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Renseignement
et espionnage
du Premier Empire
à l’affaire Dreyfus
(xixe siècle)
ISBN 9782340-061064
©Ellipses Édition Marketing S.A., 2021
8/10 rue la Quintinie 75015 Paris
PRÉFACE
Général d’armée aérienne (CR) Michel Masson,
Ancien directeur du Renseignement Militaire (DRM).............................. 11
INTRODUCTION
Présentation. Les prolégomènes du renseignement moderne
Éric Denécé et Benoît Léthenet.............................................................................19
L’évolution du renseignement en Europe au cours du XIXe siècle
Éric Denécé.................................................................................................................23
LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LE PREMIER EMPIRE
Le renseignement militaire sous le Premier Empire
Jean-François Brun.................................................................................................. 43
Schulmeister, l’espion de l’Empereur
Abel Douay..................................................................................................................65
Les pratiques du renseignement des officiers de Napoléon :
de l’opérationnel au policier
Michel Roucaud.........................................................................................................79
Renseignement, propagande et guérilla : Napoléon dans le piège espagnol
Gaël Pilorget..............................................................................................................105
LE RENSEIGNEMENT MILITAIRE
SOUS LE SECOND EMPIRE
L’acquisition du renseignement sous le Second Empire
(décembre 1852-juillet 1870)
Olivier Lahaie.......................................................................................................... 125
Le renseignement dans la contre-guérilla du colonel du Pin au Mexique
(1861-1867)
Éric Taladoire...........................................................................................................139
Le renseignement militaire français pendant la guerre franco-prussienne
(juillet-septembre 1870)
Olivier Lahaie...........................................................................................................151
LE DÉVELOPPEMENT
DU RENSEIGNEMENT NAVAL
L’invention du poste d’attaché naval
Alexandre Sheldon-Duplaix.................................................................................167
Le renseignement naval français en Méditerranée au XIXe siècle (1815-1913) :
acteurs, organisation et pratiques
Patrick Louvier.........................................................................................................189
Le stationnaire de Constantinople : les yeux de la Royale sur la question
d’Orient (1840-1914)
Patrick Louvier.........................................................................................................211
LE RENSEIGNEMENT FRANÇAIS
SOUS LA IIIE RÉPUBLIQUE
Aux origines lointaines du service Action : les plans de sabotage français
en cas de guerre avec l’Allemagne (1871-1914)
Gérald Sawicki........................................................................................................ 229
L’affaire Schnaebelé (avril 1887)
Gérald Sawicki........................................................................................................ 245
RENSEIGNEMENT
ET SURVEILLANCE INTÉRIEURE EN FRANCE
La gendarmerie, une arme ignorée du renseignement au XIXe siècle ?
Benoît Haberbusch................................................................................................. 283
La surveillance politique de l’armée sous le combisme (1902-1905)
Julien Bouchet......................................................................................................... 299
L’ESSOR DE LA CRYPTOGRAPHIE
Les progrès des transmissions et de la cryptographie au XIXe siècle
Michel Debidour......................................................................................................321
L’essor de la cryptographie militaire française de 1881 à 1914
Alexandre Ollier......................................................................................................339
Espionnage et cryptographie dans l’affaire Dreyfus
Michel Debidour......................................................................................................353
LE RENSEIGNEMENT EN AMÉRIQUE
Le renseignement américain pendant la guerre de Sécession (1861-1865)
Laurent Moënard.....................................................................................................371
Charles-Joseph Bonaparte (1851-1921) : le Bonaparte qui créa le FBI
Laurent Moënard.....................................................................................................381
Un édifiant exemple d’intelligence économique avant la lettre :
l’implantation des Barcelonnettes au Mexique (1821-1950)
Éric Denécé...............................................................................................................393
LE RENSEIGNEMENT EN ASIE
La fondation du renseignement militaire japonais (1870-1915)
Grégoire Sastre.........................................................................................................417
BILAN
5 000 ans de pratiques du renseignement à la lumière des sources historiques
Benoît Léthenet....................................................................................................... 443
Présentation du CF2R........................................................................................................475
Julien BOUCHET
Docteur en histoire, professeur agrégé en classes préparatoires littéraires,
chargé d’enseignement à l’Université de Clermont. Auteur de plus d’une dizaine
d’ouvrages, il est spécialiste de l’histoire politique de la Troisième République et
de la laïcité. Sa thèse (prix du Sénat en 2014) a porté sur le ministère Combes.
Jean-François BRUN
Maître de conférences HDR à l’université de Saint-Étienne, spécialiste d’histoire
militaire. Colonel de réserve et auditeur de l’Institut des Hautes Études de
Défense Nationale, il a occupé durant plusieurs années les fonctions d’officier de
renseignement en défense territoriale et dans un régiment du corps de bataille,
avant de servir au sein de la DPSD.
Martine CUTTIER
Docteur en histoire contemporaine, enseignante à l’université Toulouse
Michel DEBIDOUR
Ancien membre de l’École française d’Athènes.
Professeur émérite d’histoire ancienne à l’université Jean Moulin Lyon 3.
Éric DENÉCÉ
Docteur en science politique, HDR. Ancien analyste du renseignement.
Directeur du Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R).
Abel DOUAY
Historien et conférencier, auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles
sur les Premier et Second Empires. Président de l’association Les Amis de
Napoléon III-Société historique du Second Empire.
Nous venons de dire qu’il fallait être prudent, car le sujet ne fait pas
l’unanimité – pour le moins – et il peut y avoir un risque en ne se focalisant
que sur le processus historique. Au détour d’une analyse que nous livre ici ou
là, au fil du temps, un érudit ou un esprit fin et libre, on peut se heurter à des
rebuffades telles que celle, bien connue, qui fit dire à Montesquieu dans L’Esprit
des Lois : « L’espionnage serait peut-être tolérable s’il pouvait être exercé par
d’honnêtes gens1 ». Il y en a eu bien d’autres. Le renseignement s’en trouve alors
disqualifié. Certes, encore faut-il replacer cette phrase dans son contexte et ne
pas en faire une doxa, raccourci encore trop pratiqué aujourd’hui en la matière
dans notre pays par les médias.
On risque aussi de se laisser influencer par les érudits, tel Paul Valéry :
« L’Histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré.
Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre
de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente
dans leurs repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution,
et rend les Nations amères, superbes, insupportables et vaines. L’Histoire justifie
ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne
des exemples de tout2 ».
Fâcheuse citation, pensera-t-on, pour préfacer un ouvrage sur l’histoire
du renseignement et sur le renseignement dans l’Histoire ? En tous cas, deux
écueils auxquels on peut se heurter : l’un touchant l’essence, la nature même
de notre sujet, l’autre son existence, sa geste, son rôle.
Il y a pourtant au moins deux notions intéressantes pour notre propos
dans l’extrait provocateur ci-dessus sous la plume de Valéry – écrit dans l’entre-
deux-guerres ; un contexte de paix mal réglée en Europe, de tensions nationalistes
et irrédentistes naissantes dans le reste du monde ; un monde désorienté, qui
parle de décadence et s’achemine vers une autre guerre – qui se marient bien
avec la nature et l’image du renseignement dans nos sociétés, occidentales
surtout : la magie et la légende, d’une part, qui peuvent en effet enivrer plus
qu’instruire, mais tout aussi bien liguer contre la chose ; et d’autre part la valeur
pédagogique de l’exemple, du retour d’expérience – RETEX disent les
militaires – les deux étant bien entendu étroitement mêlées. Le même Valéry
disait aussi sur notre conception de l’Histoire : « Elle conduit les plus grands
hommes à concevoir des desseins qu’ils évaluent par imitation et par rapport à des
conventions dont ils ne voient pas l’insuffisance ».
S’agissant de la seconde de ces deux notions, tout d’abord : on peut estimer
d’emblée après les deux premiers tomes de cette série d’ouvrages sur « L’histoire
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1. Markus Wolf, avec Anne Mc Elvoy, L’homme sans visage. Mémoires du plus grand maître
espion communiste », Plon, 1997, p. 368.
2. Services secrets et Géopolitique, coécrit avec François Thual, Lavauzelle, 2002. Chap. II :
Conduite des stratégies et renseignement, p. 47.
3. Markus Wolf, op. cit., p. 379
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1. The Defence of the Realm. The Authorized History of MI5, Penguin Books, 2009. Le MI 5, ou
Security Service, est en charge du renseignement intérieur au Royaume-Uni.
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Éric Denécé
Ainsi, de 1792 à 1815 une intense guerre de l’ombre oppose la France aux
autres État européens. Dans leur lutte contre le gouvernement révolutionnaire
puis l’Empire, les « services » de la couronne britannique – et à moindre degré
de l’Autriche et de la Russie – s’appuient sur les émigrés réfugiés sur leur sol et
sur les réseaux royalistes en France, dont les chefs sont à Londres. Rapidement,
cette guerre secrète devient essentiellement franco-anglaise, car l’Autriche et
la Prusse sont vaincues et contraintes de s’allier à Napoléon. Dans leur lutte
contre l’empereur, les services de renseignement britanniques reçoivent l’appui
des réseaux d’information du banquier Rotschild, qui leur apportent une aide
très efficace pour déstabiliser l’Empire. En retour, Napoléon n’hésite pas à
exploiter les réseaux irlandais pour se renseigner et accroître la pression sur
l’Angleterre.
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1. Douglas Porch, Histoire des services secrets français, Tome 1, Albin Michel, 1997, p. 22.
2. Ibid., p. 27.
3. Idem.
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Douze ans plus tard, il semble que ces renseignements n’ont pas été actualisés.
L’Empereur confie alors au Bureau de la statistique extérieure du ministère des
Relations extérieures la tâche de monter à la hâte un réseau d’espionnage. En
effet, parallèlement, aux militaires, ce ministère dispose d’attributions en matière
de renseignement à l’étranger. Sous l’impulsion de Talleyrand, les ambassadeurs
et les représentants consulaires constituent des réseaux de renseignement dans
leur pays de résidence afin de connaître l’état d’esprit des populations, les
intrigues des dirigeants, la situation économique et le potentiel militaire des
pays étrangers. Le Bureau de la statistique extérieure est chargé de synthétiser
toutes les informations recueillies.
Toutefois, le réseau d’espionnage sur la Russie mis en place dans l’urgence
ne se révèle pas à la hauteur des attentes de l’empereur. Mais, déterminé à
donner une leçon au tsar Nicolas II, Napoléon déclenche malgré tout son
opération en dépit de renseignements relatifs au climat, à l’état d’esprit des
populations ou à la psychologie de ses adversaires, qui auraient dû l’inciter à
la prudence1.
Sur le plan politique, l’empereur ne limite pas l’action de ses « services » à
l’Europe et l’étend à l’Amérique. Après avoir placé, en 1808, son frère Joseph
sur le trône d’Espagne, il espère un moment s’approprier l’Amérique latine que
gouvernent des vice-rois espagnols. Ceux-ci ayant refusé de reconnaître Joseph,
il tente de dresser contre eux Créoles et Indiens. Il organise dans ce but un
réseau qui fonctionne à partir de 1809. Son chef, un certain José Desmolard,
recrute de nombreux agents français qui, sous couverture des professions de
commerçant, marin ou cuisinier – et dotés de passeports américains – opèrent
à partir de Mexico, de La Nouvelle-Orléans et de la Californie. Desmolard
n’ayant jamais obtenu que des résultats médiocres, il est remplacé par Jacques
Athanase d’Amblimont qui mène une lutte souterraine et acharnée contre Luis
de Onis, le représentant de la junte espagnole en Amérique. D’Amblimont
réussit une opération que l’on peut considérer comme un chef-d’œuvre d’action
politique : le déclenchement de l’insurrection qui, en 1811, est bien près de
chasser les Espagnols du Mexique. Malgré l’échec de l’opération, les menées
françaises se poursuivent jusqu’en 1815, notamment au Venezuela et au Chili,
date à laquelle, avec la chute de l’Empire, elles cessent tout à fait2.
Parallèlement à ses campagnes militaires, l’empereur accorde également
toute son attention au renseignement économique. Sa Société pour l’encouragement
mutuel doit être considérée à la fois comme l’héritière des pratiques instituées
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Mais la haute police de Napoléon n’est pas concentrée dans les seules mains
de Fouché. Le maréchal Moncey, inspecteur général de la Gendarmerie à partir
de 1801, se mêle lui aussi de contre-espionnage. Les douanes jouent également
un rôle actif, pour la surveillance des côtes, essentiellement pour lutter contre
1. Hélène L’Heuillet, Basse politique, haute police, Fayard, Paris, 2001, p. 34.
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Parti socialiste-révolutionnaire. Elle possède des sections dans toutes les villes
importantes de Russie : plus d’un millier d’agents sont disséminés à travers
l’empire ou ils opèrent sous des déguisements variés. Ils interceptent et lisent
le courrier suspect depuis des « cabinets noirs » situés dans les principaux
centres postaux. L’Okhrana est également chargée du contre-espionnage et de
certaines missions de renseignement à l’étranger, en particulier la surveillance
et la pénétration des milieux d’émigrés. Sa « Section étrangère » dispose des
représentants dans la plupart des grandes villes européennes : Paris, Berlin,
Londres et Genève et jusqu’à New York.
Parallèlement, les Russes développent considérablement leur renseignement
militaire qui contribue à l’expansion de l’empire en Asie. Rattaché à l’état-major
général, il dispose de fonds considérables. À la fin du xixe siècle, il est sans
doute le plus riche service d’Europe. De plus, il reçoit une aide très importante
de l’Okhrana, qui met à sa disposition son réseau de représentants et d’agents
à l’étranger. Ainsi, si tous les attachés militaires du monde s’adonnent au
renseignement, les Russes déploient des efforts et un talent sans égal dans cette
activité. Mais le renseignement militaire est moins efficace que l’Okhrana. Les
guerres russo-japonaise (1904-1905) et russo-allemande (1914-1917), qui voient
la défaite des armés du Tsar, en sont l’illustration.
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rôle du renseignement est essentiel – contre les populations locales, mais parfois
aussi contre certains colons occidentaux, comme les Britanniques y sont
confrontés lors de la guerre des Boers.
La communauté boer, descendant des premiers colons hollandais s’étant
installés en Afrique du Sud, refusa de se plier à la domination britannique. Elle
déclencha alors une rébellion contre la Couronne. L’idée même d’une “belle
guerre” ou d’une héroïque résistance jusqu’au dernier homme était totalement
étrangère au peuple boer qui était surtout préoccupé par la survie de la
communauté. L’unité de combat boer était le kommando. Sa définition était
bien différente du sens qui lui a été donné dans les armées européennes modernes.
Un kommando était l’unité militaire du district électoral dans laquelle servaient
tous les citoyens mâles en âge d’être mobilisés. Ils recevaient à cet effet un
entraînement régulier.
Après quelques succès initiaux, les opérations conventionnelles des Boers
contre l’armée britannique tournèrent au désastre. C’est pourquoi, le 17 mars
1900, à Kroonstad, un conseil de guerre décida de changer de stratégie. Désormais,
les forces boers ne livreraient plus de batailles classiques au cours desquelles
elles étaient toujours contraintes de céder sous le déluge de l’artillerie britannique
et le nombre d’assaillants. C’est pourquoi ils choisirent la guerre irrégulière.
Les Boers privilégièrent désormais l’action de kommandos mobiles ayant
l’initiative des combats et qui allaient harceler les colonnes anglaises.
Cette nouvelle forme de guerre commença au mois d’avril 1900. Les Boers
n’insistaient que rarement quand ils ne parvenaient pas à s’emparer rapidement
d’une position ennemie. De même, ils n’attendaient pas d’être encerclés pour
se replier. Les Britanniques mirent plusieurs mois avant d’admettre qu’ils étaient
confrontés à un nouveau type de conflit. Pour eux, la situation devint vite
incontrôlable car ils étaient partout menacés par un ennemi insaisissable à la
recherche duquel ils se dispersaient et s’épuisaient.
Sur le terrain les kommandos se fondaient dans l’immensité sud-africaine,
chaque ferme étant pour eux un point de ravitaillement ou de repos sûr. Lorsqu’ils
livraient bataille, ils évitaient les fortes concentrations ennemies, sauf quand
plusieurs kommandos pouvaient être rassemblés. Rapides, connaissant
admirablement le terrain, excellents tireurs, cavaliers remarquables, rustiques,
résistants, endurants et sobres, les combattants boers donnèrent du fil à retordre
aux unités britanniques, lourdes et peu mobiles. L’attaque des convois, le sabotage
des voies ferrées, qui permettait de faire dérailler les trains, et l’attaque des
postes isolés permettaient aux kommandos de s’habiller, de se ravitailler et
surtout de s’armer, à telle enseigne que les problèmes d’intendance ne se posèrent
jamais pour eux. Habiles à se dissimuler, les Boers n’hésitaient pas non plus à
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1. Dans l’armée britannique, les scouts étaient les unités de reconnaissance capables de vivre
en autonomie sur le terrain.
2. Lieutenant-General Sir Baden Powell, My Adventures as a Spy, London, 1915 ; Harold
Begbie, The Story of Baden Powell : The Wolf that Never Sleeps, Grant Richards, London,
1900.
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750 000 alloués pour payer agents et espions1. L’armée paiera le prix de cette
négligence au cours de la guerre contre le Prusse par une déroute sans précédent
et la perte de l’Alsace et de la Lorraine.
La France ne crée un Deuxième bureau dit « de reconnaissance et de
statistique » que le 12 mars 1874. Encore ne comprend-il que trois officiers, un
archiviste et un secrétaire. Organe d’orientation et d’analyse, ses missions sont
d’actionner les divers moyens de recherche de l’armée et de la marine et d’étudier
les armées étrangères, principalement celles d’Allemagne et d’Italie. Il gère
également les attachés militaires à l’étranger dont il reçoit quotidiennement les
rapports. Un organe de recherche, la Section de statistiques – également appelée
« Service de renseignement » – lui est bientôt rattaché afin de le fournir en
renseignements militaires. Ce service est également chargé du contre-espionnage2.
Puis, un petit service colonial se met en place outre-mer, afin d’assurer le
contrôle des territoires conquis et de surveiller l’action des autres État européens3.
Le renseignement reste cependant peu prisé au sein de l’armée. En 1881,
le général Lewal, chef du Bureau de reconnaissance et de statistique – ancêtre
du Deuxième bureau – et professeur à l’École de guerre, observe que :
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Éric Denécé
1. Dominique Kalifa, Histoire des détectives privés en France, Nouveau Monde, Paris, 2007,
p. 13.
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Jean-François Brun
1. L’action militaire peut en effet être déclinée à trois niveaux : l’échelon stratégique, qui
concerne la conduite de la guerre et répond aux choix du pouvoir politique, l’échelon
opératif qui désigne la manœuvre interarmées sur un théâtre d’opérations précis,
l’échelon tactique enfin qui touche aux mouvements des unités confrontées à l’adversaire,
notamment lors de la bataille proprement dite.
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1. Jean-Marie Savary (1774-1833), engagé volontaire comme simple cavalier en 1790, chef
d’escadrons sept ans plus tard, aide de camp du Premier Consul, général de division en
1805, est connu pour exécuter les ordres sans état d’âme. Alternant faits d’armes, enquêtes
délicates et missions difficiles, il occupe les fonctions de ministre de la Police de 1810
à 1814.
2. Joseph Fouché (1759-1820), d’abord enseignant chez les oratoriens puis conventionnel
régicide, est ministre de la Police générale de 1799 à 1802, de 1804 à 1810 et enfin de 1815
à 1816. Homme politique d’envergure, terroriste puis acteur de la chute de Robespierre,
complice du coup d’État de Bonaparte et restaurateur de Louis XVIII, il était redouté de
ses contemporains pour la somme d’informations réunies dans un fichier traitant des
espions, des opposants et des principaux dignitaires des divers régimes (y compris, sous
l’Empire, Napoléon et sa famille), fichier qu’il a apparemment brûlé deux jours avant sa
mort.
3. Initialement curé de Longueil-Sainte-Marie, Desmarets (1764-1832) entre en 1792 dans
l’administration militaire. Recommandé par Fouché, il intègre le ministère de la Police
générale où il dirige la division de la police secrète jusqu’à la Restauration, qui l’évince de
son poste.
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d’accès – dans ce cas collectées par les diplomates ou leurs agents1 –, sont transmises
à l’Empereur. À partir de 1807 vraisemblablement est même créée au sein du
ministère une cellule de synthèse, le Bureau de la statistique extérieure, susceptible,
à côté des rapports remis régulièrement au souverain, d’établir des « dossiers-
pays2 » au profit de ce dernier.
Dans cette collecte systématique, le ministère de la Guerre intervient
également. Sous la houlette de Berthier puis de Clarke, un bureau y analyse les
renseignements d’ordre militaire fournis par les diplomates – auxquels il passe
parfois des « commandes » – mais également par les troupes françaises
d’occupation. Davout, dont le corps d’armée stationne en Allemagne de façon
ininterrompue de 1807 à 1812, a par exemple méthodiquement organisé un
réseau d’agents. Concaténant toutes ces informations, le ministère est ainsi en
mesure de fournir à l’Empereur des livrets de situation actualisés des armées
adverses, avec effectif et emplacement des unités3.
Napoléon s’appuie encore sur trois organismes spécialisés. Les deux premiers,
plus que discrets, dépendent de la direction générale des Postes, dirigée par son
ancien aide de camp Lavalette4. Au sein de cette administration, le « cabinet
noir » ouvre la correspondance des diplomates mais aussi des suspects faisant
l’objet d’une mesure de surveillance – au même titre que, de nos jours, l’on
pratiquerait des écoutes téléphoniques. Un autre service, réputé pour son
efficacité, est chargé de rendre lisibles les encres sympathiques et, surtout, de
« casser » les codes adverses en trouvant la clé permettant de les décrypter.
Contrairement à ces officines, plus que discrètes, le Dépôt de la Guerre
œuvre au grand jour. Créé en 1688, installé place Vendôme, il rassemble et
conserve les documents (mémoires, journaux, correspondances…) se rapportant
aux campagnes militaires, tout en collectant parallèlement cartes et statistiques
afférentes aux pays étrangers. Dépendant du ministère de la Guerre, dirigé par
un général, le Dépôt comprend des ingénieurs-géographes, des administratifs,
1. Un tel comportement est bien évidemment commun à toutes les puissances et parfois
la France en fait les frais. En avril 1812, par exemple, est instruit en France le procès
Michel, du nom d’un employé du ministère de la Guerre qui a vendu des informations
confidentielles aux Russes.
2. De nos jours en effet, des « dossiers-pays » sont systématiquement réalisés dès le temps de
paix. Ils portent sur les théâtres d’opérations au sein desquels les forces armées peuvent
éventuellement intervenir. Bien évidemment, tous ne seront pas utilisés, mais leur existence
permet, en cas de conflit, de gagner un temps précieux lors du déploiement initial.
3. Dans ses Mémoires, le baron Fain insiste sur l’existence de ces livrets, analogues dans leur
principe à ceux de l’armée française. Quelques-uns sont conservés au Service historique de
la Défense (SHD GR C2 13, « Renseignements sur les armées étrangères »).
4. Lavalette avait initialement fait partie de la demi-douzaine de personnes de confiance qui
traitaient de la « partie secrète » durant la première campagne d’Italie, avant de devenir le
neveu par alliance de Napoléon.
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1. Marmont, Esprit des institutions militaires, Libraire militaire, 1845, pp. 216-217.
2. Le renseignement de documentation porte sur la menace, la connaissance générale
du milieu et l’évaluation des vulnérabilités adverses. De son côté, le renseignement de
situation recherche les indices permettant d’estimer où et quand aura lieu l’événement.
3. Thiébault, Manuel des adjudants-généraux et des adjoints employés dans les États-majors
divisionnaires dans les armées, p. 54.
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1. Zone d’intérêt : aire à l’intérieur de laquelle le renseignement est nécessaire pour concevoir
et conduire la manœuvre.
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par des détachements de cavalerie légère – chaque corps d’armée dispose d’une
ou deux brigades de chasseurs à cheval ou de hussards. Mais la faiblesse de
l’instruction tactique des cadres subalternes, tout autant que l’indigence de
leurs moyens – ils sont dépourvus de cartes et de boussoles –, limitent l’élongation
de ces missions de sûreté. Très vraisemblablement, la distance maximale n’excède
pas la dizaine de kilomètres, soit pas tout à fait une demi-étape journalière, ce
qui procure néanmoins un délai suffisant pour adopter une posture défensive
efficace. Toutefois, par excès de confiance, la Grande Armée a tendance, au fil
des années, à négliger ces réflexes d’avant-garde et de flanc-garde.
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est dévolue comme à l’accoutumée à Savary – qui sera de fait « l’officier traitant »
de Schulmeister –, tout au moins jusqu’à sa nomination comme ministre de la
Police en 1810. Pour le remplacer est alors officiellement créé un bureau confié à
un diplomate, initialement Bignon puis, en 1812, Le Lorgne d’Ideville1. Cette cellule
« renseignement » comprend deux branches : le « service intérieur », constitué de
trois personnes assurant la correspondance, la traduction des documents étrangers
ainsi que, vraisemblablement, la rédaction des rapports et des synthèses) : et le
« service extérieur », fort de quatre personnes gérant les réseaux d’informateurs
et, notamment, les agents envoyés en zone ennemie sur ordre direct de l’Empereur.
Par ailleurs, l’interprète personnel de Napoléon, le général Sokolniki, sert d’adjoint
à Le Lorgne. Le dernier élément de la Maison, enfin, est le bureau topographique – deux
ingénieurs géographes sous les ordres du baron Bacler d’Albe2 –, constamment
approvisionné en cartes par le Dépôt de la Guerre.
Les deux autres entités du GQGI représentent de leur côté de grosses
antennes opérationnelles issues des ministères de la Guerre et de l’Administration
de la Guerre. Si l’Administration générale de l’armée, chargée de la logistique
dans son ensemble, n’intervient pas dans le cycle du renseignement, l’État-major
de l’Empereur, en revanche, dirigé par Berthier, compte deux cellules spécialisées :
un détachement opérationnel du Dépôt de la Guerre et un autre du bureau
chargé à Paris de la « partie secrète ».
Le détachement du Dépôt, placé sous les ordres de son directeur, le général
Sanson3, est une toute petite cellule (9 personnes en 1806, dix ingénieurs et
quatre dessinateurs en juin 1812). En relation permanente avec la place Vendôme,
elle a pour fonction d’approvisionner la Grande Armée en cartes tout au long
de la campagne4 et de procéder aux reconnaissances topographiques et aux
1. Élisabeth-Louis François Le Lorgne d’Ideville (1780-1852), beau-frère de Fain depuis
1796, est attaché au bureau des consuls en 1800 en tant que secrétaire-interprète. Il occupe
ensuite divers postes diplomatiques puis dirige au ministère le « bureau de la statistique
extérieure » où il tient à jour les livrets des forces armées (sachant qu’il dispose de fonds
secrets pour rémunérer des agents), avant d’animer le service de renseignement au GQGI
de juillet 1812 à l’abdication de Fontainebleau. Baron d’Empire à 33 ans, maître des
requêtes le 15 mars 1814, il est écarté du Conseil d’État par la Restauration. Réintégré en
1833, il travaille à nouveau dans le domaine du renseignement avant de devenir député de
l’Allier de 1837 à 1848.
2. Louis-Albert Bacler d’Albe (1761-1848), baron d’Empire, est à la fois peintre et ingénieur-
géographe. Directeur du bureau topographique de l’armée d’Italie en 1796, chef du
bureau topographique de l’Empereur, il reçoit le commandement du corps impérial des
ingénieurs-géographes en 1809 puis, promu général en 1813, celui du Dépôt de la Guerre.
3. Sanson est l’un des trois aides-majors généraux de l’État-major de l’Empereur, ce qui en
fait hiérarchiquement un adjoint direct de Berthier et révèle l’importance tenue par le
détachement en dépit de ses effectifs plus que restreints.
4. Il convient de rappeler que les moyens disponibles sont infiniment plus réduits que
de nos jours. Un exemple entre tous : le 30 juin 1812, Davout, qui commande alors un
51
énorme corps d’armée, indique à Berthier qu’il a bien reçu 6 exemplaires de la carte de
Russie. Les ayant distribués à ses divisionnaires, il en réclame 12 autres pour les généraux
commandant l’artillerie, le génie, la cavalerie légère et les brigades d’infanterie. Bref, la
carte, déjà peu renseignée, demeure un produit rare, réservé aux niveaux hiérarchiques
élevés.
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1807, sa lettre au général Friant : « il faut pendant le jour que les commandants
d’avant-postes aient l’attention de faire mettre dans les clochers ou les maisons
d’où la vue s’étend le plus loin des hommes pour découvrir les mouvements de
l’ennemi. Si un avant-poste voyait des forces majeures se porter contre lui, alors
comme il n’est là qu’en observation, il n’attendrait pas ni l’approche ni l’attaque
de l’ennemi. Il effectuerait sa retraite sur le premier bois ou le premier endroit
couvert. Il donnerait avis de sa retraite et de la marche de l’ennemi ».
Les officiers de cavalerie légère, à la tête de fortes patrouilles, jouent un
rôle important. Il n’est, pour s’en persuader, que de relire les Avant-postes de
cavalerie légère1, véritable aide-mémoire où l’auteur, tout en fournissant un
catalogue d’indices mais également de signes conventionnels utilisables pour
légender un croquis, insiste sur la capacité à réaliser un relevé de terrain
mentionnant tout autant les obstacles topographiques que les détachements
ennemis.
Le compte rendu au GQGI est permanent. Le 1er octobre 1805, Davout écrit
à Berthier : « je joins ici un extrait de la reconnaissance qui a été faite sur la route
de Moeckmühl. J’ai donné les ordres nécessaires pour que les chemins soient
réparés ». Le 7 avril 1809, il envoie à Napoléon La Gazette de Linz du 3. Le 7 mai
suivant, il l’informe d’une reconnaissance sur Freystadt et Helmanfeld, qui
mobilise « un régiment de cavalerie de 5 à 600 chevaux et 1 000 à 1 200 hommes
d’infanterie (…) pour avoir des nouvelles et pour reconnaître les forces de l’ennemi. »
À ce souci de la sûreté des unités par le biais d’explorations plus ou moins
lointaines s’ajoute le soin mis à vérifier et recouper les informations2 : « vous
pouvez, Monsieur le Maréchal, regarder ces renseignements comme très certains ;
ils sont le résultat de plusieurs interrogations faites sur les lieux, et tous, en outre,
s’accordent parfaitement avec les rapports des espions », ce que confirmeront,
dans ce cas précis, les reconnaissances effectuées le lendemain.
Au terme de cette description générale, arrêtons-nous brièvement sur deux
aspects. Le premier touche au traitement des prisonniers. Entre armées régulières,
à l’époque, leur interrogatoire ne saurait recourir à la violence ; plus crûment,
la torture n’est pas de mise. Comme il n’existe pas d’équipes spécialisées en ce
domaine, obtenir le maximum d’informations d’un captif – y compris celles
qu’il n’a pas clairement conscience de posséder – nécessite la maîtrise d’une
technique pleine de finesse, faisant appel à la logique, à la déduction, à la vivacité
d’esprit et, parfois, à une certaine dose d’empathie. De Brack rappelle à cet
égard un principe fondamental : « le premier soin qu’on doit avoir lorsqu’on
interroge (…) est de juger les dispositions morales de celui qui va vous répondre ».
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Pétersbourg pour tenter de prendre langue avec le tsar. La seconde activité par
ordre d’importance, sans doute propre à la campagne de Russie, consiste à
assurer les liaisons avec les divers groupements ou corps d’armée (notamment
aux ailes), et peut-être aussi avec Maret (mais c’est là une hypothèse), lorsque
le harcèlement des Cosaques rend impossible l’emploi d’officiers d’état-major,
remplacés alors par des messagers civils ou des militaires polonais. La recherche
de renseignements grâce à des témoins arrive en troisième position. Très
concrètement, il s’agit d’attribuer des primes aux déserteurs, prisonniers de
guerre, soldats de l’armée impériale évadés, voire civils qui acceptent de rapporter
ce qu’ils ont vu ou entendu, tant en ce qui concerne les troupes russes qu’à
propos de l’état des stocks et des ressources des diverses contrées.
La collecte ne représente toutefois, en théorie, qu’une partie du cycle du
renseignement. L’interprétation constitue obligatoirement l’étape suivante et
semble essentiellement effectuée au GQGI par Napoléon, aidé de quelques
« petites mains », notamment Bacler d’Albe pour tout ce qui a trait à l’espace
de manœuvre. Là encore, rien n’est laissé au hasard. Reprenant une pratique
apparemment antérieure, l’Empereur se donne en 1805 les moyens de disposer
en permanence d’informations actualisées. Le 28 août, il enjoint ainsi à Berthier
de faire fabriquer « deux boîtes portatives, à compartiments : une pour moi, et
l’autre pour vous. Elles seront distribuées de telle sorte que, d’un coup d’œil, on
puisse connaître, à l’aide de cartes écrites, les mouvements de toutes les troupes
autrichiennes, régiment par régiment, bataillon par bataillon, et même jusqu’à
ceux des détachements un peu considérables. Vous les partagerez en autant d’armées
qu’il y a d’armées autrichiennes, et vous réserverez des cases pour les troupes que
l’empereur d’Allemagne a en Hongrie, en Bohême ou dans l’intérieur de ses États.
Tous les quinze jours, vous m’enverrez l’état des changements qui auront eu lieu
pendant la quinzaine précédente ». L’une d’elles est conservée au musée de l’Armée
(avec ses fiches où des marques de couleurs diverses forment un véritable code
visuel). C’est en fait un coffre d’acajou de 1,2 m sur 0,6 m environ, dont l’intérieur
est cloisonné de petits compartiments correspondant chacun à un carré de la
carte quadrillée du théâtre d’opérations. En campagne, les fiches, constamment
mises à jour, sont placées dans le compartiment correspondant à leur position
géographique. Rien ne permet d’affirmer toutefois que ce système a été conservé
lors des campagnes postérieures.
Quoi qu’il en soit, les informations sur l’ennemi ou la topographie ne sont
qu’une base de données dont le souverain, par sa méthode de travail, tire le
meilleur parti. Le colonel Vachée a dressé à cet égard un tableau évocateur1 :
« dès l’arrivée au cantonnement, d’Albe présidait à l’installation du cabinet de
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l’Empereur. (…) Au milieu de la chambre il y avait une grande table sur laquelle
était étendue la meilleure carte du théâtre de la guerre. D’Albe y avait fait ressortir,
par des nuances coloriées, le tracé des rivières, des montagnes ou des frontières.
On orientait cette carte très exactement avant que Napoléon n’entrât et on piquait
des épingles avec des têtes de couleurs différentes pour marquer d’une part la
position des différents corps de l’armée française, d’autre part, ce qu’on savait des
positions de l’ennemi. (…) Aux quatre coins de la pièce étaient des tables pour les
secrétaires ». Grâce à quoi, le souverain est en mesure de relier les divers
renseignements et d’en tirer une interprétation cohérente.
Ce travail de synthèse, que les commandants de corps d’armée mènent
vraisemblablement pour leur propre compte dans leur zone d’intérêt, n’a
cependant de valeur que s’il est correctement exploité. Les combinaisons de
l’Empereur sont, selon les campagnes, exécutées avec plus ou moins de succès
par ses lieutenants. Mais le résultat final n’est pas ici le cœur du sujet. Il est plus
intéressant de voir comment le renseignement est diffusé. Le dépouillement de
la correspondance impériale permet de mesurer l’écart formel qui nous sépare
des guerres napoléoniennes. En effet, il n’existe pas à l’époque de formatage
des ordres – initiaux ou de conduite –, pas de paragraphe résumant les activités
ennemies et indiquant ses hypothèses d’action probables. Napoléon adresse
simplement des instructions claires et concises à chacun de ses corps d’armée,
leur prescrivant les mouvements à faire, éventuellement le terme de l’étape,
évaluant si nécessaire le danger adverse dans leur zone, mais détaillant rarement
sa propre intention générale de manœuvre1.
1. Compte tenu des délais de communication par courrier à cheval, les ordres donnés
sont d’autant plus généraux que la distance entre le GQGI et l’unité de manœuvre est
importante, notamment en début de campagne lorsque le dispositif d’ensemble de la
Grande Armée est encore très étendu.
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document synoptique n’organise l’action des capteurs alors qu’ils sont quand
même très divers : espions, reconnaissances lointaines, détachements d’avant-
garde, etc.. Enfin, on ne relève trace d’aucune filière spécialisée de formation.
L’apprentissage se fait au contact des anciens ou « sur le tas », ce qui n’empêche
nullement les officiers chargés de cette tâche de déployer un véritable savoir-
faire grâce aux réflexes acquis depuis 1792.
De son côté, le recrutement des agents relève souvent du plus grand hasard.
Les multiples recommandations de Thiébault à cet égard témoignent de la réalité
du problème : « il faut avoir assez d’espions pour qu’il y en ait toujours en campagne.
Leur choix est difficile, parce qu’il importe qu’ils soient sûrs, pris parmi des hommes
de même opinion, qui ne se connoissent pas, de peur qu’ils ne puissent s’entendre,
et concerter leurs réponses.
Une précaution sage est de les choisir parmi les hommes qui ont le plus à se
plaindre du parti contre lequel on les emploie ; on ne doit rien négliger pour les
intéresser à la cause qu’ils servent. Pour les exciter à bien servir, on leur donne un
petit salaire, lorsqu’ils n’apprennent rien d’intéressant, et de fortes récompenses
quand ils apportent des avis importants, et que ces derniers sont vérifiés. » Toutes
les sources d’incitation s’avèrent bonnes : « on doit attacher les ambitieux par
la promesse de ce qui les flatte, ceux qui sont timides par des menaces, ceux qui
aiment l’argent par des récompenses pécuniaires. On peut encore s’assurer
provisoirement des biens et des familles de ceux qui en ont. Il faut enfin savoir
profiter de toutes les foiblesses que l’on peut découvrir en eux, et se bien persuader
que sans cela, on n’aura aucune autorité réelle sur eux, et qu’on en obtiendra aucun
renseignement, si l’on ne fait agir à propos la crainte et l’espérance. »
Malgré tout, bien souvent, les résultats ne se révèlent pas à la hauteur des
attentes. Ainsi, du 12 août 1812 au 19 février 1813, 27,5 % des agents envoyés
en zone russe ont été, du moins d’après leurs dires, dépouillés, volés, parfois
même à proximité des cantonnements de la Grande Armée, à moins qu’ils
n’aient tout bonnement disparu sans laisser de traces.
L’évaluation de la fiabilité de l’information représente l’autre difficulté. Au
niveau tactico-opératif, l’expérience, les recoupements, voire l’abondance de
renseignements limitent en partie le problème. Mais la question se pose de
façon beaucoup plus aiguë à l’échelon stratégique. Fréquemment confronté à
l’unicité de la source, Le Lorgne n’a, selon toute vraisemblance, jamais affecté
ses rapports et comptes rendus d’un quelconque coefficient de fiabilité1. Le
7 août2, notamment, il remet cette note à l’Empereur, qui envisage alors d’hiverner
1. Actuellement, on s’appuie sur une cotation double tenant compte à la fois de la fiabilité de
la source et de la probabilité du renseignement.
2. AN AF IV 1646.
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à Smolensk jusqu’au printemps 1813 : « l’officier polonais qui s’est sauvé de Volhinie,
et qui a donné ces différents détails sur l’armée russe, m’a assuré avoir entendu
dire il y a deux mois à M. le comte de Markoff, cy-devant ambassadeur à Paris,
qu’il reconnaîtrait au premier mouvement de l’Empereur Napoléon ses projets
pour la guerre en Russie, et il a ajouté : s’il marche sur Pétersbourg, la guerre
traînera en longueur, car toute la force de la nation réside à Moscou ; mais en
marchant sur Moscou, Pétersbourg tombe de lui-même ». Et l’on peut lire un peu
plus loin : « la route qui mène à Moscou traverse le pays le plus fertile de la Russie ».
Quoi de plus légitime ici que de s’interroger sur la part de responsabilité du
bureau dans l’éventail de raisons qui ont conduit à la marche sur Moscou, à
l’origine du désastre militaire.
Il reste enfin à aborder les aspects proches du renseignement proprement
dit. Ce sont d’abord les opérations spéciales, conventionnelles ou non. À cet
égard, la Grande Armée, comme ses adversaires, s’avère totalement dépourvue
d’unités capables de réaliser des actions d’infiltration ou de destruction bien
au-delà de la ligne des contacts. L’Empereur n’a pas non plus de « service action »
dépendant d’une quelconque agence de renseignement car l’État ne recourt pas
à l’assassinat politique1. La guerre se mène au grand jour et notre concept
contemporain de « ciblage2 » est rigoureusement inconnu.
La ruse, qui touche à la déception, est en revanche largement pratiquée à
tous les niveaux, de part et d’autre. C’est par exemple la gigantesque opération
de désinformation – dans laquelle Schulmeister tient une place centrale – qui
amène la reddition de Mack. Ce sont aussi les dispositions préparatoires de
Napoléon à Austerlitz, pour convaincre les Austro-russes de sa retraite et les
pousser à adopter un dispositif d’où sortira leur cinglante défaite. Jacques
Garnier rappelle3 fort justement que cette bataille est considérée encore de nos
jours comme un modèle de manipulation psychologique de l’adversaire. Laissons
le mot de la fin à Thiébault : « en fait d’espionnage, le principal objet est de parvenir
à tromper l’ennemi sur ce qu’il veut savoir, et à découvrir ce qu’il a intérêt de
cacher ».
La contre-ingérence s’avère quant à elle extrêmement importante. La lutte
contre l’intrusion sous toutes ses formes est une réalité, dans les états-majors
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comme dans les ministères (pensons au procès Michel déjà évoqué). Elle dépend
théoriquement, comme le rappelle Thiébault, du chef du « bureau de la police
et de la partie secrète » qui doit notamment veiller « à tout ce qui tient de la
police, à la discipline et à la manière dont le service se fait dans l’armée (…), à
l’arrestation et à l’examen de toutes les personnes suspectes pour les états-majors
divisionnaires (…), à la surveillance des marchands, ouvriers, vivandiers et
blanchisseuses ». Cela équivaut à s’intéresser à l’ensemble des militaires, employés
civils et domestiques susceptibles d’utiliser leurs fonctions comme couverture
ou à même d’avoir été recrutés par le camp opposé. À cet égard, les interrogatoires
de prisonniers, de déserteurs ou de civils représentent une source précieuse
pour découvrir les agents ennemis infiltrés. La correspondance de Davout en
offre des exemples précis. Le 22 juin 1809, par exemple, il adresse ce compte
rendu à l’Empereur : « on a arrêté hier deux espions. L’un avoue tout, il nous en
a signalé six que l’ennemi a envoyés depuis deux jours et que nous espérons
attraper ».
La sécurité des transmissions est également un point-clef et Napoléon
encourage ses subordonnés à utiliser les procédés de chiffrement lorsque la
situation l’exige. En témoigne cette lettre du 19 septembre 1806 à Berthier : « le
maréchal Soult laissera le 3e régiment de ligne tout entier dans Braunau, sous les
ordres du général de division Merle (…). Le maréchal Soult conviendra d’un chiffre
avec le général Merle, et ce chiffre sera envoyé au major général de la Grande
Armée ». L’absence de procédé mécanique – machine à crypter – et l’exigence
d’une exécution rapide et aisée ont cependant conduit à appauvrir la gamme
de procédés en usage durant la campagne d’Égypte et à adopter un système à
dictionnaire, sans surchiffrage, c’est-à-dire sans superposition de deux systèmes
de codage. C’est là un procédé très simple à mettre en œuvre, inspiré de celui
utilisé par les diplomates du xviiie siècle, qui nécessite seulement l’établissement
de deux documents. Le rédacteur dispose d’un tableau « chiffrant » indiquant
la correspondance sous forme de nombres des lettres, syllabes ou mots rangés
selon l’ordre alphabétique. Le destinataire s’appuie quant à lui sur un tableau
« déchiffrant » qui procède de la démarche inverse. Les tableaux parvenus
jusqu’à nous1 comportent de 700 à 2 300 lignes, le mode le plus couramment
représenté étant 1 200. La signification littérale n’est pas strictement mécanique
mais fait appel au bon sens du destinataire qui choisit entre les diverses possibilités
offertes. Toutefois, afin de gagner du temps, l’on code seulement le cœur du
courrier, en excluant les informations secondaires et les mouvements adverses
(nécessairement connus de l’ennemi, qui pourrait alors utiliser ces indications
comme base de décryptage).
1. SHD GR 1 M 2352.
61
Jean-François Brun
1. SHD GR MR 2037.
2. Direction du renseignement militaire.
62
63
Abel Douay
Des hommes qui entourèrent l’Empereur, chacun retient une image telle
celle de Talleyrand associée au « bas de soie… », de Fouché ou « La passion de
trahir », de Ney « Le brave des braves ». Il en est un par contre qui divisait déjà
ses contemporains : Charles Schulmeister. Pour Napoléon, « Cet homme en
vaut quarante mille » aurait-il affirmé ; pour Fouché, Schulmeister était un
« Vrai Protée de l’information » ; pour Lezay-Marnézia, il était « Magnifique » ;
pour Montarras dans le Dictionnaire Napoléon de Jean Tulard, c’était un « James
Bond » ; et plus récemment, en référence à Savary, Thierry Lentz1 ne le qualifiait-il
pas de « Séide du séide » ?
