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Dossier : Document : Arts

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ARTS
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HENRI BLONDET

ARTS
La culture de la provocation
1952-1966

TALLANDIER
Dossier : Document : Arts
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© Éditions Tallandier, 2009


2, rue de Rotrou – 75006 Paris
www.tallandier.com
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SOMMAIRE

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
CHAPITRE PREMIER. LES PATRONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Jacques Laurent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
Roger Nimier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39

CHAPITRE II. LES FUTURS CINÉASTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87


Jean-Luc Godard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Louis Malle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100
Éric Rohmer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
François Truffaut . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115

CHAPITRE III. LES DÉBUTANTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177


Régis Debray . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
Philippe Labro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181
Pascal Ory . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 186

CHAPITRE IV. LES TEL QUEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189


Jean-René Huguenin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189
Philippe Sollers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197
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CHAPITRE V. LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 201


Jean Cocteau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Jean-Loup Dabadie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
Eugène Ionesco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 212
Michel Mohrt . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 214
Henry de Montherlant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 217
Jean d’Ormesson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220

CHAPITRE VI. LES GRANDS ANCIENS . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241


Jacques Audiberti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
Marcel Aymé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Jacques Chardonne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 253
Jean Giono . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 256
Marcel Jouhandeau . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
Jean de laVarende . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 268
Jacques Perret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277

CHAPITRE VII. LES HUSSARDS ET LEURS AMIS . . . . . . . . . . . 289


Antoine Blondin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
Michel Déon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 298
Bernard Frank . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 300
Matthieu Galey . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 314

CHAPITRE VIII. LES GONCOURT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321


Béatrix Beck . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
Jean-Louis Bory . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
Roger Vailland . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337

CHAPITRE IX. HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION . . 341


Michel Polac . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
Nicole Védrès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
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SOMMAIRE 9

CHAPITRE X. PREMIER ROMAN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365


Georges Perec . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365

CHAPITRE XI. PRINCES DE L’HUMOUR . . . . . . . . . . . . . . . . 367


Alexandre Vialatte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
Boris Vian . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383

REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385
TABLE DES MATIÈRES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 387
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AVANT-PROPOS

« J’avais rêvé d’un numéro de Arts où un boxeur eût rendu


compte de la dernière pièce de Samuel Beckett, Daniel-Rops,
des Six Jours, Jouhandeau, du baptême de Caroline Kelly 1. »
Cette déclaration de Jacques Laurent précise clairement son
projet : loin d’un journal de journalistes, Arts devra raconter
l’actualité culturelle, le cinéma, le théâtre, les livres, la musique,
les faits divers, d’une façon unique. Bien avant les news et les
people, les journaux d’aujourd’hui, Arts est, dans les années 1950,
un hebdomadaire pas comme les autres.
Un peu avant, en 1945, on assiste, en France, à une expansion
irrésistible de nouveaux journaux. La parution d’un magazine
ayant comme sous-titre « Beaux-arts, littérature, spectacles »
n’est pas un événement. Son directeur est Georges Wildenstein,
il a dirigé Beaux-Arts de 1924 à 1940. Il est propriétaire de gale-
ries (Paris, Londres, New York) et le magazine, un peu poussié-
reux dès sa naissance, lui sert de publicité, annonce les expos.
Arts s’intéresse à l’avenir des monuments historiques, évoque le
renouveau architectural de l’Élysée. Parfois, un article surprend,
comme « À Médrano, Buster Keaton sur la piste », le rédacteur
annonçant la présence sur les gradins de Chico Marx, Wallace
Berry et… Bourvil ! André Parinaud, journaliste, va assumer
tous les rôles à la rédaction du journal pendant plus de vingt ans,

1. Daniel-Rops, académicien, auteur d’ouvrages d’histoire religieuse, fut


aussi le professeur d’histoire de Roger Nimier. Caroline Kelly, la fille de
Grace, épouse Grimaldi.
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il finira par le diriger, jusqu’à son arrêt, un peu avant 1968. Deux
rédacteurs en chef ou directeurs vont donner au journal sa répu-
tation et faire son succès dans les années 1950 : Louis Pauwels
puis Jacques Laurent, dès 1954.
Louis Pauwels modernise la revue, développe la rubrique lit-
téraire avec Jacques Peuchmaurd (« Je lis un livre par jour »),
Marcel Arland. Mais la nouveauté et l’éclat arriveront avec
Jacques Laurent. L’auteur des Corps tranquilles est aussi, sous le
pseudonyme de Cecil Saint-Laurent, le créateur de Caroline ché-
rie, qui rencontre un succès considérable d’édition, complété
par des films qui consacrent Martine Carol. Avec l’argent gagné,
il crée une revue (La Parisienne), achète Arts et en prend la
direction. La presse « culturelle » du début des années 1950 est
multiple : Opéra (dont Roger Nimier est le rédacteur en chef),
Les Lettres françaises, Les Nouvelles littéraires… L’objectif de
Laurent est clair : faire de cet hebdomadaire « une feuille
d’humeur et de parti pris ». Pas de ligne officielle : deux collabo-
rateurs peuvent avoir une opinion divergente et l’exprimer. Il
hait le ronronnement, la fausse objectivité et a horreur des
publications austères et étriquées. Pas de complaisance : à la une
du journal que dirige Laurent, paraîtra une critique assassine
d’un de ses romans, « Le cas Valentine, c’est insupportable ! »,
signée par Nimier. Avec son ami Jean Aurel, Jacques Laurent
donne la parole à de futurs metteurs en scène (Truffaut,
Rohmer, Godard) qui avant de s’imposer comme les cinéastes
de la Nouvelle Vague vont casser le moule de la critique tradi-
tionnelle. Le directeur a la culture de la polémique et lors de la
rupture Sartre-Camus, il prend parti, contre les deux… Il a
aussi la volonté d’« exclusivités » et ne méprise pas les faits
divers. C’est ainsi qu’il fait appel pour la couverture du procès
Dominici, le plus célèbre de l’après-guerre, à Jean Giono, qui
entre Paris Match et Arts, choisit l’hebdomadaire à grand for-
mat. Et pendant quatre semaines confie ses impressions de chro-
niqueur judiciaire. C’est un succès.
Jacques Laurent et Roger Nimier se sont rencontrés à Paris,
chez François Mauriac, avenue Théophile-Gautier, un dimanche
de 1949, bien avant l’article de Bernard Frank dans Les Temps
modernes et son invention des « Hussards » (Blondin, Déon,
Laurent, Nimier) dont la cohérence n’existera vraiment que dans
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AVANT-PROPOS 13

l’imaginaire de l’auteur des Rats. Pourtant, ils collaboreront tous


à Arts plus ou moins durablement et avec plus ou moins d’inten-
sité. Frank, polémiste nonchalant, fidèle de France Observateur,
écrira aussi pour l’hebdomadaire, avec sa dérision, son humour
et sa culture.
Jacques Laurent signe des éditoriaux, fait appel à la plume de
créateurs (Cocteau, Jouhandeau, Chardonne, Ionesco) qui
n’écrivent pas toujours dans leur domaine reconnu. On retrouve
des signatures déjà vues dans Aspects de la France mais aussi
dans Les Temps modernes et les noms de ceux qui créeront Tel
Quel, et beaucoup de futurs académiciens français. Puis Laurent
passe à autre chose, s’éloigne de la rédaction, revend le journal
(militant de l’Algérie française, il collabore désormais à Esprit
public).
Roger Nimier écrit dans Arts depuis 1953, même si avec
Laurent, ainsi que le raconte Christian Millau, « tout les rappro-
chait, sauf la sympathie ». L’auteur du Hussard bleu anime
la réforme de l’hebdomadaire, ce qui fait écrire à Jacques
Chardonne : Arts, « c’est Opéra, qui se réincarne ». Quand
Nimier se lasse, en 1961, c’est André Parinaud, rédacteur en
chef, qui reprend la main avec de nouvelles rubriques tenues par
Matthieu Galey et Jean d’Ormesson.
Nous sommes dans les années 1960, la télévision se déve-
loppe, les journaux disparaissent. Arts n’est plus ce qu’il était, il
change de slogan après avoir porté comme sous-titre « Le jour-
nal de l’homme cultivé d’aujourd’hui », il devient « L’hebdoma-
daire de l’intelligence française », et abandonne le grand format.
L’Express et France Observateur (qui sera bientôt Le Nouvel
Observateur) s'imposent comme des journaux plus riches qui en
offrent plus. Oubliée la période où, à Paris, Arts vendait plus
d’exemplaires que L’Express, il redevient un hebdomadaire
d’informations artistiques dans lequel la polémique s’est vrai-
ment estompée.

Les articles choisis dans cet ouvrage l’ont été en toute subjec-
tivité, ils veulent simplement essayer de rendre compte de la
variété et de l’originalité des collaborateurs de Arts. D’Audiberti
à Vian, ces journalistes pas comme les autres ont rendu compte
avec bonheur, humour et dérision d’une vie culturelle et poli-
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tique et convaincu, au fil des ans, dans les meilleurs moments,


jusqu’à 70 000 lecteurs chaque semaine, en décryptant l’actualité
avec un œil acéré et sans se soucier (comme trop souvent aujour-
d’hui, de peur que le lecteur ne s’échappe) de la longueur des
articles.
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CHAPITRE PREMIER

LES PATRONS

Jacques Laurent et Roger Nimier furent successivement


directeur pour le premier, membre du comité de direction de
« Arts » pour le second.

Jacques Laurent
Journaliste, Jacques Laurent le fut dès les années 1930 avec quelques
articles pour L’Étudiant français. Vendue par des bénévoles au Quartier
latin, la revue comprenait des articles littéraires ou politiques dus à des
étudiants et parfois même des lycéens. Envoyant un article par la poste, il
eut ensuite le plaisir d’être publié par Combat, animé par René Vincent. Il
assista aux conférences de rédaction, qui se tenaient chez Lipp avec Thierry
Maulnier, Claude Roy et Kléber Haedens. « C’était une revue anticommu-
niste… et il y avait entre Combat et L’Action française une parenté
d’attitudes face à l’action », raconte-t-il dans Histoire égoïste. À Vichy,
pendant la guerre, il travaille pour Idées et L’Écho des étudiants. En
1945, à Paris, sous le parrainage de François Mauriac, il collabore à la revue
La Table ronde et y publie notamment son pamphlet sur Paul Bourget et
Jean-Paul Sartre, « Paul et Jean-Paul ». Avec l’argent gagné grâce à
Caroline chérie, il crée une revue, La Parisienne, et achète Arts en 1954
à Georges Wildenstein. Il fait table rase et invente le journal qui lui
convient. Il écrit des éditos (« C’est mon opinion et je la partage ») mais
aussi dans différentes rubriques, avec des pseudos. Il met en avant son goût
pour les pastiches, son intérêt pour les faits divers. On ne s’ennuie pas. Il
écrit dans le dernier numéro de 1954 : « Un groupe d’écrivains et de
journalistes sont en train de multiplier le nombre de lecteurs sans y voir la
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marque d’une déchéance certaine. » Dans ses vœux aux lecteurs de l’heb-
domadaire pour 1958, titré « Meilleurs vœux aux Atrides », il précise : « La
famille des lecteurs de Arts, il s’agit des Atrides. Nous ne prenons jamais
une initiative sans que déferlent sur nous des avis enthousiastes ou
exaspérés. » L’ironie est mordante, les collaborateurs prestigieux, mais la
politique étant bannie de cette entreprise, quand Laurent milite pour
l’Algérie française en 1958, il quitte Arts pour L’Esprit public. Puis,
grand reporter, il écrira pour des quotidiens sur la guerre du Vietnam et
retrouvera, quand Arts aura disparu, des revues, plus modestes, comme Au
contraire qui n’aura qu’un seul numéro.

POUR RADIGUET CONTRE JEAN-PAUL SARTRE

8 mai 1952

Grasset publie les œuvres complètes de Radiguet, ce qui n’est


pas une mauvaise idée. Elle surprend pourtant. Entre la désin-
volture appliquée, la hâte de vivre et d’écrire presque sans rien
voir et l’expression « œuvres complètes », il y a une évidente
différence de densité. Radiguet, c’est une fugue et nous sommes
habitués à ce qu’on ne joue pas à la légère avec des œuvres
complètes, choses de poids qui supposent de graves garanties et
s’accommodent en général d’une consécration académique.
Radiguet n’a eu le temps d’écrire que pendant quelques mois,
au moment où la guerre tournait en paix sur une Europe occu-
pée à s’occuper, à s’élever des monuments aux morts, à réparer à
coups de scandales les régions dévastées et à se faire une raison
des quelques révolutions qui, au-delà du Rhin et du Danube,
créaient un équilibre stable entre les horreurs de la guerre et
celles de la paix.
De ce temps violent et frivole, Radiguet n’a laissé filtrer que
la part où son tempérament et son goût trouvaient leur compte.
Il ne s’est pas forcé. Que l’on me permette de traduire autre-
ment cette formule : il ne s’est pas engagé. Il a attendu le reflux
des Russes blancs dans les salons qu’il fréquentait, et l’a traité
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LES PATRONS 17

comme une extravagance, puisque c’en était une pour les salons
que ce revers de fortune qui, au lieu d’atteindre un particulier,
en ruinait des milliers. Romanesquement étranger à la fureur
d’une guerre qu’il n’avait point faite, il n’a voulu connaître que
le héros en permission, l’abandonnant froidement sur le quai de
la gare de l’Est.
Au moment où Barrès servait, Radiguet se servait. Munis
d’une plume sergent-major, les écrivains engagés de l’époque
travaillaient dans la grandeur à coups d’anecdotes faussement
pudiques, de litotes crânes, et de poilus qui serrent les dents en
rigolant. La littérature militairement engagée se reconnaît à ce
qu’elle n’est lue que par les civils. C’est déjà beaucoup et l’écri-
vain peut espérer que s’étant attaché au char éternel de la gloire
et de l’héroïsme national, il bénéficiera de leur longévité et
durera autant qu’eux. Et s’il lit Radiguet, il sourit de son impru-
dence.

Les archanges en aéroplane

Or, voilà l’erreur : le roman et l’histoire, en France, ne se sont


jamais bien entendus (je ne parle pas de ce genre de romans qui
utilisent les péripéties de l’histoire quand celle-ci est froide
– Dumas, ou Walter Scott – mais des malins qui opèrent à chaud
et se prennent pour des vivisecteurs). Il n’est donc pas étonnant
que nous dédaignions les milliers de livres écrits à la gloire de
nos armées ou plus spécialement du soldat paysan, du soldat
prêtre, de l’archange en aéroplane et que de cette période nous
retenions seulement le futile Radiguet.
Quel texte classique avons-nous gardé qui vantât les victoires
du siècle de Louis XIV ? Les épisodes glorieux n’inspiraient pas
nos tragédiens, mais tout au plus une infime intrigue de cour.
Cherchez l’ouvrage qui marque l’année où des Espagnols vinrent
camper sur la Somme, c’est Le Cid.
Pendant vingt ans, l’histoire de la France sera celle de nos
passions guerrières et révolutionnaires. Nous exécuterons notre
roi et entrerons victorieux dans toutes les capitales de l’Europe.
Littérairement, les contemporains ne nous auront laissé que la
fuite d’un petit gentilhomme besogneux qui regarde des gitanes
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sur le bord des routes et va croupir dans un taudis londonien,


Chateaubriand ; ou le récit de notre seul désastre que Stendhal
voit avec les yeux d’un petit Italien qui ne rencontre que des
fuyards cyniques.
La Révolution de 1848 n’a d’autre droit à être connue des
amateurs de romans que parce qu’elle infléchit légèrement les
sentiments des personnages de L’Éducation sentimentale. La
guerre de 1870 nous aura laissé les malheurs d’un dégustateur de
petits pâtés chauds (Alphonse Daudet) et d’une gentille prosti-
tuée (Maupassant).
Les romanciers distingués aiment la guerre parce qu’ils ont
l’habitude de tuer leurs héros à la fin et que la guerre peut s’y
employer avec plus d’éclat que la mer, le rail, la route ou la
maladie. Quand on a déclaré celle de 1939, j’ai pensé, à la gare
de l’Est, à tous les personnages de bons écrivains que ces wagons
étaient en train d’emporter vers le mot fin. Par la suite, elle s’est
compliquée comme à plaisir, offrant des gammes de morts beau-
coup plus variées que la précédente et laissant derrière elle une
si durable leçon d’orthodoxie que l’on en est encore à ne plus
pouvoir traiter cette période avec d’autres couleurs sur les
visages des personnages que le blanc et le noir. Nous sommes
aussi loin de Stendhal que de Radiguet.
Voici des années que la revue de Jean-Paul Sartre répète tous
les mois le même slogan : « Les Temps modernes se proposent,
sous la pression chaque jour plus sensible de l’Histoire… »
Depuis que ça dure. Les Temps modernes eussent cent fois éclaté
si cette pression avait été aussi quotidiennement croissante que
l’affirme Jean-Paul Sartre. Or, c’est plutôt l’inverse qui s’est pro-
duit. Cette école littéraire qui prétendait réduire la littérature au
rôle de condiment et se proclamait « profondément engagée
dans notre époque, soucieuse d’exprimer cette époque tout
entière, avec ses problèmes, ses passions, ses rêves, et, autant que
possible, de l’expliquer » perd chaque jour davantage le contact
avec le lecteur, s’aménage fébrilement dans sa coquille, et ne
conquiert guère que des chaires au Collège de France, comme
tous les mouvements d’idées dépassés.
De même que c’est dans Radiguet, et à la rigueur dans
quelques pages de Montherlant et de Cocteau, que la tragédie de
1914-1918 trouve son expression romanesque et non dans les
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Malherbe, les Le Goffic, les Henry Bordeaux, les Dorgelès et à la


rigueur les Drieu la Rochelle, (qui perd beaucoup, le nez écrasé
sur Charleroi) de même notre époque ne passera pas dans la
littérature sous la plume d’un Sartre. Sa volonté de tout expliquer
« autant que possible », et de tout rendre, implique l’idéal
exhaustif d’un fabricant de gros et s’oppose à ce qui fait le roman,
un mélange douteux d’imagination instinctive et de sentiments
sinon éprouvés, du moins ressentis. Le roman est un pique-nique
où tout est préparé à l’avance mais où tout se déroule à l’impro-
viste. Le roman engagé est bondé comme un autobus : les voya-
geurs s’amusent les uns les autres ; parce que c’est « complet »,
c’est vide. Ceux qui veulent rendre leur temps et l’expliquer,
rendent et expliquent seulement les raisons de cette volonté. De
l’œuvre de Sartre on tirera tout au plus une connaissance de
Sartre. Quand une époque déteint sur un roman, c’est sans pré-
méditation, par imprévu, gracieusement. Il serait présomptueux
de chercher parmi les romanciers d’aujourd’hui ceux que cette
grâce d’état associera à l’histoire de leur temps. Ce sera peut-être
Vailland dans la mesure où il est trop naturellement romancier
pour tenir complètement la gageure de ses intentions démonstra-
trices. On peut penser plus sûrement encore à Marcel Aymé.
Mais ce jeu serait sans intérêt. Ce qui importe, c’est de s’adres-
ser au romancier qui n’a pas encore commencé d’écrire, et de lui
désigner le petit Radiguet. Son héros déclare : « Pour moi,
l’armistice signifiait le retour de Jacques. » Voilà une vue roma-
nesque du monde. Et le reste est statistique. Et il serait temps
que le roman français échappe à cette statistique où quelques
professeurs s’efforcent de le mettre au net à grand renfort de
fiches et d’états néants.

DE JEUNES ROMANCIERS CONTRE-ATTAQUENT LES AVIATEURS

22 décembre 1954

Le rôle des jurés et des critiques, c’est d’être en retard. En


1913, pas de Goncourt pour Le Grand Meaulnes parce que le
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jury en est encore à récompenser les survivants du naturalisme.


Cette année il découvre une survivante de l’existentialisme.
Jurés et critiques correspondent au Sénat sous la IIIe République.
Mais le public qui n’en sait rien se désespère. Sur leur choix, il
achète des romans et il est déçu. On entend : « Décidément, il n’y a
plus de romans… » Et le succès va ces temps-ci à des œuvres d’ima-
gination vécue. Ce n’est pas l’auteur qui a de l’imagination, c’est
l’événement vrai. Hitler, l’inventeur d’un nouveau modèle d’avion,
la pêche à la morue, les icebergs, les panthères noires pourraient
demander des droits d’auteurs.
Car les écrivains de cette nouvelle sorte ne sont pas des littéra-
teurs mais les héros réels d’une histoire qu’ils transcrivent, et qui
est romanesque. Les romanciers, eux, ont laissé pour compte
l’aventure. Quel critique d’ailleurs, quel jury s’intéresserait à La
Chartreuse paraissant aujourd’hui ou au Rouge ? Pensez des
échelles de corde, des filles de geôlier, des poignards, mais c’est
du feuilleton.
Le prince de Ligne a écrit de lui, jeune : « J’aimais les événe-
ments. » Le lecteur aussi. Il veut qu’on multiplie sa vie. Voilà
pourquoi il se détourne du roman et achète des aventures
vécues.
Il serait trop rapide d’attribuer à la seule influence des Temps
modernes le déclin du roman français. Qu’on lise l’étude de Léon
Pierre-Quint sur Proust et la stratégie littéraire. On y retrouvera
le refus de Gide de faire publier Du côté de chez Swann.
Gide reprochait à Proust la mondanité et la frivolité de ses
héros. Il assimilait déjà le roman à une thèse progressiste. Ayant
lu Swann, il se demandait à peu près : qu’est-ce que ça prouve ?
Les jurés et les critiques continuent de se poser cette question.
Ils ont couronné Simone de Beauvoir et Véraldi parce qu’ils
pensaient que leurs ouvrages prouvaient quelque chose quant à
la situation de la pensée dans le monde moderne.
Ils ont négligé La Régente de Renée Massip ou L’Étrange
Peine de Claude Frère ou Auteuil de Freustié ou À peine sont-
ils plantés d’Anna Lorme parce que ces romans ne prouvaient
rien. C’étaient de romans.
Car cette année est encourageante. On y a bien débuté sans
que les prix s’en aperçoivent. De jeunes écrivains sont apparus
qui écrivent des romans. Ils ont redécouvert que Proust avait
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raison contre Gide et que le sujet d’un roman n’était pas néces-
sairement d’être important. Ils montrent et ne démontrent pas.
Que les as du bombardement, les capitaines de navires-
hôpitaux, les chasseurs de crocodiles se tiennent bien. On leur
avait laissé le champ de bataille libre. Mais ou je me trompe bien
ou voici les romanciers qui reviennent.

LE SPECTACLE GRACE KELLY

18 avril 1956

Les noces du prince Rainier et de Mlle Grace Kelly font fris-


sonner les illustrés de l’Europe occidentale, enfièvrent nos quo-
tidiens, les actualités, la télévision, enfin tout ce qui est chargé
d’exprimer la conscience de notre civilisation.
En tant que scénariste, il m’était impossible de rester indif-
férent à l’affaire. Jamais la fiction cinématographique ne s’était si
bien empoignée avec la réalité mondaine. Voici un prince et une
star qui se sont connus grâce à un film hitchcockien, qui s’appelle
La Main au collet. Or, la semaine prochaine, Grace Kelly appa-
raîtra dans Le Cygne, occupée à repousser les hommages d’un
prince avec le concours d’un homme d’église. Avant d’agiter le
tout, rappelez-vous qu’il y a quelques jours un vol de 14 millions
de bijoux avait lieu dans un palace de Monte-Carlo, ce qui était
précisément le thème de La Main au collet. J’aime bien ce
mélange délirant.
Mais la presse a négligé cet angle-là. Elle a opté pour le
sublime et le solide. Oubliant qu’elle nous avait déjà fait avaler
l’union précaire d’Ali Khan et de Rita Hayworth comme le
mariage du siècle, puis les amours malheureuses de Margaret
comme le crève-cœur du siècle et ayant obtenu dans ces occa-
sions notre tribut d’admiration et d’attendrissement elle a entre-
pris de nous mettre une fois de plus la main au cœur à l’occasion
des noces princières du siècle. Il faut croire qu’en haut lieu notre
gâtisme autorise décidément tous les espoirs.
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Car l’opération a réussi. Elle a réussi contre toute attente. En


effet, la grande presse n’avait pas craint de remplir scrupuleuse-
ment son devoir d’informatrice et le public savait à quoi s’en
tenir sur « le roman d’amour du prince et de la vedette ». On ne
nous a pas caché que les ambitions matrimoniales du prince
n’étaient pas seulement mues par la soif d’affection. On nous a
permis de suivre les efforts d’un homme d’Église auquel les
intrigues du siècle n’étaient pas indifférentes. On nous a large-
ment entretenus du nombre de dollars, de briques sur lequel
reposait le foyer familial de la vedette. Tout s’est passé comme si
l’on avait en même temps initié les gens aux détails mécaniques
et aux pièces comptables d’une opération bien menée, et
demandé aux mêmes gens d’écraser une larme au lieu de crier :
« Bien joué ! »
Il y avait dans le mariage d’Ali Khan et de Rita Hayworth
une certaine source d’émotions : Rita Hayworth apportait une
gloire solide et un visage qui avait fait le tour du monde dans
les cantines des soldats américains, Ali Khan, lui, apportait des
légendes, du mystère, de l’Orient et à eux deux ils nous jouaient
les mille et une nuits.
De même on n’avait pas envie de rester insensible à la situa-
tion de la princesse Margaret. Une princesse charmante, un beau
cavalier, leur jeune amour contrarié par des raisons d’État, voilà
qui était aussi bien dans la tradition de la tragédie française que
de la presse du cœur.
Mais puisqu’on a voulu nous faire un spectacle des fiançailles
et du mariage du prince Rainier et de Mlle Grace Kelly, nous
avons le droit d’en traiter comme un critique et c’est à ce titre
que je prétends que le spectacle est médiocre. Il est d’une déses-
pérante sécheresse. Après les détails qu’on nous a fournis sur les
motifs plus raisonnables les uns que les autres de cette union, on
a eu tort d’allumer les projecteurs du grand spectacle. Cela pou-
vait donner la matière d’un roman satirique à la Evelyn Waugh
mais ce n’était pas du répertoire lyrique.
J’ai sous les yeux un numéro de Match dont une double page
photographique représente en ombre chinoise le profil perdu
d’un homme mélancolique dont le regard à travers une baie
vitrée se perd dans la mer. C’est intitulé : « Rainier attend sa
princesse de la mer ». Le texte est aussi beau. On y décrit « le
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prince amoureux » en veille sur « son Rocher ». On préfère net-


tement le Rocher au casino qui est passé sous silence. Monaco
devient un nid d’aigle où le rude et taciturne guerrier attend sa
« fiancée idéale » qui vogue dangereusement vers lui sur la galère
Constitution.
Comme on ne sait pas ce qui nous fera battre le plus vite le
cœur : de la fortune à Crésus ou des cinq sous de Lavarède, on
joue sur les deux tableaux. Tantôt on entreprend de nous exci-
ter en alignant des rivières de diamant et des bidons de caviar,
tantôt il s’agit de nous avoir par les charmes touchants de la
simplicité et Match nous assure que la villa où le prince conduira
Mlle Grace Kelly est « non luxueuse ». Une modeste villa dans
le genre « Sanouvah » où vous passez vos vacances au Tréport.
La chaumière n’est pas loin. Même tactique en ce qui concerne
Mlle Kelly. Si un numéro de Match évalue les briques de son
père à six milliards trois cents millions de francs et s’en porte
garant avec un enthousiasme quelque peu communicatif, le
numéro suivant, publiant une photo de la famille Kelly, nous
laisse entendre que si elle est si bien habillée c’est qu’elle s’est
mise « sur son trente et un ». Quant à Mlle Kelly dont on avait
énuméré jusque-là les richesses et les triomphes, voici qu’on
l’appelle « Cendrillon ».
Cendrillon… Le mot est fâcheux à propos d’une histoire où
ce qui manque le plus ce sont précisément les fées. Féerie sans
fée, opérette sans musique, le spectacle qui nous est offert ne
me choque que parce qu’on a cru que nous nous y laisserions
prendre. On a résolument misé sur du faux. Cette histoire n’est
qu’un exemple de la doctrine qui semble être devenue celle des
illustrés et de la télévision et selon laquelle il faut fabriquer
l’actualité.
Nous nous croyons mieux informés parce que nous croyons à
l’objectivité de la caméra et de l’appareil photographique. Ce
serait oublier que ces appareils ont décidé de pétrir et de trans-
former la réalité plus sûrement encore que l’écriture. Ils ont à
leur disposition les apparences du vrai. Devant une photogra-
phie de Mlle Kelly tenant la laine de sa mère qui tricote une
brassière, de braves mères de famille se pâmeront. En tout cas
elles ne douteront pas : la photo est là, édifiante. Les vedettes
connaissent bien la métamorphose qu’une information leur fait
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subir et savent à l’occasion de chaque reportage photographique


qu’on leur fera manier familièrement un presse-purée qu’elles
n’auront jamais vu, un caniche inconnu, un bébé, un cheval ou
un vieil ami, apporté pour la circonstance. Les vedettes pro-
testent rarement car elles savent que c’est comme ça.
C’est en effet comme ça, mais il est des cas où la création ab
nihilo d’une actualité est trop voyante. Il était légitime d’expli-
quer la rencontre d’Hollywood et du Gotha. Le soleil du Midi
pouvait se charger d’y mettre de la couleur. On a abusé en nous
demandant d’être émus.

MARIE ET LES GOSSES ROUGES

23 janvier 1957

Mes parents eussent trouvé indigne de remarquer un « crime »


dans leur journal et plus indigne encore d’en parler un peu. Ils
ressemblent à certains lecteurs de Arts qui, lorsque Giono
raconta ici le procès de Lurs, s’étonnaient qu’il eût accepté de le
faire et nous plaignaient d’avoir laissé le fait divers s’introduire
dans nos colonnes, comme si l’art et la littérature fussent obliga-
toirement ennemis de la vie et amis de l’exégèse.
À défaut de mes parents, Marie possédait des crimes et les
publiait au milieu d’une cuisine qu’elle emplissait.
On sait la peine que s’est donnée Cocteau pour rendre aux
expressions toutes faites leur charge explosive, de « carte
blanche » à « grand écart » et à « enfant terrible ». Marie suivait
le développement d’une affaire criminelle à coups d’expressions
toutes faites sans avoir besoin de les raviver d’un sujet neuf,
parce qu’elles n’avaient rien perdu pour elle de leur force.
Quand elle disait « la police est sur la piste »… elle me
communiquait la vision d’un inspecteur vêtu de neutre montant
une rue les mains dans les poches, les yeux aux aguets, la narine
sollicitée comme celle d’un chien de chasse.
Elle annonçait également que « le vol n’avait pas été le mobile
du crime », que « le silence du chien prouvait que l’assassin était
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un familier de la victime », que l’on « attendait beaucoup de


l’examen de l’arme du crime », et je regrettai ces jours de n’avoir
plus 8 ans pour suivre l’affaire de Saint-Cloud dans une cuisine
où les casseroles de cuivre eussent été particulièrement bien frap-
pées du nom éclatant d’une vedette de la radio, des ténèbres du
parc de Saint-Cloud, de ces soupçons qui traînent en se dilatant
sur l’entourage des deux jeunes victimes et par la conclusion :
« Deux jeunes voyous sortis d’un orphelinat ».
Marie n’était pas seulement le speaker du crime, elle s’attri-
buait le rôle du chœur et jugeait des événements selon quelques
grandes vérités qui lui appartenaient ou qui appartenaient à son
journal. Dans ce dernier cas, elle ajoutait « comme dit le jour-
nal ». Si j’avais eu 8 ans, à propos de Saint-Cloud j’aurais appris
qu’il faut être fou pour rester dans les bois quand la nuit tombe,
que bien sûr les amoureux ça ne voit rien, que s’il y a de grosses
légumes dans le coup, la police saura bien fermer les yeux.
À noter que la police d’aujourd’hui, qui est scientifique et
rationaliste, a hérité les idées générales de Marie, idées qu’elle
tenait elle-même d’un mélange de contes, de mélodrames et
d’almanachs. Parce que le chien de Saint-Cloud n’avait ni aboyé
ni défendu ses maîtres, les policiers en ont conclu, comme
l’aurait fait Marie, qu’il connaissait fort bien l’assassin. Il est
beau qu’à la PJ comme dans cette cuisine on ne doute pas de la
légende du chien qui passerait au feu pour son maître et en cas
de mort de celui-ci irait dépérir sur sa tombe. L’entourage des
deux victimes a appris à ses dépens la ténacité de certaines véri-
tés premières.

Quand les crimes devenaient complaintes

Le spectacle du crime qu’offrait Marie par ses discours était


renforcé par la sagesse cuisinière du décor et le classicisme des
scènes illustrées par le calendrier qui pendait entre le fourneau
et l’évier. Elles représentaient le chien rapportant le perdreau à
son maître, un chien faisant justement son devoir, ou une mai-
sonnette fumant dans la neige, havre de lumière et de chaleur,
mais peut-être future maison du crime.
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Spectacle chanté, car à cette époque il n’y avait pas de crime


un peu important qui ne donnât lieu à une complainte. Rue des
Martyrs, où Marie faisait le marché, elle en achetait la musique
et les paroles à de bonnes gens qui les chantaient en s’accompa-
gnant à l’accordéon. L’usage en remontait au XIXe siècle, et il
était même, je crois, plus rural que citadin. Les grands crimes
provinciaux ont donné lieu à plusieurs complaintes et j’espère
qu’Henri Pourrat leur accordera une place dans la suite du Tré-
sor des contes ; j’en ai entendu occasionnellement quelques-unes,
ornées de bois profonds, d’auberges solitaires, de marchands
revenant de la foire, de soldats rentrant des armées.
Des mélopées de Marie, il ne me reste qu’une strophe concer-
nant le meurtre d’une rentière par deux jeunes garçons. Le
refrain était : « Pour cent sous, ils ont rougi des cheveux blancs,
les gosses rouges. » L’auteur de la chanson, les journalistes,
Marie, fidèles à une vieille tradition, s’indignaient qu’un meurtre
eût été commis pour une somme aussi modeste. Et hier, dans un
tabac, les consommateurs unanimes à vouloir la mort pour les
deux gosses rouges de Saint-Cloud retenaient à leur charge
d’avoir tué pour quelques centaines de francs. S’il s’était agi d’un
million, on les aurait mieux compris.
Marie, qui était brave femme, eût été un juré implacable. Il
lui arrivait pourtant, à la clarté du jour, d’être prise de pitié pour
un criminel. À midi, elle eût pensé peut-être : « Les pauvres, ils
sortent de l’orphelinat. Faut voir comme on les élève là-dedans.
Au fond, ce n’est pas complètement leur faute. » Mais avec les
ténèbres, elle se sentait devenir une victime possible. Elle deve-
nait l’honnête commerçante du journal de la veille, qui « alla
ouvrir sans méfiance » et dont le corps « fut transporté à l’Insti-
tut médico-légal ». Car Marie connaissait Paris par le crime,
Taitbout étant le nom d’une rue où un bijoutier avait été
assommé par deux marins, elle-même donnant dans une rue
Saint-Lazare qui comptait un médecin abattu par un client au
moyen d’un marteau enveloppé de feutre, à deux pas d’une rue
La Bruyère où deux vieilles filles avaient été retrouvées baignant
dans leur sang, Bref, pour se rendre au marché ou pour visiter le
dimanche ses cousins de Montreuil, elle traversait un champ de
bataille.
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Aussi, quand mes parents sortaient, les veillées en compagnie


de Marie étaient-elles furieuses. Pendant une demi-heure, Marie
conservait assez d’allant pour entasser des chaises devant la
porte de l’escalier de service et devant celle du grand escalier.
Elle osait visiter l’appartement pièce par pièce ; son audace allait
jusqu’à écarter les rideaux et jusqu’à regarder sous les lits. Puis
venait le moment où elle n’avait plus peur de l’assassin mais peur
de la peur. Elle ne voulait plus savoir. Elle fermait la porte qui
reliait la salle à manger au salon et du même coup elle était
soulagée d’un grand poids de ténèbres. Sachant que le tueur
pénètre parfois par la fenêtre, elle disposait un paravent devant
celle-ci pour éviter de voir la face bestiale s’écraser contre la
vitre. Si petite que fût la salle à manger, si bien visitée qu’elle ait
été, elle contenait encore trop de rideaux, d’angles morts, de
tapis de table. Marie tournait son fauteuil vers le mur. N’ayant
plus devant elle qu’une reposante surface lisse, elle chantait pour
couvrir le pas d’un assassin éclos par génération spontanée. Elle
voulait bien mourir mais comme ces victimes qu’elle enviait qui,
au dire du journal, « n’avaient eu le temps de se rendre compte
de rien ». Ces chansons d’amour et de meurtre, quand j’avais
regagné mon lit, je les entendais continuer leur garde.

Marie aurait chanté

L’affaire de Saint-Cloud aurait fait beaucoup chanter Marie.


Elle aurait fait retentir à mes oreilles que l’école ne familiarisait
qu’avec des querelles dynastiques, l’amour de l’argent, la jalou-
sie, le goût du sang, le désespoir, hypothèses entre lesquelles
Marie eût hésité, comme la police. Car Marie m’initiait à l’uni-
vers de la tragédie et cette douce personne, de sa cuisine, ne
maniait que des extrémités. Elle ne purgeait pas mes passions,
comme le tragédien d’Aristote, elle m’annonçait l’existence des
passions.
Marie était docile avec son journal. Elle ne s’excitait pas sur
un crime raconté en quatre lignes. On sait que la presse, tantôt
par hasard, tantôt par intérêt, choisit à travers le sang qui coule
tous les jours et qu’un double crime à Bergerac peut être un four
à cause d’un hold-up à Maisons-Laffitte. On a vu les Français
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signer des appels et manifester en faveur de deux Américains


alors que dans une prison française, le même mois, deux détenus
également politiques attendaient également la mort sans éveiller
l’intérêt. Marie, docile, eût donc adopté, comme son journal, le
crime de Saint-Cloud et elle en eût tiré de grandes satisfactions
dans la mesure où elle l’eût facilement réduit à une imagerie
d’Épinal allégorique où l’on peut, si l’on veut, déceler un goût
respectable pour l’abstraction. Sortis de l’orphelinat, deux
gosses, habités par le mal, irresponsables de ce mal, orphelins, et
réunis par ce mot aux figures les plus touchantes du conte, tuant
dans un bois le couple qui est la jeunesse, la beauté et le bon-
heur.
Tout de même, elle eût été déçue par l’innocence de l’entou-
rage des deux victimes. Elle eût gardé l’impression qu’on l’avait
un peu jouée, comme certains spectateurs de Quai des Orfèvres
qui accusaient Clouzot d’avoir triché parce qu’après avoir soup-
çonné un milieu restreint on finissait par arrêter un rôdeur. Elle
eût fait grief au préfet de police d’avoir publiquement félicité les
enquêteurs, alors que la découverte du criminel n’était due qu’à
un négociant hardi qui avait ensuite baissé modestement les yeux
et déclaré qu’il n’avait fait que son devoir. Mais elle se serait
régalée de l’éclat avec lequel les assassins, auxquels personne ne
demandait rien, ont revendiqué leur exploit. Marie aimait se
trouver en présence de ce génie du mal triomphant dont, la nuit,
elle couvrait le ricanement par ses chants.
C’est l’amour de la gloire qui frappe le plus chez ces deux
criminels. Pour un peu, ils auraient loué un coffre afin d’y garder
précieusement l’arme et les documents prouvant que c’était bien
eux qui avaient tué. J’ai relevé, dans un recueil de causes
célèbres, cette déclaration d’un enfant qui avait tué son patron :
« Les condamnés à mort, je les envie. Ils ont les pieds enchaînés.
Ils reçoivent des lettres parfumées. Ils boivent du champagne et
jouent à la manille avec leur gardien. » C’était cette sorte de
criminel qui frappait Marie d’admiration et de terreur. Elle savait
qu’elle ne les apaiserait pas en leur tendant ses économies parce
qu’ils étaient vraiment d’une autre espèce avec qui son espèce à
elle s’expliquait en vain depuis des millénaires, une espèce stu-
pide jusqu’au désintéressement, avide de gloire jusqu’à deman-
der sa gloire à ces chaînes.
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LES FEMMES DE DIOR

6 février 1957

« Framboise, no 57, fifty-seven. »


Les vendeuses, pour annoncer l’entrée des mannequins, ont la
voix des apparitrices d’Orly prévoyant l’atterrissage des avions.
Elles sont vêtues de la jupe et du chandail noirs qui sont aujour-
d’hui l’élégance de l’ambassadrice et de la demoiselle des postes.
Entre elles glisse le sillage de couleur framboise.
En rendant compte pour Arts d’une présentation chez Dior, je
comble seulement un de mes vœux. Car j’avais rêvé d’un numéro
de Arts où un boxeur eût rendu compte de la dernière pièce de
Samuel Beckett, Daniel-Rops, des Six Jours, Jouhandeau, du
baptême de Caroline Kelly.
N’ayant jamais suivi la mode qu’en admirant la mise de per-
sonnes qui ne la suivent pas, comme Sagan, Léautaud ou Élise
Jouhandeau, je ne pénètre pourtant pas dans les salons de Dior
sans savoir qu’un abîme sépare ceux qui sont assis sur des
chaises et ceux qui sont assis sur des fauteuils. Saint-Simon, qui
aimait le rituel, et pour qui un sujet tel que le droit au tabouret
resta inépuisable, n’eût trouvé matière à sa passion studieuse
que dans la liturgie des grands couturiers en un temps où l’on
baptise en français avec des clins d’yeux au parrain et où l’on
appelle les présidents du Conseil par leurs initiales.
Je fumerais bien. Par-dessus la haie des fidèles, quelques
fumées isolées montent. Mais ce droit à la cigarette n’a-t-il pas
été durement acquis, cruellement disputé ? Si, mon innocence
me tenant lieu de brigue, je frottais une allumette, ne m’expose-
rais-je pas à quelque question d’un d’Hozier sur le nombre de
mes quartiers ?
La majestueuse indifférence du nouveau mannequin qui vient
d’écarter les tentures de velours concourt à m’intimider dans la
mesure où son port est celui d’une dame quêteuse qu’enfant
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j’admirais à l’église de la Trinité. Cette dame, très empanachée,


s’avançait entre les rangs, très grande, l’aumônière au bout d’un
bras qui n’était pas tendu mais raidi. Elle ne regardait ni l’aumô-
nière, ni nos visages, ni rien. De temps en temps, avec une totale
absence d’intonation, elle disait « merci » aux vitraux.
Il me faut expliquer que je suis assis, par hasard, au premier
rang, dans une sorte d’entrée qui fait communiquer l’enfilade
des salons avec une région secrète, fermée par les tentures de
velours, derrière lesquelles on perçoit le frissonnement des étof-
fes sur les corps qui s’apprêtent à atterrir.
Quand le velours s’écarte, le mannequin ne prend pas son
élan. Il avance sur sa lancée comme s’il venait de très loin et que
la fin de sa course fût au milieu de nous.
C’est une course entrelacée de repentirs. À peine le manne-
quin a-t-il accompli quelques mètres qu’il se ravise, vire avec
décision, retourne du même pas sur ses pas puis suspend sa
retraite, volte en balayant nos genoux de sa jupe, et reprend le
large.
J’ai vu des doigts aussi bien masculins que féminins profiter
de cette grande manœuvre pour pincer le bas d’une robe. Il ne
s’agissait pas, comme je le crus d’abord, d’effleurer avec véné-
ration une relique et moins encore d’attirer l’attention de celle
qui la portait, attention que n’eût pas obtenue un veau qu’on
eût égorgé à ses pieds. Il s’agissait tout bonnement d’éprouver
du bout du doigt la matière d’une étoffe. Ce geste accompli,
les amateurs esquissaient tous une petite moue assez grave qui
signifiait : « C’était bien ce que je pensais ».
J’ai dit que, sa première manœuvre finie, le mannequin pre-
nait le large. Nous la perdons de vue quand, virant par tribord,
elle s’enfonce dans une enfilade, qui nous est cachée. Mais nous
avons de ses nouvelles. Sur son passage, des voix lointaines se
relaient pour annoncer : « Grand Prix, no 61, sixty-one ! »
Comme un pilote donne de ses nouvelles, ces voix sans com-
mentaires et sans adjectifs nous signalent que hors de nos yeux
la croisière continue. « Deauville, no 34, thirty-four ! »
Car il s’agit d’une navigation compliquée. Chassant régulière-
ment ses jupes du battement de ses longues jambes, Deauville
est entré en haute mer, derrière Grand Prix, et dans les salons
de bâbord, Singapour, qui a précédé Grand Prix, achève sa
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LES PATRONS 31

navigation et revient vers nous comme le laissent à penser les


voix annonciatrices qui enflent, haussent de ton.
On redoute la collision : les yeux de chaque équipage prouvent
qu’ils ne sont pas là pour regarder mais pour toiser les murs à
une altitude d’à peu près trois mètres. Quel radar empêche le
heurt de ces frégates aveugles ? Il serait funeste. Je n’imagine pas
que ces demoiselles puissent avoir la vulgarité de se rattraper.
Chacune coulerait à pic. L’accident que j’appréhendais n’a pas
eu lieu. Mais ce fut tout juste et nous l’avons échappé belle. Les
portières de velours s’étaient ouvertes. Le mannequin avait appa-
reillé et manœuvré comme à l’ordinaire. Tout semblait normal.
Mais lorsqu’il eut viré, nous vîmes de l’inquiétude sur le visage
de la dame annonciatrice. Je compris qu’elle était un phare. Son
regard freina Frimousse dont les jambes ralentirent progressive-
ment jusqu’à stopper net à l’entrée des salons.
Frimousse resta quelques instants immobile, attendant un
avis de la tour de contrôle. Puis l’imprévisible se produisit.
Ayant constaté que l’état de la navigation ne lui permettait pas
de déboucher, elle devint une jeune fille.
Même, du bout de son petit pied, un temps, elle gratta le sol.
Il y avait de l’humeur sur son visage. Sa décision, elle l’exécuta
avec une vivacité toute profane. L’étoffe tournoya autour d’elle
mais seulement parce qu’elle était pressée de fuir.
Quand, une minute après, le trafic ayant été rétabli, le velours
s’écarta de nouveau pour lui livrer passage, toutes deux, sa robe
et elle, en défilant et redéfilant devant nous ne purent, malgré
leur dignité retrouvée, éviter absolument un certain petit air de
complicité.
Au bout de quelques minutes, on se fait si bien aux airs de
glace de ces demoiselles qu’un incident aussi fragile que celui-là
m’a agité et qu’en voyant apparaître Torsade, j’ai reçu mon choc,
tout simplement parce qu’au lieu de suivre le rite, qui veut que
l’âme déserte le corps du mannequin, celle-ci avait des yeux, une
bouche, une mobilité et qu’on était prêt à lui deviner une odeur,
fantaisie qui ne fût pas venue à l’esprit au passage du reste de
l’escadre.
Je donne à l’inexpression de ces jeunes filles une cause bien
honnête. C’est par probité qu’on fait en sorte que l’appréciation
d’une robe ne soit pas troublée par la mine de celle qui la porte.
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On comprend que le mannequin n’est là que pour permettre à


la robe de marcher.
Les noms des modèles m’ont intéressé. Chez Dior, ils sont
bien braves. S’il y a des ornements de muguet sur une robe, on
l’appelle Muguet. C’est la couleur qui dicte Framboise, Jonquille ;
la forme qui s’exprime dans Torsade ; l’emploi dans Grand Prix,
Avion, Petit Dîner, Cabaret. Je veux dire qu’on est loin de la
liberté que prennent les parfumeurs – et même certains roman-
ciers. Dior opère en général comme Racine intitulant Athalie
une tragédie qui concerne Athalie.
Cette rigueur a quelques défaillances. Voici une robe qui
s’appelle Promesse. À ce compte, elles auraient toutes pu s’appe-
ler Promesse, puisque c’est le sens d’une robe sous un regard
masculin. Les noms de grandes villes exotiques ont également
retenti pendant une partie du défilé, sans que le rapport entre
Dakar et Singapour avec les deux modèles me fût évident.
Ce défilé de capitales étrangères m’a valu d’entendre chucho-
ter, derrière moi, avec un accent sud-américain – cet accent sud-
américain était navré. « Je ne comprends pas. Pourquoi aucun
modèle ne s’appelle-t-il Buenos Aires ? »
Car il arrive que les fidèles, à voix très basse, échangent un
mot. La plupart prennent des notes, sur des blocs. Quelques-uns
regardent sur leurs voisins. Il paraît qu’il y a parmi nous des
limiers du contre-espionnage. Nous pouvons écrire ce que nous
voulons, mais défense de donner un coup de crayon qui ne res-
semble pas à une lettre, qui ressemble à un paraphe.
Ce fait, pour un écrivain, mérite d’être médité. Les coutu-
riers, en permettant l’écriture et en prohibant le dessin, publient
leurs opinions sur le langage. Ils en dénoncent l’infirmité. Cinq
coups de crayon permettront aux fraudeurs de voler un modèle.
Ce modèle, la meilleure description d’un bon écrivain le cachera
encore. Il ne sera pas révélé.
L’idée me vient que celui qui, par l’écriture, rendrait compte
au plus près d’une robe de Dior ne serait pas un romancier,
mais un architecte. Je me garderai de donner une opinion sur la
mode, mais l’absence de superflu l’aplomb sont émouvants dans
les constructions de Dior. On va même jusqu’à se demander s’il
n’est pas assez indifférent aux couleurs et si, classé parmi les
architectes, il ne serait pas l’un des plus rigoureux.
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LES PATRONS 33

Et le triomphe de cet architecte qui construit net, c’est qu’il


construit sur un sable mouvant sans que l’édifice se rompe. Il
bâtit sa maison sur la rondeur en mouvement d’un corps de
femme. Ses courbes, il les domine d’un trait. Il vous ferait croire
qu’il est facile d’être couturier parce qu’au fond de son talent,
on discerne des évidences qui ont échappé à beaucoup de ses
confrères, à savoir qu’une femme a des épaules pour soutenir le
vêtement, une taille où il peut se rattraper, et qu’elle a des
jambes qui sont pour marcher.
C’est long, le défilé d’une collection. Même chez les personnes
averties, au bout d’un certain temps, on sent des moments de
panne. Le silence reste pur (on ne se mouche pas, on ne tousse
pas, chez Dior), mais il prend de la pesanteur. Pour la com-
battre, le défilé s’accélère…
Assis à deux pas du rideau de velours, il m’arrive de prendre
dans les jambes la veste dont un mannequin se dépouille en
décrivant sa volte, d’être épousseté par un pan de soie et je me
recroqueville, inquiet comme je l’étais au cirque quand, placé au
premier rang, je prenais l’éternuement d’un zèbre dans la figure,
le coup de queue d’un cheval ou l’haleine d’un ours.
Sachez bien que mon visage ne révélait pas l’irrespect de cette
comparaison. J’avais, comme tout le monde, l’air compétent,
moi qui n’avais décidé d’être là que pour cause d’incompétence.
Ce qui me donna d’ailleurs à penser qu’il y avait un homme, un
seul, qui fut indépassable et que je ne pourrais jamais employer
dans mon jeu du boxeur critiquant Samuel Beckett. Il y a un
homme qui pourrait aussi bien résumer un match de boxe
qu’une présentation de couturier, interviewer Marlon Brando
ou Oppenheimer, prendre la parole au congrès des épistémolo-
gistes comme à celui des électriciens de cinéma, décrire en sept
lignes, au choix, les abattoirs de la Villette ou le Parthénon : je
pense à Cocteau.
Dehors, par une insoutenable douceur de printemps égaré,
entre les arbres de l’avenue Montaigne, beaucoup de filles, et
notamment se tenant par le bras, des ouvrières de chez Dior,
impression de frontière franchie. Voici des robes qu’on peut
dessiner et des visages abordables.
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34 ARTS

DÉFENSE DE STATIONNER

27 mars 1957

Il y a peut-être des députés pour lire Arts. Il y a sûrement une


loi à déposer sur le bureau de la Chambre. Une loi sur l’emploi
du français.
Des gens pleurent encore la mort du français en tant que
langue diplomatique, survenue en 1918, avec la complicité de
Clemenceau. Pendant qu’ils pleurent, le français perd sa force
en tant que langue des Français.
Si vous possédez une porte cochère et que vous souhaitez
en conserver le berceau libre, vous placardez un avis rouge et
blanc que vous avez le choix de rédiger de quatre manières :
1. Défense de stationner ; 2. Défense de stationner, no par-
king ; 3. no parking, Défense de stationner ; 4. no parking.
Je veux me défendre contre l’excès qui pousserait à faire tom-
ber sous le coup de cette loi les trois dernières manières. Cette
concession faite, il me paraît urgent que les pouvoirs publics
interdisent tout placard rédigé soit totalement en langue étran-
gère, soit en langue étrangère suivie d’une traduction française.
La seule formule tolérable est un avis en français suivi, en plus
petits caractères d’une traduction en langue étrangère.
Les juristes estiment que l’on outrage la pudeur si l’on se bai-
gne nu sur une grève déserte, je dis bien déserte puisqu’il est
arrivé à des préfets d’utiliser des gardes mobiles armés de lor-
gnettes pour déceler le délit. Les mêmes juristes jusqu’ici n’ont
pas estimé que la pudeur d’un citoyen français pouvait être
atteinte par l’abondance de déclarations étrangères exposées
publiquement aux regards sur des édifices privés ou officiels et
dont chacune signifie : le français n’est plus la langue des Fran-
çais.
Qu’on ne me rebatte pas les oreilles avec le tourisme. Si l’on
disait au haut-commissaire au tourisme : « Bonjour monsieur le
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LES PATRONS 35

haut-commissaire à la prostitution », je suppose qu’il ne serait


pas content. Voilà qui règle la question.
De même je veux espérer qu’aucun gouvernement français n’a
pris d’engagement linguistique auprès des forces alliées en sta-
tionnement sur notre territoire. Puisque celles-ci n’ont pas l’élé-
mentaire politesse qui consisterait à utiliser les lettres géantes
dont sont entourés leurs cantonnements pour se présenter dans
la langue de leurs hôtes, il est je suppose de la compétence du
ministère des Affaires étrangères de veiller à ce que les enfants
qui se rendent à l’école ne risquent pas de cheminer exclusive-
ment entre des messages de langue anglaise. Ils s’étalent avec
une particulière fréquence dans la région de la Loire et sur la
route de Bordeaux. J’admirerai l’instituteur ou le professeur qui
fera entendre à ces enfants, victimes d’un pareil itinéraire, que
Racine n’est pas un poète folklorique ni Descartes un magicien
indigène.
Il est fâcheux d’en être là, fâcheux d’en être à défendre, à
proposer, l’emploi du français aux bords de nos chemins. Il
serait encore plus fâcheux que ni un député, ni un préfet, ni un
maire ne considérât que l’affaire en vaille la peine.

DANS SON BLOC-NOTES MAURIAC JOUE SUR LE NOIR :


LE BLEU SORT

9 juillet 1958

François Mauriac a réuni dans un livre une partie du « Bloc-


notes » consacré à « l’actualité politique et littéraire » qu’il tient
depuis plusieurs années, successivement dans La Table ronde et
L’Express.
Pour qui, comme moi, considère Mauriac comme un roman-
cier (serai-je bientôt le seul ?) la couverture du livre est bien
intéressante. Elle consiste en un damier dont chaque case est
une photographie. On y reconnaît des gens plus ou moins
célèbres et l’on se dit : bonne idée de nous avoir donné les phy-
sionomies des personnages.
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36 ARTS

Sur ce damier alternent rigoureusement les personnages poli-


tiques et les personnages littéraires, les premiers en impression
noire, les seconds en impression bleue. Je n’ai pas réussi, man-
quant de mémoire visuelle, à identifier sûrement tous les visages,
mais je les ai bien regardés. Ils sont nu-tête, sauf quatre d’entre
eux qui portent l’un un képi de général, les deux suivants des
cheikhs, et le dernier un de ces chapeaux dont les petits garçons
étaient couverts quand j’étais enfant et qui subsistent encore sur
la tête de certains pêcheurs à la ligne. Il y a plus de lunettes que
de chapeaux : cinq paires de lunettes. Il y a une pipe et un mégot.
Les autres ne fument pas. Aucune barbe, mais trois moustaches.
L’un des personnages que je n’ai pas identifiés semble avoir très
peur. Il a plus exactement l’expression du joueur qui suit les
derniers soubresauts de la boule. Trois sourient franchement.
Un quatrième semble jubiler tout en essayant de garder pour lui
l’origine (peut-être grivoise) de sa bonne humeur. Signalons
enfin que sur seize personnages il n’y a qu’une femme, ce qui,
sans doute, donne son caractère au roman.
Est-ce parce que ce « Bloc-notes » a été publié dans L’Express
et que je résiste mal à l’association des idées, mais quand j’en fus
arrivé là de ma lecture, la tentation me prit de savoir si l’équi-
libre était maintenu entre les littéraires et les politiques, les bleus
et les noirs, aussi exactement qu’on me l’assurait à l’extérieur. Je
bondis à l’index et avec les joies neuves pour moi du statisticien
enquêteur, je demandai aux chiffres tout-puissants de me révé-
ler la part des lettres et de la politique dans la dernière vague
mauriacienne.
J’isolai d’abord les quatre gagnants. Ils se suivent d’assez près
puisque le premier a soixante-neuf citations et le quatrième
vingt-neuf. Les voici, dans l’ordre, avec leurs indices : 1° Pierre
Mendès France (P.M.F.), 69 : 2° Guy Mollet, 47 ; 3° Jésus-
Christ, 37 ; 4° Robert Lacoste, 29.
Déjà je me repens du mal que j’ai pu dire, et pendant bien des
années, de l’application des nombres à des domaines qui sont de
la qualité, et donc paraissent les exclure. Un calcul simple et
voilà notre ouvrage situé.
Aussitôt, j’ai sauté à l’autre extrémité de la nomenclature.
Première constatation : le nombre des personnages qui n’appa-
raissent qu’une fois, des figurants si l’on peut dire, est très élevé,
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LES PATRONS 37

ce qui prouve la curiosité de l’auteur et le fourmillement de sa


création. Notons, parmi les personnages n’ayant recueilli qu’une
citation : saint Jean, Gilbert Bécaud, Ollé-Laprune, Mallarmé,
Queuille, saint Matthieu (ex æquo avec un certain Gilbert
Mathieu), Khrouchtchev, Kant et Jean Dutourd.
Les saints se présentent dans l’ordre suivant : Bonaventure
(cinq mentions), Augustin (quatre), François et Jeanne d’Arc
(deux), Jean, Jean de la Croix, Marc et Matthieu (une). On
constate également que Gandhi est cité une fois et Allah jamais.
Les écrivains : parmi ceux du passé, le peloton est mené par
Barrès, premier avec 14, suivi de près par Proust (8) puis Racine
(5) ex æquo avec Balzac et Bossuet. Sur ce point, c’est sans
aucune ironie que j’avoue mon trouble. Ce diable de système
vous a l’aigu d’une exégèse, avec en plus, la concision. Ces noms,
décidés par les chiffres, sont probablement ceux que Mauriac
aurait choisis lui-même, mais avec peine et en s’interrogeant, s’il
avait voulu retrouver ceux des grands intercesseurs que tout
écrivain porte en lui, lors même qu’il ne subit pas leur influence.
Avec cette liste, nous avons touché aux hautes parts de l’écrivain.
Elle n’est pas exhaustive. On porte aussi en soi des amours désor-
données et compromettantes pour des auteurs de plus faible
race. Ainsi je sais que Mauriac, à la citation de certains noms
qu’un interlocuteur exécute devant lui d’un adjectif sommaire,
réagit avec une jeune vigueur et trouve, pour défendre Bourget
par exemple, un tel talent qu’une scène de boudoir de Cruelle
Énigme, traduite par lui, avec un enthousiasme où se mêle juste
ce qu’il faut d’ironie, monte, poussée par les boudoirs de Proust
et de Balzac, jusqu’au génie.
Mais il y a les petites parts, celles que régissent l’opportunité,
la mode. Le jeu numérique les révèle aussi. L’auteur contempo-
rain le plus fréquemment cité par Mauriac s’appelle Françoise
Sagan.
Dans cette liste (que je limite aux écrivains non engagés poli-
tiquement) on trouvera pour les mêmes raisons Butor, Robbe-
Grillet, qui ne peuvent intéresser Mauriac que dans la mesure
où le bon genre veut qu’on parle d’eux, où il faut les citer pour
rester dans le coup. Elle est impressionnante cette futilité. Cet
homme qui aujourd’hui a peur de ne pas être assez quotidien, il
est bon de nous rappeler que, jeune romancier, il débuta équipé
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38 ARTS

seulement de deux armes, mais éternelles : son enfance et son


pays natal.
Si l’on doutait d’ailleurs que le Bloc-notes fût un démenti à
l’œuvre de Mauriac on le ressentirait, et combien, au moment où,
à travers l’index, accouplée avec M. Jean Thévenot, de la radio,
et voisine de M. Teitgen, par l’intercession de sainte Thérèse
d’Avila, on tombe sur Thérèse Desqueyroux. On connaît l’his-
toire du personnage qui se trompe de pièce. Elle est drôle. Mais
il n’est pas drôle de rencontrer le petit Xavier, de L’Agneau, se
promenant à cloche-pied dans cette cohue, écartant le maréchal
Juin du coude pour se faufiler entre Antoine Pinay et Robert
Aron vers le buffet.
Il n’est pas un personnage de Balzac qui soit incapable de se
mouvoir à travers la rafle trop séculière du Bloc-notes. Le mal-
heur, c’est qu’il n’y a pas un personnage de Mauriac qui puisse y
paraître. Ils ont, ceux de Mauriac, un certain feu secret, ils sont
la proie d’une lente combustion qui réclame les limites et l’inti-
mité de l’âtre.
Nimier a fort justement écrit « nulle différence entre La
Grande Peur des bien-pensants et Sous le soleil de Satan. Ses
romans sont effectivement polémiques, ses pamphlets sont
romanesques ». Sur ce point le contraste entre Bernanos et Mau-
riac est total. Autant son Journal était le prolongement de ses
romans, autant le Bloc-notes emprunte à une lignée d’écrivains
passionnés par l’ambition, la puissance et le bruit. Jusqu’au style
qui s’est travesti. Pour s’être repu de placards électoraux et pour
avoir trop connu de députés. Mauriac a découvert la ronde assu-
rance qui lui permet de nous lancer à propos d’un chef d’État :
« nous le connaissons, il nous aime bien » ; de nous assener qu’il
est, devant certaines choses, obligé « de se voiler la figure du pan
de son manteau » ; de nous servir des tirades de banquet comme
celle-ci : « mais les morts, eux, ne reviendront pas ».
Bref, on est loin du Nœud de vipères.
Cette couverture bleue et noire, équitablement, m’a menti. Le
noir a mangé le bleu. Je l’écarte non sans garder sur la rétine
l’image de ce chef d’État étranger dont on parle et la romancière
française la plus lue ; il braque sur elle un sourire conquérant ;
intéressée, elle incline la tête avec beaucoup de charme. Ce
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LES PATRONS 39

couple est le moins mauriacien qu’on puisse imaginer. Allons,


c’est dit, ce soir je vais relire du Mauriac. Du bleu.

Roger Nimier
Écrivain, l’auteur du Hussard bleu ou des Enfants tristes, est aussi pour
Louis Malle le scénariste à succès d’Ascenseur pour l’échafaud. Journa-
liste, Roger Nimier l’est dès le lycée avec Le Brise-Tout du seizième. À la
Libération, il participe activement à la vie de petits journaux (La Condi-
tion humaine, Force populaire). À 25 ans, en 1951, il est nommé
rédacteur en chef d’Opéra, hebdomadaire de spectacle privilégiant le
théâtre. L’article de Nimier au titre agressif « Surprise à Marigny, Jean-
Louis Barrault encore plus mauvais que d’habitude » fera beaucoup parler
de lui. Le journal s’arrêtera peu après. Certains voudront lui faire perdre sa
carte de presse. Mais l’écrivain continuera sa vie de journaliste à Carrefour
puis Elle comme chroniqueur littéraire. Proche de Pierre Lazareff, il
devient directeur littéraire du Nouveau Femina. En 1954, quand Jacques
Laurent reprend Arts, il confie pour quelques mois un « Journal de la
semaine » à Nimier, pour faire face au « Bloc-notes » de Mauriac, dans
L’Express. Après l’arrêt du Nouveau Femina, l’auteur des Épées devient
conseiller chez Gallimard, mais malgré sa complicité avec Gaston
Gallimard, il ne le convaincra pas de créer un nouveau journal littéraire.
Comme Jacques Laurent prend une certaine distance avec Arts, pour
militer en faveur de l’Algérie française, à la rentrée 1958, Nimier entre au
comité directeur du journal. Il anime la réforme de l’hebdomadaire
indépendant désormais, mais soutenu par Georges Wildenstein, de retour
aux finances du journal. Condition de ce dernier : que la politique soit
– toujours – exclue de l’hebdomadaire. L’aventure durera jusqu’en 1961,
Roger Nimier s’en éloignera pour des raisons matérielles, son nom
disparaît du comité de rédaction et il devient critique théâtral au Nouveau
Candide…
Dans Arts, le romancier écrira sur son ami Morand, comme sur Cioran,
mettra en avant son goût du pastiche. Il publiera aussi des articles sur le
cinéma, et sur la mort de Camus dans un accident de voiture, trois ans
avant de disparaître lui-même au volant de son Aston Martin.
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40 ARTS

UN DÉJEUNER DE BERNANOS

23 juin 1954

Dans son « Bloc-notes » de L’Express François Mauriac avait


donné le récit d’un dîner chez V…
« Autour d’un agneau symbolique, sont réunis en l’honneur
de L’Agneau, plusieurs de mes cadets : tels de mes jeunes amis
de La Table ronde, à mes antipodes, mais avec qui je joue depuis
longtemps, comme Roger Nimier et Jacques Laurent ; ceux que
je connais à peine, mais nous nous sommes accordés en profon-
deur : P.A. Lesort ; les plus intimes : Kanters que j’ai vu arriver à
Malagar quand il avait 19 ans ; Jean Blanzat, qui m’a ouvert sa
porte, une nuit, comme je débarquais furtivement de Bordeaux,
au plus noir de l’Occupation – et j’ai vécu chez lui des jours
sombres pénétrés de joie –, un autre qui me connaît mieux que
je ne le connais, l’auteur des Justes causes que je lis en ce
moment (avec un vif attrait), Jean-Louis Curtis. Et je n’oublie
pas Jean Le Marchand, mon vieux complice de La Table ronde.
Je fais patriarche au milieu de cette troupe gentille, amicale, qui
rentre les griffes – même Roger Nimier. Il se demande pourtant
ce qui, dans mon œuvre, correspond à La Henriade : “Il faudrait
chercher parmi les romans…” dit-il rêveusement. »
Georges Bernanos par la plume de Roger Nimier, a donné
pour Arts une autre version dont on peut s’amuser à chercher
les clés.

Nous boirons la coupe du MRP jusqu’à la lie.

À nouveau, la voix célèbre et rauque s’est élevée. Une réponse


jaillit : « Ce n’est pas nous qui vous l’avons fait boire, en tout
cas ! »
Mais ni le vieillard désabusé, ni la réponse impertinente ne
troubleront longtemps la sage ordonnance de repas, faite
d’hypocrisie, de médiocrité, d’ennui. L’ennui ! Le dévorateur
suprême, la lente gloutonnerie du néant. Autour de Francis
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LES PATRONS 41

Cantal, ces jeunes écrivains sont autant d’impostures, soigneuse-


ment étalées pour l’édification des générations à venir. Dans
une soumission désespérée, ils supportent la torpeur qui préside
au dîner de l’éditeur Le Verrier : Paul-Jean Jacques Lentrèe qui
tient la bannière du roman catholique, comme on porte une fille
de joie sur ses épaules ; Lockers, le critique, dont un œil est
resté intelligent et dont l’autre, à force de patience, de repta-
tions secrètes, a fini par imiter, à s’y méprendre, la désirable, la
bienheureuse atonie des vieillards imbéciles ; Lainier, faux inso-
lent, faux intellectuel, faux passionné, faux actif et réussissant
d’ailleurs, car les prestiges viennent se coller au mensonge
comme les mouches à l’ordure ; Jacques Larue, qui tente de
retrouver le style jouisseur, à l’odeur froide et stérile, des cigares
éteints, des féroces arrivistes du second Empire – mais les reins
et le foie le trahissent ; Lépicier, qui se prépare à quitter La
Revue carrée en méditant les profonds avantages qu’offrira à son
indolence et à son universelle camaraderie La Revue parisienne.
Tous sont là et le vieux maître les contemple avec ce masque
qui lui a valu tant de succès auprès de la jeunesse. Il le sait, à
présent : son charme est inépuisable. Mais au lieu de les ren-
contrer, les indomptables, les magnifiques, les jeunes gens, par
un seul livre, comme l’ont fait Gide et Sartre, il a dû les déterrer
un à un, patiemment, les soumettre à son étrange génie, leur
donner le spectacle de ses reflux, de son ondoyante mélancolie,
à travers un organe qui se casse et qui fit dire à l’un de ses
collègues, à l’Académie après son élection et comme on l’avait su
malade, avant de le préférer à de vagues fantômes littéraires, et
parce qu’il avait survécu : « Brainville aussi était malade : mais il
a tenu sa promesse. »
Grivoise, la voix du critique Oberkampf s’ébroua, hors des
abîmes rocailleux de sa vieille cervelle, où la prétention à la
légèreté et le dogmatisme des résistants bien élevés veillaient
comme deux dragons. Voltairien, bon homme, l’infatigable
courriériste littéraire écrivait chaque semaine, dans un hebdo-
madaire qui n’était plus nouveau, une chronique où il déversait
de braves compliments sur les auteurs de son temps ; et chaque
soir où il y avait théâtre, d’incroyables articles parsemés de
« bigre », de « fichtre », de « ouichtre » et de points de suspen-
sion dans un journal du soir où M. de La Palisse, habillé par
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42 ARTS

Joseph Prudhomme, imprégnait chaque page de son immuable


médiocrité.
Le directeur des éditions Le Verrier, soucieux que chaque
bouchée avalée se traduisît bien en éloges, en articles, voire en
échos, surveillait impérieusement la classe qu’il avait rassem-
blée, relançant les conversations qui prenaient mal, comme un
feu composé d’un bois mouillé. Sa courtoisie est fameuse. Il la
rompt par des égarements qui l’entraînent dans des confusions
ridicules.
« Parlez-nous, à nous autres, mais aussi à ces jeunes gens,
jeunes par l’âge mais non point par le talent, de votre dernier
roman, cette “brebis”, qu’ils n’ont pas encore reçue, car nos
services de presse, hélas ! ont apporté un retard fâcheux à… »
La sinueuse péroraison de l’éditeur fut interrompue par
Roger Lainier, également tourné vers Francis Cantal : « Est-ce
que c’est un roman intéressant ? Est-ce que ça fait mode ? »
L’académicien agita son visage osseux avant de répondre :
« C’est un récit très court… À mon âge, on ne peut plus écrire
que des histoires resserrées. Enfin, je crois que c’est bien fait…
J’espère… »
Son rire où le hennissement de la voix s’accompagne d’une
révolution totale de l’œil dans son orbite survola des fronts
courbés et complices. Tous, ils cherchaient avec la rage aigre des
disciples un compliment qui justifiât leur présence. Nulle com-
pétition dans cette quête frénétique et, pour la plupart, ils ont
admiré sincèrement les œuvres de Francis Cantal ; mais l’hypo-
crisie de l’aquarium où ils subsistent est si grande qu’elle a tordu
leurs pauvres âmes, les amenant à ce point de vénération molle,
d’anticonformisme aimable, où la truffe littéraire ne se distingue
plus de la charogne.
Au milieu d’eux, l’auteur de biographies de Jésus, de Racine
et de la IVe République, songe aux jeunes gens qu’il a connus, à
celui qu’il fut lui-même. Confondu, sans nul doute, au pied des
maîtres, mais à cette époque, pourrait-il répondre pour sa justi-
fication, il y avait encore des maîtres. Le mince Barrès, comme
un jeune homme noir, lui revient à la mémoire. Lui aussi, peut-
être… Certes, le grand romancier catholique n’est plus dupe
des honneurs qui se sont accrochés à sa carcasse et qu’il traîne,
à présent, comme la fille montre ses pustules. Par une patience,
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LES PATRONS 43

redoublée avec l’âge, il a atteint sa suprême ambition : une par-


tie importante de la bourgeoisie le maudit ; il a trouvé sa grande
cause, son affaire Calas, le voilà pour les opprimés et presque
pour la révolution – cette révolution dont il a vu qu’elle n’était,
en 1945, qu’une monstrueuse parodie. Il ne finira pas comme le
cher Barrès, en protecteur des bonnes œuvres, il ne portera pas
le poids des Chroniques de la grande guerre.
Cependant, la médiocre réunion qu’il a sous les yeux devrait
l’attrister. S’il a des amis sur d’autres rivages, ils sont politiques
et il attend peu de son talent. Ici, sans doute, on a su lire ses
romans qu’il a voulus épais et brûlants, ici, on sait écrire, mais
une écœurante et frivole haine de l’avenir engloutit tout. Si
Larue se croit Paul de Cock, Lainier s’est réfugié en 1925, cher-
chant, après avoir fait carrière dans le vacarme, une nouvelle
carrière dans la mélancolie et le mal du siècle – ce panaris que les
générations se repassent, avec un clin d’œil, tous les vingt-cinq
ans. Lockers s’applique à persuader Oberkampf qu’il est
Oberkampf. Lépicier sera Bulloz et, déjà, il médite l’heure où il
pourra rompre des contrats, rogner des droits, couper les textes.
Une sueur aride parcourt le visage de Francis Cantal, cette
sueur de la vie qui se débat et qui dit non, quand les vagues
trompeuses de l’approbation soi-même s’abattent, inlassables,
habiles à saisir chaque pente, la moindre fissure, où déverser
leur liqueur sucrée. Il n’a pas largué complètement les amarres.
Il a quitté sur la pointe des pieds cette revue qu’il avait fondée.
Il n’a jamais protesté quand « le barbier », qui lui devait tout, a
refusé ses articles.
Sa quiétude actuelle et révolutionnaire est trompeuse. Peut-
être les jeunes et délicieux capitalistes qui l’ont entraîné dans
leur hebdomadaire (en Italie, ce serait un nom de café et, ma foi,
il réveille les comtesses dans le XVIe arrondissement), peut-être
se servent-ils de lui ? Quant à ceux qui l’entourent, quel spec-
tacle leur offre-t-il ? Va-t-il les réveiller ? Ils sont momifiés par
l’ennui. La longue habitude des dîners littéraires, des fâcheux
supportables, des abjections recuites préserve Francis Cantal de
tout éclat public. Mais déjà Oberkampf clame : « Fichtre, cette
petite Sagan, c’est une luronne… »
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LOUISON BOBET SOUS LA COUPOLE !

3 août 1955

Tous les ans, deux millions de petits garçons français sont


transformés en bouilleurs de cru. Ils portent sur la tête, ils
tiennent à la main des chapeaux, des prospectus, vantant les
vins cuits, les apéritifs, les anis. C’est le Tour de France qui
dessine l’image du champion parfait, dormant sur les matelas
Dupetitbedon, buvant du Saint-Barnabé quinquina à son déjeu-
ner et une tasse de Gourigaz à son petit déjeuner, glissant dans
la vie sur des semelles de crêpe Hoche-Matchinson.
Nous savions bien, samedi, au Parc des Princes, que ce sont
là des fables. Nous n’ignorions pas que le vrai coureur cycliste
est un buveur de thé, un mangeur de riz, qu’il achète une bou-
langerie ou un garage quand il a mis trois francs de côté. Nous
pensions aussi qu’il lit Montherlant en plaine et juste un peu de
Ramuz en montagne. Nous ne nous étions pas trompés.
Le Parc des Princes est un grand plat ovale dont les bords
sont relevés aux deux extrémités. On nous servit sur ce plat une
salade d’omnium individuel, un grand prix de vitesse à la
Patterson, du Coppi (toujours agréable) et des cuissots de
Koblet au fondant. Tout cela est accompagné d’accordéon, de
mélopées et de publicité.
L’arrivée de la dernière étape du Tour fut belle pour plusieurs
raisons. Poblet qui est un Espagnol modérément chauve mais
beau coureur s’était échappé. Il ne fut pas rattrapé et entra seul
sur le vélodrome. Quelques secondes plus tard, Louison Bobet
tout jaune et Darrigade énergiquement tricolore débouchèrent
en tête du peloton. Bobet conduisit un sprint sans bavures pour
permettre à Darrigade de l’emporter. Il y eut ensuite des accla-
mations, des tours d’honneur et beaucoup de vilains glaïeuls
distribués aux uns et aux autres. Un frère de couleur, victime de
l’enthousiasme, faisait des cabrioles sur la piste.
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LES PATRONS 45

En littérature, les coureurs sont de vieux messieurs. En


cyclisme, ils sont au contraire tout jeunes. J’ai demandé à des
amis qui suivaient la course si on les empêchait de parler dans
le peloton et si on leur mettait des colles. Ce n’est pas tout à fait
le cas.
Louison Bobet a un visage sérieux et la voix de Jean Marais.
Nous pensons qu’il sera le premier sportif à entrer à l’Académie
française (elle vient bien d’élire un pharmacien). Il sera si riche à
ce moment-là qu’il sera doublement respectable. Ses succès ne
plaisent qu’à moitié aux Français. Ceux-ci préfèrent les obscurs
qu’une chance brutale a poussés et maintenus quelque temps au
premier rang. Le hasard et la médiocrité, voilà le ragoût qui plaît
à cette nation, surtout quand il est lié par une sauce d’accordéon.
Vers six heures, l’équipe italienne traversait Paris, se perdant
quelquefois dans les rues, si compliquées, de notre capitale.

À QUELLE SAUCE SERONS-NOUS ATOMISÉS ?

9 janvier 1957

La Revue militaire générale expose les brillantes théories des


grands stratèges. Facile à dissimuler en rase campagne, c’est un
petit volume kaki. La couverture est lavable. Le papier est très
blanc. Si nous nous trouvons obligés de l’avaler pour que
l’ennemi n’en prenne pas connaissance, ce sera plus agréable. Le
titre est rédigé en trois langues : Revue militaire générale ; Gene-
ral Military Review ; Allgemeine Militärrundschau. Enfin, le
comité de patronage va du maréchal Juin au General leutnant
docteur Speidel et nous offre dix-neuf signatures, très bien
reproduites, qui seront utiles pour nos fausses permissions.

L’atome démocratique

L’intention première des auteurs, qui est sympathique, tient


dans le titre de l’article du général Brygoo : « Survivre ». En dix
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ans, les militaires ont digéré la menace atomique. Contre ce


poison pour l’imagination et cet ennemi indistinct de toute rai-
son, ils ont découvert un solvant : l’infanterie. L’homme qui
tient sur ses deux pieds et aussi sur son ventre pour ramper,
l’homme qui pense tout seul sous un casque (nous placerons
cependant la Revue militaire dans sa musette), l’homme qui se
passe d’essence et d’obus, l’homme qui se passe de l’homme au
besoin, demeure le plus subtil ennemi de la mouche atomique,
coléreuse, mais imprécise. Il survivra quand les villes brûleront
et quand les tanks, privés de nourriture, deviendront aussi sots
que les chevaliers en armure de la guerre de Cent Ans.
Tel est le rôle réservé par beaucoup d’auteurs à l’armée blin-
dée. Avec la bombe atomique, la poudre vient d’être inventée.
Elle brise les armures, elle fait périr tout ce qui est puissant,
mais lourd – parfait, mais fragile – excellent, mais encombrant.
Comme l’artillerie, dont il prend la suite, le projectile atomique
est démocratique. Il rend sa première place au simple soldat.
À titre de cadavre ou de survivant, celui-ci devient tout d’un
coup passionnant pour les états-majors. Il compte à nouveau
dans les calculs, comme un matériel d’un prix abordable et
d’une extrême robustesse.
En face, ou plutôt derrière, qu’un état-major est fragile ! Le
premier numéro de la Revue militaire générale l’explique ou le
laisse comprendre. Conscience d’une armée, cerveau kaki d’une
manœuvre. Il sait à présent qu’il est mortel : une bombe peut
l’anéantir. Ses machines à écrire, ses précieux dossiers, ses
motards qu’il souhaite désormais remplacer par des hélicoptères,
ses étoiles et ses codes, tout peut disparaître d’un seul coup et se
retrouver emmêlé dans un désert de mort et de poussière. Au
mieux, ce sera la paralysie. Le général Brygoo et le général
Chassin expliquent très bien comment l’information devient non
plus un élément alternatif, mais la raison continue des succès. Le
général en chef s’est transformé en rédacteur en chef : il faut qu’il
connaisse la nouvelle le premier et, le premier, les destructions,
les chances, les ripostes. Il vit sur ses nerfs, c’est-à-dire le télé-
phone ou la TSF. Malheureusement les câbles ont tendance à
traverser les grands centres urbains, que les chefs militaires
considèrent avec un agacement attristé. En effet, la destruction
des villes causera la destruction des câbles et d’un personnel civil
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LES PATRONS 47

spécialisé. Là encore, cependant, la loi du Tout ou Rien ne


domine pas. Un calcul, fait en Allemagne, nous donne, pour une
ville d’un million d’habitants et pour une bombe cent fois supé-
rieure à celle d’Hiroshima :
430 000 morts, sans abri, sans alerte, sans évacuation ;
110 000 morts, avec abris, alerte mais sans évacuation ;
20 000 morts, avec abris, avec alerte, avec évacuation par-
tielle.
C’est intéressant. Mais les survivants ne savent que se plaindre
et jamais compter.
Existe-t-il une imagination alliée ?
Un état-major international connaît d’autres soucis. Le géné-
ral Carpentier, qui dirige la Revue militaire générale, parle d’une
« imagination alliée à une solide connaissance des principes éter-
nels de la guerre », etc. On peut se demander si une imagination
alliée, tout simplement, est concevable. Les difficultés de fonc-
tionnement du SHAPE, du NATO nous sont expliquées très
clairement. Tout d’abord, l’Europe fut au coin, on ne lui don-
nait pas les renseignements atomiques ou trop tard. Ensuite, on
a rangé, comme on a pu, ses armées dans des tiroirs, tiroirs
qu’on ouvrirait si la guerre venait. En pareil cas, les clés sont
généralement perdues. Pour éviter cet inconvénient, on a prévu
un collège international, un travail en commun et une bonne
camaraderie, s’il se peut.
C’est là un élément important ; au cours des batailles, les
généraux ne veulent pas toujours se prêter leurs billes. On a vu
Bernadotte, mauvais camarade, sous l’Empire, comme Sir John
Haig, fidèle ami en 1918. Il faut donc apprendre à s’entraider et
l’on récite sûrement des fables de La Fontaine au SHAPE. Ce
qu’on fait pour les têtes et pour les cœurs. Il ne semble pas
qu’on l’ait accompli pour les pneus ou les carburateurs de l’état-
major allié.
Naturellement, afin de satisfaire tous les gouvernements, un
système rotatif a été conçu : chaque nation a son représentant,
placé quelque part. Si le général en chef est américain, sachant
aussi que le commandant Centre Europe est français, et que
néanmoins, le chef d’état-major de l’armée turque est turc, on
en déduira que le planton de l’adjudant-chef cuisinier de
Fontainebleau est mi-souabe, mi-basque (un croisement). Les
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48 ARTS

auteurs de la Revue militaire générale approuvent et critiquent,


d’un même mouvement, cet équilibre qui rappelle les officiers
de la cour de Louis XIV, servant par trimestre, tant il y avait de
monde et peu d’honneurs – tant il y avait d’honneurs et plus de
monde encore.
Le général Ailleret ajoute que les nations seront remplacées
dans la compétition par les corps de métier. Dans le même pays
– en l’espèce les USA –, aviateurs, marins et terriens se livrent
une guerre farouche. Le marin a pris une bonne avance en pos-
sédant son aviation et ses engins téléguidés. Déjà possesseur de
fusiliers marins, il a pu se présenter comme l’homme universel,
maître des trois éléments et capable de régner partout où il veut.
À quoi le céleste n’a répondu que par un sourire, en expliquant
avec un crayon de deux sous qu’une bombe de cinq cents mil-
lions coulera sans difficulté un porte-avions de cent cinquante
milliards. Le terrien, de son côté, a essayé de lever le doigt –
mais l’amiral Radford, nouveau chef du Pentagone, a mis tout le
monde d’accord contre lui en réduisant les effectifs des trois
armes, au profit de la bombe et de l’aviation stratégique (qui,
elle, échappe presque au commandement aérien, pour devenir
une arme gouvernementale).
Le général Ailleret remarque très justement que cette stratégie
de croque-mitaine décuple l’importance nouvelle de la guérilla,
de l’infiltration, des petites guerres : « … une force aérienne
stratégique aussi puissante que l’on voudrait, si elle n’avait pour
protéger son infrastructure une armée de terre suffisante, risque-
rait, avant qu’elle n’ait eu l’occasion de décoller pour la guerre à
la Douhet, de voir ses aviateurs capturés sur leurs bases et
envoyés dans des camps de prisonniers méditer à loisir sur la
primauté de la bataille aérienne ».

Les généraux à lunettes

1914, la plus grande guerre du monde – compte tenu de


l’espace qui lui était réservé et du nombre d’hommes qu’elle
pouvait tuer – s’acheva par la victoire d’un officier tarbais et
piaffant, le général Foch, dont les cours de l’École de guerre
insistaient sur la décision remportée à l’arme blanche. L’armée
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LES PATRONS 49

est devenue plus intellectuelle : les lunettes ont remplacé les


moustaches. Il est vrai qu’elle se battait conjointement pour la
France et le pantalon garance en 1914 : aujourd’hui, pour l’Occi-
dent, la liberté et le capitalisme. C’est pourquoi son instrument
intellectuel, cette revue, cite saint Paul, Bergson ou Alain. C’est
pourquoi son premier numéro s’achève sur un article de Jean
Guitton qui parle de l’action comme d’une oblation et qui
déclare : « … le difficile est ce renoncement à la gloire et à
l’amour de soi-même, ce mouvement magnanime qui, après
qu’on a tout fait pour réussir, nous fait accepter de ne pas réus-
sir ». Ici, l’éloge du père Pouget (qui aurait si bien calculé, pour
se distraire, un angle de tir), le disciple de Descartes (qui servit,
honnête et fidèle, sous un drapeau étranger), veut soulager nos
généraux d’une maladie, celle de la victoire.
Il semble qu’on ait songé à les en préserver. C’est le général
Chassin qui définit la Dew Line des États-Unis, la Mid-Canada
Line, la Pinetree Line (« aux abords du Canada utile », suivant
ces belles définitions qui n’appartiennent qu’aux stratèges et
aux géographes). L’Europe, dans cette perspective, n’est qu’un
signal d’alarme pour la riposte atomique. Tentante par sa proxi-
mité, ses haines locales, son industrie, ses communistes, elle est
aussi un laboratoire qui peut fournir des résultats inattendus.
Car on ne sait pas. L’addition des mégatonnes, des civils éva-
cués, des surprises, de ce qui peut rester après les surprises, ne
donne pas des résultats évidents. La conception semble, depuis
dix ans, avoir accompagné l’événement. Le général Carpentier
nous assure qu’Eisenhower, en 1951, jugeait les divisions améri-
caines trop lourdes. C’est ce que des auteurs non conformistes,
comme Camille Rougeron ou le lieutenant-colonel Miksche, ont
dénoncé de leur côté.

Un état-major savant

Que les divisions du SHAPE soient pesantes, faciles à dislo-


quer, lentes à se reformer, les auteurs de la Revue militaire en
conviennent. Que ces divisions soient destinées à un rôle précis
– en dehors de l’aspect expérimental à quoi nous faisions allu-
sion –, c’est moins certain. On ne les voit pas se précipitant en
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Hongrie ou barrant l’accès de l’Allemagne ou même se réem-


barquant. Cet état-major savant, c’est une assez bonne copie,
qui peut rassurer les parents – en l’espèce les gouvernements –
sur l’avenir de leurs enfants : l’avenir s’appelle ici la composition
d’histoire. Mais il existe peut-être une version plus complète de
la Revue militaire, coûtant quatre millions, réservée aux espions
et qui explique comment nous prendrons Moscou.

L’AFFAIRE PAUL MORAND MET EN QUESTION


L’ÉQUILIBRE MORAL DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE.
LES IMMORTELS RESTERONT-ILS UNE COMPAGNIE
OU ACCEPTERONT-ILS UNE DIRECTION COLLÉGIALE ?

7 mai 1958

Quand M. le directeur en exercice, qui n’aurait jamais eu


l’occasion de parler si violemment devant Hitler, eut achevé sa
harangue, M. le secrétaire perpétuel le regarda avec effarement.
Par son canal, onze membres de l’Académie française protes-
taient contre la candidature d’un écrivain, Paul Morand, et
déclaraient, un mois avant de voter, qu’ils récusaient ce collègue.
On sait que l’Académie aime les méandres et les intrigues. En
toute famille humaine, il est habituel que les passions, les com-
plicités, l’intérêt sortent leur griffe. On se tromperait pourtant si
l’on divisait la société du quai Conti en deux morceaux : la
gauche et la droite. L’exemple n’est pas rare d’un académicien
comme Émile Henriot, votant pour Daniel Halévy (repoussé
parce qu’on le déclarait réactionnaire, sans doute au titre
d’ancien dreyfusard) et pour André Chamson (catalogué de
gauche, comme si le conservateur du Petit Palais traitait ses
pensionnaires en tableau de droite et en tableau de gauche).
Ce qui est nouveau à l’Académie et si choquant que les plus
sociables l’ont ressenti, c’est de voir une minorité s’ériger en
directoire pour court-circuiter à l’avance une éventuelle majo-
rité. C’est de constater que huit écrivains, un médecin, un avo-
cat, un ambassadeur, alors qu’ils sont dotés d’un bulletin de
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LES PATRONS 51

vote, manifestent leur volonté impérieuse, avant toute élection,


de gouverner l’Académie. C’est d’assister au spectacle d’une
coterie qui comporte sans nul doute des mortels sincères et
abusés, décidée à modifier les règlements de la compagnie, à
créer un précédent d’une gravité telle qu’il assurerait la fin de
l’Académie s’il prenait effet, à la fois parce qu’il dégoûterait les
auteurs contemporains de pénétrer dans cette société secrète et
parce qu’il pousserait invinciblement les honnêtes gens de l’Aca-
démie à s’en déprendre violemment.
S’agit-il de la main gauche ou de la main droite ? Considérons
les pétitionnaires. Tout lecteur obéissant du « Bloc-notes » de
François Mauriac tient Jules Romains, éditorialiste de L’Aurore,
pour un traître et un réactionnaire. M. Robert d’Harcourt
comme le professeur Vallery-Radot sont des hommes d’ordre et
n’en font pas malice. Georges Duhamel écrit audacieusement
dans Le Figaro après avoir écrit lui aussi dans Voies françaises.
Avec une intrépidité qui fait battre des mains, maître Garçon est
l’avocat des Goncourt, un groupe d’anarchistes qui mangent des
huîtres.
Revenons plutôt à cette démarche, que les uns tiennent pour
une gaffe, les autres pour une manœuvre désespérée. On doit
savoir que cette pétition, si elle aboutissait, renverserait trois
candidatures du même coup. L’Académie était convenue d’élire
aux trois sièges vacants : un écrivain, Paul Morand ; un savant,
Jean Rostand ; un homme politique, Paul Reynaud. Le nouveau
directoire, dont on devine la tête, si l’on en voit que les pieds,
barrant la route à Morand, irrite à l’avance ceux que Jean
Rostand inquiétait, soulève les ennemis de Paul Reynaud.

Est-ce qu’il suffit de trépigner ?

En effet, pourquoi ne pas adopter la méthode proposée ces


derniers jours ? On devine qu’à chaque élection, il se présentera
toujours neuf, onze ou quinze Immortels pour carencer un can-
didat sans même voter. Il leur suffira de déclarer que tel fut
partisan de Jaurès en 1914, tel épousa une femme trop riche ou
trop brune, tel fit un éloge excessif de Louis XIII, tel encore n’a
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52 ARTS

pas un visage qui plaît, n’est pas catholique, trop protestant, ou


bien chauve, ou mange ses œufs à la coque par le gros bout.
C’est pourquoi l’essai dictatorial des onze membres a eu pour
conséquence de renforcer la position de Paul Morand. Ceux-là
mêmes qui n’étaient pas de ces amis sentent qu’ils se déshono-
reraient, ce qui est une chose et perdraient l’Académie, ce qui
en est une autre, en se soumettant à la direction collégiale. Car,
se disent-ils, François Mauriac est un homme exquis, l’esprit
même ; encore ses caprices ne sont-ils que des caprices ; encore
en aurait-il toute sa vie. D’ailleurs qui est-il vraiment, ce Paul
Morand que nous connaissons depuis toujours, de loin, allant
d’île en île, de succès en succès, de Bugatti en ambassade et qui
a disparu depuis dix ans ?
Voici la réponse : Paul Morand est né à Paris, le 13 mars 1888.
Après tout, c’est peut-être la raison de l’exclusive. Il n’est borde-
lais, ni havrais (mais on est peiné que le fils de Jules Siegfried se
soit laissé entraîner dans un complot qui rappelle tristement le
16 mai).
Reçu premier au concours des ambassades, il fut en poste à
Londres, à Rome, à Madrid, à Bangkok : délégué de la France
à la conférence du Danube, ministre à Bucarest, ambassadeur à
Berne – sous Vichy –, ce que lui reprochent les pétitionnaires,
bizarrement, puisque le Conseil d’État, tout naturellement, l’a
réintégré aux Affaires étrangères.
Écrivain, s’il paraît difficile de lui fixer un maître (Mérimée
peut-être, mais il préfère Balzac), on peut constater qu’il est
venu à la littérature sous le patronage de Proust, qui préfaça, en
1921, son premier ouvrage en prose : Tendres Stocks, trois por-
traits de femmes : Clarisse, Delphine, Aurore. Le grand succès
lui vint avec Ouvert la nuit et Fermé la nuit, les tableaux les plus
vifs et les plus intelligents de l’après-guerre.
Puis Morand entra dans l’usine à littérature que Grasset diri-
geait avec tant de fougue : il fut un de ses quatre auteurs célèbres,
un des quatre M. : Montherlant, Mauriac, Maurois, Morand.
Touchant à peine au roman avec Lewis et Irène (qui n’est pas un
bon livre, mais qui a du charme), il ne se lassait pas d’écrire ce
qu’il avait vu : portraits de villes, récits de voyage (Londres, New
York, La Route des Indes, Rien que la Terre) prennent, grâce à
lui, un caractère neuf. Ce n’est plus le triste conférencier qui
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LES PATRONS 53

rentre d’Amérique et dit, en soupirant, que les maisons sont bien


hautes, c’est un admirable géographe des idées, des matériaux et
des êtres. La géographie universelle sera le grand sujet de sa vie,
parce qu’une jeune femme, chez lui, rencontrera toujours un
fleuve, un océan sera là, pour accueillir un drame ; et parce qu’il
y aura toujours une statistique pour contempler une passion.

Une personnalité difficile à comprendre

En 1933, Paul Morand (ses amis sont Giraudoux, Édouard


Bourdet, Pierre Brisson, Jacques de Lacretelle) entre au conseil
d’administration du Figaro. Cela nous vaut d’excellentes chro-
niques, pareilles à ces articles de Balzac qui débordent leur sujet.
Plus tard, en 1942, paraîtra un roman, L’Homme pressé, qui
ne le dépeint pas trop mal. On songe, en lisant cette histoire, au
texte intitulé « La lecture », que Valery Larbaud lui dédia et qui
complète bien l’image de cet homme difficile à comprendre. En
effet, s’il était tout à fait l’homme pressé, s’il était Maupassant, il
serait mort ou académicien depuis longtemps. Or, il n’en est
rien. La distraction l’attire, l’ennui le recueille.
Tiré à gauche et à droite, avec un grand bruit de sabots et des
étincelles, sa modeste application s’en étonne. Hécate et ses
chiens, La Folle amoureuse, Feu monsieur le Duc, permettent de
juger cette ambiguïté.
Pour définir cette œuvre et son auteur, nous nous adresserons
à Marcel Proust : « … On ne peut rien imaginer qui ait autant
de saveur que ses fureurs jacobines, bondissant de sa nappe
d’autel. Il est doux comme un enfant de chœur, raffiné à la fois
comme un Stendhal et un Mosca. […]. Comment peuvent être
contemporains en lui Mosca et Fabrice ? Mais j’espère qu’il ne
finira pas chartreux, même à Parme. »

Morand a pris un nouveau visage

Eh bien si ! Ce Morand qu’on avait connu si mondain qu’il


bâillait dans le monde, qui courait autour de la terre, qu’on
jalousait tellement, a changé de figure depuis quelques années.
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Sans doute a-t-il trouvé son vrai visage dans cette métamor-
phose, le visage qu’aimait Proust, celui de Tendres Stocks et de
ses dernières nouvelles : un auteur pour happy few. L’extrême
intelligence de « notre minotaure Morand », sa culture profonde
et soudaine, son génie de l’image rapide qui explique quand elle
paraît surprendre, sa modestie réelle qui a survécu et au succès
et à l’insuccès, son indépendance justifient la place qu’il occupe
aux yeux de la jeunesse littéraire. Une place pour cet homme
qui ne tenait pas en place ! C’est inattendu. Car cette jeunesse,
qui vieillit à vue d’œil – donc ne nous en plaignons pas – peut
apprécier Sartre pour ses idées (il n’en manque pas), Mauriac
pour ses passions. En Paul Morand, elle voit le représentant de
la littérature.
Il ne s’agit pas de disciples, rarement d’amis. Quoi de plus
incompatible que Blondin et Nourissier ? Quoi de plus différent
que Jean Dutourd et Déon ? Quoi de plus étranger que Paul
Guimard et Jacques Laurent ? Michel Mohrt et Bernard Frank ?
Louis Pauwels et Jacques Perret ? Pierre de Boisdeffre et Félicien
Marceau ? Et Kléber Haedens et Vidalie et beaucoup d’autres ?
Encore une fois, la politique est-elle en cause ? Les nouveaux
dictateurs de l’Académie en seraient enchantés, mais il n’en est
rien. Composons une chambre littéraire imaginaire. Nous y trou-
verons Bernard Frank (progressiste), Vidalie chantant « La
Carmagnole », Paul Guimard (SFIO), Nourissier (mendésiste),
Pauwels (disciple de Bidault), Dutourd (gaulliste), Kléber
Haedens (indépendant) et Jacques Perret (monarchiste). Il ne
manque guère que des communistes et des poujadistes. Il est vrai
que les pétitionnaires de l’Académie ont adopté leurs méthodes
et qu’ils pourront remplir les vides.
S’il n’y a pas d’irrespect dans cette démarche, peut-on rappe-
ler, comme l’ont déjà fait des journaux étrangers, que la littéra-
ture n’est pas entièrement méprisable ? Qu’une Académie
littéraire ne se déshonore pas en accueillant un grand écrivain ?
Les calomnies vagues, les intrigues, les craintes, les prétentions
s’effacent devant le lecteur, Dieu tout-puissant de la littérature.
C’est en quoi la bizarre pétition de quelques académiciens
tombe vraiment très mal. Laissons de côté les jeunes admirateurs
de Morand. Ils n’ont pas tant d’influence et certains d’entre eux
sont bien loin – par âge ou par goût – des académies et des
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LES PATRONS 55

courses de lévriers verts. Songeons plutôt à ceux qui furent ses


amis : Proust, Giraudoux, Larbaud. Ce ne sont pas des gardes
du corps, mais jusque dans la mort des princes fidèles à la per-
sonne qu’ils nommaient littérature.
Les maîtresses de maison, transformées en chasseresses, ont
calculé les voix de Morand, qu’elles haïssent, comme celles
d’hier l’aimaient trop. Elles ont sondé l’académicien hésitant et
palpé, au soufflé, l’indépendance des uns ou des autres. Elles
ont relevé les allures, demandé si la bête serait féroce ou docile.
Elles n’ont pas prévu, cependant, que le jour de l’élection, deux
visiteurs viendront répondre aux nouveaux directeurs de l’Aca-
démie.
L’un, sur la pointe des pieds, qui s’appelait Mallarmé, inscrira
sur son bulletin : « Je préfère, devant l’agression, rétorquer que
des contemporains ne savent pas lire. »
L’autre, gardien d’une tradition qu’il avait chaussée comme
des pantoufles, sachant qu’il n’est pas bien de trépigner quand
on peut voter, songeant déjà à la sagesse et à la réconciliation,
Sainte-Beuve dira : « Ces sortes d’amnisties ont surtout leur
charme en affaires littéraires, et l’esprit, dont le propre est de
comprendre, jouir du plaisir singulier de se rendre compte,
après coup, de ce qu’il avait d’abord nié, et de ce qu’il a, autant
qu’il l’a pu, détruit. »

FESTIVAL DE QUARTIER

9 septembre 1959

Comme il y a peu de cinémas à Venise (au point qu’on a dû en


installer un dans une église), comme la lagune est désolée, on a
ouvert une salle sur les sables, en face de l’Excelsior. Les clients
de l’hôtel y vont de temps en temps, quand le programme leur
plaît. Ce cinéma de quartier, c’est le Festival de Venise – à peu
près comme un Festival de Versailles qui se déroulerait sur la
plage du Home Varaville, près Cabourg.
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56 ARTS

Une réunion d’architectes, d’ingénieurs ou d’officiers a de la


tenue. C’est bien le moins. Les avocats et les médecins aban-
donnent leur déguisement s’ils savent que le rideau est tiré.
Dans l’avion pour Venise, mardi, l’équipe de football du Racing
avait bonne apparence. Deux coureurs, le valeureux Darrigade
et Rivière, leur ressemblaient par un air de réserve et d’applica-
tion. Il n’y a vraiment qu’une réunion d’écrivains pour terrifier.
Leur affreux et piteux bavardage les approche du singe et de la
femme, mais les éloigne de l’homme, dont ils parlent sans cesse.
« Il faut sauver l’homme ! » disent-ils. Sauvons-nous.
Cette supériorité du Racing sur l’Académie française est nor-
male. Au football, on sait comment bouge un ballon. Sans
exception, et sauf quand ils sont bourrés comme des mules, les
coureurs tiennent sur une bicyclette. Il n’est pas jusqu’aux avo-
cats pour connaître leur métier. Le plus acharné à faire parler de
soi – maître Floriot, par exemple – n’en met pas moins au ser-
vice de ses clients un talent et une habileté extraordinaires.

