. Espoz le laisse passer, en lui faisant payer un droit de passage
« modeste » par tête de bétail : en fait, il présente surtout l’intérêt de bien
connaître le chef de la police locale, et il peut transmettre des informations aux
« patriotes » prisonniers… Ses contacts avec la France sont indispensables pour
obtenir des informations. De l’autre côté des Pyrénées, en plus du bétail, il
obtient de précieuses informations sur le passage de contingents militaires par
la frontière et les communique à Espoz. Mais Francisco Aguirre, lors de la
libération de Pampelune, est accusé d’avoir collaboré avec les Français, car on
ignore alors le double jeu qu’il a mené jusque-là. Wellington saura se servir de
ce précieux réseau navarrais dans la conduite des opérations militaires.
Dans ce panorama synthétique des acteurs du renseignement du côté
« patriote », comment ne pas évoquer ici deux espionnes légendaires de Valladolid,
Rosa Barreda et Nicolasa Centeno, qui agissent au plus près de l’ennemi,
puisqu’elles sont les amantes des deux généraux français Kellermann et Dufresse,
desquels elles savent, naturellement, tirer bien des informations… qu’elles
communiquent à la guérilla. La mission de « Rosita » et de « La Nicolasa »,
toutes deux dotées d’un charme redoutable, est en effet l’infiltration de l’état-
major français.
Les Anglais sont également particulièrement actifs. Parmi leurs agents, se
distingue le révérend irlandais Patrick Curtis, recteur du Collège irlandais de
Salamanque, qui contrôle un réseau d’espions en Espagne et en France. Les
messages français interceptés, rédigés en code secret, sont déchiffrés par George
Scovell, qui créé un service d’espionnage postal : les Anglais considèrent que
c’est le moyen le plus efficace pour obtenir des informations de nature militaire
et politico-militaire. La guérilla apporte également son concours aux Britanniques,
non seulement pour l’interception des communications ennemies, mais également
pour l’obtention et la transmission d’informations. Ainsi, Julián Sánchez et ses
lanciers apportent-ils des informations précises aux armées de Wellington.

L’interception des courriers


La situation politique et militaire de l’Espagne sous Joseph 1er est marquée
par la division. D’une part au sein de la classe politique, entre des hommes
favorables au régime de Joseph – les afrancesados – et ceux qui y sont opposés.
D’autre part, une fois le conflit, ouvert, entre les forces opposées aux Français,
les armées portugaise et britannique à l’ouest, et les unités espagnoles rebelles
au nord-est. En conséquence, leur courrier doit traverser le territoire ennemi

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Le renseignement français sous le premier Empire

pour parvenir à destination ; il est donc l’objet d’attaques des forces françaises
afin de se saisir la correspondance.
Mais les troupes de Napoléon se trouvent aussi en Espagne en milieu hostile
où sévit la guerrilla et dépendent très souvent de guides ou de collaborateurs
locaux, dont la collusion avec les insurgés est fréquente. Pour tenter d’assurer
la sécurité de leurs communications, l’acheminement de renforts et empêcher
que les voies de ravitaillement soient coupées, les forces françaises doivent
couvrir de garnisons les axes routiers qu’elles utilisent, dans des fortifications
conséquentes. Et, pour maintenir les contacts entre elles ou assure l’escorte de
convois, elles mettent en place des « colonnes volantes » fortement armées.
Ainsi, pour maintenir les communications entre Bayonne et Madrid, les Français
mobilisent en permanence les effectifs d’un corps d’armée. Quand Napoléon
retire des troupes d’Espagne pour lancer sa campagne de Russie (1812), le
contrôle de l’armée française sur la péninsule s’affaiblira encore.
La guérilla entame sa collaboration avec l’armée britannique à l’occasion
des premières opérations d’interception du courrier français sur la route de
Madrid à Burgos menées par Juan Martín, El Empecinado. Il remet alors au
général John Moore la correspondance française qu’il a saisie. Moore lui accorde
une récompense de 18 000 réaux, avec laquelle il achète davantage de chevaux
pour ses hommes et multiplie les opérations. La correspondance saisie par la
guérilla permet de connaître les dissensions et divergences de vue entre généraux
français.
Le transport du courrier devient le plus dangereux des emplois que l’on
puisse tenir dans les rangs de la Grande Armée car, pour garantir la rapidité
de la transmission des informations, il est nécessaire d’exposer les porteurs du
courrier, isolé de la sécurité de l’escorte et parfois du convoi. La collection des
lettres françaises interceptées des Archives historiques nationales de Madrid
en témoigne : on en dénombre 28 datant de 1808, 280 de 1809 et 840 de 1810.
Les courriers interceptés par les deux camps sont publiés et commentés à
des fins de propagande, mais il s’avère qu’ils sont plus fréquents dans la presse
madrilène, sous contrôle du roi Joseph, que dans les gazettes éditées à Cadix
et Séville par la Régence et les « patriotes ». Pour ces derniers, le principal intérêt
est de nature tactique, pour informer le quartier général, tandis que le
gouvernement de Madrid les utilise à des fins de mise en condition psychologique
du peuple, en essayant de contrecarrer la diffusion des nouvelles sur les défaites
de l’armée française. En effet, Espagnols, Anglais et Français publient également
dans la presse, officielle ou locale, des « lettres interceptées de l’ennemi » qui sont
des faux et ont pour objectif l’intoxication de l’adversaire.

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

Le déchiffrement des messages


Face à l’interception de ses messages, l’armée française est contrainte
d’utiliser des systèmes de chiffrement. Mais l’assistance britannique aux Espagnols
et au Portugais n’est pas seulement militaire. Elle concerne aussi le renseignement.
Sous le commandement de Wellington, des déchiffreurs et des agents de
renseignement jouent un rôle-clé important dans des victoires comme celle de
Porto en 1809, Salamanque en 1812 et Vitoria en 1813. Parmi eux, il convient
de signaler l’action essentielle d’un officier du groupe de renseignement du
quartier général de Wellington appelé George Scovell. C’est un linguiste
exceptionnel qui s’entoure d’un groupe de soldats et de déserteurs de nationalités
diverses (Espagnols, Portugais, Italiens, Suisses et Irlandais), sélectionnés bien
entendu pour leurs compétences linguistiques, et que l’on désigne sous le nom
de Army Guides ou Mounted Guides. Avec eux, Scovell commence à développer
un système pour déchiffrer les communications chiffrées des Français que leur
apporte la guérilla.
Les communications chiffrées françaises en 1811 utilisent un code très
simple connu sous le nom de « Petit chiffre ». Il a été créé pour être écrit et
déchiffré très vite dans le contexte d’urgence des combats ; il s’agit généralement
de courtes notes d’instructions qui comportent 59 chiffres. Au printemps 1811,
les Français commencent à écrire des courriers en utilisant un code plus fourni,
appelé « Code de l’Armée du Portugal », mais Scovell ne met que deux jours à
le déchiffrer ! Fin 1811, tous les chefs militaires français reçoivent de Paris de
nouvelles tables de chiffrement. « Le Grand Chiffre de Paris » se fonde sur un
code diplomatique datant du milieu du xviiie siècle. Ses 1 400 chiffres peuvent
s’appliquer à des phrases ou des parties de phrases avec une très grande variété
de permutations. Il peut même devenir plus compliqué encore, en insérant des
« codes blancs » (signes inutiles destinés à troubler le décryptage) au centre des
mots.
Cette même année, George Scovell commence à travailler à l’aide d’un
ouvrage intitulé Cryptographie : l’art de déchiffrer de David Arnold Cornradus.
L’ouvrage contient des instructions sur les codes en anglais, allemand, hollandais,
latin et italien. En se fondant sur cette référence, Scovell commence l’année
suivante à étudier méticuleusement les documents français interceptés ; il fait
de notables progrès en utilisant les courriers qui contiennent des mots et des
phrases non codées, de telle sorte que la partie chiffrée peut être interprétée
par le contexte. De cette manière, en comparant ce qu’il devine avec l’information
obtenue par les Army Guides sur des mouvements de troupes, il peut identifier
des noms de personnes ou de lieux, ce qui lui permet de reconstituer peu à peu

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Le renseignement français sous le premier Empire

des parties du code. Les déchiffreurs tentent également de percer à jour le


véritable commencement ou la fin de la lettre en recherchant les tournures
langagières propres aux formules de politesse
Dans les premiers jours de 1812, les Espagnols et les Britanniques interceptent
une série de messages français écrits dans un nouveau code d’une grande
complexité – il s’agit du « Grand Chiffre ». Wellington se montre très contrarié
par l’apparition de ce nouveau code qui entrave sérieusement les activités de
son service de renseignement, au moment même où il planifie des campagnes
d’une importance décisive.
Au mois d’avril 1812, Scovell se met à travailler sur plusieurs courriers
interceptés, dont une lettre très longue, qui contient de nombreux passages
rédigés dans le nouveau code. Il les étudie en employant divers procédés et les
soumet à l’épreuve de la fréquence : on peut observer que certains numéros
comme le 2, le 3, le 210 ou le 413, par exemple, apparaissent bien plus souvent
que les autres. Des comparaisons répétées et patientes montrent que 210, par
exemple, peut correspondre à « et », le mot de deux lettres le plus utilisé en
français. Scovell a également découvert que les noms de lieux sont plus facilement
identifiables lors du déchiffrement. Un message du commandement français
du nord de l’Espagne aux conseillers militaires du roi Joseph, codé avec le
« Grand chiffre », lui fournit une information importante, car elle mêle des
parties codées et des phrases en clair : par exemple « 73.516.918 ne négligerai ».
Cet emploi de « négliger » à la première personne l’amène à supposer que 918
signifie « je ». Mais chaque découverte n’apporte qu’un petit élément du puzzle :
avec un code d’une telle complexité, le mot « je » peut s’écrire de plusieurs
manières. Et Scovell a de nombreux trous dans son tableau de déchiffrement.
Le temps passe : vient l’été 1812 et Wellington lui fait savoir son impatience.
En juin 1812, le général britannique se lance vers l’intérieur de l’Espagne,
en tentant de procéder à un enveloppement décisif de l’armée du Portugal du
maréchal Marmont. Scovell a déjà largement progressé dans le décryptage du
Grand Chiffre à l’été 1812, grâce aux informations fournies par ses Army Guides,
quand une lettre du roi Joseph à Marmont, datée du 9 juillet, parvenue au
quartier général britannique quelques jours plus tard, se révèle décisive pour
« casser » le code français. La lettre a été écrite en très petits caractères sur un
fin morceau de papier, probablement pour être cachée sous la selle d’un cheval,
mais a été interceptée par la guérilla ; et une fois déchiffrée, elle révèle que le
roi se rend avec des renforts auprès de Marmont.
Wellington apprend ainsi de combien d’hommes dispose exactement le
maréchal français, qui sont les commandants « voisins » qui ont refusé de venir
l’aider et sait quand Joseph arrivera avec les renforts. Le commandant britannique

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

comprend qu’il a l’opportunité de pousser Marmont à la bataille deux jours


avant l’arrivée des renforts que ce dernier attend, ce qu’il fait. Et le 22 juillet,
Wellington remporte la bataille de Salamanque.
À la fin de l’été 1812, Scovell a pratiquement déchiffré l’ensemble du code,
mises à part quelques petites zones d’incertitude. Wellington peut organiser
ses plans de campagne pour 1813 en connaissant l’ensemble du schéma des
opérations françaises. Au début de l’été 1813, bénéficiant de renseignements
exceptionnels, Wellington poursuit les troupes françaises dans le nord de
l’Espagne et les vainc finalement à Vitoria.

Action psychologique et contre-propagande

Dès le vivant de l’Empereur, la légende napoléonienne est le produit tant


de ses victoires que de la propagande officielle qu’il diffuse dans les pays conquis.
Ses succès sont magnifiés par une habile communication dans la presse et via
les Arts, qui crée une image idéale de l’homme et de sa Grande Armée et
contribue au culte de sa personne.
Pour contrecarrer la légende napoléonienne, le gouvernement britannique
va recourir, dès 1804, à une contre-propagande. Il va ainsi provoquer des
polémiques autour de l’Empereur par la publication de pamphlets et de caricatures
(68 cette année-là), en faisant ressortir sa cruauté et sa fureur, la corruption
qui l’entoure, ses erreurs de stratégie, les errements de son dirigisme politique
et économique, par opposition avec le libéralisme anglais.
Dès 1808 en Espagne, la contre-propagande politique des « patriotes » se
développe à son tour afin de mieux combattre l’envahisseur sur le terrain
idéologique, en construisant un discours qui puisse agir comme catalyseur de
l’effort populaire dans la lutte. Les proclamations, manifestes, brochures,
discours, lettres, réflexions, expositions, « catéchismes », comédies, fables et
tous types de pamphlets, la plupart anonymes et publiés durant les premières
années du conflit, ont un clair propos anti-français et antinapoléonien.
Ces documents diabolisent totalement l’Empereur. Ils soulignent combien
son insatiable ambition le transforme en tyran de l’Europe, bourreau de
l’humanité et fléau du genre humain. Ils le décrivent comme un homme pervers,
machiavélique, ancien allié perfide qui a voulu réduire en esclavage l’Espagne
et le Portugal. Les patriotes espagnols, principalement les ecclésiastiques,
s’emploient à diffuser dans toutes les provinces l’image très négative d’un
Napoléon couvert d’opprobre, qu’ils opposent au mythe – qu’ils contribuent à
créer – de Ferdinand le roi « désiré ». Les images et symboles utilisés pour les

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Le renseignement français sous le premier Empire

représenter sont antagoniques : le tigre sanguinaire avec ses puissantes griffes


face à l’innocent agneau…
Napoléon est associé aux forces du mal et à une eschatologie infernale : la
contre-propagande « patriote » dénonce sa rapacité, sa brutalité et son libertinage.
Les libelles associent « l’Ogre corse » à la figure du démon, l’Antéchrist, la Bête
de l’Apocalypse ou, dans une moindre mesure, à Attila… L’évocation des
lieutenants de l’Empereur est quant à elle souvent réduite à un seul adjectif,
pour tout portrait : le « cruel Murat » en Espagne, le « manchot sanguinaire
Loison » au Portugal. Les partisans des Français sont eux des « traîtres » et des
« Jacobins », et sont qualifiés également d’« apostats », d’« hérétiques », de
« Juifs » et de « luthériens »… autant de dénominations pour désigner en fait
des ennemis de la religion catholique.
La propagande a pour double finalité de provoquer une réponse politique
face à la vacance du pouvoir provoquée par l’occupation française, et de mobiliser
des partisans armés contre un ennemi très supérieur. Il est logique que dans
ces circonstances si particulières1 apparaissent des tensions internes au sein
des différents groupes sociaux (noblesse, clergé, armée, fonctionnaires de
l’administration, professions libérales, classes populaires…), qui se voient obligés
de prendre parti face aux événements2.
Pour l’essentiel, cette « littérature » pamphlétaire a une forte orientation
réactionnaire : contre les idées de la Révolution française, contre ses partisans
et contre Napoléon. Mais cette même « littérature » est bien vite investie par
des auteurs libéraux dans leurs libelles contre l’absolutisme : il s’agit alors de
construire une nouvelle culture politique autour des idées-force de nation, de
citoyen, d’indépendance et de liberté de la patrie. Étrange ressemblance, pour
ce qui est des termes du moins, avec les valeurs proclamées de l’envahisseur
français.
Une naissante « opinion publique » devient avide d’informations, surtout
sous la forme d’écrits polémiques et satiriques. Le Catalan « éclairé » Antonio
de Capmany, dans son œuvre Sentinelle contre les Français (1808), réitère son
propos de mettre sa plume, telle une épée, au service du combat contre Napoléon.
La presse joue un rôle fondamental, les journaux se multiplient par dizaines
dans de nombreuses villes et transmettent les valeurs patriotiques et les appels
à la lutte contre l’envahisseur. Si dans l’Espagne « patriote », on publie environ

1. Les Espagnols sont en effet privés de leur monarque Ferdinand VII prisonnier à Bayonne,
puis au château de Valençay, propriété de Talleyrand, dans l’Indre. C’est par le traité dit
« de Valençay » du 11 décembre 1813 que Napoléon reconnaît finalement Ferdinand VII
comme roi d’Espagne.
2. En réalité, la majeure partie des élites espagnoles est demeurée indécise jusqu’à la bataille
de Bailén (juillet 1808), avant de rejoindre ensuite le camp « patriote ».

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Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol

280 journaux pendant la guerre – dont près de 70 à Cadix –, il n’en est publié
qu’à peine 30 dans celle fidèle à Joseph.
En dehors de la presse, de multiples supports écrits de propagande
antinapoléonienne se diffusent partout. La musique patriotique (chansons,
marches, hymnes et danses) devient très rapidement un support essentiel. Mais
l’administration du roi Joseph contre-attaque, en utilisant les mêmes moyens,
afin d’obtenir le soutien et la sympathie des Espagnols.

De 1808 à 1814, les Espagnols ont opposé une « guerre totale » à l’envahisseur
napoléonien : une guerre régulière, aux côtés des troupes anglaises et portugaises ;
une « petite guerre », faite de harcèlement de l’ennemi ; une guerre du
renseignement et des communications ; et une guerre psychologique, à la fois
religieuse et idéologique, littéraire et artistique.
Le 17 mai 1813, Joseph Bonaparte quitte définitivement Madrid. En octobre,
les troupes françaises capitulent à Pampelune. Le 22 mars 1814, Ferdinand VII
rentre d’exil. Le 29 avril, les Français se retirent de Barcelone. En mai,
Ferdinand VII abroge la Constitution libérale élaborée par les Cortes de Cadix.
La Guerre d’indépendance est terminée et l’absolutisme referme la parenthèse
progressiste.
« Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause
première des malheurs de la France » écrira Napoléon. Sans minimiser le rôle
de l’aide britannique, l’Histoire a retenu de la Guerre d’indépendance espagnole
comme un semblant de morale : l’invincible Grande Armée, aux soldats aguerris,
y a été mise en déroute par des formations irrégulières de guérilleros aux
compétences militaires très inégales ; entre l’Aigle puissant et superbe – qui
survole les destinées des hommes – a été cloué au sol par multitude de piqûres
d’habiles guêpes harceleuses, pour être ensuite terrassé.
Cette mobilisation de toute une nation – exception faite évidemment des
afrancesados – qui ont cru à une possible alliance qui transcenderait les
Pyrénées –, cette force à la fois diffuse et omniprésente, cette « guérilla » – entendue
non plus seulement comme moyen de combat, mais bien comme « philosophie »
de résistance acharnée et constante – annonce la voie aux futures guerres
d’indépendance du xxe siècle qui verront des armées modernes être défaites
par un ennemi pourtant aux capacités militaires bien inférieures. Les dirigeants
politiques et militaires de l’ère de la décolonisation n’ont semble-t-il pas retenu
la « leçon espagnole », celle résumée par ce cri du peuple madrilène à l’envahisseur
le 2 mai 1808 : « Tu régneras sur l’Espagne, mais jamais sur les Espagnols ! ». Un
constat que ne sut pas établir Napoléon, qui eut trop longtemps l’impression

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Le renseignement français sous le premier Empire

trompeuse de dominer un pays (légal uniquement), sans mesurer l’ébullition


insoumise d’un pays réel…
Certes, la résistance espagnole n’a pas été le fait d’une nation aussi unie
que le mythe voudrait le faire croire, chaque groupe social défendant ses propres
intérêts et l’Église se refusant, pour sa part, à financer la lutte. Et l’Espagne de
1808 n’invente pas à proprement parler la guérilla, mais cette forme de combat
s’exprime pleinement lors de la Guerre d’indépendance. Cette tactique n’a
jamais encore été utilisée sur un territoire aussi vaste et en s’appuyant sur autant
d’hommes. Hormis certaines régions – comme la Galice et la Catalogne, où la
guérilla ne se préoccupe que défendre son territoire propre contre l’invasion
étrangère –, les groupes de guérilleros sont très mobiles, très efficaces et très
endurants.
Le rôle central joué par la guérilla souligne toutefois l’échec de l’armée
régulière espagnole, incapable de faire face à une Grande Armée très expérimentée
et toujours assoiffée de nouvelles conquêtes. L’armée, fidèle à ses méthodes
surannées, a considéré la guérilla comme une intrusion des civils dans le
domaine militaire et ne s’est pas adaptée à cette tactique nouvelle. Entre 1808
et 1814, les gouvernements successifs ont cependant tenté de contrôler les
différents groupes de guérilla et de les placer sous le commandement de l’armée,
car ils mesuraient que ces forces pourraient bien un jour, une fois l’ennemi
vaincu, se mettre au service d’une véritable révolution sociale.

Gaël Pilorget

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LE RENSEIGNEMENT MILITAIRE
SOUS LE SECOND EMPIRE

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L’ACQUISITION DU RENSEIGNEMENT
SOUS LE SECOND EMPIRE
(décembre 1852-juillet 1870)

Olivier Lahaie

Le recueil du renseignement tactique

Depuis le premier Empire, le recueil du renseignement tactique, sur


l’adversaire ou sur le terrain, reste l’affaire de la cavalerie légère ; en opérations,
cette dernière procède donc très souvent, et de sa propre initiative, à des
reconnaissances. Au cours de ces missions parfois lointaines, la cavalerie
s’attache, par tradition ou par habitude, à glaner le renseignement de contact
au profit d’un commandement qui pourtant ne lui demande rien. À Magenta
et à Solferino, les Français se sont laissés surprendre par l’ennemi, ce qui ne les
a pas empêchés de remporter la victoire ; de-là vient sans doute la croyance du
commandement que la recherche du renseignement est inutile, du moment
qu’on commande des soldats aguerris.
Pour autant, en raison de l’évolution dans la nature des missions qui lui
ont été confiées depuis la Restauration, cette cavalerie se révèle incompétente
dans ce domaine particulier, étant entendu qu’elle « ignorait les principes, les
modes d’action et les procédés de l’exploration (…) auxquels elle n’avait pas été
préparée1 ». Le savoir-faire des cavaliers de Murat, mélange de finesse, d’intelligence
de situation et d’audace, a été oublié. En exploration, on chevauche désormais
sur les routes, en colonnes doubles ou quadruples2 – et donc sans souci de

1. LCL N. Rollin, Le Service de Renseignement militaire en temps de paix, en temps de guerre,


Nouvelle Librairie Nationale, Paris, 1908, p. 23.
2. P. et V. Margueritte, Histoire de la guerre de 1870, G. Chamerot, Paris, non daté, p. 26.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

discrétion – ce qui laisse le temps à un adversaire retors de passer inaperçu s’il


se cache rapidement.
Pour tenter de corriger ces errements, le ministre de la Guerre et maréchal
Niel fait adopter L’Instruction sur l’emploi de la cavalerie au combat et dans
l’exploration en 18661. Deux ans plus tard, un rapport ministériel préconise de
rattacher un régiment de cavalerie légère à chaque division d’infanterie pour
mener des reconnaissances ; mais le rapport n’est pas suivi d’effets, car on se
propose avant tout de copier le modèle prussien sans avoir réellement compris
l’utilité de la chose. Le 3 avril 1868, Niel demande au maréchal Bazaine, chargé
d’organiser les manœuvres annuelles de l’armée impériale, de veiller à
l’entraînement de la cavalerie ; « la cavalerie surtout a beaucoup à apprendre
dans le service d’avant-garde, des éclaireurs, patrouilles et découvertes à longues
distances », lui écrit-il2. Mais Niel va disparaître trop tôt pour contrôler l’application
de la nouvelle instruction.
Pendant les opérations de l’été 1870, notre cavalerie va surtout être reléguée
en arrière des dispositifs, au lieu d’être placée en avant-garde, comme chez les
Prussiens. À cela, plusieurs raisons : un mauvais ravitaillement en fourrage, un
manque de chevaux frais, mais aussi – hélas – le fait que le commandement ne
sache pas comment l’employer à bon escient. Le 26 juillet, le ministre de la
Guerre et maréchal Le Bœuf prescrit « d’aventurer la cavalerie au-delà de la
frontière, mais sans toutefois la compromettre », termes de mission très flous que
les commandants de corps d’armée préfèrent ne pas exécuter3.
Le 14 août, tandis que le Bazaine reçoit de vagues informations se rapportant
à la marche de l’ennemi entre Metz et Verdun par l’intermédiaire du préfet de
Briey, il ne songe pas à envoyer des cavaliers en reconnaissance pour préciser
ces renseignements, ni même à leur demander de faire des prisonniers à des
fins d’interrogatoire. Dans de nombreux cas, ce seront les gendarmes qui
assureront le service d’éclaireurs et d’estafettes au profit des troupes en
déplacement4, si bien que la cavalerie ne sera jamais en mesure de « prévenir
l’armée d’une surprise, tromper l’ennemi par une de ces ruses hardies qui sauvent
souvent d’une défaite ou facilitent la victoire5 ».
En matière de protection, les mauvaises habitudes ont sans aucun doute
été prises en Algérie ; là-bas, le « service de sûreté » se réduisait à marcher en

1. COL D. Mac Carthy, La cavalerie au temps des chevaux, EPA, Turin, 1989, p. 220.
2. Cité in Gal J. Regnault, « Le haut commandement et les généraux français en 1870 », Revue
historique des armées, SHAT-Vincennes, no 1 spécial, 1971, p. 13.
3. Ibid., p. 16.
4. L. Armagnac, Quinze jours de campagne, témoignage figurant sur le site http://antan.
unblog.fr, p. 32 (consulté en 2009).
5. L. Wolowski, Corps franc des Vosges, Laporte, Paris, 1871, p. 39.

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

colonnes et, à la halte, à se prémunir contre un coup de main nocturne. Dans


ses Œuvres militaires, le maréchal Bugeaud conseille même de s’abstenir
d’ordonner des reconnaissances, estimant que – sur ce théâtre au
moins – l’adversaire n’est pas assez fort pour s’opposer à la volonté des troupes
françaises. Le pli a été pris et bien pris : il ne sera pas effacé… Au terme de la
guerre franco-prussienne, le commandement français n’aura confié à la cavalerie
que des missions de sacrifice pour tenter de rétablir des situations déjà fortement
compromises ; elle s’y fera effectivement massacrer en pure perte.
Il faut en outre regretter que les différentes campagnes menées par l’Empire
avant 1870 n’aient pas fait ressentir, dans l’armée française, le besoin de développer
une chaîne de recueil et d’analyse du renseignement opérationnel, laquelle
aurait été servie par des personnels spécialisés, répartis – comme de nos jours – à
tous les niveaux de commandement des forces. Ainsi, « jusqu’en 1870, le
renseignement est simplement confié à un officier attaché à chaque état-major de
corps d’armée. Il est inutile de dire que cet officier n’a aucune formation spécifique1 ».
Ce dernier gère également ce qu’on appelle à l’époque des « fonds secrets » ;
prévus pour « acheter » des renseignements aux habitants des contrées traversées,
ces fonds sont, dans la réalité, très peu employés.

L’acquisition du renseignement de portée stratégique

Pour ce qui se rapporte à la recherche du renseignement stratégique, il est


également regrettable que les structures qui s’y livrent soient aussi peu nombreuses.
Les « Cabinets noirs » du Quai d’Orsay, apparus précisément sous le Second
Empire, ouvrent les courriers diplomatiques ; mais ils ne connaîtront véritablement
leurs heures de gloire que sous la IIIe République2. Napoléon III méconnaît
donc très largement les motivations politiques ou les courants d’opinion qui
animent les grandes Puissances étrangères. Dans les rapports que ses ambassadeurs
lui destinent, on note d’ailleurs une certaine forme de légèreté. Ainsi, face à
l’éventualité d’une guerre contre la Prusse, les diplomates les plus éminents
minimisent la dangerosité de cet État, tant ils sont convaincus de la puissance
dévastatrice de l’armée française. Tandis qu’au début de l’année 1870, le ministre
des Affaires étrangères comte Daru s’était attaché à préserver la paix en proposant

1. H. Coutau-Bégarie, Pensée stratégique française et renseignement, « séminaire de recherche


du CESD sur la culture française du renseignement », Paris, séance du 3 mars 1997.
2. Voir C. Andrew, « Déchiffrement et diplomatie : le Cabinet noir du Quai d’Orsay sous la
IIIe République », Relations internationales no 5, PUF, Paris, 1976 et J. Baillou, Les Affaires
étrangères et le Corps Diplomatique français, tome 2, 1870-1980, Éditions du CNRS, Paris,
1984.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

une réduction mutuelle des armements, le duc de Gramont a choisi d’entamer


une toute autre politique1. Il cherche plutôt à marginaliser Berlin et à construire
une Europe qui, à terme, reposerait sur le pilier d’une alliance entre la France
et l’Autriche catholiques. Dans son esprit, la France étant demeurée trop
silencieuse après Sadowa, elle a le devoir de réaffirmer sa position dominante
sur la scène internationale ; elle doit aussi trouver le moyen de redorer le blason
de ses armes après l’échec de la campagne du Mexique2.
Dans les premiers jours de juillet 1870, ne mesurant pas le danger d’un
conflit potentiel – et sentant peut-être venue l’occasion de pousser ses pions
plus avant – le ministre des Affaires étrangères claironne que la France sera
intraitable sur la question de la candidature du prince de Hohenzollern à la
succession au trône d’Espagne, « dût la guerre avec la Prusse en résulter3 ». « Rien
ne nous coûtera pour empêcher un tel dessein », déclare-t-il gaillardement à lord
Lyons4. « Si la Prusse insiste (…), c’est la guerre », fait-il encore connaître au tsar
par l’intermédiaire du général Fleury5. Le 7 juillet, Gramont demande finalement
au comte Benedetti6 de bien faire comprendre à Guillaume Ier que si ce dernier
ne donne pas entière satisfaction aux demandes françaises, « c’est la guerre ».
Se sentant approuvée par l’impératrice Eugénie en personne, Gramont
écrit encore le 10 à Benedetti : « Si le Roi (de Prusse) ne veut pas conseiller au
Prince de renoncer, eh bien c’est la guerre tout de suite et, dans quelques jours,
nous sommes sur le Rhin ». Un véritable ultimatum donc, alors que la France
n’est absolument pas certaine de trouver des alliés pour l’accompagner dans
cette aventure guerrière. Oublieux des rancœurs nées de sa politique étrangère
maladroite, Napoléon III croit possible les combinaisons que son ministre lui
fait miroiter ; il se révèle à cette occasion totalement irréaliste, espérant le
soutien, à des degrés divers, de l’Autriche, de l’Italie, de l’Angleterre et du
Danemark, de même que la passivité des États de l’Allemagne du Sud. Or, ces
espoirs ne sont que chimères, preuve qu’avant-guerre, le renseignement dont
l’abreuve le Quai d’Orsay n’est pas très fiable.
Alors que Guillaume Ier témoigne de sa bonne volonté en acceptant de
donner satisfaction à la France, Gramont réclame ensuite des garanties écrites,

1. Ancien ambassadeur de France à Vienne, il a été nommé ministre des Affaires étrangères
le 15 mai 1870. Il a laissé des souvenirs, La France et la Prusse avant la guerre de 1870,
Dentu, Paris, 1872.
2. Confidence faite par l’impératrice Eugénie à Maurice Paléologue le 22 avril 1906, cette
dernière témoignant également avoir soutenu la position intransigeante de Gramont face
à Napoléon III « pour la défense du prestige impérial », en France comme à l’étranger.
3. Confidence faite au prince de Metternich.
4. L’ambassadeur de Grande-Bretagne en France.
5. L’ambassadeur français à Saint-Pétersbourg.
6. L’ambassadeur de France en Prusse.

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

impudence qui fâche le souverain. Quant à Benedetti – qui pourtant connaît


bien la Prusse et entretient d’assez bonnes relations personnelles avec son Roi1 –,
il remplit sa mission sans chercher à raisonner son ministre ; le 11, Guillaume Ier
lui a pourtant déclaré : « Je n’ignore pas les préparatifs qui se font à Paris, et je
ne dois pas vous cacher que je prends aussi mes précautions2 ». Le 14, Benedetti
ne fera rien non plus pour désamorcer la crise, suscitée à Paris par la réception
de la dépêche d’Ems. En rétablissant publiquement les faits3, il aurait précisément
répondu à ce que Thiers et Favre demandaient pour sauver la paix.
L’unique organisme permanent d’information militaire, existant à Paris,
est la Section de statistique4 ; cette dernière dépend de la 6e Direction « Histoire
et Archives » du Dépôt de la Guerre, créé sous Louis XIV par Louvois5. Cette
Section lit la presse étrangère spécialisée, organise des missions de renseignements
ponctuelles à l’étranger pour ses officiers, afin qu’ils vérifient des faits précis
comme l’emplacement des troupes et des dépôts, la construction des voies
ferrées stratégiques… L’un d’entre eux, le capitaine Samuel, officier parfaitement
bilingue, effectue plusieurs déplacements en Prusse rhénane ; un télégramme
adressé par l’intéressé au ministre de la Guerre le 9 avril 1868 rend compte
d’une de ses missions : « Je suis le général de Moltke qui visite la frontière de
France et étudie les positions. Lundi, je l’ai rejoint à Mayence. Mardi, il s’est arrêté
à Birkenfeld et a pris des notes sur la hauteur, près des ruines du château. Il a
couché à Sarrebruck ; il y a pris des dispositions de défense à la gare et au canal.
Hier, il était à Sarrelouis et s’y trouve encore. Ce matin, il est sorti en voiture pour
visiter les hauteurs de Vaudevange, de Berus. Je suppose, d’après les informations,
qu’il se rendra ce soir ou demain à Trèves et qu’il descendra la Moselle6 ».

1. Voir V. de Benedetti, Ma mission en Prusse, Plon, Paris, 1871.


2. Cité in Anonyme, La guerre de 1870 en 2 tomes, la capitulation, t. 1, Crémille, Genève, 1970,
p. 85.
3. Bismarck a reçu le récit de l’entrevue du 13 juillet entre Benedetti et le roi de Prusse par
l’intermédiaire du conseiller ministériel Abeken. Le chancelier l’a remodelé, désirant que
la France se sente insultée ; il escompte en effet que ce soit elle qui déclare la guerre, de
manière à faire jouer les traités d’alliances défensifs conclus entre la Prusse et les États
allemands du Sud. C’est l’agence Wolf qui a transmis le texte rédigé par Bismarck à
l’agence Havas ; or, la première perçoit secrètement des fonds du Gouvernement prussien
pour mener des campagnes de propagande et de désinformation.
4. En 1870, le colonel Lewal fut nommé à la tête de la Section de statistique ; il allait par la suite
devenir « un des grands noms de l’École supérieure de guerre (…) (y donnant précisément)
un cours consacré à la tactique du renseignement, qu’il appelait « statistique » (ou) « science
de l’état-major ». Gal H. Navarre, Le service de renseignement 1871-1944, Plon, Paris, 1978,
p. 15.
5. Le Dépôt de la Guerre est commandé depuis 1852 par le colonel (puis général) Blondel,
puis à compter de 1868 par le général Jaras.
6. Cité par H. Valloton, Bismarck, Fayard, Paris, 1961, pp. 241-242.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Le Dépôt de la Guerre dispose également d’une section de recherche


géodésique et topographique (aide à la fabrication des cartes d’état-major) et
d’un atelier de daguerréotypes. Plusieurs villes fortes allemandes sont ainsi
secrètement reconnues par des officiers français en 1868-1869 afin d’en établir
les relevés.
Les rapports écrits que les attachés militaires font parvenir au ministère
de la Guerre constituent, pour ce dernier, une autre manière de se renseigner1.
La création de 16 postes d’attachés militaires et de 4 d’attachés navals près des
ambassadeurs remonte à la proposition du ministre de la Guerre et maréchal
Randon du 25 février 1860. Le caractère officiel de leur fonction limite néanmoins
leur recherche de renseignements à l’emploi de moyens licites. Ces officiers
supérieurs étudient les forces armées des pays qui les hébergent, assistent aux
manœuvres militaires en tant qu’observateurs, relèvent la topographie et
l’hydrographie des lieux, mènent aussi une vie mondaine en s’efforçant de
discuter beaucoup. Ils lisent enfin la presse politique et le compte rendu des
débats parlementaires pour essayer de décrypter les aspirations des peuples.
Parmi ses officiers d’ordonnance, Napoléon III dispose du colonel Eugène
Stoffel. Après Sadowa, cet Alsacien a été désigné par l’Empereur pour devenir
attaché militaire à Berlin2. Pendant la durée de son séjour, ce colonel
particulièrement clairvoyant va envoyer au ministre de la Guerre et maréchal
Lebœuf pas moins de 39 rapports, auxquels il faut en ajouter 6 adressés
directement à l’Empereur. Les travaux de Stoffel sont extrêmement précis et
regorgent de données chiffrées. Mais le rédacteur commente également les
statistiques qu’il transmet, donnant son sentiment sur des sujets difficilement
quantifiables : valeur professionnelle des cadres, manière dont le rôle dominant
de la Prusse est perçu au sein de la Confédération de l’Allemagne du Nord,
bien-fondé de l’instruction dispensée au sein de telle ou telle arme, etc. Ses
rapports les plus importants se divisent en trois grandes catégories : ceux traitant
de la qualité de l’armée prussienne, ceux évaluant les effectifs des forces
germaniques (active et réserve) et enfin ceux décrivant l’artillerie3. Autant dire
que, grâce aux mérites de cet attaché hors pair, le ministère de la Guerre français
est très bien renseigné sur l’armée prussienne, mais aussi sur les forces armées
de la Confédération de l’Allemagne du Nord et des États du Sud. Spécialiste de

1. Gal H. Navarre, op. cit., p. 15.


2. Stoffel arrive à Berlin le 28 juillet 1866 et quitte la Prusse le 18 juillet 1870. Les rapports
des attachés se rapportant à la Prusse entre 1860 et 1870 sont consultables au Service
historique de la Défense (ci-après SHD/GR), sous série 1 M, cartons no 1534 à 1541.
3. Les plus significatifs sont mentionnés en annexe de cet article.

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

l’artillerie, Stoffel souligne la qualité des pièces Krupp1 ; il note également l’usage,
fait par les Prussiens, de la voie ferrée pour leurs déplacements stratégiques.
Les mérites personnels de Stoffel sont même salués par ses hôtes : « Il y
avait alors à l’ambassade de Berlin un officier français connaissant l’armée prussienne
comme peu d’officiers l’ont jamais connue, dit de lui le prince Kraft de Hohenlohe-
Infelfingen. Possédant à fond la langue allemande, ayant des manières aimables
et franches, bon camarade, le colonel Stoffel avait un esprit subtil et une grande
force de travail. Il connaissait exactement notre organisation et nos moyens2 ».
À chaque envoi, Stoffel tente d’alerter Paris au sujet des intentions belliqueuses
de la Prusse et souligne l’importance du service militaire obligatoire dans ce
pays ; vouloir croire que ce dernier pourrait désarmer est pour lui pure folie.
« Ma conviction est trop entière pour que je ne l’exprime pas une dernière fois :
méfions-nous de l’état-major prussien3 ! ». Le Bœuf s’entretient bien entendu avec
Napoléon III des inquiétudes de Stoffel4. Au fil des années, l’attaché se montre
résolument alarmiste : « En Allemagne, écrit-il, l’armée est la première et la plus
honorée des institutions. Elle revêt un caractère sacré (…). L’armée prussienne ne
fait qu’un avec la nation. La France s’obstine à ne pas le voir. Le Rhin est pour elle
une muraille de Chine5 ». « Une guerre entre la France et la Prusse est inévitable
(…). La Prusse, aussi bien par ambition que par conscience de sa force, se regarde
depuis longtemps comme prédestinée à unifier et à dominer l’Allemagne6. Pour
lui, la majorité des Prussiens manifeste rancœur et envie à l’égard de la France
et leur chancelier ne cherche qu’un prétexte ; « la guerre est à la merci d’un
incident7 ». Il conseille : « La sagesse, c’est de s’armer jusqu’aux dents8 ». Le
28 février 1870, paraphrasant Mirabeau, Stoffel écrit encore au ministre : « La
Prusse n’est pas un pays qui possède une armée, c’est une armée qui possède un
pays9 ».

1. Canons en acier à chargement par la culasse, tandis que les pièces françaises sont encore
en bronze et se chargent par la bouche.
2. Voir prince Kraft de Hohenlohe-Infelfingen, Lettres sur la stratégie (traduite par un officier
d’infanterie), Westhausser, Paris, 1897, p. 298.
3. Rapport du 23 avril 1868, reproduit in COL baron E. Stoffel, Rapports militaires écrits de
Berlin, 1866-1870, Garnier frères, Paris, 1871, p. 131.
4. Voir la lettre du ministre à l’Empereur en date du 11 mars 1868 in Papiers et correspondance
de la famille impériale, Garnier frères, Paris, t. 2, p. 104.
5. Cité in Anonyme, La guerre de 1870 ; la capitulation, op. cit., p. 18.
6. Rapport du 12 août 1869, reproduit in COL baron E. Stoffel, op. cit., p. 297 et 302.
7. Idem, pp. 304-307.
8. Cité in A. Guérin, La folle guerre de 1870, Cercle du nouveau livre d’histoire, Paris, 1970,
p. 51.
9. Cité in LTN A. Froment, L’espionnage militaire et le service des renseignements, en France et
à l’étranger, F. Juven, Paris, 1887, p. 2.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Mais progressivement, Le Bœuf s’est persuadé que l’attaché exagérait en


tout, qu’admiratif du modèle militaire étranger qui s’étalait sous ses yeux, il
était sans doute devenu un peu prussophile, et surtout qu’il était d’une nature
excessivement inquiète… Ceci explique qu’« après la guerre, on trouva certains
de ses rapports qui n’avaient pas même été décachetés, et dans lesquels (Stoffel)
donnait des détails importants et précis, dont chaque ligne annonçait l’imminence
d’une guerre. On ne les avait même pas lus1 ».
Dans la soirée du 13 juillet 1870, l’attaché télégraphie à Paris : « Les Berlinois
s’attendent à voir une armée française franchir le Rhin ; il ne faudra pas plus de
20 jours à la Prusse pour masser 120 000 hommes le long de la frontière2 ». Dans
les jours qui suivent, il prévient que la Landwehr est alertée et que l’armée
prussienne achète massivement des chevaux en Belgique. Cette fois, Le Bœuf
devient nerveux : le lendemain, pour parer à toute éventualité, il demande le
rappel des réservistes en conseil des ministres. Le 18, les Prussiens préviennent
Stoffel que s’il ne quitte pas Berlin sur le champ, il sera considéré comme
prisonnier de guerre. À son retour en France, l’attaché – qui n’a pas cessé de
vanter les mérites de l’armée prussienne dans ses rapports – est suspecté
d’intelligence avec l’ennemi et de trahison3 ; quelques semaines plus tard, à
l’armée de Châlons, il trouve pourtant encore une belle occasion de se distinguer :
s’échappant discrètement de Metz, il réussit à préciser l’itinéraire suivi par
l’armée du prince royal de Prusse.
Pour compléter les travaux des attachés – le plus souvent très généraux,
hélas – des missions ponctuelles sont confiées à de simples officiers d’état-major,
lesquels agissent préférentiellement sous couvert de faux voyages d’agrément4.
Ils partent donc, dans le dilettantisme le plus absolu, à la quête d’informations
dans les pays étrangers. Compte tenu de leur inculture complète dans la pratique
du renseignement, de leur imprudence aussi, ils sont souvent repérés par la
police (ou le contre-espionnage) et expulsés. De toute façon, leurs rapports
offrent peu d’intérêt, puisqu’il s’agit majoritairement d’écrits rédigés après leurs
reconnaissances et dans lesquels ont été consignées les informations disponibles
sur les contrées visitées5.
Le ministère de la Guerre réussit aussi à s’informer sur ce qui se passe dans
les régions rhénanes à l’aide des comptes rendus, dressés par la gendarmerie et
1. Prince Kraft de Hohenlohe-Infelfingen, op. cit., p. 299.
2. Cité in Anonyme, La guerre de 1870, la capitulation, op. cit., p. 107.
3. Col baron E. Stoffel, op. cit., p. IX.
4. Gal H. Navarre, op. cit., p. 15.
5. Au Proche et au Moyen-Orient, le Second Empire procédera également à l’envoi de
quelques missions militaires. Voir G. Arboit, « Le renseignement d’intérêt militaire sous
le Second Empire : l’exemple du Levant », note historique no 23, février 2009, site du CF2R
(consulté en juin 2020).

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

les commissaires spéciaux du Bas-Rhin et de la Moselle1. Ils interrogent les


étrangers de passage ou les voyageurs français ; certains commissaires
entretiennent des indicateurs, traîtres à leur patrie, qu’ils rémunèrent grâce à
des fonds secrets. Néanmoins, policiers et gendarmes ne peuvent fournir que
des renseignements ponctuels et souvent périmés ; en outre, ils ont bien du mal
à distinguer ce qui se trame dans la profondeur du territoire germanique.
À l’époque, l’essentiel du renseignement militaire recueilli provient donc
de la lecture de sources imprimées « ouvertes » portant sur les armées étrangères2.
Ce courant doit beaucoup à « Théophile Lavallée, géographe de grande influence
(…) (qui) a été l’inspirateur des saint-cyriens, de la Monarchie de juillet à la fin
du Second Empire3 ». C’est parce qu’au xixe siècle on recense surtout des données
chiffrées sur les États étrangers (et leurs forces armées) qu’on appelle « la
statistique » la pratique du renseignement (recueil, analyse). Autant dire qu’avec
cette manière de procéder, on est loin d’obtenir des informations fraîches,
susceptibles d’être utilisées en opérations. Des réflexions avaient certes été
menées pour refonder le renseignement militaire et le rendre plus efficient, mais
sans résultat4. Si, en 1859, on savait que l’armée prussienne disposait d’un effectif
de 180 000 hommes en temps de paix5 – et qu’elle pouvait au besoin compter
sur 45 000 soldats de la Landwehr dans un laps de temps très court – on avait
beaucoup de mal à évaluer la valeur opérationnelle et le degré d’équipement
de ces réservistes. Ceci faussera bien des appréciations sur les possibilités
allemandes en 1870.
Bien que lacunaires ou dépassées du fait de leur origine, les données
recueillies servent pourtant à alimenter les réflexions au plus haut niveau, lors
de l’élaboration des plans de guerre notamment. Le ministère français de la
Guerre ne dispose même pas d’organe capable d’analyser les informations brutes
provenant de sources diverses, de les vérifier, de les recouper, voire de leur
donner un sens ; celles-ci sont donc présentées telles quelles au haut
commandement. Or, ce dernier les accueille souvent comme des

1. En mai-juin 1859, le ministère de la Guerre est ainsi prévenu de la convocation du 1er et


du 2e bans de la Landwehr, en 1868, de mouvements de troupes à Landau et Mayence.
Comptes rendus figurant au SHD, cités (sans références) par le Col E.R. Defrasne, « La
Prusse et la France face à face en 1859 », Revue militaire générale, Paris, avril 1973, p. 496.
2. « Ouvertes », c’est-à-dire communicables à tous et sans restriction (tirées des quotidiens,
journaux politiques, journaux officiels, livres, etc.). Gal H. Navarre, op. cit., p. 15.
3. H. Coutau-Bégarie, op. cit.
4. Voir SHD/GR 1 MR 2037, « Mémoire sur la création d’un service central de renseignement
militaire », signé « Tanski », 1856.
5. 9 corps d’armée (CA) dont la Garde. Trois de ces CA font partie de l’armée de la
« Confédération germanique », qui englobe à l’époque des CA autrichiens ou en provenance
des autres États allemands.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

balivernes – puisque certaines se contredisent –, voire des éléments fâcheux,


puisque n’ayant d’autres effets que d’entraver l’action à laquelle on voue un culte
déraisonnable. Des années plus tard, un officier spécialiste des questions de
renseignement l’affirme : « La recherche du renseignement, dont la guerre a fait
ressortir l’évidente nécessité, n’avait pas, jusqu’en 1914, attiré comme il convenait
l’attention du commandement1 ».
Pour parachever ce tableau lamentable, il convient de faire remarquer que
la France de Napoléon III n’entretient aucun agent d’information permanent
au-delà du Rhin2. Certes, l’Empereur utilise quelques fois les services
« d’honorables correspondants », tels le dentiste américain Thomas W. Evans3,
mais ceux-ci ne sont pas des professionnels du renseignement. Pourquoi donc
une telle négligence ?
Même si, depuis la nuit des temps, l’espionnage et le contre-espionnage
sont des activités traditionnellement dévolues aux militaires, il n’est pas
recommandé à cette époque – dans l’armée française tout au moins – de faire
carrière dans le renseignement. Autre problème, avec trop peu d’officiers
maîtrisant l’allemand – à part les Alsaciens –, il est difficile d’envisager de passer
inaperçu outre-Rhin.
Il n’est pas non plus d’usage de stipendier des espions quand on est officier ;
on estime en effet que ces gens sont issus d’un milieu trop infâme – ou trop
vil – pour les fréquenter sans risquer d’y perdre son honneur. Pour l’homme
de la rue, l’espion s’apparente au « mouchard », détestable rapporteur utilisé
par la police (en le rémunérant, ou en exerçant un chantage sur lui). Le Dictionnaire
des connaissances utiles à la Gendarmerie précise d’ailleurs qu’un espion est
d’abord un « agent de la police secrète qui est chargé d’épier les gestes et les paroles
de certaines personnes, et qu’ils sont désignés généralement sous le nom de
mouchards », et que son « pendant militaire » est chargé de s’infiltrer parmi les
troupes ennemies4.
Finalement et aux yeux de tous, l’infamie est bien ce qui caractérise le
mieux l’espion. « Tous ceux qui se renseignent sont, abstraction faite du caractère
infamant attaché à ce mot, de véritables espions5 » ; or, « la réputation d’homme
de l’ombre de l’espion fait de lui l’antithèse du bon soldat qui se bat sur le champ

1. LCL C. Paquet, Dressage des cadres à la recherche du renseignement, Berger-Levrault, Paris,


1926, p. VII.
2. H. Coutau-Bégarie, op. cit.
3. Voir Dr T.W. Evans, Mémoires, Plon, Paris, 1910, et CEN R. Maheu, « Le docteur T.W.
Evans, dentiste et agent secret de Napoléon III », Revue historique des armées, SHAT-
Vincennes, no 1971-3, pp. 38-50.
4. Lavauzelle, Paris, 1894, p. 288
5. Lt A. Froment, op. cit., p. 2.

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

de bataille avec bravoure et honneur1 ». Quand l’Empereur songe à confier au


maréchal Pélissier un des six grands commandements militaires régionaux, ce
dernier s’emporte : « Nous prend-on pour des policiers, pour des espions ?, s’exclame-
t-il. Nous sommes des militaires ! Que l’on confie cette mission à d’autres, pas à
des maréchaux de France2 ! ».
Dans le domaine de l’espionnage, la situation est telle que le général
Ducrot3 – dans une lettre qu’il adresse le 31 janvier 1869 au général Frossard4 – finit
par la déplorer : « Il est vraiment dommage que nous ne possédions aucun moyen
d’observer ce qui se prépare chez nos trop actifs voisins (en l’occurrence, les
Prussiens). Ne serait-il pas indispensable d’organiser, dès à présent, un service
d’espionnage qui mettrait à notre disposition un certain nombre d’agents, chargés
de nous tenir au courant des moindres incidents présentant quelque signification
et qui, le jour où la guerre éclaterait, pourraient nous rendre d’incalculables
services ? Ce n’est pas au moment de l’interruption des relations qu’il sera possible
d’organiser ce service ; il faut du temps pour le monter convenablement. Je livre
ces réflexions à votre appréciation5 ».
Or, au petit matin du 16 juillet 1870, Guillaume Ier a décrété la mobilisation ;
chaque information sur l’état de préparation de l’armée prussienne revêt
désormais une valeur infinie. Dans la matinée, Le Bœuf écrit à son tour à
Frossard. « Organisons un Service d’espionnage6 ». Voilà somme toute une
déclaration assez étonnante de la part d’un homme qui soutient au même
moment : « L’armée prussienne ? Je la nie. Nous sommes prêts, archiprêts (sic) ;
quand la guerre devrait durer un an, nous n’aurions pas un bouton de guêtre à
acheter7 ».
Sans doute est-ce également un peu tard pour construire un service
d’espionnage efficace, puisqu’il faut du temps pour sélectionner et entraîner de
véritables agents de renseignements. En effet, ainsi qu’on le reconnaîtra après
la défaite, « l’espionnage doit être organisé avant l’ouverture des opérations de
guerre. On ne peut prévoir ni leur début, ni la direction qu’elles prendront ; aussi
faut-il que l’espionnage soit permanent et général, de manière à avoir tous ces
espions complètement préparés à leur rôle, sous la main au moment du besoin (…).

1. C. Louap, Les représentations de l’espion de 1914 à 1939, mémoire de maîtrise sous la


direction de P. Levillain et E. Duhamel, Paris X-Nanterre, juin 1998, p. 107.
2. Cité in W. Serman et J.-P. Bertaud, Nouvelle histoire militaire de la France, 1789-1919,
Fayard, Paris, 1998, p. 328.
3. L’aide de camp de l’Empereur.
4. Le gouverneur du prince impérial qui a forcément l’oreille de Napoléon III.
5. Citée in G. Renault (dit « colonel Rémy »), Secrets et réussites de l’espionnage français, t. 1,
Famot, Genève, 1983, p. 48
6. Cité in Lt A. Froment, op. cit., p. 84.
7. Cité in W. Serman et J.-P. Bertaud, op. cit., p. 421.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

L’espionnage est un arbre ne portant des fruits que bien des années après sa
plantation1 ».
Mais qu’importe finalement puisqu’il y a urgence à agir. Deux jours avant
la déclaration de guerre à la Prusse, « Le Bœuf envoie ses instructions à tous les
commandants de corps d’armée : organisation immédiate d’un Service de
renseignements (SR) comprenant, par corps d’armée : un chef d’escadron ou un
capitaine d’état-major, chef de service, et deux capitaines connaissant la langue
allemande. Au Quartier Général, le colonel Lewal est chargé de diriger la Section
de renseignements avec sous ses ordres, un lieutenant-colonel, deux chefs d’escadron
et quatre capitaines d’état-major2 ». Un ordre ministériel précise la mission de
ce service : « Les officiers employés à cette mission se préoccuperont de se ménager
des relations en avant de leur corps d’armée et de trouver des espions qu’ils enverront
à différentes distances, de manière à avoir toujours une sorte de réseau d’espionnage
en avant du corps d’armée, et à être avertis à temps des mouvements de l’ennemi.
On ne devra pas épargner l’argent pour avoir de bonnes informations3 ». Un budget
annuel d’un million de francs lui est alloué pour fonctionner4.

Olivier Lahaie

1. Gal L. Lewal, Études de guerre – Tactique des renseignements, Baudoin, Paris, 1883, fin du
chapitre xvii.
2. P. Krop, Les secrets de l’espionnage français, de 1870 à nos jours, série « Les traversées de
l’Histoire », Lattès, Paris, 1994, p. 15.
3. Idem.
4. Soit une somme d’environ 192 000 euros.

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L’acquisition du renseignement sous le second Empire (décembre 1852-juillet 1870)

ANNEXE

Rapports les plus significatifs du colonel Eugène Stoffel

Qualités de l’armée prussienne


Stoffel décrit les qualités Rapport d’évaluation
de chaque catégorie sur les officiers
de personnels (officiers, de la Landwehr
sous-officiers et soldats) ;
8 septembre 1866 12 décembre 1868
il affirme que la supériorité
prussienne sur l’Autriche n’est
pas uniquement due au fusil
Dreyse
Stoffel conseille d’étudier Rapport
l’orga­ni­sa­t ion de l’armée sur le recrutement
prussienne (effectifs, et la garde mobile,
instruction) pour corriger l’instruction donnée
4 octobre 1866 les incohérences du système 12 août 1869 aux troupes
français de la Landwehr.
Stoffel donne son avis
sur les réservistes
allemands
Rapport d’évaluation Rapport sur la
15 octobre 1866 17 novembre 1869
sur la Landwehr télégraphie militaire
Qualités personnelles de Rapport sur la cavalerie
25 octobre 1866 Moltke et des officiers du Grand 9 janvier 1870
État-major prussien
Stoffel se pose la question Appréciation
suivante : au vu des qualités d’ensemble sur l’armée
respectives des deux armées, prussienne
23 avril 1868 28 février 1870
laquelle, en cas de conflit et sur le militarisme
franco-prussien, aurait en Prusse
le dessus ?

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Effectifs (active et réserve) des forces allemandes


Rapports sur les effectifs Rapports
Novembre 1866 de l’armée prussienne 19 décembre 1868 sur les effectifs
de l’armée prussienne
Effectifs fournis par les États Évaluation des effectifs
d’Allemagne du Sud, de la Landwehr au sein
8 mai 1868 12 août 1869
suite aux accords conclus de la Confédération
avec la Prusse des États du Nord
Effectifs fournis par les États Évaluation des effectifs
de la Confédération de la Landwehr
de l’Allemagne du Nord et analyse de l’évolution
24 juin 1868 24 juin 1870
(1re partie) numérique
de la réserve, de 1866
à 1871 (projection)
Effectifs fournis par les États
de la Confédération
16 novembre 1868
de l’Allemagne du Nord
(2e partie)

Artillerie
Rapport sur l’artillerie
prussienne ; débat autour
Essais de tir des pièces
20 février 1868 de la querelle portant 22 novembre 1868
prussiennes
sur la fabrication des canons
en bronze ou en acier (Krupp)

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LE RENSEIGNEMENT
DANS LA CONTRE-GUÉRILLA
DU COLONEL DU PIN AU MEXIQUE
(1861-1867)

Éric Taladoire

L’expédition française au Mexique (1861-1867), la « grande pensée du


règne » de Napoléon III, se révèle d’emblée un modèle d’impréparation, inévitable
porteur d’échec (Lécaillon 1994). Sans entrer dans le détail, le projet officiel
visait à créer au Mexique un empire latin catholique pour contrebalancer la
puissance des États-Unis (Avenel 1996, Gouttman 2008). Plus prosaïquement,
l’Empereur, pour se faire pardonner ses frasques, a laissé le champ libre à
l’Impératrice Eugénie pour s’entourer d’une cour d’émigrés mexicains qui
voyaient d’un œil favorable l’instauration de cet empire susceptible de leur
permettre de rentrer chez eux et de récupérer leurs postes et leurs biens.
Malheureusement, ces réfugiés, qui appartiennent au parti conservateur,
ont complètement perdu contact avec la dure réalité : leur parti vient de se faire
écraser par les libéraux du Président Benito Juarez, au terme d’une dure guerre
civile de trois ans (Campos 1966). En d’autres termes, Napoléon III choisit,
contre toute raison, le camp des vaincus. L’armée mexicaine n’est pas assez forte
pour affronter l’armée française, mais elle compte de très bons officiers – Ignacio
Zaragoza, Porfirio Díaz ou Mariano Escobedo par exemple – et de nombreux
soldats aguerris, qui plus est victorieux et convaincus des principes pour lesquels
ils se sont battus. Au sujet d’Escobedo, une anecdote témoigne de sa rigueur :
général, il constate que ses effectifs réduits ne correspondent pas à son rang et
il se dégrade lui-même à celui de capitaine (Taibo II 1997). L’expression française
moqueuse « d’armée mexicaine » témoigne là aussi d’une belle ignorance.
L’intervention, décidée à la va-vite, montre d’emblée ses limites. Le corps
expéditionnaire n’est pas assez nombreux et ne dispose pas d’informations
suffisantes. Les quelques milliers d’hommes qui partent la fleur au fusil n’ont

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Le renseignement militaire sous le second Empire

aucune préparation aux difficultés qu’ils vont affronter, en particulier les


maladies tropicales, dont la fièvre jaune, qui font des ravages. Certaines unités
perdent jusqu’à 75 % de leurs effectifs en quelques semaines. Quelques hommes
possèdent des rudiments d’espagnol, mais ils ne connaissent rien au pays. Le
territoire à contrôler est immense, presque quatre fois la France, les conditions
naturelles difficiles : forêts, déserts, hautes montagnes, rivières en crue en saison
des pluies entravent l’avancée des colonnes et le pays manque des
infrastructures – routes carrossables et ponts – auxquels les Français sont
habitués (Avenel 1996, Gouttman 2008).
Dans un milieu hostile, tant du fait de la population que de la nature, ne
disposant que d’un réseau routier insuffisant, les Français souffrent aussi, faute
de cartes, de leur méconnaissance du terrain (itinéraires, points d’eau, haltes).
Pour pallier ces lacunes, on fait appel à quelques explorateurs qui ont parcouru
le pays, comme Charnay ou Brasseur de Bourbourg, pour en établir, mais elles
sont bien insuffisantes, évidemment. La défaite française à Puebla, le 5 mai
1862, était inscrite.
Pour venger l’honneur, les renforts arrivent sans discontinuer et la puissance
de l’armée française permet rapidement d’écraser les troupes régulières
mexicaines et de prendre Puebla, puis Mexico. Mais le président Juárez et le
gouvernement légal mexicain s’échappent et une bonne moitié du territoire
reste sous le contrôle de forces irrégulières, voire d’unités isolées de l’armée
mexicaine. L’intervention s’enlise lentement.

La mise en place de la Contre-guérilla

Il ne nous appartient pas ici de faire le récit de cette longue guerre, sinon
d’insister sur un aspect spécifique : l’action de la Contre-guérilla française du
colonel du Pin (Salkin 1977, Taladoire 2016). À cette unité revient en effet la
responsabilité, aux côtés d’autres corps que l’on est disposé à sacrifier – comme
la Légion étrangère (Sergent 1980) ou le Bataillon égyptien (Jayet 2003) –,
d’assurer la sécurité du cordon ombilical qui relie Mexico à la côte au climat
malsain : par cette route transitent les troupes, les convois de ravitaillement, la
paye. Or la région est infestée de guérillas, de petites bandes souvent mal armées,
voire de troupes régulières trop vite libérées, qui reprennent les armes malgré
leur promesse de ne plus combattre. Mais ils connaissent le terrain et la population
leur est totalement favorable, ils sont comme des poissons dans l’eau (Campos
1966). Des espions leur transmettent toutes les informations nécessaires pour
harceler les envahisseurs. Les tenanciers des cantinas où les soldats français

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Le renseignement dans la contre-guérilla du Colonel du Pin au Mexique (1861-1867)

venus se « désaltérer » discutent imprudemment sont des informateurs


particulièrement bien renseignés.
L’objectif des guérillas est d’attaquer les convois, de couper les communications
et d’obliger ainsi les Français à disperser leurs troupes pour assurer la sécurité
du ravitaillement. Par cette politique de harcèlement, les guérillas immobilisent
des forces plus utiles ailleurs et épuisent l’adversaire. La menace n’est pas encore
trop grave, car le nombre de guérillas reste faible, mais cela suffit à créer un
climat d’insécurité (Campos 1966).
Le corps commandé par du Pin a donc été formé pour combattre l’ennemi
sur son propre terrain et selon les mêmes méthodes : « l’objectif n’était pas de
faire une guerre propre, mais de se montrer efficace. » Sa mission : éradiquer par
tous les moyens les guérillas mexicaines des Terres Chaudes. La Contre-guérilla
partage la défense de la route avec d’autres unités, mais il lui revient en priorité
d’effectuer des raids vers l’intérieur des terres, loin de la sécurité relative de
cette protection mutuelle.
Selon le capitaine Guyot (2007), le colonel du Pin aurait donc mis sur pied
une « troupe spéciale » composée d’individus relevant de onze nationalités (en
réalité trente, Hennequin 1998-1999). Elle est autonome et ne dépend que du
haut commandement. À la suite de l’étude de Salkin (1977), Guyot dégage les
principes d’action de cette unité, autant de domaines où le renseignement joue
un rôle essentiel :
— la sûreté (tant pour le personnel que le cantonnement, ou les déplacements),
— l’intelligence du chef (avant, pendant et après le mouvement) qui emploie
la ruse avant la force,
— l’absence de mouvement sans renseignements préalables,
— la rapidité et la détermination dans l’action.
Commençons par le choix du chef. Charles Louis Désiré du Pin est né dans
le Tarn, en décembre 1814. Il a suivi une carrière normale d’officier, mais la
diversité des champs d’action et des fonctions exercées lui a donné une solide
expérience et une bonne connaissance de plusieurs langues. Ses premiers états
de service attestent qu’il connaissait un peu d’allemand et d’anglais. S’y sont
rapidement ajoutés l’arabe, l’espagnol, des rudiments d’italien et une nette
amélioration de son anglais en Crimée et en Extrême-Orient. Chef du service
topographique en Chine, ses fonctions le conduisent à effectuer les reconnaissances
indispensables pour la progression du corps expéditionnaire allié. Il en tire un
intérêt certain pour la connaissance du terrain sur lequel son unité évolue. En
témoigne son recrutement du topographe Gaston de la Nouvelle (Hennequin
1998-1999, Taladoire 2016).

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Il est mis à pied à la suite de malversations et sa présence au Mexique ne


se justifie que par son engagement dans l’escorte du général mexicain Almonte.
Il n’a pas à répondre de ses actes devant le moindre officier supérieur, sauf le
général en chef. Du Pin a donc été choisi par Forey qui cherchait surtout à se
défausser sur un tiers de cette répression aveugle, mais ce choix a été validé et
largement entériné par Bazaine, lui-même officier de renseignement (Acosta
et Taladoire 2019). Ce n’est pas un hasard si Forey se détournera ensuite de du
Pin, tandis que Bazaine restera jusqu’à la fin un appui fiable.
Du Pin commence par réorganiser son unité, assurer sa cohésion et se
donner un peu d’air. Le corps, stationné dans les postes de Medellín et de La
Soledad, compte au début entre 150 et 200 hommes, aussi bien des
marins – l’équipage d’un bateau négrier grec – que des déserteurs des contingents
anglais et espagnols, des conservateurs mexicains, quelques soldats français et
tant d’autres (Taladoire 2016, Kératry 1868). Leur mise au pas n’est pas exempte
de manipulations, destinées à frapper les esprits et à briser toute velléité
d’insubordination. Début avril 1863, deux anciens engagés espagnols désertent.
Le 5 avril, deux marins grecs dénoncent un complot de trois autres Espagnols
de La Havane, probablement des déserteurs de l’armée de Prim, qui veulent
massacrer les officiers, s’emparer de la caisse et passer à l’ennemi. Du Pin les
fait arrêter en secret et enfermer dans une cellule du fort de San Juan de Ulúa
à Veracruz. Plus personne n’entendra parler d’eux.
Le système des passeports, établi avant même sa prise de commandement,
est un atout précieux qui permet de contrôler les allées et venues autour du
camp. Du Pin y consacre ses premières semaines d’activité, avec un certain
succès. Le 7 mars, dans un barrage routier, le négrier grec Michel Balianos
intercepte un homme du nom d’Enrique Pío Quinto. Malgré son passeport en
règle, l’individu montre de l’anxiété. Fouillé, on découvre sur lui des capsules
de poudre, dissimulées sous ses aisselles. Il appartient à la guérilla d’Antonio
Díaz, l’alcalde de Jamapa, une bourgade voisine tenue par les forces mexicaines.
Menacé de pendaison immédiate, il donne des informations sur une prochaine
réunion de la guérilla au lieu-dit Rodeo de Palmas, à une vingtaine de kilomètres
de Medellín (Taladoire 2016, Kératry 1868).
Les officiers de la Contre-guérilla sont invités le même soir à un bal dans
la bourgade de Medellín, leur garnison, et du Pin y assiste ostensiblement pour
dissimuler ses mouvements. Tandis qu’il contemple les danseurs, il met sur
pied un raid de nuit sur Rodeo de Palmas. Il emmène 40 cavaliers, 50 fantassins
et 20 fusiliers de marine. Malheureusement, l’expédition tombe en chemin sur
un poste de garde au lieu-dit Rincón de Paños, des coups de feu retentissent.
Les guérilleros, alertés, s’enfuient. Les contre-guérilleros inspectent les maisons,

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Le renseignement dans la contre-guérilla du Colonel du Pin au Mexique (1861-1867)

à la recherche d’ennemis cachés. Intrigué par l’attitude d’une femme, torse nu,
vêtue d’une simple crinoline qui manifeste trop d’agressivité pour sa tenue,
Joaquín Flores, un ancien guérillero passé aux Français, donne quelques coups
de baïonnette sous les jupons. Julio Cara Rubio, adjoint de l’alcalde de Jamapa,
jaillit de sa cachette et tente de s’enfuir. Il est exécuté sur le champ. La colonne
rentre au petit matin à Medellín avec quelques prisonniers, sous le regard ahuri
de la population, qui n’a rien su de l’opération.
Conscient de la virulence des guérillas, de leur audace et de leur efficacité,
du Pin recherche en priorité la sûreté, tant dans les bivouacs qu’au cours des
déplacements. Non seulement, durant les marches, le corps est-il protégé par
une avant-garde, une arrière-garde et des flancs garde, comme cela se fait dans
la plupart des autres unités, mais du Pin dispose en outre d’éclaireurs qui se
sont dépouillés de leur uniforme, le plus souvent des Mexicains alliés, comme
les hommes des troupes conservatrices de Murcia, Prieto ou Llorente. La Contre-
guérilla se déplace entourée d’un nuage de protection, ce qui ne l’empêchera
pourtant pas de tomber dans plusieurs embuscades. Pour renforcer la sécurité,
du Pin n’hésite pas à favoriser les départs et les marches de nuit, même en
territoire inconnu, à choisir des itinéraires imprévus, à modifier sa route en
cours de progression.
Le 16 mars 1863, du Pin simule une marche nocturne sur Jamapa, puis
rentre de nuit à sa base et repart aussitôt sur Tlaliscoya, un autre foyer insurgé,
avec 70 fantassins, 80 cavaliers et 26 Mexicains de Murcía, pour affronter la
guérilla du colonel Gómez, forte de 300 hommes (Taladoire 2016, Kératry 1868).
La marche est pénible, mais pour progresser aussi rapidement que possible,
cavaliers et fantassins alternent sur le dos des chevaux. Après avoir traversé à
gué le Río Atoyac, les cavaliers du capitaine Isabey surprennent les guérilleros
dans l’hacienda de Mandinga, une oasis de verdure où fleurissent bananiers,
manguiers et citronniers. L’affaire s’achève par une course poursuite et un
demi-succès, mais c’est l’effet de surprise qui nous intéresse ici.
En juin 1863, la Contre-guérilla participe aux expéditions destinées à
venger Camerone1. Elle progresse jusqu’à San Antonio Huatusco, où elle retrouve
la tombe du lieutenant Maudet (Sergent 1980), mais se retrouve totalement
isolée, en terrain hostile. Pour se dégager, du Pin déclenche une attaque surprise
de nuit, en silence, à l’arme blanche. Comme beaucoup d’officiers français, du
Pin apprécie ce type d’attaque car les Mexicains craignent les baïonnettes que
leurs machetes ne suffisent pas à contrer. Il parvient ainsi à se replier vers des
zones plus sûres, sans trop de pertes.

1. Défaite héroïque d’une compagnie de la Légion étrangère face à 2 000 mexicains.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Du Pin joue donc sur la mobilité, l’effet de surprise, l’agressivité pour


sécuriser son environnement et se donner de l’air. Le second principe tactique
est le corollaire du précédent : la rapidité dans l’exécution. Par un entraînement
intensif, du Pin aguerrit ses hommes aux marches forcées, aux déplacements
dans tous les types de terrain, par tous les temps. Mais cela relève plus de la
défense que de l’attaque. Pour inspirer la crainte chez l’adversaire, il faut aussi
passer à l’offensive. C’est là qu’entre en jeu le renseignement et le recrutement
d’espions ou d’agents.

Espions et guides : le rôle essentiel du renseignement

Le 3 mars 1863, un commerçant espagnol, Lorenzo Pérez, se présente au


camp de Medellín où stationne l’unité et demande à s’engager (Taladoire 2016,
Kératry 1868). Sa femme a été violée et tuée par les guérillas d’un certain Juan
Pablo, un autre lieutenant de l’alcalde de Jamapa, le foyer libéral situé à quelques
kilomètres à peine de Medellín. Désireux de se venger, il affirme connaître
l’endroit précis où campent les guérilleros. Méfiant, mais appâté par l’aubaine,
du Pin le charge de diriger les éclaireurs. Par une nuit pluvieuse, provoquée
par un Norte – un de ces vents froids du nord qui apportent des pluies glaciales
en pleine saison sèche –, 30 cavaliers et 30 fantassins quittent La Soledad, sous
le commandement de du Pin. Des conditions idéales pour un raid, encore une
fois nocturne.
Du Pin n’est pas naïf : Pérez reste sous bonne garde, les bras attachés dans
le dos, au cas où il conduirait les contre-guérilleros dans un piège. La colonne
cherche en vain Juan Pablo dans les ranchos isolés. À défaut du coupable, le
beau-frère du chef de la guérilla, Juan López Omata, et son cousin Emilio Primo
de Panama, sont fusillés, sans que l’on puisse savoir s’ils ont pris part au meurtre.
Juan Pablo sera capturé lors d’une autre opération et exécuté. La Contre-guérilla
vient de recruter son premier espion, Lorenzo Pérez.
Mobilité et rapidité des décisions ne seraient en effet pas applicables si du
Pin n’agissait pas sur la base de renseignements précis. L’obtention d’informations
constitue donc un autre principe tactique, auquel du Pin accorde toute son
importance. Le recrutement de guides qui connaissent le pays, les chemins, les
points d’eau est une priorité absolue. Faute de cartes, il utilise les connaissances
de ses éclaireurs. Au Veracruz, il dispose d’ailleurs d’une véritable pépinière
d’espions potentiels, une quantité très appréciable de Mexicains et d’Espagnols
membres de l’unité ainsi que les combattants des unités conservatrices de
Murcia, Llorente et Prieto, intégrées à la Contre-guérilla. Mais eux-mêmes, en

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Le renseignement dans la contre-guérilla du Colonel du Pin au Mexique (1861-1867)

raison de leur ralliement aux Français, sont coupés d’une large fraction de la
population (Campos 1966). Beaucoup de leurs membres sont connus car
originaires de l’État de Veracruz, mais dès que du Pin quitte ses premières zones
d’activité, les risques diminuent et, vêtus en civil, ces agents rendent de grands
services. Une lettre de 1866 fournit des indications plus complètes : « J’ai déjà
dû employer dans les terres chaudes de Veracruz des déserteurs mexicains et
espagnols. Pendant très longtemps, ils ont formé plus de la moitié de ma cavalerie,
ils nous ont servis très fidèlement et pas un d’entre eux n’a déserté tant que j’ai
commandé le corps1 ».
Ils ne sont pas les seuls, d’ailleurs. Plusieurs hommes et officiers de la
Contre-guérilla, dont du Pin, Kératry, Jaquin ou Dumont, parlent un espagnol
suffisant pour se débrouiller. À l’automne 1864, au Tamaulipas, le lieutenant
Dumont, déguisé en Mexicain, effectue une reconnaissance et localise l’ennemi.
Cela permet une intervention rapide et une petite victoire.
Au Tamaulipas, justement, les Mexicains libéraux sont sur leurs terres,
renseignés par tout le petit peuple (García y Sánchez 1962). Les Français sont
entourés d’espions, de traîtres à leur cause. Un cafetier de Tampico qui semble
sympathiser avec les Français en raison des bénéfices qu’il retire du spectacle
des pendaisons, travaille en réalité pour les libéraux. Même des conservateurs
convaincus ou certains qui préfèrent une prudente neutralité, comme le cousin
du chef libéral Carbajal, peuvent jouer double jeu, puisqu’ils comptent chez les
libéraux, des parents, des amis.
Un effort supplémentaire est donc nécessaire pour recruter des exploradores,
des éclaireurs qui contribuent à l’action par leur connaissance du terrain. On
connaît ainsi quelques noms : Aniseto Barranca, Anacleto Mata, José María
Ruiz ou José María Cedillo. D’anciens guérilleros ont préféré leur intégration
à la Contre-guérilla à la pendaison sommaire, Joaquín Flores et Damián Torres
par exemple. Tous sont susceptibles de s’infiltrer dans des convois comme
muletiers, conducteurs, de circuler sur les marchés, voire de feindre une
appartenance à une guérilla. Un rapport de du Pin du 17 juillet 1866 précise :
« Un de mes espions qui vient de passer huit jours au milieu de l’ennemi et qui a
assisté au pillage de San Isidro me donne les détails ci-après2 ». Les espions
n’hésitent donc pas à se compromettre pour inspirer confiance à leurs adversaires.
Les registres de l’État des dépenses secrètes regorgent de mentions du type :
« Pour deux espions (renseignements des plus importants) : 25 piastres3 ».

1. Lettre de du Pin de 1866, SDH G7 : 86.


2. Rapport de du Pin du 17 juillet 1866, SHD, G7 : 87, no 558.
3. SHD, série G7 : 86-87.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Ce sont aussi des espions qui informent du Pin de la présence du général


Pavón, l’un des principaux chefs de l’armée régulière mexicaine, à Las Milpas
à 40 km au sud de Tampico. Le 5 mai 1864, un raid est déclenché, fort de plus
d’une centaine d’hommes, ce qui prouve l’importance que du Pin accorde à
cette capture, mais la prise est ratée. Pavón, averti par un parent, s’enfuit, mais
sa maison est brûlée.
Par-delà les hommes, du Pin a vite compris l’importance des documents
écrits, de la correspondance entre les différents chefs ennemis. Un coup de
chance se produit en avril 1864 avec l’interception d’un courrier entre deux
des principaux chefs insurgés, Cortina et Carbajal. Alors qu’il tente de desserrer
l’étau de l’armée libérale autour de Tampico, du Pin est informé de leur projet
de regrouper leurs forces pour une attaque contre ce port. L’offensive contre
Carbajal prend un caractère d’urgence. À marche forcée, la Contre-guérilla
poursuit les troupes mexicaines et les rattrape dans le village fortifié de San
Antonio. Malgré son infériorité numérique, du Pin attaque et la Contre-guérilla
sort triomphante de la bataille (Taladoire 2016), brisant ainsi l’offensive ennemie.

Action politique et compromissions

Du Pin a aussi compris les enjeux indirects du renseignement. Compromettre


des notables, des populations entières est un bon moyen pour leur soutirer des
renseignements ou du moins les empêcher de nuire. En s’attachant aux objectifs
militaires, Salkin (1977) et Guyot (2007) ont un peu négligé l’activité politique,
tout aussi importante, et à laquelle du Pin consacre beaucoup de temps et
d’énergie. Lorsque cela est possible, il cherche en priorité à obtenir, par la menace
ou l’intimidation, la soumission des villes et villages, plutôt que par l’affrontement
direct. Cela lui permet d’abord d’éviter des pertes inutiles et d’économiser le
sang de ses hommes. Mais la soumission présente aussi l’avantage de compromettre
les notables et la population, à défaut de les rallier à l’Empire.
Il l’a déjà fait à Cotastla au Veracruz, en juin 1863. Le bourg de Cotastla
était un foyer actif de résistance à l’envahisseur, impliqué dans la bataille de
Camerone. La Contre-guérilla investit le village et Hilario Osorio, le chef
politique et militaire local des guérilleros, se cache dans une grotte voisine. Par
l’intermédiaire de sa femme, Carmen Rosalda, du Pin lui propose une amnistie
en échange de sa reddition. Escortée de deux cavaliers, elle rejoint Osorio et le
convainc de se rendre, ce qu’il fait le lendemain. Cotastla se soumet, et du Pin
organise des élections pour doter le bourg d’un gouvernement favorable à
l’Empire.

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Le renseignement dans la contre-guérilla du Colonel du Pin au Mexique (1861-1867)

Du Pin réutilise la méthode à une plus grande échelle à Ozuluama au


Tamaulipas, où en terrorisant la population, il obtient le ralliement des autorités
locales, même si c’est du bout des lèvres. L’alcalde d’Ozuluama est largement
compromis avec les guérillas et la bourgade sert d’entrepôt de munitions. Le
30 avril 1864, après sa victoire à San Antonio, du Pin retourne à Ozuluama et
jure de raser la ville. Pour faire bonne mesure, il menace de capturer l’épouse
de l’alcalde, de la dénuder et de la faire fouetter. Le jour même, Ozuluama se
rallie à l’Empire et signe son acte de soumission.
À Croy, une ancienne ville espagnole du Tamaulipas acquise aux guérillas,
où réside la bande du chef libéral Ingenio Abalos, du Pin fait arrêter la maîtresse
de ce dernier, une beauté locale nommée Pepita. Menacée de pendaison si elle
ne livre pas son amant dans les cinq minutes, elle a déjà la corde au cou quand
elle cède à la menace. Elle leur révèle la cachette et Abalos, capturé, est aussitôt
pendu. Bon prince pour une fois, du Pin rend sa liberté à la belle.
La corruption fonctionne aussi et attirés par les promesses de récompenses,
les informateurs se multiplient. Leurs renseignements permettent de lancer des
opérations, de connaître les mots de passe de l’ennemi, de capturer des courriers,
de mettre la main sur des documents, aussitôt exploités. On en trouve une fois
de plus des preuves dans les registres de la Contre-guérilla : le 12 mars 1866,
du Pin s’arrange pour faire tomber une fausse lettre entre les mains de l’ennemi
et ainsi compromettre des chefs adverses et semer la zizanie entre des gens qui
déjà ne s’entendent pas toujours bien. Nous entrons là dans le domaine de la
désinformation, même si le terme est anachronique.
L’emploi de la ruse ne se limite pas à l’obtention de données. Certains
stratagèmes sont courants, usuels, comme traîner des fagots derrière les chevaux
pour soulever la poussière et tromper l’ennemi sur ses effectifs. Il faut surtout
tromper l’ennemi sur ses intentions. Du Pin utilise la technique des faux départs,
comme lors du raid sur Tlaliscoya, change de route, de directions. Telle est
peut-être, aussi, outre sa mauvaise volonté, l’une des raisons qui le poussent à
ne pas obéir aux ordres de l’État-major : on l’attend en un lieu, il surgit dans
un autre. Bref, du Pin utilise toute la panoplie connue, l’exploite systématiquement
et innove avec ses tentatives d’intoxication de l’ennemi.
Il développe en parallèle une politique qui vise à couper les guérillas de la
population, en pratiquant ce que l’on pourrait qualifier de politique indigéniste.
Le Tamaulipas de cette deuxième moitié du xixe siècle compte une forte
composante indienne, misérable et exploitée par les grands propriétaires terriens
qui constituent le gros des forces libérales. En favorisant les Indiens, du Pin
coupe ses adversaires de leur base populaire (Lécaillon 1994).

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Après sa victoire à San Antonio, des informateurs locaux, vraisemblablement


des paysans indiens, permettent à du Pin de s’emparer sans résistance de
l’artillerie que Carbajal avait laissée dans le bourg voisin d’Amatlán. Avec l’aide
de 200 porteurs indiens, qui sont rétribués pour leur service, une petite unité
ramène les canons au campement. Sur le chemin du retour vers Tampico, du
Pin distribue généreusement de l’argent aux Indiens qui l’ont aidé, guidé et
renseigné.
Il n’hésite pas non plus à démontrer sa sollicitude envers la population aux
dépens même de ses propres hommes. Lors du raid contre la bourgade de
Cotastla en 1863, un soldat qui s’est montré inutilement brutal est livré aux
habitants.
En juillet 1864, lors d’une escarmouche avec un autre de ses adversaires,
du Pin capture le capitaine Manuel Casados Juárez. C’est plutôt un bandit de
grand chemin, craint et détesté par la population. Il est aussitôt condamné à
être pendu, mais du Pin retarde l’exécution de plusieurs jours et en profite pour
faire condamner aussi un grand propriétaire terrien particulièrement brutal.
Quelques jours plus tard, le 14 juillet, pour assister à la pendaison, « plus de
3 000 Indiens, accourant de tous les points de la Huasteca, venaient s’assurer que
leur ennemi mortel était bien mort. On les voyait arriver par longues files, les plus
anciens en tête1. » On reconnaît bien là le sens de la mise en scène de du Pin et
ses aptitudes à la propagande, même si les chiffres avancés sont certainement
très exagérés (Taladoire 2016).
Du Pin utilise donc tous les outils du renseignement connus à l’époque. Il
n’innove pas, même dans sa politique indigéniste. Après tout, l’un des principaux
généraux de Maximilien, Mejía, était lui-même indien. En revanche, l’autonomie
de l’unité lui permet d’exploiter à fond, sans le moindre scrupule et il n’en avait
aucun, tout ce que le hasard ou le renseignement lui offre. Il n’est pas tenu par
des règlements, des organigrammes, et d’ailleurs il n’en a que faire. Il peut agir
immédiatement, sans le poids des lenteurs administratives. Par son éclectisme
et sa composition, la Contre-guérilla bénéficie d’avantages qui échappent aux
unités de l’armée régulière. Du Pin peut en fonction des nécessités du moment
faire usage des vétérans endurcis venus de l’armée ou à l’inverse, des engagés
volontaires, mexicains ou autres.
Cette autonomie et cette liberté d’action sont de toute évidence à l’origine
des succès de la Contre-guérilla. « Si son action fut impitoyable, la Contre-Guérilla
fut certainement l’unité qui obtint la meilleure réussite sur le terrain » écrit
Gouttman2, reprenant l’opinion du général de Castelnau lors de sa mission au

1. Historique de la Contre-guérilla, p. 140.


2. Gouttman 2008.

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Le renseignement dans la contre-guérilla du Colonel du Pin au Mexique (1861-1867)

Mexique, en 1867, pour coordonner l’évacuation : « la Contre-Guérilla est la


meilleure unité du corps expéditionnaire1. »
Il reste en effet que la Contre-guérilla est l’une des unités qui a subi le moins
de pertes au combat, du fait des maladies ou des désertions, malgré les conditions
dans lesquelles elle opérait. C’est aussi, qu’on le veuille ou non, l’une des rares
unités qui a laissé un souvenir dans les deux camps. Quand on sait que les
Français préfèrent oublier l’épisode de la guerre du Mexique, et que les Mexicains
glorifient, à raison, leur victoire à Puebla le 5 mai 1862, pourquoi, dans les deux
camps, du Pin et ses hommes continuent-ils de hanter les esprits ?

Éric Taladoire

Principales références bibliographiques

Acosta Nieva Rosario et Éric Taladoire. Pepita, la femme du traître, Gingko, Paris, 2019.
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LE RENSEIGNEMENT MILITAIRE
FRANÇAIS PENDANT LA GUERRE
FRANCO-PRUSSIENNE
(juillet-septembre 1870)

Olivier Lahaie

Estimation de la menace prussienne avant 1870

Confronté à l’inconsistance navrante du renseignement militaire sous le


Second Empire, l’historien serait tenté de conclure que les élites françaises
étaient privées d’informations précises sur l’armée prussienne avant la guerre.
Ceci expliquerait que personne, dans la première quinzaine de juillet 1870, n’ait
véritablement évalué les risques d’entrer en campagne contre elle. Ce point
mérite évidemment qu’on lui prête attention, puisqu’à ce moment la prudence
n’a pas été de mise à Paris ; à l’examen des faits, il semble que le problème soit
d’une toute autre nature, raison pour laquelle le colonel Stoffel avait joué les
Cassandre1.
Penchons-nous sur l’attitude des militaires français, et notamment sur les
avis optimistes que le ministre de la Guerre porte sur l’armée impériale. Ils
sont cruciaux dans la détermination de la France à déclarer la guerre. Or, en
raison de la charge qu’occupe le maréchal Le Bœuf, n’est-il pas le mieux placé
pour juger de l’aptitude des armées à se battre ? Sa fonction n’implique-t-elle
pas que, sur ce point, on doive lui témoigner une entière confiance ? Hélas pour
le pays, Le Bœuf n’est que le chef de file d’un courant qui, depuis longtemps
déjà, surestime les capacités militaires nationales, tout autant qu’il dénigre
1. Voir O. Lahaie, « L’acquisition du renseignement sous le Second Empire (décembre
1852-juillet 1870), dans le présent volume.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

celles du potentiel adversaire prussien. Par esprit cocardier certes, mais surtout
par suffisance. L’armée impériale n’a-t-elle pas été victorieuse en Crimée et en
Italie ? Le nouvel adversaire, qui se dessine à présent, est-il si dangereux qu’il
faille s’en inquiéter outre mesure ? Non pas. Dans les plus hautes sphères de
l’armée, on sous-estime volontiers son ennemi ; un tel comportement est
évidemment imprudent, mais les expéditions passées – parfois menées contre
des nations (ou peuplades) aux équipements primitifs et aux procédés de combat
simplistes – expliquent qu’il se soit généralisé. Face aux Pruscos, cette tendance
fâcheuse va encore se manifester, bien que ces derniers n’aient rien de commun
avec les paysans cochinchinois ou les nomades d’Algérie. Rassuré par l’optimisme
béat de sa hiérarchie, le troupier est intimement persuadé qu’il ne va faire qu’une
bouchée du premier « Pauvre Fritz1 » qui se mettra en travers de sa route.
Au moment où la guerre est déclarée, l’état-major impérial sait bien qu’il
ne peut bénéficier – comme c’est le cas en Prusse – de l’apport de réservistes
formés par le service obligatoire. Mais il garde une confiance inébranlable dans
les qualités intrinsèques du soldat français. En outre, compte tenu de la durée
passée sous les drapeaux – comme de l’expérience qui en résulte –, ce dernier
peut être considéré comme « de métier ». En Afrique, sa débrouillardise légendaire
a été érigée en système et, quelle que soit la situation du combat, son comportement
irréprochable rassure. Lors des campagnes de Crimée et d’Italie, ce soldat a
déjà maintes fois tiré d’embarras un haut commandement imprévoyant qui n’a
jamais été économe de son sang.
Le 6 juillet 1870, Le Bœuf déclare en Conseil des ministres : « L’armée
française est admirable, exercée, vaillante » ; en prenant l’offensive dès la déclaration
de guerre, il est certain qu’elle surprendra les Prussiens « au milieu de leur
formation » et soutient qu’elle portera à la Prusse « un de ces coups heureux qui
exaltent le moral d’une armée, doublent sa puissance et sont gage de son succès
définitif ». Dans les jours qui suivent, les grands chefs militaires parlent d’une
même voix devant l’Impératrice : « Notre offensive au-delà du Rhin sera tellement
foudroyante qu’elle coupera l’Allemagne en deux et nous ne ferons qu’une bouchée
de la Prusse ; nous saurons bien retrouver le chemin d’Iéna2 ». Sans le savoir, le
Constitutionnel du 14 leur fait écho : « Passons le Rhin ! Les soldats d’Iéna sont
prêts ! ». Dans l’esprit des maréchaux et généraux français, enivrés par les gloires
du mythe impérial, le royaume de Prusse – vaincu en 1806 à Iéna et Auerstedt,
puis humilié par des conditions de paix léonines – est demeuré un nain sur le
plan militaire. En son temps, Napoléon Ier a pu étendre les frontières françaises

1. Texte d’une caricature de Cham, paru dans L’Esprit Follet du 30 juillet 1870. On y voit un
zouave énervé attaquer furieusement à la baïonnette un Prussien, bedonnant et craintif.
2. Récit fait par Eugénie à Maurice Paléologue, le 22 avril 1906.

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Le renseignement militaire français pendant la guerre franco-prussienne

au-delà du Rhin et jusqu’aux rivages de la mer du Nord, dépassant de très loin


les projets les plus ambitieux de Louis XIV. Or, dans cette armée française du
Second Empire, on oublie un peu rapidement que, dès 1813, la Prusse a mené,
précisément contre la France, sa « guerre de libération » avec l’aide de réformateurs
de génie1. On oublie également que l’entrée des troupes prussiennes à Paris en
1814 – puis en 1815, après l’action décisive de Blücher à Waterloo – a été ressentie
comme une humiliation par les témoins2.
Voici les avis, portés sur la Prusse et son armée, dans Le Spectateur militaire :
dans cet État, le peuple redoute sa propre puissance militaire parce qu’il s’effraie
que la France en prenne ombrage ou la ressente comme une menace (sic). On
ne manque pas de mettre en doute le bien-fondé des réformes entreprises par
von Roon3, de critiquer l’efficacité de la Landwehr : « Elle ressemble plus à une
garde nationale qu’à une armée de ligne4 ». Le Moniteur de l’Armée est encore
plus sévère : « Le recrutement (en Prusse) est défectueux ; il donne aux corps de
troupe des enfants au lieu de donner des hommes, et des gardes nationaux au lieu
de donner des soldats (…). Les soldats prussiens sont comparables à des sortes de
mécaniques opérant avec des prodiges de régularité, mais manquant de ce qui fait
des corps de troupe solides5 ». On fait remarquer que la composition aristocratique
du corps des officiers prussiens accentue le fossé avec les soldats ; « des symptômes
de mécontentement se sont manifestés dans quelques régiments, mais le respect
de la hiérarchie est si grand qu’aucune atteinte sérieuse n’a été portée à la discipline6 ».
« Si le corps des officiers est remarquable par son dévouement au métier, son amour
et sa fidélité à toute épreuve pour le souverain, son ambition de gloire nationale,
il ne m’a paru ni plus intelligent, ni plus instruit que le nôtre et sûrement moins
expérimenté », écrit le général Bourbaki, aide de camp de Napoléon III7. Les
Français se gaussent aussi de l’âge des généraux prussiens ; le général von
Wrangel, qui mène les opérations contre le Danemark, affiche 80 printemps et
monte à cheval avec difficulté. Qu’est-ce donc au final que cette armée prussienne ?
Des bataillons de soldats immatures, commandés d’une main de fer par des
généraux séniles !

1. Scharnhorst (qui a imposé l’idée du service militaire obligatoire à Frédéric-Guillaume III),


Massenbach (celle de la Landwehr), mais aussi Gneisenau, Boyen et enfin Clausewitz.
2. L’armée prussienne était forte de 180 000 hommes en 1813-1814, de 264 000 en 1815. P. et
V. Margueritte, Histoire de la guerre de 1870, G. Chamerot, Paris, non daté, p. 3.
3. Ministre prussien de la Guerre depuis 1859.
4. 37e volume, 1862, p. 312 et suiv.
5. Article de Pierre de La Cour dans le n° du 21 juillet 1863.
6. SHD/GR, sous série 1M, « reconnaissances militaires », rapport no 1536 du vicomte de
Clermont-Tonnerre (27 septembre 1863).
7. Ibid., rapport no 1535, signé « Bourbaki » (18 octobre 1864).

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Le renseignement militaire sous le second Empire

On trouve aussi dans le Cours d’art militaire, professé en 1864 à l’école


d’application d’artillerie de Metz, des analyses pour le moins discutables :
« L’armée prussienne, dans laquelle le temps de service est très court, n’est en
quelque sorte qu’une école de Landwehr. C’est une organisation magnifique sur le
papier, mais un instrument douteux pour la défensive, et qui serait fort imparfait
pendant la première période d’une guerre offensive ». Quant à Bourbaki, qui a
suivi les manœuvres d’automne de l’armée prussienne, il en est revenu avec des
certitudes : « Nos sous-officiers et nos soldats sont de beaucoup supérieurs à ceux
de l’armée prussienne par leur vigueur, par leur intelligence, par leur dévouement,
écrit-il (…). L’Artillerie a une infériorité de personnels et de matériels des plus
marquées1 ». Il est rejoint dans ses conclusions par Le Bœuf : « Le matériel
(d’artillerie) prussien est léger, solide et respectable, mais le matériel français est
plus homogène, plus mobile et plus facile2 ». Repoussant les propositions
commerciales de Krupp, le ministre mise sur les canons en acier que l’industrie
française s’efforce de mettre au point3. Le fusil à aiguille Dreyse « est le seul
élément qui donne une supériorité tactique à la Prusse » veut bien admettre
Bourbaki4, même si les experts français en armement ne sont pas tous convaincus
des qualités de l’arme. « Elle est assez mauvaise sous tous rapports : son démontage
est dangereux, sa portée est limitée, son coût de production est élevé et ses règles
de tir trop nombreuses5 ».
3 juillet 1866 : « coup de tonnerre » à Sadowa… À Paris, on était loin
d’imaginer une telle issue à l’affrontement entre l’Autriche et la Prusse. Les
milieux militaires veulent se persuader que la victoire de l’armée prussienne
est d’abord due à la faiblesse de son ennemie, et non à ses propres qualités.
« L’effort intellectuel qu’elle avait fourni avait été ignoré dans sa partie constructive
et originale ; les rares personnes qui en avaient conscience le croyaient limité à
l’étude de l’histoire militaire, des armées étrangères et à des exercices de cadres.
Son aspect matériel avait retenu l’attention, mais il était impossible d’apprécier la
puissance du corps dont on ne connaissait pas l’esprit6 ».
Quoi qu’il en soit, dans l’esprit de Napoléon III, la prépondérance de la
Prusse en Allemagne, fondée sur ses armes, ne fait plus de doute ; il songe un

1. Idem.
2. Artilleur d’origine, Le Bœuf est président du comité de l’Artillerie ce qui donne du poids à
ses propos. Cité in Le Moniteur de l’Armée, n° du 21 juillet 1863.
3. Rapport de Le Bœuf à l’empereur Napoléon III (mars 1868), dossier no 24572 in Papiers et
correspondance de la famille impériale, Garnier frères, Paris, tome II, 1873, pp. 97-105.
4. SHD/GR, sous série 1M, « reconnaissances militaires », rapport no 1535 (18 octobre 1864).
5. Le Moniteur de l’Armée, n° du 21 juillet 1863.
6. E. Carrias, Le danger allemand (1866-1945), PUF, Paris, 1952, p. 31.

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temps à nouer une alliance militaire avec le vainqueur1. L’Empereur est leurré
par les faux espoirs que lui fait miroiter un Bismarck qui ne cherche qu’à gagner
le temps nécessaire pour rétablir de bonnes relations avec l’Autriche. Bientôt,
il faut se résigner : maîtresse de l’Allemagne du Nord et alliée aux États de celle
du Sud, la Prusse représente une menace potentielle pour la France. Après avoir
consulté quelques grands chefs militaires, Napoléon charge Niel de préparer
un projet de loi visant à rénover l’armée et à en accroître les effectifs. Cela étant,
seul le général Trochu laisse transparaître une certaine admiration pour un
modèle d’armée à la prussienne, et encore le fait-il anonymement pour ne pas
s’attirer les foudres de l’opinion2. Comment d’ailleurs procéder autrement quand
l’Empereur en personne affirme : « Les ressources militaires de la France sont
désormais à la hauteur de ses destinées dans le monde3 » ? Dans la Revue des Deux
Mondes4, le général Changarnier écrit qu’il tient pour « négligeable » l’armée
prussienne en comparaison de l’armée française et cela même si l’effectif de
cette dernière était maintenu à 300 000 hommes. Cet avis tranché ne plaide
évidemment pas en faveur de l’établissement d’un service militaire universel
et obligatoire en France. Le 19 décembre 1867, voulant défendre le texte de sa
loi de réforme militaire à la tribune du Parlement, Niel annonce qu’il ne dispose
que de 200 000 hommes pour assurer la garde au Rhin ; en comparaison, il croit
bon de passer en revue les effectifs de l’armée prussienne et s’attire aussitôt les
railleries de Thiers : « Gardez-vous, Messieurs, de croire à cette fantasmagorie de
chiffres, ce sont des fables ! ». À l’époque, Thiers ne pense pas que la Prusse soit
capable d’aligner plus de 300 000 hommes et, partant de là, ne voit pas la nécessité
d’incorporer plus d’hommes sous les drapeaux5. Émile Ollivier affirme que la
menace prussienne est un leurre que d’aucuns agitent pour transformer la
France en « caserne » ; il prétend que l’armée du Roi de Prusse est « essentiellement
défensive ». Quant à Jules Simon, il plaide pour l’unité allemande, affirmant
que la Prusse n’a « pas intérêt à faire la guerre à la France ». Niel proteste : ce
n’est pas en caserne mais en « cimetière » que la France se transformera en cas
de guerre contre les Prussiens ; mais il doit s’incliner et revoir le contenu de son
projet de loi6. Désabusé, il confiera plus tard à l’un de ses officiers d’ordonnance :

1. Voir Document no 3479 : « Projet d’alliance entre la France et la Prusse » (23 août 1866)
in Ministère des Affaires étrangères, Les origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871 ;
recueil de documents, tome XII, Paris, 1921, pp. 173-175.
2. Voir Gal X, L’armée française en 1867, Amyot, Paris, 1867.
3. Discours d’ouverture de la session parlementaire du 18 janvier 1869.
4. Envoi du 15 avril 1867.
5. E. Carrias, op. cit., p. 40.
6. Le texte initial de la loi Niel va être amendé pour ne pas heurter une partie de l’opinion
publique républicaine. La loi du 1er février 1868 prévoit finalement qu’après 5 années de

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Le renseignement militaire sous le second Empire

« Vous verrez ! Les Prussiens feront sur nous le bond de la panthère1 ! ». En cette
occasion, n’a-t-on pas fait passer les querelles politiciennes avant la sécurité de
la France ? Le 19 juillet 1870, Thiers finira par avouer à un ami : « Je connais
l’état de la France et celui de la Prusse ; nous sommes perdus2 ».
Après la défaite, certains – tel le général du Barail – ont eu la franchise de
témoigner de cette fatuité française : « Nous étions convaincus que notre état
militaire était arrivé à un degré de perfection qu’on ne pouvait dépasser ni même
atteindre, que nous n’avions rien à emprunter, qu’au contraire nous étions assez
riches pour prêter3 ». Dans ses souvenirs, Gramont excuse ainsi son attitude
belliqueuse : « Notre supériorité militaire était passée en France, pour ainsi dire,
à l’état d’axiome et pas une voix ne s’éleva dans les Chambres pour la contester ».
Confidente du général de Galliffet, la princesse Pauline de Metternich,
ambassadrice d’Autriche en France, rapporte : « Comme la plupart des officiers
français, (Galliffet) sous-estima l’organisation de l’armée prussienne4 ». Il était
donc communément admis que « la supériorité militaire des Français sur les
Allemands était naturelle et découlait d’un don de la race5 ». Et ce sont bien les
certitudes, voire les rodomontades, du ministre de la Guerre qui vont convaincre
l’immense majorité du corps législatif qu’une victoire sur la Prusse est indubitable6.
Le problème dépasse le simple cadre de l’armée, à tel point qu’on peut sans
doute parler d’un phénomène de société aux racines déjà anciennes. Cette forme
d’aveuglement collectif va créer des circonstances extrêmement dangereuses7 ;
c’est le « cœur léger8 » que l’Empire libéral finit par déclarer la guerre à
Guillaume Ier. Napoléon III, qui pourtant se montrait irrésolu et indécis sur

service actif, le soldat sera versé pour 4 ans dans la réserve ; cependant, rien n’est prévu
pour l’instruction des réservistes.
1. Cité in L. de Montesquiou, 1870, les causes politiques du désastre, Nouvelle Librairie
Nationale, Paris, 1915, p. 32.
2. Cité in A. Guérin, La folle guerre de 1870, Cercle du nouveau livre d’histoire, Paris, 1970,
p. 66.
3. Gal F.C. du Barail, Mes souvenirs, 1821-1850, 2 tomes, t. 2, Plon/Nourrit et Cie, Paris, 1894,
p. 372.
4. Citée in Les Cahiers de l’Histoire, « La guerre de 1870 ; 1re partie : la marche au désastre »,
no 88, déc. 1969-janv. 1970, p. 44.
5. E. Carrias, op. cit., p. 186.
6. Le 9 août, Le Bœuf laisse le portefeuille de la Guerre au Gal Cousin-Montauban, comte de
Palikao.
7. Largement entretenu par une presse va-t-en-guerre, toutes tendances politiques
confondues. « Si la déclaration de guerre n’arrive pas, ce sera plus qu’un désappointement,
plus qu’une déception », peut-on lire dans Le Soir du 14 juillet par exemple.
8. Émile Ollivier. Il avait dit le 15 juillet (jour du vote des crédits de guerre par l’Assemblée
nationale) que la guerre serait « une promenade militaire ». Cité in P. et V. Margueritte,
op. cit., p. 13.

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l’opportunité de ce nouveau conflit, affirme finalement à Mac-Mahon que « ce


sera distrayant et rapide1 ».
Cette imprudence nationale est d’autant plus surprenante que, de longue
date, des esprits clairvoyants avaient alerté sur la dangerosité de l’outil militaire
prussien, tentant par leurs initiatives de faire sortir la France de son « prodigieux
sommeil2 ». Venant s’ajouter aux rapports de Stoffel, il existait d’autres sources
permettant de vérifier ses appréhensions. Le général Ducrot s’ouvrait de ses
inquiétudes aux généraux Bazaine et Frossard : « La Prusse se propose d’envahir
notre territoire ; il n’est pas un Allemand qui ne croit à la guerre dans un avenir
prochain3 ». Ducrot « envoyait de Strasbourg des informations (…) sur les dispositions
militaires prises en Prusse, mais il était considéré dans les milieux dirigeants comme
un maniaque dont on se moquait et dont certains voulaient se débarrasser en le
faisant muter à l’intérieur4 ». Ses informations étaient pourtant « de première
main », puisqu’elles lui venaient d’Alsaciens en excursion sur la rive droite du
Rhin, ou de Bavarois hostiles à la Prusse5.
Dès le 25 août 1866, Benedetti écrivait également à Paris que, suite aux
nouvelles mesures de recrutement votées à Berlin, l’armée prussienne pourrait
rapidement compter sur plus d’un million de soldats instruits. Le 5 janvier
1868, il avertissait : « Rien n’a été négligé pour rendre les troupes des États qui
font partie de la confédération de l’Allemagne du Nord disponibles au premier
appel : la Prusse est en mesure d’entrer en campagne sans autre retard que celui
qu’exige l’envoi des ordres de mobilisation6 ». Les diplomates français – en poste
dans les autres capitales germaniques, mais aussi en Suisse et en
Belgique – prévenaient également Paris que Berlin était capable d’aligner près
de 900 000 hommes avec le concours de ses alliés, et que l’état-major prussien
aurait tôt fait de porter cette marée humaine sur les frontières françaises, grâce
notamment à sa parfaite maîtrise de l’emploi des chemins de fer7. À plusieurs
reprises, Gustave Rothan, Consul général à Francfort, avait mis en garde
Napoléon III contre le périlleux dessein politique poursuivi par le chancelier
de fer.

1. Gal J. Regnault, « Le haut commandement et les généraux français en 1870 », Revue


historique des armées, SHAT-Vincennes, no 1 spécial, 1971, p. 14.
2. Edgar Quinet.
3. Extrait d’un courrier de 1868, cité in Anonyme, La guerre de 1870 ; la capitulation, Crémille,
Genève, 1970, p. 18.
4. E. Carrias, op. cit., p. 44.
5. A. Guérin, op. cit., p. 44.
6. Cité in Les Cahiers de l’Histoire, « La guerre de 1870 ; 1re partie : la marche au désastre »,
op. cit., p. 52.
7. W. Serman et J.-P. Bertaud, Nouvelle histoire militaire de la France, 1789-1919, Fayard, Paris,
1998, p. 423.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

Tous les voyageurs, revenant d’un voyage en Prusse, restaient par ailleurs
marqués par l’étrange impression qui émanait de ce pays. « Il n’y a pas à cacher
que c’est une fière nation, que les soldats ont l’air solides et sérieusement intelligents,
que le nombre d’uniformes dans les rues est effrayant et que tout, ici, monuments
et statues, hommes et choses, respire l’ambition et la guerre », écrivait Prévost-
Paradol1.
Dans la période de l’immédiat avant-guerre, relevons aussi l’existence de
certaines publications qui n’ont pu passer inaperçues au sein de l’état-major
impérial ; en 1868 par exemple, la traduction de l’ouvrage du capitaine von
Ludinghausen, L’armée prussienne, son organisation, ses différents services2, ou
encore L’Armée de la Confédération du nord de l’Allemagne du capitaine Samuel3,
spécialiste français dont nous avons déjà fait état4. Le 1er janvier 1870, un article
très documenté, portant sur l’armée prussienne, paraît dans la Revue des Deux
mondes5. Son auteur, le suisse Frédéric-Constant de Rougemont, n’est pas à
proprement un spécialiste des questions militaires, mais il connaît bien la
Prusse6. Dans cette publication s’adressant à un large public, Rougemont fait
un point précis des effectifs d’active et de réserve dont pourrait disposer la
Prusse en guerre, sans oublier d’évaluer le potentiel militaire de tous ses alliés
germaniques7. Il décrit également l’esprit militariste qui règne à Berlin, esprit
que Bismarck est prêt à utiliser à la moindre occasion si cela peut lui permettre
d’atteindre ses buts politiques. Tout au long de son article, l’auteur s’attache à
comparer les situations en France et en Prusse, voulant désigner clairement les
deux puissances militaires européennes du moment, suggérant du même coup
qu’une guerre est plus que probable entre elles. Rougemont ne croit d’ailleurs
pas à la possibilité de voir un jour Berlin accepter l’idée d’un désarmement ; il
plaide même pour l’adoption par la France du service militaire obligatoire,
seule solution à ses yeux pour égaler l’organisation militaire de la Prusse et
rivaliser avec l’esprit de défense qui anime cette nation8. Même si le style littéraire
de cet article détone avec celui des rapports établis par Stoffel, les données

1. Futur ambassadeur de France à Washington ; lettre adressée à Ludovic Halévy, citée in


Anonyme, La guerre de 1870 ; la capitulation, op. cit., p. 18.
2. Imprimerie Daveluy, Bruges.
3. Dumaine, Paris.
4. Voir O. Lahaie, op. cit.
5. F. de Rougemont, « L’armée prussienne en 1870 », Revue de Deux mondes, XLème année,
tome LXXXV, pp. 5-24.
6. En 1857, il a été délégué par le Roi de Prusse à Paris, lors de la négociation sur l’avenir de la
Moldavie et de la Valachie.
7. F. de Rougemont, op. cit., pp. 6-18.
8. Ibid., p. 17, 24.

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Le renseignement militaire français pendant la guerre franco-prussienne

militaires qui y sont contenues sont du même acabit : les informations chiffrées
se recoupent et les appréciations de valeur se rejoignent.
Il convient donc d’affirmer qu’à l’été 1870, Napoléon III et le ministère de
la Guerre français connaissaient parfaitement les capacités de l’outil militaire
développé par la Prusse, comme la dangerosité inhérente à la politique
bismarckienne. Pour autant, ceux qui, à Paris, doutaient du résultat d’un
affrontement se comptaient sur les doigts d’une main…

La faillite du renseignement français comme principale


explication de la défaite ?

À la déclaration de guerre, Le Bœuf estime que la Prusse aligne 11


Armeekorps1 plus la Garde, soit environ 500 000 hommes de l’armée d’active,
chiffre qui va s’avérer étonnamment exact. Mais ce qui est incompréhensible,
c’est qu’il ne compte pas ses réservistes – plus de 800 000 hommes2 –, ni les
contingents d’active et de réserve apportés à la Prusse par la Confédération de
l’Allemagne du Nord et les États d’Allemagne du Sud. En effet, grâce à une série
d’accords défensifs passés à partir d’août 1866, abondamment commentés par
Stoffel dans leurs applications et leurs conséquences, la Saxe apporte à la Prusse
plus de 41 000 hommes (un corps d’armée), la Hesse 15 000 (une division), la
Bavière 74 000 (deux corps d’armée) et le Wurtemberg 19 000 (une division).
Mais c’est encore sur le volume de leurs propres forces que Napoléon et Le
Bœuf s’illusionnent le plus. Sur le papier, l’armée française compte 640 000
hommes, tous services confondus, en France comme à l’étranger. Sur ce total,
l’Empereur est persuadé d’en aligner au moins 400 000 en quatre jours, même
si son ministre ne lui en a garanti que 300 000 – et encore au bout de trois
semaines de mobilisation –, auxquels il rajoute les 120 000 hommes de la Garde
mobile. Or, fin juillet, on n’en trouvera qu’environ 250 000 qui soient réellement
en mesure de se porter aux frontières3. Pendant dix jours, l’armée impériale
poursuit sa mise sur le pied de guerre, sans avoir idée des plans de son adversaire,
ni même connaître la position du gros de ses forces. En s’embarquant en Algérie
à destination de la métropole, Mac-Mahon est pris d’un sombre pressentiment ;

1. Corps d’armée (CA).


2. Mobilisé à 17 ans, le jeune Prussien passe 3 ans dans l’armée d’active, 4 dans la réserve
d’active, puis il est versé dans la Landwehr pour 5 ans et enfin dans la Landsturm pour
13 ans.
3. Effectif porté à 275 000 hommes au 7 août. À cette date, de nombreux combattants sont
encore en Algérie, d’autres dans les dépôts en attente d’équipements qui font souvent
défaut.