L’espion double
Schulmeister était aux abois quand, dit la légende, Savary vint à Freistett
pour l’engager. Ce devait être dans les premiers jours d’août 1805 (cf. illustration
1. Gérald Arboit, Schulmeister, l’espion de Napoléon, Ouest-France éd., collection
« Espionnage », 2011.
2. Alexandre Elmer, L’agent secret de Napoléon. Charles-Louis Schulmeister, d’après les
archives secrètes de la Maison d’Autriche, Payot 1931, réédition Payot-histoire 1980.
3. S.H.D – 2 C 13. Correspondance de la Grande Armée. Journée du 26 octobre 1805. Rapport
de Schulmeister à Savary.
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cachés, récupération des armes de toute nature, etc.). Son absence sur le front
devait se faire sentir. Privé de renseignements, Murat éprouva des difficultés à
poursuivre les fuyards. L’occupation devait être courte. La paix signée, les
Français quittaient la ville le 29 janvier 1806. Reconnaissante pour l’ordre
rétabli, la ville de Vienne devait offrir à son “préfet de police” un superbe service
à thé “retour d’Égypte”, actuellement conservé au musée Rohan à Strasbourg.
Dix mois plus tard, Savary toujours flanqué de Schulmeister, repartait pour
une nouvelle campagne, en Prusse cette fois, afin de répondre à l’invasion de
la Saxe par ce pays. Les deux compères devaient y montrer une nouvelle face
de leur talent puisque Schulmeister, posté en avant-garde de Savary, prenait
Wismar par ruse, avec seulement 40 hussards. Les 3 000 prussiens d’Husdom
capitulaient. C’était le 5 novembre 1806.
Puis ce furent les prises de Rostock et d’Hameln où Schulmeister matait
la rébellion de la garnison prussienne, avec l’aide d’un régiment de hollandais
dont il avait pris le commandement ! À Rostock, le 9 novembre, Savary et
Schulmeister s’emparaient de 22 bateaux amarrés dans le port et répartissaient
une partie du butin entre les 300 hommes que menaient les compères.
Le 12 novembre 1805, avec quelques éclaireurs, les deux hommes chevauchant
côte à côte repartaient pour Lübeck puis Hambourg. Ils n’étaient plus qu’à 400
kilomètres de la frontière française quand Napoléon reprit l’offensive. Lannes
étant malade, Savary prenait provisoirement le commandement du 5e corps.
Depuis le 2 février, écrivait Savary à l’Empereur : « Les soldats n’ont plus
qu’un tiers de ration de pain, point d’eau-de-vie et toujours le sac sur le dos… Le
dégel fait enfoncer mon artillerie… Je n’ai plus une pomme de terre. Comment
ferais-je si le pain me manque ? »
Sur un total de 270 000 Français, les déserteurs, les maraudeurs et les
malades s’élevaient au moins à 60 000 hommes. L’Empereur lui-même écrivit
à son frère Joseph : « Les officiers d’État-major ne se sont pas déshabillés depuis
deux mois, et quelques-uns depuis quatre. J’ai moi-même été quinze jours sans
ôter mes bottes… Nous sommes au milieu de la neige et de la boue, sans vin, sans
eau-de-vie, sans pain, mangeant des pommes de terre et de la viande, faisant de
longues marches et contre marches, sans aucune espèce de douceurs, et nous battant
ordinairement à la baïonnette et sous la mitraille, les blessés obligés de se retirer
en traîneau, en plein air, pendant cinquante lieues ». Ce n’était plus des caches
d’armes qu’il était urgent de découvrir, mais des cachettes de vivres. Travail
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— pour troubles de l’ordre public et pour marché noir, tels : les 438 colporteurs
juifs arrêtés et bastonnés, sans compter les commerçants grecs, anglais,
turcs, pour infraction aux règles du blocus continental,
— pour détention d’armes allant parfois jusqu’à des exécutions, telle celle
d’Eschenbach.
Les perquisitions furent nombreuses et parfois rocambolesques, comme
celle de ce commerçant dénoncé pour cacher chez lui de nombreux soldats, des
canons et même des chevaux. Après fouille minutieuse, un gendarme français
plus astucieux que ses camarades, se rendit compte tout à coup qu’on les avait
envoyés chez un marchand… de soldats de plomb !
La règle prônée par Schulmeister fut toutefois la modération, comme pour
le chevalier Malliat qui faisait commerce d’armes, car le pire à éviter était un
soulèvement de la ville qui aurait pris les Français, retranchés dans l’île Lobau,
entre deux feux. Le front n’était qu’à quelques kilomètres. Schulmeister fit
généralement preuve d’humanité envers les patriotes ennemis. Il tenta de sauver
la vie du tout jeune Staps qui avait projeté de poignarder l’Empereur lors d’une
revue à Schönbrunn. Lors des interrogatoires qu’il lui fit subir, il négligea
l’influence de son entourage sur le malheureux et l’appartenance de ses amis
au Tugendbund, société secrète prussienne qui complotait contre Napoléon1.
Néanmoins Vienne était au bord du soulèvement car Vienne a faim et
Schulmeister s’en inquiète. « Très peu de farine hier sur le marché. Aucun meunier
n’est venu » écrit-il le 16 mai. « Il faut rétablir les approvisionnements » (30 mai).
« On jette des pierres sur la boutique d’un boulanger qui a déjà vendu tout son
pain et vient de fermer » (9 juin). « Les soldats reçoivent leur ration et exigent du
pain des boulangers. Les Viennois ne peuvent être servis » (10 juin). Le boulanger
Volk faisait de trop petits pains. Charles le condamnera à livrer chaque jour
200 pains à 6 sous au poste de police qui les distribuera aux pauvres du quartier.
Ainsi Charles se démenait-il. Le 8 juin, un convoi de 840 bœufs et cinq
convois de 60 voitures de farine entraient dans Vienne. La police présida aux
répartitions. Le 19 juin, la farine arrivait en quantité à Vienne. De même pour
la viande, dans la nuit du 27 août.
Entre-temps, c’est le vin qui vint à manquer dans les hôpitaux. Charles s’en
chargea et informa Savary le 6 août. Les hôpitaux étaient « un autre sujet de
mécontentement des Viennois ». On laisserait mourir sans soins les blessés
autrichiens… Charles multiplia les affiches sur les murs après Essling et après
Wagram pour demander aux Viennois : charpie, draps, couvertures, matelas…
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Rien ne vint. Il procéda alors à des réquisitions car il avait pris soin dès son
arrivée de faire dresser la liste des propriétaires. Infatigable, Schulmeister veilla
aux épidémies et obligea les Viennois à débarrasser les cours et les rues des
immondices. Il veilla aussi à la numérotation des maisons afin d’imposer une
fiscalité sur chacune d’entre elles.
Initié le 12 décembre 1808 dans la Respectable Loge de Saint Jean la Vraie
Fraternité, à Strasbourg, Monsieur Charles se préoccupait aussi de diffuser les
idées de la franc-maçonnerie auprès des Viennois. À ses frais il fit traduire et
publier, écrivait-il : « tous les livres philosophiques défendus, Voltaire, Diderot,
Montesquieu, Helvétius, Holbach », et, poursuivait-il, « Tout se vend maintenant
en allemand et en français. Il faut que la vérité perce, que la lumière se répande »
Avec Schulmeister, quel souffle la Révolution n’apportait-elle pas aux Viennois1 ?
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1. On peut supposer, l’affaire étant très secrète, l’existence d’un lien de parenté avec Agathon
Fain, secrétaire intime de l’Empereur aux archives et successeur du baron de Méneval
comme secrétaire de l’Empereur.
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aux dépenses extraordinaires et petits frais de police dont il ne devra aucun compte ».
Outre ces menus emplois, le produit des jeux alimentait essentiellement les
fonds secrets gérés par Savary.
Mais les maisons de jeux présentaient d’autres intérêts directement liés à
l’espionnage. On y perdait beaucoup. Les malchanceux étaient aux abois…
officiers, domestiques de hauts personnages, étreints par l’angoisse de ne pouvoir
rembourser, étaient des proies toutes mûres et faciles pour l’espionnage et
Schulmeister s’y entendait pour les recruter au moment opportun. Le prince
Sulkowski, espérant être mieux rémunéré, trahit l’Autriche pendant quelques
années au profit de la France. Il lui fallait combler des dettes de jeux. L’ex-
capitaine français Guéniard, ayant beaucoup perdu d’argent aux jeux à Vienne,
tenta de trahir son pays en remettant au général autrichien Bubna la position
des troupes de la Grande Armée à l’est de Vienne. Démasqué, il fut trouvé
porteur d’une somme d’argent importante. Arrêté par Schulmeister, il fut
condamné aux fers. Le jugement ayant été cassé par l’Empereur, il fut rejugé
par une cour martiale – sur la base d’un dossier d’accusation instruit à la hâte
par Monsieur Charles –, condamné à mort et fusillé le 1er octobre 1809.
Les maisons de jeux présentaient encore d’autres avantages. En exil à
Sainte-Hélène, Napoléon dira un jour à Gourgaud : « J’ai eu souvent envie de
fermer les maisons de jeux, mais cela roule sur des centaines de millions et j’ai
toujours été effrayé de savoir de quel côté ce torrent-là se dirigerait si on fermait
les maisons. Ensuite, c’est là que la police découvre les complots, les faux-monnayeurs ;
on en retire la fausse monnaie ».
À Erfurt, Schulmeister participait à la gestion des maisons de jeux et en
même temps les surveillait. Le 4 octobre 1808, il notait : « Les jeux de hasard
continuent et presque toutes les nuits, il y a des querelles entre le chef de jeux et
les joueurs. Au reste, toute la ville est tranquille. » Faire cohabiter l’ordre et les
maisons de jeux nécessitait un subtil dosage que devait maîtriser Schulmeister
lorsqu’il exerçait les fonctions de commissaire général. Jean-Joseph Bernard,
négociant véreux, ex-fournisseur aux armées fut particulièrement chargé des
maisons de jeux de Vienne en 1809. C’est là que Schulmeister y écoula les tout
premiers florins fabriqués à Paris, mélangés à de vrais billets.
Nommé ministre de la Police, Savary n’eut de cesse d’obtenir la responsabilité
de ces maisons. L’Empereur qui en espérait un meilleur fonctionnement, la lui
accorda. Le 1er janvier 1813, Savary se décida à confier pour six ans le bail des
jeux à Bernard, tout en sachant pertinemment que le coquin n’était pas sûr.
Aussi lui adjoignit-il Schulmeister afin que tout lui fût rapporté. Bernard avait
peu de scrupules il avait tous les courages et peur de rien. À son tour, il recruta
son beau-frère Gérard, puis des coquins qu’il connaissait bien, tel Fierard qui
plus tard dénonça l’affaire. Sous leur impulsion, une cagnotte importante se
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1. Fils de Martin Garat qui fut directeur de la Banque de France dès 1810. Son fils Charles
était le directeur de la succursale de Strasbourg qu’il fit édifier place Broglie.
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Abel Douay
Abel Douay et Gérard Hertault, Schulmeister, dans les coulisses de la Grande Armée, préface
de Thierry Lentz, Paris, coédition Fondation Napoléon-Nouveau monde éditions,
Paris, 2002.
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Michel Roucaud
1. Cet article est une version revue et augmentée de : Michel Roucaud, « De l’opérationnel
au policier : les officiers de Napoléon face à la pratique du renseignement » Napoleonica. La
Revue, no 27, « Du militaire : statistique, iconographique, pratique et anthropologique »,
juin 2017.
2. Sur les institutions et la culture de renseignement, voir notamment Sébastien LAURENT
et Olivier FORCADE, Secrets d’État, pouvoirs et renseignement dans le monde contemporain,
Paris : Colin, 2005, et Sébastien LAURENT, Politiques de l’ombre. État, renseignement et
surveillance en France, Paris : Fayard, 2009. Ces ouvrages reprennent l’historiographie sur
l’histoire du renseignement.
1. Sherman KENT, Strategic Intelligence for American World Policy, Princeton, N.J. : Princeton
University Press, 1966. Sherman Kent incarne les liens qui existent entre l’université
et le monde du renseignement américain. En France, cette proximité a été illustrée par
l’amiral Pierre Lacoste, ancien directeur de la DGSE, qui en 1993 a créé un séminaire de
recherche sur « la culture française de renseignement » au sein de l’Université de Marne-
la-Vallée. Il est l’auteur de différents ouvrages parmi lesquels : Approches françaises du
renseignement : y a-t-il une culture nationale ? Textes du séminaire de recherche de 1995-1996,
Paris : La Documentation française, Fondation pour les études de la Défense, 1997 ; (dir.),
Le renseignement à la française, Paris : Economica, 1998.
2. Sébastien LAURENT, op. cit., p. 11.
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Après le départ de la mission en juin, la paix ayant été signée à Tilsitt entre
la France et la Russie, le général Gardane reçoit l’ordre de ramener la paix entre
les Russes et les Perses. L’objectif prioritaire de la mission est la guerre contre
l’Angleterre et la reconnaissance des routes vers les Indes.
Deux ingénieurs géographes sont en fait chargés de ces travaux ; l’un,
Bernard, meurt en arrivant en Perse après avoir relevé la route de Constantinople
à Bayazid ; il est remplacé par le capitaine du génie Truilhier, qui effectue une
reconnaissance des communications entre Téhéran et Alep. Il tombe malade
et doit être rapatrié en janvier 1809. L’autre ingénieur géographe est Trezel1, qui
rédige un long rapport qui se compose :
— du rapport général, qu’il rédige au camp de Sultanieh, sur les itinéraires
qu’il vient de parcourir ;
— d’observations, notées à son retour en France, sur les prix des denrées dans
la Perse de l’époque ;
— de tableaux relatifs aux « itinéraires d’Ispahan aux principales villes de
Perse et des frontières de Turquie », établis d’après ses observations et celles
des autres membres de la mission.
Le capitaine Trezel ne s’est pas limité aux notes techniques : difficultés du
terrain, points d’eau, ressources en vivres ou en fourrage. Il observe les populations
rencontrées et termine sa reconnaissance par des tableaux quantitatifs. En note
liminaire à sa reconnaissance adressée au général Gardane, Trezel souligne
qu’« après avoir reçu vos derniers ordres, je sortis de Constantinople, le 8 septembre
dernier, accompagné de Monsieur Dupré fils du consul de Trébizonde et guidé par
83
84
De cette observation, Trezel ne manque pas d’évaluer les risques pour des
troupes en armes. L’auteur livre des solutions pour lutter contre un environnement
hostile – une zone désertique – et permettre de planifier un mouvement militaire ;
chaque soldat devra être muni d’une provision d’eau.
Trezel décrit par la suite la ville de Mossoul, puis le mémoire porte sur la
description de Bagdad. L’auteur y livre les limites physiques du territoire que
gouverne le pacha de Bagdad. Puis il donne la physionomie de ce prince et la
situation de son pays au regard de celle de ses voisins1. Trezel s’intéresse encore
au réseau hydraulique du pays. Il projette la production du sol envisageable.
Suivent également la production, le commerce et les populations rencontrées :
1. Service historique de la Défense, GR 1 M 1673, Rapport sur la Perse…, op. cit., pp. 12-14.
85
« La peste n’est pas très fréquente mais elle y est très meurtrière. La
dernière en l’année emporta 17 000 personnes. Elle vient ordinairement
de Constantinople, de Mossul et Erzeroum. On assure qu’elle ne se
communique jamais par les caravanes du désert d’Alep »
86
« Du relief des côtes aux ouvrages bâtis par l’homme, des fortifications
d’Alger aux batteries qui les arment2 » : tels sont les premiers chapitres
qui composent ce mémoire. Mais à la description géographique et
topographique sont ajoutés des éléments statistiques pour établir un plan
de débarquement. La force militaire en temps de paix du dey d’Alger,
celle en temps de guerre, ainsi que le nombre de batteries sont des éléments
quantitatifs nécessaires à l’intelligence du pays. Ces données sont
accompagnées de données issues de la statistique descriptive : l’état des
chemins, les itinéraires praticables entre les villes, la langue, les maladies,
les vivres, les eaux, les bois, la production, ainsi que les mœurs ».
87
1. Ibid.
2. Service historique de la Défense, GR 1 M 1675, Mémoire militaire sur l’empire de Maroc
présenté à sa majesté impériale et royale en juin 1810, par le capitaine du génie Burel, terminé
à Paris le 26 avril 1810.
3. Lieutenant-général comte DUHESME, Essai sur l’infanterie légère et traité des petites
opérations de la guerre, à l’usage des jeunes officiers, Paris : L.G. Michaud, 1814. La première
88
cavalerie légère Brack ou la Roche Aymon1. Ces manuels sont également des
témoignages.
On découvre que les officiers légers sont formés aux reconnaissances. On
peut cependant distinguer celles d’aide au mouvement, lorsqu’il escorte un
officier du génie ou un ingénieur géographe servant en état-major, et celles qui
correspondent à une formation tactique.
La reconnaissance d’arme légère est constituée d’au moins une centaine
d’hommes, chargés de reconnaître ou d’éclairer l’avant-garde de l’armée afin
de trouver les positions de l’ennemi. Selon la nature du terrain, on enverra, soit
des fantassins – comme dans un sous-bois –, soit des cavaliers sur un terrain
vallonné. Cette méthode a été parfois critiquée par des officiers, car la formation
tactique ne garantit pas toujours la discrétion.
L’officier d’arme légère a aussi en charge de collecter de l’information auprès
d’individus. Ces pratiques, appelées communément « renseignement humain »,
sont amplement décrites dans les manuels destinés aux officiers comme celui
de De Brack.
Les rapports des prisonniers, déserteurs et voyageurs constituent une
méthode de collecte du renseignement. De Brack aborde dans son manuel2
l’interrogatoire, dans le chapitre des Questions à faire : « Quel est le premier soin
qu’on doit avoir lorsqu’on interroge ? C’est de juger des dispositions morales de
celui qui va vous répondre3 ». Il livre une liste de questions différentes selon que
la personne interrogée est un prisonnier, un déserteur ou un voyageur. Les
interrogatoires correspondent à des situations :
89
Ce plan cherche à connaître les situations des forces ennemies, mais permet
aussi de recouper les informations pour vérifier leur fiabilité et leur authenticité.
Avec le rapport d’interrogatoire de l’officier de cavalerie légère, les officiers
d’état-major authentifient les informations lorsqu’ils emploient le même plan
de questionnement pour interroger à nouveau un prisonnier après qu’un certain
temps se soit écoulé1.
Le général Grimoard préconise lui aussi dans son manuel d’état-major
qu’on recoupe les sources : « On doit questionner séparément les guides pris dans
le pays, et ne les confronter que quand ils ne s’accordent pas2. » On parle aussi
d’espions locaux pour désigner les habitants qui peuvent renseigner les armées.
On se trouve ici face à une autre acception du terme espion, celui de la
source. L’espion d’armée du xviiie siècle mis en lumière par les travaux de
1. Voir les rapports d’interrogatoire dans Les documents de temps de guerre de la première
partie de la thèse de Michel ROUCAUD, op. cit.
2. Général GRIMOARD, Traité sur le service de l’état-major général des armées, Paris :
Magimel, 1809¸ p. 26. L’acception donnée ici du mot guide est « habitant du pays » (paysan,
bergers…), qui recoupe l’acception d’« espion local » des généraux de Brack et Duhesme.
90
1. Stéphane GENET, Les espions des Lumières. Actions secrètes et espionnage militaire sous
Louis XV, Paris : Nouveau Monde, 2013.
2. Sur Schulmeister, voir notamment : Abel DOUAY, Gérard HERTAULT, Schulmeister,
dans les coulisses de la Grande Armée, Paris : Nouveau Monde, 2002 ; Gérald ARBOIT,
Fragments de la vie de Charles Schulmeister de Meinau, Paris, L’Harmattan, 2003.
3. Voir notamment : Service historique de la Défense, GR 6 M, GR J 10 A 92, Carte de
l’Empire français et du royaume d’Italie avec une partie des États qui sont sous la protection
de l’Empereur Napoléon, carte gravée rehaussée d’aquarelle, 1811, sur laquelle on retrouve
la composition des divisions territoriales.
91
92
93
1. Pascal BROUILLET, « Armée et maintien de l’ordre dans la seconde moitié du xviiie siècle
(1750-1789) », dans Armée et maintien de l’ordre, Paris : Centre d’études d’histoire de la
défense, 2002, pp. 89-98.
2. Voir sur l’ordre public, sous la Révolution notamment, Bernard GAINOT, Denis
VINCENT (dir.), Un siècle d’ordre en Révolution. De 1789 à la Troisième République, Paris :
Société des études robespierristes, 2009. Voir aussi Jacques-Olivier BOUDON, Ordre et
désordre dans la France napoléonienne, Paris : Napoléon Ier Éditions, 2008.
3. Service historique de la Défense, GR 2X 56, lois et décrets, juillet 1791, Loi concernant la
conservation et le classement des places de guerre et postes militaires, la police des fortifications
et autres objets y relatifs, Paris, 10 juillet 1791.
4. Bulletin des lois de la République française, 2e série ; quatrième partie, no 139, an V, loi
du 10 fructidor an V (26 août 1797), qui détermine la manière dont les communes de
l’intérieur de la République pourront être mises en état de guerre ou de siège.
94
considérant qu’il est instant d’établir les règles fixes à cet égard, déclare
qu’il y a urgence. »
1. Archives nationales, AF III 143 à 201, Directoire exécutif, rapports et correspondances des
généraux. Ces rapports étaient envoyés dans leur intégralité au pouvoir exécutif.
2. Bernard GAINOT, « La chasse aux brigands. De la petite guerre aux partisans, 1792-
1813 », dans Thierry WIDEMANN (dir.), L’art du piège. Ruses, stratagèmes et guérillas, des
origines au xxie siècle, Paris, Centre d’études d’histoire de la Défense, 2011.
95
96
ou sous tout autre ; les deux cent trente officiers conservés en activité
devant suffire à ces divers objets.
Article III. Il sera attaché à chaque division militaire, un général de
division et deux généraux de brigade. Chacun desdits généraux de brigade
aura le commandement de l’un des départements de la division.
Le commandement de chacun des autres départements de la division
sera confié à l’un des cinquante-deux adjudants-commandants ou chefs
de brigade conservés en activité de service.
Article V. Il ne sera conservé pour les divisions territoriales militaires,
que cent vingt-huit commissaires des guerres ; savoir :
26 commissaires ordonnateurs ;
102 commissaires ordinaires, dont cinquante-un [sic] de première
classe, et cinquante-un de deuxième. »
97
l’intérieur, août-septembre 1801, cité dans Édouard EBEL, op. cit., p. 66.
1. Circulaire du ministre à l’intérieur aux préfets, germinal an IX (mars-avril 1801) ; cité
dans Édouard EBEL, op. cit.
98
99
Une autre source est importante pour la rédaction de ces rapports : il s’agit
de la gendarmerie, qui envoyait des rapports réguliers, tant au préfet qu’aux
généraux de division.
La surveillance de l’esprit public est aussi une mission des militaires hors
des frontières de l’Empire.
Parallèlement à ces divisions qui couvrent les départements français, des
commandements militaires et des gouverneurs sont nommés dans les territoires
alliés ou occupés et les places étrangères2. Ainsi, le 12 novembre 1807, les
territoires occupés par la Grande Armée sont divisés en grands commandements :
la région de Berlin sous le commandement du maréchal Victor, la région de
Breslau sous le commandement du maréchal Mortier, la région de Posen sous
commandement du maréchal Davout, la région de Stettin sous les ordres du
maréchal Soult, la région de Lübeck sous les ordres du prince de Pontocorvo
et la place de Dantzig aux ordres du général Oudinot. Les structures de
renseignements s’adaptent, on l’a vu, tant à la collecte d’information militaire
qu’à la surveillance policière.
Lorsque les campagnes de 1805 à 1807 se terminent, la Grande Armée
forme d’un côté l’armée d’Espagne et de l’autre l’armée du Rhin en 18083 sous
les ordres de Davout, où les services et les organes de renseignement perdurent4 :
1. Archives nationales, AF IV, 1096, op. cit, rapport journalier du 14 octobre 1809, copie
d’une lettre adressée au ministre de la Guerre, jointe au rapport, par M. le général Rigau,
commandant le département de la Sarre, datée de Vitiliche, le 8 octobre 1809.
2. Service historique de la Défense, GR 6 M, GR J 10 A 92, Carte de l’Empire français et du
royaume d’Italie avec une partie des États qui sont sous la protection de l’Empereur Napoléon,
carte gravée rehaussée d’aquarelle, 1811. Voir aussi parmi les situations, notamment : GR 2
C 496, 1er commandement, 3e corps (Davout), avec les situations de la place de Magdebourg.
1808 ; GR 2 C 497, 2e commandement, 4e corps (Soult), avec les situations de Stettin. 1808 ;
GR 2 C 498, gouvernement de Dantzig (Rapp), 1807-1808 ; GR 2 C 499, 3e commandement
(Mortier, 5e et 6e corps), gouvernements de la Silésie et de Bayreuth, 1808.
3. Le 12 octobre 1808, la Grande Armée est dissoute par un décret impérial, daté d’Erfurt,
« portant organisation de l’armée du Rhin ».
4. Service historique de la Défense, GR 2 C 502, armée du Rhin créée avec les troupes de la
Grande Armée restées en Allemagne, 1808-1809. Voir aussi fonds Davout : GR 1 K 1 20 à
24, 3e corps d’armée de la Grande Armée puis de l’armée du Rhin : correspondance reçue
et rapports, 1808. Dans le dossier 23, on trouve notamment la pièce 35 : traductions de
lettres de Polonais, juillet 1808 ; la pièce 40 : extrait du rapport de l’inspecteur des postes
du département de Lomza traitant notamment des troupes russes disséminées en Lituanie,
12 juillet ; la pièce 47 : traduction de lettre : le prêtre Jan Miszewski à madame Dziatynska,
100
Posen 16 juillet ; lettre non signée à Jean Drozdowski à Varsovie, Cracovie, 18 juillet ; et
un extrait du rapport d’un maître des postes sur les mouvements de troupes en Galicie,
19 juillet 1808.
1. Le « cabinet noir » attaché à l’Empereur est dirigé par Antoine-Marie Chamans, comte
de Lavalette (1769-1830). Cet ancien capitaine, engagé dans l’armée des Alpes en 1796,
fut aide de camp de Bonaparte de 1796 à 1801. Il devient commissaire central des postes,
succédant à Laforest, puis directeur général des Postes lorsque la poste aux lettres devient
une direction du ministère des Finances. Fidèle de Bonaparte depuis ses années d’officier
d’état-major, il entre dans le cercle intime du général en épousant Émilie de Beauharnais,
nièce par alliance du futur empereur. Une telle proximité est propice à l’interception de
correspondances au profit unique du chef de l’État par le directeur des Postes, qui est aussi
le chef du bureau de la censure appelée communément « cabinet noir ». Cette pratique
d’État, violant la vie privée, hors de tout cadre juridique et nécessitant le secret, est justifiée
par le contrôle des populations. Catherine BERTHO, « Lavalette », dans Jean TULARD
(dir.), Dictionnaire Napoléon, Paris : Fayard, 1995, p. 1042 ; voir aussi Eugène VAILLE,
« Les postes du Consulat et du Premier Empire et Lavalette, directeur général », dans
Revue des P.T.T.¸ mars-avril 1947, pp. 1-7 ; comte de LAVALETTE, Mémoires et souvenirs,
Paris : Mercure de France, 2012.
2. Service historique de la Défense, GR 1 K 1/23, fonds privé Davout, correspondance reçue,
rapports et copies de correspondance envoyée, juillet 1808 ; pièce 1 : la traduction de
lettres du colonel Kvazinski à Krieger son homme d’affaires, en date de Madrid le 19 juillet
1808 ou encore de Ruttier, chef d’escadron du régiment des lanciers au chef de bataillon
Hornowski, en date de Bayonne le 16 juillet 1808, avec l’analyse du contrôle postal qui a
ouvert et traduit la lettre. Ou encore pièce 17 : Traduction et extraits de la poste militaire :
Labienski à son beau-père, Madrid, 3 juillet 1808 ; Aksamitowski à Jalkowki, Varsovie,
30 juillet 1808 (…).
101
102
Michel Roucaud
Orientations bibliographiques
103
Gaël Pilorget
France et de ses alliés. Mais le Portugal n’accepte pas ce blocus. Par le Traité
de Fontainebleau, signé par Godoy et Napoléon le 27 octobre, la France et
l’Espagne forment une alliance pour envahir et se partager le Portugal et Madrid
autorise les troupes françaises à passer à travers l’Espagne pour attaquer le
Portugal. Les premières troupes françaises arrivent à Valladolid à l’automne
1807.
En février 1808, elles occupent la citadelle de Pampelune et les forts de
Barcelone. Napoléon confie leur commandement au maréchal Joachim Murat.
En mars, éclate la révolte d’Aranjuez, en réaction à la préparation de la fuite de
Charles IV et de son ministre Godoy vers l’Amérique. La rébellion, provoquée
par des membres de la noblesse espagnole, provoque l’arrestation du très
impopulaire ministre et l’abdication de Charles IV. Le prince héritier,
Ferdinand VII, monte alors sur le trône. Mais Murat ne reconnaît pas son
autorité et occupe Madrid. En avril, Napoléon invite les deux rois à Bayonne
et les pousse à se retirer, puis il s’arroge le droit d’attribuer la Couronne espagnole
à qui il voudra. En réaction, le 2 mai, Madrid se soulève et Murat donne l’ordre
de réprimer la révolte.
La Junte suprême de gouvernement de Séville, au nom de Ferdinand VII
et de toute la nation espagnole, déclare la guerre à l’empereur français le 6 juin
1808, après avoir dénoncé la violation par Napoléon des accords signés avec
l’Espagne, les abdications forcées de ses rois et surtout la désignation comme
monarque de Joseph Bonaparte, « l’attentat le plus horrible dont parle l’Histoire ».
La guerre d’Indépendance espagnole vient de commencer. Elle durera six ans,
jusqu’en avril 1814, et impliquera, aux côtés des « patriotes » espagnols, les
armées britannique et portugaise.
Ordre est alors donné à tous les Espagnol(e) s d’attaquer les soldats français
et de leur faire tout le tort possible « selon les lois de la guerre ». Pourtant, tous
les habitants des provinces occupées sont autorisés – et même fortement
encouragés à attaquer et dépouiller les soldats français par tous les moyens – y
compris avec des armes interdites – et à s’approprier leurs vivres et leurs effets.
Le Catéchisme civil espagnol de 18081 justifie sans ambages la légalité de tuer
1. Ce « Catéchisme civil » est édité par la Junta suprema central, assemblée suprême centrale,
organe à la fois exécutif et législatif créé en septembre 1808 pour s’opposer au pouvoir du
roi Joseph Bonaparte et maintenir celui du roi Ferdinand VII en son absence forcée d’otage
du pouvoir napoléonien. La Junta suprema, siégeant à Aranjuez, exerce son autorité jusqu’à
fin janvier 1810. Elle est ensuite dissoute au profit du « Conseil de Régence de l’Espagne et
106
Le déclenchement de la guérilla
Aussitôt, des hommes, mais aussi des femmes, prennent les armes pour
combattre les Français dans les zones occupées. Certains groupes, associant
de manière spontanée des civils armés, se constituent d’abord afin d’assurer à
l’autodéfense des villages, puis ils ont ensuite eu comme objectif de briser
l’ennemi par l’usure et de transformer l’ensemble du pays en une zone hostile
où le danger est permanent pour l’envahisseur et peut surgir de n’importe où.
Certains rejoignent, de manière volontaire ou forcée, l’armée régulière, mais
la plupart combat généralement sur son propre territoire, en marge de l’armée.
Cette résistance populaire, sporadique au début, est perçue par les autorités
« insurgées » comme une très intéressante alternative à la guerre conventionnelle ;
pour cela, le pouvoir politique, incarné dès septembre 1808 par la Junte centrale,
définit tout un corpus théorique formé par les règlements des partidas de guerrilla
(groupes de combattants) élaborés dans le cadre de la guerre partisane, telle
qu’elle a été conçue comme système dans les traités militaires de la Ilustración
(les Lumières espagnoles).
La contribution des guérilleros à la victoire militaire sur les troupes françaises
ne peut être minimisée, car ils ont fourni une aide efficace et complémentaire
à l’action des armées anglaise, portugaise et espagnole. Ils ont effectivement
joué un rôle essentiel sur les arrières de la Grande Armée, empêchant ainsi le
contrôle effectif par l’occupant de l’ensemble du territoire. La guérilla, bien
qu’étant la somme de forces d’une valeur tactique et opérationnelle très faible,
a eu un énorme impact stratégique et psychologique. Le mouvement guérillero
entretient la flamme de l’insurrection et galvanise l’esprit de résistance dans
les zones conquises. En disputant à l’occupant l’autorité sur les régions rurales
et leurs ressources, la guérilla empêche le pouvoir napoléonien de s’implanter
localement à travers ce qu’on dénommerait aujourd’hui des opérations « civilo-
militaires ».
L’historiographie et la littérature romantique espagnoles du xixe siècle ont
élevé les chefs de la guérilla au statut de héros, en idéalisant et mythifiant la
« petite guerre » et en dépeignant leurs prouesses comme la plus haute expression
du patriotisme et de la résistance antinapoléonienne.
des Indes », qui sera à l’origine des Cortes de Cadix, lesquelles élaboreront la Constitution
de 1812, référence des « libéraux » espagnols.
107
Mais des motivations bien moins nobles sous-tendent souvent les actions
des guérilleros ; d’ailleurs, certains « règlements » autorisent l’appropriation du
butin ennemi (argent, bijoux et vêtements). Les guérilleros perçoivent par
ailleurs une solde bien plus élevée que les soldats de l’armée régulière, ce qui
ne manque pas d’attirer beaucoup d’hommes dans leurs rangs. Ils jouissent
aussi d’une plus grande liberté que les soldats, soumis à une discipline de fer
et dépendant d’une organisation bien plus hiérarchisée que celle de la guérilla.
Ainsi, les guérilleros, qui doivent survivre sur le terrain pour pouvoir
combattre, agissent souvent comme des bandits de grand chemin et autres
groupes criminels organisés. C’est pourquoi il est difficile de tracer une frontière
nette entre la guérilla et le banditisme. La Junte centrale et le Conseil de régence
reçoivent d’ailleurs sans cesse des protestations de villageois au sujet des excès
commis par les guérilleros. La propagande française et afrancesada (espagnole,
mais favorable à la France) s’en empare, comparant les guérilleros à de véritables
délinquants sans foi ni loi.
108
1. Selon un récit qui paraît relever davantage de la légende que de la réalité, la première action
de Martín Díez aurait été de tuer, en avril 1808, un sergent des dragons français qui tentait
de violer une jeune fille…
109
1. Les guérillas de Navarre prennent leur essor en réaction à la répression des troupes
françaises qui saccagent maisons et fermes, engendrant la haine et la soif de vengeance.
Ce sont les paysans qui souffrent le plus du poids de la guerre : les soldats français leur
prennent leurs récoltes, leurs outils de travail et leurs moyens de transport. La majeure
partie des guérilleros sont donc des paysans qui tentent de défendre leurs intérêts, leurs
propriétés et leurs droits locaux et fiscaux face à la centralisation imposée par l’occupation
française, sans oublier naturellement la lutte religieuse pour préserver l’Église et la foi des
agressions de l’Empire impie.
110
sa jeunesse), un curé ayant en fait plus de penchant pour le fusil que pour son
ministère.
Tout aurait commencé la nuit du 17 janvier 1808, lorsqu’une compagnie
de chasseurs de la 1re Armée impériale, de passage à Villoviado (province de
Burgos), saisit tous les moyens de transport du village et mobilise même les
habitants, dont Merino, le curé, pour transporter leurs bagages en direction de
Lerma. Mais le curé refuse et les soldats le frappent : c’est de là que lui serait
venue l’idée de se venger des Français pour l’humiliation subie. Un autre
témoignage évoque le viol de sa sœur Bernarda, âgée de huit ans, par un soldat
français, comme étant le crime barbare qui l’aurait poussé à intégrer la guérilla.
Ce sur quoi tous ses biographes sont tous d’accord, c’est que Merino s’est
distingué pendant la guerre par sa féroce soif de vengeance, comme le démontre
le nombre de morts qu’il a causées et le nombre de prisonniers qu’il a faits. Pour
chaque membre de la Junte de Burgos fusillé par les soldats de l’Empire, il
n’hésitera pas ensuite à tuer, en représailles, dix-sept Français.
Le curé Merino entame sa vie de guérillero à la tête d’un groupe très réduit ;
mais ses attaques, avec seulement vingt hommes sous ses ordres, le rendent
célèbre dès la fin 1808. Il intercepte plusieurs courriers français et leurs valises,
attaque la garnison française de Lerma, prend Roa – aidé par El Empecinado – et
sauve le trésor du monastère de Santo Domingo de Silos. A Burgos, où il
s’introduit de manière clandestine, il entre en contact avec les dirigeants de la
résistance et parvient à établir un réseau d’informateurs dans toute la province,
structure indispensable pour connaître avec certitude les mouvements de
l’ennemi.
Son action militaire majeure a lieu lors de la spectaculaire bataille d’Hontoria
del Pinar, fin 1811, avec dans ses rangs onze membres du clergé. De 1808 à 1812,
il connaît une progression fulgurante dans la hiérarchie militaire. Il devient
une référence pour tous les guérilleros espagnols. Le curé Merino, de par son
efficacité, sa collaboration avec d’autres chefs guérilleros – dont El Empecinado – et
les conseils de militaires professionnels que lui envoie la Junte centrale, parvient
à former des unités militaires disciplinées qui causent bien du tort aux troupes
françaises.
Après le départ des troupes françaises, absolutiste convaincu, Le curé
Merino combat dans les groupes royalistes pendant le Trienio contre les libéraux,
dont quelques-uns de ses anciens camarades comme El Empecinado. Il obtient
111
1. La première guerre carliste est une guerre civile qui a lieu entre 1833 et 1839. Suite à la mort
de Ferdinand VII, un conflit de succession oppose la régente Marie-Christine (épouse de
Ferdinand), sa fille Isabelle II et Charles (Carlos, d’où la désignation de ses partisans par
le terme « carlistes »), le frère du roi défunt. En 1834, la France, le Portugal et la Grande-
Bretagne soutiennent Isabelle II dans le cadre de la Quadruple Alliance. Louis-Philippe
envoie la Légion étrangère en Espagne et la cède même à la reine Isabelle. La Légion
étrangère ne fait plus, pour un temps, partie de l’armée française, mais Isabelle II finit par
la dissoudre, et les légionnaires rentrent en France.
2. Ses restes, enterrés au cimetière d’Alençon, ont été exhumés en 1962 et transférés à Lerma
(Castille-et-Léon) où ils ont trouvé une nouvelle sépulture le 2 mai 1968, soit 160 ans après,
jour pour jour, le soulèvement du peuple madrilène contre les troupes françaises
3. La Loyal Lusitanian Legion est une unité britannique formée d’émigrés portugais. Elle est
désignée comme « loyale » par opposition à la « Légion portugaise » qui sert, elle, la cause
napoléonienne.
112
1. Les armées napoléoniennes ont vainement tenté, par trois fois, d’envahir le Portugal : en
1807 sous le commandement de Junot, en 1809 sous celui de Soult, et en 1810 sous les
ordres de Masséna.
113
114
115
pour parvenir à destination ; il est donc l’objet d’attaques des forces françaises
afin de se saisir la correspondance.
Mais les troupes de Napoléon se trouvent aussi en Espagne en milieu hostile
où sévit la guerrilla et dépendent très souvent de guides ou de collaborateurs
locaux, dont la collusion avec les insurgés est fréquente. Pour tenter d’assurer
la sécurité de leurs communications, l’acheminement de renforts et empêcher
que les voies de ravitaillement soient coupées, les forces françaises doivent
couvrir de garnisons les axes routiers qu’elles utilisent, dans des fortifications
conséquentes. Et, pour maintenir les contacts entre elles ou assure l’escorte de
convois, elles mettent en place des « colonnes volantes » fortement armées.
Ainsi, pour maintenir les communications entre Bayonne et Madrid, les Français
mobilisent en permanence les effectifs d’un corps d’armée. Quand Napoléon
retire des troupes d’Espagne pour lancer sa campagne de Russie (1812), le
contrôle de l’armée française sur la péninsule s’affaiblira encore.
La guérilla entame sa collaboration avec l’armée britannique à l’occasion
des premières opérations d’interception du courrier français sur la route de
Madrid à Burgos menées par Juan Martín, El Empecinado. Il remet alors au
général John Moore la correspondance française qu’il a saisie. Moore lui accorde
une récompense de 18 000 réaux, avec laquelle il achète davantage de chevaux
pour ses hommes et multiplie les opérations. La correspondance saisie par la
guérilla permet de connaître les dissensions et divergences de vue entre généraux
français.
Le transport du courrier devient le plus dangereux des emplois que l’on
puisse tenir dans les rangs de la Grande Armée car, pour garantir la rapidité
de la transmission des informations, il est nécessaire d’exposer les porteurs du
courrier, isolé de la sécurité de l’escorte et parfois du convoi. La collection des
lettres françaises interceptées des Archives historiques nationales de Madrid
en témoigne : on en dénombre 28 datant de 1808, 280 de 1809 et 840 de 1810.
Les courriers interceptés par les deux camps sont publiés et commentés à
des fins de propagande, mais il s’avère qu’ils sont plus fréquents dans la presse
madrilène, sous contrôle du roi Joseph, que dans les gazettes éditées à Cadix
et Séville par la Régence et les « patriotes ». Pour ces derniers, le principal intérêt
est de nature tactique, pour informer le quartier général, tandis que le
gouvernement de Madrid les utilise à des fins de mise en condition psychologique
du peuple, en essayant de contrecarrer la diffusion des nouvelles sur les défaites
de l’armée française. En effet, Espagnols, Anglais et Français publient également
dans la presse, officielle ou locale, des « lettres interceptées de l’ennemi » qui sont
des faux et ont pour objectif l’intoxication de l’adversaire.
116
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118
119
1. Les Espagnols sont en effet privés de leur monarque Ferdinand VII prisonnier à Bayonne,
puis au château de Valençay, propriété de Talleyrand, dans l’Indre. C’est par le traité dit
« de Valençay » du 11 décembre 1813 que Napoléon reconnaît finalement Ferdinand VII
comme roi d’Espagne.
2. En réalité, la majeure partie des élites espagnoles est demeurée indécise jusqu’à la bataille
de Bailén (juillet 1808), avant de rejoindre ensuite le camp « patriote ».
120
280 journaux pendant la guerre – dont près de 70 à Cadix –, il n’en est publié
qu’à peine 30 dans celle fidèle à Joseph.
En dehors de la presse, de multiples supports écrits de propagande
antinapoléonienne se diffusent partout. La musique patriotique (chansons,
marches, hymnes et danses) devient très rapidement un support essentiel. Mais
l’administration du roi Joseph contre-attaque, en utilisant les mêmes moyens,
afin d’obtenir le soutien et la sympathie des Espagnols.
De 1808 à 1814, les Espagnols ont opposé une « guerre totale » à l’envahisseur
napoléonien : une guerre régulière, aux côtés des troupes anglaises et portugaises ;
une « petite guerre », faite de harcèlement de l’ennemi ; une guerre du
renseignement et des communications ; et une guerre psychologique, à la fois
religieuse et idéologique, littéraire et artistique.
Le 17 mai 1813, Joseph Bonaparte quitte définitivement Madrid. En octobre,
les troupes françaises capitulent à Pampelune. Le 22 mars 1814, Ferdinand VII
rentre d’exil. Le 29 avril, les Français se retirent de Barcelone. En mai,
Ferdinand VII abroge la Constitution libérale élaborée par les Cortes de Cadix.
La Guerre d’indépendance est terminée et l’absolutisme referme la parenthèse
progressiste.
« Cette malheureuse guerre d’Espagne a été une véritable plaie, la cause
première des malheurs de la France » écrira Napoléon. Sans minimiser le rôle
de l’aide britannique, l’Histoire a retenu de la Guerre d’indépendance espagnole
comme un semblant de morale : l’invincible Grande Armée, aux soldats aguerris,
y a été mise en déroute par des formations irrégulières de guérilleros aux
compétences militaires très inégales ; entre l’Aigle puissant et superbe – qui
survole les destinées des hommes – a été cloué au sol par multitude de piqûres
d’habiles guêpes harceleuses, pour être ensuite terrassé.
Cette mobilisation de toute une nation – exception faite évidemment des
afrancesados – qui ont cru à une possible alliance qui transcenderait les
Pyrénées –, cette force à la fois diffuse et omniprésente, cette « guérilla » – entendue
non plus seulement comme moyen de combat, mais bien comme « philosophie »
de résistance acharnée et constante – annonce la voie aux futures guerres
d’indépendance du xxe siècle qui verront des armées modernes être défaites
par un ennemi pourtant aux capacités militaires bien inférieures. Les dirigeants
politiques et militaires de l’ère de la décolonisation n’ont semble-t-il pas retenu
la « leçon espagnole », celle résumée par ce cri du peuple madrilène à l’envahisseur
le 2 mai 1808 : « Tu régneras sur l’Espagne, mais jamais sur les Espagnols ! ». Un
constat que ne sut pas établir Napoléon, qui eut trop longtemps l’impression
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Gaël Pilorget
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Olivier Lahaie
1. COL D. Mac Carthy, La cavalerie au temps des chevaux, EPA, Turin, 1989, p. 220.
2. Cité in Gal J. Regnault, « Le haut commandement et les généraux français en 1870 », Revue
historique des armées, SHAT-Vincennes, no 1 spécial, 1971, p. 13.