La Nouvelle Vague sportive

En littérature, des activités différentes se cachent ou


s’exhibent sous la même appellation mal contrôlée. Celui-ci
recueille tous les prix qui passent à sa portée, percheron qui
finira par gagner Epsom. Cet autre, un haltérophile sûrement,
porte à bout de bras des romans de deux kilos ; sa femme lui dit
qu’il est un créateur, sa concierge n’est pas loin de le penser.
Nombreux sont jardiniers : l’ortie, la fleur bleue, le myosotis por-
nographique ont leurs spécialistes.
Pascal avait remarqué qu’un boiteux n’ignore pas son mal-
heur. Le bonheur d’un homme qui court cent mètres en dix
secondes et deux dixièmes n’est plus une notion neuve en
Europe – mais cette notion existe. La vanité littéraire manque de
repères et les rôles mêmes sont mal distribués. François Mauriac,
au lieu de garder les buts dans le Onze du roman catholique ne
devrait-il pas, enfin, passer dans la ligne des avants ?
J’aurais aimé traiter la question avec mon voisin d’avion.
Lelong, arrière du Racing, ou avec le valeureux Darrigade, qui
n’avait jamais cru si facile de grimper le mont Blanc. Tous deux
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LES PATRONS 57

appartiennent à une Nouvelle Vague sportive qui n’a déjà que


trop tendance à se prendre au sérieux. Ces nouveaux venus
présentent une grande ressemblance morphologique avec de
jeunes écrivains, de jeunes peintres ou cinéastes. Rivière, Buffet,
Françoise Sagan, c’est bien le même homme. Là-dessus, on trou-
verait quelques éclaircissements dans un livre publié aux Édi-
tions Fasquelle et qui s’intitule : Les Garçons.
Les coureurs de l’année ont tendance à parler légèrement de
leurs aînés. Si doué soit-il – mais rien dans sa conduite ne
prouvant encore qu’il possède une cervelle – Rivière devrait
apprendre à respecter Louison Bobet. Certes, les jeunes acteurs
de la route ou de l’écran ont une excuse : ils sont abusés par les
critiques. Sartre remarquait, justement pour une fois, que les
critiques cherchent à passionner leur vie. Ils inventent des évé-
nements, des écoles, annoncent un retour au surréalisme, une
percée de la vieille gauche ou une permanence de l’humanisme.
Ces termes, qui seraient justifiés dans Vogue (« Permanence du
tailleur », « Entrée en scène de la tunique ») ont contaminé
d’autres corps de métiers. À peine né, tout devient historique.
Un spectateur de Venise dira sans ironie : « Chabrol a quand
même été un moment du cinéma. » Jusqu’ici on n’était moment
que de la conscience humaine.
Certes, l’équipe du Racing s’exprime avec plus de simplicité.
L’écrasement du Havre par 9 à 0 n’y a pas été célèbre comme
une révolution dans la parapsychologie du coup de pied. Et
Tokpa non plus que le valeureux Darrigade ne se comparent pas
à Nietzsche ou à Céline. On répondra que les joueurs de football
ont une bonne raison d’être modestes et jeunes mariés : ils
connaissent leur irrémédiable infériorité devant les joueurs de
rugby, qui est de ne pas savoir se servir de leurs mains. Véritable
péché originel, dont j’ai été témoin, devant ces onze grands gar-
çons qui mangeaient leur sandouiche avec un couteau et une
fourchette.
À Milan, nous retrouvions les deux grandes familles spiri-
tuelles de l’Italie contemporaine : les Coppi et les Rossellini. Les
Coppi, coiffeurs, garçons de café, employés de banque. Les Ros-
sellini, barmen, chefs de gare, chauffeurs de taxi.
Plus tard, c’était Venise, une ville où l’on descend du train
précisément en criant « taxi ». Mais nul ne répond. On sent alors
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qu’on est pris au piège. Le filet, cette fois-ci, est fabriqué avec
des mailles d’eau stagnante. Et ils ont demandé à Bérard d’ins-
taller un décor en trompe-l’œil, d’un grand effet.
Venise a toujours été un théâtre, dont la scène entoure les
spectateurs de tous côtés. Théâtre sublime et même ssssssublime,
qui relègue le cinéma un peu plus loin : ce chapeau de sable
qu’on appelle la lagune et que les Vénitiens portent au mois de
septembre pour se protéger du Festival.

Mercredi : une beauté sanglante

Après le film de Rossellini (auteur très ressemblant à la grande


tribu des Rossellini), on attendait surtout le film de Chabrol.
Rossellini a raconté l’histoire d’un faux général de la Résistance
qui se prend à son jeu et que les Allemands fusillent. En France,
nous en avons un ou deux de ce genre-là, mais qui se sont
retrouvés fusilleurs plutôt que fusillés. Tant le mensonge pousse
à prendre des partis excessifs.
À double tour n’a pas été bien accueilli, sans doute pour
deux raisons. À Venise, on rencontrait un important contingent
d’agrégés du cinéma, plus normaliens que nature, tous venus de
Paris et qui ne plaisantaient pas sur le travelingue ou le flache-
baque. Ceux-là ont jugé que Claude Chabrol manquait d’ambi-
tions et de métaphysique. D’autre part, le public italien s’inté-
resse beaucoup aux nouveaux cinéastes français, il les aimerait
saignants. Il n’en est que plus sévère à l’occasion ; ici, l’occasion
fut une méprise.
À double tour montre une mère malheureuse : son mari la
trompe ouvertement avec une Italienne et sa fille est sur le point
d’épouser un Hongrois mal élevé, amateur de situations nettes
et de vin rosé. À la fin du film, l’Italienne sera étranglée, ce qui
la débarrassera toujours d’un souci. Or, le public du festival a
supposé que Chabrol faisait l’éloge de l’adultère avec Antonella
Lualdi (ce qui est admissible) et de l’ivresse au Pernod (ce qui
est contestable). Naturellement, il n’en est rien. C’est la mère
jalouse et son fils qui méritent et obtiennent notre sympathie.
Cela est si vrai que les deux meilleurs acteurs du film inter-
prètent précisément ces rôles : l’admirable Madeleine Robinson
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et André Jocelyn, une révélation. En face, l’amateur de Pernod


est parfaitement méprisable. Il titube dès qu’il a bu et il tient
des discours moraux au criminel, en lui enjoignant de se dénon-
cer pour libérer sa conscience. Il est difficile de mieux montrer
qu’on est une mouche.
Ces points établis, Claude Chabrol a peut-être un défaut, qui
serait de trop charger l’action d’éléments décoratifs. Ses person-
nages font parfois penser à des héros de roman qui se conduisent
ainsi :
« Est-ce vrai ? »
Il se tourna vers la fenêtre, l’ouvrit machinalement. Une
bouffée d’air frais emplit la pièce. Un cendrier attira son regard.
Il le soupesa. Puis, en jonglant avec une pièce de monnaie, il se
tourna vers Émilienne.
« Oui », dit-il.
Certes, le cinéma français, surtout lorsqu’il s’agissait de films
policiers, n’avait que trop tendance à dormir, confondant l’écran
et un oreiller, sans doute à cause de la couleur. Mais la volonté
d’animer à tout prix le dialogue rappelle, là encore, ces roman-
ciers qui, voulant dissimuler l’expression « dit-il » en viennent à
écrire :
« Je vous aime, gémit-il.
– Comment vous croire ? douta-t-elle.
– Regardez-moi, supplia-t-il.
– Oui », jeta-t-elle sa cigarette.
Cela n’enlève rien à la bonne humeur et à l’adresse de la
caméra de Claude Chabrol. Assisté de son dialoguiste Paul
Gegauff et de son chef opérateur Decae, il a réussi un film très
brillant, digne des meilleurs Hitchcock. Il est maître de son
métier et, comme Louis Malle, il est de ceux dont nous attendons
mieux que de vilaines histoires d’amour ou de jolies histoires
policières. Encore ne manquent-ils, ni l’un ni l’autre, de poésie.
Les Amants en débordait et, dans À double tour, la promenade
des amants fait croire à leur bonheur.
L’une de ces personnes heureuses est Antonella Lualdi. On
sait qu’il existe trois sortes de beautés, de mérites différents : les
beautés sanglantes, les beautés sublimes et les beautés véni-
tiennes. Antonella Lualdi est une beauté sanglante qui participe
souvent de la beauté sublime. Il ne lui manque qu’un Stendhal
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pour lui apprendre à parler sans accent. Justement, Milan est à


deux pas (de trois à cinq heures par le train, suivant l’humeur
des Rossellini qui le conduisent). Mais les critiques jugeraient
Stendhal trop littéraire. C’est ce qu’ils ont reproché aux person-
nages du film de Chabrol. En effet, aucun ne dit de bêtises. C’est
gênant et, devant un public de festival, déplacé.

Jeudi : Casanova

On s’est demandé pourquoi tant de mariages, à peine entre-


pris, tournaient court. Quelle idée aussi, ces voyages de noces à
Venise, la patrie de Casanova ! Nous pressentons aujourd’hui le
vrai Casanova, une folle perdue : il n’en était pas moins l’ennemi
des couples constitués.
Casanova semble inventé pour les festivals. Il serait arrivé à
midi dans une Ferrari deux litres et demi, très commode pour
aller de l’Excelsior à la salle de projection. Le soir, il aurait dîné
sur le yacht d’Onassis. Entre-temps, il aurait acheté vingt-quatre
paires de chaussures, dans la Merceria pour éblouir la vendeuse.
On l’aurait vu au bar de l’hôtel dans un smoking de soie rose
pâle. Il aurait annoncé à René Clair, sceptique, qu’il préparait
une version en couleurs des Mille et Une Nuits, avec six mille
acteurs et une musique de Wagner. Puis il aurait flambé au
casino, tout à côté. Et il aurait dit à Bécassine Stromboli en la
raccompagnant : « Je suis fort pressé, Sa Sainteté le pape
m’attend à Rome pour que je tourne une Vie de saint Jean.
Voulez-vous couronner mes vœux ou je meurs ? »
Casa, d’après des calculs dignes de foi, mesurait un mètre
quatre-vingt-six. En Italie, c’est une grande taille et qui produi-
rait de l’effet, aujourd’hui encore.
Dans la version intégrale de ses Mémoires, encore inédite,
mais dont le manuscrit est conservé par Brockhaus, Casanova
emploie sans doute des termes assez crus. Il ne dit pas seule-
ment : « Nous assistâmes à des débordements de volupté inima-
ginables », il donne des détails. Cependant, le film de Preminger
l’aurait choqué, à supposer qu’il n’ait pas dormi sur l’épaule de
Bécassine Stromboli, en supputant le contenu de son corsage.
La pièce à conviction d’Autopsie d’un meurtre est un slip de
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femme. Jusqu’ici il n’y avait que le Palais-Royal pour passionner


le problème. Le cinéma américain y vient, à sa façon gênée,
faussement pudibonde, infantile, vulgarissime. Rien de plus insi-
pide que cette succession d’interrogatoires qui nous rappellent,
en moins sérieux, les romans d’Erle Stanley Gardner. Aux
images noirâtres et accusées correspond un texte bruyant.
Comme Preminger est plus intelligent que son film, il a fait en
sorte que ce lourd échafaudage repose sur un terrain glissant.
Nous apprendrons que nous nous étions ennuyés pour rien.
L’autopsie du meurtre n’a pas été faite.

Applaudissements sur l’écran

Assurément, un public américain, obsédé par l’idée de viol,


bouleversé par la vue d’un slip déchiré, peut applaudir cet inter-
minable procès. Un Français pensera plutôt aux Inconnus dans
la maison. Là aussi on voyait un avocat retiré du barreau, interve-
nant magistralement au cours d’un grand procès, mais Raimu
(aidé par un excellent texte de Clouzot) savait transporter la salle
d’audience dans les salles de cinéma. Le gentil James Stewart
pratique deux attitudes : les coups de poing sur la table et les
regards en dessous. Cela manque de variété. Malgré la discrétion
de ses coups d’œil, James Stewart n’a certainement contemplé à
Venise qu’une salle assoupie. On lisait, le lendemain, dans des
journaux français, que le film de Preminger avait été vivement
applaudi. En effet, on entend des applaudissements vers la fin
du film, mais ils viennent de l’écran. La figuration se félicite de
l’acquittement du meurtrier, vengeur de son honneur et du slip
de sa femme. Ces journalistes français ont voulu montrer qu’ils
savaient, eux aussi, faire de la « figuration intelligente ».

Vendredi : une plage de famille

On peut concevoir Venise comme la plage de famille où des


personnages très bien se sont succédé : Goethe, Nietzsche,
Barrès, Henri de Régnier. Sur le grand canal on voit la maison
de Mme Bulteau. Régnier, Vaudoyer, Edmond Jaloux, de purs
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Vénichiens, venaient y fumer des londrès, en buvant du vin


sucré.
Je ne placerai pas André Fraigneau dans la tradition de ces
vieux messieurs respectables. Ni le col raide, ni les longues mous-
taches ne lui conviendraient. Mais il est aujourd’hui le Français
qui connaît le mieux Venise. Devant l’Arsenal, il parle aux lions
comme à de bons chiens : il y a celui qui ressemble à un Allemand
de l’époque impérialiste et Goethe, justement, en a parlé ; celui
qui, après cinquante ans de Jockey vient de perdre son monocle ;
et celui qui est une vieille Anglaise. Il entre dans les églises pour
dire bonjour au Titien ou au Tintoret. À San Marco, il me montre
les extraordinaires sculptures de Marchiori que personne n’a
vues jusqu’ici. Et, à présent, il veut relancer les nouveaux
tableaux de Chirico, vieux lion à la crinière de soie, qui ont mau-
vaise réputation. Il est amusant de constater que les plus habiles
des peintres modernes, Picasso, Chirico, Dalí, auront laissé leurs
disciples s’empêtrer à la porte des doctrines qu’ils professaient
eux-mêmes, tandis qu’ils s’échappaient par la fenêtre.
André Fraigneau, en s’appelant seulement Fraigno, pouvait
très bien vivre à Venise au XVIe siècle. Il aurait commandé des
tableaux au Tintoret. Le Tintoret avait un avantage. Il travaillait
plus vite et pour moins cher que ses confrères, Véronèse ou le
Titien. Il est dommage que les cinéastes du Festival ne viennent
jamais à Venise. Ce peintre, le plus grand peut-être, leur donne-
rait des leçons de mise en scène. Sa façon de varier la présenta-
tion des sujets, de placer plusieurs actions en divers lieux,
l’athlétisme de son dessin (chez lui, l’apparition des anges n’est
pas une visite de famille, même dans l’Annonciation ; les murs
de la maison s’écroulent et des battements d’ailes furieux enva-
hissent la toile) apprendraient aux réalisateurs comment exposer
une histoire sur une surface plane.

L’alibi d’un film

Le cinéma a pris ses premières leçons au théâtre, Marie Tudor,


La Fin d’un joueur, Cabiria (de Pastrone) procédaient de cette
esthétique. Ensuite, assez naturellement, vinrent le roman et la
photographie. Mais copier sur l’épaule d’un romancier n’était
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pas une meilleure façon de procéder. Après avoir filmé la


Comédie-Française on filmait des pages imprimées. On eut alors
l’idée du récit à la première personne. Le cinéma, après Le
Roman d’un tricheur, devint murmure et confession. Parallèle-
ment, la photographie rappelait son existence. Les « jolies
images » devenaient l’alibi d’un film. La couleur et le grand écran
furent d’autres ressources, provisoires. Il apparaît aujourd’hui
que le cinéma se pose les mêmes problèmes qu’en un temps où
l’écran était muet, plat et gris. Tout juste est-il délivré de certaines
tentations. La peinture serait pour lui la plus utile des sciences.
Elle exige une vision dont le roman ne se passe pas, mais dont la
confession se moque et les deux genres sont trop mêlés pour ne
pas abuser. Effectivement tout le monde a vu autour de soi une
jeune fille aimer un homme plus âgé qu’elle et puis découvrir
qu’elle en aimait un autre qui adorait qui ? Sa sœur. Ainsi tout le
monde est-il romancier et si la semaine est consacrée aux travaux
de l’amour, le week-end nous conduit à la campagne : aussi
devient-on cinéaste en collant des images sur un album.
La peinture se tient, heureusement, à distance. On ne peint
pas beaucoup de Giorgione ou de Carpaccio, même le dimanche.
Elle avait jadis une autre fonction. Elle était symbolique et
comme elle représentait, de préférence, des déesses, des anges,
des saints ou des empereurs, elle échappait même à ses admira-
teurs. Chacun a été le héros du roman qu’il lit ou du film qu’il
voit. Bien peu sont les martyrs du Greco ou les apôtres du
Tintoret. L’imagination ne peut plus se retrancher dans la vie
quotidienne. Il se passe, ailleurs, autre chose.
Ainsi la peinture s’est-elle toujours bien défendue contre le réa-
lisme, ennemi fatal de l’art. De temps à autre, il est vrai, par réac-
tion contre les enchantements, un peintre semble s’appliquer à la
réalité. Il peint des paysans ou des pots d’étain (ceux de Chardin,
d’ailleurs trop polis par les ans pour êtres honnêtes). Il fait du
court-métrage. Puis la peinture repart vers son destin analogique.

Deux maîtres

Le cinéma n’a que trop tendance à vouloir reproduire les


événements. Deux metteurs en scène, les maîtres de la nouvelle
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école, Robert Bresson et Jacques Becker, se sont intéressés au


récit d’une évasion. Bresson s’est empressé de demander la
vraie corde et le vrai crochet utilisés par son condamné à mort,
quand il s’échappait pour de vrai. Et Becker, qui tourne Le
Trou, réclame de vrais murs de prison. Ainsi, jadis, la porte du
Temple qu’empruntait Marie-Antoinette fut-elle démontée et
transportée à Vincennes pour tourner Le Chevalier de Maison
Rouge. Ainsi, et en vain. Bach apportait plus au film de Bresson
que les cordes du musée de l’Armée. Et Louis Malle avait bien
engagé un vrai joueur de polo dans Les Amants – mais lui aussi
semblait sortir du musée.
Autant que Bresson et plus que Becker, Ingmar Bergman a
influencé les jeunes metteurs en scène français. Essentiellement,
il leur a enseigné sa doctrine de l’éclat de rire en plein mystère,
dont on retrouve l’utilisation dans Le Visage.
Bergman a besoin de servantes rieuses et de personnages
égrillards, décor psychologique comparable à ceux d’Anouilh ou
de René Clair. Il a composé Le Visage comme un livre illustré à
chaque page, en donnant l’impression d’en avoir sauté quelques-
unes. Images excellentes quant à leur cadrage et qui s’arrêtent un
instant pour nous donner l’idée d’un personnage qui sort du
film, échappe à la vie : un préfet de police, un entrepreneur de
spectacles, une servante, un médecin se trouvent dessinés en
dehors de l’action qui les concerne et sur un autre plan qui per-
met d’y rêver. Ces lueurs, habilement disposées, sont un des
secrets de l’éclairage de Bergman. Elles excluent les longues
perspectives temporelles ou les tranches de vie naturalistes. Dans
Le Visage, il s’agit d’un conte et le metteur en scène commence
son récit, sans embarras, par ces mots : « Il était une fois… ». On
aimerait qu’il tourne, un jour, un récit de Borges, « L’Immortel »
ou encore « Le Sorcier ajourné ». Ingmar Bergman, avec ses très
jolies qualités, possède un ou deux défauts suédois caractérisés.
Il souligne d’un gros trait noir ce qu’on avait compris depuis dix
ans, de Bousbir à Dunkerque. Borges qui est de tous les pays et
d’aucun temps le guérirait.
On pourrait aussi proposer à Chabrol les romans de Francis
Iles, Préméditation ou Complicité. Les producteurs finiront par
découvrir ces deux livres célèbres, après avoir abondamment
réclamé un sujet. « Mais vous savez, un sujet qui se tienne. Un
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sujet, quoi : un vrai sujet. Le sujet. Coulé dans le bronze. À pro-


pos, que pensent les jeunes ? »

Un langage sans vanité

Les jeunes, à vrai dire, pensent comme les vieux. Ils ne


connaissent pas les noms des metteurs en scène et le Festival, par
le titre qu’il emprunte, leur rappelle une vieille romancière qui
traîna son amant à travers les canaux. Ils remarquent le yacht
d’Onassis, bizarrement éclairé par des ampoules électriques le
long des cordages. Ils admirent le Stromboli, l’Impetuoso et
l’Enrico Taroli qui gardent Venise. L’Enrico Taroli est un sous-
marin de 1 500 tonnes propulsé par un moteur diesel de 6 500
chevaux. Il est armé de dix torpilles de 533 et muni d’un schnor-
chel. L’Impetuoso, de la classe Indomito, a été lancé en 1956. Il
jauge 2 700 tonnes. Il est armé de 4/127 AA, de 16/40 AA, d’un
lance-roquettes ASM, de 4 mortiers et de 2 grenadeurs. Le
Stromboli est un navire atelier de 4 235 tonnes. Ouvrier des mers,
il est bon, il se défend à peine : un canon de 100 à l’avant, deux
de 37 à l’arrière.
Nous voici revenus à un langage sérieux, proche de celui des
sports, loin des festivals – un langage sans vanité. Nul ne
connaît, en effet, les auteurs des bateaux de guerre ; ceux qui les
ont produits, ceux qui les servent, n’en attendent aucun béné-
fice. Ils portent pourtant de beaux noms féminins et ils attirent
la jeunesse. Mais ce sont de mauvais sujets.

Samedi

Un milliardaire sud-américain annonçait un matin à l’un de


ses amis qui lui avait déplu : « Deux ans de brouille ». Reste à
passer trois cent soixante-deux jours sans Venise, comme si l’on
était brouillé.
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66 ARTS

Dimanche

Les résultats du Festival n’ont pas étonné. Ses producteurs


sont si frivoles qu’ils ne voulaient plus entendre parler de Rossel-
lini. L’admirable auteur de Païsa, à nos yeux, n’avait pas besoin
de cette palme vénitienne qui, d’ailleurs n’est pas déshonorante.
Il fallait bien que le prix d’interprétation revînt à James
Stewart. Les Américains sont maussades, ils ont besoin de
consolation, surtout depuis qu’André Parinaud a séjourné trois
semaines en URSS (« Dites, cher Nikita, vous ne pourriez pas
me donner vingt lignes sur Barrault ? Juste pour préciser votre
position. »)
La récompense de Madeleine Robinson cause un grand plai-
sir. Elle est avec Danielle Darrieux et Jeanne Moreau une de
nos trois meilleures actrices de cinéma.
Et Ingmar Bergman, bien entendu, a écrit « le scénario le plus
original ». Il en fera soixante encore, comme cela.

SALON DE L’ENFANCE CONTRE SALON D’AUTOMNE,


DANS LE GRAND PALAIS DEVENU POUPONNIÈRE,
LES PEINTRES SONT AU GRENIER

4 novembre 1959

Beaucoup d’auteurs pensent que les enfants sont des objets


ignobles et bruyants, qu’il faut cacher dans les greniers, en leur
offrant des chaussons. La Ve République ne partage pas cette
opinion. Elle les lâche dans le Grand Palais, les écœure de cara-
mels et les habille de prospectus. C’est le Salon de l’enfance, où
de grandes personnes, tenues en laisse, peuvent pénétrer. Dans
les combles, cachés par de la toile à sac, se tient le Salon
d’automne, jadis illustre, que nos chefs d’État visitaient tous les
ans. Mais si M. Fallières s’aventurait au Grand Palais cette
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LES PATRONS 67

année, il se retrouverait coiffé d’un sac en papier et on lui met-


trait du chouine-gomme dans les oreilles.
Devant un effort aussi délibéré pour cacher le Salon
d’automne, on pouvait s’attendre à une réunion exceptionnelle
de très vilains tableaux. Dans ce domaine, nous sommes gâtés
par des expositions tapageuses, mais on imaginait que les orga-
nisateurs avaient réussi, qu’ils avaient mieux fait, que A, B, C, D,
E, F, G, H, I, J, K, L, pour ne citer que quelques noms, étaient
dépassés, que des chefs-d’œuvre monstrueux surmontaient les
chères petites têtes blondes du Salon de l’enfance. Or, il n’en est
rien.
Ce qui frappe dans ce Salon, c’est son honnêteté. On a le
sentiment que chacun a travaillé, selon ses moyens, à donner
une idée de la peinture d’aujourd’hui. On voit très peu de ces
tableaux, si réjouissants, où le peintre dissimule derrière des
ronds ou des losanges une scène bien reconnaissable, comme si
la peinture classique, clignant de l’œil, s’était cachée derrière
une toile cubiste. On voit au contraire un tableau très amusant.
Le peintre y a représenté une femme de 1900, nue par là même,
rose, entourée de cheveux blonds, assise sur une chaise. Mais le
mur de la chambre est constitué par des papiers collés, des
empâtements, du plâtre, des trous, comme si la malheureuse
enfant se retrouvait dans une fiction plus vraie que la réalité.
Le Salon d’automne est un salon de cartes de visite. Il faut
distinguer, à travers les couleurs de chacun, l’adresse du peintre
(Barbizon, le Bateau-Lavoir, Ornans, assez peu fréquenté malgré
ses enterrements, Rome, la Suisse normande et, plus rarement,
ces cités modernes : Kleestadt, Kandinskygrad), son pedigree,
ses décorations, sa pauvreté, sa richesse. Mais tout n’est pas
évident.
On a le sentiment que la peinture attend des ordres ou même
un beau désordre d’ordres. Qu’il y ait à peindre des anges ou
des carrés, des ruines ou des palais dans le vide, l’intention est
toujours la même et excellente – à condition qu’elle soit ailleurs.
Jean Paulhan rapporte ce mot de Braque : « On lui disait,
devant une nature morte : “Mais cet éclairage n’est pas dans la
nature.” – “Et moi alors, je ne suis pas de la nature ?” – “Mais
cette lumière encore, d’où vient-elle ?” – “Ah, c’est d’une autre
toile, que vous ne connaissez pas.” Il va la chercher. »
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Mais Braque est impérieux, si Picasso est ductile. Il est, à lui


seul, son Louis XIV et son Le Brun. Ce n’est évidemment pas
au chef de l’État à nous commander des tableaux : il nous
commande des enfants, ce qui est assez préoccupant – et puis
l’art officiel, malgré les malices de Fougeron, n’est pas le rêve
de la peinture, qui fut princière à Venise, casanière en Hollande,
mais toujours en ses appartements privés. Arts est à la recherche
de mécènes sérieux pour les artistes, âges indiff., fortune
consid., yachts dans les mers, chars traînés par Phœbus dans le
ciel, goût olympien, des mécènes sachant aussi que les dona-
teurs n’ont pas le droit d’étaler leur salle à manger sur le tableau
– tout juste leur visage ressuscité dans un coin, comme le faisait
Dürer.

DES MORTS IRRÉGULIÈRES

6 janvier 1959

À l’instant, Camus est mort. Il est six heures du soir. Henri


Cauquelin vient de nous téléphoner et de nous apprendre cette
nouvelle. Henri Cauquelin dirige un grand journal d’images qui
paraît toutes les semaines. Il était, en 1939, secrétaire de rédac-
tion, à Paris Soir, aux côtés de Camus. Nous sommes au marbre
de Combat où s’imprime Arts – ce journal, ce quotidien –
Combat, qui fit la gloire de Camus quand il y publiait ses édito-
riaux.
C’est là, dans cette imprimerie, qu’il apparut au grand jour.
C’est là que ses réflexions sur la justice, la vie, la dignité humaine,
lui donnèrent un public et un nom.
Nous refaisons donc, à Arts, parce qu’il est mort, une pre-
mière page, comme il en refit quelques-unes, au même endroit,
par exemple, quand Gide s’en alla. Mais Gide était son maître
d’école, alors que Camus n’a pas toujours compté pour nous.
Gide avait donné l’exemple du scandale, de l’à-propos, surtout
d’une grande continuité littéraire. En accéléré, la vie d’Albert
Camus rappelle ce film, mais sans scandale et avec une très
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LES PATRONS 69

grande sincérité. Que le souci moral lui fût essentiel, que le


besoin philosophique fût d’époque, nous le savions ; et nous
regrettions de retrouver ces vertus installées sur les genoux du
conformisme.

Le niveau de la justice

Le fossé entre la gauche et la droite, que le chaos de l’Occu-


pation avait comblé chez les politiques, se transporta à l’ère de
la Libération chez les écrivains. Albert Camus accepta ce glisse-
ment de terrain, auquel il servit, Dieu sait pourquoi, de caution
et de porte-drapeau. Le niveau Camus était alors le niveau
juste pour reprendre un adjectif qu’il aimait : on était situé en
dessus ou en dessous, en deçà ou au-delà de Camus ; d’où cette
œuvre d’un parfait bon sens, d’une probité exemplaire, autour
de laquelle tous les scouts de la littérature, au nombre desquels
nous voici tout d’un coup, peuvent se récapituler pour un der-
nier feu de camp.
Maintenant, il serait vain de masquer le désarroi et la tristesse
qui nous habitent. Ils excèdent le front commun que les hommes
d’une même génération dressent devant la mort et n’ont rien à
voir avec le constat d’absurdité que l’événement suggère.
Distant, Camus l’était, Dieu merci. Nous l’étions à son égard,
plus rudement. Ce recul, très volontaire, n’en faisait pas un
ennemi. Albert Camus reste très proche d’auteurs qui mou-
rurent comme un souffle, comme Henri Calet qui fut son ami.
Nous lui reprochions son moralisme, nous lui reprochions de
trop parler de l’homme, comme s’il en possédait la recette et
l’usage. Nous nous moquions de lui parce qu’il était acteur, lui
qui aimait tant ce métier. En ce moment, je pense pourtant à un
homme qui sera enterré, demain, par d’autres moralistes, impé-
nitents ceux-là, dorés sur les coutures et dont les os craquent
joyeusement lorsqu’ils embaument plus jeune qu’eux.
Alors, c’est à nous de dire enfin bonjour à Albert Camus.
On pense que l’après-guerre n’a pas été solide. On conseillera
aux voitures, aux cœurs d’aller moins vite. Après Gérard Philipe,
ange, aigrette du théâtre, voici son auteur, son camarade sur la
scène. À ce règlement de comptes, on ajoutera naturellement, le
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nom de Coppi, ou celui de vedettes moins fortunées comme


Boris Vian.

Le destin excessif

On montrera, on inventera, que les uns et les autres ont vécu


comme des milliardaires, des enfants gâtés ou des fils de roi. Or,
il n’en est rien, même pour Gérard Philipe. Et Camus, habitant
d’une France honnête, n’était ni Le Cid, ni le Campionissimo.
Sa fureur de vivre, dont il parlait souvent, il l’enfermait dans le
ton du commentaire. Il n’était pas condamné à ce destin exces-
sif.
Entouré d’académies qui mendiaient sa présence comme
autant de garages qui aiment les auteurs au repos, adoré par le
théâtre, il devinait l’ennui de son rôle. « Le jour, écrivit-il dans
La NRF, où l’équilibre s’établira entre ce que je suis et ce que je
dis, ce jour-là, peut-être, et j’ose à peine l’écrire, je pourrai bâtir
l’œuvre dont je rêve. » Albert Camus imaginait tout d’un coup
qu’on le privait d’écrire. Précipité dans la célébrité par une atti-
tude, l’assumant faute de mieux, je crois qu’il s’interrogeait sur
le décor sinistre, prémonitoire, qui entoure l’existence d’un écri-
vain consacré. Lui, qui avait lu Barrès, se demandait peut-être si
à l’heure de la repentance et des cahiers d’écolier, des Cahiers ne
viendraient pas.

Distance entre un livre et un auteur

Songeons à cette aventure, à ce roman que toute la littérature,


trois cents personnes, avait aimé quand il parut en 1943. Quelle
distance entre ce livre, ce jeune homme de rédaction, et cet
auteur comme installé sur un édifice qui ne lui convenait évi-
demment que pour un rôle : portiques, ombres, rideaux, lieux
célèbres où l’on célèbre le langage et les héros disparus.
Le théâtre, le journalisme, il en éprouvait la nécessité. Ainsi,
le plus assuré dans ses maximes était aussi le plus tremblant et
réclamait pour s’exprimer la fièvre d’un métier ou d’une équipe,
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LES PATRONS 71

l’apparence rêveuse exaltante d’une scène de théâtre, d’une


imprimerie de journal.
Voici donc l’imprimerie, la même absolument, qui consomme
sa masse de plomb, bien régulièrement tous les jours. Et devant
moi, sur une première page qui attend cet article, un visage qui
a sauté du monde des secrétaires de rédaction à celui des clichés
qu’on attend, qu’on rogne et qu’on mesure, la tombe naturelle
des écrivains qui se sont penchés sur cette question.
Or, il se trouve qu’il existe parfois entre les morts et les
vivants des relations plus serrées. Revenu dans cette maison
blanche de La NRF, où on l’aimait beaucoup, où nous nous
sommes ignorés longtemps au détour des couloirs, je suis entré
dans l’intimité d’Albert Camus par le hasard d’une fenêtre éclai-
rée. Cinq heures après sa mort, il m’a semblé qu’il me deman-
dait un service. On venait, de l’extérieur, frapper au carreau en
son nom.

DE COLOMBES AU PARADIS TERRESTRE

13 avril 1960

À Lansdowne Road, le rugby est un combat de chevalerie ; à


Murrayfield, c’est une tradition ; à Twickenham, une revue mili-
taire ; à l’Arms Park de Cardiff, un psaume. À Colombes, ce n’est
qu’un dimanche où un public de hasard, groupé sur un stade
misérable, vient se livrer à son sport favori, le chauvinisme. Le
chauvinisme se joue à trente mille contre un, l’arbitre.
M. Gwynn Walters, Dieu merci, appartient à cette belle race
galloise qui produit indifféremment des farfadets, des joueurs
ou des arbitres. Tenant des trois catégories, ce jeune homme de
28 ans est sorti triomphant de l’épreuve.
Il venait de laisser jouer le match le plus exubérant du Tour-
noi des cinq nations. Ce n’était plus France-Irlande, mais Union
sportive française contre aviron dublinois. Cette belle et coura-
geuse équipe d’Irlande s’était lancée dans la bataille avec une
fougue inquiétante. Derrière une lourde armure de piliers, der-
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72 ARTS

rière une seconde ligne imbattable à la touche, les arrières les


plus rapides d’Europe se déployaient, trompaient la défense
française et passaient. Le troisième ligne Kavanagh s’intercalait
dans ces attaques que le demi de mêlée Mulligan orchestrait avec
sang-froid. Ou bien, c’étaient de grands coups de pied à suivre,
derrière lesquels se ruaient les joueurs irlandais, recouvrant sou-
dain le terrain de Colombes d’un gazon de meilleure qualité,
celui de leur maillot.
Pourtant, cette équipe passionnante, battue par hasard ou par
malchance jusqu’ici (6-8 contre l’Angleterre, 9-10 contre Galles,
5-6 contre l’Écosse) fut écrasée par 6-23, devant la France. Cette
punition tient principalement à trois causes : désordre dans les
attaques, irréalisme dans l’art de conclure, faiblesse dans les
dégagements au pied.
Les Français, qui talonnent moins habilement, qui sautent
moins haut, qui déploient moins superbement leurs trois-quarts,
l’emportent sur le rugby d’outre-Manche, en inventant chaque
fois une tactique nouvelle.
À Cardiff, c’étaient les départs au ras de la mêlée de Lacroix,
remettant en jeu sa troisième ligne. À Colombes, samedi, ce
furent souvent les coups de pied, rasant le sol, d’Albaladejo qui
aéraient le jeu ou ses drops qui déconcertèrent l’adversaire.
D’autre part, nos joueurs s’adaptèrent volontiers à la situation
explosive entretenue par l’Irlande.
Nos trois-quarts, surtout Guy Boniface, eurent la sagesse de
se consacrer à la défense ou à la contre-attaque (d’autant plus
naturellement que notre mêlée, surtout pendant la première mi-
temps, leur procura peu de ballons). Nos avants, au contraire, se
lancèrent à fond dans l’offensive. C’est ainsi que De Grégorio et
Domenech marquèrent chacun un essai ; que le bon Roques, qui
passe pour un ogre en Angleterre et le grand Momméjat furent
partout, et que Moncla, comme toujours l’homme des percées
frontales, gagna dix mètres sur chaque départ, tout en fixant
quatre adversaires.
À la veille du match, j’essayais d’établir, avec l’aide du seconde
ligne de l’île d’Oléron (surnommé le Lion de Saint-Jean-Pied-
de-Port, depuis un combat illustre où il rappela Soro) Klèber
Haedens, une équipe idéale, constituée par les joueurs des Cinq
Nations. Nous étions parvenus au résultat suivant :
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LES PATRONS 73

MILLAR DAWSON WOOD


MARQUES CURRIE
MONCLA CELAYA CRAUSTE
BRACE
SHARP
DUPUY M. PHILIPS HEWITT A. SMITH
RUTHERFORD
Notre dessein était de ne dissocier ni la première ligne irlan-
daise, ni la seconde ligne anglaise, ni l’admirable troisième ligne
française. Mais après France-Irlande, on s’aperçoit mieux de la
valeur d’avants comme Roques et Domenech, de la fougue et
de l’intelligence de Lacroix, du style de Bouquet et de la sûreté
de Vannier. Si bien que cette équipe de France semble à peu
près sans défauts et tout naturellement constituée comme des
« Lions » français.
Il y a d’abord de la bonté dans ce sport viril qui se joue aussi
avec des ailes d’ange. (Ne parlons même pas de l’auréole qui
surmonta soudain la tête de Domenech lorsqu’il marqua son
essai.) Ainsi, le soir du match, le trois-quarts Flynn, doux jeune
homme blond qui avait deux fois volé en éclats sur un contre de
Dupuy puis de Bouquet et qu’on avait emporté du terrain pour
lui permettre de mieux contempler les nuages, s’affligeait avec
suavité de ce contretemps. Et le pilier Millar semblait triste de
ne plus trouver contre la sienne la tête de Domenech.
À cela, rien d’étonnant. L’homme naît mauvais, la société le
déprave, mais le rugby le sanctifie. Aussi un paradis toujours
verdoyant attend-il les âmes de Cahors, de Pau, de Cork, de
Brive, d’Édimbourg ou de Lourdes. C’est pourquoi – il est inté-
ressant de le savoir – un joueur de rugby ne meurt pas. À la
touche, il saute directement au ciel. À moins qu’il ne soit direc-
tement talonné vers saint Pierre, qui recueille le bon et le mau-
vais de nos mêlées humaines et sauve tout ce qu’il peut des
ballons – souvent ingrats – que nous lui fournissons.
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LE VOYAGE CONTINUE : NORD DE CÉLINE

21 juin 1960

Héros d’Homère, Céline commence par apostropher ses


adversaires, c’est-à-dire ses lecteurs. Il leur reproche de ne pas se
présenter en rangs serrés, d’aimer plus que tout les romans adul-
tères de Paul Bourget et il déplore « ce sentiment d’avoir tant
perdu tout son temps et quelles myriatonnes d’efforts pour cette
hideuse satanée horde d’alcooleux enfiatés laquais ». Ce que
réclame l’humanité avide, nous dit-il, c’est le cirque, « la vivisec-
tion des blessés ». Puis, ayant annoncé ses couleurs, il baisse le
ton, il reprend son propos, la confidence d’une vie, la vivisection
de soi-même et le voyage recommence. « Vous verrez… Vous
allez voir… Je vous disais. » Ce sont là des indications en sour-
dine, comme celles que Virgile prodiguait à Dante. Quel cercle,
quel enfer, quelle Allemagne sont le sujet de Nord ? Son plus
beau livre depuis le Voyage au bout de la nuit.
D’abord, l’empire de la gourmandise, à Baden-Baden ; celui
de ruines, à Berlin ; celui de la folie à Kraentzlin, en Prusse. Les
Gourmands, les Violents et les Fous se succèdent dans cette
chronique où l’Homme, égaré, circule en titubant. Si l’on pré-
fère, l’Allemagne ressemble à un corps agonisant, dans lequel
subsiste, quelque part, un estomac glouton, un poing fermé, une
conscience démentielle. L’estomac, caché dans un palace épar-
gné par les bombes, digère les grands principes qui gouvernent
les maîtres du monde et qui ne sont point la Justice ou la Force,
mais la Truffe, le Champagne, la Vodka, le Caviar. « L’élite, c’est
l’élite n’importe comment, n’importe où ! » Elle mange, elle sait
manger à pas comptés : une épaisse moquette tapisse son esto-
mac, éteint les bruits.
À Berlin, les murs sont moins solides, les repas moins assurés.
La ville tient sur du papier car les fonctionnaires sont restés. La
baronne von Seckt l’explique : « Méfiez-vous, monsieur Céline,
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LES PATRONS 75

nos fous sont extrêmement sournois, et chevaleresques et métho-


diques… très baroque mélange, n’est-ce pas ? »
La fuite recommence vers le Nord – le Nord, l’inconnu, la
folie –, bien loin de Montmartre, bien loin des nôtres en ces
régions du monde où tout bascule vers l’infini, le désespoir infini.
Le désert teutonique est là et les restes des barons furieux, à
présent déchaînés contre eux-mêmes. Le roi Lear a épousé Lady
Macbeth, Caliban est maître du pays et l’on parle des sorcières
dès que vient la nuit. Personnages annexes, cantonnés dans un
coin de la scène, les objecteurs de conscience, les Bibelforscher
sont utilisés comme menuisiers. Ailleurs, un village de prosti-
tuées. Et là, que fait Céline ? De la critique littéraire. Il lit en effet
La Revue des deux mondes des soixante-quinze dernières années.
Et il conclut « que les romanciers écrivent toujours les mêmes
romans, plus ou moins cocus, plus ou moins faisandés, pédés,
méli-mélo, poison, browning… à tout bien voir. Garniture lianes
de fortes pensées… Tallemant suffit, compact, vous met tout,
pognon, les crimes, l’amour… en pas trois pages ».
C’est une leçon de style plutôt qu’une leçon de morale qu’il
faut attendre de Nord. En effet, l’auteur n’est pas recomman-
dable. Il s’est placé dans une caravane, qui ne conduit nulle part
et qui avance entre deux rangées de flammes. On sait d’autre
part qu’il est anarchiste et, ce qui est extraordinaire pour un
écrivain anarchiste, mal considéré. Il n’est pas scandaleux sur
beau papier ni révolté dans les revues. Et au lieu d’attaquer
l’Armée, la Religion, la Famille avec des majuscules et sans jamais
heurter personne, il parle éternellement de choses très sérieuses :
la mort de l’homme, sa peur, sa lâcheté. Il y aurait là de quoi
remplir un édifice théologique, si l’univers de Céline ne débou-
chait pas sur l’abîme. L’être en suspens n’y trouvera pas de leçon
pour éviter de tomber. Il apprendra seulement à observer sa
chute inéluctable, à travers les attitudes de ses semblables. C’est
aussi un rire de revanche. Car l’individualiste qu’est Céline
éprouve de l’attendrissement pour les temps sérieux qui précé-
dèrent la guerre de 14 : l’Économie, le Travail, le Respect, autant
d’idoles dont il considère la chute avec regret. C’est à un monde
anarchique que cet anarchiste ne s’adapte pas. De la même
façon, ce n’est pas contre le langage classique qu’il se dresse,
mais contre le ton sirupeux de la littérature moderne, inventé par
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le roman-feuilleton, confirmé par le cinéma et les magazines


féminins. C’est pourquoi il faut tenir les apports argotiques, dans
son écriture, comme les apports latins ou grecs dans l’œuvre de
Ronsard. Il est retourné à la source.
Ce langage parlé, ce langage naturel, était la grande ambition
des romanciers depuis deux siècles. Walter Scott avait été révo-
lutionnaire : au lieu de présenter ses personnages, il nous faisait
écouter une conversation sur la place du village. C’était du
cinéma, c’était vivant. Les naturalistes ajoutèrent une touche
vécue à l’édifice : la sexualité, le sens olfactif, le palais furent
invités à écrire. L’art des sauces et des microbes honteux recou-
vrait le style et les critiques délicats se bouchaient le nez. Tout
devenait « osé ». Mais l’instrument à défaut d’intentions restait
le même.
Enfin, Céline vint, qui tortura les phrases pour leur faire
pousser de beaux cris. Mais et le prestige du Voyage au bout de
la nuit tient à cet aspect mêlé. Il prit une habitude : celle de se
livrer désespérément. Entre « Tout dire » qui justifie la confes-
sion et « Retenir le plus possible » qui explique le style, il partait
pour un voyage plus grand encore – la chronique terrible de
notre temps, avec un air de chanson, tout au loin, tout au long
des mots.

APRÈS LE CAUCHEMAR DES VACANCES

7 septembre 1960

L’art de rêver aux bains de mer

Jacques Chardonne tient Pierre Loti pour un des maîtres de


l’art de la description. On ne lit plus beaucoup Loti, qui inventa
pourtant le style caressant, comme s’il avait écrit à la pointe de
ses longues moustaches (parfums : ambre ou chypre). Jacques
Chardonne ajoute que Paul Morand est peut-être le seul contem-
porain qui sache décrire un paysage, un repas ou des hommes
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LES PATRONS 77

(quant à la description des jeunes femmes, Chardonne se la


réserve).
Quand Pierre Loti se présenta à l’Académie française, certains
Immortels firent des réserves. Les mœurs de l’auteur de Pêcheur
d’Islande ne paraissaient pas excellentes. « Nous verrons bien »,
répondit un académicien.
Sur un tout autre terrain, Paul Morand publie le dossier qui
explique les haines académiques dont il fut l’objet, haines qui
défigurèrent certains visages académiques dont les traits vont
rester déformés jusqu’à leur mort et trente ans après. Ce dossier
révèle un nudiste, ou à peu près. Dans Bains de mer, bains de
rêve (Éditions Clairefontaine), Paul Morand explique comment
il passa sa vie dans l’eau, se nourrissant de plancton, offrant son
abdomen aux caresses des crevettes et son dos au soleil. Ce sujet
de narration française qui lui fut proposé par un éditeur intelli-
gent, il en tire parti pour donner une rapide histoire de sa vie.
C’est d’abord un petit Lord Fauntleroy qui passe d’Angleterre
en Allemagne, l’œil aigu et la démarche intrépide. Puis c’est un
adolescent qui lorgne les baigneuses étudiant la taille décrois-
sante des maillots de bain, comme d’autres font registre des bas
avec ou sans couture. Un peu plus tard, un diplomate qui se fait
mettre en congé – lui qu’on disait arriviste – pour pouvoir s’amu-
ser. Enfin, un curieux vieux monsieur, qui va de Lausanne à
Tanger en un jour, arrête sa voiture le long des côtes d’Espagne,
utilise les pédales comme embouchoirs, le volant comme cintre
et court se jeter à l’eau en toute occasion. Tous ces souvenirs
donnent une grande impression d’allégresse. On comprend que
certains de ses confrères, condamnés au régime des dîners en
ville et des conférences, aient détesté cet éternel jeune homme
pétri de soleil, d’intelligence et d’eau de mer, nourri de poissons
frais et la gorge veloutée au jerez. Tant d’insolente fortune dans
l’art de vivre, et tout cela sur un fond de pessimisme, il y a, en
effet, de quoi scandaliser.
Nous retrouvons un autre Morand dans Bains de mer, bains
de rêve qui est le géographe. Configuration des côtes, pesanteur
et composition des mers, computation des foules – non, ce n’est
pas le début d’un poème de Saint-John Perse, mais quelques-
unes des observations de Paul Morand en vacances. Il faut
souhaiter qu’il écrive un jour une vraie géographie où il traitera
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du passé et de l’actualité à sa façon, tout en décrivant les


fleuves, les saisons et les montagnes. On voit mieux aujourd’hui
que de L’Europe galante à Hiver caraïbe, son propos n’a guère
changé, qui était de décrire les hommes mêlés à la nature. Dans
cette perspective, les modes sont une mince couche calcaire,
dont le géologue doit tenir compte. Et la politique, ce sont les
bouleversements qui créent les océans ou les failles. C’est pour-
quoi la psychologie des personnages de Paul Morand est géné-
ralement une psychologie collective. Cet individualiste farouche
se préoccupe surtout des grands ensembles, des aspects orga-
niques au caractère. Ce n’est qu’assez récemment qu’il s’est
intéressé à des originaux comme Feu monsieur le duc ou La
Folle amoureuse. Quant à Milady, on se demande s’il n’y est pas
traité de l’âme des juments plutôt que de l’âme du commandant
Gardefort.
D’autres auteurs, Jules Romains, Roger Martin du Gard, sont
partis de la sociologie pour arriver au roman. Mais ils nous ont
proposé leurs travaux comme un inventaire. L’adresse de Paul
Morand est de présenter ses conclusions comme de simples
remarques et de nous donner une loi générale à travers une
métaphore cocasse. Ce cerveau qui a beaucoup retenu dans sa
chambre noire restitue des éléments précis et frais, comme des
poissons d’argent. Paul Morand, c’est notre vivier.

LETTRE OUVERTE À MARCEL AYMÉ :


L’AMOUR EN 1960, UN SENTIMENT SANS MAJUSCULE

26 octobre 1960

Monsieur,
Depuis plusieurs années, l’attention des philosophes et de
tous ceux qui s’occupent sérieusement du problème social s’est
tournée sur les conditions de la femme, sur les changements de
destinée auxquels elle était appelée, sur la fonction importante
qu’elle aurait à remplir dans un ordre où l’on suppose que
devront prévaloir l’égalité et la raison. Fénelon qui fut un si
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LES PATRONS 79

hardi novateur sous des formes si insinuantes et si adoucies,


avait donné, le premier, d’admirables conseils dont l’excellence
n’a pas été surpassée. Vous-même, monsieur, avez traité de la
femme et de plus d’une façon, dans ce que d’aucuns ont la
faiblesse d’appeler votre œuvre et que nous nommons, quant à
nous, une collection de romans. Vous auriez tort de prendre en
tristesse cette appellation, d’autant que vous n’en supportiez
plus le fardeau depuis longtemps. En effet, vous nous aviez
quittés.
Qu’il s’agît de l’odeur des coulisses, d’une facilité à poser
devant vous une pièce de théâtre comme un problème à
résoudre, d’un certain air qui vous entraîne, vous qui pouffez en
cachette, à déléguer les soins du rire à de jeunes et belles actrices,
quoi qu’il en fût, vous n’étiez plus des nôtres. Vous aviez rejoint
les Commerson, les Émile Augier, les Carmouche, les Meilhac,
les Scribe, les Mauriac, qui hantent nos scènes sans déserter tout
à fait nos cœurs.
Pendant tout ce temps, mi-perdu, mi-rêvé, vous n’avez pas
démérité. En effet, votre esprit peut être faux, votre pente facile,
votre conduite reste droite. Jamais on ne vit chez vous cet aban-
don craintif, ce mouvement onduleux des hanches de l’esprit,
qui font mépriser vos confrères les plus célèbres.
Aussi, cher monsieur, nous n’avons pas été fâchés de vous
retrouver. Les Tiroirs de l’inconnu est l’œuvre la plus complexe
que vous ayez écrite. On risque de s’y perdre. Il peut être bon
de vous l’expliquer. Vous avez choisi un héros dont le nom vous
est familier : Martin, cousin d’un de ces Martin qui passent
entre les murs de vos nouvelles. Celui-ci est d’une lignée parti-
culière, celle du Vaurien et de « L’Indifférent » ? La première
phrase du Vaurien, un de vos romans les moins connus, révèle
bien votre ambition : « Je fis le désespoir de mes parents ce
même jour d’avril où Jiquiniaud, que je ne connaissais pas
encore, fit le désespoir de son père. Jiquiniaud m’a raconté
depuis qu’il s’y prit simplement. » Et, sur le même ton, avec la
même amertume, vous racontiez l’histoire d’un homme sensible
et aussi les moyens de retrouver le calme si nécessaire, si ingrat,
si fugitif.
« L’Indifférent », qui date d’il y a dix ans, pousse les consé-
quences plus loin. Le narrateur, pendant l’Occupation, sort de
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prison, se fait engager dans une bande qui profite des circons-
tances pour assassiner en paix. Il faudra écrire le roman de cette
époque où, la Gestapo les protégeant, certains éléments du
milieu vécurent à Paris comme des rois, réquisitionnant, de pré-
férence, les appartements de magistrats, libérant de prison leurs
anciens complices, accomplissant des orgies dans les lieux
mêmes où la justice se rendait au devoir conjugal. « L’Indiffé-
rent » donne un aperçu de cette vie débraillée et aussi comme
une image du caractère de l’auteur. Non point qu’on vous ait
jamais vu, cher monsieur, les armes ou les mauvais instincts à la
main. Mais une remarquable faculté d’indignation jointe à une
absence totale d’enthousiasme fait de vous le modèle de vos per-
sonnages indifférents.
Le dernier Martin, celui des Tiroirs de l’inconnu, sort, lui
aussi, de la prison où il était entré par hasard. À peine dans la
rue, la foule le terrorise, il craint à chaque instant qu’elle se jette
sur lui. Et, précisément, bien qu’il ressemble à un marchand de
marrons, qu’il se dise terne et pataud, les femmes, avec lui,
cherchent le contact. Toutes le trouvent solide, rassurant, toutes
veulent le garder à la maison, mais il sait se défendre, parce que,
dans la cage de la Santé, il a appris à redouter les fauves en
liberté. Il se refuse à être quoi que ce soit. Et, s’il fond, occasion-
nellement, dans leurs bras, c’est aussi pour ne rien laisser de lui.
Il est beaucoup plus occupé des découvertes que la condition
carcérale lui a permis d’apprécier. Il découvre ainsi que son
frère, légendaire auprès de toute la jeunesse sous le pseudonyme
de Porteur, écrit un réquisitoire contre l’amour. Il apprend
qu’un vieil original, nommé Jules Bouvillon, a démontré l’exis-
tence de Dieu dans un livre qu’il a brûlé ensuite. Il constate
qu’un chef magasinier, nommé Faramon, a inventé la littérature
appliquée, qu’il définit ainsi : « Je dois vous dire que je me suis
toujours intéressé à la littérature et qu’en dépit du plaisir que j’y
ai trouvé, elle m’a beaucoup déçu. Alors que Marx et Freud
nous fabriquent des kilomètres d’histoire, la simple littérature
n’engrène pas sur la vie. On se récite un poème de Baudelaire
comme on prend un cachet d’aspirine… » Aussi Faramon lance-
t-il en circulation des histoires plausibles qui transforment la vie
de ses voisins ou de ses contemporains. Il abandonne une ser-
viette bourrée de faux documents chez Lipp. Il rédige une fausse
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confession sur les tiroirs d’un bureau. Chaque fois les consé-
quences suivent. Martin respire enfin en apprenant ce procédé :
grâce à l’imagination, les murs tombent, il est vraiment sorti de
prison.
Cher ami et Aymé, le thème principal de votre œuvre n’est pas
là. Vous l’avez désigné vous-même en l’appelant le constat de
Carrel. Alexis Carrel fut cet auteur que nos grandes sœurs
lisaient, en 1939. Ayant déterminé que l’homme était un
inconnu, ce biologiste illustre chercha la femme et la trouva.
Commentant sa découverte, vous écrivez : « Bornez-vous à dire
que les femmes sont ainsi faites que seul peut les inspirer un
sentiment amoureux, des hommes appartenant à une certaine
catégorie sociale ou la représentant à leurs yeux. En regard,
essayez de voir les hommes tels qu’ils sont, assez semblables à ces
gros bourdons poilus qui font irruption dans une pièce, rebon-
dissent de vitre en vitre et sur tous les meubles jusqu’à ce que la
maîtresse de maison les abatte d’un coup de torchon. »
Le coup de torchon, nous l’avons compris, c’est le mariage.
Et vous donnez au tableau noir quinze exemples comiques de
ces aventures de cœur.
Votre héros, notre Martin, est lui-même un témoin impas-
sible. Quoiqu’il ne se laisse ni massacrer, ni épouser, nous pou-
vons le croire. Autour de lui, les femmes tissent leur société,
tandis qu’il se laisse aller. Tatiana Bouvillon, la plus désirable de
vos héroïnes, n’est pas très différente de la Dévorante de La
Vouivre. Yeats a su définir dans Les Voyages d’Usheen l’effroi
que ces belles personnes goulues inspirent à vos personnages
masculins : « Chacune de ces énormes formes blanches était plus
grande que quatre-vingts hommes. Le sommet de leurs oreilles
était emplumé ; elles avaient pour mains des griffes d’oiseaux. »
Aussi Martin leur échappe-t-il. Ni l’amour ineffable, auquel il
ne peut croire, ni l’amour social ne lui conviennent. En somme,
l’amour n’existe pas, il n’est qu’instinct variable qui se consume
dans l’imposture et s’achève dans les chaînes. Pour cette raison,
peut-être, Martin est triste. Cette théorie, cher Marcel Aymé,
vous n’en êtes pas l’inventeur.
Un romancier, Jacques Chardonne, un essayiste, Denis de
Rougemont, nous avaient expliqué l’amour courtois, invention
des poètes et prouvé que les vrais hommes, prosateurs par défi-
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nition, ont d’autres armes. Aussi, Chardonne, avec obstination,


fait-il l’éloge du mariage. À ses yeux l’homme et la femme
doivent s’affronter entre quatre murs et pour l’éternité. Ainsi,
banale, incomparable, meurtrie, se révélera la vraie substance de
l’amour.
Vous savez d’ailleurs que ces passions existent. Vous décrivez
deux paysans, la femme attelée à une charrue, dont l’homme
tient le manche. Vous apercevez leur regard de fierté devant le
travail accompli en commun et vous concluez : « L’amour, c’est
la charrue. » Et, pour mieux prouver que les amoureux sont
ordinairement des imposteurs, des inconscients ou des victimes,
vous écrivez dix pièces de théâtre que vous cachez dans votre
roman.
Vous avez découvert que le théâtre donnait des ailes aux créa-
tures romanesques. Des jongleurs aux écuyères, le progrès est
sensible. Quant aux héros de vos contes, ils travaillent en plein
ciel. En lisant Les Tiroirs de l’inconnu, imaginons un cirque, son
mouvement, ses plans superposés. Le directeur de la troupe
porte une veste blanche à brandebourgs rouges et noirs. Il tient
un fouet à la main. Le célèbre clown Martin, Tatiana et ses
cavales du Don, le trapéziste Porteur, le dompteur Lormier,
Faramon et ses rêves apprivoisés, lui obéissent religieusement.
Cette contrainte s’explique, puisqu’il s’agit d’une œuvre dog-
matique. Tu y poursuis, cher Marcel, la mystique de l’amour. Tu
démontres qu’elle naît, chez l’homme, d’un appétit physique,
chez la femme d’un instinct profond pour les appareils ména-
gers. La chair et le frigidaire te paraissent ainsi les deux pôles
d’un sentiment sur lequel des milliers d’auteurs ont raffiné sans
s’en expliquer. Il faudrait donc penser que Mme de La Fayette,
la religieuse portugaise, Mme du Deffand, Mme de Staël et
Stendhal ont rêvé, quand ils nous parlaient de l’amour infini. Ou
bien, ils étaient ivres et voyaient des éléphants roses. À quoi l’on
répondra que l’homme et la femme ont peut-être changé depuis
l’invention des machines qui font du froid à l’estomac. Le fémi-
nisme a triomphé. La femme est reconnue comme la supérieure
de l’homme. Elle s’en afflige hypocritement. Elle brame après
l’esclavage perdu. On lui a volé son sac à malices, on l’a dépossé-
dée de son mythe. Mais enfin, la barrière des sexes est suppri-
mée. Pudeur, passion, patience n’ont plus cours en amour. En
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LES PATRONS 83

échange, on nous a donné l’érotisme. À travers ce mot, l’amour,


qui n’était peut-être pas une notion claire, est devenu indiscer-
nable. Dans l’érotisme, on distingue de la science, de la perver-
sité, des parties de main chaude, du bavardage, de la vanité, de
la théosophie, des petits-fours et des orangeades, de l’ennui. Et,
surtout, rien.
Des auteurs, au XVIIIe siècle, avaient affirmé la doctrine avec
une plus grande rigueur. Ils avaient défini le vrai libertin, mena-
çant le Ciel, ruinant les vertus et ravageant le siècle par son
adresse à utiliser un instinct puissant et défendu. L’instinct est
demeuré, mais le Ciel moral s’est envolé. Les châteaux de Sade,
les éclairs que narguait l’incroyant, les caricatures de l’Enfer ont
disparu. Le libertin n’est plus un danger, c’est un exemple. Il est
glorifié dans les films et dans les journaux. « Fillette, tu épouse-
ras un libertin » est le mot d’ordre des familles.
Les romanciers sont en retard parce qu’ils sont victimes de
préjugés réalistes. On leur a dit qu’il fallait décrire l’homme des
pieds à la tête. Les malheureux enfants s’abandonnent à ce réa-
lisme désastreux, sans courir à l’essentiel et qui plairait à leurs
lecteurs. Aussi écrivent-ils des livres démodés, sauf quand il
s’agit de romans pour les jeunes filles, admirablement construits
parce qu’ils reposent sur deux poutres maîtresses : l’argent et le
sexe. La plupart de nos romanciers disparaîtront, Delly restera.
Une autre exception fut Histoire d’O. Ce remarquable pas-
tiche fut lu avec sérieux et il fit vibrer les cœurs. Chacun trouva
là des personnages intéressants, de vraies situations, quand
l’habituel prix Goncourt leur dit que Jérôme Dutilleul naquit,
fut adolescent, se maria, ne fut point heureux, fut attiré mysté-
rieusement par Séraphita, mais revint à Marcelle, sa femme, qui
prononça simplement ces quelques mots (et un rai de lumière
illuminait alors ses cheveux) : « Je t’attendais. » Dans Les Tiroirs
de l’inconnu, tu traites de la littérature appliquée. Histoire d’O
prétendait à cet effet. En somme, il n’est plus question de lire
pour rêver ou se distraire. Il faut agir. Les romanciers Marx et
Freud, que tu cites, ont ouvert la voie. L’un mi-rêvassant, mi-
ronchonnant, a ravagé par mégarde la Russie puis le monde. Le
second ayant des rêves obscènes, les a fait aisément partager à
toutes les femmes de continents blancs.
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84 ARTS

La Rochefoucauld nous confie que l’amour naît de la mode.


L’érotisme, à ce prix, n’est qu’une propagande. Et combien
seraient vertueux si les affiches ne leur disaient qu’il faut préférer
Jessos, si les films ne leur montraient des images nues, si les
journaux ne les installaient pas au parterre d’une Olympe où l’on
divorce sans cesse, après des étreintes embaumées dans des voi-
tures rapides ? Les Amours célèbres, Le crime ne paie pas, ces
titres de bandes dessinées sont les deux flambeaux de notre civi-
lisation et le second doit nous apprendre à mieux lire le premier.
Si le crime ne paie pas, l’amour payera durablement. Il est vrai
que ces exemples sont mornes. On pourra toujours répondre
que l’amour est un animal asocial et que la foule ne lui vaut rien.
Transportez les bancs des jardins publics sur la scène de la
Comédie-Française et les enfants ne s’aimeront plus du tout.
Jusqu’aux grands séducteurs qui nous paraissent suspects, par
leur désir de publicité. Deux livres viennent de paraître, qui nous
expliquent comment battaient le cœur de Frank Harris et celui
de Mme de Staël. L’un fut l’idole des petites femmes de son
temps, l’autre des grands esprits. « Comment l’amour vient-il la
première fois ? » se demande Frank Harris. Mme de Staël ne se
pose pas la même question. Elle chercherait plutôt à savoir
comment il viendra la dernière fois. Frank Harris, comme
Casanova, comme Mme de Staël se donne un mal fou. Leur
argent, leur temps, leur honneur sont consacrés à la guerre de
conquête. Il n’est pas étonnant, après cela, qu’ils emportent des
villes fortifiées. Remarquons, cependant, que ces spécialistes font
toujours la même chose. Mme de Staël voit un homme dans un
salon, elle le voit, c’est mal dire, elle en entend parler. De l’oreille
aux sens, le chemin prend généralement six semaines. Le cœur
est prévenu au passage. Et par une prudence supplémentaire,
elle parle toujours à son amant en titre de son successeur, peut-
être pour réchauffer l’un, peut-être pour faire venir l’autre plus
vite.
Frank Harris se livre à la même quête désespérante. Et il est
très remarquable qu’il juge sans cesse, parlant des femmes
comme un boucher, estimant ce qui est comestible, discutant du
pour et du contre, des cuisses et des joues, assez bon garçon
pour finir. Et voici d’ailleurs le secret des séducteurs ou des
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LES PATRONS 85

séductrices : ils sont faciles, non pas tant dans leur volonté que
dans leur imagination.
Sans doute, mon petit Marcel, sournois comme tu l’es, envies-
tu ces conquérants illustres. Ils ne détruisent d’ailleurs pas ta
thèse. Casanova trouve les femmes ravissantes. Frank Harris est
un sportif, un éleveur de pouliches. Quant à Mme de Staël, c’est
la femme fait homme, croyant un jour que Narbonne est un
génie politique, Ribbing un héros mystérieux ou que Benjamin
Constant a du cœur. Selon Mme de Pange, l’homme de ses rêves
aurait dû ressembler au personnage d’Oswald dans Corinne,
« Vainqueur et soumis, fier et doux ». C’est sinistre.
Il faudrait savoir à présent pourquoi l’amour a déserté les
cœurs, les romans et les films, si bien que le cherchant partout,
tu ne l’as trouvé nulle part. Nous avons vu que l’érotisme avec
son fracas et ses trompettes, occupait beaucoup les esprits. Il est
certain, également, qu’une société sans classe et sans âge, sans
avenir et sans passé, n’est pas faite pour favoriser les sentiments
élevés. Dans un temps où les vieux messieurs font les jeunes
gens, où les petits garçons récitent Hobbes en blouson noir, où
l’intellectuel se croit du peuple et où l’ouvrier se veut bourgeois,
où l’espoir ni l’attente ne signifient rien, l’amour manque de
points d’appui, de rivières à traverser, d’épreuves à subir.
Au pire, l’amour serait une imagination qui ferait de notre
ange gardien une sirène, une cousine, peut-être une amie, sûre-
ment un ange, sûrement pas une gardienne. Platon définit
l’amour au passage comme la recherche d’une moitié perdue
– mais cette quête exige des différences, des aspérités et en
somme des surprises. Le monde homogène et plat, éclairé jour et
nuit qui est le nôtre, l’étouffe à sa naissance. Il n’y a jamais eu
plus de crédulité que dans le cynisme ou le réalisme contempo-
rains. Un philosophe, Sartre, expliquait assez bien que notre
corps n’est pas l’assemblage d’organes que l’autopsie étalera un
jour sur une table de dissection. Tout se passe comme si les
sentiments des modernes étaient offerts à l’analyse avant même
d’exister. Une mécanique universelle occupe les esprits. La peur
d’être dupe, de ne pas connaître les secrets de la nature, paralyse
tout. Aujourd’hui plus encore que de son vivant, Stendhal serait
contre Stendhal. Supprimer l’amour est le but logique d’une
Révolution qui voudrait changer l’homme. La révolution chré-
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86 ARTS

tienne, qui fut bonne et douce malgré les préceptes abominables


hérités de la Bible, ne l’a pas voulu. La Révolution française y
songea un instant quand elle affirma le mythe de la fraternité
– avec son corollaire, la délation. Le communisme, en Russie, a
bafouillé sur ce sujet. Rapidement, il s’est montré plus sain que
notre libertinage occidental, glorieux et honteux à la fois. En
Chine, peut-être, une vertu supérieure annulera les dernières
différences. On calmera les Indiens, si débauchés. On châtiera
les Latins, un peu vantards. Et il y aura toujours de l’alcool le
samedi soir pour faire croire aux Saxons que leurs gothons sont
des Walkyries.
De toute façon, ce n’est pas intéressant. Une romancière
française, Colette, a écrit : « L’amour n’est pas un sentiment
honorable. » Elle l’entendait à sa façon. Mais cette cervelle
bourguignonne ne se trompait pas, si l’amour doit être un
mythe social, une discussion, un emblème, un impératif, une
tradition. Avec l’amour, on est toujours dans le général. Au
temps des amis morts, ces discours sont vite fastidieux. Ils
semblent se répéter de Tristan à Victor, de Joachim à Alphonse,
d’Alfred à Guillaume, comme si la bouche d’ombre des siècles
ne connaissait qu’un langage. Le procédé finit par lasser. L’ami-
tié qui se cache parce qu’elle suffit à tout est comme l’envers de
ces sentiments que réclament, que brament et proclament, et
font mourir de honte plus souvent que de plaisir.
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CHAPITRE II

LES FUTURS CINÉASTES

Avant d’être les cinéastes de la Nouvelle Vague, ils inven-


tèrent une nouvelle critique, notamment dans Arts.

Jean-Luc Godard
Avec Éric Rohmer, il avait créé La Gazette du cinéma, qui n’aura que cinq
numéros en 1950. Il y écrivait sous son nom ou sous le pseudonyme d’Hans
Lucas. En 1952, il entre aux Cahiers du cinéma et peu après à Arts. Ne
trouver que des qualités à un film d’Henri Decoin, c’est l’une de ses
étonnantes critiques. Il donnera également la parole à des cinéastes très
différents. Ce Jean-Luc Godard intervieweur, est celui dont les cinéphiles
connaissent la voix, puisqu’on l’entend en voix off dans certains de ses films.
Dans un de ces premiers courts-métrages, Charlotte et son Jules, il avait
même doublé Jean-Paul Belmondo qui interprétait le rôle principal. Avec
Mocky, Rossellini et Renoir interviewés pour Arts, on est loin de la provoca-
tion qui sera longtemps la carte de visite du metteur en scène du Mépris.

LA CHATTE, UNE RÉUSSITE


30 avril 1958

Reconstituer l’atmosphère des années d’occupation était un


piège facile dans lequel Henri Decoin a su éviter de tomber. Et
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88 ARTS

pour cette seule raison, son nouveau film, La Chatte, est en fin
de compte d’assez loin supérieur à celui de son confrère Edward
Dmytrik sur un sujet semblable, Le Bal des maudits. Autant le
film américain était équivoque dans ses intentions, autant nous
sommes surpris de trouver dans le film de Decoin une certaine
sobriété non dépourvue de noblesse.
En sacrifiant volontairement le pittoresque au conflit inté-
rieur et surtout en se rendant compte que c’était la seule chose
à faire pour ne pas s’embarquer dans l’éternelle galère des films
sur la Résistance, Henri Decoin a réussi à donner à son film sur
l’aventure l’aspect d’une méditation sur l’aventure. Au fil de la
projection, Françoise Arnoul devient de plus en plus émou-
vante dans son personnage de jeune femme aussi impénétrable
qu’une héroïne de Bresson.
C’est que l’influence du condamné à mort se fait en effet forte-
ment sentir. Mais c’est tout à l’honneur de Decoin de savoir cette
fois où résident ses faiblesses et de montrer comment il entend y
porter remède. Autant ses récents films policiers étaient déplai-
sants parce que mal décalqués d’Hitchcock, autant dans La
Chatte, l’imitation de Bresson porte ses fruits.
Chaque scène progresse par elle-même et l’on passe d’une
séquence à l’autre sans ces éternels plans de raccord qui ont failli
mener le cinéma français à sa ruine. Le découpage est vif et
plaisant. L’allure générale est celle du documentaire romancé,
d’un constat où le pathétique naît d’autant plus facilement qu’il
n’est pas recherché avec outrance. Les effets sont réussis parce
qu’ils sont rares et traités avec une sécheresse qui ne manque
pas de pudeur. De plus grands cinéastes que Decoin ne renie-
raient pas la scène où pendant dix minutes l’officier allemand
force Françoise Arnoul à écrire « Je vais parler, je vais parler… »
Et même des comédiens aussi désinvoltes qu’André Versini
finissent par nous faire croire qu’un grand drame se passe au
fond de leur cœur.
Toutes ces raisons font de La Chatte le film le plus sympa-
thique depuis longtemps d’Henri Decoin. Puisse-t-il continuer
sur cette voix.
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LES FUTURS CINÉASTES 89

INTERVIEW DE JEAN-PIERRE MOCKY

11 février 1959

« Le dragueur n’est ni un aigleur ni un craqueur, ni un bara-


tineur, c’est le personnage de mon film. »
Jean-Pierre Mocky fit ses premières armes au théâtre. Il joua
notamment dans Pauline, ou l’écume de la mer, Le Roi pêcheur,
ainsi que dans plusieurs pièces d’avant-garde sur les planches
des petites salles de la rive gauche. En même temps, on commen-
çait à le remarquer au cinéma dans de nombreux films tels que
Le Comte de Monte-Cristo, Orphée, Dieu a besoin des hommes,
Deux sous de violettes, La neige était sale. C’est alors que
Michelangelo Antonioni l’engage avec Etchika Choureau pour
tenir les rôles des J3 tragiques dans l’épisode français de I Vinti,
film toujours interdit par la censure. Jean-Pierre Mocky émigre
ensuite en Italie où il rejoint la cohorte des Jacques Sernas,
Pierre Cressoy, Isabelle Corey, acteurs français alors presque
inconnus en France, et qui avaient préféré se faire un nom sous
le soleil de Rome plutôt que dépérir sous les toits de Paris. Gli
Sbandati, de Francesco Maselli, primé à Venise, consacre défini-
tivement Jean-Pierre Mocky qui revient à Paris. On le voit dans
Le rouge est mis et Le Gorille vous salue bien. Il a 29 ans et décide
de passer derrière la caméra, ne fût-ce que pour faire mentir le
dicton qui veut que les acteurs célèbres soient immanquable-
ment de mauvais cinéastes, comme l’ont amplement prouvé
avant lui James Cagney, Pierre Blanchar, Gilbert Gil, Raymond
Rouleau, Marlon Brando, Gérard Philipe, Cornel Wilde, Roger
Pigaut, Karl Malden. Pour ses débuts dans la mise en scène,
Jean-Pierre Mocky choisit un roman d’Hervé Bazin : La Tête
contre les murs, dont il a fait lui-même l’adaptation et les dia-
logues avec la collaboration de Jean-Charles Pichon. Tout est
prêt, les extérieurs sont repérés, on va donner le premier tour de
manivelle. Mais au dernier moment, Mocky décide de confier le
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90 ARTS

tournage du film à Georges Franju, et se contente d’en jouer le


rôle principal, entouré d’Anouk Aimée, Pierre Brasseur, Paul
Meurisse et Charles Aznavour. Ce n’était que partie remise
puisque aujourd’hui Jean-Pierre Mocky termine sur les plateaux
de Saint-Maurice un film dont il est l’auteur complet. Les Dra-
gueurs, film sympathique a priori, puisque également produit
pas Joseph Lisbona, un jeune distributeur qui s’est déjà signalé à
l’attention des cinéphiles en sortant sur les écrans parisiens plu-
sieurs films de qualité, dont La Maison de l’ange, L’Ombre, et
Rêves de femmes.
« D’où vient le mot “dragueur”, et que signifie-t-il exacte-
ment ?
– C’est un mot, je crois, qui vient du Midi. Et, comme très
souvent, Paris l’a repris à son compte en lui faisant faire fortune ;
à tel point que “draguer”, aujourd’hui, a presque remplacé le
classique “baratiner”. Mais c’est à tort, car ça ne veut pas dire du
tout la même chose. Un “dragueur” n’a jamais été, n’est pas, et
ne sera jamais, un “baratineur” ni un “chasseur” ni un “frôleur”,
encore moins un “craqueur” ou un “aigleur”. Ainsi un “barati-
neur” ou son dérivé le “craqueur” se compliquera toujours la vie
en faisant sincèrement la cour aux filles, même en faisant le
malin, le beau et en leur racontant des histoires, des “craques”.
« Un “dragueur” jamais. Il fonce, prend son bien où il le
trouve, dans un snack de Montparnasse, dans le hall de l’aéro-
gare des Invalides, dans les couloirs du Lido, peu importe, et il
laisse ensuite tomber, s’il le faut, sans chercher midi à deux
heures. Si vous voulez, disons que le “dragueur” n’est jamais
“fleur bleue”. Il ne cherche pas, mais il trouve.
« Ce n’est pas un esthète comme le “chasseur” dont le grand
plaisir est de pister les filles sur les boulevards ou dans le métro,
et qui n’est dans le fond qu’une espèce particulière de “voyeur”.
Le “dragueur” n’est pas “voyeur” pour deux sous. Parlez-lui de
Robbe-Grillet, il ouvrira de grands yeux et ne comprendra pas.
C’est parce qu’il est pur de tout préjugé sentimental ou physique
que le “dragueur” est férocement réaliste. Son plaisir, par
exemple, n’est pas non plus, comme le “frôleur”, de caresser en
tremblant sa voisine au cinéma ni de se frotter hâtivement contre
elle sur la plate-forme de l’autobus.
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LES FUTURS CINÉASTES 91

« Un “dragueur” est également loin d’être aussi raffiné qu’un


“aigleur”, mot désignant il y a quelques années à Saint-Germain-
des-Prés celui qui jette le regard de l’aigle sur les filles à la ter-
rasse des cafés, et dont la jouissance est identique à celle de
Cézanne devant ses pommes, ou de Sternberg en face de
Marlène Dietrich.
« Le “dragueur” est un homme qui a des principes et qui s’y
tient. J’en connais un qui aborde avec succès depuis dix ans les
filles avec ce seul mot clé : “Vous aimez le flirt ?” J’en connais un
autre dont l’attaque favorite est : “Fiancée, amoureuse, libre ?”
Dans mon film, c’est avec cette phrase que Jacques Charrier
tentera sa chance sur Dany Robin, Estella Blain, Margit Saad,
Anouk Aimée, Belinda Lee.
– Et ça marchera chaque fois ?
– Non, jamais. Mais c’est précisément là le sujet de mes Dra-
gueurs, en ce sens que Freddy, le personnage interprété par
Charrier, est en réalité un faux “dragueur”, ou, plus exactement,
un garçon qui a toutes les qualités requises pour devenir un
parfait “dragueur”, mais qui s’aperçoit en cours de route qu’en
devenant un automate de la séduction, il se condamne par là en
même temps à une effrayante solitude morale.
« Il a un côté “fleur bleue” qui l’empêchera toujours d’entrer
dans le clan des “dragueurs” que pourtant il envie et admire. Et
c’est pour ça qu’il réussit mal avec les filles. Sans compter qu’il
a très peu de fric. Mais surtout, chaque fois qu’il “drague”, il ne
peut s’empêcher de faire du sentiment, et de le faire sincère-
ment. Tout ça est un peu mélo, je le sais, mais c’est un peu ça
aussi qui m’intéresse dans ce film : les bouffées de mélodrame à
l’intérieur d’une mécanique bien réglée.
– Vous avez beaucoup tourné en extérieur ?
– Énormément. Les trois quarts du film se déroulent dehors,
dans un Paris qui passe lentement du samedi après-midi au
samedi soir. J’ai voulu donner à cette histoire plus ou moins
fictive un aspect documentaire. Et Les Dragueurs seront un film
assez disparate à cause de ça. Ce qui m’a plu, c’est, en effet, de
mélanger une technique néoréaliste, si vous voulez, avec une
technique de studio. J’ai fait ce qui me passait par la tête, quel-
quefois des scènes entières en champ- contrechamp, et d’autres
fois, également par parti pris, des scènes entières à la grue ou
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avec des travellings compliqués, circulaires ou croisés. On verra


ce que ça donnera, mais comme sur le papier le scénario était
très “construit”, je me suis permis de faire une mise en scène
volontairement un peu décousue. Jacques Douy, par exemple,
m’a fait d’immenses et très jolis décors que Séchan a su éclairer
tout aussi bien qu’il a su tourner des tas de plans à la sauvette.
En somme, le sujet des Dragueurs, c’est de faire le tour de Paris
en même temps que le tour de la question féminine, en allant,
avec Jacques Charrier et Charles Aznavour, des étudiantes du
Ve arrondissement à l’Anglaise partouzarde de Passy, en passant
par la petite putain qui “drague” aux Invalides, la “tricheuse” de
Saint-Germain, la bobbysoxer des Champs-Élysées, et les Sué-
doises de Pigalle. Les Dragueurs, vous le voyez, auront un petit
côté Ouvert la nuit de Paul Morand. Ce ne sera pas un film
drôle, mais j’espère que ce sera un drôle de film. »

ROBERTO ROSSELLINI :
UN CINÉASTE, C’EST AUSSI UN MISSIONNAIRE

1er avril 1959

De tous les grands cinéastes, Roberto Rossellini est à la fois le


plus admiré et le plus attaqué. Les applaudissements qui
saluèrent à l’échelle mondiale Rome, ville ouverte se firent de
plus en plus rares à mesure que les écrans passaient Allemagne,
année zéro, Europe 51, Stromboli, ou ne passaient pas La Machine
à tuer les méchants et Dov’è la libertà ?. C’est ainsi que La Peur
sortait l’année dernière dans un minable cinéma de quartier alors
que Païsa, il n’y a pas si longtemps, emballait le Festival de
Cannes. Mais, comme Socrate (dont il eut le projet de filmer la
mort) et saint François d’Assise (dont il filma la vie), Roberto
Rossellini, abandonné de presque tous, fonçait à tombeau
ouvert, sans plus écouter personne, à travers les portes étroites
de son art. Humilité et logique étaient les deux seuls phares qui
éclairaient ce voyage au bout de la nuit cinématographique,
voyage qui le mena jusqu’au creuset de la civilisation indo-
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LES FUTURS CINÉASTES 93

européenne. Aujourd’hui, Roberto Rossellini en ressort avec


India 58, un film qui est l’égal de Que Viva Mexico ! ou Naissance
d’une nation, et qui prouve que cette saison en enfer menait au
paradis, car India 58 est beau comme la création du monde.

« L’Inde, c’est cinq cents millions d’hommes. Plus que le


quart du genre humain. Je trouve que c’est un joli chiffre. À mon
avis donc, il faut connaître l’Inde, ou les Indes, comme il vous
plaira. C’est pour ça que j’ai fait, non seulement un film, mais
également plusieurs reportages en forme de documentaires des-
tinés à la télévision. Aujourd’hui, les pays sont serrés les uns
contre les autres comme des sardines. On voyage de plus en
plus, ça en devient même une banalité. Autrement dit, la vie de
famille s’agrandit à l’échelon mondial. Par conséquent, la chose
la plus importante, c’est de connaître son prochain. Car, avant
de l’aimer, il faut bien faire sa connaissance. On m’accuse de
faire des films en franc-tireur. Mais c’est justement pour ça : je
pars en reconnaissance. Un missionnaire, c’est avant tout un
explorateur, donc un cinéaste.
« Avant tout, il faut connaître les hommes tels qu’ils sont. Et
le cinéma est là pour ça, pour les filmer sous toutes les latitudes,
dans toutes les aventures, sous tous les angles, les bons et les
méchants. Ce n’est pas pour rien que les objectifs d’une caméra
s’appellent ainsi. Il faut tâcher de s’approcher des hommes avec
objectivité, avec respect. On n’a pas le droit de filmer un person-
nage horrible avec, en même temps, l’intention de le condam-
ner. Moi, je ne me permets jamais de porter un jugement sur
mes personnages. Je me contente de montrer leurs faits et gestes.
C’est Balzac, je crois, qui disait souvent, au début des derniers
chapitres de ses romans : “Et maintenant, les faits parlent d’eux-
mêmes !” Et aller jusqu’au fond des choses, ça ne veut rien dire
d’autre. Il faut arriver à ce point extrême où les choses parlent
d’elles-mêmes. Ce qui ne signifie pas uniquement qu’elles
parlent toutes seules, mais qu’elles parlent de ce qu’elles sont en
réalité. Quand vous montrez un arbre, il faut qu’il vous parle de
sa beauté d’arbre, une maison de sa beauté de maison, un fleuve
de sa beauté de fleuve. Et les hommes et les animaux aussi. Un
tigre, un éléphant, un singe, c’est aussi intéressant qu’un gang-
ster ou une femme du monde. Et vice versa. »
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94 ARTS

Le danger des faux problèmes

« Le danger, aujourd’hui, c’est qu’on se pose de fausses ques-


tions. On résout des milliers de problèmes. Mais, hélas ! ce sont
de faux problèmes dès le départ. Et pourquoi sont-ce de faux
problèmes ? Parce que nous agitons à qui mieux mieux un dra-
peau bêtement optimiste. Tout marche formidablement bien et,
finalement, on s’aperçoit que rien ne va plus. Alors que c’est le
contraire qui devrait se produire. Un éléphant, un tigre, un
cobra ne sont jamais optimistes ou pessimistes. Et, les hommes,
c’est pareil. Pour les connaître, il me fallait donc aller le plus près
possible de cet état de choses. Et je suis allé aux Indes parce que
c’était là que je pensais le trouver. J’aurais pu aller au Brésil, en
Sibérie, sur la Côte d’Azur, ou rester à Rome. Mais j’avais envie
d’aller aux Indes. Après tout, c’est notre berceau à tous.
Un jour, dans un village complètement perdu, près de la fron-
tière tibétaine, j’ai rencontré un vieux paysan. Depuis des heures,
je cherchais à me faire comprendre des villageois qui parlaient
un patois incompréhensible. Même les gestes ne servaient à rien.
Et alors, ce vieux est passé par hasard. Et il m’a entendu parler
italien. Et, aussitôt, il a traduit tout ce que je disais. Il me
comprenait parfaitement. Et, moi aussi, je comprenais tout ce
qu’il disait. Tout simplement parce qu’il savait le latin. Je trouve
ça merveilleux. Ce type n’était jamais sorti de son village isolé
dans la brousse. Mais il savait le latin. Personne ne le lui avait
appris, mais il le savait presque d’instinct, pourrait-on dire. »

C’est l’instinct qui m’intéresse

« Or, c’est l’instinct qui m’intéresse. Si c’est ce que les cri-


tiques appellent le néoréalisme, je suis d’accord. Et, dans tous
mes films, j’ai toujours cherché à me rapprocher de l’instinct.
Rappelez-vous, dans La Peur, le médecin qui traite sa femme
comme les cobayes sur lesquels il fait des expériences. Car, en
fin de compte, l’intelligence, elle aussi, est une convention, une
convention utile, je l’admets, mais une convention tout de
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LES FUTURS CINÉASTES 95

même, et, derrière l’intelligence, je cherche à montrer non seule-


ment comment elle procède, mais pourquoi elle procède ainsi.
Je voudrais montrer ce qu’il y a d’animal dans l’intelligence, de
même qu’avec India 58, je montre ce qu’il y a d’intelligent dans
la conduite d’un animal. Je ne calcule jamais. Je sais ce que je
veux dire et cherche le moyen le plus direct pour le dire. Inutile
de se casser la tête. Il suffit d’être logique. Il suffit d’avoir les
idées claires. L’image suit automatiquement. En somme, je
montre dans mes émissions de télévision que “J’ai fait un beau
voyage”. Et, dans India 58, je montre pourquoi ce voyage est
beau. »

La fin justifie les moyens

« Il faut juger sur les intentions. J’aime et j’admire, par


exemple, un film de Jean Rouch qui s’appelle Jaguar. Mais j’aime
et j’admire de la même façon Lola Montès, de Max Ophüls, ou
Bus Stop, de Joshua Logan. C’est le but qui compte et pas les
moyens pour l’atteindre. Avec India 58, j’ai voulu – comment le
dire exactement ? – donner le sentiment d’un monde. Je vou-
drais que le spectateur sorte de la projection avec ce sentiment.
Et ce sera à lui de juger s’il était important, s’il était urgent de
montrer ce monde ou pas. Il faut que le public sorte de la salle
avec la même impression que moi en étant aux Indes. C’est-
à-dire qu’il découvre qu’un monde est là, devant ses yeux, qu’il
existe et que ce monde, c’est le sien, c’est le nôtre. »

L’Inde est une légende

« Les Indes sont très différentes de ce que je m’imaginais


qu’elles étaient quand je ne les voyais que depuis l’Europe.
Mais, en débarquant, je me suis aperçu que l’Inde, c’était une
légende, des lieux communs. Derrière les lieux communs, il me
fallait donc retrouver la réalité, la vérité. Il ne faut pas suppri-
mer les lieux communs. Ils existent. C’est un fait. Il faut seule-
ment regarder ce qu’il y a dessous, ce sur quoi ils reposent. Par
exemple, les yogas. Je me suis aperçu que les yogas, c’est une
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96 ARTS

invention européenne. Aujourd’hui, à Paris, à New York, il y a


des clubs de yoga fréquentés par toutes sortes de gens, des
industriels, des femmes du monde, des boulangers, des dactylos,
etc. Ils croient tous fermement atteindre à la fameuse sagesse
hindoue en se livrant, une fois par semaine, à des contorsions
sous les ordres d’un professeur. Mais, aux Indes, rien de tout ça
n’existe. J’ai fait des centaines de milliers de kilomètres et je n’ai
jamais vu un seul yoga. Et les charmeurs de cobras ? J’en ai vu
deux. Eux aussi, c’est une invention européenne. On en voit
tant qu’on veut dans les foires, mais, aux Indes, il n’y en a pas.
« Alors, finalement, c’est parce que les Indes étaient très diffé-
rentes de ce que je croyais que je me suis aperçu que ce monde
était toujours le mien. Aujourd’hui, le mensonge, et dans le
cinéma plus qu’ailleurs, circule d’une façon extraordinaire. Mais
le mensonge présuppose la vérité. Et je l’ai compris en arrivant
aux Indes. Les masques, c’est très bien, je suis pour, mais je suis
pour dans la mesure où il faut mettre bas les masques. C’est
comme les marins du Potemkine qui vont fusiller leurs cama-
rades mutinés. C’est parce qu’ils ont le visage caché par une
bâche qu’ils s’aperçoivent que ce sont leurs frères. Pour moi, les
Indes, ce fut comme cette bâche imaginée par Eisenstein.
Comme la solution d’un problème. Vous cherchez des jours et
des jours sans trouver. Et, tout à coup, la solution est là. Elle
vous crève les yeux. India 58, c’est un peu comme un mot que
j’avais sur le bout de la langue depuis plusieurs années. Ce mot
s’est appelé Païsa, Europe 51 ou La Peur. Aujourd’hui, il s’appelle
India 58. »

JEAN RENOIR :
« LA TÉLÉVISION M’A RÉVÉLÉ UN NOUVEAU CINÉMA »

15 avril 1959

Plusieurs de ses projets ayant momentanément échoué (en


particulier Trois chambres à Manhattan, avec Leslie Caron,
d’après le roman de Simenon, ainsi que Le Déjeuner sur l’herbe),
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LES FUTURS CINÉASTES 97

Jean Renoir, fin 1958, met en chantier, avec l’appui de la RTF,


Le Testament du docteur Cordelier, dont Jean-Louis Barrault
tient le rôle principal. Le film est en ce moment au montage,
après le tournage le plus révolutionnaire de tout le cinéma fran-
çais. La technique du « direct » (c’est-à-dire une dizaine de
caméras enregistrant d’un bloc les scènes longuement répétées
d’avance comme au théâtre) a permis en effet à l’auteur de La
Règle du jeu et d’Elena de prouver qu’il était bien la lame de
fond qui met en branle de « nouvelles vagues », et que sur le plan
de la sincérité et de l’audace, il prend encore tout le monde de
vitesse.
« Le Docteur Cordelier, je crois, est une adaptation moderne
du célèbre Docteur Jekyll de Stevenson ?
– Absolument pas. Mais alors, pas du tout. Ou du moins,
pas comme les gens l’imaginent. Non, je n’ai pas eu l’intention
de faire une adaptation. Disons, si vous le voulez bien, que c’est
d’une certaine façon à la suite de souvenirs de lecture de
l’œuvre de Stevenson que Jean Serge et moi-même avons eu
l’idée de Cordelier. D’ailleurs, en fait, le vrai titre du film, c’est
Le Testament du docteur Cordelier. Mais il n’y a pas eu de notre
part la moindre tentative, la moindre idée préconçue de trans-
position, au sens actuel que l’on donne à ce mot. J’insiste beau-
coup là-dessus. »

Il faut un point de départ

« En somme, c’est la cristallisation d’une rêverie littéraire.


– Oui, Cordelier, c’est ça. Vous savez, on s’inspire toujours
de quelque chose, même pour faire la chose la plus originale du
monde. Il faut bien partir tôt ou tard d’un point, même s’il ne
reste rien de ce point dans le résultat final. C’est comme Racine
avec l’Antiquité.
– Ou comme La Règle du jeu avec Les Caprices de
Marianne.
– Exactement. Mais cette fois-ci, j’ai improvisé encore plus
que de coutume, quoique d’une manière assez différente, très
conditionnée par les méthodes de télévision. J’ai une certaine
tendance à être un peu théorique dans le début de mes travaux.
Dossier : Document : Arts
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98 ARTS

Ce que je voudrais dire, je le dis un peu trop clairement, comme


si je faisais une conférence, et c’est extrêmement ennuyeux. Mais
peu à peu, tout se modifie.
– Et la télévision – son style particulier de tournage, plu-
sieurs caméras, plusieurs micros – vous a encore renforcé dans
une façon de procéder que vous aviez depuis longtemps ?
– Oui. La télévision m’a fait découvrir des choses que je
n’aurais pu découvrir, ou avec bien plus de difficulté, sur un
plateau cinématographique. Ce que je vous disais des acteurs,
ces réactions qu’ils apportent, et il faudrait être fou pour ne pas
en profiter, eh bien ! sur un plateau de télévision, vous êtes
forcés de les étendre à toute l’équipe technique. Les techniciens
deviennent obligatoirement des acteurs, des acteurs invisibles,
mais qui ont leur part dans la création de l’œuvre.
« Bien sûr, ça peut aussi exister dans un studio de films, que
vous laissiez une certaine responsabilité au perchman, au
cadreur, à celui qui pousse le travelling, etc. Mais à la télévision,
vous êtes forcés de le faire. Tout simplement parce qu’il y a neuf
ou dix caméras qui ronronnent ensemble, et que chacun des
neuf ou dix opérateurs est seul maître à bord de son œilleton. Le
tout est de bien s’entendre au départ. Mon travail consiste uni-
quement à mettre en relation plusieurs forces comme un horlo-
ger assemblerait les divers rouages de sa mécanique. Ensuite, on
lâche tout, et chacun de ces rouages apporte sa note personnelle
dans le concert définitif.
– C’est en somme le contraire du système qui veut que le
metteur en scène ait tout son monde bien en main.
– Disons plutôt que chacun ici devient son propre maître, et
son propre serviteur aussi. Une chose très agréable à la télévision,
c’est cette espèce d’ardeur au travail de tout le personnel, car
tout le monde, plus que sur un plateau de cinéma, a l’impression
qu’il est vraiment responsable. J’y suis allé en tâtonnant, mais je
pense que j’ai beaucoup appris. Rien que pour ça. Cordelier est
une expérience intéressante. Je crois qu’elle m’a permis de déga-
ger certains principes de prise de vues, sinon tout à fait neufs, du
moins différents de ceux actuellement en usage dans le cinéma.
« Ce que je trouve en effet d’agréable avec la télévision, c’est
qu’elle m’oblige à faire collaborer, par exemple, le théâtre et le
cinéma. J’ai enfin trouvé, grâce au petit écran, le moyen d’expres-
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LES FUTURS CINÉASTES 99

sion qui me permette de tourner chaque scène dans sa continuité


dramatique.
« Mais, dans le fond, je n’ai pas inventé grand-chose. Tous les
films de Charlie Chaplin sont faits suivant ce principe. Ils sont
divisés en séquences, chacune étant une histoire complète. Une
fois que le départ d’une scène est donné, que tout son méca-
nisme est déclenché, la progression dépend alors des acteurs. Et
c’est là l’important, le point capital, que la progression d’une
scène ne soit pas artificielle. Arriver à suivre un acteur en conti-
nuité, c’est l’amener malgré et grâce à lui à se confesser publi-
quement. Et c’est d’ailleurs plus ou moins le sujet de mon film.
Cordelier, je crois, sera un personnage pathétique parce qu’il est
amené à se confesser. »

Je ne crois pas aux spécialistes

« Que pensez-vous de la séparation de principe qui existe, en


France, entre la télévision et le cinéma ?
– Je trouve que c’est dommage. Mon métier est d’inventer et
de créer des spectacles, et je ne conçois pas la spécialisation. Je
crois que l’art, aujourd’hui, marche de plus en plus à rebours de
l’industrie. Dans celle-ci, les gens se spécialisent sans arrêt. Un
électricien n’y connaît rien en aéronautique, et réciproquement.
Alors que dans le domaine artistique, c’est le contraire qui
semble se produire.
« Un homme de théâtre, je crois, doit pouvoir désormais
apporter beaucoup au cinéma : un homme de télévision beau-
coup au théâtre : un homme de cinéma beaucoup à la télévision,
et vice versa. Il n’y a pas un art qui est le cinéma, un autre le
théâtre, un autre la poésie, etc. Tous les moyens sont bons parce
qu’il y a seulement un art du spectacle. Actuellement, en France,
les gens de cinéma et de télévision ne s’entendent pas très bien.
Mais c’est uniquement parce que la télévision appartient à l’État
et le cinéma à des intérêts privés, parce que les gens de télévision
sont payés au mois et ceux de cinéma à la semaine.
– Cette séparation est donc purement arbitraire.
– C’est évident. À toutes les époques, ou sautait d’un art à
l’autre. Prenez Molière, il faisait du ballet ou de la tragédie, selon
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100 ARTS

son humeur. Et Le Bourgeois gentilhomme aujourd’hui, on n’est


pas obligé de le jouer à l’Opéra-Comique, sous prétexte que
c’est un spectacle chanté et dansé. Non, on le joue sur la même
scène que Le Misanthrope. Alors pourquoi est-ce que, moi, on
voudrait me forcer à tourner Cordelier à Boulogne ou à Saint-
Maurice, et non pas sur les plateaux de la RTF ?
« Je suis un auteur bien décidé à m’exprimer. Et je trouve
qu’un auteur a le droit de s’exprimer où bon lui semble, sur la
sciure du cirque, les planches de l’Opéra, devant une caméra à
croix de Malte ou une caméra électronique. Qu’est-ce que ça
peut faire ? Il paraît qu’on veut empêcher mon film de passer
sur les écrans de cinéma sous prétexte qu’il aura passé sur ceux
de la télévision. Mais on oublie que le seul juge, en fin de
compte, c’est le public. »

Louis Malle
Contrairement à ses amis Truffaut, Rohmer et Godard, Louis Malle
n’a jamais été critique mais pour Arts, le metteur en scène d’Ascenseur
pour l’échafaud (dont le scénario a été écrit par son ami Nimier) le sera
l’espace d’un numéro.

AVEC PICKPOCKET BRESSON A TROUVÉ

30 décembre 1959

Pickpocket est le premier film de Robert Bresson. Ceux qu’il


a faits avant n’étaient que des brouillons. Autant dire, si l’on sait
la valeur de ce cinéaste, que la sortie de Pickpocket est une des
quatre ou cinq grandes dates de l’histoire du cinéma.
Il est remarquable que, à la différence des précédents, le nou-
veau film de Bresson ait été conçu, écrit, réalisé, monté, et sorti
en l’espace de dix mois, comme si la période de tâtonnements
était révolue. Pickpocket est un film profondément inspiré, un
film libre, instinctif, brûlant, imparfait et bouleversant. Il dénoue
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LES FUTURS CINÉASTES 101

tous les malentendus : si vous niez ce film, c’est le cinéma comme


art autonome que vous mettez en question.
Dans Pickpocket, il n’y a plus d’anecdote, c’est-à-dire de pré-
texte étranger au propos réel du film et qui le plus souvent le
masque, ce que les producteurs appellent « un bon sujet ». « Une
bonne histoire, avec psychologie à la clé, progression dramatique,
etc. Il y a seulement des symboles, d’une lumineuse simplicité, qui
composent une allégorie ou, plus exactement, ce qui s’appelle dans
l’Évangile une parabole. Tournant définitivement le dos à la dra-
maturgie. Bresson a fait un film contemplatif, un film de réflexion
morale, qui est au cinéma traditionnel ce que Pascal est à Balzac.
De quoi nous parle Bresson ? N’espérez pas le savoir en lisant
le volumineux dossier de presse consacré à son film. « Ils ont
beau voir et n’aperçoivent pas, ils ont beau entendre et ne com-
prennent pas 1. » Pas un critique n’a dit (ou voulu dire) ce qu’un
enfant de 12 ans un peu catéchisé trouvera immédiatement : le
voleur, c’est l’Homme, c’est vous, c’est moi : il est dans la main
de Dieu – ce policier au regard indulgent ou terrible : mais il se
révolte, orgueil, péché suprême (la parabole est pascalienne) ; il
est mal protégé par son ange gardien, l’ami benêt, et, de chute
en chute, la Grâce divine chemine en lui, prenant le visage d’une
jeune fille, un peu niaise au début, mais qui devient sublime au
dénouement, sublime lui-même 2.
Si vous détenez ces clés simples, le film de Bresson s’ordonne
sous vos yeux comme un tableau de Giotto ou une cantate de
Bach. L’art de Bresson a cette force naïve, cette candeur rusée,
cette certitude inquiète et inquiétante des grands artistes de la
tradition chrétienne. Citons-le : « Je me mets sur un chemin. Je
ne cherche pas, je trouve. C’est au moment où je trouve que
je me réjouis. »
Comment procède-t-il ? Il commence par tordre le cou au
réalisme, pierre de touche du cinéma qui, n’est encore qu’un

1. Un critique de Radio Cinéma titre : « La prison de Bresson a-t-elle une


issue ? » C’est piquant à lire dans un hebdomadaire crypto-chrétien ! (NdE :
Cette note et les six notes suivantes sont de Louis Malle.)
2. Que ce soit le sujet même de Crime et Châtiment (et de bien d’autres
œuvres), c’est l’évidence. Accuser Bresson de plagiat est absurde : autant
reprocher à Mozart, en écoutant Don Juan d’avoir plagié Molière.
Dossier : Document : Arts
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102 ARTS

instrument de reproduction. Bresson est tenu pour révolution-


naire parce qu’il fait avec tout, l’image, le décor, les visages, les
gestes, les voix, ce qu’il est admis de faire pour restituer une
ambiance sonore. Je m’explique : si vous mettez un micro dans
une rue, vous n’obtiendrez pas une ambiance de rue mais un
cahot sonore, informe et inexpressif. C’est ainsi. Et c’est admis.
Alors, les hommes de l’art procèdent par analyse, sélec-
tionnent des bruits réels, qu’on enregistre séparément et qu’on
dose ensuite, qu’on « mélange ». Tout le monde fait ça, plus ou
moins bien, et Bresson le fait mieux que personne. Mais ce qui
est admis pour le son, concept abstrait et sans grandes références
réalistes, choque et surprend lorsque Bresson, seul, applique ce
même principe à toute la réalité. « Je prends du réel, des mor-
ceaux de réel, qu’ensuite je mets ensemble dans un certain
ordre. » Ce qu’il néglige ou écarte, c’est évidemment le pitto-
resque, le détail gratuit, même et surtout s’il « fait vrai ». De
même qu’une ambiance sonore est réduite à ses composantes
essentielles, de même une voix, un geste seront dépouillés de
toutes fioritures, de toutes enjolivures suspectes 3.
Ce qu’il nous restitue finalement n’est pas un univers faux,
mais un univers corrigé, rectifié, un univers original d’où la
convention est absente, la convention du geste « juste », de la
voix « juste », la convention théâtrale. Tout ceci est évident, et
on reste stupéfait que cette liberté d’interpréter la réalité qu’on
accorde si facilement à un peintre soit encore refusée à un
cinéaste. Quand on va au musée, ce n’est plus pour y voir des
pommes ; mais on reproche à Bresson que son héros ne change
pas de chemise.
« Ses acteurs jouent mal. » Le terme de jouer, dans son équi-
voque même, est significatif. Ils ne jouent pas justement 4. C’est
Bresson qui joue avec eux.

3. Quel talent ne fallait-il pas, soit dit en passant, pour « réordonner » à ce


point le réel dans un film qui se passe aux deux tiers hors du studio, dans les
rues, les cafés, les métros, ces lieux où d’habitude les cinéastes sont
condamnés au documentarisme !
4. Je signale en passant que n’importe quel élève de l’IDHEC, n’importe
quel rédacteur des Cahiers du cinéma peut faire jouer une comédienne
professionnelle. Il suffit de ne pas l’embêter ; elle fera son numéro, et aura
beaucoup d’estime pour son metteur en scène.
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LES FUTURS CINÉASTES 103

Ce qui est admirable en effet dans ce film, et unique, c’est que


l’auteur, voulant exprimer le conflit d’une âme aux prises avec
la grâce divine, s’est substitué à celle-ci. Le film donne l’image
de la toute-puissance de Dieu, non seulement dans son contenu,
mais aussi dans son expression. Comme dans les grandes œuvres
des artistes croyants, la forme s’identifie au fond, autrement dit,
l’artiste se substitue un instant à Dieu. Pendant le temps de la
projection. Bresson est Dieu.