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il confie à du Barail : « Il faudra compter avec l’armée prussienne. Deux guerres


victorieuses ont développé son moral. Les soldats sont disciplinés, solides. Les
officiers en font ce qu’ils veulent : ces qualités font de bonnes armées1 ». À cause
d’un indescriptible désordre dans les opérations de mobilisation et de
concentration, Napoléon réalise que son plan d’offensive ne peut être mis en
œuvre2. La situation des effectifs disponibles n’étant pas à la hauteur de ses
espérances, l’Empereur doit revoir ses ambitions à la baisse. Privé d’idée de
manœuvre, l’état-major impérial déploie donc son Armée du Rhin en un mince
rideau défensif3 pour « attendre et voir venir » un adversaire pléthorique4. C’est
exactement ce que le général en chef et maréchal von Moltke avait espéré qu’il
fît.
Pendant les quelques semaines de campagne que va durer la guerre impériale,
l’imprudence sera partout de mise chez les Français. Alors même qu’ils étaient
privés d’un service de renseignement (SR) digne de ce nom, les commandants
d’armée n’ont pas eu le souci de faire rechercher du renseignement de contact
sur l’adversaire. Certes, du 18 juillet au 2 août, l’Armée de Lorraine a utilisé
des douaniers comme éclaireurs près de Forbach, région où ils ont rendu de
bons services puisqu’ils connaissaient parfaitement le milieu boisé. Mais c’est
parce qu’ils ont proposé spontanément leurs services ; Le Bœuf les a ensuite
repliés sur Metz où ils sont demeurés inemployés.
Le 2 août, le 2e corps de Frossard s’aventure en Sarre et aborde Sarrebruck ;
mais Moltke – passant au même moment à l’offensive – engage ses trois armées.
En marche à l’ennemi, les armées françaises ont oublié les vertus du service de
sûreté ; reprenant les mauvaises habitudes acquises sur les théâtres extérieurs,
les généraux se sont bornés à l’envoi de quelques détachements à très courte
distance. On ne s’est donc pas éclairé efficacement vers l’avant ; on ne s’est pas
non plus flanc-gardé, mesures pourtant élémentaires pour éviter d’être surpris.
Au repos, les avant-postes ont été implantés trop près des dormeurs et n’ont pu
donner efficacement l’alerte avant le déclenchement des attaques ennemies. Les

1. Cité in Gal J. Regnault, op. cit., p. 14.


2. Deux masses centrées sur Strasbourg (sous le commandement de Mac-Mahon) et Metz
(sous le commandement de Napoléon III), le 5e corps (sous le commandement du général
de Failly) assurant la liaison entre elles. Il était question de prendre l’offensive sur le Rhin
et d’envahir les États du Sud de l’Allemagne afin de les amener à se désolidariser de la
Prusse. Ce résultat étant acquis, les Français espéraient voir l’Autriche s’engager à leurs
côtés.
3. 6 CA entre Belfort et Thionville (240 km de front linéaire), un septième en réserve à
Châlons.
4. Le haut commandement pense que, dès le début des opérations, les Prussiens vont afficher
un sureffectif d’environ 100 000 hommes par rapport à l’armée française. En réalité,
l’armée ennemie est deux fois plus nombreuse que son adversaire.

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exemples dans ce domaine sont trop nombreux pour être tous relevés, aussi
n’en citerons-nous que quelques-uns parmi les plus flagrants. Le 3 août, Ducros
recueille des informations selon lesquelles l’ennemi serait aux environs de
Wissembourg, mais il n’y croit pas vraiment, écrivant même à Douay (1er corps) :
« L’ennemi n’est en force nulle part à proximité, prêt à tenter une offensive. Les
craintes du sous-préfet sont fort exagérées1 ». Par acquit de conscience, le second
prescrit tout de même des reconnaissances aux abords de la ville, mais ne donne
pas l’ordre de fouiller les bois alentours, ni de placer des petits postes pour la
nuit. Grave erreur, puisque dès le matin du 4, 40 000 Bavarois fondent sur les
4 700 Français. La IIIe armée ennemie bouscule une division du 1er corps. Surpris
en infériorité numérique marquée, les Français doivent se replier. Mac-Mahon,
espérant vainement le renfort du 5e corps, regroupe autour de lui les forces
d’Alsace.
Le lendemain, Frossard apprend par des villageois que l’ennemi se renforce
au nord de Forbach grâce aux voies ferrées reliant Trèves et Sarrelouis ; mais il
ne croit pas à une attaque et évacue le plateau qu’il va ensuite vainement tenter
de reprendre au prix de lourdes pertes. Le 6, le IIe corps bavarois provoque un
nouvel affrontement à Woerth-Frœschwiller, tandis que la Ire armée prussienne
attaque le 2e corps à Spicheren. Toujours en infériorité numérique, les Français
abandonnent leurs positions pour éviter d’être anéantis. Voulant absolument
profiter de la cadence de tir et de la précision des fusils Chassepot, les généraux
français ont préféré attendre l’adversaire sur « de bonnes positions2 », c’est-à-dire
offrant de bonnes possibilités de tir ; ils ont ainsi volontairement couru le risque
de se laisser encercler par un ennemi supérieur en nombre et manœuvrier…
ce qui n’a pas manqué de se produire. Négligeant les renseignements précieux
fournis par la douane de Strasbourg qui avertissaient de l’arrivée de plus de
100 000 Prussiens à Frœschwiller, Mac-Mahon a attendu l’arme au pied de
pouvoir cribler de balles l’adversaire : quand on y est, on y reste…
Pour illustrer le manque de pratique des Français en matière de recherche
du renseignement, l’exemple d’un capitaine de l’Armée de Châlons, « désigné
pour tenir le rôle d’officier SR », mérite d’être cité. Le 11 août, il reçoit la mission
de se rendre à Nancy pour y relever les positions prussiennes ; on lui alloue une
somme d’argent pour payer ses frais et les émissaires qu’il pourra recruter afin
de porter ses messages. Voici comment il témoigne de ce qu’il a vécu : « Le
matin à 06 h 00, je fais venir le maire et le commissaire central de police pour
chercher des agents à envoyer en éclaireurs : on ne peut me fournir personne.
J’envoie aux portes arrêter tous les voituriers et les personnes arrivant de la campagne

1. Cité in Les Cahiers de l’Histoire no 88, op. cit., p. 67.


2. P. et V. Margueritte, op. cit., p. 25.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

et me fais présenter un déserteur et quelques individus arrêtés comme espions ;


entre autres se trouve le médecin-major du 2e (régiment de) zouaves, errant et
fugitif depuis Reichshoffen (6 août). J’envoie un ancien sous-officier de chasseurs
et un gendarme en bourgeois, tous deux à cheval : ils doivent me rapporter des
nouvelles de l’ennemi1 ». Quelle preuve d’amateurisme dans le domaine du
renseignement ! Le comportement inhabituel de ce capitaine finit par intriguer,
au point que, quelques jours plus tard, un colonel de gendarmerie veut le faire
arrêter parce qu’il pense voir en lui un espion ennemi.
Le 13 au soir, Bazaine écrit à l’Empereur qu’avant d’agir et d’ordonner les
mouvements à exécuter, il veut « tâcher d’avoir des renseignements sur les positions
occupées par l’ennemi et sur l’étendue de son front2 ». Sage précaution, mais dès
le lendemain, n’ayant pas donné d’ordres en ce sens, il est obligé de livrer des
combats de rencontre contre les avant-gardes de la IIIe armée prussienne. Le
même jour se déclenche un nouveau combat imprévu à Borny. Le 16, l’ennemi – qui
cette fois pourtant est en infériorité numérique locale – surprend les Français
au petit matin entre Gravelotte, Rezonville et Mars-la-Tour ; ce combat de
rencontre oblige Bazaine à changer ses plans. Si la bataille est indécise, les pertes
sont terribles. Même scénario à Vernéville le 18. Heureusement, le soldat français
est solide et il se ressaisit rapidement, mais tout de même… Le même jour,
nouvelle bataille meurtrière à Saint-Privat : comme à Frœschwiller, les Français
ont attendu l’adversaire et ont été encerclés ; l’artillerie prussienne force Canrobert
à se replier sur Woippy. Deux jours plus tard, les Prussiens coupent la voie ferrée
reliant Metz et Thionville, isolant ainsi l’armée de Bazaine.
À Beaumont-en-Argonne le 30, le général de Failly perd 5 000 hommes en
raison de son imprudence et de son sentiment de supériorité : dérangé pendant
qu’il déjeune par des civils hors d’haleine qui lui annoncent l’arrivée imminente
de l’ennemi, il les éconduit vertement en leur criant : « Les Prussiens ! Je sais où
ils sont moi ! Ils sont à 20 lieues d’ici ; f…-moi la paix3 ! ». Au même moment,
privé de renseignements fiables, Mac-Mahon sous-estime le volume des forces
lancées à sa poursuite. Alors qu’il s’attend à affronter 60 000 à 70 000 hommes
appartenant aux Ire et IIIe armées prussiennes4, ce sont en réalité plus de 240 000
hommes qui se portent à sa rencontre, largement éclairés par des unités de
cavalerie. Le 31, ne sachant pas où se situe l’adversaire – et alors qu’il est

1. Témoignage apporté lors du procès Bazaine, aimablement communiqué à l’auteur par M.


J.-F. Lecaillon.
2. Depuis la veille, Bazaine est commandant en chef de « L’Armée du Rhin » rassemblant les
CA de Lorraine.
3. Cité in Les Cahiers de l’Histoire, « La guerre de 1870 ; 2e partie : le désastre », no 94, avr.
1972, p. 28.
4. Télégramme expédié au ministre de la Guerre au soir du 27 août.

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Le renseignement militaire français pendant la guerre franco-prussienne

précisément à la veille d’être attaqué – le maréchal néglige de faire sauter les


ponts sur la Meuse ; il prescrit même à son armée de se reposer la journée du
1er septembre.
Quant à Bazaine, il ne s’est pas fait préciser les contours de l’ennemi dans
les premières semaines de la guerre, ce qui explique « qu’il ne comprend rien
aux mouvements et aux desseins des Allemands1 ». Hésitant et passif, il laisse
l’adversaire prendre l’initiative. Sur le point d’être isolé sous Metz, il ne tient
pas compte des renseignements que ses commandants de corps d’armée – ou
que certains maires – lui transmettent2 ; son incompréhensible attentisme a
obligé Napoléon III à lui écrire personnellement dès le 13 août : « Les Prussiens
sont à Pont-à-Mousson ; 300 occupent Corny (…) on dit que le prince Frédéric-
Charles fait un mouvement tournant vers Thionville. Il n’y a pas un moment à
perdre3 ». Le maréchal s’est pourtant obstiné à ne rien faire ; progressivement
encerclé, il est totalement privé de renseignements, que ce soit sur les forces qui
l’assiègent ou sur les tentatives faites pour le dégager ; il n’apprendra la capitulation
de Sedan (2 septembre) que dix jours plus tard.
Après la capitulation, l’armée impériale n’existe plus ; pris dans la nasse,
Napoléon figure parmi les prisonniers de guerre. Cette brève – mais
sanglante – campagne de l’été 1870 n’a donc été qu’une suite de désastres pour
l’armée impériale, à tel point qu’on peut se demander si son état-major disposait
de renseignements fiables sur son ennemi, et si, dans l’affirmative, il les a
réellement utilisés. Le poids de la routine a poussé à appliquer des schémas
tactiques surannés ou inadaptés aux circonstances. En réalité, bien peu de chefs
militaires français avaient compris ce qu’était la guerre moderne ; moins encore
avaient réfléchi aux avantages à tirer d’une recherche efficace de renseignements
sur l’ennemi.
Facteur aggravant, les Uhlans se sont appliqués à couper le télégraphe afin
de semer le désordre dans les communications opérationnelles de l’armée
française et de nuire à la circulation des renseignements. Le haut commandement
impérial a dû se résoudre à envoyer des messagers porteurs de dépêches
confidentielles, courant le danger de les voir tomber dans les filets du contre-
espionnage adverse en traversant les lignes4. Malgré le danger, soulignons que
les Français ont enregistré quelques succès dans ces tentatives individuelles de
transmission du renseignement. Ainsi, quatre gardes-frontières, membres du
SR de l’armée de Mac-Mahon (général Faure), sont parvenus à porter des

1. M. du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, en 2 tomes, t.1, Hachette, Paris, 1949, p. 256.
2. CDT L. Rousset, Histoire abrégée de la guerre franco-allemande 1870-1871, Librairie
illustrée, Paris, non daté, p. 59.
3. Citée in La guerre de 1870 ; la capitulation, op. cit., p. 185.
4. CDT L. Rousset, op. cit., p. 124.

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Le renseignement militaire sous le second Empire

informations à Bazaine ; l’un d’eux a même franchi les lignes prussiennes au


plus fort de la bataille de Saint-Privat. Un inspecteur des chemins de fer a réussi
une mission de liaison, toujours auprès de Bazaine ; mais ce dernier a refusé de
croire les informations sur l’ennemi dont il était porteur. Un autre agent a
traversé plusieurs fois les lignes ennemies ; déguisé en prêtre, il a finalement
été arrêté par la gendarmerie française ! Un matelot a porté une dépêche entre
Tours et Thionville, de même qu’une femme nommée Louise Humbert entre
Thionville et Metz1.
Encerclé dans Metz, le général Jarras a créé un SR qu’il a confié au colonel
Lewal ; sa mission principale a été l’acheminement de dépêches à l’armée de
secours de Mac-Mahon2. Le chef d’escadron Magnan fut chargé par Bazaine
d’une mission auprès de l’Empereur, établi au camp de Châlons ; ne pouvant
revenir, il a décidé de créer un « service d’information » s’étendant du Luxembourg
à Thionville (commandant Turnier) et à Longwy (commandant Massaroli)3.
Comme on pouvait s’y attendre, le service de renseignement impérial, totalement
improvisé et fourmillant d’amateurs, n’a pas été en mesure de remplir
convenablement sa mission4.
À la lecture de ce qui précède, on peut donc expliquer la défaite des armées
impériales par l’impéritie du haut commandement, l’absence d’un système
d’espionnage éprouvé, celle de moyens de recherche du renseignement
opérationnel, mais aussi par les indiscrétions inadmissibles commises par la
presse française au sujet des mouvements de troupes.

Olivier Lahaie

1. Ces quelques exemples sont cités in G. Renault (dit « colonel Rémy »), Secrets et réussites de
l’espionnage français, t. 1, Famot, Genève, 1983, pp. 51-52.
2. Souvenirs du général Jarras, chef d’État-major de l’Armée du Rhin, 1870, Plon, Paris, 1892.
3. P. Pin, article « Renseignement » in J. Tulard, Dictionnaire du Second empire, Fayard, Paris,
1995, p. 1113.
4. COL E. Stoffel, La dépêche du 20 août 1870 du Mal Bazaine au Mal de Mac-Mahon, Lachaud
& Burdin, Paris, 1874, pp. 8-9.

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LE DÉVELOPPEMENT
DU RENSEIGNEMENT NAVAL

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L’INVENTION
DU POSTE D’ATTACHÉ NAVAL

Alexandre Sheldon-Duplaix

Le renseignement naval, ou renseignement d’intérêt maritime, est une


catégorie particulière qui regroupe des informations sur les navires, leurs armes,
les ordres de bataille, les stratégies et les tactiques, les ports et les défenses
côtières des puissances étrangères, ainsi que sur les flottes marchandes, le
commerce et les échanges maritimes. L’existence d’une marine de guerre, dont
les bâtiments et les hommes constituent autant de capteurs peut aussi satisfaire
d’autres besoins d’informations du pouvoir exécutif -politique, économique,
militaire ou technique comme par exemple des études du génie maritime sur
les égouts de Londres au xixe siècle – en dehors du champ du renseignement
d’intérêt maritime. Comme ils sont obtenus par des marins, ils rentrent aussi
dans la catégorie du renseignement naval. Inversement, des personnels et des
organismes non liés à la marine recueillent du renseignement d’intérêt maritime.
Depuis l’Antiquité, le renseignement naval repose d’abord sur l’observation
visuelle des flottes, principalement dans les ports, ainsi que la lecture des
gazettes, et en temps de guerre, par la capture de navires ennemis, de leurs
messages ou encore l’interrogatoire des prisonniers. Les enjeux peuvent être
stratégiques, tactiques ou techniques. Parmi les premiers, celui de connaître
les intentions et les ressources des autres nations pour armer des flottes. Parmi
les seconds et les troisièmes, on trouve les performances relatives des vaisseaux
et de leur artillerie. Si les ordres de bataille – la liste des bâtiments, leur disposition
et leur disponibilité – et les techniques de construction sont souvent difficiles
à masquer aux yeux des diplomates, des espions ou des ingénieurs visitant des
ports, des chantiers ou des navires capturés, les mouvements d’une escadre à
la mer restent impénétrables. La nouvelle d’une escale ou d’une rencontre prend
des semaines ou des mois à gagner l’Amirauté adverse, limitant toute action
centralisée et laissant, jusqu’à l’invention du télégraphe au xixe siècle, toute

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Le développement du renseignement naval

latitude au commandant d’une force navale pour interpréter ses instructions


et décider. Dans les pays étrangers, les diplomates, et en particulier les consuls,
jouent donc un rôle essentiel. Mais leurs compétences sont limitées pour analyser
en profondeur une marine.
À partir du milieu du xixe siècle, ce rôle sera progressivement repris par
une nouvelle catégorie d’informateur, l’attaché naval, qui par sa qualité de
marin, peut parler à ses homologues dans son pays d’accréditation, autant pour
évaluer les opportunités de coopération que pour comprendre leurs intentions
et observer savamment. En France, le premier attaché naval gagne Londres en
1856. Dans les chantiers et arsenaux britanniques ou américains, il saura servir
le cabinet du ministre et la direction du matériel, s’employant à dessiner les
bateaux et les équipements qu’il observe et gagnant les confidences des chefs
militaires ou des ingénieurs. Son action sera significative, en particulier pour
décrire la genèse des frégates cuirassées Warrior, qui répondent à leur Némésis
française, la Gloire. Il évaluera aussi les innovations en apparence révolutionnaires
des marines nordiste et sudiste alors que la France redoute un futur conflit lié
à son intervention au Mexique. Il interprétera enfin la querelle dramatique qui
divise l’Amirauté, sur le choix entre les cuirassés à tourelles ou à casemate.

Pratiques antérieures, de l’Ancien Régime


à la révolution industrielle

Le Roi, les ministres de la Guerre, de la Marine et des Affaires étrangères


accordent une importance stratégique au recueil de données sur les ordres de
bataille et les revenus des pays étrangers. Si les ingénieurs du Génie maritime,
créé en 1765, voyagent occasionnellement pour observer les chantiers et recueillir
des informations techniques, les agents diplomatiques sont les sources principales
des renseignements sur les flottes et leurs budgets qui font l’objet de
correspondances entre les ministres, souvent lues par le Roi lui-même.
Subordonnés au ministre de la Marine durant le xviiie siècle, les consuls
communiquent paradoxalement leurs renseignements d’intérêt maritime au
ministère des Affaires étrangères qui compile l’état des ressources et des forces
armées des autres État et dépouille les gazettes étrangères. Les ordres de bataille
des marines étrangères sont ainsi établis au milieu du xviiie siècle par le Bureau
des interprètes, puis le Bureau politique des Affaires étrangères qui les adresse
au Dépôt des cartes et plans du ministère de la Marine, où un officier suit ces

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L’invention du poste d’attaché naval

questions1. À l’instar du Dépôt de la guerre pour les fortifications et les cartes


terrestres, le Dépôt des cartes et plans de la Marine conserve toute la documentation
utile à la navigation et relative aux ports et aux défenses côtières de la France
et des nations étrangères2.
Préfiguration de l’hexagone de Balard, qui inclue aussi la diplomatie, les
hôtels des Affaires étrangères, de la Marine et de la Guerre, construits en 1760-
1762 à Versailles, sont adjacents et proches du château. Ils facilitent les échanges
et la coopération entre les trois services3.
Sous le roi Louis XV, un service secret royal, le « secret du Roi » rend compte
directement au souverain, à l’insu de tous, y compris du ministère des Affaires
étrangères. Autant instrument de la diplomatie secrète avec les adversaires
officiels que moyen de recueil clandestin, le « secret du Roi » prépare pendant
plusieurs années un débarquement en Angleterre dans ses moindres détails,
l’un de ses agents, le chevalier d’Eon, étant passé à la postérité comme travesti.
Le service perdure sous Louis XVI qui est surpris d’en découvrir l’existence et
l’emploie pour envoyer La Fayette auprès des insurgents américains tout en le
désavouant publiquement4.
Sous la Révolution et l’Empire, tout l’appareil de renseignement contribue
au renseignement d’intérêt maritime, la Marine prenant au bureau politique
des Affaires étrangères la tâche de dresser les ordres de bataille des flottes
étrangères. Les correspondances de Napoléon et de son ministre Décrès révèlent
que l’Empereur s’intéresse au moindre mouvement de la flotte anglaise. Le
ministère des Affaires étrangères continue à fournir la situation des bâtiments
britanniques fournie par les consuls. La Deuxième division du ministère de la
Marine interroge les prisonniers, tandis que la Cinquième division correspond
avec les agents commerciaux dans les ports étrangers et obtient occasionnellement
des informations. Sous Napoléon, le service de renseignement des généraux
Rapp, Duroc puis Savary, le « bureau de la partie secrète » du ministère de la
Guerre, les représentants de Fouché, le ministre de la Police, à Boulogne et sur
le littoral, communiquent des renseignements d’intérêt maritime qui peuvent
trahir les intentions des autres puissances.
À la veille de Trafalgar, Napoléon et son ministre de la Marine ignorent la
position réelle de la flotte de l’amiral Nelson. Le sémaphore du français Chappe

1. Sheldon-Duplaix, A., Le renseignement naval français, Revue Historique des Armées,


4/2001, p 47-64.
2. Chapuis, O., A la mer comme au ciel. Beautemps-Beaupré et la naissance de l’hydrographie
moderne (1700-1850), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 1999.
3. Baudez, B., Maisonnier, E., Penicaut, E., Les Hôtels de la Guerre et des Affaires étrangères
et de la Marine à Versailles : Deux ministères et une bibliothèque municipale du xviie au
xxie siècle, Paris, Éditions Nicolas Chaudun, 2010.
4. Faure, C., Aux services de la République : Du BCRA à la DGSE, Fayard, 2004.

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Le développement du renseignement naval

(1793), le télégraphe de l’américain Morse (1837) et les câbles sous-marins


(Douvres-Calais, 1850 ; Londres-New York, 1858) accélèrent la transmission
d’une observation ou d’un ordre. Réaffirmée en mars 1820, l’étroite entente
entre les ministères des Affaires étrangères et de la Marine met à la disposition
de ce dernier le réseau consulaire dont les éléments permettent à son cabinet
de dresser un ordre de bataille synthétique des forces navales dans le monde1.
Le cabinet du ministre gère directement le renseignement naval. Il fait rechercher
autant des renseignements généraux ou opérationnels sur les flottes étrangères,
que les caractéristiques techniques de leurs plates-formes et de leurs armements.
Il travaille en liaison avec le Dépôt des cartes et plans qui collecte et produit
des documents nautiques. À la Restauration, la coopération entre les Affaires
étrangères et la Marine survit à la disparition des structures napoléoniennes.
À partir de 1819, la Rue Royale obtient du Quai d’Orsay que les consuls lui
communiquent tous les six mois l’état de la flotte et des finances de leurs pays
d’accréditation, comme sous l’Ancien Régime. Ces états donnent lieu à un petit
livret des ordres de bataille intitulé Les marines étrangères dont la périodicité
annuelle n’est pas respectée. Le travail de synthèse et d’exploitation de la presse
ouverte est confié aux historiens et archivistes du Ministère. Les affaires dites
« réservées » restent dans les mains du ministre, de son cabinet et de son chef
d’état-major, assistés par un Bureau des traductions et du chiffre, dont l’existence
est mentionnée pour la première fois dans l’édition 1847 de l’Annuaire de la
Marine et des Colonies2.

L’urgence anglaise

La politique militaire de Napoléon III implique un gros effort de


renseignement naval. Comme par le passé, les forces sont un moyen privilégié
de recueillir le renseignement nécessaire à une campagne. Quatre mois après
le coup d’État du 2 décembre 1852 qui consacre l’avènement de Napoléon III,
une frégate est envoyée en Baltique pour recueillir les informations nautiques
nécessaires à la préparation d’une guerre contre la Russie. Comme sous l’Ancien
Régime, le renseignement sur les marines étrangères est à la fois l’affaire des
ingénieurs – constructeurs, officiers d’artillerie ou du génie –, qui voyagent
dans les chantiers ou les expositions pour observer les innovations3, et celle des

1. Ibid.
2. Sheldon-Duplaix, A., Le renseignement naval français, op. cit.
3. Ferreiro, L., Spies versus prizes, technology transfer between navies in the age of Trafalgar,
colloque, Technology of the ships of Trafalgar, Cadix, novembre 2005.

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L’invention du poste d’attaché naval

consuls qui comptent les bateaux dans les ports et relatent leurs mouvements1.
Les ingénieurs, qui voyagent régulièrement en Grande-Bretagne et aux États-
Unis, consignent leurs observations des techniques étrangères dans une
publication constamment remise à jour, L’Album du génie maritime. La frégate
envoyée dans les eaux de la Baltique vient compléter les informations nécessaires
à la guerre de Crimée.
Principal partenaire stratégique de Napoléon III, la Grande-Bretagne est
au cœur de la diplomatie de l’Empereur. La concertation entre Londres et Paris
sur les affaires internationales assure aux deux empires que l’un ne prenne pas
sur l’autre un avantage majeur. Pièces plus ou moins puissantes sur le vaste
échiquier des mers, les bâtiments de combat des deux marines suscitent de part
et d’autre de la Manche la plus grande curiosité, aussi bien chez les marins et
les ingénieurs que chez les diplomates. Des caractéristiques et de la valeur des
unités peuvent dépendre l’issue d’une crise internationale ou d’une confrontation
qui surgirait entre la Royal Navy et la Marine impériale. Traditionnellement,
la France cherche à compenser son infériorité par l’innovation technologique.
Mais avec la révolution industrielle, l’innovation technique vient généralement
de Grande-Bretagne et la France doit l’adapter à la Marine, à défaut de l’adopter.
Colonna-Walewski, Thouvenel, Drouyn De Lhuys, de Moustier, La Valette les
ministres des Affaires étrangères2, Hamelin puis Chasseloup-Laubat et Rigault
de Genouilly, les ministres de la Marine3, et Dupuy De Lôme, le directeur du
matériel4, suivent attentivement les progrès de la construction navale britannique.
Elle met sur cale en 1854 le plus grand bateau du monde, le paquebot Leviathan
(ou Great Eastern), répond à la frégate cuirassée Gloire de Dupuy de Lôme (1859)
par la construction du Warrior (1862) et – dessine en 1868 le cuirassé à tourelles
Devastation. L’historien André Brisou note à ce propos que « le ministre voulait
tellement que rien n’échappât à l’observation qu’il avait détaché en permanence
[en Angleterre] un ingénieur, ce qui n’empêchait pas à d’autres d’y être envoyés
pour des missions occasionnelles5 ». Priorité est donnée au renseignement technique
destiné à la direction du matériel. Son illustre directeur, Dupuy de Lôme, le

1. Sheldon-Duplaix, A., Le renseignement naval français, op. cit.


2. Respectivement ministres de mai 1855 à janvier 1860, de janvier 1860 à octobre 1862 et
d’octobre 1862 à juillet 1866, de septembre 1866 à décembre 1868, de décembre 1868
à juillet 1869.
3. Respectivement ministres d’avril 1855 à novembre 1860, de novembre 1860 à janvier 1867
et de janvier 1867 à septembre 1870.
4. Dupuy de Lôme, (1816-85) directeur du matériel (1857-).
5. Brisou, Accueil, introduction et développement de l’énergie vapeur dans la marine militaire
française au xixe siècle, p. 639.

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Le développement du renseignement naval

père de la Gloire a passé neuf mois dans les chantiers britanniques1. D’autres
comme les ingénieurs du génie maritime Sarlat, Mol, Pastoureau, Mangin,
Gervais, Sabatier, Legrand et Le Belin effectuent eux aussi des missions dans
les chantiers anglais2. Mais leurs comptes rendus ne suffisent pas. Il faut un
permanent qui puisse s’adresser aux décideurs et faire jouer la fraternité des
marins, renforcée il y a peu par une fraternité d’armes en Crimée. Pour se faire
le cabinet du ministre décide d’affecter à Londres un capitaine de frégate dont
le profil anglophile et la compétence technique lui facilitera l’accès des cercles
militaires et industriels.
Ce besoin justifie la création à Londres de deux postes d’attachés militaires
dont l’un pour la Marine. Le capitaine de frégate Pigeard occupera officieusement
puis officiellement cette fonction de 1857 à 1869 avec deux interruptions : en
1858-59, puis en 1863-64 quand il sera dépêché dans les État désunis d’Amérique
pour évaluer les innovations des belligérants3.
Né le 17 mars 1818 à Colmar, élève officier en 1833, Jean-Charles Pigeard
participe cinq ans plus tard au blocus du Mexique sous les ordres de l’amiral
Baudin. Dès 1846, son « goût pour les études » se manifeste par des traductions
de documents nautiques espagnols et portugais alors qu’il sert comme adjoint
du commandant de la station des côtes occidentales d’Afrique. Après avoir
demandé en vain son transfert à l’administration centrale, il est promu lieutenant
de vaisseau en 1848 et prend le commandement de l’aviso à vapeur Averne.
Marié le 4 avril 1850 à Catherine Ann Thomasine-Simèon, fille d’un capitaine
de vaisseau de la Royal Navy, cette alliance lui permet de perfectionner son
anglais. Il traduit ainsi le Pilote côtier des États-Unis de Blunt en liaison avec le
Dépôt des cartes et plans dont le directeur, le contre-amiral Mathieu, le
recommande pour un embarquement. Sur le Montebello, le Fleurus puis l’Henri IV,
il participe de mars 1854 à juillet 1855 à la campagne de Crimée4. Capitaine de
frégate en juin 1855 pour faits de guerre dans le corps de débarquement de
Sébastopol, Pigeard présente un profil idéal pour remplir la nouvelle mission
de suivi des constructions navales en Grande-Bretagne que lui assigne le ministre
l’année suivante. Il maîtrise la langue et a commandé un bâtiment à vapeur.

1. Il fréquente les chantiers de Liverpool/Laird, Glasgow, Bristol et publie un mémoire sur la


construction des bâtiments en fer (1844). Battesti, La Marine de Napoléon III, Vincennes,
1998, p. 42.
2. SHD/M, série 6 DD1 29, correspondances diverses.
3. Sheldon-Duplaix, A., Un marin du Second Empire au service du renseignement : le
capitaine de vaisseau Pigeard et les programmes navals anglais et américains (1856-1869),
Revue Historique des Armées, 4/2007, pp. 13-30.
4. SHD/M CC7 dossier personnel Pigeard ; Salkin-Laparra, G., Marins et diplomates, les
attachés navals, 1860-1914, Vincennes, 1990, pp. 364-369.

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L’invention du poste d’attaché naval

Son mariage et la campagne de Crimée lui donnent des contacts dans la Royal
Navy dont les amiraux James Drummond1 et Spencer Robinson2.

Priorités successives

1856-57 : les batteries cuirassées


Officiellement, Pigeard est chargé d’une étude relative à l’exploitation de
la pêche dans le voisinage de Terre-Neuve. Il doit aussi solliciter le ravitaillement
en charbon anglais des bâtiments impériaux destinés à l’expédition franco-
britannique de Chine3 et négocier avec Sir Charles Wood4, le premier Lord de
l’Amirauté, puis Lord Clarendon5, le ministre des Affaires étrangères, des
modalités d’une autre opération combinée contre le Pérou pour recouvrir des
créances6. Mais la batterie cuirassée en construction à Woolwich, l’artillerie
navale et les méthodes de conservation des bâtiments à vapeur non armés, sont
les priorités fixées à Pigeard durant son premier séjour7. Dans une lettre du
22 novembre 1856, le ministre de la Marine l’enjoint de recueillir « dans un
court délai tous les renseignements possibles sur l’état des travaux dans les arsenaux
anglais et sur le degré d’activité avec lequel ils sont conduits, sur le nombre de cales
en marche, en construction et en projet, sur la quantité de machines commandées,
sur le budget de l’année 18578 ». Dans sa réponse, Pigeard souligne les difficultés

1. Drummond, James, Robert (1812-1895) ; capitaine de vaisseau (1846), commandant le


Tribune en Crimée (1854), l’Albion en Méditerranée (1855), le Victory à Portsmouth (1856)
et le Maeander (1856-58) ; contre-amiral (1864) ; 4e Naval Lord (1858-59 ; 1861-66).
2. Spencer Robinson, Robert, (1809-1889) ; capitaine de vaisseau (1840), commandant le
Colossus (1854-55) puis le transport Royal George (1856) en Crimée ; contre-amiral (1860)
puis vice-amiral (1866), contrôleur de la Marine (1861-71), 3e Naval Lord (1869-1871).
3. Les bâtiments français pourront charbonner à Sierra Leone, Fernando, St Paul Leando,
Ascension, Le Cap, Trincomalee, Singapour et Hong Kong. SHD/M, BB4 1041, Lettre du
CF Pigeard au VA Rigault de Genouilly, Londres, le 9 novembre 1856. Pigeard obtient des
renseignements – carte de Canton – pour préparer l’expédition de Chine, Lettre du CF
Pigeard au ministre de la Marine, Londres le 7 mars 1857.
4. Wood, Charles (1800-1885), 1st Sea Lord (1855-58).
5. Clarendon, George William Frederick (1800-1870), ministre des Affaires étrangères (1853-
58 ; 1865-66 ; 1868-70)
6. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la marine, Londres le 16 janvier
1857 ; Pigeard est instruit de proposer l’occupation des îles Chincha et le 1st Sea Lord lui
indique qu’une telle décision doit être discutée avec le ministre des Affaires étrangères ; le
comte de Persigny reprend directement cette négociation avec Lord Clarendon.
7. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 6 décembre 1856.
8. 6DD1 30 Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, Londres le 26 novembre 1856.

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Le développement du renseignement naval

de sa mission qui lui imposent une observation visuelle régulière des chantiers
britanniques1.
Les huit chantiers privés de la Tamise2 sont faciles à observer et Pigeard
s’y rendra régulièrement durant ses dix années sur le sol anglais. Quatre des
six arsenaux britanniques sont également proches de Londres : Depford,
Woolwich et Chatham sur la Medway ou la Tamise, et Portsmouth sur la côte
sud-est. Le chemin de fer3 permet aussi à Pigeard de visiter les neuf chantiers
et fonderies sur les côtes nord est4 et nord-ouest5. Les deux arsenaux de Devonport
(Plymouth) sur la côte sud-ouest et de Pembroke au Pays de Galles sont plus
difficiles d’accès et Pigeard ne semble pas les visiter6. Il doit théoriquement
demander une autorisation à l’amirauté pour pénétrer dans les arsenaux. Mais
ses « anciennes relations » de la guerre de Crimée, notamment avec Drummond,
commandant le Victory puis superintendant à Portsmouth, lui permettent « d’y
recueillir de temps en temps des renseignements sans recourir à l’Amirauté7 ».

Avril 1860-novembre 1863 : les caractéristiques du Warrior


Durant les deux années suivantes (1858-1859), Pigeard quitte Londres pour
prendre le commandement de l’aviso à vapeur Ariel à la station de Granville – où
il traite des litiges entre marins français et anglais – puis embarque sur le navire
britannique chargé de poser un câble télégraphique entre la France et l’Afrique.
En avril 1860, le vice-amiral Hamelin, ministre de la Marine, le recommande à
Napoléon III pour le nouveau poste d’attaché militaire au Royaume-Uni. La
construction et les essais des Warrior, la réponse britannique à la Gloire, constituent
la préoccupation principale du moment. Dans sa lettre du 6 décembre, Pigeard
évoque l’intense compétition qui oppose les frégates cuirassées française et
britannique et le secret que la France entretient : « les Anglais qui rentrent du

1. Ibid.
2. Wigram et Rennie & Sons à Blackfriars ; Ditchburn & Mare et Thames Iron Works à
Blackwall ; Robinson & Russel, Millwall Iron Works et Millwall shipyard à Millwall ; John
& W. Dudgeon et Joseph & Jacob Samuda à Poplar ; Rennie & Sons à Greenwich.
3. The Railway Yearbook, 1912.
4. Palmers à Jarrow et Elswick Ordnance Works à Elswick sur la Tyne face à la mer du Nord
5. Laird à Birkenheads sur la Mersey et W.C. Miller à Liverpool, face à la Mer d’Irlande ;
Napier à Govan, Scott’s Shipbuilding & Eng. à Greenock, Alexander Stephen & Sons à
Kelvinghaugh et William Denny & Sons à Dumbarton sur la Clyde près de Glasgow.
6. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 13 août 1861. La ligne
South Devon Railway achevée entre mai 1846 et avril 1849 permet de gagner Plymouth
(Devonport) tandis que Pembroke n’est pas desservi par le chemin de fer. The Railway
Yearbook, 1912.
7. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 12 septembre 1860.

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L’invention du poste d’attaché naval

continent sont très désappointés de n’avoir pu visiter la Gloire en détail1 ».


Contrairement aux attentes anglaises qui estimaient son blindage trop lourd, la
Gloire donne toute satisfaction durant ses essais. Les Britanniques s’inquiètent
d’avoir construit un bâtiment inférieur, vulnérable à ses extrémités : « depuis qu’on
a appris les résultats de nos essais, on est tourmenté par la pensée que le Warrior
et les trois frégates commencées qui lui ressemblent seront des instruments plus
vulnérables que les nôtres2… ». Le 4 mars 1861, Pigeard parvient à visiter les
chantiers du Warrior3. Le 7 août, il obtient des indications sur la vitesse du sistership,
le Black Prince : « 15 nœuds ½ (…) tout à fait supérieure ». Six jours plus tard,
l’amiral Eden4 lui confirme une « vitesse (…) de plus de 14 nœuds5 ». Les
renseignements de Pigeard sont bons. Le Warrior est effectivement crédité d’une
vitesse de 14,08 nœuds6. Le 7 août puis le 21 décembre 1861, Pigeard note que tout
est mis en œuvre pour rattraper le retard sur la France : « les travaux d’achèvement
et d’armement des quatre frégates cuirassées déjà mises à l’eau (Warrior, Black
Prince, Resistance et Defense) se poursuivent avec une activité qui tient de la fièvre
(…) beaucoup d’ouvriers travaillent la nuit et il est aisé de déceler dans l’attitude
de tout le monde, petit et grands le sentiment que la circonstance est solennelle et
l’honneur du pavillon en jeu7 » . Au cours de l’année 1862, les performances du
Warrior déçoivent : « on lui a fait faire la course de Portsmouth à Plymouth et
grande a été la surprise de voir son sillage n’atteindre dans les meilleures conditions
que 12, 02 nœuds, bien qu’il eût passé au bassin en juin dernier8 ». Au total, Pigeard,
par ses conversations et ses observations, peut se faire une assez bonne idée de
l’évolution du programme des Warrior et des problèmes rencontrés, en particulier
pour la vitesse, l’artillerie, le blindage et la ventilation. Lui témoignant sa satisfaction,
le ministre de la Marine le nomme capitaine de vaisseau hors cadre en août 1861.
Après Legrand en 1856-57, l’ingénieur du génie maritime Le Belin, détaché auprès
de l’ambassade de France, lui apporte un concours en 18619. Cette intimité avec

1. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 6 décembre 1860.


2. Ibid.
3. SHD/M, 6 DD1, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 5 mars 1861.
4. Eden, Charles (1808-1878) ; capitaine de vaisseau (1841) ; en Baltique (1854) ; contrôleur
général des gardes-côte (1859) ; contre-amiral (1861) ; vice-amiral (1866) ; 3e puis 2e Naval
Lord (1859-66).
5. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 13 août
1861.
6. Roberts, J., in Gardiner, R., Ed., Conway’s all the World’s Fighting Ships, 1860-1905, p. 7 ;
Lambert, A., HMS Warrior, Londres, 1987.
7. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 7 août 1861.
8. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 2 septembre
1862.
9. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, 1er octobre
1861.

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Le développement du renseignement naval

le génie maritime est indispensable et en octobre 1862, Pigeard demande au ministre


l’autorisation d’effectuer une tournée des arsenaux français pour actualiser ses
connaissances sur le savoir-faire national et mieux comprendre ses centres d’intérêt1.
L’année suivante, la Grande-Bretagne n’a pas encore rattrapé son retard.
Le 11 février 1863 l’amiral Robinson estime dans un rapport confidentiel à
l’Amirauté que les cuirassés français ont « l’avantage de la vitesse, de la légèreté
du gréement, de la facilité de manœuvre » ; si l’artillerie britannique « est mieux
placée (…) les Français pointent plus facilement » ; et Robinson conclue que « le
duel ne tournerait pas à notre avantage2 ». En marge des Warrior, Pigeard
s’intéresse à la batterie flottante Trusty sur laquelle le capitaine de vaisseau
Coles – innovateur virulent, en opposition avec les constructeurs de
l’Amirauté – teste un affût protégé par un bouclier qu’il propose pour les futures
unités3.

Novembre 1863-mars 1864 : évaluer la puissance navale américaine


La rivalité franco-britannique autour des frégates cuirassées cède
soudainement le pas à une nouvelle priorité. La guerre de Sécession, qui oppose
depuis avril 1861 les État du Nord aux État du Sud, affecte les intérêts français
et britanniques au moment même où la crise polonaise a rapproché Washington
et Saint-Pétersbourg avec l’envoi de la flotte de la Baltique et de l’escadre du
Pacifique dans les ports nord-américains. Pigeard – qui enquête en mars à
Liverpool sur des trafics d’armes à destination des forces de Juarez opposées à
l’intervention française au Mexique – s’est déjà trouvé confronté à la question
des constructions navales confédérées. En août, Lord Palmerston déclare aux
Communes qu’un cuirassé en chantier chez Laird est destiné à la marine
française4. Saisi de l’affaire par son ministre, Pigeard rend compte d’un procédé
de francisation pour tromper les douanes et le consul des États-Unis5.
Le 4 septembre, Pigeard informe Paris que les deux cuirassés à tourelles,
prétendument français, sont désormais présentés comme égyptiens mais que
la présence de marins confédérés à Liverpool ne dissipe pas les soupçons sur
leur véritable destination. Mais c’est le combat de deux engins cuirassés, le
Monitor et le Virginia (ex-Merrimac) dans les passes d’Hampton Roads (9 mars
1862) – observé par la frégate impériale Gassendi – qui laisse entrevoir des

1. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 21 octobre


1862.
2. Baxter, Naissance du cuirassé, p. 293, cité par Battesti, op.cit., pp. 246-47.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 7 août 1861.
4. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Vichy, le 10 août 1863.
5. Ibid.

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L’invention du poste d’attaché naval

innovations techniques et tactiques majeures pouvant remettre en cause les


choix des matériels français ou britanniques. En octobre, le ministre de la
Marine instruit Pigeard de se rendre en Amérique pour étudier ces nouvelles
constructions et ces nouveaux armements1.
En novembre 1863 Pigeard arrive dans les État du Nord. La marine impériale
partage la même appréciation que l’Amirauté britannique sur les grandes frégates
américaines2. Le commandant du Catinat estime en janvier 1862 qu’elles seraient
supérieures à leurs homologues françaises et anglaises observées à Halifax :
« dans une mer un peu faite comme celle des vents alizés, elles auraient de l’avantage
sur toutes nos frégates et sur nos vaisseaux mixtes, par la supériorité de leur hauteur
de batterie qui est de 4,50 m environ3 ». Cet officier souligne la grande autonomie
des frégates américaines qui leurs permettent facilement de conduire une guerre
de course, sans trop dépendre des stations de charbonnages4. Mais plus encore
que les frégates que Pigeard a pu visiter à Southampton en 1856, ce sont les
nouveaux cuirassés et le formidable développement de l’US Navy qui inquiètent
la France. En mars 1861, la marine américaine ne compte que 76 bâtiments,
dont 42 armés. Deux ans plus tard elle aligne 588 bâtiments, dont 75 blindés
ou semi blindés : 46 pour la défense des côtes et 29 pour les opérations fluviales5.
Ce formidable effort industriel est partagé entre sept arsenaux et 28 chantiers
privés. Avec 23 bâtiments construits, le Portsmouth Navy Yard précède le
Brooklyn Navy Yard – 21 bâtiments dont neuf livrés avant la fin de la guerre – et
le Boston Navy Yard – 19 bâtiments en construction, dont dix livrés avant la
fin de la guerre. Le Brooklyn Navy Yard devient néanmoins le plus grand arsenal
passant de 1 650 employés en 1861 à 6 000 en 1865, réparant 158 bâtiments en
une seule année. Le Washington Navy Yard produit des canons Dalhgren jugés
très performants par la France et des machines à vapeur tandis que le Philadelphia
Navy Yard se substitue à l’arsenal de Norfolk – capturé par les Sudistes mais
repris en mai 1862 – pour assurer le tiers des réparations de l’escadre qui bloque
les ports atlantiques de la Confédération, le North Atlantic Blockading Squadron6.
Le développement de la marine nordiste s’accompagne d’un essor spectaculaire

1. SHD/M CC7, Dossier personnel Pigeard.


2. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 21 décembre
1861.
3. SHD/M, BB4 1040, Lettre du commandant du Catinat à l’amiral commandant la division
navale de Terre-Neuve, 16 janvier 1862.
4. Ibid.
5. Joinville, La marine en France et aux Etats-Unis en 1865, Paris, 1865, 41 p ; Mc Kay, D., La
marine des Etats-Unis avant la guerre et la marine actuelle, Paris, 1865, 14 p.
6. Le Pensacola Navy Yard assure pour sa part l’entretien du West Gulf Blockading Squadron
après sa reprise en mai 1862 tandis que l’arsenal de Mare Island à San Francisco sert
quelques bâtiments sur la côte pacifique.

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Le développement du renseignement naval

de l’industrie privée, principalement entre New York et Baltimore (quatorze


chantiers) mais aussi en Nouvelle Angleterre (huit chantiers), essentiellement
autour de Boston, et dans le Middle West en amont des grands fleuves, dans le
Missouri, l’Illinois et l’Ohio (sept chantiers)1.
En décembre, Pigeard débute sa tournée par la capitale, Washington, où
il se rend au bureau hydrographique dont le directeur, Alexander Dallas Bache2,
lui fait expédier une caisse de 28 cartes des côtes des États-Unis, cruciales dans
l’éventualité d’une intervention franco-britannique. Pour exprimer la gratitude
de la France, Pigeard demande à son ministre, Chasseloup-Laubat, d’écrire
personnellement au scientifique américain3. Pigeard gagne ensuite le Middle-
West : le 25 décembre, il observe quatre bâtiments blindés à St Louis dans le
Missouri avant de gagner Pittsburgh – Iron City – pour s’informer sur la
fabrication des tôles de 2 pouces et des pièces Dalhgren de 10, 11, 12 et 15 pouces.
Le 20 janvier, il retrouve New York et s’entretient à trois reprises avec le père
des Monitor, l’ingénieur suédois John Ericsson4. Puis il visite l’usine Parott à
Westpoint où l’on produit des canons rayés « dont on vante les exploits devant
Charleston », l’arsenal de Boston et celui de Watertown, ainsi que la fonderie
Alger & C°. Il y rencontre le major Rodman, inventeur d’un nouveau mode de
coulage des grosses pièces en fonte, et l’ingénieur Treadwell, professeur de
mécanique à l’université de Cambridge et constructeur du premier canon fretté5.
Pigeard espère un accès semblable aux chantiers sudistes, mais William
Seward6, le secrétaire d’État américain, refuse de lui accorder cette permission7.
Pigeard insiste en soulignant que sa mission n’a rien de politique et demande
au commandant de la corvette impériale Tisiphone de se tenir prêt à le transporter
vers le port sudiste de Charleston8. Finalement, il obtient de pouvoir aller
observer les escadres du blocus nordiste, sans toutefois obtenir la permission
de visiter le Sud. Des lettres d’introduction lui font rencontrer en février l’amiral
Dalghren – le père des fameux canons9 – et visiter son escadre cuirassée qui

1. Caney, D.L., Lincoln’s Navy, The Ships, men and organization, Londres, 1998, pp. 33-98 ;
Gardiner, R., Ed., op. cit.
2. Bache, Alexander Dallas (1806-1867).
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 22 janvier
1864.
4. Ericsson, John (1803-1889).
5. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 9 février
1864.
6. Seward, William, H., (1801-1872) ; secrétaire d’État des Etats-Unis (1861-68).
7. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 22 janvier
1864.
8. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 9 février
1864.
9. Dalhgren, John (1809-1870).

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L’invention du poste d’attaché naval

bloque Charleston. Dalghren et Gillmore – le général commandant les


troupes – font comprendre à Pigeard qu’ils ne prendront pas le port sudiste
sans l’investissement supplémentaire d’un siège en règle par la terre1. Quelques
jours avant l’arrivée de Pigeard, une corvette à hélice de l’Union2 a été coulée
par un « pétard sous-marin » porté au bout d’un espar par un engin submergé3.
Dalhgren, « visiblement préoccupé de ces nouveaux ennemis », confie à Pigeard
qu’il sait par des déserteurs que « d’autres navires semblables se préparaient à
Charleston4 ». L’intransigeance nordiste ne lui laissant plus l’espoir de gagner
le Sud, Pigeard rallie l’arsenal de Key West – qui sert l’escadre de Floride – puis
la Nouvelle Orléans le 2 mars, pour terminer sa tournée par une inspection des
escadres nordistes du Golfe et du Mississipi.
Au bilan, Pigeard rend hommage à la cohérence et l’originalité du programme
nordiste, qui est destiné d’abord à la guerre fluviale et à la défense côtière, les
flottes européennes présentant une menace réduite par l’importance des hauts
fonds le long des côtes américaines : « fallait-il que les États-Unis imitant [l’Europe]
se missent à lutter avec elle dans la production de frégates cuirassées ? (…) Si les
nations maritimes pensa-t-on sagement venaient attaquer l’Amérique, leur action
serait forcément limitée sur beaucoup de points par le grand tirant d’eau de leurs
navires ». Pigeard remarque que la marine nordiste suit un « programme défensif »
tout en autorisant la construction de prototypes pour tester les différentes
solutions qui lui sont proposées : « le gouvernement crut prudent de donner
satisfaction à quelques-unes des idées principales sans s’écarter du programme
strictement défensif qu’il avait décidé (…) il a en conséquence commandé en même
temps le Monitor à l’ingénieur Ericsson, le New Ironsides à la maison Cramp de
Philadelphie, le Galena à MM. Mason et Fish du Connecticut5 ». Cette vue lui est
confirmée par Seward, lui-même, au cours d’un dîner, le 24 décembre 1863, où
le secrétaire d’État américain essaye de faire passer quelques messages politiques
à des hôtes choisis : « ce qu’il nous faut me dit-il c’est une marine de défense pour
nos côtes ; nous ne voulons pas traverser l’océan (…) nous voulons être forts chez
nous et nous le serons6 ». Seward tente également de rassurer Pigeard sur les
intentions américaines au Mexique par une « abjuration de la doctrine Monroe »

1. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, La Nouvelle-Orléans,


le 5 mars 1864.
2. Housatonic.
3. Hunley.
4. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, La Nouvelle-Orléans,
le 5 mars 1864.
5. SHD/M, 6DD1 30, Rapport de mission du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres,
le 2 juillet 1864.
6. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 27 janvier
1864.

179

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Le développement du renseignement naval

qui masque un conseil à la France : « nous n’avons rien à faire au Mexique, me


dit-il, c’est aux Mexicains de se débrouiller. La seule influence que nous voulons
exercer est l’exemple de nos institutions (…). S’ils veulent un souverain, cela les
regarde (…) mais nous ne le pensons pas1 ».
Pigeard quitte Boston le 30 mars 1864 et regagne son affectation londonienne
sur un paquebot de la Cunard. Son jugement sur le Nord est sévère et désabusé :
« jamais en aucun pays on ne vit de corruption pareille à celle qui se découvrent
partout du haut en bas de l’échelle militaire (…) les fortunes se font et se défont
du jour au lendemain2 ». Le 2 juillet 1864, Pigeard tire les conclusions de son
analyse de la marine américaine. Il l’estime « de beaucoup en avance sur l’Europe »
pour la défense locale. Et si ses moyens d’attaque sont encore inférieurs, il estime
qu’ils combleront leur retard rapidement avec leur expérience du combat et
leur outil industriel. Il remarque que l’artillerie navale américaine – « la seule
qui a fait ses preuves » – peut venir à bout « de toutes les cuirasses jusqu’ici
appliquées en France et en Angleterre » et qu’elle est exempte des « mécomptes »
que présentent les canons anglais Armstrong3. Tirant les leçons des défenses
sous-marines sudistes, Il considère que les défenses sous-marines sont « les
éléments d’une puissance réelle » et anticipe qu’elles contribueront un jour « à
rétablir la balance en faveur des petites marines4 ». Fort de ce savoir sur les
défenses côtières américaines, Pigeard est rappelé brièvement en France pour
présider du 22 au 30 mai 1866, la commission chargée d’auditionner Mathew
Fontaine Maury5. Proscrit aux États-Unis, l’illustrissime océanographe,
organisateur de la défense des ports sudistes au moyen d’un système de mines
(désignées torpilles) vend son expertise pour financer l’éducation de ses enfants
après la perte de sa fortune dans les levées de fonds de la Confédération vaincue.
La marine lui alloue 25 000 francs et la commission conclut qu’un tel système
ne doit être déployé qu’en temps de guerre6. Il inspirera toutefois les défenses
sous-marines françaises contre un blocus anglais.
Impressionnée par le combat entre le Monitor et le Virginia (ex-Merrimack),
la marine impériale a lancé, un an avant la mission de Pigeard aux États-Unis,
un programme de gardes-côte cuirassés (Taureau, Bélier, Cerbère)7. Si la mission

1. Ibid.
2. Ibid.
3. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 2 juillet
1864.
4. Ibid.
5. Maury, Mathew Fontaine (1806-73) ; les correspondances de Pigeard n’indiquent pas s’il a
connu Maury à Londres.
6. Williams, F.L., Matthew Fontaine Maury, Scientist of the Sea, New Brunswick, 1963,
pp. 442-443. Battesti, M., op.cit., p. 756.
7. Ibid., pp. 712-719.

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L’invention du poste d’attaché naval

de Pigeard révèle tout l’intérêt de la direction du matériel pour les réalisations


américaines, l’achat par la France en avril 1867 des bâtiments cuirassés
Dundenberg et Onondaga est destiné à empêcher leur vente annoncée à la Prusse
et ne correspond pas à un besoin d’étude1.

Avril 1864-septembre 1869 :


bâtiments à tourelles ou bâtiments à casemate ?
À son retour en Angleterre, Pigeard se retrouve spectateur du conflit qui
divise l’Amirauté : E.J. Reed2, constructeur en chef (1863-70) et partisan des
bâtiments à casemate centrale s’oppose au capitaine de vaisseau Coles3, défenseur
des bâtiments à « tours » (tourelles). Casemate ou tourelles permettent de réduire
le nombre de pièces d’artillerie et donc d’augmenter leur poids et leur puissance.
Conseiller du Génie maritime, Pigeard recommande d’ailleurs que « les 40
pièces de nos frégates [soient remplacées] par 20 autres, lançant des projectiles
d’un poids double ou triple », modification qui sera effectuée4. Fort de son
expérience américaine, Pigeard souligne toutefois les limites des deux solutions :
« les navires Coles sont beaucoup plus vulnérables que les Monitors parce qu’ils
présentent un flanc plus large » ; les navires à casemate centrale de Reed, « avec
une artillerie très limitée [peuvent] répondre au feu de l’ennemi dans toutes les
directions (…) mais ceux essayés jusqu’à présent laissent beaucoup à désirer5 » .
Pigeard note le paradoxe dans lequel se trouvent enfermés les architectes
navals de part et d’autre de la Manche : « si comme les Anglais on veut résoudre
le problème en construisant des navires énormes on obtient un blindage épais, une
grande vitesse et une artillerie puissante mais (…) la dépense est hors de proportion
avec les services rendus6 ». Par « ses anciennes relations », en l’occurrence le
secrétaire de l’Amirauté, Lord Paget, Pigeard est invité à assister le 17 mars 1865
aux tirs du bâtiment à tourelles Royal Sovereign. Il remarque que le temps et la
mer « malheureusement superbes » facilitent le tir et il conclue que le Royal
Sovereign n’est pas une plate-forme hauturière viable : « [il] est tellement bas sur
l’eau qu’avec la charge qu’il porte, son pont ne peut être tenable ». Mais huit mois

1. MAE, affaires diverses politiques, volume 13, lettre de l’ambassadeur de France au ministre
des affaires étrangères, Berlin le 18 avril 1867.
2. Reed, Edward James (1830-1906) ; constructeur en chef de l’Amirauté (1863-1870).
3. Coles, Cowper Phipps (1819-1870) ; capitaine de vaisseau (1856) ; commandant le Stromboli
en Crimée (1855) et le Royal Sovereign (1867).
4. Ibid.
5. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 7 octobre
1864.
6. Ibid.

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Le développement du renseignement naval

plus tard, à l’issue des essais des bâtiments à tourelles Scorpion et du Vyvern,
Pigeard change d’opinion, apportant tout son soutien aux bâtiments à tourelles
de Coles qui démontrent une meilleure tenue à la mer que le Royal Sovereign :
« sous le rapport militaire les résultats ont été très satisfaisant et ont justifié toutes
les promesses des tours Coles (…) avec une grosse houle on a pu manier sans
difficultés les tours du Scorpion (…) la manière dont les deux bâtiments de Mr.
Laird se sont comportés dans une grosse mer prouve que s’ils avaient pu suivre
leur destination primitive, ils y auraient fait comme bâtiments de mer, très respectable
figure1 ».
Comme on l’a vu, les Vyvern et Scorpion ont été construits secrètement
pour les Confédérés sous le couvert de la France, puis de l’Égypte. Acquis par
la Royal Navy après leur saisie en octobre 1863, ils sont légèrement plus rapides
(10,5 nœuds) que le Research, le premier bâtiment à casemate de Reed (10,3
nœuds). Cette vitesse insuffisante est le principal défaut que relève Pigeard
contre les bâtiments réalisés par le nouveau constructeur en chef de l’Amirauté :
« il se produit depuis quelque temps parmi les officiers de la marine anglaise un
mouvement (…) prononcé (…) en faveur du système Coles dont l’emploi sembla
devoir être limité aux eaux tranquiles [et] contre les constructions à réduit central
(…). M. Reed [qui remplaça] M. Lang signala son entrée en fonction par la création
du navire à casemate centrale dont le chef de famille fut l’Enterprise (…) avec sa
vitesse de 9,7 nœuds, [c’] était (…) un navire de guerre fort incomplet (…) ; la
vitesse [de la Favourite] resta en dessous de 12 (…), le Bellorophon avec sa vitesse
de 13,69 reste bien en dessous de ce qu’on espérait2 ».
Comme le relate Pigeard le débat entre Coles et Reed est arbitré par
l’Amirauté qui charge le second de construire un bâtiment qui reprend les
principes défendus par le premier : « on se décide à ordonner la mise en chantier
d’un bâtiment à deux tours destiné à la navigation (…). L’Amirauté ne se prononce
qu’à demi ; elle charge M. Reed des plans de ce dernier bâtiment ou bien d’adopter
ceux que le capitaine Coles lui a présenté3 ». Sous la direction de Reed, l’arsenal
de Chatham met sur cale le 1er juin 1866 le cuirassé à tourelles Monarch, tandis
que parallèlement Coles, insatisfait de voir son concept confié à son rival, obtient
de l’Amirauté de pouvoir construire chez Laird un bâtiment à tourelles selon
ses spécifications. Mis sur cale en janvier 1867, le Captain est admis au service
en janvier 1870, six mois après le Monarch et trois mois après le départ de
Pigeard. Entre-temps, la position de celui-ci sur le débat Coles-Reed a de nouveau

1. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 15 novembre


1865.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 29 décembre
1865.
3. Ibid.

182

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L’invention du poste d’attaché naval

évolué. Les bâtiments à casemate lui paraissent plus convaincants pour la haute
mer tandis que les bâtiments à tourelles seraient restreints à la défense côtière.
En avril 1867, Pigeard observe les cuirassés à casemate grec Basileos Georgios
et prussien Wilhelm I dessinés par Reed. Il note que : la casemate ne laisse aucun
point de l’horizon invulnérable1 ». En septembre 1868, Pigeard se rend à Liverpool
puis à Glasgow où respectivement un et deux cuirassés à casemate de la classe
Audacious sont en construction. Pigeard paraît désormais conquis par les
cuirassés à casemate centrale ; dans son rapport, il écrit : « plus je suis de près
les efforts que font les Anglais pour se construire un matériel qui répondent aux
exigences complexes de leur politique, plus je persiste à penser que le bâtiment à
tour convient spécialement à un service local et que celui à batteries est le véritable
instrument de guerre extérieure. L’Amirauté britannique est de cette opinion et le
pas qu’elle fait dans cette voie constitue un progrès2 ». Pigeard n’est plus en
Angleterre pour le dénouement dramatique du débat Coles-Reed. Après des
essais réussis qui confondent Reed son principal détracteur, le Captain de Coles,
pris dans un violent coup de vent, chavire dans la nuit du 6 au 7 septembre
1870. Dénoncé par Reed, qui refuse d’en approuver les plans, le Captain, trop
bas sur l’eau, ne tolère pas plus de 20° de gîte (contre 37° au Monarch de Reed)3.
Le naufrage coûte la vie à Coles et à 421 marins ; Robinson est contraint à la
retraite ; calomnié, Reed, architecte génial, démissionne et embrasse la politique :
« une catastrophe nationale » se lamente Robinson4. Mais le principe du bâtiment
à tourelles a gagné. Après les Audacious, l’Angleterre ne construira plus de
bâtiments à casemate centrale. Reed – leur ancien partisan – a dessiné les plans
des cuirassés à tourelles Devastation, bas sur l’eau mais stable, dont la silhouette
révolutionnaire préfigure l’avenir5. La tourelle l’a emporté, au moins en Grande-
Bretagne, la France perdant ensuite une décennie avant de l’adopter6.
L’autre priorité – devenue l’un de ses domaines d’excellence – concerne
l’artillerie dont dépendrait l’issue d’une guerre navale franco-britannique.
Pigeard rend compte de la série d’accidents de culasse qui force la Royal Navy
à retirer les canons rayés Armstrong 100. Ceux-ci semblaient donner satisfaction

1. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 22 avril


1868.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 12 septembre
1868.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 17 novembre
1868 ; BCOWN, D.K., Warrior to Dreadnought, Londres, 1997, pp. 46-53.
4. Cité par Brown, D.K., ibid., p. 53.
5. Brown, D.K., A Century of Naval Construction, The history of the Royal Corps of Naval
Constructors, Londres, 1983, pp. 41-43.
6. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 17 avril
1869.

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Le développement du renseignement naval

mais doivent être remplacés par des nouvelles pièces Armstrong chargés par
la bouche (Muzzle Loading Rifle) et donc moins dangereuses1. À la suite des
recommandations du Comité d’artillerie, l’arsenal de Woolwich adopte la rayure
française pour ses canons2. Une coopération s’amorce entre Paris et Londres
et le 21 septembre 1865 Pigeard reçoit l’instruction de demander à la Royal
Navy une nouvelle pièce Armstrong pour qu’elle soit essayée sur le polygone
de tir de Vincennes3. Le 30 mars 1867, Pigeard conclue à la supériorité retrouvée
de l’artillerie navale britannique sur la française : « tout notre ancien matériel
cuirassé est à 5 ou 600 mètres à la merci du calibre anglais de 17,7 cm et à 2 000 mètres
de celui de 22,6 cm qui figure aujourd’hui à bord de tous les bâtiments de la flotte
blindée4 » .
Pigeard quitte Londres en septembre 1869 où il est remplacé par le capitaine
de frégate Dumas Vence. Rigault de Genouilly qui a succédé à Chasseloup-
Laubat au ministère lui écrit : « je tiens à vous exprimer toute ma satisfaction sur
la façon distinguée dont vous avez rempli cette mission pendant dix années
consécutives. J’ai apprécié les nombreux rapports, les renseignements, les documents
de toutes sortes que vous avez adressés au département5 ». Témoignage pour ses
talents de diplomate, la Reine Victoria le fait chevalier de l’Ordre du bain.
Pigeard passe de l’autre côté du miroir en prenant la direction des mouvements
de la flotte où il orientera les recherches de son successeur et exploitera ses
renseignements. Celui-ci se montrera digne de son prédécesseur en recevant
un témoignage de satisfaction de l’amiral Pothuau en 1871 pour les services
rendus pendant la guerre franco-prussienne6.

Quelles conclusions peut-on tirer de l’action du capitaine de vaisseau


Pigeard que l’on peut considérer comme le premier attaché naval français ?
Concernant ses méthodes, on note qu’il effectue ses déplacements sans dissimuler
sa qualité d’attaché naval et doit solliciter des autorisations pour visiter les
arsenaux. Par observations, il faut comprendre des descriptions et des croquis
détaillés qui témoignent des facilités accordées et de la qualité du dialogue qu’il
entretient. Pigeard intéresse naturellement les industriels anglais et américains

1. Ibid.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 12 janvier
1866.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 6 octobre
1865.
4. Ibid.
5. SHD/M, CC7 dossier personnel Pigeard ; cité par Salkin-Laparra, op.cit., p. 370.
6. Salkin-Laparra, op.cit., p. 185.

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L’invention du poste d’attaché naval

qui voient dans la marine impériale un client1. Pigeard collecte des documentations
techniques et l’essentiel de sa correspondance est adressé à la Direction du
matériel, même si ponctuellement il peut traiter des affaires politiques ou
opérationnelles et rendre compte de l’organisation de la Royal Navy. Il profite
des relations d’armements qui existent entre la France et l’Angleterre pour
s’entretenir avec les ingénieurs français de passage à Londres, dont les observations
complètent son travail. Enfin, Pigeard semble très apprécié du troisième Lord
de l’Amirauté, l’amiral Robinson, qui trouve certainement son avantage à
échanger des vues avec un professionnel reconnu qui observe la marine
britannique pendant plus d’une décennie. Les facilités qui lui sont accordées
permettent à titre de réciprocité d’en savoir plus sur les bâtiments et les
constructions françaises. La Royal Navy invite donc Pigeard à visiter le Warrior
et à participer aux essais du Royal Sovereign. Il a ses entrées sur l’HMS Excellent,
le vaisseau qui porte toutes les pièces d’artillerie en service ou en essai dans la
Royal Navy. Et son ministre, Chasseloup-Laubat, est reçu à bord du Scorpion
et du Vyvern à Portsmouth en 18652. Si le Premier secrétaire de l’Amirauté est
déçu de ne pas pouvoir monter à bord de la Gloire en 1860, le Premier Lord, le
duc de Somerset, se déclare enchanté par son passage à l’arsenal de Toulon et
sur le Montebello en octobre 18643. Entre experts, les équipements ou les
techniques de construction des bâtiments que l’on peut observer ou visiter sont
pour partie difficiles à cacher. Mais cette proximité des adversaires potentiels,
facilitée par une fraternité d’armes en Crimée, permet à Pigeard d’obtenir des
informations protégées, généralement sur les programmes ou des performances
qui tiennent à cœur aux intéressés. Elles font l’objet de « lettres confidentielles »
scellées. Désireux de publier les résultats de sa mission en Amérique, Pigeard
se voit d’ailleurs opposer un refus par le ministre qui veut préserver la
confidentialité des informations recueillies4.
Quant à l’influence du travail de Pigeard, elle paraît significative. Tout ce
qu’il écrit est lu par Dupuy de Lôme. Or celui-ci est opposé aux tourelles et la
marine française, adopte l’artillerie lourde de 24 centimètres et les batteries en
casemate qui ont séduit Pigeard. En mars 1867, ce dernier est invité – au regard
de son expérience des cuirassés anglais – à présenter ses observations sur la

1. Pigeard suit les travaux d’achèvement de la canonnière L’Actif commandée par la France au
chantier Scott à Greenock et en avril 1868, il est instruit de rechercher dans les chantiers
anglais les transports et les avisos que la marine impériale pourrait acheter.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 15 novembre
1865.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 11 novembre
1864.
4. SHD/M, CC7, Dossier personnel Pigeard.

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Le développement du renseignement naval

construction du Marengo et du Thémis qu’il a visité à Toulon1. Au terme de ses


dix années passées en Angleterre, Pigeard peut ainsi constater que la Royal
Navy a refait son retard sur la France.
La mission de Pigeard en Angleterre préfigure la mise en place d’un réseau
d’attachés navals à partir de 1886. Dans la plupart de ces pays, celui-ci vient
seconder l’attaché militaire. Les dates de création de ces postes d’attachés navals
correspondent généralement à la modernisation ou à la montée en puissance
des marines considérées : Italie et Russie dans les années 1880 ; Allemagne avec
l’avènement de Guillaume II ; Japon, États-Unis, après les victoires navales du
premier contre la Chine au Yalu, et des seconds contre l’Espagne, à Santiago et
Cavite2.
Ce réseau d’attachés navals impose la création d’un bureau pérenne pour
l’exploitation du renseignement recueilli. La fonction est d’abord tenue par la
Direction des mouvements de la flotte que dirige Pigeard à son retour en 1869.
Ce service reprend des attributions existantes mais dispersées, généralement
au niveau du cabinet. La mention d’un 2e bureau de statistique maritime et
d’étude des marines étrangères apparaît pour la première fois dans l’Annuaire
de la Marine et des Colonies de 1882. Rebaptisé 1er service spécial de l’État-major
l’année suivante, puis 2e section en 1886, il devient la 1re section en 18893. Les
effectifs de la 1re section vont varier de 3 à 7 officiers entre 1882 et 1913, le chef
étant un capitaine de frégate. Les affectations sont très courtes : une ou deux
années, au mieux trois. Le personnel de soutien se limite à un ou deux officiers
mariniers ou personnels civils.

Alexandre Sheldon-Duplaix

1. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 8 mars


1867.
2. Salkin-Laparra, G. Marins et diplomates, Vincennes, 1989.
3. Navarre.H. écrit à tort que la 1re section de la Marine est créée en 1891, dans Le Service de
renseignements 1871-1944, 1978, p. 15.

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L’invention du poste d’attaché naval

Mise en place du réseau des attachés navals français

Pays
Années
Attaché résident non-résident
1860 Grande-Bretagne
1886 Russie, Italie
1888 Danemark Suède, Norvège
Tunisie
1891
(fermé en 1896)
1895 Allemagne
1899 États-Unis, Japon
1903 Corée, Chine
Espagne, Portugal,
1909
Autriche-Hongrie, Pays-Bas
1911 Argentine
1913 Brésil, Chili Uruguay
10
Total 9
(Tunisie exceptée)

187

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LE RENSEIGNEMENT NAVAL FRANÇAIS
EN MÉDITERRANÉE AU XIXe SIÈCLE
(1815-1913) : ACTEURS, ORGANISATION
ET PRATIQUES

Patrick Louvier

Au xixe siècle, l’acquisition, l’authentification comme l’exploitation du


renseignement par les autorités navales françaises doivent s’adapter aux objectifs
d’une Marine nationale sortie en 1815 bien malmenée de vingt-cinq ans d’échecs
répétés et de grands désastres. Après 1830, la Royale se donne les moyens d’une
politique de grandeur destinée à soutenir les projets européens et lointains de
la France. Moyens budgétaires acquis sous les monarchies constitutionnelles
puis accrus au milieu du siècle, moyens humains et matériels que tous les
régimes comprennent et soutiennent, moyens doctrinaux enfin, dont l’âge d’or
se situe entre 1840 et 1885, avant que les errements de la fin du siècle ne minent
l’effort des décennies passées. Toute cette entreprise suppose l’acquisition
constante de données cartographiques et statistiques, d’informations techniques,
nautiques et militaires, mais également de données politiques.
Ni les objectifs ni les pratiques du renseignement naval ne connaissent de
modifications notables entre la seconde moitié du xviiie siècle et les trois
premières décennies du siècle suivant. La recherche de l’information porte
surtout sur l’état matériel des forces combattantes étrangères et de leurs arsenaux.
Après 1830, l’échelle et les objets du travail changent dramatiquement. La
maritimisation des économies, qui accompagne la première mondialisation
(vers 1840-1914), le concurrence des projets impériaux et coloniaux, décuplée
après 1880, enfin l’industrialisation des forces navales sont de redoutables défis.
Concrètement, il s’agit de rattraper l’hyperpuissance navale britannique, engagée
la première dans l’ère de la propulsion thermique et de la métallisation, mais
également de jauger les innovations des puissances navales émergentes. La
connaissance approfondie et précoce des avancées comme des impasses

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Le développement du renseignement naval

techniques permet d’estimer les opportunités tactiques d’une innovation – ainsi


l’hélice, le blindage, le torpilleur –, et d’acquérir la plus grande autonomie
technique possible. Dans une large mesure, suivre les affaires politiques, sonder
l’état d’esprit de l’opinion, mesurer l’influence des cercles militaires et navals
présente également de l’intérêt dans un âge de parlementarisme et de
démocratisation des affaires stratégiques. Tout au long du siècle, mais surtout
après 1840, l’acquisition de renseignements navals en Méditerranée est d’une
certaine importance.
Espace séculaire de partenariats et de rivalités franco-britanniques, cette
mer accueille durant et après la seconde crise de Syrie (1839-1840) les deux plus
grosses escadres européennes : le Malta Squadron et l’escadre d’évolutions, le
fer de lance de la dissuasion navale française. Technique et militaire, le
renseignement français conduit au Levant comme dans le bassin occidental de
la Méditerranée complète la masse considérable de données que la Marine
collecte outre-Manche tout au long du siècle. Faible et ponctuel avant 1875,
l’intérêt pour les marines secondaires se renforce dans le dernier tiers du siècle.
Non seulement la rue Royale suit de près les foyers d’expérimentation italiens,
turcs, russes, et surtout austro-hongrois dans la guerre sous-marine, mais la
situation stratégique se complique par le durcissement des rivalités coloniales
(Fachoda), l’entrée de l’Italie dans la Duplice (1882-1886) et la maritimisation
des conflits régionaux en Méditerranée orientale, dont les combats navals
turco-grecs en 1912-1913 marquent l’apogée1. Débutant sous le Second empire
avec la création du premier poste d’attaché naval à Londres (1860), la
professionnalisation du renseignement naval touche la Méditerranée inégalement
et tardivement avec la fondation de deux postes en Russie, comme en Italie en
18862. Les pratiques collégiales anciennes perdurent toutefois par nécessité, par
routine et par bon sens. Outre les attachés militaires et les officiers missionnés
par la Guerre, la Royale mobilise ses personnels « à la mer », et fait un large
usage d’une trame consulaire étoffée, sans dédaigner les services des honorables
correspondants nombreux en un siècle de dilatation commerciale, missionnaire
et maritime. Très efficaces en Italie et dans une mesure moindre au Levant, ces
moyens combinés, butent toutefois devant les écrans de fumée et les obstacles
policiers que l’Autriche et la Russie dressent et que l’alliance de 1892 ne parvient
pas à dissiper.

1. Constantin Varfis, « Espace maritime grec et marine hellénique xixe-xxe siècles », Guerres
mondiales et conflits contemporains, no 172, octobre 1993, pp. 90-95.
2. Renaud Darbousset, Les attachés navals français à Rome face à la marine royale italienne
entre 1886 et 1915 : Renaissance, maturité et action, Mémoire de maîtrise en Histoire
militaire contemporaine, Hubert Heyriès (dir.), Université Paul-Valéry, Montpellier IIII,
2001-2002.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

Les objectifs principaux du renseignement naval


en Méditerranée

Dans un espace maritime multipolaire où l’outil naval est un moyen


d’influence et d’ingérence de première importance, la Royale mène sur les
pu issa nces ma rit i mes u ne recherche ouver te où les données
politiques – parlementaires et budgétaires –, commerciales et coloniales tiennent
une place croissante avec le siècle. Il est toutefois possible de dégager des axes
prioritaires dont un – surveiller le Malta Squadron – est pérenne, et deux – la
torpillerie et la course aux armements au Levant – émergent au dernier tiers
du siècle.

Garder l’œil sur le Malta Squadron


Au premier xixe siècle, la Royale a les yeux braqués sur le Royaume-Uni
et les États-Unis, dont les forces navales et maritimes sont à la pointe des progrès
techniques. L’espionnage industriel comme la collecte d’informations ouvertes
se pratiquent donc surtout outre-Manche et outre-Atlantique. Les deux crises
de Syrie, qui rythment entre 1832 et 1840 « la Question d’Orient », puis les
tensions russo-turques du milieu du siècle (1849-1853) obligent de suivre les
puissances maritimes du Levant1 et de la mer Noire2. La guerre de Syrie
(1840) – qui voit la quasi-disparition de la marine égyptienne – puis la guerre
de Crimée (1854-1856), dont les forces armées russes en mer Noire sortent
anéanties, simplifient la recherche française. Au milieu du siècle (1840-1865
environ), la priorité est de suivre les forces britanniques, dont le fer de lance est
l’escadre de Malte. Décidé durant la seconde crise de Syrie, le renforcement du
Malta Squadron, qui devient en 1846 une escadre mixte, n’échappe pas aux
observateurs français. Confiée à l’élite de la Navy – les amiraux Parker (1846-
1851) et « Fly » Martin (1860-1863) –, cette escadre aligne des unités récemment
lancées3. Suivre le Malta Squadron, visiter ses unités, s’entretenir avec ses officiers,

1. Daniel Panzac, La marine ottomane. De l’apogée à la chute de l’Empire (1572-1923), CNRS


éditions, 2009, pp. 218-255 ; idem, « Flottes et arsenaux dans l’affrontement turco-égyptien
(1830-1840) », Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 84 | 2012, mis en ligne le 15 décembre
2012, URL : http://journals.openedition.org/cdlm/6556.
2. Service historique de la Défense-Vincennes-Marine (par la suite SHD-V-M) 17 GG 2-1, LV
La Roncière Le Noury, « Note sur la Marine impériale russe de la Mer Noire », 25 février
1849.
3. Patrick Louvier, La puissance navale et militaire britannique en Méditerranée, 1840-1871,
Vincennes, Service historique de la Défense (par la suite SHD), 2006, pp. 137-147 320-334.

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Le développement du renseignement naval

bien connaître enfin les grands travaux portuaires à Malte1 comme à Gibraltar
sont autant d’occasions de mesurer l’écart entre les deux marines. Les données
purement militaires tendent à prendre le pas après 1860. La généralisation de
l’artillerie rayée, l’augmentation rapide des calibres et la complexité des modes
de chargement, le blindage enfin sont autant de questions qui intéressent les
marins français durant les décennies 1860-18702.
En dépit de la curiosité suscitée par la bataille de Lissa (1866) et par des
projets étonnants, comme les cuirassés circulaires Popovkas, la rue Royale se
désintéresse alors, et non sans raison, des entreprises navales des autres puissances
régionales. Tandis que les clauses navales du traité de Paris de 1856, comme le
sous-développement industriel sud-ukrainien et criméen, entravent l’activité
des bases russes de la mer Noire, leurs médiocres capacités manufacturières
contraint l’Italie unifiée, l’Autriche-Hongrie, la Turquie ottomane et l’Espagne
à commander aux Franco-Britanniques leurs canons, leurs navires, leurs
blindages. Il y a donc peu à voir et encore moins à apprendre dans la plupart
des ports de guerre méditerranéens à peine capables de mener des tâches
d’assemblage et de réparation. Dans une certaine mesure, leur incapacité
hauturière pousse les puissances navales secondaires à investir dans les armes
sous-marines, alors dans leur enfance.

La Méditerranée et la mer Noire après 1870 :


un champ d’expérimentations des armes sous-marines
Au lendemain de la guerre de Sécession, la torpillerie, c’est-à-dire l’ensemble
des dispositifs de lutte sous-marine, suscite l’intérêt de la part des nations
maritimes3 qui suivent les opérations navales menées en mer Noire durant la
guerre russo-turque de 1877-1878, mais aussi le bombardement naval contre
Sfax (1881) et l’attaque britannique contre Alexandrie (1882). Pour des puissances
maritimes de second rang, la torpillerie comme les dispositifs de surveillance
électriques – projecteurs – s’imposent comme une précieuse opportunité
stratégique, une arme du faible au fort, onéreuse, mais crainte.

1. SHD-V-M, BB 4-1385, Consul de France (Malte) au ministre des Affaires étrangères, 5 mai
1883.
2. SHD-V-M, 2010 PA 45-12, Lieutenant de vaisseau (LV) L. Lewal, « Note sur l’installation
du vaisseau anglais L’Orion (novembre 1859) » ; P. Louvier, La puissance navale…, op. cit.,
pp. 347-351.
3. Philippe Masson, Michèle Battesti, La Révolution maritime du xixe siècle, Lavauzelle,
pp. 63-64 ; Konstantin Zhukov et A. Vitol, « The Origins of the Ottoman Submarine
Fleet », Oriente Moderno, XX, no 1, (2001), pp. 221-232.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

Du ra nt ces a n nées 1865 -1885, plusieu rs por ts de g uer re


méditerranéens – La Spezia, Nicolaïev ou Nikolaev –, mais également quelques
ports mixtes – Constantinople et Fiume – deviennent des lieux d’expérimentation,
parfois de montage et, plus rarement, de fabrication des armes sous-marines.
Parvenant à Marseille en 1844, passant à Milan puis à Trieste et Fiume où il
s’établit, Robert Whitehead (1823-1905) rejoint le chantier Stabilimento Technico
Fiumano et développe avec le commandant Luppis une arme automobile sous-
marine dont les premiers essais effectifs ont lieu en 1866. Après 1880, les matériels
Whitehead deviennent assez fiables pour équiper des unités de surface dédiées
à leur emploi. Suivant de près le travail de Whitehead, qui se rend à Paris en
1873 pour y négocier un fructueux contrat, la rue Royale envoie régulièrement
des missions pour procéder à la recette de ces armes nouvelles1. Les défenses
portuaires russo-turques, particulièrement les torpilles, que le général américain
Berdan (1824-1893) met au point à Constantinople en 1883, sont également
l’objet de l’attention du stationnaire du Bosphore et des officiers missionnés
par la Marine et la Guerre. Annotant le rapport sur le sous-marin Nordenfelt
assemblé dans l’arsenal de Constantinople, le ministre de la Marine, l’amiral
Théodore Aube, propose d’envoyer « nos attachés navals en Angleterre assister
aux essais d’un bateau plongeur perfectionné », puisque l’ingénieur suédois
Thorsten Vilhelm Nordenfelt (1842-1920) en a fait la proposition à la France,
et « ne pas laisser perdre cette occasion de constater les progrès accomplis2 ». L’année
suivante, la présence à Constantinople de l’ingénieur du Génie Maritime Gaston
Ramazotti (1855-1915)3, neveu de Gustave Zédé et pionnier de la navigation
sous-marine, n’est sans doute pas fortuite puisque ce dernier a l’occasion de
voir les compartiments annulaires du sous-marin dont l’arsenal de Constantinople
assure l’assemblage4. Tandis que les Ottomans abandonnent cette filière
d’excellence trop onéreuse et complexe, les établissements Whitehead continuent
à fournir en torpilles la plupart des États dont la France, jusqu’à la construction
d’un premier site à Saint-Tropez, à la veille de la Grande Guerre. En janvier 1905,
ce ne sont pas mois de 280 torpilles du nouveau modèle 1904 qui sont commandées
à Fiume pour un montant de 3,8 millions de francs. L’achat et l’acquisition des
matériels, ce que l’on nomme « la recette », sont alors l’occasion de rencontres

1. Theodore Ropp, The Developpment of a Modern Navy, French Naval Policy, 1871-1904, Naval
Institute Press, 1987, pp. 112-113.
2. SHD-V-M, BB 4-1449, Note manuscrite de « T. A. » (Théodore Aube), s. d, sur la page de
garde du rapport manuscrit du LV Massé et du sous-ingénieur des constructions navales
Romazzotti, « Rapport sur les arsenaux de Constantinople Nikolaiëff et Sébastopol »,
30 novembre 1886.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Romazzotti.
4. Dominique Brisou, La propulsion des sous-marins français des origines à 1940, Vincennes,
SHD, 2007, pp. 47-49.

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Le développement du renseignement naval

informelles avec d’autres acheteurs et d’une circulation incessante de détails


techniques dont les correspondants locaux du service des Défenses sous-marines
sont les maîtres d’œuvre1.

Suivre les progrès des marines de l’Adriatique à la mer Noire


(1875‑1914)
Borné avant 1880 au seul champ des entreprises britanniques, le regard
naval s’élargit ultérieurement aux marines austro-italiennes. Renforcée par la
seconde industrialisation (1880-1914), leur assise manufacturière donne non
seulement à ces deux marines l’autonomie technique dont elles manquaient
auparavant, mais elle leur permet aussi de procéder à des refontes majeures et
surtout de mener à bien des projets audacieux2 – les cuirassés à tourelles Diuolo
et Dandolo, le dreadnought de la classe Tegethoff – dont certains alimentent
bien des débats. Le dédain passé fait place, chez les experts nationaux les plus
attentifs, à une estime sincère3. Non sans raison. Entre 1885 et 1895, les
performances des canons moyens et légers à forte cadence de tir, que les Français
observent sur les navires italiens et britanniques, ne rendent-ils pas aux navires
de ligne une grande part de leur prééminence4 ? Comme ces deux marines sont
au service de la Triple alliance, la préparation des opérations offensives françaises
dans les eaux péninsulaires – frappes portuaires, raids et descentes – suppose
la collecte régulière des renseignements les plus divers5. Si l’hypothèse d’une
guerre navale contre l’Italie, alliée ou non à l’Angleterre, est au centre de la
réflexion du haut-commandement dès le milieu des années 1880, l’éventualité
d’un conflit franco-britannique ne cesse de gagner du terrain après 1895. Négligé
tout au long des années 1865-1885, ce risque se renforce entre 1895 et 1899 et

1. SHD-V-M, BB 4-2469, EMG 1re section, Rapport au ministre, 20 avril 1905.


2. M. Gougeard, La Marine de guerre, son passé et son avenir, cuirassés et torpilleurs, Paris,
Berger-Levrault, 1884, p. 49 ; P. Cabanes (dir.), Histoire de l’Adriatique, op. cit., pp. 437-
442, 451-457 ; Gilbert Bosetti, Trieste. Port des Habsbourg 1719-1915. De l’intégration des
immigrés à la désintégration du creuset, Grenoble, UGA éditions, 2017, pp. 106-107.
3. Mariano Gabriele, « La marine italienne de 1870 à 1900 », dans Michel Ostenc (dir.), La
marine italienne de l’Unité à nos jours, Economica, 2005, pp. 11-52 ; Jean de Préneuf, « Du
rival méprisé à l’adversaire préféré », Revue Historique des Armées, no 250, 2008, pp. 172-
173.
4. SHD-V-M, BB 8-2424-2, Vice-amiral (VA) Rieunier au ministre de la Marine, « Escadre
de la Méditerranée Occidentale et du Levant, Réponse à la dépêche ministérielle du 8 avril
1892 », 24 avril 1892.
5. On lira ici dans le fonds BB 8-2424/2 les différentes réponses apportées au point 7 du
questionnaire de mars 1896 auquel répondent les membres du Conseil Supérieur de la
Marine (CSM) le mois suivant.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

conserve toute sa vraisemblance avant et même après 1905. Dans ce schéma


stratégique, quelle aide attendre de l’escadre de Sébastopol ? Que peut-on tenter
avec les Russes au Levant ? Quelles sont enfin les chances d’un raid britannique
contre les ports russes de la mer Noire1 ? Autant de questions exigeant un gros
travail de recherche et d’analyse en Russie.
La Marine doit enfin tenir compte de la maritimisation des États égéens
et balkaniques qui se lancent, après 1878, dans des politiques navalistes plus
ou moins ambitieuses que la France suit par des missions spéciales en Grèce
puis en Bulgarie2. D’une tout autre ampleur, la course aux armements navals
que se livrent d’une part les Austro-Italiens après 1908, puis quelques années
plus tard les Turcs et les Grecs, est suivie avec attention à Paris. Les achats
d’unités nouvelles, mais également les refontes engagées intéressent la rue
Royale. Au lendemain de la crise de Bosnie (1908), les marines grecque et turque
font en effet le choix du rattrapage technologique par l’acquisition de navires
modernes dont l’achat exige une riposte équivalente. Sans commune mesure
certes avec les combats navals livrés en Extrême-Orient en 1904-1905, les duels
d’artillerie opposant les marines grecque et turque pendant la Première guerre
balkanique sont enfin l’occasion d’examiner de près la tenue des navires de
ligne de second ordre ou anciens sous le feu de l’artillerie adverse et de mesurer
les effets des mines sous-marines.

Les acteurs occasionnels et réguliers du renseignement naval

Au premier xixe siècle, la Marine ne compte pas, à proprement parler, de


service de renseignement ni d’agents spécialisés. Sous le Premier Empire, le
Dépôt des cartes et plans du ministère, la 2e division chargée des interrogatoires,
la 5e qui correspond avec les consuls, assument la collecte et l’analyse des
données, mais ne monopolisent pas ces tâches3. Les structures de l’administration
navale ne facilitent pas l’éclosion d’un service dédié au renseignement. Ni le
conseil d’Amirauté – un aréopage d’officiers généraux et supérieurs – ni le
conseil des Travaux ne donnent de relief à cette mission. Dans une certaine

1. SHD-V-M, BB7-42, EMG, 1re section, « Défense des côtes. Pays du Levant Europe et
Détroits », août 1893, pp. 17-18.
2. Patrick Louvier, « L’assistance de la France aux marines secondaires de la Méditerranée
orientale et de la mer Noire du Second Empire à la Grande Guerre (1860 environ-1914) »,
Stratégique, 2018/1, no 118, pp. 107-126.
3. Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France,
Fayard, 2009, pp. 169-173.

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Le développement du renseignement naval

mesure, la réforme de 1860, qui donne au ministre de la Marine l’embryon d’un


état-major, permet d’y développer un bureau spécialisé dans le renseignement,
d’autant plus que le premier chef d’état-major du ministre, l’amiral Clément
de La Roncière Le Noury (1813-1881), avait acquis une belle expérience dans
ce domaine en mer Noire comme au Levant. Le travail de planification et
d’analyse perceptible est toutefois abandonné quand La Roncière est débarqué
à la fin de 18641. Comme la Marine n’entretient avant 1886 aucun attaché dans
les États méditerranéens – à l’exception du stationnaire du Bosphore2 – le travail
local et régional d’acquisition et d’analyse dépend de praticiens occasionnels
et réguliers qui, pour une part, appartiennent aux forces armées, et, pour une
autre, aux autres administrations engagées dans la défense des intérêts nationaux.
Loin d’être compromise par les premiers postes d’attachés en Russie comme
en Italie, cette polyphonie s’avère indispensable tout au long de la Belle Époque.

Jusqu’au début de la IIIe République, une polyphonie collégiale


Comme par le passé, la recherche du renseignement associe aux croiseurs
des stations, les commandants des croiseurs « en mission particulière », les
hydrographes, les ingénieurs du génie maritime, mais également les agents
consulaires3. Pratiquée sur une échelle supérieure par la Navy, cette collégialité
permet de corriger la fermeture d’une filière. Pour suivre en 1854 l’activité
militaire des ports russes de la mer Noire, d’où les consuls français et britanniques
ont été expulsés au début de la guerre de Crimée, le ministre de la Marine et
des Colonies, Théodore Ducos (1801-1855), s’appuie sur les rapports des chefs
des forces déployées en mer Noire, les amiraux Hamelin et Bruat, et lit les
informations glanées par le chef de la station du Levant. Le ministre reçoit enfin
les rapports informels que lui communique le capitaine de vaisseau Joseph-
Eugène de Poucques d’Herbinghem (1807-1900), qui avait servi au sein de son
état-major en 18524. Ces pratiques polyphoniques se poursuivent dans les trois
décennies qui suivent la guerre de Crimée.
Sans apporter beaucoup d’éléments techniques inédits, les « tableaux de
renseignement » et les rapports qui proviennent des officiers « à la mer » sont
précieux. Ils permettent en effet d’actualiser les données techniques telles que

1. Jean-Philippe Zanco, Le ministère de la Marine sous le Second empire, Vincennes, SHD,


2004, pp. 100-101.
2. On se reportera ici à la communication de l’auteur sur cette station politique.
3. Laurent Bussière, « Le renseignement français sous le règne de Louis XIV. Le cas des
consuls de France à Gênes, 1668-1689 », Chronique d’Histoire Maritime, no 47, 2002, pp. 40-
52.
4. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_depoucques_joseph.htm.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

les défaillances des bouches à feu ; les mouvements d’une escadre, l’aménagement
d’une batterie1. Comme par le passé, la rue Royale dépend beaucoup du Quai
d’Orsay et de la Guerre. Censés rapporter les mouvements des bâtiments de
guerre et des transports de troupes étrangers dans les ports de leur circonscription,
les agents consulaires sont en outre invités à suivre tout ce qui touche la puissance
maritime, commerciale et navale du pays où ils servent. Le développement d’un
arsenal, la construction d’une forme de radoub, indispensable pour la réparation
d’un navire de guerre, le réarmement d’une batterie de côtes, l’arrivée de
transports de troupes et la venue d’une autorité navale ou politique de haut
rang font ainsi partie des informations « navales » des rapports consulaires2.
Pendant l’insurrection chrétienne crétoise de 1866-1869, l’agent consulaire
français à Syra (aujourd’hui Syros), qui est le premier port de charbonnage des
Cyclades, donne assez d’informations nautiques et politiques au contre-amiral
Simon, commandant de la station du Levant, pour qu’il puisse suivre de près
les mouvements et les succès des croiseurs grecs cherchant à forcer le cordon
naval ottoman3.
Outre les agents consulaires, rattachés en 1793 aux Relations extérieures
(i.e. les Affaires étrangères), les experts de la Guerre sont des auxiliaires précieux
de la Marine. Les officiers des armes savantes, qui sont, avec les hydrographes,
les meilleurs praticiens de la guerre en eaux brunes, participent ainsi régulièrement
à la collecte des données qui intéressent l’État-major de la Marine4. Débarquant
en 1841 en Tunisie suite à une escale technique inattendue, le lieutenant-colonel
Dautheville, un sapeur, visite les environs de la capitale avec le soutien du
consul-général. Exposant les moyens de prendre « la place de Tunis », son rapport
détaille les points de débarquement les plus judicieux, dresse l’itinéraire des
colonnes jetées depuis la côte, signale les lieux les plus importants. Un rapport
opportuniste, mais très proche de ceux que les experts des armes savantes
dressent pour définir le plan d’attaque d’une forteresse côtière5. Une fois collectés,
les renseignements sont pour partie communiqués à la 1re section de l’État-major
général (EMG) de la Marine, les services spécialisés de la Guerre récupérant le
gros des données.

1. SHD-V-M, BB 4-1402, LV Adolphe Hallez, Le Flore, Renseignements confidentiels sur les


défenses de Malte, 8 juin 1882.
2. À titre d’exemple : Archives du ministère des Affaires étrangères (par la suite AMAE), La
Courneuve, CPC-NS Russie 1896-1914 (84).
3. SHD-V-M, BB 1483, Chemise « Consulat de France à Syra (1866-1868) ». Pochette « Affaires
de Crète (1860-1869) ».
4. Alexandre Sheldon-Duplaix, « Le renseignement naval français des années 1850 à la
Deuxième guerre mondiale », Revue Historique des armées, no 225, décembre 2001, p. 51.
5. Colonel Reyniers, « Un émule du commandant Boutin : le lieutenant-colonel Dautheville »,
Revue du Génie Militaire, 1er trimestre 1956, pp. 41-65.

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Le développement du renseignement naval

L’émergence d’une trame d’attachés ne débouche pas sur un service


de renseignement naval (1882-1914)
Mentionné pour la première fois en 1882, cinq années avant la création de
son homologue britannique, le Naval Intelligence Department, le service de
renseignement naval français (par la suite SR), est significativement dénommé
le 2e bureau de statistique maritime et d’étude des marines étrangères1. Placé
sous le commandement du chef d’état-major, ce département est maintenu les
années suivantes sous diverses désignations : 1er service spécial de l’État-major,
2e section, 1re section enfin en 1889, ce qui est confirmé en 1902, avant de
redevenir 2e bureau en 1920. Cette structure légère, qui attire des officiers d’élite,
est chargée de synthétiser les rapports, de produire la documentation utile que
sont les silhouettes comme les photographies des navires, ainsi que la description
des ports de guerre2. Dans les États étrangers, les postes d’attachés navals sont
voués à être les antennes régionales des services parisiens. Fondé en 1860, le
poste de Londres reste longtemps le seul de son genre, avant que le rapprochement
franco-russe et la rivalité franco-italienne n’entraînent la création du poste de
Saint-Pétersbourg en avril 1886, un mois avant celui de Rome. Au poste de
Berlin, ouvert en 1895, est rattaché en 1909, mais sans résidence, l’Autriche-
Hongrie ; Rome recevant, la même année, la mission de suivre les affaires
espagnoles3. Avant la Grande Guerre, aucun autre poste avec résidence ne sera
ouvert dans le monde euro-méditerranéen. Bien dotés en officiers choisis avec
le plus grand soin, le poste de Rome et, dans une moindre mesure, celui de
Saint-Pétersbourg ont donné à la rue Royale une vision régulière des affaires
navales locales. Le flux d’informations provenant de ces capitales est en outre
sans commune mesure avec ce que Berlin et Londres peuvent fournir sur les
marines méditerranéennes. Prenant ses fonctions à Rome le 5 juin 1894, le
commandant Jousselin, un bourreau de travail, fournit six rapports avant la
fin du mois. Pour la seule journée du 10 novembre, ce marin-polygraphe rédige
neuf rapports sur les questions vexillographiques et cérémoniales, le poste
consulaire de La Spezia et les torpilles4. Au 30 janvier 1895, soit à peine sept
mois après son arrivée, 64 lettres et rapports ont traité de tous les sujets intéressant
la vie navale péninsulaire. À la fin du premier semestre 1898, plus de 350 rapports
ont été transmis soit un rythme quotidien de deux rapports par jour environ.

1. Sur la genèse de ce SR cf. T. Ropp, The Development…, op. cit., pp. 126-127.
2. SHD-V-M, BB 7-155, EMG 3e section, Rapport au Président de la République s. d. (1907-
1909) ; A. Sheldon-Duplaix, « Le renseignement naval français… », op. cit., pp. 50-55.
3. Geneviève Salkin-Laparra, Marins et diplomates. Les attachés navals 1860-1914, Vincennes,
Service historique de la Marine, pp. 3-10.
4. Ces dépêches (no 29-37), datées du 10 novembre 1894, se trouvent dans le fonds BB 7-86.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

Malgré le dynamisme des attachés navals en Italie comme en Russie, parler


d’un SR « Méditerranée » paraît bien audacieux avant la Grande Guerre et ne
peut être accepté que lato sensu1.
Les postes d’attachés navals sont trop peu nombreux pour couvrir toutes
les puissances maritimes régionales. Fondé en 1886, le poste romain, très actif,
hérite, en 1909, de la surveillance de la marine espagnole, mais sans résidence
ni doublure madrilène. Confiée également en 1909 à l’attaché naval en Allemagne,
la connaissance de la flotte austro-hongroise ne peut être également qu’irrégulière.
Le 15 mars 1911, le titulaire du poste berlinois et viennois, le commandant
Gontran de Faramond de la Fajole (1864-1950), signale l’insuffisance des données
collectées dans la monarchie danubienne après un séjour de trois semaines.
S’il visite, en mars 1912, les ports arsenaux de l’Adriatique, cet officier ne retourne
pas en Autriche-Hongrie avant la fin de l’année et dépend du consulat de
Budapest pour avancer ses recherches. Le même handicap de la distance affecte
le travail de l’attaché naval en Russie, résidant à Saint-Pétersbourg dont les
déplacements en mer Noire sont ordinairement annuels ou semestriels2. Pour
toute la Méditerranée orientale, la rue Royale dépend du stationnaire du Bosphore,
qui assume les fonctions d’un attaché naval, des officiers détachés en mission
d’assistance technique en Bulgarie et des attachés militaires dans les Balkans.
Sans coordination, ce système n’est pas sans atout. Souvent issus des armes
savantes, les attachés militaires n’ont aucun mal en effet à sonder le fort et le
faible des défenses côtières en mer Égée et dans les Détroits ni à percevoir
l’intérêt d’une commande de torpilleurs ou de mines. Rien ici de bien singulier.
Depuis le xviiie siècle, la connaissance des fortifications barrant les Dardanelles
est régulièrement mise à jour par les officiers missionnés par les Grandes
puissances3. Bien que la constitution d’un réseau « d’agents intelligents et sûrs »
placés sous la direction de l’EMG soit envisagée4, la plupart des amiraux présidant
aux destinées de la Marine recommandent de s’en tenir aux pratiques collégiales5.
Outre les renseignements concrets et sûrs que font parvenir les stations et
les croisières sur les marines espagnole, turque et grecque, la Marine fait appel
aux bonnes volontés expatriées et méridionales. Les commerçants, les yachtmen,
les ingénieurs, les marins du commerce, les pêcheurs corses, les officiers des

1. Lieutenant Abdil Bicer, « La genèse des Services de renseignements français en mer Égée
et dans la péninsule grecque en 1915-1916 (création, structures et fonctionnement des
SR) », dans F. Guelton et Abdil Bicer, Naissance et évolution du renseignement dans l’espace
européen (1870-1940), SHD, 2006, pp. 157-187.
2. SHD-V-M, BB 4-1415, LV Blondel au ministre de la Marine, 21 novembre 1888.
3. SHD-V-T, 1 VM 81, Chef d’escadron d’artillerie G. Dupont au ministre de la Guerre,
22 août 1905 ; ib., Le même au même, 5 décembre 1905.
4. SHD-V-M, BB 24242, Amiral Barrera au ministre de la Marine, 30 mars 1896.
5. Ibidem, Réponse du CA Touchard à la lettre ministérielle du 18 mars 1896, avril 1896.

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Le développement du renseignement naval

compagnies postales se révèlent des contacts utiles, ces professions pouvant se


faufiler discrètement1. Retrouvée dans le fonds BB 7-86, la copie d’une lettre
d’un patriote corse, R. Curbani, rapporte, en novembre 1898 au plus fort de la
crise de Fachoda, les rumeurs de guerre dont bruissait le port de La Madallena,
quand ce Bonifacien se rendit en Sardaigne pour ses « affaires particulières ».
Frappé par la présence conjointe de navires de guerre britanniques et italiens
et craignant une attaque soudaine contre sa petite patrie, l’homme alerte la rue
Royale qui avertit l’attaché à Rome2. Coopérations occasionnelles toutefois et
moins appréciées que l’assistance des agences consulaires qui sont le premier
échelon du renseignement naval3.

Au service de la Royale : une dizaine de vigies consulaires

« Son compagnon, Raoul Petitet, était vice-consul de France à Malte


depuis quelques mois seulement ; c’était un Parisien à la fine moustache,
aux yeux rieurs et chez qui les soucis diplomatiques n’avaient pas encore
effacé le naturel de la physionomie et la franchise du sourire. Tout en lui
respirait la gaîté. Envoyé à Malte en arrivant de Turin et bien qu’il ne
sût pas un mot d’anglais, il avait accepté avec sérénité cette réclusion au
milieu de gens dont il ne connaissait pas la langue et qui lui étaient
parfaitement antipathiques. Ses seules distractions, en dehors de la
direction des affaires du consulat, étaient quelques fugues à Palerme afin
de se reposer sur les luxuriantes Italiennes, de la contemplation trop
prolongée des « planches à pain » de La Valette4 ».

Malgré leur caractère romanesque, ces pages de Driant ont le mérite de


rappeler le travail de surveillance assumé dans les ports de guerre ou mixtes
étrangers contemporains. Le roman suppose, bien à tort en revanche, un travail
souterrain et silencieux, alors que le gros des informations communiquées au
Quai d’Orsay ou transmises directement à la préfecture maritime de Toulon

1. À titre d’exemple pour le Second Reich : Joël Becker, L’évolution du poste d’attaché naval
français à Berlin (1895-1939), 2 t., mémoire de maîtrise d’Histoire, sous la direction de
Robert Frank en collaboration avec Philippe Vial, Université de Paris I, Panthéon-
Sorbonne, septembre 2000, pp. 49-50.
2. SHD-V-M, BB 7-86, EMG 1re section au LV Jousselin, « Envoi d’une copie de lettre de
M. Curbani de Bonifacio », 18 novembre 1898 ; J. Becker, L’évolution du poste (…), op. cit.,
p. 49.
3. SHD-V-M, BB 8-2424/2, VA Gervais au ministre de la Marine, 17 juin 1896.
4. Capitaine Danrit (pseudonyme du commandant Driant), Guerre Maritime et sous-marine,
Paris, Flammarion, Nouvelle édition, 1906, pp. 29-30.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

proviennent de conversations amicales avec des officiers et des agents portuaires


étrangers, mais également du dépouillement de la presse locale.
Une dizaine d’agences consulaires régionaux jouent un rôle régulier dans
la collecte des informations sensibles qui intéressent de près l’action de la France
et de ses forces armées. En Méditerranée occidentale, trois postes – La Spezia,
Gibraltar et Malte – sont des relais réguliers de la rue Royale. En Méditerranée
orientale, l’agence des Dardanelles (Gallipoli) comme le vice-consulat de Syra
sont régulièrement requis pour donner à la Marine des informations navales.
Chargée de surveiller la navigation dans les Détroits, l’agence des Dardanelles
est mobilisée à chaque tension régionale, ainsi durant la Première guerre
balkanique, quand les flottes turque et grecque se canonnent au large de Ténédos,
le 22 décembre 19121. En mer Noire, les agents consulaires d’Odessa et de
Sébastopol sont les correspondants réguliers de l’ambassade de France dans la
Russie de Nicolas II et assument bien, durant la crise d’Arménie, la surveillance
des entreprises russes. Occasionnellement enfin, Fiume et Trieste, mais également
Kiel et Hambourg – deux postes voués depuis des décennies au
renseignement – fournissent à la rue Royale des copies d’articles et diverses
données relatives à la flotte austro-hongroise2. Tous ces postes « Marine » sont
maritimes, à l’exception notable du consulat-général de Budapest, qui suit
l’effort naval de la monarchie Habsbourg à la veille de la Grande Guerre3.
Sommairement, deux priorités motivent et guident ce travail consulaire.
Le premier enjeu est de surveiller les parages côtiers où se pratiquent
périodiquement les activités prohibées par le droit international – la basse
piraterie et la traite africaine, via la Tripolitaine et la Cyrénaïque –, comme les
flux des armes et de la poudre qui affectent la sécurité des intérêts nord-africains
de la France. Prioritaire, la seconde mission est de suivre l’action navale d’une
puissance et tous les signaux précédant et accompagnant une crise internationale4.
L’intensité comme la sincérité des alarmes se traduisent en effet toujours par
divers préparatifs, impossibles à camoufler quand ils sont menés de concert.
Durant la crise anglo-russe de 1885, l’agent consulaire à Malte, qui avait été la
base avancée des opérations amphibies anglaises durant la crise égyptienne de

1. SHD-V-M, BB 7-161, EMG 1re section, Extrait d’un rapport du CA Dartige du Fournet à
Monsieur le ministre de la Marine, 6 janvier 1913. Document enregistré le 23 janvier 1913.
2. SHD-V-M, BB 7-30, Copie d’un rapport de M. le colonel de Torcy. Attaché militaire à
l’ambassade de France à Vienne, « État des relations du gouvernement austro-hongrois
avec les cies de navigation ‘Llyod’ et ‘Adria’ », 15 février 1891.
3. Olai Voionmaa, La politique navale française dans la Méditerranée avant 1914. Les attachés
navals à Rome, à Vienne et à Madrid, 1909-1914, Sarrebruck, Éditions universitaires
européennes, 2010, p. 69.
4. On se reportera ici aux courriers consulaires des années 1896-1898 conservés dans la sous-
série (SHD-V-M), BB 7-50.

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Le développement du renseignement naval

1882, est chargé de suivre la venue des officiels et le mouvement des transports
de troupes, de dénombrer les régiments et les unités débarqués, d’enregistrer
enfin tous les bruits. Les nombreux indices de l’activité militaire et navale
permettent à la rue Royale comme au quai d’Orsay de suivre les péripéties de
la crise du Pundjab et de sentir l’ampleur de la mobilisation britannique. À la
fin du siècle, alors que Paris soupçonne la Russie de jouer un jeu fort dangereux
dans la question arménienne, les agences consulaires d’Odessa et de Sébastopol
sont mobilisées pour suivre l’activité des ports de guerre et signaler toute sortie
exceptionnelle. Rien ici d’inédit puisque les autres puissances maritimes
entretiennent des antennes dans les principaux ports de guerre français – Brest
et Toulon –, mais également dans les grands ports marchands – et frontaliers,
tels que Marseille et Nice1.
Pour abondantes et régulières qu’elles puissent être, que valent ces
informations aux yeux des marins de l’État ? Par le passé avait été suggérée la
sélection de militaires de carrière ou d’anciens marins pour tenir des postes
consulaires « sensibles » dans les ports britanniques les plus actifs et les arsenaux
les plus surveillés2. Sans ignorer cette possibilité, le Quai d’Orsay ne paraît pas
avoir envisagé un système de veille militaro-consulaire similaire à celui que les
Britanniques mettent sur pied en mer Noire en 1856 puis dans le Caucase en
18783. Fondamentalement, les postes reviennent à des juristes comme aux
praticiens des affaires maritimes et commerciales. Ponctuellement, le profilage
naval est néanmoins avéré. Cherchant en 1862 à suivre les premiers pas de la
base de La Spezia, dont le nouveau royaume d’Italie veut faire le centre tactique
des anciennes marines de la mer Tyrrhénienne, le Quai choisit un ancien marin
pour tenir l’agence4. Nommé le 30 avril 1862, le comte de Reynold de Chauvancy
(1810-1877) a quitté jeune la carrière navale, pour assumer à La Réunion puis
en métropole les fonctions de maître de port entre 1850 et 1858. Admis en 1859
dans le service consulaire, Reynold de Chauvancy est affecté en décembre de
la même année au Brésil et prend, en juin 1862, ses fonctions à La Spezia où

1. NA-Kew, ADM 13-7, Amirauté au consul britannique à Marseille, 27 octobre 1859 ; NA-
Kew, WO 106-11, Index to informations on Foreign Countries. Registry opened May 10th
1875, France (1875-1882).
2. SHD-V-M, 17 GG 2-1, LV Clément de La Roncière Le Noury, « Mission d’étude en
Angleterre », 1845-1846.
3. P. Louvier, La Puissance…, op. cit., pp. 248-249.
4. AMAE, La Courneuve, Dossiers Personnels, série 1, 3459, carton « Reynold de Chauvancy
(Charles, comte de) » ; AMAE, La Courneuve, Correspondance Commerciale La Spezia,
1862-1877, Vice-Consul de Reynold de Chauvancy au Ministère des Affaires étrangères,
11 mai 1862. Rapport militaire copié et transmis au ministère de la Marine.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

son travail répond aux attentes de ses supérieurs1. Sans avoir d’expérience
navale, ses successeurs – Jean-Baptiste Laffond2, Ernest Tamburini3 – travailleront
en liaison étroite avec les attachés navals qui les dresseront aux questions
techniques en s’appuyant sur leur vaste expérience des affaires maritimes et
péninsulaires et sur leur zèle. S’ils ne sont pas spécifiquement recrutés au sein
des forces armées, les consuls nommés dans les autres ports de guerre de la
Méditerranée et de la mer Noire sont néanmoins tous familiers du commerce
maritime et portuaire, maîtrisent les langues vernaculaires et les usages des
sociétés militaires4. Ce sont donc de précieuses vigies à défaut d’être des analystes.

Comment percer les rideaux de fumée des rivaux et des alliés ?

Le travail de renseignement naval au xixe siècle dans les mers européennes


est apparemment facilité par une conjonction de facteurs sociaux et politiques.
La multiplication des revues professionnelles civiles et militaires (la Rivista
marittima, l’Italia Militare et Marine, le United Service Magazine), le développement
de la presse portuaire (Gazetta Livornese, Kielzeitung) et nationale donnent aux
analystes les moyens de suivre les dossiers sensibles et d’accumuler une masse
considérable d’indices. Durant la Première guerre balkanique (1912-1913), le
contre-amiral Dartige du Fournet note les signes publics du délitement naval
ottoman et souligne, comme autant de preuves, la multiplication des articles
hostiles au Haut-Commandement5. Très utile en temps de crise et de guerre,
quand il s’agit de suivre rapidement des évènements et faire la part des rumeurs,
la presse nationale ou locale et en revanche de moindre valeur pour mettre à
jour le tableau général des forces navales que permettent de dessiner en revanche
les sources officielles « ouvertes ». Les enquêtes et les débats parlementaires
offrent ainsi aux experts étrangers les moyens de sonder les projets et les
possibilités réelles. Analysant le budget naval adopté en 1909, l’attaché militaire
français à Constantinople, sans doute épaulé par le conseiller financier de

1. AMAE, La Courneuve, Dossiers personnels, Série 1, 3459, Carton « Reynold de Chauvancy


(Comte Charles de) ».
2. AMAE, La Courneuve, Dossiers Personnels, Série 1, 2352, Carton « Laffond, Jean-
Baptiste ».
3. Notice « Tamburini, Ernest-Édouard », Annuaire diplomatique et consulaire pour 1892,
1892, p. 235.
4. Ces traits seront exposés dans une HDR en cours de rédaction et qui sera soutenue en
2021.
5. SHD-V-M, BB 7-161, Extrait d’un rapport du CA Dartige du Fournet, 24 février 1913.
Document enregistré le 19 mars 1913.

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Le développement du renseignement naval

l’ambassade, signale une augmentation de 25 % destinée à des constructions


neuves, à l’installation sur les grands bâtiments des postes radiotélégraphiques,
comme à l’achat de canots automobiles. Autant de signes confirmant un sursaut
naval par le gouvernement des Jeunes-Turcs, bien décidé à ne pas laisser la Grèce
dominer la mer Égée. À ces conditions générales favorables à l’intelligence
ouverte, s’ajoutent quelques atouts politiques. L’alliance avec la Russie, les
missions techniques envoyés en Grèce comme en Bulgarie, la fraternité d’armes
forgée durant la guerre de Crimée et la campagne d’Italie permettent d’obtenir
des informations sensibles, voire de passer outre les interdits et les consignes
de discrétion1. Les amitiés nouées outre-mer comme le campanilisme des forces
armées italiennes sont d’autres atouts dont jouent les attachés navals et militaires
français. Parvenant à la Spezia, le 20 octobre 1894, le commandant Jousselin y
est bien reçu par un Napolitain, l’amiral Martinez, rencontré lors d’une précédente
visite, qui lui obtient les permissions de visiter les navires et les parties non
réservées de l’arsenal. Un autre méridional, l’amiral Accinni, lui fait un accueil
très chaleureux et lui permet de visiter à deux reprises son vaisseau-amiral, le
Re Umberto. Autant donc de conditions favorables, mais qu’il faut nuancer par
de sérieux obstacles.