3. Ibid., p. 16.
4. L. Armagnac, Quinze jours de campagne, témoignage figurant sur le site http://antan.
unblog.fr, p. 32 (consulté en 2009).
5. L. Wolowski, Corps franc des Vosges, Laporte, Paris, 1871, p. 39.
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1. Ancien ambassadeur de France à Vienne, il a été nommé ministre des Affaires étrangères
le 15 mai 1870. Il a laissé des souvenirs, La France et la Prusse avant la guerre de 1870,
Dentu, Paris, 1872.
2. Confidence faite par l’impératrice Eugénie à Maurice Paléologue le 22 avril 1906, cette
dernière témoignant également avoir soutenu la position intransigeante de Gramont face
à Napoléon III « pour la défense du prestige impérial », en France comme à l’étranger.
3. Confidence faite au prince de Metternich.
4. L’ambassadeur de Grande-Bretagne en France.
5. L’ambassadeur français à Saint-Pétersbourg.
6. L’ambassadeur de France en Prusse.
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l’artillerie, Stoffel souligne la qualité des pièces Krupp1 ; il note également l’usage,
fait par les Prussiens, de la voie ferrée pour leurs déplacements stratégiques.
Les mérites personnels de Stoffel sont même salués par ses hôtes : « Il y
avait alors à l’ambassade de Berlin un officier français connaissant l’armée prussienne
comme peu d’officiers l’ont jamais connue, dit de lui le prince Kraft de Hohenlohe-
Infelfingen. Possédant à fond la langue allemande, ayant des manières aimables
et franches, bon camarade, le colonel Stoffel avait un esprit subtil et une grande
force de travail. Il connaissait exactement notre organisation et nos moyens2 ».
À chaque envoi, Stoffel tente d’alerter Paris au sujet des intentions belliqueuses
de la Prusse et souligne l’importance du service militaire obligatoire dans ce
pays ; vouloir croire que ce dernier pourrait désarmer est pour lui pure folie.
« Ma conviction est trop entière pour que je ne l’exprime pas une dernière fois :
méfions-nous de l’état-major prussien3 ! ». Le Bœuf s’entretient bien entendu avec
Napoléon III des inquiétudes de Stoffel4. Au fil des années, l’attaché se montre
résolument alarmiste : « En Allemagne, écrit-il, l’armée est la première et la plus
honorée des institutions. Elle revêt un caractère sacré (…). L’armée prussienne ne
fait qu’un avec la nation. La France s’obstine à ne pas le voir. Le Rhin est pour elle
une muraille de Chine5 ». « Une guerre entre la France et la Prusse est inévitable
(…). La Prusse, aussi bien par ambition que par conscience de sa force, se regarde
depuis longtemps comme prédestinée à unifier et à dominer l’Allemagne6. Pour
lui, la majorité des Prussiens manifeste rancœur et envie à l’égard de la France
et leur chancelier ne cherche qu’un prétexte ; « la guerre est à la merci d’un
incident7 ». Il conseille : « La sagesse, c’est de s’armer jusqu’aux dents8 ». Le
28 février 1870, paraphrasant Mirabeau, Stoffel écrit encore au ministre : « La
Prusse n’est pas un pays qui possède une armée, c’est une armée qui possède un
pays9 ».
1. Canons en acier à chargement par la culasse, tandis que les pièces françaises sont encore
en bronze et se chargent par la bouche.
2. Voir prince Kraft de Hohenlohe-Infelfingen, Lettres sur la stratégie (traduite par un officier
d’infanterie), Westhausser, Paris, 1897, p. 298.
3. Rapport du 23 avril 1868, reproduit in COL baron E. Stoffel, Rapports militaires écrits de
Berlin, 1866-1870, Garnier frères, Paris, 1871, p. 131.
4. Voir la lettre du ministre à l’Empereur en date du 11 mars 1868 in Papiers et correspondance
de la famille impériale, Garnier frères, Paris, t. 2, p. 104.
5. Cité in Anonyme, La guerre de 1870 ; la capitulation, op. cit., p. 18.
6. Rapport du 12 août 1869, reproduit in COL baron E. Stoffel, op. cit., p. 297 et 302.
7. Idem, pp. 304-307.
8. Cité in A. Guérin, La folle guerre de 1870, Cercle du nouveau livre d’histoire, Paris, 1970,
p. 51.
9. Cité in LTN A. Froment, L’espionnage militaire et le service des renseignements, en France et
à l’étranger, F. Juven, Paris, 1887, p. 2.
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135
L’espionnage est un arbre ne portant des fruits que bien des années après sa
plantation1 ».
Mais qu’importe finalement puisqu’il y a urgence à agir. Deux jours avant
la déclaration de guerre à la Prusse, « Le Bœuf envoie ses instructions à tous les
commandants de corps d’armée : organisation immédiate d’un Service de
renseignements (SR) comprenant, par corps d’armée : un chef d’escadron ou un
capitaine d’état-major, chef de service, et deux capitaines connaissant la langue
allemande. Au Quartier Général, le colonel Lewal est chargé de diriger la Section
de renseignements avec sous ses ordres, un lieutenant-colonel, deux chefs d’escadron
et quatre capitaines d’état-major2 ». Un ordre ministériel précise la mission de
ce service : « Les officiers employés à cette mission se préoccuperont de se ménager
des relations en avant de leur corps d’armée et de trouver des espions qu’ils enverront
à différentes distances, de manière à avoir toujours une sorte de réseau d’espionnage
en avant du corps d’armée, et à être avertis à temps des mouvements de l’ennemi.
On ne devra pas épargner l’argent pour avoir de bonnes informations3 ». Un budget
annuel d’un million de francs lui est alloué pour fonctionner4.
Olivier Lahaie
1. Gal L. Lewal, Études de guerre – Tactique des renseignements, Baudoin, Paris, 1883, fin du
chapitre xvii.
2. P. Krop, Les secrets de l’espionnage français, de 1870 à nos jours, série « Les traversées de
l’Histoire », Lattès, Paris, 1994, p. 15.
3. Idem.
4. Soit une somme d’environ 192 000 euros.
136
ANNEXE
137
Artillerie
Rapport sur l’artillerie
prussienne ; débat autour
Essais de tir des pièces
20 février 1868 de la querelle portant 22 novembre 1868
prussiennes
sur la fabrication des canons
en bronze ou en acier (Krupp)
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Éric Taladoire
Il ne nous appartient pas ici de faire le récit de cette longue guerre, sinon
d’insister sur un aspect spécifique : l’action de la Contre-guérilla française du
colonel du Pin (Salkin 1977, Taladoire 2016). À cette unité revient en effet la
responsabilité, aux côtés d’autres corps que l’on est disposé à sacrifier – comme
la Légion étrangère (Sergent 1980) ou le Bataillon égyptien (Jayet 2003) –,
d’assurer la sécurité du cordon ombilical qui relie Mexico à la côte au climat
malsain : par cette route transitent les troupes, les convois de ravitaillement, la
paye. Or la région est infestée de guérillas, de petites bandes souvent mal armées,
voire de troupes régulières trop vite libérées, qui reprennent les armes malgré
leur promesse de ne plus combattre. Mais ils connaissent le terrain et la population
leur est totalement favorable, ils sont comme des poissons dans l’eau (Campos
1966). Des espions leur transmettent toutes les informations nécessaires pour
harceler les envahisseurs. Les tenanciers des cantinas où les soldats français
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à la recherche d’ennemis cachés. Intrigué par l’attitude d’une femme, torse nu,
vêtue d’une simple crinoline qui manifeste trop d’agressivité pour sa tenue,
Joaquín Flores, un ancien guérillero passé aux Français, donne quelques coups
de baïonnette sous les jupons. Julio Cara Rubio, adjoint de l’alcalde de Jamapa,
jaillit de sa cachette et tente de s’enfuir. Il est exécuté sur le champ. La colonne
rentre au petit matin à Medellín avec quelques prisonniers, sous le regard ahuri
de la population, qui n’a rien su de l’opération.
Conscient de la virulence des guérillas, de leur audace et de leur efficacité,
du Pin recherche en priorité la sûreté, tant dans les bivouacs qu’au cours des
déplacements. Non seulement, durant les marches, le corps est-il protégé par
une avant-garde, une arrière-garde et des flancs garde, comme cela se fait dans
la plupart des autres unités, mais du Pin dispose en outre d’éclaireurs qui se
sont dépouillés de leur uniforme, le plus souvent des Mexicains alliés, comme
les hommes des troupes conservatrices de Murcia, Prieto ou Llorente. La Contre-
guérilla se déplace entourée d’un nuage de protection, ce qui ne l’empêchera
pourtant pas de tomber dans plusieurs embuscades. Pour renforcer la sécurité,
du Pin n’hésite pas à favoriser les départs et les marches de nuit, même en
territoire inconnu, à choisir des itinéraires imprévus, à modifier sa route en
cours de progression.
Le 16 mars 1863, du Pin simule une marche nocturne sur Jamapa, puis
rentre de nuit à sa base et repart aussitôt sur Tlaliscoya, un autre foyer insurgé,
avec 70 fantassins, 80 cavaliers et 26 Mexicains de Murcía, pour affronter la
guérilla du colonel Gómez, forte de 300 hommes (Taladoire 2016, Kératry 1868).
La marche est pénible, mais pour progresser aussi rapidement que possible,
cavaliers et fantassins alternent sur le dos des chevaux. Après avoir traversé à
gué le Río Atoyac, les cavaliers du capitaine Isabey surprennent les guérilleros
dans l’hacienda de Mandinga, une oasis de verdure où fleurissent bananiers,
manguiers et citronniers. L’affaire s’achève par une course poursuite et un
demi-succès, mais c’est l’effet de surprise qui nous intéresse ici.
En juin 1863, la Contre-guérilla participe aux expéditions destinées à
venger Camerone1. Elle progresse jusqu’à San Antonio Huatusco, où elle retrouve
la tombe du lieutenant Maudet (Sergent 1980), mais se retrouve totalement
isolée, en terrain hostile. Pour se dégager, du Pin déclenche une attaque surprise
de nuit, en silence, à l’arme blanche. Comme beaucoup d’officiers français, du
Pin apprécie ce type d’attaque car les Mexicains craignent les baïonnettes que
leurs machetes ne suffisent pas à contrer. Il parvient ainsi à se replier vers des
zones plus sûres, sans trop de pertes.
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raison de leur ralliement aux Français, sont coupés d’une large fraction de la
population (Campos 1966). Beaucoup de leurs membres sont connus car
originaires de l’État de Veracruz, mais dès que du Pin quitte ses premières zones
d’activité, les risques diminuent et, vêtus en civil, ces agents rendent de grands
services. Une lettre de 1866 fournit des indications plus complètes : « J’ai déjà
dû employer dans les terres chaudes de Veracruz des déserteurs mexicains et
espagnols. Pendant très longtemps, ils ont formé plus de la moitié de ma cavalerie,
ils nous ont servis très fidèlement et pas un d’entre eux n’a déserté tant que j’ai
commandé le corps1 ».
Ils ne sont pas les seuls, d’ailleurs. Plusieurs hommes et officiers de la
Contre-guérilla, dont du Pin, Kératry, Jaquin ou Dumont, parlent un espagnol
suffisant pour se débrouiller. À l’automne 1864, au Tamaulipas, le lieutenant
Dumont, déguisé en Mexicain, effectue une reconnaissance et localise l’ennemi.
Cela permet une intervention rapide et une petite victoire.
Au Tamaulipas, justement, les Mexicains libéraux sont sur leurs terres,
renseignés par tout le petit peuple (García y Sánchez 1962). Les Français sont
entourés d’espions, de traîtres à leur cause. Un cafetier de Tampico qui semble
sympathiser avec les Français en raison des bénéfices qu’il retire du spectacle
des pendaisons, travaille en réalité pour les libéraux. Même des conservateurs
convaincus ou certains qui préfèrent une prudente neutralité, comme le cousin
du chef libéral Carbajal, peuvent jouer double jeu, puisqu’ils comptent chez les
libéraux, des parents, des amis.
Un effort supplémentaire est donc nécessaire pour recruter des exploradores,
des éclaireurs qui contribuent à l’action par leur connaissance du terrain. On
connaît ainsi quelques noms : Aniseto Barranca, Anacleto Mata, José María
Ruiz ou José María Cedillo. D’anciens guérilleros ont préféré leur intégration
à la Contre-guérilla à la pendaison sommaire, Joaquín Flores et Damián Torres
par exemple. Tous sont susceptibles de s’infiltrer dans des convois comme
muletiers, conducteurs, de circuler sur les marchés, voire de feindre une
appartenance à une guérilla. Un rapport de du Pin du 17 juillet 1866 précise :
« Un de mes espions qui vient de passer huit jours au milieu de l’ennemi et qui a
assisté au pillage de San Isidro me donne les détails ci-après2 ». Les espions
n’hésitent donc pas à se compromettre pour inspirer confiance à leurs adversaires.
Les registres de l’État des dépenses secrètes regorgent de mentions du type :
« Pour deux espions (renseignements des plus importants) : 25 piastres3 ».
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147
148
Éric Taladoire
Acosta Nieva Rosario et Éric Taladoire. Pepita, la femme du traître, Gingko, Paris, 2019.
Avenel Jean. La campagne du Mexique (1862-1867). La fin de l’hégémonie européenne en
Amérique du Nord, collection Campagnes et Stratégies, Economica. Paris, 1996.
Campos Sebastián I. Recuerdos Históricos de la Ciudad de Veracruz y Costa de Sotavento
del Estado, durante las campañas de « Tres Años », « La Intervención » y el « Imperio »,
2 vols, Ed. Citlaltépetl, México, 1966.
García Raul G. y José Maria Sánchez G. Tamaúlipas en la Guerra contra la Intervención
Francesa. Colección del Congreso Nacional de Historia para el Estudio de la Intervención.
no 17. México, 1962.
Gouttman Alain. La guerre du Mexique, 1862-1867. Le mirage américain de Napoléon III,
Pour l’Histoire, Perrin, Paris, 2008.
Guyot Philippe, « La Contre-Guérilla du colonel du Pin au Mexique », in Les forces spéciales :
concept et histoire. Actes du colloque de juin 2001, pp. 15-25, ministère de la Défense,
Paris, 2007.
Hennequin Aurélie, « La Contre-guérilla Française des Terres Chaudes (1862-1867) et
son commandant, le Colonel du Pin », DM99/HEN, mémoire de Maîtrise, Centre
de recherches en histoire de l’Amérique latine et du monde ibérique, Université de
Paris 1, 1998-1999.
Jayet John, « Le bataillon nègre égyptien au service de la France pendant la campagne
du Mexique de 1863 à 1867 », Annales Islamologiques, 37 : 201-236, Institut Français
d’Archéologie Orientale, Le Caire, 2003.
Kératry Comte Émile de, La contre-guérilla française au Mexique, Librairie internationale,
Paris, 1868.
Lécaillon Jean-François, Napoléon III et le Mexique : les illusions d’un grand dessein,
L’Harmattan, Paris, 1994.
1. Lécaillon 1994.
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150
Olivier Lahaie
celles du potentiel adversaire prussien. Par esprit cocardier certes, mais surtout
par suffisance. L’armée impériale n’a-t-elle pas été victorieuse en Crimée et en
Italie ? Le nouvel adversaire, qui se dessine à présent, est-il si dangereux qu’il
faille s’en inquiéter outre mesure ? Non pas. Dans les plus hautes sphères de
l’armée, on sous-estime volontiers son ennemi ; un tel comportement est
évidemment imprudent, mais les expéditions passées – parfois menées contre
des nations (ou peuplades) aux équipements primitifs et aux procédés de combat
simplistes – expliquent qu’il se soit généralisé. Face aux Pruscos, cette tendance
fâcheuse va encore se manifester, bien que ces derniers n’aient rien de commun
avec les paysans cochinchinois ou les nomades d’Algérie. Rassuré par l’optimisme
béat de sa hiérarchie, le troupier est intimement persuadé qu’il ne va faire qu’une
bouchée du premier « Pauvre Fritz1 » qui se mettra en travers de sa route.
Au moment où la guerre est déclarée, l’état-major impérial sait bien qu’il
ne peut bénéficier – comme c’est le cas en Prusse – de l’apport de réservistes
formés par le service obligatoire. Mais il garde une confiance inébranlable dans
les qualités intrinsèques du soldat français. En outre, compte tenu de la durée
passée sous les drapeaux – comme de l’expérience qui en résulte –, ce dernier
peut être considéré comme « de métier ». En Afrique, sa débrouillardise légendaire
a été érigée en système et, quelle que soit la situation du combat, son comportement
irréprochable rassure. Lors des campagnes de Crimée et d’Italie, ce soldat a
déjà maintes fois tiré d’embarras un haut commandement imprévoyant qui n’a
jamais été économe de son sang.
Le 6 juillet 1870, Le Bœuf déclare en Conseil des ministres : « L’armée
française est admirable, exercée, vaillante » ; en prenant l’offensive dès la déclaration
de guerre, il est certain qu’elle surprendra les Prussiens « au milieu de leur
formation » et soutient qu’elle portera à la Prusse « un de ces coups heureux qui
exaltent le moral d’une armée, doublent sa puissance et sont gage de son succès
définitif ». Dans les jours qui suivent, les grands chefs militaires parlent d’une
même voix devant l’Impératrice : « Notre offensive au-delà du Rhin sera tellement
foudroyante qu’elle coupera l’Allemagne en deux et nous ne ferons qu’une bouchée
de la Prusse ; nous saurons bien retrouver le chemin d’Iéna2 ». Sans le savoir, le
Constitutionnel du 14 leur fait écho : « Passons le Rhin ! Les soldats d’Iéna sont
prêts ! ». Dans l’esprit des maréchaux et généraux français, enivrés par les gloires
du mythe impérial, le royaume de Prusse – vaincu en 1806 à Iéna et Auerstedt,
puis humilié par des conditions de paix léonines – est demeuré un nain sur le
plan militaire. En son temps, Napoléon Ier a pu étendre les frontières françaises
1. Texte d’une caricature de Cham, paru dans L’Esprit Follet du 30 juillet 1870. On y voit un
zouave énervé attaquer furieusement à la baïonnette un Prussien, bedonnant et craintif.
2. Récit fait par Eugénie à Maurice Paléologue, le 22 avril 1906.
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1. Idem.
2. Artilleur d’origine, Le Bœuf est président du comité de l’Artillerie ce qui donne du poids à
ses propos. Cité in Le Moniteur de l’Armée, n° du 21 juillet 1863.
3. Rapport de Le Bœuf à l’empereur Napoléon III (mars 1868), dossier no 24572 in Papiers et
correspondance de la famille impériale, Garnier frères, Paris, tome II, 1873, pp. 97-105.
4. SHD/GR, sous série 1M, « reconnaissances militaires », rapport no 1535 (18 octobre 1864).
5. Le Moniteur de l’Armée, n° du 21 juillet 1863.
6. E. Carrias, Le danger allemand (1866-1945), PUF, Paris, 1952, p. 31.
154
temps à nouer une alliance militaire avec le vainqueur1. L’Empereur est leurré
par les faux espoirs que lui fait miroiter un Bismarck qui ne cherche qu’à gagner
le temps nécessaire pour rétablir de bonnes relations avec l’Autriche. Bientôt,
il faut se résigner : maîtresse de l’Allemagne du Nord et alliée aux États de celle
du Sud, la Prusse représente une menace potentielle pour la France. Après avoir
consulté quelques grands chefs militaires, Napoléon charge Niel de préparer
un projet de loi visant à rénover l’armée et à en accroître les effectifs. Cela étant,
seul le général Trochu laisse transparaître une certaine admiration pour un
modèle d’armée à la prussienne, et encore le fait-il anonymement pour ne pas
s’attirer les foudres de l’opinion2. Comment d’ailleurs procéder autrement quand
l’Empereur en personne affirme : « Les ressources militaires de la France sont
désormais à la hauteur de ses destinées dans le monde3 » ? Dans la Revue des Deux
Mondes4, le général Changarnier écrit qu’il tient pour « négligeable » l’armée
prussienne en comparaison de l’armée française et cela même si l’effectif de
cette dernière était maintenu à 300 000 hommes. Cet avis tranché ne plaide
évidemment pas en faveur de l’établissement d’un service militaire universel
et obligatoire en France. Le 19 décembre 1867, voulant défendre le texte de sa
loi de réforme militaire à la tribune du Parlement, Niel annonce qu’il ne dispose
que de 200 000 hommes pour assurer la garde au Rhin ; en comparaison, il croit
bon de passer en revue les effectifs de l’armée prussienne et s’attire aussitôt les
railleries de Thiers : « Gardez-vous, Messieurs, de croire à cette fantasmagorie de
chiffres, ce sont des fables ! ». À l’époque, Thiers ne pense pas que la Prusse soit
capable d’aligner plus de 300 000 hommes et, partant de là, ne voit pas la nécessité
d’incorporer plus d’hommes sous les drapeaux5. Émile Ollivier affirme que la
menace prussienne est un leurre que d’aucuns agitent pour transformer la
France en « caserne » ; il prétend que l’armée du Roi de Prusse est « essentiellement
défensive ». Quant à Jules Simon, il plaide pour l’unité allemande, affirmant
que la Prusse n’a « pas intérêt à faire la guerre à la France ». Niel proteste : ce
n’est pas en caserne mais en « cimetière » que la France se transformera en cas
de guerre contre les Prussiens ; mais il doit s’incliner et revoir le contenu de son
projet de loi6. Désabusé, il confiera plus tard à l’un de ses officiers d’ordonnance :
1. Voir Document no 3479 : « Projet d’alliance entre la France et la Prusse » (23 août 1866)
in Ministère des Affaires étrangères, Les origines diplomatiques de la guerre de 1870-1871 ;
recueil de documents, tome XII, Paris, 1921, pp. 173-175.
2. Voir Gal X, L’armée française en 1867, Amyot, Paris, 1867.
3. Discours d’ouverture de la session parlementaire du 18 janvier 1869.
4. Envoi du 15 avril 1867.
5. E. Carrias, op. cit., p. 40.
6. Le texte initial de la loi Niel va être amendé pour ne pas heurter une partie de l’opinion
publique républicaine. La loi du 1er février 1868 prévoit finalement qu’après 5 années de
155
« Vous verrez ! Les Prussiens feront sur nous le bond de la panthère1 ! ». En cette
occasion, n’a-t-on pas fait passer les querelles politiciennes avant la sécurité de
la France ? Le 19 juillet 1870, Thiers finira par avouer à un ami : « Je connais
l’état de la France et celui de la Prusse ; nous sommes perdus2 ».
Après la défaite, certains – tel le général du Barail – ont eu la franchise de
témoigner de cette fatuité française : « Nous étions convaincus que notre état
militaire était arrivé à un degré de perfection qu’on ne pouvait dépasser ni même
atteindre, que nous n’avions rien à emprunter, qu’au contraire nous étions assez
riches pour prêter3 ». Dans ses souvenirs, Gramont excuse ainsi son attitude
belliqueuse : « Notre supériorité militaire était passée en France, pour ainsi dire,
à l’état d’axiome et pas une voix ne s’éleva dans les Chambres pour la contester ».
Confidente du général de Galliffet, la princesse Pauline de Metternich,
ambassadrice d’Autriche en France, rapporte : « Comme la plupart des officiers
français, (Galliffet) sous-estima l’organisation de l’armée prussienne4 ». Il était
donc communément admis que « la supériorité militaire des Français sur les
Allemands était naturelle et découlait d’un don de la race5 ». Et ce sont bien les
certitudes, voire les rodomontades, du ministre de la Guerre qui vont convaincre
l’immense majorité du corps législatif qu’une victoire sur la Prusse est indubitable6.
Le problème dépasse le simple cadre de l’armée, à tel point qu’on peut sans
doute parler d’un phénomène de société aux racines déjà anciennes. Cette forme
d’aveuglement collectif va créer des circonstances extrêmement dangereuses7 ;
c’est le « cœur léger8 » que l’Empire libéral finit par déclarer la guerre à
Guillaume Ier. Napoléon III, qui pourtant se montrait irrésolu et indécis sur
service actif, le soldat sera versé pour 4 ans dans la réserve ; cependant, rien n’est prévu
pour l’instruction des réservistes.
1. Cité in L. de Montesquiou, 1870, les causes politiques du désastre, Nouvelle Librairie
Nationale, Paris, 1915, p. 32.
2. Cité in A. Guérin, La folle guerre de 1870, Cercle du nouveau livre d’histoire, Paris, 1970,
p. 66.
3. Gal F.C. du Barail, Mes souvenirs, 1821-1850, 2 tomes, t. 2, Plon/Nourrit et Cie, Paris, 1894,
p. 372.
4. Citée in Les Cahiers de l’Histoire, « La guerre de 1870 ; 1re partie : la marche au désastre »,
no 88, déc. 1969-janv. 1970, p. 44.
5. E. Carrias, op. cit., p. 186.
6. Le 9 août, Le Bœuf laisse le portefeuille de la Guerre au Gal Cousin-Montauban, comte de
Palikao.
7. Largement entretenu par une presse va-t-en-guerre, toutes tendances politiques
confondues. « Si la déclaration de guerre n’arrive pas, ce sera plus qu’un désappointement,
plus qu’une déception », peut-on lire dans Le Soir du 14 juillet par exemple.
8. Émile Ollivier. Il avait dit le 15 juillet (jour du vote des crédits de guerre par l’Assemblée
nationale) que la guerre serait « une promenade militaire ». Cité in P. et V. Margueritte,
op. cit., p. 13.
156
157
Tous les voyageurs, revenant d’un voyage en Prusse, restaient par ailleurs
marqués par l’étrange impression qui émanait de ce pays. « Il n’y a pas à cacher
que c’est une fière nation, que les soldats ont l’air solides et sérieusement intelligents,
que le nombre d’uniformes dans les rues est effrayant et que tout, ici, monuments
et statues, hommes et choses, respire l’ambition et la guerre », écrivait Prévost-
Paradol1.
Dans la période de l’immédiat avant-guerre, relevons aussi l’existence de
certaines publications qui n’ont pu passer inaperçues au sein de l’état-major
impérial ; en 1868 par exemple, la traduction de l’ouvrage du capitaine von
Ludinghausen, L’armée prussienne, son organisation, ses différents services2, ou
encore L’Armée de la Confédération du nord de l’Allemagne du capitaine Samuel3,
spécialiste français dont nous avons déjà fait état4. Le 1er janvier 1870, un article
très documenté, portant sur l’armée prussienne, paraît dans la Revue des Deux
mondes5. Son auteur, le suisse Frédéric-Constant de Rougemont, n’est pas à
proprement un spécialiste des questions militaires, mais il connaît bien la
Prusse6. Dans cette publication s’adressant à un large public, Rougemont fait
un point précis des effectifs d’active et de réserve dont pourrait disposer la
Prusse en guerre, sans oublier d’évaluer le potentiel militaire de tous ses alliés
germaniques7. Il décrit également l’esprit militariste qui règne à Berlin, esprit
que Bismarck est prêt à utiliser à la moindre occasion si cela peut lui permettre
d’atteindre ses buts politiques. Tout au long de son article, l’auteur s’attache à
comparer les situations en France et en Prusse, voulant désigner clairement les
deux puissances militaires européennes du moment, suggérant du même coup
qu’une guerre est plus que probable entre elles. Rougemont ne croit d’ailleurs
pas à la possibilité de voir un jour Berlin accepter l’idée d’un désarmement ; il
plaide même pour l’adoption par la France du service militaire obligatoire,
seule solution à ses yeux pour égaler l’organisation militaire de la Prusse et
rivaliser avec l’esprit de défense qui anime cette nation8. Même si le style littéraire
de cet article détone avec celui des rapports établis par Stoffel, les données
158
militaires qui y sont contenues sont du même acabit : les informations chiffrées
se recoupent et les appréciations de valeur se rejoignent.
Il convient donc d’affirmer qu’à l’été 1870, Napoléon III et le ministère de
la Guerre français connaissaient parfaitement les capacités de l’outil militaire
développé par la Prusse, comme la dangerosité inhérente à la politique
bismarckienne. Pour autant, ceux qui, à Paris, doutaient du résultat d’un
affrontement se comptaient sur les doigts d’une main…
159
160
exemples dans ce domaine sont trop nombreux pour être tous relevés, aussi
n’en citerons-nous que quelques-uns parmi les plus flagrants. Le 3 août, Ducros
recueille des informations selon lesquelles l’ennemi serait aux environs de
Wissembourg, mais il n’y croit pas vraiment, écrivant même à Douay (1er corps) :
« L’ennemi n’est en force nulle part à proximité, prêt à tenter une offensive. Les
craintes du sous-préfet sont fort exagérées1 ». Par acquit de conscience, le second
prescrit tout de même des reconnaissances aux abords de la ville, mais ne donne
pas l’ordre de fouiller les bois alentours, ni de placer des petits postes pour la
nuit. Grave erreur, puisque dès le matin du 4, 40 000 Bavarois fondent sur les
4 700 Français. La IIIe armée ennemie bouscule une division du 1er corps. Surpris
en infériorité numérique marquée, les Français doivent se replier. Mac-Mahon,
espérant vainement le renfort du 5e corps, regroupe autour de lui les forces
d’Alsace.
Le lendemain, Frossard apprend par des villageois que l’ennemi se renforce
au nord de Forbach grâce aux voies ferrées reliant Trèves et Sarrelouis ; mais il
ne croit pas à une attaque et évacue le plateau qu’il va ensuite vainement tenter
de reprendre au prix de lourdes pertes. Le 6, le IIe corps bavarois provoque un
nouvel affrontement à Woerth-Frœschwiller, tandis que la Ire armée prussienne
attaque le 2e corps à Spicheren. Toujours en infériorité numérique, les Français
abandonnent leurs positions pour éviter d’être anéantis. Voulant absolument
profiter de la cadence de tir et de la précision des fusils Chassepot, les généraux
français ont préféré attendre l’adversaire sur « de bonnes positions2 », c’est-à-dire
offrant de bonnes possibilités de tir ; ils ont ainsi volontairement couru le risque
de se laisser encercler par un ennemi supérieur en nombre et manœuvrier…
ce qui n’a pas manqué de se produire. Négligeant les renseignements précieux
fournis par la douane de Strasbourg qui avertissaient de l’arrivée de plus de
100 000 Prussiens à Frœschwiller, Mac-Mahon a attendu l’arme au pied de
pouvoir cribler de balles l’adversaire : quand on y est, on y reste…
Pour illustrer le manque de pratique des Français en matière de recherche
du renseignement, l’exemple d’un capitaine de l’Armée de Châlons, « désigné
pour tenir le rôle d’officier SR », mérite d’être cité. Le 11 août, il reçoit la mission
de se rendre à Nancy pour y relever les positions prussiennes ; on lui alloue une
somme d’argent pour payer ses frais et les émissaires qu’il pourra recruter afin
de porter ses messages. Voici comment il témoigne de ce qu’il a vécu : « Le
matin à 06 h 00, je fais venir le maire et le commissaire central de police pour
chercher des agents à envoyer en éclaireurs : on ne peut me fournir personne.
J’envoie aux portes arrêter tous les voituriers et les personnes arrivant de la campagne
161
162
1. M. du Camp, Souvenirs d’un demi-siècle, en 2 tomes, t.1, Hachette, Paris, 1949, p. 256.
2. CDT L. Rousset, Histoire abrégée de la guerre franco-allemande 1870-1871, Librairie
illustrée, Paris, non daté, p. 59.
3. Citée in La guerre de 1870 ; la capitulation, op. cit., p. 185.
4. CDT L. Rousset, op. cit., p. 124.
163
Olivier Lahaie
1. Ces quelques exemples sont cités in G. Renault (dit « colonel Rémy »), Secrets et réussites de
l’espionnage français, t. 1, Famot, Genève, 1983, pp. 51-52.
2. Souvenirs du général Jarras, chef d’État-major de l’Armée du Rhin, 1870, Plon, Paris, 1892.
3. P. Pin, article « Renseignement » in J. Tulard, Dictionnaire du Second empire, Fayard, Paris,
1995, p. 1113.
4. COL E. Stoffel, La dépêche du 20 août 1870 du Mal Bazaine au Mal de Mac-Mahon, Lachaud
& Burdin, Paris, 1874, pp. 8-9.
164
Alexandre Sheldon-Duplaix
168
169
L’urgence anglaise
1. Ibid.
2. Sheldon-Duplaix, A., Le renseignement naval français, op. cit.
3. Ferreiro, L., Spies versus prizes, technology transfer between navies in the age of Trafalgar,
colloque, Technology of the ships of Trafalgar, Cadix, novembre 2005.
170
consuls qui comptent les bateaux dans les ports et relatent leurs mouvements1.
Les ingénieurs, qui voyagent régulièrement en Grande-Bretagne et aux États-
Unis, consignent leurs observations des techniques étrangères dans une
publication constamment remise à jour, L’Album du génie maritime. La frégate
envoyée dans les eaux de la Baltique vient compléter les informations nécessaires
à la guerre de Crimée.
Principal partenaire stratégique de Napoléon III, la Grande-Bretagne est
au cœur de la diplomatie de l’Empereur. La concertation entre Londres et Paris
sur les affaires internationales assure aux deux empires que l’un ne prenne pas
sur l’autre un avantage majeur. Pièces plus ou moins puissantes sur le vaste
échiquier des mers, les bâtiments de combat des deux marines suscitent de part
et d’autre de la Manche la plus grande curiosité, aussi bien chez les marins et
les ingénieurs que chez les diplomates. Des caractéristiques et de la valeur des
unités peuvent dépendre l’issue d’une crise internationale ou d’une confrontation
qui surgirait entre la Royal Navy et la Marine impériale. Traditionnellement,
la France cherche à compenser son infériorité par l’innovation technologique.
Mais avec la révolution industrielle, l’innovation technique vient généralement
de Grande-Bretagne et la France doit l’adapter à la Marine, à défaut de l’adopter.
Colonna-Walewski, Thouvenel, Drouyn De Lhuys, de Moustier, La Valette les
ministres des Affaires étrangères2, Hamelin puis Chasseloup-Laubat et Rigault
de Genouilly, les ministres de la Marine3, et Dupuy De Lôme, le directeur du
matériel4, suivent attentivement les progrès de la construction navale britannique.
Elle met sur cale en 1854 le plus grand bateau du monde, le paquebot Leviathan
(ou Great Eastern), répond à la frégate cuirassée Gloire de Dupuy de Lôme (1859)
par la construction du Warrior (1862) et – dessine en 1868 le cuirassé à tourelles
Devastation. L’historien André Brisou note à ce propos que « le ministre voulait
tellement que rien n’échappât à l’observation qu’il avait détaché en permanence
[en Angleterre] un ingénieur, ce qui n’empêchait pas à d’autres d’y être envoyés
pour des missions occasionnelles5 ». Priorité est donnée au renseignement technique
destiné à la direction du matériel. Son illustre directeur, Dupuy de Lôme, le
171
père de la Gloire a passé neuf mois dans les chantiers britanniques1. D’autres
comme les ingénieurs du génie maritime Sarlat, Mol, Pastoureau, Mangin,
Gervais, Sabatier, Legrand et Le Belin effectuent eux aussi des missions dans
les chantiers anglais2. Mais leurs comptes rendus ne suffisent pas. Il faut un
permanent qui puisse s’adresser aux décideurs et faire jouer la fraternité des
marins, renforcée il y a peu par une fraternité d’armes en Crimée. Pour se faire
le cabinet du ministre décide d’affecter à Londres un capitaine de frégate dont
le profil anglophile et la compétence technique lui facilitera l’accès des cercles
militaires et industriels.
Ce besoin justifie la création à Londres de deux postes d’attachés militaires
dont l’un pour la Marine. Le capitaine de frégate Pigeard occupera officieusement
puis officiellement cette fonction de 1857 à 1869 avec deux interruptions : en
1858-59, puis en 1863-64 quand il sera dépêché dans les État désunis d’Amérique
pour évaluer les innovations des belligérants3.
Né le 17 mars 1818 à Colmar, élève officier en 1833, Jean-Charles Pigeard
participe cinq ans plus tard au blocus du Mexique sous les ordres de l’amiral
Baudin. Dès 1846, son « goût pour les études » se manifeste par des traductions
de documents nautiques espagnols et portugais alors qu’il sert comme adjoint
du commandant de la station des côtes occidentales d’Afrique. Après avoir
demandé en vain son transfert à l’administration centrale, il est promu lieutenant
de vaisseau en 1848 et prend le commandement de l’aviso à vapeur Averne.
Marié le 4 avril 1850 à Catherine Ann Thomasine-Simèon, fille d’un capitaine
de vaisseau de la Royal Navy, cette alliance lui permet de perfectionner son
anglais. Il traduit ainsi le Pilote côtier des États-Unis de Blunt en liaison avec le
Dépôt des cartes et plans dont le directeur, le contre-amiral Mathieu, le
recommande pour un embarquement. Sur le Montebello, le Fleurus puis l’Henri IV,
il participe de mars 1854 à juillet 1855 à la campagne de Crimée4. Capitaine de
frégate en juin 1855 pour faits de guerre dans le corps de débarquement de
Sébastopol, Pigeard présente un profil idéal pour remplir la nouvelle mission
de suivi des constructions navales en Grande-Bretagne que lui assigne le ministre
l’année suivante. Il maîtrise la langue et a commandé un bâtiment à vapeur.
172
Son mariage et la campagne de Crimée lui donnent des contacts dans la Royal
Navy dont les amiraux James Drummond1 et Spencer Robinson2.
Priorités successives
173
de sa mission qui lui imposent une observation visuelle régulière des chantiers
britanniques1.
Les huit chantiers privés de la Tamise2 sont faciles à observer et Pigeard
s’y rendra régulièrement durant ses dix années sur le sol anglais. Quatre des
six arsenaux britanniques sont également proches de Londres : Depford,
Woolwich et Chatham sur la Medway ou la Tamise, et Portsmouth sur la côte
sud-est. Le chemin de fer3 permet aussi à Pigeard de visiter les neuf chantiers
et fonderies sur les côtes nord est4 et nord-ouest5. Les deux arsenaux de Devonport
(Plymouth) sur la côte sud-ouest et de Pembroke au Pays de Galles sont plus
difficiles d’accès et Pigeard ne semble pas les visiter6. Il doit théoriquement
demander une autorisation à l’amirauté pour pénétrer dans les arsenaux. Mais
ses « anciennes relations » de la guerre de Crimée, notamment avec Drummond,
commandant le Victory puis superintendant à Portsmouth, lui permettent « d’y
recueillir de temps en temps des renseignements sans recourir à l’Amirauté7 ».
1. Ibid.
2. Wigram et Rennie & Sons à Blackfriars ; Ditchburn & Mare et Thames Iron Works à
Blackwall ; Robinson & Russel, Millwall Iron Works et Millwall shipyard à Millwall ; John
& W. Dudgeon et Joseph & Jacob Samuda à Poplar ; Rennie & Sons à Greenwich.
3. The Railway Yearbook, 1912.
4. Palmers à Jarrow et Elswick Ordnance Works à Elswick sur la Tyne face à la mer du Nord
5. Laird à Birkenheads sur la Mersey et W.C. Miller à Liverpool, face à la Mer d’Irlande ;
Napier à Govan, Scott’s Shipbuilding & Eng. à Greenock, Alexander Stephen & Sons à
Kelvinghaugh et William Denny & Sons à Dumbarton sur la Clyde près de Glasgow.
6. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 13 août 1861. La ligne
South Devon Railway achevée entre mai 1846 et avril 1849 permet de gagner Plymouth
(Devonport) tandis que Pembroke n’est pas desservi par le chemin de fer. The Railway
Yearbook, 1912.
7. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CF Pigeard au ministre de la Marine, le 12 septembre 1860.
174
175
176
177
1. Caney, D.L., Lincoln’s Navy, The Ships, men and organization, Londres, 1998, pp. 33-98 ;
Gardiner, R., Ed., op. cit.
2. Bache, Alexander Dallas (1806-1867).
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 22 janvier
1864.
4. Ericsson, John (1803-1889).
5. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 9 février
1864.
6. Seward, William, H., (1801-1872) ; secrétaire d’État des Etats-Unis (1861-68).
7. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 22 janvier
1864.
8. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, New York, le 9 février
1864.
9. Dalhgren, John (1809-1870).
178
179
1. Ibid.
2. Ibid.
3. SHD/M, 6DD1 30, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 2 juillet
1864.
4. Ibid.
5. Maury, Mathew Fontaine (1806-73) ; les correspondances de Pigeard n’indiquent pas s’il a
connu Maury à Londres.
6. Williams, F.L., Matthew Fontaine Maury, Scientist of the Sea, New Brunswick, 1963,
pp. 442-443. Battesti, M., op.cit., p. 756.
7. Ibid., pp. 712-719.
180
1. MAE, affaires diverses politiques, volume 13, lettre de l’ambassadeur de France au ministre
des affaires étrangères, Berlin le 18 avril 1867.
2. Reed, Edward James (1830-1906) ; constructeur en chef de l’Amirauté (1863-1870).
3. Coles, Cowper Phipps (1819-1870) ; capitaine de vaisseau (1856) ; commandant le Stromboli
en Crimée (1855) et le Royal Sovereign (1867).
4. Ibid.
5. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 7 octobre
1864.
6. Ibid.
181
plus tard, à l’issue des essais des bâtiments à tourelles Scorpion et du Vyvern,
Pigeard change d’opinion, apportant tout son soutien aux bâtiments à tourelles
de Coles qui démontrent une meilleure tenue à la mer que le Royal Sovereign :
« sous le rapport militaire les résultats ont été très satisfaisant et ont justifié toutes
les promesses des tours Coles (…) avec une grosse houle on a pu manier sans
difficultés les tours du Scorpion (…) la manière dont les deux bâtiments de Mr.
Laird se sont comportés dans une grosse mer prouve que s’ils avaient pu suivre
leur destination primitive, ils y auraient fait comme bâtiments de mer, très respectable
figure1 ».
Comme on l’a vu, les Vyvern et Scorpion ont été construits secrètement
pour les Confédérés sous le couvert de la France, puis de l’Égypte. Acquis par
la Royal Navy après leur saisie en octobre 1863, ils sont légèrement plus rapides
(10,5 nœuds) que le Research, le premier bâtiment à casemate de Reed (10,3
nœuds). Cette vitesse insuffisante est le principal défaut que relève Pigeard
contre les bâtiments réalisés par le nouveau constructeur en chef de l’Amirauté :
« il se produit depuis quelque temps parmi les officiers de la marine anglaise un
mouvement (…) prononcé (…) en faveur du système Coles dont l’emploi sembla
devoir être limité aux eaux tranquiles [et] contre les constructions à réduit central
(…). M. Reed [qui remplaça] M. Lang signala son entrée en fonction par la création
du navire à casemate centrale dont le chef de famille fut l’Enterprise (…) avec sa
vitesse de 9,7 nœuds, [c’] était (…) un navire de guerre fort incomplet (…) ; la
vitesse [de la Favourite] resta en dessous de 12 (…), le Bellorophon avec sa vitesse
de 13,69 reste bien en dessous de ce qu’on espérait2 ».
Comme le relate Pigeard le débat entre Coles et Reed est arbitré par
l’Amirauté qui charge le second de construire un bâtiment qui reprend les
principes défendus par le premier : « on se décide à ordonner la mise en chantier
d’un bâtiment à deux tours destiné à la navigation (…). L’Amirauté ne se prononce
qu’à demi ; elle charge M. Reed des plans de ce dernier bâtiment ou bien d’adopter
ceux que le capitaine Coles lui a présenté3 ». Sous la direction de Reed, l’arsenal
de Chatham met sur cale le 1er juin 1866 le cuirassé à tourelles Monarch, tandis
que parallèlement Coles, insatisfait de voir son concept confié à son rival, obtient
de l’Amirauté de pouvoir construire chez Laird un bâtiment à tourelles selon
ses spécifications. Mis sur cale en janvier 1867, le Captain est admis au service
en janvier 1870, six mois après le Monarch et trois mois après le départ de
Pigeard. Entre-temps, la position de celui-ci sur le débat Coles-Reed a de nouveau
182
évolué. Les bâtiments à casemate lui paraissent plus convaincants pour la haute
mer tandis que les bâtiments à tourelles seraient restreints à la défense côtière.
En avril 1867, Pigeard observe les cuirassés à casemate grec Basileos Georgios
et prussien Wilhelm I dessinés par Reed. Il note que : la casemate ne laisse aucun
point de l’horizon invulnérable1 ». En septembre 1868, Pigeard se rend à Liverpool
puis à Glasgow où respectivement un et deux cuirassés à casemate de la classe
Audacious sont en construction. Pigeard paraît désormais conquis par les
cuirassés à casemate centrale ; dans son rapport, il écrit : « plus je suis de près
les efforts que font les Anglais pour se construire un matériel qui répondent aux
exigences complexes de leur politique, plus je persiste à penser que le bâtiment à
tour convient spécialement à un service local et que celui à batteries est le véritable
instrument de guerre extérieure. L’Amirauté britannique est de cette opinion et le
pas qu’elle fait dans cette voie constitue un progrès2 ». Pigeard n’est plus en
Angleterre pour le dénouement dramatique du débat Coles-Reed. Après des
essais réussis qui confondent Reed son principal détracteur, le Captain de Coles,
pris dans un violent coup de vent, chavire dans la nuit du 6 au 7 septembre
1870. Dénoncé par Reed, qui refuse d’en approuver les plans, le Captain, trop
bas sur l’eau, ne tolère pas plus de 20° de gîte (contre 37° au Monarch de Reed)3.