Le manichéisme retrouvé

La construction de Pickpocket ? Relisez Pascal : « Quelle chi-


mère est-ce donc que l’homme ! S’il se vante, je l’abaisse ; s’il
s’abaisse, je le vante ; et le contredis toujours, jusqu’à ce qu’il
comprenne… » Le film commence par une fulgurante expé-
rience du Mal (« Mon cœur battait à se rompre ») pour finir sur
une fulgurante expérience du Bien (« Mon cœur a battu violem-
ment »). Entre ces deux extrêmes soigneusement identifiés, le
héros est aux prises avec les deux périls pascaliens, le désespoir
et l’orgueil 5. Sa grandeur est évidente : il est, dans la tradition
chrétienne, l’image même de l’homme, parcelle de Dieu, « roi
dépossédé », à la fois protagoniste et victime du grand mystère
de la Grâce. Ce qui nous vaut cette démarche insolite du film, ces
accélérations brusques, ces redites, ces contradictions, ces piéti-
nements, ces surprises soudaines, toute une « rythmique », intui-
tive et savante, qui évoque les battements irréguliers d’un cœur.
« Les voies de Dieu sont impénétrables. »
Bresson va plus loin encore. Trouvant une solution géniale à
ce qui lui paraissait jusqu’ici une contradiction insoluble du
cinéma, la présence irritante, favorisée, trop habile, de la caméra
dans l’action, il lui assigne le rôle d’être l’œil du Créateur. Le
film est vu par Lui dans Sa Toute-Puissance et Son Omnipré-

5. Tout le film est ainsi construit. Voyez le début : il accomplit son premier
vol, il exulte, « il n’a plus les pieds sur terre ». Trois secondes après, il est
arrêté. Il est aussitôt libéré, récupère l’argent volé, triomphe à nouveau.
Séquence suivante : il va voir sa mère, n’ose pas entrer : à nouveau la honte,
le désespoir. Vient ensuite le défi lafcadien, naïf à souhait, et ainsi de suite.
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sence. Qu’elle soit toujours bien placée, qu’elle fasse montre


d’une virtuosité improbable, qu’elle prévoit et commande ce qui
se passe, ne nous choque plus, mais illustre davantage encore le
propos de Bresson. Regardez bien ce film : vous verrez que les
personnages sont contraints par la caméra, tirés, poussés, retenus
par elle. Voyez ces admirables travellings arrière qui aspirent les
personnages, qui les conduisent 6.
Tout est beau dans ce film, parce que tout est nécessaire. La
séquence de la gare de Lyon n’est pas un morceau de bravoure :
ballet, orgie, partouze, elle illustre parfaitement « cette sorte de
frénésie triste que procure le péché 7 ». Le regard froid, les
lèvres serrées de Martin Lassalle et de ses complices évoquent
Don Juan et le marquis de Sade. La caméra, plus présente ici
que nulle part ailleurs dans le film, précède et conduit les gestes
et les regards. La main de Dieu, ici, est un étau.

Le suspense de l’âme

Il y a la fin, si mal comprise, où, soudain, toutes les valeurs


sont inversées : la jeune prude est une fille mère, l’ange gardien,
un suborneur, le voleur, un honnête homme : la police, devenue
Jéhovah Dieu-vengeance, provoque la rechute et l’arrestation du
héros. Vient ensuite la prison, séquence en forme de purgatoire,
avec ses attentes, ses fausses sorties, ses portes qu’on ferme, ses
couloirs qu’on franchit, tout ce mystère, ce désordre apparent,
ce suspense de l’âme, pour déboucher enfin sur la Révélation,
brusque et inattendue, comme elle doit être. Ainsi, la parabole
est accomplie : « Le vent souffle où il veut, mais tu ne sais ni
d’où il vient ni où il va. »
Par les rapports simples et définitifs qu’il établit entre le
contenu et l’expression, Pickpocket est un film d’une nouveauté

6. On pourrait opposer ce type de travelling, typiquement bressonien, aux


travellings avant « imaginaires » de Resnais, qui sont un regard lucide de
l’homme sur l’univers.
7. Pas tellement paradoxalement, Pickpocket est aussi un film érotique, le
vol à la tire n’étant évidemment que le symbole, à peine transposé, du péché
de chair (exemple, le spasme provoqué chez le héros par le premier vol).
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LES FUTURS CINÉASTES 105

fulgurante. À la première vision, il risque de vous brûler les


yeux. Alors, faites comme moi : retournez-y tous les jours.

Éric Rohmer
Sous son véritable nom, Maurice Schérer, il écrivit quelques articles
pour Les Temps modernes. Il devint romancier (un livre unique Élisa-
beth paru chez Gallimard sous le pseudonyme de Gilbert Cordier, en
1946) fut aussi le créateur avec Godard de La Gazette du cinéma qui
n’eut que cinq numéros en 1950. Il rejoignit ensuite Les Cahiers du
cinéma et Arts comme son complice qu’il utilisa comme acteur dans un de
ses premiers courts-métrages, Charlotte et son steak. Éric Rohmer fut
l’auteur de centaines de critiques avant de se retrouver derrière la caméra.
Des Contes moraux à Comédies et Proverbes, il est l’un des cinéastes les
plus prolifiques de la Nouvelle Vague.

CRIME ET CHÂTIMENT, NI LA LETTRE NI L’ESPRIT

12 décembre 1956

Au cinéma, c’est connu, Dostoïevski a le mauvais œil. Rien de


bon, jamais ne fut tiré de son œuvre, surtout de Crime et Châti-
ment, y compris l’adaptation de Pierre Chenal, la plus célèbre en
France, et celle de Josef von Sternberg, la meilleure. Des mul-
tiples raisons de ces échecs retenons-en au moins deux. La pre-
mière est que toute fidélité littérale à l’œuvre du plus grand
romancier russe n’est guère possible que sur sa terre natale. Si
l’URSS, comme elle semble en prendre le chemin, met fin à
l’ostracisme dont il est victime, peut-être alors verrons-nous un
nouveau Donskoï lui rendre l’hommage qui échut à Gorki. La
seconde raison, c’est que le génie seul peut prendre avec le génie
des libertés et le couvrir en même temps d’un respect inconnu
aux médiocres.
Le génie, bien entendu, n’est pas ce qui étouffe le metteur en
scène, Georges Lampin, ni son scénariste, Charles Spaak, mais
Dossier : Document : Arts
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106 ARTS

on pouvait espérer qu’en modernisant le sujet, ils rendraient la


comparaison pour eux moins écrasante : « Je m’efforce de res-
pecter l’esprit de l’œuvre, déclarait récemment Lampin, et je
crois faire preuve de plus de respect en transposant ce roman de
nos jours, que je n’en ai montré en adaptant littéralement
L’Idiot. » Bien sûr ce qui fait la force et l’universalité de Dos-
toïevski est que les caractères de ses personnages sont d’une
vérité plus vaste que celle de leur nation et de leur temps. Mais,
alors, il convenait de changer en même temps que les lieux et les
dates d’un certain nombre de circonstances, de situations mar-
quées – ô combien ! – du sceau du dernier siècle. Si le duffel-
coat remplace la redingote et le couteau à cran d’arrêt la hache,
pourquoi s’arrêter en chemin ? Je ne prétends point que les prê-
teuses à gages n’existent plus, qu’on ne rencontre pas d’ivrognes
chargés d’une femme phtisique et d’enfant en bas âge, qu’on ne
saurait, en cherchant bien, trouver d’exemple d’une jeune fille
qui épouse un quinquagénaire sans charme ou d’une autre qui se
prostitue pour nourrir sa famille. Tout est possible : il suffit de
lire les quotidiens. Mais ces situations-là, fort exemplaires il y a
cent ans, ont saturé la littérature avec une prolixité qui n’a
d’égale que leur croissante rareté.
Un tel soin eût pu, reconnaissons-le, entraîner très loin nos
adaptateurs : c’était leur seule chance de faire reverdir la sève du
roman, que l’on découvre, sans trop solliciter le texte, dans La
Corde, par exemple. Ce qu’il importait surtout de nous montrer,
c’était un jeune homme qui tue par principe et par nécessité et
que même principe et cette même nécessité engagent dans un
bluff où s’écroulera son personnage. Sinon, pâle vedette de fait
divers, il n’y a plus rien de ce Raskolnikov dont Malraux dans
une étude sur Laclos faisait le modèle du « personnage significa-
tif ». Ce bluff, nous le retrouvons, bien qu’affadi dans le person-
nage de Chenal : les scènes entre Pierre Blanchar et Harry Baur
(dans le rôle du policier tenu ici par Jean Gabin) gardaient
encore un peu de l’humour dostoïevskien dont, maintenant, on
chercherait en vain la trace.
On dit souvent que les romans de Dostoïevski sont inadap-
tables à l’écran, parce que réduits à leur simple trame, il ne reste
qu’un mauvais mélodrame. Est-ce vrai ? Nous n’avons pas à
juger, que je sache, un synopsis mais un film qui dure près de
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LES FUTURS CINÉASTES 107

deux heures et où le metteur en scène et le dialoguiste ont tout


loisir, même s’ils doivent pratiquer des coupures, d’étoffer le
canevas. Est-ce être fidèle à l’esprit que d’appauvrir, comme le
fait Spaak, un des dialogues le plus pressé, le plus nerveux, le
plus prolixe de toute la littérature romanesque, si proche de celui
que nous goûtons dans tous les meilleurs films de ces dernières
années : plus apte encore à franchir la rampe que celui de
Shakespeare, auquel, l’expérience l’a montré, l’écran n’était pas
du tout réfractaire. C’est dans l’ambivalence (ou polyvalence)
des répliques qu’il faut chercher la profondeur du romancier le
plus profond. Non dans des considérations psychologiques ou
métaphysiques qu’il nous dispense avec plus de parcimonie
qu’un Tolstoï par exemple. Être fidèle à Dostoïevski, c’est
conserver au moins un peu de son sens du comique, de son
ambiguïté, que le metteur en scène méconnaît encore plus que le
dialoguiste : avec un rare acharnement on s’embourbe dans les
poncifs d’une technique « allusive », opposée s’il en est à la
conception de l’auteur le plus apte, au contraire, à s’effacer
devant ses personnages. On ne se contente pas de ralentir son
rythme, d’insister lourdement sur ce qu’il indiquait avec la séche-
resse d’un chroniqueur : schématisant, standardisant gestes ou
regards, usant d’un grossier symbolisme, on prétend nous intro-
duire tout de go dans le secret d’êtres dont la faconde, chez le
modèle, ne faisait qu’épaissir encore plus le mystère.
Encore cette trahison n’est-elle qu’un crime mineur en face de
l’obstination avec laquelle M. Georges Lampin met le pied dans
les clichés, relents de Carné, Grémillon, Duvivier et tutti quanti
dont le cinéma français est en passe de débarrasser ses semelles.
Rien ne nous est épargné : ni l’imperméable de Quai des brumes,
ni les ponts de Sous le ciel de Paris, ni les boîtes à musique de
Lumière d’été. Quant à l’interprétation, elle vaut ce que vaut la
mise en scène. La modernisation du sujet ôte toute raison d’être
au couple Hossein-Vlady qui eussent peut-être fait des Russes
plausibles. On a peine à reconnaître en Jean Gabin et en Ulla
Jacobsson, les excellents acteurs de La Traversée de Paris et de
Sourires d’une nuit d’été.
Si je me suis attardé un peu plus longtemps sur ce film qu’il
ne mérite, c’est pour éviter que le cinéma ne fît les frais de son
échec aux yeux des amateurs de roman qui se fourvoieraient
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108 ARTS

dans la salle. Rassurons-nous, il y a eu assez de bons films, ces


temps-ci. Seul, le talent de M. Lampin est en cause.

QUE VIVA MEXICO ! : LE PLUS BEAU DES FILMS

6 février 1957

S’il me fallait dresser la liste des plus grands films de toute


l’histoire du cinéma, je placerais premiers ex æquo Tabou de
Murnau et ce qu’aurait vraisemblablement été Que viva Mexico !,
si Eisenstein avait pu le terminer de sa propre main. On connaît
la triste histoire de cette œuvre, maudite entre toutes puisque
son auteur dut attendre la veille de sa mort avant de pouvoir faire
projeter, dans une réduction de 16 millimètres, la version que sa
collaboratrice Marie Seton monta sous le nom de Time in the
Sun. Nous avons pu contempler au cours de ces dernières
années, à la Cinémathèque, d’autres fragments, d’une beauté
non moins saisissante, mais peut-être Eisenstein, qui impres-
sionna au Mexique 60 000 mètres de pellicule, ne les aurait-il
pas, lui non plus, conservés…
Laissons donc l’exégèse : la splendeur des images est telle et le
respect de la monteuse si scrupuleux, que nous pouvons donner
libre cours à notre admiration. Quel est le secret de cette royale
grandeur ? Peut-on prétendre à le percer ? Réside-t-il dans la
matière même : le grandiose art aztèque et ce folklore né du choc
de deux peuples, de deux religions ? Nous avons vu, depuis lors,
bien des films mexicains totalement dépourvus de cette majesté
et ne nous livrant qu’un pittoresque qu’il est aisé de découvrir
aussi haut en couleur dans n’importe quel coin de chaque conti-
nent. Faut-il invoquer l’extraordinaire sens plastique du cinéaste
russe ? Oui certes, mais, chez d’autres, des cadrages conçus en
apparence de la même façon ne savent engendrer que lassitude.
Le trait d’Eisenstein – il n’est pas téméraire d’employer ce
mot – évoque celui des grands peintres vénitiens ou espagnols,
mais le sentiment qui naît de ces images, il appartient au cinéma
seul de l’inspirer. L’immobilité y est toujours une tension pro-
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LES FUTURS CINÉASTES 109

metteuse de mouvement, l’« arabesque », le fruit d’un équilibre


instable : quelque artificielles que soient les attitudes, celle, par
exemple, des trois péons suppliciés, disposés selon le triangle
traditionnel des crucifixions, elles semblent provoquées par
quelque mouvement intérieur plutôt qu’imposées par le décret
arbitraire de l’artiste. Et, d’ailleurs, il n’est pas un seul plan où
quelque chose ne chatoie, ne serait-ce que le blanc des vête-
ments, ce blanc dont Eisenstein, aidé de son opérateur Tissé, a
fait la dominante de son film, ce blanc dont il est un des rares
cinéastes à savoir utiliser la qualité positive, au lieu de n’y voir
que la simple absence de l’ombre.
Il nous confia d’ailleurs qu’il attribuait à la couleur blanche, à
la manière d’un Edgar Poe, une puissance symbolique tantôt
maléfique, tantôt bénéfique. Ce goût du symbole, nous le retrou-
vons également dans la présence obsédante de certaines figures
géométriques, soit proposées par le décor (pyramides, éventail
des cactus, sombreros, etc.), soit, comme dans l’exemple ci-
dessus, découverts (et en ce cas précis, nous dit-il, involontaire-
ment) au cours de la mise en place des personnages. Ainsi que
nous le confirme Marie Seton, Eisenstein, au moment de sa visite
au Mexique, essayait de substituer au symbolisme abstrait du
« montage d’attractions » un système de métaphores géomé-
triques qu’il continuera d’appliquer dans Alexandre Nevski et
Ivan le Terrible.
Enfin, l’œuvre de ce matérialiste, ennemi des superstitions,
est imprégnée, sinon de l’idée religieuse, du moins d’un sens
constant du sacré. Le dessein premier de l’auteur est d’exalter
l’homme, son combat contre l’oppresseur, mais sa foi dans le
progrès ne l’empêche pas de céder à la fascination des choses
anciennes, sa confiance dans l’histoire ne le rend pas imper-
méable aux sollicitations de l’antique fatalité, tout comme ses
modèles, nous le voyons fasciné par l’image de la mort chère à la
fois aux Espagnols et aux Indiens. Faut-il parler d’un choc entre
deux philosophies diamétralement opposées, ou, au contraire,
de certaines affinités entre l’âme slave et celle des populations de
l’Amérique centrale ? Le génie, bien sûr, ne s’explique pas : tou-
tefois, je crois que cette matière nouvelle a apporté une dimen-
sion de plus dans l’œuvre d’un cinéaste dont le péché (s’il faut
lui faire quelque reproche) avait été jusque-là de trop se poser
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110 ARTS

en théoricien. Le caractère irrationnel du sujet donné corrige ici


les rigueurs du système.
Dans une phrase devenue célèbre, Léon Moussinac a comparé
l’œuvre d’Eisenstein à un « cri ». Je crois que le film mexicain est
aussi un « chant », et cette musicalité que, seules, les plus grandes
œuvres de l’écran se flattent de posséder, l’emporte encore sur la
perfection plastique, elle, évidente.

LE PONT DE LA RIVIÈRE KWAÏ,


SPECTACULAIRE ET PRÉTENTIEUX

1er janvier 1958

« Quel est le meilleur cinéaste anglais ? – David Lean, hélas ! »


pourrait-on dire en pastichant la boutade célèbre de Gide sur
Hugo. Si je ne me trompe, Le Pont de la rivière Kwaï a coûté un
tout petit peu moins cher que Trapèze (de Carol Reed), mais ici,
l’argent n’a pas été gaspillé. Je disais, à propos de je ne sais quel
autre film britannique, que les cinéastes anglais n’arrivaient
même plus à se mettre au niveau de leurs bons auteurs pour la
jeunesse. Le public juvénile qui emplissait la salle du Normandie,
en ce lendemain de Noël applaudissait. Peut-on lui en vouloir ?
Peut-on en vouloir, aussi, à David Lean d’avoir pas mal édul-
coré la fin du roman de Pierre Boulle ? S’il disposait d’un bud-
get suffisant pour faire sauter un pont qui ne saute pas dans le
roman, peut-on vraiment s’indigner qu’il n’ait su résister
– comme eût fait un Bresson – à la tentation d’un effet aussi
spectaculaire ? Nul n’oserait comparer le suspense final de ce
film à celui de Condamné à mort. L’un court à l’effet avec autant
de soin que l’autre met à l’éviter. Mais qui, grevé d’un devis de
plus d’un milliard, songerait à jouer au Bresson ?
Qu’on me permette d’évoquer plutôt Amère victoire, puis-
qu’un de mes confrères tire parti de la circonstance pour mener
un parallèle tout au désavantage du film de Ray. Faisons même
abstraction du style pour ne nous attacher qu’au « fond ». Entre
ces deux œuvres, la principale ressemblance est, grosso modo, la
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LES FUTURS CINÉASTES 111

confrontation qu’elles prétendent établir entre l’éthique de la


guerre et celle de la paix. Dans l’une comme dans l’autre, nous
voyons un officier britannique esclave d’une manière d’être qui
a du bon, comme du mauvais, et que, seul, juge l’événement, s’il
le juge. Mais alors que Nicholas Ray s’attache à hausser le
débat, met l’accent sur sa signification universelle, David Lean,
au contraire, le restreint, le limite au tableau de genre, typique,
folklorique. Où sont les « marionnettes » ? Ces êtres dont le
caractère, sans cesse en mouvement, s’affine ou s’émousse à la
lime d’un constant péril, ou bien ces personnages dont la psy-
chologie de théâtre, débitée en de lourdes maximes à travers
d’interminables « tunnels », est donnée une fois pour toutes ?
Et notons qu’il ne s’agit nullement d’une quelconque incapa-
cité fondamentale à sortir de son « état », d’une répugnance
métaphysique à la « modification » comme ont pu prétendre tels
exégètes en mal d’absurde, cet absurde au nom duquel trop de
méchants films sont commis ces temps-ci. Ce n’est qu’un pitto-
resque qui n’ose dire son nom, un pittoresque bien galvaudé. Ce
n’est même pas du Kipling.
Le cinéma anglais a beau faire, il sera toujours en retard d’une
guerre, et même de plusieurs, si l’on songe qu’en Extrême-
Orient deux nouveaux conflits se sont déroulés tout récemment
et que les méthodes modernes de « lavage de cerveau » ont eu
mieux à briser que le bel entêtement d’un officier anglais.
Nous ne pouvons donc rendre meilleur service à ce film que
faire la sourde oreille à ses prétentions psychologiques ou
autres, et le cantonner au rôle – qui n’est point si méprisable –
d’une bonne recréation du jeudi après-midi, capable de faire
aimer – il faut un commencement – aux écoliers de tout crin
un cinéma qui ne soit point trop mauvais, afin de les amener
plus vite à apprécier les bons. Ne parlons donc pas du style,
dont Lean rabote toutes les aspirations à l’originalité avec le
même flegme imperturbable que ses confrères d’outre-Manche.
Le pont est construit et en bon bois, mais nous ne suivons que
de loin les étapes de la construction. Le décor est fort beau,
mais la présence de fades pin-up birmanes a tôt fait de le trans-
former en carton-pâte. Ajoutez une couleur terne, boueuse,
saumâtre, à laquelle quelques beaux éclairs de soleil à travers
les frondaisons n’arrivent pas à donner du lustre. Nous cher-
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112 ARTS

cherions en vain cette hautaine indifférence d’Huston (un des


plus pillés ici) à l’égard de la couleur locale. Et l’inconcevable
facilité de la chute d’Alec Guinness sur le détonateur nous
inculque le remords d’avoir un peu trop complaisamment
marché pendant les minutes qui précédent.

LES DIX COMMANDEMENTS, CINQ MILLIARDS POUR RIEN

22 janvier 1958

Voici la bible de Cecil B. DeMille à l’usage des cinéastes :


1. MÉPRIS DE LA CRITIQUE
2. SON IDÉAL : LA RECETTE
3. SON ART : LE TRUQUAGE
4. SA TECHNIQUE : L’ASTUCE DES BANDES DESSI-
NÉES
5. L’ESPRIT : DES SLOGANS D’HYGIÈNE MORALE
6. LES TEXTES SACRÉS : DES SYNOPSIS
7. LES PROPHÈTES : DES VOYAGEURS DE COMMERCE
8. LUI : LE DÉMARCHEUR DE DIEU, CE QUI AUTO-
RISE TOUTES LES AUDACES

Le film « colossal », boudé depuis l’avènement du parlant au


profit de l’intimisme est revenu à la charge avec la couleur,
l’écran large, depuis la concurrence de la télévision. Nous
avons pu voir récemment deux de ces entreprises gigantesques,
grevées du lourd handicap attaché au genre. Et pourtant, mal-
gré leur allure démagogique, Guerre et Paix et Géant restaient
empreints du sceau de deux très grands talents, King Vidor et
George Stevens. Ils venaient nous rappeler que le dieu cinéma
n’avait pas nécessairement les bras aussi fermés que ceux du
Christ janséniste, que le bon riche, plus que le mauvais pauvre,
devait trouver place en son paradis.
Avec Cecil B. DeMille nous voguons dans des eaux moins
pures. Il est facile de condamner son œuvre, au nom de l’intelli-
gence, au nom du goût, au nom du cinéma qui est, comme le dit
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LES FUTURS CINÉASTES 113

Bresson, « moins un spectacle qu’une écriture ». L’auteur des


Dix Commandements commet même le sacrilège de transformer
en spectacle de Châtelet l’Écriture par excellence et de la priver
par là même de cette amphibologie qu’elle a, à travers les siècles
des siècles, jalousement sauvegardée. Nos classiques avaient rai-
son de proscrire de la scène le merveilleux chrétien. Comme il
défiait les « machines », il défie tous les truquages : caches, trans-
parences, surimpressions, travellings mats.
Cecil B. DeMille ignore ce genre de scrupules. Il méprise la
critique, ce qui a le mérite de donner au critique les coudées
franches : « Les critiques peuvent écrire ce qu’il leur plaît ; c’est le
public qui donne le verdict final. Le public à travers les recettes.
Les bons films réussissent ; les mauvais échouent. » Cette philoso-
phie plus simpliste que cynique s’accompagne d’une vanité non
moins ingénue. Sollicité, il y a quelques années de donner sa liste
des dix meilleurs films de l’histoire du cinéma, l’heureux metteur
en scène y faisait calmement figurer cinq de ses propres produc-
tions – dont la première mouture des Dix Commandements.
Il avait toutefois l’élégance d’attribuer les deux premières
places à deux œuvres auxquelles il devait beaucoup, sinon tout
– car il ne possède même pas le mérite d’être l’inventeur de sa
propre spécialité –, l’un médiocre, Cabiria, l’autre un chef-
d’œuvre, La Naissance d’une nation de Griffith, Griffith dont
l’esprit anime encore Guerre et Paix et Géant et dont l’art est
aussi loin de celui de DeMille que les peintures de la Scuola
San Rocco le sont des fresques du Panthéon. Aussi bon bras-
seur d’affaires que soit l’alerte vieillard au porte-voix et aux
culottes de cheval entrevu dans Sunset Boulevard, on ne peut le
confondre avec un vil commerçant.
Il a donc sa conception de l’art. Saint-Sulpice l’a aussi. Seule-
ment – là est la question – il y a des degrés dans le pompié-
risme. Si l’on admet que certaine Notre-Dame de Paris occupe
le plus bas de l’échelle, il y a pas mal de barreaux à gravir avant
d’en arriver à l’œuvre qui nous occupe. Comme le faisait remar-
quer Jacques Doniol-Valcroze, l’Épinal y sait laisser la place à
un baroque ou un précieux d’assez bon aloi.
En fait d’anachronisme et de mauvais goût, la Dalila de
Rubens bat largement celle du cinéaste, « le décor du bain de
Samson qui fait penser aux bains romains d’Hubert Robert est
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114 ARTS

d’un goût exquis et nombre des costumes du film ne sont pas


sans rappeler l’esthétique d’un Olivier Messel dans Roméo et
Juliette (de Cukor) » (Cahiers du cinéma no 5). Accordons, ici
également, que le tribut payé à la peinture ou la sculpture ne l’est
pas toujours de la façon la plus indigne, que le Moïse campé par
Charlton Heston évoque assez heureusement celui de Michel-
Ange, que si la caméra de DeMille ne sait pas – comme l’eût
faite, sans nul doute, celle d’un Eisenstein – insuffler un style
épique à sa carrure et à sa démarche – il a tout de même fière
allure au milieu des sables et des rochers, toutes les fois que ces
derniers ne sont pas en carton-pâte.
Mais ce sont les plans d’ensemble, les scènes de foule qui
m’ont procuré la plus heureuse surprise. Certes, Cecil
B. DeMille ne possède ni cette clarté ni cette richesse d’inven-
tion dans le détail qui fait la force de Griffith : l’arabesque y
apparaît d’une incontestable pauvreté et il n’est qu’à comparer
par exemple, la spirale de la scène d’orgie, au moment du veau
d’or, avec celle de la kermesse de Rubens. Mais la fuite dans le
désert où l’humour des notations acquiert – l’on pense à Gance
– une sorte de grâce dans la puérilité, et surtout le passage de la
mer Rouge, justifient la peine qu’ils ont coûtée. Brusquement le
cadre acquiert ce sens de la proportion juste, qui n’est pourtant
pas, ailleurs, son point fort. Lorsque tombe du ciel la colonne de
feu, prend place un vaste plan où l’on peut évoquer le Jugement
dernier du palais des Doges sans trop déshonorer le modèle. Et
c’est également sous le signe du Tintoret que s’opère le franchis-
sement des eaux, clou technique du film, mais aussi esthétique.
Malheureusement trop de gros plans d’insert trahissent le
truquage, et si les grands Vénitiens gagnent à être examinés à la
loupe, ce n’est point le cas de l’imagier d’Hollywood. Ajoutons
que dans d’autres séquences – celle du buisson ardent, celle du
miasme de la peste qui chemine, celle du Sinaï –, ce ne sont pas
les musées qui nous reviennent en mémoire, mais bien les
bandes dessinées de science-fiction. Et si Charlton Heston est
sans reproche, si les interprètes féminines Ann Baxter, Yvonne
de Carlo, Debra Paget, malgré la grâce discutable de leur accou-
trement, tirent leur épingle du jeu, le cabotinage du clown Yul
Brynner, les contorsions monotones des Glamour Girls ont tôt
fait de mettre frein à notre indulgence.
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LES FUTURS CINÉASTES 115

Agent publicitaire de Dieu

J’ai voulu être honnête, me tenir à égale distance d’un facile


dénigrement et d’une défense paradoxale. En définitive, mon
principal reproche portera moins sur la forme (le genre est ce
qu’il est, nous savons à quoi nous attendre) que sur le fond. On
peut croire DeMille sincère, malgré toute sa rouerie. Passe
encore qu’il ait brodé, dans la première partie, une très fade
histoire d’amour. Le décevant, c’est le creux de propos, le rabo-
tage systématique de ce que le livre de l’exode, comme le sacri-
fice d’Isaac, comme l’histoire de Job, contient de choquant pour
la raison : le fait, par exemple, que Jéhovah « endurcisse le cœur
du Pharaon », afin de raidir sa résistance et rendre le châtiment
plus terrible. Nous sentons sous-jacente la glu d’une plate philo-
sophie pragmatique, pâteux mélange de recettes d’hygiène
morale et de slogans humanitaires. L’abus de la machinerie tue
le surnaturel comme il tue le tragique. Moïse est ravalé au rang
d’un magicien de campagne, pis, d’un voyageur de commerce
déballant sa valise pleine de bibles, de cantiques et de tours
d’illusionniste. Je sais que Cecil B. DeMille aime à se considérer
comme le démarcheur de Dieu. Libre à nous de préférer une
publicité plus raffinée.

François Truffaut
La publication de « Une certaine tendance du cinéma français » par un
jeune critique de 22 ans dans Les Cahiers du cinéma en janvier 1954 n’a
pas échappé à Jean Aurel. Alors que celui-ci vient d’être nommé par
Jacques Laurent pour diriger les pages cinéma de Arts, il fait appel à
Truffaut qui débute très vite sa collaboration à l’hebdomadaire. Il y
publiera 528 articles jusqu’en 1958. Ses amis Godard et Rohmer le
rejoindront, mais il reste le critique polémiste privilégié de l’hebdoma-
daire. Soutenu par Jacques Laurent 1 (le directeur de la rédaction), retenu

1. Jacques Laurent écrira dans un édito de 1956, intitulé « La critique des


catacombes » : « Il y a deux sortes de critiques de cinéma. D’abord une
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116 ARTS

et censuré par André Parinaud (le rédacteur en chef), Truffaut cultive la


polémique à répétition avec certains metteurs en scène (comme Claude
Autant-Lara) et certains festivals… comme celui de Cannes : en 1956, il
juge le palmarès ridicule et en 1958, alors qu’il y est pour la dernière fois,
en tant que journaliste, ses articles souligneront largement qu’il y est le
seul critique français « non invité » ! Humeurs et subjectivité sont à
l’honneur mais aussi culte excessif de certains cinéastes et défense de la
politique des auteurs.
C’est à Arts que François Truffaut rencontrera Maurice Pons, l’auteur
de la nouvelle qui deviendra son deuxième court-métrage, Les Mistons.

CRISE D’AMBITION DU CINÉMA FRANÇAIS

30 mars 1955

Chaque année, les jurés du prix Goncourt nous font savoir


par voie de presse qu’ils ont à lire cent cinquante ou deux
cents ouvrages et je suppose que Jacques Laurent ne serait pas
embarrassé de citer une cinquantaine de romans parus en 1954
qualitativement sinon quantitativement supérieurs aux fameux
Mandarins. J’aurais, pour ma part, plus de difficultés à citer
– toujours pour 1954 – cinq films français supérieurs aux Dia-
boliques.
Le prix Delluc, qui cette année a couronné Les Diaboliques,
est en quelque sorte le Goncourt du cinéma. Ces deux prix sont
décernés par des minorités intelligentes, à l’intérieur de quoi
– nous dit Malraux – « siège toujours une majorité d’imbé-
ciles ! » Le jury du Delluc n’échappe pas à la règle dont trois
membres sur douze sont compétents, mais les autres n’étant pas
absolument dépourvus de tout jugement. Eh bien, le jury du
prix Delluc n’a chaque année qu’une demi-douzaine de films à
visionner sur une production annuelle de soixante à cent films.
Si nos confrères littéraires ont à déplorer, dans leurs chroniques,

critique dont l’enseigne pourrait être “cuisine bourgeoise”. Et puis il y a une


intelligentsia qui pratique la critique à l’état furieux. Truffaut est l’un des
représentants les plus doués de cette dernière sorte. »
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LES FUTURS CINÉASTES 117

le lent suicide du roman par excès d’ambition, le cinéma en


revanche souffre du mal contraire : le manque d’ambition.
(Ceci ne tend nullement à démontrer la supériorité du roman
moderne sur le film moderne. Je cherche encore quel roman
français depuis dix ans me restituera le vertige, les sensations de
plénitude, d’intelligence, de beauté, de simplicité, d’ambiguïté
que me procure Le Carrosse d’or de Jean Renoir. Je n’ignore pas
cependant que pour beaucoup d’écrivains, « le cinéma, c’est le
confort des fesses », comme l’a dit Georges Duhamel qui s’y
connaît.)
Lorsqu’on parle de la crise du cinéma français, on accuse
tour à tour les producteurs, le coût des films, le bilinguisme, le
public, les exploitants, mais toute accusation systématique est
forcément suspecte puisque l’on peut citer des cas où un public,
une coproduction, un exploitant, un film cher eurent, chacun à
leur manière, du génie.
Je vais essayer de montrer comment tout peut se ramener au
seul facteur : ambition et comment, grâce à l’ambition retrou-
vée, notre cinéma national pourrait assurer son salut. Bien sûr,
je ne veux point faire du mot ambition le synonyme de qualité
mais l’état de la production est tel qu’on peut considérer que le
cinéma français serait le plus grand du monde si simplement un
metteur en scène sur deux aspirait au prix Delluc, quels que
soient ses dons et son talent. Nous autres, critiques cinémato-
graphiques, devrions avoir honte d’écrire si souvent : « Voilà un
bon petit film sans prétentions. » Il faut que vienne l’âge des
cinéastes prétentieux et des critiques exigeants.
J’ai recensé quatre-vingt-neuf metteurs en scène français ou
travaillant régulièrement en France. Je les ai répartis dans quatre
groupes :
1. Metteurs en scène ambitieux ;
2. Metteurs en scène semi-ambitieux ;
3. Metteurs en scène commerciaux honnêtes (limitant leur
ambition à une réussite commerciale, mais soucieux de donner
au public un produit de bonne qualité) ;
4. Metteurs en scène délibérément commerciaux (ne se sou-
ciant que d’assurer la rentabilité maximum d’un produit insuffi-
samment travaillé. Aucune ambition esthétique ou… le résultat
obtenu est tel que c’est tout comme).
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118 ARTS

Classement

Avant d’entrer dans le vif du sujet, je dois peut-être m’excu-


ser auprès des cinéastes que je vais citer d’avoir à les étiqueter,
classifier, brasser, mais mon propos est d’ordre général et statis-
tique, plutôt qu’esthétique.
1. Ambitieux : Yves Allégret, Alexandre Astruc, Claude
Autant-Lara, Jacques Becker, Robert Bresson, Marcel Carné,
André Cayatte, René Clair, René Clément, H.-G. Clouzot, Jean
Cocteau, Abel Gance, Jean Grémillon, Roger Leenhardt, Max
Ophüls, Jean Renoir et Jacques Tati.
La voilà bien, la vraie « qualité française ». Voilà dix-sept
cinéastes qui peuvent se dire : « Je suis en train de tourner le
meilleur film français de l’année. » Ils en ont le droit.
Il y a donc dix-sept cinéastes ambitieux en France. Ce ne
serait pas mal et même ce serait parfait si, à ce chiffre, corres-
pondait celui de dix-sept bons films chaque année. En réalité,
ces réalisateurs – par le jeu même de leur exigence esthétique –
n’ont tourné que soixante-treize films en dix ans. (Précisons que
l’ambition engendre à coup sûr la qualité mais non la réussite.
Exemples : L’Air de Paris, L’Amour d’une femme, Mam’zelle
Nitouche, La Beauté du diable.) Regrettons aussi que neuf ou dix
seulement de ces dix-sept cinéastes soient les auteurs complets
de leurs films. Les films d’Yves Allégret, Claude Autant-Lara,
Marcel Carné, André Cayatte et René Clément sont d’abord des
films de Charles Spaak, Jacques Sigurd, Jean Aurenche et Pierre
Bost. Or, le cinéma dit « de scénaristes » est appelé à disparaître :
« Je l’ai déjà dit, je pense que le temps des metteurs en scène est
fini, et que voici venir celui des auteurs. On écrira soi-même son
histoire, puis on ira soi-même la porter sur le plateau pour la
réaliser. » (Jean Renoir)
2. Semi-ambitieux : Marc Allégret, Hervé Bromberger,
Norbert Carbonnaux, Yves Ciampi, Louis Daquin, Jean
Delannoy, Léo Joannon, Alex Joffé, J.-P. Melville, Marcel
Pagliero, Marcel Pagnol, Carlo Rim, Georges Rouquier, Claude
Vermorel et René Wheeler.
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LES FUTURS CINÉASTES 119

Voilà quinze cinéastes – dont quelques-uns ne seront peut-


être pas très contents d’être « classés » dans cette catégorie plu-
tôt que la précédente, mais un travail de ce genre ne va pas sans
un peu d’arbitraire, et par ailleurs je pense sincèrement que
l’œuvre semi-ambitieuse de Marc Allégret comptera plus dans
l’histoire du cinéma que celle, ambitieuse, de son frère Yves. Il
ne s’agit ici que de tenter une discrimination des intentions. Ces
quinze cinéastes ont tourné cinquante-deux films en dix ans.
3. Commerciaux honnêtes : Raymond Bernard, Bernard
Borderie, Henri Calef, Maurice Cloche, Guy Lefranc, Léonide
Moguy, Richard Pottier, Jean Sacha, Robert Vernay,
Henri Verneuil, Jacqueline Audry, Pierre Billon, Le Chanois,
Jean Dreville, Robert Darène, Georges Lampin, Jean Devaivre,
Christian-Jaque, Jack Pinoteau, René Chanas, Kirsanoff,
Swoboda, Henri Decoin, Sacha Guitry, Julien Duvivier,
Georges Lacombe, André Hunebelle.
Déplorons de trouver ici les noms de Raymond Bernard,
Christian-Jaque, Sacha Guitry et Julien Duvivier qui, avant
guerre, surent se montrer aussi bons commerçants et cependant
meilleurs artistes. Entre ces vingt-sept « commerciaux hon-
nêtes » et ceux qui vont suivre, la discrimination est malaisée.
Notons cependant que leurs films sont de meilleure qualité sans
que les intentions le soient obligatoirement. Henri Verneuil ou
Christian-Jaque ont de plus importants devis que Berthomieu ou
Jean Stelli. En dix ans, les « commerciaux honnêtes » ont tourné
cent quatre-vingt-dix films.
4. Délibérément commerciaux : Raoul André, André
Berthomieu, Robert Bibal, Roger Blanc, Jean Boyer, Georges
Combret, Couzinet, Henri Lepage, Loubignac, Pierre Louis,
Georges Péclet, Alfred Rode, Willy Rozier, Christian Stengel,
Jean Stelli, Marcel Blistène, Maurice Cam, François Campeaux,
Jean Laviron, André Hugon, Marcel L’Herbier, Roger Richebé,
J.-D. Norman, Jacques Daroy, Jean Gourguet, Gilles Grangier,
Maurice Labro, René Jayet, André Haguet… et quelques autres.
Il est difficile d’accorder un grand intérêt aux trente
« cinéastes » de cette liste – à des « cinéastes » qui ne répugnent
pas de signer Le Feu dans la peau, Au diable la vertu, Le Père de
mademoiselle, Le Congrès des filles-mères, Piédalu député, Les
Clandestines, etc.
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120 ARTS

Bien sûr, ils répondront – ceux-là répondent toujours – que


leurs films ne ruinent aucun producteur (parbleu le tiers de
cette liste est composé de réalisateurs-producteurs !), qu’ils font
travailler – donc vivre – un certain nombre de techniciens et
ouvriers à qui, chaque année, ils versent un salaire de tel chiffre.
Tout cela leur vaudra peut-être le ciel, mais c’est seulement de
leurs intentions artistiques qu’il s’agit. Ils n’aspirent qu’à tour-
ner toujours plus vite avec le minimum de moyens et de soins
possibles un plus grand nombre de films chaque année, pour le
maximum de profit(s). Ils sont prêts, sur un signe favorable, à
passer du genre « Palais-Royal » à la « série noire » et bientôt à
la « science-fiction ». À leur dixième ou quinzième film, tout se
passe comme s’ils ignoraient (ou voulaient ignorer) ce qu’est un
scénario « qui se tient », une photo homogène, un jeu d’acteurs
correct. Quelques-uns d’entre eux passeront sûrement dans « la
tradition de la qualité » à la faveur d’un scénario moins puéril,
mais il se trouvera toujours de jeunes recrues pour reprendre et
brandir le fanion de la médiocrité. La mauvaise herbe, c’est
bien connu, est plus luxuriante que la bonne et, en dix ans ces
cinéastes ont exécuté deux cent quarante-sept films, ce qui nous
donne une moyenne par réalisateur de 8,3 contre des moyennes
de 4,29 pour les ambitieux, de 3,46 pour les semi-ambitieux et
de 7,03 pour les commerciaux honnêtes.
On comprend que tout irait déjà beaucoup mieux si l’on
parvenait à écarter de la production les films uniquement
« commerciaux ». Bien sûr, il n’est pas question – sous prétexte
de reformer le cinéma français, d’empêcher nos trente « délibé-
rément commerciaux » d’exercer une profession pour laquelle
ils ont peut-être plus de goût et d’amour que leurs films ne le
laissent paraître.
Et le public ? Laissons-le tranquille. Il est utopique d’espérer
l’éduquer et l’amener à choisir ce qu’il va voir. Il a autre chose à
faire et puisque c’est d’une reforme de la production qu’il s’agit
et non du degré d’intellectualité du Français moyen, il vaut
mieux faire en sorte de supprimer les mauvais films. Comment ?
Grâce à l’ambition retrouvée, ou, si l’on veut à une exigence
artistique plus grande, à tous les échelons.
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LES FUTURS CINÉASTES 121

1. Les vedettes

La puissance des vedettes est comme l’on sait immense. Sans


le concours de Jean Marais, Jean Cocteau n’aurait pu imposer
au public quatre films aussi exceptionnels que La Belle et la
Bête, L’Aigle à deux têtes. Les Parents terribles et Orphée. Fort
bien, mais si Jean Marais, qui est intelligent, avait su refuser de
jouer dans Le Dortoir des grandes, L’Appel du destin et Les
Amants de minuit, ces trois navets n’auraient peut-être pas vu le
jour. De même, un grand acteur comme Jean Gabin est suffi-
samment sollicité pour s’abstenir de prêter son concours à des
entreprises comme Miroir, Leur Dernière Nuit et La Vierge du
Rhin. Des Grisbi et des French-Cancan font plus pour son pres-
tige. On voit l’étendue du pouvoir des vedettes, et à quel point
ce pouvoir pourrait s’exercer favorablement à l’amélioration du
cinéma en général.

2. Les producteurs

Il y a ceux qui convoquent Stendhal à leur bureau demain


matin. Paradoxalement, ce sont ceux qui aspirent à la qualité,
à des statuettes dorées, alors que bien d’autres qui savent lire,
écrire et compter ont une telle peur de se tromper en jouant la
qualité qu’ils préfèrent y renoncer d’emblée. Il n’empêche que
l’idéal serait d’avoir pour producteurs des hommes de la valeur
de Gaston Gallimard, René Julliard, Bernard Grasset. Dès lors,
avec José Corti, nous aurions un Stanley Kramer français. On
sait que ces éditeurs, en plus de leurs qualités morales et intel-
lectuelles, sont aussi des hommes d’affaires avisés.

3. Les exploitants

Pour la grande majorité, ce ne sont que des bistrotiers. Beau-


coup ne connaissent même pas les films qu’ils programment.
« Mon public, il veut du Maître de forges. » Une dizaine d’exploi-
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122 ARTS

tants parisiens ont joué la qualité et ont gagné (Le Cardinet – Le


Studio Parnasse – Le Bonaparte – La Pagode – Le Mac Mahon
– Le Studio Bertrand – Le Studio 28 – Le Studio de l’Étoile
– Les Reflets – Le Panthéon et quelques autres). S’il fallait, pour
diriger une salle et la programmer, être titulaire du brevet élé-
mentaire, bien des choses seraient changées…
Je sais bien qu’il existe, dans le domaine de la chose imprimée
et même dans celui du roman, un déchet considérable et sans
doute supérieur au pourcentage de mauvais films, mais, par le
jeu des collections, des prix littéraires, et disons-le, de la cri-
tique, les hiérarchies s’établissent d’elles-mêmes. « Les films
naissent libres et égaux en droits », a très bien dit André Bazin.
Et c’est là qu’est le drame. Un mauvais film peut succéder à un
bon, être projeté dans la même salle. Les critiques lui consacre-
ront le même nombre de lignes. (Pour être juste, il faut ajouter
que le mauvais film aura coûté la même somme d’efforts, aura
mobilisé un nombre égal de techniciens, d’artistes et d’ouvriers.)

Pas de conclusion

En Amérique, on distingue dans la production, les films de


série A (Tant qu’il y aura des hommes – Sur les quais –
Vacances romaines) ; de série B (Le crime était presque parfait
– Une femme qui s’affiche…) ; de série C (La Brigade héroïque
– Johnny Guitare). La qualité technique d’Hollywood, le
« métier » des scénaristes font que les films de série B et C sont
souvent meilleurs que ceux de série A. Pour Hollywood, la
discrimination des intentions serait vaine, un petit western
d’Anthony Mann étant bien supérieur à une production aussi
ambitieuse que Sur les quais. En France, il n’en est pas de
même, nous n’avons pas d’excellents fabricants de petits films.
Les bons cinéastes sont aussi les plus ambitieux.
Je n’aurai pas l’audace de conclure en proposant telle ou telle
réforme, impossible sinon vaine. J’ai tenté seulement d’esquisser
un tableau de la situation telle qu’elle se présente aujourd’hui, à
la veille de l’application d’une certaine « loi d’aide à la qualité »
qui peut effectivement changer bien des choses, rattraper bien
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Date : 5/5/2009 12h20 Page 123/394

LES FUTURS CINÉASTES 123

des égarements, dissiper un peu de cette fabuleuse confusion


dans le cinéma français.

LES CRITIQUES DE CINÉMA SONT MISOGYNES.


B.B. EST VICTIME D’UNE CABALE

12 décembre 1956

Un film paresseusement critiqué, cela se voit trop souvent


pour qu’il faille piquer une colère bernanosienne mais rien ne
peut davantage vous dégoûter de la critique que la lecture du
dossier de presse d’un film.
C’est un fait que tous les films sont jugés sur leurs appa-
rences. Un condamné à mort s’est échappé, les ayant toutes pour
lui, a bénéficié d’une critique unanimement élogieuse, mais les
comptes rendus, plutôt que le film de Bresson, concernaient
une autre bande qu’on imaginerait à mi-chemin entre La Grande
Illusion et Le Rififi.
Et Dieu créa la femme, ayant toutes les apparences contre lui,
n’a guère trouvé de défenseurs hormis « Les Trois Masques » (de
Franc-Tireur), André Bazin, Doniol-Valcroze, votre serviteur et
naturellement Robert Chazal.
J’ai toujours projeté de faire mesurer à la faveur d’un article
le fossé qui sépare le cinéma tel qu’on le fait et tel qu’on le juge,
tel que le voient ceux qui le font et tel que le voient les cri-
tiques. Ceux-ci, dans un film, ne considèrent généralement que
le scénario et l’évaluent en le rapprochant des romans qui
peuvent leur être tombés sous les yeux. De la mise en scène, de
la direction d’acteurs, du « ton » de l’entreprise, de son style, ils
ne diront rien ou blufferont, incapables qu’ils sont de remonter
aux intentions d’un auteur de films.
Un exemple ? Et Dieu créa la femme, comme Picnic, de Josh
Logan, est influencé essentiellement du cinémascope d’Elia
Kazan À l’est d’Éden, par le style de mise en scène, l’emploi de la
couleur, le jeu et même le scénario. Or, Simone Dubreuilh énu-
mère sans hésitation : Duel au Soleil, Gilda, Suzanna et La Femme
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124 ARTS

à abattre qui n’ont rien à voir ici tandis que Louis Chauvet décèle
la quintuple influence d’Anouilh, Grémillon, Hunebelle, Raoul
André et John Berry !
Jean de Baroncelli voit dans le film de Vadim un « mélo
vaguement licencieux » et il s’agirait d’une « entreprise pure-
ment commerciale », pour André Lang dont Le Voyage à Turin
est sûrement une œuvre métaphysique !
Quant à Mlle Claude Garson, le rewriter de service à L’Aurore
aurait dû essayer ses talents sur le résumé qu’elle fait du scénario
commençant par : Le sujet se passe à Saint-Tropez.
Dans la plupart des films français, l’action se déroule en inté-
rieurs et les plans d’extérieurs, très rares, ne servent qu’à rac-
corder entre elles des scènes tournées en décors, tout cela parce
que les opérateurs français et les cinéastes ont peur de la nature
et se sentent plus à l’aise en studio à l’abri du soleil, de la pluie
et du vent ; le film de Vadim est donc l’un des très rares en
France – avec Le Plaisir, de Max Ophüls – à accorder une
place si importante à la nature, à la mer, au soleil et au vent :
Thirard mérite pour sa photo audacieuse les plus vives
louanges ; de même l’emploi du cinémascope est ici d’une sur-
prenante habileté si l’on songe que Vadim n’avait jamais tourné,
fût-ce un court-métrage.
On pouvait encore noter l’intelligence du dialogue dirigé dans
le même sens que celui de Becker dans Casque d’or, un laco-
nisme antithéâtral qui donne au film une grande vérité.

Il paraît que l’on expurge B.B.

Le point de friction le plus important est évidemment le


« ton » du film et c’est là que l’opinion de l’ensemble de la presse
me choque le plus. Je ne comprends pas comment, après avoir si
justement stigmatisé le cinéma américain, sa pudibonderie, son
hypocrisie, son système de conventions sentimentales de jeune
premier qui épousera forcément la jeune première, tandis que le
second rôle comique convolera avec la boniche, les quatre per-
sonnages étant rigoureusement vierges, mes confrères n’ont pas
su apprécier la franchise de Vadim qui, le premier peut-être dans
l’histoire du cinéma, ose nous montrer des jeunes mariés se
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LES FUTURS CINÉASTES 125

comportant en jeunes mariés, c’est-à-dire, se caressant, jouant


comme des enfants (ou des animaux, peu importe), faisant
l’amour dans la journée (eh, oui !) ; on peut, à la rigueur repro-
cher au scénario ses prolongements dramatiques – encore qu’il
faille bien raconter une histoire pour éviter que les critiques ne
s’ennuient ! – mais la réalité dans le détail est évidente.
Au fond, la véritable audace de Vadim, c’est d’avoir fait
commencer son film par où ceux des autres se terminent, le
mariage. J’ai aimé aussi que presque tous les personnages du
film soient sympathiques, même les « méchants », et la fraîcheur
de certaines idées : Brigitte Bardot soulevant dans ses bras une
petite fille qui veut attraper elle-même un journal haut situé, par
exemple.
Pour ma part, après avoir vu trois mille films en dix ans, je ne
puis plus supporter les scènes d’amour, mièvres et mensongères
du cinéma hollywoodien, crasseuses, grivoises et non moins tru-
quées des films français.
C’est pourquoi, je remercie Vadim d’avoir dirigé sa jeune
femme en lui faisant refaire devant l’objectif les gestes de tous
les jours, gestes anodins comme jouer avec sa sandale ou moins
anodins, mais tout aussi réels ; au lieu d’imiter les autres films,
Vadim a voulu oublier le cinéma pour « copier la vie », l’inti-
mité vraie et à l’exception de deux ou trois fins de scène un peu
complaisantes, il a parfaitement atteint son but.
Tout cela m’amène naturellement à Brigitte Bardot qui
ayant la malchance de paraître dans trois films en un mois, voit
se liguer contre elle une armée de potineurs qui, insuffisam-
ment versés dans le calcul mental se surprennent à compter
sur leurs doigts que trois fois trente millions, cela fait loin de
ce qu’ils gagneront jamais avec leurs petits échos spirituels,
leurs misérables piges d’intellectuels sous-alimentés depuis
l’enfance.
Voilà bien le malentendu : le public ne se souciant pas du
metteur en scène et ignorant jusqu’à son nom se rend au
cinéma pour y voir sa vedette préférée. Le précédant de peu,
arrive le critique la frimousse enfarinée, tendant au contrôle la
carte verte qui le fait entrer gratis ; lui, le critique connaît
le nom du metteur en scène, c’est même tout ce qu’il connaît et
fort de ce savoir, il feint d’ignorer les vedettes qui ne sont qu’un
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126 ARTS

« instrument dans les mains du metteur en scène » et patati et


patata.
Il ne soupçonne pas une seconde, mon frère critique que
les bons metteurs en scène sont venus au cinéma par amour
des acteurs (actrices), et le plaisir de les diriger. C’est ainsi que
des films faits par amour des acteurs sont jugés par des gens
qui n’aiment pas les acteurs.
Le critique arrive au cinéma, l’œil indisponible, la vue obs-
truée par des préjugés insensés. Il reprochera volontiers au film
de ne pas être conforme à ce qu’il attendait au lieu de se réjouir
qu’il soit conforme à ce que semble avoir voulu le réalisateur.
C’est ainsi que Simone Dubreuilh qui n’aime pas Martine
Carol, lui reproche de ne pas être une Lola Montès vraisem-
blable. Or, j’admire Max Ophüls, d’avoir eu l’intelligence,
ayant à tourner Lola Montès avec Martine Carol, d’avoir
déplacé l’intérêt du sujet et de l’avoir transformé en une sorte
de biographie de Martine Carol, un essai poétique sur la condi-
tion de l’actrice prisonnière des formes modernes du spectacle,
sur toute la cruauté et toutes les amertumes que procure la
gloire au XXe siècle, transportées, dans le siècle dernier : le scan-
dale pour le scandale, le surmenage, la publicité jusqu’au
cirque, la vie privée étalée devant le public, etc. Max Ophüls a
tourné Lola Montès, de cette manière, parce qu’il est ému sincè-
rement par les servitudes du métier d’actrice. Simone
Dubreuilh n’a pas aimé Lola Montès, parce qu’elle n’aime pas
les actrices.
C’est pour le plaisir de faire un jeu de mots et sans y être allé
voir le moins du monde, que le chroniqueur anonyme de
L’Express, où règne l’approximatif, a écrit : « Et Dieu créa B.
B… mais ne lui donna qu’une expression. » Il suffit de placer
les unes à côté des autres, six ou sept photos de Brigitte Bardot
pour s’assurer du contraire. Il suffit même d’aller voir le film
mais ce serait peut-être demander trop.
Ailleurs, on reproche à Brigitte Bardot… sa diction, mais il
n’y a plus que Louis Chauvet pour croire qu’une actrice est une
dame qui articule mieux que les autres, un peu comme chez les
peuplades primitives on croit que pour être écrivain, il faut avoir
une écriture bien lisible. (Il est vrai que c’est à ses « pleins » que
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LES FUTURS CINÉASTES 127

Louis Chauvet doit le prix Interallié et à ses « déliés », la


rubrique du Fifi.)
Remarquons au passage que l’animosité des critiques ne
s’exerce que sur les jolies filles, jamais sur les autres. On a ricané
de Marilyn Monroe parce qu’elle ne lisait pas beaucoup, on
ricane encore à présent parce qu’elle dévore les classiques. On
ne dit jamais que Françoise Rosay, Edwige Feuillère, Gaby
Morlay, Betsy Blair, Greer Garson, Bette Davis sont les actrices
les moins spontanées, au monde et les prix d’interprétation en
tous genres viennent récompenser régulièrement les plus défaites
d’entre elles. Qui oserait donner un oscar à Marilyn Monroe,
pour son interprétation dans Bus Stop ?
L’argument le plus irritant de cette campagne anti-Bardot est
celui de Claude Mauriac : « Que penser d’un mari, travaillât-il
pour le cinéma, qui expose avec cette complaisance le corps de
son épouse, publiquement présenté aux regards dans sa quasi-
nudité une heure et demie durant ? » Que penser en effet de ce
mari ? Qu’il aime sa femme et qu’il est fier d’elle tout entière,
c’est-à-dire, de son corps y compris d’autant qu’elle est actrice
de cinéma !
Cher Claude Mauriac, je vous soupçonne de ne pas vous être
dérangé pour voir à la Cinémathèque l’extraordinaire charleston,
érotique, dansé par Catherine Hessling et filmé par son mari
Jean Renoir, ou encore ce Petit Chaperon rouge, inédit pour des
raisons de censure, et dans lequel le grand méchant loup, Jean
Renoir, lui-même, poursuit à travers bois et croque finalement sa
jeune épouse, Catherine Hessling, juchée, en slip de dentelle, sur
une bicyclette 1925 !
Si peu à peu, cet humble plaidoyer en faveur d’une jolie per-
sonne et de son metteur en scène a viré au règlement de comptes,
je m’en excuse puisqu’il ne s’agissait pour moi que de rectifier
un tir à trop courte portée et de replacer dans de plus équitables
perspectives un film qui n’est pas un chef-d’œuvre, certes, mais
qui s’élève nettement – tant au point de vue moral, qu’intellec-
tuel et esthétique – au-dessus de la moyenne.
Dossier : Document : Arts
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128 ARTS

UN FAUX PROBLÈME PARALYSE LA PRODUCTION.


LE CINÉMA EST-IL UN ART OU UNE INDUSTRIE ?
NI L’UN NI L’AUTRE, MAIS UN ART INDUSTRIEL

6 février 1957

Jacques Bauvy, rédacteur en chef de la très intéressante


revue corporative France Film International, écrit dans son der-
nier éditorial : « Nos amis des ciné-clubs et de la critique nous
disent : Qu’importe le produit film ? L’art compte avant tout ! »
Nous ne disons pas, nous, « qu’importe le film œuvre d’art ! »
mais nous crions bien haut : « L’industrie cinématographique
compte avant tout, parce que sa bonne santé rendrait tout pos-
sible. » Quelques lignes plus loin, André Bazin, R.-M. Arlaud,
Simone Dubreuilh, Roger Tailleur, Louis Chauvet et votre ser-
viteur sont étiquetés : « Ennemis bien connus du spectacle ciné-
matographique en tant que distraction populaire… »
En fait, Jacques Bauvy n’est pas seul de son avis et bien sou-
vent des producteurs et distributeurs français m’ont accusé de
dénigrer systématiquement la production nationale, alors qu’en
réalité je me refuse seulement à me montrer plus indulgent à
l’égard des films qui parlent la langue de mon pays, car je consi-
dère qu’un critique ne doit en aucun cas profiter de ce qu’Holly-
wood est loin tandis que Billancourt est à deux pas pour éreinter
La Comtesse aux pieds nus et exalter Notre-Dame de Paris.

L’esthétique du commercial

Toutefois, il ne faut pas s’imaginer que le commerce, l’indus-


trie, les chiffres ne préoccupent pas le critique, le cinéphile, le
cinémane, et Claude Autant-Lara serait bien étonné d’apprendre
que c’est avec la fébrilité d’un turfiste que chaque semaine
depuis trois mois, je consultais les tableaux de recettes des exclu-
Dossier : Document : Arts
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LES FUTURS CINÉASTES 129

sivités parisiennes, attendant que sa belle Traversée de Paris


devançât une Gervaise dont je ne nie certes pas les mérites.
« Par ailleurs, le cinéma est une industrie. » André Malraux
terminait par cette phrase son Esquisse d’une psychologie du
cinéma. En fait, je ne crois pas que ce soit la meilleure façon de
poser le problème que d’opposer toujours l’art à l’argent,
l’esthétique à l’industrie, la beauté au commerce. Cette dualité
n’existe pas, ce serait trop simple, les rapports entre l’art ciné-
matographique et l’industrie cinématographique sont aussi
variés, contradictoires, déroutants, charmants et subtils que des
rapports d’amoureux.
Le producteur dit au metteur en scène : « Faites-moi un film
très beau » et le metteur en scène répond : « Je vais vous faire un
film très commercial. » C’est ici que s’établissent les délicats rap-
ports d’amoureux transis, chacun croyant tenir à l’autre le lan-
gage propre à le séduire. Cette notion, bien mystérieuse, du film
commercial, Jean Renoir en a donné une définition bien sédui-
sante : « Le mot commercial, dans la bouche des producteurs,
définit d’abord une esthétique ; pour “eux”, Ulysse est un film
commercial malgré qu’il n’ait pas fait un sou mais La Strada
demeure un film anti-commercial malgré les énormes bénéfices
qu’il a rapportés. » Quelques exemples récents illustrent admira-
blement l’aphorisme de Renoir : La Traversée de Paris, constitué
essentiellement d’un long dialogue moral entre deux person-
nages dans un décor nocturne, était un film commercialement
risqué, au contraire de Till Eulenspiegel qui avait coûté quatre
ou cinq fois plus cher, mais offrait au public tout ce dont celui-ci
est censé raffoler : aventures, bagarres, fleur bleue, grosse figura-
tion, coloriage, petit message reposant, etc. Or, aux 156 millions
de La Traversée de Paris (exclusivité à Paris), Till ne répond que
par 44 millions !
Dans le même ordre d’idée, Un condamné à mort s’est échappé,
que Robert Bresson réputé non commercial a réalisé en noir et
blanc, sans vedette et en toute liberté, devance joliment Le Pays
d’où je viens, que Marcel Carné a réalisé en couleurs avec Gilbert
Bécaud et Françoise Arnoul, film hybride, affadi par trop de
concessions.
Dossier : Document : Arts
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130 ARTS

Les réalisateurs

Ceux qui déclarent : « Je me moque de la qualité, je veux être


“commercial” afin de pouvoir tourner d’autres films qui permet-
tront à l’industrie de survivre et aux techniciens que j’emploie de
manger à leur faim… », ceux-là sont les ratés de la profession ;
besogneux de la caméra, ils se mentent à eux-mêmes en feignant
de croire que la beauté est incompatible avec la rentabilité ; ils
oublient que Hitchcock, René Clément, René Clair, Autant-
Lara, J.-Y. Cousteau ont fait gagner en 1956, aux techniciens et
aux acteurs qu’ils ont fait travailler, aux producteurs qui ont
financé leurs films et aux exploitants qui les ont projetés plus
d’argent qu’eux dans toute leur carrière.
Parmi les metteurs en scène soucieux de qualité, il y a, d’une
part, ceux qui pensent à l’industrie en faisant leurs films et
d’autre part ceux qui n’y pensent pas.
Les premiers sont désireux de faire coïncider leur ambition
artistique avec les désirs du public, la nécessité de faire commer-
cial devenant une discipline ESTHÉTIQUE supplémentaire,
les autres tournent leurs films à leur idée en espérant seulement
que le public voudra bien entrer dans leur jeu.
Il est bon, selon moi, qu’un metteur en scène aime l’argent,
car, en le payant au pourcentage son producteur obtiendra de
lui des miracles ; il est bien connu, par contre, qu’il faut avoir
un sacré mépris de l’argent pour gaspiller sans scrupule celui
des autres.
D’ailleurs, y a-t-il des metteurs en scène franchement anti-
commerciaux ? Je ne le crois pas. Il y a ceux qui seront toujours
commerciaux soit qu’ils ne prennent que des risques limités, soit
que leur tempérament coïncide avec celui du public. Il faudrait,
à ce propos, mentionner le courage qu’il y a parfois à renoncer à
un succès certain au profit de « risques calculés » ; après Le
Rififi, Jules Dassin pouvait entreprendre avec la certitude du
succès n’importe quelle diabolique histoire d’espions ; au lieu de
quoi, il a tenté avec son producteur associé une entreprise très
audacieuse : Le Christ recrucifié. Bravo !
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LES FUTURS CINÉASTES 131

Les producteurs

Plutôt que des films bien ou mal réalisés, cet article traite des
films bien ou mal produits. La Traversée de Paris, Le Condamné
à mort, Et Dieu créa la femme, Gervaise sont des films bien pro-
duits car leur standing commercial est à la mesure de leur ambi-
tion artistique : ils paraissent même avoir coûté plus cher que
leur prix réel.
L’Homme et l’Enfant, Une fée pas comme les autres et Till
Eulenspiegel sont des films mal produits car le succès du pre-
mier ne repose que sur Constantine, celui du second qu’au bal-
lon rouge qui l’accompagne, le troisième étant carrément une
mauvaise affaire. Ces trois films, et bien d’autres : Honoré de
Marseille, La mariée est trop belle, Club de femmes, par la confu-
sion qui présida à leur conception, leur production, leur réalisa-
tion, semblent avoir coûté trois ou quatre fois moins que leur
prix réel, par l’incapacité de leur metteur en scène à mettre en
valeur les décors, les acteurs, les costumes, etc.
Le Sang à la tête serait un bon exemple de mauvais film bien
produit. Malgré son extraordinaire succès – un peu plus de deux
cents millions en sept semaines d’exclusivité sur Paris – Notre-
Dame de Paris eût coûté moins et rapporté davantage, tourné
plus rapidement, plus nerveusement avec beaucoup plus de
fougue, d’émotion, de santé, de jeunesse et de chaleur par Abel
Gance.
Lorsqu’un film « marche », le producteur hausse le col, lors-
qu’il se « ramasse », le producteur accable le metteur en scène
et crie au voleur. Et cependant, le producteur a lu le décou-
page, visionné les rushes : peut-être tout simplement existe-t-il
des producteurs qui ne connaissent pas leur métier ?
Quand on a suivi attentivement la carrière d’un metteur en
scène et que l’on connaît les recettes de ses films, ceux qui n’ont
pas « marché » et les autres, il n’est pas si difficile de se faire une
idée assez juste de ce cinéaste et de prédire ce qu’il adviendra de
son film en préparation ou en tournage, simplement en regar-
dant le scénario, la distribution et quelques photogrammes.
Dossier : Document : Arts
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132 ARTS

Le producteur de Marguerite de la nuit ayant protesté parce


que j’avais annoncé la catastrophe – commerciale – trois
semaines avant la sortie, je ne puis plus m’adonner aux prévi-
sions de cette nature.
Je sais bien qu’il y a des mystères ; le succès de Mais qui a tué
Harry ? (six mois d’exclusivité au Monte-Carlo) est inexplicable
tout autant que l’échec de Lifeboat du même Hitchcock (trois
semaines, vingt mètres plus bas).

L’affaire Lola Montès

Il paraît qu’une loi vient d’être proposée à l’Assemblée pour


protéger les auteurs de films. Toujours est-il que Max Ophüls
n’a pu empêcher ses producteurs de tripatouiller honteusement
Lola Montès. « Vous avez fait un navet, il faut réparer ! » s’enten-
dit dire Ophüls quelques jours après la sortie de Lola Montès
par son producteur qui criait au chef-d’œuvre quelques jours
plus tôt. Mais il se trouve que je connais Lola Montès par cœur
et que je possède un exemplaire du découpage : or, le film est
parfaitement conforme au découpage agréé par ces messieurs
avant le tournage. Alors, faut-il conclure que le producteur de
Lola Montès ne sait pas lire ? C’est encore possible. Rappelons
que, travaillant pour le compte de producteurs qui connaissaient
leur métier, Max Ophüls en Allemagne, en Amérique, en Italie,
en Hollande et en France a réalisé des films qui firent des for-
tunes. (La Ronde qui est très proche de Lola Montès par l’esprit
comme par la conception a enrichi des gens du cinéma dans le
monde entier.) Ce n’est donc pas du réalisateur de Lola Montès
qu’il convient de se méfier mais du producteur de ce beau film.
Chaque feuillet d’un découpage est divisé en deux colonnes ;
sur celle de gauche se trouvent la description technique du film,
les déplacements des personnages, les mouvements d’appareils,
etc. Sur la colonne de droite, le dialogue. Comme bien des pro-
ducteurs ne connaissent rien à la technique et sont incapables de
« visualiser » un découpage, ils ne lisent que la colonne de droite,
celle des dialogues comme s’il s’agissait d’une pièce de théâtre
alors que l’essentiel, ce à quoi ressemblera le film une fois achevé,
se passe à gauche. C’est ainsi que Fritz Lang qu’Hollywood n’a
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LES FUTURS CINÉASTES 133

jamais domestiqué a pour habitude d’insérer dans la colonne de


gauche des injures à l’adresse du producteur ; si celui-ci lui rend
le script avec un sourire réjoui, c’est qu’il y a un mauvais produc-
teur de plus, et Fritz Lang dès lors en profite pour faire ce qu’il
veut.

Le savetier et le financier

Cet instinct, cette intuition, ce flair qui font défaut à certains


producteurs sont remplacés par une méfiance irraisonnée,
aveugle et dangereuse comme le racisme ; ainsi donc, on ne lit
pas les découpages ou distraitement mais l’on se méfie ; le mau-
vais producteur est celui qui ne sait qu’une chose : dans la cor-
poration s’insinuent des individus louches qui prétendent, en
douce, faire de l’art. Comme il convient de se protéger d’eux
– mais comment ? – lorsqu’un scénariste chevelu aura terminé
son travail sur un premier scénario, celui-ci sera confié à un
second scénariste, chauve, puis à un troisième coiffé en brosse et
enfin à un barbu. Du choc de personnalités aussi contradic-
toires, il résultera un film conforme aux obscurs désirs de la
masse : mis dans l’impossibilité de chanter, le savetier « la bou-
clera » et le financier pourra dormir tranquille sur ses deux
oreilles d’âne, d’un sommeil qui lui aura coûté cher.
Dans le cas de Un condamné à mort s’est échappé, la réussite
revient évidemment au seul Robert Bresson. Un autre film qui
« marche » bien est Honoré de Marseille, première réalisation de
Maurice Regamey, interprété par Fernandel. Mais si Maurice
Regamey avait dû tourner le film de Bresson – même scénario,
mêmes acteurs, même budget – le film serait insortable et
Regamey ne referait plus un film de sa vie.
La solution est peut-être là : obliger tout cinéaste réalisant son
premier film à tourner une entreprise proche du Condamné à
mort : acteurs inconnus, pas d’érotisme, pas de violence, budget
moyen. Tous ceux qui sortiraient victorieux de cette épreuve
prouveraient du même coup qu’ils sont aptes à tourner des pro-
ductions plus importantes.
En définitive, il n’y a pas de crise et pas de problèmes. Les
cinéastes sont des artistes et comme tels des individualistes.
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134 ARTS

Chaque cas est donc un cas particulier et l’un dans l’autre le


cinéma français se porte bien.
Y aurait-il un problème que je ne serais pas qualifié pour pro-
poser des solutions. J’ai tenté seulement de renouveler un peu ce
vieux thème : l’art contre l’argent. Tout film est fait par un save-
tier et un financier. Au premier de savoir chanter, au second de
savoir faire chanter le premier !

CANNES : UN ÉCHEC DOMINÉ PAR LES COMPROMIS,


LES COMBINES ET LES FAUX PAS

22 mai 1957

Dominé par les combines, les fausses manœuvres et les


compromis, le Festival de Cannes, échec incontestable, n’a évité
le ridicule que grâce à Jean Cocteau.
La palme d’or, récompense suprême, a donc été attribuée à La
Loi du Seigneur, de William Wyler, film démagogique, concerté
et roublard que je ne suis pas seul à considérer comme l’un des
plus mauvais projetés à ce Festival.
Le prix spécial du jury est allé à deux œuvres excellentes qui,
sans l’obstination de Jean Cocteau, auraient été injustement
oubliées : Ils aimaient la vie (polonaise) et Le Septième Sceau
(d’Ingmar Bergman, Suède). Le prix du scénario original, attri-
bué au Quarante et unième, est cocasse si l’on songe que ce film
soviétique est adapté d’une nouvelle publiée en 1921. Non
moins farfelu est le prix de la meilleure sélection nationale attri-
bué à la France puisque chaque pays n’avait, théoriquement, le
droit de n’envoyer qu’un film ; ce subterfuge permet à Celui qui
doit mourir de ramasser les miettes. Rien à dire contre le prix du
meilleur réalisateur attribué à Robert Bresson si ce n’est que Un
condamné à mort s’est échappé méritait de toute évidence la
palme d’or. Même remarque pour le prix de l’interprétation
féminine, attribué à Giulietta Masina pour un film qui méritait
le prix du meilleur scénario. Le plus douteux de tous ces prix,
indépendamment de la palme d’or, est celui du meilleur acteur
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LES FUTURS CINÉASTES 135

décerné au très moyen interprète noir du très mauvais film you-


goslave La Vallée de la paix, mais on sait que la France et la
Yougoslavie s’apprêtant à coproduire intensément, il fallait mar-
quer le coup… ! Ce fut au détriment de Don Murray, excellent
dans La Nuit des maris. Le seul oubli grave frappe le film argen-
tin La Maison de l’ange, de Torre Nilsson.
Le sentiment que ce 10e Festival de Cannes se solde par un
échec est partagé par presque tous mes confrères, mais tous ne
peuvent l’écrire : les journalistes étant « invités » par la direction
du Festival – à vrai dire tolérés plutôt qu’accueillis – il ne s’agit
pas d’être « rayé de la liste » l’année prochaine !
Il y a échec parce que le mot « Palmarès » ne signifiera plus
rien lorsqu’il s’agira de celui de Cannes dans la rédaction duquel
interviennent trop de considérations diplomatiques, indus-
trielles, amicales, etc.
Il y a échec parce que l’organisation défaillante a permis
l’envahissement quotidien du Palais par les commerçants de la
ville et leurs familles au détriment des acteurs (ceux qui ont bien
voulu venir), des techniciens et même de certains journalistes.
Le Festival de Cannes est organisé et dirigé par des person-
nages qui n’aiment pas le cinéma. M. Favre Le Bret, « celui qui
tire les ficelles », secrétaire général de l’Opéra de Paris, délégué
général du Festival, est devenu producteur de films. Quel est
son dernier chef-d’œuvre ? Le Souffle du désir, réalisé par Henri
Lepage, l’auteur de Pas de pitié pour les caves !. Je tiens M. Favre
Le Bret pour responsable de l’échec du Festival cette année, car
c’est lui qui, directement ou indirectement, a tenté d’évincer de
la compétition Un condamné à mort s’est échappé en le program-
mant l’après-midi ; c’est lui qui a vidé la Croisette quarante-huit
heures avant la fin des festivités en imposant, le dernier soir, un
Sissi qui n’intéressait personne ; c’est lui encore qui a empêché
Henri Langlois de projeter intégralement les films de « L’Hom-
mage à Kurosawa » ; c’est lui qui a suscité la composition d’un
jury particulièrement incompétent ; c’est lui, enfin, qui a causé la
désertion des vedettes en livrant maladroitement le Festival aux
Américains.
Le Festival de Cannes a pour but essentiel d’amener dans les
hôtels et dans les casinos une clientèle payante à un moment de
l’année où les affaires ne marchent pas tellement : l’industrie
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cinématographique en bénéficie puisqu’un très grand nombre


d’affaires peuvent alors se traiter (ventes et achats de films,
échanges, signatures de contrats, projets de coproductions, enga-
gements d’acteurs, etc.). L’art est également concerné grâce à la
compétition et aux prix décernés.
Pour que tout marche bien, il importe que tout le monde soit
content et que l’on parle du Festival dans le monde entier, grâce
à la presse. Pour que les photographes puissent travailler il faut
des vedettes. M. Favre Le Bret n’a pas tort de sacrifier bien des
choses aux vedettes, encore faudrait-il que son sacrifice – le
sacrifice des autres – ne fût pas inutile !
Pour faire venir à Cannes des vedettes hollywoodiennes, au
mépris du règlement qui prévoyait un seul film par pays, on a
projeté à Cannes quatre films américains, tous en soirée. Or, il
est bien connu que, plus on flatte les Américains, plus ils vous
méprisent et pour obtenir davantage l’année prochaine, Holly-
wood n’a pas envoyé une seule vedette à ce Festival. Les
nations brimées, la Suède, l’Italie et, naturellement, la France,
en ont fait autant, condamnant les photographes à une inaction
forcée et coûteuse. (Une agence qui, l’an passé, grâce à Kim
Novak, Brigitte Bardot, etc., avait dépensé 600 000 francs en
bélinogrammes, n’a pas dépassé cette année la somme de
100 000 francs.) On a donc beaucoup moins parlé du Festival
cette année et l’échec a été évident pour la presse du monde
entier, forcément mécontente.
Si les acteurs désertent le festival, c’est aussi qu’on ne les
reçoit pas toujours très bien. Les noms et les visages de trois
jeunes comédiens français ayant tourné dans deux ou trois films
importants étaient inconnus de M. Raymond Alexandre chargé
d’accueillir les acteurs. Brigitte Bardot eut parfaitement raison
de ne pas se déranger cette année de Nice où elle tournait,
puisque l’année dernière MM. Cravenne et Favre Le Bret lui
firent quitter le Festival après trois jours de présence.
La coutume veut que chaque année, les membres du jury
élisent pour président le plus respectable d’entre eux, le plus
âgé ; comme il s’agit essentiellement d’arbitrer, on désigne géné-
ralement une personnalité assez neutre, peu familiarisée aux
choses cinématographiques. En constituant le jury de ce 10e
Festival des anciens présidents, on obtenait un aréopage parfai-
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LES FUTURS CINÉASTES 137

tement incompétent et profane, acquis aux plus persuasifs,


attentif aux suggestions et soumis aux pressions. André Maurois
défendait Sissi. Marcel Pagnol militait pour Qivitoq. Maurice
Lehmann défendait La Vallée de la paix et faisait campagne
contre Bresson : « Pas assez Châtelet ! » : c’était un jury en délire
et au milieu de cette volière, Cocteau n’avait pas la tâche aisée.
Si l’on songe que Favre Le Bret, très affairé, n’a guère de
contact chaque année qu’avec le président du jury, on compren-
dra que son « jury de présidents » constituait l’habileté suprême :
un jury qu’il pouvait manier à sa guise, c’est-à-dire pour le plus
grand profit de ces fameux Américains qui enverront peut-être
un jour les vedettes souhaitées !…
Pour donner une idée des erreurs que peut commettre le
comité directeur du Festival, rappelons que l’an dernier
L’Homme au complet gris, dont la médiocrité ne pouvait davan-
tage se remarquer que dans une compétition fondée sur la
qualité, fut invité au détriment de Picnic jugé « indigne d’un
festival » par une dizaine de sélectionneurs ahuris.
Le système d’un seul film par pays, respecté sauf en ce qui
concerne les nations susceptibles d’envoyer des vedettes, est
mauvais car la direction nationale de chaque nation délègue de
préférence un film officiel, académique, quelquefois même de
propagande ; pour offrir aux observateurs les plus attentifs un
panorama de ce qui est réalisé de meilleur dans tous les studios
du monde, c’est trois ou quatre films par nation qu’il faudrait
inviter à raison de cinq projections par jour (après dix minutes
il est facile de savoir si un film vaut d’être vu et si par hasard on
manquait un chef-d’œuvre, il serait facile de se le faire reproje-
ter plus tard). Mais, je le répète, le Festival est organisé par des
virtuoses du baisemain et qui n’aiment pas le cinéma (ceci évi-
demment n’exclut pas cela mais…).
Le drame dans tout cela, c’est que le retentissement de cet
échec va engendrer une grande méfiance de la part des distribu-
teurs, des réalisateurs, des journalistes, des vedettes et c’est pour-
quoi l’avenir du Festival de Cannes nous paraît fort compromis à
moins d’envisager des solutions radicales :
a) Inviter plusieurs films par pays en insistant sur notre désir
de recevoir des œuvres ambitieuses et en usant du droit de refu-
ser certains films pour insuffisance artistique ; cette année on
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pouvait refuser : La Vallée de la paix (yougoslave), Terre (bul-


gare), Sissi (autrichien), Deux Aveux (hongrois), Faustina (espa-
gnol), Vers l’inconnu (libanais), Gens de rizière (japonais), Marée
haute à midi (anglais), Yangtsee Incident (anglais), Le Toit du
Japon (japonais), La Loi du Seigneur (américain), Funny Face
(américain), Same Jakki (norvégien), ou demander leur rempla-
cement par des œuvres plus conséquentes ;
b) Insister auprès des producteurs des films invités pour que
les interprètes et le réalisateur assistent aux festivités ;
c) Délaisser quelque peu la « politique des copains » et ména-
ger moins les charcutiers locaux au profit des membres de la
profession qui font le voyage de Paris ou de plus loin ;
d) Respecter les travaux rétrospectifs et hautement culturels
de la Cinémathèque française ;
e) Désigner un jury moins « défait », plus au fait de la chose
cinématographique et laisser délibérer honnêtement.
Alors seulement, le Festival de Cannes pourra de nouveau
signifier quelque chose et retrouver un éclat singulièrement terni
cette année.

CLAUDE AUTANT-LARA, FAUX MARTYR,


N’EST QU’UN CINÉASTE BOURGEOIS

19 juin 1957

Dans le numéro spécial de Arts sur le cinéma (no 619) je suis


parti en guerre contre ce que je crois être une légende : la censure
cinématographique. J’ai écrit textuellement : La censure n’existe
que pour les lâches et Claude Autant-Lara s’est senti concerné.
J’ai trouvé, dans Cinémonde sous la signature d’un potineur
froufroutant, Jean Vietti, les propos qu’Autant-Lara tint à la
radio au cours d’une émission consacrée au regretté Erich von
Stroheim : « Alors que ce matin, j’assistais aux funérailles du
cinéaste maudit Erich von Stroheim, je pensais à ce jeune voyou
du journalisme qui prétend avec impudence qu’il n’y a pas de
censure et j’avais envie de le prendre par les oreilles et de l’ame-
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LES FUTURS CINÉASTES 139

ner devant la tombe de l’auteur des Rapaces pour lui montrer la


tombe d’un cinéaste qui fut la victime par excellence de la cen-
sure… »
Ce qui frappe d’emblée dans le propos de Claude Autant-
Lara, c’est l’expression « jeune voyou ». D’accord pour jeune
puisque je pourrais avoir l’infortune d’être le petit-fils d’Autant-
Lara, mais pas d’accord pour voyou, mot stupide et imprécis.
Dans les films d’Autant-Lara, et principalement dans Le Diable
au corps, l’expression injurieuse jeune voyou est proférée par les
personnages antipathiques à l’endroit du jeune héros sympa-
thique : en effet, jeune voyou constitue une expression périmée
qui mène bon train à la Légion d’honneur et à la maison de
campagne.
Lorsque j’écris que la liberté d’expression est totale pour un
grand cinéaste, Claude Autant-Lara ne devrait pas se sentir
concerné car il n’est pas un « grand cinéaste » mais un metteur
en scène « appliqué » de scénarios écrits par d’autres ; il n’est pas
un auteur de films mais un illustrateur de textes.
Je sais bien que la censure existe mais je sais aussi qu’elle est
moins dangereuse qu’on le prétend et qu’il est malhonnête pour
un cinéaste français de se protéger derrière elle pour justifier
une démission intellectuelle dont les raisons sont tout autres.
Je connais Claude Autant-Lara depuis longtemps et bien sou-
vent je l’ai vu présenter ses œuvres dans des ciné-clubs ; le rite est
immuable. Le maître présente son dernier chef-d’œuvre qu’il a
réalisé envers et contre tous ; il s’en prend ensuite aux produc-
teurs, à la censure, aux acteurs, bref, à tous les membres de la
profession qui ne sont pas dans la salle pour « rectifier ». Après
la projection viennent les « débats » et si un jeune spectateur se
permet la moindre critique, Autant-Lara immanquablement
répond : « Je suis de votre avis mais cette scène m’a été imposée
par le producteur » ; celui de La Traversée de Paris l’a contraint
de tourner la dernière scène optimiste, etc.
La seule chose que Claude Autant-Lara oublie de mention-
ner est qu’il accepte ces changements d’autant qu’il participe
souvent aux bénéfices sur les recettes. Son courage est toujours
postérieur et se manifeste quand il n’est plus temps.
Oui, la censure existe mais le courage consiste à faire comme
si elle n’existait pas. Nous avons publié dans le no 599 l’autocri-
Dossier : Document : Arts
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tique d’un journaliste marxiste, Paolo Gobetti, et ce qu’il écrivait


du cinéma italien vaut aussi bien pour la production française :
« Pour masquer la faillite de notre action nous avons cherché à
en rejeter la faute sur un élément extérieur, étranger au drame
artistique de notre cinéma : la censure. Nous avons exagéré au
maximum l’importance de cet épouvantail qui, réel et nuisible,
n’a cependant jamais été capable de fermer la bouche à qui vou-
lait dire la vérité. Nous avons fini par nous imposer des limites et
des empêchements supérieurs à ceux que nous auraient imposés
nos adversaires. »

Lara est un censeur

C’est Claude Autant-Lara qui m’a prouvé lui-même l’exis-


tence de la censure en mutilant le beau roman de Raymond
Radiguet. Lorsque j’ai vu Le Diable au corps j’ai été scandalisé
qu’Autant-Lara ait censuré l’œuvre de Radiguet en supprimant
purement ou simplement toutes les audaces du livre, par
exemple l’épisode de la petite Suédoise. Claude Autant-Lara
cinéaste bourgeois croit – naïvement – qu’un héros de film ne
serait pas sympathique si on le montrait trompant sa maîtresse à
la moitié du film ; il est donc lui-même un censeur et de la pire
espèce : celle qui s’abrite derrière le fanion des bonnes mœurs et
du commerce.
Je me solidarise totalement avec la très violente intervention
de mon ami Jacques Rivette au cours d’un débat au magnéto-
phone publié dans un récent numéro spécial des Cahiers du
cinéma : « … Les quelques metteurs en scène français qui ont
dit devant les journalistes : “Je voudrais faire des films sociaux”
sont en fait des gens pourris. Je pense qu’Autant-Lara aussi
bien que Clément aussi bien que Clouzot sont pourris, dans la
mesure où, ces films, ils pourraient les faire s’ils acceptaient de
travailler dans les conditions où ont travaillé Rossellini, Fellini
ou Antonioni, c’est-à-dire pour 30 ou 40 millions, en tournant
peut-être à la sauvette ou dans la rue. Seulement, ils ne veulent
pas ; ils veulent, d’une part, continuer à gagner de l’argent,
d’autre part, continuer à faire des films de prestige. » Un peu
plus loin, avec beaucoup de justesse, Rivette exécute La Traver-
Dossier : Document : Arts
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LES FUTURS CINÉASTES 141

sée de Paris : « … La grande faiblesse de La Traversée de Paris,


c’est de porter un témoignage qui est effectivement assez juste,
sur une certaine société, mais ce n’est pas celle de maintenant.
Et ce n’est pas non plus celle de 1943, dans laquelle est située la
nouvelle de Marcel Aymé. J’ai l’impression que c’est plutôt celle
de 1930. Ce rapport, très montmartrois, de l’artiste et du bour-
geois, est un thème de 1930 qui est artificiellement situé en
1943, et qui est filmé en 1956. »

À quand Lara producteur ?

Claude Autant-Lara est un opportuniste passé maître dans


les effets de manche. Depuis des années il prétend que la cen-
sure et les producteurs l’empêchent de filmer un scénario prêt à
être tourné sur l’objection de conscience. Or, Agnès Varda
ayant tourné sans aucune aide officielle La Pointe Courte pour
12 millions et Robert Bresson sans aucune concession Un
condamné à mort s’est échappé pour 57 millions, il est bien
évident qu’Autant-Lara, le Père Courage, pourrait produire lui-
même son film avec les 12 millions de salaire qu’il a encaissés
pour La Traversée de Paris ou les 25 millions qu’il empochera
pour diriger Brigitte Bardot dans En cas de malheur. Autant-
Lara reproche aux producteurs français leur manque d’audace
mais il est bien connu qu’il n’accepte jamais d’investir son
salaire dans la production d’un de ses films « en participation » ;
il est d’accord pour toucher plusieurs dizaines de millions plus
un pourcentage sur les recettes mais pour prendre des risques,
bernique ! Et cependant, chaque fois qu’il tourne un film sans
le secours d’Aurenche et Bost, c’est une perte sèche pour le
producteur (cf. Marguerite de la nuit !).
Alain Resnais qui est, lui, un cinéaste réellement courageux,
réussira, j’en suis certain, à tourner les œuvres « difficiles » qu’il
a en projet : un film sur le problème de l’avortement et un
autre également sur l’objection de conscience. Évidemment, un
moyen-métrage d’Alain Resnais : Les Statues meurent aussi,
consacré à la décadence de l’art nègre au contact de la colonisa-
tion, est interdit depuis cinq ans mais au moins peut-on le voir
dans les ciné-clubs et à la Cinémathèque. Jean Vigo, sur la
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tombe duquel j’aimerais traîner Autant-Lara par les oreilles,


n’hésita pas à financer lui-même son premier film, À propos de
Nice, et lorsqu’il tourna Zéro de conduite, il ne se demanda pas
si la censure l’interdirait ou non – à vrai dire le film fut interdit
pendant douze ans ! – mais il le tourna de toute façon car
l’essentiel est bien que le film existe.

Le « Père Courage »

Par ailleurs, le seul long-métrage interdit en France depuis le


regroupement de la censure, après la Libération, va enfin sortir
moyennant quelques coupures ; il s’agit du Bel-Ami que Louis
Daquin a eu le courage de tourner en Autriche avec des capi-
taux de l’Est !
Le mot courage revient souvent dans cet article consacré à
celui qui manque à Claude Autant-Lara. Il n’a que le courage de
rouspéter et de dénigrer systématiquement tout et tout le
monde. Un assistant de Claude Autant-Lara eut l’occasion
récemment de dîner avec Jacques Becker ; il fut littéralement
sidéré : « Je ne croyais pas, me dit-il, qu’il soit possible de parler
avec un metteur en scène d’autres films que les siens ! » Pendant
tout le dîner Becker lui avait chanté les louanges de Renoir, de
Bresson et même d’Autant-Lara dont il admire vraiment La Tra-
versée de Paris. Il me dit encore : « Si l’on prononce devant
Autant-Lara le nom de n’importe lequel de ses confrères pour en
faire l’éloge, il devient rouge de jalousie et de rage. »
En conclusion, bien sûr que la censure existe puisqu’elle
« arrange » tellement Claude Autant-Lara ! Comme le déclarait
Jacques Prévert la semaine dernière ici même : C’est cela qui est
amusant : dire les choses sans en avoir l’air, sans proclamer de
message, en jonglant, en triomphant des censures et de toutes
les difficultés.
Dans le film de Vadim Sait-on jamais… qui pourtant ne se
prétend pas courageux on peut entendre deux phrases qui
auraient été à leur place dans Le Diable au corps : « J’aime pas
l’armée ! » et plus loin, « On s’engage plus souvent par amour
que par patriotisme ».
Dossier : Document : Arts
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LES FUTURS CINÉASTES 143

Effectivement, il faut un certain courage pour réussir à s’expri-


mer librement au cinéma, trop de courage peut-être pour des
cerveaux qui donnèrent en 1925 le meilleur d’eux-mêmes. En
1925, Claude Autant-Lara dessinait les décors de Nana, le pre-
mier chef-d’œuvre de Jean Renoir.

AUTANT POUR LARA

3 juillet 1957

Claude Autant-Lara m’ayant traité de « jeune voyou » à la


radio parce que j’avais écrit que la censure cinématographique
n’existe que pour les lâches, j’ai cru utile dans Arts du 19 juin
1957, à la faveur d’un article intitulé : « Claude Autant-Lara,
faux martyr, n’est qu’un cinéaste bourgeois » de m’expliquer
plus complètement. J’ai affirmé que Claude Autant-Lara s’abri-
tait derrière la censure pour justifier le manque d’audace de son
œuvre et que, s’il le voulait, il pourrait produire lui-même grâce
aux salaires qu’il a reçus récemment les films qu’il affirme lui
tenir à cœur, dont l’un sur l’objection de conscience.
Faute de pouvoir prouver sa bonne foi, Autant-Lara feint de
suspecter la mienne. Il sait très bien que je n’ai jamais changé
d’avis sur sa personnalité et que j’ai toujours défendu La Traver-
sée de Paris. Si je me solidarise avec l’intervention de Jacques
Rivette c’est qu’elle ne met pas en doute la qualité de La Traver-
sée de Paris, mais son actualité : « La grande faiblesse de La
Traversée de Paris, déclare Jacques Rivette, c’est de porter un
témoignage qui est effectivement assez juste, sur une certaine
société, mais ce n’est pas celle de maintenant. Et ce n’est pas non
plus celle de 1943, dans laquelle est située la nouvelle de Marcel
Aymé. J’ai l’impression que c’est plutôt celle de 1930. Ce rap-
port, très montmartrois, de l’artiste et du bourgeois, est un
thème de 1930 qui est artificiellement situé en 1943, et qui est
filmé en 1956. » Je regrette infiniment de peiner Autant-Lara,
mais je persiste à trouver la remarque de Rivette d’une grande
justesse sans que cela altère le moins du monde mon admiration
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Date : 5/5/2009 12h20 Page 144/394

144 ARTS

non pour le réalisateur de La Traversée de Paris, mais pour le film


lui-même, œuvre d’une équipe due à la collaboration de Marcel
Aymé, Jean Aurenche, Pierre Bost et Autant-Lara.
Lorsque j’ai écrit sur Autant-Lara, que ce soit avant ou après
La Traversée de Paris, les mêmes mots sont venus sous mon cla-
vier : grossièreté, hargne, méchanceté, mesquinerie, muflerie,
menue bassesse, délire, exagération. Ce sont des mots clés. Ils
s’imposent une fois de plus si l’on examine la réponse d’Autant-
Lara et l’usage qu’il fait d’une lettre que je lui ai adressée en
rentrant de Venise l’an dernier et qu’astucieusement il trans-
forme en « offre de service ».
Mon travail ne consiste pas seulement à écrire des comptes
rendus de films et il est bien évident que le cinéma me préoccupe
assez pour que je m’y intéresse de plus près. Dans un magazine
judiciaire, je trouvai la relation d’un fait divers étonnant et
qu’Autant-Lara « oublie » de rapporter : une femme de la bour-
geoisie, chrétienne fervente, cessa brusquement d’avoir la foi.
Elle ne voulut plus se confesser, refusa d’assister aux offices reli-
gieux et son mari, catholique pratiquant, la fit interner dans un
asile, avec la complicité d’un psychiatre, depuis reconnu fou et
démis de ses fonctions. Elle ne dut de recouvrer la liberté qu’à
l’acharnement d’un parent de province, farouchement anticléri-
cal, indigné par la séquestration de la femme et l’hypocrisie de
son époux.
Il m’apparut nettement qu’il y avait là un sujet de film éton-
nant, en quelque sorte l’envers de Jeanne d’Arc, une expérience
exactement opposée à celle de Simone Weil et que l’équipe de
La Traversée de Paris dont le non-conformisme est bien connu
pourrait y trouver matière à une œuvre d’autant plus explosive
que basée sur des faits authentiques. Ma lettre n’appelait pas de
réponse et la phrase : « J’espère lire un jour dans Le Film fran-
çais… » prouve bien que je n’étais aucunement désireux de
monnayer ce sujet, ni de participer à son adaptation, d’autant :
a) que je n’en étais pas l’auteur ; b) que je ne l’avais absolument
pas modifié ni même recopié ou tapé à la machine. Une coupure
de journal envoyée à un cinéaste n’a jamais constitué une « offre
de service » et Lara le sait bien ; cela l’arrange simplement de
feindre le contraire et lui évite de répondre à mes accusations
concernant son manque de courage.
Dossier : Document : Arts
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LES FUTURS CINÉASTES 145

Puisqu’il chicane, je chicanerai aussi en lui rappelant que ma


lettre, qu’il croit écrite pour lui plaire et lui complaire, est datée
du 24 septembre 1956. Or, dans Arts de la semaine correspon-
dante (du 19 au 25 septembre) au cours d’un article intitulé
« Venise après la bataille » et sous un paragraphe titré « Les
Fâcheux », j’écrivais ceci qui est rigoureusement contraire aux
intentions peloteuses que me prête Autant-Lara : « Pour ce qui
est de la vulgarité, René Clément ne le cède en rien à Claude
Autant-Lara dont la conférence de presse a été une merveille. Il y
avait là, le producteur du film, Gabin, Bourvil, Aurenche et Bost.
À un journaliste qui demandait à Claude Autant-Lara : “Est-ce
que La Traversée de Paris est un divertissement ?”, celui-ci a
répondu : “Ah, non. Je crois avoir fait un film profond avec des
idées qui vont loin !” »
C’est cela qui semble mystérieux à Autant-Lara : qu’ayant une
si piètre opinion de lui, j’admire tellement La Traversée de Paris
que j’ai vue une fois à Venise, deux fois à Paris au Colisée, une
fois au Marivaux et tout récemment au Scarlett. Il voudrait bien
comprendre, le cher homme, pourquoi je l’admire tant tout en
le chahutant un peu, par exemple, lorsqu’il fait croire aux étu-
diants de la Cité universitaire qu’il a tourné La Traversée de Paris
dans les rues au lieu qu’en studio !
Je reviens à cette lettre parce que sa réapparition à point
nommé ressemble un peu trop à un coup bas. Je lui signale que
j’ai fait lire à Max Ophüls Le Lys dans la vallée parce qu’il me
semblait qu’il serait transporté. Il le fut et désira en tirer un
film. Lorsque Jacques Becker il y a deux ans préparait Vacances
en novembre qu’il ne put tourner, je lui prêtai trois romans de
Drieu la Rochelle, pour l’ambiance 1914-1918 : Gilles, La Valise
vide, La Comédie de Charleroi. À Nicholas Ray qui, spontané-
ment, m’écrivit d’Hollywood pour me remercier de ma critique
de Johnny Guitare et qui me disait son vœu de venir tourner en
France, j’envoyai une nouvelle de Pirandello : La Lumière d’en
face, plagiée depuis par un producteur récemment décédé.
Au producteur Raoul Lévy, dont je venais d’éreinter un film :
Pardonnez nos offenses, je signalai au cours d’une rencontre un
roman qui m’avait impressionné : Les Mal Partis. Or, je ne
connais ni l’auteur ni l’éditeur de ce roman et, à cette époque, je
n’avais jamais rencontré le cinéaste qui va prochainement en
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146 ARTS

tirer un film : Roger Vadim. Dans aucune de ces circonstances,


il n’a été question d’argent parce que je ne suis pas un intermé-
diaire, ni un besogneux, ni un affairiste. Dans le même ordre
d’idée, et sans qu’aucune des parties n’ait eu la muflerie de
considérer cela comme des « offres de service », des producteurs
comme Pierre Bromberger, Henri Bérard, des cinéastes comme
Julien Duvivier, Roberto Rossellini, Luis Buñuel, Alexandre
Astruc et Max Ophüls m’ont demandé de lire certains romans
ou certains scénarios destinés à faire des films, afin d’avoir mon
avis. J’ajoute encore qu’il est fréquent que je reçoive de la part
de certains lecteurs des manuscrits que l’on me demande de lire
et de transmettre à tel cinéaste ou à tel autre de mon choix ; c’est
ainsi que j’ai eu l’occasion d’envoyer à Ingrid Bergman, Robert
Dorfman, Annette Wademant, Robert Bresson, Abel Gance,
Philippe Lemaire, Jean Renoir, Alain Resnais, des sujets conçus
pour eux ou pouvant leur convenir. Il n’y a rien là de louche ou
d’équivoque et Lara le sait bien.
Il est probable que j’abandonnerai un jour la critique au profit
d’activités plus créatrices, mais ce ne sera ni pour être scénariste
ni pour être assistant, car je n’ai pas l’intention de gâcher ma
jeunesse à courir les bistrots à la recherche des fameuses ciga-
rettes anglaises à bouts filtrants dont Mme Autant-Lara, pre-
mière assistante à vie de son illustre époux, fait une si grande
consommation sur les plateaux de tournage.
J’ai écrit que le cinéma français manquait de cinéastes réelle-
ment courageux et déploré que Claude Autant-Lara soit plutôt
moins courageux que d’autres. Pour moi sa réponse abonde
dans ce sens : Eh bien ! non, je ne suis pas courageux, nous écrit-
il entre les lignes.