Bureaucratie, méfiance et rideaux de fumée en Méditerranée


comme ailleurs
En Italie, mais également dans les empires ottoman et russe, le maquis
bureaucratique et l’opacité de la conduite des affaires stratégiques brouillent
régulièrement les informations que l’attaché naval doit donc clarifier. En
juillet 1891, le ministère de la Marine avoue s’y perdre entre les annonces des
décrets royaux sur les stations secondaires des torpilleurs italiens (1881, 1887
et 1889), les informations recueillies à Rome sur cette question, et ce que donne
à comprendre un récent « entrefilet qu’il donne comme officiel » de L’Italia
militare e marina. Pratiqué par tous les régimes, le camouflage des données
sensibles suppose du doigté dans l’analyse des budgets. En août 1902, un analyste
britannique loue l’habilité de l’administration navale austro-hongroise qui,
profitant de l’ignorance et de l’indifférence des parlementaires de l’intérieur
de l’Empire, leur fait voter « le remplacement » d’unités depuis longtemps
désarmées et détruites, mais que la plupart des délégués croient encore en
service. Non moins habilement, la désignation systématique des nouvelles unités
comme de simples gardes-côte dissipe les dernières appréhensions d’un parlement

1. SHD-V-M, BB 4-1414, LV Le Léon au ministre de la Marine, 9 juin 1886.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

par trop « terrien1 ». L’isolement diplomatique de la France que ne cesse de


renforcer le chancelier Bismarck entre 1875 et 1890 annule en partie le bénéfice
des partenariats franco-italiens et franco-britanniques noués sous le Second
empire. La détérioration constante des relations entre les deux nations latines
entre 1881 et 1887, l’entrée de l’Italie de Crispi dans la Duplice contraignent les
agents de la France à faire preuve de prudence. Reçu à Rome en juin 1886, le
premier attaché naval français à ouvrir le poste, le lieutenant de vaisseau Le
Léon sent une forte hostilité sous une « amabilité officielle » et, de concert avec
l’attaché militaire, « prépare une règle de conduite pour travailler sans m’attirer
de désagrément car il nous faut être extrêmement circonspects dans ce pays2 ». Un
mois plus tard, une pénible affaire d’espionnage, où sont compromis d’anciens
officiers de marine italiens, l’oblige de nouveau à la plus grande prudence3. Le
développement des bases de La Spezia et de La Maddalena s’enveloppe également
de mesures de sécurité assez strictes. Autant de conditions qui rendent nécessaire
le travail couvert.

Le recours à l’espionnage : une procédure rare


Sans être aussi tatillons que leurs homologues nippons, les Austro-Hongrois,
les Allemands comme les Britanniques sont notoirement connus pour envelopper
leurs sites sensibles d’un efficace appareil de mesures restrictives et policières4.
À Gibraltar, où le contrôle des mouvements est fort strict depuis le xviiie siècle,
les agents consulaires ne peuvent faire mieux que de suivre les mouvements
dans les ports et signaler les modifications les plus spectaculaires, telle que
l’installation sur le Rocher de deux canons Armstrong de 100 t. en 1885. Dans
l’Empire ottoman, comme en Espagne et dans la péninsule, les mesures de
sécurité ordinaires ne présentent jamais le même degré de sévérité, mais peuvent
être soudainement renforcées au gré des tensions politiques et des alarmes. De
l’avis général, les plus coriaces sont les Austro-Hongrois. Visitant le port de
guerre de Pola en août 1899, un attaché militaire signale l’existence de forts
récents couronnant les hauteurs dominant la rade, mais qu’il lui est absolument
impossible de visiter et dont il ne peut ni donner le nombre exact ni mesurer

1. NA-Kew, ADM 231-35, Report on Foreign Naval Affairs, no 651, août 1902, pp. 2-3.
2. SHD-V-M, BB 4-1414, LV Le Léon au ministre de la Marine, « Entretien avec le roi », 9 juin
1886 ; G. Salkin-Laparra, Marins…, op. cit., p. 308.
3. SHD-V-M, BB 4-1414, LV Le Léon au ministre de la Marine, 30 juillet 1886.
4. Sébastien Davy, Le poste d’attaché naval français au Japon (1899-1922) : observatoire
stratégique en Extrême-Orient, DEA d’Histoire sous la direction de Hervé Coutau-Bégarie,
École Pratique des Hautes Études, Sciences historiques et philologiques, octobre 2005.
pp. 34-41.

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Le développement du renseignement naval

l’importance. Ce haut niveau de contrôle ne décroît pas. Détaché à Fiume en


1906 où il demeure une année, le président de la commission chargée de la
recette des torpilles dit n’avoir pu quasiment rien engranger en une seule année,
au-delà des seules questions techniques pour lesquelles il avait l’accréditation
nécessaire1. Dans ces conditions, le recours aux procédures de collecte
extraordinaire – l’espionnage consulaire – s’avère indispensable et fructueux
pour autant que l’agent reçoive des consignes claires et subisse, s’il le faut, un
« dressage » de quelques heures pour le familiariser avec les points les plus
techniques. Dans une très large mesure, le réseau consulaire d’espionnage de
La Spezia parvient toujours à passer outre les mesures de contre-espionnage.
Enraciné dans le milieu naval italien où son épouse et lui-même sont admis
sans réserve, le vice-consul Laffond (1865-1882) y noue de fortes amitiés, et
trouve des complicités au sein de l’arsenal. Évoquant le 27 mars 1877 la
construction d’une batterie destinée à battre exclusivement le front terrestre
du port, le consul espère avoir « peut-être demain le plan et les détails » de ce
nouvel ouvrage2. Trois années plus tard, les détails rassemblés sur les pièces de
320 mm italiennes, récemment fondues à Turin pour la défense de La Spezia,
et sur les torpilles expérimentées, ne peuvent avoir été donnés que par des
officiers italiens. Quelques précautions enveloppent l’envoi de ces données
confidentielles. En 1880, les informations collectées sur les torpilles italiennes
sont chiffrées ou sont cachées dans une boîte à cigares que l’agent confie en
mains propres au consul général à Gênes. La nomination d’un attaché naval à
Rome en 1886 ne compromet pas l’activité de cette officine. Non seulement,
l’agence offre à l’officier un point de ralliement sûr et chaleureux à chacune de
ses visites. De Carfort, en poste au tout début des années 1890, tient le vice-
consul et… son épouse en très haute estime. Cet avis très positif est partagé
par le commandant Jousselin, qui nommé en juin 1894, rencontre le mois
suivant le vice-consul et le décrit comme « animé d’un zèle de très bon aloi,
entièrement dévoué à son servie et l’accomplissant avec une entière abnégation ».
Son épouse, ajoute malicieusement (?) Jousselin, « très intelligente et non moins
dévouée » tient une sorte de cercle mondain que fréquentent « diverses femmes des
chefs de la marine », fort désœuvrées par cet exil provincial, ce qui fait de son salon
une « source de renseignement précieux difficiles à avoir autrement3 ». La Spezia
1. SHD-V-M, BB 7-181 (63), « Rapport de fin de mission du capitaine de frégate Fauque
de Jonquières, Président de la commission de la recette des torpilles et du matériel de
torpillerie commandés à M.M. Whitehead par les marchés des 19 janvier et 13 juin 1905 »,
21 janvier 1907.
2. SHD-V-M, BB 4-1402, Copie de l’extrait d’une lettre du vice-consul de France, 27 mars
1877.
3. SHD-V-M, BB 7-86, Commandant Jousselin au ministre de la Marine, 10 novembre 1894.
Très confidentiel.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

nid (douillet) d’espions en somme ? Guère plus, mais guère moins que Toulon
où tout agent consulaire étranger, prudent et patient, peut collecter une masse
de données variées et surtout sentir les oscillations de la politique navale
nationale. Plus que les détails techniques, que l’AN n’attend pas d’un agent
consulaire, la grande valeur du poste est de se trouver « en contact direct des
faits concrets » et de recevoir « de première main une véritable imprégnation des
choses d’Italie1 ». Autant de bonnes raisons qui motivent le reclassement de
l’agence, afin d’améliorer les revenus de l’agent dans un port connu pour la
cherté de la vie et qui justifient en 1912 la défense acharnée d’un consulat que
le ministère des Affaires étrangères envisageait de supprimer2.

Ce que laisse entrevoir l’allié russe :


une méfiance exacerbée par l’alliance ?
Bien avant que leur gouvernement ne fût victime en juillet 1914 d’une
accumulation de mensonges et d’omissions russes, les diplomates comme les
experts navals français n’ont pas manqué de noter la propension de leurs alliés
à faire preuve de dissimulation et de méfiance. Cette attitude est particulièrement
marquée à la fin du siècle, alors que l’alliance financière et militaire entre les
deux pays est manifestée par une série de gestes et de signaux publics dont le
célèbre toast d’août 1897 et les visites d’escadre à Toulon comme dans la Baltique3.
La culture du secret, inévitable dans un pays autocratique, est souvent invoquée,
mais, comme dans tout autre pays, ce sont avant tout les circonstances
diplomatiques, la convergence comme la divergence des intérêts français et
russes au Proche-Orient qui déterminent ce qui doit être dit, dissimulé ou
travesti.
Avant la décennie 1890, les propos des observateurs en poste – les
stationnaires de Constantinople – et des officiers missionnés en mer Noire
oscillent entre la satisfaction d’avoir été bien accueilli et la grogne de ne rien
avoir pu voir digne d’intérêt. Muni de lettres de recommandation, le commandant
de l’aviso à hélice le Corse, le vicomte Aimé Le Compasseur-Créquy-Montfort
de Courtivron (1834-1922) se rend en août 1873 dans le port d’Odessa, puis
visite les bases d’Otchakoff et de Nikolaiev où le jeune officier est cordialement
reçu par l’amiral Popov4. Le stationnaire voit en outre le tout nouveau cuirassé

1. Ibidem. Souligné et entre guillemets dans le rapport même de Jousselin et de sa plume.


2. Olai Voionmaa, La politique navale française…, op. cit., p. 69.
3. René Girault, Diplomatie européenne et impérialismes, 1871-1914, Paris, Masson, pp. 272-
283.
4. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_lecompasseur_aime.htm.

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Le développement du renseignement naval

circulaire Novgorod, dont l’armement est encore en cours1. Les relations


diplomatiques cordiales que la très conservatrice République des Ducs entretient
avec la Russie d’Alexandre II ont également facilité le travail d’observation que
mène au second semestre 1873 l’ingénieur Paul Dislère dans les ports de la mer
Noire. Outre les croquis ramenés, ce dernier consacre 14 pages aux batteries
circulaires d’information2. Les années suivantes, l’attitude russe s’avère en
revanche moins conciliante.
Chargé de suivre les dossiers navals avant la création d’un poste d’attaché
naval en 1886, le lieutenant-colonel de Sermet3 incrimine une pratique
obsessionnelle du secret, qui, des échelons intermédiaires au commandement,
entrave les entretiens et ruine l’esprit des autorisations accordées par les ministres
et le tsar4. Ce silence étonne d’autant plus les observateurs français que le rapport
des forces en Méditerranée orientale comme la commune crainte des ambitions
britanniques au Proche-Orient auraient dû encourager les Russes à partager
leurs données. Peut-on parler d’une entreprise de dissimulation systématique
ou la peur de susciter l’ire du pouvoir central ? Hors de Russie, des échanges
d’information de bonne qualité se produisent occasionnellement entre officiers
subalternes. Durant la crise égyptienne de 1882, le lieutenant de vaisseau
Roustan, commandant le stationnaire de Constantinople, obtient du commandant
Makaroff, vétéran de la guerre russo-turque de 1877-1878, des remarques et
des anecdotes intéressantes sur la flotte ottomane5. Autant que l’on puisse en
juger, la création du poste d’attaché naval en 1886 ne change pas la donne.
Prenant ses fonctions, le premier titulaire du poste, le lieutenant de vaisseau
Blondel, ne semble pas avoir rencontré de difficultés particulières en visitant
les ports de la mer Noire, dont le système de défense, les capacités logistiques
sont assez précisément décrites6. Son successeur, le commandant Voiellaud
(1889-1892) ne laisse pas voir dans son grand rapport de janvier 1891 avoir été
explicitement gêné. Parlant des défenses de Sébastopol, l’attaché naval se félicite

1. SHD-V-M, BB 4-1395, LV A. de Courtivron au ministre de la Marine, « Rapport sur la


canonnière circulaire ‘Novgorod’ », 16 septembre 1873.
2. Olivier Azzola, « Une acquisition de la Sabix : Les lettres de Paul Dislère (X 1859), source
inédite sur l’École et ses élèves sous le Second empire (1859-1861) », Bulletin de la Sabix [En
ligne], 51, 2012, mis en ligne le 1er novembre 2014, URL : http://journals.openedition.org/
sabix/1172.
3. Pierre Waksman, « Attachés militaires français de 1900 à 1914 », Recrutement, Mentalités,
Sociétés, Actes du Colloque international d’Histoire Militaire, septembre 1974, Centre
d’Histoire Militaire et d’Études de Défense Nationale, Université Paul-Valéry, 1974, p. 359.
4. SHD-V-M, BB 4-1415, Lieutenant-colonel de Sermet à la Guerre, 28 avril et 2 mai 1885.
Copies transmises Rue Royale.
5. SHD-V-M, BB 4-1387, LV Roustan au ministre de la Marine, 22 mai 1882.
6. SHD-V-M, BB 4-1415, LV Blondel, Rapport sur les ports de la mer Noire, 21 novembre
1886.

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Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913)

d’avoir « pu visiter en entier la ligne des ouvrages de côtes, les seuls qui défendent
aujourd’hui Sébastopol », port appelé à devenir « une place forte de premier
ordre1 ».
Le ton change nettement avec le commandant Hautefeuille qui prend le
poste en décembre 1894. Respecté rue Royale pour la qualité de ses rapports – un
peu moins de 200 pour la seule année 1896 –, et craint dans les ports russes où
l’on sait ses hautes relations petersbourgeoises, l’attaché naval est victime des
mesures dilatoires et de rideaux de fumée qui entravent son travail en 1895
comme en 1896. Sa colère est d’autant plus grande que ses instructions le
désignent comme le futur « trait d’union » entre deux marines qui devaient
coopérer. La crise sino-japonaise de 1895 puis les affaires arméniennes (1895-
1896) devaient révéler l’ampleur de la méprise française. Décidée depuis plusieurs
mois, comprend alors Hautefeuille, la suppression de l’escadre russe de la
Méditerranée doit faciliter le basculement en Extrême-Orient des navires de
la Baltique et de ses meilleurs officiers. Frappé par les mensonges et les omissions
de ses interlocuteurs, l’attaché naval se promet à l’avenir de signaler toute
nouvelle « mauvaise volonté2 ». La question arménienne est une nouvelle
démonstration des manœuvres de camouflage russes. Devant embarquer pour
une courte croisière, l’attaché naval est bloqué à Sébastopol tandis que l’escadre
est mise en alerte après l’affaire de la Banque ottomane à la fin du mois d’août 1896.
Sentant que l’on attendait son départ annoncé à Copenhague pour appareiller,
Hautefeuille obtient in extremis de prendre part aux manœuvres, mais pas « aux
exercices de mouillage3 ». Au-delà de formules lapidaires sur la propension russe
à tout cacher, le commandant Hautefeuille voit surtout dans sa quarantaine
(relative) la peur de révéler une forte impréparation qui aurait démenti les
assurances diplomatiques reçues par l’ambassadeur français, le duc de Montebello.
Les autorités russes facilitent en revanche la visite des défenses portuaires sur
lesquelles le commandant Hautefeuille et son homologue Moulin rapportent
une manne de photographies, d’aquarelles et de croquis. En montrant le fort – les
défenses portuaires – mais en cachant le faible, l’incapacité navale hauturière,
la ligne dure à Saint-Pétesbourg espère obtenir la coopération française en mer
Égée afin d’entraver les mouvements de la flotte britannique dont les Russes
craignent qu’elle prenne les Dardanelles, avant de passer en mer Noire. Bien
intégrés à la société russe, disposant de relais consulaires solides en Crimée
comme en Ukraine, les deux attachés ne sont pas dupes et ne cessent d’exposer
les défaillances navales d’une politique agressive. Abandonnant ce masque de
1. SHD-V-M, BB 7-23, LV Voiellaud au ministre de la Marine, « Mer Noire-Sébastopol »,
décembre 1890. Enregistré le 8 janvier par la 1re section de l’EMG de la Marine.
2. Ibid., Commandant Hautefeuille au ministre de la Marine, 17 février 1895. Personnelle.
3. Ibid., Le même au même, 1er octobre 1896. Souligné par lui.

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Le développement du renseignement naval

force, le gouvernement russe admet, à l’extrême fin de l’année 1896, les limites
de ses moyens navals pour en appeler à l’aide technique et financière française.
Cet aveu est reçu avec soulagement par Hautefeuille, heureux de voir enfin
ses analyses officiellement admises au plus haut niveau de l’État russe, et par
ses correspondants de la rue Royale et du Quai d’Orsay1. Alors que le ministère
de la Marine russe se voit contraint de se tourner vers la France pour obtenir
d’elle les capitaux et les navires que Witte lui refuse, le gouvernement français
exprime son désir d’en finir avec ce régime de demi-silences et d’annonces
douteuses, sinon mensongères. Cette exigence, directement exprimée par le
président de la République au tsar Nicolas II, en août 1897, sur le Pothuau, ne
manque pas de réjouir le commandant Hautefeuille. Las ! Non seulement
l’hypothèse d’une coopération navale entre les deux alliés reste lointaine – ce
qui au demeurant est bien préférable pour la France –, mais l’attitude plus
ouverte des Russes est toujours dépendante de leurs orientations. Apprenant
l’arrivée au Levant de l’escadre française d’évolution, chargée de rappeler aux
Puissances l’importance des enjeux missionnaires et scolaires nationaux, le
gouvernement russe invite en 1899 l’amiral Fournier à rejoindre Sébastopol.
Facilité par les ambassades des deux pays, le passage en mer Noire de l’amiral
Fournier lui permet de visiter les infrastructures de la base de Sébastopol et
quelques navires de l’escadre de la mer Noire. Visite rapide, mais dont le bouillant
apôtre de la Jeune École ramène un kriegspiel « à la Driant », donnant aux Russes
le plein contrôle de la mer Noire et du Bosphore2. L’orientation extrême-orientale
de la diplomatie de puissance et d’influence russe devait en quelques années
ruiner ce regain de coopération loyale.

Avec des moyens pérennes restreints, mais renforcés par l’aide constante
du Quai d’Orsay et de la Guerre, la Marine parvient à suivre de près le rapport
des forces en Méditerranée comme en mer Noire où les entreprises des puissances
émergentes comme les capacités opérationnelles de la Navy sont bien comprises
ou percées à jour, ce qui permet à la rue Royale, en 1840, en 1854 comme en
1898, de prendre la juste décision aux heures décisives.

Patrick Louvier

1. Ibid., CF Hautefeuille au ministre de la Marine, 27 décembre 1896.


2. AMAE-La Courneuve, Correspondance politique et commerciale, Nouvelle Série, Turquie
300 bis, amiral Fournier au ministre de la Marine, Lanessan, 27 décembre 1899.

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LE STATIONNAIRE DE CONSTANTINOPLE :
LES YEUX DE LA ROYALE
SUR LA QUESTION D’ORIENT (1840-1914)

Patrick Louvier

Au lendemain du Premier empire, le relèvement des intérêts commerciaux,


spirituels et diplomatiques de la France en Méditerranée orientale comme au
Proche-Orient passe par une présence diplomatique et navale forte et pérenne1.
Les deux principaux piliers de cette politique d’influence et de grandeur sont,
d’une part l’ambassade de France à Constantinople, dont l’autorité s’étend sur
tous les postes consulaires de l’empire ottoman et, d’autre part, une division
navale, la station du Levant, dont le siège politique et logistique est initialement
Smyrne, avant de se déplacer sur le Pirée, au milieu du siècle.
Dans une très large mesure, la surveillance des affaires politiques,
commerciales et confessionnelles relève des agences consulaires dont la trame
très dense, héritée de l’époque moderne, et les réseaux d’information sont deux
atouts considérables entre les mains du Quai d’Orsay. Les marins de la station
du Levant sont également des praticiens du renseignement au service des
ministères de la Marine et des Colonies et des Affaires étrangères. Assumant
d’intenses missions postales au profit du gouvernement2, appelés dans chaque
port à rencontrer les notables européens, mais également les marins du commerce
1. Étienne Taillemite, « La marine française en Méditerranée orientale », Académie de
Marine, Communications et Mémoires, 1995-1996, no 3, p. 11 ; André Rampal, « Les stations
navales françaises de Méditerranée au début du xixe siècle. Les exemples du Levant et de
l’Espagne sous la Restauration et la Monarchie de Juillet », Délégation Méditerranée de
la Société française d’Histoire Maritime (sous la dir. de), Stations navales et navigations
organisées en Méditerranée, Actes du Colloque de Toulon, des 12, 13 et 14 septembre 2002,
Toulon, Les éditions de la Nerthe, 2004, p. 21 ; François Crouzet, La guerre économique
franco-anglaise au xviiie siècle, Paris, Fayard, 2008, pp. 219-237.
2. André Rampal, Les stations navales 1816-1846 : les stations navales du Levant et d’Espagne
et les origines de l’Entente-cordiale, thèse d’histoire sous la direction de Jean Ganiage, Aix-
en-Provence, 1982, p. 178 et n.1. p. 176.

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Le développement du renseignement naval

comme les autorités locales, les commandants des stationnaires du Levant


apportent au commandant en chef de la station un flux régulier de données et
de nouvelles1. Ce dernier, qui est un officier supérieur et le plus souvent un
« jeune » contre-amiral est chargé d’analyser les informations pour le compte
de la rue Royale2. Poste politique d’importance, le commandement de la station,
qui dispose d’une semi-autonomie, est une forme d’antichambre aux plus hautes
responsabilités de la Marine : la préfecture de Toulon, le commandement de
l’escadre d’évolutions, enfin la direction de la rue Royale. Dans le ressort de
cette division – c’est-à-dire toute la Méditerranée orientale – la Marine dispose
de stations semi-autonomes, dont la plus importante sur le plan politique est
la station du Bosphore.
Constitué sous la monarchie de Juillet, ce poste est confié à un navire de
second rang que l’on nomme le stationnaire de Constantinople, ce terme
désignant, par métonymie, le commandant, voire l’équipage du navire. Placé
sous les ordres de l’ambassadeur de France, auquel il sert de paquebot postal,
de yacht et d’asile en cas de révolution, le stationnaire a laissé une certaine trace
dans l’histoire des arts et des lettres3. Ayant exercé le commandement de la
station du Bosphore à l’extrême-fin de sa carrière active, Pierre Loti et son
second, Claude Farrère, ont gardé de leur séjour dans la capitale ottomane un
souvenir magnifique que leurs romans, mais également leurs dessins et leurs
photographies, ont contribué à préserver4. Ce sont eux qui ont durablement
associé le stationnaire à la vie mondaine, et pas toujours ragoûtante, d’un empire
hamidien « fin de siècle », avec ses intrigues orientales et diplomatiques. De
toute évidence, la station du Bosphore est un poste mondain comme peut l’être
une ambassade ou une préfecture maritime de premier rang comme Toulon
ou Brest. Ce sont ces raisons qui poussent Paul Chack, tout juste promu enseigne
de vaisseau en 1898, à mobiliser ses importants appuis familiaux pour obtenir

1. Service Historique de la Défense-Vincennes- Marine (par la suite SHD-V-M), BB 4-1481,


Cmt du Forbin au Cmt de la station, 2 août 1868 ; ibidem, le même au même, 11 septembre
1868 ; SHD-V-M, BB 4-1025, dossier « L 49 », « Renseignements à fournir (…), Ports visités
Tine, Naxie, Santorin », Années 1854-1855.
2. SHD-V-M, BB 4-600, Amiral Lalande au ministre de la Marine et des Colonies, 9 mai
1840.
3. SHD-V-M, BB 3-614, Ambassade de France (Constantinople) à l’amiral Duperré,
7 décembre 1842.
4. Claude Farrère, La nuit en mer, Constantinople, Yalta, Paris, Flammarion, collection « Les
nuits », 1928 ; Eiji Shimazaki, Figuration de l’Orient à travers les romans de Pierre Loti et le
discours colonial de son époque – Turquie, Inde, Japon –, thèse soutenue sous la direction de
sous la direction de Michèle Aquien (Université Paris-Est Créteil), Littératures. Université
Paris-Est, 2012 ; Alain Quella-Villéger et Bruno Vercier, Pierre Loti dessinateur. Une oeuvre
au long cours, Saint-Pourçain-sur-Sioule, Bleu autour, 2e édition, 2019, pp. 209-223.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

de rejoindre la Mouette sur le Bosphore1. Le stationnaire fut aussi et surtout


une vigie de la Royale sur le Proche-Orient, mais également sur la mer Noire
et la mer Égée. Cette fonction, que l’on peine à détecter dans les ouvrages
d’histoire navale et que l’on entrevoit dans les études consacrées à l’Empire
ottoman, sera ici l’objet de cette contribution2. Trois points articuleront notre
propos : les moyens matériels, les missions et leur évolution, et le profil socio-
professionnel des officiers nommés à ce poste informel d’attaché naval.

Le stationnaire : un poste de renseignement mobile et ses relais

Suivant les contraintes juridiques et coutumières pesant sur les mouvements,


le tonnage et l’armement des navires de guerre étrangers croisant dans les
Détroits et sur les stationnaires européens de la capitale ottomane, la station
est confiée à un seul bâtiment léger, pratiquement désarmé. Ce navire sert aux
déplacements de l’ambassadeur de France et de ses agents dans le Bosphore,
comme dans la mer de Marmara et les Dardanelles. Ce bâtiment est également
au service des navires de commerce nationaux remontant et descendant le
Bosphore et des agents consulaires des Détroits. Au second xixe siècle, les
croisières du stationnaire sont rares, mais le navire n’est certes pas immobile.
Sa présence s’étend jusqu’au delta du Danube, quand la station éponyme,
constituée après la guerre de Crimée (1854-1856), disparaît à la fin du Second
empire. Placée sous la tutelle d’une commission internationale, la surveillance
des affaires fluvio-maritimes dans le delta du Danube, repose, dès lors, sur le
seul stationnaire du Bosphore. Une fois par an, cette mission l’emmène en mer
Noire où le bâtiment rejoint le Bas-Danube qu’il remonte, avant de reprendre
la route du Bosphore, son port d’attache. Une fois l’entente avec la Russie admise
et célébrée à la face du concert européen, le stationnaire est ponctuellement
appelé à visiter les ports russes de la mer Noire pour prendre part à des festivités
ou des commémorations nationales et pour manifester l’amitié entre les deux
pays. Quelques courtes croisières dans les eaux anatoliennes et grecques sont
également conduites chaque année, généralement à des fins touristiques et
protocolaires.
Au commencement de la IIIe République, le stationnaire est un aviso à
roues puis à hélice, tandis qu’une certaine diversité règne à la Belle Époque
quand le gouvernement déploie des canonnières – le Gladiateur –, des avisos
1. Jean-Baptiste Bruneau, Paul Chack. Itinéraire d’un malentendu, Les Indes Savantes, 2020,
pp. 42-47.
2. Daniel Panzac, La marine ottomane. De l’apogée à la chute de l’Empire (1572-1923), Paris,
CNRS éditions, 2009, pp. 341-347.

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Le développement du renseignement naval

et avisos-torpilleurs, – le Vautour –, et même un yacht militarisé – la Jeanne-


Blanche1. Sans valeur militaire, le stationnaire doit être toutefois assez manœuvrant
pour éviter les embarras de la navigation civile dans le Bosphore, « ce couloir
sinistre où s’engouffrent, sous un ciel de plomb, toutes les rafales glacées de la Russie
et tous les courants dangereux par lesquels communiquent les deux mers2 ».
Soigneusement entretenus certes, les navires détachés à Constantinople sont
parfois de vieux vapeurs à bout de course et dont l’un d’entre eux, l’Ajaccio, un
paquebot postal lancé en 1843, acquiert sous le Second Empire une tragi-comique
réputation de « vieux sabot », avant de finir sa carrière active sur les rives du
Bosphore en 1867 et où dès 1868, l’ambassade de France demande, mais
vainement, son remplacement. Revenu du Sénégal, le Pétrel, un aviso des
chantiers havrais Augustin Normand, est en revanche à son aise dans les eaux
du Bosphore. Roulant et fatiguant peu, ce navire y est ainsi apprécié pour la
douceur de ses manœuvres3. Alors que le Vautour, un aviso-torpilleur que
commanda Pierre Loti (1903-1906) est assez remarquable de laideur et fait
penser à la classe Bélier du Second empire, la Jeanne-Blanche, un ancien yacht
languedocien affecté en Afrique occidentale française (AOF), avant de rejoindre
la Turquie, s’avère en revanche un très beau bâtiment et fort luxueusement
aménagé4.
Les qualités nautiques du stationnaire sont d’assez petite importance
toutefois. Souvent immobilisé dans la corne d’Or ou le Bosphore, ce bâtiment
est avant tout un poste d’observation de la Marine sur la mer Noire et sur le
nord de la mer Égée. Demeurant de longues semaines à Constantinople, siège
de l’administration navale ottomane et première base turque, le commandant
du stationnaire peut mobiliser les agents consulaires des Détroits et de la mer
Noire, qui sont ses correspondants voués, mais également solliciter les services
des officiers des paquebots français croisant en mer Noire. Les papiers d’Abel
Bergasse Dupetit-Thouars (1832-1890), commandant le stationnaire du Bosphore
au premier semestre 1864, contiennent plusieurs lettres et notes du commandant
d’un des paquebots de la ligne de la mer Noire, le commandant Courrier, que
le chef de la station du Levant, le contre-amiral d’Aboville, connaissait et
appréciait. Suivant de près les effets des grandes offensives russes contre les
Circassiens, Bergasse Dupetit-Thouars confie au commandant Courrier –
1. http://www.alienor.org/collections-des-musees/fiche-objet-98315-photographie-sur-
plaque-de-verre-le-vautour-a-istanbul-titre-factice ; https://fr.wikipedia.org/wiki/Classe_
Condor#/media/Fichier:Vautour.jpg.
2. Pierre Loti, Suprêmes visions d’Orient, cité par E. Shimazaki, Figuration de l’Orient…,
op. cit., p. 26.
3. SHD-V-M, BB 4-1396, LV de Cornulier-Lucinière, « Rapport de fin de campagne »,
31 janvier 1876 ; http://netmarine.net/g/dossiers/normand.
4. https://www.postenavalemilitaire.com/t5343-jeanne-blanche-1908-1920.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

le Linois – le soin de suivre l’état sanitaire des ports de la mer Noire et de lui
communiquer toutes les informations relatives aux camps de réfugiés circassiens
établis le long des côtes ottomanes. Il s’agit pour l’officier français non seulement
d’avoir un tableau complet de la situation épidémique sur le littoral septentrional
de la Turquie – Trébizonde, Sinope, Samsun –, mais aussi de compléter et
d’infirmer les données jugées douteuses de la presse officielle et l’agence sanitaire
à Constantinople. Une génération plus tard, le consul de France à Gallipoli aide
le stationnaire à cartographier précisément les ouvrages construits sur les rives
des Dardanelles1. À la différence des attachés navals en Italie – qui disposent
d’une véritable antenne d’espionnage consulaire à La Spezia –, le stationnaire
n’a ni les moyens ni les consignes de monter un réseau permanent d’agents et
de correspondants. À quoi bon par ailleurs ? Après 1880, les officiers de marine
détachés en mission en Grèce puis en Bulgarie comme les attachés militaires
dans les Balkans, sont en mesure, en cas de besoin, de compléter le canal
d’informations navales provenant de Constantinople2. Sans être donc un
« grand » poste de renseignement, le stationnaire n’en assume pas moins d’utiles
fonctions de vigie, d’autant plus précieuses que le stationnaire est le seul poste
naval d’observation et d’analyse pérenne et fixe en Méditerranée orientale.
Lente à se mettre en place, la surveillance navale des affaires méditerranéennes
reste en effet fort incomplète jusqu’à la Grande Guerre. Constituant un premier
poste d’attaché naval résident en Russie comme Italie en 1886, la rue Royale ne
peut attendre de ses agents résidents à Rome comme à Saint-Pétersbourg le soin
de suivre précisément les affaires ottomanes. « Vissés » sur la Baltique, les
attachés navals en Russie suivent, mais de loin, ce qui se passe au nord de la
mer Noire, mais n’ont pas les moyens de savoir ce qui se passe sur les rives des
détroits. En Italie, les attachés navals obtiennent quelques renseignements
matériels et financiers sur la politique de refonte de la flotte de guerre hamidienne
et sur les ambitions navales grecques et turques. L’essentiel de leur travail est
toutefois centré sur les mers Adriatique et Tyrrhénienne. La création de postes
sans résidence à Madrid comme à Vienne au début du siècle ne modifie nullement
la donne, d’autant moins que les marines des États balkaniques, alors émergentes,
ne relèvent d’aucun poste résident avant la Grande Guerre3. Autant de raisons

1. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré au ministre de la Marine, 20 mars 1882 ; ibid. le même au


même, « Note sur les défenses des Dardanelles, Confidentielle, 4 avril 1882.
2. SHD-V-T, 1 VM 81, Chef d’escadron d’artillerie G. Dupont au ministre de la Guerre,
22 août 1905 ; ibid., le même au même, 5 décembre 1905.
3. Nicolas Dujin, « Un attaché naval dans la Grande Guerre : le commandant de Roquefeuil à
Athènes (1915-1917) », Guerres mondiales et conflits contemporains, 2006/4, no 224, pp. 95-
109.

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Le développement du renseignement naval

qui font du stationnaire un observateur privilégié et surtout pérenne des affaires


navales de l’empire ottoman et de ses périphéries.

Suivre le rapport des forces en mer Noire et dans les Balkans


de la crise de Syrie aux guerres balkaniques (1833-1913)

Le travail de renseignement politique et naval conduit sur le Bosphore par


un officier-résident paraît avoir débuté après la première crise de Syrie. À la
demande de l’amiral Roussin (1781-1854), alors ambassadeur de France à
Constantinople (1832-1839), le lieutenant de vaisseau (LV) Lejeune, commandant
l’Argus, rédige, en 1836, un tableau statistique de la marine ottomane. Envoyé
en mai 1840 dans le Bosphore pour y rester aux ordres de l’ambassadeur de
France à Constantinople, le LV Jean-Pierre Jurien de la Gravière (1812-1892)
resta dans ses fonctions au plus fort de la seconde crise de Syrie (1839-1840).
Dix années plus tard, le baron de Bourqueney confie la même mission au LV
Jean de Martineng (1811-1887), commandant au Levant, qui fournit au ministère
des Affaires étrangères un rapport d’une centaine de pages dont la copie,
transmise rue Royale, est déposée dans un dossier portant sur les affaires
ottomanes1. Aux lendemains de la répression de l’insurrection magyare (1849),
alors que la Russie de Nicolas Ier domine absolument la mer Noire et fait pression
sur la Porte, la connaissance de la flotte russe intéresse bien sûr les chefs de la
Marine. Les faiblesses profondes de l’escadre de la mer Noire, que suivent de
près alors les Britanniques, n’échappent pas à l’observateur français. Autorisé
en 1849 à visiter les ports russes de la mer Noire, le commandant du stationnaire
de Constantinople signale l’emploi du « rebut » de l’armée dont un tiers de
Grands-Russes et de Cosaques, un tiers de Polonais, « la plupart juifs », sans
doute éloignés à dessein de leur pays, et un tiers de vagabonds. Si « les juifs
polonais (…) forment les plus vaillants matelots », le commandant de La Roncière
Le Noury juge inepte leur mobilisation dans une escadre navigant trop peu
pour amariner ses équipages2. S’il ne fait pas de doute que les Français comme
les Britanniques l’emporteraient sur eux, les Russes n’en sont pas moins fort

1. SHD-V-M, BB 7-6, LV J. de Martineng, Le Ramier, Statistique de la Marine ottomane au


1er juillet 1846, 1er juillet 1846 ; http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_demartineng_
jean.htm. De larges extraits du rapport statistique du commandant de Martineng (qu’il
orthographie Martinenq) en sont donnés par Daniel Panzac dans sa monographie. Cf.
D. Panzac, La marine ottomane (…), op. cit., pp. 341-347.
2. SHD-V-M, 17 GG 2-1, Commandant La Roncière Le Noury, « Note sur la marine impériale
russe de la mer Noire », 25 février 1849.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

inquiétants face aux Turcs dont la flotte a été relevée péniblement après Navarin
et la seconde crise de Syrie.
En 1850, le commandant de la station du Levant détache dans les Détroits
un aviso à vapeur, la Vedette, dont la mission officielle est de se mettre à la
disposition de l’ambassadeur de France. Dans ses instructions, l’amiral Tréhouart
demande au commandant de l’aviso de le tenir « au courant le mieux possible
des armements russes dans la mer Noire et des évènements qui se passent dans les
provinces valaque et moldave ». Pour conclure, l’amiral demande à connaître
tout ce qui touche à la marine ottomane1. La crise d’Orient de 1852-1853 qui
fait planer le spectre d’un coup de main russe sur les Détroits et la capitale
ottomane confirme la valeur d’un agent de renseignement pérenne dans la
capitale ottomane. Le commandant du Chaptal écrit, le 5 mai 1853, disposer
d’une position favorable pour suivre les préparatifs navals et militaires russes.
À juste titre, souligne le stationnaire, l’ampleur et le soin de ces mesures donnent
à penser que la Russie n’entend pas s’en tenir à de « simples projets d’intimidation »,
ce que confirment les paroles d’un « ami particulier », membre de la mission
Mentchikoff2. Cette filière d’informations politiques et militaires se poursuit
les mois suivants par l’intermédiaire du chef de la station du Levant, le contre-
amiral Romain-Desfossés (1798-1854) qui est le premier destinataire de la
correspondance du Bosphore. « Vous prescrirez au commandant du stationnaire
à Constantinople », lui écrit le ministre de la MarineThéodore Ducos en août 1853,
« de vous tenir au courant du mouvement de la marine turque et des armements
russes dans la mer Noire : vous aurez soin de me transmettre ces indications,
lorsqu’elles vous paraissent dignes de mon attention3 ».
Au lendemain de la guerre de Crimée au printemps 1856, le travail de
collecte devient essentiellement politique, les clauses navales du traité de Paris
ayant durablement neutralisé les rives de la mer Noire. Les intrigues palatiales
comme le rôle supposé des « sultanes » et du harem tiennent dès lors une place
récurrente dans la correspondance du commandant Laurent dont le successeur,
le LV Desaux, suit d’assez près ce qui se passe à la cour. Le travail de renseignement
du stationnaire est facilité par la francophonie généralisée des élites ottomanes
dont les jeunes talents sont envoyés comme stagiaires dans les écoles d’application
françaises. Ayant détrôné le français, l’anglais certes est la langue d’enseignement
à l’École navale ottomane, mais trouver un interlocuteur ottoman francophone,

1. SHD-V-M, 2010 PA 45-10, CA Tréhouart, Instructions au commandant de la Vedette,


10 décembre 1850.
2. Archives Nationales, AP 46, Fonds Ducos, Ducos au commandant du Chaptal, 5 mai 1853.
3. SHD-V-M, BB 4-1476, Copie des instructions du commandant en chef de la division navale
du Levant, Paris 18 août 1853.

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Le développement du renseignement naval

qu’il soit turc, arménien ou grec, est toujours aisé1. Le champ des affaires que
suit le stationnaire de l’ère des Réformes des années 1860 et jusqu’au début de
l’ère hamidienne (1878-1885) est très vaste. Il s’étend en effet des confins albanais
aux marges caucasiennes et transcaucasiennes des empires russe et ottoman
et bien au-delà même. Sur les onze dépêches qu’il transmet au contre-amiral
Clavaud entre le 13 novembre 1856 et le 31 décembre 1856, le commandant
Laurent consacre deux lettres à la guerre anglo-perse (1856-1857), dite « guerre
de Hérat ». Le même stationnaire commente, le 15 décembre 1856, le projet
britannique de liaison ferroviaire transirakien et fournit au chef de la station
du Levant quelques informations sur la nouvelle compagnie russe d’Odessa2.
Moins nombreuses en 1857, ces dépêches purement « politiques » ne cessent
pas après le remplacement du LV Laurent, le 1er décembre 18573. L’abondante
correspondance du commandant Abel Bergasse Dupetit-Thouars le montre
préoccupé au premier semestre 1864, des effets sanitaires et politiques de
l’émigration circassienne sur les côtes ottomanes dont il sent bien que les Russes
sont les grands bénéficiaires et les chrétiens ottomans les victimes indirectes4.
Si les rapports navals sont plus sommaires, le principal mérite de cette
correspondance abondante est de donner à la rue Royale un bon tableau des
affaires sensibles traitées à Constantinople, des conversations diplomatiques,
des scandales, des procès enfin. Autant de matériaux divers permettant d’avoir
sur la question ottomane un canal d’informations « tout naval », susceptible
de nuancer les avis des agents du quai d’Orsay5.
Au début des années 1870, le commandant du stationnaire tourne les yeux
vers les ports de guerre russes de la mer Noire qui, libérés par le traité de Londres
(1871) des contraintes de désarmement en vigueur depuis 1856, sortent lentement
de leur ancienne léthargie. Les relations diplomatiques cordiales que la très
conservatrice République des ducs entretient avec la Russie d’Alexandre II, ont
sans doute alors servi le travail d’investigation du stationnaire. Muni de lettres
de recommandation, le commandant de l’aviso à hélice le Corse, le vicomte
Aimé Le Compasseur-Créquy-Montfort de Courtivron (1834-1922)6, se rend

1. Odile Moreau, Réformes militaires ottomanes. xixe -xxe siècles : nouvelles approches,
Istanbul, Isis, Analecta Isisiana, CXXXV, 2015, pp. 38-43.
2. SHD-V-M, BB 4-1482, Commandant de l’Ajaccio au CA Clavaud, 4 décembre 1856 ; ibidem,
le même au même, 15 décembre 1856 ; ibid., le même au même, 22 décembre 1856.
3. Ibidem, Commandant de l’Ajaccio au CA Clavaud, 2 novembre 1859 ; ibid., Le même au
même, 23 novembre 1859.
4. SHD-V-M, 107 GG2, Commandant de l’Ajaccio au commandant de la station du Levant,
15 juin 1864.
5. Ibid., Le même au même, 3 août 1864 ; 15 juin 1864 ; ibidem, le même au même, 3 août
1864 ; ibid., le même au même, 31 août 1864.
6. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_lecompasseur_aime.htm.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

en août 1873 dans le port d’Odessa, puis visite les bases d’Otchakoff et de
Nikolaieff. Dans ce port, le jeune officier, que reçoit cordialement l’amiral Popov,
est autorisé à voir dans le détail les intrigants cuirassés circulaires, les popovkas,
ainsi que les ateliers du port1. Avec la crise d’Orient de 1875-1876, ce travail de
renseignement s’étend aux forces armées ottomanes, alors aux prises avec les
nations balkaniques puis avec la Russie. Fin janvier 1876, avant de quitter son
poste, le LV de Cornulier-Lucinière, signale la refonte des défenses dans les
ports turcs de la mer Noire comme dans les Détroits.
Comme tant d’autres, le stationnaire souligne les faiblesses de l’armée, mal
commandée, et l’apathie de l’escadre ottomane, banalement décrite comme
une « coûteuse fantaisie cuirassée2 ». Avec la fin des combats en 1878, l’attention
du stationnaire se restreint à la capitale, où le gros des forces navales est
immobilisé, ainsi qu’aux Dardanelles. Les forts et batteries de ce détroit, qui
passe pour être le principal champ de bataille d’une future guerre anglo-russe,
font l’objet, en 1880, de cinq rapports. Le commandant du Pétrel, Germain
Roustan (1842-1908), y décrit les positions les plus fortes, et dénombre leurs
pièces, le plus souvent des canons Krupp de gros calibre. S’il n’est pas autorisé
à visiter les ouvrages, ses croisières répétées à courte et moyenne distance lui
permettent de sentir l’achèvement de certains ouvrages, telle la batterie de
Deirman Bournou3. Doutant de l’efficacité globale de cette défense par trop
concentrée à l’entrée des Dardanelles, le LV Roustan ne doute pas des chances
de succès d’une incursion britannique en mer de Marmara avant d’arriver
devant Constantinople4.
Suivant ce travail de collecte considérable, auquel a participé le consul aux
Dardanelles, son successeur, le LV Carré transmet, le 20 mars 1882, un rapport
sur la même question, puis un second, le 4 avril, au retour d’une sortie dans les
Détroits, officiellement « pour régler le compas5 ». L’achat de torpilles et la mise
sur pied de défenses sous-marines font également l’objet de deux rapports à la

1. SHD-V-M, BB 4-1395, LV A. de Courtivron au ministre de la Marine, « Rapport sur la


canonnière circulaire ‘Novgorod’ », 16 septembre 1873.
2. SHD-V-M, BB 4-1396, LV de Cornulier-Lucinière, Rapport de fin de campagne, 31 janvier
1876.
3. SHD-V-M, BB 4-1397, Commandant de la station du Levant au ministre de la Marine,
Rapport du LV Roustan, décembre 1879 ; ibid., du même, 8 avril 1880.
4. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Roustan au ministre de la Marine, « Note sur l’état des défenses
des Dardanelles », 10 juin 1880 ; ibid., Le même au même, 6 juillet 1880 ; ibidem, Le même
au même, 30 août 1880 ; ib., Le même au même, 27 septembre 1880 ; ibid., Le même au
même, 5 octobre 1880 ; art. « Roustan (Germain-Albert)- (1842-1903) » dans Geneviève
Salkin-Laparra, Marins et diplomates. Les attachés navals 1860-1914, Service historique de
la Marine, p. 399.
5. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré au ministre de la Marine, 20 mars 1882 ; ibid., le même au
même, « Note sur les défenses des Dardanelles, 4 avril 1882.

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Le développement du renseignement naval

fin de l’année1. Considérable et de très bonne tenue, cette collecte raisonnée


des défenses ottomanes s’ajoute à tout un travail conduit par des officiers en
mission outre les attachés militaires2.
Bien informée durant ces années 1878-1882, la Royale sent l’influence
grandissante des Allemands, qui sont informés de tout, déplore le LV Carré, le
12 avril 18823. Après la défaite turque de 1878, la recherche du renseignement
par le stationnaire s’étend aux marines roumaine et bulgare. En dépit de la
modestie de leurs forces, l’émergence des marines secondaires dans la mer
Noire est en effet un facteur inédit. Le commandant du Pétrel fournit le 10 juin
1880 un rapport sur la flottille roumaine de 14 pages manuscrites, suivi en 1883
de deux autres notes sur la même question. Très factuelles, les données demeurent
au niveau de ce qu’un analyste parisien peut trouver en dépouillant la presse
spécialisée : type des unités, commandes récentes, effectifs, organisation4. Le
commandant du Pétrel fournit parallèlement des rapports détaillés sur les
nouvelles forces armées roumaines (10 juin 1880) qu’il compare aux forces
bulgares encore matériellement dépendantes de la Russie. Succédant au
commandant Roustan, le LV Paul de Lalande de Calan, suit également le modeste
développement des marines roumaine et bulgare comme les efforts de
modernisation des défenses littorales turques où se confirme le rôle de
l’Allemagne5. Le poste du Bosphore s’intéresse enfin aux affaires de Tripolitaine
et d’Égypte, particulièrement en 1882, quand se pose brièvement l’éventualité
d’une ingérence ottomane dans la crise d’Alexandrie6.
À la fin du siècle, le poste du Bosphore ne présente plus le même intérêt
pour la rue Royale qu’il avait pu avoir aux lendemains des crises d’Orient de
1840, de 1856 et de 1878. Plongée dans une complète apathie jusqu’aux affaires
crétoises de 1897-1898, la marine ottomane achète peu de navires aux chantiers
occidentaux et n’entretient que fort épisodiquement une impressionnante flotte
de vieux cuirassés. Autrefois étendue à toute la mer Noire, la surveillance
politico-navale se réduit ordinairement à la zone des Détroits. Occasionnellement,

1. Ibid., Le même au même, 15 novembre 1882 ; ibidem, le même au même 19 novembre 1882.
2. SHD-V-M, BB 4- 1449, LV Massé et S/s-ing. r des constructions navales Romazzotti,
« Rapport sur les arsenaux de Constantinople, Nikolaiëff et Sébastopol », au ministre de la
Marine, 30 novembre 1886.
3. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré au ministre de la Marine, 20 mars 1882
4. Ibid., Commandant du Pétrel, « Note sur la flottille roumaine, 10 juin 1880 » ; SHD-V-M,
BB 4-1398, le même au même, 5 décembre 1883 ; ibid., le même au même, 12 décembre
1883.
5. SHD-V-M, BB 4-1398, Commandant du stationnaire de Constantinople, le Pétrel, au CA
de Marquessac, 29 juillet 1885.
6. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré commandant le Pétrel au ministre de la Marine, 15 mai
1882.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

les stationnaires s’échappent de ce cadre étroit et retrouvent dans les ports


d’Odessa et de Batoum des stationnaires roumains et bulgares dont les officiers,
formés en France ou par des cadres français, sont des interlocuteurs bien
disposés1. Pour autant, le suivi des affaires navales roumaines et bulgares relève
des attachés militaires en Roumanie comme de la mission détachée en Bulgarie
en 1896 pour aider à la formation d’une marine nationale2. Le même décrochage
se produit en mer Égée où les séjours touristiques de l’ambassadeur en Grèce
permettent toutefois au commandant du stationnaire de fournir à Paris des
notes occasionnelles et succinctes3. Le travail de renseignement du stationnaire
s’étend alors à toutes les branches des forces armées turques – infanterie,
artillerie et génie – dont les commandes suscitent de vives rivalités entre les
marchands d’armes européens. En 1892, l’officier en poste à Constantinople,
le LV de Saint-Pern expose ainsi à la rue Royale la question des poudres de
l’infanterie qui oppose les Austro-Allemands aux Français4. Là encore la valeur
du poste est de fournir à la Marine une filière d’informations toute navale.
L’intérêt du poste se relève toutefois avec les crises égéennes et balkaniques
des années 1898-1908 qui motivent le redressement spectaculaire, mais incertain,
de la marine ottomane (1909-1910) et dont le LV Goisset, mais également
l’attaché militaire et l’ambassadeur de France, suivent les objectifs et les grandes
étapes. La France, qui fournit toujours à la Porte une partie de ses unités légères,
est pure spectatrice de ce relèvement organisé par la mission britannique5.
L’étroite coopération navale anglo-ottomane, mais également le souci turc de
cacher leur infériorité face aux forces navales helléniques multiplient toutefois
les écrans entre le stationnaire et ses interlocuteurs. La différence hiérarchique
séparant le commandant du stationnaire des chefs de la mission
britannique – l’amiral Limpus et le commandant Ashby –, comme l’absence
d’informateurs ottomans de haut grade, limitent la qualité des informations
collectées. Bien conscient de cette situation, le LV Goisset énumère les indices
de son isolement :

1. Dr. Palasne de Champeaux, « Moyen pratique de puiser de l’eau de mer à certaines


profondeurs », pp. 313-316, Archives de médecine et pharmacie navales, 1912, no 97.
2. Wladimir Popov, « The Bulgarian Navy (1879-1914) », Bulgarian Historical Review, 1990,
18-3, pp. 65-69 (non consulté).
3. SHD-V-M, BB 7-130, LV de la Planche de Ruillé au Ministre de la Marine, 11 juillet 1911.
4. SHD-V-M, BB 7-30, Commandant du Pétrel au ministre de la Marine, 28 septembre 1892.
5. SHD-V-M, BB 7-132, Stationnaire du Levant, « Renseignements sur la marine turque »,
21 février 1909 ; ibidem, « La Flotte ottomane », 15 juin 1909 ; O. Moreau, Réformes
militaires (…), p. 47 ; Chris B. Rooney, « The International Significance of British Naval
Missions to the Ottoman Empire, 1908-14 », Middle Eastern Studies. 34 (1)1998), p. 1–29.

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Le développement du renseignement naval

« Bref la méfiance orgueilleuse est à l’ordre du jour, et il est à peu


près impossible d’avoir accès sur un navire de guerre. L’attaché naval grec
n’a pu monter que deux fois à bord, par surprise. Quant à moi, j’y ai
renoncé depuis ma visite à Gamble Pacha, le 5 novembre. Les officiers
anglais ne m’ont jamais rendu la politesse du magnifique déjeuner que
je leur ai offert le 19 novembre dernier ; ils ne m’ont jamais mis une carte,
et n’ont jamais tenu la promesse qu’ils m’avaient faite de m’inviter à un
branle-bas de combat à bord du Messoudié. Bien mieux, malgré de
gracieuses paroles de loin en loin, ils paraissent m’éviter, et le mot d’ordre
anglo-turc, en dépit de mon extrême réserve, semble être : ‘pas d’intrus’1 ».

Si l’on considère le dossier constitué par la rue Royale sur les guerres
balkaniques, le stationnaire apparaît comme un informateur secondaire,
cantonné à des questions purement techniques et très dépendant du bon vouloir
britannique2. Ce sont alors les agents consulaires en mer Égée et surtout les
capitaines de vaisseau de la première escadre de la division légère de l’escadre
déployée au Levant et leur chef, le très efficace amiral Dartige du Fournet (1856-
1940) qui alimentent la rue Royale en données politiques et diplomatiques
obtenues soit de visu, soit de la bouche de leurs homologues grecs, bulgares et
ottomans3.
En dépit de ce déclin relatif, le poste ne cesse d’être ce qu’il n’avait cessé
d’être entre 1835 et 1880 : une vigie bien placée sur la mer Noire et le nord de
la mer Égée, exigeant de solides connaissances et confié à des marins dont les
traits sociaux et professionnels mais également leurs origines familiales sont
ceux des attachés navals.

Les traits professionnels et sociaux d’un attaché naval

En premier lieu, tout commandant du stationnaire de Constantinople doit


être assez versé dans toutes les branches du métier pour suivre l’état de la marine
ottomane, dont les bâtiments et les armements sont fournis par les chantiers
britanniques, français, mais également allemands, italiens et américains. Le

1. SHD-V-M, BB 7-132, LV G. Goisset, commandant la Reine Blanche, au ministre de la


Marine, 19 janvier 1910.
2. SHD-V-M, BB 7-161, LV Pomard au ministre de la Marine, 26 novembre 1912 ; ibid., du
même au même, 30 novembre 1912.
3. Sur la soixantaine de pièces diverses rassemblées dans ce dossier « Conflit balkanique
1912-1913 », on ne dénombre que deux lettres du LV Pomard. SHD-V-M, BB 7-161, Consul
de de France à Syra au MAE, 18 janvier 1913. Copie transmise le 1er février.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

stationnaire doit également suivre l’avancement des défenses des Détroits que
les Turcs modernisent avec l’aide étrangère, essentiellement allemande, dès le
début des années 1870, mais surtout après 1875. Avant que les attachés militaires
et navals en Russie ne prennent ces dossiers en main, la surveillance ponctuelle
des forces navales russes en mer Noire suppose enfin d’assez larges compétences
logistiques et portuaires. Dans ces conditions, les officiers nommés à
Constantinople sont donc des marins aguerris, comptant plusieurs années de
campagnes, souvent lointaines, mais également une expérience directe des
grandes escadres. Avant la guerre de Crimée, les stationnaires, tel le LV Ohier
(1814-1870) – un ancien aide de camp de l’amiral Dupetit-Thouars – sont
sélectionnés pour l’ampleur de leur expérience nautique, militaire et
administrative1. Les vétérans de la guerre de Crimée prédominent naturellement
dans les années qui suivent ce conflit. Aide de camp de l’amiral de Parseval-
Deschênes, le LV Georges de Parseval (1832-1892) a participé aux opérations
du siège de Bomarsund, avant d’être attaché à l’escadre de la mer Noire et de
prendre part aux opérations navales de la guerre de Crimée2. Embarquant sur
l’Algésiras au retour de la paix, il remplit en 1858 les fonctions d’aide de camp
de l’amiral Jacquinot, préfet maritime de Toulon. Nommé à la station du
Bosphore en février 1864, le LV Abel Bergasse Dupetit-Thouars (1832-1890)
s’est illustré en servant à terre durant le siège de Sébastopol. Nommé instructeur
de canonnage en 1856, il est détaché au sein de l’escadre d’évolution (1858-1859),
sert trois années au sein du Dépôt des cartes et des plans, avant de rejoindre
Constantinople3. La nomination du LV Germain Albert Roustan (1842-1903),
nommé en octobre 1879 sur Le Pétrel, doit sans doute beaucoup à l’impeccable
combinaison de vertus militaires et navales démontrées durant l’expédition du
Mexique, et de précoces qualités administratives.
Dans les dernières décennies du siècle, alors que la Turquie adopte une
posture défensive, le poste est souvent occupé par des « spécialistes » de la
torpillerie, tel Ernest Richard (1843-1916), un ancien de l’École des défenses
sous-marines de Boyardville, et les brevetés de l’École spéciale de la Marine
(ESM), comme le LV Grasset (1863-1932) et son successeur Benoist d’Azy (1866-
1953), ce dernier étant par ailleurs un sous-marinier réputé. Également breveté
de l’ESM (1906), le LV Alexandre Robert De la Planche de Ruillé (1867-1924),
commandant la Jeanne-Blanche de 1910 à 1912 est un canonnier. Ayant beaucoup
servi en escadre, il compte également deux embarquements sur des torpilleurs.
La carrière du LV de Saint-Pern (1852-1929) est en revanche plus « ordinaire »,
1. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_ohier.htm
2. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_deparseval_georges.htm.
3. J. de la Faye, Une famille de marins. Les Du Petit-Thouars, Paris, Librairie Bloud & Barral,
s. d.

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Le développement du renseignement naval

ce dernier alternant les postes en escadre à Brest comme à Toulon1. Au-delà de


ses qualités professionnelles, la sélection du stationnaire du Bosphore suppose
également de l’aisance, de la dignité et du tact.
Cet officier subalterne côtoie en effet les membres de l’ambassade de France
et veille sur leurs croisières semi-touristiques. Il doit également s’entretenir avec
des officiels ottomans et des instructeurs étrangers, essentiellement américains
et britanniques pour tout ce qui touche la marine du Sultan. Il y a enfin les
obligations mondaines qu’imposent la présence d’une importante colonie
européenne et les liens qu’elle entretient avec les notables ottomans. Sa parfaite
éducation, mais également le nom illustre qu’il porte, ses états de service durant
la guerre de Crimée enfin, sont autant d’atouts pour le talentueux Abel Bergasse
Dupetit-Thouars, le plus doué des stationnaires de sa génération. Sous la
IIIe République, le choix de marins « à particule » – tels que les commandants
Alexandre Robert De la Planche de Ruillé et Denys Marie Charles Benoist
D’Azy – répond-il à ce désir de trouver des marins bien nés et bien formés aux
usages du monde ? S’agit-il, comme le dit avec méchanceté Claude Farrère, de
corriger l’impression fâcheuse produite par des ambassadeurs sentant encore
un peu la glèbe2 ?
Tout n’est pas toutefois un pur lit de roses pour le stationnaire, qui, toujours
choisi parmi les lieutenants de vaisseau, souffre quelque peu de son rang
subalterne3. Pour autant, les froissements au sein de l’ambassade comme les
tracasseries sont ponctuels et sont adoucis par les habitudes de courtoisie
mondaine qui sont de règle dans le service diplomatique. Le zèle des stationnaires
contribue enfin à jeter des ponts. Après avoir déploré, dans les premiers temps
de son arrivée, le mauvais vouloir des attachés de l’ambassade, « jaloux comme
partout ailleurs de ne rien laisser transpirer de ce qu’ils savent », le LV Bergasse
Dupetit-Thouars capte leur confiance en communiquant à l’ambassade les
informations les plus sensibles. Dès le mois de mars, cet officier, désormais bien
informé par l’ambassade, a une certaine idée du dessous des cartes dans les
conversations internationales sur le Liban et dans les affaires roumaines. En
juin 1864, le commandant de l’Ajaccio rapporte avoir reçu du premier secrétaire
de l’ambassade, M. de Bonnières, des informations de première main sur les
directives parisiennes touchant l’affaire tunisienne et l’hostilité absolue des
Tuileries à toute ingérence militaire turque. Cette bonne entente, sans doute
servie par une communauté d’âge et d’éducation entre les jeunes hauts

1. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_desaintpern_bertrand.htm
2. Claude Farrère, L’Homme qui assassina, Flammarion poche, 1968, p. 10.
3. SHD-V-M, BB7-132, LV G. Goisset au ministre de la Marine, 26 janvier 1910, no 6.

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Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question d’Orient (1840-1914)

fonctionnaires de l’ambassade et le stationnaire, perdure au fil des décennies1.


Bien disposé à aider le stationnaire, l’ambassadeur accepte en 1880 que soit
montée une fausse excursion qui, partant de la mer de Marmara, pousserait
« sous un prétexte quelconque, ne pointe jusqu’aux Dardanelles2 ». Recevant en
1909 le commandement de la Jeanne Blanche, le LV Goisset obtient du conseiller
financier de l’ambassadeur Bompard la communication d’une partie du budget
ottoman de la marine3.
Inévitablement, l’institution a cherché la perle rare parmi les
« porphyrogénètes » – les futurs amiraux Pierre-Julien Jurien de la Gravière et
Abel-Nicolas Bergasse Dupetit-Thouars – que leurs parents et protecteurs
poussent à demander un poste discret, sans éclat militaire, mais utile dans une
marine de guerre dont le gros des missions stratégiques se déroule dans les
eaux euro-méditerranéennes. L’expérience des « affaires d’Orient », étendue
nous l’avons vu aux aires balkaniques et caucasiennes, se révèle en outre assez
riche pour préparer l’ancien stationnaire à rejoindre une ambassade comme
attaché naval. Si le LV Benoist d’Anzy (1866-1953), est détaché à Washington
en 1909, le capitaine de vaisseau (CV) Oncieu de la Batie (1833-1904) est nommé
à Londres en novembre 18864, où le suivront le CV Roustan (1842-1903) puis
l’amiral Maurice Grasset (1863-1932).

Sans avoir été un poste de premier plan et sans jamais présenter l’intérêt
nautique d’une station lointaine ou difficile, telle que la division de Terre-Neuve,
la station du Bosphore a été appréciée durant tout le second xixe siècle. N’est-il
pas un commandement semi-autonome dans un lieu exceptionnel, enveloppé
de légendes, qui donne à son titulaire la possibilité de suivre de loin et parfois
de près voire d’assez près les péripéties militaires, navales et politiques de la
« Question d’Orient » ? Faut-il voir dans le stationnaire de Constantinople une
forme d’école d’application des missions diplomatico-navales ? Il y a ici un pas
que le silence des archives et la modestie des effectifs considérés nous

1. SHD-V-M, 107 GG2, Commandant de l’Ajaccio au commandant de la station du Levant,


15 juin 1864.
2. SHD-V-M, BB 4-1397, LV au ministre de la Marine, 30 août 1880.
3. SHD-V-M, BB 7-132, LV Goisset au ministre de la Marine, 24 décembre 1909, no 3.
4. Auguste Oncieu de la Batie (1833-1904) sert au milieu des années 1860 en Méditerranée au
sein de l’escadre, avant de naviguer sur les côtes africaines. Prenant le commandement de
l’Ajaccio (1867-1869), il alterne par la suite les postes de commandement et d’état-major.
Repéré pour ses talents linguistiques et ses manières, il est nommé à Londres en 1885 où
il reste une année et demi. De lourds soucis de santé le contraignent en 1888 à se retirer
du service actif puis de la réserve. Art. « Oncieu de la Batie (Auguste-Marie-Édouard d’) »,
Salkin-Laparra, pp. 359-361.

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Le développement du renseignement naval

recommandent de ne pas franchir. Il n’en demeure pas moins que cette petite
station relève, comme certaines agences consulaires levantines – Smyrne, Syra –,
des postes politiques sensibles et présente tout au long du second xixe siècle
une certaine valeur dans un travail de renseignement collégial encore marqué
par les usages de l’époque moderne.

Patrick Louvier

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LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LA IIIe RÉPUBLIQUE

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AUX ORIGINES LOINTAINES DU SERVICE
ACTION : LES PLANS DE SABOTAGE
FRANÇAIS EN CAS DE GUERRE
AVEC L’ALLEMAGNE (1871-1914)1

Gérald Sawicki

La guerre de 1870-1871 voit la constitution en France d’une multitude de


corps francs et de francs-tireurs, opérant dans les territoires occupés par les
Allemands ou aux côtés des armées françaises régulières. Coups de main,
embuscades, sabotages de voies ferrées sont éxécutés parfois très loin derrière
les lignes ennemies. L’épisode le plus spectaculaire est la destruction, en
janvier 1871, du viaduc de Fontenoy-sur-Moselle, interrompant le trafic sur la
voie Paris-Strasbourg pendant une semaine2.
La guerre franco-allemande démontre également l’importance des chemins
de fer dans la mobilisation et la concentration des armées. Préparées de longue
date en temps de paix, ces opérations s’apparentent à un fragile mécanisme
d’horlogerie qu’une série de sabotages bien conçus pourraient dérégler. Organisées
par le service de renseignement militaire3 en liaison avec des patriotes des pays
annexés, ces destructions sont susceptibles de procurer d’indéniables avantages
militaires aux premiers jours du conflit.

1. Article initialement paru sous le titre « Aux origines lointaines du « service action » :
sabotages et opérations spéciales en cas de mobilisation et de guerre (1871-1914) », Revue
historique des Armées, no 268, 2012, pp. 12-22.
2. Dirou (Armel), « Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 », Coutau-Begarie
(Hervé) (dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Économica, 2010, pp. 406-438.
3. Alors officiellement appelé « section de statistique militaire et des études des armées
étrangères ».

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Le renseignement français sous la IIIe République

L’organisation des premiers sabotages au tournant


des années 1880

La mise au point d’engins spéciaux


L’idée de se livrer à des sabotages en cas de mobilisation et de guerre date
de la fin des années 1870 et correspond à la prise en compte de intérêt à utiliser
les explosifs existants. Par lettre du ministre de la Guerre en date du 6 novembre
1878 et sur demande du département de la Marine, la Commission des substances
explosives dirigée par Marcellin Berthelot1 est invitée à rechercher les conditions
dans lesquelles le coton-poudre peut être utilisé pour des opérations de guerre2.
L’étude des moyens à employer pour provoquer une explosion au passage d’un
train sur une voie ferrée débute en juin 1879. Bien vite, il apparaît préférable
de chercher à utiliser l’effet même du passage du train pour déterminer
automatiquement la destruction de la voie ferrée, soit en avant de celui-ci pour
obtenir un déraillement, soit en arrière pour capturer le matériel ou lui couper
la retraite. L’installation s’avère simple et pratique pour un petit nombre de
saboteurs, opérant même pendant la nuit : les cartouches de dynamite et de
coton-poudre, ainsi que les tubes détonants qui les relient, se dissimulent
facilement en terre ou sous le ballast ; les appareils de mise à feu se placent sous
le rail d’une façon non apparente.
La Commission des substances explosives puis le Laboratoire central de
la Marine inventent de petits systèmes de déclenchement qu’ils appellent
percuteurs ou exploseurs automatiques3. Des essais concluants sont réalisés sur
la voie ferrée de la poudrerie de Sevran près de Paris. Un certain nombre de
ces engins spéciaux sont construits avec une sensibilité variable à volonté4. En
1884, le colonel Vincent, chef du service de renseignement du ministère de la
Guerre, fait l’acquisition d’un spécimen de voie ferrée allemande et le cède à la
commission qui l’examine avec soin. Marcellin Berthelot estime nécessaire de
répéter toutes les études de destruction sur des voies typiquement allemandes

1. Marcellin Berthelot (1827-1907), chimiste et homme politique français. Professeur


au Collège de France, ministre de l’Instruction publique en 1886-1887 et des Affaires
étrangères en 1895-1896.
2. Service historique de la Défense, archives de la guerre (SHD/GR), 11 W 79, étude no 2 :
recherche du mode d’emploi du coton-poudre aux opérations de guerre, rapport du 7 août
1879.
3. SHD/GR, 11 W 80, rapport sur l’étude relative à la recherche d’un moyen de provoquer
une explosion au passage d’un train sur une voie ferrée, 11 juin 1891.
4. SHD/GR, 11 W 80, compte rendu d’essais préliminaires faits au dépôt central et à la
poudrerie de Sevran du 20 juin au 14 juillet 1879.

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Aux origines lointaines du service Action

et propose de les faire acheter et construire par la Compagnie des chemins de


fer du Nord afin de ne pas éveiller l’attention1.

Un ambitieux plan français


Parallèlement à la mise au point d’engins spéciaux, s’échafaudent des plans
de sabotage à grande échelle. Le tout premier date de la fin 1883 et prend la
forme d’une synthèse critique de carnets et de notes d’officiers explorateurs
envoyés en mission sur les deux rives du Rhin. Ce document de 21 pages
s’intéresse aux explorations d’Huningue à Sarreguemines, de la frontière suisse
à la Lorraine annexée2. Plusieurs d’entre elles sont réalisées par un officier
originaire de cette ville lorraine, le capitaine Henri Crémer, affecté à l’état-major
général du ministre de la Guerre3. Les opérations projetées sont particulièrement
impressionnantes. Il s’agit de faire sauter les ponts du Rhin jusqu’à Strasbourg,
de couper « par la mine ou la dynamite » plus d’une vingtaine de voies ferrées,
d’opérer la destruction d’un tunnel, de lignes télégraphiques, d’écluses, d’ouvrir
des brèches dans les remparts de villes fortifiées, d’incendier des poudrières,
des casernes, des bois et des forêts.
Le but de tels travaux est de nature stratégique. Il s’agit d’assurer « la
possibilité de retarder la marche de l’armée allemande au moins pendant une
semaine lors de la prochaine guerre », de gêner la concentration allemande en
interrompant ses communications et en l’obligeant à disséminer ses forces, en
jetant « l’effroi » et « le trouble moral » sur ses arrières. En un mot, les Allemands
seraient déjà en Alsace- Lorraine comme en territoire ennemi. Ces faits de
guerre seraient exécutés par des officiers français en mission et par des patriotes
des pays annexés. À en croire ce plan, de nombreux « concours dévoués » se sont
proposés pour les réaliser : anciens soldats « décidés à tout pour le service de la
France », « officiers pompiers déchus de leurs grades et de leurs fonctions par les
Allemands », employés du chemin de fer et des télégraphes, gardes forestiers,
ouvriers, ingénieurs et industriels fournissant des caches ou des fonds. Le plan
révèle une somme de concours individuels et de réseaux organisés, qui
s’apparentent sur certains points à une véritable guerre de partisans.
La destruction des voies de communication des armées allemandes est une
ligne directrice du plan. Tout l’espace alsacien-lorrain est concerné : Huningue,
1. SHD/GR, 11 W 84, président de la Commission des substances explosives Berthelot à
ministre de la Guerre, 25 juin 1884.
2. Archives départementales de Moselle (ADM), 2 AL 89, Zentralpolizeistelle de Strasbourg
à président de Lorraine, 6 octobre 1892. Copie d’un rapport d’agents adressé au bureau
français de renseignements, (sd).
3. SHD/GR, 9 Yd 455, dossier du général de division Henri Crémer. Il est le frère de Camille
Crémer, l’un des rares généraux victorieux de 1870, lui aussi natif de Sarreguemines.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Altkirch, Mulhouse, Neuf-Brisach, Colmar, Sélestat, Molsheim, Strasbourg,


Saverne, Haguenau, Niederbronn, Soultz-sous-Forêts, Adaincourt, Sarreguemines,
Sarrebourg. À Mulhouse, outre l’interruption des voies stratégiques, le rédacteur
du document approuve la destruction des lignes télégraphiques « toutes aux
mains de patriotes éprouvés ». À l’île Napoléon, il ne s’oppose pas à l’obstruction
des canaux et au sabotage des écluses. Il cite la possible mise en défense de la
forêt de la Harth « par les moyens tardivement employés dans la forêt d’Orléans
en 1870 : fils de fer correspondants à des dépôts de poudre ou de dynamite, chausse-
trappes, incendies préparés par des matières disposées ad hoc ».
À Colmar, il trouve un plan, qui cite « des noms d’ouvriers et de patrons
s’offrant à coopérer à la mission patriotique » et expose « les facilités qui lui sont
offertes pour le recel des matières explosibles, dynamite ou panclastite ». À
Strasbourg, les diverses notes proposent la destruction des ponts, dont le viaduc
de Kehl, d’opérer des brèches dans la ville au moyen de mines dont le feu peut
être donné par batterie électrique établie à proximité. D’anciens pompiers
français s’offrent à incendier des casernes « au moyen de projection de pétrole,
alcool et essence ». Des torpilles peuvent être construites et disséminées dans le
lit du Rhin « en 48 heures ».
En Lorraine annexée, un vaste réseau commence à Adaincourt, point de
bifurcation des lignes Metz-Sarrebourg et Metz-Saarbrücken. Il est constitué
par le député de Metz au Reichstag, Jules-Dominique Antoine1. Ses rapports
forment environ 200 pages « avec noms de localités, moyens d’action, de matières
explosibles, dépôts de munitions et moyens de transports d’armes ». Le député
messin n’est pas partisan des explosions et des incendies. Il croit que cette
« méthode de terrorisation » doit être abandonnée à mesure qu’on pénètre dans
le pays. Il préfère opposer « la force d’inertie aux menaces allemandes » en
organisant de « petits détachements de patriotes » se réfugiant dans les bois,
agissant avec la complicité de paysans et faisant dérailler les trains par des
pierres ou des poutres posées sur les voies ou en enlevant quelques rails au
besoin.

Un précurseur : le colonel Vincent


Les archives manquent pour savoir si ce plan a reçu un commencement
d’exécution2, mais d’autres pièces indiquent que l’impulsion décisive a été

1. Jules-Dominique Antoine (1845-1916), figure de la « protestation » messine, député au


Reichstag de 1882 à 1889, expulsé d’Alsace-Lorraine le 31 mars 1887.
2. Les enquêtes allemandes menées en 1892 au reçu de ce document témoignent d’une
certaine incrédulité. Archives départementales du Haut-Rhin, 8 AL 1/9430, rapports de

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Aux origines lointaines du service Action

donnée par le colonel Honoré Vincent1, à l’époque où il dirige le service de


renseignement de l’état-major général du ministère de la Guerre, de juillet 1882
à fin novembre 1886.
Début 1885, il caresse l’idée de provoquer une insurrection armée en
Alsace-Lorraine en cas de guerre. Il s’en ouvre au commissaire spécial de police
de Saint-Dié Jean-Baptiste Kempff, qui lui répond de la manière suivante :
« Comme moyen d’action sur les masses, vous savez que la chose est excessivement
difficile sinon impossible en Alsace, pour la raison qu’en temps de guerre vous n’y
verrez que des fonctionnaires et des factionnaires. Il me paraît impossible de créer
dans ce pays des chefs de partis, capables de résister à main armée, à une armée
aussi puissante que celle qui se concentrera dans ces contrées2 ».
L’idée est néanmoins en l’air et des rumeurs bruissent au moment de la
tension franco-allemande de 1887, si l’on en croit ce correspondant de la Nouvelle
Revue de Juliette Adam : « D’aucuns parlaient, à mots couverts, de quelques
carabines cachées sous bois, ou de quelques coups à tenter contre les voies ferrées3 ».
Cette menace n’est pas ignorée des autorités allemandes. Selon le baron de
Holstein – un des conseillers les plus influents du ministère allemand des
Affaires étrangères –, des sapeurs-pompiers d’Alsace-Lorraine pourraient
déserter en France à la déclaration de la guerre ou « peut-être aussi incendier
des casernes aux endroits non gardés, détruire des ponts et des chemins de fer4 ».
Cette crainte des sabotages français explique l’insistance du chancelier Bismarck
à mener, début février 1887, la répression contre les membres alsaciens-lorrains
de la Ligue des Patriotes de Déroulède. D’après un rapport adressé au secrétaire
d’État à la Justice, Schelling, il fallait « découvrir et couper les liens » qui unissent
la France et l’Alsace-Lorraine et qui pourraient « être dangereux au point de vue
militaire si une guerre éclatait très prochainement » : « Pour cette affaire, il est de
la plus haute importance, que ce réseau soit détruit. Celui-ci, comme l’ont indiqué
d’autres renseignements de Paris concernant les pays d’Empire, a pour but de
perturber et d’empêcher par des soulèvements partiels et des destructions de voies
police de Mulhouse, 27 octobre, 9 et 10 décembre 1892, de Saint-Louis, 29 novembre 1892
et du directeur de cercle de Colmar, 19 octobre 1892.
1. Lorrain annexé d’Audun-le-Tiche, le colonel Vincent (1834-1900) s’est révélé lors de
la guerre de 1870 en tant que créateur d’un nouveau service d’éclaireurs organisé sur
le modèle des uhlans de la cavalerie prussienne. Chef d’état-major de la 2e division
indépendante de cavalerie à Lunéville de 1873 à 1881, il s’intéresse aux lignes de chemin de
fer d’Alsace-Lorraine. SHD/GR, 5 Yf 73952, états de service du colonel Honoré Vincent.
2. Archives départementales des Vosges, 8 bis M 30, commissaire spécial de police (CSP) de
Saint-Dié, 23 janvier 1885.
3. Memor, « Les élections en Alsace-Lorraine », La Nouvelle Revue, tome 62, janvier- février
1890, p. 810.
4. Die geheimen Papiere Friedrich von Holsteins. Band II. Tagebuchblätter, 8 août 1886,
Göttingen, 1957, pp. 323-324.

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Le renseignement français sous la IIIe République

ferrées la concentration de notre armée à la frontière au commencement de la


guerre1. »
Le passage du général Boulanger au ministère de la Guerre de janvier 1886
à mai 1887 et la dégradation concomitante des relations franco-allemandes
encouragent le colonel Vincent à passer à l’action. En 1886, il organise secrètement
des dépôts d’explosifs en Alsace-Lorraine. Mis au courant par un général,
Marcellin Berthelot, alors ministre de l’Instruction publique dans le gouvernement
Goblet, en informe le président de la République Jules Grévy2. Le préfet de
Meurthe-et-Moselle et ancien directeur de la Sûreté générale, Eugène Schnerb,
confirme qu’à cette époque le colonel Vincent propose à des Alsaciens et Lorrains
annexés en voyage à Paris de « prendre chez eux quelques cartouches de dynamite3 ».
L’état-major général du ministre de la Guerre, en septembre 1887, prescrit
de « faire remettre aux destinataires les explosifs et appareils spéciaux4 ». En 1889,
la troisième mesure prévue par le service de renseignement pendant la période
de tension politique consiste à « retirer les explosifs actuellement déposés dans
certaines places de la frontière et les remettre entre les mains des personnes dévouées
qui se chargent de les utiliser de l’autre côté de la frontière5 ».
Enfin, le colonel Vincent envisage de recourir, dès le temps de paix, au
sabotage économique au moyen de la guerre biologique. En 1886, un « honorable
correspondant » de Mulhouse propose à Raymond Poincaré, chef de cabinet
du ministère de l’Agriculture, de recevoir de ce ministère la mission de colporter
le phylloxéra sur les coteaux du Rhin. Devant cette « proposition fort étrange »
et craignant un piège du gouvernement allemand, Poincaré refuse et s’informe
auprès du colonel Vincent, qui paraît vouloir le « pousser à accepter ses offres6 ».

1. Auswärtiges Amt (Berlin), R 6991, Bismarck à Schelling, 11 février 1887.


2. Dansette (Adrien), Le Boulangisme, Paris, Fayard, 1946, p. 75.
3. L’Impartial de l’Est, 10 juillet 1889.
4. SHD/GR, 7 N 1746, journal de mobilisation de l’état-major général du ministre,
6 septembre 1887.
5. SHD/GR, 7 N 1746, section de statistique, mesures prévues pendant la période de tension
politique, 4 juin 1889.
6. SHD/GR, 5 Yf 73952, Raymond Poincaré à général Haillot, chef d’état-major général du
ministre, 25 septembre 1889. Poincaré ajoute que le colonel Vincent n’insista pas.

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Aux origines lointaines du service Action

Une adaptation progressive aux nouvelles considérations


stratégiques

De nouvelles études théoriques


En dehors du service de renseignement, des officiers proposent leurs propres
études. En 1892, le lieutenant Wasser du 17e régiment d’artillerie se livre à un
travail d’hiver ayant pour objet la destruction des ponts de chemin de fer du
Rhin le septième jour de la mobilisation allemande. Il imagine pouvoir les
miner en secret, dès le temps de paix, et décrit de manière technique et détaillée
les moyens à employer, y compris en ayant recours aux procédéséusuels des
travaux sous l’eau. La mise à feu s’effectuerait par des « émissaires secrets »
alsaciens-lorrains pourvus de scaphandres et résidant en permanence à
proximité1. En raison de son « caractère d’actualité » et des « idées neuves »
exposées, les autorités militaires estiment devoir décerner une mention spéciale
à ce projet mais le trouvent inexécutable dans la pratique2.
Une étude du 3e bureau de l’état-major de l’armée3, effectuée en 1897 par
le capitaine Begouen, prend également en compte les « opérations à tenter sur
les derrières de la droite allemande ». Leurs réussites seraient de nature à avantager
stratégiquement l’armée française. Comme pour le document de 1883, un
« double effet matériel et moral » est à espérer. Les conséquences de sabotages
bien menés peuvent « se répercuter jusqu’aux plus extrêmes stations de la ligne
de transport » et suffire pour faire passer les projets du général en chef allemand
« de l’offensive à la défensive ». Deux méthodes sont proposées : la destruction
par des agents secrets ou par des groupes de partisans. La première méthode
nécessite « une étude préalable très minutieuse du point à attaquer » et utilise
des « agents aussi habiles que dévoués », recrutés parmi des Alsaciens-Lorrains
« au patriotisme ardent » et « que leurs affaires appellent fréquemment en
Allemagne ». Ceux-ci pourraient frapper à n’importe quel point du territoire
ennemi « aussi bien sur la Sarre et sur le Rhin qu’ailleurs ». Ils dissimuleraient
10 à 12 kg de mélinite ou de fulmicoton dans la plus petite valise de voyage, à
la faveur de l’obscurité et à l’aide d’une barque, ils déposeraient un flotteur
chargé d’explosifs contre une pile des nouveaux ponts métalliques et les rendraient
impraticables pour « au moins trois jours ». Le capitaine Begouen concède
néanmoins le côté « aléatoire » ou « chimérique » de ce procédé. À proximité

1. SHD/GR, 7 N 1789, travail d’hiver du lieutenant Wasser, 10 février 1892.


2. SHD/GR, 7 N 1789, général Brugère à ministère de la Guerre et note du 3e bureau, (sd).
3. Par décret du 6 mai 1890, l’État-major général du ministre de Guerre devient l’État-major
de l’armée (EMA).

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Le renseignement français sous la IIIe République

de la frontière, il estime sage « d’agir avec des troupes ». C’est l’objet de la seconde
méthode, avec des partisans, qui rappellent les coups de main réalisés en 18701.
L’élaboration d’opérations de sabotages se poursuit tout au long de la
période. Les plans sont modifiés au gré des mutations dans le personnel du
service de renseignement, des agents secrets et des officiers chargés de les réaliser.
Le 1er juin 1898, un exercice de mobilisation de la section de statistique est
organisé sous la direction du lieutenant-colonel Henry. En cette occasion sont
préparés les télégrammes destinés à « avertir les personnes qui doivent tenter des
destructions d’ouvrages d’art ou de voies ferrées en pays ennemi, d’avoir à se
transporter sur les points qui leur ont été indiqués2 » . Des dépôts d’explosifs sont
toujours clandestinement disposés à l’étranger si l’on en croit les affirmations
de Théodore Klein, un ancien correspondant messin du commissaire spécial
retraité Guillaume Schnaebelé. En tant qu’« agent de la Guerre », Klein possède
à son domicile de Remerschen (Luxembourg) la dynamite nécessaire pour faire
sauter le « pont stratégique important » qui commande la Moselle et la voie ferrée
de Cologne à Metz3.

Les mesures allemandes de protection des voies ferrées


Les plans de sabotage doivent tenir compte des mesures de surveillance et
de protection des voies ferrées prises par les autorités allemandes dès la fin des
années 1880. Les destructions sont plus difficiles à mener surtout si elles s’opèrent
assez loin en arrière de la base départ des Allemands. Discutant de la valeur
respective de deux correspondants de Schnaebelé, qui s’offrent à réaliser de
telles opérations, l’état-major du 6e corps d’armée, à Châlons-sur-Marne, écrit
en 1889 : « Aujourd’hui, l’attention est sérieusement appelée sur la garde des voies ;
ce qui était praticable il y a 8 ou 10 ans ne l’est plus maintenant, il faut bien nous
le dire. Une tentative en ce moment est une grosse opération qui présente beaucoup
moins de chance de réussite qu’autrefois4. »
Les autorités allemandes savent pertinemment qu’en Alsace-Lorraine, le
SR français s’intérèsse aux chemins de fer et connaît « à fond » toutes les gares,
tous les ouvrages d’art et quais d’embarquement. L’état-major du 16e corps
d’armée à Metz craint que des habitants de la région « entraînés par leurs
sympathies françaises et préparés par les services français » se prêtent à des actes

1. SHD/GR, 7 N 1790, EMA 3e bureau, opérations à tenter sur les derrières de la droite
allemande.
2. SHD/GR, 7 N 99, exercice de mobilisation de la section de statistique, 3 juin 1898. Cette
phrase barrée sur le document est remplacée par le terme plus neutre de « sorties ».
3. Archives nationales (AN), F/7/16023/1, rapport PM, 28 novembre 1899.
4. AN, F/7/12641, EM 6e CA à Schnaebelé, 29 décembre 1889.

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Aux origines lointaines du service Action

de sabotage destinés à gêner la mobilisation1. Lors de la crise d’Agadir en 1911,


cette crainte « d’actions concertées de sabotage » et même de « désertions en
masse » les détermine à modifier « précipitamment les fascicules de mobilisation
d’un grand nombre disponibles surtout dans la zone frontière2 » . Inquiétés d’un
empoisonnement des sources d’eau en temps de guerre, elles procèdent dans
la région de Metz à des travaux de repérage et de sondage de nouveaux puits,
qui sont ensuite soigneusement camouflés3. Enfin, les Allemands prévoient lors
de la mobilisation la création de groupes de protection levés par les autorités
civiles et constatent, en évisant les listes de 1908, la présence d’un certain nombre
d’« Annexés » qui s’étaient battus contre eux en 1870-18714.

Les conséquences des sabotages sur les plans de guerre


L’objectif des sabotages est d’entraver le bon déroulement de la mobilisation
et compromettre par la même, dès le début de la guerre, le plan straégique de
l’ennemi, qui doit être modifié en conséquence. Un Kriegspiel tombé aux mains
du service de renseignement français montre que cette éventualité est prise au
sérieux par les Allemands. En 1909, un grand voyage d’état-major de forteresse
est organié dans les conditions de guerre dans la égion Metz-Thionville. Sa
critique pévoit que la concentration de l’armée allemande, qui s’exécute à son
aile gauche sur la ligne générale Sarrebourg-Metz, et s’étend au nord de Metz
jusqu’à la région d’Aix-la- Chapelle, a été retardée par des destructions de voies
ferrées oppérées par l’adversaire en territoire allemand et doit être reportée
plus en arrière, « presque comme en 1870, dans le Palatinat bavarois5 ». De même,
les résultats attendus des sabotages et le concours d’Alsaciens-Lorrains ne sont
pas sans justifier la mise en œuvre du plan XVII et la réalisation d’offensives
françaises en Alsace et en Lorraine au début de la guerre. Le général de Castelnau,
un des promoteurs du plan en tant que sous-chef de l’état-major de l’armée,
expose dans un mémoire que les Allemands souhaitent imposer la bataille sur
le territoire français, car ils veulent à tout prix éviter que les armées françaises
pénètrent dans les pays annexés qu’ils sentent leur être « foncièrement hostiles » :

1. Borries (général Rodolphe von), « L’espionnage allemand d’avant guerre à l’Ouest »,


L’espionnage et le contre-espionnage pendant la guerre mondiale d’après les archives militaires
du Reich, Paris, Payot, 1934, p. 20.
2. AD Meurthe-et-Moselle (ADMM), 4 M 20, CSP Avricourt, 28 septembre 1911.
3. ADMM, 4M25, CSP Pagny-sur-Moselle, 15 septembre 1911.
4. Borries (général Rodolphe von), op.cit., p. 20.
5. SHD/GR, 7 NN 609, rapport « rigoureusement secret » du Grand État-major de Berlin
sur le voyage de l’état-major de forteresse, 21 août 1909. Note sur une étude allemande
d’attaque et de défense de Metz, 14 novembre 1910.

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Le renseignement français sous la IIIe République

« La présence de nos armées en Alsace-Lorraine souléverait, pensent-ils, des


enthousiasmes, et provoquerait sans doute, des actes éminemment péjudiciables
aux succès de leurs opérations. Ils redoutent les manifestations de sentiment français
surtout au début des hostiliés, dans la période si critique de la concentration et de
l’exploitation intensive des voies ferrées1 ».
La concentration allemande dans le bassin de la Sarre, qui s’exécute
partiellement en territoire annexé peut être ainsi gravement troublée, « sinon
temporairement compromise ». De fait, « pour dissiper ces menaces », les Allemands
sont « en quelque sorte obligés de déblayer le territoire d’Empire des éléments
annexés encore soumis à la loi militaire », « puis de dominer, de terroriser la
population qu’il leur est impossible d’éloigner ». Ils ne peuvent donc « atteindre
ce résultat, semble-t-il, qu’en occupant militairement le pays2 ».
Ces considérations ne sont pas sans conséquences stratégiques. Les
Allemands sont dans la quasi-impossibilité technique d’effectuer une attaque
brusquée en direction de Nancy, perspective qui a longtemps péoccupé les
autorités et l’opinion publique françaises. Devant exercer une surveillance
rigoureuse sur les voies ferrées et les ateliers de débarquement, ils ne peuvent
dégarnir le territoire annexé de forces qui l’occupent habituellement qu’au
moment où elles sont relevées par d’autres troupes issues de l’intérieur et
« notamment par des troupes à mobilisation hâtée ». Jusqu’au 5e jour de leur
mobilisation, il est donc « peu admissible que les Allemands tentent une sérieuse
entreprise contre Nancy3 ».

À la déclaration de guerre

Le plan du lieutenant-colonel Dupont


Chef de la section de renseignement (SR) de 1908 à 1913 avant de diriger
le 2 bureau de l’état-major de l’armée, le lieutenant-colonel Charles Dupont4
e

finalise le dispositif français de sabotage. Il réunit une équipe de douze officiers


d’active connaissant parfaitement la langue allemande et les terrains où ils
doivent opérer. Leur mission est de faire sauter, à la même heure, dans la nuit
1. SHD/GR, 1 K 795, fonds du général de Castelnau, carton 5, mémoire pour servir à
l’établissement d’un plan de guerre, Conseil supérieur de guerre, 1914, p. 32.
2. Ibid., p. 42.
3. Ibid., p. 43.
4. Né à Nancy, polytechnicien, Charles Dupont (1863-1935) dirige pendant la guerre le
2e bureau du GQG jusqu’en juillet 1917. Devenu général, il prend part après 1918 à des
missions militaires en Allemagne puis en Pologne.

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Aux origines lointaines du service Action

du 6e au 7e jour de la mobilisation, les lignes de chemin de fer, grâce à un


mouvement d’horlogerie bien réglé que la SR a spécialement fait construire et
qu’elle a même, en grand secret, expérimenté sur les lignes de la Compagnie
des chemins de fer du Nord : « Cet appareil, une fois mis en place, pouvait supporter
le passage de centaines de trains sans se dérégler d’une minute. Il pouvait donc
être placé plusieurs jours avant et fonctionner comme pévu. L’officier devait entrer
en Allemagne avec son appareil fabriqué à l’intérieur d’un réveil matin de voyage.
Chaque point avait été soigneusement choisi. Nou évitions les ouvrages d’art trop
gardés, mais nous devions faire sauter la voie en courbe dans les endroits qui ne
devaient pas être gardés. Douze lignes de transports devaient être ainsi embouteillées
à à la même heure et à un endroit choisi pour qu’il n’y ait pas dérivation possible.
Tout ceci était subordoné à une condition essentielle qui était la possibilité de
passage en Allemagne des officiers choisis pendant la période de tension politique.
Seul le ministre de la Guerre Messimé était au courant1. »
Il est possible que le « croquis des destruction à faire à la mobilisation » qui
se trouve dans les papiers du maréchal Joffre soit une composante de ce plan.
Daté d’octobre 1912, il a pour théâtre d’opération le nord de la Lorraine annexée
et pour objet de couper les voies ferrées à Audun-le-Tiche, à à Fontoy, à Knutange,
à Richemont et à Dudelange, cette dernière localité située au Luxembourg2. On
cherche de cette façon à isoler la place forte de Thionville et à gêner autant que
possible le débarquement des troupes allemandes dans cette région. D’autres
opérations relèvent de l’initiative des officiers de renseignement des postes
frontières à charge pour eux de recruter des agents secrets, ces « relation sûres »
(« RS ») des « SRE » (secteurs de renseignements à l’étranger). Composés pour
l’essentiel de patriotes d’Alsace-Lorraine, ils procurent déjà en temps de paix
aux commissaires spéciaux de police ou directement à la SR des informations
sur l’armée allemande3.
Nommé à à la tête du service de renseignement de Belfort en tant que
« technicien des chemins de fer », le capitaine Charles Lux est spécialement chargé
de réparer la destruction des rives allemandes pendant la mobilisation4. En
1910, il incite son correspondant Sies à faire sauter, le moment venu, des dirigeables
zeppelins à Friedrichshafen, au moyen d’un engin, qui a la « forme de boite à
sardines, et inoffensif dans sa manipulation5 ». Son successeur au poste de Belfort,
1. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, pp. 72-73.
2. SHD/GR, 14 N 38, EMA 2e bureau à état-major du général Joffre, 18 octobre 1912.
3. SHD/GR, fonds de Moscou, carton 1 129, dossier 1 387, Adrien Mallet, étude sommaire sur
la collaboration des commissaires spéciaux aux frontières avec les officiers du service des
renseignements en vue de mobilisation, novembre 1930, p. 2.
4. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, p. 30.
5. Archives départementales du Territoire-de-Belfort (ADTB), 1 M 377, CSP Belfort, 1er avril
1911.

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Le renseignement français sous la IIIe République

le capitaine Andlauer, prévoit trois destructions. Deux concernent des agents


en Suisse, qui doivent opérer dans le pays de Bade : et pour la dernière, préparée
le 14 juillet 1914, il dote son oérateur « de détonateurs et d’accessoires destinés à
parfaire un matériel1 » qu’il lui passe « depuis plusieurs mois, par fraction, à
chaque entrevue2 ». Cet opérateur a été identifié. Il s’agit d’un Alsacien du Bas-
Rhin nommé Steinlein. Gardien à la prison de Strasbourg, il est chargé lors de
l’affaire Lux3 de la surveillance de l’officier français emprisonné. Ce dernier
reconnaît en lui un patriote français de cœur et profite de sa détention pour le
« recruter4 ». Puis, au début de 1913, Dupont lui fait acheter un fonds de commerce
de cabaretier à Offenburg, une localité située à 25 km à l’est de Strasbourg et
l’y place comme « agent de la Guerre », « près d’un point sensible », une voie
ferrée importantà à faire sauter en cas de mobilisation allemande5.

L’échec partiel des sabotages


Contrairement aux espoirs fondés en lui, le plan de sabotage des voies
ferrées allemandes est en grande partie un échec. Dès la fin juillet 1914, Dupont
demande au ministre de la Guerre, Messimy, l’autorisation de faire partir ses
officiers en les faisant passer par la Suisse et la Hollande. Le ministre refuse.
Selon le chef du 2e bureau, le gouvernement tien à ne rien faire qui puisse donner
aux Allemands un prétexte pour luié déclarer la guerre. L’arrestation d’un des
officiers français aurait pu amener à la découverte de son appareil de sabotage6.
C’est d’ailleurs en vertu du même principe de prudence que sont repliées les
troupes françaises à à 10 km de la frontière. Dupont ajoute qu’il n’a pas à juger
ce refus même s’il éprouve par la suite une « grande déception » : la réussite de
son plan aurait pu conduire à un « embouteillage considérable » des lignes de
transports allemands. Les décisions des autorités françaises se comprennent
aisément : on se rappelle les origines de la guerre de 1870 et les effets désastreux
provoqués en Europe d’avoir porté la responsabilété de la déclaration de la
guerre.

1. Dont font sans doute partie des pétards de cavalerie à 250 g de TNT. Lahaie (Olivier),
« L’équipement spécifique des espions français membres de la section de renseignements
et de la section de centralisation des renseignements en 1914-1918 », Guerres mondiales et
conflits contemporains, no 232, octobre-décembre 2008, p. 93.
2. SHD/GR, 1 K173, fonds Andlauer, conférence du 24 octobre 1925, p. 9 et 13.
3. Arrêté en Allemagne début décembre 1910 pour espionnage, le capitaine Lux est condamné
à six ans de forteresse. Il s’évade spectaculairement l’année suivante avec l’aide de la SR.
4. ADTB, 1 M 377, CSP Belfort, 4 février, 1er avril et 25 octobre 1911.
5. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, p. 73. 1 K 173, fonds Andlauer,
conférence du 24 octobre 1925, p. 13.
6. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, p. 73.

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Aux origines lointaines du service Action

Trois sabotages se produisent malgré tout, mais n’étant plus coordonnés


et simultanés, ils ne sont pas suffisants pour produire un « effet important » sur
le plan stratégique. Après la déclaration de la guerre, deux officiers français
passent la frontière germano-belge durant la nuit et remplissent leur mission1.
De même, dans la nuit du 11 au 12 août 1914, l’Alsacien Steinlein fait sauter en
Forêt noire, entre Offenburg et Ortenberg, la ligne de chemin de fer Offenburg-
Hausach, ce qui occasionne « une perturbation assez sensible ». Les autres
opérations échouent. Le capitaine Wendling du 15e BCP, fourni en matériel le
5 août 1914 par le capitaine Andlauer, ne peut réussir dans la région de Schaffhouse
et en Allemagne du Sud, mais revient néanmoins sain et sauf à Belfort dix jours
plus tard. D’autre part, un coup de filet de la police suisse à Bâle ruine deux
autres opérations du SR de Belfort2. Charles Botz, un retraité des chemins de
fer de Basse-Yutz en Lorraine annexée, est prêt à plusieurs reprises à détruire
le pont de chemin de fer enjambant la Moselle près de Thionville mais le jour
où il apprend la chute de Longwy, il renonce à son entreprise pensant qu’il est
trop tard3. Les risques encourus par les agents saboteurs sont en effet considérables,
y compris de la part de leurs propres troupes ignorantes de leurs missions
secrètes. Le 5 août 1914, un des agents du commissaire spécial de Briey, Adrien
Mallet, est arrêté par le 16e bataillon de chasseurs. Porteur de cisailles pour
destructions, il va être sommairemenr éxécuté lorsqu’il a l’idée de réclamer de
son chef de secteur, qui peut intervenir à temps4.
Le résultat obtenu est donc au final très éloigné de celui attendu. Les
Allemands font le même constat. Le général von Borries, ancien chef d’état-
major du 16e corps d’armée de Metz, assure qu’« aucun acte de sabotage » n’a
lieu en Lorraine annexée. Les gardes-voies militaires prennent leur service dès
le 30 juillet 1914, deux jours avant la mobilisation et avant les premiers transports
de troupes. La population demeure d’ailleurs « beaucoup plus calme » que les
Allemands ne pouvaient l’espérer, bien qu’ils eussent à déplorer quelques coups
de feu tirés sur des soldats. Dans la banlieue de Metz, à Lorry et à Saint-Julien,
des faits mal établis sont interceptés par le gouverneur von Owen comme des
attentats contre des sentinelles militaires5. L’arrivée en masse des troupes

1. Ibid.
2. SHD/GR, 1 K 173, fonds Andlauer, conférence du 24 octobre 1925, p. 13.
3. AD Bas-Rhin, 121 AL 135, Lettre de Charles Botz, 7 août 1922.
4. SHD/GR, fonds de Moscou, carton 1 129, dossier 1 387, Adrien Mallet, étude sommaire sur
la collaboration des commissaires spéciaux aux frontières avec les officiers du service des
renseignements en vue de mobilisation, novembre 1930, p. 11.
5. Roth (François), La Lorraine annexée. Étude sur la Présidence de Lorraine dans l’Empire
allemand (1870-1918), 2e édition, Metz, Éditions Serpenoise, 2007, p. 596.

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Le renseignement français sous la IIIe République

allemandes de l’intérieur étouffe au début de la guerre « toutes les véléités


d’hostilités préparées de longue date ou spontanées1 ».

Bruits de sabotages etémotion publique

La crainte des agents saboteurs culmine au tout début de la guerre. Le


général von Deimling, commandant le 15e corps d’armée à Strasbourg, est
témoin de ces « bruits fantastiques », qui prennent « essor comme des volées de
chauves-souris à la tombée de la nuit » et qui se propagent tout à coup, personne
ne sachant d’où ils viennent. Des agents français ont « fait sauter des ponts et
des tunnels » et « empoisonné des services d’eau2 ». En Saxe, on croit que les ponts
et les viaducs des chemins de fer, militairement gardés, sont « guetés par des
aviateurs ennemis3 ». Les journaux allemands racontent qu’on a tenté sans succès
de faire sauter le tunnel de Cochem en Rhénanie4. Le faux bruit se répand que
leurs auteurs, un aubergiste et son fils, « accusés d’attentat contre la voie ferrée »
ont été « sommairement jugés, condamnés et fusillés5 ».
Toutes ces « nouvelles extraordinaires » passent la frontière et circulent
même au sein des troupes françaises. Dans les Vosges, pendant la période de
couverture, le général Legrand-Girarde, commandant le 21e corps d’armée,
apprend qu’une catastrophe est survenue sur les voies ferrées ennemies : « Cette
nouvelle donna à penser que certaine organisation connue des initiés avait fonctioné
avec succès6 ».
Les sabotages français à la délaration de la guerre ne causent que peu de
dommages et ne gênent que très marginalement la mobilisation et la concentration
allemandes. Toutefois sont en germe les opérations spéciales dirigées par les
services de renseignements français tout au long de la Première Guerre mondiale.
Leur histoire est encore mal connue. Le colonel Nicolai, chef du service de
renseignement militaire allemand de 1913 à 1918 reconnaît qu’il est « bien

1. Borries (général Rodolphe von), op.cit., p. 21.


2. Deimling (général Berthold von), Souvenirs de ma vie (du temps jadis aux temps nouveaux),
Paris, Éditions Montaigne, 1931, p. 188.
3. Almeida (Calmeina d’), « L’armée allemande avant et pendant la guerre 1914-1918 », Revue
militaire générale, tome XVI, août-décembre 1919, p. 66.
4. Spindler (Charles), L’Alsace pendant la guerre, Strasbourg, Librairie Treuttel et Würtz,
1925, p. 18.
5. Almeida (Calmeina d’), op.cit., pp. 66-67. Haussmann (Conrad), Journal d’un député au
Reichstag pendant la guerre et la Révolution, Paris, Payot, 1928, p. 16.
6. Legrand-Girarde (général), Un quart de siècle au service de la France, Paris, Presses
littéraires de France, 1954, p. 507.

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Aux origines lointaines du service Action

difficile d’évaluer le nombre d’explosions, d’incendies, de catastrophes, d’accidents


dans des usines, des pertes de récoltes », mais estime que « la recherche et la mise
en œuvre des possibilités de sabotage constituaient une part importante de l’activité
du service français1 ». La sophistication progressive des opérations, l’ampleur
des plans et des moyens d’action expliquent leur nécessaire spécialisation dans
un véritable « service Action ». Si sa naissance officielle date, en France, de la
fin de la Seconde Guerre mondiale, ses racines plongent dans cette période de
l’antagonisme franco-allemand ouverte par la guerre de 1870.

Gérald Sawicki

1. Nicolai (colonel Walter), Forces secrètes (Geheime Mächte), Paris, Éditions de la Nouvelle
revue critique, 1932, p. 167.

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L’AFFAIRE SCHNAEBELÉ
(avril 1887)

Gérald Sawicki

Le 20 avril 1887, le commissaire spécial de police de Pagny-sur-Moselle


Guillaume Schnaebelé est arrêté à la frontière d’Alsace-Lorraine par deux
policiers allemands déguisés en conducteurs de bestiaux. Ainsi débute l’affaire
Schnaebelé, qui pendant plus d’une semaine faillit aboutir à une guerre entre
la France et l’Empire allemand. Cette affaire est également un des premiers
épisodes visibles de la guerre secrète que se livrent les deux État depuis 1871,
un révélateur de l’adaptation des services de renseignement (SR) à la nouvelle
situation issue du traité de Francfort.
Quel est le contexte général de la crise franco-allemande ? Comment s’est-
elle déroulée ? Quelles en sont ses conséquences et ses aspects encore ignorés ?

Nouvelle frontière, police spéciale et renseignement

La nouvelle frontière franco-allemande


Suite à la défaite de 1871, une nouvelle frontière est tracée entre la France
et l’Empire allemand. Longue de 285 kilomètres, elle oblige Paris à repenser
son système de défense. Mais au point de vue du renseignement, elle ne comporte
pas que des inconvénients. L’Alsace-Lorraine devient la frontière militaire du
Reich et un espace où s’implantent de nombreuses garnisons allemandes. Metz
compte bientôt plus de 15 000 hommes de troupes dotés d’un armement
perfectionné. Des fortifications sont édifiées et des manœuvres impériales s’y
déroulent régulièrement. Ce sont autant d’objectifs à suivre pour les SR français.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Cette activité militaire se déploie dans un territoire peuplé il y a peu de


citoyens français. Les Alsaciens-Lorrains ne sont pas tous forcément heureux
d’appartenir au nouvel Empire. La France peut tirer parti de la situation.
La police spéciale s’adapte à cette frontière, et de Longwy à Delle, un
chapelet de commissariats spéciaux est créé dans les gares frontières, formant
« une ceinture défensive1 ». Des postes intérieurs s’installent en arrière et
l’ensemble est relié en bout de lignes à la gare de l’Est à Paris.
Les deux postes les plus importants se trouvent en Meurthe-et-Moselle sur
les principales voies de passage entre la France et l’Empire allemand, à Pagny-
sur-Moselle, sur la ligne de chemin de fer Paris-Metz, et à Igney-Avricourt, sur
la ligne Paris-Strasbourg. Fait caractéristique, le décret de création du poste de
Pagny porte aussi sur la nomination de son premier titulaire : le commissaire
spécial Guillaume Schnaebelé.

Portrait d’un commissaire spécial


Alsacien né en 1827 à Eckbolsheim, Schnaebelé est d’abord enseignant
avant de connaître un avancement rapide dans la police. En 1866, nommé
commissaire spécial de Thionville (Moselle), il effectue des missions confidentielles
dans les pays allemands. En juillet 1870, il accompagne l’ambassadeur Benedetti
à Ems et pendant la guerre franco-allemande, il renseigne l’autorité militaire
sur les travaux et les mouvements de l’ennemi.
Affecté à Pagny-sur-Moselle en 1871, il y reste 16 ans et y obtient la Légion
d’honneur en 1877. Dans cette localité frontière de 1 700 habitants, Schnaebelé
présente de brillants états de service. Le ministère de l’Intérieur le considère
comme « l’un des meilleurs fonctionnaires » de son administration rendant
« chaque jour de grands services2 ». « Excellent agent », « fonctionnaire hors ligne »,
les notes préfectorales sont des plus flatteuses. Dans la dernière rédigée début
1887, le préfet de Nancy Eugène Schnerb, ancien directeur de la Sûreté générale,
écrit :

« Toutes les formules élogieuses ont été épuisées au sujet de Guillaume


Schnaebelé. Je me borne à demander qu’il ne soit pas tenu compte en ce
qui le concerne de la limite d’âge qu’il atteindra en octobre prochain. Il

1. Archives nationales (AN), 19940493 article 123 dossier 1908, Direction de la sûreté
générale, service du contrôle, 25 janvier 1885.
2. Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Affaires diverses politiques,
Allemagne, carton 33, Intérieur à Affaires étrangères, 20 avril 1887.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

me paraît indispensable de conserver le plus longtemps M. Schnaebelé à


la fonction1 ».

Un de ses collègues le considère même comme le seul capable « de réunir


les différents fils de cette toile tendue le long de nos nouvelles frontières et de les
faire agir dans l’intérêt du service2 ».
Créée par décret du 22 février 1855, la police spéciale des chemins de fer
est une structure originale aux effectifs modestes mais aux attributions très
étendues. Ses missions relèvent autant de la police judiciaire que de la police
administrative, de l’information politique et de la sûreté de l’État3. Mais la
singularité du service de l’Est renvoie à une mission plus ambitieuse encore, à
« un secret », celui de se livrer au renseignement extérieur sur l’Empire allemand,
à l’instar du SR du ministère de la Guerre. « L’organisation d’une police avec
un but spécial le long de la frontière de l’Est » est instituée début 1873 et
centralisée au sein de la Direction de la sûreté générale par un policier de valeur,
le commissaire spécial de la gare de l’Est à Paris Charles-Edouard Hirschauer.
En majorité Alsaciens ou Lorrains, ces commissaires sont chargés de « recueillir
au profit du gouvernement tous les renseignements » sur l’Allemagne et
« particulièrement les renseignements utiles » au ministère de la Guerre4. En 1881,
le directeur de la Sûreté générale Cazelles est « même enchanté » de faire ressortir
au ministre de l’Intérieur Constans la sûreté de leurs informations5.

Renseignements sur l’Empire allemand


Dans le domaine politique, Schnaebelé s’intéresse à l’évolution du Reichsland,
aux tentatives de germanisation en Alsace-Lorraine, aux expulsions, aux
violations de territoire. Cette recherche donne d’excellents résultats comme le
note Hirschauer :

« Aucun acte de la dictature en Alsace-Lorraine n’a passé inaperçu,


et par nos efforts et nos relations dans les pays annexés, les circulaires
administratives les plus confidentielles ont toujours été communiquées
le lendemain de leur apparition6 ».

1. Archives départementales de Meurthe-et-Moselle (ADMM), 4M10, Notice sur G. Schnaebelé.


2. AN, 19940493 art. 123 dos. 1908, Commissaire spécial de police (CSP) Paris-Est,
13 novembre 1885.
3. Jean-Marc Berlière et René Lévy, Histoire des polices en France. De l’Ancien régime à nos
jours, Nouveau Monde, Paris, 2011, pp. 268-274.
4. ADMM, 4M10, CSP Paris-Est, 18 avril 1879.
5. AN, F/7/12641, Hirschauer à Schnaebelé, 17 avril 1881.
6. Ibid., Note d’Hirschauer, 26 décembre 1884.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Sa curiosité militaire porte sur des sujets aussi variés que les renseignements
statistiques, la topographie, les effectifs, les troupes, les manœuvres, les voies
ferrées et quais militaires, la mobilisation allemande, l’armement, le tir, les
approvisionnements, l’hydrographie, la télégraphie, les forts et ouvrages de
défense.
Schnaebelé livre les effectifs exacts de la garnison de Metz, dresse les plans
de quais militaires et effectue un travail comparé des forces française et allemande
dans les régions frontières. Lors de la crise de février 1887, alors que 72 000
réservistes allemands s’exercent en Alsace-Lorraine au maniement du fusil
Mauser, il fournit les effectifs messins au préfet de Nancy, qui les transmet au
général gouverneur de la ville. Celui-ci « justement questionnait le matin même
pour les savoir1 ». Les forts de Metz se couvrent de béton, Schnaebelé remet des
croquis représentant l’épaisseur des couches de sable, de terre, de béton. Un de
ses subordonnés rapporte : « Jusqu’à présent, les Allemands n’ont pu faire aucune
modification aux forts de Metz, Strasbourg et autres des pays annexés sans qu’il
en fournisse aussitôt les plans et devis à la Guerre2 ».
Pour obtenir ces renseignements, Schnaebelé dispose d’un impressionnant
réseau de « correspondants », composé de personnalités de conditions diverses,
à savoir des journalistes, des élus et des employés de la mairie de Metz, des
policiers, des industriels, des entrepreneurs et des Alsaciens-Lorrains « employés
par les Allemands aux travaux des fortifications soit comme architectes dessinateurs,
etc. et même des sous-officiers de généraux et de commandants de place allemands3 ».
Le commissaire de Pagny sollicite aussi des informateurs occasionnels, le plus
souvent des notables et des hommes politiques. En juillet 1882, Schnaebelé
questionne une quinzaine de maires de Lorraine annexée de cinq cercles
différents4.

Schnaebelé et le ministère de la Guerre


Schnaebelé est également très estimé des chefs du SR du ministère de la
Guerre. Un de ceux-ci, le colonel Grisot, lui écrit : « Je m’en veux de m’adresser
toujours à vous et de vous donner tant d’embarras, mais vous savez, on ne prête
qu’aux riches et vous nous rendez tant de services que nous ne pouvons mieux faire
que de nous adresser à vous5 ».