Le naufrage coûte la vie à Coles et à 421 marins ; Robinson est contraint à la
retraite ; calomnié, Reed, architecte génial, démissionne et embrasse la politique :
« une catastrophe nationale » se lamente Robinson4. Mais le principe du bâtiment
à tourelles a gagné. Après les Audacious, l’Angleterre ne construira plus de
bâtiments à casemate centrale. Reed – leur ancien partisan – a dessiné les plans
des cuirassés à tourelles Devastation, bas sur l’eau mais stable, dont la silhouette
révolutionnaire préfigure l’avenir5. La tourelle l’a emporté, au moins en Grande-
Bretagne, la France perdant ensuite une décennie avant de l’adopter6.
L’autre priorité – devenue l’un de ses domaines d’excellence – concerne
l’artillerie dont dépendrait l’issue d’une guerre navale franco-britannique.
Pigeard rend compte de la série d’accidents de culasse qui force la Royal Navy
à retirer les canons rayés Armstrong 100. Ceux-ci semblaient donner satisfaction
183
mais doivent être remplacés par des nouvelles pièces Armstrong chargés par
la bouche (Muzzle Loading Rifle) et donc moins dangereuses1. À la suite des
recommandations du Comité d’artillerie, l’arsenal de Woolwich adopte la rayure
française pour ses canons2. Une coopération s’amorce entre Paris et Londres
et le 21 septembre 1865 Pigeard reçoit l’instruction de demander à la Royal
Navy une nouvelle pièce Armstrong pour qu’elle soit essayée sur le polygone
de tir de Vincennes3. Le 30 mars 1867, Pigeard conclue à la supériorité retrouvée
de l’artillerie navale britannique sur la française : « tout notre ancien matériel
cuirassé est à 5 ou 600 mètres à la merci du calibre anglais de 17,7 cm et à 2 000 mètres
de celui de 22,6 cm qui figure aujourd’hui à bord de tous les bâtiments de la flotte
blindée4 » .
Pigeard quitte Londres en septembre 1869 où il est remplacé par le capitaine
de frégate Dumas Vence. Rigault de Genouilly qui a succédé à Chasseloup-
Laubat au ministère lui écrit : « je tiens à vous exprimer toute ma satisfaction sur
la façon distinguée dont vous avez rempli cette mission pendant dix années
consécutives. J’ai apprécié les nombreux rapports, les renseignements, les documents
de toutes sortes que vous avez adressés au département5 ». Témoignage pour ses
talents de diplomate, la Reine Victoria le fait chevalier de l’Ordre du bain.
Pigeard passe de l’autre côté du miroir en prenant la direction des mouvements
de la flotte où il orientera les recherches de son successeur et exploitera ses
renseignements. Celui-ci se montrera digne de son prédécesseur en recevant
un témoignage de satisfaction de l’amiral Pothuau en 1871 pour les services
rendus pendant la guerre franco-prussienne6.
1. Ibid.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 12 janvier
1866.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 6 octobre
1865.
4. Ibid.
5. SHD/M, CC7 dossier personnel Pigeard ; cité par Salkin-Laparra, op.cit., p. 370.
6. Salkin-Laparra, op.cit., p. 185.
184
qui voient dans la marine impériale un client1. Pigeard collecte des documentations
techniques et l’essentiel de sa correspondance est adressé à la Direction du
matériel, même si ponctuellement il peut traiter des affaires politiques ou
opérationnelles et rendre compte de l’organisation de la Royal Navy. Il profite
des relations d’armements qui existent entre la France et l’Angleterre pour
s’entretenir avec les ingénieurs français de passage à Londres, dont les observations
complètent son travail. Enfin, Pigeard semble très apprécié du troisième Lord
de l’Amirauté, l’amiral Robinson, qui trouve certainement son avantage à
échanger des vues avec un professionnel reconnu qui observe la marine
britannique pendant plus d’une décennie. Les facilités qui lui sont accordées
permettent à titre de réciprocité d’en savoir plus sur les bâtiments et les
constructions françaises. La Royal Navy invite donc Pigeard à visiter le Warrior
et à participer aux essais du Royal Sovereign. Il a ses entrées sur l’HMS Excellent,
le vaisseau qui porte toutes les pièces d’artillerie en service ou en essai dans la
Royal Navy. Et son ministre, Chasseloup-Laubat, est reçu à bord du Scorpion
et du Vyvern à Portsmouth en 18652. Si le Premier secrétaire de l’Amirauté est
déçu de ne pas pouvoir monter à bord de la Gloire en 1860, le Premier Lord, le
duc de Somerset, se déclare enchanté par son passage à l’arsenal de Toulon et
sur le Montebello en octobre 18643. Entre experts, les équipements ou les
techniques de construction des bâtiments que l’on peut observer ou visiter sont
pour partie difficiles à cacher. Mais cette proximité des adversaires potentiels,
facilitée par une fraternité d’armes en Crimée, permet à Pigeard d’obtenir des
informations protégées, généralement sur les programmes ou des performances
qui tiennent à cœur aux intéressés. Elles font l’objet de « lettres confidentielles »
scellées. Désireux de publier les résultats de sa mission en Amérique, Pigeard
se voit d’ailleurs opposer un refus par le ministre qui veut préserver la
confidentialité des informations recueillies4.
Quant à l’influence du travail de Pigeard, elle paraît significative. Tout ce
qu’il écrit est lu par Dupuy de Lôme. Or celui-ci est opposé aux tourelles et la
marine française, adopte l’artillerie lourde de 24 centimètres et les batteries en
casemate qui ont séduit Pigeard. En mars 1867, ce dernier est invité – au regard
de son expérience des cuirassés anglais – à présenter ses observations sur la
1. Pigeard suit les travaux d’achèvement de la canonnière L’Actif commandée par la France au
chantier Scott à Greenock et en avril 1868, il est instruit de rechercher dans les chantiers
anglais les transports et les avisos que la marine impériale pourrait acheter.
2. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 15 novembre
1865.
3. SHD/M, BB4 1041, Lettre du CV Pigeard au ministre de la Marine, Londres, le 11 novembre
1864.
4. SHD/M, CC7, Dossier personnel Pigeard.
185
Alexandre Sheldon-Duplaix
186
Pays
Années
Attaché résident non-résident
1860 Grande-Bretagne
1886 Russie, Italie
1888 Danemark Suède, Norvège
Tunisie
1891
(fermé en 1896)
1895 Allemagne
1899 États-Unis, Japon
1903 Corée, Chine
Espagne, Portugal,
1909
Autriche-Hongrie, Pays-Bas
1911 Argentine
1913 Brésil, Chili Uruguay
10
Total 9
(Tunisie exceptée)
187
Patrick Louvier
1. Constantin Varfis, « Espace maritime grec et marine hellénique xixe-xxe siècles », Guerres
mondiales et conflits contemporains, no 172, octobre 1993, pp. 90-95.
2. Renaud Darbousset, Les attachés navals français à Rome face à la marine royale italienne
entre 1886 et 1915 : Renaissance, maturité et action, Mémoire de maîtrise en Histoire
militaire contemporaine, Hubert Heyriès (dir.), Université Paul-Valéry, Montpellier IIII,
2001-2002.
190
191
bien connaître enfin les grands travaux portuaires à Malte1 comme à Gibraltar
sont autant d’occasions de mesurer l’écart entre les deux marines. Les données
purement militaires tendent à prendre le pas après 1860. La généralisation de
l’artillerie rayée, l’augmentation rapide des calibres et la complexité des modes
de chargement, le blindage enfin sont autant de questions qui intéressent les
marins français durant les décennies 1860-18702.
En dépit de la curiosité suscitée par la bataille de Lissa (1866) et par des
projets étonnants, comme les cuirassés circulaires Popovkas, la rue Royale se
désintéresse alors, et non sans raison, des entreprises navales des autres puissances
régionales. Tandis que les clauses navales du traité de Paris de 1856, comme le
sous-développement industriel sud-ukrainien et criméen, entravent l’activité
des bases russes de la mer Noire, leurs médiocres capacités manufacturières
contraint l’Italie unifiée, l’Autriche-Hongrie, la Turquie ottomane et l’Espagne
à commander aux Franco-Britanniques leurs canons, leurs navires, leurs
blindages. Il y a donc peu à voir et encore moins à apprendre dans la plupart
des ports de guerre méditerranéens à peine capables de mener des tâches
d’assemblage et de réparation. Dans une certaine mesure, leur incapacité
hauturière pousse les puissances navales secondaires à investir dans les armes
sous-marines, alors dans leur enfance.
1. SHD-V-M, BB 4-1385, Consul de France (Malte) au ministre des Affaires étrangères, 5 mai
1883.
2. SHD-V-M, 2010 PA 45-12, Lieutenant de vaisseau (LV) L. Lewal, « Note sur l’installation
du vaisseau anglais L’Orion (novembre 1859) » ; P. Louvier, La puissance navale…, op. cit.,
pp. 347-351.
3. Philippe Masson, Michèle Battesti, La Révolution maritime du xixe siècle, Lavauzelle,
pp. 63-64 ; Konstantin Zhukov et A. Vitol, « The Origins of the Ottoman Submarine
Fleet », Oriente Moderno, XX, no 1, (2001), pp. 221-232.
192
1. Theodore Ropp, The Developpment of a Modern Navy, French Naval Policy, 1871-1904, Naval
Institute Press, 1987, pp. 112-113.
2. SHD-V-M, BB 4-1449, Note manuscrite de « T. A. » (Théodore Aube), s. d, sur la page de
garde du rapport manuscrit du LV Massé et du sous-ingénieur des constructions navales
Romazzotti, « Rapport sur les arsenaux de Constantinople Nikolaiëff et Sébastopol »,
30 novembre 1886.
3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gaston_Romazzotti.
4. Dominique Brisou, La propulsion des sous-marins français des origines à 1940, Vincennes,
SHD, 2007, pp. 47-49.
193
194
1. SHD-V-M, BB7-42, EMG, 1re section, « Défense des côtes. Pays du Levant Europe et
Détroits », août 1893, pp. 17-18.
2. Patrick Louvier, « L’assistance de la France aux marines secondaires de la Méditerranée
orientale et de la mer Noire du Second Empire à la Grande Guerre (1860 environ-1914) »,
Stratégique, 2018/1, no 118, pp. 107-126.
3. Sébastien Laurent, Politiques de l’ombre. État, renseignement et surveillance en France,
Fayard, 2009, pp. 169-173.
195
196
les défaillances des bouches à feu ; les mouvements d’une escadre, l’aménagement
d’une batterie1. Comme par le passé, la rue Royale dépend beaucoup du Quai
d’Orsay et de la Guerre. Censés rapporter les mouvements des bâtiments de
guerre et des transports de troupes étrangers dans les ports de leur circonscription,
les agents consulaires sont en outre invités à suivre tout ce qui touche la puissance
maritime, commerciale et navale du pays où ils servent. Le développement d’un
arsenal, la construction d’une forme de radoub, indispensable pour la réparation
d’un navire de guerre, le réarmement d’une batterie de côtes, l’arrivée de
transports de troupes et la venue d’une autorité navale ou politique de haut
rang font ainsi partie des informations « navales » des rapports consulaires2.
Pendant l’insurrection chrétienne crétoise de 1866-1869, l’agent consulaire
français à Syra (aujourd’hui Syros), qui est le premier port de charbonnage des
Cyclades, donne assez d’informations nautiques et politiques au contre-amiral
Simon, commandant de la station du Levant, pour qu’il puisse suivre de près
les mouvements et les succès des croiseurs grecs cherchant à forcer le cordon
naval ottoman3.
Outre les agents consulaires, rattachés en 1793 aux Relations extérieures
(i.e. les Affaires étrangères), les experts de la Guerre sont des auxiliaires précieux
de la Marine. Les officiers des armes savantes, qui sont, avec les hydrographes,
les meilleurs praticiens de la guerre en eaux brunes, participent ainsi régulièrement
à la collecte des données qui intéressent l’État-major de la Marine4. Débarquant
en 1841 en Tunisie suite à une escale technique inattendue, le lieutenant-colonel
Dautheville, un sapeur, visite les environs de la capitale avec le soutien du
consul-général. Exposant les moyens de prendre « la place de Tunis », son rapport
détaille les points de débarquement les plus judicieux, dresse l’itinéraire des
colonnes jetées depuis la côte, signale les lieux les plus importants. Un rapport
opportuniste, mais très proche de ceux que les experts des armes savantes
dressent pour définir le plan d’attaque d’une forteresse côtière5. Une fois collectés,
les renseignements sont pour partie communiqués à la 1re section de l’État-major
général (EMG) de la Marine, les services spécialisés de la Guerre récupérant le
gros des données.
197
1. Sur la genèse de ce SR cf. T. Ropp, The Development…, op. cit., pp. 126-127.
2. SHD-V-M, BB 7-155, EMG 3e section, Rapport au Président de la République s. d. (1907-
1909) ; A. Sheldon-Duplaix, « Le renseignement naval français… », op. cit., pp. 50-55.
3. Geneviève Salkin-Laparra, Marins et diplomates. Les attachés navals 1860-1914, Vincennes,
Service historique de la Marine, pp. 3-10.
4. Ces dépêches (no 29-37), datées du 10 novembre 1894, se trouvent dans le fonds BB 7-86.
198
1. Lieutenant Abdil Bicer, « La genèse des Services de renseignements français en mer Égée
et dans la péninsule grecque en 1915-1916 (création, structures et fonctionnement des
SR) », dans F. Guelton et Abdil Bicer, Naissance et évolution du renseignement dans l’espace
européen (1870-1940), SHD, 2006, pp. 157-187.
2. SHD-V-M, BB 4-1415, LV Blondel au ministre de la Marine, 21 novembre 1888.
3. SHD-V-T, 1 VM 81, Chef d’escadron d’artillerie G. Dupont au ministre de la Guerre,
22 août 1905 ; ib., Le même au même, 5 décembre 1905.
4. SHD-V-M, BB 24242, Amiral Barrera au ministre de la Marine, 30 mars 1896.
5. Ibidem, Réponse du CA Touchard à la lettre ministérielle du 18 mars 1896, avril 1896.
199
1. À titre d’exemple pour le Second Reich : Joël Becker, L’évolution du poste d’attaché naval
français à Berlin (1895-1939), 2 t., mémoire de maîtrise d’Histoire, sous la direction de
Robert Frank en collaboration avec Philippe Vial, Université de Paris I, Panthéon-
Sorbonne, septembre 2000, pp. 49-50.
2. SHD-V-M, BB 7-86, EMG 1re section au LV Jousselin, « Envoi d’une copie de lettre de
M. Curbani de Bonifacio », 18 novembre 1898 ; J. Becker, L’évolution du poste (…), op. cit.,
p. 49.
3. SHD-V-M, BB 8-2424/2, VA Gervais au ministre de la Marine, 17 juin 1896.
4. Capitaine Danrit (pseudonyme du commandant Driant), Guerre Maritime et sous-marine,
Paris, Flammarion, Nouvelle édition, 1906, pp. 29-30.
200
1. SHD-V-M, BB 7-161, EMG 1re section, Extrait d’un rapport du CA Dartige du Fournet à
Monsieur le ministre de la Marine, 6 janvier 1913. Document enregistré le 23 janvier 1913.
2. SHD-V-M, BB 7-30, Copie d’un rapport de M. le colonel de Torcy. Attaché militaire à
l’ambassade de France à Vienne, « État des relations du gouvernement austro-hongrois
avec les cies de navigation ‘Llyod’ et ‘Adria’ », 15 février 1891.
3. Olai Voionmaa, La politique navale française dans la Méditerranée avant 1914. Les attachés
navals à Rome, à Vienne et à Madrid, 1909-1914, Sarrebruck, Éditions universitaires
européennes, 2010, p. 69.
4. On se reportera ici aux courriers consulaires des années 1896-1898 conservés dans la sous-
série (SHD-V-M), BB 7-50.
201
1882, est chargé de suivre la venue des officiels et le mouvement des transports
de troupes, de dénombrer les régiments et les unités débarqués, d’enregistrer
enfin tous les bruits. Les nombreux indices de l’activité militaire et navale
permettent à la rue Royale comme au quai d’Orsay de suivre les péripéties de
la crise du Pundjab et de sentir l’ampleur de la mobilisation britannique. À la
fin du siècle, alors que Paris soupçonne la Russie de jouer un jeu fort dangereux
dans la question arménienne, les agences consulaires d’Odessa et de Sébastopol
sont mobilisées pour suivre l’activité des ports de guerre et signaler toute sortie
exceptionnelle. Rien ici d’inédit puisque les autres puissances maritimes
entretiennent des antennes dans les principaux ports de guerre français – Brest
et Toulon –, mais également dans les grands ports marchands – et frontaliers,
tels que Marseille et Nice1.
Pour abondantes et régulières qu’elles puissent être, que valent ces
informations aux yeux des marins de l’État ? Par le passé avait été suggérée la
sélection de militaires de carrière ou d’anciens marins pour tenir des postes
consulaires « sensibles » dans les ports britanniques les plus actifs et les arsenaux
les plus surveillés2. Sans ignorer cette possibilité, le Quai d’Orsay ne paraît pas
avoir envisagé un système de veille militaro-consulaire similaire à celui que les
Britanniques mettent sur pied en mer Noire en 1856 puis dans le Caucase en
18783. Fondamentalement, les postes reviennent à des juristes comme aux
praticiens des affaires maritimes et commerciales. Ponctuellement, le profilage
naval est néanmoins avéré. Cherchant en 1862 à suivre les premiers pas de la
base de La Spezia, dont le nouveau royaume d’Italie veut faire le centre tactique
des anciennes marines de la mer Tyrrhénienne, le Quai choisit un ancien marin
pour tenir l’agence4. Nommé le 30 avril 1862, le comte de Reynold de Chauvancy
(1810-1877) a quitté jeune la carrière navale, pour assumer à La Réunion puis
en métropole les fonctions de maître de port entre 1850 et 1858. Admis en 1859
dans le service consulaire, Reynold de Chauvancy est affecté en décembre de
la même année au Brésil et prend, en juin 1862, ses fonctions à La Spezia où
1. NA-Kew, ADM 13-7, Amirauté au consul britannique à Marseille, 27 octobre 1859 ; NA-
Kew, WO 106-11, Index to informations on Foreign Countries. Registry opened May 10th
1875, France (1875-1882).
2. SHD-V-M, 17 GG 2-1, LV Clément de La Roncière Le Noury, « Mission d’étude en
Angleterre », 1845-1846.
3. P. Louvier, La Puissance…, op. cit., pp. 248-249.
4. AMAE, La Courneuve, Dossiers Personnels, série 1, 3459, carton « Reynold de Chauvancy
(Charles, comte de) » ; AMAE, La Courneuve, Correspondance Commerciale La Spezia,
1862-1877, Vice-Consul de Reynold de Chauvancy au Ministère des Affaires étrangères,
11 mai 1862. Rapport militaire copié et transmis au ministère de la Marine.
202
son travail répond aux attentes de ses supérieurs1. Sans avoir d’expérience
navale, ses successeurs – Jean-Baptiste Laffond2, Ernest Tamburini3 – travailleront
en liaison étroite avec les attachés navals qui les dresseront aux questions
techniques en s’appuyant sur leur vaste expérience des affaires maritimes et
péninsulaires et sur leur zèle. S’ils ne sont pas spécifiquement recrutés au sein
des forces armées, les consuls nommés dans les autres ports de guerre de la
Méditerranée et de la mer Noire sont néanmoins tous familiers du commerce
maritime et portuaire, maîtrisent les langues vernaculaires et les usages des
sociétés militaires4. Ce sont donc de précieuses vigies à défaut d’être des analystes.
203
204
1. NA-Kew, ADM 231-35, Report on Foreign Naval Affairs, no 651, août 1902, pp. 2-3.
2. SHD-V-M, BB 4-1414, LV Le Léon au ministre de la Marine, « Entretien avec le roi », 9 juin
1886 ; G. Salkin-Laparra, Marins…, op. cit., p. 308.
3. SHD-V-M, BB 4-1414, LV Le Léon au ministre de la Marine, 30 juillet 1886.
4. Sébastien Davy, Le poste d’attaché naval français au Japon (1899-1922) : observatoire
stratégique en Extrême-Orient, DEA d’Histoire sous la direction de Hervé Coutau-Bégarie,
École Pratique des Hautes Études, Sciences historiques et philologiques, octobre 2005.
pp. 34-41.
205
206
nid (douillet) d’espions en somme ? Guère plus, mais guère moins que Toulon
où tout agent consulaire étranger, prudent et patient, peut collecter une masse
de données variées et surtout sentir les oscillations de la politique navale
nationale. Plus que les détails techniques, que l’AN n’attend pas d’un agent
consulaire, la grande valeur du poste est de se trouver « en contact direct des
faits concrets » et de recevoir « de première main une véritable imprégnation des
choses d’Italie1 ». Autant de bonnes raisons qui motivent le reclassement de
l’agence, afin d’améliorer les revenus de l’agent dans un port connu pour la
cherté de la vie et qui justifient en 1912 la défense acharnée d’un consulat que
le ministère des Affaires étrangères envisageait de supprimer2.
207
208
d’avoir « pu visiter en entier la ligne des ouvrages de côtes, les seuls qui défendent
aujourd’hui Sébastopol », port appelé à devenir « une place forte de premier
ordre1 ».
Le ton change nettement avec le commandant Hautefeuille qui prend le
poste en décembre 1894. Respecté rue Royale pour la qualité de ses rapports – un
peu moins de 200 pour la seule année 1896 –, et craint dans les ports russes où
l’on sait ses hautes relations petersbourgeoises, l’attaché naval est victime des
mesures dilatoires et de rideaux de fumée qui entravent son travail en 1895
comme en 1896. Sa colère est d’autant plus grande que ses instructions le
désignent comme le futur « trait d’union » entre deux marines qui devaient
coopérer. La crise sino-japonaise de 1895 puis les affaires arméniennes (1895-
1896) devaient révéler l’ampleur de la méprise française. Décidée depuis plusieurs
mois, comprend alors Hautefeuille, la suppression de l’escadre russe de la
Méditerranée doit faciliter le basculement en Extrême-Orient des navires de
la Baltique et de ses meilleurs officiers. Frappé par les mensonges et les omissions
de ses interlocuteurs, l’attaché naval se promet à l’avenir de signaler toute
nouvelle « mauvaise volonté2 ». La question arménienne est une nouvelle
démonstration des manœuvres de camouflage russes. Devant embarquer pour
une courte croisière, l’attaché naval est bloqué à Sébastopol tandis que l’escadre
est mise en alerte après l’affaire de la Banque ottomane à la fin du mois d’août 1896.
Sentant que l’on attendait son départ annoncé à Copenhague pour appareiller,
Hautefeuille obtient in extremis de prendre part aux manœuvres, mais pas « aux
exercices de mouillage3 ». Au-delà de formules lapidaires sur la propension russe
à tout cacher, le commandant Hautefeuille voit surtout dans sa quarantaine
(relative) la peur de révéler une forte impréparation qui aurait démenti les
assurances diplomatiques reçues par l’ambassadeur français, le duc de Montebello.
Les autorités russes facilitent en revanche la visite des défenses portuaires sur
lesquelles le commandant Hautefeuille et son homologue Moulin rapportent
une manne de photographies, d’aquarelles et de croquis. En montrant le fort – les
défenses portuaires – mais en cachant le faible, l’incapacité navale hauturière,
la ligne dure à Saint-Pétesbourg espère obtenir la coopération française en mer
Égée afin d’entraver les mouvements de la flotte britannique dont les Russes
craignent qu’elle prenne les Dardanelles, avant de passer en mer Noire. Bien
intégrés à la société russe, disposant de relais consulaires solides en Crimée
comme en Ukraine, les deux attachés ne sont pas dupes et ne cessent d’exposer
les défaillances navales d’une politique agressive. Abandonnant ce masque de
1. SHD-V-M, BB 7-23, LV Voiellaud au ministre de la Marine, « Mer Noire-Sébastopol »,
décembre 1890. Enregistré le 8 janvier par la 1re section de l’EMG de la Marine.
2. Ibid., Commandant Hautefeuille au ministre de la Marine, 17 février 1895. Personnelle.
3. Ibid., Le même au même, 1er octobre 1896. Souligné par lui.
209
force, le gouvernement russe admet, à l’extrême fin de l’année 1896, les limites
de ses moyens navals pour en appeler à l’aide technique et financière française.
Cet aveu est reçu avec soulagement par Hautefeuille, heureux de voir enfin
ses analyses officiellement admises au plus haut niveau de l’État russe, et par
ses correspondants de la rue Royale et du Quai d’Orsay1. Alors que le ministère
de la Marine russe se voit contraint de se tourner vers la France pour obtenir
d’elle les capitaux et les navires que Witte lui refuse, le gouvernement français
exprime son désir d’en finir avec ce régime de demi-silences et d’annonces
douteuses, sinon mensongères. Cette exigence, directement exprimée par le
président de la République au tsar Nicolas II, en août 1897, sur le Pothuau, ne
manque pas de réjouir le commandant Hautefeuille. Las ! Non seulement
l’hypothèse d’une coopération navale entre les deux alliés reste lointaine – ce
qui au demeurant est bien préférable pour la France –, mais l’attitude plus
ouverte des Russes est toujours dépendante de leurs orientations. Apprenant
l’arrivée au Levant de l’escadre française d’évolution, chargée de rappeler aux
Puissances l’importance des enjeux missionnaires et scolaires nationaux, le
gouvernement russe invite en 1899 l’amiral Fournier à rejoindre Sébastopol.
Facilité par les ambassades des deux pays, le passage en mer Noire de l’amiral
Fournier lui permet de visiter les infrastructures de la base de Sébastopol et
quelques navires de l’escadre de la mer Noire. Visite rapide, mais dont le bouillant
apôtre de la Jeune École ramène un kriegspiel « à la Driant », donnant aux Russes
le plein contrôle de la mer Noire et du Bosphore2. L’orientation extrême-orientale
de la diplomatie de puissance et d’influence russe devait en quelques années
ruiner ce regain de coopération loyale.
Avec des moyens pérennes restreints, mais renforcés par l’aide constante
du Quai d’Orsay et de la Guerre, la Marine parvient à suivre de près le rapport
des forces en Méditerranée comme en mer Noire où les entreprises des puissances
émergentes comme les capacités opérationnelles de la Navy sont bien comprises
ou percées à jour, ce qui permet à la rue Royale, en 1840, en 1854 comme en
1898, de prendre la juste décision aux heures décisives.
Patrick Louvier
210
Patrick Louvier
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213
214
le Linois – le soin de suivre l’état sanitaire des ports de la mer Noire et de lui
communiquer toutes les informations relatives aux camps de réfugiés circassiens
établis le long des côtes ottomanes. Il s’agit pour l’officier français non seulement
d’avoir un tableau complet de la situation épidémique sur le littoral septentrional
de la Turquie – Trébizonde, Sinope, Samsun –, mais aussi de compléter et
d’infirmer les données jugées douteuses de la presse officielle et l’agence sanitaire
à Constantinople. Une génération plus tard, le consul de France à Gallipoli aide
le stationnaire à cartographier précisément les ouvrages construits sur les rives
des Dardanelles1. À la différence des attachés navals en Italie – qui disposent
d’une véritable antenne d’espionnage consulaire à La Spezia –, le stationnaire
n’a ni les moyens ni les consignes de monter un réseau permanent d’agents et
de correspondants. À quoi bon par ailleurs ? Après 1880, les officiers de marine
détachés en mission en Grèce puis en Bulgarie comme les attachés militaires
dans les Balkans, sont en mesure, en cas de besoin, de compléter le canal
d’informations navales provenant de Constantinople2. Sans être donc un
« grand » poste de renseignement, le stationnaire n’en assume pas moins d’utiles
fonctions de vigie, d’autant plus précieuses que le stationnaire est le seul poste
naval d’observation et d’analyse pérenne et fixe en Méditerranée orientale.
Lente à se mettre en place, la surveillance navale des affaires méditerranéennes
reste en effet fort incomplète jusqu’à la Grande Guerre. Constituant un premier
poste d’attaché naval résident en Russie comme Italie en 1886, la rue Royale ne
peut attendre de ses agents résidents à Rome comme à Saint-Pétersbourg le soin
de suivre précisément les affaires ottomanes. « Vissés » sur la Baltique, les
attachés navals en Russie suivent, mais de loin, ce qui se passe au nord de la
mer Noire, mais n’ont pas les moyens de savoir ce qui se passe sur les rives des
détroits. En Italie, les attachés navals obtiennent quelques renseignements
matériels et financiers sur la politique de refonte de la flotte de guerre hamidienne
et sur les ambitions navales grecques et turques. L’essentiel de leur travail est
toutefois centré sur les mers Adriatique et Tyrrhénienne. La création de postes
sans résidence à Madrid comme à Vienne au début du siècle ne modifie nullement
la donne, d’autant moins que les marines des États balkaniques, alors émergentes,
ne relèvent d’aucun poste résident avant la Grande Guerre3. Autant de raisons
215
216
inquiétants face aux Turcs dont la flotte a été relevée péniblement après Navarin
et la seconde crise de Syrie.
En 1850, le commandant de la station du Levant détache dans les Détroits
un aviso à vapeur, la Vedette, dont la mission officielle est de se mettre à la
disposition de l’ambassadeur de France. Dans ses instructions, l’amiral Tréhouart
demande au commandant de l’aviso de le tenir « au courant le mieux possible
des armements russes dans la mer Noire et des évènements qui se passent dans les
provinces valaque et moldave ». Pour conclure, l’amiral demande à connaître
tout ce qui touche à la marine ottomane1. La crise d’Orient de 1852-1853 qui
fait planer le spectre d’un coup de main russe sur les Détroits et la capitale
ottomane confirme la valeur d’un agent de renseignement pérenne dans la
capitale ottomane. Le commandant du Chaptal écrit, le 5 mai 1853, disposer
d’une position favorable pour suivre les préparatifs navals et militaires russes.
À juste titre, souligne le stationnaire, l’ampleur et le soin de ces mesures donnent
à penser que la Russie n’entend pas s’en tenir à de « simples projets d’intimidation »,
ce que confirment les paroles d’un « ami particulier », membre de la mission
Mentchikoff2. Cette filière d’informations politiques et militaires se poursuit
les mois suivants par l’intermédiaire du chef de la station du Levant, le contre-
amiral Romain-Desfossés (1798-1854) qui est le premier destinataire de la
correspondance du Bosphore. « Vous prescrirez au commandant du stationnaire
à Constantinople », lui écrit le ministre de la MarineThéodore Ducos en août 1853,
« de vous tenir au courant du mouvement de la marine turque et des armements
russes dans la mer Noire : vous aurez soin de me transmettre ces indications,
lorsqu’elles vous paraissent dignes de mon attention3 ».
Au lendemain de la guerre de Crimée au printemps 1856, le travail de
collecte devient essentiellement politique, les clauses navales du traité de Paris
ayant durablement neutralisé les rives de la mer Noire. Les intrigues palatiales
comme le rôle supposé des « sultanes » et du harem tiennent dès lors une place
récurrente dans la correspondance du commandant Laurent dont le successeur,
le LV Desaux, suit d’assez près ce qui se passe à la cour. Le travail de renseignement
du stationnaire est facilité par la francophonie généralisée des élites ottomanes
dont les jeunes talents sont envoyés comme stagiaires dans les écoles d’application
françaises. Ayant détrôné le français, l’anglais certes est la langue d’enseignement
à l’École navale ottomane, mais trouver un interlocuteur ottoman francophone,
217
qu’il soit turc, arménien ou grec, est toujours aisé1. Le champ des affaires que
suit le stationnaire de l’ère des Réformes des années 1860 et jusqu’au début de
l’ère hamidienne (1878-1885) est très vaste. Il s’étend en effet des confins albanais
aux marges caucasiennes et transcaucasiennes des empires russe et ottoman
et bien au-delà même. Sur les onze dépêches qu’il transmet au contre-amiral
Clavaud entre le 13 novembre 1856 et le 31 décembre 1856, le commandant
Laurent consacre deux lettres à la guerre anglo-perse (1856-1857), dite « guerre
de Hérat ». Le même stationnaire commente, le 15 décembre 1856, le projet
britannique de liaison ferroviaire transirakien et fournit au chef de la station
du Levant quelques informations sur la nouvelle compagnie russe d’Odessa2.
Moins nombreuses en 1857, ces dépêches purement « politiques » ne cessent
pas après le remplacement du LV Laurent, le 1er décembre 18573. L’abondante
correspondance du commandant Abel Bergasse Dupetit-Thouars le montre
préoccupé au premier semestre 1864, des effets sanitaires et politiques de
l’émigration circassienne sur les côtes ottomanes dont il sent bien que les Russes
sont les grands bénéficiaires et les chrétiens ottomans les victimes indirectes4.
Si les rapports navals sont plus sommaires, le principal mérite de cette
correspondance abondante est de donner à la rue Royale un bon tableau des
affaires sensibles traitées à Constantinople, des conversations diplomatiques,
des scandales, des procès enfin. Autant de matériaux divers permettant d’avoir
sur la question ottomane un canal d’informations « tout naval », susceptible
de nuancer les avis des agents du quai d’Orsay5.
Au début des années 1870, le commandant du stationnaire tourne les yeux
vers les ports de guerre russes de la mer Noire qui, libérés par le traité de Londres
(1871) des contraintes de désarmement en vigueur depuis 1856, sortent lentement
de leur ancienne léthargie. Les relations diplomatiques cordiales que la très
conservatrice République des ducs entretient avec la Russie d’Alexandre II, ont
sans doute alors servi le travail d’investigation du stationnaire. Muni de lettres
de recommandation, le commandant de l’aviso à hélice le Corse, le vicomte
Aimé Le Compasseur-Créquy-Montfort de Courtivron (1834-1922)6, se rend
1. Odile Moreau, Réformes militaires ottomanes. xixe -xxe siècles : nouvelles approches,
Istanbul, Isis, Analecta Isisiana, CXXXV, 2015, pp. 38-43.
2. SHD-V-M, BB 4-1482, Commandant de l’Ajaccio au CA Clavaud, 4 décembre 1856 ; ibidem,
le même au même, 15 décembre 1856 ; ibid., le même au même, 22 décembre 1856.
3. Ibidem, Commandant de l’Ajaccio au CA Clavaud, 2 novembre 1859 ; ibid., Le même au
même, 23 novembre 1859.
4. SHD-V-M, 107 GG2, Commandant de l’Ajaccio au commandant de la station du Levant,
15 juin 1864.
5. Ibid., Le même au même, 3 août 1864 ; 15 juin 1864 ; ibidem, le même au même, 3 août
1864 ; ibid., le même au même, 31 août 1864.
6. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_lecompasseur_aime.htm.
218
en août 1873 dans le port d’Odessa, puis visite les bases d’Otchakoff et de
Nikolaieff. Dans ce port, le jeune officier, que reçoit cordialement l’amiral Popov,
est autorisé à voir dans le détail les intrigants cuirassés circulaires, les popovkas,
ainsi que les ateliers du port1. Avec la crise d’Orient de 1875-1876, ce travail de
renseignement s’étend aux forces armées ottomanes, alors aux prises avec les
nations balkaniques puis avec la Russie. Fin janvier 1876, avant de quitter son
poste, le LV de Cornulier-Lucinière, signale la refonte des défenses dans les
ports turcs de la mer Noire comme dans les Détroits.
Comme tant d’autres, le stationnaire souligne les faiblesses de l’armée, mal
commandée, et l’apathie de l’escadre ottomane, banalement décrite comme
une « coûteuse fantaisie cuirassée2 ». Avec la fin des combats en 1878, l’attention
du stationnaire se restreint à la capitale, où le gros des forces navales est
immobilisé, ainsi qu’aux Dardanelles. Les forts et batteries de ce détroit, qui
passe pour être le principal champ de bataille d’une future guerre anglo-russe,
font l’objet, en 1880, de cinq rapports. Le commandant du Pétrel, Germain
Roustan (1842-1908), y décrit les positions les plus fortes, et dénombre leurs
pièces, le plus souvent des canons Krupp de gros calibre. S’il n’est pas autorisé
à visiter les ouvrages, ses croisières répétées à courte et moyenne distance lui
permettent de sentir l’achèvement de certains ouvrages, telle la batterie de
Deirman Bournou3. Doutant de l’efficacité globale de cette défense par trop
concentrée à l’entrée des Dardanelles, le LV Roustan ne doute pas des chances
de succès d’une incursion britannique en mer de Marmara avant d’arriver
devant Constantinople4.
Suivant ce travail de collecte considérable, auquel a participé le consul aux
Dardanelles, son successeur, le LV Carré transmet, le 20 mars 1882, un rapport
sur la même question, puis un second, le 4 avril, au retour d’une sortie dans les
Détroits, officiellement « pour régler le compas5 ». L’achat de torpilles et la mise
sur pied de défenses sous-marines font également l’objet de deux rapports à la
219
1. Ibid., Le même au même, 15 novembre 1882 ; ibidem, le même au même 19 novembre 1882.
2. SHD-V-M, BB 4- 1449, LV Massé et S/s-ing. r des constructions navales Romazzotti,
« Rapport sur les arsenaux de Constantinople, Nikolaiëff et Sébastopol », au ministre de la
Marine, 30 novembre 1886.
3. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré au ministre de la Marine, 20 mars 1882
4. Ibid., Commandant du Pétrel, « Note sur la flottille roumaine, 10 juin 1880 » ; SHD-V-M,
BB 4-1398, le même au même, 5 décembre 1883 ; ibid., le même au même, 12 décembre
1883.
5. SHD-V-M, BB 4-1398, Commandant du stationnaire de Constantinople, le Pétrel, au CA
de Marquessac, 29 juillet 1885.
6. SHD-V-M, BB 4-1397, LV Carré commandant le Pétrel au ministre de la Marine, 15 mai
1882.
220
221
Si l’on considère le dossier constitué par la rue Royale sur les guerres
balkaniques, le stationnaire apparaît comme un informateur secondaire,
cantonné à des questions purement techniques et très dépendant du bon vouloir
britannique2. Ce sont alors les agents consulaires en mer Égée et surtout les
capitaines de vaisseau de la première escadre de la division légère de l’escadre
déployée au Levant et leur chef, le très efficace amiral Dartige du Fournet (1856-
1940) qui alimentent la rue Royale en données politiques et diplomatiques
obtenues soit de visu, soit de la bouche de leurs homologues grecs, bulgares et
ottomans3.
En dépit de ce déclin relatif, le poste ne cesse d’être ce qu’il n’avait cessé
d’être entre 1835 et 1880 : une vigie bien placée sur la mer Noire et le nord de
la mer Égée, exigeant de solides connaissances et confié à des marins dont les
traits sociaux et professionnels mais également leurs origines familiales sont
ceux des attachés navals.
222
stationnaire doit également suivre l’avancement des défenses des Détroits que
les Turcs modernisent avec l’aide étrangère, essentiellement allemande, dès le
début des années 1870, mais surtout après 1875. Avant que les attachés militaires
et navals en Russie ne prennent ces dossiers en main, la surveillance ponctuelle
des forces navales russes en mer Noire suppose enfin d’assez larges compétences
logistiques et portuaires. Dans ces conditions, les officiers nommés à
Constantinople sont donc des marins aguerris, comptant plusieurs années de
campagnes, souvent lointaines, mais également une expérience directe des
grandes escadres. Avant la guerre de Crimée, les stationnaires, tel le LV Ohier
(1814-1870) – un ancien aide de camp de l’amiral Dupetit-Thouars – sont
sélectionnés pour l’ampleur de leur expérience nautique, militaire et
administrative1. Les vétérans de la guerre de Crimée prédominent naturellement
dans les années qui suivent ce conflit. Aide de camp de l’amiral de Parseval-
Deschênes, le LV Georges de Parseval (1832-1892) a participé aux opérations
du siège de Bomarsund, avant d’être attaché à l’escadre de la mer Noire et de
prendre part aux opérations navales de la guerre de Crimée2. Embarquant sur
l’Algésiras au retour de la paix, il remplit en 1858 les fonctions d’aide de camp
de l’amiral Jacquinot, préfet maritime de Toulon. Nommé à la station du
Bosphore en février 1864, le LV Abel Bergasse Dupetit-Thouars (1832-1890)
s’est illustré en servant à terre durant le siège de Sébastopol. Nommé instructeur
de canonnage en 1856, il est détaché au sein de l’escadre d’évolution (1858-1859),
sert trois années au sein du Dépôt des cartes et des plans, avant de rejoindre
Constantinople3. La nomination du LV Germain Albert Roustan (1842-1903),
nommé en octobre 1879 sur Le Pétrel, doit sans doute beaucoup à l’impeccable
combinaison de vertus militaires et navales démontrées durant l’expédition du
Mexique, et de précoces qualités administratives.
Dans les dernières décennies du siècle, alors que la Turquie adopte une
posture défensive, le poste est souvent occupé par des « spécialistes » de la
torpillerie, tel Ernest Richard (1843-1916), un ancien de l’École des défenses
sous-marines de Boyardville, et les brevetés de l’École spéciale de la Marine
(ESM), comme le LV Grasset (1863-1932) et son successeur Benoist d’Azy (1866-
1953), ce dernier étant par ailleurs un sous-marinier réputé. Également breveté
de l’ESM (1906), le LV Alexandre Robert De la Planche de Ruillé (1867-1924),
commandant la Jeanne-Blanche de 1910 à 1912 est un canonnier. Ayant beaucoup
servi en escadre, il compte également deux embarquements sur des torpilleurs.
La carrière du LV de Saint-Pern (1852-1929) est en revanche plus « ordinaire »,
1. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_ohier.htm
2. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_deparseval_georges.htm.
3. J. de la Faye, Une famille de marins. Les Du Petit-Thouars, Paris, Librairie Bloud & Barral,
s. d.
223
1. http://ecole.nav.traditions.free.fr/officiers_desaintpern_bertrand.htm
2. Claude Farrère, L’Homme qui assassina, Flammarion poche, 1968, p. 10.
3. SHD-V-M, BB7-132, LV G. Goisset au ministre de la Marine, 26 janvier 1910, no 6.
224
Sans avoir été un poste de premier plan et sans jamais présenter l’intérêt
nautique d’une station lointaine ou difficile, telle que la division de Terre-Neuve,
la station du Bosphore a été appréciée durant tout le second xixe siècle. N’est-il
pas un commandement semi-autonome dans un lieu exceptionnel, enveloppé
de légendes, qui donne à son titulaire la possibilité de suivre de loin et parfois
de près voire d’assez près les péripéties militaires, navales et politiques de la
« Question d’Orient » ? Faut-il voir dans le stationnaire de Constantinople une
forme d’école d’application des missions diplomatico-navales ? Il y a ici un pas
que le silence des archives et la modestie des effectifs considérés nous
225
recommandent de ne pas franchir. Il n’en demeure pas moins que cette petite
station relève, comme certaines agences consulaires levantines – Smyrne, Syra –,
des postes politiques sensibles et présente tout au long du second xixe siècle
une certaine valeur dans un travail de renseignement collégial encore marqué
par les usages de l’époque moderne.
Patrick Louvier
226
Gérald Sawicki
1. Article initialement paru sous le titre « Aux origines lointaines du « service action » :
sabotages et opérations spéciales en cas de mobilisation et de guerre (1871-1914) », Revue
historique des Armées, no 268, 2012, pp. 12-22.
2. Dirou (Armel), « Les francs-tireurs pendant la guerre de 1870-1871 », Coutau-Begarie
(Hervé) (dir.), Stratégies irrégulières, Paris, Économica, 2010, pp. 406-438.
3. Alors officiellement appelé « section de statistique militaire et des études des armées
étrangères ».
230
231
232
233
234
235
de la frontière, il estime sage « d’agir avec des troupes ». C’est l’objet de la seconde
méthode, avec des partisans, qui rappellent les coups de main réalisés en 18701.
L’élaboration d’opérations de sabotages se poursuit tout au long de la
période. Les plans sont modifiés au gré des mutations dans le personnel du
service de renseignement, des agents secrets et des officiers chargés de les réaliser.
Le 1er juin 1898, un exercice de mobilisation de la section de statistique est
organisé sous la direction du lieutenant-colonel Henry. En cette occasion sont
préparés les télégrammes destinés à « avertir les personnes qui doivent tenter des
destructions d’ouvrages d’art ou de voies ferrées en pays ennemi, d’avoir à se
transporter sur les points qui leur ont été indiqués2 » . Des dépôts d’explosifs sont
toujours clandestinement disposés à l’étranger si l’on en croit les affirmations
de Théodore Klein, un ancien correspondant messin du commissaire spécial
retraité Guillaume Schnaebelé. En tant qu’« agent de la Guerre », Klein possède
à son domicile de Remerschen (Luxembourg) la dynamite nécessaire pour faire
sauter le « pont stratégique important » qui commande la Moselle et la voie ferrée
de Cologne à Metz3.