LE RÈGNE DU COCHON DE PAYANT EST TERMINÉ

6 novembre 1957

Clouzot, Carlo Rim (et quelques autres), cessez de mépriser


le cinéma, les artistes et le public !
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LES FUTURS CINÉASTES 147

Nous ne voulons pas être complices des Espions, de Ce joli


monde et du Retour de manivelle.
Les critiques cinématographiques ont tendance à négliger
deux points importants dans l’analyse d’un film : 1° l’attitude de
l’auteur par rapport à ses personnages ; 2° l’attitude de l’auteur
par rapport au public. Il arrive que ces deux éléments soient liés
étroitement, c’est le cas par exemple, d’un film récent qui s’inti-
tule Retour de manivelle. Cette œuvre témoigne de l’évolution-
éclair de Denys de La Patellière, dans l’art de la mise en scène ; il
y a là également les deux ou trois scènes les plus intelligemment
érotiques du moment, mais il y a aussi les dialogues de Michel
Audiard qui dépassent en vulgarité ce que l’on peut écrire de
plus bas dans le genre ; ce n’est pas un dialogue naïf ou fausse-
ment littéraire mais cynique et roublard. Il prouve, de la part de
Michel Audiard, un triple mépris du cinéma, des personnages
du film et du public en général.
Il n’y a dans Retour de manivelle, aucun personnage sympa-
thique, ni antipathique, tant Michel Audiard s’obstine à les
dominer par un texte qui, tantôt les ridiculise, tantôt leur donne
de l’esprit ; le personnage de la petite bonne, admirablement
interprété par Michèle Mercier, est à cet égard, révélateur ; à
Gélin, qui vient dans sa chambre la séduire – en ce qui concerne
La Patellière, c’est la meilleure scène du film – elle avoue son
goût pour les romans-photos, en deux ou trois phrases idiotes ;
après une nuit d’amour avec Gélin, elle lui dit : « C’est drôle, j’ai
rêvé qu’on se mariait » et le public des Champs-Élysées, de
s’esclaffer. Or, il me semble que lorsque l’on se veut cynique, il
ne faut flatter aucun public et que la satire ne devrait s’attaquer
aux bonnes qu’en dernier lieu. N’oublions pas que ce sont des
milliers de boniches naïves et romanesques comme celle-ci qui
ont littéralement fabriqué Michèle Morgan ou Daniel Gélin.
Lorsque Michel Audiard bâcle à la commande des dialogues
sentimentaux et niais pour Quai des blondes ou Mannequins de
Paris, par exemple, il n’est pas autre chose que la boniche des
producteurs et cela vaut aussi pour La Patellière, lorsqu’il exé-
cute un pensum du genre Les Œufs de l’Autruche.
Je crois que souvent, des critères esthétiques sont liés à des
critères moraux ; il y a des films réussis et des films ratés, mais il
y a aussi des films nobles et des films abjects. Il y a une morale
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148 ARTS

artistique qui n’a aucun rapport avec la morale courante mais


qui existe.
« Est infâme tout ce qui est inachevé », dit Genet, et Gide :
« Que chacun suive sa pente pourvu que ce soit en remontant. »
Ainsi, Michel Audiard qui n’est au fond que le Jeanson du
pauvre ne parvient jamais à s’échapper de la bassesse alors que
Jeanson, dans Pot-Bouille – film surprenant de baroque, parodie
échevelée de Gervaise, admirablement conduite par Julien
Duvivier –, réussit en utilisant les mêmes éléments : mépris,
cynisme et mots d’esprit, à faire une œuvre qui n’est évidem-
ment pas très généreuse mais forte et « critique » simplement
parce que le dosage est constamment juste et aussi que Jeanson
ne méprise pas son travail.
On peut, comme Bresson, Astruc, Rossellini, Nicholas Ray,
Carl Dreyer, Fritz Lang, Tati et quelques autres ne jamais se
soucier du public et espérer seulement que l’on sera compris,
mais si, comme Renoir, Clément, Clouzot, Becker, Hitchcock,
Duvivier, de Sica et la plupart des cinéastes en exercice, on
cherche résolument à plaire, il importe de ne pas mépriser le
public en le sous-estimant. Il faut traiter le spectateur comme
son égal et je crois fermement à cette règle : dans un film ne rien
mettre pour faire rire qui ne vous fasse rire vous-même, pour
vous faire pleurer qui ne vous émeuve.
Ce qui condamne d’avance pour insincérité n’importe quel
film de Jean Delannoy, René Clément et maintenant je crois,
Clouzot, c’est que plus rien ne les amuse, ni ne les émeut. À cet
égard, il faut recommander fortement la lecture du livre de
Michel Cournot, consacré à la réalisation des Espions : c’est un
reportage magistral, remarquablement écrit, d’une valeur cri-
tique rarement atteinte par d’autres ouvrages spécialisés ;
l’auteur vous donne le coup de foudre pour l’ingénieur du son
William Sivel mais risque fort de dégonfler votre enthousiasme
sur Clouzot ; on y voit l’auteur de Manon s’interroger sans cesse
sur les réactions du public et se tromper avec une lourdeur que
sanctionne nettement l’échec commercial des Espions. Le Pre-
mier Spectateur – c’est le titre du livre de Michel Cournot – se
résume à la description d’un abus de pouvoir constant de la part
de Clouzot, scénariste-réalisateur-producteur, à l’égard d’une
équipe qui dépend de lui et qu’il terrorise à force de colères
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LES FUTURS CINÉASTES 149

naïves, d’injustices et de décrets péremptoires qui n’ont aucun


rapport avec l’amour du travail ou la conscience professionnelle.
C’est son mépris des critiques – là-dessus je l’approuve – qui
a incité Clouzot à annoncer que Les Espions seraient un film
kafkaïen, c’est son mépris du public qui l’a empêché de faire un
film réellement kafkaïen (à force de concessions), et c’est son
mépris des acteurs qui a compromis le style de l’interprétation
(on sent très bien Séty terrorisé, non par les espions de l’histoire,
mais par Clouzot).
Ce qui gêne les spectateurs en voyant Les Espions, c’est
d’abord de sentir que Clouzot leur raconte une histoire à laquelle
lui-même ne croit pas. Le tournage de ce film fut éprouvant et
tout ce que l’on voudra encore, sauf exaltant, et il n’y a aucune
raison pour qu’un pensum devienne une œuvre pleine de fantai-
sie.
Presque tous les films faisant le récit d’aventures exception-
nelles, il entre tout naturellement un peu de folie dans tous les
films et pour que cette folie nous gagne à notre tour, il importe
qu’elle soit spontanée. Renoir a déclaré un jour : « Comme j’ai
dû recevoir un coup sur le cigare étant jeune, j’ai intérêt à
montrer dans mes films des gens qui ont reçu un coup sur le
cigare. » Parole admirable ! Si le cinéma anglais est si médiocre
depuis toujours, c’est probablement qu’il nous présente des his-
toires loufoques racontées par des gens raisonnables.
Lorsque dans Ce joli monde, Yves Deniaud, gangster,
explique, que son fils « a mal tourné : il est devenu honnête ! » il
n’y a là qu’un poncif et c’est pourquoi ce film n’amuse que les
gens qui n’ont pas le sens de l’humour, c’est-à-dire tous ceux
pour qui ce genre d’astuces est encore inédit. Mais Carlo Rim
sait très bien qu’il s’agit là d’un poncif et que son film entier n’est
qu’une poubelle à poncifs. Seul un solide mépris de son public
l’empêche de chercher à le divertir par des moyens plus neufs et
il est donc un peu agaçant de lire sous la plume d’André Lang
(toujours lui), que Carlo Rim devient avec, Ce joli monde, l’égal
de Jacques Tati !
Dans plusieurs interviews, Clouzot, à propos des Espions,
s’interroge : « Il s’agit de savoir si le cinéma est un art adulte ou
non ? » À sa question, répondent assez nettement, me semble-
t-il, de jeunes metteurs en scène comme Kazan, Sidney Lumet,
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150 ARTS

Frank Tashlin, Fellini, qui nous offrent au même moment, des


films aussi différents que Un homme dans la foule, Douze
hommes en colère, La Blonde explosive et Les Nuits de Cabiria,
œuvres adultes et audacieuses, intelligentes et fortes qui ne
cherchent pas à embobiner le public, en le flattant, mais qui font
appel honnêtement à son intelligence, à sa raison et à sa sensibi-
lité.
Les spectateurs ne sont pas du bétail mais des « complices »
éventuels, il faut traiter avec eux sur un pied d’égalité car la
politique des moutons a fait son temps.

MON BILAN : UNE MAUVAISE ANNÉE


POUR LE CINÉMA FRANÇAIS

1er janvier 1958

JANVIER : Victimes de choix

Le dernier film d’Elia Kazan : Baby Doll sort à Paris en même


temps qu’à New York où il fait scandale. C’est un des plus
beaux films de son auteur et qui a le mérite d’aborder la « ques-
tion sexe » avec une franchise originale. Kazan étant le réalisa-
teur favori des acteurs du monde entier, ceux-ci ne tarissent pas
d’éloges sur Carroll Baker, la jolie révélation de Baby Doll.
– 14 JANVIER : Mort d’Humphrey Bogart qui fut dans tant de
films, le revolver à la main droite, sa femme au bras gauche,
l’interprète romantique et moderne, idéal des « thrillers ».
– 15 JANVIER : Distribution des primes à la qualité qui vont
relever le niveau artistique des courts-métrages : Nuit et
Brouillard, grand vainqueur avec sept millions. Max Ophüls qui
souffre du cœur et aussi des tripatouillages que ses producteurs
font subir à Lola Montès, entre à la clinique de Hambourg. –
30 JANVIER : Présentation à La Pagode de Que Viva Mexico !
prestigieux inédit d’Eisenstein scandaleusement « monté et
commenté » à la manière de Continent perdu par Marie Seton.
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LES FUTURS CINÉASTES 151

FÉVRIER : Le cardinal contre la poupée

1er FÉVRIER : Robertino Rossellini fête son septième anniver-


saire. Son père commence la réalisation d’India, à Bombay, film
à sketches qui, en huit épisodes, témoignera de l’évolution spiri-
tuelle et sociale des Indes d’aujourd’hui. – 2 FÉVRIER : Le car-
dinal Spellman monte en chaire pour demander aux fidèles de
ne pas aller voir Baby Doll. – 5 FÉVRIER : La revue spécialisée
les Cahiers du Cinéma communique la liste des dix meilleurs
films 1956 : Nuit et Brouillard, Un condamné à mort s’est échappé,
Elena et les hommes, La Fureur de Vivre, Monsieur Arkadin,
Senso, Sourires d’une nuit d’été, Il Bidone, Picnic. – 6 FÉVRIER :
La Warner Bros accorde demi-tarif à tous les clergymen qui
iront quand même voir Baby Doll. – 13 FÉVRIER : Sortie à
l’Ermitage de Derrière le miroir, film de Nicholas Ray. Personne
dans la salle mais sur l’écran un chef-d’œuvre d’intelligence et de
force lucide. – 12 FÉVRIER : Le Centre national du cinéma
publie des statistiques : en 1956 ont été tournés 129 films dont
39 coproductions. Coût moyen des films purement français :
81 millions. Coût moyen des coproductions : 182 millions.

MARS : Anne livrée à Hollywood

5 MARS : Plusieurs gros producteurs américains se disputent


les droits cinématographiques du Journal d’Anne Frank qui était
à l’origine un bouleversant document humain ; remanié, trans-
formé, adapté pour Broadway par deux vaudevillistes (auteurs
d’Arsenic et Vieilles Dentelles), Le Journal d’Anne Frank est
devenu une entreprise répugnante, un « show concentration-
naire » roublard et sentimental qui fera probablement de nou-
velles dupes à Paris. – 6 MARS : Enfin un bon film comique
français : Courte tête, de Carbonnaux. – 26 MARS : Max Ophüls
meurt à Hambourg après avoir multiplié les lettres pour exiger
que son nom soit enlevé de la mauvaise version de Lola Montès.
– 28 MARS : Les oscars ont été distribués. Pour celui du meilleur
film étranger, la France avait délégué Un condamné à mort s’est
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152 ARTS

échappé. Mais c’est le célèbre film italien, La Strada, qui a


triomphé.

AVRIL : La révélation Tashlin

3 AVRIL : Sortie en exclusivité de La Blonde et Moi, fracas-


sante satire du rock’n roll qui place son réalisateur, Frank
Tashlin, en tête du peloton des révélations hollywoodiennes
récentes. Tashlin renouvelle le cinéma comique en lui insufflant
la folie caricaturale des « comics ». C’est exagéré, c’est joli, c’est
percutant, c’est neuf, c’est du grand cinéma. – 19 AVRIL :
Encore Tashlin avec Hollywood or Bust qui sort à Paris sous le
titre de Un vrai cinglé de cinéma. Deux compères traversent les
USA pour se rendre à Hollywood. C’est le film d’un cinéphile
pour les cinéphiles. Dans chaque plan, il y a un gag et chaque
plan est si beau que notre rire s’en trouve accru. – 26 AVRIL :
Sortie des Sorcières de Salem, académique et glacial. Sottise d’une
production de gauche qui vise à l’adhésion des masses avec une
histoire allégorique qui se passe dans le Massachusetts au siècle
dernier parmi les adeptes d’une secte puritaine ! Une vraie révé-
lation : Pascale Petit. – 29 AVRIL : La Cinémathèque projette le
plus beau film de toute l’histoire du cinéma : L’Aurore, de
Murnau.

MAI : Dassin déçoit

2 MAI : Ouverture du Festival de Cannes avec un très bon


film (hors compétition) qui sera bien sévèrement accueilli : Le
Tour du monde en 80 jours, de l’étonnant Mike Todd, qui fera
souvent parler de lui cette année. – 3 MAI : À Cannes : Celui qui
doit mourir, une « Passion » revécue de nos jours avec des popes
barbus et des élèves du cours Simon. Jules Dassin mettait beau-
coup de talent dans les petits films. Il vient de mettre beaucoup
de naïveté dans un grand sujet. Déception. – 6 MAI : À Cannes :
Kanal, film polonais étourdissant de lyrisme, de force et de vie,
nous révèle Andrzej Wajda, un jeune esthète plein de promesses.
– 11 MAI : Après la projection des Nuits de Cabiria, Giuletta
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LES FUTURS CINÉASTES 153

Masina et Fellini deviennent très forts. – 12 MAI : Mort d’Erich


von Stroheim qui avait été avec Chaplin et Griffith l’un des plus
grands metteurs en scène américains du muet. – 13 MAI : À
Cannes, projection de La Loi du Seigneur, exécrable film de
William Wyler auquel écherra la palme d’or. – 16 MAI : Le Sep-
tième Sceau, grand film d’Ingmar Bergman. – 17 MAI : Fin du
Festival, le 10e à Cannes, le plus médiocre à bien des égards :
organisation, choix du jury, etc. – 22 MAI : Sortie du dernier
film de Sacha Guitry : Les trois font la paire. 31 MAI : Sait-on
jamais… second film de Vadim donne raison à ceux qui avaient
défendu Et Dieu créa la femme pour sa nouveauté, son intelli-
gence et les dons qu’il révélait.

JUIN : Allégret et la censure

20 JUIN : La censure interdit complètement le nouveau film


d’Yves Allégret, Méfiez-vous fillettes, qui devait sortir le 22. –
21 JUIN : Le nouveau Rouquier : Norohna, aux bâillements des
acteurs sur l’écran répondent ceux des spectateurs dans la salle.
– 28 JUIN : Il est prouvé que la censure n’existe pas : le
ministre de l’Information autorise Méfiez-vous fillettes !

JUILLET : Clouzot et (encore) la censure

5 JUILLET : Sortie de Méfiez-vous fillettes ! Effectivement, le


film est assez répugnant, assez laid aussi. – 12 JUILLET : À
cause de la censure, Clouzot n’a pu tourner un film sur la guerre
d’Indochine. Un jeune cinéaste a réussi, avec Patrouille de choc,
un témoignage assez franc, assez cruel, malheureusement un
peu confus mais à coup sûr courageux. – 15 JUILLET : Mort
de Sacha Guitry, le plus sous-estimé des cinéastes français : les
cinéphiles retiendront Le Roman d’un tricheur, La Vie d’un hon-
nête homme, La Poison, Assassins et Voleurs, Les autres retien-
dront… tout.
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154 ARTS

AOÛT : Jeanson défend la mémoire d’Ophüls

5 AOÛT : On double en anglais, en vue de l’exploiter dans


tous les États-Unis, La Femme du boulanger, de Marcel Pagnol,
vieux film. – 14 AOÛT : Jacques Becker ayant accepté de tour-
ner Les Montparnos, que devait réaliser Ophüls, Jeanson
– auteur du script avec Ophüls – proteste contre les modifica-
tions que ne va pas manquer d’apporter Becker. Une de ces
affaires où tout le monde a raison et tort à la fois. Inextricable.
– 28 AOÛT : Seul événement marquant au Festival de Venise :
Amère victoire, de Nicolas Ray.

SEPTEMBRE : Cayatte a le mauvais œil

4 SEPTEMBRE : Sortie d’un film américain insolite, le pre-


mier de son auteur, Sidney Lumet : Douze hommes en colère.
Derrière la « triple unité », une seconde rigueur se dessine en
même temps qu’un cinéaste exceptionnellement doué. – 8 SEP-
TEMBRE : Fin du Festival de Venise : le film indien L’Invaincu
en remporte le lion d’or, mais Nuits blanches de Visconti, d’après
Dostoïevski, remporte le lion d’argent. – 10 SEPTEMBRE : Jean
Renoir arrive à Paris, venant de sa maison californienne où il a
bien travaillé. Renoir va mettre en place Le Grand Couteau au
théâtre et terminer un scénario pour Leslie Caron. – 14 SEP-
TEMBRE : Sortie d’Œil pour œil, le film français le moins artiste
de l’année, c’est-à-dire tourné par un homme complètement
inconscient de ce que sont un regard, un geste justes. Le résultat
de cette insensibilité de base dans un film constamment paroxys-
tique est aberrant. – 26 SEPTEMBRE : Porte des Lilas nous
ramène au René Clair d’avant guerre, celui des petites gens et
des petits bistrots, mais la crasse est maintenant amidonnée,
l’auteur de Quatorze juillet ne peut plus faire d’autre populisme
que mondain. Il tire le maximum de ses comédiens, le ton, le
style sont homogènes, mais sans grâce et dans une rue quelques
enfants jouent si mal… – 27 SEPTEMBRE : Le plus grand
comédien de cabaret actuel, Raymond Devos, fait ses débuts à
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LES FUTURS CINÉASTES 155

l’écran dans Ce joli monde, film comique manqué de Carlo Rim.


– 28 SEPTEMBRE : Le meilleur film peut-être de Luis Buñuel :
La Vie criminelle d’Archibald de la Cruz.

OCTOBRE : Espions brûlés

4 OCTOBRE : Sortie des Espions de Clouzot tellement atten-


dus. Cruelle déception. On ne refait pas deux fois le coup des
Diaboliques. Celles-ci tiraient leur succès de leur bêtise simplifi-
catrice. Les intentions philosophiques – métaphysiques – des
Espions ne passent pas l’écran sur lequel des pantins de bois de
tailles différentes s’agitent vainement. Voilà bien le seul film de
l’année qui ne soit aucunement kafkaïen. – 9 OCTOBRE : La
Nuit des forains, extraordinaire film d’Ingmar Bergman. La Mai-
son de l’ange, bon film argentin. – 16 OCTOBRE : Les Nuits de
Cabiria, légèrement coupaillées depuis Cannes, mais toujours si
fortes et si dominées. Le nouveau Kazan, Un homme dans la
foule, fait sensation. – 22 OCTOBRE : Un roi à New York, de
Chaplin, victime d’un malentendu : c’est un documentaire désolé
et sans fioriture ; comme tous les grands films de Chaplin, il
trouvera son succès dans cinq ans.

NOVEMBRE : Festival de Tours

13 NOVEMBRE : Les Fanatiques, nouveau film d’Alex Joffé,


l’un des plus sympathiques cinéastes français, l’un des plus
sains surtout. – 20 NOVEMBRE : Sortie d’Amère victoire, film
de guerre poétique, qui fait semblant d’être psychologique d’où
charge d’insolite, imprévue. – 24 NOVEMBRE : Deux grands
courts-métrages clôturant le Festival de Tours : Il était une
chaise de Norman McLaren et Claude Jutra, absolument génial
et presque indescriptible, et La Joconde, d’Henri Gruel (grand
prix du court-métrage 1957), très joli canular sur la « jocondo-
manie ».
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156 ARTS

DÉCEMBRE : Le Delluc à Malle

Rencontre historique entre Brigitte Bardot qui est jolie et a


bon caractère et Claude Autant-Lara qui… a mauvais caractère.
« Vous avez l’air de sortir du lit. – J’ai toujours l’air de sortir du
lit. – Oui, mais pas dans mon film ! – Ce sera dommage, car c’est
ce qui fait mon succès ! » Autant-Lara ayant la manie de faire des
grimaces pendant les « prises », brusquement, Brigitte s’arrête de
jouer et demande : « Vous désirez quelque chose ? – Mais non,
hurle Lara, je jouais la scène en même temps ! – Oh, pardon, je
croyais que c’était moi qui devais jouer ! » répond Brigitte et
Gabin de maugréer : « T’as raison, petite, il est toujours en train
de faire des grimaces, ce gros singe-là. » Ambiance idyllique,
comme on voit. – 13 DÉCEMBRE : Le prix Delluc est décerné à
Ascenseur pour l’échafaud, premier film de Louis Malle, dialogué
par Roger Nimier. C’est frais, et gentil de ton, mais nous sommes
loin des dons de Vadim ou d’Astruc. On perçoit l’influence non
pas des chefs-d’œuvre, mais d’œuvres déjà influencées par des
chefs-d’œuvre : l’action est très désagréable à suivre par son mor-
cellement arbitraire. Le roman était tellement mauvais que c’est
presque un miracle qu’il y ait quelque chose sur l’écran ! Il serait
surprenant que le public ratifie le choix des jurés du Delluc…
– 14 DÉCEMBRE : Premier jour de tournage du Beau Serge, qui
sera le film le plus courageux de l’année 1958. Un jeune journa-
liste, Claude Chabrol, produit seul, sans aucune aide extérieure,
financière ou technique, un premier film qui ne se réfugie ni
derrière le suspense ni derrière le sexe. C’est un drame paysan.
Interprété par Gérard Blain, Jean-Claude Brialy et Bernadette
Lafont. – FIN DÉCEMBRE : Les recettes d’exclusivité se pré-
sentent ainsi : Guerre et Paix, 250 millions, Pot-Bouille, 125 mil-
lions, Porte des Lilas, 113. Un roi à New York, 105. À pied, à
cheval et en voiture, 96 millions, Arsène Lupin, 95, Ariane,
92 Anastasia, 86, Folies-Bergère, 82. Méfiez-vous fillettes, 75,
Assassins et voleurs, 81 137 925 francs. Les Espions, 75 millions.
Suivent ensuite dans l’ordre des recettes : Géant, L’Homme à
l’imperméable, Retour de manivelle et Courte tête.
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LES FUTURS CINÉASTES 157

IL EST TROP TÔT POUR SECOUER LE COCOTIER.


LES DIX PLUS GRANDS CINÉASTES DU MONDE
ONT PLUS DE 50 ANS

15 janvier 1958

Il est bien connu que la France est le pays où l’on fait le plus
difficilement confiance aux jeunes ; nous connaissons tous des
employés de bureaux, des fonctionnaires, des avocats, des chefs
d’entreprise et jusqu’à des artistes qui attendent impatiemment
leurs premiers cheveux blancs pour être enfin « pris au sérieux »,
respectés, la belle affaire ! Un littérateur comme Jean Dutourd
semble avoir fourni un bel effort pour faire oublier qu’il était un
« jeune romancier » : ne contestons pas sa réussite.
Mais actuellement, et dans tous les domaines artistiques, la
jeunesse bénéficie de la cote d’amour : nous assistons au coup de
foudre collectif d’un pays pour ses enfants, tel qu’il s’en produit
un par siècle en France, un par an en Amérique !
Les producteurs de films, par exemple, ne jurent plus que par
les jeunes et nous avons vu pourquoi la semaine dernière. On ne
parle plus des dangers de l’inexpérience, mais des beautés de la
maladresse. Le métier ? Pouah ! La fraîche spontanéité ? Bravo !
Tout va bien et je serai le dernier à me plaindre d’un tel état de
choses ou plus exactement, je serais le dernier si… la critique
cinématographique dans son ensemble n’était point si prompte à
entonner une chanson dont elle ignore la musique si elle en
connut jamais les paroles ; autrement dit, s’il n’y avait que
Delannoy à déloger du cocotier, j’irais volontiers, moi aussi, de
ma secousse en buvant du petit-lait, mais je me suis aperçu qu’en
alignant les uns au-dessous des autres les noms des dix plus
grands cinéastes mondiaux actuellement en exercice, j’obtenais
une liste panachant les sexa et les quinquagénaires.
Jugez-en plutôt : Charlie Chaplin (1889), Jean Renoir (1894),
Carl Dreyer (1889), Roberto Rossellini (1906), Alfred Hitchcock
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158 ARTS

(1899), Josef von Sternberg (1894), Luis Buñuel (1900), Robert


Bresson (1901), Abel Gance (1889) et Fritz Lang (1890). Eh !
quoi ? Vous n’êtes pas convaincu ? Cette liste n’est pas la vôtre ?
Vous voudriez y voir figurer aussi King Vidor (1894), René
Clair (1898), Clouzot (1907), Jean Cocteau (1889), Jacques
Becker (1906), Edgar G. Ulmer (1900), Howard Hawks (1896)
et notre grand Tati qui fêtera son demi-siècle avec la sortie de
Mon oncle ?
Si l’on excepte les 43 beaux étés d’Orson Welles, quel cinéaste
de moins de 50 ans peut être considéré comme génial ?

La mode : enthousiasme des imbéciles

Beaucoup des noms cités plus haut sont passés de mode assu-
rément, mais qu’est-ce que la mode sinon l’enthousiasme des
imbéciles ? La critique, en général, a été très sévère, injuste, pour
les derniers films de Chaplin, Dreyer, Hitchcock, Renoir, Rossel-
lini, Sternberg, Buñuel, Gance et Fritz Lang qui sont cependant
leurs meilleurs et j’ajouterai presque : par la force des choses.
Un artiste ne cesse d’évoluer : lorsqu’il débute, il est trop
jeune, trop impétueux, trop absolu pour rencontrer l’audience
que déjà il mérite peut-être. Cette audience viendra plus tard,
pour ses 40 ans, c’est-à-dire lorsqu’il aura atteint l’âge moyen de
son public. Si le cinéma américain est à la fois plus vivant et plus
jeune que le nôtre, c’est qu’il ressemble à son public, les moins
de 20 ans ; en Amérique, les jeunes vont au cinéma en bande
pendant que les parents regardent la TV. En France, on va au
cinéma « en famille », d’où cette masse de films bourgeois amor-
tis sur les expéditions provinciales du dimanche après-midi. Si à
40 ans, l’artiste stoppe volontairement ou non son évolution, il
conservera la fidélité de cet immense public qui, à cet âge préci-
sément, délaisse la culture littéraire (plus le temps de lire, de se
concentrer) au profit des journaux (il faut se distraire et aussi se
tenir au courant). C’est le secret, je crois, du succès ininterrompu
de René Clair : offrir le même film chaque année au même public
en changeant seulement le nom des vedettes.
Jean Renoir, que je ne suis pas seul à tenir pour le plus grand
– et le plus jeune – cinéaste au monde, n’a rencontré pratique-
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LES FUTURS CINÉASTES 159

ment que des insuccès depuis Nana jusqu’à Elena sauf pour deux
ou trois de ses films réalisés aux environs de sa quarantième
année, vers 1936 ; avec La Bête humaine et La Grande Illusion,
ses préoccupations ont coïncidé avec les goûts du public de cette
époque ; très vite, il a repris son avance avec La Régie du jeu,
avance stupéfiante puisque depuis Le Fleuve (1951), Renoir n’a
rencontré qu’un succès : French Cancan, encadré par deux films
qui lui sont bien supérieurs : Le Carrosse d’or et Elena.
Ce qui vaut pour Renoir vaut presque également pour Abel
Gance, Sternberg, Rossellini, Fritz Lang, Buñuel dont on a
généralement apprécié que les œuvres les plus superficielles ou
les plus spectaculaires, jamais les plus personnelles, les plus
subtiles ou les plus réfléchies. Un cinéaste doué et intelligent, à
40 ans, ne peut pas être devenu un idiot dix ou vingt ans plus
tard, de même qu’un idiot à 30 ans ne sera jamais intelligent. La
politique des auteurs n’est pas autre chose, en vertu de laquelle
il n’y a ni bons ni mauvais films mais seulement bons et mauvais
cinéastes.
Selon une définition de René Clair lui-même, un film ne serait
qu’une histoire racontée en images ; le grand public et la critique
partagent le point de vue de René Clair et ce que l’on ne par-
donne pas à Elena, Un roi à New York, Europe 51, Ordet ou Le
Faux Coupable, c’est de raconter le monde au lieu de raconter
une « bonne histoire ». Cependant, s’il n’effectue pas, à un
moment ou l’autre de sa carrière, ce passage des idées particu-
lières aux idées générales un artiste piétine et devient rapide-
ment inutile puisqu’il ne peut apporter de contribution effective
à l’art qu’il a choisi de servir.
Lorsqu’on débute dans le cinéma, on est extraordinairement
servi par ses limites ; l’ignorance est une force et dans la mesure
même où l’écran est, non pas une fenêtre mais un cache, plus
notre univers est restreint, plus nous serons à l’aise pour résumer
la vie à l’intérieur de cet écran. Le difficile, c’est le choix, et il est
encore plus malaisé de rejeter ce que l’on connaît et que l’on ne
veut pas utiliser, que d’assimiler ce que l’on apprend. D’où la
force des œuvres de jeunesse. Mais comme tous les jours, malgré
tout, on s’enrichit, les intérêts se déplacent en même temps que
les curiosités s’éveillent ; il faut donc toute l’immense ingénuité
d’un Julien Duvivier pour tourner cinquante films en trente ans,
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160 ARTS

faisant alterner histoires policières, sentimentales et comiques


sans jamais y glisser une idée, un point de vue, une intention, ne
parlons pas même de message.
Quelle que soit l’histoire racontée – puisqu’il faut bien
raconter une histoire – l’idée profonde qui anime un film doit
pouvoir se résumer en deux ou trois mots : Lola Montès ou le
surmenage, Elena ou les périls de Vénus, Un roi à New York
ou l’ère du mouchardage, Le Faux Coupable ou la rédemption,
Monsieur Arkadin ou la noblesse, L’Invraisemblable Vérité ou la
tache originelle.
C’est pourquoi je suis persuadé que si le renouvellement de
notre cinéma devra tout à l’apport de jeunes cinéastes doués et
intelligents tels qu’Alexandre Astruc ou Roger Vadim, les plus
jeunes qui viennent à présent doivent se réclamer, non d’Astruc
et de Vadim mais de ceux qui furent leurs maîtres : Renoir,
Welles, Cocteau, Lang, Sternberg.
Raymond Radiguet apprit à Jean Cocteau à se méfier des
avant-gardes : « Il faut copier les chefs-d’œuvre », disait-il.

CANNES : LE CINÉMA PASSE SON CONSEIL DE RÉVISION

30 avril 1958

1. Les journalistes sont de trop.


2. Le Festival est avant tout un marché international du film.
3. La manifestation artistique reste nécessairement au second
plan.
Par mesure de représailles, la direction du Festival de Cannes,
cette fois, refuse de m’inviter ; en effet, mon bilan du Festival
l’an dernier se résumait dans ce titre : « Cannes 1957 : un échec
dominé par les combines, les compromis et les faux pas ».
Une personnalité du comité directeur, après la parution de
cet article, fin mai 1957, me fit savoir que toutes mes attaques
lui paraissaient justifiées à l’exception d’un paragraphe que je
reproduis ici : « Le sentiment que ce 10e Festival de Cannes se
solde par un échec est partagé par presque tous mes confrères,
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LES FUTURS CINÉASTES 161

mais tous ne peuvent l’écrire, les journalistes étant invités par la


direction du Festival – à vrai dire, tolérés plutôt qu’accueillis –
et il ne s’agit pas d’être rayé de la liste l’année prochaine ! »
Ainsi donc, et comme pour me donner raison jusqu’au bout,
on m’a « rayé de la liste » cette année et je ne serai, du 11e Festival
de Cannes, qu’un client, un invité de Arts-Spectacles…, un spec-
tateur journaliste d’autant plus à l’aise pour mettre les pieds dans
le plat qu’il aura lui-même amené son manger !
Si j’étais, l’an dernier, un journaliste libre à quatre-vingt-dix
pour cent, je le serai cette année à cent pour cent, dégagé de la
crainte oppressante, comme vous l’imaginez, de passer pour un
mufle !
Un exemple ? Devant l’écran dans la grande salle du Palais,
sont disposées, pendant toute la durée des projections, une
armée de plantes vertes qui font le régal des spectateurs du bal-
con. Malheureusement, ces végétaux décoratifs présentent
l’inconvénient, pour le public des quinze premiers rangs
d’orchestre, celui des cinéphiles, de masquer aux trois quarts le
sous-titrage des films étrangers dont il faut, dès lors, tout deviner
pour peu que l’on ne comprenne pas parfaitement les vingt-huit
langues étrangères parlées à Cannes. Eh bien, cela peut sembler
idiot mais aucun de mes confrères n’osait se plaindre de toute
cette verdure sur la luxuriance de laquelle j’aurai certainement
l’occasion de revenir.
Soyons sérieux, enfin essayons. Je reconnais que le Festival de
Cannes a une importance économique qui prime son caractère
artistique. Il y a bien une compétition, un jury, des récompenses,
mais cela, c’est la carrosserie du Festival dont le seul moteur est
l’argent : les affaires se brassent, les films se vendent, s’achètent,
s’échangent : on met sur pied des coproductions, on engage des
vedettes, on retient des dates, on prend contact et ce rendez-
vous des gens de cinéma du monde entier a pris une telle impor-
tance que l’on peut dire sans exagérer que l’année cinématogra-
phique s’ouvre à Cannes.
Le point de vue des Cannois n’est pas indifférent ; pour eux
il s’agit de remplir les hôtels, les casinos et les restaurants à un
moment de l’année où le tourisme est ralenti. Pour qu’un Festi-
val de Venise soit réussi, il faut beaucoup de bons films ; pour
qu’un Festival de Cannes soit réussi, il faut beaucoup de
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162 ARTS

monde dans les hôtels, beaucoup de photos dans les journaux,


beaucoup de vedettes et un très gros chiffre global des affaires
traitées. Le photographe devient donc le seul journaliste souhai-
table et utile, le critique n’étant qu’un importun, un chicaneur,
un maniaque qui juge la qualité des films présentés sans se
douter que l’aspect artistique de la manifestation n’est qu’une
des facettes du Festival.
Si l’échec était évident l’an dernier c’est qu’il était essentielle-
ment économique : pas de vedettes, pas de photos, peu d’affaires
conclues, beaucoup de mécontents.
Cette année, le Festival de Cannes sera d’autant plus impor-
tant qu’il constituera une sorte de visite médicale pour le cinéma
européen en crise ; il s’agira de prendre la température de la
production, de l’ausculter et d’établir un diagnostic. Pourquoi
le cinéma traverse-t-il une crise ? Sans doute parce que les films
ne ressemblent pas à ce qu’attend le public ou justement parce
qu’ils ressemblent trop à ce que le public attend, ce qui revient
au même.
Après la Libération, le cinéma français est devenu très pros-
père, non que les films étaient meilleurs qu’aujourd’hui, mais
ils constituaient la distraction numéro un. Les gens étaient mal
nourris, mal chauffés, mal logés. Le cinéma représentait l’éva-
sion idéale. Puis sont apparus les appartements neufs payables
en vingt ans, les scooters à crédit et même les vêtements, les
frigidaires sans oublier naturellement la TV dont nous reparle-
rons.
Voilà pour les raisons économiques, mais il y a aussi, me
semble-t-il, des raisons esthétiques à la désaffection du public. Il
y a certainement trop de mauvais films et trop de mauvais réali-
sateurs mais il y a aussi trop de mauvais producteurs. La plus
stupide définition du métier de producteur est certainement
celle donnée au cours d’une interview pour le Film français par
l’un d’eux, Raoul Lévy : « Le producteur doit réunir des gens
qui n’ont aucune envie de travailler ensemble et les convaincre
de faire un film. » Cette méthode me paraît désastreuse pour ce
qu’elle conduit à des entreprises comme Les Bijoutiers du clair de
lune (la plus cruelle déception de l’année ou même Montparnasse
19 que devait tourner Ophüls), Thérèse Étienne que devait tour-
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LES FUTURS CINÉASTES 163

ner Buñuel, Tamango et La Bonne Tisane que personne ne devait


tourner.
Selon moi, un bon producteur est celui qui devine que Becker
ne peut pas tourner le film d’un autre, que Vadim dont le tem-
pérament est décoratif ne peut réussir un film tragique ou sim-
plement grave, qu’on ne peut faire jouer ensemble Gabin et
Bardot sans obtenir quelque chose de monstrueux, qu’on ne
peut tourner un film d’aventures dans trois décors (Tamango) et
que Ralph Habib serait plus à l’aise pour filmer un James Hadley
Chase (il s’y passe beaucoup de choses) qu’un Simenon (où il
s’en passe très peu), c’est-à-dire Le Passager clandestin. Le bon
producteur est celui qui confie une comédie au cinéaste qui a le
sens de l’humour, un film policier à celui qui n’est qu’un bon
technicien, un film d’amour à celui qui a du cœur, et un film
poétique à personne parce que cela rate toujours : Marguerite de
la nuit, Le Pays d’où je viens, Juliette ou la Clé des songes et que
la poésie au cinéma surgit quelquefois mais jamais quand on la
sollicite !

La peur du risque

Le cinéma français actuellement se résume à ceci : quatre


vedettes qu’il faut payer une cinquantaine de millions par film et
qui les méritent puisque les producteurs avec elles ont la certi-
tude de ne pas prendre de risques. Comme tous les producteurs
sont désireux de ne travailler qu’avec ces vedettes, on peut affir-
mer, sans presque exagérer, que les cent vingt films que nous
produisons chaque année sont conçus pour Fernandel, Gabin,
Bardot, Michèle Morgan et Gérard Philipe. Chacune de ces stars
ne pouvant tourner plus de trois ou quatre films par an, les moins
généreux ou les moins avisés de nos producteurs se retrouvent
fréquemment avec des films déjà préparés, qu’il faut tourner
même sans vedettes, pour ne pas perdre l’argent investi dans
l’écriture du scénario et la préparation du film. C’est ainsi qu’au
dernier moment des acteurs souvent plus doués que les vedettes
précitées sont requis pour les remplacer. C’est Fernandel qui
devait jouer dans La Traversée de Paris et non Bourvil. C’est
Michèle Morgan et non Jeanne Moreau qui était prévue pour Le
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164 ARTS

Dos au mur. C’est Brigitte Bardot et non Françoise Arnoul qui


devait être La Chatte. Le premier Modigliani était Mel Ferrer et
non Gérard Philipe. Et c’est ainsi que Charles Vanel remplace
Gabin (Rafle sur la ville) tandis que Pierre Vaneck hérite des
rôles refusés par Gérard Philipe !
On peut dire que presque tous les films tournés en France le
sont de cette manière, c’est-à-dire sans aucun risque au stade de
la conception, avec le maximum de risques au stade de la réali-
sation, le hasard faisant le reste, les miracles toujours possibles,
et aussi le talent du metteur en scène sur lequel toutefois aucun
producteur n’aurait cru devoir miser en montant sa combine.

Les avatars du scénario

Lorsqu’un producteur décide de tourner un film, il commence


à réunir une équipe, tout le monde est content, l’affaire se pré-
sente bien, euphorie, la chose est positive. Puis l’équipe se trans-
forme, le temps se perd et l’affaire, basée sur trop d’optimisme,
se détériore : au premier scénariste enthousiaste vient s’adjoindre
un second et à ces deux scénaristes blasés vient s’adjoindre un
troisième résigné, et tous trois, écœurés, remettent au dernier
moment un script qu’il n’est plus temps de discuter mais que la
vedette fera transformer encore à son avantage. Un mauvais film
de plus est en tournage et dont tout le monde sait qu’il sera
mauvais, la chose est devenue négative ! Il y a deux mois, il était
question de faire un film, on parle maintenant de le sauver ; on le
traite en malade, en agonisant, et divers spécialistes trop cher
payés s’empressent autour de lui mais trop tard !
C’est pourquoi, si le cinéma français ne produit qu’un seul
bon film cette année, il y a de fortes chances pour que ce soit
Mon oncle que Jacques Tati a préparé pendant trois ans, tourné
pendant plusieurs mois, monté pendant un an et demi, en toute
liberté et pour un devis raisonnable. Avant même de l’avoir vu,
et le public ne s’y trompe pas, on devine qu’il s’agit d’un film
qui ne ressemble pas à celui qu’on a été voir la semaine précé-
dente et celle d’avant et celle d’avant, etc.
Les films se nuisent les uns aux autres parce qu’ils se res-
semblent trop et ils se ressemblent trop parce qu’ils procèdent
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LES FUTURS CINÉASTES 165

de l’état d’esprit de Raoul Lévy : faire travailler ensemble des


gens qui n’en ont aucune envie !
Le cinéma français ne devrait pas imiter le cinéma américain
mais quitte à l’imiter il devrait le faire complètement. La force
du cinéma américain n’est pas son esthétique mais son organisa-
tion. Au lieu de produire dans un climat de pagaïe de mauvais
films « de genre », sous-produits d’Hollywood, il est préférable
de n’œuvrer que dans un esprit national, purement français : La
Traversée de Paris, Mon oncle, Un condamné à mort, etc.

Des cinémas self-service

Je ne crois pas au danger de la télévision car la TV n’est qu’un


désir nommé tramway, un véhicule.
Lorsque tous les spectateurs possibles auront la TV, ils ver-
ront quatre films par semaine au lieu d’un, c’est-à-dire que l’on
produira quatre fois plus de films et que ces films seront amor-
tis beaucoup plus vite, grâce aux piécettes que l’on glissera dans
une fente du récepteur, pour choisir tel ou tel film. Les frais
d’exploitation seront inexistants, les salles de cinéma devien-
dront des self-services et des parkings.
Le cinéma actuel repose sur deux notions : vedettes et presse
parlée. Il en ira de même à la TV puisque le téléspectateur choi-
sira son film en fonction de la vedette ; si un film plaît particuliè-
rement, la presse parlée agira et la chaîne qui l’aura programmé
sera obligée de le passer à nouveau. Ainsi, se reconstituera à la
TV jusqu’au principe des « exclusivités » et des « reprises ».
Esthétiquement, rien de changé. Il y aura autant de bons
films et de mauvais qui dans le système actuel et qu’on ne parle
pas de « format » puisqu’il existe maintenant en Amérique des
écrans de TV qui couvrent toute la surface d’un mur et, paral-
lèlement, des récepteurs minuscules pour la voiture ou même,
bientôt, portatifs.
Le véhicule change, le cinéma demeure.
Lorsque la TSF est apparue, on a cru qu’elle tuait l’industrie
du disque. Plus tard, le microsillon a paru tuer la TSF laquelle
aujourd’hui, portative, en bandoulière, aussi peu encombrante
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166 ARTS

qu’un paquet de cigarettes, concurrence sévèrement le micro-


sillon seize tours minute !
Dans ces conditions, qui nous interdit de penser que le micro-
film magnétique que l’on pourra louer chez un marchand, vision-
ner le soir chez soi et échanger le lendemain, tuera lui-même à
son tour la télévision ?
C’est parce que l’homme a besoin d’images que le cinéma est
increvable et c’est parce j’aime le cinéma que j’ose me montrer
aussi confiant. Bonne chance, donc, au 11e Festival de Cannes
qui témoignera de la vitalité d’un art qui n’est pas forcément
qu’une industrie.

SI DES MODIFICATIONS RADICALES N’INTERVIENNENT PAS,


LE PROCHAIN FESTIVAL EST CONDAMNÉ

21 mai 1958

Boudée par les professionnels, méprisée par la critique, cette


compétition a perdu toute signification artistique et commer-
ciale
Il n’est plus même besoin de recourir à la polémique tant
l’échec de ce 11e Festival de Cannes aura été évident. Comment
parler de compétition alors que trois ou quatre films seulement
sur une trentaine étaient dignes de concourir ? Le palmarès fut
sans surprise puisque Au seuil de la vie, Quand passent les
cigognes, Mon oncle et Goha le simple étaient effectivement les
quatre seuls films réellement ambitieux et réussis soumis au jury.
Boudé par les professionnels, méprisé par la critique interna-
tionale, le Festival de Cannes a perdu l’essentiel de son attrait et
de son prestige. Il nous a offert deux bons films par semaine au
lieu d’un bon film par jour. Les pays étrangers gardent en
réserve leurs meilleurs films pour Berlin, Venise et Bruxelles : ils
envoient à Cannes des productions commerciales, sans espoir de
remporter quelque récompense que ce soit. Le comité directeur
du Festival, composé d’une demi-douzaine de personnages offi-
ciels qui n’aiment pas le cinéma, s’est révélé incapable d’exiger
Dossier : Document : Arts
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LES FUTURS CINÉASTES 167

de chaque pays la désignation du meilleur film, incapable égale-


ment de sélectionner pour les « inviter » les dernières réalisations
des bons metteurs en scène.
M. Favre Le Bret me dira que la critique est aisée mais que le
recrutement des bons films est difficile. Qu’il me permette de
lui signaler quelques titres qui, selon moi, auraient pu sauver le
caractère artistique de la compétition cannoise.
ÉTATS-UNIS : Wind across the Everglades de Nicholas Ray
(tout comme Un homme dans la foule, écrit et produit par Budd
Schulberg), Le Petit Arpent du bon Dieu d’Anthony Mann,
Vertigo d’Alfred Hitchcock, Car sauvage est le vent de George
Cukor, Stage Struck de Sidney Lumet (tout comme Douze
hommes en colère, produit et interprété par Henry Fonda) et
Touch of Evil, écrit, réalisé et interprété par Orson Welles.
ALLEMAGNE : Plutôt que L’Auberge du Spessart, opérette
inexportable, Quand le diable s’en mêle de Robert Siodmak,
candidat à l’oscar, qui connaîtra une carrière internationale.
ITALIE : Fortunella d’Eduardo de Filippo (avec Guiletta
Masina) ou le dernier de Santis.
FRANCE : Le Beau Serge de Claude Chabrol avait plus de
chance de figurer au palmarès que L’Eau vive, dont le caractère
propagandiste a fortement choqué le jury.
JAPON : Il n’y avait que l’embarras du choix parmi la pro-
duction de ce pays, beaucoup plus abondante que la nôtre. Tout
valait mieux certainement que ce Pays de la neige si ridicule que
quelques heures avant la projection, Yves Ciampi, époux de la
vedette féminine, amputait le film de ses scènes les plus gro-
tesques.
POLOGNE : Là encore, il n’y avait qu’à choisir, la production
polonaise étant la plus intéressante actuellement parmi les pays
de l’Est. On dit grand bien des dernières réalisations de Munk,
Wajda, Lenartowicz, Has, etc. L’absence de tout film polonais à
Cannes est quasiment scandaleuse.
Les vedettes ayant ignoré le Festival l’an dernier, les organisa-
teurs se sont livrés cette fois au racolage des acteurs. Chaque soir,
sur scène, Marcel Idzkowski, d’une voix chevrotante, présentait
en bêtifiant gauchement les vedettes arrivées dans la journée ; il
ne savait quelles questions leur poser, comment les faire parler ni
comment les congédier et l’exhibition devenait chaque soir plus
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168 ARTS

lamentable. Le soir où Luis Mariano se trémoussait devant les


maudits hortensias, un confrère étranger cria de la salle : « Vive
le septième art ! »
Le Festival de Cannes a perdu toute vitalité : il est si bien
organisé que le cinéma français s’y compartimente en deux
jours comme toute l’année aux Champs-Élysées. Il n’y a aucun
lien entre les différentes manifestations et deux amis peuvent
assister à toutes les séances sans se rencontrer pendant quinze
jours. Avec mélancolie nous évoquions avec André Bazin, le
« Festival du film maudit » il y a dix ans à Biarritz et que prési-
dait Jean Cocteau. À l’issue des projections de l’après-midi, les
spectateurs intéressés par le film restaient pour en discuter avec
Cocteau, Grémillon ou Queneau. C’est précisément parce que
Luis Mariano n’y aurait pas été toléré que les vedettes et les
amateurs de films étaient heureux de se retrouver à Biarritz car
un peu d’exigence, d’intellectualisme et même de snobisme sert
mieux un Festival que la démagogie et le racolage.
Je formule toutes ces critiques sans passion et sans fiel,
convaincu que nous venons d’assister au dernier Festival de
Cannes car, sous cette forme, la manifestation est désormais
impensable. Si des modifications radicales n’interviennent pas
l’année prochaine, le 12e Festival de Cannes aura lieu devant des
fauteuils vides.

Les derniers jours du Festival

La compétition ne nous offrant pas même deux films par jour,


les projections « hors festival » se sont multipliées en ville.
C’est ainsi que j’ai pu revoir par exemple l’admirable film
japonais de Nakahira : Passions juvéniles qui, probablement
influencé par Et Dieu créa la femme, lui est quasiment supérieur
sur le plan du scénario et des personnages. Il faut absolument
voir, fût-ce en version française, ce film neuf, riche, audacieux
intelligent et vif.
Avec La Môme aux boutons, cinémascope-couleurs, tourné en
trois semaines par Georges Lautner, ancien assistant de Norbert
Carbonnaux, j’espérais une réussite miraculeuse. Ce n’est pas le
cas. Le bâclage, le manque de moyens envahissent tout et l’on
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LES FUTURS CINÉASTES 169

rit peut-être à un gag sur dix. Mais le climat du film, folie per-
manente, utilisation systématique et intensive de tout ce qui
peut se casser sur la tête, tomber à terre, glisser, dégouliner, est
quand même sympathique. Serge Davri est moins bon qu’à la
scène mais quelles possibilités tout de même chez ce nouveau
comique !
Le meilleur film projeté hors festival est de l’avis unanime Le
Beau Serge, de Claude Chabrol, film qui participera à la compé-
tition bruxelloise puisqu’il a été ici écarté au dernier moment
par les « protecteurs » officiels de L’Eau vive. Du Beau Serge,
Chabrol est tout à la fois le producteur, le scénariste-dialoguiste
et le réalisateur. Son film démarre psychologique et s’achève
métaphysique. C’est une partie de dames jouée par deux jeunes
hommes, Gérard Blain, le pion noir, et Jean-Claude Brialy, le
pion blanc. Au moment précis où les deux se rencontrent, ils
changent de couleur et gagnent ex æquo. Mon interprétation
risque de faire croire à une œuvre purement intentionnelle ; il
n’en est rien et Le Beau Serge impressionne par la vérité de
l’ambiance paysanne – l’action se déroule à Sardent, Creuse – et
des personnages. Dans le rôle de Serge, Gérard Blain se surpasse
et nous donne sa meilleure composition – on l’a surtout
comparé à Monty Clift – et Jean-Claude Brialy, dans le rôle très
difficile de François, révèle ses dons dramatiques.
Techniquement, le film est maîtrisé de bout en bout comme si
Chabrol s’adonnait à la mise en scène depuis dix ans, ce qui
n’est pas le cas puisqu’il s’agit de son tout premier contact avec
une caméra. Voilà donc un film insolite et courageux qui relè-
vera le niveau de la production nationale en 1958 !

Le meilleur film : Au seuil de la vie

Depuis 1945, Ingmar Bergman, réalisateur suédois, a écrit et


réalisé dix-neuf films. Cinq d’entre eux sont sortis à Paris
depuis trois ans et nous découvrons ainsi un des plus grands
réalisateurs du monde, un auteur complet qui mérite d’être
comparé à ceux que nous affectionnons le plus : Renoir, Rossel-
lini, Hitchcock, Ophüls. Il n’est pas douteux que ses anciens
films seront programmés à Paris dans les salles spécialisées qui
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170 ARTS

nous ont révélé Le Septième Sceau, La Nuit des forains,


Sommarlek, Monika et Sourires d’une nuit d’été.
Le Septième Sceau constituait une méditation interrogative sur
la mort. Au seuil de la vie est une méditation interrogative sur la
naissance. C’est la même chose puisque dans les deux cas, c’est
la vie qui est concernée.
L’action de Au seuil de la vie se déroule dans une clinique
d’accouchement en vingt-quatre heures. Je ne pourrais mieux
résumer le scénario et l’esprit du film que Ulla Isaksson qui l’a
écrit avec Bergman :
« La vie, la naissance, la mort sont des secrets – des secrets
pour lesquels certains sont appelés à vivre pendant que d’autres
sont condamnés à mourir.
« Nous pouvons assaillir le ciel et les sciences de questions
– toutes les réponses sont une. Pendant que la vie se poursuit,
couronnant les vivants d’angoisse et de bonheur.
« C’est l’assoiffée de tendresse déçue dans ses aspirations, qui
doit accepter sa stérilité. C’est la femme débordante de vie, à qui
est refusé de garder l’enfant qu’elle attendait avec passion. C’est
la jeune inexpérimentée, soudain surprise par la vie, et placée
d’un seul coup dans la foule des parturientes.
« La vie les couronne toutes, sans poser de questions, sans
donner de réponses : elle poursuit sa marche ininterrompue vers
de nouveaux enfantements, vers de nouvelles vies.
« Seuls les humains posent des questions. »
Au contraire du Septième Sceau qui, inspiré par les vitraux
moyenâgeux, comportait beaucoup d’effets plastiques. Au seuil
de la vie est réalisé avec une très grande simplicité, la mise en
scène se plaçant entièrement au service des trois héroïnes à la
manière dont Ingmar Bergman s’est effacé devant le scénario de
Ulla Isaksson. Eva Dahlbeck, Ingrid Thulin et surtout Bibi
Andersson sont remarquables de justesse et d’émotion. Il n’y a
aucun accompagnement musical dans ce film dont tous les élé-
ments convergent vers la pureté. On aura deviné que c’est à ce
film que va ma palme d’or personnelle. Ce qui frappe dans les
films récents de Bergman, c’est leur caractère « essentiel ». Tous
ceux qui ont été mis au monde et qui sont en vie peuvent com-
prendre et apprécier Au seuil de la vie qui se trouve ainsi, selon
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LES FUTURS CINÉASTES 171

moi, concerner le maximum de spectateurs dans le maximum de


pays. C’est un film dont la simplicité est quasiment vertigineuse.

Goha le simple, une demi-réussite

Selon que l’on est sensible ou non à l’humour nord-africain,


on dira de Goha le simple, que Jacques Baratier a tourné en
Tunisie, qu’il est à demi réussi ou à demi raté. J’adopte la pre-
mière expression car j’aime dans Goha une poésie, une fraî-
cheur, un humour et une qualité plastique qui sont de rares
vertus. Peut-être les points faibles de l’entreprise : confusion du
récit, nombreux « trous » dans le scénario et la mise en scène,
une certaine sécheresse dans la conduite de l’intrigue, rendront-
ils malaisé le contact entre le film et le nombreux public qu’il
mérite cependant ?… Ce serait dommage car pour tous ceux
qui cherchent d’abord dans un film un climat original, une
pureté d’inspiration et un peu de poésie, les qualités de Goha
l’emportent nettement sur les défauts.
Goha est adapté et dialogué pour l’écran par Georges
Schehadé du Livre de Goha le simple, de Adès et Josipovici. À
travers les aventures de Goha, garçon naïf et confiant et de son
âne confident, moliéresque, se dessine un éloge de la folie douce,
sœur de la sagesse la plus extrême.
Sans doute manque-t-il à ce film davantage de folie et de fan-
taisie pour égaler, par exemple, certains films égyptiens pure-
ment délirants que nous vîmes ici les années passées ou bien cet
étonnant Médecin malgré lui marocain adapté de Molière et
filmé par Henry Jacques ? Omar Sharif est un excellent Goha.
La photo de Bourgoin est nettement plus belle que celle qu’il a
dirigée pour Mon oncle, les décors sont admirables.

L’Homme de paille : franc et sain

Du même Pietro Germi, je n’avais aimé qu’à moitié Il


Ferroviere (Le Disque rouge), projeté ici l’an passé. Cette fois,
mon adhésion est presque totale pour L’Homme de paille, film
bien injustement accueilli, comme du reste Au seuil de la vie.
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172 ARTS

Les vertus de L’Homme de paille ne sont sûrement ni l’intelli-


gence, ni la nouveauté mais la franchise, la sensibilité et la santé.
Germi interprète lui-même le rôle principal, celui d’un brave
père de famille et mari fidèle qui s’éprend d’une jeune femme et
en fait sa maîtresse. Fiancée à un soldat, elle rompt et un beau
jour se suicide. Sur ce thème souvent traité à l’écran et dans les
romans, de l’adultère difficile, Germi a réalisé un film qui me
paraît franc et authentique. On retrouve là le petit garçon abusif
du Ferroviere mais dont les grimaces, cette fois plus contrôlées,
s’intègrent mieux au film. La jeune femme est admirablement
interprétée par Luisa Della Noce et Germi lui-même présent à
chaque scène joue avec le naturel de Gabin et la conviction de
Robert Le Vigan, tout en surveillant du coin de l’œil les dépla-
cements de caméra et le jeu de ses partenaires. Voilà un phéno-
mène passionnant à observer : comment un réalisateur qui est
en même temps la vedette de son film s’y prend pour maintenir
son autorité pendant les prises de vues.
Malheureusement pour Germi, son film a été projeté le jour
où tous les festivaliers avaient en tête d’autres préoccupations
que cinématographiques : les journaux de Paris venaient d’arri-
ver sur la Croisette.

En revoyant Mon oncle

J’ai eu le privilège, sur mes confrères du Festival, de profiter


d’une seconde vision des deux films qui, à l’heure où j’écris, l’on
tient également pour favoris dans la compétition : Quand passent
les cigognes et Mon oncle.
Le film soviétique est parfait en son genre ; c’est un film qui va
au cœur mais qui ne vient pas du cœur. Il constitue une grande
réussite d’équipe, c’est-à-dire que plusieurs éléments s’y addi-
tionnent favorablement dont les plus heureux sont le jeu de
Tatania Samoilova et la photographie. La sincérité du metteur en
scène est plus suspecte, non son talent. Si un jour, René Clément
se voit confier un milliard et demi et huit mois de tournage avec
la faculté de recommencer complètement certaines scènes, il
nous offrira une œuvre de ce genre, c’est-à-dire le maximum de
ce que peut réussir un homme de grand talent qui n’est pas un
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LES FUTURS CINÉASTES 173

artiste. Barrage contre le Pacifique, qui a été montré ici, est loin
d’atteindre à la qualité des Cigognes, mais c’est le même genre de
cinéma, dans les deux cas, une entreprise qui confine à la perfor-
mance physique, mais où la grâce n’intervient jamais.
Mon oncle est extrêmement instructif ; une seconde vision ne
bouleverse pas grand-chose du jugement premier. Ce qui est
bon devient meilleur, mais ce qui ne l’est pas devient pire.
L’ascèse du travail de Tati est d’autant plus difficilement accep-
table qu’elle s’exerce dans le genre comique, c’est-à-dire le seul
qui justifie le slogan : Le public a toujours raison. C’est-à-dire
que seule l’efficacité étant recherchée, tous les moyens pour faire
rire sont bons : l’humoriste est censé faire flèche de tout bois.
Tati refuse la structure de tous les autres films, mais ces films
existent et nous ont façonnés. Mon oncle pourra satisfaire pleine-
ment les gens qui ne se dérangent que pour voir les films de Tati :
il en existe. Mon grand-père, par exemple, n’allait voir que les
films de Charlie Chaplin. Mon oncle est en réalité un hymne à la
lenteur de vivre et partant à la lenteur d’esprit. Si le film n’était
tout du long que la chronique de Saint-Maur, le succès serait
total… N’oublions pas que Jour de fête n’était pas autre chose
que la chronique d’un village et Les Vacances celle d’une plage.
Le comique de Tati est un pur comique d’observation. Or, dans
Mon oncle qui ne concerne pas notre époque, s’opposent deux
sortes d’observations : celle de la vie passée (Saint-Maur) et celle
de la vie future (l’usine, la maison des Arpel). S’il est facile de
nous faire rire de nos manies, passées ou présentes, il est malaisé
de nous faire rire de nos manies futures, c’est-à-dire de celles
dont nous serons victimes lorsque tous les Français seront bien
logés. C’est par là que Mon oncle est un film réactionnaire.
De toute manière, Mon oncle constitue une œuvre passion-
nante que j’irai certainement revoir une troisième fois puis une
quatrième, tant il est bon et rare de voir surgir un film qui res-
semble aussi peu aux autres. Je voudrais avoir donné envie
d’aller voir Mon oncle, persuadé qu’on ne peut aimer le cinéma
et ignorer ce film.
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Les Frères Karamazov bien dirigé

Il n’y a pas grand-chose à dire de ce film si ce n’est qu’il est


follement ennuyeux. La chair est triste et, hélas, je n’ai pas lu
tous les livres ! De ne pas avoir lu les Karamazov, il ne convient
guère de se vanter ; aussi, je ne me vante point. Je n’en suis tout
de même pas au point de Suzy Delair, qui répondait à son
habilleuse : « Les Frères Karamazov ? Qu’est-ce qu’ils ont
écrit ? » et j’ai bien entendu parler de Dostoïevski, dont le roman
est ici ramené à une histoire d’amour entre Dimitri Karamazov
(Yul Brynner) et Gruschenka (Maria Schell). Richard Brooks a
réalisé son film avec beaucoup de minutie et d’honnêteté, mais
rien de grand n’en résulte. Quand Ivan (Richard Basehart) blas-
phème, son visage est dans l’ombre. Un prêtre lui tend-il la main
qu’il émerge dans la lumière. Tout est à l’avenant, projecteurs
rouges pour faire tsariste, et noirs pour faire plus russe. Le
« Métrocolor » est en retard d’une rame sur Technicolor, la
direction d’acteurs est fort adroite surtout en ce qui concerne les
hommes. Voilà ce que je pense des Frères Karamazov, en anglais
The Brothers Karamazov, en italien I Fratelli Karamazov, en espa-
gnol Los Hermanos Karamazov, en suédois Broderna Karamazov,
et en portugais Os Irmaos Karamazov.

Qu’est-ce qu’un film de festival ?

Il ne s’agit pas de transformer la compétition cannoise en


festival d’avant-garde mais il est bien évident que les films se
bornant à raconter une histoire déçoivent ou ennuient, surtout
en regard d’œuvres nouvelles comme Les Cigognes, Mon oncle,
Au seuil de la vie, où sont complètement reconsidérés certains
éléments formels : le traitement du son, le style de dialogue, la
direction d’acteurs, etc.
Le plus mauvais film du Festival a été de toute évidence La
Vengeance, de Bardem. Le sujet, bien qu’emprunté à Colomba
de Mérimée, était fort conventionnel et mal construit, plein de
fausses audaces détachables selon le pays où le film est projeté.
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LES FUTURS CINÉASTES 175

Les acteurs étaient postsynchronisés, la couleur défectueuse, la


mise en scène paresseuse, les dialogues hurlant de fausseté.
Chaque élément étant sacrifié, rien ne semblait avoir intéressé
Bardem. La Vengeance fait partie de ces films de petits pays
producteurs dont le réalisateur sait, pendant le tournage, que son
œuvre sera projetée au Festival de Cannes. D’où une cinquan-
taine de plans inutiles destinés aux applaudissements du public
en smoking : couchers de soleil sur la campagne, plans de regards
supplémentaires, plans finaux interminables à l’issue de chaque
scène, plusieurs « fausses fins », clins d’yeux vers la salle.
Alors que le cinéma soviétique s’est libéré des contraintes,
Bardem, par servilisme et avec la lourdeur des insincères, nous
offre avec La Vengeance un chromo qui évoque les films stali-
niens d’il y a cinq ans. Quand passent les cigognes ridiculise La
Vengeance qui marque ainsi la fin du « bluff Bardem ».
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CHAPITRE III

LES DÉBUTANTS

Seul lien entre les trois auteurs : Arts publia leurs premiers
textes. Ils étaient alors lycéen, étudiant ou jeune journaliste.

Régis Debray
Ce texte a été écrit pour Arts en 1961, alors que l’auteur vient d’entrer à
l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, quelques mois avant que l’on
ne découvre son visage dans le film de cinéma-vérité de Jean Rouch et
Edgar Morin, Chronique d’un été. Dans ce film il est, bien sûr, Régis,
« l’étudiant ». Six ans plus tard, paraîtront ses premières nouvelles La
Frontière et Un jeune homme à la page ainsi que le célèbre Révolution
dans la Révolution, alors qu’il est en prison en Bolivie. Régis Debray a créé
et dirige depuis 2005 la revue Médium, « Pour lutter contre les ruptures du
temps et des générations ».

LA CRITIQUE NE DOIT PAS ÊTRE


UNE ENTREPRISE DE POMPES FUNÈBRES

8 mars 1961

Aux frontières de l’université et de l’invention littéraire, il se


faufile parfois de timides transfuges, estimés et fonctionnaires,
humanistes exilés par l’ennui, quêtant l’aventure et les chairs
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178 ARTS

rafraîchies. On les voit cabrioler, un peu raides, inventer des


tours, percer les secrets délicieux du génie, et puis remettre en
sécurité la clef du génie humain. Ces contrebandiers ne font pas
peur. On les laisse faire : ils ne lèsent personne.
Auparavant, ces timides s’appelaient les critiques. Maintenant
les professeurs font l’école buissonnière en se faisant essayistes.
C’est un peu, dans le métier littéraire, comme si l’on passait
contremaître. Délégué par les puissances anonymes de la littéra-
ture, l’essayiste surveille et survole, donne à chacun son dû et sa
place, fait son rapport et tout est pour le mieux. Ne le dites pas
responsable des échecs ou des déficiences du personnel, il ne
peut pas tout faire, il n’était pas là. Ses alibis ont les noms des
auteurs qu’il déchiffre. On ne le contacte que par personne inter-
posée. Il n’est pas homme à s’engager.
Notre impudence est injuste. Nous ne devrions pas oublier
que la langue morte de l’essai littéraire s’est rajeunie depuis
quelque temps en empruntant à la philosophie, sinon sa rigueur,
au moins son vocabulaire. Ainsi dans L’Œil vivant de Jean
Starobinski « la création littéraire est analysée comme l’acte par
lequel l’exigence du regard dépasse et détruit le monde visible
pour susciter en esprit la vision du monde ». Sont donc inter-
rogés sous l’angle du regard, avec un intérêt renouvelé, Corneille,
Racine, Rousseau, Stendhal. René Girard, dans Mensonge
romantique et Vérité romanesque, quant à lui, voit la vérité de
l’univers romanesque dans la médiation ou la dépendance du
héros à l’égard de l’autre. Ainsi s’expliquent la vanité chez
Stendhal, le bovarysme chez Flaubert, la haine chez Dostoïevski,
la jalousie et le snobisme chez Proust. Son propos n’est pas
mince puisqu’il s’élargit en une méditation sur les problèmes de
notre temps : « Percevoir l’universelle médiation, écrit-il, c’est
dépasser les psychanalyses et l’idée marxiste d’aliénation vers la
vision dostoïevskienne qui situe la véritable liberté dans l’alterna-
tive entre Médiateur divin et Médiateur humain. »
La prolifération d’essais aussi définitifs et prophétiques, il est
évident qu’elle n’est pas due seulement au vieil esprit français
qui n’aime pas trop se perdre, bien savoir où il est, ou à l’instinct
propriétaire qui engrange tout ce qui pousse et fait le point
après. N’oublions pas que la littérature se présente comme une
conduite métaphysique chiffrée. On doit donc attendre du cri-
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LES DÉBUTANTS 179

tique qu’il déchiffre, qu’il révèle de quelle attitude essentielle


dépend telle technique romanesque, quelle morale elle sous-
tend. Mais de comprendre on glisse à interpréter, selon la myo-
pie de chacun. Loin de dégager l’au-delà d’une œuvre, l’essayiste
remplace le langage de l’autre par le sien. Chaque écrivain traîne
ainsi ses doublures après lui.
Pour le ventriloque Starobinski, Stendhal, c’est l’obsession du
Regard : aux mains de Girard, c’est la Médiation reconnue. Au
lieu de révéler les motivations d’une œuvre, l’essai le justifie
selon telle ou telle optique multipliable à l’infini. Chacun donne
son viatique à Stendhal ou à Flaubert. On apporte son petit
suaire pour empaqueter les grands morts. Tous les vieux manne-
quins de la tradition littéraire, requinqués, finissent par se don-
ner la main et jouer ensemble au même jeu verbal et vide : ici à la
Médiation, là au jeu du Regard, là encore à la Distance intérieure,
là au jeu de la Sensation. On reste entre soi. Une civilisation se
donne ainsi à elle-même des messes où la culture s’idolâtre elle-
même. La critique fait chatoyer un instant sa vision du monde
sur Flaubert ou Proust, s’y admire un instant et passe au suivant.
Les formules changent, la messe reste la même : par l’intermé-
diaire du critique, nous communions périodiquement avec les
écrivains du passé dans le mystère, tantôt de la révolte promé-
théenne, tantôt de la Médiation romanesque. Et ainsi de suite, au
gré de l’essayiste.
C’est en s’armant d’une technique rigoureuse – historique ou
psychiatrique – que le critique peut devenir dangereux. Au lieu
du marmonnement confus, et qu’on n’écoute même plus, qui
protège poliment l’écrivain contre les regards profanes, la cri-
tique s’élève à la responsabilité d’un acte et fait œuvre
orgueilleuse en faisant voir en relief la géographie littéraire de
son temps. Si l’essai veut partager les droits de la création
vivante, qu’il partage aussi ses risques ! Écrire, c’est prendre une
option sur l’avenir. Si l’essayiste se dit : « Il faut parler ! » alors il
sort de son couvent, quitte la pose contemplative que lui offre la
philosophie, et pousse à la roue des vivants (comme faisaient
Stendhal et Mme de Staël, qui se servaient de Shakespeare pour
alimenter la poussée romantique).
Après tout, il nous semble plus important qu’un essayiste
nous parle de Ponge ou de René-Guy Cadou que de Corneille
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180 ARTS

et de Baudelaire. Même si on prend le risque de les habiller de


travers, on aura plus de chance de nous faire lire Pichette ou
Simenon (qui vont nus comme tous les contemporains) que de
nous faire relire Corneille en accrochant un brocart de plus à
son mannequin. On risque plus de se perdre, c’est vrai, et de
quoi est-on sûr pour ceux-là, les vivants ? Les critiques, même
essayistes, n’aiment pas les digestions difficiles, loin de la tiédeur
familière de la Culture. On reconnaît d’ailleurs ces contreban-
diers qui franchissent la Sorbonne en fraude à leur nécrophilie.
C’est pourquoi ils ne font peur à personne : les morts sont morts
et les vivants sont ailleurs. Si les romans ne sont que les émana-
tions d’un type romanesque inéluctable, d’un mot clef, principe
irrévocable, tout peut servir de preuve à l’essayiste, il n’a évi-
demment plus rien à attendre. Il enregistre les victoires en
dénombrant les morts. On sait que, dans l’Université, la liste
des gagnants est la même que celle des décès.
Qu’on ne croie pas séparables rigueur et polémique vraie.
Nous voulons parler d’une partialité vivante qui donne ses
preuves sans traîtrise, condamne avec les attendus ou exalte sur
titres. La virulence ne condamne que si elle sait pénétrer à
l’intérieur. Le plat dogmatisme maurrassien glisse sans com-
prendre sur les œuvres ou les époques dans un mépris de
commande. C’est un langage superposé à un autre, on coupe
tout ce qui dépasse, et on soupire d’amertume devant la gros-
sièreté ambiante. Ces attaques-là ne sont que des justifications à
rebours : on s’approuve soi-même en refusant de voir ce qu’on
ne peut comprendre : autre vanité, autre narcissisme. Mais un
jugement peut aider lecteur et auteur s’il donne ses raisons et
celles de l’œuvre aussi. Qu’on pense au Saint Genet de Sartre,
qui a pu révéler Genet à lui-même. Même condamner déterre
parfois. Mauriac sait bien que Sartre l’a réveillé, du moins pour
nous.
Il y a celui qui embaume pour comprendre et celui qui
comprend pour juger. Un exemple : « Sanctuaire, formule
Malraux, c’est l’intrusion de la tragédie grecque dans le roman
policier. » C’est renchérir d’obscurité. Un mythe plus un autre
en fait deux : nous voilà bien éclairés ! Faulkner a eu tout sim-
plement l’idée d’additionner deux genres constitués. Il fallait y
penser. On sait donc qu’il y a du tragique chez Faulkner, mais
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LES DÉBUTANTS 181

pourquoi, on n’en sait rien. Malraux fait s’entrechoquer un mot


et un autre. Il n’y a plus qu’à capituler.
À propos du Bruit et de la Fureur, Sartre se pose des questions
sur ce tragique. Il démonte le jeu, trouve au centre une méta-
physique du temps, un temps abstrait, sans avenir, sans ouver-
ture. C’est l’apport irréductible de Faulkner, mais sa vision est
incomplète. Le temps des hommes a un avenir. Alors on peut
voir plus loin que Faulkner. Le chef-d’œuvre n’est pas irrémé-
diable. On peut s’en remettre. Ce n’est pas fini.
Qu’attendons-nous maintenant de l’essayiste ? Une lutte
d’égal à égal avec la littérature vivante, sans reddition convenue
et sans coup bas. Une technique de combat qui nous aide à ne
pas baisser la tête devant le sacerdoce universitaire. On cherche
des hommes, non des boîtes à mots sans surprises, non des
fidèles essayant de nouvelles prières pour recevoir sur la tête un
peu de la grâce des Créateurs. Il n’est pas dit que la critique ne
soit qu’une entreprise de pompes funèbres. Qu’elle parle sur
l’inconnu, qu’elle incite à lui répondre, qu’elle accepte de com-
prendre et de se battre pour des œuvres vivantes : elle aura fait
vivre et aura bien vécu. Nos contremaîtres, eux, ont vraiment les
mains trop propres.

Philippe Labro
C’est dans Arts que l’auteur de Je connais gens de toutes sortes
écrivit son premier article en interviewant Cendrars. Il a repris sous une
forme romanesque cette rencontre dans Un début à Paris, racontée dans
le prologue, elle est encore présente dans l’épilogue. Il n’a pas oublié
cette première commande d'André Parinaud qu’il qualifie aujourd’hui
« d’encyclopédiste à moustaches, frénétique et d’une grande générosité
professionnelle ». Il écrira également pour l’hebdomadaire une grande
enquête, « Sommes-nous américanisés ? », à l’époque où les bases améri-
caines de l’OTAN occupaient la France d’Évreux à Châteauroux, avant
de rejoindre France-Soir, de mettre en scène des films (L’Héritier, Rive
droite, rive gauche), de diriger une radio et d’écrire des romans.
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BLAISE CENDRARS DONNE SEPT CONSEILS


AUX JEUNES ROMANCIERS

6 février 1957

1. Ne croupissez pas dans votre province.


2. Faites de l’argent.
3. Ne jouez pas au maître.
4. Voyagez.
5. Soyez optimiste.
6. Évitez de devenir des fonctionnaires de la plume.
7. Restez près de la vie.
« Faites vite… si vous avez quelque chose dans le ventre, ne
croupissez pas dans votre province… Il sera bientôt trop tard ! »
C’est ainsi que Blaise Cendrars, 70 ans, s’adresse aux « Pauvres
Rastignacs » dont il parle dans son dernier recueil Trop c’est trop,
paru chez Denoël.
Dans sa chambre, un magnétophone, des Gauloises, les der-
nières œuvres de Fernand Léger, peu de livres, des disques de
jazz. Un chat (il l’appelle Légion) et un chien (il l’appelle Wagon-
Lit). Au fond, à droite, un vieux buffet, qui contient les
« 33 volumes » en préparation de Cendrars et qu’il feuillette lors-
qu’il a « le cafard ».
Et puis, sur son bureau, les lettres, les livres, les écrits des
jeunes romanciers et des jeunes poètes.
« Je les lis tous parce que j’adore lire. On m’écrit aussi beau-
coup trop souvent pour me taper. Mais les bons manuscrits,
j’essaie d’en faire quelque chose.
– Vous êtes un peu leur maître.
– Jamais ! Quel coup de barbe, les maîtres ! D’ailleurs, les
jeunes auteurs s’en foutent un peu. Je suis plutôt leur mascotte.
– Des noms ?
– Tous ces moins de 30 ans qui ont débarqué à Paris et qui
ont découvert un Paris vrai, absolument contraire à celui de
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LES DÉBUTANTS 183

Notre-Dame de Victor Hugo. Ainsi, Jean-Paul Clébert, et son


Paris insolite. Robert Giraud, Le Vin des rues. Jacques Yonnet,
Enchantements sur Paris, tous des jeunes, et que je connais
bien… Et puis, il y a Jean Bradley, qui n’a rien publié encore
mais dont j’ai lu le manuscrit, un bouquin sur Paris et sa ban-
lieue. Étonnant. Seulement, ça fait peur à son éditeur.
– Pourquoi écrivent-ils ? Pour les mêmes raisons que vous ?
– Nous, au début, on s’en foutait pas mal. On était désinté-
ressé. Les jeunes écrivains, aujourd’hui, sont très terre à terre.
On était dans la mistoufle et on y est resté. Aujourd’hui, les
conditions sont telles qu’il faut de l’argent. Alors, ils écrivent
pour écrire ou pour faire de l’argent et cela revient au même.
Puisque, à la longue, les jeunes auteurs ont quelque chose à dire
et, comme ils le disent, ils font de l’argent. »

Les jeunes romanciers vont plus loin qu’avant

« Cette commercialisation n’a-t-elle pas faussé le sens de la


littérature et du métier d’écrivain ?
– Fausser le sens ? Tant mieux. Si l’on peut changer les modes
de la littérature, c’est un grand bien ! et ils le font, tous les jours.
On va maintenant surtout beaucoup plus loin qu’avant, avec
beaucoup plus de violence. Le jeune écrivain n’a d’égards pour
rien, ni personne. Nous n’avons jamais eu leur brutalité, leur
violence. Je me répète, mais le mal est important. Ainsi, prenez
la fille Sagan, c’est surprenant. Je ne sais pas où elle a été à
l’école, mais elle a écrit ses deux bouquins et c’est une réussite
extraordinaire.
– Une réussite littéraire ?
– Oui, mais une réussite matérielle. Elle a fait des millions en
moins d’un an. C’était presque inconcevable à l’époque où j’ai
débuté. Je ne sais pas si elle mérite sa réussite. C’est comme si
vous me demandiez si les autres méritent leur prix Goncourt…
On écrit, et ça va ou ça va pas. Françoise Sagan est importante
parce qu’elle n’aurait jamais pu exister, ni son œuvre, il y a qua-
rante ans ou plus. On n’aurait jamais accepté ce qu’elle écrivait.
D’ailleurs, elle ne l’aurait pas écrit.
– Pourquoi ?
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184 ARTS

– C’est sa vie, la vie d’aujourd’hui, qui l’a fait écrire comme


ça. Je ne sais pas si elle représente la jeunesse d’aujourd’hui. Et
puis, je ne la connais pas personnellement, et je le regrette fort !
– À propos de Françoise Sagan, on a tendance à dire que la
plupart des nouveaux romanciers proviennent de milieux riches
ou alors de milieux universitaires.
– Non, parmi les jeunes gens que je vois, il y en a de tous les
milieux, de toutes les origines. Quant aux “professeurs”, il y en
avait beaucoup à mon époque, il en reste encore…
– Des exemples ?
– Pourquoi en donner ? On fait un tel tam-tam autour de tous
les écrivains maintenant que chacun sait leur origine et leur vie.
Cette publicité constante, tout ce battage, voilà qui fait connaître
tout le monde. La radio, les journaux : ils finissent tous par être
célèbres… Il est tellement plus facile de se faire connaître, de se
faire éditer, de vendre. Je vous assure qu’à mes débuts ce n’était
pas la même chose. Les portes étaient fermées et bien fermées.
– La belle époque ?
– Oui… maintenant, c’est une époque qui paie. Ils arrivent
tous par bien vivre. L’époque veut la commercialisation. Qu’ils
en profitent ! Seulement, comme ils sont sollicités de partout, ils
cèdent et ils jouent rapidement aux maîtres. Il n’y a rien de plus
désolant que les maîtres… Et puis, les questions de style ne se
posent plus. On écrit à la va-comme-je-te-pousse. Les jeunes
auteurs ont moins de rigueur qu’avant, beaucoup plus de sim-
plicité aussi.
– Serait-ce l’influence de la radio, du cinéma ?
– Non, l’époque. Écrire pour le cinéma, c’est autre chose.
C’est tout mais ce n’est pas écrire.
– Il y a dans votre œuvre, comme dans votre vie, deux grands
thèmes : le voyage et l’amour. Est-ce que vous les retrouvez dans
la jeune génération littéraire ?
– Les voyages, c’était ma vie. Je ne savais jamais si je rentrerais,
je n’avais pas de but. On ne connaîtra plus jamais ça. Les vrais
voyages sont impossibles et diminuent d’importance dans la vie
de ces jeunes gens. Quant à l’amour, ils le redécouvrent. On les
accuse d’érotisme, parce qu’ils redécouvrent et qu’ils réin-
ventent. Mais c’est bien, il faut désencombrer tout ça. D’ailleurs,
j’ai l’impression que l’on recommence à rigoler, à rire, alors que
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LES DÉBUTANTS 185

j’ai fait partie d’une génération triste. Une sale génération, celle
d’avant 14… Trop de travail et pas assez de rire. Trop de
« maîtres » aussi, qui s’ennuyaient à mourir. Maintenant qu’ils
sont partis…
– Vous parlez souvent de ces « maîtres ». Qui sont-ils ?
– Vous le savez aussi bien que moi ! Les grands noms, les
faiseurs de littérature, les écrivains devant leurs miroirs… Les
jeunes gens d’alors respectaient tout cela. On allait les voir, on
les admirait, on les imitait… C’est bien fini maintenant, et c’est
heureux.
– Comment avez-vous « débarqué » à Paris ?
– Je revenais de New York. Il existe un portrait de moi, fait
par Richard Hall. J’avais de longs cheveux, et un grand chapeau
noir. Mais je n’avais pas débarqué pour écrire. Je venais d’ache-
ver Les Pâques à New York. D’ailleurs, je suis vite reparti. »

Les mariages peintres-écrivains

« Vous formiez, avec Fernand Léger, un véritable couple.


– Oui… les peintres allaient souvent de pair avec les écrivains.
Il y a eu des mariages. On était l’écrivain d’un peintre, Reverdy
et Braque, Jacob et Picasso, Apollinaire et un peu tout le
monde… Mais ça, plus que tout, c’est bien fini… Les peintres
sont restés et les écrivains ont été remplacés. Les peintres
n’existent plus maintenant. Ils s’imitent eux-mêmes… Ils veulent
du fric et ils en gagnent. Des millions, ça entraîne des acoqui-
nages avec des collectionneurs et des directeurs de musées…
Comme si la peinture était faite pour des directeurs de musées,
des gens tristes. Il y en avait un seul, et qui avait l’amour de ses
peintres : c’était Ambroise Vollard. Mais les autres… »
Blaise Cendrars, fatigué d’avoir trop parlé, se lève pour aller
boire. Le chien aboie mais se calme vite. Cendrars marche len-
tement, les yeux mi-clos. Sa main, cette « saloperie », le fait
constamment souffrir.
« Il en vient de temps à autre, de ces jeunes gens. Il y en a
même un qui est passé un samedi, parce qu’il croyait que je
donnais une réunion hebdomadaire, comme un salon littéraire.
Je lui ai fait boire un peu de vin blanc. Ça m’a bien fait rire.
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186 ARTS

– Et les jeunes filles ?


– J’en vois peu. Mais elles publient… ça aussi, c’est un chan-
gement.
– Quelle est leur méthode d’écriture ?
– Chacun a sa méthode. J’ai bien peur que, de plus en plus,
on écrive comme les fonctionnaires travaillent ; chaque matin,
derrière un bureau. J’ai même un ami qui écrit tous les matins de
neuf à onze heures et demie, et qui s’arrête, au milieu d’un mot
ou d’une phrase, dès que l’heure sonne… Je ne pourrai jamais
faire ça… mais enfin, on écrit comme on est.
– Pensez-vous qu’il y ait eu une chute dans la qualité litté-
raire, lorsque vous comparez votre génération et la nouvelle ?
– Non, jamais. Il n’y a eu aucune chute mais simplement des
changements. Je crois même que l’on écrit mieux, plus près de
la vie et que l’on découvre et que l’on consacre maintenant les
vrais talents, ceci grâce à la lutte entre les éditeurs, qui ne fausse
rien, bien au contraire.

Pascal Ory
Si Arts a permis à de jeunes journalistes de faire leurs débuts (Dabadie,
Labro, Huguenin), il a également donné l’occasion à de très jeunes étudiants
de s’exprimer, à l’occasion notamment d’un grand concours, une enquête
sur la carte vivante du passé. Il s’agissait pour les candidats de défendre des
vestiges français méconnus ou menacés. Pascal Ory fut l’un des gagnants.
L’historien auteur de livres sur les collaborateurs, sur Nizan ou Goscinny le
raconte lui-même.
« Le Arts et Loisirs d’André Parinaud n’était plus, au milieu des
années 1960, le Arts de Jacques Laurent, mais il gardait de beaux restes.
J’avais 17 ans et ça me suffisait : cet hebdomadaire m’a beaucoup appris ; il
pratiquait une approche ouverte, positive et ludique de la culture, qui m’a
sans doute marqué. Dans l’immédiat, je lui dois un superbe voyage au
Maroc aux frais de la princesse (disons : du roi), grâce à ce concours animé
par Yvan Christ. J’ai la satisfaction aujourd’hui de constater que les deux
monuments rennais pour lesquels je m’étais battu à l’époque et qui
m’avaient valu ce prix sont désormais sauvés, restaurés et mis en valeur.
« Pour le reste, je jouais bien mon rôle de bon élève. Comme tout
enfant trop sage, je canalisais ma libido dans la passion de l’histoire et
l’activisme « chef-d’œuvre en péril », tout en profitant de mes privilèges à
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LES DÉBUTANTS 187

la bibliothèque municipale de Rennes pour lire le marquis de Sade entre


deux brochures d’archéologie locale : également intéressé par les deux
littératures. Voilà pourquoi je n’ai pas su totalement jouir, sur le coup,
du luxe insensé de ce voyage marocain. À cet âge-là, j’étais encore trop
vieux pour savoir jouir. J’ai fait un peu de progrès depuis. »

LA RECHERCHE HISTORIQUE M’A PASSIONNÉ TRÈS TÔT

28 septembre 1966

M. Pascal Ory a 18 ans. Élève en classe de philosophie au


lycée Chateaubriand, à Rennes, il est bachelier depuis deux
mois : « Je n’ai jamais considéré votre concours comme un simple
jeu. La recherche historique m’a passionné très tôt, et l’annonce
de votre campagne nationale a été pour moi une grande joie, car
les monuments dont j’ai plus particulièrement signalé la décrépi-
tude scandaleuse m’étaient connus depuis longtemps. » En véri-
table activiste de la sauvegarde, M. Pascal Ory est membre de
l’Association des amis de Rennes et de la Société d’histoire et
d’archéologie de Bretagne. Il a été lauréat du concours du jeune
historien de France, organisé par les Archives nationales. « Si je
veux continuer à vous informer ? Oh ! sûrement, et cela n’est pas
une pure velléité, puisque je termine actuellement un dossier sur
la petite ville alpine de Mont-Dauphin. C’est d’ailleurs à la parti-
cipation aux frais de sauvegarde de cette cité qu’ira peut-être une
part de l’argent que j’ai reçu… » Attiré par la recherche, il va
d’abord s’inscrire à la faculté des lettres pour y commencer des
études d’histoire. L’avenir de M. Pascal Ory ? Les sciences poli-
tiques ou l’École des chartes…
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CHAPITRE IV

LES TEL QUEL

Jean-René Huguenin, Philippe Sollers. Collaborateur régulier


de Arts pour le premier, très occasionnel pour le second, ils se
retrouvèrent pour fonder Tel Quel.

Jean-René Huguenin
À 19 ans, il publie ses premiers articles à La Table ronde puis à Arts.
La Côte sauvage, son premier et son seul roman, paraît en 1960, il est
salué par Aragon, Mauriac et Gracq (qui fut son professeur au lycée-
Claude Bernard).
Il fonde Tel Quel avec Philippe Sollers et Jean-Edern Hallier. Il
multiplie ses articles protestataires et polémiques, dans Arts sur Bernard
Frank, Hemingway, Gagarine. Il meurt dans un accident de voiture, à
26 ans, pendant une permission lors de son service militaire. Son
Journal, préfacé par Mauriac, a été publié en 1964.

ARAGON LIVRE SES SECRETS

12 octobre 1960, « Aragon », in Autre jeunesse,


© Éditions du Seuil, 1965

Il pleut. Une pluie immobile et presque invisible, une brume,


pareille à la fumée qui obscurcit le restaurant – Anne de
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190 ARTS

Beaujeu – où, d’un instant à l’autre « ils » peuvent surgir : un


surréaliste, un homme politique, un poète, un directeur de jour-
nal et un romancier. Tous s’appellent Aragon.
En l’attendant, je lis son dernier recueil, Les Poètes, qu’il vient
de publier chez Gallimard.
« Combien cela fait-il de jours que je l’attends
Combien d’hivers et de printemps cela fait-il ?… »
Cela ne faisait que dix minutes lorsqu’il est entré. Ses épais
cheveux blancs sont maintenant coupés en brosse, mais je
reconnais le bleu doux et glacé de ses yeux, sa distraite élégance,
et sous le teint mat de son visage, une pâleur qui trahit quelque
inquiétude secrète, l’attention à quelque douleur. D’Elsa Triolet,
petite et menue, je remarque surtout, bien entendu, les ardents
yeux clairs, où Aragon vit « se pencher à mourir tous les déses-
pérés ».
Ils sont là, assis en face de moi, avec l’auréole de leurs œuvres,
de leur légende, de leur amour, et leur simplicité m’intimide.
Chez les êtres célèbres, nous prenons toujours pour un mystère
de plus leur air de n’en pas avoir. Leur naturel paraît suspect.
C’est pour mieux nous abuser qu’ils font, comme Aragon, l’apo-
logie du potage, ou feignent d’hésiter entre le cœur de charolais
et le foie de veau sous la cendre, comme ces dieux qui prennent
pour nous apparaître une forme plus humaine. Aragon n’a-t-il
pas parlé, dans J’abats mon jeu, d’un « merveilleux art du
banal » ?

L’œil d’Elsa

« Mais oui : c’est l’art de Stendhal par opposition à


Chateaubriand, c’est l’art d’Apollinaire dans sa prose, de Nodier,
d’Elsa Triolet dans Bonsoir Thérèse ou Roses à crédit ; c’est l’art
de tous les écrivains dont le mystère n’est aucunement réductible
à des effets de style. Montherlant aussi y est parvenu – dans les
trois premières pages des Célibataires… Même deux œuvres
aussi différentes que Gil Blas et Le Feu se ressemblent par cet
“art du banal”.
– Le Feu d’Henri Barbusse ?
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LES TEL QUEL 191

– De qui voudriez-vous que ce soit, jeune homme ? » mur-


mure Aragon en souriant – et un instant, dans ses yeux cou-
leur d’épée, passe une lueur railleuse, métallique.
Aussitôt ses paupières s’abaissent, leur ombre attendrit son
regard.
« Quand nous nous promenons ensemble. Elsa et moi, je sens
parfois que certain détail, certain spectacle de la rue m’a
échappé, comme au théâtre lorsqu’un acteur qui aura un rôle
important dans la pièce entre, et qu’on n’y prend pas garde. Je le
sens parce que je devine qu’Elsa l’a remarqué, bien qu’elle n’en
parle pas. Mon snobisme est de ne pas manquer cette “entrée”.
Voilà, dans la vie courante, ce que j’appelle “l’art du banal”.
– On ne peut pas dire qu’un homme qui a – entre autres –
participé au banquet de la Closerie des Lilas, qui a signé avec les
surréalistes la fameuse Lettre à Claudel, qui a été élu membre du
comité central du parti communiste, n’ait jamais recherché dans
sa vie que le banal. La “jeune génération” doit lui sembler bien
tiède, bien timide, bien méprisable. Il est vrai qu’ayant plus de
déceptions derrière elle, elle a aussi moins d’espérances.
– Et pourquoi ? » dit Aragon en plissant les yeux.
Et tandis que j’essaie de m’expliquer, son regard de plus en
plus ironique semble répéter deux vers de son dernier recueil :
« Et voilà que ce jeune homme s’est mis à dire des paroles qu’on
entend mal et qu’il semble avoir arrangées à son goût. »
« Il me semble que le surréalisme ou la guerre d’Espagne, le
nazisme ou la révolution chinoise impliquaient des partis pris
violents et passionnels. Aujourd’hui, la plupart des problèmes,
qu’ils soient littéraires ou politiques, se posent surtout sous leur
aspect technique…
– Vraiment ? » dit Aragon.
Et, se tournant vers Elsa : « Ces jeunes gens, dit-il d’une voix
terriblement suave, regrettent qu’il n’y ait plus de guerre où l’on
puisse aller passer ses week-ends. »
Car Aragon aime l’avenir. Le regret du passé l’irrite. Il avoue
que ses propres livres l’endorment « comme ces miroirs dont se
servent les hypnotiseurs ».
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La quarantaine du nouveau roman

« Qu’appelez-vous “jeunes écrivains” ? » me demande-t-il en


dégustant un parfait au café qu’il s’est résigné à commander
après avoir cherché en vain « une pâtisserie originale ». Elsa
savoure une tarte, sans paraître se soucier d’une phrase de son
beau premier livre : Bonsoir Thérèse : « La nourriture du meilleur
restaurant n’est jamais aussi bonne que la moindre pomme de
terre chez soi, où on peut la manger assis, debout, salement. »
« Les jeunes écrivains du jeune roman, poursuit Aragon, ont
presque tous dans les 40 ans. Quand j’en avais 20, Cocteau, qui
en avait 28, me paraissait presque un vieillard. Je n’ai pas changé
depuis. Ce sont les très jeunes écrivains qui me passionnent ; je
lis systématiquement tous les premiers livres. Rien n’est plus
émouvant qu’un roman dont l’auteur porte un nom inconnu. La
première œuvre est, je crois, la pierre de touche du jugement
critique. J’ai chez moi l’original de Han d’Islande, sans nom
d’auteur, et Bug-Jargal, par l’auteur de Han d’Islande ; le premier
livre d’Alphonse Daudet, et, dans un almanach, les premiers
vers de Mlle Desbordes. Cela me fait rêver. Voulez-vous venir
les voir ? » Le bureau d’Aragon dans son appartement de la rue
de Varenne, donne sur un vaste parc dont les arbres sont restés,
comme Aragon, invulnérables à l’automne. Tout y est vert, sauf
la vigne vierge qui recouvre un mur mitoyen, mais dont la cou-
leur, en cette saison, ne le trahit pas non plus.
« Je m’intéresse à la littérature qui se fait, qui va naître… J’ai
le goût de tout ce que l’on n’aime pas encore. Je ne voudrais
pas être de ceux qui ont bâillé devant Stendhal. C’est la forme
la plus profonde de mon snobisme. »

Le bonheur des autres

Les amoureux, prétendent les philosophes, redoutent l’ave-


nir, lui tournent le dos, le détestent, parce qu’il les privera tôt
ou tard de l’objet de leur passion. Aragon n’a pourtant jamais
eu le culte du « Nevermore », il n’a jamais demandé au temps
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LES TEL QUEL 193

de suspendre son vol. Au contraire : « Il semble à ce qui meurt


qu’un monde recommence », écrit-il dans Le Crève-Cœur ; et,
célébrant les yeux d’Elsa : « Vivre n’a jamais pu me saouler de
la vie. » Ce n’est pas l’amour qu’Aragon chante, c’est ce qui
précède l’amour, c’est cette soif qui nous avertit tout à coup de
l’imminence de sa venue, c’est l’amour de l’amour.
« Et le vers qu’il scande
L’amour qu’il demande
– Le ciel le lui rende –
Bat comme le sang. »
(Les Poètes)
Il porte en lui une idée de la passion que sa passion même ne
saurait satisfaire. Il voudrait aimer encore plus, encore mieux,
et tout en chantant sa joie d’être amoureux, il continue de prier
pour le devenir.
« Mais mon enfant, dit Aragon en souriant, l’amour en est
encore au stade de l’alchimie. Tout au plus s’est-il un peu pré-
cisé depuis le XIIe siècle, où on l’a inventé.
– La littérature moderne, le cinéma semblent surtout s’inté-
resser à son aspect sexuel.
– Et vous trouvez cela nouveau ? La sexualité me paraît au
contraire la chose la plus banale de la littérature contempo-
raine. »
Aragon pose sur la table un grand cimeterre d’ivoire avec
lequel il jouait, et penchant un visage souriant, il ajoute de sa
belle voix moqueuse :
« Mais comme vous le savez, je ne suis pas contre la banalité…
Évidemment, l’amour n’est pas réductible à la simple volupté.
Vous devez deviner que son caractère de “sentiment” m’inté-
resse beaucoup plus.
– Dans J’abats mon jeu, vous écrivez que la plupart des grands
démocrates, de Saint-Just à Lénine, ont été de grands amoureux.
Pourquoi ?
– Parce qu’une conception juste et forte de l’amour implique
des vues particulières sur l’organisation des hommes, sur leur
nature, sur leurs exigences. L’amour entaché du malheur des
autres n’est plus l’amour. »
Un coup de tonnerre, une rafale de pluie contre les vitres :
dans la lumière blanche de l’orage, les reliures des livres qui
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tapissent les murs luisent. Mais déjà, au fond de la pièce, la statue


en bois rouge d’un guerrier de la Nouvelle-Irlande dévoré par un
oiseau s’enfonce dans l’ombre. Je songe à l’admirable tombée de
la nuit du Paysan de Paris : « La nuit a des sifflets et des lacs de
lueur. Elle pend comme un fruit au littoral terrestre, comme un
quartier de bœuf au poing d’or des cités… Ici commence une
région d’éclipse. Ce bruit de chaînes qui tombent, au premier
pas, vers le cœur du jardin ! » La lampe éclaire maintenant le
beau front à la fois bistre et pâle, argente les yeux, au-dessous
desquels passe l’ombre circulaire de l’abat-jour. D’où vient, de
ce visage, la tension mystérieuse, le pesant et profond souci ? Il
ressemble à celui des hommes qui vivent dans la familiarité de la
souffrance – les grands malades, les grands médecins – et qui
réapprennent chaque jour à dominer, non plus leur émotion,
mais cette impuissance définitive à la livrer tout à fait, à la faire
partager, comprendre – et qui donne à leurs traits tant de bonté,
d’amertume, d’indifférence et de solitude. Aragon s’oublie-t-il
parfois ? Quelles sont ses distractions ?
« Distractions ? J’avoue que je ne comprends pas ce mot…
Ah ! si… J’aime travailler dans mon jardin. »

Aragon ouvre les vannes

Il y travaille fort bien : dans sa propriété de Saint-Arnoult-en-


Yvelines les pelouses sont rasées de frais et semées de roses. Les
deux bras d’une rivière enlacent le parc. Dans le living-room où,
le lendemain, Aragon poursuit ses confidences auprès d’un feu
de bois, on entend roucouler des tourterelles.
« Elles adorent faire des enfants, m’explique Aragon. Nous
avons beau distribuer des petits tourtereaux à tous nos amis,
elles vont encore plus vite à les faire. Je vais vous montrer mon
opéra. »
Il gravit un escalier au haut duquel une porte semble donner
sur le vide – et disparaît. Quelques instants plus tard, un bruit
de Niagara. Aragon redescend, démonte un panneau de bois
circulaire, lové dans le mur : une vitre apparaît, et derrière cette
vitre une formidable cascade d’eau blanche. C’est ainsi qu’Ara-
gon, à ses moments perdus, détourne le cours des rivières : l’eau
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s’écoule par un canal souterrain et rejoint un peu plus loin le


cours principal.
« Hollywood, me dit Aragon – que je complimentais sur ce
spectacle « hollywoodien » – n’est pas à mes yeux un mot péjo-
ratif. La “civilisation de Hollywood” a apporté des choses tout
à fait précieuses.
– Vous n’avez jamais parlé de la littérature américaine :
qu’en pensez-vous ?
– Que vous n’avez pas lu tout ce que j’ai écrit – heureusement
pour vous, mon enfant. J’ai été de ceux qui ont introduit la
jeune littérature américaine dans les années 1920. J’ai beaucoup
plus fait pour elle que pour la littérature chinoise… En fait,
même s’il y a un “langage” américain, je ne sépare pas la littéra-
ture américaine de la littérature anglaise. C’est même la poésie
anglaise que je préfère – et particulièrement Keats.
– Quels sont les écrivains américains que vous préférez ?
– En 1939, j’ai été invité à un congrès littéraire aux États-
Unis. J’ai commencé mon discours en déclarant que je voulais
saluer un très grand romancier, présent dans la salle. Chacun,
bien sûr, attendait son nom – sauf peut-être Dashiell Hammet.
Dashiell Hammett est un de ces écrivains “en marge” (il a été
détective privé, puis il a fait des scénarios pour Hollywood) qui
ont souvent écrit les meilleures œuvres de la littérature améri-
caine, mais qui n’ont été reconnus au début qu’à l’étranger.
C’est le cas d’Edgar Poe, de Mark Twain, de Jack London, de
Melville. Cette caractéristique d’être « en marge » est peut-être
la chose la plus précieuse que l’Amérique ait jamais apportée. Il
est regrettable, à mon avis, qu’elle se constitue depuis trente ans
une grande littérature classique contemporaine. Ce n’est pas, je
crois, sa destinée naturelle. »

L’art de savoir mentir

« Vous parlez longuement, dans J’abats mon jeu, du “réalisme


socialiste”. Pouvez-vous le définir à nouveau ?
– Je suis responsable de l’introduction du concept de réalisme
socialiste en France ; mais on s’en fait une idée schématique
– que l’on soit pour ou contre. Ce n’est pas un corps de doc-
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trine, mais une tendance évolutive. Ce “réalisme” est basé sur


un travail scientifique de l’écrivain.
– Celui que vous avez fait dans Les Communistes, par
exemple, ou dans La Semaine sainte ?
– Si vous voulez.
– Un écrivain comme Alain Robbe-Grillet ne fait-il pas, lui
aussi, cet effort scientifique ?
– Oui, mais il ne s’agit plus de réalisme ; c’est du naturalisme.
Robbe-Grillet a écrit quelque part qu’il décrirait volontiers un
escalier, mais se moquait d’où il venait et où il allait. Pourquoi
décrire la réalité si c’est pour se borner à la réalité ! Elle n’est
que la matière de l’art ; l’écrivain doit lui donner un sens : c’est
là qu’intervient l’aspect “socialiste” de mon réalisme.
– Vous avez écrit dans un article que l’art du roman était
“l’art de savoir mentir”. Cela ne contredit-il pas le réalisme ?
– Le réalisme n’est pas la photographie. Le mensonge est un
moyen social de dire ce qui ne pourrait être dit autrement. Si
vous voulez, l’art réaliste c’est le mensonge au service de la vérité
– contrairement à ce que la plupart des gens croient. »
Peu d’hôtes reçoivent avec autant de grâce et de courtoisie
qu’Aragon. Il a tenu à me montrer ses livres (plus de vingt
mille volumes), ses tableaux (Lurçat, Matisse, Picasso, Fernand
Léger), la pièce d’eau de son jardin (des poissons rouges), et sa
collection de médaillons. Des photographies d’Elsa, des por-
traits d’Elsa – par Matisse – ornent son cabinet de travail.
« Quels sont vos rapports littéraires avec Elsa Triolet ?
– Elsa n’est pas influençable. Moi, si. Infiniment. Évidem-
ment nous nous montrons tout ce que nous écrivons – ce qui
flatte mon snobisme, puisque je connais les livres d’Elsa avant
les autres… »
Aragon, qui aime beaucoup lire à voix haute, me lit la préface
qu’il a consacrée à un livre qui paraîtra prochainement chez
Gallimard : Elsa Triolet choisie par Aragon. « Sans elle, je me
serais tu… »
« Quand écrivez-vous ?
– Quand je peux. Quand on m’en laisse le temps. J’essaie de
prendre des décisions draconiennes pour me libérer, mais je suis
faible. J’écris aux heures que je vole au reste de ma vie – au petit
matin, ou tard dans la nuit.
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LES TEL QUEL 197

– Ne regrettez-vous pas de les voler peut-être au bonheur ?


– Non, parce que je n’écris jamais que pressé par la nécessité
intérieure, impérieuse, d’écrire. C’est pour moi la seule solution
à certains problèmes – non pas une question de vie, mais de
survie. »
La nuit, de nouveau, tomba. Debout dans le jardin, près de
la porte du salon, Aragon me regarda partir. La lumière d’une
lanterne accrochée au mur tombait droit sur lui : il n’avait pas
d’ombre. Absolument immobile, immobile et seul, « les bras
baissés, les mains vides », il semblait regarder quelque chose
d’invisible. Peut-être était-ce l’horizon de cet avenir qu’il aurait
voulu sans horizon, sans fin qu’il a tant aimé, et qu’aujourd’hui
il veut aimer encore, même s’il se confond avec la mort. Peut-
être Aragon songeait-il douloureusement qu’un jour il lui fau-
drait quitter Aragon. Quel grand amoureux ne fut aussi un
amoureux de soi ? Immobile et seul dans la lumière, sur le seuil
de sa porte. Il semblait répéter, avant de disparaître, ces quatre
derniers vers des Poètes :
« Je vous laisse à mon tour comme le danseur qui se lève une
dernière fois
Ne lui reprochez pas dans ses yeux s’il trahit déjà ce qu’il
porte en lui d’ombre
Je ne peux plus vous faire d’autres cadeaux que ceux de cette
lumière sombre
Hommes de demain, soufflez sur les charbons. À vous de dire
ce que je vois. »

Philippe Sollers
Il avait 24 ans, son premier roman Une curieuse solitude était paru
deux ans plus tôt, il venait de créer Tel Quel avec Jean-René Huguenin,
collaborateur régulier de Arts. Sollers a également publié une nouvelle,
« La mort au printemps », dans l’hebdomadaire et un article sur Julien
Gracq, « Secret, rare, inflexible ».
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198 ARTS

DIX ANS APRÈS, QUE RESTE-T-IL DE GIDE ?