1. ADMM, 4M189, CSP Pagny-sur-Moselle (PSM), 9 février et CSP Nancy, 10 février 1887.
2. Frédéric Freigneaux, Le Boulangisme, naissance d’une nouvelle tradition politique ?, Thèse
de doctorat, Toulouse-Le Mirail, 1996, p. 79.
3. AD Nord, M153-12, Commissaire de police de Solesmes, 22 avril 1887.
4. ADMM, 4M188, CSP PSM, 17 juillet 1882.
5. AN, F/7/12641, Grisot à Schnaebelé, 30 juin 1882.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

Jusqu’à la fin de 1884, son successeur, le colonel Vincent, reçoit les


renseignements par l’intermédiaire de la Direction de la sûreté générale. Toutefois
à cette date, il obtient « de communiquer directement avec les commissaires de
frontière, de leur donner des instructions et d’en recevoir des rapports1 ».
À Strasbourg, un des réseaux d’espionnage est dirigé par le voyageur de
commerce alsacien Tobie Klein. Recruté comme agent secret en 1879, il est
traité depuis Paris par Hirschauer. Mais en 1885, ce dernier se brouille avec le
colonel Vincent. Schnaebelé devient le nouvel intermédiaire pour l’envoi des
fonds et des questionnaires. Selon la Sûreté générale, Tobie Klein est « un de
nos agents les plus précieux au point de vue militaire ». Il rend de grands services
notamment à Mayence. Il est rémunéré 200 marks par mois (250 francs), un
salaire équivalent à celui d’un inspecteur spécial de police.
Le réseau fonctionne par un système de boite aux lettres et de pseudonymes.
Schnaebelé est le tout dévoué neveu « Picard » qui écrit à sa chère « tante
Marthe », Tobie Klein. Le colonel Vincent est « grand-mère ». Lien risqué, Klein
est en étroite relation avec un autre agent secret, Martin Grebert, correspondant
du commissaire spécial d’Igney-Avricourt Albert Gerber. Il est vrai qu’il est
son beau-frère.
Bientôt de graves menaces pèsent sur l’agent Marthe. Il semble « brûlé »
mais est conservé après des mesures de précautions et des assurances données.
Le contexte troublé des relations franco-allemandes et les réformes profondes
de l’armement des deux pays expliquent sans doute cette décision.

1886-1887 : Une phase de tension franco-allemande


Depuis la chute du gouvernement Ferry en 1885, les relations franco-
allemandes se tendent à nouveau. D’autres antagonismes redeviennent sensibles.
L’Empire austro-hongrois et la Russie s’opposent à propos de la Bulgarie. La
politique extérieure du chancelier Bismarck est menacée. Pour conserver les
acquis de la victoire de 1871, il lui faut maintenir isolée la France sur le plan
international, lui empêcher toute possibilité d’alliances, en particulier avec la
Russie. En France, son but est d’affaiblir les idées de revanche, « ces braises qui
couvent sous la cendre ». Or, un homme personnifie aux yeux de l’Allemagne
cette volonté de revanche, le ministre français de la Guerre, le général Boulanger.
Celui-ci est alors considéré comme un des rares généraux républicains de
valeur, bon connaisseur de son arme, l’infanterie. Il est soutenu au Parlement
par la gauche radicale et est très lié avec Georges Clemenceau, qui l’a fait entrer

1. René Goblet, « Souvenirs de ma vie politique. L’affaire Schnaebelé (avril-mai 1887) »,


Revue politique et parlementaire, tome 137, 10 novembre 1928, p. 180.

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Le renseignement français sous la IIIe République

début janvier 1886 dans le cabinet Freycinet1. Il est appuyé par la Ligue des
Patriotes de Déroulède, première manière, d’inspiration gambettiste et qui
affiche clairement son but : la révision du traité de Francfort et la restitution de
l’Alsace-Lorraine à la France2.
Boulanger passe pour un général réformateur : Il engage la fabrication du
premier fusil français à répétition, le Lebel. Une révolution s’opère dans l’artillerie
avec la « mélinite » et les obus torpilles. De nombreuses conséquences en
découlent : la transformation de la fortification, la nécessité de renforcer les
troupes de couverture à la frontière, le retour aux idées offensives3.
Enfin, Boulanger est sensibilisé au renseignement. Sur son impulsion est
votée le 18 avril 1886 la première loi française réprimant l’espionnage en temps
de paix4. De leur côté, les Allemands croient remarquer une intensification de
l’espionnage français sur leur sol. Le général Boulanger devient une cible
privilégiée de la presse allemande et du chancelier Bismarck. Les articles hostiles
ne font d’ailleurs que renforcer sa popularité en France et en Alsace-Lorraine.
Des bruits de guerre se font leur apparition, d’autant plus qu’à l’automne
1886 Bismarck veut faire passer une nouvelle loi militaire, « le septennat
militaire », qui prévoit l’augmentation des effectifs de l’armée allemande de
40 000 hommes. Le 14 janvier 1887, le chancelier allemand dissout un Reichstag
réticent. Pendant la campagne électorale, le spectre de la revanche et du général
Boulanger est brandi. Bismarck déclare à l’ambassadeur de France à Berlin
Jules Herbette que « si Boulanger devient président du Conseil ou président de la
République, ce sera la guerre5 ».
Des gesticulations militaires ont lieu : l’Allemagne appelle des réservistes
en Alsace-Lorraine, la France construit des baraquements à la frontière. En
février 1887, on est déjà à deux doigts de la guerre. Tout dépend de l’attitude
de la Russie. Si Bismarck obtient sa neutralité bienveillante comme en 1870, la
guerre peut éclater d’un instant à l’autre. Mais le tsar Alexandre III entend
encore garder « les mains libres ». Dans le même temps, la France s’escrime à
donner à l’Europe entière des assurances pacifiques6. Les élections allemandes
sont favorables à Bismarck, le septennat militaire est voté. Mais des incertitudes
demeurent : le scrutin a été un cuisant échec en Alsace-Lorraine. Les 15 députés

1. Jean Garrigues, Le général Boulanger, Olivier Orban, Paris, 1991, pp. 49-50.
2. Bertrand Joly, Déroulède. L’inventeur du nationalisme français, Perrin, Paris, 1998, pp. 122-
123.
3. Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire 1871-1991, Seuil : éd. de poche,
Paris, 1992, pp. 66-105.
4. Bertrand Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret. Histoire, Droit et Organisation
de la sécurité nationale en France, Lavauzelle, Paris, 2000, pp. 15-16 et 146-149.
5. Documents diplomatiques français (DDF), Herbette à Flourens, 29 janvier 1887.
6. Pierre Guillen, L’expansion 1881-1898, Imprimerie nationale, Paris, 1985, pp. 231-238.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

sont tous protestataires avec les plus fortes majorités obtenues depuis 1871. Des
mesures répressives sont décidées en haut lieu.
Le ministre des Affaires étrangères Émile Flourens reste inquiet mais
l’opinion publique croit à un apaisement. Les esprits se détendent. Mars et
avril 1887 se passent tranquillement. Les Chambres partent en vacances
parlementaires, trois ministres font un voyage en Afrique du Nord. L’ambassadeur
allemand à Paris, le comte de Münster, prend un congé et retourne en Allemagne,
l’ambassadeur de France veut faire de même.

La crise franco-allemande

L’arrestation des agents alsaciens


C’est dans le contexte tendu de février 1887 que s’opère en Alsace-Lorraine
une vague d’arrestations. La plus haute instance judiciaire de l’Empire allemand,
la Haute Cour de justice de Leipzig, engage deux instructions pour haute
trahison. Le ministère des Affaires étrangères du Reich, dont le titulaire est le
fils du chancelier, le comte Herbert de Bismarck, suit leur déroulement
attentivement.
La première instruction concerne des Alsaciens et des Lorrains accusés de
faire partie de la Ligue des Patriotes. La police allemande a obtenu par trahison
deux listes de membres habitant le Reichsland. En pleine campagne électorale,
la population croit à une manœuvre d’intimidation pour frapper le parti
protestataire à la tête. En fait, d’autres raisons poussent à la fermeté. Pour le
chancelier Bismarck, il s’agit de :

« découvrir et couper les liens qui unissent la France et l’Alsace-


Lorraine et qui auraient pu être dangereux en cas de guerre. (…) Pour
cette affaire, il est de la plus haute importance, que ce réseau soit détruit :
celui-ci comme l’ont indiqué d’autres renseignements de Paris a pour but
de perturber et d’empêcher par des soulèvements partiels et des destructions
de voies ferrées la concentration de l’armée à la frontière au début de la
guerre1 ».

1. Auswärtiges Amt (AA), R 6991, Bismarck à Schelling, 11 février 1887.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Le SR français a effectivement organisé un réseau de sabotage dans les pays


annexés. Des dépôts clandestins d’explosifs y ont même été constitués1. Mais
il n’est pas certain que ce réseau soit composé de membres de la Ligue.
L’autre procédure judiciaire traite d’espionnage militaire et est à l’origine
de l’affaire Schnaebelé. Dénoncé et surveillé par la police allemande, l’agent
Marthe est appréhendé le 11 février 1887. Les arrestations de son beau-frère
Grebert et de l’aubergiste Ehrart suivent de près. Rien ne transpire dans la
presse.
Trois lettres récentes de la main de Schnaebelé sont saisies sur Klein. S’ajoute
à ces preuves matérielles une lettre de Klein à Hirschauer datée de juillet 1882,
que le premier attaché militaire de l’ambassade d’Allemagne à Paris a obtenu
par trahison à la fin de cette même année. Mais jusqu’à ce jour, les Allemands
n’ont pu en découvrir l’auteur. Après des dénégations, Klein est confondu par
cette lettre de 1882 et passe aux aveux : il met en cause Schnaebelé, dont l’écriture
est vite reconnue, mais aussi le colonel Vincent. C’est une grosse affaire, une
affaire d’Empire, une Reichssache.
Le procureur général de la Haute Cour de Leipzig Tessendorf estime qu’un
haut fonctionnaire de la police de Berlin accompagné de deux agents doit être
envoyé en Alsace-Lorraine. Le 28 février, le chancelier Bismarck émet le souhait
que le commissaire de police criminelle Eugen von Tausch soit mis à la disposition
du juge d’instruction de Strasbourg2. Von Tausch est un policier allemand de
premier plan, le bras droit du directeur de la police politique de Prusse Krüger.

La recherche des responsabilités


Les aveux de Klein et les preuves matérielles permettent de remonter la
chaîne des responsabilités. La question de l’arrestation de Schnaebelé se pose
rapidement. Le 11 mars 1887, le secrétaire d’état de la Justice du Reich, Schelling,
rend compte au chancelier Bismarck de l’avancée de l’instruction judiciaire, à
savoir que le juge à Strasbourg trouve « urgent d’envoyer à Metz le commissaire
von Tausch et de procéder à l’arrestation » du commissaire de Pagny. Toutefois,
et cela montre qu’on a conscience des implications, Schelling demande à
Bismarck, « eu égard au fait que Schnaebelé est un policier français », s’il ne
souhaite pas l’arrestation. Le chancelier répond le 12 mars qu’il ne voit « au
point de vue politique, aucun empêchement à arrêter Schnaebelé dès lors qu’il
1. Gérald Sawicki, « Aux origines lointaines du « service action ». Sabotages et opérations
spéciales en cas de mobilisation et de guerre, 1871-1914 », Revue historique des armées,
no 268, 3e trimestre 2012, pp. 14-17.
2. Bundesarchiv Berlin (BA), R 3001/5005, Rottenburg (directeur de cabinet du chancelier) à
Schelling, 28 février 1887.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

pénétrerait sur le territoire allemand ». Bismarck va plus loin : tous ceux « contre
lesquels existe le soupçon d’une relation impardonnable avec Klein sont à mettre
en état d’arrestation le plus rapidement possible1 ».
Le 23 mars 1887, un dénonciateur se rend chez l’ambassadeur d’Allemagne
à Paris et attire son attention sur un frère du colonel Vincent resté à Audun-
le-Tiche en Lorraine annexée. Il l’accuse de se livrer à l’espionnage pour le
compte de la France2. Des enquêtes sont diligentées et le 10 avril 1887, le chancelier
Bismarck est encore appelé à trancher. Le colonel Vincent est menacé d’arrestation
et d’ouverture d’une instruction judiciaire. Au vu des pièces, Bismarck répond
qu’« il n’est pas opportun de suivre une telle mesure si la condamnation n’est pas
absolument sûre : le danger d’un échec est absolument à éviter ». Il faut tenir
compte « des répercussions que celui-ci ferait dans l’opinion publique en France ».
On pourrait l’arrêter mais il n’y a ici que des suspicions et non des preuves. Il
propose donc, en attendant de trouver ces dernières, de prendre à l’encontre
du colonel un arrêté d’expulsion. Le Statthalter (gouverneur) d’Alsace-Lorraine
Hohenlohe est chargé de cette mesure3.
Bismarck souhaite un dossier solide, inattaquable, comme l’est celui à
l’encontre de Schnaebelé. S’il faut affronter la France par justice interposée et
faire son procès en la personne d’un de ses fonctionnaires, il faut mettre toutes
les chances de son côté. Certes, cela ressemble à une justice de cabinet, quoique
soit ici sensée sa décision de ne pas engager une procédure à la légère. Mais
l’essentiel est ailleurs : Ces décisions sont prises au plus haut niveau décisionnel
de l’Empire allemand.
Car justement après l’arrestation de Schnaebelé, la presse allemande et
ceux qui l’inspirent nient toute implication du chancelier dans l’affaire. Il n’est
au courant de rien. Le 24 avril 1887, l’ambassadeur Herbette accoste Herbert
de Bismarck pour lui parler « du déplorable incident Schnaebelé ». La réponse
du ministre allemand est sans équivoque : « oui, bien déplorable. La justice fait
ses coups sans avertir, et une fois qu’elle est partie, il est bien difficile de l’arrêter ».
Herbette regrette le manque de confiance que celui-ci lui a témoigné en « ne
l’avisant pas des griefs de l’administration allemande contre Schnaebelé ». L’affaire
aurait pu être réglée en accordant le déplacement du commissaire. « Les difficultés
actuelles » auraient été épargnées aux deux gouvernements. La remarque est
judicieuse mais Herbert de Bismarck se défend « vivement d’avoir été au courant
de l’affaire4 ». Même jour, conséquence directe de cette conversation, le chancelier

1. Ibid., Schelling à Bismarck, 11 mars. Bismarck à Schelling, 12 mars 1887.


2. AA, R 6991, Münster à Bismarck, 23 mars 1887.
3. BA, R 3001/4987, Bismarck à Schelling, 10 avril 1887.
4. DDF, Herbette à Flourens, 24 avril 1887.

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Le renseignement français sous la IIIe République

fait envoyer un télégramme à l’ambassade d’Allemagne à Paris, à charge de le


transmettre au ministre français des Affaires étrangères :

« Faites valoir à l’occasion que le gouvernement de l’Empire n’a pas


pris part à toute cette affaire, vu que l’incident s’est passé sur l’initiative
des tribunaux locaux à la suite d’une instruction en cours ordonnée par
eux1 ».

Tout cela est de bonne guerre et on peut n’être que modérément dupe à
Paris. Deux mois après le règlement de l’incident, Herbette livre ses réflexions
et quelques paroles du chancelier de fer :

« Sans doute le chancelier, ayant la direction et la surveillance des


procureurs généraux de l’Empire, pouvait prévenir ou arrêter des poursuites
iniques ou inopportunes. Mais à ne point le faire, il avait si peu de
responsabilités ! Il lui est si aisé de laisser s’engager une procédure et
quand des réclamations se produisaient de s’en tirer en disant : « la justice
est saisie. Le gouvernement n’a pas d’action sur le pouvoir judiciaire. La
justice est l’image de l’avare Achéron. » Telle est bien la tactique de M.
de Bismarck, tactique tout à son avantage car il nous est difficile de la
combattre de front2 ».

Le piège se met en place


Pendant quinze jours, avec l’aide des deux policiers de Berlin, le commissaire
von Tausch surveille à la gare de Metz tous les trains en provenance de Pagny-
sur-Moselle dans l’espoir de voir descendre Schnaebelé. Car von Tausch sait
de source sûre que ce dernier a l’habitude de se rendre fréquemment à Metz
pour affaires de service. Il y est apprécié par les autorités allemandes, qui, par
deux fois, ont proposé de le décorer. Mais depuis l’arrestation de l’agent Marthe,
Schnaebelé évite soigneusement le territoire annexé3. Sa prudence ainsi que des
recommandations hiérarchiques lui dictent cette conduite. De plus, un de ses
subordonnés reçoit communication de ne plus aller à Metz pour le moment.
Von Tausch risque l’échec de sa mission. Il ne lui reste bientôt que la solution
d’attirer Schnaebelé dans un piège. Début avril, un article paraît dans un journal
officieux de Metz, la Metzer Zeitung, signalant la prochaine libération d’un

1. Documents diplomatiques allemands (DDA), Bismarck à Leyden, 24 avril 1887.


2. MAE, Correspondance politique, Allemagne, 1871-1896, volume 77, Herbette à Flourens,
19 juin 1887.
3. BA, R 3001/5005, Rapport de von Tausch, 29 mars 1887.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

nommé Klein « à la grande joie de l’inculpé et de sa famille1 ». Le commissaire


de Pagny a l’habitude de dépouiller la presse messine. Cet article a sans doute
pour but d’éveiller sa curiosité.
Pour faire fonctionner un piège, un « appât » est souvent nécessaire. Von
Tausch porte alors son attention sur le commissaire cantonal allemand d’Ars-
sur-Moselle Gautsch. Le grand public, surtout en France, a retenu ce dernier
nom comme le seul instigateur de l’arrestation de Schnaebelé, von Tausch
restant dans l’ombre la plus complète. Caractère aggravant, Gautsch est lui aussi
Alsacien mais servant la police allemande.
Le commissaire de Berlin choisit Gautsch parce qu’il vient d’apprendre
que ce dernier fait semblant de trahir l’Empire allemand au profit de la France
depuis près de deux ans. Gautsch joue en réalité le rôle d’agent double ou si l’on
préfère d’agent de pénétration pour le compte du conseiller de police Meurer,
chargé de la police politique à la présidence (préfecture) de Lorraine. Gautsch
l’informe des contacts noués en France, notamment avec le receveur des postes
d’Igney-Avricourt, agent secret du ministère de la Guerre. Il a ainsi pu rencontrer
des officiers français à Nancy, qui lui ont proposé de devenir leur « correspondant »
pour 200 francs par mois. Il acquiert même la conviction que son collègue, le
commissaire de Sarrebourg, renseigne la France. Il ajoute :

« Je ne crois pas être trop pessimiste si j’avance que le gouvernement


français a établi un système d’espionnage sur toute l’Alsace-Lorraine,
système d’espionnage dix fois plus étendu chez nous qu’il ne l’est dans
les départements français (…) Le gouvernement français veut être renseigné
sur tout ce qui s’y passe2 ».

De fait, von Tausch informe Gautsch de la mission d’arrêter Schnaebelé


mais ne lui en dit pas la raison3.
Le 13 avril 1887, le commissaire de Berlin lui ordonne d’écrire une lettre
à Schnaebelé lui demandant un rendez-vous confidentiel pour lui « transmettre
des renseignements de la plus haute importance ». Ceux-ci le concernent directement
ou ont trait à l’instruction judiciaire pour espionnage. Schnaebelé est au courant
des contacts du commissaire d’Ars avec le SR français. Des indices montrent
que Gautsch l’a déjà renseigné sur certains points. Le commissaire de Pagny
ne doit pas négliger cette source potentielle. Le piège peut se refermer.

1. Metzer Zeitung, 2 avril 1887.


2. AD Moselle, 2AL126, Rapport du commissaire Gautsch, 20 mars 1886.
3. Charles Appuhn, « un dossier allemand sur l’affaire Schnaebelé », Revue historique, tome
180, octobre-décembre 1937, pp. 293-294.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Schnaebelé propose une rencontre le 15 avril à la frontière entre les villages


d’Arnaville et de Novéant, à l’endroit où le poteau frontière allemand est
constamment renversé. C’est aussi une occasion de s’en occuper. Le jour dit,
Schnaebelé ne rencontre personne mais un échange de correspondances reprend
aussitôt. Gautsch présente ses excuses et fixe un nouveau rendez-vous au même
endroit le 20 avril vers 3 heures de l’après-midi, heure allemande. Schnaebelé
accepte et promet de ne pas le faire attendre. Dans les dernières lettres, il n’est
d’ailleurs plus question que de l’affaire du poteau renversé.
Entre-temps, von Tausch règle la conduite de Gautsch et ses deux subordonnés
de Berlin, le brigadier de police Marx et l’agent de police Lochmund, repèrent
minutieusement les lieux. Le 20 avril 1887, ceux-ci se déguisent en portant une
longue blouse grise et une casquette noire et se cachent, le premier derrière les
peupliers bordant la route en direction d’Arnaville, le second dans des vignes.
Gautsch se met délibérément en retard. Car von Tausch, au vu de la configuration
du terrain, présume que Schnaebelé, impatienté, franchira la frontière pour
voir arriver le commissaire d’Ars1. Von Tausch a raisonné juste : Schnaebelé
est appréhendé de cette manière. Mais tout ne se déroule pas comme prévu.

Émotion publique et menace de guerre


L’arrestation est en effet mouvementée avec violation du territoire français
à la clé. Interpellé par le premier policier allemand, Schnaebelé le renverse d’une
bourrade et se réfugie en France. Dévalant les vignes, le second agent allemand
rejoint son collègue. Après un bref instant d’hésitation, tous deux se ruent sur
le commissaire de Pagny et l’entraînent de force sur le territoire allemand.
Schnaebelé cesse toute résistance à la menace de leur arme. Deux témoins
oculaires, les frères Gauthier, assistent à cette violente scène2. Schnaebelé est
immédiatement fouillé mais les deux agents marquent un vif désappointement.
Ils ne trouvent pas la lettre de rendez-vous de Gautsch qu’ils veulent détruire
ou le carnet de « correspondants » que le commissaire spécial a l’habitude de
ne quitter jamais3. Une fois encore, ce dernier a fait preuve de sa prudence
proverbiale. Tout est resté sous clé dans son bureau à Pagny. Schnaebelé est

1. Gérald Sawicki, Les services de renseignements à la frontière franco-allemande (1871-1914),


thèse de doctorat d’histoire, Université de Nancy 2, 2006, pp. 630-634.
2. MAE, Aff. div. pol., All., carton 33, Rapports du procureur de Meurthe-et-Moselle au
ministre de la Justice, 21 avril et de Schnaebelé au directeur de la sûreté générale, 1er mai
1887.
3. Camille Vergniol, « L’affaire Schnaebelé (documents inédits) », Revue de France, no 8,
15 avril 1929, p. 654. L’Est républicain, 12 décembre 1900.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

emmené à Novéant, rencontre en chemin le commissaire Gautsch, qui fait


l’étonné puis est écroué à la prison de Metz.
À partir de l’arrestation, tout va très vite. Une demi-heure après, le
commissariat de Pagny est alerté. Après vérification, c’est au tour du préfet de
Nancy, de la Direction de la sûreté générale et à 20 heures du ministère des
Affaires étrangères. Dans la soirée, le président du Conseil et ministre de
l’Intérieur René Goblet, alors à Amiens, décide de rentrer à Paris. Le garde des
Sceaux fait de même. Le général Boulanger informe Clemenceau. Sur la frontière
et dans tout le département de Meurthe-et-Moselle, la nouvelle se propage
comme une traînée de poudre. Mais ce n’est que le lendemain, 21 avril, que le
pays entier prend pleinement connaissance de l’événement par une inquiétante
dépêche de l’agence Havas. Son auteur est Nicolas Houpert, un journaliste de
quotidiens allemands de Metz et « correspondant » du commissaire de Pagny1.
De grand matin, il a reçu la visite d’un gardien alsacien de la prison de Metz,
qui lui raconte, d’après Schnaebelé lui-même, comment s’est déroulée l’arrestation.
Houpert se rend à Pagny, informe les autorités et rédige la dépêche, qui assure
de la réalité de la violation du territoire et du guet-apens. Dès lors, un contact
permanent est établi entre Schnaebelé, Houpert et les autorités françaises, qui
sont tenues au courant, jour après jour, de la marche de l’instruction judiciaire
allemande2. Une évasion est même préparée avec la complicité du gardien de
prison si les Allemands ne relâchent pas Schnaebelé3.
À Paris, où l’on est toujours sans précision, cette dépêche fait l’effet d’une
bombe. La Bourse s’effondre. La panique gagne les esprits. La surexcitation est
« extraordinaire ». Partout, on croit à une provocation de l’Allemagne pour
forcer la France à déclarer la guerre4.
Une étude comparée de la presse nancéienne et messine montre une
décomposition de la crise en trois phases : Une montée rapide avec un apogée
vers le 26 avril, correspondant à la grande émotion du début et à l’afflux des
nouvelles sur les circonstances de l’incident ; un fléchissement ensuite concordant
avec l’attente anxieuse de l’opinion ; enfin, un second pic plus modeste, qui
accompagne la solution du conflit et la libération du commissaire.
Les deux presses montrent des différences comme un démarrage retardé
en Allemagne puis un moindre retentissement. Le contenu des informations
se distingue également : La presse de Nancy met en avant les questions de forme
de l’arrestation, la violation du territoire et le guet-apens tandis que la presse

1. Gérald Sawicki, Les services de renseignements…, op. cit., pp. 252-253.


2. Le Lorrain, 25 avril 1927.
3. Le Figaro, 13 septembre 1893.
4. MAE, Aff. div. pol., All., carton 33, Préfet de Meurthe-et-Moselle à Intérieur, 22 avril 1887.

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Le renseignement français sous la IIIe République

allemande accorde toute son attention sur le fond, l’espionnage. Les presses
nationales suivent la thématique de leur gouvernement respectif.
Une certaine réserve de style est observée. On exhorte au calme, à la retenue
et on s’en remet aux autorités pour la solution du conflit. Les invectives habituelles
sont tues, à l’exception notable de celles adressées dans la presse française à
l’encontre du « renégat » Gautsch, véritable caricature vivante. Les tendances
politiques sont gommées laissant entrevoir une espèce d’« union sacrée » avant
l’heure.
Dans sa retenue, la presse parle peu de guerre, ce qui n’est pas le cas de la
population. Celle-ci croit à sa déclaration d’un instant à l’autre. Des rumeurs
inquiétantes circulent. Plus de 800 réservistes se présentent aux casernes de
Nancy sans avoir reçu leur ordre de mobilisation1. Élève à l’École normale
supérieure, le futur historien Henri Hauser est prêt à partir au premier signal.
Dans son armoire d’étudiant s’entassent les chaussures fortes, les chemises de
flanelle2. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris Lord Lyons confirme : « les
Français sont irrités au-delà de toute mesure par l’arrestation de Pagny3 ».
Au sein du gouvernement, les premiers jours sont tendus. Le ministre de
la Guerre est disposé à prendre des mesures militaires de précaution prévues
en cas de tension politique comme le renforcement des troupes de couverture.
Le président du Conseil semble le suivre sur ce point et voudrait voir d’urgence
le président de la République Jules Grévy afin de décider s’il n’y a pas lieu
« d’envoyer un ultimatum à l’Allemagne4 ». Dans un conciliabule avec des amis,
le général Boulanger annonce : « Demain, l’armée française entre à Mulhouse5 ».

Droit international ou culpabilité d’espionnage


Mais bien vite, la négociation à engager avec l’Empire allemand est prise
en main par le président de la République et le ministre des Affaires étrangères,
qui tous deux mettent en avant la question de droit international. En clair, il
faut insister sur l’irrégularité de forme. L’arrestation est entachée de nullité car
elle s’est poursuivie sur le territoire français : il y a eu violation de territoire.
D’autre part, même si l’Allemagne ne reconnaît pas cette dernière, l’arrestation

1. Camille Vergniol, op. cit., p. 663.


2. Henri Hauser (dir.), Histoire diplomatique de l’Europe (1871-1914), PUF, Paris, 1929, p. 6.
3. Joseph Vincent Fuller, Bismarck’s Diplomacy at its zenith, Harvard University Press,
Cambridge, 1922, p. 176.
4. Colonel J. Defrasne, « L’armée française à l’époque de l’affaire Schnaebelé », Revue
historique de l’Armée, supplément au no 2, 1973, p. 5.
5. Paul Appell, Souvenirs d’un Alsacien, Payot, Strasbourg, 1923, p. 186.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

n’aurait pas dû se produire car elle s’est réalisée à l’occasion d’une convocation
pour affaire de service, l’affaire du poteau renversé : il y a eu guet-apens.
Le président Grévy, qui est juriste de formation, est formel. Dans les deux
cas, Schnaebelé doit être relâché. Et pour appuyer cette revendication, la France
possède des preuves, les deux lettres de Gautsch des 13 et 16 avril 1887 que le
préfet de Nancy retrouve dans le bureau du commissariat de Pagny le 23 avril.
À leur vue, le président de la République s’écrie : « Voilà nos cartes et ce sont des
atouts1 ».
Toutefois, la réponse de l’Allemagne traîne en longueur. L’ambassadeur
Herbette ne peut voir que le fils du chancelier et non Bismarck lui-même et
tous deux réfutent la violation du territoire et mettent en avant la question de
fond, l’espionnage.
Deux tendances s’affrontent alors au Conseil des ministres le 26 avril 1887.
Le président du Conseil, Goblet, envisage la possibilité que l’Allemagne ne rende
pas Schnaebelé malgré tout. Il s’est concerté avec le général Boulanger et le
ministre du Commerce Lockroy pour examiner diverses mesures comme la
convocation des Chambres et l’occupation des baraquements à la frontière par
les troupes renforçant la couverture (envoi de près de 40 000 hommes)2.
Une lettre de Boulanger à Clemenceau résume ce Conseil des ministres
animé. Après lecture d’un télégramme de l’ambassadeur Herbette et sa discussion
au Conseil, Boulanger rend compte d’une dépêche du général Février, commandant
le 6e Corps d’armée, qui demande le placement de vedettes de cavalerie sur les
routes de la frontière, « afin d’être prévenu des mouvements de l’ennemi, si celui-ci,
par une irruption soudaine, venait à s’emparer des bureaux télégraphiques ». Grévy
s’élève avec force contre cette mesure disant qu’ « il veut la paix quand même,
que nous sommes les plus faibles, qu’il faut tout supporter ». Goblet lui réplique
que « ce n’est pas sa manière de voir », qu’ « il y a des insultes qu’on ne peut avaler »
et prie tous les ministres « de bien réfléchir à la situation, de peser ce qu’ils auraient
à faire si l’Allemagne refuse de nous rendre Schnaebelé (…). Ce jour-là, on ne
pourra délibérer longuement : il faudra prendre une résolution immédiate » :

« Le président Grévy dit qu’il ne pourra suivre le Conseil dans une


voie qui mènerait fatalement à la guerre, que la France ne le pardonnerait
pas. Le général Boulanger prie le Conseil de se souvenir de la proposition
qu’il a faite, afin de dégager sa responsabilité le cas échéant. Il montre à
quel point les forces allemandes d’Alsace-Lorraine sont supérieures aux
nôtres. Il se défend de pousser à la guerre, mais il veut être prêt. Si on
l’en empêche, il s’en ira car il ne veut pas que l’armée, et par conséquent
1. Camille Vergniol, op. cit., no 7, 1er avril 1929, p. 418.
2. René Goblet, op. cit., p. 185.

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Le renseignement français sous la IIIe République

la nation, perde la confiance qu’elle a en ce moment. Il est soutenu par


Goblet, Aube (Marine), Lockroy (Commerce-Industrie). Sarrien (Justice),
Develle (Agriculture), les seuls présents, ne disent pas grand-chose. Develle
croit à la paix, parce qu’on rendra Schnaebelé1 ».

Le gouvernement est divisé. Les deux tendances ont leur propre logique.
Le président de la République est favorable depuis longtemps au maintien de
la paix avec l’Allemagne. Mais la voie de la fermeté n’est pas seulement celle
d’un Boulanger isolé et menaçant de démissionner. Elle est suivie par d’autres
ministres dont le président du Conseil. Cela nuance l’image courante adressée
à l’encontre du ministre de la Guerre pendant cette crise.
Cette idée que l’Allemagne puisse ne pas libérer Schnaebelé n’est pas aussi
incongrue qu’elle paraît. Il faut tenir compte de Bismarck. Dans un rapport de
l’ambassade d’Allemagne à Paris, qui rend compte d’un entretien avec le ministre
Flourens, tous les termes du problème sont déjà posés. À l’opinion avancée par
le chargé d’affaires Leyden que Clemenceau lui-même croit à un piège et à une
provocation policière, que l’on ne peut tolérer, Bismarck note que « cela ne serait
pas encore aussi grave que le fait que le gouvernement français emploient ses
fonctionnaires aux frontières à inciter nos compatriotes à la trahison ». Un peu
plus loin, Leyden parle des lettres de Gautsch qui existeraient et qui laisseraient
penser à un guet-apens. Le chancelier écrit : « Contre des espions comme Schnaebelé
cela est permis2 ».
Cela augure mal de la suite. Il est à craindre que le chancelier mette en
balance la culpabilité prouvée de Schnaebelé avec l’irrégularité de l’arrestation
pour refuser de le libérer. Les conversations entre Herbert de Bismarck et
l’ambassadeur Herbette vont dans ce sens. Le fils du chancelier insiste sur la
gravité de l’espionnage français, déplore le guet-apens mais réplique que « ces
sortes de pièges sont d’usage entre policiers », que Schnaebelé aurait dû « ne pas
s’y laisser prendre », qu’il est « moins qu’un simple particulier », qu’il est « un
argousin politique (…), un espion3 ».
Faudra-t-il lancer cet ultimatum que l’on prépare au Quai d’Orsay ?

Solution du conflit et libération du commissaire


Jules Grévy a pressenti cette mauvaise volonté de Bismarck. Le 22 avril
1887, il confie au général Brugère, secrétaire général militaire de la présidence,
que pour réussir à dénouer l’affaire, il faut que l’Empereur Guillaume Ier soit
1. Georges Wormser, Clemenceau vu de près, Hachette, Paris, 1979, pp. 87-89.
2. AA, R 6992, Leyden à Bismarck, 23 avril 1887.
3. DDF, Herbette à Flourens, 25 avril 1887. DDA, Note d’Herbert de Bismarck, même jour.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

saisi lui-même de la question : « L’Empereur Guillaume est un honnête homme ;


sa loyauté est bien connue. À la demande de libération de Schnaebelé, il répondra
oui1 ».
Une démarche contribue à infléchir la position du chancelier de fer. Les
photographies des lettres de Gautsch sont envoyées à Berlin et comme par
hasard le comte de Münster en prend connaissance. L’ambassadeur nourrit des
sentiments pacifiques et a quelques griefs envers le chancelier. Représentant de
l’Empereur en France, il demande une audience à son souverain pour participer
au règlement de l’affaire. L’Empereur, qui est âgé de près de 90 ans, s’exclame
à l’énoncé des missives : « Mais si l’arrestation était maintenue, on ne pourrait
plus jamais envoyer de parlementaires ! (en cas de guerre)2 ». Animé de dispositions
conciliantes, il demande la libération du commissaire à Bismarck, la convocation
de Gautsch au rendez-vous devant tenir lieu de « sauf-conduit ». « Accordez aux
Français leurs droits, tous leurs droits, rien que leurs droits et ne me mettez plus
à mon âge dans la position de devoir leur faire des excuses » aurait-il même annoté
au verso d’un rapport3.
Le chancelier s’exécute de bonne grâce d’autant plus qu’il remarque que
partout en Europe il a « mauvaise presse ». La presse russe ne lui est guère
favorable et le tsar Alexandre III le désapprouve en privé. Le comte de Moltke,
chef du Grand état-major allemand, trouve « l’affaire mal engagée4 ». Le général
de cavalerie von Löe estime qu’elle aurait fait « un casus belli très antipathique5 ».
Le 29 avril au soir, Schnaebelé est libéré mais Bismarck accompagne cette
libération d’une note acrimonieuse, où ni la violation de territoire, ni le guet-
apens ne sont reconnus. Sur les recommandations du gouvernement français,
le retour en France se fait discrètement. L’opinion publique se réjouit du résultat
obtenu. La presse française est soulagée du règlement pacifique au bénéfice de
la France. Elle insiste sur le triomphe du droit sur la force brutale. Elle parle de
victoire, d’une reculade allemande, d’un demi-échec du chancelier. La pression
retombe vite et l’affaire quitte l’actualité.

1. Colonel J. Defrasne, op. cit., p. 5. Brugère ajoute : « Je compris que le président n’avait
qu’une faible confiance dans la bonne foi du prince de Bismarck. Il se rappelait la dépêche
d’Ems de 1870 ».
2. Joseph Reinach, « L’affaire Schnaebelé », La Revue de Paris, tome 4, juillet-août 1917, p. 768.
3. The Times, 3 octobre 1887.
4. DDF, Herbette à Flourens, 27 avril 1887.
5. Heinrich Otto Meisner, Aus dem Briefwechsel des Generalfeldmarschalls Alfred Grafen von
Waldersee. Erster Band. Die Berliner Jahre 1886-1881, DVA, Berlin, 1928, p. 85.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Les conséquences de l’affaire

Le service de l’Est
Un mouvement administratif touche la police spéciale de Meurthe-et-
Moselle, surtout les deux postes les plus exposés par l’instruction allemande,
Pagny-sur-Moselle et Igney-Avricourt. À Pagny, trois policiers sur quatre sont
changés. L’intention de déplacer Schnaebelé est signifiée au gouvernement
allemand le 28 avril 18871. Il est fictivement muté à Laon, poste qu’il n’occupe
jamais et de congé à congé atteint l’âge de la retraite à la fin de l’année. Schnaebelé
devient professeur d’allemand à l’école professionnelle de l’Est à Nancy et une
recrue de choix pour la Section de Statistique. Jusqu’à sa mort le 5 décembre
1900, il renseigne sur l’Allemagne. Un de ses subordonnés est également mis à
retraite. À 47 ans, lui aussi commence une carrière d’agent secret du ministère
de la Guerre.
Ces mutations influent sur la bonne marche et l’efficacité du service de
l’Est. À la fin de 1887, un ancien collègue de Schnaebelé regrette vivement sa
mise à la retraite : « notre Administration ne vous remplacera jamais à Pagny.
Elle a du déjà s’en apercevoir2 ». Le préfet Schnerb est forcé de reconnaître « que
le commissariat de Pagny fournit bien moins de travail qu’autrefois3 ».
Une retenue particulière, le soin d’éviter toute complication dictent la
conduite des autorités françaises. Une circulaire est adressée à tous les
fonctionnaires de la frontière pour « s’abstenir de toute activité politique, et encore
moins de favoriser l’espionnage sous quelque forme que cela soit4 ». Le préfet de
Nancy recommande aux commissaires spéciaux de son département « de ne
plus entretenir aucune espèce de relations dans les pays annexés5 ». Mais ce profil
bas imposé par les circonstances ne dure pas. Les autorités allemandes se rendent
compte que le système d’espionnage français est « continué comme par le passé6 ».
Certaines conséquences sont plus profondes. Muté à Toul, le commissaire
spécial d’Igney-Avricourt Gerber est en fait rattaché au cabinet du préfet de
Nancy. Il y met en place une structure chargée de centraliser toutes les affaires
de police de Meurthe-et-Moselle. C’est une véritable innovation dans l’histoire
de la police française. Les préfectures des Vosges et des Bouches-du-Rhône

1. DDF, Flourens à Herbette, 28 avril 1887.


2. AN, F/7/12641, Lambla à Schnaebelé, septembre 1887.
3. ADMM, 4M22, Préfet à Intérieur, 26 mars 1888.
4. AA, R 6789, Münster à Bismarck, 5 mai 1887.
5. ADMM, 4M273, Préfet à Intérieur, 7 janvier 1888.
6. BA, R3001/5005, von Tausch à Tessendorf, 9 août 1887.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

imitent l’exemple de Nancy, qui est sans doute à l’origine de la centralisation


départementale du renseignement politique1. D’autres recommandations sont
données comme l’interdiction absolue de franchir la frontière sans autorisation
ministérielle2. De même, les contacts avec les autorités allemandes sont limités
au strict minimum.
Enfin, en pleine affaire Schnaebelé est constitué au ministère de la Guerre
un dossier des tentatives d’espionnage allemand depuis la promulgation de la
loi de 1886. Mais ce dossier est « fort incomplet » du fait de « l’insuffisance des
archives » de l’état-major général et « du défaut de centralisation ». Des mesures
sont prises pour pallier ces insuffisances préjudiciables au SR3.

La chute du gouvernement Goblet et l’éviction du général Boulanger

« Mais chose remarquable, l’affaire Schnaebelé, dont l’heureux


dénouement avait causé une si vive satisfaction dans le pays et qui semblait
devoir donner au ministère une nouvelle force, allait au contraire servir
à le renverser4 ! »

Le bruit des « déportements » de Boulanger au Conseil des ministres se


répand dans les milieux politiques. L’ambassadeur Herbette profite de son congé
à Paris pour jeter dans les esprits « une sorte de peur rétroactive », soulignant
« l’hostilité persistante du gouvernement allemand » contre le ministre de la
Guerre et insistant sur la nécessité de le remplacer5. Des députés craignent que
sous peu, peut-être même au moyen de ce procès de Leipzig, où seront jugés
les agents alsaciens, Bismarck n’exige son renvoi6. On ne pourra y consentir :
ce sera la guerre7. Pour l’éviter, il faut prendre les devants : éliminer de nous-
mêmes le général.
Les républicains modérés sont à la pointe du combat contre Boulanger.
Jules Ferry a été dès l’été 1886 le premier homme politique à en souligner le

1. Gérald Sawicki, « Un outil du renseignement français sur l’Empire allemand : la police


spéciale de la frontière de l’Est (1871-1914) », Olivier Forcade (dir.), Le secret et la puissance.
Les services spéciaux et le renseignement aux xixe et xxe siècles, Encrage, Amiens, 2007, p. 27.
2. Jean France, Trente ans à la rue des Saussaies. Ligues et complots, Gallimard, Paris, 1931,
p. 92.
3. Service historique de la Défense, 7N674, Note du ministre Boulanger, 7 mai 1887.
4. René Goblet, op. cit., p. 194.
5. Ibid., p. 195. DDF, Herbette à Flourens, 27 avril 1887.
6. Bernard Lavergne, Les deux présidences de Jules Grévy (1879-1887), Fischbacher, Paris,
1966, p. 427.
7. Pierre Guillen, op. cit., p. 235.

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Le renseignement français sous la IIIe République

danger. Ses amis ont mené début 1887 une campagne dans ce sens et sont
décidés de provoquer à la première occasion une crise ministérielle. Jules Grévy
est également résolu à se débarrasser du général « perturbateur de la paix ».
L’occasion se présente dès la rentrée des Chambres, le 10 mai, et prend prétexte
d’économies budgétaires à réaliser. Le cabinet Goblet démissionne. Les tractations
sont longues et difficiles. Boulanger est la pierre d’achoppement, les radicaux
souhaitent son maintien mais Grévy ne le veut à aucun prix. L’agitation gagne
le pays, les polémiques font rage. Les Droites dénouent la situation : leur président,
le baron de Mackau, assure une neutralité bienveillante à tout gouvernement
sans Boulanger. Le 30 mai, le ministère Rouvier est formé avec le général Ferron
à la Guerre, Flourens restant aux Affaires étrangères.
L’opinion publique ne comprend pas. Elle croit que la fermeté de Boulanger
a fait reculer Bismarck. Il a eu peur du général ! Et le cabinet tombe ! L’affaire
Schnaebelé et ses conséquences politiques ont une grande part dans l’essor du
boulangisme. En attendant, l’ex-ministre est nommé commandant du XIIIe
Corps d’armée à Clermont-Ferrand. Son départ de Paris est des plus mouvementés.
On connaît la suite.

Dans l’Empire allemand


La carrière de von Tausch n’est pas affectée par la libération du commissaire
de Pagny. Il assure bientôt la sécurité du Kronprinz puis celle de l’Empereur.
Mêlé à diverses affaires d’espionnage, il devient l’homme de confiance des
ministères de Guerre, de la Marine et de l’état-major. Lié aux Bismarck, il chute
lors d’un procès fin 1896. La presse allemande rappelle son rôle dans l’affaire
Schnaebelé et ne nie plus le guet-apens : Elle avance même qu’il y aurait joué
le rôle « d’agent provocateur1 ».
La situation du commissaire cantonal Gautsch devient assez critique à
Ars-sur-Moselle. Il demande sans succès son changement et son intégration
dans la police prussienne. Il reste encore un an à son poste avant d’être muté
à Barr et de terminer sa carrière à Lauterbourg (Alsace).
La prise de conscience par les Allemands de la forte pénétration du
renseignement français dans les pays annexés conduit à la création en 1887
d’un SR propre à l’Alsace-Lorraine, la Zentralpolizeistelle de Strasbourg. Imitation
du modèle français, il est chargé de recueillir et de centraliser tous les
renseignements concernant la France. La crainte de l’espionnage français
explique aussi la mise en place dans le Reichsland du système des passeports.
C’est une nouveauté en Europe. Quoiqu’abolis en 1891 (à l’exception des militaires

1. Joseph Vincent Fuller, op. cit., pp. 181-184.

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L’affaire Schnaebelé (avril 1887)

français), il participe à l’extension de la surveillance et à la constitution de


commissaires de police de frontière aux prérogatives similaires à celles de leurs
homologues français1.

Les SR français ont commis des erreurs qui ont contribué au déclenchement
de l’affaire Schnaebelé : en poursuivant les relations avec l’agent Marthe ou en
lui adressant des lettres trop facilement identifiables. Mais cette affaire est la
première qui révèle aux Allemands le rôle joué par la police spéciale de la
frontière de l’Est. D’autre part, des impondérables ont surgi sous la forme d’
« inévitables » trahisons.
Le règlement de l’affaire s’apparente à un compromis : Schnaebelé est libéré
conformément au droit international mais en échange de concessions tacites.
Son déplacement et sa mise à la retraite, le mouvement administratif à la
frontière, la retenue recommandée pour un temps pèsent dans l’immédiat sur
l’efficacité des SR. En définitive, l’affaire n’est ni une victoire française, ni une
véritable reculade allemande.
Mais surtout, le retentissement et le dénouement de l’affaire ont caché
l’essentiel : le but réel que les autorités allemandes poursuivent en arrêtant un
commissaire spécial. C’est alors inhabituel, en quelque sorte une première. Le
seul fait d’arrêter un des meilleurs policiers français, qui rend de grands services
au ministère de la Guerre, change la perspective, celle de mettre en cause
directement le gouvernement français devant l’Europe. On peut remonter la
responsabilité, et à travers le colonel Vincent, impliquer le ministre de la Guerre.
Il y a des raisons de croire que l’affaire Schnaebelé entre dans le cadre d’une
politique d’intimidation du chancelier Bismarck envers la France dans le but
d’amener pour le moins le renvoi du général Boulanger. Force est de constater
que d’une certaine manière ce but fut atteint.

Gérald Sawicki

1. Gérald Sawicki, « Un outil du renseignement français… », op. cit., pp. 37-38.

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L’ORGANISATION DU RENSEIGNEMENT
DANS LA COLONIE DU SOUDAN
FRANÇAIS (1880-1893)

Martine Cuttier

La défaite militaire de 1870-1871 a plongé la France dans une décennie de


recueillement dont elle sort au seuil des années 1880 lorsque la question coloniale
se trouve à nouveau posée en Europe. Paris se dispose à procéder à un partage
du monde, à un scramble, une « course au clocher », car plus que jamais placer
des km2 sous le drapeau est un critère de puissance. Dès lors, la question coloniale
devient un des thèmes à part entière du débat politique où, sans oublier la
Revanche, la France se tourne à nouveau vers l’expansion ultramarine pour
conduire une stratégie de puissance menée par des hommes politiques tant de
droite que de gauche. Ces républicains modérés – les « opportunistes » – sont
tous animés d’un fort sentiment patriotique, hantés par le déclin, la décadence
et habités par l’obsession du « rang ». À l’instar des Britanniques rêvant de
Greater Britain, ils veulent donner à la France les moyens de créer une Grande
France. La doctrine coloniale tend à s’étoffer sous la plume d’intellectuels
reprenant les idées d’Ernest Renan dont le contenu est diffusé par des journaux
influents auprès de l’opinion publique de plus en plus sensible à une rhétorique
où la paix est porteuse de civilisation, de progrès de la science et de modernité,
dans la continuité de la Renaissance, des Lumières et de la Révolution française.
Dès lors, les ministères des Affaires étrangères, de la Marine et des Colonies
envisagent résolument de reprendre la marche vers le Haut-Fleuve Sénégal à la
satisfaction du général Louis Faidherbe, élu sénateur pour ses idées de reprise
de la conquête coloniale, particulièrement en Afrique occidentale. Sur fond
d’un débat à la mode portant sur un projet de chemin de fer transcontinental
reliant, pour les uns, l’Algérie et le Niger selon un axe nord/sud à travers le
Sahara, et pour les autres, une voie ferrée Sénégal/Niger selon un axe ouest/est,
se constituent des colonnes expéditionnaires. Allant de pair avec le rêve

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Le renseignement français sous la IIIe République

enthousiasmant de voie ferrée, de grands projets d’exploration et des missions


topographiques et d’aménagement foisonnent, à tel point qu’un décret présidentiel
crée, en septembre 1880, un Commandement supérieur du Haut-Sénégal qui
n’est autre que l’embryon de la future colonie du Soudan français.
Des officiers des troupes de marine réalisent la jonction entre les fleuves
Sénégal et Niger avec l’objectif d’atteindre la mythique Tombouctou que visent
aussi les Britanniques, ce qui ne fait qu’exacerber leur anglophobie. Ils sont
commandants, rapidement promus lieutenant-colonel puis colonels en vertu
du principe de fonctionnement de la société militaire fondée sur la hiérarchie
où le commandant supérieur doit avoir le grade le plus élevé afin d’éviter tout
conflit de compétence. Ils sortent des grandes écoles militaires. Les uns sont
polytechniciens et artilleurs de marine – « bigors » – comme le lieutenant-
colonel Gustave Borgnis-Desbordes ; ou bien saint-cyriens et fantassins de
marine – « marsouins » – comme le lieutenant-colonel Joseph Gallieni. Le
décret inscrit l’organisation du pouvoir du Haut-Fleuve dans une tradition
militaire en conférant au commandant supérieur la toute-puissance des pouvoirs
civils et militaires du fait du choix du recours à la force pour mener une politique
hégémonique avec projection de forces.
Le véritable fondateur de la colonie du Soudan est le « bigor » Louis
Archinard. Il connaît la colonie puisqu’après un séjour en Indochine (1876-1878)
comme lieutenant, il a poursuivi sa formation d’officier colonial, « africain »
cette fois, sur le Haut-Fleuve où il a été muté de 1880 à 1884. Capitaine, il
s’occupe de la construction des forts au gré de la conquête du Haut-Fleuve. Il
y revient de 1888 à 1893. Il est lieutenant-colonel puis colonel. Tout en conduisant
les opérations militaires, il aménage le territoire conquis, s’attache à sa mise en
valeur économique et parfait l’organisation de l’administration coloniale. En
effet, par le décret d’août 1892 qui le fait gouverneur, le Soudan devient autonome
et indépendant de la colonie du Sénégal dont il était une extension.
Après Médine, poste situé sur le fleuve Sénégal, la petite ville de Kayes,
placée à la jonction des voies de communication fluviales, terrestres et ferrées,
devient le lieu du pouvoir de la colonie en formation jusqu’en 1908 (date à
laquelle il est transféré à Bamako.) Kayes, ville de garnison avec ses nombreuses
casernes, est le point de départ des colonnes vers le Niger. Capitale politique et
lieu de résidence du commandant supérieur devenu gouverneur, elle concentre
l’administration et les services publics sur le modèle de l’État français reproduit
dans la plupart des colonies placées sous administration directe.
Les militaires y installent et y dirigent les services de police pour le maintien
de l’ordre, de la fiscalité et du budget, de l’instruction publique, de la santé, le

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

service vétérinaire et ceux du chemin de fer, des postes et du télégraphe, la


Direction des affaires politiques et le service de renseignement.

Le service du renseignement

Borgnis-Desbordes a organisé l’embryon du service de renseignement


français sur le Haut-Fleuve et le Niger, qui est repris par Archinard à partir de
1888. En effet, toute politique d’expansion est tributaire du renseignement,
d’autant plus si elle prend la forme d’une occupation militaire. Sur le Haut-
Fleuve et le Niger, comme ses prédécesseurs, le colonel Archinard a besoin
d’être informé pour décider et agir à bon escient. Là comme ailleurs, l’information
est un instrument de guerre.
Le renseignement recherché est de deux ordres, car il correspond à deux
objectifs différents. D’abord, le renseignement militaire, pour prévoir le
déplacement des colonnes et conduire les opérations, mais aussi pour anticiper
et déjouer les embuscades toujours redoutables dans ce type de guerre de faible
intensité où l’adversaire a l’avantage de connaître le terrain. S’y ajoute ensuite
le renseignement politique pour définir les alliances, préparer les palabres1 ou
le recours à la force.
Si au ministère, le 2e bureau du dépôt de la Guerre et la section des statistiques
attachés au 5e bureau de l’État-major général sont en charge du renseignement
militaire, dans la colonie, cette tâche revient à la Direction des affaires politiques
où le renseignement militaire n’est pas dissocié du renseignement politique car
la conquête est un acte politique qui implique une combinaison des moyens
civils et militaires. Ainsi ce service centralise les renseignements de tous ordres
concernant les intentions, les faits et gestes des adversaires africains et surtout
de leurs différents chefs, afin de permettre au commandant en chef de savoir
pour agir, que ce soit en temps de guerre ou de paix, pendant la saison sèche
comme pendant l’hivernage. Il est par exemple indispensable de connaître la
position des troupes de Samory2 et d’évaluer leur force avant d’engager une
action. Dans ce cas précis, le lieutenant Valenti arrive à bien « utiliser les

1. Jacques Frémeaux, L’Afrique à l’ombre des épées, l’administration militaire française en


Afrique blanche et noire : 1830-1930, thèse de doctorat, 1987, pp. 367-382.
2. Samory Touré (1830-1900) a conquis un État dans le Wassalou dont il est devenu l’almami,
détenteur du pouvoir temporel et spirituel après sa conversion à l’islam et qu’il a pourvu
d’une puissante armée. Au début des années 1880, il se heurte militairement à l’expansion
française.

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Le renseignement français sous la IIIe République

renseignements des indigènes et à les traduire par des croquis » de façon à localiser
leur présence dans la zone de Bissandougou, Kankan et Kérouané1.
À condition que les communications soient libres, la collecte des informations
est conduite, sur tout l’espace conquis et aux alentours, à partir de Kayes, des
postes et des forts2 répartis dans les dix cercles3. Dans leur correspondance, les
chefs de postes transmettent au commandant supérieur toutes les informations
qui leur arrivent et réciproquement. Le capitaine Mamadou Racine envoie une
lettre à Archinard où il consigne toutes les informations récoltées sur les chefs
locaux – dont Ahmadou4 installé à Nioro –, mais aussi sur les décès et les
bagarres. Rien ne se fait dans sa zone de commandement sans qu’Archinard
ne reçoive de ses subalternes un rapport de tous les événements dans leurs
moindres détails, dont il fait à son tour des synthèses. Il lui arrive de presser
l’un d’eux : « Quiquandon devra m’envoyer courrier sur courrier car j’ai besoin
d’informations exactes5 ».
Dans les postes et les forts, les renseignements sont l’objet de synthèses
consignées dans le registre ou le cahier de renseignement6. Les officiers
nouvellement affectés y trouvent matière à connaître les populations et à éviter
de se faire trop manipuler par elles. Le registre est en quelque sorte la mémoire
du poste ou du fort. Il finit par comprendre un historique de la constitution du
poste et de sa zone administrative, des villages, des tribus, de la généalogie de
leurs chefs, de leurs relations d’amitié ou d’inimitié avec leurs voisins et de leur
attitude envers les Français lors de la conquête. Cela est complété par des fiches
concernant les chefs politiques et religieux ; un double est envoyé à Kayes et
elles sont mises à jour chaque année. De plus, une connaissance plus générale
du milieu physique et de la topographie des espaces à conquérir, des ressources
économiques, des populations, de la situation politique et militaire, des décideurs
adverses ou alliés s’avère indispensable. La recherche du renseignement se
poursuit par le biais des colonnes en marche où un officier de l’état-major du
commandant en chef en est responsable. Enfin « Pour organiser l’information

1. Lt-col Pierre Humbert, Rapport politique et militaire sur les opérations de la campagne 1891-
1892, Imprimerie des JO, 1893.
2. Ils abritent les chefs-lieux des « cercles ». Ils sont érigés lors de l’avance des colonnes. Par
leur masse imposante, ils symbolisent la puissance de la France et sa souveraineté par la
présence du drapeau.
3. Au gré de la conquête, le territoire nouvellement acquis et contrôlé est érigé en entité
administrative dotée d’un centre, lieu du pouvoir civil et militaire.
4. Ahmadou Tall (1836-1897) est le fils d’El Hadj Omar Tall, le fondateur de l’Empire
toucouleur conquis par Archinard après la prise de Ségou, en 1892.
5. ANM, B 150, correspondance d’Archinard au capitaine Underberg, le résident de Ségou,
Nyamina, 18 février 1891.
6. ANS, 1 D 58, Notes sur les contrées traversées pendant la campagne de 1880-1881.

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

des commandants supérieurs successifs », Archinard a ajouté « un cahier spécial


seulement pour les ordres les plus importants, tenu par le chef d’état-major1 ».
Après la collecte, l’exploitation implique de recouper les informations
souvent contradictoires pour éviter aux militaires d’être intoxiqués par la
propagande adverse et la désinformation. Ce travail d’exploitation – croisement
et vérification des sources et des faits pour s’assurer de leur crédibilité – est à
la base de tout travail de renseignement, ce que le capitaine Galliéni entend
quand il précise au lieutenant Parfait Monteil « méfiez-vous des renseignements
des indigènes2 ».

Les agents et les sources de renseignement

Pour obtenir l’information, le service de renseignement fonctionne grâce


à diverses catégories d’agents.
La première difficulté réside dans la nécessité de connaître les langues
locales pour entrer en contact avec les populations. Contrairement au gouverneur
Louis Faidherbe qui connaissait l’arabe et le peul, au capitaine Étienne Péroz – qui
savait le mandé – et à bon nombre d’officiers du Soudan – qui maîtrisaient assez
de bambara pour commander les tirailleurs –, rien n’indique qu’Archinard ait
pris la peine d’apprendre l’une des langues du Haut-Fleuve. Cela ne signifie pas
qu’il ne se soit pas intéressé à la façon de traduire certains mots3. Sinon, pour
mener les affaires courantes, communiquer avec les Africains et être renseigné,
il est tributaire des traductions plus ou moins fidèles des interprètes.
Au premier rang des agents de renseignement se trouve donc l’interprète.
Il n’est pas forcément choisi pour son origine sociale, car la colonisation a
introduit de nouvelles hiérarchies, mais parce qu’il connaît les langues dont le
français, les coutumes et l’histoire des populations. « Il connaît bien le pays »,
précise Borgnis-Desbordes au chef de poste de Badumbé à propos de Samba
Lamine4. Il recommande de le laisser habiter au village, près du poste ou du
fort, afin de savoir ce qu’il s’y passe5. En général, l’interprète est pris au sérieux.
Ainsi les renseignements de Mamadou Sall, interprète du lieutenant Monziols

1. ANS, 1 D 93, Ordre no 164 d’Archinard, Kayes, 10 décembre 1888.


2. AOM, 40 APC, papier Monteil, c 2 d 19, Lettre de Galliéni à Monteil, 25 novembre 1879.
3. Par exemple, lorsqu’il envoie le spécimen d’un oiseau, l’engoulevent bipermé, au musée du
Trocadéro, il en donne la traduction en berbère zénaga = Kaimadou, en wolof = Lipakom
et en sarrakolé = Iéligné wakanté.
4. ANS, 1 D 63, Instructions de Borgnis-Desbordes pour le chef de poste de Badumbé pendant
l’hivernage 1882-1883, Bafoulabé, 23 avril 1882.
5. ANS, 1 D 58, Instructions de Borgnis-Desbordes à Monségur, Kita, 2 mai 1881.

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Le renseignement français sous la IIIe République

au poste de Bafoulabé sont transmis à Archinard. Il rapporte « les bruits qui


courent sur la rive droite depuis plusieurs jours et connus par une femme venue
de Fansanné sur ce qu’aurait dit Ahmadou en cas de prise de Koundian par les
Blancs. Il ne pourra attaquer un poste mais il gênera la circulation des convois et
des détachements de Kayes à Bamako1 ». Archinard qualifie Mamadou Sall de
« vieux serviteur2 ».
Dans d’autres circonstances, l’interprète suscite de la méfiance, les militaires
doutent de sa discrétion et de la réalité de ses traductions, tandis que les Africains
craignent les représailles de ceux dont ils ont parlé.
L’autre personnage clé dans la quête du renseignement est l’agent politique.
Son rôle consiste à actualiser les informations contenues dans le registre et sur
les fiches ; et pour cela il est amené à se déplacer en se transformant
occasionnellement en dioula3. Au chef-lieu de Kayes, il écoute tous ceux qui
passent. L’un d’eux, Mademba Sy, a particulièrement bien rempli ce rôle car,
pour preuve de sa très grande confiance, Gallieni le nomme chef du bureau
politique en rattachant le service de renseignement à la Direction des affaires
politiques. Cette fonction est loin d’être une simple tâche d’exécution dans la
mesure où elle coiffe le service de renseignement. Or Mademba connaît le pays,
les mentalités, les histoires passées, parle les langues, ce qui facilite les relations
avec les chefs de village. Il regroupe les informations, pratique la désinformation,
négocie avec des notables alliés et parvient à entretenir des intelligences en
territoire ennemi, ou bien il prend langue avec l’adversaire. À ce titre, Gallieni
le charge de négocier avec Mounirou un nouveau traité, signé le 12 avril 18874.

1. ANS, 1 D 95, Rapport du lieutenant Monziols, commandant le cercle de Bafoulabé,


20 février 1889.
2. ANS, 1 D 100, Correspondance d’Archinard au gouverneur, 16 janvier 1889. Mamadou
Sall parle le wolof, le toucouleur, le bambara et il écrit l’arabe. Il était interprète de 4e
classe à Saint-Louis, il est arrivé au Soudan en 1882 comme interprète auxiliaire avec le
capitaine Eugène Bonnier puis à Koundou avant de l’être à Bafoulabé où il a rendu de
grands services. Archinard propose de le faire passer à la 3e classe. Il fait allusion à un autre
interprète Ousman Mandao en qui il a une grande confiance. Il fait son éloge en écrivant
qu’il est « un serviteur comme on en rencontre bien peu ». Il a quitté l’école des otages en
1870 pour être interprète à Thiès et interprète secrétaire à Dagana puis à Saint-Louis. Il
parle le wolof, le toucouleur, le bambara et d’autres dialectes, il écrit l’arabe. Il est arrivé au
Soudan en 1882 avec Borgnis-Desbordes. Il est resté à Bamako de 1884 à 1887 où il a suivi
le capitaine Delanneau sur les canonnières. Ensuite, il fut interprète rédacteur d’arabe avec
Gallieni dans le Bondou. Il a une bonne connaissance des cercles de la colonie. En janvier
1889, il lui demande de retarder son congé car « le Bélédougou remue beaucoup et une
colonne de 4 000 à 5 000 hommes est à attaquer l’est du Kaarta »
3. Le dioula est un marchand itinérant.
4. A ces fonctions politiques s’ajoutent des fonctions militaires pour diriger les contingents
indigènes. Il procure des guides, aide l’administration dans ses réquisitions de porteurs et
d’animaux de bat. Tout au long de la campagne, Gallieni bataille contre Mamadou Lamine

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

Mais trop connu, la méfiance s’installe et à son approche, les bouches se ferment.
Mademba diversifie ses sources et pour cela il recourt à d’autres Africains, à
des amis ou à des agents, tels ceux laissés dans les villages après la révolte de
1892, leur mission consistant à surveiller les étrangers de passage et surtout les
marabouts. Il a ses espions, comme celui « rentré de Dia le 2 courant » qui lui
rapporte en détail les faits et gestes d’Ahmadou1. Il tient ses informations du
chef des Peuls du Macina – Ahmadou Boubou Alpha –, cherche un renseignement
auprès du cousin de son traducteur arabe et a ses propres agents politiques
comme Cheikou Ahmadou Mouhou2. Une fois devenu Fama de Sansanding3,
Mademba continue à renseigner le colonel Archinard et le chef N’Tou lui assure
« J’ai toujours dit au Fama ce qui se passait dans le pays4 ». Mademba informe le
colonel en priorité quand il est sur place et tous deux continuent à correspondre
lorsqu’Archinard est en France pendant l’hivernage. Il l’entretient de tous les
événements survenus à Kayes5. Il renseigne aussi le résident de Ségou6 plus
proche de Sansanding dont il dépend selon le principe de l’administration
indirecte.
Pour le renseignement militaire, Archinard utilise les troupes de recrutement
local, que ce soient les éclaireurs ou les cavaliers auxiliaires envoyés en
reconnaissance. Souvent, il n’est pas satisfait des renseignements glanés qu’il
juge « imprécis » ou « insignifiants7 ».
Sinon les agents de renseignement sont des espions achetés et envoyés dans
les villages se mêler à la population amie et ennemie. Par exemple, le capitaine
Branlot a envoyé un espion déguisé en dioula à Sikasso pour examiner les

et envoie une colonne commandée par le capitaine d’artillerie de marine Fortin renforcée
des cavaliers auxiliaires du Boundoun aux ordres de Mademba. Avec eux, il participe à
l’assaut final pour prendre Toubacouta, le village de Mamadou. Pour clore la campagne,
il lui confie une mission de propagande dans la région de Siguiri contre Samory. En
reconnaissance et récompense de ses loyaux services, Galliéni, parti en France pendant
l’hivernage pour préparer la prochaine campagne, lui avait obtenu la Légion d’Honneur,
en 1881.
1. SHAT, 1 K 108, no 267, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 5 septembre 1892.
2. SHAT, 1 K 108, no 263, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 24 mars 1893.
3. En mars 1891, Archinard lui taille le petit royaume de Sansanding, situé près de Ségou.
Puis à la suite de la chute de l’Empire toucouleur, en 1892, il lui donne en mariage deux
filles d’Ahmadou. Un honneur lourd de signification car bien que Toucouleur comme les
Tall, il est issu d’une famille de la petite noblesse tandis qu’ils sont d’illustre lignage. Et
alors que sa famille s’est ralliée à la France depuis l’époque du gouverneur Faidherbe, El
Hadj Omar Tall n’a eu de cesse de guerroyer contre les colonnes françaises. Les Tall ayant
perdu tout pouvoir se trouvent abaissés quand Mademba s’en trouve élevé.
4. SHAT, 1 K 108, no 203, JMO no 2, tournée du 26 avril au 14 juin 1893.
5. SHAT, 1 K 108, no 270, Lettre de Mademba à Archinard, Kayes, 31 août 1889.
6. SHAT, 1 K 108, no 272, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 24 mars 1891.
7. Lt-col Archinard, Rapport sur la campagne de 1890-1891, 1891, p. 30

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Le renseignement français sous la IIIe République

fortifications de la ville1. En 1889, Archinard écrit qu’il a « des agents d’informations


partout et deux courriers chez Ahmadou2 ». Déjà en avril 1883, lorsque les premiers
travaux du fort de Bamako s’achevaient, grâce à des espions infiltrés chez
Samory, Borgnis-Desbordes apprenait que ce dernier réunissait une armée de
4 000 sofas armés de fusils à tir rapide. Au lieu de subir l’attaque, il prit les
devants et partit avec 400 tirailleurs et une section d’artillerie à la rencontre
de l’armée de Samory – conduite par son frère Fabou – parvenue au marigot
d’Ouéya. À Bakel, après l’épisode imprévu de la révolte de Mamadou Lamine,
Archinard considère « qu’il est indispensable d’avoir au milieu de la population
de Bakel (…) un homme sur lequel on puisse absolument compter afin d’être
toujours tenu au courant de l’état des esprits et des projets que peuvent faire nos
turbulents voisins du Damga ouest du Fouta et de la rive droite3 ».
Les traitants4, les commerçants et les chefs de caravanes colportent les
bruits et les informations, ce qui fait dire à l’explorateur Édouard Viard que,
par eux, « tout se sait dans ce pays5 ». Mais il vaut quand même mieux se méfier
des dires des dioulas. Les prisonniers et les traînards interrogés lâchent des
informations, mais aussi les « gens du pays6 ». Parfois, un individu de passage
à Kayes, tel cet « habitant de Nyamina de retour de voyage du Macina », signale
« une lutte entre Mounirou, le chef du Macina et Abiddine ». Abbidine tué, ses
partisans « ont fait soumission à Mounirou7 ». Une autre fois, l’informateur est
« un homme de passage à Ségou », Seydou Tanyara, un Peul rejoignant la colonne
de Mademba et donnant des informations sur le Macina8. Archinard profite
du désir de vengeance d’un Peul de Kéramé qui s’est spontanément proposé de
le guider et de le renseigner sur Ahmadou qui lui a enlevé sa famille et sa femme9.
Ou bien c’est un Toucouleur « déserteur d’Ahmadou », ayant quitté Bandiagara
« poussé par la misère ». Il révèle les dissensions entre Ahmadou et
Mounirou – arrêté, surveillé et abandonné par les Toucouleur de Bandiagara
qu’il voulait faire marcher contre Ahmadou –, ainsi que les conditions de vie

1. Thierno Mouctar Bah, Architecture militaire traditionnelle et poliorcétique dans le Soudan


Occidental (du xviie à la fin du xixe siècle), thèse de 3e cycle, 1971, p 152.
2. ANS, 1 D 100, Correspondance d’Archinard au gouverneur, Bafoulabé, 1er mars 1889.
3. ANS, 1 D 93, Ordre no 91 d’Archinard, Kayes, 26 novembre 1888.
4. Les traitants sont des commerçants africains de la colonie ou étrangers à la colonie.
Certains sont des métis.
5. AMAE, MD, volume no 84, p. 166, Rapport de Viard au président du Conseil, ministre des
Affaires étrangères Freycinet, 12 février 1886.
6. Lt-col Archinard, op cit, p. 48
7. ANS, K, Correspondance du commandant supérieur par intérim, le chef de bataillon
Rivière des Borderies, 18 juillet 1889. Mounirou est l’un des frères d’Ahmadou
8. ANM, 2 D 102, Correspondance du capitaine Underberg, résident à Ségou à Archinard,
Ségou, 23 février 1891.
9. Lcl Archinard, op cit, p. 48.

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

misérables et le mécontentement de la population. Le capitaine Gouget,


commandant du cercle de Nioro, veut d’abord – « faire exécuter l’homme » qu’il
garde en prison et « auquel il a fallu six mois de réflexion pour se décider à
demander la paix ». Consulté, le commandant Jean-François Klobb conseille
de « le garder en prison quelque temps, de ne pas l’exécuter pour ne pas décourager
ceux qui voudraient abandonner Ahmadou1 ». Dans sa lutte contre Samory,
Archinard profite également des renseignements donnés par les sofas qui
désertent lors des opérations d’avril 1891. « Des fugitifs du camp de Samory »
sont retournés mais il convient de faire preuve de la plus grande réserve
concernant les informations qu’ils livrent2. En revanche, il a une idée précise
des cadeaux distribués, des arguments évoqués et déplacements d’Ahmadou3.
Les Français recourent par ailleurs à des agents doubles, comme le fait le
consul de France à Fretown avec « Barka, un Bambara se disant Saracolet ». C’est
un « ex-esclave libéré » et « un des principaux agents de Samory or avant il nous
était assez dévoué et nous donnait d’utiles renseignements mais actuellement il
est très dévoué au gouvernement anglais qui a dû le soudoyer ou lui faire peur4 ».
Les palabres avec les chefs de villages – alliés ou non – sont également
l’occasion de glaner des informations plus ou moins fiables. Ainsi en avril 1890,
Archinard apprend que des troupes d’Ahmadou et de Samory se sont regroupées
au village de Bunka, dans le Oualada. Puis le chef du village de Kebeya lui
déclare qu’ « Ahmadou et Samory se sont séparés ce matin » et sont partis, le
premier en direction de Dinguiray, et le second vers une destination inconnue.
Après recoupement, Archinard en déduit que Samory est dans le village de
Banko, où il tente alors de le surprendre. En réalité, il est toujours à Kebeya
d’où il réussit à s’enfuir. Archinard passe alors le chef du village de Kebeya par
les armes pour lui avoir menti5.
Le renseignement humain recherche enfin des preuves matérielles, que ce
soient les mouvements de troupes observés ou toutes sortes de traces laissées
par l’adversaire, tel que le crottin plus ou moins frais des chevaux, la cendre
plus ou moins chaude des feux des bivouacs6.
Si la plupart du renseignement provient de la colonie même, il peut aussi
venir des colonies voisines. C’est le cas pour le trafic d’armes anglaises au profit
de Samory, à propos duquel tous les agents de l’administration française de
1. ANM, B 150, Correspondance du capitaine Gouget, commandant de cercle de Nioro au
commandant Klobb, Nioro, juillet 1891.
2. ANM, I N 95, Correspondance de Lamothe à Archinard, Saint-Louis, 14 octobre 1891.
3. ANM, B 83, Correspondance confidentielle d’Archinard à Thomas, Kayes, 9 janvier 1890.
4. ANM, I N 95, Correspondance de Lamothe à Archinard, Saint-Louis, 8 octobre 1891.
5. ANS, 1 D 101, Campagne du Soudan de 1889-1890, le JMO pour Koundian.
6. Capitaine Péroz, « La tactique au Soudan », La Revue maritime et coloniale, novembre 1890,
p. 268.

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Le renseignement français sous la IIIe République

Freetown, de la Mellacorée et des Rivières du Sud au contact avec la Sierra


Leone, sont mobilisés.

La lutte contre le trafic d’armes

En septembre 1891, le vice-consul de France à Freetown, en Sierra Leone,


informe par plusieurs courriers le gouverneur du Sénégal, de Lamothe, du trafic
d’armes. Ce dernier en reçoit aussi du gouverneur de la Guinée française, en
poste à Conakry. À son tour et dans les meilleurs délais, le gouverneur du
Sénégal transmet les renseignements au commandant supérieur du Soudan,
Archinard ou son successeur par intérim Pierre Humbert1. Les informations
parviennent à Paris où elles servent au ministre des Affaires étrangères à se
tenir informé sur un trafic interdit par la conférence de Bruxelles2.
Au même moment, le gouvernement français est en pourparlers avec Lord
Salisbury, le ministre britannique des Affaires étrangères, « pour prohiber la
vente d’armes dans nos colonies respectives ». Or des commerçants cherchent à
se débarrasser de leurs stocks de fusils Chassepot. Les Français demandent au
gouvernement anglais « de faire interdire ou de contrôler le commerce des armes
perfectionnées3 ». Ce qu’il fait. Ainsi, Londres éconduit Marfa Madoo, l’un des
agents que Samory lui a envoyé, seize mois auparavant, pour acheter des armes4.
Ou du moins il « le berce d’espérances » en lui faisant attendre « M. Parkes, le
superintendant des Affaires indigènes de retour prochainement d’Angleterre avec
des instructions de la Reine5 ». Le 21 septembre 1891, les Anglais prennent même
une ordonnance en huit articles pour réglementer le trafic d’armes en Sierra
Leone6.
À partir de la Guinée, le trafiquant d’armes est un ancien militaire anglais
nommé Williams – envoyé auprès de Samory par un certain Jones, le directeur
d’une entreprise de Liverpool, la Coaling Company – très opposé « à notre
influence au Soudan ». Williams a des cadeaux pour Samory mais pas d’armes.
Or cette compagnie lui en a beaucoup vendu. Le gouverneur ignore seulement

1. ANM, I N 95, Correspondance de Lamothe à Archinard, Saint-Louis, 8 octobre 1891.


2. AMAE, ADP, T. I, c. 12, 1811-1895, d.14, pp. 60-61, Côte occidentale, fourniture d’armes à
Samory par les commerçants de Sierra Leone, 1894.
3. ANM, I N 95, Correspondance de Lamothe à Archinard, Saint-Louis, 14 octobre 1891.
4. ANM, I N 95, op. cit., 8 octobre 1891.
5. ANM, I N 95, op. cit., 14 octobre 1891.
6. ANM, I N 95, le texte est en anglais avec sa traduction et joint à la correspondance du
gouverneur du Sénégal.

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

la nature de la mission. Est-elle purement commerciale ou politique1 ? À Freetown,


quatre Anglais sont négociants en armes. Des Français participent également
au trafic, comme cette « maison française peu importante, d’articles de Paris qui
a importé et vendu quelques centaines de fusils Chassepot aux gens de Samory ou
à leurs intermédiaires ». Le propriétaire de la maison est F. Bolling et le siège
social se trouve 9 rue Scribe à Paris. Par contre, la Compagnie française d’Afrique
occidentale (CFAO) « a refusé déjà un marché de 3 000 chassepots », elle « continue
à refuser ce trafic » et « sa conduite patriotique signalée en haut lieu2 ». Des
Africains jouent les intermédiaires comme « ces traitants toucouleur qui au lieu
d’emporter comme autrefois des étoffes pour échanges achètent des fusils qu’ils
échangent avec Samory contre des esclaves3 ».
En 1891, les Français connaissent la date de départ des convois et le nombre
d’armes transportées. La première caravane est partie le 1er août avec 125 fusils
et leurs cartouches, la seconde le 17 septembre, et la troisième le 5 octobre,
chaque fois avec 300 fusils et leurs munitions4. Samory a dépêché une caravane
avec de l’or et des bœufs afin d’acheter 150 fusils à tir rapide avec 200 cartouches
par arme. Une autre information signale qu’il achète de 4 000 à 5 000 fusils à
tir rapide avec un million de cartouches à douille en cuivre5.
Pour parvenir au camp de Samory, les convois suivent des trajets différents.
Les uns passent par la voie de Falabah6, d’autres, repérés par le lieutenant-colonel
Gaëtan Bonnier, font un long détour par Koukouma et Moussaia. Il est alors
possible de les intercepter lorsqu’ils franchissent le Niger7.
Dans de telles circonstances, il s’agit de démêler le niveau de fiabilité et la
valeur de l’information. Le gouverneur de Lamothe donne quelques exemples
et précisions au commandant supérieur pour évaluer la puissance réelle des
forces de Samory qui dispose de la meilleure armée africaine de la région.
Sinon, malgré la pléthore d’informations de toute sorte et de toute origine,
il arrive que les Français soient pris au dépourvu. C’est le cas lors de l’attaque
de Bakel par les chefs du Boundou en 18868 ; ou bien ils n’ont pas accès à
l’information car les Africains s’organisent pour en couper la source. Ils éloignent
les étrangers à la fidélité douteuse, ils contrôlent les dioulas ou refusent de

1. ANM, I N 95, Correspondance de Lamothe à Archinard, Saint-Louis, 16 avril 1892. La


lettre du gouverneur de la Guinée est datée du 18 mars 1892.
2. ANM, I N 95, op. cit., 8 octobre 1891.
3. ANM, I N 95, op. cit., 14 octobre 1891.
4. Ibid.
5. Ibid.
6. Ibid.
7. AMAE, ADP, T. I, c. 12, d. 15, Informations recueillies par le lieutenant-colonel Bonnier,
1894.
8. CSSP, Boîte 159 B V, Le Soleil, 13 avril 1886.

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Le renseignement français sous la IIIe République

rencontrer tout blanc qui le demande. Déjà El Hadj Omar avait refusé de recevoir
Mage et Quintin1 dans ses murs. Plus tard son fils Ahmadou n’a pas permis à
Gallieni d’arriver à Ségou. Les Africains disposent de tout un système de signaux
sonores ou lumineux – comme le fait d’enflammer un tas de paille placé dans
un arbre pour signaler un danger – à connaître pour les déceler2.

Déjouer l’espionnage adverse

À leur tour, les Français étant épiés, ils sont obligés de protéger leurs
mouvements et les manifestations visibles de leurs intentions car leurs préparatifs
en vue d’un déplacement, d‘une tournée ou d’une opération ne passent pas
inaperçus. En septembre 1891, un homme de Kankan prévient les sofas de
Samory que « ce qui était prévu n’a pas eu lieu comme espéré ». Les « épouses »
des militaires3, le personnel domestique, les plantons, les employés de bureaux
et les serveurs du mess pratiquent le double jeu, informent l’adversaire ou
simplement bavardent. C’est ainsi que Samory sait ce qui se dit à la popote4.
Archinard reconnaît que « nous sommes, ici, entourés d’espions d’Ahmadou. J’en
connais deux par leur nom5 ». À Kita, ses émissaires sont Oumar Balobo et Ali
Abdoulaye, deux intimes qui étaient des sofas de son père. Archinard a également
repéré ceux envoyés dans le Dunguiray, le Fouta et le Cayor. Le lieutenant-
colonel Humbert, assurant l’intérim d’Archinard au cours de l’hivernage 1890,
a « fait fusiller après jugement par un conseil de guerre un marabout d’un village
voisin de Médine qui (…) a envoyé des espions à Ahmadou pour le renseigner sur
toutes nos dispositions ». Il a mis un terme à cet espionnage « en supprimant ce
dangereux fanatique6 ». Les Français n’hésitent pas à fusiller les espions comme
Diavando, retenu prisonnier à Médine, en décembre 18907.
Mais les Toucouleur rusent. Ainsi lors du siège de Ségou, ils envoient un
faux parlementaire avec un drapeau blanc pour évaluer les forces françaises8.
Le jeu consiste aussi à garder le secret et à désinformer l’adversaire, concernant
par exemple la quantité de vivres ou de munitions disponibles dans un fort en
1. De 1863 à 1866, Eugène Mage, officier de la Marine et Louis Quintin, chirurgien de la
Marine ont exploré la zone comprise entre le fleuve Sénégal et le Niger.
2. T.M. Bah, op cit, p 160.
3. Étant généralement célibataires, ils pratiquent le « mariage colonial ».
4. J. Frémeaux, op. cit., p 372.
5. ANS, 1 D 94, Lettre d’Archinard à Thomas, Kayes, 19 décembre 1888.
6. ANS, K, Rapport d’Humbert, Kayes, 6 septembre 1890.
7. ANM, 2 N 36, Correspondance entre le chef du poste de Médine et le capitaine Labouret à
Kayes, Médine, 11 décembre 1890.
8. Lt-col Archinard, op. cit., 1891, p. 290.

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L’organisation du renseignement dans la colonie du Soudan français (1880-1893)

cas d’attaque. Le chef de poste les ménage si elles s’épuisent, afin que tout le
monde l’ignore. À propos de son plan d’opérations contre Ahmadou, Archinard
ruse à son tour et « organise la répartition des troupes pour laisser planer
l’incertitude1 ». Décidé à aller vers Nioro, il laisse entendre, plusieurs jours avant,
qu’il prendra la route du sud et au dernier moment, il emprunte la route du
nord2.
La diffusion de l’information et la capacité des éléments français répartis
sur le territoire de la colonie à communiquer rapidement entre eux dépendent
du service du courrier et du télégraphe, une technologie nouvelle installée sur
le Haut-Fleuve Sénégal et le Niger.

Le rôle stratégique des postes et du télégraphe

L’administration civile des Postes et Télégraphes, créée en France en 1862,


met ses moyens et ses personnels à la disposition du commandement militaire
pour établir le service postal et installer la ligne télégraphique au gré de l’avancée
des troupes. La fonction première des communications télégraphiques est de
permettre « au commandant supérieur d’exercer son action sur nos possessions
au Soudan3 » en facilitant les communications des forces armées. Aussi ce
service met en place une organisation « se rapprochant autant que possible des
règlements de la métropole ».
Avec l’extension et la militarisation de la colonie, la pose du télégraphe suit
le rythme de la conquête et ce service prend une telle importance stratégique
que le commandement en renforce le personnel. Archinard a repris à son compte
l’œuvre de son prédécesseur Gallieni4 où Français et Africains sont intégrés à
l’organisation logistique de l’armée.
Les avantages sont multiples. Depuis Kayes, le télégraphe sert au commandant
supérieur Archinard à communiquer avec Saint-Louis et Paris dans les délais
les plus courts « pour demander des instructions avant une action de guerre en
cas de légitime défense ». Il sert également à transmettre ordres et
informations – confidentielles ou non – aux postes et aux forts et, en retour, à
être informé dans les meilleurs délais. Il permet enfin aux postes de communiquer
entre eux – ce qui assure la cohésion entre les garnisons – et surtout, par sa
1. ANM, B 83, Correspondance confidentielle d’Archinard à Thomas, Kayes, 9 janvier 1890.
2. Lt-col Archinard, op. cit, 1891, p. 32.
3. Gallieni reprend là les instructions ministérielles qu’il a reçues pour la campagne de 1887-
1888. Elles précisent que les possessions françaises au Soudan s’étendent entre Bakel et le
Niger sur plus de 800 kilomètres.
4. Il a organisé le service à partir de huit articles.

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Le renseignement français sous la IIIe République

rapidité, de s’affranchir du recours à des courriers à pied, au train et au bateau.


Archinard reconnaît même que le télégraphe est commode pour faire circuler
de fausses nouvelles et désinformer. « Je m’en sers pour répandre des nouvelles
que je crois avoir intérêt à répandre » écrit-il à Thomas pour lui demander un
chiffre1.
En revanche, le télégraphe n’est pas dénué d’inconvénients. Il est certes
rapide et commode mais à condition que la ligne ne soit pas interrompue comme
ce fut le cas pendant plusieurs jours, lors de l’hivernage de 1889 ; car lorsque le
fil est coupé, il reste à « multiplier les courriers2 » en empruntant les bateaux.
De plus, il ne garantit pas le secret du fait « des auxiliaires et de la mauvaise
installation des bâtiments qui servent de bureau3 »
Ce service est néanmoins très utile pour l’exercice du commandement ;
malgré les péripéties de son fonctionnement ; c’est un moyen moderne de
communication représentatif de la technologie européenne. Par l’installation
de ses équipements et de ses bâtiments, il participe à la mise en place des
infrastructures et à l’aménagement du territoire de la colonie, voire à sa mise
en valeur.

La mise en place d’un service de renseignement dans une colonie en voie


d’édification comme celle du Soudan français à la fin du xixe siècle est absolument
nécessaire afin d’assurer la sécurité des territoires contrôlés comme la conquête
de nouveaux espaces. Son rôle est éminemment stratégique tant que la colonie
est en guerre. Ce service se trouve confronté, dans les zones dont il a la charge,
à tous les défis de la discipline : recrutement d’agents et d’interprètes fiables,
recoupement d’informations contradictoires, désinformation et tromperie,
présence d’agents doubles, difficulté à assurer la sécurité des communications
et des mouvements de troupes, trafics d’armes, etc. Pourtant, le plus souvent,
ce ne sont pas des spécialistes du métier qui en assurent la direction et l’animation.
Mais l’histoire d’Archinard et de ses subordonnés montre qu’ils ont vite appris
pour le bien du service.

Martine Cuttier

1. Ibid.
2. ANM, B 83, op. cit., 9 janvier 1890.
3. Ibid.

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RENSEIGNEMENT
ET SURVEILLANCE INTÉRIEURE
EN FRANCE

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LA GENDARMERIE, UNE ARME IGNORÉE
DU RENSEIGNEMENT AU XIXe SIÈCLE ?

Benoît Haberbusch

La création de la Sous-direction de l’anticipation opérationnelle (SDAO)


en 2013, la promulgation de la loi relative au renseignement en 2015 et la
rénovation du pilotage de la lutte contre le terrorisme ont laissé l’impression
d’une reconnaissance tardive de la gendarmerie par le milieu secret du
renseignement, matérialisée par son entrée dans le « deuxième cercle ».
Toutefois, la culture de la surveillance, terreau du renseignement, est
profondément ancrée depuis longtemps dans les pratiques policières du gendarme.
Sébastien Laurent évoque lui-même « ce corps hybride, mi-militaire et mi-civil,
dont la fonction première est d’assurer la police rurale et d’effectuer un travail
permanent de collecte du renseignement1 ».
Cet état d’esprit cultivé dans le temps suffit-il pour considérer la gendarmerie
comme une arme traditionnelle du renseignement ? Grâce aux travaux récents
des historiens, le xixe siècle apporte des éclairages nouveaux sur la place du
gendarme dans cette communauté si particulière.

1. Sébastien Laurent, « La naissance du renseignement étatique en France au xixe siècle,


entre bureaucratie et politique », Revue d’histoire du xixe siècle, 35/2007, pp. 109-124.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Forces et faiblesses du gendarme comme acteur


du renseignement au xixe siècle

« Prendre le pouls de la Nation » grâce au maillage des brigades


Au début du xixe siècle, la gendarmerie nationale a reçu de la maréchaussée
plusieurs legs lui assurant d’occuper une place privilégiée dans la collecte du
renseignement.
Le premier héritage porte sur cette culture de la surveillance déjà encouragée
sous l’Ancien Régime. L’instruction de 1778 prescrit ainsi des tournées
quotidiennes pour chaque brigade sur « les grands chemins et chemins de traverse,
ainsi que dans les bourgs, villages, hameaux, châteaux, fermes et lieux suspects
du district ». Par la suite, de la loi du 28 germinal an VI jusqu’au décret du 20 mai
1903, valable jusqu’en 2009, tous les textes organisant les missions de la
gendarmerie indiquent qu’une « surveillance continue et répressive constitue
l’essence de son service ». Les gendarmes sont surtout invités à rendre compte
aux autorités de tous les événements susceptibles de les intéresser1. Leur attention
doit se porter sur les « grèves, émeutes populaire, attentats anarchistes, complots,
provocations à la révolte, découvertes de dépôts d’armes ou de munitions, d’ateliers
clandestins de fabrication d’explosif ». Ces militaires reçoivent également pour
mission de recueillir des renseignements relatifs « à la défense nationale tels que
les faits d’espionnage, attaques contre les postes et sentinelles, provocations de
militaires à l’indiscipline, à la désertion. »
L’autre force de la gendarmerie en matière de renseignement repose sur le
maillage des brigades initié en 1720 et étendu aux conquêtes du Premier Empire.
« On ne fait, pour ainsi dire, point un pas sur le territoire de la République, sans
rencontrer un gendarme », déclare en 1804 le maréchal Moncey2. En 1811, au
moment où l’extension du territoire de la France est à son apogée, chacun des
130 départements français est pourvu de brigades. Après la chute de l’Empire,
ce maillage se resserre sur l’Hexagone.
En 1834, le ministre de la Guerre, Soult, célèbre « cette force attachée au
sol, mêlée aux habitudes des campagnes, subdivisée à l’infini, dont les postes se
communiquent à tout instant les notions acquises au milieu même des populations,
et qui présente, en cas de besoin, un réseau fortement serré3 ».

1. Articles 45 et 61 de l’ordonnance du 29 octobre 1820, articles 110 et 127 du 1er mai 1854,
article 53 du décret du 20 mai 1903.
2. Ordre du jour du 27 pluviôse an XII (12 février 1804).
3. Archives parlementaires, 2e série, tome 85, p. 608, séance du 13 janvier 1834.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

La création par la loi du 25 juillet 1850 d’une brigade de gendarmerie par


canton renforce considérablement le rôle des gendarmes dans l’appareil de
renseignement. À cette époque, on compte un gendarme pour près de 2 500
habitants. L’espacement des unités à moins d’une journée de cheval facilite la
circulation des informations auprès de ces militaires.
Entre 1791 et 1914, la gendarmerie départementale voit son personnel
multiplié par six et son réseau de casernes par cinq pour atteindre 4 302
implantations à la veille de la Première Guerre mondiale. On retrouve des
brigades même dans l’empire colonial qui se constitue en Afrique et en Indochine.
Les gendarmes, qui constituent parfois les seuls représentants de l’État dans
certains territoires ultramarins, fournissent de précieux rapports à l’administration
coloniale sous-dimensionnée pour contrôler ces vastes espaces.
Grâce à la brigade où il doit loger « par nécessité absolue de service », le
gendarme dispose de plusieurs atouts pour connaître le « pays » (au sens local
du terme) où il sert. Pour les militaires natifs de leur région d’emploi, le réseau
de relations personnelles facilite le recueil d’informations. Cela s’avère très utile
pour les nouveaux départements du Premier Empire. Par exemple, la proportion
de gendarmes autochtones s’élève à 20-28 % dans les États romains, le Piémont,
la Hollande ou la Toscane. Le mariage offre une autre opportunité d’angrage
territorial. Pour la même période, sur les 70 % de gendarmes mariés en Rhénanie,
un tiers le sont avec une Rhénane1.
Les rapports produits par les gendarmes tout au long du xixe siècle
témoignent de leur capacité de micro-surveillance dans les bourgs, les villes et
le moindre lieu-dit. « Par sa présence sur l’ensemble du territoire et par le véritable
monopole qu’elle détient dans les zones rurales, la gendarmerie est en effet en
position d’être les “yeux” et les “oreilles” d’un pouvoir parisien avide de toute
information », estime Pierre Karila-Cohen2.
Bien implanté auprès de la population qu’il connaît, le gendarme développe
une bonne aptitude à déceler l’élément « étranger » qui vient « perturber
l’équilibre du quotidien ». Le xixe siècle a en effet hérité d’un mode de contrôle
de la mobilité qui s’est développé sous l’Ancien Régime, avant d’être systématique
à l’époque de la Révolution (décret du 1er février 1792). Un simple contrôle
d’identité permet de s’assurer de l’identité du suspect. Les gendarmes connaissent
particulièrement les lieux de passage (hôtels, gares, foires., etc.).

1. Jacques-Olivier Boudon, L’Empire des polices. Comment Napoléon faisait régner l’ordre,
Paris, La librairie Vuibert, 2017, p. 227.
2. Pierre Karila-Cohen, « Une « bonne » surveillance ? La gendarmerie et la collecte du
renseignement politique en province sous la monarchie censitaire », dans Jean-Noël Luc
(dir.), Gendarmerie, État et société au xixe siècle, Paris, PUBS, 2002, pp. 225-236.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Au-delà de leurs tournées quotidiennes, à cheval ou à pied, les gendarmes


savent tirer profit des progrès technologiques pour diffuser plus rapidement
leurs comptes rendus, comme le télégraphe à partir des années 1850, puis le
téléphone après 1890. En revanche, ils restent à l’écart de la motorisation
émergente dans les années 1900.
À première vue, le gendarme du xixe siècle ne semble pas manquer d’atouts
pour être un bon agent de renseignement. Néanmoins, certaines de ses forces
recèlent aussi des faiblesses.

Des gendarmes juste capables de ne percevoir que « les bruissements


du monde » ?
La bonne couverture du territoire national à travers les brigades n’empêche
pas les gendarmes de connaître plusieurs difficultés pour renseigner au mieux
les autorités.
Le premier obstacle vient de l’obligation de porter l’uniforme. « Les gendarmes
et les commissaires de police sont connus, regrette le préfet de Vendée en 1821 ; dès
qu’ils paraissent, leur présence fait changer de conversation1 ». Peu de temps
auparavant, l’ordonnance du 29 octobre 1820 défend aux gendarmes « d’agir
en habits bourgeois », interdiction renouvelée par la circulaire du 22 mai 1837
signée du ministre de la Guerre. Quelques années plus tard, l’article 119 du
décret du 1er mars 1854 impose que « son action s’exerce toujours en tenue militaire,
ouvertement et sans manœuvres de nature à porter atteinte à la considération de
l’Arme ». La formule « revêtus de nos uniformes » figurant dans les procès-
verbaux de l’époque atteste de cette prescription vestimentaire.
Alors, toujours droit dans ses bottes, le gendarme du xixe siècle ? Les
archives révèlent des pratiques moins martiales, surtout au début de la période.
En 1803, le général Moncey en tolère la pratique à condition que cela soit « utile
au succès » d’une opération. Mais, le reste du temps, « le gendarme ne doit jamais
paraître hors de chez lui qu’en uniforme [et] en armes ».
Trente ans plus tard, le lieutenant-colonel de la compagnie du Maine-et-
Loire confie au préfet d’Angers que le brigadier de la gendarmerie de Vihiers,
« désespéré de ne pouvoir obtenir des renseignements positifs sur la marche des
chouans dans son canton » s’est « déguisé » en chouan avec deux de ses hommes
pour mieux se fondre dans les populations2. Le port systématique de l’uniforme

1. Lettre du 27 mai 1821 du préfet de Vendée au directeur de la police, AN, F7 6755. Cité par
Pierre Karila-Cohen, op. cit., p. 230.
2. Rapport du lieutenant de gendarmerie de Saumur du 10 août 1833 au préfet d’Angers,
Archives départementales (AD) du Maine-et-Loire, 1 M 6/36, ancienne cote 24 M 268.
Cité par Christophe Aubert, « Les missions politiques de la gendarmerie en Maine-et-

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

ne s’impose véritablement que dans la seconde moitié du xixe siècle. Cette


obligation ne facilite pas ses investigations, comme le reconnaît L’Écho de la
Gendarmerie en 1911 : « Quel résultat, en effet, peut donc obtenir un gendarme,
visible de très loin, lorsqu’il a pour mission de rechercher quelque malfaiteur
dangereux, de mettre un mandat à exécution ? Évidemment aucun (…).
La gendarmerie ne peut donc pas remplir son rôle de répression en tenue militaire :
(…) les résultats sont nuls ou peu s’en faut1 ».
Une autre question cruciale concerne les sources d’informations des
gendarmes. À partir des fonds secrets utilisés par les préfets dans les années
1820, Pierre Karila-Cohen révèle que dans la moitié des quelque 60 départements
qui les reçoivent régulièrement, des gendarmes de grades divers en obtiennent
une partie, soit comme salaire d’une mission secrète accomplie par eux, soit à
titre de gratification pour service extraordinaire, soit comme rétribution des
mouchards eux-mêmes.
Mais l’usage par les gendarmes de ces fonds secrets obtenus au début du
xixe siècle sont progressivement proscrits par les règlements, si bien que ces
soldats de la loi ne vont pouvoir obtenir des renseignements qu’auprès de la
« partie saine » de la population – notables, représentants et agents de l’État – et
pas des milieux d’opposition ou vivant aux marges de la loi. Cela conduit donc
parfois à laisser « sous le radar » des informations concernant des éléments plus
marginaux ou issus de la délinquance.
De même, suivant les régions ou les périodes, les gendarmes sont confrontés
à une farouche hostilité de la part de la population, peu encline à fournir le
moindre renseignement. Durant le Premier Empire, les territoires annexés sont
peu réceptifs aux demandes des gendarmes. L’exemple espagnol est très révélateur
à ce sujet. Lors de l’invasion napoléonienne, l’arme y déploie son réseau de
brigades le long des axes de communication. Mais après quelques succès initiaux,
les gendarmes finissent par se retrouver dans la position d’assiégés incapables
d’explorer en profondeur leur territoire et d’obtenir des informations d’une
population rétive à toute collaboration2. Pour Aurélien Lignereux, « l’espace
policier spécifique » que représentent les nouveaux départements révèle combien
l’idée d’un État policier autoritaire qui s’impose, de haut en bas, sans
accommodement possible, est fausse, et que la police dans ces espaces est bien

Loire sous la monarchie de Juillet et le Second Empire », Les Annales de Bretagne et des pays
de l’Ouest, no 114-2, 2007, pp. 121-133.
1. Anonyme, « Police judiciaire. Procès-verbaux », L’Écho de la gendarmerie, no 1629,
12 novembre 1911, pp. 778-779.
2. Gildas Lepetit, « La manière la plus efficace de maintenir la tranquillité » ? : l’intervention de
la gendarmerie impériale en Espagne (1809-1814), thèse d’histoire, sous la direction de Jean-
Noël Luc, Paris IV-Sorbonne, 2009, p. 303.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

davantage faite de « rencontre, d’improvisation et de coexistence1 ». Ce schéma


va se reproduire au xxe siècle lors des conflits de décolonisation en Indochine
et en Algérie.
En France, Aurélien Lignereux a aussi identifié des « espaces de refus »,
particulièrement sur la « façade maritime septentrionale » et sur un « large arc
méridional2 ». Certaines zones frontalières, de montagne ou la Corse ne sont
guère propices aux confidences.
Un dernier écueil concerne le traitement de l’information. Avec un maréchal
Moncey à la tête de l’inspection générale sous le Premier Empire, la gendarmerie
possède, grâce à son organisation pyramidale, une formidable capacité à
recueillir, diffuser et analyser l’information, de la base des unités vers le plus
haut niveau de l’État. Mais, après la suppression de cet échelon de direction en
1815, le gendarme se retrouve comme un « corps sans tête ». Les gendarmes
continuent à renseigner les autorités mais sans réelle coordination. De plus, les
rapports ne représentent qu’une faible partie des nombreuses missions incombant
aux gendarmes (police administrative, police judiciaire et police militaire).

« L’image inversée du mouchard » ?


Le gendarme à l’épreuve du renseignement politique

La tentation de la haute police jusqu’en 1870


Avec ses brusques changements de régimes politiques, le xixe siècle apparaît,
aux yeux du pouvoir central de l’époque, comme un monde incertain et hostile
bruissant de complots. Ce contexte a favorisé l’épanouissement de la haute
police visant à surveiller la presse, débusquer les réunions clandestines et traquer
les opposants politiques. Elle se base sur un arsenal réglementaire marqué par
le décret du 7 janvier 1794 qui lui confie « la recherche des crimes attentatoires
à la liberté, à l’égalité, à l’unité et indivisibilité de la République, à la sûreté
intérieure et extérieure de l’État, ainsi que les complots tendant à rétablir la royauté
ou à établir toute autre autorité contraire à la souveraineté du Peuple ». Sous le
Premier Empire, cette police politique est érigée en véritable système de
gouvernement avec la création, au sein du ministère de la Police, d’une section
spécialement investie de « la police de l’État, c’est-à-dire de la recherche de tous

1. Aurélien Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés
(1796-1814), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 16 et 355.
2. Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859),
Rennes, PUR, 2008.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

les complots et projets contre la Constitution, le Gouvernement et la personne des


premiers magistrats, ainsi que de la poursuite des provocateurs, auteurs ou complices
de ces manœuvres ».
Pour obtenir du renseignement, elle s’appuie sur les services civils de police,
notamment les commissaires de police, et sur la gendarmerie. Déjà sous le
Consulat, Bonaparte n’hésite pas à confier aux inspecteurs généraux de la
gendarmerie des missions qui dépassent le cadre habituel de leur action. En
décembre 1802, il donne ainsi l’ordre au général Louis Jean-Baptise Gouvion
(1752-1823) de partir en inspection en Normandie et en Bretagne pour le
renseigner sur l’état des brigades de la région, mais surtout pour « prendre des
renseignements sur les fonctionnaires militaires et civils », ainsi que sur le clergé.
Le Premier Consul demande au général Moncey d’être directement informé
du rapport du général Gouvion tout en invitant ce dernier à la discrétion « de
manière à ne pas exciter la jalousie des fonctionnaires et à ne pas laisser soupçonner
cette correspondance1 ».
Quelques années plus tard, le bras droit de Fouché, Pierre-Marie Desmarest
(1764-1832), confirme cette pratique : « Il faut savoir que les officiers de gendarmerie
n’exécutaient aucune mission, de quelque part qu’elle vint, sans adresser le double
de leur rapport à leur inspecteur général. Aussi le ministre de la Police ne les
employait pas pour ce qui exigeait du secret2 ».
Après la chute de l’Empire, le pouvoir central manifeste à plusieurs reprises
son souhait d’obtenir des renseignements politiques de la part des gendarmes.
Ainsi, le 12 novembre 1849, une circulaire « très confidentielle » du ministre
de la Guerre, le général Alphonse d’Hauptoul, approuvée par les deux tiers de
l’Assemblée législative, invite les officiers et les chefs de brigade à l’informer
des progrès de la propagande socialiste dans les campagnes et des moyens de
la combattre3.
Les avertissements de Charles-Auguste Godey de Mondésert en 1851
demeurent plutôt isolés : « La mission de la gendarmerie cesse là où elle ne peut
rendre de services à la société d’une manière digne et honorable. Elle ne doit jamais
franchir cette limite hors de laquelle elle ne trouverait que désagrément et que
déshonneur4 ».

1. Bonaparte à Moncey, 1er décembre 1802, Correspondance, t. III, p. 1175. Cité par Jacques-
Olivier Boudon, op. cit., pp. 47-48.
2. Pierre Marie Desmaret, Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous
Napoléon, 1833, p. 126. Cité par Jacques-Olivier Boudon, op. cit., p. 155.
3. Jean-Noël Luc, « La transition politique, observatoire original de la gendarmerie du
xixe siècle », Les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 114-2, 2007, pp. 185-194.
4. Charles-Auguste Godey de Mondésert, Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie,
Châteaubriant, imp. Monnier, 1851, p. 21. Cité par Arnaud-Dominique Houte, « Refonder
la gendarmerie : Réflexions de crise d’un gendarme au milieu du xixe siècle », dans Vincent

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Après sa proclamation, le Second Empire se garde de lever toute ambiguïté


en revenant aux habitudes du Premier Empire. Les officiers de gendarmerie
sont invités à surveiller les opposants politique, comme ce chef d’escadron du
Maine-et-Loire qui informe le préfet en octobre 1853 de la constitution dans
son département d’une « association républicaine » dont le but serait de « renverser
le gouvernement et établir le socialisme1 ».
Deux mois avant la promulgation du décret de 1854, qui interdit pourtant
toute mission occulte, le général de la Ruë, président du Comité de la gendarmerie,
invite discrètement les chefs de légion à poursuivre leur « correspondance
politique » sous double enveloppe. Par ailleurs, l’article 286 du décret de 1854
évoque la nécessité d’exercer une « surveillance active et persévérante » sur les
condamnés « qui cherchent à faire de la propagande révolutionnaire ».
Sur la confusion réglementaire viennent se greffer des recommandations
explicites. À partir de 1859, le général de la Ruë s’efforce ainsi d’instaurer un
véritable « système d’espionnage politique », selon les propres termes d’un chef
d’escadron retraité2.
Lors des élections de 1863, le ministre de l’Intérieur n’hésite pas à demander
aux brigades des rapports quotidiens sur le parcours et les entretiens des
candidats de l’opposition3. Face à cette pression politique, peu de voix s’élèvent.
L’Arme « a péché par implication politique » entre le Premier Empire et 1870,
admet d’ailleurs volontiers, en 1993, le lieutenant-colonel de gendarmerie Marc
Watin-Augouard. Comme les commissaires de police étudiés par John Merriman
pour le premier xixe siècle, les officiers et les chefs de brigade semblent « tout
sauf neutres4 » .

Milliot (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850, Écritures et pratiques policières du Siècle des
Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006, pp. 294-295.
1. Rapport du 20 octobre 1853 du chef d’escadron de gendarmerie de la compagnie du Maine-
et-Loire, AD du Maine-et-Loire, 28 M 3.
2. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme national au xixe siècle. Pratiques
professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la Monarchie de Juillet à la Grande
Guerre, doctorat, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc et Jean-Marc Berlière, Paris IV,
2006, pp. 247-258.
3. Aurélien Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel Moncey-
Fouché, Maisons-Alfort, SHGN, 2002.
4. John M. Merriman, Police Stories. Building the French State, 1815-1851, Oxford, Oxford
University Press, 2006, p. 9.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

Après 1870, l’espion, le nomade et l’anarchiste :


nouvelles cibles du renseignement des gendarmes
L’instauration de la IIIe République n’entraîne pas un arrêt brutal de la
pratique de la haute police pour les gendarmes. Il faut attendre la chute de
« l’ordre moral » pour que plusieurs instructions proscrivent formellement
l’immixtion de la gendarmerie dans « des questions qui touchent à la politique »,
tandis que le serment professionnel s’émancipe des déclarations de fidélité au
chef de l’État. La presse corporatiste de l’époque diffuse l’image d’une gendarmerie
garante des valeurs républicaines, se détournant des missions occultes. Dans
sa thèse, Arnaud-Dominique Houte insiste sur ce désir de neutralité politique
affiché par la gendarmerie nationale. Certains retraités de l’Arme, comme le
capitaine Bouyn, n’hésitent pas à prendre la plume pour fustiger les dérives du
régime précédent.
Les gendarmes n’abandonnent pas pour autant leurs rapports de
renseignement d’ambiance rassemblant toutes sortes de détails, depuis le prix
des denrées aux rumeurs et agissements de populations considérés comme
suspectes. Ces militaires demeurent la chevilles ouvrière de la collecte de
l’information au profit des autorités, même s’ils se contentent le plus souvent
de données brutes, sans analyse.
Tandis que la perspective d’un renversement du nouveau régime républicain
s’éloigne avec le temps, l’attention des gendarmes se porte dans le dernier quart
du siècle vers trois catégories d’individus jugés dangereux : « l’étranger », le
nomade et l’anarchiste.
Le traumatisme de la défaite de 1870 suscite d’abord une crainte des
agissements d’espions allemands dans la phase de redressement de l’armée
française, puis dans celle de la préparation de la revanche. Dès les années 1870,
les gendarmes des régions frontalières sont appelés par les préfets à identifier
puis « à repousser vigoureusement tous les individus qui ne seraient pas à même
de justifier de leur identité et de leur nationalité lors du passage de la frontière ».
En octobre 1875, le commandant de la brigade de Lons-le-Saunier signale ainsi
au préfet le comportement suspect d’un Allemand1.
La presse corporative soutient ces activités de renseignement, à l’image du
Moniteur de la Gendarmerie qui s’inquiète en 1883 des clichés des places fortes
pris par des Allemands ou de la colombophilie suspecte de certains Prussiens2.

1. Rapport du 13 octobre 1875 du commandant de la brigade de Lons-le-Saunier, AD du Jura,


Mp316.
2. « L’espionnage allemand », Le Moniteur de la Gendarmerie, 22 juillet 1883, no 151, p. 453.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

En janvier 1886, la nomination au ministère de la Guerre du général


Boulanger donne une nouvelle impulsion à cette lutte contre les espions, avec
la loi du 18 avril 1886. Les gendarmes sont plus particulièrement chargés de la
surveillance des étrangers sous l’autorité des préfets, avec l’instruction
ministérielle du 9 décembre 1886. C’est l’époque de l’instauration dans chaque
d’épartement d’un « carnet A » recensant les étrangers en âge de servir les
armées et d’un « carnet B » pour les étrangers et les Français soupçonnés
d’espionnage ou d’antimilitarisme1.
Plusieurs années plus tard, l’article 60 du décret du 20 mai 1903 confirme
la surveillance que doit exercer la gendarmerie contre les « individus suspects
du point de vue national ou soupçonnés de se livrer à l’espionnage ». En Charente,
les commandants de brigades reçoivent l’ordre de se renseigner « d’une façon
discrète près des maires des communes de leur circonscription2 ».
Pour Sébastien Laurent, le délit d’espionnage en temps de paix, créé par la
loi du 18 avril 1886, favorise dans les mentalités collectives une forme nouvelle
de peur de l’étranger. Ce climat de xénophobie contribue à rendre suspects tous
les éléments allogènes et, par extension, certaines populations telles que les
nomades. Dès 1895, les brigades sont chargées « d’un dénombrement général
de tous les nomades, bohémiens et vagabonds ». Avec la loi de 1912 relative à
la circulation des nomades en France, cette mission s’intensifie par l’instauration
des premiers fichiers et des carnets anthropométriques d’identité des nomades.
Durant la Belle Époque, une troisième catégorie d’individus suscite l’attention
des gendarmes : les anarchistes. Ce mouvement philosophico-politique né au
milieu du xixe siècle bascule dans l’action directe en France dans les années
1880-1890. Les forces de l’ordre sont particulièrement visées par les attentats.
En octobre 1884, une bombe éclate ainsi sous les fenêtres de la caserne de la
gendarmerie de Lyon. À l’été 1891, les anarchistes ardennais font sauter les
caves des casernes de gendarmerie de Revin et de Charleville. Le tribut payé
par les gendarmes s’avère toutefois moins élevé que celui des policiers.
La vague d’attentats perprétrée par Ravachol en 1892 entraîne un
durcissement du gouvernement contre les anarchistes qui aboutit au vote dans

1. Louis N Panel, Gendarmerie et contre-espionnage, préface de Jean-Jacques Becker, 2004,


La documentation française. Jean-Jacques Becker, Le Carnet B. Les pouvoirs publics
et l’antimilitarisme avant la guerre de 1914, Klincksieck, 1973 ; Olivier Forcade, « La
République, le renseignement et ses fichiers, 1870-1940 » dans Les Cahiers du CHEAR,
cycle 2007-2008, pp. 91-107 et Sébastien Laurent, « Les fichiers légaux et illégaux, outils
de surveillance dans les Républiques » dans Regards sur l’actualité, mars 2009, no 349,
pp. 5-13.
2. Instructions du 8 février 1909 aux commandants d’arrondissement, Service historique de
la Défense – Département gendarmerie nationale (SHD – DG), 16 E 9.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

l’urgence d’une série de lois les 11 et 15 décembre 1893 et le 28 juillet 1894 pour
réprimer ce mouvement illégaliste.
Le 20 janvier 1894, le ministre de la Guerre envoie la recommandation
suivante aux commandants de légions : « Si la Gendarmerie est invitée à prendre
des renseignements sur un individu signalé comme anarchiste, et sur une publication
préconisant la propagande par le fait, elle doit obtempérer à cette demande sans
exiger de réquisition1 ».
Une fois encore, la presse corporative se montre favorable à ces missions
de renseignements politiques. Le Journal de la Gendarmerie de France soutient
la circulaire du ministre ainsi que la lettre ministérielle du 30 janvier 1894 qui
autorise les préfets, en vertu de l’article 10 du Code d’instruction criminelle, à
requérir les officiers de gendarmerie, officiers de police judiciaire, à perquisitionner
au domicile d’un anarchiste soupçonné de détenir des engins explosifs2. Pour
Laurent Lopez, « cette approbation est la trace d’une révolution silencieuse, d’une
étape fondamentale pour la gendarmerie de la Troisième République. Elle n’a
finalement pas d’autre choix3 ».
Pour s’acquitter de leur tâche, les gendarmes peuvent compter sur la bonne
connaissance de leur circonscription afin d’identifier les anarchistes auprès de
leurs concitoyens. Dans les années 1900, les nombreux télégrammes envoyés
au brigades « pour recherches et surveillance » des anarchistes témoignent des
besoins exprimés par les autorités. En ville, les gendarmes coopèrent avec les
forces de police et les aident à interroger les concierges ou à surveiller les lieux
de passage. En région parisienne, les gendarmes de banlieue amènent des
suspects aux brigades spécialisées de recherche de la préfecture de police, comme
cet anarchiste arrêté en février 1914 par la brigade de Neuilly-Sablonville4.
Toutefois, Arnaud-Dominique Houte se montre plutôt dubitatif sur l’efficacité
réelle des gendarmes dans ce domaine : « cette contribution à lutte antiterroriste,
en tant que second rôle, est généralement obscure, dérisoire plus souvent
qu’héroïque5 ». Dans l’exposition Les gendarmes crèvent l’écran au musée de la

1. Circulaire du 24 janvier 1894.


2. « Répression de la propagande anarchiste », Journal de la Gendarmerie, no 1740, 11 février
1894, pp. 67-68. « Répression de la propagande anarchiste (suite) », Journal de la
Gendarmerie, no 1742, 1er mars 1894, p. 84.
3. Laurent Lopez, La guerre des polices n’a pas eu lieu…, thèse d’histoire sous la direction de
Jean-Noël Luc, Université de Paris IV-Sorbonne, 2012, p. 399.
4. Rapport du 18 février 1914 du chef de la brigade de Neuilly-Sablonville, SHD-DGN, 153.
Cité par Laurent Lopez, op. cit., p. 395.
5. Arnaud-Dominique Houte, « Les attentats contre les forces de l’ordre dans la France du
xixe siècle », Les cahiers de l’institut d’histoire de Révolution française [en ligne openedition.
org], no 1, 2012. Arnaud-Dominique Houte cite le témoignage de l’inspecteur Rossignol
que se moque de l’incompétence des gendarmes et de leur incapacité à « flairer » la proie.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

gendarmerie nationale, une séquence de l’épisode pilote de la série télévisée


Les Brigades du Tigre relève de manière savoureuse ce décalage entre la modernité
des brigades mobiles et le passéisme de la gendarmerie à cheval pour arrêter
des bandits anarchisants en automobile1.