1. SHD/GR, 7 N 1790, EMA 3e bureau, opérations à tenter sur les derrières de la droite
allemande.
2. SHD/GR, 7 N 99, exercice de mobilisation de la section de statistique, 3 juin 1898. Cette
phrase barrée sur le document est remplacée par le terme plus neutre de « sorties ».
3. Archives nationales (AN), F/7/16023/1, rapport PM, 28 novembre 1899.
4. AN, F/7/12641, EM 6e CA à Schnaebelé, 29 décembre 1889.
236
237
À la déclaration de guerre
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239
1. Dont font sans doute partie des pétards de cavalerie à 250 g de TNT. Lahaie (Olivier),
« L’équipement spécifique des espions français membres de la section de renseignements
et de la section de centralisation des renseignements en 1914-1918 », Guerres mondiales et
conflits contemporains, no 232, octobre-décembre 2008, p. 93.
2. SHD/GR, 1 K173, fonds Andlauer, conférence du 24 octobre 1925, p. 9 et 13.
3. Arrêté en Allemagne début décembre 1910 pour espionnage, le capitaine Lux est condamné
à six ans de forteresse. Il s’évade spectaculairement l’année suivante avec l’aide de la SR.
4. ADTB, 1 M 377, CSP Belfort, 4 février, 1er avril et 25 octobre 1911.
5. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, p. 73. 1 K 173, fonds Andlauer,
conférence du 24 octobre 1925, p. 13.
6. SHD/GR, 1 KT 526, Mémoires du général Charles Dupont, p. 73.
240
1. Ibid.
2. SHD/GR, 1 K 173, fonds Andlauer, conférence du 24 octobre 1925, p. 13.
3. AD Bas-Rhin, 121 AL 135, Lettre de Charles Botz, 7 août 1922.
4. SHD/GR, fonds de Moscou, carton 1 129, dossier 1 387, Adrien Mallet, étude sommaire sur
la collaboration des commissaires spéciaux aux frontières avec les officiers du service des
renseignements en vue de mobilisation, novembre 1930, p. 11.
5. Roth (François), La Lorraine annexée. Étude sur la Présidence de Lorraine dans l’Empire
allemand (1870-1918), 2e édition, Metz, Éditions Serpenoise, 2007, p. 596.
241
242
Gérald Sawicki
1. Nicolai (colonel Walter), Forces secrètes (Geheime Mächte), Paris, Éditions de la Nouvelle
revue critique, 1932, p. 167.
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Gérald Sawicki
1. Archives nationales (AN), 19940493 article 123 dossier 1908, Direction de la sûreté
générale, service du contrôle, 25 janvier 1885.
2. Archives du ministère des Affaires étrangères (MAE), Affaires diverses politiques,
Allemagne, carton 33, Intérieur à Affaires étrangères, 20 avril 1887.
246
247
Sa curiosité militaire porte sur des sujets aussi variés que les renseignements
statistiques, la topographie, les effectifs, les troupes, les manœuvres, les voies
ferrées et quais militaires, la mobilisation allemande, l’armement, le tir, les
approvisionnements, l’hydrographie, la télégraphie, les forts et ouvrages de
défense.
Schnaebelé livre les effectifs exacts de la garnison de Metz, dresse les plans
de quais militaires et effectue un travail comparé des forces française et allemande
dans les régions frontières. Lors de la crise de février 1887, alors que 72 000
réservistes allemands s’exercent en Alsace-Lorraine au maniement du fusil
Mauser, il fournit les effectifs messins au préfet de Nancy, qui les transmet au
général gouverneur de la ville. Celui-ci « justement questionnait le matin même
pour les savoir1 ». Les forts de Metz se couvrent de béton, Schnaebelé remet des
croquis représentant l’épaisseur des couches de sable, de terre, de béton. Un de
ses subordonnés rapporte : « Jusqu’à présent, les Allemands n’ont pu faire aucune
modification aux forts de Metz, Strasbourg et autres des pays annexés sans qu’il
en fournisse aussitôt les plans et devis à la Guerre2 ».
Pour obtenir ces renseignements, Schnaebelé dispose d’un impressionnant
réseau de « correspondants », composé de personnalités de conditions diverses,
à savoir des journalistes, des élus et des employés de la mairie de Metz, des
policiers, des industriels, des entrepreneurs et des Alsaciens-Lorrains « employés
par les Allemands aux travaux des fortifications soit comme architectes dessinateurs,
etc. et même des sous-officiers de généraux et de commandants de place allemands3 ».
Le commissaire de Pagny sollicite aussi des informateurs occasionnels, le plus
souvent des notables et des hommes politiques. En juillet 1882, Schnaebelé
questionne une quinzaine de maires de Lorraine annexée de cinq cercles
différents4.
1. ADMM, 4M189, CSP Pagny-sur-Moselle (PSM), 9 février et CSP Nancy, 10 février 1887.
2. Frédéric Freigneaux, Le Boulangisme, naissance d’une nouvelle tradition politique ?, Thèse
de doctorat, Toulouse-Le Mirail, 1996, p. 79.
3. AD Nord, M153-12, Commissaire de police de Solesmes, 22 avril 1887.
4. ADMM, 4M188, CSP PSM, 17 juillet 1882.
5. AN, F/7/12641, Grisot à Schnaebelé, 30 juin 1882.
248
249
début janvier 1886 dans le cabinet Freycinet1. Il est appuyé par la Ligue des
Patriotes de Déroulède, première manière, d’inspiration gambettiste et qui
affiche clairement son but : la révision du traité de Francfort et la restitution de
l’Alsace-Lorraine à la France2.
Boulanger passe pour un général réformateur : Il engage la fabrication du
premier fusil français à répétition, le Lebel. Une révolution s’opère dans l’artillerie
avec la « mélinite » et les obus torpilles. De nombreuses conséquences en
découlent : la transformation de la fortification, la nécessité de renforcer les
troupes de couverture à la frontière, le retour aux idées offensives3.
Enfin, Boulanger est sensibilisé au renseignement. Sur son impulsion est
votée le 18 avril 1886 la première loi française réprimant l’espionnage en temps
de paix4. De leur côté, les Allemands croient remarquer une intensification de
l’espionnage français sur leur sol. Le général Boulanger devient une cible
privilégiée de la presse allemande et du chancelier Bismarck. Les articles hostiles
ne font d’ailleurs que renforcer sa popularité en France et en Alsace-Lorraine.
Des bruits de guerre se font leur apparition, d’autant plus qu’à l’automne
1886 Bismarck veut faire passer une nouvelle loi militaire, « le septennat
militaire », qui prévoit l’augmentation des effectifs de l’armée allemande de
40 000 hommes. Le 14 janvier 1887, le chancelier allemand dissout un Reichstag
réticent. Pendant la campagne électorale, le spectre de la revanche et du général
Boulanger est brandi. Bismarck déclare à l’ambassadeur de France à Berlin
Jules Herbette que « si Boulanger devient président du Conseil ou président de la
République, ce sera la guerre5 ».
Des gesticulations militaires ont lieu : l’Allemagne appelle des réservistes
en Alsace-Lorraine, la France construit des baraquements à la frontière. En
février 1887, on est déjà à deux doigts de la guerre. Tout dépend de l’attitude
de la Russie. Si Bismarck obtient sa neutralité bienveillante comme en 1870, la
guerre peut éclater d’un instant à l’autre. Mais le tsar Alexandre III entend
encore garder « les mains libres ». Dans le même temps, la France s’escrime à
donner à l’Europe entière des assurances pacifiques6. Les élections allemandes
sont favorables à Bismarck, le septennat militaire est voté. Mais des incertitudes
demeurent : le scrutin a été un cuisant échec en Alsace-Lorraine. Les 15 députés
1. Jean Garrigues, Le général Boulanger, Olivier Orban, Paris, 1991, pp. 49-50.
2. Bertrand Joly, Déroulède. L’inventeur du nationalisme français, Perrin, Paris, 1998, pp. 122-
123.
3. Jean Doise et Maurice Vaïsse, Diplomatie et outil militaire 1871-1991, Seuil : éd. de poche,
Paris, 1992, pp. 66-105.
4. Bertrand Warusfel, Contre-espionnage et protection du secret. Histoire, Droit et Organisation
de la sécurité nationale en France, Lavauzelle, Paris, 2000, pp. 15-16 et 146-149.
5. Documents diplomatiques français (DDF), Herbette à Flourens, 29 janvier 1887.
6. Pierre Guillen, L’expansion 1881-1898, Imprimerie nationale, Paris, 1985, pp. 231-238.
250
sont tous protestataires avec les plus fortes majorités obtenues depuis 1871. Des
mesures répressives sont décidées en haut lieu.
Le ministre des Affaires étrangères Émile Flourens reste inquiet mais
l’opinion publique croit à un apaisement. Les esprits se détendent. Mars et
avril 1887 se passent tranquillement. Les Chambres partent en vacances
parlementaires, trois ministres font un voyage en Afrique du Nord. L’ambassadeur
allemand à Paris, le comte de Münster, prend un congé et retourne en Allemagne,
l’ambassadeur de France veut faire de même.
La crise franco-allemande
251
252
pénétrerait sur le territoire allemand ». Bismarck va plus loin : tous ceux « contre
lesquels existe le soupçon d’une relation impardonnable avec Klein sont à mettre
en état d’arrestation le plus rapidement possible1 ».
Le 23 mars 1887, un dénonciateur se rend chez l’ambassadeur d’Allemagne
à Paris et attire son attention sur un frère du colonel Vincent resté à Audun-
le-Tiche en Lorraine annexée. Il l’accuse de se livrer à l’espionnage pour le
compte de la France2. Des enquêtes sont diligentées et le 10 avril 1887, le chancelier
Bismarck est encore appelé à trancher. Le colonel Vincent est menacé d’arrestation
et d’ouverture d’une instruction judiciaire. Au vu des pièces, Bismarck répond
qu’« il n’est pas opportun de suivre une telle mesure si la condamnation n’est pas
absolument sûre : le danger d’un échec est absolument à éviter ». Il faut tenir
compte « des répercussions que celui-ci ferait dans l’opinion publique en France ».
On pourrait l’arrêter mais il n’y a ici que des suspicions et non des preuves. Il
propose donc, en attendant de trouver ces dernières, de prendre à l’encontre
du colonel un arrêté d’expulsion. Le Statthalter (gouverneur) d’Alsace-Lorraine
Hohenlohe est chargé de cette mesure3.
Bismarck souhaite un dossier solide, inattaquable, comme l’est celui à
l’encontre de Schnaebelé. S’il faut affronter la France par justice interposée et
faire son procès en la personne d’un de ses fonctionnaires, il faut mettre toutes
les chances de son côté. Certes, cela ressemble à une justice de cabinet, quoique
soit ici sensée sa décision de ne pas engager une procédure à la légère. Mais
l’essentiel est ailleurs : Ces décisions sont prises au plus haut niveau décisionnel
de l’Empire allemand.
Car justement après l’arrestation de Schnaebelé, la presse allemande et
ceux qui l’inspirent nient toute implication du chancelier dans l’affaire. Il n’est
au courant de rien. Le 24 avril 1887, l’ambassadeur Herbette accoste Herbert
de Bismarck pour lui parler « du déplorable incident Schnaebelé ». La réponse
du ministre allemand est sans équivoque : « oui, bien déplorable. La justice fait
ses coups sans avertir, et une fois qu’elle est partie, il est bien difficile de l’arrêter ».
Herbette regrette le manque de confiance que celui-ci lui a témoigné en « ne
l’avisant pas des griefs de l’administration allemande contre Schnaebelé ». L’affaire
aurait pu être réglée en accordant le déplacement du commissaire. « Les difficultés
actuelles » auraient été épargnées aux deux gouvernements. La remarque est
judicieuse mais Herbert de Bismarck se défend « vivement d’avoir été au courant
de l’affaire4 ». Même jour, conséquence directe de cette conversation, le chancelier
253
Tout cela est de bonne guerre et on peut n’être que modérément dupe à
Paris. Deux mois après le règlement de l’incident, Herbette livre ses réflexions
et quelques paroles du chancelier de fer :
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255
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257
allemande accorde toute son attention sur le fond, l’espionnage. Les presses
nationales suivent la thématique de leur gouvernement respectif.
Une certaine réserve de style est observée. On exhorte au calme, à la retenue
et on s’en remet aux autorités pour la solution du conflit. Les invectives habituelles
sont tues, à l’exception notable de celles adressées dans la presse française à
l’encontre du « renégat » Gautsch, véritable caricature vivante. Les tendances
politiques sont gommées laissant entrevoir une espèce d’« union sacrée » avant
l’heure.
Dans sa retenue, la presse parle peu de guerre, ce qui n’est pas le cas de la
population. Celle-ci croit à sa déclaration d’un instant à l’autre. Des rumeurs
inquiétantes circulent. Plus de 800 réservistes se présentent aux casernes de
Nancy sans avoir reçu leur ordre de mobilisation1. Élève à l’École normale
supérieure, le futur historien Henri Hauser est prêt à partir au premier signal.
Dans son armoire d’étudiant s’entassent les chaussures fortes, les chemises de
flanelle2. L’ambassadeur de Grande-Bretagne à Paris Lord Lyons confirme : « les
Français sont irrités au-delà de toute mesure par l’arrestation de Pagny3 ».
Au sein du gouvernement, les premiers jours sont tendus. Le ministre de
la Guerre est disposé à prendre des mesures militaires de précaution prévues
en cas de tension politique comme le renforcement des troupes de couverture.
Le président du Conseil semble le suivre sur ce point et voudrait voir d’urgence
le président de la République Jules Grévy afin de décider s’il n’y a pas lieu
« d’envoyer un ultimatum à l’Allemagne4 ». Dans un conciliabule avec des amis,
le général Boulanger annonce : « Demain, l’armée française entre à Mulhouse5 ».
258
n’aurait pas dû se produire car elle s’est réalisée à l’occasion d’une convocation
pour affaire de service, l’affaire du poteau renversé : il y a eu guet-apens.
Le président Grévy, qui est juriste de formation, est formel. Dans les deux
cas, Schnaebelé doit être relâché. Et pour appuyer cette revendication, la France
possède des preuves, les deux lettres de Gautsch des 13 et 16 avril 1887 que le
préfet de Nancy retrouve dans le bureau du commissariat de Pagny le 23 avril.
À leur vue, le président de la République s’écrie : « Voilà nos cartes et ce sont des
atouts1 ».
Toutefois, la réponse de l’Allemagne traîne en longueur. L’ambassadeur
Herbette ne peut voir que le fils du chancelier et non Bismarck lui-même et
tous deux réfutent la violation du territoire et mettent en avant la question de
fond, l’espionnage.
Deux tendances s’affrontent alors au Conseil des ministres le 26 avril 1887.
Le président du Conseil, Goblet, envisage la possibilité que l’Allemagne ne rende
pas Schnaebelé malgré tout. Il s’est concerté avec le général Boulanger et le
ministre du Commerce Lockroy pour examiner diverses mesures comme la
convocation des Chambres et l’occupation des baraquements à la frontière par
les troupes renforçant la couverture (envoi de près de 40 000 hommes)2.
Une lettre de Boulanger à Clemenceau résume ce Conseil des ministres
animé. Après lecture d’un télégramme de l’ambassadeur Herbette et sa discussion
au Conseil, Boulanger rend compte d’une dépêche du général Février, commandant
le 6e Corps d’armée, qui demande le placement de vedettes de cavalerie sur les
routes de la frontière, « afin d’être prévenu des mouvements de l’ennemi, si celui-ci,
par une irruption soudaine, venait à s’emparer des bureaux télégraphiques ». Grévy
s’élève avec force contre cette mesure disant qu’ « il veut la paix quand même,
que nous sommes les plus faibles, qu’il faut tout supporter ». Goblet lui réplique
que « ce n’est pas sa manière de voir », qu’ « il y a des insultes qu’on ne peut avaler »
et prie tous les ministres « de bien réfléchir à la situation, de peser ce qu’ils auraient
à faire si l’Allemagne refuse de nous rendre Schnaebelé (…). Ce jour-là, on ne
pourra délibérer longuement : il faudra prendre une résolution immédiate » :
259
Le gouvernement est divisé. Les deux tendances ont leur propre logique.
Le président de la République est favorable depuis longtemps au maintien de
la paix avec l’Allemagne. Mais la voie de la fermeté n’est pas seulement celle
d’un Boulanger isolé et menaçant de démissionner. Elle est suivie par d’autres
ministres dont le président du Conseil. Cela nuance l’image courante adressée
à l’encontre du ministre de la Guerre pendant cette crise.
Cette idée que l’Allemagne puisse ne pas libérer Schnaebelé n’est pas aussi
incongrue qu’elle paraît. Il faut tenir compte de Bismarck. Dans un rapport de
l’ambassade d’Allemagne à Paris, qui rend compte d’un entretien avec le ministre
Flourens, tous les termes du problème sont déjà posés. À l’opinion avancée par
le chargé d’affaires Leyden que Clemenceau lui-même croit à un piège et à une
provocation policière, que l’on ne peut tolérer, Bismarck note que « cela ne serait
pas encore aussi grave que le fait que le gouvernement français emploient ses
fonctionnaires aux frontières à inciter nos compatriotes à la trahison ». Un peu
plus loin, Leyden parle des lettres de Gautsch qui existeraient et qui laisseraient
penser à un guet-apens. Le chancelier écrit : « Contre des espions comme Schnaebelé
cela est permis2 ».
Cela augure mal de la suite. Il est à craindre que le chancelier mette en
balance la culpabilité prouvée de Schnaebelé avec l’irrégularité de l’arrestation
pour refuser de le libérer. Les conversations entre Herbert de Bismarck et
l’ambassadeur Herbette vont dans ce sens. Le fils du chancelier insiste sur la
gravité de l’espionnage français, déplore le guet-apens mais réplique que « ces
sortes de pièges sont d’usage entre policiers », que Schnaebelé aurait dû « ne pas
s’y laisser prendre », qu’il est « moins qu’un simple particulier », qu’il est « un
argousin politique (…), un espion3 ».
Faudra-t-il lancer cet ultimatum que l’on prépare au Quai d’Orsay ?
260
1. Colonel J. Defrasne, op. cit., p. 5. Brugère ajoute : « Je compris que le président n’avait
qu’une faible confiance dans la bonne foi du prince de Bismarck. Il se rappelait la dépêche
d’Ems de 1870 ».
2. Joseph Reinach, « L’affaire Schnaebelé », La Revue de Paris, tome 4, juillet-août 1917, p. 768.
3. The Times, 3 octobre 1887.
4. DDF, Herbette à Flourens, 27 avril 1887.
5. Heinrich Otto Meisner, Aus dem Briefwechsel des Generalfeldmarschalls Alfred Grafen von
Waldersee. Erster Band. Die Berliner Jahre 1886-1881, DVA, Berlin, 1928, p. 85.
261
Le service de l’Est
Un mouvement administratif touche la police spéciale de Meurthe-et-
Moselle, surtout les deux postes les plus exposés par l’instruction allemande,
Pagny-sur-Moselle et Igney-Avricourt. À Pagny, trois policiers sur quatre sont
changés. L’intention de déplacer Schnaebelé est signifiée au gouvernement
allemand le 28 avril 18871. Il est fictivement muté à Laon, poste qu’il n’occupe
jamais et de congé à congé atteint l’âge de la retraite à la fin de l’année. Schnaebelé
devient professeur d’allemand à l’école professionnelle de l’Est à Nancy et une
recrue de choix pour la Section de Statistique. Jusqu’à sa mort le 5 décembre
1900, il renseigne sur l’Allemagne. Un de ses subordonnés est également mis à
retraite. À 47 ans, lui aussi commence une carrière d’agent secret du ministère
de la Guerre.
Ces mutations influent sur la bonne marche et l’efficacité du service de
l’Est. À la fin de 1887, un ancien collègue de Schnaebelé regrette vivement sa
mise à la retraite : « notre Administration ne vous remplacera jamais à Pagny.
Elle a du déjà s’en apercevoir2 ». Le préfet Schnerb est forcé de reconnaître « que
le commissariat de Pagny fournit bien moins de travail qu’autrefois3 ».
Une retenue particulière, le soin d’éviter toute complication dictent la
conduite des autorités françaises. Une circulaire est adressée à tous les
fonctionnaires de la frontière pour « s’abstenir de toute activité politique, et encore
moins de favoriser l’espionnage sous quelque forme que cela soit4 ». Le préfet de
Nancy recommande aux commissaires spéciaux de son département « de ne
plus entretenir aucune espèce de relations dans les pays annexés5 ». Mais ce profil
bas imposé par les circonstances ne dure pas. Les autorités allemandes se rendent
compte que le système d’espionnage français est « continué comme par le passé6 ».
Certaines conséquences sont plus profondes. Muté à Toul, le commissaire
spécial d’Igney-Avricourt Gerber est en fait rattaché au cabinet du préfet de
Nancy. Il y met en place une structure chargée de centraliser toutes les affaires
de police de Meurthe-et-Moselle. C’est une véritable innovation dans l’histoire
de la police française. Les préfectures des Vosges et des Bouches-du-Rhône
262
263
danger. Ses amis ont mené début 1887 une campagne dans ce sens et sont
décidés de provoquer à la première occasion une crise ministérielle. Jules Grévy
est également résolu à se débarrasser du général « perturbateur de la paix ».
L’occasion se présente dès la rentrée des Chambres, le 10 mai, et prend prétexte
d’économies budgétaires à réaliser. Le cabinet Goblet démissionne. Les tractations
sont longues et difficiles. Boulanger est la pierre d’achoppement, les radicaux
souhaitent son maintien mais Grévy ne le veut à aucun prix. L’agitation gagne
le pays, les polémiques font rage. Les Droites dénouent la situation : leur président,
le baron de Mackau, assure une neutralité bienveillante à tout gouvernement
sans Boulanger. Le 30 mai, le ministère Rouvier est formé avec le général Ferron
à la Guerre, Flourens restant aux Affaires étrangères.
L’opinion publique ne comprend pas. Elle croit que la fermeté de Boulanger
a fait reculer Bismarck. Il a eu peur du général ! Et le cabinet tombe ! L’affaire
Schnaebelé et ses conséquences politiques ont une grande part dans l’essor du
boulangisme. En attendant, l’ex-ministre est nommé commandant du XIIIe
Corps d’armée à Clermont-Ferrand. Son départ de Paris est des plus mouvementés.
On connaît la suite.
264
Les SR français ont commis des erreurs qui ont contribué au déclenchement
de l’affaire Schnaebelé : en poursuivant les relations avec l’agent Marthe ou en
lui adressant des lettres trop facilement identifiables. Mais cette affaire est la
première qui révèle aux Allemands le rôle joué par la police spéciale de la
frontière de l’Est. D’autre part, des impondérables ont surgi sous la forme d’
« inévitables » trahisons.
Le règlement de l’affaire s’apparente à un compromis : Schnaebelé est libéré
conformément au droit international mais en échange de concessions tacites.
Son déplacement et sa mise à la retraite, le mouvement administratif à la
frontière, la retenue recommandée pour un temps pèsent dans l’immédiat sur
l’efficacité des SR. En définitive, l’affaire n’est ni une victoire française, ni une
véritable reculade allemande.
Mais surtout, le retentissement et le dénouement de l’affaire ont caché
l’essentiel : le but réel que les autorités allemandes poursuivent en arrêtant un
commissaire spécial. C’est alors inhabituel, en quelque sorte une première. Le
seul fait d’arrêter un des meilleurs policiers français, qui rend de grands services
au ministère de la Guerre, change la perspective, celle de mettre en cause
directement le gouvernement français devant l’Europe. On peut remonter la
responsabilité, et à travers le colonel Vincent, impliquer le ministre de la Guerre.
Il y a des raisons de croire que l’affaire Schnaebelé entre dans le cadre d’une
politique d’intimidation du chancelier Bismarck envers la France dans le but
d’amener pour le moins le renvoi du général Boulanger. Force est de constater
que d’une certaine manière ce but fut atteint.
Gérald Sawicki
265
Martine Cuttier
268
Le service du renseignement
269
renseignements des indigènes et à les traduire par des croquis » de façon à localiser
leur présence dans la zone de Bissandougou, Kankan et Kérouané1.
À condition que les communications soient libres, la collecte des informations
est conduite, sur tout l’espace conquis et aux alentours, à partir de Kayes, des
postes et des forts2 répartis dans les dix cercles3. Dans leur correspondance, les
chefs de postes transmettent au commandant supérieur toutes les informations
qui leur arrivent et réciproquement. Le capitaine Mamadou Racine envoie une
lettre à Archinard où il consigne toutes les informations récoltées sur les chefs
locaux – dont Ahmadou4 installé à Nioro –, mais aussi sur les décès et les
bagarres. Rien ne se fait dans sa zone de commandement sans qu’Archinard
ne reçoive de ses subalternes un rapport de tous les événements dans leurs
moindres détails, dont il fait à son tour des synthèses. Il lui arrive de presser
l’un d’eux : « Quiquandon devra m’envoyer courrier sur courrier car j’ai besoin
d’informations exactes5 ».
Dans les postes et les forts, les renseignements sont l’objet de synthèses
consignées dans le registre ou le cahier de renseignement6. Les officiers
nouvellement affectés y trouvent matière à connaître les populations et à éviter
de se faire trop manipuler par elles. Le registre est en quelque sorte la mémoire
du poste ou du fort. Il finit par comprendre un historique de la constitution du
poste et de sa zone administrative, des villages, des tribus, de la généalogie de
leurs chefs, de leurs relations d’amitié ou d’inimitié avec leurs voisins et de leur
attitude envers les Français lors de la conquête. Cela est complété par des fiches
concernant les chefs politiques et religieux ; un double est envoyé à Kayes et
elles sont mises à jour chaque année. De plus, une connaissance plus générale
du milieu physique et de la topographie des espaces à conquérir, des ressources
économiques, des populations, de la situation politique et militaire, des décideurs
adverses ou alliés s’avère indispensable. La recherche du renseignement se
poursuit par le biais des colonnes en marche où un officier de l’état-major du
commandant en chef en est responsable. Enfin « Pour organiser l’information
1. Lt-col Pierre Humbert, Rapport politique et militaire sur les opérations de la campagne 1891-
1892, Imprimerie des JO, 1893.
2. Ils abritent les chefs-lieux des « cercles ». Ils sont érigés lors de l’avance des colonnes. Par
leur masse imposante, ils symbolisent la puissance de la France et sa souveraineté par la
présence du drapeau.
3. Au gré de la conquête, le territoire nouvellement acquis et contrôlé est érigé en entité
administrative dotée d’un centre, lieu du pouvoir civil et militaire.
4. Ahmadou Tall (1836-1897) est le fils d’El Hadj Omar Tall, le fondateur de l’Empire
toucouleur conquis par Archinard après la prise de Ségou, en 1892.
5. ANM, B 150, correspondance d’Archinard au capitaine Underberg, le résident de Ségou,
Nyamina, 18 février 1891.
6. ANS, 1 D 58, Notes sur les contrées traversées pendant la campagne de 1880-1881.
270
271
272
Mais trop connu, la méfiance s’installe et à son approche, les bouches se ferment.
Mademba diversifie ses sources et pour cela il recourt à d’autres Africains, à
des amis ou à des agents, tels ceux laissés dans les villages après la révolte de
1892, leur mission consistant à surveiller les étrangers de passage et surtout les
marabouts. Il a ses espions, comme celui « rentré de Dia le 2 courant » qui lui
rapporte en détail les faits et gestes d’Ahmadou1. Il tient ses informations du
chef des Peuls du Macina – Ahmadou Boubou Alpha –, cherche un renseignement
auprès du cousin de son traducteur arabe et a ses propres agents politiques
comme Cheikou Ahmadou Mouhou2. Une fois devenu Fama de Sansanding3,
Mademba continue à renseigner le colonel Archinard et le chef N’Tou lui assure
« J’ai toujours dit au Fama ce qui se passait dans le pays4 ». Mademba informe le
colonel en priorité quand il est sur place et tous deux continuent à correspondre
lorsqu’Archinard est en France pendant l’hivernage. Il l’entretient de tous les
événements survenus à Kayes5. Il renseigne aussi le résident de Ségou6 plus
proche de Sansanding dont il dépend selon le principe de l’administration
indirecte.
Pour le renseignement militaire, Archinard utilise les troupes de recrutement
local, que ce soient les éclaireurs ou les cavaliers auxiliaires envoyés en
reconnaissance. Souvent, il n’est pas satisfait des renseignements glanés qu’il
juge « imprécis » ou « insignifiants7 ».
Sinon les agents de renseignement sont des espions achetés et envoyés dans
les villages se mêler à la population amie et ennemie. Par exemple, le capitaine
Branlot a envoyé un espion déguisé en dioula à Sikasso pour examiner les
et envoie une colonne commandée par le capitaine d’artillerie de marine Fortin renforcée
des cavaliers auxiliaires du Boundoun aux ordres de Mademba. Avec eux, il participe à
l’assaut final pour prendre Toubacouta, le village de Mamadou. Pour clore la campagne,
il lui confie une mission de propagande dans la région de Siguiri contre Samory. En
reconnaissance et récompense de ses loyaux services, Galliéni, parti en France pendant
l’hivernage pour préparer la prochaine campagne, lui avait obtenu la Légion d’Honneur,
en 1881.
1. SHAT, 1 K 108, no 267, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 5 septembre 1892.
2. SHAT, 1 K 108, no 263, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 24 mars 1893.
3. En mars 1891, Archinard lui taille le petit royaume de Sansanding, situé près de Ségou.
Puis à la suite de la chute de l’Empire toucouleur, en 1892, il lui donne en mariage deux
filles d’Ahmadou. Un honneur lourd de signification car bien que Toucouleur comme les
Tall, il est issu d’une famille de la petite noblesse tandis qu’ils sont d’illustre lignage. Et
alors que sa famille s’est ralliée à la France depuis l’époque du gouverneur Faidherbe, El
Hadj Omar Tall n’a eu de cesse de guerroyer contre les colonnes françaises. Les Tall ayant
perdu tout pouvoir se trouvent abaissés quand Mademba s’en trouve élevé.
4. SHAT, 1 K 108, no 203, JMO no 2, tournée du 26 avril au 14 juin 1893.
5. SHAT, 1 K 108, no 270, Lettre de Mademba à Archinard, Kayes, 31 août 1889.
6. SHAT, 1 K 108, no 272, Lettre de Mademba à Archinard, Sansanding, 24 mars 1891.
7. Lt-col Archinard, Rapport sur la campagne de 1890-1891, 1891, p. 30
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277
rencontrer tout blanc qui le demande. Déjà El Hadj Omar avait refusé de recevoir
Mage et Quintin1 dans ses murs. Plus tard son fils Ahmadou n’a pas permis à
Gallieni d’arriver à Ségou. Les Africains disposent de tout un système de signaux
sonores ou lumineux – comme le fait d’enflammer un tas de paille placé dans
un arbre pour signaler un danger – à connaître pour les déceler2.
À leur tour, les Français étant épiés, ils sont obligés de protéger leurs
mouvements et les manifestations visibles de leurs intentions car leurs préparatifs
en vue d’un déplacement, d‘une tournée ou d’une opération ne passent pas
inaperçus. En septembre 1891, un homme de Kankan prévient les sofas de
Samory que « ce qui était prévu n’a pas eu lieu comme espéré ». Les « épouses »
des militaires3, le personnel domestique, les plantons, les employés de bureaux
et les serveurs du mess pratiquent le double jeu, informent l’adversaire ou
simplement bavardent. C’est ainsi que Samory sait ce qui se dit à la popote4.
Archinard reconnaît que « nous sommes, ici, entourés d’espions d’Ahmadou. J’en
connais deux par leur nom5 ». À Kita, ses émissaires sont Oumar Balobo et Ali
Abdoulaye, deux intimes qui étaient des sofas de son père. Archinard a également
repéré ceux envoyés dans le Dunguiray, le Fouta et le Cayor. Le lieutenant-
colonel Humbert, assurant l’intérim d’Archinard au cours de l’hivernage 1890,
a « fait fusiller après jugement par un conseil de guerre un marabout d’un village
voisin de Médine qui (…) a envoyé des espions à Ahmadou pour le renseigner sur
toutes nos dispositions ». Il a mis un terme à cet espionnage « en supprimant ce
dangereux fanatique6 ». Les Français n’hésitent pas à fusiller les espions comme
Diavando, retenu prisonnier à Médine, en décembre 18907.
Mais les Toucouleur rusent. Ainsi lors du siège de Ségou, ils envoient un
faux parlementaire avec un drapeau blanc pour évaluer les forces françaises8.
Le jeu consiste aussi à garder le secret et à désinformer l’adversaire, concernant
par exemple la quantité de vivres ou de munitions disponibles dans un fort en
1. De 1863 à 1866, Eugène Mage, officier de la Marine et Louis Quintin, chirurgien de la
Marine ont exploré la zone comprise entre le fleuve Sénégal et le Niger.
2. T.M. Bah, op cit, p 160.
3. Étant généralement célibataires, ils pratiquent le « mariage colonial ».
4. J. Frémeaux, op. cit., p 372.
5. ANS, 1 D 94, Lettre d’Archinard à Thomas, Kayes, 19 décembre 1888.
6. ANS, K, Rapport d’Humbert, Kayes, 6 septembre 1890.
7. ANM, 2 N 36, Correspondance entre le chef du poste de Médine et le capitaine Labouret à
Kayes, Médine, 11 décembre 1890.
8. Lt-col Archinard, op. cit., 1891, p. 290.
278
cas d’attaque. Le chef de poste les ménage si elles s’épuisent, afin que tout le
monde l’ignore. À propos de son plan d’opérations contre Ahmadou, Archinard
ruse à son tour et « organise la répartition des troupes pour laisser planer
l’incertitude1 ». Décidé à aller vers Nioro, il laisse entendre, plusieurs jours avant,
qu’il prendra la route du sud et au dernier moment, il emprunte la route du
nord2.
La diffusion de l’information et la capacité des éléments français répartis
sur le territoire de la colonie à communiquer rapidement entre eux dépendent
du service du courrier et du télégraphe, une technologie nouvelle installée sur
le Haut-Fleuve Sénégal et le Niger.
279
Martine Cuttier
1. Ibid.
2. ANM, B 83, op. cit., 9 janvier 1890.
3. Ibid.
280
Benoît Haberbusch
1. Articles 45 et 61 de l’ordonnance du 29 octobre 1820, articles 110 et 127 du 1er mai 1854,
article 53 du décret du 20 mai 1903.
2. Ordre du jour du 27 pluviôse an XII (12 février 1804).
3. Archives parlementaires, 2e série, tome 85, p. 608, séance du 13 janvier 1834.
284
1. Jacques-Olivier Boudon, L’Empire des polices. Comment Napoléon faisait régner l’ordre,
Paris, La librairie Vuibert, 2017, p. 227.
2. Pierre Karila-Cohen, « Une « bonne » surveillance ? La gendarmerie et la collecte du
renseignement politique en province sous la monarchie censitaire », dans Jean-Noël Luc
(dir.), Gendarmerie, État et société au xixe siècle, Paris, PUBS, 2002, pp. 225-236.
285
1. Lettre du 27 mai 1821 du préfet de Vendée au directeur de la police, AN, F7 6755. Cité par
Pierre Karila-Cohen, op. cit., p. 230.
2. Rapport du lieutenant de gendarmerie de Saumur du 10 août 1833 au préfet d’Angers,
Archives départementales (AD) du Maine-et-Loire, 1 M 6/36, ancienne cote 24 M 268.
Cité par Christophe Aubert, « Les missions politiques de la gendarmerie en Maine-et-
286
Loire sous la monarchie de Juillet et le Second Empire », Les Annales de Bretagne et des pays
de l’Ouest, no 114-2, 2007, pp. 121-133.
1. Anonyme, « Police judiciaire. Procès-verbaux », L’Écho de la gendarmerie, no 1629,
12 novembre 1911, pp. 778-779.
2. Gildas Lepetit, « La manière la plus efficace de maintenir la tranquillité » ? : l’intervention de
la gendarmerie impériale en Espagne (1809-1814), thèse d’histoire, sous la direction de Jean-
Noël Luc, Paris IV-Sorbonne, 2009, p. 303.
287
1. Aurélien Lignereux, Servir Napoléon. Policiers et gendarmes dans les départements annexés
(1796-1814), Seyssel, Champ Vallon, 2012, p. 16 et 355.
2. Aurélien Lignereux, La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie (1800-1859),
Rennes, PUR, 2008.
288
1. Bonaparte à Moncey, 1er décembre 1802, Correspondance, t. III, p. 1175. Cité par Jacques-
Olivier Boudon, op. cit., pp. 47-48.
2. Pierre Marie Desmaret, Témoignages historiques, ou Quinze ans de haute police sous
Napoléon, 1833, p. 126. Cité par Jacques-Olivier Boudon, op. cit., p. 155.
3. Jean-Noël Luc, « La transition politique, observatoire original de la gendarmerie du
xixe siècle », Les Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, no 114-2, 2007, pp. 185-194.
4. Charles-Auguste Godey de Mondésert, Réflexions sur l’organisation de la gendarmerie,
Châteaubriant, imp. Monnier, 1851, p. 21. Cité par Arnaud-Dominique Houte, « Refonder
la gendarmerie : Réflexions de crise d’un gendarme au milieu du xixe siècle », dans Vincent
289
Milliot (dir.), Les mémoires policiers, 1750-1850, Écritures et pratiques policières du Siècle des
Lumières au Second Empire, Rennes, PUR, 2006, pp. 294-295.
1. Rapport du 20 octobre 1853 du chef d’escadron de gendarmerie de la compagnie du Maine-
et-Loire, AD du Maine-et-Loire, 28 M 3.
2. Arnaud-Dominique Houte, Le métier de gendarme national au xixe siècle. Pratiques
professionnelles, esprit de corps et insertion sociale de la Monarchie de Juillet à la Grande
Guerre, doctorat, histoire, sous la dir. de Jean-Noël Luc et Jean-Marc Berlière, Paris IV,
2006, pp. 247-258.
3. Aurélien Lignereux, Gendarmes et policiers dans la France de Napoléon. Le duel Moncey-
Fouché, Maisons-Alfort, SHGN, 2002.
4. John M. Merriman, Police Stories. Building the French State, 1815-1851, Oxford, Oxford
University Press, 2006, p. 9.
290
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292
l’urgence d’une série de lois les 11 et 15 décembre 1893 et le 28 juillet 1894 pour
réprimer ce mouvement illégaliste.
Le 20 janvier 1894, le ministre de la Guerre envoie la recommandation
suivante aux commandants de légions : « Si la Gendarmerie est invitée à prendre
des renseignements sur un individu signalé comme anarchiste, et sur une publication
préconisant la propagande par le fait, elle doit obtempérer à cette demande sans
exiger de réquisition1 ».
Une fois encore, la presse corporative se montre favorable à ces missions
de renseignements politiques. Le Journal de la Gendarmerie de France soutient
la circulaire du ministre ainsi que la lettre ministérielle du 30 janvier 1894 qui
autorise les préfets, en vertu de l’article 10 du Code d’instruction criminelle, à
requérir les officiers de gendarmerie, officiers de police judiciaire, à perquisitionner
au domicile d’un anarchiste soupçonné de détenir des engins explosifs2. Pour
Laurent Lopez, « cette approbation est la trace d’une révolution silencieuse, d’une
étape fondamentale pour la gendarmerie de la Troisième République. Elle n’a
finalement pas d’autre choix3 ».
Pour s’acquitter de leur tâche, les gendarmes peuvent compter sur la bonne
connaissance de leur circonscription afin d’identifier les anarchistes auprès de
leurs concitoyens. Dans les années 1900, les nombreux télégrammes envoyés
au brigades « pour recherches et surveillance » des anarchistes témoignent des
besoins exprimés par les autorités. En ville, les gendarmes coopèrent avec les
forces de police et les aident à interroger les concierges ou à surveiller les lieux
de passage. En région parisienne, les gendarmes de banlieue amènent des
suspects aux brigades spécialisées de recherche de la préfecture de police, comme
cet anarchiste arrêté en février 1914 par la brigade de Neuilly-Sablonville4.
Toutefois, Arnaud-Dominique Houte se montre plutôt dubitatif sur l’efficacité
réelle des gendarmes dans ce domaine : « cette contribution à lutte antiterroriste,
en tant que second rôle, est généralement obscure, dérisoire plus souvent
qu’héroïque5 ». Dans l’exposition Les gendarmes crèvent l’écran au musée de la
293
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296
de l’Armée est chargé de la centralisation de tous les renseignements sur les armées
étrangères et sur la défense contre les menées ennemies, notamment contre
l’espionnage ennemi ». Le Deuxième bureau a sous son autorité la section des
« statistiques et reconnaissances militaires » chargée des missions d’espionnages
et de contre-espionnage (à l’époque, les deux activités ne sont pas encore
distinctes). Ne disposant pas d’effectifs suffisants, il s’appuie largement sur la
police et la gendarmerie pour exercer cette activité de contre-espionnage.
Avant la fin du siècle, le scandale de l’affaire Dreyfus bouleverse cette
organisation initiale avec la suppression de la section des statistiques et le
transfert du contre-espionnage du ministère de la Guerre au ministère de
l’Intérieur. Cela entraîne aussi la création d’un éphémère Contrôle général des
services de la surveillance du territoire (1899-1907). Face à ces bouleversements,
la gendarmerie nationale se tient sur une prudente réserve d’autant que l’attitude
des officiers de la section des statistiques dans l’affaire Dreyfus ne plaide pas
pour une implication plus grande dans le monde du renseignement1.
En revanche, les commissaires spéciaux vont creuser leur sillon en matière
de surveillance du territoire et de contre-espionnage, d’abord au sein des douze
brigades mobiles créées en 1907, puis de la brigade des renseignements généraux
créée avec le décret du 23 février 1911 par le chef de la sûreté générale Célestin
Hennion. De 1899 à la veille de la Première Guerre mondiale, une série de textes
réglementaire vient formaliser les relations des gendarmes avec les commissaires
spéciaux tels que l’instruction secrète du 30 juin 1899 et la circulaire du
14 septembre 1900. L’article 60 du décret organique du 20 mai 1903 enjoint
également aux commandants de brigades de « répondre, sans délais, aux demandes
de renseignements que leur adressent (…), les commissaires spéciaux chefs de
secteurs ». Il doit être « rendu compte confidentiellement aux commandants
d’arrondissement, par les chefs de brigade, de la correspondance échangée entre
eux et les commissaires spéciaux ».
Il s’agit de s’appuyer sur la bonne connaissance du terrain des gendarmes
grâce au maillage des brigades territoriales. Par ailleurs, Laurent Lopez a
remarqué que certains commissaires spéciaux sont d’anciens gendarmes, à
l’image de ceux de Semur-en-Auxois de 1878 à 1902. Ce recrutement est de
nature à favoriser les contacts.
Pour sa part, en attendant son retour en grâce, l’armée investit les champs
innovants de la cryptologie, de la radiotélégraphie ou le chiffre qui aboutit à la
création d’un section éponyme en 1912. Ces questions passionnent moins les
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Benoît Haberbusch
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Julien Bouchet
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1. Cette réforme semble être antérieure à l’automne 1900. Les décrets du 29 septembre 1899
(les commissions de classements fournissent dorénavant des propositions confidentielles)
et du 9 janvier 1900 (l’inscription au tableau d’avancement devient une prérogative du
ministre) provoquent une recomposition de la procédure d’avancement des officiers :
Xavier Boniface, L’Armée, l’Église et la République (1789-1914), Nouveau monde édition,
2012, pp. 301-302.
2. Lettre du directeur de la Sûreté au président du Conseil, 4 novembre 1904, A.D.17, fonds
Combes, 13 J 24.
3. Patrice Morlat, La République des Frères. Le Grand Orient de 1870 à 1940, Paris, Perrin,
2019.
302
1. Capitaine Mollin, La Vérité sur l’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 76. Un doute persiste sur
l’organisation qui a proposé la collaboration. Est-ce le ministère de la Guerre, que ce soit
par l’intermédiaire d’André, de Percin ou de Mollin, ou le Grand-Orient ? Pour Daniel
Kerjan, le ministre de la Guerre a accepté « l’offre que lui a fait le F* Frédéric Desmons,
vice-président du Sénat » : Daniel Kerjan, Rennes : les francs-maçons du Grand Orient de
France, 1748-1998 : 250 ans dans la ville, Rennes, PUR, 2005, pp. 250-260.
2. Capitaine Mollin, La Vérité sur l’Affaire des Fiches…, op. cit., p. 122.
3. Jean Bidegain, Une Conspiration…, op. cit., p. 126.
4. La surveillance ne porte pas seulement sur les militaires. Après les élections législatives
de 1902, le secrétariat général de l’obédience semble adresser aux vénérables des loges
un questionnaire (à rendre avant le 1er juillet) tendant à informer l’institution du
comportement politique de l’ensemble des fonctionnaires (clergé inclus) lors de la période
électorale : document (non authentifié, ce qui n’est pas anodin) inséré dans Jean Bidegain,
Le Grand-Orient de France…, op. cit., pp. 127-128.