LE PLUS GRAND DES ÉCRIVAINS SANS GÉNIE

4 janvier 1961

Je crois avoir lu à peu près tous les livres de Gide. Mais plus
volontiers : Paludes, Amyntas, Prétextes, Interviews imaginaires,
Le Prométhée mal enchaîné. Et Le Journal, bien sûr qui est un
chef-d’œuvre.
Gide n’a pas eu sur moi d’influence que je puisse reconnaître.
À 18 ans, les Nourritures, si prisées par mes professeurs jésuites
(sans doute comme un exutoire contrôlable), me rebutaient.
C’est que je demandais aux écrivains, comme il est juste et
injuste à cet âge, plus que je ne pouvais éprouver ou com-
prendre. Plus tard, je suis revenu à Gide pour mieux l’apprécier
(sa justesse, son ironie), et il s’est affirmé pour moi comme l’écri-
vain du texte, du fragment, de la réflexion. Deux qualités, chez
lui, me semblent éminentes : sa culture (il faut insister là-dessus
à une époque où tout le monde écrit sans avoir rien lu) et sa
liberté (très singulière : un composé de souplesse et d’ambiguïté,
d’intelligence et d’équilibre qui me font préférer ses « sincérités
successives » à toutes les franchises). Il reste que je n’ai jamais
eu, sauf pour rire, de problèmes moraux. Valéry m’occupait
beaucoup plus, et aussi Proust, Larbaud, dont je préfère encore
et la sensualité et la phrase. Mais Gide ne s’use pas : il y a tou-
jours, de lui, quelque chose à lire, chaque fois plaisant et subtil.
Gide est le plus grand des écrivains sans génie. Cette remarque
n’est pas forcément péjorative. Je le vois incomparable dans
cette zone un peu seconde de l’esprit où une opinion vaut mieux
qu’une découverte. Il a toujours su merveilleusement se situer,
juger, éclairer. Ses critiques (Baudelaire, Stendhal) furent sou-
vent excellentes. Exceptée sa monumentale erreur sur Marcel
Proust (« la plus grave de la N.R.F. »), son action littéraire aura
été plutôt juste. Il a écrit avant de mourir : « Ma propre position
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LES TEL QUEL 199

par rapport au soleil ne doit pas me faire trouver l’aurore moins


belle. » Cette phrase, comme la vie de son auteur, est parfaite-
ment noble. Et j’aime que le « plaisir » ait été pour lui si impor-
tant.
Enfin, Gide aimait la littérature, d’où sa supériorité sur
beaucoup. Il restera comme chroniqueur, incitateur (son fameux
« Découragez ! », qui le reprendra ?) et son style, si contesté, me
paraît encore très solide (syntaxe, dictionnaire, cadence). Même
sa préciosité est sans doute une vertu.
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CHAPITRE V

LES ACADÉMICIENS,
LES FUTURS ACADÉMICIENS 1

Arts bousculait les traditions et pourtant, certains académi-


ciens n’hésitèrent pas à y écrire. D’autres ne savaient pas encore
qu’ils siégeraient sous la Coupole.

Jean Cocteau
Sollicité pour des hommages posthumes à Supervielle, Dior, Matisse
ou Mistinguett, l’auteur de Thomas l’imposteur et des Enfants terribles
que Jacques Laurent admirait défendra dans le journal des causes qui lui
tenaient à cœur.

UN MESSAGE DU PRÉSIDENT D’HONNEUR DE FRANCE-HONGRIE :


EN CES JOURS DE DEUIL ET DE SANG,
IL FAUT S’ACHARNER SUR UN PETIT POINT NOBLE ET PUR
POUR RETROUVER UN AIR MORAL

14 novembre 1956, © Comité Jean Cocteau

Si brusquement le monde se réveillait de l’hypnose de drame


où il se trouve, il se demanderait, comme les somnambules,
pourquoi il se réveille avec des armes à la main.

1. Nous avons choisi de classer Michel Déon non dans les académiciens
mais dans les « Hussards »… et Jacques Laurent dans « les patrons ».
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202 ARTS

Par exemple, un Mongol qui massacre des Hongrois en


croyant tirer sur des Américains serait sans doute stupéfait s’il
pouvait comprendre son acte (de toute manière incompréhen-
sible).
Au reste, j’estime que l’orgueil pousse l’homme à se vouloir
responsable des catastrophes et des politiques, or, il est pro-
bable qu’il n’est qu’un instrument de la Nature, laquelle ne fait
qu’obéir aveuglément et férocement à sa vieille loi de destruc-
tion.
Les malheureux et admirables Hongrois sont le type des vic-
times de cet ogre qui procède dans tous les règnes, l’animal et
le végétal, de la même sorte.
L’humanitarisme est, hélas ! contre-nature, car la norme de
la nature est d’être inhumaine, de ne s’attendrir sur rien et
d’employer à ses fins tous les humains qui prennent l’humanita-
risme pour une faiblesse ridicule. C’est la grande bêtise de
notre époque, bêtise analogue à celle que j’évoquais dans ma
pièce Bacchus : « Croire que Dieu est bête » (phrase de Luther)
et le diable intelligent. Si vous préférez : la bonté n’est que
niaiserie et la méchanceté preuve d’intelligence.

Rien n’est plus néfaste qu’une audace qui avorte

Je n’ai pas à juger les politiques. Mais je crois que rien n’est
plus néfaste qu’une audace qui avorte. On ne peut faire un
demi-scandale, sinon au lieu d’un scandale il y a fanfaronnade.
Je crois que tant que les idées d’un homme ou d’un ministre
se substitueront à celles d’un peuple il n’y aura rien de bon en
ce monde.
Rien n’est plus fort et plus beau que la bonté dure. Rien n’est
plus faible et plus naïf que la méchanceté molle. Et c’est, actuel-
lement, cette méchanceté négative qui règne. J’ai toujours aimé
la bonté si elle possède la puissance de la méchanceté, l’amour
s’il a la violence de la haine.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 203

J’admire sans réserve…

Rien ne me dégoûte comme les demi-mesures dont nous


sommes les témoins impuissants et qui naissent de la peur. Car la
peur dirige le monde moderne où la guerre a pris le nom de paix
et c’est pourquoi il importe, même s’ils servent une force mysté-
rieuse et qui dépasse les opinions, d’admirer sans réserve
l’héroïsme des Hongrois et du peuple d’Israël. Comme président
d’honneur de la Ligue France-Hongrie et honteux de mon
impuissance, j’envoie le témoignage de ma détresse profonde à
tous les écrivains hongrois qui peuvent encore l’entendre.
J’admire beaucoup la phrase de Goethe disant que plus on se
serre contre soi-même, plus on risque d’atteindre d’âmes dans
l’univers. Cet acte de se serrer contre soi-même est exactement à
l’envers de l’égoïsme, c’est la force qu’on projette vers des âmes
analogues et inconnues.
Si je m’acharne, en ce jour de deuil et de sang, sur les murs
d’une chapelle, à Villefranche, et si je me laisse envoûter par des
voûtes, c’est qu’il est indispensable que l’homme ferme son
objectif afin d’obtenir une image qui échappe au flou universel.
Autrefois, on travaillait pour travailler, maintenant, pour oublier.
J’ai fabriqué cet engin pour fuir un monde où je manque d’air
moral.

Un boulon qui témoignera pour l’ensemble

Il faut toujours s’acharner sur un petit point noble et pur


quand tout se détraque. C’est peut-être ce boulon qui témoignera
d’une possibilité de noblesse et de grandeur pour l’ensemble.
Je sais que chaque minute apporte du neuf dans le domaine
des machines et que déjà l’esprit observant un projet de véhicule
futur devine l’aspect ridicule qu’il ne manquera pas un jour de
prendre.
Je sais qu’on est déjà en marche vers la certitude que le couple
espace-temps nous berne et pourra être berné à son tour, berné
à notre usage.
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204 ARTS

Je sais que les gosses lisent sans surprise des histoires où le


passé, le présent et l’avenir s’enchevêtrent, où les malfaiteurs ne
se cachent plus derrière des arbres, mais dans une dimension
cohabitant avec la nôtre et lui demeurant invisible.
Je sais bien aussi que nous sommes assis entre deux chaises,
entre un visage ridé de fatigue et un jeune visage qui s’ébauche
à peine et je devrais prendre l’engagement de ne parler que de
cette zone intemporelle où le poète se meut sans que le progrès
l’y dérange.
Mais, hélas ! il arrive que la curiosité m’attire hors de chez
moi, que le monde vienne m’y chercher, c’est le petit péché
originel dont je me rends coupable vis-à-vis de cet Éden de
pureté parfaite où j’ai eu la chance de naître et de vivre et dont
je mérite parfois qu’on me chasse.

Jean-Loup Dabadie
Le romancier des Yeux secs (publié à 20 ans) n’avait pas encore écrit
de scénarios de films à succès (pour Claude Sautet, Yves Robert), ni de
chansons (pour Serge Reggiani, Julien Clerc). Proche de Jean-René
Huguenin, il faisait à Arts ses débuts de journaliste. Avec notamment
une grande enquête pendant trois semaines : « Attention, XVIe, dan-
ger » sur la jeunesse du XVIe arrondissement parisien.

INTERVIEW DE ROLAND BARTHES

9 mars 1960
Propos recueillis par Jean-Loup Dabadie

Vendredi 26 février 1960, dix-neuf heures vingt. Sur tous les


téléscripteurs des agences, un flash : « Margaret, fiancée officiel-
lement ». La réaction fut immédiate dans la presse parisienne.
Cette unanimité est l’expression d’une certitude : « Margaret,
princesse d’Angleterre » est une vedette qui plaît au public. Pour
comprendre ce phénomène et ses conséquences, nous avons fait
appel à un sociologue : Roland Barthes.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 205

« La réaction de la presse est-elle une invention de journa-


listes avides de sensationnel ou l’expression d’une exigence des
lecteurs ?
– Il ne semble pas qu’un choix s’impose. Les journalistes ont
fabriqué l’événement à très longue échéance : et sa brusque pro-
motion est naturelle. Les lecteurs, les gens, le “public” en
somme a été tout doucement habitué à s’attendrir sur le compte
de cette jeune fille à marier. La presse du cœur a rempli son
contrat, soutenue par la presse sacrée : la jeune fille était aussi
princesse. On voue donc depuis longtemps à Margaret une ami-
tié intime et lointaine, lointaine parce qu’elle appartient à un
monde peu commun qui fut celui des demi-dieux.
– Pourquoi le roman de Margaret en est-il arrivé à mobiliser
la curiosité des Français ?
– Qu’est-ce donc que Margaret pour un lecteur français, en
ce jour ? C’est une synthèse privilégiée d’éléments assez diffé-
rents. D’abord, c’est la fille d’un roi et la sœur d’une reine. Et
la royauté, en France, laisse non pas un regret, mais un charme,
un parfum devenu étrange. La royauté démodée, impossible
dans nos limites actuelles, est un mythe ; le mythe moderne par
excellence. Elle appartient à un monde sacré ; l’accès de ce
monde est interdit, mais on peut regarder de l’extérieur et par-
ticiper par l’imagination. L’attrait est si grand que, par fascina-
tion, la cour anglaise s’est imposée comme royauté française.
Les Français ont leur République, mais cela n’empêche pas les
sentiments et ils adoptent Élisabeth comme leur reine. La fami-
liarité devient telle, au prix d’une longue fréquentation, que
bientôt le Français met la famille royale à sa portée, admet qu’il
est digne d’elle comme elle est digne de son affection. Élisa-
beth, ce pourrait être la marraine des enfants : Margaret, la
fiancée de mon frère ; Philip, un ami de la maison. L’humanité
vit cette contradiction profonde : les rois sont des dieux et en
même temps les rois c’est nous. Ou tout comme. Le “tout
comme” s’estompe même, quand les informations de détail
viennent accentuer la ressemblance entre la vie privée de Leurs
Altesses Royales et celle du Français dit moyen. Qu’Élisabeth
ait un enfant, on partage ses inquiétudes et sa joie (comme on
partagea l’angoisse de Soraya, mais de façon plus éphémère et
plus superficielle à mesure que cette impératrice vraiment
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« exotique » échappait à l’image émouvante qu’on se faisait


d’elle – ses récents déportements ruinent la tendresse qu’on
avait pour cette pauvre femme). On admire Élisabeth, on serait
presque aussi fier d’elle que les Anglais eux-mêmes, mais on
aime aussi la plaindre, dire que sa vie n’est pas drôle, qu’elle a
une heure à peine par jour pour voir ses enfants : on ne s’apitoie
pas autant sur le compte des vedettes. Les rois sont intou-
chables et très proches. Ainsi, Margaret, aux yeux du Français,
oscille-t-elle entre le pôle sacré et le pôle identification (ce der-
nier autorisant le peuple à “vivre par procuration”, selon la
formule de Roger Caillois).
« Hormis ce paradoxe qui ne la concerne pas plus qu’une
autre princesse, il ne faut pas oublier que Margaret est la cadette.
Voilà un thème ethnologique très riche : la cadette, c’est la frus-
trée. Jadis, en France, c’était elle qu’on envoyait au couvent sans
discussion. De tout temps, la cadette, venant après, passe après.
Dans le cas présent, c’est elle qui n’a pas la couronne, les hon-
neurs, le titre. Ayant moins de chance elle a droit à plus d’affec-
tion. Mais elle est encore plus intéressante quand, étant la sœur
d’Élisabeth, elle complète le personnage de la reine d’Angleterre.
« L’existence de Margaret à côté d’Élisabeth permet une
dichotomie pratique. Il s’agit bien d’un phénomène de dédou-
blement. Ainsi Titus et Antiochus, dans la Bérénice de Racine, ne
font-ils qu’un : c’est le même homme, tantôt fidèle (Antiochus),
tantôt infidèle (Titus). Margaret, c’est la reine qui est d’abord
une femme amoureuse, triste ou souriante. Élisabeth reste la
souveraine. L’archétype de l’autorité lui convient, et celui de la
grâce à Margaret. L’une est la cuirasse, l’autre le défaut : la sil-
houette est unique. L’exemple est donné de l’économie des fonc-
tions dans le couple, Margaret prenant en charge la féminité, en
raison de son physique et des libertés que sa “situation” lui
laisse : elle peut plus facilement vivre sa vie et, quand elle y est
obligée, faire son devoir en visitant des maternités, en allant au
spectacle, en assumant des charges qui réclament gentillesse plu-
tôt que décision et fermeté. Margaret est le charme de la race.
Elle est à la mode ; cultivée, au courant de tout ce qui est impor-
tant sans être grave. On la voit dans les expositions ; on sait
qu’elle lit tel livre, qu’elle aime telle musique. Elle a le temps
d’être moderne. Si elle est malheureuse on le sait, elle le dit : c’est
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 207

presque du Racine, la passion pourrait bien l’emporter sur le


devoir. Élisabeth, au contraire, est cloîtrée dans un univers cor-
nélien. Qu’elle aime, qu’elle souffre, elle n’a pas le droit de s’en
plaindre, elle se tait. Par force.
« Margaret, enfin, est la jeune fille du monde, à marier, comme
des millions d’autres. Elle passionne parce que “toute princesse
qu’elle soit” elle n’en éprouve pas moins des difficultés à être
heureuse. Son aventure est quelconque et multiple. Ici l’on
rejoint le pôle identification. Et le thème de la jolie personne aux
amours contrariées est inépuisable. Margaret est l’éternelle
héroïne.
« Aussi en oublie-t-on, en France, qu’elle est anglaise. Elle
nous appartient autant qu’à “eux”. Élisabeth est la reine
d’Angleterre, nous l’aimons bien, nous l’adoptons mais nous
l’avons empruntée. Tandis que Margaret “désanglicise” l’amour,
et si l’on dit Élisabeth d’Angleterre. Philip d’Édimbourg, on
parle de “Margaret” tout court. Elle ne ressemble pas plus à une
Anglaise qu’à une Française. Peut-être sa séduction personnelle
intervient-elle ; sa popularité ne serait pas telle si Margaret était
laide. Ou bien, elle s’appuierait sur d’autres atouts, d’ordre
caractériel. Telle quelle, Margaret est une star et par là suscite
aisément l’intérêt des foules. Elle est plus jolie que la reine, et
plus jolie encore en photo qu’au naturel. Il est normal que son
portrait soit publié plus fréquemment qu’un autre. Ainsi le
public la voit-il, la regarde-t-il souvent. Aura-t-il d’aussi nom-
breuses occasions de la contempler, maintenant qu’elle est “ran-
gée” ? Non, probablement. Et ce happy end implique certaines
déceptions.
– Dans la mythologie populaire, Margaret devient-elle
Mme Jones, ou Tony M. Margaret ?
« La nouvelle a été brutale, et on a pu en vouloir à la princesse
de n’avoir pas présenté plus tôt son fiancé au monde : on avait
connu tous les “autres”, les nombreux prétendants, sauf celui-
ci ! C’est un peu une trahison, du moins une cachotterie qui
blesse ses innombrables complices. On aimait être dans le secret.
Toute la mythologie de Tony reste à édifier. Il se peut alors
qu’un jour la popularité de ce dernier l’emporte sur celle de
Margaret elle-même. D’ailleurs, une fois Margaret mariée, son
statut change. Si elle touche un public, ce ne sera plus la même.
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De frustrée, Margaret devient possédante. Elle est passée tout à


coup dans le monde de l’avoir. Comme Élisabeth, servitudes en
moins.
– Pour le public français, que représente aujourd’hui
Margaret ?
– Pour l’heure, elle est au zénith de sa célébrité : les fiançailles
comblent sa destinée, l’événement a mérité les énormes procla-
mations de journaux. Élément fondamental de ce succès : c’est la
princesse qui épouse le berger. Vieux défi, toujours gagnant.
Nous assistons à un phénomène de chasse et de capture.
Margaret est la mante religieuse royale qui cherchait le roturier !
Elle l’a enfin trouvé, Tony est un roturier, voilà sa fonction pri-
mitive. Tout s’est passé comme si, par un besoin “humain” de
compensation, Margaret, la cadette, la princesse brimée, avait
cherché un mariage inspiré par le ressentiment. On se demande
d’ailleurs si le public, son public, croit au mariage d’amour, tel
qu’il a été présenté par la presse. Le thème du bonheur va conti-
nuer de se développer. »

Le jeu des « si »

– Si elle avait épousé un Français, s’en serait-on réjoui ? Ne


lui aurait-on pas reproché son « passé », son échec, Townsend ?
– Si elle se déclarait une aversion brutale pour la cuisine fran-
çaise, lui retirerait-on de notre affection ?
– Si elle mourait demain, serait-on triste en France ?
– Si on avait caché la nouvelle au public français, se fût-il
senti lésé ?
– Si les fiançailles de Margaret avaient été annoncées le jour
de l’accouchement de Brigitte Bardot, laquelle des deux infor-
mations l’eût emporté par la taille des manchettes ?
« Margaret est comme arrivée à ses fins, renonçant à ce per-
sonnage rongé par une solitude intérieure qui se “divertissait”
– au sens pascalien du terme – sans prendre goût aux distrac-
tions qu’on lui proposait, égaré parmi la joie des autres.
L’héroïne quitte sa légende.
« “Son cœur a parlé”, c’est-à-dire a choisi : nous avons lu cela.
Ce passé composé est actif, Margaret aura donné jusqu’au bout
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 209

la mesure du dieu qui dispose. Elle épouse M. Margaret. Et


maintenant qu’elle a décidé, le Français va prendre ses distances
avec elle. Elle est rentrée en Angleterre. Si elle avait épousé un
Français, c’eût été une autre affaire. On aurait pavoisé, les chau-
mières auraient tremblé dans une crise de chauvinisme aigu. Et
peut-être, considérant définitivement la princesse comme Fran-
çaise, lui eût-on fait subir le sort d’autres vedettes de chez nous,
qui endurent nos rires après nos sourires.
« Le Français aimera encore sa princesse assagie. Même si elle
se déclarait une brusque aversion pour la cuisine française, par
exemple, on s’arrangerait pour tourner la chose, on subtiliserait
la signification : le mythe est assez fort.
« Si les journaux français avaient tu ou étouffé la nouvelle,
cela aurait été un crime journalistique. Les Français sont des
émotifs et réclament qu’on entretienne leurs émotions ; si Bri-
gitte Bardot avait accouché le soir où l’on annonça les fiançailles
de Margaret, on n’aurait su où donner de la manchette. La sur-
prise – les fiançailles – serait venue en prime, par-dessus la
récompense de l’attente : l’enfant de la chère vedette.
« Par-dessus, car Margaret, en sortant victorieuse d’un combat
longtemps indécis, ponctuait glorieusement son mythe : “on”
(innombrable indéfini) triomphait avec elle du malheur. Brigitte
Bardot, elle, a dégradé son mythe en épousant un homme que les
millions de ses admirateurs ne reconnaissent pas comme tel :
ceux-là se sont sentis lésés. »

BON DÉBARRAS !

9 mars 1960

Le Français est un inquiet. Ses propres soucis ne le comblent


pas, il adopte ceux des autres. Farah nous fera-t-elle un garçon,
ou non ? Vivement qu’on soit tranquille avec cette histoire de
succession, depuis le temps que ça traîne. Et le petit dernier
d’Élisabeth, it’s a boy, bon, mais comment l’appellera-t-on ?
Alors quoi, un nom, un nom ! On a assez attendu, par ici. Au
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210 ARTS

moins, Albert et Paola, eux, n’ont pas fait tant de manières. Un


mariage d’amour, un enfant pour bientôt, voyez s’ils sont char-
mants. C’est comme les locataires du quatrième…
Il y a toujours chez le Français un concierge qui sommeille. La
moindre rumeur l’éveille ; les voisins font du tapage, il tend
l’oreille, s’intéresse, commente, colporte la petite nouvelle. Sa
curiosité est si gourmande que les journaux s’épuisent à la satis-
faire : certains servent le ragot pour tout ragoût ; d’autres, plus
éclectiques, sont néanmoins tenus de l’inscrire sur la carte pour
ne pas perdre de leur clientèle. D’ailleurs, cela n’est pas une
concession, c’est une manœuvre, dit-on, pour « faire diversion ».
Le poids du bébé de B.B. allège celui des impôts, la photo de sa
maman fait passer le portrait de M. Baumgartner. Nous sommes
ainsi, nous sommes faciles à vivre. Gens qui pleurent, gens qui
rient : deux agents tués dans le IIIe, mais Martine Carol heureuse
en mariage dans le XVIe ; tout le monde au coude à coude à la
une, cela fait un équilibre.
Les plus divertissantes sont évidemment les histoires d’amour.
Sans amour on n’est rien du tout, la chanson a raison, et j’attends
la vedette qui ne sera amoureuse de personne. Voilà pourquoi
nous avons tant aimé Margaret : elle nous a gâtés. Si, au lieu de
piétiner sur la carte du Tendre, elle avait fait progresser la
science, par exemple, ou protégé les arts, elle ne serait pas notre
Margaret, on l’appellerait « Margaret d’Angleterre », une étran-
gère pis encore, une Anglaise. Elle aurait droit à notre considéra-
tion, voilà tout. Ses amours célèbres l’ont naturalisée Française.
Française, oui, mais un rien d’exotisme demeure, comme un
grain de beauté sur la gorge. C’est quand même la princesse, la
sœur d’une reine qui règne là-bas, dans une île, éloignée de
la République par toute une mer. Nous annexons sa légende
comme celle de la reine Guenièvre, épouse d’un Arthur britan-
nique, puis héroïne d’une mythologie sans frontières.
Non et non. Elle a exagéré, Margaret. La voici mariée ou
presque, ouf ! Bon débarras ; pourvu que cela dure. Je leur sou-
haite à tous deux beaucoup de bonheur mais pas beaucoup
d’enfants, ou pas tout de suite : ils nous les mettraient encore sur
les bras. On n’en peut plus, Margaret. Déjà très occupés par
Soraya, impératrice errante qui ne s’échoue nulle part, et fort
ennuyés pour Baudouin qui s’entête à refuser tous les partis que
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 211

nous lui proposons, nous ne saurions, avec la meilleure volonté


du monde, continuer à nous charger de cette insupportable per-
sonne. Elle nous en aura fait voir ! Ce n’est pas la peine d’avoir
une sœur si raisonnable et si discrète. Ma parole, elle se prend
pour la reine. Pour elle les colonnes, les manchettes, les photo-
graphies. Jusqu’à une déclaration officielle : « Je n’épouserai pas
le group captain Townsend. » Et puis après ? Allait-on déclarer la
guerre à l’Angleterre, pour protester ? Là-dessus, une grande
partie de chasse fut organisée, dont les péripéties nous furent
régulièrement rapportées avec une importance, une suffisance
inégalées. Nous sommes disponibles, nous avons le sens de l’hos-
pitalité, nous aimons qu’on s’aime autour de nous, mais il y a des
limites. Nous accueillons Peter et Marie-Luce, qui filent un
amour bourgeois avenue de Versailles. Ils ne se font pas trop
remarquer. Margaret, elle, n’a pas cessé de nous déranger. C’est
l’histoire du coup de téléphone à l’heure du repas : on est tran-
quille chez soi, et ça sonne : on n’y peut rien, il faut répondre,
sinon la première fois, du moins la deuxième, ou la dixième.
Ainsi avons-nous, bon gré, mal gré, subi les communications de
Margaret. On ne peut ni couper le téléphone ni renoncer à son
journal.
Un roman ? Un feuilleton tiré par les cheveux, à la longue. Un
prétendant chassait l’autre, mollement. Mais chaque fois il
encombrait notre théâtre, trois petits tours, et sortait côté jardin.
Côté cour, la princesse nous voulait des regards tristes, cover-girl
vieillissante mais toujours sur la brèche. Vêtue a la mode de chez
nous, mangeant ces escargots, un tantinet enfant terrible, elle
nous composait une silhouette flatteuse : mais depuis de trop
nombreuses années. Tout lasse. Margaret passe. Notre compas-
sion s’usait. Margaret avait encore l’avantage d’être physique-
ment sans rivale en Europe. Les princesses intéressantes sont
actuellement si mal bâties ; et Paola, voire Hélène de France,
gracieuses à faire peur aux Anglais justement fiers de leur rose,
ont quitté très vite le bouquet des fleurs à offrir. Cependant,
Margaret, restée seule, puis toute seule, et trop seule, on aura fini
par le savoir. Margaret s’empâtait.
Enfin, un flash : celui de Tony. La princesse-au-regard-triste
est morte comme Berthe aux-grands-pieds et tant d’autres. Il
était temps : elle touche au but, mais aussi à la trentaine. Un peu
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plus et la belle histoire tournait à l’aigre, comme le porridge, je


suppose, quand on tarde à le consommer. Imaginons un peu
Margaret à 37 ans, mutine, l’œil terne, toujours à l’affût et tou-
jours bredouille. Nous y laisserions notre santé, nous autres.
Maintenant, a-t-elle bouclé sa légende ? Hélas ! rien n’est moins
sûr. Que savons-nous du fiancé, après tout ? On va s’appliquer à
nous rassurer ; guettons les essais sur les mœurs des photo-
graphes, attendons le thème astrologique de Tony. Puis viendra
la première scène de ménage. La réconciliation. L’intervention
d’Élisabeth, l’hostilité de Philip, les bouderies de Margaret.
L’évêque que nous connaissons va un peu se mêler de ce qui,
paraît-il, le regarde. Tony va menacer. On tancera Tony. Alors
un enfant naîtra. Puis un autre, un autre, au secours ! Bon débar-
ras ? Que non… J’aurais rêvé que ce billet fût un mot d’adieu.
Mais beaucoup d’encre coulera sur les pages avant que Margaret
soit boutée hors de France.

Eugène Ionesco
Sa première rencontre avec Jacques Laurent eut lieu en 1943, à Vichy,
où il était l’un des représentants du gouvernement roumain. Plus tard,
l’auteur de La Cantatrice chauve écrira pour Arts et notamment sur les
critiques de théâtre et leurs excès « hargneux et stupides » mais aussi, c’est
plus surprenant, sur Gilbert Bécaud, un article qui lui vaudra beaucoup de
courrier indigné.

COMMENT SE DÉBARRASSER DE BÉCAUD

23 septembre 1957

Vendredi soir, à l’Olympia, j’ai vu, pour la première fois,


Gilbert Bécaud.
J’avais déjà entendu, par hasard, quelques-unes de ses chan-
sons dans un bistro ou deux où des « fans », peut-être, faisaient
fonctionner la boîte à musique. Elles m’avaient affreusement
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 213

attristé : la banalité, l’imbécillité des paroles et de la musique


– choses coutumières chez tant de chansonniers – sont aggra-
vées, chez Bécaud, par sa voix : une voix qui ne vient pas « de la
tête », ni de la gorge, ni de la poitrine, mais de très bas, du
ventre ou du gros intestin, dirait-on ; une voix non pas langou-
reuse mais visqueuse ; non pas sensuelle, mais pornographique
sans pornographie, se pâmant, entre la défaillance et la convul-
sion. Exactement le contraire de l’intelligence et du spirituel.
Il y a, indiscutablement, de nos jours, une dégradation de la
chanson que l’on peut constater chez beaucoup de chanson-
niers. Mais, chez aucun, la vulgarité est aussi frappante que
chez Bécaud, qui vous dégoûterait de l’amour tellement ceci est
devenu, dans la bouche de la vedette, une chose gluante,
comme tarée. On regrette la gouaillerie mêlée de tendresse d’un
Maurice Chevalier, la sentimentalité poétique et folle (ou seule-
ment fofolle) d’un Charles Trenet.
Mais il ne suffit pas d’entendre Bécaud. Il faut aller le voir.
Et voir et entendre la salle survoltée : deux mille personnes en
pâmoison !
On s’aperçoit que dans le cas de Bécaud, il y a de l’hystérie, et
dans cette hystérie, une sorte de ruse, d’astuce instinctive qui fait
que l’hystérie se communique et hystérise le public. Sans doute,
a-t-on dû m’exorciser dès le berceau, car je suis immunisé contre
les hystéries collectives : ni les marches militaires ne m’ont fait
vibrer, ni les propagandes diverses destinées à ébranler les
masses de non-intellectuels et d’« intellectuels » faiblards ne
m’ont touché. Mais je conçois très bien qu’un besoin profond
d’hystérisation existe chez la plupart des gens. La magie de
Bécaud est extrêmement rudimentaire : et pourtant (ou, juste-
ment, à cause de cela) elle porte. Les coups de pied sur le plan-
cher produisent, dans les rangs des centaines de spectateurs-
auditeurs, une prodigieuse exaltation, sont d’une efficacité aussi
irrésistible que les coups de poing violents assenés, autrefois, à la
tribune, par un dictateur, lorsque Bécaud arrache sa cravate,
malmène le micro, les applaudissements éclatent de toutes parts ;
et lorsqu’il déambule, avec une démarche de singe en délire et
sautillant, sur le plateau, deux mille personnes se transforment
en singes délirants.
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214 ARTS

Mais, Bécaud n’a pas d’« idéologie », n’a pas d’ambition poli-
tique. S’il en avait, il deviendrait dictateur en quinze jours. Heu-
reusement, la magie, le pouvoir d’hystérisation des foules de
Bécaud s’exerce sans autres buts que ceux d’une lamentable
gloire, d’un lamentable exhibitionnisme, d’un désir personnel de
faire fortune. Ou d’il ne sait quoi lui-même.
On ne peut donc pas en vouloir à Bécaud. On peut simple-
ment regretter qu’il ne soit pas né vingt-cinq ans plus tôt, en
Allemagne, par exemple. Il aurait pu, en canalisant vers lui l’hys-
térie des foules, empêcher le nazisme, catharsiser les fureurs
guerrières ou autres des peuples ; et les exaltations n’auraient
mené qu’à la destruction des chaises ou fauteuils des salles de
spectacle.
Tant que la plupart des hommes se refusent à la sublimation
des instincts par l’art ; tant qu’ils sont imperméables à la pensée ;
tant qu’ils ne peuvent se libérer de leur hystérie par d’autres
moyens, les Bécaud exerceront une action de défoulement utile,
aussi bien sur les non-pensants que sur les pensants constipés :
au prix de quel exemple de bassesse, hélas ! et de quelle imbé-
cillité ! Mais l’imbécillité aussi fait partie de l’humain, elle a
besoin de s’exprimer, de se manifester. Ce genre de manifesta-
tion détestable peut, toutefois, nous faire éviter le pire. Il vaut
mieux avoir des fanatiques de Bécaud que des fanatiques d’une
haine quelconque, dirigée vers des objectifs précis. Laissons les
« fans » à leurs Bécaud, nous serons tranquilles. Les Bécaud
nous préservent des dictateurs. Il vaut mieux que la violence
brise les fauteuils des salles de spectacle et qu’elle épargne les
têtes.

Michel Mohrt
Professeur, avocat, romancier (La Prison maritime), Michel Mohrt est
aussi un spécialiste de la littérature anglo-saxonne. Il écrira pour Arts :
« Les écrivains américains s’embourgeoisent », « L’humour américain est
un humour vitaminé ». Chargé par Gaston Gallimard de négocier avec
William Styron, ce sera l’occasion de cet article rencontre.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 215

J’AI VÉCU AVEC WILLIAM STYRON LA DOLCE VITA

7 septembre 1960

Face au chevet de la petite église San Teodoro, à l’ouest du


Palatin, dans un appartement dallé de marbre, loué à une prin-
cesse romaine, où éclatent les dorures des glaces, des chandeliers
et des meubles baroques, j’ai trouvé William Styron, gentleman
de Virginie, en vacances romaines avec sa famille. Trois enfants
blonds et roses comme seuls le sont les enfants américains, pieds
nus et en chemise de nuit, vous accueillent dès l’entrée ; ils vous
prennent par la main, vous conduisent au salon d’où parviennent
des voix aux accents mêlés d’Oxford et du Sud… Le maître de
maison en blazer à rayures, un fume-cigarette à la main, vient au-
devant de vous. Scotch ou bourbon ? Voici Mrs. F… et Mr. F…,
et voici Mrs. So and So. Mrs. So and So, encore tout étonnée de
vivre au milieu des natives, se jette sur vous. Qui êtes-vous ? Où
habitez-vous ? Qu’est-ce que vous faites dans la vie… ? À peine
avez-vous répondu à une question. – Merci, pas de glace, et de
l’eau naturelle – que la mitraillade reprend. Mais où avez-vous
vu Mrs. So and So ? Pas de glace ! Car vous avez vu, quelque
part, dans la rue, dans un salon, au théâtre, ce visage anguleux,
cette coiffure nette… Mr. F… va habiter Paris. L’hiver prochain,
il y dirigera The Paris Review, ce magazine anglais qui publia, il y
a quelques années, un récit de William Styron, The Long March,
fruit de son expérience dans les Marines. James Jones, qui s’y
connaît en fait de vie militaire, aime beaucoup ce récit. Styron et
Jones ont une même passion pour l’eau de Vittel. Avant The
Long March, il y avait eu Lie Down in Darkness (Un lit de
ténèbres) et, depuis, un nouveau roman, Set this House on Fire,
qui vient de paraître à New York. C’est au cinéma que j’ai vu
Mrs. So and So ! Au cinéma, dans La Dolce Vita, bien sûr ! Elle
figure dans la soirée chez les aristocrates, où elle fait tourner les
tables. Mais tout le monde est dans La Dolce Vita ! Toute la
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216 ARTS

soirée, et toute la nuit, je vais avoir l’impression de vivre une


scène du film. Un peu de scotch, merci, et pas de glace. Des gens
s’en vont, d’autres arrivent. Vers dix heures, on décide d’aller
dîner. Non, pas ici, ni là, mais plutôt dans ce petit restaurant du
Trastevere, on y retrouvera Marcellino qui a promis à l’un
d’entre nous – cette grande fille blonde, ancien mannequin – de
la faire assister, à minuit, aux prises de vues d’un film tourné
dans une église qui se trouve sur la place. On s’empile dans trois
voitures. Au restaurant, on nous sert des petites boulettes de riz
froid trempées dans la sauce, des artichauts crus, des lasagnes.
Chianti rosso Grazzie tanto, old chap ! J’ai Styron pour voisin, et
ne peux m’empêcher de lui dire que cette vie romaine avec ses
cinéastes, ses Américains, son whisky, m’évoque assez l’atmo-
sphère de son dernier roman. Lui-même n’est-il pas un peu Cass,
le peintre, et un peu le narrateur ? Comme il est Peyton, l’héroïne
de son premier livre… ? Madame Bovary, c’est moi. Non c’est
vous, darling.

Tout simplement Flaubert

Puisque nous parlons de Flaubert, c’est l’écrivain qu’il admire


le plus, so do I, il pense que, comme lui, il écrira seulement
quelques œuvres longuement mûries et travaillées… Comme
Flaubert, il connaît dans son pays un succès de scandale. Les
critiques officiels sont plutôt contre, mais le suffrage de
M. E. Coindreau, qui traduit son livre, lui paraît beaucoup plus
important. C’est en France que Faulkner a été d’abord reconnu
et compris… Il fait très doux sur la petite place romaine.
Marcellino raconte les derniers scandales. Et si l’on parlait du
cas Chessman, qui vient d’être exécuté ? Parlons de Flaubert.
Onze heures et demie : il est décidé de ne pas attendre les prises
de vues annoncées, mais plutôt d’aller danser dans cette maison,
au bord du Tibre, où l’on écoute du piano au rez-de-chaussée,
dans une atmosphère de cave existentialiste (de luxe), et où l’on
danse au troisième étage, dans une atmosphère de transatlan-
tique. Scotch, merci, pas de glace. Flaubert, Faulkner, c’est
pareil, non ? Stendhal, Hemingway, c’est presque pareil.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 217

Encore du whisky ? Une goutte seulement, merci, et pas de


glace. Il se fout pas mal des critiques… Les critiques ne com-
prennent jamais rien… On rentre. – Ciao, See you tomorrow…
Place d’Espagne, quatre heures du matin. Ciao Bill, ciao Mike, so
long… Bon riposo, Dormia bene… Ciao, everybody… Je monte
les escaliers déserts de la Trinité-des-Monts, pour regagner mon
hôtel, comme le jour se lève. Les coqs de la Villa Médicis – vive
la France ! – commencent à chanter. J’ai emporté des boules
Quies.

Henry de Montherlant
Les titres provocants sont la coquetterie du journal. Henry de
Montherlant en sera un peu la victime pour son article sur Michel de
Saint-Pierre, auteur du best-seller Les Aristocrates. Ce qui n’empêchera
pas l’auteur de Service inutile et de Port-Royal de continuer à écrire pour
l’hebdomadaire de Jacques Laurent.

MONSIEUR DE SAINT-PIERRE, J’EN AI PLEIN LE DOS

27 octobre 1954

Mon cousin issu de germain,


Je commence à en avoir plein le dos de dépenser une fortune
en coupures de presse où je lis que vous êtes mon neveu. Le roi
Ferrante aime « les choses étranges ». Si étrange que je sois, il
ne m’est pas possible, étant enfant unique, d’avoir des neveux.
Vous êtes mon cousin issu issu de germain ; non pas « issu de » :
ce serait trop simple, et indigne de nous. « Issu issu de ». Il me
semble que cela est très lointain, et ne mérite pas le traitement
que vous faites subir à mon gousset.
Cela dit, venons à vos Aristocrates. Eh bien ! ça y est ! vous
êtes un écrivain.
Ne bronchez pas à ce « ça y est ». Vous avez en vous toutes
sortes d’âpretés. Je ne les aime pas, fors une : votre âpreté, votre
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218 ARTS

passion de devenir un véritable écrivain. Et cela en un temps où,


précisément, ceux de votre âge veulent ne pas l’être. Aujourd’hui
vous l’êtes. On ne vous lit pas seulement pour savoir ce qui va se
passer ; on pourrait ne vous lire que pour la façon dont vous le
dites, qui est comme on lit les écrivains. Vous faites voir, vous
avez le trait, l’image, des personnages qui parlent juste, cette vive
drôlerie qu’ont les vrais écrivains, car, un vrai écrivain, c’est
d’abord quelqu’un pour qui écrire est un amusement. Vous avez
aussi, parfois, de ces longs bonheurs de dire dont pourraient se
faire gloire, à juste raison, les plus grands noms de la littérature
française. « Toute la chimie des soirs affleurait aux calmes eaux
qui portaient des odeurs de vase, des clapotements de cornue
mauvaise, des bruits de succion et de baisers froids. Et ce n’était
pas l’heure de Dieu – car le vent cheminait, écartant les roseaux,
dangereux et triste comme un homme. » Ces très belles phrases,
assez nombreuses, non pas trop, c’est la part que, courageuse-
ment, vous donnez à la réaction.
Vous dressez à merveille un décor, des acteurs, une intrigue,
un climat : ouverture sur un monde que très peu de Français
connaissent. Vous les dressez à petits coups, par séquences, en
faisant tourner votre caméra. Vous avez évité la « scène à
faire »…
Votre sujet est ceci : la loi du clan qui se retourne contre celui
qui l’exerçait le premier. Le marquis se refuse à ce que sa fille
épouse un « roturier » (dont, vous, vous avez eu le tort de faire
un olibrius, ou plutôt fils d’olibrius, ce qui est la même chose ;
c’eût été plus fort s’il eût été quelqu’un de bien). Ses enfants, à
leur heure, feront bloc pour qu’il n’épouse pas une « roturière »
qu’il aime, qui l’aime, et qui de surcroît a une vocation d’infir-
mière, ce qui a son prix car le marquis est cardiaque : périsse le
papa plutôt que les principes.
Les principes, bien entendu, ont le méchant rôle dans votre
livre. À votre tour, vous avez voulu jeter votre pierre à ces vain-
cus. Comme il fallait s’y attendre de vous, votre roman est une
attaque contre votre caste ; ou du moins il sera tenu pour tel, et
vous ne l’ignorez pas. En serez-vous blâmé par cette caste ? Non
sans doute, car je ne suis pas sûr, mais pas sûr du tout, qu’elle
soit « ce qu’il y a de plus dur et de plus résistant au monde »,
comme le prétend votre héros, dans une phrase dont vous
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 219

m’avez dit qu’elle est une des phrases clés du livre. Je pense au
contraire que les vôtres vous approuveront, auront peur de ne
pas vous approuver, suivant une vieille pente suicidaire dont ils
ne sont plus les seuls à avoir le privilège en France. Soyez donc
heureux, vous allez avoir tout le siècle avec vous.
Adieu, mon cher ami, et vive l’avenir ! Votre admirateur et
cousin issu issu de germain.

MERCI À MES INTERPRÈTES

22 décembre 1954

Tandis que prenait place, l’autre soir, dans la salle


Luxembourg, M. le président de la République, j’écoutais reten-
tir La Marseillaise, aux sons de laquelle fut détruite cette monar-
chie qui s’était acharnée à détruire Port-Royal. Ces grandes
harmonies de l’histoire, la Comédie-Française est un lieu où elles
peuvent naître et se répandre.
Cette harmonie est faite ici de contrastes. D’autres se font
d’une continuité. De tous côtés on me parle du conflit des
prêtres ouvriers, et on le rapproche de l’action de ma pièce.
J’avoue que je n’y ai pensé ni pendant que j’écrivais Port-Royal,
ni de longtemps après, jusqu’à quelques semaines de la pre-
mière. Que faire de mieux à ce propos que reproduire une page
de Sainte-Beuve ?
« Quand on suit la marche des discussions et des hérésies
durant les premiers siècles au sein du christianisme […], on voit
qu’à chaque effort de la raison pour remettre le christianisme
commençant dans la voie du sens humain et de l’explication
naturelle, il y eut un effort contraire des saints et orthodoxes
pour serrer le ressort et pour montrer, d’après saint Paul, le
christianisme aussi contraire à la nature et aussi invraisemblable
que possible. “Mille ans après, les Jésuites inaugurent une poli-
tique de détente et de transaction.” Rome y consent par tact, par
sens pratique, et ceux qui veulent se durcir sont sur la défensive
et éliminés de nouveau. »
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220 ARTS

Souhaitant de ne pas m’éterniser sur Port-Royal, je saisis


l’occasion de cet article pour dire ce que j’ai à dire sur mes inter-
prètes.
Je ne crois pas qu’aucune autre troupe aurait pu construire
une représentation plus homogène ni plus solide. Annie Ducaux
possède un « foyer » intérieur qui donne tout son pathétique au
personnage de la sœur Angélique de Saint-Jean, sur le bord de
perdre la foi, foyer qu’elle contrôle et mesure avec un art admi-
rable : les apprentis comédiens apprendraient beaucoup, à
l’écouter seulement. Andrée de Chauveron est la perfection dans
la mère Agnès, débonnaire et sereine. Renée Faure est véhé-
mente et touchante dans la jeune sœur à qui l’adversité fait aimer
son monastère qu’elle n’aimait pas. Louise Conte est une moniale
qui trahit ses compagnes par amertume et ambition : elle l’est, si
j’ose dire, à faire peur. Cependant que Jean Debucourt joue en
grand comédien, avec sa finesse et son habituelle ampleur
d’expression, le personnage complexe de l’archevêque de Paris,
tantôt patelin et tantôt menaçant, tantôt un peu comique, et
tantôt grandi par l’autorité que lui donne son état.
La gratitude que je dois à mes interprètes, je la dois aussi à
M. l’administrateur général Pierre Descaves, qui, depuis le pre-
mier jour, n’a cessé d’animer autour de Port-Royal un mouve-
ment de sympathie et de confiance, à Mme Suzanne Lalique qui
a composé le décor et les costumes de la pièce avec un sens très
sûr du « ton » janséniste, enfin et surtout à Jean Meyer qui a été
vraiment l’âme de cette création. Son intelligence et sa sensibi-
lité lui ont permis d’entrer dans cette pièce où sont évoqués
quelques-uns des plus graves problèmes de la vie chrétienne,
avec la même aisance qu’il met à entrer dans du Feydeau ou
dans Les Amants magnifiques. La mise à la scène de Port-Royal
lui est redevable de quelque chose d’essentiel.

Jean d’Ormesson
Il n’a rencontré Roger Nimier qu’une fois, dans son bureau des éditions
Gallimard, et ce dernier l’a mis en joue avec un pistolet allemand. Pour
rire, pas pour le contraindre d’écrire pour Arts, ce que fera pourtant
l’auteur de La Gloire de l’Empire. Il publiera dans l’hebdomadaire une
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 221

nouvelle, « Marella », quelques articles polémiques, « Faut-il tirer sur les


journalistes ? », et tiendra le feuilleton littéraire plusieurs années.

1885-1965… ALLONS, FRANÇOIS MAURIAC,


NOUS NE NOUS SERONS PAS ENNUYÉS AVEC VOUS

6 octobre 1965

C’est un peu lassant d’écrire encore quelque chose sur


M. François Mauriac. Vingt romans, presque tous célèbres ;
près de cinquante essais ; plusieurs pièces de théâtre ; quelques
poèmes ; l’Académie française et la Légion d’honneur ; trois ou
quatre colonnes chaque semaine, depuis des années dans
L’Express ou dans Le Figaro littéraire ; le prix Nobel en 1952 ; la
familiarité des Grands, des pouvoirs, des superbes, des récep-
tions officielles, depuis la nonciature, avenue Wilson, jusqu’à
l’ambassade d’URSS, rue de Grenelle ; une de ces situations
privilégiées en France – à l’instar d’Aragon et de Malraux – au
confluent de la politique et de la littérature ; enfin des torrents
d’injures déversés sur lui depuis bientôt trente ans – ou plus –
de tous les horizons les plus divers, et notamment dans ce jour-
nal même – voilà comment nous apparaît aujourd’hui François
Mauriac, né à Bordeaux, il y a quatre-vingts ans.
Pesons nos mots : la mort de Gide a fait probablement de
Mauriac, depuis près de quinze ans – avec Giono peut-être, et
Jules Romains –, le plus grand romancier français vivant :
Montherlant et Aragon sont d’abord des poètes ; Céline,
Brasillach, Drieu la Rochelle ont été emportés par cette même
tempête qui a fait de Malraux un homme politique ; Sartre est un
philosophe ; Martin du Gard est mort et Simenon n’est pas fran-
çais. Ouf ! voilà déjà Mauriac établi à son rang : c’est le premier.
Ce que l’histoire fera de ce classement, je l’ignore – et vous aussi.
Chacun sait aujourd’hui que les jugements rendus en appel par
la postérité restent très obscurs à nous autres, pauvres juges de
paix enfermés à jamais dans nos modestes cantons. Peut-être,
dans cinquante ans, la seule idée paraîtra-t-elle comique, d’avoir
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222 ARTS

voulu faire passer Mauriac avant Butor ou Robbe-Grillet, ou


avant Sollers dont ce même Mauriac a naguère, avant personne
et à grands cris, salué la naissance. C’est bien possible. Je n’en
sais rien. Mauriac lui-même avait bien mis en question, il y a déjà
de longues années, la grandeur future de Péguy.
Aujourd’hui, en tout cas, peu de voix résonnent encore aussi
fort, dans ce pays, malgré tout mi-bourgeois, mi-chrétien,
attaché à la famille et à la propriété, mais toujours prompt à la
révolte, rongé en province par l’avarice et la jalousie et à Paris
par l’ambition, que cette grande et belle voix de Mauriac, rauque
et comme déchirée, dans un visage d’ascète traversé d’ironie et
de douceur chafouine, toujours prêt, semble-t-il, à la double
tentation de la perfidie et du remords, et où se traduisent succes-
sivement ou simultanément les délices de la flèche acérée et les
affres du scrupule chrétien.
À Mauriac plus qu’à personne d’autre s’applique la méthode
chère à Taine. Rien d’abstrait chez lui. Il s’inscrit d’abord dans
une époque, dans un décor, dans un milieu. Le décor : les
vignes, les pins, les landes ; l’époque : la fin de la bourgeoisie ; le
milieu : cette même bourgeoisie minée par la conscience de soi,
par l’annonce des temps nouveaux et, pour les meilleurs d’entre
elle, par le souci encore de ne pas sombrer tout entiers. Je ne
sais si le parallèle a déjà été proposé – ou peut-être paraîtra-t-il
risible ? – mais je verrais volontiers dans François Mauriac, avec
mille nuances, certes, et pas mal d’opposition, notre Thomas
Mann à nous : au-delà de tout ce qui les sépare, même fascina-
tion du trouble, même élan vers la mort, même grandeur et
misère des choses de ce monde qui s’en vont vers leur fin. Et ce
qui meurt d’abord, chez Thomas Mann et chez François Mau-
riac, dans les sanatoriums des Alpes ou dans les bars parisiens,
dans la pédérastie ou dans le poison, à Venise ou à Bordeaux,
ce sont les familles de la Hanse ou les dynasties du Sud-Ouest :
c’est la bourgeoisie arrachée par la passion, par la philosophie,
aux grands chemins silencieux et pleins d’ornières, tout le long
de la mer, à travers les sables et les pins, et la patience des
ancêtres.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 223

La soupe aux choux sent un peu la strychnine

Longtemps, nous apprend Mauriac, dans la province fran-


çaise, les carrioles avaient été « à la voie », c’est-à-dire assez
larges pour que les roues correspondent exactement aux
ornières des charrettes. À la découverte de Schopenhauer par le
rejeton des Buddenbrook correspond, chez le héros, chez
l’héroïne de Mauriac, le souci, maladif, sublime, de faire verser
la charrette. Ainsi chemine l’histoire à travers les tourments du
cœur. Ce n’est pas encore la lutte des classes, non, mais déjà les
déchirements et la conscience malheureuse d’une société brisée
par la perte de l’argent, de la foi, des traditions. Dans le milieu
de la bourgeoisie paysanne et aisée, auquel s’attache Mauriac, il
arrive à la servante de symboliser modestement cette tragédie
parfois un peu comique de la conscience de soi à l’assaut des
routines.
C’est là un petit aspect, mais éloquent de la fin d’un univers,
de la montée d’un monde. Héritière à la fois d’Oenone et de la
servante au grand cœur, la fille de ferme ou de cuisine donne à
cette espèce de lutte des classes en pantoufles, toute frémissante
de romantisme et de traditions familiales, une saveur louis-
philipparde : elle incarne les forces obscures de la vieille maison
menacée, la paix des profondeurs bourgeoises, la fidélité au
passé, le havre de grâce battu par les élans du cœur, par le
bouillonnement du sang, l’été dans les jeunes cœurs. La révolte
dans le Sud-Ouest, parmi les pins, sous le soleil, fleure bon la
soupe aux choux et aux herbes de la lande. Pour cette bourgeoi-
sie qui agonise dans sa lutte épuisante contre un monde nouveau,
pas de grande lueur à l’Est comme chez Jules Romains, pas de
machines monstrueuses comme chez Duhamel, pas de grèves
sanglantes comme chez Martin du Gard, pas de monstrueux
carnages comme dans chacun des autres. Non. Rien. Simple-
ment, la soupe aux choux sent un peu la strychnine.
Cette modestie dans les moyens, cette atmosphère feutrée,
toujours un peu pareille à elle-même, d’une œuvre à l’autre, c’est
ce qui fait la force de l’univers de Mauriac. Loin des grandes
fresques où s’agite une époque, loin des milliers de personnages
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224 ARTS

récurrents de La Condition humaine ou des Hommes de bonne


volonté, les romans de Mauriac sont brefs, étroitement limités à
un secteur familier. Non seulement les personnages sont des
individus isolés qui ne s’inscrivent dans aucun vaste ensemble,
mais encore le décor est presque toujours le même. Les désavan-
tages sont ainsi cumulés : à l’intérieur d’un domaine très mince,
ce n’est pas même une saga qui s’élabore peu à peu : ce ne sont,
dans un microcosme bordelais, que des caractères sans lien entre
eux, et qui se répètent indéfiniment. Qu’on me pardonne la for-
mule : c’est du Sagan landais – mais avec du génie. Du génie ?
Oui, du génie, selon les critères d’aujourd’hui – ou, selon les
critères de toujours, un immense, un prodigieux talent.
Qu’on relise seulement cet admirable roman qu’est Le Désert
de l’amour : un vieil homme aime une jeune femme ; mais la jeune
femme est amoureuse de Raymond : c’est le fils du vieillard.
Voilà. C’est tout. Ne reconnaîtra-t-on pas dans cette trame
dépouillée les constructions légères qui, quarante ans plus tard
(nous sommes en 1925), allaient faire le succès, la gloire, le
triomphe de Sagan ? Oui… Sagan… mais ce qui brûle ici, dans le
cœur et sous les mots, c’est une stupéfiante maîtrise des senti-
ments, une simplicité pleine de force, un vrai génie de la langue.
Qui n’avouerait, aujourd’hui, malgré toutes les irritations et
toutes les hostilités, son admiration pour ce grand écrivain ?
Dieu sait qu’on nous a cassé les pieds avec l’atmosphère mauria-
cienne immanquablement déclenchée par la moindre vieille
tante abusive, par le plus minable inceste entre une jeune mère et
son vieux fils. L’honneur reste à Mauriac, d’avoir su si bien
observer le monde que le monde s’est mis à lui ressembler.
Voilà sans doute le plus bel éloge – non le plus perfide,
comme le croiront ses adversaires – qu’on puisse adresser à un
écrivain. Ce monde de Mauriac, passé désormais à l’état de pro-
verbe, c’est d’abord le soleil sur les pins, la lourdeur étouffante
de l’été avant l’orage, la haine et la peur dans un foyer aux liens
distendus ou monstrueusement noués. Mais c’est beaucoup plus
que cela. Une description de milieux aussi étroitement circons-
crits aurait vite lassé si elle n’avait été de part en part traversée et
soutenue par une vision métaphysique des événements et des
êtres. Cette métaphysique, chacun le sait, c’est le christianisme.
J’imagine que, si l’on demandait à Mauriac lui-même de se défi-
Dossier : Document : Arts
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 225

nir d’un seul mot, il répondrait : « Je suis chrétien. » Ce qui


l’étonne inlassablement, dans la littérature d’aujourd’hui, dont
les violences, les tristesses et les plaies ne sont pas pour le sur-
prendre, c’est l’absence de ce revers des choses, de cet appel, de
cette plénitude au sein du vide, qui donnait enfin un sens à ses
misérables créatures et les transfigurait.
Dans un article célèbre sur Sagan, il émettait le vœu et l’espoir
de voir le gâchis et l’ennui à l’abandon ; ces mains qui se cher-
chaient en vain, cette lassitude et ce désespoir, c’était la version
révisée et mise au goût du jour de cette sainte Locuste, perdue et
sauvée, en qui s’exaltait pour lui Thérèse Desqueyroux. Mais ce
qui s’est passé entre Mauriac et nos jours, c’est cette même révo-
lution qui s’était passée jadis entre Kant et Sartre et dont parlent
bien fort les premières lignes de L’Être et le Néant : les phéno-
mènes renvoyaient jadis à une « chose en soi », à un « X » trans-
cendental dont on ne pouvait rien dire, mais qu’on ne pouvait
pas non plus mettre en doute. Ils ne renvoient plus aujourd’hui
qu’à eux-mêmes, ils n’annoncent rien au-delà de leur aridité, ils
ne sont plus que le visage souillé d’une réalité ineffable. Ce n’est
plus Dieu en creux qui nous parle désormais, par les yeux cernés
des adolescents de l’aube ou par la voix amère des épouses meur-
trières. Le roman psychologique et moral agonise, et Sartre n’a
pas peu contribué à le tuer dans les anges déchus où François
Mauriac reconnaissait son Dieu. Les créatures ne sont plus rien
du tout que ce qu’elles nous apparaissent en elles-mêmes.
Ce monde de turpitudes n’est au contraire pour Mauriac que
le reflet d’un autre monde. Il y a chez lui quelque chose comme
un platonisme de la boue : les marionnettes sur les parois de la
caverne ne révèlent pas seulement l’existence d’un soleil, d’un
symbole du souverain bien, elles sont encore, pantins désarti-
culés, l’image inversée et grotesque de leur propre dignité. Et ce
n’est pas assez dire que la bassesse quotidienne est le reflet de
toute noblesse : elle en est encore – et bien plutôt – l’annonce,
l’attente, la promesse. L’attente de quelque chose me paraît, de
façon éloquente, être sinon le principal, du moins le premier des
thèmes majeurs de Mauriac. Quelque chose a été promis qu’il
s’agit maintenant de découvrir. C’est, au sens propre du mot, un
évangile de la conscience malheureuse.
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226 ARTS

On trouverait presque, dans chaque roman de Mauriac, ce


même schéma de début où s’articulent déjà les rapports entre
ce qu’il faut bien appeler la terre et l’âme. Au feu tombé du ciel
d’été sur une lande torride et sans eau répond la flamme inté-
rieure dans le cœur d’un adolescent, et c’est de là, maintenant,
que tout va découler.
Un art grossier et facile se contenterait d’opposer la noblesse
des élans du cœur à l’inertie de la nature. C’est à un double
mouvement bien autrement subtil que nous convie Mauriac.
Tous les élans du cœur, tout ce qui nous fait sortir de nous-
mêmes, tout ce qui nous entraîne au-delà, voilà déjà le fleuve de
feu du mal et ses illuminations. C’est le passage du Malin. Au
vrai, ce n’est que ce premier mouvement qui fait tout l’art expli-
cite de Mauriac. Tout le second mouvement, qui consistera à
inverser les signes de ces manifestations, ne restera qu’implicite.
C’est que, du lent cheminement de Dieu à travers les âmes,
comme l’X de Kant que nous rappelions tout à l’heure, ce n’est
pas à l’homme de parler. Tout le génie de Mauriac est dans la
sourde évocation d’une grâce à partir de la misère de la créature
et de ses abandons volontaires. Dieu se révélera bien de lui-
même dans les plaies et le désespoir. Notre part à nous, sur cette
terre de malheur et d’aridité, c’est d’arriver jusqu’à quelque
chose que nous sentons palpiter en nous et qui est en même
temps – dans la révolte contre les routines, dans l’exaltation,
dans l’oubli des prudences – et le mal et Dieu. Mais le pire n’est
pas toujours sûr et il n’est que d’entrer dans le combat entre le
jour et la nuit pour que l’espoir se lève de voir le jour triompher.
Nous verrons plus loin comment.
L’important, c’est le combat, et de s’y jeter sans retour.
C’est une métaphysique très constante que nous voyons ainsi à
l’œuvre. Elle est aussi immuable que le décor. Ou plutôt elle se
confond avec lui : le soleil sur les pins et la brûlure au cœur ne
font qu’une seule flamme au sein de l’été. Cette brûlure au cœur,
c’est dans l’immobilité des landes ce qui fait démarrer les choses.
Déjà s’y révèle le doigt du créateur ; c’est la chiquenaude du
divin artisan. Contre la vie « à la voie », contre la vie prisonnière
des façades de la société et de l’argent, contre l’inertie des pins et
des hôtels aux Chartrons, voilà le feu qui prend dans une âme
pour la mener au doigt, à travers les ruines, vers la mort – vers la
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 227

gloire : « C’est terrible d’aimer et c’est honteux de ne plus


aimer », l’aspect mystique qui se retrouvera tout à la fin du cycle
perce déjà tout à son origine : c’est à certains êtres choisis, anges
noirs, agneaux mystiques, qu’est réservé l’honneur de cette pré-
destination. Leur portrait physique pourrait être aisément entre-
pris. Ils ne sont pas si loin de certains héros de Cocteau. Ils sont
sombres et beaux, d’une beauté secrète et mystérieuse, avec le
signe sur le front de leur inquiète ardeur. Ils sont eux aussi des
messagers d’Orphée et de Pan, ils annoncent l’ivresse et le crime,
la folie et la mort. À chercher à opposer, chez Mauriac comme
certains l’ont fait, anges blancs et anges noirs, on s’expose à
découvrir très vite la minceur et l’inconsistance des premiers en
face de la puissance presque exclusive des seconds. La vérité est
à chercher un peu plus loin : les anges blancs, ce sont les anges
noirs eux-mêmes dont la passion au moins secoue ce monde de
torpeur. Pourquoi Dieu ne contemplerait-il pas avec un mélange
de chagrin, mais aussi de bonheur, les progrès du mal dans l’uni-
vers, lui qui a fait tomber Ève pour faire surgir Marie, qui a tué
son fils pour sauver le monde, lui qui avait besoin de Judas pour
accomplir ses desseins ?
Ainsi s’offre à nous une des clés de Mauriac : c’est l’idée que le
mal se confond avec le destin. Dieu, le mal, la passion, le destin
ne sont peut-être que les quatre faces d’une même réalité. Ce
qu’il y a de plus proche de la foi, c’est la volupté. Il semble que
chacun de nous ait le choix entre ne rien faire du tout ou se jeter
dans les turpitudes. Le passage à l’action est commandé par la
négation. Il y a une dialectique qui est à coup sûr l’essentiel de
Mauriac : il faut détruire avant de construire, il faut nier avant
d’affirmer, il faut passer par le mal pour pouvoir aspirer au bien.
C’est ce qui donne aux héros de Mauriac cette allure sombre, et
un peu romantique de la force qui va, poussée par on ne sait qui
vers on ne sait quoi. Quand Thérèse Desqueyroux murmure :
« Je ne sais pas ce que j’ai voulu. Je n’ai jamais su vers quoi
tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi : ce
qu’elle détruisait sur sa route, j’en étais moi-même terrifiée… »,
l’auteur ose à peine lui répondre – et avec quelles légitimes pré-
cautions ! – que, dissimulé sous le chloroforme et la digitaline,
c’était Dieu qui la poussait et qu’à travers le crime, il la poussait
vers le bien. En tout cas, que Mauriac le veuille ou non – et qu’il
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se torde peut-être les mains s’il lui arrive de lire ces lignes – ce
qui nous intéresse en elle et en lui, ce n’est pas le bien, c’est le
mal, ce n’est pas le dieu masqué, c’est la créature manifeste.
Cette passion et ce mal, intimement liés, qui mettent ainsi en
mouvement à la fois le roman et un monde pétrifié dans sa
sécurité, luttent contre la routine, contre l’immobilité et surtout
contre l’ennui. Il y a tout un côté assez sympathique de Mauriac,
qu’il partage avec plusieurs des monstres sacrés d’aujourd’hui et
qui contraste assez violemment avec les valeurs à la mode : c’est
qu’il s’amuse. J’imagine, sans le savoir avec certitude, qu’à ceux
qui le connaissent vraiment, notre académicien révèle volontiers
sous les scrupules et les tourments du chrétien, sous les angoisses
de la lutte contre les concupiscences, des ressources de fantaisie
et peut-être de comique inconnue du vulgaire. Les « mots » de
Mauriac sont célèbres à Paris. Inventés ou non (mais on ne prête
qu’aux riches) le Tout-Paris des premières et des soirées de gala
s’est répété celui qui s’adressait à Mme Daniel-Rops. Caressant
d’une main distraite le somptueux manteau de vision de la
femme de l’auteur de Jésus en son temps, Mauriac aurait simple-
ment murmuré : « Ah ! doux Jésus ! doux Jésus ! » Moins
connue peut-être, mais non moins belle, sa réponse à Bernstein,
après le succès mitigé du Feu sur la Terre. Bernstein et Mauriac
ne s’aimaient guère. À peine le rideau tombé sur des applaudis-
sements assez maigres, Bernstein, la figure enfarinée et un sou-
rire au coin des lèvres, se précipite sur Mauriac : « Alors, vous
êtes content ? » Et Mauriac, très bref : « Moins que vous. »
On n’en finirait pas de rapporter tous les mots, toujours à la
fois amers et comiques, qui jalonnent la vie et la carrière de
l’auteur des Petits Essais de psychologie religieuse. À un déjeuner
donné au Ritz par Pierre Brisson (ah ! mais moi aussi j’étais invité
au Ritz par Pierre Brisson) et où la conversation roulait encore
sur Daniel-Rops et sur l’ordre de saint Grégoire-le-Grand qui
venait de lui être décerné, j’entendis très distinctement à côté de
moi François Mauriac murmurer, impénétrable : « Tiens ! tiens !
mais moi aussi il me semble, je me suis occupé de Jésus ! » Et
c’est lui encore qui prétendait que, comme dubo, dubon, dubon-
net, dans les couloirs du métro, le maître mot inscrit sur les
murailles, vénérables de l’Institut de France, c’était : prostate,
prostate, prostate. Tout cela ne nous éloigne qu’assez peu de
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 229

notre propos initial, car dans une grande œuvre et dans une
grande vie, tout se tient, jusqu’aux calembours. Je me représente
très bien Mauriac, pris du repentir chrétien après avoir cloué sur
place l’adversaire ou l’ennemi et cherchant désespérément à
l’embrasser après l’avoir étouffé. J’entends alors la voix de
l’auteur parler de lui-même. Sous celle de son héroïne : « Tu
meurs, mais tu ne t’ennuies plus » ou derrière le portrait encore
de cette autre : « Peut-être, mourrait-elle de honte, d’angoisse,
de remords, de fatigue – mais elle ne mourrait pas d’ennuis. »
Non, François Mauriac ne sera pas mort d’ennui. Et nous qui,
sur cette terre vouée peut-être désormais aux autoroutes, à la
planification des loisirs et au nouveau roman, l’aurons accompa-
gné quelques pas, nous non plus, avec lui, nous ne serons pas
morts d’ennuis.

Une société secrète des âmes et du vice

C’est que le monde de Mauriac est un univers de relations


coupables entre les créatures : membres d’une même famille,
père et fils, mère et fils, mari et femme, simples étrangers, ado-
lescents, vieillards… c’est un monde de rapport entre les êtres et
où les destins se croisent, se nouent, luttent les uns contre les
autres pour la victoire et la reconnaissance. On pourrait peut-
être soutenir que le roman classique connaît deux grands res-
sorts : le temps qui passe et les rencontres entre les êtres. Le
temps qui passe, c’est Les Thibault de Martin du Gard et, bien
sûr, Marcel Proust ; les rencontres, c’est aussi bien tout Balzac
que Benjamin Constant. Et c’est à ce « côté »-là qu’appartient
aussi Mauriac. Rien d’étonnant à voir avec quelle intelligence et
quelle ardeur Mauriac a, plusieurs fois, évoqué cette sombre et
foudroyante rencontre, sur la route d’Angoulême, entre Lucien
de Rubempré, jeune adolescent à la conquête de Paris, et l’abbé
Carlos Herrera, alors Vautrin, alias Trompe-la-Mort, incarna-
tion, s’il en est, de la passion du mal et pour qui la jeune proie
avait le goût de délices du destin à modeler.
Dans chacun des livres de Mauriac se retrouverait, très aisé-
ment, cet entrecroisement de destins qui n’est que la béquille du
mal pour avancer plus vite, en zigzag entre les êtres. La passion
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n’est guère seule : elle se nourrit de chair fraîche, comme le


lupus chez Stendhal ou chez Barbey d’Aurevilly. Par nature, la
passion et le mal se cherchent ensemble des complices. Et c’est
une grande capacité de malheur que possède chaque âme à
l’égard de toutes les autres. L’amour n’est qu’un exemple, le
privilégié de cette monstrueuse attraction universelle qui se
révèle déjà à l’école, dans les transports publics, dans la pureté
des pins et – vade retro, Satanas ! – dans ces effroyables et fasci-
nants cabarets où la moleskine rouge est la parure du démon.
D’un de ses personnages pourtant les moins monstrueux, Mau-
riac écrit : « Il méprisait tout ce qui ne lui semblait pas objet de
possession et, enfant goulu, il aurait pu dire : “Je n’aime que ce
qui se dévore.” Il aimait se prouver à soi-même qu’il dominait,
dirigeait, il avait la passion de l’influence, et se flattait de démo-
raliser avec méthode. » La passion et le mal, c’est l’emprise
morale d’un être sur un autre sans laquelle rien ne se fait d’un
peu grand. Mais ces grandes choses qui se font ainsi dans la
complicité ce sont de grands malheurs.
Ce qui affleure alors dans cette métaphysique ainsi recons-
truite, dans ce catéchisme dostoïevskien du Sud-Ouest et de la
tératologie réunis, c’est une certaine idée de la solidarité des
êtres dans le grand mouvement de passion qui arrache les créa-
tures aux ornières pour les jeter vers le mal qui n’est que le
masque de Dieu. Le grand secret, c’est que puisque l’amour peut
être aussi divin, le mal est l’image du bien dans nos miroirs
misérables. Dans cette formidable transmutation, des liens,
presque toujours criminels, tissés entre les êtres, entre les chairs
des créatures, sont le reflet d’une église mystique, à la fois souf-
frante et triomphante. On en arrive ainsi, petit à petit, à la
conception d’une espèce de société secrète des âmes et du crime
qui est l’autre nom de l’Église du Christ. Quelque chose comme
un groupe des Treize, monstrueusement resserré dans les stupres
de l’alcôve, monstrueusement dilaté jusqu’aux limites de l’uni-
vers, où l’inceste et le meurtre joueraient leur rôle de ciment et
où le poison, les larmes et le sang serviraient de droit d’inscrip-
tion. Ce serait une espèce de contagion homéopathique du
péché qui finirait au ciel. Ce serait la communion des saints de
l’inversion métaphysique.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 231

« Une vieillesse qui pourrait être intéressante »

Voilà à peu près – exagérée, grossie, mais enfin fidèle –


l’image qu’il est sans doute permis de se faire de l’univers de
François Mauriac. On peut aller jusqu’à comprendre qu’elle ne
soit pas du goût de tout le monde. Sans même parler encore des
polémiques de ces dernières années, surgies principalement,
sinon de la politique, du moins des encycliques pleines
d’humeurs et l’éloquente fantaisie du patriarche du Bloc-Notes,
le romantisme chrétien de François Mauriac a inquiété beaucoup
d’esprits. Plusieurs bons pères, quelques critiques, André
Rousseaux lui-même qui, pendant de longues années, précéda
Robert Kanters à la chronique du Figaro et qui n’était donc pas
suspect d’hostilité, en ont été visiblement tout retournés. Mais,
pour nous en tenir à un seul exemple parmi beaucoup d’autres –
le plus cruel sans doute, mais pour d’autres raisons, aux yeux de
François Mauriac –, Robert Brasillach s’était déjà longuement
interrogé, il y a plus de trente ans, sur l’évangile selon sainte
Locuste, prêché par notre académicien. Il s’étonnait d’en voir les
misérables héros atteindre le surnaturel « par en bas » et encore
davantage de ses savoirs sauvés par une espèce d’impérialisme
théologique qui ne se proposait plus, à la Balzac, de faire concur-
rence au seul état civil, mais bien à la création jusqu’au-delà de la
tombe, et allait jusqu’à nous renseigner sur le salut éternel des
personnages en jeu et sur les méthodes de Dieu à leur égard.
Brasillach rappelait avec pertinence un des mots les plus pro-
fonds d’un grand docteur de l’Église, pour qui les péchés même
servent les desseins de Dieu et dont Claudel également n’a pas
manqué de s’inspirer : « Etiam peccata. » Mais, mettant lui aussi
l’accent sur ce prédestinationnisme de tel être choisi, voué
d’avance à la passion, dont nous avons déjà parlé, il s’amusait de
voir ces péchés chéris comme la voie normale du salut. Et il
représentait le metteur en scène de ces péchés en train de nous
persuader qu’on doit les aimer parce qu’ils nous mènent à Dieu
et que plus on est bas dans le mal, plus on est proche de Dieu. La
conclusion venait d’elle-même : « À moins d’un ou deux
meurtres, on n’est plus très sûr de faire son salut… »
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La réponse de Mauriac n’est pas très difficile à imaginer.


D’abord la vieille, la classique parade : « Je ne me confonds pas
entièrement avec les personnages nés de moi. Ils ne me repré-
sentent qu’imparfaitement. Je ne prends pas à mon compte tout
ce que je leur fais faire ou dire. Et plusieurs de leurs actes, je ne
les dépeins que pour les condamner. » Outre que cette position
est devenue excessivement banale, il est plus difficile à Mauriac
qu’à personne de s’y tenir attaché : la part considérable faite
dans son œuvre à la confidence personnelle s’y oppose avec
véhémence. Maintes fois se retrouvent, dans les textes où il se
livre le plus à nu, les thèmes, les sentiments, les mots mêmes de
ses héros perdus. Mais une autre réplique aurait sans doute plus
de poids : « Nous autres, pauvres artistes, sommes bien insuffi-
sants à embrasser le monde entier. Nous ne pouvons que jeter,
de-ci, de-là, des lueurs dans la nuit. Et comme le médecin pour
le patient, comme le prêtre avec le fidèle, c’est vers la plaie et la
blessure que nous nous dirigeons d’abord. Et c’est l’exception-
nel, le monstrueux que nous cherchons à sonder. Si une brebis
galeuse ou égarée nous livre ses secrets, le troupeau tout entier
en aura été enrichi. “Les dernières lignes du Mal vont même un
peu plus loin !” C’est notre misère et notre servitude de ne pou-
voir peindre sans mensonge que les passions. » Nous en reve-
nons alors à notre point de départ : le sel de la terre, c’est ce sel
de la mer sur les lèvres des jeunes gens, c’est la passion et c’est le
mal.
Cette perpétuelle résurgence du mal dans l’œuvre de Mauriac
et l’indiscernable mélange en elle d’objectivité romanesque et de
confession chuchotée ont constamment ramené de l’œuvre à
l’auteur les critiques de ses adversaires. Ces critiques, pour nous
limiter là encore au seul plan littéraire, ont eu, à plusieurs
reprises, le caractère le plus déplaisant. Pour échapper à toute
tentation, tenons-nous-en de nouveau à des joutes bien
anciennes et revenons encore une fois au portrait de François
Mauriac brossé par Robert Brasillach. « Il y avait une fois un
jeune homme doux, assez fortuné, bien pieux et un peu niais, qui
écrivait des poèmes frileux et à qui Barrès promettait la gloire. »
Puis viennent, pêle-mêle, l’accusation de mêler avec beaucoup
d’adresse la sensualité et la religion, une comparaison avec Mar-
cel Prévost, une classification comme « un type rare : celui de
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 233

l’érotique chrétien », une mise en parallèle avec Proust et Dos-


toïevski qui s’achève en condamnation pour pastiche et facilité,
un double essai de définition : « L’homme qui ayant lu Madame
Bovary l’a baptisée Thérèse Desqueyroux » ou encore : « Il fait
illusion, on le croit grand, on l’aime. C’est une passion… ce n’est
qu’un fonctionnaire des Lettres, d’ailleurs méchant homme. »
J’en passe, et des meilleures. Retenons seulement ce vers des
Mains jointes où s’expriment en effet quelques-uns des thèmes
que nous avons rencontrés et tout pleins pour Brasillach, d’une
niaiserie sournoise de communiant petit-bourgeois : « Rêver à ses
péchés dans la chapelle douce »… Et terminons cette exécution
par une triple formule : François Mauriac, évêque in partibus
mundanilatis. C’est Jean-Jacques devenu pasteur des peuples,
c’est le vicaire savoyard du quai des Chartrons.
Ce qui perce déjà ici, c’est l’allusion politique. C’est que la
violence de Brasillach a des sources à peine secrètes. Ce n’est
pas la seule littérature qui oppose ainsi les deux hommes. Ce
qui s’est passé porte trois noms : Allemagne, Éthiopie, Espagne.
Et les choix respectifs du fascisme et de l’antifascisme avaient
déjà fait rouler les dés et noué les destins des deux adversaires.
Ce sont en vérité des positions politiques et sociales qu’attaque
la véhémence de Brasillach. L’orthodoxie religieuse le préoc-
cupe moins, sans doute, que l’attitude à l’égard de Hitler, de
Mussolini, de Franco. C’est contre ce Mauriac-là qu’il s’agit de
se défendre. Plus perspicace en littérature qu’en politique,
Brasillach avait discerné à l’avance, et dès 1934, le futur visage
de l’auteur de Genitrix : « Il doit arriver un âge où les écrivains
de talent se sentent inquiets d’eux-mêmes, de leur pouvoir sur
la jeunesse et sur le monde. Mauriac se raccroche à l’actualité, à
la vie quotidienne avec une âpreté qui est assez émouvante… »
Et il ajoutait : « Nous pensons que la vieillesse de Mauriac pour-
rait bien être très intéressante. » À évoquer l’histoire alors
future, les destins des deux hommes et leurs relations à venir,
ces mots si simples prennent une résonance sinistre.
Si Brasillach nous a ainsi longuement retenus, c’est d’abord
parce que la polémique se situe avec lui, et malgré les outrances,
à un niveau que ses successeurs n’ont pas toujours atteint. C’est
aussi et surtout parce que, pour l’essentiel, l’œuvre proprement
littéraire de Mauriac était en effet achevée à la veille de la
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deuxième guerre. Le nouveau Mauriac qui surgissait alors sous


l’œil soupçonneux de Brasillach, c’était le Mauriac politique, le
polémiste, le chroniqueur hebdomadaire qui, de « Bloc-notes »
en « Bloc-notes » a fini par presque effacer de nos mémoires
l’auteur du Désert de l’amour, de La Vie de Racine et de La Vie
de Jésus. De ce Mauriac-là, que dire ? Quels liens établir entre
cette activité quasi bureaucratique et les grands thèmes de son
œuvre ? S’il est vrai, pourtant, selon l’intuition de Bergson, que
toutes les parties d’une grande œuvre procèdent d’un même
foyer, alors ces liens existent aussi entre le Mauriac du Nœud de
vipères et celui du Figaro littéraire et on doit pouvoir les déga-
ger. Que reste-t-il de la passion du mal chez l’historiographe de
De Gaulle ? Et cette flamme intérieure qui dévorait un jeune
homme debout sous le soleil entre les pins de Malagar, qu’a-
t-elle bien pu devenir sous les feux croisés, mais pâles, tombés
des lustres sinistres des soirées dans les ambassades, des récep-
tions à l’Élysée et de l’actualité parisienne ?
Remontons de nouveau jusqu’à notre point de départ : Mau-
riac est d’abord un chrétien. Cette situation, fort inconfortable il
y a quelque vingt siècles, est devenue aujourd’hui, il faut bien
l’avouer, excessivement commode. Elle permet de travailler en
même temps dans la grâce et dans le péché, dans la révolte et
dans les honneurs. D’un côté, on communie, non sans courage,
avec les opprimés, avec les grévistes, avec l’Islam humilié, de
l’autre, et à jamais, on est une institution. Toujours ce déchire-
ment entre l’amour des pins, de la terre sous le soleil, de la
propriété bourgeoise et des préséances et cette passion brûlante
qui veut porter témoignage. Sous les masques les plus divers,
sans trêve Dieu et Mammon. Sans doute Mauriac protestera-t-il
à bon droit qu’il a toujours d’abord laissé parler sa passion et que
le reste – les pins, les distinctions, la Légion d’honneur, l’Acadé-
mie – lui était donné par surcroît et qu’il n’avait pas motif à le
refuser ; d’autres lui reprochèrent toujours d’appartenir à deux
royaumes à la fois. En France surtout, rien de plus à craindre que
le succès. Brasillach (encore lui !) accusait déjà Mauriac d’être
toujours à cheval entre deux tentations. Il le soupçonnait d’être
hanté par cette vie de bars et d’automobiles de luxe qu’il avait dû
jadis mal connaître et l’imaginait plein d’amour et d’envie pour
ceux qui savent s’habiller.
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 235

Une belle formule de Mauriac – on n’est jamais trahi que par


soi-même – semblait d’ailleurs lui donner raison : l’auteur de
Préséances parle en effet quelque part de « l’horrible passion
d’envier ceux qu’on méprise ». Mais quoi ! Personne ne se
représentera jamais François Mauriac en train de discuter poli-
tique avec la lucidité glaciale d’un Raymond Aron. On ne le
prendra ni pour un Grandmougin, ni pour un Cartier, ni pour
un Sirius, ni pour un Duverger : c’est une chauve-souris. Voyez
mes pattes ! voyez mes ailes ! c’est peut-être un politique pour
ce qui est de la littérature, mais c’est un littérateur pour ce qui
est de la politique. D’où sa force redoutable dans la polémique.
Polémique contre qui ? Contre les uns et contre les autres.
Déchiré entre deux genres, il l’est aussi entre deux opinions.
Chauve-souris ! chauve-souris ! Pour les hommes de gauche,
c’est un homme de droite et même d’extrême droite, mais pour
les hommes – et n’oublions pas les vieilles dames – de droite,
c’est un homme de gauche.
Dans un article célèbre à propos de Thérèse Desqueyroux
(« Cette Thérèse est une femme incomprise qui empoisonne son
mari. Mme Bovary avalait l’arsenic elle-même. Il y a progrès »),
Paul Souday écrivait : « M. François Mauriac, catholique et
monarchiste (si ces deux dogmatismes peuvent encore s’accor-
der), diffère beaucoup moins de M. Barbusse qu’il ne l’imagine,
et ce ne sont que des habitudes ou des intérêts, non des prin-
cipes logiques, qui lui interdisent de mal tourner… son héros,
son modèle et son patron, c’est Dostoïevski. Je me demande
comment M. Mauriac finira. Rien ne préserve de ces flottements
un être sans boussole. La caractéristique de Dostoïevski, en cela
fort semblable à Baudelaire, c’est un mélange d’immoralité
fétide et de christianisme malsain qui se complaît dans le péché
ou le crime pour mieux savourer ensuite les frissons masochistes
du repentir. Combien Spinoza avait raison d’enseigner que
celui-ci n’est pas une vertu ! Ce n’est qu’une aberration supplé-
mentaire chez ces dostoïevskistes et ces baudelairiens, si éloignés
de la morale des hommes libres… M. Mauriac s’enfonce dans
l’anarchie intellectuelle comme dans le chaos moral. L’un ne va
guère sans l’autre. Et c’est assez piquant chez un écrivain
d’extrême droite. » Voilà un texte intéressant. Il montre fort
bien que, même soupçonné de « mal tourner », Mauriac passait,
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236 ARTS

il y a quarante ans, pour un écrivain d’extrême droite. La même


année 1927, on pouvait d’ailleurs lire dans L’Action française cet
éloge un peu compromettant : « Oui, vraiment, c’est une belle
leçon d’ordre que nous donnent l’œuvre, la vie et la personne
même de François Mauriac. » Mais il apparaissait en même
temps comme déjà guetté par l’extrême gauche. Et aujourd’hui,
dans les châteaux – ou dans ce qu’il en reste – où on lit encore
Le Figaro, Mauriac est pour bien des esprits le type même du
penseur de gauche, égaré par hypocrisie et par malignité dans
l’Église catholique qu’il est chargé de pourrir. Voyez mes ailes !

« Enfin je vais pouvoir dire tout ce que je pense »

Cette ambiguïté, ah ! comme Mauriac y tient ! C’est avec


délices qu’il se cherche et se découvre à gauche et puis à droite,
des adversaires contre qui lutter. Voici l’intégrisme, et voici
Sartre… Et vous souvenez-vous encore de ces joutes avec Pierre
Hervé, dans les lendemains radieux de la Libération ? Le vieux
maître ne cachait pas sa joie devant ce jeune disciple auquel il
s’opposait. Il y avait dans ce combat contre l’ange réfractaire des
traces encore de ces déchaînements de jadis sous le ciel torride
des Landes : la même passion de l’influence la même ardeur
brûlante devant l’obstacle d’un jeune cœur… Et puis, plus tard,
ce fut la droite : Nimier, ou bien Jacques Laurent. Chaque fois,
l’ironie, le lyrisme, l’indignation et ce qu’on sentait déjà de
remords, à peine le coup porté donnaient du talent jusqu’à
l’adversaire. Ce n’étaient qu’effusions, œil noir, mines gour-
mandes, coquetterie et explosions.
Le tout était à la fois d’une éloquence qui manquait rare-
ment son but et d’une vivacité, d’une versatilité parfois qui
faisait songer à ce portrait tracé par Maurice Martin du Gard :
« Comme ces grands nerveux qu’une lettre anonyme au cour-
rier de huit heures, ou seulement un avertissement fiscal, vieillit
de dix ans, mais auxquels celui de midi, avec quelques lignes
d’un admirateur, même inconnu, rend leur âge et que le télé-
gramme, avant le dîner, d’une très jeune personne rajeunit au-
delà du miracle, le visage de François Mauriac éprouve des
variations vives, fugitives, contradictoires, étonnantes. Un can-
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 237

dide éloge dans une petite revue de jeunes et il retrouve ses


18 ans, descend son escalier en courant vous appelle par votre
prénom et dans tout l’univers ne se voit plus que des amis. »
Que ces immenses qualités de sensibilité et de profondeur
aboutissent de temps en temps à des assertions contestables, à
d’émouvantes contre-vérités, qui songerait donc à s’en indi-
gner ? Nul n’attend d’ailleurs de nous, ici, une analyse patiente
et fidèle de ces semaines et de ces semaines de « Bloc-notes ».
Prenons seulement un exemple tout récent, un seul, et qui a pu
faire rêver quelques esprits naïfs. Il y a quelques jours à peine
(nous ne sommes plus en 1925, mais en ce début d’automne
1965) François Mauriac écrivait dans son « Bloc-notes », à pro-
pos de la politique étrangère de la France, ces mots que je crois
le voir déjà en train de remâcher avec douleur en lui-même :
“Quand les États-Unis nous ont-ils aimés ? En 1944 quand ils
pulvérisaient nos villages ?” Ô mânes des aviateurs alliés abat-
tus par la Flack ! Ô mânes des jeunes Français exécutés cette
même année pour collaboration ! Ô mânes de Brasillach !
Il y a un nom qu’il faut bien prononcer ici : c’est celui du
général de Gaulle. Quand Jacques Laurent a trouvé le titre de
son petit livre Mauriac sous de Gaulle, il n’a fait qu’exprimer ce
que chacun ressentait déjà obscurément – et Mauriac tout le
premier (pour ne rien dire du Général dont je ne connais pas
les sentiments littéraires) : c’est que, par un phénomène digne
d’attention, le destin de Mauriac s’est accompli dans le gaul-
lisme. Jadis, c’était entre écrivains qu’on s’en allait deux par
deux, comme les poules : Corneille et Racine, Voltaire et
Rousseau, George Sand et Musset, Verlaine et Rimbaud, Balzac
et Stendhal, Jacques Rivière et Alain-Fournier, Montherlant et
Drieu… Cette fois-ci, c’était un romancier et un général, un
écrivain et un homme politique que la voix de l’histoire enten-
dait enfin apparier. On songe à Louis XIV et à Racine… Il y
avait bien Malraux pour fausser un peu le jeu… Mais Malraux
était devenu ministre – des affaires de l’esprit, c’est entendu –
mais enfin ministre tout de même. C’était le Fouché de la
Culture, le Talleyrand du rayonnement ; ce n’était plus
Chateaubriand dont la place demeurait vide sur les marches du
trône. Chateaubriand… Nous y voilà. Le rêve assouvi de
l’auteur de Préséances, ç’aura été de jouer, éclatant brûlot de
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238 ARTS

parade aux flancs du vaisseau amiral, non sans doute dans la


dépendance et la servilité, comme l’écrivent ses ennemis, mais
dans l’abandon aux vues de la Providence, le rôle assumé jadis
par Chateaubriand, dans l’hostilité, lui, mais aussi dans la fasci-
nation, tout le long de la vie de l’Empereur. Ainsi, cette grande
voix brûlée aura-t-elle retrouvé à son crépuscule son emploi de
toujours : faire jaillir quelque flamme – non plus sauvage,
hélas ! ni rétive, mais désormais apprivoisée – dans le cœur des
adolescents. On raconte qu’après avoir reçu le prix Nobel,
Mauriac aurait murmuré : « Enfin je vais pouvoir dire tout ce
que je pense », retrouvant ainsi spontanément l’essentiel d’une
réflexion académique qui figure dans sa Vie de Racine : « Les
plus vindicatifs remettent leur vengeance au lendemain du jour
où ils occuperont enfin leur fauteuil. » Mais quoi ! ces garanties
auront désormais été inutiles : c’est dans le sens du pouvoir,
dans la conformité à ses vues officielles que se sont en fin de
compte exercées les passions et les humeurs de Mauriac.
Mais qu’il ne se désespère pas trop tôt d’avoir trouvé ainsi à
Paris les succès, les triomphes qui le vengent enfin trop bien de
la hauteur que les « Fils » lui faisaient sentir à Bordeaux. Grâce
à Dieu, un écrivain trouvera toujours de quoi se tourmenter un
peu, surtout s’il est chrétien. Je le dis avec éloge : il y a de
l’empoisonneur public dans chaque écrivain, même consacré,
que veulent bien lire les jeunes gens. On m’assure que des
articles de Mauriac ont fait partir les uns vers la République
espagnole, les autres vers la Milice de Vichy, d’autres vers les
parachutistes, d’autres encore vers le FLN. Peut-être chez tel
jeune homme trop sérieux, en cette fin d’un été pourri, s’éveille
aujourd’hui, en partie grâce à lui, une haine rétrospective pour
ces Américains égoïstes qui firent aveuglément mourir tant des
nôtres pour leur satisfaction ?… Je ne crois pas que Mauriac
prenne ces risques en riant, ni trop à la légère. Je le vois plutôt,
vieil homme en train de se tordre les mains, s’émerveiller encore
de l’emprise des grandes âmes, de leur souffle, de leurs mots,
sur le cœur si tendre des adolescents.
Voici, je crois, ce que vous aurez été : le dernier des roman-
ciers du destin. Allez, François Mauriac, je n’ai pas à être inso-
lent avec vous d’abord parce que je n’en ai plus l’âge : un peu
vieux pour un page, j’ai la moitié du vôtre, ce qui n’est déjà pas
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LES ACADÉMICIENS, LES FUTURS ACADÉMICIENS 239

mal ; et puis, je n’en ai même pas envie. Allez, mon vieux maître,
allez en paix – et peut-être vers cette gloire que vous avait pro-
mise Barrès. Nous ne nous sommes pas ennuyés avec vous,
jamais ; votre voix en ce siècle, c’est celle de Racine et de
Chateaubriand : l’éloge n’est pas mince ; et votre passage sur ce
coin de terre de Malagar, dans le sud-ouest de la France, marque
la fin du destin dans la littérature. Allons, ce n’est pas si mal. Et
sur cette litote d’admiration j’espère, si Martin du Gard a dit
vrai, que, descendant votre escalier en courant et retrouvant vos
18 ans malgré ces 80 ans, dans tout l’univers vous ne voyiez plus
que des amis.
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CHAPITRE VI

Les grands anciens

Nés au XIXe siècle ou dans les toutes premières années du


XXe siècle, ils firent tous, avec enthousiasme, partie de l’aventure
Arts.

Jacques Audiberti
Critique de cinéma au début des années 1940 à Comœdia, auteur de
théâtre à succès (Le mal court), poète (Des tonnes de semence), roman-
cier (Marie Dubois), Audiberti, appelé par François Truffaut aux Cahiers
du cinéma, signera un billet mensuel dans la revue de 1954 à 1956. Dans
Arts, il sera critique de théâtre en 1953, il proposera également quelques
chroniques de « parti pris » selon les vœux de Jacques Laurent (« Fernand
Léger est un phénomène historique », « Les Folies-Bergère, haute école
buissonnière »). Il y rendra compte comme envoyé spécial au Festival de
Cannes du triomphe de Truffaut avec Les Quatre Cents Coups.

LA VIE NOUS ROULE

1er octobre 1953

À pied, dans Paris, la créature humaine paie pour tous les


matadors zigouilleurs de bestiaux. C’est sur moi, c’est sur vous,
que foncent les bêtes à phares, qui parlent plus haut que nous.
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242 ARTS

Pour victimes, pour esclaves, elles n’ont pas que les piétons.
L’homme au volant, en effet, ou la femme, n’est, au bout du
compte, qu’un des organes intrinsèques de sa bagnole. Comme
tous les agents d’exécution humains de l’industrie automobile, il
est pris dans une évolutive fatalité qui le dépasse largement.
Noué aux boutons, aux leviers, il n’est pas, pour autant un ange
moderne. Il reste livré aux profondes tendances de sa préhis-
toire toujours inachevée, la course, la prédominance. Il traque,
menace, écœure, assourdit, sans remords, ceux de ses congé-
nères qui se risquent encore au grand air sans un blindage de
coléoptère supérieur.
De Constantinople, il fallut, un jour, exiler les chiens dont
regorgeait cette cité.
Selon toute nécessité, les administrateurs de Paris devront, à
bref délai, prendre une mesure analogue, à l’encontre des
conducteurs automobiles, par la faute de ces derniers. Que ceux-
ci s’obstinent, en effet, à se fourrer dans une ravissante machine
de six mètres de long, dont la superficie développe deux cents
fois le polygone humain de sustentation, et que ces mêmes esprits
positifs prétendent, chacun pour son compte, se rendre en cet
équipage à leurs affaires dans le réseau de nos venelles tracées
pour la Sévigné, quel beau cas de dérèglement mental ! Mainte-
nant, si les automobilistes, tous des gaillards, refusent de se lais-
ser faire, on noiera les piétons. Ils consentent déjà.
Elles sont partout, dévalant, débouchant, surgissant. Leurs
klaxons, dépassant l’ultra-violet de la tolérance auditive, se ren-
voient, par coups de poing et coups d’épée, les cœurs vibratiles,
les systèmes nerveux fléchissant. Elles ne montent pas, pas
encore, dans les appartements, mais elles y délèguent leur triom-
phal glapissement suraigu, superflu. Nous le savons, pourtant,
messieurs, nous le savons, que le moteur à explosion est inventé.
Sans, précisément, vous écraser, elles vous contraignent, vous,
dans vos petits souliers, à tout un lot de décalages de rythme, de
changements de vitesse, pauvres jambes, de sauts de carpe hale-
tants dont la somme constitue bel et bien une tentative éparse et
anonyme d’assassinat.
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LES GRANDS ANCIENS 243

Demain : le Luxembourg !

-Où s’abriter ? Aux Champs-Élysées, le trottoir est à elles, de


même que dans un nombre croissant d’avenues. Déjà, les petits
jardins publics et les squares mineurs battent de l’aile devant leurs
hublots hypnotiques. Elles camperont demain au Luxembourg.
Elles broutent, à l’heure qu’il est, un tiers du Palais-Royal. Pire, le
soir, les rampes qui mènent sur les quais de la Seine, je dis bien, les
quais de la Seine, voient glisser et grandir des feux de projecteurs
qui tirent de l’ombre, en commençant par les pieds, ou par les
têtes, le vagabond qui dort et le couple enlacé. Ce sont elles, que
rien n’arrête. On se demande comment les antiquaires de la rive
gauche, dont il est désormais impossible d’approcher les savou-
reuses vitrines, n’ont pas encore protesté contre la meute exaspé-
rée de mastodontes et de bolides, sans cesse épaissie, en queue,
par les voitures frais pondues, meute inhumaine qui n’a que faire
en des quartiers dont le principal atout, semble-t-il, serait de pro-
longer l’aspect charmant du passé. D’autant plus que là, pour
elles, ce n’est pas facile non plus. Une seule quatre roues de luxe,
une seule, emplit à ras bord, la rue Servandoni.
Désormais, les cathédrales, les statues publiques, les façades,
les portes ciselées sont interdites. Pour les honorer du regard à
loisir et de près, il faudrait savoir, comme les chasseurs de
bisons, voltiger de l’une à l’autre des échines de la horde barris-
sant à l’écoulement ininterrompu.
À d’autres que moi le soin de tracer, à même le plan de la
capitale, des carrés réservés, des promenoirs pédestres. Je me
borne à signaler, dans le quartier chinois, près de la gare de
Lyon, deux rues qu’un rayon de braquage trop court défend des
voitures. Et, à deux pas du toboggan véhiculier de la rue
d’Amsterdam, la rue de Budapest, terminée par deux arceaux,
est une oasis. Il y a aussi, vous me direz, les cimetières.
Ceci dit, pester contre le progrès, faire des pétitions anti-
mécaniques, rien n’est plus ridicule. Rien ne serait plus inutile.
La vie roule, et nous sommes dedans. Toutefois, je me plais à
espérer que l’automobile dépassera, non seulement la calèche
mais l’automobile elle-même et que nous disposerons quelque
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244 ARTS

jour d’un moyen autrement désinvolte, plus ingénieux et moins


encombrant de nous rendre à notre bureau, ou même, comme
c’est le cas pour beaucoup parmi les luxueux cornacs de ces
splendides nefs vernies, de n’aller exactement nulle part.

AUDIBERTI VA À LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS


COMME ON VA AU THÉÂTRE

25 février 1955

Le procès de Lurs, grâce à Jean Giono, est passé dans le res-


sort de la littérature. Arts a considéré de même la crise parlemen-
taire actuelle et a envoyé au Palais-Bourbon un reporter poète.

Elle est buvette.


Elle est bibliothèque.
Elle est salon de coiffure, restaurant, musée.
On y lit des journaux montés, tels des drapeaux, sur des
hampes de bois, comme jadis dans les cafés.
Mais on n’y dort pas.
Pourtant, elle s’appelle la Chambre.
C’est là que se façonne la politique. C’est de là que part
l’autorité. Or, il ne tombe pas sous le sens que la vie au jour le
jour de la masse contradictoire de terres, de roches, de rivières,
d’hommes et de bêtes qu’on appelle la France, sans compter les
annexes lointaines de celle-ci, dépende de ce qui se passe dans
cette église de la Madeleine vue de dos.

De qui alors ? Ou de quoi ?

On est bien obligé de supposer qu’une certaine vitesse fatale,


émanant d’indiscernables nécessités profondes dans l’Histoire
et dans la nature, entraîne la conjugaison de nos destinées natio-
nales. D’ailleurs, même sous les régimes les plus impérieux, le
pouvoir est solidaire, autant dire tributaire, des matières et des
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LES GRANDS ANCIENS 245

populations où il s’applique, et de la force des choses. Celle-ci,


tout compte fait, semble, seule, commander.
La Chambre ne devance ni ne suit les événements. Tiraillée
entre les betteraves et les colonies, l’école privée et la perspective
européenne, elle est une sorte d’Académie française s’efforçant
de trouver vaille que vaille la définition opportune de données
qu’elle n’a pas inventées, et dont elle ne peut que constater la
pressante réalité.
Elle prétend agir, sur cette réalité, par les ministres issus de
son sein et munis de son approbation. Mais elle voit d’un mau-
vais œil qu’ils fassent mine de s’incruster au gouvernail. Ah ! Ne
tombons pas dans le ridicule de lui reprocher un comportement
lié à son tempérament constitutif.

Mendès le commandeur

Elle liquide César sitôt qu’elle redoute qu’il surgisse de


Necker. Elle déboulonne Pinay sous l’inculpation de petit cha-
peau. Elle frappe Mendès France pour que son cadavre théo-
rique devienne cette statue du Commandeur dont elle escompte
avec ravissement la glaciale poignée de main. Lancée, elle four-
nit au musicien rhénan Pflimlin la gloire imprévue de confirmer
une hécatombe de ténors.
Une crise parlementaire se déroule, au fond, pour les
mémoires, les commentaires, les retentissements latéraux et
futurs sur la Bourse et sur la philosophie.
Les articles de journal et les actualités cinématographiques
devraient suffire à l’authentifier. Mais, de même que les souf-
frances physiques individuelles sont nécessaires pour nourrir
une guerre et l’idée même de la guerre, de même la crise exige
que les candidats au baiser ambigu de la déesse Investiture tra-
versent des nuits blanches peuplées de repas froids et de télé-
phones, dans la hantise scolaire et littéraire de la déclaration à
rédiger. D’ailleurs, devant les caméras et les radios dans l’hypo-
thèse d’un scénario documentaire pour la galerie, quels
meilleurs acteurs pourrait-on produire que les prétendants en
personne ?
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246 ARTS

Négligeant l’incomparable commodité de leur diffusion par


les journaux et par l’écran, il me tenta de voir ces épreuves, de
les voir de mes yeux, dernier mot du progrès.
La Seine et la crise poursuivaient leur palpitation conjointe.
À force, ce fut bientôt le 9 février. Pour tout massacre on n’eut
que celui de M. Antoine Pinay, lequel est un Pierre Larquey
concentré, avec un pas militaire qui, toutefois, se tient en deçà
de la cadence chasseur à pied.
Lui succède ce Pflimlin, à la fois jeune, blanc et blond, qui
s’introduit dans la postérité en compagnie du gros plan d’une
bouteille dans le tête-à-tête de laquelle les photographes l’ont
saisi à son dîner haletant. Une bouteille pleine de participations
subordonnées. Sans doute a-t-il mal dosé son breuvage. Il est à
terre tout étonné. Les nuits blanches se tournent vers Christian
Pineau.
C’est alors que j’entrai à la Chambre.
En visiteur, hélas !
Elles seraient douillettes, ma foi ! Les longues haltes studieuses
dans cette bibliothèque aux deux cent mille volumes, y compris
le Codex Borbonicus, manuscrit aztèque astrologique. Elles
seraient délicieuses quoique purement optiques, les quotidiennes
étreintes avec la Minerve noire érigeant sa monumentale fluidité
dans la salle des Pas Perdus ! Sans compter que des représen-
tantes du peuple, du peuple des jeunes femmes, mettent, çà et là,
dans les allées de marbre ou de chêne clair, la grâce de leur
tailleur ou de leur chandail de secrétaires et d’attachées.
Frivolité hors de saison ! Comme à la Nationale, comme à la
Comédie, je goûte, ici, dans un cadre architectural officiel, minu-
tieux, vernissé, l’inéluctable présence de tant de jours anciens.
Tombant obliquement par les vitrages les touche et les ravive le
coup de pinceau académique de l’intermittent soleil de ce prin-
temps bourru.
Les tableaux de Delacroix, d’Horace Vernet, les drapeaux
de Marengo, les groupes de bronze et les bustes font pencher,
décidément, la nef et la cargaison du côté du passé, en dépit du
poids des députes vivants qui circulent dans le luxe historique
du madrépore.
Autour des quatre colonnes se tisse, sans qu’il soit besoin, pour
le distinguer, de quelque spectroscope, le ballet des deux précé-
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LES GRANDS ANCIENS 247

dentes cohortes de députés, d’avant 14 et de tout de suite après,


Jaurès, Clemenceau, Pelletan, Barthou, Poincaré, Briand, Tardieu,
Caillaux, Léon Daudet, Léon Blum, d’autres, tant d’autres,
Marcelin Albert, Albert Thomas, prototypes physiques inimi-
tables, tous débordant d’intensité personnelle, morts pour l’état
civil mais prêts à rebourdonner dans leurs poils compliqués et leur
linge empesé pour peu que la science trouve le moyen de ranimer
des lambeaux du temps à partir de sites intacts, tel celui-ci.