La « guerre des polices » a-t-elle eu lieu pour le renseignement


au xixe siècle ?

En 2005, dans un article de la Revue historique, Sébastien Laurent attribue


l’origine de la guerre des polices à la lutte d’influence qui a opposé les policiers
aux militaires pour s’imposer dans le milieu du renseignement2. En 2012, dans
sa thèse intitulée La guerre des polices n’a pas eu lieu…, Laurent Lopez insiste
plutôt sur les formes de coopération entre les gendarmes et les policiers de la
Belle Époque comme coacteurs de la sécurité publique. Ces deux publications
peuvent servir de point d’entrée pour retracer la place de la gendarmerie dans
le milieu du renseignement au xixe siècle et découvrir les mécanismes qui ont
conduit à ne pas en faire une arme spécialisée du renseignement.

Le maréchal Moncey, « l’homme qui murmurait aux oreilles »


de Napoléon
Le Consulat et le Premier Empire représentent certainement les périodes
durant lesquelles la gendarmerie s’est rapprochée le plus d’un service de
renseignement. Cette évolution est marquée par un homme, le général de
division Bon-Adrien Jeannot de Moncey (1754-1842), appelé à Paris en 1801
pour exercer les fonctions de premier inspecteur général de la gendarmerie.
Face à lui, Joseph Fouché (1759-1820), ministre de la Police générale de 1799
à 1802, puis de 1804 à 1810, a joué un rôle déterminant dans l’essor des missions
de renseignement des gendarmes. En effet, ce dernier entend de faire de la
gendarmerie son bras armé, selon une tripartition des tâches policières déléguant

Gustave Rossignol, Mémoires de Rossignol, ex-inspecteur de la Sûreté, Paris, Ollendorf,


1900.
1. Bernard Papin, Benoît Haberbusch, Les gendarmes crèvent l’écran, de Cruchot à Marleau,
Musée de la gendarmerie nationale, Melun, juillet 2020-février 2021.
2. Sébastien Laurent, « Aux origines de la « guerre des polices » : militaires et policiers du
renseignement dans la République (1870-1914) », Revue historique, no 636, 2005/4, pp. 767-
791.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

la mission d’observation aux agents secrets de police, la prise de décision aux


chefs de la police au ministère, et enfin, l’exécution des ordres à la gendarmerie.
Cependant, comme l’explique Aurélien Lignerieux, « le maréchal Moncey
souhaite faire de la gendarmerie, et d’abord de l’inspection générale, une puissance
dans l’État, grâce au développement des missions de renseignement. Par la synthèse
des rapports que lui transmettent les compagnies, il est en relation quotidienne
avec le chef de l’État, mais aussi en concurrence avec la police générale. La qualité
des informations est donc cruciale pour contrer Fouché, qui estime que les gendarmes
ont plus de zèle que de lumière… L’apogée de ces missions correspond à l’intermède
1802-1804, lorsque le ministère de la Police générale est supprimé1 ». Napoléon
encourage lui-même la concurrence de ses services policiers en matière de
renseignement pour favoriser la recherche d’informations.
Un troisième homme favorise d’ailleurs aussi les missions de renseignements
des gendarmes : le général de division Savary (1774-1833), placé à la tête de la
gendarmerie d’élite en septembre 1801, puis à celle du ministère de la Police
de 1810 à 18142.
Toutefois, pour Jeanne-Laure Le Quang, bien que les rapports de gendarmerie
alimentent les canaux du renseignement étatique et que l’Arme parvienne à
démanteler plusieurs complots, les missions de haute police restent relativement
secondaires dans l’action du gendarme accaparé par de nombreuses autres
tâches3. Finalement, le départ du maréchal de l’inspection générale de la
gendarmerie dès 1807, puis la suppression de cet organe de direction en 1815
sapent définitivement les bases d’un service de renseignement spécifique à la
gendarmerie.

Les gendarmes face à la montée de services spécialisés de renseignement


Après la chute du Premier Empire, les gendarmes poursuivent la collecte
d’informations sur le terrain pour renseigner les autorités judiciaires et
administratives mais ils restent à l’écart de l’émergence de forces spécialisées
du renseignement dans la police et l’armée. Du reste, en s’acharnant à effacer
les réformes impériales, la Restauration désorganise durablement le renseignement
français. Pour Bertrand Warusfel, jusqu’aux lendemains immédiats de la guerre
de 1870, « la France ne [connaît] aucune organisation strictement dédiée aux

1. A. Lignerieux, La France rébellionnaire…, op. cit., p. 53.


2. Thierry Lentz, Savary, le séide de Napoléon, Paris, Fayard, 2001, 320 p.
3. Jeanne-Laure Le Quang, Haute police, surveillance politique et contrôle social sous le
Consulat et le Premier Empire (1799-1814), thèse d’histoire, sous la direction de Pierre
Serna, Paris I Sorbonne, 2018, p. 25.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

missions de renseignement ou de contre-espionnage1 ». Le renseignement militaire


est tout aussi négligé par l’état-major français et le contre-espionnage demeure
inexistant en temps de paix.
Au début du xixe siècle, les gendarmes voient tout de même apparaître les
commissaires spéciaux, créés en 1811 et déjà chargés de sonder l’opinion publique
dans les ports et aux frontières. Par ailleurs, le développement du chemin de
fer entraîne la création d’une police spéciale des chemins de fer dont les
attributions vont vite dépasser la simple surveillance des gares et des voies
ferrées2. Avec ce corps, la gendarmerie voit émerger une police spécialisée
étendant son emprise territoriale. Ces organes policiers demeurent morcelés.
La Sûreté générale demeure jusqu’en 1903 une « machinerie policière » plus
« qu’une administration cohérente » selon la formule de Marcel Le Clère3. À
Paris, la préfecture de police possède aussi son service spécial de police politique
jusqu’en 1870.
Après la chute de l’Empire, la gendarmerie se tient à l’écart de la réorganisation
des services de renseignement civils et militaires. Christophe Soullez a
parfaitement décrit cette évolution : « Durant la Troisième République, la haute
police, symbole des régimes autoritaires et instrument d’un pouvoir très largement
dénoncé par les opposants au régime du Second Empire, ne disparaît pas totalement
avec l’arrivée des Républicains malgré les fortes critiques dont elle a pu faire l’objet
au Parlement4 ». Cette nouvelle police de renseignement général est assurée par
la Sûreté nationale et, concomitamment, par la préfecture de police.
Du côté militaire, les réflexions nées de la défaite de 1870 aboutissent à la
création de services spécifiques de renseignement militaire. Dès le 8 juin 1871,
le ministère de la Guerre crée un Deuxième bureau au sein de l’état-major des
armées. L’Instruction ministérielle du 17 février 1875 précise que « l’état-major

1. Bertrand Warusfel, « Histoire de l’organisation du contre-espionnage français entre 1871


et 1945 », dans Maurice Vaisse (dir), Il n’est point de secrets que le temps ne révèle – Études
sur l’histoire du renseignement, Centre d’Études d’histoire de la défense, Paris, Éditions
Lavauzelle, 1998, p. 99 et suivantes.
2. Après une première ordonnance des 15-21 novembre 1846 sans application réelle, il faut
attendre la loi du 27 février 1850 pour voir créer un corps de commissaires des chemins
de fer dépendant d’abord du ministère des Travaux publics. Les décrets du 22 février et
du 15 décembre 1855 rattachent ce corps au ministère de l’Intérieur. Le décret du 15 mars
1861 leur confie la surveillance des mouvements des étrangers et la police des ports et
des frontières. Jean-Marc Berlière et Marie Vogel, « Aux origines de la police politique
républicaine », Criminocorpus [En ligne], Histoire de la police, 1er janvier 2008.
3. Instituée en juin 1853 pour succéder à l’éphémère ministère de la Police, la Sûreté
générale connaît des divers rattachements jusqu’à la loi du 31 mars 1903 qui la rattache
définitivement au ministère de l’Intérieur.
4. Christophe Soullez, Le renseignement : Histoire, méthodes et organisation des services
secrets, Paris, Eyrolles, 2017.

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La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?

de l’Armée est chargé de la centralisation de tous les renseignements sur les armées
étrangères et sur la défense contre les menées ennemies, notamment contre
l’espionnage ennemi ». Le Deuxième bureau a sous son autorité la section des
« statistiques et reconnaissances militaires » chargée des missions d’espionnages
et de contre-espionnage (à l’époque, les deux activités ne sont pas encore
distinctes). Ne disposant pas d’effectifs suffisants, il s’appuie largement sur la
police et la gendarmerie pour exercer cette activité de contre-espionnage.
Avant la fin du siècle, le scandale de l’affaire Dreyfus bouleverse cette
organisation initiale avec la suppression de la section des statistiques et le
transfert du contre-espionnage du ministère de la Guerre au ministère de
l’Intérieur. Cela entraîne aussi la création d’un éphémère Contrôle général des
services de la surveillance du territoire (1899-1907). Face à ces bouleversements,
la gendarmerie nationale se tient sur une prudente réserve d’autant que l’attitude
des officiers de la section des statistiques dans l’affaire Dreyfus ne plaide pas
pour une implication plus grande dans le monde du renseignement1.
En revanche, les commissaires spéciaux vont creuser leur sillon en matière
de surveillance du territoire et de contre-espionnage, d’abord au sein des douze
brigades mobiles créées en 1907, puis de la brigade des renseignements généraux
créée avec le décret du 23 février 1911 par le chef de la sûreté générale Célestin
Hennion. De 1899 à la veille de la Première Guerre mondiale, une série de textes
réglementaire vient formaliser les relations des gendarmes avec les commissaires
spéciaux tels que l’instruction secrète du 30 juin 1899 et la circulaire du
14 septembre 1900. L’article 60 du décret organique du 20 mai 1903 enjoint
également aux commandants de brigades de « répondre, sans délais, aux demandes
de renseignements que leur adressent (…), les commissaires spéciaux chefs de
secteurs ». Il doit être « rendu compte confidentiellement aux commandants
d’arrondissement, par les chefs de brigade, de la correspondance échangée entre
eux et les commissaires spéciaux ».
Il s’agit de s’appuyer sur la bonne connaissance du terrain des gendarmes
grâce au maillage des brigades territoriales. Par ailleurs, Laurent Lopez a
remarqué que certains commissaires spéciaux sont d’anciens gendarmes, à
l’image de ceux de Semur-en-Auxois de 1878 à 1902. Ce recrutement est de
nature à favoriser les contacts.
Pour sa part, en attendant son retour en grâce, l’armée investit les champs
innovants de la cryptologie, de la radiotélégraphie ou le chiffre qui aboutit à la
création d’un section éponyme en 1912. Ces questions passionnent moins les

1. Louis N Panel, « La gendarmerie dans l’affaire Dreyfus de la dégradation à la réhabilitation


(I) », Le Trèfle, no 108, septembre 2006, pp. 30-40 et « La gendarmerie dans l’affaire Dreyfus,
de la dégradation à la réhabilitation (II) », Le Trèfle, no 109, décembre 2006, pp. 21-30.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

officiers de la gendarmerie, malgré quelques exceptions, à l’image du commandant


de la compagnie des Alpes-Maritimes qui suggère en 1902 de chiffrer les
télégrammes de ses gendarmes pour éviter « d’attirer l’attention des employées
des administrations des postes – souvent des femmes indiscrètes1 ».

À l’issue de cette radioscopie du renseignement au xixe siècle, il apparaît


que le rôle joué par la gendarmerie dépasse la simple figuration. La période du
Premier Empire cristallise à elle seule l’ambition du maréchal Moncey de faire
de cette institution une arme du renseignement. Napoléon a compris l’intérêt
d’utiliser les gendarmes répartis à travers tout l’Empire pour en faire l’un de
ses canaux d’information. Ce renseignement de surface montre son intérêt
mais aussi ses limites. Dans les décennies suivantes, la tentation de la haute
police politique demeure prégnante même si le gendarme est obligé d’intervenir
au grand jour « revêtu de son uniforme ». Tout au long du xixe siècle, les
gendarmes continuent d’alimenter par leurs rapports les autorités administratives,
judiciaires et militaires comme leur enjoints leusr décrets organiques. Les
anarchistes, les nomades, les espions et les étrangers se substituent à la fin du
siècle aux opposants politiques des régimes antérieurs.
Sans jamais abandonner la culture du renseignement d’ambiance, la gendarmerie
nationale s’éloigne néanmoins du premier cercle disputé par l’armée et la police.
Échaudée par les missions occultes des régimes autoritaires du xixe siècle, la
gendarmerie nationale, devenue républicaine en 1870, ne développe pas de services
spécialisés dans le renseignement, contrairement aux policiers et aux militaires.
Son personnel est suffisamment accaparé par de nombreuses autres missions (police
judiciaire, maintien de l’ordre, gestion des fiches des futurs mobilisables).
Toutefois, au début du xxe siècle, la gendarmerie nationale ne s’éloigne
jamais complètement du monde du renseignement. La Première Guerre mondiale
démontre l’utilité des gendarmes dans le contre-espionnage. Certains officiers
se distinguent même dans ce domaine, à l’image du chef d’escadron Albert
Michel (1867-1939), chef du service de renseignement de la VIIe armée en 1917.
Sous l’Occupation et après-guerre, une autre grande figure du renseignement,
Paul Paillole (1905-2002), a été formé à l’école d’application des officiers de la
gendarmerie de Versailles.

Benoît Haberbusch

1. Lettre du 21 septembre 1902 du commandant de la compagnie des Alpes-Maritimes au


chef de légion concernant un système cryptographique dans la correspondance au sujet
des espions avec les brigades, SHD-DGN, 06 E 01.

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LA SURVEILLANCE POLITIQUE
DE L’ARMÉE SOUS LE COMBISME
(1902-1905)

Julien Bouchet

Cette contribution se propose de replacer « l’affaire des fiches » de surveillance


des officiers de l’armée française dans son contexte politique et médiatique, un
environnement contemporain de l’affaire Dreyfus. Dans une première partie
est présenté le système de surveillance mis en œuvre par les républicains aux
affaires. L’implication des loges du Grand-Orient dans ladite surveillance est
ensuite mesurée, notamment par la confrontation de sources de diverses origines
(administratives, maçonniques et littéraires). Est enfin interrogé le lien entre
cet ensemble de pratiques et le combisme, néologisme de l’époque qui désigne
une nouvelle fondation républicaine émergente entre 1902 et 1905.

La surveillance politique de l’armée sous le combisme

Au cœur de l’affaire Dreyfus, au moment où le ministère présidé par le


sénateur Émile Combes renforce la politique « d’action républicaine1 » faisant
suite à la « défense républicaine » de son prédécesseur Pierre Waldeck-Rousseau2,
les gauches radicales structurent leur militantisme en dénonçant celles et ceux
qu’ils nomment les « réactionnaires ». Ceux-ci formeraient deux principales
légions : plusieurs cohortes de religieux qui s’appuieraient sur leur influence
sociale pour influencer la vie politique ; et quelques centaines d’officiers
monarchistes. L’existence de « la Réaction », ne serait-ce que dans le registre

1. Julien Bouchet, La République irréductible, Neuilly, Atlande, collection « Références »,


2018.
2. Christophe Bellon, Waldeck-Rousseau, biographie à paraître.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

idéologique, a justifié une surveillance politique de la majorité des cadres des


armées au début du siècle dernier. Cette dynamique ne fut pas seulement
conjoncturelle en cela qu’elle renvoya à une méfiance post-boulangiste en
direction d’un nationalisme réactif ayant engendré, au moment de l’affaire
Dreyfus, des menaces réelles sur la République parlementaire, en particulier
en 1899.
Nos sources réunissent plusieurs pièces de la Sûreté générale1, des données
diverses rassemblées par Émile Combes après sa démission de la présidence du
Conseil2, plusieurs documents publiés par le nationaliste Guyot de Villeneuve3,
et quelques collections de la presse politique. Les protagonistes supposés de
l’affaire des fiches ont présenté leur lecture des faits a posteriori, ce qui indique,
en un sens, une volonté de justification : il en va ainsi de Combes dans ses
mémoires, du général André4, du chef du cabinet militaire du ministère de la
Guerre, le général Percin5, de l’un de ses officiers d’ordonnance, le capitaine
Mollin6, et du franc-maçon « traître » à ses réseaux du secret maçonnique qui
transmet à Guyot de Villeneuve la copie de fiches, Jean Bidegain7. D’autres
documents ont malheureusement disparu. Les dossiers de fiches – et ceux de
leur traitement synthétique et par cas de promotion – du ministère de la Guerre
ont notamment été brûlés à la demande du ministre en novembre 1904. L’analyse
d’archives conservées par le Grand Orient de France permet néanmoins de
pallier un certain nombre de ces lacunes. Il n’en reste pas moins vrai que le
travail critique sur cette question est rendu difficile par la rareté des archives
directes qui portent sur les procédés de surveillance que d’aucuns ont qualifié
« d’occultes », sans toujours en présenter l’essence. La plupart des fiches à notre
disposition sont en effet des copies imprimées de copies manuscrites ; d’autres
sont des fac-similés. Ainsi, l’inaccessibilité contemporaine de ces sources du
secret contribue à renforcer un certain nombre de représentations associées à
la République du conciliabule voire à celle du complot permanent.

1. A.N., F712 476.


2. A.D.17, fonds Combes, 13 J 24.
3. La Délation maçonnique dans l’Armée : les dossiers du Grand Orient, six volumes, Ligue de
Défense nationale contre la franc-maçonnerie, 1906.
4. Cinq Ans de ministère, Louis-Michaud, 1909 [1907].
5. Lettre du général Percin à l’un de ses amis, 29 décembre 1926, in Évolution, quatrième
année, no 40, avril 1929, pp. 4-6 : A.D.17, fonds Combes, 13 J 61.
6. La Vérité sur l’Affaire des Fiches, Librairie Universelle, 1905.
7. Jean Bidegain a publié quatre ouvrages de propagande antimaçonnique : Le Grand-
Orient de France. Ses doctrines et ses actes, Librairie antisémite, 1905 ; Masques et visages
maçonniques, Librairie antisémite, 1906 ; Magistrature et justice maçonniques, Librairie des
Saints Pères, 1907 ; Une Conspiration sous la Troisième République – La vérité sur l’« Affaire
des Fiches », La Renaissance française, 1910. Ce dernier ouvrage est le plus complet.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

Deux thèses principales restent aujourd’hui à discuter au sujet de l’affaire


des fiches. Tout d’abord, pour reprendre une formule de l’historiographie de
la Terreur, la « thèse des circonstances » aurait justifié une surveillance politique
des cadres de l’armée et des officiers subalternes sous le combisme. Motivée par
les agitations de l’affaire Dreyfus, la « défense républicaine » aurait ainsi conduit
les gouvernants à imposer un loyalisme sans failles aux militaires. La seconde
thèse consiste à reprendre l’argumentaire des opposants anti-combistes. Les
pratiques discriminantes dénoncées à la fin de l’année 1904 seraient constitutives
du combisme, entendu comme un système de gouvernement liberticide et
partial, un fossoyeur de la République libérale en quelque sorte, une génération
après sa fondation constitutionnelle.

Un véritable système de surveillance

La complexité de l’établissement des faits


Le 29 mai 1900, Gaston de Galliffet, ministre de la Guerre, présente sa
démission à Waldeck-Rousseau en raison des critiques de ce dernier au sujet
de plusieurs membres de son cabinet. Cette situation n’est en rien une crise
exceptionnelle mais bien un événement assez courant de la pratique du pouvoir
exécutif sous la IIIe République. Le général de Galliffet est remplacé par Louis
André, un général de division qui n’a pas été impliqué directement dans l’affaire
Dreyfus, celle-ci rendant de plus en plus mal à l’aise les radicaux et les républicains
modérés qui n’ont majoritairement pas brillé, de manière collective ou individuelle,
par la constance de leur engagement, l’ancien ministre de la Guerre Charles de
Freycinet en étant l’archétype1. Le nouveau ministre propose alors au président
du Conseil deux moyens pour faire de l’institution militaire, en particulier son
État-major et ses officiers supérieurs, une véritable armée « républicaine »,
c’est-à-dire une institution régalienne fidèle au système légal et sans conteste
loyale à son égard. Le général André compte mettre fin à la discrimination des
commissions de classement chargées de l’avancement des militaires (vote secret
des officiers supérieurs, hostilité de monarchistes à l’encontre des républicains).
La première stratégie envisagée est de mener une épuration des officiers, comme
en 1883 lors de la suppression de l’inamovibilité des juges, en suspendant de
manière temporaire la loi de 1834 sur l’état des officiers et la propriété des
cadres. La seconde est de faire une épuration moins nette, sans toucher d’emblée

1. Julien Bouchet, Charles de Freycinet, Neuilly, Atlande, collection « Références », 2021.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

à l’État-major, en réduisant le rôle des commissions de classement qui ne seraient


alors appelées qu’à dresser des listes de candidats, le ministre établissant lui-
même les tableaux d’avancement. Waldeck-Rousseau arbitre en faveur de la
seconde proposition. Le décret André de réforme des commissions de classement
est signé le 9 octobre 19001. Celui-ci provoque des oppositions chez les officiers,
ce qui vient sans nul doute confirmer les doutes du ministre quant au loyalisme
républicain de plusieurs de ses subordonnés.
Durant l’été 1900, des renseignements politiques sur des responsables
militaires sont demandés par le cabinet du ministre de la Guerre qui est alors
informé par les commissaires de la Sûreté générale par l’intermédiaire du
secrétaire général du ministère de l’Intérieur. Après une campagne de dénonciation
du journal d’opposition nationaliste Le Gaulois, cette voie de surveillance semble
être abandonnée2, ce qui n’interrompt pas le travail de rassemblement des
informations. Le ministre dispose en effet d’autres moyens d’investigation,
notamment des évaluations personnelles : notes réunies lors de sa carrière
militaire, dépouillement de dossiers relatifs à des affaires impliquant des officiers,
notes accordées aux officiers, auditions d’officiers généraux et supérieurs. Louis
André et son entourage de cabinet ont également recours au corps préfectoral
pour se renseigner sur les militaires, ce qui constitue une réalité à ne pas minorer.
Le ministre-général reçoit en outre des parlementaires qui lui font part de leurs
doléances, ce qui constitue, là aussi, une pratique courante au temps de l’âge
d’or du parlementarisme républicain. Il recueille enfin des informations fournies
par le « parti républicain », notamment plusieurs loges de la franc-maçonnerie
qui appartiennent essentiellement à l’obédience du Grand Orient de France3.
La question est de savoir si les données fournies par les loges maçonniques
priment sur les autres. Et si l’on a recours systématiquement à cette source de
renseignement au ministère de la Guerre.
Le Grand Orient de France, principale obédience en France à
l’époque – comme aujourd’hui –, mais pas la seule puissance maçonnique, ne
semble pas coordonner les informations envoyées par ses loges avant la fin de
l’année 1899. Pour le capitaine Mollin, le ministre décide alors de s’adresser

1. Cette réforme semble être antérieure à l’automne 1900. Les décrets du 29 septembre 1899
(les commissions de classements fournissent dorénavant des propositions confidentielles)
et du 9 janvier 1900 (l’inscription au tableau d’avancement devient une prérogative du
ministre) provoquent une recomposition de la procédure d’avancement des officiers :
Xavier Boniface, L’Armée, l’Église et la République (1789-1914), Nouveau monde édition,
2012, pp. 301-302.
2. Lettre du directeur de la Sûreté au président du Conseil, 4 novembre 1904, A.D.17, fonds
Combes, 13 J 24.
3. Patrice Morlat, La République des Frères. Le Grand Orient de 1870 à 1940, Paris, Perrin,
2019.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

aux associations républicaines pour la constitution des tableaux d’avancement


de 1900. Le général Percin demande à Mollin si la franc-maçonnerie ne pourrait
pas les aider dans cette collection. « L’initié » Mollin en parle au sénateur
Desmons, président du conseil de l’Ordre du Grand Orient (son organe exécutif),
et rencontre le secrétaire général de l’obédience, Vadécard, à la fin de l’année
18991. Selon Mollin, dès 1901, le général Percin demande au secrétaire général
du Grand Orient « s’il ne serait pas possible d’étendre le service [de renseignement],
et de descendre jusqu’au grade de lieutenant2 », ce qui induit une surveillance
déjà organisée à la fin de l’année 1900 et portant sur plusieurs centaines
d’individus, un effectif déjà considérable. Jean Bidegain précise pour sa part
que « c’est en 1901 qu’ [il a] reçu, des mains de Mollin, la première demande de
renseignements qui ait été faite par le ministre de la Guerre3 ». En somme, en
dépit de datations divergentes, des relations étroites sont établies entre le cabinet
du ministre de la Guerre et le secrétariat général du Grand Orient avant la
constitution du gouvernement Combes, l’objet des enquêtes menées par des
francs-maçons étant étendu au cours de l’année 19014. Plusieurs pièces détenues
par le Grand Orient illustrent la proximité cordiale entre Vadécard et Mollin,
ceci dès la fin de l’année 19015.
Ce qui est plus délicat, c’est que plusieurs membres du cabinet du ministère
de la Guerre, en particulier le capitaine Mollin, correspondent fréquemment
avec le secrétaire général Vadécard en lui demandant des informations et en
lui fournissant, parfois, des renseignements sur des militaires et sur des questions

1. Capitaine Mollin, La Vérité sur l’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 76. Un doute persiste sur
l’organisation qui a proposé la collaboration. Est-ce le ministère de la Guerre, que ce soit
par l’intermédiaire d’André, de Percin ou de Mollin, ou le Grand-Orient ? Pour Daniel
Kerjan, le ministre de la Guerre a accepté « l’offre que lui a fait le F* Frédéric Desmons,
vice-président du Sénat » : Daniel Kerjan, Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de
France, 1748-1998 : 250 ans dans la ville, Rennes, PUR, 2005, pp. 250-260.
2. Capitaine Mollin, La Vérité sur l’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 122.
3. Jean Bidegain, Une Conspiration…, op. cit., p. 126.
4. La surveillance ne porte pas seulement sur les militaires. Après les élections législatives
de 1902, le secrétariat général de l’obédience semble adresser aux vénérables des loges
un questionnaire (à rendre avant le 1er juillet) tendant à informer l’institution du
comportement politique de l’ensemble des fonctionnaires (clergé inclus) lors de la période
électorale : document (non authentifié, ce qui n’est pas anodin) inséré dans Jean Bidegain,
Le Grand-Orient de France…, op. cit., pp. 127-128.
5. « Je vous adresse, sous ce pli, une note sur le f* Chanut [, un capitaine au 92e d’Infanterie
qui souhaite devenir chef de bataillon], qui nous est chaleureusement recommandé par
la l* Les Philanthropes Arvernes, O* de Clermont-Ferrand, à laquelle il appartient. Je
vous serais reconnaissant de fait tout le possible pour cet excellent républicain. Merci
et amitiés » : brouillon de la lettre de Vadécard à Mollin (T* C* F*), 30 novembre 1901,
bibliothèque historique du Grand Orient, 920.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

annexes. Le général André reconnaît dans ses mémoires l’existence d’échanges


provoqués par son Cabinet :

« J’ai fait appel à toutes les bonnes volontés républicaines : j’ai donné
à mes collaborateurs l’autorisation de demander et de recevoir des
renseignements de tous les groupements, de toutes les associations
républicaines, de la franc-maçonnerie comme des autres1 ».

Le ministre ne nie pas qu’il ait donné des ordres au capitaine Mollin.
Celui-ci déclare avoir d’abord obéi à son chef hiérarchique, le général Percin2.
Même s’ils proposent deux versions amendées à dessein pour se rejeter la
responsabilité principale, Mollin et Percin sont bien des protagonistes de la
surveillance des officiers français. Une question reste posée : les renseignements
demandés au Grand Orient précédaient-ils ou tendaient-ils à confirmer les
informations obtenues par la principale source d’information officielle, la voie
administrative du « système préfectoral » ? Jean Bidegain insère dans l’un de
ses ouvrages une lettre que Mollin aurait adressée à Vadécard le 11 juillet 1902,
un document lu par l’interpellateur d’opposition anti-combiste Guyot de
Villeneuve, à la Chambre des députés, le 28 octobre 1904 :

« Comme quelques préfets sont plutôt mélinistes que radicaux, ils


seront naturellement enclins à signaler [les officiers] comme très corrects,
même s’ils ne le sont pas du tout. C’est pourquoi le général [André],
désireux de pouvoir contrôler les renseignements que nous avons demandés
confidentiellement à la voie préfectorale en vertu de la récente circulaire
[du 20 juin] de M. le Président du Conseil [sur la surveillance politique
de l’administration], désire que vous nous fournissiez, vous aussi, des
renseignements qui nous serviront à vérifier, contrôler et recouper ceux
qui vont nous être envoyés par les préfets3 ».

Si nous suivons J. Bidegain, Judas des « fils de la Veuve4 », les renseignements


fournis par les loges serviraient ainsi à contrôler une partie des données
rassemblées par le corps préfectoral. De plus, la circulaire Combes du 20 juin
1902 sur les fonctionnaires a favorisé indirectement la mobilisation de ces
informateurs, que ceux-ci répondent aux demandes préfectorales ou aux
sollicitations du secrétariat général du Grand Orient.

1. Cinq ans de ministère…, op. cit., p. 306.


2. La Vérité sur l’Affaire des Fiches…, op. cit., p. VI.
3. Une Conspiration…, op. cit., p. 101.
4. Dénomination ésotérique des francs-maçons.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

Des listes d’officiers sont établies au ministère de la Guerre. André dispose


de deux cahiers « entièrement écrits de [sa] main, auxquels furent respectivement
attribués les titres de Corinthe et de Carthage1 ». Le second cahier mentionne les
militaires « mal notés2 ». Les informations sont recueillies jusqu’à l’automne
1904. Une association d’officiers francs-maçons fournit des informations.
Constituée en 1901, la Solidarité militaire des armées de terre et de mer (SOLMER)
est présidée par le commandant Pasquier3. L’existence de fiches ne fait aucun
doute. Une bonne centaine de notices rédigées par le secrétariat général de
l’obédience à partir d’informations tendant à appuyer une faveur sont conservées
dans les archives des ateliers. Sur ce point, les notices ne portent pas exclusivement
sur des militaires.
La surveillance politique engagée au ministère de la Guerre entre la fin de
l’année 1900 et l’automne 1904 comporte, en somme, deux éléments qui sont
au centre de la dénonciation ultérieure du système des fiches. Les informations
fournies par les loges semblent, d’une part, être prises en sérieuse considération
par le cabinet du ministre de la Guerre qui ne fait rien pour arrêter la collaboration
avec la franc-maçonnerie. Le général André autorise d’autre part son entourage
à demander des renseignements au secrétariat général du Grand Orient, quitte
à lui fournir, en retour, des informations confidentielles.

Une réalité minorée : la surveillance politique de la police


et du corps préfectoral
Les anti-combistes ont insisté en 1904 et 1905 sur le rôle joué par la franc-
maçonnerie jusqu’à parfois en faire la seule source d’information du ministère
de la Guerre. Nous avons indiqué que la Sûreté générale fournit les premières
données en 1900. Les préfets et leurs collaborateurs assurent eux aussi une
surveillance étendue. Dans le Puy-de-Dôme par exemple, en réponse à une
demande préfectorale, des renseignements sont fournis par la police en novembre
1902 au sujet de neuf officiers supérieurs de la garnison de Clermont-Ferrand.

1. Général André, Cinq ans de ministère…, op. cit., p. 320. Le toponyme « Corinthe » renvoie
à l’expression « Non licet monibus adire Corinthum » (« Il n’est pas donné à tout le monde
d’aller à Corinthe »). « Carthage » fait référence à une formule attribuée à Caton l’Ancien,
delenda Carthago (« Il faut détruire Carthage »).
2. Cette source nous manque cruellement. Elle nous permettrait de savoir si les renseignements
contenus dans les fiches connues ont été pris en compte par le ministre, et si celui-ci a
effectivement ralenti la carrière des officiers repérés.
3. Éditorial du Figaro, 27 octobre 1904, « Vidi », « La Délation dans l’armée – Une nouvelle
mafia – La “SOL… MER…” » ; Maurice Larkin, Religion, politics et preferment in France
since 1890. La Belle Époque and its legacy, Cambridge, Cambridge University Press, 1995,
pp. 47-48

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Les notices établies précisent notamment le lieu de scolarisation de leurs enfants1.


Deux ans plus tard, au moment de l’affaire des fiches, une note de cabinet du
préfet – lui-même franc-maçon – fait la synthèse de la tendance politique de
quarante-six officiers des régiments d’artillerie et d’infanterie de la cité arverne
qui sont susceptibles d’être promus au 1er janvier 19052 : quatorze d’entre eux
sont « mal notés » (huit « réactionnaires », trois « cléricaux » et trois « douteux »)
tandis que trente-deux ont un profil jugé favorable (dix-sept « républicains », onze
« à l’attitude correcte », trois « bons » et un « excellent »)3.
La plupart des enquêtes menées à l’échelle préfectorale sont demandées
par le ministère de la Guerre, comme l’indique une lettre-type du général André
au préfet de Vendée en date du 2 mars 1903 :

« Conformément à la circulaire de M. le Président du conseil, Ministre


de l’Intérieur du 20 juin 1902, j’ai l’honneur de vous prier de me renseigner
sur la correction politique de M. le Chef de Bataillon Urvoy de Portzamparc,
du 137e régiment d’Infanterie, à Fontenay-le-Comte. Vous me direz
notamment dans quel établissement d’instruction cet officier supérieur
fait élever ses enfants, s’il y a lieu4 ».

Contrairement à d’autres demandes de renseignements, le ministre insiste


sur l’extrême confidentialité à donner à l’enquête en invitant le préfet à « veiller
à ce que rien ne transpire de la présente communication, ni de la réponse [qu’il
voudra] bien y faire. [André] prend, de [son] côté, les mesures nécessaires pour
que l’une et l’autre restent strictement confidentielles ». Le 9 mars, le sous-préfet
de Fontenay-le-Comte précise que l’officier en question « suit les services religieux
à la chapelle du couvent des Capucins [et que] ses enfants sont élevés au pensionnat
tenu par les “sœurs de Chavagnes”5 ». L’appréciation est du même ordre que celles
que l’on retrouve dans les fiches que nous connaissons. Cette demande de
renseignements adressée au préfet de Vendée n’est pas isolée6 :

1. Rapports du commissaire central de Clermont-Ferrand au préfet du Puy-de-Dôme, 21 et


24 novembre 1902, A.D.63, M 4 533.
2. Notes « roses » du cabinet du préfet du Puy-de-Dôme, sans date, A.D.63, M 4 533.
3. Xavier Boniface a montré que la majorité des officiers fichés dans le Pas-de-Calais, le Nord
et la Charente-Inférieure entre 1902 à 1906 sont bien notés. Pour ces trois départements, la
part des cadres dont le profil est jugé mauvais est inférieure à celle que nous avons établie
pour le Puy-de-Dôme : L’Armée, l’Église et la République…, op. cit., p. 323.
4. A.D.85, 1 M 521.
5. Réponse du sous-préfet de Fontenay-le-Comte à la demande de renseignements du préfet
de Vendée du 4, 9 mars 1903, A.D.85, 1 M 521.
6. A.D.85, 1 M 521.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

Nombre d’officiers pour lesquels le ministre de la Guerre


demande des renseignements politiques au préfet de Vendée (1902-1905)
1902 1903 1904 1905
Officiers supérieurs
Colonel 0 1 1 0
Lieutenant-colonel 1 2 2 0
Chef de bataillon 0 3 3 0
Chef d’escadron 0 0 1 0
Officiers subalternes
Capitaine 1 0 11 1
Sous-lieutenant 0 0 1 0
Total 2 6 19 1

Le cabinet militaire du ministère de la Guerre assure une surveillance


politique des officiers français qui influence, sans nul doute, plusieurs arbitrages
et choix du ministre. Cette notation n’est toutefois pas un phénomène nouveau
dans les pratiques administratives de la République. La circulaire Combes du
20 juin 1902 confère au corps préfectoral une fonction de surveillance. Le
général André cautionne pourtant le recours à des informations fournies par
le Grand Orient de France. Peut-on toutefois parler, devant un dossier
documentaire lacunaire, de « système » ayant été défavorable à tous les officiers
mal notés par les loges maçonniques ? Les liens étroits entre le Cabinet de la
rue Saint-Dominique et la rue Cadet sont avérés. Quant à leur véritable impact
sur les décisions du ministre de la Guerre, nous devons laisser le dossier ouvert.

L’ampleur du contrôle politique assuré par les loges maçonniques

Les chiffres
L’armée française compte environ 25 000 officiers dans les années 1900.
L’évaluation du nombre de fiches a donné lieu à plusieurs estimations. Il faut
distinguer les fiches en possession des interpellateurs au Parlement le 28 octobre
1904, des notices personnelles rassemblées par le Grand Orient de France, et
de celles transmises au ministère de la Guerre. De plus, des officiers ont fait
l’objet de plusieurs fiches.
Le 28 octobre 1904, les rédacteurs du Figaro estiment que 12 000 dossiers
sont connus par les interpellateurs du gouvernement. Les chiffres avancés par

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Jean Bidegain sont quant à eux plus élevés1. Du 1er septembre 1901 au 30 octobre
1903, 18 818 notices auraient été constituées par le secrétariat général du Grand
Orient, un nombre qu’il faudrait encore augmenter par celles établies entre le
1er novembre 1903 et le mois d’octobre 1904. Pour Guyot de Villeneuve, l’ensemble
s’élève à plus de 25 0002. Les six volumes publiés par ce député nationaliste font
toutefois seulement référence à des fiches portant sur 1 937 individus. François
Vindé précise que les papiers de Jean Guyot de Villeneuve conservent 2 800
fiches (600 documents originaux, et 2 200 fiches recopiées par Bidegain3). Vindé
avance un nombre total de fiches de l’ordre de 20 0004, une évaluation
correspondante à celle proposée par André Combes5. C’est ce chiffre que reprend
Maurice Larkin en 19956.

Les fiches
En 1906, l’officier franc-maçon Robert Nanteuil édite quelque 900 fiches
produites par la nationaliste Guyot de Villeneuve. Il y ajoute les données relatives
à la poursuite de carrière des officiers jugés suspects, afin de nuancer l’impact
de la surveillance. Les renseignements mis à jour à l’occasion de cette édition
portent sur quelques thèmes récurrents. On relève sans surprise le positionnement
partisan du militaire surveillé. Avec le qualificatif « nationaliste », les termes
« réactionnaire » et « clérical » sont les plus fréquemment utilisés. Le général
inspecteur de cavalerie de Benoist (Bordeaux) serait « absolument réactionnaire.
[Ce serait un] clérical militant [et, en plus,] un officier de mérite professionnel
plus que contesté7 ». « Clérical enragé », le général de brigade de cavalerie Perez
ne mériterait pas lui non plus d’avancement8. Les informateurs notent également
le mode d’éducation de leurs enfants. « De Cornulier-Lucinière, général
commandant la onzième division à Nancy, a un fils dans une institution religieuse
à Reims. De plus, sa fille doit entrer prochainement dans un couvent9 ». On confond
1. Une Conspiration…, op. cit., p. 95.
2. « En quatre ans, de 1900 à 1904, les francs-maçons adressèrent au Grand-Orient plus
de 25 000 fiches » : Jean Guyot de Villeneuve, La Délation maçonnique dans l’Armée : les
dossiers du Grand Orient, volume premier, Ligue de défense nationale contre la franc-
maçonnerie, p. 2.
3. L’Affaire des Fiches (1900-1904). Chroniques d’un scandale, Paris, Éditions universitaires,
1989, p. 5.
4. Ibid., p. 61.
5. Daniel Ligou (dir.), Histoire des Francs-maçons en France, Toulouse, Privat, 1987, p. 278.
6. Religion, politics and preferment…, op. cit., p. 48.
7. Robert Nanteuil, Le Dossier de M. Guyot de Villeneuve. L’Armée cléricale, Bibliographie
sociale, 1906, p. 4.
8. Ibid., p. 13.
9. Ibid., p. 1.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

par ailleurs les ambitieux suspects. « Morgan, lieutenant-colonel, [aurait des]


opinions philosophiques très équilibristes. [Il se donnerait] en ce moment comme
républicain1 ». La fiche du général de brigade Charpentier du Moriez (Marseille)
est quant à elle plus développée. Elle relève presque du registre de l’insulte :

« Réactionnaire absolu. Clérical à outrance. Est capable de tout pour


arriver. Fourbe au dernier degré ; ferait toutes les bassesses pour faire
croire qu’il est dévoué au gouvernement de la République. Personnifie le
mensonge et l’hypocrisie pour tous les gens honnêtes qui le connaissent
bien, de quelque parti qu’ils soient. Développe ostensiblement le Radical
dans la rue, mais fait élever ses enfants chez les Oratoriens de Saint-Paul.
Pour passer général, a réussi à se faufiler chez le général André, grâce au
capitaine Bernard (frère du commandant Bernard, alors au 31e d’infanterie),
qu’il ne cessait de combler de prévenances de toutes sortes2 ».

Même s’ils ne sont pas ouvertement connus pour être des militants, on
note enfin la pratique religieuse des officiers confondus. Vautier, colonel du 28e
régiment d’Infanterie, « ne [ferait] pas de politique, mais c’est un catholique
pratiquant3 ». L’évaluation est plus tranchée pour Chevalier, lieutenant-colonel
au 46e régiment d’Infanterie : « Calotin, fréquentation cléricale, couche à l’église4 ».
Toutes les notices ne sont pourtant pas défavorables aux officiers surveillés.
François Vindé note que sur les 2 836 fiches qu’il a étudiées, 210 d’entre elles
(7,5 %) ne sont pas critiques, une vingtaine d’autres comportant à la fois des
éléments défavorables et des informations jugées bonnes5. Parmi les fiches
« favorables » publiées par Robert Nanteuil figure celle des capitaines Notel,
Schneider, Tillard, Capelle et Granier, du 11e régiment d’infanterie qui seraient
« connus comme bons républicains. Les trois premiers seraient libres-penseurs6 ».
Le lieutenant-colonel Trumelet-Faber du 17e régiment d’Infanterie semble être
quant à lui un « excellent républicain, dévoué au gouvernement et disposé à
l’appuyer de tous ses efforts ». Il serait de plus « franc-maçon7 ». Il ne faut toutefois
pas majorer l’impact de la transmission de fiches laudatives. Bien que bénéficiant
d’une notice favorable8 et de plusieurs recommandations des « Enfants de

1. Ibid., p. 42.
2. Ibid., p. 5.
3. Ibid., p. 50.
4. Ibidem, p. 67.
5. L’Affaire des Fiches…, op. cit., pp. 70-71.
6. Le Dossier…, op. cit., p. 40.
7. Ibidem, p. 45.
8. Ibidem, p. 127.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

Gergovie » (Clermont-Ferrand)1, l’officier franc-maçon Létang est mis à la


retraite à la fin de l’année 1904.
Par ailleurs, le général André se targue d’avoir promu au grade de général
au moins une trentaine d’officiers supérieurs bénéficiant d’une fiche défavorable2.
Nonobstant la stratégie argumentative du ministre déchu – il rejette l’idée d’un
système de discrimination en direction des responsables d’une institution dont
il fait partie – et les limites factuelles de son analyse – André ne donne pas de
noms et cite des fiches publiées par Guyot de Villeneuve –, la carrière des officiers
ne semble pas alors systématiquement bloquée. De plus, des fiches défavorables
portent sur des militaires qui ne présentent pas encore les conditions d’ancienneté
nécessaires pour être l’objet d’une promotion.

Les informateurs
Le corpus constitué par Guyot de Villeneuve et publié en 1906 est une base
pour établir les figures de l’informateur. Les fiches concernent 1 937 officiers.
Elles émanent de 181 informateurs3. Directeur de la prison militaire du Cherche-
Midi, le commandant Pasquier aurait été l’informateur le plus prolixe avec des
renseignements compilés sur 207 individus. Le député Adrien Lannes de
Montebello indique le 23 décembre 1904 à la Chambre des députés que 228
officiers ont été dénoncés par le commandant Pasquier4, une évaluation proche
de la réalité. Le deuxième informateur serait Mangin, de La Fraternité Vosgienne
d’Épinal, qui aurait surveillé au moins 107 personnes. Il est suivi par un
professeur de Lyon, Crescent (87 officiers) et par un avocat de Nancy, Goutière-
Vernolle (87 fiches). Barbet, de La Solidarité de Cherbourg, aurait réuni quant
à lui des informations sur 85 personnes.
On compte au moins vingt officiers informateurs, quatorze professeurs,
dix négociants, huit conseillers généraux, six avocats, six médecins et cinq
maires, notamment les édiles de La Roche-sur-Yon (Guillemé, trente-cinq
fiches), du Mans (Ligneul, vingt-six), d’Auxerre (Surrugue, six), et le député-
maire de Tulle (Tavé, trois). Les préfets de la Vienne (Joliet, dix-huit), de la
Haute-Vienne (Monteil, neuf) et de l’Indre (Liégey, quatre) auraient également
fourni des informations. Il en est de même de deux sous-préfets (De Penenprat,

1. Dépêche des « Enfants de Gergovie » au secrétariat général du Grand-Orient, 7 janvier


1904, bibliothèque historique du Grand Orient, p. 919.
2. Louis André, Cinq ans de ministère…, op. cit., pp. 316-319.
3. Onze sont en outre produites par des loges sans aucune référence à leur(s) auteur(s).
François Vindé, à partir d’un corpus plus important (2 836), indique le nom de 230
informateurs : L’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 106.
4. JO Débats, Chambre, 23 décembre 1904.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

sous-préfet d’Issoire, huit ; et Hardy, sous-préfet d’Épernay, cinq). Des francs-


maçons ayant des responsabilités dans leur obédience participent activement
à la surveillance. Pour prendre un exemple, le juge de paix Bernardin (Pont-à-
Mousson) qui est élu conseiller de l’Ordre en septembre 1902, fournit des
informations sur au moins vingt-trois personnes. En juin 1907, il est toujours
juge de paix (et vénérable – président – d’une loge du Grand Orient de Nancy)1.
La collection de fiches mobilise les francs-maçons dont certains élus et
hauts fonctionnaires qui participent à la surveillance des officiers par une voie
effectivement secrète. Ces mêmes personnes informent l’administration centrale
par la voie préfectorale. Les données recueillies ne se confondent-elles pas alors,
dans une certaine mesure, avec celles fournies par le Grand Orient ? Il faut
toutefois prendre en considération les limites du corpus publié par le nationaliste
Guyot de Villeneuve. Les notices imprimées en 1906 sont des copies de notes
dactylographiées qui ont été établies à partir de dépêches d’ateliers et de lettres
de francs-maçons. On ne peut donc pas établir la paternité de la plupart des
fiches.

Une crise du combisme ?

Dans la préface de l’Année politique 1904, le républicain progressiste Georges


Bonnefous prononce une sentence anti-combiste, en insistant sur le « système
des fiches de délation » :

« Ce système d’espionnage et de délation, mis en œuvre contre tous


les officiers par l’ex-ministre de la Guerre, le général André, était un
moyen d’exécution trop approprié à la politique d’outrance sectaire du
ministère Combes pour que celui-ci pût survivre longtemps à la retraite
forcée du plus représentatif et du plus compromis de ses membres2 ».

Le publiciste suppute qu’une vaste organisation de surveillance a été mise


en place par le général André. Certes antérieur à 1902, ce système aurait été
essentiel dans la réalisation de l’œuvre combiste. Deux éléments de contexte
doivent être rappelés. La franc-maçonnerie française est sur ses gardes depuis
l’affaire Dreyfus, les « fils de la Veuve » étant inquiets de la menace que ferait
peser l’armée sur la République, surtout depuis l’agitation nationaliste de l’été
1899. Le convent (réunion de l’organe législatif de l’obédience) de 1901 avait

1. Note de police relative à « un procès de fiches à Nancy », 11 juin 1907, A.N., F712 476.
2. L’Année politique 1904…, op. cit., p. VII.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

demandé l’épuration du personnel administratif et la protection des officiers


« républicains ». Selon André Combes, « le Grand Orient avait [aussi] renforcé
son secrétariat en vue d’établir un fichier maçonnique utilisable en période
électorale1 ». De plus, le gouvernement de « défense républicaine » avait demandé
aux préfets, dès juin 1899, d’assurer un contrôle politique assidu sur leurs
subordonnés et leurs administrés. Les pratiques de renseignement, légales ou
plus informelles bénéficient donc d’un contexte favorable au début du siècle
dernier.

Une surveillance antérieure à juin 1902


L’établissement de liens étroits entre des loges maçonniques puis le secrétariat
général du Grand Orient de France, et le cabinet militaire du ministère de la
Guerre, débute sous le ministère Waldeck-Rousseau2. La mise en place de la
surveillance dénoncée lors de l’affaire des fiches est donc antérieure à juin 1902.
Émile Combes et le général André insistent sur ce terminus a quo, le premier
en rassemblant plusieurs pièces datant de 1899 à 1901 dans ses papiers3, le
second en le déclarant clairement dans ses mémoires4. Plusieurs ministres de
Waldeck-Rousseau, Georges Leygues notamment à l’Instruction publique,
semblent accuser le ministère Combes de pratiques de pouvoir autoritaires5,
autant par républicanisme que pour se dédouaner d’une responsabilité potentielle
qui serait assez pesante pour leur future carrière politique. Les documents
laissés par Waldeck-Rousseau et connus par voie de presse, notamment dans
Le Figaro du 3 novembre 1904, semblent attester que l’ancien président du
Conseil n’a véritablement pris connaissance de l’existence d’une organisation
de surveillance que le 24 décembre 1902, lors d’une visite du général Percin :

« Au mois de septembre [1902], le capitaine Humbert, venu à Corbeil


pour m’entretenir de la situation difficile qui lui était faite, me donnait
incidemment sur certaines pratiques du cabinet cette indication : que
certains correspondants spontanés étaient trop écoutés lorsqu’il s’agissait
de connaître les opinions politiques de certains officiers. Aujourd’hui, le
général Percin a été plus explicite. Il m’a dit qu’un officier du cabinet,

1. Daniel Ligou (dir.), Histoire des Francs-maçons…, op. cit., p. 277.


2. Cf. supra.
3. La liasse portant sur l’affaire des fiches a été classée par Combes avec minutie…
4. Général André, Cinq Ans de ministère…, op. cit., p. 313.
5. « Il s’agit de savoir si la délation va devenir un procédé régulier de Gouvernement » : JO
Débats, Chambre, 4 novembre 1904.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

M. Mollin, recevait des loges des notes sur les officiers, qu’elles servaient
à établir des fiches1 ».

Le contenu de la note établie par l’ancien président du Conseil est assez


discutable. Waldeck-Rousseau a bien laissé au général André une liberté d’action
dans son administration et, pour souscrire à la thèse de Vindé, il « ne demandait
qu’à ignorer ce qui se passait dans les bureaux de la rue Saint-Dominique2 ». De
plus, si le colloque avec le général Percin a bien porté sur la surveillance, il faut
prendre en compte que ce dernier cherche à ce moment-là à remplacer le général
André à la tête du ministère de la Guerre. Son offre de démission ne servirait
en ce sens qu’à conforter une stratégie personnelle.
Plus fondamentalement, si l’organisation de la surveillance commence en
1900 ou 1901, le concours de la franc-maçonnerie ne date pas du début du
xxe siècle. Dans un article publié en 1964, François Bédarida a analysé deux
petits cahiers manuscrits qui recueillent, déjà, « de véritables fiches » à l’intention
de Léon Gambetta (février 1876, automne 1878). Ces documents constituent
« un fichier établi par un travail collectif, mené par des informateurs républicains,
en liaison avec la franc-maçonnerie3 ». Il contient des notices nominatives où
sont consignées la valeur professionnelle et les tendances politiques des officiers.
Il est vrai que L. Gambetta n’exerce pas alors des fonctions ministérielles même
si, à partir de l’arrivée des républicains au pouvoir à la fin 1877, il est très proche
de ministres à l’instar de son ancien second à Tours en 1870, Charles de Freycinet,
qui est ministre des Travaux publics du cinquième gouvernement Dufaure
(décembre 1877-janvier 1879)4.

Les omissions et silences d’Émile Combes devant des pratiques


de surveillance
Franc-maçon, Combes n’est pas très actif dans ses activités maçonniques.
Il ne semble donc pas avoir découvert l’existence de relations étroites entre le
Grand Orient et le ministère de la Guerre lors d’une tenue de sa loge charentaise
ou au moment d’un Congrès régional. C’est sans doute au Sénat, en tant que
responsable du groupe des gauches, que le parlementaire fut informé de ces
compilations de renseignements. Le président du Conseil semble au plus tard

1. Le Testament politique de Waldeck-Rousseau, Cahiers de la Quinzaine, 5e cahier, 6e série,


1904, pp. 63-64.
2. L’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 47.
3. « L’Armée et la République : les opinions politiques des officiers français en 1876-1878 », in
Revue historique, 88e année, t. CCXXXII, juin-septembre 1964, p. 129.
4. Julien Bouchet, Charles de Freycinet…, op. cit.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

avoir eu connaissance de ces pratiques le 30 décembre 1902, lors d’une


conversation avec Waldeck-Rousseau :

« Vu Combes. Je lui ai rapporté la conversation précédente [avec


Percin]. Mon avis est que le procédé mis en vigueur à la guerre est
inadmissible et déchaînera de légitimes colères quand il sera connu.
Combes en convient. Il ne connaissait pas les feuilles avec renvoi aux
fiches. Tout cela doit cesser ; mais il attend Delpech [qui est président du
conseil de l’Ordre du Grand Orient] après les élections sénatoriales [du
mois de janvier 1903]1 ».

Le 4 novembre 1904, Combes reconnaît qu’après l’entrevue de décembre


1902 avec son prédécesseur, il avait demandé comment le ministre de la Guerre
constituait les fiches2. La découverte par le ministre de l’existence d’une
surveillance de l’armée semble toutefois antérieure. Le 23 décembre 1904, il
fait référence à une conversation avec le général Percin, un colloque qui semble
précéder son entretien avec Waldeck-Rousseau de quelques mois3. Dans ses
Mémoires, l’ancien ministre propose une lecture (trop) lissée des événements :

« Je n’ai jamais eu connaissance que de l’existence de fiches, au


nombre de 3 000, recueillies par le ministère de la Guerre, en immense
majorité sous le ministère Waldeck-Rousseau, sur lesquelles 1 800
provenaient de francs-maçons, et, suivant ma promesse au général Percin,
qui m’avait révélé cette particularité, j’ai entretenu le général André de
la convenance de ne pas traiter ces fiches sur le même pied que les
renseignements officiels. Le général André, à la suite de mes observations,
m’exposa qu’il se croyait tenu en conscience, étant donné l’esprit
réactionnaire des États-majors, de ne repousser a priori aucune indication
relative à cet esprit. Mais en même temps il m’assura que les fiches de
toute provenance étaient soumises avant d’être classées au contrôle de
son administration ou de la mienne4 ».

Quoi qu’il en soit, le président du Conseil ne fait rien pour rompre les liens
établis entre le cabinet du général André et le Grand Orient de France. Il faut

1. Le Figaro, 3 novembre 1904 ; Le Testament politique…, op. cit., p. 65 ; André Daniel, L’Année
politique 1904…, op. cit., p. 405 ; Jean Bidegain, Une Conspiration…, op. cit., p. 171. Bidegain
ne publie pas la note dans son intégralité, s’arrêtant à la troisième phrase… pour omettre
de préciser que Combes semble alors rejeter cette surveillance informelle.
2. JO Débats, Chambre, 4 novembre 1904.
3. JO Débats, Chambre, 23 décembre 1904.
4. Émile Combes, Mon Ministère…, op. cit., p. 242.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

rappeler qu’il a engagé son gouvernement, une formation qui bénéficie du


soutien des parlementaires francs-maçons, dans une « républicanisation » des
grands corps de l’État, et qu’il a justifié à plusieurs reprises une surveillance
politique des fonctionnaires. En cela, il y a bien un laisser faire combiste.

Un « système de surveillance » qui semble méconnu hors des premiers


cercles du pouvoir exécutif
Le ministre de l’Intérieur a réfuté la thèse selon laquelle il a initié et même
eu connaissance d’un véritable « système de délation1 ». Il le rappelle dans ses
Mémoires2, niant même la responsabilité de son ministre de la Guerre en la
rejetant sur le capitaine Mollin, ce qui constitue un réflexe de facilité. Le président
du Conseil indique du reste qu’il ne pouvait pas contrôler lui-même l’ensemble
des rouages de l’administration des ministères, ce qui est recevable mais peu
conforme à ses habitudes de contrôle tatillon des arcanes du pouvoir, exécutif
ou législatif.
Dès janvier 1903, l’entourage du président de la République semble connaître
l’existence d’une surveillance des officiers. Une note du général Dubois du
20 janvier précise avec imprécision que « jamais la délation n’a été plus en honneur
au cabinet de la rue Saint-Dominique : sur l’observation ou la dénonciation d’un
Frère, sur la recommandation d’un Vénérable, un officier est exclu du tableau
d’avancement ou ajouté à ce tableau3 ». Cette note n’a-t-elle pas été réécrite après
l’affaire des fiches ? Abel Combarieu semble confirmer la connaissance de ces
pratiques à l’Élysée, au moins en avril 19034. Si ces notes ont véritablement été
composées en 1903, pourquoi le président de la République n’a-t-il pas cherché
à blâmer ces pratiques de pouvoir en informant les modérés et les waldeckistes
pour qu’ils produisent une crise de majorité dès le printemps 1903 ? Il convient
de rappel qu’Émile Loubet n’entretenait pas de bonnes relations avec la radical
Combes.
Les membres du conseil des ministres et leurs Cabinets semblent, quant à
eux, non seulement méconnaître l’organisation d’un système de surveillance,
mais également l’existence de fonctionnaires informateurs, ce qui paraît encore
plus étonnant. Le 24 décembre 1904, au lendemain d’un discours parlementaire
de G. Leygues au cours duquel l’ancien ministre fait allusion à une rencontre
entre le général Percin et un membre du gouvernement en octobre 1902, le

1. JO Débats, Chambre, 23 décembre 1904.


2. Mon Ministère…, op. cit., p. 243.
3. Mes Souvenirs…, op. cit., p. 77.
4. Note du 12 avril 1903, Sept ans à l’Élysée…, op. cit., p. 233.

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Renseignement et surveillance intérieure en France

ministre de la Justice précise au président du Conseil que c’est bien lui dont il
s’agit, mais que le chef du cabinet militaire d’André n’a pas alors fait référence
à la surveillance des officiers : « À aucune minute de cette conversation, il ne m’a
révélé l’existence d’un système de renseignements dont j’ignorais le premier mot
jusqu’au jour où M. Guyot de Villeneuve l’a porté à la Tribune1 ».
Les membres du Cabinet de l’Intérieur semblent aussi méconnaître la
surveillance informelle assurée par leurs subordonnés. À la fin du mois
de décembre 1904, Edgar Combes traite avec le préfet du Puy-de-Dôme des
renseignements politiques qu’aurait fourni le sous-préfet d’Issoire à sa loge.
Edgar Combes lui demande de le renseigner sur les « conditions dans lesquelles
[le sous-préfet d’Issoire] a été appelé à fournir au Grand Orient de France des
renseignements sur un certain nombre d’officiers et la nature des indications qu’[il
aurait] transmises2 », alors qu’il était secrétaire général du Gers. Le cabinet de
l’Intérieur demande en outre au corps préfectoral de rendre des comptes sur
sa surveillance politique pour justifier devant les oppositions anti-combistes
que, contrairement aux pratiques de pouvoir dénoncées, le contrôle assuré par
les cabinets préfectoraux ne repose pas sur une surveillance maçonnique, ce
qui reste à démontrer. Un télégramme inséré dans les papiers Combes conservés
à La Rochelle nous livre la réponse du préfet de la Meuse, Gabriel Habert, qui
est en poste dans le Gers de septembre 1902 à septembre 1904 :

« En réponse à votre demande, j’ai l’honneur de vous faire connaître


que pendant mon séjour dans le département du Gers, les renseignements
nécessaires à mon administration étaient demandés à des conseillers
généraux, des conseillers d’arrondissement, des maires et des délégués
pour la révision des listes électorales. Au reste, c’était une tradition établie
avant mon arrivée3 ».

La vaste surveillance politique des cadres de l’armée menée au début des


années 1900 constitue bien l’un des éléments constitutifs du combisme. Cette
entreprise infra-légale de renseignement manifeste une violence symbolique
(« éradiquer la Réaction »), des pratiques parfois vexatoires, et une union du

1. Copie de la lettre du garde des Sceaux au président du Conseil, 24 décembre 1904, A.D.17,
fonds Combes, 13 J 24.
2. Brouillon de la lettre du préfet du Puy-de-Dôme au sous-préfet d’Issoire, 23 décembre
1904, A.D.63, M 4 435.
3. Télégramme du préfet de la Meuse au Cabinet du ministère de l’Intérieur, 8 décembre
1904, A.D.17, fonds Combes, 13 J 24.

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La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)

champ administratif et militant bien vite dénoncée comme une maladie de la


République radicale. Le rejet de toute conciliation avec un adversaire essentialisé
puis mythifié, « la Réaction », n’est pas un précédent mais une rupture dans la
praxis républicaine postérieure au ralliement des catholiques à la République.
Semble alors naître une République de l’irréductible républicanisme.
La découverte d’un système de surveillance des officiers met un terme à
ce moment républicain singulier. La notation de l’armée n’est pourtant pas,
spécifiquement, une crise du combisme. L’organisation de la surveillance des
officiers est antérieure à juin 1902. Émile Combes ne définit pas un système de
surveillance novateur. Il ferme toutefois les yeux sur la collusion entre le cabinet
du ministre de la Guerre et le secrétariat du Grand Orient de France. La mise
au jour de la surveillance de l’armée est plutôt une crise de l’idée républicaine.
Dans un contexte de défense de la République, le général André et une partie
de son entourage demandent des informations à la principale obédience
maçonnique française qui est très organisée et implantée dans la plupart des
territoires de la métropole, alors que le Parti radical a un essaimage moins
dense que le Grand Orient. Les hauts fonctionnaires de la rue Saint-Dominique
fournissent même des renseignements confidentiels à cette fédération maçonnique.
La nécessaire « républicanisation » de la République justifie selon eux le recours
à des pratiques de pouvoir discriminantes à l’égard d’officiers, une sorte de mal
nécessaire à la salubrité publique, la pudibonderie vertueuse étant rangée alors
dans le cabinet des antiques.
Il ne faut pourtant pas essentialiser les fiches. Le dossier documentaire
disponible est lacunaire et biaisé. Des questions restent encore sans réponse.
Dans quelle mesure les informations transmises par les loges maçonniques
ont-elles primé sur les autres données réunies par d’autres voies ? Y a-t-il eu un
recours systématique à la franc-maçonnerie ? Quoi qu’il en soit, cette nouvelle
affaire politique de la République « aux républicains » manifeste la place
prépondérante d’organisations maçonniques au sein de la République. Les
liasses dépouillées au Grand Orient conduisent à constater une surreprésentation
des demandes de faveurs par des échanges directs entre l’obédience et les
ministères en contournant le « système préfectoral » et, quelquefois même, les
parlementaires. Ces entorses à l’isonomie républicaine sont justifiées par un
contexte de crise institutionnelle alimentée par les dissensions de l’affaire
Dreyfus. Obédience attaquée, le Grand Orient doit manifester sa puissance,
une sorte de récompense de son activisme « républicain ».
Si nous évoquons l’histoire administrative de la France, l’affaire des fiches
manifeste plus fondamentalement une limite de la construction de l’État
moderne. Au moment d’un accroissement du nombre de fonctionnaires et d’une

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Renseignement et surveillance intérieure en France

organisation des services de l’État administrateur, cette crise semble être celle
de pratiques de renseignement qui sont plus anciennes. En effet, la surveillance
infra-administrative est antérieure à la « républicanisation de la République ».
Elle précède même la Grande Révolution. Cette crise doit être également replacée
dans son contexte européen où l’on assiste à d’autres affaires qui relèvent du
même type de pratiques. Au sein du Reich allemand, la dénonciation, par un
policier, de l’existence d’un fichier secret recensant des Alsaciens-Lorrains fit,
en 1905, des remous jusqu’au Reichstag1.

Julien Bouchet

1. Gérald Sawicki, « Proscrits, internés et exilés : le cas des Alsaciens-Lorrains prisonniers


politiques dans l’Empire allemand (1914-1918) », communication lors du colloque
international sur les Arrachés et [les] déplacés. Réfugiés politiques, prisonniers de guerre
et déportés (Europe et espace colonial, 1789-1918), Clermont-Ferrand, 15 octobre 2012. Sa
contribution n’a pas été publiée dans les actes, parus depuis aux Presses universitaires
Blaise Pascal.

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L’ESSOR DE LA CRYPTOGRAPHIE

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LES PROGRÈS DES TRANSMISSIONS
ET DE LA CRYPTOGRAPHIE
AU XIXe SIÈCLE

Michel Debidour

L’histoire de la cryptographie est celle d’une lutte perpétuelle entre le glaive


et la cuirasse, une rivalité qui met aux prises ceux qui ont quelque chose à
dissimuler, qu’ils soient rois, militaires, scientifiques ou financiers, et ceux qui
voudraient à tout prix connaître ce qu’on entend leur cacher : ennemis, concurrents
ou espions. On sait combien, depuis l’Antiquité, l’exclusivité de l’information,
militaire ou diplomatique, revêt une grande importance dans les communications
secrètes du renseignement1. Or dans ce domaine bien des choses changent avec
le xixe siècle : à côté de la guerre et de la diplomatie (c’est le cas depuis les
origines), à côté de l’amour2, les négociants et les nouveaux industriels que
suscite l’essor du capitalisme vont avoir besoin à leur tour de se communiquer
des renseignements confidentiels à l’abri des indiscrets.
Or, à la fin du xviiie siècle, l’état de la science cryptographique n’a pas
beaucoup progressé depuis l’éclosion de la Renaissance3.

1. Voir mes deux articles parus dans le premier volume Renseignement et espionnage pendant
l’Antiquité et le Moyen Âge, Ellipses, 2019, pp. 179-194 et 195-208.
2. La Révolution en a fourni un nouvel exemple avec la correspondance amoureuse entre la
reine Marie-Antoinette et le comte suédois Axel de Fersen : un Vigenère assez adroitement
amélioré (Yves Gylden, « Le chiffre particulier de Louis XVI et de Marie-Antoinette lors
de la fuite de Varennes », Revue internationale de criminalistique 3 [1931], pp. 248-256.
3. Sur la cryptographie, la bibliographie est immense – sans compter de nombreux sites
internet. Je me contenterai de citer ici quelques ouvrages fondamentaux et accessibles :
Simon Singh, Histoire des codes secrets, J.-C. Lattès, 1999, et surtout David Kahn, The
Codebreakers, Scribner, New York, 1996 (préférer si possible cette dernière édition
américaine, bien plus complète, à la traduction française de 1980 ; dans la suite la référence
sera abrégée par le seul nom de l’auteur) ; et le site internet du professeur suisse Didier
Müller. Par la suite je donnerai seulement les références principales : le lecteur pourra

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L’essor de la cryptographie

Le génie de Napoléon tenait à la rapidité de ses déplacements et à


l’affrontement successif contre les ennemis. Malgré les déclarations enthousiastes
et péremptoires qu’on lui attribue1, l’empereur ne semble pas avoir accordé une
grande importance à ses messages secrets, dont les procédés restent rudimentaires2.
Peut-être aurait-il souscrit à l’opinion d’un général : « Je ne connais qu’une
manière de retarder une division de cavalerie, c’est de l’obliger à chiffrer3 ». En
1814, Berthier expédiait en clair les ordres pour adjoindre à l’armée les garnisons
de l’étranger. « Peut-être le sort de la France et la face de l’Europe ont-ils dépendu
de la désuétude de la cryptographie4 ! »
La situation change avec le xixe siècle : les conditions techniques se modifient,
l’instruction se développe, et par suite la réflexion théorique, un progrès dont
les conséquences se sont fait sentir, en partie, jusqu’à nos jours.

Les conditions nouvelles des communications

C’est l’époque où se développent les nouveaux moyens de communication,


à commencer par la presse. La diffusion des journaux a fourni, grâce aux petites
annonces, un moyen de communication, facile et discret, aux espions aussi
bien qu’aux amoureux, mais à condition de pouvoir crypter leurs textes. Une
anecdote à ce sujet : Ch. Babbage, comme ses amis Wheatstone et Playfair5,
s’amusait à décrypter les petites annonces personnelles des journaux (Agony
Columns) ; c’était pour eux un jeu d’esprit, une sorte d’énigme à résoudre. À
l’occasion ils s’immisçaient dans ces échanges de messages, en donnant des
conseils de prudence : ils surprirent ainsi l’intrigue qui s’était nouée entre un

trouver d’autres détails à partir des index de ces livres. On voudra bien aussi m’excuser de
laisser de côté, dans cet aperçu rapide, une foule de précisions et d’anecdotes.
1. « Un homme capable de décrypter des écritures chiffrées vaut plus que cinq généraux. » (S.
de Lastours, La France gagne la guerre des codes secrets, Tallandier, 1998, p. 76). En tout cas
cette phrase montre bien que l’empereur accordait plus de prix à l’attaque (la cryptanalyse)
qu’à la défense (la cryptographie).
2. Voir plus loin un exemple un exemple de correspondance avec son frère Joseph qui ne vaut
pas mieux…
3. Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. du Rocher, 1972, p. 38.
4. Général baron É.-A. Bardin (1774-1840), Dictionnaire de l’armée de terre, 1843, s. v. « Chiffre
stéganographique », cité par A. Kerckhoffs, La cryptographie militaire, p. 9. La plupart des
officiers du Chiffre avaient péri durant la retraite de Russie.
5. Voir plus loin pour le rôle important que jouèrent ces personnages dans les progrès de la
cryptographie. Rappelons, une fois pour toutes, que l’usage actuel distingue le déchiffreur,
qui lit le message qui lui est adressé, et le décrypteur qui s’efforce de percer le secret
d’un message qu’il a intercepté. Attention : les ouvrages anciens, y compris Kerckhoffs,
emploient souvent déchiffrer aussi au sens actuel de décrypter.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

étudiant d’Oxford et une femme mariée de Londres. Quand le jeune homme


proposa à sa maîtresse de prendre la fuite ensemble, Babbage utilisa leur code
pour admonester la jeune femme. Un seul message parut ensuite : « Charlie,
n’écrivez plus, notre chiffre a été découvert ! » L’histoire ne dit pas si les amants,
dont Babbage ignorait tout, avaient changé de code, ou si, en cette époque
victorienne, la femme adultère était rentrée dans le devoir1…
C’est aussi la naissance du télégraphe. Le premier système en fut le télégraphe
optique inventé par les frères Chappe sous la Révolution, dont le sémaphore
aux bras articulés est resté jusque récemment le symbole du télégraphe. Lors
de sa mise en place, le système avait suscité bien des méfiances au sein de la
population et, déjà, l’espionnite et la crainte de menées royalistes. Installé pour
les besoins de l’État, le service n’était pas ouvert, malgré leurs demandes, aux
organes de presse ni aux industriels. La transmission restait dépendante de la
lumière comme de la météo, qui pouvait annuler la visibilité. Le système se
développa pourtant jusque dans les années 1840, selon un schéma radial autour
de Paris, schéma qui bientôt sera aussi celui des chemins de fer : 534 stations
distantes de 10 à 15 km, sur une longueur de 5 000 km. Le télégraphe est
monopole de l’État, mais l’exploitation en est privée, un peu comme ce sera le
cas, là encore, pour les chemins de fer. Le régulateur (le bras transversal) et ses
deux indicateurs (les ailes aux extrémités) peuvent prendre au total 92 positions
différentes (horizontale, verticale, oblique, sur la gauche, sur la droite…). Chaque
mot demandant deux signaux successifs, on dispose donc de 92 × 92 = 8 464
expressions possibles2.
Je veux souligner ici deux points :
— la naissance de tout un corps de « service public », celui des « stationnaires »,
qui étaient astreints au secret professionnel3 ;
— la nécessité impérative d’établir des codes convenus, tant pour raccourcir
les délais de transmission que pour sauvegarder le secret d’informations
souvent confidentielles.
Au départ pourtant, la raison d’être du télégraphe était la transmission et
non le secret. Entre 1845 et 1855 l’apparition du télégraphe électrique fit peu à

1. D. Kahn, pp. 445-446 ; S. Singh, Histoire des codes secrets, Lattès, 1999, pp. 94-95 ; Rudolph
Kippenhahn, Code Breaking, New York, 1999, p. 102.
2. Ce nombre n’est pas très éloigné des 10 000 mots que proposeront ensuite la majorité des
codes commerciaux (cf. infra).
3. Un passage du Comte de Monte-Cristo (A. Dumas, 1844, chap. 60 et 61) montre le comte
qui soudoie un stationnaire pour envoyer une fausse nouvelle afin de ruiner son ennemi
le baron Danglars (Catherine Berto, Télégraphes et téléphones de Valmy au microprocesseur,
1981, pp. 47-51). Au départ, ces « télégraphiers » comme on les appelait n’avaient pas
obligation de savoir lire et écrire ! On leur demandait seulement de la mémoire et de la
discipline.

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L’essor de la cryptographie

peu renoncer au télégraphe Chappe, dont l’usage se prolongea quelques années


encore en Algérie.
Le télégraphe électrique inventé par Samuel Morse (1791-1872) développa
encore les communications, et à une tout autre échelle : pour la première fois
la diffusion d’une nouvelle était vraiment dissociée d’un support matériel. Cette
fois, le service fut ouvert aux particuliers. Les contraintes techniques multiplièrent
le nombre des intermédiaires et, malgré tous les serments de confidentialité,
les risques de fuite ou de corruption obligèrent très vite à imaginer de nouveaux
moyens de garder le secret1. Dès lors, la cryptographie prend une importance
nouvelle, non seulement pour cacher à autrui la teneur des messages, mais aussi
pour prouver au destinataire l’authenticité des messages reçus. Déjà durant la
guerre de Sécession, l’ennemi parvint à se greffer sur la ligne télégraphique
d’une armée en campagne et à lancer par ce moyen des dépêches fausses et
trompeuses2. Très vite les conventions postales internationales ont dû, dans la
plupart des cas, accepter les correspondances secrètes, que l’on facturait
arbitrairement par groupe de dix lettres au plus, mais à condition, pour le
confort des opérateurs, que les mots fussent prononçables3 : sinon les erreurs
eussent été trop nombreuses.
Ce fut ensuite le téléphone, et surtout la télégraphie sans fil : la radio renforça
encore cette tendance au début du xxe siècle : elle était plus pratique que la
téléphonie filaire, en particulier pour une armée d’invasion, mais comme
chacun pouvait l’écouter, la nécessité du cryptage se fit plus impérieuse encore.

Les débuts du xixe siècle

Au commencement du xixe siècle, quels étaient les procédés cryptographiques


employés ? Après les succès du règne de Louis XIV, le xviiie siècle est apparu
plutôt comme une époque de stagnation, en particulier en France4.

1. Pour pouvoir passer par le télégraphe, tous les systèmes cryptographiques se limitèrent
désormais à des lettres et des chiffres, à l’exclusion des signes et autres symboles divers que
l’on employait souvent depuis le Moyen Âge.
2. H. Josse, « La cryptographie et ses applications à l’art militaire », Revue Maritime et
Coloniale, mars 1885, p. 692.
3. Dans le cas contraire, la tarification se faisait par groupes de cinq lettres.
4. Restons prudents : quand il s’agit de la guerre de l’ombre, il faut se souvenir que certains
succès ont pu ne pas laisser de trace, tant la volonté de secret et la destruction délibérée
d’archives peuvent, par précaution, les avoir ensevelis dans l’oubli.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

Ne parlons plus du chiffre de substitution1 simple « à la Jules César », dont


la faiblesse est à présent reconnue2, malgré quelques améliorations relatives,
comme le recours à des alphabets désordonnés. Ne revenons pas non plus sur
l’usage des encres sympathiques, qui s’est poursuivi jusqu’à nos jours, ni sur
les grilles à trous dont l’emploi remonte à Jérôme Cardan (xvie siècle :
transposition). Les espions recourent quelquefois à un langage convenu : on
peut désigner des personnes par des noms de convention3, comme le faisait
déjà Cicéron ; ou bien, sous couleur de commander un envoi de fleurs, on pourra
signaler le nombre de croiseurs, de cuirassés, leur destination, etc4. Mais cette
forme de stéganographie5 demande une entente préalable précise entre les
correspondants, et ses possibilités restent assez limitées.
Il importe aussi de bien distinguer entre les codes et les chiffres : dans le
code – ou dictionnaire ou répertoire –, chaque mot est remplacé par un nombre
selon une table de concordance convenue. Les codes sont d’un emploi plus facile
pour un non-spécialiste : on se sert d’un fascicule, voire de deux, selon le cas
(un pour chiffrer, un pour déchiffrer), mais il faut les imprimer, les relier, les
distribuer, cela est plus encombrant6, plus limité dans l’éventail des notions
qu’on peut exprimer. Si le procédé est plus sûr en lui-même (un mot découvert
ne ruine pas d’emblée le secret de l’ensemble), les dictionnaires peuvent se
perdre, ou peut se les faire voler ; à l’inverse, le chiffre est moins encombrant, il
est illimité dans ses possibilités, mais plus complexe à utiliser.
De ce fait, les marines ont longtemps privilégié les codes : les ordres à
transmettre sont moins variés, et les risques de perte plus faciles à éviter : il
suffisait de jeter à la mer le code plombé au cas où le navire venait à être pris
par l’ennemi ; au contraire les armées ont préféré les chiffres, au moins pour
les grands États-Majors.

1. Ne revenons pas sur la distinction essentielle entre procédé par transposition et procédé
par substitution (que Kerckhoffs appelle, d’un terme équivoque, interversion).
2. Ce procédé trop simple perdit Pichegru en 1796 : chaque lettre était remplacée par deux
chiffres et le zéro marquait les séparations de mots : il fallut pourtant un mois entier pour
percer ce procédé enfantin ! (Fletcher Pratt, Histoire de la cryptographie, Payot, 1940,
pp. 166-168). Et ce procédé fut encore employé par un général sudiste pendant la guerre de
Sécession !
3. Lors du complot bonapartiste de 1831, les conjurés désignaient la reine Hortense par « M.
Antoine », Louis-Napoléon par « Mme Charles », et l’Angleterre par « Mme Lirson »…
4. Cf. la lettre de 1813 citée par H. Josse (Rev. Mar. et Coloniale, mars 1885, pp. 680-681) :
une commande de marchandises variées, cannelle, figues et châtaignes, etc. proposées à
Trieste (d’après le lt-col. Pierron, Les méthodes de guerre de guerre actuelles et vers la fin du
xixe siècle, Dumaine, 1878, I, p. 491, accessible en ligne).
5. On désigne ainsi le fait de cacher l’existence même d’un message.
6. Un code trop encombrant peut se cacher dans le coffre d’une ambassade, mais on l’emporte
plus difficilement avec soi quand on part en campagne…

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L’essor de la cryptographie

L’essentiel des messages secrets s’échangeait donc selon l’un des deux
systèmes :
— les « dictionnaires » que je viens d’évoquer ; Napoléon échangea avec son
frère Joseph, roi d’Espagne, des lettres qui utilisaient un dictionnaire à
quatre chiffres d’une faible sécurité1. D’où la nécessité, au moins pour les
gouvernements, d’en changer fréquemment par prudence2. Mais une unique
erreur de manipulation pouvait avoir de graves conséquences ;
— le chiffre polyalphabétique ou carré de Vigenère3 et ses différentes variantes,
comme le Beaufort4 – où l’un des alphabets du tableau est rétrograde, ce
qui rend réciproque la correspondance entre le clair et le chiffré – ou le
Gronsfeld5 – il s’agit toujours d’un système de substitution simple, mais
afin de lisser la disparité des fréquences, trop révélatrice dans le Jules César
originel, le chiffreur change d’alphabet à chaque lettre, en le décalant
conformément à une « clef » périodique convenue d’avance, que l’on répète
autant de fois que nécessaire. À cet effet, plutôt que le carré proposé à
l’origine, on employait, plus commodément, la « réglette de Saint-Cyr6 »,
moins encombrante et plus pratique. Le Vigenère était d’usage moins rapide
que les répertoires, mais on a longtemps cru qu’il était plus sûr : on le
croyait indécryptable, même une fois publiée la théorie de son décryptement,
théorie que nous verrons dans un instant : on utilisait encore ce procédé
au ministère de la Guerre après 1870, et une revue aussi sérieuse que
Scientific American osait affirmer benoîtement en janvier 1917 qu’il était
impossible à décrypter7 !

1. Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. Rocher, 1972, pp. 114-120.
En outre Joseph commet une erreur de débutant : il chiffre (pour aller plus vite ?) non le
message entier, mais certaines parties seulement…
2. Sur les dictionnaires codiques, voir André Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie2,
Alcan, 1935, pp. 194-208. On trouvera plus loin dans mon article sur l’Affaire Dreyfus
d’autres précisions sur ces « codes commerciaux », qui étaient souvent en vente libre.
3. Blaise de Vigenère (1523-1596) fut un diplomate et humaniste au service du roi Henri III.
Il a amélioré les systèmes proposés avant lui par L.B. Alberti (vers 1460) puis G.B. Porta
(1563).
4. Du nom de l’amiral anglais Beaufort (1774-1857) qui inventa la fameuse échelle des vents.
5. Cette variante présente un défaut : la clef n’est pas alphabétique mais numérique et le
décalage ne peut donc proposer que dix alphabets différents au lieu de vingt-six pour le
Vigenère ou le Beaufort…
6. Le nom vient du fait que cette réglette servait à l’École pour l’instruction des futurs
officiers : on leur enseignait bien la cryptographie, même si les procédés restaient plutôt
simples. Cette sorte de règle à calcul en papier ou en carton permet de faire coulisser l’un
sur l’autre deux alphabets, l’un clair et l’autre chiffré (ordonné ou non), conformément
à la clef convenue. On peut utiliser aussi deux cercles concentriques, le principe restant
identique.
7. Cité par David Kahn, p. 148.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

On a pu penser que la paix qui régna de longues années en Europe après


1815 a été responsable de la décadence de la cryptographie. Cependant il faut
signaler pour cette époque la place d’Edgar Poe : l’écrivain américain s’intéressait
au sujet et il avait dès le 18 décembre 1839 lancé aux lecteurs de l’Alexander’s
Weekly Messenger de Philadelphie un défi cryptographique qu’il sut relever avec
succès, démontrant même que l’un des cryptogrammes qu’on lui avait soumis
était seulement un canular sans signification1. C’est Poe qui a formulé le principe,
aujourd’hui reconnu comme erroné : « On peut affirmer avec force que l’ingéniosité
humaine ne peut pas imaginer un chiffre que l’ingéniosité humaine ne puisse
résoudre2. »
Mais le plus important est la publication de son célèbre conte Le scarabée
d’or (1843). Le procédé n’est qu’une substitution simple à la Jules César, mais la
démarche de décryptement, par l’analyse des fréquences et le raisonnement
logique sur les mots de la langue anglaise, est décrite d’une façon précise et
convaincante3. Peu importent les critiques (justifiées) qu’on a pu formuler :
l’élan du récit et la rigueur de la démonstration emportent tout, s’ajoutant à la
fascination d’un trésor4. Le succès de ce conte a beaucoup joué, notamment en
France grâce à la traduction par Baudelaire, pour la diffusion de la cryptographie,
au point que cela fit naître bien des vocations et que nombre de journaux se
sont mis à proposer à la sagacité de leurs lecteurs des cryptogrammes, à titre
de jeux.
La littérature aussi s’en est mêlée : il suffira de citer, sans insister, d’autres
auteurs qui ont mis en scène des messages secrets et leur décryptement : Balzac
(un cryptogramme de 3 602 lettres dans La Physiologie du mariage, 18295 ; et
dans Histoire des Treize, 1833, où il donne seulement la traduction) et W.M.
Thackeray (The History of Henry Esmond, 1852).

1. D. Kahn, pp. 783-790 ; F. Pratt, Histoire…, pp. 173-176.


2. « It may be roundly asserted that human ingenuity cannot concoct a cypher which human
ingenuity cannot resolve. » (Graham’s Magazine, July 1841).
3. A. Lange et E -A. Soudart, Traité de cryptographie, pp. 300-304 ; D. Kahn, pp. 790-792.
4. Rappelons ici la fameuse histoire du trésor de Beale (Virginie) fondée sur la cryptographie
et encore non résolue : une brochure publiée en 1885 prétendit révéler l’existence d’un
fabuleux trésor dont le contenu et l’endroit étaient expliqués en trois pages codées avec des
chiffres (Peter Viemeister, The Beale Treasure, Bedford, 1997).
5. La fréquence des lettres se révèle analogue à un texte français : s’agit-il d’un texte en
français dont les lettres ont été transposées selon un système ? ou bien d’un texte français
qui, une fois composé, a vu ses lettres mélangées pour faire un canular ? Voir l’analyse
du cryptogramme par le commandant Bazeries, Les chiffres secrets dévoilés, 1901, pp. 90-
98, qui conclut à une mystification de l’auteur. A. Lange et E.-A. Soudart (Traité de
cryptographie2, pp. 305-307), concluent dans le même sens, tout en signalant, in fine, que
l’édition Furnes (1846) propose de ce cryptogramme un texte complètement différent, qui
met en œuvre un système de transposition facile.

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L’essor de la cryptographie

Une nouveauté : le chiffre bigrammatique de Playfair

Un procédé nouveau et astucieux fut inventé en 1854 par le physicien


Charles Wheatstone (1802-1875). Mais il fut popularisé et diffusé par son ami
le baron H.L. Playfair (1818-1898), d’où le nom sous lequel il est connu. Tous
deux étaient des amis de ce Ch. Babbage que nous allons retrouver dans un
instant. Tout en restant assez simple, ce système offre une assez bonne protection :
il procède par substitution sur les bigrammes, qu’il remplace par d’autres
bigrammes.
Il faut partir d’un carré de 25 cases1, de préférence plus compliqué que la
simple suite de l’alphabet, mais dont l’agencement doit être facile à reconstituer
de mémoire : en général un mot-clef suivi – ou bien précédé – par les autres
lettres, à ordonner de diverses façons. On commence par diviser le texte clair
en bigrammes. Quand un bigramme est fait de deux lettres identiques, on
intercale un X, ou bien on simplifie la géminée. Trois cas se présentent alors :
— les deux lettres figurent dans la même ligne : on les remplace respectivement
par celles qui les suivent à leur droite ;
— les deux lettres figurent dans la même colonne : on les remplace de la même
façon par celles qui les suivent en-dessous2 ;
— les lettres ne sont ni sur une même ligne, ni sur une même colonne (ce qui
se présente statistiquement deux fois sur trois). Elles forment alors comme
les extrémités de la diagonale d’un rectangle et le chiffreur doit prendre
les deux lettres qui marquent l’autre diagonale, en commençant toujours
par la ligne de la première des deux lettres.
Pour déchiffrer, on procède exactement à l’inverse.
Lors d’un dîner en présence de l’époux de la reine Victoria, le prince Albert,
ce chiffre fut présenté au ministre Palmerston, qui le trouva bien compliqué.
Wheatstone se fit fort de l’expliquer en un quart d’heure dans une école
élémentaire. « C’est possible, lui fut-il répondu, mais vous ne pourriez jamais
l’enseigner à des attachés d’ambassades3. »

1. On se souvient qu’un tel carré avait été inventé dès l’époque romaine par l’historien et
stratège grec Polybe (M. Debidour, in Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et
le Moyen Âge, Ellipses, 2019, pp. 199-200). Pour réduire l’alphabet à 25 cases, il suffit de
réunir I et J, ou bien de remplacer W par VV.
2. On peut bien sûr convenir de prendre plutôt les lettres situées à gauche, ou au-dessus. A
la limite le processus revient exactement au même, mais selon un carré symétriquement
inversé. Dans tous les cas, chaque ligne ou colonne est vue comme un cercle sans fin : si
l’on est bloqué à la fin de la ligne, on reprend au début.
3. D. Kahn, 1996, p. 201. L’anecdote montre surtout qu’on avait peu conscience, à l’époque, de
la nécessité de crypter efficacement.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

La sécurité est assez bonne : pour décrypter il faut commencer par relever
les bigrammes les plus fréquents dans la langue, en pensant toujours aux « mots
probables1 ». Ce procédé a été employé par les Anglais pendant la Guerre des
Boers en 1880, et par la suite jusque pendant la Seconde Guerre mondiale.

Le décryptement du carré de Vigenère

L’époque connut aussi un progrès technique fondamental : le décryptement


du carré de Vigenère ou procédé à double clef (les deux clefs sont : la disposition
de chacun des alphabets ; et l’ordre de succession entre les alphabets). Ce progrès
fut l’œuvre, successivement de deux personnages : Charles Babbage, et Friedrich
Kasiski2.
Charles Babbage (1791-1871) est un personnage étonnant, à l’origine
d’inventions variées : un compteur de vitesse, le pare-buffle à l’avant des
locomotives, la découverte de la dendroclimatologie (déduire le climat du passé
par l’examen des cernes des arbres), les tables de mortalité pour les compagnies
d’assurances, et plus près de notre domaine :
— la machine analytique (1834-1842), l’ancêtre des ordinateurs modernes,
qu’il ne parvint pas à achever3 ;
— le décryptement du Vigenère en 1846-18544. La faiblesse de ce procédé
réside en effet dans le retour périodique de la clef5 : les mots identiques du
clair se trouvent chiffrés de manière identique s’ils sont situés au même
1. À côté d’une nécessaire approche scientifique rigoureuse et opiniâtre, la recherche par le
« mot probable » relève plutôt d’une cryptographie intuitive : c’est un art en même temps
qu’une science. On verra plus loin, à propos de l’Affaire Dreyfus, une application de cette
méthode.
2. À partir de rares indices, certains se sont demandé si au xviie siècle Cospi et Rossignol
n’avaient pas déjà fait cette découverte : comme souvent dans la guerre de l’ombre, ils
auraient pu préférer ne rien dire pour conserver la supériorité que leur donnait cette
découverte. En cryptographie plus qu’ailleurs, l’argument a silentio se révèle inopérant…
3. Robert Ligonnière, Préhistoire et histoire des ordinateurs, Laffont, 1987, pp. 67-110. La
machine, logiquement conçue, dépassait les possibilités de la technologie de l’époque : elle
a pu être fabriquée en 1991, et elle a fonctionné !
4. S. Singh, Histoire des codes secrets, pp. 79-93. Pour une approche mathématique de l’activité
cryptographique de Babbage, v. Marie-José Durand-Richard, « Du message chiffré au
système cryptographique », pp. 3-12, in M. Durand-Richard et Ph. Guillot, Cryptologie et
mathématiques, L’Harmattan, 2014 (accessible en ligne).
5. Nous savons aujourd’hui que si la clef aléatoire est aussi longue que le message, le texte
sera vraiment indécryptable, tout chiffré pouvant traduire n’importe quel texte clair selon
la clef adoptée : c’est ce qu’on appelle le « masque jetable ». Mais son utilisation pose des
problèmes de logistique autrement complexes : la composition et surtout la transmission
de ladite clef. Seule la diplomatie des États peut se le permettre.

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L’essor de la cryptographie

endroit de la clef. Pour peu que le message soit assez long, il suffit de repérer
les séquences identiques de lettres chiffrées : elles doivent correspondre à
un clair identique situé de même par rapport à la clef ; en repérant les
intervalles entre ces séquences1, on peut en déduire la longueur de la clef.
Il suffit alors de reprendre séparément la série des lettres qui répondent à
la première lettre de la clef, puis celles qui répondent à la deuxième lettre,
etc. : dans chaque groupe ainsi isolé, on reprend l’analyse classique des
fréquences.
La découverte était d’importance. Pourtant Babbage ne la publia pas2 :
fut-ce par négligence3, ou bien par patriotisme ? Toujours est-il que l’honneur
de la publication revint de ce fait à l’officier prussien Friedrich Wilhelm Kasiski
(1805-1881) : son livre4 était bref mais clair ; il n’eut pourtant que peu de
retentissement sur le moment. Sa méthode était identique à celle de Babbage,
mais il la présentait sous une forme plus mathématique (calcul du plus grand
dénominateur commun/PGDC). Par la suite, Kasiski abandonna complètement
la cryptographie en faveur de la préhistoire et de l’anthropologie, où il se fit un
nom honorable.
Si l’on ne veut pas renoncer totalement au Vigenère, on peut le compliquer
en optant pour une clef apériodique5 ou pour un message autochiffrant (après
une clef initiale, le message lui-même devient la clef pour la suite) ; nous
n’entrerons pas dans les détails.
Avant et après 1900, ils sont également nombreux, les amateurs plus ou
moins inventifs qui s’adonnent à la cryptographie. Je n’en prendrai qu’un
exemple, le livre de A. de Grandpré, Cryptographie pratique6. Rempli d’idées
astucieuses, un peu compliquées, et sans doute efficaces7, il peut intéresser des
civils n’échangeant pas de trop longs messages et disposant de temps pour
préparer leur correspondance. Mais de telles recherches ne sauraient en rien

1. Bien entendu il peut arriver qu’une courte séquence chiffrée identique traduise, par
hasard, deux textes clairs différents. Mais le cas n’est pas fréquent, et d’autant moins que la
séquence observée est plus longue.
2. « Philosophy of Deciphering », manuscrit conservé à la British Library.
3. Riche rentier, Babbage n’avait pas de besoins d’argent.
4. Die Geheimschriften und die Dechiffrirkunst, Berlin, 1863.
5. On arrête la clef à chaque fois que le clair rencontre une lettre convenue, et l’on reprend la
clef au début.
6. Cryptographie pratique éditée à la librairie Boyveau et Chevillet (spécialiste des codes
télégraphiques), 1905. Je ne résiste pas à l’envie de recopier le sous-titre : « Exposé des
diverses méthodes en usage jusqu’à ce jour. Nouvelles méthodes permettant d’obtenir
la dissimulation du secret. Faits divers se rattachant aux applications de cette science.
Précautions à prendre pour obtenir la sécurité la plus complète dans la correspondance ».
7. Il se vante même, p. 45, d’avoir crypté un texte devant lequel Kerckhoffs lui-même a donné
sa langue au chat.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

répondre aux besoins d’une armée en campagne : c’est ce qu’a souligné avec
force l’analyse fondamentale d’Auguste Kerckhoffs.

Le pionnier : Auguste Kerckhoffs et son œuvre théorique

Il faut accorder une place centrale à un personnage pourtant peu connu :


August Kerckhoffs van Nieuvenhof (1835-1903)1. Après des études en Hollande,
en Allemagne et en Angleterre, ce linguiste hollandais voyagea en Europe avant
de se fixer définitivement en France, où il enseigna l’anglais et l’allemand aux
collèges de Meaux puis de Melun. Naturalisé Français en 1873, il manifestait
des intérêts multiples : capable de remplacer les enseignants en latin, en histoire,
en mathématique, il devint correspondant de la Société française d’archéologie.
Un temps secrétaire du roi de Portugal, il continua sa carrière comme professeur
d’allemand à HEC, puis à Mont-de-Marsan, enfin à Lorient. À côté de livres
variés (il fut un ardent propagateur de la langue internationale le volapük), son
plus grand titre de gloire est la rédaction en 1883 d’un fascicule d’une soixantaine
de pages intitulé La cryptographie militaire2, qui va révolutionner la cryptographie
moderne.
Si Kerckhoffs est au départ un amateur, il a beaucoup étudié la question
et lu les différents auteurs, anciens et modernes, qu’il sait juger avec pénétration.
Il commence par analyser la situation actuelle, sur laquelle il est bien renseigné.
Mais à partir de là, il a réfléchi aux conditions nouvelles de la guerre. Sa réflexion
théorique l’a conduit à dégager judicieusement les conditions nécessaires à
l’efficacité d’un système de cryptographie moderne. Il formula les six conditions
suivantes :
— le système doit être matériellement – sinon mathématiquement – indécryptable ;
— il faut qu’il n’exige pas le secret, et puisse sans inconvénient tomber entre
les mains de l’ennemi ;
— la clef doit pouvoir être communiquée et retenue sans le recours à l’écriture ;
et être modifiée au gré des correspondants ;
— il doit être applicable à la correspondance télégraphique ;
— il doit être portatif et son maniement ne doit pas exiger le concours de
plusieurs personnes ;

1. D. Kahn, pp. 230-239 ; Alexandre Ollier, La cryptographie militaire, pp. 33-37, etc.
2. Paru initialement en deux livraisons dans le Journal des Sciences Militaires (janvier 1883,
pp. 5-38, et février 1883, pp. 161-191), cet essai fut ensuite édité sous forme d’une brochure
séparée. Le texte en est accessible en ligne.

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L’essor de la cryptographie

— son utilisation ne doit pas demander de tension d’esprit, ni requérir la


connaissance d’une longue série de règles.
Si les trois derniers principes, très pratiques, étaient déjà plus ou moins
connus et admis, les trois premiers sont plus théoriques et témoignent d’une
réflexion avancée sur les conditions d’exercice1. Les procédés doivent pouvoir
être enseignés ouvertement dans les écoles militaires, la clef seule restera secrète.
Certains prétendaient que les quelques heures que demandait tout
décryptement représentaient une marge de sécurité suffisante, et que, passé ce
délai, le décryptement d’un texte ne présentait plus les mêmes risques. Kerckhoffs
(p. 13) souligne la double erreur de cette affirmation : tel renseignement, par
exemple sur l’emplacement des fortifications, peut se révéler bien utile aussi
par la suite ; surtout peut-être, la lecture du premier texte peut aider le décrypteur
à comprendre le procédé utilisé, et accélérer du coup sa démarche pour les
messages suivants.
Kerckhoffs insiste aussi sur le fait que, dans le fauteuil de son bureau, le
savant peut tout à fait échafauder un procédé parfaitement indécryptable, s’il
accepte de recourir à des procédures complexes ; mais une telle découverte reste
théorique et revient à oublier les nécessités pratiques de la cryptographie militaire :
le procédé adopté doit pouvoir être mis en œuvre dans le feu de l’action par des
gens qui ne sont pas des spécialistes2, d’où l’importance des principes 5 et 6,
qui témoignent d’une lucidité plutôt paradoxale chez un linguiste qui n’était
pas un homme de guerre de métier. Kerckhoffs s’amuse d’ailleurs à proposer
un procédé qu’il juge à peu près indécryptable, et pourtant inutilisable du point
de vue pratique en temps de guerre : il s’agit d’un Vigenère que l’on surchiffre
en rangeant les lettres par colonnes verticales dans l’ordre d’une nouvelle clef
secrète3.
Sitôt parue l’étude de Kerckhoffs, l’état-major français ne s’est pas trompé
sur sa valeur, et une fois la brochure éditée, l’Armée en a fait acheter plusieurs
centaines d’exemplaires pour la distribuer parmi ses officiers.

1. La deuxième condition est ce que l’on appelle souvent, depuis, le « principe de Kerckhoffs ».
2. Il est très difficile de faire renoncer un chiffreur aux formules stéréotypées : « Mon général »,
« j’ai bien l’honneur… », « rien à signaler » etc., des formules qui, par leur répétition, offrent
pourtant au décrypteur les angles d’attaque les plus faciles.
3. Pour faciliter la mémoire, il suggère deux clefs en rapport, comme un nom avec un adjectif,
ainsi chose problématique ou affaire exceptionnelle.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

« L’école cryptologique française » sous la IIIe République1

Cette période est une époque faste pour la cryptologie française. On peut
en voir un indice dans le fait que pendant qu’il paraissait en France deux
douzaines d’études fouillées et souvent novatrices, il n’en parut en Allemagne
qu’une demi-douzaine, et de qualité médiocre, sauf pour la recherche historique2.
En outre le goût des Allemands pour la discipline semblait les orienter davantage
vers des manœuvres militaires collectives qu’à des prouesses individuelles
comme les actions de l’ombre3.
Cette floraison remarquable tient à plusieurs facteurs. En premier lieu
l’humiliation de la défaite de 1870, qui fut mobilisatrice et incitative en vue
d’une renaissance, un peu comme l’avait été pour le royaume de Prusse la défaite
de Wagram (1809). La guerre avait démontré à l’évidence l’improvisation des
Français, dans le domaine du Chiffre comme ailleurs. Le maréchal Bazaine,
assiégé dans Metz, cherchait à communiquer avec Mac-Mahon et s’était plaint
amèrement de la pauvreté du Chiffre : alors que la topographie permettait de
communiquer aisément par héliographe, on ne disposait que d’un vieux chiffre
mal pratique et lent (les mots militaires : armée, ennemis, etc., étaient absents
et devaient être transmis lettre à lettre…). Sans doute Bazaine cherchait-il des
excuses à sa reddition, mais dans ce domaine précis on ne saurait lui donner
tort4 !
Il s’agissait dès lors de préparer, sinon une guerre immédiate, du moins les
conditions matérielles et morales d’une revanche et d’une reconquête éventuelle
de l’Alsace-Lorraine. Le renouveau cryptologique fit partie de cette renaissance.
Le deuxième facteur tient peut-être aussi à la présence de ce Néerlandais
naturalisé, Auguste Kerckhoffs, dont nous venons d’analyser l’œuvre
révolutionnaire.

1. Alexandre Ollier, La cryptographie militaire avant la guerre de 1914, Lavauzelle, 2002, qui,
outre les procédés, se penche sur l’organisation interne des services ; l’article en ligne de
Gérald Arboit, « L’émergence d’une cryptologie militaire en France », Note historique
no 15, CF2R, recoupe en partie notre propos, mais s’intéresse tout spécialement à la
télégraphie militaire, et à l’organisation des commissions ad hoc, plus qu’à la cryptographie
proprement dite.
2. On pourra s’en rendre compte en consultant la riche bibliographie publiée en appendice
au traité de Luigi Sacco, Manuel de cryptographie, Payot, 1951, pp. 357-372, ou bien, plus
riche encore ; Joseph S. Galland, An Historical and Analytical Bibliography of the Literature
of Cryptology, 209 p., Evanston, 1945, réimprimé.
3. D. Kahn, p. 239.
4. F. Pratt, Histoire…, pp. 195-196.

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L’essor de la cryptographie

Plusieurs noms importants sont à mentionner.


— Le capitaine d’artillerie H. Josse, polytechnicien1 : il entend ajouter, aux
six règles de Kerckhoffs une septième : il faut que le système ne comporte
pas l’emploi d’un livre ou d’un appareil. Car ou bien l’objet est volumineux,
et il reste dans les bagages, ou bien l’officier peut l’emporter avec lui, mais
il peut être capturé ou détérioré. H. Josse conclut de façon lapidaire : « La
cryptographie militaire, proprement dite, doit employer un système n’exigeant
qu’un crayon et du papier. »
— Le marquis de Viaris, polytechnicien d’origine italienne (1847-1901)2 : il a
l’idée, pour la première fois, de présenter les substitutions polyalphabétiques
sous forme d’équations mathématiques et systématise le premier le principe
d’une clef indéfinie autochiffrante, après une clef initiale de dix lettres. Il
invente aussi une des premières machines à chiffrer intégrant un procédé
d’impression, et il est parvenu à décrypter, au grand dam de son inventeur,
un message chiffré par le cylindre de Bazeries.
— Paul Louis Eugène Valério, capitaine d’artillerie (1856-1899)3. Il dresse un
bilan plus détaillé que celui de Kerckhoffs, et il approfondit des questions
à peine abordées par ses prédécesseurs, notamment en établissant les
principes du décryptement : il établit d’utiles tables de fréquences des
bigrammes et des trigrammes dans cinq langues différentes.
— Félix Marie Delastelle (1840-1902)4 fut quarante années durant Inspecteur
de l’Administration des Tabacs. Il est, après Kerckhoffs, le seul civil de ce
groupe. Il a eu beaucoup d’idées sur les « chiffres bifides à matrices
conjuguées », qui traduisent chaque lettre par un bigramme de deux lettres
ou chiffres, un couple que l’on sépare d’abord5 avant de le reformer selon
une clef différente, ou de le modifier : le résultat est bien sécurisé, mais un
peu long et compliqué…
— N’oublions pas le commandant Étienne Bazeries (1846-1931)6, le plus connu
sans doute avec Kerckhoffs, une célébrité un peu paradoxale7. Il la doit à
1. La cryptographie et ses applications à l’art militaire, Paris, Baudoin, 1885, extrait de la Revue
Maritime et coloniale de février 1885 (pp. 391-432) et mars 1885 (pp. 640-699).
2. L’art de chiffrer et déchiffrer les dépêches secrètes, Paris, 1893, à partir de deux articles parus
dans la revue Génie Civil, Paris, 12 et 19 mai 1888.
3. De la cryptographie, Paris, Baudoin, 1893 et 1896, à partir d’articles parus dans le Journal
des Sciences militaires entre déc. 1892 et mai 1895.
4. Traité Élémentaire de Cryptographie, Paris, Gauthier-Villard, 1901.
5. D’où l’appellation de « tomogrammique ». Le code allemand ADFGVX, que le génial
Painvin saura décrypter en 1918, repose sur un principe un peu analogue.
6. D. Kahn, pp. 244-250 et 1031.
7. On sait que, dans l’histoire, les maîtres cryptologues sont en général des hommes de
l’ombre : même s’ils sont honorés et bien payés par leurs supérieurs, ils cultivent plutôt
une obscurité qui, souvent, sert l’efficacité de leur action, ainsi Rossignol au service de

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

la fois à sa personnalité expansive et au fait qu’il a mis ses talents à résoudre


différents cryptogrammes historiques. Il osait manifester ses opinions
tranchées (« Abandonner les méthodes de substitution pour celles de
transposition, c’est échanger un cheval borgne contre un cheval aveugle »),
même sur ses confrères, ce qui lui a suscité pas mal d’ennemis. D’origine
catalane, il commença lui aussi par décrypter les messages galants des
journaux et ne manquait pas de régaler ses camarades du mess avec leurs
détails croustillants. Plus sérieusement, il se fit remarquer par hasard en
1890 quand il se fit fort de décrypter les messages chiffrés de l’état-major…
ce qu’il réussit ! Plus tard détaché aux Affaires étrangères, il décrypte et
dépose son témoignage lors du procès des anarchistes de St Étienne, ou de
celui de conjurés monarchistes (un Gronsfeld auquel on ajoutait des nulles),
et du poète nationaliste Déroulède1. Sollicité en 1891 par un confrère qui
écrivait l’histoire du maréchal de Catinat, il parvint, au bout de trois ans,
à décrypter le Grand Chiffre de Louis XIV inventé par le célèbre Rossignol,
dont la clef avait été perdue2. Il s’occupa aussi des chiffres de François Ier,
Henri IV, Mirabeau, Napoléon, etc.
Bazeries était assurément plus doué pour décrypter que pour inventer de
nouveaux procédés : il y rencontra de fait moins de succès, même quand il
inventa le « cylindre de Bazeries » : cet instrument, composé de rondelles portant
des alphabets, que l’on pouvait enfiler dans l’ordre désiré, renouvelait sans le
savoir le cylindre proposé jadis par l’Américain Jefferson (1743-1826). Son
confrère de Viaris parvint à briser le message chiffré grâce à ce cylindre et
l’armée refusa de l’adopter. Piqué au vif, Bazeries voulut y voir seulement le
parti-pris et la vengeance de l’auteur du système actuel, que lui-même pouvait
lire sans la clef3. Le cylindre Bazeries ne manque pourtant pas d’intérêt, et sera
adopté par l’armée américaine en 1922. La substitution monoalphabétique
variable qu’il proposa en 1899 n’eut pas davantage de succès.

Louis XIII puis de Louis XIV. L’ouvrage principal d’É. Bazeries, Les chiffres secrets dévoilés,
Charpentier et Fasquelle, 1901, mêle classification thématique, analyse des procédés et
différents exemples historiques.
1. F. Pratt, Histoire de la cryptographie, pp. 218-235 ; Bazeries, Les chiffres secrets dévoilés,
pp. 108-119.
2. Bazeries s’est probablement laissé emporter par son imagination quand il a cru identifier
le Masque de Fer avec le général Vivien de Bulonde (1624- ?) : le groupe codique 330
qu’il interprétait comme « masque » est dans le Chiffre un hapax dont rien ne garantit la
signification : le prisonnier n’aura le droit de se promener qu’avec 330 : un masque ? ou un
gardien ? ou encore autre chose ?
3. Viaris, L’art de chiffrer et déchiffrer les dépêches secrètes, Gauthier-Villard, 1893, pp. 99-109.

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L’essor de la cryptographie

Telle a donc été l’étonnante floraison de plusieurs grands cryptologues,


dont l’exemple allait marquer leurs émules de la période suivante : Cartier,
Olivari, Givierge, Painvin1.

Cryptographie et littérature

Comme pour la première moitié du siècle, nous nous amuserons à un


nouveau détour par la littérature, à commencer par le romancier populaire Paul
Féval (1816-1887) : dans Les compagnons du silence (1857), une substitution
monoalphabétique simple repose sur une phrase-clef, le premier vers de la
chanson de Fioravente, qui sert précisément de mot d’ordre à la société secrète
des « compagnons du silence » : amici, alliegre andiamo alla pena2.
Dans Monsieur Lecoq d’Émile Gaboriau (1869), le policier Lecoq intercepte
un billet entre un prisonnier et son complice à l’extérieur, et identifie rapidement
le procédé : chaque couple de nombres fait référence à un livre-clef, l’un donnant
la page, l’autre le n° du mot. Mais quel peut être ce livre ? Le seul que le prisonnier
a conservé avec lui : les Chansons de Béranger.
Jules Verne enfin s’est toujours intéressé à la cryptographie3, comme aux
différents jeux de lettres, de mots, logogriphes et autres anagrammes4. Il connaît
Poe, et se tient aussi au courant des livres qui paraissent. Dès 1864, dans Le
voyage au centre de la Terre, un message d’Arne Saknussem a traversé les siècles,
mais il est compliqué et peu vraisemblable5. Dans Les enfants du capitaine Grant
(1865-1867), Jules Verne imagine de donner quatre interprétations successives
au message incomplet d’une bouteille jetée à la mer et retrouvée dans le ventre

1. Ce sont tous des polytechniciens, respectivement des promotions 1882, 1887, 1892, 1905.
2. A. Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie2, pp. 323-326, qui citent le cryptogramme
du roman, et qui donnent une méthode de décryptement ; D. Kahn, p. 773, remarque que
P. Féval a fait erreur en écrivant alliegre là où la langue demanderait allegri.
3. William B. Friedman, « Jules Verne as Cryptographer », Signal Corps Bulletin 108 (1940),
pp. 70-107. On trouvera tous les extraits de Jules Verne relatifs aux messages secrets dans
l’édition du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, Presses Pocket, (pp. 332-371).
4. Joëlle Dusseau, Jules Verne, Perrin, 2005, pp. 356-357 et pp. 460-463.
5. Le message comprend vint-et-un groupes de sept caractères (pour les dix premiers), ou de
six caractères (pour les suivants). Pour retrouver le texte original, il faut prendre d’abord
la 1re lettre de chaque groupe, puis la 2e, la 3e, etc. Mais le texte n’est pas encore lisible, car
il a été écrit à l’envers, non pas d’ensemble comme l’écriture-miroir à la Léonard de Vinci
(il suffirait de regarder dans une glace), mais c’est chaque lettre qui, séparément, est écrite
rétrograde.