5. « Je vous adresse, sous ce pli, une note sur le f* Chanut [, un capitaine au 92e d’Infanterie
qui souhaite devenir chef de bataillon], qui nous est chaleureusement recommandé par
la l* Les Philanthropes Arvernes, O* de Clermont-Ferrand, à laquelle il appartient. Je
vous serais reconnaissant de fait tout le possible pour cet excellent républicain. Merci
et amitiés » : brouillon de la lettre de Vadécard à Mollin (T* C* F*), 30 novembre 1901,
bibliothèque historique du Grand Orient, 920.
303
« J’ai fait appel à toutes les bonnes volontés républicaines : j’ai donné
à mes collaborateurs l’autorisation de demander et de recevoir des
renseignements de tous les groupements, de toutes les associations
républicaines, de la franc-maçonnerie comme des autres1 ».
Le ministre ne nie pas qu’il ait donné des ordres au capitaine Mollin.
Celui-ci déclare avoir d’abord obéi à son chef hiérarchique, le général Percin2.
Même s’ils proposent deux versions amendées à dessein pour se rejeter la
responsabilité principale, Mollin et Percin sont bien des protagonistes de la
surveillance des officiers français. Une question reste posée : les renseignements
demandés au Grand Orient précédaient-ils ou tendaient-ils à confirmer les
informations obtenues par la principale source d’information officielle, la voie
administrative du « système préfectoral » ? Jean Bidegain insère dans l’un de
ses ouvrages une lettre que Mollin aurait adressée à Vadécard le 11 juillet 1902,
un document lu par l’interpellateur d’opposition anti-combiste Guyot de
Villeneuve, à la Chambre des députés, le 28 octobre 1904 :
304
1. Général André, Cinq ans de ministère…, op. cit., p. 320. Le toponyme « Corinthe » renvoie
à l’expression « Non licet monibus adire Corinthum » (« Il n’est pas donné à tout le monde
d’aller à Corinthe »). « Carthage » fait référence à une formule attribuée à Caton l’Ancien,
delenda Carthago (« Il faut détruire Carthage »).
2. Cette source nous manque cruellement. Elle nous permettrait de savoir si les renseignements
contenus dans les fiches connues ont été pris en compte par le ministre, et si celui-ci a
effectivement ralenti la carrière des officiers repérés.
3. Éditorial du Figaro, 27 octobre 1904, « Vidi », « La Délation dans l’armée – Une nouvelle
mafia – La “SOL… MER…” » ; Maurice Larkin, Religion, politics et preferment in France
since 1890. La Belle Époque and its legacy, Cambridge, Cambridge University Press, 1995,
pp. 47-48
305
306
Les chiffres
L’armée française compte environ 25 000 officiers dans les années 1900.
L’évaluation du nombre de fiches a donné lieu à plusieurs estimations. Il faut
distinguer les fiches en possession des interpellateurs au Parlement le 28 octobre
1904, des notices personnelles rassemblées par le Grand Orient de France, et
de celles transmises au ministère de la Guerre. De plus, des officiers ont fait
l’objet de plusieurs fiches.
Le 28 octobre 1904, les rédacteurs du Figaro estiment que 12 000 dossiers
sont connus par les interpellateurs du gouvernement. Les chiffres avancés par
307
Jean Bidegain sont quant à eux plus élevés1. Du 1er septembre 1901 au 30 octobre
1903, 18 818 notices auraient été constituées par le secrétariat général du Grand
Orient, un nombre qu’il faudrait encore augmenter par celles établies entre le
1er novembre 1903 et le mois d’octobre 1904. Pour Guyot de Villeneuve, l’ensemble
s’élève à plus de 25 0002. Les six volumes publiés par ce député nationaliste font
toutefois seulement référence à des fiches portant sur 1 937 individus. François
Vindé précise que les papiers de Jean Guyot de Villeneuve conservent 2 800
fiches (600 documents originaux, et 2 200 fiches recopiées par Bidegain3). Vindé
avance un nombre total de fiches de l’ordre de 20 0004, une évaluation
correspondante à celle proposée par André Combes5. C’est ce chiffre que reprend
Maurice Larkin en 19956.
Les fiches
En 1906, l’officier franc-maçon Robert Nanteuil édite quelque 900 fiches
produites par la nationaliste Guyot de Villeneuve. Il y ajoute les données relatives
à la poursuite de carrière des officiers jugés suspects, afin de nuancer l’impact
de la surveillance. Les renseignements mis à jour à l’occasion de cette édition
portent sur quelques thèmes récurrents. On relève sans surprise le positionnement
partisan du militaire surveillé. Avec le qualificatif « nationaliste », les termes
« réactionnaire » et « clérical » sont les plus fréquemment utilisés. Le général
inspecteur de cavalerie de Benoist (Bordeaux) serait « absolument réactionnaire.
[Ce serait un] clérical militant [et, en plus,] un officier de mérite professionnel
plus que contesté7 ». « Clérical enragé », le général de brigade de cavalerie Perez
ne mériterait pas lui non plus d’avancement8. Les informateurs notent également
le mode d’éducation de leurs enfants. « De Cornulier-Lucinière, général
commandant la onzième division à Nancy, a un fils dans une institution religieuse
à Reims. De plus, sa fille doit entrer prochainement dans un couvent9 ». On confond
1. Une Conspiration…, op. cit., p. 95.
2. « En quatre ans, de 1900 à 1904, les francs-maçons adressèrent au Grand-Orient plus
de 25 000 fiches » : Jean Guyot de Villeneuve, La Délation maçonnique dans l’Armée : les
dossiers du Grand Orient, volume premier, Ligue de défense nationale contre la franc-
maçonnerie, p. 2.
3. L’Affaire des Fiches (1900-1904). Chroniques d’un scandale, Paris, Éditions universitaires,
1989, p. 5.
4. Ibid., p. 61.
5. Daniel Ligou (dir.), Histoire des Francs-maçons en France, Toulouse, Privat, 1987, p. 278.
6. Religion, politics and preferment…, op. cit., p. 48.
7. Robert Nanteuil, Le Dossier de M. Guyot de Villeneuve. L’Armée cléricale, Bibliographie
sociale, 1906, p. 4.
8. Ibid., p. 13.
9. Ibid., p. 1.
308
Même s’ils ne sont pas ouvertement connus pour être des militants, on
note enfin la pratique religieuse des officiers confondus. Vautier, colonel du 28e
régiment d’Infanterie, « ne [ferait] pas de politique, mais c’est un catholique
pratiquant3 ». L’évaluation est plus tranchée pour Chevalier, lieutenant-colonel
au 46e régiment d’Infanterie : « Calotin, fréquentation cléricale, couche à l’église4 ».
Toutes les notices ne sont pourtant pas défavorables aux officiers surveillés.
François Vindé note que sur les 2 836 fiches qu’il a étudiées, 210 d’entre elles
(7,5 %) ne sont pas critiques, une vingtaine d’autres comportant à la fois des
éléments défavorables et des informations jugées bonnes5. Parmi les fiches
« favorables » publiées par Robert Nanteuil figure celle des capitaines Notel,
Schneider, Tillard, Capelle et Granier, du 11e régiment d’infanterie qui seraient
« connus comme bons républicains. Les trois premiers seraient libres-penseurs6 ».
Le lieutenant-colonel Trumelet-Faber du 17e régiment d’Infanterie semble être
quant à lui un « excellent républicain, dévoué au gouvernement et disposé à
l’appuyer de tous ses efforts ». Il serait de plus « franc-maçon7 ». Il ne faut toutefois
pas majorer l’impact de la transmission de fiches laudatives. Bien que bénéficiant
d’une notice favorable8 et de plusieurs recommandations des « Enfants de
1. Ibid., p. 42.
2. Ibid., p. 5.
3. Ibid., p. 50.
4. Ibidem, p. 67.
5. L’Affaire des Fiches…, op. cit., pp. 70-71.
6. Le Dossier…, op. cit., p. 40.
7. Ibidem, p. 45.
8. Ibidem, p. 127.
309
Les informateurs
Le corpus constitué par Guyot de Villeneuve et publié en 1906 est une base
pour établir les figures de l’informateur. Les fiches concernent 1 937 officiers.
Elles émanent de 181 informateurs3. Directeur de la prison militaire du Cherche-
Midi, le commandant Pasquier aurait été l’informateur le plus prolixe avec des
renseignements compilés sur 207 individus. Le député Adrien Lannes de
Montebello indique le 23 décembre 1904 à la Chambre des députés que 228
officiers ont été dénoncés par le commandant Pasquier4, une évaluation proche
de la réalité. Le deuxième informateur serait Mangin, de La Fraternité Vosgienne
d’Épinal, qui aurait surveillé au moins 107 personnes. Il est suivi par un
professeur de Lyon, Crescent (87 officiers) et par un avocat de Nancy, Goutière-
Vernolle (87 fiches). Barbet, de La Solidarité de Cherbourg, aurait réuni quant
à lui des informations sur 85 personnes.
On compte au moins vingt officiers informateurs, quatorze professeurs,
dix négociants, huit conseillers généraux, six avocats, six médecins et cinq
maires, notamment les édiles de La Roche-sur-Yon (Guillemé, trente-cinq
fiches), du Mans (Ligneul, vingt-six), d’Auxerre (Surrugue, six), et le député-
maire de Tulle (Tavé, trois). Les préfets de la Vienne (Joliet, dix-huit), de la
Haute-Vienne (Monteil, neuf) et de l’Indre (Liégey, quatre) auraient également
fourni des informations. Il en est de même de deux sous-préfets (De Penenprat,
310
1. Note de police relative à « un procès de fiches à Nancy », 11 juin 1907, A.N., F712 476.
2. L’Année politique 1904…, op. cit., p. VII.
311
312
M. Mollin, recevait des loges des notes sur les officiers, qu’elles servaient
à établir des fiches1 ».
313
Quoi qu’il en soit, le président du Conseil ne fait rien pour rompre les liens
établis entre le cabinet du général André et le Grand Orient de France. Il faut
1. Le Figaro, 3 novembre 1904 ; Le Testament politique…, op. cit., p. 65 ; André Daniel, L’Année
politique 1904…, op. cit., p. 405 ; Jean Bidegain, Une Conspiration…, op. cit., p. 171. Bidegain
ne publie pas la note dans son intégralité, s’arrêtant à la troisième phrase… pour omettre
de préciser que Combes semble alors rejeter cette surveillance informelle.
2. JO Débats, Chambre, 4 novembre 1904.
3. JO Débats, Chambre, 23 décembre 1904.
4. Émile Combes, Mon Ministère…, op. cit., p. 242.
314
315
ministre de la Justice précise au président du Conseil que c’est bien lui dont il
s’agit, mais que le chef du cabinet militaire d’André n’a pas alors fait référence
à la surveillance des officiers : « À aucune minute de cette conversation, il ne m’a
révélé l’existence d’un système de renseignements dont j’ignorais le premier mot
jusqu’au jour où M. Guyot de Villeneuve l’a porté à la Tribune1 ».
Les membres du Cabinet de l’Intérieur semblent aussi méconnaître la
surveillance informelle assurée par leurs subordonnés. À la fin du mois
de décembre 1904, Edgar Combes traite avec le préfet du Puy-de-Dôme des
renseignements politiques qu’aurait fourni le sous-préfet d’Issoire à sa loge.
Edgar Combes lui demande de le renseigner sur les « conditions dans lesquelles
[le sous-préfet d’Issoire] a été appelé à fournir au Grand Orient de France des
renseignements sur un certain nombre d’officiers et la nature des indications qu’[il
aurait] transmises2 », alors qu’il était secrétaire général du Gers. Le cabinet de
l’Intérieur demande en outre au corps préfectoral de rendre des comptes sur
sa surveillance politique pour justifier devant les oppositions anti-combistes
que, contrairement aux pratiques de pouvoir dénoncées, le contrôle assuré par
les cabinets préfectoraux ne repose pas sur une surveillance maçonnique, ce
qui reste à démontrer. Un télégramme inséré dans les papiers Combes conservés
à La Rochelle nous livre la réponse du préfet de la Meuse, Gabriel Habert, qui
est en poste dans le Gers de septembre 1902 à septembre 1904 :
1. Copie de la lettre du garde des Sceaux au président du Conseil, 24 décembre 1904, A.D.17,
fonds Combes, 13 J 24.
2. Brouillon de la lettre du préfet du Puy-de-Dôme au sous-préfet d’Issoire, 23 décembre
1904, A.D.63, M 4 435.
3. Télégramme du préfet de la Meuse au Cabinet du ministère de l’Intérieur, 8 décembre
1904, A.D.17, fonds Combes, 13 J 24.
316
317
organisation des services de l’État administrateur, cette crise semble être celle
de pratiques de renseignement qui sont plus anciennes. En effet, la surveillance
infra-administrative est antérieure à la « républicanisation de la République ».
Elle précède même la Grande Révolution. Cette crise doit être également replacée
dans son contexte européen où l’on assiste à d’autres affaires qui relèvent du
même type de pratiques. Au sein du Reich allemand, la dénonciation, par un
policier, de l’existence d’un fichier secret recensant des Alsaciens-Lorrains fit,
en 1905, des remous jusqu’au Reichstag1.
Julien Bouchet
318
Michel Debidour
1. Voir mes deux articles parus dans le premier volume Renseignement et espionnage pendant
l’Antiquité et le Moyen Âge, Ellipses, 2019, pp. 179-194 et 195-208.
2. La Révolution en a fourni un nouvel exemple avec la correspondance amoureuse entre la
reine Marie-Antoinette et le comte suédois Axel de Fersen : un Vigenère assez adroitement
amélioré (Yves Gylden, « Le chiffre particulier de Louis XVI et de Marie-Antoinette lors
de la fuite de Varennes », Revue internationale de criminalistique 3 [1931], pp. 248-256.
3. Sur la cryptographie, la bibliographie est immense – sans compter de nombreux sites
internet. Je me contenterai de citer ici quelques ouvrages fondamentaux et accessibles :
Simon Singh, Histoire des codes secrets, J.-C. Lattès, 1999, et surtout David Kahn, The
Codebreakers, Scribner, New York, 1996 (préférer si possible cette dernière édition
américaine, bien plus complète, à la traduction française de 1980 ; dans la suite la référence
sera abrégée par le seul nom de l’auteur) ; et le site internet du professeur suisse Didier
Müller. Par la suite je donnerai seulement les références principales : le lecteur pourra
trouver d’autres détails à partir des index de ces livres. On voudra bien aussi m’excuser de
laisser de côté, dans cet aperçu rapide, une foule de précisions et d’anecdotes.
1. « Un homme capable de décrypter des écritures chiffrées vaut plus que cinq généraux. » (S.
de Lastours, La France gagne la guerre des codes secrets, Tallandier, 1998, p. 76). En tout cas
cette phrase montre bien que l’empereur accordait plus de prix à l’attaque (la cryptanalyse)
qu’à la défense (la cryptographie).
2. Voir plus loin un exemple un exemple de correspondance avec son frère Joseph qui ne vaut
pas mieux…
3. Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. du Rocher, 1972, p. 38.
4. Général baron É.-A. Bardin (1774-1840), Dictionnaire de l’armée de terre, 1843, s. v. « Chiffre
stéganographique », cité par A. Kerckhoffs, La cryptographie militaire, p. 9. La plupart des
officiers du Chiffre avaient péri durant la retraite de Russie.
5. Voir plus loin pour le rôle important que jouèrent ces personnages dans les progrès de la
cryptographie. Rappelons, une fois pour toutes, que l’usage actuel distingue le déchiffreur,
qui lit le message qui lui est adressé, et le décrypteur qui s’efforce de percer le secret
d’un message qu’il a intercepté. Attention : les ouvrages anciens, y compris Kerckhoffs,
emploient souvent déchiffrer aussi au sens actuel de décrypter.
322
1. D. Kahn, pp. 445-446 ; S. Singh, Histoire des codes secrets, Lattès, 1999, pp. 94-95 ; Rudolph
Kippenhahn, Code Breaking, New York, 1999, p. 102.
2. Ce nombre n’est pas très éloigné des 10 000 mots que proposeront ensuite la majorité des
codes commerciaux (cf. infra).
3. Un passage du Comte de Monte-Cristo (A. Dumas, 1844, chap. 60 et 61) montre le comte
qui soudoie un stationnaire pour envoyer une fausse nouvelle afin de ruiner son ennemi
le baron Danglars (Catherine Berto, Télégraphes et téléphones de Valmy au microprocesseur,
1981, pp. 47-51). Au départ, ces « télégraphiers » comme on les appelait n’avaient pas
obligation de savoir lire et écrire ! On leur demandait seulement de la mémoire et de la
discipline.
323
1. Pour pouvoir passer par le télégraphe, tous les systèmes cryptographiques se limitèrent
désormais à des lettres et des chiffres, à l’exclusion des signes et autres symboles divers que
l’on employait souvent depuis le Moyen Âge.
2. H. Josse, « La cryptographie et ses applications à l’art militaire », Revue Maritime et
Coloniale, mars 1885, p. 692.
3. Dans le cas contraire, la tarification se faisait par groupes de cinq lettres.
4. Restons prudents : quand il s’agit de la guerre de l’ombre, il faut se souvenir que certains
succès ont pu ne pas laisser de trace, tant la volonté de secret et la destruction délibérée
d’archives peuvent, par précaution, les avoir ensevelis dans l’oubli.
324
1. Ne revenons pas sur la distinction essentielle entre procédé par transposition et procédé
par substitution (que Kerckhoffs appelle, d’un terme équivoque, interversion).
2. Ce procédé trop simple perdit Pichegru en 1796 : chaque lettre était remplacée par deux
chiffres et le zéro marquait les séparations de mots : il fallut pourtant un mois entier pour
percer ce procédé enfantin ! (Fletcher Pratt, Histoire de la cryptographie, Payot, 1940,
pp. 166-168). Et ce procédé fut encore employé par un général sudiste pendant la guerre de
Sécession !
3. Lors du complot bonapartiste de 1831, les conjurés désignaient la reine Hortense par « M.
Antoine », Louis-Napoléon par « Mme Charles », et l’Angleterre par « Mme Lirson »…
4. Cf. la lettre de 1813 citée par H. Josse (Rev. Mar. et Coloniale, mars 1885, pp. 680-681) :
une commande de marchandises variées, cannelle, figues et châtaignes, etc. proposées à
Trieste (d’après le lt-col. Pierron, Les méthodes de guerre de guerre actuelles et vers la fin du
xixe siècle, Dumaine, 1878, I, p. 491, accessible en ligne).
5. On désigne ainsi le fait de cacher l’existence même d’un message.
6. Un code trop encombrant peut se cacher dans le coffre d’une ambassade, mais on l’emporte
plus difficilement avec soi quand on part en campagne…
325
L’essentiel des messages secrets s’échangeait donc selon l’un des deux
systèmes :
— les « dictionnaires » que je viens d’évoquer ; Napoléon échangea avec son
frère Joseph, roi d’Espagne, des lettres qui utilisaient un dictionnaire à
quatre chiffres d’une faible sécurité1. D’où la nécessité, au moins pour les
gouvernements, d’en changer fréquemment par prudence2. Mais une unique
erreur de manipulation pouvait avoir de graves conséquences ;
— le chiffre polyalphabétique ou carré de Vigenère3 et ses différentes variantes,
comme le Beaufort4 – où l’un des alphabets du tableau est rétrograde, ce
qui rend réciproque la correspondance entre le clair et le chiffré – ou le
Gronsfeld5 – il s’agit toujours d’un système de substitution simple, mais
afin de lisser la disparité des fréquences, trop révélatrice dans le Jules César
originel, le chiffreur change d’alphabet à chaque lettre, en le décalant
conformément à une « clef » périodique convenue d’avance, que l’on répète
autant de fois que nécessaire. À cet effet, plutôt que le carré proposé à
l’origine, on employait, plus commodément, la « réglette de Saint-Cyr6 »,
moins encombrante et plus pratique. Le Vigenère était d’usage moins rapide
que les répertoires, mais on a longtemps cru qu’il était plus sûr : on le
croyait indécryptable, même une fois publiée la théorie de son décryptement,
théorie que nous verrons dans un instant : on utilisait encore ce procédé
au ministère de la Guerre après 1870, et une revue aussi sérieuse que
Scientific American osait affirmer benoîtement en janvier 1917 qu’il était
impossible à décrypter7 !
1. Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. Rocher, 1972, pp. 114-120.
En outre Joseph commet une erreur de débutant : il chiffre (pour aller plus vite ?) non le
message entier, mais certaines parties seulement…
2. Sur les dictionnaires codiques, voir André Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie2,
Alcan, 1935, pp. 194-208. On trouvera plus loin dans mon article sur l’Affaire Dreyfus
d’autres précisions sur ces « codes commerciaux », qui étaient souvent en vente libre.
3. Blaise de Vigenère (1523-1596) fut un diplomate et humaniste au service du roi Henri III.
Il a amélioré les systèmes proposés avant lui par L.B. Alberti (vers 1460) puis G.B. Porta
(1563).
4. Du nom de l’amiral anglais Beaufort (1774-1857) qui inventa la fameuse échelle des vents.
5. Cette variante présente un défaut : la clef n’est pas alphabétique mais numérique et le
décalage ne peut donc proposer que dix alphabets différents au lieu de vingt-six pour le
Vigenère ou le Beaufort…
6. Le nom vient du fait que cette réglette servait à l’École pour l’instruction des futurs
officiers : on leur enseignait bien la cryptographie, même si les procédés restaient plutôt
simples. Cette sorte de règle à calcul en papier ou en carton permet de faire coulisser l’un
sur l’autre deux alphabets, l’un clair et l’autre chiffré (ordonné ou non), conformément
à la clef convenue. On peut utiliser aussi deux cercles concentriques, le principe restant
identique.
7. Cité par David Kahn, p. 148.
326
327
1. On se souvient qu’un tel carré avait été inventé dès l’époque romaine par l’historien et
stratège grec Polybe (M. Debidour, in Renseignement et espionnage pendant l’Antiquité et
le Moyen Âge, Ellipses, 2019, pp. 199-200). Pour réduire l’alphabet à 25 cases, il suffit de
réunir I et J, ou bien de remplacer W par VV.
2. On peut bien sûr convenir de prendre plutôt les lettres situées à gauche, ou au-dessus. A
la limite le processus revient exactement au même, mais selon un carré symétriquement
inversé. Dans tous les cas, chaque ligne ou colonne est vue comme un cercle sans fin : si
l’on est bloqué à la fin de la ligne, on reprend au début.
3. D. Kahn, 1996, p. 201. L’anecdote montre surtout qu’on avait peu conscience, à l’époque, de
la nécessité de crypter efficacement.
328
La sécurité est assez bonne : pour décrypter il faut commencer par relever
les bigrammes les plus fréquents dans la langue, en pensant toujours aux « mots
probables1 ». Ce procédé a été employé par les Anglais pendant la Guerre des
Boers en 1880, et par la suite jusque pendant la Seconde Guerre mondiale.
329
endroit de la clef. Pour peu que le message soit assez long, il suffit de repérer
les séquences identiques de lettres chiffrées : elles doivent correspondre à
un clair identique situé de même par rapport à la clef ; en repérant les
intervalles entre ces séquences1, on peut en déduire la longueur de la clef.
Il suffit alors de reprendre séparément la série des lettres qui répondent à
la première lettre de la clef, puis celles qui répondent à la deuxième lettre,
etc. : dans chaque groupe ainsi isolé, on reprend l’analyse classique des
fréquences.
La découverte était d’importance. Pourtant Babbage ne la publia pas2 :
fut-ce par négligence3, ou bien par patriotisme ? Toujours est-il que l’honneur
de la publication revint de ce fait à l’officier prussien Friedrich Wilhelm Kasiski
(1805-1881) : son livre4 était bref mais clair ; il n’eut pourtant que peu de
retentissement sur le moment. Sa méthode était identique à celle de Babbage,
mais il la présentait sous une forme plus mathématique (calcul du plus grand
dénominateur commun/PGDC). Par la suite, Kasiski abandonna complètement
la cryptographie en faveur de la préhistoire et de l’anthropologie, où il se fit un
nom honorable.
Si l’on ne veut pas renoncer totalement au Vigenère, on peut le compliquer
en optant pour une clef apériodique5 ou pour un message autochiffrant (après
une clef initiale, le message lui-même devient la clef pour la suite) ; nous
n’entrerons pas dans les détails.
Avant et après 1900, ils sont également nombreux, les amateurs plus ou
moins inventifs qui s’adonnent à la cryptographie. Je n’en prendrai qu’un
exemple, le livre de A. de Grandpré, Cryptographie pratique6. Rempli d’idées
astucieuses, un peu compliquées, et sans doute efficaces7, il peut intéresser des
civils n’échangeant pas de trop longs messages et disposant de temps pour
préparer leur correspondance. Mais de telles recherches ne sauraient en rien
1. Bien entendu il peut arriver qu’une courte séquence chiffrée identique traduise, par
hasard, deux textes clairs différents. Mais le cas n’est pas fréquent, et d’autant moins que la
séquence observée est plus longue.
2. « Philosophy of Deciphering », manuscrit conservé à la British Library.
3. Riche rentier, Babbage n’avait pas de besoins d’argent.
4. Die Geheimschriften und die Dechiffrirkunst, Berlin, 1863.
5. On arrête la clef à chaque fois que le clair rencontre une lettre convenue, et l’on reprend la
clef au début.
6. Cryptographie pratique éditée à la librairie Boyveau et Chevillet (spécialiste des codes
télégraphiques), 1905. Je ne résiste pas à l’envie de recopier le sous-titre : « Exposé des
diverses méthodes en usage jusqu’à ce jour. Nouvelles méthodes permettant d’obtenir
la dissimulation du secret. Faits divers se rattachant aux applications de cette science.
Précautions à prendre pour obtenir la sécurité la plus complète dans la correspondance ».
7. Il se vante même, p. 45, d’avoir crypté un texte devant lequel Kerckhoffs lui-même a donné
sa langue au chat.
330
répondre aux besoins d’une armée en campagne : c’est ce qu’a souligné avec
force l’analyse fondamentale d’Auguste Kerckhoffs.
1. D. Kahn, pp. 230-239 ; Alexandre Ollier, La cryptographie militaire, pp. 33-37, etc.
2. Paru initialement en deux livraisons dans le Journal des Sciences Militaires (janvier 1883,
pp. 5-38, et février 1883, pp. 161-191), cet essai fut ensuite édité sous forme d’une brochure
séparée. Le texte en est accessible en ligne.
331
1. La deuxième condition est ce que l’on appelle souvent, depuis, le « principe de Kerckhoffs ».
2. Il est très difficile de faire renoncer un chiffreur aux formules stéréotypées : « Mon général »,
« j’ai bien l’honneur… », « rien à signaler » etc., des formules qui, par leur répétition, offrent
pourtant au décrypteur les angles d’attaque les plus faciles.
3. Pour faciliter la mémoire, il suggère deux clefs en rapport, comme un nom avec un adjectif,
ainsi chose problématique ou affaire exceptionnelle.
332
Cette période est une époque faste pour la cryptologie française. On peut
en voir un indice dans le fait que pendant qu’il paraissait en France deux
douzaines d’études fouillées et souvent novatrices, il n’en parut en Allemagne
qu’une demi-douzaine, et de qualité médiocre, sauf pour la recherche historique2.
En outre le goût des Allemands pour la discipline semblait les orienter davantage
vers des manœuvres militaires collectives qu’à des prouesses individuelles
comme les actions de l’ombre3.
Cette floraison remarquable tient à plusieurs facteurs. En premier lieu
l’humiliation de la défaite de 1870, qui fut mobilisatrice et incitative en vue
d’une renaissance, un peu comme l’avait été pour le royaume de Prusse la défaite
de Wagram (1809). La guerre avait démontré à l’évidence l’improvisation des
Français, dans le domaine du Chiffre comme ailleurs. Le maréchal Bazaine,
assiégé dans Metz, cherchait à communiquer avec Mac-Mahon et s’était plaint
amèrement de la pauvreté du Chiffre : alors que la topographie permettait de
communiquer aisément par héliographe, on ne disposait que d’un vieux chiffre
mal pratique et lent (les mots militaires : armée, ennemis, etc., étaient absents
et devaient être transmis lettre à lettre…). Sans doute Bazaine cherchait-il des
excuses à sa reddition, mais dans ce domaine précis on ne saurait lui donner
tort4 !
Il s’agissait dès lors de préparer, sinon une guerre immédiate, du moins les
conditions matérielles et morales d’une revanche et d’une reconquête éventuelle
de l’Alsace-Lorraine. Le renouveau cryptologique fit partie de cette renaissance.
Le deuxième facteur tient peut-être aussi à la présence de ce Néerlandais
naturalisé, Auguste Kerckhoffs, dont nous venons d’analyser l’œuvre
révolutionnaire.
1. Alexandre Ollier, La cryptographie militaire avant la guerre de 1914, Lavauzelle, 2002, qui,
outre les procédés, se penche sur l’organisation interne des services ; l’article en ligne de
Gérald Arboit, « L’émergence d’une cryptologie militaire en France », Note historique
no 15, CF2R, recoupe en partie notre propos, mais s’intéresse tout spécialement à la
télégraphie militaire, et à l’organisation des commissions ad hoc, plus qu’à la cryptographie
proprement dite.
2. On pourra s’en rendre compte en consultant la riche bibliographie publiée en appendice
au traité de Luigi Sacco, Manuel de cryptographie, Payot, 1951, pp. 357-372, ou bien, plus
riche encore ; Joseph S. Galland, An Historical and Analytical Bibliography of the Literature
of Cryptology, 209 p., Evanston, 1945, réimprimé.
3. D. Kahn, p. 239.
4. F. Pratt, Histoire…, pp. 195-196.
333
334
Louis XIII puis de Louis XIV. L’ouvrage principal d’É. Bazeries, Les chiffres secrets dévoilés,
Charpentier et Fasquelle, 1901, mêle classification thématique, analyse des procédés et
différents exemples historiques.
1. F. Pratt, Histoire de la cryptographie, pp. 218-235 ; Bazeries, Les chiffres secrets dévoilés,
pp. 108-119.
2. Bazeries s’est probablement laissé emporter par son imagination quand il a cru identifier
le Masque de Fer avec le général Vivien de Bulonde (1624- ?) : le groupe codique 330
qu’il interprétait comme « masque » est dans le Chiffre un hapax dont rien ne garantit la
signification : le prisonnier n’aura le droit de se promener qu’avec 330 : un masque ? ou un
gardien ? ou encore autre chose ?
3. Viaris, L’art de chiffrer et déchiffrer les dépêches secrètes, Gauthier-Villard, 1893, pp. 99-109.
335
Cryptographie et littérature
1. Ce sont tous des polytechniciens, respectivement des promotions 1882, 1887, 1892, 1905.
2. A. Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie2, pp. 323-326, qui citent le cryptogramme
du roman, et qui donnent une méthode de décryptement ; D. Kahn, p. 773, remarque que
P. Féval a fait erreur en écrivant alliegre là où la langue demanderait allegri.
3. William B. Friedman, « Jules Verne as Cryptographer », Signal Corps Bulletin 108 (1940),
pp. 70-107. On trouvera tous les extraits de Jules Verne relatifs aux messages secrets dans
l’édition du Voyage au centre de la Terre de Jules Verne, Presses Pocket, (pp. 332-371).
4. Joëlle Dusseau, Jules Verne, Perrin, 2005, pp. 356-357 et pp. 460-463.
5. Le message comprend vint-et-un groupes de sept caractères (pour les dix premiers), ou de
six caractères (pour les suivants). Pour retrouver le texte original, il faut prendre d’abord
la 1re lettre de chaque groupe, puis la 2e, la 3e, etc. Mais le texte n’est pas encore lisible, car
il a été écrit à l’envers, non pas d’ensemble comme l’écriture-miroir à la Léonard de Vinci
(il suffirait de regarder dans une glace), mais c’est chaque lettre qui, séparément, est écrite
rétrograde.
336
d’un requin1. Chacun des trois feuillets découverts porte le même message, l’un
en anglais, l’autre en allemand, le troisième en français.
Un cryptogramme est aussi mentionné, plus rapidement, dans Mathias
Sandorf (1885) : une grille de Cardan à trous de 36 cases, un procédé ancien,
mais très peu souple d’emploi, et guère sûr. Il fait ici référence aux grilles de
l’Autrichien Fleissner von Wostrowitz2, et les commentaires qu’il formule sur
les qualités d’un procédé de chiffrement sont visiblement inspirés de la lecture
du traité de Kerckhoffs.
Mais c’est dans La Jangada (1881) que la cryptanalyse joue le rôle le plus
important : il est impératif d’élucider un cryptogramme pour sauver de la
potence le héros, Joam Dacosta. Le juge Jarriquez, persuadé de l’innocence de
l’accusé, s’enferme pour résoudre le problème, essayant « toutes sortes de
combinaisons et de chiffres », selon les bons préceptes d’Edgar Poe. Et c’est
finalement une substitution polyalphabétique avec un Gronsfeld numérique3,
que le juge résout grâce au « mot probable », même si cette expression n’est pas
explicitement prononcée. Cet épisode fut pour l’écrivain l’occasion d’un
étonnement : il avait composé son cryptogramme en le croyant effectivement
à peu près indécryptable. Or le jeune polytechnicien Sommaire lui fit parvenir
la solution en octobre 1881, soit deux mois avant la publication du dénouement
de son livre ! L’écrivain alla se faire expliquer la démarche suivie et en fut très
impressionné.
Du côté anglo-saxon, je mentionnerai Sherlock Holmes, le policier
scientifique créé par Arthur Conan Doyle : à côté de monographies sur les
caractères des machines à écrire, sur les cendres de cigarettes, sur les traces de
pneus, il en a écrit une, nous révèle le Dr Watson, intitulée Secret Writings :
Analysis of 160 Separate Ciphers. Le code des Hommes dansants4 (des silhouettes
de bonshommes grossièrement tracés sur des murs, agitant bras et jambes,
repliés ou non, ou la tête en bas) est pourtant nouveau pour lui : c’est en fait
une substitution simple (un drapeau ajouté à un bonhomme signale la fin de
chaque mot) dont l’astuce réside dans le fait qu’on peut facilement croire à de
1. Tangente no 100 (sept. oct. 2004), p. 9 ; l’édition du Voyage au centre de la Terre de Jules
Verne, Presses Pocket, pp. 339-346 avec les trois documents des Enfants du Capitaine
Grant.
2. Handbuch der Kryptographie, Vienne, 1881.
3. A. Lange et E.-A. Soudart, Traité…, pp. 311-317, qui citent le passage tout au long ;
Didier Müller, Les codes secrets décryptés, City éd., 2007, pp. 241-247 ; I.O. Evans : « Le
cryptogramme de La Jangada », Bulletin de la Société Jules Verne 9, 1969, pp. 10-12.
4. Nouvelle publiée en décembre 1903, reprise dans le recueil Le retour de Sherlock Holmes
(1905). Le code semble lui-même avoir été emprunté à un véritable code utilisé par les
Carbonari contre les Autrichiens.
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Michel Debidour
338
Alexandre Ollier
1. Cf. Denécé E. et Arboit G., « Les études sur le Renseignement en France », Rapport de
Recherches no 8, novembre 2009, CF2R ; et Chopin L., Irondelle B. et Malissard A., « Étudier
le Renseignement en France », in Hérodote, no 140, 2011/1, pp. 91-102.
étude sérieuse en français qui lui soit consacrée est l’ouvrage The Codebreakers
de l’Américain David Kahn1, qui retrace son histoire des origines à nos jours ;
mais l’étendue du sujet ne permet pas à ce travail d’être exhaustif. Il est vrai
que l’historien anglais Christopher Andrew a réalisé une étude novatrice sur
la cryptographie française et le renseignement, mais il s’agissait de la cryptographie
diplomatique2.
Ainsi, l’histoire de la cryptographie militaire française reste peu connue
et de nombreuses interrogations subsistent. Quelques ouvrages de vulgarisation
destinés au grand public ont été édités et l’ARCSI (Association des Réservistes
du Chiffre et de la Sécurité Informatique) publie régulièrement dans son Bulletin3
des articles de qualité, comme ceux du général Ribadeau-Dumas par exemple,
mais les travaux universitaires sont quasiment inexistants4. À mes travaux déjà
anciens s’ajoutent plusieurs articles du CF2R5 ainsi que les recherches engagées
ces dernières années par Agathe Couderc sous la direction d’Oliver Forcade, à
l’Université de Paris IV-Sorbonne.
L’objet de ce texte est donc de présenter et de contextualiser l’affirmation
de la cryptographie militaire française des lendemains de la guerre franco-
prussienne de 1870-1871 à la veille de la Première Guerre mondiale. À peu près
inexistante dans l’armée française à la fin du xixe siècle, la cryptographie connaît
un essor spectaculaire au tournant du siècle, ce qui place la France parmi les
puissances les mieux préparées dans ce domaine lorsque la Première Guerre
mondiale éclate. Une profonde mutation s’est produite en quelques années
faisant de la cryptographie un élément non négligeable du renseignement : il
convient donc de s’interroger sur les conditions de cette mutation, ses acteurs
et leurs ambitions. On peut schématiquement distinguer trois phases dans cette
évolution de la cryptographie en France.
1. Kahn D., The Codebreakers – The Story of Secret Writing, Londres, Weidenfeld and Nicolson,
1966. Une nouvelle édition a été publiée au début des années 1990.
2. Cf. Andrew C., « Déchiffrement et diplomatie : le cabinet noir du Quai d’Orsay sous la
IIIe République », Relations internationales, no 5, 1976, pp. 37-64.
3. Ces articles sont disponibles à l’adresse https://www.arcsi.fr/bulletin.php. Site consulté
en octobre 2020.
4. J’ai volontairement laissé de côté les travaux universitaires scientifiques consacrés à la
cryptographie car ceux-ci se focalisent sur les aspects purement mathématiques.
5. Cf. Arboit G., « L’émergence d’une cryptographie militaire en France », Note historique
no 15, juillet 2008, CF2R.
340
Ce sont des conditions bien spécifiques qui ont permis l’émergence d’une
nouvelle cryptographie. Le développement et le succès de la télégraphie électrique
à l’échelle mondiale ont suscité un intérêt grandissant pour la cryptographie.
La télégraphie est un moyen de communication peu discret et les
utilisateurs – public, commerçants, banquiers… – veulent protéger leur
correspondance. Pour répondre à cette exigence de confidentialité, des
dictionnaires chiffrés, qui remplacent les mots et les phrases par des groupes
de chiffres, sont édités mais certains utilisateurs souhaitent des systèmes plus
sûrs et plus secrets. De plus, les gouvernements des grandes puissances
commencent à équiper leurs administrations sensibles (diplomatie…) avec des
systèmes fiables, secrets et conformes aux normes imposées par la télégraphie,
et les grandes puissances se concertent pour adopter une réglementation
internationale1.
Techniquement, la télégraphie est un mode de correspondance qui n’admet
que les chiffres, les lettres et les signes de ponctuation par l’intermédiaire de
l’alphabet Morse, et interdit l’utilisation de symboles graphiques. C’est pourquoi
de nombreuses méthodes de chiffrement deviennent inutilisables et il est
nécessaire d’inventer des systèmes compatibles avec la télégraphie. Toutefois,
cette explication trop générale n’est pas entièrement satisfaisante dans la mesure
où elle ne permet pas de rendre compte de l’évolution française qui se caractérise
par un développement spectaculaire et unique de la cryptographie. On peut
donc parler d’une spécificité française qu’il convient d’analyser à la lueur de
son passé récent.
La défaite de 1871, qui se traduit notamment par l’annexion d’une partie
du territoire (l’Alsace-Lorraine), est un véritable traumatisme pour les Français,
qui nourrissent alors un vif sentiment d’hostilité envers l’Allemagne et
développent un esprit de revanche. De nombreux contemporains ont eu
conscience de la faiblesse de l’armée française au cours du conflit, et notamment
de la défaillance de la sécurité des communications militaires. Toutefois, la
cryptographie joua un rôle essentiel notamment lors du siège de Paris, car elle
341
1. Cf. Lacombe F., « Les transmissions pendant le siège de Paris 1870-1871 », in Revue
Historique de l’Armée, no 4, novembre 1966, pages 113-133.
2. Cf. Dutailly H., « Un maître oublié, le général Lewal », in Revue Historique des Armées,
no 1, 1982, pp. 16-23. Le dossier personnel du général Lewal est consultable au Service
historique de l’Armée de terre à Vincennes, cote 7Yd 1616.
3. Lewal général J., Études de guerre – Tactique des renseignements, Paris, Baudoin, 1881, 2
volumes.
4. Kerckhoffs A., La cryptographie militaire ou des chiffres usités en temps de guerre, Paris,
Dumains, 1883.
342
343
1. Bazeries commandant E., Les chiffres secrets dévoilés, Paris, Fasquelle, 1901.
2. Bazeries fut mis à la disposition du ministère des Affaires étrangères à deux reprises
pendant son service actif : du 22 août 1891 au 26 octobre 1893, et du 29 septembre 1894
au 26 février 1895. A son départ en retraite, en février 1899, il est recruté par le Quai
d’Orsay pour poursuivre ses travaux de décryptement ; il ne cessa ses activités qu’en 1924.
Il semblerait que le Service du chiffre du ministère possède toujours le bureau sur lequel le
commandant Bazeries effectuait ses décryptements. Son dossier militaire est consultable
au Service historique de la Défense (département de l’Armée de terre) à Vincennes, cote
6Yf 5578.
344
1. Il convient de préciser que l’administration des P.T.T. occupe un rôle clef car elle a
connaissance de toutes les dépêches télégraphiques transitant par son réseau. Malgré les
conventions internationales qui interdisent cette pratique, elle fournit au ministère des
Affaires étrangères, puis au ministère de l’Intérieur, une copie de tous les télégrammes
chiffrés diplomatiques. L’absence d’une source aussi riche explique en partie pourquoi la
cryptanalyse fut longtemps ignorée par la cryptographie militaire.
2. Pour la compréhension du rôle complexe qu’a joué le général Cartier, se référer à l’ouvrage
La cryptographie militaire avant la guerre de 1914 publié en 2002 chez Lavauzelle et issu du
mémoire de maîtrise intitulé La cryptographie militaire française de 1881 à 1914, que j’ai
rédigé sous la direction du professeur J.-P. Bled à la Sorbonne en 1998.
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Alexandre Ollier
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Michel Debidour
1. Nous retrouverons ces deux éléments qui jouent un rôle (les plans de fortifications) ou qui
sont invoqués (le canon de 75) à propos des péripéties de l’Affaire Dreyfus.
2. Par exemple dans les œuvres d’Émile Richebourg (1833-1898 : La grand’mère, 1890 : les
Français ont accueilli le méchant Paolo, alias Verboise, qui les trahit pour les Prussiens en
1870) ; de Jules Mary (1851-1922 : La fiancée de Lorraine, 1903-1904 : Charlot, adolescent
héroïque, meurt pour avoir refusé de trahir) ; plus tard d’Arthur Bernède (1871-1937 :
Cœur de Française, 1912 : une intrigue d’espionnage autour de l’invention encore récente
de l’aéroplane).
354
1. Souvenons-nous que le colonel Picquart, celui-là même qui contribua à faire éclater
l’innocence de Dreyfus, ne cachait pas son antisémitisme…
2. Sur l’organisation du contre-espionnage français en 1894, v. M. Thomas, L’affaire sans
Dreyfus, pp. 59-79.
3. À cause de la situation internationale, leur bonne connaissance de l’allemand, autant que
leur patriotisme, expliquent la présence de nombreux Alsaciens dans ce service : Picquart,
qui joue ensuite un rôle important dans l’Affaire, est également un Alsacien.
4. On connaît le mot terrible qui lui a échappé quand les soupçons se sont portés sur Dreyfus :
« J’aurais dû m’en douter ! » Quel aveu d’un parti-pris hélas répandu !
355
certain de policier, et par son tempérament populaire il était sans doute mieux
à même que d’autres d’inspirer confiance aux personnalités douteuses ou
dévoyées de certains de ses informateurs. Quand Picquart prit la direction de
la Section en 1895, il s’efforça de remettre de l’ordre dans le service, ce qui
n’améliora pas ses relations déjà difficiles avec le commandant Henry.
Le contre-espionnage n’était donc pas inactif, et c’est ce qui explique
certaines des zones d’ombre qui ont longtemps entouré l’Affaire : indépendamment
des mensonges et des entêtements dont elle fit indéniablement preuve, l’Armée
était dans l’impossibilité de dévoiler au grand jour toutes les activités de ses
services, sauf à les désorganiser tout en brûlant les meilleurs de nos agents.
Mais de telles réticences, même compréhensibles, ne pouvaient que contribuer
à répandre au sein de la population différentes rumeurs sur de prétendues pièces
compromettantes, pièces d’autant plus mystérieuses que personne, et pour
cause, ne les avait jamais vues : on était prêt à accorder créance à toutes sortes
de légendes, comme cette prétendue lettre annotée par le kaiser Guillaume II
lui-même, lettre dont l’importance internationale capitale pouvait, si on la
révélait, déclencher la guerre du jour au lendemain !
C’est dans un tel état d’esprit que l’affaire d’espionnage originelle fut révélée.
1. Il existait même un service officiel destiné à recevoir les attachés militaires étrangers et à
répondre à leurs requêtes – lorsqu’elles ne revêtaient pas un caractère secret.
356
1. On se souviendra qu’à cette époque le jeune royaume d’Italie, par ailleurs en rivalité
coloniale avec la France à propos de la Tunisie, se rapproche plutôt de l’Autriche-Hongrie
(malgré la question du Trentin) et par là de l’Allemagne. C’est en mai 1915 seulement que
l’Italie rejoindra le camp des Alliés.