Bravo pour la composition

Quel est ce survivant composite ? La moustache de Louis


Marin, la chevelure de Dujardin-Beaumetz, le col cassé d’Henry
Chéron ? Son époque est la nôtre. Il s’appelle Fonlupt-
Espéraber. Bravo pour la composition !
Ses collègues, la plupart sont glabres. Pas mal de dégaines
franchement juvéniles. Les complets sont de couleur grise, avec
quelques pointes dans le bleu pétrole et, pour certains élus
d’Afrique, la feuille morte. Le feutre bord roulé est d’usage pour
un sur quatre des députés, autant dire pour tous ceux qui traver-
sèrent un cabinet.
Il n’est, à vrai dire, que deux partis, les communistes et les
autres, encore que les communistes, somme toute, n’aient jamais
tout à fait rompu les ponts. Les socialistes sont des marxistes
d’honneur. Leur Révolution, en principe, accomplie, ils en sont
au stade du rapatriement bourgeois. Les radicaux représentent
les joueurs de boules. Les indépendants, les agriculteurs, les
coloniaux et les rescapés du gaullisme, vont, sans façon, les uns
et les autres, manger la blanquette au restaurant ou prendre un
verre dans cette serre vitrée d’où ils découvrent, au-dehors, dans
un même bouquet serré de blancheurs, l’Obélisque et le Sacré-
Cœur et, le cas échéant, les sombres colonnes de manifestants.

Une avidité à jouir

Dans cette arche, les MRP, du moins les plus célèbres,


tranchent par une évidente, une exceptionnelle avidité à jouir de
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248 ARTS

leur mandat jusqu’à éclatement inclus. Maurice Schumann, qui


encombre les journaux du soir de textes filandreux, exhibe une
fébrilité preneuse qui n’en perd pas une miette. De Menthon
surgit partout à la fois. Lecourt et Teitgen promènent des conci-
liabules feutrés. Robert Schuman, que j’imaginais d’une moins
haute stature, a les oreilles pointues de Nosferatu. Il glisse vers
son portefeuille avec une sorte de précision flottante qui ne
m’emballe pas. La mort d’Alcide de Gasperi, décidément, a
déchiré le voile blanc.
J’échange quelques paroles avec le président Daladier. Je
m’enchante de sa tête provençale, où je m’amuse à retrouver la
mienne. « Ma famille, me dit-il, habite la même ville depuis le
XVe siècle. » Il est petit, « raplot », solide. Il a l’accent. Il pour-
suit son métier.
L’éventail des travées aligne en courbes parallèles les ban-
quettes amarante. Vingt colonnes ioniques les surplombent sous
un plafond de cristal d’où pleut une luminosité légère et dorée.
Ce matin, des hommes en blouse ont passé au Miror les accou-
doirs de cuivre du fauteuil du président Schneiter. D’autres ont
promené les aspirateurs sur les dalles à veines bleues du parquet.
Les tribunes du public ont les mêmes banquettes rouges que
le Petit Marigny.
Le vestiaire est obligatoire.
À quinze heures, les tambours gronderont, les sonnettes
retentiront. Pour l’instant l’hémicycle est vide.
Quinze heures moins le quart. Une masse sombre pénètre
dans l’enceinte. Sur cette masse mouvante s’agglomère l’affec-
tueuse banderole des regards. Elle chemine avec lenteur, soute-
nue par un comparse, suivie d’huissiers en frac. C’est Édouard
Herriot.
Marche-t-il ? Roule-t-il ? Combien a-t-il de jambes ? Il est, à
lui tout seul, le char et le cocher, lourd, énorme, la chaîne d’or
barrant le gilet, l’oreille droite marquée du bouton de l’appareil
des sourds. Sa canne à bout de caoutchouc tâte le parquet. Il
progresse avec une douloureuse volupté dans ce théâtre huma-
niste et classique. Il atteint la première banquette. Il se croche au
dossier, de la main gauche, comme un alpiniste. Il récuse, main-
tenant, toute assistance. Il se hisse, de même, au second palier.
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LES GRANDS ANCIENS 249

Puis au troisième. Il s’assied, enfin. De tenaces cheveux en


exergue embrouillent sa calvitie.
La paume des mains vieillit la dernière, ou plutôt, ne vieillit
jamais. D’une main éternelle il distribue au personnel les béné-
dictions d’une tutélaire cordialité. À distance, les huissiers
s’inclinent devant lui, symbole, principe, un prénom, un nom ;
monticule accompli de jours, de discours, de repas, de fumées.
Trois heures moins dix. Entre Paul Reynaud, champion japo-
nais de nage contre le courant du temps.
Complet bleu marine. Pochette. Mince, droit. Sa tête asia-
tique est emprisonnée dans les rides et fossettes d’une ironie
sarcastique qui n’est peut-être qu’une formule jivarote de
conservation. Tout à l’heure, quand il parlera, sa voix nasale et
soignée aura quelques inflexions lasses. Comme Herriot, comme
Daladier, comme Cachin, il a connu les grandes heures de ce
palais. Ses dons de conférencier économiste n’ont point fléchi.
Mais une fois de plus, dénoncer les risques d’inflation, une fois
de plus développer les thèses d’une orthodoxie budgétaire sans
cesse démantibulée par les événements et toujours, néanmoins,
en pleine forme, reliée à la solidité quasiment minérale de ses
filons bancaires, il semble le faire avec moins de malice et de
causticité que d’habitude. Qu’il prenne garde ! La vraie vieillesse
n’attend qu’un signe de renoncement.

Les frisettes des dames

Tout d’un coup, derrière les vétérans, ils sont tous là.
Quinze dames, dont on ne voit que les frisettes. Deux prêtres,
robes saugrenues. Les laineuses groseilles brunes de la Côte
d’Ivoire et du Congo.
Dans les rangées, quelque part, Pierre Mendès France. Petit,
jeune, en complet marron, sans aura, pour le moment. Chaque
orateur va parler de lui comme d’un Martien prodigieux, d’un
surnaturel visiteur disparu. Cependant, il lit Paris Presse. Il n’est
pas follement entouré.
Christian Pineau, seul à son banc, est blafard, en mauve
pâle. Il lit sa déclaration, rythmée sur une impraticable concilia-
tion des contraires, d’une voix aimable, nette, soutenue par le
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250 ARTS

micro. Aux deux tiers, il côtoie l’emboîtage. Vers la fin, il saisit


de nouveau l’attention.
Il a fini.
Sans désemparer, à cette même tribune, venu du cœur de la
betterave toute secouée encore d’avoir tant souffert sous Mendès
France, se plante un député sans charme, sans âge, le scrutin
d’arrondissement en chair et en os. Il parle maïs, blé, cadastre,
bénéfice. Il ne s’élève aux vues générales que pour défendre la
tenace médiocrité paysanne.
Lui succède l’admirable poète Léopold Senghor. Son organe
lent et minutieux menace au nom du monde africain. Ce vir-
tuose de l’image originale ne loge, dans son discours, qu’une
métaphore, la citation la plus banale qui soit, la plus étrangère à
son génie. Il parle de ces ministères qui durent « ce que durent
les roses ». Dans cette banalité voulue je discerne une singulière
force d’âme.
D’autres viennent, parlent à leur tour.
Parfois une hilarité générale, incompréhensible, convulse
l’assemblée en spasmodique gaminerie.

Des voix maigrelettes

Des interruptions partent des bancs. Sans micro, les voix sont
maigrelettes.
Dix-huit heures. Je sors.
Il neige. Surprise !
Aussi bien la Seine pourrait recouvrir les chaussées. Ou s’en
être retournée dans sa montagne natale.
Autrement dit cette salle des séances semble avoir la vertu
d’isoler. Au sommet de leur expansion orgueilleuse les hommes,
dans un léger délire, ont l’air, là, d’être des jouets.
Ils sont des jouets. À chacun d’eux sa propre destinée, peu ou
prou, paraît immense en même temps qu’insuffisante. Il croyait
qu’il était allé très haut. Maintenant il constate que, somme
toute, il peut beaucoup moins que ce qu’auparavant il se figu-
rait. L’ivresse du triomphe départemental s’évapore dans la
proximité coude à coude de plusieurs centaines de triomphes,
du même tonneau.
Dossier : Document : Arts
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LES GRANDS ANCIENS 251

Et il cherche, plus ou moins, dans son dos, la clé qui le


remonte pour qu’il couvre une trajectoire féerique dont il n’est
guère plus responsable que de celle même de sa vie.

Marcel Aymé
L’auteur non conformiste et inclassable du Passe-muraille a été journa-
liste pour Marianne (avant guerre), Je suis partout, Opéra. Pour Arts, son
obsession de la peine de mort le fera écrire sur un célèbre condamné
américain « Chessman et la tête du gouverneur » et l’hebdomadaire
publiera un reportage écrit vingt-sept ans plus tôt sur une exécution
capitale. Un texte que lui avait demandé, lors de ses débuts, un « brave
homme de rédacteur en chef », précisait l’hebdomadaire.

UNE TÊTE QUI TOMBE

10 avril 1952, article recueilli


dans Œuvres romanesques complètes, III,
© Éditions Gallimard

Je n’avais jamais vu tuer un homme. À 23 ans, on a parfois de


ces lacunes. Journaliste, j’étais affecté à ce qu’on appelait à
l’époque « les chiens écrasés » et on se méfiait un peu de moi
parce que dans mes papiers, je ne parlais que de ce que j’avais vu
ou entendu et qu’il fallait presque toujours en remettre derrière
moi pour allonger la sauce. Ce qui me manquait, je le comprends
bien à présent, c’était le sens du détail pittoresque et alléchant.
Dans la circonstance, le rédacteur en chef s’était tâté pour savoir
s’il enverrait sur les lieux quelqu’un d’un peu important, mais à la
réflexion, il s’était dit qu’une exécution capitale est la chose la
plus banale du monde, une cérémonie bien réglée et sans aléa, ne
valant pas plus de quatre ou cinq lignes à la deux, et que je
suffirais à cette modeste relation. En me désignant, il avait déclaré
que ce spectacle, nouveau pour moi, contribuerait heureusement
à ma formation journalistique. C’était un excellent homme.
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Date : 5/5/2009 12h21 Page 252/394

252 ARTS

Je m’étais mis en route vers trois heures du matin et à pied, en


pensant avec satisfaction aux huit ou dix francs du taxi ainsi
économisés et que je ferais figurer sur ma note de frais au titre
« déplacements ». En passant aux Halles, je m’étais offert, pour
zéro franc cinquante, une andouille grillée et un morceau de
pain. Il faisait une très belle nuit d’été, une de ces nuits tièdes et
tendres à rendre sensible un huissier ou un professeur de philo-
sophie à la douceur de vivre. La pensée de l’homme qui allait
mourir sous mes yeux ne me tourmentait pas autrement, j’avais
23 ans et je portais une cravate un peu bouffante qu’une jeune
femme bienveillante m’avait confectionnée dans un morceau de
crêpe de chine bleu foncé.
J’étais content de ma cravate et de la douceur de la nuit. Le
condamné à mort, un nommé Dervaux, après avoir tué et
découpé sa femme légitime, en avait rangé les morceaux dans
une malle. Bien que faisant partie de la société qui l’avait
condamné et qui allait le tuer, je ne me sentais animé d’aucune
haine contre lui. Sa conduite me paraissait blâmable, mais avec
la légèreté de la jeunesse, je trouvais piquant le fait de couper sa
femme en morceaux pour la faire tenir dans une malle. En
somme, je me rendais à cette exécution en indifférent.
L’entrée du boulevard Arago était barrée par de nombreux
cordons de police et il me fallut montrer plusieurs fois mon
laissez-passer. Je finis par déboucher sur un grand espace vide
encadré par des pelotons de gardes à cheval, des piquets
d’agents et de gardes à pied. C’était là. En me dirigeant vers le
groupe des journalistes, je vis surgir devant moi, entre les
feuillages des arbres du boulevard, la haute et fine silhouette de
la guillotine avec son œil rond barré par la paupière du coupe-
ret. Les aides, sous la direction du bourreau tout de noir vêtu,
s’affairaient autour de la machine. Le jour commençait à se
lever. Je me sentais beaucoup moins à l’aise que l’instant d’avant
sur le boulevard Saint-Michel. À côté de moi, Géo London
égrenait des souvenirs et racontait des histoires drolatiques
d’exécutions capitales, des histoires qui ne faisaient rire per-
sonne. On attendait très longtemps. Il faisait jour. Tout à coup,
il y eut un mouvement qui se propagea parmi les troupes station-
nant l’arme au pied. Le fourgon, au trot de ses deux chevaux,
apparut de l’autre côté de l’esplanade aménagée par les troupes
Dossier : Document : Arts
Date : 5/5/2009 12h21 Page 253/394

LES GRANDS ANCIENS 253

et vint se ranger en face de la guillotine. Je vis descendre


Dervaux. C’était un petit homme trapu, un peu gras, dont le
visage rond rayonnait la franchise et la bonté. Ses yeux étaient
pleins de douceur, de tendresse. L’innocence de cet homme ne
pouvait être mise en doute, même s’il était vrai qu’il eût coupé
sa femme en morceaux. Quelques pas seulement me séparaient
de lui, je le voyais de face et je le reconnaissais comme un frère,
un homme tout proche de moi, infiniment plus proche que ne
pouvaient l’être ceux qui l’avaient condamné. Je pensais avec
tendresse qu’il avait dû avoir du mal pour découper sa femme et
qu’il était passé par d’affreuses angoisses, sans compter celles du
jugement.
Pourtant, il était évidemment sans fiel sans rancune. Il a
regardé la guillotine, il a regardé la guillotine il a regardé autour
de lui, les soldats, les journalistes, tous ces gens délégués par la
société, tous ces gens réunis pour le tuer et, dans ses bons yeux,
j’ai vu de la tristesse et je crois bien aussi de la compassion pour
nous. Avant que les aides du bourreau ne se saisissent de sa
personne, il s’est entretenu une minute ou deux avec son avocat
et avec l’aumônier. De nouveau, sa physionomie s’animait, son
regard brillait d’amour et de douceur et il avait un sourire de
pardon. Il nous pardonnait. Je souhaite d’avoir cette tête-là, sur
le lit de mort, à tous les juges ayant condamné un pauvre homme
qui a coupé sa femme en morceaux.

Jacques Chardonne
L’auteur de L’Épithalame et des Destinées sentimentales s’est toujours
senti plus proche de Nimier que de Laurent. Sa correspondance avec
l’auteur des Épées évoque régulièrement l’actualité de l’hebdomadaire. Il
confiera à Arts des textes en avant-première (« Doit-on guillotiner les
écrivains de talent ? ») et écrira quelques reportages à sa façon.
Dossier : Document : Arts
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254 ARTS

CINQ JOURS AUX CHAMPS-ÉLYSÉES.


LE LIDO – TOLSTOÏ ET DOSTOÏEVSKI –
BRIGITTE BARDOT – MITSOU – LE FOUQUET’S

6 février 1957

Tout au long de la vie, il faut abandonner quelque chose ; tant


mieux, la vie c’est trop. Enfin la vieillesse arrive et nous voilà en
vacances. Ce sont de bonnes années pour l’homme, à qui l’abon-
dance est si contraire.
Trente années, j’ai pris le train pour Paris vers midi et je reve-
nais dans mon village le soir, n’ayant pas vu Paris. Je m’en suis
privé sans dommage comme j’ai fait pour le reste. Enfin j’ai
voulu connaître Paris, et je viens de passer cinq jours aux
Champs-Élysées.
Avant de partir, je me suis renseigné sur les temps modernes,
relisant les chroniques que Paul Morand a écrites vers 1930. On
y trouve l’essentiel sur les événements et les manières d’aujour-
d’hui, jusqu’à la façon d’écrire, si preste, qui est le ton du jour.
L’histoire et les jeunes écrivains ont beaucoup pillé ce silencieux
qui en a tout dit, qui a tout prévu et qui a donné jadis dans le
même moment la juste mesure de 1900 et de 1957.
Je logeais dans un hôtel de la rue de Ponthieu. Après une
nuit, ce quartier m’est familier. On dirait que le sommeil plonge
des racines et, noue de secrètes relations avec les choses et les
gens des environs. Le matin, près de l’endroit où j’ai dormi, je
suis chez moi ; mes amis dans ces parages sont davantage mes
amis.
Ils viennent me surprendre quand je déjeune chez le Père
Louis ; Félicien Marceau assombri par les fatigues du succès ;
Roger Nimier, depuis peu citoyen des Champs-Élysées, homme
de la rive droite s’il en fut, en mission rive gauche ; Coquelin de
Mayolan me dit : « Paris est mort. Les spectacles sont misérables.
On ne sait où passer la soirée. »
Dossier : Document : Arts
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LES GRANDS ANCIENS 255

Il exagère comme font les hommes intelligents, l’esprit rapide


tout de suite à la pointe de l’idée.
Si l’on savait où passer toutes les soirées, qui se marierait ?
Pourtant, il y a de bonnes comédies à Paris. Il n’y a d’acteurs
qu’à Paris pour un certain théâtre qui n’est que de Paris.
Coquelin de Mayolan devrait faire un tour à Londres (la tragé-
die est mieux servie en Allemagne). Il est vrai, le théâtre noble
est devenu sinistre à Paris. Le public met sa gloire à s’ennuyer ;
il veut de l’abscons. Des salles de concert sont remplies d’une
foule religieuse qui n’entend rien à la musique ; aux expositions
de peinture accoururent des égarés pleins de stupeur. Enfan-
tillages.
J’ai été surpris par les ténèbres des lieux de plaisirs. Si on
danse, c’est dans l’obscurité, lent balancement, presque sta-
gnant, musique désolée.
Le Lido est un gigantesque caveau. Vers dix heures du soir,
mille personnes dînent ensemble aux lueurs de tristes flam-
beaux dans une nuit poudreuse, étouffante. Cette sorte de
veillée funèbre est interrompue par les projections d’un soleil
blafard sur de longues femmes rosées, à peine vêtues de plumes,
et quantité d’exploits bien curieux. On dit que dans ce genre il
n’y a rien de tel sur la planète, et je le crois : mais cela pique les
yeux.
En plein jour, on s’assoit avec précaution dans des antres plus
noirs encore. Deux cinémas offrent un roman de Tolstoï et un
roman de Dostoïevski ; deux versants opposés de la littérature.
Tolstoï a écrit le plus beau roman qui soit ; Dostoïevski a régné
par des nombreux intermédiaires sur le siècle romantique. On
me dit : « Ne pensez-vous pas que l’image va remplacer le
roman ? » Réponse : L’image remplacera fort bien, et sans nous
fatiguer, les romans qui sont faits d’une intrigue et de ces pan-
tins que l’on nomme personnages ; mais, de Tolstoï et de Dos-
toïevski, rien n’est venu sur l’écran, absolument rien. Ces grands
auteurs s’expriment par des mots. Des mots écrits avec une
plume, avec la main, et par où le corps rejoint l’esprit. Les mots
constituent leur œuvre même ; on ne peut transférer cette œuvre
dans une autre matière. La littérature est chose du tréfonds de
l’être, recréée par chaque lecteur à travers des mots.
Dossier : Document : Arts
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256 ARTS

J’ai eu plaisir à voir Brigitte Bardot. Elle n’a pas besoin de


beaucoup de mots. C’est une excellente et charmante actrice,
savante dans le naturel. Je pourrais dire pourquoi je l’apprécie,
mais c’est là mon goût seulement, chose toute personnelle, et
dont il n’est pas convenable de parler.
Mitsou m’a effrayé. Je pense au délicieux café-concert de pro-
vince, 1915, plein de raffinements. On y blasphème des hommes
et des sentiments jadis sacrés, des années tragiques. Le respect
ne dure guère.
À midi, chez Fouquet’s, foule ravigotante d’hommes vigou-
reux qui ont sans cesse de petits secrets à se dire : on peut y
manger un bon plat, bien servi, avec le silencieux mouvement de
l’avenue dans les vitres. Au bar du Claridge solitude et paix : le
gin est de bonne source. Quelquefois Henry Miller apparaît en
ces lieux déserts : il vient en voisin, et le barman, si discret, lui
sourit.
Chez Durer, il y a de beaux souliers. Les vitrines, partout,
sont une joie faite pour les yeux, plaisirs de ceux qui n’ont pas
d’argent.
Si Paris reste Paris, à travers tout, c’est à cause du Parisien. Il
y en a encore, et qui n’ont pas leur pareil dans le monde, du
moins l’espèce que je connais. Quand le Français est sérieux, ou
vise à trop de grandeur, il est permis de s’inquiéter. Que de
sottises il a faites en cinquante ans ! Mais il recèle dans sa texture
d’inaltérables pouvoirs, on ne sait quel philtre pour sa défense
personnelle, et qu’il nomme liberté. Cela est fait de malice et
d’esprit. Bonne protection sous le vent qui souffle. Lorsque les
Burgondes, pour la première fois, ont voulu s’implanter chez
nous, ils ont vite fondu sur cette terre de feu.

Jean Giono
« Une exclusivité sensationnelle » : la rédaction de Arts n’hésite pas
pour souligner l’importance de la publication du procès Dominici vu par
Jean Giono. Illustré de dessins de Bernard Buffet, le texte sera publié
pendant quatre semaines et alors que le jugement est déjà connu. Mais
l’affaire a marqué la France entière et les commentaires de l’habitant de
Manosque, ses doutes sur la culpabilité de l’accusé vont être particulière-
Dossier : Document : Arts
Date : 5/5/2009 12h21 Page 257/394

LES GRANDS ANCIENS 257

ment remarqués. C’était une région qui était la sienne, qui l’avait
beaucoup inspiré. Cette série, c’est la référence pour Arts, cinquante ans
après, c’est l’article qui est resté dans les mémoires. Bernard Frank écrivait
dans Le Nouvel Observateur en octobre 2003 : « Il y avait, sur cette
affaire, un article de Giono dans Arts… j’aimerais relire ce papier, on a
parfois des surprises. »

LE MONSTRUEUX ROMAN DES DOMINICI

1er décembre 1954, Notes sur l’affaire Dominici,


© Éditions Gallimard

Au moment où je classe ces notes prises pendant le déroule-


ment du procès, c’est dimanche après-midi, le jury et la cour sont
en délibération dans la salle du conseil. Je n’aimerais pas être à
leur place. Je suis bourrelé de scrupules et plein de doutes.
Si je fais le compte, il y a autant de preuves formelles qui
démontrent la culpabilité de l’accusé que de preuves formelles
qui démontrent son innocence.
J’ai assisté au procès à une place qu’on m’a désignée et qui
était de choix. Juste derrière le président. Je voyais très bien
l’accusé, à trois mètres de moi.
J’ai vu de face et à la même distance les témoins pendant
qu’ils témoignaient. Je pouvais voir les visages de tous les jurés.
J’ai regardé et écouté jusqu’à en être brisé de fatigue.
Le premier jour, pendant l’interrogatoire de l’accusé, je ne le
perds pas de vue. Je l’écoute répondre. Je note exactement ses
réponses. À ce moment-là, il est tout à fait semblable à cent, à
mille vieux paysans des hautes terres, c’est-à-dire des terres
pauvres, car la ferme D. est une ferme pauvre, malgré le compte
en banque de D. dont on dit qu’il est bien garni. On parle de
dix à douze millions. Je n’ai pas vérifié. Nous reviendrons sur
ces millions. Semblable dans ses réponses (l’accusé) à cent, à
mille vieux paysans que je connais. Je pourrais citer des noms.
Dans la même situation (je ne parle pas de l’assassinat, je veux
dire : dans la situation d’être interrogés comme on interroge D.)
Dossier : Document : Arts
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258 ARTS

ils auraient la même attitude, ils répondraient de la même voix,


avec les mêmes mots.
Les mots. Nous sommes dans un procès de mots. Pour accu-
ser, ici, il n’y a que des mots ; l’interprétation de mots placés les
uns à côté des autres. Pour défendre également. Dès la première
suspension d’audience, je dis à l’avocat général Rozan, ce que
j’ai compris tout de suite (qu’il a compris aussi) : nous sommes
dans un total malentendu de syntaxe. Je vais exagérer, mais nous
sommes dès le début, dans une situation si exceptionnelle qu’il
est peut-être bon d’en voir certains aspects à la loupe. Je dis à
l’avocat général : « Il aurait été excellent que la première phrase
du président soit celle-ci : Avant de commencer nous allons
d’abord nous entendre sur la valeur des mots et de la place des
pronoms dans le discours. » M. Rozan me fait la grâce de ne pas
être très étonné par ce que je viens de dire. (Par la suite, il sera
tellement de mon avis, qu’il en fera état dans de nombreuses
interventions.)
Exemple (à la reprise d’audience, tout de suite après ma
remarque) :
Le président (s’adressant à l’accusé) : « Êtes-vous allé au
pont ? » (Il s’agit du pont de chemin de fer.)
L’accusé : « Allée ? Il n’y a pas d’allée, je le sais. J’y suis été. »
Pour lui qui n’emploie jamais le verbe aller pour dire : aller
au pont, aller à la vigne, aller à la ville, il croit qu’il s’agit du
substantif : une allée, une allée d’arbres, une allée de vignes et il
répond : il n’y a pas d’allée, je le sais, j’y suis été.
Or, comme il est surpris par la phrase du président (combien
anodine cependant et j’ajoute que le président ne pouvait pas
s’exprimer autrement : moi-même si j’avais eu à formuler la
question, je l’aurais faite de la même façon que lui), comme il
est surpris par la forme de la phrase, qu’il y a un mot qu’il ne
comprend pas tout de suite, il hésite avant de répondre. Il se
trouble.
Entendons-nous : ce n’est pas de là que surgira une erreur
judiciaire. Nous verrons cependant plus loin qu’en déplaçant un
petit pronom, ou en mettant au pluriel ce qui est au singulier,
on anéantit complètement une phrase accusatrice et terrible. Et
je le répète : c’est un procès de mots ; il n’y aucune preuve maté-
rielle dans un sens ou dans l’autre ; il n’y a que des mots. Mon
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LES GRANDS ANCIENS 259

souci n’est donc pas tout à fait superflu. D’ailleurs ces erreurs
de mots accusent parfois (on le verra) et très lourdement. Elles
ne sont pas toutes en faveur de l’innocence.
Ces malentendus idiots irritent les deux parties qui ne
s’entendent pas. Le président dépense des trésors de patience.
On nous présente l’accusé comme brutal, cruel même (on
évoque des faits qui ne prouvent pas la cruauté), sujet à de ter-
ribles accès de colère, solitaire. On ne fait pas assez attention à
cet état de solitude. Or, le commissaire Sébeille a fait, dit-on, une
enquête « psychologique ». Pourquoi faut-il que cette enquête
psychologique éveille ma méfiance ?
En tout cas l’accusation fait état et se sert beaucoup de ce
caractère ainsi dévoilé. Or, l’accusé avait 76 ans le jour du crime,
et, pendant soixante-seize ans, il n’a jamais exercé ni sa brutalité,
ni sa cruauté, et ses terribles accès de colère n’ont jamais marqué.
À un point qu’on est obligé de relever contre lui qu’un jour il a
jeté des pierres à son chien (sic).
Enfin, on tient un fait pour prouver sa brutalité. Il a même
accouché sa femme lui-même, sans aide, neuf fois. « Non,
répond-il en souriant, trois fois seulement. » On lui reproche.
« Nous étions loin de tout, répond-il. Fallait-il que je la laisse
mourir ? » Et il ne sourit plus.
Quelques répliques. Le président : « Vous êtes excitable. »
L’accusé (qui ne comprend pas tout à fait le mot) : « Je ne me
suis jamais moqué de personne. Je n’aime pas qu’on se moque de
moi. » Le président : « Vous êtes rude et primitif… » L’accusé :
« Comme je suis toujours. » Le président : « Coléreux… »
L’accusé : « En colère quand il le fallait. » Le président : « Sus-
ceptible… » L’accusé : « Je ne vois rien là-dedans. » Le pré-
sident : « Égoïste… » L’accusé : « Égoïste. Ce n’est pas vrai. La
porte de la ferme était toujours ouverte à tout le monde. » Le
président : « Assez vantard. » L’accusé : « “Vantard !” Quand on
me demandait : comment fais-tu ça, je disais, je fais comme ça.
Ah ! oui, c’est parce que je disais moi. Oui je disais moi je fais
comme ça. » (Ce qui prouve en effet qu’il est parfois très subtil.
Mais est-ce quand il veut l’être ou simplement quand il peut
l’être ? Ce qui dans ce cas prouverait une certaine franchise ?) Le
président : « Vous étiez très dur… » L’accusé : « Je le suis
encore. » Le président : « Indifférent à tout ce qui vous entou-
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260 ARTS

rait… » L’accusé : « C’était mon travail qui m’intéressait. » Le


président : « Vous donniez des conseils. » L’accusé : « Je les ai
toujours écoutés. » Le président : « Vous étiez d’une ruse raffi-
née. » L’accusé : « Quand on ne me roulait pas moi, je roulais les
autres. » (A-t-il compris le mot raffiné ?) Le président : « Vous
étiez replié sur vous-même. » L’accusé (qui a très bien compris) :
« J’étais bien obligé. » Le président : « Peu communicatif. »
L’accusé : « On était loin. Le travail avant tout. » (Loin ? Il veut
dire loin de la société, loin du monde ? Société qui le juge, et
c’est juste, après ce crime monstrueux. Mais il n’est pas encore
prouvé qu’il soit le coupable. Loin du monde qu’il comprend à
sa façon, c’est-à-dire qu’il ne comprend pas. Nous parlerons
après du compte en banque, des dix ou douze millions. C’est
difficile d’en parler. Nous verrons que ces millions ne sont pas
du monde.)
Le président : « Tournez-vous par ici, regardez la cour. »
L’accusé : « Je n’ai pas honte. » Le président (sur un détail de la
vie intime de D.) : « N’en parlons pas. » L’accusé : « Pourquoi ? »
Le président : « Vous avez pris sept lièvres au collet. »
(On veut expliquer qu’il a pu sortir la nuit. C’est important
pour l’accusation.) L’accusé : « Non, j’en ai pris cinq. Pas plus. »
Le président : « Gustave (l’un des fils, le premier accusateur),
Gustave était renfermé. » L’accusé : « Ça ne le rendait pas
méchant. » Le président : « Gustave a dit : j’en ai assez de mon
père. » L’accusé : « Gustave a pris la ferme en 40. Il prenait tout
le produit. Vous verrez ma femme, elle vous le dira. » Le pré-
sident : « Vous restiez toujours le maître. » L’accusé : « Non, je
ne lui demandais rien. » Le président : « Étiez-vous réservé en
galanterie féminine ? » L’accusé : « Quoi ? » Le président :
« Enfin, avec les femmes comment étiez-vous ? » L’accusé :
« J’avais la mienne. » Le président : « Elle vous suffisait ? »
L’accusé : « Je comprends ! » L’accusé (surpris et sincèrement
surpris) : « Alors, monsieur le président, vous me croyez cou-
pable ? » Le président (fait une phrase que je n’ai pas notée pour
dire qu’il n’a pas à croire ou ne pas croire). L’accusé : « Mais
vous me le faites bien comprendre. »
Le président est en train de parler des aveux. L’accusé a l’air
de se désintéresser du débat. Le président lui dit de faire atten-
tion. L’accusé : « Je vous écoute, monsieur le président, dites
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LES GRANDS ANCIENS 261

toujours. » Le président parle de l’accusation portée par les fils


et ajoute : « Si ces accusations étaient fausses, ce serait ignoble. »
L’accusé : « Vous pouvez le dire. » Le président : « Vous êtes
sorti, vous vous êtes effrayé (il s’agit de la nuit du crime). »
L’accusé : « Comment. Je me suis effrayé ? » Le président lui
demande de s’expliquer. L’accusé : « Vous m’en demandez trop,
monsieur le président. » Le président suggère des explications.
L’accusé : « Vous pouvez dire tout ce que vous voulez, monsieur
le président, moi je ne sais pas, j’étais couché. »
Ici, une ruse subtile du président. Il mélange, avec une adresse
diabolique, le crime et la reconstitution du crime. D’après les
experts en balistique quand les coups de feu ont été tirés sur
Lady Drummond, elle était debout ou couchée (c’est-à-dire, ni à
genoux, ni courbée). Le président et l’accusé sont en train de
parler de la reconstitution du crime et de la place qu’occupait le
policier qui jouait le rôle de la femme. Ce policier était couché.
Brusquement, le président demande : « La femme était-elle
debout ou couchée ? » Toute la salle et moi-même avons le
souffle coupé. L’accusé : « C’est moi qui étais couché. » Il
n’ajoute même pas « dans ma chambre », il l’a déjà dit.
On est tenté d’applaudir cette réplique de théâtre. Au moment
où l’accusé a répondu, tous mes sens étaient en éveil. Et j’avais
les yeux fixés sur son visage. Je n’ai rien vu de rusé. Je n’ai rien
senti de faux. Il y eut cependant une seconde de retard dans
l’envoi de la réponse. Et il a ajouté deux secondes après sa
réponse « demandez à l’assassin ». Mais cet ajout était faux. Le
dialogue se poursuit. Sur une conversation que l’accusé a eue
avec Yvette : l’accusé : « Je lui ai parlé comme je parle à vous. »
Le président : « Vous jugiez très sévèrement les autres. »
L’accusé : « Oh ! non, et, ma foi, je ne vois pas… » (Il a l’air de
dire je ne vois pas pourquoi je m’en serais privé.)
Le président : « Vous avez une mémoire fidèle. » L’accusé :
« Oui, elle est bonne. » (Lui qui pour les aveux va répéter inlassa-
blement « Je ne me souviens pas. ») Le président : « Vous étiez
bricoleur. » (À mon avis, le mot est petit, pour désigner l’habileté
manuelle que doit avoir tout paysan solitaire. Il s’agit ici de faire
comprendre aux jurés que l’accusé a fort bien pu arranger la
carabine dont le canon était maintenu contre le fût par un anneau
de plaque à vélo.) L’accusé : « Bien obligé. » Le président : « Vos
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262 ARTS

enfants étaient sous votre coupe et croyaient ce que vous disiez.


Ne voyaient que par vous. » L’accusé : « Comment que par
moi ? » (Il n’a pas très bien compris la phrase. C’est le mot coupe
qu’il ne comprend pas.) Le président : « Vous étiez très sévère ? »
L’accusé : « Oui. Alors, si un père n’est pas sévère qui le sera ? Et
qu’est-ce qui va arriver ? » L’accusé raconte comment il a séparé
deux ivrognes : « (c)’est la première fois que j’ai donné une gifle à
un homme ». On a fait état d’un rapport sur la psychologie des
Dominici qu’on a demandé à l’institutrice de Gustave D. C’est
exactement un rapport étroit, une rédaction d’école normale
d’instituteurs et une bonne rédaction d’institutrice. Mme Musy
(l’institutrice) est-elle la veuve du conseiller général tué chez lui à
Peyruis, à la Libération ? (Cinq à six kilomètres de la Grande
Terre à Peyruis.)
L’accusé (répondant aux dires du rapport) : « Je vais vous
dire. Cette femme était sourde. Les enfants se moquaient d’elle.
Je les ai grondés. » Le président : « Vous ne laissez rien appa-
raître de vos émotions. » L’accusé : « Pour quoi faire ? »
Le président : « Les psychiatres disent que vous êtes nor-
mal. » L’accusé : « Diable ! Je ne suis pas fou, non ! » Le pré-
sident (un peu énervé. Il le sera rarement.) : « Laissez-moi
parler. » L’accusé : « Laissez-moi parler moi-même. Je ne veux
pas passer pour un autre, monsieur le président, si on vous
prenait comme on m’a pris, nous verrons ce que vous feriez.
J’écoute ce que vous “disez”, vous devez écouter ce que je dis. »
Mais il répète trop souvent : « Je suis franc z’et loyal. Je suis un
bon Français. » Tout cela sonne horriblement faux. Faux égale-
ment les appels au peuple « Devant le peuple ici assemblé » ? Ce
ne sont pas non plus des mots « soufflés ». Ce sont des mots
nouveaux. Ce sont des mines fort dangereuses qui éclatent même
sous les pas de la défense. Si on s’était demandé cependant pour-
quoi il répète à tout bout de champ cette phrase si insolite « Je
suis un bon Français », si on lui avait demandé pourquoi il insis-
tait tant, nous serions peut-être entrés dans une des chambres
secrètes de ce drame. Cette phrase-là, je ne l’ai jamais entendue
prononcer par un paysan de notre région. Jamais. Que vient-elle
faire ici ? À plusieurs reprises dans ce drame, des corridors obs-
curs nous ramènerons devant la porte verrouillée à triple verrou
de cette chambre secrète.
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LES GRANDS ANCIENS 263

Il a de la noblesse d’attitude. Les femmes disent qu’il est


beau. C’est vrai. C’est un roi barbare. Je ne me laisse pas impres-
sionner par ce roi barbare. J’en ai vu d’autres. Je suis à côté de
Salacrou qui s’engage. Je lui conseille la prudence.
Je ne perds pas de vue l’accusation, à un point qu’il le sent et
jette vers moi des coups d’œil furtifs. Ne cherchons pas la vérité
dans des apparences. Son regard est froid et perçant et gênant,
sans noblesse, celui-là. Mais je considère que cet homme est dans
une situation exceptionnelle, qu’il a besoin de tous ses moyens.
Et c’est pour ne pas le gêner, lui, que je change de place, que je
m’éloigne un peu.
Il a demandé à ses gardes qui était cet homme derrière le
président. C’était moi. On le lui dit. Il s’étonne. « Ce monsieur
s’est dérangé ! » (Sous-entendu : pour si peu de chose ! Mais
dans ce sous-entendu, il ne voulait pas parler du crime ; il vou-
lait dire « Pour si peu que je suis »).
Comme j’en suis là de la rédaction de mes notes, on me télé-
phone de Digne que l’accusé vient d’être condamné à mort. Je
n’ai pas écouté les réquisitoires (il y en avait deux) ; je n’ai pas
écouté la partie civile (je m’en excuse) ; je n’ai pas écouté les
plaidoiries. Je n’ai pas attendu à Digne le verdict. La mort était
dans ce dossier. Je ne rédige ces notes que par scrupules. Je
continue donc la rédaction sans souci de l’actualité.

Marcel Jouhandeau
« Tuons les médiocres » avait écrit l’auteur de Chaminadour dans
Arts, mais aussi « J’aime Henry de Montherlant ». Il publia également
ses carnets d’écrivain dans l’hebdomadaire pendant sept semaines en 1957
et le récit de faits divers, « Les amants tragiques de Blois », « Un crime à
décourager les cauchemars de Sade et de Poe, le procès Evenou
Deschamps ». C’est avec plus d’émotion qu’il évoque la mort de Kennedy.
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264 ARTS

APRÈS LA MORT DE KENNEDY, LA DESCENTE AUX ENFERS

4 décembre 1963, © Éditions Gallimard

Pour garder sa sérénité en ce monde, au moins pour n’y pas


mourir d’angoisse, il semble qu’il conviendrait de n’être à l’aise
que dans le danger, au milieu des catastrophes, saturé d’hor-
reurs, et je dois reconnaître que c’est à peu près ce qui m’est
arrivé, en particulier au cours de l’Occupation et de la Libéra-
tion, aussi bien que pendant trente-cinq années de ménage, véri-
table enfer. Eh bien ! on me croira si l’on veut, toutes ces
tribulations, si douloureuses fussent-elles, n’ont jamais une
seconde entamé, altéré ma bonne humeur, que j’ai conservée
égale, si bien que je suis autorisé à croire que rien ne peut préva-
loir contre elle ni personne.
On lit dans Abdias, l’un des petits prophètes : « L’orgueil de
votre cœur vous a élevé, et parce que vous habitez les pentes des
rochers et qu’ayant mis votre trône très haut, vous dites en vous-
même : qui m’en fera tomber ? Quand vous prendriez votre vol
aussi haut que l’aigle et que vous bâtiriez votre nid parmi les
astres, je vous en arracherais, dit le Seigneur. »
Dieu peut me précipiter. Être relatif, si je ne puis me conce-
voir sans Lui, je reconnais que Dieu m’est nécessaire, métaphy-
siquement, sans exiger de Lui qu’il existe. Je lui abandonne
l’aséité.
L’ipséité me suffit, du moment qu’elle demeure intangible.
Au fond de l’abîme, je me retrouve, je me recouvre moi-même
tout entier.
N’aurait-on à redouter que les cataclysmes cosmiques, il y
aurait déjà là, pour l’homme qui n’a pas de vie intérieure, des
sujets de crainte, insupportables à l’imagination. Outre les oura-
gans, les orages, les inondations, les volcans, les séismes, il y a les
maladies. En réalité, tout cela n’est que peu de chose en compa-
raison des calamités atroces auxquelles nous sommes exposés de
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LES GRANDS ANCIENS 265

la part de notre propre engeance. Comment dormir tranquille


quand on habite parmi des fous et des forcenés innombrables,
parmi les fanatiques et les chauvins, aussi naturellement homi-
cides que l’arsenic et le vitriol sont des poisons mortels ? Depuis
des années, je me répète chaque jour que je serai quitte avec mes
semblables seulement quand je serai mort. Il suffit que le régime
change, que nous passions au communisme ou au fascisme, en
admettant qu’on ne me supprime pas tout d’un coup, ce sera
bien pis : on me chargera de fers, on m’enfermera dans des
camps de concentration, condamné aux travaux forcés, si je me
refuse à partager les préjugés, l’idéologie à la mode.
Rien de plus redoutable que d’avoir affaire à des gens qui se
croient indubitablement en possession de la vérité et qui, forts
de cette présomption, se chargent d’assurer le bonheur de
l’humanité future, en réduisant par la persécution en esclavage
celle d’aujourd’hui.
Craindre Dieu ne me semble pas raisonnable, alors que j’ai
peur de tous les inconnus que j’approche, et davantage de cer-
tains de mes familiers que je regrette de connaître. Parfois, dans
le métro ou l’autobus, je me représente ce qui se passerait si l’on
apprenait aux gens qui m’entourent qu’ils sont libres de faire
tout ce qu’ils souhaitent, qu’il n’y a plus ni gouvernement ni
police. En une seconde, je vois les mains de la plupart se changer
en tentacules prêts à m’étrangler, en même temps que, n’ayant
plus à se contraindre, leurs visages démontés passeraient de la
passivité à la menace, voire à la fureur.
L’émancipation massive des peuples asservis, à laquelle nous
venons d’assister, est de même ordre. Comme l’empire romain
assura plusieurs siècles la paix du monde, les empires français,
britannique ou autres forçaient leurs colonies au calme. Celles-
ci, devenues aujourd’hui des nations par suite d’un affranchis-
sement brusque, risquent de se jeter les unes contre les autres,
pour se dépouiller mutuellement, sous le moindre prétexte, si
elles entendent mal leurs intérêts et leurs devoirs.
Certes, loin de moi la pensée de réprouver une libération
conforme à l’équité. Je prévois seulement qu’elle pourrait deve-
nir funeste si ceux qui en bénéficient ne sont pas dignes du don
royal qui leur a été fait.
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266 ARTS

Un homme avait tout pour lui. La Providence et ses compa-


triotes l’avaient comblé. Il détenait, en même temps que la jeu-
nesse, un pouvoir souverain qui s’étendait sur la moitié du globe
et non seulement l’espoir d’un hémisphère, mais de tout ce qu’il
y a d’hommes libres et jaloux de leur liberté au monde sur lui
reposait. Ses mœurs étaient pures, son passé glorieux ; à 20 ans,
il s’était conduit, dans des circonstances tragiques, à la manière
d’un héros de légende. Il était mieux que bien portant, bâti en
athlète, séduisant et persuasif, n’ignorant rien sans pédanterie. Il
appartenait à une famille hautement notable ; la compagne de sa
vie était parée de tous les charmes et de toutes les vertus.
Mais la merveille des merveilles n’était pas là, dans cette cou-
ronne de félicités qui nous sont données, dans lesquelles nous
ne sommes autant dire pour rien. Cet homme qui disposait du
bonheur, de la paix de tous les hommes, avait la connaissance
parfaite des forces en présence dans l’univers et aussi l’énergie,
la délicatesse, l’autorité suffisantes pour les maintenir dans un
équilibre dont l’avenir de notre espèce dépendait.
Un des problèmes, peut-être le plus violent, qui se pose de
nos jours et qu’il est urgent de régler tout de suite en se plaçant
très haut, bien au-dessus de certaines susceptibilités, de certaines
répugnances, d’autant plus puissantes qu’elles sont instinctives
parce qu’elles relèvent de la chair (c’est de la ségrégation raciale
que je parle), dressait ses administrés les uns contre les autres.
La religion et le racisme aidant, cet homme juste ne put pas ne
pas se rallier à ce qu’il considérait comme juste. Dès le sein de sa
mère, sans doute, avait-il compris que rien de ce qui est humain
ne demeure étranger à l’homme. Il le pensait, il l’a dit, et, parce
qu’il en avait le pouvoir, il résolut de favoriser ce qu’il croyait, à
l’exemple d’Antigone, digne de figurer parmi les lois non écrites.
Quels que soient la couleur, en effet, la foi et le langage d’un
être, dès lors qu’il peut distinguer le vrai du faux, le bien du mal,
dès lors qu’à son esprit les principes de causalité et de contradic-
tion sont accessibles, l’humanité est dans l’obligation de le
reconnaître pour un homme, parce qu’en lui demeurent la rai-
son, le sacré, une âme. Or, il subsiste encore aux confins de
certaines contrées d’Amérique des tribus assez bornées dans
leurs vues, assez ridicules dans leurs rites maniaques et leurs
préventions mesquines pour ne pas céder devant les exigences
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LES GRANDS ANCIENS 267

de la conscience les plus impérieuses. Que l’on soit chrétien,


bouddhiste, mahométan ou libre-penseur, tout homme se doit
de définir l’étendue et les limites de la notion d’« homme » et de
n’en refuser le titre, les droits et les privilèges à quiconque pré-
sente les caractéristiques essentielles à notre nature propre.
L’homme qui nous occupe et que je n’ai pas encore nommé par
une sorte de révérence, de réserve qui dépasse le respect, avait
pris publiquement, à ses risques et périls, le parti le plus dange-
reux : celui de l’Humanité même sans restriction ni atermoie-
ment, et encore une fois l’ignominie a triomphé de la droiture.
Il vivait avec tout le monde comme un camarade, comme un
enfant avec ses enfants. De loin, nous le considérions, sans com-
prendre tout à fait ce qu’il y avait d’exceptionnel chez ce grand
garçon blond d’une infatigable activité, soutenu par sa bonne
conscience, soulevé par un enthousiasme sans cesse renaissant.
Comme nous étions tranquilles à cause de lui, avec lui, pour lui,
tandis que dans les ténèbres des sentines qui entourent et
gardent les villes trop riches, comme Dallas, les sorcières et les
assassins se concertaient. C’est là où je me révolterais contre la
passivité du Ciel, mais non, que nous resterait-il dans le désastre
si nous nous privions de Dieu ?
Une mafia s’assure donc la complicité d’un tireur à gage de
première classe, d’un policier et d’un bandit, et ces trois
monstres conjurés ont eu raison, en un instant, de ce qu’il y eut
peut-être depuis longtemps de plus précieux au monde. La
cible repérée, le front derrière lequel se tramait maille à maille la
sécurité de tout ce qui respire, et il avait beau faire jour (à deux
heures de l’après-midi), une rafale de trois balles tout d’un coup
avait fait descendre sur la Terre une obscure nuit. L’ami cherche
son ami et il ne le trouve plus, aveuglés l’un et l’autre par les
larmes.
Socrate, Jésus-Christ, Lincoln ont connu la même fin. Leurs
crimes étaient les mêmes à peu près, leur imprudence aussi. Ils
s’étaient mis au service de la générosité contre le sordide, et le
sordide l’a encore une fois emporté.
Reste à l’humanité libre de vouer un culte à son martyr : John
Kennedy et de mettre le Texas au banc d’infamie.
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268 ARTS

Jean de laVarende
De l’auteur de Nez-de-cuir et de Cœur pensif, Roger Nimier a écrit :
« Il a enchanté tout un peuple de jeunes gens. Hélas, il écrit en charabia.
Pourquoi ne pas le traduire en français, ce D’Annunzio de Basse-
Normandie ? » C’est sans traduction que Arts publiera son récit d’une
étape du Tour de France en Normandie avant les récits de Roger Frison-
Roche (les étapes des Alpes) et de Pierre Benoit (celles des Pyrénées). La
Varende avait également publié dans Arts : « Si j’avais une fille à marier,
je demanderais au prétendant, chassez-vous ? »

EMPOIGNÉ, RAJEUNI, BAFOUILLANT, J’AI VU PASSER LE TOUR

3 juillet 1957

Mais la petite reine des grands mâles n’est plus qu’un jouet
pour marmots.
Il serait temps de s’occuper de la bicyclette puisqu’elle va
disparaître, comme je me suis intéressé à la hobereau taille, au
cheval et à la voile, sur leur déclin. La bicyclette agonise, vous
savez… Arrivé une heure d’avance à la gare de Bernay, car
j’aimais tendrement qui j’y venais chercher, j’ai compté trente-
deux vélomoteurs ou scooters pour seulement sept bécanes.
C’est donc le glas de la petite reine ; n’y aurait-il plus que des
retraités qui la chevaucheront pour aller chercher leur tabac, ou
des gosses sur les trottoirs ? L’amiral Camille me disait en 1900
devant un vélo : « Avec la machine à coudre, voici ce qui modi-
fiera le plus les mœurs rurales, l’une pour la mobilité, l’autre
pour la coquetterie. » Point si sot !
D’ailleurs, moi-même, n’ai-je pas pratiqué la bécane ? Je ne
connais rien d’aussi pénible comme mode de locomotion quand
on emprunte les routes, mais, si l’on se contente des petits che-
mins ou des sentiers de forêt, cela peut devenir charmant. Seule-
ment, dans ma jeunesse je me suis esquinté sur des « clous » et,
dans mon âge mûr, avec la guerre, sur ce qu’un de mes amis
appelait justement « une charrue »… Cinq années de vélo pour
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LES GRANDS ANCIENS 269

tout potage après l’avoir abandonné trente-cinq ans, on le sent


dans les jarrets ! J’ai cru mourir en revenant d’Évreux où je
tentai de sauver le grand-père de Jacques Hébertot, un Jacques
Daviel de bronze que les Fritz voulaient envoyer à la fonte.
Échec, mais, en revenant à La Barre-en-Ouche, je fus obligé de
me coucher deux heures sur la berme : positivement, je râlais.
J’ai donc, pour ceux qui affrontent ainsi les distances, ce
dédain des gens qui n’ont pas réussi… Je me croyais une haine
solide pour le Tour et ses excès, doublée d’une pitié, parfois
coléreuse, pour les cinglés qui s’y empressent… La seule fois
que je faillis le rencontrer date de quatre ans. Maria-Pia et moi,
débonnaires, nous fûmes accueillis au sortir de Lamballe par
deux motards, deux énergumènes vociférants et furibards.
Nous tombions dedans, dans le Tour, et sans rien en savoir !
Inexpiable sacrilège ! Notre ignorance et notre surprise non
jouées mettaient hors d’eux les préposés à l’ordre. Quel détour
pour rejoindre Saint-Broc, moi qui me réjouissais de montrer à
ma jeune compagne la route languide qui grimpe les hauteurs
briochines.

Une procession bien défendue

Et voilà que j’en reviens, du Tour, et que je suis richement


content d’avoir vu ça, au moins une fois dans ma vie. Vous
pensez bien que cela ne s’est pas fait tout seul ! Il y a trois jours,
mes amis de Arts me demandent par téléphone d’y aller pour
eux, de le voir pour eux, au passage, certes, et non de le suivre.
J’en restai pantois. Non ! S’il y avait, à Chantilly, un steeple sen-
sationnel ; à Carcassonne, encore un tournoi ; même dans le
Solent, des régates mondiales, qu’ils m’y emploient. Mais, pour
le Tour !… À quoi le subtil André Parinaud me répliqua par
cette phrase fameuse et digne de sa célébrité : « C’est justement
pour ça ! », phrase qui permet les développements les plus fan-
taisistes. Et il ajouta : « Vous détestez la bicyclette, eh bien,
détestez-la pour nous ; mais, comme vous êtes honnête homme,
allez au moins la voir dans son triomphe. Le Tour passe à
soixante kilomètres de chez vous : courez-y et servez chaud. »
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270 ARTS

J’en reviens et je garde, dans un esprit perplexe, un trouble qui


confine au remords. Hélas ! le juste pèche au moins sept fois par
jour ! Pour arriver sur place, la chose est difficile, la procession
est bien défendue. Mais on ne hurle point, on n’engueule pas. La
Normandie jouit sans doute d’une civilisation plus raffinée que
ma chère Bretagne. À Saint-Brieuc, il est vrai que j’ai rencontré
un officier de police chevronné qui joignait à l’agressivité un jeu
d’injures étonnant. Ce jour-là, heureusement, je m’en foutais…
Sans cela, il l’eût senti passer, l’ergot !
Il règne ici une joie spéciale et dont peu de gaietés peuvent
donner l’équivalent, l’immense peuple de badauds prend tout
avec le sourire. Aux courses, un public assez nerveux pour
mettre le feu aux baraques du mutuel ; et la foule s’attendrit
pour voir passer les reines, ce qu’elle préfère avec les arts ména-
gers. Ici, elle s’ébat, scintille, s’enflamme, et depuis que j’ai vu
ça, je ne crois plus mes compatriotes rebelles à l’enthousiasme, à
ce feu du Ciel que Prométhée déroba aux Immortels… Cepen-
dant, tout à fait à la fin, je retrouvai mes Normands, pas si
commodes, et qui sentent plus que tous les autres l’injustice…
Passons (pour y revenir) !
Le pays s’était vidé en faveur de la route où ILS devaient
passer, malgré ce temps à faire mûrir des bananes. Toutes les
bagnoles sorties. J’ai rencontré trois Citroën cinq chevaux, la
fameuse petite bagnole en trèfle (et d’ailleurs étonnante !) et une
Delaunay Belleville encore armoriée, avec son capot cylindrique
et venant de quelque château disparu pendant la guerre de 1914.
Ayant donc fait provision d’aménité, je me suis glissé dans
Pont-l’Évêque.
J’y ai atteint mon ami, le très distingué docteur Bureau qui est
chez lui dans sa ville. Avant le spectacle routier, il me présente
le fruit de ses efforts, même de ses combats ; deux hôtels refaits
par les Beaux-Arts, plus parfaits encore que je ne les connus
jadis.
La maison de Mlle de Montpensier (dite) et l’hôtel de
Brouilly : une façade d’un raffinement presque surhumain et
d’une matière qui sait y ajouter sa délicatesse. Des briques peu
cuites et de la pierre de Caen qui s’argente.
Mais le Tour sollicite ; les premières voitures de publicité
passent et j’ai bien fait de venir en ville car alors elles se
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LES GRANDS ANCIENS 271

déploient. Ingéniosité, goût du vacarme, du grand chahut… Au


début, un immense tube de pâte dentifrice sans doute, grand
comme une église de village, où sont ménagées les places des
conducteurs. Une autre, spirituelle, pour la bière Paillette avec
une bouteille de cinq mètres – commun, certes, mais la suite, en
dessous : une ribambelle de bocks dans leur casier de livraison,
des bouteilles de « demis », au quadruple, mais que l’autre
remet à leur échelle ; toute la petite famille, quoi ! Une autre,
avec une espèce de star, trop brune pour mon goût, mais Sud-
Américaine, au maximum et vers laquelle déferlent des spasmes
de désir. Elle fait l’ange et passe hiératique. Entre-temps, voi-
tures de toutes les spécialités, d’ailleurs aussi ingénieuses, car si
l’on peut à peine les voir arriver on a le temps de les suivre, et
alors le spectacle est à l’arrière, sur une sorte de plate-forme
d’autobus qui les termine, où deux hommes, ou deux femmes
peu vêtues font des parades grotesques. Rouge et bleu, couleurs
du Tour.
On a des nouvelles radiophoniques des coureurs. Le speaker
parle de l’état effrayant de la route dont le goudron se liquéfie.
Il y a eu des chutes à cause de sa viscosité. Un Italien s’est cassé
la jambe. Moi, j’attends mon Anquetil et point d’autre ; pas un
mot et je m’inquiète. Il paraît que, pour la première fois, deux
voitures ont eu leur pare-brise éclaté par la chaleur. La plaine
de Caen aura été terrible. Je m’en doutais. Un ami qui fut mon
hôte dans la tourmente libératoire m’offre une chaise mais ne
peut me fournir de glace car on a tellement bu frais dans Pont-
l’Évêque que les réfrigérateurs n’ont plus le temps de se renou-
veler.
Toutes sortes de belles bagnoles qui rendent minuscules les
autres, par comparaison. Les journaux de sport, même de
l’étranger. Une belle voiture de Ouest-France. Les Italiens font
sensation ; le soleil met en valeur leur teint de réglisse et leurs
foulards incandescents. Même des voitures de grandes banques,
de banques plus que sérieuses, de banques sévères. Même une
voiture des Assurances générales – parfaitement, nous la vîmes,
cher président Bouy ! Quelqu’un à son passage décréta : « Pour-
raient bien assurer contre l’incendie, à c’t’heure !… » Un chat
serait tombé grillé des gouttières. De très belles carrosseries des
pneus Kleber, avec des ailes en croupe qui épatent. S’envoleront-
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elles ? Et des marques alimentaires qui alignent cinq engins dont


trois immenses et deux distribuant. Que j’ai regretté de n’avoir
hérité d’un chapeau coquin, ou d’une visière comme tous ces
Messieurs-Dames.

Une joie énorme déferle

Cependant, le clou revient à Cinzano. Cinq énormes motos


dont la première arrache un cri à la foule : un géant, oui, un gars
de deux mètres qui, sur sa machine lancée à soixante, se tient
debout, mais debout sur la selle, les bras ouverts. Devant, il y a
bien un guidon surhaussé, mais il le méprise et, tout azur, tout
intrépidité, riant de toutes ses dents qu’il a belles, il fonce. Les
quatre autres ont du succès, mais le géant a pris le cœur.
On finit par se blaser mais ce fut d’un effet contestable. C’est
plus malin que je ne le pensais. Au début, j’ai regretté cette
division et ces intervalles entre les voitures publicitaires. J’imagi-
nais un énorme déferlement continu, capots dans les derrières,
une déclaration un peu formidable à l’américaine… Pas du tout.
En y réfléchissant, si l’effet de masse eût été incomparable de
puissance, la vraie publicité aurait été diminuée. On n’eût consi-
déré que l’ensemble, quand, avec ces interruptions, chaque voi-
ture reprenait son intérêt. Technicité française, pas si bête !…
Un guitariste en pince sur le toit de sa bagnole en chantant dans
un haut-parleur, quand son instrument se déverse dans un autre
porte-voix. Un immense matou blanc qui miaule…
Mais ça suffisait. On consulte l’horaire : ILS sont en retard.
Un autre déferlement mais sans publicité, un groupe de
bagnoles et de motards qui soulèvent une poussière lumineuse.
Des officielles… ILS approchent… Personne ne reste assis. Les
gosses trépignent et, aux balcons, les mémères d’en haut se
penchent à tomber sur les pépères d’en bas. Non, pas encore,
mais ça ne peut tarder…
En effet, un mince insecte se dessine dans la brume jaune.
« LES VOILÀ !!! »
Et moi-même, empoigné, saisi, rajeuni, bafouillant !… Je les
vis.
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LES GRANDS ANCIENS 273

Une vingtaine, à peu près, me dit-on, le peloton de tête et se


détachant… Ah, quel cri, quel brame de joie, ANQUETIL ! Le
numéro deux, en tête !… Pauvre gosse, déjà maigri et havi, mais
souriant à l’ovation frénétique qui le salue : qui se penche un
peu pour juger de son avance… Anquetil, notre Anquetil de
Rouen !!! mais je ne vois pas son copain Darrigade… Je dis-
tingue le maillot jaune de Privat dans le groupe. Tous me
frappent par leur évidente bonne humeur. Ces braves gars rient
sans rictus, rient bonnement à cette amitié qu’ils sentent bondir
des trottoirs. Je remarque leurs cuisses et leurs bras ; les cuisses,
cylindres dont les jambes sont les bielles ; bras crispés… Ferait-
on avancer la machine avec les biceps ?… Machines arach-
néennes, machines faites en aiguilles à tricoter – c’est le cas de le
dire. Je vois des couleurs et des luisances d’alumine, des éclats
d’aciers et de chromes. Des rouges, des verts en nombre. Un
pauv’type a dû passer dans une mare de goudron, il a l’échine
noire du sacrum à la nuque. Leur mouvement retient par sa
régularité. Ils marchent comme asservis à une cadence unique ;
un peu comme des troupes qui défilent. Seulement le défilé, il
doit être dans les quarante à l’heure !…
Ils sont passés.
« VOICI LES AUTRES ! »
Ils surgissent applaudis quand même… Mais quel nombre !
en tout, ne sont-ils pas près de cent ? Enfin, avec les voitures
retardataires, deux braves types qui sont comme propulsés par
les vivats : « Allez-y les gars ! Mettez-y en ! V’là les fines ! » Je
m’étonne, mais pense soudain à l’argot de Saint-Cyr, les « fines »,
ce sont les derniers… Après ou avant, je ne sais plus, des chars
de bicyclettes ; où la machine légère triomphe, fulgure, des
roues, des cadres, suspendus comme des ex-voto processionnels.
Et puis, c’est fini. Oui, fini : tout le monde se regarde, nous
sommes tous devenus fraternels. Maria-Pia se moque gentiment
de l’emballement de son patron, de ses gestes déplacés et sans
distinction aucune. On se serre les mains. Ah ! l’enthousiasme
collectif est une des bonnes choses de ce monde !… Soudain,
un incident, et violent comme une bombe !…
Un brave vieux c… qui rafraîchissait la chaussée en caléfac-
tion avec un arro-zoir (sic), a touché de son pipi minuscule la
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botte d’un motard… Sacrilège ! encore ! L’autre freine à crier,


descend, l’invective et s’apprête… Mais un hurlement :
« EN ALGÉRIE !! EN ALGÉRIE !! »
Il blêmit, tire son calepin, mais dix, vingt, trente hommes
bondissent. Le motard est juste sur le pont de la Touques, une
baignade le calmera. Il va passer par-dessus. Mon voisin, un
costaud à tuer des bœufs avec le poing, lui prépare une ceinture
soignée… Et voilà la foule débonnaire ! Mais il faut dire que ces
motards sont d’une jactance toute féodale envers le brave
peuple des roulants. Que ces fonctionnaires sont trop souvent
d’une hauteur démocratique où l’esclave, c’est tout ce qui n’est
pas dans la fonction. J’en ai trouvé d’excellents mais rares, au
milieu de crétins déchaînés, verbeux, faisant du délit un crime,
et vous emm… de leurs considérations générales : « Fichez-moi
une contravention mais fermez-la ! » Ah, celui-ci l’échappa
belle, à vingt secondes du bain ! Un bon type de vieux gendarme
vint le rappeler à la décence et il s’éclipsa. Il n’était pas lâche. Il
verdissait, mais gardait le carnet sur la selle et le crayon entre les
doigts.
Et me revoilà tout bête et très gagné. Au fond, ces dévotions,
ces ovations, ces obsécrations sont touchantes. Le Tour n’est-il
pas le mythe arborant de tant d’honnêtes petits bonshommes qui
se croient, se voudraient des « durs ». Ils savent bien qu’ils n’en
seront jamais les élus ; même les invités, mais ça les travaille
honorablement. Qui sait, ce serait au Tour qu’ils pensent quand,
contre vent et marée, ils pilent le dur ciment, le nez sur le
« caoutchouc » et le derrière plus haut que la nuque ; qu’ils
demandent toute sa vitesse à leur bécane, sans exception ni répit.
À toutes pompes, et toujours. C’est en évoquant le Tour qu’ils se
sont payés ces instruments réduits à l’extrême de la matière,
construits en pur-sang et de poids postal ou presque. Ils sont
bien rares, ceux qui ne tentent pas leur chance et leur entraîne-
ment dans les épreuves locales. Ils se mettent en décolleté pour
la circonstance ; en maillot, qu’ils sont seuls à porter sur le plan-
cher des vaches avec le corps de ballet. Ce sont les hantés de la
pédale, les piqués du guidon, les fanas du boyau… L’idée des
grands copains transitant avec la bande les poursuit. Ils l’eussent
fait aussi, jadis, leur Tour de France, mais avec le compagnon-
nage, avec un beau sobriquet. Rémy la Justice ou Landry le
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LES GRANDS ANCIENS 275

Franc, le haut-de-forme en tête et au poing le bourdon d’acajou


et d’ivoire. Plus anciennement, ne seraient-ils pas allés au Mont-
Saint-Michel du Péril, et même à Saint-Jacques de Galice ?

Je préfère les champions aux cabots

Le culte du sport a remplacé celui des dieux ou des anges.


Vous pouvez tout leur demander en son nom : tous les ascé-
tismes, ils y sont prêts. Ils se refuseront la petite amie, l’alcool et
la cigarette pour mériter leur gloire, même si elle ne reste que
provinciale : ce sont ou ce seront des CHAMPIONS. Mot
devenu magique et qui fait taire toutes les envies sauf la plus
noble : celle de le mériter. Les athlètes sont adulés, certes, mais
les as du vélo jouissent d’une popularité spéciale. Tout le monde
ne peut être footballeur, ni rugbyman, ni pugiliste, mais qui
n’est pas, même des plus chétifs apprentis, honorable cycliste ?
Comme dans chaque giberne de conscrit dormait un bâton de
maréchal, dans toute sacoche triangulaire, il peut y avoir un
maillot jaune.
Cette mise sur l’autel du champion sportif ne manque ni de
grandeur ni de cran. Ce sont avant tout, des purs ! La force et
l’habileté sont des avantages qu’on ne peut singer. Le dynamo-
mètre ne trompe, l’étape ne peut égarer. Et c’est une gloire
muette, à la différence de celle des leaders de toutes sortes et
entre autres des politiques. Pas de bagout ici, ni de bourrage de
crâne. La primauté athlétique est insoupçonnable.
Est-ce que cet engouement presque fou n’est pas d’une valeur
humaine supérieure à ces extases frelatées qu’on doit aux pin-
up, aux stars, aux poules faisandées : à cette hystérie qui entre
en transe pour les plus insipides cabots ou les chanteurs de
charme ! Je préfère la sueur aérée du Tour à la puanteur obs-
cène des coulisses et des praticables, aux fards rancis.

Les oreilles m’en font mal

En bâclant ceci dès mon retour, car il faut faire vite et je perce
dans la nuit, je pense que les gars sont arrivés à Rouen. J’imagine
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276 ARTS

cette route que je connais si bien qui leur offre des retraites
glauques et fraîches, des auberges délectables et gentilles qu’ils
brûleront, Anquetil doit avoir son maillot jaune et suspendre
tout Rouen à ses moyeux. Mais demain, ils repartiront. Étape
faible ce soir, 134 kilomètres. Et Rouen-Roubaix en compte cent
de plus, et en terre moins aimable. Le pays de Caux est bigre-
ment insolé, avec son sous-sol de craie ; la Picardie n’est point
drôle. Mais ils ne voient rien, le nez sur le cataphote du pré-
cédent. Pauvres bougres ! Ils se sentent peut-être portés par la
joie qu’ils suscitent. En fait, ils sont en scène, sur un théâtre de
quatre mille kilomètres. Ils marchent propulsés par l’haleine de
la foule, par son enthousiasme anhélant, Jean Marais me disait
que tout disparaît une fois passés les portants et en face du souf-
fleur, même une rage de dents. Peut-être que nous leur sommes
nécessaires.
En réalité, ce serait une des seules épreuves essentiellement
populaires, où le peuple ferait tout, serait acteur et spectateur
sans qu’il s’y mêle des messieurs quelconques, des profs ou des
gigolos fins du fin. Ici, le peuple est en famille, en parenté
directe. Ces hommes qui passent ne sont-ils pas les meilleurs de
son meilleur ?
Combien de temps cela durera-t-il encore ? Dix ans, pas plus
sans doute, si le Tour veut garder ce qu’on appelle son authenti-
cité ; s’il reste la sublimation des instincts populaires et de leur
fidèle machine. La bicyclette a passé la main, peut-on dire, et ils
auront le teuf-teuf : chacun sa mécanique brûlante : on se bala-
dera niaisement, à pleines fesses. Rien n’est gauche comme cette
inertie des jambes avec l’arrondissement du dos. Il faut les
énormes pétarades des motards enfoncés dans leurs machines de
guerre, pour rendre du ton au déplacement. Hier, on ne pouvait
s’empêcher, quel que fût l’éloignement, d’avoir un coup d’œil
amical pour le jeunot, qui, grimpant la côte, exécutait une sorte
de danse de Saint-Guy au-dessus de la selle et du cadre.
En tout cas, le Tour n’est pas encore tombé dans l’indiffé-
rence. Les oreilles m’en font mal et les paupières m’en brûlent,
de ce tintamarre, de cette effervescence, de ces éclats d’acier et
de mica, de ces yeux désorbités et de ces dents sorties…
Il est naturel que le culte augmente avec les dernières virées.
La petite reine des grands mâles sera devenue comme le cheval
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LES GRANDS ANCIENS 277

de bois ou à bascule, un jouet pour les marmots. Déjà les enfants


la réclament et enlèvent tout de suite les roues adjacentes, les
stabilisateurs. Dans mes jeunes ans, il fallait trois semaines pour
apprendre à monter (À bicyclette et non EN) ; aujourd’hui, une
heure y suffit. Les hommes ont acquis avec elle un sens nouveau,
celui de l’équilibre en mouvement. Il a fallu prendre des ordon-
nances pour empêcher de rouler les mains dans les poches. Nous
sommes tous devenus des danseurs de corde. Puissions-nous y
prendre quelque équilibre encore, mais de l’esprit.

Jacques Perret
Journaliste, chroniqueur, pamphlétaire, ses débuts dans la presse quoti-
dienne remontent à 1925 dans Le Rappel et à 1932 dans Le Matin. Il
collabora à Arts de 1951 à 1960, mais aussi aux Nouvelles littéraires et à
Aspects de la France. C’est surtout l’auteur du Vent dans les voiles et du
célèbre Caporal épinglé.

MESSIEURS, L’ŒUVRE DE VICTOR HUGO


VOUS A-T-ELLE INFLUENCÉS ?

1er février 1952, enquête dirigée par Jacques Perret

C’est un grand honneur qui m’est fait et un joli tour qui m’est
joué. On me prie en effet de trousser ce qu’on appelle un cha-
peau pour coiffer toutes ces opinions qu’on va lire sur Victor
Hugo. Des chapeaux, j’en ai fait pas mal naguère, sur des catas-
trophes financières, des scandales financiers, des obsèques natio-
nales ; sur Victor Hugo, jamais. Il faut dire que je ne suis pas ce
qu’on appelle un fin lettré, à peine un demi-lettré. Bien sûr,
j’adore Victor Hugo, mais si je confesse que je n’en peux citer
plus de trois vers d’affilée, il faut bien autoriser les confrères
soussignés à me taper gentiment sur l’épaule en me conseillant
d’aller me rhabiller. Depuis l’âge scolaire, c’est la première fois
que je me hasarde à écrire quelque chose à propos de Victor
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Hugo et je dirais même que c’est la première fois qu’une si belle


occasion m’est donnée de me faire une opinion sur Victor Hugo.
Gros travail qui, malheureusement, ne s’est pas élaboré sponta-
nément dans mon inconscient culturel. Je n’y ai jamais vu très
clair dans ce personnage et il en profite pour se faire tantôt
énorme et tantôt dérisoire. Sans aucun doute, il occupe une
place importante dans mon petit fonds, mais je ne suis pas
curieux de mes sources. Enfin, si peu que je connaisse l’homme
et le poète, j’ai la faiblesse d’être gêné par l’un quand j’admire
l’autre, et tant pis pour lui, après tout, il l’a bien voulu.
Si encore, il ne s’agissait que d’énoncer une opinion person-
nelle, j’aurais pu cacher la minceur de cette opinion sous
quelques jeux de mots distingués. Mais, formuler un jugement
surtout en forme de chapeau, sur les opinions de mes confrères,
est une aventure à me couvrir de ridicule, maintenant que j’y ai
fait le cynique aveu de mon ignorance hugolienne. Je me trouve,
à un âge déjà mûr, dans la situation du petit cancre ayant terminé
la lecture de son sujet de dissertation : « Dites enfin ce que vous
pensez de ces opinions sur le poète. » Le bachotage m’avait
donné, en ce temps-là, un assez joli coup de main pour sécher
avec complaisance et tartiner quatre pages d’une écriture aérée
sur n’importe quel sujet de littérature ou de morale. J’ai perdu
un peu la main et cela nuit beaucoup à ma fécondité de chroni-
queur ; mais je m’aperçois que j’arrive tout de même au milieu de
ma deuxième page sans avoir abordé le fond ni même le bord de
la question, et je reprends courage. Dès qu’on tient une plume
on apprend vite à parler de tout, et dès qu’on arrive à parler de
tout on n’est pas loin de se croire capable de tout. Nous en avons
beaucoup d’exemples, morts ou vifs, et Victor Hugo en est un,
du type génial, je m’empresse de le dire. Par ce biais, me voici
enfin, à peu près, dans le sujet. Beaucoup des opinions ci-
dessous consignées, en effet, s’inclinent devant la monstruosité
omnipotente de Victor Hugo, et s’inclinent avec un léger soupir
parce que, d’instinct, on préfère ne pas prendre les monstres au
sérieux. Ceci dit, je me refuse à porter, sur des jugements si
divers, un jugement d’ensemble qui ne rimerait à rien puisqu’on
les a recueillis pour leur diversité. La synthèse n’est pas une opé-
ration qui s’impose en toutes circonstances, et c’est futilité que
s’y obstiner. Au surplus, la confraternité élémentaire m’invitait à
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LES GRANDS ANCIENS 279

coiffer ces témoignages d’un petit chapeau léger, discret et même


insignifiant.
Jean Anouilh : « J’ai eu envie de répondre : non, Victor Hugo
ne m’a pas influencé. Et puis, je me suis souvenu qu’il était un
de mes grands amours à 15 ans. Comment peut-on renier sa
jeunesse ? Mais que m’en reste-t-il aujourd’hui ? C’est peut-être
aux autres de me le dire. »
Alexandre Arnoux : « J’ai lu à 12 ans la collection des œuvres
complètes de Victor Hugo. Lucrèce, Marie Tudor, Les Burgraves
sont encore présents à mon souvenir. Le côté mélodramatique
de son théâtre n’a pas cessé de m’amuser. Et je suis révolté
contre l’injustice des jugements qu’on a souvent portés sur cette
œuvre. Des symbolistes aux surréalistes, chacun aurait pu trou-
ver la naissance des grands mouvements littéraires du XXe siècle
dans la poésie, la littérature et le théâtre de Hugo.
« Relisez donc les pièces baroques que Léon-Paul Fargue a
préfacées et voyez si le mot chef-d’œuvre ne vous vient pas
immédiatement à l’esprit. Évidemment, il y a une abondance
verbale, beaucoup de déchets, une philosophie un peu bru-
meuse. Ce sont là des barrières qu’il faut franchir pour pénétrer
dans l’univers du poète, dans la révélation du génie. »
Marcel Aymé : « Non, non, non, non. »
André Breton : « Dans la poésie française, les grands accents
lyriques partent de lui. De l’instant où ils me sont parvenus, ils
ont été pour moi tout ce qui importe. Prodigieux le Hugo de
“Booz”, du “Satyre”, de “Choses du soir”. Je veux bien qu’il soit
plus visionnaire que “voyant” mais alors quel visionnaire ! En
dépit de son côté “trop cabochard” ou “Grande-Tête-Molle”
qui ne saurait échapper, au fur et à mesure de la vie j’ai été de
plus en plus sensible au tourment et aux intuitions que chez lui
Denis Saurat et Auguste Viatte ont mises en évidence et qui
trouvent leur plus haute expression dans La Fin de Satan. “Ce
que dit la Bouche d’ombre” : le capter à la source et tendre de
toutes ses forces à en dégager le sens, c’est en quoi réside toute
l’ambition du surréalisme. »
Henri Calet : « Je crois bien que j’ai lu l’œuvre entière de
Victor Hugo étant très jeune : trop jeune ! Il serait plus juste
d’écrire : dévorer. Oui, je lisais comme on mange. Quel appétit
j’avais alors ! Il ne me reste de tout cela qu’un vieux souvenir
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assez vague et, somme toute, démoralisant, où il ne me plairait


pas de retourner. »
Blaise Cendrars : « Victor Hugo est le premier reporter en
date et en talent. Pour le reste, je le connais peu. Les Misérables,
Notre-Dame de Paris m’ont amusé autrefois. Mais, depuis mon
certificat d’études, j’ai un peu oublié tout cela, comme j’ai oublié
La Fontaine. On a autre chose à faire. »
Jean Cocteau : « Victor Hugo était un fou qui se prenait pour
Victor Hugo. Non, je ne me moque pas. Paul Valéry m’a dit un
jour que ce jugement était de la grande critique. C’est trop facile
de dire du bien ou du mal sur un homme et sur une œuvre aussi
considérable. C’est une question de niveau. Victor Hugo m’a-
t-il influencé ? Pourquoi pas ? »
André Maurois : « Oui, Victor Hugo m’a influencé. Je l’ai
beaucoup lu. Il est net, par exemple, que Les Misérables m’ont
introduit dans un univers politique et social à l’époque de ma
prime jeunesse. Notre-Dame de Paris, Quatrevingt-treize restent
des chefs-d’œuvre. Tous ses vers me touchent. Il s’agit évidem-
ment de dépouiller sa poésie d’une métaphysique un peu ver-
beuse et alors on a le diamant. »
Jules Romains : « Victor Hugo déclame vraiment trop et
quels défauts un littérateur moderne ne trouverait-il pas dans
la forme de ses romans ! Ceci dit, relisez Les Misérables comme
on les relira toujours. Son œuvre a influencé mon enfance. Je
ne suis pas certain qu’un jeune garçon de 1952 en dirait autant.
Mais les poètes de tous les temps trouveront toujours dans son
œuvre des vers impérissable. »

LES IMBÉCILES DANS LA STATISTIQUE

13 avril 1955

Il m’est tombé sous la main un document. Je ne cours après


les documents et n’ai aucun goût à travailler dessus, mais puisque
la production des documents est une industrie clef, il m’arrive
d’en consommer un, de-ci, de-là, par devoir civique. Celui dont
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LES GRANDS ANCIENS 281

je parle est une statistique. Je n’ai rien contre la statistique, c’est


le gagne-pain des statisticiens, lesquels font partie de notre stan-
ding national. J’ignore seulement s’il faut y voir les obscurs pion-
niers de la cité future où les peigneurs de girafe du secteur
public.
Vous vous souvenez qu’il y a deux ans la population fut
recensée avec un soin particulier. La formule à remplir frisait
l’indiscrétion mais tous les citoyens sérieux ont répondu au
questionnaire qui devait fournir les matériaux d’un monument
statistique. Nous avions, de ce côté-là, un retard humiliant sur
la plupart des grandes nations civilisées. La statistique est le
guide indispensable des sociétés qui veulent marcher dans le
vrai sens de l’histoire. Un pays sans statistiques ne peut progres-
ser qu’à l’aveuglette. Aujourd’hui nous sommes parés. Deux ans
de travail ont abouti, pour commencer j’espère, à quatre fasci-
cules portant le titre général de Code des catégories socio-
professionnelles, avec la caution de l’Imprimerie nationale. Voilà
qui t’aidera, me disais-je, à mieux connaître ton pays, la leçon
des chiffres affermira ton amour de la patrie, tu sauras le
nombre des gardes-barrières, des chanoines et des ramasseurs
d’escargots, c’est le grand almanach du nom français, le trésor
de famille.
Bien entendu, je ne me risquerai pas à interpréter ce docu-
ment ni à faire parler ses tables de correspondance. Les statisti-
ciens, eux-mêmes, ne s’inquiètent pas de cela. Ils se bornent à
fabriquer des statistiques pour ceux qui en ont besoin, qui
savent s’en servir, en tirer des avis dont ils feront leur miel. Ce
n’est pas mon cas. J’ai donc jeté sur ce code un regard très
superficiel, presque futile, au point de me laisser distraire par les
séquences de l’index alphabétique du fascicule numéro 2. Il est
probable que le rapprochement de mots comme député, dérati-
sateur, ou dominicain, dompteur, douanier, doucheur, n’arrête-
rait pas l’attention d’un observateur scientifique. Dans le monde
savant, en effet, l’ordre alphabétique est tenu pour stérile en soi.
Je n’ai pas été élevé dans ce mépris, bien au contraire, j’aime
l’ordre alphabétique, sa rigueur m’impressionne, son arbitraire
m’en impose et ses promiscuités me fascinent.
L’ordre analytique, en revanche, me paraît d’un confor-
misme écœurant, il remet chacun dans ses plis, cultive les
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282 ARTS

ornières n’apprend jamais rien, alors que, l’alphabétique nous


propose des rapports jusqu’ici méconnus ou cachés, qu’il sti-
mule notre imagination, ouvre des cheminements secrets, sou-
lève des lièvres, nous oblige enfin à des méditations que nous
interdit la stupidité analytique. D’ailleurs, tous les cryptologues
et occultistes vous diront que l’alphabet comme le nombre est
un substrat de l’univers et que son ordre apparemment déri-
soire recouvre des vérités profondes et des mystères sacrés qui
ne sont pas faits pour le vulgaire. Ce n’est tout de même pas
pour rien que, par exemple, dans l’index en question, la lettre
Z, suprême s’il en fut, a donné le zingueur pour unique messa-
ger de ses pouvoirs ultimes. Après tant de séries massives, hété-
roclites ou mornes, voici le dernier mot qui se détache, tout
seul, sous l’éclair final du Z. On devinait bien que le zingueur
portait en soi quelque mission ou quelque magie et nous n’en
douterons plus devant le solennel isolement où nous le voyons
surgir par une volonté dernière de l’ordre alphabétique.
Dans le code analytique, où commence à s’exprimer le vrai
talent statistique, nous remarquons d’abord que la population
française est partagée en deux groupes fondamentaux : per-
sonnes actives et personnes non actives. Il est bien regrettable
qu’une définition officielle de l’activité n’ait pas été fournie mais,
bien sûr, on peut la déduire du classement qu’elle détermine. La
notion d’activité c’est une bouteille à l’encre et mon point de vue
ne ferait qu’y ajouter de l’encre mais, après tout, c’est mon métier.
Or, il m’est apparu, entre autre, qu’un je-ne-sais-quoi d’un peu
dogmatique transpirait à la fin du dernier chapitre consacré aux
personnes non actives et qui fait pour ainsi dire l’extrême leçon
du fascicule numéro 1, à la page 58. Voici le texte :
99. Autres personnes non actives :
On classera, ici, toutes les personnes non mentionnées ailleurs
dans le présent code, et considérées traditionnellement comme
non actives, quelles que soient la nature, la cause ou la justifica-
tion de cette inactivité. Par exemple :
Capitaliste.
Idiot.
Imbécile.
Propriétaire foncier.
Prostituée.
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LES GRANDS ANCIENS 283

À première vue cela paraît un peu gros, mais l’hypothèse du


pince-sans-rire est à rejeter. Toute la gravité du travail jointe à la
majesté de l’imprimeur national nous commande le respect de
la vérité statistique. N’insistons pas sur les précautions oratoires
dont la liste est coiffée : toute l’attention est d’ailleurs fixée par
la colonne typographique où se détachent les noms des derniers
sectateurs de l’inactivité sociale. Cette petite nomenclature
ultime et lapidaire ne doit pas se présenter à nos yeux comme
un pilori folâtre, mais comme l’aboutissement inéluctable d’une
démarche logique. Ne doutons pas que l’inventaire du précieux
surplus n’ait été consigné en toute candeur et austérité comme
le fatal reliquat d’une opération strictement scientifique.
L’auteur de ces tables fonctionne à froid comme une cyber-
nétique et nous ne devons même pas suspecter sa haute indiffé-
rence morale à l’endroit de l’actif et de l’inactif. Mais le lecteur
plongé dans les passions du siècle ne peut écarter l’hypothèse
d’un effort sournoisement concerté pour en venir à cette fin.
Difficile en tout cas de ne pas se dire que leur épilogue a été
enlevé avec brio. Le contenu de cette courte série est assez riche
en effet pour fournir les éléments d’un mythe nouveau et don-
ner carrière à l’inspiration des prophètes. J’ai souvent constaté
d’ailleurs qu’en toute classification, c’est d’abord le résidu qui
sollicite l’attention des esprits distingués. On y trouve toujours
de quoi se régaler sinon construire un nouvel univers à partir
des déchets de l’ancien. C’est le trésor des fonds de tiroir, le
charme des reliefs, la secrète leçon des rebuts et, dans une cer-
taine mesure, le prestige des maudits et l’indicible séduction des
traînards.
Si les privilégiés de la catégorie 99 voulaient fonder un club je
les aiderais volontiers à mettre au point un protocole de bonne
compagnie. En présence d’une liste pareille on voudrait cher-
cher d’abord, entre ses éléments, d’autres liens moins grossiers
que cette prétendue non-activité.
Il m’en est venu à l’esprit de plus charmants, de plus philoso-
phiques, de plus convaincants, mais, n’étant pas ici pour m’amu-
ser, je m’en tiendrai à la thèse officielle. Si, dans ce monument
statistique je ne parais m’intéresser qu’à cette catégorie socio-
professionnelle administrativement classée dernière des der-
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nières, au fin bout du ramassis non actif, ce n’est pas du tout que
je veuille glorifier un idéal de non-activité ou saluer bas le der-
nier carré des oisifs. J’ai horreur du paradoxe et je me fais un
devoir de consentir aux doctrines officielles qui honorent l’actif
et tolèrent encore l’inactif en queue de colonne comme une
fatale adhérence des siècles obscurs, comme le pesant héritage
des sociétés irrationnelles. Et si la liste en question me taquine
un peu c’est justement qu’elle ne correspond pas à sa rubrique.
Elle trahit une notion vicieuse de l’actif et de l’inactif.
Prenons le capitaliste par exemple auquel, par commodité,
j’assimilerai le propriétaire foncier. Non, je ne vais pas mettre les
pieds dans le fatras spéculatif où se sont évertués tant d’illustres
penseurs, mais enfin ce capitaliste fait travailler, comme on dit,
son argent. Il est donc patron de son argent : or, tous les patrons
sont rangés dans le code parmi les catégories actives. Mon rai-
sonnement est captieux, soit. Admettons encore que les statisti-
ciens pusillanimes aient pu se raidir contre la notion dépréciée
du capitaliste actif : si vous voulez. Mais les prostituées ? Retran-
cher les prostituées de la population active c’est tout de même
un peu dur à avaler. C’est jeter lâchement le dernier discrédit
sur une catégorie socioprofessionnelle qui – Dieu merci – pour-
rait appeler en témoignage de ses activités les rubricards les plus
huppés de l’index alphabétique.
Toutefois, dans l’hypothèse peu administrative, mais humaine
où ce classement inique aurait été dicté par l’expérience person-
nelle, il reste possible, en effet, que le contact d’un statisticien
déclaré ou reconnu détermine chez la prostituée un réflexe
conditionnel de non-activité totale. En tout cas il faut prévoir
que, dans leurs rapports avec cette catégorie socio-
professionnelle, les statisticiens ne goûteront désormais que des
plaisirs statiques, scrupuleusement figés dans la non-activité
réglementaire qu’ils auront voulue.
Enfin, les imbéciles. Par commodité, le cas des idiots ne sera
pas disjoint du leur. Ici. L’incongruité, l’injure du classement
saute aux yeux. Il est pour le moins surprenant que des socio-
logues appointés, des statisticiens assermentés puissent
méconnaître aussi grossièrement un des phénomènes sociaux les
plus importants du siècle, à savoir la débordante activité des
imbéciles. Pour classer les imbéciles dans la dernière catégorie
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LES GRANDS ANCIENS 285

des non-actifs, il faut être soi-même de l’espèce malheureuse-


ment rare des imbéciles honteux, ou vouloir cacher aux gens le
zèle infatigable de l’imbécile actif dans le secteur public et même
privé aux échelons supérieurs et même subalternes. Intention-
nelle ou non, une erreur de jugement aussi considérable ne peut
que jeter la suspicion sur l’ensemble du code. Et le moment est
venu de se demander pourquoi les statisticiens ne figurent pas à
l’index. Volontiers je leur accordais le bénéfice de l’activité mais
je les ai cherchés en vain dans l’ordre alphabétique où les atten-
dait pourtant une place honorable entre standardiste et sténo-
dactylo. Sans plus de résultat j’ai interrogé le code analytique et
je ne saurai toujours pas si les statisticiens appartiennent à la
catégorie des obscurs pionniers de la cité future ou à celle des
peigneurs de girafe du cadre supérieur.

J’AI CHOISI LA PLAISANCE AU PIFOMÈTRE

3 juillet 1957

Si les gens me prennent pour un écrivain peu sérieux, c’est


qu’ils ne m’ont jamais regardé quand j’ai la plume à la main ;
mais peu importe. Ce qui m’agacerait davantage c’est la manière
abusive dont cette réputation commence à ébranler mon pres-
tige dans les milieux de plaisance où je sens bien que les hauts
dignitaires à casquette blanche nous prennent pour plaisantins,
moi et mon matelot. Plût au ciel qu’il nous fût permis de l’être.
Les rares fois où nous avons essayé de plaisanter avec la mer
nous avons bien deviné que cette immensité ne comprenait pas
toujours la plaisanterie. Au surplus, sans être victime de l’obses-
sion de sécurité qui ravage les mœurs de notre siècle, nous
serions plutôt favorables à la sécurité en mer, jusqu’au moment,
bien sûr, où frustrés des délices de l’insécurité, nous cherche-
rions en vain de quoi est faite la plaisance des mortels.
Vous savez qu’il existe deux sortes de navigation, l’astrono-
mique et celle dite : à l’estime. Pour pratiquer la première nous
n’avons ni les moyens matériels ni même, grâce à Dieu, ces
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connaissances élémentaires à la tentation desquelles nous pour-


rions succomber. Mieux vaut nulle science qu’un peu. Je crois
savoir que, naguère, pour m’humilier peut-être, le matelot étu-
diait en douce dans les livres ; mais j’y ai mis bon ordre. J’ai
horreur des matelots autodidactes. Par ailleurs je suis fidèle au
préjugé qui, sur les dessus de cheminée entre autres, opposait
l’Art à la Science. Je veux bien qu’André Collot, à terre, fasse
profession d’illustre graveur, mais il n’a jamais vu, de l’astrono-
mie, que son aspect décoratif ou mythologique et je l’ai surpris, à
bord, dessinant à main levée de ces écliptiques apolliniennes à
nous faire embouquer, vent arrière, le chenal de l’Achéron. Der-
nièrement encore il me faisait miroiter les avantages de la paral-
laxe et, voyant poindre l’accident, j’ai pu, de justesse, en interdire
l’usage. La science n’est pas un joujou.
L’azimut lui-même, d’un maniement réputé inoffensif, n’a
que trop tendance, entre nos mains, à se conduire en bâton
merdeux. D’ailleurs, au fond, Collot ne tient pas tellement à
faire la preuve de son savoir et la plupart de ses ambitions cos-
mologiques vont se perdre dans les confortables galaxies du
Yaka.
Le yaka est une attitude intellectuelle répandue à tous les éche-
lons de la société, une discipline de base, probablement innée, et
commune à toutes les démarches de la connaissance exacte ou
conjecturale. Une étymologie primesautière voudrait que le yaka
ait pris naissance à bord des yacs, mais tous les philologues
sérieux vous diront que, dans sa version française, le yaka est une
contraction magique de la tournure grammaticale : il n’y a qu’à.
Certains auteurs font remonter l’usage conscient du yaka aux
origines de la philosophie hindoue : ce serait alors la dernière
étape du sage avant le nirvana et c’est un fait que, même sous nos
cieux peu favorables aux avachissements sacrés, de yaka en yaka
nous pourrions atteindre aux apathies suprêmes. D’autres sou-
tiennent l’hypothèse d’un yaka hellénique. Selon eux, Hercule
aurait appris de sa mère Alcmène le fabuleux pouvoir du yaka et
chacun de ses douze travaux aurait été accompli à la faveur d’un
traitement préalable au yaka. Quoi qu’il en soit, je ne compte
plus les circonstances où le matelot a su faire du yaka un instru-
ment plus expéditif que les pinces multiples ou les Éphémérides
nautiques. Certes il peut arriver qu’un problème se dérobe à la
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LES GRANDS ANCIENS 287

solution du yaka mais il n’est pas d’exemple qu’il ait échappé à


l’intervention immédiate et spontanée du yavaika, produit natu-
rel du yaka, de telle sorte que ledit problème, coincé entre yaka
et yavaika, s’évanouit dans le dérisoire ou se désagrège dans le
fictif.
Certes, l’occasion nous est donnée parfois de tenir un cap
délicieusement astronomique sur l’étoile Polaire et j’ai vécu des
quarts heureux à surveiller nonchalamment le va-et-vient du
grand mât entre les pattes de la Grande Ourse, mais ce n’est pas
là ce qu’on appelle de nos jours la navigation astronomique.
Plutôt un divertissement folklorique, une reconstitution senti-
mentale des ambiances de vieille dunette. Le secours que nous
attendons du firmament est purement moral. Nous ne lui
demandons aucune sorte de leçon, craignant de les entendre
mal. De tous les astres, la lune est encore celui que nous appré-
cions le plus, pour des raisons décoratives et d’économie ména-
gère, et c’est vous dire à quel niveau astronomique nous en
sommes.
Donc, en principe, nous naviguerions plutôt à l’estime. Qu’on
le veuille ou non il faut bien que ce soit à l’estime puisque le
choix des navigations est officiellement limité à deux. Contraire-
ment à ce que la foule peut supposer, naviguer à l’estime n’est
pas quelque chose comme navigateur à la gomme, apprécier les
distances en jet d’arbalètes ou diviser le temps d’après les
cadences du casse-croûte. Non, la méthode n’est pas fondée sur
l’emploi exclusif du pifomètre. Elle est déjà savante et requiert
une aptitude à construire des calculs un peu au-dessus de la
moyenne, si je me prends pour moyenne. Je ne vous cacherai
donc pas que nous avons quelquefois recours au pifomètre, mais
son action s’exprime toujours en fonction de calculs honnête-
ment chiffrés. Là comme ailleurs nous ne sommes pas de ces
piteux barbons qui jouent les papillons de mer et se cherchent
une réputation de foutriquets bien conservés, pas du tout. Ce
que j’ai dit de l’astronomie, par exemple, et ce que je pourrai dire
de la science en général, m’est ou me sera inspiré par le respect
que, finalement, j’aurai toujours professé pour les choses diffi-
ciles.
La coutume n’est pas de compter le pifomètre dans l’inven-
taire des instruments de bord, car il est strictement personnel,
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288 ARTS

inaliénable, consubstantiel à l’individu et inutilisable par autrui.


C’est un instrument organique, probablement façonné par les
lois de la génétique et dont l’origine se perd dans la nuit phos-
phorescente et miraculeuse des temps infusoires. De ses variétés
infinies, les pifologues ont essayé de faire une classification.
Nous savons déjà qu’il en est de rustiques et de péremptoires, de
délicats et de scrupuleux, d’infaillibles et de vicieux. En général,
on trouve à bord autant de pifomètres qu’il y a de personnes
embarquées, mais j’ai connu des gens qui n’en avaient pas ou de
si atrophiés qu’inopérants, et d’autres, véritables puritains de la
science, qui feignaient de n’en point avoir comme si la chose fût
impudique ; or, ce qui distingue précisément le pifomètre du
télémètre ou de l’alidade, c’est qu’il peut fonctionner de son
propre chef, parle sans y être invité, allant parfois jusqu’à récuser
impérativement toutes les assertions mathématiques d’un carré
de polytechniciens.
De sang-froid et impartialement, je dois reconnaître que celui
du matelot est légèrement supérieur au mien, si on en juge par
les résultats : mais cela n’ôte rien à la certitude où je suis que le
mien est le bon, car il est des pifomètres à si longue portée que
notre impatience à juger les condamne injustement.
Notez que, bien souvent, nous avons le bonheur de constater
le parfait accord de nos pifomètres. Cela ne prouve rien d’ailleurs
et la conjoncture est quelquefois traîtresse, car deux affirmations
pifologiques peuvent nous précipiter à toute allure et en toute
confiance dans la catastrophe. De même, deux pifomes de sens
contraire ne s’annulent pas. De même, entre une pifoscopie affir-
mant un fond de six brasses et une autre le donnant à quatre, le
fond vrai n’est pas obligatoirement stabilisé à cinq. Jusqu’à nou-
vel ordre, l’introduction du raisonnement scientifique dans la
pifoscopie est peu recommandable, et ces quelques vérités m’ont
paru bonnes à rappeler à une époque où la plaisance recrute
principalement dans les couches cartésiennes de la société. Nous
avons pu voir en effet plus d’un cartésien brodé d’or sombrer
tête haute, héroïquement fidèle à des évidences qu’il proclamait
encore sous forme de bulles, tandis que la réalité lui bouillonnait
dans les oreilles.
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CHAPITRE VII

LES HUSSARDS ET LEURS AMIS

Mis à part les patrons (Laurent, Nimier), Hussards eux-


mêmes, comme Blondin et Déon, on trouve dans cette catégorie
leur créateur, Bernard Frank et Matthieu Galey, néohussard.

Antoine Blondin
Journaliste sportif pour L’Équipe et politique pour Rivarol, l’auteur de
L’Humeur vagabonde a confié – irrégulièrement – quelques chroniques
au journal que dirigeait son ami Jacques Laurent et pour lequel son
« meilleur » ami – Roger Nimier – écrivit beaucoup. En 1959, il apparaît
d’ailleurs au comité de rédaction de l’hebdomadaire au côté de l'auteur du
Hussard bleu, mais il n’y reste que quelques mois.