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Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle

d’un requin1. Chacun des trois feuillets découverts porte le même message, l’un
en anglais, l’autre en allemand, le troisième en français.
Un cryptogramme est aussi mentionné, plus rapidement, dans Mathias
Sandorf (1885) : une grille de Cardan à trous de 36 cases, un procédé ancien,
mais très peu souple d’emploi, et guère sûr. Il fait ici référence aux grilles de
l’Autrichien Fleissner von Wostrowitz2, et les commentaires qu’il formule sur
les qualités d’un procédé de chiffrement sont visiblement inspirés de la lecture
du traité de Kerckhoffs.
Mais c’est dans La Jangada (1881) que la cryptanalyse joue le rôle le plus
important : il est impératif d’élucider un cryptogramme pour sauver de la
potence le héros, Joam Dacosta. Le juge Jarriquez, persuadé de l’innocence de
l’accusé, s’enferme pour résoudre le problème, essayant « toutes sortes de
combinaisons et de chiffres », selon les bons préceptes d’Edgar Poe. Et c’est
finalement une substitution polyalphabétique avec un Gronsfeld numérique3,
que le juge résout grâce au « mot probable », même si cette expression n’est pas
explicitement prononcée. Cet épisode fut pour l’écrivain l’occasion d’un
étonnement : il avait composé son cryptogramme en le croyant effectivement
à peu près indécryptable. Or le jeune polytechnicien Sommaire lui fit parvenir
la solution en octobre 1881, soit deux mois avant la publication du dénouement
de son livre ! L’écrivain alla se faire expliquer la démarche suivie et en fut très
impressionné.
Du côté anglo-saxon, je mentionnerai Sherlock Holmes, le policier
scientifique créé par Arthur Conan Doyle : à côté de monographies sur les
caractères des machines à écrire, sur les cendres de cigarettes, sur les traces de
pneus, il en a écrit une, nous révèle le Dr Watson, intitulée Secret Writings :
Analysis of 160 Separate Ciphers. Le code des Hommes dansants4 (des silhouettes
de bonshommes grossièrement tracés sur des murs, agitant bras et jambes,
repliés ou non, ou la tête en bas) est pourtant nouveau pour lui : c’est en fait
une substitution simple (un drapeau ajouté à un bonhomme signale la fin de
chaque mot) dont l’astuce réside dans le fait qu’on peut facilement croire à de

1. Tangente no 100 (sept. oct. 2004), p. 9 ; l’édition du Voyage au centre de la Terre de Jules
Verne, Presses Pocket, pp. 339-346 avec les trois documents des Enfants du Capitaine
Grant.
2. Handbuch der Kryptographie, Vienne, 1881.
3. A. Lange et E.-A. Soudart, Traité…, pp. 311-317, qui citent le passage tout au long ;
Didier Müller, Les codes secrets décryptés, City éd., 2007, pp. 241-247 ; I.O. Evans : « Le
cryptogramme de La Jangada », Bulletin de la Société Jules Verne 9, 1969, pp. 10-12.
4. Nouvelle publiée en décembre 1903, reprise dans le recueil Le retour de Sherlock Holmes
(1905). Le code semble lui-même avoir été emprunté à un véritable code utilisé par les
Carbonari contre les Autrichiens.

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L’essor de la cryptographie

simples graffiti enfantins sans signification : le code cryptographique se double


ainsi d’un procédé stéganographique.

En cryptographie tout comme en bien d’autres domaines, le xixe siècle a


connu de profonds bouleversements, qui, de façon indissoluble, touchent à la
fois la technique et les mentalités : le grand public, par la littérature, s’est
familiarisé avec la cryptographie et les messages secrets : après Edgar Poe, Jules
Verne a été, dans ce domaine aussi, un vulgarisateur à succès.
Le xixe siècle se situe ainsi à la charnière entre les systèmes hérités de la
Renaissance, et le monde moderne des machines puis de l’ordinateur. Si les
machines proprement dites (le cylindre de Bazeries) restent encore rudimentaires,
le temps n’est plus loin où les inventeurs, Hebern, Scherbius, Hagelin, créeront
les machines électriques à rotors dont l’Enigma (1923) sera le plus fameux
exemple. Ces progrès se feront à la mesure des progrès de la réflexion, réflexion
à la fois technique et pratique, et le mérite de Kerckhoffs est d’avoir ouvert la
voie en dégageant clairement les nécessités impératives d’une utilisation vraiment
pratique.
Les maîtres de l’école cryptographique française formeront les hommes
de la génération suivante, comme le général François Cartier (1862-1953), et le
général Marcel Givierge (1871-1931). Mais si des connaissances techniques et
linguistiques poussées sont indispensables, il n’est pas inutile, on l’a vu, d’y
ajouter une bonne dose de flair et d’intuition. C’est la réunion de ces deux
qualités qui fera pendant la Grande Guerre le génie du polytechnicien Georges
Painvin (1886-1980) : il réussit à décrypter le code allemand ADFGVX, un
véritable exploit à l’époque où les ordinateurs n’existaient pas…

Michel Debidour

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L’ESSOR DE LA CRYPTOGRAPHIE
MILITAIRE FRANÇAISE DE 1881 À 1914

Alexandre Ollier

D’un point de vue historiographique1, il est important de souligner que le


renseignement a longtemps été un sujet d’étude délaissé en France par les
universitaires, contrairement aux historiens de langue anglaise ; seuls quelques
journalistes s’y intéressaient et publiaient. Néanmoins, depuis plus d’une
vingtaine d’années maintenant, ce constat n’est plus aussi pertinent en raison
de la multiplication des travaux français portant sur le sujet qui sont l’œuvre
de multiples acteurs parmi lesquels des historiens souvent spécialistes des
relations internationales tels que Maurice Vaïsse, Olivier Forcade et Sébastien
Laurent mais aussi le très actif Centre Français de Recherche sur le Renseignement
(CF2R).
Au sein du renseignement, il existe une thématique dont l’étude est restée
longtemps confidentielle en France : il s’agit de l’histoire de la cryptographie.
La cryptographie signifie étymologiquement « art des écritures secrètes ». Un
problème de définition se pose cependant, car jusque dans les années 1920-1930,
le terme de cryptographie avait une vaste acception : il renvoyait au chiffrement
mais aussi au déchiffrement (le terme de décryptement n’est apparu qu’en 1929).
Aujourd’hui on parle plutôt de cryptologie, au sein de laquelle on distingue la
cryptographie (chiffrement) et la cryptanalyse ou décryptement. Pour éviter
tout anachronisme, nous conserverons l’appellation de l’époque.
La cryptographie, véritable outil pour la protection des communications,
est liée à l’histoire de l’Homme depuis l’invention de l’écriture, et son usage
est attesté depuis la plus haute Antiquité. Malgré un développement spectaculaire
tout au long du xxe siècle, elle demeure un sujet d’étude méconnu. La seule

1. Cf. Denécé E. et Arboit G., « Les études sur le Renseignement en France », Rapport de
Recherches no 8, novembre 2009, CF2R ; et Chopin L., Irondelle B. et Malissard A., « Étudier
le Renseignement en France », in Hérodote, no 140, 2011/1, pp. 91-102.

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L’essor de la cryptographie

étude sérieuse en français qui lui soit consacrée est l’ouvrage The Codebreakers
de l’Américain David Kahn1, qui retrace son histoire des origines à nos jours ;
mais l’étendue du sujet ne permet pas à ce travail d’être exhaustif. Il est vrai
que l’historien anglais Christopher Andrew a réalisé une étude novatrice sur
la cryptographie française et le renseignement, mais il s’agissait de la cryptographie
diplomatique2.
Ainsi, l’histoire de la cryptographie militaire française reste peu connue
et de nombreuses interrogations subsistent. Quelques ouvrages de vulgarisation
destinés au grand public ont été édités et l’ARCSI (Association des Réservistes
du Chiffre et de la Sécurité Informatique) publie régulièrement dans son Bulletin3
des articles de qualité, comme ceux du général Ribadeau-Dumas par exemple,
mais les travaux universitaires sont quasiment inexistants4. À mes travaux déjà
anciens s’ajoutent plusieurs articles du CF2R5 ainsi que les recherches engagées
ces dernières années par Agathe Couderc sous la direction d’Oliver Forcade, à
l’Université de Paris IV-Sorbonne.
L’objet de ce texte est donc de présenter et de contextualiser l’affirmation
de la cryptographie militaire française des lendemains de la guerre franco-
prussienne de 1870-1871 à la veille de la Première Guerre mondiale. À peu près
inexistante dans l’armée française à la fin du xixe siècle, la cryptographie connaît
un essor spectaculaire au tournant du siècle, ce qui place la France parmi les
puissances les mieux préparées dans ce domaine lorsque la Première Guerre
mondiale éclate. Une profonde mutation s’est produite en quelques années
faisant de la cryptographie un élément non négligeable du renseignement : il
convient donc de s’interroger sur les conditions de cette mutation, ses acteurs
et leurs ambitions. On peut schématiquement distinguer trois phases dans cette
évolution de la cryptographie en France.

1. Kahn D., The Codebreakers – The Story of Secret Writing, Londres, Weidenfeld and Nicolson,
1966. Une nouvelle édition a été publiée au début des années 1990.
2. Cf. Andrew C., « Déchiffrement et diplomatie : le cabinet noir du Quai d’Orsay sous la
IIIe République », Relations internationales, no 5, 1976, pp. 37-64.
3. Ces articles sont disponibles à l’adresse https://www.arcsi.fr/bulletin.php. Site consulté
en octobre 2020.
4. J’ai volontairement laissé de côté les travaux universitaires scientifiques consacrés à la
cryptographie car ceux-ci se focalisent sur les aspects purement mathématiques.
5. Cf. Arboit G., « L’émergence d’une cryptographie militaire en France », Note historique
no 15, juillet 2008, CF2R.

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

De 1881 à 1894, la cryptographie militaire reste marginale


malgré le renouveau cryptographique en France

Ce sont des conditions bien spécifiques qui ont permis l’émergence d’une
nouvelle cryptographie. Le développement et le succès de la télégraphie électrique
à l’échelle mondiale ont suscité un intérêt grandissant pour la cryptographie.
La télégraphie est un moyen de communication peu discret et les
utilisateurs – public, commerçants, banquiers… – veulent protéger leur
correspondance. Pour répondre à cette exigence de confidentialité, des
dictionnaires chiffrés, qui remplacent les mots et les phrases par des groupes
de chiffres, sont édités mais certains utilisateurs souhaitent des systèmes plus
sûrs et plus secrets. De plus, les gouvernements des grandes puissances
commencent à équiper leurs administrations sensibles (diplomatie…) avec des
systèmes fiables, secrets et conformes aux normes imposées par la télégraphie,
et les grandes puissances se concertent pour adopter une réglementation
internationale1.
Techniquement, la télégraphie est un mode de correspondance qui n’admet
que les chiffres, les lettres et les signes de ponctuation par l’intermédiaire de
l’alphabet Morse, et interdit l’utilisation de symboles graphiques. C’est pourquoi
de nombreuses méthodes de chiffrement deviennent inutilisables et il est
nécessaire d’inventer des systèmes compatibles avec la télégraphie. Toutefois,
cette explication trop générale n’est pas entièrement satisfaisante dans la mesure
où elle ne permet pas de rendre compte de l’évolution française qui se caractérise
par un développement spectaculaire et unique de la cryptographie. On peut
donc parler d’une spécificité française qu’il convient d’analyser à la lueur de
son passé récent.
La défaite de 1871, qui se traduit notamment par l’annexion d’une partie
du territoire (l’Alsace-Lorraine), est un véritable traumatisme pour les Français,
qui nourrissent alors un vif sentiment d’hostilité envers l’Allemagne et
développent un esprit de revanche. De nombreux contemporains ont eu
conscience de la faiblesse de l’armée française au cours du conflit, et notamment
de la défaillance de la sécurité des communications militaires. Toutefois, la
cryptographie joua un rôle essentiel notamment lors du siège de Paris, car elle

1. La télégraphie a fait l’objet de multiples conférences internationales. On peut souligner que


plusieurs articles de la convention de Saint-Pétersbourg (10 au 22 juillet 1875) indiquent
que l’emploi de la correspondance chiffrée pour les communications télégraphiques
internationales est officiellement admis.

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L’essor de la cryptographie

assura la protection des communications entre les assiégés et le reste du territoire


français encore non occupé1.
Dans ce cadre, de nombreux travaux sur la cryptographie sont menés. En
1881, le général Lewal2 publie Tactique des renseignements3 qui appartient à la
série Études de Guerre ; cet ouvrage comporte un chapitre consacré à la
cryptographie. Malgré des connaissances techniques limitées qui lui font écrire
des propos discutables, on y trouve des idées novatrices : définition du chiffre
militaire et des besoins en temps de guerre – plusieurs chiffres pour les différents
échelons de la hiérarchie militaire –, nécessité d’en imposer l’usage systématique
dans l’armée et de former les officiers aux méthodes cryptographiques.
En 1883, un enseignant motivé par des considérations patriotiques,
A. Kerckhoffs publie La cryptographie militaire4. C’est un ouvrage très concis
où l’auteur expose l’essentiel des connaissances en la matière et fournit une
définition très complète du chiffre militaire ; il conteste et nuance les propos
du général Lewal. Par sa clarté, la qualité de ses sources, la valeur des systèmes
de chiffrement qui y sont exposés et la pertinence des analyses de l’auteur, La
cryptographie militaire devient un ouvrage de référence qui est à l’origine d’un
véritable renouveau des études cryptographiques.
En effet, des amateurs civils et militaires inventent de nombreux procédés
de chiffrement et de décryptement en tenant compte des remarques de Kerckhoffs,
et de multiples traités techniques sont publiés. On recense plus d’une vingtaine
de publications entre 1883 et 1914. Tous ces travaux font avancer l’étendue des
connaissances et créent un véritable débat « scientifique », souvent passionnel.
Toute cette effervescence assure une confortable avance à la France et donne
naissance à une définition moderne de la cryptologie où les deux
branches – chiffrement et décryptement – sont finalement définies.
L’intérêt tout neuf porté à la cryptographie met cependant en lumière
l’archaïsme de ces techniques dans l’armée, qui en fait une utilisation restreinte
parce qu’elle se limite à la seule correspondance chiffrée (la cryptanalyse étant
inconnue), qui de surcroît est réservée aux hautes autorités (ministère de la
Guerre, commandants de corps d’armée, etc.). La sécurité des communications
militaires lors de campagnes ou d’opérations ponctuelles n’est donc pas prévue,

1. Cf. Lacombe F., « Les transmissions pendant le siège de Paris 1870-1871 », in Revue
Historique de l’Armée, no 4, novembre 1966, pages 113-133.
2. Cf. Dutailly H., « Un maître oublié, le général Lewal », in Revue Historique des Armées,
no 1, 1982, pp. 16-23. Le dossier personnel du général Lewal est consultable au Service
historique de l’Armée de terre à Vincennes, cote 7Yd 1616.
3. Lewal général J., Études de guerre – Tactique des renseignements, Paris, Baudoin, 1881, 2
volumes.
4. Kerckhoffs A., La cryptographie militaire ou des chiffres usités en temps de guerre, Paris,
Dumains, 1883.

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

et les mesures adoptées dans l’urgence s’avèrent insuffisantes1. Aucun procédé


pour le temps de guerre n’est envisagé. Il n’existe pas non plus, en conséquence,
de spécialistes. La correspondance chiffrée se fait au moyen de dictionnaires,
et l’État-major de l’armée considère que leur emploi ne nécessite aucune formation.
Cette carence se traduit par des erreurs de chiffrement et de manipulation
(chiffrement partiel) qui peuvent compromettre la confidentialité des messages
chiffrés mais aussi des procédés cryptographiques employés. Le cours de service
d’état-major de l’École supérieure de guerre aborde tout de même la question,
mais il s’agit d’une rapide présentation des grands principes de cryptographie.
Ce qui apparaît comme une véritable négligence peut s’expliquer par le
rôle mineur de la télégraphie dans les communications militaires. Les questions
de cryptographie semblent être traitées par la Commission de télégraphie
militaire2 ; il existe donc un lien direct entre la cryptographie et la télégraphie
militaires. Or contrairement à la télégraphie civile, la télégraphie militaire ne
connaît pas de développement important et reste même marginale jusqu’au
début du xxe siècle. Par conséquent, la cryptographie militaire ne subit pas non
plus d’évolution majeure et accuse un sérieux retard par rapport aux progrès
réalisés dans le domaine civil.
Toutefois, certaines personnalités au sein de l’armée permettent de prendre
conscience de ces faiblesses, notamment le commandant Bazeries. Fin 1889-
début 1890, en poste à l’état-major du 11e corps d’armée basé à Nantes, il déclare
que le système cryptographique3 en usage peut être décrypté. Intrigué, le
commandant du 11e corps, le général Fay, le met à l’épreuve. Bazeries décrypte
avec succès les différents messages chiffrés qui lui sont soumis. Cette démonstration
donne lieu à un rapport du général Fay adressé au ministre de la Guerre. Ce
dernier décide de réunir pour la première fois une commission pour adopter
un nouveau système. Celle-ci décide de modifier le procédé déjoué par le
commandant Bazeries pour le rendre plus fiable mais, avant même sa mise en
service officielle, ce dernier récidive et parvient à traduire les cryptogrammes
obtenus avec le nouveau système. La Commission de cryptographie militaire
se réunit de nouveau pour mettre au point un autre procédé plus fiable ; elle
décide la création de deux dictionnaires de chiffrement modèle 1890, type I
pour le temps de paix et type II pour le temps de guerre, ce qui représente une

1. Pour un exemple détaillé, cf. « La sécurité des transmissions du corps expéditionnaire du


Tonkin en 1885 », in Revue des Transmissions, no 87, pp. 9-12.
2. Bulletin Officiel du ministère de la Guerre, 1er semestre 1890, pp. 845-847.
3. Il s’agit du cryptographe modèle 1886. On peut consulter la description et l’analyse de ce
système au Service historique de la Défense (département de l’Armée de terre) à Vincennes
dans les papiers du commandant Paulier, cote 1K 686, carton no 4, note no 3 relative au
décryptement des procédés de transposition.

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L’essor de la cryptographie

véritable innovation car, jusqu’alors, le même système servait indifféremment


en temps de paix et en temps de guerre.
Le rôle du commandant Bazeries ne se limite nullement à ces exploits, car
il propose au ministère de la Guerre plusieurs systèmes de chiffrement qu’il a
élaborés en tenant compte de son expérience de décrypteur mais ceux-ci sont
systématiquement écartés. Sa forte personnalité ainsi que ses relations tendues
avec les membres de la Commission de cryptographie militaire ne sont pas
étrangères à ces refus1 car, dans le même temps, son talent de cryptanalyste est
pleinement reconnu : le ministère des Affaires étrangères va faire appel à lui
pendant plus de trente ans2… Malgré ces progrès, aucune structure permanente
n’est créée avant 1894. En effet, cette année-là, sur ordre du ministre décidé à
étendre l’usage de la correspondance chiffrée, une commission chargée de
rechercher un procédé de chiffrement pour les autorités subalternes est mise
en place.

Entre 1894 et 1912, les questions de cryptographie militaire


prennent une importance croissante

La création de la Commission de cryptographie militaire est une étape


majeure dans l’essor de la cryptographie militaire. Sa fonction est d’établir les
règles et les méthodes relatives à l’organisation et au fonctionnement du service
de la correspondance chiffrée dans l’armée. Ses objectifs restent donc relativement
modestes car les questions de cryptanalyse ne sont même pas évoquées. Par sa
nature même, elle pose en réalité problème : elle ne siège pas en permanence
mais se réunit régulièrement, et ses membres sont des officiers qui assurent
cette fonction en plus de leur service normal. Ils connaissent de grandes
difficultés à concilier les deux activités et cela se traduit par une efficacité réduite
de la Commission. Le personnel est fréquemment renouvelé : neuf mutations
entre 1894 et 1899 pour un effectif moyen de huit personnes.

1. Bazeries commandant E., Les chiffres secrets dévoilés, Paris, Fasquelle, 1901.
2. Bazeries fut mis à la disposition du ministère des Affaires étrangères à deux reprises
pendant son service actif : du 22 août 1891 au 26 octobre 1893, et du 29 septembre 1894
au 26 février 1895. A son départ en retraite, en février 1899, il est recruté par le Quai
d’Orsay pour poursuivre ses travaux de décryptement ; il ne cessa ses activités qu’en 1924.
Il semblerait que le Service du chiffre du ministère possède toujours le bureau sur lequel le
commandant Bazeries effectuait ses décryptements. Son dossier militaire est consultable
au Service historique de la Défense (département de l’Armée de terre) à Vincennes, cote
6Yf 5578.

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

Toutefois, la principale limite est l’absence de volonté politique ferme pour


fournir les crédits et les moyens humains indispensables à la mise en place d’un
organisme permanent et spécialisé. En 1899, la tentative de créer un Bureau
militaire de déchiffrement échoue car le ministre refuse d’allouer les fonds
nécessaires et de s’adresser à ses collègues des Affaires étrangères et des Postes
et Télégraphes pour obtenir la copie de télégrammes chiffrés1. En 1902, la
Commission connaît une situation de crise : elle ne compte plus que quatre
membres dont certains ont des difficultés à assister aux réunions en raison d’un
emploi du temps trop chargé.
Le capitaine Cartier2, secrétaire de la Commission depuis 1900, propose
au nouveau président, le colonel Berthaut, une réorganisation complète de la
Commission. L’idée principale présidant à ce projet consiste à recruter des
élèves parmi les officiers de la garnison de Paris afin de constituer un Bureau
de déchiffrement pour le temps de guerre par le rassemblement d’archives et
la formation d’élèves. Cinq candidats, dont le recrutement s’avère délicat faute
de critères de sélection bien définis, sont retenus en 1903 mais le ministre n’en
accepte que trois qui intègrent la Commission et forment, sous la direction du
capitaine Cartier, le noyau du Bureau de déchiffrement. Cette nouvelle
organisation peut être considérée comme l’acte fondateur de la cryptologie
militaire française. Cependant, c’est un demi-succès car les plus hautes autorités
(ministre de la Guerre, État-major de l’armée) ne prennent pas pleinement
conscience de la valeur de cette nouvelle organisation ; les moyens accordés
s’avèrent insuffisants et le problème des mutations se fait sentir jusqu’en 1914.
De manière générale, les membres de la Commission sont souvent en butte à
l’hostilité de leurs supérieurs qui n’apprécient pas de voir leur personnel mobilisé
par ces activités annexes.
L’emploi de procédés cryptographiques au sein de l’armée se généralise
grâce aux travaux de la Commission. En 1895, un dictionnaire chiffré pour les
autorités du 2e degré ainsi qu’une première note sur le fonctionnement de la
correspondance chiffrée dans l’armée sont rédigés. En 1899, deux dictionnaires
(types I et II) pour les hautes autorités sont réalisés en remplacement des deux

1. Il convient de préciser que l’administration des P.T.T. occupe un rôle clef car elle a
connaissance de toutes les dépêches télégraphiques transitant par son réseau. Malgré les
conventions internationales qui interdisent cette pratique, elle fournit au ministère des
Affaires étrangères, puis au ministère de l’Intérieur, une copie de tous les télégrammes
chiffrés diplomatiques. L’absence d’une source aussi riche explique en partie pourquoi la
cryptanalyse fut longtemps ignorée par la cryptographie militaire.
2. Pour la compréhension du rôle complexe qu’a joué le général Cartier, se référer à l’ouvrage
La cryptographie militaire avant la guerre de 1914 publié en 2002 chez Lavauzelle et issu du
mémoire de maîtrise intitulé La cryptographie militaire française de 1881 à 1914, que j’ai
rédigé sous la direction du professeur J.-P. Bled à la Sorbonne en 1998.

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L’essor de la cryptographie

modèles 1890. En 1904, un nouveau dictionnaire ainsi qu’une notice relative


au fonctionnement du service de la correspondance chiffrée sont publiés. Les
années 1908 à 1912 voient la création de multiples dictionnaires chiffrés pour
répondre aux nombreux besoins, la rédaction d’une nouvelle instruction sur
le fonctionnement de la correspondance chiffrée, et l’invention de systèmes de
chiffrement dits S.D. ou sans dictionnaire.
Mais l’activité de la Commission ne se limite pas aux seules questions de
chiffrement et les premiers travaux de décryptement sont entrepris par les
membres du futur Bureau de déchiffrement. En 1904, le système allemand de
campagne (transposition simple) est reconstitué, et quelques télégrammes
chiffrés datant de la guerre 1870-1871 sont traduits. La principale difficulté
consiste à obtenir des cryptogrammes pour s’entraîner puisque les militaires
n’ont pas accès aux télégrammes diplomatiques chiffrés. Cette difficulté est en
partie palliée grâce au capitaine Cartier, détaché à la Section de Renseignement
depuis octobre 1903, qui commence à constituer les premiers dossiers d’écoute :
les postes de radiotélégraphie français d’Afrique du Nord, ainsi que ceux de la
Marine écoutent les communications radiotélégraphiques en Méditerranée ;
ces interceptions permettent les premières recherches sur les cryptogrammes
et les procédés de chiffrement des marines anglaise, italienne et espagnole. Ces
écoutes constituent la première utilisation conjointe de la télégraphie sans fil
et de la cryptanalyse par l’armée française dans la recherche de renseignements ;
on peut y voir les prémices de la guerre électronique et en particulier du
renseignement d’origine électromagnétique. Il faut cependant éviter tout
anachronisme : l’objectif premier de l’équipe du capitaine Cartier n’était pas
tant l’obtention d’informations précises sur les autres flottes en Méditerranée
à leur insu, que la collecte de cryptogrammes étrangers constituant la « matière
première » indispensable à la formation des cryptanalystes français. Enfin, de
multiples notes techniques sur les systèmes de chiffrement classiques et les
méthodes pour les décrypter sont rédigées ; ces documents représentent en
quelque sorte des manuels, des guides destinés à faciliter les travaux de
cryptanalyse pour le temps de guerre.
Des événements extérieurs accélèrent encore le processus de développement
de la cryptographie militaire. Le problème de la surveillance de la correspondance
télégraphique privée en temps de guerre conduit, à la fin de la décennie 1890,
à une entente entre les principaux ministères (Défense nationale : Guerre,
Marine, Intérieur, PTT et Affaires étrangères). Il est décidé de créer à la
mobilisation un Service de lecture et de contrôle chargé de la censure des
télégrammes. Ce service doit être assisté d’un Comité de déchiffrement composé

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

de représentants de chaque département ministériel1. En 1904, la Commission


de cryptographie militaire propose une collaboration au ministère des Affaires
étrangères notamment pour les questions de cryptanalyse, mais celui-ci décline
la proposition afin de conserver son monopole en matière de cryptographie et
rappelle qu’une telle coopération n’aura lieu qu’en temps de guerre, conformément
à l’accord conclu.
En 1904-1905, des tensions s’installent entre le ministère de l’Intérieur
(service de la Sûreté générale) et le ministère des Affaires étrangères. En effet,
en 1904, la Sûreté générale obtient quelques pages d’un dictionnaire de chiffrement
utilisé par la diplomatie japonaise. Confrontée parfois à des questions de
cryptographie, notamment dans ses enquêtes de contre-espionnage, la Sûreté
générale, n’ayant pas de spécialiste, fait appel aux compétences du commandant
Bazeries qui est chargé de décrypter des télégrammes chiffrés diplomatiques
avec l’aide des précieux documents fournis par un des contacts de la Sûreté.
Toutefois, Bazeries ne parvient pas à traduire les cryptogrammes qu’on lui
présente. Le commissaire Haverna, qui a déjà aidé l’officier dans ses travaux,
demande à reprendre cette étude et réussit à décrypter les textes diplomatiques.
La Sûreté transmet une copie de ses décryptements au ministère des Affaires
étrangères cette initiative couronnée de succès déplaît car le monopole exercé
par le Quai d’Orsay semble désormais remis en cause.
En octobre 1905, la rupture est consommée entre la Sûreté et le ministère
des Affaires étrangères. Rouvier, alors ministre titulaire de ce portefeuille et
président du Conseil, ordonne à la Sûreté de communiquer dans le plus grand
secret tous les télégrammes diplomatiques japonais décryptés au chef de la
police secrète russe à Paris, qui réexpédie ces dépêches à Saint-Pétersbourg par
le télégraphe. Les télégrammes russes sont à leur tour interceptés et déchiffrés
par le service de décryptement du Quai d’Orsay ; ce dernier en déduit que ces
indiscrétions proviennent de la Sûreté et met un terme à tout contact. En fait,
le ministère des Affaires étrangères ignore l’ordre confidentiel de son ministre.
Son geste est un acte de remerciement envers les Russes qui lui ont fourni un
télégramme allemand – décrypté par leur service cryptographique – relatif à
la question du Maroc, qui fait l’objet de négociations secrètes que le Quai d’Orsay
mène avec l’Allemagne2.

1. L’instruction interministérielle du 24 février 1906 en précise l’organisation et le


fonctionnement. On peut en consulter un exemplaire dans les archives du Service
historique de la Défense (département de l’Armée de terre) à Vincennes, carton 16N 1483.
2. Cf. Andrew C., op. cit., pp. 37-64. Soulignons une erreur de date : l’auteur écrit que la
Section du chiffre du ministère de la Guerre est créée en 1909 alors qu’elle est constituée en
1912.

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L’essor de la cryptographie

Haverna continue ses études de cryptanalyse à la Sûreté à l’aide de deux


collaborateurs et, en 1907, il est nommé à la direction du service cryptographique
qui est créé1. Cette même année, il travaille sur des dépêches chiffrées échangées
entre les agents de la police secrète russe et Saint-Pétersbourg mais, ignorant
le russe, il recherche un traducteur de confiance. Le directeur de la Sûreté
s’adresse alors à l’état-major du Gouverneur militaire de Paris qui lui propose
le capitaine Givierge2. Dès mai 1907, ce dernier participe aux travaux de
décryptement de la Sûreté générale comme traducteur, puis rapidement comme
cryptanalyste ; c’est le début d’une très longue collaboration qui se révélera très
fructueuse pour la cryptographie militaire française.
La Commission de cryptographie militaire évoque de nouveau la constitution
d’une Commission interministérielle de cryptographie en 1908. Le projet établi
par le capitaine Cartier met en avant l’intérêt d’une collaboration pour le temps
de guerre, notamment pour la préparation des travaux du Comité de déchiffrement
adjoint au Service de lecture et de contrôle : utilité technique (échanges de
conseils et d’informations) et économique (achats communs de livres techniques
et de dictionnaires de chiffrement pour constituer des archives), mais respect
de la confidentialité des travaux cryptographiques de chacun. C’est donc une
collaboration limitée qui est proposée. Les principaux départements ministériels
acceptent, à l’exception du ministère des Affaires étrangères, toujours hostile
à une coopération dès le temps de paix, et, en janvier 1909, la Commission
interministérielle de cryptographie est officiellement instituée par décret du
président de la République. C’est toutefois un acte purement symbolique dans
la mesure où la première réunion de cette Commission ne se tient qu’en mai
1912. Entre 1912 et 1914, les principaux objectifs sont tout de même atteints :
recrutement et formation des membres du Comité de déchiffrement pour le
temps de guerre et constitution d’archives.

1. Le commissaire Haverna a laissé une note datée de 1917 sur l’organisation et le


fonctionnement du service cryptographique de la Sûreté générale. On peut la consulter
aux Archives Nationales à Paris, carton F7 14605. Deux remarques s’imposent à propos de
ce document. Son titre s’avère trompeur car il fait référence au service photographique de
la Sûreté générale qui est un titre officiel pour cacher les activités officieuses de ce service.
De plus, l’auteur commet quelques erreurs factuelles.
2. Pour la compréhension du rôle complexe qu’a joué le général Givierge, se référer à l’ouvrage
La cryptographie militaire avant la guerre de 1914 publié en 2002 chez Lavauzelle et issu du
mémoire de maîtrise intitulé La cryptographie militaire française de 1881 à 1914, que j’ai
rédigé sous la direction du professeur J.P. Bled à la Sorbonne en 1998. On peut également
préciser que le général Givierge a laissé de nombreuses archives sur la cryptologie militaire
française qui sont une source unique et très précieuse pour l’historien.

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

Entre 1912 et 1914 est mise en place une organisation


rationnelle et centralisée : la Section du chiffre

La création en juillet 1912 de la Section du chiffre au ministère de la Guerre


marque une étape décisive dans l’essor de la cryptographie militaire française.
Cet événement n’est nullement l’application d’une décision planifiée mais résulte
d’un concours de circonstances favorables ainsi que des efforts déployés par le
capitaine Givierge et le commandant Cartier.
Le 14 janvier 1912, un nouveau gouvernement se met en place sous la
direction de Poincaré ; Millerand devient ministre de la Guerre. Dès le 23 janvier,
le capitaine Givierge est affecté à l’état-major particulier du nouveau ministre
et intègre ainsi son entourage proche. À la demande d’Haverna, il se met en
rapport avec le commandant Cartier pour relancer l’activité de la Commission
interministérielle de cryptographie, ce qui aboutit à la première réunion, le
14 mai 1912. En cette occasion, les deux officiers évoquent la question de la
constitution d’un service du chiffre au ministère de la Guerre. La réalisation
de ce projet auquel le commandant Cartier a rendu l’état-major de l’armée
favorable semble acquise.
L’importance des liaisons radiotélégraphiques franco-russes en est un
élément déterminant. En 1906, il est décidé de créer une liaison directe entre
les états-majors des armées française et russe pour le temps de guerre dans le
cadre de l’alliance franco-russe. Deux liaisons radiotélégraphiques doivent être
établies entre les deux pays alliés, et après de multiples incidents et retards, les
premières communications sont réalisées en août 1910 ; le réseau est ensuite
renforcé, et en juin 1914, on compte trois lignes opérationnelles, plus une de
secours. La question de la sécurité se pose de manière aiguë dans la mesure où
l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie séparent les deux alliés ; il est impératif de
chiffrer les communications pour assurer leur confidentialité. Une série de
protocoles est signée entre les deux alliés. Le sixième protocole signé en mai
1911 prévoit la création à Paris et à Saint-Pétersbourg d’un Bureau central de
T.S.F. chargé d’assurer l’expédition et la remise au destinataire des
radiotélégrammes échangés. En novembre 1911, la direction du Bureau central
de T.S.F. à Paris est confié au sous-chef du cabinet du ministre auquel est adjoint
le commandant Cartier.
À la suite de cette création, l’État-major de l’armée, sous l’action du
commandant Cartier, propose au ministre la constitution d’un Bureau du chiffre
au cabinet du ministre dès la mobilisation, en raison de l’importance de la
correspondance par T.S.F. franco-russe à prévoir. Cette proposition est approuvée
par Millerand dès son arrivée en janvier 1912. Le commandant Cartier avait

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L’essor de la cryptographie

souligné la nécessité de créer un service du chiffre dès le temps de paix mais


sa demande avait été refusée.
Le capitaine Givierge profite du fait d’être dans l’entourage du ministre
pour s’entretenir avec lui de la question de la cryptographie militaire. Il évoque
le service cryptographique des Affaires étrangères et celui de la Sûreté générale
avec lequel il collabore étroitement. Il regrette l’inexistence d’un tel service au
ministère de la Guerre, et insiste sur le fait que les opérations de chiffrement
de la correspondance du ministère ne devraient pas être réalisées par des officiers
qui n’ont aucune formation. Millerand lui confie la charge d’étudier la création
d’une section permanente du chiffre. Le capitaine Givierge rédige avec le
commandant Cartier un projet qui est soumis au ministre le 20 juillet 1912 ; le
22 juillet, Millerand ordonne la constitution de la Section du chiffre du ministère
de la Guerre qui fonctionne dès le 1er septembre.
La Section du chiffre est directement rattachée au cabinet du ministre et
se compose de trois personnes : le commandant Cartier, qui en est le chef, le
capitaine Givierge, son adjoint, et un administrateur civil. Il est prévu un renfort
de trois personnes en temps de guerre. Les fonctions de la Section sont multiples.
Elle s’occupe du chiffrement et du déchiffrement de la correspondance du
ministre. Elle élabore, gère et distribue les dictionnaires de chiffrement et traite
toutes les questions relatives à l’organisation et au fonctionnement du service
de la correspondance chiffrée dans l’armée. Elle prépare les archives pour le
Bureau militaire de déchiffrement et pour le Comité interministériel de
déchiffrement. Enfin, elle reçoit les compétences et les tâches du Bureau central
de T.S.F. qui lui est rattaché. C’est une première marque de reconnaissance
pour la cryptographie militaire française même si elle reste modeste.
Certaines attributions de la Section du chiffre sont identiques à celles de
la Commission de cryptographie militaire et l’on peut s’interroger sur les
rapports que vont entretenir ces deux organismes. Il faut souligner ici l’approche
très pragmatique du capitaine Givierge qui permet d’éviter tout conflit de
compétences : en proposant le commandant Cartier à la direction de la Section
du chiffre, il a établi un lien direct et étroit entre les deux structures puisque
le commandant Cartier est également secrétaire de la Commission de
cryptographie militaire. Dans la pratique, la Section du chiffre éclipse cette
dernière dont l’activité se ralentit pour la plus grande joie des membres surchargés
de travail. On assiste ainsi à la centralisation des questions de cryptographie
sous l’égide d’un organisme spécialisé, mais il faut attendre le 12 janvier 1914
pour que cette centralisation soit officiellement reconnue, avec le rattachement
de la Commission de cryptographie militaire et du Bureau militaire de

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L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914

déchiffrement à la Section du chiffre, qui est chargée d’assurer le recrutement


et l’instruction du personnel.

Entre 1881 et 1914, la cryptographie militaire française connaît un essor


décisif et une modernisation sans précédent. Elle bénéficie des progrès techniques ;
l’usage de la correspondance chiffrée au sein de l’armée se généralise et se
perfectionne ; des premiers travaux de décryptement sont effectués et la
radiotélégraphie lui est associée pour la recherche de renseignements. Une
organisation centralisée et rationnelle consacre sa reconnaissance officielle.
Cette évolution est l’œuvre de quelques pionniers convaincus du rôle majeur
que la cryptographie va être amenée à jouer dans l’avenir. La guerre va leur
donner raison, et grâce à leurs efforts, la France dispose d’une avance non
négligeable sur ses adversaires. Toutefois, malgré leur préparation, les Français
ne découvrent véritablement le potentiel exceptionnel de la cryptographie qu’au
cours du conflit. Sa spécificité assure le triomphe de la radiotélégraphie comme
moyen de communication sur le front. En effet, grâce aux postes d’écoute, il
est possible d’entendre toutes les transmissions radiotélégraphiques à la condition
de pouvoir les décrypter. Dans ce cadre, les belligérants se sont livrés à une
véritable compétition marquée par la surenchère pour protéger leurs
communications tout en interceptant celles de leurs adversaires. En un sens,
on peut dire que la cryptologie moderne est née sur les champs de bataille de
la Première Guerre mondiale.

Alexandre Ollier

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ESPIONNAGE ET CRYPTOGRAPHIE
DANS L’AFFAIRE DREYFUS

Michel Debidour

L’Affaire Dreyfus a marqué la France et l’a profondément divisée entre 1894


et 1906 – et tout particulièrement entre 1896 et 1899 –, ébranlant une République
encore récente. On a écrit des volumes entiers sur les différents aspects de
l’Affaire et surtout sur ses implications sociales et politiques, notamment à
propos de l’antisémitisme, tellement répandu à l’époque1. Nous ne nous risquerons
pas de ce terrain largement défriché et nous nous contenterons, sans prétendre
apporter de vraies révélations, de considérer l’Affaire sous l’angle propre à ce
livre : l’espionnage et le renseignement, leurs méthodes, souvent complexes ou
tortueuses, voire criminelles, et leurs rivalités externes ou internes, ainsi que
le rôle des messages secrets ou codés.
Car il ne faut jamais l’oublier : avant d’être un ébranlement politique et
social, voire une crise des mentalités, l’Affaire Dreyfus a d’abord été une affaire
d’espionnage, je ne dirai pas banale, mais du moins caractéristique des pratiques
des différentes puissances européennes au cours des années 1890, ainsi que des
préoccupations de leurs populations.

1. Nous sommes aujourd’hui sûrs de l’innocence du capitaine Dreyfus, un patriote qui ne


s’est jamais livré à aucune activité d’espionnage. Cependant l’Affaire en elle-même recèle
encore, dans le détail, quelques incertitudes. Parmi une bibliographie pléthorique, je
citerai seulement trois ouvrages : Marcel Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, Fayard, 1961
(le premier qui travailla sérieusement sur les archives disponibles) ; Jean-Denis Bredin,
L’Affaire, Fayard/Julliard, 1983 ; Philippe Oriol, L’histoire de l’Affaire Dreyfus, 2 vol., Les
Belles Lettres, 2014, une somme remarquable notamment par ses index très pratiques et
par son étude critique de l’abondante production historique postérieure à l’affaire.

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L’essor de la cryptographie

Le contre-espionnage français dans les années 1890

Reportons-nous à la situation de la France à cette époque : le traumatisme


de la guerre de 1870, souligné par la perte de l’Alsace et d’une partie de la
Lorraine, est présent dans tous les esprits. Aux yeux de l’opinion, c’est l’empereur
Napoléon III et ses généraux incapables qui ont perdu cette guerre ; l’armée,
elle, s’est défendue glorieusement et son prestige social demeure intact. Il s’agit
donc de se préparer pour le jour futur de la Revanche et non d’attaquer
inconsidérément. Derrière l’éclat des uniformes, les acclamations de la foule
lors des défilés, qui ne sont que les aspects visibles de l’armée, celle-ci ne néglige
ni les aspects techniques (la rénovation des fortifications frontalières dans le
système Séré de Rivière et les progrès de l’artillerie1), ni la guerre de l’ombre.
Nous avons vu dans un article précédent que la défaite et l’humiliation ont
rendu les Français ingénieux et que la floraison de « l’école cryptographique
française » donnera à notre pays une longueur d’avance durant la Grande
Guerre.
À une époque où la diplomatie française reste longtemps isolée en Europe
jusqu’à la conclusion de l’alliance franco-russe en 1892, l’armée doit se préparer :
prévenir et surveiller pour ne pas se laisser surprendre ; telle est, de tout temps,
une des raisons d’être de l’espionnage. Nous n’évoquerons pas ici les espions
et les attachés militaires que le gouvernement français entretient dans les
capitales et les territoires étrangers, mais seulement la lutte contre l’ennemi
intérieur : la population française vit dans l’espionnite, cette peur exacerbée
d’une intrusion clandestine et malveillante des étrangers. Persuadés, sans doute
à l’excès, que la défaite de 1870 a été due à l’action occulte des agents prussiens,
les Français vivent à l’époque dans la crainte permanente des espions allemands.
La lecture des romans populaires français de cette période2 est à cet égard très
révélatrice, non pas, bien entendu, sur la réalité de l’espionnage allemand, mais
sur l’état d’esprit patriotique en France, et sur les fantasmes qui peuplent
l’inconscient collectif face au danger de trahison. En outre, la peur de l’espion
est renforcée par la situation ambiguë des Alsaciens : si leurs sentiments
francophiles sont majoritairement affirmés, leur dialecte germanique et leur

1. Nous retrouverons ces deux éléments qui jouent un rôle (les plans de fortifications) ou qui
sont invoqués (le canon de 75) à propos des péripéties de l’Affaire Dreyfus.
2. Par exemple dans les œuvres d’Émile Richebourg (1833-1898 : La grand’mère, 1890 : les
Français ont accueilli le méchant Paolo, alias Verboise, qui les trahit pour les Prussiens en
1870) ; de Jules Mary (1851-1922 : La fiancée de Lorraine, 1903-1904 : Charlot, adolescent
héroïque, meurt pour avoir refusé de trahir) ; plus tard d’Arthur Bernède (1871-1937 :
Cœur de Française, 1912 : une intrigue d’espionnage autour de l’invention encore récente
de l’aéroplane).

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

accent marqué suscitent la méfiance. Certes beaucoup d’Alsaciens ont en 1871


« opté » pour la France par patriotisme, comme le traité de Francfort leur en
laissait la possibilité ; mais qui sait si, sur le nombre de ces nouveaux arrivants,
il n’y aurait pas des espions tirant parti de leur situation, pouvant tout à la fois
expliquer leur accent et exciter la sympathie ? Autant que l’antisémitisme,
tellement répandu à l’époque, et notamment dans l’armée1, cette place des
Alsaciens est à ne pas oublier quand on évoque l’Affaire : Alfred Dreyfus était
un Alsacien et son frère aîné Jacques était resté en Alsace, donc en Allemagne,
pour faire tourner la filature familiale.
L’espionnage, c’est donc d’abord en France l’action du contre-espionnage
qui s’efforce, sur le sol français, de protéger nos intérêts et de démasquer les
espions étrangers et les traîtres qui les servent. Le service de contre-espionnage,
pudiquement dénommé « Section de statistique » avait été organisé en 18722.
Chacun sait que l’espionnage, ce métier de l’ombre, malgré son utilité essentielle,
est souvent méprisé dans une certaine vision idéalisée de la guerre : nous allons
en voir un exemple dans un instant. À la tête de la Section de statistique se
trouvait depuis 1887 le colonel Jean Sandherr (1846-1897), un Alsacien lui aussi3,
et antisémite4, qui avait su organiser solidement les services et développé
l’intoxication de l’ennemi en lui faisant à l’occasion transmettre par des agents
doubles des renseignements incomplets ou controuvés, un trafic à partir duquel
la Section pouvait même alimenter sa propre caisse noire…
Les officiers de la Section étaient en eux-mêmes peu nombreux, mais ils
étaient fiers de leur influence et vivaient un peu à l’écart de leurs collègues des
autres bureaux, qu’ils ne se privaient pas d’espionner même à l’occasion…
Sandherr avait su recruter, à travers la France et même l’Europe, tout un réseau
d’agents et d’informateurs, qui se chargeaient de lui faire parvenir notes et
documents éventuels. Leurs moyens d’action étaient variés, et des plus classiques :
surveillance, filature, soustraction de documents.
Sandherr avait pour adjoint le commandant Hubert Henry (1846-1898),
un brillant officier sorti du rang dont la personnalité détonnait un peu au milieu
d’un corps d’officiers encore très « traditionnels » : brave et discipliné, Henry
manquait de culture et ignorait les langues étrangères, mais il avait un talent

1. Souvenons-nous que le colonel Picquart, celui-là même qui contribua à faire éclater
l’innocence de Dreyfus, ne cachait pas son antisémitisme…
2. Sur l’organisation du contre-espionnage français en 1894, v. M. Thomas, L’affaire sans
Dreyfus, pp. 59-79.
3. À cause de la situation internationale, leur bonne connaissance de l’allemand, autant que
leur patriotisme, expliquent la présence de nombreux Alsaciens dans ce service : Picquart,
qui joue ensuite un rôle important dans l’Affaire, est également un Alsacien.
4. On connaît le mot terrible qui lui a échappé quand les soupçons se sont portés sur Dreyfus :
« J’aurais dû m’en douter ! » Quel aveu d’un parti-pris hélas répandu !

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L’essor de la cryptographie

certain de policier, et par son tempérament populaire il était sans doute mieux
à même que d’autres d’inspirer confiance aux personnalités douteuses ou
dévoyées de certains de ses informateurs. Quand Picquart prit la direction de
la Section en 1895, il s’efforça de remettre de l’ordre dans le service, ce qui
n’améliora pas ses relations déjà difficiles avec le commandant Henry.
Le contre-espionnage n’était donc pas inactif, et c’est ce qui explique
certaines des zones d’ombre qui ont longtemps entouré l’Affaire : indépendamment
des mensonges et des entêtements dont elle fit indéniablement preuve, l’Armée
était dans l’impossibilité de dévoiler au grand jour toutes les activités de ses
services, sauf à les désorganiser tout en brûlant les meilleurs de nos agents.
Mais de telles réticences, même compréhensibles, ne pouvaient que contribuer
à répandre au sein de la population différentes rumeurs sur de prétendues pièces
compromettantes, pièces d’autant plus mystérieuses que personne, et pour
cause, ne les avait jamais vues : on était prêt à accorder créance à toutes sortes
de légendes, comme cette prétendue lettre annotée par le kaiser Guillaume II
lui-même, lettre dont l’importance internationale capitale pouvait, si on la
révélait, déclencher la guerre du jour au lendemain !
C’est dans un tel état d’esprit que l’affaire d’espionnage originelle fut révélée.

Diplomatie et espionnage : les attachés militaires

Parmi les agents de Sandherr, l’Alsacien Brücker était spécialement chargé


de surveiller le personnel diplomatique étranger en poste à Paris. En effet le
contre-espionnage avait tout particulièrement à l’œil les attachés militaires
étrangers : leur position, à la fois professionnelle et diplomatique, en faisait des
sortes d’agents de renseignement officiels et pouvait les placer au centre de bien
des intrigues. La courtoisie diplomatique obligeait à les inviter à assister aux
grandes manœuvres, où il s’agissait de les impressionner sans toutefois leur
révéler de vrais secrets1… Au début des années 1890, plusieurs affaires avaient
mis en cause des attachés militaires étrangers qu’on avait surpris à rencontrer,
voire à soudoyer, soldats et fonctionnaires, ce qui avait provoqué leur rappel
par leur gouvernement et des excuses auprès des autorités françaises ; tandis
que, de notre côté, les Français coupables étaient lourdement condamnés. Réunis
par leurs préoccupations, et quelquefois rapprochés par des sympathies nationales
ou des affinités personnelles, les attachés militaires partageaient entre eux, à

1. Il existait même un service officiel destiné à recevoir les attachés militaires étrangers et à
répondre à leurs requêtes – lorsqu’elles ne revêtaient pas un caractère secret.

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

l’occasion, leurs informations et formaient une petite société, diplomatique et


mondaine, en contact fréquent.
Dans notre Affaire, nous allons rencontrer trois de ces attachés : l’Allemand
Schwartzkoppen, l’Italien Panizzardi1 et l’Espagnol Val Carlos2. Commençons
par ce dernier : grand d’Espagne et beau parleur, marié à une Française et très
francophile, il émargeait à la Section de statistique, qu’il renseignait sur ses
collègues, voire sur ses propres compatriotes3. Guénée, un policier retraité qui
appartenait à la Section, en tira la matière de deux longs rapports remis à ses
chefs à la fin mars 1894, rapports qu’il ressortit à l’automne suivant pour les
falsifier en les complétant, attribuant à Val Carlos une allusion vague à un « loup
dans la bergerie » qui aurait renseigné l’attaché allemand.
Maximilien von Schwartzkoppen (1850-1917) va être, lui, un personnage
central de l’Affaire. En tant qu’attaché militaire, il est normalement subordonné
à l’ambassadeur d’Allemagne en titre, qui est le comte de Münster, en poste à
Paris de 1885 à 1900. En loyal gentilhomme prussien de la vieille école, ce
dernier avait fait promettre à son nouveau subordonné de renoncer à toute
activité d’espionnage du genre de celles auxquelles s’était livré son prédécesseur,
à l’indignation de son supérieur. Pourtant, se sentant couvert par les responsables
de la Wilhelmstraße (le Quai d’Orsay allemand) et par son chef d’état-major
général, Schwartzkoppen n’en avait pas moins poursuivi ses activités parallèles
et illégales qui lui paraissaient inséparables de ses fonctions officielles4.
C’est ainsi que Schwartzkoppen se fit remettre en avril 1894 par « ce canaille
de D… » des « plans directeurs » au 1/10 000e dressés par le Service géographique
de l’Armée, qui donnaient l’emplacement des fortifications frontalières. L’attaché
allemand communiquait ensuite ces plans à Panizzardi, l’attaché italien. La
Section mena l’enquête : qui pouvait être ce D… ? On pensa d’abord à un nommé
Dubois, mais après la découverte du bordereau on préféra s’orienter plutôt vers
Dreyfus, et ce soupçon joua un rôle notable, puisque la lettre en question fut
incluse, à titre de « preuve », dans le « dossier secret » qui, contre toute légalité,
fut communiqué aux membres du Conseil de Guerre pendant leur délibéré afin
de mieux accabler Dreyfus.

1. On se souviendra qu’à cette époque le jeune royaume d’Italie, par ailleurs en rivalité
coloniale avec la France à propos de la Tunisie, se rapproche plutôt de l’Autriche-Hongrie
(malgré la question du Trentin) et par là de l’Allemagne. C’est en mai 1915 seulement que
l’Italie rejoindra le camp des Alliés.
2. Voir André Ehrhardt, Henry et Valcarlos, Klincksieck, 1977.
3. Pour nier cette participation plutôt gênante, l’État-major alla jusqu’à maquiller en 1897 la
comptabilité des fonds secrets, afin de faire disparaître jusqu’à la mention de son nom !
4. Telle était l’opinion de Guillaume II lui-même : en marge d’un rapport où le comte de
Münster se plaignait d’avoir été compromis par son subordonné, Sa Majesté annota
rageusement : « Tonnerre ! Alors, à quoi bon mes attachés militaires ? »

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L’essor de la cryptographie

Parmi les informateurs réguliers de la Section figurait Mme Bastian, née


Marie Caudron, rémunérée sous le nom d’Auguste. Elle était employée comme
femme de ménage à l’ambassade d’Allemagne et ramassait chaque jour le
contenu des corbeilles à papier : elle rassemblait sans les lire tous ces papiers
froissés ou déchirés – notes rédigées, brouillons, correspondances galantes,
etc. – et glissait le tout dans un cornet qu’elle remettait une fois par mois au
commandant Henry, à l’occasion d’un rendez-vous discret à l’intérieur d’une
église comme Sainte-Clotilde ; tel était le canal d’information que le jargon
cryptique de la Section appelait « la voie ordinaire ». Apparemment
insoupçonnable1, Mme Bastian put continuer son manège de 1889 à 1897 sans
susciter la moindre méfiance de la part de ses employeurs allemands. À l’arrivée
des documents froissés et déchirés, le service faisait le tri, recollait, classait.
C’est par ce moyen que le commandant Henry découvrit en septembre 1894
une feuille déchirée en six morceaux et jetée par Schwartzkoppen, le fameux
« bordereau ». Dans cette feuille, un officier français énumérait pour son
correspondant allemand différents documents et notes, d’un intérêt variable,
qu’il se proposait de lui communiquer. Il est particulièrement étonnant que
l’attaché ait commis l’imprudence impardonnable de jeter sans la détruire
davantage une pièce aussi compromettante2. Les préjugés aidant les coïncidences,
certains ont très vite voulu reconnaître dans ce texte l’écriture du capitaine
Alfred Dreyfus, qui, trois mois plus tard, fut condamné pour trahison à l’issue
d’un Conseil de Guerre inique3. Remarquons que ni l’auteur du bordereau, ni
apparemment Schwartzkoppen ne recourent à un quelconque langage chiffré.
Schwartzkoppen et Panizzardi avaient très vite sympathisé et échangeaient
des billets très fréquents, professionnels ou amoureux, qu’ils signaient de leurs
prénoms, volontiers en les féminisant : Maximilienne et Alexandrine4. « Ils sont
aussi solidaires dans l’espionnage que dans le plaisir5. » Ce qui n’empêchait pas

1. Elle faisait la sotte et se prétendait illettrée. Lorsque Guillaume II apprit en 1899 que ses
hommes avaient été bernés des années durant par une femme de ménage, il entra en fureur
contre de telles légèretés incompréhensibles.
2. Schwartzkoppen, mis en cause de ce fait par la suite, a toujours nié avoir jeté le bordereau.
Ce déni, qui a incliné certains à échafauder d’autres hypothèses bien compliquées, n’a pas
convaincu la majorité des historiens.
3. Contre toute justice et contre les droits de la défense, un dossier secret fut présenté aux
juges militaires pendant leur délibéré : cette iniquité initiale, les juges l’acceptèrent à cause
de la raison d’État et déjà « pour l’honneur de l’Armée », mais aussi, très probablement, par
ignorance des règles fondamentales du droit.
4. À l’occasion ils échangeaient entre eux leurs prénoms, Schwarzkoppen signant Alexandrine
et Panizzardi Maximilienne, ce qui complique parfois l’identification des billets et leur
interprétation.
5. J.-D. Bredin, L’Affaire, p. 74, qui cite plusieurs de ces étonnants billets.

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

Schwartzkoppen d’avoir par ailleurs bien des maîtresses, dont la Section recueillit
précieusement dans la corbeille plus de cent billets.…
Pour pouvoir rembourser des dettes importantes, le commandant Ferdinand
Walsin-Esterhazy (1847-1923) alla spontanément offrir ses services à
Schwartzkoppen dès le 20 juillet 1894. Ensuite, il proposa les renseignements
qui sont énumérés dans le fameux bordereau et poursuivra sa « collaboration1 ».
Quand il apprit le trafic de faux documents dont la Section de statistique
abreuvait les renseignements allemands, Esterhazy sauta sur l’occasion de se
dédouaner à bon compte, en prétendant que certes il avait bien écrit le bordereau,
mais « sous la dictée de ses chefs » : il aurait été précisément chargé par Sandherr
d’intoxiquer l’attaché militaire allemand. Cette histoire invraisemblable est
sans fondement2, et un stratagème aussi subtil convenait mal pour un personnage
dévoyé comme lui. Pendant le procès de Rennes en 1899, ce triste individu prit
la fuite pour se réfugier définitivement en Angleterre, où il mourut en 1923.

Du télégramme Panizzardi aux lettres de Guyane

Le dossier des pièces détenues contre Dreyfus paraissant insuffisant3, la


Section de statistique tenta d’obtenir un indice tangible de sa culpabilité en
faisant réagir Alessandro Panizzardi, l’attaché militaire italien : on voulait une
preuve directe de sa complicité d’espionnage avec le capitaine Dreyfus.
Dans la nuit du 1er au 2 novembre 1894, Panizzardi envoie en effet à Rome,
à ses supérieurs, un message crypté, aussitôt intercepté par les Postes qui en
remettent copie aux services de Sandherr : le texte chiffré était le suivant :

913 44 7836 527 3 88 706 6458 71 18 0288 5715


3716 7567 7943 2107 0018 7606 4891 6165.

Il fallait décrypter ce texte, or un texte bref, on le sait, n’est jamais facile à


élucider. Sur sa signification, des traductions différentes vont se succéder, voire

1. Voir le « petit bleu », une carte-télégramme adressée à Esterhazy par Schwartzkoppen et


interceptée par la voie ordinaire en mars 1896. Mais pourquoi, au lieu d’être envoyée, cette
carte a-t-elle été déchirée en une trentaine de morceaux ? En tout cas, ce fut le petit bleu
qui, par la suscription du destinataire, orienta Picquart vers le commandant Esterhazy.
2. Esterhazy développe à satiété ce thème à l’automne 1898, soit après la mort de Sandherr
puis d’Henry, les deux seules personnes qui auraient pu le contredire…
3. Y figurait notamment la lettre incriminant « ce canaille de D… » : il fallait à tout prix une
pièce plus probante pour confirmer de façon indubitable que ce D… ne pouvait être un
autre que Dreyfus…

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L’essor de la cryptographie

s’affronter. En réalité les gens du Quai d’Orsay étaient les seuls spécialistes du
décryptement et leur version définitive va innocenter Dreyfus, tandis qu’une
première version, antérieure et provisoire, semblait confirmer la collusion entre
Panizzardi et notre capitaine : ce fut celle-là qui fut préférée par l’État-major,
qui la versa au « dossier secret1 ». Voyons comment cet imbroglio s’est déroulé.
Quel était le chiffre employé ? le code commercial Baravelli. Chaque nation
européenne disposait à cette époque d’un ou de plusieurs codes commerciaux2,
qui se trouvaient en général en vente libre : le Brachet ou le Sittler en français,
le Niethe en allemand, la Baravelli en italien, le Slater en anglais, etc3. Leur
principe était en général identique, mais adapté selon les mots et les idiotismes
propres à chaque langue : le code énumérait 10 000 nombres de 4 chiffres,
répartis en 100 pages portant chacune les mots numérotés de 00 à 99. Chaque
ligne codique correspondait à un mot, un nom, un verbe, une notion, ou une
syllabe, une lettre, etc.
À titre d’exemple, voici quelques extraits de l’une des pages4 :

01 Razionale 15 Realtà, Realmente 23 Recidivo


02 Razza 16 Relazione 25 Recipiente
05 Il Re 18 Recalcitra-re 26 Reciprocità
07 Reagi-re 19 Recapito 29 Recita-re
09 Realista, Reale 21 Recede-re, Receduto 30 Reclama-re
10 Realizza-re 22 Recente 35 Redattore

Les codes étant publics, le secret devait être renforcé par les trois moyens
suivants :
— la pagination était laissée en blanc, et au lieu de commencer la numérotation
à la première page, les correspondants s’entendaient pour commencer à
telle page choisie au hasard, les autres continuant à la suite ;
1. Sur le décryptement de la dépêche Panizzardi, voir Fletcher Pratt, Histoire de la cryptographie,
Payot, 1940, pp. 201-207 ; Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. du
Rocher, 1972, pp. 123-134 ; David Kahn, The Codebreakers, 1996, pp. 254-262.
2. On les appelait ainsi parce qu’ils servaient essentiellement entre les industriels et les
voyageurs de commerce, qui avaient besoin d’une sécurité, au moins relative, pour se
protéger de leurs concurrents.
3. Ce type de chiffrement, désigné sous le nom de dictionnaire, de code, ou de nomenclateur,
est bien connu et utilisé depuis le xviie siècle. Tel était le type du « Grand Chiffre » de
Louis XIV, que le célèbre cryptologue Étienne Bazeries (voir mon autre article dans ce
même volume) parvint à décrypter précisément dans ces années-là. Si le code est ordonné,
les numéros se suivent dans l’ordre alphabétique des mots et un seul volume est suffisant.
S’il est désordonné, la sécurité est plus grande, mais deux fascicules sont nécessaires, l’un
pour le chiffrement, l’autre pour le déchiffrement.
4. On pourra voir l’ensemble de cette page 75 du code Baravelli dans D. Kahn, The
Codebreakers, p. 256, qui va de razionale à rendere (également en ligne).

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

— pour brouiller davantage les pistes, les correspondants pouvaient aussi


convenir à l’avance de choisir pour les 4 chiffres de chacun des groupes
(2 pour la page, 2 pour la ligne), un ordre immuable, mais différent de
l’ordre normal ; ainsi au lieu donner les chiffres ab de la page suivis des
chiffres cd de la ligne dans l’ordre naturel abcd, ils écrivaient tous les groupes
selon l’ordre dabc, ou bien cdab, ou adbc, etc. ;
— enfin on pouvait aussi ajouter à tous les groupes un nombre convenu, voire
un nombre qui changeait selon l’ordre d’une clef : c’était là un surchiffrement,
plus sûr, mais évidemment moins pratique à mettre en œuvre. En tout cas,
même en sachant, ou en devinant, quel code avait été utilisé, le décrypteur
rencontrait des difficultés pour reconstituer l’ordre choisi, et par là pour
identifier les lignes et les mots. Mais s’il identifiait une seule des pages, il
était souvent en mesure de situer toutes les autres1 ; on pouvait certes choisir
par convention une pagination encore plus mélangée, mais l’utilisation en
devenait aussi plus complexe.
Voyons comment était constitué proprement le code commercial Baravelli :
il comportait 4 parties : de 0 à 9, les voyelles et signes de ponctuation ; de 00 à 99,
les consonnes, les formes grammaticales et les auxiliaires ; de 000 à 999 les
syllabes ; de 0000 à 9999, un vocabulaire d’expressions et de mots tout prêts, à
l’exception de certaines lignes, qui à dessein demeuraient vides, destinées à
être remplies d’un commun accord par les correspondants selon leurs
préoccupations propres2. Le fait que les groupes puissent être de longueur
différente – un, deux, trois, ou quatre chiffres – était caractéristique du code
Baravelli, au lieu des quatre chiffres qui étaient de règle pour les autres codes
commerciaux. Et c’est ce trait, cette faiblesse dirions-nous, qui, outre la langue
probable du scripteur, orienta d’emblée les décrypteurs vers le Baravelli.
La méthode de décryptement est la suivante : pour distinguer entre les
chiffres du numéro d’ordre sur la page, et les chiffres de la pagination, il faut
recourir à la méthode du « mot probable3 ». Ici le mot qu’ils recherchèrent fut :
« Dreyfus » ; l’avantage étant que ce nom propre ne pouvait pas figurer à l’avance

1. Voir André Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie, Félix Alcan, 1935, pp. 200-201.
Voir un autre exemple de décryptement dans M. Givierge, Cours de cryptographie, Berger-
Levrault, 1925, pp. 230-237.
2. Lerville, Les cahiers secrets…, pp. 125-128 ; Al. Ollier, La cryptographie militaire avant la
guerre de 1914, Lavauzelle, 2002, p. 54.
3. Telle était déjà la méthode utilisée par Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes : il
supposa que les cartouches contenaient les noms des rois, Ptolémée, Cléopâtre. La méthode
du mot probable, qui relève du flair du cryptanalyste, a prouvé son efficacité dans la plupart
des décryptements réussis. Elle avait été formulée pour la première fois par Ant. Maria
Cospi (La interpretazione delle cifre, 1639, texte que l’on trouvera cité dans le Manuel de
cryptographie dû au général L. Sacco [Payot, 1951], pp. 306-307).

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L’essor de la cryptographie

dans le dictionnaire. Il devait donc, obligatoirement, avoir été épelé lettre par
lettre ou par syllabe, selon la suite dr-e-y-fus, soit, d’après le dictionnaire, une
séquence de 3-1-2-3 chiffres. Or, par chance, dans la dépêche une seule suite
de tels groupes pouvait convenir : 527 3 88 706. Mais il fallut encore du temps1
au Quai d’Orsay pour aller plus loin et parvenir au texte italien suivant2, qui
innocentait Dreyfus, puisque Panizzardi, loin de connaître notre capitaine, se
renseignait auprès de ses chefs à son sujet :

« Se Capitano Dreyfus non ha avuto relazione costa sarebbe


conveniente incaricare ambasciatore smentire ufficialmente evitare
commenti stampa »(« Si le capitaine Dreyfus n’a pas eu de relations avec
vous, il conviendrait de faire publier par l’ambassadeur un démenti officiel
pour éviter les commentaires de la presse »)

Cependant, devant la lenteur de mise au point de cette traduction, les


autorités militaires accentuaient leur pression sur les décrypteurs : avant d’en
arriver à la solution sûre et définitive, ceux-ci avaient dû leur faire passer
plusieurs versions provisoires, dans lesquelles bien des mots restaient
hypothétiques. Or l’une de ces versions pouvait incriminer Dreyfus. Prenant
prétexte que ces divergences ôtaient tout crédit aux traductions du télégramme,
les autorités le laissèrent d’abord de côté. Finalement le service de décryptement,
afin de prouver que sa dernière version était la seule correcte, recourut au
stratagème suivant : il composa un texte relatif à une affaire d’espionnage en
Italie et s’arrangea, grâce à un agent double, pour le faire tomber entre les mains
de Panizzardi, qui, naïvement, le chiffra et le transmit à Rome : après son
interception, les Français disposaient à présent à la fois du clair et du chiffré3 !
De ce fait la question aurait dû être tranchée. Malheureusement les préjugés
et la mauvaise foi prirent le pas sur la démonstration scientifique, et un peu
plus tard, le ministre fit transcrire de mémoire la version accusatrice du message
afin de la joindre au fameux « dossier secret », sous le no 44. La « traduction »
était devenue celle-ci :

« Le Capitaine Dreyfus est arrêté. Le Ministère de la Guerre a eu


des preuves de ses relations avec l’Allemagne. La cause est instruite avec
le plus grand secret. L’émissaire est prévenu. »

1. Ici le texte était bref, et l’on sait que, quel que soit le système employé – sauf les procédés par
transposition –, plus un texte est bref, moins il offre de prise à l’attaque d’un décrypteur.
2. Il serait trop long de suivre le raisonnement pas à pas : on le trouvera détaillé au fil des
hypothèses successives dans D. Kahn, The Codebreakers, pp. 257-262, et en ligne sur le site
affairedreyfus.com.
3. C’est là la situation idéale, je dirai même le graal pour un décrypteur…

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

Cet autre texte, présenté abusivement comme une traduction du télégramme


initial, avait été en réalité reconstitué de mémoire par le commandant du Paty
de Clam ; or cela équivalait en fait à un faux1. Mais il répondait trop bien aux
attentes de l’État-major… Voilà donc Dreyfus condamné sur la foi de cette pièce
qui aurait dû l’innocenter ! En 1899, le diplomate Maurice Paléologue dut venir
en personne refaire devant la Cour de Cassation la démonstration du décryptement
pour prouver la fausseté de la version accusatrice.
Un autre épisode se trouve rattacher, paradoxalement, l’Affaire Dreyfus à
la cryptographie : mais dans ce cas on a voulu croire à une cryptographie là où
il n’y en avait jamais eu ! On sait que Dreyfus, une fois déporté à l’île du Diable,
a été gardé dans des conditions atroces de cruauté, au mépris même de la
législation en vigueur à l’époque. Pourquoi une telle sévérité ? Parce que les
ministres des Colonies qui se sont succédé dans les années 1894-1898 voyaient
en lui un traître calculateur qui ne pouvait que chercher à s’évader : cette évasion,
il la préparait forcément avec la complicité des membres de sa famille, et donc
il entretenait avec eux une correspondance secrète2. Par quel moyen ? mais par
un langage convenu ! La preuve en était que le condamné multipliait les brouillons
de ses lettres, et les réécrivait dix fois avant de les envoyer… Pour cette raison,
les lettres qu’échangeaient les époux Dreyfus n’étaient pas toujours transmises ;
ou quand elles l’étaient, on les avait au préalable recopiées, non sans en modifier
le texte à l’occasion, pour changer l’ordre des phrases, substituer des synonymes,
etc. Ou bien peut-être utilisaient-ils des encres sympathiques ? Alors on passait
systématiquement au fer à repasser leurs lettres… en vain.
Pourtant, voici qu’un document parut donner corps à cette crainte : le
4 septembre 1896, arriva pour Dreyfus la « lettre Weiler3 », une missive qui
cachait (mal) entre les lignes des traces d’une écriture sympathique : « Impossible
déchiffrer communication. Reprendre ancien système, etc. ». Ce texte
compromettant fut bien entendu découvert et la lettre finalement remise à son
destinataire : on épia, mais en vain, les réactions de Dreyfus à cette lecture…
Le faux était grossier et la lettre était à coup sûr une machination : mais dans
quelle intention ? pour enfoncer le condamné ? voire pour faire durcir ses
conditions de détention ? ou simplement pour lancer un coup de pied dans la
fourmilière ? Et surtout qui avait bien pu l’envoyer ? L’enquête n’a jamais pu
l’établir.

1. Les deux termes relation et preuve ne pouvaient correspondre l’un et l’autre qu’au nombre
0288 : il fallait donc impérativement choisir soit l’un, soit l’autre, et le texte ne pouvait pas
comporter à la fois les deux mots ! (Lerville, op. cit., p. 130)
2. Philippe Oriol, Histoire de l’Affaire Dreyfus, I, pp. 178-279, passim.
3. Ph. Oriol, op. laud., pp. 259-260 ; M. Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, pp. 288-292.

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L’essor de la cryptographie

On voit ainsi que dans cette terrible Affaire, la cryptographie a pu alimenter


les obsessions nourries par les préjugés.

Quel est le fin mot de l’Affaire ?

Je veux parler ici non de l’Affaire politique qui a ébranlé la France, mais
de l’affaire initiale de trahison qui a été le déclencheur de « l’Affaire ». Il existe
un certain nombre d’événements historiques qui n’ont pas cessé d’exciter les
amateurs de mystère et les complotistes de tout poil : à côté du Masque de Fer,
de la survie de Louis XVII ou de l’identité de Kaspar Hauser, l’affaire Dreyfus
semble être de ceux-là, encore que, dans notre cas, on ait cherché du mystère
là où il n’y en a plus guère ; en outre, il est sans doute risqué, je pense, de vouloir
reconstituer tous les événements point par point selon une logique rigoureuse
et implacable.
Il ne sera plus question ici de cryptographie, mais uniquement d’espionnage
et de renseignement. Savons-nous qui est le traître auteur du fameux « bordereau » ?
Les choses sont à coup sûr plus simples que d’aucuns n’ont tenté de le faire
croire : plus personne de sérieux, à vrai dire, ne met en doute le fait que le
bordereau d’origine a bien été écrit de la main du commandant Esterhazy. La
personnalité douteuse de cet officier et ses besoins d’argent pressants suffisent,
à mon sens, à expliquer sa démarche volontaire de trahison. Ce qui semble faire
difficulté, du moins aux yeux de certains, c’est ensuite la position unanime de
l’État-major de l’Armée, cette « collusion » qui durant de longs mois va tout
faire pour le protéger1, jusqu’à le faire acquitter2 sous les acclamations de ses
camarades (janvier 1898). Quand Esterhazy a finalement reconnu avoir écrit
le bordereau, il a prétendu, on l’a vu, avoir agi sur l’ordre de ses chefs : voilà qui
expliquerait cette trop longue protection. Mais pourquoi l’État-major se serait-il
ainsi compromis avec lui ?

1. Pour ne pas revenir sur la condamnation de Dreyfus, le véritable auteur du bordereau ne


devait pas être reconnu ; il fallait donc prévenir Esterhazy pour qu’il se mît à couvert, et
les conjurés de l‘État-major ont recouru à des procédés dignes du roman-feuilleton : billets
signés d’une mystérieuse inconnue, rendez-vous avec une dame voilée, etc.
2. Telle est une des raisons de la dénonciation publique d’Émile Zola dans son célèbre article
« J’accuse » (L’Aurore, 13 janvier 1898) : il accuse le deuxième Conseil de Guerre « d’avoir,
par ordre, acquitté sciemment un coupable », et c’est cette affirmation qui motive sa
condamnation le 23 février suivant par les Assises de la Seine.

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

Ceux qui cherchent à tout prix à innocenter l’Armée, souvent des spécialistes
d’histoire militaire, imaginent tout un scénario1 : les services français, à
l’instigation du général Mercier, ministre de la Guerre2, auraient tenté une
grande manœuvre d’intoxication à l’intention des Allemands. Mais pourquoi
alors cette erreur initiale qui aurait fait identifier l’écriture à celle de Dreyfus ?
Si les plus cyniques pensent qu’on aurait été trop content de trouver un bouc
émissaire en la personne de cet officier juif, d’autres pensent que ce serait un
malentendu, dû à un cloisonnement malheureux entre l’État-major et les services
d’espionnage de la Section de statistique. Resteraient deux questions :
— pour une telle mission difficile et de confiance, pourquoi avoir choisi
Esterhazy, qui était un officier taré, peu fiable, et surtout – la suite l’a prouvé
à satiété – bien peu discret3 ? Un tel choix serait surprenant… sauf à prétendre
que précisément, pour augmenter la vraisemblance de la trahison et endormir
une méfiance toujours possible des Allemands, on aurait choisi cette
personnalité plus que douteuse…
— Quel aurait pu être l’objectif d’une telle intoxication, important au point
de faire couvrir par le silence la terrible injustice envers Dreyfus ? Après
d’autres, Jean Doise a supposé qu’il s’agissait d’une opération d’intoxication
de l’ennemi destinée à faire croire aux Allemands que les Français
concentraient leur attention sur le canon de 120 – alors que tous nos efforts
portaient en réalité sur le canon léger de 75, dont le frein oléopneumatique
révolutionnaire allait faire pendant la guerre suivante une arme
redoutablement efficace. Voilà trouvé un motif noble et patriotique pour
une opération d’intoxication, qui aurait fait de Dreyfus une malheureuse
victime collatérale… C’était bien triste que la similitude d’écriture ait fait
incriminer ce Juif, mais le salut de Patrie empêchait de révéler publiquement
la vérité !
Que faut-il penser de ces élucubrations ? Tout cela est bien compliqué, mal
étayé, et peu vraisemblable. Il est beaucoup plus simple de conclure que tout
1. Telles sont les hypothèses soutenues, entre autres, par Michel de Lombarès (L’Affaire
Dreyfus, Lavauzelle, 1985), par Jean Doise (Un secret bien gardé. Histoire militaire de l’Affaire
Dreyfus, Le Seuil, 1994), qui ont, l’un et l’autre, été sévèrement critiqués par les historiens
sérieux comme Vincent Duclert ou Philippe Oriol (Histoire de l’Affaire Dreyfus, Les Belles
Lettres, 2014, pp. 1144-1154). Quant à la mort tragique du commandant Henry, elle a
bien entendu excité aussi les imaginations : un suicide à point nommé ? ou un assassinat
déguisé ? N’aurait-il pas « été suicidé » comme on l’a dit, à une autre époque, de l’escroc
Stavisky ? (janvier 1934)
2. D’autres ont songé au général Saussier, le gouverneur militaire de Paris, ou bien à un
« troisième homme » dont nous ne saurons rien : encore du mystère !…
3. Esterhazy était un maniaque de la « communication » : il donnait complaisamment des
interview, et inondait de lettres et de communiqués ses chefs, les journaux, et jusqu’au
président de la République.

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L’essor de la cryptographie

est parti, pendant la première enquête, d’une terrible coïncidence : la similitude


d’écriture. Cette ressemblance, s’ajoutant aux préjugés ambiants, a fait accuser
et condamner le capitaine Dreyfus sur des preuves insuffisantes. Ensuite, quand
on découvrit qu’Esterhazy était le véritable auteur du bordereau, l’État-major
voulut s’en tenir, envers et contre tout, à sa version initiale pour ne pas avoir à
se déjuger et pour couvrir les errements de la première enquête. La « collusion »
amena les généraux à protéger un officier bien peu recommandable, afin de
préserver, au nom de la raison d’État, un « honneur de l’Armée » bien mal
compris : « Dreyfus, après tout, ce n’était qu’un Juif1… » Une telle attitude est
criminelle, mais elle est, hélas, bien humaine. Nous avons malheureusement
constaté, dans les années récentes, que d’autres institutions, pour se protéger
et pour couvrir des erreurs ou des crimes, n’ont pas non plus joué le jeu de la
transparence…
La seule véritable incertitude est celle-ci : au-delà du traître Esterhazy et
du faussaire Henry, quel a été, dans cette forfaiture, le degré de connaissance,
d’aveuglement, de complicité, et donc de responsabilité, des différents chefs
militaires, les du Paty, Mercier, Boisdeffre, Gonse, Billot et Pellieux ? L’action
secrète peut donner lieu à des dilemmes moraux difficiles, encore ne doit-elle
jamais servir à couvrir des crimes.

Si l’affaire politique doit à bon droit s’appeler l’Affaire Dreyfus – à cause


de la personnalité de l’accusé et des passions qu’elle déchaîna –, du point de
vue qui nous occupe, celui du renseignement et de l’espionnage, il ne devrait
y avoir aucune raison pour l’appeler du même nom : cette affaire de trahison
n’a été qu’une affaire d’espionnage plutôt banale, et en tout cas sans conséquence
notable sur le déroulement de la guerre que déclencha par la suite l’assassinat
de Sarajevo.
Certains des procédés mis en œuvre ensuite pendant l’Affaire (1894-1899)
relèvent, eux, d’un espionnage que j’appellerais « littéraire », pour ne pas dire
caricatural ou de pacotille : la dictée-piège initiale, minutieusement organisée
et théâtralement mise en scène par le commandant du Paty de Clam ; la théorie
funambulesque de l’autoforgerie imaginée par Bertillon2 ; la mystérieuse « dame
voilée » ; les rendez-vous avec un personnage déguisé au parc Montsouris, etc. ;
1. On connaît le mot terrible du général Gonse au colonel Picquart quand il apprit que le
bordereau était de la main d’Esterhazy : « Mais qu’est-ce que cela peut vous faire, que ce Juif
reste à l’île du Diable ? »
2. Quand les détails des écritures sont semblables, c’est la preuve que Dreyfus est le coupable ;
quand les détails diffèrent, c’est aussi la preuve que Dreyfus est le coupable, car il a déguisé
son écriture, allant jusqu’à se recopier lui-même par précaution…

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Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus

ainsi que les récits controuvés et les rumeurs qui se répandirent dans la presse,
comme la prétendue « nuit historique » évoquée complaisamment par le général
Mercier : « il y allait des intérêts vitaux de la France », « il existait une lettre
annotée de la main même de Guillaume II, dont le bordereau n’était que la
copie, et qu’on ne pouvait montrer à personne sans risquer la guerre immédiate »…
À l’instar de certaines anecdotes réelles qui ont pu nourrir des romans
d’espionnage du xxe siècle, l’Affaire Dreyfus a aussi suscité une autre littérature :
des œuvres de fiction qui, plus ou moins décalquées ou transposées1, ont transmis
au public une vision romanesque qui, au fond, tend la main aux élucubrations
complotistes de prétendus historiens.
En réalité point n’était besoin d’en rajouter. L’Affaire elle-même, aussi bien
dans son origine que dans son déroulement, comportait déjà, on l’a vu, toutes
les péripéties et tous les procédés de l’espionnage et de la guerre de l’ombre : le
patriotisme intègre comme la trahison vénale, les rumeurs invraisemblables et
les coups bas, les messages secrets à décrypter, les documents grattés, les morts
suspectes, les rendez-vous clandestins, les confidences sur l’oreiller, les tentatives
de chantage, jusqu’à la vengeance d’une maîtresse délaissée2… La réalité ne
dépassait-elle pas la fiction ?

Michel Debidour

1. Ainsi Jules d’Arzac [pseudonyme de l’auteur allemand Eugen von Tegen], Le calvaire d’un
innocent, 1931, rééd. Au bonheur du foyer, 1953 (voir la critique dans Ph. Oriol, Histoire
de l’Affaire Dreyfus, p. 1133, n. 61) : les illustrations réalistes de 1953 sont dessinées dans
le plus pur style roman-photo des années 1950 ; les noms des différents personnages réels
sont conservés, mais pour corser l’histoire dans la grande tradition des romans populaires,
du Paty est présenté comme un vieux libidineux amoureux éconduit de Lucie Dreyfus, et
Mathieu est devenu un jeune homme amoureux de la nièce de Schwartzkoppen…
2. Mme de Boulancy, ancienne maîtresse d’Esterhazy escroquée par lui, n’hésita pas à se
venger de son amant en communiquant les lettres de celui-ci, lettres dans lesquelles il
exprime violemment sa haine de la France, ainsi la « lettre du Uhlan » (J.-D. Bredin,
L’Affaire, pp. 305-308).

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LE RENSEIGNEMENT
EN AMÉRIQUE

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LE RENSEIGNEMENT AMÉRICAIN
PENDANT LA GUERRE DE SÉCESSION
(1861-1865)

Laurent Moënard

La guerre de Sécession (American Civil War, 1861-1865) préfigure à bien


des égards la guerre moderne. C’est une guerre totale. Elle voit l’utilisation
d’armes nouvelles et fera plus de 600 000 victimes civiles et militaires dans un
pays, l’Amérique, qui compte alors 30 millions d’habitants, Soit 2 % de la
population.
S’il demeure cependant un domaine dans lequel la guerre de Sécession
n’est pas moderne, c’est bien celui du renseignement. Il y a cent soixante ans,
lorsque le conflit éclate, les services de renseignement américains n’ont aucune
existence. Aucune réalité. Le mot même de renseignement n’est d’ailleurs pour
ainsi dire pas utilisé. L’acception contemporaine, selon laquelle il correspond
au résultat provenant d’efforts de collecte, de vérification, d’analyse et de mise
en perspective d’informations provenant de différentes sources – en vue d’une
exploitation militaire, politique ou économique servant l’intérêt national et
stratégique – n’a pas cours. Au mieux parle-t-on de collecte d’informations.
Il n’existe donc pas d’organisme ou de service dédié au renseignement.
Selon Edward J. Glantz, « le “service secret” englobait les activités de renseignement
aussi bien que celles du détective. Et les risques encourus pour espionnage étaient
très élevés. Un suspect capturé avec un déguisement (c’est-à-dire revêtu d’un
uniforme non “régulier”) en train de collecter des informations pouvait être pendu1 ».
La plupart du temps, les renseignements sont obtenus en interceptant les
courriers et documents ennemis, en ramassant ceux laissés sur le champ de
bataille – notamment sur les corps ennemis –, en décodant les messages, en
interrogeant les prisonniers et les déserteurs (vrais ou faux), les réfugiés, les

1. The Intelligencer, Journal of U.S. Intelligence Studies, Winter/Spring 2011.

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Le renseignement en Amérique

esclaves en fuite, en comptant les tentes des régiments ennemis, en mesurant


la longueur des trains transportant hommes, chevaux, armes, munitions, canons
d’artillerie, etc. Mais la centralisation et l’analyse de cette « matière » n’entrent
pas alors dans le champ de compétence et d’action d’un service ou d’un organisme
dédié et organisé.

L’apparition de nouveaux moyens d’acquisition


du renseignement

Pendant cette période, les progrès de la science vont aussi bénéficier aux
outils de collecte de l’information. De nouvelles techniques de communication
et d’espionnage apparaissent.
— Le télégraphe. En 1863, le Nord crée The Army Signal Corps, le Corps des
transmissions de l’Armée. Les messages transmis par un système de drapeaux
(le jour) et de flambeaux ou lanternes (la nuit) perdurent. En parallèle, le
télégraphe apparaît comme le premier système moderne de communication
militaire. Il utilise la cryptologie et le chiffrement même s’il peut avoir
recours à des techniques anciennes. Surtout, c’est un outil neuf, rapide et
au fort potentiel. Il va révolutionner la communication d’informations au
profit des états-majors militaires et politiques.
— Les ballons de reconnaissance. Sur le champ de bataille, ils préfigurent les
satellites, les avions espions ou les drones d’aujourd’hui. Même si leur
utilisation est abandonnée avant la fin de la guerre pour des raisons
d’alimentation en énergie ou tout simplement administrative, ces ballons
sont très utiles sur ou à proximité du champ de bataille. Dans l’élaboration
des cartes, dans l’utilisation de l’artillerie ou encore bien sûr dans la
surveillance des mouvements de troupes ennemies. Le camp nordiste
semble avoir plus développé que le Sud cette technologie. En particulier
grâce au professeur Thaddeus S.C. Lowe qui modernise la production et
l’alimentation en gaz de ces équipements et met au point sept ballons à
usage militaire au sein de l’US Army Balloon Corps
Au Nord comme au Sud donc, au début du conflit, point de service de
renseignement moderne. Ce sont les généraux qui organisent leurs propres
réseaux de renseignement et leurs opérations secrètes.

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Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)

L’organisation du renseignement chez les Confédérés

Washington, la capitale fédérale, compte de très nombreux partisans de la


cause sudiste dont certains occupent des postes importants au sein de
l’administration fédérale et du Congrès. À la tête du réseau d’espionnage sudiste
à Washington se trouve John Letcher, gouverneur de Virginie, ancien membre
du Congrès (1853-1859), très actif dans la vie de la cité. Deux des plus
emblématiques et importantes recrues de Letcher sont Thomas Jordan et Rose
O’Neal Greenhow. Thomas Jordan est un officier sorti de West Point. Il a servi
pendant une guerre indienne (Guerre séminole) et contre le Mexique. Letcher
lui demandera de recruter Rose O’Neal Greenhow, une veuve d’une quarantaine
d’années, très en vue à Washington. Au début de la guerre, celle-ci devient un
élément clé du réseau d’espionnage sudiste. Par sa connaissance intime des
cercles mondains et politiques de la capitale, sa fréquentation de nombreux
membres du Congrès, généraux et officiers, Rose O’Neal Greenhow obtient et
transmet nombre de renseignements importants aux forces confédérées. Ainsi,
en juillet 1861, le général Beauregard dispose grâce à elle d’informations capitales
qui lui permettent d’infliger une sévère défaite aux Nordistes pendant la première
bataille de Bull Run. Rose O’Neal Greenhow est arrêtée à l’été 1861 par Allan
Pinkerton, en charge du contre-espionnage pour le Nord, qui trouve chez elle
des cartes des fortifications de Washington ainsi que des notes sur les mouvements
de troupes de l’armée du Nord.
Parallèlement, un embryon de service structuré existe au Sud avec le
Confederate Signal Corps qui abrite en son sein le Secret Service Bureau, véritable
unité clandestine. Le Bureau dirige une poignée d’informateurs à Washington
organisés en réseau. Il fait partie du ministère de la Guerre confédéré (Confederate
War Department) basé à Richmond (Virginie), la capitale sudiste. Il est commandé
par William Norris ancien avocat de Baltimore qui a servi comme officier des
transmissions pour la Confédération. Le Secret Service Bureau met en place une
« ligne secrète » (secret line) entre Washington et Richmond, le long des fleuves
Potomac et Rappahannock, par laquelle ses agents transmettent les renseignements
recueillis, via des courriers et des messages codés. Le Bureau entretient aussi
des contacts dans le Nord, au Canada et jusqu’en Europe. De nombreux officiers
de cavalerie – comme John Singleton Mosby, surnommé le « fantôme gris »
(Gray Ghost), ou encore J.E.B. Stuart, appelé par le général Robert E. Lee « les
yeux de l’armée » – sont particulièrement actifs au sein du Bureau. Ils mènent
de spectaculaires actions de guérilla dans et derrière les lignes ennemies.

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Le renseignement en Amérique

L’organisation du renseignement au sein de l’Union

Dans les rangs nordistes, dès le déclenchement du conflit en 1861, le président


Abraham Lincoln appelle à ses côtés le général George Brinton McClellan pour
commander l’armée du Potomac. Au sein de son état-major, ce dernier s’attache
les services du grand détective de Chicago, Allan Pinkerton. Il le considère
comme un espion idéal et avec l’accord de Lincoln va lui confier des missions
dans le Sud. Sous l’identité fictive de E.J. Allen, Pinkerton va alors bâtir un très
efficace réseau d’espionnage et devenir le maître-espion nordiste.

Allan Pinkerton, le maître-espion de Lincoln


Pinkerton n’est pas un inconnu. Il a fondé son agence de détectives à
Chicago quelques années plus tôt. Celle-ci – qui a pour logo un œil grand ouvert
et pour devise : « On ne dort jamais » – connaît très rapidement un succès
florissant. C’est à ce titre qu’au début de l’année 1861 Pinkerton est sollicité par
le président de la compagnie des chemins de fer de Philadelphie, Wilmington
et Baltimore, pour exercer une surveillance de ses lignes. Le détective déjoue
alors un projet d’attentat contre Lincoln, qui se rendait à Washington en train.
Le président américain décide alors de confier sa sécurité au détective.
Au début du conflit, Allan Pinkerton met en place une ébauche de service
de renseignement structuré au sein de l’armée de l’Union. Il met l’accent sur
la recherche d’informations concernant le nombre des troupes ennemies, la
composition et l’identification des régiments engagés, ainsi que leurs
commandants.
McClellan, une fois nommé responsable de l’armée de l’Union, compte sur
Pinkerton pour continuer son travail d’espionnage au Sud. Mais Lincoln préfère
utiliser ses compétences pour des missions de contre-espionnage à Washington
et dans ses alentours. Le président considère que beaucoup trop d’informations
fuitent vers le Sud. Dès lors, même si ses agents continuent de travailler sous
couverture en territoire confédéré, Pinkerton reste au Nord et coordonne des
actions comme celle qui conduit à l’arrestation de Rose O’Neal Greenhow, une
espionne dont le savoir-faire, la mondanité et l’élégance la préservaient de tout
soupçon.
Néanmoins, les renseignements fournis par Pinkerton demeurent souvent
de valeur discutable. Ils sont parfois « embellis » et s’avèrent peu exploitables
pour l’armée du Potomac, par manque d’analyse et de synthèse. De plus,
l’organisation mise en place par le célèbre détective connaît des ratés. Si elle

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Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)

préfigure certes les futurs services de renseignement militaires, les Américains


n’en sont, dans ce domaine, qu’aux prémices et aux balbutiements.
Le 7 novembre 1862, quelques semaines après la bataille d’Antietam, Lincoln
relève McClellan de son commandement. Malgré la victoire de l’Union, il est
reproché au général une certaine lenteur dans ses prises d’initiative, voire la
mollesse de son commandement. Par solidarité avec son chef, Pinkerton
démissionne. Les deux hommes partiront avec les originaux de leurs notes et
dossiers de renseignement, ne laissant que quelques copies à Washington.

Le Bureau d’information militaire


Il faudra attendre le 11 février 1863 pour voir la naissance d’une organisation
structurée capable d’orienter et d’exploiter le renseignement : le Bureau of
Military Information (BMI). Cette première agence de renseignement américaine
voit le jour à l’initiative du général Hooker – commandant de l’armée du
Potomac –, du général Marsena R. Patrick, de l’avocat George H. Sharpe et d’un
ancien employé du détective Allan Pinkerton, John C. Babcock.
Appelée dans un premier temps Secret Service Department, cette structure
va recruter des militaires – en majorité des officiers – ainsi que des civils.
Rapidement, elle prendra le nom de Bureau of Military Information.
George Sharpe est le premier directeur du BMI. Il fait la démonstration de
son efficacité et de sa valeur et connaît quelques succès. Il permet au général
Hooker d’exploiter les faiblesses détectées à l’arrière des lignes ennemies
commandées par le général Robert Lee, grâce à l’une de ses espionnes, Elizabeth
van Lew – alter ego si l’on peut dire de la sudiste Rose Greenhow. Grâce à son
entregent, celle-ci a mis en place un réseau de renseignement à Richmond et a
recruté Samuel Ruth. Ce dernier occupe le poste de directeur de la ligne de
chemin de fer Richmond/Fredericksburg/Potomac. Il va lui fournir d’importants
renseignements sur les mouvements de troupes sudistes et ralentir la réparation
des voies. Le président Lincoln déclarera à Elizabeth van Lew à l’issue du conflit :
« Vous m’avez envoyé depuis Richmond durant la guerre une information de la
plus grande valeur1 ».
Une autre pièce maîtresse du BMI est John C. Babcock, un ancien architecte
de Chicago ayant travaillé pour Pinkerton. C’est un expert de l’interrogatoire
des prisonniers de guerre et des déserteurs, ainsi que de l’évaluation des forces
ennemies sur le champ de bataille. La qualité de ses renseignements et de ses
analyses était telle que l’on estimait sa marge d’erreur à moins de un pour cent…

1. Elisabeth R Varon, Southern lady, Yankee spy. The true story of Elisabeth Van Lew, a Union
agent in the heart of the Confederacy, Oxford University Press, 2003.

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Le renseignement en Amérique

À la différence de l’organisation mise en place par Pinkerton, le BMI se


révèle être un service de renseignement performant : il collecte de nombreux
renseignements – interception des messages sudistes, sources ouvertes (journaux,
etc.), interrogatoires de prisonniers, informations provenant des ballons de
surveillance et des signaux, etc. –, les analyse, établit des synthèses et les exploite.
Il fournit au commandement un tableau précis des forces ennemies et une
image actualisée de la situation sur le champ de bataille. De plus, l’efficacité du
BMI est renforcée par le fait qu’il est parfaitement intégré à l’état-major.
Ainsi, progressivement le renseignement est pris en compte par le haut
commandement. Le général Ulysses S. Grant, qui dirige de l’armée de l’Union
l’intégrera dans sa définition de l’art de la guerre : « L’art de la guerre est assez
simple. Trouver où se trouve l’ennemi. L’atteindre dès que l’on peut. Le frapper
aussi fort et aussi souvent que l’on peut, et rester en mouvement1. ». Pour ce qui
est de « trouver l’ennemi », le BMI remplit bien sa mission. Cependant, il ne
sera jamais utilisé au maximum de ses capacités2.
Le monde entier observe ce conflit. Parmi ces témoins attentifs, plus de
100 000 Français présents sur le sol américain. Des milliers d’entre eux s’engagent
dans les camps sudiste ou nordiste. Ils sont rapidement rejoints par de nombreux
compatriotes venus de métropole alors même que Napoléon III prône la neutralité
dans ce conflit. Leurs motivations sont diverses : fuir la misère en France,
adhésion aux idéaux politiques et philosophiques de l’un ou l’autre camp, ou
tout simplement appel de l’aventure. Parmi ces Français qui rejoignent les rangs
de l’Union, un cas insolite et remarquable mérite d’être évoqué : celui du comte
de Paris.

Philippe d’Orléans, comte de Paris,


officier de renseignement de l’Union

Parmi ces Français chantres de l’amitié franco-américaine et voulant en


découdre, on trouve trois princes de la famille d’Orléans exilés en Angleterre :
Philippe d’Orléans (1838-1894), comte de Paris et héritier du roi Louis-Philippe ;
son frère Robert d’Orléans (1840-1910), duc de Chartres ; et leur oncle, François
d’Orléans (1818-1900), prince de Joinville. Les deux premiers, jeunes hommes
d’à peine une vingtaine d’années, sont « pour l’Union et (…) souhaitent ardemment
de la voir rétablie ; (ils la considèrent) comme une œuvre à demi française, comme

1. Willliam B. Feis, Grant’s Secret Service, University of Nebraska Press, 2002.


2. Comble de l’ironie, le général Hooker, l’un des hommes qui contribua à sa mise en place,
ne lui apportera pas toujours l’attention qu’il méritait.

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Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)

un puissant contrepoids à l’Angleterre », comme l’écrira un peu plus tard Philippe


d’Orléans dans son Voyage en Amérique1, relatant deux années de la guerre.
Surtout, il ajoute qu’ils sont « attristés de voir le déchirement d’un grand peuple
qui n’a jamais fait la guerre à la France, qui est son allié naturel ; comme libéraux,
de l’argument que ces événements donnent aux ennemis des peuples libres et de
leurs institutions ». Au-delà, ils veulent voir « la bagarre de près ».
C’est ainsi que les deux hommes vont s’engager du 28 septembre 1861 au
2 juillet 1862 dans les rangs nordistes auprès du général George McClellan, « le
jeune Napoléon », commandant en chef de l’armée la plus importante de l’Union,
l’armée du Potomac. Ils deviennent alors les capitaines « Paris » et « Chartres ».
Le comte de Paris et son frère sont des soldats courageux. Ils servent dans
l’armée fédérale pendant un peu plus de dix mois. Ils prennent part au siège et
à la prise de Yorktown (4 avril-4 mai 1862), à la bataille de Williamsburg (5 mai),
à la bataille de Fair Oaks (1er juin), et enfin, le 27 juin, à la bataille de Gaine’s
Hill.
François d’Orléans, qui participe au combat avec ses deux neveux, note
dans sa Guerre d’Amérique, à propos d’une bataille à laquelle ils sont engagés :
« les réserves confédérées viennent d’arriver à leur tour : elles se jettent en ligne et
régulièrement déployées contre la gauche des fédéraux, qui cède, se rompt, se
débande, et dont le désordre gagne de proche en proche jusqu’au centre. Il n’y a
pas de panique (…) En vain les généraux, les officiers de l’état-major, le comte de
Paris, le duc de Chartres, se jettent-ils dans la mêlée le sabre à la main pour arrêter
ce mouvement désordonné, la bataille de Gaine’s Hill est perdue. Il ne s’agit plus
que d’empêcher un désastre2 ». De même, Charles Yriarte dans Les princes
d’Orléans écrit à propos du comte de Paris : « il serait facile de retrouver dans
tels ou tels rapports émanant des généraux la constatation des services rendus par
le prince. Souvent, dans des combats épisodiques qui n’ont pas les honneurs de la
publicité parce qu’ils se passent sur un coin du champ de bataille et ne se rattachent
pas directement à l’action générale, il eut, comme son frère de Chartres, l’occasion
de risquer sa vie. À Gaines’s Mill entre autres, lorsque les fédéraux pliaient devant
les réserves confédérées qui entraient en ligne et déterminaient le gain de la journée,
on vit Paris et Chartres se jeter dans la mêlée le sabre à la main pour arrêter le
mouvement3 ». Le 27 juin 1862, les deux princes se font ainsi remarquer à la
bataille de Gaines’s Hill en Virginie. Ironie du sort, elle se soldera par une
lourde et amère défaite de l’Union et de McClellan.

1. Philippe d’Orléans (comte de Paris), Voyage en Amérique, 1861-1862. Un prince français


dans la guerre de Sécession, Perrin/Fondation Saint-Louis, Paris, 2011.
2. François d’Orléans, Guerre d’Amérique, campagne du Potomac. Mars-juillet 1862, Michel
Lévy frères, Paris, 1872.
3. Plon, Paris, 1872.

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Le renseignement en Amérique

Mais le comte de Paris et le duc de Chartres sont avant tout des officiers
de renseignement au sein de l’état-major du général McClellan, apparaissant
sur quelques photographies aux côtés de Pinkerton, font l’équipe se réserve les
opérations sur le terrain Pour le général McClellan, les deux Français sont des
« chics types et de remarquables soldats ».
Le comte de Paris a pour mission spéciale de réunir tous les renseignements
qu’il est possible d’obtenir sur l’ennemi : les positions des troupes, leur plan de
bataille, les régiments et leur composition, etc. Ainsi, le 21 février 1862, Philippe
d’Orléans remet au général McClellan un rapport sur les positions et les effectifs
des sécessionnistes en avant du Potomac : « Division Holmes, sur le Potomac,
de Fredericksburg à Dumfries : 12 000 hommes ; Division Withing, de Dumfries
à l’Ocoquan : 6 000 hommes ; une Division sur l’Ocoquan : 10 000 hommes ; une
brigade autour de Manassas : 3 000 hommes ; Division Smith, entre Manassas et
Union-Mills : 17 000 hommes ; une brigade de cavalerie au pont de Bull-Run : 3 000
hommes ; une Division (Longstreet ?) à Centreville : 14 000 hommes ; Brigade Hill
à Leesburg : 6 000 hommes. Total en nombre rond : 70 000 hommes. De plus,
Division Jackson à Winchester : 12 à 18 000 hommes1 ». Son travail est précis et
très utile. Il sera reconnu par les généraux comme par le Congrès.
Dans des documents officiels remis au Congrès relatifs aux campagnes de
Virginie et de Maryland en 1862, il est fait mention de l’action du comte de
Paris, ainsi que de la manière dont étaient traités les renseignements : « Quant
à la force de l’ennemi, elle varia pendant l’hiver ; elle put être considérablement
réduite pendant le temps des grandes boues, qui, à elles seules, auraient suffi à
empêcher la marche de la plus brave armée du monde et servaient comme d’un
immense fossé entre les deux camps opposés. Mais, aussitôt que les terrains furent
praticables, l’armée ennemie des environs de Manassas et de Centreville fut portée
à une centaine de mille hommes. Chacun ne le savait pas, il est vrai, dans l’armée
du Potomac, et cela n’était pas nécessaire. Mais on le savait très bien à l’état-major
général, et l’on en communiqua toujours aux généraux ce qui leur était utile de
connaître. Nous croyons même pouvoir dire sans indiscrétion que ce service des
renseignements sur la force de l’ennemi était un des mieux faits. Le général Mac
Clellan en avait chargé spécialement deux de ses aides de camp en qui il avait toute
confiance, les deux jeunes princes d’Orléans. Ces officiers y mettaient toute
l’intelligence et le zèle désirables ; ils interrogeaient les déserteurs, les prisonniers,
les nègres fugitifs ; ils recevaient les rapports des espions et comparaient soigneusement
les divers renseignements qui pouvaient résulter de tout cela. Ils avaient même, à
l’aide de ces indications, pu dresser une petite carte donnant les cantonnements
de chaque brigade de l’ennemi, ainsi que les retranchements avec leur armement ;

1. Intelligence in the Civil War, a publication of the Central Intelligence Agency, 2014.

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Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)

(…) Plus tard, les 10 et 11 mars, nous visitâmes les cantonnements et les ouvrages
de Centreville et Manassas sur les talons de l’ennemi, le comte de Paris ayant sa
carte à la main, et cette carte fut trouvée exacte à fort peu de chose près, pêchant
en tout cas plutôt par omission que par exagération. Il est donc tout à fait faux de
dire que nous n’étions pas renseignés de la situation de l’ennemi et de conclure de
là à l’incapacité et à l’étourderie du général en chef… Si ces renseignements n’étaient
pas communiqués à tous les officiers interrogés par les membres du congrès c’est
qu’il n’y avait pas, nous le répétons, de nécessité à la chose1 ».
Le comte de Paris apparaît donc comme un officier de renseignement
particulièrement fiable et dévoué au sein de l’état-major nordiste, utile pour
aider à élaborer les plans de batailles et contrer les offensives ennemies. Mais
son séjour outre-Atlantique durera moins d’un an. Deux semaines après la
bataille de Gaines’s Mill, Philippe d’Orléans et son frère regagnent la France,
non sans avoir été auparavant reçus par le président américain Abraham Lincoln.
Ce voyage en Amérique aura été pour le comte de Paris une aventure
politique et militaire féconde. Politique car elle fut l’occasion de se mêler à la
guerre civile, à cette lutte fratricide d’où allait sortir transformée la démocratie
américaine. Militaire parce que le comte de Paris ne fut pas un spectateur passif.
Il se mêla aux hommes, aux soldats, dans une simplicité totale. Il fut actif, sur
le champ de bataille comme auprès de l’état-major dans des missions essentielles
en matière de renseignement.

La guerre civile américaine a vu les deux belligérants mettre sur pied


diverses organisations et moyens de renseignement et de contre-espionnage.
Toutefois, c’est le Bureau of Military Information de l’Union qui est la première
véritable organisation de renseignement militaire américaine. Cependant, il
n’allait pas survivre à la guerre de Sécession. Mais les idées et les bases d’une
organisation coordonnant, centralisant et exploitant le renseignement tactique,
stratégique et opérationnel étaient jetées.
Aussi le BMI n’allait pas tarder à être suivi en 1882 par la création de l’Office
of Naval Intelligence (ONI), le renseignement militaire de l’United States Navy,
puis, en 1885, par la Military Intelligence Division de l’US Army. Ces deux
organisations constituent les premières structures permanentes du renseignement
américain.

Laurent Moënard

1. Ferdinand Lecomte, Campagnes de Virginie et de Maryland en 1862, documents officiels


soumis au Congrès, Ch. Tanéra éditeur, Paris, 1863.

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CHARLES-JOSEPH BONAPARTE (1851-1921) :
LE BONAPARTE QUI CRÉA LE FBI

Laurent Moënard

Contrairement à une opinion communément répandue, à la naissance du


Federal Bureau of Investigation (FBI) l’on ne trouve pas John Edgar Hoover, son
directeur emblématique. Non, Hoover en fut « seulement » le directeur de 1935
à 1972 ! Aux origines du FBI, l’on rencontre un… Français et même un…
Bonaparte ! Charles-Joseph Bonaparte Patterson, né à Baltimore dans l’État du
Maryland le 9 juin 1851 et décédé le 28 juin 1921 à Bella Vista dans le comté
de Baltimore. Son corps repose à Baltimore au Loudon Park Cimetery. Charles-
Joseph Bonaparte fut le Bonaparte qui créa le FBI.
Comment l’arrière-petit-neveu de l’empereur Napoléon Ier a-t-il pu devenir
le fondateur du FBI ? Combien de Français et d’Américains connaissent les
origines de la création de la plus célèbre agence américaine de police et de
renseignement au monde ?

Les aventures américaines de Jérôme Bonaparte

L’histoire commence en 1801, avec la branche américaine des Bonaparte


puis la naissance, près de cinquante ans plus tard, de Charles-Joseph Bonaparte
Patterson. Ainsi, les racines les plus profondes du FBI ne prennent pas leurs
origines sur le sol américain mais en France. Car à l’origine de la branche
américaine des Bonaparte se trouve un jeune homme épris d’aventures qui n’est
autre que le plus jeune frère du futur empereur des Français, Napoléon Ier.
Ce jeune homme s’appelle Jérôme Bonaparte. Il n’a que dix-huit ans, vit à
Brest et est officier de marine. Il aime les fêtes, les bals et les uniformes. Il est
turbulent et mène grand train. Tout lui sourit. « Jérôme, le benjamin, si léger,

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Le renseignement en Amérique

être de luxe et de plaisir », écrit Jacques Bainville dans son Napoléon1. Rien ne
peut lui résister. La vie lui tend les bras. Sa vie sera un roman, comme celle de
son frère.
Pour l’heure, Napoléon est Premier consul. Il est auréolé de ses campagnes
en Italie et en Égypte. Pour de nombreux Français, il est le sauveur du pays. Il
signe la paix avec l’Autriche (Traité de Lunéville, 9 février 1801) et négocie avec
l’Angleterre une paix qui pourrait s’étendre à toute l’Europe2.
Parallèlement à son action politique, Napoléon a le sens de la famille. Il
entend prendre soin de l’éducation et de l’avenir de son plus jeune frère, qui
lui donne quelques inquiétudes. Il confie Jérôme au contre-amiral Ganteaume.
Il lui écrit : « Je vous envoie (…) le citoyen Jérôme Bonaparte pour faire son
apprentissage dans la marine. Vous savez qu’il a besoin d’être tenu sévèrement et
de réparer le temps perdu. Exigez qu’il remplisse avec exactitude toutes les fonctions
de l’état qu’il embrasse ». Ainsi, Napoléon n’a de cesse de « savoir (Jérôme) sur
sa corvette, en pleine mer, étudiant un métier qui doit être le chemin de sa gloire3 ».
La volonté de Napoléon sera écoutée, Jérôme prend la mer. En 1802, il est
aux Antilles. Mais le climat de la Martinique et de la Guadeloupe n’apaise pas
son caractère et son goût pour les prodigalités. Comme il ne s’en laisse jamais
compter, il décide de passer par les États-Unis, pays jeune, qui l’attire, faisant
fi de la menace anglaise et de la guerre qui pourrait reprendre.
Ainsi, le 20 juillet 1803, Jérôme Bonaparte débarque à Norfolk (Virginie).
Il n’imagine certainement pas que sa « virée » américaine va avoir des
conséquences tout autres que celles de contrarier le chargé d’affaires français
sur place. Bien au contraire, fidèle à lui-même, insouciant, tout entier voué à la
recherche du plaisir, les fêtes et le luxe l’accaparent. Et pour couronner le tout,
il annonce son mariage à la fin de l’année ! L’élue de son cœur a pour nom
Élisabeth Patterson ; elle est la fille d’un riche négociant de Baltimore (Maryland).
Repoussé puis annulé, donnant des sueurs froides à l’ambassadeur français
comme au père d’Élisabeth, le mariage est finalement célébré le 24 décembre
1803. Les jeunes gens ne sont pas majeurs mais Jérôme n’a demandé l’autorisation
de se marier ni à sa mère ni à son frère aîné. Il provoque ainsi la colère de
Napoléon qui rompt tout lien avec lui. La presse se fait l’écho de ce drame : « on
lit dans quelques papiers anglais que Jérôme Bonaparte, frère du Premier consul
a épousé, à Baltimore, Mlle Élisabeth Patterson, fille aînée de M. William Patterson,

1. Paris, Arthème Fayard et Cie, 1931.


2. La paix d’Amiens sera signée le 25 mars 1802.
3. Napoléon à Ganteaume, 1er frimaire an IX, in Thierry Lentz (dir.), Napoléon Bonaparte,
Correspondance générale, Fondation Napoléon/Fayard, Paris, 2006, tome 3, no 5795.

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Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI

riche négociant de cette ville. (…) On a débité depuis un an tant de fausses nouvelles
sur le compte de Jérôme Bonaparte qu’il est permis de révoquer celle-ci en doute1 ».
Napoléon n’accepte pas le mariage de son frère. Il interdit « à tous capitaines
de navires français de recevoir à leur bord la jeune personne à laquelle le citoyen
Jérôme s’est uni ». Sa volonté est « qu’elle ne puisse aucunement entrer en France
et que si elle arrive, elle ne puisse débarquer, mais soit immédiatement renvoyée
aux États-Unis2 ». Il poursuit en s’adressant à Talleyrand : « Je pense que vous
aurez donné des instructions à mon Ministre en Amérique sur la conduite qu’il a
à tenir envers la soi-disant Madame Jérôme Bonaparte. Il ne doit point la voir ni
se rencontrer avec elle et dire publiquement que je ne reconnais pas un mariage
qu’un jeune homme de 19 ans contracte contre les lois de son pays3 ».
Napoléon rappelle son frère. Jérôme tente par deux fois de s’enfuir, puis il
finit par embarquer avec Élisabeth sur un navire américain pour regagner la
France. L’expédition est dangereuse car le pays est en guerre contre l’Angleterre.
Rien ni personne ne saurait faire fléchir la volonté de Napoléon. Celui-ci
ne reconnaîtra pas le mariage. Et la jeune femme ne pourra pas débarquer en
France. Au début de l’année 1804, personne ne sait encore rien de cette union.
Le Journal des Débats évoque, dans son édition du 18 février, le mariage de
Jérôme Bonaparte avec Élisabeth Patterson en citant des gazettes anglaises. Et
le 12 octobre 1804, Napoléon fait publier le texte suivant : « Les gazettes américaines
parlent souvent de l’épouse de M. Jérôme Bonaparte : il est possible que M. Jérôme
Bonaparte, jeune homme qui n’a pas vingt ans, ait une maîtresse, mais il n’est pas
probable qu’il ait une femme, puisque les lois de la France sont telles qu’un jeune
homme, mineur de vingt et même de vingt-cinq ans, ne peut se marier sans le
consentement de ses parents et sans avoir rempli en France les formalités prescrites.
Or, M. Jérôme Bonaparte est né en décembre 1784, et il y a déjà plus d’une année
que les gazettes américaines le donnent pour marié4 ».
Quand le 7 juillet 1805, Élisabeth Patterson donne naissance à un garçon,
Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson, l’aventure américaine des Bonaparte
est relancée. L’empereur décide de verser une pension à Élisabeth Patterson
retournée en Amérique. Mais pour lui l’affaire est désormais close : Jérôme est
rentré en France. Il ne veut plus entendre parler des Bonaparte aux États-Unis
d’Amérique.
Mais Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson aura lui-même deux fils. Le
premier, Jérôme-Napoléon, sera militaire comme son illustre grand-père. Il
étudiera à West-Point puis servira en France dans les armées de Napoléon III.
1. Journal des Débats, Paris, 18 février 1804.
2. Thierry Lentz (dir.), Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, op. cit.
3. Ibid.
4. Journal des Débats, Paris, 1804.