2. Voir André Ehrhardt, Henry et Valcarlos, Klincksieck, 1977.
3. Pour nier cette participation plutôt gênante, l’État-major alla jusqu’à maquiller en 1897 la
comptabilité des fonds secrets, afin de faire disparaître jusqu’à la mention de son nom !
4. Telle était l’opinion de Guillaume II lui-même : en marge d’un rapport où le comte de
Münster se plaignait d’avoir été compromis par son subordonné, Sa Majesté annota
rageusement : « Tonnerre ! Alors, à quoi bon mes attachés militaires ? »
357
1. Elle faisait la sotte et se prétendait illettrée. Lorsque Guillaume II apprit en 1899 que ses
hommes avaient été bernés des années durant par une femme de ménage, il entra en fureur
contre de telles légèretés incompréhensibles.
2. Schwartzkoppen, mis en cause de ce fait par la suite, a toujours nié avoir jeté le bordereau.
Ce déni, qui a incliné certains à échafauder d’autres hypothèses bien compliquées, n’a pas
convaincu la majorité des historiens.
3. Contre toute justice et contre les droits de la défense, un dossier secret fut présenté aux
juges militaires pendant leur délibéré : cette iniquité initiale, les juges l’acceptèrent à cause
de la raison d’État et déjà « pour l’honneur de l’Armée », mais aussi, très probablement, par
ignorance des règles fondamentales du droit.
4. À l’occasion ils échangeaient entre eux leurs prénoms, Schwarzkoppen signant Alexandrine
et Panizzardi Maximilienne, ce qui complique parfois l’identification des billets et leur
interprétation.
5. J.-D. Bredin, L’Affaire, p. 74, qui cite plusieurs de ces étonnants billets.
358
Schwartzkoppen d’avoir par ailleurs bien des maîtresses, dont la Section recueillit
précieusement dans la corbeille plus de cent billets.…
Pour pouvoir rembourser des dettes importantes, le commandant Ferdinand
Walsin-Esterhazy (1847-1923) alla spontanément offrir ses services à
Schwartzkoppen dès le 20 juillet 1894. Ensuite, il proposa les renseignements
qui sont énumérés dans le fameux bordereau et poursuivra sa « collaboration1 ».
Quand il apprit le trafic de faux documents dont la Section de statistique
abreuvait les renseignements allemands, Esterhazy sauta sur l’occasion de se
dédouaner à bon compte, en prétendant que certes il avait bien écrit le bordereau,
mais « sous la dictée de ses chefs » : il aurait été précisément chargé par Sandherr
d’intoxiquer l’attaché militaire allemand. Cette histoire invraisemblable est
sans fondement2, et un stratagème aussi subtil convenait mal pour un personnage
dévoyé comme lui. Pendant le procès de Rennes en 1899, ce triste individu prit
la fuite pour se réfugier définitivement en Angleterre, où il mourut en 1923.
359
s’affronter. En réalité les gens du Quai d’Orsay étaient les seuls spécialistes du
décryptement et leur version définitive va innocenter Dreyfus, tandis qu’une
première version, antérieure et provisoire, semblait confirmer la collusion entre
Panizzardi et notre capitaine : ce fut celle-là qui fut préférée par l’État-major,
qui la versa au « dossier secret1 ». Voyons comment cet imbroglio s’est déroulé.
Quel était le chiffre employé ? le code commercial Baravelli. Chaque nation
européenne disposait à cette époque d’un ou de plusieurs codes commerciaux2,
qui se trouvaient en général en vente libre : le Brachet ou le Sittler en français,
le Niethe en allemand, la Baravelli en italien, le Slater en anglais, etc3. Leur
principe était en général identique, mais adapté selon les mots et les idiotismes
propres à chaque langue : le code énumérait 10 000 nombres de 4 chiffres,
répartis en 100 pages portant chacune les mots numérotés de 00 à 99. Chaque
ligne codique correspondait à un mot, un nom, un verbe, une notion, ou une
syllabe, une lettre, etc.
À titre d’exemple, voici quelques extraits de l’une des pages4 :
Les codes étant publics, le secret devait être renforcé par les trois moyens
suivants :
— la pagination était laissée en blanc, et au lieu de commencer la numérotation
à la première page, les correspondants s’entendaient pour commencer à
telle page choisie au hasard, les autres continuant à la suite ;
1. Sur le décryptement de la dépêche Panizzardi, voir Fletcher Pratt, Histoire de la cryptographie,
Payot, 1940, pp. 201-207 ; Edmond Lerville, Les cahiers secrets de la cryptographie, éd. du
Rocher, 1972, pp. 123-134 ; David Kahn, The Codebreakers, 1996, pp. 254-262.
2. On les appelait ainsi parce qu’ils servaient essentiellement entre les industriels et les
voyageurs de commerce, qui avaient besoin d’une sécurité, au moins relative, pour se
protéger de leurs concurrents.
3. Ce type de chiffrement, désigné sous le nom de dictionnaire, de code, ou de nomenclateur,
est bien connu et utilisé depuis le xviie siècle. Tel était le type du « Grand Chiffre » de
Louis XIV, que le célèbre cryptologue Étienne Bazeries (voir mon autre article dans ce
même volume) parvint à décrypter précisément dans ces années-là. Si le code est ordonné,
les numéros se suivent dans l’ordre alphabétique des mots et un seul volume est suffisant.
S’il est désordonné, la sécurité est plus grande, mais deux fascicules sont nécessaires, l’un
pour le chiffrement, l’autre pour le déchiffrement.
4. On pourra voir l’ensemble de cette page 75 du code Baravelli dans D. Kahn, The
Codebreakers, p. 256, qui va de razionale à rendere (également en ligne).
360
1. Voir André Lange et E.-A. Soudart, Traité de cryptographie, Félix Alcan, 1935, pp. 200-201.
Voir un autre exemple de décryptement dans M. Givierge, Cours de cryptographie, Berger-
Levrault, 1925, pp. 230-237.
2. Lerville, Les cahiers secrets…, pp. 125-128 ; Al. Ollier, La cryptographie militaire avant la
guerre de 1914, Lavauzelle, 2002, p. 54.
3. Telle était déjà la méthode utilisée par Champollion pour déchiffrer les hiéroglyphes : il
supposa que les cartouches contenaient les noms des rois, Ptolémée, Cléopâtre. La méthode
du mot probable, qui relève du flair du cryptanalyste, a prouvé son efficacité dans la plupart
des décryptements réussis. Elle avait été formulée pour la première fois par Ant. Maria
Cospi (La interpretazione delle cifre, 1639, texte que l’on trouvera cité dans le Manuel de
cryptographie dû au général L. Sacco [Payot, 1951], pp. 306-307).
361
dans le dictionnaire. Il devait donc, obligatoirement, avoir été épelé lettre par
lettre ou par syllabe, selon la suite dr-e-y-fus, soit, d’après le dictionnaire, une
séquence de 3-1-2-3 chiffres. Or, par chance, dans la dépêche une seule suite
de tels groupes pouvait convenir : 527 3 88 706. Mais il fallut encore du temps1
au Quai d’Orsay pour aller plus loin et parvenir au texte italien suivant2, qui
innocentait Dreyfus, puisque Panizzardi, loin de connaître notre capitaine, se
renseignait auprès de ses chefs à son sujet :
1. Ici le texte était bref, et l’on sait que, quel que soit le système employé – sauf les procédés par
transposition –, plus un texte est bref, moins il offre de prise à l’attaque d’un décrypteur.
2. Il serait trop long de suivre le raisonnement pas à pas : on le trouvera détaillé au fil des
hypothèses successives dans D. Kahn, The Codebreakers, pp. 257-262, et en ligne sur le site
affairedreyfus.com.
3. C’est là la situation idéale, je dirai même le graal pour un décrypteur…
362
1. Les deux termes relation et preuve ne pouvaient correspondre l’un et l’autre qu’au nombre
0288 : il fallait donc impérativement choisir soit l’un, soit l’autre, et le texte ne pouvait pas
comporter à la fois les deux mots ! (Lerville, op. cit., p. 130)
2. Philippe Oriol, Histoire de l’Affaire Dreyfus, I, pp. 178-279, passim.
3. Ph. Oriol, op. laud., pp. 259-260 ; M. Thomas, L’Affaire sans Dreyfus, pp. 288-292.
363
Je veux parler ici non de l’Affaire politique qui a ébranlé la France, mais
de l’affaire initiale de trahison qui a été le déclencheur de « l’Affaire ». Il existe
un certain nombre d’événements historiques qui n’ont pas cessé d’exciter les
amateurs de mystère et les complotistes de tout poil : à côté du Masque de Fer,
de la survie de Louis XVII ou de l’identité de Kaspar Hauser, l’affaire Dreyfus
semble être de ceux-là, encore que, dans notre cas, on ait cherché du mystère
là où il n’y en a plus guère ; en outre, il est sans doute risqué, je pense, de vouloir
reconstituer tous les événements point par point selon une logique rigoureuse
et implacable.
Il ne sera plus question ici de cryptographie, mais uniquement d’espionnage
et de renseignement. Savons-nous qui est le traître auteur du fameux « bordereau » ?
Les choses sont à coup sûr plus simples que d’aucuns n’ont tenté de le faire
croire : plus personne de sérieux, à vrai dire, ne met en doute le fait que le
bordereau d’origine a bien été écrit de la main du commandant Esterhazy. La
personnalité douteuse de cet officier et ses besoins d’argent pressants suffisent,
à mon sens, à expliquer sa démarche volontaire de trahison. Ce qui semble faire
difficulté, du moins aux yeux de certains, c’est ensuite la position unanime de
l’État-major de l’Armée, cette « collusion » qui durant de longs mois va tout
faire pour le protéger1, jusqu’à le faire acquitter2 sous les acclamations de ses
camarades (janvier 1898). Quand Esterhazy a finalement reconnu avoir écrit
le bordereau, il a prétendu, on l’a vu, avoir agi sur l’ordre de ses chefs : voilà qui
expliquerait cette trop longue protection. Mais pourquoi l’État-major se serait-il
ainsi compromis avec lui ?
364
Ceux qui cherchent à tout prix à innocenter l’Armée, souvent des spécialistes
d’histoire militaire, imaginent tout un scénario1 : les services français, à
l’instigation du général Mercier, ministre de la Guerre2, auraient tenté une
grande manœuvre d’intoxication à l’intention des Allemands. Mais pourquoi
alors cette erreur initiale qui aurait fait identifier l’écriture à celle de Dreyfus ?
Si les plus cyniques pensent qu’on aurait été trop content de trouver un bouc
émissaire en la personne de cet officier juif, d’autres pensent que ce serait un
malentendu, dû à un cloisonnement malheureux entre l’État-major et les services
d’espionnage de la Section de statistique. Resteraient deux questions :
— pour une telle mission difficile et de confiance, pourquoi avoir choisi
Esterhazy, qui était un officier taré, peu fiable, et surtout – la suite l’a prouvé
à satiété – bien peu discret3 ? Un tel choix serait surprenant… sauf à prétendre
que précisément, pour augmenter la vraisemblance de la trahison et endormir
une méfiance toujours possible des Allemands, on aurait choisi cette
personnalité plus que douteuse…
— Quel aurait pu être l’objectif d’une telle intoxication, important au point
de faire couvrir par le silence la terrible injustice envers Dreyfus ? Après
d’autres, Jean Doise a supposé qu’il s’agissait d’une opération d’intoxication
de l’ennemi destinée à faire croire aux Allemands que les Français
concentraient leur attention sur le canon de 120 – alors que tous nos efforts
portaient en réalité sur le canon léger de 75, dont le frein oléopneumatique
révolutionnaire allait faire pendant la guerre suivante une arme
redoutablement efficace. Voilà trouvé un motif noble et patriotique pour
une opération d’intoxication, qui aurait fait de Dreyfus une malheureuse
victime collatérale… C’était bien triste que la similitude d’écriture ait fait
incriminer ce Juif, mais le salut de Patrie empêchait de révéler publiquement
la vérité !
Que faut-il penser de ces élucubrations ? Tout cela est bien compliqué, mal
étayé, et peu vraisemblable. Il est beaucoup plus simple de conclure que tout
1. Telles sont les hypothèses soutenues, entre autres, par Michel de Lombarès (L’Affaire
Dreyfus, Lavauzelle, 1985), par Jean Doise (Un secret bien gardé. Histoire militaire de l’Affaire
Dreyfus, Le Seuil, 1994), qui ont, l’un et l’autre, été sévèrement critiqués par les historiens
sérieux comme Vincent Duclert ou Philippe Oriol (Histoire de l’Affaire Dreyfus, Les Belles
Lettres, 2014, pp. 1144-1154). Quant à la mort tragique du commandant Henry, elle a
bien entendu excité aussi les imaginations : un suicide à point nommé ? ou un assassinat
déguisé ? N’aurait-il pas « été suicidé » comme on l’a dit, à une autre époque, de l’escroc
Stavisky ? (janvier 1934)
2. D’autres ont songé au général Saussier, le gouverneur militaire de Paris, ou bien à un
« troisième homme » dont nous ne saurons rien : encore du mystère !…
3. Esterhazy était un maniaque de la « communication » : il donnait complaisamment des
interview, et inondait de lettres et de communiqués ses chefs, les journaux, et jusqu’au
président de la République.
365
366
ainsi que les récits controuvés et les rumeurs qui se répandirent dans la presse,
comme la prétendue « nuit historique » évoquée complaisamment par le général
Mercier : « il y allait des intérêts vitaux de la France », « il existait une lettre
annotée de la main même de Guillaume II, dont le bordereau n’était que la
copie, et qu’on ne pouvait montrer à personne sans risquer la guerre immédiate »…
À l’instar de certaines anecdotes réelles qui ont pu nourrir des romans
d’espionnage du xxe siècle, l’Affaire Dreyfus a aussi suscité une autre littérature :
des œuvres de fiction qui, plus ou moins décalquées ou transposées1, ont transmis
au public une vision romanesque qui, au fond, tend la main aux élucubrations
complotistes de prétendus historiens.
En réalité point n’était besoin d’en rajouter. L’Affaire elle-même, aussi bien
dans son origine que dans son déroulement, comportait déjà, on l’a vu, toutes
les péripéties et tous les procédés de l’espionnage et de la guerre de l’ombre : le
patriotisme intègre comme la trahison vénale, les rumeurs invraisemblables et
les coups bas, les messages secrets à décrypter, les documents grattés, les morts
suspectes, les rendez-vous clandestins, les confidences sur l’oreiller, les tentatives
de chantage, jusqu’à la vengeance d’une maîtresse délaissée2… La réalité ne
dépassait-elle pas la fiction ?
Michel Debidour
1. Ainsi Jules d’Arzac [pseudonyme de l’auteur allemand Eugen von Tegen], Le calvaire d’un
innocent, 1931, rééd. Au bonheur du foyer, 1953 (voir la critique dans Ph. Oriol, Histoire
de l’Affaire Dreyfus, p. 1133, n. 61) : les illustrations réalistes de 1953 sont dessinées dans
le plus pur style roman-photo des années 1950 ; les noms des différents personnages réels
sont conservés, mais pour corser l’histoire dans la grande tradition des romans populaires,
du Paty est présenté comme un vieux libidineux amoureux éconduit de Lucie Dreyfus, et
Mathieu est devenu un jeune homme amoureux de la nièce de Schwartzkoppen…
2. Mme de Boulancy, ancienne maîtresse d’Esterhazy escroquée par lui, n’hésita pas à se
venger de son amant en communiquant les lettres de celui-ci, lettres dans lesquelles il
exprime violemment sa haine de la France, ainsi la « lettre du Uhlan » (J.-D. Bredin,
L’Affaire, pp. 305-308).
367
Laurent Moënard
Pendant cette période, les progrès de la science vont aussi bénéficier aux
outils de collecte de l’information. De nouvelles techniques de communication
et d’espionnage apparaissent.
— Le télégraphe. En 1863, le Nord crée The Army Signal Corps, le Corps des
transmissions de l’Armée. Les messages transmis par un système de drapeaux
(le jour) et de flambeaux ou lanternes (la nuit) perdurent. En parallèle, le
télégraphe apparaît comme le premier système moderne de communication
militaire. Il utilise la cryptologie et le chiffrement même s’il peut avoir
recours à des techniques anciennes. Surtout, c’est un outil neuf, rapide et
au fort potentiel. Il va révolutionner la communication d’informations au
profit des états-majors militaires et politiques.
— Les ballons de reconnaissance. Sur le champ de bataille, ils préfigurent les
satellites, les avions espions ou les drones d’aujourd’hui. Même si leur
utilisation est abandonnée avant la fin de la guerre pour des raisons
d’alimentation en énergie ou tout simplement administrative, ces ballons
sont très utiles sur ou à proximité du champ de bataille. Dans l’élaboration
des cartes, dans l’utilisation de l’artillerie ou encore bien sûr dans la
surveillance des mouvements de troupes ennemies. Le camp nordiste
semble avoir plus développé que le Sud cette technologie. En particulier
grâce au professeur Thaddeus S.C. Lowe qui modernise la production et
l’alimentation en gaz de ces équipements et met au point sept ballons à
usage militaire au sein de l’US Army Balloon Corps
Au Nord comme au Sud donc, au début du conflit, point de service de
renseignement moderne. Ce sont les généraux qui organisent leurs propres
réseaux de renseignement et leurs opérations secrètes.
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1. Elisabeth R Varon, Southern lady, Yankee spy. The true story of Elisabeth Van Lew, a Union
agent in the heart of the Confederacy, Oxford University Press, 2003.
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Mais le comte de Paris et le duc de Chartres sont avant tout des officiers
de renseignement au sein de l’état-major du général McClellan, apparaissant
sur quelques photographies aux côtés de Pinkerton, font l’équipe se réserve les
opérations sur le terrain Pour le général McClellan, les deux Français sont des
« chics types et de remarquables soldats ».
Le comte de Paris a pour mission spéciale de réunir tous les renseignements
qu’il est possible d’obtenir sur l’ennemi : les positions des troupes, leur plan de
bataille, les régiments et leur composition, etc. Ainsi, le 21 février 1862, Philippe
d’Orléans remet au général McClellan un rapport sur les positions et les effectifs
des sécessionnistes en avant du Potomac : « Division Holmes, sur le Potomac,
de Fredericksburg à Dumfries : 12 000 hommes ; Division Withing, de Dumfries
à l’Ocoquan : 6 000 hommes ; une Division sur l’Ocoquan : 10 000 hommes ; une
brigade autour de Manassas : 3 000 hommes ; Division Smith, entre Manassas et
Union-Mills : 17 000 hommes ; une brigade de cavalerie au pont de Bull-Run : 3 000
hommes ; une Division (Longstreet ?) à Centreville : 14 000 hommes ; Brigade Hill
à Leesburg : 6 000 hommes. Total en nombre rond : 70 000 hommes. De plus,
Division Jackson à Winchester : 12 à 18 000 hommes1 ». Son travail est précis et
très utile. Il sera reconnu par les généraux comme par le Congrès.
Dans des documents officiels remis au Congrès relatifs aux campagnes de
Virginie et de Maryland en 1862, il est fait mention de l’action du comte de
Paris, ainsi que de la manière dont étaient traités les renseignements : « Quant
à la force de l’ennemi, elle varia pendant l’hiver ; elle put être considérablement
réduite pendant le temps des grandes boues, qui, à elles seules, auraient suffi à
empêcher la marche de la plus brave armée du monde et servaient comme d’un
immense fossé entre les deux camps opposés. Mais, aussitôt que les terrains furent
praticables, l’armée ennemie des environs de Manassas et de Centreville fut portée
à une centaine de mille hommes. Chacun ne le savait pas, il est vrai, dans l’armée
du Potomac, et cela n’était pas nécessaire. Mais on le savait très bien à l’état-major
général, et l’on en communiqua toujours aux généraux ce qui leur était utile de
connaître. Nous croyons même pouvoir dire sans indiscrétion que ce service des
renseignements sur la force de l’ennemi était un des mieux faits. Le général Mac
Clellan en avait chargé spécialement deux de ses aides de camp en qui il avait toute
confiance, les deux jeunes princes d’Orléans. Ces officiers y mettaient toute
l’intelligence et le zèle désirables ; ils interrogeaient les déserteurs, les prisonniers,
les nègres fugitifs ; ils recevaient les rapports des espions et comparaient soigneusement
les divers renseignements qui pouvaient résulter de tout cela. Ils avaient même, à
l’aide de ces indications, pu dresser une petite carte donnant les cantonnements
de chaque brigade de l’ennemi, ainsi que les retranchements avec leur armement ;
1. Intelligence in the Civil War, a publication of the Central Intelligence Agency, 2014.
378
(…) Plus tard, les 10 et 11 mars, nous visitâmes les cantonnements et les ouvrages
de Centreville et Manassas sur les talons de l’ennemi, le comte de Paris ayant sa
carte à la main, et cette carte fut trouvée exacte à fort peu de chose près, pêchant
en tout cas plutôt par omission que par exagération. Il est donc tout à fait faux de
dire que nous n’étions pas renseignés de la situation de l’ennemi et de conclure de
là à l’incapacité et à l’étourderie du général en chef… Si ces renseignements n’étaient
pas communiqués à tous les officiers interrogés par les membres du congrès c’est
qu’il n’y avait pas, nous le répétons, de nécessité à la chose1 ».
Le comte de Paris apparaît donc comme un officier de renseignement
particulièrement fiable et dévoué au sein de l’état-major nordiste, utile pour
aider à élaborer les plans de batailles et contrer les offensives ennemies. Mais
son séjour outre-Atlantique durera moins d’un an. Deux semaines après la
bataille de Gaines’s Mill, Philippe d’Orléans et son frère regagnent la France,
non sans avoir été auparavant reçus par le président américain Abraham Lincoln.
Ce voyage en Amérique aura été pour le comte de Paris une aventure
politique et militaire féconde. Politique car elle fut l’occasion de se mêler à la
guerre civile, à cette lutte fratricide d’où allait sortir transformée la démocratie
américaine. Militaire parce que le comte de Paris ne fut pas un spectateur passif.
Il se mêla aux hommes, aux soldats, dans une simplicité totale. Il fut actif, sur
le champ de bataille comme auprès de l’état-major dans des missions essentielles
en matière de renseignement.
Laurent Moënard
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Laurent Moënard
être de luxe et de plaisir », écrit Jacques Bainville dans son Napoléon1. Rien ne
peut lui résister. La vie lui tend les bras. Sa vie sera un roman, comme celle de
son frère.
Pour l’heure, Napoléon est Premier consul. Il est auréolé de ses campagnes
en Italie et en Égypte. Pour de nombreux Français, il est le sauveur du pays. Il
signe la paix avec l’Autriche (Traité de Lunéville, 9 février 1801) et négocie avec
l’Angleterre une paix qui pourrait s’étendre à toute l’Europe2.
Parallèlement à son action politique, Napoléon a le sens de la famille. Il
entend prendre soin de l’éducation et de l’avenir de son plus jeune frère, qui
lui donne quelques inquiétudes. Il confie Jérôme au contre-amiral Ganteaume.
Il lui écrit : « Je vous envoie (…) le citoyen Jérôme Bonaparte pour faire son
apprentissage dans la marine. Vous savez qu’il a besoin d’être tenu sévèrement et
de réparer le temps perdu. Exigez qu’il remplisse avec exactitude toutes les fonctions
de l’état qu’il embrasse ». Ainsi, Napoléon n’a de cesse de « savoir (Jérôme) sur
sa corvette, en pleine mer, étudiant un métier qui doit être le chemin de sa gloire3 ».
La volonté de Napoléon sera écoutée, Jérôme prend la mer. En 1802, il est
aux Antilles. Mais le climat de la Martinique et de la Guadeloupe n’apaise pas
son caractère et son goût pour les prodigalités. Comme il ne s’en laisse jamais
compter, il décide de passer par les États-Unis, pays jeune, qui l’attire, faisant
fi de la menace anglaise et de la guerre qui pourrait reprendre.
Ainsi, le 20 juillet 1803, Jérôme Bonaparte débarque à Norfolk (Virginie).
Il n’imagine certainement pas que sa « virée » américaine va avoir des
conséquences tout autres que celles de contrarier le chargé d’affaires français
sur place. Bien au contraire, fidèle à lui-même, insouciant, tout entier voué à la
recherche du plaisir, les fêtes et le luxe l’accaparent. Et pour couronner le tout,
il annonce son mariage à la fin de l’année ! L’élue de son cœur a pour nom
Élisabeth Patterson ; elle est la fille d’un riche négociant de Baltimore (Maryland).
Repoussé puis annulé, donnant des sueurs froides à l’ambassadeur français
comme au père d’Élisabeth, le mariage est finalement célébré le 24 décembre
1803. Les jeunes gens ne sont pas majeurs mais Jérôme n’a demandé l’autorisation
de se marier ni à sa mère ni à son frère aîné. Il provoque ainsi la colère de
Napoléon qui rompt tout lien avec lui. La presse se fait l’écho de ce drame : « on
lit dans quelques papiers anglais que Jérôme Bonaparte, frère du Premier consul
a épousé, à Baltimore, Mlle Élisabeth Patterson, fille aînée de M. William Patterson,
382
riche négociant de cette ville. (…) On a débité depuis un an tant de fausses nouvelles
sur le compte de Jérôme Bonaparte qu’il est permis de révoquer celle-ci en doute1 ».
Napoléon n’accepte pas le mariage de son frère. Il interdit « à tous capitaines
de navires français de recevoir à leur bord la jeune personne à laquelle le citoyen
Jérôme s’est uni ». Sa volonté est « qu’elle ne puisse aucunement entrer en France
et que si elle arrive, elle ne puisse débarquer, mais soit immédiatement renvoyée
aux États-Unis2 ». Il poursuit en s’adressant à Talleyrand : « Je pense que vous
aurez donné des instructions à mon Ministre en Amérique sur la conduite qu’il a
à tenir envers la soi-disant Madame Jérôme Bonaparte. Il ne doit point la voir ni
se rencontrer avec elle et dire publiquement que je ne reconnais pas un mariage
qu’un jeune homme de 19 ans contracte contre les lois de son pays3 ».
Napoléon rappelle son frère. Jérôme tente par deux fois de s’enfuir, puis il
finit par embarquer avec Élisabeth sur un navire américain pour regagner la
France. L’expédition est dangereuse car le pays est en guerre contre l’Angleterre.
Rien ni personne ne saurait faire fléchir la volonté de Napoléon. Celui-ci
ne reconnaîtra pas le mariage. Et la jeune femme ne pourra pas débarquer en
France. Au début de l’année 1804, personne ne sait encore rien de cette union.
Le Journal des Débats évoque, dans son édition du 18 février, le mariage de
Jérôme Bonaparte avec Élisabeth Patterson en citant des gazettes anglaises. Et
le 12 octobre 1804, Napoléon fait publier le texte suivant : « Les gazettes américaines
parlent souvent de l’épouse de M. Jérôme Bonaparte : il est possible que M. Jérôme
Bonaparte, jeune homme qui n’a pas vingt ans, ait une maîtresse, mais il n’est pas
probable qu’il ait une femme, puisque les lois de la France sont telles qu’un jeune
homme, mineur de vingt et même de vingt-cinq ans, ne peut se marier sans le
consentement de ses parents et sans avoir rempli en France les formalités prescrites.
Or, M. Jérôme Bonaparte est né en décembre 1784, et il y a déjà plus d’une année
que les gazettes américaines le donnent pour marié4 ».
Quand le 7 juillet 1805, Élisabeth Patterson donne naissance à un garçon,
Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson, l’aventure américaine des Bonaparte
est relancée. L’empereur décide de verser une pension à Élisabeth Patterson
retournée en Amérique. Mais pour lui l’affaire est désormais close : Jérôme est
rentré en France. Il ne veut plus entendre parler des Bonaparte aux États-Unis
d’Amérique.
Mais Jérôme-Napoléon Bonaparte Patterson aura lui-même deux fils. Le
premier, Jérôme-Napoléon, sera militaire comme son illustre grand-père. Il
étudiera à West-Point puis servira en France dans les armées de Napoléon III.
1. Journal des Débats, Paris, 18 février 1804.
2. Thierry Lentz (dir.), Napoléon Bonaparte, Correspondance générale, op. cit.
3. Ibid.
4. Journal des Débats, Paris, 1804.
383
384
tous bords. Il s’exprime dans des ligues et des journaux et inspirera les réformes
de la présidence du républicain Théodore Roosevelt.
Charles-Joseph Bonaparte travaille alors sur la question de la réforme de
la fonction publique (Civil Service). Sa notoriété ne tarde pas à grandir au niveau
local. Il participe à la création de journaux et s’en prend aux promoteurs véreux.
On peut considérer que c’est l’un des pères de ce que l’on appellera plus tard les
opérations « mains propres ». Il estime qu’il est temps d’engager de profondes
réformes dans le pays et sera ainsi l’un des pionniers de la lutte pour la réforme
de la fonction publique. Son combat contre les différents maux frappant le
pays – la corruption, le clientélisme, le népotisme, les nombreux trafics qui non
seulement avilissent l’homme mais dégradent la vie politique et économique – est
pour lui d’une importance capitale.
Les idées de Bonaparte connaissent progressivement un écho plus large
dans l’opinion publique et chez certains hommes politiques. C’est ainsi que
Théodore Roosevelt, futur président des États-Unis et prix Nobel de la paix en
1906, entend parler de lui. Les deux hommes se rencontrent pour la première
fois en 1892, à Baltimore, lors d’un meeting en faveur des réformes où ils
prennent la parole. Ils sont tous les deux diplômés de Harvard.
Charles-Joseph Bonaparte est chrétien. Dans un monde politique et social
américain dominé par les protestants, c’est un catholique fervent. Il ne s’en
cache pas, bien au contraire. C’est chez lui que le futur président américain
rencontrera James Gibbons. Ce cardinal américain, figure majeure de l’Église
catholique américaine, va jouer un grand rôle dans l’histoire des États-Unis
jusqu’à sa mort en 1921.
Charles-Joseph Bonaparte et Théodore Roosevelt ont en commun de
chercher à concilier la libre entreprise capitaliste et les intérêts des travailleurs,
à limiter la liberté d’action de certains trusts et à défendre les opprimés : ouvriers,
paysans, femmes, etc. Roosevelt encourage ainsi les journalistes et écrivains les
Muckrakers – littéralement « remueurs de boue » comme il les a surnommés – qui
dénoncent les dysfonctionnements de la démocratie américaine et ceux qui en
profitent « sauvagement », voire illégalement et violemment.
Bonaparte et Roosevelt s’entendent bien. Ils estiment que l’art de gouverner
requiert probité et sens des responsabilités et ne doit pas, par conséquent, être
dominé par les combinaisons politiciennes. Ils décident rapidement de travailler
ensemble. La tâche qui les attend sera rude et longue.
En 1901, le vice-président Théodore Roosevelt, accède à la présidence après
l’assassinat du président William McKinley par l’anarchiste Léon Czolgosz.
Avec l’aide de Charles-Joseph Bonaparte, il va conduire une politique progressiste
385
dont les actions comme les moyens seront guidés par les principes de responsabilité,
de justice et de réforme
Roosevelt a toujours combattu la corruption. Il a déjà fait ses preuves
comme gouverneur de l’État de New York en 1898. Il croit en la loi et, plus que
tout, en la force de la loi. Très rapidement, il va confier à Charles-Joseph Bonaparte
la répression des fraudes dans les services postaux et les Affaires indiennes.
Puis, après sa réélection à la Maison-Blanche en 1904, Théodore Roosevelt
nomme Charles-Joseph Bonaparte secrétaire d’État à la Marine (US Navy). La
presse titrera alors : « le petit-neveu du petit Caporal nommé à la tête de la marine
des États-Unis ».
386
moment. Dans l’Acte de 17891, il est prévu que soit nommée une personne éminente,
juriste, au poste de ministre de la Justice des États-Unis, dont le devoir sera de
poursuivre et de mener des procès dans lesquels les États-Unis seront concernés
devant la Cour Suprême. Inspiré, Monsieur, dans cette détermination par votre
exemple et votre conseil, et n’oubliant pas les autres devoirs (…) imposés par cette
loi et les lois suivantes au Ministre de la Justice, je me rappellerai toujours que sa
première tâche, la première chronologiquement, et pour ma part, la première en
termes d’importance, est de protéger personnellement les intérêts du Gouvernement
devant la Grande Cour de notre Constitution. » Tout est dit. En peu de mots.
Charles-Joseph Bonaparte se pose en défenseur de l’État et du gouvernement
et donc de la Justice et du service public.
Quand il prend les rênes de son nouveau ministère, le président Theodore
Roosevelt lui assigne deux objectifs prioritaires. Le premier est de porter ses
efforts sur les trusts et de démanteler les cartels. La politique du Président
Roosevelt contre les « mauvais trusts » est alors à son apogée, car les « barons
voleurs » et certains magnats continuent de développer leurs combines pour
fusionner leurs entreprises et se jouer de la loi Sherman. Le second objectif est
de lutter contre la dilapidation des terres fédérales qui a lieu, en particulier, par
le biais des fraudes au cadastre, les Land Frauds. Il s’agit pour les deux hommes
d’un véritable combat politique. Un combat qui aboutira à la naissance du FBI.
Comme le notera justement Willard M. Oliver2 : « La véritable naissance du
FBI remonte à la présidence de Théodore Roosevelt qui créa le Bureau of Investigation
avec l’aide du ministre de la Justice, Charles-Joseph Bonaparte (…). Le FBI est issu
d’un combat politique3 ».
Pour démanteler les cartels, le nouveau ministre de la Justice va faire preuve
d’un courage, d’une énergie, d’un sens des responsabilités et d’un esprit d’initiative
hors du commun, confirmant l’estime et la confiance que lui porte Théodore
Roosevelt qui le considère comme « l’esprit le plus énergique du pays ». Charles-
Joseph va être alors surnommé le « casseur de trusts ». Il brisera, entre autres,
le monopole de American Tobacco.
Mais la Constitution américaine et les Pères Fondateurs n’avaient rien
prévu contre les crimes fédéraux. La question devient d’autant plus cruciale
que les États-Unis connaissent, à la fin du xixe et au début du xxe siècles, une
vague de crimes, de scandales et d’affaires en tous genres qui touchent tous les
pans de la société. L’absence d’un véritable service fédéral de police judiciaire
se fait alors cruellement sentir. Certes, dans un premier temps, l’exécutif
1. Judiciary Act du 24 septembre 1789 qui met en place le système judiciaire fédéral américain.
2. Professeur de droit pénal de l’Université d’État Sam Houston, à Huntsville (Texas)
3. Willard M. Oliver, The Birth of the FBI : Teddy Roosevelt, the Secret Service, and the Fight
Over America’s Premier Law Enforcement Agency, Rowmen and Littlefield, juillet 2018.
387
américain peut compter sur les US Marshalls et sur des détectives privés ; puis,
dans un second temps, les autorités s’appuient sur les hommes du Secret Service1,
pour pallier la faiblesse, sinon l’inefficacité, des moyens humains et matériels
de la police. Mais rapidement, ces hommes et ces agences ne suffisent plus.
C’est l’affaire du pillage des terres fédérales (1903-1910) qui illustre le mieux
cette lacune. Elle sera le déclencheur de la création du futur FBI.
1. Agence gouvernementale créée en 1865 par le président Abraham Lincoln pour lutter
contre la fausse monnaie et la contrefaçon. Elle dépend du département du Trésor jusqu’en
2003. Depuis l’assassinat du président Mac Kinley en 1901, le Secret Service est en charge
de la protection du chef de l’État américain.
388
Department of Justice ne dispose pas de moyens propres à faire exécuter ses ordres1 ».
Il provoque alors la fureur du Congrès qui stigmatise les risques de dérives que
peut comporter le projet de l’Attorney General. Charles-Joseph se prendrait-il
pour Fouché, le chef de la police de Napoléon ? Le Parlement d’une nation jeune
comme les États-Unis, éprise de libertés et terre de la libre entreprise, voit dans
la création d’une police permanente au sein du ministère de la Justice un moyen
d’espionner les citoyens et de contrôler leurs faits et gestes. Le Sénat mène donc
une charge féroce contre le Président et son ministre.
Dans le cadre de l’enquête sur le scandale des Land Frauds, des doutes vont
naître quant à l’action des membres du Secret Service. En effet, ces agents vont
être soupçonnés d’avoir espionné au cours de leurs investigations des membres
du Congrès. Ces graves accusations vont ternir leur image, mais elles visent
aussi la Maison-Blanche – dont dépend en partie ce service – et donc le Président.
Cependant Théodore Roosevelt et Charles-Joseph Bonaparte ne sont pas
hommes à se laisser impressionner. En dépit de l’opposition du Congrès, ils
résistent et persévèrent dans leur projet. Une partie de la presse leur apporte
son appui en affirmant que les hommes politiques qui s’opposent au projet du
Président et de son ministre sont de mèche avec les trusts et le Big Business
corrompu.
1. Annual Report of the Attorney General of the United States, 1907, Archives of Maryland,
(Biographical Series), Charles Joseph Bonaparte (1851-1921), MSA SC 3520-1972.
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1. John Edgar Hoover est né le 1er janvier 1895 à Washington. En 1917, à 22 ans, diplômé
en droit, il intègre le ministère de la Justice auprès de l’Attorney General Palmer, dont il
deviendra rapidement l’un des plus proches conseillers. Il lutte contre le « péril rouge », les
groupes politiques radicaux et les espions étrangers. A l’aube des années 1920, Hoover est
déjà l’adjoint du directeur du BOI, William J. Burns (1921-1924). C’est lui, jeune homme
pas encore trentenaire, qui va mettre en place la politique de professionnalisation du
Bureau et de ses agents. Sous son égide, le Bureau entame alors une réforme salutaire.
Hoover va le « nettoyer » des agents incompétents, trop liés aux milieux politiques et des
affaires, ou peu motivés.
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Laurent Moënard
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Éric Denécé
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L’expansion (1861-1876)
Les Barcelonnettes bénéficièrent, durant les années 1860, d’un contexte
politique qui servit leurs intérêts, leur permit de développer leurs activités et
de prendre le contrôle d’un secteur commercial remarquable3.
Ce fut en premier lieu de la guerre de Sécession (1861-1865) qui leur offrit
de nouveaux débouchés. Le blocus des État sudistes, grands fournisseurs de
coton – notamment la Louisiane, où les champs furent souvent laissés à
l’abandon – réduisit rapidement la production américaine, faisant grimper les
prix de la matière première4. Les Barcelonnettes saisirent immédiatement cette
occasion inespérée de faire fortune et devinrent les fournisseurs de l’armée
américaine, dont la demande en tissu ne faisait que croître. Au cours de cette
même période, les événements internationaux allaient leur être une seconde
fois favorables, avec l’arrivée au Mexique des troupes françaises de Napoléon III
(1862-1867), venues défendre le trône de l’empereur Maximilien. Durant ces
quelques années, les Barcelonnettes allaient être les pourvoyeurs de l’armée
française grâce à laquelle ils firent d’énormes bénéfices, tout en restant
politiquement neutres dans le conflit. De petits commerçants de détail, les
Ubayens se transformèrent donc en grossistes. Leur réputation de sérieux étant
395
solidement établie, ils n’eurent aucune difficulté à obtenir des crédits auprès de
leurs fournisseurs locaux1.
Ainsi, cinquante ans après leur arrivée, l’empire commercial des
Barcelonnettes commençait à prendre forme : ils possédaient de nombreux
magasins de détail (tissus pour vêtements, linge de corps, linge de maison, etc.),
un réseau de représentants dans tout le pays, ainsi que des comptoirs d’achat
(gros et demi-gros) en Europe avec d’importantes ramifications en France et
en Angleterre. En effet, pour faciliter leurs achats, ils fondèrent rapidement, à
Paris et à Manchester, des maisons de commissions. Cela leur imposa des allées
et venues entre les deux continents et généra un besoin de main d’œuvre
supplémentaire, qu’ils n’hésitaient pas à aller recruter directement dans leur
vallée d’origine.
Un facteur se révéla déterminant pour la consolidation de l’activité
barcelonnette et de l’émigration en provenance des Basses Alpes : l’ouverture
d’une ligne commerciale de paquebots entre St Nazaire et Vera Cruz en 1863,
instaurée pour faciliter les relations croissantes de nos armées présentes au
Mexique avec la métropole2. Cette liaison maritime ouvrit des possibilités
nouvelles aux entrepreneurs barcelonnettes, lesquels commencèrent à
s’approvisionner directement en Europe, délaissant rapidement leurs grossistes
allemands, anglais et espagnols installés au Mexique3.
396
397
Plusieurs des maisons de gros faisaient des millions de chiffre d’affaires par an
et disposaient d’un capital énorme1.
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Le déclin (1914-1950)
Phénomène inverse de celui des années 1860, la décennie 1910 allait voir
la conjonction d’événements politiques néfastes à la communauté française du
Mexique.
En 1911 eut lieu la chute de Porfiro Diaz. Le pays entra alors peu à peu
dans une période d’anarchie, de violence et de désorganisation interne, se
traduisant par des grèves importantes et le sabotage des voies de communication
et des appareils de production. Cela conduisit à la récession économique de
certaines parties du pays. La révolution mexicaine qui s’ensuivit sera longue
399
400
Pourquoi, dans la première moitié du xixe siècle, des habitants d’une vallée
perdue des Alpes sont-ils partis pour le Mexique, y ont fait des affaires fructueuses,
y ont attiré un grand nombre de leurs compatriotes et ont constitué localement
une communauté prospère et puissante, véritable empire économique, associant
industrie, grand commerce et banque ? Qu’est-ce qui préparait ces Alpins à un
tel voyage et à une telle efficacité ?
Les éléments qui permettent de mieux comprendre la réussite de l’expatriation
ubayenne au Mexique relèvent de plusieurs domaines : des traditions de
diversification économique et d’émigration saisonnière anciennes, une
scolarisation poussée et une solidarité exemplaire, ayant donné lieu à une
organisation socio-économique efficace en terre étrangère. Ces phénomènes
apparaissent comme spécifiques à la vallée des Basses Alpes, même si elle n’en
a pas l’exclusivité.
401
d’objets fabriqués par toute la famille, durant les veillées et les journées où toute
activité à l’extérieur était impossible1.
Ces déplacements hivernaux menèrent les valéians en premier lieu vers la
Provence, le Dauphiné, la vallée du Rhône et le Piémont (Turin), et au-delà dans
toute la France et même à l’étranger. Nous trouvons des traces de leur passage
en Belgique, aux Pays-Bas, au Danemark, en Allemagne, au fin fond de l’Espagne
et même en Russie2. Les habitants de Fours d’Enchastrayes et d’Uvernet
parcoururent principalement la Bourgogne, les Flandres, la Belgique, la Hollande
et le Luxembourg. Ceux des cantons de St Paul et de Jausiers sillonnèrent surtout
la Bourgogne et la ville de Lyon.
Ce phénomène des migrations saisonnières créa chez ces hommes, qui à
l’origine les pratiquèrent par nécessité, un état d’esprit tout à fait original3. À
travers ces pérégrinations qui les conduisaient de plus en plus loin de leur vallée,
les colporteurs s’enrichirent de connaissances nouvelles, qui accentuèrent chez
eux le goût du voyage, lequel se transmettait de génération en génération, à
travers les récits des aînés. Toutefois, ce penchant pour l’aventure était indissociable
du désir de retour au foyer et les paysans se retrouvaient tous au printemps
pour cultiver les terres et pousser le défrichement de la vallée jusqu’aux limites
de la végétation4.
Cependant, obligés de prospecter de plus en plus loin, certains porteballes,
égarés à des centaines de kilomètres de chez eux, avaient de plus en plus de mal
à y retourner à chaque printemps. Quelques-uns se fixèrent en route et y firent
souche. Il n’y avait qu’à consulter, dans les années 1890, les annuaires de Bruges,
de Bréda, d’Amsterdam, de Dijon ou de Lyon pour retrouver dans les hauts
rangs du commerce local les noms des habitants de l’Ubaye5.
Mais peu à peu la manufacture à domicile des draps grossiers disparut
devant la concurrence des fabriques et le développement du luxe qui poussaient
aux draps plus fins. Petit à petit, les filatures et les métiers à tisser de la vallée
fermèrent, pour disparaître totalement au début des années 1860. C’est pour
cette raison que les frères Arnaud furent obligés de renoncer à leur petite
entreprise familiale, dès 18216.
Il est essentiel d’insister sur ces traditions de production du textile et de
colportage fort anciennes. Sans elles, l’émigration américaine serait
incompréhensible. Après les Flandres – fréquentées dès le xviie siècle – et la
402
403
404
405
1. Ibid., p. 73.
2. Ibid., p. 39. F. Arnaud, op. cit., p. 28.
406
407
mesure où ils ont été observés dans d’autres régions ou à travers d’autres
expatriations de notre pays.
408
409
de leur pays de résidence, savaient les faire connaître à leur métropole, à qui ils
préparaient et assuraient les débouchés pour ses produits. Ils connaissaient le
monde des affaires et savaient les expédier rondement. Surtout, ils protestaient
fermement à la moindre injustice faite à leurs nationaux. Il est triste d’avouer
que souvent les Français, rebutés ou ajournés toujours à plus tard par nos
représentants, regrettèrent souvent le temps où la France était représentée à
Mexico par le ministre des États-Unis1.