PÂQUES DANS PARIS DÉSERTÉ

13 avril 1955

Si nous ne faisons plus guère nos Pâques, du moins faisons-


nous encore nos valises. La bougeotte est une maladie de la sai-
son. J’avais connu les froids réveils sous la tente à La Motte-
Beuvron, les lunes de miel à Montargis, Venise du Gâtinais, la
mélancolie des sympathies interrompues à Nevers : Nevers
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290 ARTS

more… Cette année-là, je voulais découvrir Paris où j’étais né


sans m’en apercevoir et que j’avais un peu perdu de vue depuis
une trentaine d’années, rêvant sur des almanachs, des cartes pos-
tales, des plans du métro.
Sous des dehors assez minables, la gare d’Austerlitz vous offre
au débotté un grand pan du Jardin des Plantes, le métro aérien,
les berges de la Seine, hérissées encore d’un taillis de grues pico-
rantes. La pierre, l’eau, le métal et cette verdure, discret rappel,
contribuèrent à mon enchantement. Je me distinguais des autres
voyageurs par ma pâleur ardente. Elle me désignait à l’intima-
tion haineuse des porteurs, au carrousel des taxis. Je n’avais pas
besoin de ces intercesseurs pour renouer avec ma ville natale.
Croyant pousser les portes du métro, je faillis repasser sur les
quais de départ. Il m’apparut à cette occasion que les gens
apportaient beaucoup plus d’allégresse à quitter Paris qu’à le
retrouver. Ce fut mon premier étonnement.
Nous autres, de la campagne, n’arrivons jamais les mains
vides. Je portais des œufs qui n’étaient pas en chocolat à quelque
tante lointaine et un pot de fleurs pour le tout-venant. L’usage
que j’en ferais était lié à de sourds projets de conquête.
Hésitant entre la rive gauche et la rive droite, sautant de l’une
à l’autre, j’allais sans but, cueillant ici le Sacré-Cœur dans
l’échancrure d’un toit, là la tour Eiffel, heureux que le Pont-
Neuf fût à l’endroit que lui assignait le catalogue de la Belle
Jardinière. Je ne m’étais pas trompé de planète. D’instinct, je
m’avançais vers l’ouest, comme tous les conquérants, vers ce
coude lumineux où la cité semble s’accroupir sur le bord du
fleuve, lavandière aux maisons plus blanches. Je touchais enfin
au port. L’impression que je ne parlais pas la langue du pays ne
s’imposa pas tout de suite à moi. Au détour d’un monument, au
coin d’une rue, je faisais lever des compagnies pépiantes de tou-
ristes.
Ils s’enfuyaient à mon approche dans un envol bigarré
d’étoffes claires et se perchaient sur des autocars. Les personnes
à qui je me hasardais à demander mon chemin en anglais me
répondaient en suédois ou en espagnol. Je m’acclimatais à cette
idée qu’il était naturel qu’aucun être humain, ce jour-là, ne fût
de Paris, sauf moi.
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 291

Ma confiance ne s’altéra un peu qu’au débouché de la place


de la Concorde. Elle était vide, à l’exception d’une pèlerine de
gardien de la paix abandonnée sur une balustrade. Je crus
reconnaître la défroque de l’agent du Quinze-Août, tel que les
photographies des journaux le célèbrent chaque année, solitaire
et dérisoire, prêchant le passage clouté dans le désert parisien.
Je cherchai en vain son squelette calciné au pied de l’Obélisque.
J’eus le soupçon que la capitale souffrait d’un arrêt du cœur. Un
ciel soudé aux horizons la tenait sous cloche. Il éclatait que ma
silhouette sombre, ma fébrilité compromettaient un coma verti-
gineux, mais que le son de mes gros sabots ne suffirait pas à
réveiller la Belle au bois dormant.
Appuyé contre la terrasse des Tuileries, je m’obligeai à relire
calmement les lettres d’amitié dont j’étais porteur. Je n’allais pas
me laisser déconcerter par cette évidence qu’on ne m’attendait
pas. J’avais des intelligences dans la place.
Machinalement, selon un geste qui m’était familier, je jouais
avec mon alliance qui a toujours été un peu trop grande pour
moi, et trop lourde. À la fin, je m’arrêtai à la décision de la ranger
dans mon portefeuille de crainte de la perdre en terre lointaine.
J’allais reprendre ma route, quand une voix, au-dessus de moi,
s’exclama : « C’est du propre ! »
Le ton était goguenard, mais tout ce qui vient d’en haut m’a
toujours donné le frisson. Levant la tête, j’aperçus dans la pers-
pective ouverte par deux brodequins une face humaine à la ren-
verse, empreinte de la plus objecte connivence. C’était l’agent de
police, aussi rubicond que sa fourragère, qui se tapait sur les
cuisses devant l’Orangerie. Je m’écartai du mur et il accompagna
mon mouvement d’un franc clin d’œil : « On la voit la province,
elle ne s’embête pas. Elle vient se payer des petites femmes… Et
avec l’argent de qui, je vous le demande ? Le bon argent du
Parisien… Moi, monsieur, pendant quatre ans, j’ai fait des kilo-
mètres dans la campagne, en dehors de mes heures, pour cher-
cher le ravitaillement que vous cachiez dans vos lessiveuses… Le
résultat, c’est que j’ai abreuvé vos sillons, comme on dit. »
Il pérorait, appuyé contre la rambarde.
« Là-dessus, poursuivit-il en s’enflammant, je prends ma part
de la libération de Paris. Je pense, en quelque sorte, que le jour
de gloire est arrivé et que je ne verrai plus vos figures, si vous
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292 ARTS

permettez… Et bien, pas du tout ! Voilà que vous venez jusque


dans nos bras pour vous envoyer nos filles et nos compagnes…
Alors là, je vous dis : au musée ! Vous en aurez des bonnes
femmes à poil, au musée ! »
Il pointait du pouce vers l’Orangerie.
« Seulement la culture française et Vangogue, c’est comme le
sens civique, vous vous asseyez dessus. Dites donc, il n’est pas
encore midi ?
– Moins le quart, répondis-je après avoir consulté ma
montre.
– Encore deux heures, maugréa-t-il, puis rêveusement,
comme pour lui-même : Ce que nous sommes, au fond, nous
sommes des laboureurs du bitume. Et ce que vous nous faites
là, monsieur, ça n’est pas très joli… Allez, circulez. »
D’abord, je ne l’entendis pas de cette oreille. J’étais interloqué
par le tour qu’avait pris la plaisanterie et anxieux de me justifier.
Cet homme, abruti par vingt-cinq années de brouhaha, laissait
transparaître son dépit amoureux. Je connaissais ce rongeur aux
tenailles doubles. Quelle erreur d’aiguillage avait fait de ce fac-
teur de village un sergent de ville ? Mais il me coupa aussitôt :
« Circulez, je vous dis, sans en avoir l’air, vous êtes devant un
monument. »
À la hauteur de mon regard, je vis des plaques scellées dans le
mur, auxquelles je n’avais pas pris garde en m’y adossant : « Ici
est tombé, victime de la barbarie allemande, le brigadier… »
« Nous avons versé assez de sang pour être respectés sur
notre pavé, dit la voix au-dessus de moi. Alors, si vous ne savez
pas quoi faire de vos fleurs, ça pourrait être l’occasion… »
L’hommage au brigadier inconnu n’était pas inclus dans mon
emploi du temps et je n’ai guère l’habitude d’offrir des fleurs à
la maréchaussée, mais je sais reconnaître le juste poids des cartes
forcées. Je posai mon bouquet parmi d’autres, déjà fanés, et ce
furent les vacances.
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 293

EN ÉCRIVANT LA VÉLOBIOGRAPHIE 1 DE SON FRÈRE,


JEAN BOBET DÉMONTRE QUE LA LITTÉRATURE
EST UN MÉTIER D’ATHLÈTE

28 mai 1958

Il y a quelques jours, les badauds qui, pour l’ordinaire, passent


d’un pied léger devant les libraires et échappent allègrement à la
tentation du rayon de livres, s’agglutinaient autour d’un jeune
homme svelte fort occupé à dédicacer un ouvrage dont il est
l’auteur. Retranché derrière de doctes lunettes, celui-ci affichait
au demeurant ces bonnes joues dont on présume volontiers, et
combien à tort, qu’elles sont peu compatibles avec l’exercice du
génie. S’il est vrai que ce n’est pas exactement la littérature qui
donne des couleurs à Jean Bobet (car c’était lui !!!), du moins le
livre étonnant qu’il vient de consacrer à l’univers du cyclisme à
travers la personnalité de Louison Bobet ne lui a-t-il rien fait
perdre de cet équilibre physique et moral, de cette sagesse
radieuse, de cet humour attentif que nous lui connaissons sur les
routes…
Car cet écrivain remarquable est également un coureur cycliste.
La race des grands écrivains pédalants se perd. Il était temps que
quelqu’un venu de l’autre bord s’appliquât à reprendre le flam-
beau. Jean Bobet le fait avec éclat. Sa Vélobiographie de Louison
Bobet, loin de constituer un paillasson supplémentaire posé sous
les pieds du champion, est un chef-d’œuvre pittoresque plein de
lucidité et de pertinence. Des réflexions, des portraits, des anec-
dotes vous y font pénétrer d’emblée les arcanes d’une des activi-
tés les plus substantielles de notre époque et les mœurs en usage
dans le monde où l’on s’enfuit…
La littérature de Jean Bobet, qui court actuellement le Tour
d’Italie et prendra bientôt le départ du Tour de France, ressortit

1. Gallimard, collection « L’Air du temps ».


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en effet à ce qu’on appelle on ne peut plus justement la littérature


d’évasion. Ses paysages vous dépaysent, ses analyses révèlent au
jour une dimension supplémentaire de l’être humain. Elle vous
livre les clefs d’« une civilisation close, où les pas ont un goût, où
les choses ont un sens qui ne sont permis dans aucune autre »,
comme l’a dit Saint-Exupéry, que l’auteur cite en exergue. Une
histoire et une géographie nouvelles s’y entremêlent sous vos
yeux, où des athlètes péniblement ont attaché leurs noms à des
provinces, à des montagnes, et où les batailles, les traités portent
des noms de vélodromes.
Bref, voici une véritable thèse soutenue dans quelque
Sorbonne de plein-vent. Si une chaire de cyclisme devait être
créée un jour au Collège de France, c’est assurément à Jean
Bobet qu’elle devrait revenir sans discussion, ni partage.
« La vie sexuelle d’un coureur est fonction de son tempéra-
ment et de sa volonté. Celui qui a beaucoup de tempérament et
peu de volonté court de gros risques. M’est avis pourtant que
celui qui a beaucoup de tempérament et trop de volonté n’est
guère mieux partagé. On dit à ce propos que le freinage est aussi
dangereux que l’accélération. Mais que ne dit-on pas ? » Voilà
pour l’entomologiste !
« Si le palmarès est le fonds de commerce du professionnel,
la bicyclette possède en revanche des moyens insoupçonnés
– et infaillibles – de vous ramener à l’humilité et à la discré-
tion. » Voilà pour le moraliste !
« Un pays comme le Japon pourrait nous donner des leçons
sur le chapitre de l’exportation. Je suis heureux de souligner
que les Japonais ont tout de suite compris l’importance de la
collaboration entre le sport et l’industrie. Le Japon est le pre-
mier pays du monde à avoir légalisé les courses cyclistes. On y
compte cinq mille coureurs (dont cinq cents femmes) alors que
les professionnels français ne sont pas deux cents. » Voilà pour
le sociologue !

Docteur Jekyll et Mister Hyde

Comment ce talent multiforme a-t-il pris naissance ? Nous


insistons sur ce point, que l’auteur n’est pas ici un vieux coureur
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 295

mariné dans l’expérience des choses et des hommes, un athlète


ayant « tourné » intellectuel par la grâce des voyages et d’un
commerce assidu avec ces têtes pensantes qu’on voit fleurir
gaillardement au bord des routes et des pistes où se déguste
l’effort des autres. Rien de l’autodidacte dans son cas. Nous
sommes, au contraire, en présence d’un jeune humaniste nourri
de culture classique qui a décidé un beau jour de devenir cou-
reur cycliste parce qu’on lui demandait trop souvent si son
grand frère faisait du vélo. Ce dernier était déjà un champion
d’une grande renommée. Le cadet, qui était à l’époque lecteur à
l’université d’Aberdeen, troquant sa licence d’anglais pour une
licence délivrée par la Fédération française de cyclisme, vint se
ranger au côté de son aîné où il fait merveille depuis quatre ou
cinq ans. Et c’est précisément ce miracle que nous saluons ici,
d’un individu boueux, hargneux, têtu, dégoulinant de sueur,
parfois de sang, et néanmoins susceptible de redevenir après la
course ce chargé de cours méditatif qui déambule dans le jardin
touffu des verbes irréguliers en rêvant à sa thèse sur Hemingway.
Si Jean et Louison Bobet sont les frères Tharaud de la bicyclette,
Jean tout seul, c’est le docteur Jekyll et Mister Hyde, lucidement
confondus.

Les chemins de l’écriture

Un tel personnage n’est pas facile à rejoindre et, pour l’inter-


roger sur quelques points qui nous tiennent à cœur nous avons
dû emprunter les corridors de l’imagination. Il nous reçoit dans
une pièce qui tient de l’atelier et de la bibliothèque.
« Il n’existe pas de recette générale qui permette de fabriquer
un auteur à coup sûr, affirme-t-il en rectifiant un pédalier. De
gros mollets et une intelligence moyenne ne suffisent pas à faire
un écrivain. D’autres éléments indéfinissables entrent en ligne de
compte. Je pense en particulier à la classe intrinsèque du sujet.
– On a répandu cette assertion que pour accomplir une car-
rière honorable, il ne fallait être ni trop grand ni trop petit, ni
révéler une disproportion trop évidente entre le buste et les
jambes.
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296 ARTS

– Mon opinion est nette à ce sujet. Je pense que la littérature


est ouverte aux athlètes, qu’elle exige des athlètes. Vous m’objec-
terez que Robic a gagné le Tour de France et que Chateaubriand
ne mesurait que 1,58 mètre. Je vous répondrai que ces deux cas
particuliers bénéficiaient de dons sortant de l’ordinaire ; le der-
nier nommé, pour ne citer que lui, était spécifiquement un grim-
peur et il était capable, pour s’élever vers les sommets, d’utiliser
des développements d’une rare grandeur. En général, les petits
gabarits ne font illusion que parce qu’ils bénéficient des progrès
réalisés dans le matériel littéraire. Ils compensent leur manque
de robustesse en utilisant une gamme variée de développements.
À ce propos, je serais curieux d’assister au déroulement d’un
prix littéraire dont le règlement proscrirait l’usage du dérailleur.
Il est trop facile de pouvoir dérailler à sa guise.
– Si vous aviez des conseils à donner à un débutant, quels
seraient-ils ?
– Ne pas chasser plusieurs prix littéraires à la fois. Doser sa
saison. L’homme du Renaudot ne saurait être également celui du
Femina, pas plus qu’on ne peut envisager de gagner Bordeaux-
Paris et le Tour de France. En ce qui concerne le régime à
suivre : supprimer le tabac, l’alcool et les rapports sexuels envi-
ron six semaines avant le Goncourt, considéré comme l’apo-
théose de la saison.
– Je suppose que, quand vous raccrocherez définitivement
votre stylo vous ferez l’acquisition d’un commerce de cycles,
comme la plupart de vos confrères ?
– Moi, pas du tout, j’achèterai une librairie.

JE HAIS LES MENSONGES QUI NOUS FONT TANT DE HÂLE

29 juillet 1959

J’aurais aimé parler encore du Tour de France qui demeure


une institution considérable, malgré le léger discrédit projeté sur
elle par la physionomie essentiellement tactique qu’a prise la
course cette année. Quand les systèmes l’emportent sur les per-
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 297

sonnalités, le train des choses a moins d’allure : il recèle pourtant


des intérêts abrupts qu’on n’a jamais fini de dépiauter. Gardons-
nous ces méditations pour l’hier et attaquons plutôt le propos
des baignades dans la Seine qui constitue une honnête tarte à la
crème, légèrement brûlée sur les bords.
Il existe à Paris, le long des berges, deux piscines distantes
d’environ deux cents mètres. Elles se sont naguère appelées des
bains. Il faut croire que l’expression semblait un peu minable
puisqu’on l’a abandonnée un jour qu’on repeignait le matériel.
Celui-ci est considérable et en bois. Il consiste en quatre pontons
délimitant un quadrilatère d’eau filtrée et verdunisée. Des super-
structures de style nogento-mauresque isolent les baigneurs de
la vie quotidienne qui continue alentour. Mais du haut de mon
balcon, j’arrive à plonger des regards dans ces bassins et si le
vent est favorable j’entends monter des bruits de lavoir, comme
de grandes claques sur l’eau. Je me suis souvent demandé si l’on
enfermait ainsi les nageurs pour que le spectacle de leurs ébats
ne trouble pas l’exercice courant de la cité ou si ce n’était pas
plutôt la cité qu’on escamotait à leurs yeux afin qu’ils puissent se
donner totalement cinq cents francs d’illusion en peignoir.
Je crois que Jacques Laurent, du temps qu’il habitait sur les
quais, a raconté ce que représentait pour nous le retour saison-
nier de ces chantiers flottants et qu’ils sont nos hirondelles
infaillibles. Ils font le printemps et l’automne au bout de leurs
câbles, selon qu’ils viennent et s’en retournent. Je peux bien
même dire qu’ils les signifient.
Pour le reste, ils offrent aux marchands de primeurs du quar-
tier endormi l’occasion de vendre des montagnes de prunes et
de pêches, ces fruits étant l’aliment d’élection du baigneur. C’est
un grand mystère de savoir où passent les noyaux. On ne les voit
jamais flotter. Je soupçonne tous ces garçonnets et ces fillettes de
15 à 70 ans, qui se répandent sur les berges déguisées en toasts,
de les rapporter chez eux pour s’y tailler au scalpel des « Bons
souvenirs de vacances » durant les longues soirées d’hiver. C’est
bien touchant d’avoir le Lido à portée de la main, juste à côté de
la Caisse des dépôts et consignations.
L’une de ces piscines, la Deligny, a une histoire contempo-
raine : par une péripétie étrange, elle a flambé, quand elle était
amarrée devant la Chambre des députés. Elle s’est maintenant
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298 ARTS

transportée devant l’Institut : en somme le raccourci d’une


brillante carrière.
L’autre, la « Royal » a des lettres de noblesse. Quand le prix
du bain qui s’élevait jusqu’alors à 19 centimes monta d’une
façon exorbitante à la fin du règne de Louis XIV, les pauvres se
jetèrent dans la Seine pour s’y laver selon leurs moyens. À cet
effet on recouvrait de toile de vastes barques appelées « toues ».
C’est alors qu’un nommé Poithevin obtint par lettres patentes
du 13 mai 1761 d’élever près du Pont-Royal un établissement
dans le genre de celui qu’on voit aujourd’hui.
Ceci dit, je n’aime pas ces piscines, sauf quand elles sont
vides et mélancoliques. Elles ramènent dans mon quartier trop
d’imposteurs dorés sur tronches, qui font du tort au hâle officiel
du suiveur du Tour de France.

Michel Déon
Secrétaire de rédaction d'Aspects de la France auprès de Charles
Maurras, le romancier des Poneys sauvages a été journaliste pour Paris
Match comme pour Opéra. C’est le Hussard qui écrira le moins dans
Arts. Il publiera toutefois une nouvelle, « Le Métier d’Égérie », et
quelques devoirs de vacances.

DEVOIRS DE VACANCES : RIEN À DÉCLARER ?

18 juillet 1956

Votre question, monsieur le douanier, des milliers, que dis-je,


des centaines de milliers de Français l’attendent chaque année
avec une grande impatience. On dit même qu’ils seront huit
cent mille à passer la frontière espagnole cet été, et à peu près
autant à s’aventurer en Italie. Avec le menu fretin qui a préféré
la Suisse et l’Allemagne, c’est près de deux millions de nos com-
patriotes qui vont découcher et auxquels vous allez poser, avec
une certaine ingénuité, cette question dangereuse. Dangereuse
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 299

parce que si nous vous répondions chacun vraiment, si nous


disions tout ce qui nous pèse sur le cœur, il y aurait à Hendaye,
à Port-Bou, à Vintimille, un de ces monstrueux embouteillages
auprès duquel la place de l’Étoile à six heures du soir ne paraî-
trait plus qu’un gymkhana pour enfants.
Mais voilà, vous avez raison de compter sur notre hâte de
gribouilles à fuir les soucis d’hier. D’une réponse longuement
mûrie pendant les mois d’hiver, vous n’entendrez qu’un mot
bafouillé à la hâte : « Rien », et avec une certaine magnanimité
complice vous nous tiendrez quittes. Rien ? C’est peu et beau-
coup dire. Beaucoup parce que ce blanc-seing accordé à un
représentant de l’État – au seul qui ait l’air de nous demander ce
que nous pensons – risque de l’encourager à considérer que tout
va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Peu, parce que,
quand même, cela ne va pas très bien, et qu’il vous arrive, à vous
aussi l’autorité, de vous en apercevoir et de faire cette grève
merveilleuse qui s’appelle la grève du zèle.
Il est probable, monsieur le douanier, que je ne serai pas plus
loquace que les autres voyageurs et que vous ne tirerez pas de
moi une seule des récriminations attendues. C’est bien connu,
les écrivains ont l’esprit de l’escalier, sans cela ils n’écriraient pas
pour rattraper les bons mots et les justes raisons qu’ils n’ont pas
eus à temps, et retrouvent un peu tard dans le silence de leur
cabinet. Permettez-moi seulement, cette fois, d’avoir l’esprit de
l’escalier qui monte.
Parce qu’il fait un peu moins frais, parce que c’est l’été,
j’aimerais, monsieur le douanier, vous déclarer avec optimisme
que ces grandes migrations saisonnières auxquelles nous assis-
tons de juin à octobre me redonnent un peu d’espoir. Elles
reconstituent l’union latine et même l’union tout court. Elles
mêlent des peuples qui d’ordinaire se regardent en chien de
faïence. Du temps que les passeports n’existaient pas – ce n’est
pas si vieux – seule une élite voyageait et en rapportait des idées
larges avec lesquelles elle faisait l’opinion. Aujourd’hui, c’est la
grande masse des anonymes qui fait l’opinion. Il est rassurant de
voir cette masse, même sous le prétexte futile des vacances,
prendre le pouls du peuple voisin et s’étonner de le sentir battre
au même rythme. Ainsi peuvent mourir les préjugés. Et quand
nous ne rapporterions que ce résultat ce serait déjà une bien
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300 ARTS

plus grande réussite que celle obtenue par les décisions creuses
et les coups d’épée dans l’eau de tous les congrès internatio-
naux.
Voilà, monsieur le douanier, ce que je vous prierai de sous-
entendre au « Rien » que je répondrai à votre question ambiguë.

Bernard Frank
« Nous nous regardions de loin, lui enfermé dans sa droite imaginaire
et moi dans une gauche tout aussi irréelle », a-t-il écrit de Roger Nimier.
L’heureux inventeur des Hussards rejoignit ceux-ci le temps de quelques
articles. Et même si aucune rubrique ne fut entièrement consacrée à un
nouveau rasoir (comme plus tard dans Le Nouvel Observateur),
l’humour et le sens de la dérision se cachent déjà derrière chaque mot.
Ses premiers articles paraîtront dans Arts l’année de la publication de ses
premiers livres, Géographie universelle et Les Rats, alors qu’il écrivait
également dans France Observateur et qu’il venait quelques mois aupa-
ravant de signer son célèbre article sur Laurent, Nimier, Blondin et Déon
qu’il qualifiait de fascistes ! Dans ce journal où l’humeur était reine, l’un
des articles de l’auteur de Solde sera titré « Un bouquet (d’épines) à la
main, Bernard Frank est allé du côté de chez Jean (d’Ormesson) » et un
texte de Jean-René Huguenin sur « La panoplie littéraire (de Frank) : Un
petit péteux… »

DIX RÈGLES DE CONDUITE PLUS UNE POUR RÉUSSIR

17 juillet 1953

1. Ne jamais se demander à quoi sert la réussite, si même elle


existe. Somme toute éviter d’introduire la métaphysique dans ce
mot de Reader’s Digest.
2. Se demander par écrit à quoi sert la réussite. Bâiller lon-
guement. Parler de l’échec, de la puissance de la négation.
3. Ne jamais répondre personnellement aux journaux qui
vous posent des questions saugrenues (Exemple : les moyens de
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 301

réussir), mais faire dire sèchement par sa bonne (si on en a une)


que Monsieur travaille.
4. Danser de joie en apercevant sa signature dans un journal
et se moquer des ricanements amers de ses relations.
5. Trouver une phrase gentille sur chaque « maître de son
temps ».
Exemple : Sartre passera comme le café.
Malraux est bête comme l’Himalaya.
Mauriac est gnan-gnan ou boum-boum, etc.
6. Bien connaître les noms des grands critiques (tu parles)
contemporains et se rappeler :
– qu’Henriot aime les clichés et les livres qui ne lui cassent
pas la tête ;
– que Rousseaux s’est annexé Péguy et Simone Weil et qu’il
aboie dès qu’on tente de s’en approcher (ce qui n’est pas dans
mes intentions) ;
– que Kemp possède la chronique théâtrale du Monde, mais
aussi la chronique des livres des Nouvelles littéraires, en termes
clairs qu’il a pignon sur rue et qu’il faut le ménager ;
– que Nimier a diablement de l’esprit, une Delahaye et qu’il
passe pour écrire comme un écrivain de ses amis quand ce der-
nier se relâche ;
– que Nadeau est l’honnêteté même, que c’est un critique
courageux, ennemi du faux-semblant, donc que ses ennemis
sont des crapules et des pleutres ;
– qu’Étiemble n’écrit plus dans Les Temps modernes mais
dans La NRF ce qui explique ceci et cela et sa chronique de
juillet ;
– que Bernard Frank a surtout du goût pour les écrivains
morts.
7. « Ah les femmes mon cher, on arrive que par les femmes. »
8. « De nos jours, si on n’est pas pédéraste ou le chouchou
d’une vieille tante, les portes des maisons d’édition vous sont
fermées. »
9. Aller dans les salons.
10. Il n’y a plus de salons.
ou bien :
Avoir du talent et travailler. (Phrase peu journalistique qui se
ressent de l’influence de Paul Doumer.)
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302 ARTS

Appendice I : Ne tenir aucun compte de toutes ces fariboles


mais suivre avec la plus grande attention la carrière de l’auteur
de cet article.
Appendice II : Pour tous renseignements complémentaires,
se procurer Le Tout-Paris de Françoise Giroud et le numéro de
janvier-février 1953 des Temps modernes (« Du hareng saur au
caviar » de Jacques-Laurent Bost).

SURTOUT PAS DE PRIX POUR LES CHEFS-D’ŒUVRE !

3 décembre 1958

1° Mon idée

Il serait terrifiant que les bons livres soient couronnés à tout


coup. En fort peu de temps les éditeurs mourraient d’ennui à
force de publier de zéro à un livre par an. Ils ne pourraient plus
faire usage de leur fameux flair qui les pousse à publier quarante
« merdes » par an avec l’idée de derrière la tête que l’une d’elles
sera primée, ce qui arrive en effet.
Les grands écrivains qui ont déjà assez tendance à grossir
auraient de l’artériosclérose à 30 ans et tomberaient raides morts
dans la rue sans avoir eu le temps d’écrire Le Rouge et le Noir.
Les chefs-d’œuvre, lorsqu’ils sont lus, le sont, Dieu merci, avec
ce retard, cette couche de poussière que l’on nomme générale-
ment classicisme et qui les rend inoffensifs ; au débotté on ne
peut pas prévoir l’effet qu’ils auraient sur le lecteur et ses mœurs.
Bref, la littérature ne peut se concevoir sans son paysage litté-
raire, terme charmant qui désigne cette masse d’écrivains, cette
piétaille qui meuble la littérature sans la faire. Afin qu’ils ne
désertent pas, et ce faisant, qu’ils ne détruisent pas l’harmonie
du décor, il est juste, il est sage de donner l’impression à toutes
ces utilités littéraires, à tous ces hallebardiers shakespeariens
qu’ils ont dans leur musette un bâton de maréchal, ce gros lot
que l’on nomme Femina (cinquième semaine) ou Goncourt (der-
nière semaine).
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 303

2° Mes rapports avec les prix

Aussi loin que je remonte dans mon passé, je m’aperçois que


j’ai toujours été brouillé avec les prix.
En classe de seconde, au lycée d’Aurillac, mon professeur de
lettres, Auvergnat convaincu, me priva d’un premier prix de
français que mes moyennes de composition m’accordaient lar-
gement pour le donner à un garçon d’Yrrac, petite ville du
Cantal. Malgré la déception de ma mère et l’arrivée au pouvoir
du général de Gaulle, j’accueillis cette nouvelle avec bonhomie,
trouvant normal, après tout, que l’on préfère couronner un
paysan au français tout récent et qui sentait encore la bouse de
vache, à moi qui avais déjà dix ans d’histoire de littérature dans
les veines.
Récemment, Jean Dutourd, le président du syndicat des écri-
vains, me demanda avec beaucoup de bienveillance si j’accepte-
rais le prix du syndicat pour un roman que j’ai publié il y a trois
ans. J’étais aux anges. Hélas ! il me fallut déchanter, mon vieil
ennemi littéraire l’irascible commandant Bernard Poulailler (dit
Bernard Frank), qui tenta jadis (et sans succès) lors d’un procès
célèbre de me débusquer de mon nom alerta ses vieux camarades
de guerre encore nombreux au syndicat et le prix fut remis sine
die.

3° Les dangers

C’est quand ils couronnent de faux bons livres que les prix
deviennent dangereux. Faire lire à deux cent mille personnes
du Maurice Druon ou du R. Ikor n’est pas bien grave. La mau-
vaise littérature est pour le lecteur une sorte de service militaire,
la rude marche sac au dos sous la pluie et dans la boue, l’école
du soldat. Elle le dresse. Elle le forme. Après ça, il est mûr pour
les chefs-d’œuvre. Il s’aperçoit avec stupeur qu’ils ne sont pas si
ennuyeux qu’on le disait, qu’il le croyait. Mais ce qui est gênant,
ce sont leurs crises de vertu, ce terrible moment où nos braves
jurys veulent s’amender, reconnaissent leurs erreurs et partent à
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304 ARTS

la recherche du chef-d’œuvre. On peut tout craindre alors. Cela


se dit, se sait, se répète, s’écrit partout. Le public est haletant.
Les critiques respectueux. Un immense garde-à-vous s’empare
de nos lettres. C’est ainsi que le Goncourt couronna successive-
ment Les Mandarins, livre touchant mais complètement manqué
et La Loi, livre pas du tout touchant et parfaitement truqué.
Non seulement on déroute alors le grand public qui a toutes
les raisons de préférer au chef-d’œuvre sa copie (la copie est
presque toujours plus propre) mais on égare l’écrivain lui-même
à qui il faut un rude courage pour préférer son obscur passé à
un présent de gloire. Combien sommes-nous à savoir que
Vailland n’a jamais écrit qu’un livre qui rejoigne sa réputation et
je veux parler de Mauvais coups, paru il y a dix ans peut-être au
Sagittaire ?

4° Petite réforme

Je ne sais rien de plus décourageant que de publier un roman


et de le voir à la même affiche que cent autres du seul fait que
l’on est en septembre. Pour éviter cette mêlée confuse, il faut
décider une fois pour toutes que les prix appartiennent à ceux
qui en veulent. Un prix doit ressembler à une élection acadé-
mique. Si j’étais sûr de pouvoir prendre le thé avec Baur,
Dorgelès, Salacrou, je n’hésiterais pas pour le faire à écrire un
roman tous les ans.

5° Les bons et les mauvais prix

Il était facile d’ironiser sur les grands prix. La matière ne


manquait pas. C’était un jeu que de citer les écrivains de tou-
jours qui s’étaient vu préférer des auteurs médiocres. Mainte-
nant le cercle se resserre. On ne sait plus quoi inventer pour
nous humilier. Les prix de vraie littérature se multiplient : prix
de Médisais, prix de Mai, etc. Je vous demande un peu de quoi
va avoir l’air l’écrivain ignoré des grands – mauvais – prix et des
bons – petits – prix. Il faut être passe-muraille pour éviter les
bornes.
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 305

6° Pour et contre les prix

Sans les prix, les éditeurs n’oseraient pas éditer ces deux ou
trois livres savoureux qui ne se vendent pas et qui risquent après
tout d’avoir un prix. Sans les prix, les éditeurs n’oseraient pas
éditer ces cent merdes qui ne se vendent pas mais qui risquent
– pourquoi pas ? – d’avoir un prix.

7° Les Goncourt de l’éternité

On dit beaucoup de mal des prix, pourtant les dégâts sont


limités, l’oubli vient vite et la mauvaise littérature fait parfois du
bon cinéma. On ferait mieux de s’inquiéter des Goncourt de
l’éternité, ces sempiternels écrivains des histoires de la littérature
qui, parce qu’ils ont résisté un siècle ou deux, se sentent indéra-
cinables. Le jury, Lanson, Nizard, Sainte-Beuve, Thibaudet,
Crouzet, Brunetière, Haguet ont des prétentions, des certitudes,
des exclusives que n’ont pas ces dames ou ces messieurs du
Goncourt ou du Femina. Personne ne se fâche lorsqu’on pré-
tend que Gautier, Colin, Gary sont des auteurs illisibles, mais
quel tohu-bohu si l’on se permet quelques réserves sur le vieux
Montaigne grand prix du XVIe, si l’on remarque par exemple que
toutes ces citations ne sont pas bonnes à dire et que les meilleurs
bavardages doivent avoir une fin.

LE 13 MAI, UNE DATE DE L’HISTOIRE DE FRANCE

18 mars 1959

On se souviendra peut-être du 13 mai 1958 comme d’une


date importante de notre histoire. C’est en effet ce jour-là que
Gérard Mourgue, soutenu par René Julliard, s’empara de la
fameuse librairie militaire Berger-Levrault qui dut se replier en
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bon ordre dans nos marchés de l’Est. Des milliers de livres


poudrés, chamarrés, galonnés, dorés sur tranche furent faits,
sans coup férir, prisonniers et se virent relégués dans des caves
profondes. Depuis 1940, on n’avait pas assisté à d’aussi superbes
oflags. Des pans de mur furent abattus. On saccagea tout. Il ne
reste rien de ces petites choses qui rendent plaisantes les librai-
ries et doux les caboulots : éclairage désuet, place perdue, pous-
sière, etc. Là où tout n’était qu’ordre et sacrifice, des milliers de
littérateurs inutiles se pavanent. Vous ne pourrez plus trouver
Comment j’ai franchi l’Ourcq (mai 1915-avril 1920) du général
de Jurassy de la Tabatière, militaire d’une admirable circonspec-
tion.
René Julliard et Gérard Mourgue ont eu un trait d’une
cruauté inouïe. Pour mieux savourer leur victoire, ils décidèrent
de parquer les livres de soldats dans un coin isolé de leur librai-
rie. Ce fut surtout ce quota, ce numerus clausus, cette réserve à
peaux rouges qui me serra le cœur lorsque j’entrai au 229, bou-
levard Saint-Germain, le jeudi 12 mars, pour me mêler à la
foule indifférente des cocktails d’inauguration. Julliard, voulant
sans doute me dérider, me présenta à de jeunes écrivains que
mon air sombre faisait fuir, à Mauriac. Cette rencontre, provo-
quée à mon sens, n’était pas innocente. On souhaiterait que je
consacre mon prochain papier à Mauriac, qu’on ne s’y serait
pas pris autrement. Julliard, le rusé ne serait pas fâché, j’en suis
sûr, de me voir pratiquer à l’égard de son poulain ce que le petit
Nourissier appelle si drôlement – après tant d’autres – le coup
du père Barrès. Tous ces jeunes – Vigny, Constant, Barrès,
France, Gide, Mauriac – m’épuisent et me déconcertent. Ils
sont insatiables. Il faudrait passer sa vie à parler d’eux, à lire le
moindre de leurs articles. Ils veulent tout de suite les grands
tirages. Savent-ils combien j’ai mis d’années à avoir cinq mille
lecteurs ? Mais je sens bien que ces réflexions de vieux corbeau
déplumé n’intéressent pas l’impatient Mauriac que les superbes
placards publicitaires de son camarade Sollers empêchent de
dormir. Quelles louanges lui prodiguer qui calmeraient un ins-
tant ses démangeaisons de gloire ? « Des dons. Un jaillissement.
De la vivacité. Et malgré tout quelque chose de secrètement
blessé qui touche. Serait-ce trop demander à Mauriac de ne pas
céder à un modernisme un peu facile et qui l’incite à mélanger
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 307

la télévision, la maison de campagne de ses parents bordelais,


ses belles relations (Jésus, le général de Gaulle, Mendès France,
etc.) ? N’a-t-il pas le tort de trop se répandre dans les journaux
avant d’avoir écrit l’œuvre qui fondera durablement sa réputa-
tion ? » Oui, c’était à ces choses que je rêvais, et à d’autres,
tandis que je m’appuyais à l’une des colonnades un peu disgra-
cieuse de cette librairie. Et comme dans ces films d’assez mau-
vais goût, mon esprit n’hésitait pas à employer ce procédé
cinématographique si terriblement désuet du retour en arrière.
J’ai connu Mourgue en 1953, alors qu’il s’occupait de cette
petite librairie, Les Essais, toute proche de l’avenue de Wagram
où j’habitais alors. Il venait de Clermont-Ferrand. Jeune homme,
il avait servi dans les Chantiers de jeunesse du général de La
Porte du Theil ; ce prolongement exaspéré du scoutisme. Ces
années d’apprentissage devaient tout naturellement le conduire à
la première armée du général de Lattre de Tassigny. Je ne lui ai
jamais demandé s’il avait fait connaissance en Alsace ou en Alle-
magne de Roger Nimier, de Pierre Moinot ou d’André Malraux.
Curieusement, il avait gardé des chantiers un souvenir émer-
veillé. Je n’imaginais pas que de couper du bois en chantant fût
une forme aussi aiguë du bonheur. Ces dînettes de soldat, il les a
bien rendues dans son Château-Yer. Le livre est malheureuse-
ment gâté à mon sens par des dialogues « percutants » sur la
mission du chef et les affres de la responsabilité. Ce ton Saint-
Exupéry-Paul Doumer n’est pas fameux.
Mourgue est un des derniers personnages balzaciens de ce
temps. Sa réussite est prodigieuse : deux grandes librairies stra-
tégiques (l’une à l’Opéra, l’autre boulevard Saint-Germain), une
galerie de peinture, un roman chez Julliard, La Naissance de
Vénus, une autobiographie à La Table ronde, un libelle chez
Fasquelle, Journal de Don Juan, et j’omets pour ne pas surchar-
ger vos paresseuses mémoires dix autres livres sur des peintres,
des musiciens, des écrivains, cent nouvelles, mille articles dans
Combat et Carrefour, La Table ronde et La Parisienne, et ses
« Chroniques d’un libraire » dans Preuves et La Nef. Mourgue
autorise cette cascade d’adjectifs antithétiques qui fait la joie des
portraitistes. Il est naïf et retors, généreux et regardant, ouvert
et entêté, etc. Son flair de critique est célèbre et tout autant ses
complaisances.
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308 ARTS

Si j’étais Sartre, j’expliquerais ses erreurs par son refus d’être


un libraire authentique. Sa condition l’agace, elle ne lui semble
pas assez noble. Le fait qu’il soit aussi un commerçant lui
déplaît. Il va laver ses mains dans un bain mousseux, cocotteux
d’imaginaires high life. Comme Vailland, il aura la bouche pleine
du mot qualité. Il s’enchante de noblesse et de société féodale.
Les personnages de ses romans ont la particule facile. Pour lui,
une duchesse aura toujours 20 ans.
En publiant ces jours-ci un Françoise Sagan aux Éditions
Universitaires, Mourgue me permet d’organiser sans chichi une
petite fête amicale dont je me réjouis. Son livre commence mal :
par une préface de Pierre de Boisdeffre qui, en tant que direc-
teur de la collection, n’hésite pas à mettre la main à la pâte, à
goûter si la soupe est bonne. Le général de Boisdeffre la trouve
excellente : « Le soldat Mourgue nous apporte une lumière plus
utile que tous ces commentaires de la presse, parce qu’il traite,
comme on en parlera demain dans les manuels de la littéra-
ture. » Boisdeffre félicite Mourgue de s’occuper des livres de
Sagan et non de sa vie privée. Pourtant, le premier chapitre est
presque entièrement consacré à ces détails. Avant d’entrer dans
les ordres de la littérature, il n’est pas désagréable de perdre son
temps dans les salons de l’existence. Les anecdotes recueillies,
encore que nous les ayons entendues mille et une fois, se relisent
sans déplaisir. Elles ont pris la couleur passée, attendrissante, de
ces photos de famille que l’on se montre le soir, à la veillée. On
apprendra avec respect que le père de Françoise Sagan a une
usine de huit cents hommes, que sa sœur a deux enfants, que le
frère est une sorte de Louis Jouvet indéchiffrable qui a la pas-
sion des automobiles. Qu’elle (Françoise Sagan) part à la mer ou
à la montagne à trois ou quatre heures du matin, entourée d’une
bande de joyeux lurons : Julliard, Guilloux, Nourissier, Frank,
Déon, Malraux (Florence), Annabel, etc.
Je me moque un peu de vous, mon cher Mourgue, c’est que
je vous en veux un peu de jouer les initiés d’un Tout-Paris sans
intérêt. Qu’est-ce qui vous prend de transformer la biographie
de Sagan en hagiographie ? La personne dont vous parlez n’est
pas morte, Dieu merci, elle n’a pas encore 80 ans et vous n’avez
besoin de sacraliser ni sa famille, ni ses livres, ni ses amis, ni les
maigres faits de son existence. Vous aimez la littérature comme
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peu de personnes l’aiment : avec fougue, avec tact, avec intelli-


gence. Cinquante libraires comme vous, dans toute la France et
je connais dix bons écrivains qui ne seraient plus obligés de
multiplier les comédies et les grimaces auprès de leurs éditeurs ;
dix critiques à votre image et moi et quelques autres nous ne
devrions pas remettre continuellement à l’endroit cette malheu-
reuse littérature que l’on s’acharne à mettre à l’envers, bref,
vous êtes unique, mon ami, et je vous le dis sans malice.
Comprenez-moi, votre livre sur Sagan n’est pas médiocre, bien
au contraire. Jamais vous n’avez fait preuve d’autant d’ingénio-
sité, je me demande seulement si tout ce remue-ménage culturel
n’est pas un peu déplacé, sinon inutile. Avouez-le, le succès de
Sagan vous a abasourdi, envoûté, snobé. Vous partez d’une
idée simple que vous n’énoncez pas, que vous n’osez pas énon-
cer : « 1° Cette petite personne est futée ; 2° Elle est du côté de
la bonne littérature. » Vous avez raison de penser ainsi, d’igno-
rer les spécialistes de la littérature, les techniciens qui font comi-
quement la moue, ils n’y connaissent rien.
Seulement il y a ce triomphe, imprévu, insensé, qui vous fait
perdre la tête. Comme vous êtes un critique de bonne volonté, au
lieu de rechigner, de bredouiller : « Je me demande bien ce que
l’on peut trouver d’intéressant dans ces petits livres », vous en
remettez, vous chargez toutes les phrases de ces romans d’inten-
tions qui n’y sont pas. Cécile bâille-t-elle, vous esquissez une
métaphysique de l’ennui. Dominique parle-t-elle de la triste dou-
ceur d’aimer, vous vous évadez dans le bouddhisme. Évoque-
t-on un beau ciel bleu, voilà que vous dissertez sur le sentiment
de la nature chez Françoise Sagan. Vous déployez une extraordi-
naire agilité d’esprit pour des romans modestes et qui vont finir
par avoir le torticolis à force que vous les tordiez en tous sens.
Vous me faites penser à ces historiens de la littérature qui
s’étendent gravement sur Jean-Jacques Rousseau coloriste, sous
prétexte que ce dernier, dans une lettre à M. de Malesherbes a
écrit « l’or des genêts et la pourpre des bruyères ». Que voulez-
vous, ils ont besoin d’un auteur de transition entre le froid, le
glacial, le blanc XVIIIe siècle et le luxuriant Bernardin de Saint-
Pierre.
Comme vous avez à vos heures l’âme d’un mousquetaire, vous
inventez des injustices, une affaire Dreyfus à son propos, pour
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vous donner le plaisir de défendre Sagan avec bonne conscience.


Mon ami, vous rêvez. Sagan n’est pas une incomprise. Ne tom-
bez pas dans le ridicule d’être l’abbé Pierre des Rothschild ! Bien
sûr, elle reçoit des lettres d’insultes, bien sûr des petits jeunes
gens tentent de faire rire de douces pucelles à ses dépens, bien
sûr de graves critiques se demandent si elle a une âme, mais
enfin, c’est le jeu, et Hugo, Gide, Baudelaire, d’innombrables
écrivains ont entendu et entendent des phrases qui ne sont pas
des caresses.
Je sais, Mauriac l’a comparée au jeune Mozart, Claude Roy à
Racine et Constant, et vous à Monet. Eh bien ! cela prouve que
vous êtes trois fameux galéjeurs. Mes bons maîtres, quand vous
faites la cour à une jeune fille, vous ne lésinez pas sur la gros-
seur du bouquet ! Le jour où Françoise Sagan écrira des chefs-
d’œuvre, je me demande bien ce que vous trouverez à lui dire,
les adjectifs et les comparaisons que vous emploierez. Un
conseil : faites comme pour le franc, dites que cent de vos
anciens compliments légers valent tout juste un de vos compli-
ments lourds.
J’ai écrit jadis dans La Nef un article sur le phénomène Sagan :
vous avez eu tort dans la bibliographie qui termine votre petit
livre de ne pas le citer, alors que vous n’oubliez ni L’Auvergnat
de Paris, ni La Nouvelle Gazette de Bruxelles, ni La Flandre libé-
rale. Me prenez-vous pour un saint et que je n’aie pas de
l’homme de lettres les plus certains des attributs, à savoir : une
prodigieuse mémoire pour ce qu’il a composé jadis et une ran-
cune éternelle à l’égard de ceux qui l’ont oublié ? où je décrivais
les comportements de mauvaise foi des intellectuels de gauche et
de droite devant ce monstre à cinq pattes qu’est le succès, et
cette peur chez certains de paraître envieux, je n’y reviendrai
pas : ici, je ne dirai qu’un mot du charme étrange de ces courts
romans apparemment sans mystère. De quoi était-il fait ? Peut-
être de l’adéquation entre l’écrivain et ses pensées. Françoise
Sagan disait les choses. Elle n’était pas Dostoïevski raté, ni Tol-
stoï, ni Faulkner, ni Malraux, ni Joyce, ce que sont tant d’écri-
vains ambitieux qui tentent de se vêtir d’habits qui ne leur vont
pas. Elle emplissait sa littérature sans la charger. À la différence
de ce qu’ont répété de nombreux critiques, la nature ne l’avait
pas comblée de dons. Simplement, elle avait la maîtrise de son
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petit monde. Elle était foncièrement originale, à l’aise à l’inté-


rieur de ses clichés, de ses imaginaires plutôt factices et de mau-
vais aloi. Elle ne se demandait pas à tout moment : « Tiens, mais
est-ce qu’on ne l’a pas dit avant moi ? » Elle avait cette aisance
que donne une relative inculture. Depuis quarante ans peut-être,
les littérateurs se posent la question de savoir si l’on peut écrire
innocemment. Eh bien ! en publiant ses romans, Françoise
Sagan résolut pour elle-même le problème, de la même façon
que l’on prouve le mouvement en bougeant.

FAUT-IL SUPPRIMER L’ACADÉMIE FRANÇAISE ?

20 mai 1959

La démission retentissante de Pierre Benoit a attiré une fois de


plus l’attention sur le malaise qui agile l’Académie française. La
vieille dame du quai Conti, née en 1635, n’en finit pas de survivre.
Les prétendants de plus en plus lui font défaut au point qu’un
journaliste, Pierre Berger, a posé sa candidature. Outre les écri-
vains qu’elle refuse – M. Paul Morand – et ceux qui refusent de lui
faire la cour ou même ignorent son existence – Montherlant,
Anouilh, Marcel Aymé, André Malraux, Albert Camus –, son ave-
nir paraît bien solitaire. « Que faire ? » demandait la semaine der-
nière François Mauriac. Il y a une solution. Comme les hommes,
les institutions vieillissent, comme eux, elles sont condamnées à
mourir. Pourquoi ne pas achever la vieille dame du quai Conti,
supprimer l’Académie française ? Bernard Frank nous livre ici les
sentiments que lui inspire la moribonde.

En suggérant à Paul Morand d’aller visiter les châteaux


d’Écosse, l’Académie française a voulu montrer que si de 1940 à
1944, sa résistance à l’occupant était passée inaperçue, par
contre, en 1959, elle s’était ressaisie et que sa résistance à la
littérature pouvait être éclatante.
C’est l’ennui de composer un dictionnaire, on finit par ne
plus connaître du monde que la lettre que l’on étudie. Ces mes-
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sieurs de l’Académie en sont, sans doute, arrivés à la lettre O. Ils


s’y plaisent, ils n’en veulent pas sortir. Ils trouvent dans la qua-
trième voyelle de l’alphabet d’infinis sujets de satisfaction.
Après M. Jourdain, ils s’exclament : « O. O. Il n’y a rien de plus
juste. O. O. Cela est admirable. » N’est-ce pas, ce O comme
obtus, obéissance, obstruction, oie, Ormesson (Wladimir), ce O
comme occupation, cela parle à l’esprit, cela dit tout ? Tant pis
pour Morand, sa folie des voyages l’aura perdu. Il s’est présenté
trop tard aux guichets du Quai Conti, la lettre E (e comme
écrivain) était fermée depuis belle lurette. Ou trop tôt. Bien trop
tôt. Le chemin est malaisé, sablonneux, qui mène à T comme
talent.
Il y a quelque chose de bon, d’irrésistible, dans ces fureurs
académiques. Il est difficile de ne pas éclater de rire lorsqu’on
vous parle le plus sérieusement du monde d’une gauche et d’une
droite à l’intérieur de cette vénérable assemblée, lorsqu’on vous
apprend que MM. François-Poncet et Vallery-Radot y repré-
sentent l’esprit jacobin, et que le général Weygand, auteur, par
ailleurs, d’une fort intéressante Vie de Turenne y défend les
droits sacrés de la littérature. Les choses en sont arrivées à ce
degré de confusion que le jovial Pierre Benoit a envoyé sa lettre
de démission et que les rédacteurs en chef des hebdomadaires
littéraires ont mobilisé leurs « polémistes de choc » pour qu’ils se
demandent s’il ne serait pas nécessaire de supprimer l’Académie
française. Bien sûr, les méchantes langues prétendront que
Pierre Benoit à court d’héroïnes dont le prénom commence par
un A est ravi de trouver Académie pour son prochain roman,
que les rédacteurs en chef à court d’idées sont bien contents de
présenter comme de l’actualité brûlante un de ces vieux sujets,
un de ces éternels serpents de mer de la littérature et qui se
nomment : Les prix littéraires sont-ils nuisibles ? Les moyens de
réussir. Le roman est-il mort ? La politique n’est-elle pas néfaste
à la vraie littérature ? N’assiste-t-on pas à une renaissance de la
nouvelle ? Le jargon « existentialiste » n’a-t-il pas détruit le
style ? Les écrivains doivent-ils avoir un double métier ?
L’influence du cinéma sur le roman d’aujourd’hui ? A-t-on le
droit d’adapter à l’écran les chefs-d’œuvre ? Les revues ont-elles
encore un rôle à jouer ? N’assiste-t-on pas à un renouveau de la
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sensibilité, à un réveil du romantisme ?, et j’en passe et des plus


sots.
Eh bien ! moi, cette Académie française, cette Académie déci-
mée, squelettique, famélique, cette Académie au régime sans
sel, cette Académie qui manque de tout, de grands écrivains, de
maréchaux, de ducs, de cardinaux, de maîtres de la Finance,
d’anciens présidents du Conseil, cette Académie qui donne de
la bande, je la trouve parfaite et j’aimerais bien qu’on ne la
tracasse pas pour un oui ou pour un non, pour un nom ou pour
un autre.
Une « société », une « compagnie » illustre, ce n’est pas un
rassemblement des premiers de la classe. Il faut de l’air, de
l’arbitraire, des surprises. Il faut qu’elle étonne (cette compa-
gnie) les âmes crédules par son libre arbitre. En un mot, c’est
elle qui doit rendre fameux ses élus et non eux qui doivent la
faire valoir. Telle qu’elle est, j’apprécie, je respecte ses choix,
précisément parce que je n’en vois pas les raisons. Elle me remet
à ma place, elle me fait comprendre que je ne suis pas un initié,
bref, elle est toute proustienne, elle est merveilleuse, incroyable.
Buisson, Gaxotte, Kemp, etc. Cela vous échappe ? Vous n’y
comprenez goutte ? Vous préféreriez Anouilh, Morand, Aragon,
Chardonne ? Ah ! vous êtes incorrigible. Il vous faut des « gros »
noms, des noms qui brillent, des noms que vous avez lus dans
les Potins de la Commère ou dans Paris Match, des noms qui ont
traîné partout. Voulez-vous que je vous dise, ce que vous êtes
mon ami ? un provincial, un bourgeois, une Mme Verdurin dans
ses tristes débuts mondains.
Elle serait belle à voir votre Académie, si l’on vous écoutait !
On se demande ce qui la distinguerait d’une banale histoire de
la littérature française. Il y aurait tout le monde. Camus, Sartre,
Queneau, Malraux, Arland, etc. Ce serait du joli, tous ces cha-
pitres hargneux qui se déplaceraient avec leurs œuvres complè-
tes. C’est parce que les jurys des prix se trompent, parce que les
choix de l’Académie sont incompréhensibles, que la justice est
encore possible.
Se tromper n’est rien, mais se tromper en fanfare en faisant
son glorieux, voilà ce qui m’inquiète et que l’on voit tous les
jours. Je déplorais, il y a quelques mois, la naissance de ces prix
multiples destinés à corriger les erreurs des « grands » prix litté-
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314 ARTS

raires. Je prétendais que ces prix « nouvelle vague » ne permet-


taient plus à l’écrivain ignoré de se sentir victime d’une injustice.
Qu’ils risquaient de donner une horrible bonne conscience aux
lecteurs qui, en n’achetant pas tel livre n’auraient plus l’impres-
sion de manquer quelque chose d’« important » de « valable ».
Si dans votre Académie « introuvable » tous les grands écrivains
étaient d’office académiciens, qu’en serait-il des autres ?
Que faire ? s’est demandé Mauriac dans l’un de ses récents
« Bloc-Notes ». « Le mérite est partout. Je verrais très officielle-
ment l’illustre retraite des personnages qui ont bien servi l’État
et qui souhaitent, quand ils dînent en ville, d’être jusqu’à la mort
assis à droite de la maîtresse de maison. » L’idée est gaie, un peu
futile. Soyons plus sérieux et proposons à nos académiciens de
faire œuvre nationale en n’oubliant pas la « communauté fran-
çaise », les peuples associés. Que M. André Maurois se serre un
peu ainsi que tous ses confrères. Le protecteur naturel de cette
noble assemblée verrait sans déplaisir l’arrivée massive en son
sein, de Noirs, de Malgaches, d’Algériens. Après tout le chemin
n’est pas si loin de la Santé au quai Conti. De toute façon, tant
qu’il y aura des amateurs de petites filles ou de petits garçons, la
crainte salutaire du gendarme rendra aisé le recrutement.

Matthieu Galey
Le jeune auteur du recueil de nouvelles Les Vitamines du vinaigre
soutenu par Chardonne collabore régulièrement à Arts avant de devenir
un critique théâtral réputé et de publier un livre d’entretien avec
Marguerite Yourcenar (Les Yeux ouverts). Dans son Journal, il évoque
son arrivée à l’hebdomadaire en 1958 : « Par Chazot, toujours aussi
serviable, appel de Jean Le Marchand qui me demande une chronique
sur le Goncourt. J’ai un peu le trac mais cela m’amuse. » Dans les
années 1960, il assurera chaque semaine le feuilleton littéraire de Arts.
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 315

SAINT-GERMAIN DES PRIX : UN GONCOURT INTROUVABLE,


UN RENAUDOT ATTENDU

3 décembre 1958

Moi je savais qui obtiendrait le prix Goncourt ; je l’avais lu


samedi soir dans l’horoscope de France Soir. Il y était écrit pour
le Lion : « Chance dans l’après-midi surtout, un succès rehaus-
sera votre prestige. » Étant moi-même né sous ce signe, j’avais
agréablement rêvé…
Place Gaillon, du monde, mais guère et pas l’ombre d’une
indication qui aurait pu m’éclairer. L’autre jour, par exemple,
rue de Courcelles, j’avais pu lire un gigantesque « Vive Dutour »
(sic) peint en blanc sur le trottoir ; tous les piétons connaissent
aussi le « Vive Fernand Gregh » qu’un académicien facétieux a
tracé à la croix sur le mur du passage de l’Institut et que les
balayeurs respectent religieusement depuis des années… Mais
là, pas le moindre « Vive Pingaud », pas le plus petit, le plus
discret des « Lanoux au poteau », des « Sabatier au pouvoir ».
Rien.
Je suis monté avec les autres au foyer de ce théâtre Drouant
qui fait relâche trois cent soixante-quatre jours par an, sans
perdre pour cela son public.
Cette année encore, bien que les jurés de notre prix Goncourt
aient voulu nous surprendre, ils n’ont pas failli à leur loi. C’est
un rouge qu’ils ont choisi. Mais pour se mettre au goût du jour,
ils ont proposé à l’admiration des foules un UNNRF (Un Nou-
veau de la Nouvelle revue française). Philippe Hériat qui est
gaulliste par la taille vint nous dire le nom du lauréat : M. Francis
Walder.
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L’invasion belge

Ce fut une belle panique chez mes confrères d’un jour ! Tous
les dithyrambes préfabriqués n’étaient plus bons qu’à jeter au
panier ; toutes les biographies soigneusement établies la veille,
qu’en faire ? Ah ! on n’avait pas la Belgique joyeuse ce matin chez
Drouant ! Françoise Mallet-Joris l’autre jour, Alexis Curvers,
l’an dernier ; une invasion ! Les journalistes n’aiment pas les plai-
santeries qu’ils ne font pas eux-mêmes. Glissant sur La Lézarde
dont le Renaudot passa presque inaperçu dans le tumulte de
l’affolement, ils disparurent en un instant dans les librairies voi-
sines. J’aimerais bien le connaître le gagnant du marathon, celui
qui réussit le premier à pénétrer chez Flammarion et qui sût
demander, d’un air hypocritement dégagé, cachant sous un sou-
rire timide son essoufflement : « Avez-vous… euh ! comment
donc cela s’appelle-t-il ?… Un livre de chez Gallimard… euh !…
ah ! oui. » Saint-Germain ou la négociation… « d’un certain
Walder » et qui emporta sous l’œil furieux de ses poursuivants le
seul exemplaire du Goncourt qui existât avenue de l’Opéra, en
ce 1er décembre 1958. Cet homme-là est le véritable vainqueur
de la journée.
Le premier tableau de la comédie s’est achevé sur cette pour-
suite. Creusé par l’émotion, je suis allé déjeuner. Pas chez
Drouant. J’en ai eu modestement pour mille francs. Un nouveau
taxi, moins triomphal que le premier pour rentrer chez moi, puis
un autre afin d’arriver à temps pour le second tableau : cinq
cents francs.
C’est une pièce à épisodes. La scène se passe rue Jacob, aux
éditions du Seuil. Un escalier étroit conduit aux salons, qui se
composent de trois pièces exiguës où l’on s’entasse. Par l’entre-
bâillement d’une porte on aperçoit des cartons de petits-fours
en équilibre instable sur des manuscrits épars. C’est le style
improvisé, bien que le succès d’Édouard Glissant fût prévu, lui.
Assis derrière un bureau, il reçoit les papillons de la littérature
qui butinent à qui mieux mieux ce Belafonte à moustaches qui
parle comme Salvador.
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 317

Je suis reparti en compagnie d’un livreur égaré qui refusa obs-


tinément la coupe de champagne que je lui offrais. « Je n’ai pas
de vice, dit-il, je suis sportif. »
Et moi donc ! Au pas de course, j’ai remonté la rue Jacob, puis
la rue de l’Université, croisant des photographes et des dames
empanachées qui avaient choisi l’itinéraire inverse au mien.
Troisième tableau : un hôtel somptueux repeint à neuf : les
éditions Gallimard. Un magnifique escalier, des salons superbes,
les mêmes petits-fours. Le lauréat ? Aussi introuvable que son
livre. Où est-il ? Il est enfermé avec la télévision. « Avec qui ? »
demande une dame légèrement dure d’oreille. Dans un étroit
couloir nous sommes une vingtaine à nous battre. Les bruits les
plus divers circulent. M. Walder aurait eu un malaise. M. Walder
serait mort d’un arrêt du cœur. Certains rêvent déjà de man-
chettes sensationnelles et Gus agite un crayon menaçant : il va
dessiner l’œuvre de sa vie : M. Walder sur son lit funèbre. Fausse
alerte. Grâce à Dieu, M. Walder n’est pas mort ! Le séquestré de
Bruxelles apparaît enfin à nos yeux éblouis. Le lieutenant-
colonel Walder fait front héroïquement. Comment s’appelle ?…
Quel est ?… Pourquoi ? Comment ? Où ? À quoi ? Pour qui ?…
« Non, dit-il, avec un petit accent belge, je ne suis pas trop sur-
pris. J’avais été cité cinq fois au déjeuner d’hier. »
On est militaire ou on ne l’est pas. Cité à l’ordre de l’armée,
cité à l’académie Goncourt. Pour lui, c’est un avancement
comme un autre. Il est nommé général de division dans les
lettres françaises. Quand êtes-vous né ? « Le 5 août 1906,
répond-il en souriant. Sous le signe du Lion. » Vous voyez, je
suis sûr qu’il croit aux astres, surtout à présent. Saint-Germain
intrigue passablement. S’agit-il des près, du château. Que
voulez-vous, il est rare qu’il faille se plonger dans le Lavisse à
propos d’un prix littéraire ! Catherine de Médicis est bien loin-
taine pour ces messieurs et dames. XVIe, XVe siècle ? Ils ne sont
pas très sûrs. La Saint-Barthélemy ? Euh, voyons, c’était… C’est
un Goncourt historique ! J’allais le dire. En tout cas, on s’en
souviendra.
Paulhan, pâle et gris de poil, passe à pas lents dans le salon
déserté : on dirait l’ombre de M. de Coligny.
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318 ARTS

APRÈS LA BATAILLE MORAND, LA CRISE DE L’IMMORTALITÉ

29 avril 1959

Fermé la nuit comme le jour, le palais Mazarin ! Morand


n’aura pas droit cette année au bicorne et à la cape. Sous l’orage,
ce grand voyageur lassé a dû reprendre sa route avec une cer-
taine indifférence. N’était ce pénible aspect de l’aventure, on en
rirait. Quarante fauteuils pour quarante millions de Français, et
une élection remise faute de candidats ! Que ce peuple est
modeste ! Y aurait-il une crise de l’immortalité ? La sagesse
aurait-elle enfin enseigné aux hommes qu’il ne fallait pas briguer
ce privilège des dieux ? Ou bien manquons-nous de célébrités ?
Je me demande s’il n’y avait pas un peu d’ironie dans la lettre
que Paul Morand vient d’adresser au directeur en exercice de
l’Académie française. Il y exprime, en effet « sa gratitude aux
dix-huit membres parmi les plus illustres… qui l’ont soutenu ».
Faut-il en déduire que les dix-sept autres le sont moins ?
Quand on a la chance de voir un authentique écrivain se pré-
senter Quai Conti, il semble bien léger d’invoquer les motifs
politiques pour ne pas l’élire. C’est si rare ! Cette conquête de la
Toison Verte est semée de tant d’embûches que nombreux sont
ceux qui renoncent à cet honneur. L’immortalité littéraire est à
la merci de la moindre prostate, du lumbago, de la sciatique,
voire d’un rhume plus ou moins diplomatique. D’autant que ces
nobles vieillards ont souvent la vue basse ; ils passent à côté du
génie sans le remarquer, et si, par hasard, ils l’aperçoivent et
cherchent à s’en saisir, leurs barbes de géants les empêchent de
marcher…
Ah ! qu’on me permette de rêver à cette bataille qui n’a pas eu
lieu. Dix-sept contre dix-huit. Ils se seraient entre-tués. On
aurait vu les ducs pourfendant les cardinaux, les savants foulant
au pied les ambassadeurs, les avocats étripant les militaires ; et
peut-être aurait-on retrouvé sous un banc le cadavre de Daniel-
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LES HUSSARDS ET LEURS AMIS 319

Rops, le cœur transpercé d’une épée signée Mauriac… Les trois


survivants – il faut une majorité – se seraient aussitôt mis à
l’œuvre. Après avoir élu Morand, ils auraient ouvert l’annuaire
du téléphone et ils auraient appelé auprès d’eux, par ordre alpha-
bétique : Aragon, Arland, Audiberti, Aymé, Breton, Camus,
Céline, Chardonne, Giono, Green, Jouhandeau, Malraux,
Montherlant, Paulhan, Sartre, Schlumberger, Simenon et vingt
autres que j’oublie. Mais eux n’oublieraient personne, car, ayant
lu tous les livres, ils sauraient bien qu’il n’y a guère plus de
quarante écrivains français qui méritent cette dignité suprême.
Ce n’est qu’un mauvais rêve : je ne souhaite pas vraiment la
mort de tous ces Immortels. Morand ne grossira pas nos tendres
stocks d’académiciens, voilà tout !
Il n’a plus qu’à relire, en souriant de sa prophétie, les der-
nières lignes d’un de ses romans : « L’homme pressé était arrivé
au pied de l’éternité. Il hésita un instant devant la porte. Allait-
il entrer ? À quoi bon !… Il haussa les épaules, tourna le dos et
redescendit l’escalier. »
Qu’il se console ; dignus est entrare, comme disait dans son
latin de cuisine un certain Molière, qui n’était pas de l’Acadé-
mie française.
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CHAPITRE VIII

LES GONCOURT 1

Points communs de ces trois auteurs Bory, Beck, Vailland :


avoir obtenu le prix le plus célèbre de la littérature française…
et avoir vendu beaucoup d’exemplaires ces trois années-là
(1945, 1952, 1957).

Béatrix Beck
Son Léon Morin, prêtre reçut le prix Goncourt en 1952. Elle a
rencontré Roger Nimier alors qu’il dirigeait les pages littéraires du
Nouveau Femina. Il a écrit à son propos : « C’est la fraîcheur et la
méchanceté. Et pour ses qualités littéraires y ajouter la sincérité. »
Béatrix (« que l’on doit prononcer comme perdrix », précise-t-elle dans
Confidences de gargouille) a été pigiste pour L’Express et pour Le
Figaro littéraire. Son rédacteur en chef, Maurice Noël l’appelait le
« magnétophone de mauvaise foi » : « Magnétophone, parce que je
reproduisais les propos, de mauvaise foi parce que j’étais à gauche… »
Béatrix Beck s’est prêtée pour Arts à une chronique surprenante.

1. Jacques Laurent, prix Goncourt pour Les Bêtises, a été classé dans
« Les patrons ».
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322 ARTS

UNE SOIRÉE AU CASINO DE PARIS,


DERNIER BASTION DE L’ASCÉTISME

23 décembre 1959

À Notre-Dame du Casino de Paris les religieuses célèbres


compilent suivant un minutage aussi précis que celui d’une gare.
La rigoureuse similitude des costumes, le grand nombre des
moniales – une armée –, la stricte hiérarchie suivant laquelle
elles sont réparties, la sévérité extrême, presque excessive, des
efforts qu’on exige d’elles, la difficulté des exercices, l’anonymat
absolu auquel sont réduites la plupart de ces femmes – tout
concourt à faire du Couvent de Paris le dernier bastion de l’ascé-
tisme cistercien. L’orgueil y trouve son Golgotha. L’ordre des
girls, qui remonte si loin qu’on en ignore le fondateur, est un des
plus durs qui soient. Girls, grains de sable, gouttes de mer,
secondes du temps, chromosomes gravitant autour du noyau
central, ouvrières à la chaîne, planètes.
Qui renonce à son ego, affirment le christianisme et le boud-
dhisme, trouvera un trésor plus grand. Les girls n’espèrent rien
de tel, ni en ce monde, ni ailleurs. Rarement la vocation les
décida à prendre l’habit de plumes et de strass. La vocation
s’accompagne d’amour-propre. Au parfait dénuement spirituel
ne convient que la nécessité, ou les circonstances.
Aux girls n’est pas accordée la sécurité des vœux perpétuels. Il
s’agit d’une congrégation juvénile. Avant l’automne, on les ren-
voie dans le siècle. Elles auront appris une austère leçon : l’amour
individuel n’existe pas, ne s’adresse jamais à un être unique,
irremplaçable. Aucun nom terrestre n’est écrit dans les cieux.
« Parce que c’était lui, parce que c’était moi », disait Montaigne
l’impie. Les saints et les péripatéticiennes ne font pas acception
de personnes.
De son côté, l’assistance admire et désire avec indifférence.
N’importe qui voudrait indifféremment dans son lit n’importe
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LES GONCOURT 323

laquelle de ces nudités, puisque toutes sont pareilles, sont les


mêmes, égales, radieuses comme les colonnes de Valéry. Elles
sont Légion mot qui est un des multiples noms du Démon.
Naturellement, ce dernier n’a pas oublié qu’il fut le plus beau
des anges, porte-lumière, et qu’il participe de la grandeur créa-
trice. La messe noire est une messe. Une vertu capitale, troisième
fruit du rosaire, dont Molière s’est moqué dans Le Tartuffe, par
malentendu, et que Bernanos célébra dans La Joie, les girls
l’enseignent et la pratiquent : c’est le détachement des créatures.
En un seul soir, les consacrées deviennent, dans l’intérêt de la
communauté, Cigares, Rumberas Poneys, Ruiscenoras, Statues
et Macumbas, mais elles s’appellent en réalité Filles de la Grâce,
Sœurs de la Solitude et Mères de la Contemplation. Leur morti-
fication est absolue. Les têtes se couvrent de cendres en forme
de perruques, diadèmes et bigoudis. Sous leurs chapes d’or qui
s’ouvrent rythmiquement, révélant au même instant des ving-
taines de seins, une ligne de nombrils à perte de vue, une forêt
de sexes scintillants, ces pénitentes évoquent le jeune homme de
l’Écriture, qui s’enfuit nu en laissant son manteau aux mains des
apôtres. Même la Supérieure s’humilie publiquement, s’accusant
devant tous de mal chanter, de n’être qu’une servante inutile,
indigne des fastes de son Église. Auprès d’un tel abaissement
volontaire, les confessions en plein-vent de l’Armée du Salut ne
sont que passe-temps. L’aumônier sait à quoi s’en tenir, qui
qualifie les solennités par lui ordonnées dans ce « temple presti-
gieux » (telle est son expression) de gay et non de gaies. Il s’agit
bien de gaieté !
L’usage de vocables archaïques ou étrangers a d’ailleurs
l’avantage de nous innocenter, d’établir une distance entre nous
et nos hontes, de nous préserver de la complicité, de nous puri-
fier de la contamination. Une girl, comme son nom l’indique,
n’est pas d’ici. C’est une sorte d’irréalité. Quel mal pourrait-on
commettre avec un phantasme ?
Au fur et à mesure que notre civilisation approche de son
terme, arts, lettres et spectacles tendent vers une déshumanisa-
tion de plus en plus poussée. Aux tableaux non figuratifs corres-
pondent des romans sans personnages. Le music-hall obéit à
cette même attirance pour le vide. Jadis, la girl était souvent une
fille habillée en homme. Le smoking, l’habit, le haut-de-forme,
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324 ARTS

la canne, le costume marin ou militaire constituaient ses attributs


courants. Les organisateurs de revues rejoignaient les Anciens
dans cette aspiration millénaire : l’hermaphrodisme, moyen de se
suffire à soi-même, de réaliser un tout, d’accéder à une sorte de
divinité. Si le sourire sans éclat de la Joconde, si ce mince sourire
qui n’en est pas un a fasciné des générations, c’est sans doute
que pour le portrait de cette femme, un homme posa. Aujour-
d’hui, comme dans tous les empires expirants, la distinction
entre les sexes s’est tant affaiblie que l’androgynie ne peut plus
guère constituer une attraction. Il n’en va pas de même d’une
certaine forme de bestialité. Dans bon nombre de leurs numé-
ros, les figurantes du Casino de Paris sont pourvues d’étriers, de
queues, d’œillères, d’accessoires propres à les animaliser. Il s’agit
de donner au spectateur l’impression excitante, non plus de
concilier les incompatibles, de coucher avec un garçon tout en
n’étant pas pédéraste – mais de forniquer avec son cheval. Le
diable, dont il a déjà été question plus haut, tout en gardant ses
ailes angéliques, a acquis, grâce à sa rébellion, pied fourchu,
cornes et queue, les marques de la Bête. Dieu y retrouve son
compte : la bête, aussi bien que l’homme, sortit de ses mains.
Aussi, pour échapper au salut, ne suffit-il pas de s’affubler d’une
dépouille velue : sous sa peau d’âne, le prince reconnaît la prin-
cesse. Les produits fabriqués, eux, ne doivent rien, sinon par
leur matière, au miracle ni aux mystères. Dans certains sketches,
les girls sont « chosifiées », présentées sous forme d’objets. Le
robbe-grillisme se retrouve à tous les échelons de la société.
Dans les tribus dites primitives, existe parfois un culte phal-
lique, attesté par des monuments. Chez nous (au contraire, allais-
je ajouter), des « superproductions » comme celle d’Henri Varna
soulignent la prééminence d’une religion utérine. Le domaine est
tombé en quenouille. La quenouille est devenue sceptre, symbole
mâle entre des mains féminines. Les Adorateurs annoncés par le
programme n’apparaissent que pour manifester leur adoration
aux Adorables. Quand des hommes ont un rôle autre que celui
d’utilités, c’est en rupture complète avec le ton général de
l’ensemble : ainsi ces quatre gentlemen de couleur invoquant
d’une voix poignante Jésus qui seul connaît leurs tourments (la
revue s’appelle Plaisirs). On a l’impression de missionnaires pros-
pectant les bas-fonds. Ils sont exorcistes, pompiers, pense-bêtes,
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LES GONCOURT 325

contrepoisons. Qui, du Golden Gate Quartet, avec ses negro


spirituals, ou des houris, l’emportera ? L’équilibre est fragile. La
vue de corps irréprochables peut dissiper les ténèbres. Il arrive
que des fesses soient divines, des gorges sublimes. Mais, à la
moindre imperfection, à la plus légère trace laissée par des vête-
ments de civilisées, on est dans la gêne, dans la géhenne de
l’impudicité. Un cheveu sépare le ciel de l’enfer. Les fées nous
font souvenir que Mélusine, un jour sur sept, se changeait, à
partir de la taille, en serpent. Abjects et superbes, ces Plaisirs de
casino sont à l’image de la vie. Il faut aller en pèlerinage au
charnier vivant de la rue de Clichy.

Jean-Louis Bory
Prix Goncourt en 1945 pour Mon village à l’heure allemande, pro-
fesseur de français, il débute sa carrière de journaliste à Samedi soir, il
sera critique de cinéma pour Arts un peu après le départ de François
Truffaut, en 1961, et jusqu’à l’arrêt de l’hebdomadaire. Il tiendra ensuite
la rubrique cinéma régulièrement pour L’Express et pour Le Nouvel
Observateur.

LES MARTIENS ONT DÉBARQUÉ

29 avril 1959

L’art précolombien à la galerie Charpentier

Oui. Malgré les échafaudages de plumes, de becs, de dents,


de serpents qui les coiffent, je reconnais encore les visages. Ils
ressemblent au visage de l’homme – du moins réduit à l’essen-
tiel : aux ouvertures. Malgré les harnachements de colliers, de
plaques, de ceintures et de grelots (et encore des plumes, des
becs, des dents, des serpents), c’est bien le corps de l’homme qui
est là. Oui, cet homme est accroupi, et c’est bien une femme qui
est assise sur les genoux d’une autre femme ; ces deux hommes
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326 ARTS

sont bien assis et ils s’embrassent ; ce guerrier bat un tambour,


cet acrobate se désosse, cet autre croise les jambes. Mais toutes
ces poses ont beau s’évertuer, elles ne réussissent pas à donner le
change, elles ne rassurent pas. Je pense à cette inquiétante his-
toire de science-fiction, où les habitants d’un autre monde se
camouflent en hommes, se glissent à leur place, les singent, pour
mieux coloniser la terre. Les voilà. Ils ont débarqué.
Regardez bien. Leur masque glisse. Bien que figés dans une
éternelle immobilité, ils donnent l’impression d’une instabilité
morphologique. L’acrobate devient serpent : cet homme, croco-
dile – il en a déjà les mâchoires ; ce jaguar se fait chauve-souris
– il en a déjà les oreilles ; et à quelle étape de sa métamorphose
est suspendu cet être vautré, à la fois têtard, jeune panthère et
petit d’homme, et dont les déconcertantes oreilles en point
d’interrogation dénoncent l’expédition interstellaire ?
Et ces couleurs ? Verdâtre, blanchâtre, jaunâtre, rougeâtre,
grisâtre : cela relève d’une autre lumière que la nôtre, d’un autre
soleil. Pire : cela « sent » le monde éteint, la planète morte. Et
cette matière ? Notre bonne vieille terre cuite, notre pierre
loyale, notre bois familier ont reculé devant plumbate, hématite,
jadéite, calcite et métadiorite. C’est-à-dire ? Le volcan recuit, la
mine fabuleuse, l’orage géologique immémorial, l’éclatement
cosmique, la pluie des météorites. Bref : tout, de cet art, nous
dépayse. Et jusqu’à son extraordinaire pudeur. Les sexes, encore
qu’emphatiques, de l’art nègre avaient ceci de bon, si j’ose dire,
que nous nous retrouvions en pays connu. Mais ici ? Non. Les
visages et les silhouettes ne m’abuseront pas : il s’agit d’une autre
exigence que la nôtre.
S’agit-il seulement d’art ? Il n’est plus question de beau, de
laid. Un Martien peut-il être beau ? laid ? Il est autre chose. Il
est martien. Comme ces « êtres », ces « choses », sont aztèques,
olmèques ou zapotèques. Ils échappent au verdict esthétique.
Le monde sur lequel se sont ouverts, continuent à s’ouvrir ces
trous en forme d’yeux, et bâillent ces fentes en forme de
bouche, n’est pas la Terre. Il ne l’a jamais été – en dépit de ce
qu’affirment les historiens, les ethnologues. Le silence éternel
du fond duquel ces êtres vocifèrent aujourd’hui en plein cœur
de Paris (nous avons des oreilles mais nous n’entendons pas) est
le silence éternel des espaces infinis. Leur menu grouillement
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LES GONCOURT 327

faubourg Saint-Honoré (car rien de tout cela n’est colossal, au


contraire, l’échelle est très inférieure à celle de l’homme – sur-
veillez de près ces maisons lilliputiennes où s’agitent frénétique-
ment immobiles (nous avons des yeux et nous ne voyons pas)
des armées, des familles de larves caricaturalement humaines),
qu’on y prenne garde, je le répète, c’est un débarquement,
1 500 ans, 500, 1 000 ans avant Jésus-Christ ? Qu’importe. Nous
savons bien que les Temps se confondent ; nous sommes prêts
pour ce cocktail des Âges.
Appartenant à une époque révolue – mais présente – ces
figures soi-disant humaines, prétendues « corpulente assise » ou
« debout avec une fronde », sont les voyageurs d’une planète
naviguant à travers espace et temps. La planète du serpent à
plumes.

CANNES : F COMME FESTIVAL, FRIC, FESSE ET… FILM

22 mai 1963

Oui, oui, bien sûr. F comme Fric. F comme Fesse. Le Fric par
la Fesse. La Fesse pour le Fric. Le Fric pour la Fesse. C’est
entendu. F comme Foire. Trois mille chambres sur cinq cents
mètres de bord de mer. Intense grenouillage à la terrasse du
Carlton où, à l’heure du berger – midi, sept heures –, on entend
claquer les mâchoires des requins du septième art. Producteurs,
distributeurs, exploitants, starlettes et gigolos font et refont inlas-
sablement les quelques mètres de trottoir qui séparent le Carlton
du Palais. Cela ne me gêne ni ne me choque. Le cinéma, c’est
aussi ça. Rien ne m’autorise d’ailleurs à jouer les pères la Vertu,
d’autant que, de la Vertu, aujourd’hui denrée officielle et cotée
en Bourse, on sait ce que vaut l’aune.
Mais F aussi comme Film. Et l’on peut très bien ne s’intéres-
ser qu’à ce F-là. Le cirque est localisé dans l’espace (les quelques
mètres de trottoir déjà nommés) et dans le temps (les exhibitions
vespérales en uniforme obligatoire). Le reste de la journée et le
reste de Cannes demeurent à la disposition de ceux pour qui le
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328 ARTS

film n’est pas seulement le plus court chemin du Fric à la Fesse,


ou vice versa. Sur le plan du spectacle (le seul à nous intéresser)
le bilan du Festival me paraît positif. Il est possible de voir, en
marge des présentations officielles, des tas de films curieux – ne
serait-ce que ceux présentés sur l’initiative de la critique.
On parle beaucoup de la crise sur la Croisette. On s’interroge
sur les causes de « la diminution du taux de fréquentation des
salles obscures » (c’est ainsi qu’il faut dire). Les Français – et pas
seulement eux, je suppose : les Belges, les Italiens, les Allemands,
les Américains, etc. – aiment trop la voiture. Ils partent tous les
week-ends et le reste de la semaine ils regardent la TV. Impos-
sible de s’arranger avec les marchands d’automobiles. Mais avec
la TV, si. La TV est donc descendue à Cannes. En force. On
colloque, on eurovisionne. Petit et Grand Écran font conscien-
cieusement l’inventaire des domaines prospectables : ils éta-
blissent des zones de contact entre deux métiers qui voudraient
s’unir sans démêler très clairement de quelle façon.
Crise ? Sans doute. Mais crise de conscience. C’était sensible à
Venise l’an dernier. C’est aveuglant cette année à Cannes. Le
cinéma change de peau. Le règne de la Vedette est mort. L’arri-
vée de Gregory Peck ou de Jean-Claude Brialy n’excite plus
personne. Ce n’est plus ça qui compte. Croissante maturité du
public ? Ou transposition du « culte de la personnalité » à un
niveau supérieur, celui de l’auteur, c’est-à-dire du réalisateur ?
Le cinéma change aussi d’âme. Il arrive qu’on subisse des films
exécrables, niais, soporifiques ou prétentieux : mais s’ils pèchent,
c’est par ambition. Jamais, à une exception près (je n’ai pas vu ce
film, je ne peux donc pas en parler), ils ne visent bas, même s’ils
passent à côté de la plaque. Ce n’est pas du cinéma propre à
ménager des digestions paisibles. On réfléchit, on dénonce, on
démontre, on explique, on donne à voir. Tête des distributeurs :
rien de tout cela ne leur promet des samedis plaisants. Les mar-
chands d’autos et les tenanciers d’auberges pour week-ends vont
se frotter les mains.
Ce Festival souligne une vérité en passe de devenir, à force
d’évidence, une vérité première. Il n’y aura bientôt plus que
deux cinémas possibles. Un cinéma ambitieux – disons, pour
simplifier, un cinéma d’art et d’essai pour ce public évolué, que
nous appelons le public A. Et un cinéma susceptible de recréer
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un spectacle de contagion collective, le cinéma anti-TV, non


seulement par ses dimensions mais par son contenu : du péplum
grandiose au western, de la comédie musicale à l’aventure de
cape et d’épée ou de science-fiction. Mais attention ! Ce cinéma-
là n’est pas obligatoirement synonyme de cinéma commercial.
Par la hardiesse de l’invention, la beauté plastique, la richesse
psychologique, l’anticonformisme moral, le péplum, le western,
la comédie musicale, le « mousquetaire » ou le « pirate » peuvent
appartenir au cinéma-debout. Et je regrette que ce cinéma-là soit
absent du Festival – des festivals. J’aimerais qu’une palme d’or,
ou un lion d’or, ou une étoile d’or, récompense un jour des films
comme Coups de feu dans la sierra, de Peckinpah, ou Le Tombeur
de ces dames, de Jerry Lewis, ou Sept Épées pour le roi, de
Riccardo Freda.

Cannes : le Festival baigne dans le sang

À deux pas du palais du Festival, vissée à une grille de luxe, se


trouve une plaque de cuivre. Une plaque de médecin à spécia-
lité : cœur et vaisseaux. La Croisette, le hall du Carlton, les
marches du Palais du Cinéma me paraissent un décor conve-
nable à l’infarctus. Et cette plaque, elle, est tout particulièrement
convenable au Festival 1963. Non que les producteurs, minés
par l’angoisse des lendemains, ou que les festivaliers, épuisés par
les cocktails, risquent, plus que d’ordinaire, d’être foudroyés par
un arrêt du cœur ; mais je pense aux malheureux spectateurs,
professionnels ou non, secoués dès la première minute par la
brutalité ou la frénésie des images qu’on leur a données à voir.

Deux grands films : Hara-kiri et This Sporting Life

Ouvert avec Les Oiseaux, de Hitchcock et Les Abysses, de


Papatakis et Vauthier, le Festival (à de rares exceptions près)
demeure placé sous le signe de la violence et du sang. Le princi-
pal passe-temps des corbeaux, pigeons et mouettes déchaînés
par Hitchcock consiste à gober tout vifs les yeux des humains :
on imagine le plaisir perversement goguenard que prend « le
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maître du suspense » à nous montrer, avec une minutie qui


balance entre le sadisme et le canular, quelques opérations du
genre sus-indiqué. Quant à Papatakis-Vauthier, il se peut que
Les Abysses prêtent à rire mais quel curieux rire que celui pro-
voqué par cette bouffonnerie noire où deux souillons folles à
lier, saisies par le vertige de la catastrophe, s’abandonnent à un
double meurtre. Les Abysses – abysses, assurément, du cœur et
des vaisseaux – ont donné le ton. L’hystérie règne, et la
démence. Les deux vieilles actrices de Baby Jane se multiplient
les attentions câlines, comme d’offrir, sous le couvercle du déjeu-
ner, un rat mort ou le canari bien-aimé. Les gamins du Sa Majesté
des mouches, de Peter Brook, fort éloignés, les malheureux ché-
rubins, des verts paradis de l’enfance, réinventent, comme le
petit Pascal, la géométrie, la férocité des adultes, Codine, de
Colpi, au demeurant histoire jolie contant l’amitié pure liant un
ex-bagnard herculéen et un garçonnet sensible et délicat, trouve
quand même le moyen – abysses obligent – de nous offrir, outre
un défoncement de nuque (le film est en couleurs) par objet
contondant et un meurtre au poignard, une épidémie de choléra
avec nombreuse figuration cadavérique, vomissements blan-
châtres et spasmes divers ; en bouquet final, la vieille mère indi-
gne, pour se débarrasser de son Codine de fils, lui verse,
pendant qu’il dort, deux litres d’huile bouillante dans la bouche
ouverte – et allez donc ! Hauts moments de This Sporting Life
(Le Prix d’un homme) : on arrache six dents de devant (ça saigne)
à un joueur de rugby qui, auparavant, compte à son palmarès un
certain nombre de nez écrabouillés et de faces soudain convexes
(ça saigne énormément) ; il assiste à la mort de sa maîtresse
emportée par une hémorragie cérébrale (ça saigne), spectacle
qui l’éprouve au point qu’il écrase, de son poing contre le mur,
une araignée (ça saigne un peu). Mais c’est Hara-kiri qui, comme
son titre l’indique, nous gâte. Il est peu de dire que ça saigne : ça
ruisselle. Rien ne nous est épargné de la cérémonie que l’on sait :
se mettre les tripes au soleil. On voit – cœurs fragiles s’abstenir,
ou bien prenez rendez-vous avec le médecin dont la plaque vous
fait signe à la sortie du Palais – les boyaux du samouraï glisser,
en un beau gargouillis, le long de la lame du sabre. Le film n’est
malheureusement pas en couleurs. Ce Hara-kiri spectaculaire est
agrémenté de fronts fendus, de poitrines perforées, de mollets
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tailladés. C’est de la boucherie grandiose. Je passe sous silence,


çà et là dispersés dans d’autres courts ou longs-métrages,
quelques mitraillades bénignes et un ou deux accidents du tra-
vail.
On ne peut pas dire que ce Festival favorise l’évasion gen-
tillette. Ni accuser ce cinéma-là de mijoter dans l’eau de rose, de
favoriser nos illusions sur le monde. Fichtre non. Et les films
projetés en marge des séances officielles n’arrangent rien. Ainsi
Le Balcon, de Joseph Strick, qui, en dépit d’un pirandellisme
discutable, ne travestit pas trop la vision plutôt chahutante que
Jean Genet a de notre société. Qu’on me laisse, au passage, me
réjouir de signaler, à travers Les Abysses et dans Le Balcon (le
parallèle entre les deux films serait intéressant, mais ceci est une
autre histoire), la double présence noire, à cette foire internatio-
nale, de Genet, Lucifer grand écrivain, bold and disquieting,
comme disent les Américains – c’est-à-dire hardi, qui empêche
de « dormir en rond ».
Mais c’est tout ce Festival qui se révèle disquieting. Tout se
passe comme si le cinéma, résolument majeur, de plus en plus
soucieux de prendre la relève de la littérature, avait décidé de ne
plus fermer les yeux. De film en film s’élève la dénonciation des
laideurs humaines. Dénonciation qui prend tantôt la forme de la
fiction violente (Les Abysses, Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, Hara-
kiri, Le Prix d’un homme, Du silence et des ombres, Comme deux
gouttes d’eau, Le Rat d’Amérique), tantôt la forme du témoi-
gnage. Fiction et témoignage souvent mêlés : Codine témoigne
de la désespérante misère régnant dans la Roumanie des débuts
du siècle ; l’Américain, Du silence et des ombres, de Robert
Mulligan, voudrait donner une image des bons sentiments anti-
racistes qui s’épanouissaient en Alabama (et en 1932) ; dans Une
rue comme il faut, le Hongrois Tamas Fejer peint l’embourgeoi-
sement de la génération « arrivée » en pays socialiste : on y
découvre l’adultère, activité spécifiquement bourgeoise, tout en
se demandant pourquoi les bourgeois y prennent tant de plaisir
alors que cet exercice illégal se révèle plutôt source d’empoison-
nements variés. Le Prix d’un homme montre combien la violence
physique refoulée par la morale et les habitudes sociales d’un
pays civilisé comme l’Angleterre trouve un exutoire dans un
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sport comme le rugby ; Les Fiancés, d’Ermanno Olmi, offre le


nouveau visage de l’Italie industrialisée.
Naturellement, sous l’influence du cinéma français, en parti-
culier dans des pays francophones comme le Canada français et
la Belgique wallonne, ce témoignage ressortit au cinéma-vérité.
Dans ce domaine, deux films retiennent l’attention : l’un invite à
concourir pour la palme d’or sous les couleurs canadiennes,
Pour la suite du monde, l’autre, présenté sous les auspices de la
critique française, le belge Déjà s’envole la fleur maigre. Pour un
Français du Vieux Pays, le film canadien déborde de saveur : il
n’est que d’ouvrir ses oreilles ; le langage fourmille d’expressions
qui nous paraissent cocasses, prononcées avec un accent tel que
la nécessité des sous-titres s’impose sans attendre. Peut-être y a-
t-il quelques longueurs, quelque complaisance dans un pitto-
resque facilement extérieur ? Mais le document rayonne de cha-
leur humaine, d’une sympathie que vient nuancer parfois une
ironie gentille lorsque Pierre Perrault et Michel Brault, les réali-
sateurs, nous montrent les coutumes curieusement conserva-
trices des habitants de cette île aux Coudres (coudriers) située en
amont de l’embouchure du Saint-Laurent, entre la mer et l’eau
douce, et leur religion faite de catholicisme et d’un paganisme où
les génies et les âmes du purgatoire font excellent ménage. Pour
la suite du monde, c’est le récit d’une expérience. Afin de rappe-
ler aux jeunes les traditions ancestrales et qu’ils apprennent ainsi
à mettre leurs pas dans les traces de leurs aînés (d’où le titre), les
hommes de l’île décident de « retendre » la pêche au marsouin
qui fit jadis la fortune de leurs pères. Propagande, préparatifs
minutieux, cérémonies religieuses, réjouissances, pêche : presque
tout le film se déroule dans l’attente du marsouin blanc – Moby
Dick au petit pied, à la petite nageoire plutôt. Enfin le marsouin
blanc est pris, livré à un musée de New York… On balance
entre Herman Melville et Louis Hémon, c’est moins bien que
Moby Dick assurément, mais c’est mieux que Maria Chapdelaine.
Quant à Déjà s’envole la fleur maigre, qui pourrait s’intituler
Gentils enfants du Borinage, c’est un film extrêmement réussi
(Paul Meyer réalisateur), tourné en décors naturels, extérieurs et
intérieurs, et interprété par des habitants belges, italiens, grecs,
polonais, russes. Sur le leitmotiv « Borinage, charbonnage, chô-
mage », vérité et poésie s’allient pour représenter l’existence
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quotidienne de ces mineurs menacés par l’évolution inévitable


de l’industrie moderne, existence dont les conditions matérielles
sont si dures que, devant la dérobade des Belges, la Belgique se
voit obligée d’« importer », des pays pauvres de l’Europe, toute
une main-d’œuvre. C’est surtout aux jeunes, aux enfants, qu’il
revient de s’acclimater, de se plier à une nouvelle langue, à une
nouvelle civilisation. C’est à eux qu’il reviendra peut-être de
modifier l’actuel état de choses dans la direction du bonheur.
À ces deux films où la lucidité se range au service de la sympa-
thie envers les êtres, j’aimerais opposer fort brièvement (cela ne
mérite pas davantage) le Hitler… connais pas de Bertrand Blier,
présenté en marge du Festival. Monument du plus astucieux
truquage, chef-d’œuvre du cinéma-mensonge. Je dois dire que
Bertrand Blier nous prévient dès l’ouverture : le dialogue entre
jeunes gens d’une même génération – échange dont le film laisse
l’impression – est une opération bidon. Les clins d’œil, les ser-
vices, les moues, les regards sont tous menteurs ; ils prennent,
par le seul artifice du montage, une signification qu’ils n’ont pas
en réalité. Si Blier voulait nous démontrer que rien ne peut
mieux mentir qu’une image, il a réussi : nous nous surprenons à
nous demander avec angoisse : « Mais alors et Rouch ? » Si Blier
a voulu dénoncer la jeunesse actuelle française, il a loupé : le
choix de « héros » systématiquement méprisables, ou odieux, ou
pitoyables, et en même temps conventionnels (la fille mère pleu-
rarde, le petit-ouvrier-pauvre-type-sur-les-bords, le fils d’indus-
triel ancien scout et plus cornichon que nature, le champion de
surboum, la Marie-Chantal des boîtes à twist, la garce, etc.), la
sournoiserie avec laquelle l’interrogatoire est orienté trahissent
chez l’auteur, pour ses victimes, un mépris qui me glace. Hitler…
connais pas, au titre abusivement racoleur, est une intelligente
mauvaise action cinématographique.
Mais revenons au Festival. Où sont-elles, cinématographique-
ment parlant, les bonnes actions ? Déblayons le terrain, tout en
nous limitant aux films présentés cette semaine.
Écartons Une rue comme il faut, ennuyeux comme un adul-
tère paraît l’être de l’autre côté du rideau de fer. Du sous-
Antonioni danubien, où ce qui fait le style de cinéma moderne
(sens de la durée, utilisation du silence, flash-back abruptement
monté, etc.), devenu tics, est proprement insupportable. Écar-
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334 ARTS

tons le Mulligan (Du silence et des ombres), prêchi-prêcha


méthodiste où le grand prix d’interprétation de Gregory Peck
est menacé par le parfait cabotinage des deux enfants incarnant
les deux jeunes Américains promis à la fraternité entre les races
(celle, par exemple, qui triomphe dans l’Alabama de 1963).
Écartons impitoyablement Le Rat d’Amérique, albicocasserie
bis – j’avais détesté La Fille aux yeux d’or, qui enfioriturait
fâcheusement Balzac, et j’adore Balzac ; j’aime bien Jacques
Lanzmann et son Rat d’Amérique ; ils sont encore plus mal
traités que Balzac et sa Fille aux yeux d’or. Affolé à la pensée de
disposer du cinémascope et de la couleur, Albicocco ne sait
plus où donner du cadrage, où donner du bleu, où donner du
rouge. Invraisemblable salmigondis de gros plans – systémati-
quement déséquilibrés, nous sommes baladés à droite, à gauche,
à droite, à gauche en un mouvement à la fois pendulaire et
gratuit. Inénarrables images avec ciel cuisse de nymphe émue,
camion heureusement rouge au cœur de jungle verte, et inévi-
table arc-en-ciel au détour de chaque cascade. Pour être joli,
c’est du joli – c’est encore pire que Marcel Camus. Incroyable
histoire où le savoureux récit de Lanzmann se retrouve trans-
formé en mélo à épisodes, coupé des aventures de Tintin en
Amérique du Sud. Ineffable interprétation d’Aznavour et de
Marie Laforêt, qui jouent plus faux l’un que l’autre avec une
émulation qui vous laisse pantois. Et le tout noyé d’une inécou-
table musique auprès de laquelle les plus tonitruantes fanfares
des grandes machines à l’américaine sont des miracles de discré-
tion.
Écartons aussi – avec regret – Les Fiancés, d’Olmi. Il Posto
nous permettait d’espérer plus que cette ennuyeuse histoire de
fiancés séparés par les nécessités de la vie professionnelle et qui
s’aiment mieux par lettre et grâce au téléphone, absents que
présents. On se croirait reporté au néoréalisme d’après guerre :
Italie froide, héros lugubres, bals sinistres, lavabos d’une promis-
cuité redoutable. Le désastre est que Olmi ne réussit pas une
seconde à nous intéresser à ses héros, que ce soit le garçon ou la
fille. Encore moins à son documentaire glacial sur les salines ou
sur l’industrialisation de la Sicile. Écartons, avec un salut, La
Reine diabolique, chargé de représenter la Chine (lisez Formose,
l’autre n’étant, comme chacun sait, qu’un bruit que l’on fait cou-
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rir) : assez jolie reconstitution historique dans le style musée du


Costume. Écartons, mais avec hésitation, car le film ne manque
pas de mérite, Codine, de Colpi. Joli, trop joli ; écrit, trop écrit ;
touchant, trop touchant, avec l’inévitable enfant (pour peu qu’il
soit malheureux et en costume local, ça fait de l’or) inévitable-
ment lié à l’inévitable demeuré (ici, un Jean Valjean mâtiné de
Porthos). Mais l’histoire demeure attachante – elle est inspirée
de La Vie d’Adrien Zograffi, de Panaït Istrati – avec participation
de folklore et de revendication sociale. Malheureusement,
Françoise Brion, en Marie-couche-toi-là roumaine, est beaucoup
moins convaincante qu’en houri d’Istanbul – et je n’ai pas encore
compris pourquoi, pour essayer un châle, il lui fallait renouveler
son habituel numéro de strip-tease.
Que reste-t-il ? Deux grands films : Hara-kiri et This Sporting
Life, le premier de Masaki Kobayashi, l’autre de Lindsay
Anderson. J’ignore quelle place leur reviendra dans le palmarès
terminal, et je m’en moque. L’un et l’autre « monteront » à Paris
et j’en parlerai alors aussi longuement qu’ils le méritent, mais je
tiens à dire sans attendre que le premier, bien que dans un ton
très différent, est aussi beau que Rashômon et que le second
suscite autant d’intérêt que Samedi soir, dimanche matin de
Karel Reisz (qui est d’ailleurs le producteur de This Sporting Life
comme il a été, si je ne me trompe, celui de Un goût de miel).
Hara-kiri, c’est l’histoire d’un rite sacré. Nous sommes dans le
Japon du XVIIe siècle. Le samouraï est en voie d’extinction.
Démobilisé, il se révèle difficilement récupérable pour la vie
civile – ce qui est le drame, au XXe siècle comme au XVIIe, en
Europe comme au Japon, comme en Amérique, de tous les
tueurs professionnels quand la paix dure un peu trop longtemps.
Pour vivre, le samouraï, tombé au rang de ronin (samouraï en
disponibilité, donc clochard), n’a plus que la ressource de se
faire accepter par un clan encore survivant ou de se faire hara-
kiri – ou encore, par le chantage au hara-kiri, d’obtenir des
aumônes. Ce qui est proprement déshonorant ; et les samouraïs
en exercice tiennent à ce que les hara-kiris soient exécutés dans
toutes les règles de l’art. Car on ne se fait pas hara-kiri n’importe
comment et il est bien évident, soupirent les samouraïs bien
vivants, que le hara-kiri n’est plus ce qu’il était. Tout dégénère.
Ils profitent de ce qu’un ronin les menace d’un hara-kiri pour le
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prendre au mot et lui imposer les rites du véritable hara-kiri.


C’est de la boucherie sublimisée. Un mélange de cérémonial, de
politesse lente, calculée, et d’intense cruauté. Nous passons de
longues messes à la Mizoguchi à de sauvages explosions de vio-
lence tout éclaboussées de sang. C’est saisissant, à un point tel
que le hara-kiri s’effectuant sur une très basse estrade blanche et
dans un costume d’un blanc immaculé, il suffit, une fois que
nous avons assisté à un premier hara-kiri, qu’un morceau de
cette estrade blanche ou qu’un pan d’étoffe immaculée appa-
raisse sur l’écran pour que nous l’imaginions souillée de sang et
qu’il provoque notre horreur scandalisée. Mais, en fait (et c’est
là où se niche la portée morale de ce film passionnant à tous les
titres), les samouraïs trichent, dans le désir de sacrifier tout au
respect de leur code. Et le père du ronin viendra à son tour faire
hara-kiri devant eux, mais après leur avoir démontré leur igno-
minie et essayé de venger son fils dans un délirant bain de sang.
Dans This Sporting Life, le samouraï est remplacé par un rug-
byman, la guerre par le sport. C’est que nous nous sommes civi-
lisés en passant du XVIIe siècle au XXe et du Japon à l’Angleterre.
Mais l’homme reste le même. Pour vivre vraiment – c’est-à-dire
échapper à l’enfer de la mine – le héros de This Sporting Life se
vend au plus offrant : l’animateur d’un club de sport. Ce qui lui
vaudra une vie toute de violence sauvage, et qui le dégrade vite,
lui et ceux qu’il aime. Brute il est, brute il restera, impuissant à
retenir l’amour, incapable de réussir là où la force brute n’est
rien. Peut-être le film de Lindsay Anderson comporte-t-il vingt
minutes de trop ? (Je n’aime pas la séquence mélodramatique de
l’hôpital et l’exécution de l’araignée symbolisant la Mort.) Mais
quelle richesse dans l’étude des rapports entre les personnages,
et quelle discrétion dans l’évocation des sentiments les plus
troubles ! Et quelle puissance dans la peinture de la violence
physique : les séquences du match de rugby sont une extraordi-
naire prouesse, image, et son. Le dialogue, malheureusement très
affadi dans les sous-titres, est lui aussi d’une brutalité propre à
secouer le spectateur britannique.
Je ne peux préjuger de ce qu’il reste à voir, en ce joli mois de
mai 1963 de Cannes-sur-Abysses : il y a le Visconti (Le Léopard)
et le Gatti (L’Autre Cristobal) et une Tragédie optimiste sovié-
tique dont on dit grand bien. Mais, pour moi, Hara-kiri et This
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Sporting Life comptent désormais parmi mes grands souvenirs


de cinéma.

Roger Vailland
Avant guerre, il était journaliste dans la grande presse (Paris Midi, Paris
Soir), après la guerre, la résistance et ses premiers romans, il travailla plutôt
pour la presse communiste ou proche du parti (Action, Libération, Les
Lettres françaises) mais ses contributions à Arts ne furent pas rares. Les
thèmes abordés ne s’éloignaient pas vraiment de ses livres (« Les garçons
sont penauds devant l’audace des filles »), ou y faisaient directement
allusion (« Une femme entrevue dans un bowling m’a redonné le goût du
roman »). Nimier qualifiait ainsi l’auteur de Drôle de jeu : « Le meilleur
écrivain français d’extrême gauche est aussi celui qui plaît le mieux aux
âmes réactionnaires sensibles. » Prix Goncourt 1957 avec La Loi.

QU’EST-CE QUI VAUT LA PEINE DE VIVRE ?

11 mars 1959. Avec la gracieuse autorisation


de l’agence Hoffmann

Un romancier n’a pas de passé personnel. Je le savais déjà. Je


viens de le vérifier, en lisant Les Mauvais Coups, dans leur réédi-
tion, onze ans après les avoir écrits, dix ans après leur publica-
tion.
C’était donc en 1947-1948. Je venais de me séparer d’une
femme qui avait vraisemblablement beaucoup ressemblé à
Roberte, la femme des Mauvais Coups. Je vivais dans la compa-
gnie de jeunes filles qui avaient probablement beaucoup de traits
communs avec Hélène, la jeune fille des Mauvais Coups. Et, à y
bien réfléchir, je m’étais sans doute comporté avec cette femme
et je me comportais sans doute avec ces jeunes filles comme le
fait Milan, l’homme des Mauvais Coups.
Cette période de ma vie devait être agitée. Je suppose que
j’étais un peu décontenancé par le point final mis à une passion
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qui avait occupé dix ans de ma vie. Je lis à la fin du roman que j’ai
commencé de l’écrire à Viroflay ; c’est vrai ; après cette rupture,
je suis resté sans habitation ; un ami m’a donné l’hospitalité dans
sa villa ; nous avons beaucoup bu, cet été-là, lui et moi ; nous
commencions avec le Pernod à sept heures du matin ; nous finis-
sions le soir au rhum ; il ramenait chaque soir une bouteille de
rhum ; nous parlions beaucoup politique ; j’ai perdu souvenir des
événements politiques de cette saison, c’est que je ne les ai pas
utilisés dans mon roman ; le Pernod et le rhum me demeurent
très présents, c’est qu’il est beaucoup question d’alcool dans Les
Mauvais Coups.

J’ai vécu dix ans avec une femme

Je lis encore, à la fin du roman, que je l’ai achevé à Dobris


(Tchécoslovaquie). C’était dans un château de style baroque, au
milieu d’une forêt de sapins, au cœur de la Bohême, en plein hiver.
N’y vivait avec moi qu’un très vieil homme qui avait été diplomate,
au service des Habsbourg, avant la Première Guerre mondiale. Il
parlait admirablement le français des rapports d’ambassade de
cette époque-là. Nous avons beaucoup parlé. Je ne me rappelle
plus son visage (sauf qu’il portait barbe blanche) ni de nos conver-
sations. Mais j’irai, yeux fermés, à ce rayon de la bibliothèque du
château où étaient rangés les huit tomes de la traduction des Mille
et Une Nuits par le docteur Mardrus. C’est que j’ai utilisé trois fois
les Mille et Une Nuits dans le cours de mon roman.
J’ai relu bien attentivement Les Mauvais Coups. La recherche
des sources, comme disent les historiens de la littérature : pas
étonnant que leurs conclusions paraissent tellement arbitraires ;
moi-même je ne m’y reconnais pas pour moi-même. J’ai écrit de
cette Roberte : « Ses traits tout en courbes ne prennent forme
que dans la flamme qui la consume ; dès qu’elle cesse de brûler,
ils se dénouent et ne laissent à nos yeux que le masque inachevé
de l’enfance… » Il est probable que telle avait été la femme
avec laquelle je venais de vivre dix ans, avec qui j’avais donc
commencé de vivre il y a maintenant vingt et un ans. C’est une
probabilité que je déduis de divers recoupements. Mais je ne
me rappelle plus le visage de cette femme d’il y a onze et vingt
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et un ans, ni cette flamme ni ces traits enfantins. Je ne me


rappelle plus que de Roberte, je la reconnais à chaque page, je
ne l’ai pas du tout oubliée, est-il donc possible qu’elle ait été un
prétexte ? Je la connais si bien, je l’ai faite.
Encore plus surprenant (pour moi) les sources de ce Milan
qui se laissait surprendre par la colère. « Il connaissait bien sa
colère. Elle naît dans les jambes, elle joue quelque temps dans
les articulations des genoux… le jet de sang inonde le visage et
fait gonfler douloureusement jusqu’aux plus fines veinules des
lobes cérébraux ; toute conscience s’abolit dans une grande
lueur rouge. » J’ai perdu la vertu de colère ; dans les mêmes
occasions, juste un pli qui se creuse au coin des lèvres, vers le
bas, et dans les pires cas un goût amer dans la bouche. Je fus
donc capable de colère ? C’est probable, puisque par recoupe-
ments je me persuade que dans des circonstances analogues j’ai
réagi comme Milan. Mais je n’ai souvenir que de Milan, comme
il sait bien voir rouge, je crois bien que je l’aime, il est tout de
même de mon sang.
Ainsi de mon passé, de mon histoire qui ne reste pour moi
vraie, vivante, présente que dans la mesure où je l’ai trahie en la
racontant. Je l’ai trahie, bien sûr. Milan n’est pas un portrait
fidèle ; j’y ai beaucoup (probablement) ajouté et retranché de ce
que j’aurais voulu être ou ne pas être. Et Hélène est sans doute
plus belle et droite que chacune des Hélène dont je m’entourais.
Et Roberte ni si brûlante ni si abominable, ou davantage encore,
je ne sais plus. Peu importe la trahison, puisque les modèles ne
sont pas restés identiques à eux-mêmes. Rectifions donc : mon
histoire pour moi-même ne reste vraie, vivante, présente, que
dans la mesure où elle a été un matériau que j’ai utilisé pour faire
œuvre d’imagination. Le matériau n’existe pas comme tel ; il a
perdu sa forme propre ; il a été transformé ; mais l’œuvre d’ima-
gination demeure (du moins pour moi). Elle est comme elle est.
Plus rien n’y pourra rien changer.