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Le renseignement en Amérique

Il s’illustrera à Sébastopol et à Solferino avant de regagner les États-Unis. Le


second, Charles-Joseph, fondera, plus d’un demi-siècle plus tard, le fameux
Federal Bureau of Investigation (FBI).

L’ascension de Charles-Joseph Bonaparte

Charles-Joseph Bonaparte reçoit une éducation stricte. Sa mère lui enseigne


très tôt à se méfier du sentiment de fierté qu’il pourrait légitimement éprouver
en raison de son ascendance. Il suit les cours d’une école française à Baltimore
puis ceux, à domicile, de précepteurs. Il poursuit des études brillantes à l’université
de Harvard où il obtient son diplôme d’avocat et s’inscrit au barreau de Baltimore
en 1874. C’est un spécialiste du droit des affaires. Un an plus tard, il se marie
avec Ellen Channing Day dont il n’aura pas d’enfant. En 1879, il hérite, avec
son frère, d’une fortune immobilière estimée à 1,5 million de dollars, après le
décès de sa grand-mère, ex-femme de Jérôme Napoléon, Élisabeth Patterson.
Charles-Joseph Bonaparte embrasse la profession d’avocat avec fougue et
motivation. Son aisance financière et matérielle lui a déjà procuré contacts et
réseaux. Son entrée dans la profession est alors d’autant plus facile et brillante.
L’association du barreau de l’État du Maryland lui rendra hommage lors de son
vingt-sixième meeting annuel les 30 juin et 1er juillet 1921, peu de temps après
sa disparition : « Il avait l’exceptionnelle faculté d’être capable d’entrer dans le
tribunal sans avoir au préalable préparer ses affaires, comptant sur sa mémoire
pour lui donner ses citations et ses points techniques. Il possédait la faculté de
trouver en un temps incroyablement court la loi favorable au cas qu’il défendait ;
il était très ingénieux dans la présentation de ses arguments et de l’application de
la loi et avait la capacité de pouvoir citer dans certains cas le titre et habituellement
le volume de toute proposition de loi qui lui était soumise. Il était fréquemment
consulté sur des problèmes légaux complexes par les membres du Barreau qui
souhaitaient un avis particulier »
À la fin du xixe siècle, la vie politique américaine se caractérise par la
mainmise quasi-totale des milieux d’affaires sur les partis politiques. Nombreux
sont les hommes politiques corrompus. Certains observateurs estiment que ce
qu’ils appellent le Big Business et les trusts contrôlent des pans entiers de
l’industrie et du commerce, mais aussi de la vie politique. Ils n’hésitent pas à
parler de « confiscation de la démocratie ». En outre, les fraudes sont légion.
Un mouvement appelant à une série de réformes politiques, sociales et
économiques prend alors de l’ampleur, porté par des hommes politiques de

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Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI

tous bords. Il s’exprime dans des ligues et des journaux et inspirera les réformes
de la présidence du républicain Théodore Roosevelt.
Charles-Joseph Bonaparte travaille alors sur la question de la réforme de
la fonction publique (Civil Service). Sa notoriété ne tarde pas à grandir au niveau
local. Il participe à la création de journaux et s’en prend aux promoteurs véreux.
On peut considérer que c’est l’un des pères de ce que l’on appellera plus tard les
opérations « mains propres ». Il estime qu’il est temps d’engager de profondes
réformes dans le pays et sera ainsi l’un des pionniers de la lutte pour la réforme
de la fonction publique. Son combat contre les différents maux frappant le
pays – la corruption, le clientélisme, le népotisme, les nombreux trafics qui non
seulement avilissent l’homme mais dégradent la vie politique et économique – est
pour lui d’une importance capitale.
Les idées de Bonaparte connaissent progressivement un écho plus large
dans l’opinion publique et chez certains hommes politiques. C’est ainsi que
Théodore Roosevelt, futur président des États-Unis et prix Nobel de la paix en
1906, entend parler de lui. Les deux hommes se rencontrent pour la première
fois en 1892, à Baltimore, lors d’un meeting en faveur des réformes où ils
prennent la parole. Ils sont tous les deux diplômés de Harvard.
Charles-Joseph Bonaparte est chrétien. Dans un monde politique et social
américain dominé par les protestants, c’est un catholique fervent. Il ne s’en
cache pas, bien au contraire. C’est chez lui que le futur président américain
rencontrera James Gibbons. Ce cardinal américain, figure majeure de l’Église
catholique américaine, va jouer un grand rôle dans l’histoire des États-Unis
jusqu’à sa mort en 1921.
Charles-Joseph Bonaparte et Théodore Roosevelt ont en commun de
chercher à concilier la libre entreprise capitaliste et les intérêts des travailleurs,
à limiter la liberté d’action de certains trusts et à défendre les opprimés : ouvriers,
paysans, femmes, etc. Roosevelt encourage ainsi les journalistes et écrivains les
Muckrakers – littéralement « remueurs de boue » comme il les a surnommés – qui
dénoncent les dysfonctionnements de la démocratie américaine et ceux qui en
profitent « sauvagement », voire illégalement et violemment.
Bonaparte et Roosevelt s’entendent bien. Ils estiment que l’art de gouverner
requiert probité et sens des responsabilités et ne doit pas, par conséquent, être
dominé par les combinaisons politiciennes. Ils décident rapidement de travailler
ensemble. La tâche qui les attend sera rude et longue.
En 1901, le vice-président Théodore Roosevelt, accède à la présidence après
l’assassinat du président William McKinley par l’anarchiste Léon Czolgosz.
Avec l’aide de Charles-Joseph Bonaparte, il va conduire une politique progressiste

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Le renseignement en Amérique

dont les actions comme les moyens seront guidés par les principes de responsabilité,
de justice et de réforme
Roosevelt a toujours combattu la corruption. Il a déjà fait ses preuves
comme gouverneur de l’État de New York en 1898. Il croit en la loi et, plus que
tout, en la force de la loi. Très rapidement, il va confier à Charles-Joseph Bonaparte
la répression des fraudes dans les services postaux et les Affaires indiennes.
Puis, après sa réélection à la Maison-Blanche en 1904, Théodore Roosevelt
nomme Charles-Joseph Bonaparte secrétaire d’État à la Marine (US Navy). La
presse titrera alors : « le petit-neveu du petit Caporal nommé à la tête de la marine
des États-Unis ».

Les combats politiques de Charles-Joseph Bonaparte

Le 17 décembre 1906, Charles-Joseph Bonaparte devient Attorney General.


Il est ainsi le quarante-sixième ministre de la Justice des États-Unis, un poste
prestigieux et délicat, d’autant plus que les abus contre l’État fédéral demeurent
et que les désordres perdurent depuis plusieurs décennies. La politique de
réformes voulue par Théodore Roosevelt se heurte à une très vive opposition.
Les lois fédérales sont bafouées et contournées par des hommes d’affaires peu
respectueux du gouvernement. Tout leur est bon pour asseoir leur fortune et
leur pouvoir, y compris de corrompre parfois les hommes politiques. Des
industriels continuent de s’enrichir illégalement et ridiculisent la loi Sherman
(Antitrust Act du 2 juillet 1890). Il en va ainsi des plus grandes entreprises
comme la Standard Oil Company, qui contrôle 90 % de la production de pétrole
américaine en 1890 ; American Telephone and Telegraph (ATT), qui détient le
monopole du réseau téléphonique ; International Harvest, qui possède 85 % du
marché agricole ; American Sugar Refining Company, qui a sous sa main 95 %
des producteurs de sucre ; American Tobacco ; le géant de l’acier Carnegie, etc.
De plus, le développement des moyens de transport et de communication,
de l’électricité et des nouveaux marchés aiguise leurs appétits de richesse et la
concurrence est féroce. La tentation est alors grande pour les self-made-men
ambitieux et violents de s’arranger avec la loi, de s’affranchir des frontières entre
les État fédéraux, et des notions de Bien et de Mal, chères à Charles-Joseph
Bonaparte. En agissant ainsi, ces « barons voleurs » détournent de l’esprit de
libre entreprise, de liberté si cher à la société et à la démocratie américaines.
Aussi, au moment de sa prestation de serment, Charles Joseph Bonaparte
déclare devant le Président Roosevelt : « Je ne veux dire qu’un seul mot en ce

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Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI

moment. Dans l’Acte de 17891, il est prévu que soit nommée une personne éminente,
juriste, au poste de ministre de la Justice des États-Unis, dont le devoir sera de
poursuivre et de mener des procès dans lesquels les États-Unis seront concernés
devant la Cour Suprême. Inspiré, Monsieur, dans cette détermination par votre
exemple et votre conseil, et n’oubliant pas les autres devoirs (…) imposés par cette
loi et les lois suivantes au Ministre de la Justice, je me rappellerai toujours que sa
première tâche, la première chronologiquement, et pour ma part, la première en
termes d’importance, est de protéger personnellement les intérêts du Gouvernement
devant la Grande Cour de notre Constitution. » Tout est dit. En peu de mots.
Charles-Joseph Bonaparte se pose en défenseur de l’État et du gouvernement
et donc de la Justice et du service public.
Quand il prend les rênes de son nouveau ministère, le président Theodore
Roosevelt lui assigne deux objectifs prioritaires. Le premier est de porter ses
efforts sur les trusts et de démanteler les cartels. La politique du Président
Roosevelt contre les « mauvais trusts » est alors à son apogée, car les « barons
voleurs » et certains magnats continuent de développer leurs combines pour
fusionner leurs entreprises et se jouer de la loi Sherman. Le second objectif est
de lutter contre la dilapidation des terres fédérales qui a lieu, en particulier, par
le biais des fraudes au cadastre, les Land Frauds. Il s’agit pour les deux hommes
d’un véritable combat politique. Un combat qui aboutira à la naissance du FBI.
Comme le notera justement Willard M. Oliver2 : « La véritable naissance du
FBI remonte à la présidence de Théodore Roosevelt qui créa le Bureau of Investigation
avec l’aide du ministre de la Justice, Charles-Joseph Bonaparte (…). Le FBI est issu
d’un combat politique3 ».
Pour démanteler les cartels, le nouveau ministre de la Justice va faire preuve
d’un courage, d’une énergie, d’un sens des responsabilités et d’un esprit d’initiative
hors du commun, confirmant l’estime et la confiance que lui porte Théodore
Roosevelt qui le considère comme « l’esprit le plus énergique du pays ». Charles-
Joseph va être alors surnommé le « casseur de trusts ». Il brisera, entre autres,
le monopole de American Tobacco.
Mais la Constitution américaine et les Pères Fondateurs n’avaient rien
prévu contre les crimes fédéraux. La question devient d’autant plus cruciale
que les États-Unis connaissent, à la fin du xixe et au début du xxe siècles, une
vague de crimes, de scandales et d’affaires en tous genres qui touchent tous les
pans de la société. L’absence d’un véritable service fédéral de police judiciaire
se fait alors cruellement sentir. Certes, dans un premier temps, l’exécutif
1. Judiciary Act du 24 septembre 1789 qui met en place le système judiciaire fédéral américain.
2. Professeur de droit pénal de l’Université d’État Sam Houston, à Huntsville (Texas)
3. Willard M. Oliver, The Birth of the FBI : Teddy Roosevelt, the Secret Service, and the Fight
Over America’s Premier Law Enforcement Agency, Rowmen and Littlefield, juillet 2018.

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Le renseignement en Amérique

américain peut compter sur les US Marshalls et sur des détectives privés ; puis,
dans un second temps, les autorités s’appuient sur les hommes du Secret Service1,
pour pallier la faiblesse, sinon l’inefficacité, des moyens humains et matériels
de la police. Mais rapidement, ces hommes et ces agences ne suffisent plus.
C’est l’affaire du pillage des terres fédérales (1903-1910) qui illustre le mieux
cette lacune. Elle sera le déclencheur de la création du futur FBI.

La lutte contre le pillage des terres fédérales


La révélation du pillage des terres fédérales des États de l’Ouest provoque
une onde de choc et de scandale sans précédent. Une enquête diligentée par le
General Land Office va démontrer que des hommes d’affaires alliés à des hommes
politiques importants – parmi lesquels on trouve des parlementaires, un
commissaire des États-Unis Marion R. Riggs, etc. –, avec la complicité de
fonctionnaires malhonnêtes et corrompus, ont volé des dizaines de milliers
d’hectares de terres fédérales dans les États de l’Ouest.
À l’occasion de cette affaire, le General Land Office a fait appel au Department
of Justice (DoJ) de Charles-Joseph Bonaparte. Or ce ministère n’a qu’une faible
capacité d’enquête. Il ne dispose que d’une petite équipe de huit Examiners
temporaires et douze agents spéciaux dont sept sont déjà dédiés à la lutte contre
les trusts. Ce faible nombre d’enquêteurs contraint par conséquent le DoJ à les
utiliser sur les dossiers importants (lutte antitrust, contre les fraudes aux tarifs
ferroviaires, contre les mauvaises pratiques concurrentielles, etc.) C’est la raison
pour laquelle Bonaparte doit régulièrement faire appel à des détectives
privés – comme ceux de la célèbre agence Pinkerton – et solliciter les services
d’agents rattachés à d’autres ministères, comme ceux des Douanes (Customs
Bureau), des Postes, du département de l’Intérieur ou encore ceux du Secret
Service. Ces derniers sont le plus souvent mis à contribution dans les enquêtes
du DoJ car ils sont particulièrement bien formés et compétents. Mais leurs
services sont chers. De plus, ils ne rendent compte qu’au chef du Secret Service
et non à l’Attorney General. Bonaparte ne disposer donc que d’un contrôle tout
relatif sur ses propres enquêtes.
En 1907, conscient des lacunes de son service d’enquête et décidé à passer
à l’offensive, Charles-Joseph Bonaparte propose au Parlement américain la
création d’une police de sûreté permanente au sein de son ministère car « le

1. Agence gouvernementale créée en 1865 par le président Abraham Lincoln pour lutter
contre la fausse monnaie et la contrefaçon. Elle dépend du département du Trésor jusqu’en
2003. Depuis l’assassinat du président Mac Kinley en 1901, le Secret Service est en charge
de la protection du chef de l’État américain.

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Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI

Department of Justice ne dispose pas de moyens propres à faire exécuter ses ordres1 ».
Il provoque alors la fureur du Congrès qui stigmatise les risques de dérives que
peut comporter le projet de l’Attorney General. Charles-Joseph se prendrait-il
pour Fouché, le chef de la police de Napoléon ? Le Parlement d’une nation jeune
comme les États-Unis, éprise de libertés et terre de la libre entreprise, voit dans
la création d’une police permanente au sein du ministère de la Justice un moyen
d’espionner les citoyens et de contrôler leurs faits et gestes. Le Sénat mène donc
une charge féroce contre le Président et son ministre.
Dans le cadre de l’enquête sur le scandale des Land Frauds, des doutes vont
naître quant à l’action des membres du Secret Service. En effet, ces agents vont
être soupçonnés d’avoir espionné au cours de leurs investigations des membres
du Congrès. Ces graves accusations vont ternir leur image, mais elles visent
aussi la Maison-Blanche – dont dépend en partie ce service – et donc le Président.
Cependant Théodore Roosevelt et Charles-Joseph Bonaparte ne sont pas
hommes à se laisser impressionner. En dépit de l’opposition du Congrès, ils
résistent et persévèrent dans leur projet. Une partie de la presse leur apporte
son appui en affirmant que les hommes politiques qui s’opposent au projet du
Président et de son ministre sont de mèche avec les trusts et le Big Business
corrompu.

La création du Bureau of Investigation


Le 1er juillet 1908, Bonaparte et Roosevelt passent à l’acte. Le ministre de
la Justice crée, dans le secret, le service de police de sûreté permanent qu’il a
appelé de ses vœux.
Informé, le Congrès redouble aussitôt ses attaques contre les deux hommes.
Cependant ces derniers sont d’une volonté inébranlable. Rien ne saurait les
faire douter ni fléchir. Ils contre-attaquent en insinuant que le Parlement
américain – du moins les sénateurs et les représentants qui ne les soutiennent
pas – se fait le complice des escrocs et de leurs actions criminelles. Plus que
jamais, Roosevelt et Bonaparte sont déterminés à aller jusqu’au bout.
Ainsi, le 26 juillet 1908, sur instructions du président, Charles-Joseph
Bonaparte publie le Founding Order qui rend permanent son corps d’investigation.
Il met en place son service d’inspecteurs, sa Force of Special Agents, son propre
bureau d’enquêtes légales, de police judiciaire fédérale.
La décision de Bonaparte stipule que « Toutes questions relatives aux enquêtes
dépendantes du DoJ, à l’exception de celles devant être étudiées par des contrôleurs

1. Annual Report of the Attorney General of the United States, 1907, Archives of Maryland,
(Biographical Series), Charles Joseph Bonaparte (1851-1921), MSA SC 3520-1972.

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Le renseignement en Amérique

des banques, et celles en lien avec le Service de naturalisation, seront transmises


à l’Inspecteur en chef pour un memorandum afin de savoir quel membre de sa
force d’agents spéciaux sous sa direction est disponible pour le travail requis. Aucune
autorisation de dépense pour des enquêtes spéciales ne sera donnée par un membre
de la direction du Département sans avoir vérifié auparavant si l’une des forces
régulières est disponible pour le service demandé, et, dans le cas où le service ne
pourrait pas être rempli par la force régulière d’agents spéciaux du Département,
l’attention de l’Attorney General, ou de l’Attorney General par intérim, sera
spécialement attirée sur ce point, avec un rapport de l’Inspecteur en chef indiquant
les raisons pour lesquelles un employé régulier ne peut pas être désigné pour le
travail, avant que toute autorisation ne soit accordée pour toute dépense ou tout
moyen financier dans ce but1 ». Ce texte, dans lequel il est question d’une « force
régulière d’agents spéciaux » du département de la Justice, est considéré comme
l’acte de naissance de ce qui deviendra plus tard le Federal Bureau of Investigation
(FBI).
Charles-Joseph Bonaparte vient ainsi de doter le ministère de la Justice
américain d’une force permanente, indépendante, efficace, incorruptible et ne
rendant compte qu’à son chef et à l’Attorney General. Alors que les forces de
police locales sont encore trop souvent liées aux pouvoirs politique et économique
des villes – et généralement sous-payées, faiblement armées et peu entraînées –,
les agents fédéraux vont s’attaquer aux multiples visages du crime contre l’État :
criminalité en en col blanc, prostitution, pillage des biens fédéraux, contrefaçons,
immigration illégale, etc.
En mars 1909, cette force prend le nom de Bureau of Investigation (BOI).
Elle compte dans un premier temps neuf anciens agents du Secret Service. Ils
sont bientôt rejoints par vingt-cinq autres enquêteurs issus de différents
ministères. Stanley W. Finch, Chief Examiner (inspecteur en chef) au sein du
DoJ depuis 1893, a la lourde tâche d’organiser ce bureau composé d’individus
et d’inspecteurs aux origines et aux formations diverses. Il en sera le premier
chef, jusqu’en 1912.
Dès les premières années d’existence du BOI, ses agents vont faire la preuve
de leur efficacité, et pas seulement dans leur domaine de compétence originelle.
Les coups portés aux magnats et au barons-voleurs seront rudes. Leur mainmise
sur le monde politique et l’industrie s’en trouve affaiblie, ce qui peut être
considéré comme l’une des premières victoires éclatantes et des réalisations
spectaculaires de la politique « progressiste » de Theodore Roosevelt et de
Charles Joseph Bonaparte.

1. Founding Order, July 26, 1908.

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Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI

Puis, une autre activité va être naturellement dévolue au BOI : la sécurité


nationale. Elle est toujours aujourd’hui l’un des champs d’action majeurs du
FBI.
Lors du premier conflit mondial, les agents du Bureau doivent faire face à
des actes de sabotage contre les installations militaires américaines et les moyens
de transport qui apportent une aide matérielle et militaire capitale aux forces
françaises et anglaises en Europe. C’est le cas lors de l’attentat de Black Tom,
près de Liberty Island, le 30 juillet 1916. L’île de Black Tom abrite d’importantes
infrastructures portuaires et ferroviaires ainsi qu’un dépôt de munitions. Ces
installations sont victimes d’une série d’explosions criminelles organisées par
des agents allemands alors que les États-Unis ne sont pas encore entrés en
guerre. Le pays doit donc contrecarrer les activités de ces espions sur son sol.
Ce sont les hommes du BOI qui vont s’en charger. L’Espionage Act de 1917,
bientôt suivi du Sabotage Act et du Sedition Act de 1918, votés par le Congrès
américain après l’entrée en guerre des États-Unis, le 6 avril 1917, renforceront
l’arsenal juridique à leur disposition.
Dans l’ombre, John Edgar Hoover, jeune juriste du ministère de la Justice,
est à l’œuvre1. C’est sous sa direction que le 22 mars 1935, le BOI devient Federal
Bureau of Investigation (FBI). Il en présidera la destinée jusqu’en 1972.

L’accession aux plus hautes sphères du pouvoir de Charles-Joseph Bonaparte


sous l’impulsion et avec la complicité du président Théodore Roosevelt au début
du xxe siècle, puis sa lutte pour la création et la mise en place de ce qui allait
devenir le FBI illustrent le pragmatisme ainsi que l’esprit de probité et de justice
qui ont prévalu à la naissance du « Bureau ». En tant qu’Attorney General,
Charles-Joseph Bonaparte, en mettant en place des agents spéciaux, a révolutionné
son administration. Il s’est affirmé comme l’un des plus grands, des plus puissants
et des plus redoutés ministres américains de la Justice.
Aujourd’hui, en dépit de son expérience et de sa réputation d’efficacité et
de probité mondialement reconnues, le FBI n’est pas à l’abri des remous, des

1. John Edgar Hoover est né le 1er janvier 1895 à Washington. En 1917, à 22 ans, diplômé
en droit, il intègre le ministère de la Justice auprès de l’Attorney General Palmer, dont il
deviendra rapidement l’un des plus proches conseillers. Il lutte contre le « péril rouge », les
groupes politiques radicaux et les espions étrangers. A l’aube des années 1920, Hoover est
déjà l’adjoint du directeur du BOI, William J. Burns (1921-1924). C’est lui, jeune homme
pas encore trentenaire, qui va mettre en place la politique de professionnalisation du
Bureau et de ses agents. Sous son égide, le Bureau entame alors une réforme salutaire.
Hoover va le « nettoyer » des agents incompétents, trop liés aux milieux politiques et des
affaires, ou peu motivés.

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Le renseignement en Amérique

jalousies, des tentatives de manipulation ou de déstabilisation. Comme à ses


débuts, le « Bureau » traverse des tempêtes. Mais il a appris à les franchir sans
dommages il a toujours su demeurer fidèle à l’esprit et aux valeurs de son
fondateur, Charles-Joseph Bonaparte.

Laurent Moënard

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UN ÉDIFIANT EXEMPLE D’INTELLIGENCE
ÉCONOMIQUE AVANT LA LETTRE :
L’IMPLANTATION DES BARCELONNETTES
AU MEXIQUE (1821-1950)

Éric Denécé

Parmi les différentes finalités de l’intelligence économique telles que


définies, en 1994, par le Rapport Martre1, il en est une qui concerne les actions
collectives de conquête de marché. C’est celle-ci que nous souhaitons évoquer
à travers ces lignes, car c’est celle pour laquelle nous disposons le moins
d’illustrations.
Pourtant, l’histoire de notre pays est riche d’expériences inédites. Mais,
parce qu’elles ont eu lieu à des milliers de kilomètres de l’hexagone, hors du
champ des préoccupations de notre politique étrangère, elles demeurent
injustement méconnues. Tel est le cas de l’aventure des Barcelonnettes au
Mexique.
Combien ont aujourd’hui connaissance cette extraordinaire expérience
qui s’étendit sur près d’un siècle et demi ? Qui sait le rôle des Ubayens dans le
développement industriel du Mexique ? Les descendants de ces aventuriers du
Nouveau monde, les habitants de la région, voire quelques touristes s’intéressant
à l’histoire de cette vallée des Alpes de Haute Provence. Mince bilan. L’épopée
des Barcelonnettes au Mexique mérite pourtant d’être citée en exemple à de
nombreux égards, notamment à une époque où la France est sans cesse confrontée
aux défis de l’exportation, de l’internationalisation et de la compétition
économique mondiale. Un tel épisode révèle que l’esprit français, lorsque
certaines conditions sont réunies, n’a rien à envier, en matière de dynamisme,
de goût du risque et d’esprit d’entreprise à ses voisins allemands ou britanniques,

1. Commissariat au Plan, sous la direction d’Henri Martre, Intelligence économique et


stratégies des entreprises, La Documentation française, 1994.

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Le renseignement en Amérique

qui excellent traditionnellement en ces domaines. Surtout, à travers la qualité


de l’organisation dont on fait preuve les Ubayens afin de s’implanter durablement
sur une terre étrangère où la concurrence était vive, nous découvrons toutes
les composantes de ce que nous appelons aujourd’hui une opération intelligence
économique.
Après une description historique du phénomène d’émigration, nous
essaierons de dégager les raisons qui l’ont rendu possible, mais aussi celles qui
l’ont conduites à son terme.

Une émigration d’un caractère et d’une ampleur uniques

L’aventure des Barcelonnettes peut être segmentée en quatre périodes


correspondant aux différentes phases de développement de la communauté
ubayenne au Mexique : l’installation (1821-1860), l’expansion (1861-1876), l’âge
d’or (1876-1914) et, à partir de cette dernière date, le déclin.

L’installation au Mexique (1821-1860)


Si l’on écarte les tentatives isolées de quelques individus ayant eu lieu à
partir de 1812, c’est la date de 1821 qui marque l’installation des Barcelonnettes1
au Mexique. Les premiers pionniers en provenance de la vallée de l’Ubaye furent
les trois frères Arnaud, de la filature de soie de Jausiers. Ils partirent initialement
pour la Louisiane, où existait une importante émigration française ; ils y
devinrent petits fournisseurs de textile de l’armée américaine. Puis, ils allèrent
s’établir à Mexico où ils fondèrent un premier magasin de tissu2. Transmettant
la nouvelle de leur installation à leur vallée d’origine, ils furent peu à peu rejoints
par quelques-uns de leurs compatriotes.
C’est surtout à partir de 1845 que prit corps le mouvement d’émigration
des Barcelonnettes. À compter de cette date, les départs à destination du Mexique
s’intensifièrent3. S’aidant les uns les autres avec les petits moyens dont ils
disposaient au cours de ces premières années, les arrivants suivirent en majorité

1. Nous utilisons indifféremment les appellations de Barcelonnettes, d’Ubayens ou de


valéians, pour évoquer les habitants originaires des cantons des Basses Alpes ayant
participé à cette émigration.
2. Francois Arnaud, Les Barcelonnettes au Mexique, Bulletin de la société scientifique et
littéraire des Basses Alpes, Digne, 1981, p. 19.
3. Sylvie Aranéga-Mirallès, Mexique, une aventure exceptionnelle : les Barcelonnettes,
Voyageurs au Mexique éditeur, Paris, 1992, p. 26.

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Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre

l’exemple des frères Arnaud et firent « carrière » dans le commerce de la ropa


(tissus, vêtements, linge de maison, etc.). Dans les premiers temps, les activités
des Ubayens se partagèrent entre de simples magasins de détail, vendant des
étoffes à bas prix, à la partie la plus inférieure de la population et le colportage
à travers tout le pays1, dans des conditions souvent très risquées en raison d’un
banditisme endémique.
Ces premiers succès attirèrent de plus en plus de jeunes de la vallée de
l’Ubaye, générant un véritable courant d’émigration dont l’ampleur était sans
précédent. Le Mexique assista alors à l’éclosion de nouvelles enseignes
barcelonnettes dans les villes les plus fréquentées par les Français : Mexico,
Guadalajara, Puebla, Toluca, etc2. Mais les progrès de l’implantation française
furent d’abord lents. Si en 1850, on dénombrait une dizaine de maisons de
commerce de détail appartenant à des Barcelonnettes, en 1864, n’existaient
encore que 18 magasins dans Mexico et 25 dans le reste du Mexique.

L’expansion (1861-1876)
Les Barcelonnettes bénéficièrent, durant les années 1860, d’un contexte
politique qui servit leurs intérêts, leur permit de développer leurs activités et
de prendre le contrôle d’un secteur commercial remarquable3.
Ce fut en premier lieu de la guerre de Sécession (1861-1865) qui leur offrit
de nouveaux débouchés. Le blocus des État sudistes, grands fournisseurs de
coton – notamment la Louisiane, où les champs furent souvent laissés à
l’abandon – réduisit rapidement la production américaine, faisant grimper les
prix de la matière première4. Les Barcelonnettes saisirent immédiatement cette
occasion inespérée de faire fortune et devinrent les fournisseurs de l’armée
américaine, dont la demande en tissu ne faisait que croître. Au cours de cette
même période, les événements internationaux allaient leur être une seconde
fois favorables, avec l’arrivée au Mexique des troupes françaises de Napoléon III
(1862-1867), venues défendre le trône de l’empereur Maximilien. Durant ces
quelques années, les Barcelonnettes allaient être les pourvoyeurs de l’armée
française grâce à laquelle ils firent d’énormes bénéfices, tout en restant
politiquement neutres dans le conflit. De petits commerçants de détail, les
Ubayens se transformèrent donc en grossistes. Leur réputation de sérieux étant

1. F. Arnaud, op. cit., p. 28.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 28.
3. Ibid., p. 42.
4. Ibid., p. 41.

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Le renseignement en Amérique

solidement établie, ils n’eurent aucune difficulté à obtenir des crédits auprès de
leurs fournisseurs locaux1.
Ainsi, cinquante ans après leur arrivée, l’empire commercial des
Barcelonnettes commençait à prendre forme : ils possédaient de nombreux
magasins de détail (tissus pour vêtements, linge de corps, linge de maison, etc.),
un réseau de représentants dans tout le pays, ainsi que des comptoirs d’achat
(gros et demi-gros) en Europe avec d’importantes ramifications en France et
en Angleterre. En effet, pour faciliter leurs achats, ils fondèrent rapidement, à
Paris et à Manchester, des maisons de commissions. Cela leur imposa des allées
et venues entre les deux continents et généra un besoin de main d’œuvre
supplémentaire, qu’ils n’hésitaient pas à aller recruter directement dans leur
vallée d’origine.
Un facteur se révéla déterminant pour la consolidation de l’activité
barcelonnette et de l’émigration en provenance des Basses Alpes : l’ouverture
d’une ligne commerciale de paquebots entre St Nazaire et Vera Cruz en 1863,
instaurée pour faciliter les relations croissantes de nos armées présentes au
Mexique avec la métropole2. Cette liaison maritime ouvrit des possibilités
nouvelles aux entrepreneurs barcelonnettes, lesquels commencèrent à
s’approvisionner directement en Europe, délaissant rapidement leurs grossistes
allemands, anglais et espagnols installés au Mexique3.

L’éviction des sociétés allemandes


Après être venus à bout des puissantes maisons espagnoles, établies depuis
des siècles dans chaque ville mexicaine, où elles étaient maîtresses du commerce
de gros et de détail, les Barcelonnettes éliminèrent ensuite peu à peu les Almacenes,
maisons de gros anglaises et allemandes4.
La guerre de 1870 et la victoire allemande qui amputèrent la France de
l’Alsace et de la Lorraine, ne firent qu’accélérer ce phénomène. Le triomphe
brutal et insolent des Allemands du Mexique allait provoquer leur ruine. Nos
compatriotes, pris d’une haine farouche contre les Prussiens décidèrent de
rompre immédiatement toutes relations et de ne plus se fournir auprès d’eux,
alors que ceux-ci étaient leurs fournisseurs privilégiés au Mexique. Ce boycott
suivi par toute la colonie sans exception – témoignage d’une solidarité sans
faille – aboutira à la ruine du commerce textile allemand. En 1870, on recensait

1. F. Arnaud, op. cit., p. 21.


2. Ibid., p. 34.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p 30.
4. Chabrand Émile, Les Barcelonnettes au Mexique, Bibliothèque illustrée des voyages autour
du monde par terre et par mer, Plon, 1897, p. 30.

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Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre

80 maisons d’importation allemandes au Mexique ; en 1889, les deux tiers


avaient disparu ; la dernière fermera ses portes en 1892.
Ainsi, soixante-dix ans après l’arrivée de leurs premiers représentants, les
Barcelonnettes, à force de luttes et d’efforts, étaient parvenus à se défaire de
leurs rivaux et devenaient enfin les maîtres du terrain1, contrôlant le secteur
de l’industrie textile et de sa distribution dans tout le Mexique.

L’âge d’or (1876-1914)


L’élection à la présidence du Mexique de Porfiro Diaz (1876-1911) intervint
au moment où les Barcelonnettes étaient parvenus à une grande maturité
économique et disposaient des moyens qui allaient faire d’eux des industriels,
ce à quoi ne semblaient nullement destinés ces anciens paysans2. Durant sa
longue présidence, Porfiro Diaz, favorisa largement les investissements étrangers
et manifesta « une volonté démesurée pour la France ». Forts de cet appui, les
Barcelonnettes se développèrent davantage, en créant les premiers « grands
magasins ».

La création des « grands magasins »


Au cours la dernière décennie du xixe siècle, les magasins barcelonnettes,
qui n’avaient jamais été des établissements luxueux – même s’il s’y brassait des
millions – devinrent d’immenses espaces commerciaux3.
En 1891, en plein cœur de Mexico, fut édifié un premier magasin de
nouveautés baptisé El palacio de hierro. Il allait ouvrir la voie à de nombreuses
et séduisantes réalisations architecturales métalliques, fidèlement copiées sur
les modèles parisiens. Rapidement, le nombre de ces grands magasins – dont
les noms évoquaient tantôt les capitales européennes (La ciudad de Paris, La
ciudad de Londres), tantôt les grands ports (El puerto de Liverpool, El puerto de
Veracruz) – se multiplièrent. Les Barcelonnettes étaient en train de réussir
l’alliance de l’art et de l’industrie.
En 1890, on dénombrait au total 110 maisons de commerce – dont une
trentaine de maisons de gros – et 70 magasins de nouveautés4. En 1897, il existait
132 établissements barcelonnettes au Mexique, dont 86 magasins de nouveautés.

1. E. Chabrand, op. cit., p. 31.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 43.
3. Ibid., p. 47.
4. F. Arnaud, op. cit., p. 39.

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Le renseignement en Amérique

Plusieurs des maisons de gros faisaient des millions de chiffre d’affaires par an
et disposaient d’un capital énorme1.

L’ère des concentrations industrielles


Parallèlement à leur développement commercial, les Barcelonnettes
s’orientèrent peu à peu à vers les activités industrielles. Dès 1885, pour lutter
contre le monopole que commençaient à exercer certaines grosses maisons de
commerce ubayennes dans le pays, quelques établissements de moindre
importance se regroupèrent afin acheter la fabrique de Cerritos, près de Veracruz.
À partir de 1889, le gouvernement mexicain obligea les sociétés implantées au
Mexique à donner du travail à la population. Cela conduisit les Ubayens à
développer localement des fabriques au lieu d’importer des marchandises
d’Europe. Les affaires des Français ayant bien prospéré depuis leur arrivée au
Mexique, leurs capitaux leur permirent d’acheter des métiers à tisser en Suisse,
en Angleterre ou en France.
Ainsi, le groupe ayant acquis la fabrique de Cerritos s’associa à d’autres
Barcelonnettes pour constituer la Compagnie industrielle d’Orizaba – société
anonyme connue plus tard sous le sigle de CIDOSA – qui emploiera jusqu’à
10 000 ouvriers2 et dont les installations industrielles couvraient une superficie
de 50 000 m2. Dans les années qui suivirent d’autres sociétés industrielles virent
à leur tour le jour : la Fabrique de Rio Blanco, la Compagnie industrielle
veracruzana, la Francia maritima SA et la plus importante, la société Robert &
Cia succ. SA. Certaines sociétés possédaient deux à huit fabriques de cotonnades,
lainages, fil à tricoter de laine ou de coton et vendaient directement leur
production.
Sous leur impulsion, l’industrie textile prit un essor remarquable. Elle se
mit à utiliser des techniques modernes, fit appel à des machines très perfectionnées
importées d’Europe et à l’utilisation de l’électricité dès le début du xxe siècle3.
Leur réussite fut telle que certaines de ces sociétés virent leurs actions cotées
en bourse à Mexico, Paris ou Genève, à l’exemple de la Compagnie industrielle
de Atlixco, grande filature de coton créée en 1897, ou de celle de San Ildefonso,
principale manufacture de tissus de laine fondée en 1895.
Même si l’essentiel de l’activité industrielle des Ubayens demeurait concentrée
dans le secteur textile, quelques diversifications eurent lieu : la fonderie de fer
et d’acier de Monterrey, la Brasserie Moctezuma, à Orizaba, la mine d’or et

1. E. Chabrand, op. cit., p. 29.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 44.
3. Ibid., p. 45.

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d’argent Dos Estrellas – située entre l’État de Mexico et celui du Michoacan –,


furent également créées par des Barcelonnettes ou attirèrent leurs capitaux.

Le développement des activités financières


Après le commerce et l’industrie, les Barcelonnettes allaient étendre leur
empire économique dans un domaine jusqu’à lors inexploré par eux, le secteur
financier. Les activités des Ubayens concernèrent aussi bien les banques que
les sociétés financières. Les premières furent le levier de la colonie pour peser
sur l’État mexicain ; les secondes permirent la constitution de l’empire textile.
Elles furent aussi les caisses d’investissement privilégiées de la colonie1.
En 1881, Edouard Noetzlin, Président de la banque franco-égyptienne,
obtint une concession bancaire et créa le Banco Nacional Mexicano, vite transformé
en Banco nacional de Mexico, par fusion, en 1884, avec le Mercantil Agricola
Hipotecario. Les fonds étaient français – provenant de métropole ou de la colonie
mexicaine – mexicains et espagnol. En 1910, 70 % du capital était aux mains
de nos compatriotes. Puis, en 1898, la Société financière pour l’industrie au
Mexique fut fondée par le Barcelonnette Jean Signoret2. Enfin, Joseph Signoret,
président de la compagnie minière Dos Estrellas, devint président des conseils
d’administration du Banco de Londres y Mexico – créé en 1864 – où figureront
plusieurs autres grands patrons barcelonnettes. À partir de 1900 les capitaux
français y furent prépondérants. Les Ubayens prirent également une part active
dans la direction de la Banque centrale du Mexique. La signature de plusieurs
Barcelonnettes et de leurs descendants se trouva ainsi apposée au bas des billets
de banque mexicains, jusque dans les années 1950.

Le déclin (1914-1950)
Phénomène inverse de celui des années 1860, la décennie 1910 allait voir
la conjonction d’événements politiques néfastes à la communauté française du
Mexique.
En 1911 eut lieu la chute de Porfiro Diaz. Le pays entra alors peu à peu
dans une période d’anarchie, de violence et de désorganisation interne, se
traduisant par des grèves importantes et le sabotage des voies de communication
et des appareils de production. Cela conduisit à la récession économique de
certaines parties du pays. La révolution mexicaine qui s’ensuivit sera longue

1. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 49.


2. Ibid., p. 49.

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(1913-1920) et les entreprises des Barcelonnettes en subirent l’influence de plein


fouet, certaines étant poussées à la ruine et à la faillite.
Puis ce fut le déclenchement de la Première Guerre mondiale. Dès la
déclaration de guerre, d’un seul élan, tous les Français du Mexique en âge de
porter les armes se présentèrent au consulat, sans y être contraints, pour venir
combattre en France. Le premier jour, ils furent près de 1 500 à vouloir prendre
le bateau, alors qu’il n’y avait que 340 places sur le seul paquebot appareillant
quatre jours plus tard1. Près d’un tiers des Barcelonnettes résidant au Mexique,
principalement des jeunes, partirent pour le front. Trois cents d’entre eux
tombèrent au champ d’honneur, ainsi qu’une dizaine de citoyens mexicains,
engagés volontaires2. Cela provoqua une pénurie de main d’œuvre qualifiée et
réduisit l’importance de la communauté, d’autant qu’en raison de la récession
des années 1910, l’émigration s’était lentement tarie car les entreprises
Barcelonnettes n’étaient plus demandeurs de main-d’œuvre3.
Ainsi, lentement, l’âge d’or des Barcelonnettes s’estompa. La communauté
ne retrouvera jamais son dynamisme d’antan, même si quelques sursauts eurent
lieu, en 1930 et 1945. La période de l’entre-deux-guerres fut à son tour marquée
par ce que l’on a appelé « l’autoritarisme mexicain », lequel, en raison de sa
politique d’expropriation et de nationalisation de nombreuses entreprises
étrangères, accentua le déclin de l’empire industriel et financier de la colonie
française. Dès lors s’amorça irrémédiablement la fin du rêve mexicain dans la
vallée de l’Ubaye. Au seuil des années 1950, l’émigration se tarit définitivement
et l’aventure des Barcelonnettes n’allait plus tarder à prendre fin. Certes, la
Compagnie industrielle d’Orizaba produisait encore, en 1948, 60 millions de
mètres de tissu par an et la société Robert & Cia succ. SA comptait 8 fabriques
en 1960. Mais elles allaient disparaître, comme la plupart des sociétés ubayennes,
au début des années 19704.
Il n’en demeure pas moins que l’aventure singulière de la communauté
alpine en terre mexicaine connut, pendant plus d’un siècle, une réussite
extraordinaire. L’évolution économique des Barcelonnettes au Mexique permet
d’observer une communauté dynamique, entreprenante et organisée, qui a
évolué du commerce de détail vers le commerce de gros, puis vers l’industrie
et enfin la finance5. Une telle réussite ne cesse de surprendre et ne peut laisser
1. Émile Charpenel, L’épopée des Barcelonnettes ou toute la vie d’un valéian parti au Mexique
décrite par lui-même, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes, Digne,
1976, p. 69.
2. Les Barcelonnettes au Mexique, Récits et témoignages, Troisième édition revue et augmentée,
Sabença de la Valeia, Barcelonnette, 1994, p. 141.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 51.
4. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 141.
5. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 50.

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l’observateur indifférent. C’est pourquoi il est essentiel de dégager les raisons


du succès de cette expérience unique dans l’histoire française.

Les facteurs-clés du succès des Barcelonnettes

Pourquoi, dans la première moitié du xixe siècle, des habitants d’une vallée
perdue des Alpes sont-ils partis pour le Mexique, y ont fait des affaires fructueuses,
y ont attiré un grand nombre de leurs compatriotes et ont constitué localement
une communauté prospère et puissante, véritable empire économique, associant
industrie, grand commerce et banque ? Qu’est-ce qui préparait ces Alpins à un
tel voyage et à une telle efficacité ?
Les éléments qui permettent de mieux comprendre la réussite de l’expatriation
ubayenne au Mexique relèvent de plusieurs domaines : des traditions de
diversification économique et d’émigration saisonnière anciennes, une
scolarisation poussée et une solidarité exemplaire, ayant donné lieu à une
organisation socio-économique efficace en terre étrangère. Ces phénomènes
apparaissent comme spécifiques à la vallée des Basses Alpes, même si elle n’en
a pas l’exclusivité.

Des traditions de diversification économique


et d’émigration saisonnière anciennes
Confrontés pendant des siècles à une nature rude, les montagnards des
Basses Alpes durent, pour survivre, adopter une organisation économique
cyclique tout à fait originale.
La moitié de l’année était consacrée aux activités de type « montagnard » :
culture, abattage du bois, récoltes, transhumance, etc. Le long et rigoureux
hiver n’offrant aucune possibilité d’activité extérieure, les valéians développèrent
peu à peu des activités saisonnières d’intérieur. Dès le xviie siècle, la sériciculture
s’implanta dans la vallée de l’Ubaye. Pendant que femmes et enfants restaient
à tisser la laine et le chanvre, ou à filer la soie, les hommes prirent progressivement
l’habitude de quitter leur famille pour trouver d’autres sources de revenus : ils
se firent colporteurs, voire instituteurs ou bergers transhumants. Certains textes
du xive siècle évoquent déjà ces « porteballes » qui parcouraient les chemins
durant de longs mois. Dans leurs bagages, on trouvait un ensemble hétéroclite

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d’objets fabriqués par toute la famille, durant les veillées et les journées où toute
activité à l’extérieur était impossible1.
Ces déplacements hivernaux menèrent les valéians en premier lieu vers la
Provence, le Dauphiné, la vallée du Rhône et le Piémont (Turin), et au-delà dans
toute la France et même à l’étranger. Nous trouvons des traces de leur passage
en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, au fin fond de l’Espagne
et même en Russie2. Les habitants de Fours d’Enchastrayes et d’Uvernet
parcoururent principalement la Bourgogne, les Flandres, la Belgique, la Hollande
et le Luxembourg. Ceux des cantons de St Paul et de Jausiers sillonnèrent surtout
la Bourgogne et la ville de Lyon.
Ce phénomène des migrations saisonnières créa chez ces hommes, qui à
l’origine les pratiquèrent par nécessité, un état d’esprit tout à fait original3. À
travers ces pérégrinations qui les conduisaient de plus en plus loin de leur vallée,
les colporteurs s’enrichirent de connaissances nouvelles, qui accentuèrent chez
eux le goût du voyage, lequel se transmettait de génération en génération, à
travers les récits des aînés. Toutefois, ce penchant pour l’aventure était indissociable
du désir de retour au foyer et les paysans se retrouvaient tous au printemps
pour cultiver les terres et pousser le défrichement de la vallée jusqu’aux limites
de la végétation4.
Cependant, obligés de prospecter de plus en plus loin, certains porteballes,
égarés à des centaines de kilomètres de chez eux, avaient de plus en plus de mal
à y retourner à chaque printemps. Quelques-uns se fixèrent en route et y firent
souche. Il n’y avait qu’à consulter, dans les années 1890, les annuaires de Bruges,
de Bréda, d’Amsterdam, de Dijon ou de Lyon pour retrouver dans les hauts
rangs du commerce local les noms des habitants de l’Ubaye5.
Mais peu à peu la manufacture à domicile des draps grossiers disparut
devant la concurrence des fabriques et le développement du luxe qui poussaient
aux draps plus fins. Petit à petit, les filatures et les métiers à tisser de la vallée
fermèrent, pour disparaître totalement au début des années 1860. C’est pour
cette raison que les frères Arnaud furent obligés de renoncer à leur petite
entreprise familiale, dès 18216.
Il est essentiel d’insister sur ces traditions de production du textile et de
colportage fort anciennes. Sans elles, l’émigration américaine serait
incompréhensible. Après les Flandres – fréquentées dès le xviie siècle – et la

1. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 14.


2. Ibid., p. 15.
3. Ibid., p. 16.
4. F. Arnaud, op. cit., p. 16.
5. Ibid., p. 17.
6. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 12.

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mer des Caraïbes – approchée au xviiie – le Mexique, libéré de la tutelle espagnole,


devint pour les Barcelonnettes une nouvelle terre de colportage où ils allaient
exercer leur double savoir-faire commercial et technique dans les métiers de la
laine et de la soie.

Un phénomène qui n’est pas propre à la vallée de Barcelonnette


L’expatriation vers le Nouveau monde n’est pas une spécificité des paysans
de la vallée de Barcelonnette. Les habitants du Queyras connurent eux aussi
une émigration importante en direction de la Californie, de l’Argentine et du
Brésil. En 1835, trois colporteurs partirent d’Aiguilles en Queyras dans les
Hautes-Alpes, vers le Brésil où ils organisèrent le commerce de nouveautés et
de soieries, associé à la vente de parapluies, domaines dans lequel ils s’étaient
spécialisés. À leur suite partirent d’autres habitants d’Aiguilles. Peu à peu, ces
migrants étendront leurs affaires à toute l’Amérique du Sud où ils exploiteront
une quarantaine de firmes en 1884. Vers 1850, ce sont des paysans du Champsaur
qui émigrent vers l’Ouest américain où ils s’embauchent comme chefs-bergers
et où ils vont attirer plus d’un millier des leurs entre 1885 et 19081. Mais le
dépeuplement des vallées alpines en hommes jeunes, capables d’assurer les
travaux des champs, entraîna alors une immigration piémontaise à la fin du
xixe siècle ce qui finit par ralentir les départs2.
L’émigration française vers le Mexique ne fut pas davantage une exclusivité
des Ubayens, même s’ils en furent les pionniers. Participèrent aussi à cette
aventure les habitants de la vallée de Seyne, de Digne, du pays de Forcalquier,
du canton des Mées et surtout, beaucoup de Basques3. En effet, en même temps
qu’un courant d’émigration s’établissait entre la vallée de l’Ubaye et le Mexique,
un flux semblable partait de la partie française du Pays basque. Ainsi, dans les
années 1850, la grande masse des ressortissants français au Mexique étaient
basques, les valéians n’étant qu’un nombre dérisoire4 aux côtés de Gascons, de
Bourguignons et de Francs-Comtois. Sur place, rapidement, Pyrénéens et Alpins
s’associèrent. Dès lors, tous les Français commerçants en nouveautés,
commencèrent à porter le nom générique de Barcelonnettes.

1. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 17.


2. F. Arnaud, op. cit., p. 50.
3. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 10.
4. Ibid. p. 118.

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Les réseaux français au Mexique sous le Premier Empire


Le Mexique n’était pas terra incognitae, il était beaucoup mieux connu des
Français que ne l’imaginent nos contemporains. En effet, pendant son règne,
Napoléon Ier ne limita pas son action à l’Europe ou à l’Égypte, mais l’étendit
à l’Amérique. Après avoir placé, en 1808, son frère Joseph sur le trône d’Espagne,
il espéra un moment s’approprier l’Amérique latine que gouvernaient des vice-
rois espagnols. Ceux-ci ayant refusé de reconnaître Joseph, il tenta de dresser
contre eux Créoles et Indiens. Il mit en place dans ce but, avec la bienveillance
des États-Unis, un réseau de renseignement et d’agitation politique qui fonctionna
à partir de 1809. Son chef, un certain José Desmolard, recruta de nombreux
agents français qui, sous couverture des professions de commerçant, marin ou
cuisinier – et dotés de passeports américains – opérèrent à partir de Mexico,
de La Nouvelle-Orléans et de la Californie. Desmolard n’ayant obtenu que des
résultats médiocres, il fut remplacé par Jacques Athanase d’Amblimont qui
mena une lutte souterraine et acharnée contre Luis de Onis, le représentant de
la junte espagnole en Amérique. D’Amblimont réussit une opération que l’on
peut considérer comme un chef-d’œuvre d’action politique : le déclenchement
de l’insurrection qui, en 1811, fut bien près de chasser les Espagnols du Mexique.
Malgré l’échec de l’opération, les menées françaises se poursuivirent jusqu’en
1815, date à laquelle, avec la chute de l’Empire, elles cessèrent tout à fait1.
De même, il ne faut pas négliger le rôle essentiel joué par la Louisiane dans
l’émigration des Barcelonnettes vers le Mexique. C’est d’abord par cette vieille
terre française en Amérique du Nord qu’ils découvriront le continent américain,
avant de se rendre plus au sud. Elle servit notamment de base arrière pour
l’implantation au Mexique des trois frères Arnaud. Elle fut également par la
suite une terre d’accueil d’un nombre important de valéians qui y constituèrent
des domaines agricoles plus que des entreprises commerciales2.

Un niveau d’alphabétisation exceptionnel


Parmi les atouts à l’origine de la réussite des Barcelonnettes, il faut prendre
en compte le niveau d’alphabétisation exceptionnel des cantons de la vallée de
l’Ubaye. En 1848, 90 % des hommes et des femmes du canton de Barcelonnette
savaient lire et écrire, alors que dans les cantons voisins des Basses Alpes, ce
taux atteignaient au mieux 40 %, mais était très fréquemment beaucoup plus
faible. À la fin du xixe siècle, l’enseignement des écoles primaires de la vallée

1. Jean-Pierre Alem, L’Espionnage. Histoire, méthodes, Lavauzelle, 1987, pp. 229-230.


2. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 8 et 100.

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donnait une large part à l’économie, la comptabilité, la physique et la chimie


appliquées.
Le prodigieux développement des maisons barcelonnettes du Mexique – qui
passèrent d’une centaine environ, vers 1890, à 220, vers 1911 – entraîna
naturellement une demande sans cesse croissante de main-d’œuvre que les
entrepreneurs souhaitaient plus qualifiée. C’est ainsi que certains patrons
envoyèrent leurs employés effectuer des stages dans les maisons de commission
de Paris et de Manchester et qu’un poste de professeur d’Espagnol fut créé très
tôt au lycée de Barcelonnette, afin que les candidats à l’émigration soient mieux
préparés à leur arrivée en terre mexicaine1. Le bagage des jeunes ubayens quittant
leur vallée ne se limitait donc pas à leur seul baluchon. Une solide scolarisation
et les récits des aînés les avaient armés pour les voyages. À partir de la fin du
xixe siècle, quelques-uns des plus riches Barcelonnettes expatriés firent suivre
à leurs enfants des études spéciales en France, suivies d’un stage en Angleterre,
avant de les rappeler auprès d’eux au Mexique2.

Une solidarité exemplaire


Hommes déterminés, prêts à tout affronter pour réussir, les Barcelonnettes,
réinvestissaient aussitôt tout argent gagné – souvent au péril de leur vie – dans
de petits commerces aussi modestes soient-ils, privilégiant toujours la distribution
de la ropa et des tissus. Fidèles au principe de solidarité qui leur était coutumier,
les Barcelonnettes s’entraidaient dès qu’ils le pouvaient, pour gérer et maintenir
l’empire qu’ils étaient en train d’édifier. Ils firent appel à d’autres valéians qu’ils
impliquèrent souvent, à leur tour, dans les affaires, en les intéressant dès que
le succès s’annonçait. Ces derniers, bien entendu, appliquaient les mêmes
méthodes pour créer, à terme, leur propre commerce, où ils employèrent très
vite d’autres compatriotes. Tous avaient, au départ, une chance de réussir, à la
condition expresse de s’intégrer pleinement dans une organisation communautaire
hors de laquelle aucune possibilité ne leur était offerte3.
Car cette communauté avait ses règles : si parfois un employé se rebellait
contre les heures de travail arbitraires ou la faiblesse de sa paie, il était
immédiatement mis à la porte sans aucune indemnité. S’il cherchait alors à
entrer dans une autre maison barcelonnette, la consigne était de ne pas donner
suite à sa demande et il ne pouvait trouver de travail nulle part4.

1. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 34.


2. F. Arnaud, op. cit., p. 43.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 35.
4. Ibid., p. 60.

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Parallèlement, la solidarité fut toujours de mise entre les émigrés et les


valéians demeurés au pays. Outre l’embauche quasi exclusive, au Mexique, de
jeunes originaires de la vallée, elle se concrétisa également par l’envoi régulier
d’argent en France, les dons effectués bénéficiant en général à tous (hôpitaux,
lycées, mairie, installation du réseau électrique, etc.)1.

La prise en charge sociale et culturelle de la communauté expatriée


francophone
Sous l’impulsion des Barcelonnettes, dès septembre 1842 apparut la première
structure organisée de la communauté française au Mexique, avec la création
de la Société française de bienfaisance, dont les objectifs étaient de « soulager
les malheureux, encourager l’union, l’ordre et l’économie ». Au début, quarante
membres la constituèrent, mais très vite, l’association prit de l’ampleur. Chaque
nouvel arrivant fut tenu de verser une cotisation destinée à créer un fonds de
solidarité. Cet organisme put ainsi offrir un premier secours aux immigrés en
difficulté, aux malades, voire même participer au rapatriement des plus
malchanceux.
Au fil des années, la Société changea d’appellation pour devenir en 1860
L’Association française, suisse et belge de bienfaisance et de prévoyance, à
laquelle adhérèrent la plupart des Français du Mexique et dont les membres les
plus influents furent des Barcelonnettes. Cette association fut à l’origine d’oeuvres
importantes, notamment une mutuelle – qui, pour une cotisation modique,
octroyait à ses membres malades une indemnité pécuniaire – et une caisse
d’épargne, où les expatriés pouvaient placer leurs économies, aussi infimes
soient-elles, sans trop de risques. À la fin du xixe siècle d’autres créations vinrent
la compléter : un hôpital, où exerçaient des médecins français, un fonds de
bienfaisance, une église, une maison de retraite – où viendront vieillir quelques
Barcelonnettes démunis –, ainsi qu’un cimetière2.
Parallèlement, avec la fortune vint le désir d’agrémenter un peu la vie
culturelle et sociale de la communauté expatriée. En 1870 eut lieu la création
du Cercle français, institution chargée de la célébration de la fête nationale au
Mexique. Puis en 1878 vint la création de la Société philharmonique et dramatique
française, puis en 1883, de la Société hippique. Ces deux établissements
fusionnèrent avec le premier au cours des années 1890 afin d’assurer leur
existence. Ils s’installèrent dans les locaux spacieux et remarquablement équipés
(salle d’armes, salons de lecture, salles de bal et de réception, gymnase,

1. Ibid., p. 73.
2. Ibid., p. 39. F. Arnaud, op. cit., p. 28.

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bibliothèque, salle de musique, de billards, de cartes, etc.) d’un hôtel particulier


de Mexico. Le Cercle français organisa de nombreuses expositions et salons
consacrées aux arts, au commerce et à l’histoire de France, assurant la promotion
des intérêts et du rôle de notre pays à l’étranger1.
Ainsi, dès la fin du xixe siècle, s’est développée une colonie de Barcelonnettes
très forte, très puissante financièrement, dont la solidarité et l’organisation
attirent de plus en plus de jeunes de l’Ubaye et des zones voisines2.

Une émigration régulière et importante


À partir des années 1845, chaque village, chaque famille vit partir des
hommes de plus en plus jeunes ainsi qu’un nombre croissant, quoi que limité,
de jeunes filles déterminées à réussir la même aventure. On dispose, grâce aux
recensements, de chiffres assez précis concernant cette émigration importante.
Ainsi, entre 1850 et 1950, entre 6 000 et 7 000 habitants de l’Ubaye quittèrent
leur vallée pour le Mexique (et quelques dizaines pour l’Argentine) avec l’espoir
de faire fortune. Quatre à cinq cents familles seulement retournèrent au pays.
Des quinze communes qui composent la vallée, dix perdirent, par émigration,
plus de 75 % de leur population moyenne, dont sept près de 100 %3. Par exemple,
entre 1880 et 1890, période correspondant au plein essor des maisons
barcelonnettes, la moitié des hommes en âge de conscription émigrèrent au
Mexique4. La moyenne et la haute vallée de l’Ubaye furent les centres les plus
importants de départ.
En 1998, on estimait à 60 000 le nombre des descendants des Barcelonnettes
dispersés sur tout le territoire mexicain. Nombre d’entre eux se sont fondus
dans la société locale. Quelques grands groupes leur appartiennent encore, tels
que El puerto de Liverpool, ou le groupe IMSA, qui avec un chiffre d’affaires
supérieur à 600 millions de dollars fait partie des géants de l’industrie mexicaine.

Les limites de l’implantation barcelonnette

Si les conditions du succès de l’implantation barcelonnette au Mexique


apparaissent spécifiques aux caractères propres de la vallée et de ses habitants,
les facteurs limitatifs de l’expatriation apparaissent purement français, dans la

1. F. Arnaud, op. cit., p. 40.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 35.
3. Ibid., p. 31.
4. F. Arnaud, op. cit., p. 46.

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Le renseignement en Amérique

mesure où ils ont été observés dans d’autres régions ou à travers d’autres
expatriations de notre pays.

L’attachement charnelle à la vallée d’origine


Ces milliers d’individus qui quittèrent un jour leur vallée, ne l’oublièrent
oubliée. « Vous pouvez arracher l’homme au pays, mais vous ne pouvez pas
arracher le pays au cœur de l’homme1 ». Les Barcelonnettes restèrent, hors de
leur patrie, d’authentiques Français et les mariages locaux furent rares. En
principe, tout émigré, soit à son retour définitif, soit lors de l’un de ses voyages
en France, se mariait avec une jeune femme de sa région. En effet, épouser une
Mexicaine, pouvait faire oublier au jeune émigré que le but essentiel pour
chacun, était de retourner au pays ou l’attendaient les siens2. Le plus souvent,
ils ne voulaient pas que leur descendance fût mexicaine et les parents d’enfants
nés au Mexique désiraient ardemment que ceux-ci reçoivent une éducation
française et qu’ils soient citoyens français3.
L’aspiration des émigrés valéians, même ayant brillamment réussi, restait
donc de se constituer un pécule pour rentrer en France. On les verra rarement
se livrer à des entreprises de très longue haleine et il n’y aura guère de dynasties
ubayennes faisant souche au Mexique. Comme l’écrit, certes prématurément,
François Arnaud en 1890, « C’est le défaut général de toutes les expatriations
françaises à l’étranger. On campe à l’étranger, on ne s’implante pas. Verrons-nous
jamais au Mexique des maisons centenaires, comme les Anglais en ont à Calcutta
et dans le monde entier ? Notre pays d’origine est trop beau et l’on veut y revenir4 ».
Comment auraient-ils pu le faire, alors même, qu’au plus fort de l’essor des
maisons de commerce, le même Arnaud, pourtant chantre des Barcelonnettes
au Mexique, termine son petit ouvrage par ces lignes édifiantes : « Enfants, la
vie est dure partout, mais surtout à l’étranger, loin du foyer paternel, loin des
parents, loin des amis du premier âge !
Avec le travail acharné qu’il faut pour réussir au Mexique, cultivez le sol natal ;
il a nourri vos pères et, au prix où on vous le laisse actuellement, non seulement
il saura vous nourrir, mais il vous donnera l’aisance si vous voulez secouer la
routine séculaire, suivre les progrès de la science agricole, améliorer vos terres, vos
cultures, vos semences, vos troupeaux surtout, et devenir des agriculteurs et des
éleveurs éclairés et persévérants. La vie au grand air, au grand soleil est plus saine
et plus gaie qu’au fond d’un magasin humide.

1. John Dos Passos, Bilan d’une nation.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 55.
3. E. Charpenel, op. cit., p. 72.
4. F. Arnaud, op. cit., p. 42.

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Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre

Mariez-vous jeunes, à l’âge où la nature le demande ; vous aurez des enfants


robustes et vous les verrez grandir. Si l’un d’eux veut aller chercher fortune ne le
retenez pas, mais n’y poussez pas les autres. Faites-en de bons citoyens, de bons
républicains, de bons soldats. Vous aurez eu les joies saines de la famille et ses
fortifiantes douleurs aussi. La fièvre de l’or n’aura pas brûlé votre vie ; votre vieillesse
sera plus heureuse au milieu de vos petits-enfants, et croyez bien qu’il ne faut pas
tant d’argent pour vivre heureux et que, pour mourir, les deux bras d’une fille
adorée et aimante sont un plus doux oreiller qu’un sac de piastres1 ». De tels propos
semblent ignorer le fait qu’un employé au Mexique gagnait plus qu’un agriculteur
en Ubaye et que les moins heureux rentraient cependant au pays avec des
économies qui rendaient confortables leurs dernières années dans la vallée2.
Entre 1890 et 1910, on évalue à un million de francs par an le capital
rapporté en France par les anciens qui rentrèrent au pays. À leur retour, les
Barcelonnettes investissaient leurs capitaux dans leurs demeures, mais pas dans
l’économie locale. Quel aurait donc été l’intérêt pour ces « mexicains » d’investir
dans ces vallées ou la création d’entreprise paraissait bien hasardeuse ? Ils
préférèrent en faire des lieux de villégiature où ils purent venir se reposer
régulièrement afin de ne pas couper tout lien avec les leurs et de ne jamais
oublier leur identité de barcelonnette. Une soixantaine de constructions
imposantes, dont l’intérieur est aussi somptueux que l’extérieur, atteste de cet
attachement3. Par ailleurs, anecdote qui témoigne de leur sens aigu du commerce
et de l’entreprise, les Barcelonnettes furent parmi les premiers à pressentir le
développement prodigieux de la Côte d’Azur et en particulier de Saint-Tropez.
Ils investirent d’une façon importante dans toute cette région4.

Les insuffisances du soutien politique de la métropole


Outre l’omniprésente volonté du retour, ce qui fit par ailleurs défaut au
développement durable de l’influence commerciale et industrielle française au
Mexique, fut une représentation nationale sérieuse et motivée. Dans ce pays
comme ailleurs, la France fut toujours représentée par une aristocratie brillante,
dont les capacités diplomatiques ne pouvaient être contestées. Mais celle-ci
demeurait peu accessible au populaire et traitait de haut les questions
commerciales, à la différence des autres nations qui se trouvaient représentées
par des négociants ou par les délégués de grandes sociétés commerciales,
industrielles ou financières. Ceux-ci étaient très au courant du détail des besoins
1. Ibid., p. 50.
2. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 144.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 67.
4. Ibid., p. 70.

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Le renseignement en Amérique

de leur pays de résidence, savaient les faire connaître à leur métropole, à qui ils
préparaient et assuraient les débouchés pour ses produits. Ils connaissaient le
monde des affaires et savaient les expédier rondement. Surtout, ils protestaient
fermement à la moindre injustice faite à leurs nationaux. Il est triste d’avouer
que souvent les Français, rebutés ou ajournés toujours à plus tard par nos
représentants, regrettèrent souvent le temps où la France était représentée à
Mexico par le ministre des États-Unis1.

L’émigration des Barcelonnettes au Mexique a représenté un moment


exceptionnel d’histoire pour l’expatriation française. Les Ubayens doivent être
comptés parmi ceux qui ont créé, développé et enrichi des secteurs entiers de
l’économie mexicaine du xixe siècle, alors fort peu compétitive. Leurs ambitions
et leur dynamisme ont contribué à l’apparition d’une industrie de type moderne,
intégrant ainsi le Mexique au marché mondial2.
Cet exemple est unique en France. Il préfigure, sans le savoir, le modèle
que mettront en place les communautés allemandes expatriées, en s’appuyant
sur la combinaison des sociétés de commerce, de la banque et de l’industrie.
Le fait qu’il soit issu d’une région montagnarde et agricole démontre que point
n’est besoin d’être un peuple maritime pour réussir une expatriation. Les hautes
crêtes de la vallée de l’Ubaye n’interdirent jamais à ses habitants d’en sortir, de
construire une économie où les voyages et l’émigration saisonnière jouaient
un rôle majeur et d’avoir ainsi une bonne connaissance du vaste monde3. Plus
que la maîtrise des techniques de navigation, ce sont le goût des voyages et
l’esprit d’entreprise qui comptent. Ni l’un ni l’autre ne firent défaut à la vallée.
Ils furent au demeurant remarquablement servis par un solide niveau d’éducation.
Cet esprit d’entreprise, fondé sur une culture du risque et un réalisme
constant, et la solidarité valéiane seront les fondements de la réussite spectaculaire
des Barcelonnettes, groupe qui, a des milliers de kilomètres de son lieu d’origine,
créa un type d’organisation socio-économique original et efficace, dans le
respect de ses traditions. Cela lui permit de conserver, à travers les épreuves,
la cohésion et l’identité nécessaire à sa survie, pendant plus de 100 ans4 et lui
donna l’énergie pour mener à bien ses projets. Car tout ne fut pas rose. On
connaît surtout ceux des Barcelonnettes qui ont réussirent et revinrent au pays

1. F. Arnaud, op. cit., p. 44.


2. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 52.
3. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 7.
4. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p. 40.

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Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre

bâtir de superbes villas1. Mais ils représentent à peine 10 % de ceux qui


s’embarquèrent un jour pour l’aventure mexicaine2.
Pour la vallée française, l’expatriation volontaire mais indispensable d’une
partie de ses habitants permit sinon une mutation profonde, tout au moins le
maintien d’une identité collective nécessaire à la survie de la communauté.
L’idée barcelonnette a été conservée et renforcée grâce à cet épisode unique en
son genre et pour lequel elle semblait prédisposée3. Depuis, cette épopée n’a
jamais cessé d’être l’objet de récits, articles, romans, thèses, etc4.
L’ampleur et la réussite de la colonie barcelonnette au Mexique ont toutefois
masqué les autres émigrations, souvent individuelles et moins spectaculaires,
vers les pays d’Amérique latine. Une autre pourtant aurait pu connaître le même
succès : encouragés par l’un des grands patrons de la colonie de Mexico, des
jeunes valéians furent tentés de reproduire en Argentine le modèle mexicain.
Bien que leur magasin à Buenos Aires put concurrencer en taille et en luxe les
plus beaux fleurons de Mexico, ils ne purent jamais attirer suffisamment de
leurs compatriotes en Argentine. Au début du siècle, les jeunes ubayens préféraient
sans doute la sécurité de la colonie mexicaine, solidement établie, aux charmes
d’un pays où tout était encore à créer5. Elle montre, en passant, que l’esprit
d’entreprise et le goût du risque des pionniers s’étaient estompés chez les
générations suivantes.
Considérée sous l’angle de l’intelligence économique, l’histoire des
Barcelonnettes est une riche d’enseignements et de perspectives. Nous y observons
l’ensemble des ingrédients de l’intelligence économique, telle que définie par
Jean-Louis Levet6 :
— la maîtrise des savoir-faire commerciaux et industriels du textile, puis ceux
de la finance ;
— la détection et l’exploitation des opportunités (guerre de Sécession, campagne
du Mexique) ;
— la neutralisation des menaces (éviction des concurrents allemands, espagnols
et anglais) ;

1. Parmi les figures issues de ces dynasties de « mexicains », Paul Reynaud, fils d’un
Barcelonnette émigré au Mexique
2. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 144.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p 74.
4. Cependant, à part l’excellent ouvrage de Patrice Gouy, les véritables travaux de recherche
sur le sujet demeurent rares et les récits sont le plus souvent anecdotiques.
5. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 152.
6. Jean-Louis Levet, « L’intelligence économique : fondements méthodologiques d’une
nouvelle démarche », Revue d’intelligence économique, no 1, mars 1997, AFDIE, pp. 35-49.

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Le renseignement en Amérique

— la coordination de réseaux d’acteurs (au sein de la communauté barcelonnette


du Mexique, au sein de la communauté française expatriée et avec la vallée
d’origine) ;
— et, enfin, la mise en œuvre de stratégies d’influence (en direction de l’État
mexicain).
Cette expérience prend toute sa valeur à l’heure où se pose de manière
cruciale la question de nos performances économiques à l’étranger, dans un
univers mondialisé. Aujourd’hui, nos lacunes à l’exportation sont en partie
liées aux insuffisances de notre déploiement international et de notre dispositif
de soutien au commerce extérieur. Seulement 1,7 million de nos compatriotes
vivent à l’étranger (soit 2,5 % de la population totale) contre 4,5 millions pour
l’Allemagne (5,5 %) et 5 millions pour le Japon (4 %). Ces chiffres, trop souvent
méconnus, font prendre conscience du sous-dimensionnement de nos réseaux
hors de l’Hexagone. Ce trait est encore accentué par la spécialisation de cette
expatriation (Afrique).
Certes, les jeunes français s’expatrient de plus en plus volontiers, mais
malheureusement hors de toute dynamique collective. Les réseaux barcelonnettes,
basques, bretons, choletais ou normands ne bénéficient plus de leur rayonnement
et de leur efficacité commerciale d’antan. Or, comme l’écrivait François Arnaud,
« Aider au développement de la richesse nationale, c’est faire œuvre de patriotisme ;
la France industrielle, pas plus que la France des Beaux-arts ne doit finir aux
limites de ses frontières ; de son rayonnement au-dehors dépend sa future grandeur :
propager au loin ses intérêts, son influence, sa civilisation, c’est remplir, dans un
autre ordre d’idées, une mission aussi nécessaire que celle du soldat sur les champs
de bataille1 ».
Une citation qui n’a rien perdu de son actualité à l’ère d’une compétition
économique mondiale débridée.

Éric Denécé

1. F. Arnaud, op. cit., p. 49.

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Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre

Bibliographie

Antiq-Auvaro, Raymonde, L’émigration des Barcelonnettes au Mexique, Serre, Nice, 1992.


Aranéga-Mirallès, Sylvie, Mexique, une aventure exceptionnelle : les Barcelonnettes, Voyageurs
au Mexique éditeur, Paris, 1992.
Arnaud, François, Les Barcelonnettes au Mexique, Bulletin de la société scientifique et
littéraire des Basses Alpes (réed.), Digne, 1981.
Chabrand Émile, Les Barcelonnettes au Mexique, Bibliothèque illustrée des voyages autour
du monde par terre et par mer, Plon, 1897.
Charpenel Émile, L’épopée des Barcelonnettes ou toute la vie d’un valéian parti au Mexique
décrite par lui-même, Bulletin de la société scientifique et littéraire des Basses Alpes
(réed.), Digne, 1976.
Charpenel, Pierre-Martin et Proal, Maurice, L’empire des Barcelonnettes au Mexique, Jean
Laffitte éditeur, Marseille, 1986.
Gouy, Patrice, Pérégrinations des Barcelonnettes au Mexique, Presses universitaires de
Grenoble, 1980.
Meyer, Jean, Les Français au Mexique au xixe siècle, Cahier des Amériques latines, no 9-10,
Paris, 1974.
Les Barcelonnettes au Mexique, Récits et témoignages, Troisième édition revue et augmentée,
Sabença de la Valeia, Barcelonnette, 1994.

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LE RENSEIGNEMENT EN ASIE

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LA FONDATION DU RENSEIGNEMENT
MILITAIRE JAPONAIS (1870-1915)

Grégoire Sastre

Le renseignement a au Japon une longue histoire : les daimyos et shoguns


se sont servi d’agents divers afin de s’informer sur leurs rivaux dans et hors de
l’archipel1. Suite à la Restauration de Meiji (1868)2, il est profondément modifié
sur le long terme. Cette révolution du renseignement japonais se fait au sein de
la nouvelle armée nationale et plus particulièrement par le biais de l’état-major.
S’il est en effet un élément qui apparaît spécifiquement avec l’avènement
du nouveau régime impérial, c’est une armée nationale et avec elle un État-major
général. Dès ses débuts, celui-ci joue un rôle central en ce qui concerne l’analyse
du renseignement. En ce sens, il peut apparaître comme une remarquable
application des enseignements de la victoire prussienne de 1870 à laquelle pas
moins de trois officiers japonais assistent. L’orientation, le traitement et l’utilisation
du renseignement relèvent des missions classiques d’un état-major moderne.
Ainsi, dans le Manuel de service en campagne de l’officier d’état-major de l’armée
américaine cité par James D. Hittle, il est noté que l’« l’état-major d’une unité
se compose des officiers qui assistent le chef dans l’exercice de son commandement3 ».
Pour le général Bronsart von Schellendorff (1832-1891) du Grand état-major
allemand, l’état-major est constitué par les aides du chef. Hittle écrit ainsi que
« leur composition matérielle peut varier, mais tous accomplissent les mêmes

1. Godefroy Noémi, « Le Japon découvre la Russie », in Bertrand Romain (dir.) ; L’Exploration


du Monde – Une autre histoire des Grandes Découvertes, Paris, Seuil, pp. 332-336.
2. Par le biais de la révolution de Meiji, les fiefs du sud-ouest, ligués contre le shogunat et
soutenant l’empereur prennent le pouvoir suite à un conflit intérieur. Ils abolissent le
régime du shogunat, les fiefs et les ordres féodaux. Ce changement de régime accélère des
dynamiques déjà en cours. Le nouveau régime assoie son pouvoir sur un État centralisé.
3. Hittle J.D. et Dufourt André-Gaston, Les États-majors : leur histoire, leur évolution,
Gillet René (trad.), Paris, France, Berger-Levrault, 1958, p. 19.

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Le renseignement en Asie

fonctions essentielles : se procurer des renseignements pour le chef, préparer le


détail de ses plans, les traduire en ordres, faire transmettre ces ordres aux troupes1 ».
Cependant, comme souvent quand on traite de question d’échanges
transnationaux, la propriété d’un apport est problématique, et les visions
ethnocentrées peuvent faire oublier que les Japonais n’ont pas attendu les
Européens pour avoir une réflexion sur le fait militaire et sur le renseignement ;
et s’ils ont effectivement fait appel à des conseillers européens, ils n’ont pas suivi
à la lettre ce qui leur était proposé, mais plutôt utilisé ces enseignements pour
fonder un système propre à leurs besoins.
Partant de là, nous traiterons la question du renseignement à travers l’étude
de l’État-major de l’armée japonaise comme un produit local créé en s’inspirant
d’apports extérieurs. Il y a maintenant 113 ans, Jules Chanoine (1835-1915), le
chef de la première mission militaire française au Japon notait d’ailleurs : « En
réalité les Japonais n’ont pas été exclusifs ; ils n’ont subi aucun ascendant étranger.
Comme les Romains de l’Antiquité, ils ont pris ce qui leur convenait2 ».
Dans ce chapitre, nous allons montrer comment le renseignement militaire
de l’armée impériale s’est développé de manière organique, en fonction des
nécessités. Nous avons choisi la période allant de 1871, année de la création du
Bureau d’état-major, à 1915, date de l’échec du deuxième mouvement
d’indépendance de la Mandchourie et de la Mongolie. Au cours de cette période,
le renseignement militaire a été constamment modifié par des officiers considérant
cette activité comme nécessaire.
Parler de renseignement revient également à parler de réseaux et d’acteurs
aux parcours divers : les officiers, bien sûr, mais aussi les acteurs privés qui ne
sont rattachés à aucune institution publique. Avec eux, ce sont des réseaux
d’espionnage indépendants qui apparaissent en Asie et qui, pour partie à tort,
effrayaient les Occidentaux durant la guerre du Pacifique3.
Pour mettre en évidence les dynamiques qui ont présidé à la fondation du
renseignement militaire japonais, nous analyserons d’abord le processus de
modernisation et de centralisation dont il fit l’objet au sein de l’État-major,
avant de nous intéresser à sa remarquable évolution sous l’influence volontariste
des officiers supérieurs. Nous nous attacherons enfin au rôle de ce qui peut être
apparenté à une société civile dans le renseignement et aux limites de l’étatisme
dans ce domaine.

1. Ibid.
2. Chanoine Jules, Documents pour servir à l’histoire des relations entre la France et le Japon,
[s.n.], 1907. p. 2.
3. Everest-Phillips Max, « The Pre-War Fear of Japanese Espionage : Its Impact and
Legacy », Journal of Contemporary History, vol. 42, n˚ 2, 2007, p. 243‑265.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

Centralisation et rationalisation du renseignement


au sein de l’État-major

En préambule, il est important d’indiquer qu’il existe au Japon des formes


d’états-majors dès la période trans Edo-Meiji (1860-1870). Selon les documents
de l’armée de terre, le terme Sanbō désigne un état-major général ; Sanbō honbu,
dans le cas de l’armée impériale, est utilisé pour nommer un semblant
d’organisation administrative militaire recouvrant les missions et le
fonctionnement d’un état-major moderne, dont le traitement et l’utilisation du
renseignement. Le terme est par exemple utilisé en 1868 par divers fiefs japonais
ayant commencé à intégrer des éléments de l’organisation militaire occidentale
dans leurs systèmes militaires respectifs1. Le terme sanbō est donc utilisé dans
le premier système militaire japonais de la Restauration. Si l’on cherche des
similarités avec d’autres systèmes, cet état-major est mis en place suivant les
nécessités et les menaces, et non pas comme une institution fonctionnant en
temps de paix comme de guerre. Malgré tout, on retrouve parmi ses prérogatives
la collecte et le traitement du renseignement. Katsura Tarō (1848-1913) indique
qu’il prit part à des missions de reconnaissance et de renseignement opérationnelles
en tant qu’officier affecté à l’état-major2. En conséquence, la fondation de l’État-
major général est le produit d’une réflexion de long terme où sont pris en compte
divers apports. Il s’agit pour les responsables militaires de mettre en place une
organisation à même de répondre aux besoins du nouvel État, incluant entre
autres le renseignement. Avant la restauration, l’espionnage militaire en temps
de paix n’était pas le produit d’une organisation centralisée, mais de liens
interpersonnels et opportunistes. Cet ancien système est remis en cause dès les
premières années de la Restauration.
Après la victoire des forces impériales est mis en place le ministère de
l’Armée et, en son sein, l’État-major de l’armée. Le 16 août 1869, après une série
d’évolutions institutionnelles, le ministère de la Guerre (Hyōbusho) voit le jour
avec à sa tête le prince impérial Komatsu Akihito (1846-1903)3. La marine et
l’armée sont toutes deux sous le contrôle de ce ministère avec une administration
centrale commune. En août 1871 est implémentée une réforme4 qui entraîne

1. Ōe Shinobu, Nihon no sanbōhonbu (L’état-major japonais), Tōkyō, Chūō kōronsha, 1985.


2. Katsura Tarō, Katsura Tarō jiden (Autobiographie de Katsura Tarō), Uno Shun. ichi (éd.),
Tōkyō, Heibonsha, 1993, p. 135.
3. La présence d’un prince impérial à la tête du ministère sert aussi à marquer la souveraineté
impériale.
4. Système de gouvernement qui fut en vigueur au début de la période de Meiji avant
l’adoption du système du cabinet (naikaku-seido).

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Le renseignement en Asie

des modifications au sein du ministère de la Guerre1. Est alors créé le Bureau


d’état-major de l’armée de terre (Rikugun sanbōkyoku). Comme l’indique son
nom, il ne s’agit alors que d’un bureau dans l’organigramme du ministère de
la Guerre. Voici comment se trouvent définies ses missions :

« Le Bureau d’état-major de l’armée a à sa tête le vice-ministre de


la guerre. Sa mission est d’organiser et d’éditer des cartes en parallèle à
ses activités de renseignement et de transmission2 ».

Au contraire de ses homologues prussiens ou français, il ne semble pas


avoir pour attribution la planification, l’organisation et le commandement. Il
partage cependant avec ces derniers le pilotage du renseignement, exposé ici
plus en détail par la même source :

« Au sein du bureau, les officiers dont le grade est inférieur à celui


de lieutenant-colonel sont tous chargés de la cartographie et de la
topographie. Un officier est nommé commandant en second du chef du
bureau. Un autre est installé à la tête de la section d’espionnage où il a
pour rôle de commander l’unité d’espionnage.
En temps de paix, la section d’espionnage est détachée dans diverses
régions où elle effectue des relevés géographiques (topographiques) et en
constitue des cartes3. »

Il s’agit d’un premier pas important. L’armée japonaise connaît alors de


nombreuses évolutions ; elle est en construction. Cependant, dès 1871, il apparaît
nécessaire aux officiers japonais de créer un Bureau d’état-major. Qui plus est,
un bureau qui fonctionne en temps de paix autant qu’en temps de guerre,
conception tout à fait nouvelle. Ensuite, les objectifs du bureau – relevés
topographiques et cartes, qui sont au centre des préoccupations des militaires4 –,

1. Hōrei zensho, Meiji 4 nen (Compendium des lois et règlements, année 1871), Tōkyō,
Naikaku kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https ://dl. ndl.go.jp/
info:ndljp/pid/787951). Site consulté en décembre 2020, pp. 709-739.
2. Jacar Archives (https://www.jacar.archives.go.jp/aj/meta/MetSearch.cgi,), Ref.
C15120000200, Sanbō honbu rekishi sōan (1-3) Meiji 4-13 1/29, Miyazaki Shiryō, bōeishō
bōei kenkyūshō, Site consulté en décembre 2020, pp. 23-24.
3. Ibid.
4. Satō Hikaru, « Rikugun sanbō honbu chizuka ; sokuryōka no jiseki : Sanbōkyoku no secchi
kara rikuchi sokuryōbu no hassoku made » (Section de cartographie de l’état-major de
l’armée ; les traces de la section de relevés : De la mise en place du bureau d’état-major à
celle du bureau des mesures terrestres), Revue de cartographie, vol. 30, n˚ 1, 1991, p. 37‑44.
Les cartes de l’archipel demeurent alors peu harmonisées et de qualité médiocre. Il en va
de même pour la cartographie des côtes chinoises et coréennes.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

indiquent un premier pas dans l’organisation d’un renseignement permanent


avec des objectifs à moyen et long terme.
Il est évident qu’à ses débuts, tout comme le reste de l’armée, ce bureau
n’existe que sur le papier, mais il est dirigé par le vice-ministre de l’Armée
(Hyōbu dayū) qui est le véritable responsable de l’organisation et de la gestion
de celle-ci. Il s’agit alors du général de corps d’armée Yamagata Aritomo (1838-
1922). Ancien guerrier originaire du fief de Chōshū1 et militaire de carrière, il
est une figure importante du nouveau régime ainsi que l’un des architectes de
la mise en place de l’armée japonaise.

La place des apports européens dans la construction de l’état-major


japonais
Dans un premier temps, les autorités japonaises font appel à des missions
militaires et des conseillers étrangers, et les responsables japonais débattent du
système le mieux à même de servir de base pour la construction d’une institution.
Dans le cas de l’armée, la France et l’Allemagne sont les deux nations auxquelles
le Japon fait appel afin qu’elles participent à cette construction, tant d’un point
de vue pratique que philosophique. Avant même la Restauration, le shogunat
fait appel à une première mission militaire française pour l’aider à réformer
ses forces armées. Arrivée en 1867, celle-ci ne peut mener à bien sa mission et
doit rentrer en France en 1868. En 1870, les nouvelles autorités font également
appel à la France et, en 1872, une deuxième mission militaire débarque dans
le port de Yokosuka. Elle participe à la création du système de formation,
notamment des écoles, ainsi qu’à l’écriture de la loi qui instaure la conscription
en 1873. La France est donc le premier pays contacté et celui qui joue le rôle
plus important dans les premières années de la construction de l’armée.
Le premier vice-ministre de la guerre, Ōmura Masujirō (1824-1869), artisan
de la création de l’armée et du premier système de formation militaire japonais
moderne dans les années 1860, est un ardent pro-français. À cette même époque,
le capitaine Albert Charles Du Bousquet (1837-1883) est très actif dans les cercles
du pouvoir militaire japonais. Cet ancien membre de la première mission
militaire française, devenu interprète de la légation de France à Tōkyō, joue un
rôle central dans la reprise des relations entre les deux nations. Avant de travailler,
de 1871 à 1874, pour la chambre de gauche (Sa.in) et l’Assemblée des anciens

1. Durant le conflit qui oppose les forces loyales à l’empereur et celles du shogunat, les fiefs
de Chōshū, de Statsuma et de Tōsa furent les plus importants. Par la suite, les leaders
militaires et politiques japonais contrôlent le pouvoir. On parle d’oligarchie de Meiji.

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Le renseignement en Asie

(Genrō. in), il est conseillé auprès du ministère de la Guerre1 et produit nombre


de documents afférents aux questions militaires durant les années 1870. Dans
une compilation de rapports publiée avant la création de l’État-major général
en 1878, un des volumes présente l’organisation de l’état-major français et les
enseignements à en tirer pour la rédaction du décret de l’État-major général
japonais2. Si on ne le trouve pas crédité pour ses conseils dans les écrits qui
nous sont parvenus, il apparaît que Du Bousquet a eu une influence certaine
durant les premières années de l’armée et notamment sur l’état-major. Selon
Shinohara Hiroshi, le modèle d’organisation du ministère de l’Armée de 1874
est effectivement une application de celui proposé par Du Bousquet3. Après la
Restauration, Ōmura Masujirō œuvre en tous les cas à modeler l’armée japonaise
selon le système français, mais les réformes qu’il met en place lui attirent de
nombreuses inimitiés de la part d’anciens guerriers et il est assassiné à la fin
de l’année 1869. Son décès constitue une rupture, bien que celle-ci ne se fasse
sentir immédiatement.
Si Maebara Issei (1834-1876) prend sa suite en tant que vice-ministre, c’est
Yamagata Aritomo qui a le plus de poids dans les décisions afférentes à la
nouvelle organisation de l’armée japonaise. Le modèle que ce dernier a observé
en Europe n’est pas l’armée française, mais l’armée allemande. En 1870, il assiste
à la guerre franco-prussienne avec deux autres officiers japonais de premier
plan : Ōyama Iwao (1842-1916), envoyé comme lui en tant qu’observateur du
conflit, et Katsura Tarō, qui est en Europe en tant qu’étudiant4. Leurs différents
écrits témoignent de la forte impression que leur fait l’armée prussienne et de
l’intérêt qu’ils portent à son organisation. Katsura en particulier se montre un
insatiable promoteur de cette inspiration.
Après ce séjour, Yamagata considère que le système prussien est plus à
même de répondre aux besoins japonais. Cependant, il respecte le vœu d’Ōmura,
autant que le travail qu’il a déjà effectué et écrit, en novembre 1870, l’armée
sera basée sur le système français5. Néanmoins, à notre connaissance, le
fonctionnement de l’état-major n’est vraiment décrit par aucun document, ni
de la main d’Ōmura, ni de celle de Yamagata : dans l’histoire de l’armée supervisée

1. Shinohara Hiroshi, Rikugun sōsetsushi : furansu gunji kōmondan no kage (Histoire de


la fondation de l’Armée de terre : l’ombre des missions militaires françaises), Tōkyō,
Riburopōto, 1983, p. 318.
2. Archives nationales japonaises, Furōsukoku sanbō jōrei ichiran (Présentation du règlement
sur l’état-major français) référence 186-0151, Vol. 5.
3. Shinohara Hiroshi, op. cit., pp. 324-325.
4. Tokutomi I. ichirō, Kōshaku Katsura Tarō den (Biographie du duc Katsura Tarō), Tōkyō,
Yue Katsura Tarō kinen jigyōkai, 1917, p. 332.
5. tokutomi sohō, Kōshaku Yamagata Aritomo den. chūkan (Biographie du duc Yamagata
Aritomo), Tōkyō, Yamagata Aritomo kinen jigyōkai, 1933, Vol. 2, p. 158.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

par ce dernier, rien ne transpire de la logique soutenant la construction de


l’État-major1. Seul constat possible : dès sa création, le Bureau d’état-major est
un bureau à part et non l’un des cinq principaux qui composent le ministère
de la Guerre. Face à ce manque d’informations, on ne peut qu’émettre des
suppositions. Le fait que Yamagata soit l’architecte de la mise en place du
ministère de la Guerre, et qu’il prenne la tête du Bureau d’état-major en tant
que vice-ministre, laisse à penser qu’il a pu y instiller un peu de ce qu’il avait
appris lors de son séjour en Prusse.
En l’absence d’autres sources, il n’est pas possible de déterminer clairement
le processus d’adaptation du modèle ayant présidé à la structuration de ce
Bureau d’état-major, d’autant que le décret définissant son fonctionnement n’en
détaille pas les bureaux et sections et se borne à mentionner l’objectif de dresser
de cartes, attribution qui se retrouve dans les états-majors français et allemand.
Par ailleurs, après la défaite de 1871 – qui marque la claire supériorité de
l’organisation de l’état-major allemand –, quel modèle peut être conseillé par
les conseillers français ? Il est également clair que l’état-major japonais a évolué
sous l’influence des officiers qui en ont eu la charge, plus que selon un modèle
étranger. Plus tard, les responsables militaires s’adjoignent l’aide d’un conseiller
militaire allemand, le major Jacob Meckel (1842-1905)2, qui réforme de l’École
supérieure de guerre et lui donne pour objectif de « former les officiers pour les
positions les plus élevées de l’armée, celles au sein de l’État-major général, des
positions de commandement et d’enseignement3. » Rien n’indique cependant
explicitement ce que Meckel a apporté à la construction du renseignement
japonais. Le recours à son expertise ne permet pas d’affirmer qu’il y a eu
transposition directe de méthodes ou de structures.

Vers un renseignement d’État


Lors de la mise en place du Bureau d’état-major et jusqu’à sa réforme en
1874, il n’existe pas, en son sein, de programme ni de règlement visant à envoyer
des officiers de renseignement à l’étranger selon un système hiérarchique
rationalisé dans lequel les missions et responsabilités de chacun sont clairement

1. Yamagata Aritomo et Matsushita Yoshio (éds.), Rikugunshō enkaku shi (Histoire de


l’évolution du ministère de l’Armée), Tōkyō, Nihon hyōronsha, 1942, p. 142.
2. Meckel arrive au Japon en 1885 suite à une demande formulée par Ōyama Iwao, alors en
mission en Europe, auprès du ministre allemand de la Guerre, Bronsart von Schellendorff
(1832-1891).
3. hayashi Saburō, Sanbō kyōiku : Meckel to Nihon Rikugun, (Instruction de l’état-major :
Meckel et l’armée de terre japonaise), Tōkyō, Fuyō Shobō, 1984, p. 78.

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Le renseignement en Asie

définies : le renseignement est encore basé sur des relations personnelles, aussi
bien à l’intérieur1 qu’à l’extérieur.
Ainsi, après le refus de la Corée de reconnaître l’empereur du Japon et
l’attaque de pêcheurs japonais par des autochtones taïwanais en 1871, Saigō
Takamori (1828-1877), alors Conseiller (Sangi), fait envoyer trois hommes en
Mandchourie (1872), puis deux hommes en Corée (1873) ; trois autres se rendent
également à Taïwan2 pour y faire du renseignement, en lieu et place d’actions
militaires qui risquaient de provoquer une réaction de la Chine. Cependant ce
type d’orientation du renseignement sur initiative personnelle pose problème,
car elles ne répondent qu’à l’intérêt du commanditaire et non du Bureau d’état-
major. Lorsque Saigō Takamori démissionne de ses fonctions gouvernementales
dans le contexte des débats autour de la réponse – militaire ou non – à apporter
au refus de la Corée de reconnaître l’empereur du Japon, les activités de
renseignement qu’il avait commanditées prennent fin. À ce fonctionnement
est ainsi préférée la construction de services de renseignement, légalement
définis et soumis à une hiérarchie responsable vis-à-vis du gouvernement et de
l’empereur ; il s’agit là d’une des ruptures importantes dans l’évolution vers un
renseignement étatique.
Suite à la disparition, le 26 mars 1872, du ministère de la Guerre et à la
création des ministères de l’Armée (Rikugunshō) et de la Marine (Kaigunshō),
la réforme du Bureau d’état-major de 1873 entérine cette étatisation du
renseignement. En avril, le Bureau d’état-major est rattaché au ministère de
l’Armée sous le nom de 6e bureau (Roku kyoku), avant de redevenir le Bureau
d’état-major sous l’impulsion de Yamagata (12 février 1874). Le décret du 18 juin
1874 stipule que ce bureau n’est, dès lors, plus un des bureaux du ministère,
mais un bureau détaché (gaikyoku), quoique dépendant du ministère de l’Armée,
en vertu de l’article 3 du décret3. Il s’agit néanmoins d’un premier pas vers
l’indépendance de bureau vis-à-vis de sa tutelle civile. Pour Yamagata, ces
manœuvres sont le moyen de conserver le pouvoir militaire avant tout à des
militaires.
Cette réforme du Bureau d’état-major n’est pas uniquement motivée par
une stratégie politique, elle est pensée pour répondre à des problématiques

1. Des pratiques prégnantes et qui dépassent l’armée. Voir Obinata Sumio, Ishin seifu no
mitteitachi : Oniwaban to keisatsu no aida (Les espions du gouvernement la révolution :
entre l’Oniwaban et la police), Tōkyō, Yoshikawa Kôbunkan, 2013, à propos du réseau de
renseignement créé par Ōguma Shigenobu (183-1922).
2. Noter ici le fait qu’il rejoint par la suite les rangs des insurgés et fait partie des « insatisfaits »
(leader de l’insurrection de 1877)
3. Hōrei zensho, Meiji 7 (Compendium des lois et règlements, année 1874), Tōkyō, Naikaku
kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https ://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/
pid/787954). Site consulté en décembre 2020. pp. 1039-1044.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

opérationnelles. Le décret de 1874 entraîne la création de sept sections. La 1re


a pour objectif de « rassembler des renseignements en temps de paix comme de
guerre. » La 2e est en charge de l’observation des forces armées asiatiques et la
3e des forces occidentales. La compilation de renseignements et la production
de cartes concernant les littoraux de la Chine, des Karafuto1, de la Sibérie, de
la Corée sont dévolues aux 3e et 5e sections. Cela montre l’importance accordée
aux cartes, le renseignement sur les organisations militaires étrangères relevant
ici davantage d’un renseignement de documentation. L’organisation du bureau
est alors mieux définie que dans ses formes précédentes :

Cette organisation traduit sur le plan institutionnel ce que l’envoi de


plusieurs missions en Chine en 1873 et l’expédition de Taïwan (mai 1874) avaient
engagé du point de vue opérationnel, c’est-à-dire la création effective d’un
service de renseignement en temps de paix2. Yamagata considère pour cette
raison que la collecte de renseignements extérieurs commence en 18733
L’institutionnalisation de la pratique a suivi son expérimentation d’environ un
an seulement, signe de la grande réactivité des dirigeants du renseignement
militaire japonais.

1878 : création de l’État-major général de l’armée


Parmi les modifications apportées au Bureau d’état-major, celle du
13 décembre 1878 marque une rupture notable. Elle est le résultat de quatre
années d’expérimentations et d’observations sous la supervision de Yamagata

1. Sakhaline sud, ancienne préfecture japonaise intégrée au territoire russe à la fin de la


guerre de Quinze ans.
2. SEKI Makoto, Nisshin kaisen zenya ni okeru Nihon no intelligence : Meiji zenki no gunji jōhō
katsudō to gaikōseisaku (Le renseignement militaire japonais à la veille du déclenchement
de la guerre sino-japonaise), Tōkyō, Minerva shobō, 2016, p. 25.
3. Yamagata Aritomo, Yamagata Aritomo ikensho (Les mémorandums de Yamagata
Aritomo), Tōkyō, Harashobō, 1966, p. 218.

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Le renseignement en Asie

Aritomo. En 1874, Katsura Tarō, major de l’armée japonaise, lui transmet un


mémorandum exposant la nécessité de réformer le système militaire en faisant
appel à des instructeurs étrangers et en envoyant des hommes à l’étranger, ce
à quoi Yamagata répond en le nommant en 1875 à Berlin en tant qu’attaché
militaire. De retour au Japon en 1878, Katsura est intégré au Bureau d’état-major
pour en superviser les réformes en tant qu’expert du système allemand1. Du
Bousquet note d’ailleurs : « Si on lit le projet de décret qui suit, la première chose
que l’on remarque est que c’est le règlement de l’État-major allemand qui a servi
de modèle2 ».
Les changements produits par cette réforme ne touchent pas que le
commandement, mais modifient aussi la structure des organismes du
renseignement. Les articles 8 et 9 de ce décret qui en comprend 27, nous intéressent
directement. : l’article 8 porte sur Karafuto, le Kamtchatka, la Sibérie et les
activités de renseignement en Russie ; l’article 9 sur la Chine et la Corée3. Par
ailleurs, Yamagata ayant souligné la nécessité de donner à l’État-major général
son indépendance, son budget ainsi que ses effectifs sont augmentés.

Comme le montre la figure 2, la structure de l’état-major vise à mieux


hiérarchiser et rationaliser les rôles. Il est ainsi défini que la collecte du
renseignement est du ressort de deux bureaux, chacun chargé d’une zone
géographique : celui de l’Est (Kantō kyoku) et celui de l’Ouest (Kansei kyoku),

1. Katsura Tarō, op. cit., pp. 94-95.


2. Archives nationales japonaises, Furōsukoku sanbō jōrei ichiran, op. cit.
3. Hōrei zensho, Meiji 11 (Compendium des lois et règlements, année 1878), Tōkyō, Naikaku
kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/
pid/78795). Site consulté en décembre 2020., pp. 520-524.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

dont dépendent à leur tour les sections dont l’objectif est le traitement et la
conservation des informations. On retrouve ici un peu mieux défini le cycle du
renseignement : orientation, collecte, traitement, diffusion.
Cette réforme acte plus généralement l’indépendance du commandement
par rapport à la tutelle civile, ce qui a des répercussions majeures quant à la
place des forces armées japonaises dans le système politique de l’archipel.
Yamagata Aritomo s’entoure de fidèles : Ōyama Iwao, vice-chef d’état-major,
et Katsura, qui prend la tête du bureau de l’Ouest. Avec ce dernier Yamagata
instaure ainsi une distinction entre le commandement militaire (gunrei) et la
politique militaire (gunsei)1.
En somme, il s’agit là d’une première maturité : la nouvelle organisation
de l’état-major général montre clairement que les différentes étapes du cycle
du renseignement ont été intégrées, et des objectifs clairs définis. Plus généralement
l’indépendance du commandement traduit une étape philosophique quant au
rôle et à la place de l’armée au sein de l’État japonais. Le décret modifie le nom
du Bureau d’état-major, qui devient l’État-major général (Sanbō honbu)2, preuve
de l’importance de ces changements.

Construction organique du renseignement :


évolutivité et volontarisme

La mise en place de la nouvelle organisation de l’État-major général crée


un cadre. Il est alors nécessaire de former les officiers à ces attributions nouvelles
et d’accumuler une expertise en la matière.
Afin d’améliorer les méthodes et le travail des officiers envoyés en mission
à l’étranger, Katsura, alors à la tête du bureau de l’Ouest, entreprend en 1879
de faire former des traducteurs en coréen et en chinois. La même année, l’état-
major envoie douze officiers en Chine afin qu’il puisse se familiariser avec la
langue et l’enseigner. Comme le montre son organigramme, l’état-major dispose
d’une section spécifique en charge de la traduction. La même année, Katsura
entreprend des relevés topographiques des côtes chinoises. En cette occasion
il instaure une série de règles afin de mieux encadrer le travail des officiers en
mission et d’assurer la qualité des informations réunies3. Ainsi, en plus de
l’attaché militaire en Chine, qui centralise les informations collectées et peut

1. Seizelet Éric, « La naissance de l’indépendance du commandement suprême des armées


au Japon à l’époque de Meiji (1868-1912) », Revue historique, n˚ 687, 2018, p. 647‑680.
2. Il conserve ce nom jusqu’à la fin de la guerre de Quinze ans.
3. Tokutomi I.ichirō, op. cit., pp. 386-387.

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Le renseignement en Asie

transmettre des directives, plusieurs officiers – deux ou trois en général – sont


chargés du contrôle des activités de renseignement dans ce pays. L’objectif de
l’opération est avant tout d’obtenir une bonne connaissance des zones de
débarquement, de la route vers Pékin et de la ville elle-même. Dans les premiers
temps, le renseignement sert à la production de cartes et contribue à une
préparation opérationnelle à court terme. Il ne s’agit pas de mettre en place des
opérations sophistiquées. En 1879, Katsura lui-même fait plusieurs voyages en
Chine afin de mieux en comprendre ce pays. Il n’est pas le seul officier supérieur
à se rendre directement dans les régions où ont lieu des opérations de
renseignement. Ainsi, en 1880, l’État-major général se trouve toujours dans
une phase d’élaboration de ses missions. Cela s’observe dans les rapports et les
cartes produits durant cette période. Les échelles ne sont pas toujours les mêmes
et il manque une uniformisation des informations présentées. Il en va de même
pour la formation et la préparation des officiers envoyés en mission.
Le ministère de l’Armée n’est pas le seul à produire du renseignement. Le
ministère des Affaires étrangères joue également un rôle crucial dans ce domaine.
Son action s’appuie sur son réseau diplomatique ; les deux premiers consulats
japonais sont ouverts en 1872 à New York et à Shanghai, puis suivent l’ambassade
de Pékin en 1874 et les consulats de Tianjin et d’Amoy (île qui fait face à Taïwan)
en 1875. La participation du ministère des Affaires étrangères à la recherche
du renseignement se traduit par l’envoi d’attachés militaires et l’usage des
communications sécurisées du réseau diplomatique ; il a aussi une fonction de
centralisation : sous la direction du ministre Inoue Kaoru (1836-1915), il recueille
des renseignements et les croise avec ceux produits par l’armée pour informer
les responsables politiques1. Cependant, à bien y regarder, peu de personnes
sont mobilisées pour ces fonctions. En Chine, cette mission incombe
principalement à l’attaché militaire Fukuhara Kazukatsu (1846-1877) et au
marchand anglais Pitman2.

Incident d’Imo : Un constat d’insuffisance


Malgré les efforts de rationalisation de ces activités, l’analyse produite sur
la Chine, tant par l’armée que par la marine et le ministère des Affaires étrangères,
reste superficielle. La pauvreté du renseignement, couplée à des idées reçues
quant à la faiblesse de la Chine, conduit les dirigeants japonais à sous-évaluer
les capacités de celle-ci. Cela constitue un échec du renseignement japonais,
autant sur le terrain que par l’incapacité des dirigeants de se départir d’idées

1. Ibid., pp. 72-73.


2. SEKI Makoto, op. cit., p. 68.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

préconçues. L’incident d’Imo (5e cycle lunaire dans le calendrier coréen), en


1880, constitue un choc pour les responsables japonais et remet en cause cette
vision d’une Chine militairement et politiquement faible. En Corée, une mutinerie
de soldats force le consul japonais à prendre la fuite par la mer. La Chine
intervient militairement et mate la mutinerie. Cet incident marque les responsables
japonais : d’une part, leur impréparation est flagrante ; d’autre part, l’intervention
chinoise est rapide et décisive. Il n’est pas étonnant, dès lors, que Yamagata et
Katsura reconnaissent l’incapacité du Japon à faire face à la Chine, ce qui est
également un aveu d’échec pour l’état-major.
Aussi d’autres évolutions sont engagées. De 1888 à 1889, l’État-major général
fusionne avec le commandement de la Marine pour ne former qu’une seule
entité, l’objectif étant d’améliorer l’efficacité des forces armées. Cependant, cette
réorganisation échoue. Les deux armes ne parviennent pas à s’entendre sur les
questions de renseignement. C’est d’ailleurs un des problèmes des forces
japonaises. Il en va de même avec le Grand quartier général impérial (Dai hon.
ei) qui doit servir d’état-major des armées : la marine et l’armée ne sont pas en
mesure de collaborer efficacemen, et ce, jusqu’à la fin de la guerre de Quinze
ans (Jūgonen Sensō)1.
Le nouveau règlement de l’état-major, qui est lui-même modifié en octobre
1893, reprend certain des éléments implémentés lors de la fusion. Sont créés les
1er et 2e bureaux (Dai.ichi kyoku et Dai.ni kyoku) auxquels s’ajoute une section
de compilation (Hensanka). On retrouve ainsi une organisation avec deux
bureaux principaux, mais aux attributions bien différentes des anciens bureaux
de l’Ouest et de l’Est. Selon l’article 7 de ce nouveau règlement2. Le 1er bureau
a pour rôle la production de plans de mobilisation ainsi que l’organisation des
forces japonaises ; le 2e bureau est notamment chargé de l’étude des armées
étrangères, de la géographie des théâtres d’opérations et de la collecte de cartes
les concernant. La section de compilation est chargée de rassembler des données
concernant l’histoire militaire et les points géographiques d’intérêt militaire à
l’étranger, ainsi que la situation politique et sociale des régions observées. Cette
section était aussi en charge de la documentation par le biais de la collecte et
la traduction d’ouvrages étrangers. On observe ici l’intégration du renseignement
dans planification. L’objectif de cette organisation était ; selon les raisons données

1. Cette appellation permet de faire remonter le conflit à 1931 et non 1941 comme c’est le
cas de l’appellation guerre du Pacifique. Cette différence permet également de mettre
l’emphase sur les conflits asiatiques entre le Japon et ses voisins, plutôt que l’entrée en
guerre et la campagne américaine dans le Pacifique.
2. Hōrei zensho, Meiji 26 (Compendium des lois et règlements, année 1893), Tōkyō, Naikaku
kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/
pid/787989). Site consulté en décembre 2020., pp. 193-198.

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Le renseignement en Asie

pour ce règlement ; « d’observer les armées étrangères, et la géographie afin de


produire des cartes1 ».

Au fil du temps et des envois, les règles régissant les missions sont affinées,
ce qui indique également que les responsables de l’état-major en comprennent
un peu mieux les capacités.

Préparation à la guerre : accroissement du renseignement sur la Russie


À la suite du conflit sino-japonais de 1894, le Japon fait face au défi russe,
qui n’est pas nouveau. L’intérêt pour la Russie est ancien au sein des services
de l’archipel. Dès 1872, les vues de Moscou sur la Corée sont connues. En 1874,
Yamagata lui-même fait part sa propre crainte. Cependant, aucune opération
d’envergure concernant la Russie n’est lancée à ce moment-là. Cela peut s’expliquer
par la volonté de résoudre d’abord les problèmes frontaliers créant les territoires
du nord par le traité de 1875. Les ressources du Bureau d’état-major étaient
alors concentrées sur la Chine plus que la Russie.
En revanche, après la création de l’état-major en 1878, des missions de long
terme portant sur la Russie sont ordonnées. À la fin de l’année 1879, le travail
de renseignement est concentré sur la Sibérie et la Mandchourie. Il s’agit là
encore de produire des cartes côtières et de mieux appréhender l’Extrême-Orient
russe, notamment les interfaces avec la Chine et la Corée. À cette fin, les bureaux
de l’Ouest et de l’Est envoient des officiers de renseignement dans ces régions.
À partir de 1880, le bureau de l’Est envoie des officiers à Vladivostok afin qu’ils
apprennent le Russe pour pouvoir l’enseigner au Japon. Fukushima Yasumasa
est d’ailleurs célèbre pour avoir effectué une traversée de la Sibérie à cheval
(1892-1893) à la fin de sa mission d’attaché militaire en Allemagne.

1. Ibid., p. 194.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

Après 1895, de nouvelles réformes sont engagées. L’objectif est de tirer les
leçons de la guerre et de préparer l’état-major aux conflits à venir, principalement
avec la Russie. En effet, la triple intervention de 1895 à l’initiative de Moscou
a pour effet de mobiliser les autorités et les acteurs non institutionnels contre
celle-ci. L’État-major général de l’armée, pour sa part, avait déjà opéré un début
de réflexion quant à la menace potentielle que représentait la Russie en Extrême-
Orient. Ainsi, dès 1879, le renseignement sur la Corée, qui était du ressort,
depuis la réforme de 1878, du bureau de l’Est, est confié au bureau de l’Ouest,
également en charge du renseignement en Russie. Il s’agit d’un signe fort. Aussi
avant même la guerre sino-japonaise, l’État-major général considère la Russie
comme l’ennemi potentiel le plus important et cela même si le nombre d’officiers
qui y sont envoyés est largement inférieur à celui de ceux opérant en Chine.
Cependant, il faut prendre en compte la particularité de la Russie. Eu égard à
la taille du pays, les renseignements peuvent être aussi bien collectés dans
l’Extrême-Orient russe qu’à Moscou, par le biais des attachés militaires. Aussi
un homme présent dans la capitale russe peut se montrer un atout de choix,
réduisant pour un temps la nécessité d’envoyer des officiers en Sibérie.
Afin de faire face à cette nouvelle menace et suite à l’expérience de la guerre
sino-japonaise, l’état-major est à nouveau modifié. Le 17 avril 1896, son effectif
s’accroît de 35 % et dépasse les 100 personnes. Les attachés militaires sont parmi
les bénéficiaires de cet accroissement. En 1898, Kawakami Sōroku (1848-1899),
autre figure centrale du renseignement japonais, alors chef d’état-major, propose
une nouvelle modification du règlement qui est promulguée au début de l’année
1899. Il fait renforcer à nouveau les effectifs dans la perspective de faire face à
la Russie. Dans le nouvel organigramme, le 1er bureau est chargé de la Russie,
de la Corée, et de la Mandchourie. Le 2e Bureau est en charge de Taïwan, et de
la Chine. À travers cette organisation qui demeure relativement inchangée
jusqu’à la guerre russo-japonaise, Kawakami Sōroku, souhaite également mieux
les intégrer à la prise de décision. Ce changement équivaut à un retour au modèle
ayant précédé l’instauration de l’État-major général en 1878 : des sections placées
sur le même plan les unes que les autres. L’apparition des 3e et 5e sections, en
charge respectivement du transport et des fortifications, est importante, car
elle montre que l’expérience du conflit sino-japonais a fait aîitre la nécessité de
préparer ces sections en amont.

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Le renseignement en Asie

La Russie saisit l’occasion de la révolte des Boxers (1899 à 1901) pour


s’installer durablement en Mandchourie, son objectif étant d’accroître son
influence en Asie. L’état-major est à nouveau modifié en 1903. Matsukawa
Toshitane (1859-1928), ancien attaché militaire en Allemagne, est nommé chef
du 1er bureau, et Fukushima Yasumasa, chef du 2e. Face à l’augmentation des
tensions avec la Russie, les activités du 1er bureau sont divisées en trois sections :
la première s’intéresse aux mouvements de l’Armée russe autour du fleuve
Amour, en Sibérie et en Mandchourie ; la deuxième aux Armées russes en
Europe du Nord ; et la troisième à l’Europe centrale. Une section spéciale
s’intéresse spécifiquement au rôle de la Russie lors de la révolte des Boxers.

Un renseignement aux réseaux et acteurs divers :


complémentarité entre l’espionnage étatique et les acteurs privés

Les services de renseignement étatiques au Japon n’ont pas le monopole


de cette activité : il existe dès les années 1870 des individus, non affiliés à des
institutions, qui créent des réseaux de renseignement. Dans une perspective
interventionniste, ils fomentent des actions politiques et militaires à l’étranger
afin de promouvoir une politique expansionniste. Souvent décrits par
l’historiographie japonaise comme des criminels1 – ou comme des aventuriers

1. Orbach Dany, Curse on This Country : The Rebellious Army of Imperial Japan, Ithaca ;
London, Cornell University Press, 2017.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

dans le sens romantique du terme1 –, ils ont cependant exercé une profonde
influence sur l’armée elle-même. Le rôle de ces « agents d’influence non
institutionnels2 » a été d’autant plus central dans les activités de renseignement
japonaises que les institutions chargées de cette fonction ne furent pas, à leurs
débuts, en mesure de mener à bien toutes leurs missions.
Ces acteurs se livrent à la collecte et l’analyse d’informations à l’étranger
ce qui les situe directement dans le sillage du renseignement étatique japonais.
Cependant, ils y tiennent une place périphérique. Leur volonté de ne pas se voir
intégrés à quelque institution que ce soit les conduits à agir en marge des services
de renseignement de l’Armée, touten étant en contact avec eux, car les
renseignements recueillis avaient pour destinataires les responsables militaires,
et parce que leur action se fait parfois de concert avec les officiers de renseignement
présents sur le terrain. Leur collaboration avec l’armée relève en fait de
l’opportunisme : elle est mise au service d’un agenda politique.
La relation qui existe entre ces agents d’influence et le renseignement
militaire japonais ne laisse cependant pas de poser de nombreuses questions :
avec quels moyens, par quelles relations ces hommes s’assuraient-ils une assise
formelle, mais non-institutionnelle ? Comment s’inséraient-ils dans le cycle du
renseignement ? Pour répondre à ces deux questions, nous examinerons quelques
actions de renseignement de ces acteurs sur la Chine et la Russie.