410
1. Parmi les figures issues de ces dynasties de « mexicains », Paul Reynaud, fils d’un
Barcelonnette émigré au Mexique
2. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 144.
3. S. Aranéga-Mirallès, op. cit., p 74.
4. Cependant, à part l’excellent ouvrage de Patrice Gouy, les véritables travaux de recherche
sur le sujet demeurent rares et les récits sont le plus souvent anecdotiques.
5. Les Barcelonnettes au Mexique…, op. cit., p. 152.
6. Jean-Louis Levet, « L’intelligence économique : fondements méthodologiques d’une
nouvelle démarche », Revue d’intelligence économique, no 1, mars 1997, AFDIE, pp. 35-49.
411
Éric Denécé
412
Bibliographie
413
Grégoire Sastre
1. Ibid.
2. Chanoine Jules, Documents pour servir à l’histoire des relations entre la France et le Japon,
[s.n.], 1907. p. 2.
3. Everest-Phillips Max, « The Pre-War Fear of Japanese Espionage : Its Impact and
Legacy », Journal of Contemporary History, vol. 42, n˚ 2, 2007, p. 243‑265.
418
419
1. Hōrei zensho, Meiji 4 nen (Compendium des lois et règlements, année 1871), Tōkyō,
Naikaku kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https ://dl. ndl.go.jp/
info:ndljp/pid/787951). Site consulté en décembre 2020, pp. 709-739.
2. Jacar Archives (https://www.jacar.archives.go.jp/aj/meta/MetSearch.cgi,), Ref.
C15120000200, Sanbō honbu rekishi sōan (1-3) Meiji 4-13 1/29, Miyazaki Shiryō, bōeishō
bōei kenkyūshō, Site consulté en décembre 2020, pp. 23-24.
3. Ibid.
4. Satō Hikaru, « Rikugun sanbō honbu chizuka ; sokuryōka no jiseki : Sanbōkyoku no secchi
kara rikuchi sokuryōbu no hassoku made » (Section de cartographie de l’état-major de
l’armée ; les traces de la section de relevés : De la mise en place du bureau d’état-major à
celle du bureau des mesures terrestres), Revue de cartographie, vol. 30, n˚ 1, 1991, p. 37‑44.
Les cartes de l’archipel demeurent alors peu harmonisées et de qualité médiocre. Il en va
de même pour la cartographie des côtes chinoises et coréennes.
420
1. Durant le conflit qui oppose les forces loyales à l’empereur et celles du shogunat, les fiefs
de Chōshū, de Statsuma et de Tōsa furent les plus importants. Par la suite, les leaders
militaires et politiques japonais contrôlent le pouvoir. On parle d’oligarchie de Meiji.
421
422
423
définies : le renseignement est encore basé sur des relations personnelles, aussi
bien à l’intérieur1 qu’à l’extérieur.
Ainsi, après le refus de la Corée de reconnaître l’empereur du Japon et
l’attaque de pêcheurs japonais par des autochtones taïwanais en 1871, Saigō
Takamori (1828-1877), alors Conseiller (Sangi), fait envoyer trois hommes en
Mandchourie (1872), puis deux hommes en Corée (1873) ; trois autres se rendent
également à Taïwan2 pour y faire du renseignement, en lieu et place d’actions
militaires qui risquaient de provoquer une réaction de la Chine. Cependant ce
type d’orientation du renseignement sur initiative personnelle pose problème,
car elles ne répondent qu’à l’intérêt du commanditaire et non du Bureau d’état-
major. Lorsque Saigō Takamori démissionne de ses fonctions gouvernementales
dans le contexte des débats autour de la réponse – militaire ou non – à apporter
au refus de la Corée de reconnaître l’empereur du Japon, les activités de
renseignement qu’il avait commanditées prennent fin. À ce fonctionnement
est ainsi préférée la construction de services de renseignement, légalement
définis et soumis à une hiérarchie responsable vis-à-vis du gouvernement et de
l’empereur ; il s’agit là d’une des ruptures importantes dans l’évolution vers un
renseignement étatique.
Suite à la disparition, le 26 mars 1872, du ministère de la Guerre et à la
création des ministères de l’Armée (Rikugunshō) et de la Marine (Kaigunshō),
la réforme du Bureau d’état-major de 1873 entérine cette étatisation du
renseignement. En avril, le Bureau d’état-major est rattaché au ministère de
l’Armée sous le nom de 6e bureau (Roku kyoku), avant de redevenir le Bureau
d’état-major sous l’impulsion de Yamagata (12 février 1874). Le décret du 18 juin
1874 stipule que ce bureau n’est, dès lors, plus un des bureaux du ministère,
mais un bureau détaché (gaikyoku), quoique dépendant du ministère de l’Armée,
en vertu de l’article 3 du décret3. Il s’agit néanmoins d’un premier pas vers
l’indépendance de bureau vis-à-vis de sa tutelle civile. Pour Yamagata, ces
manœuvres sont le moyen de conserver le pouvoir militaire avant tout à des
militaires.
Cette réforme du Bureau d’état-major n’est pas uniquement motivée par
une stratégie politique, elle est pensée pour répondre à des problématiques
1. Des pratiques prégnantes et qui dépassent l’armée. Voir Obinata Sumio, Ishin seifu no
mitteitachi : Oniwaban to keisatsu no aida (Les espions du gouvernement la révolution :
entre l’Oniwaban et la police), Tōkyō, Yoshikawa Kôbunkan, 2013, à propos du réseau de
renseignement créé par Ōguma Shigenobu (183-1922).
2. Noter ici le fait qu’il rejoint par la suite les rangs des insurgés et fait partie des « insatisfaits »
(leader de l’insurrection de 1877)
3. Hōrei zensho, Meiji 7 (Compendium des lois et règlements, année 1874), Tōkyō, Naikaku
kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https ://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/
pid/787954). Site consulté en décembre 2020. pp. 1039-1044.
424
425
426
dont dépendent à leur tour les sections dont l’objectif est le traitement et la
conservation des informations. On retrouve ici un peu mieux défini le cycle du
renseignement : orientation, collecte, traitement, diffusion.
Cette réforme acte plus généralement l’indépendance du commandement
par rapport à la tutelle civile, ce qui a des répercussions majeures quant à la
place des forces armées japonaises dans le système politique de l’archipel.
Yamagata Aritomo s’entoure de fidèles : Ōyama Iwao, vice-chef d’état-major,
et Katsura, qui prend la tête du bureau de l’Ouest. Avec ce dernier Yamagata
instaure ainsi une distinction entre le commandement militaire (gunrei) et la
politique militaire (gunsei)1.
En somme, il s’agit là d’une première maturité : la nouvelle organisation
de l’état-major général montre clairement que les différentes étapes du cycle
du renseignement ont été intégrées, et des objectifs clairs définis. Plus généralement
l’indépendance du commandement traduit une étape philosophique quant au
rôle et à la place de l’armée au sein de l’État japonais. Le décret modifie le nom
du Bureau d’état-major, qui devient l’État-major général (Sanbō honbu)2, preuve
de l’importance de ces changements.
427
428
1. Cette appellation permet de faire remonter le conflit à 1931 et non 1941 comme c’est le
cas de l’appellation guerre du Pacifique. Cette différence permet également de mettre
l’emphase sur les conflits asiatiques entre le Japon et ses voisins, plutôt que l’entrée en
guerre et la campagne américaine dans le Pacifique.
2. Hōrei zensho, Meiji 26 (Compendium des lois et règlements, année 1893), Tōkyō, Naikaku
kanpōkyoku, référence NDL-OPAC 000000440426 (https://dl.ndl.go.jp/info:ndljp/
pid/787989). Site consulté en décembre 2020., pp. 193-198.
429
Au fil du temps et des envois, les règles régissant les missions sont affinées,
ce qui indique également que les responsables de l’état-major en comprennent
un peu mieux les capacités.
1. Ibid., p. 194.
430
Après 1895, de nouvelles réformes sont engagées. L’objectif est de tirer les
leçons de la guerre et de préparer l’état-major aux conflits à venir, principalement
avec la Russie. En effet, la triple intervention de 1895 à l’initiative de Moscou
a pour effet de mobiliser les autorités et les acteurs non institutionnels contre
celle-ci. L’État-major général de l’armée, pour sa part, avait déjà opéré un début
de réflexion quant à la menace potentielle que représentait la Russie en Extrême-
Orient. Ainsi, dès 1879, le renseignement sur la Corée, qui était du ressort,
depuis la réforme de 1878, du bureau de l’Est, est confié au bureau de l’Ouest,
également en charge du renseignement en Russie. Il s’agit d’un signe fort. Aussi
avant même la guerre sino-japonaise, l’État-major général considère la Russie
comme l’ennemi potentiel le plus important et cela même si le nombre d’officiers
qui y sont envoyés est largement inférieur à celui de ceux opérant en Chine.
Cependant, il faut prendre en compte la particularité de la Russie. Eu égard à
la taille du pays, les renseignements peuvent être aussi bien collectés dans
l’Extrême-Orient russe qu’à Moscou, par le biais des attachés militaires. Aussi
un homme présent dans la capitale russe peut se montrer un atout de choix,
réduisant pour un temps la nécessité d’envoyer des officiers en Sibérie.
Afin de faire face à cette nouvelle menace et suite à l’expérience de la guerre
sino-japonaise, l’état-major est à nouveau modifié. Le 17 avril 1896, son effectif
s’accroît de 35 % et dépasse les 100 personnes. Les attachés militaires sont parmi
les bénéficiaires de cet accroissement. En 1898, Kawakami Sōroku (1848-1899),
autre figure centrale du renseignement japonais, alors chef d’état-major, propose
une nouvelle modification du règlement qui est promulguée au début de l’année
1899. Il fait renforcer à nouveau les effectifs dans la perspective de faire face à
la Russie. Dans le nouvel organigramme, le 1er bureau est chargé de la Russie,
de la Corée, et de la Mandchourie. Le 2e Bureau est en charge de Taïwan, et de
la Chine. À travers cette organisation qui demeure relativement inchangée
jusqu’à la guerre russo-japonaise, Kawakami Sōroku, souhaite également mieux
les intégrer à la prise de décision. Ce changement équivaut à un retour au modèle
ayant précédé l’instauration de l’État-major général en 1878 : des sections placées
sur le même plan les unes que les autres. L’apparition des 3e et 5e sections, en
charge respectivement du transport et des fortifications, est importante, car
elle montre que l’expérience du conflit sino-japonais a fait aîitre la nécessité de
préparer ces sections en amont.
431
1. Orbach Dany, Curse on This Country : The Rebellious Army of Imperial Japan, Ithaca ;
London, Cornell University Press, 2017.
432
dans le sens romantique du terme1 –, ils ont cependant exercé une profonde
influence sur l’armée elle-même. Le rôle de ces « agents d’influence non
institutionnels2 » a été d’autant plus central dans les activités de renseignement
japonaises que les institutions chargées de cette fonction ne furent pas, à leurs
débuts, en mesure de mener à bien toutes leurs missions.
Ces acteurs se livrent à la collecte et l’analyse d’informations à l’étranger
ce qui les situe directement dans le sillage du renseignement étatique japonais.
Cependant, ils y tiennent une place périphérique. Leur volonté de ne pas se voir
intégrés à quelque institution que ce soit les conduits à agir en marge des services
de renseignement de l’Armée, touten étant en contact avec eux, car les
renseignements recueillis avaient pour destinataires les responsables militaires,
et parce que leur action se fait parfois de concert avec les officiers de renseignement
présents sur le terrain. Leur collaboration avec l’armée relève en fait de
l’opportunisme : elle est mise au service d’un agenda politique.
La relation qui existe entre ces agents d’influence et le renseignement
militaire japonais ne laisse cependant pas de poser de nombreuses questions :
avec quels moyens, par quelles relations ces hommes s’assuraient-ils une assise
formelle, mais non-institutionnelle ? Comment s’inséraient-ils dans le cycle du
renseignement ? Pour répondre à ces deux questions, nous examinerons quelques
actions de renseignement de ces acteurs sur la Chine et la Russie.
433
La particularité de l’action d’Arao au Rakuzendō est qu’il n’a pas sous ses
ordres d’autres militaires, mais des civils. Grimés en marchand de médicaments
et de livres, les hommes du Rakuzendō collectent des informations de diverses
natures (géographie, implantations militaires, topographie, voies de
communication, etc.). En sus de ce travail, ils surveillent la situation politique
et sociale en Chine et portent un intérêt tout particulier aux activités russes
sur ce territoire1.
En 1889, Arao rend à ses supérieurs son rapport de mission concernant la
Chine. Il y décrit un pays désorganisé aux nombreux problèmes. Cependant,
et à contre-courant de la conception alors dominante, il juge une action militaire
japonaise en Chine « contre-productive » et pense que l’alliance nippo-chinoise
sur la base d’une « même culture, même race » est illusoire. Sa conclusion est
qu’il faut favoriser le commerce entre Chine et Japon2. Cet avis est partagé par
Fukushima Yasumasa, alors membre du bureau de l’Est3.
À la suite de ce rapport, Arao entreprend de s’éloigner de l’Armée pour
fonder le Centre de recherche sur le commerce sino-japonais à Shanghai (Nisshin
bōeki kenkyūsho). S’il ne répond plus aux ordres de l’Armée, cela ne veut pas
dire qu’il n’en est pas proche pour autant : lors de la création du centre, il fait
appel à Kawakami Sōroku, alors général, dont l’une des contributions au
renseignement japonais est d’avoir mis l’accent sur la formation des officiers.
Il est l’un des promoteurs de l’École des sous-officiers dont Arao est également
diplômé4.
Le projet d’Arao a pour objectif de former des spécialistes de la Chine et
de son commerce. La formation ne s’adresse donc pas seulement à des officiers
de renseignement mais aussi à des marchands, des banquiers et des diplomates :
il s’agit de créer un réseau d’individus ayant eux-mêmes des réseaux en Chine.
Par conséquent, quand Arao se rend auprès de Kawakami, ce dernier accepte
1. Sastre Grégoire, Le phénomène des agents d’influence japonais en Asie (1880-1915), op. cit.
2. Arao Yoshiyuki, Kawakami Sōroku seishin ito narabini Arao Yoshiyuki Fukumeisho
(Le projet de Kawakami Sōroku concernant la Chine accompagné du rapport d’Arao
Yoshiyuki), Tōkyō, Higashihankyū kyōkai, 1942.
3. Shinohara Masato, Rikugun taishō Fukushima Yasumasa to jōhō senryaku (Le général
Fukushima Yasumasa et la guerre de l’information), Tōkyō, Fuyō Shobō shuppan, 2002,
p. 32.
4. Satō Morio, « Nihon rikugun jōhō shōkō to shinhai kakumei – 1878-1911 » (Les officiers de
renseignement de l’armée de terre japonaise et la révolution de 1911 – 1878-1911), Hokudai
hōgaku ronshū, vol. 1, 2009, pp. 260-177.
434
435
1. Kuzū Yoshihisa et Kokuryūkai, Tōa senkaku shishi kiden (Chroniques des patriotes
pionniers de l’Asie Orientale), Hara shobō, 1936, Vol. 1.
2. Nishio Yōtarō et Uchida Ryōhei, Kōseki Gojūnenpu : Uchida Ryōhei (Chroniques de
cinquante ans : autobiographie d’Uchida Ryōhei), Fukuoka, Ashi shobō, 1978, p. 83.
3. Kuzū Yoshihisa et Kokuryūkai, op. cit., p. 587.
436
437
1. Utsunomiya Tarō, Kira Yoshie, Saitō Seiji et Sakurai Yoshiki (Eds), Nihon rikugun to Ajia
seisaku : rikugun taishō Utsunomiya Tarō (L’Armée japonaise et la politique asiatique :
Journal du général de l’Armée de terre Utsunomiya Tarō), Tōkyō, Iwanamishoten, 2007.
2. Les Bannières sont des divisions administratives de Mongolie intérieure.
438
1. Mercado Stephen C., The Shadow Warriors of Nakano : A History of the Imperial Japanese
Army’s Elite Intelligence School, Potomac Books, Incorporated, 2003, p. 6.
2. Kotani Ken, Nihon gun no interijiensu : naze jōhō ga ikasarenainoka (Le renseignement de
l’Armée japonaise : pourquoi les informations n’ont pas été utilisées), Tōkyō, Kōdansha,
2007.
439
Grégoire Sastre
440
Benoît Léthenet
444
445
Attestation
de l’emploi Langues espion sens
du mot
halilum espion d’armée
akkadien nasrum messager secret
mākum éclaireur
IIIe – IIe millénaires av. JC
observateur
grec episkopos inspecteur
otakoustai espion (audition)
phulakes garde de nuit
skiritai éclaireur (Sparte)
explorator éclaireur
speculator éclaireur, messager, espion
latin procursator éclaireur
vigiles urbani garde de nuit
delator espion privé
al-jāsūs ()اجلاسوس espion
‘asas garde de nuit
‘uyun yeux
arabe
takshif reconnaissance de terrain
moghol
kashshaf éclaireur
khufia nawis rapporteur secret
munhis informateur
jaasoos (जासू स) espion
Moyen Âge
446
447
448
l’une des formes les plus ancienne du renseignement. Depuis quatre millénaires,
l’ulama (jeu de balle) est pratiqué en Méso-Amérique1. Le jeu à une valeur
divinatoire, rituelle et symbolique. À Tenochtitlan, le terrain jouxte le grand
temple et le tzompantli où sont exposés les crânes des sacrifiés. Avant l’arrivée
des Espagnols, Moctezuma y aurait joué le sort de l’empire. Le jeu est aussi
assimilé à un rite de fertilité qui a pour but de favoriser le cycle solaire, la
germination, le renouveau végétal assurant les récoltes. Un principe identique
s’observe dans la pratique du sumo dont la première trace apparaît en 712 dans
le Kokiji (« Chronique des choses anciennes »). L’architecture qui rappelle les
temples, le dohyô (arène dans laquelle se pratiquent les combats), font partie
intégrante du shintô. Les combats célèbrent les kami, ces divinités présentes
dans la nature afin d’obtenir leur bienveillance et de bonnes récoltes. Pour
obtenir des renseignements anticipés, les Étrusques se tournent aussi vers les
dieux et le bétail. La sagesse augurale et divinatoire, pratiquée par les haruspices
et les augures, collecte et déchiffre les messages divins par l’observation de
vésicules de volaille, de foie de mouton ou du vol des oiseaux. Il en est de même
en Chine. En 1899, des milliers d’os et d’écailles de tortues ont été mis au jour
dans la province du Henan. Des idéogrammes gravés dessus ont montré que
la divination par l’écaille de tortue remontait avant la dynastie Shang (1570-
1045 avant J.-C.). Ce sont les fissures des écailles chauffées par le feu qui
apportaient des réponses à interpréter.
1. Leyenaar Theodoor Joan Jaap, Ulama : the perpetuation in Mexico of the pre-Spanish
ball game ullamaliztli, E.J. Brill ed. (coll. « Mededelingen van het Rijksmuseum voor
Volkenkunde, 23 »), Leiden, 1978.
2. Mathieu Rémi, « Chamanes et chamanisme en Chine ancienne », L’Homme, vol. 27/101,
1987, p. 1034.
449
sont tenues cachées des hommes ordinaires, mais qu’un roi doit connaître1 ». Les
religions monothéistes, à la Parole révélée, mettent en avant locutions et extases.
Mahomet apparaît dans la sourate 12 comme une personne tenue informée sur
ses ennemis par Allah et sainte Catherine de Sienne († 1380) produit Le Dialogue,
son œuvre majeure, qui comprend un ensemble de traités reçu lors d’extases.
Le renseignement y a sa place car de nombreux « maux proviennent de l’aveuglement
de l’intelligence » (liv. ii, chap. xvi).
Concurremment aux pratiques divinatoires et autres extases, on relève la
distinction initiale précoce entre renseignement intérieur et extérieur. Les
documents retrouvés à Mari distinguent fermement l’espion appelé halilum
(verb. halālum : « se glisser furtivement2 »), qui se déplace sans attirer l’attention
et qui participe aux opérations militaires aux côtés des éclaireurs (mākum), de
celui nommé nasrum3 qui échappe aux regards (« homme du secret ») et qui
pourrait être un messager secret. Toutefois, il reste difficile de connaître les
périmètres d’intervention des armées et de la police. En Égypte le policier Beb
« patrouillait tous les déserts pour le roi [pharaon]4 », parallèlement une stèle de
l’époque de Toutankhamon († 1327 avant J.-C.) rapporte un dialogue entre
Penniout, commandant d’une forteresse en Nubie, et un guide Nubien qui
révèle les conditions pénibles de son service de patrouille : « qu’ils sont grands
les quatre itérou [42 km] que je réalise chaque jour en tant que parcours ! ». Une
brève notice semble cependant marquer la différence entre sécurité intérieure
relevant de la police et service aux frontières échu à l’armée : un policier du iie
millénaire indique que les oasis du désert occidental étaient utilisées comme
refuge par des brigands qu’il fallait ramener en Égypte. La transformation de
l’homme5 en « animal social » est facilitée par ces pratiques de renseignement
et de contrôle des sociétés.
Très tôt une division des compétences se dessine avec peut-être, déjà,
collaboration et rivalités entre les deux structures. Cette distinction apparaitra
plus nettement encore à Rome. Les vigiles urbains (vigiles urbani : « les yeux de
la ville ») sont les troupes chargées de la lutte contre les incendies et de la police
nocturne. Sans doute, comme à Bagdad dans les premiers siècles de l’islam avec
450
« La sixième caste est celle des espions. Ils sont chargés d’observer
et de rapporter secrètement au roi tout ce qui se passe. Ils se font aider
1. Ulpien, Digeste, 1.12.1.12 ; Tony Honoré, Ulpian Pioneer of Human Rights, Oxford
University Press, 2005.
2. Épictète, Entretiens, 4.13.5 ; Tacite, Historiae, 1.35.
3. Sheldon Rose Mary, Intelligence Activities in Ancient Rome : Trust in the Gods But Verify,
Abingdon : Taylor & Francis (coll. « Studies in Intelligence »), 2007 ; –, Espionage in
the ancient world : an annotated bibliography of books and articles in Western languages,
Jefferson : McFarland, 2008 ; Liberati Annamaria et Silverio Enrico, Servizi segreti in
Roma antica informazioni e sicurezza dagli initia Urbis all’impero universale, L’Erma di
Bretschneider (coll. « Studia archaeologica »), Roma, 2010.
4. Dans l’Évangile selon saint Marc (6, 27), Hérode envoie un speculator exécuter Jean-
Baptiste dans sa prison. Le terme grec employer par saint Marc pour désigner l’exécuteur
est bien spekoulator. Saint Marc décrit la garde impériale d’Hérode mais il en connait
manifestement les équivalences dans l’organisation militaire romaine.
451
par les prostituées, que ce soit en ville ou dans les camps militaires. Seuls
les hommes les meilleurs et les plus fiables sont employés ».
« Ainsi parle Yantakim ton serviteur. Neuf gens d’Îmar sont arrivés
ici et ils ont dit : « nous allons à Shubat Enlil acheter de l’étain ». Voilà
que j’envoie ces gens chez mon seigneur. Peut-être ces gens pourront-ils
être des informateurs4 ».
Ces contacts ont-ils permis d’adopter des pratiques éprouvées dans des
espaces géographiques différents, d’en standardiser certaines comme la protection
des savoirs ? La cryptographie5 et les sources fermées sont aussi anciennes que
1. Ibid., p. 217
2. Ta’rikh al-khulafā’, Muhammad Muti’ al-Ha-fiz (éd.), Guadarrama, Madrid, 1967.
3. Al-Naboodah H.M., « Sāhib al-khabar : secret agents and spies during the first century of
Islam », Journal of Asian History, vol. 39/2, 2005, p. 171.
4. Durand Jean-Marie (dir.), Les documents épistolaires du palais de Mari, Cerf (coll.
« Littératures anciennes du Proche-Orient »), Paris, 1997.
5. Riepl Wolfgang, Das Nachrichtenwesen des Altertums mit besonderer Rücksicht auf die
Römer, Leipzig : Teubner, 1913 ; Reincke E.C., « Nachrichtenwesen », dans August F.P.
(von) (dir.), Paulys Realencyclopädie der classischen Altertumswissenschaft., Metzler &
Druckenmüller, Stuttgart, 1924, p. 14951542 ; Leighton Albert C., « Secret communication
among the Greeks and Romans », Technology and culture : the international quarterly of
the Society for the History of Technology, no 10, 1969, p. 139154 ; Debidour Michel, « La
452
453
454
Un parallèle peut être trouvé avec les cartes et les dessins. Que l’on pense
aux legs de Ptolémée en la matière ou à la table de Peutinger (Tabula Peutingeriana).
Leurs continuateurs arabes, avant Al-Idrisi (xiie siècle) renvoient l’Europe, aux
contours géométrisés et aux limites floues, dans le Dâr al-harb. La cartographie
évolue avec Al-Idrisi lequel enquête auprès des voyageurs de Palerme et entretient
des contacts avec la chancellerie de Roger ii1. Au xiiie siècle des sites sont figurés
à des fins militaires ; les figures à petite échelle sont assez nombreuses avant le
xive siècle alors que très peu, à grande échelle, ont été conservées. C’est le cas
du très célèbre Armorial d’Auvergne, Bourbonnois et Forestz (BnF, ms. fr. 22 297,
1456) de Guillaume Revel et ses nombreuses représentations de châteaux.
Il n’est pas à exclure d’autres compétences. Les contacts entre les États et
les cités, les échanges de lettres2, de renseignements au détour de contacts
marchands ont ici toute leur place. La maîtrise du langage diplomatique, juridique
ou militaire, la traduction des langues ennemies, ne sont pas à la portée du
premier venu. En 54 avant J.-C., Quintus Cicéron, le frère de l’orateur, qui est
un des adjoints de César en Gaule, est assiégé dans son camp par les Gaulois
Nerviens. César dépêche un cavalier déguisé en Gaulois et parlant cette langue,
1. Ducène Jean Charles, « L’Europe dans la cartographie arabe médiévale », Belgeo 3-4, 2008
(mis en ligne le 22 mai 2013 : http://journals.openedition.org/ belgeo/8801) ; Ribouillault
Denis, « Artiste ou espion ? Dessiner le paysage dans l’Italie du xvie siècle », Les carnets du
paysage (Du dessin), no 24, 2013, pp. 168-185.
2. Zivie Alain, « Le messager royal égyptien Pirikhnawa », British Museum Studies in Ancient
Egypt and Sudan, vol. 6, 2006, p. 68‑78.
455
aussi des interprètes assermentés et maîtrisant les langues des ennemies (persan,
scythe, picte etc.).
« Le sage érudit qui garde les secrets des grands dieux liera par un
serment prêté par devant Shamash et Adad, sur la tablette et le calame,
le fils qu’il aime et il lui enseignera la tablette des dieux, les viscères, un
mystère du ciel et de la terre inférieure, l’observation de l’huile sur l’eau,
un secret d’Anum, d’Enlil et d’Éa, le [recueil d’astrologie] Enûma Anu
Enlil avec son commentaire et l’évaluation des valeurs (…) étant lui-même
parfait pour ce qui est du corps et des membres, il peut entrer en présence
de Shamash et d’Adad, au lieu de l’inspection et du verdict2. »
456
intrigues et calomnies de la cours : « Fais jurer par les dieux un serment à tous
les fonctionnaires existants ». Le protocole des devins à Mari (Mésopotamie)
stipule que l’officiant ne devait révéler aucune parole secrète qui lui aurait été
confiée ; d’ailleurs, la pratique du scellement des tablettes préservait les savoirs
cachés. Dans le Japon féodal, la famille joue un rôle actif dans la transmission
des savoir-faire de l’espionnage. De nombreux hommes d’Iga et de Kôka ne
pratiquent l’activité de shinobi que ponctuellement. Des textes circulent au sein
des familles concernées qui transmettent leur savoir-faire, ainsi l’ouvrage
Kinetsushu (xe siècle) qui évoque des pratiques de renseignement. En France,
sous Richelieu, le « Bureau de la partie secrète » est confiée à Antoine Rossignol
puis à son fils Bonaventure et à son petit-fils Antoine-Bonaventure. De son
domaine privé de Juvisy-sur-Orge jusqu’à la « Chambre noire » attenante au
bureau de Louis xiv, la dynastie Rossignol n’a cessé de former un noyau d’experts
de l’ombre en cryptologie perfectionnant des techniques que le Moyen Âge,
« encore ténébreux, [sentant] l’infélicité et la calamité des Goths, qui avaient ruinés
toute bonne littérature » avait oublié (François Rabelais, Pantagruel (1532),
chap. viii). On constate que le vivier n’est pas nécessairement débordant en
raison de la grande spécialisation des tâches ; l’important est de s’assurer d’un
renouvellement et de la capacité à transmettre le savoir faire.
La lecture des modèles anciens offre également une forme de spécialisation
à l’art du renseignement. Polybe énumère trois chemins qui conduisent à la
compétence tactique des généraux romains : l’expérience de terrain, les conseils
d’hommes avertis, la consultation des manuels. Cicéron mentionne le cas de
Lucius Lucullus, formé loin de la chose militaire aux études juridiques, envoyé
combattre Mithridate. Il profite de son trajet jusqu’à l’Asie pour se renseigner,
prendre conseil et lire les exploits de ses devanciers. Au iie avant J.-C., on
critiquait déjà le fait d’exercer une magistrature après y avoir été appelé alors
que l’expérience acquise, par la pratique et l’action, devait venir en premier1.
Les exemples littéraires ne se démentent pas jusqu’au Moyen Âge au moins. Les
sources latines fourmillent de détails sur la collecte de l’information. Jules
César, Ammien Marcellin, Tite Live, Frontin ou Végèce sont des auteurs dont
la transmission jusqu’au Moyen Âge s’est maintenue avec vigueur. Frontin
explique (livre i, chap. ii) comment des espions déguisés en esclaves participent
aux ambassades. Il mentionne les interrogatoires de prisonniers, avec l’emploi
de la torture, comme les reconnaissances de terrain à l’aide d’éclaireurs. Le
Moyen Âge lui préfère cependant Végèce. Son œuvre connaît une impression
457
précoce en 1473. Il évoque (livre iii, chap. vi) les récompenses et les punitions
dont il faut user à l’égard des espions ou les précautions à prendre contre les
espions ennemis. Ce thème est également abordé au iiie siècle par Modestus
dont le Libellus de vocabulis rei militaris est imprimé à Venise dès 1471. La
relecture de l’espionnage antique ou du haut Moyen Âge fournit de multiples
exemples de son application pour l’art militaire et la reconnaissance des armées
en marche. Le Livre des faiz d’armes et de chevallerie (v. 1410) de Christine de
Pisan fait de nombreuses références aux auteurs. Ce sont des leçons d’espionnage
antique que nous transmet cet écrit didactique. Elle recommande au chef avisé
d’envoyer des espions et des éclaireurs déguisés en pèlerins ou laboureurs pour
se prémunir des embuscades (part. II, chap. xvv et xvii) : le cours de la guerre
et la victoire finale en dépendent.
« Celui qui est vaincu au cours d’une bataille ouverte et rangée, bien
que l’art puisse y être d’une grande utilité, peut néanmoins se défendre
en accusant la fortune ; mais celui qui a été pris par surprise, qui est
tombé dans une embuscade ou des guets-apens, ne peut en revanche
excuser sa faute, car il aurait pu éviter les pièges s’il en avait été averti
en amont par des éclaireurs efficaces (speculatores idoneos) » (Végèce,
LivreIIIi, art. 22).
458
royaux. Le Prytanée de la Flèche, fondé par Henri IV (en 1604) – il y avait été
conçu et y passa une partie de son enfance – a accompagné ce bouillonnement
des hommes et des savoirs : le maréchal de France Nicolas de Neufville de
Villeroy, le chancelier de France Daniel Voysin de la Noiraye ou Pierre Cholonec,
administrateur des Premières nations du Canada, sont tous des anciens élèves
du Prytanée. Leur culture livresque est à interroger. Le programme porte
évidemment sur l’étude de César, Tite-Live et Plutarque mais pas seulement.
Tableau 2 : Ratio studiorum jésuite1 (programme de l’enseignement des collèges)
459
Le cinquième point que nous voulons faire ressortir sonne comme une
évidence. Le renseignement est un savoir élaboré destiné au prince qui en a fait
la demande. Le sens que les auteurs chinois1 donnent au terme jian 間 (« espion »)
est à l’origine celui d’une porte à deux battants laissant entrer la lumière du
soleil. L’espion est celui qui éclaire le souverain comme le théorise déjà ces
mêmes auteurs :
« Le renseignement est l’un des quatre ressorts de cet art. Rien n’est
en effet plus important que la vigilance pour assurer la sécurité d’un
État » (Wou Ts’eu, 151).
460
entend les dieux et les hommes. Il est capable d’interpréter tous les signes qui
lui sont envoyés1. La notion « d’hommes de langue », est couramment utilisée
pour désigner celui qui informe les oreilles royales2. On trouve dans la Bible
l’idée identique que les informateurs ont pour mission de « raconter ce qu’ils
ont vu » (Actes 1 : 1-11/Mat. 28 : 16-20) et, dans une logique d’utilisation de
l’ensemble des sens, entendu et peut-être même touché ou senti. La période qui
suit l’Antiquité perpétue en Occident la pensée et les pratiques romaines. L’œil
et l’oreille restent, les principaux récepteurs de l’information3. Tout au long du
Moyen Âge, appuyé sur la patristique et les Évangiles, l’œil (oculus) est pensé
comme une lampe d’où sortent le feu et la lumière qui touchent et palpent les
choses extérieures et qui en rencontrent le rayonnement lumineux. Le pouvoir
du regard est un agent de discipline. L’audition (audire) est jointe à la vue pour
en faire un témoin de la supercherie. Les usages du renseignement sont fondés
par la morale et la sagesse. La sagesse antique loin de détourner l’homme des
investigations sur le monde le porte à s’interroger sur ses propres capacités de
connaissance. Socrate († 399 avant J.-C.) nous rappelle la fameuse sentence
inscrite sur le temple d’Apollon à Delphes : « connais-toi toi-même ». Cet exercice
d’introspection est une condition nécessaire pour devenir un homme de bien.
Les pyrrhoniens et les sceptiques pousse l’Homme à examiner et critiquer
(skeptomai) mais concluent qu’il ne peut rien connaître de certain. Marc Aurèle
(† 180), le plus grec des empereurs romains, éduqué dans le stoïcisme, revenait
dans les Pensées sur les principes du mos majorum (« les mœurs des anciens »)
nécessaires à la survie de l’État : constantia (stabilité, sûreté), fides (loyauté),
frugalitas (préférence des choses pratiques), majestas (patriotisme, sentiment
d’appartenance), virtus (qualités viriles, courage). Ces vertus antiques sont
parachevées par les vertus cardinales prônées par l’Église. La foi commande la
prudentia, la fortitudo et la temperantia. L’emploi du secret est dicté par la
prudence, c’est-à-dire : ne pas révéler toutes choses à tous. Dans ses Sommes
théologiques, en s’appuyant sur Cicéron saint Thomas d’Aquin, il la définit
comme : le souvenir du passé, la connaissance du présent et la prévision de
1. Oppenheim A.L., « The Eyes of the Lord », Journal of the American Oriental Society,
vol. 88/1, 1968, p. 173‑180.
2. Chambon Grégory, « Shulgi, un roi omniscient », Dossiers d’Archéologie : Rois de
Mésopotamie, no 348, 2011, p. 24‑27 ; Butterlin Pascal, « Hommes de langue, hommes
du secret : la question du renseignement en Mésopotamie et ses chausse-trappes »,
Renseignement et espionnage… op. cit., p. 57‑80.
3. Léthenet Benoît, Espions et pratiques du renseignement : les élites mâconnaises au début du
xve siècle, Presses universitaires de Strasbourg, Strasbourg, 2019 ; et Les Espions au Moyen
Âge, Gisserot, Quintin 2021.
461
1. Thomas d’Aquin (saint), Somme théologique, t. 3, A.-M. Roguet, A. Raulin, A.-M. Dubarle
& alii (éd.), Cerf, Paris, 2000, p. 110.
2. Ibid., Commentaires sur les psaumes, J.-É. Stroobant de Saint-Éloy, M.D. Jordan (éd.), Cerf,
Paris, 1996, p. 414.
3. Ibid., p. 508.
4. Abbās Ihsān (éd.), ‘Abd al-Hamīd ibn Yahyā al-kātib wa-matabaqqā min rasā’ilihi, Dār al-
shurūq, Amman, 1988, p. 233
5. Ibn Qutayba, ‘Abd Allah ibn Muslim, Kitāb al-ma’ārif, Taha M. al-Zayni (éd.), Mu’assasat
al-halabi, Le Caire, s. d.
6. Al-Balādhuri, Ansāb al-ashrāf, Īhsān ‘Abbās (éd.), Franz Steiner Verlag, Beyrouth, 1979,
pp. 614-617.
462
463
1. Wollenberg Jörg, Les trois Richelieu. Servir Dieu, le Roi et la raison, E. Husson (trad.),
Guibert, Paris, 1995, p. 25.
464
Yusuf Yaqub ibn Ishuq Al-Kindī, auteur d’un traité de cryptologie, qui a fondé
au ixe siècle sa propre bibliothèque (Al-Kindiyyah) avant d’être propulsé à la
tête de la Maison de la Sagesse (Baytou l-hikmah) centre scientifique de Bagdad.
Le développement des livres imprimés n’empêche en rien le recours aux écritures
secrètes toujours plus élaborées :
Les grandes découvertes des xve et xvie siècles dilatent l’espace. Les systèmes
de renseignement qui, en Amérique ont connu un développement endogène,
disparaissent2. L’empereur Moctezuma pouvait compter sur un solide réseau
d’informateurs composé de tequanime (fauves), naualoztomecah (commerçants
déguisés) et quimichtin (souris) ainsi que de Pochtecas, marchands guerriers et
informateurs au cœur du renseignement militaire aztèque. Moctezuma était
en mesure d’annoncer à Cortès, alors qu’il l’ignorait, l’arrivée de Pánfilo de
Narvaez, avec plus de 1 200 hommes, et de ses intentions hostiles. L’empereur
en était informé bien avant les Espagnols et saisissait parfaitement les luttes qui
opposaient les conquistadors. Pour éviter l’affrontement, et après arbitrage du
pape, Espagnols et Portugais se partagent du monde au traité de Tordesillas
(1494) puis de Saragosse (1529). Désormais, les Européens diffusent dans un
monde qu’ils dominent et se partagent des modèles hérités de la culture classique
remontant à l’Antiquité. Une tradition ininterrompue, dans les royaumes
chrétiens, a relayé les ambitions de Rome : la culture latine. Les rivalités et la
raison d’État conduisent à repenser l’espionnage au travers du prisme juridique.
Pietrino Belli († 1575), juriste et homme d’action, utilise dans le De re militari
et de bello tractatus (1563)3 les sources antiques (Digeste, Code Justinien, Xénophon,
Tite Live, Tacite) pour évoquer la figure de l’espion. Il y est dépeint comme un
ennemi d’État dans le sens étroit du traître ou du déserteur qui dévoile à
l’adversaire les plans de son parti. Il révèle les cas de conscience avérés sur la
mal mort et sur l’acte de désertion, même simulé, insupportable au regard de
la qualité noble de certaines naissances. Pietrino Belli apporte une réponse
argumentée pour ôter ces scrupules sociétaux. Il reprend les arguments d’André
1. Callieres Francois de, L’art de négocier sous Louis xiv, Nouveau Monde, Paris, 2006,
p. 22.
2. Taladoire Eric et Faugère Brigitte, « Le renseignement en Amérique préhispanique :
espionnage et contre-espionnage en pays aztèque », Renseignement et espionnage, op. cit.,
p. 479‑490.
3. Belli Pietrino, De re militari et bello tractatus (1563), H.C. Nutting (trad.), Clarendon
Press, Oxford, 1936 (viiie part., § 44-48)
465
« que le droit de tuer les ennemis impliquent que peu importent les
moyens utilisés pour arriver à ces fins ; et donc ils affirment à tort que
les gens ont le droit d’ôter la vie à l’ennemi à travers le fer insidieux ou
le venin et également, pour le détruire, par la corruption des puits et des
sources ».
466
Dans ces siècles bouillonnants, les juristes ont jeté les bases du traité de
Westphalie (1648) qui marque l’émergence du principe de souveraineté des
États comme fondement du droit international. Le contrôle social est également
en vogue chez les auteurs qui parlent du paupérisme et de l’enfermement.
Barthélemy de Laffemas († 1612), dans une publication composée de cinq petits
traités1, expose en détail aux « Grands de la Police et Seigneurs du clergé » le
projet de lieux publics pour isoler les pauvres et les faire travailler – cela mettra
fin aux débauches et risques de contagion. Dans le Paris du xviiie siècle, la
sûreté de la ville passe par une double surveillance : celle, ostensible, qu’assure
la garde de Paris et celle, secrète, des mouchards.
467
Ailleurs on lit :
468
1. Bibliotheca legum regni Francorum manuscripta, Karl Ubl (Ed.) assisted by Dominik
Trump and Daniela Schulz, Cologne 2012 (http://www.leges.uni-koeln.de/en).
469
470
châtiment conditionnel en cas de parjure. Analysé dans les années 1990 comme
un signe précurseur de nos démocraties modernes, le rituel du serment est
aujourd’hui perçu comme le moyen par lequel le groupe dominant met en scène
sa légitimité et s’affiche comme le représentant de toute la communauté civique.
Les études les plus récentes abordent la violence politique qui s’y exprime. Il se
présente au Moyen Âge comme un engagement à respecter le secret du seigneur
et de ses bonnes villes par un « bon et loyal serment ». Mais avec l’influence du
droit romain, les lois sur l’espionnage sont plus claires : espionner c’est trahir.
L’homme qui ne respecte par son serment, le traître, doit être exécuté : le corps
découpé en quatre quartiers dans l’Occident médiéval comme il l’était en
morceaux dans la Chine iiie siècle avant J.-C.. On se souvient que le Capitole
fut sauvé non par des chiens mais par les oies sacrées lors du siège de Rome que
fit Brennus (390 av. JC). Dans l’ancienne religion romaine les oies sont honorées
une procession annuelle, tandis que les chiens, dont la race a failli, sont suppliciés
sur la croix (supplicia canum).
Les gratifications accordées aux familles et à l’espion fidèle récompensent
le zèle à servir. Dans la Chine ancienne, les agents de renseignement et leur
famille sont extrêmement bien traités :
471
472
Benoît Léthenet
1. “Il est facile de relever la formulation d’un besoin de renseignement. Il n’est pas aussi simple
de démontrer par des exemples concrets que ce besoin a été satisfait et de mettre en lumière
les moyens par lesquels ont été obtenues les informations. Il faut chercher attentivement des
indices presque fortuits et, dans de nombreux cas, l’historien ne peut qu’émettre des hypothèses
sur la façon dont l’information « connue » a été connue et évaluée » (traduction de l’auteur).
Starr Chester G., Political intelligence in classical Greece, Brill, Leiden 1974.
473
PRÉSENTATION DU
CF2R
ORGANISATION
Le CF2R est organisé en trois pôles spécialisés.
ÉQUIPE DE RECHERCHE
Le CF2R compte une équipe de 25 chercheurs, dont 13 docteurs,
parmi lesquels 3 sont habilités à diriger des recherches (HdR).
PUBLICATIONS
Les publications du CF2R comprennent :
• DES ANALYSES SPÉCIALISÉES • DES LETTRES SPÉCIALISÉES • PLUSIEURS COLLECTIONS D’OUVRAGES
RÉDIGÉES RÉGULIÈREMENT - Renseignor, bulletin hebdomadaire CONSACRÉS AU RENSEIGNEMENT
PAR SES EXPERTS d’écoutes des programmes radiopho- - « Poche espionnage » (Ouest France),
- Rapports de recherche, niques étrangers en langue française, - « CF2R » (Ellipses),
- Notes d’actualité, - CF2R Infos, lettre mensuelle rendant - « Culture du renseignement »
- Notes historiques, compte des activités et des publications (L’Harmattan),
- Notes de réflexion, du CF2R, - « Arcana Imperii » (VA Éditions),
- Bulletins de renseignement, - IntelNews, revue de presse - Divers ouvrages individuels et collectifs.
- Notes CyberRens, quotidienne en français et en anglais
- Tribunes libres, sur le renseigne-ment, l’intelligence
- Foreign Analyzes. économique et les cybermenaces.
Depuis sa création, le CF2R a réalisé un travail considérable pour une meilleure connaissance du renseignement en
France et dans le monde francophone. Il a publié plus de 110 livres, 30 rapports de recherche, 400 articles, 900 notes
d’analyse et 1100 bulletins d’écoute radio.
Le Centre a créé quatre lettres électroniques et a organisé 50 dîners-débats et une douzaine de colloques.
Ses chercheurs ont donné plus de 200 conférences, animé de nombreux séminaires et ont effectué plus de 2 000
interviews dans les médias (TV, radio, presse écrite).
PARTENARIATS SCIENTIFIQUES
Le CF2R entretient des relations
scientifiques régulières avec de nombreux
À l’étranger
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En France Canada. • Observatoire Sahélo-Saharien de
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internationales et stratégiques (IVERIS), • Centro Studi Strategici Carlo de Cristoforis, • Centre d’études et de recherche sur
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