Seule l’œuvre d’imagination

Ainsi, pensais-je en relisant ce roman d’il y a onze ans, en va-


t-il non seulement d’une histoire personnelle mais de l’Histoire.
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Le propre de l’Histoire, c’est de détruire les formes anciennes


au profit des formes nouvelles, et la plupart des hommes, dans
leur courte vie, n’ont pas la perspective nécessaire (ni le don)
pour distinguer la forme qui est en train de s’effacer, pour don-
ner un nom à celle qui est en train de prendre contour. Seule
l’œuvre d’imagination se dresse au-dessus du flot, lui fait front,
l’oblige à se nommer. Roué ne serait plus qu’une notice dans les
vieux dictionnaires, si Laclos n’avait occupé les loisirs de sa vie
de garnison à imaginer, la plume à la main, le Roué qu’il aurait
voulu être. Le rôle historique achevé, les bourgeois triomphants
du début du XIXe siècle seraient aussi complètement effacés de
toute réalité que leurs premières machines à tisser dont le métal,
cent fois remis à la fonte, fera peut-être partie de la première
fusée lunaire, mais de ce fait même, il sera justement autre, ces
bourgeois avides et virils n’existeraient absolument plus, si
Balzac et Stendhal ne les avaient pas imaginés, c’est-à-dire
recréés, plus vrais qu’eux-mêmes et pour toujours. Le bolchevik
a livré les machines de la guerre civile et des premiers plans
quinquennaux à ses fils éduqués dans les écoles polytechniques ;
s’il survit à ses innombrables combats, il est à la retraite ; il n’est
donc plus lui-même, mais il se reconnaît plus vrai que lui-même
dans les romans d’Alexei Tolstoï ou de Cholokhov.
Ainsi, me demanderais-je, ne serait-ce pas une sottise que de
prétendre se mettre au service de l’Histoire, comme le vou-
lurent tant d’écrivains de notre temps (dont moi-même) ? Notre
histoire, et l’Histoire n’existent qu’au passé, elles sont passées ;
au futur, elles n’existent pas encore. Pour nous autres, hommes
d’imagination, l’Histoire ne peut être qu’un matériau avec quoi
nous essayons de faire de l’éternel présent. Nous n’avons pas à
la servir, mais à l’utiliser.
Ni l’art pour l’art, ce qui ne veut rien dire. Ni l’art au service
de… qu’est-ce qui vaut qu’on mette à son service ce don qu’on
a ou qu’on croit avoir ou qu’on veut avoir de se servir de la
réalité pour faire plus réel qu’elle-même ? Mais tout au service
de l’œuvre, voilà enfin qui vaut la peine d’être vécu. Peut-être.
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CHAPITRE IX

HOMME DE RADIO,
FEMME DE TÉLÉVISION

Quand Michel Polac commence sa collaboration à Arts, il ne


fréquente que la radio et pas encore le petit écran qui lui
apportera la notoriété avec Post-scriptum, puis surtout avec
Droit de réponse. Nicole Védrés, elle, est fidèle aux téléspecta-
teurs des années 1950.

Michel Polac
Michel Polac, avait animé le journal de son lycée et à cette occasion,
rencontré Jacques Peuchmaurd qui tenait la rubrique littéraire de Arts.
C’est grâce à ce dernier qu’il fit ses premiers articles dans le journal en 1952,
alors qu’il travaillait pour le Club d’essai de la radio, mais n’avait aucune
expérience de presse écrite. On lui confia les pages théâtre : « Une semaine
dans un fauteuil : les avant-premières, les interviews, la critique. J’avais
24 ans. » Volontiers polémique, un de ses articles est titré « M. Fresnay,
pourquoi ne servez-vous pas mieux le théâtre ? » Polac se souvient d’un
numéro spécial pour une pièce de Pichette jouée au TNP, Nucléa, le journal
étant distribué à la sortie du théâtre. De la première de En attendant
Godot de Beckett commentée par Jean Anouilh sous le titre « Les Pensées
de Pascal par les Fratellini ! ». Comme plus tard à la télévision, Polac
démissionna plusieurs fois de Arts, parce qu’on lui avait « corrigé » un
article, parce qu’il quitta la France (pour les États-Unis, pour l’Iran) ou
lorsqu’il fit ses débuts sur le petit écran (Dim, Dam, Dom avec Daisy de
Galard). Il regrette de ne pas avoir été là au moment où Truffaut, Godard,
Rohmer intégrèrent la rédaction. « Cela aurait peut-être fait bifurquer ma
carrière… » Il revint collaborer à l’hebdomadaire en 1962, présentant « Le
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Journal du Tout-Paris », il écrit même alors sur la chanteuse Alice Dona


pour un article, « Le music-hall recrute dans la classe enfantine ».

LA TV AMÉRICAINE COMME SI VOUS LA RECEVIEZ CHEZ VOUS

28 mai 1958

En dix ans la TV a joué le rôle de l’imprimerie en Europe


pendant cinq siècles.
L’unique chaîne française fournit plus d’émissions culturelles
que les 500 stations USA.
Il y a aux États-Unis 50 millions de foyers : sur ces 50 millions,
40 millions ont la télévision. Qui sont ces 10 millions de « sans » :
des gens pauvres, des Indiens, des Noirs, des Blancs du Sud et
puis une petite minorité d’intellectuels (eggheads, têtes d’œuf
pour les Américains) qui a su résister au mal du siècle.
Je dirai tout de suite qu’on reconnaît une famille cultivée et
intelligente au fait qu’il n’y a pas de télévision (du moins en état
de marche) dans la maison.
Il faut d’ailleurs un certain courage à une famille avec enfants
pour ne pas avoir la TV. En effet, les jeunes enfants américains
se sentent brimés lorsqu’ils n’ont pas comme leurs petits amis la
TV chez eux. De plus l’enfant américain qui jouit d’une totale
liberté est très encombrant pour ses parents lorsqu’il n’a pas une
TV pour le tenir en place.
Ceci peut paraître une boutade et pourtant il est prouvé que
l’influence de l’enfant a été capitale dans le foudroyant dévelop-
pement de la TV américaine.

La TV américaine crée l’intoxication par l’image

Si l’on en croit le Television Bureau Advertising : l’Américain


« pauvre » consacre onze heures par semaine à lire les journaux
et vingt-neuf heures à regarder la télévision.
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 343

L’Américain « riche » consacre treize heures aux journaux et


cinquante heures à la télévision.
On aimerait méditer longuement sur ce dernier chiffre.
Même riche, l’Américain travaille de neuf heures à midi et de
une heure à cinq heures.
Du lundi au vendredi, ce qui représente trente-cinq heures
de travail.
Ajoutons huit heures de sommeil : cinquante-six heures par
semaine.
Lecture des journaux et magazines : treize heures par semaine.
Télévision : cinquante heures par semaine.
Total : cent cinquante-quatre heures par semaine.
Sur une semaine de cent soixante-huit heures, il ne reste donc
que quatorze heures de liberté pour voir des amis (sans regarder
la télévision avec eux), prendre éventuellement des repas sans
regarder la TV, aller au cinéma, lire des livres, écouter de la
musique, entretenir la pelouse du jardin, jouer avec les enfants,
et peut-être bavarder avec sa femme.
Notons au passage que certains Américains habitent à plus
de cinquante kilomètres du lieu de leur travail et passent près
de trois heures par jour dans leur train ou voiture.
Ces statistiques que l’on retrouve sous diverses formes
reviennent toujours à ce chiffre ; les familles américaines passent
six heures par jour devant leur écran de TV, ce qui permet aux
agences de publicité de vendre leurs émissions avec ce slogan :
L’Américain passe plus de temps à la télévision qu’à toute autre
activité humaine, excepté travailler et dormir.
Quand j’aurai dit que la TV américaine est du même type que
notre radio commerciale (Europe no 1 ou Luxembourg), on
comprendra mon affirmation préliminaire : que l’on reconnaît
une famille intelligente en Amérique au fait qu’elle n’a pas la
télévision.
Cette constatation a servi d’excuses à beaucoup de voyageurs
ou de « philosophes » pour ne pas s’intéresser à cette invention
futile du XXe siècle.
Pourtant, la télévision en dix ans a joué un rôle presque aussi
important aux USA que l’imprimerie en cinq siècles en Europe.
Encore quelques chiffres pour les incrédules :
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344 ARTS

L’industrie du cinéma dans le monde entier doit réaliser à


peu près mille cinq cents films par an, soit trois mille heures
d’images.
La seule compagnie CBS a fourni dix mille quatre-vingt et
une heures d’images en 1956.
La publicité américaine paye trois cent vingt mille heures de
programmes par semaine pour l’ensemble des cinq cents sta-
tions de TV aux USA.
Enfin, les Américains consacrent (ou dilapident) un milliard
neuf cents millions d’heures de « spectateurs individuels » par
semaine.

Un œil vous regarde : la statistique

Répondons tout de suite à l’objection du Français, sceptique


par nature sur ce genre de chiffres : les statistiques américaines
sont infaillibles.
D’une manière générale, les stations de TV et de radio,
qu’elles soient indépendantes ou associées à un réseau, ont pour
but essentiel, et même unique, de vendre des émissions. Que
veut le client ? (J’entends l’annonceur.) Toucher le plus grand
nombre possible d’acheteurs. La radio et la TV américaines ont
donc pour principe de base de produire des programmes qui
puissent attirer la grande masse, sans décourager aucun groupe.
Il s’agit de vendre un produit de série à un Américain moyen, et
cet Américain moyen, seule la statistique le fait apparaître.
La statistique est certainement un des éléments essentiels de
la démocratie américaine. Tout Américain ayant un rôle de
« chef » ne cherche pas à imposer sa volonté directrice, mais à
réaliser les désirs de la masse.
Pour connaître les désirs de la masse, les Américains ont mis
au point la technique du sondage d’opinions, qui semble avoir
atteint un degré de perfection étonnant.
Pour en revenir à la radio et la TV, tous les programmes sont
établis en fonction de sondages hebdomadaires.
Il faut bien dire que les directeurs de stations et les produc-
teurs vivent dans la hantise des statistiques. En effet, en atten-
dant la « Pay TV », le public reçoit gratuitement les programmes.
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 345

Seules les statistiques donnent la valeur commerciale de ces pro-


grammes, à la Bourse de la publicité.
En 1957, quarante millions de foyers ayant la télévision,
chaque foyer consacre en moyenne six heures quatre minutes
exactement à regarder la télévision (cinq heures quarante-neuf
en 1955, six heures une minute en 1956). Entre neuf heures et
dix heures du soir vingt-sept millions de foyers regardent la télé-
vision.
Le rêve de toute station et de tout producteur est d’avoir des
Top ten program (L’émission no 1 touchant dix-sept millions
neuf cent mille foyers, le no 10, treize millions).
Il faut tenir compte pour composer un programme des caté-
gories de téléspectateurs. Toutefois, les statistiques américaines
ne tiennent pas compte des catégories sociales mais simplement
partagent les téléspectateurs en :
Millions de « visionneurs » par minute le soir :
Hommes : 17,9.
Femmes : 22,0.
Teenagers (adolescents) : 6,5.
Enfants : 13,1.
Conclusion des businessmen : si à telle heure, soixante millions
de personnes regardent la TV il faut trouver un programme qui
puisse satisfaire ou du moins attirer le plus grand pourcentage
de ces soixante millions de personnes ; donc pas de spécialisa-
tion, mais une sorte d’émission moyenne qui attire tous les spec-
tateurs.
Les grands réseaux sont en train de s’interroger sur l’efficacité
de cette politique qui a fait évidemment ses preuves jusqu’à pré-
sent. Et peut-être la télévision américaine se décidera-t-elle à
produire des émissions spécialisées qui satisfassent tel ou tel
groupe. Mais il faudra pour cela que les agences de publicité
acceptent de changer leurs méthodes, et au lieu de faire des
annonces publicitaires pour l’Américain moyen, créent des slo-
gans différents selon les catégories d’auditeurs que les émissions
chercheront à toucher. Cela impliquerait une grosse révolution
dans la mentalité américaine, et la disparition du mythe de
l’Américain moyen.
Il ne semble pas, malgré les espoirs des dirigeants de quelques
grandes stations, que l’Amérique soit près d’en arriver là.
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346 ARTS

Mais que veut l’Américain moyen ?

La statistique étant reine, la première question que se pose


un directeur de programmes est : « Que veut le public ? »
De ce fait, on verra très rarement une station chercher à
imposer son style, le style d’une équipe, un talent nouveau, une
personnalité insolite. Ce sont des recettes éprouvées d’un bout à
l’autre de l’Amérique qui sont reprises par les différentes sta-
tions. Il faut de nombreuses années à une personnalité nouvelle
pour s’imposer, et des individualités marquantes ont été écar-
tées longtemps, malgré leur succès auprès de certains groupes
(accueil favorable de la critique par exemple) parce que les sta-
tistiques prouvaient que le public ne suivait pas en assez grand
nombre. Il est très rare qu’une station ou un annonceur défende
longtemps un producteur contre un indice en diminution.
De nombreuses agences se chargent de ces statistiques, qui
sont publiées dans plusieurs revues spécialisées.
Mais la pression de l’opinion publique se manifeste par
d’autres voies.
Il est certain par exemple que l’Américain écrit beaucoup : à
son représentant, à son sénateur, au maire, aux directeurs de
journaux ; on peut dire à son honneur qu’il se donne la peine
d’indiquer son opinion en toute occasion – encore que ce soit
généralement sur des points précis ; pas d’idées générales, pas
d’abstraction, pas de politique.
La crainte de mécontenter certaines catégories de citoyens a
atteint un degré effarant dans les grandes stations américaines.
Une lettre d’un Américain d’origine bulgare se plaignant
qu’un traître dans telle pièce avait un nom bulgare, ou la lettre
d’un dentiste se plaignant qu’on ait ridiculisé sa profession dans
tel sketch, sont prises très au sérieux, et ce genre de lettre n’est
jamais laissé sans réponse.
Les ligues de moralité sont très puissantes, et même les Socié-
tés protectrices des animaux qui interdisent entre autres de mon-
trer dans les courses de taureaux d’autres images que les passes
de cape. Il faut ajouter aussi le racisme qui oblige les grandes
chaînes à ne pas mélanger trop ouvertement Blancs et Noirs
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 347

dans leurs émissions – afin de ne pas soulever de protestations


dans le Sud.
Toutes ces limitations enlèvent beaucoup d’originalité et
même de qualité aux programmes américains.

L’« Arbitron » ! Espion électronique

La statistique est reine, mais elle rend une justice aussi parfaite
qu’impitoyable. Il est une machine en service depuis quelques
semaines à New York (Chicago et Los Angeles s’équipant déjà) :
l’« Arbitron », qui permet de connaître instantanément le succès
d’une émission de TV. Cette machine électronique est reliée à
trois cents récepteurs dans trois cents familles sélectionnées
selon les méthodes usuelles pour obtenir une représentation
type. Toutes les quatre-vingt-dix secondes la machine enregistre
le nombre de postes en fonctionnement et précise sur quelle
chaîne ils sont branchés. L’appareil définit donc instantanément
et exactement l’audience des sept chaînes de TV de New York.
Bientôt, ce système fonctionnera dans toutes les villes. (En réa-
lité, les New Yorkais captent onze chaînes – treize à Los Angeles
– et signalons que trois foyers sur quatre captent dans tous les
USA au moins quatre programmes différents.)
On parle d’installer en plus un œil électronique qui permet-
trait de savoir si les téléspectateurs restent devant leur poste
pendant le passage des annonces publicitaires ou s’ils vont… se
laver les mains comme il est prouvé qu’ils le font généralement.
(C’est la statistique de consommation d’eau qui le prouve, car
elle augmente toutes les heures au moment de la fin des grandes
émissions et le passage des publicités les plus longues !)

Autres méthodes de statistiques

D’autres organismes ont développé des services de statis-


tiques.
Les méthodes employées vont des enquêtes à domicile en
passant par les appels téléphoniques et les carnets de notations
remplis par des abonnés.
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348 ARTS

Pour cette dernière méthode, Nielsen ajoute un recordimeter


qui totalise le nombre d’heures pendant lesquelles le poste récep-
teur a fonctionné ce qui permet de contrôler la véracité du « car-
net de notes » (on ajoute aussi des signaux optiques ou auditifs
pour que l’auditeur ou le téléspectateur puisse se souvenir de
noter ses impressions et son choix de programmes).
Toutefois, il ne faut pas oublier que Nielsen utilise depuis
plusieurs années une méthode proche de celle de l’« Arbitron ».
Nielsen utilise en effet un appareil enregistreur qui placé sur le
récepteur note pareillement la longueur d’onde et le temps de
fonctionnement. Les enregistrements sont envoyés par les télé-
spectateurs eux-mêmes toutes les deux semaines. Les statistiques
paraissent régulièrement deux semaines et demie plus tard.
Cette perfection de la statistique ne peut que faire rêver le
producteur français qui ignore totalement la popularité de son
émission. Des statistiques, tenant compte des catégories sociales,
et du public auquel s’adresse chaque émission permettraient,
tout de même, d’éliminer les mauvaises émissions et de dévelop-
per les meilleures formules, sans sacrifier au plus grand nombre
les émissions spécialisées (littéraires, poétiques, musique
moderne, etc.). On peut tout faire dire aux statistiques, encore
faut-il qu’il y en ait.
Ce système draconien de statistiques brime donc les produc-
teurs d’émissions un peu indépendants d’esprit et les téléspec-
tateurs qui ont tort d’être dans les minorités et qui de ce fait
voient disparaître toutes les émissions qui seraient à leur goût.
La revue professionnelle Television Age, dans un numéro
récent, attaque violemment ceux qui se permettent de critiquer
la TV américaine – et il ne s’agit nullement de l’observateur
étranger, mais de professeurs, d’écrivains, et même de scéna-
ristes de TV très connus.
Malgré le Spoutnik et la crise de conscience qui a bouleversé
alors le peuple américain, le même mépris des « intellectuels »
semble encore régner : tout Américain qui semble réticent
devant les bienfaits de la civilisation moderne (il ne s’agit plus de
la seule civilisation américaine) est suspect et dangereux pour la
bonne marche de l’économie basée sur l’optimisme.
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 349

Petite philosophie de la TV

Television Age nous avertit : « La télévision est un mass


medium – un médium pour les masses et non pour cette mino-
rité d’une gentry supérieure avec crâne sphéroïdal qui habite
dans une tour d’ivoire du pseudo-intellectualisme et discute de
Strindberg et Christopher Fry. La télévision était destinée à la
salle de séjour et non à la bibliothèque. »
À ceux qui reprochent à la TV d’abdiquer ses responsabilités,
Television Age répond : « La télévision n’a de responsabilités
qu’envers les millions de gens simples, de gens de tous les jours
qui font son audience et sont beaucoup plus intéressés à regar-
der ce que la TV leur donne qu’à se plaindre de ce qu’elle ne
leur donne pas. En tant que plus grand mass medium dans l’his-
toire des distractions et des communications, la seule responsa-
bilité de la TV est envers les masses, et si les masses expriment le
désir de voir de plus en plus de westerns (ou tout autre genre de
programmes) la seule responsabilité de la TV est de le leur don-
ner. La première fonction de la TV n’est pas d’instruire, d’impo-
ser, de chercher à élever le goût de son auditoire, mais de
répondre à cet auditoire au niveau où il se situe. »

D’où Television Age tire-t-il cette assurance ?

D’une constatation très simple et très logique : « Raisonner


autrement serait abdiquer toutes les règles des bonnes affaires »
(good business).
En effet, les agences de publicité ne peuvent envisager un
instant de programmer des émissions qui leur « aliéneraient une
partie de l’auditoire, feraient tomber les ventes », et en fin de
compte, mécontenteraient les milliers d’actionnaires des pro-
duits qui font de la publicité. Nous en revenons donc à la masse
(aujourd’hui actionnaire des grandes compagnies, des grands
trusts américains).
La philosophie de cette télévision ne nous paraît pas très
recommandable, mais le fait est là, la TV américaine existe et est
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350 ARTS

sans doute une des plus importantes manifestations du monde


moderne que l’on puisse étudier actuellement.
L’importance de la TV en Amérique est plus grande que celle
de la littérature, du cinéma, et des arts en général.
Sur un plan matériel, l’industrie de la TV se place par son
chiffre d’affaires, dans les trois ou quatre industries les plus
importantes des USA.
(Le revenu annuel américain est de quatre cent trente-
cinq milliards de dollars, le chiffre d’affaires de la TV est de
un milliard deux cent dix millions de dollars par an.)
Ajoutons que l’Américain consacre plus de temps à la TV
qu’à la radio, les journaux, les magazines, les livres et le cinéma
réunis.

La libre entreprise

Cette énorme industrie s’est développée en dix ans, et en pleine


liberté. Le seul contrôle est institué par la Federal Com-
munication Commission, organisme créé pour réglementer la
radio à ses débuts : les premières stations commerciales de radio
se faisaient une guerre à outrance brouillant les émissions du voi-
sin, prenant sa longueur d’onde émettant plus fort que lui, etc.
Il fallut l’arbitrage de l’État qui créa cette commission chargée
aujourd’hui de distribuer toutes les longueurs d’onde de radio et
de TV. Un certain nombre de règlements limitent les libertés de la
profession. Ainsi, les stations n’ont pas le droit de prendre des
positions politiques, et si elles donnent la parole à un membre
d’un parti, elles doivent accorder le même temps aux membres des
autres partis qui le réclament ; il y a certaines limitations de mora-
lité : par exemple, interdiction de certaines formes de publicité
pour l’alcool, etc., mais d’une manière générale ce sont les stations
et surtout les annonceurs qui font leur propre autocensure.
Donc, théoriquement, tout le monde peut créer une station
de radio ou de TV, comme en France tout le monde théorique-
ment peut fonder un journal ou lancer une petite revue.
Il existe des petites stations de radio (de modulation de fré-
quence) qui marchent ainsi, grâce à l’initiative de petites équi-
pes, et émettent des programmes très éclectiques de musique
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 351

moderne ou des programmes poétiques. En télévision, je n’en


connais pas d’exemple, l’entreprise étant encore trop coûteuse,
mais je n’ai visité qu’une vingtaine parmi les cinq cents stations.
Une firme a mis au point la one man station, c’est-à-dire
qu’un seul homme peut faire fonctionner émetteur et studio : de
sa place il allume les machines, ouvre son micro, télécommande
la caméra, démarre les films, etc., Si bien qu’un riche amateur
pourrait émettre un programme de films et d’interviews avec
des frais de personnel et d’exploitation plus que réduits !
Rien ne dit qu’un jour ces stations ne se développeront pas
d’une manière foudroyante pour satisfaire le nombreux public
lassé par les programmes stéréotypés des grandes chaînes.

Nicole Védrès
« Quiconque l’écoutait était heureux de l’entendre », dit d’elle son ami
Pierre Dumayet. « Il y a du Montaigne dans cet écrivain, chez cette
femme », ajoutait Max-Pol Fouchet. Collaboratrice avec Dumayet,
Desgraupes et Fouchet de la première émission littéraire à la télévision
française, Lectures pour tous, elle était aussi à partir de 1956 la critique du
Mercure de France. Chroniqueuse d’une grâce étincelante dans des
volumes comme L’Horloge parlante et Les abonnés absents, elle n’est
pas totalement oubliée : Le Dilettante a réédité certains de ses textes sous le
titre Microclimats.

LA TRAHISON DES FEMMES

8 janvier 1964

« Et naturellement, me dit l’amie italienne que j’avais perdue


de vue depuis bien cinq lustres ou six, mais qui savait, par
quelque ouï-dire, que je publiais, à l’occasion… et naturellement
vous écrivez aussi dans les journaux féminins. »
Non, déjà je transforme. Ah ! malheureux, qui croyez que les
auteurs, fût-ce sous la forme la plus plate de l’autobiographie, de
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la notule de carnet, vous livrent un « document ». Quelle erreur


est la vôtre, ou plutôt, combien on vous abuse ! De document, il
n’y en a pas, il n’y en a jamais. Tout écrit est une mise en cause,
donc une mise en forme, et, partant, une mise en scène… Et si
elle m’a dit ça, elle ne me l’a justement pas dit comme ça. Elle
m’a – j’allais l’oublier – comme toutes les Italiennes, tutoyée :
« et naturellement tu écris dans la presse fémi etc. ». Toujours
elles tutoient. De surcroît, quand on est jeune et même entre
consœurs, de la trans à la cisalpine on se regarde le ventre (en
Italie toute femme nubile est toujours suspectée d’être enceinte).
Passé l’âge, eh bien ! on continue de se tutoyer, entre lapines.
J’ai dit non, elle a dit : « Ma come ? » J’ai gardé le silence, car je
ne savais, ne pouvais (elle crut ne voulais) répondre. Mais, vrai,
je ne savais pas… Elle me dit : « Il doit y avoir une raison », car
c’est une femme de tête. Le cartésianisme, quand il est transal-
pin, toujours me convainc, et surtout s’il est sicilien. Je me sou-
viendrai jusqu’à mon dernier jour, fût-ce une aube, surtout si
c’est une aube, de ces mots que grommela jadis le plus Sicilien
de mes amis, G. di San Lazzaro, à qui on parlait de l’Europe.
C’était pendant la guerre. L’Europe à l’allemande. Il répondit
avec mauvaise humeur (et la mauvaise humeur ne lui est pas
passée, j’imagine) : « Oh ! l’Europe, elle se réveille le matin,
l’Europe, et qu’a-t-elle produit pour son petit déjeuner ? (Là
encore, voyez, je change, je déforme et trahis la nuance… Il ne
dit pas petit, il dit plutôt petit déjeuner… mais ce n’est pas tout
à fait petit quand même, car il vit en France depuis très long-
temps. Mettons que ce ne soit pas du tout le « peutit » du parler
parigot, ni le « pétit » avec un accent aigu – qui justement
n’existe pas en italien…) Qu’a-t-elle produit, l’Europe, pour son
p(e)tit déjeuner ?… Rien. Ni café, ni thé, ni chocolat ! » C’est la
condamnation, en effet, de toute l’autarcie matinale de notre
commun marché, Angleterre incluse ou non…
À la question de l’Italienne, je devais, quand même répondre.
Je réponds : « Bè… » (L’accent grave, lui, existe, chez eux, à
preuve : j’ai une vieille Olivetti semi-portative, achetée à Turin
avant guerre, et qui comporte le è, comme il se doit, sur la même
touche que le 7. C’est même la raison pour laquelle il m’arrive
souvent de dactylographier mon propre nom Vedr7s…) Après
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un petit temps, moins d’une demi-pause, elle dit : « C’est très


intéressant. Écris-moi ça, je le publierai dans mon journal. »
J’appris ainsi qu’elle dirigeait un journal féminin et qu’elle
désirait que j’écrivisse pourquoi (sauf réponse à des enquêtes
professionnelles) je ne collaborais pas aux journaux féminins. Je
voulais bien, mais ça me gênait de tirer mon bè sur quatre
pages. J’eusse préféré le marmonner, le rédiger, sans pour autant
que cela comptât comme vrai texte. Mettons le murmurer, gra-
phiquement et non littérairement… Éviter, en somme et tout à
la fois, les périls du document et les subtilités de la philologie.
J’aurais été toute ma vie en peine de définir la chose, si l’actua-
lité ne venait de nous en donner, et à tous, le moyen idéal. On
vient, en effet, de lire dans les journaux, à propos d’un procès,
ces lignes que je transcris sans y changer rien : « … Autant que
l’on puisse déduire, il est probable qu’a été remis ce qu’on
appelle en langage diplomatique une note verbale. Contraire-
ment à ce que la dénomination peut faire croire, c’est un docu-
ment écrit mais dont il n’y a pas lieu de faire état en tant
qu’écrit… La note verbale a été inventée par les diplomates
pour créer une catégorie d’écrits qui s’envolent. »
Et, de fait, mon écrit s’envola si bien que, parvenu à destina-
tion, hautement approuvé, me dit-on, et assuré durant des mois
de « paraître incessamment », il ne parut jamais… Car j’y disais,
vous en souvenez-vous, t’en souviens-tu, cara mia ? j’y disais que
la presse féminine française (je connais mal les autres) qui traite
très bien de mode, de décoration, de médecine, de tourisme, de
cuisine, d’archéologie et souvent de littérature, semble faire
large place aux questions du jour, au prétendu progrès, à l’évo-
lution sociale, et que sais-je encore. Mais force nous est bien de
constater qu’elle travaille – à quelques exceptions près – à ras-
surer ce public (mixte) qu’on appelle la bourgeoisie, bien plus
qu’à l’informer vraiment, à calmer les désirs de justice plus qu’à
les attiser, faute de les satisfaire.
Chaque fois que l’on trouve bon, et pis encore utile, d’indiquer
à des gens qui manquent de moyens comment ils peuvent, avec
un peu de zèle et d’astuce, se loger, se vêtir, éduquer, distraire et
soigner leurs enfants presque sans bourse délier, et faire d’un
grenier un douillet nid d’amour, il va de soi que c’est, en fin de
compte, pour que la classe aisée ait moins mauvaise conscience
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354 ARTS

et puisse s’endormir en se disant que, grâce au « modernisme »


(?), les moins favorisés, pour peu qu’on les renseigne, seront tirés
d’affaire. Quitte bien entendu, pour cette même presse, à déni-
cher de temps en temps le cas limite, ou même off limits, « qui
assouvit et éponge toute la pitié de reste », le cas où « la science
est impuissante », où « l’amour a parlé », où « le destin a été le
plus fort » – cas présenté, bien entendu, sous l’aspect du docu-
ment, de la « confession bouleversante », du « poignant témoi-
gnage humain » qui vous est servi « dans le seul souci de
l’information et de l’unique intérêt de la vérité »… En atten-
dant…
Chanelisez-vous, disait, il y a quelque temps, une de ces
conseillères en titre. Toutes à la fête, quoi ! Une jupe, une veste,
une blouse, trois mètres de galon soutache… Et, dans le même
temps, Mlle Chanel, qui est un vrai génie et qui voudrait bien que
la vie fût belle pour tous, inventait un système de manche admi-
rable, fait en anneaux, qui nécessite je ne sais combien d’heures
d’ouvrières spécialisées, et grâce auquel, même quand vous bou-
gez les bras, la veste tient en place, à miracle ne tire, ne grinche,
ne gode. Pas même le pli d’aisance des grands tailleurs, non
l’aisance elle-même, souveraine, sans aucun pli. La mode étant à
lever les bras (si d’aventure, ô suffragette, vous briguez le poste
de président de notre République), vous pouvez essayer, même
dans la rue. Toutes, haut les mains. Et l’on verra qui est Chanel,
qui, seulement, chanelisée…
Enfin voyons, voyons, cara mia, disait ma note verbale. Vous
prétendez libérer la femme, mais de quoi vraiment, de qui au
juste ? On a parlé, depuis longtemps, de l’exploitation de
l’homme par l’homme, puis de celle de la femme par l’homme.
Et que faites-vous de l’exploitation de la femme par la femme ?
Silence, hein ? Or, qui ne sait qu’en vérité il n’y a pas une condi-
tion féminine, mais deux. Il y a les exploitantes et les exploitées.
Il y a les possédantes et les possédées. Mettre tout dans le même
sac est une erreur au départ, une duperie à l’arrivée. Il n’y a pas
une sorte de femmes qui travaillent – bien que tout concoure à
nous faire croire désormais que tout le monde est peu ou prou
logé à la même enseigne et que notre société n’est plus qu’un
self-service où le plat du jour est un pot-pourri. Il y a les femmes
qui travaillent parce qu’elles ne peuvent faire à moins, et les
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autres. Et n’allez pas me dire que le fait d’avoir des idées plus ou
moins avancées y change quoi que ce soit. Moi, je m’en tiens,
pour y voir clair, à la sordide et bouillante marmite, au réaliste
porte-monnaie, au naturaliste carnet de comptes, aux populistes
fins de mois. Et qui ne sait, cara mia, que chez vous comme chez
nous et ailleurs, une partie des femmes profite de l’inégalité des
salaires pour se faire servir chez elles (« aider », disent-elles),
parfois comme des duchesses, et aller gagner ailleurs (combien,
au fait ? Parfois, vraiment, on se demande…). Entre les unes et
les autres, la différence est bien plus grande qu’une différence
de sexe. C’est vous dire que, disant ce que je dis, je n’ai l’impres-
sion de rien trahir de ma « condition »… Et que penser de cer-
taines dames placées à des postes clefs ? Il y en a de sérieuses,
soit, de compétentes… Mais souvent, c’est la fortune et c’est le
privilège qui ont causé ce que vous appelez « évolution » (vous
dites même Révolution… on n’a pas idée !). Récemment, je lisais
une interview d’une de ces meneuses d’hommes. Je l’ai donnée à
lire à un homme. Il a lu et dit : « Bah ! bah !… Sans intérêt… »
« Comment “bah ! bah !”, ai-je dit, mais enfin imaginez que ce
soit l’interview d’un homme, il y aurait de quoi se tordre. Reli-
sez ! » Ainsi fit-il, imagina, et se tordit. Il y avait, notamment, un
épisode de fleurettes dans une cour d’usine et de cerfeuil ou
d’estragon que pouvait cueillir à volonté le petit personnel de
ces très hauts-fourneaux qui valait son pesant de minerai…
J’aurais même ajouté, au point où j’en étais, que lorsqu’on me
rebat les oreilles du nombre « spectaculaire » de femmes qui,
aujourd’hui, font des études, je suis parfois à me demander si, là
encore, la classe possédante, détentrice et maintenante n’a pas,
en fin de compte, trouvé tout bénéfice. Au prix d’une « émanci-
pation » dont elle n’avait quasiment rien à craindre, ou presque,
elle a casé ses filles, en masse, là où sans cela le populaire aurait
eu plus rapidement et plus largement accès. Je ne changerai
d’avis que lorsqu’on m’aura démontré que le nombre des enfants
(garçons ou filles) de paysans et d’ouvriers fréquentant les
grandes écoles a augmenté dans des proportions aussi « specta-
culaires » que celui des demoiselles Jourdain.
J’ai murmuré tout ça (ma note verbale, mon écrit volatil)
l’autre jour aux oreilles d’un fin lettré, un homme « très à
gauche » comme on dit, et que je connais peu d’ailleurs. Je
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croyais le choquer, il m’a dit : « C’est ce que je pense. Je pense


même pire. Je pense que les femmes (en fait, il n’a pas dit les
femmes, il a dit pire, justement, il a dit “le féminisme”, mais qui
le croira ?) sont le plus sûr rempart du capitalisme. Mais… Mais
les femmes ne le savent pas. Tenez, la mienne, par exemple… »
Il s’en est allé vers elle, après un petit silence, quart de soupir…
Heureusement que, sur notre radio nationale, si conformiste
aussi en ce domaine, on grappille quelquefois un peu de sau-
grenu. Lors d’une enquête, faisant suite à la publication du livre
de Christiane Peyre sur le travail des femmes en usine, on avait
réuni quelques-unes des personnes en cause. On leur parla de
leurs rapports avec leurs patrons. « En somme, dit à ces ouvrières
une dame comme sont toujours ces dames, efficaces, zélées et
pressées de conclure, vous voudriez surtout qu’ils vous res-
pectent davantage en tant que femmes ? »
« Oh ! dit l’une d’elles, qui, je m’en souviens, travaillait dans
une usine de conserves bretonnes, qu’ils respectent seulement
l’ouvrier, en général. Le reste, alors, ira de soi. »
Celle-là savait, enfin, qu’on ne libère ni par âges, ni par sexes.
Se souvenait, ou mieux réinventait que la liberté ne tolère qu’un
adjectif : indivisible. Et sa réponse, je le regrette pour vous, cara
mia, pour « nous », comme vous dites, pour miss Pankhurst et
son chapeau mou, pour les maîtres et maîtresses de forges, pour
les jeunes patrons et les bonnes cheftaines des villes et des bois,
et pour toutes les madames Jourdain que le travail « désen-
nuie »… sa réponse était une de ces notes verbales qui mérite-
raient d’être tenues, à tout jamais, pour un écrit.

POUR EN FINIR AVEC LES FEMMES

17 février 1965

Il n’est plus de saison, de mois, plus de jour et quelquefois plus


d’heure qui ne nous apporte un livre sur les femmes, un débat
sur « la » femme, un numéro spécial ou une table ronde, un pam-
phlet ou un guide (on me signale à l’instant un Marabout de la
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 357

Jeune Fille), un film, une décade, un séminaire, une émission…


Grâce ! s’écriait naguère, en voyant chuter sur sa table tout le
fatras des romans de l’automne, un critique réputé – qui, pour-
tant, était romancier lui-même. Grâce, pitié, dirons-nous. Mais
comment nous entendrait-on puisque c’est, paraît-il, pour nous,
pour « élucider notre condition » quand ce n’est pas « promou-
voir notre statut » qu’on glose, débat, entre en loge, en ressort ?
Eh bien ! je ferai, une fois de plus, la mauvaise tête, je serai
derechef la cible des anonymographes (j’en ai reçu de belles,
écrites par des dames qui, à visage couvert, me traitaient de…
traîtresse !). Mais c’est bien la dernière fois que je parlerai de ce
fameux sujet, du prétendu « problème » – faisant mien
d’ailleurs le mot de Jacques Prévert : « Il n’y a pas de problèmes,
il n’y a que des professeurs. » Si je prends ce matin la plume,
certaine de la briser quand minuit sonnera, c’est pour bien haut
crier – mais oui, on crie encore avec une plume ! – assez, assez,
on ferme, point trop n’en faut ni surtout n’en fallait, et puis
d’ailleurs il est trop tard. Voilà. Au siècle dernier, ces débats
auraient eu peut-être leur utilité, leur sens sûrement. À présent,
non. En sociologie ce n’est pas comme en médecine, c’est
comme en amour : mieux vaut jamais que trop tard… Penseurs,
parlementaires, législateurs, humanistes, occupez-vous donc des
hommes, rendez-les libres vraiment, heureux pour tout de bon,
répartissez avec justice et justesse les biens comme les charges…
Quoi, vous ne voulez pas ? Alors, il est bien inutile de cogiter
sur cette créature que vous croyez si « particulière » qu’elle finit
par le croire aussi… D’ailleurs, les quelques femmes que je tiens
non pour supérieures (je ne sais pas ce que ce mot veut dire, ni
à quoi jamais il se veut relatif) mais pour subtiles, ne prennent
point la parole sur ce thème-là. Non qu’elles soient indifférentes
au sort des humains, ni surtout à la liberté des peuples et des
individus, mais elles ont depuis belle lurette flairé derrière tout
cela un drôle de guêpier.
Quant aux hommes (à part ceux qui, sur le « problème »,
cogitent), il faut bien reconnaître que tout cela les ennuie énor-
mément, que ces écrits leur tombent des mains ; qu’ils se
contentent, s’ils sont « de gauche », de signer les yeux fermés et
des deux mains tous les manifestes de libération que l’on vou-
dra, et, s’ils sont de droite, de les entériner d’un cœur ironique
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358 ARTS

ou seulement résigné. Pour ici s’expliquer, il faudrait… ajouter


à tous ces volumes un autre volume… et qui le lirait ? Faute
donc de pouvoir rétrécir à la mesure d’une chronique des kilo-
mètres d’arguments, j’en énumérerai quatre ou cinq, de la façon
la plus sommaire.
1° La vision que l’on se fait, se fit et se fera de la femme dans
la ou les civilisations actuelles, passées ou futures, dépend uni-
quement de la vision qu’en donne la religion. Et d’une. Et
même, presque, c’est tout. « À partir de là », comme disent les
critiques, ou bien vous voulez discuter la religion, ou vous ne le
voulez pas. Il est tout à fait admissible que l’on ne veuille pas
– mais il ne sert à rien, dès lors, de chercher à transformer les
conséquences, quand on ne veut point ébranler les sources.
Vous me direz qu’il n’y a pas que la religion, qu’il y a par
exemple le sexe (comme disent les Américains… « Let’s talk
about sex », lance-t-on, là-bas, dans un dîner, quand la conversa-
tion tend à languir un peu), ou l’érotisme. Mais c’est la même
chose. L’idée que l’individu s’en fait est donnée en même temps,
dans le même « contexte » (comme on dit aussi) que les autres
croyances = dès l’enfance. (Les braves parents qui disent « Il
choisira plus tard » se leurrent complètement, plus tard, il n’est
plus en état de choisir puisque vous l’avez conditionné… On
peut, avec le temps, modifier ses opinions, on ne métamorphose
pas ses phantasmes…)
Là-dessus, vous me direz encore : mais la religion (en Occi-
dent du moins) a tendance à évoluer, l’Église change. Mais elle
n’a pas à changer : elle a à être l’Église (et j’en demande pardon
à ceux qui se firent ici les adversaires de Michel de Saint-Pierre,
qui, lui, sera bien surpris de me voir, sur ce thème, épouser ses
vues). Je trouve même qu’elle a tout à fait tort de revenir, a
posteriori, sur ses positions (une dame, disant à son confesseur
qu’elle vient d’être tentée, un instant, d’abandonner le domicile
conjugal, ne sera-t-elle pas bientôt fort gênée d’apprendre, là-
dessus, que son mari s’apprête à convoler en justes noces ?)…
Je trouve qu’elle a eu tort de réhabiliter récemment Galilée – là
encore, mieux valait jamais que trop tard. Car enfin la Terre a,
depuis cette condamnation somme toute compréhensible sinon
justifiée, fait cent trente-trois mille deux cents et quelques
tours… (un petit peu moins, je l’accorde, depuis la rétractation,
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 359

mais quantité négligeable, d’autant qu’à présent cette rétracta-


tion est non avenue)… alors que veut dire réhabiliter ? Si l’on
s’en tient à la définition Larousse, « remettre dans l’estime »
(l’avait-il perdue, pour de bon ?), « rétablir dans ses droits »
(lesquels, à présent ?).
Dans certains pays occidentaux, et, me dit-on, outre-mer sur-
tout, le clergé commence à s’intéresser au contrôle des nais-
sances, par exemple (question dite « féminine » aussi). Mais il s’y
intéresse alors que la planète s’est peuplée déjà de façon si verti-
gineuse qu’à deux ou trois enfants par couple, désormais, on ne
coupera pas, qui sait, à l’exterminatoire famine…
Je ne sais pas si le contrôle des naissances (je reviendrai tout
à l’heure sur ce mot, malgré la promesse faite plus haut de tout
réduire à l’essentiel, mais l’essentiel quand on veut parler franc,
ce sont les mots qui, mal choisis ou mal définis, pourraient
trahir), si donc, cette chose est un bien, mais je suppose qu’elle
l’est… Je pense cependant que trop en parler, au lieu simple-
ment de dire oui ou non, trop en discuter, faire des distinguos
temporels ou spirituels, des restrictions mentales, des subtilités
polémiques est un petit peu obscène à la longue, vous ne trou-
vez pas ? Et cela me confirme dans l’idée, émise il y a long-
temps déjà par Ado Kyrou, que bien des manœuvres qui ont
toute apparence de progrès et de tolérance, sont, en fait, desti-
nées – disons qu’ici le diable s’en mêla – à « désamoriser » la
vie des couples et même des gens un par un… Je n’y reviendrai
pas, mais… rêvez-y.
2° Est-ce que ça ne vous paraît pas bizarre, douteux, que dis-
je, éminemment suspect que, dans une société, sous un régime
(choisi par la majorité des citoyens quand même) où tout recule
(l’euphémisme veut que l’on « stabilise » mais…), où l’Université
est en péril, le bachot saboté, l’enseignement désorganisé et pour
longtemps, les logements « introuvables » suivant la formule
(dans mon quartier, le VIe, on trouve presque tout ce qu’on veut,
je vous jure… mais ne me demandez pas à quel prix puisque là
encore l’euphémisme veut qu’il « n’y ait rien ») où l’on s’entasse
à l’hôpital dans quelles conditions ! (Jean Rostand m’en disait,
l’autre jour encore, son indignation), on soit soudain si pressé de
libérer la femme. Laquelle donc, et de quoi ?
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360 ARTS

La « femme qui travaille »… Tenez, pour ne pas quitter l’ana-


lyse grammaticale, ce n’est point tant ici le « femme » qui
m’inquiète, mais le « la »… La… La femme qui travaille parce
que sans cela elle bâille d’ennui, ou celle qui travaille parce que
sans cela elle et les siens bâilleraient de faim ? Celle qui fait le
ménage pour toute sa famille, et les mille corvées avec le salaire
unique et les allocations, ou celle qui étudie les mœurs des
Templiers ou bien les frises coptes avec une bourse du CNRS et
une mensualité de papa ? Celle qui fait ce qui la « passionne »,
ou celle qui chaque jour pare seulement au plus pressé, en évi-
tant chaque fois le pire ? Y a-t-il, je vous le demande, un seul
homme nanti, si réactionnaire, si passéiste soit-il, qui oserait,
parce qu’il « travaille », comparer son destin à celui du manœu-
vre, même spécialisé, qui prend le métro avant l’aube, et devra
quelque jour quitter pour jamais sa ville natale si l’on n’y trouve
plus d’embauche ?
3° Non, ne pensez pas que je voie rouge. Je vais ici me retran-
cher derrière des auteurs comme Régine Pernoud, comme Beau
de Loménie… Car c’est à les lire, et les lire bien que je me suis
convaincue que la bourgeoisie n’a eu qu’une idée depuis sa
grande victoire de 1871 (mais si ! défaite de la France, l’an
d’avant, par l’Allemagne, mais victoire de la Bourgeoisie sur la
Commune), c’est d’empêcher l’avance populaire, le plus habile-
ment mais le plus hypocritement possible en mimant le pro-
grès… Sa botte secrète (… pourtant ça crève les yeux…, mais
on a beau jeu de faire le voyant après coup), ce fut de placer ses
filles au travail, par peur (il y avait de quoi, j’en conviens), de la
force de ces « femmes du peuple », qui ne doutaient de rien, qui
n’avaient rien à perdre, qui étaient d’une liberté d’esprit et de
mœurs inimaginables – et pour cause – à présent !
Le « féminisme » s’est admirablement prêté à ce qu’on appel-
lerait aujourd’hui, dans d’autres domaines, opération diversion,
ou caméléon. On met « en principe » toutes les femmes dans le
même sac, on supprime progressivement – là, le mot prend son
sens – au profit d’une vague rivalité des sexes la notion de lutte
des classes (l’expression elle-même disparaîtra des conversations,
donc bientôt des esprits, dès lors, il sera facile de la dire « démo-
dée », c’est tout ce qu’on voulait, parbleu !), on fait croire à la
pauvre qu’elle est logée à la même enseigne que la riche, à
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 361

l’ignare que tout lui est promis autant qu’à la savante… On


modifie l’aspect de la bourgeoise, un peu ses habitudes, et beau-
coup ses cheveux, ses jupes. La bourgeoise réduit le nombre de
ses domestiques (mais elle en garde, ou recrute, comme à pré-
sent, hors frontières, dans quelques pays où l’on est moins
« avancé » d’idées). Elle atténue aussi tout l’apparat visible de
son ameublement, et se met au « travail », occupe, avec le mari,
tous les postes. Compétente ou non (et si c’est non, la misogynie
de ses « subordonnés » s’accroît, mais qui s’en soucie ?), la voilà à
la caisse, au bureau, à l’usine, au conseil d’administration. Elles
vous disent qu’elles gagnent leur vie. Bernique ! Vous ne le
croyez pas, quand même, ou alors vous êtes ce que je voudrais
appeler, en cette opportune saison, un demeuré fiscal. Vous
savez bien que le mari rend au Trésor tout le surplus de gain, ou
bien alors il fraude… mais… est-ce imaginable ? O mânes de
Miss Pankhurst, un féministe qui gruge l’État où sa femme vote,
que dis-je, est même éligible ? Par conséquent ce fameux salaire
revient presque à zéro. Mais il faut faire « comme si ». La somme,
si minime soit-elle, les met en appétit, et les tient en haleine…
Qu’est-ce qui fait courir Mammy ?… Plus une n’accepterait de
travailler pour rien… ça vous aurait un petit air « vente de cha-
rité » si démodé !… Marrant quand même… Ce snobisme du
travail-pour-paraître est tel, de nos jours, qu’on put entendre,
dans un bureau de placement du XVIe arrondissement, ce mot,
murmuré à l’une de ses collègues par une domestique en quête
d’emploi qui venait de refuser une proposition : « Madame ne
travaille pas… ça doit être des paumés ! »
Et il faut voir la simple rage ou l’ironique hargne, ou encore
– pire peut-être – la suffisance apitoyée avec laquelle elles (et ils,
hélas ! désormais) accueillent des mots aussi simples que nous
sommes trois, ou quatre, à la maison ; ça me donne à faire quand
même… les repas, les… » Les voilà indignés, ou bien pliés en
deux ! Ce pot-au-feu les fait écumer, ce linge qu’on repasse,
tordre d’un rire vaudevillesque… parce que c’est un travail
« domestique », d’esclave, donc « indigne de vous » (et ils sont,
j’y insiste, « de gauche », c’est là le plus paradoxal) ; on voue
donc au total mépris un travail à quoi pourtant est astreinte la
grande majorité des femmes… « Vous valez mieux que ça »…
J’entends encore ces mots, dits par une demoiselle l’autre jour,
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362 ARTS

qui sans doute croyait me flatter… si je « valais », c’est donc que


mes livres – qu’elle n’a pas lus – m’auraient par leur succès (?)
rapporté une maison, des « gens », et je-ne-sais-quels aises et
privilèges encore ? Je me consolai vite de ses compliments à
rebours, car elle me donna tout soudain des « tuyaux » pour
transformer mon appartement (qu’elle n’a jamais vu, nous étions
au café) et qui est un peu exigu et bruyant, en un spacieux et
silencieux logis, grâce à la pose de panneaux Biplac, Isorel, liège
ou je ne sais quoi… Mais bien vite ce cloisonnement me sembla
devoir dangereusement séparer même en deux la couche conju-
gale, et c’est alors (on est toujours un peu psychanalyste du
dimanche) que je compris que cette dame poussait le féminisme
jusqu’à n’aimer point les hommes du tout, et que son Isorel
bientôt n’eût joué d’autre rôle que celui de l’épée de Tristan, qui
fut, au début de l’idylle, tout négatif, comme l’on sait. Et je me
rappelais fort à propos encore ce que dit Régine Pernoud. La
bourgeoisie cloisonne, verrouille si faire se peut…
4° En fait, la Bourgeoisie est peut-être un hermaphrodite, qui
ne connaît véritablement – même au sens biblique – qu’elle-
même, sans distinction d’homme ou de femme, un sexe social, si
j’ose le néologisme… Voyez, ainsi, comment, au tout début du
cinéma, et pendant quelque temps ensuite, on apprécia la
vedette issue d’un milieu populaire… Une certaine odeur de
pauvre ne gênait point alors l’odor di femmina…
Maintenant il faut la star d’origine, que dis-je, d’essence bour-
geoise (ou de si rapide ascension aux fastes prudhommesques
que cela revient au même). Le sex-appeal ne tolère plus qu’une
naissance convenable et une anatomie formée aux saines habi-
tudes des familles Jourdain. Bourgeoises sont ces fesses, bour-
geois ces seins vissés au plus haut cours de toutes les valeurs
d’exportation. Tout va, tout va… Ah mais !… Hé là !…
5° Ne voilà-t-il pas que l’Amérique découvre et avant nous
(c’est bien son tour) un autre œuf de Colomb… Voilà que les
career-women, si fort encouragées, à la précédente génération et
pour les susdites raisons, sont à présent, dit-on, la proie d’une
propagande de marchands d’appareils ménagers qui veulent, à
coup de Moulinex, de presse-purée magique, de cocotte-minute,
aviver chez elle toutes sortes de désirs casaniers, quand ce n’est
pas de remords ancestraux… Malheureuses !… Voilà que le
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HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION 363

Business leur reprend d’une main ce qu’il leur avait tendu de


l’autre, voilà que le capitalisme – puisqu’il faut bien l’appeler par
son nom – se fichant pas mal de les avoir un moment affranchies,
les reveut bien plutôt pour clientes… (ce qui dans la Rome
antique, mais là seulement, eût été conforme à la marche du
temps). Et voilà que l’on va revoir ces Moms à la toque fleurie,
toujours occupées à nourrir mais aussi, disait-on, à castrer, le
jeune fils qui dans le meilleur des cas deviendra un bon écrivain
du Sud, quelque peu cafardeux et assez aisément traduisible en
français, vivant à Rome, loin de Mom, la moitié de l’an…
6° Et à propos d’auteurs… pour finir, minuit approche et si
je parjure me voilà transformée en citrouille…
Je me demande pourquoi on demande aux femmes de lettres
de parler de la vie des femmes. Elles sont justement les moins
faites pour savoir… Les articles, en général… Non, j’arrête, ça
nous ferait un septième, un huitièmement, et minuit approche.
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CHAPITRE X

PREMIER ROMAN

Lorsque son nom apparaît dans Arts, il n’a publié qu’un livre
et n’a pas adhéré à l’Oulipo…

Georges Perec
L’auteur de La Vie mode d’emploi venait de publier son premier
roman Les Choses, Prix Renaudot 1965, quand il écrivit cette chronique
peu avant l’arrêt de Arts.

L’ESPRIT DE CHOSES : LE PAPIER ROI

19 octobre 1966

Au siècle de l’ultra périssable, le papier est roi. On lui doit


quelques-unes des plus belles inventions de notre époque : le
mouchoir en papier, la serviette en papier, la nappe en papier, le
gobelet en carton. L’intérêt évident de ces produits est que nul ne
songe un seul instant à en enrichir ce qui lui sert de patrimoine ;
on s’en sert une fois, une seule fois, on les jette ensuite, alors que
l’on conservait précieusement, dans des armoires qui prenaient
de la place, les mouchoirs et nappes brodés de ses aïeux et
aïeules. D’où, pour chacun, gain de place, gain de souci (plus de
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366 ARTS

lavage, d’empesage, de repassage, de ravaudage) et, pour le mar-


chand, la douce perspective d’un marché non près de se saturer.
On comprend qu’une telle idée ait connu un brillant avenir.
On propose aujourd’hui des draps en papier qui peuvent servir
une ou deux fois ; on nous proposera demain, dit-on, des robes
en papier (l’idée, en fait, est très ancienne, il suffisait d’y penser :
on découpe et on coud le patron ; très léger, très aéré, beaucoup
de chic ; on en change toutes les cinq minutes ; 2 francs les 10
dans toutes les bonnes papeteries) et des meubles en carton.
Mieux encore : non seulement le papier, mais aussi le plas-
tique, et parfois même le métal peuvent servir au même propos.
On a eu ainsi les crayons à bille, les briquets à gaz non rechar-
geables, les imperméables et snow-boots à jeter, les brosses à
dents pour invités de week-end, etc.
Nous n’en sommes pas encore au temps où l’on changera de
voiture une fois que le réservoir sera vide ; en général, on attend,
au moins, que les cendriers, eux, soient pleins. Mais s’il est vrai
que la consommation est le problème numéro un de notre
époque, alors, il devient vital pour nous de faire tout ce qui est
en notre pouvoir pour la propagation de ce système. Perdons
l’habitude d’accumuler, de réparer, de rajeunir. Usons et jetons,
et que cela soit notre devise de consommateur modèle. Aussi me
permettrai-je de suggérer quelques conquêtes possibles dans des
domaines où ce système n’a pas encore suffisamment pénétré.
Par exemple, les baignoires. À la place de ces appareils
encombrants, difficilement maniables, peu sûrs et constamment
humides, comme il serait agréable d’avoir une baignoire fondante,
en papier gaufré, que l’on disposerait le plus artistiquement pos-
sible autour du trou d’évacuation, et qui, merveille des merveilles,
disparaîtrait en même temps que l’eau au bout d’une heure.
Ou bien encore, les montres : la montre quotidienne, que
l’on achèterait chaque matin en même temps que son paquet de
cigarettes ou son carnet d’autobus, rencontrerait, j’en suis sûr,
le plus mérité des succès.
Nous y viendrons, et l’audacieux développement de ces tech-
niques révolutionnaires permettra enfin de vérifier le célèbre
théorème des économistes américains : le degré de développe-
ment d’une société se mesure à la richesse de ses poubelles. Pou-
belles qui, évidemment, ne sauraient être qu’en papier.
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CHAPITRE XI

PRINCES DE L’HUMOUR

Vialatte, Vian n’ont pas comme point commun que la pre-


mière lettre de leurs noms. Ce sont des princes de l’humour, le
premier par ses chroniques, le second par ses chansons.

Alexandre Vialatte
Les chroniques de l’auteur de Battling le ténébreux ne sont pas rares,
les spécialistes en ont retrouvé huit cent quatre-vingt-dix-huit. Elles ont
été après sa mort recueillies dans de nombreux volumes. La plupart ont
été écrites pour le quotidien La Montagne mais le célèbre traducteur de
Kafka a aussi écrit pour Elle et pour Arts. Sur son auteur de prédilection,
« Kafka est-il le Georges Ohnet des cérébraux ? », comme sur l’éditeur de
ses romans, « Du côté de chez Gallimard ou le prix des mots ».

RASTIGNAC ÉTAIT UN SOT !


17 juillet 1953, © Julliard

Pour conquérir le monde chaque nuit il suffit de se le raconter à


l’oreille

En 53, comme à toute autre époque, la réussite sociale reste


un humble idéal. Être devenu quelque chose ne console pas une
âme orgueilleuse de n’avoir pas été quelqu’un.
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368 ARTS

J’ai connu le roi de la cage à mouches. On lui en a sculpté


une en or sur son tombeau. C’est au Pérou. Il est mort gras ; il
est mort quand même ; et il est mort dans un regret confus. Il
disait quelquefois : « J’étais fait pour autre chose… » Il confiait
à ses familiers : « J’étais né pour la cage aux singes. » Car l’idéal
travaille les hommes. S’il était devenu le roi de la cage aux
singes, il serait mort réalisé. On voit par là combien les gran-
deurs sont décevantes quand l’âme se trouve encore plus haute
que son destin.
Au lieu que M. Pigeon, au cimetière Montparnasse, dort satis-
fait parmi des frises de lampes Pigeon et deux lampes Pigeon en
ronde-bosse qui sont posées sur ses deux tables de chevet, une
insomnie féconde l’a tiré de son sommeil. Il est assis sur son lit
de marbre et il pique l’index sur son front. Sa femme, en cami-
sole de marbre, le regarde avec déférence. Car c’est la nuit
marquée au livre de l’Histoire pour qu’il invente la lampe
Pigeon. Il ne cesse plus, sur le couvercle de sa tombe, d’inventer
cette lampe étonnante. M. Pigeon était une âme modeste et son
destin l’a contenté. La Providence l’en récompense : le succès le
comble pour toute sa mort. Elle n’est plus qu’une insomnie de
marbre où son génie se complaît en lui-même, à la lueur d’une
lampe de sa fabrication.

Voir et manger

Il s’agit là malheureusement d’une réussite extrêmement rare.


J’ai connu un homme arrivé. Il avait rêvé toute sa vie de devenir
parent d’élève. La réalisation dépassa ses désirs car, emporté par
un élan si beau, il se haussa jusqu’à la présidence d’une société
de parents d’élèves. Il vivait dans l’accomplissement. Il avait
dressé un lit de camp dans le sanctuaire des réunions, il impri-
mait des circulaires et il encaustiquait le plancher. Il peignait sur
les murs, en fresque, les parents d’élèves les plus beaux et les
faisait encore plus exemplaires : il leur prêtait une barbe plus
longue, des yeux plus bleus, des seins plus ronds, plus abon-
dants, plus maternels, des fronts plus hauts. Dans leurs doigts il
mettait un livre.
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PRINCES DE L’HUMOUR 369

Quoi de plus beau qu’un parent d’élève quand ses yeux


expriment l’idéal ! Eh bien, cet homme n’était pas satisfait. Je
l’ai vu au flanc des montagnes, devant le gouffre et l’horizon,
les petites fleurs et les grands nuages comme sur un balcon du
monde : il tenait à pleines mains la barrière en sapin. Les yeux
gonflés, la bouche ouverte, et la tête un peu renversée, comme
une vache qui s’apprête à mugir. « Qu’ai-je pu faire ? disait-il,
pour endurer ce martyre ? Le monde est là, et j’ai la longe trop
courte. Je ne peux pas manger tout ce que je vois et je cesse de
voir tout ce que je mange. On ne peut pas voir et manger à la
fois. »

Fait pour l’impossible

« Et puis il y en a trop et ce monde m’embouteille. Le boa a


de la chance : il peut manger en long : il commence par les pieds
et toute la biche y passe. Mais l’homme !… Ni en long, ni en
large… Je vais meugler, monsieur, devant mes pâturages comme
une vache à la porte du pré. »
C’est ce qui prouve que nous sommes faits pour l’impossible.
Je dus lui faire peur du taureau.
C’est un fait bien connu de ceux qui s’occupent de l’homme
que, quelle que soit sa réussite, il meugle à l’heure du crépus-
cule comme une vache à la porte du pré.
Il ne lui suffit même pas de conquérir le monde. Et pourtant,
quel sport excellent ! Car il n’est rien de tel que de conquérir le
monde. Il y a une tradition du geste. On monte dans une man-
sarde et on regarde Paris, on l’embrasse dans son ensemble : les
Invalides, le Panthéon, M. Robert Kemp, la tour Eiffel, que sais-
je ? le Café des Trois Singes.
La bouche s’ouvre à un tel spectacle, la poitrine se gonfle, on
fait « Ah ! » Voici le Bon Marché, la prison de la Santé, le Louvre
et la Samaritaine. Ce ne sont que dents de scie et lumières écla-
tantes, ombres chinoises, drapeaux de lavoir, sanctuaires pous-
siéreux des Muses, temples brillants de l’apéritif. La Seine passe
au milieu d’un peuple de statues, d’une France en bronze, en
marbre, à pied et à cheval ; c’est la France d’Henri IV, de
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370 ARTS

Ravaillac, de Jeanne d’Arc, de Landru et du bec de gaz à pied de


fonte.

Dubo, Dubon

La France du président Auriol et d’Élizabeth d’Angleterre.


Bref, Dubo, Dubon, Dubonnet… Là-bas c’est l’Élysée où le
chef de l’État dort dans une chemise tricolore barrée du grand
cordon de la Légion d’honneur, en diagonale comme le roi de
cœur sur un jeu de cartes… Mille vespasiennes en ardoise fine,
avec tourelle et mur d’enceinte, sur le modèle des châteaux de
la Loire, appellent le sonnet de du Bellay. Dans le ciel, le Bébé
Cadum, mythologique, se perd dans les constellations. Dans les
sous-sols, 600 000 Auvergnats assis sur des sacs d’anthracite ins-
crivent des comptes sur des carnets rayés de bleu, avec un trait
rouge pour les centimes. Quelle revanche de Vercingétorix !
On ne se retient plus. On s’exalte. On dit à Paris : « À nous
deux ! » Et on s’élance. Ou plutôt on se ramasse. Vos amis
cherchent à vous retenir. Vous les écoutez posément. Vous êtes
froid, vous êtes digne, vous êtes calme. Vous choisissez votre
adversaire. Vous attraperez la tour Eiffel par le chignon et les
quatre pattes. Et vous la soulevez d’un seul coup. Un arraché.
Hop ! Les amis s’étonnent. Ils vous admirent. Vous dites : « Je
la brise sur ma cuisse. » Et vous abattez violemment. « Han ! »
Voilà. D’un seul coup…, vous vous cassez le fémur. Jules
Renard a déjà raconté cette histoire. Elle se renouvelle dix fois
par jour.
C’est un spectacle bien pompeux et un tableau bien four-
millant que celui de ces vingt mille ambitions qui assiègent
l’assiette au beurre. En haut, la motte éclatante et dorée. Elle
rayonne sous son auréole. Au-dessous, le compotier au pied
blanc. Car l’assiette est un compotier. Les flancs sont lisses, les
drames sont noirs, la pente concave, et la varappe souvent mor-
telle. C’est dans les remous que c’est le plus tragique. Ils se
tordent en nœuds de vipères. Les carapaces s’écrasent, et les
pinces s’entrecroisent, des dents sectionnent des pinces, des
pinces sectionnent des têtes. On entend des craquements
affreux, des bruits secs, des bruits mous, et des trappes qui se
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PRINCES DE L’HUMOUR 371

referment. Il y a des affaissements spongieux. La progression


laisse derrière elle des yeux, des pinces et des entrailles, des
peaux de banane et du songe d’Athalie. On grimpe, on court, on
n’arrive pas.
Survient Dutourd. Il saisit le beurre d’un doigt léger, le roule
dans un cornet de papier et le vend à 100 000 exemplaires.
Ce n’est pas plus difficile que ça…
On me dira que Dutourd triche. Évidemment, s’il suffit
d’avoir du talent ; le jeu est faussé dans son principe. Le talent
ne devrait pas être permis. C’est une concurrence déloyale. Et je
sens bien qu’André Parinaud voudrait que je me livre ici à cent
mille méchancetés. Je n’en dirai pas parce que je n’en pense
aucune. (Je suis incapable de méchanceté, sauf pour le plaisir.)
Mais de quoi se plaint-on ? Il y a des gens qui ont du talent :
s’ils veulent des places, c’est légitime ! Il y en a qui n’ont pas de
talent et qui veulent encore plus de places. Et c’est encore plus
légitime ! Autrement tout serait pour les mêmes : le mérite et la
récompense ! Quel intolérable cumul !
Luc de Capri, poète justement méconnu du quartier Saint-
Germain-des-Prés, a, sur la réussite les idées les plus saines : « Il
y a des fous, dit-il, qui réussissent tout de suite. Les insensés !
Que leur restera-t-il ? Il ne faut pas réussir trop vite. Moi, voilà
quarante ans que je réussis chaque jour. Je ne m’en lasse pas. Je
ne me refuse rien, même l’attente. Paris est magnifique pour ça.
« J’ai des désirs à ruiner un radjah, je ne m’en refuse aucun, je
m’en gave et je les use, je vais voir les choses, je discute le prix,
je suis difficile. Je finis par le dégoût et l’embarras du choix. J’ai
refusé un lapin qui comptait jusqu’à 12. Si je vous disais tout ce
que j’ai refusé, vous me feriez des reproches. Quel est le prince
qui se permet de telles satisfactions ?
« Aussi je vis comme un satrape. Tout le secret, c’est de dési-
rer trop. Car nous sommes faits pour l’impossible. Autant nous
y habituer tout de suite.
« Je suis le Moïse de Vigny qui demande qu’on le laisse tran-
quille, qu’on lui permette enfin de souffler. Je suis Moïse sur le
mont Nébo. Il ne me manque que les cornes de lumière. Et
encore. Mais passons. »
Au fond c’est la recette de Balzac. Réussir ne peut pas satis-
faire si on ne sait pas se le raconter. Il y a des gens qui ont réussi
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cent fois et qui n’en ont jamais rien eu parce qu’ils n’ont pas su se
le faire croire. Comme le roi de la cage à mouches, ils sont morts
dans la nostalgie. Balzac, lui, sans jamais arriver au triomphe, se
l’est raconté en 42 volumes. Avec quelle force ! Avec quelle foi !
C’est là qu’est la grande réussite : l’euphorie de la foi dans le
succès et dans la valeur du succès. Car il faut croire à beaucoup
de choses pour désirer âprement arriver.
Balzac y a cru parce qu’il en avait besoin. Sa Comédie humaine
est un conte de fées, le conte de fées de la réalité. C’était une
étonnante histoire de la société qu’il se racontait à lui-même
pour arriver à se faire croire qu’un jour il réglerait ses dettes, il
aurait l’or, la gloire et les duchesses. Que ça se pouvait, que ça
allait se faire.
Les duchesses lui résumaient tout. Il était malade des
duchesses. Il en faisait quelque chose d’incroyable et de quasi
mythologique. C’était de l’ange, du démon, de la vertu jusqu’aux
yeux, de la perversité jusqu’aux ongles, de la noblesse jusqu’à
Charlemagne, du crime, de la joie, du diamant, du coffre-fort, du
séraphin, du clair de lune et de la chair fraîche ! Et ça n’a jamais
existé ! Ça n’empêche pas qu’elles sont plus vraies que toutes
celles qu’a fournies l’Histoire. Parce que l’Histoire n’a jamais eu
un besoin de duchesses aussi pressant que celui de Balzac. L’his-
toire n’a jamais eu besoin de régler des dettes aussi criardes, de
se reposer de tant de nuits de pensum.
Cent passages montrent le bout de l’oreille. L’un des plus
beaux est celui dans lequel il compare les femmes des diverses
nations, rien n’existe auprès de la Française. La Française, dit-il,
est une femme idéale : vingt-quatre heures après son mariage,
elle connaît le code comme un vieil usurier : quarante-huit heures
après, cet ange, cette providence, ce besoin du cœur et de
l’esprit, apporte à son époux le coffre-fort d’un banquier. Voilà
des femmes ! Voilà des anges !
Ainsi Balzac conquérait-il le monde chaque nuit. En se le
racontant à l’oreille. Il arrivait à se le faire croire. C’est ça le
succès : une euphorie. Il suffit d’avoir du génie.
« Malheureusement », comme disait Mounet-Sully en sortant
de scène, avec cette modestie qui distingue les grands hommes,
« il y a des soirs où l’on n’a que du talent »…
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PRINCES DE L’HUMOUR 373

POUR OU CONTRE LE BRUIT :


LA VIE DOIT-ELLE ÊTRE UN FILM MUET ?

13 juillet 1955, © Julliard

On a passé au Conservatoire, le mois dernier, le concours de


cloche de vache. Ce tintement rustique s’est ajouté aux vacarmes
de la cité. Mais la cloche de vache n’est pas un instrument qui
puisse se suffire à lui-même : on n’en joue qu’avec le tam-tam, le
gong, la cloche classique et le tambour de Basque, deux grosses
caisses à pédales, une caisse claire à deux tons, la cymbale sus-
pendue, le triangle et les castagnettes. Et ce n’est là que la batte-
rie ! Elle s’emploie avec cinq timbales, un xylophone à cinq
octaves et le vibraphone électrique. Et ce n’est là que ce qu’on a
demandé au concours du Conservatoire. Le même homme, dans
la pratique, ajoute à tous ces instruments le temple bloc, le tam-
bour militaire, le tambour chinois, la cymbale à pédales, les bon-
gos, le tambour à cordes (avec lequel on imite le lion), le wood-
bloc, la crécelle, le fouet. Il n’y manque que le bloc-évier,
l’arrache-noyaux à charnière et la machine à décerveler. Qu’on
imagine seulement quinze musiciens s’entraînant à ces fêtes
peaux-rouges dans un hôtel pour personnes nerveuses entre
minuit et deux heures du matin ! Qu’on songe qu’il y a des pho-
biques qui ne supportent pas le tam-tam, des déprimés qu’agace
la cloche de vache et des maniaques qui sont indisposés par le
rugissement du lion.
Voilà pourtant où nous en sommes : la civilisation du bruit.
Arts a jeté les hauts cris, il y a quelques années. Des remèdes
ont été tentés. Michel Magne a failli sauver la situation : il avait
inventé la « musique inaudible » pour travailler les nerfs sans
bruit. Malheureusement, elle ne va pas sans harmoniques. Et les
harmoniques de la musique qui ne s’entend pas font un vacarme
épouvantable. Pour bien entendre le silence de cette musique, il
faut que l’oreille aille le chercher sous une telle épaisseur de
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374 ARTS

fracas que beaucoup de vaillants se sont découragés (aussi a-t-il


inventé cette année la musique qui, disent ses programmes,
paraît meilleure à ceux qui ne savent pas la musique). Après la
musique pour les sourds, la musique pour les durs d’oreille. Mais
cela nous rapproche-t-il vraiment d’une solution ?
Il y a la musique concrète qui a fait entrer dans la musique le
bruit de casserole, l’arrivée d’express et le tonnerre du seau à
charbon. Devenant musicaux, ces bruits auraient dû acquérir je ne
sais quoi de mélodique ; « la musique est le moins inharmonieux
des bruits », c’est une constatation de Goethe. Il n’en fut rien.
On inventa le sifflet pour chien. À ultrason. Le chien seul
l’entend. Mais c’est une solution partielle.
Enfin on supprima le klaxon. C’est une solution limitée.
Que faire de plus ?
On a désincarné le son, il s’est rattrapé sur l’harmonique ; on
l’a décrété musical, il a envahi la musique ; on l’a traité successi-
vement par la ruse et le vocabulaire, aucune lessive ne l’a déteint.
Le bruit est resté lui-même, avec aggravation.
Restait à le traiter par la science. On l’a donc rendu scienti-
fique. On a mis le silence en courbes et en diagrammes. On s’est
servi d’un tampon vaseliné et d’un chaudronnier de 50 ans, on a
comparé des tampons avec vaseline et sans vaseline, des chau-
dronniers de 30 et 50 ans, des chaudronniers intermédiaires, que
sais-je ? des tonneaux dessableurs (c’est un vrai roman d’aven-
tures), on a noyé tout ça dans l’expression savante, le « phone »,
le « spectre », le « décibel » ; bref, on a mesuré le silence ; on l’a
créé en laboratoire ; on l’a obtenu par l’éprouvette ; il ne reste
plus qu’à le reproduire dans l’industrie.
Comment ? Si vous voulez le savoir, lisez La Lutte contre le
bruit (par les docteurs Trémolières, Besson et Mazarkis).
Je n’en recommande pas le français. Les ingénieurs et les méde-
cins se sont créés une sorte de langage qui a quelque chose de
satanique (« Le vice de Satan est la solennité »). Autant ils sont
clairs et précis dans l’explication scientifique, autant ils nous
étonnent par leur complication pour dire les choses les plus
simples du monde. J’entre en admiration lorsque je considère de
quelle façon majestueuse on peut dire que le bruit casse les oreilles
de l’homme, de quelles autorités mondiales on peut appuyer si
peu de chose, de quelles résonances pascaliennes on peut le faire
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PRINCES DE L’HUMOUR 375

retentir. Pour constater que l’homme a besoin de repos il ne leur


faut pas moins de six lignes, on les sent près de citer l’Écriture, ils
vont chercher leur souffle au fond de l’estomac.
En revanche, quelle ingéniosité dans l’étude des trépidations,
quelle richesse dans l’information, quelle élégance dans les dia-
grammes, quelle invention dans l’expérience ! Résumons-nous,
quelle poésie ! Ce qui confond l’esprit, c’est le nombre stupéfiant
de chaudronniers mâles que peut consommer l’acoustique. La
médecine emploie le cobaye, l’acoustique emploie le chaudron-
nier. Elle l’expose vingt-quatre ans au bruit de son métier, ou
trente et un (page 49), trente-cinq, trente, vingt-cinq, quarante-
sept (page 50), pour évaluer sur un graphique son affaiblissement
auditif ; rien ne lui coûte, s’il le faut elle l’exposera cent ans. Elle lui
fourre du coton dans les oreilles et dresse une autre courbe : il y a
des courbes de chaudronnier avec coton et de chaudronnier sans
coton, avec vaseline et sans vaseline, avec coton sur la vaseline,
avec vaseline sur le coton. C’est prodigieux. L’acoustique sait toute
chose : le « rail normal », le « rail chantant », comment le chien
rêve quand le son s’interrompt plus de 22 fois par minute (ce qui
est beaucoup plus dangereux que le son continu), et que le silence
peut réveiller un homme. (Il faut tout lire : c’est passionnant.)
Elle en tire des conclusions. Elle a des procédés pour tout
rendre insonore, le train, l’auto, les grands concerts, le tir aux
pipes. Demain, peut-être tout à l’heure, nous nous réveillerons
dans le silence scientifique. L’homme, qui avait jusqu’à présent
cherché ses joies dans le fracas du scenic railway, l’homme qui
jouait de la cloche de vache, du temple bloc et du chapeau chi-
nois, se trouvera dans sa ville comme dans un film muet. Rien ne
le détournera plus de sa vocation intérieure. Il entendra les
grandes voix du sang, des siècles, de la conscience, la voix du
silence éternel. Saisi d’un vertige prophétique, il attrapera le seau
hygiénique de la main gauche, la pelle à charbon de la main
droite et courra dans les rues en frappant comme un sourd.

Boris Vian
« C’était le plus doué, le plus inventif, le plus différent par là même de
Saint-Germain-des-Prés. » C’est ce qu’écrira Roger Nimier dans Arts à la
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376 ARTS

mort de Boris Vian. Connu pour ses chroniques de jazz, l’auteur de


L’Écume des jours, le créateur du Déserteur a publié dans l’hebdoma-
daire sur beaucoup d’autres sujets.

STRINDBERG, LES FEMMES ET VOTRE SERVITEUR

12 septembre 1952

Je viens d’avoir à faire à Strindberg, avec, de ma part, une


certaine nuance de respect et je l’ai dit hier en présence d’une
personne du sexe – « Je ne l’aime pas du tout ! » s’est-elle excla-
mée. Il traite les femmes d’une façon abominable et c’est un sale
type. Et, en plus, il était fou.
C’est ce qu’on appelle une opinion assez nette. C’est donc
une de celles que l’on peut examiner. La folie, je ne vais pas
m’en préoccuper : c’est difficile à définir, difficile à admettre
aussi lorsque l’on s’en tient, comme j’entends le faire, aux
textes : la rigueur de construction de Mademoiselle Julie (c’est ce
que je venais de retraduire – et c’est le motif de ce billet) suffit à
réduire en poussière verte une affirmation pareille. Mais pour le
reste, la réflexion témoignait d’une certaine rancune (et, chose
étrange, à l’endroit de Strindberg lui-même : il semblait que l’on
fît abstraction de ses pièces).
Ainsi, il paraît que Strindberg n’aurait pas été tendre pour le
deuxième sexe. À nous en tenir à Mademoiselle Julie. Il n’est pas
tendre pour les hommes non plus. Pour l’homme, plus exacte-
ment ; car, et c’est ce qui anéantit ici l’accusation, Strindberg n’y
a pas généralisé : il l’évite justement au long de ses trois actes, ce
qui fait que l’on peut tenir pour nulle et non avenue La Pari-
sienne de Becque, ou cette bonne Clotilde n’ouvre la bouche que
pour énoncer des aphorismes du ton « nous autres femmes ».
Auguste, il ne collectivise pas : il nous montre une femme – et
cette figure de glace et de flamme a un autre relief que cette
bonne mâme Du Mesnil, avec ses combines de bourgeoise rou-
blarde, nourrie de Bernstein. En un mot, devant le valet. Kristine
et Julie, on n’a pas l’impression d’avoir devant soi des symboles.
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PRINCES DE L’HUMOUR 377

Ce sont des gens. Pas des copies de Strindberg : et dépendant de


lui tout juste dans la mesure où ils sont nés de lui. Et ces gens ne
généralisent pas. C’est très dangereux de généraliser, il faut faire
attention. Quand on dit « toutes les femmes sont des garces » on
dit une idiotie puisqu’au moins 30 % sont quand même très
agréables à voir. (Par contre, si on assure « tous les généraux sont
des crétins » – ou « tous les juges sont demeurés », on profère
quelque chose de parfaitement justifiable puisque le généralat ou
la magistrature sont un ensemble d’activités précises, une fonc-
tion dont le choix atteste – c’est-à-dire est un test – de la crétine-
rie ou de l’état mental stagnant de son possesseur : on ne naît pas
général ou juge on veut l’être.) Tandis qu’être une femme, c’est
tout de même encore assez vague et involontaire ; et Strindberg
ne pouvait l’ignorer. D’ailleurs, il ne l’ignore pas : il titre Made-
moiselle Julie ou La Maison brûlée, où Becque titre La Parisienne
(collectif) et Les Corbeaux. Il ne traite, lui, que les cas particu-
liers.
L’accusation de mon interlocutrice me parut ainsi chanceler
dès l’examen du premier texte. Mais je lui donne encore une
chance. Admettons qu’elle ait voulu parler de l’individu
Strindberg, et qu’il n’ait jamais, dans sa vie, été tendre pour les
femmes. Et alors ? Est-ce sa faute à lui ? La société moderne,
plutôt monogame, ne favorise guère un élargissement, un enri-
chissement des concepts. Ce n’est pas facile de changer de
femme. Il y a des tas d’embêtements. On n’est pas aidé ; alors,
quelquefois, à cause des embêtements, on encaisse.
Ainsi, tout s’explique : supposez que Strindberg, la première
fois, tombe mal. Il est coincé ! Comment s’étonner ensuite qu’il
soit dur pour le sexe « en général » ? L’amertume comme la fluo-
rescéine est très contagieuse. Lui eût-on laissé le loisir d’une
connaissance plus approfondie – autre que charnelle – des
dames, de plusieurs dames, et il émettait sans doute des juge-
ments plus nuancés. Je ne sais pas du tout, remarquez bien, si
c’est le cas pour Strindberg, et ça m’est absolument égal. Ce
n’est pas parce que je m’occupais de Mademoiselle Julie que
j’allais étudier la vie de Strindberg, non, quand même. L’œuvre
m’intéresse plus que l’homme : je crains d’aller un peu à rebours
du goût contemporain de l’intime et de la révélation, fructueux
pour les commentateurs, mais peu flatteur pour l’auteur lui-
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378 ARTS

même, s’il a la faiblesse de croire que c’est son œuvre, justement,


qui importe. (Je sais que beaucoup, cependant, prennent soin de
tenir leur journal depuis l’âge de 3 ans, mais passons.) En tout
cas, le fait est là : si c’est comme ça que ça s’est passé, Strindberg
n’est pas dur pour « les femmes » puisqu’il ne l’est que pour une
seule.
Mais on me reprochera de me borner à une supposition,
aussi, supposons toujours. Si l’on venait maintenant me dire :
Strindberg a connu beaucoup de dames. C’était un garçon plein
d’expérience et très renseigné. Mais voilà qui serait un coup
encore plus dur pour elles ! Hein, si ces diaboliques héroïnes
avaient une valeur exemplaire ? Si on ne rencontrait vraiment
qu’elles dans la vie ? Si Strindberg les avait croquées sur le vif ?
Elles sont donc comme ça ? Ou bien il ment. Ce qui est exclu
des prémisses.
Dans les deux cas, mon interlocutrice est fichue. Mais le
second est trop invraisemblable. Vous savez, c’est comme si on
m’apprenait à la dernière minute qu’il était très heureux en
ménage avec une femme qu’il adorait. À ce moment-là, autant
croire qu’il était fou, ce qui aurait l’effet heureux d’annuler de
fond en comble cet article. Pour qu’il en reste, en cette éventua-
lité quelques éléments utiles, j’ajouterai que c’est le metteur en
scène Frank Sundström, grand spécialiste de Strindberg, qui
dirige, au Théâtre de Babylone les répétitions de Mademoiselle
Julie. Elle, c’est Eléonore Hirt. Jean, c’est François Chaumette.
Kristine, c’est Andrée Tainsy. Ils sont bien, voilà. Et Sundstrom
sait ce qu’il veut. Il est revenu d’Amérique pour s’occuper de ça.
On pourrait même dire qu’il est né pour ça. Ce ne serait pas si
bête. On le croirait à le voir.
Strindberg n’est pas fou pour tout le monde, apparemment.
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PRINCES DE L’HUMOUR 379

CE QUE LE SALON NE RÉVÉLERA PAS.


LES SEPT PÉCHÉS CAPITAUX DE LA VOITURE

1er octobre 1953

Que l’on en soit assuré : le Salon de l’auto va, cette année


encore, marquer d’un repère inexorable la voie qui nous éloigne,
depuis tantôt quarante ans, de l’automobile telle qu’elle devait
être. Encore une fois, nous allons grincer des dents et repartir la
rage au cœur ; encore une fois ceux dont l’idéal suprême consiste
à boucler le voisin dans une cage vont se réjouir et se frotter les
mains en découvrant leurs dents jaunâtres dans un rictus sata-
nique. Encore une fois, le gaspillage le plus insensé va sévir, et le
ridicule, qui ne tue plus chez nous depuis les progrès de la
médecine officielle, mais engraisse au contraire ses victimes jus-
qu’à l’aspect de luisants poussahs.
Au reste, cela nous est fort égal, car nous possédons depuis
tantôt quatre ans une voiture Brasier 1911 que nous ne songeons
nullement à remplacer, car elle marche à notre extrême satisfac-
tion. Mais pour les malheureux qui n’ont point encore compris,
tentons d’éclairer ce que nous voulons qu’ils voient.
Jugez un peu !
La voiture actuelle présente à notre avis les défauts capitaux
que voici :
1° Elle est inconfortable. On est obligé, pour y entrer, de se
cogner en des tas d’endroits. Assis, on a des crampes.
2° Elle n’est pas solide. Un léger choc sur une autre voiture,
ou un poteau avec ou sans feuilles, et il la faut faire débosseler
par un spécialiste de la piraterie.
3° Elle fume tout plein autant que jadis, et plus tôt, car elle
s’use plus vite.
4° Dedans, on se sent inférieur. On est plus bas qu’un vul-
gaire piéton.
5° On y crève de chaleur, à quelques exceptions intelligentes
près. Rares.
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380 ARTS

6° Rien n’est prévu pour la commodité de l’usager.


7° Ce qui peut se résumer d’une phrase : la voiture actuelle a
cessé d’être au service de l’homme, et le contraire est amorcé.
Les conséquences qui s’ensuivent sont légion, aussi nous n’y
reviendrons pas trop.
L’automobiliste de maintenant dépend de tant de gens, sur le
bord de la route ou dans des garages, qu’il n’a plus le temps de
s’occuper d’autre chose que de sa voiture.
On comprend d’ailleurs qu’il en change souvent : comment
s’adapter à un organisme aussi fragile ? On divorce d’avec une
voiture sitôt la première querelle ; autrefois, on savait qu’elle
tiendrait le coup et on prenait ses dispositions en conséquence.
Des coups, des larmes, mais quelles réconciliations !
Qui n’a pas conduit une voiture d’avant 1914 ne sait pas ce
que c’est que la joie de prendre la route au volant d’une bestiole
intelligente conçue en fonction de son conducteur, à son service,
obéissante au moindre signe et douée, tout de même, de cette
charmante dose de paresse qui fait ralentir dans une côte avec la
logique la plus pertinente d’ailleurs, puisque c’est du haut de la
côte que la vue sera belle ? À peine se présente-t-il sur le marché
une nouveauté ayant conservé quelques traces du génie des
vieux constructeurs (je pense à cette 2 CV Citroën qui, hélas ! a
totalement ignoré la nécessité d’une esthétique indispensable au
premier chef et ne saurait, de ce fait, être envisagée que comme
un embryon un peu monstrueux) que l’on se rue chez Nardi et
Speed pour la priver aussitôt d’un de ses traits plaisants, sa len-
teur gracieuse.
À observer les choses de près, qu’est-ce qui a fait des « pro-
grès » ?
Pas la direction. J’ai, dans ma Brasier 12 CV, le sentiment de
conduire une bicyclette. C’est très direct, d’accord ; mais avec
des pneus gonflés à 5 kilos, voulez-vous me dire où est la diffi-
culté ? ça pivote comme sur des billes.
La suspension, un peu. Un peu seulement. Si l’on se décidait
à faire de bons amortisseurs, j’en monterais peut-être sur la
Brasier. Mais pour les voir claquer tous les 15 000 kilomètres (je
suis très généreux) merci. Le confort de mes fauteuils garnis de
vrai crin associé à la souplesse des ressorts elliptiques de grande
longueur est fort suffisant selon moi et je suis moins fatigué
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PRINCES DE L’HUMOUR 381

après un bon Paris-Lyon (en dix heures tout juste) que dans une
4 CV Renault, l’abomination la plus abjecte, au bout de cin-
quante bornes.
L’éclairage ? Zéro. Un bon phare à acétylène vous balayait la
route sur 500 mètres ; hélas, c’est interdit désormais, mais je
suis furieux. Un coup d’acétylène en pleine tronche d’un poids
lourd, et il cesserait de faire le malin.
La souplesse ? En aucune façon. Avec la quatrième, en prise,
comme on dit, je puis rouler de quinze à soixante-dix à l’heure
sans changer de vitesse, et sans faire cogner le moulin, quel que
soit le profil de la route. J’admets que je passe en troisième sur
la rampe d’accès à l’autoroute, mais passer en troisième est un
jeu d’enfant avec une boîte à double baladeur et un embrayage
à cône.

Sous-équipé

Le confort, n’en parlons pas. Sur ma Brasier, il y a une bous-


sole (confort moral), des cabinets (confort physique), un lavabo
(confort esthétique), que sais-je encore. Sur ce chapitre, la voi-
ture d’aujourd’hui est si ridiculement sous-équipée que la
comparaison n’est pas possible. Même pas de régulateur !
La sûreté ? Que je la laisse un jour, une semaine, un mois,
six mois sans rouler, il suffit de tourner la manivelle pour que
ça parte au quart de tour. Jamais on n’a rien inventé de plus
commode que la magnéto.
La commodité d’accès ? La robustesse ? Et ci et ça ? Vous
perdez votre temps. Je vous accorderai peut-être un point pour
la consommation… et encore. Bien équipée et bien réglée, la
Brasier peut descendre à huit litres aux cent.
Quant au rendement, où vous m’attendez, permettez-moi de
rire d’un vaste rire bien gras. Votre rendement thermodyna-
mique, je m’en tamponne, si j’ose être un peu plébéien. Votre
rendement thermodynamique théorique est ravissant, mais si
l’on fait intervenir dans le rendement réel, l’usure, c’est-à-dire,
l’amortissement de la voiture, dites-moi un peu quel sera ce
fameux rendement dans vingt, trente ou quarante ans. Tout
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382 ARTS

théorique en vérité, car la ferraille aura absorbé sans rémission


l’objet en question, rendement compris.
Un temps, on a pu croire que l’Amérique, toujours un peu en
retard sur l’Europe, maintiendrait la tradition. Après tout, la
guerre de 1914 l’avait peu touchée. Aussi vit-on Ford sortir son
T, jusqu’en 1927. Et le modèle A qui suivit était encore humain.
La 21 CV 1934 est une voiture que j’estime fort : leste, capri-
cante, virevoltant avec grâce sur les routes mouillées, légère – on
est un peu tassé dedans, c’est le seul reproche, et le pare-brise ne
s’escamote pas. Mais hélas, les Américains sont devenus fous : ils
se carrossent en Italie, et songent à la course !…
Je pourrais m’étendre à l’infini sur le sujet. Les vrais amateurs,
je le sais, me comprennent. C’est pourquoi, je vous l’avoue fran-
chement, ce salon 1953 ne m’intéresse guère. Je ne sais qu’une
voiture faite pour durer qui y figure : la Rolls Royce. Un châssis
Rolls équipé d’une carrosserie double phaéton décapotable,
voilà mon idéal. Ma Brasier durera certainement le temps que je
fasse assez d’économies pour m’offrir ça. Mais risquer ma santé,
ma vie, mon calme et ma patience dans une de vos boîtes à
sardines, sans grâce et sans robustesse, merci ! Vous êtes trop
gâcheurs. Cent mille francs de travail et de métal de plus sur une
4 CV, elle tiendrait quinze ans et il serait possible d’y entrer.
Vous ne voulez pas ? Eh bien, gardez-la, Régie ! Vous travaillez
contre l’homme, ça vous amuse de consommer 5 litres et d’avoir
dix mille balles de réparations par mois ? Je préfère brûler 10,
12 litres et astiquer mes cuivres de temps en temps. Vos voitures
ne sont pas honnêtes : on paye, et on n’a qu’une éphémère demi-
satisfaction. Pour moi, je n’y toucherai pas : que ces dames res-
tent au Salon…
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BIBLIOGRAPHIE

BAECQUE Antoine de, GUIGUE Arnaud, Le Dictionnaire


Truffaut, La Martinière.
BAECQUE Antoine de, TOUBIANA Serge, François Truffaut,
Gallimard.
BECK Béatrix, Confidences de gargouille, recueillies par Valérie
Marin La Meslée, Grasset.
BLONDIN Antoine, ASSOULINE Pierre, Le Flâneur de la rive
gauche, entretiens, François Bourin.
CHARDONNE Jacques, NIMIER Roger, Correspondance 1950-
1962, Gallimard.
DAMBRE Marc, Roger Nimier, hussard du demi-siècle, Flammarion.
HEME DE LACOTTE François, Arts et ses écrivains dans la vie
culturelle des années 1950, Mémoire de maîtrise, Université
de Paris Sorbonne.
LAURENT Jacques, Histoire égoïste, La Table ronde.
MERCIER Christophe, Conversation avec Jacques Laurent,
Julliard.
MILLAU Christian, Au galop des hussards, De Fallois.
NIMIER Roger, Journées de lecture, Gallimard.
SAINT-VINCENT Bertrand de, Jacques Laurent alias Cecil Saint
Laurent, Julliard.
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REMERCIEMENTS

Marie-Louise Audiberti, André Bay, Jean-Claude Barat,


Pierre Bergé, Madame Bienenefeld, Anne Blondin, Laurence
Blondin, Madame Bory, Jean-Loup Dabadie, Régis Debray,
Michel Déon, Geneviève Galey, Jean-Luc Godard, Marie-
France Ionesco, Ursula Kubler, Philippe Labro, Brigitte de La
Varende, Justine Malle, Christophe Mercier, Michel Mohrt,
Madeleine Morgenstern, Marie Nimier, Nadine Nimier, Jean
d’Ormesson, Pascal Ory, Louis Perret, Michel Polac, Éric
Rohmer, Philippe Sollers, Béatrice Szapiro, Laura Truffaut,
Laurent Védrès, Claudine Vernier-Palliez, la BNF, l’IMEC et
l’ACRPP. Et aussi Michel Crépu, Dominique Gaultier et
Frédéric Musso.
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TABLES DES MATIÈRES

SOMMAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7

AVANT-PROPOS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11

CHAPITRE PREMIER. LES PATRONS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15


JACQUES LAURENT :
Pour Radiguet contre Jean-Paul Sartre. . . . . . . . . . . . . . . . . 16
De jeunes romanciers contre-attaquent les aviateurs . . . . . . 19
Le spectacle Grace Kelly . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21
Marie et les gosses rouges . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Les femmes de Dior . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29
Défense de stationner. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Dans son Bloc-notes Mauriac joue sur le noir : le bleu sort . . 35

ROGER NIMIER :
Un déjeuner de Bernanos. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
Louison Bobet sous la Coupole ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
À quelle sauce serons-nous atomisés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
L’affaire Paul Morand met en question l’équilibre moral
de l’Académie française. Les Immortels resteront-ils
une compagnie ou accepteront-ils une direction
collégiale ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50
Festival de quartier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
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388 ARTS

Salon de l’enfance contre salon d’automne,


dans le grand palais devenu pouponnière,
les peintres sont au grenier. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Des morts irrégulières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
De Colombes au paradis terrestre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
Le voyage continue : Nord de Céline . . . . . . . . . . . . . . . . . . 74
Après le cauchemar des vacances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76
Lettre ouverte à Marcel Aymé : l’amour en 1960,
un sentiment sans majuscule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78

CHAPITRE II. LES FUTURS CINÉASTES . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87


JEAN-LUC GODARD :
La Chatte, une réussite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Interview de Jean-Pierre Mocky . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Roberto Rossellini : un cinéaste, c’est aussi un missionnaire . 92
Jean Renoir : « la télévision m’a révélé un nouveau cinéma » 96

LOUIS MALLE :
Avec Pickpocket Bresson a trouvé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100

ÉRIC ROHMER :
Crime et châtiment, ni la lettre ni l’esprit . . . . . . . . . . . . . . 105
Que viva mexico ! : le plus beau des films. . . . . . . . . . . . . . 108
Le pont de la rivière kwaï, spectaculaire et prétentieux. . . . 110
Les dix commandements, cinq milliards pour rien . . . . . . . 112

FRANÇOIS TRUFFAUT :
Crise d’ambition du cinéma français . . . . . . . . . . . . . . . . . 116
Les critiques de cinéma sont misogynes. B.B. est victime
d’une cabale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123
Un faux problème paralyse la production.
Le cinéma est-il un art ou une industrie ?
Ni l’un ni l’autre, mais un art industriel . . . . . . . . . . . . . 128
Cannes : un échec dominé par les compromis,
les combines et les faux pas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134
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389

Claude Autant-Lara, faux martyr, n’est qu’un cinéaste


bourgeois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 138
Autant pour Lara . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Le règne du cochon de payant est terminé . . . . . . . . . . . . . 146
Mon bilan : une mauvaise année pour le cinéma français . . 150
Il est trop tôt pour secouer le cocotier.
Les dix plus grands cinéastes du monde
ont plus de 50 ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Cannes : le cinéma passe son conseil de révision. . . . . . . . . 160
Si des modifications radicales n’interviennent pas,
le prochain festival est condamné . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166

CHAPITRE III. LES DÉBUTANTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177


RÉGIS DEBRAY :
La critique ne doit pas être une entreprise
de pompes funèbres . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177

PHILIPPE LABRO :
Blaise Cendrars donne sept conseils aux jeunes romanciers 182

PASCAL ORY :
La recherche historique m’a passionné très tôt. . . . . . . . . . 187

CHAPITRE IV. LES TEL QUEL . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189


JEAN-RENÉ HUGUENIN :
Aragon livre ses secrets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189

PHILIPPE SOLLERS :
Dix ans après, que reste-t-il de Gide ? Le plus grand
des écrivains sans génie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197

CHAPITRE V. LES ACADÉMICIENS,


LES FUTURS ACADÉMICIENS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
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390 ARTS

JEAN COCTEAU :
Un message du président d’honneur de France-Hongrie :
en ces jours de deuil et de sang, il faut s’acharner
sur un petit point noble et pur pour retrouver
un air moral . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201

JEAN-LOUP DABADIE :
Interview de Roland Barthes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
Bon débarras ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209

EUGÈNE IONESCO :
Comment se débarrasser de Bécaud. . . . . . . . . . . . . . . . . . 212

MICHEL MOHRT :
J’ai vécu avec William Styron la dolce vita . . . . . . . . . . . . . 215

HENRY DE MONTHERLANT :
Monsieur de Saint-Pierre, j’en ai plein le dos . . . . . . . . . . . 217
Merci à mes interprètes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219

JEAN D’ORMESSON :
1885-1965… Allons, François Mauriac,
nous ne nous serons pas ennuyés avec vous . . . . . . . . . . 221

CHAPITRE VI. LES GRANDS ANCIENS . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241


JACQUES AUDIBERTI :
La vie nous roule . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 241
Audiberti va à la chambre des députés comme on va
au théâtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 244

MARCEL AYMÉ :
Une tête qui tombe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
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391

JACQUES CHARDONNE :
Cinq jours aux Champs-Élysées. Le Lido – Tolstoï
et Dostoïevski – Brigitte Bardot – Mitsou –
le Fouquet’s . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 254

JEAN GIONO :
Le monstrueux roman des Dominici . . . . . . . . . . . . . . . . . 256

MARCEL JOUHANDEAU :
Après la mort de Kennedy, la descente aux enfers . . . . . . . 263

JEAN DE LAVARENDE :
Empoigné, rajeuni, bafouillant, j’ai vu passer le Tour. . . . . 268

JACQUES PERRET :
Messieurs, l’œuvre de Victor Hugo vous a-t-elle
influencés ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
Les imbéciles dans la statistique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280
J’ai choisi la plaisance au pifomètre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285

CHAPITRE VII. LES HUSSARDS ET LEURS AMIS . . . . . . . . . . . 289


ANTOINE BLONDIN :
Pâques dans Paris déserté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 289
En écrivant La Vélobiographie de son frère, Jean Bobet
démontre que la littérature est un métier d’athlète . . . . . 293
Je hais les mensonges qui nous font tant de hâle . . . . . . . . 296

MICHEL DÉON :
Devoirs de vacances : rien à déclarer ? . . . . . . . . . . . . . . . . 298

BERNARD FRANK :
Dix règles de conduite plus une pour réussir . . . . . . . . . . . 300
Surtout pas de prix pour les chefs-d’œuvre ! . . . . . . . . . . . 302
Le 13 mai, une date de l’histoire de France . . . . . . . . . . . . 305
Dossier : Document : Arts
Date : 5/5/2009 17h2 Page 392/394

392 ARTS

Faut-il supprimer l’Académie française ? . . . . . . . . . . . . . . 311

MATTHIEU GALEY :
Saint-Germain des prix : un Goncourt introuvable,
un Renaudot attendu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 315
Après la bataille Morand, la crise de l’immortalité . . . . . . . 318

CHAPITRE VIII. LES GONCOURT . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321


BÉATRIX BECK :
Une soirée au casino de Paris, dernier bastion de l’ascétisme 321

JEAN-LOUIS BORY :
Les Martiens ont débarqué . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
Cannes : F comme festival, fric, fesse et… film. . . . . . . . . . 327

ROGER VAILLAND :
Qu’est-ce qui vaut la peine de vivre ? . . . . . . . . . . . . . . . . 337

CHAPITRE IX. HOMME DE RADIO, FEMME DE TÉLÉVISION . . 341


MICHEL POLAC :
La TV américaine comme si vous la receviez chez vous . . . 342

NICOLE VÉDRÈS :
La trahison des femmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 351
Pour en finir avec les femmes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 356

CHAPITRE X. PREMIER ROMAN . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365


GEORGES PEREC :
L’esprit de choses : le papier roi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365

CHAPITRE XI. PRINCES DE L’HUMOUR . . . . . . . . . . . . . . . . . 367


ALEXANDRE VIALATTE :
Rastignac était un sot ! . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 367
Dossier : Document : Arts
Date : 5/5/2009 12h21 Page 393/394

Pour ou contre le bruit : la vie doit-elle être un film muet ? 373

BORIS VIAN :
Strindberg, les femmes et votre serviteur . . . . . . . . . . . . . . 376
Ce que le salon ne révélera pas. Les sept péchés capitaux
de la voiture . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379

BIBLIOGRAPHIE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 383

REMERCIEMENTS . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385
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Date : 5/5/2009 12h21 Page 394/394

Dépôt légal : mai 2009


No d’édition : 3309
ISBN : 979-1-02100-943-1
Imprimé en Italie

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