Exemple de renseignement non étatique : le cas d’Arao Sei


Arao Sei (1859-1896) joue un rôle important dans la mise en place de la
relation entre les agents d’influence et l’institution militaire. Diplômé de l’École
des officiers en 1882, il montre un grand intérêt pour la Chine. En 1885, il est
affecté au bureau de l’Ouest, puis en 1886, il est envoyé en Chine prendre le
commandement du Rakuzendō3 situé à Hankō4, en raison de l’accroissement
de la tension entre le Japon et la Chine autour de la Corée, qui fait naître la
nécessité pour l’armée d’accentuer ses actions de renseignement en Chine.

1. Watanabe Ryūsaku, Tairiku rōnin : Meiji romanchizumu no eikō to zasetsu (Tairiku


rōnin : Gloire et échec du romantisme de Meiji), Tōkyō, Banchō shobō, 1967,.
2. Nous avons défini ce terme dans notre thèse de doctorat (Sastre Grégoire, Le phénomène
des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915), Université Paris-Diderot, Paris, 21 juin
2016, 501 p.). Par souci de clarté et de brièveté nous ferons dès à présent référence à ceux-
ci par le terme « agents d’influence ». Ces acteurs sont indépendants des instituions
japonaises et cherchent, par leurs actions à influencer la politique extérieure japonaise.
3. Le Rakuzendō est un magasin d’une chaine crée par Kishida Ginkō (1833-1905). Cette
succursale servait de couverture à l’armée à des fins de renseignement.
4. Ville chinoise faisant actuellement partie intégrante de la ville de Wuhan.

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Le renseignement en Asie

La particularité de l’action d’Arao au Rakuzendō est qu’il n’a pas sous ses
ordres d’autres militaires, mais des civils. Grimés en marchand de médicaments
et de livres, les hommes du Rakuzendō collectent des informations de diverses
natures (géographie, implantations militaires, topographie, voies de
communication, etc.). En sus de ce travail, ils surveillent la situation politique
et sociale en Chine et portent un intérêt tout particulier aux activités russes
sur ce territoire1.
En 1889, Arao rend à ses supérieurs son rapport de mission concernant la
Chine. Il y décrit un pays désorganisé aux nombreux problèmes. Cependant,
et à contre-courant de la conception alors dominante, il juge une action militaire
japonaise en Chine « contre-productive » et pense que l’alliance nippo-chinoise
sur la base d’une « même culture, même race » est illusoire. Sa conclusion est
qu’il faut favoriser le commerce entre Chine et Japon2. Cet avis est partagé par
Fukushima Yasumasa, alors membre du bureau de l’Est3.
À la suite de ce rapport, Arao entreprend de s’éloigner de l’Armée pour
fonder le Centre de recherche sur le commerce sino-japonais à Shanghai (Nisshin
bōeki kenkyūsho). S’il ne répond plus aux ordres de l’Armée, cela ne veut pas
dire qu’il n’en est pas proche pour autant : lors de la création du centre, il fait
appel à Kawakami Sōroku, alors général, dont l’une des contributions au
renseignement japonais est d’avoir mis l’accent sur la formation des officiers.
Il est l’un des promoteurs de l’École des sous-officiers dont Arao est également
diplômé4.
Le projet d’Arao a pour objectif de former des spécialistes de la Chine et
de son commerce. La formation ne s’adresse donc pas seulement à des officiers
de renseignement mais aussi à des marchands, des banquiers et des diplomates :
il s’agit de créer un réseau d’individus ayant eux-mêmes des réseaux en Chine.
Par conséquent, quand Arao se rend auprès de Kawakami, ce dernier accepte

1. Sastre Grégoire, Le phénomène des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915), op. cit.
2. Arao Yoshiyuki, Kawakami Sōroku seishin ito narabini Arao Yoshiyuki Fukumeisho
(Le projet de Kawakami Sōroku concernant la Chine accompagné du rapport d’Arao
Yoshiyuki), Tōkyō, Higashihankyū kyōkai, 1942.
3. Shinohara Masato, Rikugun taishō Fukushima Yasumasa to jōhō senryaku (Le général
Fukushima Yasumasa et la guerre de l’information), Tōkyō, Fuyō Shobō shuppan, 2002,
p. 32.
4. Satō Morio, « Nihon rikugun jōhō shōkō to shinhai kakumei – 1878-1911 » (Les officiers de
renseignement de l’armée de terre japonaise et la révolution de 1911 – 1878-1911), Hokudai
hōgaku ronshū, vol. 1, 2009, pp. 260-177.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

de l’aider et lui obtient un financement1. Enfin, trois officiers de l’état-major


sont également envoyés à Shanghai pour seconder Arao2.
Durant la guerre sino-japonaise, le centre fournit des éclaireurs et des
traducteurs à l’armée japonaise. Dès 1893, dix-neuf diplômés du Centre sont
envoyés au quartier général de l’Armée de terre. Après la déclaration de guerre
en 1894, d’autres suivent. Neuf d’entre eux y trouvent la mort et sept sont
exécutés par les forces chinoises pour espionnage. Arao décède quelque temps
après la fin du conflit sans y avoir pris part personnellement. S’il est un homme
qui marque durablement la relation entre les agents d’influence et l’armée, c’est
bien lui : son rôle dans l’évolution du renseignement militaire doit être reconnu
et montre, par ailleurs, que l’emploi d’agents d’influence n’appartenant pas
l’armée est bien intégré par cette dernière. Si le Centre de recherche ne survit
pas à ses déboires financiers et à la guerre, il est la base sur laquelle est construite
l’École pour la culture commune d’Asie de l’Est (Tōa dōbun shoin) qui ouvre
ses portes à Shanghai en 1901 et produit une somme considérable de documents
sur la Chine, au moyen des voyages d’études que doivent effectuer les participants.

Collaboration entre l’armée et les agents d’influence autour de la Russie


Ces liens entre acteurs privés et acteurs étatiques sont également moteurs
dans le cas du renseignement sur la Russie. Ainsi, lorsque le sergent-major de
l’Armée, Shiba Tadayoshi, est envoyé en mission de renseignement en Russie
en août 1895, il est accompagné de l’agent d’influence Uchida Ryōhei (1874-
1937), membre de la Gen. yōsha3 et fondateur de la Kokuryūkai4. Cette association
a alors pour objectif de fournir à des agents d’influence les moyens de collecter
des informations et de les diffuser. En 1899, le chef de la 1re section de l’état-
major, Tamura Iyozō (1854-1903), se rend sous couverture à Vladivostok. Sur

1. Tokutomi I. ichirō, Rikugun taishō Kawakami Sōroku : Denki (Biographie du Général de


l’Armée de terre Kawakami Sōroku), Tōkyō, Daikūsha, 1988.
2. Seki Makoto, « Nisshin sensō izen no Nihon Rikugun sanbō honbu no jōhō katsudō to
gunjiteki gai ninshiki (kingendai no nihon gaikō to kyōseiryoku) » (Le renseignement de
l’État-major de l’Armée de terre japonaise et la perception de l’étranger avant la guerre
sino-japonaise), Kokusaiseiji, n˚ 154, 2008, p. 12‑28.
3. Son nom est traduisible par « Société de l’océan noir ». Cela étant, le nom est lié au bras
de mer qui se trouve devant la ville de Fukuoka à Kyūshū, la Genkai nada. Fukuoka, elle-
même fait face à Tsushima et plus loin à la Corée.
4. Association dont l’objectif est de militer pour une position agressive envers la Russie. Son
nom peut être traduit par Société du fleuve Amour ou par Société du dragon noir. Il s’agit
d’un jeu de mots.

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Le renseignement en Asie

place il fait la rencontre d’Uchida avec qui il entreprend plusieurs missions


d’observation autour du port de la ville1.
Ainsi, les agents d’influence travaillent de concert avec les officiers du
renseignement envoyés en mission à Vladivostok. Cette relation prend la forme
d’un échange entre ceux qui sont déjà présents et les nouveaux arrivants ; quand
Uchida débarque en Russie, les officiers de renseignement l’aident ; et quand
Tamura arrive à son tour c’est Uchida qui le cornaque. Par ailleurs, il apparaît
que les agents – et sans doute aussi les officiers de renseignement – ont profité
de la présence d’une diaspora japonaise en Russie pour tisser un réseau de
renseignement.
En sus des revues que la Kokuryūkai produit afin de promouvoir leurs
objectifs politiques, elle édite sous forme de cartes et de mémoires les informations
rassemblées par les agents d’influence sur le terrain. Selon Uchida, les seules
cartes disponibles sur la Russie et la Mandchourie publiées par l’Armée sont
incomplètes et de piètre précision. Aussi entreprennent-ils d’en publier eux-
mêmes. Ils éditent par exemple une carte de l’est de la Sibérie, ainsi que de la
Corée et de la Mandchourie. Ces cartes éveillent l’intérêt du ministère des
Affaires étrangères japonais ainsi que de l’Armée de terre. Selon Uchida, les
deux institutions lui commandent environ huit cents cartes2.
Une fois les hostilités entre le Japon et la Russie déclenchées en 1904, les
agents d’influence et l’armée continuent à collaborer : à la demande du chef
d’état-major de l’armée de Mandchourie, Kodama Gentarō (1852-1906), Uchida
attend le dernier moment pour sonner le rappel de ses hommes afin de ne pas
alerter les forces russes. Et une fois rentrés, nombre de ces derniers suivent le
même chemin que les étudiants du Centre de recherche sur le commerce sino-
japonais. En 1904 est créée la milice de Mandchourie (Manshū gigun) sur une
proposition de l’agent d’influence Yasunaga Tōnosuke (1872-1905) qui fait écho
aux actions entreprises en Mandchourie par la section des missions spéciales
de l’Armée. Fukushima Yasumasa, devenu général de division, présente le projet
à Kodama Gentarō qui en accepte le principe. C’est sous le commandement du
capitaine Hanada Nakanosuke qu’est créée cette milice3.

1. Kuzū Yoshihisa et Kokuryūkai, Tōa senkaku shishi kiden (Chroniques des patriotes
pionniers de l’Asie Orientale), Hara shobō, 1936, Vol. 1.
2. Nishio Yōtarō et Uchida Ryōhei, Kōseki Gojūnenpu : Uchida Ryōhei (Chroniques de
cinquante ans : autobiographie d’Uchida Ryōhei), Fukuoka, Ashi shobō, 1978, p. 83.
3. Kuzū Yoshihisa et Kokuryūkai, op. cit., p. 587.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

Les agents d’influence, l’armée et la révolution chinoise de 1911


La révolution chinoise de 1911 est également un moment important, autant
pour le renseignement militaire que pour les agents d’influence. L’état-major
y prend une part active en y commanditant des missions de renseignement
doublées d’actions clandestines. Par ailleurs l’Armée se range du côté des
insurgés, en opposition au gouvernement japonais, signe de l’indépendance du
commandement. Pour les agents d’influence, la révolution chinoise est également
importante, car il s’agit là d’un des derniers événements à l’occasion desquels
ils auront la capacité d’agir avec une relative liberté. L’armée, grâce aux conquêtes
effectuées en Chine suite à la guerre russo-japonaise, parvient peu à peu à
développer son infrastructure de renseignement sur le continent. La présence
d’agents d’influence apparaît alors davantage comme une gêne que comme un
atout.
Comme les guerres sino-japonaise et russo-japonaise, la révolution de 1911
est le résultat d’un processus de longue durée. Et durant celui-ci, les agents
d’influence et l’Armée ont collaboré. Cela était déjà le cas durant la guerre
d’indépendance des Philippines (1899-1902). Afin d’obtenir une base arrière
en Asie du Sud-Est, le révolutionnaire chinois Sun Yat-sen (1866-1925) et ses
soutiens japonais aident les indépendantistes philippins. Pour ce projet, les
agents d’influence soutenant Sun négocient avec Kawakami Sōroku afin d’obtenir
l’envoi d’une cargaison d’armes aux Philippines. Kawakami considère alors
l’Asie du Sud-Est avec grand intérêt. Il a précédemment été envoyé en tant
qu’observateur au Siam1. Aussi le projet des agents d’influence aux Philippines
intéresse directement Kawakami. Une opération secrète est mise sur pied
conjointement entre l’Armée et les agents d’influence, ainsi, le capitaine Hara
Tadashi et trois militaires y prennent part. Si cette mission est un échec, l’armée
et les agents d’influence continuent de jouer un rôle clandestin actif dans le
processus qui mène à la révolution chinoise de 1911.
Cependant, lorsque celle-ci éclate, l’Armée y prend part, cette fois-ci afin
de promouvoir la doctrine de l’« Avancée vers le nord2 ». Utsunomiya Tarō
(1861-1922), général de brigade et chef du 2e bureau de l’état-major de
l’Armée – chargé du renseignement à Taïwan et en Chine –, écrit le 15 octobre
1911 un mémorandum dans lequel il explique son intérêt pour une séparation

1. Hatano Masaru, Manmō dokuritsu undō (Mouvements d’indépendance de la


Mandchourie et de la Mongolie), Tōkyō, PHP Shinshō, 2001.
2. Dont l’objectif est de recentrer l’influence japonaise sur le nord de la Chine, la Mandchourie
et la Mongolie.

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Le renseignement en Asie

entre la Chine et la Mandchourie1. Cette dernière pourrait être contrôlée par


le Japon. Il s’en entretient avec Fukushima Yasumasa, alors chef d’état-major
adjoint, et lui demande de persuader le ministre. Au cours de la révolution, il
conduit nombre de missions secrètes, soit pour rassembler des informations,
soit pour soutenir directement les troupes anti-mandchoues. Utsunomiya rend
visite à Iwasaki Isaya (1865-1905), président de Mitsubishi pour lui demander
des fonds. Il obtient 10 000 yens qu’il utilise pour financer les actions de militaires,
mais aussi d’agents d’influence.
Kawashima Naniwa (1866-1949) fait partie de ceux-ci. Originaire de la
ville de Matsumoto, il est un ami de Fukushima Yasumasa, qui lui conseille de
se rendre en Chine, ce qu’il fait dès 1886. À Shanghai, il entreprend d’aider le
lieutenant de vaisseau Shin. nō Shinsuke dans sa mission de renseignement.
Dès ses débuts en tant qu’agent d’influence, il partage une proximité évidente
avec l’Armée et la Marine. Il est traducteur pour l’Armée durant la guerre sino-
japonaise, puis durant la révolte des Boxers, pour le corps expéditionnaire
japonais. En août 1900, il négocie l’ouverture des portes de la Cité interdite.
Son action est récompensée par l’amitié des princes mandchous, ce qui fait de
lui un acteur majeur pour les responsables politiques et militaires japonais.
Après la révolution de 1911 et la chute de la dynastie mandchoue, Kawashima
Naniwa est au centre des deux mouvements d’indépendance de la Mandchourie
et de la Mongolie, en 1912 et en 1915. L’Armée soutient activement ces deux
projets. Les idées d’Utsunomiya ont fait leur chemin. En 1912, afin de donner
au Japon le contrôle de la Mandchourie à travers un pouvoir local fantoche,
Kawashima entreprend d’aider les Bannières mongoles2 contre le pouvoir chinois
avec l’accord de l’état-major qui y envoie des sous-officiers. C’est le pouvoir
politique japonais qui fait échouer ce projet. Le deuxième mouvement voit le
jour après le début de la Première Guerre mondiale. Kawashima, largement
aidé par des sous-officiers de l’Armée, tente de déposer Yuan Shikai (1859-1916),
alors homme fort de la Chine. Cependant, les responsables de l’Armée se
montrent partagés quant à ce projet. La mort de Yuan en juin 1916 provoque
l’arrêt de l’opération.

Le renseignement ne garantit en rien les succès militaires et politiques, il


n’est pas non plus la raison unique des échecs. Il est cependant une ressource

1. Utsunomiya Tarō, Kira Yoshie, Saitō Seiji et Sakurai Yoshiki (Eds), Nihon rikugun to Ajia
seisaku : rikugun taishō Utsunomiya Tarō (L’Armée japonaise et la politique asiatique :
Journal du général de l’Armée de terre Utsunomiya Tarō), Tōkyō, Iwanamishoten, 2007.
2. Les Bannières sont des divisions administratives de Mongolie intérieure.

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La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)

essentielle pour la prise de décision, qu’elle soit militaire ou politique. En ce


sens, bien maîtriser le cycle du renseignement, de la collecte à la diffusion, est
une démarche obligée pour tout commandement. Le cas du Japon apparaît
alors comme un exemple intéressant dans l’histoire mondiale du renseignement.
Dès la Restauration de Meiji, il est au cœur de la mission de l’état-major de
l’armée, plus encore que la planification et le commandement des opérations.
Dès sa naissance, les officiers japonais qui en ont la charge vont, modification
après modification, en affiner l’organisation et la définition des missions, en
tenant de le rendre plus efficace. Chaque opération militaire – intervention de
Taïwan, guerre du Sud-Ouest, guerre sino-japonaise, guerre russo-
japonaise – entraîne des réponses organisationnelles nouvelles pour tenter d’en
combler les manques.
Cette histoire de la première période du renseignement japonais fait
également apparaître une volonté d’user ds tous les moyens à disposition. Quand
bien même l’organisation du renseignement subit une rationalisation et une
institutionnalisation continues qui permettent des gains d’efficacité, celui-ci
n’est pas encore en mesure de réaliser toutes ses missions. Ces lacunes sont
exploitées par divers acteurs. Des agents privés payés à la mission, mais aussi
et de manière plus singulière, des acteurs dont la participation au renseignement
a un objectif politique : les agents d’influence. Parmi eux, Arao Sei, soutenu
par des généraux comme Kawakami Sōroku, met en place un modèle d’école
qui formera au fil du temps pas moins de 3 000 étudiants spécialistes de la Chine
qui, pour certains, participent aux réseaux du renseignement japonais. Le
développement de la présence japonaise en Asie réduit l’opportunité de permettre
à des agents d’influence non institutionnels d’y opérer. Cependant, il n’est pas
certain que la liberté d’action dont ils ont bénéficié n’ait pas été contagieuse.
À partir des années 1910, les militaires japonais présents en Chine et en
Mandchourie montrent une tendance à prendre des libertés qui peut avoir été
encouragée par cet exemple, en l’absence de formation solide pour les officiers
de renseignement1.
Est également remarquable la manière dont une organisation comme
l’armée impériale japonaise, si concentrée sur le renforcement des capacités du
renseignement durant ses premières années, s’est détournée de cet objectif,
tournant cette activité essentielle en ridicule durant les années 1930 et 19402.

1. Mercado Stephen C., The Shadow Warriors of Nakano : A History of the Imperial Japanese
Army’s Elite Intelligence School, Potomac Books, Incorporated, 2003, p. 6.
2. Kotani Ken, Nihon gun no interijiensu : naze jōhō ga ikasarenainoka (Le renseignement de
l’Armée japonaise : pourquoi les informations n’ont pas été utilisées), Tōkyō, Kōdansha,
2007.

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Le renseignement en Asie

La radicalisation de l’armée autant que les succès passés ont-ils mené à un


sous-investissement du renseignement ?

Grégoire Sastre

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BILAN

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5 000 ANS DE PRATIQUES
DU RENSEIGNEMENT À LA LUMIÈRE
DES SOURCES HISTORIQUES

Benoît Léthenet

Avant de refermer les dernières pages de ce troisième volume de l’Histoire


mondiale du renseignement consacré au xixe siècle, il nous paraît important de
dresser un premier bilan du travail amorcé par le CF2R. De l’Antiquité au seuil
de la Première Guerre mondiale – et jusqu’à aujourd’hui – un tel travail doit
s’adosser à une recherche aussi précise que possible d’un vocabulaire commun.
Un renseignement se distingue d’une information, non par sa nature, mais par
sa finalité, c’est-à-dire par l’utilisateur, qui est celui qui lui confère sa valeur.
Un renseignement est une information utile à quelqu’un qui l’a demandée en
vue d’une action. Si l’information est un fait qui prend de la valeur pour celui
qui la recherche, le renseignement, lui, va au-delà. Il est une production, une
création et un produit fini, fruit d’une démarche itérative appelée « cycle du
renseignement » qui ambitionne de livrer la bonne réponse, au bon destinataire,
dans un délai approprié, sous une forme intelligible. L’espionnage, qui n’est
qu’un des aspects de la recherche du renseignement, est un acte illégal dont le
but est de percer des secrets adverses âprement défendus. Les sociétés humaines
et les États, pour assurer leur survie, ont de tout temps employé des espions.
La somme des contributions, présentées dans les trois volumes parus ces
deux dernières années, permet de dégager un ensemble de lignes de force qui
font remonter les pratiques de renseignement à l’aube des temps historiques.
Tout le panorama que l’on croit familier peut être jeté à terre. Les sociétés
humaines et les États ont, à toutes les époques, développé des moyens pérennes
de renseignement afin de garantir leur survie, parfois sur des siècles.
À la lecture des différents articles publiés par dans les trois premiers tomes,
six apports méritent d’être dégagés :

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Bilan

Les mots pour dire l’espion

Le premier point touche au vocabulaire. Dès l’invention de l’écriture, il y


a toujours eu des mots pour désigner l’espion.
Celui-ci est désigné par les mots skopos (σκοπός) en grec et speculatores en
latin. Les évolutions du latin produiraient espie en français ou encore Spion en
allemand, shpion (шпион) en russe. Ce premier groupe de mots aurait pour
racine l’étymologie indoeuropéenne spek̑- qui signifie « regarder », « inspecter »
ou « espionner1 ». C’est le sens de spas en sanskrit. Un second groupe de mots
désigne l’espion à partir de la racine dhi̯ ā –, qui prend le sens de « voir » et de
« montrer », ainsi al-jāsūs (‫ )اجلاسوس‬en arabe et en farsi ou encore, issu de l’arabe,
jaasoos (जासू स) en hindi. Le chinois jiandie (間諜), issu de la branche tokharienne
(A B), a une étymologie identique. Une troisième catégorie se dessine avec la
racine mereg̑- qui prend le sens de « frontière ». Elle produit en hébreu meraggēl
( ‫ )מרגל‬que l’on retrouve aussi dans l’expression italienne fare marachella
(« espionner »). La naissance des premières cités vers – 4 000 av. J.-C. – aurait
été à l’origine de la distinction fondamentale qu’établissent leurs murs entre
un dedans (civilisé, policé et contrôlé) et un dehors (barbare, sauvage et
dangereux). Les murs établiraient une frontière, une limite juridique, que la
racine mereg̑- rappelle. Les espions envoyés par Josué pour explorer Jéricho
précèdent le peuple élu dans ses frontières (la Terre promise de Canaan) où il
sera protégé des ennemis du dedans et du dehors. Dans le Japon féodal, à
l’époque Kamakura (xiie siècle), les appellations Iga-no-mono (homme d’Iga)
et Kôka-no-mono (homme de Kôka) désignent les espions et la spécialisation
de certains villages dans cette activité. Les hommes d’Iga semblaient davantage
spécialisés dans l’infiltration de forteresses ; ceux de Kôka dans la pharmacopée
chinoise (kanpô). La naissance des shinobi ou espions serait liée au phénomène
akuto, c’est-à-dire à une rébellion populaire contre les autorités militaires et
religieuses. Les akuto organisés en groupes armés louant leurs services auraient
été endémiques à Kôka et Iga.
Le contrôle du nord de l’Inde par les musulmans, qui débute dès le viiie siècle,
se prolonge jusqu’à l’établissement de l’Empire moghol au xvie siècle. Le
changement de vocabulaire, de cara ou spasa à jāsūs, illustre au-delà de la simple
substitution des mots l’adoption de nouveaux paradigmes venus du Proche-
Orient. Car les sociétés et les États n’évoluent pas uniformément : à l’avènement
de l’Empire moghol en Inde, le vocabulaire indigène traditionnel qui désigne
l’espion s’efface (cara) pour laisser place au mot arabe (jāsūs) ce qui implique
1. Indo-European Lexicon, The University of Texas at Austin. Linguistics Research Center
(« Texas Liberal Arts »), https://lrc.la.utexas.edu/lex

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

un changement dans le concept même de renseignement. Pareillement, nous


sommes tentés de voir une érosion dans la diversité des appellations et des
réalités (fanjian, sijian, cara, spasa etc.) au profit du concept plus englobant et
coalescent d’espion (spia, espie, spion, espiar, jāsūs). En Amérique du Sud, La
richesse de la langue nahuatl pour désigner les différentes natures de l’espion
ne résiste pas non plus à la conquête espagnole et adopte le vocabulaire issu du
latin : espiar. Cette homogénéisation du vocabulaire apparaîtrait en Occident
au tournant du xiiie siècle.
On constate que les langues indoeuropéennes mentionnent l’espion d’abord
par un sens : la vue (spek̑- ; speg̑- ; dhi̯ ā-), considérée comme le sens le plus haut
et le plus englobant. Les autres sens – l’ouïe, le touché, l’odorat – ou le secret,
dont la racine est (s) tāi –, ne sont pas particulièrement mis en avant dans la
désignation de l’espion. La question se pose autrement dans les territoires
précolombiens, isolés par l’élévation du niveau de la mer dans le détroit de
Béring. L’espion nahuatl, le pochteca, tire son nom d’un mot dont la racine, et
donc le sens, sont à rechercher dans les langues uto-aztèques et, selon certains
auteurs adeptes du diffusionnisme par l’Atlantique, dans la langue sémitique
par les Phéniciens1. Ces 5 000 ans d’histoire ont accouché d’un ensemble de
mots qui indiquent que les activités liées au renseignement, vitales à la survie
des sociétés, sont aussi vieilles que le monde. Nous ne retenons dans le tableau
joint que les mots désignant l’« espion » rencontrés dans les deux premiers
volumes de l’Histoire mondiale du renseignement. Ce travail doit être affiné,
poursuivi et complété, avec la mention de la première apparition du mot concerné
et son contexte d’emploi. L’établissement d’un parc limité de mots clés (secret,
information, renseignement, espionnage, contre-espionnage, réseau, trahison
etc.) permettra de mesurer des évolutions partagées, des ruptures ou le degré
d’acceptation d’une forme de pratique, de sa conceptualisation, dans une société
donnée.

1. Sudhoff Heinke, La découverte de l’Amérique aux temps bibliques, P. Falkenburger et J.


Pernoud (trad.), Paris : éditions Du Rocher, 1994, pp. 109-142 (chap. 4 : Écriture et langage).

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Bilan

Tableau 1 : Les mots pour nommer l’espion

Attestation
de l’emploi Langues espion sens
du mot
halilum espion d’armée
akkadien nasrum messager secret
mākum éclaireur
IIIe – IIe millénaires av. JC

jiandie (間諜) espion


xiangjian (鄉間) espion local
neijian (內間) agent de l’intérieur
chinois
fanjian (反 間) agent double
sijian (死間) agent sacrifié
shengjian (生間) agent préservé
purusa informateur
sanskrit guptacara espion
cara espion d’armée
spasa espion
hébreu meraggēl (‫)מרגל‬ espion
skopos (σκοπός) espion (vue)
kataskopos (κατάσκοπος) espion
hemeroskopos
v. 500 av. – 500 ap. JC

observateur
grec episkopos inspecteur
otakoustai espion (audition)
phulakes garde de nuit
skiritai éclaireur (Sparte)
explorator éclaireur
speculator éclaireur, messager, espion
latin procursator éclaireur
vigiles urbani garde de nuit
delator espion privé
al-jāsūs (‫)اجلاسوس‬ espion
‘asas garde de nuit
‘uyun yeux
arabe
takshif reconnaissance de terrain
moghol
kashshaf éclaireur
khufia nawis rapporteur secret
munhis informateur
jaasoos (जासू स) espion
Moyen Âge

Iga-no-mono (伊賀) homme d’Iga (synomyme d’espion)


Kôka-no-mono (甲賀) homme de Kôka (synomyme d’espion)
japonais
onmitsu espion-samouraï
shinobi espion-ninja
Pochteca marchand espion
tequanime espion d’armée
nahuatl naualoztomecah marchand espion
espagnol quimichtin espion d’armée
barruntes, -ar deviner
espiar espion

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

Les origines anciennes de l’espionnage

La plus ancienne mention d’une activité de renseignement remonte à la


Chine ancienne, en 2 697 avant J.-C., au temps de l’empereur Jaune († 2 598
avant J.-C.). Un dénommé Ju Ai, au service du roi Shao Kang († 2 097 avant J.-C.),
est le premier espion identifié comme tel1. Cependant, l’usage est incontestablement
plus ancien.
L’instinct primaire de conservation de l’espèce a fait utiliser le chien par
l’Homme pour donner l’alerte aux abords des camps. Les plus anciens restes
de chiens domestiqués ont été trouvés à Předmostí (26 000 ans avant le présent),
en République Tchèque, et en Russie (33 000 ans AP) avec la découverte du
« chien de l’Altaï ». Les enfants autour des camps pouvaient aussi donner l’alerte.
Les guerres préhistoriques ne les épargnent pas2. La seule représentation d’une
forme d’agression entre des chasseurs-cueilleurs provient d’une peinture rupestre
d’Australie du Nord (Terre d’Arnhem, 8 000 ans avant J.-C.)3. Le massacre est
facilité par l’arc, la massue et la fronde. Les deux auteurs perçoivent le passage
du groupe tribal à une organisation sociale plus complexe à la fin de la période
de glaciation entre – 6 000 et – 4 000 avant J.-C.. La transformation s’accompagne
de changements technologiques dans les outils et les armes. Ce processus de
formation des structures sociales, est à mettre en lien avec la sédentarisation
et les stratégies de subsistance autour de la production des céréales et de leur
stockage. Des villages préagricoles apparaissent, puis les premières cités enfin
les premiers États. La révolution néolithique est surtout une révolution mentale,
avec l’apparition des symboles (la Femme et le Taureau) on assiste à la naissance
de divinités à figure humaine4. C’est dans ce contexte de révolution mentale
qu’il faut sans doute placer les premières activités de renseignement menées
par des individus qui participent à des réseaux d’échanges transculturels :
membres de l’élite dirigeante ou proche du pouvoir, femmes ayant fait l’objet
d’échanges matrimoniaux et enfants-otages, éclaireurs, gardes du corps ou
mercenaires, pèlerins et commerçants. La diffusion de la culture néolithique à

1. Brazil Matthew J., « Chinese Intelligence Work, an Abbreviated History », s. d. (https://


independent.academia.edu/MatthewBrazil).
2. Guilaine Jean et Zammit Jean, Le sentier de la guerre : visages de la violence préhistorique,
Paris, Seuil, 2001 ; Keeley Lawrence H., Les guerres préhistoriques, Perrin, Paris, 2009 ;
Lehoërff Anne, Par les armes : le jour où l’homme inventa la guerre, Belin, Paris, 2018.
3. Taçon Paul et Chippindale Christopher, « Australia’s Ancient Warriors : Changing
Depictions of Fighting in the Rock Art of Arnhem Land, N.T. », Cambridge Archaeological
Journal, vol. 4/2, octobre 1994, p. 211‑248.
4. Cauvin Jacques, Naissance des divinités, naissance de l’agriculture la révolution des symboles
au néolithique, CNRS éditions, Paris, 2010.

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Bilan

partir du noyau levantin s’accompagne d’un changement dans la représentation


de l’homme : armes d’apparat hors de tout contexte guerrier, culte des ancêtres
(« maisons des morts »), bijoux etc. La naissance des premières cités permet déjà
d’envisager une division nette des tâches de renseignement. Les documents
épistolaires retrouvés dans la cité de Mari, puissante ville sur l’Euphrate et entité
politique de premier plan au IIIe millénaire avant J.-C., mentionnent l’espion
appelé halilum1. Au-delà de la Mésopotamie, les premières mentions des activités
de renseignement se trouvent en Asie. En Chine au iie millénaire avant notre
ère, Yi Yin est envoyé espionner l’empire Xia par les Shang rivaux. Ces intrigues
entre les État chinois opposés se lisent encore dans la littérature de la période
des Printemps et des Automnes (722-481 avant J.-C.). En Inde, le stratège Kautilya,
auteur de l’Arthashastra (ive s. avant J.-C.), reprend les principes de l’époque
védique (IIe millénaire-vie s. avant J.-C.) sur la « guerre silencieuse2 ». Des actions
d’espionnage, de contre-espionnage et de subversion sont décrites dans les Vedas
indiens bien avant l’œuvre de Sun Tzu († 496 avant J.-C.).

La segmentation et l’évolution des disciplines du renseignement

Le troisième point dégagé à la lecture des différentes contributions montre


l’évolution et de la distinction précoce des arts du renseignement. Une approche
thématique dans ce format restreint n’est pas envisageable, quelques remarques
peuvent cependant déjà être faites.
Les pratiques divinatoires et les croyances jouent au long des âges un rôle
fondamental dans la prévision de l’avenir. Dans les sociétés de survie, divinités
et ancêtres informent et protègent les fidèles. Puisque les dieux savent à l’avance
ce qui va se produire – ayant ordonné la suite des évènements –, il est logique
de chercher à découvrir leurs intentions par l’inspiration, les oracles ou les
rêves. Le Jukurrpa du peuple aborigène Warlpiri, en tant que rêve nocturne, est
un ensemble de signes interprétables3. Il détermine le rapport et les attitudes
des individus entre eux et la façon dont le monde est perçu. La divination est

1. Casares Ramírez David, La inteligencia militar en Mari. Un estado de la cuestión y notas


para su estudio, manuscrit, s. l., 2014.
2. Chakraborty Gayatri, Espionage in ancient India : from the earliest time to 12th century
A.D., Calcutta : Minerva Associates, 1990 ; Rohatgi Manila, Spy system in ancient India,
Delhi, Kalpaz, 2007 ; Descarpentrie Julie, « Le renseignement de l’Inde ancienne, des
Vedas à l’Arthashastra de Kautilya », Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et le
Moyen Âge, Ellipses, Paris, 2019, p. 97‑111.
3. Glowczewski Barbara, Du rêve à la loi chez les Aborigènes : mythes, rites et organisation
sociale en Australie, CNRS éditions, Paris, 1991.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

l’une des formes les plus ancienne du renseignement. Depuis quatre millénaires,
l’ulama (jeu de balle) est pratiqué en Méso-Amérique1. Le jeu à une valeur
divinatoire, rituelle et symbolique. À Tenochtitlan, le terrain jouxte le grand
temple et le tzompantli où sont exposés les crânes des sacrifiés. Avant l’arrivée
des Espagnols, Moctezuma y aurait joué le sort de l’empire. Le jeu est aussi
assimilé à un rite de fertilité qui a pour but de favoriser le cycle solaire, la
germination, le renouveau végétal assurant les récoltes. Un principe identique
s’observe dans la pratique du sumo dont la première trace apparaît en 712 dans
le Kokiji (« Chronique des choses anciennes »). L’architecture qui rappelle les
temples, le dohyô (arène dans laquelle se pratiquent les combats), font partie
intégrante du shintô. Les combats célèbrent les kami, ces divinités présentes
dans la nature afin d’obtenir leur bienveillance et de bonnes récoltes. Pour
obtenir des renseignements anticipés, les Étrusques se tournent aussi vers les
dieux et le bétail. La sagesse augurale et divinatoire, pratiquée par les haruspices
et les augures, collecte et déchiffre les messages divins par l’observation de
vésicules de volaille, de foie de mouton ou du vol des oiseaux. Il en est de même
en Chine. En 1899, des milliers d’os et d’écailles de tortues ont été mis au jour
dans la province du Henan. Des idéogrammes gravés dessus ont montré que
la divination par l’écaille de tortue remontait avant la dynastie Shang (1570-
1045 avant J.-C.). Ce sont les fissures des écailles chauffées par le feu qui
apportaient des réponses à interpréter.

« En 544 avant J.-C., Lou p’ou Kouei et Ouang Ho consultèrent


l’écaille de tortue pour savoir s’ils devaient attaquer K’ing Foung. Ils
montrèrent à Tseu tcheu le signe donné par la tortue. Ils lui dirent :
– Des hommes ont consulté la tortue pour savoir s’ils devaient
attaquer leur ennemi. Nous nous permettons de vous montrer le signe
obtenu.
– Tseu tcheu répondit : ils réussiront. Je vois le sang ».

La religion populaire comprenait aussi le chamanisme. Le chaman pouvait


quitter son corps pour se rendre, lors de voyages extatiques, au Ciel ou dans
les Enfers. Il était la voix des esprits qu’il invoquait, interprétait les rêves et
faisait tomber la pluie2. La notion du secret réservé à certains initiés est universelle.
Au viiie siècle, les Scandinaves croient qu’Odin révèle à Agnar « des choses qui

1. Leyenaar Theodoor Joan Jaap, Ulama : the perpetuation in Mexico of the pre-Spanish
ball game ullamaliztli, E.J. Brill ed. (coll. « Mededelingen van het Rijksmuseum voor
Volkenkunde, 23 »), Leiden, 1978.
2. Mathieu Rémi, « Chamanes et chamanisme en Chine ancienne », L’Homme, vol. 27/101,
1987, p. 1034.

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Bilan

sont tenues cachées des hommes ordinaires, mais qu’un roi doit connaître1 ». Les
religions monothéistes, à la Parole révélée, mettent en avant locutions et extases.
Mahomet apparaît dans la sourate 12 comme une personne tenue informée sur
ses ennemis par Allah et sainte Catherine de Sienne († 1380) produit Le Dialogue,
son œuvre majeure, qui comprend un ensemble de traités reçu lors d’extases.
Le renseignement y a sa place car de nombreux « maux proviennent de l’aveuglement
de l’intelligence » (liv. ii, chap. xvi).
Concurremment aux pratiques divinatoires et autres extases, on relève la
distinction initiale précoce entre renseignement intérieur et extérieur. Les
documents retrouvés à Mari distinguent fermement l’espion appelé halilum
(verb. halālum : « se glisser furtivement2 »), qui se déplace sans attirer l’attention
et qui participe aux opérations militaires aux côtés des éclaireurs (mākum), de
celui nommé nasrum3 qui échappe aux regards (« homme du secret ») et qui
pourrait être un messager secret. Toutefois, il reste difficile de connaître les
périmètres d’intervention des armées et de la police. En Égypte le policier Beb
« patrouillait tous les déserts pour le roi [pharaon]4 », parallèlement une stèle de
l’époque de Toutankhamon († 1327 avant J.-C.) rapporte un dialogue entre
Penniout, commandant d’une forteresse en Nubie, et un guide Nubien qui
révèle les conditions pénibles de son service de patrouille : « qu’ils sont grands
les quatre itérou [42 km] que je réalise chaque jour en tant que parcours ! ». Une
brève notice semble cependant marquer la différence entre sécurité intérieure
relevant de la police et service aux frontières échu à l’armée : un policier du iie
millénaire indique que les oasis du désert occidental étaient utilisées comme
refuge par des brigands qu’il fallait ramener en Égypte. La transformation de
l’homme5 en « animal social » est facilitée par ces pratiques de renseignement
et de contrôle des sociétés.
Très tôt une division des compétences se dessine avec peut-être, déjà,
collaboration et rivalités entre les deux structures. Cette distinction apparaitra
plus nettement encore à Rome. Les vigiles urbains (vigiles urbani : « les yeux de
la ville ») sont les troupes chargées de la lutte contre les incendies et de la police
nocturne. Sans doute, comme à Bagdad dans les premiers siècles de l’islam avec

1. Deuve Jean, « La tradition et la pratique du renseignement chez les Vikings »,


Renseignement et espionnage…, op. cit., 2019, p. 245‑258 ; extrait cité dans Nissen Anne,
« Renseignement et culture élitaire pendant le Haut Moyen-Âge », ibid., p. 259‑286.
2. Casares Ramírez David, La inteligencia militar en Mari. Un estado de la cuestión y notas
para su estudio, manuscrit, s. l., 2014.
3. Archives royales de Mari, xxvi, p. 391, no 80.
4. Darnell John Coleman, « The Eleventh Dynasty Royal Inscription from Deir el-Ballas »,
Revue d’Égyptologie, vol. 59, 2008, p. 81‑110.
5. Scott James C., Homo domesticus : une histoire profonde des premiers États, M. Saint-
Upéry (trad.), éd. La Découverte, Paris, 2019.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

les « gardiens de la nuit » (‘asas) et les « yeux » (‘uyūn) – en référence au sāhib


al-‘asas, le chef de la police chargé de la sécurité des populations la nuit – cette
fonction évolue vers la surveillance des personnes. Une police secrète existe à
Rome ; la loi est claire, le préfet doit « placer des soldats dans différents postes
pour assurer la tranquillité publique et lui rendre compte de tout ce qui se
passe1. » Ainsi,

« Un soldat vient s’asseoir auprès de toi sous l’habit d’un simple


citoyen ; il se met à dire du mal de César, et toi, comme s’il t’avait donné
un gage de sa bonne foi en étant le premier au dénigrement, tu dois à ton
tour ce que tu penses : on t’enchaîne alors et on t’emmène2. »

En Grèce une évolution semblable se dessine autour des phulakes (gardes


nocturnes). Pour sa part, le renseignement militaire appartient aux armées3. À
Rome, les speculatores forment une élite du renseignement parfois affectée aux
basses œuvres4 ; alors que les exploratores, comme les procursatores (les éclaireurs),
sont envoyés chez l’ennemi récolter des informations. De plus, Rome confie à
des États vassaux la surveillance aux limites de l’empire. En Inde, à l’ère épique
(viie siècle avant J.-C. – iiie siècle de notre ère), il existe aussi une distinction
nette entre les espions civils chargés de la surveillance des populations et les
espions militaires occupés à la défense d’un territoire. Ces derniers forment un
corps spécifique appelé cara, spasa ou guptacara. La guerre silencieuse
(tusnimyuddh) et sournoise (kutayuddh) impose la création au ive siècle avant
notre ère d’un département administratif consacré aux informateurs stationnaires
(sansthan) ou itinérants (sanchari) :

« La sixième caste est celle des espions. Ils sont chargés d’observer
et de rapporter secrètement au roi tout ce qui se passe. Ils se font aider

1. Ulpien, Digeste, 1.12.1.12 ; Tony Honoré, Ulpian Pioneer of Human Rights, Oxford
University Press, 2005.
2. Épictète, Entretiens, 4.13.5 ; Tacite, Historiae, 1.35.
3. Sheldon Rose Mary, Intelligence Activities in Ancient Rome : Trust in the Gods But Verify,
Abingdon : Taylor & Francis (coll. « Studies in Intelligence »), 2007 ; –, Espionage in
the ancient world : an annotated bibliography of books and articles in Western languages,
Jefferson : McFarland, 2008 ; Liberati Annamaria et Silverio Enrico, Servizi segreti in
Roma antica informazioni e sicurezza dagli initia Urbis all’impero universale, L’Erma di
Bretschneider (coll. « Studia archaeologica »), Roma, 2010.
4. Dans l’Évangile selon saint Marc (6, 27), Hérode envoie un speculator exécuter Jean-
Baptiste dans sa prison. Le terme grec employer par saint Marc pour désigner l’exécuteur
est bien spekoulator. Saint Marc décrit la garde impériale d’Hérode mais il en connait
manifestement les équivalences dans l’organisation militaire romaine.

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Bilan

par les prostituées, que ce soit en ville ou dans les camps militaires. Seuls
les hommes les meilleurs et les plus fiables sont employés ».

Au Moyen-Orient, Ziyād ibn Abī Sufyān († 673), gouverneur de Bassora


et de Koufa, tient audience tous les vendredis pour recevoir des nouvelles d’Irak
et des provinces de l’Est. Sous son autorité, 4 000 policiers sont recrutés, un
chef de la police est nommé ainsi qu’un responsable de la sécurité de la province.
Les moyens militaires et policiers mis en œuvre assurent la stabilité de la région1.
Le contrôle policier des affaires de la province est total : « si un bout de corde
est perdu entre ici [Bassora] et Khorassan [Iran actuel], je saurais la personne qui
l’a volé2 ». Le réseau des « yeux » était suffisamment étendu pour suivre un
opposant d’un bout à l’autre du territoire des Omeyyades3. Après le viiie siècle,
les sultanats de Dehli emploient espions (munhis) et rédacteurs spécialisés
(barids). Le système de renseignement moghol repose sur plusieurs catégories
de fonctionnaires spécialisés : des rapporteurs (waqa’i nawis ou waqai’nigar) et
des archivistes (sawanih nawis ou swanih nigar) ; des rapporteurs secrets (khufia
nawis) ; des messagers (harkaras) et les espions proprement dits (jasus ou
munshiyan) recrutés au sein des populations locales. Il est donc des savoirs
spécialisés, des compétences pointues et une organisation en bureaux. Prenons
un exemple. Un texte mésopotamien illustre la situation ambiguë de marchands
que leur itinérance dispose à la collecte de nouvelles :

« Ainsi parle Yantakim ton serviteur. Neuf gens d’Îmar sont arrivés
ici et ils ont dit : « nous allons à Shubat Enlil acheter de l’étain ». Voilà
que j’envoie ces gens chez mon seigneur. Peut-être ces gens pourront-ils
être des informateurs4 ».

Ces contacts ont-ils permis d’adopter des pratiques éprouvées dans des
espaces géographiques différents, d’en standardiser certaines comme la protection
des savoirs ? La cryptographie5 et les sources fermées sont aussi anciennes que

1. Ibid., p. 217
2. Ta’rikh al-khulafā’, Muhammad Muti’ al-Ha-fiz (éd.), Guadarrama, Madrid, 1967.
3. Al-Naboodah H.M., « Sāhib al-khabar : secret agents and spies during the first century of
Islam », Journal of Asian History, vol. 39/2, 2005, p. 171.
4. Durand Jean-Marie (dir.), Les documents épistolaires du palais de Mari, Cerf (coll.
« Littératures anciennes du Proche-Orient »), Paris, 1997.
5. Riepl Wolfgang, Das Nachrichtenwesen des Altertums mit besonderer Rücksicht auf die
Römer, Leipzig : Teubner, 1913 ; Reincke E.C., « Nachrichtenwesen », dans August F.P.
(von) (dir.), Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft., Metzler &
Druckenmüller, Stuttgart, 1924, p. 14951542 ; Leighton Albert C., « Secret communication
among the Greeks and Romans », Technology and culture  : the international quarterly of
the Society for the History of Technology, no 10, 1969, p. 139154 ; Debidour Michel, « La

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

l’écriture. On en rencontre des indices en Mésopotamie. Une tablette y a été


chiffrée pour protéger le secret de la fabrication d’un vernis pour les céramiques
(v. 1 500 avant J.-C.). Les Hébreux pratiquait un chiffre appelé l’atbash, un
système par ordre alphabétique inversé : ‫( ת‬dernière lettre) pour ‫( א‬première
lettre), ‫( ש‬avant-dernière lettre) pour ‫( ב‬deuxième lettre) etc. ; et l’albam qui
décale les lettres de l’alphabet de 13 positions (vie siècle avant J.-C.)1. L’alphabet
de Jules César que mentionne Suétone (Jules César, 56, 8), reprend la même
idée :

« S’il avait à communiquer des choses confidentielles, il écrivait en


chiffrant, c’est-à-dire qu’il changeait l’ordre des lettres de l’alphabet de
sorte que plus aucun mot ne pouvait être formé. Et, je le dis pour celui
qui voudrait en trouver le sens et les déchiffrer, il remplaçait chaque lettre
par la quatrième qui la suit, le D pour l’A, et ainsi de suite. »

Dion Cassius (Histoire romaine, xl, 9, 3) confirme cette pratique : il remplaçait


« toujours la lettre par la quatrième qui la suit dans l’ordre alphabétique ». La
pratique est reprise par Auguste. La lettre de Platon à Denys à propos de Dion
exilé et de sa femme reposait sur un procédé similaire : « Il écrivit au tyran une
lettre, qui en étant claire pour tout le monde sur le reste, n’était compréhensible
sur un point que du seul Denys » (Plutarque, Dion, xxi, 4). Les pratiques éprouvées
sont copiées et adaptées aux réalités locales. Il n’est pas anodin que ce soit un
savoir-faire artisanal qui ait été chiffré en premier suivi du Livre de Jérémie. Ces
savoirs réservés à des initiés ont suscité l’intérêt et forcé, sans doute, à décrypter
les codes. En ce domaine, l’Occident chrétien connaît un affaiblissement, jusqu’à
la Renaissance, de certaines pratiques de renseignement dont les mondes
byzantin et arabe sont les conservateurs. Si les marchands médiévaux usaient
encore de la cryptologie peu sophistiquée mais assez répandue du chiffre de
César ou de la méthode de Cicéron (in parabula), c’est à Byzance et Bagdad que
des innovations interviennent. En l’espace de trois siècles, du viie au ixe siècle,
les armées musulmanes ont réalisé de nombreuses conquêtes entraînant l’intérêt
croissant des savants et dirigeants musulmans pour les œuvres étrangères. Les
traités indiens, grecs, persans, latins, syriaques, nabatéens ou hébreux sont
traduits après de longs efforts. Le plus ancien traité de cryptologie conservé en
langue arabe a été rédigé par Abū Yūsuf Yaqūb ibn Ishāq Al-Kindī († 873)

transmission des messages dans le monde gréco-romain », Renseignement et espionnage…


op. cit., p. 179194 ; –, « Le secret de l’information et la cryptographie dans le monde gréco-
romain », ibid., p. 195208.
1. Kahn David, The Codebreakers : the story of secret writing, Scribner, New York, 1996,
pp. 77-79.

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Bilan

philosophe arabe hellénisant et mathématicien. En la matière, les savants


s’approprient et développent de nouvelles techniques en se (re) copiant. Al Khalil
ibn Ahmad al Farahidi († 786) parvient à déchiffrer une lettre de l’empereur
byzantin en supposant que le courrier commençait par une formule d’ouverture
protocolaire grecque qui contenait forcément le nom de Dieu. De son côté le
patriarche de Constantinople, Nicéphore († 828) intercepte et falsifie des lettres
turques puis les réexpédie. Bagdad comme Byzance associait les meilleurs
compétences techniques et scientifiques avec des professeurs qui possédaient
parfaitement les langues anciennes. Au xe siècle le Fihsrist d’Ibn al-Nadim
(† 998 ?) mentionne de nombreux manuels de cryptologie. Les cryptanalystes
citent à la base des savoirs un ensemble de capacités comme : l’intelligence, la
perspicacité, le sens de l’observation, la patience ; dans le domaine de la langue,
la maîtrise de : la syntaxe, la grammaire, la morphologie, la métrique, les
alphabets, l’ordre de fréquence d’apparition des lettres dans chaque langue
maîtrisée, les mots les plus utilisés dans chacune des langues, les formules
protocolaires et les erreurs régulièrement commises par le chiffre adversaire ;
de solides connaissances en arithmétique et statistique. La cryptologie est
évidement le domaine dans lequel la professionnalisation – et la diffusion – est
la plus précoce.
Un temps à la périphérie de la cryptologie, l’Occident au contact du monde
byzantin, participe dès le xiiie siècle au « renouveau du savoir ». Manuel
Chrysoloras († 1415), diplomate byzantin, est l’un des introducteurs de la culture
grecque en Italie bientôt suivi par le cardinal Basilius Bessarion († 1472). Celui-ci
transfert ses livres à Venise avant 1453. Ils constituent aujourd’hui le fond très
important de la Biblioteca Marciana. Ce renouveau est visible dans la
correspondance diplomatique clandestine de Milan et Mantoue. Un code y est
en usage dès 1401. Dès la fin du xve siècle émergent à Venise des secrétaires
chiffreurs professionnels (cifrista). Cette fonction sera reprise par l’office du
secrétariat du chiffre du Pontife à Rome. Cet apport byzantin est essentiel.
Byzance a été le conservatoire de toute la pensée grecque antique dont les
manuscrits ont été recopiés à la période hellénistique puis au haut Moyen Âge.
Retenons seulement deux exemples : le Strategikon, traité des vie et viie siècles,
est connu à Florence dès le xve siècle ; la Tactique de Nicéphore Ouranos, traité
de la fin du xe siècle diffusé à quelques exemplaires à compter du xive siècle.
On y lit que des espions bilingues, habillés à la manière des Scythes, sont envoyés
pour reconnaître le camp et les abords de l’ennemi. Dans une logique
diffusionniste, il est intéressant de remarquer que la conservation, la diffusion
et l’élaboration du savoir cryptologique passe par Byzance puis Bagdad, Delhi
et Venise.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

Un parallèle peut être trouvé avec les cartes et les dessins. Que l’on pense
aux legs de Ptolémée en la matière ou à la table de Peutinger (Tabula Peutingeriana).
Leurs continuateurs arabes, avant Al-Idrisi (xiie siècle) renvoient l’Europe, aux
contours géométrisés et aux limites floues, dans le Dâr al-harb. La cartographie
évolue avec Al-Idrisi lequel enquête auprès des voyageurs de Palerme et entretient
des contacts avec la chancellerie de Roger ii1. Au xiiie siècle des sites sont figurés
à des fins militaires ; les figures à petite échelle sont assez nombreuses avant le
xive siècle alors que très peu, à grande échelle, ont été conservées. C’est le cas
du très célèbre Armorial d’Auvergne, Bourbonnois et Forestz (BnF, ms. fr. 22 297,
1456) de Guillaume Revel et ses nombreuses représentations de châteaux.
Il n’est pas à exclure d’autres compétences. Les contacts entre les États et
les cités, les échanges de lettres2, de renseignements au détour de contacts
marchands ont ici toute leur place. La maîtrise du langage diplomatique, juridique
ou militaire, la traduction des langues ennemies, ne sont pas à la portée du
premier venu. En 54 avant J.-C., Quintus Cicéron, le frère de l’orateur, qui est
un des adjoints de César en Gaule, est assiégé dans son camp par les Gaulois
Nerviens. César dépêche un cavalier déguisé en Gaulois et parlant cette langue,

« pour qu’il ne pût rien révéler ni spontanément ni malgré lui, il ne


lui confia rien oralement et écrivit en grec (hellenisti) tout ce qu’il voulait
faire savoir à Cicéron. De la sorte, si sa missive était interceptée, elle
resterait même en ce cas incompréhensible aux barbares, et ne leur
apprendrait rien » (xl, 9)

Or les Gaulois connaissent le grec et son alphabet. César en témoigne


plusieurs fois. Faut-il y voir, pour dérouter les Nerviens – peuple gaulois du
nord de l’Europe moins familier des civilisations méditerranéennes –, non une
lettre écrite en langue grecque mais un texte latin chiffré dont les lettres ont
été changées en caractères grecs ? Pour des raisons d’urgence ou d’éloignement,
une armée en campagne doit disposer d’un minimum de liberté d’action. Les
cellules de traduction sous la houlette du chef de secrétariat dans les légions
romaines se limitaient-elles uniquement à transcrire du grec en latin, vice et
versa ? Également, comme le chef du secrétariat avait la charge de mettre par
écrit les interrogatoires, on peut croire que les cellules de traduction incluaient

1. Ducène Jean Charles, « L’Europe dans la cartographie arabe médiévale », Belgeo 3-4, 2008
(mis en ligne le 22 mai 2013 : http://journals.openedition.org/ belgeo/8801) ; Ribouillault
Denis, « Artiste ou espion ? Dessiner le paysage dans l’Italie du xvie siècle », Les carnets du
paysage (Du dessin), no 24, 2013, pp. 168-185.
2. Zivie Alain, « Le messager royal égyptien Pirikhnawa », British Museum Studies in Ancient
Egypt and Sudan, vol. 6, 2006, p. 68‑78.

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aussi des interprètes assermentés et maîtrisant les langues des ennemies (persan,
scythe, picte etc.).

La transmission des savoirs et la professionnalisation

Le point détaillé plus haut soulève tout de même une interrogation


importante. Elle porte sur l’apprentissage des arts du renseignement. En l’absence
d’études sur le sujet, nous jetons quelques pistes suscitées par les lectures des
premiers volumes de notre série. Cette interrogation, d’autres l’ont déjà posée.
Par exemple, dans Renseignement et espionnage dans la Rome Antique, Sheldon
écrit justement : « Où les généraux romains apprenaient-ils l’art du renseignement ? »
(chap. 7, p. 196).
Il ressort que la transmission des secrets dans les sociétés anciennes se fait,
idéalement, de père en fils, dans les familles de lettrés1. Les érudits se réservent
l’exclusivité du savoir caché. Trois termes désignent en akkadien cette idée de
secret : l’un dérive d’une racine « veiller, protéger » (« ce qui est protégé »,
« mystère ») ; le deuxième, d’une racine « séparer » (« ce qui est séparé », « secret ») ;
le troisième, d’une racine « couvrir » (« ce qui est voilé »). Ils ne sont pas sans
évoquer le grec esoterismos (ἐσώτερος), qui renvoie au cercle fermé des dépositaires
privilégiés d’un savoir, ou le latin secretus, qui est le participe passé du verbe
signifiant « séparer », « diviser ». La prestation d’un serment protège la
transmission des savoirs :

« Le sage érudit qui garde les secrets des grands dieux liera par un
serment prêté par devant Shamash et Adad, sur la tablette et le calame,
le fils qu’il aime et il lui enseignera la tablette des dieux, les viscères, un
mystère du ciel et de la terre inférieure, l’observation de l’huile sur l’eau,
un secret d’Anum, d’Enlil et d’Éa, le [recueil d’astrologie] Enûma Anu
Enlil avec son commentaire et l’évaluation des valeurs (…) étant lui-même
parfait pour ce qui est du corps et des membres, il peut entrer en présence
de Shamash et d’Adad, au lieu de l’inspection et du verdict2. »

Par ailleurs, le risque de divulgation des « affaires du palais » (awat ekallum


Shūsum) obligeait les serviteurs du roi, par un serment prêté, à l’informer des
1. Glassner Jean-Jacques, « Des dieux, des scribes et des savants. Circulation des idées et
transmission des écrits en Mésopotamie », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60e année,
3, 2005, p. 483‑506.
2. Lambert Wilfried G., « The qualifications of Babylonian diviners », Maul S.M. (dir.),
Festschrift für Rikle Borger, Styx Publications, Groningue, 1998, pp. 141-158.

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intrigues et calomnies de la cours : « Fais jurer par les dieux un serment à tous
les fonctionnaires existants ». Le protocole des devins à Mari (Mésopotamie)
stipule que l’officiant ne devait révéler aucune parole secrète qui lui aurait été
confiée ; d’ailleurs, la pratique du scellement des tablettes préservait les savoirs
cachés. Dans le Japon féodal, la famille joue un rôle actif dans la transmission
des savoir-faire de l’espionnage. De nombreux hommes d’Iga et de Kôka ne
pratiquent l’activité de shinobi que ponctuellement. Des textes circulent au sein
des familles concernées qui transmettent leur savoir-faire, ainsi l’ouvrage
Kinetsushu (xe siècle) qui évoque des pratiques de renseignement. En France,
sous Richelieu, le « Bureau de la partie secrète » est confiée à Antoine Rossignol
puis à son fils Bonaventure et à son petit-fils Antoine-Bonaventure. De son
domaine privé de Juvisy-sur-Orge jusqu’à la « Chambre noire » attenante au
bureau de Louis xiv, la dynastie Rossignol n’a cessé de former un noyau d’experts
de l’ombre en cryptologie perfectionnant des techniques que le Moyen Âge,
« encore ténébreux, [sentant] l’infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruinés
toute bonne littérature » avait oublié (François Rabelais, Pantagruel (1532),
chap. viii). On constate que le vivier n’est pas nécessairement débordant en
raison de la grande spécialisation des tâches ; l’important est de s’assurer d’un
renouvellement et de la capacité à transmettre le savoir faire.
La lecture des modèles anciens offre également une forme de spécialisation
à l’art du renseignement. Polybe énumère trois chemins qui conduisent à la
compétence tactique des généraux romains : l’expérience de terrain, les conseils
d’hommes avertis, la consultation des manuels. Cicéron mentionne le cas de
Lucius Lucullus, formé loin de la chose militaire aux études juridiques, envoyé
combattre Mithridate. Il profite de son trajet jusqu’à l’Asie pour se renseigner,
prendre conseil et lire les exploits de ses devanciers. Au iie avant J.-C., on
critiquait déjà le fait d’exercer une magistrature après y avoir été appelé alors
que l’expérience acquise, par la pratique et l’action, devait venir en premier1.
Les exemples littéraires ne se démentent pas jusqu’au Moyen Âge au moins. Les
sources latines fourmillent de détails sur la collecte de l’information. Jules
César, Ammien Marcellin, Tite Live, Frontin ou Végèce sont des auteurs dont
la transmission jusqu’au Moyen Âge s’est maintenue avec vigueur. Frontin
explique (livre i, chap. ii) comment des espions déguisés en esclaves participent
aux ambassades. Il mentionne les interrogatoires de prisonniers, avec l’emploi
de la torture, comme les reconnaissances de terrain à l’aide d’éclaireurs. Le
Moyen Âge lui préfère cependant Végèce. Son œuvre connaît une impression

1. Hopkins Keith, « Structural Differentiation in Rome (200-31 BC) : The Genesis of an


Historical Bureaucratic Society », dans I.M. Lewis (dir.), History and Social Anthropology,
Tavistock, Londres, 1968, pp. 63-79.

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précoce en 1473. Il évoque (livre iii, chap. vi) les récompenses et les punitions
dont il faut user à l’égard des espions ou les précautions à prendre contre les
espions ennemis. Ce thème est également abordé au iiie siècle par Modestus
dont le Libellus de vocabulis rei militaris est imprimé à Venise dès 1471. La
relecture de l’espionnage antique ou du haut Moyen Âge fournit de multiples
exemples de son application pour l’art militaire et la reconnaissance des armées
en marche. Le Livre des faiz d’armes et de chevallerie (v. 1410) de Christine de
Pisan fait de nombreuses références aux auteurs. Ce sont des leçons d’espionnage
antique que nous transmet cet écrit didactique. Elle recommande au chef avisé
d’envoyer des espions et des éclaireurs déguisés en pèlerins ou laboureurs pour
se prémunir des embuscades (part. II, chap. xvv et xvii) : le cours de la guerre
et la victoire finale en dépendent.

« Celui qui est vaincu au cours d’une bataille ouverte et rangée, bien
que l’art puisse y être d’une grande utilité, peut néanmoins se défendre
en accusant la fortune ; mais celui qui a été pris par surprise, qui est
tombé dans une embuscade ou des guets-apens, ne peut en revanche
excuser sa faute, car il aurait pu éviter les pièges s’il en avait été averti
en amont par des éclaireurs efficaces (speculatores idoneos) » (Végèce,
LivreIIIi, art. 22).

Jean de Meun traduira le passage par « convenables espies ». L’expérience


médiévale de la guerre de Cent ans confirme l’approche antique. Dans le Songe
du viel Pelerin (1389) Philippe de Mézières, fait une place à l’espionnage militaire
mais aussi à l’espionnage politique. Son expérience en Italie et en Orient (1346-
1372), où les contacts entre chrétiens et musulmans génèrent d’intenses activités
de renseignement, le conforte dans l’intérêt de développer un réseau d’espions
consacré à l’information du souverain. Le succès de ces ouvrages militaires est
tel que le roi d’Angleterre Henri VII († 1509), projetant une attaque en France,
demande à William Caxton († 1491) de traduire le traité de Christine de Pisan
(en 1489) afin que

« tout gentilhomme ayant la vocation des armes et toute personne


concernée par la guerre – capitaine, soldats, fournisseurs des armées
etc. – sachent comment se conduire pendant les opérations de guerre et
en bataille ».

Les arts du renseignement se transmettent jusqu’au cœur du xviiie siècle


par la famille, la pratique et la lecture. Sans conteste les lignes bougent dès l’orée
du xvie siècle. En France, les collègues des Jésuites offrent sans doute un tronc
commun complété par un cursus universitaire pour les officiers et les agents

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royaux. Le Prytanée de la Flèche, fondé par Henri IV (en 1604) – il y avait été
conçu et y passa une partie de son enfance – a accompagné ce bouillonnement
des hommes et des savoirs : le maréchal de France Nicolas de Neufville de
Villeroy, le chancelier de France Daniel Voysin de la Noiraye ou Pierre Cholonec,
administrateur des Premières nations du Canada, sont tous des anciens élèves
du Prytanée. Leur culture livresque est à interroger. Le programme porte
évidemment sur l’étude de César, Tite-Live et Plutarque mais pas seulement.
Tableau 2 : Ratio studiorum jésuite1 (programme de l’enseignement des collèges)

Classes Latin Grec


5e Cicéron, Épîtres familières -
Catéchisme en grec,
4e Cicéron, Épîtres familières
Cébès, Le tableau
Cicéron, Épîtres familières
– De l’amitié
– De la vieillesse
Saint Jean Chrysostome, Ésope,
3e – Paradoxes
Agapet
Ovide, Catulle, Tibulle, Properce,
Vigile, Géorgiques IVv)
– Énéide V et VIIi)
César, Salluste, Tite-Live, saint Saint Jean Chrysostome, Isocrate,
Basile, Quinte-Curce, Synésius, Plutarque, Phocylide,
Seconde Virgile, Énéide Théognis, saint Grégoire de
Horace, Odes choisies Nazianze,
Cicéron, Discours faciles Platon, Lettres
Saint Jean Chrysostome,
Première Démosthène, Platon, Thucydide,
Cicéron, Discours
(classe de rhétorique) Homère, Hésiode, Pindare, saint
Grégoire de Nazianze, saint Basile

Au Japon, les Temps modernes, c’est-à-dire l’époque d’Edo (1600-1868),


sont également une période de structuration de l’enseignement. Conformément
aux mœurs d’Edo, le ninjutsu y est présenté comme se rattachant à la culture
chinoise, puisque cette dernière était très en vogue dans la société japonaise.
Le ninjutsu prépare l’esprit, le corps et enseigne l’art du déguisement, de
l’effraction et de la dissimulation au shinobi. Le Shōninki (1681) est un ouvrage
lié à une école samouraï de la province de Kishū2. Il propose lui aussi des origines
1. Cité dans : Cornette Joël, Les années cardinales. Chronique de la France (1599-1652), Armand
Colin – SEDES, Paris, 2000, p. 21.
2. Le livre est imparfaitement traduit en français. Masazumi Natori, Shôninki l’authentique
manuel des ninja, trad. Axel Mazuer, Paris : Albin Michel, 2009. Des techniques shinobi
y sont présentées, mais si certaines semblent avérées – sans être forcément propres
aux shinobi –, d’autres sont en revanche trompeuses. Ainsi celles se rapportant à des
déplacements spécifiques. Si de telles techniques existent bel et bien au sein du ninjutsu,

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chinoises au ninjutsu et insiste fréquemment sur la rigueur morale caractérisant


le shinobi, alors porteur de vertus compatibles avec les valeurs du samouraï. Il
s’agit là évidemment d’un ouvrage de promotion des activités du renseignement,
devenues nobles, désormais dévolues aux samouraïs.
En résumé et à minima, sans une étude d’ensemble sur le sujet, on peut
penser qu’un certain degré de compétences dans des domaines spécifiques
entraîne de facto une professionnalisation, au-delà même de carrières individuelles,
dès que ces compétences sont couplées à un besoin pérenne du pouvoir.

Le savoir des princes

Le cinquième point que nous voulons faire ressortir sonne comme une
évidence. Le renseignement est un savoir élaboré destiné au prince qui en a fait
la demande. Le sens que les auteurs chinois1 donnent au terme jian 間 (« espion »)
est à l’origine celui d’une porte à deux battants laissant entrer la lumière du
soleil. L’espion est celui qui éclaire le souverain comme le théorise déjà ces
mêmes auteurs :

« L’art de la guerre consiste avant tout dans l’évaluation de la


puissance des forces en présence » (Ss’eu Ma-fa, 213).

« Le renseignement est l’un des quatre ressorts de cet art. Rien n’est
en effet plus important que la vigilance pour assurer la sécurité d’un
État » (Wou Ts’eu, 151).

En Inde, Kautilya, reprend dans l’Arthashastra les principes de l’époque


védique sur la « guerre silencieuse ». Des actions d’espionnage, de contre-
espionnage et de subversion sont décrites dans les Vedas indiens avant l’œuvre
de Sun Tzu. Les hymnes védiques mentionnent les espions (spas) comme les
« yeux du roi ». Leurs missions sont de favoriser le dialogue avec les tribus
locales, de mater les rébellions ou de protéger les récoltes. Les Aryens, peuple
indo-européen du nord de la mer Noire, ont fait des incursions en Grèce, en
Asie mineure, en Mésopotamie puis se sont fixés en Inde (IIIe millénaire avant
J.-C.). En Mésopotamie, où ils se sont arrêtés, la symbolique du corps occupe
aussi une place centrale : le roi aux larges oreilles, geshtu dugal, est celui qui
celles mentionnées par le Shôninki, ne sont rien d’autre que des types de marche usuelle
japonaise.
1. La chronique de la principauté de Lòu (721-480), 3 vol., Couvreur Séraphin (trad.), Belles
Lettres, Paris, 1951.

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entend les dieux et les hommes. Il est capable d’interpréter tous les signes qui
lui sont envoyés1. La notion « d’hommes de langue », est couramment utilisée
pour désigner celui qui informe les oreilles royales2. On trouve dans la Bible
l’idée identique que les informateurs ont pour mission de « raconter ce qu’ils
ont vu » (Actes 1 : 1-11/Mat. 28 : 16-20) et, dans une logique d’utilisation de
l’ensemble des sens, entendu et peut-être même touché ou senti. La période qui
suit l’Antiquité perpétue en Occident la pensée et les pratiques romaines. L’œil
et l’oreille restent, les principaux récepteurs de l’information3. Tout au long du
Moyen Âge, appuyé sur la patristique et les Évangiles, l’œil (oculus) est pensé
comme une lampe d’où sortent le feu et la lumière qui touchent et palpent les
choses extérieures et qui en rencontrent le rayonnement lumineux. Le pouvoir
du regard est un agent de discipline. L’audition (audire) est jointe à la vue pour
en faire un témoin de la supercherie. Les usages du renseignement sont fondés
par la morale et la sagesse. La sagesse antique loin de détourner l’homme des
investigations sur le monde le porte à s’interroger sur ses propres capacités de
connaissance. Socrate († 399 avant J.-C.) nous rappelle la fameuse sentence
inscrite sur le temple d’Apollon à Delphes : « connais-toi toi-même ». Cet exercice
d’introspection est une condition nécessaire pour devenir un homme de bien.
Les pyrrhoniens et les sceptiques pousse l’Homme à examiner et critiquer
(skeptomai) mais concluent qu’il ne peut rien connaître de certain. Marc Aurèle
(† 180), le plus grec des empereurs romains, éduqué dans le stoïcisme, revenait
dans les Pensées sur les principes du mos majorum (« les mœurs des anciens »)
nécessaires à la survie de l’État : constantia (stabilité, sûreté), fides (loyauté),
frugalitas (préférence des choses pratiques), majestas (patriotisme, sentiment
d’appartenance), virtus (qualités viriles, courage). Ces vertus antiques sont
parachevées par les vertus cardinales prônées par l’Église. La foi commande la
prudentia, la fortitudo et la temperantia. L’emploi du secret est dicté par la
prudence, c’est-à-dire : ne pas révéler toutes choses à tous. Dans ses Sommes
théologiques, en s’appuyant sur Cicéron saint Thomas d’Aquin, il la définit
comme : le souvenir du passé, la connaissance du présent et la prévision de

1. Oppenheim A.L., « The Eyes of the Lord », Journal of the American Oriental Society,
vol. 88/1, 1968, p. 173‑180.
2. Chambon Grégory, « Shulgi, un roi omniscient », Dossiers d’Archéologie : Rois de
Mésopotamie, no 348, 2011, p. 24‑27 ; Butterlin Pascal, « Hommes de langue, hommes
du secret : la question du renseignement en Mésopotamie et ses chausse-trappes »,
Renseignement et espionnage… op. cit., p. 57‑80.
3. Léthenet Benoît, Espions et pratiques du renseignement : les élites mâconnaises au début du
xve siècle, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2019 ; et Les Espions au Moyen
Âge, Gisserot, Quintin 2021.

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l’avenir1. Il considère dans la prudence : l’intention de prendre garde (établir


la paix) ; l’intention (imiter Dieu) et le fruit qui en résulte (se prémunir du
péché)2. Dans l’ordre des choses humaines et matérielles, sagesse et prudence
finissent par se confondre3. L’ignorant est imprévoyant. Dans une de ses lettres
Abd al-Hamid al-Katib4 († 750), un maître d’école itinérant et conseiller du
dernier calife Omeyyade Marwan ii († 752), avertit le souverain de la sorte :
« Vous devez connaître vos sujets, leurs affaires, leurs secrets, leurs désirs cachés
et leurs inclinaisons ». Dans une autre lettre, « gardez les yeux sur vos ennemis,
prenez note de leurs conditions, leurs nombres, chevaux, mouvements et aspirations,
et ce qu’ils désirent. »
Le savoir, justifié par le besoin de survie de la communauté, confie aux hommes
du renseignement le droit à solutionner la menace, eux-mêmes sinon par personnes
interposées. La lutte débutée en 657 avec les chiites et les kharidjites conduit à une
mise sous surveillance nuit et jour des opposants au sunnisme. Ainsi quand
Al-Hasan, un fils d’Ali, devint malade, les « yeux » du calife Muawiya l’informèrent
aussitôt et suivirent tous les jours l’évolution de la maladie5. Ses agents l’informèrent
également que al-Husayn, autre fils d’Ali, correspondait activement avec les Irakiens.
Sa suspicion s’étend aux principaux membres de la dynastie omeyyade dont il
parvint à connaître les activités et les détails de leurs vie. Même des gouverneurs
réputés étaient sous la surveillance des espions du calife. Sur la base de ses
renseignements, celui-ci n’hésita pas à pratiquer l’assassinat politique du gouverneur
de Khorasan, Saïd ibn Uthman6. Abd al-Malik († 705), cinquième calife omeyyade,
pratique de même et corrige les négligences ou les fausses déclarations de ses
gouverneurs en les destituant de leurs fonctions. Avec un regard différent, Ibn
Battuta († 1368) décrit le sultanat de Delhi, lors entre les mains du premier souverain
Muazzam Muhassad Firuz Tughlûq.

1. Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, t. 3, A.-M. Roguet, A. Raulin, A.-M. Dubarle
& alii (éd.), Cerf, Paris, 2000, p. 110.
2. Ibid., Commentaires sur les psaumes, J.-É. Stroobant de Saint-Éloy, M.D. Jordan (éd.), Cerf,
Paris, 1996, p. 414.
3. Ibid., p. 508.
4. Abbās Ihsān (éd.), ‘Abd al-Hamīd ibn Yahyā al-kātib wa-matabaqqā min rasā’ilihi, Dār al-
shurūq, Amman, 1988, p. 233
5. Ibn Qutayba, ‘Abd Allah ibn Muslim, Kitāb al-ma’ārif, Taha M. al-Zayni (éd.), Mu’assasat
al-halabi, Le Caire, s. d.
6. Al-Balādhuri, Ansāb al-ashrāf, Īhsān ‘Abbās (éd.), Franz Steiner Verlag, Beyrouth, 1979,
pp. 614-617.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

Le voyageur note l’omniprésence du renseignement intérieur tandis que


la mort rode :

« Le souverain de l’Inde a pour habitude de placer près de chaque


émir, soit grand, soit petit, un de ses mamelouks qui fait office d’espion
au détriment de l’émir et instruit le sultan de tout ce qui concerne son
maître. Il a soin aussi d’établir dans les maisons des femmes esclaves qui
remplissent un rôle analogue, toujours au préjudice des émirs. Il a encore
des femmes qu’il nomme les balayeuses et auxquelles les esclaves ci-dessus
racontent ce qu’elles connaissent. Les balayeuses rapportent cela au roi
des donneurs de nouvelles [chef du service d’espionnage du sultan] et
celui-ci en informe le sultan.
On raconte à ce sujet qu’un émir était une fois couché avec sa femme
et qu’il voulait avoir commerce avec elle ; mais celle-ci le conjura « par
la tête du sultan » de ne pas le faire ; il n’en tint pas compte. Dès le
lendemain, le sultan l’envoya quérir ; il lui raconta exactement ce qui
s’était passé, et cette circonstance [être passé outre malgré la formule de
conjuration de celle-ci] fut cause de la perte de l’émir1. »

Avec l’imprimerie, le savoir devient encyclopédique. L’imprimerie était


déjà présente en Chine, d’abord avec la xylographie – les plus anciens imprimés
datent du viiie siècle –, puis au xie siècle avec les caractères mobiles. En Occident,
il faut attendre la Renaissance pour que les villes s’enrichissent par l’artisanat
et le négoce. Strasbourg au moment du séjour de Gutenberg dans la ville (1434-
1444) était l’épicentre de la chrétienté dans le sillage du Concile de Bâle (1431-
1448). La ville à cette époque est le seul endroit du bassin rhénan avec suffisamment
de capitaux et d’artisans pour avoir permis l’imprimerie sur caractères mobiles.
La transmission des savoirs s’accélère grâce à une reproduction quasi-industrielle
des ouvrages : un nouveau rapport au savoir et à l’homme voit le jour. La
bibliothèque constituée par Jacques-Auguste de Thou († 1617) est alors la plus
importante de France (Bibliotheca Thuana), avec plus de 6 000 volumes, tout à
fait représentative de la Respublica litteraria héritière de l’humanisme. Le
catalogue de 1617 divise la bibliothèque en cinq catégories et quarante-cinq
sous-catégories : droit, histoire, théologie, belles-lettres, enfin les sciences et les
arts. La bibliothèque fonde une civilité nouvelle et laïque du savoir. C’est dans
son immense bibliothèque (plus de 6 000 volumes également) qui Richelieu
puise ses arguments politiques :

1. Ibn Battūta, Voyages, vol. 3, La Découverte, Paris, 1997, p. 86

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Bilan

« par l’usage qu’il fait de sa bibliothèque, véritable laboratoire de


son action, apporte une contribution essentielle à la systématisation de
la pensée politique qui caractérise le xviie siècle1 ».

Auteurs protestants, humanistes, néostoïciens et scolastiques, livres d’histoire


et recueils de cartes ou traités militaires constituent le fond de sa bibliothèque.
Gabriel Naudé résume ce bouleversement qui a

« substitué à l’autorité spirituelle de l’Église l’autorité bibliographique


de cette machine culturelle qu’est la bibliothèque » (Advis pour dresser
une bibliothèque, 1627)

La laïcisation de la machine de l’État, soumise à des lois et des règles propres,


pose la question nouvelle de la raison d’État opposée à la raison de Dieu.
L’exercice du pouvoir, une discipline désormais autonome, fixe sa propre fin :
le salut de la « chose publique » (non plus seulement la survie du groupe). Ce
serait ici une rupture avec le passé favorisée par l’essor de l’imprimerie et dont
serait témoin l’adoption du mot englobant « espion » en Occident (spia, espiar,
shpion, etc.) au détriment de toute autre forme. La Renaissance porte les fruits
d’une germination plus ancienne et bien plus générale qu’on veut l’admettre.
À la fin du vie siècle avant J.-C. existaient des bibliothèques, celle Pisistrate à
Athènes ou de Polycrate à Samos. Flamininus ou Lucullus possédaient des
collections étendues. Le collège de la Sorbonne, fondé par Robert de Sorbon au
milieu du xiiie siècle, possède rapidement plus de mille volumes : il s’agit
probablement de la plus belle bibliothèque de France au xive siècle. Les
bibliothèques ouvrent sur un monde inédit de sources ouvertes. C’est à la
bibliothèque royale de l’abbaye de Saint-Martin à Paris, sous couvert de son
statut d’ecclésiastique, que le cartographe anglais Richard Hakluyt († 1616)
prend des notes sur les voyages du corsaire français Jacques Cartier dans le
Golfe du Saint-Laurent au Canada (1534). John Dee utilise sa bibliothèque
personnelle, qui dépassait celle des universités d’Oxford et de Cambridge,
comme « pot-de-miel ». Les cibles étaient attirées par sa réputation d’alchimiste,
d’astrologue et les nombreux instruments de navigation, de mesure, les cartes
et les globes, que renfermait cette formidable bibliothèque privée. Elle était un
passage obligé pour tout scientifique étranger séjournant à Londres. Francis
Walsingham († 1590), « maitre-espion » de la reine Elisabeth i, commande à
John Dee, astrologue de la souveraine, une cryptographie qui demeure encore
de nos jours un mystère. Le procédé est ancien, l’astrologue suit les traces d’Abu

1. Wollenberg Jörg, Les trois Richelieu. Servir Dieu, le Roi et la raison, E. Husson (trad.),
Guibert, Paris, 1995, p. 25.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

Yusuf Yaqub ibn Ishuq Al-Kindī, auteur d’un traité de cryptologie, qui a fondé
au ixe siècle sa propre bibliothèque (Al-Kindiyyah) avant d’être propulsé à la
tête de la Maison de la Sagesse (Baytou l-hikmah) centre scientifique de Bagdad.
Le développement des livres imprimés n’empêche en rien le recours aux écritures
secrètes toujours plus élaborées :

« on a trouvé qu’une lettre bien chiffrée et avec un bon chiffre est


indéchiffrable sans trahison, c’est-à-dire à moins qu’on ne trouve moyen
de corrompre quelque secrétaire qui donne copie de la clef du chiffre1 ».

Les grandes découvertes des xve et xvie siècles dilatent l’espace. Les systèmes
de renseignement qui, en Amérique ont connu un développement endogène,
disparaissent2. L’empereur Moctezuma pouvait compter sur un solide réseau
d’informateurs composé de tequanime (fauves), naualoztomecah (commerçants
déguisés) et quimichtin (souris) ainsi que de Pochtecas, marchands guerriers et
informateurs au cœur du renseignement militaire aztèque. Moctezuma était
en mesure d’annoncer à Cortès, alors qu’il l’ignorait, l’arrivée de Pánfilo de
Narvaez, avec plus de 1 200 hommes, et de ses intentions hostiles. L’empereur
en était informé bien avant les Espagnols et saisissait parfaitement les luttes qui
opposaient les conquistadors. Pour éviter l’affrontement, et après arbitrage du
pape, Espagnols et Portugais se partagent du monde au traité de Tordesillas
(1494) puis de Saragosse (1529). Désormais, les Européens diffusent dans un
monde qu’ils dominent et se partagent des modèles hérités de la culture classique
remontant à l’Antiquité. Une tradition ininterrompue, dans les royaumes
chrétiens, a relayé les ambitions de Rome : la culture latine. Les rivalités et la
raison d’État conduisent à repenser l’espionnage au travers du prisme juridique.
Pietrino Belli († 1575), juriste et homme d’action, utilise dans le De re militari
et de bello tractatus (1563)3 les sources antiques (Digeste, Code Justinien, Xénophon,
Tite Live, Tacite) pour évoquer la figure de l’espion. Il y est dépeint comme un
ennemi d’État dans le sens étroit du traître ou du déserteur qui dévoile à
l’adversaire les plans de son parti. Il révèle les cas de conscience avérés sur la
mal mort et sur l’acte de désertion, même simulé, insupportable au regard de
la qualité noble de certaines naissances. Pietrino Belli apporte une réponse
argumentée pour ôter ces scrupules sociétaux. Il reprend les arguments d’André

1. Callieres Francois de, L’art de négocier sous Louis xiv, Nouveau Monde, Paris, 2006,
p. 22.
2. Taladoire Eric et Faugère Brigitte, « Le renseignement en Amérique préhispanique :
espionnage et contre-espionnage en pays aztèque », Renseignement et espionnage, op. cit.,
p. 479‑490.
3. Belli Pietrino, De re militari et bello tractatus (1563), H.C. Nutting (trad.), Clarendon
Press, Oxford, 1936 (viiie part., § 44-48)

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Bilan

Tiraqueau († 1558), développés dans son traité De nobilitate et jure primigeniorum


(1549)1, pour lequel seuls les usages et l’acceptation de la communauté sont
juges de l’aspect déshonorant d’une conduite. Risquer sa vie pour le bien commun
est un acte courageux et loyal. Pietrino Belli écarte toute disgrâce pour les gens
nobles engagés dans des activités d’espionnage et permet aux chefs de les
employer à cet effet. Relisant le Digeste, les marques d’infamie ne concernent
que les traîtres ayant vendu les secrets de leur nation pour de l’argent. Avec
lucidité l’auteur sait bien que la mort est au bout du chemin pour l’agent
démasqué, traître ou non, simulateur ou pas. Le texte est plus riche encore mais
ces éléments suffisent à témoigner d’un changement de mentalité au regard de
l’espionnage et de ceux qui le pratiquent. La réflexion préconise aussi la mise
en place d’une police au sein des armées pour réprimer les infractions, le rôle
des chefs de secrétariat (courriers, interrogatoires, traductions), le statut des
ambassadeurs. Sous Louis xiv, François de Callières rappellera :

« On appelle un ambassadeur un honorable espion, parce que l’une


de ses principales occupations est de découvrir les secrets des cours où il
se trouve2 ».

La question posée par leur immunité et de leurs sauf-conduits a été débattue


dans les ouvrages de Francisco de Vitoria3 († 1546), Jean Bodin († 1596) ou
Carlo Paschal4 († 1625). Une réflexion s’amorce sur les moyens utilisés par un
État pour arriver à ses fins. Le dominicain Francisco de Vitoria dans deux
leçons magistrales De Indis et De jure belli s’affirme, d’une certaine manière,
comme l’un des fondateurs du droit international public et l’un des premiers
anticolonialistes. Partisan résolu du droit naturel des peuples à se gouverner
eux-mêmes, il dresse le bilan des excès et de l’arbitraire espagnol en Amérique.
Grotius (De Jure belli ac pacis, 1625) montre à quel point il est inhumain de
penser

« que le droit de tuer les ennemis impliquent que peu importent les
moyens utilisés pour arriver à ces fins ; et donc ils affirment à tort que
les gens ont le droit d’ôter la vie à l’ennemi à travers le fer insidieux ou
le venin et également, pour le détruire, par la corruption des puits et des
sources ».

1. Tiraqueau André, Andreae Tiraquelli regii in curia Parisiensi senatoris Commentarii de


nobilitate et jure primigeniorum, Joannes Gemet, Paris, 1549.
2. Callieres Francois de, L’art de négocier, op. cit., pp. 27-28.
3. Vitoria Francisco de, Political writings, Cambridge University Press, Cambridge, 1991 ; et
La justice, J.-P. Coujou (éd.), Dalloz, Paris, 2014.
4. Paschal Carlo, L’ambassadeur, Presses universitaires de Limoges, Limoges, 2014.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

Dans ces siècles bouillonnants, les juristes ont jeté les bases du traité de
Westphalie (1648) qui marque l’émergence du principe de souveraineté des
États comme fondement du droit international. Le contrôle social est également
en vogue chez les auteurs qui parlent du paupérisme et de l’enfermement.
Barthélemy de Laffemas († 1612), dans une publication composée de cinq petits
traités1, expose en détail aux « Grands de la Police et Seigneurs du clergé » le
projet de lieux publics pour isoler les pauvres et les faire travailler – cela mettra
fin aux débauches et risques de contagion. Dans le Paris du xviiie siècle, la
sûreté de la ville passe par une double surveillance : celle, ostensible, qu’assure
la garde de Paris et celle, secrète, des mouchards.

Permanence ou rupture : un faux débat ?

Une dernière réflexion mérite d’être abordée : celle de la permanence ou


de l’apparente rupture des structures de renseignement. Ces remarques trouvent
un écho particulier dans le débat en sciences sociales où s’opposent diffusionnistes2
et évolutionnistes3. Dans cette dispute, les évolutionnistes se réfèrent à la théorie
de la convergence lorsqu’ils expliquent des concordances trop manifestes entre
les civilisations. Selon cette théorie des solutions identiques sont trouvées pour
certaines situations de la vie humaine – ici, la survie des sociétés – à partir de
penchants intellectuels et de nécessités semblables. À l’inverse, les diffusionnistes
relativisent cette convergence, les analogies observées (ici, structures de
renseignement, cryptologie etc.) indiquant des contacts établis à une époque
historique récente. Les idées, les représentations, les croyances, les techniques
et les objets se diffuseraient au gré des échanges culturels, ce qui placerait les
1. Laffemas Barthélemy de, L’incrédulité ou l’ignorance de ceux qui ne veulent cognoistre
le bien & repos de l’Estat, & veoir renaistre la vie heureuse des François, Jamet & Pierre
Mettayer, Paris, 1600.
2. École anthropologique du début du xxe siècle qui considère que la culture s’est diffusée
à partir d’un petit nombre de régions du monde. Grafton Elliot Smith, partisan de
l’hyperdiffusionnisme place l’Égypte antique comme origine de la plupart des inventions
diffusées par les migrants (The Migration of Early Culture, 1915). William James Perry
défend également cette thèse (The Children of the Sun : a Study in the Early History of
Civilization, 1923 et The Growth of Civilization, 1924).
3. Théorie sociale et anthropologique de la seconde moitié du xixe siècle qui considère que
toute culture est le résultat d’un processus d’évolution constant qui comprend trois stades :
sauvage – barbare – civilisé. La convergence évolutionniste prône que chaque société se
transforme en passant par ces différents paliers qui les conduisent toutes dans la même
direction. Les travaux de Lewis Henry Morgan sont pionniers en la matière (Ancient
Society, or Researches in the Line of Human Progress from Savagery, through Barbarism to
Civilization, 1877).

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Bilan

marchands, les migrants, le principe de réciprocité entre les États et la diplomatie,


au cœur d’évolutions partagées. Si l’on s’en tenait à ce qui vient d’être exposé,
on retracerait l’histoire du renseignement sous la forme d’une simple ligne
continue qui relierait les espions archaïques aux hommes de l’ombre
contemporains. Un développement constant, souvent insensible, qui s’accélérait
à l’approche du xxe siècle avec le mûrissement de l’esprit scientifique : rien de
plus clair, rien de plus rationnel.
Au Moyen Âge des normes philosophiques, religieuses ou juridiques
régissant les activités de renseignement se mettent en place ou sont réaffirmées.
En Inde, au vie siècle avant J.-C., est élaborée un philosophie matérialiste appelée
Lokayata, dépourvue de tout artifice mythologique et religieux, opposée à la
théorie de la non-violence (l’ahimsa) des bouddhistes. La violence n’est plus
considérée en termes moraux (vis-à-vis de la victime par exemple) et les attributs
royaux rendus utiles pour les politiques de conquête et non pour la préservation
des équilibres cosmologiques. L’Arthashastra de Kautilya, ouvrage connu jusqu’au
milieu du vie siècle après J.-C., se fait l’écho de cette nouvelle philosophie dont
la portée normative sert de base au fondement d’un État centralisé et
bureaucratique. L’enrichissement (artha) devient en enjeu majeur et la conquête
le moyen d’y parvenir. Le fonctionnement du royaume laisse entrevoir de
nombreux informateurs et officiers (purusa) chargés de contrôler les populations
et de rendre compte de leurs opinions au roi. La guerre silencieuse (Tusnimyuddh)
et la stratégie indirecte sont privilégiées :

« un archer peut ou non frapper la cible en lançant une flèche mais


en ayant recours à l’art diplomatique, on peut tuer même un fœtus dans
le ventre de sa mère1 ».

Ailleurs on lit :

« celui qui a l’œil de la connaissance et qui connaît la science de la


politique peut, sans trop d’efforts, utiliser son habileté à conspirer et peut
parvenir, par la diplomatie mais aussi par d’autres moyens stratégiques
tels que les espions et les poisons, à vaincre ses rivaux, aussi puissants
soient-ils2 ».

Un département administratif est consacré aux informateurs stationnaires


ou itinérants. Les brahmanes, pourtant affaiblis par la nouvelle philosophie,
n’en demeurent pas moins agents diplomatiques, de même que les femmes et
1. Kauṭalya, The Arthashastra, L.N. Rangarajan (éd.), New Delhi – New York : Penguin
Books India, 1992, p. 540.
2. Ibid., p. 491.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

les esclaves. Recrutés par un Samahartr, Nagarka ou Mahamatsyasarpa, leurs


rapports sont transmis aux fonctionnaires qui les supervisent. En Chine aussi
existe une structure fondée sur la division classique chinoise entre l’intérieur
(nei) et l’extérieur (wai) d’un point de vue autant géographique que politique.
À cette distinction s’ajoute la différence entre « sources fermées » (recours à
l’espionnage) et « sources ouvertes » (renseignement apparent). Espions et
fonctionnaires sont contrôlés par des inspecteurs vertueux (cishi 刺史).
L’organisation du renseignement en services est présentée comme une vertu
avec contrôle des populations locales et « utilisation des barbares pour vaincre
les barbares ». L’arrivée au pouvoir des Ming, en 1368, s’accompagne de la
création d’un service secret en 1420. Il s’agit du Dépôt de l’Est (Tung tch’ang
東 廠), qui tient son nom à son installation à proximité de la façade extérieure
du mur oriental de la Cité interdite. La pénétration de l’islam en Inde au
viiie siècle change les perspectives. En Orient, le contrôle de l’Oumma dans le
Coran s’appuie sur trois piliers : une agence du renseignement (Diwan Al-Qofat) ;
une administration qui reçoit, par délégation, les pouvoirs du Prophète ; un
message, susceptible de souder les tribus. La police de la pensée et la surveillance
des populations se retrouvent dans le Coran dans les sourates 8 et 64. Le
musulman est déchiré entre son allégeance à Allah et au Prophète et ses attaches
familiales et sentimentales. Mais pour la Loi coranique, l’hésitation n’est pas
permise, l’allégeance à Allah est supérieure à toutes les autres. Dans la surveillance
de la communauté, le divin joue un rôle prépondérant. Mahomet est aussi le
Prophète des djinns et des anges qui le tiennent informé des détails visibles ou
non de ses ennemis proches et lointains. D’ailleurs chaque musulman est
accompagné de deux anges (Raqib et Atid) qui exercent sur lui une véritable
pression sociale. La communauté musulmane est gouvernée par des avertissements
et des menaces mises à exécution dans l’au-delà et par l’excommunication ou
Takfir. En effet, l’unicité est un principe central qui repose sur la dualité allégeance/
désaveu. La participation aux cinq prières est un moyen de contrôler les croyants.
Dans l’Occident chrétien, le droit romain et le droit canonique ont imprimé
leur marque. Les recueils à valeur juridique des royaumes issus du partage de
l’empire romain d’Occident mentionnent les espions. L’édit de Rothari († 652)
roi des Lombards, stipule : « celui qui cache un espion dans le pays ou lui donne
des provisions sera soit tué, soit paiera 900 solidi en compensation pour le roi1 »
(art. 5). Après une éclipse, le droit romain ne revient sur le devant de la scène
qu’au xe siècle dans le royaume carolingien d’Italie. On en sent l’empreinte
partout. Le corpus législatif castillan d’Alphonse x le Sage († 1284), Las Siete

1. Bibliotheca legum regni Francorum manuscripta, Karl Ubl (Ed.) assisted by Dominik
Trump and Daniela Schulz, Cologne 2012 (http://www.leges.uni-koeln.de/en).

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Bilan

Partidas (1254-1265), définit non seulement l’activité de l’espion mais montre,


sur le modèle arabe des « initiés » (initiati, enaziados), qu’elle fonctionne en un
vaste réseau secrètement organisé. Dans l’Espagne de la Reconquista, les « initiés
du Diable » (initiati diaboli) tiennent les Arabes au courant de tous les projets
des chrétiens. C’est bien le rôle des barruntes (barruntar signifie « deviner »)
espagnols mentionnés dans Las Siete Partidas, dans une loi intitulée : « Quelle
récompense doivent recevoir les espions (barruntes) et ceux qui vont prendre
langue avec les ennemis ? » (vol. 2, titre xxvi, loi xi). La loi affirme qu’ils se
mêlent aux ennemis pour savoir ce qu’ils font ; qu’ils sont habiles et expérimentés
pour savoir de façon sûre les agissements de cet ennemi ; qu’ils en maîtrisent
la langue et qu’ils renseignent les leurs. Cet ensemble législatif, sur lequel
s’appuient les juges (antiguos) pour traiter certaines affaires, rappelle les besoins
en renseignements sur les mouvements ennemis (titre xxii, loi i), la nécessité
de questionner les captifs ou le rôle essentiel des sentinelles dans le contre-
espionnage (titre xxvi, loi x). Il détaille les peines infligées aux initiati diaboli.
Les fidélités douteuses, qui mettent en péril les liens vassaliques, sont cruellement
punies. La déloyauté, la trahison et la négligence relèvent de la lèse-majesté et
entraînent la mort par écartèlement (titre xxviii, loi ii). Le chef prudent légifère ;
il dit ce qui est droit et juste au service du bien commun : la paix intérieure.
À ce stade, il est envisageable de mettre en relation la nature des régimes
politiques et la structuration des organisations de renseignement. Dans les
régimes religieux, pré-totalitaires ou utopiques1, le renseignement intérieur
repose sur la transparence, l’adhésion permanente et obligatoire de chaque sujet
ou croyant. Pour autant ni la surveillance ni les sanctions – la peine capitale – ne
sont épargnées aux individus. Dans ces régimes, le renseignement militaire et
politique s’obtient par l’envoi d’espions et d’agents secrets avec pour mission,
sinon de tuer le prince ennemi, du moins de corrompre son entourage créant
ainsi un climat de suspicion qui affaiblit l’État ennemi.
Que le cadre normatif soit philosophique, religieux, utopique ou législatif,
le lien avec l’espion passe toujours par le serment. Une loyauté envers le seigneur
qui engage l’espion à n’agir, ni par tromperie, ni de manière illicite. Déjà au
IIIe millénaire avant notre ère, à Mari, les serviteurs du roi juraient par serment
de l’informer des affaires de la cour. Pour une société dans laquelle les liens
interpersonnels restent vigoureux, la pratique du serment est un outil de contrôle
social. Elle fonde l’autorité normative et crée du lien social. Le serment a une
fin et une efficacité qui lui sont propres puisqu’il comporte en lui-même un
1. Campanella Tommaso, La Cité du soleil, Droz, Genève, 2000 ; Hobbes Thomas, Léviathan
ou matière, forme et puissance de l’État chrétien et civil, Gallimard, Paris, 2000 ; Bacon
Francis, La nouvelle Atlantide, Flammarion, Paris, 2010 ; More Thomas, L’utopie, Librio,
Paris, 2018 ; Machiavel, Le Prince, Pocket, Paris, 2019.

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5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques

châtiment conditionnel en cas de parjure. Analysé dans les années 1990 comme
un signe précurseur de nos démocraties modernes, le rituel du serment est
aujourd’hui perçu comme le moyen par lequel le groupe dominant met en scène
sa légitimité et s’affiche comme le représentant de toute la communauté civique.
Les études les plus récentes abordent la violence politique qui s’y exprime. Il se
présente au Moyen Âge comme un engagement à respecter le secret du seigneur
et de ses bonnes villes par un « bon et loyal serment ». Mais avec l’influence du
droit romain, les lois sur l’espionnage sont plus claires : espionner c’est trahir.
L’homme qui ne respecte par son serment, le traître, doit être exécuté : le corps
découpé en quatre quartiers dans l’Occident médiéval comme il l’était en
morceaux dans la Chine iiie siècle avant J.-C.. On se souvient que le Capitole
fut sauvé non par des chiens mais par les oies sacrées lors du siège de Rome que
fit Brennus (390 av. JC). Dans l’ancienne religion romaine les oies sont honorées
une procession annuelle, tandis que les chiens, dont la race a failli, sont suppliciés
sur la croix (supplicia canum).
Les gratifications accordées aux familles et à l’espion fidèle récompensent
le zèle à servir. Dans la Chine ancienne, les agents de renseignement et leur
famille sont extrêmement bien traités :

« Lorsqu’il s’agit d’envoyer des éclaireurs [en mission], il convient de


choisir des officiers (shi 士) fidèles et loyaux, vertueux et sérieux. Les
membres de leur famille proche ainsi que leurs femmes et enfants se voient
offrir de grandes richesses ».

La famille de l’espion, dans le royaume de France aux xve et xvie siècles,


n’est pas non plus oubliée. Si l’apothicaire auvergnat Jean Renon avait accepté
d’empoisonner Louis XI († 1483), Jean II d’Orange lui aurait offert la direction
des salines de Salins d’une valeur de 2 500 francs par an. En cas de décès, sa
veuve aurait reçu maison et pension à Salins. En 1546 l’agent genevois Jean
Arpeau recommande sa femme restée à Genève à la bienveillance du Conseil.
Il n’hésite d’ailleurs pas à l’employer pour porter des messages aux conseillers.
Ces éléments indiquent, qu’au-delà du réflexe instinctif de survie, il y a toujours
eu une reconnaissance des États – pour service rendu et mort en mission – envers
les hommes de l’ombre. Encore, la Sérénissime République de Venise prend à
sa charge, au milieu du xvie siècle, de verser une pension annuelle à la veuve
Barata dont le mari servait d’espion à Constantinople. Découvert, il y fut
décapité.
Les normes sont toujours vivantes. Elles guident l’action des États, évoluent
et se réinventent. Il est évident qu’en cas de changement de régime, les têtes
dans la haute hiérarchie tombent. Au nom de la permanence des intérêts

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Bilan

supérieurs, le nouveau régime va chercher néanmoins les archives du prédécesseur,


reprendre à son compte les méthodes à l’efficacité éprouvée, réutiliser les agents
plus bas dans la hiérarchie mais aussi les contacts. On fait miroiter récompenses
et promotions. Le débat entre permanence ou rupture ne se pose donc pas en
termes de pratiques ou d’hommes mais de régimes et de normes.

Nous laissons le soin au lecteur, qui vient de parcourir les contributions


de ce présent volume, de mesurer la pérennité de pratiques aussi anciennes que
l’Homme. Le renseignement militaire et policier français sous le Premier puis
le Second Empire, dans la IIIe République ou en Afrique et en Amérique, a
des racines millénaires et diverses : segmentation entre l’armée et la police ;
développement endogène ou adaptation d’un modèle allogène éprouvé ; paroles
révélées et messages cachés ; relative standardisation dans la cryptologie ;
influences des « gardiens de la nuit » comme des services postaux, etc. L’intérêt
pour l’historien d’étudier les pratiques de renseignement sur la longue durée
réside dans la possibilité d’observer les interactions entre, d’une part, les pratiques
et l’utilisation du renseignement et, d’autre part, les autres aspects de la société.
Les sociétés à fortes valeurs éthiques et morales, ou aux valeurs religieuses
bien ancrées, ont-elles les systèmes de renseignement les meilleurs et les plus
éthiques ? Le contrôle social – par le biais de commissions – sur ces activités
est-il assuré ou non ? Bien d’autres questions peuvent trouver une réponse grâce
à une telle étude. On constate par exemple qu’il n’y a pas un système universel
de renseignement mais que selon les sociétés étudiées ces systèmes divergent :
— démocratiques et pédagogiques dans les cités grecques ;
— fortement structurés et bureaucratiques dans les grands empires en Inde,
en Chine et en Méditerranée ;
— partagés entre les podestats et des conseils dans l’Italie médiévale ;
— resserrés dans les mains des monarques absolus etc.
L’étude des systèmes de renseignement, aussi variés soient-ils, nous invite
à analyser les stratégies, les méthodes et les techniques, qui ont pu aider à
construire de meilleures organisations par le retour d’expérience. Cependant,
pour l’historien une difficulté supplémentaire vient de la nature clandestine de
cette activité. Comme l’affirme Chester Starr dans Political Intelligence in Classical
Greece,

« is easy to assert a need for intelligence. To demonstrate by tangible


examples that the need was met and to illuminate the ways of gaining
information is not so simple. One must look carefully for almost casual

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hints, and at various important conjunctions the historian can only


hypothesize how the « known » information came to be known and how
it was assessed1 ».

Pour surmonter cette difficulté une approche méthodologique par les


« 6 W » (en anglais what, why, when, who, where & how) reste possible. Cependant,
dans ce bilan nous avons opté pour une autre approche : celle du vocabulaire,
de la recherche des modèles anciens, de la segmentation des pratiques, de la
transmission des connaissances, du savoir du prince et de la recherche des
ruptures comme des permanences. Ces différents points sont le fruit d’une
sélection ; d’autres aspects et d’autres espaces géographiques pourront sembler
absents – malgré nos efforts – aux yeux du lecteur averti. Cependant, ce bilan
donne déjà d’excellentes preuves de l’existence plurimillénaire des pratiques
de renseignement.

Benoît Léthenet

1. “Il est facile de relever la formulation d’un besoin de renseignement. Il n’est pas aussi simple
de démontrer par des exemples concrets que ce besoin a été satisfait et de mettre en lumière
les moyens par lesquels ont été obtenues les informations. Il faut chercher attentivement des
indices presque fortuits et, dans de nombreux cas, l’historien ne peut qu’émettre des hypothèses
sur la façon dont l’information « connue » a été connue et évaluée » (traduction de l’auteur).
Starr Chester G., Political intelligence in classical Greece, Brill, Leiden 1974.

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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

PRÉSENTATION DU
CF2R

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VOCATION
Fondé en 2000, le CENTRE FRANÇAIS DE RECHERCHE SUR LE RENSEIGNEMENT (CF2R) est un Think
Tank indépendant, régi par la loi de 1901, spécialisé sur l’étude du renseignement et de la sécurité
internationale. Il a pour objectifs :
- le développement de la recherche académique et des publications consacrées au renseignement
et à la sécurité internationale,
- l’apport d’expertise au profit des parties prenantes aux politiques publiques (décideurs, administration,
parlementaires, médias, etc.),
- la démystification du renseignement et l’explication de son rôle auprès du grand public.

ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés.

HISTOIRE DU OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE


RENSEIGNEMENT DU RENSEIGNEMENT qui a pour objet l’analyse des grands
qui étudie les activités de renseignement qui analyse le fonctionnement enjeux de la sécurité internationale :
à travers l’histoire : du renseignement moderne : - Terrorisme,
- Renseignement et contre-espionnage, - Organisation et coordination des - Conflits,
- Actions clandestines et opérations services, - Crises régionales,
spéciales, - Budget et effectifs, - Extrémisme politique et religieux,
- Interceptions et décryptements, - Analyses d’opérations, - Criminalité internationale,
- Guerre psychologique, - Technologies du renseignement, - Cybermenaces,
- Tromperie et stratagèmes. - Gouvernance et éthique du - Nouveaux risques, etc.
renseignement,
- Intelligence économique et privatisation
du renseignement,
- Contrôle parlementaire.

ÉQUIPE DE RECHERCHE
Le CF2R compte une équipe de 25 chercheurs, dont 13 docteurs,
parmi lesquels 3 sont habilités à diriger des recherches (HdR).

DIRECTION OBSERVATOIRE SÉCURITÉ INTERNATIONALE


• Éric Denécé, Directeur DU RENSEIGNEMENT • Alain Rodier, Directeur de recherche
• Daniel Martin, Vice-Président • Nathalie Cettina, Directrice de recherche (Terrorisme et criminalité organisée)
• Claude de Langle, Directeur (sécurité intérieure et lutte antiterroriste) • Alexandre Delvalle, Directeur de
du développement • Claude Delesse, Directrice de recherche- recherche (géopolitique, islamisme)
associée (intelligence économique et • Yannick Bressan, Directeur de recherche
HISTOIRE DU renseignement électronique) (Neuropsychologie et Cyper Psyops)
• François-Yves Damon, Directeur de • Youssef Chiheb, Directeur de recherche
RENSEIGNEMENT (Radicalisation islamiste et mutations du
recherche-associé (renseignement
• Benoit Lethenet, Directeur de recherche chinois) monde arabe)
(histoire médiévale) • David Elkaim, Chercheur (Renseignement • Général Alain Lamballe, Directeur de
• Laurent Moënard, Chercheur israélien) recherche-associé (Asie du Sud)
• Gaël Pilorget, Chercheur (renseignement • Alain Charret, Chercheur-associé • Michel Nesterenko, Directeur
hispanique) (Renseignement technique, SIGINT) de recherche (sources ouvertes,
• Franck Daninos, Chercheur • Olivier Dujardin, Chercheur associé cyberterrorisme et sécurité aérienne)
(renseignement américain) (renseignement, technologie et • Jamil Abou Assi, Chercheur (Moyen-
• Laurence Rullan, Chercheur armement) Orient, écoterrorisme)
• Jean-François Loewenthal, Chercheur- • Fabrice Rizzoli, Chercheur (Mafias et
associé (Renseignement sources criminalité organisée)
ouvertes) • Tigrane Yégavian, Chercheur (Moyen-
Orient, Caucase, monde lusophone)
• Philippe Raggi, Chercheur (Indonésie,
Pakistan)

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ACTIVITÉS
• RECHERCHE ACADÉMIQUE • PARTICIPATION À DES RÉUNIONS • ASSISTANCE AUX MÉDIAS
ET ENCADREMENT DE THÈSES SCIENTIFIQUES ET COLLOQUES Le CF2R met son expertise à la
EN FRANCE ET À L’ÉTRANGER disposition des journalistes, scénaristes,
• ORGANISATION DE COLLOQUES, romanciers, éditeurs et traducteurs
CONFÉRENCES ET • ACTIONS DE SENSIBILISATION pour les aider dans leur approche du
DINERS-DÉBAT consacrés à l’intention des parlementaires et des renseignement (conception de dossiers
aux questions de renseignement. décideurs politiques et économiques. spéciaux et de documentaires, conseil
pour scénarios).
• SOUTIEN À LA RECHERCHE • FORMATIONS SPÉCIALISÉES
Chaque année, le CF2R décerne deux Notamment une session internationale • MISSIONS D’EXPERTISE DE TERRAIN
prix universitaires qui récompensent « Management des agences de ET D’ÉVALUATION DES CONFLITS
les meilleurs travaux académiques renseignement et de sécurité (MARS) ». INTERNATIONAUX
francophones consacrés au Unique formation de ce type dans le
renseignement : monde francophone, elle a pour finalité • MISSIONS DE CONSEIL, D’ÉTUDE
- le « Prix Jeune chercheur » prime un d’apporter à des participants provenant ET DE FORMATION au profit d’entre-
mémoire de mastère, des secteurs public et privé une prises, de clients gouvernementaux,
- le « Prix universitaire » récompense connaissance approfondie de la finalité et d’institutions internationales ou
une thèse de doctorat. du fonctionnement des services. d’organisations non gouvernementales.

PUBLICATIONS
Les publications du CF2R comprennent :
• DES ANALYSES SPÉCIALISÉES • DES LETTRES SPÉCIALISÉES • PLUSIEURS COLLECTIONS D’OUVRAGES
RÉDIGÉES RÉGULIÈREMENT - Renseignor, bulletin hebdomadaire CONSACRÉS AU RENSEIGNEMENT
PAR SES EXPERTS d’écoutes des programmes radiopho- - « Poche espionnage » (Ouest France),
- Rapports de recherche, niques étrangers en langue française, - « CF2R » (Ellipses),
- Notes d’actualité, - CF2R Infos, lettre mensuelle rendant - « Culture du renseignement »
- Notes historiques, compte des activités et des publications (L’Harmattan),
- Notes de réflexion, du CF2R, - « Arcana Imperii » (VA Éditions),
- Bulletins de renseignement, - IntelNews, revue de presse - Divers ouvrages individuels et collectifs.
- Notes CyberRens, quotidienne en français et en anglais
- Tribunes libres, sur le renseigne-ment, l’intelligence
- Foreign Analyzes. économique et les cybermenaces.

Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 110 livres, 30 rapports de recherche, 400 articles, 900 notes
d’analyse et 1100 bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
interviews dans les médias (TV, radio, presse écrite).

PARTENARIATS SCIENTIFIQUES
Le CF2R entretient des relations
scientifiques régulières avec de nombreux
À l’étranger
centres de recherche français et étrangers. • Réseau international francophone de • Jerusalem Center for Public Affairs (JCPA),
formation policière (FRANCOPOL), Montréal, Jerusalem, Israël.
En France Canada. • Observatoire Sahélo-Saharien de
• Centre international de recherche et • Belgian Intelligence Studies Centre (BISC), Géopolitique et de Stratégie (OSGS),
d’études sur le terrorisme et d’aide aux Bruxelles. Bamako, Mali.
victimes du terrorisme (CIRET-AVT), Paris. • Istituto italiano di studi strategici Niccolo • Centre d’études et d’éducation politiques au
• Institut de veille et d’études des relations Machiavelli, Rome, Italie. Congo (CEPCO), Kinshasa, Congo.
internationales et stratégiques (IVERIS), • Centro Studi Strategici Carlo de Cristoforis, • Centre d’études et de recherche sur
Paris. Milan, Italie. renseignement (CERR), Kinshasa, Congo.
• Institut international des hautes études de • International Intelligence History • Centre d’études diplomatiques et
la cybercriminalité (CyberCrimInstitut), Paris. Association (IIHA), Hambourg, Allemagne. stratégiques (CEDS), Dakar, Sénégal.
• Haut comité français pour la défense civile
(HCFDC), Paris.

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Centre Français de Recherche sur le Renseignement

12-14 Rond-Point des Champs Élysées


75 008 Paris - FRANCE
Courriel : info@cf2r.org
Tel. 33 (1) 53 53 15 30

www.cf2r.org

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